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Elle se retira enchantée du ruban, et j'ose croire aussi de ma personne, et une demi-heure après, mon Allemande, jeune et d'une taille svelte entra. Je la traitai, à-peu-près en tout, comme la première; elle fut cependant moins satisfaite de ma personne, et sans le ruban, dont je fus un peu plus prodigue à son égard qu'envers la première, je ne me serais pas fait une grande réputation dans son esprit. N'oubliez pas, sur-tout, lui dis-je en la quittant, de le mettre à dîner, pour l'amour de moi. Elle partit en me témoignant qu'elle aurait encore bien des choses à me dire; mais j'étais forcé d'économiser le temps et les paroles. A midi sonnant, ma belle Anglaise frappa à ma porte. Je tressaillis de joie, dans l'espérance que la nouveauté et le piquant de l'aventure me rendraient une partie des forces que j'avais perdues. Je fus encore moins brillant que dans la dernière; mais pour cette fois je prodiguai le ruban, recommandant toujours de le porter à dîner, pour l'amour de moi. Elle fit semblant d'être satisfaite; en Angleterre, comme en France, une femme, quelque droit qu'elle eût d'être exigeante, sait se réduire à la modestie. A deux heures justes, je vis entrer, dans ma petite cellule, la quatrième et dernière de mes héroïnes. Combien je lui devais d'attentions, de soins, de sacrifices, de plaisirs! c'était la maîtresse de la maison, et de plus, ma chère compatriote. Les titres ne font rien à la chose, et j'en fus parfaitement convaincu. C'est un grand malheur que l'émigration, me dit-elle en soupirant! Oh! oui, lui réplîquai-je; ce malheur anéantit toutes les facultés, et l'homme le plus homme se réduit presque'à rien. Mais, grâces au ciel! viendront pour vous et pour moi des temps plus heureux, et je parie cette pièce de ruban, que demain, à l'heure qu'il vous plaira, je me serai défait des idées importunes qui m'ont enlevé à moi-même aujourd'hui.
J'accepte, reprit-elle en souriant, la gageure et le ruban; mais je doute que vous puissiez soutenir cette malheureuse idée de votre émigration. Elle sortit en m'exhortant à plus de courage, dans l'espoir d'un avenir plus heureux; et je ne manquai pas de lui dire: ce courage que vous me recommandez, je l'aurai, si à dîner je vous vois ce ruban pour l'amour de moi. Nous nous mîmes à table à quatre heures: j'y arrivai dans l'état d'un homme qui a soutenu quelques rudes travaux, et chacune de mes quatre conquêtes cherchait dans mes yeux d'où pouvait me provenir cette espèce d'anéantissement. Mais quel changement rapide dans leur esprit! A peine l'une d'entre elles se fût aperçue qu'elles avaient toutes les quatre un ruban à leur tête, de la même couleur et de la même pièce, que l'indignation, la fureur firent place aux douces émotions de la pitié. Dans la crainte d'un éclat, je sortis prudemment de table; j'allai rejoindre le chevalier qui se prit à rire comme un fou, et me couseilla de ne plus remettre le pied à la maison, si, comme Orphée, je ne voulais être mis en pièces par mes bacchantes.
CHAPITRE XXXIX.
Dispositif pour un autre voyage.
Le jour de mon départ approchait; il fallait partir, et je n'avais pas encore ma malle; très-malicieusement la maîtresse de la maison n'avait point voulu la remettre au chevalier, qui s'était chargé d'aller la réclamer, et de faire agréer mes excuses d'un départ presque imprévu. Qu'il vienne et ne craigne pas de paraître, répondit la maîtresse de la maison; on a les choses les plus essentielles à lui communiquer. -- Je ne manquerai pas de lui en faire part, reprit le chevalier, il vous doit, à tous égards, beaucoup de reconnaissance, et je serais étonné de trouver de l'ingratitude dans mon ami, sur-tout pour une compatriote aussi charmante.
Elle rougit, et bientôt après je reçus cette lettre.
„Je croyais, Monsieur, qu'à votre âge on était susceptible de quelque étourderie; mais je n'aurais pas imaginé que le cœur fût déjà aussi dépravé.
Si, dans le voyage que vous vous proposez, vous continuez à vous conduire, comme vous avez fait avec nous, vous ne pourrez être que le plus méprisable des hommes. Bon voyage; recevez vos rubans et votre malle; aucune de nous ne veut, à l'exception de votre Hollandaise, conserver rien de ce qui a pu vous appartenir.
“Votre servante et compatriote G....."
Jugez de la surprise, de l'agitation, de l'embarras extrême où me jeta cette lettre. Cependant mon chevalier se plaisait à rire des tourments que j'éprouvais. Il me tournait dans tous les sens, pour irriter ma douleur. Il racontait plaisamment ma triste aventure à tous ceux de sa connaissance, que nous rencontrions; j'étais au désespoir, et lui dans l'enchantement.
Cependant, comme on n'est pas toujours impitoyable, il me prit par la main, me conduisit avec ses bons amis, au café de St. James, où il commanda un ample bôl de punch, for a desolate friend, ajouta-t-il, en me regardant avec des grands éclats de rire; oui, reprit-il, pour un ami désolé.
Les saillies furent aussi vives que les rasades étaient complètes. Mais, quoique j'aimasse beaucoup cette boisson, elle produisit sur moi un effet opposé à celui qu'elle produisait sur les autres. Plus ils se livraient à la joie, plus je me sentais entraîné vers une tristesse qui absorba bientôt tous mes esprits. Je me rappelai involontairement ce que j'avais souffert depuis la révolution. Mes réflexions se rendant maîtresses de moi, je sortis, sous le prétexte de quelques besoins. Les larmes roulaient dans mes yeux, et j'eus beaucoup de peine à les dérober à mes compagnons de table.
Je ne sais quel prestige d'imagination vint à paralyser mon peu de bon sens.
Il m'en resta si peu, que je pris la résolution de rénoncer à la vie. A peine en eus-je conçu l'idée, que je me trouvai comme soulagé d'un poids accablant. Bientôt je souris au projet de ma destruction, et j'y trouvai même un charme si puissant, que cette pensée était la seule qui pût me plaire. Si je cherchais à l'écarter, elle se représentait sous des formes toujours plus attrayantes, et je jouissais véritablement du plaisir de ma mort. Dans cette situation dont je ne pouvais me rendre compte, il me vint à l'esprit de faire mon testament, comme si j'avais encore tenu à l'opinion des hommes dont je voulais me séparer à jamais. Oui, un bon testament, me dis-je, où je prouverai à tous les hommes que cette vie est un enfer, qu'on ne peut y rester sans participer aux crimes qui s'y font, et qu'il vaut mieux en sortir que d'y être victime ou bourreau.
Avant de me mettre à mon testament, je trouvai plaisant de passer chez mon mon ami P***, que j'avais laissé à table, et de lui laisser une lettre à-peu-près conçue en ces termes: „En recevant la présente et dernière, je ne serai plus: la vie m'est odieuse, et j'ai rejeté le fardeau que je ne pouvais plus supporter.
Puisqu'elle a pour vous plus d'attraits que pour moi, conservez-la, mon cher P***, et donnez à votre ami quelques larmes d'affection et de souvenir. Comme je suppose que vous n'êtes pas trop en argent, qu'il en faut cependant un peu pour rendre cette vie plus supportable, je vous laisse le peu que j'en ai, et dont je n'ai plus besoin. Adieu, pour jamais.
“Votre, etc.“
Dès que j'eus achevé cette lettre, je courus chez le chevalier P***, où je la remis avec presque tout l'argent qui me restait. De-là, j'entrai dans une des maisons publiques de Temple-Barr, pour m'occuper de cette grande œuvre qui nous prépare au passage de ce monde dans l'autre. Je demande une plume, du papier, de l'encre, et sur-tout un excellent souper; je ne voulais point partir à jeun pour le voyage que je méditais. Pendant qu'on me sert, j'écris et je pleure: les mots se précipitaient sur le papier, les larmes inondaient mon visage: j'étais dans une douleur délicieuse qui ne fut interrompue que par l'arrivée du maître de la maison, qu'un des domestiques avait sans doute prévenu. Après quelques excuses préliminaires sur son intention, il me pria d'avoir confiance en lui, de lui exposer le sujet de mon chagrin, et de croire que, s'il dépendait de lui d'y apporter remède, je ne manquerais pas de l'y trouver. Comme je tenais à mon secret plus qu'à ma vie, puisque j'étais enchanté de m'en défaire, je le remerciai de ses intentions généreuses, et lui dis que ces larmes, à qui je les devais, provenaient de quelques affaires de famille. -- Are vous a Priest, me dit-il? -- Non, je ne suis pas prêtre, lui répondis-je. Ah! tant pis, me répliqua-t-il, j'aurais au moins la consolation de penser que vous ne voulez pas vous défaire; car ici, et sans doute, comme partout, un prêtre a trop de religion, trop de confiance dans l'autre monde, pour quitter celui-ci, avant l'heure prescrite. Tenez, cher monsieur, la vie est toujours bonne à quelque chose, ne fût-ce que pour apprendre à souffrir et mériter le paradis qui nous est est promis; car là haut, j'ose l'espérer, les choses n'iront point comme ici bas. Il n'y a pas de révolution, de guerre, de famine, de peste, point de ministres, de rois et de tous ces gens qui tont leur grande affaire de nous pousser à une ruine commune.
Le sourire que je donnai à mon hôte, suspendit une larme ou deux. Mais reprit-il, puisque vous n'êtes pas un clergy-man, peut-être êtes-vous militaire. Oui, répondis-je. -- Ah! tant pis; car vous autres, messieurs les officiers, vous vous souciez de votre vie aussi peu que de celle des autres.
Voilà ce qui m'inquiète, ainsi dites-moi votre secret, je vous en conjure, et parole d'Anglais, vous ne vous détruirez pas. Etes-vous à Londres depuis long-temps? -- Non. -- Depuis quand? -- Qu'importe. Etesvous émigré?
-- Je le suis. -- Eh bien, voyez M. Pitt: c'est un grand ministre que notre Pitt, et comme il compte beaucoup sur les émigrés pour le rétablissement de la monarchie française, vous pouvez compter sur lui. Quoi qu'il en soit, cela vaut mieux que d'émigrer pour l'autre monde. Il sourit en me prenant la main et me disant, good by, sir, courage, puis il descendit.
Je restai un moment pensif; il tenait encore à moi de reconcer à ma funeste résolution. Le comte de Woronzoff, ambassadeur de Russie, m'avait promis des lettres pour sa cour; je pouvais y relever mes espérances; toutes les bouches de la renommée publiaient dans toute l'Europe les bontés généreuses de l'Impératrice Catherine pour les Français émigrés, et déjà je penchois vers ce parti, quand je me rappelai la lettre que j'avais portée chez le Chevalier. Cette maudite lettre pouvait m'attirer mille plaisanteries; je crus me voir déjà accablé de sarcasmes, et je n'eus pas le courage de vivre. Ainsi je me remis à mon testament. A mesure que je m'en occupais, mon imagination y retrouva ses premières impressions; me voilà bien déterminé, enchanté même de persister dans le seul projet qui me convint. Certainement je devais mourir: cependant j'avais un pressentiment secret que si ma lettre n'était pas encore entre les mains du chevalier, ainsi que mes guinées, je redevenais le maître de mon sort; en conséquence, lorsque j'eus fini mon testament, avant de l'envoyer au morning post, je passai chez le chevalier, dans l'espérance qu'il ne serait peut-être pas encore rentré, quoiqu'il fût près de minuit. Je frappe, en tremblant, à la porte de l'hôtel. On me dit qu'il est rentré depuis une demi-heure.
Je me retire comme frappé de la foudre, ou plutôt je m'enfuis avec la rapidité de l'éclair.
CHAPITRE XL.
Le pont de Westminster; utilité des voleurs.
Si jamais homme s'est trouvé dans la plus affreuse perplexité, c'était moi.
Je ne savais plus si je devais vivre ou mourir. Ma première illusion s'était passée, et la raison avait commencé à reprendre un peu son empire; je commençais à sentir le ridicule d'un homme qui se lève de table, quitte brusquement ses amis, se défait de son argent et de la vie. Je me figurais les plaisanteries poursuivre, comme autant de traits meurtriers, ma pauvre ombre fugitive. Je ne me sentis plus assez de courage pour braver cette honte, et pour cette fois mon sort fut décidé. Je jette mon testament dans la première boîte que je trouvai. C'en est fait, me dis-je: demain ou le jour suivant on saura que j'ai vécu. En effet, pourquoi traîner sur les bords de la Tamise ou de la Newa, une vie errante et pénible? Mon père a vu ses jours terminés sur le char sanglant de la révolution; je n'irai point mendier la pitié, ou plutôt les affronts des puissances: émigrons, pour rejoindre tant d'illustres victimes.
Je n'avais pas achevé ces mots, que je sentis mon imagination s'emparer de toutes mes facultés. Je marchais à grands pas du côté de Westminster, et tout-à-coup je me trouvai à la tête du pont. Il était une heure après minuit, il faisait assez obscur, malgré les lanternes qui ne jetaient qu'une faible lueur; je marchais alors avec calme, comme si j'eusse senti toute la dignité de l'action la plus importante; je jouissais véritablement de ma mort, et, charmé de cette illusion, j'allais m'ensevelir dans les flots, quand tout-à-coup je fus attaqué par deux coquins. C'ètoit mon argent qu'ils voulaient; je n'en avais point, ou j'en avais fort peu. Vous n'aurez ni l'un ni l'autre, leur dis-je avec fureur, comme s'ils eussent demandé ma vie; et je me défendis avec toute la force d'un frénétique, criant, terrassant et meurtrissant mes deux coquins. Vainement voulaient-ils m'échapper. La lutte fut terrible, et le bruit amena les deux gardes qui sont à la tête de chaque pont. Nous voilà conduits au poste qui est au-delà de la rivière, je fis ma déposition, et chacun de nous fut mis en lieu de sûreté, jusqu'au jour.
Je dormais du sommeil le plus profond, quand on vint me frapper sur l'épaule et me demander ce que je voulais que l'on fît de mes deux voleurs. Qu'on les pende, répondis-je. -- Vous allez donc venir avec nous chez le Connétable. -- Quoi faire? -- Mais, si vous voulez qu'on les pende, il faut venir avec nous, établir votre plainte, la prouver, la suivre, assister aux interrogatoires, informations, recollemens, confrontation; d'après quoi interviendra le jugement qui fera pendre vos deux coquins. -- Non, de par tous les diables, m'écriai-je: j'aime cent fois mieux qu'ils vivent, peut-être trouveront-ils ailleurs leur juste récompense. -- Comme il vous plaira, me dit-il: ainsi, venez signer votre désistement. J'allai signer, et sur-le-champ on élargit mes deux fripons.
Les premiers rayons du soleil annonçaient le plus beau jour; mais ce jour ne pouvait être que funeste pour moi; il allait annoncer à tout le monde que je n'avais pas eu le courage de me donner la mort, quoique je l'eusse annoncée par une lettre et par mon testament qui paraîtrait dans une feuille du matin ou du soir. Il est cependant bien certain que sans l'attaque de mes deux hommes, je me serais enseveli dans la Tamise; mais cet événement imprévu avait donné le change à mon imagination, et depuis ce moment j'ai toujours plaint les malheureux qui ont cherché le soulagement de leurs maux, dans leur destruction. Je me recueillis un moment pour réfléchir au parti que je prendrais; ensuite je voulus sortir, lorsqu'à ma grande surprise, je me vis retenir. Et quoi donc, dis-je à l'officier? est-ce moi, par hasard, qu'on voudrait pendre? -- Non, me répondit-il, mais il faut payer l'élargissesement de vos deux hommes, le vôtre, la feuille de registre et le scandale. C'est bien scandaleux, répliquai-je, que de faire payer l'amende aux battus. Et si je n'ai point d'argent, si par cela même j'allais me jeter à l'eau. -- Si cela est, reprit-il, vos deux hommes ne sont plus des voleurs; ils vous ont rendu service, puisqu'ils vous ont sauvé la vie, et vous devez encore payer pour eux et pour vous.
Comme il achevait ces mots, j'achevois aussi de me fouiller, et je sentis quelques pièces de monnaie, que je ne croyais plus avoir; c'étaient deux guinées et une demi-couronne, ou un petit écu; je donnai ce dernier, et pour cette fois je fus libre. Mais quelle route prendre?
retournerais-je à Londres, ou m'enfoncerois-je dans les campagnes? Je n'avais plus le courage de traverser le pont; je dirigeai donc mes pas du côté de la campagne.
Je n'avais pas fait deux milles, que je tombai épuisé par mes réflexions, plus que des fatigues de la veille et du jour. Le sommeil me rendit le calme de l'esprit et les forces du corps. J'étais bien resté trois heures dans cet état, et lorsque je me relevai, je me hâtai de fouiller dans mes poches, dans la crainte qu'on ne m'eût pris, pendant mon sommeil, mes deux guinées, les seules que je possédais encore; heureusement je les retrouvai saines et intactes. Il y avait devant moi un village à un demi-mille, je crus qu'il serait prudent de m'y rendre pour un peu me recueillir et me consulter sur ma conduite à tenir; j'y distinguai une petite hôtellerie, dans laquelle j'entrai et demandai à déjeuner.
CHAPITRE XLI.
Les fraises.
J'ai toujours observé que si l'esprit est calme à jeun, il est plus fort quand le corps est muni d'un peu de restaurants. J'en pris une assez bonne provision, et je sentis mon courage et mes espérances renaître, à mesure que mon estomac s'enrichissait d'un bon chyle. Comme il n'était pas plus de dix heures, peut-être, me dis-je, aurai-je le temps de paraître chez le comte de Woronzoff, avant que ma triste aventure ne soit connue; qui sait même si je ne pourrais pas enlever ma malle de chez moi, avant que le chevalier P*** n'y eût envoyé. Je me lève aussitôt, je paye ma dépense et me voilà à courir vers le pont de Wesminster, pour exécuter le projet d'enlever mes effets, de les transporter ailleurs, et d'achever mes affaires chez l'ambassadeur de Russie. Vaine espérance! je n'eus pas fait un quart de lieue, que tout mon courage fut paralysé. Mes jambes me laissèrent, et je n'osai plus tourner mes yeux du côté de Londres.
Je marchai jusqu'à quatre heures du soir; apperçevant, sur ma gauche, un bois à peu de distance, j'y dirigeai mes pas. Qn'y faire? je n'en savais rien, m'oublier, s'il était possible, et m'ensevelir sous l'ombre épaisse des arbres.
Je parcourus les sentiers les plus écartés; c'était encore la saison des fraises, et j'en trouvais souvent des tapis qui m'arrêtaient involontairement. Je les cueillois en marchant, et je sentais mon sang se rafraîchir, quand, à travers une clairière, j'aperçus une jeune fille sur un autre tapis de fraises. -- Quelle heureuse rencontre! quel contraste de situation avec le pont de Wesminster! Là j'allais périr, ici je veux me sauver!
Pénétré de ce dessein, et croyant le plaisir fort nécessaire à mon salut, je m'approche insensiblement, écartant de mes regards, de ma démarche toute apparence hostile. Je me baisse pour cueillir une fraise, tandis qu'elle se lève et qu'elle porte à la bouche celle qu'elle vient de cueillir. Elle m'aperçoit, rougit, tremble et se détourne sans affectation. Je la suis lentement, comme si les fraises m'occupaient uniquement. Enfin je la salue d'un air timide et pénétré de respect. Elle me rend le salut avec une assurance naïve, et je lui dis: bonjour, ma chère miss, en mauvais anglais. Frappée de mon accent étranger, elle me répondit, et je crus entrevoir dans ses yeux, je ne sais quelle curiosité dont j'eus fort bonne augure. Je pris à côté d'elle une fraise que je lui présentai; elle de me remercier avec un sourire. J'en cueillis une autre que je portai à sa bouche; sa main la repoussa doucement, et ce refus paraissant m'affecter, elle fit un petit bouquet des plus jolies, et me l'offrit, comme si elle avait voulu réparer l'affront qu'elle croyait m'avoir fait. Je pris le bouquet, j'en ôtai les deux plus belles, que je gardai et je lui rendis les autres. Je crus lire dans ses yeux qu'elle attachait quel-que idée de plaisir et de finesse au choix que j'avais fait des deux fraises. Pour m'en assurer, je les approchai de son sein, et je tentai d'en faire la comparaison avec les deux dont la nature avait décoré son jeune sein. La défense fut moins un obstacle à mes vœux, qu'un encouragement à de nouveaux succès. A peine pouvions-nous, ou plutôt nous ne pouvions nous entendre; mais l'amour a plus d'un langage, et je me servis de tous ceux qu'il m'inspirait.
Quoi qu'il me fut arrivé de fâcheux, le jour precédent, et même dans celui qui promettait d'amples dédommagement, je ne manquais cependant pas des moyens d'assurer ma victoire et mon bonheur; mais il fallait les employer avec prudence. Il paraît que ma jeune nymphe fut d'intelligence avec moi; car je réussis.
Il serait inutile de m'arrêter sur une situation d'autant plus délicieuse que je devais ne m'attendre qu'aux malheurs les plus funestes. Qu'il me suffise d'ajouter que je pardonnai à mes voleurs de m'avoir attaqué sur le pont. Mais quelques vifs que soient les plaisirs, ils amènent des instants bien cruels. Celui de notre séparation fut de ce nombre.
Tout-à-coup le soleil nous quitta; c'était bien le temps des amours; cependant quand les ombres s'étendirent, et que la forêt devint obscure, ma jeune maîtresse, après de cruels efforts, s'arracha de mes bras. Je courus après elle, je voulus, mais vainement, l'arrêter.
My mother, s'écriait-elle, et je compris qu'elle craignait sa mère. Je lui fis entendre, autant que je pus, combien je serais charmé de la revoir. Enfin, je lui montrai, par mes gestes, que je mourrais de douleur, et j'entrevis à sa réponse et à ses signes, que dans trois jours, à la même heure, je pourrais retrouver le même bonheur. Après cette assurance et les larmes aux yeux, elle s'enfonça dans l'épaisseur de la forêt, où je la perdis tout-à-fait.
Je restai inconsolable pendant quelques minutes; cependant il fallut songer à ma sûreté. J'étais perdu au milieu des arbres, et je n'avais pour guide qu'un sentier tortueux. J'avais à craindre dans un pays étranger, et mon imagination me retraçait avec vivacité et les plaisirs du jour, et les tourments de la veille. Tout-à-coup je vis, dans le lointain, les ombres s'éclaircir. J'allai de ce côté, où la forêt cessait de se prolonger. Nulle trace de chemin, point de voix humaine qui retentît dans les airs. Le silence majestueux de la nuit n'était interrompu que par les cris des chatshuans, et par le bruit d'un torrent qui semblait menacer d'une perte inévitable quiconque aurait tenté de le franchir. J'en parcourus la rive pendant près d'un quart d'heure; mais les sinuosités en étaient si multipliées, si cachées, que je craignis de m'enfoncer dans l'abîme. Je crus prudent de m'en écarter, et de passer le reste de la nuit, caché dans un champ de blé.
CHAPITRE XLII.
Rencontre nocturne; reconnaissance singulière.
Il est doux de passer de la peine au plaisir; mais du plaisir à la peine, que le retour est affreux! dans quelle agitation je fus toute la nuit! mes premières réflexions s'arrêtèrent sur la scène de la forêt, aussi délicieuse qu'imprevue; et je devançois, dans mon impatience, le temps où je pourrais la renouveler. Mais ces images si douces d'une volupté presque encore présente, firent bientôt place à d'autres images d'une nature toute différente Je croyais lire moi-même l'histoire tragique de ma mort, dans les gazettes de Londres; je voyais mon ami P*** en proie au désespoir; mes quatre femmes enchantées de la juste peine qui avait suivi de près mes infidélités. Comment me représenter à mes connaissances; et sans elles, comment pouvoir me soutenir, puisque j'étais sans ressources pécuniaires.
Telles étaient les agitations de mon esprit, lorsque fatigué d'être froidement couché dans mon champ de blé, je me levai tout-à-coup, et regagnai le chemin qui longe le torrent. Je n'avais pas traversé vingt toises dans les blés, qu'un coup de fussil partit, et que de frayeur je retombai à terre. A peine m'y étais-je tapi, comme un lièvre qu'une frayeur mortelle a rejeté dans son gîte, que plusieurs hommes furent auprès de moi.
-- Is he dead? et je m'aperçus qu'en effet ils tâtoient si j'étais mort. -- Pour Dieu, gentlemen, leur criai je, ne me tuez pas. -- He is a Frenchman, s'écrièrent-ils, et l'un d'eux me dit, en mauvais français: coquin que fais-tu là?
Ah! mon Dieu! leur dis-je, puisque vous parlez français, je vous en conjure, ayez pitié de mon malheureux sort. Quel est-il? -- D'avoir échappé, la nuit précédente, à ma destinée. -- Quelle destinée? -- Ceme noyer. -- Pourquoi te noyer? -- Parce que j'étais las de vivre. -- Eh bien! sois content, tu vas périr, et en disant ces mots, il me bourra de son fusil dans le ventre.
Je tombai; il allait m'assommer d'un coup de crosse, quand un des siens le retint par le bras. -- Pourquoi veux-tu que je ne soulage point ce malheureux, lui répliqua mon assassin, en riant; il est malheureux, dit-il, parce qu'il ne s'est pas noyé la nuit précédente, et je veux mettre fin à son malheur, et aussitôt de relever la crosse de son fusil et il m'aurait fracassé le crâne, si les autres ne s'y fussent opposés.
Noyé, la nuit précédente! Dev'l! dit l'un, en s'approchant de moi, et se retournant du côté des autres, le voilà de rire à se pâmer, et l'un de faire chorus avec lui, de manière à me jeter dans la plus affreuse incertitude! Cependant l'un et l'autre me tendirent la main, me relevèrent et rirent comme des fous. Puis se tournant vers celui qui avait voulu m'assommer, ils lui racontèrent, autant que je pus comprendre, qu'ils étaient les deux voleurs que j'avais si bien rossés sur le pont de Westminster; moi-même, en les considérant de plus près, je les reconnus, et je fus saisi d'une frayeur mortelle. Tu n'as donc pas voulu nous faire pendre, ajouta l'un des deux?
--- Je pâlis à ces mots, je sentis mon sang se glacer, et mes genoux ne pouvaient plus me soutenir: mais je fus bientôt rassuré. -- Reçois la récompense de la bonne action que tu as faite à notre égard, reprit l'un des voleurs; mais tu nous dois aussi quelque reconnaissance, s'il est vrai que nous t'ayons empêché de te noyer. Ainsi partage notre sort, et deviens notre compagnon, notre ami: suis nous. Je les suis, en tremblant, osant à peine respirer, et craignant cent fois pis que la mort.
CHAPITRE XLIII.
Caverne de voleurs.
Lorsque je fus emmené du champ où j'avais été pris au gîte, je vis à regret qu'on prenait le sentier qui conduisait au torrent, et je craignis d'y trouver mon tombeau. Mes alarmes devinrent plus vives, lorsque parvenus à une roche escarpée, près de laquelle l'onde écumante se précipitait, avec un fracas horrible, deux me prirent par la main, en côtoyant cette roche, pendant que les deux autres suivaient derrière et me disaient, be not afraid, n'ayez pas peur. Hou Chills this French-dog. Comme ce chien de Français tremble! Je crus qu'il n'y avait plus de miséricorde, et puis, de la miséricorde dans des voleurs! j'étais tenté de me jeter avec eux dans le torrent, et dans cette fougue de terreur, je fis un mouvement involontaire, qui pensa nous entraîner tous. -- Damn, s'écrièrent-ils, en jurant, beware ! et je vis le poignard prêt à se lever sur moi. Un de mes premiers voleurs me sauva encore du voleur à crosse. Si tu bouges, ajouta ce dernier! nous ne te voulons point de mal. -- Patience! Softly, b..... A ce mot énergique et du crû de ma chère patrie, je sentis bien qu'il fallait se résigner.
Ils s'arrêtent, tirent d'une espèce de gibécière plusieur coins de fer et des cordes. A cet appareil formidable, je pensai m'évanouir; il fallut prendre de l'eau du torrent pour me rendre les esprits. Je crus bien, pour cette fois, qu'ils voulaient m'accrocher à cette roche, m'y suspendre, et m'y dessécher au soleil, comme à une fourche patibulaire. J'examinais les apprêts de mon supplice, hâletant, palpitant, comme la colombe sous la serre d'un oiseau de proie. Il y avait, à des distances marquées, des trous que le ciseau avait creusés dans l'un des flancs du rocher. Ils étaient masqués par des fragments de pierre, recouverts de mousse, en sorte qu'ils semblaient faire partie intégrante de la roche. Je vis l'un des voleurs, celui qui parlait français, déboucher un de ces trous, y enfoncer un coin, y attacher une corde et en passer un des bouts à ceux qui étaient au-dessous.
Quel fut mon étonnement de voir, presque dans un clin-d'œil, une chaîne se former par cet artifice, jusqu'à une caverne qui était en face du torrent, et dont l'entrée était perpendiculaire aux flots qui en baignaient le pied! A un signal donné, la caverne est assaillie; celui des voleurs restés en arrière, se glisse de coin en coin, et je le voyais retirer le premier qu'il avait grand soin de reboucher; de manière qu'on parvenait à la grotte par ce seul artifice, et l'on se serait donné au diable pour deviner qu'on pût parvenir à cet antre; tant la nature avait paru le rendre inaccessible.
Lorsqu'un des voleurs y eut grimpé, il me tendit une corde que je m'attachai à l'entour du corps, pour me soutenir contre ma propre faiblesse. Moitié soutenu, moitié par mes efforts, je me logeai ainsi dans l'antre de Cacus; mais de quels sanglots je fis retentir le souterrain! quels profonds gémissements! Lorsque les autres y furent parvenus, ils prirent, dans une cruche à quelques pas de là, du vin de Porto, dont chacun but un grand verre. Prends, me dit le voleur à crosse, bonum vinum lœtificat cor hominis. Sais-tu le latin? J'étais plus mort que vif, je ne répondais pas. Bois, reprit-il, le bon vin réjouit le cœur de l'homme. Je bus, et je vis qu'il avait raison.
Quelle sorte de voleurs, me disais-je! des coups de crosse de fusil, et de l'excellent vin! sur le pont de Westminster et dans cette caverne! je me perdais dans mes conjectures! Cependant on prend à gauche, après avoir gravi sur nos mains pendant quelques pas, puis nous trouvons un souterrain, où nous pouvions marcher deux de front et de toute notre hauteur; je fus étonné, chemin faisant, de voir un amas d'armes dans un recoin. Mes regards en témoignèrent quelque surprise, et sur-tout lorsque je vis une espèce de factionnaire auprès. Je vois ton étonnement, me dit celui qui parlait français, encore quelques heures, et je te dirai tout. Aussitôt nous fûmes abordés de front par plusieurs hommes, qui me prirent bras dessus, bras dessous, et me conduisirent, comme Grisbourdon, jusqu'en enfer.
CHAPITRE XLIV.
Discours sur la politique et la morale.
Lorsque la cohorte infernale m'eut placé sur un large bloc de pierre, qui me parut être le siège le plus élevé qu'il y eut dans ce gouffre, celui d'entre eux qui parlait un peu le français, fit signe de la main à ses pairs, pour en obtenir du silence, et me tint à-peu-près ce discours: „Français, on combat dans ta patrie pour une chimère que tu ne trouveras réalisée qu'ici, la liberté et l'égalité. C'est pour ces deux divinités qu'on s'égorge en Europe, avec l'acharnement des tigres. Ici nous nous jurons tous une foi mutuelle et à toute épreuve, et nous jouissons de la plus parfaite liberté, fondée sur cette égalité qui veut la communauté de biens et de facultés. Pour en assurer le règne, nous n'avons point, comme vous autres, recours à des impôts qui pèsent si cruellement sur le pauvre peuple. Aucun de nous ne paye rien à l'état que nous avons formé: jamais Pitt ni George n'eurent un farthing de notre argent.. Plus sages, plus prévoyans que tous les potentats du monde, que toute votre république, c'est au dehors que nous cherchons ce qui nous manque; c'est sur le passant que nous mettons un léger impôt, qui suffit à l'entretien, à la conservation de notre sombre empire. A la vérité, cet impôt, tout léger qu'il est, ne se paye point sans murmure; mais que nous importe à nous, puisqu'il n'est point levé sur la société de nos frères?
et c'est en cela que consiste le génie bienfaisant d'un véritable législateur; il ménage le peuple qu'il gouverne, et tourne à son avantage les biens que possèdent ses voisins.
“Comme eux, nous avons un code pénal; mais c'est encore ici que nos mœurs diffèrent des leurs. Si quelqu'un de nous a fait une faute grave, la vindicte publique le condamne à la réparer d'une manière utile à tous. Il part, chargé d'une exécution plus ou moins hasardeuse. Il se porte au coin d'un bois, s'embusque dans des broussailles auprès d'un grand chemin, ou dans un fossé, tombe à l'improviste sur le premier qu'il rencontre, le pille, ou le tue, et revient triomphant partager les dépouilles avec nous. Cependant plus justes, plus soumis que vous autres, à cette loi naturelle, qui veut qu'un homme ne rencontre point un tigre dans un autre homme, nous ne tuons que par nécessité; mais, je te le répète, nous tuons rarement. Graces à la providence, nous vivons dans un pays, où l'on ne chicane point pour son argent, quand il y va de la vie. L'usage, de père en fils, est d'avoir constamment en voyage la bourse des voleurs, pendant que chez vous et ailleurs, ce sont les voleurs qui portent la bourse du pauvre peuple, et que vous les conduisez au massacre par milliers.
“Je ne dissimulerai pas que nous avons, comme vous, le malheur d'être en guerre. Mais jamais les horreurs d'une guerre civile ne furent connues dans notre société. De mémoire d'homme, depuis Cromwell jusqu'à nous, le sang d'un frère ne fut versé par un frère. Nous n'avons d'ennemis qu'au dehors; en cela, nous sommes tous Romains, et même nous valons mieux qu'eux, puisqu'après avoir dépouillé les autres peuples, ils s'égorgeaient quand il était question du partage.
“Nos stratagèmes valent bien ceux de Frontin, et notre tactique est plus sûre que celle des Polybe et des Montecuculli. Quand nous voulons faire une surprise adroite, et dont l'issue soit infaillible, l'un se déguise en mendiant, emprunte la voix de la pitié, et finit par arracher de force celui dont il a ému les entrailles.
“Quelquefois nous avons recours à des moyens bien plus séduisants. Nous avons, dans ce bois, au-dessus de nos têtes, pendant ces beaux jours d'été, un fruit délicieux, plus dangereux pour le passant que le fruit du manglier.
Comment vous appelez-vous? Oui, comment t'appelles-tu? C'est à toi que je parle.“.
Attentif au récit affreux qu'il me faisait, j'ignorais que ce fût moi qu'il interrogeât. Je lui dis mon nom.
„Puisque c'est-là ton nom, écoute moi bien. Te rappelles-tu ce joli tapis de fraises, où tu as si joliment stationné avec une jeune et jolie fille? -- Je m'en souviens bien, lui répondis-je avec un gros soupir. -- S'il t'en souvient reprit-il, grave bien dans ta mémoire que, depuis la saison des fraises, c'est-là que nous avons fait nos meilleures récoltes. Nous y cachons une autre Armide qui séduit les passants, les retient jusqu'aux approches de la nuit, les entraîne doucement vers nous, et à un cri donné, nous arrivons, la sirène disparaît, et nous prenons sur le passant l'impôt qu'il doit à notre complaisance. Tu sens bien, jeune homme, que tout métier doit avoir ses honoraires.“
Pendant qu'il enfonçait, par ce récit, le poignard dans mon cœur, quelle fut masurprise d'entendre des éclats de rire se prolonger dans les cavernes du souterrrain, et de me sentir pressé par les bras de la jeune scélérate qui s'applaudit de m'avoir si adroitement empiégé!
„Maintenant, me dit-elle, en contrefaisant la voix d'une amante passionnée, “rien ne nous séparera plus. J'ai retrouvé l'amant pour qui je veux vivre et mourir. Amis, félicitez-moi, et que le ciel bénisse de si belles amours!“
Si la foudre avait tombé sur moi, je n'aurais pas été plus anéanti que je le fus à ces mots et à cette vue. Je tombai sans connaissance, et je ne sais si, en reprenant mes esprits; je n'aurais pas mieux aimé être mort que de revenir à la vie. Quelle reconnaissance, dit alors mon coquin d'Irlandois, celui qui écorchait un peu le français! Comment diable, c'est presque une tragédie. Allons, allons, Cheer-up, du courage, mon frère, et songes qu'aujourd'hui ta femme t'est rendue, et qu'elle sera à toi jusqu'à ce qu'elle nous amène un autre frère. C'est la loi du mariage que nous suivons parmi nous, et cette devise est fort sage, à toi, à lui, à moi, rien de stable dans ce monde. Vîte, allons, qu'on prépare à manger, j'ai faim, je veux boire et danser à la noce.
CHAPITRE XLV.
Accident affreux.
Je n'essayerai pas de peindre le souper qui se fit dans ce repaire affreux, quelle orgie bruyante et scandaleuse y fut proposée, débattue et mise à exécution. Qu'il me suffise de dire qu'il fallut que je prisse pour femme, cette malheureuse qui n'avait su me prodiguer ses perfides caresses, que pour me livrer à cette troupe infâme de bandits; pendant les quinze jours que je passai avec eux, j'appris que cette caverne avait été occupée, depuis Cromwell, par des voleurs; qu'ils n'en recrutoient d'autres que pour y maintenir un nombre fixe qui ne passait jamais celui de six; qu'ils se faisaient un serment de fidélité mutuelle, et que jusqu'alors ce serment n'avait jamais été violé, quoique dans le nombre des honorables membres qui s'étaient succédé depuis près d'un siècle et demi, il y en ait eu beaucoup de pendus. J'y appris que cette fille, devenue ma femme, n'avait point voulu se séparer d'un garçon forestier qu'elle aimait beaucoup; qu'elle lui avait été fidèle tant qu'il avait vécu; qu'après sa mort, elle avait successivement appartenu à tous les membres de la communauté, jusqu'à la convention faite, depuis environ un an, qu'elle serait toujours la femme du dernier arrivant; qu'en cela leur politique était de s'assurer de celui-ci, en lui procurant des distractions agréables, et une espèce de lien d'autant plus fort, qu'elle était la reine et la seule femme de ce sombre manoir.
Je vécus ainsi pendant quinze jours, et dans cet espace de temps je m'instruisis de tout ce qui pouvait avoir rapport aux brigands à qui la fortune m'avait associé. Je sus que les fusils et les armes déposés dans un coin, y étaient pour la sûreté du lieu, au cas d'une attaque imprévue; que les brocs de vin placés à l'entrée, n'y étaient que pour rendre un peu de vigueur à ceux qui s'étaient épuisés en escaladant la caverne. Je sus que le souterrain s'étendait à plus d'une lieue, qu'après cela l'on trouvait les débris d'une grille, et un entassement de grosses pierres qui rendaient impossible toute communication ultérieure.
Cette connaissance me donna à songer plus d'une fois, pendant un mois que je restai encore dans la caverne. Je n'imaginais pas comment depuis tant d'années, elle était habitée, sans qu'il se fût présenté mille occasions de la découvrir, et je n'étais pas sans inquiétude qu'elle ne vînt à l'être pendant que j'y serais; malheur affreux qui m'aurait conduit à l'échafaud, comme un vil scélérat! Aussi avec quel plaisir j'acceptai la proposition qui me fut faite de les accompagner dans leurs excursions! Pour s'assurer de moi, l'on me fit faire les serments les plus terribles; on me fit dévouer ma tête à toutes les imprécations, à tous les maux présents et à venir. Après s'être persuadés qu'ils m'avaient lié par tout ce qu'il y a de redoutable, nous sortîmes de la caverne, moi très-disposé à fuir, malgré mes serments, eux à me brûler la cervelle, si je tentais de leur échapper.
Notre première course ne fut pas favorable à mes desseins. Toujours observé par quatre de mes brigands, c'eût été me dévouer à une perte certaine. Nous assaillîmes deux voyageurs qui trottaient lentement sur un grand chemin qui s'écartait un peu du torrent. Je crus que nos deux hommes allaient s'enfuir comme l'éclair; quelle fut ma surprise de les voir s'arrêter, fouiller leurs poches, en retirer chacun une bourse, et la présenter avec autant de sang-froid que nous de la recevoir! Nous mîmes ces deux bourses dans une espèce de gibecière, comme un chasseur y place la pièce de gibier qu'il vient d'abattre. Cette journée fut heureuse et ne nous coûta que la peine de nous présenter.
De retour à la caverne, nous partageâmes le butin, et en recevant ma part, je reçus plusieurs compliments sur la conduite que j'avais tenue.
Cependant je n'avais cessé de trembler, pendant tout le cours de notre expédition, et ils s'en seraient infailliblement aperçus, si l'espoir du pillage n'avait fixé toute leur attention. Pour gagner plus sûrement leur confiance et les tromper avec plus de facilité, j'affectai, dans une autre course, une certaine audace qui me coûta bien cher. Comme un voyageur avait donné sa bourse, je m'avançai et lui dis qu'il fallait tout ou rien. Damn thé french dog!
S'écria t-il, que Dieu damne ce chien de Français ! et en disant ces mots il prend un pistolet, m'étend à terre et pique des deux, poursuivi par trois coups de fusils auxquels il échappa.
Me voilà couché à terre, avec une blessure que je crus mortelle.
Heureusement que la nuit était proche, nous gagnâmes le fonds du bois, d'où, à l'aide de mes comapgnons, je me traînai jusqu'à la caverne, où il fut question de savoir comment on pourrait m'y placer.
Pendant cette discussion, j'étais aussi mort que vif, plus encore par la terreur, les remords, que par la vive douleur que me causait ma blessure.
Cette agonie, loin de me donner des forces pour grimper par le moyen des cordages et des coins, ne faisait que nuire à leurs efforts. Ils étaient tout déconcertés, quand l'un d'entre eux prit la parole et me dit: Si tu ne sais pas mieux t'aider, je te roule, d'un coup de pied, dans le torrent“, et sans l'Irlandais, c'était fait de moi. Il rappela mes serments à ses compagnons, le zèle que j'avais montré pour la cause commune, malgré l'indiscrétion qui m'avait attiré mon infortune. Il dit qu'étant associé à leur sort, je dev vois être considéré comme un frère malheureux, et que toute société serait bien-tôt dissoute, si elle se défaisoit de chacun de ses membres, à mesure qu'ils tomberaient dans le malheur. Grace à ce raisonnement philosophique, je ne fus pas précipité dans le gouffre, et je pris sur moi de m'aider de tous mes efforts. Mais la douleur devint si vive, que je nuisois à leurs mouvements, plutôt que d'y aider, et je les priai en grâce de me jeter dans le torrent, où je ne demandais pas mieux que de finir tous mes maux.
Non, reprit l'Irlandais, en jurant, puisque le b..... veut qu'on le noie, moi je veux qu'il vive. Lions-le comme un ballot, et qu'il entre, fallût-il employer une poulie. Je souffris le martyre durant cette cruelle opération: mes cris ne furent étouffés que par la crainte enfin d'être découvert, arrêté et conduit avec eux au dernier supplice. Je tombai en défaillance, et je n'étais pas encore revenu, lorsque je fus porté jusqu'au lieu où toute la horde était rassemblée.
CHAPITRE XLVI.
Prise de la caverne et des voleurs.
Ma blessure m'avait laissé évanoui au milieu de nos frères consternés. Ceux d'entre eux qui avaient le plus d'expérience me donnèrent les premiers soins, et me firent revenir de mon évanouissement; mais quelle fut ma surprise de voir, lorsque je fus rendu à moi, ma femme, puisqu'ainsi il faut que je la nomme, assise auprès de mon grabat, aussi inconsolable, aussi attentive à me soulager que la plus tendre des Pénélope! J'avais une côte enfoncée, et les malheureux, par ignorance et par humanité, me tourmentaient pour trouver la balle qui m'avait enfoncé cette côte. Ce fut encore ma femme, dont la tendresse alarmée découvrit que cette balle n'était point dans mes chairs. Soupçonnant qu'elle s'était amortie, et qu'elle n'avait pu pénétrer, puisqu'il n'y avait pas de fracture, elle prit mes habits, les sécoua et fit tomber la balle qui s'y était attachée. Dès ce moment on regarda ma blessure comme de peu de conséquence, parce que, selon l'avis des plus doctes, la côte étant naturellement courbe, il importait fort peu qu'elle le fût plus ou moins par accident. On me félicita de n'être pas resté sur le terrain, parce que j'aurais très-certainement fait le grand tour de Gilles à Tyburn; que j'aurais été pendu. L'Irlandais fit une vive réprimande à celui qui, d'un coup de pied, avait voulu me précipiter dans le torrent; ensuite m'adressant la parole: Cheerup, courage, ami, il vous arrivera très-certainement du bonheur; car, je le vois, vous êtes né heureux, et je le prouve. Vous voulez vous jeter à l'eau, il se trouve deux de nos frères apostés-là, comme par miracle, et vous voilà sauvé. Le même jour, car s'il m'en souvient, minuit était passé, vous cueillez des fraises, eh!
..... et vous voilà parmi nous! vous voilà sauvé. Vous recevez dans une action d'honneur le prix de votre courage; mon ami que voilà, votre frère et le mien, veut vous pousser dans le torrent, et cependant vous voilà sauvé; d'ou je conclus que la fortune tient pour vous en réserve quelques-unes de ses plus secrètes faveurs. Allons, Cheerup, et vous voilà sauvé. Damn thé rascal ! en disant ces mots, il éclata de rire, et toute la bande y répondit de grand cœur.
Vous voilà sauvé! Certes, me dis-je, quand je fus seul abandonné à mes réflexions, j'aurais été sauvé si la balle m'eût fait sauter la cervelle, ou si l'on m'eût jeté dans le torrent. J'aime cependant à croire que la fortune me réserve quelque chose d'heureux, puisque je vis encore. Je remplis mon esprit de cette idée vague, pendant plusieurs jours, et je ne m'endormais point, je ne me réveillais point que je ne me disse: bien-tôt je serai sauve!...
Une nuit, que ce rêve occupait toutes mes facultés intellectuelles, je crus entendre le terrain s'agiter d'un bruit extraordinaire. J'écoute, et le bruit se prolonge vers moi. Je me crus perdu, une sueur froide découla de tous mes membres. Bientôt je crus voir les ombres du souterrain se peindre d'une faible nuance de lumière. Je suis perdu, m'écriai-je encore, et d'une voix à moitié étouffée. Quoi? qu'y a-t-il? dors-tu?
rêves-tu? me dit l'Irlandais, couché à deux pieds au-dessus de moi; car j'étais le dernier, relativement au lieu d'où provenaient le bruit et cette teinte de lumière. A peine avait-il fini que deux coups de fusil retentirent à nos oreilles. Damn, we are lost! s'écrièrent les nôtres. Perdus, perdus, que Dieu damne! Yes, yes all ye rascah.
Oui, oui, vous coquins. Le premier qui bouge... A ces mots les flambeaux multipliés nous découvrirent en plein nos ennemis. Je les crus au nombre de plus de cent; la baïonnette semblait étinceler de fureur au bout du fusil. Nous courons éperdus vers nos armes, nous tombons échinés, percés, assommés. Nous voilà cernés, et moi de tomber à genoux et les mains jointes, et de crier en mauvais anglais: grâce, grâce pour un malheureux Français qu'une fortune maudite et non sa volonté, ni l'intention du crime ont amené dans cette horrible demeure. Qu'entends-je, s'écrie en français un de nos assaillants; cette voix ne m'est pas inconnue, et il s'approche de moi. Quelle fut ma surprise, ma confusion, ma joie, quand à ces mots, à son air, à ses traits, je reconnus mon cher P***! -- Ah!
Sauvez-moi, sauvez-moi, mon cher chevalier; c'est vous, c'est mon ami que le ciel libérateur envoie pour ma délivrance! sans vous j'étais perdu.
Sans moi, reprit le chevalier, d'une voix courroucée et sa baïonnette appuyée sur ma poitrine! Scélérat, ajouta-t-il, tu n'as donc fait ton testament de mort, que pour te réfugier parmi des brigands. Meurs... et dans son premier mouvement d'indignation, il m'aurait enfoncé sa baïonnette, si je ne l'avais détournée avec ma main. Eh bien, lui dis-je, déterminé à mourir, frappe, puisque tu ne veux point m'entendre; mais saches que je me croirais déshonoré si je n'avais cent fois plus d'honneur que toi.
Je ne sais quelle impression ces mots firent sur ceux qui étaient avec lui; mais à l'instant qu'il allait peut-être m'étendre à terre, en me traitant de brigand, un des siens le retint par le bras, allons, chevalier, lui dit-il, il faut l'entendre. Nous avons besoin, pour la sûreté publique, de leurs aveux, avant de leur faire subir la juste peine qui leur est due. -- J'aime mieux qu'il périsse de ma main, le scélérat! encore, si jamais je ne l'avais connu, s'il n'eût pas été mon ami, s'il n'était pas Français... Vous oubliez, sans doute, reprit l'Anglais, en ricanant, qu'aujourd'hui le nombre des scélérats n'est pas rare en votre pays.-Que pour Dieu, mylord, il ne vous arrive plus, répondit le chevalier, de hasarder pareille plaisanterie, ou je jure Dieu que de ma baïonnette je vous étends à côté de ce coquin.
Croiriez-vous que n'aguères il buvait du punch avec moi, qu'il nous laissa subitement attablés, at a rounding of glasses, à une ronde de verres; et que j'apprends, en rentrant chez moi, qu'il vient de finir ses jours; que bientôt cette nouvelle m'est confirmée par son testament inséré dans l' Evening post et autres papiers; que je le pleurai comme un enfant; et vous voulez que j'aie versé des larmes pour un coquin que je croyais mort et que je retrouve parmi des voleurs, des assassins peut-être! Non, de par tous les diables!