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Aussitôt mon arrivée, on servit dans un plat à la turque argenté, les meilleurs mets qu'on avait pu trouver dans l'Échelle neuve, et nous nous asseyons sur des nattes d'osier, à la manière des Turcs; nous soupons; le vin le plus exquis de Samos et de Scopoli, fut servi en abondance: j'obtins même du gendre que sa femme souperoit à table, ce qui est contre l'usage des Orientaux.
Je feignis de ne jamais la regarder pendant le souper; le moindre coup-d'œil aurait suggéré au mari quelques soupçons de convoitise: si par hasard nos yeux se rencontraient, cette aimable femme baissait les siens et son visage se couvrait d'une modeste rougeur. Enfin, le souper finit: la jeune femme nous apporta le bassin pour nous laver les mains, et une serviette fine pour les essuyer. Après le café, on se rapproche, on fume, on raconte différentes aventures. Cependant la nuit s'avance, minuit approche, et déjà je commençais à m'impatienter.
J'annonce à nos deux jeunes gens qu'il était temps d'en venir à ma lecture.
La jeune femme, Ursule, allume deux flambeaux, et tous me conduisent dans l'appartement de la belle-mère que je trouve souffrante, les yeux ouverts.
Je lui dis, Chera (madame), ayez patience, ayez confiance aux évangiles des Français: les vôtres sont écrits en grec littéral, et les nôtres en langue latine. A quelque chose près ce sont les mêmes. Au reste, je tiens pour certain que vous devez tout attendre des oraisons que je réciterai, et de la potion que je vous administrerai. Ce n'est pas tout, il faut encore que vous ayez une foi vive, et j'espère que votre maladie se passera, ou que si elle ne se passait pas entièrement, vous serez au moins très-soulagée.
Cette femme me buvait des yeux; elle croyait très-fermement tout ce que je lui débitois. Je commençai donc à lire; au lieu d'évangile, comme je l'avais annoncé, je pris la traduction d'un roman anglais très-licencieux. Je n'avais pas à craindre qu'ils s'en aperçussent: ils ne savaient pas le français. Une heure se passe à m'écouter tous trois avec un grand respect: bientôt après, le gendre commença à fermer les yeux. Je saisis ce moment pour lui dire: „Vous dor“mez, Hiany!“ (c'est ainsi qu'il se nommait); il me répondit qu'il ne dormait pas. Alors, je l'avertis qu'il était temps que sa belle-mère prit le petit remède. Je sortis incontinent la fiole de ma poche, celle où étaient les gouttes anodines, et je lui demandai un peu de bouillon, dans lequel je versai vingt-cinq gouttes anodines que je fis avaler à la malade.
Me tournant ensuite vers Hiany: „Je vous préviens, lui dis-je, que je ne séjournerai pas longtemps dans ce pays, et comme la migraine de votre belle-mère aurait pu influer sur votre tempérament, et que son mal pour“rait vous survenir à vous-même par la suite, mon remède étant un préservatif assuré, je vous conseille d'en prendre d'avance vous et votre femme, à l'effet d'en être préservé.“ Hiany me répondit: „Je vous serai obligé, si vous voulez nous en donner, pourvu cependant que cela ne diminue pas la quantité qu'il vous en faudra pour tout le traitement de ma mère.“ Je lui dis d'aller chercher un petit bouillon, dans lequel j'en versai trente gouttes, que je lui fis prendre. Aussitôt qu'il eut avalé, je serrai bien vite ma bouteille à gouttes anodines, et sans qu'il s'aperçût de la tricherie, je tirai l'autre petite fiole, dans laquelle il y avait une liqueur brûlante, qui loin de provoquer le sommeil, ne servait qu'à l'écarter, en mettant tous les sens en feu; j'en versai vingt gouttes dans un bouillon que je fis prendre à Ursule, sa femme; pour moi, je n'avais besoin de rien prendre.
Demi-heure après, tandis que je continuais ma lecture, la belle-mère et son gendre tombent dans un sommeil si profond, qu'on l'eut pris pour une léthargie; mais Ursule était bien loin de dormir.
CHAPITRE XV.
Reconnoissance des Femmes grecques envers leurs Médecins.
Lorsque je fus assuré que je pouvais faire ma cour à Ursule, sans être entendu, je m'approchai d'elle, et lui dis: „Vous voyez, charmante Ursule, que mon remède opère sur les personnes qui sont malades, ou doivent l'être. Par l'effet de ce médicament, je connais que Hiany aurait un jour été attaqué de cette maladie. Il m'aura obligation d'avoir usé de mon préservatif. Quant à vous, belle amie, vous n'avez rien à craindre; votre sang n'a point de disposition à cette maladie; la preuve en est claire, puisque le remède ne produit point d'effet sur votre personne, non plus que sur la mienne. Vous les verrez donc tous passer le restant de la nuit dans les bras de Morphée, notamment Chera, votre mère, qui a été privée de repos pendant trois jours: aussi se trouvera-t-elle bien soulagée demain.“
„Permettez-moi maintenant de vous déclarer tout ce que vos grâces et votre beauté m'ont inspiré. Oui, charmante créature, le feu dont vous m'avez embrasé hier, lorsque j'eus le plaisir de vous voir à demidécouverte, me consume et me dévore, et mon amour pour vous n'a fait que s'accroître par le bonheur de vous contempler à mon aise. Non, jamais je ne vis tant de charmes; profitons des instants heureux que le hasard nous offre; vous me causeriez la mort, si vous me refusiez votre tendresse.“
Ursule se trouva confuse de ma déclaration; mais voyant que je la tenais serrée à brasse corps sur mon estomac, elle me dit seulement: „Généreux français, à quel danger voulez-vous vous exposer! En supposant que j'eusse la volonté de satisfaire vos désirs, mon mari Hiany peut s'éveiller, et nous serions perdus: d'ailleurs, à quoi servirait le trouble que vous apporteriez dans mon cœur, en commençant un amour qui n'aurait aucune suite, et qui ne serait que momentanée? Vous êtes sur le point de votre départ, vous me laisseriez des regrets: d'un autre côté, vous n'aurez plus l'occasion de revenir ici, ma mère une fois rétablie.“
Je combattis ses observations par des sophismes, et je lui promis que si elle répondait à mes vœux, j'étais tout prêt à demeurer et à fixer mon séjour à l'Échelle neuve; que par ce moyen j'aurais souvent occasion de la voir: que j'entreprendrais un commerce dans les îles de l'Archipel avec son mari; que je lui avancerais assez de fonds pour le faire à compte et demi; que je lui acheterois un bateau pour aller en voyage, et que pendant son absence, je trouverais l'occasion de la voir chaque jour; qu'enfin, je ferais prendre de mon remède à sa mère.
Ma réponse fut faite avec tant de force, et je l'accompagnai de tant de serments, de tant d'embrassements, que, malgré la plus vive résistance, je vins à bout de mon entreprise. Nos dormeurs ne s'étaient pas encore éveillés. „Cher et cruel français, me dit Ursule, je vais être pour toi un objet de mépris.“
„Compte sur ma discrétion, lui répondis-je, elle seule égalera mon amour.
Toi-même, sois circonspecte. Ton mari ne tardera pas à s'éveiller; tu lui diras que tu as également un peu dormi. Quant à moi, j'aurai la prudence de ne te regarder que le moins que je pourrai: ce sera pour moi une grande violence; mais j'éviterai par-là toute espèce de rougeur, et par mes procédés je gagnerai sa confiance; notre commerce aura tout le succès que nous désirons.“ Elle parut très-contente; elle m'embrassa, et me dit: „Cher ami, je vais te préparer une excellente tasse de café.“ Je la prie de me procurer du lait, que j'y voulais mêler; sur le champ elle alla traire une chèvre et m'apporta une grande jatte de café avec du sucre; nous en prîmes l'un et l'autre. Il était onze heures, et nos dormeurs n'étaient pas encore éveillés: je pris le parti de secouer Hiany, pour le tirer du sommeil; il ouvrit les yeux, et nous dit qu'il ignorait d'où il venait; qu'il avait rêvé être dans le palais du Sultan, que le grand seigneur l'avait nommé son interprète, et qu'il lui avait donné des ordres pour suivre aux armées navales le CapitanBacha; que ce dernier avait fait trancher la tête du précédent interprète, à cause de quelques fautes qu'il avait commises.
Nous écoutâmes le récit de son rêve, et nous finîmes par l'obliger de convenir qu'il avait bien passé la nuit par l'effet de mon remède. Quelque temps après, nous réveillâmes la mère qui me remercia bien cordialement du sommeil que je lui avais procuré. Elle se sentit un peu soulagée; sa migraine ne la prenait que par crise. Ils parurent tellement satisfaits qu'ils voulurent recommencer le lendemain. Cette sollicitation me comblait de joie. Sur les deux heures, on servit un dîner aussi délicat qu'il fut possible. La jeune Ursule était occupée à la cuisine, et ne venait que fort rarement auprès de nous.
Hiany me dit: „Mon cher français, comment avez-vous passé la nuit?“ -- Jamais, je n'en n'ai passé de plus agréable; ma lecture faite, et ma cure opérée, j'ai dormi jusqu'à dix heures.
Nous nous mîmes à table, et nous bûmes d'excellent vin. Le repas fini, je priai Hiany de sortir avec moi. La jeune femme appela son mari, et lui demanda la permission de me faire présent d'une ceinture de soie superbement brodée en or, de quatre mêtres de longueur, sur un de largeur. „Ce présent ne suffira pas, dit-il, pour payer le talent et les services d'un aussi habile médecin, mais en attendant que je puisse lui donner ce qu'il me sera possible de lui offrir avant son départ, je consens que tu lui remettes la ceinture.“ Sur le champ, elle me fut apportée, pliée dans une grande et longue serviette fine brodée aux deux bouts; c'est la coutume du Levant.
Elle me fut présentée par la mère, Ursule ne voulant pas par délicatesse se charger de me la présenter elle-même.
De mon côté, pour leur marquer l'estime que je faisais de leur présent, je la mis tout de suite autour de moi; elle était analogue à mon habillement qui était celui du pays.
Nous allons avec Hiany nous promener dans le village; „nous ferons ce soir collation, me dit-il, chez un de mes amis, nommé Dimitry: cet homme sera charmé de vous recevoir; il parle très-bien l'italien, il l'a appris dans ses voyages de Vénise et d'Ancone: il m'a prié de vous conduire chez lui; nous nous y amuserons; sa conversation est agréable.“ J'acceptai la partie, et nous arrivâmes chez Dimitry, après avoir fait un tour dans la ville des Turcs. Jamais chose plus risible que celle que je vis ce jour-là.
CHAPITRE XVI.
Troubadours Turcs; manière dont ils prouvent leurs amours.
En passant dans une rue éloignée du quartier marchand, nous traversâmes celui des femmes, et nous vîmes un jeune turc mis en petit maître, mais dans le genre le plus commun. Il avait un gilet sans manches, un petit bonnet rouge sur sa tête rasée, une grande moustache, un cimeterre à sa ceinture, les pieds et les jambes nus, des babouches rouges, une chemise de soie large, à grandes et larges manches retroussées, qui laissait voir son bras tout nu, mais blanc comme la neige; la culotte ample à la mode, puis le côté de sa culotte retroussée jusqu'au genou, qui laissait voir une jambe blanche et nerveuse.
Ce turc chantait à voix haute des chansons amoureuses, et accompagnait sa voix avec un instrument fait en forme de guitare. C'étaient moins des chansons que des hurlements; il était sous la fenêtre d'une fille qu'il n'avait jamais vue. On lui avait dit qu'elle était belle, cela suffisait pour qu'il en fût éperdument amoureux. Il s'était persuadé qu'en allant se faire entendre sous ses fenêtres, ses airs touchants détermineraient la fille à venir examiner l'amant de hasard qui lui en offrait le tribut.
Dans un couplet, il exprimait avec transport la passion dont il était consumé; il avertissait sa maîtresse qu'il allait tirer son cimeterre, et se faire une ou deux blessures sur le haut dubras, à la manière des Orientaux; en effet, il se donne un coup de son cimeterre dans le haut du bras, qu'il avait à nu, avec la précaution toutefois de se frapper obliquement, de manière qu'il ne put se couper que le muscle extenseur du bras. Ce membre blessé, et tout couvert de sang, ne lui fit pas discontinuer ses chants amoureux; au contraire, il disait dans un autre couplet à la fille qu'il n'avait jamais vue: „Seras-tu cruelle à mon égard?
Me refuseras-tu ton amitié? Regarde ce que j'ai fait pour toi: considère ce que je fais encore à l'instant... Oui, je te fais le sacrifice de mon sang, pourvu que tu m'aimes;“ et aussitôt il se fait une nouvelle entaille, un peu au-dessous de la première. Enfin, il chante son dernier couplet; c'étaient ses tendres adieux, et il se retira tout ensanglanté.
Hiany me dit: il ne faut pas que cela vous étonne; les leventys ou marins, dans ce pays-ci, ne font pas l'amour d'une autre manière; ce sont-là leurs grandes prouesses; c'est, suivant eux, une grande gloire, lorsqu'ils ont aux bras huit ou dix cicatrices qu'ils se sont faites dessous les fenêtres de leurs maîtresses; aussi dans les cafés, dans les promenades et autres lieux publics, ont-ils grand soin de tenir toujours les manches de leurs chemises retroussées pour faire voir les cicatrices, et ceux qui en ont le plus, tirent vanité de leur dévouement.
CHAPITRE XVII.
Passage à Scio; habillement des femmes de cette ile; leur coquetterie; danger qu'elle leur fait courir.
Je passai deux jours encore chez Hiany; je l'assurai que je reviendrais dans très-peu de temps, que nous nous associerions dans le commerce, sur-tout pour la partie des blés; Ursule écoutait notre conversation, et cela parut lui faire plaisir.
Hiany me voyant sur le point de partir, me demanda combien j'exigeais pour avoir soulagé sa mère; je ne voulus rien recevoir, et pour éviter les sollicitations réitérées, qu'il me faisait d'accepter certaine somme, qu'il tenait dans une bourse; je lui dis: „Mon cher Hiany, je n'ai pas besoin d'argent; lorsque je serai de retour, s'il m'en manque, je n'hésiterai pas de vous en demander. Il me prie alors de ne partir que le lendemain:“ il voulait profiter de la journée pour me présenter à son ami Comnianos, qui avait envie de me voir, et de me régaler avant mon départ. J'y consens, et après le dîner que je fis encore chez Hiany, j'eus le plaisir de voir Ursule qui était vivement affectée de mon départ. Nous ne bûmes pas mal, le vin était excellent: après nous être entretenus de nos projets de commerce, nous allâmes chez son ami qui nous reçut avec beaucoup de satisfaction. Sa femme nous fit de délicieux begnets à la lévantine, et enfin après souper, je me retirai chez Hiany, où je passai la nuit dans une cruelle agitation, ne pouvant saisir un moment pour voir Ursule tête à tête.
Le lendemain de bon matin, je me rendis sur le port; j'y trouve un vaisseau prêt à partir pour Smyrne; j'y transporte mes malles et mes paquets. Je fis mes adieux à Hiany, à sa femme et à sa mère: ces deux dernières voulurent absolument m'accompagner jusqu'au vaisseau qui allait nous séparer, et mettre entre elles et moi cent lieues de distance.
Hiany était chargé de provisions pour mon voyage: il n'oublia pas une petite barrique remplie de vin qu'il fit porter par un commissionnaire, du pain, de la viande rôtie, des œufs, quelques poules, du fromage; tout était au vaisseau avant notre arrivée. J'avoue qu'au moment où j'y mis le pied et que j'embrassai Hiany, mon cœur fut ému au point que j'étais prêt à verser des larmes.
Ursule ne put s'empêcher de marquer des regrets, lorsque je prononçai ces mots en grec “portez-vous bien Ursule“. elle se retourna sans rien dire et disparut; Les vents étaient favorables, nous fîmes route jusqu'à l'île de Scio: cette charmante île, en l'abordant, et lorsque le vent vient de terre, vous porte à l'odorat les parfums les plus suaves. Notre batelier avait des marchandises à débarquer dans cette île. Voyant que notre marin devait y séjourner quelque temps, je pris le parti de descendre: je fus loger et porter tous mes effets chez un grec qui se fit un plaisir de me recevoir.
Après mon installation, j'allai présenter mes respects au Consul français, qui résidait à Scio. Il me reçut avec un air de suffisance, et me questionna sur l'objet de mes voyages, et ce que je venais faire dans l'île. Après beaucoup d'interrogations, auxquelles je satisfis, et après avoir montré mes passeports, je lui dis que j'attendais le départ du batelier qui m'avait conduit; qu'aussi-tôt que ses affaires seraient terminées, j'irais à Smyrne, et après un quart-d'heure de visite, voyant qu'il ne me disait plus rien, je le saluai et me retirai.
La maison du Consul est sur une grande Place, où il se trouve des cafés grecs et des cabarets. De-là, je voyais passer beaucoup de femmes toutes belles; je n'en vis pas une seule qui fut laide. Elles s'habillent d'une manière plus grotesque que celles des autres îles; elles ont sur la tête un long drap, ou une espèce d'étoffe, imitant la panne de France, couleur de safran, un gilet fort court, des jupes qui ne descendent que jusqu'au molet, et laissent voir une grosse jambe; pour la faire paraître encore plus grosse, elles mettent jusqu'à six paires de bas de coton ou de laine; elles trouvent une grande beauté dans la grosseur de la jambe. Celles qui ont le malheur de naître avec des jambes fines et déliées, sont obligées d'y remédier en les difformant, sans quoi les hommes qu'elles aiment assez, ne les regarderaient pas. Le penchant déterminé qu'elles ont pour la coquetterie se découvre facilement, sur-tout lorsqu'elles paraissent devant les étrangers. Si elles ne craignaient pas les Turcs qui les contrarient sans cesse, elles provoqueroient les hommes comme les femmes publiques le font à Paris. Mais ces maudits Turcs les surveillent, et lorsqu'ils en trouvent quelques-unes en défaut, ils les traduisent chez le Cadi, qui les fait punir par des geremets, c'est-à-dire, par des contributions pécuniaires, ou quelques coups de bâton sur les fesses; c'est de cette manière qu'ils corrigent les femmes, au lieu que les hommes reçoivent la bastonnade sur la plante des pieds.
CHAPITRE XVIII.
L'heureuse ressemblance; attendrissement progressif de Maria; préliminaires d'un remplacement charitable.
J'étais assis dans un café sur la place, je fumois ma pipe, et je regardais passer les femmes qui allaient à l'église de grand matin; il y en eut une très-jolie, qui, en passant, me fixa et me sourit. Je pris son regard et son sourire pour une attaque: je la suivis des yeux, et la remarquai avec la plus grande attention, afin de la reconnaître à son retour de l'église. Ma précaution fut bonne; une heure après, comme elle revenait, elle affectait de passer plus près de moi. Lorsqu'elle fut à une petite distance, je me mis en devoir de la suivre. Elle me conduisit dans le quartier des Grecs, qui est tout-à-fait sur une hauteur fort éloignée du Port. J'entrai par la même porte, et après l'avoir saluée, je lui dis: „Madame, savez-vous ce qui m'amène ici, et ce qui m'a déterminé à vous saluer? Vous ressemblez à s'y méprendre à une superbe femme que j'ai aimée, et que je ne chercherais pas à oublier, si elle vivait encore. Vous êtes tellement son image que je m'y suis trompé: J'ai cru la voir sous des habits différents de ceux qu'elle portait. Si j'étais assez heureux, belle dame, pour pouvoir, en votre aimable personne, remplir le vide qu'elle a laissée dans mon cœur, je me croirais le plus fortuné des hommes.“
Elle me fit la réponse suivante: „Je suis très-flattée, monsieur, de l'honnêteté que vous me faîtes de me choisir pour remplacer votre défunte maîtresse, mais la chose n'est pas possible. Notre pays est sous la domination des Turcs, avides de notre argent, et lorsqu'ils se doutent seulement que nous recevons chez nous quelques étrangers, ils nous tyrannisent pour nous enlever tout ce que nous avons. Voilà d'abord un inconvénient qui seul mettrait obstacle à vos fréquentes visites; en second lieu, je me suis mariée depuis deux ans avec un capitaine qui fait des voyages sur les vaisseaux du Grand-Seigneur; quelquefois il reste six mois sans revenir ici; quelquefois il ne reste qu'un mois, c'est suivant les voyages plus ou moins longs du Capitan-Bacha. Si par hasard mon mari revenait, et qu'il vous trouvât, il divorceroit sur le champ, et peut-être que sa jalousie le porterait à me dénoncer au Cadi, qui me ferait punir corporellement; vous seriez, sans doute, fâché qu'un pareil accident m'arrivât.
„Je suis persuadé, lui répondis-je, que vous ne m'en imposez pas; mais quel remède pourrai-je apporter à l'amour que m'ont inspiré, non-seulement votre esprit, votre beauté, mais encore la ressemblance parfaite que je trouve en vous avec ma défunte? Je ne vois qu'un remède qui puisse me rendre la tranquillité. Si par bonté, par humanité, votre cœur se laissait attendrir, si pour marque de votre bienveillance, vous m'abandonniez cette main si belle;“ en achevant ces mots, je saisis sa main droite, j'y attachai mes lèvres brûlantes, et l'arrosai de larmes.
„Français, ton air si naïf, si persuasif, ressemble tellement au portrait qu'on nous fait des hommes de ta nation, que je n'ai pu te refuser ce que tu me demandes. Je te permets de venir me voir, sur-tout dans les moments que les Turcs vont à leurs Mosquées. Evitons, autant qu'il se pourra, même d'être soupçonnés. Je te donnerai avis du temps àpeu“près, que mon mari doit revenir, et si ton retour n'est pas précipité, puisque tu trouves en moi la physionomie de ta défunte, tu pourras, pendant l'absence de mon mari, venir chercher auprès de moi la tranquil“lité si nécessaire à ton existence.“
„Je te préviens cependant que si, par malheur mon mari arrivait, il te faudrait descendre par cet escalier, dans une cave, et y rester jusqu'à ce que je vinsse te retirer de cette prison. Jamais il n'y descend.“
„Que vous êtes ingénieuse et remplie de bonté! J'accepte avec reconnaissance toutes les offres obligeantes que vous me faites: soyez persuadée que je n'en abuserai pas, et que je ne les oublierai de ma vie, en me rappelant chaque jour que la femme que j'ai perdue n'est pas morte.
Laissez-moi donc m'enivrer du plaisir de baiser vos mains: mes lèvres n'ont pas encore senti le charme d'approcher les vôtres; j'en attends la permission.“ Elle sourit, et soudain “approcha sa joue de la mienne.
“Vous autres Français, dit-elle en soupirant, vous êtes faits pour subjuguer tous les cœurs; il est impossible de vous résister; mais il faut commencer par déjeuner, j'ignore ce que vous aimez: vous allez être forcé, pour le moment, de faire comme moi; vous me direz par la suite ce qui vous fait plaisir, on tâchera de vous le procurer. Nous avons d'excellent vin, du poisson, de la bonne viande, et lorsque je connaîtrai votre goût, il ne sera pas difficile de le satisfaire.“
Sur le champ, elle apporte six œufs frais cuits à la coque, une bouteille de vin et du pain frais; après notre déjeuner, elle me dit „si vous voulez demeurer seul ici, je vais sortir pour aller chercher les provisions. Je voudrais savoir ce que vous préférez.“
„Ce ne sont pas les mets, lui dis-je, qui peuvent me satisfaire; vous devinez, sans doute, ce qui peut faire mon bonheur.“ „Sans adieu, dit-elle, ne vous ennuyez pas, je serai bientôt de retour, je suis peut-être aussi empressée de revenir que vous de me revoir.“
Son absence ne fut pas longue, elle revient, apporte du poisson, une poitrine de mouton, de la salade et des fruits. Nous nous mîmes à faire la cuisine, je fis une matelotte excellente, je ne voulus pas que l'on mit le mouton à la broche; il fut réservé pour le soir avec la salade; nous mangeâmes du fromage à la crème pour notre dessert; nous ne bûmes pas mal de vin et de l'eaudevie de Scio: cette eau-de-vie est mastiquée et passe pour la meilleure du monde entier.
Après le dîner, le café pris, c'est l'usage du pays de se reposer sur des sofas. Nous chosîmes celui qui était dans une chambre dont les fenêtres donnaient sur un jardin orné d'arbres chargés pendant toute l'année d'oranges et de citrons. L'odeur des fleurs de toutes espèces répandait un parfum délicieux, qui nous était renvoyé par le souffle des zéphyrs.
CHAPITRE XIX.
Sommeil interrompu; résultat d'un tête à tête sur un sofa; arrivée de l'Epoux de Maria; l'amant dans une cave.
Couché tout habillé sur le sofa, la tête appuyée sur un coussin, je cherchais à m'endormir, mais Maria était aussi couchée de l'autre côté, elle ne dormait pas plus que moi; l'amour nous tourmentait l'un et l'autre.
Maria, cependant, feignait de dormir; je m'approche d'elle, je hasarde quelques caresses; elle se réveille, ouvre des yeux languisSans, m'abandonne sa main, me laisse prendre un baiser sur ses lèvres; les deux âmes se communiquent; le reste de la soirée et la nuit sont consacrés au plaisir.
Le lendemain avant le jour, je m'esquivai le plus secrètement possible, pour n'être pas aperçu des voisins et des patrouilles turques.
Arrivé sur le port, j'allai trouver le Patron du bateau qui m'assura que sous huit jours nous partirions pour Smyrne; je passai la matinée dans les cafés de la chemis détournés, et j'arrivai sans acciPlace, à fumer plusieurs pipes: l'heure s'avançait, il me tardait également de déjeuner et de voir Maria. Je suivis des dent à la demeure de ma nouvelle conquête, en entrant je l'embrassai, et lui fis présent de quatre mètres de gros de tour, couleur gorge de pigeon, pour lui faire un bénis, c'est-à-dire, un sur-tout que les femmes font garnir d'une peau de poil de biche, ou petit gris.
Ce présent inattendu lui fit un si sensible plaisir, qu'elle m'en témoigna toute sa joie et sa reconnaissance. Nous nous mîmes à table, et avant le potage au riz, elle me présenta un verre d'eaudevie mastiquée dans le verre où elle avait bu. Nous dînâmes copieusement, nous vidâmes chacun notre bouteille de vin muscat de l'ile de Samos. Après le café, elle me regarda avec des yeux qui respiraient l'amour le plus tendre. „Mon cher ami, si nous allions nous réposer sur le sofa..... je souris; tout-à-coup elle quitte la table, ne prend pas le temps de la desservir, court avec précipitation dans la chambre où était le sofa, entrouvre le volet de la fenêtre, afin que les parfums du jardin viennent jusqu'à nous, et nous voilà sur le siège de la volupté: je lui demande la permission de m'approcher d'elle; elle me regarde avec des yeux passionnés, et me dit: peut-on vous rien refuser!
Vous êtes si prévenant, si poli, qu'on vous pardonne ce qu'on ne pardonnerait point à des Orientaux. Qu'ils vous ressemblent peu dans leurs manières! ils ne connaissent point le prix de la délicatesse.“ Je m'approchai donc, et après un tête-à-tête, dont on devine aisément le résultat, je m'endormis; je restai une heure à-peu-près dans cet état. A mon réveil, ne voulant pas rester oisif, je demandai à Maria, si elle dormait.
„Non, me dit-elle, il me vient une idée; c'est de faire de la limonade: je crois qu'un grand verre pour chacun, ne peut que nous faire du bien. Il faut, mon cher Français, ménager votre fanté, je serais au désespoir d'y apporter le moindre dérangement.“
Je la remerciai de ses bons conseils, mais ils ne s'accordaient pas avec l'ardeur de mes feux. Je voulus absolument passer un quart-d'heure avec elle; ensuite je lui permis d'aller faire de la limonade: et lorsqu'elle me l'apporta, elle me trouva endormi si profondément qu'elle n'osa pas interrompre mon sommeil.
Elle me fit l'aveu que, lorsque je dormais, elle n'avait pu se défendre de prendre un baiser sur mes joues, se donnant bien de garde de me réveiller; précaution que je trouvai fort déplacée, vu que le temps employé à dormir, était un temps perdu pour moi, sur-tout près d'une charmante personne. Après plusieurs jolis propos, de part et d'autre, nous appaisâmes nos feux dans les bras de Morphée.
Le soir nous surprit; elle prépara le souper que nous mangeâmes avec délices; la saison était belle, l'air frais; la fenêtre du salon ouverte laissait entrer un zéphyr parfumé des plus agréables odeurs; enfin le sofa, la table, le jardin, la beauté de Maria inspiraient tout ce que l'amour a de plus délicieux: je goûtai ce bonheur pendant huit jours entiers, mais hélas!
il n'y a pas de plaisir sans peine.
Le huitième jour, à minuit, l'on frappe fort à la porte de la maison de Maria. Ciel! quel coup de foudre pour elle, et quel moment pour moi! Je sors précipitamment du lit, et je dis à Maria: Entendez-vous les coups rédoublés que l'on donne à votre porte? Elle met la tête à la fenêtre, et s'écrie, qui est en bas? Son mari lui répond, c'est moi, venez m'ouvrir la porte, Maria revient épouvantée, me saute au cou, m'embrasse et me montre la porte de la cave; „Descendez-y vite, me dit-elle, et ne vous ennuyez pas, mon mari jamais n'y descend;“ Malheureusement il fallait, de toute nécessité, passer par le logement du haut pour sortir et s'évader de cette maudite cave; qu'on juge de quelle manière je passai le reste de la nuit. Le lendemain matin, sous prétexte de venir chercher du bois, Maria me rendit sa visite, elle fit du café suivant sa coutume: ce jour-là, elle en fit avec profusion, et pendant que son mari racontait les aventures arrivées sur le vaisseau du Grand-Seigneur, Maria escamotte une jattée de café Mola, qu'elle m'appotte; nul discours entre elle et moi que par signes: elle n'osait, ne pouvait, sans nous perdre, hasarder un seul mot; elle me faisait seulement comprendre qu'aussi-tôt qu'elle pourrait, elle me ferait esquiver que je n'eusse aucune inquiétude pour ma nourriture, que je ne manquerais de rien. Et effet, à l'heure du dîner, elle m'apporta tout ce qui m'était nécessaire, et sur tout beaucoup de vin.
CHAPITRE XX.
L'Amant hors de la cave; fâcheux accident arrivé à son Batelier; propriété de la gomme mastique; l'amant dédommagé; séparation; évanouissement de Maria; départ du Voyageur.
Je passai trois jours et trois nuits dans cette cave, où je ne voyais le jour qu'à travers un soupirail; le mari de ma chère Maria arrivait d'un voyage long et pénible; il était extrêmement fatigué, et voulut se reposer tout ce temps sans sortir de chez lui; ma position était affreuse; j'aurais donné cent séquins pour être hors de cette galère. Il survint heureusement un ordre du Capitan-Bacha; il enjoignoit au capitaine de venir à bord. A cette nouvelle que Maria se hâta de me communiquer, je fus transporté de joie; j'allais sortir de ma prison. Le marin se rendit aux ordres des chefs; j'ignorais s'il partirait, ou s'il reviendrait: dans cette incertitude, je sortis furtivement, et par des sentiers dérobés, j'allai droit au bateau où venait d'arriver un fâcheux accident. Le batelier se trouvait arrêté et mis en prison pour avoir voulu exporter clandestinement de l'ile de la gomme mastique. Cette drogue qui se cueille dans l'île, est d'un grand produit; le Grand-Seigneur en perçait des droits énormes; elle sert pour les parfums et pour certains remèdes astringeans; on la mâche pour se donner bonne bouche, et pour blanchir les dents; enfin, elle est utile dans une infinité d'occasions.
Les Grecs qui la récoltent, sont obligés chaque année de déclarer la quantité qu'ils en ont faite. Je me transportai chez l'Aga, pour voir le batelier; il me raconta son accident, et me dit qu'on lui demandait, pour sa rançon et pour avoir sa liberté, vingt-cinq piastres qu'il ne possédait même pas, parce que tous ses fonds étaient employés en marchandises. Il me demanda donc cette somme, avec promesse de me la rendre dès que nous serions arrivés à Smyrne. Je me laissai persuader difficilement, parce que le batelier était Grec, et que les hommes de cette nation sont moins religieux observateurs de leur parole que les Turcs.
Néanmoins je lui rendis ce service.
Je quittai le batelier, et dans l'instant j'allai rendre visite au Grec chez lequel, en arrivant à Scio, j'avais déposé mes malles et mes paquets. Ma négligence à loger dans sa maison, après y avoir loué un appartement, lui causait de l'inquiétude; surpris de me voir arriver, après huit jours d'absence, il s'empresse de me demander d'où je sortais, et si j'avais fait quelque voyage hors de l'ile, ou enfin s'il m'était arrivé quelque accident. Il m'avoua que, si j'avais tardé à revenir, il était déterminé à faire sa déclaration chez l'Aga et le Cadi, pour ordonner l'ouverture de mes malles, afin qu'il en fût dressé un état: cette formalité lui était nécessaire pour mettre à l'abri sa responsabilité, sur-tout chez une nation qui ne cherche que chicane pour gagner des amendes pécuniaires.
On aurait pu lui demander peut-être plus qu'il n'y avait, quoiqu'il soupçonnât que les malles étaient remplies de cailloux, vu leur pesanteur.
Je ne répondis rien à tous ces propos; je me contentai de lui dire que je voulais coucher chez lui le même soir, et je tîns parole. Le lendemain, je portai de bonne heure à mon batelier, les vingt-cinq piastres que je lui avais promises; son amende fut payée, et je l'emmenai avec moi; il alla arranger ses affaires, et régler son compte avec le capitaine du port, pour les droits d'encrage que chaque bateau doit payer. Tout cet embarras occasionna un retard de quatre jours, dont je me serais plaint amèrement s'il ne m'avait procuré l'avantage de me dédommager de mon jeûne dans la cave. Je n'avais pas encore oublié Maria, je demandai à tous les gens du port, si la caravelle était en rade, et si elle devait partir: l'on me dit que c'était pour le lendemain. Cette nouvelle ma força de ne plus quitter le quartier du port, afin de savoir au juste le départ du vaisseau.
Le lendemain j'entends le bruit que les marins faisaient pour mettre la caravelle à la voile; je ne fus pas fâché d'être témoin d'une manœuvre qui ne m'intéressait qu'autant que l'époux de Maria me laissait le champ libre pendant les trois jours que j'avais encore à demeurer dans l'île. Je vis avec plaisir la caravelle faire route pour Constantinople, et sans perdre un moment, je me mis en chemin pour aller chez Maria; avant de me rendre chez elle, j'achetai chez un marchand juif quatre aulnes de mousseline fine des Indes, pour lui faire des jupets; ce vêtement est une espèce de gilet fort long que l'on met par-dessus un bénis. Muni de ce présent, je pris par les dehors de la ville mon chemin pour me rendre chez ma belle.
Je ne sais si elle pressentait mon arrivée, mais à peine étais-je auprès de ses fenêtres, qu'elle m'aperçut, et vint avec la rapidité de l'éclair m'ouvrir la porte. Avec quel plaisir je revis ma chère Maria et le sofa, qui nous reçut tous deux! Nous restâmes trois jours et trois nuits ensemble, sans autre compagne que l'amour. Enfin arriva le fatal moment de la séparation: je ne savais comment annoncer mon départ. Je regardai Maria; je vis des larmes couler de ses yeux; je saisis cette occasion: „Ma chère Maria, lui dis-je, sois persuadée que je ne t'oublierai jamais; je ne t'aime pas, je t'adore; le chagrin que j'ai de te quitter influera certainement sur ma santé: je ne crains pas la mort, pourvu que ton image et ton souvenir m'accompagnent dans la tombe. Je pars, il est vrai, tout-à-l'heure, mais je te laisse mon cœur; estime ton mari, fais en sorte qu'il n'ait jamais la plus légère connaissance de notre liaison. Je ne désespère pas que la fortune ne me ramène un jour dans cette île pleine de délices pour moi: j'en chercherai, je te jure, l'occasion le plutôt possible. Adieu donc, adorable Maria“! J'avais une rose à mon doigt; je lui dis, accepte „chère beauté, ce faible présent; je voudrais qu'il eût plus de valeur, il t'appartiendrait de même, je te le laisse, conserve-le soigneusement. Toutes les fois que tu jetteras les yeux dessus, il me rappellera à ton souvenir; tu recevras, par une lettre, de mes nouvelles de Smyrne: ne te laisses pas abattre par le chagrin. Voilà ce que je te recommande le plus“; à ces mots de profonds soupirs étouffent ma voix; je me lève pour l'embrasser: Maria tout éplorée n'a pas la force de me répondre, elle tourne la tête et tombe évanouie.
Me voilà bien embarassé, je prends la bouteille de vinaigre, et il me fallut trois quarts d'heure pour lui rendre l'usage de ses sens; elle ouvre enfin les yeux noyés de larmes, sans proférer une seule parole, me serre les mains, les retient un instant et me dit, bon voyage! Vous ne me trouverez plus, je mœurs de chagrin; je gardai le silence, et je sortis presque aussi malade qu'elle.
Arrivé au bateau, je remis un sequin au batelier pour qu'il me procurât de bonne eau-de-vie, du pain, du vin, et d'autres commestibles nécessaires dans notre petite traversée jusqu'à Smyrne, qui n'était que de deux jours au plus. Le batelier eut soin de prendre des provisions, pour lui et pour moi, en assez grande quantité; nous fîmes voile avant midi, nous ne couchâmes qu'une nuit en mer, et nous arrivâmes le lendemain à dix heures du soir.
Je ne séjournai dans cette ville que le temps nécessaire pour vendre mes marchandises, et pour en acheter d'autres. Mes emplettes finies, je fis la rencontre du capitaine Martin, natif de Gênes; je convins avec lui pour mon passage et le transport de mes marchandises; elles furent remises à son bord, au premier vent favorable, il appareilla et mit à la voile.
CHAPITRE XXI.
Séjour dans l'ile de Paros; ses productions; ses carrières de marbre; distraction du capitaine Martin dans cette île.
Le troisième jour de notre départ, un vent de sud-ouest nous fit relâcher dans l'île de Paros, pays remarquable par la grande quantité de coton qu'on y recueille; le cotonnier est un arbrisseau qui n'est pas plus grand que la plante d'où naît la fêve de marais; il produît une douzaine de gousses remplies de coton très-fin et très-blanc. Les femmes de Paros le filent, et fabriquent à l'aiguille des bas et des bonnets. On en trouve toujours une quantité prodigieuse: elles vendent cinq parats la paire de bas communs; elles en ont, qu'elles font payer jusqu'à trente, mais ceux-ci sont très-fins, et se vendroient en France cinq francs la paire. Quant aux bonnets, elle ne les vendent pas cher; les communs sont de quatre parats, et les fins qui pourraient se vendre en France, depuis soixante centimes jusqu'à soixante-quinze et même plus, sont de six parats. On voit que le bénéfice est considérable, puisque le parat ne vaut que cinq centimes de France.
Le lendemain de notre arrivée, le capitaine, mon camarade et moi, nous allâmes rendre visite au consul de France. Il était en même temps primat de la secte chrétienne du rite romain. Il y avait aussi un primat pour les Grecs: tous deux prélevoient les droits de carache, et quelques autres, et faisaient bon des deniers, dont ils rendaient compte au Capitan-pacha-amiral de l'Empire ottoman: ce Seigneur tient sous son autorité la plupart des îles de l'Archipel.
J'étais connu de réputation dans l'ile, depuis ma résidence à Samos, et le consul me fit beaucoup de politesses, ainsi qu'au capitaine; il nous invita tous trois à dîner, et nous reçut très-bien. Le consul, après le repas, voulut nous faire voir la carrière du plus beau marbre blanc qui soit sur la terre; cette carrière, depuis les siècles les plus réculés, fournit continuellement le même marbre, et le donne toujours de la même beauté.
Il nous fit voir ensuite une belle église, presque entièrement construite en marbre de l'île, dans laquelle les deux sectes font leurs offices. Les Grecs célèbrent la messe le matin; les Romains à neuf heures, et chantent les vêpres l'après-midi, donnent la bénédiction, et font, en un mot, les mêmes cérémonies qu'en France.
On y trouve aussi des bains, comme ceux de Constantinople et de Smyrne.
Le capucin résidant à Paros, et qui y fait les fonctions de pasteur, nous invita fort honnêtement à dîner, nous fit boire d'excellent vin, et nous traita le mieux qu'il put. Le capitaine Martin, à son tour, les invita à venir dîner le lendemain à son bord, ce qu'ils acceptèrent. Il avait eu la précaution de faire faire la pêche: les alentours de l'île sont trèspoissonneux, et nos matelots prirent une si grande quantité de poissons de toute espèce, qu'après avoir choisi les plus beaux et les meilleurs, il y en eut encore une ample provision pour le consul et le capucin. On leur fit à leur départ, l'honneur de les saluer de cinq coups de canon, le pavillon français fut arboré par devant et par derrière, avec la flamme au perroquet.
Après différentes visites et invitations réciproques, le capitaine voyant que le vent sud-ouest soufflait toujours, s'embarqua dans la chaloupe, et se fit mettre à terre. Il m'avait dit en particulier: je vais monter au village qui est à une lieue d'ici, et j'y resterai jusqu'à ce que les vents changent, et aussitôt je descendrai pour faire appareiller et partir: amusez-vous dans Paros, comme vous pourrez, en attendant le beau temps. Je ne pouvais rien dire, il était le maître; mais je me doutai bien qu'il n'allait pas au village d'en haut, sans y avoir quelque intrigue amoureuse. Je savais qu'il y était venu précédemment, et y avait fait une conquête; ce qui est assez facile dans un endroit où les femmes ne sont pas cruelles.
Notre capitaine vécut donc dans ce village pendant quinze jours; il y couchait, y mangeait, et enfin s'y amusait avec la femme d'un Grec qui était absent.
Cette conduite ne plût pas aux Primats de l'île. Dans le cours de cette longue absence, il ne parût ni dans la ville de Paros, ni à son vaisseau; le consul qui me voyait tous les jours, me dit en dînant: votre capitaine tient une conduite très-peu décente, et si les marchands de Marseille qui lui confient le vaisseau en étaient informés, ils lui en ôteroient à coup sûr le commandement.
Je tâchai de l'excuser: les vents n'étaient pas favorables. Qui pourra mieux, dis-je, s'en apercevoir, puisqu'il est sur une hauteur?
Le consul me répliqua: mais vous ne savez donc pas que les Turcs sont hargneux; s'il arrivait que le CapitanBacha vint dans ce moment faire sa tournée, pour prélever les droits que nous tenons en dépot, et qu'il apprît que le capitaine Martin attend les vents favorables ailleurs qu'à son bord, il ne manquerait pas de s'informer du lieu où il peut être: les Grecs s'empresseraient de lui rendre compte de sa conduite; et sur le champ le Bacha ferait partir quatre janissaires, pour l'obliger de venir en rendre compte lui-même. Il en informerait notre ambassadeur, ainsi que la chambre de commerce de Marseille; et très-certainement l'expédition de votre capitaine lui serait retirée, ce qui lui causerait un grand désagrément. Je vous conseille donc de lui envoyer quelqu'un ou d'y aller vous-même, afin de le ramener à son devoir: faites-lui envisager tous les dangers auxquels il s'expose.
Je représentai au consul que l'habitude l'emportait fur toutes les remontrances, même les plus sages, qu'il y avait lieu de croire que ma démarche ne changerait point son intention; que ce capitaine ne manquerait pas de me répondre qu'il était maître de ses actions, et qu'il viendrait quand il serait temps. Vous jugez bien que n'ayant rien à répliquer à cela, il ne me resterait que la confusion d'avoir fait un voyage inutile.
CHAPITRE XXII.
Autre distraction du capitaine Martin; promesse de mariage, pour échapper à la nécessité de se marier.
J'avais aussi mes raisons pour répondre ainsi au consul; j'étais moi-même amoureux d'une jeune personne assez gentille, nommée Maronda; elle était fille d'un chrétien romain, chez qui j'avais fait emplette d'une partie de bonnets de coton: je me plaisais avec elle, elle se plaisait également avec moi, et m'avait rendu heureux après trois jours de fréquentation. Elle contribuait à me faire trouver mon séjour bien agréable, et j'avais un grand intérêt à defirer que les vents contraires durassent long-temps et retînssent notre capitaine dans son village.
Antonaqui, père de Maronda, s'aperçut que mes visites étaient fréquentes et devenaient sérieufes. Un jour, il me dit, en prenant le café, il me parait que vous aimez ma fille, et que ma fille ne vous hait pas. Je consentirai à un arrangement, si vous le trouvez convenable. Ecoutez-moi: je ne suis pas le plus pauvre de cette île; j'ai des terres, quelques vignes, un jardin, deux maisons et un petit intérêt sur l'exploitation de notre carrière de marbre: si vous aimez réellement Maronda, je consens à vous donner sa main. Je partage, dès ce moment, ma fortune avec vous, et vous deviendrez mon gendre; l'autre moitié de mon bien sera pour ma seconde fille. J'ai entendu parler de vous, et il y a ici des gens qui vous ont vu à Samos; c'est pourquoi je serai enchanté de vous lier à notre famille, et de vous retenir dans notre pays. N'êtes-vous point dans l'intention de répondre à l'offre que je vous fais? En ce cas, je vous prie de cesser vos visites; vous savez qu'ici, ainsi que dans tout l'orient, les filles ont un certain decorum à garder, et si elles n'ont beaucoup de réserve et de modestie, elles courent risque d'être méprisées. Le bon père ajouta: l'île de Paros a un avantage que n'ont pas les autres îles de l'Archipel; il faut que les filles y soient vraiment filles, sans quoi elles ne peuvent s'y marier. On croirait chez nous manquer à la pudeur, si on n'exerçait toutes les formalités des orientaux. Il faut donc qu'une fille ne donne jamais ouvertement les motifs de soupçonner sa conduite, et la mienne est précisément dans ce cas avec vous; par conséquent acceptez les offres que je vous fais, ou renoncez entièrement à nous venir voir. Je suis fâché de vous faire ce compliment, mais mon honneur et celui de notre famille m'en font une loi. Voyez, réfléchissez, demain vous me ferez l'honneur de venir prendre le café avec nous, et vous nous communiquerez votre résolution.
Je restai stupéfait, et il est bien rare d'être aussi embarassé que je le fus, quand j'entendis cet honnête homme me parler ainsi. Je concevais très-bien qu'il avait ses motifs, mais j'avais les miens aussi: j'avais une engagement antérieur en France, et je n'en pouvais plus prendre, sans me compromettre. Forcé à garder le silence, je promis de lui ler les choses pour le mieux faire ma réponse le lendemain à déjeuner; nous tâcherons, lui dis-je, de concilier les choses pour le mieux.
Je continuai de faire ma cour à Maronda, pour cacher le trouble où m'avait jeté la proposition de son père. Mais quelque empressé que je parusse, mes caresses n'étaient plus aussi tendres. Dès ce moment, je ne fus plus qu'un amant ordinaire: la nuit je me consultai, et le parti auquel je m'arrêtai fut celui de feindre. Le lendemain sur les neuf heures, je me rendis chez Maronda, où je trouvai le père et la mère qui apprêtaient le café. Avant qu'on le servît, j'embrassai Maronda; comme elle examinait furtivement ma contenance, et que je m'en aperçus, je me composai un extérieur qui devait les mettre tous dans l'erreur. Je montrai plus de gaieté, j'affectai un air de contentement parfait. En prenant le déjeuner, on me fit différentes questions; quelle raison m'avait engagé à quitter Samos, quelle différence je trouvais entre les usages de la Grèce et ceux de la France, quel motif tenait notre capitaine éloigné, et sur-tout quels vents régnaient le plus long-temps sur la côte; lieux communs qu'il fallut abandonner, pour en venir à la réponse que je devais faire; je pris donc la parole, et m'adressant au père, j'accepte avec beaucoup de plaisir, lui dis-je, l'offre la plus obligeante qui m'ait jamais été faite: mon intention était de vous en prévenir; la crainte seule d'un refus m'a jusqu'à présent retenu: mais puisque je vous trouve des dispositions si favorables et si conformes à mes désirs, je n'hésite pas à vous en témoigner toute ma reconnaissance, et vous me voyez dispofé à vous faire, par écrit, une promesse authentique, signée de vous et de moi, par laquelle il sera convenu qu'à mon retour de France, vous m'accorderez la belle Maronda, ainsi que les autres articles que vous avez bien voulu m'offrir et me promettre.