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Déterminé à éluder les conseils salutaires de la Roque, j'allai prendre la négresse dans le fond de la boutique, et je la conduisis dans le cabinet désigné, où je lui fis préparer un lit et servir à manger. Le lendemain, de grand matin, j'allai trouver mon Arabe; il était sombre et dans une tristesse profonde. Je lui fis demander, par l'interprète, s'il ne lui était point survenu quelque incommodité: il me fit répondre que la plus belle de ses négresses s'était évadée, et qu'on la lui avait enlevée; qu'il ignorait ce qu'elle était devenue; qu'il allait faire des recherches; que le Cadi en avait déjà reçu la déclaration: mais comme Tunis, me dit-il, est une ville spacieuse, je crains de ne pas la retrouver. Il m'engagea à soigner les autres, et demanda si parmi celles que je traitais, il y en avait qui fussent en danger de mourir: je le rassurai en lui disant que dans peu elles seraient toutes rétablies; que j'en répondais par mon art, et là-dessus il me fait prendre le café et me laisse aller.
Je revins vite chez mon associé, qui m'attendait avec grande impatience; je lui racontai, mot pour mot, ce que nous avions dit et fait chez le marchand Arabe; j'ajoutai qu'il nous avait fait prendre le café, qu'enfin il n'avait aucun soupçon sur nous.
Ici le capitaine Martin prit la parole et dit: Dubosquet, je crains bien que la fin de votre histoire ne devienne tragique. Continuez: -- J'allai trouver ma négresse et lui fis part de la tristesse de son marchand; elle fut enchantée d'apprendre qu'il ne soupçonnait pas le lieu de sa retraite: elle m'embrassa et je me retirai.
Comme il arrive rarement qu'il y ait du plaisir sans peines, il fallait qu'il m'arrivât une catastrophe qui m'a causé les plus grandes amertumes; je maudis le moment où j'ai eu la fantaisie de m'arrêter à Tunis: par-là je me suis attiré le chagrin où vous me voyez, malgré que, par votre secours, j'aie échappé à une mort certaine.
Dans le temps que j'étais à bord du vaisseau du capitaine Stoupan, s'il vous en souvient, je vous ai dit qu'il y avait, dans la sainte Barbe, neuf autres négresses: dans ce nombre il s'en trouva une plus surveillante que ses compagnes, et qui s'aperçut de la familiarité qui existait entre la jeune négresse et moi.
Cette fille n'avait jamais parlé de son soupçon à son maître, tant qu'elle fut avec l'objet de mon affection; mais sa fuite, le chagrin de l'avoir perdue, le désir de la retrouver lui suggérèrent de dire au marchand ce qu'elle avait vu, ce qu'elle avait entendu à la sainte Barbe.
Sa déclaration réveilla l'attention de l'Arabe; il retourna chez le Cadi, lui raconta ce que lui avait dit une de ses négresses; le Cadi prévint le Consul de France des recherches qu'il allait faire dans le domicile du chirurgien. Le Consul n'ayant rien à lui opposer, lui dit seulement: je me repose sur votre justice ordinaire, persuadé que les chirurgiens ne se seront pas mis dans le cas d'essuyer aucun reproche. Je le souhaite, répond le Cadi; il va, cependant, avec une escorte nombreuse, entre d'un air farouche, visite le devant et le derrière de la boutique, descend dans la cave, et arrive enfin au petit cabinet où j'étais avec la belle négresse.
Je fus atterré de ce coup auquel je n'étais pas préparé. Ce juge, ou pour mieux, ce bourreau arabe, se saisit de cette malheureuse fille et de moi, nous fit garrotter l'un et l'autre, ordonne à la Roque de nous accompagner, et nous fait conduire chez lui pour entendre notre jugement.
Son hôtel était fort éloigné de notre demeure, aussi fut-ce une grande honte pour nous d'être traînés à travers une populace détestable qui nous accablait, à grands cris, des injures les plus grossières.
Arrivés à ce tribunal, le Cadi interorgea la négresse et lui demanda pourquoi et dans quel dessein elle était dans la maison d'un chrétien: elle répondit que c'était pour se faire guérir du scorbut. Il l'accusa d'avoir eu des familiarités avec le chirurgien dans le vaisseau qui l'avait amenée à Tunis; elle nia formellement cette accusation.
Le Cadi quitta la négresse pour interroger la Roque, mon associé, et lui demanda pourquoi cette fille se trouvait chez lui, et pour quel motif il lui avait donné un asile dans sa maison. „Vous devez connaître, lui dit-il, les usages des Musulmans; vous avez commis un crime capital: la loi mahométane condamne à mort tout homme, de quelque secte qu'il soit, quand il est convaincu d'avoir eu des liaisons avec une femme turque, je dis plus, quand il est soupçonné d'en avoir regardé une, et d'avoir eu pour elle des intentions illicites.“
La Roque répondit qu'il n'avait pas eu avec cette fille la moindre relation; que bien loin d'avoir formé des désirs pour elle, à peine se rappelait-il de l'avoir vue; que son associé lui avait dit qu'il traitait une négresse de la maladie du scorbut; mais que cet objet lui avait semblé si peu intéressant, qu'il n'avait pas porté plus loin la curiosité.
Je parus, à mon tour, devant ce terrible juge, qui me demanda s'il y avait long-temps que je connaissais la négresse qu'il avait trouvée chez la Roque.
„Non, lui répondis-je.“ Il s'enquit ensuite pourquoi je m'étais permis de lui donner retraite chez mon associé, avant d'avoir obtenu son consentement pour le faire: je lui répliquai qu'il y avait très-peu de temps que j'étais à Tunis, et que j'en ignorais encore les usages.
„Les chirurgiens, ajoutai-je, en France, ont coutume de recevoir les malades dans leurs maisons, de les y traiter; ils n'ont d'autre soin que de se faire payer, et lorsque ces malades sont convalescents ou en parfaite santé, ils prennent congé, et retournent chez eux sans autre formalité.“
Le Cadi ne prit point sur lui de prononcer sur une matière qui touchait à la religion mahométane, sur-tout lorsqu'il s'agissait de juger un Français qui l'avait profanée; il recueillit les dépositions des accusés, pour les soumettre au Bey, à qui seul appartenait le pouvait exclusif de prononcer sur ce délit; mais en attendant il nous constitua prisonniers les uns et les autres. Il imagina encore, pour donner plus d'authenticité à cette importante affaire, qui selon lui bouleversait les lois fondamentales de l'Etat, de prévenir le Consul français, du crime énorme dont nous nous étions rendus coupables.
Le même jour le Bey et le Consul français furent instruits de tous les détails de notre procès, dont le fond n'aurait pas fourni une scène de comédie: en voici néanmoins le triste résultat. La Roque fut renvoyé, parce que le Bey imagina qu'il pouvait ignorer mon intrigue avec la négresse. Elle fut condamnée, ainsi que moi, à recevoir cinq cent coups de bâtons sur la plante des pieds: le Bey eut cependant la délicatesse de suspendre ma punition jusqu'à ce que le Consul de France fût instruit du jugement; mais celui de la négresse fut exécuté aussitôt et très-ponctuellement.
Le Consul, instruit de l'atrocité du jugement prononcé par le Bey, se transporta à son palais; il employa, auprès de lui, tout son talent pour l'engager à changer la disposition du jugement à mon égard; il l'assura que les chirurgiens de sa nation avaient l'usage de prendre chez eux les malades jusqu'à parfaite guérison; que cette fille était venue chez son associé, dans l'intention de se faire guérir; qu'il demandait sa grâce, parce que tout concourait à faire croire qu'il n'avait eu aucune familiarité avec cette fille, et que ce serait une injustice que de lui faire subir la punition à laquelle il venait d'être condamné.
Le Bey écouta attentivement le discours du Consul, et sur la réflexion qu'il fit encore que l'on avait besoin dans Tunis de chirurgiens, il vit que cet acte de cruauté ôterait la confiance qu'ils inspirent à ceux qui les appellent pour les soulager; il se détermina donc à changer ma peine en vingt ans d'esclavage.
L'infortunée négresse subit la sienne, mais elle succomba: elle mourut au bout de trois jours après des meurtrissures que lui avaient fait les coups de bâton. Je regrettai cette belle fille; sa mort me fit verser des larmes, j'étais véritablement attaché à sa personne.
Me voilà donc réduit à l'esclavage, transféré dans un bagne, et confondu avec les Espagnols, les Napolitains, les Gênois et les autres esclaves de la chrétienté.
Huit jours après ma détention, la Roque me rendit une visite et ne manqua pas de me faire quelques reproches; mais cet honnête homme ne m'en donna pas moins des marques de son humanité. „Vous devez, me dit-il, avoir besoin d'argent; j'ai ouvert la bourse commune, j'yai trouvé cent cinquante sequins; il vous en revient la moitié, je vous l'apporte; faites-en un bon usage; cet argent vous servira dans le besoin. Avec le talent que je vous connais, vous pouvez encore vous tirer d'affaire, et, quoique vous soyez esclave, vous ne manquerez point d'ouvrage.“
Trois mois s'étaient à peine écoulés dans la dureté des travaux auxquels on m'employait, que je vis disparaître mon embonpoint; je pris la résolution de me tirer de cette pénible situation, déterminé à périr plutôt que de laisser échapper le moment de ma fuite. Je fis connaissance d'un esclave qui avait occasion de voir un marchand clincailler: ce dernier me vendit clandestinement des limes et un marteau; il me les fit payer en vrai juif, mais ils me servirent à briser mes chaînes.
Pour travailler avec plus d'efficacité à mon élargissement, j'attendis un vendredi, jour sacré chez les Turcs, et pendant lequel les surveillants des galères sont occupés à des exercices de dévotion, et ne paraissent point dans le bagne.
Mes chaînes brisées, je sortis à la fin du jour, je traversai la ville entière sans éprouver le moindre obstacle: je m'étais habillé à la turque, pour ne pas être reconnu, et j'emportai les habits que vous me voyez.
Le premier chemin que je pris fut celui de Tripoli; je marchai jusqu'au jour, pendant lequel je me tins caché au pied d'une haute montagne, sans boire ni manger.
Le soir, je hasardai de me transporter au sommet de cette montagne, pour examiner si je n'apperçevois pas la mer: je la découvris sur ma gauche. Je me hâtai de joindre le rivage et le côtoyai pendant la dernière journée: ce fut à midi que j'aperçus un bateau abandonné, dans lequel il n'y avait qu'une rame qui me servit néanmoins à m'éloigner du rivage, et me soutint jusqu'au moment où j'eus le bonheur de vous apercevoir. Malgré le peu de forces qui me restait pour conduire mon bateau, je vous approchai autant que je pus, d'assez près enfin pour que votre canot vînt à mon secours et me conduisît à votre bord.
Le capitaine Martin et moi lui fîmes une petite leçon qui n'était pas déplacée dans la circonstance; mais comme il avait perdu sa fortune et que le mal était sans remède, nous lui recommandâmes de mettre à l'avenir un peu plus de prudence et de sagesse dans sa conduite.
Nous continuâmes notre route et arrivâmes à Pont-Mugai, petite île à deux lieues de Marseille, auprès de laquelle s'arrêtent les bâtiments qui arrivent des côtes d'Afrique ou du Levant, pour y séjourner plus ou moins de temps, y faire, en un mot, la quarantaine.
CHAPITRE XXXIV.
Voyage en Portugal; observations économiques et politiques sur ce pays.
J'avais la France devant moi; j'étais enchanté d'y rentrer, d'y revoir le peu d'amis qui pouvaient m'y rester; mais à peine en eus-je la faculté que je me sentis accablé de la plus profonde douleur. Je me figurai cette France couverte de crêpes funèbres, en proie aux factions, et je tremblai d'y remettre les pieds.
Comme j'étais plongé dans ces tristes réflexions, un bâtiment grec vient amarer près de nous. Je demande au capitaine sa destination. „Pour Lisbonne, me dit-il.“ Je le prie de me recevoir sur son bord, et nous partons. Sous peu de jours nous arrivons à la capitale du Portugal.
Ma rentrée en France m'avait rendu mon ancienne mélancolie. La grande ville de Lisbonne, les malheurs qu'elle avait éprouvés ne présentaient à mon souvenir et à mon imagination toujours active, que des images douloureuses. Aussi, pour me distraire, je me répandis dans les campagnes; ma tête et mon cœur étaient encore fatigués des aventures de la Grèce.
L'inaction, le silence, et pour ainsi dire le néant des cultivateurs portugais soulagèrent mon esprit; bientôt j'eus la force d'observer. Ce qui me frappa le plus, ce fut le spectacle d'une maladie presque générale.
Une épidémie, dans la plupart des pays méridionaux, c'est la fainéantise, source de tous les besoins, et mère d'une mendicité consacrée par une fausse application de quelques maximes religieuses. Que celui qui m'aime, dit le Messie, prenne sa croix et qu'il me suive; de cette abnégation des biens terrestres suit nécessairement l'abnégation de soi-même; de-là viennent le despotisme d'un côté, et l'esclavage de l'autre. Que dans l'enfance de la religion chrétienne, il se soit trouvé de chauds prosélytes qui aient tout sacrifié pour elle; que l'église du Christ ait eu ses martyrs, ses bourreaux, ses victimes, c'est une manie excusable, peut-être, aux yeux de l'observateur qui connaît la soif du vulgaire pour toutes les nouveautés; mais que dans le dix-huitième siècle, au milieu des lumières, et malgré l'exemple de l'industrie et de l'opulence des nations voisines, il existe des peuples assez lâches pour se faire une vertu de leur misère, un devoir de leur dépendance, un besoin de leurs privations, c'est le comble de la stupidité, la honte de l'espèce qu'on appelle improprement humaine, puisqu'une moitié en devore l'autre; les animaux cherchent leur pâture; l'oiseau demande-t-il sa nourriture à l'oiseau? ne préfère-t-il point, à la cage dorée, le plaisir d'acheter ses aliments par des recherches quelquefois ingrates? l'homme seul est à la charge de l'homme.
Quand on compte le génie et les mœurs des divers peuples, on est tenté de croire qu'il y a dans leurs constitutions physiques autant d'inégalité que dans leurs consitutions sociales. Sans doute l'éducation fait l'homme et le citoyen; mais à côté du simple ouvrier de Londres ou d'Amsterdam, le mendiant de Rome ou de Lisbonne n'est-il point la pierre brute à côté du diamant poli? Aussi dans les capitales de la Hollande et de l'Angleterre, a-t-on depuis long-temps rejeté cette doctrine articide, qui consacre un vagabondage apostolique; on a préféré des ateliers à des couvents, et des vaisseaux marchands à des églises.
Tant qu'il existera des moines en Portugal, il y existera des mendiants; à l'entrée de chaque monastère on trouve ordinairement deux ou trois cents de ces fainéants, dont la seule occupation est de balbutier quelques mots de mauvais latin qu'ils n'entendent pas et qu'ils récitent sans attention; ils ont chacun leur plat sous le bras, en attendant la soupe que le couvent leur fait distribuer tous les jours; si, au lieu de prodiguer à cette vermine mendiante, cette énorme quantité de pain, on l'employait au secours des campagnes, elle leur faciliteroit les moyens de reproduire une plus grande quantité de grains, que celle qu'elles auraient reçue; mais l'encouragement politique et perfide que les moines donnent à la mendicité s'oppose à cet avantage. Les chefs de ces maisons religieuses convenaient avec moi de cet abus; mais „nous nous garderons bien, me disaient-ils, de le réformer.“ En effet, un prieur qui oserait entreprendre une pareille réforme, serait lui-même le premier réformé, ou plutôt il irait expier son audace sur les buchers de l'inquisition; c'est ainsi que les abus se perpétuent, et qu'il faudrait une révolution générale pour opérer des changements salutaires dans un État usé par la paresse, la servitude et les préjugés.
Chaque monastère a son nombre fixe de pauvres, qu'il nourrit journalièrement; par le nombre prodigieux de ces maisons, il est aisé de calculer le nombre bien plus prodigieux des bras qu'un tel abus dérobe à l'agriculture; eh! qui peut prévoir jusqu'où s'étend la quantité de ces sang-sues renaissantes? Qui ne sait que ces êtres misérables sont les sujets les plus dangereux dans un royaume? S'il vient à s'y former des partis, des factions, des révoltes, ne sont-ce point les machines qu'on fait mouvoir les premières? Au signal d'une insurrection, ne voit-on pas les mendiants courir les rues, les ateliers, les places publiques, exciter au pillage, au meurtre, à tous les excès de l'anarchie et de la licence? Aussi en Portugal, les moines et les prêtres bien plus rusés qu'en France, ont-ils eu, jusqu'à présent, soin de s'assurer du cœur et des bras de cette populace ambulante; le véritable motif de leur charité n'est point dans un précepte évangélique, mais bien dans un intérêt personnel qu'ils ont su cacher sous l'apparence d'une vertu; un gouvernement esclave des préjugés et faible en raison de leur force, ne s'aperçoit de cette politique homicide, que lorsqu'il en ressent les effets. Celui d'Angleterre ne les a pas attendus; il sentit combien il était important de détruire cette classe d'hommes nuls à la charge du public; il a concilié ce qu'il devait à la véritable indigence et à l'intérêt de la société, en établissant des hôpitaux, où sont reçus ceux qui sont reconnus incapables de se procurer les moyens de subsister; vieux, ils sont exempts de toute espèce de travail; jeunes, on les occupe, et le produit de leur ouvrage, mis en masse, appartient à l'hôpital. Le parlement accorde, chaque année, une somme pour l'entretien de ces maisons. Les mendiants qui, loin d'accepter cet asile, s'obstinent à traîner leur importunité, soit dans les villes, soit dans les campagnes, sont arrêtés et sur-le-champ déportés dans les colonies; c'est une loi commune pour les deux sèxes. Outre ce châtiment, il est défendu à qui que ce soit de soutenir, par ses aumônes, la paresse de ces vagabonds, sous peine d'une amende proportionnée à la fortune du contrevenant.
Ces règlements sont également sages et utiles à la nation; aussi point de bras oisifs, point de terres incultes en Angleterre. Le Portugal a bien tous les vices des autres gouvernements, mais il a peu de leurs vertus; tant il est vrai que, partout où le clergé domine, tout se ressent de cette pauvreté prétendue évangélique, qui fait la ruine des Etats et l'opprobre des gouvernants.
On sait que tout ce qu'il y avait de meilleurs citoyens en Grèce, était très-pauvre, qu'à leur mort, ils laissaient rarement de quoi payer leurs funérailles; mais aussi avaient-ils des talents bien préférables à tous les trésors de la terre, sur-tout celui de conserver leur liberté. C'est leur valeur accompagnée de leurs vertus publiques et privées, qui les a rendus si long-temps invincibles. Le Portugal en est, au même degré, misérable et lâche; ce n'est point le sang des conquérants du nouveau monde qui coule dans ses veines, c'est la lie du sang corrompu des fainéants sacrés, qui dévorent à-la-fois le peuple, le trône et l'autel.
CHAPITRE XXXV.
Suite d'observations sur le Portugal.
Les empires sont sujets aux mêmes vicissitudes que les hommes; ils ont leur enfance et leur vieillesse, et s'ils n'ont point, comme eux, le bonheur de cesser de vivre, leur existence est, pour ainsi dire, le sommeil anticipé de la mort. C'est l'état dans lequel se trouve le Portugal. Il n'est plus ce temps où Jean III couvrait les mers de ses vaisseaux, et les envoyait à la conquête du Japon; ce temps où Jean I.er, justement surnommé le père de la patrie, avait établi des écoles qui devinrent très-célèbres: il est entièrement éteint ce foyer de lumières, d'où sortit un essaim de Portugais, regardés comme les premiers hommes de l'Europe.
Leurs descendants sont généralement robustes, vifs, adrois, mais paresseux: ils négligent les premiers biens que leur offre la nature, et pour eux la bonté du climat, les richesses du sol ne sont que des avantages stériles.
Le plus grand vice d'un gouvernement est celui de négliger l'agriculture: celui du Portugal en est infecté; il en est d'autant plus coupable, qu'il est instruit par l'expérience des derniers siècles, où le peuple de ce royaume, sans grande abondance, pouvait se suffire à lui-même. A la vérité le blé fut toujours cher en Portugal, mais le laboureur infatigable mettait à contribution les terres les plus ingrats, et trouvait, dans le fruit de ses travaux, sa subsistance et l'avantage inappréciable de se passer de l'étranger. Il était heureux puisqu'il était libre; il était libre, parce qu'il tenait tout de son industrie; mais l'Anglois, toujours dévoré par l'ambition, ton jours livré aux spéculations mercantiles, porta bientôt envie au bonheur de ce peuple; il forma le projet de tirer de ce royaume tout l'argent possible; vaines assertions, ruses politiques, pertes réfléchies, rien ne fut épargné pour abuser de la simplicité des Portugais; il leur offrit des grains à bien meilleur marché qu'ils ne les achetaient dans leur pays; le gouvernement ne s'aperçut point du piège adroit que lui tendait cette nation, il permit l'importation des grains. Permettre l'importation des blés d'Angleterre en Portugal, c'était permettre l'exportation de l'or du Portugal en Angleterre, c'était accoutumer un peuple naturellement paresseux à perdre entièrement le goût de l'agriculture.
La pauvreté du Portugal est venue de sa richesse; le Brésil, en lui prodiguant son or, l'a dépouillé de ses trésors véritables, l'amour du travail et l'orgueil de l'indépendance. L'Anglois, par son astuce et son avidité, lui a porté le dernier coup; c'est pour le Portugais que ses moissons mûrissent, que les mers sont couvertes de vaisseaux chargés de grains; l'on dirait que les greniers de Londres ont tout-à-coup été transportés à Lisbonne; les places de cette ville sont inondées de ces grains étrangers, qu'on achète à un tiers meilleur marché que ceux du pays; ce fut d'abord une perte réelle et considérable pour l'Anglois; mais sa politique avait tout prévu; il savait bien qu'il ne tarderait point à recueillir le fruit de ce sacrifice; son espoir ne fut point trompé. Les embarcations ne pouvaient suffire au débit, et le grain du pays restait dans le grenier du cultivateur; vainement celui-ci le portait au marché, il s'en retournait tristement avec la même charge de blé qu'il avait apportée.
Un gouvernement rusé eût tiré le plus grand avantage des pertes momentanées que faisait l'Angleterre, il eût établi, entre cette nation et lui, une lutte de sacrifices qui n'aurait pas été longue, une fois que le marchand de Londres se serait aperçu de la nullité de ses pièges; mais on suivit une marche toute contraire; au lieu d'encourager l'agriculture, on acheva de détruire l'énergie du laboureur, en détruisant ses ressources par le défaut de la vente de ses grains, et l'on apaisa ses murmures, en lui faisant entrevoir que bientôt il aurait du pain sans travailler. Il est bien peu d'hommes laborieux pour qui l'oisiveté n'aît point de charmes; séduit par cet espoir, le laboureur portugais abandonne ses fermes, vend ses charrues, se borne à cultiver la portion de terre dont le produit peut suffire à sa subsistance; le reste demeure inculte; ces plaines, jadis couvertes des trésors de la nature, n'offrent plus qu'un désert aride, où règnent la nudité et toutes les horreurs de l'indigence.
Ce ne fut que sept ans après qu'on s'aperçut de cette faute; il n'était plus temps d'y rémédier; les Anglais s'étaient exclusivement emparés du commerce des grains en Portugal, et leurs pertes passées étaient déjà bien plus que réparées par une hausse arbitraire de ces mêmes blés qu'ils avaient jadis vendus à si bas prix. Pour achever leur chef-d'œuvre de machiavélisme mercantille et l'anéantissement de l'agriculture dans un pays conquis à leur ambition, ils avaient eu soin de couvrir l'infamie de leurs spéculations, par des sophismes et des assertions aussi absurdes que pernicieuses.
Ce n'était point assez que d'avoir atrocement abusé de la crédulité du Portugais, l'usurpateur de ses marchés avait entièrement abattu l'industrie de ce peuple, en lui persuadant entre'autres choses, 10. que son pays, naturellement stérile, ne pouvait lui fournir sa subsistance; 20. que l'agriculture devenait inutile en Portugal, puisque les autres États de l'Europe devaient lui fournir le nécessaire. Rien de plus aisé que de réfuter de si pitoyables assertions; quoi de plus faux que cette prétendue stérilité naturelle du Portugal! Une chose naturelle est de tout temps; or il est de notoriété universelle que, dans le siècle dernier, ce royaume se suffisait à lui-même; d'ailleurs, est-il croyable qu'un pays peuplé soit naturellement stérile? Le plus ou le moins de fertilité ne provient-elle pas presque toujours du plus ou du moins d'industrie du cultivateur? Il est encore un raisonnement bien plus péremptoire, qui se présente naturellement au voyageur impartial; j'ai traversé toutes les provinces de ce royaume, et je me suis convaincu par mes propres yeux que si dans la majeure partie de ce royaume, il n'y règne point une abondance naturelle en grains, ce n'est point un défaut du terrain, mais bien la faute des habitants, qui négligent l'agriculture; effet inévitable d'une importation destructrive de tout commerce.
J'avoue qu'il est, en Portugal, certaines denrées dont le produit est fort rare; mais on pourrait y remédier; un gouvernement intelligent ne manquerait point de moyens pour raviver ces branches mortes; c'est une erreur de croire qu'un terrain cultivé ne rendra pas les mêmes productions que les terres qui l'avoisinent. A-t-on d'ailleurs oublié ce que les naturalistes grecs et latins ont écrit sur celles du Portugal? En parlant de la situation de ce royaume, c'est l'endroit de l'univers, dit Pline, destiné pour l'emplacement des champs élysées.
Le second raisonnement des Anglais est une conséquence du premier; admettre la stérilité naturelle du Portugal, c'est convenir d'avance de l'inutilité de l'agriculture en ce pays, et du besoin qu'il a des secours de l'étranger; mais ces deux sophismes sont également vicieux; ils ne doivent leurs succès qu'à l'impéritie du gouvernement, et qu'à la crédulité d'un peuple en proie à tous les préjugés.
Cependant le vœu des Anglais est rempli; ils sont devenus, à-la-fois les pères nourriciers, les maîtres et les bourreaux des Fortugais; la chaîne dont ils les ont chargés, est d'autant plus pesante, qu'elle paraît légère; tant il est doux de vivre dans l'oisiveté! On n'a pu rendre l'agriculture utile en Portugal, on l'a détruite. On dirait que les deux nations se sont entendues, l'une pour donner des chaînes, l'autre pour en recevoir.
CHAPITRE XXXVI.
Départ du Portugal; voyage à Londres; rencontre singulière dans un café; la boucle de cheveux enlevée.
De tous les animaux, dit un satirique célèbre, le plus sot, c'est l'homme; il n'a fait que la moitié du tableau; de tous les animaux, l'homme est aussi le plus inconstant. A peine s'était-il écoulé vingt jours depuis mon arrivée en Portugal, que je sentis le besoin d'en sortir. Depuis long-temps je désirais de voir Londres. Il partait un vaisseau pour cette ville; j'y suis reçu comme émigré, et nous arrivons le vingt-six de mai.
Ce mois est, pour la France et le midi de l'Europe, le plus beau de l'année. Quelle triste différence pour le triste climat de l'Angleterre! le brouillard était si épais, même à trois heures après-midi, qu'à peine voyais-je à vingt pas devant moi. Ce fut pour moi le présage le plus funeste, et je me disais que je ne trouverais que des malheurs, dans un pays que le soleil éclairait à regret. L'homme se trompe dans ce qu'il craint de funeste, comme dans ses espérances les plus flatteuses, car après m'être logé dans le quartier de Temple-Barr, je me fis conduire au café de Hay-Market, presque toujours rempli de Français, pour y retrouver quelques-unes de mes connaissances. Pour cette fois je fus heureux, car à peine m'étais-je assis, que j'aperçus mon cher P.***, au milieu d'un groupe d'auditeurs qui semblaient prendre plaisir à l'écouter. Moi-même, je prêtai l'oreille, avant de me faire connaître, ne voulant point me jeter, pour ainsi-dire, au hasard, dans un monde inconnu. Voici ce que je recueillis d'une conversation assez étrange.
„Ne croyez pas, Messieurs, que les femmes anglaises soient supérieures en beauté, à celles de cette malheureuse France; je ne connais pas de Ladies, dont les charmes puissent soutenir la comparaison avec vingt femmes, toutes plus belles les unes que les autres, dont cent fois j'ai vanté le pouvoir quand j'étais à Paris. Je me rappelle, sur-tout, cette belle soirée, où me trouvant à l'opéra, madame la comtesse de B. vint se placer dans une loge vis-à-vis celle où j'étais. Elle était arrivée un peu tard, et c'est un raffinement de coquetterie imaginé pour mieux se faire remarquer. On jouait Iphigénie en Aulide; le chœur répétait ces mots si doux, si vrais: qu'elle a d'attraits, qu'elle a de charmes ! Tous les regards se prolongèrent long-temps sur cette femme enchanteresse. Je ne vous dirai point combien j'en fus épris. Dès ce moment je sentis ma défaite.
Je ne vécus, je ne respirai plus que pour elle. Qu'il est bien vrai que l'amour inspire les vers les plus touchants! Je pris mes tablettes, j'y inscrivis un quatrain qui courut de loge en loge. Je n'ose me flatter de quelque avantage en poésie; mais je peux dire que jamais je n'ai fait de vers impunément. Bref, Messieurs, vous pouvez sourire à ma naïveté; mais vous saurez que ce jour même j'eus l'honneur de souper avec ma belle comtesse, et pour vous punir de votre indiscrétion tacite et plus n que maligne, c'est tout ce que vous en saurez.“
“Fort bien, Chevalier, lui dit un officier de dragons, j'admire et reconnais votre caractère, il est à l'épreuve de tous les climats et de tous les événements. Quoiqu'il arrive, vous aimerez toujours cette France; vous chanterez la beauté de ses femmes“. -- “Et la bonté de ses vins, dit le chevalier, et en disant ces mots, la joie se déployait à grands traits sur son muffle large et vermeil, et dans ses yeux étincelants sous deux arcs d'ébène. Ce punch, quoique excellent, ajouta-t-il, ne vaut pas le vin de Surène. Il était délicieux, quand je le buvais au Palais-Royal, entouré d'amis dont la verve rapide enfantait les saillies du plaisir et du génie. O France, ô ma patrie! quand te verrai-je! quand pourrai-je, dans mes orgies innocentes.....“ -- „Chevalier, où tend ce discours? est-ce l'éloge des sans-culottes que tu te proposes de nous faire entendre? Et qu'as-tu vu dans cette France, que tu ne trouves ici? Des vins? La Tamise reçoit ce que les climats en produisent de meilleurs. Des beaux-esprits, des poètes? Londres a les siens, comme Paris, et quant aux femmes.....
„Je vous arrête, monsieur le marquis, dit M. P.***, en frappant de son verre sur la table, et le verre se brisa.“ -- (On rit.) „Ce n'est rien, Waiter, Another glass with a punch! Oui un autre verre et un autre punch, dit le chevalier au garçon. Oui, marquis, je vous le répète, vos femmes anglaises ne valent point celles que j'ai connues en France. Elles n'ont ni leurs grâces, ni leur esprit. Je m'y connais, soit dit sans vanité. Quant aux vins, fussent-ils ici du meilleur crû, le malheur est qu'ils ne valent rien ni pour vous, ni pour moi: la raison en est simple, ici nous n'avons point d'argent, ou fort peu. ( Boy; help me with a pipe and tabacco.
) Oui je veux fumer; pour me sauver de la peste générale, il faut bien que je fume aussi. Je vous avoue cependant avec douleur qu'en pâlissant sur Homère et Virgile, dans mes jeunes ans, je n'imaginais guère qu'un jour je serais destiné à respirer toute cette vilaine fumée dans un vilain café de Londres.“
What does he say!
S'écria un Anglais, d'un ton assez brusque et d'un air un peu renfrogné.
Mon ami P.*** leva sur l'Anglais un sourcil long-temps immobile et presque menaçant, il continua: Quant aux vins.
What does he say!
dit encore l'Anglais, d'un ton plus brusque et d'un air plus renfrogné.
Mon chevalier le mesure d'un regard plus impérieux, et lui commande le silence. Quant aux beaux-esprits, ajouta-t-il, vous conviendrez, mon cher marquis, du moins j'ose m'en flatter, qu'il existe une différence prodigieuse entre leur Shakespear et notre Racine. Quels vers! quelle harmonie! quels chefs-d'œuvre, grand Dieu! l'entendez-vous cette Phèdre mourante?
Soleil! je viens te voir, pour la dernière fois!
et ces deux autres vers: Depuis que sur ces bords les Dieux ont envoyé La fille de Minos et de Pasiphaé.
Quelle douce harmonie! Pasiphaé ! Comme les voyelles en sont pures, sonores, brillantes! et comme la bouche, dans, s'ouvre pour mourir sur l'é a -- é Pasipha -- é! Croyez-vous que cela ne vaut pas bien la bête â deux dos de votre Shakespeare.
Damn! What does he say?
Damn! Ce que je dis, je le dis: votre Shakespeare (en se levant) n'est qu'un sot auprès de Racine: un jongleur en tragédie; en un mot, un poète détestable; et, n'en déplaise à qui que ce soit, il n'y a qu'un sot qui puisse en douter, (en regardant le marquis.)
Chevalier, répliqua celui-ci, nous allons voir de quoi vous servira votre Pasiphaé et toute votre insolence. Le chevalier le salue en riant et lui répond par ce vers, Et vous ne verrez rien que votre insuffisance.
What, this rascal!
dirent les Anglais qui se levèrent aussi, en montrant leurs poings fermés et tendus vers lui.
Un moment, je vous prie, messieurs les Anglais, votre orgeuil se serait-il flatté d'avoir la préférence? Non, je la dois en tout à un Français. Je suis à vous, monsieur le marquis, sortons, et quand nous aurons fini, je reviens corriger ces deux bull-dogs.
J'aurais peine à décrire l'horrible confusion qui suivit ces paroles. Les deux Anglais s'élancèrent vers le chevalier. Je me jette entre eux et lui, et je m'écrie: Doucement, doucement! c'est à moi, chevalier, qu'ils appartiennent, à moi, qui viens de Lisbonne où j'ai appris le combat du taureau. Messieurs les Anglais, c'est à moi qu'il faut s'adresser, à moi qui connais votre instinct!
Non, non, reprit le chevalier; mais avant de terminer notre petite querelle, permettez, gentlemen, souffrez, monsieur le marquis, que j'embrasse l'ami qui m'est rendu. Et par quelle heureuse fortune nous viens-tu à Londres? Que je tembrasse et t'embrasse mille fois!
„Maintenant je suis à vous, monsieur le marquis: allons prendre nos épées: je reviens, messieurs les Anglais, dans un petit quart-d'heure. Ne vous impatientez pas, de grâce!“
La querelle entre le chevalier et le marquis n'eut pas de suite; il fut seule ment convenu que ce dernier avouerait “qu'il n'y avait pas autant d'esprit dans la Bête à deux dos de Shakespeare, que dans le Pasiphaé de Racine. Le chevalier, fier de cette capitulation, revint à ses deux Anglais et leur dit: vos épées? -- La loi ne nous permet que les pistolets. -- Eh bien, reprit le chevalier, je parie l'oreille qu'il vous plaira, qu'à vingt pas je vous fends un cheveu en quatre avec une balle. Le chevalier perdit; car sa balle enleva une boucle; et il lui en coûta une rude contusion à l'épaule.
Quand vous me l'auriez emportée toute entière, dit le chevalier en tombant, votre Shakespear n'en serait pas meilleur poète. Les choses en restèrent là.
Nous reconduisîmes le chevalier: et je lui tins compagnie, jusqu'à sa parfaite guérison.
CHAPITRE XXXVII.
Amours d'un Prince d'Angleterre; divorce et faux serment.
Lorsque le chevalier fut un peu rétabli, nous allâmes faire de petites excursions hors de Londres. Un jour que nous étions à St.-Alban, je lui demandai s'il avait appris quelque nouvelle.
„Je lis beaucoup Homère, et jamais la gazette, répondit-il, vos politiques n'ont pas le sens commun; ils ne sont bons qu'à propager les calamités humaines, et je les considère, comme en médecine, on voit les épidémies. Je ne vous dirai donc rien de nouveau; mais je parlerai volontiers de ce qui s'est passé dans ce joli petit village.
“Vos gazettes, puisque vous aimez à les lire, vous ont dit que le Roi George avait été fou; il n'était pas le seul de sa famille; car le Duc de.... Son frère, a été cent fois plus fou que lui, puisqu'il aimait éperdument la plus belle de toutes les femmes d'Angleterre, lady G..... qui avait épousé le plus riche et le plus laid de tous les Anglais.“
Eh bien! lui dis-je, qu'est-il résulté de cet amour qui semble promettre beaucoup? -- Rien, me répondit-il, que le divorce, le scandale et bon nombre de faux serments. Par l'entremise d'une marchande de modes, le rendez-vous fut arrangé pour St.-Alban, dans l'endroit même où nous sommes, et dans l'hôtellerie que je vous montrerai. Lady G.... y arriva la première; cela était convenu; l'hôte lui donna l'appartement dont il était aussi convenu avec le duc. A quelques heures dans la nuit, le duc arriva, et prit le logement contigu à celui de la comtesse. La porte de communication s'ouvrit, les deux amants soupèrent ensemble, et déjà les amours s'étaient nichés entre les draps qui les attendaient, quand on vint frapper, à coups redoublés, à la porte de la cour. Le maître de l'hôtellerie, se doutant de ce qui pouvait arriver, fit avertir les amants; le duc à peine était sur le seuil de la porte qui communiquait à la chambre de la comtesse, que le mari frappe, enfonce celle de l'appartement de sa femme. Il entre, escorté d'un magistrat de police et de la force publique. Le prince, à moitié déshabillé, se tenait sur le seuil de sa chambre, protestant et faisant observer qu'il n'était point dans celle de lady G..... Le pauvre prince en jurait sur l'évangile, pendant que lady G....., dans son désordre et sa frayeur, offrait à son mari et à sa suite, le spectacle le plus enchanteur. Tout ce que les grâces ont de plus séduisant fut employé pour apaiser le lord. Les plus beaux yeux, humides de larmes, semblaient le prier de prendre la place que le prince venait de quitter. Prières inutiles! le lord préférait le divorce à sa femme, parce que le divorce lui assurait en partage, une des plus belles fortunes de l'Angleterre.
Le divorce, en Angleterre, est asservi, comme partout, à de certaines formalités. Si le mari n'a point manqué de fidélité à sa femme, il n'est tenu qu'à lui faire une pension et il emporte avec lui tout le bien; si, au contraire, il a partagé ses torts, la fortune se partage également. Que fit le duc, en cette circonstance? il chercha des témoins en faveur de la comtesse, et il s'en trouva tant, que le divorce ne fut pas en faveur du mari. Il se présenta, sur-tout, une femme qui déposa avoir eu, avec lui, les liaisons les plus intimes. -- Vous le connaissez donc bien, lui dit un des juges? -- Si je le connais! parfaitement, reprit-elle. Ainsi, ajouta-t-il, quand on vous le présentera avec d'autres personnes, il vous sera donc facile de le distinguer. -- Très-facile. Or le comte était là présent. Il ne put retenir son indignation, et s'écria: „Scélérate! tu as fait un faux serment, je te ferai pendre. Tu me vois! c'est moi! et tu ne me connais pas!
regarde. -- Ah! mylord! s'écria-t-elle, comme vous êtes changé! de beau que vous étiez, que vous êtes devenu laid. Oh, fi! quelle horreur!“ L'assemblée ne put se contenir; le lord fut reconnu coupable d'infidélité; il perdit sa femme et la moitié d'une fortune qu'il voulait conserver; tant il est vrai qu'on n'est pas impunément infidèle à sa femme, en Angleterre! Comment faites-vous donc, lui dis-je, vos affaires, dans ce pays de riguenrs; car je sais que vous ne pouvez vivre sans intrigues, à moins que la fortune ne vous ait bien changé?
Il se mit à rire, et me prenant la main: „Sachez, me dit-il, qu'un homme comme moi trouvera peu de cruelles. Je connais les femmes, et, Dieu merci, je me connais aussi.“
Je vis que mon cher P.*** avait toujours le même fonds de vanité, et comme je n'en manquais pas, je voulus, de mon côté, songer aussi un peu à mes affaires, et connaître si les Anglaises avaient quelque mérite que n'eussent point nos Françaises.
CHAPITRE XXXVIII.
Les quatre conquêtes et la pièce de ruban.
Il y avait, dans la maison où je demeurais quatre femmes, une Allemande, une Anglaise, une Française et une Hollandaise. Je me proposai la conquête des quatre nations: l'entreprise était hardie, j'osai la tenter. Je fis part de mon projet au chevalier qui leva les épaules et me dit que cette entreprise était au-dessus de mes forces. Piqué au vif de cette raillerie, je fis sérieusement tous mes efforts, pour en venir à mon honneur. Je fis plus, je voulus les avoir le même jour; quatre triomphes dans un seul et même jour! cette idée me souriait, et j'espérais par-là offrir au chevalier un héros de roman, digne d'entrer en comparaison avec lui.
Le jour de mon voyage était arrêté, et je n'avais plus de temps à perdre.
Il fallait m'occuper de mes quatre femmes, et leur cacher mes desseins: j'en vins à bout. Je donnai la préférence à mon Hollandaise, elle la méritait à tous égards. C'était une belle brune dont le mari était absent pour affaires de commerce, et elle semblait avoir pris un vif intérêt à moi, cherchant à me détourner de mon voyage en Russie, me promettant, en Hollande, des avantages peut-être plus assurés, et des moyens plus faciles à saisir de rentrer dans ma patrie.
Le malheur n'avait pas encore mûri ma tête. J'aurais couru jusqu'au bout du monde, entraîné par des idées vagues, et ne sachant jamais me fixer. Ma belle Hollandaise me faisait toujours promettre que si jamais je passais en Hollande, je ne manquerais pas de venir la voir à Rotterdam, où elle avait une maison solidement établie. J'acceptai sa proposition avec joie; elle me fut confirmée à huit heures du matin, le jour que j'avais fixé pour ma grande entreprise.
Lorsque j'eus cueilli ce premier laurier, je détachai quelques aunes d'une jolie pièce de ruban que j'avais choisie à dessein, et je lui en fis présent, la priant avec instance de s'en parer à dîner pour l'amour de moi.