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Mais ce qui redoubla la consternation, ce fut l'arrivée du comte d'Artois, parti de Paris quelques jours après la prise de la Bastille; on ne peut exprimer les différentes sensations que produisit sur tous les esprits la présence inattendue de ce Prince, le premier fugitif de la Maison royale de France.
CHAPITRE VI.
Gênes; embarquement sur une Felouque; tempête; arrivée au golfe de la Spezzia.
Cependant le soupçon planait sur tous les Français, dont la conduite et les opinions n'étaient point particulièrement connues du gouvernement; mon silence, mon caractère modéré, et le mépris que j'affectais des calamités humaines, m'avaient déjà rendu suspect dans une ville où, nécessairement il fallait épouser, sinon la cause, du moins l'animosité publique; je fus cité devant le Gouverneur qui, après différentes questions, m'accorda vingt-quatre heures de séjour; je n'attendis pas que ce terme fût expiré, et sans m'arrêter dans aucune ville du Piémont, j'arrivai, comme un éclair, à Gênes.
Cette ville me parut bien différente de celles que j'avais déjà parcourues; accoutumée aux révolutions, celle de France n'avait encore fait sur elle qu'une impression très-légère; seulement le commerce y montrait quelque inquiétude; qu'éprouvaient déjà les finances d'un elle avait pour fondement la secousse royaume, dont la fortune avait presque toujours été alliée à la sienne. Le peuple Génois fut pendant plusieurs siècles le jouet de l'ambition de quelques familles puissantes, et la victime de son inconstance; il n'a point changé de penchant en changeant de maîtres; le bouleversement général de la France, qui pour tout autre peuple, était un sujet de crainte et de consternation, n'excitait dans celui-ci qu'un sentiment de curiosité, et d'admiration peut-être; tant il est-vrai qu'on éprouve quelque plaisir au récit même des malheurs qu'on a soi-même éprouvés!
Rien de plus beau, rien de plus riche que les églises et les palais de Gênes, où l'art le plus exquis a marié avec prodigalité l'or, l'azur et le marbre; ces superbes monuments que j'avais appris par cœur dans mon premier voyage, seraient peut-être devenus pour moi le sujet d'une étude nouvelle; mais j'allais à Rome, et je brûlais d'y arriver. Je ne pus cependant sortir de cette ville sans regret; on y jouissait d'une concorde et d'une tranquillité, qui ne devaient point être de longue durée.
Le port de Gênes offre un spectacle imposant et sublime; cette ville paraît sortir du sein des flots, commeune beauté magnifiquement parée; elle forme en s'élevant un vaste et brillant amphithéâtre, d'où elle domine tout ce qui l'environne; c'est alors qu'elle est véritablement digne du titre de Superbe; mais à mesure qu'on s'éloigne, elle semble, par degrés se dépouiller de sa magnificence, descendre et se replonger dans la mer, et tout-à-coup disparaître, semblable à la vie de l'homme qui, d'un ouche au trône, et de l'autre à la tombe.
Mollement portés sur une felouque agile, ou plutôt sur l'aile des zéphyrs légèrement voltigeans sur l'onde, nous bravions ces rochers escarpés, ces montagnes âpres et désertes qui semblent menacer les voyageurs, quand soudain se forme au-dessus de nos têtes un rassemblement de nuages qui, sans se briser, se croissent, s'entassent et répandent sur la mer une nuit effroyable. L'horrible lueur des éclairs, le bruit du tonnerre, le sifflement des vents, le mugissement de l'onde, qui tantôt s'élève, et tantôt tombe, la félouque presque en même temps dans les airs et dans l'abîme, de choc impétueux des vagues furibondes, réalisent pour la première fois, à mes yeux, un tableau dont le pinceau de l'homme ne peut retracer qu'une imparfaite image. Il est impossible de voir la mort de plus près, même sur un champ de bataille, où du moins on peut combattre, et vendre cher sa vie; mais ici toutes les armes, tous les moyens d'attaque et de défense sont du côté de l'ennemi; de tous les voyageurs, j'étais peut-être celui qui tenait le moins à mon existence, et j'avais trouvé le secret d'attacher à mes derniers moments, une jouissance, une volupté secrète, qui n'est réservée que pour l'amitié seule; je tendis mes mains vers mon compagnon de voyage, il tendit vers moi les siennes, et nos deux âmes confondues sur nos lèvres brûlantes, nous nous disposâmes à mourir en nous embrassant.
Alors, et j'en prends le ciel à témoin, j'oubliai le danger, et fis quatre vers italiens qui exprimaient l'affreux plaisir de notre situation.
Ce qui me frappait le plus, c'étaient les cris et le désespoir d'un sexe peu fait pour de si fortes crises: „ Anime dis purgatorio, s'écriait une jeune femme, se non abbiate compassione dis me che son una peccatrice, abbiate almeno compassione del povero frutto, chio porto nel grembo mio: Ames du purgatoire, si vous n'avez point pitié de moi qui suis une pecheresse, ayez du moins pitié du pauvre fruit que je porte dans mes entrailles.“ C'emente, ce n'est rien, lui répétait sans cesse son mari, en essuyant ses larmes, et, sans le vouloir, pleurant lui-même. Le reste des voyageurs, presque tous natifs de ce pays, s'adressaient tour-à-tour à NôtreDame de Lorette et aux autres Saints qu'ils croyaient devoir leur être les plus propices.
Jusqu'alors on n'avait point cessé de ramer; un vieux matelot encourageait ses camarades, et tâchait de nous rendre l'espérance que lui-même avait perdue. Tout-à-coup le pilote pâlit, quitte sa place et se tait, tout l'imite, tout reste immobile; une vague de loin s'élance, roule, tombe sur la félouque et la précipite dans le port de la Spezzia, à l'abri d'un rocher énorme, dont le sommet toujours paisible, commande aux flots le respect et le silence. On respirait, on commençait à jouir des horribles détails d'un naufrage qu'on n'avait plus à craindre, lorsqu'on aperçoit un vaisseau luttant contre les vents et les vagues, chargé de voyageurs qui tendaient les mains, tantôt vers le ciel, tantôt vers nous; encore quelques minutes, ils touchaient au port: mais il fallait à la mer des victimes; une montagne d'eau les enveloppe, le navire s'élève, s'enfonce, se relève, retombe et s'engloutit.
Chez les anciens, les voyageurs échappés du naufrage, déposaient sur la rive, aux pieds du Dieu qu'on y adorait, leurs vêtements encore humides; à leur exemple, à peine entrés dans le bourg de la Spezzia, nous accourons tous d'un mouvement spontanée à l'église la plus voisine; tant il est vrai que la reconnaissance est le premier besoin de l'homme vertueux et sensible!
CHAPITRE VII.
Passage à Livourne et à Sienne; leçons d'un Dominicain; l'Improvieur; les Maremmes.
Après deux jours de repos, on continua sa route; autant la mer avait été, trois jours auparavant, courroucée, autant elle parut nous sourire et seconder les zéphyrs bienfaisants, dont le souffle nous jeta presque en un clin d'œil au port de Livourne. Cette ville n'était jadis qu'un village médiocre, que les Génois cédèrent à Come 1.er pour Sarzane; c'est à ce grand Duc qu'elle doit son agrandissement, sa beauté, son commerce; elle est le magasin des Echelles duLevant, l'entrépôt de l'Europe, le rendez-vous et l'habitation de cent Peuples divers. Quelles que soient la tolérance et la liberté qui règnent à Livourne, on ne peut y entrer, sans subir en trois ou quatre endroits des interrogatoires également fastidieux et inutiles. Ce qui pique le plus la curiosité de l'observateur, ce n'est point la ville elle-même, ni le port, ni ce qu'on voit presque partout ailleurs, mais bien l'accord de tant de nations, qui forment un ensemble, en conservant toujours quelque chose qui leur est propre, et qui les distingue. Chacune d'elles exerce librement son culte; chacune a son cimetière apparent hors de la ville, comme pour dire aux passants: „Vous avez beau traverser les mers, les couvrir de vos richesses, habiter des palais magnifiques, ici vous attend votre dernière demeure, le terme éternel de l'ambition et de la folie humaine.“
Le désir de revoir Sienne, et la redoutable forêt de Bolsena, où quelques années auparavant, j'avais été surpris par des voleurs en plein midi, et dont j'avais touché le cœur et trompé l'avidité, moyennant deux bajoques, me fit renoncer au voyage par mer. J'eus le bonheur de continuer ma route avec un Dominicain de Sienne, fait pour réconcilier les moines avec l'homme le plus impie ou le plus philosophe de la terre; il était également instruit et affable; durant tout notre voyage, la nuit et le jour, il daigna me servir de maître, me perfectionna dans la prononciation de la langue italienne, et sur-tout dans le choix du mot propre; regardant, ainsi que d'Alembert, ce choix comme l'opération de l'esprit la plus nécessaire et la plus difficile. Ce bon mentor me fit remarquer en détail toutes les curiosités de Sienne.
Il commença par l'église de son couvent; elle est belle et célèbre par les reliques de Sainte-Cathérine de Sienne, en me faisant remarquer l'anneau que lui donna l'Enfant Jesus, pour gage de son mariage avec cette Sainte; il sourit, comme à regret, et par la manière dont il m'expliqua d'autres miracles de cette nature, il ne me laissa point de doute sur le peu de foi qu'il ajoutait à toutes ces extravagances; mais les miracles de l'art lui parurent bien plus dignes de fixer mes observations. La cathédrale en est remplie; son portail gothique est peut-être le seul bâtiment d'Italie qui soit fini en entier: l'œil ne peut se lasser de contempler cette coupole élégante, ces colonnes chargées de fruits et de feuillages, cette voûte azurée et parsemée d'étoiles d'or, cet intérieur tout de marbre, noir et blanc, disposé à bandes horizontales d'une égale largeur, et par-dessus tout, ce pavé magnifique, où sous le pinceau des artistes les plus célèbres, des marbres de différentes couleurs ont pris une âme, et représentent plusieurs Histoires de la Bible.
Parmi les bustes des Papes, qu'on remarque autour de la nef sur une espèce de galerie, je cherchai celui de la papesse Jeanne; le Dominicain me montra la place qu'il occupait à la suite du buste de Léon IV, jusqu'en 1600, époque à laquelle le Grand Duc le fit ôter à la prière de Clément VIII, pour l'honneur de la papauté, d'ailleurs assez décriées sur-tout dans ces malheureux temps de controverse.
Que cette femme eût, en effet, porté la tiare, que le manuscrit attribué au savant Anastaze, qui atteste l'existence de cette papesse, fût authentique ou apocryphe, c'est-là ce qui m'intéressait le moins; j'aurais été bien plus convaincu de l'absurdité de cette fable, si ma patrie ne m'eût offert, dans ce même instant, l'exemple des erreurs et des métamorphoses les plus incroyables.
Quelques soient les ornements dont cette cathédrale est parsemée, elle est dépouillée de ce qui faisait sa principale richesse, de sa bibliothèque et des manuscrits précieux, dont Pie II l'avait enrichie; les Espagnols s'en emparèrent jadis par droit de conquête; cette remarque n'est point inutile pour ceux qui osent avancer que les Français ont usé les premiers de ce droit, dans les pays qu'ils ont nouvellement conquis.
Sienne autrefois célèbre par son industrie, son commerce et son amour pour la liberté, formait une République indépendante; elle fut long-temps le théâtre de guerres civiles et de divisions qui s'élevaient sans cesse entre la nobleffe et le peuple; dans le conseil des neuf, établi par une partie du peuple, en 1487, se trouva Pandolfo Petrucci, qui devint à la fois son usurpateur et son tyran; ses descendants soutinrent pendant quelque temps leur puissance, mais elle trouva son terme dans de nouvelles dissensions intestines, qui facilitèrent aux Français et aux Espagnols les moyens de s'emparer tour-à-tour de cette ville, jusqu'en 1557, que Philippe II, roi d'Espagne, la remit à Côme 1.er, grand duc de Toscane, dont les successeurs l'ont depuis possédée, et semblent avoir épuisé, pour la grandeur de Florence et de Livourne, toutes les ressources de leur génie et de leurs trésors, au préjudice de cette ville, qui n'offre plus que la dépopulation, l'engourdissement, la misère, et le vain souvenir de ce qu'elle fut autrefois.
Pour peu qu'on aime la poésie, on ne peut sortir de Sienne, sans avoir entendu quelques morceaux des improviseurs de profession, qui sont trèscommuns dans cette ville. C'est le spectacle que le Dominicain m'avait réservé pour le dernier, comme le plus propre à satisfaire mon goût, et à combler le vide que la plupart des autres spectacles avaient laissé dans mon âme. On appelle improviseur, un Poëte qui se fait un jeu de composer un Poëme impromptu sur un sujet quelconque. Je donnai pour sujet à Joseph Pazzini, qui dans ce temps était le plus en vogue à Sienne, l'état de l'Italie. Soudain il baisse la tête, et rêve pendant près d'un quart-d'heure, au son d'un clavecin, qui prélude à demi-jeu; puis il se lève, et déclame d'abord lentement le début d'un Poëme en rimes octaves, toujours accompagné par le même instrument, qui, pendant la déclamation frappait des accords, et se remettait à préluder, pour ne point laisser vides les intervalles au bout de chaque strophe. Les premiers se succèdent avec me douce lenteur; c'est le tableau de l'Italie encore paisible; tout-à-coup la verve du Poëte s'enflamme; il présente à la suite d'une fermentation sourde et ténébreuse, cette belle partie du monde couverte des laves du volcan révolutionnaire, inondée de soldats étrangers, en proie aux ravages de l'ambition, des révoltes et d'une guerre, dont le résultat est de renverser les lois du pays, les trônes, la tiare, et de dépouiller l'Italie de ses plus beaux ornements. „Quels sont, dit-il, avec fureur, quels sont les profanes qui osent mutiler ainsi l'antique maîtresse de la terre, enlever ses monuments?“ Il allait continuer, mais tout-à-coup il s'arrête, me regarde, soupire, et en me serrant la main, -- Pardonnez, me dit-il, je ne pensais pas que je parlais devant un Français.
Cette remarque fut un coup de poignard pour moi; ce beau nom, dont je m'étais autrefois si justement glorifié, me parut en ce moment un fardeau; poux prévenir des recherches, ou du moins des observations fâcheuses, je pris brusquement congé du Dominicain, et me hâtai de sortir d'une ville qui, grâces aux leçons qu'elle a reçues, n'aime point ce qui peut lui retracer le moindre souvenir de révolution. Cependant le pays qui l'environne est le tableau vivant des bouleversemens qui l'ont trop longtemps agitée; elle a toujours devant ses yeux ses Maremmes.
Les Maremmes sont un espace d'environ quinze lieues, situé au bord de la mer, et baigné par la rivière de l'Ombrone, qui se partage en deux. Dans les beaux jours de l'Etrurie, ce pays comptait des villes très-peuplées, dont on a oublié depuis quelque temps jusqu'aux noms, et l'on y chercherait vainement les cendres de Vetulonia, cette Cité si renommée dans les fastes étrusques. On dirait que, lasse de guerres et de la tyrannie de ses divers usurpateurs, la terre empruntant la corruption de l'air, a changé de face et rejeté l'homme de son sein; les anciens romains et les derniers princes de la Toscane y ont envoyé des colonies pour la répeupler, tout a péri; la paix, la persévérance des ses nouveaux maîtres, les mémoires et les travaux de quelques grands hommes, l'ont un peu réconciliée avec l'espèce humaine, mais elle n'en est pas moins un tombeau pour l'étranger imprudent, qui vient la dépouiller de l'or de ses moissons. C'est en tournant ses regards vers le midi de Sienne, entre l'ile d'Elbe et la ville d'Orbitello, qu'on remarque cette contrée déplorable; si d'un côté l'on donne des larmes aux malheureux qu'elle fait périr, de l'autre on est forcé d'applaudir à ses terribles, mais utiles leçons. Hélas, on s'afflige des ravages de la dépopulation de ces Maremmes, et l'on ne songe point que nous portons dans nous-mêmes des Maremmes mille fois encore plus pestilentielles.
CHAPITRE VIII.
Description de quelques Pay celébres, entre Sienne et Montefiascone.
Le pays qu'on parcourt de Sienne à Rome, semble porter le deuil de son antique splendeur. San Quirico, Chiuzi, qu'on dit être l'ancienne Clusium, capitale des Etats du roi Porsenna, Montepulciano et Radicofani n'offrent plus rien de remarquable, si ce n'est quelques bons vins, et des vestiges de volcans éteints sur-tout dans les montagnes de Radicofani et de S.-Fiora. On marche sur un terrain mêlé de lâves, de pierres calcinées et de grains de Pouzzolane, espèce de gravier mal lié, jusqu'à la petite ville d'Aquapendente, la première des terres de l'Eglise.
Une cascade naturelle qui tombe du haut du rocher, fur lequel cette ville est située, et qui paraît lui avoir donné le nom qu'elle porte, excite l'attention du voyageur; les habitants d'Aquapendente, ne m'ont paru ni plus méchants, ni plus grossiers qu'ailleurs, quoiqu'en dise Richard; ils sonst seulement orgueilleux d'appartenir au Saint-Père, et se glorifient d'un évêché, qui ne doit son établissement chez eux qu'à la destruction de l'infortunée cité de Castro, commandée, en 1649, par Innocent X, pour punir l'attentat commis sur un évêque assassiné dans ses murs, ou plutôt pour n'avoir plus à redouter une ville, devenue l'aliment d'une guerre perpétuelle entre le Saint-Siege et le duc de Parme.
A San-Lorenzo, le spectacle de quelques belles maisons, nouvellement bâties, foulage l'imagination fatiguée; on sent rajeunir ses idées en les promenant au loin, tantôt sur une campagne plus riante et plus féconde, tantôt sur le Lac majestueux de Bolsena.
Qu'ici ma manière de voir est différente de celle de cet avocat recommandable d'ailleurs par ses talents et ses observations, qui n'aperçoit dans Bolsena, qu'un amas de baraques noires, et que des tables couvertes de poulets dont il est excédé! Que d'images bien plus grandes remplissent mon âme toute entière! Dans cette ancienne capitale des Volsques, je crois voir encore l'immortel Coriolan banni par le peuple romain, demander au Chef de cette Nation, un asile et des armes. Ætius le reçoit avec cet intérêt qu'inspirent un grand nom, d'importants services et des talents connus.
Ici, ces deux héros méditent ensemble les plus prompts moyens de vaincre les Romains; en prononçant ce nom, Coriolan ne peut s'empêcher de pousser quelques soupirs; vainement dans ses mains brillent des armes ennemies; la patrie est dans son cœur. Là, vainqueur de Rome, et désarmé par sa mère, tandis qu'il ramène l'armée triomphante, il est massacré par les Volsques, pour les avoir trahis, en les privant du fruit de la victoire; il meurt content, il a vaincu et sauvé Rome. L'émigration de ce grand homme et sa déplorable fin m'offrent de tristes rapprochements avec nos Coriolans, à qui cependant la victoire n'a jamais daigné sourire.
Plus on avance, plus les grands souvenirs se multiplient; il serait difficile de fairé un pas, sans trouver une ville, une montagne, un lac qui ne retracent quelque événement mémorable. C'est d'une petite île de ce lac de Bolsena, que sortit au sixième siècle, la première étincelle de la guerre qui délivra l'Italie des Goths. Belisaire fut chargé par l'empereur Justinien, de venger la mort d'Amalasonte, indignement emprisonnée et assassinée par son cousin Théodat, qui poussa, dit-on, la bardarie jusqu'à l'étrangler lui-même dans son bain, pour récompenser de lui avoir donné la couronne. Cette princesse emporta l'estime générale et des regrets justement acquis; à de profondes connaissances des langues anciennes et modernes, elle joignait l'art peu commun de bien gouverner les hommes. Sa mort fut pleinement vengée, et cependant son vengeur, le sauveur de l'Italie n'en fut pas plus heureux; tant il est vrai que sur un char de triomphe, l'infortune vient presque toujours s'asseoir à côté de la victoire!
Avant que d'arriver à Montefiascone, on traverse un bois, où le voyageur n'est pas en sûreté entre des hordes de Goths modernes, affamés de sa bourse et de ses dépouilles; j'en avais fait quelques années auparavant l'expérience, et grâce au ciel que j'avais pathétiquement invoqué, je m'étais adroitement débarrassé de ces importuns.
Comment me fut-il possible de m'en délivrer à si bon marché? C'est un secret inpraticable pour tout autre. Les voyageurs sont tous jaloux d'avertir le ciel et la terre de leur passage, par le bruit de leurs voitures.
CHAPITRE IX.
Prières en ma faveur; rencontre d'un Triumvirat suspect; arrivée à Viterbe; méprise de l'abbé Coyer; environs de Rome.
A Montefiascone, excellent vin blanc, prières gratuites et bénédiction domestique en faveur des passants. Quoique je ne sois pas chaud partisan des cérémonies religieuses, je n'en fus pas moins touché du spectacle nouveau que m'offrait la réunion de six à sept personnes, qui, toutes à genoux, priaient Dieu pour moi autour de ma table, tandis que je buvais ce nectar délicieux, dont la trop grande quantité fit mourir un prélat allemand. Montefiascone est la capitale du pays qu'habitaient les Falisques, peuple célèbre par les guerres de longue durée, qu'il eut à soutenir contre les Romains.
Si jamais, mon compagnon de voyage et moi, désirâmes de trouver une ville, ce fut en descendant la montagne sur laquelle est situé Montefiascone, quand trois personnes d'une taille redoutable, et d'une physionomie suspecte, vinrent tout-à-coup se mêler de notre conversation, et nous accompagner en nous parlant sans cesse de leur misère, jusqu'à Viterbe, où nous eûmes l'adresse de leur échapper. Viterbe annonce le voisinage de Rome, tant par la magnificence des tombeaux de quelques papes, que par la beauté de ses églises, de ses palais, de ses fontaines. La paix dont jouit cette ville, depuis qu'elle fait partie du patrimoine de Saint-Pierre, est le plus fort argument qu'on puisse opposer aux vaines déclamations des philosophes, qui ne cessent de s'élever contre la domination papale, une des plus pacifiques, et par conséquent des plus respectables.
On pourrait comparer Viterbe à une belle femme qui, longtemps le jouet et la victime de ses jeunes amants, s'est enfin livrée à la sagesse d'un vieillard, dont les soins paternels assurent son bonheur. Que n'a-t-elle point souffert des diverses factions, des guerres civiles qui ont si cruellement déchiré l'Italie! Que n'ont point fait, pour y régner tour-à-tour, les Vichi, les Cavilla, les Gatti, les Maganersi, les Ursins, les Colonne ! Le dernier triomphe des Maganersi sur les Gatti, ne fut-il point le signal du carnage, du pillage et de l'incendie qui, s'élevant sur des monceaux de cadavres de tout âge et de tout sexe, consuma la ville presque toute entière! Elle avait alors ses proscrits et ses émigrés, qui se sont hâtés d'y rentrer et de s'y établir, lorsqu'un gouvernement sage et durable leur a donné la tranquillité publique pour garantie de leurs propriétés et de leurs personnes.
On montre dans une chapelle de l'église des Cordeliers, le corps bien conservé de Sainte Rose de Viterbe, religieuse de cet ordre; la chasse qui le renferme est garnie de cristaux, au travers desquels, même sans le secours des bougies, quoiqu'en disent la Martinière et les voyageurs, dont il a copié les relations, on distingue le visage et les mains de la Sainte, avec autant de facilité, qu'on voit chez Curtius des bustes d'après nature.
Que la plupart des relations sont inexactes! Croiroit-on que l'abbé Coyer a mis dans sa lettre dix-neuvième, que les montagnes l'avaient quitté à Viterbe; et dans la précédente, que cette ville était située sur une hauteur, tandis qu'elle est bâtie dans une plaine, au pied des montagnes; sans doute, il aura confondu Viterbe avec Montefiascone; ce qui est d'autant plus vraisemblable, que ce voyageur écrivait ses Epîtres dans sa voiture, et que l'excellent vin de ce pays était peu propre à le guérir de sa fièvre.
Pour moi, je n'oublierai jamais la haute montagne qu'il faut gravir, en sortant de Viterbe, je faillis y trouver mon tombeau, dévoré par la soif; je ne dus mon salut qu'à mon courage. Eh! qui pourrait manquer de forces lorsqu'il approche de Rome, lorsque du haut d'un monticule, qui domine sur une vaste plaine, on aperçoit déjà dans le lointain la coupole de la basilique de Saint-Pierre, qui semble chercher au milieu d'un nuage le séjour de son patron. C'est avec raison que tous les voyageurs se sont plaints de la dépopulation et de la nudité de cette campagne; ils ont attribué le défaut de culture à l'inertie du gouvernement papal, sans observer que cette plaine a dans son sein son plus cruel ennemi, un marais fangeux, d'où sortent des exhalaisons sulphureuses qui l'infectent. Qu'est devenue cette terre orgueilleuse et féconde, cultivée par la main des sauveurs de Rome? Au lieu de cette longue suite de rois qui marchaient humblement, ou plutôt indignement attachés à leurs chars de triomphe, qu'y voit-on maintenant? des légions de mouches et de lézards, quelques débris de tours quarrés, dont l'auguste vieillesse illustre encore cette campagne; ce sont des tombeaux qu'a respectés le laboureur, et ce respect est un hommage qu'il rend, peut-être sans le savoir, aux grands ossements qu'ils renferment.
Mais de quels sentiments d'enthousiasme, n'est-on point pénétré, quand on foule l'herbe qui a cru sur les vestiges de la voie Flaminia, cette route qui doit sa construction et son nom au Consul imprudent, dont la témérité coûta si cher aux Romains, près du lac de Trasimène!
On ne marche plus, on vole; l'imagination, l'âme, les yeux, la terre même, tout paraît s'agrandir à l'approche de la première Cité du monde; voilà le champ de Mars! voilà le Tibre! voilà la porte du Peuple! voilà Rome!
CHAPITRE X.
ÉTAT de Rome; mes liaisons avec un Amateur françats; mon départ de Rome pour Florence; mon embarquement à Livourne, pour les îles du Levant.
Les transports de joie qu'avait excités dans mon âme le premier aspect de Rome, ne furent pas de longue durée; Rome n'était plus la même; la révolution française s'y faisait ressentir plus que partout ailleurs.
Cependant je trouvai dans cette ville un avantage dont je n'avais pas joui depuis mon départ, la société de beaucoup de Français, soit artistes, soit amateurs, dont les opinions politiques étaient les mêmes que les miennes.
Ils étaient venus chercher au milieur des monuments, ces distractions salutaires et agréables, que les chefs-d'œuvre de l'art et de grands souvenirs peuvent inspirer. Je me logeai, comme dans mon dernier voyage, sur la place d'Efpagne, en face du couvent de la Trinité. Quoique peu partisan des institutions monacales, je voyais cette maison avec une espèce d'enthousiasme; elle renfermait des Français.
Ce qui contribua le plus à me rendre mon exil moins insupportable, ce fut la liaison que je formai avec un amateur français qui avait quitté Paris, presque'en même temps que moi. Tandis que la plupart de nos compatriotes s'entretenaient des mouvements révolutionnaires, il consacrait ses connaissances à des recherches utiles; il continuait les monuments inédits de Vinckelman : un libraire et un banquier de Paris lui fournissaient les fonds nécessaires pour vivre dans une honnête aisance, et n'être point, ainsi qu'une grande partie des émigrés, tourmenté par cet état de détresse et d'inaction, qui tue le génie. Il n'est personne qui ne connaisse Casimir Varon, rédacteur des Voyages de Levaillant, et conservateur des antiquités; les services qu'il rendit par la suite à la commission temporaire des Arts, dont il était membre, sa mort et les circonstances qui la précédèrent l'ont fait universellement regretter. Mais ce qui, peut-être, doit exciter les plus justes regrets, ce sont ses manuscrits. Une partie de ses travaux fut brûlée lors de l'assassinat de Basseville, à Rome; le reste est d'autant plus précieux qu'il ne sera connu que d'un très-petit nombre d'amis, et qu'il renferme sur les arts de véritables découvertes.
Je restai tantôt à Tivoli, tantôt à Rome, jusqu'au moment où tous les Français, à l'exception de ceux qui étaient particulièrement connus du Gouvernement, se retirèrent à Florence pour se dérober aux fureurs de la populace, ou plutôt du clergé romain. A Florence, j'eus pour compagnon mon ami Casimir; mais il se décida bientôt à retourner en France. Pour moi qui n'avais point pris, en partant, les précautions nécessaires pour être à l'abri de tout soupçon d'émigration, je ne crus par devoir l'accompagner. Ma famille m'avait fait parvenir une somme d'argent assez considérable; j'en profitai pour aller visiter, en qualité de marchand, différentes contrées du Levant et m'embarquai à Livourne.
CHAPITRE XI.
Aventure chez les Cacavouglis; prise de la moitié d'une cargaison.
LA traversée de Livourne aux Iles vénitiennes, ne fut marquée par aucun événement mémorable: Corfou, Zante, et Cephalonie, au milieu des grands mouvements qui bouleversaient l'Europe, conservaient encore une paix profonde. Ce fut dans la Morée que nous arriva la première aventure; le capitaine du bâtiment, ou plutôt sa cargaison en furent l'objet. Un mauvais temps nous avait forcés de nous jeter à Maina, dans le port qu'occupent les Cacavouglis, race bâtarde des vrais Mainotes, que ces brigands déshonorent.
A droite et à gauche, il y avait des plates formes, sur lesquelles nous aperçûmes beaucoup de canons et une assez grande quantité d'hommes qui les gardaient. Notre capitaine aima mieux courir le risque d'être pillé et de perdre son bâtiment tout chargé pour le compte des Juifs, que de périr sur la côte. Pour épargner une décharge de nos canons, nous arborâmes le pavillon de subsistance et prîmes le parti de jeter l'ancre dans ce port.
Le bâtiment une fois rangé, nous mettons la chaloupe en mer. Le capitaine s'habille proprement, et muni de présents il descend à terre, il s'adresse à des hommes qui s'étaient présentés à sa vue, les prie de le conduire au chef de l'endroit, feignant d'être tombé entre les mains des voleurs. „Suis nous, lui dirent ceux-ci“; ils le conduisirent chez le capitaine du district. C'était un homme âgé, assis sur un tapis à la manière des Turcs, ayant une longue pipe à la bouche. Après l'avoir salué: „Seigneur, lui dit-il, le mauvais temps, le danger où je me trouvais à la vue de votre port m'ont forcé de m'y arrêter. Je viens avec confiance vous demander l'hospitalité; votre humanité connue me fait espérer que vous daignerez me l'accorder jusqu'à ce qu'un vent favorable me permette de me rendre à ma destination. Je te l'accorde, répond le descendant des Spartiates.“ Il lui fait ensuite diverses questions, d'où il vient, où il va, quelle est la nature de ses marchandises, et enfin pour le compte de qui il est chargé; le capitaine y satisfait avec franchise; le Mainote l'invite à s'asseoir, lui fait servir du café, lui apprend que sa femme venait d'accoucher, et le prie de tenir l'enfant sur les fonds baptismaux.
Le capitaine accepte la proposition avec transport; il espère d'éviter à ce prix la perte de ses marchandises, „comment pourrais-je, dit-il, vous exprimer ce que mon cœur ressent, et la joie que m'inspire la faveur dont vous daignez m'honorer? Je n'ai qu'une grâce à vous demander: quand j'aurai rendu ma visite à madame votre épouse, agréez que je vous invite à venir à mon bord, y choisir dans les draps et étoffes de soie les mieux fabriqués, ce qu'il en faudra pour vous habiller, vous, votre épouse et vos gens.“
Le capitaine fut conduit aussi-tôt à la chambre de l'accouchée. La visite fut extrêmement courte; le Mainote, à qui il venait de faire une proposition plus conforme à son goût, témoigna bientôt le désir d'aller à son tour faire une visite plus intéressée. Il se rendit sur le champ au bâtiment du capitaine, accompagné d'une douzaine de ses collégues. A leur arrivée, celui-ci fit tirer sept coups de canon; nos armes consistaient en quatre canons de quatre livres, quatre pierriers et une trentaine de fusils. Il fit apprêter une collation en confitures, en fruits secs, en poissons amarinés, en vins et en liqueurs de différentes sortes. Après ce régal, les Mainotes se mirent dans la chaloupe pour aller à terre, et se retirèrent chargés de présents. Le capitaine ordonne une seconde décharge de sept coups de canons pour les saluer, et part avec eux. La cérémonie du baptême se fait dans la soirée; il y eut ensuite un souper, auquel fut invité le parain. C'était pendant leur carême des apôtres; aussi ne servit-on que du maigre. Le capitaine regagna son bord pendant la nuit, bien consolé par l'espoir d'échapper à ces pirates. Cet espoir dura cinq jours qui s'écoulèrent au milieu de festins réciproques, tantôt à terre, tantôt à bord, et la circonstance exigeait que ces repas fussent toujours en maigre.
Enfin le temps change, et le vent devient favorable. Le capitaine s'adresse au chef des Cacavouglis pour prendre congé, et lui demande la permission de partir. Quelle fut sa surprise d'entendre ces mots de la bouche du Mainote! „Le hasard qui m'a procuré l'avantage de m'allier avec toi, m'a également fourni l'occasion de t'obliger. Cette nuit tu as été l'objet d'un conseil privé, mes gens voulaient s'emparer de ton vaisseau et de sa cargaison: j'ai fait tous mes efforts pour l'empêcher. Je n'ai pu l'obtenir; ils m'ont juré que si je te permettais de partiravec toutes tes marchandises, ils iraient t'attendre sur la côte de Cerigo, qu'ils vous massacreroient tous, s'empareroient de votre vaisseau et de tout ce qu'il contient. Il ne te reste qu'un moyen d'en conserver la moitié, c'est d'abandonner l'autre pour mes gens et pour moi. Cette proposition te paraît peut-être un peu violente; c'est néanmoins la seule que mon amitié et mon humanité me dictent en ta faveur; encore a-t-elle besoin d'être sanctionnée par une seconde assemblée: mais je te promets d'employer tous mes soins pour la faire accueillir; toi-même n'hésite pas à l'accepter, si tu ne veux pas tout perdre.“
Le capitaine eut beau se livrer à son désespoir, représenter l'embarras dans lequel il allait être jeté avec ses commettants; il fallut céder. „Encore, disait le chef des Cacavouglis, je ne te réponds pas du consentement unanime de mes gens. Demain tu viens“dras savoir le résultat du conseil.“
Il fut enfin résolu qu'il montrerait ses polices, l'état et la dénomination des marchandises qu'il portait à Candie; elles consistaient en vingt balles de drap d'Allemagne, en dix d'étoffes de soie, en six de clous de géroffle et autant de cannelle, en dix d'indigo, et en plusieurs autres remplies d'objets de clincaillerie. Ils voulurent venir à bord pour faire le par âge; la moitié fut débarquée et livrée au chef qui était suivi d'un grand nombre de collègues. Deux bateaux suffirent à peine pour contenir leur lot. Quand cette horde infernale fut sortie avec sa proie, on donna ordre à ceux qui étaient sur ces espèces de forteresses, près du port, de laisser passer notre bâtiment; encore fallut-il faire une salve de sept coups de canon. Nous partîmes enfin de ce répaire de brigands, et fîmes voile vers Candie, où nous arrivâmes deux jours après. Heureusement le chef des Mainotes m'avait donné une attestation, signée de lui et de plusieurs des principaux de sa horde, qui certifioient l'accident qui nous était arrivé. Cette attestation fut jointe au procès-verbal, rédigé et signé des officiers de l'équipage. Le tout servit de pièces justificatives pour constater l'avarie et la perte faite pour le compte des négociants, qui avaient nolisé notre vaisseau.
Après avoir terminé nos affaires à Candie, nous mîmes à la voile avec une dans la traversée; arrivés à Carthagène, cargaison de coton et de laine pour l'Espagne. Il ne nous survînt rien de fâcheux nous vendîmes nos marchandises en numéraire, et eûmes l'adresse de le faire transporter sur notre batiment, malgré les défenses expresses de l'emporter de ce royaume.
Nous nous mîmes en mer pour retourner dans les Echelles du Levant, et y faire de nouvelles emplettes; un mauvais temps et des vents contraires nous forcèrent à relâcher dans le port de Modon.
CHAPITRE XII.
Port de Modon; gageure singulière, et profanation plus singulière encore d'une Mosquée.
Le port de Modon a peu d'étendue, et ne présente aucun avantage; il ne peut contenir qu'un petit nombre de bâtiments; aussi les chargemens y sont rares et il s'y fait très-peu de commerce; la ville est peuplée de Turcs et de quelques Grecs. Pendant la résidence que je fis dans ce lieu, je fus témoin de l'événement le plus risible, qui pourtant serait devenu tragique sans le fanatisme et la crédulité des Musulmans.
Quatre officiers relâchés comme nous à Modon, passaient leur temps dans un café sur une Place, près de laquelle était une Mosquée; la prière qui se fait régulièrement à l'heure de midi, est annoncée par des derviches ou imams qui crient sur les galeries au-dessus des Mosquées, et appellent le peuple avant le repas et après leur ablution. Sapi, lieutenant provençal, fumait une pipe dans le café, où il était avec nous, et regardait les Turcs qui quittaient leurs babouches et les laissaient dehors dans une cour de la Mosquée, avant que d'y entrer. Nous étions tous occupés à regarder les contorsions et les génuflexions réitérées que faisaient les Turcs. L'un des quatre dit à Sapi: „Quel est celui d'entre vous qui aurait la témérité d'entrer en ce moment dans la Mosquée, et qui oserait s'exposer à périr? Vous savez que ces fanatiques ne souffrent point que ceux qui ne professent pas leur religion jettent les yeux sur ces édifices, lorsque le hasard veut qu'ils passent à côté; ce serait donc bien autre chose, s'ils avaient l'imprudence d'y entrer seulement par curiosité.“
Sapi se retourne et dit, en regardant la compagnie: „Je propose une gageure et suis prêt à la soutenir. Si l'un de vous quatre veut déposer vingt-cinq louis, j'en vais déposer autant, et je fais le pari non-seulement d'y entrer au moment où ils seront rassemblés pour exercer leur culte, mais encore de laisser au milieu d'eux des traces non équivoques de ma visite.“ Je vous crois assez fou, lui dit Farnel, un de ses camarades, pour faire ce que vous dites; mais songez que vous seriez certainement la victime de votre étourderie, que la vengeance du Turc pourrait s'étendre jusques sur nous, et le danger devenir commun pour tous ceux qui sont assemblés ici. Les Turcs n'entendent pas la plaisanterie en matière de religion: si je ne voyais les plus grands risques à courir pour vous et pour nous, j'accepterais la gageure; mais quel regret j'aurais de vous avoir gagné vingt-cinq louis, aux dépens de vos jours! „Je ne crains pas plus pour vous tous que pour moi, reprend Sapi, ayez la même fermeté que moi; vous ne risquez que six cents francs, voilà mon enjeu, laissez-moi seulement attendre le moment favorable pour l'exécution de mon dessein.“ Farnel tire de sa poche vingt-cinq louis, qu'il met entre les mains de Marna; il compte ceux de Sapi et le pari a lieu.
Le lendemain vendredi, jour de fête pour les Turcs, nous nous rendons tous au café vers midi. Sapi s'était abstenu de soulager les premiers besoins de la nature pendant vingt-quatre heures. Avant que d'en venir au fait, Farnel lui rappelle tous les dangers auxquels il allait s'exposer, lui répète à plusieurs reprises qu'il valait mieux reprendre chacun son argent et le dépenser en amusements, que d'encourir les périls d'une entreprise, dont les suites lui paraissent devoir être funestes. Sapi marque de l'obstination, veut soutenir la gageure: il attend que les Turcs soient assemblés, entre paisiblement dans la Mosquée, s'accroupit et gagne le pari.
Les Turcs, rigides observateurs de leurs cérémonies religieuses, ont l'usage de ne se jamais déranger lorsqu'ils prient Dieu, et d'être constamment tournés vers l'orient. Ils achevaient leurs prières au moment où Sapi finissait sa besogne: le cynique fut aperçu, et aussitôt arrêté. On veut le mettre en pièces; heureusement pour lui un iman plus prudent, moins inexorable peut-être que la multitude, s'écrie: „Mes frères, écoutez-moi avant que de donner à cet infâme chrétien la mort qu'il mérite. Nous avons ici un pacha; il vous blâmerait de vous être fait justice par vous-mêmes, avant de lui avoir donné connaissance du crime.
“Il faut que cet infâme jaour soit interrogé par lui, qu'il lui demande quel est le motif qui l'a porté à se rendre coupable d'une telle profanation. Il voyait sans doute très-bien qu'un lieu où les fidèles Musulmans se réunissent pour adorer le seul et vrai Dieu de la terre, n'est pas un chechumet.“
L'avis de l'iman fut prononcé avec tant de force qu'il sauva la vie à Sapi; on le prit par le collet, par les habits, et on le conduisit, ou plutôt on le traîna jusqu'au domicile du Bacha. Celui-ci fut étrangement surpris de voir arriver chez lui une aussi nombreuse multitude de urcs, pour conduire un seul homme, qui loin de paraître humilié et de baisser les yeux, les tournait continuellement vers le ciel, comme pour le remercier de la faveur qu'il en avait obtenue et du traitement qu'il éprouvait.
CHAPITRE XIII.
Miracle de Mahomet sur un Chrétien.
Le Bacha, sur son sofa, interroge Sapi: „Pourquoi, lui dit-il, as-tu commis un sacrilège si énorme?“ Il accompagnait cette question des mots les plus durs et les plus humiliants. Sapi qui n'avait aucune teinture de la Langue turque, se contentait de secouer la tête, pour faire connaître qu'il ne comprenait pas ce que lui disait le Bacha; mais il ne cessait de répéter, Drogman! Drogman! Drogman! à la fin on comprit qu'il demandait un interprète. Le Bacha qui voulait humilier les Français dans un délinquant de leur nation, n'hésita pas d'envoyer chercher bien vite l'interprète du consul et son chancelier; lorsqu'ils furent arrivés: „Voici, dit-il au chancelier, un chien de ta nation que nous allons faire mourir; tu vas entendre de sa bouche l'aveu de son crime; je ne te répétérai pas qu'un chrétien quelqu'il soit ne peut mettre un pied sacrilège dans nos lieux saints; il y a longtemps que tu habites notre pays, tu connais nos usages, écoute ce qu'il va répondre. Le Bacha se retourne du côté de Sapi, et lui dit: As-tu profané laMosquée, en la faisant servir de théâtre à l'action la plus immonde? -- “Oui, répond Sapi. Alla! Alla! Alla! Dieu!
Dieu! Dieu! „s'écrient tous les Turcs présents; Bracberet effendi, abandonnes-le nous, monseigneur, nous allons lui donner la mort pour châtiment du crime qu'il a commis. Le Bacha répond: Dourson! Dourson! doucement, attendez qu'il achève de convenir de sa turpitude, et après je vous le livrerai.“ Le peuple crie: Aferum, aferum, effendi; brave, brave, monseigneur;“ le Bacha continue l'interrogatoire, par l'entremise de l'interprète. -- „Pourquoi as-tu poussé l'audace jusqu'à souiller ainsi le saint lieu?“
Ainsi répond Sapi, du ton d'un illuminé, -- „Dites au seigneur Bacha, et dites le assez haut pour que tous les honnêtes vrais croyants qui sont ici l'entendent. J'étais malade depuis un mois entier; j'avais une fièvre qui me brûlait les entrailles; j'éprouvais des coliques si affreuses, si douloureuses que je souffrais plus que l'on ne souffre dans l'enfer: j'étais comme un homme perclus de ses membres, tout me faisait mal; c'était une constipation si endurcie, que mon bas-ventre ressemblait à une pierre. Je ne mangeais rien; telle était mon inflammation que j'aurais pu boire toute l'eau de la mer sans me désaltérer, si je n'avais pas fait ce que l'on regarde encore comme un crime; mais l'on sera bientôt dissuadé. Hélas! sans ce prétendu crime, je serais mort le même jour, et vous n'auriez point à vous glorifier de ma guérison.“
En s'adressant à l'interprète „Ecoutez attentivement, dit-il, et soyez exact dans votre rapport au Bacha. Au fort de ma maladie, j'ai prié Jesus-Christ de me soulager, j'ai prié supplications! J'ai pris des lavements la Vierge de m'être propice, vaines et des remèdes; ils m'ont tous resté dans le corps: alors j'ai invoquétous les Saints reconnus pour les plus charitables, Saint Jean, Saint Pierre, Saint Spiridion, S. Martin, pas un n'a daigné m'écouter, j'étais toujours malade."
„Avant hier, j'ai vu tous les vrais croyants prier Dieu, avec tant de ferveur et tant de respect, qu'ils m'ont inspiré leur dévotion; je me suis adressé au Dieu des Turcs, ainsi qu'à Saint Mahomet. Saint Mahomet, ai“je dit, puisque les Saints, le Christ et sa mère n'ont rien fait pour ma guérison, ne m'ont procuré aucun soulagement, regardez-moi en compassion, ayez pitié de moi, guérissez un malheureux qui vous servira comme Prosélyte, qui craindra votre justice, et attendra du Dieu d'une nation si sage, le repos de son âme après sa mort. J'étais donc au café tout près de vous, souffrant, exténué de douleur: tout-a-coup je me sens emporté par une force invisible, qui me précipite malgré moi dans la Mosquée, et ne me laisse que le temps de mettre bas ma culotte...... Pardonnez si je n'achève point un récit qui ne pourrait que vous déplaire; vous savez le reste.“
„Dès ce moment, je me suis trouvé parfaitement guéri, grâces au grand Prophéte, qui dans ma personne a bien voulu opérer ce miracle, pour donner une nouvelle preuve de la vérité de sa religion. Non, ce n'est point un crime, c'est au contraire une émanation d'une volonté supérieure. J'en suis tellement persuadé, que dès ce moment je vous regarde comme mes frères; permettez-moi, au nom du Dieu des vrais croyants, de prendre ce titre, je ne désire rien tant que d'être circoncis et de devenir Musulman.“
Alla, alla, alla! miracle, miracle, s'écrient tous les auditeurs, que Mahomet, notre divin Prophéte, soit béni!“ Aussi-tôt le Bacha fait venir un iman et un barbier qui apporte une espèce de rasoir, et lui coupe le prépuce transversalement. Cette incision lui cause une vive douleur, il sort de la plaie quelques gouttes de sang, qui bientôt s'arrêtent. On lui donne des vêtements à la turque, notamment de grandes culottes larges de toile, qu'il est forcé de tenir à la main, éloignées de la plaie, pour empêcher qu'elles ne la touchent, et ne lui causent une douleur plus cuisante; ce qui dura trois ou quatre jours.
Le Bacha ordonne qu'on le ramène à la Mosquée, pour remercier Dieu de la grâce qu'il lui avait faite de le convertir. Sapi faisait semblant de marmotter tout bas quelques prières, mais il était déjà bien las et des Turcs, et de Mahomet et de tous ses miracles.
Il n'en fut pas quitte à ce prix; les nouveaux frères, au sortir de la Mosquée, le placèrent au milieu d'eux, le promenèrent par toute la ville, comme un bœuf gras; les uns lui jetaient un sequin, les autres une piastre; dans la journée, il ramassa plus de deux cents sequins, sans y comprendre les dix sequins qu'il reçut du Bacha, qui le prit sous sa protection, lui donna la nourriture et le logement. Il lui fut impossible de retourner à son poste.
Cependant les Français qui étaient à Modon, n'étaient pas satisfaits de la conduite de Sapi; mais ils ne pouvaient qu'en murmurer sans rien dire. Notre capitaine mit à la voile, lorsque le temps fut beau, et nous partîmes avec le regret d'avoir laissé Sapi. Ce dernier se donna bien de garde de venir réclamer les cinquante louis: Farnel les retira et les emporta, jusqu'à ce qu'il eût une occasion de le revoir en France, pour les lui remettre. Il se doutait bien que ce qu'il avait fait n'était pas sérieux; en effet, quelque temps après Sapi trouva l'occasion de s'échapper, quitta le turban et revint en France. J'ignore si depuis il a retrouvé Farnel et ses cinquante louis.
Nous dirigeâmes notre route vers Smyrne, où des Turcs nolisèrent notre vaisseau pour conduire à Alexandrie trois cents pélérins, qui de-là devaient se rendre à la Mecque. Après quelque séjour dans Alexandrie, nous chargeâmes notre vaisseau de riz et de coton pour Smyrne. Dans notre traversée, nous vîmes les îles de Samos, de Naxia et de Nicaria; la première est très-fertile, sur-tout en vin; les deux autres sont peu considérables, et ne produisent rien d'avantageux au commerce. Les vents devinrent si violents, que nous fûmes obligés, afin d'éviter un naufrage certain, de nous arrêter à l'Échelle neuve, petite ville de l'asie mineure, à vingt lieues de Smyrne.
Les vents étant devenus favorables, nous partîmes pour cette ville; après avoir mis notre cargaison à bord, je reçus une mission du consul français à Smyrne, pour l'île de Samos. Elle consistait à faire le relevé de toutes les îles de l'Archipel, pour corriger les fautes qui se trouvaient dans les cartes ordinaires. Pendant mon séjour à Samos, je me fis médecin; quelques cures opérées, par hasard, avaient inspiré aux habitants la plus grande confiance en moi; elles me procurèrent beaucoup d'argent, et donnèrent lieu à des aventures, dont je me souviendrai toujours avec délices.
Possesseur d'une somme d'argent considérable, je pris le parti de faire le voyage de Guzelassar, dont les environs qui sont très-montueux, produisent la scamonée en abondance; mais la persécution à laquelle je fus exposé de la part du Cadi de cette ville, me força d'abandonner ma spéculation pour revenir à l'Échelle neuve. Ce Cadi m'avait fait arrêter, et je fus obligé d'écrire au consul de Smyrne, qui envoya deux janissaires avec un ordre du Bacha à trois queues, pour me rendre la liberté.
CHAPITRE XIV.
Retour à l'Echelle neuve; guérisons miraculeuses; pouvoir de l'Evangile en Grèce.
Après avoir chargé un chameau de nos hardes, et les provisions qui nous étaient nécessaires, nous partîmes pour l'Echelle neuve, où nous arrivâmes dans trois leur donnant dix sequins à chacun pour retourner à Smyrne.
Pendant le séjour que je fis à l'Echelle neuve, je fus reconnu d'un Grec de l'ile de Samos, qui m'embrassa et me donna mille marques d'amitié, en me disant, „Il faut que Dieu me soit favorable, puisqu'il me procure ta rencontre, et que je te retrouve si près de l'île, où tu as fait des miracles. Mais pourquoi nous as-tu quittés? Tu nous étais si cher!“
Je lui répondis que des affaires particulières m'avaient appelé, et que j'allais me rendre à Smyrne, où je chargerais un navire pour mon compte, afin de repasser en France.
Le Grec ne voulut plus me quitter: il me conduisit dans le quartier des siens, me fit entrer chez un de ses parents, et son intime ami. J'y fus reçu avec affabilité; il commença par nous offrir une collation splendide.
Nous bûmes du vin de Samos; nous portâmes des santés en l'honneur de l'Aga, du Cadi et des Primats de l'île. Il me déclara que je n'avais pas fini tous mes traitements, qu'il fallait que j'entreprisse la mère de son épouse, attaquée d'une migraine tous les mois, pendant trois jours. Une maladie de cette nature est incurable; je ne prévoyais pas pouvoir ni la guérir ni la soulager.
Les femmes grecques ne sont pas aussi réservées que les femmes turques, sur-tout pour les chrétiens, et moins encore pour un médecin; la femme de Manoli se laissa apercevoir de moi, en tirant son voile de côté. Ciel! que vis-je! une jeune femme blanche comme l'albâtre, les yeux noirs, fendus extraordinairement, une gorge ronde qui pressait son gilet, comme si elle eût voulu s'en échapper.
Je ne fis pas semblant de m'en apercevoir, je demandai à voir la malade qui était précisément dans la crise de sa migraine. On me conduisit à son appartement. Je trouve une femme encore fraîche, qui me montre sa langue, un peu chargée, son pouls un peu ému, mais sans aucun danger.
Je dis au gendre: „Je ne puis don“ner à votre mère que des remèdes de dévotion pris dans l'évangile, et une dose de petite liqueur que j'apporterai ce soir, pour lui procurer un appaisement à son mal de tête. Il faut que je passe la moitié de la nuit pour lire sur sa tête les quatre évangiles et quelques autres oraisons, dont nous nous servons dans de pareilles maladies. Il faut même que cette lecture soit commencée à minuit, que tous les voisins soient plongés dans le sommeil, et que je ne sois pas interrompu.“ Cette dernière clause était de rigueur; un motif d'intérêt personnel me l'avait dictée, et la conduite du Bacha m'en avait fait un besoin.
Le gendre et son ami déjà fanatisés, puisqu'ils se mettaient sous le Livre de l'Evangile, lorsqu'on célébrait la messe, ne firent aucune difficulté d'ajouter foi à mon remède; ils me prièrent, avec la plus vive instance, de venir à sept heures du soir. „Nous souperons ensemble, me dirent-ils, et nous passerons le temps jusqu'à ce que vous jugerez à propos de commencer la lecture des quatre évangiles, et d'administrer votre petit remède.“
J'avais trop d'intérêt à ne pas manquer à ma parole; je brûlais de trouver l'occasion de venir à bout de mon dessein; j'allais me rendre coupable, mais jétois amoureux.
Je me précautionnai, avant d'arriver au domicile du Grec, de deux petites bouteilles longues; dans l'une, je mis des gouttes anodines; dans l'autre, de l'eau de noyaux. Je les bouchai toutes deux différemment, afin de ne pas me tromper quand je voudrais m'en servir.