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pour cette fois il mourra, et pour en être plus certain, ce sera de ma main.
Le chevalier eût été fidèle à sa parole, sans l'intervention de tous les autres. Il y a quelque chose d'extraordinaire en ceci, dit l'Anglais, mon libérateur. Innocent, ou coupable, je le réclame, puisque le château est à moi, le souterrain qui en dépend est également à moi, et tous ceux qui y sont doivent ressortir à ma justice. D'ailleurs ce lieu n'est point favorable à la discussion. Ainsi partons: qui sait même si un plus long séjour ne pourrait point nous livrer à une autre troupe de scélérats, plus nombreuse et mieux armée. Mon avis est de les lier et de les emmener au château.
Si vous voulez me faire grâce, dit lIrlandais, étendu à terre et baigné dans son sang, je vous dirai qu'il est innocent, que s'il est coupable, il faut n'en attribuer la faute qu'à nous et à Dieu qui l'a conduit sur le pont de Westmeinster, où il rossa deux des nôtres; de-là, dans le bois, où cette femme, qui est la sienne, le combla de ses faveurs, puis nous le livra, comme vous le voyez; et la femme par ses pleurs et par ses paroles confirma ce récit et mon innocence.
Tudieu ! dit le chevalier, en se jetant dans mes bras; que je te baise mille et mille fois! Malheureux! qu'allais-je faire? quel diable aussi m'aurait pu dire que je retrouverais, parmi des voleurs, mon ami, mon cher ami, que je croyais mort, tandis qu'il vit, et que de plus il est innocent. O Pangloss! vous l'aviez dit, tout est au mieux dans ce meilleur des mondes possibles. Cependant, j'en demande pardon au docteur, si je t'avais tué, tout ne serait pas pour le mieux et si madame ne t'avait pas livré à ces honnêtes gentlemen, je n'aurais pas le plaisir de t'embrasser. Allons, rendons grâces à la fortune et partons.
CHAPITRE XLVII.
Comment la caverne fut découverte.
Après être arrivés, ainsi liés et garrottés, jusqu'à la grille du souterrain, l'Irlandais jeta un cri perçant. „La voilà donc cette maudite grille par où l'on nous a surpris! Je l'avais toujours pressenti, et si mes frères m'avaient cru, nous l'aurions murée de ce côté-ci; on aurait cru le souterrain fermé ou terminé à cette maudite grille, et ce funeste événement ne serait point arrivé!“ On avait ôté les pierres qui en bouchaient l'entrée de l'autre côté. Après une trentaine de pas, l'issue aboutissait aux décombres d'un viel édifice tombé depuis long-temps en ruine. Le lord Pennicock, à qui la terre qui en dépendait venait d'échoir, n'ayant ni femme, ni enfants, avait voulu, pour être plus grandement logé, joindre ce vieil édifice à un autre très-élégant qui était bâti à une centaine de toises plus loin. Comme les ouvriers étaient à déblayer le terrain, ils avaient aperçu, dans les fondements, l'entrée du souterrain qui conduisait jusqu'au torrent. Après en avoir fait la reconnaissance jusqu'à la grille, ils étaient venus en rendre compte à mylord Pennicock, qui en fut enchanté, espérant d'y découvrir quelques trésors d'importance, déposés là depuis Cromwel. Il n'y trouva que cette bande de voleurs à qui l'on fit subir un interrogatoire, après lequel ils furent tous conduits en prison.
J'aurais été livré avec eux, sans le courage du vieil Irlandais, et je ne sais quelle espèce de tendresse, de la part de celle qu'ils m'avaient donnée pour femme; tous deux persistèrent à assurer que j'étais innocent, que l'adresse et la violence seules m'avaient conduit avec eux. Le chevalier, enchanté de ne pas trouver un coupable dans son ami, dit au lord Pennicock: „Que vous en reviendra-t-il de faire pendre un Français réfugié et déjà enterré dans les papiers publics? J'ouvre un autre avis, et je le crois d'importance et de sagesse à être suivi. La paix se fait avec la Vendée; je propose à ce qu'on le fasse passer sur les côtes de France, afin de le faire comprendre dans l'amnistie.“
Cet avis fut adopté, mes compagnons de caverne conduits pour Tyburn, et moi réservé pour un meilleur sort. L'Irlandais versait des larmes et ne cessait de répéter: „Je vous l'avais bien prédit qu'il vous arriverait quelque chose d'heureux.“ Ma femme ne fut jamais si tendre, même dans le bois aux fraises, qu'à notre séparation. Le chevalier trouvait plaisant que le jour qu'une femme, qui se séparait de son mari, elle fût plus aimable qu'au jour de ses noces. Il voulut, à cause de la rareté du fait, que je lui donnasse le baiser d'adieu. Le lendemain on me fit partir pour Margate, d'où je m'embarquai sur un vaisseau neutre, pour les côtes de France, avec une lettre de recommandation pour Charette. Ce plan me réussit à merveille, j'arrivai dans les départements de l'Ouest, sain et sauf, et je fus compris dans l'amnistie.
CHAPITRE XLVIII.
Séjour à Nantes; discussion sur les femmes; le jeune grenadier et le vieux général.
Mon premier désir était de revenir enfin à Paris, où j'avais une partie de ma famille; il fallut retarder mon voyage jusqu'au départ d'une voiture publique. J'attendis trois jours que je passai dans la plus profonde tristesse: je m'étais rendu à Nantes.
Le séjour de cette ville m'était insupportable; il me semblait sans cesse voir cette cité déplorable sous le règne du proconsul féroce, qui, pour fonder la liberté, avait épuisé tout ce que la tyrannie avait de plus atroce: je ne pouvais sur tout souffrir l'aspect de la Loire; la nuit seule adoucissait un peu l'amertume de mon âme.
Cependant le hasard m'avait procuré la connaissance d'un jeune homme qui prenait avec moi ses repas, et qui ne s'inquiétait guère ni des révolutions, ni des discussions politiques. Les femmes étaient l'unique objet qui l'occupait; tous ses discours roulaient sur leur chapitre; quelquefois il s'exprimait, sur leur compte, avec un peu trop de chaleur, et la manie de vouloir toujours avoir raison le rendait fort souvent injuste.
Ce jeune homme avait été grenadier. Un jour que la dissertation s'était engagée sur l'estime qu'on devait au sexe, il nous raconta l'aventure suivante, dont l'authenticité, s'il fallait en juger par ses grâces naturelles et ses ruses militaires, ne pouvait être révoquée en doute.
„J'aime les femmes dit-il, mais je les estime fort peu: j'étais, il y a quelques mois, en faction devant la porte d'un vieux général; il vint à sortir et se mit à jurer, en regardant de tous côtés. Le coquin, dit-il, se gardera bien de venir, parce que j'ai besoin de lui; voilà ma correspondance au diable. Citoyen général, lui dit le jeune grenadier, il dépendra de vous que votre correspondance ne manque point. J'ai une main assez belle, je calcule fort bien, et je fais supérieurement un état.
Toi, reprit le général! en ce cas je vais te faire relever, et tu me rendras un grand service. Aussitôt dit, aussitôt fait: la besogne fut faite à merveille; le général fut satisfait, et l'on verra que moi, grenadier, je fus aussi fort content.
“Quelques jours après, invitation faite à moi, grenadier, de venir encore faire la correspondance du général; je la fis bien mieux que la première, et j'eus l'honneur de dîner avec le général, son épouse et deux autres généraux. On conçoit que ces deux derniers firent peu d'attention à moi: le vieux général, engagé avec eux, en faisait aussi fort peu, et sa femme, jeune encore et charmante, avait presque autant d'indifférence. J'en fus humilié et je voulais me retirer, quand le vieux général me demanda pourquoi je voulais m'en aller. Citoyen général, lui répondis-je, comme grenadier, je suis volontiers les généraux de la République au combat, ou à la prise d'une ville. Je suis quelquefois témoin de leur gloire, et jamais il ne m'est arrivé d'être leur convive. En disant ces mots je m'inclinois avec autant de modestie que de respect, en présence de sa femme, et je me retirais quand il me retint, et fit de mes talents l'éloge le plus complet. Dès ce moment la maison me fut ouverte, et je devins nécessaire au général, comme j'eus le bonheur de le devenir à madame; voici comment l'occasion s'en présenta.
“Grénadier, me dit le général, ma femme doit se rendre à deux lieues d'ici: soyez son écuyer; c'est à vous que je la confie. Le vieux général avait, sans doute, un pressentiment de ce qui devait arriver, quand il me dit: ma femme doit se rendre à deux lieues d'ici; car ce fut là qu'en effet elle se rendit à moi, avec toute sa personne.
“Vous me paraissez, me dit-elle, d'un caractère digne de m'ouvrir à vous. Je vous aime, beau grenadier; et je ne peux me défendre de cet aveu, quoique j'aie pour mon mari la plus grande estime et un attachement sincère. Mais il est vieux; ses travaux ont épuisé sa santé: sa poitrine, sur-tout, est d'une délicatesse extrême. Si l'hymen a ses droits, dit-elle avec une modeste rougeur, la nature a aussi les siens.
“Etonné, comme on peut le croire, d'une proposition aussi imprévue, je lui répondis: Madame, j'ai l'honneur d'être grenadier français, et je n'ai jamais reculé. Elle sourit, et me prouva bientôt que je n'étais pas en fond de courage aussi intrépide que je m'en étais flatté. Cependant elle applaudit à ma retraite, et me dit que son mari n'était point dans l'usage d'en faire d'aussi glorieuses.
“Or dites-moi, ajouta le grenadier, en adressant la parole à ceux qui l'écoutaient; pensez-vous que cette femme pût être estimée, et cependant je l'aimais; d'où je conclus qu'il faut beaucoup aimer les femmes, et rarement les estimer.“ On répondit au grenadier tout ce que l'on dit en pareilles circonstances, que ce n'est pas d'après une seule qu'il faut juger de toutes, et que certainement cette femme n'aimait ni la personne, ni l'honneur de son vieux général. „Détrompez-vous, reprit le grenadier, et suivez mon histoire.
“Il se fait bien des changements dans une année, dit-on: j'en conviens; mais après une année de séparation, il ne s'en fit point dans le cœur du général, ni dans le mien, ni dans celui de sa femme. J'arrive dans une ville où il commandait, et m'ayant aperçu, comme nous entrions dans la ville: Parbleu, mon grenadier, je suis enchanté de te revoir, tu n'auras d'autre logement que chez moi, et je lui fis part alors que j'étais quartier-maître; il fut charmé de ma petite fortune militaire, et courut annoncer à sa femme qu'il avait choisi le quartier-maître du régiment, pour loger chez lui. Malheureusement pour moi, le logement avait été retenu par un adjudant-général, et madame préférait un officier de ce grade à un quartier-maître, toujours incommode par le grand nombre d'hommes qui ont à faire à lui ou à sa caisse; mais heureusement pour moi j'arrivai, je fus reconnu et préféré.
“L'adjudant-général s'en trouva piqué, et obtint les ordres de faire passer la caisse et le quartier-maître à quelques lieues de là. Le vieux général informé du motif, fit changer l'ordre, me débarrassa de l'adjudant, et je restai. Bientôt on envoya un successeur à mon jaloux, et celui-ci, prévenu par son devancier, débuta fort mal avec la maîtresse de la maison, qui se refusa à l'empressement de ses accolades un peu trop familières, sur-tout dans un premier début. Ah! madame, lui observa t-il, si c'était le quartier-maître, vous ne seriez pas si cruelle. Cela est possible, reprit-elle, le quartier-maître est toujours ce qu'il doit être, aussi modeste que brave, et je ne vous trouve point sa modestie; rien cependant n'empêche que nous n'ayons le plaisir de vous avoir à dîner: c'est le moyen de se raccommoder.
“On dîne, et l'on dîne gaîment. L'adjudant-général croyait déjà sa petite incartade oubliée, quand la maîtresse de la maison, le dessert presque fini, fit part à son mari et à toute la société, de tout ce qui s'était passé à mon sujet. Oh! c'est bien ici que j'admire l'astuce d'une femme qui trompe son mari. Comme elle craignait les suites de l'indiscrétion de cet officier, elle eut elle-même la hardiesse d'aller au-devant de la diffamation.
Corbleu, s'écria le vieux général! et sautant sur son épée, il aurait eu sur-le-champ une affaire d'honneur, si l'autre n'eût pris la sage précaution de sortir. Le ressentiment du vieux ne se borna point à cette humiliation; il écrivit à un officier supérieur qui le rappela et lui ôta tout commandement. Le vieux général fut satisfait, la femme aussi, et moi aussi; mais je cessai de l'estimer, et de-là mon préjugé contre les femmes, et ma résolution de les aimer beaucoup, et rarement de les estimer.
Cette narration ne plut à personne; en fait de récits galants, on n'aime ordinairement que ceux qu'on fait soi-même.
CHAPITRE XLIX.
Séjour à Nantes; voyage à Paris avec un militaire, deux prêtres, un ex-capucin et une des sept vierges sages.
Quelques moments avant mon départ de Nantes, j'eus le bonheur de rencontrer le capitaine *****, mon camarade d'études, que je croyais bien loin de sa patrie; en me voyant il ne put s'empêcher de verser un torrent de larmes: „Il n'est plus, me dit-il et c'est moi “qui commandois le détachement qui lui a donné la mort.“ Il me raconte la manière dont Sombreuil l'avait reconnu; avec quel héroïme ce jeune homme avait reçu le coup fatal qui trancha le fil d'une belle vie et de hautes espérances. „Il est bien dur, ajoute le “capitaine, d'ôter le jour à son ami!“ Tous ces détails m'attristoient, et j'étais cependant avide de les entendre; ils me faisaient oublier les beaux moments que je venais de passer en Grèce.
Autrefois, quand je revins de Rome, on ne cessait de me faire des questions, sur le pape, et sur les monuments de cette ville, et sur les mœurs actuelles de ses habitants; à Nantes, personne ne m'adressait la parole; c'était comme un vaste cimetière peuplé d'hommes sombres, froids, taciturnes. L'ombre de Carrier semblait encore planer sur toutes les têtes.
Seulement dans les cafés il s'élevait à chaque instant des rixes entre les prétendus pacifiés des deux armées.
Dans le Levant, les troubadours se déchirent les bras pour gage de leurs flammes; les Vendéens avaient une autre manie, celle de couvrir leurs corps de meurtrissures, qui marquaient l'attachement à leur cause, et qui, sans doute, étaient un signe de ralliement. Je vis un de ces malheureux dont la poitrine était semée de croix de Jesus, de sacrés ceurs, de petits agnus Dei. Il ne me fut point difficile de trouver, parmi les chefs de ces derniers, des hommes attachés à ma famille, mais j'avais fait le serment de rester inconnu, de ne me mêler aucunement d'affaires militaires, ni politiques; j'évitai leur rencontre, et me hâtai de m'enseveir dans la voiture qui devait me transporter à Paris.
J'eus pour compagnons de voyage, un militaire, deux prêtres, un excapucin et une jeune femme. Tout ce voyage ne fut qu'un combat perpétuel entre les quatre champions et la nouvelle Jeanne; les deux prêtres, tout en parlant du ciel, savaient fort bien montrer leur goût pour les biens de la terre; le capucin se croyait encore dans son couvent, il priait sa chère sœur, comme il avait prié la bonne vierge. Le militaire allait rondement; il affectait de raconter ses exploits, sans doute pour inspirer à la belle voyageuse le désir de le mettre à l'épreuve. Je restais muet; la chaste beauté se défendit en héroïne, et le plus heureux de tous, si je ne me trompe, Ce fut le conducteur de la voiture.
Peut-être aurais-je pu moi-même profiter de l'embarras du choix. Quelque indifférente que parut la demoiselle, je m'aperçus cependant qu'elle ne voyait point sans chagrin le peu de part que je prenais au combat; ordinairement plus un jeune homme paraît témoigner d'indifférence envers une femme galante, plus elle est jalouse de faire sa conquête; rien de plus aisé, si j'eusse voulu consentir au sacrifice de ma montre, qu'elle trouvait extrêmement jolie.
Dans la route on nous menaçait des chauffeurs; mais nous prîmes toutes les précautions nécessaires pour leur faire entendre raison, en cas de vîsite; d'ailleurs, cette espèce de corsaires ne s'en prenait guère qu'à ceux qu'ils appellent les bleus, et nous étions d'une tout autre couleur. J'avouerai cependant que, dans une auberge, près d'Orléans, je ne fus point exempt de crainte. J'étais descendu de voiture, pour un motif dont il est inutile de parler; avant que de remonter, je fus salué par un homme d'une taille énorme, qui se dit chouan, et qui me demanda où j'allais. -- A Paris. -- Si vous êtes des nôtres, vous partagerez avec moi votre argent; nous manquons de tout; ma détresse et la religion vous l'ordonnent; il n'y a de vrais chrétiens que les chouans; ils ont tout en commun. Je tirai de ma bourse deux doubles louis, et les lui donnai.
Il parut content, et moi je rentrai dans la voiture, bien résolu à ne plus descendre sans armes.
CHAPITRE L.
Suite du voyage et des assauts de galanterie; arrivée du voyageur à Paris; son entretien avec un petit homme qu'il trouve à la tête de son hôtel; rencontre d'un ami.
A mesure que nous approchions de la grande ville, les quatre rivaux devenaient plus exigeants et moins supportables; chacun d'eun voulait rester maître du champ de bataille. Le militaire, sur-tout, essayait d'emporter la place d'assaut; le capucin se fondait en jérémiades pour attendrir ce cœur de roche; mais ils avaient à lutter contre le gros et robuste voiturier, qui ne disait mot, mais qui n'était point, à coup sûr, embarassé de faire ses preuves.
Enfin nous arrivons à Paris; avant que de se séparer on se promet réciproquement de se revoir; la belle eut soin de donner à chacun son adresse; mais j'ignore ce qu'elle est devenue; de soins plus importants mon âme était remplie. En entrant dans cette ancienne capitale, j'éprouvai, je ne sais quel sentiment à la fois doux et pénible, qu'il est impossible de rendre. Mes premiers pas furent dirigés vers l'habitation de mes pères.
Quelle fut ma surprise! Je trouvai mon hôtel rempli d'effets nationaux; à la tête était un petit homme, très-peu connu. Je me présente à ce nouveau maître, „Je désirerais, lui dis-je, voir cet hôtel. -- En quelle qualité?
est-ce comme amateur, ou bien avez-vous une mission ad hoc du Gouvernement?
-- Comme amateur. -- Suivez-moi;“ il marche le premier, et m'ouvre la porte du grand salon qui conduisait au boudoir magnifique dont je révoquois en doute l'existence. A peine eut-il ouvert la porte, que je vole vers ce boudoir; rien n'égala ma surprise et ma satisfaction, quand je vis ce chef-d'œuvre de volupté, tel que je l'avais quitté, à mon départ pour l'Italie. „Les honnêtes gens, lui dis-je, n'ont donc pas tout perdu.“
Le petit homme baissa modestement les yeux, et me dit: „Il paraît que vous êtes de la famille des anciens maîtres de cet hôtel; je vais me faire un plaisir de vous le montrer dans toutes ses parties; vous n'y trouverez aucune degradation; je me sens heureux d'avoir pu vous être utile; je présume que la famille ne tardera point à rentrer dans ses biens. Vous le croyez? -- Je l'espère.“ A ces mots je lui serrai la main, en lui demandant son nom. -- „Mon nom n'est rien, me dit-il, il n'est connu d'aucun des partis; je jouis de la confiance de ceux qui m'ont préposé, et mon seul désir est d'obtenir l'estime de tous les gens de bien.“ Je prends congé de cet honnête homme, en lui promettant de le revoir très-incessamment.
J'appris, en sortant, que ce fidèle gardien, dans le temps des éruptions du volcan révolutionnaire, avait sauvé la vie à l'astronome Lalande et au poète Delille.
De-là je me transportai dans différentes maisons où j'avais laissé des parents, des amis; je n'y trouvai personne; les uns avaient péri sur l'échafaud, les autres s'étaient retirés dans leurs terres, la plupart chez l'étranger; et ceux-ci sollicitaient leur radiation de la liste fatale, où je sus bientôt que j'étais moi-même inscrit. Quelque fit ma confiance dans le Gouvernement, ou plutôt dans la justice de ma cause, je crus cependant qu'il était prudent de se montrer le moins possible, et d'obtenir provisoirement la faculté de rester à Paris sous la surveilance immédiate de la police, jusqu'à la radiation définitive.
Le lendemain de mon arrivée j'allai voir mon ancien ami Charles; il fut enchanté de mon retour. „Que tu es heureux, me dit-il, d'avoir passé dans un pays tranquille, des jours qui nous ont paru des siècles.“ Je lui témoignai, de mon côté, combien j'étais surpris et satisfait de le revoir avec son embonpoint ordinaire. „Ce n'est point sans peine, me dit-il, que j'ai conservé ma vie; c'est mon cœur qui a sauvé ma tête, et c'est à la ruse que je dois mon salut.“ Il m'en avait dit assez pour exciter ma curiosité; je le priai de me raconter son histoire. Que me demandestu, me dit-il en soupirant? j'avais juré d'ensevelir dans un éternel oubli les maux que j'ai soufferts et les injustices que des méchants m'ont fait éprouver; mais, tu le veux, j'obéis. Il commença son récit en ces termes.
CHAPITRE LI.
Récit de l'ami Charles; manière dont il échappe à la hache révolutionnaire.
J'avais failli périr à deux époques de la révolution, au 10 août et au 31 mai; un huissier et une vieille femme m'avaient sauvé; mais quand on eut porté la loi sur les suspects, c'est alors que je sentis tout le danger dont j'étais ménacé; mes craintes redoublèrent en voyant l'infortuné Bailly, le bon d'Ormesson, nos amis, porter leur tête à l'échafaud; elles ne tardèrent point à se réaliser. C'en était fait de moi, sans un fâcheux accident dont je sus bien profiter.
A chaque instant je m'attendais à la visite du comité chargé de recruter pour les prisons; j'avais mis ordre à mes affaires, et sur-tout à mes papiers; je ne restais plus à mon hôtel, j'en sortais de très-grand matin, et je n'y rentrais que fort tard. Je fréquentais le petit nombre d'amis qui me restaient, et chaque soir nous nous faisions les derniers adieux, comme si nous craignions de ne plus nous revoir. Un exemple trop frappant nous avait inspiré cette crainte. Un mercredi nous avions dîné avec le malheureux Bernard; le vendredi suivant nous devions dîner encore ensemble; le jeudi il avait péri sur l'échafaud.
Mon cœur n'avait rien à se reprocher, mais mon esprit n'était pas tranquille; plus j'approchais de la crise, plus j'éprouvais uns situation pénible qui ne me laissait aucun repos. Enfin le moment fatal arrive. A six heures du matin, on frappe impérieusement à la porte, on entre, on me signifie, au nom de la loi, l'ordre de me rendre à la Force, on met le scellé sur tous mes effets.
Heureusement la veille, en rentrant à mon hôtel, à pied vers minuit, je m'étais laissé tomber dans une grande fosse pratiquée au milieu de la rue, je m'étais fracassé la jambe droite, et, au moment où les agents du comité révolutionnaire entraient, on me faisait une opération douloureuse qui m'arrachait de lamentables cris. Je redoublai ces cris à leur entrée: „Tuez-moi, leur dis-je. tuez-moi plutôt que d'exiger que je vous suive à la Force. Je mœurs de douleur; laissez-moi du moins pendant quelques jours dans ma chambre avec deux gardiens, avec tous les gens armés que vous voudrez.“ A ces mots je jetai mes draps, ma couverture, et leur montrai ma jambe ensanglantée; je voulus déchirer l'appareil qui couvrait la plaie; on m'arrêta. „Nous t'accordons un sursis de quelques jours, me dit un membre du comité, à condition que tu payeras et nourriras le gardien que nous allons te laisser, et que tu te représenteras à le première réquisition.“
Il est une providence qui ne m'a jamais abandonné, je bénissois le mal de jambe qu'elle m'avait envoyé, quand tout-à-coup on frappe à la porte; c'était un ancien ami que je n'avais point vu depuis plus de trois ans.
Quelque différence d'envisager les mouvements révolutionnaires nous avait séparés; il venait d'apprendre, à la mairie, mon arrestation. Entré dans la chambre, il ne dit mot, me serre la main, laisse couler quelques larmes, et s'adressant au gardien: „je te recommande, lui dit-il, cet honnête homme; je réponds de sa personne; ma garantie n'est point suspecte; je suis en ce moment le président de ma section. Je viendrai le voir tous les jours; tous les jours nous dînerons ensemble.“
Au mot de président, le gardien leva fort humblement son chapeau et l'assura des égards dus à un homme respectable et souffrant. Mon ami m'exhorte à la patience, au courage, me dit tout bas qu'il va s'occuper de la levée de mes scellés, se retire avec promesse de venir dîner. Que ne peut la véritable amitié! J'ai su qu'en sortant, il avait rencontré un espion qui lui avait représenté le danger qu'il courait en venant me voir. „Nous avons, dit-il, la note de tous ceux qui fréquentent les gens suspects; ce n'est point là votre place. -- Ma place est partout où je pourrai être utile. Eh!
de quoi servent les amis, s'ils nous abandonnent dans le besoin? Faites à vos comités tous les rapports que vous voudrez; je n'en verrai pas moins tous les jours un ami, qu'on veut perdre“.
Il tint parole et vint exactement dîner avec moi; il était si accoutumé à manier les esprits des souverains du jour, qu'il ne tarda point à gagner l'estime et la vénération de mon gardien. En des temps si difficiles ce n'était pas peu de chose que d'apprivoiser de tels hommes.
Deux semaines s'étaient écoulées et je restais toujours dans la même position; quelquefois la vieille baronne de L**** me rendait de courtes visites, à l'entrée de la nuit; mais elle craignait de s'exposer en me compromettant moi-même; enfin je me lassai de cet état, et, après avoir passé la nuit la plus agitée, j'étais déterminé à me donner la mort, quand mon ami survint, et lut sur mon visage le désespoir qui régnait dans mon âme. „Auriez-vous, me dit-il, assez peu de courage pour vous laisser entièrement abattre? avez-vous oublié qu'il vous reste un ami? Non, lui répondis-je d'une voix basse mais affectée. -- Eh bien! si vous avez confiance dans cet ami, suivez ses conseils. C'est maintenant la manie des processions civiques; chaque section veut avoir ses martyrs, ses patrons, ses hymnes; personne ne fait mieux que vous une chanson; faites un recueil d'hymnes patriotiques, je les présenterai au Gouvernement, aux comités révolutionnaires et de sûreté générale; à coup sûr ce sera la meilleure recommandation en votre faveur.“
A peine le président, qui se connaissait aussi bien en hommes qu'en chansons, eut-il ouvert cet avis, que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. -- Moi, faire des chansons patriotiques! moi, qui ai mis tant de couplets dans les Actes des Apôtres! Non, je n'en ferai rien, je me croirais déshonoré si je chantais des hommes que je méprise, et des événements que j'abhorre. -- Il y a tant de manières de faire du patriotisme! chantez la valeur de nos braves, excitez à la gloire nos jeunes réquisitionnaires, célébrez les principes universes de la liberté; en un mot, faites le poète, et je réponds de votre conservation: que dis-je? d'une mention honorable au procès-verbal de la Convention nationale; pour moi, je promets de faire tirer à six mille, dans notre section, le recueil de vos hymnes; cela fera du bruit, et vous en serez quitte pour un moment de honte avec vos amis.
Quelle gloire attendez-vous d'une mort inutile, perdue pour votre réputation et pour la patrie? Je sentis toute la force de ce raisonnement, et, quelque fut ma répugnance, dès qu'il fut parti, je mis ma verve à contribution, et le lendemain, lorsqu'il revint, il trouva deux hymnes achevés. -- bravo, bravo, s'écria-t-il, avec cette fécondité vous ne tarderez point à remplir le petit manuel lyrique, et vous serez incessamment président de votre section. Il était autorisé à me parler de la sorte; c'était à quelques couplets qu'il devait lui-même les honneurs du fauteuil.
En moins de quinze jours j'eus fini mon recueil; le président se chargea de le faire imprimer et distribuer; il s'en acquitta si bien, que vingt-quatre heures après que le manuel fut connu de mon comité révolutionnaire, je reçus la visite d'un honorable membre, qui vint me demander excuse de ce qu'on n'avait point jusqu'alors connu mon patriotisme; il brisa tous les scelles et me rendit mon entière liberté, en m'invitant à me rendre fréquemment aux assemblées de leur section, et à la société populaire. Je veux, ajouta-t-il, que vous soyez reçu à notre société.
Mordieu! vous avez écrit aussi bien que Marat. A ces mots, je pâlis d'horreur, et me contentai de répondre fort laconiquement: „Quand ma jambe sera guérie;“ je l'aurais fracassée encore une fois plutôt que de me rendre à ces assemblées de cannibales. Vous voyez, mon ami, que je l'échappai belle.
Charles finissait son récit, quand tout-à-coup arrive le petit homme que j'avais trouvé gardien de mon hôtel. „Le voilà, dit-il, le voilà ce président à qui je dois la vie. -- Vous, président d'une section, m'écriai-je, et vous paraissez si doux, si honnête! -- Si tout le monde m'eût ressemblé, me dit sagegement ce brave homme, nous n'aurions point à regretter la perte de tant d'illustres victimes: on s'est isolé de la grande cause, on a laissé les rênes du pouvoir entre les mains des ambitieux; ils ont tout sacrifié pour dominer. Racontez-nous, lui dit Charles, comment vous parvîntes à soustraire à la faux révolutionnaire, le poète le plus célèbre de la France, et le doyen de nos astronomes. -- Volontiers, mais avant tout je voudrais bien prendre un petit verre de votre eau-de-vie de 32 ans.“
Charles fit aussitôt “apporter la vieille bouteille de cette eau salutaire, échappée au général parisien, lors de ses visites souterraines.
Nous en bûmes la moitié, et le président commença sa narration.
CHAPITRE LII.
Manière dont furent sauvés deux de nos plus grands hommes, sous le règne de l'intolérance politique; ce qu'il en résulta pour le président.
Il est des hommes sur lesquels la providence veille plus spécialement; c'est à la vérité le plus petit nombre. A l'époque des établissements des comités de surveillance dans chaque section, il fut statué qu'on purgeroit tous les quartiers de Paris des prétendus ennemis de la chose publique, ainsi qu'on prétendait avoir purgé la Convention nationale au 31 mai.
Deux membres de notre comité furent chargés des visites domiciliaires et de l'enlèvement des conspirateurs. C'étaient un maçon et un homme de lettres. Ce dernier cita d'abord le collège de France comme un repaire de suspects; avant que de s'y transporter, le maçon vint me trouver: „connais-tu, me dit-il, dans cette maison, un abbé qu'on appelle Delille. -- Oui. -- Qu'est-ce qu'il est? -- L'un de nos meilleurs poètes. N'est-il point aristocrate? -- Oui, dans sa partie, mais nullement ailleurs; c'est bien l'homme du monde le plus timide que je connaisse. Un de ces jours, dans le petit passage du cloître St.-Benoît, un pauvre lui demande l'aumône; Delille tire sa bourse, où il n'y avait qu'un petit écu, le seul qui lui restait, il le lui donne entremblant; il le prenait pour un assassin. Cet homme a l'imagination frappée, mais il ne dit, il ne fait rien qui puisse contrarier le Gouvernement, ni la marche de la révolution; l'arrêter serait une injustice, le poursuivre serait une lâcheté, l'immoler serait un véritable assassinat, et l'une des plus grandes pertes pour la république des lettres.“
Le maçon avait en moi la plus grande confiance, et profita de mes renseignements. L'abbé avait été arrêté par son collègue; il prit sa défense bien chaudement et le sauva.
C'est par les mêmes procédés que l'astronome Lalande échappa pour cette fois à la conspiration qu'on avait formée contre sa personne; sa conscience pouvait être aussi pure que celle de l'abbé Delille, mais son affaire n'était point aussi nette. On avait trouvé, sur sa table, lors de la visite inquisitoriale, des tas de papiers, que le maçon avait pris pour des correspondances avec les émigrés; c'étaient des mémoires parsemés de figures astronomiques. „Ces étoiles, me disait le maçon, sont autant de signes aristocratiques, dont se servent nos ennemis; je ne donnerais point une obole de tous ces savants. -- S'ils ne valent rien, pourquoi les persécuter?“
Enfin, l'astronome en fut quitte pour la peur; mais cinq mois après il se forma, contre sa vie, une conspiration bien plus terrible; il était à la campagne, et eut le bonheur d'être informé assez tôt du danger qu'il courait. Sur-le-champ il vient me trouver; j'étais le président de l'assemblée générale de la section. Il ignorait ce que j'avais déjà fait pour lui, et ne vint me voir que sous le rapport qui pouvait exister entre un savant et un ami des lettres. J'avoue qu'en recevant sa visite je fus ému; je prévoyais l'objet de sa demande, et je craignais de ne pouvoir le sauver. Après les compliments d'usage; „Expliquez-vous franchement avec moi, lui dis-je, ne craignez point que j'abuse de votre confiance; avez-vous quelques-uns des péchés capitaux en révolution à vous reprocher?
-- Pas un seul. Avez-vous assisté à quelque club dit anti-civique? -- Jamais; jamais je ne suis sorti de ma chambre; jamais je n'ai rien écrit, rien signé ni pour ni contre. -- Je réponds de votre vie, laissez-moi faire et suivez exactement mes conseils. Vous avez, m'a-t-on dit, un excellent discours sur l'amour de la patrie; décadi prochain rendez-vous au temple de la Raison; j'en suis le lecteur, vous me demanderez la parole, et vous prononcerez ce discours. Quelques jours auparavant je ne manquerai point de l'annoncer, et certes il produira le plus grand effet. Reconnu pour patriote, vous n'aurez plus rien à craindre.“
Le vieillard souscrit à tout ce que je lui propose; un seul article le contrariait, celui de mettre sur sa tête un bonnet rouge; il le fallait, sinon il risquait de perdre la plus belle occasion de se tirer d'embarras.
Le décadi suivant il monte en chaire, débite son vieux discours, qu'il avait rajeuni, est unanimement applaudi, et passe pour un républicain des mieux prononcés. Je ne manquai pas, le soir, de faire valoir le prêche de l'astronome; et certes, si l'on eût en ce moment renouvelé le bureau, il aurait obtenu les honneurs de la présidence. Il me remercia, mais il ne cessa de m'en vouloir pour le mandit bonnet rouge. „Eh! monsieur, lui dis-je, qu'importe le bonnet, pourvu qu'on sauve la tête.“
Des ennemis particuliers, des membres même du comité révolutionnaire ne voyaient point sans peine les soins que j'avais pris pour deux des plus terribles ennemis de la révolution; il se forma, dans ce comité, une conspiration contre moi; on y résolut ma perte. J'étais encore au bureau, lorsqu'on me cita pour subir un scrutin épuratoire. Je me rendis, et subis un interrogatoire de trois quart-d'heure. On me reprocha d'abord une excessive modération. -- Pourquoi, me dit l'un des honorables membres, accordes-tu la parole aussi bien aux aristocrates qu'aux patriotes? -- Le droit de la parole, répondis-je avec fermeté, est un droit sacré. Eh! quel est l'homme qui porte sur son front un signe de réprobation, lorsqu'il est admis dans l'assemblée? -- Qu'as-tu fait avant le ro août? -- Mon devoir. -- Etois-tu membre de la société mère? -- Non. Pourquoi non? -- Je m'étais fait une loi d'être toujours indépendant. -- N'est-ce pas toi, me dit un autre membre, qui as adressé des vers à Lafayette dans un Mercure? J'allais répondre, lorsque le président du comité interrompit brusquement l'interlocution, en exposant qu'il ne fallait point remonter à des époques où il serait bien difficile de ne point trouver des coupables. J'ai su depuis que dans le même numéro du Mercure où se trouvaient mes vers au Général, il y avait aussi une chanson du président, dédiée à la reine.
„Tu n'es pas assez chaud, s'écrie un membre, dont l'âme noire se retraçait sur une figure encore plus hideuse. Tu n'es point un des signataires de la pétition du Champ-de Mars. Je t'accuse d'être l'ami des honnêtes gens.“ -- Certes, je ne serai jamais l'ami des coquins. Au surplus, s'il est quelqu'un parmi vous qui ait conspiré ma perte, je lui déclare que j'ai la confiance de D **** et de B****, et que l'on ne m'aura pas impunément attaqué. A ces mots je montrai l'adresse de quelques lettres insignifiantes, mais revêtues du cachet du comité de Salut public ou de Sûreté générale; tout se tut, on me dit gracieusement que j'étais libre de me retirer; je m'en allai, moins fâché d'un si long interrogatoire, que satisfait d'avoir fait trembler les puissances du jour, en leur montrant un cachet.
Ici le président finit son récit; on se mit à table, on parla beaucoup des ruses du petit homme, du poète Delille, de l'astronome Lalande, du terrible interrogatoire, et sur-tout du boudoir demeuré toujours vierge, au milieu d'une corruption presque générale.
CHAPITRE LIII.
Voyage à Montmartre; le fou par amour; les papiers perdus; état déplorable du comte de L *** Avant mon départ pour l'Italie j'avais confié des papiers précieux au comte de L*** dont je connaissais parfaitement le zèle à mon égard, et la fidélité à toute épreuve; c'étaient des papiers de famille, qui constataient mes propriétés. Il demeurait ordinairement à deux lieues de Paris, dans une belle maison de campagne; un de mes premiers soins fut de m'y rendre; Charles voulut bien m'accompagner.
Nous n'étions pas encore entrés dans le village, quand nous trouvons un vieux domestique du comte; en me voyant il se fond en larmes, et ne peut proférer aucune parole: je lui demande des nouvelles de son maître: „hélas, me dit-il, mon maître vit encore, mais il vaudrait mieux qu'il eût cessé de vivre. Je viens de le quitter; vous le trouverez dans une maisonnette, au haut de la butte de Montmartre, où les médecins l'ont condamné à rester, pour y respirer l'air frais dont il a besoin. -- Il est donc malade? Tantôt il est malade, tantôt il est en bonne santé; sa raison est dérangée, et quelquefois il est attaqué d'une fièvre brûlante qui le met dans un état désespérant.“
Nous entrâmes dans la première auberge, et nous l'invitâmes à nous raconter la cause d'un événement si déplorable. -- „Ah! la cause de ce malheur n'est connue que de moi seul peut-être. Depuis quelque temps le comte s'était attaché à une jeune dame, dont les vertus égalaient les grâces; il en était devenu éperdument amoureux, et déjà il allait s'unir avec elle par les nœuds de l'hymen. Tout était prêt pour la fête; la veille de ce beau jour, de ce jour si désiré, mon maître va p la voir, muni des plus riches présents. Il arrive, ne trouve personne; la jeune Augustine venait d'être conduite à la Conciergerie; elle était accusée d'avoir écrit à son frère à Londres, et de lui avoir envoyé une dizaine de louis, pour l'aider à vivre. Le comte vola vers cette prison, il ne put y pénétrer; on le menace de l'y enfermer lui-même. -- Qu'on m'y n renferme, s'écriait-il, c'est tout ce que je désire, pourvu que je puisse la voir un instant. Il n'obtient point cette faveur. Pendant vingt-quatre heures il ne cessa de roder aux environs de la Conciergerie, sans fermer ses paupières, sans prendre aucune nourriture. Enfin le troi ième jour, vers les quatre heures, il allait entrer chez un restaurateur, lorsqu'on annonce la fatale charrette; le comte regarde, la première personne qu'il voit, c'était, c'était Augustine! Il pousse un cri, tombe sans voix et presque sans vie.
Depuis ce moment il a perdu la raison, ou ne la recouvre un peu que par intervalles. Si vous le voyez dans un état calme, il vous fera pitié; au milieu de ses convulsions, il vous inspirera l'effroi.“
Il était midi, nous nous hâtons de nous rendre à Montmartre, accompagnés du domestique, dont les soins nous étaient nécessaires en cas de crise. En approchant de la maisonnette, je sentis mes genoux fléchir et mon sang se refroidir dans mes veines; nous trouvons le malheureux comte à la porte, à demi-couché sur un banc de gazon; il sortait d'une crise, et sans être entièrement rétabli, il l'était assez pour mettre quelque liaison dans ses idées; il ne me reconnut point, mais bientôt „quelle heure est-il, nous dit-il, en nous regardant fixement? Il est trois heures. -- Trois heures! La voilà qui passe! Augustine! Augustine! Oh! que d'innocentes victimes vont expirer dans un quart-d'heure! la plus innocente, la plus aimable, c'est mon Augustine. Pourquoi ne veulent-ils point me permettre de la suivre? les bourreaux! ils ignorent que c'est demain que je dois m'unir avec elle; oui, demain.“ A ces mots il s'assoupit pendant quelques minutes, et se réveilla couvert de sueur, froid, mais avec l'entière jouissance de sa raison.
Quelle fut sa surprise, quand je le serrai dans mes bras? Est-ce bien vous, s'écria-t-il, quoi! vous n'avez point “péri dans vos voyages, ou à votre retour! et vous êtes libre, et vous n'avez rien à craindre! Je le rassurai sur ma position, et, après quelques moments d'entretien accordés à l'amitié, je lui demandai mes papiers. -- Ils sont tout brûlés, me dit-il en soupirant, je les ai tous perdus. J'existe, hélas! mais je ne sais comment; vous êtes bien à plaindre d'avoir eu trop de confiance dans un ami tel que moi. La nouvelle de cette perte fut pour moi un coup de foudre; il s'agissait de la plus grande partie de ma fortune; tout avait péri, et le notaire, et les clercs et les hommes de loi qui auraient pu me donner des renseignements sur la destinée des originaux. Cependant, accoutumé à des sacrifices, je supportai celui-ci avec d'autant plus de résignation, que c'était un mal sans remède, et qu'insister davantage sur ce malheur, c'eût été redoubler le chagrin du pauvre comte.
Je ne pus cependant dissimuler assez mes regrets pour qu'il ne s'en aperçut, et qu'il n'en fut vivement pénétré. Dans l'état où il se trouvait, la moindre impression de peine et même de plaisir produit les effets les plus terfibles. Je ne tardai point à l'éprouver. Nous étions occupés à parler tout bas de mes aventures en Grèce, quand tout-à-coup quittant le sang-froid et l'air sérieux qu'il avait conservés depuis quelques instants, il se met à chanter: „Ils sont passés ces jours de fêtes, “Ils sont passés et ne reviendront plus.“
Nous regardâmes le bon domestique, et nous le vîmes avec son mouchoir essuyer ses larmes; c'était le retour d'une crise. Elle fut terrible. Ses yeux commencent à se troubler, il grince des dents, pousse des hurlements affreux, tombe, se roule sur la poussière, couvre ses lèvres de flots d'écume, et de ses propres mains se frappe, se meurtrit, se déchire. Nous étions trois et nous pouvions à peine retenir ses bras. Cette effroyable scène dura deux heures. Il s'assit alors sur son lit, et se mit à faire un discours sur le mariage qu'il allait contracter avec Augustine; il mettait tant de précision dans son récit, tant de méthode et de clarté dans ses idées, qu'on eût cru qu'il jouissait de toute sa raison.
“Augustine, disait-il, ce ne sont point les présents de noce, ni la beauté, ni la fortune qui font le bonheur du mariage; c'est l'amour que l'amitié cimente. Si je ne t'aimais point, Augustine, si je n'étais point sûr d'être aimé de toi, si cette passion réciproque n'était point fondée sur une estime justement acquise, j'aimerais mieux te fuir, ou plutôt perdre la vie; car je n'ai plus à choisir, il ne me reste plus qu'à mourir ou à vivre avec toi.“
Il s'arrête, nous regarde et soupire. Je pensais qu'il avait enfin recouvré la raison; quelle fut ma surprise, quand s'adressant à moi, „qu'avez-vous fait d'Augustine, me dit-il? Pourqoui me l'avez vous enlevée?
Rendez-moi mon Augustine. Ah! Dieu soit béni! la voilà! quelle est changée!
Mais non, ce n'est point mon amante, ce sont des hommes couverts de sang!
ils lèvent une hache homicide! ils frappent!.. Que son devenus ce teint de roses, cette gorge d'albatre, ces yeux étincelant? Ces yeux, ces beaux yeux sont fermés, ils sont fermés pour moi, ils le sont pour toujours.“ Il dit, pousse un nouveau, profond et long soupir, balbutie tout bas quelques mots, s'endort, et ne se réveille que pour verser un torrent de larmes, nous demander mille pardons, maudire son existence; je le consolai le mieux qu'il me fut possible; je voulus essuyer ses pleurs, mais j'étais tout en pleurs moi-même. Je ne parlai plus de mes papiers, et, forcé de prendre congé de ce malheureux, je lui promis de lui rendre de fréquentes visites; il me fut impossible de le revoir; la crise avait été si violente, que le lendemain il eut perdu toutes ses forces, et s'éteignit lentement, en répétant continuellement ce mot, Augustine, Augustine!
CHAPITRE LIV.
Portrait de Paris; le service payé bien cher; assemblée d'usuriers; vol d'une honnête femme.
Rien ne saurait exprimer la tristesse qui s'empara de mon cœur, quand je fus séparé de ce misérable comte. J'avais aussi connu l'aimable Augustine, et certes sa belle tête n'était point faite pour l'échafaud. L'ami Charles voulut en vain me distraire; il est des circonstances dans la vie où l'homme sensible n'écoute aucune consolation. Depuis ma rentrée à Paris, je n'avais entendu qu'un récit continuel de malheurs; je n'osai voir encore le peu qui me restait de parents, de peur de me compromettre, ou de les compromettre eux-mêmes. Je me renfermai dans ma solitude, et je commençai mes mémoires. Le souvenir de mes aventures en Grèce remit inutilement la gaîté dans mon âme; elle ne fut point de durée; j'étais à Paris.
Que cette ville me parut changée! ce n'était plus cette immense capitale, séjour des plaisirs, des arts et de la fortune; c'était, pour ainsi dire, le grand squelette d'une superbe femme voluptueusement mutilée par des élèves d'Esculape. Pour asseoir un jugement plus juste, j'en parcourus les différents quartiers, j'entrai dans les bureaux, je me glissai parmi les groupes du Perron, j'allai même jusques dans l'intérieur de ces lieux que la pudeur ne permet point de nommer, je fus bientôt convaincu que Paris n'était généralement partagé qu'en deux classes d'hommes, celle des fripons et celle des dupes.
Ce qui m'affecta le plus, ce fut l'insigne rapacité d'un banquier qui se disait l'ami de feu mon père. J'allai lui présenter un billet de deux mille francs à escompter; il n'était payable que dans un an; d'abord il me refusa bien honnêtement, sous prétexte qu'il manquait de fonds; j'insistai fortement, en le laissant parfaitement libre sur le prix de l'escompte. Eh bien, me dit-il avec humeur, endossez l'effet, et je vais vous remettre ce qui vous revient; vous savez que vous n'êtes point consulaire, qu'ainsi, étant sans doute obligé moi-même de passer ce billet, je serai responsable, en cas de non paiement de votre débiteur, ou de votre part; écrivez, Félix, et faites le calcul comme pour un mineur. On s'empare de mon papier, et l'on me présente soixante francs. Soixante francs, m'écriai-je, pour deux mille! -- Sans doute, répondit froidement le banquier; eh! comptez-vous pour rien les intérêts, mon endos, ma responsabilité, les frais que j'aurai sans doute à supporter, les retards que j'éprouverai, les... C'est assez, monsieur, reprenez vos soixante francs, et rendez-moi mon billet. -- Monsieur, je ne suis point dans cette habitude, et si vous m'injuriez, je finirai par garder l'un et l'autre. Qu'est-ce que c'est qu'un petit avare qui chicane de la sorte; ce n'était pas ainsi qu'en agissait votre père; pour un louis prêté, il me rendait quelquefois cent francs; croyez-vous, monsieur, qu'on avance son argent pour rien, qu'on soit banquier gratuitement? Je bouillonai de rage, pris les soixante francs, et jurai tout haut de ne plus remettre le pied dans de pareils gouffres.
J'avais ignoré jusqu'alors jusqu'où pouvait s'étendre l'agiotage; c'est à mes dépens que je l'appris: une mauvaise spéculation sur les papiers nationaux me fit d'abord perdre une somme considérable. J'avais emprunté, il fallait rendre; pour fermer un abîme j'en ouvris un autre; d'honnêtes gens me prêtèrent, il est vrai, une main secourable, mais un plus grand nombre de fripons s'empara de ma confiance, et dans moins de trois mois, les deux tiers de ma fortune passèrent entre les mains de ces sang-sues financières.