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Le 30 novembre 1784. Combien vous avez tort de vous plaindre! Un gendre d'un mérite médiocre, mais que votre fille a épousé sans répugnance; un établissement que vous-même regardez comme avantageux, mais sur lequel vous avez été à peine consultée! Qu'est-ce que cela fait? Que vous importe? Votre mari, ses parents et des convenances de fortune ont tout fait. Tant mieux. Si votre fille est heureuse, en serez-vous moins sensible à son bonheur? Si elle est malheureuse, ne sera-ce pas un chagrin de moins que de n'avoir pas fait son sort? Que vous êtes romanesque! Votre gendre est médiocre; mais votre fille est-elle d'un caractère ou d'un esprit si distingué? On la sépare de vous; aviez-vous tant de plaisir à l'avoir auprès de vous? Elle vivra à Paris; est-elle fâchée d'y vivre? Malgré vos déclamations sur les dangers, sur les séductions, les illusions, le prestige, le délire, etc., Seriez-vous fâchée d'y vivre vous-même? Vous êtes encore belle, vous serez toujours aimable; je suis bien trompée, ou vous iriez de grand cœur vous charger des chaînes de la cour, si elles vous étaient offertes. Je crois qu'elle vous seront offertes. À l'occasion de ce mariage on parlera de vous, et l'on sentira ce qu'il y aurait à gagner pour la princesse qui attacherait à son service une femme de votre mérite, sage sans pruderie, également sincère et polie, modeste quoique remplie de talents. Mais voyons si cela est bien vrai. J'ai toujours trouvé que cette sorte de mérite n'existe que sur le papier, où les mots ne se battent jamais, quelque contradiction qu'il y ait entre eux. Sage et point prude! Il est sûr que vous n'êtes point prude: je vous ai toujours vue fort sage; mais vous ai-je toujours vue? M'avez-vous fait l'histoire de tous les instants de votre vie? Une femme parfaitement sage serait prude; je le crois du moins. Mais passons là-dessus. Sincère et polie! Vous n'êtes pas aussi sincère qu'il serait possible de l'être, parce que vous êtes polie; ni parfaitement polie, parce que vous êtes sincère; et vous n'êtes l'un et l'autre à la fois que parce que vous êtes médiocrement l'un et l'autre. En voilà assez; ce n'est pas vous que j'épilogue: j'avais besoin de me dégonfler sur ce chapitre. Les tuteurs de ma fille me tourmentent quelquefois sur son éducation; ils me disent et m'écrivent qu'une jeune fille doit acquérir les connaissances qui plaisent dans le monde, sans se soucier d'y plaire. Et où diantre prendra-t-elle de la patience et de l'application pour ses leçons de clavecin si le succès lui en est indifférent? On veut qu'elle soit à la fois franche et réservée. Qu'est-ce que cela veut dire? On veut qu'elle craigne le blâme sans désirer la louange? On applaudit à toute ma tendresse pour elle; mais on voudrait que je fusse moins continuellement occupée à lui éviter des peines et à lui procurer du plaisir. Voilà comme, avec des mots qui se laissent mettre à côté les uns des autres, on fabrique des caractères, des législations, des éducations et des bonheurs domestiques impossibles. Avec cela on tourmente les femmes, les mères, les jeunes filles, tous les imbéciles qui se laissent moraliser. Revenons à vous, qui êtes aussi sincère et aussi polie qu'il est besoin de l'être; à vous, qui êtes charmante; à vous, que j'aime tendrement. Le marquis de * m'a dit l'autre jour qu'il était presque sûr qu'on vous tirerait de votre province. Eh bien! Laissez-vous placer à la cour, sans vous plaindre de ce qu'exige de vous votre famille. Laissez-vous gouverner par les circonstances, et trouvez-vous heureuse qu'il y ait pour vous des circonstances qui gouvernent, des parents qui exigent, un père qui marie sa fille, une fille peu sensible et peu réfléchissante qui se laisse marier. Que ne suis-je à votre place! Combien, en voyant votre sort, ne suis-je pas tentée de blâmer le zèle religieux de mon grand-père! Si, comme son frère, il avait consenti à aller à la messe, je ne sais s'il s'en trouverait aussi bien dans l'autre monde; mais moi, il me semble que je m'en trouverais mieux dans celui-ci. Ma romanesque cousine se plaint; il me semble qu'à sa place je ne me plaindrais pas. Aujourd'hui je me plains; je me trouve quelquefois très à plaindre. Ma pauvre Cécile, que deviendra-t-elle? Elle a dix-sept ans depuis le printemps dernier. Il a bien fallu la mener dans le monde pour lui montrer le monde, la faire voir aux jeunes hommes qui pourraient penser à elle... penser à elle! Quelle ridicule expression dans cette occasion-ci! Qui penserait à une fille dont la mère est encore jeune, et qui pourra avoir après la mort de cette mère vingt-six mille francs de ce pays! Cela fait environ trente-huit mille livres de France. Nous avons de rente, ma fille et moi, quinze cents francs de France. Vous voyez bien que, si on l'épouse, ce ne sera pas pour avoir pensé, mais pour l'avoir vue. Il faut donc la montrer; il faut aussi la divertir, la laisser danser. Il ne faut pourtant pas la trop montrer, de peur que les yeux ne se lassent; ni la trop divertir, de peur qu'elle ne puisse plus s'en passer, de peur aussi que ses tuteurs ne me grondent, de peur que les mères des autres ne disent: c'est bien mal entendu! Elle est si peu riche! Que de temps perdu à s'habiller, sans compter le temps où l'on est dans le monde; et puis cette parure, toute modeste qu'elle est, ne laisse pas de coûter: les gazes, les rubans, etc.; Car rien n'est si exact, si long, si détaillé que la critique des femmes. Il ne faut pas non plus la laisser trop danser; la danse l'échauffe et ne lui sied pas bien: ses cheveux, médiocrement bien arrangés par elle et par moi, lui donnent en se dérangeant un air de rudesse; elle est trop rouge, et le lendemain elle a mal à la tête ou un saignement de nez; mais elle aime la danse avec passion: elle est assez grande, bien faite, agile, elle a l'oreille parfaite; l'empêcher de danser serait empêcher un daim de courir. Je viens de vous dire comment est ma fille pour la taille; je vais vous dire ce qu'elle est pour le reste. Figurez-vous un joli front, un joli nez, des yeux noirs un peu enfoncés ou plutôt couverts, pas bien grands, mais brillants et doux; les lèvres un peu grosses et très vermeilles, les dents saines, une belle peau de brune, le teint très animé, un cou qui grossit malgré tous les soins que je me donne, une gorge qui serait belle si elle était plus blanche, le pied et la main passables; voilà Cécile. Si vous connaissiez Madame R, ou les belles paysannes du pays de Vaud, je pourrais vous en donner une idée plus juste. Voulez-vous savoir ce qu'annonce l'ensemble de cette figure? Je vous dirai que c'est la santé, la bonté, la gaieté, la susceptibilité d'amour et d'amitié, la simplicité de cœur et la droiture d'esprit, et non l'extrême élégance, délicatesse, finesse, noblesse. C'est une belle et bonne fille que ma fille. Adieu, vous m'allez demander mille choses sur son compte, et pourquoi j'ai dit: pauvre Cécile! Que deviendra-t-elle? Eh bien! Demandez; j'ai besoin d'en parler et je n'ai personne ici à qui je puisse en parler. Eh bien, oui. Un joli jeune savoyard habillé en fille. C'est assez cela. Mais n'oubliez pas, pour vous la figurer aussi jolie qu'elle l'est, une certaine transparence dans le teint, je ne sais quoi de satiné, de brillant que lui donne souvent une légère transpiration: c'est le contraire du mat, du terne; c'est le satiné de la fleur rouge des pois odoriférants.Voilà bien à présent ma Cécile. Si vous ne la reconnaissiez pas en la rencontrant dans la rue, ce serait votre faute. Pourquoi, dites-vous, un gros cou? C'est une maladie de ce pays, un épaississement de la lymphe, un engorgement dans les glandes, dont on n'a pu rendre raison jusqu'ici. On l'a attribué longtemps aux eaux trop froides, ou charriant du tuf; maisCécile n'a jamais bu que de l'eau panée ou des eaux minérales. Il faut que cela vienne de l'air; peut-être du souffle froid de certains vents, qui font cesser quelquefois tout-à-coup la plus grande chaleur. On n'a point de goitres sur les montagnes; mais, à mesure que les vallées sont plus étroites et plus profondes, on en voit davantage et de plus gros. Ils abondent surtout dans les endroits où l'on voit le plus d'imbéciles et d'écrouelleux. On y a trouvé des remèdes, mais point encore de préservatifs, et il ne me paraît pas décidé que les remèdes emportent entièrement le mal et soient sans inconvénient pour la santé. Je redoublerai de soin pour que Cécile soit toujours garantie du froid de l'air du soir, et je ne ferai pas autre chose; mais je voudrais que le souverain promît des prix à ceux qui découvriraient la nature de cette difformité, et qui indiqueraient les meilleurs moyens de s'en préserver. Vous me demandez comment il arrive qu'on se marie quand on n'a à mettre ensemble que trente-huit mille francs, et vous êtes étonnée qu'étant fille unique je ne sois pas plus riche. La question est étrange. On se marie, parce qu'on est un homme et une femme, et qu'on se plaît; mais laissons cela, je vous ferai l'histoire de ma fortune. Mon grand-père, comme vous le savez, vint du Languedoc avec rien; il vécut d'une pension que lui faisait le vôtre, et d'une autre qu'il recevait de la cour d'Angleterre. Toutes deux cessèrent à sa mort. Mon père fut capitaine au service de Hollande. Il vivait de sa paye et de la dot de ma mère, qui fut de six mille francs. Ma mère, pour le dire en passant, était d'une famille bourgeoise de cette ville, mais si jolie et si aimable, que mon père ne se trouva jamais pauvre ni mal assorti avec elle; et elle en fut si tendrement aimée, qu'elle mourut de chagrin de sa mort. C'est à elle, non à moi ni à son père, que Cécile ressemble. Puisse-t-elle avoir une vie aussi heureuse, mais plus longue! Puisse même son sort être aussi heureux, dût sa carrière n'être pas plus longue! Les six mille francs de ma mère ont été tout mon bien. Mon mari avait quatre frères. Son père donna à chacun d'eux dix mille francs quand ils eurent vingt-cinq ans: il en a laissé encore dix mille aux quatre cadets; le reste à l'aîné avec une terre estimée quatre-vingt mille francs. C'était un homme riche pour ce pays-ci, et qui l'aurait été dans votre province; mais quand on a cinq fils, et qu'ils ne peuvent devenir ni prêtres ni commerçants, c'est beaucoup de laisser à tous de quoi vivre. La rente de nos vingt-six ou trente-huit mille francs suffit pour nous donner toutes les jouissances que nous désirons; mais vous voyez qu'on n'épousera pasCécile pour sa fortune. Il n'a pourtant tenu qu'à moi de la marier... non, il n'a pas tenu à moi; je n'aurais pu m'y résoudre, et elle-même n'aurait pas voulu. Il s'agissait d'un jeune ministre son parent du côté de ma mère, d'un petit homme pâle et maigre, choyé, chauffé, caressé par toute sa famille. On le croit, pour quelques mauvais vers, pour quelques froides déclamations, le premier littérateur, le premier génie, le premier orateur de l'Europe. Nous fûmes chez ses parents, ma fille et moi, il y a environ six semaines. Un jeune lord et son gouverneur, qui sont en pension dans cette maison, passèrent la soirée avec nous. Après le goûter, on fit des jeux d'esprit; ensuite on joua à colin-maillard, ensuite au loto. Le jeune anglais est en homme ce que ma fille est en femme, c'est un aussi joli villageois anglais que Cécile est une belle villageoise du pays de Vaud. Il ne brilla pas aux jeux d'esprit, mais Cécile eut bien plus d'indulgence pour son mauvais français que pour le fade bel esprit de son cousin, ou, pour mieux dire, elle ne prit point garde à celui-ci; elle s'était faite la gouvernante et l'interprète de l'autre. À colin-maillard vous jugez bien qu'il n'y eut point de comparaison entre leur adresse; au loto, l'un était économe et attentif, l'autre distrait et magnifique. Quand il fut question de s'en aller: Jeannot, dit la mère, tu ramèneras la Cécile; mais il fait froid, mets ta redingote, boutonne-la bien. La tante lui apporta des galoches. Pendant qu'il se boutonnait comme un porte-manteau, et semblait se préparer à un voyage de long cours, le jeune anglais monte l'escalier quatre à quatre, revient comme un trait avec son chapeau, et offre la main à Cécile. Je ne pus pas m'empêcher de rire, et je dis au cousin qu'il pouvait se désemmaillotter. Si auparavant son sort auprès deCécile eût été douteux, ce moment le décidait. Quoiqu'il soit fils unique de riches parents, et qu'il doive hériter de cinq ou six tantes, Cécile n'épousera pas son cousin le ministre; ce serait Agnès et le corps mort: mais, au lieu de ressusciter, il pourrait devenir plus mort. Ce corps mort a un ami très vivant, ministre aussi, qui est devenu amoureux de Cécilepour l'avoir vue deux ou trois fois chez la mère de son ami. C'est un jeune homme de la vallée du lac de Joux, beau, blond, robuste, qui fait fort bien dix lieues par jour, qui chasse plus qu'il n'étudie, et qui va tous les dimanches prêcher à son annexe, à une lieue de chez lui; en été sans parasol, et en hiver sans redingote ni galoches: il porterait au besoin son pédant petit ami sur le bras. Si ce mari convenait à ma fille, j'irais de grand cœur vivre avec eux dans une cure de montagne; mais il n'a que sa paye de ministre pour toute fortune, et ce n'est pas même la plus grande difficulté: je crains la finesse montagnarde, et Cécile s'en accommoderait moins que toute autre femme; d'ailleurs mes beaux-frères, ses tuteurs, ne consentiraient jamais à une pareille alliance, et moi-même je n'y consentirais qu'avec peine. La noblesse, dans ce pays-ci, n'est bonne à rien du tout, ne donne aucun privilège, aucun droit, aucune exemption; mais, si cela la rend plus ridicule chez ceux qui ont de la disposition à l'être, cela la rend plus aimable et plus précieuse chez un petit nombre d'autres. J'avoue que j'ai ces autres dans la tête plutôt que je ne les connais. J'imagine des gens qui ne peuvent devenir ni chanoines, ni chevaliers de malte, et qui paient tous les impôts, mais qui se sentent plus obligés que d'autres à être braves, désintéressés, fidèles à leur parole; qui ne voient point de possibilité pour eux à commettre une action lâche; qui croient avoir reçu de leurs ancêtres, et devoir remettre à leurs enfants, une certaine fleur d'honneur qui est à la vertu ce qu'est l'élégance des mouvements, ce qu'est la grâce, à la force et à la beauté; qui conservent ce vernis avec d'autant plus de soin qu'il est moins définissable, et qu'eux-mêmes ne savent pas bien ce qu'il pourrait supporter sans être détruit ou flétri. C'est ainsi que l'on conserve une fleur délicate, un vase précieux. C'est ainsi qu'un ami bien ami ne donne rien au hasard quand il s'agit de son ami, qu'une femme ou une maîtresse bien fidèle veille même sur ses pensées. Adieu, je vais m'amuser à rêver aux belles délicates choses que je viens de vous dire. Je souhaite qu'elles vous fassent aussi rêver agréablement. P s. Peut-être ce que j'ai dit est-il vieux comme le monde, et je le trouve même de nature à n'être pas neuf: mais n'importe; j'y ai pris tant de plaisir, que j'ai peine à ne pas revenir sur la même idée, et à ne pas vous la détailler davantage. Ce privilège de la noblesse, qui ne consisterait précisément que dans une obligation de plus, et plus stricte et plus intimement sentie; qui parlerait au jeune homme plus haut que sa conscience, et le rendrait scrupuleux malgré sa fougue; au vieillard, et lui donnerait du courage malgré sa faiblesse: ce privilège, dis-je, m'enchante, m'attache et me séduit. Je ne puis souffrir que cette classe, idéale peut-être, de la société, soit négligée par le souverain, qu'on la laisse oubliée dans l'oisiveté et dans la misère; car si elle s'enrichit par un mariage d'argent, par le commerce, par des spéculations de finance, ce n'est plus cela: la noblesse devient roturière, ou, pour parler plus juste, ma chimère s'évanouit. Si j'étais roi, je ne sais pas si je serais juste, quoique je voulusse l'être; mais voici assurément ce que je ferais. Je ferais un dénombrement bien exact de toute la noblesse chapitrale de mon pays. Je donnerais à ces nobles quelque distinction peu brillante, mais bien marquée, et je n'introduirais personne dans cette classe d'élite. Je me chargerais de leurs enfants quand ils en auraient plus de trois. J'assignerais une pension à tous les chefs de famille quand ils seraient tombés dans la misère, comme le roi d'Angleterre en donne une aux pairs en décadence. Je formerais une seconde classe des officiers qui seraient parvenus à certains grades, de leurs enfants, de ceux qui auraient occupé certains emplois, etc.Dans chaque province cette classe serait libre de s'agréger tel ou tel homme qui se serait distingué par quelque bonne action, un gentilhomme étranger, un riche négociant, l'auteur de quelque invention utile. Le peuple se nommerait des représentants, et ce serait un troisième ordre dans la nation; celui-ci ne serait pas héréditaire. Chacun des trois aurait certaines distinctions et le soin de certaines choses, outre les charges qu'on donnerait aux individus indistinctement avec le reste de mes sujets. On choisirait dans les trois classes des députés qui, réunis, seraient le conseil de la nation: ils habiteraient la capitale. Je les consulterais sur tout. Ces conseillers seraient à vie: ils auraient tous le pas devant le corps de la noblesse. Chacun d'eux se nommerait un successeur, qui ne pourrait être un fils, un gendre, ni un neveu; mais cette nomination aurait besoin d'être examinée et confirmée par le souverain et par le conseil. Leurs enfants entreraient de droit dans la classe noble. Les familles qui viendraient à s'éteindre se trouveraient ainsi remplacées. Tout homme, en se mariant, entrerait dans la classe de sa femme, et ses enfants en seraient comme lui. Cette disposition aurait trois motifs. D'abord les enfants sont encore plus certainement de la femme que du mari. En second lieu, la première éducation, les préjugés, on les tient plus de sa mère que de son père. En troisième lieu, je croirais, par cet arrangement, augmenter l'émulation chez les hommes, et faciliter le mariage pour les filles qu'on peut supposer les mieux élevées et les moins riches des filles épousables d'un pays. Vous voyez bien que, dans ce superbe arrangement politique, maCécile n'est pas oubliée. Je suis partie d'elle, je reviens à elle. Je la suppose appartenant à la première classe: belle, bien élevée et bonne comme elle est, je vois à ses pieds tous les jeunes hommes de sa propre classe, qui ne voudraient pas déchoir, et ceux d'une classe inférieure, qui auraient l'ambition de s'élever. Réellement, il n'y aurait que cet ennoblissement qui pût me plaire. Je hais tous les autres, parce qu'un souverain ne peut donner avec des titres ce préjugé de noblesse, ce sentiment de noblesse qui me paraît être l'unique avantage de la noblesse. Supposé qu'ici l'homme ne l'acquît pas en se mariant, les enfants le prendraient de leur mère. Voilà bien assez de politique ou de rêverie. Outre les deux hommes dont je vous ai parlé, Cécile a encore un amant dans la classe bourgeoise; mais il la ferait plutôt tomber avec lui qu'il ne s'élèverait avec elle. Il se bat, s'enivre et voit des filles comme les nobles allemands, et quelques jeunes seigneurs anglais qu'il fréquente: il est d'ailleurs bien fait et assez aimable; mais ses mœurs m'effraieraient.Son oisiveté ennuie Cécile; et quoiqu'il ait du bien, à force d'imiter ceux qui en ont plus que lui, il pourra dans peu se trouver ruiné. Il y en a bien encore un autre. C'est un jeune homme sage, doux, aimable, qui a des talents et qui s'est voué au commerce. Ailleurs il pourrait y faire quelque chose, mais ici cela ne se peut pas. Si ma fille avait de la prédilection pour lui, et que ses oncles n'y missent pas obstacle, je consentirais à aller vivre avec eux à Genève, à Lyon, à Paris, partout où ils voudraient; mais le jeune homme n'aime peut-être pas assez Cécile pour quitter son sol natal, le plus agréable en effet qui existe, la vue de notre beau lac et de sa riante rive. Vous voyez, ma chère amie, que, dans ces quatre amants, il n'y a pas un mari. Ce n'en est pas un non plus que je pusse proposer à Cécile, qu'un certain cousin fort noble, fort borné, qui habite un triste château où l'on ne lit, de père en fils, que la bible et la gazette. Et le jeune lord? Direz-vous. Que j'aurais de choses à vous répondre! Je les garde pour une autre lettre. Ma fille me presse d'aller faire un tour de promenade avec elle. Adieu. Il y a huit jours que, ma cousine (la mère du petit théologien) étant malade, nous allâmes lui tenir compagnie ma fille et moi. Le jeune lord, l'ayant appris, renonça à un pique-nique que faisaient ce jour-là tous les anglais qui sont à Lausanne, et vint demander à être reçu chez ma cousine. Hors les heures des repas, on ne l'y avait pas vu depuis le soir des galoches. Il fut reçu d'abord un peu froidement; mais il marcha si discrètement sur la pointe des pieds, parla si bas, fut officieux de si bonne grâce; il apporta si joliment sa grammaire française à Cécile pour qu'elle lui apprît à prononcer, à dire les mots précisément comme elle, que ma cousine et ses sœurs se radoucirent bientôt: mais tout cela déplut au fils de la maison à proportion de ce que cela plaisait au reste de la compagnie, et il en a conservé une telle rancune, qu'à force de se plaindre du bruit que l'on faisait sur sa tête et qui interrompait tantôt ses études, tantôt son sommeil, il a engagé sa bonne et sotte mère à prier milord et son gouverneur de chercher un autre logement. Ils vinrent hier me le dire, et me demander si je voulais les prendre en pension. Je refusai bien nettement, sans attendre que Cécile eût pu avoir une idée ou former un souhait. Ensuite ils se retranchèrent à me demander un étage de ma maison qu'ils savaient être vide; je refusai encore.-Mais seulement pour deux mois, dit le jeune homme, pour un mois, pour quinze jours, en attendant que nous ayons trouvé à nous loger ailleurs. Peut-être nous trouverez-vous si discrets qu'alors vous nous garderez. Je ne suis pas aussi bruyant que M Sle dit; mais, quand je le serais naturellement, je suis sûr, madame, que vous et mademoiselle votre fille ne m'entendrez pas marcher, et, hors la faveur de venir quelquefois ici apprendre un peu de français, je ne demanderai rien avec importunité.-Je regardai Cécile; elle avait les yeux fixés sur moi. Je vis bien qu'il fallait refuser; mais, en vérité, je souffris presque autant que je faisais souffrir. Le gouverneur démêla mes motifs, et arrêta les instances du jeune homme, qui est venu ce matin me dire que, n'ayant pu m'engager à le recevoir chez moi, il s'était logé le plus près de nous qu'il avait pu, et qu'il me demandait la permission de nous venir voir quelquefois. Je l'ai accordée. Il s'en allait. Après l'avoir conduit jusqu'à la porte, Cécile est venue m'embrasser. Vous me remerciez, lui ai-je dit. Elle a rougi: je l'ai tendrement embrassée. Des larmes ont coulé de mes yeux; elle les a vues, et je suis sûre qu'elle y a lu une exhortation à être sage et prudente, plus persuasive que n'aurait été le plus éloquent discours. Voilà mon beau-frère et sa femme; je suis forcée de m'interrompre. Tout se dit, tout se fait ici en un instant. Mon beau-frère a appris que j'avais refusé de louer à un prix fort haut un appartement qui ne me sert à rien. C'est le tuteur de ma fille. Il loue à des étrangers des appartements chez lui, quelquefois même toute sa maison. Alors il va à la campagne, ou il y reste. Il m'a donc trouvée très extraordinaire, et m'a beaucoup blâmée. J'ai dit pour toute raison que je n'avais pas jugé à propos de louer. Cette manière de répondre lui a paru d'une hauteur insupportable. Il commençait tout de bon à se fâcher, quand Cécile a dit que j'avais sans doute des raisons que je ne voulais pas dire; qu'il fallait les croire bonnes, et ne me pas presser davantage. Je l'ai embrassée pour la remercier: les larmes lui sont venues aux yeux à son tour. Mon beau-frère et ma belle-sœur se sont retirés sans savoir qu'imaginer de la mère ni de la fille. Je serai blâmée de toute la ville. Je n'aurai pour moi que Cécile, et peut-être le gouverneur du jeune lord. Vous ne comprenez rien sans doute à ce louage, à ces étrangers, au chagrin que mon beau-frère m'a témoigné. Connaissez-vous Plombières, ouBourbonne, ou Barège? D'après ce que j'en ai entendu dire, Lausanne ressemble assez à tous ces endroits-là. La beauté de notre pays, notre académie et M Tissot nous amènent des étrangers de tous les pays, de tous les âges, de tous les caractères, mais non de toutes les fortunes. Il n'y a guère que les gens riches qui puissent vivre hors de chez eux. Nous avons donc, surtout, des seigneurs anglais, des financières françaises, et des princes allemands qui apportent de l'argent à nos aubergistes, aux paysans de nos environs, à nos petits marchands et artisans, et à ceux de nous qui ont des maisons à louer en ville ou à la campagne, et qui appauvrissent tout le reste en renchérissant les denrées et la main-d'œuvre, et en nous donnant le goût avec l'exemple d'un luxe peu fait pour nos fortunes et nos ressources. Les gens de Plombières, de Spa, de Barège ne vivent pas avec leurs hôtes, ne prennent pas leurs habitudes ni leurs mœurs. Mais nous, dont la société est plus aimable, dont la naissance ne le cède souvent pas à la leur, nous vivons avec eux, nous leur plaisons, quelquefois nous les formons, et ils nous gâtent. Ils font tourner la tête à nos jeunes filles, ils donnent à ceux de nos jeunes hommes qui conservent des mœurs simples un air gauche et plat; aux autres le ridicule d'être des singes et de ruiner souvent leur bourse et plus souvent leur santé. Les ménages, les mariages n'en vont pas mieux non plus, pour avoir dans nos coteries d'élégantes françaises, de belles anglaises, de jolis anglais, d'aimables roués français; et supposé que cela ne gâte pourtant pas beaucoup de mariages, cela en empêche beaucoup. Les jeunes filles trouvent leurs compatriotes peu élégants; les jeunes hommes trouvent les filles trop coquettes; tous craignent l'économie à laquelle le mariage les obligerait; et, s'ils ont quelque disposition, les uns à avoir des maîtresses, les autres à avoir des amants, rien n'est si naturel ni si raisonnable que cette appréhension d'une situation étroite et gênée. J'ai trouvé longtemps fort injuste qu'on jugeât plus sévèrement les mœurs d'une femme de marchand ou d'avocat que celles de la femme d'un fermier général ou d'un duc. J'avais tort. Celle-là se corrompt davantage, et fait bien plus de mal que celle-ci à son mari: elle le rend plus ridicule, parce qu'elle lui rend sa maison désagréable, et qu'à moins de le tromper bien complètement, elle l'en bannit. Or, s'il s'en laisse bannir, il passe pour un benêt; s'il se laisse tromper, pour un sot: de manière ou d'autre il perd toute considération, et ne fait rien avec succès de ce qui en demande. Le public le plaint, et trouve sa femme odieuse parce qu'elle le rend à plaindre. Chez des gens riches, chez des grands, dans une maison vaste, personne n'est à plaindre. Le mari a des maîtresses s'il en veut avoir, et c'est presque toujours par lui que le désordre commence. On lui rend trop de respects pour qu'il paraisse ridicule. La femme ne paraît point odieuse, et ne l'est point. Joignez à cela qu'elle traite bien ses domestiques, qu'elle peut faire élever ses enfants, qu'elle est charitable, qu'on danse et mange chez elle. Qui est-ce qui se plaint, et combien de gens n'ont pas à se louer? En vérité, pour ce monde l'argent est bon à tout. Il achète jusqu'à la facilité de conserver des vertus dans le désordre, d'être vicieux avec le moins d'inconvénients possible. Un temps vient, je l'avoue, où il n'achète plus rien de ce que l'on désire, et où des hommes et des femmes, gâtés longtemps par son enivrante possession, trouvent affreux qu'il ne puisse leur procurer un instant de santé ou de vie, ni la beauté, ni la jeunesse, ni le plaisir, ni la vigueur: mais combien de gens cessent de vivre avant que son insuffisance se fasse si cruellement sentir! Voici une bien longue lettre. Je suis fatiguée d'écrire. Adieu, ma chère amie. Je m'aperçois que je n'ai parlé que des femmes infidèles riches ou pauvres; j'aurais la même chose à dire des maris. S'ils ne sont pas riches, ils donnent à une maîtresse le nécessaire de leurs femmes; s'ils sont riches, ce n'est que du superflu, et ils leur laissent mille amusements, mille ressources, mille consolations. Pour laisser épouser à ma fille un homme sans fortune, je veux qu'ils s'aiment passionnément: s'il est question d'un grand seigneur fort riche, j'y regarderai peut-être d'un peu moins près. Votre mari trouve donc ma législation bien absurde, et il s'est donné la peine de faire une liste des inconvénients de mon projet. Que ne me remercie-t-il, l'ingrat, d'avoir arrêté sa pensée sur mille objets intéressants, de l'avoir fait réfléchir en huit jours plus qu'il n'avait peut-être réfléchi en toute sa vie? Je vais répondre à quelques unes de ses objections."Les jeunes hommes mettraient trop d'application à plaire aux femmes qui pourraient les élever à une classe supérieure." Pas plus qu'ils n'en mettent aujourd'hui à séduire et à tromper les femmes de toutes les classes. "Les maris, élevés par leurs femmes à une classe supérieure, leur auraient trop d'obligation." Outre que je ne verrais pas un grand inconvénient à cette reconnaissance, le nombre des obligés serait très petit, et il n'y aurait pas plus de mal à devoir à sa femme sa noblesse que sa fortune; obligation que nous voyons contracter tous les jours. "Les filles feraient entrer dans la classe noble, non les gens de plus de mérite, mais les plus beaux." Les filles dépendraient de leurs parents comme aujourd'hui; et, quand il arriverait qu'elles ennobliraient de temps en temps un homme qui n'aurait de mérite que sa figure, quel grand mal y aurait-il? Leurs enfants en seraient plus beaux, la noblesse se verrait rembellie. Un seigneur espagnol dit un jour à mon père: si vous rencontrez à Madrid un homme bien laid, petit, faible, malsain, soyez sûr que c'est un grand d'Espagne. Une plaisanterie et une exagération ne sont pas un argument; mais votre mari conviendra bien qu'il y a par tout pays quelque fondement au discours de l'espagnol. Revenons à sa liste d'inconvénients. "Un gentilhomme aimerait une fille de la seconde classe, belle, vertueuse, et il ne pourrait l'épouser." Pardonnez-moi, il l'épouserait." Mais il s'avilirait." Non, tout le monde applaudirait au sacrifice. Et ne pourrait-il pas remonter au-dessus même de sa propre classe, en se faisant nommer, à force de mérite, membre du conseil de la nation et du roi?Ne ferait-il pas rentrer par là ses enfants dans leur classe originaire? Et ses fils d'ailleurs n'y pourraient-ils pas rentrer par des mariages? "Et quelles seraient les fonctions de ce conseil de la nation? De quoi s'occuperait-il? Dans quelles affaires jugerait-il? " Écoutez, mon cousin: la première fois qu'un souverain me demandera l'explication de mon projet, dans l'intention d'en faire quelque chose, je l'expliquerai, et le détaillerai de mon mieux; et, s'il se trouve à l'examen aussi mal imaginé et aussi impraticable que vous le croyez, je l'abandonnerai courageusement." Il est bien d'une femme, "dites-vous: à la bonne heure, je suis une femme, et j'ai une fille. J'ai un préjugé pour l'ancienne noblesse; j'ai du faible pour mon sexe: il se peut que je ne sois que l'avocat de ma cause, au lieu d'être un juge équitable dans la cause générale de la société. Si cela est, ne me trouvez-vous pas bien excusable? Ne permettrez-vous pas aux hollandais de sentir plus vivement les inconvénients qu'aurait pour eux la navigation libre de l'Escaut, que les arguments de leur adversaire en faveur du droit de toutes les nations sur toutes les rivières? Vous me faites souvenir que cette Cécile, pour qui je voudrais créer une monarchie d'une espèce toute nouvelle, ne serait que de la seconde classe, si cette monarchie avait été créée avant nous, puisque mon père serait devenu de la classe de sa femme et mon mari de la mienne. Je vous remercie de m'avoir répondu si gravement. C'est plus d'honneur, je ne dirai pas que je ne mérite, mais que je n'espérais. Adieu, mon cousin. Je retourne à votre femme. Vous êtes enchantée de Cécile, et vous avez bien raison. Vous me demandez comment j'ai fait pour la rendre si robuste, pour la conserver si fraîche et si saine. Je l'ai toujours eue auprès de moi: elle a toujours couché dans ma chambre, et, quand il faisait froid, dans mon lit. Je l'aime uniquement: cela rend bien clairvoyante et bien attentive. Vous me demandez si elle n'a jamais été malade. Vous savez qu'elle a eu la petite-vérole. Je voulais la faire inoculer, mais je fus prévenue par la maladie; elle fut longue et violente. Cécile est sujette à de grands maux de tête: elle a eu tous les hivers des engelures aux pieds qui la forcent quelquefois à garder le lit. J'ai encore mieux aimé cela que de l'empêcher de courir dans la neige, et de se chauffer ensuite quand elle avait bien froid. Pour ses mains, j'avais si peur de les voir devenir laides, que je suis venue à bout de les garantir. Vous demandez comment je l'ai élevée. Je n'ai jamais eu d'autre domestique qu'une fille élevée chez ma grand'mère, et qui a servi ma mère. C'est auprès d'elle, dans son village, chez sa nièce, que je la laissai quand je passai quinze jours avec vous à Lyon, et lorsque j'allai vous voir chez notre vieille tante. J'ai enseigné à lire et à écrire à ma fille dès qu'elle a pu prononcer et remuer les doigts; pensant, comme l'auteur de Séthos, que nous ne savons bien que ce que nous avons appris machinalement. Depuis l'âge de huit ans jusqu'à seize elle a pris tous les jours une leçon de latin et de religion de son cousin, le père du pédant et jaloux petit amant, et une de musique d'un vieux organiste fort habile. Je lui ai appris autant d'arithmétique qu'une femme a besoin d'en savoir. Je lui ai montré à coudre, à tricoter et à faire de la dentelle. J'ai laissé tout le reste au hasard. Elle a appris un peu de géographie en regardant des cartes qui pendent dans mon antichambre, elle a lu ce qu'elle a trouvé en son chemin quand cela l'amusait, elle a écouté ce qu'on disait quand elle en a été curieuse, et que son attention n'importunait pas. Je ne suis pas bien savante; ma fille l'est encore moins. Je ne me suis pas attachée à l'occuper toujours: je l'ai laissée s'ennuyer quand je n'ai pas su l'amuser. Je ne lui ai point donné de maîtres chers. Elle ne joue point de la harpe. Elle ne sait ni l'italien ni l'anglais. Elle n'a eu que trois mois de leçons de danse. Vous voyez bien qu'elle n'est pas très merveilleuse; mais, en vérité, elle est si jolie, si bonne, si naturelle, que je ne pense pas que personne voulût y rien changer. Pourquoi, direz-vous, lui avez-vous fait apprendre le latin? Pour qu'elle sût le français sans que j'eusse la peine de la reprendre sans cesse, pour l'occuper, pour être débarrassée d'elle et me reposer une heure tous les jours; et cela ne nous coûtait rien. Mon cousin le professeur avait plus d'esprit que son fils et toute la simplicité qui lui manque. C'était un excellent homme. Il aimait Cécile, et, jusqu'à sa mort, les leçons qu'il lui donnait ont été aussi agréables pour lui que profitables pour elle.Elle l'a servi pendant sa dernière maladie, comme elle eût pu servir son père, et l'exemple de patience et de résignation qu'il lui a donné a été une dernière leçon plus importante que toutes les autres, et qui a rendu toutes les autres plus utiles. Quand elle a mal à la tête, quand ses engelures l'empêchent de faire ce qu'elle voudrait, quand on lui parle d'une maladie épidémique qui menace Lausanne (nous y sommes sujets aux épidémies), elle songe à son cousin le professeur, et elle ne se permet ni plainte, ni impatience, ni terreur excessive. Vous êtes bien bonne de me remercier de mes lettres. C'est à moi à vous remercier de vouloir bien me donner le plaisir de les écrire. N'y avait-il pas d'inconvénient, me dites-vous, à laisser lire, à laisser écouter? N'aurait-il pas mieux valu, etc. ? J'abrège; je ne transcris pas toutes vos phrases, parce qu'elles m'ont fait de la peine. Peut-être aurait-il mieux valu faire apprendre plus ou moins, ou autre chose; peut-être y avait-il de l'inconvénient, etc. Mais songez que ma fille et moi ne sommes pas un roman comme Adèle et sa mère, ni une leçon, ni un exemple à citer. J'aimais ma fille uniquement; rien, à ce qu'il me semble, n'a partagé mon attention, ni balancé dans mon cœur son intérêt. Supposé qu'avec cela j'aie mal fait ou n'aie pas fait assez, prenez-vous-en, si vous avez foi à l'éducation, prenez-vous-en, en remontant d'enfants à pères et mères, à Noé ou Adam, qui, élevant mal leurs enfants, ont transmis de père en enfant une mauvaise éducation à Cécile. Si vous avez plus de foi à la nature, remontez plus haut encore, et pensez, quelque système qu'il vous plaise d'adopter, que je n'ai pu faire mieux que je n'ai fait. Après la réception de votre lettre, je me suis assise vis-à-vis de Cécile; je l'ai vue travailler avec adresse, activité et gaieté. L'esprit rempli de ce que vous m'aviez écrit, les larmes me sont venues aux yeux; elle s'est mise à jouer du clavecin pour m'égayer. Je l'ai envoyée à l'autre extrémité de la ville; elle est allée et revenue sans souffrir, quoiqu'il fasse très froid. Des visites ennuyeuses sont venues; elle a été douce, obligeante et gaie. Le petit lord l'a priée d'accepter un billet de concert; son offre lui a fait plaisir, et, sur un regard de moi, elle a refusé de bonne grâce. Je vais me coucher tranquille. Je ne croirai point l'avoir mal élevée. Je ne me ferai point de reproches. L'impression de votre lettre est presque effacée. Si ma fille est malheureuse, je serai malheureuse; mais je n'accuserai point le cœur tendre d'une mère dévouée à son enfant. Je n'accuserai point non plus ma fille; j'accuserai la société, le sort; ou bien je n'accuserai point, je ne me plaindrai point, je me soumettrai en silence avec patience et courage. Ne me faites point d'excuses de votre lettre, oublions-la. Je sais bien que vous n'avez pas voulu me faire de la peine: vous avez cru consulter un livre ou interroger un auteur. Demain je reprendrai celle-ci avec un esprit plus tranquille. Votre mari ne veut pas que je me plaigne des étrangers qu'il y a à Lausanne, disant que le nombre des gens à qui ils font du bien est plus grand que celui des gens à qui ils nuisent.Cela se peut, et je ne me plains pas. Outre cette raison généreuse et réfléchie, l'habitude nous rend ce concours d'étrangers assez agréable. Cela est plus riant et plus gai. Il semble aussi que ce soit un hommage que l'univers rende à notre charmant pays; et, au lieu de lui, qui n'a point d'amour-propre, nous recevons cet hommage avec orgueil.D'ailleurs, qui sait si en secret toutes les filles ne voient pas un mari, toutes les mères un gendre dans chaque carrosse qui arrive? Cécile a un nouvel adorateur qui n'est point venu de Paris ni de Londres. C'est le fils de notre bailli, un beau jeune bernois, couleur de rose et blanc, et le meilleur enfant du monde. Après nous avoir rencontrées deux ou trois fois je ne sais où, il nous est venu voir avec assez d'assiduité, et ne m'a pas laissé ignorer que c'était en cachette, tant il trouve évident que des parents bernois devraient être fâchés de voir leur fils s'attacher à une sujette du pays de Vaud. Qu'il vienne seulement, le pauvre garçon, en cachette ou autrement; il ne fera point de mal à Cécile, ni de tort à sa réputation, et m le aiffif ni madame la baillive n'auront point de séduction à nous reprocher. Le voilà qui vient avec le jeune lord. Je vous quitte pour les recevoir. Voilà aussi le petit ministre mort et le ministre en vie. J'attends le jeune faraud et le jeune négociant, et bien d'autres. Cécile a aujourd'hui une journée. Il nous viendra de jeunes filles, mais elles sont moins empressées aujourd'hui que les jeunes hommes. Cécile m'a priée de rester au logis, et de faire les honneurs de sa journée, tant parce qu'elle est plus à son aise quand je suis auprès d'elle, que parce qu'elle a trouvé l'air trop froid pour me laisser sortir. Vous voudriez, dans votre enchantement de Cécile et dans votre fierté pour vos parentes, que je bannisse de chez moi le fils du bailli. Vous avez tort, vous êtes injuste. La fille la plus riche et la mieux née du pays de Vaud est un mauvais parti pour un bernois, qui, en se mariant bien chez lui, se donne plus que de la fortune; car il se donne de l'appui, de la facilité à entrer dans le gouvernement. Il se met dans la voie de se distinguer, de rendre ses talents utiles à lui-même, à ses parents et à sa patrie. Je loue les pères et mères de sentir tout cela et de garder leurs fils des filets qu'on pourrait leur tendre ici. D'ailleurs, une fille de Lausanne aurait beau devenir baillive, et même conseillère, elle regretterait à Berne le lac deGenève et ses rives charmantes. C'est comme si on menait une fille de Paris être princesse en Allemagne. Mais je voudrais que les bernoises épousassent plus souvent des hommes du pays de Vaud; qu'il s'établît entre Berne et nous plus d'égalité, plus d'honnêteté; que nous cessassions de nous plaindre, quelquefois injustement, de la morgue bernoise, et que les bernois cessassent de donner une ombre de raison à nos plaintes. On dit que les rois de France ont été obligés, en bonne politique, de rendre les grands vassaux peu puissants, peu propres à donner de l'ombrage. Ils ont bien fait sans doute; il faut avant toute chose assurer la tranquillité d'un état: mais je sens que j'aurais été incapable de cette politique que j'approuve. J'aime si fort tout ce qui est beau, tout ce qui prospère, que je ne pourrais ébrancher un bel arbre, quand il n'appartiendrait à personne, pour donner plus de nourriture ou de soleil aux arbres que j'aurais plantés. Tout va chez moi comme il allait en apparence; mais je crains que le cœur de ma fille ne se blesse chaque jour plus profondément. Le jeune anglais ne lui parle pas d'amour: je ne sais s'il en a, mais toutes ses attentions sont pour elle. Elle reçoit un beau bouquet les jours de bal. Il l'a menée en traîneau. C'est avec elle qu'il voudrait toujours danser: c'est à elle ou à moi qu'il offre le bras quand nous sortons d'une assemblée. Elle ne me dit rien; mais je la vois contente ou rêveuse, selon qu'elle le voit ou ne le voit pas, selon que ses préférences sont plus ou moins marquées. Notre vieux organiste est mort. Elle m'a priée d'employer l'heure de cette leçon à lui enseigner l'anglais. J'y ai consenti. Elle le saura bien vite. Le jeune homme s'étonne de ses progrès, et ne pense pas que c'est à lui qu'ils sont dus. On commençait à les faire jouer ensemble partout où ils se rencontraient: je n'ai plus voulu qu'elle jouât. J'ai dit qu'une fille qui joue aussi mal que la mienne a tort de jouer, et que je serais bien fâchée que de sitôt elle apprît à jouer bien. Là-dessus le jeune anglais a fait faire le plus petit damier et les plus petites dames possibles, et les porte toujours dans sa poche. Le moyen d'empêcher ces enfants de jouer! Quand les dames ennuieront Cécile, il aura, dit-il, de petits échecs. Il ne voit pas combien il est peu à craindre qu'elle s'ennuie. On parle tant des illusions de l'amour-propre; cependant il est bien rare, quand on est véritablement aimé, qu'on croie l'être autant qu'on l'est. Un enfant ne voit pas combien il occupe continuellement sa mère. Un amant ne voit pas que sa maîtresse ne voit et n'entend partout que lui. Une maîtresse ne voit pas qu'elle ne dit pas un mot, qu'elle ne fait pas un geste qui ne fasse plaisir ou peine à son amant. Si on le savait, combien on s'observerait, par pitié, par générosité, par intérêt, pour ne pas perdre le bien estimable et incompensable d'être tendrement aimé! Le gouverneur du jeune lord, ou celui que j'ai appelé son gouverneur, est son parent d'une branche aînée, mais non titrée. Voilà ce que m'a dit le jeune homme. L'autre n'a pas beaucoup d'années de plus, et il y a dans sa physionomie, dans tout son extérieur, je ne sais quel charme que je n'ai vu qu'à lui. Il ne se moquerait pas, comme votre ami, de mes idées sur la noblesse. Peut-être les trouverait-il triviales, mais il ne les trouverait pas obscures. L'autre jour il disait: un roi n'est pas toujours un gentilhomme; enfin, chimériques ou non, mes idées existent dans d'autres imaginations que la mienne. Mon dieu, que je suis occupée de ce qui se passe ici, et embarrassée de la conduite que je dois tenir! Le parent de milord (je l'appelle milord par excellence, quoiqu'il y en ait bien d'autres, parce que je ne veux pas le nommer, et je ne veux pas le nommer, par la même raison qui fait que je ne me signe pas et que je ne nomme personne; les accidents qui peuvent arriver aux lettres me font toujours peur). Le parent de milord est triste. Je ne sais si c'est pour avoir éprouvé des malheurs, ou par une disposition naturelle. Il demeure à deux pas de chez moi: il se met à y venir tous les jours; et, assis au coin du feu, caressant mon chien, lisant la gazette ou quelque journal, il me laisse régler mon ménage, écrire mes lettres, diriger l'ouvrage de Cécile. Il corrigera, dit-il, ses thèmes quand elle en pourra faire, et lui fera lire la gazette anglaise pour l'accoutumer au langage vulgaire et familier. Faut-il le renvoyer? Ne m'est-il pas permis, en lui laissant voir ce que sont du matin au soir la fille et la mère, de l'engager à favoriser un établissement brillant et agréable pour ma fille, de l'obliger à dire du bien de nous au père et à la mère du jeune homme? Faut-il que j'écarte ce qui pourrait donner à Cécile l'homme qui lui plaît? Je ne veux pas dire encore l'homme qu'elle aime. Elle aura bientôt dix-huit ans. La nature peut-être plus que le cœur... dira-t-on de la première femme vers laquelle un jeune homme se sentira entraîné, qu'elle en soit aimée? Vous voudriez que je fisse apprendre la chimie à Cécile, parce qu'en France toutes les jeunes filles l'apprennent. Cette raison ne me paraît pas concluante; mais Cécile, qui en entend parler autour d'elle assez souvent, lira là-dessus ce qu'elle voudra. Quant à moi, je n'aime pas la chimie. Je sais que nous devons aux chimistes beaucoup de découvertes et d'inventions utiles, et beaucoup de choses agréables; mais leurs opérations ne me font aucun plaisir. Je considère la nature en amant; ils l'étudient en anatomistes. Il arriva l'autre jour une chose qui me donna beaucoup d'émotion et d'alarme. Je travaillais, et mon anglais regardait le feu sans rien dire, quand Cécile est revenue d'une visite qu'elle avait faite, pâle comme la mort. J'ai été très effrayée. Je lui ai demandé ce qu'elle avait, ce qui lui était arrivé. L'anglais, presque aussi effrayé que moi, presque aussi pâle qu'elle, l'a suppliée de parler. Elle ne nous répondait pas un mot. Il a voulu sortir, disant que c'était lui sans doute qui l'empêchait de parler: elle l'a retenu par son habit, et s'est mise à pleurer, à sangloter pour mieux dire. Je l'ai embrassée, je l'ai caressée, nous lui avons donné à boire: ses larmes coulaient toujours. Notre silence à tous a duré plus d'une demi-heure. Pour la laisser plus en repos, j'avais repris mon ouvrage, et il s'était remis à caresser le chien. Elle nous a dit enfin: il me serait bien difficile de vous expliquer ce qui m'a tant affectée, et mon chagrin me fait plus de peine que la chose même qui le cause. Je ne sais pourquoi je m'afflige, et je suis fâchée surtout de m'affliger. Qu'est-ce que cela veut dire, maman? M'entendriez-vous quand je ne m'entends pas moi-même? Je suis pourtant assez tranquille dans ce moment pour vous dire ce que c'est. Je le dirai devant monsieur. Il s'est donné trop de peine pour moi; il m'a montré trop de pitié pour que je puisse lui montrer de la défiance. Moquez-vous tous deux de moi si vous le voulez: je me moquerai peut-être de moi avec vous; mais promettez-moi, monsieur, de ne dire ce que je dirai à personne.-Je vous le promets, mademoiselle, a-t-il dit.-Répétez: à personne.-À personne.-Et vous, vous, maman, je vous prie de ne m'en parler à moi-même que quand j'en parlerai la première. J'ai vu milord dans la boutique vis-à-vis d'ici. Il parlait à la femme de chambre de Madame De *. Elle n'en a pas dit davantage. Nous ne lui avons rien répondu. Un instant après milord est entré. Il lui a demandé si elle voulait faire un tour en traîneau. Elle lui a dit: non, pas aujourd'hui, mais demain, s'il y a encore de la neige. Alors, s'étant approché d'elle, il a remarqué qu'elle était pâle et qu'elle avait les yeux gros. Il a demandé timidement ce qu'elle avait. Son parent lui a répondu d'un ton ferme qu'on ne pouvait pas le lui dire. Il n'a pas insisté; il est resté rêveur; et, un quart d'heure après, quelques femmes étant entrées, ils s'en sont allés tous deux. Cécile s'est assez bien remise. Nous n'avons reparlé de rien. Seulement en se couchant elle me dit: maman, en vérité, je ne sais pas si je souhaite que la neige se fonde, ou qu'elle reste. Je ne lui répondis pas. La neige se fondit; mais on s'est revu depuis comme auparavant. Cécile m'a paru cependant un peu plus sérieuse et réservée. La femme de chambre est jolie, et sa maîtresse aussi. Je ne sais laquelle des deux l'a inquiétée; mais, depuis ce moment-là, je crains que tout ceci ne devienne bien sérieux. Je n'ai pas le temps d'en dire davantage aujourd'hui; mais je vous écrirai bientôt. Votre homme m'a donc enfin entendue, puisqu'il a dit: si un roi peut n'être pas un gentilhomme, un manant pourra donc en être un. Soit; mais je suppose, en faveur des nobles de naissance, que la noblesse de sentiment se trouvera plus souvent parmi eux qu'ailleurs. Il veut que, dans mon royaume, le roi anoblisse les héros; un de Ruiter, un Tromp, unFabert: à la bonne heure. Ce latin vous tient bien au cœur, et vous vous en souvenez longtemps. Savez-vous le latin? Dites-vous. Non; mais mon père m'a dit cent fois qu'il était fâché de ne me l'avoir pas fait apprendre. Il parlait très bien français. Lui et mon grand-père ne m'ont pas laissé parler très mal, et voilà ce qui me rend plus difficile qu'une autre. Pour ma fille, on voit, quand elle écrit, qu'elle sait sa langue; mais elle parle fort incorrectement. Je la laisse dire. J'aime ses négligences, ou parce qu'elles sont d'elle, ou parce qu'en effet elles sont agréables. Elle est plus sévère: si elle me voit faire une faute d'orthographe, elle me reprend. Son style est beaucoup plus correct que le mien: aussi n'écrit-elle que le moins qu'elle peut: c'est trop de peine. Tant mieux. On ne fera pas aisément sortir un billet de ses mains. Vous demandez si ce latin ne la rend pas orgueilleuse. Mon dieu, non. Ce que l'on apprend jeune ne nous paraît pas plus étrange, pas plus beau à savoir, que respirer et marcher. Vous demandez comment il se fait que je sache l'anglais. Ne vous souvient-il pas que nous avions, vous et moi, une tante qui s'était retirée en Angleterre pour cause de religion? Sa fille, ma tante à la mode de Bretagne, a passé trois ans chez mon père dans ma jeunesse, peu après mon voyage en Languedoc. C'était une personne d'esprit et de mérite. Je lui dois presque tout ce que je sais, et l'habitude de penser et de lire. Revenons à mon chapitre favori et à mes détails ordinaires. La semaine dernière nous étions dans une assemblée où M Tissot amena une française d'une figure charmante, les plus beaux yeux qu'on puisse voir, toute la grâce que peut donner la hardiesse jointe à l'usage du monde. Elle était vêtue dans l'excès de la mode, sans être pour cela ridicule. Un immense cadogan descendait plus bas que ses épaules, et de grosses boucles flottaient sur sa gorge. Le petit anglais et le bernois étaient sans cesse autour d'elle, plutôt encore dans l'étonnement que dans l'admiration; du moins l'anglais, que j'observais beaucoup. Tant de gens s'empressèrent autour de Cécile, que, si elle fut affectée de cette désertion, elle n'eut pas le temps de le laisser voir. Seulement, quand milord voulut faire sa partie de dames, elle lui dit qu'ayant un peu mal à la tête, elle aimait mieux ne pas jouer. Tout le soir elle resta assise auprès de moi, et fit des découpures pour l'enfant de la maison. Je ne sais si le petit lord sentit ce qui se passait en elle; mais, ne sachant que dire à sa parisienne, il s'en alla. Comme nous sortions de la salle, il se trouva à la porte parmi les domestiques. Je ne sais si Cécile aura un moment aussi agréable dans tout le reste de sa vie. Deux jours après, il passait la soirée chez moi avec son parent, le bernois et deux ou trois jeunes parentes de Cécile; on se mit à parler de la dame française. Les deux jeunes gens louèrent sans miséricorde ses yeux, sa taille, sa démarche, son habillement. Cécile ne disait rien; je disais peu de chose. Enfin ils louèrent sa forêt de cheveux.-Ils Sont faux, dit Cécile.-Ha! Ha! Mademoiselle Cécile, dit le bernois, les jeunes dames sont toujours jalouses les unes des autres! Avouez la dette! N'est-il pas vrai que c'est par envie?-Il me semblait que milord souriait. Je me fâchai tout de bon. Ma fille ne sait ce que c'est que l'envie, leur dis-je. Elle loua hier, comme vous, les cheveux de l'étrangère chez une femme de ma connaissance que l'on était occupé à coiffer. Son coiffeur, qui sortait de chez la dame parisienne, nous dit que ce gros cadogan et ces grosses boucles étaient fausses. Si ma fille avait quelques années de plus, elle se serait tue; à son âge, et quand on a sur sa tête une véritable forêt, il est assez naturel de parler. Ne nous soutîntes-vous pas hier avec vivacité, continuai-je en m'adressant au bernois, que vous aviez le plus grand chien du pays? Et vous, milord, nous avez-vous permis de douter que votre cheval ne fût plus beau que celui de monsieur un tel et de milord un tel? Cécile, embarrassée, souriait et pleurait en même temps. Vous êtes bien bonne, maman, a-t-elle dit, de prendre si vivement mon parti. Mais dans le fond j'ai eu tort; il eût mieux valu me taire. J'étais encore de mauvaise humeur.-Monsieur, ai-je dit au bernois, toutes les fois qu'une femme paraîtra jalouse des louanges que vous donnerez à une autre, loin de le lui reprocher, remerciez-la dans votre cœur, et soyez bien flatté.-Je ne sais, a dit le parent de milord, s'il y aurait lieu de l'être. Les femmes veulent plaire aux hommes, les hommes aux femmes, la nature l'a ainsi ordonné. Qu'on veuille profiter des dons qu'on a reçus, et n'en pas laisser jouir à ses dépens un usurpateur, me paraît encore si naturel, que je ne vois pas comment on peut le trouver mauvais. Si on louait un autre auprès de ces dames d'une chose que j'aurais faite, assurément je dirais: c'est moi. Et puis, il y a un certain esprit de vérité qui, dans le premier instant, ne consulte ni les inconvénients ni les avantages.Supposé que mademoiselle eût de faux cheveux, et qu'on les eût admirés, je suis sûr qu'elle aurait aussi dit: ils sont faux.-Sans doute, monsieur, a dit Cécile, mais je vois bien pourtant qu'il ne sied pas de le dire de ceux d'une autre. Dans le moment, le hasard nous a amené une jeune femme, son mari et son frère. Cécile s'est mise à son clavecin; elle leur a joué des allemandes et des contredanses, et on a dansé.-Bonsoir, ma mère et ma protectrice, m'a dit Cécile en se couchant; bonsoir, mon Don Quichotte. J'ai ri. Cécile se forme, et devient tous les jours plus aimable. Puisse-t-elle n'acheter pas ses agréments trop cher! Je crains bien que Cécile n'ait fait une nouvelle conquête; et, si cela est, je me consolerai, je pense, de sa prédilection pour son lord. Si ce n'est même qu'une prédilection, elle pourrait bien n'être pas une sauve-garde suffisante. L'homme en question est très aimable: c'est un gentilhomme de ce pays, capitaine au service de France, qui vient de se marier, ou plutôt de se laisser marier le plus mal du monde. Il n'avait point de fortune; une parente éloignée du même nom, héritière d'une belle terre qui est depuis longtemps dans cette famille, a dit qu'elle l'épouserait plus volontiers qu'un autre. Ses parents ont trouvé cela admirable, et cru la fille charmante, parce qu'elle est vive, hardie, qu'elle parle beaucoup et vite, et qu'elle passait pour une petite espiègle. Il était à sa garnison. On lui a écrit. Il a répondu qu'il avait compté ne se pas marier, mais qu'il ferait ce qu'on voudrait; et on a si bien arrangé les choses, qu'arrivé ici le premier octobre, il s'est trouvé marié le 20. Je crois que le 30, il aurait déjà voulu ne le plus être. La femme est coquette, jalouse, altière. Ce qu'elle a d'esprit n'est qu'une sottise vive et à prétention. J'étais allée sans ma fille les féliciter il y a deux mois. Ils sont en ville depuis quinze jours. Madame voudrait être de tout, briller, plaire, jouer un rôle. Elle se trouve assez riche, assez aimable et assez jolie pour cela. Le mari, honteux et ennuyé, fuit sa maison; et, comme nous sommes un peu parents, c'est dans la mienne qu'il a cherché un refuge. La première fois qu'il y vint, il fut frappé de Cécile, qu'il n'avait vue qu'enfant, et me trouvant presque toujours seule avec elle, ou n'ayant que l'anglais avec nous, il s'est accoutumé à venir tous les jours. Ces deux hommes se conviennent et se plaisent. Tous deux sont instruits, tous deux ont de la délicatesse dans l'esprit, du discernement et du goût, de la politesse et de la douceur. Mon parent est indolent, paresseux; il n'est plus si triste d'être marié parce qu'il oublie qu'il le soit.L'autre est doucement triste et rêveur. Dès le premier jour ils ont été ensemble comme s'ils s'étaient toujours vus; mais mon parent me semble chaque jour plus occupé deCécile. Hier, pendant qu'ils parlaient de l'Amérique, de la guerre, Cécile me dit tout bas: maman, l'un de ces hommes est amoureux de vous.-Et l'autre de vous, lui ai-je répondu.Là-dessus elle s'est mise à le considérer en souriant. Il est d'une figure si noble et si élégante, que sans le petit lord je serais bien fâchée d'avoir dit vrai. Je devrais ne pas laisser d'en être fâchée à présent; mais on ne saurait prendre vivement à cœur tant de choses. Mon parent et sa femme s'en tireront comme ils pourront. Il n'a pas remarqué le jeune lord qui n'est pas établi ici comme son parent, tant s'en faut, mais qui, au retour de son collège et de ses leçons, quand il ne le trouve pas chez lui, vient le chercher chez moi.C'est ce qu'il fit avant-hier; et, sachant que nous devions aller le soir chez cette parente chez qui il était en pension, il me supplia de l'y mener, disant qu'il ne pouvait souffrir, après les bontés qu'on avait eues pour lui dans cette maison, l'air à demi brouillé qu'il y avait entre eux. Je dis que je le voulais bien. Les deux piliers de ma cheminée vinrent aussi avec nous. Ma cousine la professeuse, persuadée que dans les jeux d'esprit son fils brillait toujours par-dessus tout le monde, a voulu qu'on remplît des bouts rimés, qu'on fît des discours sur huit mots, que chacun écrivît une question sur une carte. On mêle les cartes, chacun en tire une au hasard, et écrit une réponse sous la question. On remêle, on écrit jusqu'à ce que les cartes soient remplies. Ce fut moi qu'on chargea de lire. Il y avait des choses fort plates, et d'autres fort jolies. Il faut vous dire qu'on barbouille et griffonne de manière à rendre l'écriture méconnaissable. Sur une des cartes on avait écrit: à qui doit-on sa première éducation? À sa nourrice, était la réponse. Sous la réponse on avait écrit: et la seconde? Réponse: au hasard. Et la troisième? À l'amour.-C'est vous qui avez écrit cela, me dit quelqu'un de la compagnie.-Je consens, dis-je, qu'on le croie, car cela est joli. M De * regarda Cécile.-Celle qui l'a écrit, dit-il, doit déjà beaucoup à sa troisième éducation. Cécile rougit comme jamais elle n'avait rougi.-Je voudrais savoir qui c'est, dit le petit lord.-Ne serait-ce point vous-même? Lui dis-je. Pourquoi veut-on que ce soit une femme? Les hommes n'ont-ils pas besoin de cette éducation tout comme nous? C'est peut-être mon cousin le ministre.-Dis donc, Jeannot, dit sa mère; je le croirais assez, puisque cela est si joli.-Oh non! Dit Jeannot, j'ai fini mon éducation à Bâle. Cela fit rire, et le jeu en resta là. En rentrant chez moi, Cécile me dit: ce n'est pas moi, maman, qui ai écrit la réponse.-Et pourquoi donc tant rougir? Lui dis-je.-Parce que je pensais... parce que, maman, parce que... je n'en appris, ou du moins elle ne m'en dit pas davantage. Vous voulez savoir si Cécile a deviné juste sur le compte de mon ami l'anglais. Je ne le sais pas, je n'y pense pas, je n'ai pas le temps d'y prendre garde. Nous fûmes hier dans une grande assemblée, au château. Un neveu du bailli, arrivé la veille, fut présenté par lui aux femmes qu'on voulait distinguer. Je n'ai jamais vu un homme de meilleure mine. Il sert dans le même régiment que mon parent. Ils sont amis; et, le voyant causer avec Cécile et moi, il se joignit à la conversation. En vérité, j'en fus extrêmement contente. On ne saurait être plus poli, parler mieux, avoir un meilleur accent ni un meilleur air, ni des manières plus nobles. Cette fois le petit lord pouvait être en peine à son tour. Il ne paraissait plus qu'un joli enfant sans conséquence. Je ne sais s'il fut en peine, mais il se tenait bien près de nous. Dès qu'il fut question de se mettre au jeu, il me demanda s'il serait convenable de jouer aux dames chez m le bailli comme ailleurs, et me supplia, supposé que je ne le trouvasse pas bon, de faire en sorte qu'il pût jouer au reversi avec Cécile. Il prétendit ne connaître qu'elle parmi tout ce monde, et jouer si mal qu'il ne ferait qu'ennuyer mortellement les femmes avec qui on le mettrait. À mesure que les deux hommes les plus remarquables de l'assemblée paraissaient plus occupés de ma fille, il paraissait plus ravi de sa liaison avec elle. Il faisait réellement plus de cas d'elle. Il me sembla qu'elle s'en apercevait; mais, au lieu de se moquer de lui, comme il l'aurait mérité, elle m'en parut bien aise. Heureuse de faire une impression favorable sur son amant, elle en aimait la cause, quelle qu'elle fût. Vous êtes étonnée que Cécile sorte seule, et puisse recevoir sans moi de jeunes hommes et de jeunes femmes; je vois même que vous me blâmez à cet égard, mais vous avez tort. Pourquoi ne la pas laisser jouir d'une liberté que nos usages autorisent, et dont elle est si peu tentée d'abuser? Car les circonstances l'ayant séparée des compagnes qu'elle eut dans son enfance, Cécile n'a d'amie intime que sa mère, et la quitte le moins qu'elle peut. Nous avons des mères qui, par prudence ou par vanité, élèvent leurs filles comme on élève les filles de qualité à Paris; mais je ne vois pas ce qu'elles y gagnent, et haïssant les entraves inutiles, haïssant l'orgueil, je n'ai garde de les imiter. Cécile est parente des parents de ma mère, aussi bien que des parents de mon mari; elle a des cousins et des cousines dans tous les quartiers de notre ville, et je trouve bon qu'elle vive avec tous, à la manière de tous, et qu'elle soit chère à tous. En France, je ferais comme on fait en France: ici, vous feriez comme moi. Ah! Mon dieu, qu'une petite personne fière et dédaigneuse qui mesure son abord, son ton, sa révérence sur le relief qui accompagne les gens qu'elle rencontre, me paraît odieuse et ridicule!Cette humble vanité, qui consiste à avoir si grande peur de se compromettre, qu'il semble qu'on avoue qu'un rien suffirait pour nous faire déchoir de notre rang, n'est pas rare dans nos petites villes, et j'en ai assez vu pour m'en bien dégoûter. Si vous ne me pressiez pas avec tant de bonté et d'instance de continuer mes lettres, j'hésiterais beaucoup aujourd'hui. Jusqu'ici j'avais du plaisir, et je me reposais en les écrivant.Aujourd'hui je crains que ce ne soit le contraire. D'ailleurs, pour faire une narration bien exacte, il faudrait une lettre que je ne pourrais écrire de tête... ah! La voilà dans un coin de mon secrétaire. Cécile, qui est sortie, aura eu peur sans doute qu'elle ne tombât de ses poches. Je pourrai la copier, car je n'oserais vous l'envoyer. Peut-être voudra-t-elle un jour la relire. Cette fois-ci vous pourrez me remercier. Je m'impose une assez pénible tâche. Depuis le moment de jalousie que je vous ai raconté, soit qu'elle eût de l'humeur quelquefois, et qu'elle eût conservé des soupçons, soit qu'ayant vu plus clair dans son cœur elle se fût condamnée à plus de réserve, Cécile ne voulait plus jouer aux dames en compagnie. Elle travaillait ou me regardait jouer. Mais chez moi, une fois ou deux, on y avait joué, et le jeune homme s'était mis à lui apprendre la marche des échecs l'autre soir, après souper, pendant que son parent et le mien, j'entends l'officier de *, jouaient ensemble au piquet. Assise entre les deux tables, je travaillais et regardais jouer, tantôt les deux hommes, tantôt ces deux enfants, qui ce soir-là avaient l'air d'enfants beaucoup plus qu'à l'ordinaire; car, ma fille se méprenant sans cesse sur le nom et la marche des échecs, cela donnait lieu à des plaisanteries aussi gaies que peu spirituelles. Une fois le petit lord s'impatienta de son inattention, et Cécile se fâcha de son impatience. Je tournai la tête. Je vis qu'ils boudaient l'un et l'autre. Je haussai les épaules. Un instant après, ne les entendant pas parler, je les regarde. La main de Cécile était immobile sur l'échiquier; sa tête était penchée en avant et baissée. Le jeune homme, aussi baissé vers elle, semblait la dévorer des yeux. C'était l'oubli de tout, l'extase, l'abandon.-Cécile, lui dis-je doucement, car je ne voulais pourtant pas l'effrayer, Cécile, à quoi pensez-vous?-À rien, dit-elle en cachant son visage avec ses mains, et reculant brusquement sa chaise. Je crois que ces misérables échecs me fatiguent. Depuis quelques moments, milord, je les distingue encore moins qu'auparavant, et vous auriez toujours plus de sujets de vous plaindre de votre écolière; ainsi quittons-les. Elle se leva en effet, sortit, et ne rentra que quand je fus seule.Elle se mit à genoux, appuya sa tête sur moi, et, prenant mes deux mains, elle les mouilla de larmes.-Qu'est-ce, ma Cécile, lui dis-je, qu'est-ce?-C'est moi qui vous le demande, maman, me dit-elle. Qu'est-ce qui se passe en moi? Qu'est-ce que j'ai éprouvé? De quoi suis-je honteuse? De quoi est-ce que je pleure?-S'est-il aperçu de votre trouble? Lui dis-je.-Je ne le crois pas, maman, me répondit-elle. Fâché peut-être de son impatience, il a serré et baisé la main avec laquelle je voulais relever un pion tombé. J'ai retiré ma main; mais je me suis sentie si contente de ce que notre bouderie ne durait plus! Ses yeux m'ont paru si tendres! J'ai été si émue! Dans ce même moment vous avez dit doucement: Cécile, Cécile! Il aura peut-être cru que je boudais encore, car je ne le regardais pas.-Je le souhaite, lui dis-je.-Je le souhaite aussi, dit-elle. Mais, maman, pourquoi le souhaitez-vous?-Ignorez-vous, ma chère Cécile, lui dis-je, combien les hommes sont enclins à mal penser et à mal parler des femmes?-Mais, dit Cécile, s'il y a ici de quoi penser et dire du mal, il ne pourrait m'accuser sans s'accuser encore plus lui-même. N'a-t-il pas baisé ma main, et n'a-t-il pas été aussi troublé que moi?-Peut-être, Cécile; mais il ne se souviendra pas de son impression comme de la vôtre. Il verra dans la vôtre une espèce de sensibilité ou de faiblesse qui peut vous entraîner fort loin, et faire votre sort. La sienne ne lui est pas nouvelle sans doute, et n'est pas d'une si grande conséquence pour lui. Rempli encore de votre image, s'il a rencontré dans la rue une fille facile...-ah! Maman!-Oui, Cécile, il ne faut pas vous faire illusion: un homme cherche à inspirer, pour lui seul, à chaque femme un sentiment qu'il n'a le plus souvent que pour l'espèce. Trouvant partout à satisfaire son penchant, ce qui est trop souvent la grande affaire de notre vie n'est presque rien pour lui.-La grande affaire de notre vie! Quoi! Il arrive à des femmes de s'occuper beaucoup d'un homme qui s'occupe peu d'elles!-Oui, cela arrive. Il arrive aussi à quelques femmes de s'occuper malgré elles des hommes en général. Soit qu'elles s'abandonnent, soit qu'elles résistent à leur penchant, c'est aussi la grande, la seule affaire de ces malheureuses femmes-là. Cécile, dans vos leçons de religion on vous a dit qu'il fallait être chaste et pure: aviez-vous attaché quelque sens à ces mots?-Non, maman.-Eh bien! Le moment est venu de pratiquer une vertu, de vous abstenir d'un vice dont vous ne pouviez avoir aucune idée. Si cette vertu vient à vous paraître difficile, pensez aussi que c'est la seule que vous ayez à vous prescrire rigoureusement, à pratiquer avec vigilance, avec une attention scrupuleuse sur vous-même.-La Seule!-Examinez-vous, et lisez le décalogue. Aurez-vous besoin de veiller sur vous pour ne pas tuer, pour ne pas dérober, pour ne pas calomnier? Vous ne vous êtes sûrement jamais souvenue que tout cela vous fût défendu. Vous n'aurez pas besoin de vous en souvenir; et, si vous avez jamais du penchant à convoiter quelque chose, ce sera aussi l'amant ou le mari d'une autre femme, ou bien les avantages qui peuvent donner à une autre le mari ou l'amant que vous désireriez pour vous. Ce qu'on appelle vertu chez les femmes sera presque la seule que vous puissiez ne pas avoir, la seule que vous pratiquiez en tant que vertu, et la seule dont vous puissiez dire en la pratiquant: j'obéis aux préceptes qu'on m'a dit être les lois de Dieu, et que j'ai reçues comme telles.-Mais, maman, les hommes n'ont-ils pas reçu les mêmes lois? Pourquoi se permettent-ils d'y manquer, et de nous en rendre l'observation difficile?-Je ne saurais trop, Cécile, que vous répondre; mais cela ne nous regarde pas. Je n'ai point de fils; je ne sais ce que je dirais à mon fils. Je n'ai pensé qu'à la fille que j'ai, et que j'aime par dessus toute chose. Ce que je puis vous dire, c'est que la société, qui dispense les hommes et ne dispense pas les femmes d'une loi que la religion paraît avoir donnée également à tous, impose aux hommes d'autres lois qui ne sont peut-être pas d'une observation plus facile. Elle exige d'eux, dans le désordre même, de la retenue, de la délicatesse, de la discrétion, du courage; et, s'ils oublient ces lois, ils sont déshonorés, on les fuit, on craint leur approche, ils trouvent partout un accueil qui leur dit: on vous avait donné assez depriviléges, vous ne vous en êtes pas contentés; la société effraiera, par votre exemple, ceux qui seraient tentés de vous imiter, et qui, en vous imitant, troubleraient tout, renverseraient tout,ôteraient du monde toute sécurité, toute confiance. Et ces hommes, punis plus rigoureusement que ne le sont jamais les femmes, n'ont été coupables bien souvent que d'imprudence, de faiblesse ou d'un moment de frénésie; car les vicieux déterminés, les véritables méchants sont aussi rares que les hommes parfaits et les femmes parfaites. On ne voit guère tout cela que dans les fictions mal imaginées. Je ne trouve pas, je le répète, que la condition des hommes soit, même à cet égard, si extrêmement différente de celle des femmes.Et puis, combien d'autres obligations pénibles la société ne leur impose-t-elle pas! Croyez-vous, par exemple, que, si la guerre se déclare, il soit bien agréable à votre cousin de nous quitter au mois de mars pour aller s'exposer à être tué ou estropié, à prendre, couché sur la terre humide et vivant parmi des prisonniers malades, les germes d'une maladie dont il ne guérira peut-être jamais?-Mais, maman, c'est son devoir, c'est sa profession; il se l'est choisie. Il est payé pour tout ce que vous venez de dire; et, s'il se distingue, il acquiert de l'honneur, de la gloire même. Il sera avancé, on l'honorera partout où il ira, en Hollande, en France, en Suisse et chez les ennemis mêmes qu'il aura combattus.-Eh bien! Cécile, c'est le devoir, c'est la profession de toute femme que d'être sage. Elle ne se l'est pas choisie, mais la plupart des hommes n'ont pas choisi la leur. Leurs parents, les circonstances ont fait ce choix pour eux avant qu'ils fussent en âge de connaître et de choisir. Une femme aussi est payée de cela seul qu'elle est femme. Ne nous dispense-t-on pas presque partout des travaux pénibles? N'est-ce pas nous que les hommes garantissent du chaud, du froid, de la fatigue? En est-il d'assez peu honnêtes pour ne vous pas céder le meilleur pavé, le sentier le moins raboteux, la place la plus commode? Si une femme ne laisse porter aucune atteinte à ses mœurs ni à sa réputation, il faudrait qu'elle fût à d'autres égards bien odieuse, bien désagréable, pour ne pas trouver partout des égards; et puis n'est-ce rien, après s'être attaché un honnête homme, de le fixer, de pouvoir être choisie par lui et par ses parents pour être sa compagne? Les filles peu sages plaisent encore plus que les autres; mais il est rare que le délire aille jusqu'à les épouser: encore plus rare qu'après les avoir épousées, un repentir humiliant ne les punisse pas d'avoir été trop séduisantes. Ma chère Cécile, un moment de cette sensibilité, à laquelle je voudrais que vous ne cédassiez plus, a souvent fait manquer à des filles aimables, et qui n'étaient pas vicieuses, un établissement avantageux, la main de l'homme qu'elles aimaient et qui les aimait.-Quoi! Cette sensibilité qu'ils inspirent, qu'ils cherchent à inspirer, les éloigne!-Elle les effraie, Cécile, jusqu'au moment où il sera question du mariage, on voudra que sa maîtresse soit sensible, on se plaindra si elle ne l'est pas assez. Mais quand il est question de l'épouser, supposé que la tête n'ait pas tourné entièrement, on juge déjà comme si on était mari, et un mari est une chose si différente d'un amant, que l'un ne juge de rien comme en avait jugé l'autre. On se rappelle les refus avec plaisir; on se rappelle les faveurs avec inquiétude. La confiance qu'a témoignée une fille trop tendre ne paraît plus qu'une imprudence qu'elle peut avoir vis-à-vis de tous ceux qui l'y inviteront. L'impression trop vive qu'elle aura reçue des marques d'amour de son amant ne paraît plus qu'une disposition à aimer tous les hommes. Jugez du déplaisir, de la jalousie, du chagrin de son mari; car le désir d'une propriété exclusive est le sentiment le plus vif qui lui reste. Il se consolera d'être peu aimé, pourvu que personne ne puisse l'être. Il est jaloux encore lorsqu'il n'aime plus, et son inquiétude n'est pas aussi absurde, aussi injuste que vous pourriez à présent vous l'imaginer. Je trouve souvent les hommes odieux dans ce qu'ils exigent, et dans leur manière d'exiger des femmes; mais je ne trouve pas qu'ils se trompent si fort de craindre ce qu'ils craignent. Une fille imprudente est rarement une femme prudente et sage. Celle qui n'a pas résisté à son amant avant le mariage lui est rarement fidèle après. Souvent elle ne voit plus son amant dans son mari. L'un est aussi négligent que l'autre était empressé; l'un trouvait tout bien, l'autre trouve presque tout mal. À peine se croit-elle obligée de tenir au second ce qu'elle avait juré au premier. Son imagination aussi lui promettait des plaisirs qu'elle n'a pas trouvés, ou qu'elle ne trouve plus. Elle espère les trouver ailleurs que dans le mariage; et, si elle n'a pas résisté à ses penchants étant fille, elle ne leur résistera pas étant femme. L'habitude de la faiblesse sera prise, le devoir et la pudeur sont déjà accoutumés à céder.Ce que je dis est si vrai, qu'on admire autant dans le monde la sagesse d'une belle femme courtisée par beaucoup d'hommes, que la retenue d'une fille qui est dans le même cas.On reconnaît que la tentation est à peu près la même et la résistance aussi difficile. J'ai vu des femmes se marier avec la plus violente passion, et avoir un amant deux ans après leur mariage, ensuite un autre, et puis encore un autre, jusqu'à ce que méprisées, avilies...-ah! Maman! S'écria Cécile en se levant, ai-je mérité tout cela?-Vous voulez dire: ai-je besoin de tout cela? Lui dis-je en l'asseyant sur mes genoux et en essuyant avec mon visage les larmes qui coulaient sur le sien. Non, Cécile, je ne crois pas que vous eussiez besoin d'un aussi effrayant tableau, et, quand vous en auriez besoin, en seriez-vous plus coupable, en seriez-vous moins estimable, moins aimable? M'en seriez-vous moins chère ou moins précieuse? Mais allez vous coucher, ma fille; allez, songez que je ne vous ai blâmée de rien, et qu'il fallait bien vous avertir. Cette seule fois je vous aurai avertie. Allez,-et elle s'en alla. Je m'approchai de mon bureau, et j'écrivis." Ma Cécile, ma chère fille, je vous l'ai promis, cette seule fois vous aurez été tourmentée par la sollicitude d'une mère qui vous aime plus que sa vie: ensuite, sachant sur ce sujet tout ce que je sais, tout ce que j'ai jamais pensé, ma fille jugera pour elle-même. Je pourrai lui rappeler quelquefois ce que je lui aurai dit aujourd'hui; mais je ne le lui répéterai jamais. Permettez donc que j'achève, Cécile, et soyez attentive jusqu'au bout. Je ne vous dirai pas ce que je dirais à tant d'autres, que, si vous manquez de sagesse, vous renoncerez à toutes les vertus; que, jalouse, dissimulée, coquette, inconstante, n'aimant bientôt que vous, vous ne serez plus ni fille, ni amie, ni amante. Je vous dirai au contraire que les qualités précieuses qui sont en vous, et que vous ne sauriez perdre, rendront la perte de celle-ci plus fâcheuse, en augmenteront le malheur et les inconvénients. Il est des femmes dont les défauts réparent en quelque sorte et couvrent les vices. Elles conservent dans le désordre un extérieur décent et imposant. Leur hypocrisie les sauve d'un mépris qui aurait rejailli sur leur alentour. Impérieuses et fières, elles font peser sur les autres un joug qu'elles ont secoué; elles établissent et maintiennent la règle; elles font trembler celles qui les imitent. À les entendre juger et médire, on ne peut se persuader qu'elles ne soient pas des Lucrèces. Leurs maris, pour peu que le hasard les ait servies, les croient des Lucrèces; et leurs enfants, loin de rougir d'elles, les citent comme des exemples d'austérité. Mais vous, qu'oseriez-vous dire à vos enfants? Comment oseriez-vous réprimer vos domestiques? Qui oseriez-vous blâmer? Hésitant, vous interrompant, rougissant à chaque mot, votre indulgence pour les fautes d'autrui décèlerait les vôtres. Sincère, humble, équitable, vous n'en déshonoreriez que plus sûrement ceux dont l'honneur dépendrait de votre vertu. Le désordre s'établirait autour de vous. Si votre mari avait une maîtresse, vous vous trouveriez heureuse de partager avec elle une maison sur laquelle vous ne vous croiriez plus de droits, et peut-être laisseriez-vous partager à ses enfants le patrimoine des vôtres. Soyez sage, ma Cécile, pour que vous puissiez jouir de vos aimables qualités. Soyez sage; vous vous exposeriez, en ne l'étant pas, à devenir trop malheureuse. Je ne vous dis pas tout ce que je pourrais dire. Je ne vous peins pas le regret d'avoir trop aimé ce qui méritait peu de l'être, le désespoir de rougir de son amant encore plus que de ses faiblesses, de s'étonner, en le voyant de sang-froid, qu'on ait pu devenir coupable pour lui. Mais j'en ai dit assez. J'ai fini, Cécile. Profitez, s'il est possible, de mes conseils; mais, si vous ne les suivez pas, ne vous cachez jamais d'une mère qui vous adore. Que craindriez-vous? Des reproches?-Je ne vous en ferai point; ils m'affligeraient plus que vous.-La perte de mon attachement?-Je ne vous en aimerais peut-être que plus, quand vous seriez à plaindre, et que vous courriez risque d'être abandonnée de tout le monde.-De me faire mourir de chagrin?-Non, je vivrais, je tâcherais de vivre, de prolonger ma vie pour adoucir les malheurs de la vôtre, et pour vous obliger à vous estimer vous-même malgré des faiblesses qui vous laisseraient mille vertus et à mes yeux mille charmes." Cécile, en s'éveillant, lut ce que j'avais écrit. Je fis venir des ouvrières dont nous avions besoin; je tâchai d'occuper et de distraire Cécile et moi, et j'y réussis; mais après le dîner, comme nous travaillions ensemble et avec les ouvrières, elle interrompit le silence général.-Un mot, maman. Si les maris sont comme vous les avez peints, si le mariage sert à si peu de chose, serait-ce une grande perte?...-Oui, Cécile: vous voyez combien il est doux d'être mère. D'ailleurs, il y a des exceptions, et chaque fille, croyant que son amant et elle auraient été une exception, regrettera de n'avoir pu l'épouser comme si c'était un grand malheur, quand même ce n'en serait pas un. Un mot, ma fille, à mon tour. Il y a une heure que je pense à ce que je vais vous dire.Vous avez entendu louer, et peut-être avait-on tort de les louer en votre présence, des femmes connues par leurs mauvaises mœurs; mais c'étaient des femmes qui n'auraient pu faire ce qu'on admire en elles si elles avaient été sages. La Le Couvreur n'aurait pu envoyer au maréchal de Saxe le prix de ses diamants si on ne les lui avait donnés, et elle n'aurait eu aucune relation avec lui si elle n'avait été sa maîtresse. Agnès Sorel n'aurait pas sauvé la France, si elle n'avait été celle de Charles VII. Mais ne serions-nous pas fâchées d'apprendre que la mère des Gracques, Octavie, femme d'Antoine, ou Porcie, fille de Caton, ait eu des amants? Mon érudition fit rire Cécile.-On voit bien, maman, dit-elle, que vous avez pensé d'avance à ce que vous venez de dire, et il vous a fallu remonter bien haut...-il est vrai, interrompis-je, que je n'ai rien trouvé dans l'histoire moderne; mais nous mettrons, si vous voulez, à la place de ces romaines Madame Tr, Mademoiselle Des M et Mesdemoiselles De S. Le jeune lord nous vint voir de meilleure heure que de coutume. Cécile leva à peine les yeux de dessus son ouvrage. Elle lui fit des excuses de son inattention de la veille, trouva fort naturel qu'il s'en fût impatienté, et se blâma d'avoir montré de l'humeur. Elle le pria, après m'en avoir demandé la permission, de revenir le lendemain lui donner une leçon dont elle profiterait sûrement beaucoup mieux.-Quoi! C'est de cela que vous vous souvenez! Lui dit-il en s'approchant d'elle et faisant semblant de regarder son ouvrage.-Oui, dit-elle, c'est de cela.-Je me flatte, dit-il, que vous n'avez pas été en colère contre moi.-Point en colère du tout, lui répondit-elle. Il sortit désabusé, c'est-à-dire, abusé. Cécileécrivit sur une carte: "je l'ai trompé, cela n'est pourtant pas bien agréable à faire." J'écrivis: "non, mais cela était nécessaire, et vous avez bien fait. Je suis intéressée, Cécile. Je voudrais qu'il ne tînt qu'à vous d'épouser ce petit lord. Ses parents ne le trouveraient pas trop bon; mais, comme ils auraient tort, peu m'importe. Pour cela, il faut tâcher de le tromper. Si vous réussissez à le tromper, il pourra dire: c'est une fille aimable, bonne, peu sensible de cette sensibilité à craindre pour un mari; elle sera sage, je l'aime, je l'épouserai. Si vous ne réussissez pas, s'il voit à travers votre réserve, il peut dire: elle sait se vaincre, elle est sage, je l'aime, je l'estime, je l'épouserai." Cécile me rendit les deux cartes en souriant. J'écrivis sur une troisième: "au reste, je ne dis tromper que pour avoir plus tôt fait. Si je suis curieuse de lire une lettre qui m'est confiée, au point d'être tentée quelquefois de l'ouvrir, est-ce tromper que de ne l'ouvrir pas et de ne pas dire sans nécessité que j'en aie eu la tentation? Pourvu que je sois toujours discrète, la confiance des autres sera aussi méritée qu'avantageuse."-Maman, me dit Cécile, dites-moi tout ce que vous voudrez; mais, quant à me rappeler ce que vous m'avez dit ou écrit, il n'en est pas besoin: je ne puis l'oublier. Je n'ai pas tout compris, mais les paroles sont gravées dans ma tête. J'expliquerai ce que vous m'avez dit par les choses que je verrai, que je lirai, par celles que j'ai déjà vues et lues, et ces choses-là je les expliquerai par celles que vous m'avez dites. Tout cela s'éclaircira mutuellement. Aidez-moi quelquefois, maman, à faire des applications comme autrefois quand vous me disiez: "voyez cette petite fille, c'est cela qu'on appelle être propre et soigneuse; voyez celle-là, c'est cela qu'on appelle être négligente. Celle-ci est agréable à voir, l'autre déplaît et dégoûte." Faites-en autant sur ce nouveau chapitre. C'est tout ce dont je crois avoir besoin, et à présent je ne veux m'occuper que de mon ouvrage. Le jeune lord est venu comme on l'en avait prié. La partie d'échecs est fort bien allée. Milord me dit une fois pendant la soirée: vous me trouverez bien bizarre, madame; je me plaignais avant-hier de ce que mademoiselle était trop peu attentive, ce soir je trouve qu'elle l'est trop. À son tour, il était distrait et rêveur. Cécile a paru ne rien voir et ne rien entendre. Elle m'a priée de lui procurer Philidor. Si cela continue, je l'admirerai. Adieu; je répète ce que j'ai dit au commencement de ma lettre: cette fois-ci vous me devez des remerciements. J'ai rempli ma tâche encore plus exactement que je ne pensais; j'ai copié la lettre et les cartes. Je me suis rappelé ce qui s'est dit presque mot à mot. Tout va assez bien. Cécile s'observe avec un soin extrême. Le jeune homme la regarde quelquefois d'un air qui dit: me serais-je trompé, et vous serais-je tout-à-fait indifférent? Il devient chaque jour plus attentif à lui plaire. Nous ne voyons plus le jeune ministre mon parent, ni son ami des montagnes. Le jeune bernois, se sentant peut-être trop éclipsé par son cousin, ne nous honore plus de ses visites; mais ce cousin vient nous voir très souvent, et me paraît toujours très aimable. Quant aux deux autres hommes, je les appellemes pénates. Vos hommes m'ont bien fait rire. Celui qui est étonné qu'une hérétique sache ce que c'est que le décalogue, me rappelle un français qui disait à mon père: monsieur, qu'on soit huguenot pendant le jour, je le comprends; on s'étourdit, on fait ses affaires, on ne pense à rien; mais le soir, en se couchant, dans son lit, dans l'obscurité, on doit être bien inquiet; car, au bout du compte, on pourrait mourir pendant la nuit;-et un autre qui lui disait: je sais bien, monsieur, que vous autres huguenots, vous croyez en Dieu; je l'ai toujours soutenu, je n'en doute pas; mais en Jésus-Christ?... Quant au président, qui ne comprend pas comment une femme qui a quelque instruction et quelque usage du monde ose encore parler des dix commandements, et en général de la religion, il est encore plus plaisant ou plus pitoyable. Il a voulu raisonner; il dit, comme tant d'autres, que sans la religion nous n'aurions pas moins de morale, et cite quelques athées honnêtes gens. Répondez-lui que, pour en juger, il faudrait trois ou quatre générations et un peuple entier d'athées; car, si j'ai eu un père, une mère, des maîtres chrétiens ou déistes, j'aurai contracté des habitudes de penser et d'agir qui ne se perdront pas le reste de ma vie, quelque système que j'adopte, et qui influeront sur mes enfants, sans que je le veuille ou le sache: de sorte que Diderot, s'il était honnête homme, pouvait le devoir à une religion que, de bonne foi, il soutenait être fausse. Vous n'aviez pas besoin de m'assurer que vous ne disiez jamais rien de mes lettres qui pût avoir le plus petit inconvénient. Les écrirais-je si je n'en étais assurée? Je suis bien aise que vous soyez si contente de Cécile. Vous me trouvez extrêmement indulgente, et vous ne savez pas pourquoi; en vérité, ni moi non plus. Il n'y aurait eu, ce me semble, ni justice ni prudence dans une conduite plus rigoureuse. Comment se garantir d'une chose qu'on ne connaît et n'imagine point, qu'on ne peut ni prévoir, ni craindre? Y a-t-il quelque loi naturelle ou révélée, humaine ou divine, qui dise: la première fois que ton amant te baisera la main, tu n'en seras point émue? Fallait-il la menacer des chaudières bouillantes où l'on plonge à jamais les femmes mal-vivantes? Fallait-il, en la boudant, en lui montrant de l'éloignement, l'inviter à dire comme Télémaque: ô milord! Si maman m'abandonne, il ne me reste plus que vous? Supposé que quelqu'un fût assez fou pour me dire: oui, il le fallait; je dirais que, n'ayant ni indignation, ni éloignement dans le cœur, cette conduite, qui ne m'aurait paru ni juste ni prudente, n'aurait pas non plus été possible. Que direz-vous d'une scène qui nous bouleversa hier, ma fille et moi, au point que nous n'avons presque pas ouvert la bouche aujourd'hui, ne voulant pas en parler et ne pouvant parler d'autre chose? Voilà du moins ce qui me ferme la bouche, et je crois que c'est aussi ce qui la ferme à Cécile. Elle a l'air encore tout effrayée. Pour la première fois de sa vie elle a mal passé la nuit, et je la trouve très pâle. Hier, milord et son parent dînant au château, je n'eus l'après-dîner que mon cousin du régiment de *; ma fille le pria de faire une pointe à son crayon. Il prit pour cela un canif; le bois du crayon se trouva dur, son canif fort tranchant.Il se coupa la main fort avant, et le sang coula avec une telle abondance que j'en fus effrayée. Je courus chercher du taffetas d'Angleterre, un bandage, de l'eau. C'est singulier, dit-il en riant, et ridicule; j'ai mal au cœur. Il était assis. Cécile dit qu'il pâlit extrêmement. Je criai de la porte: ma fille, vous avez de l'eau de Cologne. Elle en mouilla vite son mouchoir; d'une main elle tenait ce mouchoir qui lui cachait le visage de M De *, de l'autre elle tâchait d'arrêter le sang avec son tablier. Elle le croyait presque évanoui, dit-elle, quand elle sentit qu'il la tirait à lui. Penchée comme elle l'était, elle n'aurait pu résister; mais l'effroi, la surprise lui en ôtèrent la pensée. Elle le crut fou; elle crut qu'une convulsion lui faisait faire un mouvement involontaire, ou plutôt elle ne crut rien, tant ses idées furent rapides et confuses. Il lui disait: chère Cécile! Charmante Cécile! Au moment où il lui donnait avec transport un baiser sur le front, ou plutôt dans ses cheveux par la manière dont elle était tombée sur lui, je rentre. Il se lève, et l'assied à sa place. Son sang coulait toujours.J'appelle Fanchon, je lui montre mon parent, je lui donne ce que je tenais, et sans dire un seul mot j'emmène ma fille. Plus morte que vive, elle me raconta ce que je viens de vous dire.-Mais, maman, disait-elle, comment n'ai-je pas eu la pensée de me jeter de côté, de détourner sa tête? J'avais deux mains; il n'en avait qu'une. Je n'ai pas fait le moindre effort pour me dégager du bras qui était autour de ma taille et qui me tirait. J'ai toujours continué à tenir mon tablier autour de la main blessée. Qu'importait qu'elle saignât un peu plus! C'est lui qui doit se faire de moi une idée bien étrange! N'est-il pas affreux de pouvoir perdre le jugement au moment où l'on en aurait le plus de besoin? Je ne répondais rien. Craignant également de graver dans son imagination d'une manière trop fâcheuse une chose qui lui faisait tant de peine, et de la lui faire envisager comme un événement commun, ordinaire et auquel il ne fallait point mettre d'importance, je n'osais parler. Je n'osai même exprimer mon indignation contre M De *. Je ne disais rien du tout. Je fis dire à ma porte que Cécile était incommodée. Nous passâmes la soirée à lire de l'anglais. Elle entend passablement Robertson. L'histoire de la malheureuse reine Marie l'attacha un peu; mais de temps en temps elle disait: mais, maman, cela n'est-il pas bien étrange? Était-il donc fou?-Quelque chose d'approchant, lui répondais-je; mais lisez, ma fille, cela vous distrait et moi aussi.-Le voilà. Il ne s'est pas fait annoncer, de peur sans doute qu'on ne le renvoyât. Je ne sais comment lui parler, comment le regarder. Je continue d'écrire pour me dispenser de l'un et de l'autre. Je vois Cécile lui faire une grande révérence. Il est aussi pâle qu'elle, et ne paraît pas avoir mieux dormi. Je ne puis pas écrire plus longtemps. Il ne faut pas laisser ma fille dans l'embarras. Monsieur De * s'est approché de moi quand il m'a vue poser la plume.-Me bannirez-vous de chez vous, madame? M'a-t-il dit. Je ne sais moi-même si j'ai mérité une aussi cruelle punition. Je suis coupable, il est vrai, de l'oubli de moi-même le plus impardonnable, le plus inconcevable, mais non d'aucun mauvais dessein, d'aucun dessein. Ne savais-je pas que vous alliez rentrer? J'aime Cécile; je le dis aujourd'hui comme une excuse, et hier, en entrant chez vous, j'aurais cru ne pouvoir jamais le dire sans crime. J'aime Cécile, et je n'ai pu sentir sa main contre mon visage, ma main dans la sienne, sans perdre pour un instant la raison. Dites à présent, madame, me bannissez-vous de chez vous? Mademoiselle, me bannissez-vous, ou me pardonnez-vous généreusement l'une et l'autre? Si vous ne me pardonnez pas, je quitte Lausanne dès ce soir. Je dirai qu'un de mes amis me prie de venir tenir sa place au régiment. Il me serait impossible de vivre ici si je ne pouvais venir chez vous, ou d'y venir si j'y étais reçu comme vous devez trouver que je le mérite. Je ne répondais pas. Cécile m'a demandé la permission de répondre. J'ai dit que je souscrivais d'avance à tout ce qu'elle dirait.-Je vous pardonne, monsieur, a-t-elle dit, et je prie ma mère de vous pardonner. Au fond, c'est ma faute. J'aurais dû être plus circonspecte, vous donner mon mouchoir et ne le pas tenir, détacher mon tablier après en avoir enveloppé votre main. Je ne savais pas la conséquence de tout cela; me voici éclairée pour le reste de ma vie. Mais, puisque vous m'avez fait un aveu, je vous en ferai un aussi qui vous sera utile peut-être, et qui vous fera comprendre pourquoi je ne crains pas de continuer à vous voir. J'ai aussi de la préférence pour quelqu'un.-Quoi! S'écria-t-il, vous aimez! Cécile ne répondit pas. De ma vie je n'ai été aussi émue. Je le croyais; mais le savoir! Savoir qu'elle aime assez pour le dire et de cette manière! Pour sentir que c'est un préservatif, que les autres hommes ne sont point à craindre pour elle! M De *, sur qui je jetai les yeux, me fit pitié dans ce moment, et je lui pardonnai tout.-L'homme que vous aimez, mademoiselle, lui dit-il d'une voix altérée, sait-il son bonheur?-Je me flatte qu'il n'a pas deviné mes sentiments, répondit Cécile avec le son de voix le plus doux et une expression dans l'accent la plus modeste qu'elle ait jamais eue.-Mais comment cela est-il possible? Dit-il; car, vous aimant, il doit étudier vos moindres paroles, vos moindres actions; et alors ne doit-il pas démêler...-je ne sais pas s'il m'aime, interrompit Cécile, il ne me l'a pas dit, et il me semble que je le verrais par la raison que vous me dites.-Je voudrais savoir, reprit-il, quel est cet homme assez heureux pour vous plaire, assez aveugle pour l'ignorer.-Et pourquoi voudriez-vous le savoir? Dit Cécile.-Il semble, dit-il, que je ne lui voudrais point de mal, et cela, parce que je ne le crois pas aussi amoureux que moi. Je lui parlerais tant de vous, avec tant de passion, qu'il ferait une plus grande attention à vous, qu'il vous en apprécierait mieux, et qu'il mettrait son sort entre vos mains; car je ne puis croire qu'il soit malheureusement lié comme moi. J'aurais eu au moins le bonheur de vous servir, et je trouverais quelque consolation à penser qu'un autre ne saura pas être heureux autant que je le serais à sa place.-Vous êtes généreux et aimable, lui dis-je; je vous pardonne aussi de tout mon cœur. Il pleura et moi aussi. Cécile baissait la tête, et reprit son ouvrage.-L'aviez-vous dit à votre mère? Lui dit-il.-Non, lui dis-je, elle ne me l'avait pas dit.-Mais vous savez qui c'est.-Oui, je le devine.-Et si vous cessiez de l'aimer, mademoiselle?-Ne le souhaitez pas, lui dis-je, vous êtes trop aimable pour qu'en ce cas-là je pusse ne vous pas bannir. Il me vint du monde, il se sauva. Je dis à Cécile de rester le dos tourné à la fenêtre, et je fis apporter du café que je la priai de me servir, quoiqu'il ne fût guère l'heure d'en prendre. Tout cela l'occupant et la cachant, elle essuya peu de questions sur sa pâleur et sur son indisposition de la veille. Il n'y eut que notre ami l'anglais à qui rien n'échappa.-J'ai rencontré votre parent, me dit-il tout bas. Il m'aurait évité s'il l'avait pu. Quel air je lui ai trouvé! Dix jours de maladie ne l'auraient pas plus changé qu'il n'a changé depuis avant-hier. Vous me trouvez bien pâle, m'a-t-il dit.Figurez-vous, en me montrant sa main, d'une piqûre, profonde à la vérité, m'a changé de la sorte. Je lui ai demandé où il s'était fait cette piqûre. Il m'a dit que c'était chez vous avec un canif, en taillant un crayon; qu'il avait perdu beaucoup de sang et s'était trouvé mal. Cela est si ridicule, a-t-il ajouté, que j'en rougis. En effet, il a rougi, et n'en a été le moment d'après que plus pâle. J'ai vu qu'il disait vrai, mais qu'il ne disait pas tout. En entrant ici, je vous trouve un air d'émotion et d'attendrissement. Mademoiselle Cécile est pâle et abattue. Permettez-moi de vous demander ce qui s'est passé.-Parce que vous avez été confident une fois, lui ai-je répondu en souriant, vous voulez toujours l'être; mais il y a des choses que l'on ne peut dire,-et nous avons parlé d'autre chose. On a travaillé, goûté, joué au piquet, au whist, aux échecs comme à l'ordinaire. La partie d'échecs a été fort grave. Le bernois faisait jouer Cécile d'après Philidor que j'avais fait chercher. Milord, que cela n'amusait guère, lui a cédé sa place et demandé à faire un robber au whist. À la fin de la soirée, la voyant travailler, il a dit à Cécile: vous m'avez refusé tout l'hiver, mademoiselle, une bourse ou un portefeuille; il faudra bien pourtant, quand je partirai, que j'emporte un souvenir de vous, et que vous me permettiez de vous en laisser un de moi.-Point du tout, milord, répondit-elle; si nous devons ne nous jamais revoir, nous ferons fort bien de nous oublier.-Vous avez bien de la fermeté, mademoiselle, dit-il, et vous prononcez ne nous jamais revoir comme si vous ne disiez rien. Je me suis approchée, et j'ai dit: il y a de la fermeté dans son expression; mais vous, milord, il y en a eu dans votre pensée, ce qui est bien plus beau.-Moi, madame?-Oui, quand vous avez parlé de départ et de souvenir, vous pensiez bien à une éternelle séparation.-Cela est clair, a dit Cécile en s'efforçant pour la première fois de sa vie à prendre un air de fierté et de détachement.Au reste, je crois que, si le détachement n'était que dans l'air, la fierté était dans le cœur. Le ton dont il avait dit quand je partirai l'avait blessée. Il fut blessé à son tour. N'est-il pas étrange qu'on ne se soucie d'être aimé que quand on croit ne le pas être; qu'on sente tant la privation, et si peu la jouissance; qu'on se joue du bien qu'on a, et qu'on l'estime dès qu'on ne l'a plus; qu'on blesse sans réflexion, et qu'on s'offense et s'afflige de l'effet de la blessure; qu'on repousse ce qu'on voudrait ensuite retirer à soi?-Quelle journée!Me dit Cécile dès que nous fûmes seules. M'est-il permis, maman, de vous demander ce qui vous en a le plus frappée?-Ce sont ces mots: j'ai aussi de la préférence pour quelqu'un.-Je ne me suis donc pas trompée, reprit-elle en m'embrassant; mais ne craignez rien, maman. Il me semble qu'il n'y a rien à craindre. Je me trouve, comme il dit, de la fermeté, et j'ai une envie si grande de ne pas vous donner de chagrins! Ce matin vous savez que nous n'avons presque point parlé. Eh bien! Je me suis occupée pendant notre silence de la manière dont il me conviendrait que vous voulussiez vivre pendant quelque temps. Cela sera un peu gênant pour vous, et bien triste pour moi; mais je sais que vous feriez des choses beaucoup plus difficiles.-Comment faudrait-il vivre, Cécile?-Il me semble qu'il faudrait moins rester chez nous, et que ces trois ou quatre hommes nous trouvassent moins souvent seules. La vie que nous menons est si douce pour moi et si agréable pour eux; vous êtes si aimable, maman; on est trop bien, rien ne gêne, on pense et on dit ce qu'on veut. Il vaudra mieux, au risque de s'ennuyer, aller chercher le monde. Vous m'ordonnerez d'apprendre à jouer, il ne sera plus question d'échecs ni de dames. On se désaccoutumera un peu les uns des autres. Si on aime, on pourra bien le montrer, et enfin le dire. Si on n'aime pas, cela se verra plus distinctement, et je ne pourrai plus m'y tromper.-Je la serrai dans mes bras:-que vous êtes aimable! Que vous êtes raisonnable! M'écriai-je. Que je suis contente et glorieuse de vous! Oui, ma fille, nous ferons tout ce que vous voudrez. Qu'on ne me reproche jamais ma faiblesse ni mon aveuglement. Seriez-vous ce que vous êtes, si j'avais voulu que ma raison fût votre raison, et qu'au lieu d'avoir une âme à vous, vous n'eussiez que la mienne? Vous valez mieux que moi. Je vois en vous ce que je croyais presque impossible de réunir, autant de fermeté que de douceur, de discernement que de simplicité, de prudence que de droiture. Puisse cette passion, qui a développé des qualités si rares, ne vous pas faire payer trop cher le bien qu'elle vous a fait! Puisse-t-elle s'éteindre ou vous rendre heureuse! Cécile, qui était très fatiguée, me pria de la déshabiller, de l'aider à se coucher et de souper auprès de son lit. Au milieu de notre souper, elle s'endormit profondément. Il est onze heures, elle n'est pas encore levée. Dès ce soir, je commencerai à exécuter le plan de Cécile, et je vous dirai dans peu de jours comment il nous réussit. Nous vivons comme Cécile l'a demandé, et j'admire qu'on nous fasse accueil dans un monde que nous négligions beaucoup. Nous y sommes une sorte de nouveauté. Cécile, qui a pris de la contenance, assez d'aisance dans les manières, de la prévenance, de l'honnêteté, est assurément une nouveauté très agréable; et ce qui fait plus que tout cela, c'est que nous rendons à la société quatre hommes qu'on n'est pas fâché d'avoir. Les premières fois que Cécile a joué au whist, le bernois voulut être son maître comme aux échecs, et l'assiduité qu'il a montrée auprès d'elle a un peu écarté le jeune lord. Les gens ont aussi perdu la pensée qu'il fallût le faire jouer constamment avec Cécile, comme ils l'avaient eue au commencement de l'hiver. Nous avons eu dans un même jour différentes scènes assez singulières, et des moments assez plaisants. Cécile avait dîné chez une parente malade, et j'étais seule à trois heures quand milord et son parent entrèrent chez moi.-Il faut à présent venir de bien bonne heure pour avoir l'espérance de vous trouver, dit milord. Il y a eu, avant ce changement, six semaines bien plus agréables que n'ont été ces derniers huit ou dix jours. Me serait-il permis de vous demander, madame, qui, de vous ou de Mademoiselle Cécile, a souhaité qu'on se mît à sortir tous les jours?-C'est ma fille, ai-je répondu. S'ennuyait-elle? Dit milord.-Je ne le crois pas, ai-je dit.-Mais pourquoi donc, a-t-il repris, quitter une façon de vivre si commode et si agréable, pour en prendre une pénible et insipide? Il me semble...-il me semble à moi, a interrompu son parent, que Mademoiselle Cécile peut en avoir eu trois raisons, c'est-à-dire une raison entre trois, qui chacune, lui feraient honneur.-Et quelles trois raisons? A dit le jeune homme.-D'abord elle peut avoir craint qu'on ne trouvât à redire à la façon de vivre que nous regrettons, et que des femmes, fâchées de ne plus voir ces deux dames parmi elles, et leur enviant les empressements de tous les hommes qu'elles veulent bien souffrir, ne fissent quelque remarque injuste et maligne. Or, une femme, et encore plus une jeune fille, ne peut prévenir avec trop de soin les mauvais propos et la disposition qui les fait tenir.-Et votre seconde raison?... Voyons, dit milord, si je la trouverai meilleure que la première.-Mademoiselle Cécile peut avoir inspiré à quelqu'un de ceux qui venaient ici un sentiment auquel elle n'a pas cru qu'il lui convînt de répondre, et que, par conséquent, elle n'a pas voulu encourager.-Et la troisième?-Il n'est pas impossible qu'elle ne se soit senti elle-même un commencement de préférence auquel elle n'a pas voulu se livrer.-Les hommes vous remercieront de la première et de la dernière conjecture, a dit milord.C'est dommage qu'elles soient si gratuites, et que nous ayons si peu de raisons de croire que nous attirions de l'envie sur ces dames, ou que nous donnions de l'amour.-Mais, milord, a dit en souriant son parent, puisque vous voulez qu'on soit si modeste pour vous aussi bien que pour soi, permettez-moi de vous dire qu'il vient deux hommes ici qui sont plus aimables que nous.-Voici Mademoiselle Cécile, a dit milord: je pense que vous ne seriez pas bien aise que je lui rendisse compte de vos conjectures, quelque honorables que vous les trouviez?-Comme vous voudrez, lui a-t-on répondu. Cécile était entrée.Le plaisir a brillé dans ses yeux.-Voulons-nous faire encore une pauvre partie d'échecs sans que personne s'en mêle? A dit milord.-Je le voudrais, a répondu Cécile, mais cela n'est pas possible. Dans un quart d'heure il faut que j'aille me coiffer et m'habiller pour l'assemblée de Madame De * (c'était la femme de notre parent, chez qui nous avions été invitées), et j'aime mieux causer un moment que de jouer une demi-partie d'échecs. En effet, elle s'est mise à causer avec nous d'un air si tranquille, si réfléchi, si serein, que je ne l'avais jamais trouvée aussi aimable. Les deux anglais sont restés pendant qu'elle faisait sa toilette. Elle est revenue simplement et agréablement vêtue; nous l'avons tous un peu admirée, et nous sommes sortis. À la porte de la maison où nous allions, le parent de milord a dit qu'il ne fallait pas entrer avec nous, et a voulu faire encore une visite.-Enviera-t-on aussi à ces dames, a dit milord, le bonheur d'avoir été accompagnées par nous?-Non, a dit son parent, mais on pourrait envier le nôtre, et je ne voudrais faire de la peine à personne. Nous sommes entrées, ma fille et moi. L'assemblée était nombreuse; Madame De * avait mis beaucoup de soin à une parure qui devait avoir l'air négligé. Son mari n'est pas resté longtemps dans le salon; de sorte qu'il n'y était plus quand on a présenté deux jeunes français, dont l'un avait l'air fort éveillé, l'autre fort taciturne. Je n'ai fait qu'entrevoir le premier; il était partout. L'autre est resté immobile à la place que le hasard lui avait d'abord donnée. Nos anglais sont venus. Ils ont demandé à Madame De * où était son mari.-Demandez à mademoiselle, a-t-elle répondu d'un ton de plaisanterie en montrant ma fille: il n'a parlé qu'à elle; et, content d'avoir eu ce bonheur, il s'en est allé aussitôt. Les anglais se sont donc approchés deCécile: elle a dit, sans se déconcerter, que, son cousin s'étant plaint d'un grand mal de tête, il avait proposé au général d'A de faire une partie de piquet dans un cabinet éloigné du bruit. Là-dessus, j'ai laissé Cécile sur sa bonne foi, et suis allée trouver mon cousin, à qui j'ai demandé s'il avait aussi mal à la tête que le prétendait Cécile, ou s'il avait trouvé sa situation dans le salon trop embarrassante.-Seriez-vous assez barbare pour me plaisanter? A-t-il dit (il faut vous dire en passant que le digne général d'A est un peu sourd); mais n'importe, je vous ferai ma confession. J'avais mal à la tête, ma santé ne s'est pas remise de cette piqûre (il montrait sa main); cela ne m'aurait pourtant pas obligé à me retirer, mais j'ai senti que je serais très embarassé; et puis, j'ai toujours trouvé qu'un homme avait mauvaise grâce chez lui dans une assemblée nombreuse, et j'ai eu la coquetterie de ne pas vouloir que vous me vissiez promener sottement ma figure de femme en femme, de table en table. Ces sortes d'assemblées étant au contraire le triomphe des maîtresses de maison, j'ai voulu laisser jouir Madame De * de ses avantages, et ne pas courir le risque de gâter son plaisir en lui donnant de l'humeur. Je plaisantais de tout ce raffinement, quand l'un des français est venu mettre sa tête dans le cabinet. Ouvrant tout-à-fait la porte dès qu'il m'a aperçue: je parierais, madame, a-t-il dit en me saluant, que vous êtes la sœur, la tante, ou la mère d'une jolie personne que je viens de voir là-dedans.-Laquelle? Ai-je dit.-Ah! Vous le savez bien, madame, m'a-t-il répondu. J'ai dit: eh bien! Je suis sa mère; mais à quoi l'avez-vous deviné?-Ce n'est pas à ses traits, m'a-t-il dit, c'est à sa contenance et à sa physionomie: mais comment pouvez-vous la laisser en butte aux fureurs vengeresses de la maîtresse du logis? Je l'ai suppliée de ne pas boire une tasse de thé qu'elle lui donnait, et de dire qu'elle y avait vu tomber une araignée; mais mademoiselle votre fille a haussé les épaules et a bu. Elle est courageuse, ou bien elle croit à la vertu comme Alexandre; mais moi, je crois à la jalousie de Madame De *. Certainement elle lui a enlevé son mari ou son amant; mais je pense que c'est son mari, car la dame a l'air plus vaine que tendre. Je voudrais bien le voir. Je suis sûr qu'il est très aimable et très amoureux. D'ailleurs, j'ai ouï dire ici et dans la ville où son régiment est en garnison qu'il était le plus aimable comme le plus brave cavalier du monde. Mais, madame, ce n'est pas la seule situation intéressante que mademoiselle votre fille donne lieu aux spectateurs de considérer. Elle a auprès d'elle deux bernois, un allemand et un lord anglais, qui est le seul à qui elle ne dise pas grand'chose. Il a l'air d'en être consterné. Il n'est guère fin, à mon avis. Il me semble qu'à sa place j'en serais flatté. Cette distinction en vaut bien une autre.-Vos tableaux me paraissent être d'imagination, lui ai-je dit en souriant; mais j'étais au fond très peinée. Allons voir tout cela. J'ai fermé la porte du cabinet après en être sortie.-Savez-vous bien, monsieur, ai-je dit, que vous avez parlé devant le maître de la maison, celui qui joue?-Quoi, lui! Je suis au désespoir. Je ne le croyais pas si jeune; et rouvrant aussitôt la porte et me ramenant à la partie de piquet: que faut-il, monsieur, a-t-il dit à mon parent, que fasse un jeune écervelé vis-à-vis d'un galant homme qui a bien voulu faire semblant de ne pas entendre les sottises qui lui sont échappées?-Ce que vous faites, monsieur, a dit M De * en se levant. Et, serrant de bonne grâce la main que lui présentait le jeune étranger, il a avancé une chaise, et nous a priés de nous asseoir. Ensuite il a demandé des nouvelles de plusieurs officiers de son régiment et d'autres personnes que le jeune homme avait vues après lui. À mon tour, je l'ai questionné. Il est parent de votre mari; il vous a vue et votre fille, mais seulement en passant, de sorte que je n'ai pu en tirer grand'chose sur cet intéressant sujet. Il est plus proche parent de l'évêque de B, que nous avons vu ici encore abbé de Th, et il a un peu de sa fine et vive physionomie. Je lui ai demandé ce qu'était son frère.-Officier d'artillerie, m'a-t-il dit, rempli de talents et d'application; mais aussi il n'est que cela.-Et vous? Lui ai-je dit.-Un étourdi, un espiègle, et je ne suis aussi que cela. J'avais cru que cette profession me suffirait jusqu'à vingt ans; mais, quoique je n'en aie que dix-sept, j'ai envie d'abdiquer tout de suite. Encore serait-ce trop tard d'un jour.-Et laquelle prendrez-vous à la place?-Je m'étais toujours promis, m'a-t-il répondu, d'être un héros en cessant d'être un fou. À vingt ans je veux être un héros. J'ai envie d'employer ces trois ans d'intervalle à me préparer à ce métier, mieux que je n'aurais pu faire si je n'avais quitté l'autre dès à présent.-Je vous remercie, lui ai-je dit, et suis très contente de vous et de vos réponses. Allons voir ce que fait ma fille. Je prie l'apprenti héros de penser que la loyauté, la prudence, la discrétion envers les dames faisaient partie de la profession de ses devanciers les plus célèbres, ceux dont les troubadours de son pays chantaient les amours et les exploits. Je le prie de ne pas dire un mot de ma fille qui ne soit digne du preux chevalier le plus discret.-Je vous le promets, non pas en plaisantant, mais tout de bon, m'a-t-il dit. Je ne saurais me taire trop scrupuleusement après l'extravagance avec laquelle j'ai parlé. Nous étions alors dans le salon. Ma fille jouait au whist avec des enfants, princes à la vérité, mais qui n'en étaient pas moins les petits ours les plus mal léchés du monde.-Voyez, m'a dit le français; le lord anglais et le beau bernois ont été placés à l'autre extrémité de la chambre.-Point de remarques, lui ai-je dit.-M'est-il donc permis de vous montrer mon frère qui, assis à la même place où nous l'avons laissé, bombarde et canonne encore la même ville; Gibraltar, par exemple? Cette table est la forteresse; ou bien c'est Maëstricht qu'il s'agit de défendre. Ce babil n'aurait jamais fini, si je n'eusse prié qu'on me fît jouer. Je finissais ma partie quand mon cousin est rentré dans le salon. Il s'est approché de moi.-Faut-il, m'a-t-il dit, que ce petit étourdi ait vu en un instant ce que je n'ai su voir malgré toute mon application! Faut-il qu'il soit venu me tirer d'une incertitude dont à présent je connais tout le prix! Il s'assit tristement à mes côtés, n'osant s'approcher de ma fille, ne pouvant se résoudre à s'approcher de sa femme ni de milord.-Je vous laisse croire, lui dis-je; vous porteriez vos soupçons sur quelque autre, et ils seraient peut-être encore plus fâcheux; car cet enfant ne me paraît pas d'une figure ni d'un esprit bien distingués. Demandez-vous pourtant s'il est bien raisonnable d'ajouter tant de foi aux observations qu'a pu faire en un demi-quart d'heure un jeune étourdi.-Cet étourdi, m'a-t-il répondu, n'a-t-il pas deviné ma femme? Nous nous retirâmes; je laissai mon cousin plongé dans la tristesse. Les anglais nous ramenèrent, et milord me pria si instamment de permettre qu'on portât leur souper chez moi, que je ne pus le refuser. Ils me racontèrent tous les mots piquants, les regards malveillants de notre parente.C'était l'explication de cette tasse de thé que le français ne voulait pas que ma fille bût. On parla de la partie qu'on lui avait fait faire. À tout cela Cécile ne disait pas un mot; et me tirant à part: ne nous plaignons pas, maman, me dit-elle, et ne nous moquons pas; à sa place, j'en ferais peut-être tout autant.-Non pas, lui dis-je, comme elle par amour-propre.Le souper fut gai. Le petit lord me parut fort aise de n'avoir point de bernois, point de français, point de concurrents autour de lui. En s'en allant, il me dit que cette fois-ci il adopterait les ménagements de son cousin, et ne dirait mot du souper, de peur de se faire porter envie. Je ne lui aurais pas demandé le secret, mais je ne suis pas fâchée que de lui-même il le garde. Mon cousin me fait tout de bon pitié. Les français repartent demain. Ils ont fait grande sensation ici; mais, en admirant l'application et les talents de l'aîné, on regrettait qu'il ne parlât pas un peu plus, qu'il ne fût pas comme un autre; et, en admirant la vivacité d'esprit et la gentillesse du cadet, on aurait voulu qu'il parlât moins, qu'il fût circonspect et modeste, sans penser qu'il n'y aurait alors plus rien à admirer non plus qu'à critiquer chez aucun des deux. On ne voit point assez que, chez nous autres humains, le revers de la médaille est de son essence aussi bien que le beau côté. Changez quelque chose, vous changez tout. Dans l'équilibre des facultés vous trouverez la médiocrité comme la sagesse. Adieu, je vous enverrai, par les parents de votre mari, la silhouette de ma fille. Je vais vite copier une lettre du bernois que mon cousin vient de m'envoyer. "Ta parente, Cécile De *, est la première femme que j'aie jamais désiré d'appeler mienne. Elle et sa mère sont les premières femmes avec qui j'aie pu croire que je serais heureux de passer ma vie. Dis-moi, mon cher ami, toi qui les connais, si je me suis trompé dans le jugement parfaitement avantageux que j'ai porté d'elles? Dis-moi encore (car c'est une seconde question), dis, sans te croire obligé de détailler tes motifs, si tu me conseilles de m'attacher à Cécile et de la demander à sa mère? " Plus bas, mon cousin a écrit: "à ta première question je réponds sans hésiter: oui, et cependant je réponds: non à la seconde. Si ce qui me fait dire non vient à changer, ou si mon opinion à cet égard change, je t'en avertirai tout de suite." Il a écrit dans l'enveloppe: "faites-moi la grâce, madame, de me faire savoir si vous et Mademoiselle Cécile approuvez ma réponse. Supposé que vous ne l'approuviez pas, je garderai ceci, et ferai la réponse que vous me dicterez." Cécile est sortie, je l'attends pour répondre. Elle approuve la réponse. Je lui ai dit: pensez-y bien, ma chère enfant!-J'y pense bien, m'a-t-elle répondu.-Ne te fâche pas de ma question, lui ai-je dit: trouves-tu ton anglais plus aimable? Elle m'a dit que non.-Le crois-tu plus honnête, plus tendre, plus doux?-Non.-Le trouves-tu d'une plus belle figure?-Non.-Tu vivrais, du moins en été, dans le pays de Vaud. Aimerais-tu mieux vivre dans un pays inconnu?-J'aimerais cent fois mieux vivre ici, et j'aimerais mieux vivre à Berne qu'à Londres.-Te serait-il indifférent d'entrer dans une famille où l'on ne te verrait pas avec plaisir?-Non, cela me paraîtrait très fâcheux.-S'il est des nœuds secrets, s'il est des sympathies, en est-il ici, ma chère enfant?-Non, maman. Je ne l'occupe tout au plus que quand il me voit, et je ne pense pas qu'il me préfère à son cheval, à ses bottes neuves, ni à son fouet anglais. Elle souriait tristement, et deux larmes brillaient dans ses yeux.-Ne vous paraît-il pas possible, ma fille, d'oublier un pareil amant? Lui ai-je dit.-Cela me paraît possible; mais je ne sais si cela arrivera.-Est-il bien sûr que tu te consolasses de rester fille?-Cela n'est pas bien sûr, c'est encore une de ces choses dont il me semble qu'on ne peut juger d'avance.-Et cependant la réponse?-La réponse est bonne, maman, et je vous prie d'écrire à mon cousin de l'envoyer.-Écris toi-même, ai-je dit. Elle a fait une enveloppe à la lettre et a écrit en dedans: "la réponse est bonne, monsieur, et je vous en remercie. Cécile De *." La lettre envoyée, ma fille m'a donné mon ouvrage et a pris le sien.-Vous m'avez demandé, maman, m'a-t-elle dit, si je me consolerais de ne pas me marier. Il me semble que ce serait selon le genre de vie que je pourrais mener. J'ai pensé déjà plusieurs fois que, si je n'avais rien à faire que d'être une demoiselle au milieu de gens qui auraient des maris, des amants, des femmes, des maîtresses, des enfants, je pourrais trouver cela bien triste, et convoiter quelquefois, comme vous disiez l'autre jour, le mari ou l'amant de mon prochain; mais, si vous trouviez bon que nous allassions enHollande ou en Angleterre tenir une boutique ou établir une pension, je crois qu'étant toujours avec vous et occupée, et n'ayant pas le temps d'aller dans le monde ni de lire des romans, je ne convoiterais et ne regretterais rien, et que ma vie pourrait être très douce. Ce qui manquerait à la réalité, je l'aurais en espérance. Je me flatterais de devenir assez riche pour acheter une maison entourée d'un champ, d'un verger, d'un jardin, entre Lausanne et Rolle, ou bien entre Vevey et Villeneuve, et d'y passer avec vous le reste de ma vie.-Cela Serait bon, lui ai-je dit, si nous étions sœurs jumelles; mais, Cécile, je vous remercie: votre projet me plaît et me touche. S'il était encore plus raisonnable, il me toucherait moins.-On meurt à tout âge, a-t-elle dit, et peut-être aurez-vous l'ennui de me survivre.-Oui, lui ai-je répondu; mais il est un âge où l'on ne peut plus vivre, et cet âge viendra dix-neuf ans plus tôt pour moi que pour vous. Nos paroles ont fini là, mais non pas nos pensées. Six heures ont sonné, et nous sommes sorties, car nous ne passons plus de soirées à la maison, à moins que nous n'ayons véritablement du monde, c'est-à-dire des femmes aussi bien que des hommes. Jamais je n'étais moins sortie de chez moi que pendant le mois passé, et jamais je ne suis tant sortie que ce mois-ci. La retraite était une affaire de hasard et de penchant; la dissipation est une tâche assez pénible. Si je n'étais pas la moitié du temps très inquiète dans le monde, je m'y ennuierais mortellement. Les intervalles d'inquiétude sont remplis par l'ennui.Quelquefois je me repose et me remonte en faisant un tour de promenade avec ma fille, ou bien, comme aujourd'hui, en m'asseyant seule vis-à-vis d'une fenêtre ouverte qui donne sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, auteur de tout ce que je vois, d'avoir voulu que ces choses fussent si agréables à voir. Elles ont un autre but que de me plaire. Des lois auxquelles tient la conservation de l'univers font tomber cette neige, et luire ce soleil. En la fondant, il produira des torrents, des cascades, et il colorera ces cascades comme un arc-en-ciel. Ces choses sont les mêmes là où il n'y a point d'yeux pour les voir; mais, en même temps qu'elles sont nécessaires, elles sont belles. Leur variété aussi est nécessaire, mais elle n'en est pas moins agréable, et n'en prolonge pas moins mon plaisir. Beautés frappantes et aimables de la nature! Tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon cœur! Ma chère amie, vous m'avez fait encore plus de plaisir que vous ne croyez, en me disant que la silhouette de Cécile vous plaisait si fort, et que les récits du chevalier de * vous avaient donné tant d'envie de voir la fille et de revoir la mère. Eh bien! Il ne tient qu'à vous de les voir. Ma fille perd sa gaieté dans la contrainte qu'elle s'impose. Si cela durait plus longtemps, je craindrais qu'elle ne perdît sa fraîcheur, peut-être sa santé. Depuis quelques jours je méditais sur les moyens de prévenir un malheur qu'il m'est affreux de craindre, et qu'il me serait impossible de supporter. On ne me félicitait plus sur sa bonne grâce, on ne me louait plus sur son éducation, sans me donner une envie de pleurer que je ne surmontais pas toujours; et tout le temps que j'étais seule, je le passais à imaginer un moyen de distraire ma fille, de lui rendre le bonheur, de lui conserver la santé et la vie; car mes craintes n'avaient point de bornes. Je ne trouvais rien qui me satisfît. Il est de trop bonne heure pour aller à la campagne. Si j'en avais loué une dans cette saison, et que j'y fusse allée, quels propos n'aurais-je pas fait tenir! Et même plus tard, si je l'avais prise près de Lausanne, outre que cela aurait été bien cher, cela n'aurait pas assez changé la scène; et plus loin, dans nos montagnes ou dans la vallée du lac de Joux, ma fille, n'étant plus sous les yeux du public, aurait été exposée aux conjectures les plus injustes et les plus affligeantes. Votre lettre est venue: toute incertitude a cessé. J'ai dit mon dessein à ma fille. Elle accepte courageusement. Nous irons donc vous voir, à moins que vous ne nous le défendiez; mais je suis si persuadée que vous ne nous le défendrez pas, que je vais annoncer notre départ, et louer ma maison à des étrangers qui en cherchent une. Le régiment de * est dans votre voisinage. Je ne saurais en être fâchée pour mon cousin, parce que lui-même en sera très aise, et j'en suis bien aise à cause du bernois. Si le jeune lord nous laisse partir sans rien dire; si du moins, après notre départ, sentant ce qu'il a perdu, il ne court pas sur nos pas, ne m'écrit point, ne demande point à ses parents la permission de leur donner Cécile pour belle-fille, je me flatte que Cécile oubliera un enfant si peu digne de sa tendresse, et qu'elle rendra justice à un homme qui lui est supérieur à tous égards. |