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VOYAGE DANS LES ESPACES. CHAPITRE PREMIER.
LE quinze du mois.... dernier, je fus attaqué d'une si violente apoplexie que je restai près de vingt-quatre heures sans connaissance. Qu'on demande à quelqu'un qui se soit trouvé dans un pareil état, ce que faisait pour lors son âme, il répondra qu'elle était dans les espaces. C'est-là précisément que fut la mienne.
Voici qui est intéressant, dira d'abord tout Physicien, un voyage dans ce Pays-là est l'unique moyen de décider la question du vide et du plein, mais je le préviens; il sera trompé dans son attente; je ne puis lui donner là-dessus le moindre éclaircissement, il ne me vint pas seulement l'idée d'en prendre; il n'y aurait je crois pas plus pensé que moi, s'il se fut trouvé tout-à-coup dans ces vastes et effroyables solitudes. J'y errais à-peu-près comme une plume légère, livrée au caprice du souffle qui l'agite; je ne savais si je montois ou si je descendais, ni ou j'allais, ni quand je cessais d'aller, et j'étais en proie à l'inquiétude la plus amère, lorsqu'après quelques heures d'une situation aussi cruelle, je reconnus une Région habitée, et vis devant moi un portail superbe, sur lequel était écrit en grandes lettres d'or, Hôtel des Auteurs François.
Je fus tout réjoüi à cette vue: l'aventure s'est dénouée bien heureusement, me dis-je à moi-même, je vais voir bonne compagnie. J'entrai hardiment et personne ne m'arrêta; je traversai plusieurs grandes cours et j'arrivai enfin à un vestibule immense.
CHAPITRE SECOND Le Vestibule.
IL était plein d'un nombre prodigieux de laquais. Dès qu'ils me virent paraître, ils se levèrent promptement et mirent leur chapeau bas. Ah! me dis-je, il y a de l'ordre dans ce monde, et ils ne sont pas si souples chez les Seigneurs de l'autre. A qui êtes-vous, demandai-je d'un ton assuré à un de ceux qui se trouva le plus près de moi et qui me parut avoir la meilleure façon? A peine lui eus-je fait cette question, que j'aperçus le nom de *** imprimé sur son front: je le vois, ajoutai-je, vous êtes à M. ***, donnez-m'en des nouvelles. Je suis si bien à M. ***, me répondit-il, que je suis M. *** lui-même. Il remarqua l'étonnement que me causait sa réponse: tel est l'arrêt irrévocable que je subis, reprit-il tout de suite; je suis condamné à servir ici, ceux à qui je me croyais, tout au moins, égal là-haut. Qui que vous soyez, mort ou vivant, car vous n'avez la mine ni de l'un, ni de l'autre; écoutez ce que je vais vous apprendre, et si vous n'êtes ici qu'en entrepôt, comme je le soupçonne, ne manquez pas d'en faire part aux Auteurs vivants.
Chacun pèse ici ce qu'il vaut, pas davantage: la brigue et la faveur ne sauraient mettre un grain de plus dans une balance qui est tenue par la Justice la plus sévère. Tout cela est conforme à la croyance commune et n'a rien de nouveau pour vous, mais ceci le sera. Ceux dont les ouvrages doivent passer à l'immortalité, en reçoivent la récompense dans ce Palais, bâti des mains même de la gloire, et duquel c'est ici le vestibule. Ils y sont enivrés de plaisirs et d'honneurs. Les Bossuets, les Fénelons, les Molieres, les Corneilles, les Racines, les Despréaux, les Rousseaux, les Montesquieux, les Fontenelles, etc. en sont les heureux possesseurs; pour nous, nous sommes à leurs ordres, ce nombre confus de gens bigarrés que vous voyez, fait partie de leur maison, et leur bonheur est si solidement établi, que leur train s'accroît tous les jours. A mesure que les Auteurs arrivent, ils sont jugés, et la plupart s'arrêtent ici, malheureusement pour nous; la foule augmente tellement, que bientôt, hélas! nous ne pourrons plus y être contenus, et que nous y serons à la presse, en punition d'y avoir mis nos ouvrages.
Cet appartement est bien vaste, lui dis-je, et ce que vous craignez ne me parait guère vraisemblable, n'allez donc pas vous faire un supplice d'une chose qui n'arrivera jamais; au contraire, ajoûtai-je, pour calmer le chagrin qui éclatait dans toute sa personne, les nouveaux venus vous amuseront par les nouvelles dont ils vous feront part.
Ah! reprit-il amèrement, comment me persuaderiez-vous une chose dont l'expérience me montre tous les jours le contraire. Il faut que la demangaison d'écrire soit devenue épydémique: les Auteurs ne viennent plus un à un et de temps en temps, comme autrefois, ils descendent en troupe, et s'ils étaient amusants, les verrions-nous dans ce lieu? Jettez les yeux sur tout ce monde, voyez le silence qui y règne et l'ennui qui le consume: C'est la réparation de celui que nos ouvrages ont causé. Nous autres du siècle passé disons par fois quel-que chose, mais on ne peut arracher un mot à tous ces nouveaux débarqués, ils sont de plus que nous, condamnés à un baillement perpétuel.
Examinez-en la troupe languissante et soporifique: je les fixai en effet et ils me parurent si prodigieusement ennuyés, que malgré la curiosité que tout cela excitait en moi, je ne pus m'empêcher de bailler par sympathie.
Après quelques efforts réïtérés que je fis, pour me défendre du sommeil contagieux qui allait s'ensuivre; je repris la conversation ainsi: expliquez-moi, je vous en prie, si vous servez en commun les mêmes Maître, et dans ce cas, pourquoi cette différence de livrées? Le Palais est commun, il y a des appartements communs; mais outre cela, chaque Maître a sa maison particulière. Pourquoi donc appartenez-vous à l'un plutôt qu'à l'autre? Quel ordre observeton à cet égard? Cet ordre est tout simple, reprit-il, les mauvais comiques servent Moliere, les tragiques, Corneille ou Racine, ainsi du reste; en qualité de mauvais Poëte, je suis à M. Despréaux.
Dans cet instant on ouvrit une porte des appartements intérieurs, et l'on donna une commission à mon homme qui me quitta.
L'air humble et bas que je remarquai à tous ces Auteurs laquais, me donna l'effronterie de les fixer en face et de les considérer en détail; il n'était pas naturel que je me sentisse là plus de respect pour leurs personnes, que je n'en avais pour leurs ouvrages, la première découverte que je fis, fut qu'ils étaient tous étiquetés au front comme des livres, avec le titre de leurs œuvres, qui leur avait mérité cette condamnation; et que de noms et de titres inconnus ne lus je point! la variété de toutes leurs couleurs, m'en avait d'abord imposé; mais dans la revue que j'en fis, que je les trouvai maussades! A travers les galons et les dorures dont plusieurs étaient décorés, je vis dessous la poudre et les vers qui les rongeaient. Ah! malheureux, dis-je, vous essuyez donc ici le même sort que vos œuvres là-haut. Que ne puis-je vous montrer à quelques Auteurs de ma connaissance. Voyez leur dirais-je, et tremblez. Les uns étaient affaissés sous le poids de leurs corps, tandis que d'autres maigres et décharnés semblaient ne pas peser sur leur base. Ces gens-là, me disais-je, ne sont sûrement pas nourris à la même table: mais tout cela n'est pas sans cause, instruisons-nous de tout. Je cherchai long-temps avant de trouver quelqu'un de connu. Je rencontrai enfin Pradon et ce fut à lui à qui je m'adressai.
Puisque vos tragédies ne vous ont pas rendu maître ici, vous devez, lui dis-je, être vraisemblablement à M. Racine. Vous ne vous trompez pas, me dit-il: je vous vois ici bien des camarades, et s'il faut en juger par le nombre des tragédies nouvelles, votre maître va devenir un des plus grands Seigneurs des Enfers. N'y a-t-il point de jalousse entre Corneille et lui, ou pour éviter tout discord, y aurait-il quelque règlement entre eux?
Les Auteurs, me répondit il, portent leur destination en entrant ici. La force et le sublime, font principalement le caractère de Corneille; ceux qui portent sa livrée, sont ceux qui ayant voulu l'imiter, s'y sont pris comme la grenouille auprès du bœuf. En voilà la bande boursouflée. Je me tournai du côté où il me les montrait, et ils me semblérent tous bouffis et enflés. Rien n'est si doux, continua-t-il, si tendre, si élégant que mon maître; l'air fade de ces gens risquerait de vous donner au cœur si vous vous en approchiez de trop près: et déjà il me faisait éprouver qu'il disait vrai.
Qui sont, Monsieur, ces pauvres gens si décharnés? Ce sont, me dit-il, des Auteurs dont les ouvrages sont aussi secs et aussi maigres qu'eux. Et ceux-ci au contraire qui sont si bien nourris et si prodigieusement grands et gros? Ce sont des in-folio, chargés de beaucoup de matière et de peu d'esprit. Un Régiment de soldats de cette taille, me dis-je tout bas, vaudrait, tout au moins, le gain de la première bataille, comme les éléphants à Pyrhus.
Vous me trouverez bien interrogatif, continuai-je; mais de grâce expliquez-moi, si vous mangez, avec quoi on vous nourrit et qui fournit à cetté dépense? A ces mots il prit un air austère, et je vis dans ses yeux un feu qu'il n'a sûrement que dans ses ouvrages. Si nous avons jamais fait quelque chose de bon, dit-il, il nous vient à la bouche, nous le mâchons, le ruminons et en exprimons tout le suc; c'est-là toute notre nourriture: les aliments de la plupart qui sont ici, se réduisent pour la suite des siècles, à quelque douzaine de vers, ou a quelques lambeaux de phrase, qui, à force d'être mâchés et remâchés, n'ont presque plus pour nous aucune saveur, et nous donnent un dégoût affreux; aussi sommes-nous dévorés de la faim la plus cruelle.
Exhortez, Monsieur, les Auteurs vivants, de notre part, à la souffrir avec patience; représentez-leur fortement qu'il vaut bien mieux pour eux qu'ils l'endurent là-haut pendant leur vie, sans écrire, que de venir l'endurer ici à jamais, pour avoir écrit.
Tout ce que je voyais et ce que je venais d'apprendre, m'inspirait une telle horreur et un tel ennui, que je commençais de partager les tourments de ces misérables. Ne pourrais-je point, lui dis-je, entrer dans les appartements: vous êtes bien le maître, me dit il, et il m'en ouvrit tout de suite la porte.
CHAPITRE III. L'Anti-Chambre.
QUe je me sentis soulagé! les jours en étaient bien différents. Je crus sortir de prison, en sortant de cet ennuyeux et ennuyé Vestibule. Mais sur tout quel contraste dans les physionomies de ceux que j'y trouvai! les autres plates, grossières et manquées, inspiraient le dégoût et le mépris; celles-ci, gracieuses, douces et régulières, s'attiraient d'abord l'estime et l'amitié. La politesse de leurs écrits était aussi dans leurs manières. Je ne tardai pas à l'éprouver. A quoi peut-on vous être utile, me dit l'un d'entre eux, d'un air prévenant, voulez-vous voir nos Maîtres?
Comment vos Maîtres, répondis-je tout ému, est-ce que vous êtes faits pour servir quelqu'un? Et nos grands Auteurs François seraient-ils ici subalternes et au service de ceux de quelque autre nation? Non, Monsieur, me répliqua M. de la Motte: car il était étiqueté comme on l'était au Vestibule, et je le connus là, si je ne l'avais déjà reconnu à sa politesse. Nos Maîtres ne le cèdent à personne, leurs ouvrages seront immortels comme eux, et feront constamment les délices des races futures: il n'en est pas ainsi des nôtres: ces fleurs qui ne se fanent jamais y sont trop clair semées, elles seront étouffées par les épines plus nombreuses qui y sont, et entraînées dans la nuit des siècles. Ces couronnes que j'ai si souvent remportées et que j'imaginais devoir toujours rester vertes, se sont séchées devant celles de Rousseau. J'admire dans ces régions, où l'amour propre ne nous offusque plus, les accents harmonieux de sa lyre que je mettais au-dessous de la mienne: j'étais là-haut son rival, je remplis ici le premier emploi de sa chambre. Heureux encore de n'avoir pas été adjugé pour mes fables à la Fontaine, chez qui l'on ne m'aurait pas fait un sort si doux.
Pendant qu'il me parlait ainsi, je parcourais avec des yeux avides toute sa personne, et rien ne m'y paraissait bien naturel. Ses gestes étaient affectés et sa parure comparable à celle d'une jeune coquette, l'art y éclatait partout et sans ménagement: Ah! me dis-je tout bas, serait-ce la punition de celui qu'il a mis dans ses vers? et les défauts de l'ouvrage passeraient-ils par une espèce de métempsycose, dans les attitudes, les ajustements et la figure de l'Auteur? La curiosité de voir si cette idée avait en effet quelque réalité, devint trop forte pour y résister. Je les examinai, mais à la dérobée, dans la crainte de passer pour impoli ou de leur faire de la peine s'ils s'en apercevaient. Balzac était magnifique, mais son écharpe était trop ample, ses canons trop vastes, son collet trop empesé. Voiture était mince et fluet, et ne marchait que sur la pointe des pieds. Segrais tantôt embouchait la trompette et tantôt le chalumeau; mais le souffle lui manquait pour l'une et il faisait de faux tons sur l'autre. Pavillon tenait une posture agréable et naturelle, mais sans noblesse. Pelisson avait beaucoup de douceur et semblait convalescent. Tout était compassé et symétrisé dans Bouhours. Du Cerceau avec un grand air de vivacité et de gaieté, avait peine à se soutenir sur ses jambes; sa ceinture était liée avec grâce, mais sa robe était lâche et décousue. Campistron était pâle et débile.
Chapelle et la Fare, fort négligés, mais fort gracieux, étaient nonchalemment assis sur un sofa, etc....
Pendant que mes yeux faisaient cette échappée, j'avais cessé de faire attention à ce que me disait M. de la Motte et il s'était arrêté: je revins à lui. Ah!
Monsieur, lui dis-je tout confus, ce que je vois est si nouveau pour moi, que ma distraction est bien pardonnable. Veuillez, je vous en conjure, reprendre le fil de votre discours. Il continua ainsi de la façon du monde la plus polie.
Par ce que vous avez vu au Vestibule, vous pouvez juger de ce qui se passe ici, la différence n'est que du plus au moins. Nos aliments sont les mêmes, mais nous faisons, ajouta-t-il d'un ton ironique, un peu meilleure chère et changeons un peu plus souvent de mets. L'ennui nous gagne quelquefois à la vérité, mais bientôt quelque heureuse saillie nous secoue et nous réveille. La foule ici n'est pas si grande et nous n'avons pas la perspective affreuse d'être un jour écrasés les uns contre les autres. Nous aprochons de près nos Maîtres, qui sont pleins de bonté et d'égards pour nous: nos emplois auprès d'eux ont mille agréments et milles charmes, en les servant dans leurs plaisirs, nous les partageons en quelque façon avec eux; c'en est toujours un bien réel que celui de les entendre.
Je le remerciai, le mieux qu'il me fut possible, de ce qu'il venait de m'apprendre. Mettez le comble à vos bontés, lui dis-je, permettez-moi de parcourir vos appartements? les compliments sont abolis ici, sans doute; laissez-moi donc sans façon faire cette visite tout seul, je n'en verrai que mieux, parce que je ne serai point pressé par la crainte d'abuser de votre complaisance. Comme il vous plaira, reprit il, je ne veux pas vous gêner.
Je profitai sur le champ de la permission qu'il me donnait, et j'employai une heure ou deux à visiter fort en détail plusieurs enfilades de chambres. Ce que j'en dirai, c'est qu'elles présentaient un coup-d'œil agréable, mais que d'ailleurs elles étaient toutes dissemblables, l'une avait trop de jour, et l'autre était un peu obscure. Dans celle-ci il y avait tant d'ordre et de symétrie, qu'on voyait tout, d'un coup-d'œil, et dans celle-là il fallait une attention extrême, pour démêler la confusion. Ici les tables, la cheminée, les encoignures étaient surchargées d'ornements et de colifichets: et là, des mûrs solides et régulièrement bâtis, étaient trop nus. Ici le clinquant jetait de fausses lueurs; et là, l'or éclatait tant soit peu à travers la poussière qui l'éclipsait. Ici les meubles à force d'être fins, n'avaient aucune consistance; et là un peu trop forts, ils approchaient du grossier. Dans toutes l'on trouvait du bon et du beau, mais ils n'étaient nulle part, purs et sans beaucoup d'alliage.
Je sortis cependant assez amusé de ce que je venais de voir. M. de la Motte vint au-devant de moi: je le priai de vouloir bien m'introduire auprès de quelqu'un des Maîtres. M. Despréaux, me dit-il, est tout seul dans le Salon commun, donnez-vous la peine d'entrer.
CHAPITRE IV. Le Salon.
J'Entrai en effet dans un Salon, le plus beau qu'on puisse imaginer. Mes yeux enchantés de la magnificence et de la richesse qui y régnaient, se laissaient entraîner à tous moments, au plaisir de les parcourir, et de l'admirer; et tout de suite ils étaient rappelés, par celui bien plus doux, de contempler le grand homme devant qui j'étais. Son air était sec et austère, et son sourire malin, mais il avait une noblesse infinie dans ses plus petits mouvements. Après quelques compliments mal rangés, qu'apparemment je ne lui débitai pas de meilleure grâce, car le respect dont je fus saisi en le voyant m'avait interdit; il me demanda poliment, par quel hasard je me trouvais-là? Je ne puis vous l'apprendre, lui dis-je, puisque je l'ignore moi-même. Je me suis trouvé, sans savoir, ni pourquoi, ni comment, devant la porte de ce Palais, j'en parcours les différents appartements depuis quelques heures, sans rameau d'or et sans sybile, et autant que je suis réjoui de vous voir, autant j'ai le cœur flétri de ce que j'ai vu au Vestibule. Y avez-vous trouvé quelqu'un de votre connaissance, me dit-il? Les étiquettes m'ont fait faire la découverte de plusieurs. Quelle différence, ô Dieux! de leur état présent, à ces mines discrettes et ce maintien jaloux qui vous les faisait reconnaître Poëtes là-haut! Ils se cachaient de honte, et je n'en avais pas moins de la leur causer. Ils vous auront prié, sans doute, de rendre public leur sort, mais je suis bien sûr que leur état n'effrayera personne: J'eus beau couvrir d'opprobre et de ridicule les Auteurs de mon temps, je ne pus en contenir aucun. La race des Pelletiers et des Cottins ne s'éteindra jamais, elle nous donnera au contraire une postérité plus vicieuse. Ce que vous dites là, repris-je, m'ôte beaucoup de regrets; je m'imaginais que s'il existait un homme comme vous, dont les talents et le goût fussent reconnus, et qui fut juste, vrai, et inexorable dans sa critique; ce serait un frein qui réprimerait la fureur qu'on a d'écrire, et je faisais au Ciel les veux les plus ardents, pour qu'il nous l'accordât; mais ce que vous nous racontez du peu de succès que vous avez eu, me persuade que vous en auriez bien moins à présent, que le mal n'a fait que s'accroître, et que tant de gens sont siflés, que ce n'est plus une honte de l'être.
Mais quoi, dit-il, les belles-lettres sont-elles dans une anarchie si générale, que personne n'y donne le ton? N'y a-t-il point d'Ecrivain habile et zélé qui veuille se charger d'éclairer le public, et de le diriger vers le bon et le beau? Ah! lui répondis-je vivement, c'est l'espèce la plus commune, et quiconque voudrait lire toutes les décisions de leur Parnasse, n'aurait pas d'autre lecture à faire. On doit cette justice à quelques-uns; qu'ils auraient les talents nécessaires pour bien juger, s'ils avaient la sagesse de se renfermer dans leur ressort; mais ils ont la frenésie de vouloir l'étendre sur toute sorte de matière; imaginés les décisions qui doivent émaner de Tribunaux aussi incompétens. Il est d'ailleurs impossible que tant de Juges différents ne rendent des Arrêts qui se contredisent, l'un exalte ce que l'autre avilit. Les cabales, les intrigues, lapolitique et l'intérêt, inspirent trop souvent ces Oracles de la Littérature, et ces Aristarques se comportent trop en Zoiles. Les Auteurs trouvant ainsi à se consoler des mépris des uns par les louanges des autres, continuent sur le même ton, et le public se trouve par conséquent bien moins instruit et éclairé, que s'il restait abandonné à ses propres lumières.
Ce que vous me racontez-là, me dit il, est étonnant, car s'il paraît tant d'ouvrages périodiques; à quelle prodigieuse quantité ne doit pas monter ceux qui en fournissent la matière? Il n'est pas possible, lui dis-je, que vous puissiez imaginer les excès où l'on en est venu Les feuilles à la fin d'Octobre ne tombent pas si épaisses, que les brochures nouvelles, où, pour vous parler plus poétiquement encore, comparez chaque Libraire à un Dieu fleuve, dont la boutique est l'urne intarissable, d'où coulent sans cesse de grands flots, de contes, d'histoires, d'anecdotes, de nouvelles, de mémoires, d'aventures, de voyages et autres fadeurs sous toute espèces de titres ridicules qui inondent le public.
Il faut donc, reprit-il, ou que la France, soit toute peuplée d'Auteurs, ou qu'ils soient aussi fertiles que des Scuderis.
Nous avons, lui répondis-je, l'un et l'autre avantage.
On publie chaque année l'inventaire de nos richesses littéraires, ** il ne serait pourtant pas facile de les calculer; car quoiqu'il ne contienne que les noms des écrivains vivants, et les titres de leurs ouvrages, il forme déjà un volume fort épais, que nous avons la gloire de voir grossir tous les ans et qui parviendra bientôt à l' in-folio. Cela n'est pas si surprenant qu'il vous le paraît: avant de mettre au jour un ouvrage, on lisait autrefois les anciens, on étudiait la nature, on méditait long-temps son sujet pour s'en rendre maître; aujourd'hui l'on a supprimé toutes ces longueurs: les Dictionnaires, et sur quelle matière n'en a-t-on pas fait, épargnent toutes ces peines et sont les sources uniques et abondantes où l'on puise: c'est sur la brochure en faveur qu'on dirige son plan, celles du mois ou de l'an fournissent le remplissage, en sorte qu'il est presque aussi aisé d'en faire une que de l'acheter quand elle est imprimée.
Vous me jetez à présent, me dit-il, dans un autre embarras; comment, excepté pour habiller le sucre et la cannelle, peut-on trouver à vendre tant de mauvais écrits? On n'est pas du bel air, lui répondis-je, si on n'a lu la nouveauté du jour, le bel esprit est à la mode, et vous connaissez l'empire de la mode sur nous; elle fait tout acheter, on n'imprime que des frivolités, et à force d'en lire, on en prend le goût au point, qu'il ne peut être affecté que par elles.
Sçavez-vous, continuai-je, qu'on a trouvé le moyen de rendre les Contes de la Fontaine chastes? Ah! qu'elle est la main habile, dit-il, qui a pu jeter un voile sur ces nudités? La chose vous paraîtra d'autant plus surprenante, que plusieurs y ont travaillé; mais, luidis-je, nous l'entendons dans deux sens bien différents, je veux dire qu'on a fait des romans et des contes si détestables, et en si grand nombre, que les contes sont innocents en comparaison, et par la familiarité qu'ils ont fait contracter avec les obscénités. Ceux de la Fontaine ne disent le fait qu'en gros, les autres le détaillent dans ses moindres circonstances, et en font des peintures si vives, qu'il n'est point de cœur qui puisse se sauver des impressions qu'elles font. Ces corrupteurs des mœurs, reprit-il d'un ton échauffé, sont pires que des Locustes, des Brinvilliers et des Voisins. Il y en a sur-tout quelques-uns, ajoûtai-je, qui sont d'autant plus coupables, qu'ils y ont prodigué tout l'esprit possible.
Ce récit l'avait aigri, je m'en aperçus et je m'arrêtai. Quand il vit que je gardais le silence, il m'interrogea ainsi: la scène française est elle toujours en proie aux Pradons? Nous devons cette gloire à nos Auteurs vivants, lui dis je, que le théâtre a fait sous eux des progrès considérables. On ne travaille plus à présent dans le goût de votre temps, ce genre a vieilli et a passé. Quoi, dit-il tout en feu, la manière dont Moliere, Corneille et Racine ont traité la comédie et la tragédie, qu'ils avaient presque porté à leur perfection, n'est plus de mode? Je suis bien impatient de savoir quel est le genre nouveau qu'ils ont substitué à l'ancien?
La tragédie nouvelle brille en pompeuses déclamations et en fréquentes sentences; on n'y voit point, comme dans l'ancienne, les héros pleins de feu, et de la passion qui les agite, en poursuivre l'objet avec force et sans relâche jusqu'à la fin, ils sont au contraire d'un froid et d'une tranquillité admirable. Au lieu d'action, ils étalent la métaphysique la plus subtile, et font la dissection la plus fine des sentiments dont ils se disent animés. Ces sentiments au reste ne sont ni tels qu'ils devraient les avoir, ni tels qu'ils les ont eus, en quoi la supériorité de génie de nos tragiques est manifeste, car au lieu de piller dans la nature ou dans l'histoire, ils prennent dans leur esprit et leur imagination. Il y a communément une ou plusieurs reconnaissances; ce qui fait, on ne saurait en disconvenir, des coups de théâtre des plus frappants et des plus touchants. L'on voit du commencement du premier acte, le dénouement qui doit arriver au cinquième, malgré les obstacles qu'on accumule dans les autres pour pouvoir les remplir.
C'est-là une très-grande découverte qu'on a faite, au moyen de laquelle on délivre les spectateurs de cette agitation et de cette inquiétude qui les tenait dans les alarmes et la peine jusqu'à la fin. On leur a sauvé aussi cette émotion tendre ou terrible que font éprouver les pièces de Racine et de Corneille. On est d'une tranquillité merveilleuse pendant tout le spectacle, et l'on assiste le plus paisiblement du monde au mariage des parties, qui s'ensuit d'ordinaire fort heureusement. On sort un peu ennuyé, mais fort content, et on n'emporte point avec soi cette tristesse et cette crainte dont on se laisse pénétrer aux pièces anciennes et dont on a peine à se laisser distraire long-temps après.
Le service que ces Auteurs rendent à la nation est essentiel. Ils ont craint que si on continuait à faire des pièces qui excitassent des sentiments aussi tristes que la terreur et la pitié; nous ne devinsions aussi sombres et aussi mélancoliques que des Anglois, vu le goût décidé que l'on a pour le théâtre, et que la gaieté nationale ne s'éteignit totalement, et ils ont bien pourvu à ce malheur. D'un autre côté, le François étant porté à rire comme il l'est, il était également dangereux que si la comédie produisait cet effet, nous ne devinssions trop légers et trop badins; on l'a corrigée et on l'a rendue toute sérieuse. Vous voilà en état d'admirer à présent le sage tempérament qu'ils ont trouvé en faisant des tragédies, où au lieu de verser des larmes, on rit quelquefois; et des comédies, où au lieu de rire, on larmoye.
C'est ainsi que dans le siècle philosophe où nous vivons, on fait usage de ce grand principe: Que le dramatique doit purger les passions et corriger les mœurs.
On ne saurait nier que nos plaisirs n'aient gagné à cette réforme et qu'ils ne soient devenus plus décents. Etoit-il bienséant en effet, Monsieur, d'aller devant le monde, pleurer à chaudes larmes ou rire à gorge déployée? Cela n'est pardonnable qu'au peuple. On fait tout ce qu'on peut pour corriger les honnêtes gens, mais on n'en a pas encore trouvé le moyen, ils ont un penchant étonnant pour les pièces de votre temps, et quoiqu'ils les aient vues un million de fois, elles ne manquent jamais de produire sur eux le même effet, mais on les en déshabitue si bien, qu'il faut espérer qu'on les fera changer.
Quelle différence, Monsieur, entre cet ancien bas comique de Moliere, et le haut comique d'aujourd'hui? On ne peut assister à l'un sans rire, au point qu'on en a honte soi-même; l'autre au contraire, noble et grave, fait, à la vérité, bailler quelquefois, mais est rempli de moralités et d'instructions. Dans l'un on voit un avare, un mysantrope, soutenir tout uniment leur même caractère jusqu'à la fin par leurs actions; l'autre s'est affranchi de cet esclavage: on ne fait plus l'intrigue pour le caractère, afin qu'en agissant, il se développe et se fasse connaître; c'est le caractère qui est destiné sur l'intrigue et qui se plie à tous ses besoins. Aussi au lieu de cette uniformité ancienne, cela produit une variété qui vous étonnerait. Dans l'un le style est simple et naturel; l'autre est sur le ton le plus élevé et le plus précieux, et tout jusqu'à la plaisanterie y est d'un sérieux et d'une dignité admirable.
J'allais continuer, mais il m'interrompit brusquement: votre récit m'échauffe la bile au point que je n'y puis plus tenir. Suivez moi, me dit-il, allons joindre Corneille, Racine et Moliere, qui se promènent dans les jardins, vous leur ferez tout ce beau détail; au retour vous visiterez nos appartements. Il y en a non seulement pour les morts; vous verrez encore ceux qui sont destinés aux Auteurs vivants. Les beautés qu'ils mettent dans leurs écrits se convertissent, à mesure qu'ils les mettent au jour, en autant d'ornements qui les embellissent. Il y en a pour Voltaire, pour Crebillon, Gresset, le Franc, etc. Et par ce que je vous dis vous pouvez juger de leur magnificence; mais les imperfections y passent également, et les ternissent et les dégradent. Vous vous apercevrez que le mien se ressent de l'équivoque et de plusieurs de mes satyres. Qu'ils ne succombent donc pas à la faiblesse de donner de ces éditions si complètes, où avec les chefs d'œuvres de leurs veilles, on trouve les rêves de leur sommeil.
Nous marchions à grands pas tandis qu'il me parlait ainsi, et nous traversions les lieux du monde les plus beaux. J'étais enchanté et ravi; je n'en entreprendrai pas la description; ce que Virgile a dit des Elisées, Milton du Jardin d'Eden, pourrait à peine en donner une idée. C'est ici, me dit mon Conducteur, un parc immense, autour duquel sont rangés les palais des Auteurs des différentes Nations Il est commun à toutes, et chacune y a ses jardins particuliers. Voyez vous, me dit-il, sur votre droite ces bois si mal élagués et si touffus, où il y a tant d'arbres si verts et dont la tête s'élève si haut; et où il y en a tant d'autres si pâles et dont les rameaux pendent si près de terre. Voyez-vous ces allées si magnifiques, et si irrégulières, ces jets d'eau si abondants et si élevés, et ces eaux si plates et si basses: c'est le quartier des Anglois. Tournez-vous sur votre gauche, remarquez ces palissades si charmantes, ces bosquets si riants, ces parterres si ornés où les fleurs recherchées sont en si grande profusion: c'est celui des Italiens.
Mais voici devant nous ceux que nous cherchons, ils sont en bonne compagnie, Homere, Sophocle, Euripide, Virgile et Horace sont avec eux. A ces mots le cœur me battit vivement, nous les joignimes dans un instant et je leur fis la révérence la plus respectueuse: j'étais tout stupéfait du plaisir de les voir, et tandis que mon Guide leur répétait avec l'ironie la plus amère, ce que je venais de lui dire, je m'occupais à le contempler. Je ne pouvais, sur-tout, me lasser d'admirer Homere et Virgile, ces Patriarches de la belle Littérature, au lieu de cette figure antique et de médaille que je leur supposais, la jeunesse la plus fraîche et la plus vigoureuse, les grâces les plus aimables, l'air le plus noble et le plus majestueux brillaient dans toute leur personne; je me sentais pour eux le respect et l'amour les plus vifs. Je me préparais à goûter le charme délicieux d'une conversation avec de tels hommes, lorsqu'à force de saignées et d'émétique, mon âme fut rappelée à la vie, ou plutôt aux douleurs, par le fil délié qui l'y retenait encore. A peine ai-je été rétabli que je me suis empressé de donner la Relation de mon voyage, et de m'acquitter des différentes commissions qu'on m'a données.
AVIS DES ÉDITEURS.
De tous les Français, qui, dans le commencement des mouvements révolutionnaires, ont quitté leur pays, il n'en est point dont l'histoire privée soit plus intéressante que celle du jeune Comte d'A****; né avec une imagination bouillante, et par conséquent inégale, il a parcouru différentes contrées du Nord et du Levant, bien moins en Voyageur ordinaire, qu'en Amateur qui veut tout connaître et jouir de tout.
Ses Aventures ont un fond de variété si piquant, si extraordinaire, qu'on les prendrait pour des fables, si nous n'avions point sous les yeux les matériaux en original, écrits de la propre main de l'Auteur, et si l'Auteur, lui-même, n'en garantissait point l'authenticité.
Sans doute des hommes attachés à la Cour de Louis XVI, auront bientôt deviné le nom de ce jeune et grand personnage, qui court ainsi le monde, comme il courait les boudoirs de Verailles; mais nous leur aurons bon gré s'ils veulent bien garder le secret, jusqu'à ce qu'il plaise à l'Auteur de se nommer.
Quant à la manière dont l'Ouvrage est écrit, nous avons cru devoir la conserver presque entièrement vierge, et comme sortant des mains du Voyageur. Le style est la physionomie du cœur: l'Historien, quelqu'il soit, doit la respecter, et la retracer avec fidélité; l'art du Peintre est de rendre sur la toile tous les traits, même les plus irréguliers.
AVENTURES D'UN JEUNE VOYAGEUR.
CHAPITRE PREMIER.
Ma sortie de France; mon arrivée à Genève; état de cette Ville; accueil que me fait un vieux Savoisien.
Je partis de Paris, le 28 Juin 1789, à l'époque mémorable où l'Assemblée nationale de France venait de porter au pouvoir monarchique le coup le plus terrible. Le serment du Jeu de Paume, cet acte de souveraineté, dont les suites ont été si funestes au trône, au milieu des grandes espérances, avait fait naître dans presque tous les esprits la crainte de ces convulsions, qui depuis ont plus d'une fois souillé par la licence le sublime élan de la liberté. Pauvre en effet, mais riche en courage, et muni d'un passeport, où ma prétendue qualité d'artiste me mettait à l'abri de tout soupçon d'émigration, je me hâtai de traverser un royaume, où je marchais sur des charbons ardents, et sur les précipices qu'enfantoient à chaque pas l'inquisition démagogique, et les fausses mesures d'un gouvernement près d'expirer. J'arrive à Oenève; là je commence à respirer un peu; je retrouvai la même industrie que j'y avais remarquée quatre ans auparavant, mais non les mêmes hommes; ce n'était plus ce peuple affable, hospitalier et philanthrope, qui se disputait un voyageur; c'était le morne silence d'une ville inquiète et soupçonneuse; c'était la terreur presque générale d'un peuple qui vient de voir tomber, à côté de soi, la foudre qui le menace.
La ville était divisée en deux partis, le constitutionnel et le révolutionnaire. A la tête de ce dernier était un homme qui, depuis s'est rendu célèbre en France par les fonctions ministérielles qu'il a deux fois exercées, et par sa mort tragique, Etienne Cluviere; c'était un homme remuant, qui joignait à quelques lumières sur les finances, et sur-tout à la manie démocratico-philosophique, le langge et l'extérieur républicain. Un étranger était pour les deux partis un objet d'étude et de suspicion; ici l'on me prenait pour un apôtre des insurrections populaires, et je croyais lire ces mots dans tous les yeux: „Fuyons, c'est un Français, il apporte la peste.“ Là des philosophes qui se nommaient les restaurateurs de la liberté, me regardaient comme un émigrant, traître à ma patrie, qui venait servir le ministère français auprès de leurs magistrats. De part et d'autre, on se trompait.
Mais ce qui rendait cette ville bien plus sombre, c'était l'ouverture d'une Souscription pour un don patriotique à faire à l'Assemblée nationale; on sait qu'elle produisit neuf cent mille francs, et que le prix de ce don fut, de la part du ministère français, une quatrième garantie de la forme du gouvernement genevois. Necker avait conseillé, ou plutôt ordonné cette contribution; il reçut l'argent, promit tout, et netint rien.
Ce séjour n'était pas plus agréable pour moi que celui de Paris; aussi le lendemain de mon arrivée fut-il à peine écoulé, que je m'empressai de sortir d'une ville, où j'avais autrefois goûté, pendant six mois, tous les charmes de la société. Dès ce moment, je craignis les villes, et cherchai des déserts, des rochers, des montagnes, je pénétrai dans la Savoie, par des chemins de traverse, et je n'avais pas encore fait quatre lieues que je m'aperçus d'un changement de climat et de mœurs, qui porta dans mon âme le baume de la paix.
Que les habitants des hameaux sont heureux! Tandis que Genève était dans une agitation effroyable, un calme profond régnait au sommet d'une montagne, d'où l'on apercevait encore cette ville. Un Patriarche savoisien me reçut dans sa cabane; à ma physionomie où se peignait la tristesse, il me reconnut pour un français; il avait entendu vaguement parler des grands mouvements qui nous agitaient; il me fit quelques questions sur la situation de Paris, sur les projets de l'Assemblée, et peu satisfait de mes éponses, il se contenta de hausser les épaules, en disant froidement: „Que “les hommes sont fous! Cette manière de penser était aussi la mienne; je serrai la main à ce vénérable vieillard, et nous entrâmes dans d'autres détails qui me prouvèrent combien la prétendue ignorance des campagnes est préférable au philosophisme turbulent des villes. Le reste du jour fut employé à contempler les belles horreurs de la nature; un répas frugal, mais sain, un sommeil tranquille me dédommagèrent de mes longues fatigues, et j'aurais volontiers passé ma vie ans cette solitude, si le désir de revoir l'Italie n'eût été la plus forte de mes passions. En quittant mon hôte, j'éprouvai, je ne sais, quel regret, tout autre que celui que m'avaient inspiré sa bonhommie et ses entretiens; un secret pressentiment m'annonçait déjà qu'il n'avait plus long-temps à jouir de satranquillité.
CHAPITRE II.
Arrivée à la ville d'Annecy; description de ses Monumens et de son Lac; entretien avec un Centenaire; renseignements donnés par ce Vieitlard, sur la demeure et les liaisons de J.-J. Rousseau.
Je continue ma route au milieu des bosquets, des prairies, par des sentiers étroits et remplis de cailloux; je me trouvai bientôt aux portes d'Annecy; mon premier dessein fut de passer outre, sans m'arrêter, tant le séjour des villes m'était devenu odieux et insupportable!
mais la soif de visiter la maison de madame Varens l'emporta sur toute autre considération; j'aimais Jean-Jacques Rousseau, malgré que la fausse application de la plupart de ses maximes parût devoir diminuer mon engouement pour ce grand homme.
Le Livre de ses Confessions à la main, je cherchai long-temps cette demeure; il ne se trouva qu'un Cordelier qui voulut bien, mais avec humeur, me donner quelques renseignements, dont je fus trèssatisfait; encore fallut-il les lui payer en le suivant au monastère des Filles de la Visitation, dépositaires des corps de Frémiot de Chantal, et de celui de Saint-Francois de Sales, fondateur du couvent: le corps de ce dernier est placé sur le maître autel, dans une châsse d'argent; il me fit sur-tout remarquer les peintures qui retracent les principales actions de cet évêque, dont les murailles sont comme tapissées.
Tandis qu'il s'extasioit à commenter ces tableaux, un souvenir amer me rappelait la révolutiont, dont ce pasteur fut la victime. Ce pieux conducteur allait encore m'entraîner à un second couvent de la Visitation, pour me faire voir le lieu, où les fondements de cette Congrégation avaient été jetés; il me menaçait en outre de me faire parcourir tous les monastères de la ville, qui ne sont pas en petit nombre, et notamment le sien, dont il me vantait par-dessustout l'église qui en effet est magnifique, lorsque je m'avisai d'une excellente ruse pour m'en débarrasser: „Veuillez-bien, lui dis-je, me conduire au faubourg de Buffo, et me montrer où était anciennement le temple de ces païens qui adoraient un animal de ce nom“. A cette question inattendue, le vieux Cordelier rougit, se ressouvint d'une affaire urgente qui l'appelait au couvent, me quitta brusquement, en me laissant la conviction de son ignorance.
Je visitai seul ce faubourg, et ne pus y dècouvrir aucune trace, même de l'emplacement de ce temple antique; il est d'une grande étendue, et contient presque autant d'habitants que la ville, dont il est séparé par une des branches de la rivière qui sort du Lac d'Annecy. Ce Lac a quatre lieues et demie de long, et un peu plus d'une demi-lieue de large.
C'était un jour de marché; le soleil venait de paraître, j'étais au pied du château, situé sur une éminence, d'où l'on contemple au loin les environs de laville et ce Lac majestueux. Quel spectacle s'offre tout à coup à mes yeux! c'est un convoi de bateaux qui, sur ce Lac, vont à voile comme sur la mer, chargés de nombreux habitants des villages voisins, qui viennent apporter leurs denrées à Annecy.
Ce tableau flattait ma vue, mais il manquait quelque chose à mon cœur; c'était la découverte de la maison de madame de Varens; je retourne sur les lieux, au risque d'y trouver le même Cordelier; mais quelle fut ma surprise, lorsque plongé dans mes observations, et cherchant de l'œil tout ce qui pouvait satisfaire ma curiosité, je fus abordé par un Vieillard centenaire qui me donna les plus longs, les plus agréables renseignements sur la demeure de Jean-Jacques Rousseau, et sur ses liaisons avec madame de Varens, sur Claude Anet et sur un petit nombre d'amis du Philosophe!
CHAPITRE III.
Distraction qui faillit me coûter la vie; un mot sur diguebelle; le vieux Militaire.
Rempli des grandes idées que venait de m'inspirer l'entretien du Vieillard, je reprends ma route avec de nouvelles forces; mais avec beaucoup moins de présence d'esprit. Sans cesse je croyais voir ces images tendres et sublimes qu'il m'avait retracées; tout me semblait en ces lieux la demeure de madame de Varens; une douce illusion me la représentait marchant à mes côtés, accompagnée de Jean-Jacques Rousseau et du centenaire; plus d'une fois je leur adressai la parole. C'est au milieu de ces rêves délicieux, qu'après avoir traversé un long et silencieux vallon, qu'arrose le Lac, je gravis une montagne, dont le sommet très-élevé m'offre trois sentiers également peu pratiqués; seul, sans guide, et ma carte géographique en défaut, je suis le chemin qui me paraît présenter la ligne la plus droite vers Turin. Point de maisons, seulement de distance en distance de petites chapelles, qui me font présumer que ces déserts ne sont cependant point tout-à-fait inhabités.
Je me replonge dans mes premières idées, et me mets à gravir la montagne; j'avance et tout-à-coup m'arrête; à deux pas de plus, c'en était fait de moi. J'allais rouler et tomber au fond d'un précipice; quelque horreur que m'inspirât ma situation, j'eus le courage de la contempler; je mesure de l'œil l'immensité de l'abîme, et cette gorge étroite et profonde, horriblement resserrée entre deux chaînes de montagnes, dont le sommet se perd au-delà des nues; mais quel est mon effroi, quand j'observe que je suis sur la pointe d'un rocher suspendu, pour ainsi dire, en l'air, et toujours prêt à s'écrouler! je recule, mes cheveux se dressent d'horreur, et mon sang se fût glacé dans mes veines, si je n'avais bu soudain quelques gouttes d'une liqueur vivifiante, dont je n'ai jamais été dépourvu dans mes voyages.
Je venais de payer cher ma distraction; ce précipice était pour moi le bout du monde; il fallut revenir sur mes pas; je maudis mon étourderie et mon entêtement à auivre des routes non frayées. Pas une chaumière; pas une âme; heureusement il n'était qu'une heure après-midi; je marchais lentement, regardant au loin de tous côtés, et prêtant l'oreille la plus attentive; enfin, j'entends dans le lointain une voix, je me précipite vers les lieux d'où partaient ces sons, et bien-tôt je découvre un berger assis au bord d'une prairie, entouré d'un nombreux troupeau; à mon aspect, il se lève, et eut prendre la fuite: „Arrêtez, m'écriai-je, arrêtez! ayez pitié d'un voyageur égaré; je suis étranger“. Ces mots prononcés, avec une émotion touchante, excitent la compassion du berger. -- Où allez-vous, me dit-il? A Aiguebelle; -- Vous prenez un chemin tout opposé. D'où venez-vous? -- d'Annecy, -- vous y revenez, vous n'en êtes éloigné que d'une petite lieue (et j'étais sorti de cette ville à la pointe du jour). Je sentis qu'il fallait renoncer au dessein d'aller ce jour-là à Aiguebelle, et, suivant les conseils du berger, ou plutôt de ma lassitude, je gagnai Faverge, petit et vilain bourg, où j'aurais goûté pleinement les douceurs du sommeil; si pendant toute la nuit, à côté de ma chambre, un militaire très-connu dans la maison, n'eût fait le siège d'une jeune beauté, qui opposait une ire résistance, poussait de temps en temps des cris aigus, et renversait avec fracas lit, tables, chaises et tour ce qui se présentait sur le théâtre du combat; de-là, je conçus qu'une Savoisienne était toute autre chose que la plupart de nos Françaises.
Avant que de sortir de ce bourg, j'eus soin d'écrire ma route, ou plutôt d'en faire le plan, bien résolu de me tenir en garde contre les distractions et les précipices. Après un long trajet, à travers les cailloux et les broussailles, sur une plaine aride, je descends dans une riante et féconde vallée, qui bientôt devient une vaste plaine, en grande partie marécageuse, mais d'ailleurs trèsfertile en fourrage, en chanvre, en pommes de terre, en toutes sortes de grains; là commence le territoire d'Aiguebelle. Ce village célèbre, dans les descriptions romanesques, n'a rien présenté de frappant aux yeux d'un voyageur moderne, que les goitres et la pauvreté des habitants; l'abbé Delaporte va plus loin; c'est sans doute par antiphrase, dit-il, qu'on a donné ce benu nom à un si vilain lieu; d'autres écrivains, notamment l'astronome Lalande, me semblent avoir porté sur Aignel elle un jugement plus conforme à la vérité, en lui donnant une physionomie moins défavorable. Tout le monde y fait de la soie, et la fertilité de la terre y est un fort argument contre l'assertion du voyageur français.
Le hasard m'avait conduit dans une auberge, où se trouvait un vieux militaire, qui me raconta fort au long comment, en 17a2, l'Infant Duc de Parme, à la tête des Français et des Espagnols, après une affaire très-vive, força dans ce bourg les troupes du roi de Sardaigne: j'y étais; en voilà la preuve, s'écria-t-il, en découvrant sa poitrine sillonnée de blessures.
CHAPITRE IV.
Tableau du ravage que font les lavanges; Goîtres et sentiment sur leur origine; les Cretins présentés sous des couleurs moins défavorables; culture pratiquée sur les plus hautes montagnes.
L'Arc arrose Aiguebelle; cette petite rivière prend sa source au pied du MontIséran, sur les frontières du Duché d'Aoste et du Piémont, et sépare en deux la Maurienne; elle est d'une rapidité qu'on ne peut comparer qu'à celle des torrents qu'elle reçoit dans son cours; ce n'est point ce fleuve tortueux, qui ne pouvant quitter une superbe capitale, se plaît à serpenter autour de ses murailles, s'écoule lentement, s'egare et paraît long-temps incertain de sa route; on dirait un amant qui vole après sa maîtresse; ni les cailloux entassés, ni les nombreux rochers, ni les graviers, ni les lourds débris qu'entrainent les torrents qui se précipitent du haut des montagnes, rien ne l'arrête; l'Isère l'attend, il brûle d'aller avec elle visiter la France; hélas! au moment de mon passage, il ne connaissait pas l'agitation qui régnait dans cette contrée; il ne savait pas qu'à ses eaux limpides allaient bien-tôt se mêler des flots de sang.
Au sortir d'Aiguebelle, je me sentis tout-à-coup saisi d'un froid mortel, en jetant un regard sur ces montagnes, d'où quarante ans auparavant s'était précipité ce déluge de torrents qui avait englouti l'église de Randan, et toutes les maisons de cette paroisse infortunée; le clocher au niveau du sol du terrain, des monceaux de gravais, des quartiers de roche épars çà et là, de ces habitations, voilà tout ce qui reste; je crus voir, je crus entendre encore une fois se détacher et tomber sur moi un de ces monts de neige, dont la chute écrase des hameaux entiers, arrête, détourne le cours des fleuves; c'est peu de quitter la vie, mais rester enseveli sous ces masses énormes, c'est plus que mourir.
Quelquefois la montagne ne se contente pas de vomir et de répandre au loin ses terribles dépouilles; minée par les eaux, sa base manque, elle se fend, s'écroule, couvre la vallée, et partout sème la terreur, le ravage et la mort. Ne vit-on pas dans le commencement de ce siècle, dans un jour serein, la partie occidentale du Diableret en Valais, subitement tomber, renverser cinquante-cinq cabanes, écraser quinze personnes, et de nombreux troupeaux? Chez les Grisons, la ville si justement appelée de Pleurs, n'a-t-elle point à regretter son existence et celle de ses deux mille habitants écrasés sous la chute d'une montagne?
C'est sur-tout dans la Maurienne, où les monts sont plus élevés, et les vallons plus étroits, qu'on est le moins à l'abri de ces formidables lavanges; on y voit à chaque instant ces masses énormes de neige suspendues, comme une mer au-dessus des nues, se détacher précipitamment, entraîner avec fracas des quartiers de roche, descendre en mugissant de cascadeen cascade, et s'engloutir dans la rivière, qui les reçoit avec cette différence qu'inspire l'habitude de pareils présents. Le voyageur seul s'arrête, et reste épouvanté; il béuit la main invisible qui dirige ces torrents dans leur chute, et plus que jamais convaincu de l'existence d'un Être suprême, il continue paisiblement sa route. Telle était ma position.
On ne peut plus faire un pas sans être frappé de la difformité, qui règne d'ailleurs dans une grande partie de la Savoie; es goitres y sont également énormes et communs; je pense, avec tous les voyageurs naturalistes, qui ont parcouru ces vallons, que cette incommodité provient de la mauvaise qualité des eaux qu'on y boit; ce sont des eaux de neige fondue, dont la dureté n'étant pas encore atténuée par l'air qui les eût divisées, épaississent et arrêtent la lymphe, qui distend les vaisseaux dans l'endroit où ils opposent le moins de résistance; ces tumeurs sont connues dans la médecine, sous le nom de Bronchocèles; c'est un amas de chairs fongueuses, de matières semblables à de la bouillie, qui n'excitent aucune douleur, et dont il serait dangereux, sans doute, de vouloir se débarrasser, à cause de la proximité des nerfs et des vaisseaux. Les deux sexes sont également attaqués de cette infirmité, et ne semblent point s'en apercevoir; les enfants au berceau jouent avec ces loupes, comme avec une troisième mamelle.
D'anciens voyageurs, et ceux qui depuis les ont copiés, ont dit qu'on prétendait qu'il existait dans ces contrées une espèce d'hommes à part, distinguée par une imbécillité plus ou moins grande, en raison du plus ou moins de grosseur de goitres; ils les ont dépouillés de leur nom propre, pour leur donner celui de Crétins. J'ai cherché dans la Maurienne cette classe d'infortunés bâtards de la nature; j'y ai trouvé des hommes petits, tortus, et généralement difformes, très-peu instruits à la vérité, mais remplis pourtant de ce bon sens, qui me paraît bien préférable à la science de nos philosophes; ils ont un grand avantage sur ces derniers; ils n'ont jamais fait de malheureux. Je dirai plus, c'est-là qu'on retrouve les mœurs patriarchales, et par conséquent l'innocence des premiers siècles du monde: nés sur une terre ingrate, ils l'ont forcée, par leur industrie et leur activité, à leur fournir les aliments nécessaire à leur subsistance; peu de besoins, encore moins de désirs, nulle ambition, la sobriété, le désintéressement, et en général toutes les vertus des Spartiates, sans leurs vices, bien supérieurs à ces derniers par leurs inclinations pacifiques et leur amour pour l'agriculture; telle est l'idée que m'ont donnée de leurs mœurs et de leur caractère, les heureux habitants de ces vallées, qu'on appelle fort improprement malheureux.
Tranquilles dans leurs foyers rustiques, les solitaires de la Maurienne cultivent les plus hautes montagnes jusqu'à leur cime, y font naître des champs, des prés, de la verdure; tantôt ils y pratiquent des remparts propres à défendre la terre des incursions des eaux, toujours prêtes à l'entraîner dans le vallon; tantôt pour garantir le sommet d'une montagne de cette aridite qu'y produirait l'action du soleil, ils vont mettre à contribution l'eau qui coule du mont voisin, en pratiquant des réservoirs, auxquels aboutissent des tuyaux de sapin, qui communiquent ce don bienfaisant d'une montagne à l'autre. Heureux qui connaît le charme de ces occupations innocentes! quelquefois ils font la guerre aux ours, mais ils respectent toujours leurs grottes; c'est la propriété de ces animaux; jamais entre eux ils ne se déchirent, et sans se donner le nom de frères, ils montrent l'exemple de la fraternité la plus désintéressée: ils passeront bientôt sous un nouveau gouvernement; puissent-ils, au milieu des orages prêts à fondre sur leurs têtes, conserver toujours cette pureté de mœurs, qui les rend peut-être l'un des premiers peuples de la terre! Quelques-uns d'entre eux cèdent à leur cupidité; ils émigrent et viennent en France chercher la fortune; mais la plupart restent dans leur pays natal; ils aiment mieux passer leur vie avec des ours qu'avec des hommes.
Les montagnes qui dominent leurs habitations, quelque escarpées qu'elles soient, n'ont pu, la plupart, conserver leur virginité; ici, chargées de légumes, de plantes salutaires, de moissons dorées, et même de fleurs, elles s'enorgueillissent de l'emprunt d'une fécondité que la nature leur avait refusée. Là dans un état de siège et de guerre perpétuelle contre les masses de neige qui les minent, elles s'honorent d'une décrépitude respectable, et semblent dire à l'homme qu'il doit toujours, quelques soient ses revers, rester à son poste, et braver tous les coups de la fortune.
Ces tableaux fatiguent l'œil du voyageur ordinaire, qui dans ces gorges ne voit partout que lavanges, que précipices; ils étaient pour moi la source d'une foule d'observations sublimes et délicieuses; il est un charme secret qu'on éprouve, lorsqu'au milieu des grands tableaux de la Nature, on voyage seul avec son imagination.
Mais déjà le vallon de l'Arc est devenu trop étroit; la montagne de Saint-André présente sa croupe escarpée et tortueuse; il faut la gravir à travers les pierres écailleuses, dont elle est couverte; pendant l'espace de cinq heures, je ne cessai de monter et de descendre, et j'arrivai, sans le désirer, et presque sans m'en apercevoir, à Lanebourg, au pied du Mont-Cénis; c'est-là que je passai la nuit, sans m'inquiéter ni des bidets, ni des porteurs, dont presque tous les voyageurs ont besoin pour un passage, qui, dans la belle saison même, ne laisse pas que de présenter de grands dangers.
CHAPITRE V.
Caravanne d'Emigrés; mon arrivée à Suze et à Turin; tableau de cette Capitale.
Lorsque j'eus regagné mon chemin, un nouveau spectacle, aussi touchant peut-être, frappe mes regards; devant moi défile une caravane de Porteurs, qui chariaient des étrangers, parmi lesquels je reconnus plus d'un grand personnage; c'étaient des Français; ils avaient fui leur pays, à la lueur des flammes qui consumaient leurs châteaux, et allaient en Italie chercher un asile; on eût dit un convoi funèbre; la tristesse était peinte sur leurs visages, ils gardaient un profond silence, et tournant de temps en temps leurs regards vers une patrie adorée, ils semblaient moins occupés de l'avenir sinistre qui les menaçait, que du sort des amis et des parents qu'ils laissaient après eux. On ne quitte pas impunément son pays, ses possessions, ses amis, tout ce qu'on a de plus cher; cependant quelques-uns d'entre eux avaient conservé cet air mâle et fier, que les Chevaliers français portaient jusques dans leur tombe; c'étaient de nouveaux Coriolans, qui respiraient la vengeance, et allaient demander des armes au roi de Sardaigne.
En contemplant ces restes fugitifs de l'antique noblesse française, sans m'informer des motifs d'une émigration généralement causée par le ressentiment ou la crainte, je ne pus me défendre d'un sentiment de regret et de pitié; je redoublai néanmoins de vitesse, et laissai ces malheureux à la Novalèse, jaloux de n'être point compris dans une liste de proscription, qui devait devenir un jour si fatale. On peut cesser d'aimer la vie, on ne cesse point d'aimer son pays; les chemins, depuis la Novalèse jusqu'à Turin, étaient couverts de familles entières de ces infortunés.
Ces espèces d'ombres vivantes et vagabondes remplissent mon âme d'amertume, et leur image me poursuit jusqu'à Suze, où l'un des chef-d'œuvres de l'antiquité cause enfin dans mes idées une diversion déjà bien nécessaire; c'est un arc de triomphe élevé à l'honneur d'Auguste; il est formé de gros blocs de marbre, avec quelques colonnes corinthiennes dégradées; il n'y a pas long-temps qu'on en distinguait encore les bas-reliefs, représentant un sacrifice, et les traces d'une inscription, que Gruter et Maffei, et plusieurs autres Auteurs ont différemment rapportée, et sur laquelle le temps qui l'a totalement effacée, ne permet plus d'asseoir un jugement.
Suze est comptée, dans l'Histoire, parmi les villes les plus antiques et les plus illustres; mais comme la plupart des Cités anciennes, elle a payé cher sa célébrité, et sa belle situation; elle n'est plus que l'ombre de ce qu'elle fut autrefois; elle ne pouvait être la clef du plus beau pays du monde, sans être la porte de la guerre; aussi dans tous les siècles a-t-elle excité l'envie des conquérants; pour la soumettre, quantité de peuples se sont disputés tour-à-tour le barbare honneur d'y porter le fer et la flamme; les Gaulois, les Carthaginois, les Goths, les Vandales, les Sarrasins, les Français même, et sur-tout les Allemands, qui, sous la conduite de Barberousse, y passèrent et la mirent en cendres; c'est alors qu'on vit périr les archives et tous les anciens monuments de cette ville.
Au sortir de Suze, on entre dans un vallon fertile que le Doire arrose; on y voit le même champ produire, par an, deux récoltes, celle du blé ou de différentes graines, et celle de la vigne, dont les ceps sont plantés au pied des ormeaux, et dont les branches s'élèvent et serpentent voluptueusement autour de ces arbres. C'est la patrie des vers à soie; ils y trouvent, au moyen d'une quantité de mûriers blancs, une abondante nourriture, qu'ils payent au centuple par la bonté de leurs dépouilles; on sait combien les soies de ce pays sont estimées.
A six milles de Turin, s'élève en amphithéâtre le gros village de Rivoli; de tous côtés, il domine sur de vastes campagnes, embellies de collines, chargées de grains et de toutes espèces de fruits. Là commence la riche et immense plaine de Lombardie; à l'extrémité de ce bourg, on remarque le château fameux par l'abdication, l'emprisonnement et la mort de Victor Amedée, en 1732; ce Prince, le premier de la maison de Savoie, qui eut le titre de Roi, après avoir cédé le trône à son fils, conçut le fatal dessein d'y remonter, pressé par les sollicitations d'une épouse ambitieuse et avide de régner. La conspiration était sur le point d'éclater, quand le fils averti quelques heures auparavant, fit arrêter son père à Mont-Cailler, et le fit renfermer dans le lieu même où, en présence de ses Ministres, de ses principaux Magistrats, et des Généraux de ses armées; il avait volontairement et solennellement abdiqué la couronne; c'est dans cette prison que le premier roi de Sardaigne mourut, deux ans après cet acte, qui lui coûta la liberté, et à son fils, le regret de déployer une triste sévérité que l'intérêt de l'Etat rendait indispensable.
Rien de plus agréable que le chemin de Rivoli à Turin; c'est une large et magnifique avenue plantée de grands ormes, bordée de campagnes riantes, et arrosée par une quantité de canaux tirés de la Doire; un perpétuel ombrage y entretient, même au fort de la chaleur, une fraîcheur opaque et délicieuse. Tout annonce l'entrée dans le plus beau jardin de la terre; on dirait l'allée d'un parc, terminée au loin par des temples et des palais, dont la voûte se perd dans les nues. Tel est l'aspect que présente Turin au bout de cette grande avenue.
J'avais vu quelques années auparavant cette ville à une époque remarquable par la visite du roi de Naples, et les brillantes fêtes prodiquées à son honneur. Au lieu des illuminations magnifiques, dont l'éclat semblait reproduire des millions de soleils dans Turin, et sur les riants coteaux qui l'avoisinent, je ne trouvai qu'un désert, où régnaient la nuit, le silence et l'inquiétude; ce n'était plus cette ville hospitalière, affable et carressante, dont le séjour avait été jadis pour moi le palais d'Armide; un deuil général en avait fait la Cité la plus triste, la plus lugubre; on y savait tout ce qui venait de se passer, tant à Versailles qu'à Paris, on y racontait également des événements connus et inconnus; la renommée, la crainte et le ressentiment avaient tout exagéré; l'esprit de la cour était celui des habitants; c'est l'avantage dont jouit un bon Roi, accoutumé à résider au milieu de ses sujets. Chaque jour ajoutait aux alarmes de la veille, par l'affluence des émigrants français, dont les récits augmentaient la tristesse publique; on eût dit que Turin venait d'éprouver la même révolution que Paris.

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Collection de romans français du dix-huitième siècle (1751-1800) / Collection of Eighteenth-Century French Novels (1751-1800)

This collection of Eighteenth-Century French Novels contains 200 digital French texts of novels created or first published between 1751 and 1800. The collection is created in the context of Mining and Modeling Text (2019-2023), a project which is located at the Trier Center for Digital Humanities (TCDH) at Trier University.

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