text
stringlengths
1
20.5k
Il me serait impossible de prendre un engagement avant mon voyage de France; j'ai des affaires du plus grand intérêt avec un associé, et il faut que nos partages soient faits ainsi que la vente de nos marchandises; il faut même que je me défasse de quelques biensfonds que je possède dans mon pays, et après que j'aurai mis mes affaires en ordre, je reviendrai à Paros, pour y goûter le repos et le bonheur, en m'um'unissant à votre aimable fille.
Le père de Maronda convint que mes observations étaient justes: je rédigeai de concert avec lui, une promesse de mariage, et dès ce moment, j'établis si bien mes droits de mari, que j'avais la liberté de voir ma prétendue seule et sans témoins. Il est inutile de dire ce qui se passait dans ces délicieux têteàtête; on le conçoit facilement.
Quelques jours après, le vent du nord se fait sentir; notre capitaine rassasié de plaisirs, descend de son village et fait tirer le coup de canon du départ. Tous nos gens qui s'amusaient dans Paros, se rendent à bord: j'embrasse ma douce amie, des larmes tombent de nos yeux; je fais mes adieux à la famille, et je cours au vaisseau.
Le lendemain nous mîmes au large, mais après avoir passé Cerigo, nous fûmes tellement contrariés par une haute mer, que le capitaine Martin fut forcé de relâcher à la Canée, petite ville de l'île de Candie, qui a un port solide.
Nous passions le temps au café, où il y avait continuellement des étrangers; chacun racontait ses aventures, elles étaient généralement peu conformes à la vérité; mais, dans un pays lointain, lorsqu'on attend la faveur du temps, on s'amuse de tout.
CHAPITRE XXIII.
Rencontre d'un Pélerin grec; dîner où les Convives sont servis par des Femmes; discours étrange de ce Pélerin, sur les malheurs de la Grèce; pressentiments de l'invasion de l'Égypte, par une Puissance chrétienne; Astronome turc qui prédit la chute de l'Empire ottoman; moyen de l'accélérer; à quoi une Messe est-elle encore utile?
Un jour l'heure du dîner s'approchait, et le capitaine Martin nous attendait. Le hasard lui avait fait rencontrer, pendant que nous étions à la promenade, un Grec âgé, qu'il avait pris à Constantinople, pour le mener à Alexandrette, ville et port de Syrie, où débarquent habituellement les Grecs, les Arméniens et les Maronites, qui, dans le temps de Pâques, vont en pèlerinage à Jérusalem.
Ce Grec, s'appelait Cagi Coumianos ou Pélerin : ces hommes, chez les Turcs, jouissent d'une plus grande considération que les autres, parce qu'ils laissent croître leur barbe, en revenant de se faire Cagi. Les Turcs aiment qu'on les imite. Le Grec invita notre capitaine à venir chez lui, et nous y conduisit pour dîner: je savais bien que je serais également invité; ils avaient besoin de moi pour leur servir d'interprète. Nous allâmes donc chez ce Grec, où nous fûmes très-bien traités. Deux femmes grecques nous servirent; elles avaient sur le visage un voile fin qui leur permettait de nous voir, sans être aperçues de nous: elles se tenaient debout, l'une ayant à la main une grosse bouteille de bon vin de Candie, l'autre du pain et un couteau, pour en couper au besoin. Le dîner fini, elles nous présentèrent un bassin de cuivre étamé, un pot à l'eau et des serviettes; après nous être essuyés, elles reprirent les serviettes, en nous disant, en grec, grand bien vous fasse, Monsieur, et se retirèrent aussitôt.
Notre café pris, nos pipes allumées, Cagi Coumianos me pria de demander au capitaine Martin, s'il y avait long-temps qu'il était parti de France, et s'il n'avait rien appris de nouveau: je lui répondis pour le capitaine qu'il était sorti de France depuis sept mois, et que depuis cette époque il n'avait rien appris: Eh bien, Monsieur, je suis plus savant que vous, et je vais vous raconter ce qui est venu à ma connaissance.
J'arrive depuis peu de Bysance, ville fameuse, autrefois capitale de l'Empire des Grecs; chaque fois, hélas! que je nomme cette grande ville, mes yeux fondent en larmes, mon cœur se remplit de douleur et de tristesse, lorsque je me rappelle l'Empereur Constantin et ses prédécesseurs, qui gouvernaient la Grèce et ce Peuple éclairé, de qui viennent les Sciences et les Arts en tout genre, qu'il a transmis à la postérité. Dans ces temps, les Universités les plus nombreuses étaient dirigées et conduites par des Philosophes.
Le Peuple jouissait de la plus grande liberté, et n'était pas accablé d'mpôts arbitraires; la justice était rendue par des hommes équitables; on applaudissait à leurs jugements toujours conformes aux lois. Ils étaient incorruptibles, et ne se laissaient séduire, ni par l'or, ni par l'argent, métaux toujours dangereux; le Peuple enfin ne craignait pas qu'ils se laissassent suborner en aucune manière: alors les Grecs étaient parfaitement heureux.
Quelle différence aujourd'hui! Ceux qui ont usurpé le trône de cet Empereur chrétien, nous ont rendu les plus malheureux des hommes; ils nous regardent comme le rebut de la nature; ils nous oppriment en cent manières; il n'y a point de persécutions qu'ils n'exercent envers nous, point de cruautés qu'ils ne nous fassent souffrir; ils se font même un mérite de multiplier leurs forfaits, guidés par la fausse morale de leur Alcoran.
Après avoir répété cette conversation, j'engageai Cagi Coumianos à continuer, en lui disant qu'elle faisait le plus sensible plaisir au capitaine. Il reprend en ces termes: “Je revenais, comme je vous l'ai dit, de Constantinople; le bruit court que le feu de la guerre, dans ce moment, est prêt à s'allumer entre le Grand-Seigneur et la Cour de Russie; nos frères, même les plus pacifiques, semblent désirer cette guerre; ils ont marqué la plus vive satisfaction, en apprenant cette nouvelle. Cette déclaration une fois publiée, plus de cinquante mille Grecs se disposent à partir pour se ranger sous les drapeaux de l'Impératrice, prêts à répandre jusqu'à la dernière goutte de leur sang, pour abattre ce colosse que sa hauteur énorme fera écrouler sous son propre poids, sur-tout, si les bras de nos frères et leur courage essayent de l'ébranler. Je trouve même très-surprenant qu'aucune des Puissances de vos contrées n'ait pas cherché à l'attaquer dans ses possessions du Levant, comme en Egypte, en Syrie, dans la Morée et les Iles de l'Archipel. Cette Puissance aurait, à-coup-sûr, augmenté ses forces d'une infinité de Grecs, d'Arméniens, de Coptes ou Maronites, tous mécontents; les Juifs même seraient venus à son secours, et l'auraient fecondée par leur fortune et par leurs armes, pour opérer la destruction de leurs tyrans.
“Je te prie de dire à ton capitaine, et rien n'est plus vrai, que notre haine contre les Musulmans est à son comble; que nous ne respirons qu'après le moment de mettre nos phalanges en état d'activité, afin de briser nos fers et sortir d'un esclavage aussi dur qu'avilissant. Pour y parvenir d'une manière sûre, il faudrait qu'un bon Diplomate et Ingénieur tout-à-la-fois, sachant bien notre langue, pût venir reconnaître les forces ottomanes, les forteresses, les villes et autres lieux en état de défense, leurs positions bien exactes, prendre connaissance des routes et des chemins. Muni de toutes ces observations, il serait en état d'en rendre compte à son Gouvernement, qui, d'après ces éclaircissements, prendrait les mesures nécessaires pour conquérir ce vaste Empire, cette terre délicieuse profanée depuis si long-temps, et qui continuera de l'être tant qu'elle sera sous le despotisme de la fecte des Mahométans.“
„Il y a à Constantinople un homme qui, par ses opérations astronomiques et géométriques, prédit qu'une révolution prochaine détruira le fantôme qui gouverne l'Orient, qu'il est monté au faîte de la gloire, que la tête lui tourne, et qu'il ne peut éviter de se précipiter. (Voilà les termes, dont il se sert dans sa prédiction.) Je souhaite qu'elle se réalise; n'est-il pas temps que cette destruction s'effectue? Les César, les Alexandre, les Pompée ont disparu, ainsi que leurs successeurs; les royaumes, les provinces, les villes ont changé de maîtres; une partie de leurs richesses a été la proie de la mer: des Empereurs, des Rois, des Souverains, sous d'autres dénominations, ont été subjugués et détrônés, des Républiques envahies, des places fortes détruites de fond en comble. Des religions ont fait place à d'autres religions; les systèmes nouveaux ont eu la préférence sur ceux qu'on avait adoptés pendant des siècles; les mœurs même plus durables que les Empires, ont, par la suite des temps, éprouvé des révolutions. Les Turcs en attendent une prochaine; j'en connais une foule qui m'ont avoué de bonne foi que leur Empire ne pouvait se soutenir long-temps. Ceux d'entre eux qui matière de religion, qui pensent bien différemment de la masse commune des Musulmans, disent: nous sommes ignorants, la Constitution de notre Empire, ou pour mieux dire, de notre Gouvernement arbitraire, nous défend de nous instruire. C'est au moyen de ce défaut de lumières que Mahomet a contenu ses prosélytes, qu'il a agrandi son Empire. Il a donné des lois, pour ne pas dire des fers aux Arabes, lorsqu'ils étaient sans Gouvernement, qu'ils avaient abandonné les sciences.
Les uns étaient athées, les autres idolâtres, les autres juifs; une partie enfin de ces peuples professait le christianisme, et cette dernière fecte était sans cesse en contradiction sur sa croyance et sur ses dogmes, ce qui produisit une infinité de schismes qui les ont toujours divisés, et qui ont été la cause de leur asservissement.
“Mahomet, nouveau législateur, le cimetère à la main, annonçait aux ignorants de ce vaste pays, un tissu d'absurdités qu'il nommait sa doctrine, et qu'il parvint à faire adopter par la violence. Sa religion prit naissance dans un petit canton de l'Arabie; il entraîna dans sa secte un certain nombre d'hommes qui grossit à mesure qu'il s'emparait des provinces et envahissoit les propriétés dans la Syrie et dans l'Egypte. Il permit la tyrannie, les vexations, le meurtre même contre toute espèce de secte qui refusait d'adopter ses absurdités, et promit aux vrais croyants un paradis qui flattait leurs sens. Il chercha à persuader que toute la théologie consistait dans une foi parfaite; enfin, cet homme étonnant, l'Alcoran à la main, a subjugué les deux tiers du monde connu. L'autre tiers, dont les États sont éloignés de nous, faisait peu d'attention aux progrès rapides de Mahomet, il s'appliquait à l'étude à étendre les diverses branches de des Sciences, à la culture des Arts et Commerce. Il arrivera que cette poignée d'hommes, un jour, connaîtra le fruit de son travail, sa supériorité dans la tactique militaire qu'il a étudiée et perfectionnée, tant par théorie que par pratique, et qu'il la mettra en œuvre pour venir fondre sur nos provinces, les envahir les unes après les autres, et subjuguer le peuple innombrable qui les habite. Quelle défense ces ennemis du genre humain opposerontils aux armes de leurs conquérants? Ils n'ont point de places fortifiées; ce qu'ils appellent leurs forts sont dans le plus mauvais état. Leurs soldats ne sont point aguerris, ils n'ont nulle teinture de la discipline militaire; les noms de génie et d'ingénieurs sont étrangers pour eux; si depuis quelque temps ils lancent des bombes, ils n'en connaissent pas la direction; si enfin leur usage s'est introduit chez eux, il leur a été enseigné par un Français, sans lequel ils ignoreraient encore ce que sont un mortier, une bombe, ainsi que la manière de s'en servir.
“Je suis persuadé, mon cher Français, que les Turcs s'attendent à perdre la partie européenne de leur Empire: la Russie s'est emparée de la Crimée et de la plus grande partie de la Tartarie turque; la mer d'Asow est également tombée sous sa domination. Si les autres chrétiens avaient secondé le prince Héraclius qui a mis sous son despotisme toute la Géorgie; si aujourd'hui encore ils venaient fondre sur la Morée, les Grecs qui habitent cette contrée fertile, et qui sont très-nombreux, ne manqueraient pas de se réunir aux conquérants. On s'est déjà aperçu qu'ils n'ont plus cette timidité qui les rendait craintifs à la vue d'un Turc, et que ce dernier commence à prendre des précautions pour leur parler, et lorsqu'un chrétien a bon droit, il ne balance plus à le faire vivement sentir.
“Les Grecs de l'Archipel ont imité ceux de la Morée, de la Mésopotamie et de la Circassie; des Chrétiens enfin ne baissent plus la voix devant un Turc, malgré que souvent la justice ne leur ait pas octroyé le bon droit qu'ils croyaient avoir. Je juge par là qu'une révolution prochaine se fera sentir dans ce vaste pays, et que cette secousse y opérera de grands changements.
“Voilà l'entretien continuel de ceux qui fréquentent les cafés de Constantinople, de Smyrne et de toutes les villes peuplées et commerçantes de l'Empire ottoman. Quant à moi, je soutiens qu'un événement imprévu, dont l'effet ne surprendra personne, nous rétablira dans nos droits, que nous regardons comme imprescriptibles, et relèvera le trône de nos pères.
“Votre Capitaine est-il dévôt? dites-lui, je vous prie, que tous les mois, je fais dire une messe pour obtenir de Jesus-Christ, par l'intercession de la Vierge, qu'il daigne nous envoyer une Puissance, fût-elle étrangère, pour se joindre à nous, dussions-nous être gouvernés par elle. La Puissance turque, une fois détruite, nous verrions renaître notre antique splendeur, nous formerions sous l'étendard de la liberté des bataillons nombreux, pleins de courage et inftruits par les guerriers d'Occident. J'ai deux fils de ma première femme et deux de la seconde; j'imprime tous les jours dans leur cœur le courage nécessaire pour tirer vengeance de cette race infâme “d'ennemis de la raison.“
Je répétai complaisamment au capitaine Martin, le long discours de Cagi Coumianos; ensuite je pris la parole, et lui dis: vous ne m'apprenez rien de nouveau; et à cette occasion je lui racontai la pareille prédiction qu'Ali-Pacha, janissaire avait faite à Smyrne, en buvant mon vin de force, dans le Caravassaly de cette ville.
Tu vois donc, mon cher Cagi Coumianos, que d'après le raisonnement d'un Turc, qui n'a d'autre philosophie que le gros bon sens, ton astronome de Bysance n'est pas le seul qui prédise la chute de cet Empire. Je conjecture avec assez de fondement, qu'Ali-Pacha n'est pas non plus le seul, qui désire d'être affranchi d'une multitude de formalités aussi sottes en elles-mêmes, que pénibles aux vrais croyants. On peut en conclure que les mécontents se feraient un vrai plaisir de s'enrôler et de se joindre avec tous les Grecs, et qu'ils ne feraient qu'un corps avec les Occidentaux accourus pour vous secourir. Je vois clairement que la conquête de ce vaste Empire, ne durerait pas deux ans, et qu'il succomberait sous les forces réunies de tous les autres Chrétiens.
Cagi Coumianos répondit: je suis de votre avis, Monsieur le Français, la Russie seule nous en montre un exemple die d'une manière prodigieuse dans très-bien frappant; cette Puissance s'est agranpeu de temps; elle a attiré chez elle une quantité innombrable de Grecs et autant de Turcs tartares, dont la plupart vivent dans la Religion chrétienne.
Je lui répliquai: nous prendrons ce temps quand il viendra; peut-être n'est-il pas éloigné. Mon capitaine vous remercie de la politesse que vous nous avez faite; il me charge de vous prier de venir vous et vos quatre fils, après demain dimanche, à bord du vaisseau; il se fait un plaisir de vous y recevoir à dîner: en mon particulier je vous engage à vous y rendre.
Cagi Coumianos nous donna sa parole et se chargea de nous acheter des poules, des œufs, de taine lui laissa trois sequins pour ces la salade et de la viande fraîche: le capiemplettes, ensuite nous nous rendîmes à notre bord.
CHAPITRE XXIV.
Caractère des Candiotes; leur penchant pour le retour au Christianisme; productions de leur île, son commerce, son importance politique; opinion d'un Turc à ce sujet, et sur l'invasion de l'Egypre.
Le dimanche suivant, vers onze heures du matin, Cagi Coumianos et ses quatre fils se rendirent à bord avec les provisions. Le capitaine Martin avait envoyé pêcher au large et hors du port; l'on avait pris une quantité suffisante de poissons. Nous régalâmes nos Grecs; on leur fit boire du vin de Provence qu'ils trouvèrent délicieux, quoique bien inférieur à celui de Candie. Dans le courant du dîner, ils nous entretinrent sur les vices et les mœurs des Candiotes; Cagi Coumianos nous dit que les habitants de cette île étaient naturellement inconstants, qu'ils ne tenaient que par un fil à la religion turque, qu'ils en connaissaient tout le ridicule et le fanatisme, qu'enfin ils avaient été chrétiens dans les premiers temps, que s'ils avaient renoncé à la religion de leurs pères, c'était pour occuper des places importantes, et pour avoir l'imposante supériorité sur les autres; mais que dans le fond du cœur ce peuple avait plus d'inclination pour le christianisme que pour la religion absurde des Mahométans, et que si les choses venaient à changer, il serait bientôt déterminé à l'abjurer, et embrasseroit le parti du plus fort, tant pour le spirituel que pour le temporel. Il nous fit ensuite la description du sol de cette île; il vanta la salubrité de l'air, la production abondante du coton, de la soie; il parla aussi de la quantité et de la qualité du laitage, du beurre et du fromage qu'on y fait, de toutes les espèces de fruits qu'on y recueille; il nous dit enfin qu'on y amassait beaucoup de soude, et que le savon qu'on y fabriquait était supérieur à celui de Marseille. Toutes ces denrées, ajouta-t-il, sont exportées et répandues dans les grandes villes de la Turquie.
La description intéressante que ce Grec nous fit de cette île charmante, autrefois un royaume, en nous instruisant, nous amusa beaucoup: elle est à quarante lieues, au sud, d'Alexandrie en Egypte, à dix lieues de Chypre, à l'est, à cinq de Rhodes, à cinq enfin de Cerigo, au nord-ouest. Elle doit être regardée comme une barrière qui se trouve à l'entrée de l'Archipel.
D'après ces notions et celles que j'en ai prises moi-même, je ne doute pas que, s'il arrivait une révolution bien combinée, les habitants de cette ile embrasseroient le parti de ceux de la Morée, et s'uniroient aux Grecs pour sortir les uns et les autres de l'esclavage.
Enfin, dans les contrées, dans les ports, dans les villes où j'ai résidé pendant l'espace de temps que j'ai resté dans ces lieux, j'ai entendu les Grecs, les Turcs même, et toutes les nations du Levant, dire qu'ils s'attendaient à une révolution, qu'ils y étaient tous disposés.
Durant le dîner, Cagi Coumianos nous développa toutes ses idées avec chaleur: mais nous n'eûmes pas l'attention de remarquer qu'il y avait sur le vaisseau un Turc candiotte, ami d'un de nos gens à qui il rendait visite, et qui était venu à son invitation, pour l'amuser sur notre bord. Ce Turc, nommé Selim Bacha, était sous le gaillard d'avant, et avait entendu toute notre conversation. Au moment de notre séparation, Cagi Coumianos l'aperçut et le salua à la manière dont les Chrétiens saluent les Turcs, sans lui donner le salamalek. Selim Bacha lui rendit le salut et dit: j'ai entendu toute votre conversation, et il me paraît que le bruit des grands événements que nous prévoyons, se répand de plus en plus. Je suis arrivé depuis peu d'Alexandrie, où j'ai entendu dire qu'avant peu les Puissances d'Occident viendraient envahir l'Egypte: je vous avoue, Messieurs, que cette conquête serait d'une grande importance pour les Occidentaux, qui tireraient par-là les marchandises précieuses qu'ils ont coutume de faire venir des Indes; ils éviteroient le trajet immense qu'ils font dans la traversée des grandes mers, et les Indiens auraient également les denrées de l'Occident par une voie bien plus courte: les intérêts de notre nation seraient extrêmement lésés par ce nouvel arrangement. Tout ce que je vous dis n'est qu'un bruit sourd; mais je connais le caractère des Egyptiens si mauvais, que j'y prévois beaucoup d'entraves. Ce projet, d'ailleurs, a été agité plusieurs fois et n'a pu être effectué; je doute même que de long-temps il réussisse sans le secours d'une révolution générale, et il ne me paraît pas aisé de la mettre à exécution. Quant à moi, je suis du sentiment commun de mes compattiotes, qui, bien loin de s'y opposer, paraissent au contraire la désirer de tout leur cœur. Que l'on humilie l'orgueil insupportable des Arabes, principalement de ceux de la secte de Mamelouk qui ne veulent être subordonnés à qui que ce soit.
L'Égypte, dont je viens de parler, n'est d'aucun rapport pour notre gouvernement. Chaque année le Sultan y envoie trois ou quatre caravelles pour y lever les droits: il arrive souvent que le Capitan-Bacha, qui est chargé de pouvoir, s'en retourne avec rien ou très-peu de chose. Les Bachas qui commandent le grand Caire, n'ignorent pas l'arrivée du Capitan-Bacha; à son approche ils fuient tous de cette ville, et n'y reparaissent qu'après le départ des caravelles.
Cette province s'est toujours montrée rebelle, et l'on n'a pu parvenir à la soumettre qu'en éprouvant les plus grandes difficultés.
Je rapportai au capitaine tout ce qu'avait dit Selim Bacha; mais comme nous ne le connaissions pas, et qu'il était dangereux qu'il ne fît quelques dénonciations contre nous dans son pays, sur-tout auprès des autorités constituées, nous jugeâmes à propos d'user de la plus grande prudence, et ne fîmes aucune réponse.
Cagi Coumianos, satisfait de la bonne réception qu'on lui avait faite, prit congé de nous.
CHAPITRE XXV.
Ruse du capitaine Martin pour échapper aux Mainotes; trait de cruauté de ce Génois.
Les vents changérent et devinrent favorables. Le capitaine Martin, voulant profiter du beau temps, alla faire viser sa patente par le consul de la Canée: aussitôt qu'elle fut expédiée, il vint faire appareiller son bâtiment, et nous partîmes le même soir avec un petit vent de terre. Le lendemain, vers midi, nous aperçûmes une longue barque qui était sur le vent par rapport à nous: après l'avoir examinée quelque temps, et voyant qu'elle cherchait à nous approcher, le capitaine Martin nous dit: mes enfants, nous sommes ici près des Mainotes; vous savez qu'ils ne font pas de grâce; s'ils nous atteignent, nous devons nous attendre à perdre notre vaisseau et peut-être la vie. Il faut done que nous nous préparions à nous défendre et à perdre jusqu'à la dernière goutte de notre sang, plutôt que de nous laisser prendre. Tous nos matelots se mirent en état de défense et parurent disposés à ne pas céder.
La félouque s'avançait toujours, et avec des lunettes il fut aisé de distinguer dix-huit hommes, qui voguaient et dix autres qui étaient à la poupe de la barque, armés tous jusqu'aux dents. Le capitaine Martin crut qu'avec ses quatre canons de quatre livre de balles et quatorze hommes que nous étions d'équipage, cela suffirait pour nous défendre; mais d'après les réflexions que je lui fis faire, il convint qu'il était hors d'état de résister à la mousqueterie des Mainotes, malgré la précaution qu'il prit de faire bastinguer tout le tour du vaisseau avec les strapontains, les paillets, les voiles, et enfin avec tout ce qu'on jugea propre à empêcher les balles de traverser.
Il me vint une idée qui prévalut sur les mesures que le capitaine Martin prenait, je la lui communiquai en présence de tout l'équipage, et je dis: Monsieur, ces forbans ne chercheront pas à vous attaquer par les côtés du vaisseau, parce qu'ils voient très-bien que nous avons deux canons de chaque côté, et pour les éviter ils nous harcelleront par la ponpe et ajusteront des coups de fusil à chacun de nous qu'ils verront paraître; vous connaissez leurs armes: nos fusils sont courts, les leurs sont coulevrinés, par conséquent plus longs et portent plus loin; lorsqu'ils seront tout-à-fait sous les fenêtres de la poupe, ils jetteront les grapins et monteront à l'abordage: si vous voulez exécuter le dessein que je vais vous donner, nous pourrons leur échapper. Nous ne pouvons pas douter que cette felouque allongée ne soit une de celles dont se servent les Mainotes; il n'y a point d'ailleurs de nation qui fasse usage de ces espèces de bâtiments dans les mers où nous sommes, et nous voilà peu éloignés du port aux Cailles, qui est leur repaire.
Le capitaine Martin me demanda quel était le moyen que j'avais proposé, et me pria de le développer. „Avant que l'ennemi soit tout-à-fait sur nous, lui dis-je, il nous reste peu de temps, il faut nous hâter de l'employer. Faites scier le trumeau de la fenêtre de votre chambre; de ces deux fenêtres, formées par le trumeau, nous n'en ferons qu'une grande, nous la masquerons avec une des voiles du grand mât: on sciera encore le gros mât qui est de rechange, de la longueur de vos canons, nous les attacherons par dehors à chaque côté du vaisseau, après en avoir retiré les quatre canons qu'on tiendra tout chargés à boulet et à mitraille, et on les placera dans votre chambre.
“Ces canons seront masqués par la grande voile qui les couvrira entièrement.
A mesure que l'ennemi s'avancera pour nous prendre par la poupe, nous ferons en sorte de lui montrer toujours le côté, en cherchant à lui persuader que nous avons intention de faire usage de nos canons postiches. Les Mainotes, pour les éviter, rameront toujours de manière à s'écarter du danger, et feront tous leurs efforts pour monter à l'abordage par derrière. Dès qu'ils seront tout-à-fait à la portée de nos canons, vous ferez signe à celui qui tiendra la voile par-dessus le tillac, de la laisser tomber, et de suite le canonnier visera la poupe et la proue de la felouque; il lâchera sa bordée, c'est-à-dire que les quatre canons partiront à-la-fois, et si le hasard veut que ces coups portent avantageusement, vous verrez la felouque fracassée et les Mainotes hors d'état de nous faire le moindre mal“.
Le capitaine trouva mon plan judicieux et se détermina à l'exécuter.
Aussi-tôt il fit scier le trumeau des fenêtres et n'en fit qu'une grande: les quatre canons chargés furent déplacés et transportés dans la chambre; on les masqua, comme je l'avais recommandé, avec une grande voile soutenue par deux hommes qui en tenaient les doux coins sur le tillac de derrière, à chaque côté de la poupe. Ces deux hommes, pour éviter les coups de fusil des Mainotes se tenaient assis sur le tillac. Les canons postiches furent mis à bas bord et à tribord, à la place des vrais canons. Au bout de deux heures les forbans furent près de nous et criaient à toute force: „Rends-toi, Français“, et faisaient sur nous un feu continuel; mais malgré la longue portée de leurs fusils, les balles ne pouvaient traverser nos bastingages.
Lorsqu'ils furent tout-à-fait à la portée de nos canons, la voile qui les masquait ainsi que la fenêtre fut lâchée au moment même que l'on mit le feu aux canons; ils partirent presque à-la-fois, deux frappèrent la poupe de la felouque et les deux autres la proue. Ces coups firent un si merveilleux effet que la felouque fut brisée entièrement, et il n'en parut que des débris sur l'eau. Il ne resta que cinq de ces brigands qui s'étaient sauvés au hasard, et tâchaient, en nageant, de joindre notre bord, en criant à toute force: gracia, gracia, Francheso! Le capitaine Martin qui avait conservé le caractère génois, en donna une preuve par une acte de cruauté: il ordonna de couper les bras de ceux d'entre ces malheureux qui aborderaient. Effectivement il y en eut deux qui faisaient leurs efforts pour prendre, soit un cordage, soit le gouvernail derrière le vaisseau; mais nos matelots, lorsque ces infortunés étaient à portée, les atteignaient à coups de sabre sur les bras et sur la tête, et les forçaient ainsi à lâcher prise. Comme nous forçâmes de voile, nous les eûmes bien-tôt perdus de vue.
Le capitaine Martin ne cessait de se féliciter d'avoir suivi mon conseil qui l'avait sauvé des mains des forbans; il sut gré aux matelots de leur activité et du courage qu'ils avaient montré constamment depuis la pointe du jour, que nous avions aperçu la felouque, et pour leur en marquer sa reconnaissance, il fit tuer six poules et leur fit préparer un régal extraordinaire; il accorda à tout l'équipage la ration de vin et d'eaudevie double, et donna trois livres à chacun, en sorte que la journée se passa dans la joie et dans les plaisirs.
Comme les vents nous contrariaient beaucoup, nous fûmes dans la nécessité de louvoyer pendant huit jours pour aterrer sur l'île de Malte que nous laissâmes à gauche, et celle de Sicile à droite.
Dans cet intervalle, chaque jour que le capitaine était de quart, depuis huit heures du soir jusqu'à minuit, il me priait de veiller avec lui: le temps était beau, les chaleurs m'empêchaient de dormir, aussi prenais-je le plaisir à le distraire pendant son quart.
Il m'engagea à lui faire le détail bien circonstancié des différentes observations que j'avais faites dans le Levant. Il était curieux de connaître mon opinion sur les mœurs, le caractère et les usages des Ottomans, ce que je pensais sur la manière dont on rend la justice chez eux; enfin il désirait savoir quelles sont les forces du Gouvernement Turc.
CHAPITRE XXVI.
Le capitaine Martin raconte ses amours dans l'île de Paros; propositions avantageuses que lui fait son interprète.
Après avoir fait, au capitaine, le tableau exact et bien circonstancié sur les mœurs, les usages et le caractère des Turcs, il me dit: je ne croyais pas que vous fussiez si bien instruit. Il me paraît que si vous étiez connu à Paris, vous obtiendriez facilement une commission lucrative; mais puisque vous avez eu la complaisance de me satisfaire sut toutes les demandes que je vous ai faites, je me crois, à mon tour, obligé de vous faire la confidence de ce que j'ai éprouvé dans l'ile de Paros, dans le temps qué nous y étions, vous dans la ville, et moi au village sur la montagne.
Je lui répondis: ce que vous allez me raconter m'intéressera plus que je ne vous ai intéressé dans ma narration, d'autant plus que tout ce qu'elle renferme n'est pas nouveau. Il y a eu tant de voyageurs français qui ont parcouru ce vaste empire, fait des observations les plus détaillées, instruit notre nation sur tout ce qui s'y fait et ce qui s'y passe! ces observateurs n'ont rien oublié; ils sont entrés, comme moi, dans les plus petites particularités qu'on remarque dans le Levant, pour en donner la connaissance au public par la voie de l'impression.
Le capitaine Martin me témoigne sa reconnaissance, et commence ainsi son récit: „J'ai passé huit jours entiers dans la maison d'un Grec qui, depuis trois mois, était absent de Paros. Il se nommait Dimitraki: j'avais fait sa connaissance à Smyrne; il m'avait servi en qualité de journalier pour tourner le cabestan, dans le temps que j'estivois mon bâtiment de coton.
J'appris que sa résidence était à Paros, qu'il y était établi, qu'il avait son épouse et une fille, et que la nécessité de gagner de l'argent le forçait de quitter sa maison pour aller travailler dans les villes de commerce, et de rapporter son gain à Paros pour subvenir aux besoins de sa famille. Vous vous rappellerez, sans doute, ce qu'il nous a fallu de temps pour voir les curiosités de cette île, et les plaisirs que nous avons goûté chez le Consul.
“Comme l'on s'ennuie de tout, et que les vents ne cessaient de nous être contraires, je me souvins de Dimitraki, d'autant mieux qu'il m'avait appris qu'il avait son épouse et sa fille dans un village de Paros. La curiosité me porta à me rendre dans ce village; je me munis de sequins et j'emportai quelques boëtes de confitures. Avec cette précaution, il ne me fut pas difficile de trouver la maison de Dimitraki, dans laquelle j'en trai. Son épouse et sa fille, qui ne me connaissaient pas, furent étran“gement surprises de voir arriver chez elles un Français; cependant la manière dont je me présentai les engagea à me recevoir avec affabilité.
“Après les avoir rassurées sur l'objet de ma visite, je leur donnai des nouvelles de Dimitraki, je leur dis qu'il m'avait chargé de leur faire ses compliments et de m'informer d'elles si quelque secours d'argent leur ferait plaisir, que dans ce cas je leur en donnerais. Je les priai, en conséquence de ne point se gêner avec moi, et que je leur offrais mes services du meilleur de mon cœur.
„Jugez combien ces deux personnes furent agréablement surprises. Elles me firent toutes sortes de remerciements et m'invitèrent à rester la soirée chez elles, me faisant observer qu'il était trop tard pour retourner à mon vaisseau. J'acceptai cette offre, et je les avais, en quelque sorte, forcées à me la faire, en prenant la précaution d'arriver un peu tard chez elles.
“Je feignis néanmoins de me rendre, avec peine, aux sollicitations que me fit l'épouse de Dimitraki; je lui dis qu'en acceptant son offre obligeante, ce ne serait qu'à la condition de me charger de toute la dépense que je pourrais occasionner.
“Je vois bien, Monsieur, que vous êtes judicieux et que vous prévoyez que nous ne sommes pas riches. Dimitraki n'aura pas manqué de vous instruire de notre position: vous ferez donc ce que vous jugerez à propos.
“Je donnai, dans le moment, un sequin à Catharina, femme de Dimitraki, qui alla, au plus vite, chercher un poulet; elle le mit en fricassée et pour désert que du fromage; mais nous donna à souper. Elle n'avait nous bûmes de bon vin et de l'eau-de-vie de Scio. En soupant j'examinai sa fille Antonia; elle me parut bien faite. Son âge était d'environ dix-sept ans, sa taille haute, fine et bien prise; elle avait la peau blanche comme le lys, ses dents semblaient être faites d'ivoire. Ajoutez à cela des grands yeux noirs, où se peignait la volupté. Ses cheveux, couleur d'or, tressés avec art, descendaient jusqu'aux genoux: elle avait, comme toutes les femmes du Levant, le regard tendre et languissant.
“A peine avais-je fini de souper que je me sentis violemment touché des charmes de cette jeune personne; j'en devins éperdument amoureux. Je ne pus même cacher, à sa mère Catharina, que j'étais sensible a la beauté de sa fille. Cette mère respectable ne parut ni surprise ni choquée de mon aveu.
Les habîtans de l'ile de Paros n'ont point d'aversion pour les Français; ils savent que notre nation est généreuse, que nous n'hésitons pas de faire des libéralités dans mille occasions. Nous avons d'ailleurs l'usage de ne point paraître tracassiers dans le prix des choses qui nous conviennent, et pour peu que nous payons les denrées au-dessus de ce qu'elles valent, ce léger excédent est considéré comme un acte de générosité, eu égard au prix médiocre que nous coûtent les marchandises que ces insulaires ont l'usage de nous vendre.
“Après souper, je priai Catharina de permettre à sa fille de faire un tour de promenade avec moi dans un petit jardin situé derrière la maison: mon intention était de lui faire comprendre toute la violence de mon amour et de faire en sorte de lui en inspirer; mon embarras était de me faire entendre pas signes, puisque je n'avais pas la plus légère teinture de la langue grecque, ni de celle des Turcs. Je fatiguois mon imagination sur les moyens de parvenir à mon but, lorsque la mère, àprès avoir fini les petits détails de ménage, me donna à entendre qu'elle nous accompagnerait dans notre promenade.
“Les orangers, les lys, les tubereuses, le jasmin et le chevrefeuil tous en fleur, rendaient ce lieu délectable, et un vent léger du soir nous faisait respirer l'odeur suave que ces fleurs répandaient autour de nous.
“Arrivés au fond du jardin, Catharina nous fit entrer sous un berceau clos et couvert par les branches et le feuillage de ces arbrisseaux odoriférants, et où l'on avait pratiqué des sièges de gazon tout au tour.
Catharina me fit asseoir et me fit comprendre que la maison qu'elle habitait, ainsi que ses dépendances, provenaient de la succession du père de son époux, mais que le jardin ne leur appartenait pas, qu'ils en avaient néanmoins la jouissance jusqu'au retour d'un frère de son mari, absent depuis dix ans; mais que s'il était mort, par hasard, dans son voyage, la propriété leur en restait de plein droit.
“J'entendais difficilement ce que Catharina me disait: si je l'ai su depuis, je le dois à un Grec de ce village, qui parlait parfaitement le provençal.
Dans une visite que cet insulaire rendit à la femme de Dimitraki, il se fit un plaisir de me parler et de m'expliquer ce qu'on voulait me faire comprendre. Comme il me parut qu'il avait besoin de gagner de l'argent, je l'engageai à me tenir compagnie et à me servir d'interprète tout le temps que je demeurai dans ce village.
“Je ne pouvais pas y séjourner long-temps; j'attendais, pour partir de Paros, un vent favorable qui pouvait souffler d'un moment à l'autre. Alors je me trouvais forcé d'abandonnér le village, Antonia, sa mère, “et leur habitation où je goûtais beau“coup de plaisirs, de m'éloigner enfin pour toujours de cette île charmante.
“Je dirigeai donc mon entreprise de manière à réussir promptement. Cette première soirée, néanmoins, “n'avança pas beaucoup mes espérances; je n'en recueillis que quelques baisers appliqués furtivement sur la belle main de cette fille qu'elle retitiroit faiblement.
“La mère, qui avait eu l'attention de me préparer un lit, m'avertit qu'il était temps de quitter le jardin, et qu'elle désirait que j'allasse me reposer: quoiqu'elle ne me parlât que par signes, je comprenais tout.
“Rendu au logis, elles me conduisirent dans une petite chambre à côté de la leur, et m'ayant montré le lit que je devais occuper, elles se retirèrent en me disant: bonne nuit, monsieur; je ne répondis qu'en faisant signe à Antonia de venir partager ma couche; elle se mit à rire. La mère s'étant aperçue de mon geste et dé“mêlant mes intentions, jeta sur sa fille un regard sévère, ensuite me regarda en disant: que Dieu nous en préserve; ensuite elles disparurent.
“Quoique je fusse très-bien couché, mon lit étant composé de quatre matelas, couvert de draps blancs, avec des oreillers de très-bonnes plumes, je ne fermai pas l'œil de toute la nuit. Mon esprit s'était mis à la torture pour imaginer le moyen de me mettre bien dans celui de la jeune fille.
“Croiriez-vous, Monsieur, que Catharina, convaincue que j'avais conçu de l'amour pour Antonia, avait déjà formé le projet de me contraindre à l'épouser? Pour m'y préparer, elle entra le lendemain matin dans ma chambre, s'approcha de mon lit et me dit en grec: Monsieur, comment avez-vous passé la nuit? Ne comprenant pas ses paroles, je me contentai de la saluer d'un signe de tête; mais le Grec qui me servait de truchement, étant venu me rendre visite, m'expliqua ce qu'elle m'avait dit.
Après une courte conversation, et sitôt que je fus habillé, je trouvai le déjeuner tout prêt: Catharina, Antonia sa fille, l'interprète et moi nous prîmes place à table. On nous servit des œufs frais à la coque, des sardines de France en salade, et de l'excellent vin de Paros: après nous être salués réciproquement en buvant, je hasardai de faire dire, par l'interprète, à Catharina, que j'aimais passionnément sa fille, et que je ne pouvais pas vivre sans elle. L'interprète qui habitait le même village, qui devait s'intéresser plus naturellement à sa payse qu'à moi, conduit peut-être par un motif d'intérêt, d'une récompense enfin quelconque, me dit: il paraît, Monsieur, que cette jeune fille vous plaît; si vous croyez contribuer à votre bonheur et à votre tranquillité en la possédant, et si vous cherchez également à la rendre heureuse; je dois vous dire que j'ai consulté son cœur. Elle ne paraît pas s'éloigner de satisfaire vos désirs, pourvu que ce soit sous l'auspice des lois, et en contractant avec vous les liens d'un mariage légitime: Vous êtes chrétien comme nous, et si vous désirez obtenir sa main, je me charge de vous unir.
“Mon cher interprète, lui répliquai-je, non-seulement je désire ce moment heureux, mais je consacrerais une partie de ma fortune pour l'accélérer. Il est bien malheureux pour moi d'ignorer la langue du pays, si je la connaissais, j'aurais du moins la satisfaction de lui découvrir ce qui se passe dans mon cœur, et de lui faire part du désir sincère que j'ai de la posséder.
“Vous savez que je suis capitaine du vaisseau qui est dans votre port de Paros; mon bâtiment est chargé pour la France. Je ne peux me dispenser d'aller rendre mes comptes aux négociants, avec lesquels j'ai traité; il faut en outre que je désarme mon bâtiment. Aussitôt que j'aurai terminé mes affaires et que j'aurai trouvé un nolisement pour le Levant, mon premier soin sera de me rendre auprès de ma chère Antonia, qui seule remplit ma pensée, qui est devenue dans un moment l'objet de ma félicité entière.
Répétez-lui, je vous prie, mes sentiments, et offrez à sa mère, de ma part, tout ce que je possède ici en fonds; j'en ferai volontiers l'abandon en sa faveur.
“L'interprète rendit bien exactement à Catharina et à sa fille tout ce que je lui avais communiqué; son discours fit sur l'esprit de l'une et de l'autre, l'effet merveilleux que j'en attendais; aussi me comblèrent-elles de toutes sortes d'honnêtetés. Elles s'opposèrent à mon départ et me dirent qu'il y avait le lendemain un mariage, qu'elles étaient du nombre des convives, qu'il fallait que je restasse au village pour prendre part aux amusements qui suivent cette cérémonie, et qu'elles se feraient une grande joie de m'y admettre.
“J'acceptai la partie. Le reste de la journée se passa agréablement pour moi; Antonia eut la liberté de me tenir compagnie seule, pendant que sa mère était occupée à faire le dîner. Nous allâmes au jardin, et nous trouvant tête-à-tête sous le berceau, je pris à brasse-corps ma belle Antonia, je l'assis sur mes genoux, et lui prodiguais, faute de connaître la langue, mille caresses sans proférer une seule parole; elle semblait me repousser, mais elle me regardait avec ses grands la colère. Ceue demi-résistance yeux noirs et languissants qui annonçaient de la tendresse plutôt que de augmentait mes transports: cependant, lorsque le danger pour sa vertu lui parut évident en restant seule avec moi, elle fit un effort pour s'échapper de mes bras et courut auprès de sa mère, à qui elle raconta, dans son langage, ce qui s'était passé entre nous dans le jardin.
“Catharina me regarda en souriant et frappa à plusieurs reprises sur son nez avec le doigt index, comme par menace, et voulant me dire, mais sans colêre, vous me payerez cela. Je pris le parti de rire, j'embrassai la mère, la fille, et la paix fut faite. Le dîner suivit cette petite scène; nous nous mîmes à table tous les quatre: l'interprète prodiguait les louanges, exaltoit les vertus de mes deux hôtesses, et ne cessait de me dire combien je serais heureux de passer le reste de ma vie à Paros ou au village. Il me faisait envisager un parti trèsavantageux à prendre à mon retour de France.
“C'était l'établissement, â Paros, d'un commerce qui deviendrait lucratif au-dela de mes espérances. Il serait fondé sur les deniers que pourrait produire la vente que je ferais de mon vaisseau en France, en y joignant d'autres biens-fonds que je pouvais me procurer, ou des marchandises; je pouvais, disait-il, acquérir, dans Paros, un, et même deux bâteaux, qui feraient alternativement le voyage de Smyrne ou d'un autre port. Il prétendait que, par le moyen de l'exportation et de l'importation des marchandises que je retirerois des villes commerçantes du Levant, et que je conduirais dans l'île, mes bénéfices seraient considérables; que tout, jusqu'à la soie crue et le coton que l'on recueille à Paros, serait d'un grand rapport à Smyrne. Si, au contraire, mon intention était de quitter tout-à-fait le commerce et de mener une vie privée, je pouvais trouver mon bonheur et ma tranquillité dans une vie douce et dans la solitude de la campagne. Pour me démontrer la vérité de son assertion, il continua ainsi: “Vous aurez d'abord le grand avantage de vous lier avec les personnes les plus considérées du village; cette liaison vous y donnera une haute prépondèrance. Les habitants seront charmés d'avoir parmi eux un homme d'esprit, vous y serez respecté. En second lieu, vous ne pouvez placer vos fonds plus avantageusement qu'en acquérant des pièces de terre à l'entour du village, ainsi que des vignes; vous les aurez à très-bon marché. Par ce moyen, vous récolterez blé, vin, coton, soie, miel, et vous aurez la plus grande facilité à nourrir de la volaille et d'autres bestiaux: vous deviendrez enfin un des plus riches habitants de notre île.
“Cet honnéte Grec remplissait parfaitement la tâche qui lui était imposée; mais toutes ces belles spéculations ne pouvaient se concilier avec mes opinions. Après avoir recueilli tous ses discours, je m'aperçus facilement que son intention, celles de Catharina et de sa fille étaient de me déterminer à fixer mon séjour dans l'ile de Paros.
“Je goûtais un vrai plaisir à écouter ce Grec qui n'avait aucun soupçon sur ma manière de penser. Je me contentai de lui persuader que je trouvais une grande justesse dans ses raisonnements, que je prendrais absolument le parti de revenir à Paros, à mon retour de Marseille, qu'après avoir arrangé quelques affaires de famille, qui m'appelaient à Gênes, je n'aurais plus aucun motif, aucun intérêt de continuer à courir les mers, à braver ses dangers. que je choisirais ce village pour y faire ma résidence le reste de ma vie, pour y posséder le cœur et l'affection de ma chère Antonia.“
„Je ne doutais pas que ma réponse ne fût rapportée très-fidèlement à mes hôtesses; aussi je ne tardai pas long-temps à m'en apperçevor. Au milieu du souper, n'est-il pas vrai, me dit la mère en présence de l'interprète, n'est-il pas vrai, capitaine Martin, que notre pays vous plaît, et que vous y passeriez agréablement votre vie? Oui, lui répondis-je, sur tout si vous m'accordez la belle Antonia: j'ai trouvé dans votre village un trésor que je préfère à tous les trônes du monde. Cette petite explication eut lieu par l'entremise de mon interprète.“
„Après souper nous allâmes faire un tour de promenade dans le jardin pour prendre le frais: je tenais de ma main gauche une des belles mains d'Antonia, et de l'autre je la serrais à brasse-corps.
“Lorsque la mère apperçevoit quelques oranges bonnes à être mangées, et qu'elle se tournait pour les faire tomber et me les présenter, je profitais de e moment pour faire une caresse à Antonia; c'était à quoi j'étais borné: notre promenade finie, nous nous retirâmes pour aller reposer.“
„Je priai le Grec de demander pour moi à Catharina la permission d'embrasser sa charmante fille: elle me le permit sans difficulté. Elle me répéta de nouveau“: -- „Souvenez-vous que vous devez être demain du mariage; chère maman, lui répondis-je, tant que les vents me seront contraires, je ne quitterai pas le village, et je resterai auprès de ma belle Antonia; la satisfaction que je goûte auprès d'elle est trop grande pour m'en séparer.
Je vous jure, ma très-chère maman, que je rédoute le moment de mon départ; si je n'avais pas l'espoir d'être bientôt de retour ici, le chagrin dans lequel cette idée me plonge, suffirait pour me faire succomber“.
CHAPITRE XXVII.
Le Capitaine pris en flagrant delit.
„L'interprète nous donna l'explication des compliments d'usage que nous nous fîmes réciproquement avant de nous séparer: je profitai de la permission que m'avait donné la mère, je pris Antonia dans mes bras et je la serrai avec la plus vive ardeur. Elles emmenèrent le Grec et je me couchai. Le lendemain, tourmenté par ma passion, je me levai de bonne heure et j'allai prendre le frais dans le jardin. Pour sortir de la maison il fallait traverser la chambre où reposaient la mère et la fille: je m'aperçus qu'elles dormaient l'une et l'autre d'un profond sommeil; je “m'approchai à petits pas du chevet de mon adorable Antonia. Après avoir découvert un tiers du corps de cette beauté, je cueillis une rose plus belle mille fois que toutes celles du jardin; je portai mes lèvres brûlantes sur cette fleur dont la vue jetait le désordre dans tous mes sens. Je me disposais à en saisir le bouton, mais hélas! dans le moment, peut-être, le plus beau comme le plus court de ma vie, Catharina s'éveille et m'aperçoit.“
„Effrayée, inquiète, elle appelle sa fille, la réveille à grand bruit, et la gronde de ce qu'elle la trouve dans un pareil désordre: quant à vous, capitaine, me dit-elle, je vous excuse si c'est le hasard qui vous a amené dans notre chambre et qui vous a procuré la vue de ma fille dans une situation qui blesse la pudeur. J'aurai dorénavant le précaution de fermer au verrou la porte de votre chambre, et vous serez obligé de nous appeler lorsque vous voudrez aller au jardin. Je vous prie même, capitaine, d'y aller prendre le frais pour nous donner le temps de nous habiller: nous ferons préparer peu de chose pour notre déjeuner, afin de conserver notre appétit pour la noce à laquelle nous sommes invités.
“Je suivis le conseil et m'allai promener pendant une demie-heure en attendant qu'on vint m'annoncer le déjeuner: on servit seulement du café à la crème. Unmoment après les voisins vinrent nous avertir qu'il était l'heure de se rendre à l'église: Catharina et la fille s'endimanchèrent le mieux qu'elles purent; l'interprète arriva, et nous partîmes tous quatre.
“La cérémonie du mariage dura environ deux heures, ensuite l'on se réunit pour se mettre à table. Après le dîner les musiciens arrivèrent avec des lyres, instrument depuis très-long-temps en usage dans la Grèce; le marié commença la danse; il tenait un mouchoir à la main, par un coin seulement, et présenta l'autre à la mariée. Toutes les filles du village lui tenaient les mains à la manière allemande, en sorte qu'un seul homme conduisait toute la danse en faisant un pas en avant et un pas en arrière.