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“Cette danse continuait jusqu'à ce que les danseurs fussent fatigués, et l'on en recommençait une autre. C'est la manière dont s'exécutent toutes les danses dans le Levant; les filles du village se rangent à la suite l'une de l'autre; en tête est un homnie qui dirige la danse.
“Loin de jouir de cet amusement, j'y gagnai beaucoup d'ennui, en ce qu'une troupe de danseurs une fois fatiguée, un autre garçon entrait en lice, prenait le mouchoir et ne fatsoit que répéter ce que son prédécesseur avait fait. C'est ordinairement le garçon du village le plus leste et le meilleur danseur qui se met à la tête de cette ennuyeuse pantalonade. Pour remplir l'attente et mériter l'éloge des danseurs, il faut qu'il saute avec légèreté, qu'il se tourmente beaucoup, la manche de sa chemise retroussée, pour montrer les cicatrices qu'il s'est faites, suivant leur usage, en l'honneur de sa maîtresse. Le même danseur retrousse aussi sa grande culotte jusqu'au genou pour faire voir sa jambe nue. Les femmes, en dansant, ne poussent pas le moindre sourire, elles conservent l'air le plus sérieux; elles regardent fixement la terre, sans lever les yeux, et montrent les apparences de la plus grande modestie. La nuit arrive enfin et met un terme à la danse.“
CHAPITRE XXVIII.
Suite de la danse pour le capitaine Martin; intervention de la Sainte-Vierge en faveur d'Antonia; comment le capitaine devint bigame; effet des petits verres.
“Dès que nous fûmes de retour au logis, Catharina s'occupa du souper: nous nous rendîmes, Antonia et moi, au jardin; je la conduisis droit sous le berceau et la fis asseoir sur le gazon de verdure. Je ne pouvais m'exprimer que par des gestes et des regards passionnés; me voyant un peu éloigné de la mère, me croyant absolument seul avec Antonia, j'osai tout hasarder.
“J'étais dans l'erreur, et mon imprudence me coûta ce que vous allez entendre. L'interprète et un des amis de Catharina, qui l'accompagnait, étaient derrière un petit mur assez peu élevé; ils pouvaient, à la faveur de la lune qui était très-claire, observer nos actions, ils étaient même assez près pour nous entendre. Ne me doutant en aucune manière de cette supercherie, je portai la témérité jusqu'à me mettre en devoir de faire violence à Antonia, et sans autre formalité, d'en faire ma femme, encouragé par le peu de résistance qu'elle opposait à mon ardeur.
“J'ignore si ce fut une finesse dans Antonia, ou bien quelqu'autre motif qui lui arracha un cri assez fort pour être entendu des deux surveillants tapis derrière le mur. Ils le franchirent aussi-tôt pour empêcher les suites de mon entreprise: ils avaient oui prononcer distinctement et assez haut, par Antonia, ces mots sacrés: Sainte-Vierge, venez à mon secours. Ces paroles furent à peine sorties de sa bouche, que les deux anges tutélaires parurent. L'interprète dit: que faites-vous là, Monsieur? la conduite que vous tenez n'est pas celle d'un honnête homme; vous manquez essentiellement à la probité, à l'honneur. Etes-vous venu dans notre pays pour violer aussi témérairement les droits de l'hospitalité? Je vous préviens que le crime que vous venez de commettre ne peut être pardonné qu'au moyen de la réparation la plus authentique. Si vous refusez de donner au père, à la mère, à cette victime de votre lubricité toute la satisfaction que l'honneur doit vous inspirer, attendez-vous à voir tous les habitants de ce pays instruits de votre imprudence et de votre hardiesse, et tous prêts à vous en punir.
“Dès demain, nous nous rendrons, mon ami et moi, à Paros, nous y publierons votre attentat, nous en informerons votre Consul. Nous ferons plus; nous demanderons qu'il soit mis un embargo sur votre batiment, et que votre personne soit consignée; l'un de nous se rendra à Scio, pour porter plainte au Capitan-Pacha qui enverra un officier marin, chargé de vous traduire devant lui, et lorsque vous serez dans sa caravelle, vous vous en tirerez comme vous pourrez.
“Interdit, accablé par ces menaces, pénétré, d'un autre côté, de la situation d'Antonia qui fondait en larmes, je flottais entre la honte que ces gens me préparaient, et la crainte d'être livré à la justice arbitraire d'un Capitan Pacha. Je n'aurais jamais pu me tirer de ce pas sans supporter une avanie ruineuse, à laquelle cet officier m'aurait indubitablement condamné.
“Je craignais encore bien plus d'être conduit dans l'île de Scio, où était le vaisseau du Capitan-Pacha: ce déplacement aurait retardé mon voyage de six mois au moins. Je considérais, en outre, que je m'exposais à la honte de paraître devant les habitants du lieu, à l'avanie de l'Amiral ottoman, à la perte de mon vaisseau dont la vente était certaine; je devais m'attendre à être perdu de réputation en France et à Gênes; à voir enfin mes projets de fortune évanouis.
“Je pris donc le parti de parler ainsi à mes deux Grecs: Mes amis, je ne vous ai point interrompus dans tout ce que vous m'avez dit; vous avez acquis le droit de me traiter avec sévérité, puisque vous ignoriez la pureté de mes intentions. Je suis honnête homme: je vous apprends donc que la passion que j'ai pour Antonia m'a décidé à faire à sa mère une promesse de m'unir à sa fille, aussitôt que j'aurais terminé mes affaires en Europe. Cette conduite, de ma part, doit déjà vous rassurer et détruire la mauvaise opinion que vous avez conçue de moi; pour tranquilliser toute la famille, pour ne rien perdre dans l'esprit des habitants de cette ile, je consens d'épouser demain Antonia. Rendons-nous auprès de Catharina pour lui apprendre cette nouvelle et lui faire part de ma résolution: je suis persuadé qu'elle approuvera mon dessein et qu'elle ne s'opposera point à mon bonheur. Si je suis assez heureux pour obtenir, sans délai, la main d'Antonia, je vous prierai de venir en France avec moi; vous serez témoin de la diligence que je mettrai à vendre les biens que je possède, tant dans le territoire de la Provence que dans l'Italie.
“Cette dernière proposition que je fis au Grec, lui fut si agréable, qu'il me sauta au col et me dit, Monsieur, je doutais que vous fussiez un homme aussi délicat, aussi rempli de sentiments distingués. Je vois que je me suis trompé, et je vous en demande pardon de tout mon cœur. Il est tard, Catharina ignore quel est le motif qui nous retient ici. Essuyez les larmes de votre prétendue, et allons joindre sa mère; cachons-lui, sur-tout, l'émotion commune que nous éprouvons tous en ce moment.
“Les deux Grecs ne quittèrent point Antonia, dans l'intention, apparemment, de lui dicter ce qu'elle devait dire à sa mère. Je compris, du moins, qu'ils lui avaient conseillé de garder le silence sur ce qui s'était passé entre elle et moi au jardin: j'en jugeai par l'accueil gracieux qu'elle me fit, et par la bonne grâce avec laquelle elle nous donna à souper.
“Avant de nous séparer et après avoir quitté la table, le Grec, parent et ami de Catharina, annonça mon mariage pour le lendemain. Voici les termes dont il se servit: Ma cousine, je vous prie de m'écouter. Le capitaine Martin aime votre fille; Antonia aime également le capitaine, il faut les rendre heureux. Le capitaine est riche, le vaisseau qui est dans le port est à lui; la cargaison appartient à des négociants de Marseille et de Smyrne; il ne pourra pas rester dans ce pays-ci, lorsque les vents lui permettront de continuer son voyage. Notre ni est plus en état que moi de vous faire part de ses intentions: il a fixé à demain, sans autre délai, son mariage avec Antonia; il vous laissera le peu d'argent qu'il a; il peut s'en passer jusqu'à son arrivée à Marseille. Au surplus il se propose d'emmener avec lui Hiorly, son interprète, qu'il ramènera à Paros, lorsqu'il aura mis ordre à ses affaires en France et en Italie. Voyez, ma chère cousine, consentez-vous à cette union?
“Catharina demande à sa fille si cette proposition, faite par le capitaine, lui est agréable; Antonia baisse les yeux, rougit, soupire, et son silence est la réponse la plus expressive.
“Je tirai de ma bourse deux sequins que je donnai à Hiorly. Il sortit avec le cousin; ils promirent de venir de grand matin pour préparer les formalités d'usage en pareil cas, et pour parvenir à leurs fins. Antonia avait couvert mon lit, la mère et la fille me souhaitèrent une bonne nuit. J'embrassai Antonia et sa mère, en leur montrant un air de satisfaction.
“Seul dans mon lit, je repassai dans mon esprit toute la conduite de mes hôtesses, et en particulier celle de mon interprète. Nul doute que leur intention ne fût de me lier par un mariage. Malgré la répugnance que j'avais à me laisser entraîner dans ce piège, il fallut y consentir, sauf à me réserver les moyens de m'en échapper, quand je le pourrais; car, en conscience, il était indécent d'avoir deux femmes.
“La nuit se passa sans que je pusse dormir; je commençais à m'assoupir lorsqu'on vint ouvrir ma porte. Le premier qui parut était mon interprète; deux autres Grecs entrèrent immédiatement après lui; ils me souhaitèrent le bonjour et m'invitèrent à me lever.
“A vous parler franchement, je fus saisi d'une frayeur involontaire à leur aspect; ma première idée fut que tout ce dont nous étions convenus le soir en nous quittant avait pris une autre face, et que ces hommes se rassemblaient pour me jouer quelque mauvais tour.
“Je fus néanmoins rassuré sur-le-champ; Hiorly me dit: Comment, capitaine, doit-on être si paresseux le jour que l'on se marie? vous n'ignorez pas que vous n'avez point de temps à perdre. Les vents de l'ouest ne régneront pas toujours; le temps peut varier d'un moment à l'autre; nous avons des formalités à remplir pour votre mariage, et quelque diligence que nous mettions, nous finirons difficilement avant midi; de mon côté, j'ai à me préparer pour le voyage que je dois faire avec vous.
“Après qu'il eut fini, je me hâtai de m'habiller; nous passâmes ensemble dans la chambre de Catharina et de sa fille; je leur demandai la permission de les embrasser; la mère, naturellement gaîe, me fit plusieurs questions sur les rêves de la veille de mon mariage. Je lui fis répondre, par Hiorly, que mes rêves avaient été couleur de rose; mais que ces couleurs que l'on pouvait voir dans un rêve ne valaient pas, à beaucoup près, la possession de la fleur.
“Hiorly dit à Catharina qu'il avait prévenu le Papas, qu'il arriverait bientôt, et qu'il s'était chargé de dresser un acte que le capitaine Martin signeroit; après quoi, dit-il, nous ne songerons plus qu'à la cérémonie. Dites-moi, capitaine, êtes-vous de cet avis! Très-certainement, lui répondis-je; vous me voyez prêt à engager ma personne et ma fortune, et je ne trouve rien de trop cher, pourvu que j'aie le bonheur de posséder Antonia.
“Le prêtre arrive; l'acte était dressé en écriture grecque: j'ignore encore ce qu'il contient au juste. On m'a dit que par cet acte je m'obligeois de céder et d'abandonner tous mes biens en cas de mort et à défaut de progéniture. Je troûvai cet acte très-judicieux, et je ne fis aucune difficulté de le signer, je puis même dire que je le fis avec enthousiasme.
“Cette formalité remplie, la mère, la fille, le Papas, les témoins et moi nous nous rendîmes chez l'Evêque, où il fallut payer un droit de dispense.
Il nous accorda la permission de nous marier. Nous fûmes eonduits à l'église; le Papas grec compose une eau bénite, et fait sur nous un asperges. Nous voilà fiancés et mariés. L'usage est de placer sur la tête une toile, qu'en France on nomme le poil: il lut, en notre présence, dans un livre où il est parlé d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, nous donna à chacun un cierge allumé que nous tenions à la main, et nous ordonna de faire serment d'être fidèles et d'avoir réciproquement soin de nous, comme mari et femme, jusqu'à la mort.
“Après la cérémonie, je riais en moi-même d'être polygame et de ne pas être pendu. Je regardais néanmoins ce second mariage comme illusoire: effectivement il n'était pas, à plusieurs égards, fait dans les formes. Le père était absent; son consentement était nécessaire et nous ne l'avions pas. Je n'avais point de preuve que j'étais libre: cette raison seule devait nous empêcher de passer outre. Au surplus, la sottise de vouloir posséder Antonia m'avait inspiré des vives alarmes sur les suites de mon étourderie.
“Me voilà donc marié le cinquième jour de mon arrivée au village; tout mon temps jusqu'alors ne s'était passé qu'en intrigues; il me tardait d'en voir la fin, et d'arriver au moment de posséder la belle Antonia.
“Nous retournâmes au logis; là il me fallut vider ma bourse, dans laquelle il se trouvait vingt-un sequins; je les remis à Catharina, en lui déclarant que c'était tout l'argent que je possédais, que mon avoir était mon bâtiment, évalué à soixante mille francs, environ cent mille francs de pacotilles, et plus de cent mille francs de bien effectif, tant à Marseille qu'à Gênes.
“Cette énumération fit sur la société l'impression la plus vive. On ne songea plus qu'à passer le temps agréablement à table et à la danse.
Toutes les filles vinrent jouir de cet amusement, à la manière accoutumée: tous les Notables de l'endroit, quelques Prêtres, l'Évêque même vinrent au logis me féliciter. Il est d'usage dans le Levant, lorsqu'on reçoit une visite, d'offrir un petit verre d'eau-de-vie à celui qui la fait, et à toutes les personnes qui sont présentes. Ces visiteurs ne venaient que les uns après les autres, et c'était à moi de faire les honneurs; je prenais donc le premier verre, et après l'avoir bu, j'en servais aux derniers venus, ensuite à toute la compagnie, les uns après les autres.
“Cette cérémonie orientale qui conviendrait bien mieux dans le Nord, continua jusqu'au soir, et pour en suivre ponctuellement l'usage, je bus tant de petits verres que j'en fus très-incommodé; bref, fatigué de ces exploits bachiques, le sommeil me fit oublier ce que je devais à l'hyménée.
Je m'étais couché avant le souper, je ne me reveillai que le lendemain matin. A peine habillé, je courus à ma nouvelle épouse, que j'embrassai tendrement; je fis quelques reproches à la mère sur le projet la seule intention de me priver des qu'on avait formé de m'enivrer, dans douceurs dont j'avais droit de jouir. Aussi promis-je bien abstinence entière d'une part, pour n'être plus réduit à la garder de l'autre. Je tins parole“.
CHAPITRE XXIX.
Regrets du nouveau marié; arrivée imprévue du beau-père; adieux.
IL est des pertes dans la vie, dont on ne peut attribuer la cause qu'à des circonstances malheureuses; quelquefois on parvient à les réparer; mais avoir perdu la première nuit de son mariage, l'avoir perdue pour des petits verres, c'était un souvenir qui laissait dans mon âme la contrition la plus amère. Qu'avec sa nouvelle épouse, me disais-je, on manque la première nuit des noces par pensée, rien de plus ordinaire, par action, rien de plus excusable; mais qu'on pèche par omission, cela ne peut se pardonner. Aussi me semblait-il voir dans tous les regards ma condamnation.
Antonia souriait à mon embarras, et me disait à l'oreille: il vous souviendra des petits verres. Je ne lui répondais que par monosyllabes, mais de manière à lui faire connaître que je payerais largement les intérêts de la dette. On se met à table; à peine avions-nous porté la première santé, que nous entendons une voix, qui dit: „Grand bien vous fasse“. Tous les conviés se retournent, et reconnaissent Dimitraki, père d'Antonia, arrivé de Smyrne; la société se lève, et d'une voix unanime: „soyez le bienvenu, lui dit-elle“. Sa fille s'élance vers son père, se jette à son col et l'embrasse tendrement; ce brave homme se précipite dans les bras de Catharina, son épouse, et l'accable des plus tendres caresses.
Je n'hésitai pas d'en faire autant; je le devais, en ma qualité de gendre.
J'allai donc embrasser mon beau père; Dimitraki me reconnut: il se rappela qu'il avait travaillé pour moi à Smyrne, et qu'il m'avait recommandé de porter quelques secours pécuniaires à sa femme, dans le cas où je m'arrêterois à Paros.
On lui apprit que le sujet de la fête et des amusements qu'il voyait dans sa maison, était la suite du mariage que je venais de contracter avec sa fille. Cette nouvelle inattendue lui causa la joie la plus vive; il regarda cette alliance comme très-honorable, vu la réputation dont je jouissais, suivant le récit qu'il en fit, parmi les marins. Il eut cependant l'attention de refuser de prendre part à aucune espèce de divertissement, pas même de boire un coup, qu'il n'eût visé et ratifié notre acte de mariage, auquel il ne trouva rien de défectueux; tant il avait bonne opinion de moi! L'arrivée de Dimitraki, sa réunion à la société, dans un instant si favorable, ne firent qu'augmenter la joie des convives. On se livra entièrement au plaisir de la table: on frédonna quelques chansons qu'on accompagnait avec la lyre et le tambourin.
Cette journée se passa donc entièrement dans le tumulte des plaisirs; les convives rassassiés demandèrent à se retirer. Dimitraki et Catharina m'abandonnèrent leur fille, avec laquelle vous pensez bien que je passai une nuit remplie. Le lendemain était le septième jour que j'étais au village: le vent du nord se fit sentir; il était favorable pour mon départ; aussi je résolus d'en profiter sans délai. On savait déjà à Smyrne que j'avais été retenu dans l'ile de Paros, mais on était bien assuré aussi que le vent du nord-est me ferait quitter l'Archipel. Les négociants sont trèsintéressés à ce que les capitaines fassent diligence, et leur pardonnent difficilement quand ils retardent l'arrivée des marchandises par leur faute. Je fus donc insensible au chagrin que je causais à toute la famille, et particulièrement à ma chère Antonia qui ne cessait de verser des larmes.
Je lui promis de faire tout ce qu'il serait possible pour jouir au plutôt de sa présence; je prodiguai toutes les caresses que ma séparation prochaine me suggérait, et je lui fis répéter par l'interprète, combien elle me causait de douleur. Je me laissai néanmoins fléchir pour la huitième journée, et je la passai encore avec eux.
Dimitraki connaissait mieux que personne combien il était important que je misse à la voile, tandis que le vent se montrait favorable; il n'ignorait pas qu'un armateur qui néglige d'en profiter, court les risques de s'exposer à des retards nuisibles aux intérêts de ses commettants; qu'il perd non-seulement leur confiance, mais qu'il est encore responsable des pertes occasionnées par l'avarie de sa cargaison, lorsqu'on peut prouver qu'elle vient du retard qu'il a mis dans sa route.
Dans le courant de cette huitième journée, Dimitraki détourna Hiorly du dessein qu'il avait de m'accompagner en France; il lui dit que si mes intentions n'étaient pas fondées sur la probité, cette précaution ne m'empêcherait pas de manquer à ma parole. La réputation dont je jouissais parmi les gens de ma nation, le rassurait, dit-il, plus que cette démarche inconsidérée. Ma promesse lui parut une garantie suffisante, et lui inspira la plus parfaite tranquillité. D'ailleurs il considérait que je n'avais pas opposé la plus petite difficulté, que j'avais consenti à tout, que j'avais accepté sans répugnance les articles stipulés dans l'acte; que j'avais signé tout sans résistance, qu'enfin je leur avais donné tout l'or que je possédais, sans même prévoir si j'en aurais besoin.
Dimitraki me parle en ces termes: „Vous partez demain, capitaine, votre devoir vous y force, je veux croire que vous emportez des regrets, et que si vous étiez indépendant, vous ne nous abandonneriez pas si précipitamment; mais, capitaine, cette jeune femme, aimable, vertueuse, qui paraît vous être déjà attachée par le sentiment, comme elle l'est par le serment qu'elle a prononcé au pied des autels, l'abandonnerez-vous? Je cherche à me persuader que vous êtes incapable d'un procédé aussi lâche. Que deviendrait-elle, sur-tout si vous la laissiez enceinte? Je suis tellement convaincu du contraire que l'interprète ne partira pas avec vous; il est nécessaire à sa famille. Je ne me pardonnerais pas de le commettre pour surveiller vos affaires en France: sa présence ne pourrait que nuire au dessein que vous avez de les terminer aussitôt que vous y serez arrivé. Au surplus, dans l'ardeur qu'il montre à nous servir, n'a-t-il pas ses vues? S'il faisait un trajet aussi long dans la seule idée de nous être utile, son désintéressement lui deviendrait trop nuisible. Dans le cas contraire, ne dois-je pas le dédommager à son retour? son influence n'a pas le droit d'apporter le moindre changement dans votre résolution, quelle quelle soit.
Je vous crois honnête homme; un honnête homme ne change pas. Je vous le répète, capitaine Martin, je mets ma confiance en vous; ma fille est rassurée par vos promesses, par le bien que je lui dis de votre personne. La douleur qu'elle ressent en se séparant de vous est difficile à adoucir; sa mère travaille à la consoler: il est fâcheux pour nous que vous ne sachiez pas la langue grecque, il ne vous serait pas difficile de porter le calme dans son cœur agité. Les Français joignent à la probité et à l'honneur un esprit de persuasion avec lequel ils viennent facilement à bout de leurs entreprises.
“Je vous engage à passer avec ma fille le peu de temps que vous avez à rester ici; quelque diligence que vous mettiez pour avancer votre voyage, elle trouvera votre absence bien longue.
“Je vais, continua-t-il, faire préparer quelques provisions qu'on portera demain à bord de votre vaisseau, et lorsque vous boirez le vin de Paros, rappelez-vous de Dimitraki, n'oubliez pas Catharina, encore moins Antonia votre femme; je connais le caractère de ma fille; elle a fait confidence à sa mère de son attachement pour vous, et je suis presque certain que si elle restait une année sans vous voir, le chagrin la conduirait au tombeau.
“J'allai dans le jardin retrouver Antonia qui y était seule; en arrivant, je la serrai dans mes bras; je lui prodigai mille caresses: ce n'était que par des gestes et des regards passionnés que nous pouvions nous exprimer.
Nous passâmes la soirée sous le berceau; je parvins à dissiper sa tristesse et à lui rendre sa gaîté pour le souper. La conversation, le chant, la musique et le vin égayèrent les convives. Il fallut cependant chercher le repos: ce fut bien une autre nécessité le lendemain matin, il fallut se lever et partir. Douloureuse séparation! Je pris Antonia sur mes genoux, je l'embrassai cordialement et lui promis que dans peu je viendrais lui prouver que j'étais fidèle au serment de ne la quitter jamais et de l'aimer toute ma vie. Aussitôt je me lève, je prends Dimitraki sous le bras; Hiorly nous accompagne et nous gagnons le vaisseau.
“Dimitraki avait envoyé à la pointe du jour des mulets chargés de provisions pour notre bord, le tout était embarqué. J'ordonnai à mon maître des matelots de faire appareiller et que l'on se mît à pic, disposé pendant cette manœuvre à me rendre chez le Consul, pour faire viser ma patente. Je fus de retour dans une heure: nous nous mîmes à table: Dimitraki et Hiorly déjeûnèrent avec nous. Vous et votre ami Delaunay fûtes témoins de tout le reste: mes deux Grecs étant partis pour retourner à leur village, nous mîmes à la voîle, et enfin me voilà, Dieu merci, dégagé d'un piège qui pouvait m'être bien funeste.
Nous le remerciâmes Delaunay et moi, d'avoir bien voulu nous raconter son histoire, mais je ne peux, lui dis-je, vous féliciter de la conduite que vous avez tenue. Quel piège en effet pouvait être plus dangereux pour vous que celui qui vous donne deux femmes? capitaine Martin, n'était-ce pas assez de la première, sans y ajouter Antonia? -- Que vouliez-vous que je fisse, répliqua-t-il? -- Tout perdre, vaisseau, marchandise, fortune et même la liberté. Il rit et nous aussi, pendant que le vaisseau à force de voiles s'avançait rapidement vers le terme de notre voyage. Nous fûmes surpris par un mauvais temps entre l'ile de la Pantelerie et le cap S. Bon; ce cap est une pointe de rochers qui couvre le port de la Goulette, à deux lieues de Tunis.
CHAPITRE XXX.
Description du Fort de la Goulette et de sa rade. Une tempête assiège le capitaine Martin.
Esclave échappé de Tunis et sauvé par l'équipage.
La Goulette est le boulevard naturel de Tunis; cette forteresse est formidable: on la dit imprenable. On peut cependant l'attaquer et l'enlever avec des forces supérieures; la rade qu'elle protège peut contenir à l'aise quatre-vingt vaisseaux de ligne. L'île de la Pantelerie est sans cesse orageuse, soit qu'on l'aborde du côté du détroit de Gibraltar ou de celui de l'île de Malte: il est rare qu'on la croise sans éprouver un temps affreux. Elle n'a pas plus de trois ou quatre lieues de circonférence; ce n'est à proprement parler qu'une haute montagne qui n'après que point de terre. Delà les éclairs, le tonnerre paraissent tomber et se précipiter dans les eaux, de manière à effrayer les marins les plus intrépides.
Les vents du nord-ouest soufflaient alors avec tant d'impétuosité, les vagues s'y heurtaient avec une telle fureur, qu'elles semblaient vouloir nous engloutir. Le capitaine Martin chercha sagement à se mettre à l'abri d'un si gros temps; il savait que du côté du cap Saint-Bon il y avait une anse, où l'on est à l'abri du vent de nord-ouest et nous n'en étions pas éloignés. Comme nous nous y rendions, nous vîmes, à peu de distance de nous un très petit bâtiment pêcheur, dans lequel il n'y avait qu'un seul homme; il nous parut exténué de fatigue; au milieu de cette grosse mer, il n'avait qu'une seule rame, dont il faisait usage pour nous aborder. Le capitaine lui envoya un canot avec cinq hommes qui le recueillirent et l'amenèrent à notre bord.
Le capitaine lui demanda son nom, son pays et pourquoi il se trouvait seul dans un bâteau sur les côtes d'Afrique. Il répondit? je suis Français, la ville de Lyon m'a vu naître. Esclave à Tunis, j'ai brisé mes fers; j'allais périr quand vous m'avez sauvé; je vous dois la vie et l'histoire de mes malheurs. Mais depuis trente-six heures je n'ai rien pris, et je n'ai pas la force de parler. Le capitaine aussitôt lui fit donner un verre de vin d'alicanthe, et une demi-heure après un bon bouillon. C'était un franc Lyonnais; après qu'il eut dîné, comme il était extrêmement fatigué et que le besoin du sommeil lui fermait les paupières, on le fit mettre sur un hamac, où il reposa jusqu'à huit heures du soir. A son réveil il dit au capitaine: je vous ai promis le récit de mes malheurs, depuis ma sortie de Lyon jusqu'au moment que vous m'avez sauvé la vie, écoutez.
CHAPITRE XXXI.
Histoire de Dubosquet. Son embarquement pour l'Egypte et pour Tunis.
Danger de mettre à la sainte Barbe la caisse de médecine. Aventures du Chirurgien avec une Négresse.
Natif de Lyon, j'ai fait mes premières études de chirurgie à l'HôtelDieu de cette grande ville. Dubosquet était le nom de mon père; j'eus le malheur de le perdre à l'âge de dix-sept ans; ma mère jeune encore, n'attendit pas la fin de son deuil pour se remarier: son second mariage fit un changement total à ma situation. Préférant son second mari à son fils, elle ne fit porter sur l'inventaire qu'une très modique somme et quelques meubles, en sorte que je me vis privé de la meilleure partie de mon héritage.
Des rixes continuelles s'élevèrent bientôt entre mon beau-père et moi.
Pour me dérober à ces tracasseries journalières, où ma mère me donnait toujours tort, je pris le parti de quitter la maison, avec le peu d'argent que je possédais. J'allai à Montpellier dans le dessein d'y continuer mes études; mais comment faire sans argent? Je fus réduit à entrer chez un perruquier pour ma nourriture; les petis bénéfices et les étrennes que je recevais de mes pratiques suffisaient pour mon entretien. Enfin après cinq années d'étude à Montpellier et deux à l'Hôtel-Dieu de Lyon, je me trouvai en état d'exercer la chirurgie; je partis donc pour Marseille, où je récidai deux ans. Je cherchai pendant ce laps de temps à n faire connaître des marins qui venaient se faire traiter chez moi; je me présentai aussi à la communauté des chirurgiens et demandai à être examiné pour pouvoir obtenir la qualité de chirurgien de navire, ce qui me fut accordé.
Quelque temps après, je m'embarquai en qualité de chirurgien, avec le capitaine Stoupan qui montait une polacre destinée pour le Levant. Nous partîmes et nous rendîmes à la ville d'Alexandrie. Après y avoir débarqué ses marchandises, il trouva un nolisement pour Tunis, où il conduisit cinq cent négresses, au compte d'un Arabe qui les avait achetées.
Je peux dire avoir été en Égypte, sans qu'il m'ait été permis de descendre à terre, pour voir les curiosités de ce pays. Ce fut en conséquence d'un ordre donné par le Consul, motivé sur la contagion qui y régnait. Nous partîmes ayant à bord cinq cent négresses.
La caisse de médecine est toujours placée à la sainte-barbe, ce qui procure au chirurgien la facilité d'y descendre lorsqu'il en a besoin. Le chargement de ces négresses était si embarrassant qu'on ne savait où les placer: le fond de cale était rempli, l'entrepont l'était également. Toutes ces malheureuses étaient presque jonchées les unes sur les autres; on avait été forcé d'en loger une dizaine à la sainte barbe. Le marchand y avait placé par préférence les plus jeunes, les plus jolies et les mieux portantes.
Dix jours après notre départ d'Alexandrie, le scorbut se manifesta sur un tiers au moins de ces négresses, ce qui me donnait occasion de recourir souvent, même pendant la nuit, à ma caisse. Ce sont hélas! ces fréquentes allées et venues de la sainte-barbe qui ont causé toutes mes disgrâces.
L'une de ces jeunes négresses, je peux même dire la mieux faite, la plus aimable des filles de cette couleur, était placée à côté de ma caisse, et chaque fois que je descendais pour prendre des remèdes, il fallait m'approcher d'elle; il fallait même la faire déranger de sa place: je ne pouvais lui parler; elle n'entendait pas le français, je ne savais point l'arabe; j'étais forcé de la toucher pour l'engager à se déplacer. Je ne pus un jour m'empêcher de lui prendre la main et de l'aider à se mettre de côté pour rendre mon passage plus libre. Elle me saisit par le poignet et me dit tout bas, dans la crainte d'être entendue des autres: viens mon cœur“; je ne comprenais pas ce qu'elle voulait dire, et d'ailleurs je craignais le rapport de ses camarades. On m'avait prévenu que les arabes étaient méchants, vindicatifs, jaloux à l'extrême: ainsi je ne fis nulle attention à la négresse; au surplus je ne l'avais pas encore vue en face.
Mon indifférence ne la rebuta point; elle me prit un autre jour à travers le corps, et me serra detoutes ses forces: sans parler, que pouvais-je faire? Je reçus ses caresses avec la même indifférence, et je me retirai.
Le même jour sur les quatre heures après midi, je vis sortir deux négresses de la sainte-barbe; l'une des deux était élancée, bien faite, et pour que je la reconnusse, elle ouvrit le voile qui lui couvrait le visage, en se tournant de mon côté. C'était précisément celle qui se mettait tous les jours devant la caisse: je la trouvai charmante.
Le scorbut commençait à faire des ravages; il mourait par jour trois ou quatre de ces femmes. J'eus occasion d'aller prendre quelques scorbutiques à la caisse; ma négresse accourut devant moi, elle me violenta si fort que je fus obligé de lui céder: les neuf autres se trouvaient, heureusement pour elle comme pour moi, placées dans le fond de la sainte barbe qui était fort obscure. Ainsi elles ne virent pas ce qui se passait, au moins nous ne nous en aperçûmes pas.
Après vingt-un jour de traversée, nous arrivâmes à Tunis, et le marchand fit débarquer toutes ses négresses: Le jour du débarquement, j'allai voir celle qui m'aimait, et que j'aimais aussi; je lui fis mes adieux par signes, cette malheureuse fille me prit la main et en essuya ses yeux trempés de larmes. Elle me montra sa bague entortillée d'un fil rouge: le débarquement se fit avant midi. Ma négresse en passant auprès de moi, couverte de son voile comme toutes les autres, me montra sa main gauche et me fit encore remarquer sa bague. Ce n'est que par la suite que j'appris quelle était son intention.
Le scorbut, joint à d'autres maladies, avait enlevé cent huit de ces malheureuses filles; j'ai su que l'Arabe avait réparé cette perte, en vendant les autres plus cher.
CHAPITRE XXXII.
Visite du capitaine Stoupan et de Dubosquet chez le Consul de France; Dubosquet est fait adjoint du chirurgien la Roque; bague mystérieuse qui lui fait retrouver sa maîtresse.
Notre capitaine ayant mis l'ordre à son bord, et fait placer la polaire dans la meilleure position de le rade de la Goulette, je l'accompagnai chez le Consul de France, qui nous reçut fort bien et nous retint à dîner. Le lendemain, je me rendis chez le chirurgien nommé par la chambre de commerce de Marseille: ma visite parut lui faire d'autant plus de plaisir, qu'il avait besoin d'un aide. Il jouissait de la confiance des Tunisiens, et principalement de celle du Bey: il me donna un logement chez lui, tout le temps que nous devions rester à Tunis; les politesses qu'il me fit n'étaient pas sans intention. Il avait résolu de me faire demander, par le Consul, dans le cas où je me déciderais à rester à Tunis.
Le lendemain, notre Consul fit dire au capitaine de passer avec moi à son hôtel; nous nous y rendîmes. Capitaine, lui dit le Consul, vous devez partir incessamment pour Marseille; le trajet n'est pas long, avec le vent du sud-est, vous y serez rendu dans deux ou trois jours; je sais que vous devez faire un chargement d'huile, et ce chargement peut être fini dans deux jours: votre équipage, d'ailleurs, est en parfaite santé; je vous demande, par toutes ces considérations, votre chirurgien: celui de la nation a fait une fortune honnête. Il y a dix ans qu'il travaille à Tunis; il est âgé, il désire s'en retourner dans le sein de sa famille. Les recouvremens de ce qu'on lui doit, l'obligent de demeurer encore six mois, et pendant ce temps, Dubosquet s'instruira un peu de la langue arabe, et se fera connaître petit-à-petit, en partageant le travail de notre chirurgien; il ne lui sera pas, à ce que je pense, difficile de gagner la confiance du peuple arabe; s'il a le bonheur de marquer par quelques cures intéressantes, il doit compter sur une fortune rapide.
Le Consul se retourna de mon côté, et me demanda si j'y consentais: je lui fis une réponse qui satisfit le capitaine. Consul, lui dis-je, je suis très-sensible à l'offre obligeante que vous me faites; mais je vous prie d'observer que je dois, par reconnaissance à Stoupan, de finir le voyage avec lui. Lorsque je serai à Marseille, je demanderai l'agrément de la chambre du commerce, et si je l'obtiens, je profiterai de la bonne volonté que vous avez pour moi; je vous en témoignerai une sincère reconnaissance.
Le capitaine, touché de la marque d'attachement que je venais de lui donner, se rangea du côté du Consul, me promit d'appuyer de son témoignage, la lettre que le Consul écrirait en ma faveur à la chambre du commerce. Le chirurgien m'accepta pour son successeur, et je restai provisoirement comme son adjoint.
Le bruit se répandit bientôt dans la ville qu'il était arrivé un nouveau chirurgien très-habile qui devait succéder à l'ancien. Le Bey en fut instruit et voulut me consulter sur une maladie imaginaire: je lui donnai mes avis et une ordonnance de simples infusés. Il parut satisfait et me fit remettre cinq sequins, en m'ordonnant de venir souvent m'informer de sa santé.
Je rendis compte, à mon retour, de ma visite, à la Roque; je lui communiquai la manière dont j'avais été reçu, l'ordonnance prescrite, et les sequins qu'on m'avait donnés.
Notre bourse ne tarda pas à se remplir; on eût dit que tous les Tunisiens s'étaient donné le mot pour recourir à nous, et tous payaient comptant.
Nous avions pris pour devise: sans argent, point de Suisse. Tout allait à merveille, jusqu'au jour, où appelé par un malade et suivi d'un interprète, le marchand arabe me vit passer, et me fit prier d'entrer pour traiter quelques-unes des négresses qu'il avait achetées à Alexandrie. J'avoue que je tressaillis de joie de le voir et de l'entendre. Je conçus l'espérance de retrouver celle que je regrettais vivement, et de la reconnaître à sa bague: il me conduisit au bagne où elles étaient. L'interprète ne m'eut pas plutôt rappelé la conversation qu'il avait tenue avec ce marchand, qu'il se passa dans mon cœur une espèce de spasme, occasionné par l'espoir de retrouver ma belle négresse.
Je répondis que je consentais à les aller voir, quand il le jugerait à propos, qu'il pouvait venir me prendre à la boutique et me conduire au logement de ses négresses, puisque mon état m'obligeait d'aller visiter les malades.
Le marchand arabe demanda en outre l'interprète si j'étais disposé à demeurer à Tunis, il lui répondit que non-seulement j'y demeurais, mais encore que je ne quitterais plus la ville, et que la nation française devait me nommer à la place de l'ancien chirurgien qui était sur le point de partir.
Après lui avoir promis de visiter ses malades, nous nous séparâmes, et j'allai faire ma visite au malade qui m'avait appelé, auquel j'administrai les remèdes convenables à sa position. Il ne se passait pas de jour que je ne fusse appelé en divers endroits pour mon ministère: vraisemblablement on me croyait plus de science que je n'en ai.
Deux jours après, mon marchand arabe se présente à la boutique et demande le médecin français; on le fait entrer: il m'adresse la parole et me dit: Je viens te chercher pour venir examiner la situation de mes négresses; il y en a quelques-unes de celles qui se sont toujours bien portées, qui sont actuellement malades; je voudrais que tu employasses ton art pour empêcher la maladie scorbutique d'empirer, et que je pusse les sauver; il y en a une entre'autres qui est une superbe fille, que je serais désespéré de perdre. J'en refuse un haut prix; elle seule peut me dédommager de la perte de dix des autres qui sont mortes.
Il me tardait de partir et de suivre l'Arabe; j'étais impatient de savoir si ma belle négresse n'était pas une de celles qui étaient malades. Aussitôt qu'elle m'aperçut, elle me reconnut; mais craignant que je n'eusse perdu son souvenir, son premier soin fut de me montrer le doigt gauche où était sa bague en cuivre jaune, entortillée de fil rouge.
Je ne doutai plus que ce ne fut ma négresse, et sans faire voir mon émotion, je la regardai tendrement; je lui tâtai le pouls; je lui fis ouvrir la bouche pour examiner ses gencives; je touchai ses jambes pour voir si elles n'étaient pas enflées; comme je ne trouvai aucun symptôme scorbutique, je compris qu'elle avait fait la malade pour me voir.
Je fus enchanté de cette ruse, et je répondis par une autre, afin de la revoir plus souvent: le vice scorbutique, dis-je à l'Arabe, est sur le point de se manifester; on peut encore le prévenir, mais le temps presse; il lui faut un régime, une nourriture saine, et sur-tout mes remèdes, chaque jour je viendrai les lui administrer; l'Arabe y consentit, et je lui promis tous mes soins.
A l'aide d'un petit dictionnaire de mots arabes que je m'étais fait, je m'instruisois dans la langue du pays; j'occupais mon interprète, dans nos moments de repos, à me dicter les mots que j'écrivais, et j'avais la précaution de lui faire dire: Je vous aime de tout mon cœur, ma charmante négresse; je désirerais vous posséder, si vous vouliez me rendre heureux, vous le pourriez en vous hasardant de vous échapper d'ici; une autre fois je vous donnerai mon adresse, vous pourrez venir chez moi, je vous mettrai en sûreté; adieu, portez-vous bien. Je me faisais donner peu de mots à la fois, dans la crainte que mon interprète ne s'aperçut de mon dessein.
Un jour que je savais que l'Arabe n'était pas chez lui l'après-midi, je me rendis au bagne; je visitai mes malades les unes après les autres, et je m'arrêtai à ma maîtresse pour lui faire mon petit compliment. Elle me sourit et me prit la main qu'elle baisa et pressa contre son sein, en me disant entre'autres mots: umon cœur, oui tu es mon cœur!“ Je lui donnai mille baisers; elle avait la gorge ferme et noire comme l'ébène. Ses dents étaient blanches comme l'ivoire; le blanc de ses yeux rivalisait avec l'albâtre; elle était faite au tour, et à peine avait-elle seize ans: Dans une autre visite que je fis aux négresses, l'Arabe étant encore absent, j'eus le temps de dire à ma belle, tant bien que mal, la leçon que j'avais apprise. Elle m'écouta avec enthousiasme, et me répondit par un discours sans doute bien intéressant, et auquel cependant je n'entendais rien. Je n'y répondis qu'en la serrant mille fois contre mon sein; mais je craignais l'arrivée du maître. Je me séparai d'elle avec peine, et je lus dans ses yeux qu'elle partageait mes regrets.
CHAPITRE XXXIII.
Evasion de la négresse; sa retraite chez Dubosquet; chagrin de l'Arabe; conduite du Cadi en cette circonstance; jugement du Bey.
Je ne fus pas peu surpris le lendemain de voir arriver chez moi une grande fille couverte d'un voile blanc, mais assez mal vêtue; au premier coup-d'œil je crus que c'était une malade qui venait nous consulter. Nous la fîmes entrer dans le derrière de notre boutique, et lorsqu'elle se vit en sûreté, elle se découvrit et me montra sa bague au doigt gauche.
Quelle douce et cruelle surprise! dans quel embarras je m'étais jeté!
mon associé ignorait mon intrigue; comment lui apprendre notre stratagème?
Cependant il fallut lui en faire confidence: il me fit mille représentations justes sur les dangers que nous allions courir dans un pays barbare. Si malheureusement, dit-il, le Bey vient à le savoir, vous êtes perdu! Malgré toutes ces observations pleines de sens, mon amour l'emporta, et je ne consultai que la fougue de ma passion.
Je déterminai mon associé à me céder un cabinet qui était au premier étage sur le derrière; je lui persuadai que le maître de cette fille ignorait le lieu de son refuge, qu'il ne lui restait plus qu'une vingtaine de négresses à vendre; qu'ainsi il quitterait bientôt Tunis pour retourner en Egypte.
J'ajoutai que, pour lui ôter tout soupçon, je ne manquerais pas d'aller tous les jours chez lui continuer mes traitements; qu'il me déclarerait sûrement la fuite de sa plus belle esclave, et que, sur le chagrin qu'il m'en montrerait, je feindrois de le plaindre; que par ce moyen il ne lui resterait plus aucun doute sur mon compte, et qu'enfin, après son départ, nous découvririons quelque vieille Arabe qui la prendrait en pension.