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1
+ VOYAGE DANS LES ESPACES. CHAPITRE PREMIER.
2
+ LE quinze du mois.... dernier, je fus attaqué d'une si violente apoplexie que je restai près de vingt-quatre heures sans connaissance. Qu'on demande à quelqu'un qui se soit trouvé dans un pareil état, ce que faisait pour lors son âme, il répondra qu'elle était dans les espaces. C'est-là précisément que fut la mienne.
3
+ Voici qui est intéressant, dira d'abord tout Physicien, un voyage dans ce Pays-là est l'unique moyen de décider la question du vide et du plein, mais je le préviens; il sera trompé dans son attente; je ne puis lui donner là-dessus le moindre éclaircissement, il ne me vint pas seulement l'idée d'en prendre; il n'y aurait je crois pas plus pensé que moi, s'il se fut trouvé tout-à-coup dans ces vastes et effroyables solitudes. J'y errais à-peu-près comme une plume légère, livrée au caprice du souffle qui l'agite; je ne savais si je montois ou si je descendais, ni ou j'allais, ni quand je cessais d'aller, et j'étais en proie à l'inquiétude la plus amère, lorsqu'après quelques heures d'une situation aussi cruelle, je reconnus une Région habitée, et vis devant moi un portail superbe, sur lequel était écrit en grandes lettres d'or, Hôtel des Auteurs François.
4
+ Je fus tout réjoüi à cette vue: l'aventure s'est dénouée bien heureusement, me dis-je à moi-même, je vais voir bonne compagnie. J'entrai hardiment et personne ne m'arrêta; je traversai plusieurs grandes cours et j'arrivai enfin à un vestibule immense.
5
+ CHAPITRE SECOND Le Vestibule.
6
+ IL était plein d'un nombre prodigieux de laquais. Dès qu'ils me virent paraître, ils se levèrent promptement et mirent leur chapeau bas. Ah! me dis-je, il y a de l'ordre dans ce monde, et ils ne sont pas si souples chez les Seigneurs de l'autre. A qui êtes-vous, demandai-je d'un ton assuré à un de ceux qui se trouva le plus près de moi et qui me parut avoir la meilleure façon? A peine lui eus-je fait cette question, que j'aperçus le nom de *** imprimé sur son front: je le vois, ajoutai-je, vous êtes à M. ***, donnez-m'en des nouvelles. Je suis si bien à M. ***, me répondit-il, que je suis M. *** lui-même. Il remarqua l'étonnement que me causait sa réponse: tel est l'arrêt irrévocable que je subis, reprit-il tout de suite; je suis condamné à servir ici, ceux à qui je me croyais, tout au moins, égal là-haut. Qui que vous soyez, mort ou vivant, car vous n'avez la mine ni de l'un, ni de l'autre; écoutez ce que je vais vous apprendre, et si vous n'êtes ici qu'en entrepôt, comme je le soupçonne, ne manquez pas d'en faire part aux Auteurs vivants.
7
+ Chacun pèse ici ce qu'il vaut, pas davantage: la brigue et la faveur ne sauraient mettre un grain de plus dans une balance qui est tenue par la Justice la plus sévère. Tout cela est conforme à la croyance commune et n'a rien de nouveau pour vous, mais ceci le sera. Ceux dont les ouvrages doivent passer à l'immortalité, en reçoivent la récompense dans ce Palais, bâti des mains même de la gloire, et duquel c'est ici le vestibule. Ils y sont enivrés de plaisirs et d'honneurs. Les Bossuets, les Fénelons, les Molieres, les Corneilles, les Racines, les Despréaux, les Rousseaux, les Montesquieux, les Fontenelles, etc. en sont les heureux possesseurs; pour nous, nous sommes à leurs ordres, ce nombre confus de gens bigarrés que vous voyez, fait partie de leur maison, et leur bonheur est si solidement établi, que leur train s'accroît tous les jours. A mesure que les Auteurs arrivent, ils sont jugés, et la plupart s'arrêtent ici, malheureusement pour nous; la foule augmente tellement, que bientôt, hélas! nous ne pourrons plus y être contenus, et que nous y serons à la presse, en punition d'y avoir mis nos ouvrages.
8
+ Cet appartement est bien vaste, lui dis-je, et ce que vous craignez ne me parait guère vraisemblable, n'allez donc pas vous faire un supplice d'une chose qui n'arrivera jamais; au contraire, ajoûtai-je, pour calmer le chagrin qui éclatait dans toute sa personne, les nouveaux venus vous amuseront par les nouvelles dont ils vous feront part.
9
+ Ah! reprit-il amèrement, comment me persuaderiez-vous une chose dont l'expérience me montre tous les jours le contraire. Il faut que la demangaison d'écrire soit devenue épydémique: les Auteurs ne viennent plus un à un et de temps en temps, comme autrefois, ils descendent en troupe, et s'ils étaient amusants, les verrions-nous dans ce lieu? Jettez les yeux sur tout ce monde, voyez le silence qui y règne et l'ennui qui le consume: C'est la réparation de celui que nos ouvrages ont causé. Nous autres du siècle passé disons par fois quel-que chose, mais on ne peut arracher un mot à tous ces nouveaux débarqués, ils sont de plus que nous, condamnés à un baillement perpétuel.
10
+ Examinez-en la troupe languissante et soporifique: je les fixai en effet et ils me parurent si prodigieusement ennuyés, que malgré la curiosité que tout cela excitait en moi, je ne pus m'empêcher de bailler par sympathie.
11
+ Après quelques efforts réïtérés que je fis, pour me défendre du sommeil contagieux qui allait s'ensuivre; je repris la conversation ainsi: expliquez-moi, je vous en prie, si vous servez en commun les mêmes Maître, et dans ce cas, pourquoi cette différence de livrées? Le Palais est commun, il y a des appartements communs; mais outre cela, chaque Maître a sa maison particulière. Pourquoi donc appartenez-vous à l'un plutôt qu'à l'autre? Quel ordre observeton à cet égard? Cet ordre est tout simple, reprit-il, les mauvais comiques servent Moliere, les tragiques, Corneille ou Racine, ainsi du reste; en qualité de mauvais Poëte, je suis à M. Despréaux.
12
+ Dans cet instant on ouvrit une porte des appartements intérieurs, et l'on donna une commission à mon homme qui me quitta.
13
+ L'air humble et bas que je remarquai à tous ces Auteurs laquais, me donna l'effronterie de les fixer en face et de les considérer en détail; il n'était pas naturel que je me sentisse là plus de respect pour leurs personnes, que je n'en avais pour leurs ouvrages, la première découverte que je fis, fut qu'ils étaient tous étiquetés au front comme des livres, avec le titre de leurs œuvres, qui leur avait mérité cette condamnation; et que de noms et de titres inconnus ne lus je point! la variété de toutes leurs couleurs, m'en avait d'abord imposé; mais dans la revue que j'en fis, que je les trouvai maussades! A travers les galons et les dorures dont plusieurs étaient décorés, je vis dessous la poudre et les vers qui les rongeaient. Ah! malheureux, dis-je, vous essuyez donc ici le même sort que vos œuvres là-haut. Que ne puis-je vous montrer à quelques Auteurs de ma connaissance. Voyez leur dirais-je, et tremblez. Les uns étaient affaissés sous le poids de leurs corps, tandis que d'autres maigres et décharnés semblaient ne pas peser sur leur base. Ces gens-là, me disais-je, ne sont sûrement pas nourris à la même table: mais tout cela n'est pas sans cause, instruisons-nous de tout. Je cherchai long-temps avant de trouver quelqu'un de connu. Je rencontrai enfin Pradon et ce fut à lui à qui je m'adressai.
14
+ Puisque vos tragédies ne vous ont pas rendu maître ici, vous devez, lui dis-je, être vraisemblablement à M. Racine. Vous ne vous trompez pas, me dit-il: je vous vois ici bien des camarades, et s'il faut en juger par le nombre des tragédies nouvelles, votre maître va devenir un des plus grands Seigneurs des Enfers. N'y a-t-il point de jalousse entre Corneille et lui, ou pour éviter tout discord, y aurait-il quelque règlement entre eux?
15
+ Les Auteurs, me répondit il, portent leur destination en entrant ici. La force et le sublime, font principalement le caractère de Corneille; ceux qui portent sa livrée, sont ceux qui ayant voulu l'imiter, s'y sont pris comme la grenouille auprès du bœuf. En voilà la bande boursouflée. Je me tournai du côté où il me les montrait, et ils me semblérent tous bouffis et enflés. Rien n'est si doux, continua-t-il, si tendre, si élégant que mon maître; l'air fade de ces gens risquerait de vous donner au cœur si vous vous en approchiez de trop près: et déjà il me faisait éprouver qu'il disait vrai.
16
+ Qui sont, Monsieur, ces pauvres gens si décharnés? Ce sont, me dit-il, des Auteurs dont les ouvrages sont aussi secs et aussi maigres qu'eux. Et ceux-ci au contraire qui sont si bien nourris et si prodigieusement grands et gros? Ce sont des in-folio, chargés de beaucoup de matière et de peu d'esprit. Un Régiment de soldats de cette taille, me dis-je tout bas, vaudrait, tout au moins, le gain de la première bataille, comme les éléphants à Pyrhus.
17
+ Vous me trouverez bien interrogatif, continuai-je; mais de grâce expliquez-moi, si vous mangez, avec quoi on vous nourrit et qui fournit à cetté dépense? A ces mots il prit un air austère, et je vis dans ses yeux un feu qu'il n'a sûrement que dans ses ouvrages. Si nous avons jamais fait quelque chose de bon, dit-il, il nous vient à la bouche, nous le mâchons, le ruminons et en exprimons tout le suc; c'est-là toute notre nourriture: les aliments de la plupart qui sont ici, se réduisent pour la suite des siècles, à quelque douzaine de vers, ou a quelques lambeaux de phrase, qui, à force d'être mâchés et remâchés, n'ont presque plus pour nous aucune saveur, et nous donnent un dégoût affreux; aussi sommes-nous dévorés de la faim la plus cruelle.
18
+ Exhortez, Monsieur, les Auteurs vivants, de notre part, à la souffrir avec patience; représentez-leur fortement qu'il vaut bien mieux pour eux qu'ils l'endurent là-haut pendant leur vie, sans écrire, que de venir l'endurer ici à jamais, pour avoir écrit.
19
+ Tout ce que je voyais et ce que je venais d'apprendre, m'inspirait une telle horreur et un tel ennui, que je commençais de partager les tourments de ces misérables. Ne pourrais-je point, lui dis-je, entrer dans les appartements: vous êtes bien le maître, me dit il, et il m'en ouvrit tout de suite la porte.
20
+ CHAPITRE III. L'Anti-Chambre.
21
+ QUe je me sentis soulagé! les jours en étaient bien différents. Je crus sortir de prison, en sortant de cet ennuyeux et ennuyé Vestibule. Mais sur tout quel contraste dans les physionomies de ceux que j'y trouvai! les autres plates, grossières et manquées, inspiraient le dégoût et le mépris; celles-ci, gracieuses, douces et régulières, s'attiraient d'abord l'estime et l'amitié. La politesse de leurs écrits était aussi dans leurs manières. Je ne tardai pas à l'éprouver. A quoi peut-on vous être utile, me dit l'un d'entre eux, d'un air prévenant, voulez-vous voir nos Maîtres?
22
+ Comment vos Maîtres, répondis-je tout ému, est-ce que vous êtes faits pour servir quelqu'un? Et nos grands Auteurs François seraient-ils ici subalternes et au service de ceux de quelque autre nation? Non, Monsieur, me répliqua M. de la Motte: car il était étiqueté comme on l'était au Vestibule, et je le connus là, si je ne l'avais déjà reconnu à sa politesse. Nos Maîtres ne le cèdent à personne, leurs ouvrages seront immortels comme eux, et feront constamment les délices des races futures: il n'en est pas ainsi des nôtres: ces fleurs qui ne se fanent jamais y sont trop clair semées, elles seront étouffées par les épines plus nombreuses qui y sont, et entraînées dans la nuit des siècles. Ces couronnes que j'ai si souvent remportées et que j'imaginais devoir toujours rester vertes, se sont séchées devant celles de Rousseau. J'admire dans ces régions, où l'amour propre ne nous offusque plus, les accents harmonieux de sa lyre que je mettais au-dessous de la mienne: j'étais là-haut son rival, je remplis ici le premier emploi de sa chambre. Heureux encore de n'avoir pas été adjugé pour mes fables à la Fontaine, chez qui l'on ne m'aurait pas fait un sort si doux.
23
+ Pendant qu'il me parlait ainsi, je parcourais avec des yeux avides toute sa personne, et rien ne m'y paraissait bien naturel. Ses gestes étaient affectés et sa parure comparable à celle d'une jeune coquette, l'art y éclatait partout et sans ménagement: Ah! me dis-je tout bas, serait-ce la punition de celui qu'il a mis dans ses vers? et les défauts de l'ouvrage passeraient-ils par une espèce de métempsycose, dans les attitudes, les ajustements et la figure de l'Auteur? La curiosité de voir si cette idée avait en effet quelque réalité, devint trop forte pour y résister. Je les examinai, mais à la dérobée, dans la crainte de passer pour impoli ou de leur faire de la peine s'ils s'en apercevaient. Balzac était magnifique, mais son écharpe était trop ample, ses canons trop vastes, son collet trop empesé. Voiture était mince et fluet, et ne marchait que sur la pointe des pieds. Segrais tantôt embouchait la trompette et tantôt le chalumeau; mais le souffle lui manquait pour l'une et il faisait de faux tons sur l'autre. Pavillon tenait une posture agréable et naturelle, mais sans noblesse. Pelisson avait beaucoup de douceur et semblait convalescent. Tout était compassé et symétrisé dans Bouhours. Du Cerceau avec un grand air de vivacité et de gaieté, avait peine à se soutenir sur ses jambes; sa ceinture était liée avec grâce, mais sa robe était lâche et décousue. Campistron était pâle et débile.
24
+ Chapelle et la Fare, fort négligés, mais fort gracieux, étaient nonchalemment assis sur un sofa, etc....
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+ Pendant que mes yeux faisaient cette échappée, j'avais cessé de faire attention à ce que me disait M. de la Motte et il s'était arrêté: je revins à lui. Ah!
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+ Monsieur, lui dis-je tout confus, ce que je vois est si nouveau pour moi, que ma distraction est bien pardonnable. Veuillez, je vous en conjure, reprendre le fil de votre discours. Il continua ainsi de la façon du monde la plus polie.
27
+ Par ce que vous avez vu au Vestibule, vous pouvez juger de ce qui se passe ici, la différence n'est que du plus au moins. Nos aliments sont les mêmes, mais nous faisons, ajouta-t-il d'un ton ironique, un peu meilleure chère et changeons un peu plus souvent de mets. L'ennui nous gagne quelquefois à la vérité, mais bientôt quelque heureuse saillie nous secoue et nous réveille. La foule ici n'est pas si grande et nous n'avons pas la perspective affreuse d'être un jour écrasés les uns contre les autres. Nous aprochons de près nos Maîtres, qui sont pleins de bonté et d'égards pour nous: nos emplois auprès d'eux ont mille agréments et milles charmes, en les servant dans leurs plaisirs, nous les partageons en quelque façon avec eux; c'en est toujours un bien réel que celui de les entendre.
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+ Je le remerciai, le mieux qu'il me fut possible, de ce qu'il venait de m'apprendre. Mettez le comble à vos bontés, lui dis-je, permettez-moi de parcourir vos appartements? les compliments sont abolis ici, sans doute; laissez-moi donc sans façon faire cette visite tout seul, je n'en verrai que mieux, parce que je ne serai point pressé par la crainte d'abuser de votre complaisance. Comme il vous plaira, reprit il, je ne veux pas vous gêner.
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+ Je profitai sur le champ de la permission qu'il me donnait, et j'employai une heure ou deux à visiter fort en détail plusieurs enfilades de chambres. Ce que j'en dirai, c'est qu'elles présentaient un coup-d'œil agréable, mais que d'ailleurs elles étaient toutes dissemblables, l'une avait trop de jour, et l'autre était un peu obscure. Dans celle-ci il y avait tant d'ordre et de symétrie, qu'on voyait tout, d'un coup-d'œil, et dans celle-là il fallait une attention extrême, pour démêler la confusion. Ici les tables, la cheminée, les encoignures étaient surchargées d'ornements et de colifichets: et là, des mûrs solides et régulièrement bâtis, étaient trop nus. Ici le clinquant jetait de fausses lueurs; et là, l'or éclatait tant soit peu à travers la poussière qui l'éclipsait. Ici les meubles à force d'être fins, n'avaient aucune consistance; et là un peu trop forts, ils approchaient du grossier. Dans toutes l'on trouvait du bon et du beau, mais ils n'étaient nulle part, purs et sans beaucoup d'alliage.
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+ Je sortis cependant assez amusé de ce que je venais de voir. M. de la Motte vint au-devant de moi: je le priai de vouloir bien m'introduire auprès de quelqu'un des Maîtres. M. Despréaux, me dit-il, est tout seul dans le Salon commun, donnez-vous la peine d'entrer.
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+ CHAPITRE IV. Le Salon.
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+ J'Entrai en effet dans un Salon, le plus beau qu'on puisse imaginer. Mes yeux enchantés de la magnificence et de la richesse qui y régnaient, se laissaient entraîner à tous moments, au plaisir de les parcourir, et de l'admirer; et tout de suite ils étaient rappelés, par celui bien plus doux, de contempler le grand homme devant qui j'étais. Son air était sec et austère, et son sourire malin, mais il avait une noblesse infinie dans ses plus petits mouvements. Après quelques compliments mal rangés, qu'apparemment je ne lui débitai pas de meilleure grâce, car le respect dont je fus saisi en le voyant m'avait interdit; il me demanda poliment, par quel hasard je me trouvais-là? Je ne puis vous l'apprendre, lui dis-je, puisque je l'ignore moi-même. Je me suis trouvé, sans savoir, ni pourquoi, ni comment, devant la porte de ce Palais, j'en parcours les différents appartements depuis quelques heures, sans rameau d'or et sans sybile, et autant que je suis réjoui de vous voir, autant j'ai le cœur flétri de ce que j'ai vu au Vestibule. Y avez-vous trouvé quelqu'un de votre connaissance, me dit-il? Les étiquettes m'ont fait faire la découverte de plusieurs. Quelle différence, ô Dieux! de leur état présent, à ces mines discrettes et ce maintien jaloux qui vous les faisait reconnaître Poëtes là-haut! Ils se cachaient de honte, et je n'en avais pas moins de la leur causer. Ils vous auront prié, sans doute, de rendre public leur sort, mais je suis bien sûr que leur état n'effrayera personne: J'eus beau couvrir d'opprobre et de ridicule les Auteurs de mon temps, je ne pus en contenir aucun. La race des Pelletiers et des Cottins ne s'éteindra jamais, elle nous donnera au contraire une postérité plus vicieuse. Ce que vous dites là, repris-je, m'ôte beaucoup de regrets; je m'imaginais que s'il existait un homme comme vous, dont les talents et le goût fussent reconnus, et qui fut juste, vrai, et inexorable dans sa critique; ce serait un frein qui réprimerait la fureur qu'on a d'écrire, et je faisais au Ciel les veux les plus ardents, pour qu'il nous l'accordât; mais ce que vous nous racontez du peu de succès que vous avez eu, me persuade que vous en auriez bien moins à présent, que le mal n'a fait que s'accroître, et que tant de gens sont siflés, que ce n'est plus une honte de l'être.
33
+ Mais quoi, dit-il, les belles-lettres sont-elles dans une anarchie si générale, que personne n'y donne le ton? N'y a-t-il point d'Ecrivain habile et zélé qui veuille se charger d'éclairer le public, et de le diriger vers le bon et le beau? Ah! lui répondis-je vivement, c'est l'espèce la plus commune, et quiconque voudrait lire toutes les décisions de leur Parnasse, n'aurait pas d'autre lecture à faire. On doit cette justice à quelques-uns; qu'ils auraient les talents nécessaires pour bien juger, s'ils avaient la sagesse de se renfermer dans leur ressort; mais ils ont la frenésie de vouloir l'étendre sur toute sorte de matière; imaginés les décisions qui doivent émaner de Tribunaux aussi incompétens. Il est d'ailleurs impossible que tant de Juges différents ne rendent des Arrêts qui se contredisent, l'un exalte ce que l'autre avilit. Les cabales, les intrigues, lapolitique et l'intérêt, inspirent trop souvent ces Oracles de la Littérature, et ces Aristarques se comportent trop en Zoiles. Les Auteurs trouvant ainsi à se consoler des mépris des uns par les louanges des autres, continuent sur le même ton, et le public se trouve par conséquent bien moins instruit et éclairé, que s'il restait abandonné à ses propres lumières.
34
+ Ce que vous me racontez-là, me dit il, est étonnant, car s'il paraît tant d'ouvrages périodiques; à quelle prodigieuse quantité ne doit pas monter ceux qui en fournissent la matière? Il n'est pas possible, lui dis-je, que vous puissiez imaginer les excès où l'on en est venu Les feuilles à la fin d'Octobre ne tombent pas si épaisses, que les brochures nouvelles, où, pour vous parler plus poétiquement encore, comparez chaque Libraire à un Dieu fleuve, dont la boutique est l'urne intarissable, d'où coulent sans cesse de grands flots, de contes, d'histoires, d'anecdotes, de nouvelles, de mémoires, d'aventures, de voyages et autres fadeurs sous toute espèces de titres ridicules qui inondent le public.
35
+ Il faut donc, reprit-il, ou que la France, soit toute peuplée d'Auteurs, ou qu'ils soient aussi fertiles que des Scuderis.
36
+ Nous avons, lui répondis-je, l'un et l'autre avantage.
37
+ On publie chaque année l'inventaire de nos richesses littéraires, ** il ne serait pourtant pas facile de les calculer; car quoiqu'il ne contienne que les noms des écrivains vivants, et les titres de leurs ouvrages, il forme déjà un volume fort épais, que nous avons la gloire de voir grossir tous les ans et qui parviendra bientôt à l' in-folio. Cela n'est pas si surprenant qu'il vous le paraît: avant de mettre au jour un ouvrage, on lisait autrefois les anciens, on étudiait la nature, on méditait long-temps son sujet pour s'en rendre maître; aujourd'hui l'on a supprimé toutes ces longueurs: les Dictionnaires, et sur quelle matière n'en a-t-on pas fait, épargnent toutes ces peines et sont les sources uniques et abondantes où l'on puise: c'est sur la brochure en faveur qu'on dirige son plan, celles du mois ou de l'an fournissent le remplissage, en sorte qu'il est presque aussi aisé d'en faire une que de l'acheter quand elle est imprimée.
38
+ Vous me jetez à présent, me dit-il, dans un autre embarras; comment, excepté pour habiller le sucre et la cannelle, peut-on trouver à vendre tant de mauvais écrits? On n'est pas du bel air, lui répondis-je, si on n'a lu la nouveauté du jour, le bel esprit est à la mode, et vous connaissez l'empire de la mode sur nous; elle fait tout acheter, on n'imprime que des frivolités, et à force d'en lire, on en prend le goût au point, qu'il ne peut être affecté que par elles.
39
+ Sçavez-vous, continuai-je, qu'on a trouvé le moyen de rendre les Contes de la Fontaine chastes? Ah! qu'elle est la main habile, dit-il, qui a pu jeter un voile sur ces nudités? La chose vous paraîtra d'autant plus surprenante, que plusieurs y ont travaillé; mais, luidis-je, nous l'entendons dans deux sens bien différents, je veux dire qu'on a fait des romans et des contes si détestables, et en si grand nombre, que les contes sont innocents en comparaison, et par la familiarité qu'ils ont fait contracter avec les obscénités. Ceux de la Fontaine ne disent le fait qu'en gros, les autres le détaillent dans ses moindres circonstances, et en font des peintures si vives, qu'il n'est point de cœur qui puisse se sauver des impressions qu'elles font. Ces corrupteurs des mœurs, reprit-il d'un ton échauffé, sont pires que des Locustes, des Brinvilliers et des Voisins. Il y en a sur-tout quelques-uns, ajoûtai-je, qui sont d'autant plus coupables, qu'ils y ont prodigué tout l'esprit possible.
40
+ Ce récit l'avait aigri, je m'en aperçus et je m'arrêtai. Quand il vit que je gardais le silence, il m'interrogea ainsi: la scène française est elle toujours en proie aux Pradons? Nous devons cette gloire à nos Auteurs vivants, lui dis je, que le théâtre a fait sous eux des progrès considérables. On ne travaille plus à présent dans le goût de votre temps, ce genre a vieilli et a passé. Quoi, dit-il tout en feu, la manière dont Moliere, Corneille et Racine ont traité la comédie et la tragédie, qu'ils avaient presque porté à leur perfection, n'est plus de mode? Je suis bien impatient de savoir quel est le genre nouveau qu'ils ont substitué à l'ancien?
41
+ La tragédie nouvelle brille en pompeuses déclamations et en fréquentes sentences; on n'y voit point, comme dans l'ancienne, les héros pleins de feu, et de la passion qui les agite, en poursuivre l'objet avec force et sans relâche jusqu'à la fin, ils sont au contraire d'un froid et d'une tranquillité admirable. Au lieu d'action, ils étalent la métaphysique la plus subtile, et font la dissection la plus fine des sentiments dont ils se disent animés. Ces sentiments au reste ne sont ni tels qu'ils devraient les avoir, ni tels qu'ils les ont eus, en quoi la supériorité de génie de nos tragiques est manifeste, car au lieu de piller dans la nature ou dans l'histoire, ils prennent dans leur esprit et leur imagination. Il y a communément une ou plusieurs reconnaissances; ce qui fait, on ne saurait en disconvenir, des coups de théâtre des plus frappants et des plus touchants. L'on voit du commencement du premier acte, le dénouement qui doit arriver au cinquième, malgré les obstacles qu'on accumule dans les autres pour pouvoir les remplir.
42
+ C'est-là une très-grande découverte qu'on a faite, au moyen de laquelle on délivre les spectateurs de cette agitation et de cette inquiétude qui les tenait dans les alarmes et la peine jusqu'à la fin. On leur a sauvé aussi cette émotion tendre ou terrible que font éprouver les pièces de Racine et de Corneille. On est d'une tranquillité merveilleuse pendant tout le spectacle, et l'on assiste le plus paisiblement du monde au mariage des parties, qui s'ensuit d'ordinaire fort heureusement. On sort un peu ennuyé, mais fort content, et on n'emporte point avec soi cette tristesse et cette crainte dont on se laisse pénétrer aux pièces anciennes et dont on a peine à se laisser distraire long-temps après.
43
+ Le service que ces Auteurs rendent à la nation est essentiel. Ils ont craint que si on continuait à faire des pièces qui excitassent des sentiments aussi tristes que la terreur et la pitié; nous ne devinsions aussi sombres et aussi mélancoliques que des Anglois, vu le goût décidé que l'on a pour le théâtre, et que la gaieté nationale ne s'éteignit totalement, et ils ont bien pourvu à ce malheur. D'un autre côté, le François étant porté à rire comme il l'est, il était également dangereux que si la comédie produisait cet effet, nous ne devinssions trop légers et trop badins; on l'a corrigée et on l'a rendue toute sérieuse. Vous voilà en état d'admirer à présent le sage tempérament qu'ils ont trouvé en faisant des tragédies, où au lieu de verser des larmes, on rit quelquefois; et des comédies, où au lieu de rire, on larmoye.
44
+ C'est ainsi que dans le siècle philosophe où nous vivons, on fait usage de ce grand principe: Que le dramatique doit purger les passions et corriger les mœurs.
45
+ On ne saurait nier que nos plaisirs n'aient gagné à cette réforme et qu'ils ne soient devenus plus décents. Etoit-il bienséant en effet, Monsieur, d'aller devant le monde, pleurer à chaudes larmes ou rire à gorge déployée? Cela n'est pardonnable qu'au peuple. On fait tout ce qu'on peut pour corriger les honnêtes gens, mais on n'en a pas encore trouvé le moyen, ils ont un penchant étonnant pour les pièces de votre temps, et quoiqu'ils les aient vues un million de fois, elles ne manquent jamais de produire sur eux le même effet, mais on les en déshabitue si bien, qu'il faut espérer qu'on les fera changer.
46
+ Quelle différence, Monsieur, entre cet ancien bas comique de Moliere, et le haut comique d'aujourd'hui? On ne peut assister à l'un sans rire, au point qu'on en a honte soi-même; l'autre au contraire, noble et grave, fait, à la vérité, bailler quelquefois, mais est rempli de moralités et d'instructions. Dans l'un on voit un avare, un mysantrope, soutenir tout uniment leur même caractère jusqu'à la fin par leurs actions; l'autre s'est affranchi de cet esclavage: on ne fait plus l'intrigue pour le caractère, afin qu'en agissant, il se développe et se fasse connaître; c'est le caractère qui est destiné sur l'intrigue et qui se plie à tous ses besoins. Aussi au lieu de cette uniformité ancienne, cela produit une variété qui vous étonnerait. Dans l'un le style est simple et naturel; l'autre est sur le ton le plus élevé et le plus précieux, et tout jusqu'à la plaisanterie y est d'un sérieux et d'une dignité admirable.
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+ J'allais continuer, mais il m'interrompit brusquement: votre récit m'échauffe la bile au point que je n'y puis plus tenir. Suivez moi, me dit-il, allons joindre Corneille, Racine et Moliere, qui se promènent dans les jardins, vous leur ferez tout ce beau détail; au retour vous visiterez nos appartements. Il y en a non seulement pour les morts; vous verrez encore ceux qui sont destinés aux Auteurs vivants. Les beautés qu'ils mettent dans leurs écrits se convertissent, à mesure qu'ils les mettent au jour, en autant d'ornements qui les embellissent. Il y en a pour Voltaire, pour Crebillon, Gresset, le Franc, etc. Et par ce que je vous dis vous pouvez juger de leur magnificence; mais les imperfections y passent également, et les ternissent et les dégradent. Vous vous apercevrez que le mien se ressent de l'équivoque et de plusieurs de mes satyres. Qu'ils ne succombent donc pas à la faiblesse de donner de ces éditions si complètes, où avec les chefs d'œuvres de leurs veilles, on trouve les rêves de leur sommeil.
48
+ Nous marchions à grands pas tandis qu'il me parlait ainsi, et nous traversions les lieux du monde les plus beaux. J'étais enchanté et ravi; je n'en entreprendrai pas la description; ce que Virgile a dit des Elisées, Milton du Jardin d'Eden, pourrait à peine en donner une idée. C'est ici, me dit mon Conducteur, un parc immense, autour duquel sont rangés les palais des Auteurs des différentes Nations Il est commun à toutes, et chacune y a ses jardins particuliers. Voyez vous, me dit-il, sur votre droite ces bois si mal élagués et si touffus, où il y a tant d'arbres si verts et dont la tête s'élève si haut; et où il y en a tant d'autres si pâles et dont les rameaux pendent si près de terre. Voyez-vous ces allées si magnifiques, et si irrégulières, ces jets d'eau si abondants et si élevés, et ces eaux si plates et si basses: c'est le quartier des Anglois. Tournez-vous sur votre gauche, remarquez ces palissades si charmantes, ces bosquets si riants, ces parterres si ornés où les fleurs recherchées sont en si grande profusion: c'est celui des Italiens.
49
+ Mais voici devant nous ceux que nous cherchons, ils sont en bonne compagnie, Homere, Sophocle, Euripide, Virgile et Horace sont avec eux. A ces mots le cœur me battit vivement, nous les joignimes dans un instant et je leur fis la révérence la plus respectueuse: j'étais tout stupéfait du plaisir de les voir, et tandis que mon Guide leur répétait avec l'ironie la plus amère, ce que je venais de lui dire, je m'occupais à le contempler. Je ne pouvais, sur-tout, me lasser d'admirer Homere et Virgile, ces Patriarches de la belle Littérature, au lieu de cette figure antique et de médaille que je leur supposais, la jeunesse la plus fraîche et la plus vigoureuse, les grâces les plus aimables, l'air le plus noble et le plus majestueux brillaient dans toute leur personne; je me sentais pour eux le respect et l'amour les plus vifs. Je me préparais à goûter le charme délicieux d'une conversation avec de tels hommes, lorsqu'à force de saignées et d'émétique, mon âme fut rappelée à la vie, ou plutôt aux douleurs, par le fil délié qui l'y retenait encore. A peine ai-je été rétabli que je me suis empressé de donner la Relation de mon voyage, et de m'acquitter des différentes commissions qu'on m'a données.
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1
+ LE BAL DE VENISE. NOUVELLE HISTORIQUE.
2
+ EH bien, Madame, me défierez-vous encore! Vous seriez-vous attendue à recourir à moi pour soulager ce mortel ennui dont la Province vous accable; vous voilà pourtant dans la nécessité d'entendre le récit de quelques aventures qui à Paris vous auraient peu amusée. Mon Ouvrage (j'ai assez d'amour propre pour l'augurer) vaudra peut-être bien tous ces Romans fades dont on est inondé chaque Hyver. Je me hâte donc de satisfaire votre curiosité; je suppose que j'ai eu le bonheur de l'intéresser en ma faveur.
3
+ Je laisse aux faiseurs de Voyages le soin de vous arrêter, par mille détails plus ennuyeux et plus faux les uns que les autres: il ne s'agit ici que d'un Bal, il est vrai que c'est un des plus beaux du monde, je veux parler du fameux Carnaval de Venise. Je m'y trouvai l'année dernière avec le Chevalier *** que vous avez connu à Paris: nous liâmes bien-tôt connaissance ensemble. Le Chevalier me conduisit à un superbe Bal que donnait le Sénateur P***; il remarqua l'envie que j'avais d'être au fait des aventures de galanterie, il ne me fit point acheter le plaisir, il se chargea de me donner tous les éclaircissements que je désirais.
4
+ Le premier objet qui s'offrit à nos yeux fut LA FLORELLA, une des plas célèbres Courtisannes qui ait fait fleurir le culte de Venus sur le bord de la Mer Adriatique. Voici de quelle façon le Chevalier commença à s'acquitter de sa promesse.
5
+ Cette femme que vous voyez, me dit-il, est un phénomène dans son espèce. Dès l'âge le plus tendre elle s'était consacrée à l'Amour et s'était mise au nombre de ces Beautés qui ne le servent point toujours par le seul intérêt du plaisir. Plusieurs Sénateurs l'ont illustrée par leurs folies et la ruine de leur fortune. Ce qui est un sujet d'opprobre et d'infamie pour tout ce qu'on appelle honnête femme, devient un motif d'orgueil pour une Courtisanne.
6
+ La Florella avait toujours conservé l'esprit de son état, c'est-à-dire, une coquetterie achevée, une égale étourderie de cœur et d'esprit, l'art de prendre plusieurs visages, plusieurs tons, de se plier à tous les goûts, sans en adopter réellement aucun, d'exciter enfin les passions les plus vives sans être atteinte du moindre sentiment de tendresse: elle avait, dis-je, su jouir de sa liberté, goûter tous ces plaisirs légers, qui sont attachés à la profession de coquette, et n'avait d'autre vue que l'intérêt et l'ambition, jusqu'au moment qu'un jeune Seigneur François arriva en ce Pays.
7
+ Le Marquis de *** n'eût pas jeté les yeux sur la Florella, qu'il sentit le pouvoir de la Beauté. Il pensait assez raisonnablement sur le compte des femmes de cette espèce, il les méprisait assez pour ne les point aimer; il rougit donc de ses premiers transports, il les combattit long-temps, et se dit contre la Courtisanne toutes les raisons les plus fortes qui pouvaient détruire une passion naissante; il la vit même dans plusieurs soupers où l'avaient invité ses amis, et il affectait de ne la pas regarder: il y avait cependant des moments où ses yeux n'étaient que trop convaincus de ses charmes, et ses yeux ne tardèrent pas à faire passer cette conviction jusqu'à son cœur; il voulait fuir la Florella, et il cherchait toutes les occasions de la voir.
8
+ La Courtisanne se crût offensée, de ce qu'il n'était pas venu comme les autres Etrangers lui rendre ses hommages dès le premier jour qu'il était entré dans Venise. Elle en fut vivement piquée, et vous savez que le dépit mène souvent les femmes plus loin que l'Amour même. Elle agaça plusieurs fois le Marquis au Spectacle, elle minauda, elle sourit, elle bouda, elle opposa mépris à mépris; elle était désespérée. Le Marquis ne répondait à toutes ses avances que par une indifférence qui est pour une femme le comble de l'outrage. Cette fierté ne tarda pas à s'évanouir. Le Marquis de jour en jour devenait plus amoureux de la Florella, et n'osait se l'avouer à soi-même. Un de ses amis le Comte ***, éclairé sur ces sortes de matières, s'en aperçut presque aussi-tôt que lui: il lui arracha enfin l'aveu d'un amour qu'il ne pouvait plus se dissimuler, il le railla beaucoup sur cette sévérité qu'il exerçait contre lui même, en nourrissant en secret un feu qu'il était si facile d'éteindre; il l'engagea, pour recouvrer sa tranquillité, à en venir avec la Florella à ces extrémités qui pour la plupart des hommes sont en même temps le comble et la fin de l'amour.
9
+ Le Marquis non sans quelque répugnance céda aux conseils de son ami. On fit parler à la Courtisanne par une femme habile et versée dans ces sortes de négociations; les arrangements furent bientôt réglés, le Marquis fut invité pour le lendemain même à souper.
10
+ Vous devez entendre, me dit le Chevalier, la signification du terme de souper en langage de Bonne Compagnie: les plaisirs de la nuit suivent ordinairement ceux de la table; la Florella avait appelé à son secours tous ses charmes, elle avait donné à sa beauté les grâces qui sont plus séduisantes que la beauté même, et qui enhardissent le plaisir.
11
+ Le Marquis était occupé de pensées bien différentes; le Com-te s'était chargé de le conduire chez la Courtisanne, il le trouva rêveur, et plongé dans une profonde mélancolie: il tirait à chaque instant sa montre, et il soupirait; il semblait qu'il voulut différer l'heure du rendez-vous, au lieu de la précipiter. Son ami chercha par ses railleries à le tirer de cet assoupissement qui lui paraissait en effet extraordinaire, au moment que le Marquis devait ressentir de la joie de se voir bien-tôt le possesseur de la plus jolie femme de Venise. Il fut bien plus étonné quand cet Amant d'un nouveau genre déclara qu'il était forcé de manquer au rendez-vous; le Comte voulut pénétrer les raisons qui l'obligeaient à reculer l'instant de ses plaisirs, il s'obstina à vouloir dissimuler.
12
+ L'autre alla trouver la Florella, et feignit qu'une indisposition avait retenu le Marquis: ainsi la partie fut remise au lendemain.
13
+ Le Marquis passa très-mal une nuit, qu'il ne tenait qu'à lui de rendre une des plus délicieuses de sa vie: le Comte le retrouva dans le même état aussi mélancolique, et peu disposé à découvrir le sujet du trouble qui l'agitait; il lui apprit cependant qu'il avait été chez la Courtisanne, et qu'elle l'attendait ce jour même: il ajouta qu'il était nécessaire qu'il se décidât; enfin il entraîna le Marquis chez la Florella, malgré tous les efforts qu'il fit pour remettre encore le souper à un autre jour.
14
+ “Princesse, dit l'Introducteur, “voici un rebelle que je vous amène: croyez-moi, ne lui faites point de quartier, il n'en mérite point.
15
+ Le Marquis marqua beaucoup d'embarras dans cette entrevue; la Courtisanne le badina avec beaucoup de grâce sur sa prétendue timidité: il parlait peu, mais il regardait presque toujours la Florella, et ce qu'il disait, il le disait de ce ton du cœur qui n'est connu que du véritable amour.
16
+ On soupa, la gaieté se déploya au souper, la Courtisanne y fit briller cet esprit de débauche qui aux yeux des hommes rend cette sorte de femmes si aimables, et dont le Marquis jugeait autrement: les équivoques furent bien-tôt suivies de ces Chansons dont le libertinage fait tout le mérite. Le Marquis à chaque moment voulait entamer une conversation sérieuse, et le Comte revenait toujours avec la Courtisanne à l'entretien du plaisir: il s'interrompit cependant, pour se ressouvenir qu'il était temps de laisser notre Amant vis-à-vis de sa Conquête. Comme il voulait se retirer, le Marquis l'engagea tout bas à rester encore quelques instants, et il lui fit plusieurs fois la même prière. Le Comte ne revenait point de son étonnement: il ne savait que penser d'un amour aussi bizarre; en effet y a-t'il rien de plus singulier qu'un homme qui est amoureux à la folie d'une femme, et qui diffère cet instant qui ne peut jamais arriver assez tôt, ce moment où l'on connaît, où l'on sent tous les charmes, toutes les délices de la vie.
17
+ C'est cependant ce que faisait le Marquis: il reprochait même tout bas à son ami ce ton libre et familier qu'il employait vis-à-vis de la Florella. Le Comte ne lui répondait que par un sourire qui lui disait qu'une Courtisanne exige d'autre chose que le respect: il ne se corrigea donc point, il prit de nouvelles libertés, enfin il se leva de table, et fit appeler ses gens.
18
+ Le Marquis resta interdit: “il est déjà petit jour, dit le Comte en se relevant, “et c'est à moi une cruauté que de laisser languir un mortel heureux, qui n'aspire qu'au moment d'être dans le sein de l'Amour. Adieu Reine, et toi notre cher songe à profiter de ton bonheur.
19
+ “Où allez-vous donc, interrompit le Marquis d'un ton embarassé? vous savez que je suis forcé de m'arracher à mes plaisirs, et de me retirer avec vous.
20
+ En disant cela, il ne cessait de regarder le Comte, et de lui faire des signes, comme pour l'engager à appuyer ses prétextes.
21
+ Mais, “répondit le Comte, tu n'y penses pas Marquis: Princesse, au moins n'y faites pas attention. Le pauvre garçon! Il extravague, c'est l'amour qui lui tourne la tête. Adieu, je viendrai savoir demain des nouvelles des mariés: bon soir et bonne nuit.
22
+ Dans le moment il disparut comme un éclair, laissant le pauvre Marquis dans un trouble inexprimable.
23
+ La Courtisanne de son côté dissimulait son dépit: c'était la première fois qu'elle se trouvait vis-à-vis un semblable Amant; elle regardait cet embarras comme une injure faite à sa beauté.
24
+ “Que je ne vous retienne point, Monsieur, dit-elle au Marquis: “je ne mérite point que vous me sacrifiez votre temps, il vous est précieux, vous pouvez avoir quelques affaires à terminer, ou peut-être, ajouta-t'elle d'un ton railleur, “et je serais fort portée à le croire, la nuit est faite pour les plaisirs; quelque Conquête plus brillante sans doute que la mienne vous attend: allez Monsieur, hâtez-vous de triompher, que je ne sois point la cause que vous différiez le moment de faire une heureuse; les François sont si recherchés!
25
+ Le Marquis regardait la Courtisanne, et soupirait: “La charmante Florella, répliqua-t'il en lui baisant la main avec transport, a-t'elle quelque Rivale à craindre? Je voudrais qu'elle en pût avoir, pour goûter le plaisir de les lui sacrifier. Je voudrais qu'elle pût lire dans mon cœur: elle y verrait à quel point je l'adore. Ah!
26
+ Florella, que vous connaissez peu l'amour, et que vous êtes faite pour le connaître!
27
+ Le Marquis prononçait ces mots avec cet attendrissement qui donne de l'âme et toute la force du sentiment aux moindres expressions; le cœur de la Courtisanne ressentait des émotions que jusqu'alors il avait ignorées: il s'ouvrait à un nouveau jour, un autre esprit était sur le point de l'animer.
28
+ La Florella fit appeler ses femmes de Chambre pour la déshabiller: car, interrompit le Chevalier, c'est la mode à Venise ainsi qu'à Paris; cette espèce de femmes a des gens comme nos femmes de Condition, elles sont environnées des mêmes airs de grandeur et d'opulence.
29
+ Si la parure donne à la beauté plus de majesté, plus d'orgueil, un déshabillé galant la rend plus touchante, et plus séduisante; elle paraît se familiariser davantage avec les plaisirs; ses grâces sont plus à elle; elle est plus près de la simple nature; eh! qu'en cet état elle étale de charmes aux regards d'un connaisseur voluptueux, c'est précisément l'appareil de son triomphe.
30
+ La Florella se dépouilla donc de tous les ornements étrangers; ses véritables attraits s'offrirent aux yeux du Marquis qui était déjà Amant passionné, mais dont l'embarras augmentait avec l'amour; il avait peine à parler, ses mots étaient entrecoupés.
31
+ La Courtisanne congédia ses femmes: “vous me servirez de femme de Chambre, dit-elle au Marquis en souriant, n'est-ce pas trop vous abaisser?
32
+ “M'abaisser! répondit le Marquis, on ne s'humilie point à servir ce qu'on aime: eh quel plus glorieux emploi la Fortune pourrait-elle m'offrir?
33
+ La Courtisanne était de ces femmes qui ne se défient point de leur beauté, et qui sont bien persuadées qu'elles ne sauraient perdre à montrer les avantages dont la Nature les a favorisées: il faut l'avouer aussi, tout le monde s'accorde pour penser comme elle sur ses charmes; et en effet Venise n'a point de Rivales à lui opposer.
34
+ La Florella a la peau d'une blancheur admirable, la gorge parfaite, une taille élégante qui a la majesté de la Déesse, et les grâces de la Nymphe, le plus beau front du monde, des cheveux d'un chatain clair placés extrêmement bien, ses grands yeux noirs réunissent la langueur et la vivacité du plaisir, et sont bordés de longues paupières d'un noir de jais, qui donnent un nouvel éclat à sa peau; pour son nez, il n'a point d'égal; sans être retroussé, il a toute la finesse des nez retroussés, il semble qu'il ait été façonné des mains de l'Amour; sa bouche sans être grande est bien ouverte, et qu'on perdrait si l'on ne voyait pas ses belles dents? car, dit le Chevalier en s'interrompant, je pense comme Saint-Evremont: l'amour me prend par les yeux, mais il me tient par les dents, les siennes sont d'un émail éblouissant, ses lèvres sont vermeilles, et cette bouche là plaît bien plus que les petites bouches; il y respire un certain air de plaisir qu'on ne peut exprimer; on l'admire moins qu'on ne l'aime; on ne saurait la voir sans qu'on se sente une extrême envie, j'oserai et dire un appétit dévorant de la baiser, l'âme lui sourit toujours: ajoutez à tout cela tous les charmes, tout le séduisant, toutes les grâces de la physionomie d'une jeunesse enfantine, de l'Amour même; et mettez encore par-dessus tout cela, ce je ne sais quoi qui se fait si bien entendre des sens, cet art que peu de femmes possèdent, d'inspirer le goût de la volupté au premier coup d'oœil, et la promesse de le partager au second.
35
+ Voilà notre Courtisanne dépeinte trait pour trait; cette peinture vous était nécessaire, votre imagination se représentera avec plus de force la situation du Marquis.
36
+ Il aida donc la Florella à se déshabiller, ou plutôt à s'embellir; car à chaque instant elle prenait de nouveaux charmes à ses yeux; chaque ajustement qu'il ôtait, lui découvraient une beauté qui l'enflammait, et qu'il dévorait de regards, des mains, de la bouche,.... il était tout de feu, il brûlait de la soif du plaisir, il se mourait d'amour.
37
+ Voilà encore une de ces situations naissantes qu'on ne peut rendre qu'imparfaitement.
38
+ La nuit était avancée, la Florella qui elle-même commençait à aimer le Marquis de bonne foi, et qui partageait tout le trouble qu'elle lui inspirait, lui demanda avec un sourire enchanteur, la permission de se mettre au lit, dans l'espérance assurément qu'il l'y suivrait bien-tôt.
39
+ Voilà donc la Beauté même sur son Trône, car le lit est le Trône de la Beauté, force bougies éclairaient l'appartement de la Courtisanne.
40
+ Je ne vous parle point de son ameublement, le goût, la galanterie, la volupté y brillaient bien plus que la grandeur; tout y appelait les plaisirs, et se sentait de ces grâces, de ce charme que la Maîtresse de la maison répandait sur tout ce qu'elle touchait, sur tout ce qui l'environnait.
41
+ Jamais la Florella n'avait été si belle, parce qu'elle n'avait encore jamais éprouvé ce sentiment, ces transports qui l'animèrent, et qui embellissent plus que tous les artifices de la coquetterie. Ses beaux yeux étaient chargés d'une douce langueur qui n'ôtait rien à la vivacité de ses regards; son visage était animé de ce coloris brillant qui est le feu même de la volupté; ses charmes qu'elle oubliait, pour ne songer qu'à son amour, (car elle sentait enfin l'amour) tiraient de nouvelles grâces de cet oubli, et en étaient plus séduisants; toute son âme demandait le plaisir, volait après lui, et s'impatientait de la lenteur du Marquis.
42
+ Pour lui il était dans l'extase, dans le ravissement; il était à genoux, il adorait sa charmante Maîtresse.
43
+ “Que vous êtes belle, lui disait-il! que je vous aime, que je vous adore! non, divine Florella, je n'ai jamais goûté une ivresse si délicieuse; tout l'amour est dans mon cœur.
44
+ La Florella ne répondait que par un regard plein de volupté, de tendresse, et qui valait tous les ornements du monde.
45
+ “Laissez-moi, continuait le Marquis, baiser ces yeux charmants; que mon âme y vole toute entière.
46
+ En disant cela, il baisait les yeux de la Florella, les baisait encore, et s'enyvroit de plaisir: de ses yeux, il passait à sa bouche.
47
+ “Quelles délices, quel ravissement, poursuivait-il avec cette fureur qui est le comble de l'amour! tiens, mon adorable Florella, tiens, Divinité de mon cœur, reçois toute mon âme, que je respire la tienne, que je m'en remplisse, que je meure d'amour et de plaisir sur cette bouche charmante. Ah! Sens-tu comme moi cette langueur, cette ivresse qui va jusqu'à mon cœur, oui, je veux mourir dans tes bras...
48
+ Chaque parole du Marquis était entrecoupée de mille baisers; il s'enflammait toujours davantage, il brûlait de tout le feu de l'amour, ses baisers étaient encore plus ardents, il semblait enfin toucher au moment où il s'allait précipiter dans le centre du plaisir.
49
+ La Florella était dans cet heureux désordre, dans cet abandon si charmant, qui est le triomphe de la beauté; son âme s'était égarée, ses yeux s'étaient fermés sous les baisers de son Amant, elle ne faisait que jeter de ces soupirs qui sont les interprètes de la passion.
50
+ Le Marquis revenu un instant à lui-même, jeta les yeux sur la Courtisanne, les y fixa quelques moments, et laissa couler tout à coup des larmes.
51
+ “Ah! Florella, s'écria-t'il, que je suis malheureux!
52
+ Faut-il que vous soyez si belle, et que tous ces trésors ne soient point pour l'amour.... Faut-il que tu ne saches point aimer, toi qui est faite pour être adorée, pour sentir toute la tendresse, tout l'emportement de la passion que tu est capable d'inspirer? ah! pourquoi t'ai-je vue? tu vas faire les malheurs de ma vie: pourquoi ai-je un cœur trop sensible, trop tendre? Seras-tu jamais capable d'aimer, adorable Florella, et ne puis-je être aimé de toi?
53
+ Le langage était tout nouveau pour la Courtisanne, qui cependant goûtait à ce discours des plaisirs qu'elle n'avait point encore sentis. Cette timidité du Marquis, le caractère de l'amour, flattait son orgueil, et, je crois vous l'avoir déjà dit, la Coquette s'évanouissait, ce n'était plus qu'une femme amoureuse de bonne foi.
54
+ “Eh! pourquoi, dit la Florella avec tendresse, croyez-vous que je ne puisse être sensible? Je vous l'avouerai: jusqu'à présent je n'ai point connu l'amour, j'ai même cherché à l'ignorer, je l'ai toujours regardé comme mon ennemi mortel; mais je crains bien, ajouta-t-elle, que je ne me réconcilie avec lui.
55
+ En disant ces derniers mots, elle regarda le Marquis avec un œil qui lui apprenait assez, quel pouvait être l'auteur de cette réconciliation.
56
+ “Quoi! répliqua le Marquis, la “belle Florella aimerait! Elle connaîtrait les plaisirs attachés à la tendresse! Ah! tu en serais encore plus charmante, plus belle; avoue-le moi, au milieu de ce bonheur apparent, quand tu sembles recevoir des adorations de tout le monde, quand la Fortune t'accable de ses dons, quand tu possédes tous les charmes, ne sens-tu pas un vide affreux dans ton cœur? O divine Florella, il n'est que l'amour qui puisse le remplir: l'amour est le premier des plaisirs, le comble du bonheur, les délices de la vie. Eh! quelle fortune, quel triomphe de la vanité peut le valoir? Faut-il que tes caresses soient le prix de l'intérêt, qu'on soit maître de ta beauté, sans posséder ton cœur? idée cruelle qui m'assassine! Un seul de tes regards n'est-il pas au-dessus de tous les biens? Livre-toi donc toute entière à un Amant qui t'adore; il n'est plus temps de te le dissimuler. Apprends que je veux ne devoir mon bonheur qu'à l'amour; que j'aime mieux mourir que de te posséder à ce prix qui te déshonore; c'est la tendresse qui m'arrache aux plaisirs que je pourrais goûter, et qui ne seraient que trop imparfaits. Je t'aime assez, pour en désirer de plus purs, de plus vifs. Ah! s'il se peut, fais moi oublier que tu as été dans d'autres bras; que d'autres baisers que les miens ont couvert ces yeux, cette bouche qui n'ont fait que trop d'heureux, et dont assurément on n'a jamais goûté comme moi les faveurs. Non, jamais on ne t'a aimée comme je t'aime: tu peux faire le bonheur, le charme de ma vie; prends donc un cœur sensible, connais tous tes avantages, connais l'amour, sens toute sa force, sa délicatesse. Ah!
57
+ Florella, que ces moments sont cruels pour moi! Quels tourments me déchirent!... Non, je ne veux point être heureux à ce prix; je vous quitte pour jamais. Hélas! jouissez de votre triomphe; voyez couler mes larmes: ô Dieu, que mon sort est à plaindre!
58
+ Le Marquis, en effet, était agité d'un trouble inconcevable; il versait des pleurs, il se jetait aux pieds de la Florella, il l'accablait de baisers, il se relevait, et tombait dans une espèce de l'étargie.
59
+ La Courtisanne n'était pas moins troublée.
60
+ “Je vous l'avouerai, dit-elle au Marquis, et c'est la première fois de ma vie que je suis sincère; vous me faites comprendre qu'il est des plaisirs au-dessus de l'intérêt, de l'orgueil, de la coquetterie; vous êtes le premier homme qui m'ayez tenu ce langage; vous êtes aussi le premier pour qui mon cœur s'est senti remué d'un sentiment dont je suis moi-même étonnée; me feriez-vous perdre cette liberté qui m'est si chère? vous êtes bien dangereux.
61
+ La Florella devenait plus circonspecte, plus timide, à mesure que son cœur s'enflammait. Enfin, le croirez-vous, cela vous paraîtra extraordinaire, le Marquis dévoré d'amour, si je puis parler ainsi, se retira chez lui dans l'agitation la plus cruelle, déchiré de mille sentiments divers, et sans avoir voulu jouir auprès de la Courtisanne des droits qu'il avait acquis.
62
+ Je fis un cri d'étonnement, à cet endroit de la narration; mais dis-je au Chevalier, voilà un phénomène qui ne s'est jamais vu; comment? un Amant passionné qui peut jouir de sa Maîtresse, qui n'aspire qu'après ce moment heureux, le laisse échapper, et s'arrache pour ainsi dire, au plaisir qui le cherche malgré lui? Ce sont-là de ces passions singulières, on ne le croira jamais.
63
+ C'est pourtant, reprit le Chevalier, l'exacte vérité: je tiens le fait de la bouche même du Marquis, et plusieurs de ses amis me l'ont assuré.
64
+ Le Marquis de retour chez lui s'abandonna au plus profondes réflexions: il y avait des moments, où il avait honte de sa retenue; il y en avait d'autres, où il s'applaudissait de sa délicatesse.
65
+ La Florella de son côté n'était pas moins troublée: elle ne savait que penser de la retraite du Marquis; cependant elle connaissait déjà assez l'amour, pour sentir qu'elle était véritablement aimée; et cette passion d'un nouveau genre pour elle, en la surprenant, la flattait, et excitait chez elle des sentiments qui l'élevaient au-dessus d'elle-même.
66
+ Le Comte avait passé chez la Florella; les Domestiques lui avaient seulement dit que le Marquis s'était retiré: il vole à son logis, et entre dans son appartement sans se faire annoncer.
67
+ “L'amour content, lui dit-il en ouvrant les rideaux de son lit, dort sur ses lauriers. Eh bien, Marquis, as-tu soutenu l'honneur du nom François? fais moi part de tes exploits, je suis un homme discret, et tu pourras te dépouiller avec moi de toute modestie. En effet je te trouve cet air de pâleur qui sied si bien à un Amant victorieux. Que dis-tu des Italiennes? avoue qu'elles mènent furieusement loin le plaisir.... Tu ne me réponds rien: n'aurais tu pas essuyé quelque petite mortification; cette maudite nature est quelquefois d'une bizarrerie singulière, elle nous joue de ces tours auxquels on ne s'attend point, et tu t'affliges de ces sortes de choses? Eh, mon ami, il faut en rire le premier; c'est le moyen de triompher même dans sa défaite: la vanité des femmes doit s'être familiarisée avec cette espèce d'outrage; et puis on ne saurait toujours vaincre, les armes sont journalières, Turenne a bien été battu. Comment tu ne te corrigeras jamais de cette timidité qui te perd? en vérité je te renierai pour mon Compatriote: eh! si donc, tu vas décréditer notre Nation....
68
+ “Ah! Comte, répliqua le Marquis, tes railleries ne sont guère de saison, et il n'y a pas moyen de t'ouvrir son cœur. Tu vois le plus malheureux des hommes, quelqu'un qui aime avec fureur, et qui.... non, je ne te le dirai pas: c'est pour le coup que tu croirais avoir sujet de te moquer de moi; les hommes pensent si différemment. Ah! Florella, Florella....
69
+ “Comment, interrompit le Comte, tu aurais des secrets pour moi, pour le meilleur de tes amis? Ma discrétion, ce me semble, est à toute épreuve; d'où vient donc cet air de dignité que tu donnes à une fantaisie? Serois-tu homme à te prendre de passion? La Princesse, ajouta t'il avec une voix traînante et un ris mocqueur, aurait-elle été cruelle? Sa vertu, sans doute, s'est mise sur la défensive, il t'en a coûté quelques égratignures. Oh parbleu, je voudrais pour la rareté du fait qu'on eut fait des façons, le trait serait impayable. Parle donc: tu es un homme déshonoré dans mon esprit, si tu ne dis mot; il n'y a rien que je n'imagine contre toi, et je le répète, je vais jusqu'à croire que tu n'as essuyé que des rigueurs de la Dona Florella. Ce que c'est que la pudeur!
70
+ “Je te prie, répondit le Marquis, de faire trêve à ce badinage, et de ne point faire la Florella l'objet de tes railleries.
71
+ “J'ai tort, il est vrai, continua le Comte: c'est une fille qui mérite du respect, de la vénération; elle est si vertueuse, c'est une divinité.
72
+ “Ah! Comte, pour suivit le Mar„quis, vous êtes bien cruel! vous me piquez au vis. Si vous pouviez lire dans mon cœur, assurément vous m'aimez assez, pour que votre esprit m'épargnât des railleries qui m'offensent, puisqu'elles blessent quelqu'un que j'aime, et que j'aimerai toute ma vie...
73
+ “C'est s'expliquer, reprit le Comte: te voilà au nombre de ces Amans de la première classe: assurément ce Roman commence bien; mais je ne vois rien dans tout ceci qui puisse te donner ce sérieux qui approche de la tristesse. Tu aimes, mon ami, tu es heureux, tu as couché cette nuit avec la Princesse, tu peux encore y coucher ce soir, on te donne même la semaine toute entière, mais pas un jour de plus; tu sens bien que tu te perdrais de réputation, et je te le dis très-sincèrement, parce que je prends un vif intérêt à tout ce qui te touche; garde toi bien de faire ces confidences à d'autres qu'à moi, il y va de ton honneur.
74
+ Le Comte n'eut pas achevé ces mots, que ses regards vinrent à saisir une Lettre qui était sur le lit du Marquis.
75
+ “Les Confidens, dit le Comte, en s'emparant de la Lettre avec précipitation et malgré tous les efforts de son ami, qui voulait la lui arracher des mains, “ont droit de tout savoir, et de tout lire: je gagerais que cette Epître s'adresse à la Déesse. Voilà ce qui s'appelle une passion dans les règles.
76
+ Il lût aussi-tôt avec avidité une Lettre qui n'était que commencée, et qu'en effet le Marquis écrivait à la Florella.
77
+ Cette lecture mit le Comte au fait de ce que l'autre s'obstinait à lui cacher; il prit un visage étonné, en laissant tomber la Lettre de ses mains.
78
+ “Mais cela n'est pas possible, s'écria-t'il, l'amour te tourne la tête, et te fait extravaguer; tu écris des rêveries. Comment, tu as un rendez-vous avec une femme, et quelle femme? et tu es aussi peu entreprenant? tu as encore le front de lui écrire que c'est l'amour qui te fait faire cette sottise? Marquis, je te parle sérieusement, je te conseille dès ce jour même de quitter Venise, et d'aller te cacher en France, dans quelqu'une de tes Terres: te voilà perdu pour toujours: mais explique moi donc cette énigme, je m'y confonds.
79
+ “Eh bien, répliqua le Marquis, “vous allez tout savoir, pourvu que vous n'insultiez point à mes faiblesses. Je suis devenu amoureux fol de la Florella; j'ai fait tous mes efforts pour l'éviter; c'est vous qui serez la cause de tous les malheurs qui pourraient m'arriver; apprenez donc que je l'aime avec fureur, que je voudrais devoir mon bonheur à l'amour seul, et non à l'intérêt; que ce n'est qu'un excès de tendresse qui m'a empêché de goûter des plaisirs qui ne m'auraient point satisfait, et qui n'eussent fait qu'irriter ma passion. Je vous l'avoue, je ne me comprends point moi-même; je rougis quelquefois de cette délicatesse, qui ne fert qu'à me rendre plus malheureux: tout ce que je sens, c'est que j'aime la Florella à l'idolâtrie, que mon cœur est engagé pour toute ma vie; plains moi, ou ajoute, si tu veux, la raillerie aux plaintes; mon penchant est décidé, rien ne peut m'arrêter....
80
+ Le Comte allait répondre, lorsqu'on vint remettre au Marquis une bourse, et une Lettre: il l'ouvrit avec précipitation, en voici le contenu.
81
+ Je vous renvoie, Monsieur, vos deux cent Louis; vous m'avez appris qu'il était des plaisirs au-dessus de ceux qui accompagnent l'intérêt. Je crains bien que vous ne m'ayez fait connaître l'amour; je le connais déjà assez, pour sentir que vous êtes le seul homme qui jusqu'ici m'ait aimée véritablement, vous ne devez pas désespérer que dans la suite vous ne soyez traité de même; ma conquéte doit vous flatter, si vous avez quelque vanité: saus vous me serais-je jamais douté que j'avais un cœur?
82
+ venez donc pénétrer ce cœur de vos sentiments, il est impatient de les recevoir. Oui, j'en suis convaincue, l'amour est le premier de tous biens et de tous les plaisirs: je vous attends, Florella.
83
+ “Eh bien, s'écria le Marquis en s'adressant à son ami, “ne suis-je pas déjà récompensé de la singularité de mes sentiments? O est déjà assez sensible pour être Dieu, la Florella aimerait, et désintéressée!
84
+ tu le vois, elle me renvoie cette bourse que j'avais hier au soir laissée sur sa toilette: je n'ai jamais eu la force de la lui offrir, je craignais de lui déplaire, et sans doute je l'aurais offensée, je l'aurais humilie, peut-on outrager ce qu'on aime?
85
+ Le Marquis ne pouvait dissimuler sa joie; il écrivit à la Florella une réponse où l'amour était exprimé dans les termes les plus touchants.
86
+ Le Comte était resté immobile d'étonnement, le procédé de la Courtisanne lui paraissait même digne d'admiration; il cessa donc de badiner, et prit avec le Marquis un ton bien opposé; il lui représenta que les fortes passions ont toujours de funestes suites; mais un Amant tel que le Marquis goûte peu des conseils de cet-te espèce: il laissa le Comte disserter sur les dangers de l'amour, et vola chez sa Maîtresse.
87
+ Il fut aussi réservé cette fois-ci que la première. Plusieurs jours se passèrent dans la même retenue, quoique son amour parvînt toujours à de nouveaux degrés; il voulut ensin éprouver jusqu'au bout s'il était sincèrement aimé, et remit à cette dernière épreuve le comble de ses plaisirs. Il entra donc un matin chez la Florella dans la situation d'un homme accablé de douleur.
88
+ “Quavez-vous, lui dit-elle déjà toute effrayée?
89
+ “Ce que j'ai, répondit le Marquis en tombant sur une chaise, „j'ai tout perdu, votre amour, votre cœur... Oui, ma chère Florella, vous ne m'aimerez plus, quand vous apprendrez l'excès de mes disgrâces; j'espérais partager ma fortune avec vous, ou plutôt vous la céder toute entière.
90
+ Je viens de recevoir de Paris des Lettres qui me donnent le coup de la mort; on me mande que j'ai perdu un Procès dont dépendaient toutes mes espérances, que je suis ruiné, qu'en un mot je suis réduit aux plus cruelles extrémités.
91
+ Le Marquis, à chaque mot qu'il disait, examinait attentivement, et cherchait à saisir les mouvements qui se passaient sur le visage de la Courtisanne; des pleurs coulaient de ses yeux, elle regardait son Amant avec cette mélancolie qui est le charme de la tendresse.
92
+ “Il ne me reste donc plus, ajouta le Marquis, qu'à m'ôter la vie; car dois-je prétendre à être aimé de la seule femme que j'aie adorée?
93
+ La Florella n'eut pas la force de lui répondre, elle vint se jeter toute en larmes entre ses bras.
94
+ “Je sens tous vos malheurs, lui dit-elle, mais faut-il qu'ils fassent mon bonheur; c'est cependant ce revers qui vous met dans l'obligation de ne plus douter de mon amour. Que ce que vous venez de m'apprendre vous rend encore plus cher à mon cœur! Oui, c'est par vous que j'ai connu le sentiment, que je l'ai goûté; c'est vous enfin qui me faites éprouver que rien n'est au-dessus de l'amour; croyez que vous n'avez pas d'ami qui vous soit plus attaché que moi: tout mon cœur est à vous, je n'ose vous offrir ma fortune. Hélas! faut-il que le sort, poursuivit-elle, en pleurant amèrement, “m'ait abaissée au point d'être indigne de l'estime du dernier des hommes! J'ai fait leurs plaisirs, et je suis l'objet de leur mépris; mais vous serez du moins forcé de me plaindre; je ne veux plus aimer que vous; je ne puis par assez d'amour réparer ma conduite passée, et effacer mon déshonneur.
95
+ “Quoi! vous m'aimez encore, s'écria le Marquis? Ah! ta tendresse te rend à mes yeux la plus charmante, la plus estimable de toutes les femmes; mais sens-tu bien tout ce que tu vas perdre? Il ne te faut rien déguiser, ma chère Florella, ta fortune sera bien différente.
96
+ “Eh! que m'importe la fortune, reprit-elle, si je puis mériter ton amour!
97
+ “C'en est assez, poursuivit le Marquis, je suis au comble de mes “vœux, je suis aimé, et je n'en puis plus douter.
98
+ Ce fut dans ces moments si délicieux qu'il cessa de se refuser à des plaisirs dont il goûta toute l'ivresse: son cœur partagea avec ses sens les douceurs, les transports de la jouissance; rendu à cet esprit de réflexion, qui dans les âmes tendres donne un nouveau prix, un nouveau feu au sentiment, il s'occupa, se remplit de tout son bonheur.
99
+ “Il est donc vrai, s'écria-t'il en essuyant par mille baisers ces larmes précieuses qu'arrachait l'amour aux beaux yeux de la Florella, “il est vrai que tu m'aimes assez pour me préférer à la fortune, à ces plaisirs qui la suivent; apprends-donc, ma divine Maîtresse, tout l'excès de mon bonheur, et de ma joie; apprends que ces prétendus malheurs que j'ai supposés ne sont qu'une feinte inventée par mon amour; j'ai voulu savoir si tu m'aimais, et si tu m'aimais plus que la richesse. Non, je n'ai d'autre malheur à craindre, que celui de perdre ton cœur, et ce serait pour moi le plus cruel; j'ai assez de bien pour te rendre heureuse, si tu veux toujours le partager avec l'amour.
100
+ La Florella se livra donc toute entière à la tendresse.
101
+ On ne parlait dans Venise que de cette aventure, et elle paraissait surprenante: les femmes sur tout la trouvaient incroyable; le Marquis passa quelques mois dans cet enchantement, il fit des dépenses considérables, et se vit obligé d'être prodigue.
102
+ L'amour est presque toujours un excès de fureur, un enthousiasme dans le cœur d'une femme; rarement s'y tourne-t'il en passion d'habitude. Voilà pour quelle raison il y en a si peu qui connaissent le doux sentiment, et l'uniformité de la pure amitié; et puis elles ne sauraient s'accoutumer à voir une beauté dépouillée de ces ornements qui nourrissent son orgueil: elles veulent commander, mortifier leurs rivales, et la simplicité ne s'accommode point avec ces plans de tyrannie, et de hauteur.
103
+ Notre Courtisanne avait toujours le cœur engagé; mais elle commençait à se ressouvenir d'elle-même, à s'apercevoir que ses charmes excitaient moins de bruit, parce qu'elle se produisait moins sur la scène du monde, et qu'elle n'était plus autorisée de cet éclat dont sont frappées la plupart des femmes.
104
+ L'amour propre, encore plus que l'intérêt, combattait chez elle la tendresse: c'étoien: là deux ennemis bien dangereux pour le pauvre Marquis, et auxquels il ne pouvait guère résister.
105
+ Les autres femmes qui voyaient la Florella étaient les premières à traiter de faiblesse un amour si estimable. Elles lui représentaient toujours la beauté humiliée par une situation aussi bornée; c'était là le dernier objet sur lequel on ramenait toujours ses regards; les moments où elle était seule étaient funestes au Marquis; elle combattait, elle pleurait même, elle aimait; mais elle commençait à vouloir rentrer dans ses droits, à vouloir plaire. Elle tenait cependant encore assez à la tendresse, pour cacher ces honteux combats aux yeux de son Amant.
106
+ Sandero, c'est le nom de ce Sénateur qui est vis-à-vis nous, et dont la figure mélancolique annonce le chagrin, est du nombre de ces enfants prédestinés de la fortune, qui, élevés par elle aux premières Charges, acquièrent le droit de faire mille extravagances; et de débiter mille sortises. On les souffre; on fait plus, on leur fait la cour, et cela par la seule raison qu'ils sont riches; cet homme est le Trimalcion de Venise; il possède un grand mérite, il a le meilleur Cuisinier, et il donne les plus jolis soupers; il a tous les matins à son lever la liste des beautés neuves, des Courtisannes à la mode; les gondoles du dernier goût lui sont réservées aux Fêtes publiques; il fait autant de dépense que le Doge, et affiche la même étiquette pour la magnificence et la grandeur. Des parties les plus galantes, des vins excellents, la Compagnie des Musiciens, des Chanteuses, des Virtuoses en vogue, la liberté de se moquer, pour ainsi dire, tout haut et lui présent, du maître du logis: voilà les brillantes qualités qui font de notre vieux Sénateur le Dieu de la bonne Compagnie. Sandero a la fureur des gens de son espèce; il achète à prix d'or les plaisirs, et ne les goûte qu'autant qu'ils lui ont coûté d'argent et d'impertinences.
107
+ Dès le moment qu'il apprit que la Florella s'était attachée par inclination, il conçut le louable dessein de détruire une union si parfaite. Voilà comme pensent et comme agisfent la plupart des hommes jaloux du bonheur d'autrui: ils ne sont heureux qu'en affligeant les autres.
108
+ Notre Sénateur mit donc tout en usage pour arracher la Courtisanne au Marquis; il lui fit faire des propositions qui eussent ébranlé la vertu la plus affermie; l'or, les présents ne furent point épargnés, on employa les négociations les plus adroites.
109
+ La Florella était dans une situation des plus violentes; elle balançait, elle ne s'arrêtait à aucun choix; mais elle balançait, et c'était assez pour que l'amour fut vaincu.
110
+ Le Marquis s'aperçut de son trouble; elle ne pouvait même à sa vue retenir ses larmes: lorsqu'il voulait essuyer ses pleurs, la prendre dans ses bras, elle baissait les yeux, elle le repoussait.
111
+ “Ah! disait-elle, votre amour me désespère; faut-il que je sois indigne de votre tendresse? Pouvez-vous m'aimer? vous ne le devez point, haïssez-moi plutôt; je suis une malheureuse, qui ne mérite pas même vos regards.
112
+ “Eh! pourquoi ces pleurs, répliquait le Marquis? ma chère Florella aurait-elle changé de sentiments? Je tremble, je frémis; ne serais-je plus aimé? car je ne cache rien, je connais trop ton sexe, ce sexe si perfide; je sais que ce n'est souvent que la trahison seule qui fait couler ses larmes, qu'il ne paraît jamais si tendre que lorsqu'il cherche à nous tromper, ses remords naissent de sa faiblesse. Parle, quels sont tes sentiments? qu'est-ce qui se passe dans ton cœur? sois sincère, m'aimes-tu?
113
+ “Si je vous aime, reprenait la Florella en tenant toujours les yeux baissés, et de ce ton qui décèle une âme inquiète, “en pouvez-vous douter?
114
+ “Mais, continuait le Marquis, d'où viennent cette mélancolie, ces chagrins qu'on refuse de répandre dans mon cœur? si tu „m'aimais, ton âme aurait-elle quelque sentiment à me dissimuler?
115
+ Ses larmes redoublaient à ces mots, mais elle s'obstinait toujours à se taire, et le Marquis n'en arrachait que quelque parole vague et entrecoupée; ensin n'osant se découvrir devant lui, elle prit un jour la résolution de lui écrire: voici quelle était sa lettre.
116
+ Faut il que je sois forcée à vous écrire, ce que je voudrais pouvoir me dérober à moi-même? Vous le savez, il n'y a que vous seul qui m'ayez fait connaître l'amour, et vous me rendez malheureuse: encore si j'étais assurée de votre constance, mais qui peut m'en répondre ? Ma fatale destinée m'entraîne malgré moi; on me propose une fortune si éclatante que je balance si je dois la recevoir. Je sais que cette incertitude est offençante pour la tendresse, mais je crains de vous être à charge; j'aisi peu de bien par moi même, que je ne saurais suivre ce que mon penchant m'inspire; scyez donc mon Juge, voyez décidez quel parti je dois prendre, je m'en rapporte à votre amour, il aura l'équité de l'amitié. Songez qu'en quelque état que je sois mon cœur sera toujours à vous, et qu'il ne sera jamais que le prix de la tendresse: ne vous obstinez point à me voir, après avoir reçu ma lettre; si je vous coûtais le moindre chagrin, votre vue me ferait mourir de douleur; aimez moi assez pour me plaindre, et croyez que je souffre mille fois plus que vous...
117
+ Elle en était à ces mots, lorsque le Marquis la surprit la plume à la main. Elle jeta un cri de frayeur; son premier mouvement fut de vouloir déchirer la lettre, mais le Marquis ne lui avait pas laissé le temps d'exécuter son projet, il s'en était emparé. Il crût d'abord, conduit par un sentiment de jalousie, que la Florella écrivait à quelque Rival favorisé. Il n'eut pas jeté les yeux sur cette Lettre, que cet-te Femme perfide se trouva mal. Les premiers transports de son Amant furent pour la secourir et la faire revenir à elle, mais la jalousie et la défiance ne perdirent rien de leurs droits. Il eut assez de temps pour parcourir ce funeste écrit, et n'avait aucun doute sur son malheur.
118
+ Nous n'avons toujours que trop de pénétration pour nous éclairer sur ce qui peut nous affliger, nous devinons nos chagrins bien plus que nos plaisirs!
119
+ Le Marquis tomba comme frappé de la foudre: enfin il revint à lui, ses yeux ne se levèrent qu'avec peine, et ses premiers regards ne virent que la Florella qui fondait en larmes; situation bien avantageuse pour la beauté, et qui lui fait gagner du côté de l'intérêt de l'attendrissement, ce qu'elle perd du côté de l'orgueil.
120
+ “Malheureuse, s'écria le Marquis à travers ses sanglots, tu pleures? Encore si c'était l'amour qui t'arrachât ces larmes! Le voilà donc découvert ce secret plein d'horreur? voilà donc d'où naissait ce trouble dont on me cachait la cause? Tu as pu balancer? Tu as pu un seul instant te rendre à ta première bassesse? La fortune a encore quelque éclatà tes yeux? Va, tu n'es point faite pour connaître l'amour, pour goûter les douceurs de la tendresse: tu ne fais que l'outrager. Reprends ton ancien état, va t'exposer à de nouveaux mépris, tu seras sans doute assez punie, et je serai assez vengé. Et tu m'oses offrir ton cœur? en as tu jamais eu? je veux te fuir, te haïr, t'oublier.....Ah!
121
+ perfide, tu sais combien je t'aimais: oui, dans ce moment-même où tu es la plus méprisable, la plus criminelle de toutes les Femmes, mon cœur ne peut que t'adorer...... Mais c'est en vain que je veux faire rentrer l'amour dans le tien; la fortune, l'infâme avarice l'en ont banni. Tu ne me réponds rien; tu ne fais que répandre des larmes. Ah! que ces pleurs sont perfides! ton “parti est donc pris..... Oui je le vois trop, mon malheur est décidé, ce silence obstiné me dit tout ce qui se passe dans le fond de ton âme.... Tu n'oses lever sur moi tes yeux, ces yeux qui m'ont charmé, qui m'ont séduit; ils craignent de rencontrer les miens. Est-tu faite pour sentir quelque remords, pour connaître la honte...
122
+ Et je vais donc te perdre?... Et un autre va goûter dans tes bras ces plaisirs dont je m'y suis enivré tant de fois.... Non, ingrate; non, Femme indigne de mon amour, de la vie, s'écria le Marquis en se levant de sa chaise avec fureur, “non tu ne jouiras pas de ton infidélité, tu ne rendras point un autre heureux.
123
+ ... jusqu'au dernier soupir, malgré toi-même tu n'auras été qu'à moi: il faut que je meure, mais en mourant, je t'entraînerai avec moi au Tombeau, tes yeux se fermeront avec mes yeux, ton cœur cessera de sentir avec le mien. Oui, tu vas recevoir la mort, et c'est moi qui vais te la donner....
124
+ Il n'eut pas achevé ces mots, qu'il courut l'épée nue à la main sur Florella : elle était retombée évanouie à ses pieds, il allait lui percer le cœur, le coup était déjà près de son sein, il la regarde un seul instant, et ce regard lui arrache son épée; du comble de la fureur, il passe tout à coup à l'excès de tendresse la plus vive; il se jet-te aux pieds de sa Maîtresse, les arrose de ses larmes, la rappelle enfin à la vie, le moment après celui où il voulait lui donner la mort.
125
+ “Non, s'écria-t-il, Divine Florella : non, ton Amant n'est point fait pour être ton Bourreau; pardonne à un amour réduit au désespoir. Ah! que ne m'as-tu arraché le jour, avant de m'assassiner par un arrêt si cruel? Je cède donc tous mes droits à mon heureux Rival, mais l'amour eut-il jamais des droits? Je te pardonne tout: sois heureuse, c'est assez, il n'importe à quel prix; oui, puisses-tu trouver dans les richesses un bonheur que tu n'as pu goûter au sein de l'amour! songe au moins que ton inconstance va me coûter la vie. Mais je ne te parle de mes jours; qui ne connaît point la tendresse, peut-il connaître la pitié! Adieu, adieu donc pour jamais.... Vous ne me verrez plus, souvenez-vous que vous avez été aimée par l'homme le plus tendre et le plus malheureux: peut-être un jour me regreterez-vous.... Vous n'avez rien à me dire?... Ah je ne suis plus aimé....
126
+ Il ne put en dire davantage: il s'arrêta encore quelques moments à regarder la Florella, avec des yeux où l'on pouvait lire tout l'amour et le désespoir. Elle pleurait amèrement; mais tout à coup s'armant d'une fermeté surnaturelle, il la quitta avec précipitation, et sortit de Venise le même jour.
127
+ La Courtisanne fit quelques pas pour aller après lui: combattue par divers mouvements, elle passa plusieurs jours dans cette irrésolution; elle ne revit point son Amant, la fortune eut le dessus, Sandero en fut enfin possesseur.
128
+ Il l'accabla de présents, cette soif de richesse fut bien-tôt assouvie. Bijoux, Maisons de Campagne, Robes de prix. Revenus considérables, rien ne fut épargné pour la Sultane Favorite; mais les beaux jours du vieux Sénateur se sont bien-tôt évanouis; lasse de la fortune, rassasiée d'opulence, la Courtisanne, le croiriez-vous, a senti la perte qu'elle avait faite, son âme a revolé après l'amour. Ce qui va plus vous étonner, son jeune Amant est revenu dans ce Païsci.
129
+ La Florella a quitté Sandero avec éclat pour se rendre au Marquis, mais celui-ci l'a repoussée; il s'obstine à l'accabler de mépris, et même il ajoute à cette punition la jalousie qui n'est pas le moindre supplice pour une Femme; il a affiché une nouvelle Conquête, il s'est déclaré l'Amant d'une jeune Venitienne, mariée depuis peu à un Commandant de Galere, il est ici au Bal avec elle. La Florella le poursuit partout, sans pouvoir le toucher. Pour moi je pense qu'il l'aime toujours, et qu'il reviendra dans ses premières chaînes: il se plaît trop à mortifier sa vanité pour ne pas être inspiré d'un esprit de vengeance, et ces sortes de vengeances-là mènent au raccommodement. Sandero avec toutes ses richesses ne peut rappeler la Florella, qui lui rend tous les dedains dont le Marquis l'accable; vous ne devez pas douter qu'elle n'ajoute à la dose. Voilà donc trois Personnages au Bal dans des situations bien différentes.
130
+ Cette Histoire me parut interressante: je souhaite, Madame, qu'elle vous fasse le même plaisir.
131
+ Le trait qui peut-être vous plaira davantage, c'est cette singulière délicatesse d'un homme qui pouvant jouir de sa Conquête, recule le moment de ses plaisirs par un raffinement d'amour que peu de cœurs sont à portée de sentir. Sans doute que vous aimerez aussi à voir une Coquette forcée de revenir à l'amour; l'intérêt que vous prenez à cette Florella, ne vous sait-il pas désirer de savoir qu'elles ont été les suites de cette passion.
132
+ Doutez-vous, Madame, qu'elle soit venue about de ramener à soi le Marquis, votre sexe est fait pour triompher.
133
+ La Florella ne se rebuta point: elle tomba malade de chagrin; prête à perdre la vie, elle envoya chercher le Marquis: c'était là que l'attendait l'amour.
134
+ La beauté tire parti de tout: la maladie chez une jolie Femme a ses grâces et son pouvoir, comme la santé la plus brillante; et puis la compassion est si voisine de la tendresse.
135
+ La Florella en cet état fut plus dangereuse, plus rédoutable que jamais pour le Marquis: ce Spectacle fut pour ses yeux celui de l'amour même, il ne fallut que ce moment pour le vaincre et le désarmer. La tendresse la plus vive suivit bien-tôt la pitié. La Florella qui ne voulait revivre que pour son Amant, revint bien-tôt à la vie, dès qu'elle fut assurée du retour de son cœur. Elle l'aime aujourd'hui au point, que son amour ressemble à la dévotion: elle a renoncé au Rouge, aux Diamans, à la Parure. Elle ne voit personne, elle ne s'entretient que de sa passion, elle en est pénetrée, et j'apprends à l'instant que le Marquis en est plus amoureux que jamais, et qu'il est sur le point de l'amener avec lui en France.
136
+ Le Chevalier continua à faire passer devant moi en revue les autres Masques. Je veux, me dit-il, changer de ton, et vous offrir des images plus riantes.
137
+ Voyez-vous, ajouta-t'il, là-bas ces trois hommes qui se tiennent non chalamment sous les bras? c'est un François, un Anglois, et un Allemand. Ils ont tous trois la même Maîtresse: le François don ne les façons, les airs; l'Anglois enseigne à raisonner, et l'Allemand montre à boire. L'un a tout l'esprit imaginable et n'a pas le sens commun; l'autre pense juste, refléchit beaucoup, mais ne dit pas quatre paroles dans une journée; le troisième personnage est une espèce d'homme qui ne pense ni ne parle, il n'est propre qu'à la table. La Maîtresse en femme habile sait plaire à ces trois Rivaux, et les accorder: elle écoute les fleurettes du François, parle raison avec l'Anglois, et boit avec l'Allemand.
138
+ Cette Femme qui boude dans un coin, et paraît de très mauvaise humeur, est la petite Antonia, Coquette titrée. Vous ne devineriez pas le sujet de cette morne tristesse: regardez là-bas. Voyez vous un joli minois dont la physionomie respire le plaisir? c'est la Belle-sœur d' Antonia : elle est jeune, charmante, et elle a la cruauté de se mettre en perspective vis-à-vis elle, etparconséquent de faire sortir son vieux visage, qui porte écrie cinquante ans bien révolus. Voilà la cause de ce profond chagrin. Oh! qu' Antonia ne peut-elle l'enlaidir! On croit que la nature s'est épuisée en Monstres; l'imagination d'une Femme inspirée par la jalousie et la vengeance, est capable d'en créer de nouveaux, il ne lui manque que le pouvoir de l'exécution.
139
+ Cet homme là-bas déguisé en Pierrot, a la folie de chanter continuellement: aussi dit on de lui, lorsqu'il se trouve avec quelque Femme, le Signor Mario n'aime point la Signora une telle, mais il chante avec la Signora une telle.
140
+ Derriere Mario est un fat d'Italien, que nous autres François nous avons achevé de gâter dans le voyage qu'il vient de faire à Paris: il est aimable, a quelques bonnes qualités, mais il est étourdi, indiscret, et pousse la hardiesse jusqu'à l'impudence. Il a le talent, comme on dit en langage du monde, de mettre une Femme en réputation, ou plutôt de la déshonorer.
141
+ Il proclame partout qu'il est heureux, chéri, fêté, assiégé de plaisirs: d'abord on lui a ri au nés, et il l'a tant répété qu'aujourd'hui on l'en croit sur sa parole. Il est vrai qu'il est assez bienvenu des Femmes; il a tout ce qu'il faut pour réussir auprès d'elles, du jargon, de la vivacité, l'art de brusquer une intrigue à peine ébauchée: on lui fait même des avances, on le lorgne, on l'agace, on se dispute sa Conquête, il est devenu un Amant de mode; il vient de lui arriver une aventure assez mortifiante pour son petit amour propre.
142
+ Il s'était infinué dans la Maison du Signor Augustino, et sous le nom d'ami, il voulait parvenir à être l'Amant de la Femme. Le Mari s'aperçut de quelque mouvement qui lui donna lieu de soupçonner la vertu de son Epouse, et en effet ses soupçons étaient assez bien fondés: il sut enfin qu'elle avait donné un rendez-vous à notre Italien, il la fit renfermer dans un autre appartement sans lui apprendre la cause de sa détention, et se mit au lit à la place de la Signora. L'heure marquée arrivée, notre petit Maître ne manque pas de se rendre à l'Appartement de sa Maîtresse: il se félicite de ne trouver aucune lumière indiscre-te qui puisse decéler son apparition. Il vole au lit où l'amour l'appelle, il saisit un bras qui s'offrait à ses transports amoureux, et le couvre de mille baisers. Qu'une imagination enflammée par l'espoir du plaisir fait de miracles! elle rendait unie comme un Satin, une peau rude et bourgeonnée.
143
+ “Il est donc vrai, s'écria-t-il d'un ton vainqueur, “que tous ces Trésors vont être à moi, on ne me répond point: quelque maudit scrupule viendrait-il gâter ce que l'Amour a commencé? je voudrais bien voir qu'on fît l'Agnès avec moi. Nous ne sommes ici que pour jouir d'un instant qui fera notre bonheur: votre benêt de Mari dort très-profondément, laissons-le ronfler tout à son aise, rendez-vous donc.... Vous reculez? Oh! parbleu je ne vous ferai point de quartier.
144
+ Notre Amant n'a pas achevé ce cartel amoureux, qu'il se précipite dans les bras du Signor Augustino qui ne répond à ces douceurs, que par cette galanterie: Ah! Traitre je te tiens.... à moi.
145
+ Au même instant quatre Estafiers entrent dans l'Appartement avec de la lumière, et s'emparent de l'Italien qui reconnaît, non sans être saisi d'effroi, quel était l'objet de ses caresses. On ajoute qu'il n'en fut pas quitte pour la méprise, et que les quatre Estasiers lui firent payer cher la réputation d'homme à bonnes Fortunes.
146
+ Plus loin, poursuivit le Chevalier, est un Turc qui a été le Favori de toutes les Femmes de ce Pays: un Chinois a succédé au Mahometan; on attend un Japponnois qui assurément les supplantera tous deux, grâces à l'amour du sexe pour le singulier et la nouveauté.
147
+ Tandis que le Chevalier me parlait, je remarquai trois Femmes qui paraissaient lier une conversation animée; j'approchai pour les écouter, c'était une Françoise, une Espagnole, et une Italienne. Elles dissertoient sçavamment sur l'art d'aimer: l'une parlait de l'amour avec langueur, l'autre avec transport, et la troisième avec étourderie, avec cet-te vivacité, qui ne part point du cœur, et ne tient qu'à l'esprit.
148
+ La Françoise soutenait qu'il ne fallait jamais s'engager, que la constance dégénère en habitude de passion, et que la vanité est l'âme du plaisir; elle ajoutait qu'un seul Amant ne peut suffire à une jolie Femme, que la beauté ne doit point fixer le nombre de ses Conquêtes, qu'elle doit partout imposer le Tribut; qu'enfin c'est vivre pour un autre, que d'être attachée à un seul homme, au lieu que c'est précisément vivre pour soi, que de savoir conserver plusieurs Amans.
149
+ “Nous sommes, poursuivait-elle, des Divinités qui ne sauraient être comblées de trop d'hommages, et entourées de trop d'Adorateurs.
150
+ “Que vous connaissez peu l'amour, interrompit l'Espagnole! vous ne parlez là que de la galanterie: quel bonheur, quelle douce volupté de se dire à soi-même, j'ai un Amant qui n'aime que moi, qui ne vit, qui ne respire que pour répéter sans cesse qu'il m'adore; il trouve en moi tous ses plaisirs, ses amis, son univers, je fais sa félicité; il semble n'avoir une âme que lorsqu'il est à mes pieds, éloigné de ma vue, il est toujours prêt d'expirer, c'est moi pour ainsi dire qui lui donne la vie. Chaque fois que nous nous revoyons je le crée de nouveau, c'est toujours mon ouvrage. Vos Amans ne vous aiment que pour eux-mêmes, sont vos égaux et quelquefois vos Maîtres, vos Tyrans: les nôtres s'oublient, et nous aiment pour nous seules; ils sont nos Esclaves, nos Adorateurs; ils n'ont des yeux que pour admirer les charmes de leurs Maîtresses; toutes les autres Femmes leur sont indifférentes, et si par hasard leurs regards viennent à tomber sur elles, ils les trouvent laides. Tandis que les vôtres dorment tranquillement, et souvent dans les bras d'une autre se livrent entièrement à l'infidélité, les nôtres passent sous nos fenêtres les nuits les plus longues à nous faire entendre les sons des Guittarres, et chaque son est un respectueux je vous aime, qu'ils nous redisent.
151
+ Hélas! je regreterai toujours mon cher Morales.
152
+ Je ne vous ressemble point, dit à son tour l'Italienne, “je désaprouve la coquetterie de l'une et l'ennuyeuse et uniforme constance de l'autre: je suis, il est vrai, sujette au changement, mais je n'ai jamais qu'un Amant à la fois. Au moment que j'aime, mon amour n'est point un simple attachement: c'est une fureur, c'est un feu qui me brûle, qui me dévore. Les Billets doux, les déclarations, ce qu'on appelle en France minauderies, petites faveurs, commerce de galanterie, tout cela ne me touche point; je veux tout d'un coup goûter le suprême plaisir de l'amour; ma jalousie égale l'emportement de ma tendresse; le poison ou le fer nous venge d'un inconstant, ou d'un infidèle; dès que nos transports perdent de leur vivacité, nous n'attendons point le dégoût, nous le prévenons en changeant d'objet. Par-là nous conservons dans nos plaisirs le même degré, le même ravissement; ainsi, sans avoir à la fois plusieurs Amans, sans faire chorus de soupirs avec un Galant doucereux, nous goûtons toutes les délices attachés à l'amour.
153
+ “Si l'on vous donnait le choix de ces trois Femmes, dis-je au Chevalier, pour qui vous décideriez-vous?
154
+ Je les prendrais toutes trois, reprit-il: l'Espagnole serait ma Sultane favorite, ma Maîtresse de cœur; l'Italienne dans ces moments de libertinage, où l'on est pressé de la soif du plaisir, me servirait de ce qu'on nomme ici une amourette, une inclination; ce serait, après le vin de Champagne, ce que j'aimerais le mieux. Pour la Françoise, continua-t'il, j'irais au Spectacle avec elle; nous minauderions ensemble, nous bavarderions du bon ton, nous nous entretiendrions de modes, de propos de ruelles, et sur-tout de médisance.
155
+ L'Italienne aurait donc mes sens, la Françoise mon esprit, et l'Espagnole mon cœur: je reviendrais toujours à la dernière.
156
+ Examinez bien ce Domino grisdelin: c'est une Femme de condition, qui née avec de gros biens, et les avantages de la beauté, la déshonore cependant par un trafic honteux de ses charmes. L'Amant le plus riche est toujours le mieux reçu; un jeune homme en devint amoureux dans l'Eglise de S. Marc, et aussi-tôt aspira à sa conquête. Il n'ignorait point que ce n'était que par le chemin de la fortune, qu'on parvenait jusqu'à la Signora Isabelle.
157
+ L'Amour est fécond en inventions; Antonio forma le dessein de se rendre heureux à quelque prix que ce fût; la tromperie, les stratagèmes, les ruses sont permises en tendresse comme en guerre. Antonio aimable, jeune, bienfait, manquait de tout aux yeux d' Isabella; il n'était point riche. Il prit donc le nom du parent d'un gros Négociant, deux ou trois visites qu'il fit chez Isabella lui asservirent bientôt son cœur. Enfin une Lettre de change de haute valeur fut le passeport de notre Amant, il fut heureux. Notre Danaé attendait avec impatience le jour marqué où la pluie d'or devait se répandre dans son sein. Mais quelles furent sa douleur, et ses plaintes, lorsqu'elle apprit que son Jupiter n'était qu'un faux Jupiter, et que la Lettre de change ne valait pas le dernier Billet doux! elle fut long-temps inconsolable.
158
+ Vous soupçonnez bien, me dit le Chevalier, que la perte de son honneur l'affligeait peu: elle n'avait d'autre chagrin que d'avoir prodigué gratis ses charmes; cependant un vrai et solvable Négociant l'a consolée un peu de cette disgrâce: il est vrai qu'aujourd'hui elle s'est mise en garde contre toutes les friponneries, elle se fait payer d'avance.
159
+ A côté d' Isabella est Ctesiphon, un de nos Compatriotes, arrivé ici depuis quelques jours: je l'ai fort connu à Paris, sa passion favorite sont les Chevaux. Voulez-vous être son ami, entrer dans ses secrets, lui devenir en un mot l'homme du monde le plus cher?
160
+ parlez sans cesse langage de Maquignon mêlés à tout propos, et même maladroitement, dans tous vos discours, l'éloge des Chevaux et sur-tout des siens, et exigés de lui les services les plus importants, vous les obtiendrez.
161
+ Quelquetems avant que j'eusse quitté Paris, il se trouva à un rendez-vous: une femme charmante l'attendait au lit dans le déshabillé le plus galant et le plus propre à irriter les désirs. Notre homme se couche; vous croyez peut-être qu'il va se répandre en expressions de tendresse, hâter ce moment heureux qui nous paraît toujours nouveau, voler enfin dans les bras de sa Maîtresse? vous n'y êtes point, il fait à la Dame une savante dissertation sur le Cheval, sur ses qualités, ses maladies. La Femme outragée lui ordonne de se retirer promptement, sonne sa Femme de chambre; Rosette vient: Conduisez Monsieur, lui dit sa Maîtresse, à mes Ecuries, il y verra mes Chevaux. Je ne sais quel sujet peut avoir amené Ctesiphon à Venise; il offrit un jour de troquer une Actrice qu'il entretenait, contre un joli Cheval d'Espagne, que montait un de ses amis.
162
+ Je ne me trompe point, s'écria le Chevalier: c'est bien là la Signora Theresa, elle est célèbre par ses aventures. Il y a quelques jours qu'elle vit à un Bal un jeune homme d'une très jolie figure, et fait exprès pour l'amour. Theresa prompte dans ses passions en devint subitement amoureuse. Le lendemain elle fit remettre au jeune homme un Billet, par lequel on l'engageait à se trouver à une certaine heure dans une Gondole qu'on lui indiquait. Il soupçonna que c'était une bonne fortune: il ne manqua donc point de se trouver dans la Gondole à l'heure marquée. On l'introduisit dans un cabinet, où le premier objet qui vint le frapper, fut une Femme charmante, étendue mollement sur une chaise longue, et dans une attitude séduisante qui eut réveillé la nature la plus endormie. Il parut étonné; il était timide, et par conséquent peu entreprenant: Theresa se vit obligée de parler la première.
163
+ “Monsieur, lui dit-elle, vous vous êtes bien fait attendre. Que direz-vous d'une Femme qui vous est toute inconnue, et qui cherche à vous voir; asseyez-vous, asseyez-vous.
164
+ “Je sais trop vous respecter, Madame, répartit notre Novice. Vous me respectez donc, répond Theresa, avec un souris malin: Monsieur, ajouta-t'elle, en lui lançant un regard qui disait bien des choses, “faites-moi le plaisir de me remettre ma mule qui m'échappe du pied.
165
+ Le jeune homme se baisse, et toujours avec respect approche de Theresa, et lui remet sa mule d'une main tremblante, et d'un air tout embarassé.
166
+ Je n'ai pas besoin de vous faire sentir ce que signifiait cette mule qui s'échapoit du pied. Theresa avait un joli pied, la jambe parfaite, et capable assurément de faire perdre le respect, et d'inspirer l'amour le plus déterminé.
167
+ Notre Ecolier fut donc sourd à ce langage muet; l'heure du Berger venait de sonner, et il n'en avait point profité. Theresa était déconcertée, la mauvaise humeur l'avait prise, et elle allait avoir des vapeurs, lorsque sa Confidente vint l'avertir qu'un de ses parents demandait à la voir.
168
+ On fit passer le jeune homme dans un autre cabinet: il y demeura long-temps à s'entretenir avec la Femme de chambre de Theresa sur des sujets indifférents; elle le quitta pour quelques moments, et revint lui dire qu'il pouvait se retirer.
169
+ “Monsieur, ajouta cette Femme de chambre qui était au fait des usages du monde, vous méritez qu'on s'intéresse à vous, vous êtes si jeune. Avant que de nous quitter, j'ai un conseil d'amie à vous donner: si jamais il vous arrive de remettre la mule d'une Dame, songez à n'en pas rester là; m'entendez-vous, Monsieur.
170
+ Il se retira confus; je crois cependant qu'il a profité depuis de cette charitable remontrance. Pour Theresa, elle a cherché des jeunes gens qui n'attendissent pas que sa mule tombât, pour deviner ce qu'elle demandait; et assurément elle en a trouvé.
171
+ Cette autre Femme que nous voyons à quelques pas de Theresa, est une de ces indifférentes qui ne se livrent point au plaisir par la seule crainte de l'acheter trop cher aux dépens de leur tranquillité: elle n'a pas seulement la force de prononcer un oui ou un non; c'est chez elle un sommeil continuel: lorsqu'elle cessera d'être, on ne dira point qu'elle est morte, car elle n'a jamais vécu.
172
+ Quel est, demandai-je à mon Conducteur, cet homme qui tient son masque à la main, et donne le bras à une Femme assez jolie? Comment, me dit le Chevalier, c'est un de nos Marquis brillants; de ces aimables de profession; je vais vous donner une ébauche de son portrait. Il est excellent Joueur de Paume, vigoureux Cocher, Poëte, Architecte, Musicien. Voici le train de vie qu'il mène en France: il se lève lorsque les autres ont déjà rempli la moitié de la journée; son Intendant lui apporte les Epîtres chagrines de ses Créanciers, il les jette au feu sans les lire, et s'amuse à faire des Bouts rimés. On l'habille, il prend son thé, lit quelques pages du Roman nouveau, murmure entre ses dents la Chanson du jour, caresse ses Chiens, et vole dans son Equipage, porté par des Laquais qui pour la taille le disputent aux Heyduques. Il paraît à la Comédie Françoise, de là à l'Italienne, ensuite il tombe à l'Opéra, où il arrange sa partie de souper: il badine quel-que Actrice sur sa nouvelle conquête, enfin le Spectacle finit, il faut aller souper. Souper est un état parmiles gens du bel air: on dit fort élégamment, Je reviens de ma Terre, où le petit lait m'a raccommodé une poitrine que le vin de Champagne avait furieusement dérangée; mais Dumoulin me fait espérer que je pourrai souper cet Hyver.
173
+ Voici donc notre Marquis à table: son génie malin et fécond en Vaudevilles s'échauffe, et fait partir ses saillies avec le bouchon du vin de Champagne; on applaudit, il est comblé. Il caresse cette femme-ci de l'œil, marie son fausset avec la voix cassée de celle-là; montre sa tabatière à l'une, son diamant à l'autre; parle de ses chevaux, de ses chiens, de ses habits, de ses dentelles, de sa petite maison; raconte à miracle la calomnie du jour. Il s'enivre enfin, sort de table au petit jour, se trouve dans son carrosse, y dort, est déshabillé, couché, et ronfle, et tout cela sans s'en apercevoir. Il se réveille la tête encore remplie des vapeurs du vin et d'une confusion de liqueurs, il se plaint de l'estomac: quelquefois à son chevet il se fait lire par un Valet de chambre quelques Billets doux, qui lui sont envoyés par des beautés surannées, ou des Bourgeoises entêtées d'avoir un Amant de condition. Il devint un jour amoureux d'une de ces Vestales dont on achète à prix d'or le sacrifice de la pudeur: il n'est pas avare de galanteries; il lui écrivit une Lettre des plus longues, où tous les lieux communs du bon ton étaient employés. Voici la courte réponse qu'on lui rendit.
174
+ Je suis très-flattée, Monsieur, d'avoir mérité vos éloges; mais vous n'ignorez point qu'à nous autres Demoiselles de l'Opera le langage de Roman est tout-à-fait étranger. J'entends parfaitement la Langue financière; je ne connais point d'autre ton, ni d'autre style que celui-là.
175
+ C'est à donc vous à prendre là-dessus vos arrangements; songez que je n'aime point à crédit, et que je ne veux pas augmenter le nombre de vos Créanciers. J'attends votre réponse, etc.
176
+ Vous vous attendez bien, me dit le Chevalier, à la réponse. Le Marquis en resta donc à ses avances: il était Ecolier des plus ignorants dans le jargon des Enfans de Plutus; il se consola des cruautés de la Déesse, et de dépit alla rabattre sur une Infante septuagenaire, qui payait argent comptant les dépenses qu'on faisait pour elle en amour. Le Marquis vient sans doute à Venise, dans l'intention de duper quelque femme.
177
+ Sans doute qu'un Domino vert avec des dentelles d'or n'échappe point à votre vue, c'est la Marquise de Perville; elle est venue à Venise pour recueillir une grosse succession d'un des parents de sa mère, qui est Vénitienne. C'est en France une de nos femmes à Petites-Maisons: elle en a une dans le voisinage des Porcherons, c'est là son île Caprée. Je l'ai connue amoureuse folle de son premier Laquais. Ce garçon, d'une figure médiocre, n'était aimé de sa Maîtresse, que parce qu'il avait de beaux cheveux, et de grandes dispositions pour le Violon; ajoutez à cela les vigoureuses qualités d'Hercule. Les Adonis ne sont plus de mode: il avait supplanté le Cocher, garçon comme lui succulent, aux sourcils noirs et épais, au corps ramassé, et qui avant cet heureux Rival avait soin de ses chevaux et de Madame. Le mari de son côté aimait et payait la Femme de Chambre: il est vrai que la coquetterie de la Marquise ne souffre point de cette passion pour son Laquais; elle traîne toujours à sa suite des flots nombreux d'Adorateurs, et les amuse tous de la même espérance. Elle leur promet à chacun en particulier de sentir pour eux quelque retour, de l'air dont on promet de payer un Billet d'honneur à son échéance: le temps limité arrive, il expire, et la dette n'est point acquittée; es Créanciers sont renvoyés de jour en jour, aspirant toujours après le moment où ils seront satisfaits. Le mari est la première dupe de sa coquetterie; lorsqu'il veut jouir des droits matrimoniaux, la traiter en un mot comme sa femme, il est forcé d'acheter ses faveurs. Sçavez-vous bien qu'elles sont ses occupations sérieuses?
178
+ elle apprend devant un grand miroir à minauder, à affecter cet air agaçant d'étourderie, qui porte avec soi le caractère de la jeunesse: elle étudie divers coups d'œil; les regards en coulisse, les regards passionnés, les regards jaloux, les trois quarts du jour sont employés à sa toilette. Voilà l'Autel où la Déesse reçoit les hommages, et les adorations des Amans soumis et respectueux. Quelquefois elle daigne faire des heureux par un sourire, qui pourtant ne signifie rien, ou par une inclination de tête, qui peut être prise sur le pied de ces saluts, qui ont à peu près la même valeur du sourire. C'est à sa toilette enfin qu'elle parle Musique avec l'Abbé, médisance avec le Comte, découpûre, robes, chiens, oiseaux avec le Marquis, jargon de Roman avec le Conseiller, et bel esprit, c'est-à-dire, de ce bon ton que personne n'entend, avec un bel esprit qui lui fait régulièrement sa cour. Elle se lève, et les Esclaves de Madame s'en vont contents de la réception que leur a faite leur superbe Maîtresse. L'amour propre de chacun se bâtit des plans, et se sourit sur l'avenir. La Marquise court le soir étaler au Spectacle tous ses charmes; elle s'étudie à saisir sur les visages les mouvements que sa vue produit sur les cœurs; elle ne perd pas le moindre regard dont sa vanité puisse s'accommoder; la mauvaise humeur, et le chagrin de vingt Rivales qui boudent vis-à-vis elle, est un spectacle bien doux, bien intéressant, bien délicieux pour son orgueil; elle compte les diverses impressions de haine et de jalousie qui leur échappent, comme autant d'éloges de sa beauté arrachés à ce peuple d'ennemies, et le coloris brillant de la joie se répand sur son front. Est-on venu au souper, elle joue la petite poitrine, l'appétit malade; elle ne s'amuse à manger que des misères; elle laisse le vin de Bourgogne, pour boire à plein verre du Champagne, et des Liqueurs. Si elle fait aux Convives la grâce de chanter, elle parle plutôt qu'elle ne chante. De la table a-t'on passé au jeu, elle y porte un air de distraction; elle perd comme sans s'en apercevoir. Il est nécessaire de dire que quelqu'un de ses Adorateurs, qui est derrière sa chaise, s'en aperçoit pour elle, puisqu'il est chargé, en qualité d'Amant qui a des prétentions, d'acquitter les dettes de Madame. De retour chez elle, elle se met au lit; et pour appeler des songes agréables, se remplit d'images riantes: elle régale sa coquetterie de la lecture des Poulets qu'elle a reçus dans le cours de la journée, et qui sont semés sur sa toilette. Elle a eu quelque temps à la fois deux Amans d'une singulière espèce, un Mylord Anglois des plus riches, et un de nos Marquis des plus étourdis. L'Anglois payait bien, mais le François faisait connaître: c'était un homme à déshonorer cent femmes à un seul souper; et il est d'une nécessité indispensable à Paris qu'une jolie femme soit connue, prônée, affichée; il lui faut des aventures d'éclat. Vous remarquerez, en passant, que le Marquis était l'homme de France le plus laid, le plus imprudent, mais il était à la mode.
179
+ Cette Vénitienne qui la suit a un ridicule assez marqué: elle a plusieurs Amans, pour qui elle se pique de sensibilité; mais elle triomphe dans ses défaites; son amour propre a toujours l'avantage; elle fait entendre à ses Amans qu'elle leur cède plutôt par complaisance, que par tendresse; ils n'ont jamais la satisfaction de devoir leur victoire à l'amour; il semble que ce soit une espèce de compassion qui porte ce cœur là à être sensible; ce ne sont pas des faveurs, mais des bienfaits qu'elle accorde; elle ne se livre point, elle se donne, ou plutôt elle se prête; le nom de Maîtresse l'offense, celui seul d'amie la touche.
180
+ Voilà, me dit le Chevalier, un spectacle assez divertissant; le fils et la mère se reconnaissent, en croyant mutuellement ne point se rencontrer ici. L'une est de ces femmes, dont l'âge mûr annonce l'état de la dévotion; elle parle sans cesse le jargon d'honneur, et de vertu; elle est ivre d'un étourdi de petit Marquis, qui en vaut une douzaine pour l'indiscrétion. Son fils est épris d'une Courtisanne. il a pris sa mère pour sa Princesse, il lui a baisé tendrement la main, l'a obligée enfin de se démasquer. Quelle surprise pour nos deux personnages! La mère se retire la première au désespoir d'avoir instruit son fils de son intrigue secrète; et le fils n'est pas moins furieux de la méprise.
181
+ Je trouve enfin la Signora Boranelli : oh! pour le coup, attendez-vous à apprendre une aventure des plus extraordinaires.
182
+ La Signora Boranelli, dès l'âge le plus tendre, a aimé à jouir de sa liberté; le mariage ne put la fixer; son mari devint jaloux; elle se révolta contre le joug qu'il voulait lui imposer; ils en sont venus enfin à une séparation.
183
+ La Signora ne manquait pas d'Adorateurs: le Signor Giacomo, était le favorisé. Le mari de l'infidèle vint un matin chez Giacomo, et demanda à lui parler: sa visite étonna l'Amant; il fut cependant introduit, et pria Giacomo de lui donner un moment d'entretien particulier, qui ne lui fut point refusé.
184
+ “Monsieur, lui dit l'époux ma visite, je l'avoue, a lieu de vous surprendre, et votre étonnement augmentera encore d'avantage, lorsque vous saurez le sujet qui m'amène ici. Je suis instruit, comme tout le monde, de votre intrigue avec ma femme; je sais qu'elle vous aime, et par conséquent vous pouvez tout auprès d'elle.
185
+ “Mais, Monsieur, reprit Giacomo, je n'entends tien à ce que vous me faites la grâce de me dire: j'ai l'honneur de connaître Madame votre épouse, et....
186
+ “Il est inutile, Monsieur, poursuivit le mari, d'employer le déguisement; je ne viens point ici vous faire aucun reproche, vous n'en méritez point; je viens plutôt implorer votre pitié, exigez enfin un service qu'il n'y a que vous seul qui puissiez me rendre.
187
+ “Expliquez-vous, Monsieur, répondit Giacomo “vous pouvez compter sur une envie sincère de vous obliger, je serais trop heureux de pouvoir vous être utile....
188
+ “Vous le pouvez, Monsieur, continua l'époux, asseyons-nous, “je vous prie, et daignez m'accorder un moment d'attention.
189
+ “Vous voyez devant vous, Monsieur, le plus malheureux des hommes, et l'Amant le plus maltraité; vous ne devineriez pas de quel objet je suis amoureux? de ma femme, oui, de ma femme, d'elle-même; la confidence, je l'avoue, peut vous déplaire; mais j'attends tout de votre générôsité, et vous aurez quelque compassion de mon sort; j'ai fait tous les efforts pour combattre cet amour qui me déchire; ils ont été inutiles; et c'est vous, vous l'Amant de ma femme, que je viens implorer contre vous-même. Il faut, Monsieur, que vous soyez touché de l'état où est votre Rival, que vous lui accordiez la grâce qu'il va vous demander, si vous me la refusez, ma mort est certaine: je vous la demande donc, cette grâce, comme à mon seul Consolateur, mon seul ami: c'est en ce moment l'humanité que vous devez écouter, et non pas la tendresse. Nous sommes sans témoins, personne ne nous entend... Je voudrais donc, Monsieur, pouvoir passer une nuit avec ma femme, sans me faire connaître... vous devoir enfin mon bonheur... Je sais toute la singularité de ma demande, je sais ce qu'il doit vous en coûter, si vous aimez ma femme; mais ma vie est entre vos mains, c'est à vous de décider; j'attends votre réponse.
190
+ “Giacomo était immobile d'étonnement. Ce sont là de ces situations nouvelles: il aimait assez sa Maîtresse, pour en être jaloux: or, quand il l'eût moins aimée, l'amour propre souffre toujours à faire le bonheur d'un autre, aux dépens du sien.
191
+ Il ne savait que répondre.
192
+ “Mais, Monsieur, répliqua-t'il, songez-vous bien à ce que „vous me demandez? Je ne vous le cache point, j'adore votre femme: je vous dirai plus, j'en suis aimé, et je ne comprends point quel peut être votre dessein. Quel sacrifice exigez-vous de moi! mon honneur y est intéressé, comme mon amour; demandez-moi les services de la dernière importance.
193
+ “Non, s'écria le mari tout en pleurs, et comme voulant se jeter aux genoux de Giacomo. “Vous ne me refuserez point; songez que je mœurs de douleur, et que j'ai peu de jours à vivre. Un Rival tel que moi ne peut exciter que de la compassion. Je ne vous demande qu'une seule nuit avec ma femme. Voudriez-vous pour une nuit me faire perdre la vie, assassiner un homme, qui est forcé de secourir à ces extrémités, et à qui le mariage avait acquis des droits que vous ne devez qu'à l'amour? ma situation ne vous paraît-elle pas déplorable? Il faut que vous exigiez de ma femme, pour preuve de sa tendresse, qu'elle rende heureux un autre que vous: vous feindrez que je suis un de vos amis, qui ne veut point être connu, et qui cependant ose aspirer à goûter des plaisirs qu'on vous prodigue; je ne me découvrirai point. Eh bien, Monsieur, mes larmes vous touchent-elles?
194
+ Giacomo était dans un trouble inexprimable; il se promenait à grands pas, il s'arrêtait, des pleurs même lui échappèrent, il souffrait mille morts: l'état de ce mari infortuné l'attendrissait, mais il aimait la femme éperdument. Enfin il donna à l'époux sa parole de le servir dans son projet, et le laissa sortir avec cette douce espérance. Giacomo seul, et vis-à-vis lui-même, ne pouvait revenir de sa surprise; il y avait des moments qu'il était tenté de croire que tout ce qui venait de se passer était un songe. En effet, être l'Amant d'une femme, et se voir obligé de la mettre dans les bras d'un autre, de son mari.
195
+ Peut-on imaginer une situation plus cruelle!
196
+ La Signora Boranelli aimait trop Giacomo, pour que les moindres mouvements qui se passaient dans le cœur de son Amant échappassent à sa tendresse; il sentit en la voyant redoubler son embarras et sa douleur, elle ne tarda pas à lui en demander le sujet.
197
+ “Que ne puissiez-vous, s'écria-t'il, l'ignorer pour toujours! que ne puis-je me le cacher à moi-même! mais je ne suis que trop forcé de vous le révéler: m'est-il permis, ajouta-t'il, de compter sur votre amour?
198
+ “Est-ce à vous d'en douter, reprit sa Maîtresse?
199
+ “Si vous m'aimez donc, poursuivit Giacomo, “apprêtez vous à me sacrifier plus que la fortune, que la vie; il faut que pour m'obliger, vous m'enfonciez le poignard dans le cœur; que votre amour fasse ce que ferait l'infidélité, l'ingratitude, votre haine; qu'enfin vous vous arrachiez de mes bras, que moi-même je vous mette dans les bras d'un autre, et que je vous doive cet effort comme la dernière preuve de tendresse.
200
+ Giacomo ne put achever ces mots, sans laisser éclater son désespoir.
201
+ “Que voulez-vous me dire, répondit la Signora Boranelli étonnée? expliquez-vous: que me parlez-vous d'un autre...
202
+ Giacomo se jette �� ses pieds; “eh bien, lui dit-il tout en larmes „voyez quelle est ma situation, et jugez de mon désespoir. Un de mes amis vous a vue, vous lui avez inspiré l'amour le plus violent, il est prêt enfin à expirer, à mourir de douleur, s'il ne peut vous posséder: il ne veut jouir de tant de charmes qu'une seule nuit; et cette nuit ne sera-t-elle point pour lui une éternité de plaisirs? C'est moi qui suis le Confident de sa passion: il a fait plus, il m'a chargé de le servir auprès de vous, et c'est pour mon Rival que je viens vous prier, c'est moi qui vous demande comme une preuve d'amour, de rendre un autre heureux. Il faut que je vous engage à ne me point refuser, qu'enfin vous m'aimez assez pour faire le bonheur de mon ami, et me porter le coup le plus mortel.
203
+ “Est-ce bien vous qui me parlez, interrompit la Signora Boranelli ? c'est l'homme que j'aime le plus, c'est en un mot mon Amant, qui me propose de lui faire une infidélité; de prodiguer à un autre de ces tendres caresses qui ne sont reservées qu'à l'amour? Y pensez-vous?
204
+ Sentez-vous bien....
205
+ “Ah Madame, dit Giacomo, qu'ai-je besoin que vous me mettiez sous les yeux toute l'étendue de mon malheur; je ne le sens que trop, le cruel sacrifice qu'on exige de moi, mais mon ami va périr; je lui ai donné ma parole, il faut lui sauver la vie. Vous m'aimez, ne voyez donc point couler mes larmes en ce moment, ne voyez que la nécessité où je suis de m'immoler; et dans un instant même où vous m'allez rendre le plus malheureux des hommes, il faut que je vous aie encore obligation de ce qui m'accable, me déchire le cœur.
206
+ Oui, il faut que je vous remercie pour mon Rival, et qu'à mon amour j'ajoute la reconnaissance.
207
+ “Vous êtes un extravagant, répondit sa Maîtresse, “on n'a jamais fait de pareilles demandes: Quoi! vous qui connaissez mon cœur, qui savez combien je vous aime, vous me proposez de faire votre malheur, de me livrer aux transports d'un homme que je ne connais point, que „je déteste sans doute? puis-je en aimer un autre que vous? Eh bien, triomphez donc de moi-même, je ne suis plus à moi, je suis toute à vous; disposez de moi. Peut-on aimer à ce point?
208
+ Giacomo, à chaque mot, ressentait mille coups de poignard, il était dans un état qu'on ne peut dépeindre. Il fallut convenir des faits: on décida que la Signora Boranelli recevrait dans ses bras l'Etranger, sans vouloir le connaître, le voir; on exigea cela comme un nouveau sacrifice de sa part, on voulait qu'elle immolât à la fois sa tendresse, et la curiosité, qui est presque aussi forte que l'amour dans le cœur d'une Femme.
209
+ Le jour fixé pour les plaisirs du Mari arriva: Giacomo sentait augmenter son désespoir, à mesure que l'instant fatal approchait.
210
+ “Voilà donc, dit-il à sa Maîtresse, “le moment de ma mort qui va arriver. Songez aumoins, puisque je suis contraint à me percer le cœur, songez à rendre le moins heureux que vous pourrez, le cruel que je mets dans vos bras; ne goûtez, s'il se peut, aucun plaisir avec lui; n'ayez point d'âme, de cœur: soyez insensible, inanimée... peut-être hélas! ne partagerez-vous que trop ses transports. Vous m'oublierez, vous aimerez mon Rival, il vous arrachera des soupirs de tendresse, il vous fera peut-être sentir des plaisirs que vous n'avez jamais éprouvez avec moi, il recevra des caresses que je n'ai point encore reçûes, il couvrira de baisers ces yeux, cette bouche, tous ces trésors que j'idolâtre: ne lui en dérobera-t-on aucun? ne pourrez-vous vous refuser toute entière à ses avides transports? Mais que dis-je? je connais ton sexe perfide; je sais que dans l'amour il ne suit que l'attrait du plaisir. Tu me trahiras, tu feras même naître de nouveaux désirs, tu les irriteras... je suis bien malheureux: j'en mourrai de douleur, je ne puis vivre après un pareil coup.
211
+ “Courage, Monsieur, lui dit la Signora, poursuivez à m'accabler d'outrages: je ne suis pas assez à plaindre, sans que vous veniez encore m'insulter, et soupçonner ma tendresse. Vous osez vous emporter en reproches, quand c'est vous qui êtes l'auteur de toutes mes peines, quand c'est pour vous qu'on se sacrifie, et qu'on donne plus que ses jours; vous êtes bien ingrat. Eh puis-je goûter des plaisirs, être heureuse dans les bras d'un autre?
212
+ Et en disant cela, elle pleurait amèrement; ses larmes augmentaient l'éclat de ses charmes et faisaient encore plus valoir sa beauté aux yeux d'un Amant, que cet aspect désespérait, et qui sentait tout le prix du bonheur dont son Rival lui allait être redevable: il ne pouvait quitter sa Maîtresse, il était égaré, furieux.
213
+ “Je veux bien, lui dit-il en se retirant, “vous faire une confidence dont vous n'abuserez point: je vous avertis que ce Barbare ami, est d'une laideur à faire peur Il est laid, s'écria la Signora, comme effrayée?
214
+ Elle revint de ce premier mouvement: “Eh bien, continua-t'elle changeant de ton, et de visage “c'est avec plaisir que j'apprends qu'il n'est point aimable; je voudrais qu'il fut un monstre, le sacrifice que je vous fais en aurait plus de valeur à vos yeux, et les preuves de mon amour pour vous et de ma complaisance, en sercient plus fortes.
215
+ Giacomo sortit désespéré, en lui annonçant que son ami serait introduit sans lumière dans son Appartement; et il n'oublia pas de lui recommander plusieurs fois de se garder surtout, de prendre aucun plaisir.
216
+ Que les passions aveuglent l'esprit! Giacomo pouvait-il en effet se dissimuler, que dans certains moments les sens ne peuvent se refuser au plaisir; que le cœur est même souvent de la partie, et que dans l'ivresse de la jouissance tous les objets sont égaux, et prennent à peu près les mêmes charmes? mais il ne se le dissimulait point; tout ce qu'il voulait, c'était de s'en faire accroire, de s'en imposer à lui-même sans le pouvoir. Et voilà où sont réduits la plupart des hommes: leurs yeux cherchent à se fermer, mais malgré leurs efforts ils entrevoyent toujours ce qu'ils craignent de contempler.
217
+ Le Mari se rendit chez l'Amant qui lui apprit son bonheur, en lui reprochant tous les tourments qu'il lui faisait souffrir. L'Epoux se jeta à ses pieds, versa des larmes de joie, lui offrit ses biens et sa vie; pour acquitter sa reconnaissance.
218
+ “Eh! Monsieur, lui dit Giacomo, “vos remerciements me désespèrent, m'assassinent; vous me dechirez le cœur par morceaux. Qu'ai-je fait? allez, Monsieur, où vous êtes attendu, et que je ne vous voie jamais: votre présence m'est odieuse; mais faisons auparavant nos conditions. Je ne vous donne que deux heures avec votre Femme, et pas une minute avec. Si vous me manquez d'une seconde, il faudra que l'un de nous deux s'egorge: c'est à vous d'employer le temps, vous avez une Montre à répétition qui vous avertira du moment où il faudra vous séparer.
219
+ Giacomo lui dit aussi, de quelle façon il resterait inconnu à la Signora Boranelli : les conditions furent acceptées.
220
+ Voilà donc l'Epoux introduit dans l'Appartement de sa Femme: il vole à son lit, il se précipite dans ses bras; elle versait quelques larmes, elle aimait en effet Giacomo, et puis je ne doute pas que la prétendue laideur de l'Inconnu, n'ajoutât beaucoup à son chagrin: je n'ose dire que c'était peut-être là la seule idée qui l'affligeait.
221
+ Giacomo tourmenté, dechiré par la jalousie, et voulant juger par lui-même, si la Signora lui tiendrait parole, et serait aussi insensible qu'elle le lui avait promis, avait trouvé moyen de s'insinuer dans la maison, et de pénétrer jusqu'à l'Appartement le plus prochain de la Chambre à coucher, de façon qu'on pouvait entendre tout ce que pourraient se dire la Signora et son Mari: c'était venir de propos délibéré se présenter à une cruelle vérité qu'il aurait dû fuir. Eh! que l'erreur souvent nous est nécessaire! que nous devons la chérir, l'entretenir!
222
+ C'est ce qu'assurément ne fit point Giacomo : il prêtait donc une attention extraordinaire, vous pouvez croire qu'il était toutoreilles: son âme était suspendue, il avait sa montre à la main, et comptait les heures, les demie-heures, les minuttes; il n'y avait pas de seconde qui ne fût pour lui un siècle de tourments, qui ne lui arrachât un soupir, une larme. Qu'il eut voulu de bon cœur avancer la montre du Mari! il eut été avare des moments au point de lui en laisser à peine un.
223
+ La Signora de son côté, avec une entière résignation, recevait les caresses de l'Inconnu, dont les transports n'eussent pu jamais faire soupçonner, qu'ils partaient de la tendresse d'un Epoux, et par parenthèse, étaient autant de coups de poignard pour Giacomo, qui, bien loin de chercher dans son esprit à leur faire perdre de leur vivacité, se les représentait encore plus ardents, et par conséquent moins mortifians pour sa Maîtresse.
224
+ Les premières paroles qui échappèrent à la Signora furent, Ah! Giacomo, Giacomo, à quoi m'avez vous réduite?
225
+ Ces plaintes consolaient un peu son Amant, et semblaient adoucir la situation désesperante où il se trouvait: mais de quels nouveaux coups son cœur fut-il percé, quand il entendit.
226
+ Oui, mon cher Giacomo, je n'aimerai que toi: c'est toi que je tiens dans mes bras.
227
+ “Ah! traîtresse, s'écria Giacomo, “tu prends du plaisir, je vai te poignarder.... Elle croit la perfide m'en imposer et s'en imposer à elle-même, en prononçant mon nom; et par cette imposture, elle pense s'acquitter de sa parole, et elle ne satisfait que son insatiable avidité pour le plaisit. Ah! les Femmes, les Femmes.... quels monstres! Faut-il que j'aie accordé tant de temps, deux heures, deux heures entières à ce barbare Epoux? O Dieu! et il n'y a qu'une demi-heure qu'il est ici, il a encore une heure et demie à être heureux, à s'enivrer de plaisirs: mais je n'y puis tenir, j'en mourrai; il faut que je me tue. Ah! malheureux, quelle rage, quel Démon t'a poussé à venir être le témoin de leur bonheur? ne connaissais-tu pas les Femmes, cette indigne nature qui ne se laisse conduire que par les sens, et qui écoute si peu le cœur? misérable, qu'ai-je fait!
228
+ La Signora ne pouvait s'empêcher de laisser échapper de ces soupirs, qui dénoncent le plaisir le plus obstiné à se taire.
229
+ “Soupire, disait Giacomo furieux? “soupire, Monstre d'ingratitude. Ah! tu es sensible dans les bras d'un autre? ses caresses te touchent, arrachent ta perfide âme à tes serments? tu partages ses transports? tu ne jouiras pas long-temps de ton bonheur, tu ne me trahiras pas longtemps: je t'ôterai la vie, tu mourras de ma main; je percerai ce traître cœur qui m'oublie, qui brûle pour un autre; vous périrez tous deux, Barbares, qui m'assassinez si impitoyablement. Eh quoi! ses deux heures ne sont point expirées, elles ne s'écouleront jamais: j'ai à souffrir un siècle, toute une éternité; ô temps, temps cruel, que tu es lent au gré de mon impatience.
230
+ Le Mari bien différent de Giacomo, dans le fond de son cœur reprochait au temps sa rapidité: à chaque instant il faisait sonner sa Montre, et il s'écriait.
231
+ “Quoi, il y a déjà une heure, une heure d'écoulée! je n'ai plus qu'une heure à être heureux, qu'un moment? Ah! faut-il que je ne puisse passer ma vie dans vos bras, ô Divine Boranelli, y expirer d'amour? Que vous êtes charmante, adorable! Et que mes plaisirs sont empoisonnés!
232
+ Ne puis-je me faire connaître; Ah! vous me détesteriez.
233
+ Vous êtes donc bien affreux, reprit la Signora, en jetant un soupir moitié chagrin, moitié volupté.
234
+ “Si vous saviez qui je suis, pour suivait l'Epoux.... “que je suis à plaindre, et que mon bonheur dans ce moment même me coûte de larmes!
235
+ Il redoublait ses caresses; ses transports, loin de s'affaiblir; devenaient plus tendres, plus pressant: la Signora de plus en plus écartait l'idée de Giacomo, et se livrait toute entière au plaisir que l'Inconnu lui faisait goûter, en lui disant d'un ton enchanteur et voluptueux.
236
+ Que je sache donc qui vous êtes? ne craignez rien, non.... je ne vous haïrez point, je ne le saurais, ni je ne le dois pas.
237
+ Jusqu'à ce moment, Giacomo avait quelquefois balancé sur ce qu'il devait croire de ce qu'il entendait, et de ce que son imagination lui faisait voir; il y avait des instants où il voulait se flatter, s'abuser au point de trouver sa Maîtresse moins sensible aux caresses de l'Inconnu qu'elle l'était réellement. Il n'y eut donc plus de ressource pour l'amour: il fallut qu'il cessât de se déguiser la vérité, et de se faire illusion; il fut bien plus pénétré de la certitude de son malheur, lorsqu'il entendit, sans pouvoir recourir à aucun doute, la Signora qui répondait avec reconnaissance aux transports de son Mari, le serrait dans ses bras, et lui demandait même de nouvelles caresses, loin de le repousser, et que ces mots furent ajoutés aux caresses.
238
+ Je me mœurs.... Tu es le plus charmant des hommes.... arrête donc.... tu me fais mourir... Ah! que je t'adore.
239
+ Ah! ma chère Femme, s'écria l'Epoux.... Je suis perdu, s'écria à son tour Giacomo, entrant dans la Chambre de sa Maîtresse, l'épée nue d'une main, et une bougie de l'autre. Mon Mari!... Giacomo !... dit la Signora en jetant un grand cri.
240
+ Eh! quoi, Monsieur, y a encore six minutes, dit l'Epoux, en regardant sa Montre.
241
+ Ces sortes de situations, poursuivit le Chevalier, ne peuvent se rendre dans la précision, la vivacité qui les accompagne. La Signora, dès l'instant qu'elle avait reconnu son Mari, l'avait repoussé de ses bras avec horreur; Giacomo avait ouvert les rideaux du lit, comme un furieux, et causait à la fois deux surprises à la Signora, en lui montrant son Mari, et son Amant qu'elle ne croyait point si proche d'elle. L'Epoux ne retrouvait plus dans la Signora, cette Femme si rendre, qui un moment auparavant s'abandonnait à ses transports. Pour Giacomo, il fit mille extravagances, il voulait immoler à sa fureur le Mari et la Femme, il accabla de reproches sa Maîtresse, et la laissa vis-à-vis son malheureux Epoux, à qui elle rendit avec usure les emportements de son Amant: il fut congédié impitoiablement, sans qu'on voulût seulement se donner la peine de le regarder et de l'entendre, et Giacomo revint auprès de la Signora plus amoureux, c'est-à-dire plus trompé que jamais. Elle trouva le moyen de lui persuader qu'il l'avait accusée injustement d'être sensible pour une autre, elle n'eut pas beaucoup de peine à l'abuser à ce point.
242
+ Quelle raison ne cède pas à l'amour! l'esprit est bien faible, lorsque le cœur est contre lui.
243
+ Dites après cela, Madame, que je ne cherche point à vous amuser? Ne voilà-t-il pas des aventures qui ont tout le mérite de la nouveauté? un Mari qui est forcé de recourir à l'Amant de sa Femme, pour jouir d'un droit que l'Hymen devrait cependant lui avait acquis; un Amant qui est contraint de servir les intérêts d'un Mari, et de lui céder sa Maîtresse, qui est, pour ainsi dire, le témoin du bonheur de son Rival, et convaincu malgré lui-même, qu'on lui a fait une infidélité dans toutes les formes: une Femme enfin qui se trouve entre son Amant et son Mari, qui est au désespoir d'avoir prodigué ses caresses les plus vives, à l'homme qu'elle déteste le plus, à son Epoux; et pour comble de douleur, qui se voit prise sur le fait, après avoir révelé le secret des Femmes, ce goût qui les flatte également, dès que leurs sens sont intéressés dans la séduction: toutes ces attitudes formaient des tableaux différents, et parfaits dans leur espèce.
244
+ Le Chevalier en resta à cette Histoire, le Bal finit, et nous nous retirâmes dans la très-ferme intention de ne point laisser échapper la moindre aventure de galanterie qui s'offrirait à notre médisance.
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1
+ La puissance des maires était devenue presque égale à celle des rois.
2
+ Archambaud, maire du palais de Neustrie, avait succédé dans cette place auprès de Clovis II à Aega, dont la mémoire était chère aux français. Il marchait sur les traces de son prédécesseur: même amour pour son maître et pour l'état, même désintéressement; il réunissait les agréments extérieurs à tous les talents qu'exigeait son emploi; on lui reprochait seulement un faste et une pompe qui ne doivent entourer que le trône: cette faiblesse, le partage ordinaire de la vanité, échappe quelquefois à une âme jalouse d'imprimer sa grandeur sur tout ce qui l'environne; Archambaud semblait en quelque sorte être le monarque: Clovis n'en avait que le nom. C'est sous ce règne qu'a commencé cette décadence funeste qui fut bientôt suivie de l'extinction totale de la race des merovingiens. Une légère observation suffira pour caractériser la mollesse et l'indolence de ce prince, qu'on peut mettre à la tête des rois fainéants : il est le premier de nos souverains qui se soit fait traîner dans un char attelé par des bœufs; cette voiture n'avait jusqu'alors servi qu'à nos reines. Archambaud avait un domestique nombreux. Parmi ses esclaves, il était aisé de distinguer une jeune personne que, dans les temps du paganisme, on eût adorée comme une des grâces; sa modestie prêtait un nouvel éclat à sa beauté; elle inspirait à la fois l'amour et le respect; on aurait dit que la nature avait formé exprès son front, pour être orné du bandeau royal; un mélange de vivacité et de langueur animait ses regards intéressants; l'attrait même de la séduction respirait sur sa bouche; la noblesse, la douceur, la sensibilité, la vertu brillaient sur son visage; des cheveux d'une couleur agréable relevaient la blancheur de sa peau, et en tombant négligemment sur ses épaules, faisaient admirer davantage sa taille élégante et majestueuse; Batilde joignait à tant de charmes, le premier peut-être de tous: elle atteignait à peine sa quinzième année. Des pirates danois, dans une de leurs irruptions en Angleterre, l'avaient enlevée au sortir du berceau, et emmenée captive avec son père. Ces esclaves exposés en vente selon l'usage, avaient été achetés par un des officiers d'Archambaud, pour être employés au service de son maître. Edmond était chargé du soin des jardins, et Batilde, devenue plus grande, versait à boire à table.
3
+ Emma du même sexe et du même âge à peu près que Batilde, et réduite comme elle à la condition d'esclave, recherchait son amitié. Ces deux jeunes personnes se trouvaient souvent ensemble dans le palais, dans les jardins; elles se confiaient ces riens si importants, si touchants pour deux cœurs qui demandent à se développer et à s'attacher. Cependant depuis quelques jours, elles étaient devenues plus réservées; elles avaient moins de secrets à se communiquer. Emma soupirait, et les mêmes soupirs échappaient à son amie; elles se regardaient, baissaient les yeux, et semblaient craindre de s'interroger. Emma rompit la première ce silence qui commençait à lui peser.-Qu'as-tu ma chère Batilde?-Je
4
+ pourrais te faire la même demande... qu'est devenue ta gaieté?-Je ne suis point triste... c'est toi qui me parais sombre, mélancolique!-Moi! Mélancolique!...
5
+ Je ne le suis point...-Notre esclavage cependant n'est pas insupportable...Archambaud...-Archambaud?...-Est un maître bienfaisant; je le sers avec plaisir; ne penses-tu pas comme moi?-Il est vrai qu'Archambaud... il a pour nous des bontés... adieu, Emma, je cours me rendre auprès de mon père.
6
+ Batilde se trouve seule, en est flattée, et s'étonne de ce sentiment.
7
+ Edmond la surprend dans ce trouble qu'elle voulait se cacher à elle-même. Ma chère fille, lui dit-il avec toute la vivacité de l'amour paternel, tu as des chagrins? Je ne te vois plus cette sérénité qui me rendait la servitude moins odieuse! Ah! Batilde, c'est à moi de sentir les horreurs de cette situation. Si tu savais à qui tu dois le jour! (Et il lui échappe un profond gémissement)...
8
+ je suis esclave! Moi!... Allons, il faut subir mon sort. Au lieu de m'affliger, console-moi, rappelle-moi ta mère, ta mère... à ce mot, Edmond laisse couler des larmes.-Vous pleurez, mon père!-C'est toi qui m'arraches ces pleurs.-Mon père, je n'ai point d'autres chagrins que les vôtres; esclave presque en naissant, je dois être accoutumée à cet état, qui toujours humilie... vous n'avez jamais daigné m'instruire de ma naissance, de votre rang... vous êtes mon père, ajoute Batilde en courant dans ses bras; ce nom me suffit, et je suis votre fille, la fille la plus soumise, la plus tendre: c'est vous dire que je respecte votre silence.-Eh! Qu'importe le passé? Batilde... nous sommes dans les fers... nous servons: voilà l'image affreuse qui est sous nos yeux! Mes malheurs ont avancé le terme de ma vie; toi seule, ô ma chère fille, as retenu jusqu'à ce jour mon dernier soupir; oui, c'est pour toi seule que j'ai eu le courage de vivre, de supporter l'esclavage; ah, que ne peut l'amour paternel! Mais je sens... que bien-tôt tu n'auras plus de père; et je te laisserai sans parents, sans appui...
9
+ dans la servitude... ma fille, je ne puis te dire qu'un seul mot: songe que la vertu est le premier bien, le premier rang, que Batilde ne doit pas se permettre la moindre faiblesse, un soupir dont la vertu ne serait point l'objet... tu te troubles, ma fille!-Non, mon père... je ne serai point indigne de vous; qui que vous soyez, vous êtes pour moi le plus respectable des mortels: vous êtes vertueux, et vous savez souffrir; mon père, je vous imiterai... votre fille du moins... pourra mourir. Mais de quels coups vous me frappez! La mort vous enlèverait-elle de mes bras? Ah! Vivez pour la malheureuse Batilde, pour en être aimé... Soutenez-moi, mon père, par vos conseils, par vos exemples... ils me sont nécessaires. Edmond la presse contre son sein, et Batilde va remplir ses fonctions domestiques. Archambaud donnait souvent des fêtes magnifiques où il invitait les principaux chefs de la noblesse française; c'étaient autant de jours de triomphe pour la beauté de la jeune esclave; un murmure flatteur prévenait son arrivée dans la salle du festin; sa présence attachait tous les yeux, et sur-tout ceux de Ranulphe seigneur austrasien, envoyé par Sigebert auprès de Clovis. Archambaud le distinguait parmi les étrangers qu'il admettait à sa familiarité; il l'honorait même de sa confiance. Seigneur, lui dit Ranulphe, un jour qu'ils se promenaient écartés de la foule des courtisans, me serait-il permis de vous demander pourquoi au faîte de la grandeur, l'égal en quelque sorte des rois, vous paraissez ne point jouir de votre bonheur? Que reste-t-il à désirer à votre ambition?-L'ambition, Ranulphe, ne suffit pas pour rendre heureux; votre cœur n'aurait-il jamais connu d'autres sentiments?
10
+ Ranulphe demeure quelque moment sans répondre:-seigneur, je sais que la gloire, l'estime publique, l'amitié peuvent partager nos vœux.-Sans doute, une sensibilité éclairée doit éprouver ces besoins: mais Ranulphe... vous ne parlez point de l'amour?-L'amour!... L'amour... (Ranulphe est troublé, il continue cependant:) si Archambaud aimait, Archambaud serait aimé; qui pourrait lui résister? Ou vous ne vous êtes pas expliqué, seigneur.-Je me suis tu jusqu'à présent, et je mourrai plutôt que de rompre le silence: je ne m'appuierai point de mon autorité. Jugez si je dois aimer, si je dois brûler; l'objet de cette ardeur... qui me coûtera la vie, est cette charmante esclave... Batilde, interrompt Ranulphe avec vivacité?-Elle-même: j'en ai fait présent à ma femme; Plectrude l'aime comme sa propre fille, et moi, Ranulphe, je lui suis attaché par un amour, qu'il m'est impossible de vaincre. Je ne me cache pas tout ce que la raison, le devoir sont en droit de m'opposer contre un semblable penchant; je ne me dissimule point que ma faiblesse est criminelle, que mon épouse seule mérite toute ma tendresse. Je connais mon égarement, Ranulphe, et je n'ai pas la force de m'en retirer. L'image de Batilde, sa candeur, sa beauté, ses grâces, l'azur de ses beaux yeux, où le ciel semble avoir pris plaisir à se peindre dans sa douce sérénité, voilà ce qui m'occupe, ce qui remplit mon cœur. J'ai conçu plusieurs fois le projet de lui parler; je la vois: et le respect, la crainte me ferment la bouche; une jeune fille, une esclave fait trembler le maire du palais de Neustrie! Lorsqu'elle me verse à boire, sa rougeur, son embarras me charment; mes regards cherchent les siens, et elle détourne la vue en soupirant. Depuis quelque temps, elle m'approche avec plus de timidité... non, je ne serai point son maître pour abuser de sa situation; j'ignore leur rang; Edmond persiste à me faire un secret de sa destinée... quels qu'ils soient, ils me servent, et je dois les protéger; je dois révérer davantage les vertus de Batilde. Tout ce que l'honneur permet à mon amour, c'est de briser leurs fers, de les affranchir; ils ne seront enchaînés ici que par mes bienfaits... je pense, Ranulphe, que vous m'approuvez?-Je reconnais, seigneur, le digne successeur d'Aega: mais jetez un voile sur le motif qui vous anime; épargnez à Plectrude le chagrin d'avoir une rivale; que la générosité seule paraisse vous avoir inspiré dans l'affranchissement de vos deux esclaves; sur-tout, seigneur, efforcez-vous de repousser une passion... Archambaud le regardant d'un œil inquiet:-Ranulphe...
11
+ il y a quelques instants que vous étiez moins sévère?
12
+ Ils se quittent tous deux déconcertés, tous deux jaloux, et éperdument amoureux de Batilde. Emma se trouve avec son amie.-Nous sommes seules, ma chère Batilde!
13
+ Tu m'as quittée bien précipitamment! Ah! Que mon cœur était impatient de s'épancher dans le tien! J'ai besoin de tes conseils, de ton amitié, de ta compassion; il faut que mon âme toute entière se découvre à tes regards (elle court l'embrasser, et portant les yeux de tous côtés) Batilde, il n'y a que toi qui m'entendes... Batilde, plains ton amie; et elle répand des larmes.
14
+ Batilde lui témoigne tout l'intérêt dont son âme douce et tendre était susceptible; elle cherche à la consoler. Je suis enfin, lui dit Emma, éclairée sur la cause du trouble qui m'agite; j'ai pénétré dans les replis de mon cœur, et j'y ai surpris un sentiment bien différent du sentiment pur et innocent qui m'unit à ma chère Batilde!...-Emma, expliquez-vous...-C'est de l'amour que je ressens, et j'en serai la malheureuse victime. Alors ses pleurs redoublent. De l'amour, interrompt Batilde avec une espèce d'agitation!-Le plus violent... le plus coupable; je manque à la vertu, à la reconnaissance, à tout. Plectrude me comble de bienfaits; c'est elle qui m'a tirée d'un esclavage odieux pour m'attacher à sa personne, pour me faire en quelque sorte chérir ma servitude; que dis-je? Elle m'élève au rang de son amie, me confie ses pensées les plus secrètes, et j'ose aimer... Emma regarde Batilde, dont la curiosité impatiente parait voler au-devant de ce qu'elle va apprendre.
15
+ Le croiriez-vous, vertueuse amie, reprend Emma? C'est son époux, mon maître...
16
+ Archambaud que j'aime... vous aimez Archambaud, s'écrie Batilde! Avec transport, répond Emma, d'autant plus vivement, que je m'efforce de renfermer dans mon sein cette passion qui fait tous mes tourments, et dont j'ai honte à mes propres yeux.Concevez, par cet aveu, l'excès de mon amitié; je vous révèle... et il vous aime, demande Batilde d'une voix tombante, et ne la laissant point achever?
17
+ ...-Tout m'engage à me flatter qu'il m'aimerait... vous me quittez, Batilde!
18
+ Vous m'abandonnez! J'avoue que ce témoignage de ma franchise offense votre sagesse: mais ayez pitié d'une amie... Soutenez-moi... elle ne m'entend plus!
19
+ Elle me fuit! Hélas! La vertu doit-elle avoir cette sévérité? N'est-ce pas le premier de ses devoirs de secourir l'humanité malheureuse? Et une semblable passion n'est-elle pas le comble du malheur? Ah! Batilde, Batilde, peut-être n'aurez-vous pas toujours cette insensibilité? Il viendra un temps où vous pourrez connaître par votre propre cœur, tout ce que souffre le mien; cruelle amie! Je serai vengée.
20
+ Archambaud plus épris chaque jour de son esclave, observa qu'elle l'évitait avec soin. Elle montrait encore plus de réserve et de circonspection dans toutes les circonstances qui l'approchaient de son maître. Le maire entrait-il chez Plectrude, Batilde trouvait des prétextes pour s'éloigner; aucun de ses mouvements n'échappait à la vue pénétrante d'un amant. Et quels yeux sont plus perçants que ceux de l'amour? Qu'on a eu tort de nous le représenter avec un bandeau! La jalousie ajoute encore à la vivacité de ses regards.Archambaud
21
+ rencontre Ranulphe près de l'appartement de Batilde et de son père; il avait déjà des soupçons: il ne doute plus que ce ne soit l'amour qui amène en cet endroit le seigneur austrasien, qu'il ne soit aimé de Batilde. Archambaud d'abord eut écouté toute la fureur de la jalousie: il se ressouvient de son rang; il retourne sur ses pas, en se disant dans le fond du cœur: mes malheurs ne sont que trop assurés; Batilde aime, me dédaigne, et c'est Ranulphe qu'on me préfère! C'est Ranulphe qui est aimé!... Je parlais de les affranchir! Ah!
22
+ Qu'ils soient au rang de mes plus vils esclaves! Qu'ils rampent dans les travaux les plus humiliants!... Éloignons Batilde de ma vue; éloignons-la pour jamais... éloigner Batilde de mes yeux, lorsqu'elle règne avec tant d'empire sur mon cœur, lorsque son image y est gravée si profondément! Laisser passer un jour, un jour entier sans goûter le plaisir de la voir, de l'adorer en secret!
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+ L'affliger! Appesantir le joug de sa servitude! Faire couler ses larmes... les larmes de Batilde!... Ai-je pu seulement en concevoir la pensée? Et quand elle serait aimée de Ranulphe! Quand elle l'aimerait! Ai-je oublié qu'on ne peut imposer des lois à son cœur? Est-ce à moi de vouloir tyranniser celui de Batilde? Moi, qui ne suis pas maître d'ôter à la tendresse un seul de mes sentiments!Moi, pour qui cependant un soupir est une faiblesse, un crime impardonnable! Elle me préfère Ranulphe!
24
+ Et cette préférence doit-elle me surprendre? Est-ce la grandeur qui fait aimer?
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+ Une esclave n'a-t-elle pas à mes regards plus de charmes que n'en auraient toutes les souveraines de la terre?... Je vais les rendre libres... peut-être la reconnaissance produira-t-elle ce que n'a pu inspirer l'amour; Batilde a de la vertu; la vertu est généreuse: elle sera du moins sensible à mes bienfaits.
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+ Archambaud ordonne qu'on fasse venir Edmond:-Edmond, je vous affranchis, vous et votre fille... vous pleurez!-Ah! Seigneur, pardonnez si je ne réponds pas en ce moment à l'excès de vos bontés. Je croyais que l'esclavage était le comble des malheurs: j'éprouve qu'il en est de plus cruels... nous ne pourrons profiter de votre générosité, ajoute-t-il en versant un torrent de larmes; ma fille...-Batilde... eh bien? Batilde...-seigneur... elle est expirante!-Batilde!
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+ ...-Elle n'a plus, selon les apparences, que quelques heures à vivre.
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+ Archambaud est prêt à perdre l'usage des sens; un de ses esclaves le soutient; il se relève de cet accablement:-il faut que je la voie, que je voie Batilde; Edmond, conduisez-moi à son appartement, allons... (et en marchant il lui demande:) et d'où vient ce mal subit?-Il y a quelque temps, seigneur, qu'elle est dévorée d'un sombre chagrin...-d'un sombre chagrin! Ah! Dit Archambaud, dans le fond de son âme: elle aime, elle aime Ranulphe! J'ai employé tout, poursuit Edmond, sollicitations, prières, menaces, plaintes; rien n'a pu la déterminer à me découvrir la cause de cette mélancolie, qui aujourd'hui la précipite au tombeau; ce matin elle a beaucoup pleuré; elle est tombée ensuite sans connaissance dans mes bras... oui, seigneur, l'unique consolation qui me restait dans l'univers va m'être enlevée! Ma chère fille! Archambaud embrasse Edmond avec un profond gémissement:-sans doute, il est affreux d'être privé de Batilde!
29
+ Ils arrivent à son appartement. Plectrude, suivie de ses esclaves, était accourue à son secours; elle la tenait renversée sur son sein; Emma voulait lui prendre une de ses mains, et il semblait que Batilde repoussait Emma. Quelle image pour les cœurs sensibles, pour un amant! Un voile détaché, des cheveux blonds épars, le front de la beauté même, couvert des ombres de la mort, ces yeux enchanteurs, dont Archambaud avait tant éprouvé la puissance, fermés à la lumière, de longues paupières noires, couchées sur un teint que la pâleur rendait encore plus intéressant!
30
+ Archambaud s'élance vers Batilde en s'écriant: Batilde! À ce cri, elle fait un mouvement, r'ouvre les yeux, jette ses regards sur Archambaud, sur Emma, la repousse encore, et retombe dans les bras de Plectrude. Batilde, quelques instants après, tend la main à son père qui fondait en pleurs, puis se tournant vers Archambaud, elle lui dit, en jetant un long soupir: c'est vous, seigneur!
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+ Et elle baisse aussi-tôt la tête du côté de Plectrude, avec un mouvement de désespoir. Archambaud est obligé de se rendre aux ordres de Clovis qui l'attend; il revient plusieurs fois sur ses pas pour recommander Batilde avec instance, et avant que de sortir, il approche d'elle en tremblant, et lui dit tout bas: vous serez satisfaite; son père et Plectrude étaient alors éloignés.
32
+ Le roi, dans son entretien avec Archambaud, fait entrer à chaque instant l'éloge de Batilde. Qu'elle est belle, redit plusieurs fois le monarque! Et que sa douceur augmente l'éclat de ses charmes! Qu'on aime à ressentir leur pouvoir!
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+ Comment la nature s'est-elle plu à combler de tous ses dons une esclave... et quelle reine n'envieroit Batilde? Il n'est pas possible qu'elle sorte d'un sang vulgaire... Archambaud, après l'état, Batilde doit être le premier objet de vos soins.
34
+ Archambaud rempli de sa douleur, goûtait une espèce d'adoucissement à entendre louer Batilde, et à pouvoir pleurer en liberté devant son maître; il prodigue de nouvelles louanges, parle avec transport des attraits, des vertus de la jeune personne, et apprend au prince qu'il l'a affranchie elle et son père.Clovis
35
+ avait vu Batilde dans plusieurs occasions; il se hâte de congédier son ministre, lui fait part de ses volontés, et répète: Archambaud, que Batilde fixe toutes vos attentions.Plusieurs jours se passent dans les craintes et dans les larmes.
36
+ Depuis Archambaud et Plectrude jusqu'au dernier des esclaves, tout adorait Batilde; tous les cœurs étaient pénétrés de sa modestie, de sa beauté, et sur-tout de sa bienfaisance; il n'y avait point de malheureux qui ne courût l'implorer, et quand elle était forcée de refuser, ses refus mêmes avaient un charme qui leur prêtait la douceur du bienfait; c'était par ses mains que Plectrude répandait ses libéralités; Batilde sollicitait sans cesse sa compassion, et souvent elle s'était privée de ses effets les plus nécessaires pour soulager les pauvres.
37
+ Archambaud et sa femme ne quittaient point Batilde. Enfin elle revient à la vie; les alarmes sont dissipées; sa beauté a repris son éclat; il lui restait cependant un air de langueur, qui, peut-être la rendait encore plus touchante; elle excitait cet intérêt que l'on peut appeler le plus doux et le plus fort des charmes: c'est celui qui inspire le sentiment, qui en fait goûter toute la tendresse, la volupté délicate, d'où naissent ces passions, que, loin de les affaiblir, l'habitude et le temps affermissent, et qu'on emporte au tombeau.
38
+ Les premières paroles que prononce Batilde sont pour remercier ses bienfaiteurs de son affranchissement. Non, madame, dit-elle à Plectrude, en lui baisant la main, Batilde ne perdra jamais le souvenir de vos bontés; elle sera toujours votre esclave; et elle regarde Archambaud, soupire, et continue d'une voix embarrassée: mais, madame... permettez que je sois employée à votre service seul... je ne sortirai d'auprès de vous, que pour aller consoler la vieillesse de mon père; il a mes sentiments: il vous restera toujours attaché par les liens de la reconnaissance. Plectrude l'embrasse.-Batilde, vous n'êtes plus mon esclave: vous êtes mon amie; vous, et Emma que j'affranchis aussi, vous me ferez supporter l'ennui, le poids de la grandeur; c'est dans le sein de toutes deux que ma confiance se plaira à s'épancher. Ma fille, vous ne connaissez pas les peines qui empoisonnent les faibles plaisirs que procurent la fortune et le rang! Ce sont les personnes élevées qui ont le plus besoin des douceurs et des consolations de l'amitié, et la vôtre ne m'est que trop nécessaire. Mais, je vous parle d'Emma; je m'aperçois que vous êtes moins liées: d'où vient ce refroidissement?Emma cependant vous aime avec tendresse; elle vous en a donné des preuves dans votre maladie.-Emma m'est chère, madame... et Batilde ne sera jamais ingrate...-je veux que vous soyez toujours amies. Emma paraît; Plectrude poursuit: embrassez-vous.
39
+ Emma court dans les bras de Batilde, qui obéit, et repousse ses larmes; elle se trouve enfin seule avec son père.
40
+ Qu'avez-vous fait, ma fille, lui demande Edmond, d'un air sombre et mécontent?
41
+ Nous sommes libres, et nous sommes encore dans ces lieux! Tout nous retrace ici notre esclavage; tout nous parle de la flétrissure de la servitude, nous montre nos fers à peine brisés, et Batilde semble les regretter! Le nom de maître n'offense point ses oreilles! Elle ose me faire partager sa honte, me prêter la bassesse de ses sentiments, flatter Plectrude et Archambaud de l'espoir que la reconnaissance m'enchaînera auprès d'eux! La reconnaissance n'ordonne point l'avilissement de l'âme; on peut, on doit mourir pour ses bienfaiteurs: mais servir! Quel mot! Quelle image il entraîne! Ah! Ma fille!... Je l'ai perdue! Ma fille eut été la première à presser notre départ; ma fille eut préféré la retraite la plus obscure, une chaumière, une caverne, une caverne l'asile de la liberté, à ce palais brillant, où retentit encore le bruit de nos chaînes!...
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+ Va, rampe, sers, connais des maîtres; j'irai moi seul, exhaler mon dernier soupir, loin d'un séjour qui m'est odieux, loin d'une fille... indigne de sa naissance! Lâche Batilde!... Est-ce à ces traits que te reconnaîtrait ta mère?
43
+ Qu'elle est heureuse de n'être plus!-Ô mon père, mon père! Est-ce vous qui me percez ainsi le cœur? Et depuis quand avez-vous découvert en moi des sentiments qui ne répondent point à la noblesse des vôtres? J'avais cru que nous pouvions, sans rougir, augmenter le nombre des heureux qui vivent auprès d'Archambaud et de Plectrude. Eh! Quelles sont nos ressources? Sans bien, comment soutiendrez-vous vos jours?-Sans l'honneur, qu'est-ce que la vie? Comment j'existerai? Je déchirerai le sein de la terre; je l'arroserai de mes sueurs, de mes larmes; j'en arracherai assez d'aliments pour entretenir notre vie malheureuse... nous ne serons point esclaves; (il embrasse sa fille avec une sombre fureur) nous serons libres! Je te l'ai déjà dit; je m'aperçois qu'une secrète inquiétude te dévore: voilà l'origine de ta maladie... ma fille...
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+ Ranulphe est toujours sur tes pas?-Ranulphe, mon père...-Tu ne sais point... tu ne dois aimer que la liberté, la vertu, l'honneur... ton rang... je t'apprendrai un jour quels sont tes droits, tes devoirs; supporte l'infortune; profite du bienfait d'Archambaud, et fuyons de ce palais.-Je suis prête à vous obéir; mon père, je vous suivrai; oui... je vous suivrai... nous nous séparerons pour jamais d'Archambaud. À ces derniers mots, Batilde laisse échapper un torrent de larmes, et son père va tout préparer pour leur départ.
45
+ Archambaud cependant livré à ses réflexions, ne pouvait se résoudre au sacrifice qu'exigeait sa générosité. Il faut, se disait-il, que je détruise, que j'anéantisse un penchant qui fait l'unique douceur de ma vie; que je porte Batilde dans le sein d'un autre; que Ranulphe possède tant de charmes; et je serai témoin de la joie de mon rival! Je serai l'instrument de son bonheur!...
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+ De son bonheur!... Encore, si Batilde n'avait point aimé, qu'elle eût été indifférente qu'elle eût accablé tous les hommes de sa haine!... Mais, c'est moi seul qu'on déteste; elle ne peut dissimuler sa tendresse pour Ranulphe; elle me refuse jusqu'aux sentiments de la reconnaissance, de la compassion; elle dédaigne de voir les tourments qu'elle cause... elle les voit et jouit de mes souffrances! Eh! Où m'égare un malheureux amour? Batilde est vertueuse; il lui est permis d'aimer Ranulphe; Ranulphe peut disposer de son cœur, de sa main...
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+ mais, moi, je suis lié à une épouse, que je dois respecter, adorer. Si Plectrude lisait dans mon âme!... Efforçons-nous de lui déguiser mon crime; ayons la force d'aimer Batilde... pour elle-même; soyons assez maître de nous pour faire son bonheur; qu'elle soit heureuse, et qu'au faîte de l'élévation, je sois le plus à plaindre des mortels.
48
+ Archambaud était agité par tous les orages de l'amour, de la jalousie, et du désespoir. Pour un moment où la vertu triomphait, il y en avait mille autres où elle était vaincue. Le maire fait demander un entretien secret à Ranulphe, qui vient, et demeure surpris de la tristesse où il le trouve plongé:-dans quel état vous vois-je, seigneur?-Ranulphe, vous devez reconnaître les effets de l'amour!Ranulphe, ayez cette noble franchise qui convient à tous deux; songez que c'est à votre ami que vous ouvrirez votre âme...-ce titre, seigneur, est ce qui peut me flatter davantage, et je ferai tout pour le mériter. Parlez; qu'exigez-vous?-Une confiance entière, et dont je n'abuserai point...
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+ Ranulphe... vous aimez Batilde?-Seigneur...-n'hésitez point à me l'avouer.-Seigneur... Sa beauté... Sa vertu... il est vrai... que je l'adore.
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+ Vous l'aimez, s'écrie Archambaud! Ah dieu!... Pardonnez-moi, Ranulphe, ce mouvement involontaire; il ajoute d'une voix étouffée par la crainte: et... elle vous aime?...-Je l'ignore, seigneur: mais tout l'instruit de ma passion.
51
+ Archambaud en versant des pleurs, et se laissant aller sur un siège.-Ranulphe,
52
+ elle vous aime, je n'en puis plus douter!... Je n'en doute point; mais je me combattrai, je me dompterai... je me dompterai, j'engage ici ma parole. Vous savez que je viens de l'affranchir; vous aspirez à l'épouser?-Batilde,
53
+ Seigneur, est trop vertueuse pour recevoir un autre hommage.-Sans doute, c'est la vertu même, et je l'offense par une ardeur coupable. Ah! Présentez-moi bien mes devoirs, mes erreurs; dites-moi... que je ne peux l'aimer... que je dois m'en interdire jusqu'à la pensée, que tous les obstacles... je mourrai en l'adorant!-Vous avez daigné, seigneur, m'honorer de votre confidence; permettez-moi de vous plaindre, de vous chérir, de répandre des larmes avec vous... S'il le faut, je suis prêt à vous sacrifier mon amour.-Non, Ranulphe, non, épousez Batilde; moi-même... moi-même, je lui parlerai en votre faveur; vous connaîtrez votre ami.-Je ne sais point de quels parents elle tient la vie, mais Batilde...-ne peut être que d'une naissance illustre... Ranulphe, ses vertus, ses charmes ne sont-ils point au-dessus des titres les plus brillants?
54
+ Batilde est faite pour régner sur votre cœur, sur l'univers entier; quelle reine est égale à Batilde? N'apercevez point mon trouble, mon désespoir; allez, vous serez content; dussé-je... je veux faire la félicité de tous deux... je la ferai. Laissez-moi, laissez-moi; je voudrais vous cacher à vous, à moi-même ce désordre affreux de ma raison, de tous mes sens.
55
+ Ranulphe se retire. Eh bien! S'écrie Archambaud, me suis-je assez immolé? J'ai promis... mille fois plus que de m'arracher la vie. Ah! S'il ne fallait que mourir pour obtenir un sentiment, un regard de Batilde!... Il est donc vrai! Il l'aime!... Il est aimé! Il ne m'est plus possible d'en douter! Malheureux Archambaud! Le faible soulagement de l'incertitude t'est même refusé! Ah! Coeurs ulcérés et jaloux de ma grandeur, cessez de me porter envie; si vos regards pénétraient dans mon âme... vous-mêmes seriez touchés de ma peine!
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+ Batilde rencontre Emma, et se jette dans ses bras en pleurant.-Ma chère Emma...
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+ je vais vous quitter!-Que dites-vous?-Mon père, depuis notre affranchissement, a formé la résolution de s'éloigner de ces lieux; il m'emmène avec lui; j'abandonne pour jamais Plectrude... Archambaud... Archambaud dont les bienfaits... Emma, que je suis à plaindre!-Et sont-ils informés du dessein d'Edmond?-Je crois qu'ils l'ignorent encore.-Ils ne vous laisseront point partir.-Emma, il faut que je suive mon père; je le dois... des sanglots interrompent Batilde.-Plectrude ne le souffrira point! Batilde, où trouverez-vous des cœurs qui vous soient plus attachés? Ce ne sont point des maîtres: ce sont des amis tendres. Je ne vous parle pas du chagrin que me causerait notre séparation; votre sagesse... ma sagesse, reprend Batilde en regardant Emma et en soupirant.-Elle m'est nécessaire; c'est de vous seule que j'attends du secours contre moi-même. Aidez-moi à me guérir d'une passion qui me rend criminelle à mes propres yeux.-Emma... et il paraît toujours vous aimer?-Je
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+ veux rejeter tout ce qui nourrit un tel attachement... que vous êtes heureuse, ma chère Batilde! Vous ne connaissez point l'amour.-Je ne le connais pas!...
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+ Baltide s'arrête à ce mot; elle continue:-Emma... ce départ me fera mourir; dites à mon ancien maître... il le sera toujours... Emma... mes fers ne sont point brisés.
60
+ Elle allait poursuivre, quand un esclave effrayé vient au-devant d'elle.-Hâtez-vous de me suivre; votre père touche au moment de perdre la vie-mon père!-Un sanglier pressé par des chasseurs, s'est jeté sur lui, et l'a blessé mortellement. Emma soutient Batilde tombée dans ses bras sans connaissance. À peine est-elle revenue de son évanouissement, qu'elle s'efforce de marcher appuyée sur l'esclave. Batilde arrive et trouve Edmond baigné dans son sang; elle ne peut que s'écrier: ô mon père! Et elle est renversée à ses pieds.-Reprends tes sens, ma fille, profitons du peu de moments que j'ai à vivre; tu pleureras ma mort, quand je ne serai plus qu'une froide cendre.
61
+ Écoute-moi, tandis que mon cœur peut encore s'épancher dans le tien; mon âme ne s'est arrêtée que pour toi seule, que pour les intérêts de ma chère Batilde. Je ne te cacherai point ma situation, ma fille: je vais mourir. Nous allons être séparés pour toujours; recueille les derniers sentiments du père le plus tendre.
62
+ Ton rang, ta famille te sont encore inconnus: ce secret te sera révélé; je vais le confier à la discrétion d'Archambaud; c'est dans ses mains, ma fille, que je te laisse...-Mon père...-je connais Archambaud; sa probité m'assure qu'il sera ton appui, qu'il me remplacera; il n'abusera point du malheur. Tu resteras auprès de Plectrude, puisque le ciel veut que tu habites toujours ces lieux, le monument de notre infortune et de notre ignominie; peut-être est-ce un de ses bienfaits; ce que tu apprendras pourrait t'inspirer de l'orgueil, et ce palais te rappellera sans cesse nos disgrâces et tes fers. Quels que soient tes destins, Batilde, souviens-toi que la vertu est la première dignité. Tous les titres se confondent, s'éclipsent; ma fille, tu l'as éprouvé: mais nos ravisseurs n'ont pu nous ôter la noblesse de l'âme; nous l'avons conservé ce bien précieux sous le joug de l'humiliation, dans les horreurs de la pauvreté.
63
+ Cette élévation, cette fierté du cœur que rien ne saurait abattre, voilà l'héritage que tes pères t'ont transmis: mérite de le posséder. Songe sur-tout que ces faiblesses attachées à ton sexe, ne sont pas faites pour Batilde; peu d'hommes sur la terre sont en droit de porter le nom de ton époux; que cet aveu te suffise. Commande à ton âme d'écarter ces mouvements qu'il faut abandonner aux âmes vulgaires; promets-moi de ne pas aimer Ranulphe.-Ranulphe... je vous l'ai dit, mon père; il m'est indifférent, odieux.-C'est assez te parler de tes devoirs, ma chère fille; j'emporte au tombeau la douce idée que tu seras digne de moi; embrasse ton malheureux père... va, laisse-moi pour quelques moments; j'attends ici Archambaud. Tu reviendras... tu recevras mes derniers soupirs.
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+ Emma avait suivi de loin son amie; elle la prend dans ses bras, et mêle ses larmes aux siennes. Archambaud s'était rendu auprès d'Edmond.-Seigneur,
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+ pardonnez, si je vous ai prié de venir me voir.-Edmond, vous n'êtes plus mon esclave, vous êtes un homme libre, et quand vous n'auriez à mes regards que le titre de malheureux, je prendrais plaisir à vous marquer de la déférence... vous êtes le père de Batilde. (Ce fut avec un soupir que le maire prononça ce nom) votre état me touche, poursuit-il; j'emploierai tout pour hâter votre guérison; Edmond, vous m'êtes cher.-Je suis sensible, seigneur, à ces témoignages de bonté: mais ne parlez point de me guérir; le songe de la vie est fini pour moi; j'ai désiré votre présence, pour vous communiquer des secrets importants.-Vous
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+ pouvez me les confier; c'est dans le sein de l'honneur et de l'amitié que vous les répandrez.-Je ne doute point, seigneur, de votre probité, et je ne veux point d'autre garant entre nous; votre amitié m'eut honoré: mais vous ne m'avez vu... qu'un VIL esclave... vous ne saviez pas quelles mains portaient vos fers.-J'aurais cru offenser l'humanité, si j'eusse voulu employer avec vous l'autorité de maître; malgré mon extrême envie d'être éclairé sur votre sort, sur celui de votre fille, j'ai respecté votre silence... le père de Batilde ne peut être que d'une naissance élevée.-Seigneur, je suis né dans ce rang auquel cèdent tous les autres... vous voyez... vous voyez le plus malheureux des hommes, et un des premiers rois de l'Angleterre.-Qu'entends-je, seigneur?
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+ Batilde est la fille d'un roi!... Ô ciel! Et pourquoi m'avez-vous privé du plaisir de vous offrir mes hommages?Batilde est la fille d'un souverain!-Du
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+ monarque le plus infortuné. Apprenez mes horribles revers, et jugez si je les ai soutenus avec courage.
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+ Edmond se soulève, s'appuie sur un bras, et continue ainsi, en rappelant ses forces. Oui, seigneur, le trône a été mon berceau. Mon aïeul est Ethelbert, roi de Kent, je suis ce malheureux Ermenfred...-le frère d'Ercombert!-Lui-même, que ce frère dénaturé a contraint d'abbandonner ses états; au mépris de mes droits, ma couronne a passé sur sa tête; la victoire s'est obstinée à favoriser l'injustice et l'usurpation; tout m'a trahi; tout s'est rangé du parti d'Ercombert! J'ai vu, seigneur, j'ai vu égorger sous mes propres yeux, ma femme, deux enfants, héritiers de mon sceptre, et qui sans doute auraient vengé leur père! La seule Batilde me restait; un esclave, qui nous était dévoué, dérobe son enfance aux recherches de nos persécuteurs. Mes partisans... je n'en avais plus, j'étais malheureux; un souverain dans la disgrâce ne diffère guère du dernier des infortunés. Hélas! J'étais le plus à plaindre des hommes! Je me sauve dans les montagnes d'Écosse, emportant ma fille dans mes bras; un antre nous sert d'asile! Les premiers regards de Batilde s'ouvrent sur le tableau effrayant de l'adversité; c'est dans l'opprobre et les souffrances mêmes de la misère, qu'est élevée la fille des rois; voilà où elle a puisé le peu de vertus, qui seront son partage, où elle a appris à supporter avec fermeté les caprices de l'aveugle fortune, à conserver la seule grandeur qu'on ne puisse nous ravir, la grandeur de l'âme. Combien de fois ai-je pleuré sur son sort, quand j'opposois au mien une infléxibilité opiniâtre! L'amour paternel et la soif de la vengeance étaient les deux passions qui soutenaient mes jours, qui m'enflammaient; je n'ai pu satisfaire l'une, et je n'ai contenté l'autre que faiblement... ma fille a été esclave; vous avez fait tomber ses fers: mais elle n'est pas reine, et j'expire sans cette espérance; je ne lui laisse que la vie, et l'exemple de la vertu malheureuse et inébranlable. Ce n'était pas assez d'avoir perdu le trône, ma famille, l'espoir de remonter au rang de mes pères, et de punir un frère coupable: j'étais réservé à de nouveaux coups.
70
+ Il semblait que la fortune insatiable de mes peines et de mes humiliations, voulût encore me disputer cet antre que je partageais avec des bêtes féroces moins cruelles qu'Ercombert. Des brigands descendent sur ces bords, nous arrachent de cette demeure sauvage, moi et ma fille, nous traînent enchaînés sur leur vaisseau, et nous exposent en vente comme les plus vils des humains; un de vos officiers nous achéte... nous servons! (À ce mot des larmes échappent à Edmond) au moment que vous nous affranchissez, j'apprends que l'usurpateur a cessé de vivre, que la brigue et l'ardeur de régner divisent ses fils; j'allais avec ma fille, réveiller la foi et le zèle endormis dans le cœur de mes sujets, éprouver s'il était possible qu'il me fût resté des amis!... Et je mœurs! Le ciel se déclare contre moi; c'est ainsi qu'il se joue de nos projets, de nos vœux! Il s'oppose au bonheur de Batilde! Je lui ai toujours caché ses parents et sa naissance: je craignais que quelque indiscrétion ne l'exposât à la fureur vigilante de mon frère et de ses enfants; et j'attendais qu'elle eût atteint un âge plus propre à une confidence aussi importante; c'est à votre prudence éclairée, seigneur, à décider quand il sera temps de lui révéler ce grand secret.
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+ Seigneur, répond Archambaud, m'avez-vous si peu connu, que vous ayez balancé un instant à me découvrir qui vous étiez? Vous esclaves! Vous faits pour être l'objet de mes soins respectueux!... C'est à Batilde à commander...-Vous
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+ Sçavez, Archambaud, que des intérêts politiques liaient Clovis avec le perfide Ercombert.
73
+ Je croyais avoir tout à craindre en me découvrant à la cour de Neustrie; j'ai mieux aimé m'abaisser, ramper dans la servitude; vous jugez combien ma fille m'est chère: il s'agissait de conserver ses jours... elle vit; daignez prendre mes sentiments pour elle.-Seigneur, rien n'égalera mon respect, ma tendresse; et qui n'adoreroit Batilde?... Archambaud était prêt à se trahir; il reprend: sa vertu...-sa vertu, si vous ne l'appuyez, ne suffit point pour la préserver des pièges de son cœur et de sa jeunesse, et son époux ne peut être qu'un souverain, ou quelqu'un qui soit presque l'égal d'un monarque, qui, comme vous, ait le droit de s'asseoir sur les premiers degrés du trône; (Archambaud ne peut retenir un soupir) qu'elle soit l'amie, la fille de la généreuse Plectrude; empêchez sur-tout que Ranulphe...-il ne l'épousera point, seigneur...
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+ personne... Batilde sera traitée avec tous les égards qui lui sont dus: n'en doutez point, mais... permettez que je vous quitte; je veux qu'on vous transporte dans mon appartement...-je vous rends grâces, Archambaud, de vos attentions; elles éclaireroient un mystère qui doit n'être su que de vous. Je puis mourir ici. Qu'ai-je besoin en ce moment de l'éclat des grandeurs? Hélas!
75
+ Quarante ans d'adversité ne m'ont-ils pas appris que je n'étais qu'un homme, et que le choix des lieux importe peu à nos derniers soupirs? Réservez vos bontés pour ma fille... qu'elle vienne fermer mes yeux.
76
+ Archambaud se sépare d'Edmond en lui cachant sa douleur; il rencontre sur son passage plusieurs de ses esclaves; il ne peut s'empêcher de leur dire: je veux que tout ici considère Batilde, la respecte, lui soit soumis; après Plectrude...
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+ elle est faite pour vous donner des lois. Batilde s'offre à ses regards; elle allait chez son père; oui, poursuit le maire, tout dans ces lieux, madame...
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+ vous obéira, et suivra mon exemple; votre situation me pénètre... Batilde...
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+ croyez qu'Archambaud sent tous vos malheurs, et qu'il voudrait les réparer. Il la quitte, et s'accuse bientôt en secret d'en avoir trop dit. Batilde, au milieu de son désespoir, avait été frappée du trouble et du discours d'Archambaud; elle n'en démêlait point le sens; toutes ces idées ont bientôt fait place au spectacle cruel qui l'accable; elle trouve Edmond expirant, qui n'a que la force de lui tendre la main, et qui tombe ensuite dans ses bras, et meurt sans pouvoir lui parler.
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+ Plectrude cherchait à consoler Batilde: elle lui servait de mère; Archambaud avait confié à sa femme le secret de la naissance de la fille d'Edmond. Il couvrait de ce prétexte imposant aux yeux de Plectrude, tous les sentiments et les égards sans nombre qu'il laissait échapper en faveur de Batilde. Sa passion augmentait, quoiqu'il fit sur lui-même des efforts prodigieux pour l'étouffer et la détruire. Ranulphe voulut lui rappeler sa promesse: tout est changé, lui répond Archambaud, d'un ton qui décelait son embarras.-Ne m'aviez-vous pas, seigneur, donné votre parole?-Je ne m'en défends point: je la remplirais, s'il était en mon pouvoir; accusez la fortune: c'est-elle qui met un obstacle invincible à vos vœux.-Que dites-vous?-Qu'il faut renoncer, et pour jamais, à vos prétentions sur Batilde; qu'il vous suffise de savoir qu'elle ne sera point, et qu'elle ne peut être votre épouse.-Et c'est vous, seigneur, qui me portez ces coups!... Si votre dignité... l'austrasien fait, à ce mot, éclater quelque emportement.-Vous oubliez que vous parlez au maire du palais deNeustrie... je suis prêt à vous offrir tous les genres de satisfaction, que l'honneur exige; je suis français, Ranulphe: c'est vous dire que je ne sais point me prévaloir de mon rang, pour refuser de me mesurer avec qui que ce soit; mais je vous le redirois, les armes à la main: Batilde n'est point... vous ne pouvez l'épouser; gardez-vous de croire que j'écoute ici ma passion; Archambaud ne connaît point ces mouvements honteux.
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+ Vous-même me rendrez justice, quand vous saurez les raisons qui s'opposent à ce mariage... un jour, elles seront publiques. Le maire n'attend pas la réponse de son rival; il l'abandonne aux soupçons qu'il est permis à un amant jaloux de concevoir.
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+ Ah, cruel! S'écrie Ranulphe, livré seul à ses transports! Quelles raisons détruisent mon bonheur, si ce n'est ton criminel amour? Voilà ce qui te fait trahir ta promesse! Tu parles de me satisfaire! Je me baignerois dans ton sang; je percerois ton cœur, ton perfide cœur: serais-je plus heureux? Batilde accepterait-elle ma main? Sçachons ce que je dois craindre, ou ce que je dois espérer; si l'amour ne me favorise pas... du moins, j'aurai pour moi la vengeance.
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+ Ranulphe écrit plusieurs lettres à Batilde, qui les renvoie avec hauteur.
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+ Elle était toujours auprès de Plectrude, fuyant même les occasions de parler au maire; la mort d'Edmond avait approfondi les progrès de sa mélancolie; l'image de ce père infortuné ne sortait point de son cœur; la seule Emma recevait ses larmes. Toutes deux étaient les objets de l'amitié de leur ancienne maîtresse.
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+ Une maladie de langueur vient attaquer les jours de l'épouse d'Archambaud; c'est alors qu'éclate dans toute son activité et sa délicatesse la sensibilité de Batilde. Impatiente de prodiguer ses soins à sa bienfaitrice, elle s'abaisse avec ardeur aux fonctions de la dernière des esclaves; toujours la plus prompte à servir Plectrude, occupée d'imaginer quelque soulagement qui adoucisse ses maux, s'il ne pouvait les guérir; remplie de ces moindres attentions si essentielles pour le sentiment, ayant l'âme sans cesse surveillante au plus faible signe, à un soupir, à un regard de son amie, empressée de la secourir, de la consoler, et croyant n'acquitter jamais la reconnaissance, ni cette humanité si compatissante, si généreuse, si pleine de charmes dans un cœur qu'on pouvait appeler son sanctuaire: telle se montrait Batilde aux yeux de tout ce qui environnait Plectrude, et à ceux d'Archambaud lui-même. Que tant de vertus enflammaient son amour, et que l'estime ajoute à la tendresse!
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+ Plectrude, malgré tous les soins vigilants de Batilde, ne put se dérober à sa malheureuse destinée: elle expira dans ses bras, en la recommandant, ainsi qu'Emma, à son mari; ce furent ses dernières paroles.
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+ Cette mort apporta avec soi des changements inattendus, qui donnaient une nouvelle face à la situation d'Archambaud. Il consacra ses premiers moments à des regrets légitimes.En effet, Plectrude les méritait: alliée par sa mère à la maison royale, elle réunissait à la plus haute naissance, des agréments, de la vertu, et une douceur infinie qui l'avait rendue chère à son époux: mais la nouvelle passion qui l'occupait, ne tarda point à triompher de sa douleur; le temps du deuil n'était pas expiré, que son cœur s'était déjà r'ouvert à des sentiments qui repoussaient, et allaient détruire l'image de sa femme. Galsonte, sœur de Plectrude, prit sa place dans le palais du maire; elle voulut bien se charger de l'administration domestique; Batilde et Emma jouirent auprès d'elle des mêmes avantages et de la même considération; elles retrouverent, en quelque sorte, dans Galsonte, l'amie que la mort leur avait enlevée. Toutes les illusions de l'amour vinrent alors éblouir les yeux d'Emma: elle voyait sa tendresse exempte de crime et de reproche, justifiée par la mort de Plectrude; elle se voyait aimée d'Archambaud, élevée au rang de son épouse; c'était le séduisant tableau que sans cesse elle se représentait. Ma chère Batilde, disait-elle, je puis m'abandonner sans remords au penchant qui me domine plus que jamais; je puis aimer Archambaud... je ne doute pas qu'il ne partage mes sentiments. Vous n'en doutez pas, interrompt vivement Batilde?-Je me suis aperçue qu'il cherchait à me parler en secret... tu ne crains point que je démente cette vertu, que ton exemple fortifie; (Batilde soupire) mais il m'est permis de me livrer à des espérances qui concilient mon amour et mon devoir; ma famille était distinguée dans la Thuringe, ma patrie; l'humiliation de l'esclave n'existe plus; et d'ailleurs que sont les rangs, les grandeurs aux yeux de l'amour? N'avons-nous pas vu un monarque, Cherebert, épouser les filles d'un ouvrier en laine? Venerande, première femme de Gontran, était née dans la servitude, et d'un père domestique et serf du roi. La sagesse ne s'oppose plus aux idées flatteuses que je pourrais concevoir... mais que vois-je? La pâleur sur ton visage! Batilde perd connaissance: Emma s'empresse de la secourir: ce n'est rien, lui dit Batilde, revenue de son évanouissement; vos secours... ah!Ne
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+ me rappelez point à la vie; ce ne sera pour moi qu'un tissu éternel de chagrins.-Vous pleurez, Batilde!-Je pleure... Emma... c'est une suite de ce mal qui m'a saisie!... Je suis si malheureuse!... Emma... je vous quitte... j'ai besoin de repos... elle ajoute en se retirant: hélas! Il ne sera jamais dans mon cœur! Enfin Archambaud a résolu d'écouter un amour qui n'a plus que de faibles obstacles à combattre; la bienséance est satisfaite; un an s'est écoulé depuis la mort de Plectrude; il s'était arrêté d'abord au projet d'employer Emma pour déclarer sa passion à Batilde; c'était la vraie cause de toutes ces marques particulières de bienveillance qui avaient abusé la malheureuse Emma; il forme le dessein de n'avoir d'autre interprète de sa tendresse que lui-même. Qui en parlera mieux que moi, se dit-il avant que de tenter cette démarche?Qui pourrait révéler avec autant d'intérêt à Batilde, tout ce qu'elle m'a inspiré? Je vais donc lui faire un aveu, trop long-temps retenu! Je vais lui offrir et mon cœur et ma main, lui apprendre qui elle est, les volontés de son père; elle saura qu'après Clovis, Archambaud seul peut oser prétendre à devenir son époux.
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+ Aurois-je encore à craindre Ranulphe? La fille des rois s'oublierait-elle au point de sacrifier à son amour?... Quelle erreur va m'échapper! Et n'ai-je pas regardé Batilde comme une fille obscure, comme une esclave, destinée par sa naissance à porter des fers? Et ne l'ai-je pas adorée? N'a-t-elle pas pris sur moi un empire absolu? Où m'égare un penchant... qui me rendra peut-être le plus malheureux des hommes? Si j'allais essuyer un refus, augmenter le triomphe de mon rival, lui faire voir par le mépris de mes vœux combien il est aimé, ajouter la honte aux tourments qui m'accablent!... L'autorité est dans mes mains: je traînerai Batilde au pied des autels; je l'obligerai à m'accepter pour son époux. Oui, elle sera ma femme; les lois, la religion, la mettront dans mes bras; je relève Batilde à sa place; si Edmond vivait, Edmond serait le premier à presser cette alliance; je serai... le persécuteur de Batilde, son plus cruel ennemi, son détestable ravisseur, plus barbare cent fois que les pirates qui l'avaient enlevée et chargée de chaînes!... Eh! Pourquoi ai-je rompu ses fers?
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+ Quelle est ma générosité?... Batilde verra mes larmes, mon désespoir; elle lira dans mon cœur; je l'emporterai sur Ranulphe; Ranulphe aimerait-il comme moi?
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+ Ah! Batilde, il n'y a que mon amour qui puisse mériter vos regards, et c'est par cet amour que je veux vous plaire. Qui sur la terre adore plus qu'Archambaud vos grâces, vos vertus? Qui sent davantage le bonheur d'obtenir un regard de vos yeux, de vous idolâtrer? Il vous fallait une couronne; vous ne serez pas reine: mais l'épouse d'Archambaud ne connaîtra au-dessus d'elle que l'épouse de Clovis; votre père vous était cher; la vertu est le premier sentiment qui vous anime: je vais vous confier le secret de votre famille; vous en serez digne.
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+ Archambaud impatient de répandre une âme qui ne pouvait plus se captiver, court chez Galsonte; il y trouve Batilde, qui à son approche veut se retirer:-arrêtez, madame, il est temps de parler, de vous instruire de ce que je ne dois plus vous cacher: sachez... le maire est forcé de rester à ce mot; des ordres pressants de Clovis l'appellent à l'instant même au palais; il y vole dans l'espérance de revenir se précipiter aux pieds de Batilde, et de lui tout déclarer.
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+ Archambaud, lui dit le prince, je vous ai envoyé chercher pour une affaire, qui peut-être m'intéresse autant que celles de l'état, et elle ne lui est point indifférente: il s'agit du choix d'une reine que je veux donner à mes sujets; la prudence et le zèle ont toujours dicté vos avis, et jamais je n'ai eu plus besoin de vos lumières. Si je ne consultais que l'amour, je serais bien-tôt décidé; il y a long-temps que mon cœur s'est déterminé: mais je suis roi; mon peuple m'est cher; je sais tout ce que je dois à la grandeur suprême, et il faut accorder l'amant et le souverain. Connaissez la situation de mon âme: j'aime depuis deux ans, j'aime un objet, que tout condamne aux regards superbes du monarque; il réunit la beauté, la vertu, la jeunesse, toutes les grâces... le maire éprouve une crainte secrète. Le roi poursuit: c'est une femme accomplie: mais elle a été esclave; j'ignore qui elle peut être, et selon les apparences, sa condition ne saurait jamais l'approcher du trône.
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+ Archambaud se trouble, pâlit, tremble; Clovis continue: cette femme que j'adore, qui me coûtera la vie, si mon rang me force à lui immoler mon bonheur, tous mes vœux, c'est votre ancienne esclave, Batilde. Batilde, s'écrie Archambaud, du fond de l'âme!-Oui, répond le monarque, Batilde elle-même; je ne puis vivre sans la posséder. Je prévois tout ce que vous m'allez opposer. Je ne m'appuierai point de l'exemple de quelques-uns de mes prédécesseurs: Archambaud, je me traite avec sévérité... mais Batilde est tout ce que je vois, tout ce que j'aime; Ranulphe m'a parlé avec transport de ses charmes, de ses vertus, de son esprit, de cette aimable modestie qui la rend encore plus belle; la nature l'a désignée reine; le trône lui appartient. M'arrêterai-je à des conventions qui ne sont point des lois? Hélas! Archambaud, je sens que je l'adore... que je mourrai, si Batilde n'est point mon épouse, et cependant je suis roi, je règne sur les français, et je ne veux rien perdre de ce respect qui m'est dû, ni de cette considération personnelle qui me flatte autant que l'éclat du diadème; je veux mériter l'honneur de descendre du grand Clovis.Vous êtes un ministre éclairé; vous êtes mon ami; que l'un et l'autre prononcent sur mes devoirs, et sur mon bonheur; souvenez-vous que Clovis est le plus tendre, et le plus passionné des amants: mais n'oubliez point qu'il est roi; allez, j'attends tout de la décision de votre amitié et de votre sagesse; songez que je m'abandonne à vos conseils; et revenez promptement me déterminer sur l'action la plus importante de ma vie.
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+ On n'essayera point d'exprimer les divers mouvements qui agitèrent Archambaud; jamais le cœur humain ne fut déchiré par une situation plus cruelle et plus terrible.
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+ Le malheureux amant de Batilde revient, livré à tous les orages de sa passion; il va, parcourt ses appartements avec une sombre fureur, y répand une consternation générale; ses esclaves intimidés s'écartent à son aspect; il va s'enfermer dans un cabinet solitaire, et là, il exhale enfin des transports que la présence du roi avait trop long-temps captivés. Le maire s'écrie, après un long silence: quel coup de foudre! Est-ce un songe? L'ai-je bien entendu?
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+ Clovis... Clovis aime Batilde! Il veut l'épouser, au moment que j'allais à ses pieds!... Il ne l'épousera point. Mon maître, l'état me sont chers: mais Batilde n'est pas un bien qu'on puisse céder; c'est moi qui serai son mari, son amant... content de l'adorer... le secret d'Edmond restera enseveli dans mon cœur; je ne vivrai que pour ressentir tout le charme d'une tendresse... et j'aime le roi, mon devoir, Batilde, quand d'un mot, d'un seul mot je suis libre de l'élever au trône, de faire le bonheur deClovis, celui de la Neustrie, en lui donnant une reine, le modèle des vertus! Quand je puis faire le bonheur de Batilde elle-même, je balance! J'écoute mon amour! Archambaud l'emporte sur le maire du palais! (Il semble réfléchir profondément, et se lève ensuite avec précipitation) Archambaud sera vaincu. Batilde, vous regnerez; j'attacherai le bandeau royal sur votre front; vous saurez un jour... que j'expirai pour vous.
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+ Ah! C'est vous donner mille fois plus que ma vie... Batilde... ingrate! Ce Ranulphe que tu me préférais, serait-il capable d'une pareille action? J'arrache mon cœur même; je ne me remplis que de toi, de toi seule... Archambaud retombe sur son siège, la tête appuyée sur les deux mains, et en pleurant avec amertume; un instant après, il se lève avec violence.
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+ Non, il n'est pas possible... il n'est pas possible... roi, peuple, que me demandez-vous? Ah! Demandez mes jours, tout mon sang; ils sont à vous: mais vous sacrifier... tout ce que j'aime!... Tout ce que j'aime! Eh! Si je l'aimais, hésiterais-je à la porter sur le trône? N'est-ce pas une place due à sa beauté, à sa condition, à son mérite personnel? Je trahis son père, la vérité, l'honneur, l'état, le monde entier qui a besoin d'admirer la vertu assise au premier rang. Puis-je offrir une couronne à Batilde? Et il n'y a qu'une couronne qui puisse parer ce front si plein de charmes. Quel plaisir pour mon âme sensible d'entendre dire de tous côtés! "Archambaud est digne de notre reconnaissance, et de notre amour; c'est à son choix que nous sommes redevables d'une reine que nous chérissons, que nous adorons; elle essuie les larmes de l'infortuné; elle ranime le pauvre; c'est un ange de bienfaisance envoyé par le ciel pour consoler cette terre malheureuse; après dieu, c'est Batilde que nous nommons dans nos prières."... J'entendrai ces acclamations. Si je ne puis goûter la félicité publique, du moins elle sera mon ouvrage; je servirai l'état; je serai sa victime; j'en mourrai... j'aurai fait mon devoir. Il retourne auprès de Clovis:-votre choix, seigneur, est fixé. Archambaud s'arrête à ces mots, surpris d'un saisissement affreux; on dirait que son âme va lui échapper; il cherche à déguiser son émotion, et par un effort prodigieux sur lui-même, il reprend: Batilde, seigneur, mérite votre tendresse et votre main; elle est votre égale; son père était fils de roi, roi lui-même, le frère d'Ercombert. Edmond était instruit que des raisons d'état unissaient l'usurpateur et la cour de Neustrie; il craignait que la politique ne vous obligeât de seconder la fureur de son frère: c'est ce qui engageait ce malheureux prince à nous cacher son sort; il m'a tout révélé en mourant; je balançais à découvrir son secret aux regards de mon maître: mais, seigneur, vous aimez Batilde; vous la protegerez; vous la vengerez de la fortune; qu'elle partage le trône avec vous... pour moi, seigneur, j'ose vous demander un prix de mes faibles services: souffrez que je me retire...-Vous me quitteriez, Archambaud, quand Clovis et l'empire vont vous devoir leur félicité! Jouissez de votre ouvrage... de quelle joie je ressens l'ivresse! Quoi! Je puis épouser Batilde! Batilde régnera sur la Neustrie, comme elle règne sur mon cœur! Ah! Tous les français auront mes sentiments, mes transports; tout l'univers adorera, comme moi, Batilde. Archambaud, comment pourrai-je acquitter un tel bienfait? Soyez mon ami. Allez, faites tout préparer pour un hyménée dont je ne saurais trop tôt hâter l'heureux instant; que Batilde apprenne par vous son élévation.-Seigneur... permettez...-Archambaud,
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+ c'est à vous de la prévenir sur ses nouveaux destins: vous en êtes l'auteur...-Daignez, seigneur, honorer un autre...-je vous l'ai dit: vous devez recueillir le fruit de vos bienfaits; goûtez le prix de la reconnaissance.
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+ Volez, ne différez point. Je compte par les tourments les plus cruels les moments où Batilde n'est point reine.
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+ Archambaud voulait encore répondre: les courtisans entrent chez le monarque; il renvoie son ministre en lui disant: ayez soin que mes ordres soient promptement exécutés.
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+ Il semblait que la fortune prît plaisir à créer des évènements singuliers, qui fussent autant d'épreuves toujours plus accablantes pour le maire. Ce n'était point assez qu'il domptât une ardeur que les contrariétés enflammaient; il fallait qu'il apprît lui-même à Batilde le changement de sa destinée, qu'il la mît dans les bras de Clovis. Quelle situation terrible pour un amant passionné!
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+ Batilde et Emma furent bientôt informées des mouvements de désespoir auxquels, de retour dans son palais, Archambaud s'était abandonné; le bruit en était parvenu jusqu'aux oreilles de Galsonte; tout partageait ses alarmes; on craignait qu'il n'eût essuyé une disgrâce: on n'imagine point qu'il puisse être d'autres malheurs pour ces infortunés qu'un esclavage pompeux attache au service des cours, et qui loin de mériter notre envie, doivent peut-être exciter plutôt notre compassion. Ce jour, s'écrie Archambaud livré à lui-même, va offrir au monde un spectacle, que sans doute il n'a point encore vu. Qu'est-ce que la vertu, la générosité peuvent exiger de plus du cœur humain? J'adore, j'idolâtre Batilde; Batilde est tout pour moi! En me taisant sur sa naissance, je possédais ses charmes; je devenais son époux... et moi-même, par un mot, j'enfonce dans mon cœur mille coups de poignards! J'immole mon amour... pour jamais! Je ne m'occupe que de la gloire de Batilde, du bonheur de l'empire! Et c'est moi!
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+ C'est moi qui dois lui annoncer qu'il faut qu'elle rende un autre heureux, qu'elle épouse un autre, tandis... n'ai-je point dans les combats appris à mourir? Ah! Je n'y pouvais trouver une mort aussi affreuse! Ô mon maître! Ô Neustrie! Ô devoir! Êtes-vous contents? Quel sacrifice reste-t-il encore à vous faire? Il va, suivi d'un nombre de courtisans, à l'appartement de Batilde, et rappelant toutes les forces de sa raison:-j'ai fait peu madame, en brisant vos fers: votre beauté, votre vertu, votre naissance méritaient un prix plus éclatant, et je viens vous le présenter.
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+ Un mouvement général de curiosité s'empare de l'assemblée; Batilde était demeurée interdite. Archambaud s'adressant à ses esclaves.-Obéissez. Ils sortent et rentrent quelques moments après, en remettant au maire un coffre d'une matière précieuse. Il l'ouvre. Voici, madame, poursuit-il, le bandeau des rois; souffrez que je l'attache sur votre front; ce sceptre doit être embelli par vos mains. Nouvel étonnement de la part de Batilde: Archambaud se tourne vers les spectateurs frappés d'une égale surprise. Vous voyez une souveraine, votre reine, la reine de Neustrie, l'épouse de Clovis, et le premier je lui rends hommage. Il se prosterne devant Batilde.-Seigneur, que faites-vous?-Mon devoir, madame... c'est à vous de faire le vôtre. Le roi depuis long-temps vous aime; il vous offre aujourd'hui sa main; elle vous est due. Il m'est permis de publier le secret que votre père m'a confié en mourant; ses vœux sont remplis: Clovis couronne en vous la petite-fille d'Ethelbert, la fille d'Ermenfred... Songez qu'il n'est point pour Batilde d'autre époux qu'un monarque.
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+ Seigneur, réplique Batilde, en faisant quelques pas vers Archambaud, qui se retirait, souffrez... de grâce... la douleur lui coupe la voix; le maire s'arrête, fixe sur elle un regard attendri, et avec un soupir:-Clovis seul est digne de votre amour.
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+ À ces dernières paroles, il quitte l'assemblée toujours plus accablée d'étonnement, et se précipite vers un cabinet dont il ferme la porte sur lui.
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+ Galsonte et Emma enchantées de l'élévation de Batilde, répandent dans son sein toute leur joie, et la félicitent sur sa grandeur; des larmes, la désolation même est la seule réponse de la princesse; elle tombe évanouie dans leurs bras.
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+ On ne saurait représenter l'état horrible où se trouvait le maire, les déchirements qu'il éprouvait, tous les soulevements de son âme; il expirait dans les sanglots; il poussait des cris; il se jetait en pleurant sur un siège, se relevait avec toute la fureur du désespoir, marchait précipitamment, restait immobile comme un homme frappé du tonnerre, ne prononçait que le nom de Batilde.
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+ Qu'ai-je fait, s'écrie-t-il, revenu un peu du délire de sa passion? Qu'ai-je fait?... Mon devoir. Il n'est plus temps de me rappeler le passé. Cette femme qui fut mon esclave, que j'adorais... que j'aime encore, est aujourd'hui ma souveraine! Voilà l'image qui doit entrer dans mon cœur... et quel est mon sacrifice? Étois-je aimé? C'est Ranulphe, c'est elle que j'ai immolée; je le sens trop: la grandeur ne dédommage point de l'amour; mais j'espérais... et à présent plus d'espoir... plus d'espoir que la mort la plus prompte; du moins expirons sans compromettre ma gloire. Que Batilde, que tout le monde ignore quel chagrin me précipite au tombeau; Batilde n'eut jamais été sensible en ma faveur.
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+ Peut-être me suis-je vengé en la contraignant d'épouser un autre que Ranulphe.
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+ Ah! Que la vengeance est une faible consolation!... Je ne puis que brûler en vain: je ne cède point à la raison, à la nécessité... je saurai mourir.
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+ On vient annoncer au maire que Batilde éplorée veut absolument lui parler; il ne doute point que Ranulphe ne soit l'objet qui fait couler ses pleurs: il paraît devant elle, prieGalsonte et Emma de s'éloigner. Ah! Seigneur, dit Batilde embellie de tous les charmes de la douleur, daignez donc m'écouter; un mot, un seul mot... je ne puis, je ne dois rien entendre, réplique Archambaud d'une voix étouffée... il faut vaincre toutes ses passions, n'être animée que d'une seule, que de la noble ardeur de faire voir la vertu sur le trône, de contribuer au bonheur, à la gloire du roi, à la félicité de l'état, d'exposer aux yeux de l'univers un exemple éclatant des hautes qualités qui doivent former l'âme d'une souveraine, de s'immoler toute entière aux devoirs, à la majesté... la Neustrie a besoin d'une reine; soyez-la, madame: ce nom vous dit tout. Remplissez votre brillante destinée; et, ajoute-t-il d'une voix éteinte, laissez expirer... Archambaud ne peut achever. Clovis suivi de toute sa cour venait au-devant de Batilde. Ce prince avait déposé la fierté du monarque, pour goûter le plaisir d'exprimer les transports de l'amant. Batilde ne répondait que par des larmes, qui ne servaient qu'à la rendre encore plus belle.
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+ Ces marques de douleur étaient regardées par le roi, comme l'expression d'une pudeur aimable. Elle ne sortait de cet accablement que pour chercher les yeux du maire, qui tenait les siens baissés, et ressentait en secret mille supplices. On soutient Batilde en quelque sorte mourante; on marche au temple:Archambaud veut se défendre d'assister à la cérémonie: il est forcé d'obéir à son maître, et de conduire lui-même Batilde à l'autel; quel nouveau coup! Elle tourne encore ses beaux yeux couverts de larmes sur Archambaud. Les serments sont prononcés; Batilde enfin est l'épouse de Clovis, prête à rendre les derniers soupirs, et le maire a couru s'enfoncer dans son palais, loin du spectacle d'une fête qui lui offrait l'appareil de sa mort; il ordonne qu'on le laisse seul. En vain Galsonte et Emma consternées, réunissent leurs soins, lui font voir l'intérêt le plus tendre: Archambaud demeure plongé dans un affreux accablement dont il est obstiné à taire la cause.
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+ Batilde sur le trône eut bientôt pris l'âme d'une reine, ou plutôt ses vertus tirées de l'obscurité parurent à leur place, et se montrèrent dans tout leur jour; la Neustrie ne cessait de répéter son éloge, et de joindre dans ses applaudissements le nom de Batilde à celui d'Archambaud. Elle était un exemple de bonté, de bienfaisance, de religion, la mère des pauvres, l'appui du malheureux, la protectrice déclarée de l'humanité souffrante. Cependant la satisfaction de faire le bien, ce plaisir si pur, qui accompagne la pratique des vertus, n'empêchaient point que cette princesse ne fût consumée d'une secrète mélancolie; elle portait cette sombre tristesse jusques dans les bras de son époux. Le chagrin qui dévorait Archambaud, s'irritait du silence opiniâtre qu'il opposait à toutes les demandes pressantes de Galsonte et d'Emma; elles le conjuroient vainement de leur dévoiler le motif caché de cette langueur mortelle; la douleur et l'inquiétude d'Emma égalaient son amour. Abusée par une erreur, dont elle aimait à s'aveugler, elle ne pouvait concevoir pourquoi le maire refusait de lui confier ses peines. Ah! Se disait-elle, s'il avait ma sensibilité, n'aurait-il pas plutôt cherché les occasions de m'apprendre ce qui peut l'affliger? La confiance, l'aveu réciproque des chagrins nourrissent la tendresse; ce sont-là les plaisirs auxquels s'abandonne le sentiment. Mais d'où vient qu'il ne m'a point encore ouvert son cœur? Plectrude n'est plus; il est libre; nos feux ne sont point criminels, et il ne me parle point! Il semble fuir jusqu'à mes regards! Malheureuse Emma, te serais-tu trompée? Il ne m'aimerait point!... Quels soupçons!... Livrons-nous à la douceur de l'aimer; cette ardeur secrète ne fait-elle point mon bonheur? Redoublons nos soins: si je ne puis mériter sa tendresse, du moins je mériterai sa reconnaissance; et la reconnaissance conduit à l'amour. La situation du maire était trop violente, pour ne pas éclater; il est attaqué d'une maladie qui fait craindre pour ses jours; le roi est instruit du danger: il aimait tendrement son ministre; la Neustrie partage les alarmes du prince, et craint de se voir enlever Archambaud, si nécessaire à l'administration. Clovis se rend auprès de lui, court à son lit, l'embrasse.-Qu'avez-vous, mon cher Archambaud? Ce n'est point votre souverain, c'est votre ami qui vient vous témoigner tout l'intérêt qu'il prend à votre état; quelle est votre maladie? Je donnerais la moitié de mon empire pour vous conserver.-Ô mon roi, je n'ai point mérité cet excès de faveur.
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+ La cause de mon mal m'est inconnue... mais... je sens que ma carrière est remplie... mon tombeau va bientôt s'ouvrir.-Ah! Vivez pour Clovis, pour la reine... pour la reine! Répond Archambaud, et à ce mot il ne peut retenir un gémissement profond.-Elle est inconsolable de cet événement malheureux; elle n'oubliera jamais ce qu'elle vous doit. Sa reconnaissance...-sa
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+ reconnaissance... Seigneur... j'ai servi l'état et mon souverain...Batilde est faite pour être adorée de mon maître, pour recevoir les hommages respectueux de la terre entière... que Clovis soit le plus heureux des monarques! C'est le dernier vœu que je forme en mourant.-Non, Archambaud, vous ne mourrez point; le ciel verse trop de bienfaits sur cet empire, pour ne lui pas conserver des jours aussi précieux que les vôtres; j'ai besoin d'un ami; vous seul avez des droits sur ma confiance, et il n'y a que l'amitié qui puisse donner et recevoir de ces conseils que la grandeur suprême nous met rarement à portée d'entendre. Le prince redouble ses témoignages de tendresse; on reparle de Batilde: à ce nom, Archambaud semblait revenir à la vie.
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+ La visite du roi, et sur-tout ce qu'il avait dit au maire de la part de la reine, arrêtèrent, en quelque sorte, son âme prête à le quitter. Quoi!
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+ S'écriait-il, Batilde daigne s'intéresser à la conservation de mes jours! Eh!
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+ Qui peut l'inspirer? La reconnaissance... la reconnaissance! C'est un bien faible retour pour cette ardeur, qui me fait mourir! La reconnaissance est-elle l'amour?... Mais, où me ramène sans cesse mon égarement? La mort seule pourra triompher de ce penchant insurmontable; ma fin est décidée. Ranulphe, que la jalousie avait rendu l'ennemi irréconciliable du maire, ose se présenter chez lui; il le trouve luttant contre la maladie, s'efforçant de se vaincre, et de repousser le trait qui s'enfonçait toujours plus profondément dans son cœur.
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+ Grand homme, lui dit Ranulphe, que ma visite ne vous étonne point: jouissez de votre triomphe. J'ai été votre rival, votre ennemi, et je viens vous admirer.-M'admirer! Ah!Ranulphe, ce sentiment ne m'est point dû. Ne m'admirez pas, et plaignez-moi; je ne vous demande que votre pitié et votre justice: la cause de mes refus vous est présentement connue; j'ai fait votre malheur et le mien. Prononcez: devais-je agir autrement? Vous savez mon secret, ma faiblesse: je ne vous ai rien caché... ma situation, Ranulphe, arracherait de la compassion des cœurs les moins sensibles. Que les courtisans qui sont si déchirés de jalousie viennent me contempler sur ce lit d'où je vais descendre au tombeau; que leurs regards malfaisants lisent dans mon âme, et ils ne m'envieront plus mes grandeurs... je suis bien malheureux!-C'est moi, seigneur, qui suis à plaindre: j'ai offensé l'amitié, l'honneur: il faut vous l'avouer.Que les passions nous dégradent et nous avilissent! Désespéré de ne pouvoir obtenir Batilde, j'ai vanté ses charmes au roi; j'ai enflammé le penchant qu'elle lui avait inspiré; je voulais me venger de vous, et mes lâches artifices ont contribué à votre gloire; ils ont fait briller la grandeur de votre âme. Il était en votre disposition de dissimuler la vérité, d'épouser Batilde que vous adorez, et c'est vous qui la mettez dans les bras de Clovis!... Archambaud, que vous êtes au-dessus de moi!-Je vous l'ai dit, Ranulphe, vous me connaissez, et je ne mérite point d'éloges; j'ai rempli mon devoir; vous eussiez fait de même à ma place; le diadème était dû à Batilde; elle en est digne. J'ai servi la justice, la vertu, Clovis, l'état: mais, Ranulphe, je n'en suis pas moins homme; mon cœur n'en est pas moins déchiré; et ce serait vous tromper que de vous en imposer sur mes combats, et sur mes tourments. Que cet effort m'a coûté! Est-on vertueux, Ranulphe... lorsqu'on meurt de désespoir? Il est inutile de fasciner vos yeux sur le sort qui m'attend; je sais que Batilde est reine, notre souveraine, que le respect est le seul sentiment qui me soit permis; il n'y a donc que le trépas qui puisse terminer ces troubles si cruels, dont ma raison ne saurait être victorieuse... Ranulphe, les vertus humaines vues de près, sont bien peu de chose! Au lieu d'applaudir à mon courage, montrez-moi ma fragilité, toute l'étendue de la carrière qui me reste à parcourir, si je veux arrêter mon âme, et recueillir l'estime publique, ma propre estime; parlez-moi du rang que j'occupe; dites que le gouvernement a besoin de mes faibles travaux, que je suis nécessaire à mon maître, que je suis comptable à la Neustrie, au monde entier de tous mes moments, que je n'ai encore rien fait; armez-moi contre moi-même, et je retrouve en vous mon ami. Il embrasse Ranulphe, qui laissait couler ces douces larmes qu'excite l'admiration. Depuis cet instant, ils ne se quittaient plus; quelquefois ils se surprenaient, s'entretenant avec attendrissement de la reine.
123
+ En vain Archambaud cherchait à détruire un sentiment si contraire à son devoir et à son repos: cette passion indomptable le consumait, et triomphait toujours de sa sagesse. Le bruit se répand que le maire, ne revenant point de sa maladie, allait se démettre de ses emplois, et se retirer de la cour; il n'y avait point paru, quoique les ordres réitérés de Clovis l'y eussent souvent appelé. Ce prince lui écrit une lettre touchante, et le presse de venir le trouver.Archambaud pénétré des bontés du roi, obéit; il se traîne mourant à ses pieds. Du plus loin que Clovis l'aperçoit, il lui tend la main:-approchez, digne appui du trône; de quelle nouvelle m'a-t-on frappé? Archambaud, vous n'ignorez pas que vous m'êtes cher, que vous êtes utile à Clovis, à l'empire, et vous voulez abandonner le timon de l'état! Quel est donc ce mal dont on ne peut connaître la cause, et qu'on ne saurait guérir?Je croyais, non comme votre roi, mais comme votre ami, avoir quelques droits sur votre confiance; un autre peut-être sera plus écouté... je me flatte que la reine...-Qu'entends-je!... La reine!...-La voici; venez, madame, Archambaud veut nous quitter; c'est à vous de le rendre à la vie, de nous le conserver; vous savez combien je l'aime: j'attends tout de vos sollicitations; je vous laisse avec lui.
124
+ Clovis aussi-tôt se retire. Quel est le trouble de Batilde et du maire! Ils craignent de lever les yeux l'un sur l'autre; leur embarras augmente; ils n'osent s'approcher; la reine faisait même quelques pas pour sortir, quand elle se rappelle que l'intérêt du royaume est peut-être attaché à son entretien avec Archambaud; elle éprouvait un désordre inexprimable. Pour le maire, il était accablé de sa situation: seul, en présence d'une femme qu'il avait aimée éperdument, qui régnait encore plus que jamais dans son âme, et pour laquelle il ne devait sentir que la vénération qu'imprime la majesté, il veut ouvrir la bouche, et la parole meurt sur ses lèvres; il lui était échappé un soupir; hélas! Il n'avait que trop vu Batilde; qu'elle embellissait la couronne! Que cet air de grandeur mêlé à ses grâces, la rendait encore plus touchante, plus redoutable! La reine, en tremblant et d'une voix entrecoupée, parle la première.
125
+ Vous nous quitteriez, seigneur!... Le roi mon époux, et la Neustrie attendent que vous gardiez une place qui doit n'être occupée que par le mérite.-Je n'ai eu que du zèle, madame, et la même ardeur anime tous les sujets de Clovis... de Batilde.
126
+ -Il faut dans cet emploi réunir les talents à la fidélité, à la vertu, et le seul Archambaud possède toutes ces qualités.-Les louanges dans la bouche de la reine, sont bien flatteuses; je ferais tout pour m'en rendre digne; est-il une plus noble récompense? Mais...-quoi! Seigneur, vous vous refuseriez aux vœux du roi!... Après ce nom, me serait-il permis de placer le mien? Puis-je espérer que mes prières... Archambaud s'écrie: des prières!... Des prières de ma reine!
127
+ Dites vos ordres, madame; ils me sont sacrés; le ciel même commande par votre voix.-J'y joindrai celle d'Emma...-que voulez-vous dire, madame?-Qu'Emma ne vous étant point indifférente; sa médiation...-Emma!... Est-ce à vous, madame, à douter du pouvoir de Batilde?... Il n'est pas besoin d'y ajouter celui de la reine... il se trouble, et continue avec peine: jugez, madame, combien mon état est cruel, puisqu'il m'empêche d'obéir à vos volontés!
128
+ -Eh! D'où vient, seigneur, cette langueur répandue sur vos jours?-D'où vient, madame? (Il attache ses regards sur Batilde, et il repousse des pleurs prêts à couler) ah! Madame, il y a long-temps que la cause devrait vous en être connue...-que dites-vous, seigneur?... Batilde demeure interdite, agitée.
129
+ Archambaud comme subjugué par un transport involontaire, tombe à ses pieds. La reine avec un cri:-Archambaud, que faites-vous? Elle veut le relever.-Laissez-moi mourir à vos genoux; souffrez du moins qu'un sentiment que j'ai tenu jusqu'ici renfermé dans mon cœur, éclate dans mon dernier soupir. Je sais que je vous offense: mais, madame, je vais expirer, et ma mort réparera mon audace; vous voyez prosterné devant vous un homme qui vous adorait, dans le temps... c'était moi qui étais votre esclave; vous étiez ma souveraine; j'ai su toujours vous respecter autant que je vous aimais. J'étais lié à Plectrude; mon amour n'a point éclaté; je vous idolâtrais au point de vouloir étouffer ma tendresse... Ranulphe avait eu le bonheur de vous plaire:-Ranulphe!-Instruit par lui-même de sa passion, je me sacrifiais, je vous le donnais pour époux.
130
+ J'apprends de votre père qui vous êtes; Ranulphe n'était point d'un rang qui pût l'élever à Batilde; ma femme meurt; j'ose espérer que la fille des rois ne dédaignera point la main d'Archambaud; j'allais vous la présenter avec ce cœur, dont votre image n'est jamais sortie: le roi me découvre son penchant, et Batilde devait être l'épouse d'un monarque. Je pouvais me taire: je brise mon cœur, je m'immole; Clovis sait de ma propre bouche vos malheurs, votre rang, que le trône était votre place... je vous y fais asseoir, madame. Vous régnez; le roi vous aime; la Neustrie bénit son choix; j'ai fait mon devoir; je ne vous demande que votre compassion. Pardonnez si je vous ai offensée, si j'ai rompu le silence: mais j'emporte au tombeau la consolation d'avoir appris à ma souveraine... que je mourais pour elle. Je n'implore qu'une seule grâce: daignez me dire du moins que vous me pardonnez... que vous me plaignez. C'est pour la dernière fois que je vous vois, que je vous répète... non, madame, je n'achèverai point; je ne manquerai plus à ce que je vous dois; un prompt trépas va vous délivrer du spectacle de ma douleur... ah! Batilde!... Que vois-je?...
131
+ Les ombres de la mort sur votre visage! Ô ciel!-Vous n'aimiez point Emma!...
132
+ Vous m'aimiez, Archambaud! Et vous avez pu croire que j'aimais Ranulphe! Et vous m'alliez épouser!... Tout ne vous disait-il pas qui était le maître de mon cœur? (Et Batilde regarde le maire, en versant un torrent de larmes) quel autre qu'Archambaud aurait pu me rendre sensible? J'étais aimé de Batilde, s'écrie le maire!
133
+ Tous deux restent absorbés dans cet anéantissement qui caractérise la violence des passions. Batilde revient la première de cet accablement terrible, comme quelqu'un qui sortirait d'un profond sommeil, et qui s'éveillerait en sursaut.
134
+ Elle jette les yeux de tous côtés, les fixe ensuite sur le maire.-Vous m'aimiez, Archambaud!... Elle s'arrête quelques moments: on semble lire sur son front qu'il se prépare dans son âme une révolution surnaturelle. Elle continue en rassurant sa voix: Archambaud, écoutez-moi; reprenez vos sens; asseyez-vous...
135
+ asseyez-vous, et ne m'interrompez point. (Il veut parler) j'ose exiger de vous le silence. Il s'assied égaré, interdit, frappé de tous les coups. La reine poursuit: je cède d'abord à des mouvements... que j'étoufferai pour toujours. La femme de Clovis va laisser paraître l'esclave d'Archambaud pour en faire désormais son éternelle victime; et la vie entière de la reine réparera le peu d'instants que je veux bien accorder à Batilde.
136
+ Oui, Archambaud, je vous ai aimé. Cet aveu n'offense point mon époux, puisque la vertu a toujours combattu ce penchant, et qu'aujourd'hui, elle en triomphera.
137
+ Cet amour a été la première impression qu'ait éprouvée mon cœur. Loin de la confier à personne, à peine osais-je m'en rendre compte à moi-même; je l'ai cachée aux regards paternels, à ceux d'Emma, à mes propres regards.
138
+ Rappellez-vous que je ne vous approchais qu'avec timidité, qu'avec crainte; je m'effrayais quand je croyais entrevoir dans mon âme le moindre sentiment qui me parlait pour vous: la rivale de Plectrude eût été criminelle, et mes remords précédaient le crime. Mon père surprit cette agitation que je m'efforçais de me dissimuler. Il pensa que Ranulphe en était l'objet, et cette erreur me fit beaucoup moins de peine, que s'il eût pénétré la vérité: je n'avais rien à me reprocher sur Ranulphe... vous ne l'aimiez point, interrompit Archambaud?-Ranulphe m'��tait indifférent, et il allait me devenir odieux. Une sombre mélancolie s'empare de moi; je repoussais tout ce qui aurait pu m'en découvrir la cause; elle me conduit aux portes du tombeau; vous venez me voir: je reviens à la vie; vous nous affranchissez; je sens une répugnance secrète à quitter les lieux que vous habitez. Enfin la jalousie semble m'éclairer sur la nature du trouble que je redoutais d'approfondir: j'imaginais que vous aimiez Emma...-aimer Emma! Eh! Tout ne devait-il pas vous instruire que je vous adorais?Pouvois-je...-Archambaud, vous oubliez la loi que je vous ai prescrite.
139
+ La rivale d'Emma... je vis alors que je vous aimais... cependant je redoublai de sévérité pour me combattre, pour me vaincre. Plectrude vous est enlevée: ma passion se ranime; je me juge avec moins de rigueur; ma fierté me prête des forces; j'étais persuadée qu'Emma vous était chère, que vous l'épouseriez; cette image vint me soutenir peut-être plus encore que ma vertu. Alors vous m'annoncez qu'il faut que je me sacrifie à ma naissance, aux ordres de mon père, que je donne enfin ma main à Clovis. Je crus que vous aviez pénétré mon secret, que vous ne m'aimiez pas, que vous m'imposiez même la nécessité de ne point vous aimer, de renoncer à vous:Archambaud... je vous obéis, moi, qui vous eus préféré à tous les rois du monde, moi, qui avais goûté du plaisir à porter le nom de votre esclave... le maire retombe aux genoux de la reine; elle lui ordonne de se relever, et elle reprend: songez que c'est pour la dernière fois que je vous entretiens de mes faiblesses. Je fus donc asservie à vos volontés; je me laissai conduire par vous... par vous, aux pieds de l'autel!... Vous m'avez vue mourante... (elle ajoute après un long silence) je fus liée à Clovis. C'est son épouse présentement que vous allez entendre.
140
+ Je fus reine. Dès cet instant, je m'immolai toute entière; j'effaçai dans mon cœur jusqu'aux moindres traits de votre image; je m'interdis comme un crime, le plus faible ressouvenir: le passé se perdit à mes yeux; l'avenir seul les fixa; je sentis que je ne pouvais plus vivre pour moi... pour vous; que je me devais au roi, au trône, à l'état... ils rempliront mon âme, dussé-je en perdre la vie.
141
+ Voilà les seuls objets qui m'occuperont, le seul sentiment qui m'animera jusqu'au dernier soupir. (Elle se lève) Archambaud... ayez le courage de m'imiter; que dis-je?Achevez votre ouvrage: vous m'avez élevée au trône; rendez-m'en digne; oubliez un aveu que notre tranquillité et notre devoir nous défendent à l'un et à l'autre de nous rappeler... Soutenez-moi dans la généreuse envie de concourir avec vous au bonheur de l'empire; que cette ardeur sublime nous réunisse, et nous enflamme! J'emprunte vos paroles, vos conseils: n'ayons d'autre passion que celle d'étendre la gloire du roi, d'affermir la félicité publique, de former un peuple d'heureux. Voilà, seigneur, des transports faits pour des âmes telles que les nôtres! Voilà les mouvements auxquels nous devons nous abandonner! Osez donc vivre pour parcourir la carrière du grand homme, pour mériter la seule récompense qui paye la vertu, l'applaudissement de vos concitoyens, votre propre estime; gardez vos emplois; soyez l'appui de votre maître, le premier de ses sujets, un exemple éminent de zèle et de fidélité, et sur-tout... ne parlez jamais à sa femme que de ses devoirs.
142
+ - Ah! Mon âme s'élève jusqu'à la vôtre. Eh bien! Madame, connaissez votre pouvoir, et jugez si vous savez commander en reine, et si je sais obéir! Je m'arracherai à la mort qui m'attendait; je m'efforcerai de vivre, pour admirer vos vertus, pour les imiter, pour m'occuper tout entier des soins de ma place, des intérêts de l'empire, pour mériter les regards de Clovis, ceux de l'univers... ceux de Batilde... qu'exigez-vous encore?-Davantage, seigneur; ce ne serait-là qu'un sacrifice vulgaire; ce n'est pas assez pour nous.-Que
143
+ voulez-vous de plus?-Que tous deux nous nous imposions une obligation éternelle de ne point nous démentir; que nous détruisions jusqu'à la moindre trace de cette tendresse, qui nous offense, qui serait un crime pour moi, pour vous; que nous opposions à son retour des obstacles insurmontables; qu'enfin vous épousiez...-n'achevez pas, madame: quoi! Ce n'est point assez de supporter la vie, de soutenir le spectacle de Batilde l'épouse d'un autre, de dévorer mes larmes, de mourir, sans me plaindre, d'un amour malheureux: il vous faut des supplices plus cruels pour déchirer mon cœur; il en faut bannir votre image, ne pas vous adorer en secret, ne pas vous adresser tous mes vœux, ces pleurs dont ma douleur se nourrit!... Il faut qu'une autre... ah! Batilde... ah! Madame, je ferai tout... je ferai tout pour vous obéir: mais ne m'ordonnez point, ne m'ordonnez point de reconnaître un autre objet de mes hommages, de me lier par des nœuds... vous pleurez!...-C'est vous qui faites couler ces larmes; ne les voyez point; ne me forcez point à rougir; Archambaud, pouvez-vous désirer que je sois coupable? Eh! Je ne le suis que trop en ce moment... n'allez pas plus avant dans mon cœur; Archambaud... voudriez-vous y faire entrer le remords?
144
+ Laissez-moi ma vertu toute entière, si je vous suis chère encore.-Si vous m'êtes chère!... Ah! Madame... (le maire regarde Batilde avec attendrissement et en répandant des larmes. ) En doutez-vous, madame?-Archambaud, vous ne m'exposerez jamais à de semblables épreuves; vous n'entendrez point mes soupirs, mes gémissements secrets; vous détournerez la vue de mes pleurs; croyez... qu'il m'en coûte peut-être plus qu'à vous; et vous irez, aujourd'hui, aujourd'hui même, à l'autel, former un engagement irrévocable... promettre d'aimer...
145
+ épouser Emma... qui vous aime; elle m'a fait part de sa tendresse pour vous; elle est d'une naissance distinguée; vous réparerez ses malheurs; vous récompenserez ses charmes, ses vertus; elle succédera dans votre âme... elle y détruira une image qu'il faut absolument anéantir. Adieu, je vais annoncer à mon époux que son ministre lui est rendu... je vous le redis encore: songez que c'est pour la dernière fois que nos faiblesses se sont montrées. Archambaud...
146
+ n'oublions plus que je suis reine, et femme de Clovis... et vous, souvenez-vous qu'il n'y a que le maire du palais qui doive s'offrir à mes regards. Aussi-tôt Batilde se retire avec précipitation, comme si elle eût craint que sa fermeté ne l'abandonnât.
147
+ Où courez-vous, madame, s'écrie Archambaud? Daignez arrêter... un moment... oui, c'est pour la dernière fois que vous lirez dans ce cœur, que ses blessures...
148
+ elle ne m'écoute point! Elle ne m'entend plus!... Batilde, vous serez satisfaite; le sacrifice sera entier; j'en fais le serment. Je ne verrai plus en vous que la reine, que ma souveraine, que l'objet de l'admiration, des respects de toute la terre; j'oublierai... j'épouserai Emma... je l'épouserai... allons; à force de vertus, étouffons un penchant, que tout me presse de rejeter; osons supporter une vie plus cruelle sans doute que la mort: hélas! Il me serait si facile de terminer un malheureux destin! Ne nous occupons que de l'état. Faisons mon bonheur du bonheur de la Neustrie, et que le nom d'Archambaud mérite d'être placé un jour à côté du nom immortel de Batilde!
149
+ L'un et l'autre en effet se sont rendus dignes d'attacher les yeux de la postérité. Archambaud, devenu le mari d'Emma, se livra tout entier aux soins du gouvernement; il sut ajouter la considération personnelle à l'éclat de la dignité; et Batilde, une de nos reines les plus renommées par ses vertus et par ses talents pour l'administration, après une régence consacrée dans nos fastes, mit le comble à sa gloire; elle quitta la cour, et alla s'ensevelir dans une solitude où elle mourut en réputation même de sainteté.
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1
+ Après la vertu, objet immuable de nos hommages, ce qui doit produire le plus cette considération personnelle, le premier et le moins frivole des honneurs, ce qui mérite davantage nos respects, l'estime publique, l'estime de soi-même, c'est le retour à cette même vertu dont si peu d'hommes sur la terre ne s'écartent point. Le repentir véritable, en exerçant notre sensibilité, rend, en quelque sorte, notre morale plus pure, et plus dégagée de ces mouvements d'orgueil, le partage ordinaire des cœurs qui ont pu demeurer constamment attachés à leurs devoirs. Osons le dire: l'amour-propre est bien près de la vertu, et il est son plus dangereux séducteur. Une âme qui aura été avertie de la faiblesse inséparable de la nature humaine, montrera du courage sans vanité, et sera modeste dans ses avantages; le désir de réparer sa faute lui donnera un essor plus hardi, et l'idée de sa chute l'empêchera de se trop applaudir de son élévation. D'ailleurs la religion et la vraie sagesse ne s'accordent-elles point pour nous présenter le remords sincère comme un titre d'expiation aux yeux de l'être suprême? Et pourquoi serions-nous plus sévères que la divinité?
2
+ N'oublions pas que l'indulgence et la compassion sont les principaux attributs de l'homme, que, sans ces deux sentiments, son caractère n'existe plus, qu'en un mot, la vertu séparée de l'humanité n'est qu'un masque adroit de l'orgueil, un simulacre imposteur qui ne fait qu'usurper notre vénération. Rapportons-nous-en à la nature: elle nous mène comme par la main à la bienfaisance; c'est la nature qui nous presse de tenir notre sein toujours ouvert aux pleurs de l'infortune: et quel être plus digne de notre pitié, de toutes les consolations, de toutes les tendresses de l'humanité secourable, qu'une malheureuse créature, qui reconnaissant ses erreurs, revient avec des larmes à cette vertu, le plus doux sentiment de l'âme, et conserve une éternelle douleur de s'en être éloignée. Ces réflexions, qui, au premier coup d'œil, paraîtront isolées et naître du hasard, sont le fruit de la lecture de deux lettres intéressantes que je me hâte de publier. J'ai pensé qu'elles pourraient répandre de nouvelles lumières sur ce qu'on appelle mœurs, matière importante qui, comme bien d'autres de ce genre, reste encore à discuter. Je désirerais, sans le secours d'une métaphysique abstraite dont les raisonnements froids et privés de vie nous échappent, fixer nos idées par rapport à la vertu, et au rang qu'elle doit occuper dans les esprits courageux qui ont la force de secouer la chaîne pésante du préjugé. Nous perdons notre temps à nous remplir la tête d'une infinité de connaissances frivoles, qui, pour tromper notre ignorance orgueilleuse, ont usurpé le nom imposant de sciences; l'étude de la vérité est peut-être la seule qui soit digne de l'homme, et c'est malheureusement celle qu'il néglige le plus.
3
+ Voici ces deux morceaux tels qu'ils m'ont été communiqués.
4
+ Lettre du baronet Borston, au chevalier Digby.
5
+ Tu es mon ami, chevalier: lis avec attention, apprécie chaque ligne, et décide du bonheur ou du malheur de mes jours, oui, de ma vie entière; songe que c'est mon âme même que je t'envoie, et que c'est à la tienne à la conduire, à l'éclairer, à prononcer, en un mot, sur ma destinée. Chevalier, je suis amoureux comme je ne l'ai jamais été. Te voilà étonné, confondu! Je m'y attendais; je ne suis pas moins surpris que toi de l'événement. Après la triste expérience que j'ai essuyée, connaître encore l'amour, croire à ses plaisirs, à ses douceurs, m'y abandonner sans réserve! C'est là précisément ce que je devais bien me garder de faire, et ce qui m'arrive aujourd'hui. Mais ne t'avise pas de me condamner, avant que d'avoir une instruction bien détaillée sur cette affaire si importante pour ton ami; oh! Je suis assuré de ton approbation; vous autres philosophes, vous ne voyez pas comme ce malheureux vulgaire qui n'a jamais que les yeux de la routine: tu me passeras le mot en faveur de la vérité naïve qu'il présente.
6
+ Tu sais, chevalier, que nous aimons le lord Dorset et moi, à nous livrer à des promenades qui sont des espèces de voyages; le lord prétend que cet amusement est aussi avantageux à l'esprit qu'à la santé; il pense qu'on ne saurait trop mettre sous ses yeux de nouveaux objets, et que par-là on fait des provisions de connaissances qui contribuent à amasser un fonds de philosophie, l'aliment éternel de tout être qui sait s'occuper noblement. On dirait que Dorset est entré dans les secrets de la nature; rien ne lui échappe; il raisonnera un jour entier, et avec toutes les recherches du plus savant observateur, sur une simple fleur des champs, qu'un ignorant profane fouleroit aux pieds; et il ramène toujours ses conversations au sentiment; c'est dire qu'il excite et entretient dans l'âme cette douceur, cet attendrissement délicieux qui semble la préparer à recevoir les impressions de l'amour. Ce n'est pas toi qui ignores jusqu'à quel point mon cœur est sensible et prompt à s'enflammer, et combien il a souffert de la passion la plus malheureuse: miss Weymout a été aussi perfide qu'aimable: n'en parlons plus, chevalier, n'en parlons plus; son empire est détruit; j'ai connu une autre souveraine; non, mon ami, toutes les femmes ne sont pas fausses et hypocrites, et je veux te forcer toi-même à être leur panégyriste.
7
+ Je me promenais donc avec notre philosophe dans une route agréable, bien éloigné de prévoir que ce chemin-là menait à l'amour; nous nous trouvons insensiblement arrivés près d'une métairie dont l'aspect est enchanteur: deux rangées de pommiers y conduisent; à quelques pas est un vallon émaillé de la plus riante verdure, et arrosé d'un ruisseau qui va se perdre sous un berceau de jeunes tilleuls; plus loin on découvre des vergers, des prairies artificielles, des boulingrins d'une fraîcheur ravissante; des troupeaux paissaient sur des coteaux voisins; les rayons du soleil étincelaient et répandaient à grands flots l'or et la pourpre à travers les rameaux de grands arbres qui paraissent orgueilleux de leur antiquité; ils couronnent une montagne dont la situation avantageuse défend ce joli canton des vents du nord; un hameau qui attache les regards par la variété des bâtiments, forme le fond de ce riche paysage.
8
+ Nous nous sentons, comme malgré nous, entraînés vers la métairie. On nous y reçoit avec cette franchise qui est la politesse du sentiment, cette politesse si touchante, si vraie, et qui n'appartient qu'à ces âmes innocentes dont la ville n'a point encore altéré la candeur. Le maître de la ferme est un vieillard que l'âge n'a point courbé sous les infirmités; son abord prévient et intéresse; son front ouvert et paré de longs cheveux blancs, semble annoncer sa bonne nature : il nous fit tout l'accueil que lui permettait sa respectable pauvreté: on nous offrit du lait, du beurre, des œufs frais; nous n'hésitames point à profiter de son invitation; Dorset voulut lui donner de l'argent: nous nous aperçûmes que cette proposition l'humilioit; une âme qui se sent, qui se plaît dans sa dignité, frémit à la seule idée d'intérêt; je fis présent à une de ses filles d'un anneau d'or de peu de valeur que j'avais au doigt.
9
+ À peine étions-nous sortis, nous rencontrons auprès d'une fontaine taillée dans le roc, une fille qui gardait des moutons; elle était assise sur un petit tertre couvert de mousse: c'était une souveraine sur son trône. Je crois, chevalier, aux passions rapides, à ces transports impérieux qui semblent décider du cœur, et lui commander pour la vie; je n'ai pas jeté un regard sur Clary, c'est ainsi que s'appelait la jeune personne, que voilà mes sens troublés, remplis du plaisir de contempler ce charmant objet; tous mes regards y sont attachés. En effet, c'est peut-être la physionomie la plus animée, la plus séduisante, la plus faite pour être adorée; deux grands yeux noirs, une taille élégante, mille grâces naturelles, la rose de la jeunesse, l'air sur-tout du sentiment et de la mélancolie qui rend la beauté si touchante et si redoutable, l'amour même; voilà, mon cher, l'angélique créature qui vint m'enlever à cette dangereuse miss Weymout, dont le souvenir me poursuivait partout. Ce qui va bien t'étonner, c'est que Clary lisait: elle ne nous eut pas plutôt aperçus, qu'elle serra avec précipitation son livre dans sa poche. Je m'approchai le premier de cette aimable personne; elle parla: ma surprise, ou plutôt mon trouble devint plus grand: et ce trouble délicieux, tu en devines bien la cause. Quoique ce qu'elle nous dit ne fût que quelques paroles échappées comme à regret à la politesse, ces paroles restèrent dans mon cœur, et je n'eus pas besoin d'en entendre davantage pour sentir que Clary ennoblissoit l'état obscur où je la trouvais ensevelie. Le lord Dorset pensa comme moi.
10
+ Nous ne cessions de répéter son éloge; nous y ajoûtions toujours; nous n'eûmes point d'autre conversation durant toute la soirée; la nuit ne servit qu'à fortifier les sentiments que m'avait inspirés Clary. La réflexion, loin de les détruire, les approfondissoit; j'aimais, et j'aimais déjà avec violence: pouvais-je m'aveugler sur mon penchant? Je me cachai de Dorset. Le lendemain il me trouva rêveur; il m'en demanda la raison; je cherchai des prétextes: hélas!
11
+ J'éprouvai que l'amour a des secrets pour l'amitié: enfin l'après-dînée, je me sauvai de Dorset, et je courus vite à l'endroit où nous avions rencontré Clary.Elle était dans la même situation que celle où nous l'avions vue la veille, occupée à lire; je fus frappé de nouveaux traits. Belle fille, lui-dis-je, ne soyez point surprise de me revoir: ces paroles prononcées de ce ton qui part du cœur, me parurent l'embarrasser; elle rougit, et elle s'embellit; je continuai: que ma présence ne vous trouble pas; vous faites naître un intérêt qui ramène toujours près de vous; je ne veux point vous parler de votre beauté, vous devez en connaître le pouvoir: mais me serait-il permis de céder à ma curiosité? Par quel prodige singulier habitez-vous ces lieux? Car vous ne sauriez cacher la vérité, et si j'en crois un sentiment qui ne saurait me tromper, il est peu de rangs qui soient dignes de vous. Clary fut déconcertée à cette espèce de compliment.-Mon rang, monsieur... mon rang est celui où vous me voyez; assurément la fortune ne me doit rien. Heureuse si j'avais toujours vécu dans cet asile ignoré! C'est le séjour de la vertu; et elle ajoute avec un soupir: il doit être celui du bonheur. À ces mots, les beaux yeux de Clary se couvrirent de quelques larmes qu'elle s'efforçait cependant de retenir; je n'eus pas de peine à m'en apercevoir: mes regards étaient pénétrants, mon cœur les éclairait; je m'écrie: vous pleurez, fille charmante! Je n'ose espérer de vous des lumières sur votre sort: mais soyez persuadée que, de quelque façon que vous répondiez à mes sentiments, vous avez intéressé un homme qui vous sera attaché pour la vie. Le ton respectueux et la timidité accompagnèrent ces expressions.
12
+ Que te dirai-je, chevalier? Nous eûmes une conversation qui ne finit qu'avec le jour. C'est dans cet entretien que Clary m'apprit son nom; c'est dans cet entretien que je conçus la passion la plus décidée; le livre que je surpris dans ses mains était la divine Clarisse, ce chef-d'œuvre de l'immortel Richardson, qui fera à jamais les délices des cœurs sensibles. Clary cependant, sans se plaindre de l'espèce d'avilissement où elle paraissait être, ne me donna aucun éclaircissement sur son état véritable, ni sur sa naissance.
13
+ Je voyais tous les jours la maîtresse de mon âme: il ne m'était plus possible de me dissimuler son empire, et tous les jours elle m'enchaînait par de nouveaux nœuds. Tu me renverras aux héros de bergerie de notre vieux Spenser; tu me diras peut-être que j'étais bien fou de traiter aussi dignement l'amour avec une gardeuse de troupeaux. Mon ami, tombe vite aux pieds de ma divinité; demande-lui pardon de tes blasphèmes: tu n'as pas vu Clary, tu ne l'as pas entendue; va, il n'y a pas de majesté qui mérite plus le respect et la véneration; la beauté est la première souveraineté qu'aient connue les hommes.Je me hasardai à découvrir mes sentiments à cette adorable fille. Écoute-la bien; c'est elle qui va parler; ce qu'elle dit se grave trop dans le cœur, pour qu'on ne le retienne pas. Vous avouer, monsieur, que vous méritez ma franchise, c'est aspirer à votre estime, et tout autre sentiment m'est interdit. Il serait donc inutile de vous dissimuler que je serais touchée de votre tendresse, s'il m'était permis de l'être. J'aime à croire que des vues honnêtes ont produit cette inclination qui me flatte; une âme qui s'annonce comme la vôtre, ne saurait trahir la vérité: mais, monsieur... oubliez-moi; il ne m'est pas permis d'être à vous, à personne... non, à personne; laissez-moi, laissez-moi toute entière à cette douleur qui me suivra jusqu'au tombeau, et il faut qu'elle m'y conduise; j'attends de votre probité, de votre compassion, que vous ne vous obstinerez point à vouloir vous éclairer sur le sort d'une infortunée, que vous humilieriez, poursuivit-elle avec un torrent de larmes, si vous saviez tous ses chagrins.-Vous humilier, divine Clary! Dites que vous cherchez à vous refuser à mes respects, à mes hommages. Oui, je vous aime; eh! Quel plaisir je goûte à vous faire cet aveu! Vous m'avez inspiré la tendresse la plus vive, et la plus pure; chaque jour vous prête de nouveaux charmes: parlez: à quel prix puis-je vous posséder? Des chagrins, vous! Ah! Créature céleste, êtes-vous faite pour payer ce tribut à l'humanité? M'ôteriez-vous la douce idée de les réparer? Non, répond Clary avec vivacité, vous ne pouvez, monsieur que les augmenter; ne me forcez pas, je vous en conjure, à vous révéler... monsieur... il m'en coûterait la vie... encore une fois, au nom de l'humanité, n'entretenez point des sentiments auxquels il m'est absolument défendu de répondre; j'implore de vous cette grâce.-Une grâce, belle Clary! C'est moi qui vous en demanderais: je vous obéirai... je vous obéirai aveuglément; non, non, je ne vous parlerai jamais de mon amour, dussé-je en mourir!
14
+ Ces mots furent accompagnés de larmes qui s'échappaient du fond de mon cœur; elle parut sensible à ma situation. Je voyais tous les jours Clary. Soumis à la loi cruelle qu'elle m'avait imposée, je gardais un profond silence; je me contentais d'attacher mes yeux sur les siens, et de soupirer; souvent je la surprenais dans un trouble qu'elle s'efforçait de cacher: chaque moment me la montrait plus digne de ma tendresse et de mon estime.Elle a un esprit droit et approfondi, susceptible d'une suite de réflexions, bien inférieur, je l'avoue, à la finesse des sentiments dont elle est remplie; quelle âme! Il n'en est point de plus délicate, de plus noble, plus généreuse, plus bienfaisante: c'est un mélange délicieux, le parfum des qualités les plus exquises. Je n'osais, parce que j'aimais véritablement, et qui aime véritablement, craint de déplaire, je n'osais, dis-je, mettre dans ma confidence les bonnes gens chez qui elle demeurait. Quelquefois Clary laissait tomber ses regards sur moi, et ses beaux yeux noirs s'obscurcissaient de larmes.
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+ As-tu bien éprouvé, mon ami, tout l'empire que les pleurs donnent à une belle femme? On peut dire qu'alors elle brille dans la majesté de tous les charmes; et quelle douce volupté, quelle ivresse ravissante ce spectacle inspire! Chevalier, pour une âme sensible, c'est peut-être la première des jouissances; dans ce plaisir, il n'y a rien que de pur et de délicat; et qui peut approcher de la délicatesse? C'est une fleur suave, que bien peu de gens ont la faculté de respirer.
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+ La contrainte à laquelle je m'étais asservi ne tarda pas à déranger ma santé; il fallait, ou parler de mon amour, ou vaincre un penchant trop impérieux. J'eus la force de me taire: mais la victoire que je remportai, fut suivie d'une maladie dangereuse, qui fit appréhender pour mes jours. J'écrivis ma situation à Clary: elle vint avec la fille du fermier, celle à qui j'avais donné cet anneau. Je ne crois pas qu'une divinité descendue des cieux, cause plus de ravissement à un mortel, que ne m'en fit goûter la visite de cette angélique personne.
17
+ Jamais Clary ne s'était fait voir plus belle, plus intéressante, plus forte de ce charme qu'on ne peut exprimer et qui produit l'enthousiasme de l'amour. Elle m'aborda en pleurant; quelles larmes, chevalier! Elles coulèrent dans mon cœur; je ne pus lui dire que ces mots: cruelle et chère amie, c'est votre ouvrage que vous voyez!
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+ Votre situation, monsieur, me répond-elle avec attendrissement, me pénètre; je ne vous le dissimule pas: j'achéterois aux dépens de mes jours le bonheur de vous rendre heureux: mais... mais vous allez vous-même prononcer mon arrêt et le vôtre: vous allez juger... Si je sais aimer. À ce mot, elle penche la tête sur ses deux mains, et il lui échappe une abondance de larmes; elle continue: je vais immoler ma vanité, mon secret; oui, je vais me plonger dans l'amertume, dans la honte, dans l'opprobre, me souiller aux yeux de l'homme dont j'eusse le plus recherché l'estime. Que me demandez-vous?-Votre main, Clary; que je passe mes jours à vous adorer, à me remplir de mon bonheur...-votre bonheur! Ah!
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+ Monsieur! Il n'est pas en mon pouvoir de faire votre bonheur, ni le mien; suis-je d'un rang?...-Clary, que me parlez-vous de rang? Quel rang approche de l'amour, de la beauté, de la vertu? Voilà les premiers titres du monde; c'est votre générosité qui m'élèvera jusqu'à vous, si vous daignez...-arrêtez,
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+ monsieur, ce langage ne doit pas être dans votre bouche; c'est à moi à m'abbaisser, à me confondre devant tout l'univers; cette attitude est la seule qui me convienne; elle est conforme à mon état; il serait heureux pour moi que nous ne fussions séparés que par la distance des conditions. Vous parlez de la vertu, monsieur!... Sçachez tous mes malheurs; sachez... vous me percez le sein; je me sacrifie, je mœurs de douleur; oui, vous apprendrez tout; oui, vous lirez dans ce cœur qui ne peut être à vous... et qui vous aime.
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+ Les sanglots la suffoquent; je lui prends les mains.-Vous m'aimez, fille divine!
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+ Vous m'aimez! Et c'est moi qui vous causerais ce trouble! Ah! Que plutôt j'expire mille fois! Non, je ne prétends pas vous arracher vos secrets; soyez la maîtresse de votre cœur, de votre liberté: Clary, s'il le faut, ne nous voyons jamais; vous me plaindrez du moins; vous ne sauriez me refuser votre pitié.-Ma
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+ pitié! Ah! Respectable Monsieur Borston, pourquoi m'aimez-vous? Pourquoi m'estimez-vous? Je perdrai tous ces sentiments: hélas! Ils ne me sont pas dus.
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+ Eh bien, monsieur... je vais vous parler... je vais vous parler...Susanne,
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+ dit-elle, en regardant avec une douceur charmante la jeune personne qui l'accompagnait, daigne m'aimer, mêler ses pleurs aux miens; je n'ai point de secrets pour son amitié. Elle se tourne ensuite de mon côté, et avec un gémissement douloureux: cher monsieur, il faut donc vous satisfaire! Après cet aveu, c'est la dernière fois que je vous vois, que je vous parle, que je vous expose une âme... monsieur... m'offrir votre amour, ce serait m'offenser; y ajouter votre main, c'est... c'est un présent que je ne mérite pas, et dont je connais tout le prix. Je ne rougis point de ma naissance; hélas! Ce n'est pas elle qui me cause de la honte! Je dois la vie à de simples laboureurs dans le comté de Devonshire; ils avaient assez de bien pour me donner une éducation au-dessus de mon état, et peut-être cette marque de tendresse de leur part m'a-t-elle été préjudiciable. Notre vanité se fortifie avec nos lumières. Mon père était déjà d'un âge avancé, lorsque je vins au monde; ma mère et lui renaissaient, s'applaudissaient en moi: tout semblait les assurer que je serais l'appui de leur vieillesse, la consolation de leurs derniers jours. Combien de fois m'ont-ils élevée dans leurs bras, en me serrant contre leur sein, et me disant avec des larmes: ô notre chère fille! Chere enfant de notre amour! Nous te laissons peu de bien, mais notre exemple à suivre, celui d'une famille entière, qui, depuis deux cent ans, a comme nous de père en fils, labouré ces champs; elle s'est fait honneur de manier la charue: la vertu a toujours été son premier héritage. Clary, n'oublie jamais que cette vertu est préférable à tout, que c'est l'unique richesse qui ne périsse point; apprends à te glorifier de ton indigence; vis et mœurs dans ce village, où tu seras ensevelie à nos côtés; garde-toi d'aller à Londres: les habitants de cette ville sont des corrupteurs; ils te perdraient, chère enfant! Fais comme nous; la pauvreté est moins difficile à supporter, quand l'honnêteté l'accompagne; sur-tout que Dieu soit continuellement devant tes yeux.
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+ Et je l'ai abandonné ce dieu qui me punit aujourd'hui! J'ai tout oublié, j'ai trahi tout, le devoir, la sagesse, la nature... que vous dirai-je, monsieur? Ces chers auteurs de mes jours, si vertueux, si tendres à mon égard, si respectables... j'ai fait leur déshonneur!
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+ À ces dernières paroles, elle fond en larmes, la tête entièrement baissée sur ses genoux.
28
+ Ah! M'écriai-je, en serrant avec transport ses mains entre les miennes, il n'est pas possible qu'avec de tels sentiments vous ne soyez la plus estimable, la plus adorable des femmes: n'hésitez pas; versez vos pleurs, votre âme dans mon sein, dans le sein de l'ami le plus fidèle, le plus attendri, qui partagera vos peines, qui s'en pénétrera.
29
+ Elle reprend, en relevant la tête, et me montrant la douleur la plus intéressante: vous le voulez!-Je vous le répète, chère Clary, c'est mon cœur même qui recevra vos larmes.Les chagrins que l'on confie à l'amitié, en deviennent plus légers; ils s'adoucissent...-les miens, monsieur, ne peuvent qu'augmenter par cet aveu: mais vous le désirez... vous saurez tout.
30
+ J'avais quelque beauté, funeste présent du ciel, quand il nuit à la vertu!
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+ Peut-être commençais-je à ne pas ignorer ce frivole avantage: mais j'étais digne de ma famille; je respirais ce charme qui accompagne l'innocence, et dont la perte est irréparable; mon âme était une glace pure qui n'avait encore reçu aucune altération: il est vrai que je laissais échapper une sensibilité qui devait être la source de mes malheurs et de mes fautes; mon cœur s'ouvrait à toutes les impressions d'attendrissement, lorsque ma cruelle destinée amena dans nos cantons et offrit à mes yeux le plus aimable... le plus détestable des hommes; il joignait aux grâces de la figure tous ces alentours qui sont autant de pièges pour un sexe hélas! Trop faible, l'éclat du rang et de la richesse, le faste de l'extérieur, les agréments du langage: il réunissait tous les moyens de séduction. Quel ennemi pour un âge sans expérience! Ma vertu et mon éducation me prêtaient des armes; je combattais, quelquefois je subjuguois ces sentiments qui cherchaient à me dominer. Je me redisois sans cesse que je n'étais que la fille d'un fermier, et que je ne devais pas même permettre à mes yeux le moindre regard dont le lord Mévil fût l'objet... le lord Mévil, m'écriai-je! Clary, ce malheureux vous aura causé des chagrins; je l'ai connu comme le fléau de la vertu; il vient enfin de recevoir la punition de son abominable conduite.
32
+ Comment, interrompt Clary troublée?-Il vient d'être tué en duel dans un voyage d'Allemagne. Il n'est plus, poursuit Clary, en levant les mains au ciel! Elle s'arrête: puisse un heureux repentir lui avoir ouvert les yeux!Que la justice divine se borne à sa mort! Oui, monsieur, continue-t-elle en gémissant, voilà l'auteur de tous mes maux, de mes erreurs, de mon désespoir éternel!
33
+ Mévil s'introduisit chez mes parents, je ne me rappelle point pour quel sujet, sans doute c'était pour ma ruine: il l'avait méditée dès le premier moment qu'il m'avait vue; il revient plusieurs fois à la ferme, saisit l'occasion de m'adresser quelques paroles dont le poison subtil s'insinue dans mon âme comme un feu rapide et dévorant; il m'écrit, et c'est-là l'origine de mes infortunes, ou plutôt de mes coupables égarements; je n'ai pas la force de rejeter cette lettre fatale; elle achève de porter les derniers coups à ma vertu affaiblie: je perds de vue l'honnêteté, l'exemple de ma famille, la religion, la religion si nécessaire à notre faiblesse; je m'oublie jusqu'à donner un rendez-vous au perfide Mévil. C'est dans cette entrevue qu'il déploie tous les artifices de son esprit scélérat; il se jette à mes pieds, les inonde de larmes, me jure qu'il sera mon époux; il ajoute qu'il faut que je le suive à Londres; que c'est-là que nous nous marierons; il m'offre la perspective la plus brillante, les plaisirs, la fortune, la grandeur; il exige enfin de mon amour que mes parents ignorent son projet, et que je m'arrache de leur sein, sans leur confier notre départ. Je l'aimais, j'avais étouffé tous les sentiments de vertu; il me restait encore ceux de la nature; je ne pouvais la trahir au point de quitter mon père et ma mère, sans leur apprendre du moins la cause de notre séparation. Mévil s'aperçoit que cette proposition me révolte, que l'amour va être vaincu; il tire son épée avec fureur, veut se donner la mort; je tremble pour ses jours; je l'arrête. Ma coupable tendresse l'emporte; je promets tout. Quels combats, monsieur, quels déchirements j'éprouvai la veille de cet horrible départ! Jamais ma respectable famille ne m'avait plus attendrie, ne m'avait plus aimée; je repoussais un torrent de pleurs qui demandait à s'ouvrir un libre cours; mon cœur était enveloppé de la plus mortelle tristesse. Délaisser des parents si dignes d'être adorez, si bienfaisants! Se refuser à la douceur de les consoler, de les soutenir aux bornes de la vie! Abandonner leur vieillesse aux horreurs de la pauvreté! Les trahir! Les outrager! Leur enfoncer le poignard, quand j'étais dans leur sein! Pouvois-je m'y résoudre? Ma chère Clary, me disait mon père avec des larmes, sens-tu combien tu es nécessaire à notre bonheur? C'est pour toi seule que je cultive ces champs, que je les arrose de mes dernières sueurs. Ma fille, mes pieds touchent ma fosse; tu me fermeras bientôt les yeux. Ma mère, à ces mots, me serrait contre sa poitrine, en pleurant aussi, et tendait sa main à mon père. Je m'écrie, en tombant dans leurs bras: ô mes tendres parents!
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+ Sachez... le lord, le perfide lord entre, me surprend prête à tout découvrir; il me jette un regard: je balance entre la nature et l'amour; un trouble affreux me saisit; je perds l'usage des sens; on me conduit à mon lit; et je me trouve le lendemain matin, dans une chaise de poste à côté du lord, et à vingt mille du comté de Devonshire.J'appris depuis que Mévil avait fait entrer la nuit ses domestiques dans ma chambre, et qu'ils m'avaient transportée évanouie encore à la voiture de leur maître. Quel réveil, monsieur! C'en était fait: il n'était plus possible de retourner dans le sein paternel. La vertu avait fui de mes yeux pour toujours; je ne voyais plus que ma passion, que le corrupteur de mon âme, qui se montrait à mes regards, sous des traits bien opposés. Nous arrivons à Londres.
35
+ Je me bornai à pleurer mes parents, à chérir leur mémoire, et je me livrai enfin à la séduction de mon ravisseur, sur la promesse d'un mariage qu'on éloignait de jour en jour.
36
+ La fortune m'accablait de ses dons. Tous les plaisirs, toutes les illusions les plus flatteuses et les plus caressantes semblaient voler au-devant de mes pas.
37
+ J'étais entourée d'une foule d'adorateurs, qui nourrissaient cette espèce d'ivresse où le lord cherchait à me retenir: mais lorsque mes yeux se retiraient de dessus ces prestiges, lorsque je portais mes regards jusques dans mon cœur, quel spectacle s'y élevait! J'y entendais gémir la nature affligée; je voyais dans ce cœur déchiré l'image de mes infortunés parents, qui pleuraient la perte de leur fille arrachée d'entre leurs bras, leur fille déshonorée, qui me redemandoient à moi-même avec tout l'attendrissement, tout le douloureux du cri paternel; je les voyais expirants; ils me tendaient les mains, ces chers parents, de leur lit de mort! Ah!
38
+ Monsieur, quelle horrible situation, et que la fortune dédommage peu de la tranquillité de l'innocence! Quelquefois je voulais m'aller jeter aux pieds de ma famille, les embrasser, y mourir; le fracas d'un monde corrompu venait détruire ces heureux mouvements, et m'étourdir sur la douleur profonde qui me consumait.
39
+ Un jour Mévil, avec une société nombreuse, me conduit au spectacle. L'assemblée était brillante; on avait annoncé une pièce nouvelle; j'en ai oublié le titre.
40
+ Dans une des scènes du drame, paraissait un vieillard en cheveux blancs, un hoyau à la main, le portrait même de la pauvreté respectable; il disait à une jeune personne parée et couverte de diamants: "ah! Ma fille, je vous vois des richesses: où sont vos vertus? " Je m'écrie: ah! Mon père! Et je m'évanouis.
41
+ On m'a rapporté que ce cri frappa tous les spectateurs. J'ouvre les yeux; je me trouve à l'hôtel du lord, environnée de quelques-uns de ses amis, qui s'efforçaient de me rappeler à la vie; je m'échappe de leurs bras, et je vais tomber, échevelée et mourante, aux pieds de Mévil:-mylord, je viens d'entendre au théâtre mon arrêt et mon devoir.Ayez pitié d'une malheureuse fille dont vous avez égaré les premiers pas. Pour prix de mon amour, je vous demande la réparation de mon honneur; que je puisse revoir mes parents, soutenir leurs regards, me glorifier encore de leur pauvreté! Que j'aille me cacher et expirer avec le nom de votre femme dans leur chaumière, dans cette chaumière, où je retrouverai mon berceau, qui m'a vue vertueuse, innocente!... Mévil, ce ne sont ni votre rang, ni vos biens que j'implore de votre générosité, de votre humanité: c'est, je le répète, le nom de votre épouse. Vous n'avez point à rougir de moi, ajouté-je en lui embrassant les genoux; qu'avec ce nom j'aie la consolation de pleurer un jour, un seul jour dans le sein de mon père et de ma mère, et ensuite ensevelissez-moi dans quelque demeure obscure; jetez-moi dans un cachot; déchirez mon sein; donnez-moi la mort: je vous bénirai. Songez, mylord, que c'est la promesse de me reconnaître pour votre femme, qui m'a séduite, qui m'a perdue. Voudriez-vous abuser de la faiblesse d'une infortunée qui n'a sur la terre de protecteur que vous?
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+ Les amis du perfide Mévil se retirent sans pouvoir me refuser des larmes; il ne reste auprès de lui que ses domestiques. Alors toute la scélératesse du monstre se découvre et m'accable. La fureur étincelait dans ses yeux.-D'où vous vient cette audace? Est-ce au théâtre que vous avez puisé ces sentiments singuliers?
43
+ Je ne m'attendais pas à cette déclamation. Avez-vous pu imaginer que Clary devint jamais lady Mévil?
44
+ Il veut poursuivre. Je me lêve avec précipitation, et courant à un couteau qui était sur la cheminée, ceci, lui dis-je, va me délivrer de mes maux. Mévil s'élance, m'arrache le couteau des mains; je tombe sur un siège, accablée du plus profond désespoir.
45
+ Non, barbare, m'écriai-je, les joues inondées de deux ruisseaux de larmes, vous ne m'empêcherez pas de m'ôter une vie, que vous m'avez rendue odieuse. Vous m'avez ravi l'honneur, ce bien mille fois préférable à l'existence, monstre! Et vous vous opposez à ma fin, à la fin de ma honte, de mes tourments! Cruel...
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+ remène-moi dans ces lieux témoins de mon innocence; rends-la-moi cette innocence qui faisait toute ma richesse; rends-moi à ces parents infortunés, dont hélas!
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+ Je suis devenue l'opprobre! Qu'ils reçoivent mon dernier soupir! Que je meure sur le sein paternel! Ils me pardonneront, ils me plaindront du moins... ils n'accuseront que toi, que toi qui m'as trompée... ah! Mylord, avais-je mérité cette punition? Ou, si je suis coupable, était-ce à vous à me punir? Il s'approche en me tendant la main.-Lâche, n'ajoutez-point à vos forfaits la trahison; soyez mon assassin; percez, percez ce cœur... que vous avez égaré...
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+ eh quoi! Votre barbarie va jusqu'à me refuser la mort? Il n'y a cependant pour moi d'autre asile que le tombeau, et je ne puis m'y plonger, m'y anéantir!...
49
+ Le ciel ne prendra point pitié d'une malheureuse qui n'a d'autre soutien que lui? Les pleurs et les sanglots me coupaient la voix; j'étais ensevelie dans ce qu'on peut appeler la stupidité des douleurs. Mévil se retire avec une espèce de confusion; il parle bas à une fille qui me servait; cette créature, touchée de mon sort, tente tous les moyens de me consoler; elle me dit que mylord a paru sensible, et qu'elle ne doute pas qu'il ne m'épouse. Le voile était déchiré; je ne pouvais plus me faire illusion; l'âme détestable de Mévil s'était montrée dans toute son horreur. Betty, c'était le nom de cette fille, me conduit, ou plutôt me traîne à mon appartement. Là je m'abandonne à une foule d'idées qui se détruisaient successivement. Il m'est aisé de mourir, me disais-je; l'existence est pour moi un fardeau insupportable... mais n'ai-je pas assez offensé la vertu, la religion?
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+ Ai-je besoin de nouveaux crimes? Cesser d'être! Je ne verrais plus mes chers parents! Ah! Qu'ils recueillent mes larmes, ma vie!... Que leur dernier baiser se fixe sur mes lèvres expirantes. Enfin après un flux et reflux d'agitations contraires, je m'arrête à un projet; je parais plus tranquille. Betty imagine que le sommeil va me surprendre: elle me quitte.Alors je me détermine à exécuter promptement ce dessein, qui faisait ma seule ressource. Je répète dans le fond de mon cœur: ô mère la plus tendre! Ô père le plus respectable! Vous daignerez me r'ouvrir vos bras; vous ne me refuserez pas la douceur d'attendre à vos pieds la fin de mes tristes jours: que votre malheureuse Clary meure avec votre bénédiction! Aussi-tôt je reprends mes premiers habits, sur lesquels j'avais souvent versé des larmes en secret. Hélas! Ils me rappelaient mon heureux état d'obscurité; j'étais alors vertueuse! Je laisse à mon scélérat séducteur tous ses dons empoisonnés; je ne garde qu'une petite bague de peu de valeur, présent d'un de mes parents, et dont j'avais résolu de me défaire au sortir de Londres.
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+ J'aurais eu horreur de me réserver un seul shelling qui eut appartenu à Mévil.
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+ Avec quelle honte et quels mouvements d'indignation je regardai ces robes éclatantes, tous ces diamants dont le perfide avait paré son crime et mon déshonneur! Il m'avait semblé que mes nouveaux vêtements m'avaient rendu cette innocence, dont je pleurerai éternellement la perte. J'avais examiné la situation de mon appartement: il était au premier étage. Une de mes fenêtres, à l'aide d'un drap découpé, facilita mon évasion. Avant que de quitter cet odieux séjour, j'avais pris la précaution de laisser sur ma table une lettre adressée au lord; elle contenait, à peu près, ces expressions, que ma douleur n'aura pas de peine à se rappeler.
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+ "Ne voulant point me donner la mort, parce que je crains encore ce ciel fatigué de mes offenses, et que j'aspire à exhaler mon dernier souffle dans le sein de ma famille, j'ai pris le seul parti qui me convenait, celui de vous détester, de céder à mes remords, et de vous fuir pour jamais comme mon assassin, comme le ravisseur de l'unique bien que possédait une malheureuse fille, et qu'elle ne peut plus recouvrer. Perfide Mévil! Vous m'avez arrachée des bras paternels!
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+ Vous vous êtes joué des serments les plus sacrés! Vous m'avez ôté mille fois plus que la vie! Et vous m'avez laissé pour prix de ma faiblesse, l'opprobre, une tache ineffaçable, et qui flétrira jusqu'à ma mémoire! Ma honte me survivra... barbare! Quelle femme aimait plus la vertu que moi? Et je l'ai outragée, je l'ai souillée cette vertu dont je sens trop la perte irréparable!
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+ De quel œil vont me regarder mes parents, des vieillards qui ont à m'exposer le cours de soixante années d'une vie irréprochable et intacte, lorsque moi, comptant à peine dix-sept ans, je suis devenue l'injure de ma famille, du lieu qui m'a vu naître, lorsque mon déshonneur est au comble!... Ah! Mylord! Je vais mourir, car il ne m'est plus possible de vivre chargée d'une telle ignominie.
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+ C'est des portes du tombeau que les cris de ma douleur, de mon désespoir, retentiront jusqu'à vous, iront vous accuser, vous déchirer, vous punir...
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+ peut-être le repentir s'élèvera-t-il dans votre âme, et me donnerez-vous des pleurs: mais il ne sera plus temps, mylord, il ne sera plus temps! Souvenez-vous que je ne demandais à porter qu'un seul instant le nom de votre femme; j'eusse du moins expiré avec honneur. Personne sur la terre ne me protège, ne me soutient, n'a daigné vous présenter mon innocence outragée; tout a repoussé mes cris et insulté à mes plaintes. Eh bien! Ce n'est plus la justice humaine que je réclame: c'est la justice divine dans toute sa rigueur; celle-là est incorruptible; elle ne connaît ni les grandeurs, ni les dignités; la chambre haute ne lui en impose point; elle juge les lords, les pairs, et les condamne comme les derniers des coupables. Tremblez, lâche Mévil: je vous abandonne à ses coups. Si le faible est écrasé dans ce monde, il a un défenseur dans le ciel.
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+ Dieu se lèvera, prendra en main ma cause; c'est à ses pieds même que je porte mes larmes; et... je t'y attends, perfide." P s. " Vous trouverez dans mon appartement vos bienfaits corrupteurs. J'ai repris mes premiers vêtements, les seuls qui me conviennent: que n'ai-je, hélas! Pu reprendre avec eux mon premier état d'honnêteté! Je n'emporte que mon cœur, mon cœur brisé par le remords, par une honte éternelle; et j'embrasserai avec joie une misère dont je n'aurai point à rougir." Descendue dans la rue, je marche avec précipitation, appréhendant de ne point m'éloigner assez-tôt d'une fatale demeure. J'étais tremblante, égarée dans les ténèbres, détournant sans cesse la tête, dans une agitation inexprimable, ne sachant trop où j'allais. J'entends du bruit: je redouble de vitesse; on me poursuit. Comment, me dit un gros homme que je reconnais pour être le chapelain du lord, et qui me saisit par le bras! À cette heure, miss, dans les rues! Et où allez-vous?-Ah! Monsieur Wickman... je vais...
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+ Sauvez-moi, au nom de Dieu; ne me forcez pas de rentrer dans cette abominable maison; vous ne sauriez faire une œuvre plus digne de votre saint ministère; je quitte, j'abandonne mylord et le crime pour jamais: je veux rentrer dans le sein de la vertu, dans le sein de mes parents: c'est à vous de m'appuyer dans mon projet: ne me refusez point, je vous en conjure, votre secours.
60
+ Ce misérable, qui ne demeurait pas à l'hôtel, me répond que je pouvais entrer en toute sûreté chez lui, quoique sa femme fût absente, et qu'il n'avait pas besoin des sentiments de la religion pour me respecter, et m'être de quelque utilité.
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+ Il me donne la main, et me conduit dans une salle basse: je m'assieds; et là, en peu de mots, je lui raconte tous mes malheurs. Le croiriez-vous, monsieur? Ce détestable hypocrite dont j'imaginais avoir excité la pitié et le zèle charitable, profite de ces moments de douleur et de trouble, pour me tenir un langage bien opposé à l'esprit de son caractère. J'ouvre les yeux sur ma démarche imprudente; il n'était plus temps de la réparer. Le monstre veut user de violence. J'ai recours aux remontrances, aux prières, aux pleurs, aux sanglots; je me jette aux pieds de cet indigne ministre des autels:-quoi!
62
+ Oublieriez-vous à ce point vos devoirs, la religion, la nature, l'humanité, l'humanité qui vous présente mes larmes? Je me réfugie dans votre sein, comme dans le sein de Dieu même; j'ai regardé votre maison comme un temple, et vous abuseriez de la confiance d'une malheureuse fille qui, après le ciel, implore en vous son ange tutélaire!... Monsieur Wickman, n'ajoutez point aux crimes de mylord: je suis assez coupable; soyez mon appui, mon père.
63
+ Cet homme impitoyable allait employer la force. Je m'élance vers la fenêtre; je m'écrie: personne ne viendra-t-il au secours d'une misérable fille? Wickman furieux me jette un mouchoir sur la bouche. On heurte à grands coups à sa porte; il ne l'ouvrait pas; on redouble: elle est enfoncée. Un jeune homme dont l'habillement annonçait un militaire, entre l'épée à la main; je me précipite aux pieds de l'inconnu:-qui que vous soyez, daignez me défendre contre le plus méchant des hommes. L'étranger s'empresse de me relever, me fait asseoir à ses côtés; je lui apprends sans nul déguisement l'aventure qui m'avait exposée à la perfidie de Wickman. Respectable fille, me dit-il, confiez-vous à moi; prenez mon bras; je vous prouverai que les personnes de mon état savent honorer la vertu, tandis que ce misérable, dégradant son caractère, n'aspirait qu'à vous outrager; et toi, malheureux, ajoute-t-il se tournant du côté de Wickman, ta bassesse te sauve de la punition.
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+ Je t'aurais déjà arraché la vie, si je ne craignais de me déshonorer. Allons, miss, suivez-moi. Mon vengeur avait vingt-cinq ou vingt-six ans, la figure intéressante; la noblesse de son âme était peinte sur son visage. J'étais saisie de douleur et de crainte; je me livrai à la générosité de l'inconnu, résolue de terminer mon sort, si, comme le chapelain, il avait la lâcheté d'abuser de ma confiance, et persuadée que l'être suprême me pardonnerait ce dernier crime, en faveur du motif qui me ferait attenter sur mes jours. Me voilà donc dans les rues de Londres, au milieu de la nuit, seule avec un jeune officier, et en quelque sorte à sa discrétion. À peine avais-je la force de me soutenir: il s'aperçut que ma frayeur augmentait à chaque pas: encore une fois, miss, me dit-il, ne craignez rien; reposez-vous sur ma probité, et croyez que ma jeunesse ne m'empêche point de connaître la pureté du sentiment, et le plaisir de remplir les devoirs de l'honnête homme.
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+ À peine mon trouble me permettait-il de l'entendre. Arrivé à la rue de Norfolk, il s'arrête à une petite porte, et appelle un domestique, qui vient ouvrir. Nous entrons dans un appartement d'une simplicité élégante. Il m'adresse la parole: je n'ai que deux chambres, celle-ci, et une autre qui est au second étage. Vous prendrez ici quelque repos, et nous partirons à cheval, de grand matin. J'irai vous conduire chez ma mère, qui habite à six mille de Londres. Nous sçaurons vous dérober à la poursuite de cet indigne lord, et de là, si vous me le permettez, je vous accompagnerai chez vos parents. Je regardais mon protecteur, et je ne savais si, après la cruelle épreuve où je venais d'être exposée, j'ajoûterois foi à des procédés dont l'apparence cependant devait me rassurer.
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+ Il me fit apporter à manger. J'appris qu'il se nommait sir Brown, qu'il était fils unique, et qu'il servait dans la marine; il passait sous les fenêtres de l'appartement de ce misérable Wickman, lorsqu'ayant entendu mes cris, il avait volé à mon secours; je ne lui répondais que par des larmes. Miss, poursuit-il, vous pleurez! Croyez que je ressens vos chagrins: mais vous allez rentrer dans le sein de votre famille; vous oublierez ce détestable Mévil, et vous ferez encore le plaisir et la satisfaction de vos vertueux parents.
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+ Il me laisse seule dans cette chambre. Ma défiance renaissait toujours; j'ai soin de fermer les véroux; j'entasse des chaises et une table derrière la porte; et au lieu de me coucher, après avoir posé la lumière sur la cheminée, je reste dans un fauteuil, la tête appuyée sur les genoux, et accablée de ma situation.
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+ Je vous ai déjà dit que si l'officier avait voulu imiter cet abominable Wickman, j'étais déterminée à me donner la mort. Je me lève, et me jetant à genoux, j'implore le ciel de toute mon âme; ensuite je reprends ma place avec plus d'assurance. Dieu lisait dans mon cœur; il y voyait la vérité du repentir, ma confiance en sa protection, et combien n'éclate-t-elle pas dans les plus grands dangers, où l'espérance même nous abandonne! Le sommeil, malgré moi, me saisit au milieu des réflexions les plus lugubres; un songe affreux vint ajouter à ces noires impressions.
69
+ J'étais dans un souterrain éclairé d'une lampe funèbre, et j'allais tomber dans une fosse. J'aperçois un vieillard dont les cheveux blancs couvraient le visage; il accourt, en me disant: "ce n'est pas à toi de mourir, c'est à moi que cette fosse est destinée: voilà où ma fille m'a conduit! " Je reconnais mon père; je veux l'embrasser. "Retire-toi, "poursuit-il, "ou, si tu m'approches, étends ce linceul sur moi." Je me trouve entre les mains un drap mortuaire; il m'échappe un cri; j'entends retentir de la terre jetée sur un cercueil, et une voix sépulcrale qui prononce ces mots: "c'est ici que nous t'attendons."
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+ Je me réveille avec horreur; la lumière finissait. J'entends sir Brown qui m'appelle: ouvrez, miss, il est temps de partir... comment, miss! Vous ne vous êtes pas couchée! Eh quoi! Je vous ai inspiré de la défiance! Je me flattais que vous deviez être plus rassurée. Vous m'offensez, poursuit-il d'un ton attendri!
71
+ Vous pensez donc que tous les hommes sont aussi détestables que Mévil et Wickman? Croyez, miss, qu'il y a des cœurs sensibles, et ce n'est pas à vous à me soupçonner. Ce sont-là, répliquai-je, mon généreux défenseur, les nouveaux crimes du lord et de son digne domestique: ils m'ont fait juger par eux du reste des hommes, et je vois, avec autant de douleur que de gratitude, que je me suis trompée; je vous en demande un sincère pardon; oui, je crois que vous sentez tout le prix d'une action honnête, et il n'en peut être une qui le soit davantage, que de protéger une infortunée, dont tout le désir est de retourner à la vertu. On nous servit le thé, et nous étant mis en route à la pointe du jour, nous fumes bientôt rendus à la maison de campagne où s'était retirée lady Brown.
72
+ Cette dame qui avait été belle, conservait encore cette dignité de physionomie, ce charme si intéressant, qu'on peut appeler la beauté de la vertu, et qui survit aux agréments extérieurs; elle me reçut avec cet air de bonté qui attire et enhardit; son fils lui fit un détail de mes chagrins; je lui avouai ingénument mes fautes; cette sincérité de ma part la toucha; elle daigna m'embrasser, et ouvrir son sein à mes larmes; je passai plusieurs jours dans cette maison respectable. Les égards dont me comblaient lady Brown et son fils, me pénétraient de reconnaissance: mais ils n'empêchaient point que je ne fusse agitée de l'impatience de revoir mon père et ma mère; ma protectrice s'en aperçut la première; elle me tint ce discours, que je n'oublierai jamais. Je serais fâchée, miss, de vous retenir ici davantage. J'imagine que le lord Mévil, trompé dans ses perquisitions, aura renoncé à l'infâme projet de vous empêcher de retourner auprès de vos parents. Allez donc, ma chère enfant, vous jeter dans leurs bras; rarement le sein d'un père et d'une mère n'est-il pas l'asile de la tranquillité et de la vertu. Allez y déposer vos larmes, le remords qui vous rend tous vos droits sur la tendresse paternelle. Hélas! Ne devons-nous pas avoir de l'indulgence pour nos enfants? La nature humaine est si faible! Il est si facile de s'égarer! Après le bonheur de n'avoir point succombé, le repentir est ce qu'il y a de plus estimable. L'imprudence est la source de vos fautes: elle a causé la ruine de la plupart des jeunes personnes de notre sexe. Ma chère Clary, poursuit-elle en m'embrassant, soyez bien assurée que la vertu n'est point une chimère; ceux même qui l'outragent, sont forcés de la respecter dans le fond du cœur; la fortune, la grandeur ne peuvent réparer sa perte; encore une fois, il n'est que le repentir qui la rétablisse, peut être, dans toute sa pureté, et vous m'en paraissez pénétrée. Vous avez cédé à la séduction; Mévil est le seul criminel; il a eu la lâcheté d'abuser de votre âge, de votre peu d'expérience: le ciel vous vengera; que votre faute vous inspire une éternelle défiance de vous-même. Sur-tout, ma fille, ne rougissez pas de reprendre les travaux de la campagne; songez que c'est l'état primitif de tous les hommes, et celui, sans doute, qui est le plus innocent et le plus honorable; il ne coûte que de nobles sueurs, et souvent les autres s'achètent au prix de la dégradation de l'âme, et du manège des bassesses. Tant que les premiers humains furent agriculteurs, ils furent sans envie, sans ambition; ils aimèrent la vertu: l'intérêt les attendait dans les villes. Depuis qu'ils ont retiré leur main de la charrue, ils ont cessé de pratiquer les devoirs de l'homme; ils en ont été punis: ils ne goûtent plus les plaisirs de la nature. Ma fille, ce n'est pas un laboureur qui vous a séduite: c'est un lord, un de nos pairs! Ayez assez de courage pour vouloir servir d'exemple à vos compagnes; qu'elles sachent que le même sort leur est réservé, si elles n'ont pas la force de se sauver des pièges que leur tendent ces dangereux séducteurs. Vous pleurez! Laissez couler vos larmes; ce spectacle, n'en doutez point, désarmera l'être suprême: comment les hommes n'en seraient-ils pas touchés? Ils vous pardonneront; que dis-je? Ils vous estimeront; je vous le répète: rien n'attendrit tant que le repentir sincère. Adieu, donnez-nous de vos nouvelles, et rappelez-vous toujours que vous avez en moi et en mon fils des amis qui ne sauraient changer.
73
+ Je tombai en pleurant aux genoux de lady Brown, qui s'empressa de me relever, et m'embrassa encore avec toute l'effusion d'une tendre mère. J'allais partir; sir Brown fit retarder de quelques jours mon voyage: je le surprenais souvent les yeux fixés sur moi et couverts de pleurs; il soupirait; quelquefois il cherchait l'occasion de me toucher la main, et la sienne était tremblante; il voulait me parler, et il ne pouvait que balbutier mon nom; enfin, après bien des délais, des prétextes, l'instant de mon départ arrivé, sir Brown est le premier à hâter ce qu'il avait tant cherché à éloigner; sa mère, pleine d'une délicatesse qui n'est connue que des âmes sensibles, dans la crainte de me mortifier en m'offrant quelque secours, avait eu la complaisance de m'acheter au-dessus de sa valeur cette petite bague que j'étais dans le dessein de vendre. Je quittai avec regret ma bienfaitrice; son fils s'était proposé de m'accompagner; je le priai inutilement de s'épargner ce nouvel embarras.
74
+ Sir Brown parla peu dans la route; une sombre tristesse le dévorait; il lui échappait de fréquents soupirs. Nous devions nous séparer à trois mille de mon village; je remarquai qu'à mesure que nous approchions du terme, cette tristesse augmentait. Il ne cessait de me demander combien nous avions encore de chemin à faire. Enfin nous arrivons dans le hameau marqué pour notre séparation. Je remercie mon protecteur, remplie de la plus vive reconnaissance. Je laisse au ciel, lui dis-je, le soin de vous récompenser d'une si bonne action, et le ciel seul peut m'acquitter envers vous. Nous allons donc nous quitter, me répond-il!-Il est temps que je vole dans le sein de mon père et de ma mère, et que j'y épanche des larmes qui ont été trop long-temps retenues.
75
+ Nous nous disons adieu; il me prend la main; je la sens arrosée de pleurs; il attache sur moi un regard attendrissant, et, au moment qu'il m'allait parler, il tombe sans connaissance: je pousse un cri; les gens de l'hôtellerie où nous étions, accourent; on le fait revenir à lui; nous restons seuls; je lui témoignais la peine que me causait cet accident. Miss, me dit-il, daignez vous asseoir et m'écouter. Il continue, en tenant une de mes mains dans les siennes: je voulais m'imposer silence: mais je n'ai pu me vaincre; nous nous voyons, selon les apparences, pour la dernière fois; qu'il me soit permis de m'expliquer.
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+ L'humanité seule me fit voler à votre secours; votre situation m'inspira le sentiment le plus vif et le plus pur. Votre douleur, votre sincérité, tout vous embellit à mes yeux.Comment ne vous aurais-je pas respectée? Dès le premier regard, je vous aimai. C'est donc mon amour et non ma générosité qui a cherché à vous être utile; vous voyez par cet aveu, que je ne mérite et que je ne prétends de vous aucun retour. Cette tendresse pour vous s'est toujours augmentée; je m'enivrais du plaisir de vous voir; un mot de votre bouche me ravissait, quand, par un dernier effort de probité, vous avez pu l'observer, j'ai tout à coup, après plusieurs délais, pressé votre départ, et en voici la raison, miss: ma mère que j'aime tendrement a déterminé mon mariage avec une de mes parentes; si je retirais ma parole, cette mère si chère en serait inconsolable: je m'immole donc à ses désirs; j'épouse une femme de son choix, quand un heureux hasard m'avait fait trouver celle que, peut-être, le ciel me destinait. Oui, chère Clary, j'aurais aspiré à réparer les torts de l'indigne Mévil; j'aurais récompensé en vous la vertu outragée; je vous eusse offert ma main: il n'y faut plus penser; je ne dois m'occuper que du soin d'étouffer cet amour; je ne vous demande pas même de réponse, et je pars dans l'espérance que du moins vous daignerez me plaindre.
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+ Il n'a pas achevé ces mots, qu'il se lève avec précipitation, remonte sur son cheval, et disparaît. De pareils procédés, monsieur, ne pouvaient que me toucher. Quel fut mon étonnement, quand je trouvai dans ma poche un diamant, qui me parut être d'un prix considérable! Je n'hésitai pas sur mon devoir; je me fis apporter une plume et de l'encre, et j'écrivis une lettre très-longue au généreux sir Brown. Je le priais de me conserver son amitié, et de reprendre un présent qui m'humilierait à ses yeux et aux miens. J'ajoûtois que, si les sentiments qui sont indépendants de l'amour, pouvaient le flatter, je prenais plaisir à les lui accorder tous sans réserve. Hélas! Monsieur, me dit cette fille charmante, je n'avais pas encore connu ce que c'était qu'aimer; je m'étais trompée sur les premiers mouvements de mon cœur; il n'appartient qu'à la vertu de sentir l'amour véritable. Je finissais ma lettre, poursuit-elle, en sollicitant mon bienfaiteur de répondre à l'empressement de sa mère pour le mariage dont il m'avait parlé, et je lui répétais qu'une infortunée telle que moi, devait renoncer pour la vie au sentiment de la tendresse, et n'employer ses jours qu'à pleurer éternellement sa faute. J'eus soin de joindre le diamant à la lettre: une personne de confiance, que m'indiqua le ministre du lieu, fut chargée de remettre ce paquet à sir Brown lui-même. J'approchais du séjour qui m'a vu naître: quelle foule de réflexions m'accablaient! La honte, la joie, la douleur, ce plaisir si doux que l'on goûte à revoir son berceau, toutes ces impressions différentes partageaient mon âme; j'envisageais des vieillards respectables, qui cédaient à mes pleurs, et me r'ouvraient leurs bras; je retournais dans l'asile de la pauvreté et de l'innocence; ces foyers où mon enfance avait été élevée dans le sein de la vertu, allaient recevoir la malheureuse Clary, bien changée, hélas! De cette Clary que l'on citait dans le hameau comme un modèle de sagesse! Du moins je pourrais mourir dans le lieu de ma naissance, si je n'y soutenais pas le fardeau de mes peines.
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+ Je demande à un inconnu qui sortait de notre village, des nouvelles de mes parents: j'apprends, ô dieu! Et c'est moi, c'est moi qui en suis cause, qu'ils avaient quitté leur demeure, inconsolables de ma perte, pleurant ma vie, sans doute bien plus cruelle pour eux, que ne l'aurait été ma mort. Ces chers parents! (Et ici, Clary éclate en sanglots,) je ne les ai plus vus! Je n'ai pu savoir où ils s'étaient retirés! Oh! Je ne les verrai plus! Jamais! Jamais! Ils seront expirés de désespoir: ils aimaient trop la vertu, la religion; et je puis vivre encore! Je tâche de calmer cette douleur profonde où Claryre tombait toujours. Pourquoi, lui dis-je, désespérer que votre famille vous soit rendue?
79
+ La vertu malheureuse est à la fin récompensée... ah! Monsieur, interrompt cette fille estimable, voilà ce qui me perce le cœur!... Si je n'eusse pas manqué à cette vertu que j'aimais dans le temps même où je l'outrageois, je supporterais mes maux avec résignation, j'attendrais tout du ciel: mais j'ai été coupable, il me punit, et j'éprouve sa colère. Je repris, continue-t-elle, mon chemin, en détournant souvent la tête, et en regardant ce village d'où mes yeux ne pouvaient se détacher; il y avait des moments où je croyais distinguer notre maison couverte de chaume: que cette image me déchirait l'âme! Cruel Mévil!
80
+ Enfin, monsieur, je me traînai jusqu'en ce séjour; j'y suis employée aux plus basses fonctions, et y en a-t-il de basses après l'humiliation et l'opprobre dont j'ai flétri jusqu'au souvenir qui restera de moi? C'est-là le véritable avilissement! Que je sois confondue au rang de la dernière des créatures! Hélas!
81
+ Puis-je assez expier mes fautes? J'ai, dans mon infortune, une sorte de consolation: je n'ai que dix-huit ans, et j'ai eu la force de ne pas attendre un âge où l'on ne peut se dire qu'on s'est arraché du vice; je vivrai... je mourrai dans les larmes: peut-être que la sincérité et la vivacité de mon repentir me rendront moins criminelle aux yeux du souverain juge que j'ai offensé: car il faut renoncer à recouvrer l'estime des humains, l'estime de moi-même; il n'est que Dieu qui pardonne! Si du moins j'avais la satisfaction de pouvoir embrasser ces chers auteurs de ma vie, de laisser couler mes pleurs sur leurs rides respectables, de soutenir leur vieillesse!... Mais pourquoi me repaître toujours d'une espérance qui m'abuse? En puis-je douter? Je le redis avec douleur: j'aurai causé leur mort! Oui, j'aurai causé leur mort: ils n'auront pu résister à mon déshonneur! Que dis-je? Eux-mêmes en auront été souillés; je leur ai arraché la vie pour les récompenser de me l'avoir donnée, pour prix de tant de bienfaits! Mon songe, j'en suis certaine, n'est que trop véritable; c'est de leur fille, d'une fille qui leur était si chère, qu'ils ont reçu tous ces coups.
82
+ Ce fidèle récit, monsieur, vous expose mon devoir et le vôtre: je ne puis vous appartenir... je vous aime: c'est un nouveau malheur pour moi. Rétablissez-vous donc: soyez mon ami, mon protecteur; honorez-moi de vos conseils; plaignez-moi: mais abandonnez pour jamais un projet qui ne peut que nuire à tous deux.
83
+ Laissez-moi, monsieur, pleurer éternellement d'avoir perdu tous les droits dont jouit la vertu malgré toutes les traverses qui l'éprouvent. Je ne puis être à vous; je vous quitte; vous n'avez rien à me répondre... allons, Susanne, retournons à la maison.
84
+ Je veux retenir Clary: elle ne m'entendait déjà plus; elle me laisse en proie à une foule de sentiments que j'avais peine à concilier; mon âme était bouleversée par des assauts bien opposés; ces idées parasites et vulgaires qu'on emprunte de la société avec tant de préjugés absurdes, me montrèrent d'abord une jeune personne qui, quoiqu'elle n'eût commis qu'une faute, en devait être punie le reste de ses jours; il fallait la retrancher du nombre de ces femmes qui, à l'abri d'un engagement sacré, peuvent impunément se jeter dans le désordre, sans craindre de se déshonorer. Clary envisagée sous ces traits, était coupable, et serait rejetée du monde. Ensuite j'osais penser par moi-même, me dépouiller de l'esprit étranger, pour ne me servir que du mien propre; et c'était alors par mes yeux et non par ceux d'autrui que ne voyais une malheureuse fille, le jouet de la séduction et de la scélératesse, abandonnée à la faiblesse d'un âge aveuglé sur tout ce qui l'environne; je la voyais rendue à la vertu, au moment que ses charmes étaient dans leur éclat. Une beauté de dix-huit ans, qui sait repousser tout ce qui peut la flatter, qui a la force d'embrasser l'état le plus humiliant, la plus affreuse misère, qui meurt de ses remords: quel tableau, mon ami! Et qu'il se grava profondément dans mon âme!... J'ai pris mon parti; il n'y a plus à balancer: j'écris ce peu de mots à la souveraine de mon cœur: "tout est décidé. Vous êtes touchée d'un vrai repentir; vous aimez la vertu; vous m'aimez; qui sent tout le prix de l'honneur, l'a recouvré: ma raison même se décide pour vous.C'est vous dire que vous serez ma femme, et je n'en aurai jamais d'autre." Quelle réponse je reçois!
85
+ "Oui, sans doute, je vous aime, et pour prix de ma tendresse, vous m'arrachez à mon bonheur, au seul qu'il me soit permis de goûter! C'était à l'amitié consolante d'essuyer mes larmes, et vous m'enlevez un si doux soulagement! Vous ne me verrez plus: mon devoir est de vous fuir; je quitte la retraite que j'avais choisie, où vous vous êtes offert à mes yeux. C'en est fait; adieu, pour jamais! Quoi, monsieur! J'oserais être votre femme! Moi! Moi, qui ne mérite pas d'être associée au sort du dernier des hommes! Non, mon déshonneur est pour moi; gardez votre honneur dans toute sa pureté. Allez, qui sait se repentir, sait mourir, et ce n'est pas dans ce monde-ci qu'il faut que nous soyons unis. Tout ce que je puis vous donner, ce sont mes regrets, mon estime, mon amour, un amour qui n'est pas digne du vôtre, mais un amour qui sait s'immoler. Ah! Que n'ai-je pour vous que des sentiments de reconnaissance! Soyez persuadé que cette démarche ne m'a été inspirée que par la tendresse; il pourra m'en coûter la vie: mais qu'est-ce que ma vie? Pourquoi ne puis-je vous faire un sacrifice plus éclatant? " Je vole chez les hôtes de Clary: je les trouve dans la désolation; elle était disparue, après leur avoir laissé quelques petits présents. Ces bonnes gens se récrioient sur ses excellentes qualités, sur la perte qu'ils avaient faite; ils me répétèrent vingt fois qu'un ange ne pouvait avoir plus de candeur, plus de bienfaisance; le père, la mère, les enfants, tout regrettait ma chère Clary; je me faisais raconter les moindres circonstances qui lui étaient relatives; ils avaient observé qu'elle avait beaucoup pleuré avant que de les quitter, et prononcé souvent mon nom. Tu imagines, chevalier, l'état horrible où j'étais: mon âme s'élançait, en quelque sorte, sur tous les chemins où Clary avait pu passer; je fis des perquisitions: elles furent sans effet; point de village aux environs que je ne parcourusse; tu sens bien que Dorset était dans la confidence. Un soir, je m'écarte de la route; j'étais seul, à cheval, accablé de fatigue, et affligé du peu de succès de mes courses; je descends au coin d'un bois; à quelques pas était une misérable chaumière, d'où s'échappait une faible lueur; je ne sais quel sentiment me pousse à m'en approcher; j'entends une voix qui prononçait comme avec peine: quoi! Mon père, ô père le plus cher! Je vous coûte encore des larmes, et à vous aussi ma tendre mère! Je vous ai offensés, chers parents! J'ai déshonoré votre vieillesse! Il est juste que je meure: hélas! J'aurais souhaité en être l'appui et la consolation: me pardonnez-vous?-Que parles-tu de pardon, ma fille?
86
+ Embrasse-nous, et espère dans le ciel, qui te rendra la santé; c'est à nous de mourir; nous voudrions seulement te laisser plus heureuse: mais nous ne te laissons que notre misère, nous qui t'aimons tant!-Vous m'aimez, ô tendres parents! Eh! Suis-je digne de votre amour? Je ne mérite que votre commisération; oui, je la mérite; que ne pouvez-vous lire dans mon cœur! Il est inutile de me rappeler à la vie; je mœurs de mon repentir, et j'emporte une autre cause de mort, que vous saurez un jour: je ne vous demande qu'une grâce.-Une grâce, notre chère enfant! Ah!
87
+ Parle, parle, demande tout ce que tu voudras, tout ce qui sera en notre pouvoir; hélas, nous pouvons bien peu!-Faites tenir, je vous prie, cette lettre-ci, après ma mort, à son adresse: on vous dira où demeure le lord Dorset; ce monsieur, s'appelle Borston.
88
+ Je pousse la porte avec vivacité; j'entre dans la cabane: je vois une femme expirante, dans le lit de la pauvreté même, tenant une lettre à sa main; un vieillard en pleurant lui couvrait le visage de ses cheveux blancs; une autre femme âgée lui serrait les mains dans les siennes; elle fondait aussi en larmes.
89
+ Je m'élance; je prends la lettre; je me hâte de te faire part, avant les autres détails, de ce qu'elle contenait.
90
+ "Homme respectable et bien différent de vos pareils, je vous adresse mes derniers soupirs; vous recevrez cette lettre, quand je ne serai plus; je puis donc y répandre mon âme, sans craindre de compromettre ma franchise: c'est peut-être le seul plaisir que j'aurai goûté dans la vie. Apprenez, cher Monsieur Borston, que je mœurs pour vous; j'ai voulu vous éviter, parce que mon devoir l'exigeait, parce que je ne pouvais partager votre cœur et votre nom. Ma reconnaissance m'eut fait rejeter sir Brown, s'il avait été libre de m'offrir sa main: jugez de ce que vous devait mon amour. Que vous m'avez fait connaître combien de regrets entraîne après soi la perte de l'honneur! J'ai respecté le vôtre; je n'ai pu survivre à la douleur de ne plus jouir de ces entretiens, où mon âme semblait reprendre sa force, sa pureté, son innocence. Je vous donne, en expirant, la preuve de tendresse la plus vraie: j'ose vous prier comme mon ami, comme mon seul ami, de verser quelques-unes de vos bontés sur mes pauvres parents. C'est ici que j'immole mon amour-propre au plaisir d'emporter au tombeau l'idée que vous serez mon bienfaiteur dans des personnes qui me sont aussi chères. Hélas! J'ai fait leur infortune!
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+ Le chagrin que leur a causé, dirai-je ma faute, ah! Disons mon crime, les a mis hors d'état de veiller à la conservation du petit bien qu'ils possédaient; ils ont rougi pour leur fille, ces honnêtes gens, eux qui n'ont jamais eu rien à se reprocher que de m'avoir donné le jour! Ils sont venus habiter la malheureuse cabane où j'expire, y ensevelir leur honorable pauvreté et leur affliction; c'est-là que je les ai retrouvés dans la plus profonde misère, que je suis tombée à leurs pieds; ils ont daigné me r'ouvrir leur sein, partager avec moi le morceau de pain de leur indigence, tout trempé de leurs larmes; j'ai goûté encore la douceur, avant que de mourir, de serrer contre mon cœur ces chers auteurs de ma vie, de prononcer les noms si touchants de père et de mère! Qu'ils vous rappellent l'infortunée Clary, et croyez que mon âme sera reconnaissante, et sentira tous les bienfaits qu'ils vous devront. Adieu pour jamais, cher Monsieur Borston. Au reste la mort n'est-elle pas un bonheur pour une misérable créature rejetée de la terre et peut-être du ciel, et qui a perdu ce qui pouvait la rendre estimable aux yeux de l'homme qu'elle eût aimé le plus? " Je m'écrie: ah! Ma chère Clary! Ces bonnes gens demeurent immobiles d'étonnement: Clary ouvre les yeux, et tombe sans connaissance dans mes bras. Je ne puis, mon ami, te rendre ce que j'éprouvai; tu connais tout le charme du sentiment: ton âme n'aura pas de peine à se remplir de ma situation. Je poursuis avec tous les transports de l'amour: oui, ma chère Clary, oui, vous serez ma femme, la maîtresse de mon sort: vous êtes déjà l'épouse de mon cœur; c'est à la vertu même que je m'unirai en vous; c'est elle que je récompenserai, que j'adorerai, qui fera tout mon bonheur dans ma divine Clary! Commettre des fautes, c'est le propre de l'humanité: s'élever au-dessus de ses faiblesses par un repentir sincère, c'est mériter l'estime qui est due à l'honnêteté la plus irréprochable.
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+ Et vous, dis-je au vieillard et à sa femme qui étaient prosternés à mes pieds, et que je m'empressois de relever, vous me tiendrez lieu de père et de mère; je serai votre fils, votre second enfant; je disputerai à votre fille le plaisir de vous aimer et de consoler votre vieillesse. Voilà donc, chevalier, où j'en suis!
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+ Ma vue a retiré Clary des portes de la mort; elle s'obstine toujours à refuser ma main, à me représenter l'obscurité de son extraction, la tache d'une première erreur qu'elle dit ineffaçable, la confusion qui la poursuivra jusques dans mes bras; je lui ai fait entendre que mon repos et ma vie même dépendaient de sa résignation à mes volontés; j'ai osé imposer des lois à ma souveraine; nous sommes actuellement chez le lord Dorset, où se prépare la noce. Ces gens estimables descendent de père en fils d'excellents laboureurs, qui ont toujours été dans leur village des exemples de probité et de vertu. Il est vrai qu'on ne compte point parmi eux de lords qui se soient enfoncés dans la boue de la bassesse, pour corrompre des voix, et pour acheter la députation d'une petite ville; point de parvenus qui, indignes d'une noble roture, aient brigué les faveurs de la cour aux dépens de leur honneur, et de l'amour que tout digne anglais doit à la patrie; point de prétendus grands à l'âme de valet qui aient vendu l'état, et cimenté les marches du despotisme. Mon dessein d'ailleurs est de passer mes jours à la campagne. J'ai assez vécu pour les autres: il est temps de vivre pour moi, d'avoir ma raison, d'écouter mon cœur, de lui céder. L'étude de la nature, celle de moi-même me dédommageront aisément de ces sociétés fatigantes qui, ne pouvant supporter le fardeau de leur oisiveté, cherchent à s'en débarrasser sur autrui. La bonhomie et la franche gaieté des veillées rustiques ne valent-elles pas bien ces cercles élégants où l'on n'apprend que l'art de varier l'ennui et le dégoût de l'existence, où la complaisance servile, et la perfidie ténébreuse prennent le nom d'esprit sociable et de politesse? Mon épouse sentira mieux que toute autre l'importance de ses devoirs; d'une faiblesse, naît quelquefois une infinité de vertus; une âme qui a succombé en est plus attentive sur elle-même, et se précautionne davantage contre de nouvelles chûtes. Je suis bien assuré que si Clary devient mère, elle aimera ses enfants, elle saura les élever, et qu'elle me sera éternellement attachée: la reconnaissance, cette volupté des âmes pures et sans orgueil, se joindra dans son cœur à l'amour. Il y a, je l'avouerai, des moments, où je reprends mes chaînes, où je m'attelle, et je chemine dans l'imbécillité, à côté de ces hommes animaux que l'homme sensé doit mépriser. J'entends d'ici les clameurs de la ville... eh bien, qu'ils crient, qu'ils me frondent; quand je rentre dans moi-même, que j'écoute le sentiment, la vérité, le devoir, et ce sont-là les voix que je dois entendre, puis-je douter que Clary ne soit pas rendue à la vertu? Et pourquoi ne recevrait-elle point sa récompense d'un retour si généreux? Le vrai repentir n'est-il pas la plus éclatante réparation? Et le premier des plaisirs n'est-il point celui d'être juste et bienfaisant? Nous osons nous dire les images deDieu: élevons-nous jusqu'à sa bonté, ou renonçons à une ressemblance si honorable. Parle, chevalier, que faut-il que je fasse?
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+ Réponse du chevalier Digby. Ce qu'il faut que tu fasses, mon ami? Peux-tu bien le demander, sage courageux? Épouser vite Clary; faire ce qu'à ta place ferait un être au-dessus de l'espèce humaine; rendre à cette infortunée tout son honneur, en la couvrant du tien; t'efforcer, en un mot, d'approcher de la divinité, dont nous sommes une faible représentation, en pardonnant, et faisant du bien à son exemple: c'est ainsi que l'homme peut prouver qu'il est son image, et ton respectable modèle n'agirait pas autrement. Puisque tu es assuré que Clary pleure sincèrement ses fautes, qu'elle ne cherche pas à te tromper, il faut la récompenser d'avoir eu la force de s'arracher au vice, dans un âge où elle pouvait lui prêter des charmes. Crois-moi: c'est une véritable honnête-femme; son âme n'a jamais été souillée. C'est sur le perfide qui a séduit son innocence, que doit retomber le mépris public: voilà la créature réellement punissable et livrée à l'opprobre et à la damnation éternelle. Tu parles de t'ensevelir avec ta femme et tes nouveaux parents à la campagne: prends-y garde; tu aurais peur! Crois-tu faire une mauvaise action? Tu domptes le préjugé barbare et absurde; tu le foules aux pieds: viens donc l'insulter à Londres, à la face de l'Angleterre; viens déployer ton âme sublime dans toute sa vigueur; aies la fermeté d'apprendre à ces êtres stupides qui se disent des hommes, parce qu'ils en ont le nom, qu'on sait s'élever au-dessus d'eux, en s'éloignant de leurs sentiers communs et battus par l'esprit servile d'imitation, et par la féroce ignorance. Sens, mon ami, tout le bien que tu vas faire à l'humanité: d'abord tu paies la vertu par la vertu même, et il n'y a que ce prix qui soit digne d'elle; tu réhabilites dans toute sa noblesse une âme qui se croyait dégradée à ses propres yeux, parce qu'elle l'était aux regards de la multitude qui ne voit point, et qui n'a jamais rien apprécié. Tu fais plus, Borston: tu vas arracher par ce bel exemple, à la contagion du vice, une infinité de charmantes créatures qui verront que la vertu sur la terre a ses douceurs et sa félicité, et qui espéreront trouver des cœurs sages et nobles comme le tien. Goûte bien ton bonheur, mon ami. Il me tarde de vous serrer tous dans mes bras! Et ces bonnes gens! Te pénétres-tu de la joie que tu leur fais ressentir? Tu leur rends leur fille, leur honneur; tu ranimes leur vieillesse; tu semes des fleurs sur leurs dernières traces. Va, Borston, malheur à l'âme blasée qui ne sentira point la dignité de ton procédé, et qui ne partagera pas ta satisfaction! Tu es bien plus mon héros que ces hommes à batailles, ces instruments de meurtre qui ne sont conduits que par une fausse gloire: c'est toi que la véritable gloire couvre de son éclat. Si Londres était assez injuste, ou assez imbécile pour te refuser les acclamations qui te sont dues, eh! Mon ami, il y a de quoi te dédommager: rentre dans ton cœur, il te dira que tu as fait une bonne action, et son suffrage ne doit-il pas te suffire? J'y ajoute le mien: tu sais que je l'accorde difficilement. La vertu n'a pas besoin de se transporter hors d'elle-même, pour se procurer un spectacle satisfaisant: sa propre estime est l'unique récompense qu'elle cherche à mériter, et c'est peut-être la seule qui produise une jouissance pure. Borston, quel plaisir est équivalent à la joie intérieure? Je ne suis point surpris que les dévots soient les plus heureux des hommes; ils trouvent en eux une source inépuisable de contentement. Encore une fois, Borston, comment, dans une telle circonstance, agirait une créature qui serait supérieure à l'homme? Comme tu agis; et elle ne ferait que son devoir. Il n'y a point de différence entre les obligations de l'homme et de l'ange: c'est ce qui fait l'essence inaltérable de cette vertu qui a été de toute éternité avec Dieu. Je trouve le lord Dorset bien plus qualifié, depuis qu'il t'a approuvé dans ton choix. On a osé lui contester sa noblesse: voilà un titre qu'il peut opposer à ses ennemis, et qui vaut mieux, à mon avis, que tous les antiques parchemins de nos pairs d'Écosse. Eh! Mon ami, soyons hommes, avant que d'être grands seigneurs. Je t'attends; dépêche-toi de venir; cette malheureuse terre a besoin d'exemples: il y a tant de faux sages, tant de singes et si peu d'êtres pensants! C'est toi qui seras le vrai philosophe. Je suis si las, si excédé de lire de l'esprit sur la morale, et de voir si peu de sagesse pratique! Borston, je ne crois ni aux charlatans, ni aux riches enseignes; je délie les outres bouchées par Ulysse, et j'en fais sortir les vents.
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+ Que tu vas confondre de maris liés à des femmes qui profanent le titre d'épouse!
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+ Voilà celles que doit poursuivre un mépris sans appel. T'embarrasserois-tu des sots discours de nos importants pygmées de la Grande Bretagne? Laisse bourdonner ces insectes luisants, et renvoie-les avec tous leurs ridicules, leurs sens flétris et leur non-sense (Note: non-sense est une expression anglaise qui a beaucoup de force, d'ailleurs du nombre de ces expressions propres à une langue, et qui ne peuvent se transporter dans une autre.Impertinence, absurdité, défaut de jugement, de sens; c'est à peu près en français, la signification de ce mot très-usité chez nos voisins), à leurs respectables moitiés. Va, Clary sera trop vengée: je t'en donne ma parole. Je brûle de la connaître, de vous embrasser tous deux. Adieu, digne homme, que je suis enchanté de ton action de vigueur! Ce ne sont point-là de ces vertus oisives qui s'enorgueillissent de leur impuissance, comme un faible monarque s'applaudiroit de ne pas faire le mal. La coterie te salue; nous avons déjà bu une centaine de tôt à la santé de ta femme. De tout mon cœur, ton ami, Digby.
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+ P s. Le bruit de ton mariage se répand dans Londres. Je remarque que d'abord on est étonné: il y a dans le troupeau des faibles une infinité d'honnêtes-gens dont le jugement est flottant et indécis; ils essayent leur façon de penser; ce sont des aveugles auxquels on fait l'opération de la cataracte, et qui ne s'accoutument que par degrés à exercer leur nouveau sens; ceux-même qui se piquent de posséder la faculté de voir, ont souvent les yeux délicats: leurs regards clignotants ne s'étendent pas loin. D'ailleurs, mon ami, le jour de la raison n'éclaire que peu à peu: en soutenir la lumière est l'ouvrage du temps; viens donc, tu détermineras ces gens à courte vue. Le lord Hamson prétend qu'il donnerait mille de ces individus, qu'on appelle honnêtes-femmes, pour trouver une Clary. J'imagine que nos mauvais plaisants seront bientôt à bout... et combien tu gagneras à être envisagé d'un coup d'œil sérieux!
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+ À propos de tes partisans, car tu en as déjà quelques-uns qui se battroient pour toi à toute outrance, et qui ne demandent pas mieux que de former une révolution dans les esprits, je ne veux pas fermer ma lettre, sans t'apprendre quelque chose de bien singulier: j'ai lié ici connaissance avec ton sir John Brown qui m'a confirmé tout ce que tu me dis à son sujet; c'est le champion décidé de ta future épouse: il est prêt à entrer en champ clos, et à donner en sa faveur un démenti formel aux trois royaumes; il est intarissable sur ses éloges; j'ai su qu'il avait pensé mourir de douleur après s'être séparé d'elle; il est marié, et ce qui est plus merveilleux, sa femme a pris ses sentiments pour cette fille qu'ils appellent un ange de beauté et de vertu; ils t'attendent avec impatience, et te préparent une fête: crois-tu que je serai le dernier à t'en faire les honneurs?
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1
+ Le lord Thaley entrait dans l'âge des passions; il était né avec une âme droite, et beaucoup de sensibilité; un rang élevé, de la fortune, une société de gens corrompus, c'est-à-dire la société du grand monde, la facilité de céder à ses penchants, tous ces ennemis du sentiment et de la raison étouffaient en lui la nature, qui, pour peu qu'on l'écoute, nous ramène toujours à la vérité et à la vertu; il brillait parmi ces étourdis qui vont se crever aux courses de Newmarket; l'Angleterre retentissait de ses paris exorbitans; Handel le regardait comme un de ses partisans déclarés, et personne ne chassait le renard avec plus de grâce et d'adresse; le modèle, en un mot, des beaux du jour, Thaley se distinguait par tous les agréments et les travers. Il possédait une très-belle terre dans le comté d'Essex.
2
+ Sir Thoward était de toutes ses parties. Ce gentilhomme avait la figure avantageuse, et un esprit séduisant; c'était le professeur le plus éloquent du vice; il savait répandre des charmes sur les différentes matières qu'il traitait; le plaisir parlait par sa bouche: il ne lui était donc pas difficile d'entraîner Thaley au gré de ses volontés. Une âme jeune et enflammée est dépendante des sens, et elle reçoit aisément les impressions qui la flattent.
3
+ Thaley, après un dîner agréable avec ses amis, la tête échauffée d'images voluptueuses, se promenait seul dans une des allées de son parc; elle le conduisit insensiblement à la maison de son fermier, que l'on appelait James.
4
+ Il entre: toute la famille s'empresse à marquer sa joie d'être honorée d'une telle visite; le bon fermier présente ses enfants au lord, en lui disant: Mylord, ils doivent tout à vos bienfaits; je les élève pour vous consacrer leurs services; ils ne pourront acquitter la reconnaissance et le respect de leur père. Ce vieillard accompagnait ses expressions de ce ton de sentiment qui anime la véritable éloquence; destiné dès le berceau à l'emploi de ministre, il avait fait d'excellentes études à Oxford; des disgrâces inattendues l'avaient forcé d'embrasser un autre état: mais son caractère eut anobli les conditions les plus obscures.
5
+ Thaley jette les yeux sur les enfants de l'honnête fermier; il est frappé à la vue de la plus jeune de ses filles. Elle touchait à sa seizième année; l'Irlande, si vantée pour ses beautés, n'en a point à nous opposer d'aussi ravissante. Fanny était un ange descendu sur la terre; la dignité même de l'âme éclatait sur son front ingénu, et la pudeur colorait ses joues de rose; toutes les grâces se réunissaient autour de sa bouche vermeille; elle avait la peau d'une blancheur éblouissante, les cheveux du plus beau châtain; le charme de ses yeux ne saurait se représenter; il suffit de dire qu'on ne pouvait voir Fanny, sans éprouver à la fois deux sentiments rapides, celui de l'admiration et celui de l'amour: ce dernier fit de prompts ravages dans les sens du lord.
6
+ Fanny parla: chaque mot se lance en traits de flamme dans le cœur de Thaley, et achève de le subjuguer; il veut donner des ordres à James: il n'est plus le seigneur, le maître de Fanny, de la fille de son fermier; il laisse échapper quelques expressions mal articulées; Fanny l'avait troublé. Le lord s'en retourne, transporté d'amour:-ah! Thoward, c'en est fait, je ne suis plus à moi; j'ai vu la beauté, la vertu, les grâces mêmes; j'ai vu l'éternelle maîtresse de mon cœur: oui, divine Fanny, triomphez de toute ma fierté... mon ami, je voudrais passer ma vie à l'adorer, à lui parler de ma tendresse; il n'en peut être de plus pure, de plus vive. Eh! Quelle est donc cette infante si admirable, lui dit sir Thoward avec un souris railleur?-C'est Fanny, la fille de mon fermier, faite pour être la reine, la souveraine du monde entier.-La fille d'un paysan! Mon cher lord, tu extravagues! Voilà bien le langage des amants!-Sir
7
+ Thoward, trêve de badinage. Vous ne pouvez juger de ma passion: vous n'avez point vu Fanny.L'angélique créature! C'est une taille, un air, un son de voix!
8
+ ... Oh! Mon ami, ce trait restera toujours dans mon cœur! Comment posséder Fanny? Et j'en mourrai, si je ne la possède pas.-Qu'est-ce que tu dis? Quoi! Tu mourras, si tu ne possédes pas la fille de ton fermier, de ton domestique! Eh!
9
+ Mon pauvre Thaley, tu perds entièrement la tête; tu déraisonnes. Qui t'empêche de te satisfaire? Parle, ordonne, fais-la venir, et... contente-toi: elle est trop heureuse de te plaire.-C'est toi, Thoward, qui n'y penses pas; tu veux que j'aille couvrir d'opprobre cette famille, qui s'étend sous ma protection, que j'abuse de mon autorité, que le fort écrase le faible! Fanny est trop belle, pour n'être pas honnête.-Ma foi! Mon ami, l'amour fait d'étranges métamorphoses!
10
+ Te voilà monté sur un ton de dignité que je ne passerais pas à un irlandais qui voudrait attirer dans ses filets quelque riche veuve. Comment! Mais... mais tu es plaisant! Ne vas-tu pas imaginer que ta Fanny est un trésor qu'on ne saurait acquérir? De l'argent, mon cher Thaley, de l'argent! James t'aura de grandes obligations, et la petite Fanny... entre nous, là, crois-tu qu'elle en soit bien fâchée?... Avec ces sortes de gens...-Thoward, Thoward, l'esprit t'a gâté; ce sont ces sortes de gens, qui ont de la vertu, et James voudrait-il m'abandonner sa fille, son honneur, pour de l'argent? Non, Thoward, non, je n'irai pas déchirer ce cœur paternel; je ne puis m'y résoudre. Et comment oserais-je proposer?... Fanny... mon ami, il faut l'oublier; je l'aime déjà assez pour la respecter. Thoward l'interrompit par des éclats de rire:-du respect aussi?
11
+ Extravagant! Il ne te manquait plus que cette sottise. Oh! Voilà une passion bien établie! Allons, mon cher, prends courage. Depuis quand l'espérance n'est-elle plus à la suite de l'amour? James avait donné une éducation cultivée à sa fille; on la citait dans tout le district du comté d'Essex, comme un exemple de grâces et de sagesse; un de ses parents, ministre d'un village voisin de la ferme, avait pris plaisir à l'instruire et à la former; elle lui devait des connaissances au-dessus de son âge. Les leçons du ministre n'avaient pas empêché Fanny d'avoir un cœur, et elle le sentit à la vue du jeune lord. Il était revenu plusieurs fois chez le fermier, et chaque fois il trouvait de nouveaux charmes à Fanny; il devenait rêveur; tout l'art de la plaisanterie de Thoward ne pouvait le tirer de cet état; cette mélancolie, qui naît de la tendresse, est peut-être la première des voluptés: c'est le caractère du véritable amour. Le sentiment fuit la dissipation et la joie; il tire ses forces de la solitude, et rien n'approche de la douceur de ses larmes. Un jour Fanny présente un bouquet à Thaley. Monseigneur, lui dit-elle en rougissant, je voudrais bien que ces fleurs fussent plus belles; je les ai choisies exprès pour votre grâce.-Des fleurs de votre main, divine Fanny! Elles seront contre mon cœur.
12
+ Cette réponse pénétra l'âme de Fanny; son beau teint se colora d'une nouvelle rougeur. De retour chez lui, Thaley couvre ces fleurs de mille baisers; il leur parle, comme s'il eût parlé à Fanny même. Tu ne sens pas, disait-il à Thoward, tout le charme attaché à ce bouquet! C'est l'amour que je respire. Tiens, admire quelles brillantes couleurs! Quelles odeurs délicieuses! C'est ma chère Fanny qui l'a cueilli; j'y reconnais encore la trace de ses doigts; cette rose a conservé le parfum de son haleine: oh! Si sa bouche en avait approché!
13
+ Sir Thoward, à ces transports, opposait l'amertume de la froide raillerie:-il faut, mon cher Thaley, que tu aies lu ces misérables romans français; te voilà perdu pour Londres!Sçais-tu bien qu'on te montrera au doigt, quand tu reviendras? Je croyais avoir fait de toi un second Lovelace, et tu joues le berger langoureux! Thoward accompagne Thaley chez le fermier; il voit Fanny: il est déconcerté, tant la beauté naïve a d'empire sur nos sens! Il a besoin de rappeler toute son audace et la corruption de son cœur, pour se parer lui-même du trait qui avait frappé le lord. Il veut employer le ton de la ville, ce ton de familiarité insolente, auprès de la respectable villageoise; elle parle: il est confondu; il en a de l'humeur en secret. Thoward s'enhardit; il reprend son ton plaisant; il a enfin un entretien particulier avec James. Ce digne vieillard revient, en levant les yeux au ciel, égaré, pâle, défait, la mort sur le visage:-mes enfants, sortez, sortez... ah! Monseigneur, (en se jetant, les mains jointes, aux pieds de Thaley, et suffoqué par les sanglots,) que vous ai-je fait pour que vous juriez ma perte et mon déshonneur?Ma femme, voilà monsieur, (montrant Thoward,) qui vient m'offrir de l'argent, t'y serais-tu attendue, afin que je livre notre fille Fanny à Mylord. Quelle proposition! Nous croire capables d'une pareille bassesse! Prostituer cette chère enfant que nous avons élevée, qui n'a vu parmi nous que des exemples de vertu et d'innocence!...
14
+ Mylord, ôtez-nous la vie: mais laissez-nous l'honneur; c'est le seul bien que nous possédions sur la terre; nous n'envions point les richesses. Eh quoi! Ne sommes-nous plus vos dignes serviteurs?... Vous vous troublez, Mylord! Ah! Vous n'avez jamais eu cet abominable dessein: c'est vous, monsieur, qui donnez à Mylord de semblables conseils. Que dirait, hélas! Monseigneur son père? Il nous traitait comme ses enfants. Non, mon cher James, interrompt Thaley, je n'ai jamais eu cette affreuse idée; c'est une plaisanterie déplacée de mon ami; rassurez-vous. Oh! Je m'en doutais bien, poursuivit le bon vieillard, que vous ne pouviez à ce point dégrader votre protection, et oublier vos bontés pour des créatures reconnaissantes, qui vous bénissent tous les jours de leur vie... au reste, monsieur, (s'adressant à sir Thoward,) voilà d'horribles plaisanteries!
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+ Nous pouvons être pauvres: mais nous connaissons l'honneur aussi bien que vous.
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+ Si un de nos pareils, ajoute-t-il en sanglotant, m'avait osé faire ces infâmes propositions, j'en serais venu à des extrémités,... que le respect m'interdit.-Je vous le répète, mon cher James, mon ami n'a point prétendu vous insulter: c'est un badinage dont je vous demande pardon pour lui; et il sort.
17
+ Tu lui demandes pardon pour moi, dit Thoward!-Sans contredit; on doit des excuses au dernier des hommes, quand on l'a offensé; alors il est notre supérieur et notre maître... ah, cruel! Tu fais tous mes malheurs: tu as manqué au père de Fanny. J'ai dépeint Thaley comme le coryphée de ces petits seigneurs qui cachent tous les défauts sous un vernis d'agrément; je ne me déments pas: mais l'amour opère des prodiges: il avait fait du lord frivole et audacieux, un amant respectueux et timide; son âme, en recevant les impressions d'une tendresse pure, s'ouvrait à l'honnêteté. Ce discours du pauvre James, l'avait désolé; il fallait que sir Thoward eût avec lui une liaison aussi intime, pour qu'une rupture déclarée n'eût pas suivi, dans l'instant, la démarche de ce méprisable ami, bien digne de remplir le rôle d'homme du monde.
18
+ Thaley était désespéré: il adorait Fanny; il n'osait la revoir; il craignait les regards de James et ceux de sa fille. Ses amis l'arrachent à sa terre, l'entraînent à Londres, et le replongent dans toutes ces folies et ces égarements que la ville appelle des plaisirs.
19
+ James, depuis ce moment, avait perdu cette gaiété, le partage heureux des habitants de la campagne; peu rassuré par les promesses du lord, il regardait, en soupirant, sa fille qui croissait en agréments, et quelquefois les pleurs venaient sur les bords de sa paupière.
20
+ Mon père, lui dit un jour Fanny, oserais-je vous demander le sujet de votre tristesse? Depuis quelque temps, vos regards s'attachent sur moi; vous soupirez; il vous échappe des larmes: vous aurais-je, mon tendre père, causé quelque chagrin? N'aimeriez-vous plus votre fille Fanny?-Ma fille, écoutez-moi, et répondez avec franchise.-Mon père, je vous ai toujours dit la vérité.-Ma fille, que pensez-vous de monseigneur? Comment le trouvez-vous? Parlez vrai.-Fort
21
+ aimable, (et elle disait cela en rougissant, et les yeux baissés) mon père, ne le trouvez-vous pas de même?-Fanny, apprenez à connaître les hommes: eh bien! Ce lord qui vous paraît si aimable, il voulait me faire mourir de douleur, moi, et votre pauvre mère, me priver de ce que j'aime le plus, de ma chère Fanny.-Comment? Que dites-vous?-Il voulait, mon enfant, (en la serrant contre son sein, et l'arrosant de ses pleurs) me déshonorer... te prendre pour le jouet de son libertinage... pour sa maîtresse... (et là, il tombe dans les bras de sa fille. ) Ah, s'écrie Fanny, quels monstres que les hommes! Qui aurait cru cela de monseigneur?-Prends garde, ma fille, aux pièges qu'on peut te dresser: ne reçois point de lettres; ne reste point seule aux champs; sois, s'il se peut, toujours dans le sein de ton père et de ta mère; songe que le premier des biens est l'innocence; embrasse-moi, ma fille, et sois notre honneur et notre consolation. Fanny répandait des larmes.-Non, mon père, non, vous n'aurez jamais à rougir de moi... je n'aurais pas attendu ce trait de monseigneur! Il est bien barbare de venir ainsi troubler notre tranquillité!... Qu'il ne vienne jamais ici!... Oh! Qu'il n'y vienne jamais...-nous lui devons la reconnaissance et le respect, ma fille; et c'est à vous de garder un profond silence; profitez seulement de mes conseils.
22
+ Fanny seule se répéta mille fois dans le fond de son cœur: peut-on être si aimable avec des sentiments si indignes d'un honnête homme? La détestable ville que Londres! C'est elle qui aura gâté l'esprit de monseigneur; s'il fût toujours resté ici, assurément il n'aurait pas cherché à s'avilir par une telle trahison.
23
+ Thaley s'était en vain rendu au tourbillon de ses amusements passés: il avait porté à Londres le trait qui le déchirait; le souvenir de Fanny triomphait de tous ses plaisirs et en détruisait l'illusion; il la revoyait partout.
24
+ Il n'attend pas la belle saison pour voler à sa terre, accompagné de ses amis, qui réunissaient tous leurs efforts pour le guérir d'une passion, disaient-ils, si dégradante et si méprisable. Un pair de la Grande-Bretagne soupirer et se prendre d'un amour de roman pour une petite fille des champs! Ne voilà-t-il pas un rôle bien distingué?
25
+ Telles étaient les représentations dont on l'accablait. Thaley, le verre à la main, et enivré des plus excellents vins de France, promettait quelquefois d'oublier Fanny; il se levait le lendemain plus épris que jamais.
26
+ On doit bien s'attendre que Mylord, arrivé à sa terre, courut plutôt à la ferme qu'au château. Il aimait; il était timide, et il en était plus aimable; il ne pouvait vaincre une espèce d'embarras qu'il ressentait toujours à la vue de James. Pour Fanny, elle eut bien voulu haïr Thaley: mais il avait rapporté de nouveaux agréments. Elle se retirait, lorsqu'il entrait chez son père; cependant elle le regardait, baissait vite les yeux, et ce regard la laissait dans un trouble qu'elle avait de la peine à cacher. Thaley, de son côté, imaginait mille prétextes pour la voir; sa présence était nécessaire à son bonheur.
27
+ Il rencontre, un jour, Fanny à quelques pas de la ferme: elle lui paraît plus belle, plus séduisante qu'il ne l'avait encore vue; un joli chapeau sur la tête, des fleurs de prés qui tombaient négligemment à son côté, les cheveux dans un désordre préférable à toute l'élégance de l'art, le sein agité, quelques larmes qui s'échappaient de ses beaux yeux sur ses joues de roses: c'est sous cet aspect enchanteur qu'elle s'offrit aux regards de Thaley; elle était assise au pied d'un arbre, et l'on découvrait aisément qu'un chagrin profond occupait ce jeune cœur. Le lord s'élance à ses genoux:-vous pleurez, Fanny! Aussi-tôt elle se lève en s'écriant: monseigneur! Il veut lui prendre la main: elle la retire avec précipitation, s'efforce de s'éloigner, et de regagner la ferme.-Non, belle Fanny, vous ne me quitterez pas. Eh! Que vous ai-je fait, ma chère Fanny? Quel crime ai-je commis?-Ah! Monseigneur, laissez-moi, laissez, que je coure à mon père; il m'a défendu de vous parler, de vous voir; monseigneur, cela est bien affreux, ajoute-t-elle, en laissant échapper ses larmes avec plus d'abondance, d'avoir voulu abuser de notre pauvreté!...
28
+ Vous avez chagriné mon père, tous mes parents! Je n'ai point mérité cet affront de votre grâce. En prononçant ces dernières paroles, elle s'avançait vers la maison, et elle pleurait, laissant tomber sa main, dont le lord s'était saisi une seconde fois.-Ah! Divine Fanny, ne m'accusez pas: c'est mon ami qui est le seul coupable; non, jamais, jamais je n'ai eu cette détestable pensée; soyez-en bien assurée. Moi! Ne vous point respecter, quand je vous aime à la fureur! Et qui sur la terre mérite des hommages plus que vous? Belle Fanny, soyez la maîtresse, la souveraine de Thaley; dictez-lui des lois, et sa gloire sera de vous obéir. Il aperçoit James qui marchait vers eux avec un air de mauvaise humeur, et comme pour gronder sa fille. Mon cher James, poursuit le lord, je le redirai devant vous, à la face du ciel, j'adore votre charmante fille; c'est la vertu même sous les traits des grâces, et je m'applaudis de mettre à ses pieds mes richesses, mon rang, mon cœur.
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+ Fanny rougissait, levait ses beaux yeux mouillés de larmes, regardait Thaley, le trouvait moins criminel que son père ne l'avait dépeint, et rebaissoit les yeux.
30
+ Oui, continue-t-il, je vous le déclare, James, Fanny m'apprend que le sentiment doit triompher de tous les préjugés.
31
+ Il entre dans la maison, et devant la femme et les autres enfants, il ajoute: Fanny sera ma digne épouse; qu'elle partage mon nom, mes honneurs, mes biens; elle aura toute mon âme. Reçois mes serments, mon adorable Fanny, tu vois ton amant et ton mari à tes genoux.
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+ Quelle agitation, quels transports dans le cœur de Fanny! Que faites-vous, monseigneur, dit James, en relevant Thaley? C'est nous qui devons nous prosterner devant vous; je sens tout le prix de vos bontés: mais, quoique peu instruits et gens grossiers, nous savons nous rendre justice; ma fille n'est point née pour porter le nom de lady Thaley; ce titre appartient à des demoiselles de votre rang; Fanny, monseigneur, est votre humble servante; elle n'a qu'un seul maître au-dessus de vous, l'honneur. Non, monseigneur, je ne soufrirai point que vous vous mésalliez; je serais un domestique indigne de vos bienfaits, et de ceux de monseigneur votre père, dont la mémoire me sera toujours chère et sacrée, si je cédois à cette passion qui vous aveugle aujourd'hui. Ma femme et Fanny même auront cette façon de penser, et j'ai l'honneur pour elles de vous représenter votre devoir et le nôtre. N'est-il pas vrai, ma fille, que ce sont là tes sentiments?-Oui, mon père; et ce oui est prononcé d'une voix tremblante; on aurait dit que le cœur de Fanny eût voulu reprendre ce oui fatal.
33
+ Quel triomphe pour la fille de James! Elle aimait le lord, car il ne faut pas le dissimuler; et avec quelle joie secrète elle voyait combien elle en était aimée!
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+ Il franchissait l'intervalle des rangs, il l'élevait jusqu'à celui de son épouse. Thaley n'en resta point à cette démarche; tous les jours, il revenait auprès de James; même obstination à lui demander sa fille en mariage, même refus de la part de ce digne père. Mylord prend la résolution d'écrire à Fanny; il pose la lettre au pied d'un arbre; il savait qu'elle ne pouvait passer par un autre chemin, et il comptait assez sur cette curiosité, qui nous est si naturelle, pour espérer que la fille du fermier ramasseroit cet écrit; il n'y avait point mis d'adresse. Fanny arrive, voit le billet à terre, et balance si elle y portera la main; elle se retirait sans l'avoir ramassé: elle tourne la tête, revient sur ses pas, cède à un mouvement involontaire qui l'emporte, prend la lettre, l'ouvre en tremblant, et lit ces mots: "vous reconnaîtrez aisément de qui est cette lettre, et à qui elle est adressée; elle est de l'homme le plus tendre et le plus passionné à la femme la plus adorable et la moins sensible. La belle Fanny peut elle ignorer que le bonheur du lord Thaley dépend d'elle seule et du respectable James? Je ne puis que lui donner ma main et mon cœur; cet hommage est bien faible au gré de mon amour; je le sais: mais c'est tout ce qui est en mon pouvoir. Si vous m'aimiez, si vous aviez un seul sentiment de pitié pour le malheureux Thaley, il serait bientôt au comble de ses vœux; l'amant de la divine Fanny deviendrait son époux. Ah! Cruelle, voulez-vous me causer la mort, à moi, qui ne laisse pas échapper un soupir qui ne soit pour vous, pour vous seule? Pressez votre père de se rendre à mes désirs. Croyez que vous serez la plus heureuse et la plus adorée des femmes;James m'oppose d'inutiles obstacles: il me parle de naissance, de grandeur: la vertu et la beauté mettent tous les rangs au niveau. D'ailleurs, je vous l'ai dit: la nature a constaté l'éclat de votre noblesse, en vous prodiguant tous les charmes; eh! Quelle souveraine a l'empire de Fanny? J'ajouterai un mot. Vous avez lu Paméla: son égale doit avoir le même sort, et recueillir la même récompense. Votre réponse décidera si Thaley finira une vie déplorable, ou s'il goûtera le bonheur suprême. Votre fidèle amant, " Thaley.
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+ Ah! Monseigneur, s'écrie Fanny, pourquoi ne suis-je pas lady? Pourquoi ne suis-je pas reine? Vous n'auriez rien à désirer. Oh! Il ne souffre pas tous mes tourments. Que n'est-il de ma condition! J'irais me jeter aux genoux de mon père et de ma mère, et je serais sa femme. Le pauvre seigneur! Comme il m'aime! Non, assurément, il n'a jamais eu l'idée d'abuser de mon honnêteté; je me suis toujours bien doutée que c'était une invention de ce méchant Thoward.
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+ Fanny tenait cette lettre à la main, la relisait cent fois, et toujours avec un intérêt plus vif et des exclamations de tendresse et de douleur. Elle est incertaine si elle la montrera à son père; elle voudrait bien cependant ne lui rien cacher. Elle l'aperçoit, court vers lui, et en versant des pleurs qui lui coupaient la parole:-tenez, mon père, voici une lettre de monseigneur, que j'ai trouvée... le bon seigneur! Il est bien malheureux! S'il allait mourir! James lit la lettre:-Fanny, vous ne m'avez jamais rien déguisé; aimeriez-vous monseigneur? (C'est alors qu'elle éclate en sanglots. ) Tu m'as tout dit, chère enfant; tu n'es point devant un juge: tu es dans le sein d'un père, d'un ami tendre. Fanny, qu'attends-tu de cette malheureuse passion? L'honneur t'est cher?-Oh! Mon père, mille fois plus que la vie.-Comment pourrais-tu te flatter de parvenir au rang de la femme de mylord? Veux-tu que j'abuse d'un moment de faiblesse pour trahir tout ce que je dois à mes maîtres, à mes bienfaiteurs?
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+ Rougirois-tu de ton état, et de ma pauvreté? Mon père, dit Fanny fondant en pleurs et joignant les mains, le ciel m'est témoin combien je vous chéris et vous respecte!-Eh bien! Ma fille, si tu m'aimes, si tu aimes l'honneur, ton devoir, la religion, tu étoufferas cette tendresse qui serait pour toi la source des plus grands malheurs, et peut-être d'une honte éternelle; nous nous séparerons pour quelque temps; tu iras te retirer à dix mille d'ici chez ta tante Harris, où tu resteras cachée jusqu'à ce que mylord quitte sa terre et retourne à Londres, où il t'oubliera.-Monseigneur m'oublierait, hélas!-Va, ma chère Fanny, tu ne connais pas les seigneurs; tu t'imagines qu'ils sont comme nous autres gens de la campagne; j'ai habité Londres pendant quelques années: leurs amitiés ne sont point de longue durée. Prends un mari de ta sorte, si tu veux être aimée et rendre ta famille heureuse. C'est l'égalité qui produit la confiance, et sans la confiance, mon enfant, il ne saurait y avoir de bon mariage. Demain tu partiras; je dirai à ta mère que ta tante te demande, et je la préviendrai. Va tout préparer pour ton voyage. La foudre avait écrasé Fanny; son père la laisse seule; c'est alors qu'elle sent toute la force, tout l'empire de l'amour. Elle s'assied, la tête appuyée sur les deux mains, et se répandant en sanglots amers:-ne plus voir monseigneur! M'en séparer! Fouler aux pieds sa tendresse, son bonheur, le mien!... Me briser à ce point le cœur!... Eh!
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+ Pourrai-je y résister?... Ah! Mon père, qu'exigez-vous de moi? Aurai-je le courage de vous obéir, de me traîner jusqu'à mon exil, jusqu'à mon tombeau? Ma tante recevra mes derniers soupirs!... Oh! J'en mourrai... ah! Lord Thaley, lord Thaley... James était assez clair-voyant pour lire dans le cœur de sa fille: il vit le trouble qui l'agitait; il l'aimait tendrement, et il croyait lui donner une preuve de son affection paternelle, en la dérobant à la passion du lord. Le moment fut arrêté pour le départ fatal; personne ne savait où allait Fanny, excepté sa mère, qui s'affligeait avec sa fille, en la voyant plongée dans un chagrin qu'elle s'efforçait de dissimuler.
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+ Fanny, en faisant ses apprêts, laissait échapper des soupirs; elle rencontre un des garçons de la ferme, qui lui était fort attaché; elle craignait à chaque instant d'être surprise par son père.-Dis-lui, mon cher Williams, (en tournant toujours la tête) dis-lui que je ne l'oublierai jamais, et que je suis bien à plaindre.-Et à qui voulez-vous, miss, que je porte ce message?-Et ne te l'ai-je pas dit, mon ami? C'est à monseigneur qui m'aime et qui désirerait m'épouser...
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+ et mon père s'y oppose. Un moment après:-non, mon ami, ne lui dis rien; j'offenserais mes parents, mon devoir; je manquerais à la vertu... peut-être, un jour, il apprendra que je suis morte... et que c'est pour lui. Williams, je suis bien malheureuse! Mon père ne sent pas ce que je souffre!
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+ Tandis que cette infortunée était en proie aux sentiments les plus opposés, James paraît:-allons, ma fille, embrassez votre mère, vos frères et vos sœurs; partons. Je me charge moi-même de vous conduire, et sur-tout observez le secret.
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+ Quel moment terrible pour Fanny! Elle quittait ces lieux qui l'avaient vu naître, qui avaient vu s'échapper ses premiers soupirs; elle tournait ses yeux chargés de larmes vers le château: et de quels coups alors elle était frappée!
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+ C'était une victime qui se traînait au-devant du coûteau mortel. Un domestique arrive de la part de mylord:-Monsieur James, venez vite, mylord vous demande; il est au lit, bien malade. Bien malade, s'écrie Fanny! Voilà son cœur plein de nouvelles agitations.
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+ James court au château; il trouve en effet mylord accablé d'une grosse fièvre: Thaley ordonne qu'on le laisse seul avec son fermier. Asseyez-vous, mon cher James, lui dit-il d'une voix mourante.-Mais, monseigneur...-asseyez-vous, vous dis-je... James, vous voyez votre ouvrage!-Comment, monseigneur!-Oui, vous vous obstinez à me refuser Fanny: hélas!Vous serez bientôt débarrassé de mes sollicitations; le chagrin de ce refus me conduit au tombeau.-Ah! Monseigneur, vous me percez le cœur: moi, être la cause de votre mort, tandis que je donnerais mille fois ma vie pour vous! Mais, monseigneur, jugez vous-même de ce que je dois faire: ma fille est-elle de votre rang? Est-ce à des domestiques à s'allier avec leur seigneur? Cette passion finira; vous reviendrez de votre aveuglement.-Non, James, non, je ne cesserai jamais d'adorer votre fille. Je la venge des torts de la fortune, en l'élevant à moi; et qu'est-ce que serait la noblesse, si elle ne s'enorgueuillissait pas d'être associée à la beauté et à la vertu? La première reine fut la plus belle et la plus vertueuse des femmes.
45
+ Fanny mériterait l'empire de l'univers.-Monseigneur, voilà le langage de l'amour: mais c'est à moi de vous parler celui de la raison; je vous conjure de l'entendre. Je ne serais point excusable...-mon ami, le dessein en est pris, Fanny sera ma femme, ou vous creuserez ma fosse; voyez, mon cher James, si vous voulez ôter la vie au plus tendre des maîtres.
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+ Il lui tend les bras, prend ses mains, les mouille de ses larmes.
47
+ Ce bon vieillard était déchiré par mille impressions différentes.-Encore une fois, monseigneur, que dira votre famille, Londres, le monde entier? Non, il ne m'est pas possible de consentir à une pareille union, sans manquer à tous mes devoirs... pourquoi faut-il que vous ayez vu Fanny?-James, je me lierai à Fanny par un mariage secret, que je déclarerai après la mort de mon oncle: il est sur les bords de la tombe. Allons, mon ami, rendez-vous; vous ferez mon bonheur, celui de votre adorable fille et de tous les vôtres; vous serez mon père, continue-t-il, en embrassant le vieillard qui était accablé de sa situation; je vous fais de nouvelles instances: accordez-moi la vie; elle dépend de mon union avec Fanny. Je vous le répète, mon cher James, ne craignez point que mes parents ni la cour s'offensent de mon mariage: ils verront, ils connaîtront Fanny, et toute la terre, n'en doutez point, prendra mes sentiments. Le bonhomme était immobile; il avait les yeux baissés, il soupirait. Thaley appelle ses gens; on l'aide à sortir de son lit; on l'habille; il monte dans sa voiture avec James, et se rend à la ferme; il s'élance aux pieds de Fanny, qui était accourue à la porte, suivie de sa mère.-Oui, voilà mon épouse! C'est la femme de mon cœur, la femme que le ciel m'a destinée, et je n'en veux point avoir d'autres.
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+ La mère recule frappée d'étonnement. Son père, poursuit le lord, consent à mon bonheur, et sans doute, vous ne vous y opposerez pas; vous allez tous trois m'être unis par les nœuds les plus chers et les plus respectables.
49
+ Fanny était plongée dans les illusions d'un songe. Le lord continue avec vivacité: belle Fanny, c'est à vous de confirmer ce consentement qui fait le charme de ma vie.
50
+ Elle lui laisse prendre sa main, qu'il couvre de baisers; Thaley lit enfin son triomphe sur ce front ingénu. C'est dans de tels moments que l'ivresse de l'amour est inexprimable; voilà ce qu'on peut appeler la jouissance du cœur. Et quel plaisir approche du plaisir enchanteur de se dire: je règne sur une âme qui n'est occupée que de moi?
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+ Qu'il est peu d'amants heureux, s'il faut cet aveu du sentiment pour mettre le comble à leur bonheur! Fanny gardait le silence: mais ses yeux parlaient; quelquefois ils se tournaient vers son père, comme pour le consulter sur sa réponse. Ses parents épuisent encore les réprésentations les plus fortes: le lord passionné sait les repousser toutes; après bien des combats, des refus, des prières, des larmes, il est donc réglé que mylord épousera secrètement miss Fanny.
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+ Il vole à ses amis. Sir Thoward, depuis quelques jours, était venu le rejoindre à la campagne; mylord, après le souper, fait retirer ses domestiques, demande du vin, et apprend à la société qu'il est décidé à donner sa main à Fanny. Thoward reçoit cette confidence avec indignation, et laissant éclater un rire amer, il boit à la santé de mylord Thaley, gendre du paysan James. Le pauvre lord essuie toutes les railleries, toutes les humiliations; il se défend, il présente les grâces, la beauté, les vertus de cette fille de fermier: de nouveaux ris plus insultants; on revient toujours à lui montrer l'homme de qualité déshonoré et dégradé par un tel mariage. Il est inutile d'observer que Thaley avait beaucoup de vanité, et que ce vice affreux du cœur humain y est souvent plus fort et plus dominant que la nature et l'amour.
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+ Cependant il mourra, s'il ne possède pas Fanny; c'est sa dernière réponse à toutes les objections, et il ne saurait la posséder, qu'en devenant son époux.
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+ S'il employait la force ou l'artifice, toute cette famille, qui lui était chère, périrait de chagrin; Fanny elle-même le regarderait avec horreur. Il veut être dans ses bras, et en être aimé et estimé; en un mot, il ne peut être heureux, qu'en faisant le bonheur de cette charmante fille. Et comment accorder son amour avec ce qu'il doit à sa dignité, au monde, à ses amis? Sir Thoward, après s'être répandu en déclamations, en projets d'une exécution odieuse ou impraticable, s'écrie: pour celui-ci, messieurs, vous l'adopterez! Tu as donc bien envie, mon cher Thaley, d'être l'heureux possesseur des charmes de la petite Fanny?-Je
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+ préférerais le seul plaisir de la voir, à celui de subjuguer toutes les beautés de Londres.-Eh bien! Mon ami, embrasse-moi, rends-moi grâces d'un expédient qui conciliera à la fois ton honneur, tes plaisirs, ton rang, qui ne te brouillera ni avec ton oncle, ni avec toi-même; repose-toi sur mes soins de tous ces arrangements. Que veux-tu dire? Parle, reprit Thaley.-N'est-il pas vrai que ton dessein est de te marier avec Fanny?-Sans contredit.-Apprends donc comme je m'y prendrai, et admire mon intelligence, et ce que peut sur moi l'amitié! J'ai dans le voisinage un honnête ministre qui sera à ma dévotion; cet homme-là a fait plus de mariages que tous tant que nous sommes-nous n'avons eu de bonnes fortunes. Nous aurons aussi des témoins gagnés; en un mot, mon ami, tu seras marié, et tu ne seras point marié; tu dois m'entendre: tu le seras assez pour avoir le droit de jouir dans les bras de ta Fanny de tout le bonheur que je te souhaite. Quoi! Interrompt Thaley, je trahirais Fanny! (Et il se lève avec fureur)-un moment; écoute-moi, chevalier aux dignes sentiments, et reprends ta place. Par ce mariage supposé, tu viens à bout de satisfaire tes désirs, sans t'exposer au ressentiment de ton oncle... avec le temps, ton amour s'affaiblira.-Je cesserais d'aimer!...-Sois-en sûr, mon ami; qui est-ce qui n'a pas éprouvé de ces passions à tourner la tête? Lorsque tu seras revenu de ton ivresse, que tu viendras à rougir toi-même de ton extravagance, tu dédommageras Fanny de cette petite supercherie, en lui assurant un revenu convenable pour son entretien; oh, je ne m'y oppose pas; et ce sera payer assez cher l'honneur d'une fille de campagne. Diras-tu encore que je ne me prête pas aux accommodemens?-Abominable ami, quels odieux conseils! Que j'aille, à la faveur d'un aussi infâme artifice, arracher une fille du sein de son père!... Que je trompe Fanny, ajoute Thaley en versant des larmes! Non, cruel, ne l'espérez pas; je l'épouserai à la face du ciel, à la face de la terre. À la bonne heure, que mon mariage demeure secret: mais qu'il soit scellé par la bonne foi, par les serments les plus saints.-Fou! Me laisseras-tu achever? Si Fanny a toujours ton cœur, qu'elle mérite en effet de porter le nom de ta femme, qui t'empêche, après cette épreuve et la mort de ton oncle, d'assurer cette union, et de la revêtir alors de ce qu'il y a de plus sacré? Ce sera une nouvelle marque d'amour que tu donneras à ta Fanny, puisque la possession n'aura pas éteint tes feux.
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+ On ne saurait exprimer la défense de Thaley, ses larmes, ses refus, les assauts de ses amis, et sur-tout ceux du corrompu Thoward, qui employait tout son esprit pour entraîner le lord dans l'action la plus déshonorante. Ils triomphent; Thaley cède: la faiblesse est toujours près du crime. Qu'un amour emporté par les sens, diffère d'une tendresse délicate qui se plaît dans sa pureté, et qui ne cherche à éclater que par des privations et des sacrifices! Le scélérat Thoward préside à cet affreux complot; tout est arrangé pour cette union simulée. Vingt déchiré de remords, est sur le point de se jeter aux pieds de la malheureuse Fanny, et de révéler ce mystère infernal; son indigne ami l'investissoit de toutes parts, et l'accablait, en quelque sorte, de son génie de trahison. Le perfide Thaley est enfin dans le sein d'un ange de beauté et d'innocence; il recueille ces plaisirs légitimes, ces plaisirs délicieux qui ne doivent être que le prix de la vertu, et c'était le crime même qui les goûtait.
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+ Cependant le lord sentait un noir poison qui le dévorait. Fanny n'avait point quitté la maison paternelle; elle adorait son mari: c'était la tendre Ève, telle que Milton nous la représente, soumise aux volontés d'Adam, et conservant sa pudeur dans les bras de son époux. Il y avait pourtant des moments où le plaisir fuyait de son cœur; une cause inconnue y faisait entrer la mélancolie; son père et sa mère partageaient sa tristesse. Mais de quels traits était frappé Thaley, lorsque ses yeux venaient à s'attacher sur cette adorable créature, si touchante, si ingénue, si innocente dans le sein même des plaisirs, et qu'il avait trompée! Souvent quand elle volait au-devant de lui, et qu'elle lui prodiguait de timides caresses, il la repoussait; il laissait couler des pleurs; son crime lui causait un frémissement continuel. Quelquefois il s'écriait: ah!
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+ Perfide Thoward, perfide Thoward! Revoyoit-il ce VIL séducteur:-cruel! Dans quel piège m'as-tu entraîné! Tu penses avoir servi mon amour? Tu m'as rendu le plus coupable et le plus malheureux des hommes! Une horrible amertume est répandue sur mes plaisirs... mes plaisirs! Eh! Je n'en goûte point; mon cœur se révolte sans cesse; il me reproche comme un larcin honteux jusqu'au moindre regard de Fanny!... Thoward, je ne l'éprouve que trop! Il n'appartient qu'à la vertu de connaître le bonheur. J'ai pu trahir la candeur, la vérité, la sainteté de la nature, l'amour le plus tendre... j'avouerai tout, je réparerai tout; je brûle de consacrer ces nœuds que l'imposture et l'artifice ont tissus; dût l'Angleterre, le monde entier s'y opposer, Fanny... je serai son légitime époux.
59
+ Thaley, rappelé à Londres par son oncle, est enfin obligé de quitter Fanny, de s'en séparer quand il en était toujours plus épris. Thoward ne le perd point de vue; il craint que la dissimulation ne l'abandonne; il le presse de garder le secret: il est présent à ses adieux. Thaley jure à Fanny une tendresse inviolable; il lui promet de revenir incessamment à ses genoux; elle ne peut s'arracher des bras de son mari. C'est dans ces moments terribles, que l'amour, que l'honneur tourmentent Thaley; il voyait Fanny à ses pieds, les arroser de larmes. Il se trouble; non, lui dit-il au milieu des sanglots, je ne suis pas digne de te posséder: tant de charmes, et de vertus méritaient un autre sort; apprends...
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+ Thoward l'entraîne dans sa chaise et, le dérobe à un aveu qui pesait à son cœur et qui allait lui échapper. Fanny suit le lord des yeux, et dès qu'elle cesse de l'apercevoir, elle tombe évanouie dans les bras de sa mère.
61
+ Nos érudits et nos philosophes se récrient contre les pressentiments; ils les traitent de chimères et d'absurdités: mais il n'y a point d'homme, s'il s'interroge de bonne foi, qui n'avoue que dans les circonstances critiques de sa vie, il a été, pour ainsi dire, averti par une voix intérieure et sourde que l'on pourrait appeler la prédiction du malheur; cette voix s'élevait avec son accent lugubre dans l'âme de Fanny, qui n'était pas même exempte de ces secrètes alarmes dans les heures du repos: des songes sinistres venaient ajouter aux tristes pensées que le jour avait produites. Elle se rappelle les adieux de son mari, son agitation, ce dernier mot qu'il n'avait point achevé; alors elle est comme frappée d'une effrayante lumière, et elle ne voit plus qu'un enchaînement de disgrâces prêtes à l'accabler.
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+ James ne cessait de regretter le moment où Fanny s'était offerte aux regards du lord. Hélas! Disoit à sa femme ce bon vieillard, notre pauvre fille n'eût-elle pas été plus heureuse d'épouser un homme de sa condition? Il ne l'aurait point quittée; ils se fussent soulagés, consolés dans leurs travaux; je les eusse serrés dans mes bras; ils m'auraient soutenu aux bornes de la vie; ils m'auraient fermé les yeux. Ah! Ma chère Fanny, le bonheur n'est que parmi nous.
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+ Thaley, arrivé à Londres, est emporté par sir Thoward de plaisirs en plaisirs; le perfide connaissait le cœur humain: il savait que les faiblesses répétées affaiblissent la voix des remords; il entraînait son ami dans des sociétés qui émoussoient en lui la délicatesse du sentiment; tous les jours, il effaçait quelques traits de l'image de Fanny.
64
+ Thoward avait fait confidence au lord Dirton, oncle de Thaley, de l'aventure de son neveu; c'était de concert avec ce seigneur qu'il travaillait à ramener son ami à ce tourbillon d'amusements, la ruine et la mort des grandes passions. Dirton était de ces hommes de cour, qui, parvenus à étouffer la nature, ne sont remués que par l'intérêt et la vanité, et traitent de petitesse tout autre sentiment; l'amour sur-tout leur paraît la chimère d'une âme resserrée et sans énergie; ils ne croient ni à son pouvoir, ni même à ses plaisirs; ils regardent la tendresse comme une marque de pusillanimité, et ils pensent que pour s'élever au grand, il n'y a point de sacrifices auxquels on ne doive se soumettre. C'est ainsi qu'ils immolent le vrai bonheur pour courir après un bonheur factice qui les fuit. Dirton s'attendait à perpétuer son rang et ses dignités dans sa famille, et c'était une nouvelle carrière qu'il voyait s'ouvrir à son ambition démesurée.
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+ Thaley commençait à être attaqué de l'espèce de contagion qui l'entourait; il perdait de sa sensibilité; moins empressé à recevoir des nouvelles de Fanny, il trouvait à peine le temps de lui écrire; son amour diminuait, s'affaiblissoit; il ne se passait point de jour que les plus jolies créatures de Londres ne fussent pour lui autant de circés, qui cherchaient à le plonger dans un égarement dont il ne pût revenir. Le premier des ennemis de Fanny était la jeunesse de Thaley: à cet âge a-t-on le courage de se rendre compte de ce que l'on sent?
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+ L'étourdissement enveloppe le cœur; il est réservé à l'âge mûr de goûter les vrais plaisirs; les premiers moments où l'on entre dans le monde produisent une ivresse aussi dangereuse peut-être pour la véritable volupté que pour la raison.
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+ Thoward, parmi ses séductions, ne négligeait pas d'intéresser la vanité du jeune lord: c'était, comme nous l'avons observé, autant de coups mortels que l'adroit corrupteur portait à Fanny, plus cruels même que toutes les caresses de ces rivales méprisables de la fille de James. Quand Thoward crut pouvoir être assuré du succès de ses artifices, il confia au lord Dirton les dispositions où il avait amené son neveu.
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+ Thaley avait vu au spectacle avec une espèce d'émotion lady Cary, fille du lord Dorfon; c'était de ces beautés plus jalouses de séduire que d'être aimées, qui négligent la vérité de la nature, pour recourir à tous les mensonges de l'art, et dont l'orgueil ne demande qu'à exciter du bruit, et qu'à étendre le nombre de leurs adorateurs; lady Cary n'avait pas perdu un coup d'œil de Thaley, et elle avait redoublé de coquetterie pour le mettre dans ses fers; ses succès ne lui étaient point échappés. Cette circonstance favorable au projet du lord Dirton lui fut rapportée; il concerta avec le père de Cary les moyens d'attacher Thaley; la maison du lord Dorfon lui fut ouverte; la jeune lady, à chaque visite, lui paraissait plus charmante. Sir Thoward, que nous pourrions comparer au héros infernal de Milton, déployait toutes ses tentations, tous ses artifices; il ajoutait aux attraits de la fille du lord, aux grâces de son esprit; il faisait parler sur-tout sa haute noblesse, et l'éclat qu'une telle alliance répandrait sur le mortel fortuné qui serait son époux.Enfin mylord Dirton, instruit des progrès du complot, déclare à son neveu qu'il se propose de demander pour lui en mariage la fille du lord Dorfon; il lui apprend même que c'est une affaire décidée, et qu'il est aimé de la jeune personne; qu'en un mot tout est prêt, et qu'on n'attend plus que son aveu pour sceller cette union. Je me flatte, continue-t-il, que vous ne me désavouerez pas: c'est un des plus riches et des plus brillants partis de l'Angleterre; le roi et toute la cour verront cette alliance avec plaisir. Thaley change de couleur, tombe aux pieds de son oncle, lui expose avec des larmes sa situation, les engagements qu'il a pris avec Fanny, la nécessité où il est de les consacrer par un mariage légitime. Dirton d'abord l'embrasse, le caresse, lui répond avec une feinte bonté, emploie tout ce qui peut éblouir son neveu: il demeure inébranlable. La fureur, les menaces succèdent aux prières; Dirton chasse Thaley de sa présence; ce malheureux lord va se réfugier dans le sein du serpent Thoward; celui-ci plus insinuant, plus dangereux, le ramène à son oncle; enfin, après bien de la résistance, bien des combats, Fanny est sacrifiée, et le lâche Thaley épouse la fille du lord Dorfon.
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+ S'il est permis de donner des couleurs moins noires à sa perfidie, on dira qu'il fut, en quelque sorte, traîné à l'autel, qu'il pleura dans les bras même de son épouse celle qui était la femme de son cœur, la femme avouée et nommée par le ciel; on dira que l'image de Fanny s'élevait toujours au fond de son âme.
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+ Le cruel Dirton s'était chargé d'annoncer à la malheureuse fille de James son arrêt de mort; il avait promis à son neveu de leur assurer un revenu suffisant qui pourrait, disait-il, les consoler de ce coup terrible. L'oncle adroit n'en resta point à ce triomphe; il craignait toujours que Fanny ne disputât la victoire; il fit nommer Thaley envoyé dans une des cours de l'Europe, les plus éloignées de l'Angleterre; Thaley partit donc avec son épouse, accompagné de sir Thoward, qui ne lui laissait pas un moment de réflexion, et qui l'entretenait sans cesse de ses dignités et de son éclat, faible dédommagement des douceurs de l'innocence et du véritable amour. Les inquiétudes et la sombre mélancolie de Fanny augmentaient. Quelques semaines s'étaient déjà écoulées, elle n'avait point reçu de lettre de Thaley; elle ne pouvait repousser des soupçons cruels.
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+ En vain était-elle rassurée par son père, par toute sa famille: comment se dissimuler le silence d'un homme qu'elle adorait? Elle comptait les jours, les heures, les moments qui lui restaient à consumer dans les pleurs, jusqu'au retour de la saison où elle devait revoir son époux. Il faut aimer pour sentir tous les tourments attachés à l'absence. Fanny avait toujours les yeux fixés sur le château; elle allait souvent s'asseoir à l'ombre de l'arbre, au pied duquel le lord s'était mis à ses genoux; elle se rappelait ces expressions de tendresse échappées à Thaley la première fois qu'elle lui présenta des fleurs; elle relisait ses lettres, les baignait sans cesse de larmes; elle cherchait à s'aveugler sur des froideurs que le sentiment est prompt à saisir, et qu'avec la même vivacité, il est porté à excuser. Enfin le lord était tout ce qui l'occupait.
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+ Un exprès arrive de la part du lord Dirton; il demande à remettre un billet de ce seigneur à James. Le bon vieillard reçoit avec sa politesse ordinaire le messager; il le fait asseoir, prend l'écrit fatal, et lit ce qui suit: "je n'emploierai point, mon cher James, le ton de l'autorité. Je vous épargne des reproches que votre imprudence et votre conduite mériteraient, et je veux croire que la bonté paternelle vous a aveuglé. Vous avez dû sentir que votre fille n'était pas faite pour devenir l'épouse de mon neveu: il faut donc que vous renonciez à toute prétention. Vous trouverez dans cette lettre un billet de cinq cent livres sterlings. Qu'il ne soit plus question de cette folie du lord Thaley, ou craignez de m'offenser." Le lord Dirton.
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+ L'infortuné vieillard n'a pas achevé cette lecture, qu'il tombe sans connaissance; il était seul; sa femme et sa fille arrivent; elles le relèvent, le font revenir à la vie; il voit sa fille, il frémit:-Ah! Ma tendre fille!
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+ Viens, ma pauvre Fanny, dans mon sein.-Mon père, qu'avez-vous? Pourquoi ce trouble, ces larmes, ces sanglots? Mon père!...-Ma fille... ma fille, nous sommes perdus; toutes nos craintes n'étaient que trop fondées; le lord Dirton...-eh bien!-Il veut casser ton mariage, et il a l'inhumanité de m'offrir de l'argent pour prix de notre honneur; mylord ne sera pas ton époux...-je ne serais point sa femme?... Et que serais-je donc?
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+ Ce peu de mots est suivi d'un évanouissement; on porte cette malheureuse fille dans son lit, où elle demeure dans une espèce de léthargie. Reprenez, dit avec fureur le vieillard au messager, reprenez ce billet et ces bienfaits odieux; je ne suis qu'un pauvre homme, ajoute-t-il avec les sanglots les plus profonds: mais mylord ne m'ôtera point mon honneur; c'est un bien que je tiens de Dieu, et personne sur la terre, pas même le roi, ne saurait me l'arracher; il faudra que monseigneur m'assassine, qu'il soit le bourreau de ma fille, de ma famille entière, avant que nous renoncions à nos droits, avant que nous brisions des nœuds sacrés. Je vais traîner ma déplorable vieillesse aux pieds du lord Dirton; je me rendrai en prison, et l'on nous jugera... la nature est au-dessus des lords, et l'on n'aura pas déshonoré impunément un honnête homme, qui s'est toujours montré le digne serviteur de mylord. Qu'allez-vous faire, interrompt l'exprès, qui pleurait avec ces bonnes gens? Mon ami, quel sera le fruit de vos plaintes? On ne cassera point le mariage de mylord Thaley...-de quel mariage parlez-vous?-Vous ignoreriez que le neveu du lord Dirton vient d'épouser lady Cary, la fille de mylord Dorfon?-Mylord est marié avec une autre que Fanny!
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+ ...-Et il a même quitté l'Angleterre. Ô ciel! (S'écrie James, en se promenant tout égaré de douleur), et l'on se jouerait des liens les plus respectés! Mylord peut-il avoir une autre épouse que Fanny?. Allons, je cours à Londres; je vais y chercher la mort ou la justice: le lord Dirton ne saurait me la refuser.
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+ Il entre dans la chambre de sa fille, qui commençait à r'ouvrir les yeux:-ma fille! Tu ne sais pas tous nos malheurs, tous les crimes du lord Thaley!... Il est marié.-Marié!-Oui, marié avec une autre que toi.-Thaley m'a trahie!-Prens
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+ courage; nous avons pour nous le bon droit, et l'honneur; je vole à Londres, et je reviens te rendre la vie. Mylord Dirton serait-il un barbare, un tigre qu'on ne pourrait amollir? Ma chère enfant, (il la presse avec transport contre son cœur) va, ce n'est pas vainement que je porterai le nom de ton père. On ne saurait décrire l'affreuse situation de Fanny. Quels nouveaux coups encore, quand elle apprit que le lord Thaley était parti! James, après avoir fait ses adieux à sa femme et à ses enfants, après être revenu plusieurs fois pleurer dans leurs bras, se met en chemin pour Londres, où il accompagne l'exprès du lord Dirton. Fanny ne sort de son sommeil de douleur, que pour s'écrier d'une voix expirante: c'est vous, Thaley, qui me trompez, qui jurez à une autre cette tendresse que vous m'aviez jurée! C'est vous qui l'épousez, qui l'aimez! Une autre est votre femme! Vous partez, barbare! Vous partez, et vous me laissez à l'opprobre, au déshonneur, à la mort! Je ne suis plus votre Fanny! Ah! Mylord, était-ce vos biens, votre rang que j'aimais? Vous lisiez dans mon cœur, dans ce cœur que vous percez aujourd'hui; vous savez que je n'adorais que vous, que vous seul; ô dieu!... Et c'est vous qui m'assassinez, qui me des honorez, qui faites mourir de douleur mon vertueux père!
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+ Ensuite elle retombait dans son accablement. Jamais toutes les scènes de malheur dont la terre abonde, n'avaient offert de spectacle plus touchant. L'exprès de mylord Dirton entre dans son hôtel, suivi de l'infortuné vieillard. À peine se présente-il aux yeux du lord, qu'il lui demande des nouvelles de son message: on lui remet pour toute réponse dans les mains le billet de cinq cent livres sterlings. Comment, s'écrie Dirton! Cet impudent aurait refusé mes bontés? Il est là, reprit le domestique. Qu'il entre, poursuit mylord avec colère; je sais comment il faut traiter des gens de cette espèce. James parait, et se jette aux pieds du lord. Oui, mylord, dit ce malheureux père, dont la voix expirait dans les larmes, j'ai refusé ce prix de mon déshonneur, parce que rien ne pourrait le payer. Je n'ignore pas que je suis le serviteur de votre maison, une créature condamnée au respect et à la soumission la plus humble; j'ai fait tous mes efforts pour empêcher monseigneur votre neveu de penser à un mariage si disproportionné: il ne m'a point écouté, et ma fille n'a été dans ses bras que sous le nom de sa femme. Vous êtes le maître de notre sort, mylord: mais le ciel a tissu ces nœuds, et il n'est que le ciel seul qui puisse les rompre. Notre unique tache est ma condition obscure, et ma pauvreté; il n'y a jamais eu dans mes parents de lâcheté, ni d'opprobre d'âme... voudriez-vous, mylord, arracher la vie à un père, à une mère, à une fille, à des malheureux enfin, qui préfèrent l'honnêteté à tout ce qui peut être de plus cher? J'embrasse vos genoux; vous lèverez les yeux sur un misérable père qui réclame votre humanité, votre justice...-ma justice serait de te faire chasser à l'instant de ma maison.
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+ Comment! Avoir l'audace de rejeter mes bienfaits! Quand tu aurais cent filles, insolent vieillard, cinq cent livres sterlings vaudraient mieux qu'elles toutes.
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+ Crois-moi, n'abuse pas de ma bonté, reprends ce billet, sors, et ne t'avise jamais de reparaître devant moi. Je ne sortirai point, réplique le vieillard courageux, avec cette fureur sublime qui élève l'âme au-dessus de tous les rangs, et qui met au niveau tous les hommes; je ne sortirai point; je ne demande que la justice, et je l'obtiendrai. Il faut que vous me perciez le cœur, ici, à vos pieds, ou je cours dans Londres à tous les tribunaux; j'irai jusqu'au trône; j'y porterai mes plaintes, mes larmes, mon désespoir, mes droits. Je suis, ajoute l'honnête James avec des sanglots éloquents, un pauvre fermier: mais je suis père, et un père outragé; on entendra mes cris; ils frapperont, ils déchireront tous les cœurs; ils retentiront dans les âmes les plus insensibles, et l'on prononcera entre nous. J'ai pour moi la nature et la vérité... je mœurs de douleur, mylord; non, je ne puis croire que mylord Thaley ait formé d'autres liens; on a voulu par cette feinte tenter ma probité. Ah! Mylord, encore une fois, voyez à vos genoux un malheureux père, qui les embrasse avec soumission, qui ne les quittera point qu'il ne vous ait touché. Je n'implore que l'humanité, la seule humanité. Vous fûtes père, mylord; c'est un père expirant de vieillesse et de douleur qui se traîne à vos pieds... non, vous ne serez point capable d'une action aussi indigne de votre rang! Il n'est pas possible... tiens, reprend Dirton, je te donne encore cinq cent livres sterlings, et qu'il ne soit plus question de toi ni de ta fille.-Vous refusez de m'entendre, mylord? Vos nouvelles propositions sont de nouveaux outrages dont vous m'assassinez. Eh bien! Mylord, vous m'arracherez la vie; vous vous souillerez de mon sang; vous me foulerez à vos pieds... je ne retournerai point à ma fille.-Insolent! Je crois que tu veux chez moi me faire violence!-J'y mourrai, ou vous m'accorderez votre consentement pour un mariage qui ne saurait vous déshonorer. Fanny était une fille honnête... mylord, attendez tout de mon désespoir: il est affreux...-Tu me menaces, audacieux ver de terre! Apprends toute la faiblesse de tes prétentions: je vois sur quoi se fondent ton opiniâtreté et ton orgueil; tu t'es imaginé que ta fille était liée à mon fou de neveu par des nœuds indissolubles. Je voulais devoir à ta complaisance, à ton devoir, ce que j'obtiendrai par des droits légitimes; sache donc que les tiens sont chimériques, que ta fille a été le jouet de la tendresse de Thaley, que ce mariage, dont tu oses te prévaloir devant moi, n'a été qu'un stratagème pour obtenir ce qui ne vaut pas, en vérité, mille livres sterlings.-Ma fille n'est pas l'épouse de mylord Thaley?-Jamais elle ne l'a été; elle a été sa maîtresse, mon ami, et c'est encore bien de l'honneur que t'a fait le lord mon neveu.
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+ Un coup de tonnerre n'eut pas renversé James avec plus de rapidité; il tombe à terre, privé de connaissance. Mylord Dirton sort de son appartement, ordonne froidement qu'on mette cet homme à la porte, lorsqu'il sera revenu à lui, et qu'on lui compte mille livres sterlings. Ce spectacle eut ému les sauvages les plus féroces; ce vieillard était étendu sur le pavé, ses cheveux blancs souillés dans la poussière et dans les larmes; il respirait à peine, et la pâleur de la mort se répandait sur son visage. Un domestique, plus homme que son maître, se sent attendri pour cet infortuné; il le prend dans ses bras, le rappelle à la vie; James ouvre les yeux, pousse un cri, et retombe sur la terre:-elle n'est point mariée! On a trompé ma fille! Ah! Dieu! Dieu! Il se relève avec impétuosité; il cherche mylord; il est obligé de se rasseoir; les forces lui manquent, et il ne peut que verser un torrent de larmes, et tourner de temps en temps de longs regards vers le ciel. Ce domestique compatissant s'efforce de le consoler; il l'exhorte à plier sous sa mauvaise fortune; il lui représente la qualité et le crédit du lord Dirton; il finit par lui révéler toutes les circonstances du mariage feint de Thaley avec Fanny. James désespéré, s'arrache les cheveux, parle de poignarder mylord Dirton; l'intendant lui apporte mille livres sterlings:-Tenez: ils sont comptés. Croyez-moi: l'argent est un remède pour bien des maux; la fortune... le vieillard ne le laisse pas achever; il accable cet homme d'un coup d'œil où éclatait tout son mépris, et jette la somme loin de lui avec cette vive indignation, l'élan d'une âme navrée de douleur.-Misérable! Que ton maître garde ses infâmes richesses. Va, il a accumulé assez d'affronts sur ma tête chauve; je vois trop que je n'ai d'autre protecteur, d'autre vengeur que Dieu: c'est donc lui que j'implore; c'est à lui que j'en appelle; il punira les scélérats, qui ont trompé ma fille, ma chère Fanny. Mon ami, ajoute-t-il, en s'adressant au domestique charitable qui lui prenait les mains, et qui voulait l'adoucir, si vous saviez quelle femme l'on a outragée! Ah! Mes pauvres enfants! Comment aurai-je la force de vous annoncer...
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+ je sens que la mort m'attend ici; c'est ici que demeurera mon cadavre; il attestera la vengeance divine, cette suprême justice que peut réclamer le dernier des hommes, et qui ne lui refuse point son appui.
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+ Ce malheureux père était égaré de désespoir; il disait qu'il voulait aller se jeter aux pieds du roi, qu'il poursuivrait mylord Thaley, qu'il se présenterait à la chambre des pairs, qu'il y rendrait les derniers soupirs; qu'il demanderait que sa bière y restât jusqu'à ce que sa fille eût obtenu justice. Je suis père et anglais, s'écriait-il; ma cause est celle de la nature et de la nation; elle intéresse tous les hommes, et Dieu sera mon premier juge; celui-là ne se laisse point corrompre. Le domestique tente de nouveaux efforts pour le ramener peu à peu; il lui fait entendre que tous les éclats, sa mort même seraient inutiles, lui montre l'autorité des grands qui écrasent toujours sous leurs pieds et avec impunité les petits; il l'entraîne enfin à quelques pas de l'hôtel du lord Dirton, dans une chambre qu'occupait la femme de cette créature compatissante: elle reçoit James avec cette humanité, le partage de ceux que l'audace insolente de la grandeur et de la fortune appelle gens du commun, et qui vaut mieux assurément que la politesse fausse et sans caractère des gens comme il faut.
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+ L'état de James ne peut se dépeindre; il répétait: ah! Ma chère Fanny, ma pauvre fille, chère enfant de mon cœur, te voilà donc déshonorée, toi, toi qui préfères l'honneur à la vie! Oh! Pourquoi le traître Thaley n'est-il pas venu plutôt t'immoler dans mon sein? Quelle est mon espérance? Ensuite il semblait qu'il allait expirer dans les pleurs. Le généreux domestique, sans cesse plus ému, feint d'être malade; et accompagne James qui avait eu la noble hardiesse d'écrire au lord Dirton une lettre remplie de tout le sublime de la vertu réduite au désespoir. Il ne doit point paraître étonnant que James parle ainsi: qu'on se souvienne qu'il était instruit; et puis, une âme vraiment vertueuse se développe, s'élève, s'annoblit, et domine dans les circonstances où elle est intéressée fortement. James était père; il était offensé. On a de tous temps observé que tous les hommes devenaient des prodiges de valeur, de fermeté, d'éloquence, dès qu'ils étaient emportés par les grands mouvements de la nature, source unique des actions éclatantes et des talents distingués. Voici la lettre de ce vieillard si attendrissant.
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+ "Homme barbare, c'est au nom du maître suprême de l'humanité que je t'écris: il n'y a d'autres titres à ses yeux que ceux de la vérité et de la vertu, d'autre rang que celui de l'honnête homme; tu l'as dégradé ce rang; tu t'es rabbaissé au-dessous des plus vils criminels; tu as enfoncé mes derniers pas dans l'opprobre et dans la souillure. Pour récompense des travaux d'un vieux serviteur, qui mangeait au prix de ses nobles sueurs un morceau de pain, tu portes la désolation dans son cœur expirant; tu flétris dans son sein même, l'honneur de sa fille! Ah! Cruel, le ciel vous redemandera compte des larmes de sang que vous me faites répandre. Votre détestable neveu... je le cite au tribunal de Dieu, à ce tribunal où l'orgueil de la naissance, l'impunité de la fortune, l'audace du crime, où la séduction ne trouve point d'accès. Nous serons vengés, mylord; vous aurez un jour des remords d'une action si abominable; il ne sera plus temps; vos tristes victimes seront toutes dans la fosse; c'est de cette fosse que s'élèvera mon cri, un cri éternel, jusqu'aux cieux... vous avez déshonoré ma vieillesse; vous avez couvert de la boue de l'infamie un homme, une famille entière qui vous servait, qui vous aimait, qui croissait à l'ombre de votre protection... vous avez opprimé la faiblesse et l'innocence... je vous rends, à vous et à votre perfide neveu, la ferme et les biens qui m'étaient confiés: qu'un abîme, que l'enfer s'y ouvre pour vous engloutir vous et vos pareils! Nous irons arroser de nos larmes une autre terre, nous y dessécher de misère et de douleur, y pousser nos derniers soupirs... inhumain! Puisse ma lettre porter dans votre âme tous les traits dont vous m'assassinez! Un homme réduit à l'extrémité où je suis, est au-dessus de toute crainte; faites-nous donner la mort; ce crime doit suivre nécessairement celui que vous venez de commettre; il sera moins affreux sans doute, et c'est tout ce que James brûle de vous devoir." Ce père affligé quitte Londres, en chargeant cette ville d'imprécations; son désespoir augmente et éclate à l'approche de sa maison; il ne l'a pas plutôt aperçue qu'il s'écrie avec des sanglots: voilà l'asile de ma pauvreté! C'est-là que j'élevais ma malheureuse fille dans l'innocence et la vertu! C'est là son berceau, qui a été pour nous la source d'une humiliation éternelle!... Eh! Comment m'offrir à leurs regards? De quels traits vais-je les frapper? Aurois-je cru que cet opprobre fût réservé à mes derniers jours?
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+ Ce domestique, son guide fidèle, le soutenait; James se traînait vers la ferme; sa femme et sa fille venaient au-devant de lui; Fanny marchait à peine; elle était expirante: elle fait un effort pour se jeter dans les bras de son père; elle s'écrie: eh bien! Mon père? James la serre contre son sein avec un frémissement affreux; Fanny est trop instruite par ce trouble:-je ne suis point la femme de mylord Thaley? (James ne répond point. ) Je n'ai plus qu'à mourir.
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+ Ils s'asseyent. James enfin, au milieu des pleurs et des sanglots, leur raconte de quelle façon outrageante il a été reçu de mylord Dirton; quand il vient à l'horrible trahison de Thaley, au mariage simulé, sa fille avec un cri:-j'ai été trompée à ce point! Je ne suis point sa femme! À peine a-t-elle prononcé ces derniers mots, qu'elle tombe à terre comme frappée de la foudre. Ce domestique qui avait accompagné James, a l'âme déchirée par ce nouveau spectacle. Fanny est remise au lit qu'elle n'avait quitté que pour se traîner au-devant de son père.
89
+ James la couvrait de ses baisers et de ses pleurs. Fanny reprend l'usage des sens.-C'est mylord Thaley qui me trompe, qui me trahit! Devois-je m'attendre à de pareils coups?
90
+ Aussi-tôt cette infortunée se relève du sein de la mort; une force supérieure paraît l'animer; on eut dit qu'un miracle lui avait donné un autre cœur. Elle s'appuie sur son bras: le courage prend dans tous ses traits la place de la douleur accablante; elle semble commander à ses larmes de s'arrêter. Allons, mon père, dit cette fille sublime, oublions jusqu'au nom du scélérat qui a cru me déshonorer; mon honneur est encore tout entier dans mon cœur... c'est lui, c'est ce monstre qui a perdu le sien; il a abusé des nœuds les plus sacrés; il m'a trompée... il ne m'a point ôté l'innocence de l'âme. Serois-je criminelle à vos yeux, aux yeux de Dieu? Mon père, il me serait aisé de mourir: qu'ai-je à espérer dans la vie? Mais je veux être votre consolation, votre appui; vous et ma mère vous serez tout pour moi; sortons de cette terre de crimes; allons... où mylord Thaley... où son image ne me suivra point (et là un torrent de pleurs lui échappe.) Ah! Ne prononçons plus ce nom; oublions-le; oublions-le; arrachons-le de mon cœur. Mon tendre père, je suis prête à me soumettre aux travaux les plus pénibles, les plus humiliants, à tout, à tout, pourvu que vous viviez, que vous plaigniez, que vous aimiez votre Fanny, qui n'est point coupable... non, je ne suis point coupable: je suis la plus malheureuse des femmes. À ces mots, de nouvelles larmes trahissent sa fermeté.
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+ Cette déplorable famille se détermine à quitter ce lieu fatal; Fanny ne peut en sortir, sans y tourner plusieurs fois les yeux; et quels regards? Il semblait qu'elle laissât dans ce séjour la partie la plus sensible, l'étincelle la plus vive de son âme. Sous cette espèce d'héroïsme, l'amour ne perdait point de sa force; cette Fanny si courageuse pleurait peut-être davantage en secret; les âmes honnêtes sont les plus tendres. Ces infortunés se retirèrent chez le ministre leur parent, qui avait veillé à l'éducation de Fanny. Pour le domestique, il reprit la route de Londres, et ne pouvant se résoudre à demeurer plus long-temps attaché à un homme aussi barbare que le lord Dirton, il demanda son congé.Mylord Thaley, l'époux d'une femme remplie d'agréments, dans le sein des honneurs, et des plaisirs, entouré du faste de la considération, était bien loin de goûter le véritable bonheur. Ce n'est point de ce qui nous environne qu'il faut l'attendre: c'est de nous-même, c'est d'une âme innocente et paisible, et celle de Thaley était déchirée par un remords éternel. Comment aurait-il été heureux? Il avait trahi la vertu et l'amour. On eut dit que le projet de milady était de venger l'outrage fait à la malheureuse fille de James.
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+ Elle avait tous les travers d'une femme de qualité: d'une froideur rebutante pour son mari, et animée de tout l'esprit de la séduction à l'égard des autres hommes. Elle était belle, vaine, fière; cette fierté cependant n'empêchait point qu'on ne lui reprochât une infinité d'aventures dont le bruit vint jusqu'aux oreilles de mylord. Il employa le ton de la douceur et de la représentation: on ne l'écouta point; il menaça de l'autorité d'un époux: on lui répondit par des éclats indécents. La fille du lord Dorfon se sentait appuyée d'un grand nom, et d'un crédit considérable à la cour: il fallut que mylord dévorât ses peines.
93
+ Mylady lui procurait souvent les occasions de se rappeler l'objet infortuné qu'il avait outragé pour prix de l'ardeur la plus pure; il comparait sa situation passée à son état présent; il rapprochait les charmes modestes, la tendresse ingénue, la candeur si touchante de Fanny, de la beauté orgueilleuse, et de la coquetterie d'une épouse qui cherchait peu à lui plaire. Dans ces moments, il formait des regrets; il versait des larmes; il prononçait, en gémissant, le nom de Fanny: mais Thoward s'attachait à détruire cette image qui revenait sans cesse dans l'âme de Thaley; il le précipita dans des égarements continuels, et le plongea enfin dans la débauche de l'esprit et du cœur.
94
+ Quelques années s'écoulèrent pendant lesquelles Thaley demeura enseveli dans cette espèce de mort de l'âme et de la raison; il retourna en Angleterre avec sa femme, qui continua à lui causer les chagrins les plus cruels; elle le deshonora par ses intrigues multipliées, le brouilla avec ses parents, et l'avilit aux yeux de la cour. Mylord, accablé de douleur, eut cependant une consolation: milady mourut, lui laissant des dettes, des ennemis, des ridicules et des affronts.
95
+ C'est alors que Thaley se livra sans réserve à une dissipation scandaleuse; il n'y avait point de taverne à Londres où il ne fût connu comme le héros du libertinage, et Thoward partageait les honneurs de cette réputation.
96
+ Le hasard les conduit avec d'autres amis au café de Brown; la conversation tombe sur l'honneur, sujet si rebattu, et qui, grâces au peu de progrès de la raison humaine, est encore si neuf. Eh! De quoi parlez-vous là, messieurs, dit un inconnu, dont l'âge mûr et l'extérieur simple annonçaient cependant un homme respectable? Que ne traitez-vous des matières plus à votre portée? Que ne dissertez-vous sur les courses de chevaux, sur les genres de musique, sur les modes de France? Que voulez-vous dire, intérrompt brusquement mylord Thaley? Ce que je veux dire, répond l'inconnu, en regardant Thaley avec une sorte de fermeté? Que vous devriez être le premier à ne tenir jamais de semblables discours.
97
+ -Comment! Je ne connaîtrois pas l'honneur?-Vous!... Eh! Il y a si peu de gens qui le connaissent!-Insolent!-Je ne suis pas un insolent: je suis un homme vrai.
98
+ Quelqu'un aussi-tôt vient demander cet homme singulier, et l'entraîne hors du café. L'assemblée demeure interdite.
99
+ Messieurs, dit Thaley, vous êtes bien persuadés que je n'en resterai pas à l'étonnement; je sais quel est mon devoir, et vous apprendrez s'il me convenait de parler de l'honneur.Il sort avec son ami Thoward, qui enflammait encore sa colère; et ils font des perquisitions.
100
+ Le lendemain, de grand matin, Thaley va se rendre à la maison où l'inconnu occupait un appartement de peu d'apparence; il heurte à la porte; l'inconnu, qui était sans domestique, ouvre en disant: mylord, je ne vous attendais pas sitôt; souffrez que je me remette au lit.-Vous m'attendiez donc?-Assurément.-J'aime à voir du moins que vous me rendiez cette justice. D'abord, monsieur, qui êtes-vous?-Qui je suis?... Un homme.-Vos titres?-Mon cœur, et l'amour de la vérité.-Vous savez quel est mon rang?-Votre rang, on vous appelle lord, et je le crois: vous ressemblez assez aux gens de votre espèce; mais ni vous, ni eux, encore une fois ne parlez jamais de l'honneur; je vous donne un excellent conseil; c'est une conversation qui vous est si étrangère!-Vous m'insultez, et je me flatte que vous m'en ferez raison; qui que vous soyez, je veux bien me mesurer avec vous.-Je sens tout le prix de cette faveur... vous vous croyez donc digne de m'ôter la vie, ou de la perdre... imprudent jeune homme!-Imprudent
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+ jeune homme! Voilà un ton familier qui ajoute à l'outrage...-qu'est-ce qu'un ton familier? N'allez-vous pas vous mettre dans la tête que je vous dois du respect?-Je vous le prouverai.-Seroit-ce en me perçant le cœur? Vous supposez que le sort vous favorisera; si en effet il est pour vous, et s'il me reste encore la force de m'exprimer, oh! N'attendez pas de moi du respect, n'en attendez... que du mépris, ou plutôt de la pitié.-Du mépris! Votre compassion!
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+ Mon ami, hors du lit tout-à-l'heure, et que cette dispute soit terminée par la prompte fin de l'un ou de l'autre: avec quelle audace cet impudent me traite!-Je
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+ ne suis point un impudent, et encore moins votre ami; je vais me lever.
104
+ L'inconnu se lève, s'habille tranquillement, tandis que le lord Thaley se promenait à grands pas dans la chambre, agité de fureur. Allons, dit-il, derrière Hidepark, et là, je vous ferai connaître ce qu'est un homme de ma condition outragé.-Un homme de votre condition! Eh! Voilà encore l'expression ordinaire des gens de votre sorte! Un homme de votre condition doit se mettre au-dessus des autres par la probité et la vertu; sans ces deux titres, il est au-dessous de la populace la plus obscure: que dis-je? Il ne peut lui être comparé, si celle-ci s'acquitte de ses devoirs. Thaley frémissait de colère.
105
+ À peine sont-ils arrivés au rendez-vous, que le lord met l'épée à la main, et sollicite son adversaire d'en faire autant.-Un moment, je vous prie; c'est malgré moi que je me bats: cet aveu vous paraîtra singulier; vous me regarderez comme un lâche, un poltron; je ne suis ni l'un ni l'autre; quand je vous aurai dit mon nom, peut-être me rendrez-vous justice; en attendant que vous le sachiez; voici ce que je puis vous apprendre: l'inconnu découvre son estomac, et montre une multitude de cicatrices; il poursuit.
106
+ Le duel est une action infâme, contraire aux lois divines et humaines; c'est un assassinat; on ne doit exposer ses jours que pour son pays; et il y a plus de gloire à vivre, et à remplir ses devoirs, qu'à courir les risques de mourir comme un furieux; il ne faut pas confondre la bravoure avec la vertu, et la première n'est sans l'autre, qu'un mouvement aveugle de férocité: mais je cederai à votre envie; j'aurai la complaisance, puisque vous le voulez absolument, de me couper la gorge avec vous. Je ne vous demande qu'une seule chose. De quoi s'agit-il? Je vous ai offensé grievement, parce que j'ai prétendu que vous ne connaissiez pas l'honneur; avant que de nous battre, expliquez-moi, de grâce, ce que vous entendez par ce mot honneur, et... tâchez de vous calmer.-Mais je pense que cet homme extravague!-Non, cet homme n'extravague point: qu'est-ce que l'honneur? Daignez me répondre; quelle idée vous en êtes-vous formée? Mylord Thaley bouillant d'impatience de se venger, ne manque pas cependant de revenir à toutes ces définitions si connues et si peu satisfaisantes.-Avez-vous dit, mylord?-Oui... et dépéchez-vous de me faire raison.-Un instant. Vous êtes encore bien peu instruit sur cette matière! Vous en oubliez les premiers principes: l'honneur ne nous impose-t-il point la nécessité de tenir notre parole?-Sans contredit.-Plus l'être auquel on l'a donnée est faible et sans défense; plus notre foi doit être sacrée?-Assurément.-N'y a-t-il pas une lâcheté dégradante à tromper, à trahir, à arracher par des subterfuges le prix de la vérité? Seriez-vous homme, par exemple, à contracter de faux billets? À ces paroles, mylord fait un mouvement d'indignation:-de faux billets!-Vous vous êtes souillé d'une action qui est vingt fois plus flétrissante.-L'épée à la main.-Écoutez-moi, et lorsque vous m'aurez entendu, nous nous battrons. Quand j'aurais mille vies, et que je les perdrais toutes sous vos coups, vous n'en seriez pas moins coupable. Je vous l'ai dit: la vraie grandeur d'âme ne consiste pas à savoir mourir: elle consiste à savoir vivre. Et comment avez-vous vécu?... Vous ne feriez pas de faux billets! Et qu'avez-vous fait, barbare, lorsque vous avez abusé de l'honnêteté, de l'amour, de la nature? Lorsque cédant aux suggestions de vos lâches complices, sous l'apparence du serment le plus respecté, le plus solennel, vous avez déshonoré une malheureuse créature, qui sur la foi des autels, vous a reçu dans ses bras innocents? Qu'avez-vous fait, quand, déchirant un jeune cœur plein d'une tendresse pure, vous y avez porté la désolation et la mort? Qu'avez-vous fait, quand vous avez couvert d'un opprobre éternel un vieillard expirant, des infortunés qui s'honoraient du nom de vos domestiques, qui regardaient votre sein comme un asile sacré, et que vous auriez dû défendre, au lieu que c'est vous qui les outragez, qui les immolez...? Vous m'entendez?
107
+ ... L'amour, l'innocence trahie, votre cœur, oui, votre cœur lui-même, si vous osez y descendre, tout s'élève contre vous; tous vous accuse, tout vous condamne, vous accable, vous punit... vous vous troublez? Ah!S'écrie mylord Thaley en pleurant, oui j'ai manqué à l'honneur, et voici ce qu'il m'ordonne de faire: (il jette son épée) embrassez-moi, généreux inconnu; vous m'éclairez; vous me rendez à moi-même; ah! Dites-moi, dites-moi: qu'est devenue Fanny? Oui, je suis un malheureux, le plus atroce, le plus détestable des criminels.-Ah!
108
+ Voilà l'honneur, mylord, qui rentre dans votre âme; je reconnais le lord, l'honnête homme! Ce qu'est devenu Fanny? Elle et sa famille traînent leurs jours dans l'amertume et dans la misère; il se sont retirés chez un parent qui soutient leur déplorable vie, et la malheureuse Fanny... elle vous aime toujours. Elle m'aime, interrompt Thaley avec des larmes; elle m'aime!...
109
+ Monsieur, je veux la voir, m'aller jeter à ses pieds, y mourir de repentir et de douleur; vous aurez la bonté de m'y conduire.
110
+ Sir Thoward, qui avait suivi de loin son ami, accourt; il le trouve fondant en pleurs. Approchez, Thoward, lui dit Thaley, approchez, venez jouir du triomphe du sentiment: oui, je me reconnais coupable, et monsieur (en présentant l'étranger) avait bien raison de me reprocher que je n'étais pas fait pour parler de l'honneur; non, je ne le connoissais pas; mes yeux sont ouverts, mon ami, et je vole réparer mes crimes.
111
+ Thaley lui explique les détails de cette aventure: Thoward devient furieux, accuse Thaley de lâcheté, et fond l'épée à la main sur l'homme respectable qui avait ramené le lord à la vertu. L'inconnu tente les représentations les plus fortes pour se refuser à la rage de Thoward; forcé de lui céder, il s'écrie: malheureux Thoward, c'est toi qui as corrompu le sensible Thaley; tu m'obliges à me noircir d'un crime, à t'immoler ma vie, ou à t'arracher la tienne; rien ne peut te toucher: sois donc puni, ou que ma mort assouvisse ta fureur, et te rende au repentir. Je prends le ciel à témoin que c'est malgré moi que je me porte à cette extrémité.
112
+ Thaley veut les séparer: Thoward n'écoute plus rien; il se bat; l'inconnu le désarme, et lui rend son épée, en disant: vivez pour connaître le remords et la vertu. Thaley fait de nouveaux efforts pour apaiser son ami: Thoward tombe avec plus de furie sur son généreux adversaire, et en reçoit un coup mortel qui l'étend sur la terre. Aussitôt l'inconnu le prend dans ses bras, aidé de Thaley, qui arrosait son ami de larmes; le vainqueur s'abandonne à la douleur la plus vive: il faut, dit-il avec des sanglots, que j'aie commis un pareil crime! Moi!
113
+ Verser le sang humain, détruire mon semblable! Offenser à ce point la nature et la religion! Ah! Mylord, (en s'adressant à Thaley) je partage votre désespoir; Thoward, vous l'avez vu, m'a contraint à me souiller de ce forfait; je devais plutôt me laisser percer le cœur. Les domestiques de Thaley viennent, et ils emportent le corps de Thoward, tandis que mylord et l'étranger, tous deux frappés d'un sombre chagrin, retournent à Londres dans la même voiture. Des paysans avaient été témoins du combat; tous déposerent dans les informations en faveur de l'inconnu.
114
+ Thaley, revenu de ses premiers moments de douleur, apprit enfin que celui qui avait tué Thoward était un officier de naissance, du mérite le plus distingué, et connu par sa bravoure; retiré du service, et couvert de blessures, il menait la vie d'un vrai philosophe, c'est-à-dire, d'un homme, l'appui et l'honneur de l'humanité; il n'avait point la morgue de ces charlatans de sagesse qui perdent leur faux bel-esprit à consigner dans des livres médiocres et inutiles, des sentiments qu'ils n'ont pas; ses jours étaient une longue suite d'actions vertueuses; cinquante ans de probité et de bienfaisance, voilà ce qu'il opposait aux volumes entassés du pédantisme, et du savoir orgueilleux; il employait la plus grande partie de ses revenus à soulager les pauvres; d'une piété aussi indulgente que sincère, il était toujours prêt à pardonner aux autres ce qu'il condamnait en lui avec une sévérité scrupuleuse; et ce qui n'est pas moins digne d'éloges, et ce qu'on peut regarder peut-être comme l'héroïsme du sage, il fuyait l'éclat, et s'enveloppait de sa vertu; un tel homme vaut bien les Clarke et les Loke, et mérite assurément d'être placé à côté d'eux; on l'appelait sir Windham. Thaley vole à sa demeure. À peine Windham l'a-t-il aperçu:-mylord, je suivrai bientôt ma malheureuse victime au tombeau: je ne résiste point à cette image; moi, avoir ôté la vie à un homme! Je devais avoir le courage de me refuser à une action aussi détestable. Funeste préjugé, viendras-tu toujours tyranniser la raison?... Est-ce ainsi que l'on sert sa patrie, l'humanité?
115
+ Est-ce-là l'objet de nos devoirs? Comme la vertu est près du crime! Une sombre mélancolie le poursuivait. Thaley, en plaignant le sort de son ami, se trouvait obligé d'avouer qu'il était coupable, et qu'il avait forcé sir Windham à en venir à ces extrémités; il se dissimulait encore moins que Thoward était l'auteur de tous ses égarements; qu'il l'avait entraîné à cette honteuse trahison, la tache de sa vie; que c'était lui, en un mot, qui avait causé les disgrâces de la femme la plus digne d'être heureuse. À ce souvenir, la mémoire de Thoward se montrait sous des couleurs moins intéressantes, et s'effaçait peu à peu aux yeux de l'amitié.
116
+ Sir Windham instruisit mylord des procédés cruels du lord Dirton à l'égard de l'infortuné James. Quel tableau pour Thaley! Son âme reprenait par degrés sa sensibilité, et avec elle l'amour des vertus; ces deux impressions se suivent: il n'est si peu d'hommes vertueux que parce qu'il est bien peu d'hommes sensibles. Windham était une espèce de créature céleste qui venait tirer Thaley de la fange de la terre, de cette contagion du vice dont Thoward l'avait infecté; bientôt le lord ne respire plus qu'après le moment qui lui rendra Fanny.
117
+ Windham entre avec lui dans des détails qui augmentaient encore son impatience de la revoir. Cet homme estimable, en parcourant les différentes provinces de l'Angleterre, avait été conduit par un heureux hasard chez le ministre, où s'étaient réfugiées Fanny et sa famille; il avait appris de leur propre bouche leurs malheurs et la perfidie de mylord Thaley.
118
+ Sir Windham cède avec plaisir à son empressement; ils prennent tous deux le chemin du village qu'habitait le ministre. Thaley s'occupait déjà du bonheur de réparer ses injustices; ils arrivent enfin. Quel coup frappe mylord! Le ministre n'était plus, et l'on ignorait les lieux où James s'était retiré avec sa femme et ses enfants: on dit seulement qu'ils doivent languir dans la plus profonde misère, s'ils ont pu résister aux horreurs de leur situation. Et voilà mon ouvrage, s'écrie Thaley! C'est moi qui suis la cause de leur infortune! Oh! Ils auront succombé sous l'indigence! Ils auront cessé de vivre! C'est moi qui suis l'assassin de la femme la plus adorable! N'allons pas plus avant, mon généreux ami: je veux mourir ici, ici où Fanny a sans doute versé des larmes, m'a accusé... non, créature angélique, tu n'as pu m'aimer après tous mes forfaits; je suis un monstre odieux à mes propres regards.
119
+ N'en restons point à ce peu de recherches, reprit sir Windham; pourquoi nous défier du ciel? C'est lui qui vous a ouvert les yeux: il faut croire qu'il nous guide, qu'il remettra Fanny dans vos bras, pour que vous répariez tous les torts dont vous êtes coupable envers elle et ses parents: vous reconnaissez vos fautes; le repentir a sa récompense même sur la terre.
120
+ Il ranimait ainsi le courage et l'espérance de Thaley; ils poursuivent leur route, font partout des perquisitions.
121
+ Windham commençait lui-même à désespérer du succès de ce voyage. Mylord était plongé dans le plus grand abbatement; ils étaient à cheval, et sans domestiques; sir Windham rencontre un baronet de sa connaissance; il s'arrête quelques moments; Thaley marchait toujours.
122
+ Un enfant, à quelques pas du chemin, pleurait avec amertume; cette innocente créature paraissait avoir six ou sept ans; un air de propreté adoucissait son extérieur de pauvreté, et le rendait intéressant; ses larmes, ses grâces naïves vont tout-à-coup émouvoir mylord; il considère cet enfant; il s'attendrit; ses yeux ne sauraient s'en détacher.-Eh! Qu'avez-vous, mon petit ami, pour vous affliger ainsi?-Hélas! Monsieur, ma chère maman m'a dit qu'elle mourrait bientôt; elle m'a embrassé en pleurant, et... maman est bien malheureuse! Nous n'avons pas de quoi vivre... maman souffre, et mon grand papa est malade dans son lit. (L'enfant tenait ce discours si touchant au milieu des sanglots.
123
+ )-Pauvre créature!... Et votre père, mon cher ami?-Oh! Monsieur, je n'ai jamais vu mon papa; tout ce que je sais bien, c'est que c'est lui qui nous a tous rendus malheureux; maman en parle toujours; elle dit qu'elle l'aime et qu'elle l'aimera jusqu'à la mort... quoiqu'il lui ait causé bien des chagrins... et tous les jours elle me fait prier Dieu pour lui: c'est bien mal à mon papa, ajoute l'enfant, en redoublant ses pleurs!
124
+ Mylord troublé descend de cheval, et court à cet enfant, qui, au lieu de fuir, lui tend les bras.-Mon petit ange, embrasse-moi, embrasse-moi: que tu es aimable!... Et que font tes parents?-Ils labourent la terre.-Ta mère aussi?-Elle
125
+ est la première, monsieur, à travailler, quoiqu'elle n'en ait pas la force; elle a soin aussi de mon grand papa: je voudrais bien être grand pour l'aider! Elle est si bonne, ma chère maman!-Et où demeurez-vous, mon cher enfant?-Là-bas,
126
+ monsieur. (Il lui montre la chaumière la plus misérable. )-Voudriez-vous me conduire chez votre chère maman?-Oh! Elle me gronderoit, monsieur: maman ne voit personne. (Mylord l'embrasse encore. )-Ne craignez rien; je ferai votre paix.
127
+ L'enfant hésite, le regarde, et donne sa main; mylord la prend dans une des siennes, et de l'autre tenait la bride de son cheval; sir Windham le suivait de loin. Mylord approche; il découvre une malheureuse maison couverte de chaume, entourée d'une haie fort basse, et une femme qui, à quelques pas de la chaumière, était assise sur les bords d'un fossé, avec un hoyau à la main, et comme accablée de fatigue et de mélancolie. L'enfant s'avance:- maman, ne m'allez pas gronder, je vous en prie, si je vous amène un monsieur qui veut absolument vous voir. Elle lève les yeux; Thaley tombe à ses pieds:-Ma chère Fanny!Mylord Thaley, s'écrie à son tour Fanny! En effet c'était elle-même; elle perd aussitôt l'usage des sens; son enfant se jette dans ses bras; au même instant entre sir Windham.Thaley le premier revient à lui.-Ma chère Fanny, c'est vous!... Mon ami! J'ai retrouvé la maîtresse de mon cœur! C'est vous, femme divine! Je suis à vos genoux! Ouvrez les yeux; envisagez votre amant, votre époux qui meurt de son repentir. Ma chère Fanny, dans quel état t'ai-je plongée!
128
+ Thaley était prosterné à ses pieds, les serrait contre sa bouche, les arrosait de larmes. Fanny sort de son évanouissement, et se laissant aller dans le sein du lord:-mylord Thaley?-Oui, mon adorable Fanny, c'est ton époux revenu de ses égarements, qui accourt se rendre dans tes bras à la tendresse, qui répand son cœur à tes genoux, qui brûle de tout réparer, et de faire ton bonheur et le sien.-Mylord, avez-vous embrassé votre fils, lui dit tendrement Fanny? Cher enfant, courez dans les bras de votre père.-Mon fils! Ô dieu, mon fils!... Ici les larmes suffoquent mylord; il caresse tour-à-tour Fanny et l'enfant; il les presse dans son sein. Oui, mylord, votre fils, poursuit Fanny; c'est le fruit de notre malheureux amour; je l'ai élevé pour vous aimer, pour me survivre, pour vous parler de sa mère infortunée: car, quelques jours plus tard, vous ne m'eussiez jamais revue; j'étais dans le tombeau. Je lui aurais remis une lettre pour vous, et je me flattais... elle ne peut achever; les pleurs lui coupent la parole, et mylord la reprend dans ses bras:-ah! Ne me parle pas de mes crimes: j'en sens trop la punition; elle est au fond de mon âme. Quoi! C'est moi qui ai pu rendre malheureuse à ce point la plus charmante, la plus respectable, la plus adorable des femmes! Ma chère Fanny, pourrai-je, à force d'amour et d'actions honnêtes, te faire oublier ma barbarie, ma trahison, mon indigne trahison?...
129
+ (Il pleure sur ses mains qu'il porte à sa bouche. ) Je ne m'excuserai point en te disant que Thoward m'avait entraîné à cet excès d'horreur; non, il n'y a point d'excuse pour moi; je veux te paraître aussi criminel que je le suis, pour devoir tout à ta générosité, à ta tendresse; pardonne-moi, âme céleste, pardonne à un homme qui va se faire honneur de porter le nom de ton mari, le nom du père de cet aimable enfant; (et il serre l'enfant contre son cœur. ) Et où est ton père, mon père? Que je le voie!-Il est dans son lit, où le chagrin, plus encore que la misère, le retient malade et expirant.-La misère! Ah! Ciel!... Mon cœur est prêt à me quitter... ah! Respectable Windham, que je suis coupable! Quoi!
130
+ Fanny, vous êtes pauvres, et c'est moi qui vous ai réduits à ces extrémités!...
131
+ Et qu'est-ce que je vois?-Le pain qui soutient nos malheureux jours... un pain trempé de nos sueurs, de nos larmes. (C'était un pain grossier et noir. ) À ce spectacle, Thaley a peine à se soutenir; il lève les mains au ciel; des sanglots l'étouffent.-Quoi!C'était-là votre nourriture!... Tandis que moi... ô! Dieu, dieu! Ah! J'en mourrai; je me fais horreur; je ne puis plus vivre...-ah! Mylord, que ce repentir a de charmes pour votre Fanny! Vivez pour en être adoré; elle vous a toujours aimé.-Elle m'a toujours aimé!-Et pouvait-elle vous haïr? (Elle lui tend les bras. )-Oui, vous serez ma femme, ma souveraine; Londres a été témoin de mes égarements: il le sera de la réparation; je ne puis la rendre assez éclatante; oui, tu seras l'épouse de mon cœur... chère Fanny, allons, que je tombe aux pieds de ton respectable père.
132
+ Fanny le prie d'attendre qu'elle l'ait prévenu; elle craignait que la présence subite du mylord n'excitât une révolution funeste à ce vieillard languissant; elle ne savait comment témoigner sa reconnaissance à sir Windham; mylord l'avait instruite en peu de mots de tout ce que ce digne ami avait fait pour le ramener au sentiment et à l'honneur. Fanny vole à son père.-Mon tendre père, prenez courage; bonnes nouvelles...-mylord Thaley...-Il est venu; il reconnaît ses fautes, et...-il serait ton époux!... Ma fille, je goûterais avant que de mourir cette consolation!... Oui, respectable James, s'écrie mylord en se précipitant dans les bras du vieillard, vous avez retrouvé l'époux de votre fille, votre fils, votre fils qui vient pleurer ses fautes dans votre sein, et qui donnerait sa vie pour les réparer. James pénétré de joie, de saisissement, ne peut que dire: ah, mylord!... Des larmes coulent de ses yeux; il veut se lever et balbutie des mots de respect... restez, mon père, demeurez, dit Thaley, c'est à moi à vous honorer, à vous respecter; je vous ai offensé; j'ai trahi la vertu, l'honneur, l'amour, le ciel, tout, Fanny: je viens satisfaire à tout, vous demander pardon à vous, à votre chère fille, à l'humanité que j'ai outragée dans l'honnête James; oui, vous serez mon père, et votre fille mon épouse, l'unique maîtresse de mon âme. Il demande à Fanny où est sa mère. Hélas, reprend le vieillard, elle n'est plus!... Elle adorait sa fille.-Je vous entends, voilà de mes coups! Coupable et malheureux Thaley, pourras-tu expier tant de crimes?
133
+ Ah! Mon père!... Ah! Fanny!
134
+ Ces images ne peuvent se rendre; c'est aux cœurs sensibles à se remplir de cette situation que l'on ne saurait représenter.
135
+ On parle de dîner. C'est alors que Thaley est pénétré de toute la misère de ces infortunés; à peine avaient-ils assez de ce pain noir, dont l'aspect seul avait fait reculer le lord d'effroi et de douleur; James expirant était encore un tableau qui eut remué les cœurs les plus endurcis. Chaque objet qui s'offrait aux yeux de Thaley dans cette triste demeure, était autant de trait mortel qui le frappait: mais quand ses regards venaient à retomber sur cette femme qu'il idolâtrait, quand il voyait la pauvreté et la souffrance même empreintes sur son visage pâle et défait, ces bras qu'il avait serrés dans les siens avec tant de tendresse, dépérissants de maigreur; il était déchiré par les remords, par ces tourments de l'âme, qui sont mille fois plus aigus que toutes les tortures. Ma divine Fanny, redisait-il à chaque instant, c'est moi qui vous ai précipitée dans cet abîme de maux!... Et vous m'aimez encore! Fanny lui répondait en l'embrassant: oui, mylord, vous m'avez toujours été cher, et vous m'auriez donné la mort que j'eusse encore baisé la main qui m'aurait percé le cœur. S'il est un spectacle sur la terre qui puisse attacher les yeux de la divinité, n'en doutons pas, c'est le repentir sincère, c'est l'amour pur et vertueux, ce triomphe du sentiment humain. Mylord apprit que les deux sœurs de Fanny avaient peu sur vécu à sa mère; que ses frères, obligés par le malheur de s'arracher de la maison paternelle, servaient des fermiers; qu'elle et son père, après la mort du ministre, tombés dans la plus cruelle indigence, étaient venus cultiver le petit champ où ils avaient construit une chaumière, et qui à peine leur fournissait de quoi soutenir leur misérable vie. Fanny aimait trop mylord pour lui exposer de pareils détails; ils avaient passé par la bouche de Windham.
136
+ Thaley fit transporter James dans son château, où ce vieillard reprit bientôt la santé; on prépara pour Fanny le plus bel appartement, et peu de jours après leur arrivée, Fanny, parée d'habits superbes, épousa mylord Thaley. Il n'est pas besoin d'ajouter que Windham fut un des premiers qui assistèrent à cette fête.
137
+ Quelle agréable surprise pour James, quand mylord lui présenta ses deux fils habillés d'une façon conforme à leur nouvelle fortune! Mon père, dit-il, j'ai voulu rendre notre famille heureuse; les frères de Fanny doivent être les miens, et mon dessein est qu'ils partagent mon bonheur.
138
+ Le soir arrivé, Thaley ordonne à ses domestiques qu'on le laisse seul avec son épouse. Il se jette à ses pieds:-enfin, ma divine Fanny, vous allez être dans le sein d'un époux qui ne respirera que pour vous faire oublier vos chagrins: me pardonnerez-vous mes torts, tous mes affreux procédés, tous mes crimes?... Les malheurs ne t'ont rien ôté de ta beauté; mes larmes lui rendront son éclat; c'est mon ouvrage que je vois, et tu m'en es plus chère; tu as été ma victime: sois tout ce que j'aime, avec ce tendre enfant, qui te demande la grâce de son père; la lui accordes-tu, femme adorable? Fanny ne peut répondre que par ces pleurs délicieux, l'expression du sentiment, et elle tombe avec cette heureuse ivresse entre les bras de son mari. Ô charmante et pure volupté, voilà bien tes ineffables douceurs! Plaisirs de l'amour, qu'êtes-vous sans ceux de la vertu?
139
+ Sir Windham était prêt à se séparer de mylord Thaley, et à regagner son obscure retraite. La vertu fuit le monde, et ce n'est que dans la solitude, qu'elle jouit d'elle-même, et qu'elle entretient sa sagesse et l'éxercice de sa sensibilité. Quoi! Chevalier, lui dit mylord, vous refuseriez de recueillir le fruit de vos soins! Et où trouverez-vous des objets qui vous flattent davantage?
140
+ Vous avez raproché deux cœurs qui connaissent tout le prix de vos services: goûtez le plaisir de contempler vos bienfaits; vous m'avez rendu à la probité, à Fanny, au bonheur; eh! Puis-je être parfaitement heureux, si je ne vis pas dans le sein de l'amour et de l'amitié? Fanny joint ses pressantes sollicitations à celles de son époux.-Vous nous quitteriez, généreux Windham! Ne devons-nous pas être votre famille? Ah! Ne vous dérobés point, ne vous dérobés point à notre reconnaissance; qu'à chaque instant ses transports puissent éclater.
141
+ Sir Windham embrasse mylord Thaley, en laissant couler ces douces larmes qui partent de l'âme. Allons, mes chers enfants, j'accepte la proposition: je reste auprès de vous; vous consolerez ma vieillesse, en me faisant voir qu'il est encore sur la terre des cœurs sensibles et vertueux.
142
+ Ils viennent à Londres; Fanny se montre à la fois la plus charmante et la plus estimable des femmes; elle servit de modèle aux ladys, et prouva par sa beauté et par ses mœurs que les grâces et les vertus naissent souvent au village plutôt qu'à la ville. Elle allait tous les ans revoir cette malheureuse chaumière, où mylord et sir Windham l'avaient trouvée; elle y versait des larmes; ce spectacle donnait une nouvelle force à ses sentiments; l'image de la pauvreté nous ramène toujours à la modestie et à l'humanité, uniques principes des autres vertus. Thaley, méprisé, déshonoré, accablé de chagrin, lorsqu'il était lié à la fille du lord Dorfon, dut, en quelque sorte, une seconde existence à la fille du fermier. Le pur amour le conduisit à la pratique des devoirs d'homme, de citoyen et de sujet; il rentra dans le service qu'il avait quitté, s'y distingua, et y obtint les premiers emplois. Le lord Dirton lui-même, avant que de mourir, reconnut l'injustice et la dureté de ses procédés: il fit une espèce de réparation publique à James et à Fanny; il déclara Thaley son héritier, et expira dans les bras de sa nièce. James parvint à une vieillesse avancée, une des récompenses du ciel, et Fanny eut plusieurs enfants, qui mériterent la tendresse de leurs parents, l'estime de leurs concitoyens, et l'éloge de la postérité.
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1
+ Le système avait entraîné la ruine de beaucoup de familles, qui semblaient, par leur condition ou par leur opulence, ne devoir point appréhender les suites de cette révolution singulière. Monsieur De Gourville et sa femme furent du nombre des citoyens malheureux qui, parmi nous, ont signalé cette époque si fatale aux intérêts et aux vertus de la nation. Ils ne s'aperçurent que trop du changement rapide qui avait influé jusques sur les esprits, de la nouvelle face qu'avait prise la capitale, de la dégradation universelle des mœurs née du bouleversement monstrueux des biens et des rangs; ils virent que jamais la richesse n'avait été plus insolente, et l'indigence plus humiliée et plus écrasée. L'avarice en effet s'était montrée à découvert et dans tous les transports convulsifs de sa hideuse cupidité; plus de frein, plus de pudeur; la passion de l'or s'était répandue de Paris dans le royaume entier, comme une contagion dévorante, et avait infecté tous les états; tout tendait à l'ardeur de s'enrichir; c'était l'unique travail, l'unique émulation, l'unique objet; la vertu, la décence, le sang, la nature n'avaient plus de droits. On eût dit que les français avaient changé de religion, et que la fortune était devenue leur idole; aucune divinité du paganisme ne reçut plus d'hommages et ne fut entourée de plus de victimes. Cet événement a trahi, en quelque sorte, le secret de l'homme; il a prouvé jusqu'à quel excès l'intérêt pouvait l'agiter et le corrompre; et l'expérience de trois mois a détruit tous ces sophismes ingénieux qu'une philosophie complaisante avait répétés depuis tant de siècles en faveur du cœur humain.
2
+ Au lieu de s'exhaler en déclamations inutiles, et de jouer le triste personnage de frondeurs, nos deux infortunés résolurent avec sagesse de fuir un tableau affligeant pour la probité, et de se dérober aux regards insultants d'une nouvelle espèce d'hommes qui avait paru tout-à-coup sortir de la terre.
3
+ Monsieur De Gourville se retira donc avec sa famille dans un bourg voisin d'une ville de province éloignée. Là, ils subsistaient des faibles débris de leur bien. Le mari s'était voué, sans en rougir, à l'espèce d'avilissement qu'un orgueil stupide et ingrat a jeté sur les habitants de la campagne; il ne dédaignait pas de descendre à la grossièreté des travaux rustiques; l'agriculture est la première et la plus noble des occupations; ce genre de vie ne l'effrayait point; avec de la vraie philosophie, et cette résignation éclairée que l'honnête homme doit opposer au jeu bizarre des événements, on parvient, sans que les forces de l'âme en soient attaquées, à plier sous l'ascendant des circonstances. Notre sage ne souffrait pas pour lui-même, mais pour une épouse qui lui était chère; il craignait, avec quelqu'apparence de vérité, qu'elle n'eût de la peine à prendre l'esprit de sa situation, qualité nécessaire à quiconque veut tirer parti du songe de la vie, et que bien peu de gens possèdent; et puis, ce sexe, dont l'art de plaire semble être l'emploi principal, supporte avec moins de patience que nous le joug du malheur.
4
+ L'infortune est une sorte d'humiliation pour la beauté. Il est vrai que Madame De Gourville adorait son époux; et à quelles épreuves ne se soumet pas l'amour!
5
+ Il porte souvent le courage et l'héroïsme plus loin que la vertu même et que la raison; la tendresse véritable ne connaît pas de bornes dans ses sacrifices.
6
+ Cette femme estimable avait su se combattre, dévorer ses larmes, les cacher sur-tout aux regards de son mari; d'ailleurs le temps et les fonctions si importantes de mère, apportèrent quelqu'adoucissement à son chagrin, et l'accoutumèrent à l'humble médiocrité; elle s'était livrée toute entière à l'éducation d'un fils et d'une fille dont les premières années récompensaient déjà les soins paternels; ces deux enfants promettaient de marcher sur les traces de leurs parents. Julie, c'était le nom de la fille, annonçait des agréments enchanteurs que chaque jour développait, et son frère faisait espérer une âme forte et vertueuse, et un esprit moins brillant que solide.
7
+ Un homme de condition qui avait connu Monsieur De Gourville dans son opulence, fut amené par le hasard dans le bourg où demeurait cette famille respectable: flatté d'avoir retrouvé ce solitaire oublié du monde, il lui offrit de se charger de la fortune de son fils, et de le placer dans le service. Monsieur De Gourville était le plus tendre des pères; il se voyait revivre, pour être plus heureux, dans son enfant. L'amour paternel a des douceurs qui sont encore plus senties dans la retraite, que dans le fracas des villes; la nature nous y devient plus nécessaire; tout ce qui appartient à l'humanité y touche davantage, et les besoins du cœur moins répandus en acquièrent plus de force et de vivacité. Cependant Monsieur De Gourville céda à la proposition; l'intérêt de son fils l'emporta: il s'immola lui-même pour ne s'occuper que de l'avancement de cet enfant ch��ri, qui enfin quitta le sein de ses parents, tout baigné de leurs larmes, et comblé de leurs caresses.
8
+ Julie alors réunit toutes leurs attentions; ils suivaient, pour ainsi dire, d'un œil satisfait, le progrès de ses charmes et de ses vertus; une figure éblouissante, les grâces d'un esprit naturel, l'élégance et la noblesse de la taille, l'extrême sensibilité, des yeux à la fois vifs et attendrissants, le trait de la séduction, tous ces détails ravissants qui forment l'art de plaire, et qui sont cent fois au-dessus de la beauté, ne donneraient encore qu'une faible idée des agréments de Julie; adorée de son père et de sa mère, elle les aimait de même.On serait tenté de croire, nous l'avons déjà dit, que ce qu'on appelle la fortune est un génie ennemi, acharné à persécuter l'honnête homme, et à se rassasier du spectacle de ses douleurs et de ses tourments. Elle se réveilla pour porter des coups encore plus accablants à Monsieur De Gourville; il eut à essuyer un procès qui acheva de le ruiner, et qui le plongea dans les horreurs de l'adversité. Le mari et la femme supportèrent cette nouvelle catastrophe avec une constance héroïque; il semblait que leur âme s'aggrandissoit à mesure que s'augmentaient leurs disgrâces; la vertu et la religion les soutenaient, et ce double appui est inébranlable. Ce couple malheureux s'aimait, s'estimait et se consolait mutuellement: mais quand ils venaient à jeter les yeux sur leur fille, ils n'envisageaient pour elle qu'un avenir affreux; ils la voyaient ne recueillant d'autre héritage que leur malheur obstiné, la honteuse victime, peut-être, de la misère; à cette image, ils détournaient avec effroi leurs regards, et cédaient à l'excès du désespoir.
9
+ Une parente de Madame De Gourville, qui demeurait à Paris, est instruite de leur déplorable situation; elle leur écrit, et les presse de lui envoyer leur fille.
10
+ Se séparer de Julie! La détacher de leur sein où elle entretient un souffle de vie prêt à s'exhaler! Abandonner sa jeunesse à des soins étrangers! Car quelle tendresse approche de celle d'un père et d'une mère? Qui peut avoir leur vigilance, leurs précautions, leur sensibilité?
11
+ Qu'est-ce qu'une parente auprès de ceux dont on tient la naissance? Et qui les soulagera dans leur pauvreté, quand leur fille ne sera plus avec eux? Qui daignera prendre intérêt à leur sort misérable? De qui recevront-ils des caresses? Qui les assistera au lit de mort? Ils expireront, sans que leurs derniers regards s'attachent et meurent sur leur enfant.
12
+ Telles étaient les diverses réflexions qui agitaient Monsieur et Madame De Gourville; ils ne pouvaient absolument se résoudre à ce sacrifice. Le père représentait à sa femme qu'il fallait aimer Julie pour elle-même, que sa vertu et sa beauté lui procureroient à Paris un parti avantageux; il s'appuyait d'une infinité d'exemples, et en parlant ainsi, cet infortuné laissait échapper des pleurs; son cœur ne démentait que trop des raisons qui ne pouvaient convaincre son épouse; une mère est encore plus tendre qu'un père. Enfin, après bien des combats, des gémissements, des résolutions aussi-tôt détruites que formées, après plusieurs lettres toujours plus pressantes et plus vives de la part de cette parente, ils sont déterminés à envoyer Julie.
13
+ Ils touchent au moment de ce cruel départ; ils serrent leur enfant dans leurs bras, n'ont que la force de la regarder, sans pouvoir s'exprimer, et fondent en larmes. Non, chers auteurs de mes jours, je ne me séparerai point de vous, s'écrie Julie; je vous dois la vie, l'amour de la vertu; c'est à moi de vous soutenir sous le fardeau de nos disgrâces; il n'est d'état VIL que celui qui entraîne avec soi le vice: je me soumettrai, sans répugnance, à tout, à tout, pourvu que j'adoucisse les maux de mes tendres parents (et elle les embrasse avec transport,) faut-il labourer la terre, m'abbaisser aux fonctions de domestique? Faut-il servir, ajoute-t-elle en pleurant avec plus d'amertume? J'y vole, si je puis vous être de quelque secours. Je ne demande qu'à dérober à mes travaux un moment dans la journée pour venir vous voir, vous adorer, pleurer dans votre sein, pour vous dire que votre fille ne connaît d'autre bonheur que de vivre dans les lieux que vous habitez... je jouirai de votre présence; nous serons malheureux ensemble. C'en est trop, ma fille, dit Madame De Gourville, votre père et moi, nous vous aimons plus que nous-mêmes; c'est cette tendresse qui ne finira qu'avec nous, qui nous force de vous arracher de nos bras; le ciel nous présente une occasion d'être moins infortunés: notre chère enfant ne partagera pas l'horreur de nos peines; nous sçaurons qu'elle vivra auprès de ma parente, dans un état plus conforme à sa naissance: cette idée nous fera subir notre sort avec plus de résignation... nous serons heureux, quand nous serons instruits que vous nous aimez toujours. Eh! Mere adorable! Interrompt Julie, pensez-vous que votre fille puisse jamais perdre un seul des sentiments qu'elle vous doit? Si je vous quitte, c'est pour me soumettre à vos volontés, c'est dans l'espérance que je vous serai utile, que je pourrai... oh! Tendres parents, quel bonheur, quel plaisir pour moi, si ma nouvelle situation me permettait d'adoucir vos chagrins, d'essuyer vos pleurs, d'acquitter ma tendresse, ma reconnaissance, mon amour! L'instant de la séparation est arrivé; Madame De Gourville prend alors un ton plus imposant: vous allez nous quitter, Julie! Ne perdez jamais de vue les leçons d'une mère, d'une amie qui vous portera toujours dans son cœur; souvenez-vous que la vertu est préférable aux richesses, à la vie; que j'aimerais mieux, poursuit cette tendre mère avec un ruisseau de larmes, apprendre votre mort que votre déshonneur; ma fille, nos jours ont un terme, et l'opprobre est éternel. Hélas!Vous allez dans une ville où il est aisé de s'égarer, où tout respire la séduction: Paris est le séjour du crime, et ce qui le rend plus dangereux, il y cache sa difformité; on ne voit la profondeur du précipice, que lorsqu'il n'est plus temps de s'en retirer: mais j'aime à croire que notre exemple vous sera toujours présent; embrassez-moi encore, chère enfant; embrassez votre père, et demandez-lui sa bénédiction.
14
+ Julie tombe aux genoux de Monsieur De Gourville; il étend sur sa tête une main tremblante, et ne peut proférer que quelques mots interrompus par ses pleurs; ils conduisent leur fille au carrosse de voiture, lui donnent encore les conseils les plus touchants, les baisers les plus tendres, la suivent long-temps des yeux; enfin ils ont cessé de la voir, et ils se retirent pénétrés de la plus vive douleur. Une vieille domestique nommée Mariamne, avait accompagné Monsieur et Madame De Gourville dans leur retraite; plus sensible que toutes ces sociétés perfides, dont l'éducation et la fausse politesse ne font que colorer l'ingratitude et l'inhumanité, cette fille qui annoblissait son état, avait porté la vertu jusqu'à immoler ses intérêts; et des sacrifices de cette espèce sont bien rares, sur-tout dans cette classe d'hommes. Mariamne n'avait pas hésité à partager la misère de ses maîtres, quoiqu'elle eût pu les quitter et trouver un autre service moins désavantageux. En vain Monsieur et Madame De Gourville la pressaient de chercher une nouvelle condition, en lui représentant que leur indigence ne leur permettait pas même de la nourrir: eh bien!Mes chers maîtres, répondait en pleurant cette respectable domestique, j'emploierai à travailler les moments où vous n'aurez pas besoin de moi; je prendrai sur mes heures de repos, et par ce moyen, je me procurerai ma subsistance; il me faut si peu de chose pour vivre! Du moins je vous verrai; je ne vous demande d'autre récompense que le plaisir de vous servir; non, je ne vous quitterai point; je veux mourir avec vous; hélas, que ne puis-je adoucir vos maux! Je donnerais ma vie pour vous être de quelque utilité. Monsieur et Madame De Gourville pénétrés jusqu'aux larmes, embrassaient Mariamne qui ne voulait que leur baiser les mains; elle avait vu naître Julie, et elle l'aimait autant que si elle eût été sa fille: le sentiment ne connaît pas de distinction; malheur aux inhumains qui, dans une âme honnête et sensible, n'envisagent que le rang de domestique!
15
+ Mariamne n'était pas moins affligée que Madame De Gourville du départ de sa jeune maîtresse; Paris lui inspirait les mêmes alarmes; son peu de lumières ne l'empêchait point de prévoir les périls auxquels Julie allait être exposée; elle fut chargée de l'accompagner jusqu'au terme de son voyage, et de la remettre dans les mains de cette parente, qui ne cessait de solliciter son arrivée.
16
+ Mariamne et sa pupille pleuraient beaucoup dans la route. Ma chère Mariamne, redisait cent fois Julie, assure bien mes tendres parents qu'ils seront toujours présents à mon cœur, que leurs bontés et leurs sages leçons n'en sortiront jamais; si je m'arrache de leurs bras, c'est pour soulager le fardeau de leur adversité; Mariamne, que je serais heureuse de leur témoigner ma tendresse!
17
+ Mademoiselle, répliquait en sanglotant Mariamne, je ne suis qu'une pauvre domestique: mais permettez-moi de vous parler comme à mon enfant: vous allez dans une ville où il n'y a ni mœurs ni religion: on n'a pas le temps d'y penser à Dieu; je m'en suis bien aperçue, quoique je sois une fille grossière; j'ai entendu tant de discours scandaleux, vu tant de mauvais exemples, que je tremble pour ma chère fille... mademoiselle, vous me pardonnerez ce nom, mais je vous ai reçue dans mes bras lorsque vous vîntes au monde, et vous avez une mère si respectable! Quels gens, ajoutait Mariamne avec un soupir! C'est l'honneur, la probité, la vertu même... comme ils vous aiment!Oh! Ils mourraient de douleur, si vous tombiez dans la moindre faute!
18
+ Enfin elles arrivent à Paris chez Madame De Subligni: on appelait ainsi cette parente; Mariamne s'en retourne baignée des larmes de Julie, et avec mille protestations de sa part qu'elle écrira souvent à son père et à sa mère, et qu'ils lui seront toujours plus chers.
19
+ Cette Madame De Subligni était restée veuve sans enfants, avec un bien très-médiocre, qui suffisait cependant à son entretien; elle aimait le monde à la fureur, et toute la reconnaissance dont le monde pouvait la payer, était de la supporter. D'une gaieté bruyante et sans esprit, ne sachant prendre le caractère ni de son âge, ni de sa situation, elle avait passé quarante ans, c'est dire, si l'on veut sacrifier à l'exactitude historique, qu'elle touchait à la cinquantaine, et on la voyait toujours à la suite des femmes les plus jeunes et les plus dissipées; se jetant à corps perdu au-devant du plaisir qu'elle ne saisissait jamais, et tourmentée de l'unique travail de promener son embonpoint bourgeois, et l'assoupissement de sa triviale existence; d'ailleurs sans nuls principes, ne suivant qu'un instinct machinal, qui lui tenait lieu de raisonnement, incapable de concevoir une idée, aveugle sur l'avenir, n'ayant pas même les yeux du moment: telle était la femme avec qui Julie allait demeurer.
20
+ Madame De Gourville ne connaissait, en quelque sorte, que de nom, sa parente; cette ignorance fut une faute irréparable que cette tendre mère eut à se reprocher jusqu'au dernier soupir. Mariamne, malgré sa simplicité peu éclairée, avait eu le talent de sentir ce qu'un autre eut pensé de Madame De Subligni; ses rapports auraient dû alarmer sa maîtresse: mais les personnes vertueuses ont de la peine à se livrer à la défiance: elles jugent d'après leur cœur, c'est-à-dire qu'elles établissent sur l'exception ce qui caractérise le général: voilà la raison qui les rend presque toujours étrangères dans le monde, et qui leur fait commettre des imprudences dont elles ne sont que trop punies.
21
+ Julie reçut une nouvelle éducation bien différente de la première: on ne lui offrait plus les charmes de la vertu et de la sagesse; on ne l'entretenait plus de ses devoirs; elle était dans sa seizième année: que de pièges entourent cet âge! Qu'il est difficile de ne pas céder à des séductions de tout genre! Et que la nature, dans ces premiers moments où l'on commence de sentir l'attrait de l'existence, sert mal la raison et la vérité! Julie voyait fuir de ses yeux l'image honnête de son enfance, comme un songe léger qui bientôt ne laisse plus de traces dans la mémoire; l'amour de soi-même avait remplacé l'amour paternel, et ce n'est pas à Paris qu'on sait goûter le charme de ce dernier sentiment. Sa beauté était dans sa fleur; elle n'avait pas tardé à prendre ce ton aisé et superficiel qui n'est connu que dans la capitale, et qui fait le principal mérite de ce qu'on appelle l'esprit du jour. Répandue dans le monde, Julie crut enfin à toutes ses illusions. Par-tout c'était une répétition d'éloges toujours plus flatteurs et plus dangereux sur ses agréments, sur ses divers talents de plaire.Ces expressions outrées, ces compliments enflés d'hyperboles, sans goût et vides de sens et de vérité, toutes ces phrases parasites, le protocole des agréables et des élégants, que l'on peut nommer les sots à la mode, retentissaient sans cesse à ses oreilles; ce fade jargon, insupportable pour les gens qui réfléchissent, à consulter la vanité, n'a rien que de naturel et de raisonnable: Julie parvint à n'être pas fâchée de l'entendre. De ce premier pas, elle marcha, sans s'effrayer et sans le prévoir, à sa perte; elle s'enivra du poison de ces louanges imbéciles et perfides. Souvent elle se regardait dans son miroir, et l'on imaginera aisément qu'elle se trouvait encore plus belle qu'elle ne l'était aux yeux mêmes de ses adorateurs. Que Julie avait altéré cette innocence d'âme qu'elle avait apportée du sein de sa famille! Quels progrès avait déjà faits la séduction! La fille de parents estimables, qui devaient lui avoir appris à se glorifier d'une honorable pauvreté, gémissait en secret de ne pouvoir ajouter les embellissements de l'art à ses grâces naturelles; la vertu n'est-elle pas la première parure d'un sexe jaloux de plaire, et sans cet ornement indispensable, que sont les autres charmes?
22
+ Julie accompagnait Madame De Subligni aux spectacles, aux promenades: cette femme était entraînée dans une infinité de connaissances qui la mettaient de leurs parties. Il est facile de deviner que le plaisir d'avoir la jeune personne n'était pas la moindre raison du goût que l'on témoignait pour sa parente; les hommes sur-tout s'apercevaient lorsque la tante n'était point accompagnée de la nièce; et ils avaient soin d'en avertir Madame De Subligni, qui voulait absolument s'aveugler, et qui, de la meilleure foi du monde, pensait avoir quelque existence dans la société.
23
+ Comment Julie aurait-elle résisté à de si puissants ennemis, la jeunesse, la coquetterie, et la beauté? Rentrée dans son appartement, elle s'interrogeait sur ses charmes; elle se voyait toujours plus aimable, et toujours plus humiliée par le défaut de parure que lui refusait sa situation. Alloit-elle aux thuilleries, au palais-royal: ses yeux cherchaient quelque personne de son sexe, élégamment ajustée; l'avaient-ils rencontrée: qui est-elle, se demandait Julie avec empressement? C'est, sans doute une femme du premier rang; elle entendait dire: c'est Mademoiselle * fille d'une naissance obscure: mais sa figure, ses grâces l'ont vengée des caprices du sort; elle jouit d'un état brillant, tient une très-bonne maison; toute la France va souper chez elle; les femmes de qualité règlent leur goût sur le sien; c'est elle qui met en réputation une coiffure, une mode, un bel esprit, une actrice: elle est même considérée. Considérée, se disait Julie que cette façon de penser étonnait! J'avais imaginé, jusqu'à présent, que c'était à la vertu seule qu'on accordait de la considération: mes parents me l'avaient toujours dit, je l'ai même lu dans des livres. Les propos qu'on tenait au-tour d'elle, établissaient des principes bien différents! Ils ne tendaient qu'à mettre dans tout son jour ce système fondamental de la société:-la vertu! Oh! Qu'est-ce que la vertu pour qu'on la considère? On ne doit avoir d'égards que pour ce qui plaît et est utile: et la vertu est si froide, si isolée! C'est un superflu dont il est si aisé de se passer, et qu'il faut abandonner à d'ennuyeux misanthropes! On vit si peu, qu'on n'a point assez de temps à donner au plaisir; en vérité, ne voilà-t-il pas un être bien intéressant qu'une honnête femme, qui sur-tout n'a pas de maison? Que son imbécile de mari en raffole; à la bonne heure! Qu'ils végétent ensemble; ils sont bien faits l'un pour l'autre: mais qu'un tel couple tient peu à la société!
24
+ La richesse est l'âme universelle qui fait vivre, qui embellit tout; une jolie figure ensevelie dans une cornette unie perd les trois quarts de ses charmes: rien n'approche tant de la grisette subalterne. Qu'importe que Mademoiselle * ait été l'héroïne de vingt histoires? Si elle était moins aimable, on en parlerait moins; il n'y a que la laideur et la pauvreté dont on ne dise mot; et puis, qu'est-ce que ce préjugé d'honnêteté dont les sots et les faiseurs de livres nous rebattent tant les oreilles? L'honnêteté... l'honnêteté est pour le peuple.
25
+ Ces discours empoisonnés se répétaient à Julie sous vingt expressions différentes, qui au fond ne signifiaient que cet axiome établi dans l'esprit des gens comme il faut : "la richesse et le plaisir sont tout, et la vertu rien, ou bien peu de chose; tout ce qu'on peut faire, c'est d'en adopter quelquefois l'apparence, quand la nécessité l'exige." Julie ne pouvait ouvrir les yeux, qu'elle ne vît de ces femmes qu'avaient perdues ces maximes dépravées. Peu à peu les sentiments que ses parents avaient tracés dans son âme, s'affaiblissoient, s'effaçaient: c'était un tableau dont chaque moment emportait le coloris précieux. Elle aurait bien voulu suivre exactement les sages leçons dont l'avaient imbue les auteurs de ses jours: mais avoir seize ans, être citée pour ses grâces, pour sa beauté; et loin d'avoir des diamants et un état, posséder à peine le nécessaire, afficher l'infortune, étiquette qui mortifie et blesse toujours la vanité, c'était pour ses forces une épreuve cruelle, et à laquelle son amour-propre ne pouvait plus résister. Il y avait des instants où il lui échappait des larmes de dépit. Qu'il en coûte d'être vertueux, lorsqu'on ne sait pas mettre un noble orgueil à faire le bien, et à se contenter de sa propre estime! Il est bien étonnant que l'amour de soi-même soit si mal-adroit, et qu'il ne sache point se passer du secours d'autrui! Quel est le prix de la vertu? La vertu même.
26
+ Ces sentiments, gravés dans les âmes pures et bien constituées eussent paru à Julie une suite naturelle des excellents préceptes de sa famille, lorsqu'elle vivait dans ce bourg, l'asile d'une pauvreté respectable: mais Julie à Paris était si changée, qu'elle aurait traité de pédantisme tout ce qui l'eut rappelée à ces sages principes dont elle s'éloignait à grands pas.
27
+ Les sociétés de Madame De Subligni ne contribuaient pas peu à lui faire prendre cet esprit si contraire aux éléments de son éducation; elle fit des connaissances, et s'attacha entre'autres à une Madame De Sauval, qui entraîna dans le vice un cœur combattu et arrêté par ses premiers sentiments d'innocence.
28
+ Madame De Sauval était de cette espèce de femmes, que, sans les admettre, on reçoit partout, et qui sont qualifiées de bonnes créatures, toute ronde, paraissant franche, et d'une fausseté soutenue et qui ne se démentait point, parlant beaucoup et disant peu de chose, flattée qu'on lui confiât des secrets, et empressée à répandre les siens dont on se souciait peu, entrant dans les détails les plus minutieux, et couvrant tout cela d'un air d'intérêt et de sensibilité qu'elle savait jouer assez à propos: il faut si peu de talent pour employer le manège de la finesse! C'est la partie faible de l'esprit. Du reste, accoutumée à traîner une réputation équivoque, aguerrie au scandale, endurcie sur le vaudeville, et parvenue, à force de faire du bruit, à ne laisser plus rien à dire à la médisance: une femme de ce caractère n'eut pas de peine à se lier étroitement avec l'imbécile Madame De Subligni.
29
+ La nièce était enchantée de répandre les premiers mouvements de son âme dans le sein d'une amie: car toutes les sociétés prennent, aux regards de la jeunesse, les traits intéressants de l'amitié; la sensibilité à cet âge s'abandonne à l'inexpérience: le besoin d'aimer n'est pas une des moindres causes de ses fautes et de ses malheurs; elle s'attache à tout ce qui l'environne; ses moindres goûts ont la profondeur et le charme des passions. On demandera peut-être pourquoi cette Madame De Sauval ne se contentait pas d'être flétrie par le mépris public, et voulait faire partager sa honte et sa mauvaise réputation à une jeune personne qui se débattait encore contre l'ascendant du vice. Qu'on porte la lumière dans le cœur des méchants: on y découvrira, en frémissant, que leur détestable plaisir est d'étendre le progrès du mal, et d'augmenter le nombre de leurs complices; ce sont des pestiférés qui, avant que d'expirer, goûtent une joie infernale à communiquer leur venin, et à voir tomber des mourants à leurs côtés. L'intérêt, dont si peu d'âmes savent repousser la bassesse, est encore un puissant motif qui arme la corruption vieillie dans le crime, contre la jeunesse et l'innocence; et comme on verra dans la suite, ce n'était pas la seule dépravation de mœurs qui sollicitait Madame De Sauval à préparer la chute de Julie.
30
+ Elle saisissait toutes les occasions d'égarer sa faible amie; la coquetterie de la jeune personne, son désir extrême de plaire, de briller, de fixer les yeux n'avaient point échappé à la vue pénétrante de cette femme, que semblait humilier l'honnêteté, et qui aspirait à s'en venger: c'était un génie corrupteur attaché aux pas de Julie, et impatient d'entraîner sa perte. Julie s'entendait dire sans cesse: eh bon dieu! Comme vous êtes faite! Voilà une robe qui n'est pas supportable! Ce linge est d'une grosseur indécente! Les ajustements sont notre nécessaire. Vous ne jouissez point des agréments que vous a donnés la nature; vous les ensevelissez dans une simplicité maussade, au lieu de les faire sortir par une parure de goût. Oh! Que ne suis-je à votre âge! Je saurais bien tirer parti de mes charmes; et tout de suite Madame De Sauval se proposait pour modèle; c'était des confidences dictées par un attachement désintéressé; elle avait été jeune; elle avait eu de ces agréments qui sont au-dessus de la beauté, et elle s'était trouvée peu favorisée de la fortune; en s'applaudissant de sa philosophie, (car c'est l'expression à la mode, depuis le sot à talons rouges, jusqu'à la petite femmelette,) elle avait eu le courage, poursuivait-elle, de vaincre le préjugé et de laisser parler; et quelle valeur ont ces propos vagues qu'il faut toujours avoir l'assurance de traiter de calomnies ou de rapports absurdes? Lorsqu'on parvient à penser par soi-même, on sait faire peu de cas des jugements du public; d'ailleurs, un des premiers talents est de lui en imposer par quelque audace: avec le temps, il s'accoutume à ces prétendus égarements qu'il vous reproche d'abord, qu'il vous pardonne dans la suite et qu'il finit par oublier. C'est la pauvreté qui est l'objet d'un mépris éternel: oh! Voilà ce qu'on ne pardonne jamais. Quelques marques de complaisance, continuait l'intrigante, pour un honnête homme qui méritait son estime, et qui était dans l'intention de l'épouser, avaient changé sa situation; de ce moment, elle s'était vue une existence, une maison, une société, des diamants, et elle avait observé que les diamants étaient la magie de la beauté (à ce mot de diamant, un profond soupir de la part de Julie. ) Je ne vous le cache pas, reprenait Madame De Sauval à laquelle ce soupir n'était point échappé, à votre place, je me déciderais. Qu'attendez-vous de votre tante? Gardez-vous de concevoir des espérances; elle a peu de bien; elle ne sera pas éternelle. Jolie comme vous êtes, et avec de la naissance, iriez-vous vous abbaisser à l'emploi de femme-de-chambre? À ce mot de femme-de-chambre, Julie ne peut retenir un mouvement d'indignation, cette même Julie, qui, lorsqu'elle était avec ses parents, aurait embrassé avec joie la condition la plus vile, s'il eût fallu ce sacrifice pour conserver la pureté de ses mœurs. L'adroite panégyriste du vice ajouta: quand vous seriez dans l'état domestique, un phoenix de vertu, un prodige de sagesse... on n'y croira pas; ce sont-là de ces miracles qu'on n'a point encore vus. Non, il n'est pas possible qu'une jeune personne malheureuse, qui est jolie, manque de sens au point de préférer la misère au bien-être; il en coûte si peu d'avoir quelque fortune et du plaisir! Et puis, je ne cesserai de vous le répéter: le malheur est si désagréable, si avilissant! Il entraîne de si cruelles mortifications! Il vous rapetisse tant au-dessous des autres! C'est un état contre nature! N'allez pas au moins vous mettre dans la tête que les livres, et ces prétendus honnêtes-gens, pédagogues du genre humain, disent un seul mot de vrai. Tout cela, c'est pour faire briller leur esprit, et pour donner avec faste un démenti aux usages reçus. Ma fille... je vous aime comme mon enfant: ouvrez les yeux, et ne voyez, n'écoutez que le monde; voilà le livre véritable, le seul qui soit nécessaire, et où vous trouverez le plan d'une conduite sûre.
31
+ Apprenez qu'il n'y a que l'opulence et le plaisir qui soient recherchés, et tous les deux se donnent la main. Je sais à ce sujet les belles réflexions qu'on pourrait m'opposer: il y en a d'admirables! Mais, encore une fois, je vous montre la vérité; ni vous ni moi n'aurons le privilège de corriger les hommes: il faut donc vivre avec eux tels qu'ils sont, et se borner à les faire servir d'instruments à notre bonheur et aux agréments de la vie; que ce soit-là notre unique objet; tout le reste n'est que pure rêverie, songes ingénieux qui peuvent amuser pour un instant, et qu'il faut finir par mettre à côté de nos contes de fées.
32
+ Comment, s'écrie Julie! Je manquerais à ma famille, à l'honneur!...-Très-bien
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+ écrit, mon enfant! J'ai dit la même chose que vous; je me suis répandue dans les mêmes déclamations; moi, qui vous parle, j'ai eu aussi une famille, un honneur, des mœurs, des mœurs, oh! Tout comme une autre! Et... ils ont pensé me laisser mourir de faim. Ma chère Julie, à votre âge, on a l'âme d'un roman: tout s'offre aux yeux sous des couleurs flatteuses; le sentiment sur-tout est la chimère devant laquelle on s'extasie; voilà l'idole des cœurs neufs et qui existent sur parole: mais il faut revenir à l'histoire de l'humanité et de l'expérience; on n'est pas toujours jeune, ma belle amie; les années volent, le repentir marche à la suite du malheur, et il n'est plus temps de réparer sa sottise. Être livrée aux regrets est en vérité une bien triste situation! Au reste, vous ne m'avez pas peut-être bien entendue: dans toutes les démarches de la vie, il y a des arrangements à prendre, des tournures à employer, une certaine façon de se sauver du grand jour, sans sacrifier la réalité, le grand art des convenances...
34
+ c'est un art qu'il vous est permis d'ignorer encore, et que l'habitude et le monde vous apprendront; laissez-vous conduire. Allez, on s'occupera de votre bonheur... embrassez-moi, ma bonne amie, et sur-tout un secret inviolable. Vous le voyez, je vous donne des preuves de tendresse... quand vous seriez ma propre fille, je ne vous parlerais pas avec plus de franchise et de zèle; abandonnez-vous à mes conseils; vous ne sauriez mieux faire. Je veux absolument que vous soyez la plus aimable et la plus heureuse des femmes.
35
+ Ces entretiens corrupteurs produisirent leur effet. Croiroit-on que dans les sociétés distinguées, celles qui jouissent davantage d'une réputation saine et irréprochable, il se rencontre de ces femmes si dangereuses pour la jeunesse?
36
+ Parents, qui vous faites une affaire importante de veiller à l'éducation de vos filles, craignez moins notre sexe que le leur; voilà où leur perte sera conjurée; ce seront leurs compagnes, leurs amies qui détruiront le fruit de vos bons exemples et de vos sages préceptes; elles leur feront aimer le vice, et les entraîneront dans un désordre d'autant plus irréparable, qu'il n'aura point été prévu.
37
+ Julie d'abord reculait au tableau que lui présentait Madame De Sauval; c'est ce qui arrive aux jeunes personnes dont les sollicitations du vice n'ont point encore triomphé; ensuite elle s'en approchait, trouvait la peinture moins effrayante, gémissait de son état borné, courait à son miroir, s'occupait de ses charmes, et retournait auprès de sa perfide séductrice.
38
+ Madame De Subligni n'avait aucune crainte sur la liaison de Julie avec cette femme; elle s'obstinait à promener dans le monde, qui ne daignait pas y faire la moindre attention, son oisiveté, son ancien visage à la romaine, et son maintien monotone et fastidieux; il est vrai que la présence d'une nièce jeune et charmante corrigeait l'ennui de ce spectacle fatigant, et, en sa faveur, on oubliait les désagréments de la tante.
39
+ Ce n'était pas sans dessein que la méprisable Sauval avait semé ces conversations, recueillies avidement par une âme novice, où la vertu n'avait pas encore jeté de profondes racines. Nous avons laissé entrevoir la fin principale de cette trame si bien tissue. Un homme de rang avait vu Julie à la promenade, il en était devenu éperdument amoureux. On s'attend bien qu'il mit Madame De Sauval dans ses intérêts, et qu'il n'eut pas de peine à se la concilier; il avait fait agir tous les ressorts qu'on met en œuvre dans ce genre de médiation. Julie souvent demeurait des journées entières avec cette femme: c'étaient incessamment les mêmes entretiens, les mêmes pièges; et tous les jours Julie plus faible, s'avançait davantage vers sa chute.
40
+ Le hasard amène le marquis de Germeuil dans la société de Madame De Sauval. On devinera aisément quel était ce marquis de Germeuil, et qu'il n'y avait jamais eu d'événement plus concerté que ce hasard. On se doute bien encore que c'était un de ces séducteurs à la mode qui possèdent tous les artifices du métier ridicule et criminel de tromper un sexe sensible, en sachant lui plaire, et qui cachent sous des dehors attirants un cœur perfide, et un système suivi de scélératesse. Germeuil était un des plus connus de cette espèce d'hommes méprisables, qu'on devrait punir, au défaut des lois, d'une flétrissure déshonorante; il avait porté la honte et la désolation dans le sein d'une infinité de familles; des femmes de qualité, les actrices célèbres, les beautés du jour étaient sur la liste de ses conquêtes: le nom de Julie y manquait, et la vanité du marquis était intéressée à remporter ce nouveau triomphe. Il reste seul quelques moments avec Julie; il lui fait, avec tous les transports les mieux étudiés, l'aveu de sa prétendue passion: car la peine de ces imposteurs est de ne point aimer. On ne lui répondit pas: mais ce silence ne servit qu'à augmenter les charmes de la jeune personne; le marquis mit en usage tous les secrets de son art: il réussit; il parvint enfin à s'entendre dire de la bouche même de Julie qu'il ne lui était pas indifférent. C'était être beaucoup avancé dans une première entrevue; l'adroit corrupteur ne poussa pas plus loin ses succès; il savait trop bien que ce n'est que par degrés qu'on affaiblit la vertu dans une âme étrangère encore aux impressions du vice, qu'il faut se garder de l'effaroucher, lorsqu'on veut hâter sa ruine, et sa victoire ne lui eut point paru complète, s'il n'avait dû qu'à la surprise et à la force ce qu'il désirait devoir au seul amour.
41
+ Julie cependant ne pouvait éloigner de son cœur le souvenir de ses premières années et l'image de ses vertueux parents; malgré sa faiblesse, elle détournait la tête pour jeter des regards sur son berceau: elle le voyait entouré de l'honneur et d'exemples respectables; elle sentait que son innocence s'altérait, qu'elle allait céder à la tendresse d'un homme qu'elle aimait déjà. La coupable Sauval la trouvait quelquefois versant des larmes, et la plume à la main, dans le dessein d'écrire à son père et à sa mère: l'intrigante la rentraînoit bientôt dans le piège d'où elle voulait se débarrasser; elle lui faisait valoir tous les avantages d'une conquête comme celle de Germeuil, lui répétait incessamment qu'à son âge il ne fallait s'occuper que de la fortune et du plaisir; elle intéressait à la fois sa vanité et ses sens, et l'assurait sur-tout que sa liaison serait couverte des ombres du mystère.
42
+ La tante, sans le savoir, fortifiait de son imbécillité l'abominable adresse de son amie; elle ne se doutait pas du sujet qui ramenait tous les jours chez elle le marquis, et elle était de toutes les parties où l'on travaillait à la perte de sa nièce, dont le malheur était décidé.
43
+ On les invite à un souper brillant, dans une maison de campagne près de Paris: c'était un de ces réduits galants du vice où sont déployés tous ses enchantements corrupteurs, et que l'on connaît parmi nous sous le nom de petite-maison; l'éclat de la richesse se réunissait dans celle-ci à la délicatesse du goût; on n'y pouvait faire un pas, qu'on ne ressentît une langueur secrète qui sollicitait au plaisir. Quel piège pour la malheureuse Julie! Elle était dans une admiration, dans un étourdissement continuel; jamais Germeuil n'avait été plus aimable et plus dangereux; on sait faire disparaître à propos, pour quelques instants, Madame De Subligni. La perfide Sauval avait ourdi tous les fils du complot. Enfin trahie par la confiance et par son propre cœur, après bien des combats, oubliant tout ce qu'elle se devait à elle-même, la fille de l'infortuné et estimable Monsieur De Gourville, est devenue la maîtresse du marquis de Germeuil.
44
+ Une voix sourde reprochait sans cesse à Julie qu'elle avait outragé ses parents, qu'elle s'était déshonorée: mais cette voix était bientôt étouffée par le fracas des illusions du monde, qui semblaient à l'envi prévenir même ses désirs. C'en était fait: il ne lui était plus possible de retourner sur ses pas; d'ailleurs elle aimait et se croyait aimée; elle ressemblait à ces malades qu'a frappés une accablante léthargie, qui n'ont que la force de r'ouvrir un instant les yeux, et les referment ensuite pour jamais.
45
+ Ceux de Madame De Subligni furent forcés de se dessiller; elle ne put se dissimuler sa honte et celle de sa nièce; elle eut des évanouissements, pleura beaucoup, fit des menaces sans effet à Julie, représenta au marquis toute l'indécence de son procédé, l'accusa d'avoir séduit une jeune personne qu'elle regardait comme sa fille. Germeuil promit qu'un prompt mariage réparerait tout; on le crut; le calme revint, et l'on ne parla plus que de s'amuser. C'étaient tous les jours de nouvelles parties, de nouvelles fêtes. Il y avait cependant des moments où Madame De Subligni voulait se fâcher: mais cette femme sans esprit, sans caractère, qui était la faiblesse même, s'apaisait bientôt, et retombait dans son impuissante condescendance; elle eut seulement la précaution de recommander à Julie de tenir cette aventure aussi cachée qu'elle pouvait l'être, et sur-tout de se taire sur sa famille, jusqu'à l'instant où un engagement sacré justifierait cet attachement aux regards de son père et de sa mère.Julie avait oublié les auteurs de ses jours; l'amour était tout ce qu'elle voyait, tout ce qui remplissait son âme. Quelle funeste passion pour un jeune cœur, quand la convenance et l'honnêteté ne l'avouent point! Ce qui, peut-être, fait les délices de notre existence, le principe du vrai bonheur, des talents, des vertus, devient la source de nos imperfections, de nos fautes, et souvent de nos malheurs et de nos crimes: c'est un breuvage salutaire qui se convertit en un poison mortel.
46
+ Madame De Subligni pressait vainement le marquis de remplir sa promesse; elle vint à craindre que les parents de Julie ne fussent éclairés sur son horrible situation; elle prit le parti de leur écrire que sa nièce avait succombé à une maladie de langueur, espérant que, lorsque Germeuil aurait tenu sa parole, elle aurait le plaisir de détruire une nouvelle si affligeante pour Monsieur et Madame De Gourville. Confinés dans le recoin obscur d'une province, aux limites du royaume, ils devaient en croire aveuglément le rapport de Madame De Subligni; ce qu'elle leur annonça mit le comble à leur infortune; ils verserent leurs larmes dans le sein de Mariamne, cette fidèle domestique qui était leur unique amie; la seule espérance de revoir leur fils arréta leur dernier soupir; ils en recevaient des lettres pleines de tendresse; ces témoignages de sentiment les flattaient d'autant plus que le frère, bien différent de sa sœur, était l'exemple du militaire autant par sa conduite irréprochable, que par sa bravoure et les connaissances de son métier. Madame De Subligni, malgré sa lâche faiblesse, ne pouvait repousser le chagrin dont elle était consumée; elle commença trop tard, sans doute, à s'apercevoir que Germeuil lui en imposait.
47
+ Pour sa nièce, elle s'abandonnait à tout l'excès de son égarement; sa tante la fatiguait de représentations inutiles; c'était dans le sein de l'indigne Sauval qu'elle déposait toute l'ivresse d'un amour criminel; elle y puisait de nouveaux poisons, et ce charme funeste qui l'avait ravie à elle-même. Il était temps que la malheureuse Subligni recueillît le prix de sa sotte fureur pour le monde, et de ses honteux ménagements. Au sortir d'un de ces grands soupers, qualifiés si improprement du nom de soupers délicieux, elle se retira fort incommodée: sa maladie augmenta, devint sérieuse; elle mourut enfin, après avoir fait quelques remontrances triviales à sa nièce, qui ne tarda pas à les oublier et à essuyer ses larmes.
48
+ C'est alors que Julie bannit la décence, le remords, le respect de soi-même, et se livra à tout le délire scandaleux qu'entraîne une semblable conduite.
49
+ Germeuil disposant à son gré de sa conquête, et impatient de la proclamer pour satisfaire son amour-propre, promena sa maîtresse de spectacle en spectacle; elle fut suivie dans les jardins publics, appelée à toutes les fêtes; elle fit l'admiration des hommes, et le désespoir de ses rivales; son déshonneur, en un mot, comme son triomphe fut complet; la richesse, le luxe, tous les plaisirs cherchaient à réveiller ses goûts; l'élégance et la mode accouraient lui payer leurs tributs; sa vie était une dissipation continuelle: à peine avait-elle le temps de se demander ce qu'elle désirait. Peut-être aussi n'était-elle pas fâchée de s'étourdir et de se fuir elle-même; nous pouvons mentir aux autres: mais il est une vérité cruelle qui vit en nous, et dont le cri nous afflige et nous persécute, lorsque nous cédons à de coupables impressions.
50
+ Ce n'était pas la seule Sauval qui précipitait Julie dans le vice: tout ce qui l'environnait conspirait à sa perte; elle n'entendait que des conversations assaisonnées de flatteries ingénieuses, des grâces de l'esprit du jour, de ce que les sots ont appelé le bon ton; dans tous ces entretiens aussi méprisables que frivoles, il ne se prononçait pas un seul mot qui rappelât une malheureuse fille égarée, dans le chemin de la vertu. Croiroit-on que des gens de lettres mêmes, des hommes, qui par leur état et par leurs lumières, devraient être les précepteurs du genre humain, et lui donner des exemples d'une vertu fière et incapable de se plier au manège et à la souplesse, croirait-on qu'ils furent les premiers à entretenir Julie dans cet abrutissement, et à consacrer tout haut par une bassesse révoltante, l'éloge de ses faiblesses criminelles?
51
+ Il arriva à Germeuil ce qui arrive aux amants de sa sorte. La vanité, beaucoup plus que la tendresse, l'avait attaché à Julie: possesseur de ses charmes, il s'en dégoûta, la garda encore quelque temps par habitude, et la quitta pour une nouvelle conquête, qui n'avait d'autre mérite que celui d'être plus décriée que la malheureuse victime de sa séduction. Julie avait aimé de bonne foi le marquis; sans expérience, elle ne croyait ni à l'infidélité ni au changement; ce coup pensa être pour elle celui de la mort. La voilà désolée, pleurant Germeuil jusqu'à vouloir s'enfoncer dans une profonde retraite, prête enfin à r'ouvrir son cœur à ce remords que jusqu'alors elle s'était efforcée d'écarter: le malheur ramène à la vertu.
52
+ Le bandeau est tombé: l'illusion s'est évanouie; Julie reconnaît qu'elle n'a point été la femme du marquis, qu'elle ne la sera jamais: car il y avait eu des moments où cette erreur l'avait abusée; elle voit avec douleur qu'elle n'a été que sa vile maîtresse, qu'elle n'est qu'une fille déshonorée. Quelle image pour Mademoiselle De Gourville! La criminelle Sauval accourt, se sert de son pouvoir, de tout son esprit, ou plutôt de toute la basse scélératesse de son âme pour arrêter les larmes de son amie, et pour l'arracher au désir estimable de retourner à la vertu; elle lui parle sur-tout de sa beauté: que ce moyen a d'empire sur le cœur d'une femme! Elle arme contre le repentir l'amour-propre alarmé, et replonge enfin sa docile élève dans ce sommeil coupable dont elle voulait se dégager.
53
+ Elles vont au spectacle; Madame De Sauval fait apercevoir à sa pupille une de ces créatures livrées au mépris public, couverte de pierreries. Voilà, lui dit-elle, une petite effrontée bien impudente! Observez-vous qu'elle s'est placée là tout exprès pour vous insulter, et pour vous écraser de ses diamants?
54
+ Ces entretiens répétés de Madame De Sauval rendent Julie à toute la bassesse de son faux orgueil; l'intrigante lui présenta Dorival, et lui fit entendre qu'il fallait absolument se venger de Germeuil et des femmes hardies qui oseraient afficher plus d'éclat qu'elle, et combattre de rivalité.
55
+ Dorival était du nombre de ces favoris insolents de la fortune qui nâgent dans un fleuve d'or, et qui pensent que tout s'acquiert avec de l'or. Il acheta en effet à très-haut prix le mérite d'être le vengeur de Julie; la corruptrice Sauval présida à l'arrangement; Julie fut surchargée de diamants, et tout s'éclipsa devant elle.
56
+ La corruption était parvenue au plus haut degré; Julie n'avait plus rien à désirer; sa passion pour la parure et le faste était rassasiée; l'ennui, cette rouille qui s'attache aux richesses et à tout ce qui tient à l'éclat et à la fausse félicité, commençait à porter son noir poison dans son âme; tout l'importunait, la fatiguait: juste punition des plaisirs mensongers, le partage d'une société dissolue! C'est alors que cette voix qui n'avait cessé de murmurer dans le fond de son cœur, fut plus articulée; Julie eut la force de s'interroger; elle se demandait en vain ce qu'était devenue cette Julie élevée dans le sein de l'honnêteté et de l'innocence; souvent elle se surprenait, laissant couler des pleurs; l'instant approchait où elle allait sortir de cette léthargie du vice, et sentir tous les regrets qui suivent la perte de la vertu.
57
+ Une occasion singulière hâta cette heureuse révolution.
58
+ Elle se trouve en grande loge à l'opéra; sa beauté remportait les applaudissements de la salle; la confusion des femmes que leur secret dépit trahissait, ajoutait à son triomphe; son orgueil s'épanouissait dans toute son arrogance: elle entend à ses côtés dans une loge voisine deux jeunes-gens tenir cette conversation: qu'en penses-tu, disait l'un? N'est-ce pas un prodige de grâces? Que ne suis-je ce Monsieur Dorival! Car ces sortes de filles ne s'obtiennent qu'à prix d'argent. Ces sortes de filles: quelle expression pour les oreilles de Mademoiselle De Gourville! Sans contredit, répondait l'autre, je n'en vois point ici de plus aimable: c'est la beauté même! Ah! Mon ami, faut-il que le vice défigure tant de charmes? Qu'il est malheureux de ne pouvoir aimer véritablement de pareilles femmes! Il n'est point de tendresse sans honnêteté: qui pourrait avoir le front d'offrir sa main à une telle personne? La fille la plus pauvre, la plus abjecte qui a conservé son honneur, ne lui serait-elle pas préférable? Qu'elle est à plaindre de ne pas rougir de l'attention qu'elle excite! Prendroit-elle une frivole curiosité pour de la considération? Ces propos, et d'autres qu'il est inutile de rappeler, portèrent dans le cœur de la malheureuse Julie autant de traits assassins. Ce qui sur-tout l'avait blessée vivement, c'étaient les paroles du second interlocuteur, d'autant plus cruelles pour sa sensibilité, qu'elle n'avait pu s'empêcher d'éprouver en sa faveur cet intérêt qui nous affecte quelquefois malgré nous-même, et nous fait désirer de plaire à l'objet d'une heureuse prévention. Julie va se renfermer chez elle, et donner un libre cours à ses larmes; c'est alors qu'elle contemple avec effroi l'énormité de ses égarements, et la profondeur de l'abîme où l'ont jetée sa jeunesse et l'ivresse des passions; elle éclate en sanglots, elle s'écrie: j'ai entendu mon arrêt! Un coup de foudre m'a ouvert les yeux; quelles horreurs m'environnent! Je suis donc dans la classe de ces filles sans pudeur, qui sont à la fois l'amusement et le mépris du public! Cette parure recherchée, ces diamants, tout ce vain éclat ne peuvent en imposer sur le déshonneur qui m'avilit à mes propres yeux! La dernière des femmes a plus de droit que moi à l'estime de ces hommes que, tous les jours, je vois à mes genoux! Ils viennent m'apporter leurs adorations, et je suis l'objet de leur dédain, le dégoût des sentiments vertueux! Que ce jeune inconnu m'a percé le cœur! Faut-il que ce soit lui qui ait fait remarquer à quel point je suis humiliée? Sa physionomie m'avait tant prévenue! Personne sur la terre, non, personne ne peut m'aimer, m'estimer, me plaindre! Ô mes chers parents, je vous ai deshonorés! Je suis votre opprobre, moi, qui avais reçu de vous une réputation sans tache! Vous êtes dans l'infortune! Ah! C'est votre fille, c'est votre coupable fille qui connaît, qui ressent le malheur véritable! J'ai perdu un bien qu'il ne m'est plus possible de recouvrer; j'ai offensé, j'ai souillé la pureté de ma naissance, de mes mœurs; j'ai dégradé la noblesse de l'âme; peut-être, en ce moment pleurez-vous ma mort.Hélas! Si vous saviez que je respire, ô mère si tendre! Ô père si respectable! C'est sur ma vie que vous verseriez des pleurs. Ô mon frère, existes-tu pour partager ma honte?Dans cet avilissement, reconnaîtrois-tu bien ta sœur? Mais je n'ai plus de parents; je ne tiens plus à rien... dans l'univers: quelle pensée! Je suis une infortunée, une criminelle que tout doit rejeter, que tout doit punir; la terre, le ciel même, tout est intéressé à mon châtiment.
59
+ Madame De Sauval, à la suite de ces réflexions accablantes, s'offrit enfin aux regards de Julie sous les traits ignominieux qui la caractérisaient; épouvantée des crimes de cette femme, elle rompit avec elle, et les reproches les plus durs et les plus mérités accompagnèrent cette rupture éclatante. Julie voulait absolument écrire à sa famille; la plume lui tombait des mains. Annoncer son repentir à ses parents, c'était leur apprendre ses égarements criminels, tandis qu'ils la croyaient dans le cercueil. Eh! Se disait Julie, ne vaut-il pas mieux pour ces chers parents et pour moi qu'ils me comptent au rang des morts? Que ne suis-je en effet dans le tombeau! Ce n'est que là, dans le centre de la terre, que je puis me sauver de la honte qui me poursuit.
60
+ Cette infortunée aspirait à s'arracher à tous ces liens corrupteurs qui l'attachaient au vice, et la force lui manquait. Il faut un courage supérieur pour se rendre à la vertu, lorsqu'on a eu le malheur de l'abandonner; on la voit de loin comme un port désiré: mais pour y atteindre, il serait nécessaire de tenter des efforts, de les redoubler; et l'on demeure en pleine mer exposé à la tempête: souvent on périt en soupirant après le rivage.
61
+ Combien de mes lecteurs reconnaîtront ici leur faiblesse! Que de femmes, sur-tout, qui se sont laissées entraîner dans les mêmes égarements que la fille de Monsieur De Gourville, et qui tiennent en ce moment cet écrit dans leurs mains, gémiront avec Julie de manquer de fermeté! Puissent les larmes que je leur fais répandre, échauffer le mouvement heureux qui les sollicite en faveur d'un retour à la vertu! Qu'elles soient bien persuadées que le repentir est un titre d'expiation aux yeux de l'être suprême et même à ceux des hommes. On ne saurait refuser sa pitié, son estime à quiconque entend la voix des remords; et quand la nature humaine aurait assez d'injustice et de barbarie pour ne lui pas accorder ce sentiment qui lui est dû, qu'il réclame le témoignage de son cœur, il se trouvera suffisamment récompensé. L'aveu d'une conscience satisfaite est sans contredit le seul bonheur réel qu'il nous soit permis de goûter.
62
+ La santé de Julie souffrait de ce trouble intérieur; ses charmes s'altéraient; cette gaieté aimable qui ajoutait tant à ses grâces, s'évanouissait de jour en jour; une sombre mélancolie détruisait tous ses agréments; son amant, ses adorateurs, et ce peuple là est nombreux autour d'une jolie femme, s'obstinaient en vain à lui demander la raison d'un changement si extraordinaire: elle était bien éloignée d'en révéler la cause. Julie avait assez de connaissance de la société pour savoir que, si elle eût découvert ce qui se passait dans son cœur, on l'aurait traitée de femme qui joue la dignité : ce qui bien loin de lui gagner la compassion et l'estime, lui aurait attiré un ridicule ineffaçable; et Julie n'était pas assez près de l'élan sublime du repentir, pour oser lutter contre le ridicule: c'est avec la mode un des premiers tyrans de l'esprit français; le braver est le commencement de la vertu; ce noble effort n'appartient qu'à des âmes vigoureuses; et d'où naissent la plupart des erreurs et des crimes? De la faiblesse. Guérissez ce mal attaché au cœur humain; vous le rendrez susceptible des plus grandes actions, et vous l'éleverez au comble de l'héroïsme.
63
+ Un de nos étourdis titrés, qui environnaient Julie, entre chez elle avec cet air familier et insolent qu'il a plu aux sots d'appeler le bon air. Eh bien, reine! Lui crie-t-il du seuil de la porte, a-t-on toujours de ces vapeurs noires, qui gâtent en vérité tous vos charmes? Et de quoi diable vous avisez-vous avec cette mine agaçante et ce petit nez retroussé de vouloir nous parler raison? Car, depuis quelque temps, vous ne vous apercevez pas que vous nous prêchez morale, sur mon honneur. Vos sermons, je n'en doute point, seraient très-beaux, admirables; vous avez de l'esprit comme un ange: mais, croyez-moi, tenez-vous en à l'art de plaire, c'est votre lot; un de vos regards nous touchera plus que ces réflexions qui visent au sublime. Ah, parbleu! Puisque vous aimez tant le raisonner, on a le moyen de vous faire sa cour.
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+ Toute la réponse de Julie à ces absurdités, était un sombre silence interrompu par quelques soupirs. Demandez-moi vite, continue Delcourt, c'était le nom du fat, ce que le désir de vous être agréable m'a fait imaginer; on peut être indifférente, insensible: mais il faut nécessairement qu'une jolie femme ait de la curiosité; je vous mets à la torture, n'est-il pas vrai... or vous saurez, belle Julie, que j'ai dans mon régiment un philosophe de la première classe; il n'a pas vingt ans, et c'est... un Caton, un exemple de sagesse, oh! Parlant comme un livre; cependant il y a tout lieu de penser que vous lui avez tourné la tête; je ne sais où il vous a vue: mais il brûle, sans doute, de tomber à vos genoux, et moi, je vous l'amène poings et mains liés; jugez si l'on peut aimer avec plus de délicatesse: car je vous aime à la folie, et je m'immole, je sers mes rivaux; j'enchaîne la philosophie à votre char... je l'attends ici pour vous le présenter.
65
+ Delcourt n'avait pas achevé qu'on le demande; il sort, et revient aussi-tôt suivi d'un jeune officier qui ne ressemblait point au courtisan; la modestie respirait dans tout son extérieur; sa figure noble était encore plus intéressante par des marques de tristesse qu'il laissait échapper malgré lui.
66
+ Voilà, charmante, reprend Delcourt, Monsieur Daumal que je vous présente comme un de mes bons amis; c'est un sage au moins, quoique je ne lui croie pas un cœur invulnérable. Quel trait a frappé Julie! Elle reconnaît ce même jeune-homme qui, au spectacle, a tenu ce propos dont l'impression si sensible est restée dans son âme; elle cherche à se remettre de son trouble; elle voudrait se venger, et montrer à Daumal une froideur repoussante; elle ne peut que céder à des mouvements, qu'elle n'avait pas jusqu'alors ressentis; Julie enfin se sent dominer par un doux attendrissement plus impérieux peut-être que la flamme impétueuse de l'amour. L'officier partageait son émotion: il l'aborda avec cette timidité, hommage si flatteur pour un sexe dont la sensibilité délicate ne laisse rien échapper de ce qui peut assurer son triomphe. La conversation fut vague et indéterminée, telle que sont ces entretiens privés de chaleur et de vie, assemblage de mots vides de sens, qui suffisent à la société pour faire circuler son ennui, et qui n'ont qu'un vain agrément de convention.
67
+ La liaison de Julie et de Daumal prenait chaque jour un nouveau degré d'intérêt.
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+ Malgré les efforts de l'amour-propre qui n'oublie guère ses ressentiments, Julie, dans le fond de son cœur, avait pardonné à l'officier, et elle-même s'en étonnait. Ils ne s'étaient point encore trouvés seuls. La malheureuse fille de Monsieur De Gourville n'avait pas manqué d'observer que Daumal faisait entrer adroitement dans tous ses discours l'éloge de la vertu; c'était adresser à l'infortunée Julie un reproche assez direct sur ses égarements. Rendue à elle-même, que de larmes elle versait! Et elle ne pouvait haïr la main qui lui perçait ainsi le cœur. Quelle étrange situation! Julie, un jour, se livrait plus que jamais à ces réflexions désolantes qui lui présentaient l'excès de ses fautes, et laissaient dans son âme le tourment secret du remords; elle entendait les gémissements de sa famille; elle voyait couler ses pleurs; elle avait horreur d'elle-même: c'est dans ces affreux moments que Daumal s'offre à sa vue.
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+ Elle est déconcertée, et n'ose lever les yeux; un frissonnement la saisit; Daumal s'aperçoit de son agitation: il veut se retirer. Non, monsieur, lui dit Julie: restez, restez; votre présence... adoucira peut-être le poison répandu sur ma vie; et en prononçant ces mots, elle craignait de regarder Daumal, qui n'éprouvait pas un moindre embarras; l'un et l'autre demeurent quelque temps sans parler. Daumal sort le premier de ce silence, la plus vive expression du sentiment:-quoi, mademoiselle! Seroit-il possible que vous eussiez des chagrins, et qu'il fût en mon pouvoir de les adoucir? Mon trouble vous instruit assez de ce qui se passe dans mon cœur. Il y a long-temps que je brûle de trouver une occasion où il me soit permis d'épancher mon âme: elle n'est remplie que de vous seule; vous avez excité en moi un intérêt si tendre, si respectueux, si délicat!
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+ C'est l'attachement le plus touchant, le plus pur qui m'anime... monsieur, interrompt Julie d'un ton attendri, vous avez bien changé de façon de penser à mon égard! Vous ne m'annonciez pas de tels sentiments...-comment,
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+ mademoiselle!-Quand vous me vîtes au spectacle, les réflexions dont vous fîtes part à votre ami... Daumal ne la laisse pas achever, et se jette à ses pieds:-je vois, mademoiselle, je vois que vous m'avez entendu: je n'irai point vous en imposer par un VIL mensonge; oui, mademoiselle, j'ai tout dit contre vous; regardez-moi comme le plus coupable des hommes; mais lisez dans mon cœur: votre premier regard suffit pour assurer votre empire sur moi; jamais je n'avais été frappé de tant de charmes; tout m'arrachait en vous l'hommage le plus éclatant; pardonnez à un transport dont je n'ai pas été le maître: je me suis indigné contre le sort, de ce qu'à cet assemblage de perfections, il n'a pas joint...
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+ vous pleurez, mademoiselle!-Oui, monsieur, je sens que je ne possède rien: j'ai perdu la vertu... je l'ai connue, monsieur, et la douleur, la honte, l'opprobre seront attachés à ma vie pour toujours! Ah! Que vous avez eu bien raison de me mépriser, de me haïr! Moi-même...-vous mépriser! Vous haïr, mademoiselle!
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+ Puisque vous êtes capable d'ouvrir les yeux sur vos erreurs...-dites, monsieur, sur mes crimes; eh! Je ne pourrai les expier!-Non, mademoiselle, non, vous n'avez point à craindre le mépris; votre âme s'ouvre au repentir; c'en est assez pour que vous méritiez l'estime.-L'estime, monsieur! Jamais, je ne recouvrerai un bien si précieux; hélas! Autrefois on ne me l'eut pas refusée.-Soyez assurée qu'on vous estimera, si vous avez la force de céder aux mouvements heureux qui dans cet instant vous agitent... mais me serait-il permis, mademoiselle, de vous interroger? Comment, par quelle fatalité, par quelle funeste circonstance, avec une âme aussi noble, aussi sensible, avez-vous... l'adorable Julie était faite pour être un modèle de vertu.-Sans doute, j'aime la vertu, j'en sens tout le prix; je n'avais qu'à marcher sur mes premières traces; je me suis égarée; le monde, la jeunesse, l'exemple, une amie, une indigne amie, tout m'a séduite, m'a précipitée dans un enchaînement de désordres continuels... qui me coûteront la vie. Il y a long-temps, monsieur, que je gémis en secret sur mon sort, qu'un faux éclat, que la société, que tout m'importune, hors votre présence, qui m'est devenue nécessaire, quoiqu'elle semble me reprocher mes fautes; reprochez-les-moi, monsieur; ne ménagez point ma sensibilité; montrez-moi sans nul déguisement combien je suis coupable; ne me cachez pas le degré de bassesse où je suis descendue; oh! Vous ne sauriez me punir assez, me déchirer assez le cœur; mes larmes, mes larmes ne toucheront ni le ciel, ni les hommes; c'en est fait, ma honte est éternelle... je suis avilie à tous les yeux, à mes propres regards!-Encore une fois, mademoiselle, un retour généreux à la vertu nous rend l'estime publique, l'estime de nous-même... vous n'êtes pas la seule que la séduction et le mauvais exemple aient égarée; plus d'une famille pleure encore sur la perte de jeunes-personnes que leur naissance et leur éducation paraissaient devoir attacher pour jamais à l'honnêteté.
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+ À ces dernières paroles, Julie regarde Daumal, et laisse échapper un profond soupir.-Eh! Monsieur, c'est-là le trait mortel qui m'assassine! J'ai une famille... une famille respectable, et j'ai fait son déshonneur; mes parents...-il faut, mademoiselle, les revoir, aller tomber à leurs pieds, rentrer dans le sein de la vertu; vous lui prêterez des charmes; vous la ferez aimer.-Quoi! Vous croyez que mon désespoir, que mes remords vifs et sincères pourraient obtenir mon pardon de ces vertueux parents que j'ai couverts d'opprobre?-N'en doutez point, mademoiselle; et quels cœurs de si nobles sentiments ne vous gagneraient-ils point?... Ah! Si ma sœur pensait comme vous...-vous avez une sœur?-Qui cause tous mes malheurs, mademoiselle, dont les coupables égarements me conduisent au tombeau; elle y a plongé ma mère; elle va y faire descendre un vieillard infortuné, mon père, qui pleurait sa mort, qui depuis, sans pouvoir découvrir le lieu qu'elle habite, a su qu'elle vivait, et qu'elle vivait pour nous déshonorer; elle m'a forcé, ajouta Daumal en fondant en larmes, elle m'a forcé de changer de nom...-Daumal n'est point votre nom! Il se pourrait...-non, mademoiselle.-Ô dieu!... Et... vous vous appelez?
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+ ...-Gourville...-Ah! Mon frère! Et Julie tombe sans connaissance. Daumal reste frappé de la foudre. Julie r'ouvre les yeux, et se précipitant aux genoux de son frère: oui, mon frère, vous voyez cette sœur malheureuse, cette sœur criminelle, la fille de Monsieur De Gourville, qui n'a plus que la mort à désirer, dont le dernier soupir sera pour vous, pour la vertu; je foule aux pieds ces témoignages de ma honte! (Elle arrache ses diamants, son collier, toutes ses parures, et les rejette avec indignation loin d'elle. ) Mon frère, je ne mérite plus que vous me donniez le nom de votre sœur: mais si vous ne m'aimez pas, si vous ne m'estimez pas, du moins vous me plaindrez... je cours embrasser l'état le plus VIL... je ne pourrai y retrouver mon honneur; hélas! Je l'ai perdu, poursuit-elle suffoquée par les sanglots! Je l'ai perdu! Daumal en la serrant dans ses bras, et gémissant avec elle, n'a que la force de dire: ah, ma sœur!-Quoi! Tu m'appelles encore ta sœur, frère trop généreux! Voilà où m'ont amenée ma faiblesse, l'amour de la fortune, et de quelques agréments qui me sont devenus odieux! Ils sont la source de tous mes malheurs, de ma perte!
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+ Mais parle, ces chers parents... je frémis à leur nom seul; je les vois toujours s'élever contre moi... quoi! J'ai causé la mort de ma mère! Mon frère, laisse-moi expirer à tes pieds; je ne puis plus supporter la vie; je ne suis digne ni du jour, ni de toi; je veux, je veux mourir, ici, à tes genoux, dans les larmes... laisse-moi. Daumal en la relevant, et la regardant avec attendrissement:-le repentir, je vous l'ai dit, peut réparer les fautes...
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+ viens... que je te conduise au lit de mort de notre malheureux père.-Que dis-tu?
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+ Mon père...-il touche au dernier moment; ils ont appris... ce que nous devons oublier; ma mère en est morte de douleur, et mon père est venu à Paris pour s'informer... pour mourir dans tes bras, ma sœur; ne te livre point au désespoir: il te verra encore; il te pardonnera, il t'aime.
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+ Tous deux se tenaient embrassés en pleurant avec amertume; ils voulaient se parler, et les sanglots leur ôtaient l'usage de la parole; enfin Julie reprend la voix: tu verras, mon frère, que j'étais faite pour mériter de t'appartenir...
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+ pourquoi suis-je entrée dans cette funeste ville? Malheureuse parente! Ne puis-je te rendre tes perfides bienfaits, et retourner à cette indigence qui m'honorait? Julie quitte son frère, renvoie ses diamants à ses séducteurs, congédie ses domestiques, fait vendre ses meubles, prend l'habillement le plus simple, et court à Daumal.-J'ai quelqu'argent: mon père en aurait-il besoin? Que me proposez-vous, repart le jeune homme avec une sorte de colère? Faites distribuer cet argent aux pauvres; puisse-t-il expier!...-Arrête, mon frère; ne suis-je pas assez humiliée? Ta délicatesse n'est que trop juste; j'ai craint que mon père... tant que j'aurai une goutte de sang dans les veines, réplique Daumal en élevant la voix, je la vendrai pour mon père: mais vous l'offenseriez...-n'achève pas; ne me dis rien; ne me dis rien; je sais... ce que je suis, une créature malheureuse, dégradée des droits de l'humanité, dévouée au mépris, le rebut de la nature entière, une infortunée... qui ne mourra point assez-tôt; mon frère, n'enfonce pas le poignard dans mon cœur; j'ai encore peu de jours à vivre... mais de quel œil me verra mon père?-Avec
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+ tendresse... comme sa fille.
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+ Daumal fit part à sa sœur de tous les détails qui le regardaient. Monsieur De Gourville avait appris par des voies indirectes qu'elle vivait, et qu'elle démentait sa naissance et son éducation; il flottait encore dans l'incertitude; il était venu à Paris, où le chagrin consumait ses jours, pour être éclairci sur le sort de Julie, et pour la ramener à ses principes d'honnêteté, si elle avait eu le malheur de s'en écarter.
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+ Un ecclésiastique accourt:-je vous ai enfin trouvée, mademoiselle. Daignez me suivre, vous et monsieur votre frère; il n'y a point de temps à perdre; vous ne sauriez faire une meilleure action; vous rétablirez le calme dans une âme agitée. Daumal et sa sœur paraissent hésiter; l'ecclésiastique les presse: ils cèdent; il les conduit dans une voiture; ils descendent à l'extrémité d'un faubourg, montent par une allée obscure et étroite à un cinquième étage, entrent dans une espèce de grenier où tout présentait le tableau de la misère; une voix mourante sort du fond d'un lit qui annonçait les horreurs de la pauvreté:-Ah! Mademoiselle, que j'ai de grâces à rendre à Dieu, puisqu'avant que d'expirer, je puis vous demander pardon de tous mes crimes! Voilà, monsieur, poursuit la personne expirante, en se tournant du côté de l'ecclésiastique, et d'une voix étouffée par les sanglots, voilà la vertu même que j'ai corrompue, que j'ai entraînée à sa ruine par mes abominables sollicitations... Madame De Sauval, s'écrie Julie! Dans quel état!-Oui, mademoiselle, je suis cette misérable qui vous ai poussée dans le désordre, qui vous ai précipitée dans l'abîme du vice; j'en ai déjà reçu un châtiment, qui n'est peut-être que l'avant-coureur d'un supplice éternel. Vous voyez mon affreuse indigence: c'est le fruit de cinquante ans de souillures et d'intrigues criminelles, et je vais dans le moment rendre compte de ces cinquante ans au juge suprême. Il n'y aura pas dans toute ma vie, un jour, un seul jour qui ne dépose contre moi. (Elle s'efforce de ranimer sa voix éteinte. ) J'ai su, mademoiselle, que vous aviez retrouvé monsieur votre frère; que vous étiez rendue à la vertu, à ce dieu qui me frappe, et auquel je vous ai arrachée; votre repentir le désarmera: mais moi, malheureuse! Que dois-je attendre de sa miséricorde? Non, je n'ai point de grâce à espérer; c'est pour jamais, pour jamais que je suis rejetée! Je ne contemple... qu'une éternité de tourments!
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+ À ces mots, elle laisse tomber sa tête sur ses mains, et verse un torrent de larmes. Le charitable ecclésiastique cherche à la consoler; il lui expose un dieu clément, infini dans ses bontés, toujours prêt à ouvrir son sein paternel au repentir. Madame De Sauval l'écoutait avec attention, baisait avec transport le crucifix; puis reprenant toute la fureur du désespoir, le repoussait loin d'elle:-il est impossible qu'il me pardonne! J'entends ma condamnation retentir à mes oreilles! Je vois la fosse qui s'ouvre... qui m'engloutit! Ils m'entraînent... ils m'entraînent... où me cacher? Où fuir?
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+ Cette malheureuse femme, toute pâle, tremblante, égarée, qui n'était plus qu'un squelette vivant, s'élance vers Julie. Aussi-tôt emportée par la compassion, oubliant son aversion pour une misère dégoûtante, n'envisageant plus que l'infortune dans la perfide amie qui avait causé sa ruine, Julie lui tend les bras, l'arrose de ses pleurs. Ne le voyez-vous pas, s'écriait Madame De Sauval épouvantée?-Reprenez vos esprits, madame, reconnaissez-moi; croyez que je suis sensible à vos peines, que je ferai tout au monde pour les adoucir.-Ah! C'est vous, mademoiselle, c'est vous que j'ai voulu perdre avec moi! Je suis coupable de tous vos égarements; Dieu va m'en punir... pour toujours! Elle s'adresse à Daumal: monsieur, je le déclare ici: je suis la seule criminelle; j'ai mis tout en usage pour détruire les sentiments vertueux de mademoiselle votre sœur, pour l'enlever à sa famille, à l'honneur, à la religion, dont je sens aujourd'hui tout le pouvoir.-Ne parlons point de nos fautes, interrompt Julie en pleurant; ne songeons qu'à apaiser la colère du ciel. Hélas! Si j'avais été aussi vertueuse que vous le dites, je ne me fusse jamais écartée du chemin que m'avait tracé une famille irréprochable. (Elle se jette ensuite à genoux avec vivacité) ô mon dieu! J'implore ici notre pardon pour toutes deux; nous t'avons offensé: daigne entendre nos cris; qu'ils montent jusqu'à toi. Joignez-vous à ma prière, madame; le ciel aura pitié de nous: nos remords le fléchiront. L'ecclésiastique et Daumal étaient demeurés immobiles d'étonnement. En effet c'était un spectacle bien digne d'attacher et d'intéresser, qu'une jeune personne, qui, dans tout l'éclat de la beauté, pénétrée de repentir, noyée dans les pleurs, dans l'abbaissement le plus profond, s'adressait au ciel avec cette onction si peu sentie des âmes mondaines. Daumal veut relever sa sœur.-Non, mon frère, je ne saurais inonder assez la terre de mes larmes; n'aurais-je pas dû avoir la force de résister, de combattre, d'empêcher même cette infortunée de courir à sa perte? C'était à moi de soutenir sa faiblesse; votre sœur, la fille de Monsieur De Gourville était faite pour servir d'exemple, et pour rappeler à la vertu ceux qui s'en éloignaient.
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+ Madame De Sauval retombe dans ses terreurs; les traits d'une mort effrayante sillonnaient déjà son visage; son agitation redouble; ses cheveux se hérissent; elle crie: sauvez-moi, sauvez-moi. L'ecclésiastique répand sur elle de l'eau-bénite.-Je brûle... la flamme me dévore... ô mon dieu!... Tu m'as condamnée!... Je tombe... je roule dans un abîme... Secourez-moi!
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+ Elle expire enfin en poussant des hurlements épouvantables, et devient un objet hideux que Julie et Daumal, frappés de consternation, s'empressent de fuir.
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+ Ô dieu, disait Daumal! Quelle est la fin du crime! La faiblesse, la terreur, le désespoir assiègent ses derniers instants! Quelle différence de la vertu, qui, toujours calme, toujours sûre d'elle-même, rend son âme sans effort, sans agitation, comme un dépôt que le ciel lui a confié! C'est à cette épreuve, ma sœur, vous en êtes le témoin, qu'il faut attendre ces prétendus heureux, dont on nous vante le bonheur, et qui souvent excitent bien mal à propos notre envie.
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+ Quel être sensé désirerait cinquante ans d'une vie noyée dans l'opulence et les plaisirs, que devrait terminer une pareille mort? Et quand il n'y aurait pour les vicieux d'autre supplice que le trouble continuel attaché à leur existence, qui ne préférerait à leur situation, la tranquille conscience d'une vertueuse pauvreté?
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+ Ils arrivent à la demeure de Monsieur De Gourville. Une petite chambre précédait la pièce où était le vieillard. Daumal entre; Julie veut le suivre; il l'arrête:-ma sœur, attendez ici quelques instants.-Quoi! Retarder le moment de voler aux pieds de mon père!-Vous le verrez, ma sœur: mais, vous concevez...
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+ épargnez-moi la peine de vous rappeler... cette entrevue, ma sœur, exige des ménagements.
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+ Des ménagements, se dit Julie seule! Et voilà donc où mes fautes m'ont conduite!
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+ Un enfant être obligé de reculer l'instant de se montrer aux regards paternels!
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+ Craindre de les offenser! Ah! Misérable Julie, reçois-tu assez de blessures? La porte s'ouvre: quelle est la personne qui sort, et que reconnaît cette infortunée, en poussant un cri, et en voulant se cacher le visage? Mariamne, Mariamne, qui, plus estimable, plus attachée que jamais à Monsieur De Gourville, voulait mourir à son service, qui avait vu Julie vertueuse:-c'est vous, mademoiselle!
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+ Julie tombe sur son siège, accablée de sa situation. Avoir à rougir, être couverte de confusion à l'aspect d'une domestique: quel supplice! C'était Mariamne qui jouait le rôle de la fille de Monsieur De Gourville, et Julie était, en ce moment, au-dessous de la créature la plus abjecte. Oui, Mariamne, répond-elle en baissant la tête dans son sein, et en pleurant amèrement, c'est moi... c'est moi, qui n'ose vous regarder... que votre présence m'humilie!
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+ Mariamne... vous ne vous êtes point égarée, et votre malheureuse maîtresse...
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+ elle n'a pas la force de poursuivre.Mariamne se jette, en versant un torrent de larmes, au cou de Julie:-mademoiselle... mademoiselle, pardonnez-moi ce mouvement; vous nous avez causé bien du chagrin! Hélas!Madame en est morte, en prononçant votre nom, en demandant au ciel de revoir, d'embrasser encore sa chère enfant; elle vous plaignait... c'est cette Madame De Subligni qui a tout fait. Oh! Je m'en doutais bien que le séjour de Paris, et cette tante vous seraient préjudiciables. Mais, ma chère maîtresse, ajoute-t-elle en la serrant contre son sein avec transport, ne vous abandonnez pas à la douleur; vous êtes bien repentante, n'est-il pas vrai?-Ah! Mariamne, Mariamne, qu'est-ce que le repentir au prix d'une vie irréprochable?Il faut que je meure, que je me cache dans les entrailles de la terre.-Calmez ce désespoir, mademoiselle; monsieur vous reverra avec plaisir; il vous pardonnera; il est si bon! Dieu n'est-il pas miséricordieux? Il ne faut plus songer qu'à consoler monsieur votre père, qui est toujours dans l'infortune; il est au lit: vous le trouverez plus malade encore de douleur que de vieillesse. Mon cher maître! Que ne puis-je conserver sa vie aux depens de la mienne!
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+ Et les larmes de Mariamne se confondent avec celles de Julie.
99
+ À peine Daumal a-t-il paru dans la chambre de son père:-eh bien! Mon fils, as-tu des nouvelles à me donner?... Elle me fait mourir! N'aurait-on pas cherché par un faux rapport à me percer le cœur? Ma fille aurait à ce point outragé sa famille! Tu ne me réponds pas! Tu pleures!-Tout n'est que trop véritable. Elle vit, s'écrie Monsieur De Gourville! Et ma fille nous a deshonorés! Ah! Que je ne la voie jamais! Daumal... mon fils, et sait-elle combien elle me coûte de pleurs?-Elle sait que vous êtes le père le plus respectable, le plus sensible, le plus digne d'être aimé, qu'elle est la plus coupable des filles: mais, mon père, le remords nous ramène Julie; elle reconnaît, elle pleure ses fautes, et ne demande qu'à mourir de repentir après vous avoir vu.-Non, Daumal, je te l'ai dit: que je ne la voie jamais... ce sont-là de ces erreurs inexcusables... et elle sent toute l'énormité de sa détestable conduite?-Elle en est pénétrée, mon père.-Elle doit l'être. Avoir reçu une éducation aussi sage, avoir été élevée dans le sein de la mère la plus vertueuse, et passer tout à coup à une telle dépravation!... S'est-elle informée de moi? Hélas! Mon sort doit peu l'intéresser.-Ce n'est que vous, mon père, qui l'attachez encore à la vie; je vous le répète: elle meurt de son repentir, et c'est à vos genoux qu'elle voudrait expirer.-Ah!Daumal, c'est à moi de finir une carrière de douleurs... Sa vue empoisonnerait mes derniers instants... ne dis-tu pas qu'elle est repentante?...-Elle a le cœur déchiré des plus vifs remords; elle excite la compassion...-mon fils, Dieu pardonne: si je croyais qu'il eût éclairé cette malheureuse fille... la faiblesse de son âge, le mauvais exemple l'auront entraînée au vice plus encore que son cœur; elle était née pour aimer la vertu, et ne s'en jamais écarter. Mon fils... et où est cette fille... qui m'était si chère? À vos pieds, mon père, s'écrie Julie qui avait entendu ces dernières paroles, et se précipitant au-devant du lit, à vos pieds, le visage prosterné contre terre, accablée de ses fautes; elles sont énormes! Implorant votre clémence comme celle de Dieu même, n'aspirant qu'à mourir en votre présence...
100
+ ma fille, dit Monsieur De Gourvilleen lui tendant les bras! Ma fille!... C'est toi!...-Ah! Je me suis rendue indigne de ce nom; je vous ai couvert d'opprobres; j'ai manqué à tout, à l'honneur, à la terre, au ciel; j'ai porté le coup mortel au sein de ma mère... ma vie est irréparable; il ne me reste plus qu'à m'ensevelir dans la retraite la plus obscure: mais avant que d'entrer dans le tombeau, j'ai souhaité vous voir, vous adorer encore, vous dire qu'au milieu de mes égarements, vous n'êtes jamais sortis de mon cœur, ni vous, ni une mère infortunée... mon père! Mon père! Je vous demande à Dieu et à vous un pardon...
101
+ Dieu ne me le refusera point... mon père, daignez me l'accorder aussi; que j'expire avec cette consolation! Julie était toujours à genoux, arrosant la terre de ses larmes; Monsieur De Gourville n'ayant pas la force de parler, la regarde avec attendrissement, semble un moment balancer, lui tend avec bonté une de ses mains; elle la presse contre sa bouche, et la mouille de ses pleurs; toute la réponse du vieillard est de se soulever, et de serrer Julie entre ses bras. Ce silence si touchant, si expressif, n'est interrompu que par des sanglots; Daumal et Mariamne y mêlent les leurs; le vieillard enfin s'écrie: ma fille... puisseDieu te pardonner, comme je te pardonne! Julie ne peut que dire: ô mon père! Vous ne me rejetez pas de votre sein! Vous me pardonnez! Je mourrai donc avec le nom de votre fille!
102
+ La douleur et la joie produisirent sur Monsieur De Gourville des effets également dangereux pour sa santé. Julie ne quittait point le chevet de son lit; la source de ses pleurs était intarissable; son père pleurait avec elle, et la reprenait sans cesse dans ses bras.Tu m'es rendue, lui disait-il! Tu recevras mon dernier soupir!-Ô mon père! C'est moi qui touche à la fin d'une vie, que je ne saurais expier! Vous ne mourrez point, mon père, vous vivrez pour m'accorder quelques regrets. Je me flatte que mes derniers instants vous feront oublier...
103
+ ah! Le souvenir de mes honteux égarements me survivra; tout l'excès de mes remords ne me sauvera pas d'une mémoire à jamais flétrie! Le vieillard, toujours plus dominé par l'amour paternel, s'efforçait de consoler Julie, en lui parlant de sa tendresse, et de la bonté sans limites de l'être suprême. Enfin il approche de cet écueil redoutable où tout ce qui existe, va se briser et s'anéantir. Daumal et sa sœur s'abandonnent à tout l'emportement de la désolation. Mes enfants, leur dit Monsieur De Gourville, soyons chrétiens, regardons le ciel; c'est-là que nous serons dédommagés des vains songes de la terre; la mort n'est rien; c'est notre destinée future qui nous doit occuper; je remets la mienne entre les mains de mon Dieu; il me fait mourir content, puisque j'ai retrouvé ma fille, et qu'elle pleure sincèrement ses erreurs. Julie, connais, sens tout le prix de la vertu: voilà la source des vrais plaisirs! Tu l'éprouveras; tu verras que toutes les illusions du monde ne valent pas le bonheur d'être bien avec soi-même, et c'est Dieu seul qui nous procure cette félicité. Ô mon Dieu!Continue le vieillard expirant, en versant de douces larmes, mon cher bienfaiteur, achève ton ouvrage; ne lui retire pas ta grâce si puissante, si consolante! Daigne protéger mes enfants, qu'ils retrouvent en toi leur soutien! Hélas! Je les laisse malheureux sur la terre.
104
+ De temps en temps, il pressait Julie et Daumal contre son cœur; il levait les yeux au ciel. Mon Dieu, reprenait-il, j'ai recours à ta clémence; pardonne, ô mon Dieu! Pardonne; misérable créature que je suis! J'attends tout de ta bonté.
105
+ Jamais Monsieur De Gourville ne déploya plus la dignité de l'homme; jamais il ne fut plus sensible, plus reconnaissant, et n'eut un front plus serein; c'était lui qui consolait, qui exhortait ceux qui l'entouraient; il reçut les secours de l'église avec cette ferveur qui part d'une âme nourrie de vertu et de religion; et après avoir donné sa bénédiction à son fils et à sa fille, et leur avoir recommandé la fidèle Mariamne, il mourut dans leurs bras, comme s'il tombait dans ceux du repos; c'était un fruit sain qui, ayant acquis son degré de maturité, s'était détaché sans effort; sa candeur, l'innocence de sa vie, la pureté de ses mœurs, semblaient respirer encore sur son visage. Quel spectacle pour les gens du monde! Et quelle mort à opposer à celle de cette malheureuse Sauval! Ô vertu, tu n'es donc pas une chimère! Et quand on ne retirerait d'autre avantage de soixante-dix ans qui t'ont été consacrés, que d'avoir le droit de mourir ainsi, ne devrait-on pas te préférer à tout ce que les plaisirs nous offrent de plus flatteur? Daumal éprouva un violent désespoir; Mariamne expirait dans les sanglots: mais la désolation de Julie ne saurait se représenter: elle se précipitait, les cheveux épars, en se frappant la poitrine, sur le corps de son père; elle l'embrassait; elle poussait des hurlements. Mon père, s'écriait-elle! Ô mon père! C'est moi qui ai avancé la fin de ta carrière infortunée! C'est ta fille qui t'immole, mon père! Ce crime me manquait! Non, disait-elle à son frère et à Mariamne qui voulaient l'arracher à cette situation, vous ne me séparerez point du plus chéri des pères; je veux être ensevelie dans le même cercueil; et que serais-je sur la terre? Je ne puis plus soutenir le fardeau de l'existence; le tombeau est mon unique asile... mon frère, ne m'ôte pas la consolation d'exhaler le soupir qui me reste, �� côté de l'auteur de nos jours. On rendit les derniers devoirs à Monsieur De Gourville.
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+ Julie, malgré Daumal et toutes ses représentations, courut se vouer à une clôture éternelle; elle fit choix de cet ordre rigide où l'on est obligé de coucher dans sa bière; elle prit un habillement grossier, ne vivant que de pain et d'eau, ou plutôt de ses larmes, et quand elle avait rempli les plus humiliantes fonctions, on la trouvait au pied des autels, implorant avec des cris, la clémence divine, et désespérant de la toucher en sa faveur. Mariamne la suivit au couvent où elle s'attacha en qualité de sœur converse. Mademoiselle, lui dit cette domestique si estimable, je comptais mourir au service de vos chers parents: le ciel nous les a enlevés; je n'ai plus d'autre maître à servir que Dieu: il n'empêchera point que je ne vous chérisse jusqu'au dernier soupir.
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+ Ah, Mariamne! Répondoit Julie avec des gémissements, tu n'as point à désarmer un juge irrité: c'est dans le sein d'un père tendre que tu te jettes; il ne me pardonnera jamais; Mariamne, je l'ai trop offensé!
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+ Ces deux femmes, exemple de la piété la plus vraie et la plus vive, étaient animées d'une louable émulation pour les austérités et les autres pratiques de la vie religieuse. Julie redisait sans cesse: des conventions purement terrestres, m'avaient élevée au-dessus de Mariamne; la vertu l'a faite ma maîtresse et mon modèle; que je serais heureuse d'être son égale!
109
+ Daumal voyait souvent sa sœur; elle lui avouait que son bonheur avait commencé du moment qu'elle s'était retirée dans le cloître:-mon frère, il y a bien peu de temps que je vis; je trouvais dans la société une mort continuelle; quelle fausse joie! Que ces plaisirs qui m'avaient tant séduite, sont faibles et languissants au prix de cette ivresse pure et délicieuse dont se remplit une âme pénétrée de Dieu! Croiriez-vous, ajoutait-elle, que je dors dans mon cercueil avec plus de satisfaction que dans ces lits que me préparait la mollesse?
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+ C'est-là que j'embrasse l'image ravissante d'un maître bienfaisant qui a daigné me rappeler à lui. Lorsque j'étais livrée à mon aveuglement, je ne pouvais imaginer que Madame De La Vallière, éloignée d'une cour enchanteresse, oubliée du plus puissant des monarques, soumise à toutes les rigueurs de la pénitence, ne fût pas la plus malheureuse des femmes: ah! Mon frère, que je m'abusais!
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+ La sœur Louise de la miséricorde jouissait du bonheur suprême; eh! Quels rois de la terre valent celui du ciel? J'ai été dans le fracas du monde, surprise et persécutée par une conscience indomptable, dont la voix sourde se faisait entendre au milieu de mes égarements; un trouble secret et invincible empoisonnait pour moi ces moments de tumulte qu'on appelle des fêtes; mon âme incessamment me découvrait de nouveaux besoins, et s'élançait vers quelqu'objet qui pût fixer et calmer ses désirs vagues et inquiets, et cet objet si attendu, si souhaité, fuyait comme une ombre impalpable que l'on poursuit, et qu'il est impossible de saisir. Daumal, ici je commence et j'achève la journée dans les douceurs d'une félicité pure, qui, sans doute; est un avant goût de la félicité céleste; j'ai atteint ce bonheur fugitif qui trompait mes vœux et s'échappait devant moi; je ne crains plus de m'interroger sur ce que je ressens; je connais le repos, le calme du cœur, plaisirs si peu connus du monde! Bien différente de cette Julie qui redoutait la solitude, je vole après les instants qui me rapprochent de moi-même; tous les jours sont beaux à mes yeux: ils m'élèvent à l'idée sublime et attendrissante de l'immortalité. Je me jette toute entière dans le sein de la bonté divine; j'espère que mes larmes, un repentir sincère, mon amour, mon tendre amour pour le plus grand, pour le meilleur des êtres répareront mes désordres passés; puissé-je mourir, mon frère, dans cette confiance! Ô mon Dieu, poursuivait-elle! Faut-il que mon père ait été la victime d'une fille trop coupable? Oui, c'est moi qui lui ai causé la mort; je brûle de le rejoindre. N'en doutons point: ce Dieu si juste l'aura récompensé de ses vertus, de ses souffrances, du pardon généreux qu'il a bien voulu m'accorder.
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+ Tels étaient les discours et la nouvelle vie de la sœur de Daumal.
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+ Quel pouvoir n'a point l'exemple! Et qu'il est nécessaire à la nature humaine qu'elle ait devant les yeux des images imposantes qui l'échauffent et l'élèvent à la perfection! On vint un jour avertir Julie qu'on demandait à lui parler; elle fit des questions au sujet de la personne qui désirait la voir: on ne put lui donner que de faibles éclaircissements: c'était un inconnu qui avait refusé absolument de dire son nom, et l'objet de sa visite; on avait seulement observé qu'il était jeune, que son extérieur était des plus simples, et qu'il paraissait dans l'abbatement. Julie hésita d'abord si elle se rendrait à sa demande: un mouvement subit la détermina; c'est peut-être, dit-elle, quelque infortuné qui a besoin de consolation; si je ne puis l'obliger, du moins il est en mon pouvoir d'essuyer ses larmes, et de lui faire sentir les douceurs d'une religion compatissante.
114
+ Julie court au parloir. Qui s'offre à ses regards, pâle, défiguré? Le marquis de Germeuil, scélérat aux yeux du ciel et de cette vérité à laquelle on ne saurait en imposer, et envisagé par le monde comme un homme à la mode, et comme un modèle de noblesse et d'agrément. Vous, monsieur, s'écrie Julie en reculant de crainte! Votre perfidie vient-elle me poursuivre jusqu'en ces lieux? Je viens, reprend le marquis, vous admirer, vous demander pardon d'une conduite trop criminelle, et répandre à vos pieds une âme qui vous doit son changement, et qui brûle de vous imiter.-Que dites-vous, monsieur?...-Je suis l'auteur de vos égarements; je vous ai entraînée dans le vice; j'ai employé l'art infâme des séducteurs: j'ai commis tous les crimes. Vous n'êtes pas la seule dont j'aie causé les malheurs et les désordres; il n'y a point d'excès où je ne me sois porté; content d'avoir aux yeux des hommes le masque d'une probité apparente, je ne croyais ni au ciel ni à la vertu. Votre exemple a été pour moi un coup de lumière; je me suis contemplé dans toute l'horreur de mon aveuglement: j'ai frémi du péril, et je cours m'enfoncer dans une retraite religieuse, et y pleurer à jamais une vie qu'il me sera impossible d'expier. Je donne tout mon bien à mes parents. J'ai voulu vous voir, avant que de dire un éternel adieu au monde, et vous apprendre enfin une conversion qui est votre ouvrage. Ô mon Dieu, dit Julie en levant les yeux au ciel, tu me combles de tes bienfaits! Quoi!
115
+ Monsieur, ajoute-t-elle en s'adressant à Germeuil, vous reconnaissez vos erreurs! Que je vous vois avec plaisir rempli de tels sentiments! J'approuve fort cette espèce d'abjuration que vous faites de la société: mais, si vous m'en croyez, au lieu d'aller vous ensevelir dans un cloître, osez rester au milieu de ce monde, pour lui présenter un exemple éclatant de vertu et de piété véritable.
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+ Vous êtes connu, monsieur; vous possédez un revenu suffisant: moi, je n'étais qu'une infortunée, sans un nom qui attache les regards, hors d'état d'offrir une image frappante, et de répandre le bien; je n'avais d'autre parti à prendre que celui de la retraite: pour vous, c'est une conduite différente que vous devez adopter. Je vous le redis: soyez pour tout ce qui vous environne un objet d'instruction. Vous parlez de vous désaisir de vos richesses! Eh! Monsieur, comptez-vous pour rien l'avantage de secourir les pauvres, de donner du pain à une famille expirante de besoin? Messieurs vos parents sont dans l'opulence: entendez ces malheureux qui vous exposent leurs infortunes, ces orphelins qui vous redemandent un père, ces jeunes personnes que l'affreuse nécessité... Julie s'arrête à ce mot, et ne peut retenir ses larmes: Germeuil, reprend-elle, vous m'avez entendue; allez, connaissez l'esprit de la religion: édifiez; ajoutez sur-tout la bienfaisance à la prière, et soyez assuré que l'être suprême, à ce prix, fera grâce à votre repentir.
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+ Germeuil était dans une sorte d'extase; Dieu lui-même parlait: il court embrasser le genre de vie que Julie lui avait tracé; il revenait quelquefois la voir, et réchauffer son zèle dans ses pieux entretiens; des austérités volontaires qu'il s'était imposées, le conduisirent au tombeau. Avant que d'expirer, il écrivit à Julie une lettre qu'elle eut toujours devant les yeux; jamais la religion ne s'était exprimée avec plus d'onction et d'énergie. Julie, durant vingt-cinq années, eut la force de persister dans sa ferveur, d'autant plus admirable, que d'une sévérité excessive pour elle-même, cette digne religieuse n'avait pour les autres que de la douceur et de l'indulgence.Voilà
118
+ bien le caractère de la vraie dévotion! La piété fausse se fait reconnaître à sa férocité intolérable, et à son peu de ménagement pour les faiblesses d'autrui.
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+ On ne voyait point dans Julie cet orgueil qui souvent s'attache à la vertu, et lui ôte de sa noblesse et de sa pureté; elle pratiquait l'humilité qu'annonçait son extérieur; son plus grand sacrifice était de soutenir les regards de Mariamne, et elle en cherchait avidement les occasions pour se confondre et s'anéantir davantage. Au bout de ces vingt-cinq ans d'une pénitence éclatante, elle se ressouvenoit encore de ses fautes, et en gémissait profondément.
120
+ Enfin Julie arrive à ce terme où tout s'évanouit autour de nous, hors la vérité qui, d'une main qu'on ne saurait repousser, vient nous présenter le flambeau de la mort; elle demanda à être couchée sur la cendre; ce fut Mariamne qu'elle chargea de l'étendre sur ce lit d'humiliation. Toute l'assemblée fondait en larmes; on n'entendait que des sanglots: la seule Julie montra cette fermeté qui n'appartient qu'à une religion sublime, et que ne donne point la sagesse mondaine. Elle expira, en tendant la main à Mariamne, et en priant Dieu de lui pardonner ses erreurs, et de conserver les jours de son frère. Daumal ne put se consoler de cette perte, et pleura sa sœur jusqu'au dernier soupir. Pour Mariamne, accablée de douleur, elle ne tarda guère à suivre sa maîtresse au tombeau, et fit une fin aussi édifiante: c'est-à-dire que cette fin fut exempte également et de faste et de faiblesse, et que Mariamne mourut comme doivent mourir les vrais chrétiens.
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+ Accablée de douleur, elle ne tarda guère à suivre sa
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1
+ Des maladies cruelles qui affligent l'esprit humain, l'imprudence et la jalousie sont peut-être les plus dangereuses, et en même-temps les plus difficiles à guérir; elles nous font chérir l'aveuglement où elles nous plongent, et fuir, en quelque sorte, tout ce qui pourrait nous éclairer. Quoique l'une et l'autre se montrent sous des formes différentes, elles produisent souvent de semblables effets. La jalousie toujours prés de la défiance, s'y livre sans réserve, et prépare elle-même les poisons qui la dévorent: l'imprudence, au contraire, ne conçoit nul soupçon; elle court à sa perte sans la moindre crainte, et n'envisage l'abîme que lorsqu'elle s'y est précipitée. Que de tableaux cependant qui nous offrent les suites funestes de ces deux sources d'égarements et de disgrâces! Puisse l'aventure suivante n'être point lue sans fruit par les personnes qu'il est encore possible de ramener à la raison! Qu'elles s'instruisent en s'attendrissant, et que leurs larmes ne soient pas perdues pour leur sagesse et leur bonheur! Nancy touchait à la seizième année, âge où se développent ordinairement dans son sexe les agréments extérieurs. Elle réunissait la beauté et les grâces; et divers talents ajoûtoient à ses charmes.
2
+ Sir Robert Herstord son père, qui n'avait dû son établissement qu'aux faveurs de la cour, venait de mourir subitement, ne laissant qu'un revenu de cent guinées à sa femme et à sa fille. Elles furent donc obligées de se renfermer dans les bornes resserrées de leur nouvelle condition: mais elles ne sçurent point en prendre l'esprit; elles n'adoptèrent point cette sagesse de réflexion, cet éloignement du grand monde, ce goût pour la retraite, cette sévérité de mœurs qui conviennent à l'état médiocre, et lui procurent peut-être des plaisirs inconnus à l'éclat et à la richesse; elles ignoraient surtout cette réserve qu'on peut appeler la dignité du malheur, et qui le met à l'abri de la morgue et des outrages de la fortune. L'âme de Nancy n'était déjà que trop altérée par les mauvais principes de ce qu'on nomme si improprement une bonne éducation.
3
+ Tout promettait dans cette jeune personne le caractère d'une lady accomplie, cette politesse insultante, ces caprices bizarres et inhumains, ces travers révoltants, ces étourderies apprêtées, cette foule de ridicules qui distinguent parmi nous une femme de rang, et qui, à la honte de nos compatriotes, la rendent aimable à leurs regards, en la faisant mésestimer. Nancy cependant annonçait des vertus et une honnêteté qui balançaient beaucoup ses imperfections.
4
+ Sa mère ne tarda pas à revenir de cet égarement qui n'était qu'un reste d'ivresse de leur situation passée; elle ouvrit les yeux; elle apprécia ses sociétés; elle vit que les nombreuses visites qu'elle recevait, n'étaient fondées que sur cette joie intérieure et cruelle que goûtent la plupart des hommes à mettre en opposition leur bonheur avec les disgrâces d'autrui; elle sentit que le malheur inspire presque toujours aux heureux qui l'approchent, une familiarité offensante; que ce prétendu intérêt qu'on prend aux infortunés, tient à la froideur du mépris, et qu'il n'y a qu'un pas de la bonté compatissante à l'insolence de la protection; elle n'eut pas de peine encore à se convaincre que les charmes de sa fille augmentaient cette foule de connaissances aussi dangereuses qu'oisives; et en effet, qui peut douter que les vues de ces séducteurs à la mode, sur une personne aimable, disgraciée de la fortune, ne soient audacieuses et criminelles? Une des plus grandes mortifications qu'essuie l'adversité, est de se voir privée de cette sorte de considération, qui flatte tant la faiblesse de notre orgueil; on n'aime point à multiplier le nombre de ses supérieurs, et un malheureux ne trouve que des maîtres dans tout ce qui l'environne. Nancy était bien éloignée de penser comme sa mère; c'était sous un autre point de vue que les objets s'offraient à ses yeux.L'avenir lui présentait un mariage éclatant qui l'élèverait au faîte de la fortune et des grandeurs: voilà sur quelle image ses espérances revenaient toujours; rien n'arrêtait l'essor de sa vanité; il n'y avait point, selon sa façon de voir, dans les trois royaumes, de baronet, de lord, qui n'accourût soupirer à ses pieds; mylord duc l'avait beaucoup regardée au spectacle, et d'après ces regards, elle s'était abandonnée à tout le délire de l'amour-propre.
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+ La mère alarmée des périls évidents auxquels sa fille courait se livrer, crut qu'il était temps d'avoir avec elle une conversation sérieuse.
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+ Nancy, lui dit-elle un jour, vous commencez à me donner des craintes... ma fille, écoutez-moi. Ce n'est point la sévérité maternelle qui va vous parler: c'est la douceur, la tendresse de l'amitié la plus pure, et la plus vraie; oui, ma fille, c'est votre amie, votre unique amie qui vous presse contre son sein, qui vous baigne de ses larmes: elles coulent de mon cœur; le vôtre y serait-il insensible? Je vais vous montrer le précipice horrible où vous vous jetez. J'ai commis une faute énorme, Nancy: je la reconnais aujourd'hui, et je veux la réparer: j'ai pu oublier que notre situation était des plus bornées, que vous aviez quelques agréments qui augmentent tous les jours: mais ces agréments sont un bien faible avantage, s'ils sont séparés de la vertu...-de la vertu!...-Ne
7
+ m'interrompez point, ma fille. On ne saurait prendre trop de précautions pour conserver cette pureté de vertu dont la moindre imprudence entraîne souvent la ruine. Nancy, apprenez que, lorsqu'on n'est point heureux, et qu'on se livre à la dissipation et à la société, il est rare que cette société vous respecte; l'insulte est toujours près du éclain, et il ne faut point se le dissimuler: que la sensibilité humaine ne nous en impose point: on méprise les infortunés.
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+ Voilà, ma fille, le sentiment que nous faisons naître; il se masque sous les dehors menteurs de la politesse: mais ayons le courage de l'approfondir et de nous éclairer; osons-nous dire que nous sommes malheureuses, qu'à ce titre nous tenons peu au monde, qu'il n'y aurait que l'avilissement du vice qui pourrait nous y donner de l'existence. Eh! Quelle existence, ma chère Nancy! Recueillons nos forces, sachons nous suffire à nous-mêmes, et supporter la solitude. Nous partirons demain pour la campagne; nous irons nous ensevelir dans une retraite où tu apprendras tout ce qui peut former une conduite sage et à l'abri du reproche; par cette retraite prudente, nous mériterons l'estime de ce monde, qui, peut-être serait bientôt porté à nous la refuser, et nous interromprons le cours de ces visites, dont tôt ou tard tu serais la victime. Nancy, dans le premier instant, avait embrassé avec joie le projet de sa mère: rendue à la réflexion ou plutôt aux suggestions trompeuses de la vanité, elle se refroidit.
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+ Traîner une vie monotone! Posséder tant de charmes, et n'en avoir pas un témoin!
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+ Ne recevoir nul éloge! N'être belle, en un mot, que pour les grossiers habitants de la campagne! C'était une réforme dont l'idée seule n'était point supportable.
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+ Où sa mère apercevait des dangers, des erreurs, une perte certaine, elle n'envisageait que des plaisirs permis, une coquetterie légère dont ne s'offensait point la vertu, l'art innocent de plaire qui enchaîne sans captiver, qui entretient le brillant de l'imagination, répand des fleurs sur l'esprit, et ne va jamais jusqu'à la liberté du cœur. Nancy déterminée à ne point quitter la ville, employa donc auprès de sa mère les caresses, les prières, les larmes. De toutes les faiblesses, la faiblesse maternelle est sans contredit celle qui sait le moins résister: Nancy l'emporta. Elles restèrent à Londres, et continuèrent de recevoir de nombreuses visites; et la malheureuse mère vit avec douleur sa fille entourée d'une foule d'adorateurs qui ne cherchaient qu'à la retenir dans cette ivresse si préjudiciable à la pureté des mœurs, et aux progrès de la raison.
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+ Slightman était un des premiers parmi les beaux qui assistaient à son thé; ses habits, ses chevaux, ses étourderies fréquentes, ses longs soupers, son jeu exorbitant, l'avaient mis à la mode. Persuadé qu'à quelque prix que ce soit, il est flatteur d'arrêter l'attention du public, et d'exciter du bruit, il payait divers auteurs de Pamphlet pour qu'ils parlassent de lui dans leurs papiers; dût leur plume vénale ne lui être point favorable! Il pardonnait même la satyre, quand l'article qui le concernait était étendu. Avide de circuler dans la société, il possédait l'heureuse magie de se multiplier et de se reproduire à la fois aux spectacles de Drury-Lane, de Hay-Market, à Hide-Park, à Waux-Hall, à Ranelagh; sachant jurer avec élégance, et boxer avec grâce, un des plus grand héros de taverne, chasseur à toute outrance, et le coryphée des libertins de Marybone, telles étaient les rares qualités de Slightman. Il avait voyagé avec beaucoup de fruit, ayant rapporté très-exactement tous les ridicules de nos voisins; papillon comme un français, buvant comme un allemand, et mêlant à la fierté bretonne la gravité espagnole; il ne manquait pas de détonner avec goût les allegro de l'opéra du jour; c'était le patron déclaré des virtuoses.
13
+ Quelquefois il jouait le personnage de profond politique; tantôt Wihg, tantôt Tory; aujourd'hui dans le parti de la cour; demain dans celui de l'opposition; en un mot Slightman, depuis que Dieu crée des baronets, était, dans cette espèce d'hommes, une des plus jolies et des plus absurdes créatures qui eussent figuré sur ce globe. Il n'est pas difficile d'imaginer qu'un semblable individu était très-assuré de plaire, et tout, en effet, contribuait à l'affermir dans l'excellente opinion qu'il avait de lui-même: vingt folles des plus qualifiées avaient été sur le point d'aller pour lui à la chapelle de la flotte; suivi d'une réputation si éblouissante, comment n'aurait-il pas espéré de fixer les regards de Nancy? Il avait déjà consigné son nom dans ses tablettes de bonnes fortunes; il ne faisait que d'entrer en possession de son titre et de ses biens; il déploya toutes les galanteries parasites d'un amant déclaré. Nancy, que son caractère portait à sacrifier la nature et la vérité, aux airs, et à la folle manie de paraître estimer tout ce que l'Angleterre avait de plus extravagant, ne manqua pas de distinguer le baronet de ses rivaux: elle se crut aimée; bien convaincue que cet amant aspirait à devenir son époux, elle souffrait ses assiduités avec un plaisir qui la trahissait. Il fallut pourtant que Slightman s'expliquât; il faisait voir tous les transports de l'amour, et ne laissait jamais échapper le moindre mot de mariage; le peu de raisonnement et de force qu'il supposait à cette malheureuse famille, encourageait la scélératesse du séducteur; il forme un projet qui lui parait admirable; il prétexte un voyage de peu de jours dans la contrée, et adresse cette lettre à Nancy. "J'imagine, ma charmante, que vous ne doutez pas de mon amour, et que nous devons nous épargner à tous deux ces préliminaires qui ne font que traîner après eux l'ennui et l'insipidité. Vous avez trop de délicatesse, et vous êtes trop intéressée à faire éclater le triomphe de vos charmes, pour ne pas sentir le prix de votre conquête. Vous n'avez point d'égale, divine Nancy, et me conviendrait-il de craindre des rivaux? On n'aime point comme j'aime. Votre esprit, qui vous prête à mes yeux de nouvelles grâces, s'est débarrassé, sans doute, du joug des préjugés; une créature céleste aurait-elle la façon de penser du VIL peuple?
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+ Pourquoi sont faites les lois? Pour garrotter ces âmes serviles qui ne demandent pas mieux que de se charger de chaînes, et qui n'ayant point la force d'avoir un sentiment à elles, se traînent humblement sur les pas qu'on leur a tracés, et n'existent en quelque sorte, que sur la foi d'autrui. Écartons loin de nous cette routine d'opinions qu'il faut abandonner à ces automates humains; osons penser par nous mêmes; examinons enfin ces prétendus liens respectables qu'à tissus la main mal-adroite des hommes grossiers, pour nous surprendre et nous captiver. Le bonheur, maNancy, peut-il être où n'est point la liberté? Êtes-vous faite pour retenir le cœur par des nœuds qu'à formés la bizarrerie de l'usage, tyran bien digne de l'hébété vulgaire qui s'y soumet? C'est à votre beauté, c'est à l'amour seul à vous établir ma souveraine; c'est aussi de lui seul que vous devez emprunter votre pouvoir: il est au-dessus des lois et de l'habitude; les serments que prononce le cœur, ne sont-ils pas les plus forts, et les plus sacrés? Mais nous serait-il possible à nous qui sommes si éclairés, si délicats, de goûter les plaisirs de la tendresse, quand ils seraient confondus avec les devoirs? Cette image en vérité me fait peur. Soyons libres, ma chère, comme l'air que nous respirons. Pouvant faire la suprême félicité l'un de l'autre, il serait ridicule, absurde, inouï, d'imaginer que l'un de nous voulût recourir à une séparation, et si ce bonheur avait un terme, ce qui est de toute impossibilité, puisque tous les jours je découvre et j'adore en vous de nouveaux charmes, le mariage... quel mot! Non, non, vous ne cesserez jamais d'être la maîtresse de mon âme, régnez par l'amour seul: cet empire là n'a point de fin.
15
+ "Après vous avoir parlé d'une tendresse qui ne saurait s'éteindre qu'avec ma vie, vous parlerai-je de la fortune? Votre sort serait celui de la femme la plus chère et la plus respectée; si la mort venait m'arracher de vos bras, tous mes biens seraient à vous. "Encore une fois, ne consultons point l'usage et la coutume, ces dignes précepteurs des sots; n'écoutez que la raison, la nature, votre cœur; le cœur ne peut nous égarer; croyez-en mes lumières; cédons au sentiment. Au moment que je vous écris, je suis en pensée, prosterné à vos genoux: décidez donc de mon sort; je vous sauve les détails d'un consentement formel. À mon retour de la campagne, j'irai recevoir mon arrêt à vos pieds. Si vous ne me défendez point de vous voir, vous aurez prononcé mon bonheur; alors je ne vis que pour être votre amant, que pour vous adorer, pour vous idolâtrer le reste de mes jours: si votre présence m'est interdite... quel coup de foudre!
16
+ Ô ciel! Faudroit-il renoncer à vous pour jamais? Votre fidèle amant, etc.
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+ P s. " Nous prendrions des arrangements qui nous délivreroient des remontrances triviales de votre chère et honorée mère. Dans ces sortes d'affaires, il faut bien se garder de consulter les parents: ce sont de bonnes gens auxquelles il faut laisser le licol du préjugé. Vous m'entendez, ma chère; ma foi! L'amour a plus d'esprit qu'eux tous, et nous lui obéirons; n'est-il pas vrai? Dites donc que oui." Nancy n'a pas achevé cette lettre, qu'elle court avec fureur donner ordre que la porte soit fermée pour jamais à l'impudent Slightman. Les travers de cette jeune personne n'empêchaient point qu'elle ne fût affermie dans la vertu: mais elle se contentait de n'avoir rien à se reprocher; forte de cet aveu intérieur, elle se croyait autorisée à ne suivre que ses premières idées. Sa mère essayait toujours en vain de lui ouvrir les yeux sur ses imprudences, et de la traiter même durement: Nancy se servait des armes qu'elle avait employées, c'est-à-dire, qu'elle savait ramener sa mère à sa faiblesse, et reprendre son empire.
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+ Sa vanité indiscrète s'applaudit de la lettre du baronet; elle en parla avec orgueil aux femmes de sa société; elle exposa à leurs regards Slightman, tel qu'un ennemi vaincu, enchaîné à son char, et dont la défaite relevait l'éclat de ses charmes; elle regardait cet acte d'amour-propre comme un témoignage authentique de sa sagesse, et une réponse imposante à quiconque aurait l'audace de blâmer la légèreté et l'étourderie de sa conduite: mais la sûreté de la conscience suffit-elle au triomphe de la vertu? Le jugement public ajoute au sien, et ce n'est pas assez d'être innocent pour soi-même, il faut l'être encore pour les autres. Une telle aventure aurait dû servir d'éternelle leçon à Nancy: elle n'en eut que plus de hauteur; elle marchait d'imprudences en imprudences, et fut exposée à des soupçons qu'elle n'avait point mérités; elle permettait qu'on lui écrivît, sans réfléchir sur les suites funestes qu'à souvent une lettre pour les personnes de son sexe; on alla même jusqu'à l'accuser d'avoir donné des rendez-vous; toutes les apparences la condamnaient, tandis que le peu d'attention aux conséquences était le seul tort qu'elle eût à se reprocher. Son caractère ne pouvait changer; la vanité ainsi que l'étourderie la dominaient, et ces deux défauts pour lesquels le monde a peut-être trop d'indulgence, entraînent souvent tous les inconvénients du vice. Les spectacles étaient au nombre des amusements de Nancy: attirée par une pièce nouvelle au théâtre de Hay-Market, elle attachait les regards de l'assemblée; jamais l'art n'avait mieux servi ses grâces naturelles; elle était citée comme un modèle de goût pour ses ajustements; elle corrigeait même les modes françaises; sa parure, ce jour là, était de cette élégance qui relève la beauté, bien plus que l'éclat de la richesse. Un jeune homme sur-tout ressentit le pouvoir des charmes de Nancy; il se nommait Bentley; il revenait du Levant, et était capitaine d'un vaisseau que son père lui avait acheté. On a observé qu'un seul instant suffisait pour donner naissance aux grandes passions. Bentley a aussi-tôt oublié le spectacle, et tout ce qui l'environne; il n'éprouve plus d'autre intérêt que celui de l'amour: car il était déjà éperdument amoureux; il ne cesse de regarder Nancy; toute son âme est fixée avec ses yeux sur cet unique objet: il brûle de savoir le nom, l'état, la demeure de son aimable inconnue; ce qu'il apprend l'enflamme davantage, et pique même sa vanité: on lui dit que Nancy était du petit nombre de ces femmes séduisantes, qui, satisfaites de remporter des conquêtes, savent concilier la sagesse et le talent de plaire, coquettes peut-être plus dangereuses que ces beautés complaisantes que le vice avilit. Cependant moins livrée au tourbillon de ses connaissances et à la dissipation, Nancy paraissait ouvrir l'oreille aux représentations de sa mère; l'une et l'autre étaient devenues plus difficiles dans le choix de leurs sociétés. Bentley eut donc quelque peine à se ménager une entrevue: conduit par la probité autant que par l'amour, il prend le parti d'écrire à la mère de la jeune miss; il détaillait dans cette lettre les éclaircissements nécessaires au but qu'il se proposait, et il demandait avec instance d'être admis au rang des heureux qui faisaient leur cour à sa fille dans l'intention de briguer sa main. On fit des informations; elles furent favorables à Bentley; il obtint enfin cette permission si désirée.
19
+ Il vole chez Nancy, trouve la mère seule; des vues d'établissement, un mariage prochain furent le sujet de la conversation: on répondit en peu de mots au nouvel amant, que l'on était très-sensible à sa proposition, mais que Nancy dénuée des avantages de la richesse, ne pouvait accepter pour son époux qu'une personne qui serait libre de contracter un prompt engagement. Bentley dépendait des volontés d'un père, et la mère de Nancy était trop sage et trop éclairée sur les devoirs de l'honnêteté, pour profiter de la faiblesse d'un jeune homme amoureux; elle ne se cachait pas que les parents avaient d'autres yeux que leurs enfants, et que souvent dans une alliance, ils consultaient plus les convenances, et les rapports de fortune, que ceux d'humeurs et de sympathie; elle ajouta que Bentley ne devait se représenter à ses regards qu'appuyé du consentement paternel. Le jeune homme était déconcerté; il ne savait trop que répondre; il connaissait l'infléxibilité de sa famille: inaccessible à toutes les séductions de l'amour, elle n'envisageait et n'estimait que l'opulence; jamais son père ne choisirait pour sa bru qu'une fille riche, qui aurait encore par son économie le talent d'accumuler des biens, et Nancy n'avait que de la beauté et des vertus qu'on cherchait à calomnier. Elle entre dans l'appartement; Bentley fut frappé de ses charmes. Il promit tout; l'un et l'autre se plûrent; et Bentley se retira enchanté de sa maîtresse. Nancy seule avec sa mère laissa éclater sa joie. Elle se voyait déjà un époux digne d'être aimé, et qui lui donnerait un rang et de la fortune. Les chimères les plus brillantes souriaient à son imagination. Dans quel éclat sa beauté allait se montrer! Comme les autres femmes seraient humiliées! Et quel plaisir d'en triompher! C'est ainsi qu'une jeune personne, à la veille d'un établissement, s'abandonne à toute l'effervescence de l'amour-propre exalté; elle craindrait d'être arrachée à des songes si agréables, et la vérité ne vient l'en tirer que lorsqu'il n'est plus temps de profiter du réveil.
20
+ La mère de Nancy eut avec elle une conversation qui aurait dû la mettre à l'abri des pièges où elle était prête à tomber. Ma fille, lui dit cette mère vertueuse et sensée, je vois avec douleur que vous cédez sans peine à toutes les illusions qui peuvent vous flatter; il n'y aura que de grands malheurs qui vous corrigeront, et le repentir sera inutile. Vous regardez Bentley comme un mari que votre heureuse destinée vous envoie. Ouvrez les yeux, ma chère Nancy: nous ne sommes point riches, et la beauté, ni même la vertu, ne forment des mariages: c'est la fortune qui lie les époux. Le père de Bentley ne souffrira jamais que son fils reçoive votre main. Et pourquoi, répond Nancy, ne se rendrait-il pas aux sollicitations de son fils? Je suppose que j'inspire à Bentley une tendresse à l'épreuve des évènements et de la bizarrerie de sa famille: n'a-t-on point vu...-et ma fille, qu'allez-vous me dire? Voilà ce qui égare les jeunes personnes de notre sexe! Vous m'opposerez, je m'y attends bien, qu'on a vu miss Harigton devenir l'épouse d'un vice-roi d'Irlande, le lord Starley élever au rang de lady la fille de son secrétaire, mylord duc de Pembrock se marier avec miss Belly; vous vous arrêtez à des exceptions si rares: mais considérez seulement dans le quartier de Westminster le nombre de victimes de l'inexpérience et de la sotte vanité, qui toutes sont tombées dans la misère et dans l'avilissement. Il n'y a pas une de ces jeunes infortunées, qui n'ait été assurée dans le fond de son cœur, qu'elle serait la femme d'un de nos premiers lords. Encore une fois, Nancy, nous sommes dans une situation qui rend votre établissement difficile; nous ne pouvons recevoir les visites de Bentley qu'à une seule condition: que son père entre dans ses vues, qu'il lui donne son consentement, et je serai la première à favoriser le penchant, qui déjà vous égare... ma fille, craignez que votre cœur ne vous perde; l'amour est pour notre sexe, la source de bien des peines, et souvent de fautes irréparables. Au nom de l'amitié, je ne veux point me prévaloir de l'autorité maternelle... ma chère Nancy, ne te livre point à des espérances trop flatteuses; écoute la vérité: elle te parle par ma bouche cette vérité que la jeunesse s'efforce de repousser... crois-en mes larmes, mon enfant, les larmes d'une mère: elles ne sauraient te tromper; prends garde aux commencements d'une passion qu'aujourd'hui il sera facile de vaincre.
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+ Nancy fut touchée de ces conseils donnés avec tendresse; elle embrassa plusieurs fois sa mère, mêla ses pleurs aux siens: mais, ce qui lui arrivait toujours, son caractère reprit son ascendant; elle se rejeta dans le sein des mensonges que lui présentait son imagination. Faut-il que l'esprit humain soit amoureux de l'erreur? Il court obstinément au-devant de ses prestiges; c'est ce malheureux insecte qui retourne incessamment à la flamme qui le dévore. Bentley amoureux changea de façon de voir et de juger. Il se flatta qu'il viendrait à bout d'obtenir l'aveu de son père, lui, qui jusqu'alors l'avait regardé comme le plus inflexible des hommes; il espéra même que le temps amènerait quelque occasion favorable où il lui serait permis de risquer une explication: dans l'attente de ce moment, il crut ne pas compromettre son honneur, en employant l'artifice et le mensonge. Jusqu'à quel point la passion peut-elle nous dégrader, et que l'amour nous fait tomber dans de honteux égarements! Bentley se remontra chez la mère de Nancy, assuré, disait-il, du consentement paternel; il ne borna point ses visites; chaque instant ajoutait à la vivacité de sa tendresse, et il avait inspiré toute l'ardeur qui l'enflammait.
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+ Nancy cependant avait de la peine à calmer les alarmes de sa mère, qui fatiguée enfin des délais et des prétextes supposés, déclara hautement qu'il fallait que Bentley se hâtât d'épouser sa fille, ou qu'il renonçât absolument à leur société. Cette décision qu'il était impossible d'éluder, fut un coup mortel pour le malheureux amant: il avoua tout à sa maîtresse, qui lui pardonna, en faveur du motif, l'imposture dont il s'était appuyé; elle fut même sa complice, en cherchant à rendre sa mère le jouet d'une espérance qui ne l'aveuglait plus; leurs ruses furent inutiles: de nouvelles plaintes, des ordres plus précis que les premiers de ne reparaître que pour marcher à l'autel, mirent Bentley au désespoir; subjugué par sa situation autant que par des sentiments qu'il n'était plus maître de contraindre, il court à son père, tombe à ses pieds, les inonde de pleurs:-mon père! Vous me voyez à vos genoux dans l'attitude d'un homme qui vous demanderait la vie; oui, c'est la vie que je viens vous demander; j'ai commis une faute, qu'il n'est plus en ma disposition de réparer; j'ai osé engager mon cœur, sans vous consulter... vous seriez marié, interrompt le vieillard, d'un ton brusque et emporté?-Non, je n'ai point contracté ces nœuds sacrés: mais, mon père, je brûle de les ajouter à ceux dont l'amour me tient enchaîné pour jamais... j'aime un modèle de beauté, de vertu, d'enchantement...-elle est riche?
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+ -Et mon père, voilà le faible avantage qui lui manque; je venais... le père indigné, repousse son fils:-vouloir s'associer à une fille sans bien! En concevoir seulement l'idée! Sortez de ma présence; vous n'êtes pas digne de moi!-Mon père!...-Si vous étiez mon fils, vous auriez des sentiments plus relevés. Ignorez-vous, insensé, qu'il n'y a que l'opulence qui donne de la considération? Les talents, le mérite, les grâces ne sont rien sans la richesse... tes livres ne t'ont pas appris cela, imbécile; crois-en l'expérience, le monde: ce sont là les maîtres qui nous enseignent la vérité; et où en serais-tu, si je me fusse laissé gâter la tête par des fables? Je n'avais pas un shelling; ta mère était laide, et d'une naissance obscure: mais elle avait du bien; je m'étudiai à lui plaire, et devenu riche en l'épousant, je devins heureux. Le bonheur augmente à proportion de la fortune.-Ah! Mon père, vous n'avez donc pas connu le bonheur! Il est si doux d'être le bienfaiteur de l'objet qu'on aime! J'aurais tant de plaisir à venger Nancy des injustices du sort!...-Jargon de romans! Oh! Ces gens qui aiment, sont toujours des prodiges de désintéressement, de générosité!... Mon fils, je ne vous dirai plus qu'un mot; je ne prétends point vous flatter dans votre extravagance; vous me connaissez. Je vous deshérite, si vous retournez une seule fois chez cette femme; m'entendez-vous? Je ne vous laisserai d'autre bien que ma malédiction; ne vous remontrez à mes yeux que bien déterminé à ne plus me parler de cet amour qui m'offense, et à l'oublier.Bentley balbutia encore quelques mots étouffés dans les larmes: le vieillard inexorable sort, et l'abandonne sans pitié à son désespoir. Quels assauts pour l'âme de l'infortuné Bentley! Il ne songe pas même à combattre une passion qui lui est chère, et qui, tous les jours, prend de nouvelles forces: mais comment reverra-t-il Nancy, après l'arrêt foudroyant porté par un père inflexible? Pourra-t-il bien soutenir sa présence?
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+ Et quelle réponse rendra-t-il à cette mère impatiente de conclure un mariage auquel les deux amants doivent renoncer?
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+ Il succomba sous la douleur, et essuya une violente maladie; un de ses amis était chargé de donner de ses nouvelles à Nancy, sans lui découvrir le principe du mal. Ses premiers moments de convalescence furent employés à saisir une occasion de la revoir: la fille et la mère le trouvèrent plongé dans un accablement dont elles ne soupçonnaient point la cause; quelquefois il levait les yeux au ciel, les baissait vers la terre, les fixait ensuite sur Nancy, et laissait échapper des larmes; il ne venait plus aux heures accoutumées: un trouble continuel semblait le poursuivre. Lorsqu'on l'interrogeait sur l'engagement qu'il ne se pressait point de former, alors son visage s'altérait, il ne répondait que par des expressions vagues et mal articulées; Nancy elle-même partageait cet embarras; une profonde mélancolie avait fait évanouir sa gaieté; ce n'étaient plus la même vivacité, les mêmes agréments.
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+ Sa mère, alarmée sur son état, lassée de promesses qui n'étaient suivies d'aucun effet, trouve le moyen de cacher sa démarche à sa fille: elle se rend un matin, chez le père de Bentley. Introduite dans son appartement, elle lui demande un moment d'entretien secret. Le vieillard écarte ses domestiques; elle est frappée de l'air d'opulence qui respirait dans cette maison, et en conçoit un fâcheux augure pour le sujet de sa visite. Par quelle fatalité la richesse en impose-t-elle, sur-tout à l'infortune! C'est cette timidité qui redouble l'insolence de l'homme opulent, et qui ferait croire que sa situation est un des premiers avantages de la nature. Si le malheureux était bien convaincu qu'il y a de la grandeur à supporter l'indigence sans s'avilir, il montrerait plus de dignité, et ce serait le riche que sa vue déconcerteroit. La mère de Nancy ne connut pas cette fermeté dont elle aurait dû s'armer: elle prend un maintien embarassé, et d'une voix incertaine: monsieur, dit-elle au vieillard dont l'arrogance augmentait à mesure qu'elle montrait moins d'assurance, je suis la mère d'une personne que monsieur votre fils recherche en mariage; il prétend que c'est de votre consentement...-ne serait-ce pas par hasard d'une miss Nancy dont il s'agirait?-D'elle même, monsieur; son honnêteté, mes leçons, mes exemples, notre rang...-arrêtez, madame, mon fils est un VIL imposteur, qui ne se dérobera point à la punition qu'il mérite; bien loin d'approuver sa sottise, je lui ai défendu expressément de voir votre fille: elle n'est pas faite pour lui, et je suis étonné que vous ayez pu imaginer qu'un tel mariage serait de mon goût; la fortune a mis entre nous trop de distance! Que votre fille soit sage, on pourra bien lui rendre service, et l'établir: mais si elle s'obstinait à vouloir être ma bru, je saurais vous faire repentir l'une et l'autre... la malheureuse femme piquée d'un discours aussi outrageant, veut interrompre le vieillard, et elle ne peut que verser un torrent de pleurs, et perd l'usage des sens. Revenue de son évanouissement, elle se trouve seule dans la chambre, et se hâte de sortir, le cœur percé d'un trait mortel. Arrivée à sa maison, elle cherche des yeux sa fille: on lui remet de sa part cette lettre: "n'ayant pas la force de vous parler, ni même de soutenir votre présence, j'ai pris le parti de vous écrire.
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+ Le sombre chagrin qui me dévore depuis quelques mois, et qu'il ne m'est plus possible de supporter, mes yeux chargés d'un nuage éternel de larmes, tous les signes d'une mort prochaine que j'attends avec impatience, devraient m'épargner la cruelle nécessité de vous découvrir... que vais-je dire? Qu'allez-vous entendre? Ne voyez-vous pas que la plus respectable, la plus tendre des mères est offensée? Oui, j'ai manqué au ciel, à vous, à moi, à moi-même: apprenez donc, ma mère, si je suis digne encore de prononcer ce nom qui faisait tout mon bonheur, lorsque j'étais innocente, apprenez que je suis parvenue au comble des égarements. Bentley m'a trop aimée! Il vous a trompée, en vous faisant accroire qu'il avait la permission de son père de me rechercher: bien loin de l'obtenir, il lui a été défendu d'y jamais songer, de me voir, de conserver seulement le souvenir de la malheureuse Nancy; je ne vous ai point révélé cette cruelle défense; je l'ai même engagé à feindre, à trahir la vérité, à vous faire espérer ce consentement, qui nous sera toujours refusé; c'est moi qui repoussais les remords de Bentley. Combien de fois a-t-il été sur le point de tomber à vos genoux, et de s'accuser d'un mensonge dont l'amour était la seule cause! Ma mère, vous avez aimé; mon père vous était cher: vous sentez donc que c'est malgré nous que nous sommes coupables, et je le suis mille fois plus que Bentley. Ne deviez-vous pas avoir toute ma confiance? Vous étiez ma meilleure amie; j'ai cependant outragé la tendresse maternelle, l'amitié, les lois; reprochez-moi tous les crimes; je les ai commis, en cachant à ma tendre mère une démarche, dont je ne serai peut-être que trop punie. Vous devez m'entendre; c'est, prosternée à vos pieds, et au milieu des sanglots les plus amers, que je vais laisser échapper ce mot: ma mère, Bentley est mon époux... " ils sont mariés, s'écrie cette mère infortunée, en retombant dans l'évanouissement dont elle était à peine sortie! Oui, nous sommes liés par des nœuds éternels, que votre bénédiction ne servira qu'à rendre plus sacrés et plus indissolubles: Nancy et Bentley arrivés sur ces entrefaites, et tombés à genoux, prononcent ces dernières paroles, en arrosant la terre de leurs larmes. Nancy couvrait de ses baisers les mains de sa mère, les serrait entre les siennes; cette malheureuse femme r'ouvre les yeux en jetant un cri. Eh! Ma mère!
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+ Ne nous pardonnez vous pas, lui dit Nancy? Bentley ajoute: nous l'implorons, ce pardon, comme la seule consolation qui puisse nous retenir à la vie. Songez, madame, que vous êtes ma mère, que je m'honorerai de porter le nom de votre fils. Hélas, seriez-vous aussi inexorable que mon père?... Je n'ai plus de père!-Comment avez-vous pu pousser la dissimulation à ce point? Ah! Monsieur, méritais-je de pareils procédés? Et vous, ma fille, vous avez osé contracter un engagement clandestin, au mépris de l'autorité maternelle, de la confiance!...
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+ Elle m'était bien due, fille ingrate; et à ce mot, des torrents de larmes recommencent à couler. Elle reprend, s'adressant à Bentley: savez-vous, monsieur, que je viens de voir votre père, qu'il a enfoncé le poignard dans mon sein, en me déclarant avec une dureté outrageante, qui m'a bien fait sentir notre situation, que ma fille ne devait pas penser à recevoir l'offre de votre main? Et c'est en ce moment où j'expire, accablée d'humiliation et de douleur, que vous achevez de m'assassiner!... Eh, malheureux, qu'allez-vous devenir?
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+ Elle les embrasse tour-à-tour en pleurant avec plus d'amertume; elle continue: vous êtes mes enfants, oui, vous êtes mes enfants; je le sens à la peine que vous me causez! Quel sera votre sort? Obligés de vous contraindre, de vous voir furtivement; vous, redoutant sans cesse la fureur d'un père incapable de retour, et que l'opulence a rendu intraitable, et vous, ma fille, forcée de cacher que vous êtes femme, que vous êtes mère!... J'ai peu de temps à vivre, et je mourrai assurée que vous serez tous deux malheureux. Depuis ce moment, elle traîna une langueur qui consumait ses jours. Elle voulait faire des reproches à sa fille, et la tendresse maternelle l'emportait. Chaque fois qu'elle revoyait Bentley, qui ne leur rendait visite que la nuit comme un coupable qui craint d'être découvert, c'étaient autant de crises mortelles qu'elle ressentait. Elle redisait sans cesse: ma fille, voilà où t'ont conduite tes imprudences, une faiblesse impardonnable! Ce n'est pas la vertu qui éprouverait ces craintes!
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+ Étois-je faite pour n'oser avouer mon gendre?
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+ Cette mère digne de compassion ne put résister à tant de chagrin; elle tomba malade: sa maladie, malgré les soins de sa fille, devint dangereuse. Des affaires avaient obligé Bentley de s'éloigner pour quelques jours; sa belle-mère le demanda inutilement. C'en est fait, dit-elle à Nancy qui redoublait ses attentions: tous les secours que vous me donnez ne font que retarder de quelques instants une fin qui sera celle de mes maux. Nancy... c'est vous qui me faites mourir! Mais je ne veux point vous reprocher ma mort; je dois plutôt vous rendre grâces: vous m'épargnez la douleur d'être témoin des infortunes qui vous sont réservées; j'entrevois pour vous un enchaînement de malheurs!... Vos imprudences, votre peu de confiance dans les avis de la plus tendre des mères vous auront amenée à ce terme affreux; vous vous ressouviendrez de moi, ma fille! Il ne sera plus temps. Un mariage formé sous de si funestes auspices, ne peut que vous précipiter dans un gouffre de chagrins inévitables. Fasse le ciel que mes pressentiments ne soient que de vaines alarmes! Je vous vois persécutée par un beau-père, toujours plus furieux: les gens riches ne connaissent point la nature; puissiez-vous le fléchir! Puisse votre mari ne pas démentir ses premiers sentiments! Que vos enfants, Nancy, ne vous imitent point!
33
+ Nancy, en cet endroit, penche la tête sur une des mains de sa mère, et la mouille de pleurs. Vous m'aimez, poursuit sa mère, en lui tendant les bras; je n'en ai jamais douté: mais votre caractère fait ma perte, et elle fera la vôtre; cette affreuse image hâte le moment qui va nous séparer; je le sens s'approcher... ma fille, jamais vous n'avez été plus chère à mon cœur, et... je ne verrai donc point Bentley! Je ne verrai point mon gendre! Assurez-le que je mœurs, en lui pardonnant ainsi qu'à vous... en vous aimant tous deux; Nancy, n'oubliez point une mère... elle ne peut continuer; son dernier regard s'attache sur sa fille qui la voit enfin expirer, et qui elle-même est prête de suivre sa mère au tombeau; on veut la retirer de la chambre, et lui dérober un spectacle si touchant: elle résiste à toutes les sollicitations; elle retourne sans cesse au lit funèbre embrasser sa mère; elle lui parle, comme si elle pouvait encore l'entendre:-pour prix de tant de soins, d'un amour que je méritais si peu, je vous arrache la vie! C'est votre fille qui vous perce le sein! Voilà le fruit de mon indocilité, de mes nombreuses indiscrétions, disons, de mes égarements criminels! Eh! Ma mort pourrait-elle les expier? Ne me suis-je pas attiré tous les malheurs dont vous m'avez menacée? Si un vieillard opiniâtre allait être instruit de notre mariage, nous poursuivre, forcer son fils!... Si Bentley cessait de m'aimer!... Et de quoi m'occupé-je, quand je devrais souhaiter de perdre une existence qui ne peut que m'être odieuse? J'ai causé la mort à ma mère: qu'on m'ensevelisse à ses côtés; jamais, non jamais je ne m'en séparerai; je l'accompagnerai dans la tombe; son sein s'ouvrira encore aux larmes de sa fille! (Bentley vient à paraître. ) Approchez, contemplez l'effet d'un malheureux penchant; c'est vous qui me privez de ma mère! Sans vous, sans votre fatale tendresse, elle vivrait encore; je ne l'eusse point offensée; vous êtes venu traverser notre bonheur, m'enlever à tous mes devoirs, me faire oublier les droits de la nature, ceux de l'amour, de la raison, de la vertu... pardonne, cher époux, pardonne, je suis la seule criminelle; c'était à moi d'ouvrir les yeux, de me rendre justice, de savoir que l'infortune doit rester isolée, et ne point former des nœuds... les romprais-tu, Bentley? Jamais, répond le mari, en courant se jeter à ses pieds; j'atteste ici la mémoire de ta mère, le ciel même, que tu me seras toujours plus chère.-Bentley, elle est morte en appelant son fils; elle désirait expirer dans ton sein! La douleur de Bentley égalait celle de sa femme; son mariage avait conservé cependant tout le charme de l'amour, et de quels adoucissements cette passion n'est-elle pas la source? Quel soulagement! Quelle consolation pour deux personnes qui s'aiment, de pouvoir confondre leurs larmes, de gémir ensemble, de se communiquer leurs chagrins! Ces sortes de satisfactions sont étrangères au bonheur; la nature aurait-elle réservé pour les infortunés des plaisirs dont la jouissance est interdite aux gens heureux?
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+ La tendresse des deux époux devenait tous les jours plus vive: mais Bentley se voyait obligé d'envelopper des ombres du mystère, un engagement que le ciel avait consacré; cette réserve empoisonnait ses jours d'une sombre mélancolie qu'il s'efforçait de repousser; il craignait que sa femme ne s'en aperçût. Né vertueux et exact à remplir ses devoirs, il était déchiré par un reproche intérieur: l'autorité paternelle aurait dû sceller ces nœuds auxquels il semblait attacher tout le bonheur de sa vie; cette faute, dont il ne se dissimulait point l'importance, le suivait partout; souvent il abordoit son père dans la résolution de se précipiter à ses pieds, et de lui tout déclarer, et il se retirait sans avoir prononcé un seul mot qui eût nécessairement amené cet entretien. Enfin il se détermine à faire la confidence de sa situation à un de ses oncles qui l'aimait beaucoup; cet honnête parent se nommait Bercley; il avait déjà demandé à son neveu, la raison du chagrin où il le voyait plongé.
35
+ Bercley jouissait d'un état médiocre; il était sensible, et, malgré son peu de fortune, estimé du père de Bentley. Le jeune homme saisit l'occasion qui se présentait, pour lui ouvrir son cœur, et se décharger, en quelque sorte, du fardeau qui lui pésoit tant; il lui fit part de son aventure, jusqu'aux moindres détails; dans ce récit, Bentley répandit toute son âme, la douleur de s'être lié à l'insu de son père, l'amour invariable dont il était pénétré pour Nancy, son désir extrême de porter aux genoux paternels son repentir et ses larmes; et il faisait un portrait de son épouse qui paraissait exempt de flatterie; il finissait par rappeler à son oncle sa conduite passée, qui jusqu'à ce moment avait été irréprochable. Il demandait pour toute grâce que sa femme fût présentée à son père, qu'il leur fût permis d'embrasser ses pieds, et qu'il leur accordât son consentement et sa bénédiction, ce qu'ils préfèreraient à toutes les richesses.
36
+ Bercley écoute Bentley avec cet intérêt, le partage des cœurs compatissants; il usa d'abord de l'autorité que lui donnait son titre, pour reprocher à son neveu une démarche dont les lois et les droits du sang étaient blessés; ensuite il se radoucit, et lui promit de l'aider de tout son crédit auprès de son père.
37
+ Bentley s'abandonna aux séductions de l'espérance; il fit même partager à Nancy l'espèce d'enchantement qui l'abusait sur les justes craintes qu'il aurait dû concevoir. L'oncle tint parole: il ne tarda point à voir son frère; il lui parla adroitement de son fils, et employa toute la force du sentiment pour le toucher en faveur de cet infortuné: le vieillard fut insensible; il opposa à tout ce que Bercley put dire, une indignation froide et réfléchie, et il reçut d'autant plus mal ses sollicitations, qu'il n'ignorait point les travers auxquels s'était livrée Nancy; il l'avait vue aux promenades, aux spectacles; il savait que l'Angleterre retentissait encore de ses santés; son air de coquetterie, la foule de ses adorateurs, l'aventure du baronet, toutes les circonstances de ses diverses étourderies, rien n'était échappé à la connaissance du père de Bentley; d'ailleurs ayant vécu, difficile conséquemment à émouvoir, croyant peu à la vertu, et sur-tout à celle des femmes, il ne vit dans son fils qu'un insensé, le jouet des artifices d'une coquette adroite. Il prend la plume avec un flegme plus cruel que la colère, et adresse ce peu de mots à Bentley: "si vous n'aviez eu qu'un moment d'égarement pour une femme qu'il était aisé de connaître, et que cette faute vous eût entraîné dans quelques dettes, j'eusse satisfait vos créanciers, et peut-être vous aurais-je pardonné. Vous vous-êtes marié sans mon aveu; vous avez offensé les lois de la nature, la religion: je ne vous pardonnerai jamais. Je vous donne pour héritage à vous, à votre femme et à vos enfants ma malédiction éternelle: c'est là tout ce que vous devez espérer de moi. Gardez-vous de vous offrir à mes yeux; et oubliez que vous êtes mon fils, comme j'ai déjà oublié que j'étais votre père." Cette lettre frappa Bentley du coup le plus accablant; il osa pourtant se flatter que le temps améneroit une réconciliation qu'il lui était alors impossible d'obtenir; il loua un appartement garni pour son épouse, et deux mois après, il entreprit un second voyage pour les Échelles du Levant. Bentley s'était répandu dans beaucoup de sociétés; il n'avait pas eu le temps de se connaître, d'entrer dans son cœur: la réflexion le livra tout entier à lui-même; il sentit le trait déchirant de la jalousie. À peine eut-il quitté sa femme, que cette passion sourde jusqu'alors dans son âme, y fit entendre sa voix, et manifesta son ravage; il se rappela les propos désavantageux qui s'étaient tenus contre Nancy; les connaissances qu'il avait recherchées, lorsqu'il était à Londres, se montrèrent sous un aspect qui l'allarmait: il savait que son épouse était vive, enjouée, aimant la dissipation, le monde, les louanges, et il conçut des soupçons. Il faut avouer que l'imprudente Nancy semblait tout mettre en usage pour les justifier; les pensées solides qu'avait produites la mort de sa mère s'étaient évanouies avec son chagrin, et elle était retournée à son caractère léger et inconséquent.
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+ Cette troupe d'oisifs, dont l'unique emploi est de chercher à séduire les femmes, revenait à sa toilette. En un mot, sa conduite était peut-être encore moins circonspecte qu'avant son mariage: aujourd'hui au bal, demain à l'opéra, portée de fêtes en fêtes, de plaisirs en plaisirs, se retirant fort tard, quelquefois demeurant plusieurs nuits sans reparaître chez elle: c'est ainsi que Nancy vivait pendant l'absence de son mari.
39
+ Ces indiscrétions excitèrent la mauvaise humeur des gens qui lui louaient son appartement. D'abord ils la prirent pour une de ces femmes qui n'ont d'autre état que le plaisir; ils imaginèrent que Bentley était disparu sous le prétexte d'un voyage, et qu'il leur en avait imposé, afin que Nancy fût mieux traitée et plus considérée. Cette défiance les conduisit à la recherche des preuves: ils découvrirent que celle qu'ils soupçonnaient si injustement, était liée à Bentley par des nœuds légitimes, qu'elle fréquentait des femmes d'une réputation intacte et à l'abri des moindres traits de la médisance. La conduite de Nancy n'en était pas moins condamnable: toutes les apparences l'accusaient; ses voisins en pensaient et en parlaient mal: ils se plaignirent qu'elle troublait leur repos; l'hôtesse ne put retenir son extrême envie de lui faire des représentations. Le peuple semble, en quelque sorte, consolé de son rang inférieur, quand il croit avoir acquis le droit de juger les personnes qui sont au-dessus de lui, et de leur donner des avis; c'est alors qu'il se rétablit dans cette égalité primitive, dont la bizarrerie et peut-être l'injustice des conventions l'ont fait descendre, et il abuse presque toujours de cet avantage.
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+ Il est vrai que Nancy s'était attiré cette mortification, que son amour-propre eut de la peine à supporter; son hôtesse lui remontra dans les termes les plus respectueux, qu'elle était une jeune dame; que, tandis que son mari était allé voyager, elle avait trop de facilité à recevoir des visites; elle la pria d'observer que le monde aimait à causer, qu'il fallait enfin qu'elle eût la complaisance pour ses voisins et pour elle-même, de prêter moins au scandale que peu de chose excite; elle termina cette espèce d'exhortation assaisonnée de toutes les trivialités populaires, par supplier Madame Bentley de lui pardonner sa liberté.
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+ On doit s'attendre que ce discours fut très-mal reçu de Nancy: fière d'une vertu qu'elle conservait au milieu de ce tourbillon de légèreté et de coquetterie, elle eut rejeté les conseils du sage le plus accrédité; cette sorte de leçon de la part d'une femme du peuple, était une humiliation impardonnable, un outrage sanglant pour la sensibilité de Nancy: aussi sa réponse fut-elle accompagnée d'indignation et de mépris: elle s'embarrassait fort peu des discours de ceux qui ne la connaissaient point; elle n'établissait pas la justice qu'on lui devait, sur les jugements de la populace et de la vile canaille, et elle avait la bonté d'avertir pour son propre intérêt cette femme inconsidérée de ne pas donner cours par son bavardage à de stupides calomnies; elle mêla même le ton de la menace à l'aigreur de l'expression.
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+ Nancy n'eut pas achevé de parler, qu'elle se leva brusquement, et tournant le dos à l'hôtesse, lui ordonna avec hauteur de se retirer. Après avoir cédé aux mouvements de l'orgueil et du dépit, elle aurait dû écouter la voix de la raison; l'aveuglement et l'impétuosité des passions ont un terme dans les âmes éclairées; Nancy, malgré son esprit et sa vertu, attacha de la vanité à rejeter les conseils de l'hôtesse, et à lui faire voir un dédain insolent; elle se jeta même encore plus avant dans la dissipation.
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+ Bentley, satisfait de son voyage, revint au bout de dix mois; il revola avec transport dans les bras de sa femme; tous ses soupçons se dissipèrent; il ne connaissait plus que les douceurs de l'amour, quand on lui vint annoncer le congé de son appartement. Aussi-tôt il veut savoir de son épouse quelles raisons pouvaient lui attirer un tel procédé, ayant été exact dans le paiement des loyers. Nancy ne donne que des réponses vagues et embarrassées; il court, fait des interrogations pressantes à l'hôtesse dont l'honnêteté combattit d'abord la mauvaise humeur; elle refuse d'éclairer Bentley sur la vraie cause de son mécontentement: il s'aperçoit de son agitation; la jalousie rentre dans son cœur; il prie, menace, conjure cette femme; elle balance quelques moments, veut feindre avec maladresse, et avoue enfin que madame voyait trop de monde, que souvent elle restait tard en ville, que le repos et la régularité étaient bannis de la maison depuis... n'achevez pas, femme cruelle, s'écrie Bentley, vous m'en avez dit assez... et c'est ainsi qu'on supporte mon absence!Voilà le prix de tant d'amour! Ah! Mon père, mon père, vous êtes bien vengé!... Écoutez-moi...
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+ écoutez-moi... non, vous ne m'avez pas encore tout dit; on me trompe; on m'outrage; parlez; n'est-il pas vrai?... Ne craignez point de me montrer mon malheur, l'abîme ouvert pour m'engloutir... et que ferais-je de la vie? Elle m'est en horreur; Nancy m'a oublié, m'a trahi, m'a déshonoré. Il court au-devant de cette femme:-enfoncez-moi le poignard dans le sein; vous m'avez causé un tourment mille fois plus horrible que la mort. Ah! Barbare, vous m'avez ôté mon repos, mon bonheur... il la quitte avec précipitation, revient après quelques minutes, lui demande pardon de son emportement:-Ayez pitié d'un malheureux qui vous supplie de ne lui rien cacher: révélez-moi jusqu'aux plus légères circonstances; vous me rendrez un service essentiel; c'est l'honneur que vous me sauverez... je prendrai des mesures... cette femme s'aperçut qu'elle avait trop parlé; elle cherche à rassurer ce misérable époux, en lui disant que la conduite de Nancy n'était à condamner que sur les apparences, qu'il n'y avait de reproche à lui faire que par rapport à cet air de dissipation attaché à toutes les jeunes personnes qui figurent dans le monde.
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+ Cette réparation où il entrait peu d'adresse, ne détruisit point les soupçons de Bentley; les traits les plus faibles de cet entretien l'avaient blessé profondément, et s'étaient arrêtés dans son cœur; il tomba tout-à-coup dans une sombre rêverie dont il ne sortit que pour engager l'hôtesse à veiller sur les moindres démarches de son épouse; il la pria de lui laisser encore l'appartement, le terme d'une année; il ajouta qu'il était de la plus grande importance pour sa tranquillité et son honneur d'éclaircir les doutes qui le déchiraient; il projetait un nouveau voyage qui ne serait pas long; et il ne laissa pas ignorer, que sur le compte qui lui serait rendu à son retour, il se déterminerait pour le parti qu'il devait prendre. Les raisons les mieux présentées, les sollicitations les plus vives, la promesse même d'une récompense honnête entrèrent dans le discours de Bentley: combien nous sommes ingénieux pour découvrir des vérités, qui souvent nous sont funestes! On dirait qu'un ascendant invincible entraîne l'homme au-devant du malheur. D'un autre côté, quoiqu'il y ait tout à la fois de la méchanceté et une imprudence criminelle à prêter l'oreille aux soupçons d'un mari, il arrive tous les jours qu'on regarde cette indiscrétion comme une preuve d'honnêteté et d'attachement. D'ailleurs il est dans la nature des gens du peuple d'aimer à se rendre nécessaires; l'idée qu'on peut avoir besoin d'eux les enorgueillit, et leur inspire le désir de dominer, un des premiers mouvements du cœur humain: ces motifs, sans compter le ressort si puissant de l'intérêt, engagèrent l'hôtesse à se rendre à la proposition de Bentley, et à lui promettre la plus exacte fidélité. Bentley aimait éperdument sa femme; cette jalousie impétueuse qu'il faisait éclater hors de sa présence, était un orage bientôt calmé et dissipé par un seul regard de Nancy; du moins savait-il se contraindre, quand il la voyait; il craignait qu'une explication ne lui coûtât des pleurs, et une larme de son épouse le perçait jusqu'au fond de l'âme. D'autres raisons encore l'engageaient à se taire: il n'avait que peu de jours à rester à Londres, et il ne voulait s'occuper que du soin de plaire à une femme dont les défauts augmentaient peut-être les charmes; la vivacité de la coquetterie ajoute aux agréments naturels, et l'orgueil n'est pas moins intéressé que l'amour à captiver un cœur qu'on craint de laisser échapper.
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+ Bentley avait la force de ne point parler: mais les diverses agitations qu'il ressentait se peignaient sur sa physionomie; il gémissait profondément; quelquefois il pressait Nancy contre son cœur, et versait des larmes dont elle lui demandait en vain la cause; enfin il touche au moment de son départ. Après avoir prodigué toutes les expressions de tendresse, il s'arrête à quelques légères remontrances. Ma chère Nancy, lui dit-il avec douceur, je suis informé que mon père a les yeux incessamment ouverts sur notre conduite; sa façon de penser dépend de toi; ma fortune est dans tes mains; il se réglera sur les impressions que le monde prendra en ta faveur, ou qui te seront contraires; s'il n'a rien à te reprocher, comme je n'en doute point, non, je n'en doute point, poursuit-il, en regardant sa femme attentivement, mon père me rend alors son amitié, et je n'aurai plus besoin d'aller chercher des richesses qui m'ôtent le plaisir de vivre près de tout ce que j'aime; nous serons unis dès cet instant, pour ne plus nous séparer. Ces dernières paroles étaient accompagnées d'un trouble que Bentley n'était plus maître de dissimuler. Que voulez-vous dire, interrompt Nancy? Voilà déjà plusieurs fois que vos entretiens reviennent sur ma conduite; auriez-vous des soupçons? En achevant ces mots, elle examine son mari dont l'embarras augmentait:-oui, vous doutez... vous doutez de mon cœur...
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+ Bentley se jette à ses pieds:-tous mes tourments te sont connus. Il y a plus de deux mois que les furies me déchirent. Nancy, aurais-tu cessé de m'aimer?
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+ Aurois-tu trahi l'époux, l'amant le plus sensible? Non, cela ne se peut.
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+ Il lui fait part des plaintes de l'hôtesse. Nancy n'eut pas de peine à se justifier. Elle était innocente; elle était belle; des pleurs coulaient de ses yeux; son époux l'adorait:-est-ce Bentley qui me soupçonne, qui m'accuse? Ne peut-on voir la société et conserver sa vertu? Faut-il aller s'ensevelir dans un désert? Je suis prête d'y courir.-Je crois... je suis assuré que tu m'aimes...
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+ eh! Pourrois-tu ne pas m'aimer, ma divine Nancy? Je ne respire que pour toi seule; c'est pour toi que je m'arrache au plaisir de passer ma vie à tes pieds, que je m'expose à d'éternels dangers, que peut-être je risque de ne plus te revoir... ne plus te revoir!... Écartons cette horrible image; livrons-nous au doux pressentiment qui m'anime; je reverrai ma Nancy attachée à des devoirs sacrés, m'aimant toujours, le modèle des épouses... femme adorable, ce n'est point assez d'être vertueuse à ses propres regards: il faut qu'une âme pure se décèle aux yeux d'autrui; c'est un ruisseau dont il ne suffit pas que les eaux soient salutaires: elles doivent encore réunir la clarté à leurs qualités bienfaisantes. Nancy, une conscience irréprochable ne se contente point de son seul témoignage.
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+ Bentley fut bientôt rassuré; il promit de fermer l'oreille à des propos injurieux: l'un et l'autre s'accordèrent à regarder l'hôtesse comme un VIL organe de calomnie. Les serments d'un amour éternel, les caresses les plus tendres scellèrent les adieux des deux époux: Bentley partit enfin, plus épris que jamais, bien persuadé qu'il était guéri pour la vie de ces soupçons jaloux qui avaient fait son supplice, et plein de l'impatience de revoler dans les bras d'une femme chérie, dont il ne se séparerait plus.
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+ Nancy, veuve, pour ainsi dire, une seconde fois, se trouva enceinte; elle eut le malheur de faire une chute, et elle accoucha avant terme: l'enfant qu'elle mit au monde ne souffrit point de cet accident. Il était de toute nécessité qu'elle changeât de façon de vivre; les veilles et les bals furent interrompus. Livrée à elle-même, la mélancolie s'empara de son âme: le dernier entretien de son mari y était resté gravé profondément; elle le voyait susceptible de toutes les fureurs de la jalousie, et facile à céder aux plus injustes défiances; la naissance de son nouvel enfant l'allarmait; les circonstances n'étaient pas favorables à la vérité; cependant son penchant, qu'elle ne pouvait subjuguer, la ramenait toujours à des démarches inconséquentes: on en verra bientôt un trop malheureux exemple. Elle se rencontra par hasard au spectacle, à côté d'une dame qu'elle voyait pour la première fois; elles se lièrent de conversation, se plurent mutuellement, et conçurent un extrême désir de se connaître. La dame fit les premières avances: elle vint chez Nancy, qui, à son tour, sans se procurer aucune autre information que celle de la demeure de l'inconnue, s'empressa de lui rendre visite.
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+ L'épouse de Bentley, avec de l'esprit et de la vertu, éclairée par sa propre expérience sur les sentiments inquiets de son mari, pouvait-elle commettre une imprudence aussi grossière? Ne savait-elle pas quelle infinité de dangers est attachée aux liaisons; qu'une seule, formée indiscrètement, suffit pour imprimer une tache flétrissante à la vie la plus irréprochable; que le public ne juge que sur les apparences, et que cherchant rarement à se désabuser, il aime mieux condamner qu'absoudre? Tel est le degré de la malice humaine! C'est toujours à regret qu'elle donne des éloges, et elle goûte à longs traits le plaisir de déprimer et de médire. L'envie serait-il un vice adhérent à notre nature? Ou le défaut de réflexion qu'entraîne nécessairement l'abus de la société, nous empêcherait-il de sentir jusqu'à quel point nous sommes injustes et méchants?
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+ Cette nouvelle connaissance de Nancy s'appelait maitresse Belton; elle était veuve d'un officier mort à la Caroline; cette femme, belle encore, et dont l'artifice surpassait de beaucoup les agréments, avait imaginé de corriger sa mauvaise fortune, sans compromettre, s'il était possible, sa réputation. Quelque soin pourtant qu'elle prît de les cacher, ses intrigues commençaient à faire du bruit; on recherchait la source de cette aisance qu'elle avait la maladresse d'afficher; on n'ignorait point que son mari l'avait laissée sans bien, et il n'est personne qui ne doive à la société un compte qu'elle se fait même rendre assez durement: l'air de mystère l'offense, et elle se venge souvent, en jugeant mal des moyens qu'on veut dérober à sa curiosité. Ce n'est pas qu'elle se méprît dans sa façon de penser sur maitresse Belton; on n'avait d'ailleurs que des doutes: et c'est assez pour éloigner une femme sensible à l'honneur: rien ne pouvait excuser Nancy aux yeux les plus indulgents. Elles passaient des journées ensemble. Nancy, comme il arrive à la plupart des jeunes personnes qui sont toutes de feu dans les premiers moments d'une liaison, n'avait pas manqué d'accorder une confiance sans réserve à son amie. Mistriss Belton, bien différente, à qui les années avaient donné de la dissimulation et de l'adresse, s'était acquittée par de fausses confidences: il n'appartient qu'à l'honnêteté et à la vertu d'avoir cette franchise et cette effusion d'âme dont le vice sait presque toujours tirer avantage.Elle connut aisément que Nancy aimait le monde, la dissipation, la parure, et elle forma le détestable projet de sa ruine. La maison de cette femme était à peu de distance du parc de st James; l'épouse de Bentley, par une suite de sa malheureuse destinée, se trouva placée près d'une des fenêtres; une compagnie des gardes à cheval vint à passer dans la rue; elle crut qu'ils annonçaient la présence des princes de la famille royale: elle courut à la fenêtre; quelqu'un détourna la tête pour regarder de ce côté, et laissa, après avoir considéré quelque temps Nancy, échapper un signe d'indignation. Quelle aventure mortifiante pour une femme estimable!
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+ Elle avait cru démêler les traits du père de son mari, et elle ne s'était point trompée. C'était en effet lui-même. Il n'hésitait plus sur le déshonneur de son fils, puisqu'il voyait sa bru en société avec maitresse Belton, dont il pensait beaucoup de mal. Nancy fut pénétrée de douleur: elle ne pouvait approfondir la cause de cette espèce d'insulte; ses yeux ne furent pas long-temps à se dessiller.
56
+ Son amie la presse de venir souper chez elle avec un de ses parents, nouvellement arrivé des îles anglaises: elle a la faiblesse d'accepter l'invitation. Ce prétendu parent, qu'on nommait le chevalier Blomstock, ne tarda point à laisser voir que Nancy l'intéressait vivement; il se récria sur sa beauté, et sur le bonheur du mortel qui serait aimé d'une pareille femme; Nancy crut d'abord que c'étaient des propos de simple galanterie: elle se contenta de répondre en rougissant. Les compliments devinrent plus animés; elle s'aperçut que maitresse Belton traitait Blomstock avec des attentions et un respect qu'on ne témoigne pas ordinairement à des parents ou à des égaux. Les transports de l'étranger augmentent: l'épouse de Bentley prend alors le ton qui lui convenait: elle oppose cette hauteur de la vertu qui souvent étonne et déconcerte l'audace.
57
+ Le chevalier cependant, loin de se rebuter, annonçait de la hardiesse dans ses désirs; Nancy se lève, en lançant un regard de colère à son indigne amie:-Madame, votre parent ignore-t-il les égards qui me sont dus? Laissez-moi sortir, et vous quitter pour jamais... aussi-tôt elle fait un mouvement pour se retirer. Mistriss Belton veut l'arrêter par le bras.-Il est inutile, madame, de vous efforcer de me retenir; mes yeux sont ouverts; je vois trop avec qui je suis. Avec l'homme d'Angleterre qui vous aime le plus, s'écrie le chevalier en se précipitant à ses pieds; connaissez-moi, madame, ce n'est point Blomstock qui attend à vos genoux l'arrêt de sa destinée: c'est le lord P... le lord P, interrompt Nancy, en poussant un cri! Quoi! Mylord, c'est vous qui jouissez de la réputation du plus honnête homme, et qui osez en venir à ces extrémités avec une femme qui méritait quelque considération! Mylord, relevez-vous, et souffrez que j'aille expirer loin de vos yeux... un tel affront... Nancy n'en peut dire davantage; elle tombe sur un siège, étouffée dans les sanglots et dans les larmes; mylord était toujours à ses pieds:-C'est mon pardon qu'en ce moment j'implore. Je voudrais réparer ma faute aux dépens de mes jours mêmes, divine Nancy, croyez que je sais respecter la vertu... ce n'est pas-là ce qu'on m'avait dit; on nous a joués tous les deux. Il s'adresse à maitresse Belton: je trouverai le moyen de vous punir; et vous, madame, poursuit-il, se tournant vers la femme de Bentley, permettez que je vous donne la main, et que je vous ramène chez vous: hâtons-nous de quitter cette odieuse maison.
58
+ Nancy, égarée de douleur, mourante, ne sachant où elle portait ses pas, se laissa conduire par le lord, qui lui découvrit toutes les particularités du complot de l'infâme Belton; elle avait peint son amie sous les traits d'une conquête facile; mylord P en était depuis long-temps éperdument amoureux, et cette Belton lui avait fait accroire qu'en une seule entrevue il serait amant heureux. Nancy apprit dans cette conversation quelle était cette intrigante, qu'elle avait causé la ruine de plusieurs jeunes personnes; c'était chez elle que les premiers de Londres venaient concerter la perte de l'innocence et de la beauté. Madame, dit mylord, en prenant congé de Nancy, je vous ai révélé un sentiment que je ne vous promets pas d'étouffer; hélas! Laissez-moi le plaisir de le conserver au fond de mon cœur; c'est le seul bonheur que je goûterai: mais il ne vous offensera point, je vous en donne ma parole. Non, jamais mon amour n'éclatera: il n'y aura que mon estime et mon respect pour votre vertu qui se feront voir; si vous, ou votre mari aviez besoin des grâces de la cour, parlez, je puis vous y rendre service, et je saisirai l'occasion avec transport.
59
+ Adieu, madame; je n'ignore point ce que mon devoir et le vôtre m'imposent. Je me bannis pour toujours de votre présence, et vous ne m'en serez pas moins chère...
60
+ ne craignez plus d'être exposée aux pièges de maitresse Belton.
61
+ Nancy ne revenait point de son trouble: rendue un peu au calme, elle éprouva un nouveau saisissement; elle frémit à l'aspect du péril qu'elle avait couru. Voilà donc, s'écrie-t-elle, l'abîme où m'avaient fait tomber mes indiscrétions, mes imprudences, mon fol amour pour la société! J'ai touché au moment du déshonneur, de l'opprobre, moi, l'épouse deBentley, qui l'aime si tendrement, qui suis mère!
62
+ ... Son cœur se déchirait à ces mots, et elle éprouvait une espèce d'anéantissement. Elle reprend: est-il possible qu'il existe des monstres semblables à cette indigne Belton? Abuser à ce point de ma franchise, de l'amitié! Et de quel front aurais-je pu aborder mon mari? La terre aurait-elle eu des gouffres assez profonds pour me cacher? Il ne m'aurait jamais revue; j'eusse expiré de mille morts. Malheureux enfant! Quelle aurait été ta destinée?
63
+ Une femme peut-elle vivre et avoir à rougir?... C'en est fait, je ne verrai plus ce monde abominable; je renonce à toute société... la cause de cette marque d'indignation de mon beau-père est découverte: oh! Je n'en saurais douter; il m'a vue avec cette détestable femme; il me juge coupable: tel est le fruit des liaisons faites imprudemment!Malheureuse! Comment me justifier auprès de ce vieillard qui me hait, qui me méprise?... Et si Bentley allait me soupçonner, croire que je lui ai manqué!
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+ Cette femme si digne de pitié, ne pouvait supporter le souvenir de sa faute; sa conduite changea entièrement; son appartement était devenu une retraite isolée; son fils attachait tous ses soins. Elle l'alaitoit, et il prenait des forces au point qu'on ne pouvait plus distinguer qu'il était né avant terme; chaque regard que sa mère arrêtait sur lui, était chargé de larmes. Elle attendait son mari avec impatience, et elle craignait en même-temps de le revoir. Après bien des projets et des irrésolutions, elle se détermina à lui cacher l'âge de son enfant: il avait six mois, quand son père revint de son voyage. Nancy reçut son époux avec des transports de joie et de tendresse, mêlés d'un embarras qu'elle ne pouvait dissimuler: Bentley s'en aperçoit.-Qu'as-tu, ma chère Nancy? Qui peut troubler notre bonheur? Je ne te vois point cette sérénité qui accompagne les plaisirs purs et innocents; un secret frémissement t'agite! Tu sembles repousser mes embrassements! Tu fuis mes regards! Tu me caches des larmes!
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+ Nancy! Nancy!... Elle tombe en pleurant dans le sein de son époux dont le cœur allait se r'ouvrir aux fureurs de la jalousie: les caresses d'une belle femme éloignent la défiance et les soupçons. Bentley donne ensuite mille baisers à l'enfant: la vue de cette touchante créature l'attendrit, le charme; il désire plus que jamais une réconciliation avec son père; ayant appris à son retour qu'il était dangereusement malade, il conçut le projet d'aller se jeter à ses genoux, et il promit à sa femme qu'il reviendrait souper.
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+ Bentley, au milieu de ses caresses, avait demandé l'âge de son fils: sa femme s'était empressée d'éluder la question; en sortant, il aperçoit l'hôtesse qui lui fait signe d'approcher. Il avait promis à son épouse de ne plus reparler à cette femme, et d'éviter même les occasions de la voir. Un mouvement de jalousie s'empare de lui: il ne se souvient plus de la parole donnée à Nancy; il cède au désir curieux qui le presse: il entre dans la chambre de l'hôtesse. Elle court fermer la porte avec précaution; une inquiétude dévorante saisit Bentley.
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+ Cette femme revient à lui d'un air mystérieux; elle commence par lui rappeler le soin dont il l'avait chargée: nouveaux coups de poignard pour un cœur enflammé de jalousie; elle ajoute que c'était contre son gré qu'elle avait accepté une commission si délicate, que c'était par ses sollicitations, ses prières, par son ordre exprès, qu'elle avait entrepris de l'éclairer. Bentley souffrait mille supplices. Parlez donc, lui dit-il, parlez; arrachez-moi le cœur... ma femme... ma femme...-Je suis fâchée, monsieur, de ce que je vais vous révéler: mais vous êtes un galant homme.-Poursuivez; suis-je outragé?-Mon
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+ honneur me défend de vous cacher la moindre circonstance.-Instruisez-moi,
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+ instruisez-moi de tout...-votre fils...-eh bien!... Mon fils...-j'ai bien du regret de vous causer ce chagrin... il n'est point venu à terme.
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+ Un coup de tonnerre avait écrasé Bentley; il tombe sur une chaise, en levant les mains au ciel, et sans avoir la force de s'exprimer. J'ai voulu, continue l'hôtesse, examiner de près cet enfant, et madame m'en a toujours écartée avec une hauteur insultante.-Bentley reste quelques moments dans l'accablement; il relève la tête, et prononce ces mots d'un ton ténébreux: il ne serait point mon fils! Il se promène avec fureur dans la chambre.-Craignez de m'approcher; je ne me connais point... je vous ferais ressentir... vous avez fait, barbare, le tourment de ma vie... cet enfant ne serait point mon fils!... Et voilà pourquoi on ne m'a jamais répondu sur l'âge de cette odieuse créature! Et encore on est accouru avec des caresses... des caresses perfides, le porter dans mon sein, ce monument de mon opprobre... de ton infidélité, de ton ingratitude!... Ah! Tu vas expirer de ma main, femme trop coupable! Je vais t'immoler toi, toi, et ce fruit exécrable de ta trahison, de ton crime atroce... tous deux... je m'enivrerai de votre sang; je me rassasierai de ce spectacle.
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+ Il fait quelques pas pour retourner à l'appartement de son épouse: l'hôtesse s'efforce de le retenir; il rentre, et retombe mourant et noyé dans les larmes.-Tu pleures, malheureux! Tu n'as point la force de te venger!... Et on a bien eu celle de te couvrir d'ignominie... après un moment, il reprend: laissons, abandonnons cette victime à la honte, aux remords, aux remords qui prendront ma défense... qui serviront ma rage... qui sans cesse lui présenteront et son crime... et mon amour... allons trouver mon père; il saura tous mes maux; je suis assez puni; il me pardonnera; il me rendra sa tendresse... et celle de Nancy!... Voilà des effets de sa malédiction. Il tourne ses pas, dans ce désordre, vers la demeure de son père; il aperçoit de l'agitation; il monte avec empressement.Quel objet pour les regards de Bentley! Son père étendu sur le lit de mort, et entouré de sa famille; il venait de rendre les derniers soupirs.
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+ Mon père, s'écrie Bentley! Oui, répond un de ses frères, c'est votre mariage insensé qui a précipité sa fin; ses dernières paroles ont été pour vous donner des preuves de sa colère.-Mon père est mort avec des sentiments de haine contre son malheureux fils!-Il vous a deshérité.-Que me parlez-vous de bien, d'héritage? Je venais... je venais embrasser les genoux paternels, redemander sa tendresse, mourir à ses pieds... frères dénaturés, je ne veux rien de vous, disputez-vous la fortune de mon père; souffrez seulement que j'expire ici, dans cette maison qui m'a vu naître, où j'étais heureux... ah! Mon père!
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+ Il court à son lit; Bercley, cet oncle à qui il avait été toujours cher, l'arrête, le prend dans ses bras, lui parle avec bonté, s'efforce de le consoler. On lit le testament; Bentley, loin d'en entendre un mot, n'était rempli que du rapport cruel dont l'hôtesse lui avait percé le cœur; il se voyait le jouet d'une femme méprisable qui l'avait enlevé à sa famille, à sa fortune, à son honneur; il touchait le linceul qui pour jamais allait envelopper celui à qui il devait la vie, qui l'avait élevé, et qu'il avait offensé par un engagement ignominieux. De quels traits à la fois il était frappé! Il ne sortit de sa léthargie mortelle que lorsqu'on eut cessé de lire. Bercley imagina que l'accablement où il voyait son neveu, était produit par ce qu'il venait d'apprendre; son père ne lui laissait qu'une guinée pour sa légitime: cet honnête parent l'entraîne dans la chambre voisine. Mon ami, lui dit-il, ne t'afflige pas; j'ai peu de chose: mais si tu avais quelque besoin, tout ce que j'ai est à toi.-Eh! Mon oncle, je n'ai besoin que de mourir; ce n'est pas l'héritage de mon père que je regrette: je vous l'ai dit, c'est sa tendresse; il me l'aurait rendue; il aurait eu pitié de ma situation; je lui eusse confié tous mes chagrins.-La conduite de votre femme.-La conduite de ma femme...-n'a fait que l'irriter de jour en jour; son déshonneur est public.-Que dites-vous?-Tout
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+ Londres l'a vue liée de société avec une femme perdue de réputation, et... mon cher neveu, il ne faut rien vous cacher.-Non... ne me cachez rien... ne me cachez rien... que je sache... que je meure mille fois.-Cette intrigante qu'on nomme maitresse Belton, et qui a raconté elle-même l'aventure, prétend qu'il s'est donné chez elle des rendez-vous, que le lord P...-n'achevez pas, mon oncle, je sais tout; je vois tout... je ne suis plus surpris que cet enfant odieux... et je l'ai tenu dans mon sein! En voilà assez... en voilà assez!
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+ Un torrent de larmes lui coupe la parole; il reprend avec fureur: tous mes malheurs vous sont connus; oui, j'ai désobéi à mon père; j'ai formé, sans son aveu, des nœuds qui me lient à la perfidie, au crime; j'ai tout fait pour une femme que j'adorais, que j'idolâtrais; je n'imaginais d'autre bonheur que d'attacher ses regards, d'être à ses pieds... elle mourra.J'anéantirai les deux témoignages de mon opprobre... ah! Mon oncle, avais-je mérité ces coups?-Écoutez-moi, Bentley: ne retournez point auprès de Nancy, et acceptez un appartement dans ma maison; je prendrai des mesures avec votre femme, et je l'engagerai à solliciter elle-même une séparation...-une séparation! Ce n'est pas là ce qui me vengera: il faut que le poison le plus violent coule dans ses veines... que ce soit moi-même qui lui présente le breuvage de mort... elle ne serait pas assez punie! C'est son cœur, c'est ce cœur que j'adorais, où je veux enfoncer mille poignards, que je veux déchirer de mes propres mains...
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+ Bentley n'a pas prononcé ces paroles, qu'il tombe sans connaissance dans les bras de son parent. Il revient à la vie, pour dire d'une voix touchante: mais, mon oncle, si elle n'était point coupable!... Vous la verrez; vous ne pourrez croire qu'on soit aussi criminelle avec tant de charmes; sa tendresse était si naïve, si ingénue!... Vous me dites que le lord P... ah! Il n'est que trop vrai; elle ne m'aimait point; elle en aimait un autre! Un autre avait le cœur de Nancy!
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+ Cette idée replongeoit le malheureux Bentley dans l'accablement. Il faut l'oublier, s'écriait-il après quelques moments de silence... eh! Comment l'oublier? Son image est là, dans mon cœur, qui me déchire... allez, mon oncle, je me repose de tout sur votre amitié, sur votre compassion; décidez de son sort, du mien... une séparation, ma mort, tout ce que vous voudrez... il court après Bercley:-elle mérite tous les supplices; elle n'éprouvera point les tourments qu'elle me fait souffrir: mais, en perdant le nom de mon épouse, qu'il lui reste assez de fortune pour vivre à l'abri de l'indigence... mon oncle, adoucissez le plus que vous pourrez le coup que nous allons lui porter; dites-lui... que je l'aimais... ah! Faut-il qu'elle m'ait trahi? Vous ne me reverrez plus! Je vais expirer! Comment soutenir de pareils revers? Bercley entraîne son neveu chez lui: il passait de la profonde douleur à tout l'emportement du désespoir; il pressait son oncle d'aller voir sa femme; il le conjurait de rester. Jamais la nature humaine luttant contre le malheur, et livrée à tous les assauts, n'avait offert un spectacle plus déplorable.
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+ Nancy était loin de prévoir son affreuse destinée; elle attendait son mari avec toute la sécurité de la vertu, et la vive impatience de l'amour; elle s'était donnée elle-même la peine de parer son fils, dans le dessein de procurer à Bentley un spectacle agréable. En effet, est-il pour les regards paternels un objet plus flatteur, plus intéressant qu'un jeune enfant, qui paraissant distinguer l'auteur de ses jours, lui sourit avec cette naïveté, la grâce du premier âge, lui tend ses bras innocents pour le caresser, et semble lui témoigner sa reconnaissance? Nancy se disait: que j'aurai de plaisir à voir Bentley embrasser ce cher enfant, et le trouver aimable! Elle avait même orné de fleurs la chambre où ils devaient souper; elle comptait les heures, les moments, les minutes. Son âme, en quelque sorte, s'élançait au-devant de son époux; elle s'imaginait l'entendre, le voir. Bentley, après avoir roulé dans sa tête une infinité de projets différents, prend la résolution d'écrire à Nancy; il commence vingt lettres qu'il met en morceaux; enfin il y en a une d'achevée au milieu de tous les orages des passions, et Bentley en charge un exprès, avec ordre de la remettre dans les mains propres de son épouse.
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+ L'agitation de Nancy augmentait: elle ne savait sur quelle crainte se fixer; les instants s'écoulaient; son mari n'arrivait point. On heurte: elle vole à la porte, tendant les bras à Bentley, qu'elle croyait apercevoir, et qu'elle cherche encore des yeux, quand un domestique lui rend une lettre de la part de son époux, et se retire aussi-tôt, en ajoutant qu'on n'attendait point de réponse. Nancy n'écoutait rien; ses mains s'étaient jettées avec précipitation sur cet écrit; elle ouvre, saisie de trouble, et lit ces mots: "par où commencerai-je, femme indigne de mon amour? Par t'envoyer toutes les malédictions qu'une juste fureur peut imaginer. Que tous les supplices, l'enfer, que l'enfer entre dans ton cœur! Le mien, barbare, est ouvert à toutes les furies; tu le déchires comme un vautour acharné sur sa proie. Repais-toi de mes tourments; bois mes larmes: tu as outragé, tu as assassiné l'homme qui t'adorait le plus. Tout est découvert: la véritable naissance de ton enfant, de cet enfant odieux, tes liaisons avec cette infâme Belton, ta perfidie, ton amour... ton amour! Ah! Femme criminelle, c'est donc le lord P qui a donné le jour à cette détestable créature, que tu m'as fait embrasser! Monstre de trahison! Ajoûter l'outrage à l'infidélité, à l'imposture! Se rire de ma crédulité, m'accabler de fausses caresses!... Je voulais, malheureuse, aller t'arracher une vie souillée de tant de crimes: mais la mort serait pour toi une grâce que je ne t'accorderai point: non, je ne te l'accorderai point. Que ta honte et ta douleur soient éternelles! Vis pour mourir continuellement; aies toujours devant les yeux l'image d'un époux... ingrate! Combien tu lui étais cher! Combien il t'aimait!
80
+ Ah! Nancy, Nancy!... N'espère point de pitié de moi; renonce à porter le nom de ma femme, ce nom que tu as tant déshonoré. Va, quelques maux que tu souffres, tu seras moins à plaindre qu'un infortuné qui ne tient plus à rien dans l'univers.
81
+ Que n'ai-je la force de t'arracher de mon cœur! Cruelle! Tous mes efforts sont vains; je le sens trop!Tu y seras jusqu'à mon dernier soupir... tu ne me reverras plus. Adieu, adieu, je t'abandonne à tes remords, si tu en es encore susceptible." Nancy demeure immobile, accablée, confondue; elle ne prononce pas un mot: c'est le silence effrayant de la grande douleur; le sommeil fuit de ses yeux, et elle ne devait plus le goûter; elle avait ses regards sans cesse attachés sur son enfant qui était auprès d'elle. De temps en temps il lui échappait de ces larmes brûlantes qui sillonnent les joues, et semblent y graver les traits de la mort; pour comble de tourment, elle ignorait ce qu'était devenu Bentley, et quand elle aurait pu le voir, aurait-elle espéré de faire éclater son innocence? Elle refusa toute espèce de nourriture; lorsqu'on voulait l'approcher, elle faisait signe de la main qu'on l'abandonnât à elle-même; ce ravage subit dans ses sens est suivi d'une fièvre violente qu'elle communique à son fils. Il y avait plus de huit jours que Bentley était éloigné de ces deux créatures si malheureuses. Son parent avait engagé un de ses amis à l'emmener à sa campagne située environ à quarante mille de Londres. Pendant son voyage, Bercley s'était chargé de faire accepter à Nancy la séparation convenue avec son neveu.
82
+ Il se rend chez elle dans ce dessein, demande à lui parler, dit même le sujet qui l'amène. Vous n'executerez point ce projet barbare, s'écrie l'hôtesse éplorée en se jetant à ses pieds, et lui tendant les bras; monsieur, ayez l'humanité de faire avertir monsieur Bentley; qu'il vienne, qu'il accoure: vous sauverez les jours de cette pauvre dame; peut-être n'a-t-elle plus qu'un instant à vivre. Ah! Monsieur, c'est la meilleure action que vous puissiez faire; que son mari l'entende: elle est en état de se justifier; oui, elle est innocente.
83
+ C'est moi, malheureuse, qui par de coupables indiscrétions, ai causé tous ses maux! Je suis pénétrée de son sort. C'est la vertu même, poursuit-elle en fondant en larmes, et je l'ai soupçonnée! Je l'ai accusée! Vous la verrez, monsieur; vous allez avoir le cœur déchiré: mais... madame (en entrant dans la chambre, et s'adressant à Nancy) prenez courage; voici l'oncle de Monsieur Bentley. Cette infortunée était expirante dans son lit, serrant contre son sein son enfant mourant: elle lève la tête, et comme si elle revenait à la vie:-Monsieur Bentley... où est-il?-Je suis son oncle, madame, et je venais...
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+ il ne peut achever; il est saisi de compassion, et a de la peine à retenir ses pleurs; il s'assied à ses côtés; enfin ménageant la situation de cette femme si à plaindre, il l'instruit de ce qui a pu exciter la jalousie de son neveu; il lui parle de son enfant, de maitresse Belton, du lord P: Nancy ranime sa voix éteinte, interrompue par des sanglots, et se justifie aux yeux de Bercley d'une façon si touchante, si évidente, que lui-même il promet d'être son médiateur auprès de son mari; il ressent le plus vif attendrissement; il pleure avec elle.
85
+ Nancy termine cette conversation en disant à Bercley d'un ton pénétrant: je mœurs moins mécontente, monsieur: car Dieu m'exauce: j'approche du terme de mes malheurs, puisque j'ai pu vous convaincre de mon innocence, et que vous prendrez la peine de me protéger auprès de monsieur votre neveu: laissez-moi le nommer encore mon époux; du moins vous défendrez ma mémoire... Si je pouvais le voir avant que de quitter la vie, je lui demanderais grâce pour ce misérable enfant... qui lui rappellerait quelquefois sa mère!... Monsieur, je ne suis point coupable; je n'ai commis que des imprudences.
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+ Là ses sanglots éclatent; elle est suffoquée par une abondance de larmes; elle embrasse avec transport son fils: quels nouveaux coups la frappent!-Que vois-je?
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+ Monsieur... Secourez-moi... mon fils... il expire... cher enfant!... Elle se précipite sur lui avec des cris, colle sa bouche sur sa bouche glacée; on dirait que cette malheureuse mère veut lui donner son âme; elle déploie toutes les fureurs de l'amour maternel. Bercley ne peut soutenir ce tableau de désolation; il sort en versant un torrent de larmes, et en recommandant fortement Nancy à l'hôtesse; il ajoute qu'il court chercher son neveu à la campagne, et le ramener dans le sein de son épouse. Nancy était tombée dans un évanouissement qui alarma pour ses jours; l'hôtesse profite de la circonstance pour lui retirer cet enfant dont l'aspect ne pouvait qu'irriter sa douleur.-Vous ne m'enlèverez point mon enfant; vous ne m'enlèverez point mon enfant! Il restera à mes côtés... dans mon sein, jusqu'au moment qui nous réunira tous deux. Elle le couvre de baisers et de pleurs; elle continue: il n'est donc plus! Il n'est plus!... Il est heureux! Il a peu vécu; je vais bientôt le rejoindre... mais je ne vois point ce généreux parent de mon mari... hélas! Tout m'abandonne, tout!
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+ Il n'y a que vous, dit-elle à l'hôtesse en lui présentant la main, vous seule sur la terre, qui aurez la complaisance de me rendre les derniers devoirs...
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+ ayez soin, je vous prie, que l'on mette après ma mort mon enfant dans mon cercueil... qu'on le mette dans mes bras...-ah! Madame, écartez ces idées affligeantes; espérez tout du ciel:Monsieur Bentley va venir; son oncle qui est si touché de votre état, ne vous a quittée que pour l'aller chercher; consolez-vous: on vous rendra justice.-Il n'est plus temps. C'est de Dieu seul que j'attends cette justice, que les hommes m'ont refusée... je ne verrai plus mon mari... non, je ne le verrai plus; son oncle ne lui dira point tout ce qu'il m'a fait souffrir... ô mon dieu! Ai-je bien mérité tant d'infortunes? Je veux lui écrire... qu'on lui porte vite ma lettre... ah! S'il pouvait arriver avant que je meure... Si je pouvais encore lui dire combien il m'est cher!
90
+ L'hôtesse soutenait dans ses bras cette femme si malheureuse, qui vingt fois quittait la plume, et la reprenait en levant les yeux au ciel, et les reportant sur le papier imbibé de ses larmes. Enfin, après bien des efforts, cet écrit est achevé, et envoyé à Bercley pour être remis à son neveu. Cette lettre était conçue en ces termes: "j'ai tout appris. Les apparences ont été contre moi, et c'est tout ce que j'ai à me reprocher. Votre oncle vous confiera des détails qui ne vous laisseront rien à désirer pour ma justification. Je ne veux, je ne puis vous parler que de mon amour; je ne vous ai jamais offensé, non, jamais. Je vous ai toujours aimé, et vous me faites mourir! Je vous pardonne. Je vous aimerai jusque dans le tombeau; mes malheurs sont au comble. L'innocente créature dont la naissance m'a été si funeste, a cessé de vivre; je ne suis plus mère, Bentley! Je n'embrasse plus qu'un cadavre, une misérable victime de mes imprudences, de mes indiscrétions et de votre injuste jalousie... mais ce n'est pas vous que je dois accuser; j'ai tout fait; je suis la seule coupable; ma mort vengera celle de ma mère; elle ne m'avait que trop prédit ces coups qui m'assassinent aujourd'hui! Hélas! Je n'ai ouvert les yeux que lorsqu'ils vont être fermés pour jamais. La force m'abandonne... je vous supplie, je vous conjure de vous hâter de me voir; que vous puissiez du moins goûter la satisfaction de m'entendre attester mon innocence; qu'elle éclate dans mon dernier soupir... venez, cher et malheureux époux! Me serait-il défendu de proférer un nom si cher? Il arrête mon âme expirante; accourez sceller notre réconciliation sur mes lèvres, tandis qu'elles sont susceptibles de sentiment...
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+ Bentley, cher Bentley! Je ne vous verrais point! Le frisson de la mort me glace... toute ma vie fuit de mes yeux, se replie comme un voile. Je vais donc m'enfoncer dans l'éternité! Renaîtrai-je? Reverrai-je mon époux? Adieu, adieu pour toujours... vous viendrez; je n'existerai plus. Quel mot! Laissez couler vos larmes sur mes tristes restes; nommez-moi votre épouse; dites-moi que vous me pardonnez, que vous m'aimez; Bentley, mettez votre main sur mon cœur: il sentira encore ce témoignage de tendresse.Bentley, vous me regretterez...
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+ j'expire avec cette idée consolante." Bercley avait prié cet ami qui retenait son neveu à la campagne, d'avoir les yeux sur lui, et d'éclairer ses moindres démarches; il trompe la précaution de ses surveillants, leur échappe, et court trouver le lord P dont le château était voisin de cette terre. Arrivé chez ce seigneur, il demande à lui parler; il n'attend pas la réponse; il l'aperçoit qui se promenait seul dans son parc; il précipite sa marche de ce côté; à peine est-il à portée de se faire entendre:-mylord, je suis gentilhomme... je suis un homme; vous m'avez offensé, et il me faut une réparation; et aussi-tôt il met l'épée à la main. Le lord répond tranquillement: il est juste, monsieur, de vous donner satisfaction, si j'ai le malheur d'avoir quelque tort avec vous: mais vous me voyez sans défense; souffrez que j'appelle un de mes gens: il m'apportera des armes.
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+ En même-temps le lord P fait signe à un domestique qui passait, de venir à lui; le serviteur reçoit l'ordre, et l'exécute fidèlement; son maître a soin de le renvoyer.
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+ Présentement, monsieur, dit-il à Bentley, cette épée nous rend égaux: mais avant que de nous couper la gorge, ayez la bonté de m'apprendre la nature de vos plaintes, et votre nom: des anglais ne se battent pas comme nos étourdis de voisins.-Mon nom? Vous le saurez quand je vous percerai le cœur, ou que votre fer sera dans mon sein: vous m'avez arraché mon repos, mon honneur, l'amour d'une femme que j'adorais:-ne seriez-vous pas Monsieur Bentley?-Eh! Vous l'avez trop outragé pour ne pas le connaître! Ô ciel, qu'allions-nous faire, s'écrie le lord? Monsieur, ma réputation est établie; si je me sentais coupable en la moindre chose, vous seriez déjà satisfait: mais je vois ce qui a pu vous irriter: les infâmes discours de la malheureuse Belton ont été jusqu'à vos oreilles; c'est la plus odieuse calomnie; votre épouse est la vertu même, et si vous ne daignez pas ajouter foi à ce que vous dit un des plus francs gentilshommes de l'Angleterre, vous en croirez cet écrit.
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+ Le lord tire de sa poche une lettre de maitresse Belton très-circonstanciée: il la remet à Bentley, en lui prescrivant de la lire en sa présence. Cette lettre était la justification la plus authentique pour Nancy: maitresse Belton avouait que, pour se venger de l'épouse de Bentley qui l'avait traitée avec hauteur, elle avait fait insinuer à son beau-père que sa bru était aimée du lord P, et qu'elle répondait à son amour; elle ajoutait qu'elle regardait Nancy comme la plus respectable des femmes, et elle finissait sa lettre, en priant le lord de publier son aveu, qui était une bien faible réparation du mal qu'elle avait produit. Un ministre digne de son état, s'était rendu le maître de cette âme souillée de crimes: il y avait fait naître le remords, et cette lettre était la première bonne action qu'avait opérée un heureux changement.
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+ Elle n'est point coupable, s'écrie Bentley en jetant son épée!-Jamais vertu ne fut plus affermie. Je vous ai parlé avec franchise; j'avais vu plusieurs fois votre femme au parc; elle m'inspira une passion des plus violentes; ce monstre de Belton me l'annonça sous des traits bien peu ressemblants; je conçus des desseins: votre digne épouse fit succéder le respect et l'admiration à des sentiments qui l'offensoient; je n'ai point cessé de l'aimer: mais je lui ai promis de ne point la voir, et de ne laisser éclater que mon estime, ma vénération, et j'ai tenu ma parole. L'époux de Nancy est fait pour être l'ami du lord P.-Ah! Mylord, qu'ai-je fait? Il y a plus de huit jours, huit siècles que je ne l'ai vue, qu'elle meurt victime de mes soupçons, de ma jalousie, de ma cruelle jalousie, que mon enfant... mylord, je vous quitte, en vous demandant votre amitié; la mienne vous est bien due: vous me rendez la vie, mon bonheur, tout. Allez vite, reprend le lord; volez au secours de cette infortunée; puissiez-vous réparer vos injustices! Bercley avait découvert l'endroit où était son neveu; il atteignait l'avenue du château, quand il aperçoit Bentley qui accourt à lui, et qui s'écrie: qu'avons-nous fait? Nancy n'est point coupable; je sais tout: elle est digne de porter le nom de mon épouse, et ce cher enfant?
97
+ ... Vous l'avez perdu, répond Bercley; Nancy elle-même est expirante, et elle n'a rien à se reprocher; courez, courez la rappeler au jour; voici une lettre pour vous qu'elle m'a fait parvenir.
98
+ Bentley dévore des yeux cet écrit, ne dit pas un mot à son oncle, va prendre des chevaux de poste, et en moins de six heures arrive, ou plutôt vole à la demeure de sa femme. À peine entré dans son appartement:-où est-elle? Où est ma chère Nancy, ma chère épouse? Que je la voie! Que je tombe à ses pieds! Qu'elle m'accorde mon pardon! Il se précipite sur le corps de Nancy. Comment s'offre-t-elle à sa vue? Touchant à sa dernière heure; tenant son enfant d'une main défaillante; n'entendant plus: il l'appelle, la presse contre son sein, avec le cri de l'amour et de la douleur: Nancy! Ma chère Nancy! Il pleure sur elle, sur son fils; elle r'ouvre les yeux, ne peut balbutier que ces mots, en serrant la main à son mari, et lui lançant un long regard: c'est vous Bentley!
99
+ ... Voilà votre enfant! Et aussi-tôt elle expire, en laissant retomber sa tête dans le sein de son époux. Bentley jette un cri épouvantable. Jamais il n'y eut d'image plus touchante et plus terrible des effets de l'amour et du désespoir; il tenait sa femme étroitement embrassée; il poussait des hurlements; on l'arrache avec effort de ce triste séjour, mais privé de la raison, agité de convulsions effrayantes; enfin son oncle ne pouvant le garder chez lui, est obligé de le renfermer à Bedlam, parmi ce VIL troupeau de malheureux condamnés à traîner le poids d'une existence dégradée, et qui I 100 prouvent à combien d'abbaissement et d'humiliation notre nature est assujettie.
100
+ Quelquefois Bentley plongé dans une stupide rêverie, avait les yeux fixés vers la terre qu'il arrosait d'un ruisseau de larmes; il demeurait des heures entières dans cette mélancolie profonde: il en sortait tout-à-coup pour courir les cheveux épars, l'œil égaré, menaçant de poignarder tout ce qu'il rencontrait, quoiqu'il n'eût point d'armes, et appelant à grands cris son épouse; ensuite il retombait dans un anéantissement qui approchait de la mort.
101
+ D'autres fois on eut dit qu'il était revenu de son égarement: il paraissait tranquille, et allait demander d'un ton pénétré à la première personne qui se trouvait sur son passage, des nouvelles de Nancy: elle ne m'aime plus, disait-il! Elle ne m'aime plus! Je lui ai causé trop de chagrin! Jamais cependant elle ne m'a été plus chère: ah! Je vous en conjure; parlez-lui en ma faveur; qu'elle me pardonne mes injustices! Que j'expire à ses pieds! Il y avait des moments où il croyait la voir; il s'abbandonnoit avec transport à son illusion, étendait les bras:-Ma chère Nancy, accours, accours dans le sein de ton époux! Je te vois! Je te possède! Je suis le plus heureux des hommes!
102
+ Bientôt perdant cette erreur consolante pour se remplir d'un spectacle affligeant:-elle se meurt! Du secours; Nancy, r'ouvre les yeux... c'est pour la dernière fois que je t'embrasse! Nancy! Nancy! Écoute-moi; non, tu n'es point coupable; c'est moi qui suis un barbare, un monstre qu'il faut anéantir. Alors il s'arrachait les cheveux, se meurtrissoit la poitrine de coups rédoublés, se déchirait tout le corps avec ses ongles, se précipitait le front contre la terre, et se roulait dans les flots de son sang. Étoit-il enseveli dans une sorte de léthargie volontaire où il aimait à s'enfoncer, il s'obstinait à ne point répondre aux questions pressantes qu'on pouvait lui faire: qu'on vint à proférer seulement le nom de Nancy, aussi-tôt il levait la tête: Nancy!... Où est-elle? Que je la voie! Il vécut plus de deux ans dans cet état déplorable; Bercley le visitait souvent: à peine cet infortuné l'apercevait-il:-avez-vous vu Nancy? Son oncle croyait le rappeler à la raison, en ne lui parlant que de son épouse, et peut-être ces entretiens irritaient son mal. Peu de temps avant que de mourir, il avait formé quelques traits à peine ébauchés sur un des murs de sa chambre, comme s'il eût eu dessein de faire le portrait de sa femme: ses yeux se tournaient toujours de ce côté; il y portait même ses lèvres en pleurant. Sur la fin de ses jours, il refusa constamment de parler, quoiqu'on employât le moyen dont on s'était servi avec succès, en lui nommant Nancy; il repoussa les divers remèdes qu'on lui présentait, et il expira enfin, ses derniers regards attachés sur ces traits qu'il avait esquissés, et prononçant d'une voix défaillante le nom de son épouse.
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1
+ LA PETITE MAISON M élite vivait familièrement avec les hommes, et il n'y avait que les bonnes gens, ou ses amis intimes, qui ne la soupçonnassent pas de galanterie. Son air, ses propos légers, ses manières libres, établissaient assez cette prévention. Le marquis de Trémicour avait envie de l'engager, et s'était flatté d'y réussir aisément. C'est un homme qui doit attendre plus qu'un autre du caprice des femmes. Il est magnifique, généreux, plein d'esprit et de goût, et peu d'hommes peuvent se vanter à juste titre de l'égaler en agréments. Malgré tant d'avantages, Mélite lui résistait. Il ne concevait pas cette bizarrerie.
2
+ Elle lui disait qu'elle était vertueuse, et il répondait qu'il ne croirait jamais qu'elle le fût. C'était entre eux une guerre continuelle à ce sujet.
3
+ Enfin, le marquis la défia de venir dans sa petite maison. Elle répondit qu'elle y viendrait, et que là, ni ailleurs, il ne lui serait redoutable. Ils firent une gageure, et elle y alla (elle ne savait pas ce que c'était que cette petite maison; elle n'en connaissait même aucune que de nom). Nul lieu dans Paris, ni dans l'Europe, n'est ni aussi galant ni aussi ingénieux. Il faut l'y suivre avec le marquis, et voir comment elle se tirera d'affaire avec lui.
4
+ Cette maison unique est sur les bords de la Seine. Une avenue, conduisant à une patte d'oie, amené à la porte d'une jolie avant-cour tapissée de verdure, et qui de droite et de gauche communique à des basses-cours distribuées avec symétrie, dans lesquelles on trouve une ménagerie peuplée d'animaux rares et familiers, une jolie laiterie, ornée de marbres, de coquillages, et où des eaux abondantes et pures tempèrent la chaleur du jour; on y trouve aussi tout ce que l'entretien et la propreté des équipages, de même que les approvisionnements d'une vie délicate et sensuelle, peuvent demander. Dans l'autre basse-cour sont placés une écurie double, un joli manège et un chenil où sont renfermés des chiens de toute espèce.
5
+ Tous ces bâtiments sont contenus dans des murs de face d'une décoration simple, qui tiennent plus de la nature que de l'art, et représentent le caractère pastoral et champêtre. Des percées, ingénieusement ménagées, laissent apercevoir des vergers et des potagers constamment variés, et tous ces objets attirent si singulièrement les regards, qu'on est impatient de les admirer tour à tour.
6
+ Mélite avait cette impatience, mais elle voulut d'abord parcourir les beautés qui la frappaient de plus près. Trémicour brûlait de la conduire dans les appartements : c'était là qu'il pouvait lui expliquer sa flamme. Sa curiosité lui était déjà importune; les louanges même qu'elle donnait à son goût ne le touchaient point; il y répondait avec beaucoup de distraction. C'était pour la première fois que sa petite maison lui était moins chère que les objets qu'il y conduisait. Mélite remarquait sa contenance et en triomphait; la curiosité l'eût seule engagée à tout voir, mais elle y pouvait mettre de la malice, et ce second motif valait bien l'autre pour s'y entêter. C'était ici une question qu'elle faisait, là un compliment, et partout des exclamations.
7
+ « En vérité, disait-elle, voilà qui est ingénieux au possible Cela est charmant Je n'ai rien vu… — Oh les appartements sont bien plus singuliers répondait-il; vous allez voir… Ne voulez-vous pas entrer ?…
8
+ — Dans un moment, reprenait-elle; ceci a bien son prix : il faut tout parcourir; il y a là quelque chose que nous n'avons pas vu. Allons, Trémicour, point d'impatience.
9
+ — Je n'en ai point, Madame, dit-il un peu piqué : c'est pour votre intérêt que je parle. Vous vous fatiguerez ici à marcher, et vous ne pourrez plus… — Oh vous me pardonnerez, dit-elle avec un ton railleur; je suis venue ici uniquement pour marcher, et je sens mes forces. » Il fallut qu'il essuyât cet entêtement jusqu'au bout. Il dura encore près d'un quart-d'heure. Heureusement il parvint à y soupçonner du caprice, sans quoi je crois qu'il l'aurait plantée là. Il la conduisait par la main, et toujours il la tirait vers la maison. Trois ou quatre fois de suite elle eut la méchanceté de se laisser entraîner jusqu'à un certain point; elle faisait quelques pas, et elle revenait pour examiner encore ce qu'elle avait déjà examiné. Il l'entraînait toujours, il paraissait marcher sur des épines; elle en riait intérieurement, et lui donnait de ces regards qui, par un artifice unique, disent : « Je me plais à vous désespérer », en paraissant solliciter la complaisance. À la fin, une vivacité échappa à Trémicour. Elle feignit de ne le trouver pas bon, et lui dit qu'il était insupportable.
10
+ « C'est vous-même qui l'êtes répondit-il; vous m'avez promis que vous verriez tout, et nous restons ici. J'aime mes appartements, et je veux que vous les voyiez.
11
+ — Eh bien Monsieur, il n'y a qu'à les voir; il ne faut point de querelle pour cela. Bon Dieu, que vous êtes prompt … » Le son de voix et le regard qui l'accompagnait étaient si doux qu'il sentit augmenter le défaut qu'on lui reprochait.
12
+ « Oui, dit-il, je suis prompt, je compte les moments. Nous venons ici avec des conventions qui m'en font une excuse… Vous les avez donc oubliées, Madame ?
13
+ — Il n'y a point d'oubli à cela, répondit-elle en marchant; au contraire, je suis plus dans mon rôle que vous. Vous m'avez dit que votre maison me séduirait; j'ai parié qu'elle ne me séduirait pas. Croyez-vous que me livrer à tous ces charmes soit mériter le reproche d'infidélité ?… » Trémicour allait répondre, mais ils étaient alors au milieu de la cour principale, et une exclamation qu'arracha à Mélite le simple coup d'œil qu'elle y donna ne lui en laissa pas le temps. Cette cour, quoique peu spacieuse, annonce le goût de l'architecte. Elle est entourée de murailles revêtues de palissades odoriférantes assez élevées pour rendre le corps-de-logis plus solitaire, mais élaguées de manière qu'elles ne peuvent nuire à la salubrité de l'air que l'amour semble y porter. Il fallut encore que Trémicour dévorât ces compliments importuns que Mélite lui prodiguait. Enfin ils arrivèrent au bas d'un perron qui conduit à un vestibule assez grand, d'où le marquis renvoya les valets au commun par un signe. Il la fit passer tout de suite dans un salon donnant sur le jardin, et qui n'a rien d'égal dans l'univers. Il s'aperçut de la surprise de Mélite, et lui permit alors d'admirer. En effet, ce salon est si voluptueux qu'on y prend des idées de tendresse en croyant seulement en prêter au maître à qui il appartient. Il est de forme circulaire, voûté en calotte peinte par Hallé; les lambris sont imprimés couleur de lilas, et enferment de très-belles glaces; les dessus de portes, peints par le même, représentent des sujets galants. La sculpture y est distribuée avec goût, et sa beauté est encore relevée par l'éclat de l'or. Les étoffes sont assorties : à la couleur du lambris. En un mot, le Carpentier n'aurait rien ordonné de plus agréable et de plus parfait.
14
+ Le jour finissait : un nègre vint allumer trente bougies que portaient un lustre et des girandoles de porcelaine de Seve artistement arrangées et armées de supports de bronze dorés. Ce nouvel éclat de lumière, qui reflétait dans les glaces, fit paraître le lieu plus grand et répéta à Trémicour l'objet de ses impatients désirs.
15
+ Mélite, frappée de ce coup d'œil, commença à admirer sérieusement et à perdre l'envie de faire des malices à Trémicour. Comme elle avait vécu sans coquetterie et sans amants, elle avait mis à s'instruire le temps que les autres femmes mettent à aimer et à tromper, et elle avait réellement du goût et des connaissances; elle appréciait d'un coup d'œil le talent des plus fameux artistes, et eux-mêmes devaient à son estime pour les chefs-d'œuvre cette immortalité que tant de femmes leur empêchent souvent de mériter par leur amour pour les riens. Elle vanta la légèreté du ciseau de l'ingénieux Pineau, qui avait présidé à la sculpture; elle admira les talents de Dandrillon, qui avait employé toute son industrie à ménager les finesses les plus imperceptibles de la menuiserie et de la sculpture; mais surtout, perdant de vue les importunités auxquelles elle s'exposait de la part de Trémicour en lui donnant de la vanité, elle lui prodigua les louanges qu'il méritait par son goût et son choix.
16
+ « Voilà qui me plaît, lui dit-elle; voilà comme j'aime qu'on emploie les avantages de la fortune. Ce n'est plus une petite maison : c'est le temple du génie et du goût… — C'est ainsi que doit être l'asile de l'amour, lui dit-il tendrement. Sans connaître ce dieu, qui eût fait pour vous d'autres miracles, vous sentez que, pour l'inspirer, il faut du moins paraître inspiré par lui… — Je le pense comme vous, reprit-elle; mais pourquoi donc, à ce que j'ai ouï dire, tant de petites maisons décèlent-elles un si mauvais goût ?
17
+ — C'est que ceux qui les possèdent désirent sans aimer, répondit-il; c'est que l'amour n'avait pas arrêté que vous y viendriez un jour avec eux. » Mélite écoutait, et aurait écouté encore si un baiser appuyé sur sa main ne lui eût appris que Trémicour était venu là pour se payer de toutes les choses obligeantes qu'il trouverait occasion de lui dire. Elle se leva pour voir la suite des appartements. Le marquis, qui l'avait vue si touchée des seules beautés du salon, et qui avait mieux à lui montrer, espéra que des objets plus touchants la toucheraient davantage, et se garda bien de l'empêcher de courir à sa destinée. Il lui donna la main, et ils entrèrent à droite dans une chambre à coucher.
18
+ Cette pièce est de forme carrée et à pans; un lit d'étoffe de Péquin jonquille chamarrée des plus belles couleurs est enfermé dans une niche placée en face d'une des croisées qui donnent sur le jardin. On n'a point oublié de placer des glaces dans les quatre angles. Cette pièce, d'ailleurs, est terminée en voussure qui contient dans un cadre circulaire un tableau où Pierre a peint avec tout son art Hercule dans les bras de Morphée, réveillé par l'Amour. Tous les lambris sont imprimés couleur de soufre tendre; le parquet est de marqueterie mêlée de bois d'amarante et de cèdre, les marbres de bleu turquin. De jolis bronzes et des porcelaines sont placés, avec choix et sans confusion, sur des tables de marbre en console distribuées au-dessous des quatre glaces; enfin de jolis meubles de diverses formes, et des formes les plus relatives aux idées partout exprimées dans cette maison, forcent les esprits les plus froids à ressentir un peu de cette volupté qu'ils annoncent.
19
+ Mélite n'osait plus rien louer; elle commençait même à craindre de sentir. Elle ne dit que quelques mots, et Trémicour aurait pu s'en plaindre; mais il l'examinait, et il avait de bons yeux; il l'eût même remerciée de son silence s'il n'avait pas su que des marques de reconnaissance sont une étourderie tant qu'une femme peut désavouer les idées dont on la remercie. Elle entra dans une pièce suivante, et elle y trouva un autre écueil. Cette pièce est un boudoir, lieu qu'il est inutile de nommer à celle qui y entre, car l'esprit et le cœur y devinent de concert. Toutes les murailles en sont revêtues de glaces, et les joints de celles-ci masqués par des troncs d'arbres artificiels, mais sculptés, massés et feuilles avec un art admirable. Ces arbres sont disposés de manière qu'ils semblent former un quinconce; ils sont jonchés de fleurs et chargés de girandoles dont les bougies procurent une lumière graduée dans les glaces, par le soin qu'on a pris, dans le fond de la pièce, d'étendre des gazes plus ou moins serrées sur ces corps transparents, magie qui s'accorde si bien avec l'effet de l'optique que l'on croit être dans un bosquet naturel éclairé par le secours de l'art. La niche où est placée l'ottomane, espèce de lit de repos qui pose sur un parquet de bois de rose à compartiments, est enrichie de crépines d'or mêlées de vert, et garnie de coussins de différents calibres. Tout le pourtour et le plafond de cette niche sont aussi revêtus de glaces; enfin la menuiserie et la sculpture en sont peintes d'une couleur assortie aux différents objets qu'elles représentent, et cette couleur a encore été appliquée par Dandrillon de manière qu'elle exhale la violette, le jasmin et la rose. Toute cette décoration est posée sur une cloison qui a peu d'épaisseur, et autour de laquelle règne un corridor assez spacieux, dans lequel le marquis avait placé des musiciens.
20
+ Mélite était ravie en extase. Depuis plus d'un quart d'heure qu'elle parcourait ce boudoir, sa langue était muette, mais son cœur ne se taisait pas : il murmurait en secret contre des hommes qui mettent à contribution tous les talents pour exprimer un sentiment dont ils sont si peu capables. Elle faisait sur cela les plus sages réflexions; mais c'étaient pour ainsi dire des secrets que l'esprit déposait dans le fond du cœur, et qui dévoient bientôt s'y perdre.
21
+ Trémicour les y allait chercher par ses regards perçants, et les détruisait par ses soupirs. Il n'était plus cet homme à qui elle croyait pouvoir reprocher ce contraste monstrueux; elle l'avait changé, et elle avait plus fait que l'Amour.
22
+ Il ne parlait pas, mais ses regards étaient des serments. Mélite doutait de sa sincérité, mais elle voyait du moins qu'il savait bien feindre, et elle sentait que cet art dangereux expose à tout dans un lieu charmant. Pour se distraire de cette idée, elle s'éloigna un peu de lui et s'approcha d'une des glaces, feignant de remettre une épingle à sa coiffure. Trémicour se plaça devant la glace qui était vis-à-vis, et par cet artifice, pouvant la regarder encore plus tendrement sans qu'elle fût obligée de détourner les yeux, il se trouva que c'était un piège qu'elle s'était tendu à elle-même. Elle fit encore cette réflexion, et, voulant en détruire la cause, s'imaginant le pouvoir, elle crut y réussir en faisant des plaisanteries à Trémicour.
23
+ « Eh bien lui dit-elle, cesserez-vous de me regarder ? À la fin, cela m'impatiente. » Il vola vers elle.
24
+ « Vous avez donc bien de la haine pour moi ? répondit-il. Ah marquise, un peu moins d'injustice pour un homme qui n'a pas besoin de vous déplaire pour être convaincu de son malheur… — Voyez comme il est modeste s'écria-t-elle.
25
+ — Oui, modeste et malheureux, poursuivit-il; ce que je sens m'apprend à craindre, et ce que je crains m'apprend à craindre encore. Je vous adore et n'en suis pas plus rassuré. » Mélite plaisanta encore; mais avec quelle mal-adresse elle déguisa le motif qui l'y portait Trémicour lui avait pris la main, et elle ne songeait pas à la retirer. Il crut pouvoir la serrer un peu; elle s'en plaignit et lui demanda s'il voulait l'estropier.
26
+ « Ah Madame dit-il en feignant de se désespérer, je vous demande mille pardons; je n'ai pas cru qu'on pût estropier si aisément. » L'air qu'il venait de prendre la désarma; il vit que le moment était décisif : il fit un signal, et à l'instant les musiciens placés dans le corridor firent entendre un concert charmant. Ce concert la déconcerta; elle n'écouta qu'un instant, et, voulant s'éloigner d'un lieu devenu redoutable, elle marcha et entra d'elle-même dans une nouvelle pièce plus délicieuse que tout ce qu'elle avait vu encore. Trémicour eût pu profiter de son extase et fermer la porte sans qu'elle s'en aperçût pour la forcer à l'écouter; mais il voulait devoir les progrès de la victoire aux progrès du plaisir.
27
+ Cette nouvelle pièce est un appartement de bains. Le marbre, les porcelaines, les mousselines, rien n'y a été épargné; les lambris sont chargés d'arabesques exécutés par Perot sur les desseins de Gilot, et contenues dans des compartiments distribués avec beaucoup de goût. Des plantes maritimes montées en bronze par Cafieri, des pagodes, des cristaux et des coquillages, entremêlés avec intelligence, décorent cette salle, dans laquelle sont placées deux niches, dont l'une est occupée par une baignoire, l'autre par un lit de mousseline des Indes brodée et ornée de glands en chaînettes. À côté est un cabinet de toilette dont les lambris ont été peints par Huet, qui y a représenté des fruits, des fleurs et des oiseaux étrangers, entremêlés de guirlandes et de médaillons dans lesquels Boucher a peint en camaïeux de petits sujets galants, ainsi que dans les dessus de porte. On n'y a point oublié une toilette d'argent par Germain; des fleurs naturelles remplissent des jattes de porcelaine gros bleu rehaussées d'or. Des meubles garnis d'étoffes de la même couleur, dont les bois sont d'aventurine appliqués par Martin, achèvent de rendre cet appartement digne d'enchanter des Fées. Cette pièce est terminée dans sa partie supérieure par une corniche d'un profil élégant, surmontée d'une campane de sculpture dorée, qui sert de bordure à une calotte surbaissée contenant une mosaïque en or et entremêlée de fleurs peintes par Bachelier.
28
+ Mélite ne tint point à tant de prodiges; elle se sentit pour ainsi dire suffoquée, et fut obligée de s'asseoir.
29
+ « Je n'y tiens plus, dit-elle; cela est trop beau. Il n'y a rien de comparable sur la terre… » Le son de voix exprimait un trouble secret. Trémicour sentit qu'elle s'attendrissait; mais, en homme adroit, il avait pris la résolution de ne plus paraître parler sérieusement. Il se contenta de badiner avec un cœur qui pouvait encore se dédire.
30
+ « Vous ne le croyez pas, lui dit-il, et c'est ainsi qu'on éprouve qu'il ne faut jurer de rien. Je savais bien que tout cela vous charmerait, mais les femmes veulent toujours douter.
31
+ — Oh je ne doute plus, reprit-elle; je confesse que tout cela est divin et m'enchante. » Il s'approcha d'elle sans affectation.
32
+ « Avouez, reprit-il, que voilà une petite maison bien nommée. Si vous m'avez reproché de ne pas sentir l'amour, vous conviendrez du moins que tant de choses capables de l'inspirer doivent faire beaucoup d'honneur à mon imagination; je suis persuadé même que vous ne concevez plus comment on peut avoir tout à la fois des idées si tendres et un cœur si insensible. N'est-il pas vrai que vous pensez cela ?
33
+ — Il pourrait en être quelque chose, répondit-elle en souriant.
34
+ — Eh bien reprit-il, je vous proteste que vous jugez mal de moi. Je vous le dis à présent sans intérêt, car je vois bien qu'avec un cœur cent fois plus tendre que vous ne m'en croyez un indifférent, je ne vous toucherais pas; mais il est certain que je suis plus capable que personne d'amour et de constance. Notre jargon, nos amis, nos maisons, notre train, nous donnent un air de légèreté et de perfidie, et une femme raisonnable nous juge sur ces dehors. Nous contribuons nous-mêmes volontairement à cette réputation, parce que, le préjugé général ayant attaché à notre état cet air d'inconstance et de coquetterie, il faut que nous le prenions; mais, croyez-moi, la frivolité ni le plaisir même ne nous emportent pas toujours : il est des objets faits pour nous arrêter et pour nous ramener au vrai, et, quand nous venons à les rencontrer, nous sommes et plus amoureux et plus constants que d'autres… Mais vous êtes distraite ? à quoi rêvez-vous ?
35
+ — À cette musique, reprit-elle; j'ai cru la fuir, et de loin elle en est plus touchante. (Quel aveu ) — C'est l'amour qui vous poursuit, répondit Trémicour; mais il ne sait pas à qui il a affaire… Bientôt cette musique ne sera que du bruit.
36
+ — Cela est bien certain, reprit-elle; mais enfin, à présent, elle me dérange… Sortons, je veux voir les jardins… » Trémicour obéit encore. Sa docilité n'était pas un sacrifice. Quel aveu, quelle faveur même vaut pour un amant l'embarras dont il jouissait Il se contenta de lui faire voir, en passant, une autre pièce, commune à l'appartement des bains et à celui d'habitation. C'est un cabinet d'aisances garni d'une cuvette de marbre à soupape revêtue de marqueterie de bois odoriférant, enfermée dans une niche de charmille feinte, ainsi qu'on l'a imité sur toutes les murailles de cette pièce, et qui se réunit en berceau dans la courbure du plafond, dont l'espace du milieu laisse voir un ciel peuplé d'oiseaux. Des urnes, des porcelaines remplies d'odeurs, sont placées artistement sur des pieds d'ouche.
37
+ Les armoires, masquées par l'art de la peinture, contiennent des cristaux, des vases et tous les ustensiles nécessaires à l'usage de cette pièce. Ils traversèrent ensuite une garde-robe où l'on a pratiqué un escalier dérobé qui conduit à des entresols destinées au mystère. Cette garde-robe dégage dans le vestibule. Mélite et le marquis repassèrent par le salon. Il ouvrit la porte du jardin; mais quelle fut la surprise de Mélite d'apercevoir un jardin amphithéâtralement disposé, éclairé par deux mille lampions. La verdure était encore belle, et la lumière lui prêtait un nouvel éclat. Plusieurs jets d'eau et différentes nappes, rapprochées avec art, réfléchissaient les illuminations.
38
+ Tremblin, chargé de cette entreprise, avait gradué ces lumières en plaçant des terrines sur les devants, et seulement des lampions de différentes grosseurs dans les parties éloignées. À l'extrémité des principales allées, il avait dispassé des transparents dont les différents aspects invitaient à s'en approcher. Mélite fut enchantée, et ne s'exprima pendant un quart-d'heure que par des cris d'admiration. Quelques instruments champêtres, firent entendre des fanfares sans se montrer; plus loin, une voix chantait quelqu'ariette d' Issé; là, une grotte charmante faisait bondir des eaux avec impétuosité; ici, une cascade ruisselait et produisait un murmure attendrissant. Dans des bosquets divers, mille jeux variés s'offraient pour les plaisirs et pour l'amour; d'assez belles salles de verdure annonçaient un amphithéâtre, une salle de bal et un concert; des parterres émaillés de fleurs, des boulingrins, des gradins de gazon, des vases de fonte et des figures de marbre marquaient les limites et les angles de chaque carrefour du jardin, qu'une très-grande lumière, puis ménagée, puis plus sombre, variait à l'infini.
39
+ Trémicour, ne marquant aucun dessein et affectant même, comme je l'ai dit, de montrer moins d'ardeur qu'il n'en avait, conduisit Mélite dans une allée sinueuse qui lui fit craindre intérieurement quelque surprise. En effet, cette allée, tracée par une courbure subite, ne présentait plus que des ténèbres. Elle n'eût pas craint d'y entrer si elle se fût sentie indifférente; mais le trouble secret qu'elle éprouvait lui rendait tout à craindre. Elle parut effrayée, et sa frayeur redoubla par le bruit d'une artillerie précipitée. Trémicour, qui savait apprécier l'avantage que donne à un homme, en toute occasion, la frayeur d'une femme, la reçut et la serra vivement dans ses bras au mouvement qu'elle fit. Elle allait s'en dégager avec une vivacité égale, lorsque l'éclat subit d'un feu d'artifice lui montra dans les yeux du téméraire l'amour le plus tendre et le plus soumis. Elle fut un moment immobile, c'est-à-dire attendrie. Ce moment ne fut pas aussi court que l'eût été celui qui eût suffi pour s'arracher de ses bras si elle l'avait haï, et Trémicour put croire qu'elle avait non hésité, mais oublié de s'en arracher. Ce joli feu avait été préparé par Carle Ruggieri; il était mêlé de transparents de couleurs variées, qui, se mêlant avec les eaux jaillissantes du bosquet où se donnait cette fête, formait un coup d'œil ravissant.
40
+ Tout ce spectacle, tous ces prodiges, prêtaient un si grand charme à un homme qui lui-même en avait beaucoup; des regards amoureux, des soupirs enflammés, s'accordaient si bien avec le miracle de la nature et de l'art, que Mélite, déjà émue, fut obligée d'entendre l'oracle qu'il faisait parler au fond de son cœur; elle écouta cette voix puissante, et elle entendit l'arrêt de sa défaite. Le trouble la saisit. Le trouble est d'abord plus puissant que l'amour : elle voulut fuir… « Allons, dit-elle, voilà qui est charmant; mais il faut partir : je suis attendue… » Trémicour vit qu'il ne fallait pas la combattre, mais il ne douta pas de pouvoir la tromper. Il avait réussi vingt fois en cédant. Il la pressa légèrement de rester. Elle ne le voulut point, elle marchait même fort vite; mais sa voix était émue, ses discours n'étaient pas suivis, et une abondance extrême de monosyllabes prouvait qu'en fuyant elle s'occupait des objets de sa fuite.
41
+ « J'espère du moins, lui dit-il, que vous daignerez donner un coup d'œil à l'appartement qui est à gauche du salon… — Il n'est certainement pas plus beau que tout ce que j'ai vu, dit-elle, et je suis pressée de partir.
42
+ — C'est tout un autre goût, reprit-il, et, comme vous ne reviendrez plus ici, je serais charmé… — Non, dit-elle, dispensez-m'en. Vous me direz comment il est, et ce sera la même chose.
43
+ — J'y consentirais, reprit-il; mais nous voilà arrivés. C'est un instant : vous ne pouvez pas être si pressée ?… D'ailleurs, vous m'avez promis de tout voir, et, si je ne me trompe, vous vous reprocheriez de n'avoir pas gagné légitimement la gageure.
44
+ — Il le faut donc dit-elle. Allons, Monsieur; vous pourriez bien, en effet, vous vanter de n'avoir perdu qu'à demi… » Ils étaient déjà dans le salon; Trémicour en ouvrit une des portes, et elle entra d'elle-même dans un cabinet de jeu. Ce cabinet donne sur le jardin. Les fenêtres en étaient ouvertes; Mélite s'en approcha après avoir donné quelques coups d'œil à l'appartement, et revit, peut-être avec plaisir, un lieu d'où elle venait de s'arracher.
45
+ « Avouez, lui dit-il méchamment, que ce coup d'œil est très-agréable : voilà l'endroit où nous étions tout-à-l'heure… » Ce mot la fit rêver.
46
+ « Je ne conçois pas, reprit-il, comment vous ne vous y êtes pas arrêtée plus longtemps… Toutes les femmes qui s'y sont trouvées ne pouvaient plus en sortir… — C'est qu'elles avaient d'autres raisons que moi pour y rester, répondit Mélite.
47
+ — Vous me l'avez prouvé, lui dit-il. Faites du moins plus d'honneur à cette pièce que vous n'en avez fait au bosquet; daignez la considérer. » Elle abandonna alors la fenêtre; elle tourna la tête, et bientôt la surprise fit l'attention. Ce cabinet est revêtu de laque du plus beau de la Chine; les meubles en sont de même matière, revêtus d'étoffe des Indes brodée; les girandoles sont de cristal de roche, et jouent avec les plus belles porcelaines de Saxe et du Japon, placées avec art sur des culs-de-lampe dorés d'or couleur.
48
+ Mélite considéra quelques figures de porcelaine. Le marquis la conjura de les accepter; elle refusa, mais avec cet air de ménagement qui laisse à un homme tout le plaisir d'avoir offert. Il ne crut pas devoir insister, et il lui fit connaître qu'il savait qu'on ne doit point aspirer à faire accepter le jour qu'on s'est vanté de plaire.
49
+ Cette pièces deux ou trois portes. L'une entre dans un joli petit cabinet faisant pendant au boudoir, l'autre dans une salle à manger précédée d'un buffet qui dégage dans le vestibule. Le cabinet, destiné à prendre le café, n'a pas été plus négligé que le reste de la maison : les lambris en sont peints en vert d'eau, parsemés de sujets pittoresques rehaussés d'or; on y trouve quantité de corbeilles remplies de fleurs d'Italie, et les meubles en sont de moire brodée en chaînettes.
50
+ Mélite, s'oubliant de plus en plus, s'était assise et faisait des questions; elle repassait tout ce qu'elle avait vu et demandait le prix des choses, le nom des artistes et des ouvriers. Trémicour répondait à toutes ses questions, et ne paraissait pas avoir à lui en faire; elle le louait, vantait son goût, sa magnificence, et il la remerciait comme un homme à qui on ne risque rien de rendre justice. L'artifice était si bien caché que Mélite, s'affectant de plus en plus et ne considérant bientôt tout ce qui la frappait que du côté du génie et du goût, oublia réellement qu'elle était dans une petite maison, et qu'elle y était avec un homme qui avait parié de la séduire par ces mêmes choses qu'elle contemplait avec si peu de précaution et qu'elle louait avec tant de franchise.
51
+ Trémicour profita d'un moment d'extase pour la faire sortir de ce cabinet.
52
+ « Tout cela est réellement très-beau, lui dit-il, et j'en conviens; mais il reste quelque chose à vous montrer qui vous surprendra peut-être davantage.
53
+ — J'ai de la peine à le croire, répondit-elle; mais, après les gradations que j'ai vues, rien n'est impossible, et il faut tout voir. » (Cette sécurité est naturelle, et ne surprendra que ceux qui doutent de tout par ignorance ou par insensibilité.)
54
+ Mélite se leva et suivit Trémicour. C'était dans la salle à manger qu'il la conduisait. Elle fut frappée d'y trouver un soupé servi, et s'arrêta à la porte.
55
+ « Qu'est-ce donc ? s'écria-t-elle. Je vous ai dit qu'il fallait que je partisse… — Vous ne m'avez pas ordonné de m'en souvenir, répondit-il, et d'ailleurs il est très-tard; vous devez être fatiguée, et, puisqu'il faut que vous soupiez, vous me ferez bien l'honneur de m'accorder la préférence, à présent que vous voyez que vous le pouvez avec si peu de risque.
56
+ — Mais où sont donc les domestiques ? reprit-elle; pourquoi cet air de mystère ?
57
+ — Il n'en entre jamais ici, répondit-il, et j'ai pensé qu'aujourd'hui il était encore plus prudent de les bannir : ce sont des bavards, ils vous feraient une réputation, et je vous respecte trop… — Le respect est singulier poursuivit-elle; je ne savais pas que j'eusse plus à craindre de leurs regards que de leurs idées. » Trémicour sentit qu'elle n'était pas la dupe du paradoxe.
58
+ « Vous raisonnez mieux que moi, lui dit-il, et vous m'apprenez que le mieux est l'ennemi du bien. Malheureusement ils sont renvoyés, et il n'y a plus de remède.
59
+ » L'imposture succédait au paradoxe, et cela était visible; mais, quand on a l'esprit troublé, ce sont souvent les choses frappantes qui ne frappent pas.
60
+ Mélite n'insista donc point; elle s'assit avec beaucoup de distraction en considérant un tour, placé dans un des arrondissements de cette salle, par lequel on servait aux signes que Trémicour faisait.
61
+ Elle mangea peu et ne voulut boire que de l'eau; elle était distraite, rêveuse, triste. Ce n'était plus cet enchantement, ces exclamations, par lesquels son attendrissement avait commencé à se signaler; elle était maintenant plus occupée de son état que des choses qui le causaient. Trémicour, animé par son silence, lui disait les choses les plus spirituelles (nous avons de l'esprit auprès des femmes à proportion que nous le leur faisons perdre); elle souriait et ne répondait pas. Il l'attendait au dessert. Lorsque le moment en fut arrivé, la table se précipita dans les cuisines qui étaient pratiquées dans les souterrains, et de l'étage supérieur elle en vit descendre une autre qui remplit subitement l'ouverture instantanée faite au premier plancher, et qui était néanmoins garantie par une balustrade de fer doré. Ce prodige, incroyable pour elle, l'invita insensiblement à considérer la beauté et les ornements du lieu où il était offert à son admiration; elle vit des murs revêtus de stuc de couleurs variées à l'infini, lesquelles ont été appliquées par le célèbre Clerici. Les compartiments contiennent des bas-reliefs de même matière, sculptés par le fameux Falconet, qui y a représenté les fêtes de Comus et de Bacchus. Vassé a fait les trophées qui ornent les pilastres de la décoration. Ces trophées désignent la chasse, la pêche, les plaisirs de la table et ceux de l'amour, etc. De chacun d'eux, au nombre de douze, sortent autant de torchères portant des girandoles à six branches qui rendent ce lieu éblouissant lorsqu'il est éclairé.
62
+ Mélite, quoique frappée, ne donnait que des coups d'œil et ramenait bientôt ses yeux sur son assiette. Elle n'avait pas regardé Trémicour deux fois et n'avait pas prononcé vingt paroles; mais Trémicour ne cessait de la regarder, et lisait encore mieux dans son cœur que dans ses yeux. Ses pensées délicieuses lui causaient une émotion dont le son agité de sa voix était l'interprète. Mélite l'écoutait, et l'écoutait d'autant plus qu'elle le regardait moins. L'impression que faisait sur ses sens cette voix agitée l'invitait à porter les yeux sur celui en qui elle exprimait tant d'amour. C'était pour la première fois que l'amour s'offrait à elle avec son caractère, non qu'elle n'eût jamais été attaquée (elle l'avait été cent fois); mais des soins, des empressements, ne sont pas l'amour quand l'objet ne plaît pas; d'ailleurs, ces soins et ces empressements marquent les desseins, et une femme raisonnable s'est accoutumée de bonne heure à s'en défier. Ce qui la séduisait ici, c'était l'inaction de Trémicour en exprimant tant de tendresse. Rien ne l'avertissait de se défendre : on ne l'attaquait point; on l'adorait et on se taisait. Elle rêva à tout cela, et Trémicour fut regardé. Ce regard était si ingénu qu'il devenait un signal. Il en profita pour lui demander une chanson. Elle avait la voix charmante, mais elle refusa. Il vit que la séduction n'était encore que momentanée, et il ne se plaignit que par un soupir. Il chanta lui-même; il voulut lui prouver que ses rigueurs étaient des lois auxquelles le grand amour lui donnait la force d'obéir sans contrainte. Il parodia ces paroles si connues de Quinault, dans Armide : Que j'étais insensé de croire Qu'un vain laurier, donné par la victoire, De tous les biens fût le plus précieux Tout l'éclat dont brille la gloire Vaut-il un regard de vos yeux ?
63
+ Je n'ai pas eu les paroles qu'il suppléa à celles-là, mais elles renfermaient en termes ingénieux l'abjuration de l'inconstance et le serment d'aimer toujours.
64
+ Mélite parut touchée, et cependant fit une petite grimace.
65
+ « Vous en doutez, lui dit-il, et en effet je n'ai pas mérité de vous persuader.
66
+ Je ne vous ai attirée ici que par mes étourderies; vous n'y êtes venue que sur la foi du mépris le plus juste. Ma réputation s'armerait contre des preuves, et c'est par des serments que je débute avec vous Cependant il est certain que je vous adore. C'est un malheur pour moi, mais il ne finira point. » Mélite ne voulait pas répondre; mais, sentant qu'il était sincère, qu'elle lui devait quelque chose, et qu'il allait être malheureux si elle ne s'acquittait, elle le regarda encore tendrement.
67
+ « Je vois que vous ne voulez pas me croire, reprit-il; mais je vois en même-temps que vous ne pouvez pas tout-à-fait douter. Vos yeux sont plus justes que vous; ils expriment du moins de la pitié… — Quand je voudrais vous croire, lui dit-elle, le pourrais-je ? Oubliez-vous où nous sommes ? pensez-vous que cette maison est dès long-temps le théâtre de vos passions trompeuses, et que ces mêmes serments que vous me faites ont servi cent fois au triomphe de l'imposture ?
68
+ — Oui, répondit-il, je pense à tout cela; je me souviens que ce que je vous dis, je l'ai dit à d'autres, et que je l'ai toujours dit avec fruit; mais, en employant alors les mêmes expressions, je ne parlais pas cependant le m��me langage. Le langage de l'amour est dans le ton; le mien toujours déposa contre mes serments. Il m'en tiendrait lieu aujourd'hui si vous vouliez me rendre justice. » Mélite se leva (c'est la preuve infaillible de la persuasion quand on n'est point fausse). Trémicour courut vers elle.
69
+ « Où voulez-vous aller ? lui dit-il en frémissant; Mélite, j'ai mérité que vous m'écoutiez. Songez combien je vous ai respectée… Asseyez-vous, ne craignez rien : mon amour vous répond de moi… — Je ne veux pas vous entendre … lui dit-elle en faisant quelques pas. À quoi ma complaisance aboutirait-elle ? Vous savez que je ne veux point aimer; j'ai résisté à tout, je vous rendrais trop malheureux… » Il ne l'arrêta point; il vit que, se trompant de porte et n'étant plus à elle-même, elle allait entrer dans un second boudoir. Il la laissa aller, se contentant de mettre le pied sur sa robe lorsqu'elle fut sur le seuil de la porte, afin que, tournant la tête pour se dégager, elle ne vît pas le lieu où elle entrait.
70
+ Cette nouvelle pièce, à côté de laquelle on a ménagé une jolie garde-robe, est tendue de gourgouran gros vert, sur lequel sont placées avec symétrie les plus belles estampes de l'illustre Cochin, de Lebas et de Cars. Elle n'était éclairée qu'autant qu'il le fallait pour faire apercevoir les chefs-d'œuvre de ces habiles maîtres. Les ottomanes, les duchesses, les sultanes, y sont prodiguées.
71
+ Tout cela est charmant, mais ce n'est plus de cela que Mélite peut s'occuper.
72
+ Elle s'aperçut de son erreur et voulut sortir : Trémicour était à la porte, et l'empêcha de passer.
73
+ « Eh bien Monsieur, lui dit-elle avec effroi, quel est votre dessein ? que prétendez-vous faire ?
74
+ — Vous adorer et mourir de douleur. Je vous parle sans imposture, mon état est nouveau pour moi… Je sens qu'il me saisit… Mélite, daignez m'écouter… — Non, Monsieur, je veux sortir; je vous écouterai plus loin… — Je veux que vous m'estimiez, reprit-il, que vous sachiez que mon respect égale mon amour, et vous ne sortirez pas » Mélite, tremblante de frayeur, était prête à se trouver mal; elle tomba presque dans une bergère. Trémicour se jeta à ses genoux. Là, il lui parla avec cette simplicité éloquente de la passion; il soupira, versa des pleurs. Elle l'écoutait et soupirait avec lui.
75
+ « Mélite, je ne vous tromperai point; je saurai respecter un bonheur qui m'aura appris à penser; vous me retrouverez toujours avec la même tendresse, avec la même vivacité… Ayez pitié de moi … Vous voyez… — Je vois tout, dit-elle, et cet aveu renferme tout. Je ne suis pas sotte, je ne suis point fausse… Mais que voulez-vous de moi ? Trémicour, je suis sage, et vous êtes inconstant… — Oui, je le fus : c'est la faute des femmes que j'ai aimées; elles étaient sans amour elles-mêmes. Ah si Mélite m'aimait, si son cœur pouvait s'enflammer pour moi, jamais elle ne se rappellerait mon inconstance que par l'excès de mon ardeur. Mélite, vous me voyez, vous m'entendez, et voilà tout mon cœur » Elle se tut, et il crut qu'il devait abuser de son silence. Il osa… mais il fut arrêté avec plus d'amour qu'on n'en a souvent quand on cède.
76
+ « Non dit Mélite; je suis troublée, mais je sais encore ce que je fais : vous ne triompherez point… Qu'il vous suffise que je vous en crois digne; méritez-moi… Je vous abhorrerais si vous insistiez — Si j'insistais … Ah Mélite… — Eh bien Monsieur, que faites-vous ?…
77
+ — Ce que je fais… — Trémicour, laissez-moi … Je ne veux point… — Cruelle je mourrai à vos pieds, ou j'obtiendrai… » La menace était terrible, et la situation encore plus. Mélite frémit, se troubla, soupira, et perdit la gageure.
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1
+ LA BELLE ET LA BÊTE.
2
+ CONTE.
3
+ Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche. Il avait six enfants, trois garçons et trois filles; et, comme ce marchand était un homme d'esprit, il n'épargna rien pour l'éducation de ses enfants, et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très-belles; mais la cadette, sur-tout, se faisait admirer, et on ne l'appelait, quand elle était petite, que La belle enfant; en sorte que le nom lui en resta; ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs. Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure qu'elles. Les deux aînées avaient beaucoup d'orgueil, parce qu'elles étaient riches; elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands; il leur fallait des gens de qualité pour leur compagnie. Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres. Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage; mais les deux aînées répondirent qu'elles ne se marieraient jamais, à moins qu'elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins un comte. La Belle (car je vous ai dit que c'était le nom de la plus jeune), la Belle, dis-je, remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l'épouser; mais elle leur dit : qu'elle était trop jeune, et qu'elle souhaitait de tenir compagnie à son père pendant quelques années. Tout d'un coup le marchand perdit son bien, et il ne lui resta qu'une petite maison de campagne, bien loin de la ville.
4
+ Il dit en pleurant, à ses enfants, qu'il fallait aller demeurer dans cette maison, et, qu'en travaillant comme des paysans, ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu'elles ne voulaient pas quitter la ville, et qu'elles avaient plusieurs amants qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu'elles n'eussent plus de fortune : les bonnes demoiselles se trompaient; leurs amants ne voulurent plus les regarder, quand elles furent pauvres. Comme personne ne les aimait à cause de leur fierté, on disait : « elles ne méritent pas qu'on les plaigne, nous sommes bien aises de voir leur orgueil abaissé; qu'elles aillent faire les dames en gardant les moutons ». Mais en même temps, tout le monde disait : « pour la Belle, nous sommes bien fâchés de son malheur; c'est une si bonne fille; elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté; elle était si douce, si honnête ». Il y eut même plusieurs gentilshommes qui voulurent l'épouser, quoiqu'elle n'eut pas un sou; mais elle leur dit : qu'elle ne pouvait pas se résoudre à abandonner son pauvre père dans son malheur, et qu'elle le suivrait à la campagne, pour le consoler et lui aider à travailler.
5
+ La pauvre Belle avait été bien affligée d'abord de perdre sa fortune; mais elle s'était dit à elle-même : quand je pleurerai bien fort, mes larmes ne me rendront pas mon bien; il faut tâcher d'être heureuse sans fortune.
6
+ Quand ils furent arrivés à leur maison de campagne, le marchand et ses trois fils s'occupèrent à labourer la terre. La Belle se levait à quatre heures du matin, et se dépêchait de nettoyer la maison et d'apprêter à dîner pour la famille. Elle eut d'abord beaucoup de peine, car elle n'était pas accoutumée à travailler comme une servante; mais, au bout de deux mois, elle devint plus forte, et la fatigue lui donna une santé parfaite. Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, elle jouait du clavecin, ou bien elle chantait en filant.
7
+ Ses deux sœurs, au contraire, s'ennuyaient à la mort; elles se levaient à dix heures du matin, se promenaient toute la journée, et s'amusaient à regretter leurs beaux habits et les compagnies. Voyez notre cadette, disaient-elles entre elles, elle a l'âme basse, et est si stupide qu'elle est contente de sa malheureuse situation. Le bon marchand ne pensait pas comme ses filles. Il savait que la Belle était plus propre que ses sœurs à briller dans les compagnies. Il admirait la vertu de cette jeune fille, et sur-tout sa patience; car ses sœurs, non contentes de lui laisser faire tout l'ouvrage de la maison, l'insultaient à tout moment.
8
+ Il y avait un an que cette famille vivait dans la solitude, lorsque le marchand reçut une lettre, par laquelle on lui marquait qu'un vaisseau, sur lequel il avait des marchandises, venait d'arriver heureusement. Cette nouvelle pensa tourner la tête à ses deux aînées, qui pensaient qu'à la fin elles pourraient quitter cette campagne, où elles s'ennuyaient tant; et quand elles virent leur père prêt à partir, elles le prièrent de leur apporter des robes, des palatines, des coiffures, et toutes sortes de bagatelles. La Belle ne lui demandait rien; car elle pensait en elle-même, que tout l'argent des marchandises ne suffirait pas pour acheter ce que ses sœurs souhaitaient. Tu ne me pries pas de t'acheter quelque chose, lui dit son père. Puisque vous avez la bonté de penser à moi, lui dit-elle, je vous prie de m'apporter une rose, car il n'en vient point ici. Ce n'est pas que la Belle se souciât d'une rose; mais elle ne voulait pas condamner, par son exemple, la conduite de ses sœurs, qui auraient dit, que c'était pour se distinguer qu'elle ne demandait rien. Le bonhomme partit; mais quand il fut arrivé, on lui fit un procès pour ses marchandises, et, après avoir eu beaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu'il était auparavant. Il n'avait plus que trente milles pour arriver à sa maison, et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfants; mais, comme il fallait passer un grand bois, avant de trouver sa maison, il se perdit. Il neigeait horriblement; le vent était si grand, qu'il le jeta deux fois en bas de son cheval, et, la nuit étant venue, il pensa qu'il mourrait de faim ou de froid, ou qu'il serait mangé des loups, qu'il entendait hurler autour de lui. Tout d'un coup, en regardant au bout d'une longue allée d'arbres, il vit une grande lumière, mais qui paraissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là, et vit que cette lumière sortait d'un grand palais qui était tout illuminé. Le marchand remercia Dieu du secours qu'il lui envoyait, et se hâta d'arriver à ce château; mais il fut bien surpris de ne trouver personne dans les cours. Son cheval, qui le suivait, voyant une grande écurie ouverte, entra dedans; et, ayant trouvé du foin et de l'avoine, le pauvre animal, qui mourait de faim, se jeta dessus avec beaucoup d'avidité. Le marchand l'attacha dans l'écurie, et marcha vers la maison, où il ne trouva personne; mais, étant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu, et une table chargée de viande, où il n'y avait qu'un couvert. Comme la pluie et la neige l'avaient mouillé jusqu'aux os, il s'approcha du feu pour se sécher, et disait en lui-même : le maître de la maison ou ses domestiques me pardonneront la liberté que j'ai prise, et sans doute ils viendront bientôt. Il attendit pendant un temps considérable; mais onze heures ayant sonné, sans qu'il vit personne, il ne put résister à la faim, et prit un poulet qu'il mangea en deux bouchées, et en tremblant. Il but aussi quelques coups de vin, et, devenu plus hardi, il sortit de la salle, et traversa plusieurs grands appartements, magnifiquement meublés. À la fin il trouva une chambre où il y avait un bon lit, et comme il était minuit passé, et qu'il était las, il prit le parti de fermer la porte et de se coucher.
9
+ Il était dix heures du matin quand il se leva le lendemain, et il fut bien surpris de trouver un habit fort propre à la place du sien qui était tout gâté.
10
+ Assurément, dit-il, en lui-même, ce palais appartient à quelque bonne Fée qui a eu pitié de ma situation. Il regarda par la fenêtre et ne vit plus de neige; mais des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. Il rentra dans la grande salle où il avait soupé la veille, et vit une petite table où il y avait du chocolat. Je vous remercie, madame la Fée, dit-il tout haut, d'avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. Le bonhomme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval, et, comme il passait sous un berceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé, et cueillit une branche où il y en avait plusieurs. En même temps, il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une Bête si horrible, qu'il fut tout prêt de s'évanouir. « Vous êtes bien ingrat, lui dit la Bête, d'une voix terrible; je vous ai sauvé la vie, en vous recevant dans mon château, et, pour ma peine, vous me volez mes roses que j'aime mieux que toutes choses au monde. Il faut mourir pour réparer cette faute; je ne vous donne qu'un quart d'heure pour demander pardon à Dieu. Le marchand se jeta à genoux, et dit à la bête, en joignant les mains : --- Monseigneur, pardonnez-moi, je ne croyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mes filles, qui m'en avait demandé. --- Je ne m'appelle point monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête. Je n'aime point les compliments, moi, je veux qu'on dise ce que l'on pense; ainsi, ne croyez pas me toucher par vos flatteries; mais vous m'avez dit que vous aviez des filles; je veux bien vous pardonner, à condition qu'une de vos filles vienne volontairement, pour mourir à votre place : ne me raisonnez pas; partez, et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois. Le bonhomme n'avait pas dessein de sacrifier une de ses filles à ce vilain monstre; mais il pensa, au moins, j'aurai le plaisir de les embrasser encore une fois. Il jura donc de revenir, et la Bête lui dit qu'il pouvait partir quand il voudrait; mais, ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t'en ailles les mains vides. Retourne dans la chambre où tu as couché, tu y trouveras un grand coffre vide; tu peux y mettre tout ce qui te plaira; je le ferai porter chez toi. En même temps, la Bête se retira, et le bonhomme dit en lui-même; s'il faut que je meure, j'aurai la consolation de laisser du pain à mes pauvres enfants.
11
+ Il retourna dans la chambre où il avait couché, et, y ayant trouvé une grande quantité de pièces d'or, il remplit le grand coffre, dont la Bête lui avait parlé, le ferma, et, ayant repris son cheval qu'il retrouva dans l'écurie, il sortit de ce palais avec une tristesse égale à la joie qu'il avait, lorsqu'il y était entré. Son cheval prit de lui-même une des routes de la forêt, et en peu d'heures, le bonhomme arriva dans sa petite maison. Ses enfants se rassemblèrent autour de lui; mais, au lieu d'être sensible à leurs caresses, le marchand se mit à pleurer en les regardant. Il tenait à la main la branche de roses, qu'il apportait à la Belle : il la lui donna, et lui dit : la Belle, prenez ces roses; elles coûteront bien cher à votre malheureux père; et tout de suite, il raconta à sa famille la funeste aventure qui lui était arrivée. À ce récit, ses deux aînées jetèrent de grands cris, et dirent des injures à la Belle qui ne pleurait point. Voyez ce que produit l'orgueil de cette petite créature, disaient-elles; que ne demandait-elle des ajustements comme nous ? mais non, mademoiselle voulait se distinguer; elle va causer la mort de notre père et elle ne pleure pas. Cela serait fort inutile, reprit la Belle, pourquoi pleurerais-je la mort de mon père ? il ne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de ses filles, je veux me livrer à toute sa furie, et je me trouve fort heureuse, puisqu'en mourant j'aurai la joie de sauver mon père et de lui prouver ma tendresse. Non, ma sœur, lui dirent ses trois frères, vous ne mourrez pas, nous irons trouver ce monstre, et nous périrons sous ses coups, si nous ne pouvons le tuer. Ne l'espérez pas, mes enfants, leur dit le marchand, la puissance de cette Bête est si grande, qu'il ne me reste aucune espérance de la faire périr. Je suis charmé du bon cœur de la Belle, mais je ne veux pas l'exposer à la mort. Je suis vieux, il ne me reste que peu de temps à vivre; ainsi, je ne perdrai que quelques années de vie, que je ne regrette qu'à cause de vous, mes chers enfants. Je vous assure, mon père, lui dit la Belle, que vous n'irez pas à ce palais sans moi; vous ne pouvez m'empêcher de vous suivre.
12
+ Quoique je sois jeune, je ne suis pas fort attachée à la vie, et j'aime mieux être dévorée par ce monstre, que de mourir du chagrin que me donnerait votre perte. On eut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beau palais, et ses sœurs en étaient charmées, parce que les vertus de cette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie. Le marchand était si occupé de la douleur de perdre sa fille, qu'il ne pensait pas au coffre qu'il avait rempli d'or; mais, aussitôt qu'il se fut renfermé dans sa chambre pour se coucher, il fut bien étonné de le trouver à la ruelle de son lit. Il résolut de ne point dire à ses enfants qu'il était devenu si riche, parce que ses filles auraient voulu retourner à la ville; qu'il était résolu de mourir dans cette campagne; mais il confia ce secret à la Belle qui lui apprit qu'il était venu quelques gentilshommes pendant son absence, et qu'il y en avait deux qui aimaient ses sœurs. Elle pria son père de les marier; car elle était si bonne qu'elle les aimait, et leur pardonnait de tout son cœur le mal qu'elles lui avaient fait.
13
+ Ces deux méchantes filles se frottaient les yeux avec un oignon, pour pleurer lorsque la Belle partit avec son père; mais ses frères pleuraient tout de bon, aussi bien que le marchand : il n'y avait que la Belle qui ne pleurait point, parce qu'elle ne voulait pas augmenter leur douleur. Le cheval prit la route du palais, et sur le soir ils l'aperçurent illuminé, comme la première fois. Le cheval fut tout seul à l'écurie, et le bonhomme entra avec sa fille dans la grande salle, où ils trouvèrent une table magnifiquement servie, avec deux couverts. Le marchand n'avait pas le cœur de manger; mais Belle s'efforçant de paraître tranquille, se mit à table, et le servit; puis elle disait en elle-même : la Bête veut m'engraisser avant de me manger, puisqu'elle me fait si bonne chère. Quand ils eurent soupé, ils entendirent un grand bruit, et le marchand dit adieu à sa pauvre fille en pleurant; car il pensait que c'était la Bête. Belle ne put s'empêcher de frémir en voyant cette horrible figure; mais elle se rassura de son mieux, et le monstre lui ayant demandé si c'était de bon cœur qu'elle était venue; elle lui dit, en tremblant, qu'oui. Vous êtes bien bonne, dit la Bête, et je vous suis bien obligé. Bon homme, partez demain matin, et ne vous avisez jamais de revenir ici. Adieu, la Belle. Adieu, la Bête, répondit-elle, et tout de suite le monstre se retira. Ah ma fille, lui dit le marchand, en embrassant la Belle, je suis à demi-mort de frayeur. Croyez-moi, laissez-moi ici; non, mon père, lui dit la Belle avec fermeté, vous partirez demain matin, et vous m'abandonnerez au secours du ciel; peut-être aura-t-il pitié de moi. Ils furent se coucher, et croyaient ne pas dormir de toute la nuit; mais à peine furent-ils dans leurs lits que leurs yeux se fermèrent. Pendant son sommeil, la Belle vit une dame qui lui dit : « Je suis contente de votre bon cœur, la Belle; la bonne action que vous faites, en donnant votre vie, pour sauver celle de votre père, ne demeurera point sans récompense ». La Belle, en s'éveillant, raconta ce songe à son père, et, quoiqu'il le consolât un peu, cela ne l'empêcha pas de jeter de grands cris, quand il fallut se séparer de sa chère fille.
14
+ Lorsqu'il fut parti, la Belle s'assit dans la grande salle, et se mit à pleurer aussi; mais, comme elle avait beaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu, et résolut de ne point se chagriner, pour le peu de temps qu'elle avait à vivre; car elle croyait fermement que la Bête la mangerait le soir. Elle résolut de se promener en attendant, et de visiter ce beau château. Elle ne pouvait s'empêcher d'en admirer la beauté. Mais elle fut bien surprise de trouver une porte, sur laquelle il y avait écrit : Appartement de la Belle. Elle ouvrit cette porte avec précipitation, et elle fut éblouie de la magnificence qui y régnait; mais ce qui frappa le plus sa vue fut une grande bibliothèque, un clavecin, et plusieurs livres de musique. On ne veut pas que je m'ennuie, dit-elle, tout bas; elle pensa ensuite, si je n'avais qu'un jour à demeurer ici, on ne m'aurait pas fait une telle provision. Cette pensée ranima son courage. Elle ouvrit la bibliothèque, et vit un livre où il y avait écrit en lettres d'or : Souhaitez, commandez; vous êtes ici la reine et la maîtresse. Hélas dit-elle, en soupirant, je ne souhaite rien que de voir mon pauvre père, et de savoir ce qu'il fait à présent : elle avait dit cela en elle-même. Quelle fut sa surprise en jetant les yeux sur un grand miroir, d'y voir sa maison, où son père arrivait avec un visage extrêmement triste. Ses sœurs venaient au-devant de lui, et, malgré les grimaces qu'elles faisaient pour paraître affligées, la joie qu'elles avaient de la perte de leur sœur paraissait sur leur visage. Un moment après, tout cela disparut, et la Belle ne put s'empêcher de penser que la Bête était bien complaisante, qu'elle n'avait rien à craindre d'elle. À midi, elle trouva la table mise, et, pendant son dîner elle entendit un excellent concert, quoiqu'elle ne vît personne. Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put s'empêcher de frémir. La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper ? --- Vous êtes le maître, répondit la Belle en tremblant. --- Non, répondit la Bête, il n'y a ici de maîtresse que vous. Vous n'avez qu'à me dire de m'en aller si je vous ennuie; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n'est-ce pas que vous me trouvez bien laid ? --- Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir; mais je crois que vous êtes fort bon. --- Vous avez raison, dit le monstre, mais, outre que je suis laid, je n'ai point d'esprit : je sais bien que je ne suis qu'une Bête. --- On n'est pas Bête, reprit la Belle, quand on croit n'avoir point d'esprit : un sot n'a jamais su cela. --- Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre; et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison, car tout ceci est à vous; et j'aurais du chagrin, si vous n'étiez pas contente. --- Vous avez bien de la bonté, lui dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre cœur; quand j'y pense, vous ne me paraissez plus si laid. --- Oh dame, oui, répondit la Bête, j'ai le cœur bon, mais je suis un monstre. --- Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle; et je vous aime mieux avec votre figure que ceux qui, avec la figure d'hommes, cachent un cœur faux, corrompu, ingrat. --- Si j'avais de l'esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier; mais je suis un stupide, et tout ce que je puis vous dire, c'est que je vous suis bien obligé.
15
+ La Belle soupa de bon appétit. Elle n'avait presque plus peur du monstre; mais elle manqua mourir de frayeur, lorsqu'il lui dit : « La Belle, voulez-vous être ma femme ? » Elle fut quelque temps sans répondre : elle avait peur d'exciter la colère du monstre, en le refusant : elle lui dit pourtant en tremblant : non la Bête. Dans ce moment, ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le palais en retentit; mais Belle fut bientôt rassurée, car la Bête lui ayant dit tristement : Adieu donc la Belle, sortit de la chambre, en se retournant de temps en temps pour la regarder encore. Belle se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête : Hélas disait-elle, c'est bien dommage qu'elle soit si laide, elle est si bonne Belle passa trois mois dans ce palais avec assez de tranquillité. Tous les soirs, la Bête lui rendait visite, l'entretenait pendant le souper, avec assez de bon sens, mais jamais avec ce qu'on appelle esprit, dans le monde. Chaque jour, Belle découvrait de nouvelles bontés dans ce monstre. L'habitude de le voir l'avait accoutumée à sa laideur; et, loin de craindre le moment de sa visite, elle regardait souvent à sa montre, pour voir s'il était bientôt neuf heures; car la Bête ne manquait jamais de venir à cette heure-là. Il n'y avait qu'une chose qui faisait de la peine à la Belle, c'est que le monstre, avant de se coucher, lui demandait toujours si elle voulait être sa femme, et paraissait pénétré de douleur lorsqu'elle lui disait que non. Elle dit un jour : « Vous me chagrinez, la Bête; je voudrais pouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère pour vous faire croire que cela arrivera jamais. Je serai toujours votre amie; tâchez de vous contenter de cela. --- Il le faut bien, reprit la Bête; je me rends justice. Je sais que je suis bien horrible; mais je vous aime beaucoup; cependant je suis trop heureux de ce que vous voulez bien rester ici; promettez-moi que vous ne me quitterez jamais ». La Belle rougit à ces paroles.
16
+ Elle avait vu dans son miroir que son père était malade de chagrin de l'avoir perdue; et elle souhaitait de le revoir. « Je pourrais bien vous promettre, dit-elle à la Bête, de ne vous jamais quitter tout-à-fait; mais j'ai tant d'envie de revoir mon père, que je mourrai de douleur si vous me refusez ce plaisir. --- J'aime mieux mourir moi-même, dit ce monstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votre père; vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra de douleur. --- Non, lui dit la Belle en pleurant, je vous aime trop pour vouloir causer votre mort. Je vous promets de revenir dans huit jours.
17
+ Vous m'avez fait voir que mes sœurs sont mariées, et que mes frères sont partis pour l'armée. Mon père est tout seul, souffrez que je reste chez lui une semaine. --- Vous y serez demain au matin, dit la Bête; mais souvenez-vous de votre promesse. Vous n'aurez qu'à mettre votre bague sur une table en vous couchant, quand vous voudrez revenir. Adieu, la Belle ». La Bête soupira selon sa coutume, en disant ces mots, et la Belle se coucha toute triste de la voir affligée. Quand elle se réveilla le matin, elle se trouva dans la maison de son père; et, ayant sonné une clochette qui était à côté de son lit, elle vit venir la servante qui fit un grand cri en la voyant. Le bonhomme accourut à ce cri, et manqua mourir de joie en revoyant sa chère fille; et ils se tinrent embrassés plus d'un quart-d'heure. La Belle, après les premiers transports, pensa qu'elle n'avait point d'habits pour se lever; mais la servante lui dit, qu'elle venait de trouver dans la chambre voisine un grand coffre plein de robes toutes d'or, garnies de diamants. Belle remercia la bonne Bête de ses attentions; elle prit la moins riche de ces robes, et dit à la servante de serrer les autres, dont elle voulait faire présent à ses sœurs; mais à peine eut-elle prononcé ces paroles, que le coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu'elle gardât tout cela pour elle; et aussitôt les robes et le coffre revinrent à la même place. La Belle s'habilla; et, pendant ce temps on fut avertir ses sœurs qui accoururent avec leurs maris; elles étaient toutes deux fort malheureuses. L'aînée avait épousé un gentilhomme, beau comme le jour; mais il était si amoureux de sa propre figure, qu'il n'était occupé que de cela, depuis le matin jusqu'au soir, et méprisait la beauté de sa femme. La seconde avait épousé un homme qui avait beaucoup d'esprit; mais il ne s'en servait que pour faire enrager tout le monde, et sa femme toute la première. Les sœurs de la Belle manquèrent de mourir de douleur, quand elles la virent habillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Elle eut beau les caresser, rien ne put étouffer leur jalousie, qui augmenta beaucoup, quand elle leur eut conté combien elle était heureuse. Ces deux jalouses descendirent dans le jardin pour y pleurer tout à leur aise, et elles se disaient : « Pourquoi cette petite créature est-elle plus heureuse que nous ? Ne sommes-nous pas plus aimables qu'elle ? --- Ma sœur, dit l'aînée, il me vient une pensée; tâchons de l'arrêter ici plus de huit jours; sa sotte Bête se mettra en colère de ce qu'elle lui aura manqué de parole, et peut-être qu'elle la dévorera. --- Vous avez raison, ma sœur, répondit l'autre. Pour cela, il lui faut faire de grandes caresses; et, ayant pris cette résolution, elles remontèrent, et firent tant d'amitié à leur sœur, que la Belle en pleura de joie. Quand les huit jours furent passés, les deux sœurs s'arrachèrent les cheveux, et firent tant les affligées de son départ, qu'elle promit de rester encore huit jours chez son père.
18
+ Cependant Belle se reprochait le chagrin qu'elle allait donner à sa pauvre Bête, qu'elle aimait de tout son cœur, et elle s'ennuyait de ne plus la voir. La dixième nuit qu'elle passa chez son père, elle rêva qu'elle était dans le jardin du palais, et qu'elle voyait la Bête couchée sur l'herbe et près de mourir, qui lui reprochait son ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut, et versa des larmes. --- Ne suis-je pas bien méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une Bête qui a pour moi tant de complaisance ? Est-ce sa faute si elle est si laide, et si elle a peu d'esprit ? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. Pourquoi n'ai-je pas voulu l'épouser ? Je serais plus heureuse avec elle, que mes sœurs avec leurs maris. Ce n'est ni la beauté, ni l'esprit d'un mari qui rendent une femme contente : c'est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance; et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Je n'ai point d'amour pour elle, mais j'ai de l'estime, de l'amitié, de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse : je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude. À ces mots, Belle se lève, met sa bague sur la table, et revient se coucher. À peine fut-elle dans son lit, qu'elle s'endormit; et, quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu'elle était dans le palais de la Bête.
19
+ Elle s'habilla magnifiquement pour lui plaire, et s'ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures du soir; mais l'horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point. La Belle alors craignit d'avoir causé sa mort. Elle courut tout le palais, en jetant de grands cris; elle était au désespoir. Après avoir cherché partout, elle se souvint de son rêve, et courut dans le jardin vers le canal, où elle l'avait vue en dormant. Elle trouva la pauvre Bête étendue sans connaissance, et elle crut qu'elle était morte. Elle se jeta sur son corps, sans avoir horreur de sa figure; et, sentant que son cœur battait encore, elle prit de l'eau dans le canal, et lui en jeta sur la tête. La bête ouvrit les yeux, et dit à la Belle : « Vous avez oublié votre promesse; le chagrin de vous avoir perdue m'a fait résoudre à me laisser mourir de faim; mais je mœurs content, puisque j'ai le plaisir de vous revoir encore une fois. --- Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle, vous vivrez pour devenir mon époux; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu'à vous. Hélas je croyais n'avoir que de l'amitié pour vous; mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourrais vivre sans vous voir. À peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles qu'elle vit le château brillant de lumière; les feux d'artifices, la musique, tout lui annonçait une fête; mais toutes ces beautés n'arrêtèrent point sa vue : elle se retourna vers sa chère Bête, dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise la Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu'un prince plus beau que l'Amour, qui la remerciait d'avoir fini son enchantement. Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s'empêcher de lui demander où était la Bête. --- Vous la voyez à vos pieds, lui dit le prince. Une méchante fée m'avait condamné à rester sous cette figure, jusqu'à ce qu'une belle fille consentit à m'épouser, et elle m'avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi, il n'y avait que vous dans le monde, assez bonne pour vous laisser toucher à la bonté de mon caractère; et, en vous offrant ma couronne, je ne puis m'acquitter des obligations que je vous ai. La Belle, agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour se relever.
20
+ Ils allèrent ensemble au château, et la Belle manqua mourir de joie en trouvant, dans la grande salle, son père et toute sa famille, que la belle dame, qui lui était apparue en songe, avait transportée au château. --- Belle, lui dit cette dame qui était une grande fée, venez recevoir la récompense de votre bon choix : vous avez préféré la vertu à la beauté et à l'esprit, vous méritez de trouver toutes ces qualités réunies en une même personne. Vous allez devenir une grande reine : j'espère que le trône ne détruira pas vos vertus. --- Pour vous, mesdemoiselles, dit la fée aux deux sœurs de Belle, je connais votre cœur et toute la malice qu'il renferme. Devenez deux statues; mais conservez toute votre raison sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez à la porte du palais de votre sœur, et je ne vous impose point d'autre peine que d'être témoins de son bonheur. Vous ne pourrez revenir dans votre premier état qu'au moment où vous reconnaîtrez vos fautes; mais j'ai bien peur que vous ne restiez toujours statues. On se corrige de l'orgueil, de la colère, de la gourmandise et de la paresse : mais c'est une espèce de miracle que la conversion d'un cœur méchant et envieux. Dans le moment, la fée donna un coup de baguette qui transporta tous ceux qui étaient dans cette salle, dans le royaume du prince.
21
+ Ses sujets le virent avec joie, et il épousa la Belle qui vécut avec lui fort long-temps, et dans un bonheur parfait, parce qu'il était fondé sur la vertu.
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1
+ LE PRINCE CHÉRI.
2
+ CONTE.
3
+ Il y avait une fois un roi qui était si honnête homme, que ses sujets l'appelaient le roi bon. Un jour qu'il était à la chasse, un petit lapin blanc, que les chiens allaient tuer, se jeta dans ses bras. Le roi caressa ce petit lapin, et dit : Puisqu'il s'est mis sous ma protection, je ne veux pas qu'on lui fasse du mal. Il porta ce petit lapin dans son palais, et il lui fit donner une jolie petite maison, et de bonnes herbes à manger. La nuit, quand il fut seul dans sa chambre, il vit paraître une belle dame; elle n'avait point d'habits d'or, et d'argent; mais sa robe était blanche comme la neige : et, au lieu de coiffure, elle avait une couronne de roses blanches sur sa tête. Le bon roi fut bien étonné de voir cette dame; car sa porte était fermée, et il ne savait pas comment elle était entrée. Elle lui dit : Je suis la fée Candide; je passais dans le bois pendant que vous chassiez, et j'ai voulu savoir si vous étiez bon, comme tout le monde le dit. Pour cela, j'ai pris la figure d'un petit lapin, et je me suis sauvée dans vos bras; car je sais que ceux qui ont de la pitié pour les bêtes, en ont encore plus pour les hommes; et, si vous m'aviez refusé votre secours, j'aurais cru que vous étiez méchant. Je viens vous remercier du bien que vous m'avez fait, et vous assurer que je serai toujours de vos amies. Vous n'avez qu'à me demander tout ce que vous voudrez, je vous promets de vous l'accorder.
4
+ Madame, dit le bon roi, puisque vous êtes une fée, vous devez savoir tout ce que je souhaite. Je n'ai qu'un fils, que j'aime beaucoup, et pour cela, on l'a nommé le prince Chéri; si vous avez quelque bonté pour moi, devenez la bonne amie de mon fils. De bon cœur, lui dit la fée; je puis rendre votre fils le plus beau prince du monde, ou le plus riche, ou le plus puissant; choisissez ce que vous voudrez pour lui. Je ne désire rien de tout cela pour mon fils, répondit le bon roi; mais je vous serai bien obligé, si vous voulez le rendre le meilleur de tous les princes. Que lui servirait-il d'être beau, riche, d'avoir tous les royaumes du monde, s'il était méchant ? Vous savez bien qu'il serait malheureux, et qu'il n'y a que la vertu qui puisse le rendre content.
5
+ Vous avez raison, lui dit Candide; mais il n'est pas en mon pouvoir de rendre le prince Chéri honnête homme malgré lui : il faut qu'il travaille lui-même à devenir vertueux. Tout ce que je puis vous promettre, c'est de lui donner de bons conseils, de le reprendre de ses fautes, et de le punir, s'il ne veut pas se corriger et se punir lui-même.
6
+ Le bon roi fut fort content de cette promesse, et il mourut peu de temps après.
7
+ Le prince Chéri pleura beaucoup son père, car il l'aimait de tout son cœur, et il aurait donné tous ses royaumes, son or, et son argent pour le sauver; mais cela n'était pas possible.
8
+ Deux jours après la mort du bon roi, Chéri étant couché, Candide lui apparut.
9
+ J'ai promis à votre père, lui dit-elle, d'être de vos amies, et pour tenir ma parole, je viens vous faire un présent. En même temps elle mit au doigt de Chéri une petite bague d'or, et lui dit : gardez bien cette bague, elle est plus précieuse que les diamants; toutes les fois que vous ferez une mauvaise action, elle vous piquera le doigt mais si, malgré sa piqûre, vous continuez cette mauvaise action, vous perdrez mon amitié, et je deviendrai votre ennemie. En finissant ces paroles, Candide disparut, et laissa Chéri fort étonné. Il fut quelque temps si sage, que la bague ne le piquait point du tout, et cela le rendait si content, qu'on ajouta au nom de Chéri qu'il portait, celui d' Heureux.Quelque temps après, il fut à la chasse, et il ne prit rien, ce qui le mit de mauvaise humeur : illui sembla alors que sa bague lui pressait un peu le doigt; mais comme elle ne le piquait pas, iln'y fit pas beaucoup attention. En rentrant dans sa chambre, sa petite chienne Bibi vint à lui ensautant pour le caresser, il lui dit : retire-toi; je ne suis plus d'humeur de recevoir tescaresses. La pauvre petite chienne, qui ne l'entendait pas, le tirait par son habit pour l'obliger àla regarder au moins. Cela impatienta Chéri, qui lui donna un grand coup de pied. Dans le moment labague le piqua, comme si c'eût été une épingle : il fut bien étonné, et s'assit tout honteux dans uncoin de sa chambre. Il disait en lui-même : je crois que la fée se moque de moi; quel grand malai-je fait pour donner un coup de pied à un animal qui m'importune ? À quoi me sert d'être maîtred'un grand empire, puisque je n'ai pas la liberté de battre mon chien ?
10
+ Je ne me moque pas de vous, dit une voix, qui répondait à la pensée de Chéri, vous avez fait trois fautes, au lieu d'une. Vous avez été de mauvaise humeur, parce que vous n'aimez pas à être contredit, et que vous croyez que les bêtes et les hommes sont faits pour obéir. Vous vous êtes mis en colère, ce qui est fort mal; et puis, vous avez été cruel à un pauvre animal qui ne méritait pas d'être maltraité. Je sais que vous êtes beaucoup au-dessus d'un chien; mais si c'était une chose raisonnable et permise, que les grands pussent maltraiter tout ce qui est au-dessous d'eux, je pourrais à ce moment vous battre, vous tuer, puisqu'une fée est plus qu'un homme. L'avantage d'être maître d'un grand empire, ne consiste pas à pouvoir faire le mal qu'on veut, mais tout le bien qu'on peut.
11
+ Chéri avoua sa faute, et promit de se corriger mais il ne tint pas sa parole. Il avait été élevé par une sotte nourrice qui l'avait gâté, quand il était petit.
12
+ S'il voulait avoir une chose, il n'avait qu'à pleurer, se dépiter, frapper du pied; cette femme lui donnait tout ce qu'il demandait, et cela l'avait rendu opiniâtre. Elle lui disait aussi, depuis le matin jusqu'au soir, qu'il serait roi un jour, et que les rois étaient fort heureux, parce que tous les hommes devaient leur obéir, les respecter, et qu'on ne pouvait pas les empêcher de faire ce qu'ils voulaient. Quand Chéri avait été grand garçon, et raisonnable, il avait bien connu, qu'il n'y avait rien de si vilain que d'être fier, orgueilleux, opiniâtre. Il avait fait quelques efforts pour se corriger; mais il avait pris la mauvaise habitude de tous ces défauts; et une mauvaise habitude est bien difficile à détruire. Ce n'est pas qu'il eût naturellement le cœur méchant. Il pleurait de dépit quand il avait fait une faute, et il disait : je suis bien malheureux d'avoir à combattre tous les jours contre ma colère et mon orgueil : si on m'avait corrigé quand j'étais jeune, je n'aurais pas tant de peine aujourd'hui. Sa bague le piquait bien souvent, quelquefois il s'arrêtait tout court; d'autres fois, il continuait, et ce qu'il y avait de singulier, c'est qu'elle ne le piquait qu'un peu pour une légère faute; mais quand il était méchant, le sang sortait de son doigt. À la fin cela l'impatienta, et voulant être mauvais tout à son aise, il jeta sa bague. Il se crut le plus heureux de tous les hommes, quand il se fut débarrassé de ses piqûres. Il s'abandonna à toutes les sottises qui lui venaient à l'esprit, en sorte qu'il devint très méchant, et que personne ne pouvait plus le souffrir.
13
+ Un jour que Chéri était à la promenade, il vit une fille qui était si belle, qu'il résolut de l'épouser. Elle se nommait Zélie, et elle était aussi sage que belle. Chéri crut que Zélie se croirait fort heureuse de devenir une grande reine; mais, cette fille lui dit avec beaucoup de liberté : Sire, je ne suis qu'une bergère, je n'ai point de fortune; mais, malgré cela, je ne vous épouserai jamais. Est-ce que je vous déplais ? lui demanda Chéri, un peu ému. Non, mon prince, lui répondit Zélie. Je vous trouve tel que vous êtes, c'est-à-dire, fort beau, mais que me serviraient votre beauté, vos richesses, les beaux habits, les carrosses magnifiques que vous me donneriez, si les mauvaises actions, que je vous verrais chaque jour, me forçaient à vous mépriser et à vous haïr. Chéri se mit fort en colère contre Zélie, et commanda à ses officiers de la conduire de force dans son palais. Il fut occupé toute la journée du mépris que cette fille lui avait montré; mais comme il l'aimait, il ne pouvait se résoudre à la maltraiter. Parmi les favoris de Chéri, il y avait son frère de lait, auquel il avait donné toute sa confiance. Cet homme, qui avait les inclinations aussi basses que sa naissance, flattait les passions de son maître, et lui donnait de fort mauvais conseils. Comme il vit Chéri fort triste, il lui demanda le sujet de son chagrin : le prince lui ayant répondu qu'il ne pouvait souffrir le mépris de Zélie, et qu'il était résolu de se corriger de ses défauts, puisqu'il fallait être vertueux pour lui plaire, ce méchant homme lui dit : Vous êtes bien bon, de vouloir vous gêner pour une petite fille, si j'étais à votre place, ajouta-t-il, je la forcerais bien à m'obéir. Souvenez-vous que vous êtes roi, et qu'il serait honteux de vous soumettre aux volontés d'une bergère, qui serait trop heureuse d'être reçue parmi vos esclaves. Faites-la jeûner au pain et à l'eau; mettez-la dans une prison, et si elle continue à ne vouloir pas vous épouser, faites-la mourir dans les tourments, pour apprendre aux autres à céder à vos volontés. Vous serez déshonoré si l'on sait qu'une simple fille vous résiste; et tous vos sujets oublieront qu'ils ne sont au monde que pour vous servir. Mais, dit Chéri, ne serai-je pas déshonoré, si je fais mourir une innocente ? Car, enfin, Zélie n'est coupable d'aucun crime. On n'est point innocent, quand on refuse d'exécuter vos volontés, reprit le confident : mais je suppose que vous commettiez une injustice, il vaut bien mieux qu'on vous en accuse, que d'apprendre qu'il est quelquefois permis de vous manquer de respect, et de vous contredire. Le courtisan prenait Chéri par son faible; et la crainte de voir diminuer son autorité, fit tant d'impression sur le roi, qu'il étouffa le bon mouvement qui lui avait donné envie de se corriger. Il résolut d'aller le soir même dans la chambre de la bergère, et de la maltraiter, si elle continuait à refuser de l'épouser. Le frère de lait de Chéri, qui craignait encore quelque bon mouvement, rassembla trois jeunes seigneurs, aussi méchants que lui, pour faire la débauche avec le roi, ils soupèrent ensemble, et ils eurent soin d'achever de troubler la raison de ce pauvre prince, en le faisant boire beaucoup. Pendant le souper ils excitèrent sa colère contre Zélie, et lui firent tant de honte de la faiblesse qu'il avait eue pour elle, qu'il se leva comme un furieux, en jurant qu'il allait la faire obéir, ou qu'il la ferait vendre le lendemain comme une esclave.
14
+ Chéri étant entré dans la chambre où était cette fille, fut bien surpris de ne la pas trouver; car il avait la clef dans sa poche. Il était dans une colère épouvantable, et jurait de se venger sur tous ceux qu'il soupçonnerait d'avoir aidé Zélie à s'échapper. Ses confidents, l'entendant parler ainsi, résolurent de profiter de sa colère, pour perdre un seigneur, qui avait été gouverneur de Chéri. Cet honnête homme avait pris quelquefois la liberté d'avertir le roi de ses défauts, car il l'aimait, comme si c'eût été son fils. D'abord Chéri le remerciait; ensuite il s'impatienta d'être contredit, et puis il pensa que c'était par esprit de contradiction que son gouverneur lui trouvait des défauts, pendant que tout le monde lui donnait des louanges. Il lui commanda donc de se retirer de la cour; mais, malgré cet ordre, il disait de temps en temps que c'était un honnête homme, qu'il ne l'aimait plus; mais qu'il l'estimait, malgré lui-même. Les confidents craignaient toujours, qu'il ne prit fantaisie au roi de rappeler son gouverneur, et ils crurent avoir trouvé une occasion favorable pour se débarrasser de lui. Ils firent entendre au roi, que Suliman (c'était le nom de ce digne homme) s'était vanté de rentre la liberté à Zélie. Trois hommes corrompus par des présents dirent qu'ils avaient ouï tenir ce discours à Suliman; et le prince, transporté de colère, commanda à son frère de lait, d'envoyer des soldats pour lui amener son gouverneur, enchaîné comme un criminel. Après avoir donné ces ordres, Chéri se retira dans sa chambre : mais, à peine fut-il entré, que la terre trembla; il fit un grand coup de tonnerre, et Candide parut à ses yeux. J'avais promis à votre père, lui dit-elle, d'un ton sévère, de vous donner des conseils, et de vous punir, si vous refusiez de les suivre : vous les avez méprisés, ces conseils; vous n'avez conservé que la figure d'homme, et vos crimes vous ont changé en un monstre, l'horreur du ciel et de la terre. Il est temps que j'achève de satisfaire ma promesse, en vous punissant. Je vous condamne à devenir semblable aux bêtes, dont vous avez pris les inclinations. Vous vous êtes rendu semblable au lion, par la colère; au loup, par la gourmandise; au serpent, en déchirant celui qui avait été votre second père; au taureau, par votre brutalité. Portez dans votre nouvelle figure, le caractère de tous ces animaux. À peine la fée avait-elle achevé ces paroles, que Chéri se vit avec horreur tel qu'elle l'avait souhaité.
15
+ Il avait la tête d'un lion, les cornes d'un taureau, les pieds d'un loup, et la queue d'une vipère. En même temps, il se trouva dans une grande forêt, sur le bord d'une fontaine, où il vit son horrible figure, et il entendit une voix qui lui dit : Regarde attentivement l'état où tu t'es réduit par tes crimes. Ton âme est devenue mille fois plus affreuse que ton corps. Chéri reconnut la voix de Candide, et dans sa fureur, il se retourna, pour s'élancer sur elle, et la dévorer, s'il eût été possible; mais il ne vit personne, et la même voix lui dit : Je me moque de ta faiblesse et de ta rage. Je vais confondre ton orgueil, en te mettant sous la puissance de tes propres sujets.
16
+ Chéri crut qu'en s'éloignant de cette fontaine, il trouverait du remède à ses maux, puisqu'il n'aurait point devant ses yeux sa laideur et sa difformité : il s'avançait donc dans le bois, mais à peine y eut-il fait quelques pas, qu'il tomba dans un trou, qu'on avait fait pour prendre les ours : en même temps, des chasseurs qui étaient cachés sur des arbres, descendirent, et l'ayant enchaîné, le conduisirent dans la ville capitale de son royaume. Pendant le chemin, au lieu de reconnaître qu'il s'était attiré ce châtiment par sa faute, il maudissait la fée, il mordait ses chaînes, et s'abandonnait à la rage. Lorsqu'il approcha de la ville, où on le conduisait, il vit de grandes réjouissances, et les chasseurs ayant demandé ce qui était arrivé de nouveau, on leur dit que le prince Chéri, qui ne se plaisait qu'à tourmenter son peuple, avait été écrasé dans sa chambre par un coup de tonnerre, car on le croyait ainsi. Les dieux, ajouta-t-on, n'ont pu supporter l'excès de ses méchancetés, ils en ont délivré la terre. Quatre seigneurs, complices de ses crimes, croyaient en profiter et partager son empire entre eux; mais, le peuple, qui savait que c'étaient leurs mauvais conseils qui avaient gâté le roi, les a mis en pièces, et a été offrir la couronne à Suliman que le méchant Chéri voulait faire mourir. Ce digne Seigneur vient d'être couronné, et nous célébrons ce jour comme celui de la délivrance du royaume; car il est vertueux, et va ramener parmi nous la paix et l'abondance. Chéri soupirait de rage en écoutant ce discours; mais ce fut bien pis, lorsqu'il arriva dans la grande place, qui était devant son palais. Il vit Suliman sur un trône superbe, et tout le peuple qui lui souhaitait une longue vie, pour réparer tous les maux qu'avait faits son prédécesseur. Suliman fit signe de la main pour demander silence, et il dit au peuple : « J'ai accepté la couronne que vous m'avez offerte, mais c'est pour la conserver au prince Chéri : il n'est point mort, comme vous le croyez, une fée me l'a révélé; et peut-être qu'un jour vous le reverrez vertueux, comme il était dans ses premières années.
17
+ Hélas continua-t-il, en versant des larmes, les flatteurs l'avaient séduit. Je connaissais son cœur; il était fait pour la vertu, et, sans les discours empoisonnés de ceux qui l'approchaient, il eût été votre père à tous. Détestez ses vices; mais plaignez-le, et prions tous ensemble les dieux qu'ils nous le rendent : pour moi, je m'estimerais trop heureux d'arroser ce trône de mon sang, si je pouvais l'y voir remonter avec des dispositions propres à le lui faire remplir dignement. » Les paroles de Suliman allèrent jusqu'au cœur de Chéri. Il connut alors, combien l'attachement et la fidélité de cet homme avaient été sincères, et se reprocha ses crimes pour la première fois. À peine eut-il écouté ce bon mouvement, qu'il sentit calmer la rage dont il était animé : il réfléchit sur tous les crimes de sa vie, et trouva qu'il n'était pas puni aussi rigoureusement qu'il l'avait mérité. Il cessa donc de se débattre dans la cage de fer, où il était enchaîné, et devint doux comme un mouton. On le conduisit dans une grande maison où l'on gardait tous les monstres et les bêtes féroces, et on l'attacha avec les autres.
18
+ Chéri, alors, prit la résolution de commencer à réparer ses fautes, en se montrant bien obéissant à l'homme qui le gardait. Cet homme était un brutal, et quoique le monstre fût fort doux, quand il était de mauvaise humeur, il le battait sans crime, ni raison. Un jour que cet homme s'était endormi, un tigre, qui avait rompu sa chaîne, se jeta sur lui pour le dévorer. D'abord Chéri sentit un mouvement de joie, de voir qu'il allait être délivré de son persécuteur; mais aussitôt il condamna ce mouvement, et souhaita d'être libre. Je rendrais, dit-il, le bien pour le mal, en sauvant la vie de ce malheureux. À peine eut-il formé ce souhait, qu'il vit sa cage de fer ouverte : il s'élança aux côtés de cet homme, qui s'était réveillé, et qui se défendait contre le tigre. Le gardien se crut perdu, lorsqu'il vit le monstre, mais sa crainte fut bientôt changée en joie : ce monstre bienfaisant se jeta sur le tigre; l'étrangla, et se coucha ensuite aux pieds de celui qu'il venait de sauver. Cet homme, pénétré de reconnaissance, voulut se baisser pour caresser le monstre, qui lui avait rendu un si grand service mais il entendit une voix qui disait : Une bonne action ne demeure point sans récompense, et en même temps il ne vit plus qu'un joli chien à ses pieds. Chéri, charmé de sa métamorphose, fit mille caresses à son gardien, qui le prit entre ses bras, et le porta au roi, auquel il raconta cette merveille. La reine voulut avoir le chien, et Chéri se fût trouvé heureux dans sa nouvelle condition, s'il eût pu oublier qu'il était homme et roi. La reine l'accablait de caresses : mais dans la peur qu'elle avait, qu'il ne devînt plus grand qu'il n'était, elle consulta ses médecins, qui lui dirent qu'il ne fallait le nourrir que de pain, et ne lui en donner qu'une certaine quantité. Le pauvre Chéri mourait de faim la moitié de la journée; mais il fallait prendre patience.
19
+ Un jour, qu'on venait de lui donner son petit pain pour déjeuner, il lui prit fantaisie d'aller le manger dans le jardin du palais; il le prit dans sa gueule, et marcha vers un canal qu'il connaissait, et qui était un peu éloigné; mais il ne trouva plus ce canal, et vit à la place une grande maison, dont les dehors brillaient d'or et de pierreries. Il y voyait entrer une grande quantité d'hommes et de femmes, magnifiquement habillés; on chantait, on dansait dans cette maison; on y faisait bonne chère; mais tous ceux qui en sortaient, étaient pâles, maigres, couverts de plaies, et presque tous nus, car leurs habits étaient déchirés par lambeaux. Quelques-uns tombaient morts en sortant, sans avoir la force de se traîner plus loin; d'autres s'éloignaient avec beaucoup de peine; d'autres restaient couchés contre terre, mourant de faim; ils demandaient un morceau de pain à ceux qui entraient dans cette maison; mais ils ne les regardaient pas seulement. Chéri s'approcha d'une jeune fille, qui tâchait d'arracher des herbes pour les manger : touché de compassion, le prince dit en lui-même, j'ai bon appétit; mais je ne mourrai pas de faim jusqu'au temps de mon dîner; si je sacrifiais mon déjeuner à cette pauvre créature, peut-être lui sauverais-je la vie. Il résolut de suivre ce bon mouvement, et mit son pain dans la main de cette fille, qui le porta à sa bouche avec avidité. Elle parut bientôt entièrement remise, et Chéri, ravi de joie de l'avoir secourue si à-propos, pensait à retourner au palais, lorsqu'il entendit de grands cris; c'était Zélie entre les mains de quatre hommes, qui l'entraînaient vers cette belle maison, où ils la forcèrent d'entrer. Chéri regretta alors sa figure de monstre, qui lui aurait donné les moyens de secourir Zélie; mais, faible chien, il ne put qu'aboyer contre ses ravisseurs, et s'efforça de les suivre. On le chassa à coups de pied, et il résolut de ne point quitter ce lieu, pour savoir ce que deviendrait Zélie. Il se reprochait les malheurs de cette belle fille.
20
+ Hélas disait-il en lui-même, je suis irrité contre ceux qui l'enlèvent; n'ai-je pas commis le même crime ? Et si la justice des dieux n'avait prévenu mon attentat, ne l'aurais-je pas traitée avec autant d'indignité ?
21
+ Les réflexions de Zizi furent interrompues par un bruit qui se faisait au-dessus de sa tête. Il vit qu'on ouvrait une fenêtre, et sa joie fut extrême, lorsqu'il aperçut Zélie, qui jetait par cette fenêtre un plat plein de viandes si bien apprêtées, qu'elles donnaient appétit à voir. On referma la fenêtre aussitôt, et Chéri, qui n'avait pas mangé de toute la journée, crut qu'il devait profiter de l'occasion. Il allait donc manger de ces viandes, lorsque la jeune fille, à laquelle il avait donné son pain, jeta un cri, et l'ayant pris dans ses bras : « pauvre petit animal, lui dit-elle, ne touche point à ces viandes, cette maison est le palais de la Volupté, tout ce qui en sort est empoisonné. » En même temps, Chéri entendit une voix qui disait : « tu vois qu'une bonne action ne demeure point sans récompense »; et aussitôt il fut changé en un beau petit pigeon blanc. Il se souvint que cette couleur était celle de Candide, et commença à espérer qu'elle pourrait enfin lui rendre ses bonnes grâces. Il voulut d'abord s'approcher de Zélie, et s'étant élevé en l'air, il vola tout autour de la maison, et vit avec joie qu'il y avait une fenêtre ouverte; mais il eut beau parcourir toute la maison, il n'y trouva point Zélie, et désespéré de sa perte, il résolut de ne point s'arrêter, qu'il ne l'eût rencontrée. Il vola pendant plusieurs jours, et étant entré dans un désert, il vit une caverne, de laquelle il s'approcha; quelle fut sa joie Zélie y était assise à côté d'un vénérable ermite, et prenait avec lui un frugal repas. Chéri, transporté, vola sur l'épaule de cette charmante bergère, et exprimait, par ses caresses, le plaisir qu'il avait de la voir. Zélie, charmée de la douceur de ce petit animal, le flattait doucement avec la main; et, quoiqu'elle crût qu'il ne pouvait l'entendre, elle lui dit qu'elle acceptait le don qu'il lui faisait de lui-même, et qu'elle l'aimerait toujours. Qu'avez-vous fait, Zélie ? lui dit l'ermite, vous venez d'engager votre foi. Oui, charmante bergère, lui dit Chéri, qui reprit à ce moment sa forme naturelle, la fin de ma métamorphose était attachée au consentement que vous donneriez à notre union.
22
+ Vous m'avez promis de m'aimer toujours, confirmez mon bonheur, ou je vais conjurer la fée Candide, ma protectrice, de me rendre la figure, sous laquelle j'ai eu le bonheur de vous plaire. Vous n'avez point à craindre son inconstance, lui dit Candide, qui, quittant la forme de l'ermite, sous laquelle elle s'était cachée, parut à leurs yeux telle qu'elle était en effet. Zélie vous aima aussitôt qu'elle vous vit; mais vos vices la contraignirent à vous cacher le penchant que vous lui aviez inspiré. Le changement de votre cœur lui donne la liberté de se livrer à toute sa tendresse. Vous allez vivre heureux, puisque votre union sera fondée sur la vertu.
23
+ Chéri et Zélie s'étaient jetés aux pieds de Candide. Le prince ne pouvait se lasser de la remercier de ses bontés, et Zélie, enchantée d'apprendre que le prince détestait les égarements, lui confirmait l'aveu de sa tendresse.
24
+ Levez-vous, mes enfants, leur dit la fée, je vais vous transporter dans votre palais, pour rendre à Chéri une couronne, de laquelle ses vices l'avaient rendu indigne. À peine eut-elle cessé de parler, qu'ils se trouvèrent dans la chambre de Suliman, qui charmé de revoir son cher maître, devenu vertueux, lui abandonna le trône et resta le plus fidèle de ses sujets. Chéri régna long-temps avec Zélie, et on dit qu'il s'appliqua tellement à ses devoirs, que la bague qu'il avait reprise, ne le piqua pas une seule fois jusqu'au sang.
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1
+ Il y a environ trente ans qu'il se forma à Londres une compagnie de savants anglais qui entreprit d'aller chercher, dans diverses parties du monde, des lumières sur toutes les sciences, afin d'éclairer les hommes et de les rendre plus heureux. Elle était défrayée par une compagnie de souscripteurs de la même nation, composée de négociants, de lords, d'évêques, d'universités, et de la famille royale d'Angleterre, à laquelle se joignirent quelques souverains du nord de l'Europe. Ces savants étaient au nombre de vingt; et la société royale de Londres avait donné à chacun d'eux un volume, contenant l'état des questions dont il devait rapporter les solutions. Ces questions montaient au nombre de trois mille cinq cents. Quoiqu'elles fussent toutes différentes pour chacun de ces docteurs, et convenables au pays où ils devaient voyager, elles étaient toutes liées entre elles, en sorte que la lumière répandue sur l'une devait nécessairement s'étendre sur toutes les autres. Le président de la société royale, qui les avait rédigées à l'aide de ses confrères, avait fort bien senti que l'éclaircissement d'une difficulté dépend souvent de la solution d'une autre, et celle-ci d'une précédente; ce qui mène, dans la recherche de la vérité, bien plus loin qu'on ne pense. Enfin, pour me servir des expressions même employées par le président dans leurs instructions, c'était le plus superbe édifice encyclopédique qu'aucune nation eût encore élevé aux progrès des connaissances humaines; ce qui prouve bien, ajoutait-il, la nécessité des corps académiques, pour mettre de l'ensemble dans les vérités dispersées par toute la terre. Chacun de ces savants voyageurs avait, outre son volume de questions à éclaircir, la commission d'acheter, chemin faisant, les plus anciens exemplaires de la bible, et les manuscrits les plus rares en tout genre, ou au moins de ne rien épargner pour s'en procurer de bonnes copies. Pour cela, leurs souscripteurs leur avaient procuré, à tous, des lettres de recommandation pour les consuls, ministres et ambassadeurs de la Grande-Bretagne, qu'ils devaient trouver sur leur route, et, ce qui vaut encore mieux, de bonnes lettres de change, endossées par les plus fameux banquiers de Londres. Le plus savant de ces docteurs, qui savait l'hébreu, l'arabe et l'hindou, fut envoyé par terre aux Indes orientales, le berceau de tous les arts et de toutes les sciences. Il prit d'abord son chemin par la Hollande, et visita successivement la synagogue d'Amsterdam et le synode de Dordrecht; en France, la sorbonne et l'académie des sciences de Paris; en Italie, quantité d'académies, de muséum et de bibliothèques, entre autres le muséum de Florence, la bibliothèque de saint-Marc, à Venise; et à Rome, celle du vatican. étant à Rome, il balança si, avant de se diriger vers l'orient, il irait en Espagne consulter la fameuse université de Salamanque; mais, dans la crainte de l'inquisition, il aima mieux s'embarquer tout droit pour la Turquie. Il passa donc à Constantinople, où, pour son argent, un effendi le mit à même de feuilleter tous les livres de la mosquée de sainte-Sophie. De là il fut en égypte, chez les cophtes; puis chez les maronites du mont Liban, les moines du mont Carmel; de là à Sana, en Arabie; ensuite à Ispahan, à Kandahar, Delhi, Agra: enfin, après trois ans de courses, il arriva sur les bords du Gange, à Bénarès, l'Athènes des Indes, où il conféra avec les brames. Sa collection d'anciennes éditions, de livres originaux, de manuscrits rares, de copies, d'extraits et d'annotations en tout genre, se trouva alors la plus considérable qu'aucun particulier eût jamais faite. Il suffit de dire qu'elle composait quatre-vingt-dix ballots pesant ensemble neuf mille cinq cent quarante cinq livres, poids de troie. Il était sur le point de s'embarquer pour Londres avec une si riche cargaison de lumières, plein de joie d'avoir surpassé les espérances de la société royale, lorsqu'une réflexion toute simple vint l'accabler de chagrin. Il pensa qu'après avoir conféré avec les rabbins juifs, les ministres protestants, les surintendants des églises luthériennes, les docteurs catholiques, les académiciens de Paris, de la Crusca, des arcades, et de vingt-quatre autres des plus célèbres académies d'Italie, les papas grecs, les molhas turcs, les verbiests arméniens, les seidres et les casys persans, les scheics arabes, les anciens parsis, les pandects indiens, que loin d'avoir éclairci aucune des trois mille cinq cents questions de la société royale, il n'avait contribué qu'à en multiplier les doutes; et comme elles étaient toutes liées les unes aux autres, il s'ensuivait, au contraire de ce qu'avait pensé son illustre président, que l'obscurité d'une solution obscurcissait l'évidence d'une autre, que les vérités les plus claires étaient devenues tout-à-fait problématiques, et qu'il était même impossible d'en démêler aucune dans ce vaste labyrinthe de réponses et d'autorités contradictoires. Le docteur en jugeait par un simple aperçu. Parmi ces questions, il y en avait à résoudre deux cents sur la théologie des hébreux; quatre cent quatre-vingts sur celle des diverses communions de l'église grecque et de l'église romaine; trois cent douze sur l'ancienne religion des brames; cinq cent huit sur la langue hanscrit ou sacrée; trois sur l'état actuel du peuple indien; deux cent onze sur le commerce des anglais aux Indes; sept cent vingt-neuf sur les anciens monuments des îles d'Eléphanta et de Salsette, dans le voisinage de l'île de Bombay; cinq sur l'antiquité du monde; six cent soixante-treize sur l'origine de l'ambre gris, et sur les propriétés de différentes espèces de bézoards; une sur la cause non encore examinée du cours de l'océan indien, qui flue six mois vers l'orient et six mois vers l'occident; et trois cent soixante-dix-huit sur les sources et les inondations périodiques du Gange. à cette occasion, le docteur était invité de recueillir, sur sa route, tout ce qu'il pourrait touchant les sources et les inondations du Nil, qui occupaient les savants de l'Europe depuis tant de siècles.Mais il jugea cette matière suffisamment débattue, et étrangère d'ailleurs à sa mission. Or, sur chacune des questions proposées par la société royale, il apportait, l'une dans l'autre, cinq solutions différentes, qui, pour les trois mille cinq cents questions, donnaient dix-sept mille cinq cents réponses; et en supposant que chacun de ses dix-neuf confrères en rapportât autant de son côté, il s'ensuivait que la société royale aurait trois cent cinquante mille difficultés à résoudre avant de pouvoir établir aucune vérité sur une base solide. Ainsi, toute leur collection, loin de faire converger chaque proposition vers un centre commun, suivant les termes de leur instruction, les ferait au contraire diverger l'une de l'autre, sans qu'il fût possible de les rapprocher. Une autre réflexion faisait encore plus de peine au docteur: c'est que, quoiqu'il eût employé dans ses laborieuses recherches tout le sang-froid de son pays, et une politesse qui lui était particulière, il s'était fait des ennemis implacables de la plupart des docteurs avec lesquels il avait argumenté. Que deviendra donc, disait-il, le repos de mes compatriotes, quand je leur aurai rapporté dans mes quatre-vingt-dix ballots, au lieu de la vérité, de nouveaux sujets de doutes et de disputes? Il était au moment de s'embarquer pour l'Angleterre, plein de perplexité et d'ennui, lorsque les brames de Bénarès lui apprirent que le brame supérieur de la fameuse pagode de Jagrenat, ou Jagernat, située sur la côte d'Orixa, au bord de la mer, près d'une des embouchures du Gange, était seul capable de résoudre toutes les questions de la société royale de Londres. C'était en effet le plus fameux pandect, ou docteur, dont on eût jamais ouï parler: on venait le consulter de toutes les parties de l'Inde, et de plusieurs royaumes de l'Asie. Aussitôt le docteur anglais partit pourCalcutta, et s'adressa au directeur de la compagnie anglaise des Indes, qui, pour l'honneur de sa nation et la gloire des sciences, lui donna, pour le porter à Jagrenat, un palanquin à tendelets de soie cramoisie, à glands d'or, avec deux relais de vigoureux coulis, ou porteurs, de quatre hommes chacun; deux portefaix; un porteur d'eau, un porteur de gargoulette, pour le rafraîchir; un porteur de pipe; un porteur d'ombrelle, pour le couvrir du soleil le jour; un masalchi, ou porte-flambeau, pour la nuit; un fendeur de bois; deux cuisiniers; deux chameaux, et leurs conducteurs, pour porter ses provisions et ses bagages; deux pions, ou coureurs, pour l'annoncer; quatre cipayes, ou reispoutes montés sur des chevaux persans, pour l'escorter; et un porte-étendard, avec son étendard aux armes d'Angleterre. On eût pris le docteur, avec son bel équipage, pour un commis de la compagnie des Indes. Il y avait cependant cette différence, que le docteur, au lieu d'aller chercher des présents, était chargé d'en faire. Comme on ne paraît point, aux Indes, les mains vides devant les personnes constituées en dignité, le directeur lui avait donné, aux frais de sa nation, un beau télescope, et un tapis de pied de Perse pour le chef des brames; des chittes superbes pour sa femme, et trois pièces de taffetas de la Chine, rouges, blanches et jaunes, pour faire des écharpes à ses disciples. Les présents chargés sur les chameaux, le docteur se mit en route dans son palanquin, avec le livre de la société royale. Chemin faisant, il pensait à la question par laquelle il débuterait avec le chef des brames de Jagrenat; s'il commencerait par une des trois cent soixante-dix-huit qui avaient rapport aux sources et aux inondations e Gange, ou par celle qui regardait le cours alternatif et semi-annuel de la mer des Indes, qui pouvait servirà découvrir les sources et les mouvements périodiques de l'océan par tout le globe. Mais quoique cette question intéressât la physique infiniment plus que toutes celles qui avaient été faites depuis tant de siècles sur les sources et les accroissements même du Nil, elle n'avait pas encore attiré l'attention des savants de l'Europe. Il préférait donc d'interroger le brame sur l'universalité du déluge, qui a excité tant de disputes; ou, en remontant plus haut, s'il est vrai que le soleil ait changé plusieurs fois son cours, se levant à l'occident et se couchant à l'orient, suivant la tradition des prêtres de l'égypte, rapportée par Hérodote; et même sur l'époque de la création de la terre, à laquelle les indiens donnent plusieurs millions d'années d'antiquité.
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+ Quelquefois il trouvait qu'il serait plus utile de le consulter sur la meilleure sorte de gouvernement à donner à une nation, et même sur les droits de l'homme, dont il n'y a de code nulle part; mais ces dernières questions n'étaient pas dans son livre. Cependant, disait le docteur, avant tout, il me semblerait à propos de demander au pandect indien par quel moyen on peut trouver la vérité; car si c'est avec la raison, comme j'ai tâché de le faire jusqu'à présent, la raison varie chez tous les hommes: je dois lui demander aussi où il faut chercher la vérité; car si c'est dans les livres, ils se contredisent tous: et enfin, s'il faut communiquer la vérité aux hommes; car dès qu'on la leur fait connaître, on se brouille avec eux. Voilà trois questions préalables auxquelles notre illustre président n'a pas pensé. Si le brame de Jagrenat peut me les résoudre, j'aurai la clef de toutes les sciences, et, ce qui vaut encore mieux, je vivrai en paix avec tout le monde. C'est ainsi que le docteur raisonnait avec lui-même. Après dix jours de marche, il arriva sur les bords du golfe du Bengale; il rencontra sur sa route quantité de gens qui revenaient de Jagrenat, tous enchantés de la science du chef des pandects qu'ils venaient de consulter.
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+ Le onzième jour, au soleil levant, il aperçut la fameuse pagode de Jagrenat, bâtie sur le bord de la mer, qu'elle semblait dominer avec ses grands murs rouges et ses galeries, ses dômes et ses tourelles de marbre blanc. Elle s'élevait au centre de neuf avenues d'arbres toujours verts, qui divergent vers autant de royaumes. Chacune de ces avenues est formée d'une espèce d'arbres différente, de palmiers arecs, de tecques, de cocotiers, de manguiers, de lataniers, d'arbres de camphre, de bambous, de badamiers, d'arbres de santal; et se dirige vers Ceylan, Golconde, l'Arabie, la Perse, le Thibet, la Chine, le royaume d'Ava, celui de Siam, et les îles de la mer des Indes. Le docteur arriva à la pagode par l'avenue de bambous, qui côtoie le Gange et les îles enchantées deson embouchure. Cette pagode, quoique bâtie dans une plaine, est si élevée que, l'ayant aperçue le matin, il ne put s'y rendre que vers le soir. Il fut véritablement frappé d'admiration quand il considéra de près sa magnificence et sa grandeur. Ses portes de bronze étincelaient des rayons du soleil couchant; et les aigles planaient autour de son faîte, qui se perdait dans les nues. Elle était entourée de grands bassins de marbre blanc, qui réfléchissaient au fond de leurs eaux transparentes ses dômes, ses galeries et ses portes: tout autour régnaient de vastes cours, et des jardins environnés de grands bâtiments où logeaient les brames qui la desservaient. Les pions du docteur coururent l'annoncer; et aussitôt une troupe de jeunes bayadères sortit d'un des jardins, et vint au-devant de lui en chantant et en dansant au son des tambours de basque. Elles avaient pour colliers des cordons de fleursde mougris; et pour ceintures, des guirlandes de fleurs de frangipanier. Le docteur, entouré de leurs parfums, de leurs danses et de leur musique, s'avança jusqu'à la porte de la pagode, au fond de laquelle il aperçut, à la clarté de plusieurs lampes d'or et d'argent, la statue de Jagrenat, la septième incarnation de Brama, en forme de pyramide, sans pieds et sans mains, qu'il avait perdus en voulant porter le monde pour le sauver. à ses pieds étaient prosternés, la face contre terre, des pénitents, dont les uns promettaient, à haute voix, de se faire accrocher, le jour de sa fête, à son char par les épaules; et les autres, de se faire écraser sous ses roues. Quoique le spectacle de ces fanatiques, qui poussaient de profonds gémissements en prononçant leurs horribles vœux, inspirât une sorte de terreur, le docteur se préparait à entrer dans la pagode, lorsqu'un vieux brame, qui en gardait la porte, l'arrêta, et lui demanda quel était le sujet qui l'amenait. Lorsqu'il l'eut appris, il dit au docteur: " qu'attendu sa qualité de frangui, ou d'impur, il ne pouvait se présenter, ni devant Jagrenat, ni devant son grand-prêtre, qu'il n'eût été lavé trois fois dans un des lavoirs du temple, et qu'il n'eût rien sur lui qui fût de la dépouille d'aucun animal, mais surtout ni poil de vache, parce qu'elle est adorée des brames, ni poil de porc, parce qu'il leur est en horreur.-comment ferai-je donc? Lui répondit le docteur.
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+ J'apporte en présent, au chef des brames, un tapis de Perse, de poil de chèvre d'angora; et des étoffes de la Chine, qui sont de soie.-toutes choses, répartit le brame, offertes au temple de Jagrenat, ou à son grand-prêtre, sont purifiées par le don même; mais il n'en peut être ainsi de vos habillements. " il fallut donc que le docteur ôtât son surtout de laine d'Angleterre, ses souliers de peau de chèvre, et son chapeau de castor. Ensuite, le vieux brame l'ayant lavé trois fois, le revêtit d'une toile de coton couleur de santal, et le conduisit à l'entrée de l'appartement du chef des brames. Le docteur se préparait à y entrer, tenant sous son bras le livre des questions de la société royale, lorsque son introducteur lui demanda de quelle manière ce livre était couvert.
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+ Il est relié en veau, répondit le docteur.-comment! Dit le brame hors de lui, ne vous ai-je pas prévenu que la vache était adorée des brames? Et vous osez vous présenter devant leur chef avec un livre couvert de la peau d'un veau! Le docteur aurait été obligé d'aller se purifier dans le Gange, s'il n'eût abrégé toute difficulté en présentant quelques pagodes, ou pièces d'or, à son introducteur. Il laissa donc le livre des questions dans son palanquin; mais il s'en consolait en lui-même, en disant: " au bout du compte, je n'aique trois questions à faire à ce docteur indien. Je serai content s'il m'apprend par quel moyen on doit chercher la vérité, où on peut la trouver, et s'il faut la communiquer aux hommes. " le vieux brame introduisit donc le docteur anglais, revêtu de sa toile de coton, nu-tête et nu-pieds, chez le grand-prêtre de Jagrenat, dans un vaste salon, soutenu par des colonnes de bois de santal. Les murs en étaient verts, étant corroyés de stuc mêlé de bouse de vache, si brillant et si poli qu'on pouvait s'y mirer. Le plancher était couvert de nattes très-fines, de six pieds de long sur autant de large. Au fond du salon était une estrade, entourée d'une balustrade de bois d'ébène; et sur cette estrade, on entrevoyait, à travers un treillis de cannes d'Inde vernies en rouge, le vénérable chef des pandects avec sa barbe blanche, et trois fils de coton passés en bandoulière, suivant l'usage des brames. Il était assis sur un tapis jaune,les jambes croisées, dans un état d'immobilité si parfaite, qu'il ne remuait pas même les yeux. Quelques-uns de ses disciples chassaient les mouches autour de lui avec des éventails de queue de paon; d'autres brûlaient, dans des cassolettes d'argent, des parfums de bois d'aloès; et d'autres jouaient du tympanon sur un mode très-doux. Le reste, en grand nombre, parmi lesquels étaient des faquirs, des joguis et des santons, était rangé sur plusieurs files, des deux côtés de la salle, dans un profond silence, les yeux fixés en terre, et les bras croisés sur la poitrine. Le docteur voulut d'abord s'avancer jusqu'au chef des pandects pour lui faire son compliment; mais son introducteur le retint à neuf nattes de là, en lui disant que les omrahs, ou grands seigneurs indiens, n'allaient pas plus loin; que les rajahs, ou souverains de l'Inde, ne s'avançaient qu'à six nattes; les princes, fils du Mogol, à trois; et qu'on n'accordait qu'au Mogoll'honneur d'approcher jusqu'au vénérable chef, pour lui baiser les pieds. Cependant plusieurs brames apportèrent, jusqu'au pied de l'estrade, le télescope, les chittes, les pièces de soie et le tapis, que les gens du docteur avaient déposés à l'entrée de la salle; et le vieux brame y ayant jeté les yeux, sans donner aucune marque d'approbation, on les emporta dans l'intérieur des appartements. Le docteur anglais allait commencer un fort beau discours en langue hindou, lorsque son introducteur le prévint qu'il devait attendre que le grand-prêtre l'interrogeât. Il le fit donc asseoir sur ses talons, les jambes croisées comme un tailleur, suivant l'usage du pays. Le docteur murmurait en lui-même de tant de formalités; mais que ne fait-on pas pour trouver la vérité, après être venu la chercher aux Indes? Dès que le docteur se fut assis, la musique se tut, et après quelques moments d'un profond silence, le chef des pandects lui fit demander pourquoi il était venu à Jagrenat. Quoique le grand-prêtre de Jagrenat eût parlé en langage hindou assez distinctement pour être entendu d'une partie de l'assemblée, sa parole fut portée par un fakir qui la donna à un autre, et cet autre à un troisième, qui la rendit au docteur. Celui-ci répondit dans la même langue: " qu'il était venu à Jagrenat consulter le chef des brames, sur sa grande réputation, pour savoir de lui par quel moyen on pourrait connaître la vérité. " la réponse du docteur fut apportée au chef des pandects par les mêmes interlocuteurs qui avaient été chargés de la demande. Il en fut ainsi du reste du colloque. Le vieux chef des pandects, après s'être un peu recueilli, répondit: " la vérité ne se peut connaître que par le moyen des brames. " alors toute l'assemblée s'inclina, en admirant la réponse de son chef." où faut-il chercher la vérité? Reprit assez vivement le docteur anglais.-toute vérité, répondit le vieux docteur indien, est renfermée dans les quatre beths, écrits il y a cent vingt mille ans dans la langue hanscrit, dont les seuls brames ont l'intelligence. " à ces mots, tout le salon retentit d'applaudissements. Le docteur reprenant son sang-froid, dit au grand-prêtre de Jagrenat: " puisque Dieu a renfermé la vérité dans des livres dont l'intelligence n'est réservée qu'aux brames, il s'ensuit donc que Dieu en a interdit la connaissance à la plupart des hommes, qui ignorent même s'il existe des brames: or, si cela était, Dieu ne serait pas juste. " " Brama l'a voulu ainsi, reprit le grand-prêtre. On ne peut rien opposer à la volonté de Brama. " les applaudissements de l'assemblée redoublèrent. Dès qu'ils se furent apaisés, l'anglais proposa sa troisième question: " faut-il communiquer la vérité aux hommes? Souvent, dit le vieux pandect, c'est mais c'est un devoir de la dire aux brames. " " comment, s'écria le docteur anglais en colère, il faut dire la vérité aux brames, qui ne la disent à personne! En vérité, les brames sont bien injustes. " à ces mots, il se fit un tumulte épouvantable dans l'assemblée. Elle avait entendu sans murmurer taxer Dieu d'injustice, mais il n'en fut pas de même quand elle s'entendit appliquer ce reproche. Les pandects, les faquirs, les santons, les joguis, les brames et leurs disciples voulaient argumenter tous à la fois contre le docteur anglais; mais le grand-prêtre de Jagrenat fit cesser le bruit en frappant des mains, et disant d'une voix très-distincte: " les brames ne disputent point comme les docteurs de l'Europe. " alors s'étant levé, il se retira aux acclamations de toutel'assemblée, qui murmurait hautement contre le docteur, et lui aurait peut-être fait un mauvais parti sans la crainte des anglais, dont le crédit est tout-puissant sur les bords du Gange. Le docteur étant sorti du salon, son introducteur lui dit: " notre très-vénérable père vous aurait fait présenter, suivant l'usage, le sorbet, le bétel et les parfums; mais vous l'avez fâché.-ce serait à moi à me fâcher, reprit le docteur, d'avoir pris tant de peines inutiles. Mais de quoi donc votre chef a-t-il à se plaindre?-comment, reprit l'introducteur, vous voulez disputer contre lui! Ne savez-vous pas qu'il est l'oracle des Indes, et que chacune de ses paroles est un rayon d'intelligence?-je ne m'en serais jamais douté ", dit le docteur, en prenant son sur-tout, ses souliers et son chapeau. Le temps était à l'orage, et la nuit s'approchait; il demanda à la passer dans un des logements de la pagode; mais on lui refusa d'y coucher, à cause qu'il était frangui. Comme la cérémonie l'avait fort altéré, il demanda à boire. On lui apporta de l'eau dans une gargoulette; mais dès qu'il y eut bu on la cassa, parce que, comme frangui, il l'avait souillée en buvant à même. Alors le docteur, très-piqué, appela ses gens, rosternés en adoration sur les degrés de la pagode, et étant remonté dans son palanquin, il se remit en route par l'allée des bambous, le long de la mer, à l'entrée de la nuit, et sous un ciel couvert de nuages. Chemin faisant, il se disait à lui-même: le proverbe indien est bien vrai: tout européen qui vient aux Indes gagne de la patience s'il n'en a pas, et il la perd s'il en a. Pour moi, j'ai perdu la mienne. Comment, je ne pourrai savoir par quel moyen on peut trouver la vérité, où il faut la chercher, et s'il faut la communiquer aux hommes! L'homme est donc condamné par toute la terre aux erreurs et aux disputes: c'était bien la peine de venir aux Indes consulter les brames!Pendant
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+ que le docteur raisonnait ainsi dans son palanquin, il survint un de ces ouragans, qu'on appelle aux Indes un typhon. Le vent venait de la mer, et faisant refluer les eaux du Gange, les brisait en écume contre les îles de son embouchure. Il enlevait de leurs rivages des colonnes de sable, et de leurs forêts des nuées de feuilles, qu'il emportait pêle-mêle-mêle à travers le fleuve et les campagnes, jusqu'au haut des airs. Quelquefois il s'engouffrait dans l'allée des bambous, et quoique ces roseaux indiens fussent aussi élevés que les plus grands arbres, il les agitait comme l'herbe des prairies. On voyait, à travers les tourbillons de poussière et de feuilles, leur longue avenue tout ondoyante, dont une partie se renversait à droite et à gauche jusqu'à terre, tandis que l'autre se relevait en gémissant. Les gens du docteur, dans la crainte d'en être écrasés, ou d'être submergés par les eaux du Gange qui débordaient déjà leurs rivages, prirent leur chemin à travers les champs, en se dirigeant au hasard vers les hauteurs voisines. Cependant la nuit vint; et ils marchaient depuis trois heures dans l'obscurité la plus profonde, ne sachant où ils allaient, lorsqu'un éclair fendant les nues et blanchissant tout l'horizon, leur fit voir bien loin sur leur droite la pagode de Jagrenat, les îles du Gange, la mer agitée, et tout près, devant eux, un petit vallon et un bois entre deux collines. Ils coururent s'y réfugier, et déjà le tonnerre faisait entendre ses lugubres roulements, lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée du vallon. Il était flanqué de rochers, et rempli de vieux arbres d'une grosseur prodigieuse.
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+ Quoique la tempête courbât leurs cimes avec d'horribles mugissements, leurs troncs monstrueux étaient inébranlables comme les rochers qui les environnaient.
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+ Cette portion de forêt antique paraissait l'asile du repos; mais il était difficile d'y pénétrer. Des rotins qui serpentaient à son orée, couvraient le pied de ces arbres, et des lianes qui s'élançaient d'un tronc à l'autre ne présentaient de tous côtés qu'un rempart de feuillages où paraissaient quelques cavernes de verdure, mais qui n'avaient point d'issue. Cependant les reispoutes s'y étant ouvert un passage avec leurs sabres, tous les gens de la suite y entrèrent avec le palanquin. Ils s'y croyaient à l'abri de l'orage, lorsque la pluie qui tombait à verse forma autour d'eux mille torrents. Dans cette perplexité, ils aperçurent sous les arbres, dans le lieu le plus étroit du vallon, une lumière et une cabane. Le masalchi y courut pour allumer son flambeau; mais il revint un peu après, hors d'haleine, criant: " n'approchez pas d'ici, il y a un paria! " aussitôt la troupe effrayée cria: " un paria? Un paria! " le docteur, croyant que c'était quelque animal féroce, mit la main sur ses pistolets. " qu'est-ce qu'un paria? Demanda-t-il à son porte-flambeau.-c'
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+ est, lui répondit celui-ci, un homme qui n'a ni foi ni loi.C' est, ajouta le chef des reispoutes, un indien de caste si infâme, qu'il est permis de le tuer, si on en est seulement touché. Si nous entrons chez lui, nous ne pouvons, de neuf lunes, mettre le pied dans aucune pagode, et pour nous purifier il faudra nous baigner neuf fois dans le Gange, et nous faire laver autant de fois, de la tête aux pieds, d'urine de vache, par la main d'un brame. " tous les indiens s'écrièrent: " nous n'entrerons point chez un paria.-comment, dit le docteur à son porte-flambeau, avez-vous su que votre compatriote était paria, c'est-à-dire sans foi ni loi?-c' est, répondit le porte-flambeau, que lorsque j'ai ouvert sa cabane, j'ai vu qu'il était couché avec son chien sur la même natte que sa femme, à laquelle il présentait à boire dans une corne de vache. " tous les gens de la suite du docteur répétèrent: " nous n'entrerons point chez un paria.-restez ici si vous voulez, leur dit l'anglais; pour moi, toutes les castes de l'Inde me sont égales, lorsqu'il s'agit de me mettre à l'abri de la pluie. " en disant ces mots, il sauta en bas de son palanquin, et prenant sous son bras son livre de questions avec son sac de nuit, et à la main ses pistolets et sa pipe, il s'en vint tout seul à la porte de la cabane. à peine il y eut frappé, qu'un homme d'une physionomie fort douce vint lui en ouvrir la porte, et s'éloigna de lui aussitôt, en lui disant: " seigneur, je ne suis qu'un pauvre paria, qui ne suis pas digne de vous recevoir; mais si vous jugez à propos de vous mettre à l'abri chez moi, vous m'honorerez beaucoup.-mon frère, lui répondit l'anglais, j'accepte de bon cœur votre hospitalité. " cependant le paria sortit avec une torche à la main, une charge de bois sec sur son dos, et un panier plein de cocos et de bananes sous son bras; il s'approcha des gens de la suite du docteur, qui étaient à quelque distance de là sous un arbre, et leur dit: " puisque vous ne voulez pas me faire l'honneur d'entrer chez moi, voilà des fruits enveloppés de leurs écorces que vous pouvez manger sans être souillés, et voilà du feu pour vous sécher et vous préserver des tigres. Que Dieu vous conserve! " il rentra aussitôt dans sa cabane, et dit au docteur: " seigneur, je vous le répète, je ne suis qu'un malheureux paria; mais, comme à votre teint blanc et à vos habits je vois que vous n'êtes pas indien, j'espère que vous n'aurez pas de répugnance pour les aliments que vous présentera votre pauvre serviteur. " en même temps, il mit à terre, sur une natte, des mangues, des pommes de crème, des ignames, des patates cuites sous la cendre, des bananes grillées, et un pot de riz accommodé au sucre et au lait de coco; après quoi il se retira sur sa natte, auprès de sa femme et de son enfant, endormi près d'elle dans un berceau. " homme vertueux, lui dit l'anglais, vous valez beaucoup mieux que moi, puisque vous faites du bien à ceux qui vous méprisent. Si vous ne m'honorez pas de votre présence sur cette même natte, je croirai que vous me prenez moi-même pour un homme méchant, et je sors à l'instant de votre cabane, dussé-je être noyé par la pluie, ou dévoré par les tigres. " le paria vint s'asseoir sur la même natte que son hôte, et ils se mirent tous deux à manger.
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+ Cependant le docteur jouissait du plaisir d'être en sûreté au milieu de la tempête. La cabane était inébranlable: outre qu'elle était dans le plus étroit du vallon, elle était bâtie sous un arbre de war ou figuier des banians, dont les branches, qui poussent des paquets de racines à leurs extrémités, forment autant d'arcades qui appuient le tronc principal. Le feuillage de cet arbre était si épais, qu'il n'y passait pas une goutte de pluie; et quoique l'ouragan fît entendre ses terribles rugissements entremêlés des éclats de la foudre, la fumée du foyer qui sortait parle milieu du toit, et la lumière de la lampe, n'étaient pas même agitées. Le docteur admirait autour de lui le calme de l'indien et de sa femme, encore plus profond que celui des éléments. Leur enfant, noir et poli comme l'ébène, dormait dans son berceau; sa mère le berçait avec son pied, tandis qu'elle s'amusait à lui faire un collier avec des pois d'angole rouges et noirs. Le père jetait alternativement sur l'un et sur l'autre des regards pleins de tendresse. Enfin, jusqu'au chien prenait part au bonheur commun; couché avec un chat auprès du feu, il entre'ouvrait de temps en temps les yeux, et soupirait en regardant son maître. Dès que l'anglais eut cessé de manger, le paria lui présenta un charbon de feu pour allumer sa pipe; et ayant pareillement allumé la sienne, il fit un signe à sa femme, qui apporta sur la natte deux tasses de coco, et une grande calebasse pleine de punch, qu'elle avait préparé, pendant le souper, avec de l'eau, de l'arack, du jus de citron et du jus de canne de sucre.Pendant qu'ils fumaient et buvaient alternativement, le docteur dit à l'indien: " je vous crois un des hommes les plus heureux que j'aie jamais rencontrés, et par conséquent un des plus sages. Permettez-moi de vous faire quelques questions. Comment êtes-vous si tranquille au milieu d'un si terrible orage? Vous n'êtes cependant à couvert que par un arbre, et les arbres attirent la foudre.-jamais, répondit le paria, la foudre n'est tombée sur un figuier des banians.-voilà qui est fort curieux, reprit le docteur; c'est sans doute parce que cet arbre a une électricité négative, comme le laurier?-je ne vous comprends pas, répartit le paria; mais ma femme croit que c'est parce que le dieu Brama se mit un jour à l'abri sous son feuillage: pour moi, je pense que Dieu, dans ces climats orageux, ayant donné au figuier des banians un feuillage fort épais, et des arcades pour y mettre les hommes à l'abri de l'orage, il ne permet pas qu'ils y soient atteints du tonnerre.-votre réponse est bien religieuse, répartit le docteur. Ainsi c'est votre confiance en Dieu qui vous tranquillise. La conscience rassure mieux que la science. Dites-moi, je vous prie, de quelle secte vous êtes; car vous n'êtes d'aucune de celles des Indes, puisque aucun indien ne veut communiquer avec vous. Dans la liste des castes savantes que je devais consulter sur ma route, je n'y ai point trouvé celle des parias. Dans quel canton de l'Inde est votre pagode?-partout, répondit le paria: ma pagode c'est la nature; j'adore son auteur au lever du soleil, et je le bénis à son coucher. Instruit par le malheur, jamais je ne refuse mon secours à un plus malheureux que moi. Je tâche de rendre heureux ma femme, mon enfant, et même mon chat et mon chien. J'attends la mort à la fin de ma vie, comme un doux sommeil à la fin du jour.-dans quel livre avez-vous puisé ces principes? Demanda le docteur.-dans la nature, répondit l'indien; je n'en connais pas d'autre.-ah!
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+ C'est un grand livre, dit l'anglais: mais qui vous a appris à y lire?-le
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+ malheur, reprit le paria: étant d'une caste réputée infâme dans mon pays, ne pouvant être indien, je me suis fait homme; repoussé par la société, je me suis réfugié dans la nature.-mais dans votre solitude vous avez au moins quelques livres? Reprit le docteur.-pas un seul, dit le paria, je ne sais même ni lire ni écrire.-vous vous êtes épargné bien des doutes, dit le docteur en se frottant le front. Pour moi, j'ai été envoyé d'Angleterre, ma patrie, pour chercher la vérité chez les savants de quantité de nations, afin d'éclairer les hommes et de les rendre plus heureux; mais après bien des recherches vaines, et des disputes fort graves, j'ai conclu que la recherche de la vérité était une folie, parce que, quand on la trouverait, on ne saurait à qui la dire sans se faire beaucoup d'ennemis. Parlez-moi sincèrement, ne pensez-vouspas comme moi?-quoique je ne sois qu'un ignorant, répondit le paria, puisque vous me permettez de dire mon avis, je pense que tout homme est obligé de chercher la vérité pour son propre bonheur; autrement, il sera avare, ambitieux, superstitieux, méchant, anthropophage même, suivant les préjugés ou les intérêts de ceux qui l'auront élevé. " le docteur, qui pensait toujours aux trois questions qu'il avait proposées au chef des pandects, fut ravi de la réponse du paria. " puisque vous croyez, lui dit-il, que tout homme est obligé de chercher la vérité, dites-moi donc d'abord de quel moyen on doit se servir pour la trouver; car nos sens nous trompent, et notre raison nous égare encore davantage. La raison diffère presque chez tous les hommes; elle n'est, je crois, au fond, que l'intérêt particulier de chacun d'eux: voilà pourquoi elle est si variable par toute la terre. Il n'y a pas deux religions, deux nations, deux tribus, deux familles, que dis-je? Il n'y a pas deux hommes qui pensent de la même manière. Avec quel sens donc doit-on chercher la vérité, si celui de l'intelligence n'y peut servir?-je
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+ crois, répondit le paria, que c'est avec un cœur simple. Les sens et l'esprit peuvent se tromper; mais un cœur simple, encore qu'il puisse être trompé, ne trompe jamais. " " votre réponse est profonde, dit le docteur. Il faut d'abord chercher la vérité avec son cœur, et non avec son esprit. Les hommes sentent tous de la même manière, et ils raisonnent différemment, parce que les principes de la vérité sont dans la nature, et que les conséquences qu'ils en tirent sont dans leurs intérêts. C'est donc avec un cœur simple qu'on doit chercher la vérité; car un cœur simple n'a jamais feint d'entendre ce qu'il n'entendait pas, et de croire ce qu'il ne croyait pas. Il n'aide point à se tromper, ni à tromper ensuite les autres: ainsi un cœur simple, loin d'être faible comme ceux de la plupart des hommes séduits par leurs intérêts, est fort, et tel qu'il convient pour chercher la vérité et pour la garder.-vous avez développé mon idée bien mieux que je n'aurais fait, reprit le paria. La vérité est comme la rosée du ciel; pour la conserver pure, il faut la recueillir dans un vase pur. " " c'est fort bien dit, homme sincère, reprit l'anglais; mais le plus difficile reste à trouver. Où faut-il chercher la vérité? Un cœur simple dépend de nous, mais la vérité dépend des autres hommes. Où la trouvera-t-on, si ceux qui nous environnent sont séduits par leurs préjugés, ou corrompus par leurs intérêts, comme ils le sont pour la plupart? J'ai voyagé chez beaucoup de peuples; j'ai fouillé leurs bibliothèques, j'ai consulté leurs docteurs, et je n'ai trouvé partout que contradictions, doutes et opinions mille fois plus variés que leurs langages. Si donc on ne trouve pas la vérité dans les plus célèbres dépôts des connaissances humaines, où faudra-t-il l'aller chercher? à quoi servira d'avoir un cœur simple parmi des hommes qui ont l'esprit faux et le cœur corrompu?-la
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+ vérité me serait suspecte, répondit le paria, si elle ne venait à moi que par le moyen des hommes: ce n'est point parmi eux qu'il faut la chercher, c'est dans la nature. La nature est la source de tout ce qui existe; son langage n'est point inintelligible et variable, comme celui des hommes et de leurs livres. Les hommes font des livres, mais la nature fait des choses. Fonder la vérité sur un livre, c'est comme si on la fondait sur un tableau, ou sur une statue, qui ne peut intéresser qu'un pays, et que le temps altère chaque jour. Tout livre est l'art d'un homme, mais la nature est l'art de Dieu. " " vous avez bien raison, reprit le docteur, la nature est la source des vérités naturelles; mais où est, par exemple, la source des vérités historiques, si ce n'est dans les livres?
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+ Comment donc s'assurer aujourd'hui de la vérité d'un fait arrivé il y a deux mille ans? Ceux qui nous l'ont transmis étaient-ils sans préjugés, sans esprit de parti? Avaient-ils un cœur simple? D'ailleurs, les livres mêmes qui nous le transmettent n'ont-ils pas besoin de copistes, d'imprimeurs, de commentateurs, de traducteurs; et tous ces gens-là n'altèrent-ils pas plus ou moins la vérité?
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+ Comme vous le dites fort bien, un livre n'est que l'art d'un homme. Il faut donc renoncer à toute vérité historique, puisqu'elle ne peut nous parvenir que par le moyen des hommes, sujets à l'erreur.-qu' importe à notre bonheur, dit l'indien, l'histoire des choses passées? L'histoire de ce qui est, est l'histoire de ce qui a été et de ce qui sera. " " fort bien, dit l'anglais; mais vous conviendrez que les vérités morales sont nécessaires au bonheur du genre humain. Comment donc les trouver dans la nature?Les animaux s'y font la guerre, s'entretuent et se dévorent; les éléments mêmes combattent contre les éléments: les hommes en agiront-ils de même entre eux?-oh! Non, répondit le bon paria; mais chaque homme trouvera la règle de sa conduite dans son propre cœur, si son cœur est simple.
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+ La nature y a mis cette loi: ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas que les autres vous fissent.-il est vrai, reprit le docteur, elle a réglé les intérêts du genre humain sur les nôtres; mais les vérités religieuses, comment les découvrira-t-on parmi tant de traditions et de cultes qui divisent les nations?-dans la nature même, répondit le paria; si nous la considérons avec un cœur simple, nous y verrons Dieu dans sa puissance, son intelligence et sa bonté; et comme nous sommes faibles, ignorants et misérables, en voilà assez pour nous engager à l'adorer, à le prier, et à l'aimer toute notre vie sans disputer. " " admirablement, répartit l'anglais. Mais maintenant, dites-moi, quand on a découvert une vérité, faut-il en faire part aux autres hommes? Si vous la publiez, vous serez persécuté par une infinité de gens qui vivent de l'erreur contraire, en assurant que cette erreur même est la vérité, et que tout ce qui tend à la détruire est l'erreur elle-même.-il faut, répondit le paria, dire la vérité aux hommes qui ont le cœur simple, c'est-à-dire aux gens de bien qui la cherchent, et non aux méchants qui la repoussent. La vérité est une perle fine, et le méchant un crocodile qui ne peut la mettre à ses oreilles, parce qu'il n'en a pas. Si vous jetez une perle à un crocodile, au lieu de s'en parer, il voudra la dévorer; il se cassera les dents, et de fureur il se jettera sur vous. " " il ne me reste qu'une objection à vous faire, dit l'anglais; c'est qu'il s'ensuit de ce que vous venez de dire, que les hommes sont condamnés à l'erreur, quoique la vérité leur soit nécessaire; car, puisqu'ils persécutent ceux qui la leur disent, quel est le docteur qui osera les instruire?-celui,
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+ répondit le paria, qui persécute lui-même les hommes pour la leur apprendre; le malheur.-oh! Pour cette fois, homme de la nature, reprit l'anglais, je crois que vous vous trompez. Le malheur jette les hommes dans la superstition; il abat le cœur et l'esprit. Plus les hommes sont misérables, plus ils sont vils, crédules et rampants.-c' est qu'ils ne sont pas assez malheureux, répartit le paria. Le malheur ressemble à la montagne noire de Bember, aux extrémités du royaume brûlant de Lahor: tant que vous la montez, vous ne voyez devant vous que de stériles rochers; mais quand vous êtes au sommet, vous apercevez le ciel sur votre tête, et à vos pieds le royaume de Cachemire. " " charmante et juste comparaison! Reprit le docteur; chacun, en effet, a dans la vie sa montagne à grimper. La vôtre, vertueux solitaire, a dû être bien rude, car vous êtes élevé par-dessus tous les hommes que je connais. Vous avez donc été bien malheureux!
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+ Mais, dites-moi d'abord, pourquoi votre caste est-elle si avilie dans l'Inde, et celle des brames si honorée? Je viens de chez le supérieur de la pagode de Jagrenat, qui ne pense pas plus que son idole, et qui se fait adorer comme un dieu.-c' est, répondit le paria, parce que les brames disent que dans l'origine ils sont sortis de la tête du dieu Brama, et que les parias sont descendus de ses pieds. Ils ajoutent de plus, qu'un jour Brama, en voyageant, demanda à manger à un paria, qui lui présenta de la chair humaine: depuis cette tradition, leur caste est honorée, et la nôtre est maudite dans toute l'Inde. Il ne nous est pas permis d'approcher des villes, et tout naïre ou reispoute peut nous tuer, si nous l'approchons seulement à la portée de notre haleine.-par saint George, s'écria l'anglais, voilà qui est bien fouet bien injuste! Comment les brames ont-ils pu persuader une pareille sottise aux indiens?-en la leur apprenant dès l'enfance, dit le paria, et en la leur répétant sans cesse: les hommes s'instruisent comme les perroquets.-infortuné! Dit l'anglais, comment avez-vous fait pour vous tirer de l'abîme de l'infamie où les brames vous avaient jeté en naissant? Je ne trouve rien de plus désespérant pour un homme, que de le rendre vil à ses propres yeux: c'est lui ôter la première des consolations; car la plus sûre de toutes est celle qu'on trouve à rentrer en soi-même. " " je me suis dit d'abord, reprit le paria: l'histoire du dieu Brama est-elle bien vraie? Il n'y a que les brames, intéressés à se donner une origine céleste, qui la racontent. Ils ont sans doute imaginé qu'un paria avait voulu rendre Brama anthropophage, pour se venger des parias qui refusaient de croire ce qu'ils débitaient de leur sainteté. Après cela je me suis dit:supposons que ce fait soit vrai: Dieu est juste, il ne peut rendre toute une caste coupable du crime d'un de ses membres, lorsque la caste n'y a pas participé. Mais en supposant que toute la caste des parias ait pris part à ce crime, leurs descendants n'en ont pas été complices. Dieu ne punit pas plus dans les enfants les fautes de leurs aïeux qu'ils n'ont jamais vus, qu'il ne punirait dans les aïeux les fautes de leurs petits-enfants qui ne sont pas encore nés. Mais supposons encore que j'aie part aujourd'hui à la punition d'un paria, perfide envers son Dieu il y a des milliers d'années, sans avoir eu part à on crime; est-ce que quelque chose pourrait subsister, haï de Dieu, sans être détruit aussitôt? Si j'étais maudit de Dieu, rien de ce que je planterais ne réussirait.
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+ Enfin, je me dis: je suppose que je sois haï de Dieu, qui me fait du bien; je veux tâcher de me rendre agréable à lui, en faisant, à son exemple, du bien à ceux que je devrais haïr. " " mais, lui demanda l'anglais, comment faisiez-vous pour vivre, étant repoussé de tout le monde?-d' abord, dit l'indien, je me dis: si tout le monde est ton ennemi, sois à toi-même ton ami. Ton malheur n'est pas au-dessus des forces d'un homme. Quelque grande que soit la pluie, un petit oiseau n'en reçoit qu'une goutte à la fois. J'allais dans les bois et le long des rivières chercher à manger; mais je n'y recueillais le plus souvent que quelque fruit sauvage, et j'avais à craindre les bêtes féroces: ainsi je connus que la nature n'avait presque rien fait pour l'homme seul, et qu'elle avait attaché mon existence à cette même société qui me rejetait de son sein. Je fréquentai alors les champs abandonnés, qui sont en grand nombre dans l'Inde, et j'y rencontrais toujours quelque plante comestible qui avait survécu à la ruine de ses cultivateurs. Je voyageais ainsi de province en province, assuré de trouver partout ma subsistance dans les débris de l'agriculture. Quand je trouvais les semences de quelque végétal utile, je les ressemais, en disant: si ce n'est pas pour moi, ce sera pour d'autres. Je me trouvais moins misérable, en voyant que je pouvais faire quelque bien. Il y avait une chose que je désirais passionnément; c'était d'entrer dans quelques villes. J'admirais de loin leurs remparts et leurs tours, le concours prodigieux de barques sur leurs rivières, et de caravanes sur leurs chemins, chargées de marchandises qui y abordaient de tous les points de l'horizon; les troupes de gens de guerre, qui y venaient monter la garde du fond des provinces; les marches des ambassadeurs avec leurs suites nombreuses, qui y arrivaient des royaumes étrangers pour y notifier des événements heureux, ou pour y faire des alliances. Je m'approchais le plus qu'il m'était permis de leurs avenues, contemplant avec étonnement les longues colonnes de poussière que tant de voyageurs y faisaient lever, et je tressaillais de désir à ce bruit confus qui sort des grandes villes, et qui dans les campagnes voisines ressemble au murmure des flots qui se brisent sur les rivages de la mer. Je me disais: une congrégation d'hommes de tant d'états différents, qui mettent en commun leur industrie, leurs richesses et leur joie, doit faire d'une ville un séjour de délices. Mais s'il ne m'est pas permis d'en approcher pendant le jour, qui m'empêche d'y entrer pendant la nuit? Une faible souris, qui a tant d'ennemis, va et vient ou elle veut à la faveur des ténèbres; elle passe de la cabane du pauvre dans le palais des rois. Pour jouir de la vie, il lui suffit de la lumière des étoiles: pourquoi me faut-il celle du soleil?
21
+ C'était aux environs de Delhi que je faisais ces réflexions; elles m'enhardirent au point que j'entrai dans la ville avec la nuit: j'y pénétrai par la porte de Lahor. D'abord je parcourus une longue rue solitaire, formée, à droite et à gauche, de maisons bordées de terrasses, portées par des arcades, où sont les boutiques des marchands. De distance à autre je rencontrais de grands caravenserails bien fermés, et de vastes bazars ou marchés, où régnait le plus grand silence. En approchant de l'intérieur de la ville, je traversai le superbe quartier des omrahs, rempli de palais et de jardins situés le long de la Gemna.
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+ Tout y retentissait du bruit des instruments et des chansons des bayadères, qui dansaient sur les bords du fleuve à la lueur des flambeaux. Je me présentai à la porte d'un jardin pour jouir d'un si doux spectacle; mais j'en fus repoussé par des esclaves, qui en chassaient les misérables à coups de bâton. En m'éloignant du quartier des grands, je passai près de plusieurs pagodes de ma religion, où un grand nombre d'infortunés, prosternés à terre, se livraient aux larmes. Je me hâtai de fuir à la vue de ces monuments de la superstition et de la terreur.
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+ Plus loin, les voix perçantes des mollahs,qui annonçaient du haut des airs les heures de la nuit, m'apprirent que j'étais au pied des minarets d'une mosquée.
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+ Près de là étaient les factoreries des européens, avec leurs pavillons, et des gardiens qui criaient sans cesse kuber-dar! prenez garde à vous! Je côtoyai ensuite un grand bâtiment, que je reconnus pour une prison, au bruit des chaînes et aux gémissements qui en sortaient. J'entendis bientôt les cris de la douleur dans un vaste hôpital, d'où l'on sortait des chariots pleins de cadavres. Chemin faisant, je rencontrai des voleurs qui fuyaient le long des rues; des patrouilles de gardes qui couraient après eux; des groupes de mendiants qui, malgré les coups de rotin, sollicitaient aux portes des palais quelques débris de leurs festins, et partout des femmes qui se prostituaient publiquement pour avoir de quoi vivre. Enfin, après une longue marche dans la même rue, je parvins à une place immense, qui entoure la forteresse habitée par le grand Mogol. Elle était couverte de tentes des rajahs ou nababs de sa garde, et de leurs escadrons, distingués les uns des autres par des flambeaux, des étendards, et de longues cannes terminées par des queues de vaches du Thibet. Un large fossé plein d'eau, et hérissé d'artillerie, faisait, comme la place, le tour de la forteresse. Je considérais, à la clarté des feux de la garde, les tours du château qui s'élevaient jusqu'aux nues, et la longueur de ses remparts qui se perdaient dans l'horizon. J'aurais bien voulu y pénétrer; mais de grands korahs, ou fouets, suspendus à des poteaux, m'ôtèrent même le désir de mettre le pied dans la place. Je me tins donc à une de ses extrémités, auprès de quelques nègres esclaves, qui me permirent de me reposer auprès d'un feu autour duquel ils étaient assis. De là je considérai avec admiration le palais impérial, et je me dis: c'est donc ici que demeure le plus heureux des hommes! C'est pour son obéissance que tant de religions prêchent; pour sa gloire, que tant d'ambassadeurs arrivent; pour ses trésors, que tant de provinces s'épuisent; pour ses voluptés, que tant de caravanes voyagent; et pour sa sûreté, que tant d'hommes armés veillent en silence! " pendant que je faisais ces réflexions, de grands cris de joie se firent entendre dans toute la place, et je vis passer huit chameaux décorés de banderoles. J'appris qu'ils étaient chargés de têtes de rebelles, que les généraux du Mogol lui envoyaient de la province du Décan, où un de ses fils, qu'il en avait nommé gouverneur, lui faisait la guerre depuis trois ans. Un peu après, arriva, à bride abattue, un courrier monté sur un dromadaire; il venait annoncer la perte d'une ville frontière de l'Inde, par la trahison d'un de ses commandants qui l'avait livrée au roi de Perse. à peine ce courrier était passé, qu'un autre, envoyé par le gouverneur du Bengale,vint apporter la nouvelle que des européens, auxquels l'empereur avait accordé, pour le bien du commerce, un comptoir à l'embouchure du Gange, y avaient bâti une forteresse, et s'y étaient emparés de la navigation du fleuve. Quelques moments après l'arrivée de ces deux courriers, on vit sortir du château un officier à la tête d'un détachement des gardes. Le Mogol lui avait ordonné d'aller dans le quartier des omrahs, et d'en amener trois des principaux, chargés de chaînes, accusés d'être d'intelligence avec les ennemis de l'état. Il avait fait arrêter la veille un mollah, qui faisait dans ses sermons l'éloge du roi de Perse, et disait hautement que l'empereur des Indes était infidèle, parce que, contre la loi de Mahomet, il buvait du vin. Enfin, on assurait qu'il venait de faire étrangler et jeter dans la Gemna une de ses femmes, et deux capitaines de sa garde, convaincus d'avoir trempé dans la rébellion de son fils. Pendant que je réfléchissais surces tragiques événements, une longue colonne de feu s'éleva tout-à-coup des cuisines du sérail; ses tourbillons de fumée se cofondaient avec les nuages, et sa lueur rouge éclairait les tours de la forteresse, ses fossés, la place, les minarets des mosquées, et s'étendait jusqu'à l'horizon. Aussitôt les grosses timbales de cuivre, et les karnas ou grands hautbois de la garde, sonnèrent l'alarme avec un bruit épouvantable: des escadrons de cavalerie se répandirent dans la ville, enfonçant les portes des maisons voisines du château, et forçant, à grands coups de korahs, leurs habitants d'accourir au feu. J'éprouvai aussi moi-même combien le voisinage des grands est dangereux aux petits. Les grands sont comme le feu, qui brûle même ceux qui lui jettent de l'encens, s'ils s'en approchent de trop près.
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+ Je voulus m'échapper; mais toutes les avenues de la place étaient fermées. Il m'eût été impossible d'en sortir, si, par la providence deDieu, le côté où je m'étais mis n'eût été celui du serail. Comme les eunuques en déménageaient les femmes sur des éléphants, ils facilitèrent mon évasion; car si partout les gardes obligeaient, à coups de fouet, les hommes de venir au secours du château, les éléphants, à coups de trompe, les forçaient de s'en éloigner. Ainsi, tantôt poursuivi par les uns, tantôt repoussé par les autres, je sortis de cet affreux chaos; et, à la clarté de l'incendie, je gagnai l'autre extrémité du faubourg, où, sous des huttes, loin des grands, le peuple reposait en paix de ses travaux.
26
+ Ce fut là que je commençai à respirer. Je me dis: j'ai donc vu une ville! J'ai vu la demeure des maîtres des nations! Oh! De combien de maîtres ne sont-ils pas eux-mêmes les esclaves! Ils obéissent, jusque dans le temps du repos, aux voluptés, à l'ambition, à la superstition, à l'avarice: ils ont à craindre, même dans le sommeil, une foule d'êtres misérables et malfaisants dont ils sont entourés, des voleurs, des mendiants, des courtisanes, des incendiaires, et jusqu'à leurs soldats, leurs grands et leurs prêtres. Que doit-ce être d'une ville pendant le jour, si elle est ainsi troublée pendant la nuit? Les maux de l'homme croissent avec ses jouissances: combien l'empereur, qui les réunit toutes, n'est-il pas à plaindre! Il a à redouter les guerres civiles et étrangères, et les objets mêmes qui font sa consolation et sa défense, ses généraux, ses gardes, ses mollahs, ses femmes et ses enfants. Les fossés de sa forteresse ne sauraient arrêter les fantômes de la superstition; ni ses éléphants, si bien dressés, repousser loin de lui les noirs soucis. Pour moi, je ne crains rien de tout cela: aucun tyran n'a d'empire ni sur mon corps ni sur mon âme. Je peux servir Dieu suivant ma conscience, et je n'ai rien à redouter d'aucun homme, si je ne me tourmente moi-même: en vérité, un paria est moins malheureux qu'un empereur.En disant ces mots, les larmes me vinrent aux yeux; et tombant à genoux, je remerciai le ciel qui, pour m'apprendre à supporter mes maux, m'en avait montré de plus intolérables que les miens. " depuis ce temps, je n'ai fréquenté dans Delhi que les faubourgs. De là je voyais les étoiles éclairer les habitations des hommes et se confondre avec leurs feux, comme si le ciel et la ville n'eussent fait qu'un même domaine. Quand la lune venait éclairer ce paysage, j'y apercevais d'autres couleurs que celles du jour.
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+ J'admirais les tours, les maisons et les arbres, à-la-fois argentés et couverts de crêpes, qui se reflétaient au loin dans les eaux de la Gemna. Je parcourais en liberté de grands quartiers solitaires et silencieux, et il me semblait alors que toute la ville était à moi. Cependant l'humanité m'y aurait refusé une poignée de riz, tant la religion m'y avait rendu odieux! Ne pouvant donc trouver à vivre parmi les vivants,j' en cherchais parmi les morts; j'allais dans les cimetières manger sur les tombeaux les mets offerts par la piété des parents.
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+ C'était dans ces lieux que j'aimais à réfléchir. Je me disais: c'est ici la ville de la paix; ici ont disparu la puissance et l'orgueil; l'innocence et la vertu sont en sûreté: ici sont mortes toutes les craintes de la vie, même celle de mourir: c'est ici l'hôtellerie où pour toujours le charretier a dételé, et où le paria repose. Dans ces pensées, je trouvais la mort désirable, et je venais à mépriser la terre. Je considérais l'orient d'où sortait à chaque instant une multitude d'étoiles. Quoique leurs destins me fussent inconnus, je sentais qu'ils étaient liés avec ceux des hommes, et que la nature qui a fait ressortir à leurs besoins tant d'objets qu'ils ne voient pas, y avait au moins attaché ceux qu'elle offrait à leur vue. Mon âme s'élevait donc dans le firmament avec les astres; et lorsque l'aurore venait joindre à leurs douces et éternelles clartés ses teintes de rose, je me croyais aux portes du ciel. Mais dès que ses feux doraient les sommets des pagodes, je disparaissais comme une ombre; j'allais, loin des hommes, me reposer dans les champs au pied d'un arbre, où je m'endormais au chant des oiseaux. " " homme sensible et infortuné, dit l'anglais, votre récit est bien touchant: croyez-moi, la plupart des villes ne méritent d'être vues que la nuit. Après tout, la nature a des beautés nocturnes qui ne sont pas les moins touchantes; un poète fameux de mon pays n'en a pas célébré d'autres. Mais, dites-moi, comment enfin avez-vous fait pour vous rendre heureux à la lumière du jour? " " c'était déjà beaucoup d'être heureux la nuit, reprit l'indien; la nature ressemble à une belle femme, qui, pendant le jour, ne montre au vulgaire que les beautés de son visage, et qui, pendant la nuit, en dévoile de secrètes à son amant. Maissi la solitude a ses jouissances, elle a ses privations; elle paraît à l'infortuné un port tranquille, d'où il voit s'écouler les passions des autres hommes sans en être ébranlé; mais, pendant qu'il se félicite de son immobilité, le temps l'entraîne lui-même. On ne jette point l'ancre dans le fleuve de la vie; il emporte également celui qui lutte contre son cours et celui qui s'y abandonne, le sage comme l'insensé; et tous deux arrivent à la fin de leurs jours, l'un après en avoir abusé, et l'autre sans en avoir joui. Je ne voulais pas être plus sage que la nature, ni trouver mon bonheur hors des lois qu'elle a prescrites à l'homme. Je désirais surtout un ami à qui je pusse communiquer mes plaisirs et mes peines. Je le cherchai long-temps parmi mes égaux; mais je n'y vis que des envieux. Cependant j'en trouvai un sensible, reconnaissant, fidèle, et inaccessible aux préjugés: à la vérité, ce n'était pas dans mon espèce, mais dans celle des animaux; c'était ce chien que vous voyez. On l'avait exposé, tout petit, au coin d'une rue, où il était près de mourir de faim. Il me toucha de compassion; je l'élevai: il s'attacha à moi, et je m'en fis un compagnon inséparable. Ce n'était pas assez: il me fallait un ami plus malheureux qu'un chien, qui connût tous les maux de la société humaine, et qui m'aidât à les supporter; qui ne désirât que les biens de la nature, et avec qui je pusse en jouir. Ce n'est qu'en s'entrelaçant que deux faibles arbrisseaux résistent à l'orage. La providence combla mes désirs en me donnant une bonne femme. Ce fut à la source de mes malheurs que je trouvai celle de mon bonheur. Une nuit que j'étais au cimetière des brames, j'aperçus, au clair de la lune, une jeune bramine, à demi couverte de son voile jaune. à l'aspect d'une femme du sang de mes tyrans, je reculai d'horreur; mais je m'en rapprochai de compassion, en voyant le soin dont elle était occupée. Elle mettait à manger sur un tertre qui couvrait les cendres de sa mère, brûlée depuis peu, toute vive, avec le corps de son père, suivant l'usage de sa caste; et elle y brûlait de l'encens, pour appeler son ombre. Les larmes me vinrent aux yeux, en voyant une personne plus infortunée que moi. Je me dis: hélas! Je suis lié des liens de l'infamie, mais tu l'es de ceux de la gloire. Au moins je vis tranquille au fond de mon précipice; et toi, toujours tremblante sur le bord du tien. Le même destin qui t'a enlevé ta mère, te menace aussi de t'enlever un jour. Tu n'as reçu qu'une vie, et tu dois mourir de deux morts: si ta propre mort ne te fait descendre au tombeau, celle de ton époux t'y entraînera toute vivante. Je pleurais, et elle pleurait: nos yeux, baignés de larmes, se rencontrèrent, et se parlèrent comme ceux des malheureux: elle détourna les siens, s'enveloppa de son voile, et se retira. La nuit suivante, je revins au même lieu. Cette fois elle avait mis une plus grande provision de vivres sur le tombeau de sa mère: elle avait jugé que j'en avais besoin; et comme les brames empoisonnent souvent leurs mets funéraires, pour empêcher les parias de les manger; pour me rassurer sur l'usage des siens, elle n'y avait apporté que des fruits. Je fus touché de cette marque d'humanité; et pour lui témoigner le respect que je portais à son offrande filiale, au lieu de prendre ses fruits, j'y joignis des fleurs: c'étaient des pavots, qui exprimaient la part que je prenais à sa douleur. La nuit suivante, je vis avec joie qu'elle avait approuvé mon hommage; les pavots étaient arrosés, et elle avait mis un nouveau panier de fruits à quelque distance du tombeau. La pitié et la reconnaissance m'enhardirent. N'osant lui parler comme paria, de peur de la compromettre, j'entrepris, comme homme, de lui exprimer toutes les affections qu'elle faisait naître dans mon âme: suivant l'usage des Indes, j'empruntai, pour me faire entendre, le langage des fleurs; j'ajoutai aux pavots des soucis. La nuit d'après, je retrouvai mes pavots et mes soucis baignés d'eau. La nuit suivante, je devins plus hardi; je joignis aux pavots et aux soucis une fleur de foulsapatte, qui sert aux cordonniers à teindre leurs cuirs en noir, comme l'expression d'un amour humble et malheureux. Le lendemain, dès l'aurore, je courus au tombeau; mais j'y vis la foulsapatte desséchée, parce qu'elle n'avait pas été arrosée. La nuit suivante, j'y mis, en tremblant, une tulipe dont les feuilles rouges et le cœur noir exprimaient les feux dont j'étais brûlé: le lendemain je retrouvai ma tulipe dans l'état de la foulsapatte. J'étais accablé de chagrin; cependant le surlendemain j'y apportai un bouton de rose avec ses épines, comme le symbole de mes espérances mêlées de beaucoup de craintes. Mais quel fut mon désespoir quand je vis, aux premiers rayons du jour, mon bouton de rose loin du tombeau! Je crus que je perdrais la raison. Quoi qu'il pût m'en arriver, je résolus de lui parler. La nuit suivante, dès qu'elle parut, je me jetai à ses pieds; mais j'y restai tout interdit en lui présentant ma rose. Elle prit la parole, et me dit: " infortuné! Tu me parles d'amour, et bientôt je ne serai plus. Il faut, à l'exemple de ma mère, que j'accompagne au bûcher mon époux qui vient de mourir: il était vieux, je l'épousai enfant: adieu; retire-toi, et oublie-moi; dans trois jours, je ne serai qu'un peu de cendre. " en disant ces mots, elle soupira. Pour moi, pénétré de douleur, je lui dis: " malheureuse bramine! La nature a rompu les liens que la société vous avait donnés; achevez de rompre ceux de la superstition: vous le pouvez, en me prenant pour votre époux.-quoi! Reprit-elle en pleurant, j'échapperais à la mort pour vivre avec toi dans l'opprobre! Ah! Si tu m'aimes, laisse-moi mourir.-à dieu ne plaise, m'écriai-je, que je ne vous tire de vos maux que pour vous plonger dans les miens! Chère bramine, fuyons ensemble au fond des forêts; il vaut encore mieux se fier aux tigres qu'aux hommes. Mais le ciel, dans qui j'espère, ne nous abandonnera pas. Fuyons: l'amour, la nuit, ton malheur, ton innocence, tout nous favorise. Hâtons-nous, veuve infortunée! Déja ton bûcher se prépare, et ton époux mort t'y appelle. Pauvre liane renversée, appuie-toi sur moi, je serai ton palmier. " alors elle jeta, en gémissant, un regard sur le tombeau de sa mère, puis vers le ciel; et laissant tomber une de ses mains dans la mienne, de l'autre elle prit ma rose. Aussitôt je la saisis par le bras, et nous nous mîmes en route. Je jetai son voile dans le Gange, pour faire croire à ses parents qu'elle s'y était noyée. Nous marchâmes pendant plusieurs nuits le long du fleuve, nous cachant, le jour, dans es rizières. Enfin, nous arrivâmes dans cette contrée que la guerre autrefois a dépeuplée d'habitants. Je pénétrai aufond de ce bois, où j'ai bâti cette cabane, et planté un petit jardin: nous y vivons très-heureux. Je révère ma femme comme le soleil, et je l'aime comme la lune. Dans cette solitude, nous nous tenons lieu de tout: nous étions méprisés du monde; mais, comme nous nous estimons mutuellement, les louanges que je lui donne, ou celles que j'en reçois, nous paraissent plus douces que les applaudissements d'un peuple. " en disant ces mots, il regardait son enfant dans son berceau, et sa femme qui versait des larmes de joie. Le docteur, en essuyant les siennes, dit à son hôte: " en vérité, ce qui est en honneur chez les hommes est souvent digne de leur mépris, et ce qui est méprisé d'eux mérite souvent d'en être honoré. Mais Dieu est juste; vous êtes mille fois plus heureux dans votre obscurité, que le chef des brames de Jagrenat dans toute sa gloire. Il est exposé, ainsi que sa caste, à toutes les révolutions de la fortune; c'est sur les brames que tombent la plupart des fléaux des guerres civiles et étrangères qui désolent votre beau pays depuis tant de siècles; c'est à eux qu'on s'adresse souvent pour avoir des contributions forcées, à cause de l'empire qu'ils exercent sur l'opinion des peuples. Mais, ce qu'il y a de plus cruel pour eux, ils sont les premières victimes de leur religion inhumaine. à force de prêcher l'erreur, ils s'en pénètrent eux-mêmes au point de perdre le sentiment de la vérité, de la justice, de l'humanité, de la piété; ils sont liés des chaînes de la superstition dont ils veulent captiver leurs compatriotes; ils sont forcés à chaque instant de se laver, de se purifier, et de s'abstenir d'une multitude de jouissances innocentes; enfin, ce qu'on ne peut dire sans horreur, par une suite de leurs dogmes barbares, ils voient brûler vives leurs parentes, leurs mères, leurs sœurs et leurs propres filles: ainsi les punit la nature, dont ils ont violé les lois. Pour vous, il vous est permis d'être sincère, bon, juste, hospitalier, pieux; et vous échappez aux coups de la fortune et aux maux de l'opinion par votre humiliation même. " après cette conversation, le paria prit congé de son hôte pour le laisser reposer, et se retira, avec sa femme et le berceau de son enfant, dans une petite pièce voisine. Le lendemain, au lever de l'aurore, le docteur fut réveillé par le chant des oiseaux nichés dans les branches du figuier d'Inde, et par les voix du paria et de sa femme, qui faisaient ensemble la prière du matin. Il se leva, et fut bien fâché lorsque, le paria et sa femme ouvrant leur porte pour lui souhaiter le bonjour, il vit qu'il n'y avait pas d'autre lit dans la cabane que le lit conjugal, et qu'ils avaient veillé toute la nuit pour le lui céder. Après qu'ils lui eurent fait le salam, ils se hâtèrent de lui préparer à déjeuner. Pendant ce temps-là, il fut faire un tour dans le jardin: il letrouva, ainsi que la cabane, entouré des arcades du figuier d'Inde, si entrelacées, qu'elles formaient une haie impénétrable même à la vue. Il apercevait seulement au-dessus de leur feuillage les flancs rouges du rocher qui flanquait le vallon tout autour de lui; il en sortait une petite source qui arrosait ce jardin planté sans ordre. On y voyait pêle-mêle-mêle des mangoustans, des orangers, des cocotiers, des litchis, des durions, des manguiers, des jacquiers, des bananiers, et d'autres végétaux tous chargés de fleurs ou de fruits. Leurs troncs mêmes en étaient couverts; le bétel serpentait autour du palmier arec, et le poivrier le long de la canne à sucre. L'air était embaumé de leurs parfums. Quoique la plupart des arbres fussent encore dans l'ombre, les premiers rayons de l'aurore éclairaient déjà leurs sommets; on y voyait voltiger des colibris étincelants comme des rubis et des topazes, tandis que des bengalis et des sensa-soulé, ou cinq cents voix, cachés sous l'humide feuillée, faisaient entendre sur leurs nids leurs doux concerts. Le docteur se promenait sous ces charmants ombrages, loin des pensées savantes et ambitieuses, lorsque le paria vint l'inviter à déjeuner. " votre jardin est délicieux, dit l'anglais; je ne lui trouve d'autre défaut que d'être trop petit; à votre place, j'y ajouterais un boulingrin, et je l'étendrais dans la forêt.-seigneur, lui répondit le paria, moins on tient de place, plus on est à couvert: une feuille suffit au nid de l'oiseau-mouche. " en disant ces mots, ils entrèrent dans la cabane, où ils trouvèrent dans un coin la femme du paria qui allaitait son enfant: elle avait servi le déjeuner. Après un repas silencieux, le docteur se préparant à partir, l'indien lui dit: " mon hôte, les campagnes sont encore inondées des pluies de la nuit, les chemins sont impraticables; passez ce jour avec nous.-je ne le peux, dit le docteur, j'ai trop de monde avec moi.-jele
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+ vois, reprit le paria, vous avez hâte de quitter le pays des brames pour retourner dans celui des chrétiens, dont la religion fait vivre tous les hommes en frères. " le docteur se leva en soupirant. Alors le paria fit un signe à sa femme, qui, les yeux baissés et sans parler, présenta au docteur une corbeille de fleurs et de fruits. Le paria, prenant la parole pour elle, dit à l'anglais: " seigneur, excusez notre pauvreté; nous n'avons, pour parfumer nos hôtes suivant l'usage de l'Inde, ni ambre gris, ni bois d'aloès; nous n'avons que des fleurs et des fruits; mais j'espère que vous ne mépriserez pas cette petite corbeille remplie par les mains de ma femme: il n'y a ni pavots, ni soucis, mais des jasmins, du mougris et des bergamottes, symboles, par la durée de leurs parfums, de notre affection, dont le souvenir nous restera lors même que nous ne vous verrons plus. " le docteur prit la corbeille, et dit au paria: " je ne saurais trop reconnaître votre hospitalité, et vous témoigner toute l'estime que je vous porte: acceptez cette montre d'or; elle est de Graham, le plus fameux horloger de Londres; on ne la remonte qu'une fois par an. " le paria lui répondit: " seigneur, nous n'avons pas besoin de montre; nous en avons une qui va toujours, et qui ne se dérange jamais; c'est le soleil.-ma montre sonne les heures, ajouta le docteur.-nos oiseaux les chantent, répartit le paria.-au
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+ moins, dit le docteur, recevez ces cordons de corail pour faire des colliers rouges à votre femme et à votre enfant.-ma femme et mon enfant, répondit l'indien, ne manqueront jamais de colliers rouges, tant que notre jardin produira des pois d'angole.-acceptez donc, dit le docteur, ces pistolets pour vous défendre des voleurs dans votre solitude.-la pauvreté, dit le paria, est un rempart qui éloigne de nous les voleurs; l'argent dont vos armes sont garnies suffirait pour les attirer. Au nom de Dieu qui nous protège, et de qui nous attendons notre récompense, ne nous enlevez pas le prix de notre hospitalité!-cependant, reprit l'anglais, je désirerais que vous conservassiez quelque chose de moi.-eh bien, mon hôte, répondit le paria, puisque vous le voulez, j'oserai vous proposer un échange: donnez-moi votre pipe, et recevez la mienne: lorsque je fumerai dans la vôtre, je me rappellerai qu'un pandect européen n'a pas dédaigné d'accepter l'hospitalité chez un pauvre paria. " aussitôt le docteur lui présenta sa pipe de cuir d'Angleterre, dont l'embouchure était d'ambre jaune, et reçut en retour celle du paria, dont le tuyau était de bambou, et le fourneau de terre cuite. Ensuite il appela ses gens, qui étaient tous morfondus de leur mauvaise nuit passée; et après avoir embrassé le paria, il monta dans son palanquin. La femme du paria, qui pleurait, resta sur la porte de la cabane, tenant son enfant dans ses bras; mais son mari accompagna le docteur jusqu'à la sortie du bois, en le comblant de bénédictions. " que Dieu soit votre récompense, lui disait-il, pour votre bonté envers les malheureux!
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+ Que je lui sois en sacrifice pour vous! Qu'il vous ramène heureusement en Angleterre, ce pays de savants et d'amis, qui cherchent la vérité par tout le monde pour le bonheur des hommes! " le docteur lui répondit: " j'ai parcouru la moitié du globe, et je n'ai vu partout que l'erreur et la discorde: je n'ai trouvé la vérité et le bonheur que dans votre cabane. " en disant ces mots, ils se séparèrent l'un de l'autre en versant des larmes. Le docteur était déjà bien loin dans la campagne, qu'il voyait encore le bon paria au pied d'un arbre, qui lui faisait signe des mains pour lui dire adieu. Le docteur, de retour à Calcutta, s'embarqua pour Chandernagor, d'où il fit voile pour l'Angleterre.
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+ Arrivé à Londres, il remit les quatre-vingt-dix ballots de sesmanuscrits au président de la société royale, qui les déposa au muséum britannique, où les savants et les journalistes s'occupent encore aujourd'hui à en faire des traductions, des éloges, des diatribes, des critiques et des pamphlets. Quant au docteur, il garda pour lui les trois réponses du paria sur la vérité. Il fumait souvent dans sa pipe; et quand on le questionnait sur ce qu'il avait appris de plus utile dans ses voyages, il répondait: " il faut chercher la vérité avec un cœur simple; on ne la trouve que dans la nature; on ne doit la dire qu'aux gens de bien. " à quoi il ajoutait: on n'est heureux qu'avec une bonne femme.
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+ AVERTISSEMENT.
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+ CEs Mémoires sont tirés d'un Manuscrit fort ancien, puisqu'il est du quatorzième siècle. On a même été obligé d'y faire plusieurs changements pour le rendre intelligible. L'Histoire de Pierre le Long sera cause qu'on fera souvent de pareilles recherches; mais il sera difficile d'en trouver d'un style aussi agréable. Du moins, on aura le mérite de servir de lustre à cet ingénieux Ouvrage.
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+ A MADEMOISELLE*** VOus m'avez fait lire Pierre le Long; vous avez voulu que j'écrive dans ce genre, j'ai essayé de vous satisfaire: daignez donc accepter une plaisanterie que vous avez fait naître, et ne doutez plus du pouvoir que vous avez sur moi. En rendant ceci public, je ne sens que l'avantage de publier aussi les sentiments d'estime et d'amitié que je vous ai voués, et avec lesquels je serai toujours, MADEMOISELLE, Votre très-humble et très-obéissante servante, ***.
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+ PREFACE.
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+ D'Aucuns s'émerveilleront sans doute que je sois assez osé pour écrire une Histoire, puisqu'en suis moi-même tout ébahi; car, à dire vrai suis plus adroit à tirer arquebusade, qu'à toucher une lire; icelle ne rend sous mes doigts que des sons discordants. Mais pour parler d'un sien ami, faut-il donc être en acointance avec les Muses? Nul besoin ne le requerre. Pource, je crois, le cœur seul suffit. “ O mon féal! toujours le “mien est à toi! bien que tu sois trépassé! et puisque n'ai plus l'heur de „te voir, je vais me remémorer les “gentils instants qu'ai passé près de toi, “qui sont les plus doux de ma vie.
6
+ HISTOIRE DE JACQUES FERU, ET DE VALEUREUSE DAMOISELLE AGATHE MIGNARD.
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+ CHAPITRE PREMIER.
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+ Comment Ambroise Incour s'avisa de la gentillesse de Jacques Féru.
9
+ OR c'était sous le Régne du bon Roi des Francs, Charles huit, dit le Courtois, que moi Ambroise Incour, m'acointai de Jacques Féru; lui, et puis moi, servions sous les ordres de Sire de la Trémoille, qui, par sa rare vaillantise, fut surnommé le Chevalier SansReproche, surnom qu'en son armée un chacun mêmement tâchait de mériter. Après que ledit Sire eut gagné la bataille du Cormier en Bretagne, nous eûmes un peu de répit. Lors m'avisai de la courtoisie de Jacques Féru, m'advenoit mille fois plus que pas un de nos Gendarmes. Ses propos étaient gentils, sa figure mignarde, ses actions allegres; bref, me pris d'affection pour icelui: ce qui servit à l'agrandir encore, c'est qu'il arriva qu'un sien ami prit querelle avec un des miensDonc ils se gourmandent; ne voilà-t-il pas qu'iceux veulent que Féru, et puis moi, soyons témoins. En outre, ils nous exhortent mêmement de nous battre pour passer le temps; mais nous, sans faire ce que requéraient ces forcenés, nous devisons, tenons propos joyeux; ce qui grandement courrouça nos duelistes, leur prenait fantaisie de jeter leur ire sur nous, quand leur dis: “Braves Compagnons, trêve à fâcheries quelconques, votre courage „on connaît.
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+ N'en avons-nous pas “donné moult preuves ensemblement? “Donc, faut le réserver contre les “ennemis de notre Prince. Vous allez “vous entretuer pour une égrillarde qui “peut-être se gausse de vos débats, “avec un Jouvencel plus à sa guise “que vous. En tout faut imiter les Héros; savez que la constance n'est le “partage d'iceux.
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+ Après ce colloque, on quitta sa pertuisane, puis un chacun s'achemina vers son manoir.
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+ CHAPITRE II.
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+ Jacques Féru se dolente; son féal s'enquête pourquoi.
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+ UN jour il advint que vis l'ami Féru dans une très-grande détresse: lors lui dis: „qu'avez donc, l'ami? vous, que “de coutumance, on voit joyeux et “dispos, vous voilà tout en déconfort. “Ce peut-il qu'auriez des angoises et “que m'en feriez secret, à moi qui suis “vôtre? A ce dire, faisant sortir profond soupir de sa potrine: lisez ce qu'écrit la mère à moi, dit mon féal: “puis donnant missive, je lus ce qu'allez voir.
15
+ LETTRE De Dame Féru, à Messire son fils Jacques Féru ON a su vos ébats avec la grande Jeanne. Du depuis un chacun dit, que ne méritez plus d'avoir pour Femme Damoiselle Agathe: icelle de vous ne se plaint aucunement; mais Messire son père se courrouce, et dit, que ja n'aurez sa Jouvencelle: à celle fin de prouver ce, voilà qu'il l'accorde aux Suppliques d'un riche Citadin, qui la pourchasse depuis qu'êtes à guerroyer.
16
+ Comme ne vous enquétez plus de ladite Damoiselle, crois bien que déloyale seulement pour elle n'avez souvenance aucune de sa courtoisie. Quoique soit, vous avertis toujours pour que vous avisiez ce que ferez. N'en suis ne plus ne moins votre mère, comme êtes mon cher fils.
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+ “Vous avez donc une mie, dis-je “à Jacques? Las! oui, me répond-il, “et la perle des mies, tandis que suis “déloyal en son endroit, le plus déloyal qui fut onc. Ah! si vous saviez tous les méfaits de votre ami, “plus ne serais votre féal.“ Puis se détournant de moi, vis bien que c'était pour me cacher qu'il larmoyoit; ce qui étrangement me mut de pitié. Lors le pressai d'épancher son cœur dans celui d'un ami. Aussi fit-il, comme verrez si lisez.
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+ CHAPITRE III.
19
+ Où l'on apprendra la cause de la détresse de Jacques Féru.
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+ MON ami print la parole, et dit: Suis né à Paris, comme savez. Mon père, qu'est défunt, me laissa quelques biens, que sur mer il gagna. Ma mère, qui grandement me chérit, onc ne voulut me laisser courre même risque; ne put m'empêcher pourtant de suivre les étendards de Sire de la Trémoille. Or touchais ja à ma dixneuvieme année, sans que Dame, ni Damoiselle quelconque, eussent troublé ma fantaisie. Toutefois courtois j'étais avec toutes, et me plaisais grandement à leur entour. Les hantois de préférence à mes plus chers camarades; sur-tout une mienne cousine, d'humeur plaisante au possible. Plusieurs Cavaliers la pourchassoient (en tout honneur s'entend): icelle, d'humeur folichonne, appréhendait les entraves d'hymen. Jurer à un homme d'être sienne, sans restriction, lui semblait jurement hasardeux. D'aucuns crurent que c'était moi qui l'induisois dans de tels pensées. Deux de ses amoureux m'encontrent un jour me disent paroles messéantes. Je réponds comme il est requis en cas pareil. Un d'iceux m'attaque. Je me desfends, comme pensez. L'autre est assez felon pour se mettre de la partie; de sorte qu'avais plus de besogne que n'en pouvais faire.
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+ Beaucoup me regardent, mais aucuns ne me secourent; si ce n'est belle Damoiselle, que mon bon Ange, faut le croire, conduisit à mon entour. Mue de compassion de me voir ja tout empourpré de mon sang, elle fend la presse, disant: Quoi! vous “laissez occire ainsi ce blond jouvenceau? Puis se mettant tout justement derrière un de ces laches, voilà qu'elle empoigne de ses deux mains la garde de son épée, et lui arrache, comme il m'en allait pourfendre l'estomac; puis serrant ladite épée, de ses doigts mignons, elle la rompt, la jette au loin, disant: Allez, méchant, ne devez plus “porter des armes; trop indigne vous “en êtes „. Tous deux tournent le dos, et s'en vont honnis d'un chacun, tandis qu'Agathe Mignard (se nomme ainsi cette loyale Damoiselle) s'attire l'admiration de tous, d'autant que pas un n'avait eu le courage d'agir mêmement.
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+ Pour moi, plus ne m'apercevais du sang qu'avais perdu; celui qui me restait prenait nouvelle vigueur près de la belle Agathe. Tombant à deux genoux aux pieds d'icelle qu'embrassai fortement:“O Dame incomparable! m'écriai-je, ces jours dont suis redevable “votre courtoisie, souffrez que vous consacre, et que sois votre serf “jusqu'au dernier sopir „. Puis m'aperçus que son beau bras était ensanglanté, pource que le fer dont icelle s'était saisie était tranchant; ce qui me causa grande douleur. M'aperçus aussi que son teint blémissoit: bref, on nous fait entrer dans une salle basse, où il survint un panseur. Agathe envoya quérir Messire son père, qui ravi d'aise fut des proûesses de sa jouvencelle, estimant le courage plus que chose quelconque. Aussi jadis son métier était d'en voir. Moi me dépitois contre ma grane débilité, qui me força de quitter une famille à laquelle désirais déjà d'être adjoint. Fallut au plutôt m'éconduire chez Madame ma mère, puis me coucher.
23
+ CHAPITRE IV.
24
+ Comment Jacques Féru est enamouré, et par quel bonne encontre icelui recoit visite de sa Dame.
25
+ ARrivé que je fus chez ma mère, grandement je m'étendis sur la générosité d'Agathe, ne pouvais parler que d'icelle; et quand n'en disais rien, c'est qu'on ne voulait me laisser parler à cause de mon mal. Malgré ce, sa douce image ne me quittait ne plus ne moins que ma chemise; toujours mon penser me portait vers elle. Si son merveilleux courage me touchait, certes n'oubliais pas non plus son gentil corsage, sa peau blanche, et qui paraissait bien doucette, son pied mignon, son bras rondelet, ses blondes tresses; bref, sa voix argentine...... Si bien que me voulais mal d'être gisant dans un lit, tandis que m'aurait fallu être aux pieds d'icelle, qui si gaillardement exposa tant de charmes pour moi chétif: mais j'eus pourtant un grand reconfort, comme allez voir.
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+ N'eus besoin de prier beaucoup me mère d'aller chez père Mignard s'enquêter de sa jouvencelle; de son chef y fut souventes fois Madame ma mère. Pere Mignard, non moins civil, à son tour me fait visite. Moi tout aussitôt lui parlai de la Dame de mes pensées, lui témoignai le désir qu'avais de savoir nouvelles de sa santé. Elle est guarie, “dit père Mignard. Moi n'en veux rien croire.“ Oh bien, ajoute icelui, “incrédule que vous êtes, quand la “verrez le croirez-vous? car vois bien “que faudra vous la mener „. Que cette tant douce parole me causa d'allégresse! Mes forces presque aux abois reprinrent leur vigueur coutumière: mais quel baume restaurant se glissa dans mes veines, quand l'autre demain vint cette douce amie!... Malgré ma redevance envers icelle, voilà que d'un air bénin, elle approche de ma couche et s'enquête de mon état; moi n'ai plus que la faculté de sentir, la joie me suffoque; Pere Mignard lassé de mon idioterie, se met à deviser avec Madame ma Mere, puis me voilà comme seul avec ma mie. Ses douces œillades me réconforterent; j'osai lui dire le secret de mon cœur. Mais point ne voulait me croire, et de cette voix qui distiloit miel et sucre dans tous mes sens, elles prononça paroles, non consolantes; “Crois bien qu'honnête garçon vous êtes, Messire Jacques, disait icelle: mais tout adolescent est enclin à la vanité; ce pouvait-il pas que me “croyez férue de votre mérite, pour ce que j'ai eu l'heur de vous secourir? “Dieu sait pourtant que lorsque “vous vis entouré de ces vauriens, c'était bien la première fois que voyais “votre face: ce qu'ai fait pour vous, “las! l'aurais fait pour tout autre: suffit d'être chrétienne pour ce... Eh! n'appréhendez pas, dis-je en l'interrompant, que Jacques Féru soit vani“teux; ne voit que trop qu'il n'a l'encontre de vous plaire; quoique ce, ne “pouvez empêcher que ne sois vôtre; “et veuillez ne veuillez pas, toujours “le serai. „Ma belle amie ne dit rien plus, mais ses yeux craignaient l'encontre des miens: ses joues rondelettes se coloroient; ce que je prins pour bon signal. Quoique jeunet encore, ja me connaissais en amoureuses feintises.
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+ CHAPITRE V.
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+ Jacques Féru, induit à mal par ses Compagnons, a de l'oubliance envers sa Mie.
29
+ GUari je fus bientôt, parce que le cœur me disait, que point ne déplaisois à ma mie; mais le cœur nous trompe par fois. Cette douce mie, si courtoise, si pitoyable, ne donnait nul allegement à mes peines, pour ce que n'avait de fiance aucune aux maux qu'amour cause. Quoiqu'âgée de 17 ans, icelle croyait que c'était par us et coutume qu'on aimait, et non par redevance envers Dame nature. Dans mon dépit je maudissais son innocence, bien qu'un chacun la désire dans sa Dame. Oh quel métier que celui d'aimer! à mon dire c'est bien le plus rude de tous. Voyant que fortement je me dolentois, Damoiselle Agathe m'éconduit vers son Pere; comme si les amants onc se soucient d'iceux; disait ma mie, que Fille honnête ne pouvait engager son cœur, sle vouloir de ses parents, comme si le avait le temps d'attendre. Oh! que cette honnêteté me causa d'angoises!
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+ Fus trouver un jour Pere Mignard, pour lui donner assurance que n'aurais d'autre femme que sa gentille Damoiselle, si toutefois il l'adhéroit; sinon que restrois jeune homme tant qu'aurais souffle de vie: ce qu'ayant oui Pere Mignard, en eut quelqu'émouvance: plus enclin il était à la tendreté que sa jouvencelle: donc me dit, que voulait bien me la bailler, me croyant bon compagnon, et preux Chevalier en point; mais que fallait attendre encore parce qu'icelle était par trop jeunette. Sans m'aviser de disgracier mon futur beau-Pere, tout de suite je cours vers ma belle amie, lui faire part du tant doux espoir dont on leurroit mon amour: authorisée qu'elle était par Messire son Pere, fut plus accorte envers moi, mais pas tant qu'auroi voulu; toujours son honnêteté gourmandoit mon vouloir; bien que voyais souvent ma Dame, n'avais pas encore tout ce que désirais: me semble qu'aurais été content, si seulement j'avais su quand serait tout-à-fait mienne; donc le demandai à Pere Mignard: le bon-homme gauchissant dans sa réponse, dit que serait temps assez quand madite Dame aurait vingt-cinq ans. A ce dur propos, j'eus peine à cacher mon ire: comme icelui faisait le diseteux, ce peut qu'appréhendait les frais d'un acoutrement nouvel. Las! nul besoin n'en avait ma mie, nature l'avait trop bien acoutrée: croyait peut-être aussi que prenais femme pour avait dot; se trompait grandement: qu'est-ce qu'or et argent, auprès d'une mie? Lors fus conter mes doléances à Madame ma Mere.
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+ Ne voilàtil pas qu'aussi elle dit qu'étais par trop adolescent pour me marier, moi savais bien le contraire.
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+ Sur ces entrefaites on parle de batailler. Sire de la Tremoille nous ordonne de cheminer vers la Bretagne, comme savez, mon féal. On ne peut que je crois me taxer de couardise; mais fus contristé au possible, quand fallut quitter mon amie, n'ayant d'icelle aucune assurance si je lui advenois, et ne sachant quand serait mienne; épandis donc moult pleurs, tant amour nous rend piteux; le voyage voire même ne me donnait nulle oubliance de mon mal. Mes camarades surpris de ma dolence, s'inquietent qu'est que c'est qui la cause: quand sçurent que c'était les rigueurs de ma Dame, iceux firent des risées de mes angoises; incrédules qu'ils étaient, ne croyaient ni aux esprits, ni à la vertu des Damoiselles: ne disaient-ils pas ces gauseux, que si ma chère Agathe n'avait émouvance aucune de mes peines, c'est qu'était plus accorte pour autre ami, que n'était jouvencelle tant jeunette, qui n'eût le sien. Croyez bien que n'avais foi quelconque à ces blasphèmes, pourtant par fois cela troublait mon penser.
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+ Arrivés en Bretagne, voilà que nous séjournons à S. Brieu, Gentille Ville, où se trouvent plus gentilles Damoiselles encore: mes camarades, possédés que je crois du malin esprit, me firent comparaître devant ces gentilles Bretonnes, qui douces au possible, eurent politesse bien grande pour moi; et moi qui ne voulais paraître incivil, répondis courtoisement à la courtoisie d'icelles: puis lesdits camarades les previnrent que jovial j'étais; et comme sais qu'en tout faut complaire aux Dames, de mon mieux je fis pour les éjouir: mais las!
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+ bientôt ce fut sans feintise, car il advint qu'elles m'éjouirent aussi; ce peut-il autrement? comment ne s'amuser près de ce sexe tant bénin? s'il est secret pour ce, voudrais bien l'apprendre: vous dirai donc que ne lui trouve défaut aucun; tout me plaît dans icelui, ses devis, ses propos, ses clameurs, ses dépitemens, son babil, son silence, sa simplesse, sa joie, voire même ses détresses que ressent mêmement; de-rechef, le dis, mon ami, tout me paraît plaisant dans le gentil sexe féminin, si ce n'est toutefois les cruautés de ma mie: oh! qu'il est donc difficile avec de tels pensées, de n'être enamouré que d'une en tout! Or sus, pour continuer ma déloyale histoire, faut que sachiez, l'ami, que de toutes les Damoiselles de S. Brieu, une entre'autres, nommée Jeanne, dite Bon-Port, eut plus de gracieuseté pour moi que pas une, et pour cetuite raison en eus plus aussi pour icelle.
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+ CHAPITRE VI.
36
+ Où l'on trouvera la finition du récit de Jacques Féru, et comment icelui s'avise d'envoyer son ami vers sa Dame.
37
+ VOus dirai donc, pour l'acquit de ma conscience, mon bon ami, que ladite Jeanne était bien advenante, sa taille était haute, son poil noir; malgré ce, n'avait rudesse quelconque aucun ne s'en plaignait, tant grande était sa complaisance; toutefois ses mignardises n'ôtèrent pas entièrement de mon penser ma chère Agathe; me remémorois par fois, que devais la vie à cette honnête Damoiselle: las! quand près d'icelle j'étais, onc ne songeais à d'autres: seulement aurais voulu que plus accorte elle fût pour mon amour; quoique soit ne lui aurais manqué que je crois, sans ce mal-encontreux voyage de Bretagne; l'heur seulement fut pour notre preux Général, qui gagna la Bataille. En cheminant, maintes fois écrivis à ma mie, mais du depuis qu'ai failli, ne suis plus assez osé pour le faire: de vrai lui dirai-je que mon âme s'est conservée pour icelle, non pollue; tandis que Madame ma Mere toujours m'a commandé de ne ja mentir, me flattais que le bruit de mes méfaits n'irait jusqu'à ma mie, que revenu de mon enivrement rien ne m'empêcherait d'être sien. Me trompais lourdement, comme voyez, l'ami, puisque du tout elle est instruite, et que Messire son Pere va la bailler pour femme à autre ami; ce que ne souffrirai pas dû, (continue Féru, tout enrougi par son dépit,) non ne le souffrirai onc, quand saurais m'attirer l'ire d'un chacun, voire même celle d'Agathe. Oh! que sens bien maintenant qu'elle seule est ma mie! ne puis tant seulement supporter le penser, qu'autre que Jacques dira qu'elle est sienne.... Las! veuillez donc me conseiller, mon très cher, que faire en ce mal encontre?
38
+ Trouvai l'ami Féru grandement fautif envers la généreuse Agathe, mais ne le blâmai aucunement; se blamoit assez le pauvret, son cœur tant était navré, qu'aurais bien voulu lui porter allégement. Lui conseillai d'aller plein de sa repentance aux pieds de sa Dame; mais n'osait pas, trop honteux il était: fut résolu qu'il écrirait au Pere, et puis à la fille, et que me chargerais des missives; à celle fin que puisse le défendre. Donc demandai un congé, et pris mon élan devers Paris.
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+ CHAPITRE VII.
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+ Où l'on verra le contenu desdites missives, et comment Ambroise Incour sut émerveillé des appâts de Damoiselle Agathe.
41
+ FUs voir mère Féru, dès que je fus arrivé, je sus par icelle le désaroi de mon pauvre ami: sus aussi que Pere Mignard ne voulait onc en ouïr parler. Ce donc je m'ébahissois grandement à mon dire, on doit pardonner toute faute que mêmement on a pu commettre. Nonobstant ce, fus chez ledit Pere Mignard, et trouvai sa gentille jouvencelle seulette: malgré les vanteries que Féru m'avait faites de sa mie, en la voyant vis bien qu'il n'avait tout dit: mon cœur plus que mes yeux encore, surprins de tant de gentils appâts, me disait que c'était grande félonie d'en perdre souvenance: loin d'oublier telle mie pour toute autre, aurais oublié toute autre pour icelle, voire même, qu'étais près d'oublier mon ami; las! aurais bien mieux aimé parler pour moi que pour icelui, le blâmais trop pour trouver bonnes raisons pour l'innocenter; tout ceci fut donc cause que restai ne plus ne moins qu'une statue: toutefois je reprins courage: l'honneur qui fait mouvoir tout les cœurs François, au mien causa quelqu'agitement; et sans oser regarder en face cette toute belle, lui dis donc: “Oh! Dame incomparable! souffrez “que vous présente l'humble supplique “d'un mien ami, qu'est dans la détresse “du depuis qu'il s'est attiré votre ire, “par la tant rare courtoisie dont vous “lui donnâtes moult preuves. Le pauvret vous conjure d'être mu de sa “repentance; et de ne ja seconder le „grand courroux de Messire votre Pere. Ah! si saviez combien de passions nous pourchassent, seriez moins “surprinse du manquement de Jacques. “Quoique soit, celui qui gît là-haut, “pardonne; par ainsi pardonnez donc, “belle Dame, vous qu'êtes un de ses “plus beaux ouvrages.
42
+ Puis la priai de fixer ses doux regards, sur ce que lui présentais: ne voulait pas, mais fis si bel et si bien, qu'icelle lut ce qu'allez lire.
43
+ COMPLAINTE DE JACQUES Féru, Le plus contrit des serviteurs de belle et honnête Damoiselle Agathe Mignard.
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+ 1. COUPLET.
45
+ O douce amie! ô ma tant belle!
46
+ Toi qu'il est vrai j'ai pu trahir; Croirois-je qu'une amour nouvelle De mes méfaits va me punir?
47
+ Onc n'attendrai dans ma détresse Que tu rejettes ce lien; Mais pourras-tu, gente Maitresse, Molester un cœur qui fut tien?
48
+ 2. Las! si voyais ma repentance, Et d'ardeur mon cœur se mouvoir; Ja le tien par accoutumance Prendroit pitié de mon douloir: Ah! si d'une autre jouvencelle, Ton ami fût énamouré; Récomparant Agathe à elle, Son amour plus est assuré.
49
+ 3. Pardonne donc, tant douce mie A qui ne vit plus que pour toi; N'aurais-tu veillé sur ma vie Que pour la mettre en desaroi?
50
+ S'il faut qu'autre ami te possède Et que leurré soit mon désir; Point ne prendrai d'autre remède Voyant son heur, que de m'occir.
51
+ Tandis que lisait la jouvencelle, ne pouvais m'empêcher de la regarder: ses yeux étant baissés, me croyais bien en sûreté. Donc, je vis que quelques larmes coulaient dans iceux, que son estomac se mouvait.... Bref, ne plaignais plus tant l'ami Féru, puisqu'il causait de l'émoi à si gente personne: le tançois même tout bas, de l'avoir accusée de rudesse. Larmes plus précieuses qu'or et diamant; si par aventure, vous vous étiez épandues pour Ambroise Incour, onc les plus riches Potentats ne pourraient se dire plus chanseux qu'icelui!
52
+ Quand la Damoiselle eut fini de lire:“Se peut, dit icelle, que Jacques “ait de la repentance, mais du “depuis son manquement, mon honoré Pere mêmement se trouve en “droit de manquer; que votre ami “l'apaise, après je verrai ce que ferai: savez, Messire, que fille honnête “en tout doit complaire à celui qui l'a “engendré: n'irai pas faire choir son courroux sur mon chef, en faveur “dudit Jacques, qui a demérité mon affection. Il est coupable, disais-je. Puis ne disais plus rien, pour ce que ne pouvais plus rien dire: faussant ma promesse, ne cessais de regarder cette dangereuse Damoiselle; disant à part moi, est elle donc si belle? Las! bien mieux aurait valu m'enfuir; quoique ne soit le fait d'un brave Gendarme. Voilà que Pere Mignard arrive, et que la jouvencelle s'en va, disant: parlez à Messire mon Pere. Moi tout contristé m'annonce comme ami de Féru; ce qui rechigna la face du bonhomme, et tout en rechignant lut ce que lui présentai, et que voici.
53
+ LETTRE De Jacques Féru, naguère dit le Jovial, et qui s'est acquis le surnom de larmoyant, du depuis qu'il a encouru l'ire de son honoré Père, Messire Mignard.
54
+ Bien que m'ayez retiré ce doux nom, et qu'ayez dit à d'aucuns qui me l'ont redit, que ne serais point votre fils, souffrez qu'en mon penser je croie encore l'être; et songez qu'ayant perdu Pere en bas-âge, il m'était bien consolant d'en retreuver un dans votre courtoisie. Donc, mon honoré Pere, gromelez contre votre fils, châtiez-le, mais appelez le mon fils; ayez souvenance que jeunesse est fautive. Vous qui fûtes jadis du tant noble métier des armes, ayez souvenance aussi combien de licence il entraîne: que de méfaits vous sont conseillés! que de félons exemples vous sont donnés.
55
+ Voire même par de preux Chevaliers, fidèles à leur Prince, mais deloyaux pour leur mie. Las! si par inadvertance, ai failli envers la mienne, par la grande repentance qu'en ai; sens bien que ne faillirai plus. Veuillez donc me rendre votre benignité coutumière; et dire à votre jouvencelle, que toute de même elle fasse. Ah! si lui ordonnez de prendre autre ami, si obéissante elle est, que le fera? Donc faudrait lui dire aussi que pour dernière grâce, demande qu'icelle assiste à mes funérailles; Jacques ne peut vivre sans sa mie, puisque c'est son âme.
56
+ De ce, Pere Mignard n'eut émouvance aucune; ébloui qu'il était par les richesses du Citadin.“ Voilà de “mes Amans du jour, ce dit-il, qui „toujours veulent s'occir, et toujours “sont pleins de vie. N'en sera ne plus “ne moins; ne donne point ma jouvencelle à de tels étournaux; sera en “plus sûres mains avec le Mari que lui “baillerai, s'il n'a blonde crinière, “sens rassis il a; toujours sera le tourtereau de ma fille. Il n'y a Jean ni “Jeanne qui tienne, ne suivra les conseils des pervers, pour fausser sa foi. Quidam de discourtoise mine vint nous interrompre, à qui Pere Mignard dit: venez çà, mon Gendre. Moi confus de ce qu'on préfère ce visage à mon ami, je tire ma révérence puis je m'en vais.
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+ CHAPITRE VIII.
58
+ Ambroise Incour instruit l'ami Féru de son malencontre. Ledit Ambroise est traité déloyal par Agathe. Sçaurez pourquoi quand aurez lu.
59
+ LOrs, fis savoir à l'ami Féru ce qu'était arrivé, mais ne lui dis pas tout, trop honteux j'étais de ma faiblesse envers Damoiselle Agathe. Ledit ami me recrit longue jeremiade; en sus, icelui disait qu'allait partir pour Paris, que quartier d'hiver il y ferait. Moi crus bien faire, que de montrer ceci à sa Dame; donc, je prends l'entour de son logis, et la trouve encore seulette.
60
+ Toujours belle, toujours advenante me complaisois tant à la voir, que cherchais ses beaux yeux, loin de les fuir: aussi tout comme deux flambeaux rayonans, ils consumaient ma potrineLui dis donc, qu'avais reçu nouvelle de l'ami, dont lui ferais part si tel était son vouloir; que verrait bien, qu'il l'aimait sans feintise.... Mais m'interrompant la jouvencelle, dit que n'en doutait aucunement; mais que fallait bien obéir à son honoré Pere qui lui destinait autre ami. Voulus encore intercéder pour le mien, pour ce que me sentais étrangement animé. Parlai donc beaucoup, sans savoir trop ce que disais.
61
+ Aveugle que j'étais, croyais toujours parler pour l'ami..Mais aux paroles se joignent les gestes expressifs, faut le croire; car Agathe effrayée appelle du secours. A dire vrai, elle s'effrayait trop-tôt; puis me dit que suis déloyal envers icelle, déloyal envers mon ami, et mille fois plus déloyal qu'icelui, qui onc ne fut si osé.
62
+ Las! lui aurait pardonné plutôt qu'à moi; en cas pareil, faut-être amant aimé pour être absout. Qui fut bien confus? c'est Ambroise. Les yeux fichés en terre, n'osais me mouver. Ne trouvais rien à dire pour ma défense, tant les méfaits nous coupent la parole: la jouvencelle avait raison, me trouvais bien coupable envers Féru. Ah! si l'avais vu dans le moment, la foudre, ou bien des revenants, m'auraient causé moins de frayeur! toutefois, je reprins mes forces, mais ce fut pour m'éloigner de ce qui me les faisait perdre, et promis bien à cette dangereuse Dame de ne la voir onc de ma vie.
63
+ CHAPITRE IX.
64
+ Où l'on verra les complaintes d'Ambroise sur son forfait, et ce à quoi il se résout, puis les détresses d'Agathe; bref, une grande entreprise qu'icelle met à fin.
65
+ QUand fus seul avec moi-même, ne pouvais me consoler d'avoir été désireux de la Dame de mon ami: pour m'en châtier fortement, fis vœux en mon penser de ne plus voir femme aucune; puis donnant l'essor à mes angoises, je m'écriais: Quel danger as-tu donc encouru, Ambroise? Siéges et “Batailles sont moins périlleux pour “toi que les beaux yeux d'Agathe! O “mon féal! peu s'en est fallu que je „n'aie oublié ma redevance envers “toi. Mais vengé tu seras, onc n'entendras parler d'un déloyal: ne l'accable pas de ton ire, est assez puni d'être privé des doux regards d'Agathe. O amour, illusoire fantaisie! faut-il que bannissiez la sainte amitié de nos cœurs?... Non, amitié sera plus forte.
66
+ Mais las!... fuirai les gentils appâts d'Agathe.
67
+ Quand père Mignard rentra en son logis, fut bientôt imbu de ce qui s'était passé, ce qui fort le courrouça contre Féru et puis contre moi, fit serment de rompre avec l'ami, puis fit tout préparer pour les noces de sa Jouvencelle.
68
+ Lors quand sus le malencontre qu'avais porté aux amours de mon féal j'eus redoublement de repentance: de suite quittai Paris; mais n'osais retourner à l'armée, craignais trop de rencontrer celui, que naguere je recherchois, tout en me contristant; tournai mes pas vers la Touraine, et dans une épaisse forêt qui s'y trouve, j'avisai ce que deviendrais. Las! ne pouvais rien résoudre tant déconforté j'étais. Trouvai dans ladite forêt petite cahute, qui me parut propre à gîter la nuit: bref, fus m'approvisionner à la ville voisine, et me voilà Hermite.
69
+ Pendant ce temps, Damoiselle Agathe voit à son dam, que tout se prépare pour son hymen, acoutremens, festins, ménétriers, tout est en branle, chacun s'éjouit, sinon icelle. Las! ne se soucie de mariage, et bien moins encore du marié, en le recomparant à Jacques, le trouvait bien déplaisant. Cetui-ci était volage, c'est vrai; mais repentant, son humeur était accorte, et sa face bénigne, si bien que tout ceci agite le penser de la Jouvencelle, ne peut se résoudre icelle d'en parler à Messire son père. Trop de timidité nuit par fois: Agathe ne parle, mais agit. Tout justement la veille de ses noces, elle fuit de la maison, accoutrée en Jouvenceau, pour tromper ceux qui pourraient pourchasser ses attraits. Qui fut bien ébahi? c'est Messire son Pere, lorsqu'icelui treuva ce qui suit dans la chambrette de la JouvencelleMessire mon père, Vous écris le penser de mon cœur, pource que n'oserais vous le dire, crains trop votre courroux, et sens bien que ne le mérite; mais las! veuillez m'entendre, faut, dites-vous, jurer au mari que vous me baillez, que l'aimerai toujours; ne peux dire ce mentir, c'est trop grand péché; me retire en lieu saint, prier Dieu, ou le grand Saint Georges, de changer mon penser, ou bien le vôtre; quand saurai votre ire adoucie, vous ferai savoir où git votre Jouvencelle, qui toujours vous obéira, si ce n'est quand lui commenderez de prendre ami, qu'icelle ne peut aimer.
70
+ CHAPITRE X.
71
+ Comment Jacques Féru se trouve en piteux état, leurre qu'il est par père Mignard, mais la joyeuse encontre que ledit Jacques fait de sa mie.
72
+ PEre Mignard se courrouça grandement à l'encontre d'Agathe, et puis à l'encontre de Jacques Féru, tant il croyait qu'icelui avait occasionné la fuite de sa Jouvencelle, vit bien pourtant son innocence, quand le vit arriver ce même jour-là, tout essoufflé, demandant sa mie; mais ledit Pere voulant qu'un chacun eût le cœur navré comme icelui, eut bien la rudesse de dire à ce pauvre garçon, que sa Dame était mariée, et que plus ne s'en enquête. Oh! c'est à présent que ne puis peindre l'extrême angoisse de mon féal. M'a dit du depuis, qu'il se poignit l'estomac, et dit mainte fois sa coulpe; puis, suivant conseil de son dépit, voulait s'occir, lors disait: 1. Faut mourir, j'ai perdu ma mie, Plus de plaisirs jamais n'aurai; Tous ils gisoient au cœur de mon amie; Elle me l'ôte, ailleurs n'en chercherai; Faut mourir, j'ai perdu ma mie.
73
+ 2. Adieu, joie et mélancolie, Faut tout quitter, bons et méchants; Adieu sur-tout, amis de tromperie Qui m'induisiez à trahir mes serments; Faut mourir, etc.
74
+ 3. O! ma Dame, vous sacrifie Ces jours pour qui prites souci; Las! ne pourriez me rendre encore la vie Puisque je sais qu'avez un autre ami, Faut mourir, j'ai perdu ma mie.
75
+ Après ce, il songe s'il déchargera sa carabine, ou bien s'il tirera sa pertuisanne.... Mais tout-à coup il s'avise qu'il est Chrétien.“ O malheureux, “se dit-il! perds-tu souvenance que t'e“baptisé, ta vie est à celui qui t'en “laisse jouissance tant que son vouloir “le requérera. Ne peux en disposer, “c'est bien assez voirment de s'être attiré l'ire de sa Dame, sans encourir encor celle de son Dieu! Vivons “pour souffrir.... Mais si mes camarades me voient plorer ma mie, se „gausseront encore de moi: eh bien, „laissons ces pervers. Enrôlons nous “dans la Milice Chrétienne. Cela dit, „s'achemine le désolé Jouvencel devers Amboise, résolu de s'enfermer “dans un Couvent de Minimes qu'était dans ladite Ville. Or pendant qu'il fait alte dans un bois au loin, il entend gentille voix féminine qui se dolente; aussi-tôt il hausse le col pour mieux ouïr, retient ses soupirs, s'approche en tapinois sur le bout du pied, à celle fin que la Pélerine toujours croie être seulette. Ne pouvait la voir; mais entendit bien ceci.
76
+ ROMANCE.
77
+ 1. DAns tes amours, pourquoi, pauvrette, Choisir Jouvencel si courtois?
78
+ Par-là tu vois chaque fillette Vouloir faire brèche à ton choix; Jacques peut en voir de plus belles, Mais n'en verra de plus fidèles.
79
+ 2. J'écarte au loin de ma pensée Son image souventes fois; Mais quand l'en crois bien effacée Dedans mon cœur je la revois.
80
+ Jacques, etc.
81
+ 3. Maints serviteurs, contre ma guise, Voudroient remplacer mon ami; Mais, las! s'il a de la feintise, Que seront donc autres que lui?
82
+ Jacques, etc.
83
+ 4. N'ai plus désir qu'être Moinesse Depuis que sais qu'il m'a quitté; Mieux vaut rougir de ma simplesse, Qu'imiter sa déloyauté.
84
+ Jacques, etc.
85
+ 5. Veuille le Ciel dans ma retraite, Ne m'être propice à demi, Si toutefois il ne rejette Un cœur rempli de son ami: Jacques peut en voir de plus belles, Mais n'en verra de plus fidèles.
86
+ N'aguere, ne pouvais exprimer la détresse de l'ami Féru, et à cette heure, ne puis rendre sa joyeuseté, puis seulement la penser; fortuné qui la sent: en effet, croyez-vous, Messires les Jouvencels, qu'il soit symphonie quelconque, récomparable à la voix de sa mie? Car il est temps de vous dire que cette tant douce voix est celle de Damoiselle Agathe, qui, tout en cherchant Couvent de Nones, s'arrête par cas fortuit dans le même bois où était son serviteur. Or depuis ce, crois bien qu'il y a sympathie entre les Amans. Donc, pour revenir à cette joyeuse encontre, Jacques a peine à contenir son allégresse; il retreuve sa mie, elle est sienne, il a oui de ses propres oreilles, qu'icelle ne veut choisir autre ami. Un buisson les sépare; Jacques le franchit comme pensez; mais quelle est sa surprise de voir un Jouvenceau! Toutefois Féru ne se laisse pas leurer par l'accoutrement; croit plutôt son cœur, qu'est toujours l'oracle des amoureux; se laisse choir aux genoux de sa Dame, et ne s'en veut relever, qu'icelle ne l'ait absout. Quand cela fut fait, les voilà qui s'assoient.
87
+ CONCLUSION de ladite Histoire.
88
+ QUoi! c'est vous, Jacques, dit Agathe? Oui, Madame. Où donc allez? J'allais me faire Moine, Madame, pour ce que Messire votre père m'a dit qu'aviez choisi autre ami en face d'Eglise. Las! non, ne l'ai voulu; et quand même, ne suis seule au monde; connaissez bien d'autres Damoiselles, plus accortes sans doute; quand ne serait que Jeanne Bon Port. Ce peut que connaisse Damoiselles aimables, ajoute Jacques, tout honteux, mais sais bien que onc n'en connaîtrai de plus aimée que vous. Or puisque m'avez pardonné, belle Dame, veuillez donc, je vous prie, perdre souvenance du passé: dites-moi tant seulement où se portent vos pas mignons? Dans couvent de Filles, pour ce que vais me faire Moinesse. Quoi! n'en perdez le vouloir? J'appréhende l'ire de mon Pere: si me défend de vous prendre pour ami, crois bien que ne m'empêchera de prendre celui qu'est là-haut. Que feriez à ma place? dites, Messire Jacques, ajoute la Jouvencelle d'un ton doucet. Le sais bien, mais n'oserais le dire, Madame. Tout en devisant le jour baissait. Moi, affublé de mon habit d'ermite, j'étais allé aux entours de la forêt, et j'arrive tout justement quand nos deux amants s'y treuverent. Fut bien ébahi de pareille vision, malgré la confusion que devais en avoir; je m'en éjouis grandement pour ce que pensais bien, que point ne leur déplaisait cet encontre. Toutefois, me détournai d'iceux; mais inutilement: inquiets de savoir où passeraient la nuitée, les voilà qui m'entourent pour s'en enquêter. Moi, comme un incivil, continuais de cheminer; point ne s'en soucissent; l'habit ne faisait le Moine, ils me connurent. Jacques me saute au col; Agathe rougit.
89
+ J'avoue humblement mes méfaits à mon féal, et en demande pardon à ce couple gentil. L'ami fut si touché de mon douloir, qu'il treuvoit moult raison pour me blanchir. Las! savait combien notre faiblesse est grande, prenait pitié de ses semblables, voulut que sa Dame me pardonnât; mêmement, icelle le fit; mais cette honnête Dame devenait soucieuse au sujet de tout ceci. Craignant le dire d'un chacun, et sur-tout celui de Messire son père: “On “croira, se disait elle, qu'ai donné le „mot à Jacques. Ah! ne puis trop “tôt le quitter; lui plore comme un „enfant; allez donc chez des Nones, „puisque le voulez, Madame, lui disait-il; mais promettez-moi de ne “vous faire Moinesse.“ Fut résolu que moi seul la conduirais audit Couvent à cause de mon habit, qui chez les Nonains est en révérence; tant d'honneur me touchait peu; craignais trop de m'en rendre indigne: pour Agathe, ne me chérissait assez pour me craindre, aimait mieux la Jouvencelle être seule avec moi, qu'avec son ami. Nous cheminâmes un peu tous trois; puis certain clocher contraignit Jacques de s'éloigner; il dit adieu à sa mie comme si ne devait onc la revoir. Celle-ci lui promit de se conserver sienne, et d'essayer d'amollir Messire son père. Bref me voilà seul avec cette gentille fuyarde, tout vaniteux de pareil dépôt et de la fiance qu'on me marquait, ma vertu s'en affermissait, ne me remémorois le passé, qu'à celle fin qu'un chacun en perde souvenance: quand Damoiselle Agathe fut en sûres mains: m'en retournai dans ma Cellule, où m'attendait l'ami Féru; ladite Damoiselle fit savoir à Messire son père là où elle était: y courut bien vite le bon-homme tout joyeux qu'il était de retreuver son enfant, voire même qu'il ne songeait à la tancer, tant la nature imprime je ne sais quoi de doux, que ne peux trop dire, pour ce que ne suis lettré; mais le sens bien. Toutefois, après les épanchements, père Mignard sermona sa Jouvencelle; car les pères ne sont chiches de pareille monnaie, et les enfants, à qui mieux mieux, s'évertuent pour en mériter: après ce, voulut emmener la Damoiselle; mais cette ci s'en défendait, disant que se ferait Moinesse; ce qui fâcha bien père Mignard, n'aimait en tout les cloîtrés; et puis en outre, était bien aise que sa Jouvencelle eût lignée, la laissa encore quelque temps: puis un jour lui dit:“tu peux revenir, Agathe; ne te forcerai point de “prendre ami contre ton gré; et si “Jacques t'advient, mieux vaut encore “te le bailler que te voir Moinesse, “bien que ce Jouvencel fasse l'amour plus en chasseur qu'en loyal amant. Mais seras assez punie d'être sienne, sans que davantage t'en fasse “reproche quelconque. Serois bien mal “avisée, mon honoré père, répond “Damoiselle Agathe, si lorsque je “refuse le mari que m'offrez, j'allais “en prendre un qui n'a l'heur de “vous plaire: nenni dea, ne le ferai “point; suis assez chanseuse d'être en “grâce près de vous, sans désirer d'autre encontre si ce n'est la durée de “votre loyauté.
90
+ Toutefois par les soins de mère Féru, les méfaits de son sien fils furent oubliés, et d'une voix unanime celui eut sa mie: qui fut bien aise? Le laisse à penser à l'ami Lecteur. Dans les transports de sa joyeuseté, l'ami Féru disait et puis sa mie aussi, car ne pouvais chanter tout seul: DUO.
91
+ O amour! de tant d'allégresse Ne puis que te ringracier; Si nous causas quelque detresse, Sçais bien comment nous en payer: Envers toi ne peut être ingrate Une âme où tu viens te loger: Defie au sort de m'afliger Tant qu'aurai mon Agathe, Si t'aime ton Agathe.
92
+ Lors quittai mon ermitage; ne le voulus plutôt, tant me méfiois de moi-même: c'est le sur moyen, dit on, de ne point faillir: sûr j'étais d'avoir révérence pour la femme de mon ami; mais pour sa mie n'était si révencieux: pris donc la coutumance de voir sans crainte cette gentille femme: dans la suite m'acointai avec Dames et Damoiselles qui m'advinrent, et à qui j'advins, ce peut qu'icelles n'étaient si belles qu'Agathe; mais suffit que me semblaient telles.
93
+ C'est dans l'opinion Que tout git, ce dit-on.
94
+ Et puis, ressemblais un peu à l'ami Feru; Dame cruelle cessait bien-tôt de me plaire. Mais pour revenir à celui-ci, changea étrangement, se corrigea de son humeur volage par autre défaut; il devint jaloux: c'est ainsi qu'une passion en gourmande une autre. Sa douce amie s'en éjoussoit, elle prenait ce mal-encontre comme une assurance du cœur de son ami; fit si bien par ses rares prévenances, que le mal n'empira, et vécurent ainsi dans une grande allegreté; fus toujours l'ami d'iceux, jusqu'au dernier sopir de mon pauvre Feru, qui fut occis, moi à ses côtés, à la conquête du Milan, sous LOUIS XII. Mais aime mille fois mieux finir son histoire, que de parler de cet tant piteux trépassement.
Boufflers_Reine.txt ADDED
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+ Je m'abandonne à vous, ma plume; jusqu'ici mon esprit vous a conduite; conduisez aujourd'hui mon esprit, et commandez à votre maître. Le sultan des mille et une nuit interrogeait Dinazarde; le géant Molinos, son bélier, et on leur contait des histoires, contez m'en aussi quelqu'une que je ne sache pas. Il m'est égal que vous commenciez par le milieu ou par la fin. Pour vous, mes lecteurs, je vous avertis d'avance que c'est pour mon plaisir, et non point pour le vôtre, que j'écris. Vous êtes entourés d'amis, de maîtresses et d'amants; vous n'avez que faire de moi pour vous amuser; mais moi, je suis seul, et je voudrais bien me tenir bonne compagnie moi-même. Arlequin, en pareil cas, appelle Marc Aurele, (...), à son secours pour s'endormir: moi, j'appelle la reine de Golconde pour me réveiller.J'étais dans un âge où un univers nouveau se déploie à des organes à peine développés, où de nouveaux rapports nous lient aux êtres qui nous environnent; où des sens plus attentifs, où une imagination plus ardente nous fait trouver de plus vrais désirs dans de plus douces illusions: j'avais quinze ans, en un mot; et j'étais loin de mon gouverneur sur un grand cheval anglais à la queue de vingt chiens courants qui chassaient un vieux sanglier: jugez si j'étais heureux. Au bout de quatre heures, ces chiens tombèrent en défaut, et moi aussi. Je perdis la chasse, après avoir long-temps couru à toutebride, comme mon cheval était hors d'haleine, je descendis: nous nous roulâmes tous deux sur l'herbe; ensuite il se mit à brouter, et moi à dormir. Je déjeunai avec du pain et une perdrix froide dans un vallon riant, formé par deux coteaux couronnés d'arbres verts. Une échappée de vue offrait à mes yeux un hameau bâti sur la pente d'une colline éloignée, dont une vaste plaine, couverte de riches moissons et d'agréables vergers, me séparait. L'air était pur, et le ciel serein, la terre encore brillante des perles de la rosée, et le soleil à peine au tiers de sa course ne causait encore que des feux temperés, qu'un doux zéphire modérait par son haleine. Où sont ces amateurs de la nature, qui savent si bien jouir d'un beau temps et d'un joli paysage? C'est pour eux que je parle; car pour moi, j'étais alors moins occupé de cet objet, que d'une paysanne en corset et en cotillon blanc que je voyais venir de loin avec un pot au lait sur sa tête. Je la vis avec un secret plaisir passer sur une planche qui servait de pont au ruisseau, et suivre un sentier qui devait conduire ses pas auprès de l'endroit où j'étoisassis. En approchant, elle me parut d'une grande fraîcheur, et sans rien concevoir de ce qui se passait au-dedans de moi, je me levai pour aller à sa rencontre. Chaque pas que je faisais, l'embellissait à mes yeux, et bien-tôt j'eus regret à tous ceux que j'aurais pu faire pour la voir plutôt. La Géorgie et la Circassie ne produisent que des monstres en comparaison de ma petite laitière, et jamais une créature aussi parfaite n'avait orné l'univers. Ne sachant quel compliment lui faire pour entrer en conversation avec elle, je lui demandai à boire un peu de son lait pour me rafraîchir.Je lui fis ensuite quelques questions sur son village, sur sa famille, sur l'âge qu'elle avait; elle me répondit à tout avec une naïveté et une grâce qui rendaient ses paroles dignes de sortir de sa bouche. Je sus qu'elle était du hameau voisin, et qu'elle s'appelait Aline. Ma chère Aline, lui dis-je, je voudrais bien être votre frère: (ce n'est pas cela que je voulais dire,) et moi, je voudrais bien être votre sœur, me répondit-elle. Ah! Je vous aime pour le moins autant que si vous l'êtiez, ajoutai-je en l'embrassant. Aline voulut se défendre de mes caresses, et dans les efforts qu'elle fit, son pot tomba et son lait coula à grands flots dans le sentier. Elle se mit à pleurer, et se dégageant brusquement de mes bras, elle ramassa son pot et voulut se sauver. Son pied glissa sur la voie lactée, elle tomba à la renverse; je volai à son secours, mais inutilement.
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+ Une puissance plus forte que moi m'empêcha de la relever et m'entraîna dans sa chute... j'avais quinze ans, et Aline quatorze. C'était à cet âge et dans ce lieu que l'amour nous attendait pour nous donner ses premières leçons. Mon bonheur fut d'abord troublé par les pleurs d'Aline, mais bien-tôt sadouleur fit place à la volupté, elle lui fit aussi verser des larmes! Et quelles larmes! Ce fut alors que je connus vraiment le plaisir, et le plaisir plus grand d'en donner à ce qu'on aime. Le temps qui semblait avoir cessé d'exister pour nous, suivait sa marche pour le reste de la nature, et le soleil incliné vers l'horizon, rappelait les bergers à leurs cabanes et les troupeaux à leurs étables: l'air retentissait du son des cornemuses et des chants des travailleurs qui retournaient au repos. Il est temps que je m'en aille, dit Aline; car ma mère me battrait. Je respectais encore ma mère dans ce temps-là; je n'eus pas l'esprit de la désabuser du respect qu'elle avait pour la sienne. J'ai perdu mon lait et mon honneur, ajouta-t-elle; mais je vous le pardonne. Allez, lui répondis-je, vous êtes plus blanche que n'était votre lait, et le plaisir vaut mieux que l'honneur. Je lui donnai le peu d'argent que j'avais sur moi et un anneau d'or que je portais au doigt; elle me promit de ne jamais le perdre. Nos visages toujours collés l'un contre l'autre se séparèrent humides de larmes et de baisers. Je remontai à cheval, et après avoir suivi aussi loin que je pus des yeux ma chère Aline, je fis mes derniers adieux aux lieux consacrés par mes premiers plaisirs, et je revins au château de mon père, bien fâché de n'être point un petit paysan du hameau d'Aline. J'avais bien résolu de ne plus aller à la chasse ailleurs que dans ce charmant vallon, et de faire grâce, en faveur de la belle Aline, à tout le gibier de la province; mais ces projets, si chers à mon cœur, s'évanouirent comme un songe. J'appris en arrivant que des nouvelles imprévues forçaient mon père à partir le lendemain pour Paris. Il m'emmena avec lui; j'embrassai ma mère en pleurant:mais c'était Aline que je pleurais. Le temps ronge l'acier et l'amour; j'étais inconsolable en partant, je suis consolé en arrivant; à mesure que je m'éloigne d'Aline, Aline s'éloigne de mon esprit, et la joie d'entrer dans un monde nouveau me fit oublier les délices de celui que je quittais. Le libertinage et l'ambition remplacerent l'amour dans mon cœur.
3
+ Je servis six pénibles campagnes, dans lesquelles je reçus de grandes blessures et de petites récompenses; je revins à Paris me dédommager, dans le service des belles, de tout ce que j'avais souffert au service de l'état. Sortant un jour de l'opéra, je me trouvai par hasard à côté d'une jolie femme qui attendait son carrosse; après m'avoir regardé avec attention, elle me demanda si je la reconnaissais; je lui répondis que j'avais le bonheur de la voir pour la première fois. Regardez-moi bien, dit-elle; l'ordre n'est pas dur, répondis-je, et votre visage saura bien vous faire obéir: mais plus je vous regarde, plus je trouve de différence entre tout ce que j'ai vu jusqu'à présent et ce que je vois à cette heure. Mais puisque mes traits mêmes ne vous rappellent point, dit-elle, peut-être que mes mains seront plus heureuses. Alors ôtant son gand, elle me montra l'anneau que j'avais jadis donné à la petite Aline: l'étonnement m'ôta la parole. Son carrosse arriva, elle me dit d'y monter avec elle, je la suivis.
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+ Voici son histoire. Vous vous souvenez peut-être encore de mon pot au lait et de tout ce que je perdis avec lui. Vous ne saviez ce que vous faisiez, ni moi non plus; mais je sus bien-tôt que c'était un enfant: ma mère s'en aperçut aussi, et me chassa de la maison; je m'en allai, demandant l'aumône, à la ville voisine, où une vieille femme me retira. Elle me servait de mère, et je lui servis de nièce; elle eut soin de me parer et de me produire; je répétais souvent par son ordre les leçons que vous m'aviez données; et comme vous aviez eu pour successeur immédiat le curé du lieu, votre fils lui échut en partage. Il en a fait depuis un très-joli enfant de chœur. Ma tante espérant que ma beauté lui serait encore plus utile dans une grande ville, me mena à Paris, où après avoir passé par plusieurs mains différentes, je tombai dans celles d'un vieux président: une des premières personnes del'état pour la dignité, était une des dernières pour l'amour, et il se trouvait réduit à bien peu de chose, quand il était dépouillé de sa perruque, de sa simarre et de son porte-feuille. Cependant le peu qui en restait m'aima à la folie, et nous combla, ma tante et moi, d'argent et de pierreries. Ma tante mourut, j'en héritai; j'avais environ vingt mille livres de rente et beaucoup d'argent comptant; je trouvai le métier que j'avais fait jusqu'alors ennuyeux, je voulus faire celui d'honnête femme, qui a aussi son ennui. Pour deux louis que je donnai à un généalogiste, jefus une fille d'assez bonne maison. Quelques liaisons que je formai avec des gens de lettres me valurent la réputation d'esprit, peut-être même un peu d'esprit.
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+ Enfin un homme de naissance, riche de plus de cent mille livres de rente, crut faiblement payer ma vertu en m'épousant, et la pauvre Aline est à présent pour le public, la Marquise De Castelmont; mais pour vous, la Marquise De Castelmont veut encore être Aline.
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+ Et qui avez-vous plus aimé, lui dis-je, de tout ce que vous avez connu?
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+ Pouvez-vous me le demander, me répondit-elle; j'étais simple, quand vous m'avez vue, et je ne l'étais plus, quand j'en ai vu d'autres. J'avais commencé à me parer, je n'étais plus si belle, j'avais besoin de plaire, je ne pouvais plus aimer. L'art nuit à tout; le rouge que nous mettons décolore nos joues, les sentiments que nous affectons refroidissent nos cœurs. Je n'ai aimé que vous, et quoiqu'il soit aisé d'être plus fidèle que moi, il serait impossible d'être plus constante; votre idée toujours présente à mon esprit dans les infidélités que je vous faisais, en empoisonnait presque toujours le plaisir.J'avouerai cependant qu'elle leur prêtait de temps en temps des charmes. J'eus une véritable joie de retrouver ma chère Aline; nous nous embrassâmes avec les mêmes transports que dans ces temps heureux où nos lèvres n'avaient point encore rencontré d'autres lèvres, et où nos cœurs répondaient aux premières invitations de la volupté.
8
+ Nous arrivâmes chez elle; j'y restai à souper, et comme M De Castelmont était absent, je survécus à toute la compagnie, et j'usai de mes droits. L'amour fuit les alcoves dorées et les lits superbes, il aime à voltiger sur l'émail des prairies et à l'ombre des vertes forêts. Mon bonheur se borna donc à passer la nuit entre les bras d'une jolie femme; mais elle ne s'appelait et n'était plus Aline. Amans qui voulez connaître l'amour ou seulement la volupté, n'allez point en bonne fortune avec des lettres du ministre dans votre poche qui vous forcent à partir pour l'armée. C'est dans ces circonstances que je vis Madame De Castelmont, et j'y perdis beaucoup. Jusqu'à quand la trompeuse voix de la gloire rendra-t-elle odieux ce doux repos et ces tendres plaisirs? Jusqu'à quand préférera-t-on la guerre à l'amour? Je ne faisais point encore ces sages réflexions; quand on est brigadier, comme je l'étais, on pense plutôt à devenir maréchal de camp que philosophe, et malgré toute la sévérité des ministres, on en est ordinairement plus près. J'entrai donc dans ma chaise en sortant de chez Madame De Castelmont, et je volai avec plaisir à de nouveaux ennuis. Après avoir été quinze ans loin de ma patrie, après avoir essuyé à la fois bien des coups de fusil et beaucoup d'injustices, je passai aux colonies en qualité de lieutenant général.Je laisse aux poètes et aux gascons le soin d'essuyer et de décrire des tempêtes: pour moi, j'arrivai sans accident; tout était calme à mon arrivée, et mon séjour dans les Indes ressemblait plutôt à un voyage de plaisir qu'à une commission militaire. N'ayant donc rien à faire, je parcourus les différents royaumes qui partagent ce vaste pays, et je m'arrêtai en Golconde; c'était alors le plus florissant état de l'Asie. Le peuple était heureux sous l'empire d'une femme qui gouvernait le roi par sa beauté, et le royaume par sa sagesse. Les coffres des particuliers et ceux de l'état étaient également pleins. Le paysan cultivait sa terre pour lui, ce qui est rare; et les trésoriers ne recevaient point les revenus de l'état pour eux, ce qui est encore plus rare. Les villes ornées d'édifices superbes, et plus embellies encore par les délices qui y étaient rassemblées, étaient pleines d'heureux citoyens fiers de les habiter; les gens de la campagne y étaient retenus par l'abondance et la liberté qui y régnaient, et par les honneurs que le gouvernement rendait à l'agriculture; les grands enfin étaient enchantés à la cour par les beaux yeux de leur reine, qui savait l'art de récompenser leur fidélité, sans épuiser les trésors publics: art infaillible et charmant, dont les reines usent trop peu à mon gré, et dont le roi son époux ignorait qu'elle se servît. J'arrivai à cette cour, et j'y fus reçu avec tout l'agrément possible. J'eus d'abord une audience publique du roi, ensuite de la reine, qui m'ayant aperçu de loin, baissa son voile. Sur sa réputation, je l'avais soupçonnée de ne rien voiler; je fus très-étonné de cette réception: au reste, elle me reçut fort bien, et je n'eus à me plaindre que de n'avoir pas vu son visage que je mourais d'envie de voir d'abord, parce qu'on le disait fort beau; ensuite parce que tout ce qui appartient à une grande reine est fort curieux. De retour chez moi, je trouvai un officier qui me proposa de me faire voir le lendemain les jardins et le parc qui environnaient le palais; j'acceptai la partie: nous nous levâmes avec le soleil, et il me mena par de superbes allées dans une espèce de bois touffu où les myrtes, les acacias et les orangers mêlaient leurs odeurs et leurs feuillages. Nous trouvâmes un cheval attaché à un de ces arbres; mon guide monta légèrement dessus, et ayant sonné une fanfare avecune trompe qu'il portait sur lui, il s'enfuit à toute bride. Je suivis la route où j'étais, très-étonné de la conduite de l'officier, et ne pouvant concevoir qu'il y eût un pays où ce fût l'usage de mener perdre les gens, au lieu de les mener promener; mais quelle fut ma surprise, quand arrivé à la lisiere du bois, je me trouvai dans un lieu parfaitement semblable à celui où j'avais jadis connu pour la première fois Aline et l'amour. C'était la même prairie, les mêmes coteaux, la même plaine, le même village, le même ruisseau, la même planche, le même sentier; il n'y manquait qu'une petite laitière, que je vis paraître avec des habits pareils à ceux d'Aline, et le même pot au lait.
9
+ Est-ce un songe, m'écriai-je? Est-ce un enchantement? Est-ce une ombre vaine qui fait illusion à ma vue? Non, me répondit-elle, vous n'êtes ni endormi, ni ensorcelé, et vous verrez tout à l'heure que je ne suis point un fantôme; c'est Aline, Aline elle-même qui vous a reconnu hier, et qui n'a voulu être connue de vous que sous la forme sous laquelle vous l'aviez aimée. Elle vient se délasser avec vous du poids de sa couronne en reprenant son pot au lait; vous lui avez rendu l'état de laitière plus doux quecelui de reine. J'oubliai la reine de Golconde, et je ne vis qu'Aline; nous étions tête-à-tête alors, les reines sont des femmes; je retrouvai ma première jeunesse, et je traitai Aline comme si elle avait conservé la sienne, parce que les reines sont toujours censées ne la perdre jamais. Après cette agréable reconnaissance, Aline, reprit ses habits de reine qu'une esclave de confidence qui l'avait suivie, lui apporta. Nous rentrâmes dans le palais, où je lui vis recevoir toute sa cour avec une grâce et une bonté qui charmait tout ce qui l'approchait. Elle regardait les uns, parlait aux autres, souriait à tous; en un mot, elle avait bien l'air d'être maîtresse de tout le monde; mais elle ne paraissait la reine de personne. Après le dîner, pendant lequel tout le monde mangea avec elle, je la suivis dans une salle séparée, où m'ayant fait asseoir à côté d'elle, elle me conta aussi ses dernières aventures. Le Marquis De Castelmont fut tué en duel environ trois mois après votre départ, et il laissa sa veuve désolée avec quarante mille écus de rentes pour toute consolation. Une partie de ses biens était en Sicile, et exigeait, disait-on, ma présence. Je m'embarquai avec joie pour ce voyage; mais un vent contraire força ma frégate de relâcher sur une côte éloignée, où un vaisseau encore plus contraire la prit et l'emmena. C'était un vaisseau turc dont le capitaine fit à l'équipage tous les mauvais traitements, et à moi tous les bons dont les turcs sont capables: il me conduisit à Alger, de-là à Alexandrie où il fut empalé. Je fus vendue comme esclave avec toute sa maison, et tombai en partage à un marchand indien qui me conduisit ici, et me fit apprendre la langue du pays,dans laquelle je fis en peu de temps de grands progrès. J'avais connu la misère; mais point le malheur, et je ne pus supporter l'esclavage; je me sauvai de chez mon maître sans savoir ou j'allais; je fus rencontrée par des eunuques, qui me trouvant belle, m'amenèrent au roi. J'eus beau demander grâce pour ma vertu, je fus enfermée dans le sérail, et dès le lendemain je reçus de tout ce qui m'entourait, les honneurs de sultane favorite que le roi m'avait accordés pendant la nuit: bien-tôt la passion du roi n'eut plus de bornes, et mon autorité n'en eut pas davantage. La Golconde accoutumée à obéir aux arrêts que je dictois du fond du sérail, me vit sans étonnement devenir l'épouse de son souverain, qui n'était depuis longtemps que mon premier sujet. Je me suis ressouvenue dans mon petit palais de ce petit village où j'avais conservé mon innocence, et sur-tout de ce charmant vallon où je la perdis; j'ai voulu retracer à mes yeux l'image intéressante de mes premières années et de mes premiers plaisirs. C'est moi qui ai bâti ce hameau que vous avez vu dans l'enceinte de mon parc; il porte le nom de mon ancienne patrie, et tous ses habitants sont traités comme mes parents, mes amis; je marie tous les ans un certain nombre de leurs filles, et souvent j'admets le plus vieux d'entre eux à ma table pour me retracer le tableau de mon vieux père, et de ma pauvre mère que j'aimerais à respecter, si je la possédais encore; les herbes de la prairie ne sont jamais foulées que par les danses des jeunes garçons et des jeunes filles du hameau; la cognée respectera tant que je vivrai ces arbres imitateurs de ceux qui prêtèrent leur ombre à nos amours, et mes habits de paysanne conservés avec mes ornements royaux, ne cessent, au milieu de l'éclatqui m'environne, de me rappeler ma première obscurité. Ils me forcent à respecter une condition dans laquelle j'ai été moins méprisable, que dans toutes celles auxquelles je me suis élevée depuis; ils m'apprennent à reconnaître l'humanité partout; ils m'instruisent à régner. ô la charmante princesse que celle de Golconde! Elle était tout à la fois bonne reine, bon roi, bonne femme et bon philosophe; elle était encore plus, elle était bonne jouissance. Hélas! Je ne le sus que pendant quinze jours, au bout desquels je fus surpris avec elle par son mari lui-même, et obligé de sortir de son royaume par la fenêtre de sa chambre à coucher. Je repartis peu de temps après pour la France, où je parvins aux plus grandes dignités et aux plus grandes des grâces, ne méritant ni les unes ni les autres. J'ai erré depuis, sans fortune et sans espérance, de pays en pays; enfin je vous ai rencontré dans ce désert, où je compte me fixer, puisque je trouve tout à la fois une solitude et une société. Mon lecteur a peut-être cru jusqu'à présent que c'était à lui que je contais cette histoire; mais comme il ne m'en a point prié, il trouvera bonque ce récit s'adresse à une petite vieille vêtue de feuilles de palmier, ancienne habitante du désert où je suis retiré, et qui m'avait demandé de lui conter mes aventures les plus intéressantes. Elles ont pu ennuyer ceux qui les ont lûes; mais elles furent écoutées de la vieille avec une attention singulière; elle n'en perdit pas une parole, et quand j'eus fini, elle me dit: ce qui me plaît le plus de votre histoire, c'est qu'il n'y a pas un mot qui ne soit vrai. Qu'en savez-vous, lui dis-je? Peut-être que je vous ai menti d'un bout à l'autre. Je suis bien sûre du contraire, me dit-elle. Madame semêle donc un peu de magie, repris-je? Pas tout à fait, répliqua-t-elle; mais j'ai un anneau qui me fait juger de la vérité de tout ce que vous m'avez dit. Je ne connais, lui dis-je, que l'anneau de Salomon qui puisse avoir cette vertu.
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+ Connoissez-vous celui d'Aline, dit-elle en souriant, et en me montrant sa main?
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+ Aline, que vous avez fait monter sur le trône de Golconde, et que vous en avez fait descendre, qui fugitive et proscrite est venue chercher dans ces lieux éloignés un asile contre la colère de son mari, à laquelle vous échapâtes en sautant par la fenêtre.Quoi! C'est encore vous, m'écriai-je? Je suis donc bien vieux; car j'ai, si je m'en souviens, un an plus que vous; mais il est impossible d'avoir un an plus que votre visage. Qu'importe, dit-elle d'un ton grave, notre âge et notre figure? Nous étions autrefois jeunes et jolis: soyons sages à présent, nous serons plus heureux. Dans l'âge de l'amour nous avons dissipé, au lieu de jouir; nous voici dans celui de l'amitié; jouissons au lieu de regretter. Il n'est que des moments pour le plaisir, et toute la vie peut être pour le plaisir fixé; l'un ressemble à la goutte d'eau, et l'autre audiamant; tous deux brillent du même éclat: mais le moindre souffle fait évanouir l'un; et l'autre résiste aux efforts de l'acier; l'un emprunte son éclat de la lumière; l'autre porte sa lumière dans son sein et la répand dans les ténèbres. Ainsi tout dissipe le plaisir, et rien n'altère le bonheur. Ensuite elle me conduisit vers une haute montagne couverte d'arbres fruitiers de différentes espèces; un ruisseau d'eau vive et claire descendait de la cime en faisant mille détours, et venait former un réservoir à l'entrée d'une grotte creusée au pied de la montagne. Voyez, me dit-elle, sicela suffit à votre contentement: voilà ma demeure, qui deviendra la vôtre, si vous le voulez; cette terre n'attend qu'une faible culture pour vous payer abondamment des soins que vous en aurez pris.
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+ Cette eau transparente vous invite à la puiser; du haut de cette montagne votre œil pourra découvrir à la fois plusieurs royaumes; montez-y, vous y respirerez un air plus vif et plus sain; vous y serez plus loin de la terre et plus près des cieux: considérez de-là ce que vous avez perdu, et vous me direz après si vous voulez le retrouver. Je tombai aux pieds de la divine Aline, pénétré d'admiration pour elle et de mépris pour moi; nous nous aimâmes plus que jamais, et nous devînmes l'un et l'autre notre univers. J'ai déjà passé ici plusieurs années délicieuses avec cette sage compagne. J'ai laissé toutes mes folles passions et tous préjugés dans le monde que j'ai quitté; mes bras sont devenus plus laborieux, mon esprit plus profond, mon cœur plus sensible. Aline m'a appris à trouver des charmes dans un léger travail, de douces réflexions et de tendres sentiments; et ce n'est qu'à la fin de mes jours que j'ai commencé à vivre.
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+ Nouvelle héroïque. Puissance du ciel, fermez les yeux sur la faute que fait commettre un amour extravagant, quoique l' objet en soit méritant et le but vertueux. Où va Sibille De Primrose, dans le désordre extraordinaire où je la vois, et par la route hasardeuse qu' elle prend? Elle s' échappe, à dix heures du soir, du château paternel, après avoir endormi la confiance de sa famille et des domestiques. Une échelle, ouvrage de son industrie, produit du sacrifice de ses vêtements, l' aide à descendre, de soixante pieds de haut, dans un fossé humide: elle en sort avec peine, et va à la porte de son père nouricier. " ah, Gérard! Mon cher Gérard! Ouvrez-moi: recevez-moi: sauvez-moi: tout est prêt, aupoint du jour, pour m' unir, par le mariage, à l' odieux Raimbert. " l' honnête Gérard se lève, ouvre la porte. " eh, notre damoiselle! Que puis-je faire? -me faire entrer dans votre barque, mettre sur-le-champ à la voile; nous éloigner des côtes de Bretagne. Aller si loin, si loin... -mais où irons-nous, damoiselle? -où nous pourrons, Gérard; où Raimbert ne puisse pas me trouver.
2
+ Prends ma bourse, mon ami, je te la donne de grand cœur. Voici une lettre pour Conant de Bretagne: tu iras le chercher: tu la lui remettras. Je vais te la lire, afin que tu en retiennes le sens, si elle venait à se perdre. Que faites-vous en France, tandis qu' on travaille à vous enlever Sibille? Laissez là les tournois. Qu' est-ce que la gloire, Conant, auprès du bien qu' on a été au moment de nous ravir? Que fussions-nous devenus, si je ne vous eusse pas aimé au point de tout exposer pour vous? On m' unissait demain à Raimbert, à votre lâche ennemi! Adieu châteaux, palais, principautés, ambition, tyrannie et esclavage brillants; je vous échappe sur une faible barque. Je vais à Rome me réfugier aux pieds de l' arbitre, trois fois couronné, des décisions des prétendus maîtres de la terre. On lui a surpris une dispense: elle porte sur de faux exposés.J' ai pour moi la vérité, la religion, l' amour, et saurai faire valoir des droits qui assureront pour la vie à Conant de Bretagne, le cœur, l' âme et la main de la tendre Sibille De Primrose. ps. je gagnerai, si je puis, les côtes de la Gascogne: de là j' irai chercher les Alpes, dont les neiges cesseront bientôt d' embarrasser les passages. Partez, Conant; venez vous réunir à moi. Je vais prendre l' habit de pélerine; ce déguisement vous convient, comme à moi; adieu. " Gérard ne peut tenir contre les caresses, les larmes et l' or de l' intéressante damoiselle. Le frère de lait et lui mettent la barque en état d' appareiller: on s' embarque avant minuit: on met à la voile: on prend le large. Ah, Sibille! Sibille! Vous sacrifiez l' intérêt de votre famille, le repos de vos vassaux au choix de votre cœur.
3
+ Conant est noble, vaillant, généreux, aimable, renommé. Mais Sibille! La nature et l' humanité ont des droits; la mer a ses périls; on en trouve encore sur la terre: on peut bien être votre historien; on ne voudrait pas avoir été votre conseil. à présent, l' amour vous tient lieu de tout; et d' abord les éléments semblent favoriser votre indiscrète entreprise. Au lever du soleil, vous vous voyez avec satisfaction au milieu de la Manche,d' où vous cherchez à gagner les côtes d' une province où vous puissiez, sans danger d' être reconnue, vous arranger pour suivre vos projets. Mais le vent s' élève avec le jour; il trouble le calme des flots que votre barque sillonne; bientôt il se renforce; c' est un orage violent, c' est une véritable tempête qui va vous assaillir. Gérard est forcé de serrer toutes les voiles, d' abandonner son bâtiment aux vagues, qui le portent avec impétuosité sur les Sorlingues. Un courant l' entraîne sur les côtes de la principauté de Galles, où il va couvrir de ses débris la pointe de saint-David. La présence d' esprit ne vous abandonne pas, elle vous fait confier votre salut à une planche; l' instinct vous y attache et vous y retient quand la réflexion avec le sentiment vous abandonnent. Vous êtes portée sur un esquif plat et à fleur d' eau: des mains adroites et secourables vous y reçoivent, en vous dérobant au danger d' être brisée. Vous êtes meurtrie, blessée, la pâleur de la mort couvre vos joues: les tresses de vos cheveux mouillées vont tomber sur vos épaules débarrassées de vos vêtements. Ce sont des mains de femmes qui vont parcourir toutes ces beautés que voilait la pudeur, avec des soins si délicats. Il faut examiner les contusions, les écorchures, les meurtrissures, pour y appliquer des remèdes; un concert de voix, parmi lesquelles celle d' un homme seul se fait distinguer, répète avec l' accent de la plus vive compassion: " quel dommage! Qu' elle est belle! " cependant on prend votre bras pour y chercher le battement du pouls; il est presque imperceptible; on appuie la main sur votre cœur; un mouvement faible annonce que vous tenez encore à la vie: le zèle uni à l' adresse emploie les ressources de l' art pour vous y rappeler entièrement. Nous allons, dans l' inquiétude, épier l' instant de votre rappel à la lumière pour jouir de votre étonnement, à l' aspect de tout ce dont vous êtes environnée. L' intéressante Primrose revenait à elle-même par degrés. Un moment lucide était suivi presque aussitôt d' un nouveau désordre dans les idées. La faiblesse, dans tous les cas, l' empêchait même d' articuler des plaintes. Peu à peu, les gelées qu' on la forçait de prendre la disposent au sommeil, et l' on s' écarte d' elle avec prudence pour la laisser jouir du bienfait de la nature.
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+ Une heure de repos lui a rendu l' usage de la réflexion; elle ouvre les yeux.
5
+ Les rideaux du lit sont fermés, mais ils lui laissent entrevoir la lumière des bougies dont la chambre est éclairée. Elle se rappelle les bruits dont ses oreilles ont été frappées dans les courts intervalles où elle a étérendue à elle-même. Bientôt reviennent en foule les idées de sa fuite, de son embarquement, du naufrage de la barque, même de la planche à laquelle elle avait confié son salut. " où suis-je? Dit-elle. M' aurait-on ramenée au château de mon père? Mais ce n' est pas ici mon lit. J' entends parler bas... j' avais perdu connaissance. Ne témoignons point que je l' ai recouvrée. épions ce qui m' entoure ici; et si tout nous y est étranger, dérobons, s' il est possible, le secret de ma position. " elle finissait de former son petit plan. Une femme vient de soulever le rideau, s' approche d' elle, lui met la main près de la bouche. " c' est, dit-elle, la respiration d' un enfant. Elle dort encore; allez, Suzanne, allez dire à Guaiziek d' apporter un bouillon. " cela était prononcé d' un ton rempli d' intérêt. Mais quel sujet d' inquiétude pour Sibille! L' ordre dont Suzanne était porteuse, était donné en langage breton. Il s' adressait à une nommée Guaiziek; l' idiome, ainsi que le nom, rappelaient à la tremblante belle le pays dont elle avait voulu s' éloigner. La tempête l' aurait-elle rejetée sur les côtes de Bretagne, si dangereuses pour elle. On apporte le bouillon. Les rideaux du lit sont ouverts. La belle ayant la main sur les yeux,comme par l' effet d' un mouvement naturel, déguise l' attention qu' elle va donner à ce qui l' environne. Ce sont trois femmes et un homme, d' une prestance imposante, et presque héroïque. " prenez sa main, mon prince, disait la femme dont elle avait déjà entendu la voix. Nous allons lui soulever la tête.
6
+ " le cavalier prend la main, la baise avec transport; Primrose ne la retire point. Les yeux fermés, elle se laisse donner le bouillon, sans paraître le prendre. " vive dieu! Mon prince, nous sauverons notre ange. Voyez ses meurtrissures, elles sont bien noires; c' est bon signe. Suzanne, apportez-moi du camphre. " la main de Primrose restait comme dépourvue de sentiment entre celles de l' homme qui s' en était saisi. " voyez, disait-il à la femme, ma bonne Bazilette, comme ces doigts-là sont moulés. Voyez, malgré la pâleur du reste du corps, comme ils sont terminés par de jolis boutons de rose! -ah! Mon prince, disait une autre femme, son haleine est aussi douce que le parfum des fleurs dont vous parlez. -je veux la respirer, disait le prince en laissant aller la main. -ah, l' horreur! S' écria Bazilette.Ce sont des conserves, et non des baisers qu' il faut approcher de ses lèvres. Si, par malheur, on l' enterrait demain, le prince Lionel se serait attiré un beau renom dans tout le pays de Galles; mais j' en augure mieux; nous ne l' enterrerons pas. Bien des gens doivent la pleurer: ne fussent que les originaux des trois jolis portraits trouvés dans sa poche. -où les avez-vous mis? Dit Lionel. -ils étaient pleins d' eau de mer: je les ai lavés, j' ai bien nettoyé les émeraudes et les rubis dont ils sont entourés; ils doivent être secs. -qu' on aille les chercher. Je veux les examiner. Peut-être nous trouverons-nous en pays de connaissance. " on juge combien attentivement Primrose écoutait cette conversation. On vient de lui apprendre où elle est. Elle n' y est point connue, ni même soupçonnée; mais on va examiner les portraits de son père, de son frère, et surtout celui de Conant de Bretagne, cet homme, fait, selon elle, pour être connu, comme pour être admiré de toute la terre. Le voile, dont elle prétend se couvrir, va peut-être se déchirer. Les bretons et les gallois ont une origine commune; la mer qui les sépare est un moyen de communication, et fort souvent une source de querelles.
7
+ On peut la sacrifier aux égards qu' entraînent les liaisons du sang, ou larendre le gage de l' arrangement de quelque nouveau démêlé. Les portraits sont sur la scène, et ne rappellent l' idée d' aucune physionomie connue. " voilà trois beaux hommes, disait Bazilette. Il y en a un qui a la physionomie d' un héros. " elle rêvait à ces messieurs-là sur le bord de la mer, disait Suzanne; elle s' y oubliait; des brigands l' auront surprise et enlevée. On n' a pas retrouvé les corps de ces coquins-là; si on les tenait, on pourrait leur faire payer chèrement ce rapt; mais ils n' en sont pas mieux, si les requins leur en demandent compte. " Lionel considérait les portraits avec les yeux d' un rival.
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+ Celui de Conant annonçait trop d' avantage, pour ne pas lui déplaire infiniment.
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+ Le prince de Galles avait conçu un goût très-vif pour la belle que ses soins venaient de réchapper des flots; car elle était absolument redevable de la vie à des secours très-bien entendus et dirigés par lui-même. Des fenêtres de son château, dont la vue portait sur la mer, il avait aperçu le désastre de la barque. Un goût pour l' action, un mouvement d' humanité l' avaient fait courir au rivage, d' où il ordonnait la manœuvre à laquelle Primrose devait sa conservation. Le caractère connu d' un homme sert à expliquerles actions qui en émanent: tâchons de donner une idée de celui de Lionel. Il était prince héréditaire de Galles, veuf à l' âge de trente ans, jaloux de sa liberté. Tandis que le souverain du pays, son père, tenait sa cour à Cardigam, lui, préférant l' amusement de la pêche à tout autre, vivait, entouré de la jeunesse qui composait sa société, dans un palais situé sur les hauteurs de saint-David, où il avait recueilli la belle Primrose. Par-tout où il avait fallu montrer du courage, il en avait donné des preuves. à l' extérieur, il était humain et bienfaisant, particulièrement dans les occasions d' éclat. Dans l' intérieur de son palais, comme il pensait que tout était fait pour lui, il rapportait tout à soi; pouvait oublier un ancien service de quelque importance, mais jamais ceux qui contribuaient à sa satisfaction actuelle. Il était d' ailleurs impérieux; et, quelque opinion qu' il eût épousée, il en demeurait si prévenu, qu' on ne pouvait l' en faire changer. Enfin c' était un prodige d' entêtement, même parmi les gallois. Il aimait passionnément le sexe, et point du tout les femmes; avait-il obtenu leurs bonnes grâces, au peu de cas qu' il en faisait, il ne pouvait concevoir toute l' importance qu' elles y attachaient; et, malgré ce défaut, décelé par saconduite en toute occasion, il avait jusque-là toujours réussi auprès d' elles. Il est vrai qu' il était beau, bien fait, jeune, magnifique et prince. Deux enfants, en bas âge, lui restaient de son mariage, et il avait conservé près d' eux et de lui les femmes attachées à leur service.
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+ Bazilette en était la gouvernante: elle avait la confiance du prince, à plus d' un égard, et l' on aura occasion de connaître le genre de services qui la lui avaient le plus méritée. Cette femme, d' un état moyen, entre deux âges, instruite par l' expérience, joignait aux ressources d' un esprit naturel beaucoup de liant dans le caractère. Rassurée contre la frayeur d' être trop rapprochée de sa famille, contre celle d' être reconnue, la belle malade a éprouvé un saisissement cruel, en apprenant le désastre de ses compagnons d' aventure: elle se voyait au point de condamner la violence de la passion qui les y avait exposés. Mais épouser Raimbert! Renoncer à Conant! à la seule idée de ces extrémités, les remords sont forcés de s' éloigner. " ô chère idole de mon cœur! Prononce-t-elle tout bas; la nécessité de se rejoindre à toi, est la seule chose dont Sibille doive s' occuper. " Lionel tenait encore une de ses mains: elle la retire, comme cédant à un mouvement convulsif, et se retourne du côté de la ruelle.Bazilette lui arrange un oreiller sous la tête. " sortons, sortons, dit cette gouvernante. Les forces reviennent: on a besoin de sommeil.
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+ La pauvre enfant n' a peut-être pas dormi depuis trois jours, quoiqu' elle ait toujours eu les yeux fermés. " les portraits étaient demeurés sur un bureau; Lionel s' en saisit, et sort. Bazilette ferme les rideaux. " veillez, Suzanne, dit-elle à une autre femme. Je vais placer Guaiziek dans l' antichambre; si l' on s' éveille, vous appellerez. " Primrose était bien accablée: cependant elle ne s' endormit pas avant d' avoir réfléchi sur ce qu' elle avait pu connaître de sa situation. Elle ne pouvait pas toujours rester insensible et muette. En exerçant aussi noblement l' hospitalité à son égard, il était naturel qu' on fût curieux de la connaître. Il fallait donc arranger un petit roman tout d' invention, dont le plan pût faciliter les moyens de réaliser celui qu' on avait dans la tête. De son côté, le prince de Galles comptait faire prendre à l' aventure une tournure absolument différente. Il était amoureux à sa manière, plus qu' il ne l' avait été de sa vie. " charmante petite créature! Disoit-il, le sentiment de l' amour ne vous est pas nouveau. Il y paraît à la garniture de vos poches. Occupéedu souvenir agréable de vos conquêtes, vous en portez partout avec vous les trophées; mais je cesserai d' être semblable à moi, ou je vous ferai oublier tous ces triomphes. " puis, en regardant le portrait de Conant: " ce charmant vainqueur n' est peut-être que l' effort de l' imagination d' un peintre désœuvré. " va, ma bonne Bazilette, soigne bien ta malade; surtout, dès que la parole lui sera revenue, tâche de savoir qui elle est; elle nous en doit la confidence. " Bazilette va mettre tout le zèle possible à remplir les ordres dont elle est chargée; mais ce sera avec tous les ménagements imaginables. Ses soins lui gagneront la confiance avant qu' elle en demande un témoignage; et si elle se montre curieuse, ce sera pour avoir un motif de plus de se montrer empressée. Vient-elle auprès de la convalescente, c' est pour lui offrir des secours. Primrose, à son approche, ouvre les yeux. " ah! Les beaux yeux! S' écrie la bonne. Il ne nous fallait plus que cela pour nous achever. Un homme va venir vous voir. Fermez-les pour son repos. Mais non: ne les fermez pas; ils éclairent l' appartement. Ils témoignent que vous êtes vivante, et raniment l' espérance de tout ce qui s' intéresse à vous. Hélas! Ils peuvent donnerla vie ou la mort à quelqu' un devenu plus malade que vous par votre danger, et depuis votre danger. " m' entendez-vous? Témoignez-le par un signe. Faites voir, mon ange, que votre âme ne s' est point éloignée de ce beau corps. Ne parlez pas, j' ai un bouillon à vous donner; buvez lentement, buvez tout; mangez cette conserve: elle doit vous fortifier. Souffrez qu' on vous mette sur ce lit de repos, on va faire le vôtre. Suzanne, venez! Guaiziek, appelez votre compagne!
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+ Donnez-moi toutes la main, et craignons de blesser le petit ange. " on cessera de s' arrêter sur les soins délicats et recherchés que rend Bazilette à sa malade. Quatre jours se sont écoulés, sans avoir donné lieu à des événements d' un autre genre que ceux qu' on vient de retracer. Une seule circonstance a varié. Lionel ne peut plus s' emparer d' une main; toutes deux sont cachées sous la couverture. Deux parfaitement beaux yeux, pleins d' une langueur attendrissante, démontrant une touchante sensibilité à ce qui les environne, éveilleroient une véritable compassion dans l' âme la plus endurcie. Ils font un tout autre effet sur Lionel. S' il a dû faire des sacrifices, ils sont faits; c' est à lui à en exiger à son tour; mais il lui enfaut dont son orgueil puisse s' applaudir; tout autre serait vil à ses yeux. à mesure que la pâleur, occasionnée par l' effroi, la fatigue, l' épuisement et la défaillance, se dissipe, on voit renaître les lis et les roses sur un teint où le printemps de l' âge développe ses plus brillants trésors. Le retour de la santé s' annonce avec la pompe de la beauté dans toute sa fraîcheur. La belle Primrose a risqué de répondre, par quelques signes, par des mots obligeants, à ce qu' on lui dit de flatteur, au vif intérêt dont elle paraît être l' objet. Enfin le temps est venu pour Bazilette d' entamer le chapitre des confidences. Un signe qu' elle fait et qu' on entend, éloignant les importuns, la laisse seule avec la convalescente; et la conversation critique va commencer. " oh! Belle entre toutes les belles!
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+ Savez-vous où vous êtes? -non, mademoiselle, lui répond faiblement Sibille.
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+ -pauvre enfant, précipitée des nues dans le sein des mers, la providence vous y ménageait un berceau où rien ne pourra vous manquer. " après ce début, l' adroite gouvernante passe à l' histoire de procédés secourables de Lionel, à l' égard de la belle naufragée: l' éloge de l' intelligence, de l' âme, du courage, des vertus du prince, s' y mêle naturellement et orne lerécit d' un trait de bienfaisance et d' humanité, paraissant s' élever au-dessus de la règle ordinaire et dont il est seul le héros. Primrose, ayant déjà tout appris, feignait néanmoins de tout apprendre; mais elle n' en témoigne pas une moindre surprise de se voir tombée dans des mains aussi humaines, aussi généreuses. Les bienfaits dont elle avait à se louer, devenaient d' autant plus touchants pour elle, qu' ils partaient d' une main aussi élevée, et empruntaient un nouveau lustre à ses yeux, de la noblesse de leur origine. " à présent, dit Bazilette, nous attendons la récompense des soins dont vous voulez bien vous louer.
15
+ Faites-nous connaître la personne à qui nous avons le bonheur de rendre quelques services. C' est pour payer notre zèle et non pour l' encourager. Vos beautés, votre douceur, le charme qui vous environne, l' ont déjà porté à l' excès où il peut atteindre. Dites-nous par quel coup de fortune, une personne de votre âge, aussi faible que vous l' êtes, a pu être livrée aux hasards de la mer sur une faible barque de pêcheurs? -hélas, mademoiselle! Voici mon histoire. Mon père, encore à la fleur de l' âge, est affligé d' un mal extraordinaire, contre lequel les dernières ressources de la médecine ont échoué. Unsaint personnage a eu la révélation que ce mal ne pouvait être guéri, si je n' entreprenais le pèlerinage de Saint Jacques De Compostelle. J' en ai solennellement fait le vœu. Le voyage par terre était effrayant. Nous avions une barque. J' ai imaginé, allant de côte en côte, pouvoir gagner le golfe de Gascogne, en profitant des beaux temps de la saison. J' en devais partir pour l' Espagne, avec un de mes frères qui m' accompagnait. Vous savez le reste de ma fâcheuse aventure. -elle est bien malheureuse, madame, dit Bazilette; d' autant que, selon l' apparence, monsieur votre frère aura péri; mais vous devez avoir fait encore d' autres pertes: au moins, si l' on en juge par les effets trouvés dans vos poches. " ici, la rougeur monta au visage de Primrose. Elle la surmonte. " j' y avais, puisque vous le savez, mademoiselle, une somme suffisante pour accomplir l' objet que je m' étais proposé de suivre, et faire une offrande sur le lieu, avec quelques portraits de famille. Mes seules pertes d' ailleurs sont ma capeline, mon camail, mon bourdon et mon chapelet. Ce sont des choses nécessaires, dans ma position, mais de peu de valeur en elles-mêmes. Mais mon pauvre frère!
16
+ Mademoiselle; mais l' homme qui nous conduisait! Voilà de véritables objets de regret. -tout n' est pas désespéré pour eux, madame; mais vos inquiétudes sont fondées, et je les partage: on n' a rien omis pour les secourir, s' il était possible de le faire, ou pour les retrouver. Tout a été inutile. Je vous fatigue un peu, promettez-m' en le pardon, et accordez-m' en le signe, en nous apprenant le nom de famille de celle à qui nous nous sommes absolument dévoués. -je suis forcée à le taire, répondit la belle convalescente; mon vœu m' oblige à voyager humble, et absolument inconnue. " Sibille prononça difficilement ces dernières paroles. Bazilette la supposant fatiguée, termina la conversation, pour en aller rendre compte à Lionel. Le prince l' écoute pendant quelque temps sans l' interrompre; puis, éclatant tout-à-coup: " ô la touchante humilité, qui voyage avec une galerie de portraits de famille, enrichie de pierres précieuses! ô la dévote pélerine, avec ses jolis petits reliquaires! ô la prudente famille, qui abandonne tout son espoir sur un misérable bateau de pêcheur, pour venir du milieu de la Manche chercher le golfe de Gascogne! Tu sais, ma chère Bazilette, mêler un peu de vérité dans tes propos, pour leur en donner la couleur, et tu dois t' y connaître. Y en a-t-il la plus légère apparence dans ce récit? -je ne sais, mon prince; mais ses yeux sonttellement d' accord avec ses discours; ce qui sort de sa bouche a tant de naïveté, tant de grâces; le son de sa voix a une si agréable mélodie, qu' en l' écoutant, on est comme enchanté. Il faut être tiré du cercle de cette illusion pour trouver ce qu' on a entendu invraisemblable. -nous pensions, dit Lionel, avoir sauvé des flots une très-jolie créature humaine; et, si je n' avais pas vu ses petits pieds faits au tour, je croirais avoir attiré une sirène dans mon palais. Elle me tourne la tête: elle m' occupe, à ne pas me laisser de repos. Mais j' en jure par Merlin; cette enchanteresse ne m' échappera pas. Elle n' a pas fait cette histoire pour être crue; elle se couvre d' un voile dont elle veut bien qu' on aperçoive la faiblesse; notre opinion sur elle va s' égarer; l' imagination s' enflammera, et l' enthousiasme va lui créer une magnifique existence. Le beau plan, ma Bazilette, pour surprendre et soumettre un cœur comme le mien! Elle me pique à mon propre jeu. Je n' aurai point trouvé de femme qui ne m' ait dit plus qu' elle ne savait, et les flots en ont jeté une sur mon rivage, plus muette que les poissons. Elle me taira même... avant de sortir d' ici, elle recevra de moi une leçon de maître. Retourne vers elle: comble-la discrètement de soins. Si elle paraît assez reposée pour me recevoir, tu me feras avertir. Mais,non. Si je la vois, je serai tenté de lui faire l' aveu de ma passion. Je me laisserais emporter, et m' engagerais trop avant. Agissons prudemment. Sois mon interprète.
17
+ Fais valoir, avec mes avantages naturels, ma solidité dans mes goûts, ma sensibilité aux bontés dont on m' honore; ce qu' elle peut se promettre enfin d' un homme passionné, puissant et magnifique. Quand ta parole m' engage trop, j' ai, tu le sais, la ressource de la désavouer. Fais, Bazilette, fais qu' elle puisse me sourire en me voyant; pense aux fossettes de ses joues, et imagine les grâces de ce sourire enchanteur; il doit faire oublier le plus beau lever du soleil. Mais je t' arrête trop long-temps; revole vers la dame actuelle de mes pensées; tâche de l' occuper de moi, plus encore que je ne vais l' être d' elle.
18
+ " Bazilette est au chevet du lit de Primrose, et seule; car elle en a renvoyé Suzanne, sur un prétexte. L' aimable convalescente ne dort point. L' adroite confidente imagine un prétexte de faire l' éloge des qualités du cœur du héros dont elle est l' agent et l' interprète. La satisfaction qu' il éprouve, en voyant sa charmante hôtesse, est un canevas assez naturel pour cette brillante broderie. On ne parle ni de sa jeunesse, ni de l' éclat de son rang, ni des avantages de la figure. Il ne faut pas perdre du temps à rappeler ce qui s' annoncede soi-même. Mais on ne tarit point sur sa bonté, sur sa sensibilité, sur les excès où le porte sa reconnaissance. Sibille écoute avec attention, et même avec une sorte de complaisance, et prend enfin la parole. " mon expérience, mademoiselle, suffirait pour me convaincre de la vérité du portrait du prince Lionel, que votre zèle même ne saurait avoir embelli. Jetée par la tempête, mon désastre et ma situation désespérée ont été mes seuls titres à des bontés dont on ne saurait évaluer le prix. Les offres les plus obligeantes viennent achever d' y mettre le comble. La sensibilité m' impose d' en user avec discrétion.
19
+ Voici la seule épreuve à laquelle je compte mettre la générosité du prince. Mon devoir m' appelle à Compostelle. J' ai besoin de trouver un passage, à l' abri de l' autorité, pour me rendre le plus promptement possible au lieu de ma destination. -échappée à peine au naufrage, à peine rétablie, languissante, dit Bazilette, vouloir affronter de nouveau les dangers de la mer! Ne voyez-vous pas que le ciel a condamné l' indiscrétion et la témérité de votre vœu? Ah! Mettez vos belles mains dans les miennes. Je vais vous aider à en faire un bien propre à vous dédommager duridicule et des inconvénients attachés à la suite de celui qu' un illuminé vous a surpris. -et quel pourrait être ce vœu? Reprit Sibille.
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+ -celui, répond Bazilette, d' aimer avec passion un prince puissant, qui vivrait pour vous seule. -mon état, répond Sibille, ne me permet pas d' aspirer à une conquête aussi brillante... -qu' appelez-vous, votre état, madame? Vous nous le laissez ignorer. Mais je me rappelle, moi, un transport héroïque de mon prince, lorsqu' il vous tenait entre ses bras, sanglante, décolorée. Quand ce cher homme tremblait pour votre vie. " quoi! Disoit-il; nous ne sauverons pas ce chef-d' œuvre des cieux, cet ange égaré sur la terre, étouffé dans les flots! Qui peut-elle être? Quel barbare l' a exposée à la furie des éléments? Ah! Si on l' a fait descendre d' un trône, je l' y replacerai. Qu' elle ouvre ses beaux yeux!
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+ Qu' elle recouvre le précieux usage de tous ses sens, pour voir à ses genoux, dans un esclave, décidé à l' être toute sa vie, un vengeur déterminé à sacrifier pour elle sa fortune et son existence! " -voilà, mademoiselle, des sentiments trop passionnés et des desseins trop nobles; une pauvre pélerine errante, comme je le suis, ne saurait en être l' objet. Je n' ai point à rougir de ma naissance; mais la providence m' a placée dans unrang bien inférieur à celui où m' ont élevée les conjectures du prince Lionel; et même, en leur supposant une sorte de réalité, il me serait impossible d' entrer dans aucune de ses vues. Ma main et mon cœur sont engagés. Je suis femme, mademoiselle; si, comme tout m' engage à le croire, mon état lui inspire une véritable compassion, c' est de cette seule vertu de son cœur dont je réclame ici l' énergie. Comme l' objet de mon vœu est de rappeler à la vie ce que j' ai de plus cher au monde, je désire de pouvoir remplir avec promptitude ce projet religieux: j' en implore les moyens. Le comble des bontés auxquelles il me soit permis d' aspirer, est une place sur un bâtiment. Je suis d' ailleurs en état de me pourvoir de ce qui peut manquer à mon petit équipage. -quoi! Dit l' adroite confidente, penser à partir dans l' état de faiblesse où vous êtes! Sortir d' ici, dénuée de tout! Et le noble et le généreux Lionel le souffrirait! Il couvrirait de saphirs d' Orient votre camail et votre capeline; et, plutôt que vous manquassiez d' un superbe chapelet, il irait faire une descente en écosse pour enlever le rosaire à la madone de Karickfergus. Qui sait (mais il y faudrait un peu d' adresse) si vous ne le conduiriez pas en pèlerinage avec vous? ô le beau couple que vous feriez!
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+ Dansle fait, madame, nous vous aurions beaucoup d' obligation si vous rendiez notre maître un peu dévot: c' est la seule chose qui lui manque: faites-en un petit saint, et il sera parfait. " si l' on a pris une idée de la passionnée, mais vertueuse Sibille; si l' on a pu démêler combien elle est fière et décidée, on peut imaginer quel fut son dépit, au développement des vues de Lionel sur elle. Après la dernière proposition de Bazilette, il ne lui était plus permis de prendre le change. Lui échappera-t-il une marque de mécontentement? Elle est trop maîtresse d' elle-même, trop prudente. Un trait de hauteur? Un souvenir qui l' humilie à ses propres yeux, vient de les lui faire baisser sur-le-champ. Sans les portraits trouvés dans sa poche, et les brillants dont ils sont environnés, on ne l' élèverait pas dans le discours au rang des princesses, en la traitant dans le fait comme une vile aventurière; puisqu' en la supposant mariée, on osait... " rends-toi justice, se dit-elle intérieurement. Pourquoi tous ces portraits? Tu ne voulais que celui de Conant! Il était avec les autres; il fallait tout enlever, ou faire un outrage de plus à la nature. Exposée maintenant par la singularité de ton équipage, souffre sans murmurer les conséquencesdes idées bizarres qu' il a dû faire naître. Vois de sang-froid ta situation; et, en te défiant des ruses, tâche d' échapper ici à la puissance, sans la blesser. Ce prince est rempli d' humanité: ton existence en est la preuve. Il est noble; et, si tu pouvais t' avouer à lui, il rentrerait sur-le-champ dans l' ordre des égards qui te sont dus; mais il faut le forcer à des ménagements pour une pélerine inconnue, dénuée d' assistance et de conseil; il faut le porter à la protéger, obtenir enfin de la générosité, de l' élévation de l' âme, qu' une femme sans défense soit dérobée aux désirs que ses faibles attraits ont fait naître, par celui-là même qui comptait s' y abandonner. Ciel!
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+ ô ciel! Quel embarras! Quelle position!... tu vas pleurer, retiens tes larmes; cache tes inquiétudes; tu en as dévoré bien d' autres dans le secret. Fusses-tu échappée à Raimbert, si tu n' eusses su cacher que tu préférais la mort au malheur de lui donner la main? Tu employas la feinte pour te conserver à Conant; pour ne lui être point ici ignominieusement ravie, emploie tant de ménagements, de discrétion, de retenue, que, sans effaroucher le vice intéressé dont tu te vois environnée, tu puisses réveiller dans une âme bien née le goût des sacrifices qu' exigerait la vertu. " Primrose se faisait ces reproches, cette exhortation,cette semonce, rapidement et à l' abri d' un bon oreiller. Toute habile qu' est Bazilette, elle prend le change, et explique une rougeur subite, suivie d' un long silence, à l' avantage du succès de la négociation dont elle s' était chargée. Elle sort sur un prétexte, et va rendre compte à Lionel selon ce qu' elle a pu imaginer. " votre belle se prétend mariée, amoureuse, fidèle.
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+ Cependant je me suis hasardée à lui proposer un petit pèlerinage avec vous, en termes honnêtes, mais intelligibles. Elle a rougi, baissé les yeux, et ne m' a montré ni dents ni griffes. Comme elle me semblait capituler avec elle-même, je n' ai pas cru devoir l' engager plus loin. Il faut laisser quelque chose à faire au mérite. -tu te surpasses, ma bonne Bazilette; tu excelles: courons, volons vers ta nouvelle pupille. Je vais lui pardonner tous ses petits torts. " Primrose est surprise de l' air satisfait dont Lionel l' aborde; on débute par un compliment sur la convalescence; on paraît comblé de l' espérance de la voir suivie par le retour de la santé la plus brillante; puis on veut chercher le bras, pour s' assurer si le pouls est parfaitement réglé. Tout en appliquant des baisers sur le drap dont la main est couverte, les protestations d' amour, de dévouement, suivent sans intervalle.Gloire, puissance, richesses, on offre tout, on fera tout partager, on sacrifiera tout. Lionel eût été plus loin, quand Sibille, élevant un peu la tête, à l' aide de son oreiller, prend froidement la parole: " vous m' avez sauvé la vie, prince: je vous la dois; mon honneur m' étant beaucoup plus précieux, ne saurait être le prix de ce service. Continuez d' être mon généreux bienfaiteur, et recueillez sans remords le prix de la vertu: c' est la satisfaction intérieure et l' admiration des autres. Soyez en tout le modèle de vos sujets. Une passion, telle que la vôtre s' annonce, mettrait le comble à mon malheur en faisant le vôtre, mon devoir me défendant d' y répondre, et m' étant plus aisé de renoncer à la vie qu' à mes principes. " le sens, le ton et l' air dont cette courte harangue est prononcée, ont pétrifié Lionel. Il tire à l' écart sa confidente. " as-tu ouï cette femme avec ses grands principes? A-t-on jamais débité, avec cette solennité, cette emphase, une tirade aussi froide, aussi sèche? T' a-t-elle fait rêver, comme elle me fait extravaguer, lorsque tu m' es venue dire qu' elle s' arrangeait avec elle-même pour se rendre? Mais examinons de sang-froid cette étonnante créature; qu' est-ce que cet assemblage de fleurs et d' épines, de beauté, defroideur, d' extravagance, de raison, de grâces et de pédantisme? " elle est née en Bretagne: rien n' est moins équivoque. L' aspect d' un péril très-imminent peut seul l' avoir déterminée à s' échapper sur une barque. De quel genre était ce péril, s' il n' était pas la suite d' une ou de plusieurs aventures? Les petites images trouvées sur elle nous en représentent les héros. Je l' ai arrachée des portes de la mort. On lui a rendu des soins capables d' en toucher bien d' autres. Tu lui as fait les offres les plus généreuses; moi-même j' ai enchéri, et nous n' avons rien obtenu; pas même la plus petite marque de confiance, pas un seul mot de vérité! Aurait-elle deviné mon caractère, et voulu l' irriter par des oppositions, au point de me faire donner dans les excès d' une passion dont il me fût impossible de me rendre le maître? Me donner de véritables chaînes, à moi, Lionel!... ne nous déconcertons point, Bazilette; va braver les glaces de son accueil. Je crois m' y connaître; tout, chez elle, est composé. Ne la préviens que par ton empressement à la servir. Si elle a un but, elle te parlera la première, tu ne le pénétreras qu' en feignant de le seconder. Il m' est venu une idée; je la crois lumineuse: nous pouvons être joués par une maîtresse de l' art. Mais si jeune, être déjà à ce point de perfection!Cela serait bien extraordinaire; examine de ton côté; du mien, je peserai tout, et nous nous reverrons. " Bazilette, un ouvrage à la main, est dans un coin de la chambre de la pélerine prétendue: elle observe les mouvements, pour pouvoir prévenir les besoins. Primrose feint un assoupissement, examine en dessous sa gardienne, et s' en défie: mais à qui se fiera-t-elle? Déterminée à ne point se laisser vaincre, il est un point d' importance sur lequel elle voudrait surmonter: c' est qu' on la laissât partir sur un bâtiment; c' est qu' elle pût sortir du palais, pour aller elle-même à la recherche d' une occasion favorable de s' embarquer. Doit-elle trouver des oppositions insurmontables à l' exécution de ses projets? Cet amour, dont on lui a parlé, a-t-il pu dénaturer entièrement un être généreux, et le rendre déraisonnable, injuste, violent, tyrannique? Jusqu' à ce jour, ses charmes lui ont assujetti tant d' esclaves, aveuglément dévoués à ses volontés, dont le bonheur de la servir était le salaire! Elle ordonnait souverainement alors: elle se propose de s' abaisser à la prière; pourra-t-on lui être inexorable? Cela lui semblerait contre nature. Mais on ne peut la deviner; il faut qu' elle s' explique. Elle sera toujours moins gênée avec lagouvernante; et il ne lui restera plus qu' à se débattre honnêtement avec le prince. à la suite de ces réflexions, soit naturellement, soit à dessein, elle éternue fortement. " que le ciel vous bénisse, madame! Dit Bazilette, accourant un mouchoir à la main. Voilà, enfin, un signe du plus parfait rétablissement.
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+ Mon pauvre cher prince en sera comblé. " puis elle levait les épaules, jetait les yeux au ciel, et soupirait. " de quoi le plaignez-vous, mademoiselle? -vous le savez assez, madame; n' en parlons plus. à présent, hélas! Il ne s' agit plus de sa satisfaction; c' est de la vôtre dont il est occupé. Il s' y sacrifiera; je le connais. Mais croiriez-vous que ce beau jeune homme pleure comme un enfant? -je l' aurais cru, répond Primrose, au-dessus d' une semblable faiblesse, et le plains de tout mon cœur. Je ne puis disconvenir qu' il ne soit intéressant, même attachant, et je le sens, au moment où je me vois, en quelque manière, contrainte à suivre un plan désobligeant pour lui. C' est ce sentiment même qui me porte à désirer plus vivement qu' en secondant mes vues, il se délivre d' un objet contraire à son repos. Lui en doit-il coûter beaucoup pour se vaincre? Je lui aurai proposé un acte héroïque de plus, dignede sa belle âme.
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+ Engagez-le, mademoiselle, à travailler, dès aujourd'hui, pour assurer son repos et le mien, en me procurant les moyens de suivre mon pèlerinage. -quelle fée vous êtes! S' écria Bazilette. Vous prêchez pour qu' on vous laisse aller, comme ferait une autre, afin qu' on la suivît; et, pour entendre de ces paroles-là, on la suivrait au bout du monde: c' est comme un enchantement; et mon prince vous refuserait quelque chose, madame! Il ne serait donc pas le plus sensible, le plus complaisant, comme il est le plus reconnaissant, le plus aimable, le plus doué de tous les hommes. Il en pourra mourir, madame: je le connais; je le vois amoureux pour la première fois de sa vie, et redoute pour lui l' effet d' une passion, bien fondée sans doute, mais aussi violente qu' elle est malheureuse.
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+ Cependant, quoi qu' il doive lui en coûter, il ne se ménagera point: il vous servira de tout son zèle. Ah! S' il pouvait se métamorphoser en dauphin! Il vous porterait lui-même à l' odieux rivage que vous préférez à celui-ci, où véritablement vous êtes souveraine, et se trouverait payé d' un regard de vos beaux yeux, d' un geste caressant de cette main; mais, au moins, avant de le quitter, vous lui direz votre nom. -il l' apprendra de moi, reprend Primrose,quand j' aurai satisfait au vœu qui m' oblige, quand mes devoirs seront remplis. " Bazilette vient rendre compte de sa nouvelle conversation; voyant la chose à sa manière, elle en était comme triomphante. Lionel l' interrompait de temps en temps. " une fée! Tu disais bien: c' en est une. Sur ses vieux jours, elle sera sorcière. -finissez donc, mon prince: je vous ai fait tout de pâte de sucre, et vous êtes méchant comme un tigre. écoutez-moi jusqu' à la fin "; et elle continue. Lorsqu' il est question de la métamorphose en dauphin; -quel charmant tableau! S' écriait le prince. Je me vois à la nage: comme je m' étudierois à bien lisser mon écaille! Mais, je t' en avertis, je gagnerais la pleine mer avec mon fardeau, et ne m' arrêterois qu' au terme du pèlerinage. Va, ma chère bonne, joue tout ton jeu avec elle. Elle m' aura trouvé présomptueux. Prends-en la faute sur toi. J' arriverai aussi timide qu' un enfant, mais malin comme celui que je veux faire triompher. Elle veut être vénérée: il faut se prêter à cette fantaisie. Si je sais manquer de respect, je sais comment on le prodigue. Je vais donner le mot à ma cour. Comme la pélerine doit être connaisseuse, elle verra des gens qui ne sont point mal en scène; l' intérêt de sa santé veut qu' elle se lève. On viendra lui faire cercle. Je me mêlerai dans la foule. Il faudra qu' elle me violente pour m' en tirer. Tu lui as fait faire un déshabillé modeste. Prends cela sur ton compte, afin qu' il ne soit pas refusé. Quand elle voudra manger à table, engage-la à m' y honorer d' un couvert. Je m' y conduirai d' une manière à ne point t' attirer de reproches.
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+ Nous pourrons après la décider à faire l' ornement de la mienne. Je ne m' y négligerai point; j' emploierai tout pour la prévenir et lui plaire. Si je n' obtiens rien d' elle, pas même son imposant secret, j' ai sur ma table d' échecs deux pièces à jouer toutes prêtes. J' oppose une petite barbarie à beaucoup de rigueur; une noirceur innocente à une dissimulation hypocrite, et je la fais échec et mat. " voyons rapidement Primrose sortir de son lit, recevoir des mains de la complaisante Bazilette un déshabillé, dont les avances doivent être remboursées. Imaginons Lionel, figurant d' un air modeste au milieu du cercle choisi, dont la belle convalescente est entourée; une musique agréable, disposée dans une antichambre voisine, supplée au défaut d' une conversation animée: dans les endroits les plus tendres, Lionel semble s' en attribuer l' expression, en laissant échapper, comme furtivement, du côté de sa charmante hôtesse, des regards enflammés ettimides. Voilà les tableaux des premiers jours. Bientôt la belle convalescente se laisse inspirer la complaisance de permettre au prince de partager le repas préparé pour elle seule. Bientôt deux courtisans sont admis à ce petit couvert servi par les femmes. Plus Lionel est respectueux, plus il inspire de confiance; Primrose, gagnée par le concert de cet extérieur séduisant, se laisse engager à faire les honneurs de la table du palais, et y représente avec autant d' aisance et de dignité que l' eût pu faire la princesse de Galles. Une conduite aussi soutenue, dans une passe aussi difficile pour une aventurière, de quelque espèce qu' elle fût, aurait ouvert les yeux à un homme susceptible de revenir d' une prévention. Quant à Lionel, ce qui aurait dû l' éclairer ne servait qu' à l' aveugler. " tu le vois, disait-il à Bazilette, depuis je ne sais combien de jours, je fais le soupirant et l' écolier, et n' en suis pas mieux. Elle reçoit comme une reine, du haut de sa grandeur (sans jamais sortir de son ton noble et sérieux), les hommages et les respects que je fais ramper autour d' elle. Le naturel infini de cette comédie me charmerait, si elle n' était pas trop longue, si je n' y jouais un mauvais rôle, si je n' aspirais pas avec tant d' ardeur au dénouement; mais tune la quittes pas. Que fait-elle, lorsqu' elle est seule dans son appartement? -de longues prières, mon prince, avec une dévotion qui vous en inspirerait. Elle se promène souvent seule sur la terrasse qui est de niveau à son appartement. Là, je ne saurais la suivre, et je suppose qu' elle y prend l' air, et cherche à rétablir ses forces par l' exercice. -elle ne parle jamais de moi? -elle vous entend louer avec beaucoup de complaisance; vous donne infiniment d' éloges et encore plus de bénédictions.
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+ -faites-lui venir l' idée d' une promenade en calèche dans mes jardins, je serai son cocher. -j' essaierai de la lui proposer; mais vous avez un moyen sûr de la déterminer à bien des complaisances, de la mener même à la pêche: c' est de l' assurer fortement vous-même que, ne pouvant vous promettre de trouver sitôt une occasion sûre de la conduire où elle veut aller, vous faites armer un bâtiment de force, qui puisse la mettre à l' abri du danger des corsaires et des forbans, dont la côte, de temps en temps, se trouve infestée. Ces paroles-là feront un grand effet sur elle, et ne vous coûteront pas plus à dire que tant d' autres auxquelles vous ne croyez pas. " Lionel suit ponctuellement les avis de sa confidente. Primrose monte dans la calèche, et sesamusemens se varient; elle se prête bien plus qu' elle ne se livre; ne montre ni humeur, ni impatience, ni crainte. Si Lionel saisit une occasion de lui parler, si le sujet en est indifférent, elle répond avec une liberté mesurée; si c' est un éloge, elle cherche modestement à s' en défendre. S' il échappe une étincelle de ce feu dont le prince se dit consumé, elle est éteinte par la réserve, la froideur et le silence. Une conduite aussi prudente, aussi réservée, de la part d' une étrangère, eût suffi pour donner d' elle une haute opinion à tout autre qu' au prince de Galles; tout tournait chez lui au profit de sa passion et de son entêtement. Il sortait de ces tête-à-tête plus furieux d' amour, et toujours plus aveuglé. " c' est, disait-il à Bazilette, un petit monstre d' orgueil qui veut me voir ramper à ses pieds; c' est une pelote de neige parée de la ressemblance d' un ange, et environnée du brillant de l' arc-en-ciel; elle ne me glace pas: elle me candit. C' est un être sûr de ses avantages, habitué à rendre ce qui l' environne dupe de son calcul. Je triompherai de ses ruses. As-tu fait parler à Bannistock, le chef de ces bateleurs qui font des équilibres de chevaux, et jouent des farces à Cardigam? -il vous est dévoué, dit Bazilette; mais vous ferez les frais de la décoration et des habillements.-je vais être un peu méchant, ma bonne; mais on m' y force. Je ne veux pas avoir été publiquement le jouet d' une aventurière, d' une jongleuse du haut-vol; car celle-ci ne saurait être princesse dans un autre sens. J' ai joué pour elle, et peut-être trop naturellement, je l' avoue, l' attentif, l' empressé, le magnifique, l' amoureux jusqu' à l' imbécillité. En attendant que je mette sur la scène de nouveaux personnages, le seul rôle à essayer est celui du désespoir; c' en est fait, je m' y livre, je vais tomber malade de langueur. Si l' on se montre insensible, tu me le pardonneras, ma bonne; je deviens, mais sur-le-champ, impitoyable. " ô perle des beautés de l' Armorique, aimable Primrose! Vous ne soupçonniez pas les complots formés contre vous. Rassurée par la promesse d' un bâtiment armé pour vous conduire, vous vous étiez déjà précautionnée d' étoffes pour former le petit équipage nécessaire à votre travestissement. Quelle raison empêche d' y mettre les ciseaux? Ici je reconnais votre prudence. Si l' offre d' un bâtiment était un jeu, si l' on pensait à vous retenir malgré vous, vous auriez de nouveau besoin d' une échelle. Ce que vous venez de faire mesurer pourrait, au besoin, vous en servir.Déjà, par une suite de caractère, partout où vous avez été conduite, vous n' avez pas fait un pas sans observer. On vous croyait occupée des positions des bâtiments, des embellissements dont vous faisiez l' éloge, quand vous étudiez très-sérieusement les moyens de parvenir à l' escalier dérobé. D' après vos aperçus, vous avez déjà formé trois plans de retraite. Je vous félicite de ne vous être point oubliée, car les pièges vous entourent de toutes parts, et le principal ressort reparaît sur la scène, un grand mouchoir à la main. C' est Bazilette larmoyante; elle se jette sur un siège. " ah, mon pauvre prince! -que lui est-il arrivé, répond Primrose d' un véritable ton d' intérêt et de crainte? -partez, madame, partez, avant que nous ayons le malheur de le perdre. On vous imputerait sa mort, et vos charmes ne vous garantiroient pas des effets de la douleur de tout un peuple qui vous imputerait d' avoir assassiné un héros charmant, leur idole. " Primrose éprouve un trouble véritable. " est-il en danger de la vie? -il y est, madame: depuis quelques jours, la langueur le mine; il ne se plaignait pas: il est si bon; mais il vient de tomber en faiblesse; et, au moment où je vous parle, les secours de la médecine sont autour de lui. On en fait passer la triste nouvelle à Cardigam.
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+ Tout va être en rumeur. " Sibille était au lit: elle se lève à la hâte, jette une robe sur elle, s' appuie sur le bras de Bazilette, et se fait conduire à l' appartement de Lionel. La belle y était attendue. Des palettes d' un sang bien brûlé sont sur un guéridon: des fioles de remèdes, des élixirs de toute espèce couvrent une table. Lionel, tout décoloré, est étendu sur son lit: deux gens de l' art sont au chevet. Les courtisans, les yeux baissés et en silence, sont à l' entrée de la chambre, et les gens de service en sortent d' un air consterné. Le cœur de la sensible étrangère ne tient point à ce spectacle: il éprouve une émotion dont les yeux portent le témoignage. Comme elle s' approchait: " ne le faites point trop parler, madame, " dit d' un ton bas et triste un des deux esculapes. Cependant, elle, se penchant assez près de l' oreille, prend la main du prétendu mourant, la lui serre avec affection: " prince, me reconnaissez-vous? -oui, répond Lionel d' une voix faible et entrecoupée; je vois mon idole adorée, ma chère et cruelle ennemie. -moi, votre ennemie? -si vous ne l' êtes pas, donnez-m' en la preuve par un faible trait de confiance.
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+ Que je puisse emporter au tombeau le nom de celle dont les rigueurs m' y font descendre!-ah, prince! De quelles rigueurs véritables avez-vous à vous plaindre?
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+ Que me demandez-vous? Respectez mon honneur et mes devoirs; et, d' ailleurs, commandez: vous ne pouvez trouver en moi que dévouement. Je ne balance point de l' avouer à la face du ciel et de la terre, un intérêt vertueux, mais bien tendre, m' attache à vous. Que Lionel vive! Oui, je le répète, qu' il vive, et la sensible... (son nom fut près de lui échapper) ne se contentera pas de faire au ciel les vœux les plus ardents pour lui; mais elle rendra grâce chaque jour de ce bienfait, comme lui étant personnel, à celui qui tient dans ses mains nos destinées: et, lorsque la religion du serment cessera de lui imposer silence, non-seulement elle fera connaître les bienfaits dont elle a été comblée, les bontés, les grâces dont elle a été l' objet; mais elle se fera un honneur de rendre publiquement justice aux dons du ciel et de la nature, aux qualités héroïques qu' elle a remarquées, admirées, chéries dans son généreux protecteur, le prince de Galles. " cette tirade, débitée d' un ton de vérité et d' enthousiasme, fit quelque effet sur les acteurs de la scène tragique, représentée par Lionel. Tous baissaient les yeux, après s' être entre-observés.
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+ Lionel, toujours entier dans son sentiment, étouffe d' orgueil et de dépit; mais il saitvoiler à l' extérieur la secrète passion qui le maîtrise. " vous ne voulez pas, madame, dit-il d' une voix faible, que le malheureux Lionel meure.
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+ Vos volontés sont des lois. Il s' abandonne à tous les soins propres à le rappeler à la vie: puisse la nature s' y prêter, et vous être aussi soumise que son cœur! " ces dernières paroles, articulées d' un ton faible, annonçaient le terme de la visite. L' inquiète Sibille retourne dans son appartement. Le désordre de son âme paraît dans le mouvement de ses yeux, dans le caractère entier de sa physionomie. L' adroite intrigante, attachée à ses pas, va essayer de le mettre à profit. Bientôt des larmes abondantes et feintes de cette dangereuse femme en feront couler des yeux de la sensible Primrose. " ah! Je me doutais bien, madame, lui dit la fausse affligée, que vous aviez un cœur. Non, non, vous ne laisserez pas mourir notre aimable maître; vous n' aurez pas cette barbarie. -et qu' y puis-je, Bazilette, si le vif et tendre intérêt que j' y prends ne l' engage pas à conserver ses jours? -mais rien n' est plus aisé, madame; c' est que vous ne marquez pas assez ce touchant intérêt. Quand il s' agit de sauver la vie, il faut y mettreun peu moins de réserve: en lui disant, Lionel, vivez; que ne lui passiez-vous au cou ces deux bras! Qu' aviez-vous à redouter, dans l' état de faiblesse où il est? Vous avez manqué une belle occasion de nous le rendre à tous; mais cela pourra se réparer. Rien n' est encore désespéré, madame; et je suis sûre qu' il vivra, si vous me permettez de lui aller dire que vous voulez vivre pour lui. -arrêtez, mademoiselle, c' est à moi à ménager mes expressions. Dites-lui qu' au besoin, j' exposerais ma vie pour sauver la sienne: et c' est beaucoup; car je ne m' appartiens point, et je mettrais quelqu' un de moitié de mon sacrifice. Ne dissimulez point au prince Lionel qu' après des devoirs, dont rien ne peut me faire perdre le souvenir, je me ferai un honneur, une gloire de le chérir plus qu' aucun homme qui soit sur la terre. J' y mets la condition d' être bientôt délivrée, par un dernier effet de sa bienfaisance, du malheur de nous tourmenter inutilement tous les deux, en entretenant, par ma présence ici, une passion qui peut entraîner sa perte et la mienne. " Bazilette a passé d' un appartement à l' autre; il y aurait dans son rapport de quoi désarmer l' inflexibilité même; tout échoue contre un orgueil excessif et piqué, contre l' entêtement poussé à l' excès." dans ce que vous venez de me dire, ma bonne, je ne trouve que des paroles. On se refuse aux plus petits effets. J' ai appris, depuis long-temps, à me jouer de l' honneur et de la vertu, pris dans le sens où cette fine beauté les emploie. On ne perd point le droit d' aspirer à la possession de ces titres sublimes en cédant à Lionel, et c' est déjà un grand triomphe de lui avoir aussi long-temps résisté. Je suis bien indigné de tout ce jeu-ci. Ma Bazilette, à mesure que je descends, on s' élève jusqu' à moi; on finit par prétendre à l' empire. Je dois ordonner les apprêts d' un départ... que ce projet est bien éloigné de mes vues! Mais je dois paraître occupé de remplir celles de mon tyran. Je ne prends que huit jours de terme; tu peux le dire; nous préparons des événements dont la suite pourra faire prendre une autre tournure aux idées. En attendant, je m' ennuie comme un mort dans ce lit, entouré de tout cet attirail funèbre; mais je dois y attendre une autre visite de mon inhumaine, et ne veux ressusciter qu' à sa voix. " passons rapidement sur des situations prévues. Primrose vient voir le malade. Il se laisse engager à faire un effort et à prendre l' air; il se mettra même à table, sans faire usage des mets dont elle sera chargée. Il s' y montrera de plus en plus silencieux, circonspect, timide même,mais toujours attentif. Quelques jours se sont écoulés dans les langueurs de cette monotonie, lorsque le son bruyant d' un cornet, partant des cours du palais, vient varier la scène. Il est embouché par un nain, et annonce l' arrivée d' un chevalier étranger, précédé par son écuyer: c' est Clarence d' Angleterre, qui bientôt se présente lui-même. Arrivé à Cardigam, il a appris la grave indisposition de Lionel, et vient lui en témoigner sa sensibilité. Le prince de Galles paraît surmonter le mal dont on le dit accablé, pour faire les honneurs de son palais à un hôte de son importance; il le présente à Primrose, dont il crayonne en peu de mots la fâcheuse aventure.
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+ Le spirituel et poli Clarence paraît en avoir été prévenu par les bruits publics, et s' applaudit de pouvoir présenter des hommages à une dame, moins connue encore par ses malheurs, que par sa beauté et ses vertus, célébrées dans tout le pays de Galles. On se mit à table. Primrose y est assise entre le nouveau venu et Lionel; et, pour suppléer, autant qu' elle le peut, à l' état de faiblesse de son bienfaiteur, elle s' intrigue pour animer la conversation, et fait en quelque sorte les honneurs de la table. Clarence répond aux attentions en homme quiconnoit le monde; et, soit qu' il parle des pays étrangers, ou de la cour d' Angleterre, tout lui fournit l' occasion de combler d' éloges la charmante étrangère qui fait l' ornement du palais de saint-David; les beautés de l' Angleterre, celles de l' Europe sont mises en sacrifice. à des éloges si forts, si redoublés, la modeste Sibille baisse les yeux, rougit, et laisse tomber une conversation dont la suite pourrait la jeter dans un nouvel embarras.
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+ Le lendemain, les respectueuses attentions de Clarence pour elle ont redoublé; le surlendemain, elles prennent encore plus de caractère, au point que, profitant d' un instant où l' indisposition de Lionel le force à s' écarter, le chevalier anglais fait à la dame une déclaration d' amour en des termes aussi ménagés que positifs. Elle n' eut pas le temps d' y répondre, affecta même de ne l' avoir pas entendue. Mais elle n' en était pas moins embarrassée; elle entrevoyait une persécution de plus, et les suites plus funestes d' une rivalité sans objet réel. Elle était occupée de ces réflexions, lorsque le bruit d' un autre cornet fit retentir les cours, et annonça l' arrivée du chevalier Mackenffal, d' Irlande. On était à table, et le redoutable irlandais s' y trouva placé en face de l' aimable Primrose. Jedis, redoutable: il l' était par la plus épaisse paire de moustaches qui eût jamais ombragé une physionomie irlandaise; un nez énorme et recourbé la surmontait, accompagné de deux yeux hagards, qui semblaient vouloir s' élancer de la tête. De temps en temps cet affreux regard tombait sur la belle inconnue, comme s' il y eût été porté par la réflexion.
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+ Bientôt il la fixe d' un air de connaissance. Il en fallait bien moins pour alarmer l' inquiète Primrose. " ah! Malheureuse Sibille, serais-tu, par hasard, connue de cet étranger? Tu ne l' as jamais vu; mais il peut arriver de France, où le bruit de ta fuite aura été répandu; peut-être sort-il de la Bretagne. " la frayeur la saisit; la rougeur lui monte au visage, et le couvre du plus vif incarnat; et ce moment de trouble est saisi par toute la compagnie. Mackenffal triomphe du désordre qu' il occasionne, et cherche à l' augmenter, en paraissant sourire, avec affectation et à la dérobée, à la jeune étrangère, qui détourne la tête pour éviter ses odieux regards, et faisant l' impossible pour dissimuler son embarras et ses craintes. " ne vous troublez pas, princesse, dit le barbare irlandais; je sais ménager mes connaissances. Vous aviez confié votre destin errant à la mer; elle vous a déposée ici, où vous me semblezêtre en assez belle posture; mais il vous plaît d' y conserver l' incognito: je ne dérangerai pas un plan, dirigé sans doute au plus grand bien de vos affaires. Vous n' avez perdu qu' une petite barque: vous vous occupez sans doute ici d' un armement plus avantageux. Dès ce moment j' entre dans vos projets, et vous pouvez compter sur la discrétion de votre dévoué Mackenffal. -je ne vous connais pas, répond Primrose avec une modeste assurance. " si le commencement du discours de l' irlandais l' avait jetée en quelque sollicitude, la suite lui avait entièrement prouvé qu' elle et sa véritable histoire lui étaient entièrement inconnues. " il faudrait, madame, réplique l' irlandais, dire: je ne vous connais plus. Il vous plaît d' oublier quelques bontés que vous eûtes pour moi, quoique la date n' en soit pas prodigieusement éloignée. Vous m' affranchissez par-là de la reconnaissance. Le procédé est noble, digne de vous. -moi, des bontés pour vous!
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+ Reprend la belle inconnue, du ton ferme et élevé de Sibille De Primrose, la lèvre et les yeux armés du dédain le plus méprisant. -eh! Non, vous n' en eûtes pas! S' écrie Mackenffal, et je ne méritai jamais de connaître, encore moins d' approcher de la pathétique, dela sublime Margerie, le miracle de Beaucaire, qui a inspiré tant de dévotion pour les mystères à tous les pèlerins de la dernière foire. -seigneur chevalier, dit d' un ton froid Sibille, entièrement rendue à elle-même, vous êtes absolument dans l' erreur, et vous pouvez aller renouer ailleurs vos liaisons avec votre Margerie. -je n' irai pas plus loin, divinité de nos tréteaux, dit l' irlandais avec emphase. Mon ton peut nous avoir un peu brouillés; mais, vous le savez, je brille dans les raccommodements; et si vous avez fini votre engagement ici, pour le mois de juillet, je vous offre de vous reconduire en triomphe à Beaucaire, en croupe derrière Carfilarz, mon écuyer.
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+ -vous ferez bien de vous aller montrer seul à la foire. Vous êtes un extravagant. -et vous une jongleuse, dans toute la force du terme. Je le maintiens. Voilà mon gant: qui osera le ramasser? -ce sera moi, brutal irlandais, répond Clarence; reçois le démenti de toutes tes grossières faussetés. -prince, poursuivit le chevalier anglais, en se tournant vers Lionel; mes affaires pressent mon départ de votre cour; ouvrez-nous le champ demain matin. Vous venez de voir outrager devant vous la vertu, dans le plus beau detous les objets qui font l' ornement du sexe, dont nous avons juré de prendre en toute occasion la défense. Soyez aussi empressé, aussi jaloux que je le suis, d' en voir tirer une vengeance éclatante. -Clarence, répond Mackenffal, en retroussant ses moustaches, vous ne serez pas le premier jeune homme qui se sera perdu pour l' amour des dames de ce haut parage. à demain, à demain. " l' enragé lance un de ses plus terribles regards et se retire. Clarence vient se jeter aux pieds de Sibille, plongée, par la dernière scène, dans un nouveau genre de saisissement. " je fais vœu, madame, de répandre jusqu' à la dernière goutte de mon sang, pour réparer l' outrage fait à votre vertu. " en disant cela, il saisit un mouchoir, échappé, dans ce moment, des mains de la belle préoccupée. " que ce gage, s' écrie-t-il, me serve d' écharpe dans le combat, et soit une preuve demain à tout le pays de Galles de l' honneur que vous me faites en m' agréant pour votre chevalier! -ah! Madame, dit alors Lionel; mon peu de confiance dans mes forces m' empêche de disputer au valeureux Clarence l' honneur dont il va se couvrir; jugez de mon désespoir. -prince, et vous, chevalier d' Angleterre, répondit Primrose, votre zèle m' oblige infiniment; mais je ne me tiens point offensée par des discoursqui ne s' adressent point à moi. C' est à cette jongleuse Margerie à s' en formaliser. -si vous n' étiez pas étrangère et inconnue, madame, reprit Lionel, on se flatterait d' empêcher le combat; les chevaliers de ma cour sauraient bien, par la force des statuts, obliger Mackenffal à venir à vos genoux reconnaître son erreur. Nommez-nous, madame, celle que nous devons servir de tout notre courage, et... -n' allez pas plus loin, prince. Je ne suis point cette Margerie, et vous en donne ma parole.
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+ Vous devez la recevoir, ou, jusqu' ici, vos intentions, vos égards pour moi m' en auraient imposé. J' ai promis ailleurs, et sous les plus inviolables auspices, de ne point me nommer que mon vœu ne soit accompli. -il faudra donc, madame, tenter le sort des armes. Allez, Clarence, allez vous reposer; mon prévôt vous fera préparer la lice. Je ne saurais être votre juge. Je suis trop prévenu en faveur de la cause dont vous allez soutenir et faire éclater la justice. " à ces mots, le prince, paraissant accablé de faiblesse, se retire, appuyé sur les bras de ses écuyers. Primrose entre dans son appartement, assez mal remise des différents genres de trouble dont elle venait d' être successivement agitée. Elle s' y livrait depuis quelque temps à ses réflexions, lefront appuyé sur la main, lorsque Bazilette vint autour d' elle pour le service, et l' attaqua de conversation. " vous rêvez, madame; vous en avez sujet. C' est une belle, une noble chose qu' un combat. On y joue notre honneur à un sanglant croix ou pile. Béni soit Dieu, qui n' a jamais permis qu' on attaquât le mien! Mais je ne voudrais pas le voir au bout de la lance de Tiran-Le-Blanc. Aussi notre prince le dit bien, lui qui sait la chevalerie comme je sais mon pater. C' est votre maudit secret qui fait la cause de tout le mal.
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+ Vous êtes la première, à ma connaissance, tombée dans un égarement de ce genre, et vous verrez comment il vous en prendra. En général, nous parlons, nous autres femmes, à tort et à travers. Le silence est ici plus dangereux que toutes nos indiscrétions. On vous demande trois mots; c' est bien peu de chose: dites le nom de votre pays, de votre famille, le vôtre: de mon oreille, cela passera dans celle du prince, sans faire d' autre cascade; et nous aurons le plaisir de voir amener à vos pieds cet ours hibernois, tout muselé. -ne me tourmentez pas pour avoir mon secret, mademoiselle; forcée par un vœu de le refuser au prince Lionel, malgré ses procédés nobles et généreux, je ne dois le donner à personne.-en ce cas, madame, vous ferez bien de vous mettre au lit, pour vous tenir prête de bonne heure. -à quoi, mademoiselle? à quoi? -à une chose fort désagréable; à être témoin d' une sanglante boucherie, dont l' incertitude de votre état sera le motif. Le oui ou le non de votre vertu est le résultat. On s' est défié à outrance; cela fait dresser les cheveux. Il faut qu' il reste un des deux champions sur le carreau. Si la lance pète, si le cimeterre se rompt, on vient au poignard. Jugez quelle serait la mortification de ceux qui vous aiment ici, et c' est tout le monde, s' il était prouvé demain matin, par le sort des armes, que vous êtes la Margerie de ce monstre de Mackenffal, s' il devient maître de vous enlever en croupe derrière son maussade écuyer. Tenez, madame, j' en ai la chair de poule, et il pourrait en coûter la vie à votre beau chevalier.
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+ -fermez mes rideaux, mademoiselle. Je vous suis très-obligée de vos avis et de vos craintes; mais, si je dois attendre des conseils, c' est de mon devoir et de moi. " Bazilette se retira piquée. Elle avait amené tant d' autres femmes au point où elle avait voulu les conduire; ici elle ne pouvait rien gagner. Un cœur de bronze, disait-elle, une tête de fer; si jamais mon maître et elle pouvaient s' entendre,il en naîtrait une race d' entêtés qui ferait plier l' univers. Le jour éclairait à peine les murs du palais de saint-David, et déjà tout y était en mouvement, pour transformer une esplanade, précédemment garnie de ses barrières, en un champ-clos en règle. Tentes, pavillons, tout ce qui est nécessaire en ce genre est dressé. Les champions y sont conduits et armés par les parrains qu' ils ont choisis. Les juges sont à la tête du camp. Un balcon, en partie formé par une terrasse qui touche à l' appartement de Primrose, est arrangé pour recevoir la belle outragée, et Lionel vient lui donner le bras pour la conduire. Le bruit des fanfares guerrières fait retentir tous les environs. " venez, madame, lui dit le prince, venez encourager par votre présence le champion qui se dévoue au rétablissement de votre honneur. -prince, vous me voyez au désespoir des préparatifs qu' on a faits ici et de la scène qu' ils annoncent. Toutes les lances du monde ne peuvent pas faire que je sois la Margerie, si vivement insultée; et, tant que je serai moi-même, mon honneur sera à l' abri d' une insulte du genre de celle dont on prétend poursuivre ici la vengeance. -vous êtes inflexible, madame; vous vous mettez au-dessus des lois et des usages. Nous autresprinces y sommes soumis. " en disant cela, il l' entraîne plutôt qu' il ne la conduit vers le balcon préparé pour elle, et fermé de manière à ôter tout espoir à la retraite, et va se perdre dans la foule des spectateurs. Déjà, à la suite des cérémonies d' usage, Mackenffal a répété à haute voix que la femme assise dans le balcon est la fameuse Margerie, si célèbre par ses talents, si décriée par son inconduite. Déjà Clarence, en forçant le ton un peu grêle de sa voix, lui en a donné de nouveau le démenti. Sur les nouveaux défis, les champions partent des barrières opposées, se rencontrent au milieu de la carrière, se heurtent, et Clarence est renversé sans mouvement. Un moment après, la terre est baignée de son sang. Une clameur générale, une expression de douleur, partant des fenêtres du palais et des différents points de la barrière, s' élèvent et couvrent le bruit des trompettes et des clairons qui célébraient le triomphe de l' irlandais. Les voix des femmes de Primrose se mêlent aux plaintives acclamations, et répètent à ses oreilles: ah! Notre pauvre maîtresse! Elle est déshonorée sans ressource! à la vue d' un homme sacrifié pour elle, Sibille se sent extraordinairement émue; en entendantdire que son honneur est perdu, l' indignation la saisit et la soutient. Elle ne donnera point de marque de faiblesse: mais elle témoigne vivement un désir, c' est qu' on aille au secours de l' infortuné dont le sort des armes a si mal secondé le courage. " laissez-moi, dit-elle à Bazilette. Voyez ce malheureux anglais. Voilà le véritable objet de votre compassion et de la mienne. S' il m' est permis de disposer de vous, volez de ma part, et portez-lui des consolations et des secours. " Bazilette obéit sans répliquer. Cependant le féroce Mackenffal parcourt d' un air triomphant tout le champ de bataille, et anime les trompettes à célébrer sa victoire par des fanfares. Il venait faire caracoller son coursier sous le balcon de Primrose, et peut-être mettre le comble aux insultes dont il s' était rendu coupable, lorsqu' un chevalier couvert d' armes rembrunies s' avance à l' entrée des barrières, et demande le champ. Les juges le lui font ouvrir. L' écuyer qui le précède, ainsi que le héraut d' armes, sans couleurs et sans livrées, viennent porter son défi à Mackenffal, et le lisent à haute voix.
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+ Tout retentit dans le moment de cris de joie et d' acclamations. " vive, vive le brave chevalier inconnu, qui se dévoue à soutenir l' honneur des dames! " ce bruit inattendu a distrait Primrose de l' attentionqu' elle donnait au sort du malheureux Clarence, qu' on emportait alors de dessus le champ de bataille. Il était sanglant, et paraissait inanimé. Bazilette revenait au balcon, le mouchoir sur les yeux, et comme essuyant ses larmes. Le chevalier aux armes brunes, monté sur un coursier vigoureux, qu' il manie avec autant de grâce que d' adresse, vient au bas du balcon, descend de cheval, et, le genou en terre, il prie la dame offensée d' honorer de son consentement une entreprise dont l' espoir de la servir est le noble et glorieux but. Il se relève sur-le-champ sans attendre de réponse, prend du champ, court au-devant de Mackenffal qui vient résolument à sa rencontre. Le poitrail des coursiers se heurte; les lances volent en éclats, et l' irlandais mord la poussière. On le voit rouler en se débattant; il fait, pour se relever, des efforts inutiles. Il demeure tout-à-coup immobile, et paraît rendre, avec tout son sang, le dernier soupir. Oh! Comme le beau coup de lance du chevalier aux armes brunes fut célébré! " vivent, vivent, s' écrie un millier de voix, le brave et généreux inconnu et la belle inconnue qu' il a vengée! Ils sont dignes l' un de l' autre. " Bazilette, Suzanne, Guaiziek, toutes les femmes attachées à Primrose viennent embrasser ses genoux, baiser ses mains. Le vainqueur a délacéson casque, et on reconnaît le malade, le languissant Lionel, pour auteur de ce beau fait d' armes. Il ne se prévaut point de sa victoire; il est modeste, généreux, et va faire donner des secours au noble adversaire qu' il a renversé; mais le bruit court qu' ils seront inutiles. Primrose est triomphante aux yeux de la multitude, sans en éprouver aucune espèce de satisfaction. Elle est consternée des suites de la sanglante scène dont on l' a rendue témoin forcé, et dont innocemment elle paraît être la cause. Mackenffal lui a semblé plus extravagant, plus extraordinaire que coupable; elle donne au trépas de Clarence des regrets plus animés. Les usages, dont son bienfaiteur a pu devenir la victime, en s' exposant pour elle, lui paraissent bien moins galants que barbares. Convaincue intérieurement qu' on ne l' avait point offensée, elle témoigne cependant beaucoup de reconnaissance à celui qui peut se croire son vengeur. Elle a beaucoup ouï parler de combats de barrières. Le maintien de l' honneur des dames avait été le motif de quelques-uns, et les avait même rendus célèbres. Mais elle n' était pas dans le cas de la belle Genièvre ni de tant d' autres. On pouvait, dans le pays de Galles, avoir des idées plus extraordinaires qu' ailleurs; elle crut donc devoir paraître céder à l' opinion, nepouvant se flatter de la détruire, et se montrer reconnaissante d' un service qu' on avait cru devoir lui rendre au risque de la vie. Ces considérations la forcent d' assister à une fête importune dont son prétendu triomphe est l' objet; la voilà reine du bal, où Lionel, sans se montrer plus confiant qu' à l' ordinaire, ose paraître bien plus ouvertement amoureux. Il semble que sa passion, en réveillant son courage, lui ait rendu les forces; il se montre aussi adroit à la danse qu' il a été résolu et ferme sur le champ de bataille; la grâce et la justesse animent tous ses mouvements. Bazilette, placée derrière le fauteuil de Primrose, la forçait de l' observer. " voyez, lui disait-elle, si ce n' est pas un amour? Il est vainqueur partout; vous seule lui résistez. Qu' y gagnez-vous? Vous contrariez le destin: il vous a faits l' un pour l' autre. " Sibille détourne l' oreille. Dans ce qu' elle voit, rien ne l' amuse. Les idées noires de la sanglante scène passée sous ses yeux ne sont point dissipées: elle a dansé, contre son goût; les démonstrations de la flamme de Lionel, moins discrètes qu' à l' ordinaire, lui semblent plus inquiétantes. Il est temps de se soustraire par la retraite à des amusements dont sa santé pourrait être altérée. Elle semble céder à ce seul motif, et se retire dans son appartement.Les jours vont lui paraître plus longs que jamais. Il faut souffrir plus d' assiduités de la part de Lionel. Ce prince, sans parler de son dernier service, ou même souffrir qu' on en parle, en a pris le droit de se montrer amant plus à découvert. La belle, inquiète, se renferme dans son appartement le plus qu' il lui est possible. Là, se promenant seule sur une terrasse, d' où l' on découvre la rade de Bride et la mer, elle cherche à démêler, à l' horizon, s' il ne paraîtra pas quelque pavillon français, quelque bâtiment où elle puisse trouver un passage. " ah, Conant! Disoit-elle, si le bon Gérard et son fils n' étaient pas malheureusement péris; éclairé par eux sur l' endroit de la côte où j' ai fait naufrage, vous voleriez à ma recherche, à mon secours! Que les esprits de l' air fassent passer ma voix jusqu' à vous, qu' ils vous instruisent du danger où je me trouve; poursuivie par un amant qui me désespère, et dont je dois à mon tour craindre le désespoir, en danger au moins d' être reconnue, renvoyée en Bretagne et livrée à Raimbert. " un jour fixant avec attention ses regards sur les flots, elle y voit flotter un pavillon normand. Le bâtiment qui l' arbore entre dans la rade de Bride, et y laisse tomber l' ancre; une chaloupe s' en détache, et vient à force de rames aborder au rivage.Le cœur de la passionnée Sibille s' émeut à la vue des deux pèlerins qui ont pris terre. Plus elle considère, plus elle examine, plus elle demeure convaincue de ne s' être pas trompée: à la taille avantageuse, à la démarche, elle a reconnu Conant de Bretagne; c' est lui-même. La joie la ferait éclater, si la réflexion ne la retenait. Tous deux étant reconnus, tous deux pourraient être compromis. Lionel s' est jusque-là montré généreux: mais Lionel est devenu rival de Conant, et peut employer, où il est, un pouvoir que rien ne balance. Un premier mouvement suggère à Sibille d' écrire un billet, de le faire porter par une des femmes employées à la servir; elle rentre dans son appartement, toute occupée de ce projet. Bazilette et Suzanne se sont absentées. Les enfants, dont la première est gouvernante, sont malades: elle leur fait donner des secours. Guaiziek et sa compagne sont occupées à faire l' appartement. Primrose, voyant qu' elle n' est point observée, conçoit le projet de gagner le bord de la mer, en descendant dans les cours des écuries du palais, par un escalier dérobé qui y conduit. Mais en traversant, elle pourrait être rencontrée sur les bords de la mer, et, dans le chemin, elle sera remarquée. Heureusement Guaiziek a déposédans une garde-robe une cape dont elle s' enveloppe de la tête aux pieds, pour se garantir, quand elle sort, des injures du temps, et même des patins de fer, de l' espèce de ceux dont on fait encore usage aujourd'hui, pour s' élever au-dessus de la boue; enfin jusqu' à ses gants. La possibilité du travestissement en fait sur-le-champ naître et exécuter le projet. Voilà Primrose enveloppée de tous les haillons de campagne de Guaiziek. Elle se précipite dans l' escalier dérobé, arpente à pas démesurés les cours, en imitant la marche hardie et décontenancée de celle dont elle a pris la forme, et gagne en courant une porte qui donne sur la marine. Les pages, les valets qui l' aperçoivent du haut des fenêtres du palais, animent les chiens à courir après elle, en leur criant: donne sur Guaiziek! Donne sur Guaiziek! Il semble que le vent ait porté notre héroïne vers le rivage. Elle aborde le pèlerin qu' elle a très-distinctement reconnu, le tire par le bras, lui parle à l' oreille. " vous êtes Conant, ne témoignez ni trouble ni surprise: le plus léger mouvement vous expose. Je suis Sibille: répondez par monosyllabes; nous n' avons pas un moment à perdre. " disposez-vous à volonté de la chaloupe qui vous a conduit? -oui. -du bâtiment qui est dans la rade? -oui. -combien avez-vous embarquéd' ancres?
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+ -quatre. -sur combien êtes-vous mouillé? -deux. -les pouvez-vous sacrifier?
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+ -oui. -votre compagnon est le fils de Gérard? -oui. -le père a-t-il péri? -non.
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+ -appelez le fils: embarquons-nous? -soit. " on s' embarque dans le plus grand silence, et l' on y persévère jusqu' à ce qu' on soit arrivé au bâtiment mouillé dans la rade. Le frère de lait regardait tour à tour la cape, les gants et les patins, sans prévoir l' agréable surprise dont il devait jouir bientôt. Mais il pensa pâmer de joie, lorsqu' au coup de sifflet qui fit déployer la voile et couper les câbles qui tenaient aux ancres, il vit tomber la cape qui lui dérobait la vue de sa charmante damoiselle. " ah! Notre bonne damoiselle! S' écria-t-il, en se jetant à ses pieds... " passons légèrement sur les transports naïfs du frère de lait: ils sont néanmoins plus aisés à peindre que la joie des deux amants qui viennent d' être réunis. La voile déployée et secondée par un vent favorable, en les portant dans le canal de Bristol, les a déjà mis à l' abri de la frayeur d' être poursuivis, et d' ailleurs ils ont lieu d' être rassurés contre toutes les attaques ordinaires. Ils sont entrés dans la chambre du navire, et ont enfin le loisir d' en venir aux éclaircissements.Gérard et son fils, flottant sur un débris de la barque, ont été rencontrés et sauvés par un vaisseau normand. La lettre dont ils sont porteurs est mouillée, mais ils peuvent aider à en retrouver le sens. Conant, assuré, sur leur rapport, que si Sibille existe, c' est sur les côtes de la principauté de Galles, part pour Cherbourg, prend à ses gages un bâtiment armé pour faire la course, et s' embarque en habit de pèlerin. Son arrivée ne doit surprendre que par l' à-propos. Quelque divinité, sans doute, s' occupait alors de la fortune des amants loyaux. Elle serait aujourd'hui sans temples comme sans exercice. Conant s' est expliqué. Primrose a beaucoup plus de peine à se faire entendre sur le fait des aventures qui lui sont arrivées dans le pays de Galles. Il faut avouer qu' elles avaient un caractère plus que romanesque. Conant ne pouvait pas soupçonner son amante de lui en imposer par le récit; mais il devait y avoir eu de l' illusion, de quelque genre que ce fût, dans les faits dont elle lui faisait le rapport. Hors les soins que s' était donnés Bazilette, tout lui semblait hors de la nature et des usages connus. Tandis que nos amants se récrèent par le récit de leurs inquiétudes passées, et en considérant la perspective de leur prochain bonheur, jetons les yeux sur le palais de saint-David. Ah! Queltrouble! Quel désordre! On ne court pas, on se précipite vers la plage marine. On veut armer tous les canots qui sont sur les rivages et dans le port. Lionel, revenu de l' amusement de la pêche, tonne, éclate, foudroie. Ah! Qu' il se repent de n' avoir armé qu' en idée le bâtiment qu' il avait promis à Primrose. Comme il s' aventureroit à la poursuite de sa fugitive, de son ingrate, de sa rebelle! Une fausseté de moins, et il lui restait une ressource; mais il n' en a plus: il a employé tous les ressorts, épuisé toutes les ressources de la séduction, et une femme de cet âge lui a échappé. Croyant tout, elle n' a été la dupe de rien. Il demeure confondu et livré aux désordres des sens, dont il a quelquefois inutilement sollicité la révolte. Il n' en est pas encore au remords, il ne tardera pas à y être conduit. Sibille De Primrose et Conant de Bretagne, débarqués à Civita-Vecchia, sont allés embrasser les genoux, et recevoir la bénédiction nuptiale des mains du pape. Sibille croit remplir un devoir, en dépêchant un écuyer, et en envoyant au prince de Galles la lettre qui suit: à mon illustre bienfaiteur, le noble, le vaillant, le magnanime prince Lionel, prince de Galles. " Sibille De Primrose, épouse de Conant deBretagne, alors inconnue et comblée, donna sa parole de se découvrir, lorsqu' il lui deviendrait possible de le faire. Elle la dégage aujourd'hui, prince, sans compromettre les intérêts de son époux et les siens, et jouit de la satisfaction de s' avouer à vous; si elle parut manquer à la reconnaissance, en couvrant d' un voile nécessaire un secret important, dont elle n' était pas maîtresse de disposer, c' est de vos vertus qu' elle en attend le pardon, avec la plus ferme assurance de l' obtenir. Les bruits publics peuvent vous avoir instruit des motifs qui me forçaient à fuir la Bretagne, lorsque j' abordai chez vous par un naufrage. Si vous en ignorez quelque circonstance, vous pourrez les apprendre de mon écuyer. Il a ordre de ne vous rien taire de mes situations passées et présentes; et je prends plaisir à croire que ces récits ne seront pas sans intérêt pour vous. Adieu, prince; persévérez dans les voies nobles où vous a vu marcher cette étrangère, objet de vos soins humains et généreux: en désirant que vous cessiez de sacrifier aux préjugés barbares, dont l' empire vous fit exposer pour elle des jours si précieux, elle demeure encore dans l' étonnement de cette preuve de votre bonté et de votre courage. Vous avez ravi entous points son estime: elle se fera gloire devant toute la terre de vous l' avoir accordée. " cette lettre fut un coup de foudre pour le prince de Galles, à qui rien, jusque-là, n' était parvenu de l' histoire de Sibille; elle réveilla en lui des principes d' honneur qu' il pouvait sacrifier à son goût effréné pour le plaisir, mais jamais oublier. Tout devint grand à ses yeux dans la conduite d' une femme sur le compte de laquelle l' orgueil et l' entêtement l' avaient égaré. Et, parmi les embûches tendues, les insultes faites à ce caractère si noble, si fait pour en imposer au sien, il se rappelle, avec indignation contre lui-même, la lâcheté qu' il a eue de se mêler parmi les bateleurs, chargés de la faire tomber en confusion, sans avoir pu y réussir; et, pour surcroît au tourment qu' il éprouve, le tableau des dons naturels qui servent de relief à un si rare mérite vient se représenter avec tout son éclat à son esprit troublé. Cent traits plus aigus, plus perçants les uns que les autres, déchirent son cœur. Un véritable amour, mais malheureux, mais désespéré, en naissant, y enfonce, non un trait, mais un poignard. Il succombe, il ne verra point l' écuyer de la divine Primrose, qu' il ne se soit donné le temps de se remettre de son désordre, de sa confusion.Vous, beau sexe, si, dans cet entre' acte, vous voulez voir un de vos plus dangereux tyrans humilié, profitez de l' occasion; considérez-le dans les angoisses de la torture. C' est pour votre satisfaction qu' un de vos dévoués l' a mis en sacrifice. Cependant il pleuvait à Rome des indulgences sur Conant et sur Sibille. Cette hasardeuse beauté en obtiendra-t-elle un peu de la part de ceux qui liront son histoire? Elle a un côté bien faible. L' amour, qui fut son maître, peut faire excuser bien des fautes, mais jamais celles qui vont directement contre les droits sacrés de la nature.
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1
+ LE NOBLE On ne suit pas toujours ses Aïeux, ni son Père (La Fontaine) Il y avait dans une des provinces de France un château très ancien, habité par un vieux rejeton d'une famille encore plus ancienne. Le baron d'Arnonville était très sensible au mérite de cette ancienneté, et il avait raison, car il n'avait pas beaucoup d'autres mérites. Mais son château se serait mieux trouvé d'être un peu plus moderne: une des tours comblait déjà une partie du fossé; on ne voyait dans le reste qu'un peu d'eau bourbeuse, et les grenouilles y avaient pris la place des poissons. Sa table était frugale, mais tout autour de la salle à manger régnaient les bois des cerfs tués par ses aïeux. Il se rappelait, les jours gras, qu'il avait droit de chasse, les jours maigres, qu'il avait droit de pêche, et content de ces droits, il laissait sans envie manger des faisant et des carpes aux ignobles financiers. Il dépensait son modique revenu à pousser un procès pour le droit de pendre sur ses terres; et il ne lui serait jamais venu dans l'esprit qu'on pût faire un meilleur usage de son bien, ni laisser à ses enfants quelque chose de mieux que la haute et basse justice. L'argent de ses menus plaisirs, il le mettait à faire renouveler les écussons qui bordaient tous les planchers, et à faire repeindre ses ancêtres.
2
+ La baronne d'Arnonville était morte depuis longtemps, et lui avait laissé un fils et une fille, qui s'appelait Julie. Le jeune seigneur avait également à se plaindre de la nature et de l'éducation: cependant il ne se plaignait pas; content du nom d'Arnonville et de la connaissance de l'arbre généalogique de sa maison, il se passait de talents et de science. Il chassait quelquefois, et mangeait son gibier avec les filles du cabaret voisin; il buvait beaucoup et jouait tous les soirs avec son domestique. Sa figure était désagréable, et il eût fallu de bons yeux pour découvrir en lui ces traits qui, selon quelques-uns, annoncent infailliblement une haute naissance. Julie, au contraire, avait de la beauté, des grâces et de l'esprit: son père lui avait fait lire des traités de blason qu'elle ne goûtait guère, et elle avait lu en secret quelques romans qu'elle goûtait beaucoup. Le séjour qu'elle avait fait chez une dame de ses parentes, dans la capitale de la province, lui avait donné quelque usage du monde; il n'en faut pas beaucoup pour rendre polie une personne qui a l'esprit pénétrant et le cœur bon.
3
+ Un peintre, qui copiait ses grands-pères et leurs quartiers, lui avait donné des leçons de dessin; elle peignait des paysages et brodait des fleurs. Elle travaillait avec adresse, elle chantait avec goût, et comme sa figure n'avait besoin ni de beaucoup d'art, ni de beaucoup de magnificence, on la trouvait toujours bien parée. Elle était fort vive et fort gaie, quoique tendre, et il lui échappait quelquefois des railleries sur la noblesse; mais le respect et l'amitié qu'elle avait pour son père les modéraient toujours. Son père l'aimait aussi; mais il aurait souhaité qu'au lieu de fleurs, elle brodât sur les écrans des armoiries; qu'au lieu de Télémaque et de Gil Blas, elle étudiât les parchemins rongés qui constataient les titres de sa famille. Il était fâché que dans sa chambre les modernes estampes fussent près de la fenêtre, tandis que les vieux portraits étaient relégués dans un coin obscur; et souvent il l'avait grondée de ce qu'elle préférait une jolie et aimable bourgeoise des environs à une demoiselle aussi laide et maussade que noble qui demeurait dans le voisinage; il aurait voulu qu'elle ne cédât le pas qu'à bonnes enseignes et selon la date des diplômes; mais Julie ne consultait jamais les diplômes: elle cédait toujours à l'âge, et aurait mieux aimé qu'on la crût roturière qu'arrogante. Par étourderie elle aurait passé devant une princesse; par indifférence et par civilité elle eût laissé passer tout le monde devant elle.
4
+ Julie ne voulait point avoir trop d'esprit, et voilà pourquoi ce qu'elle en avait plaisait davantage. Elle savait peu, mais on voyait que c'était faute d'avoir eu occasion de pouvoir apprendre; son ignorance n'avait point l'air de la stupidité. Une physionomie vive, douce et riante approchait d'elle ceux qui la voyaient, et son accueil gracieux achevait la prévention qu'avait fait naître sa physionomie. Si elle eût affecté un air de grandeur et de réserve, elle aurait fait faire d'autant plus de pas en arrière que son air en avait fait faire en avant; nous voulons plaire d'abord à une personne qui nous plaît: si elle nous reçoit mal, elle nous mortifie; irrités contre elle, nous nommons dédain ce qui n'est peut-être que défaut d'usage et de politesse; elle nous a souvent perdus pour toujours.
5
+ Julie avait beaucoup plu à une dame de Paris qui l'avait vue chez la parente dont j'ai parlé: elle la pria de venir passer quelque temps chez elle à la campagne. Julie obtint la permission de son père: il lui recommanda de se souvenir de ce qu'elle était, et Julie partit. Cette dame était fort riche, elle avait un fils unique, qui cependant était aimable et bien élevé. Il était très bien fait, Julie était belle, ils se plurent dès qu'ils se virent, et ils ne songèrent d'abord ni à se le dire ni à se le cacher: peu à peu ils se le firent entendre, et ils se trouvèrent encore plus aimables quand ils surent qu'ils se plaisaient. En compagnie, à table, à la promenade, Valaincourt disait souvent tout bas ou en mots couverts quelque tendresse à Julie; mais dès qu'ils étaient seuls et qu'il aurait pu tout dire, il ne lui parlait pas. Elle en était surprise, mais pourtant contente: elle avait lu ou elle devinait que l'amour est timide quand il est ardent et délicat; aucun discours ne lui eût fait tant de plaisir que ceux de son amant, mais elle aimait bien autant son silence.
6
+ Valaincourt avait, outre les raisons que Julie sentait, un motif de se taire qu'elle ne savait pas. Elle avait vu qu'il avait les yeux grands, les cheveux blonds, les dents belles; elle lui avait trouvé beaucoup de douceur, d'esprit et de générosité; elle avait remarqué de l'ordre, de la décence et de l'opulence dans sa maison; mais elle avait oublié de demander lequel de ses ancêtres avait été fait noble. Malheureusement c'était son père qui, par de grands services et de grandes vertus, avait mérité cette distinction. Les sages diraient que quand c'est de cette façon qu'on a acquis la noblesse, la plus nouvelle est la meilleure; que le premier noble de sa race doit être le plus glorieux d'un titre dont il est l'auteur; que le second vaut mieux que le vingtième, et qu'il y avait à présumer que Valaincourt ressemblait plus à son père que le baron Arnonville à son trentième aïeul; mais les sages ne sont pas juges compétents de l'ouvrage du préjugé. Valaincourt connaissait le préjugé, il savait jusqu'où le portait le père de Julie.
7
+ Le temps du départ de Julie approchait; tous deux étaient affligés, et ils en étaient plus tendres. Comme chacun se retirait pour s'aller coucher, ils se trouvèrent seuls dans un corridor où il n'y avait point de lumière: Valaincourt prit la main de Julie et la baisa plus vivement qu'il n'avait encore fait; car il l'avait déjà baisée, et Julie, depuis plusieurs jours, ôtait ses gants quand elle croyait devoir donner la main à Valaincourt. Le lendemain, ils se trouvèrent dans le même corridor et dans la même obscurité: alors Valaincourt prit un baiser à Julie, et Julie, qui n'aimait pas à refuser ce qu'elle pouvait donner sans peine, le laissa prendre. Le lendemain, Julie fit en sorte de se trouver dans le corridor; il y avait de la lumière. Valaincourt l'éteignit; il lui donna un tendre baiser, et puis encore un; Julie aurait voulu les rendre...
8
+ Heureusement c'était le dernier soir... Le lendemain Julie partit.
9
+ Tant qu'elle avait été avec Valaincourt, elle n'avait songé qu'au plaisir de le voir et de l'entendre; quand elle ne le vit plus, elle sentit la douleur d'en être séparée: elle pensa aux moyens de le revoir et de le voir toujours. Je ne sais ce qu'elle sentit et pensa encore: mais par bonheur le jeune homme pensait aux mêmes choses de son côté.
10
+ Un jour, comme elle brodait seule, il entra. Elle se souvint du corridor, et rougit. Valaincourt ne parut pas s'en souvenir, tant il mit de respect dans sa façon de l'aborder. Avec une femme qu'on estime, qui a l'air modeste et décent, un homme met presque en doute les faveurs qu'il en a reçues. Valaincourt ne pouvait croire qu'il eût osé toucher de ses lèvres le visage de cette divinité.
11
+ Après les premiers compliments il retomba dans son silence; Julie ne se croyait plus du tout imposante; elle trouvait qu'elle en avait assez vu pour n'être plus si timide, et, pensant qu'il devait apercevoir une partie de ce qu'elle sentait, elle se fâcha de ce silence. A sa place, se dit-elle, il me semble que je parlerais. En même temps, elle se leva pour sonner, et comme le laquais allait entrer dans la chambre: - Vous êtes bien poli, Monsieur, dit-elle à Valaincourt, de venir de si loin, puisque vous n'avez rien à me dire. Donnez le café, et si mon père est au logis, priez-le d'en venir prendre.
12
+ - Ah! Mademoiselle, répondit Valaincourt, qu'il est difficile de parler quand on pense que de ce qu'on va dire dépend peut-être toute notre félicité, ou tout notre malheur!... Si je m'y prenais mal!... Ah! grand Dieu! Si je ne disais pas ces mots qui vous persuaderaient! Julie, adorable Julie, dites... que faut-il que je dise? Quels discours, quels motifs, quelles assurances pourraient vous engager à vous donner à moi?
13
+ - Ah! Valaincourt... dit Julie avec un regard et un sourire qui promettaient tout, qui répondaient oui à tout ce qu'il aurait voulu dire.
14
+ Valaincourt, qui les entendait, n'en demanda pas davantage: hors de lui-même, il prend ses mains et les baise avec transport; il ose même, il ose en plein jour presser sa bouche sur la sienne; le père eût pu entrer, mais ils n'y pensaient pas: qu'auraient-ils craint dans leur délire? Il fut court cependant: Julie s'alarma de l'ardeur de son amant et de sa propre complaisance: - Laissez, laissez-moi! dit-elle, Valaincourt, nous nous oublions.
15
+ Dans ce moment, ils entendirent du bruit, et se hâtèrent de se rasseoir. Julie baissa la tête sur son ouvrage pour cacher son désordre; le jeune homme alla au-devant de M. d'Arnonville avec un air de soumission qui parut le prévenir en sa faveur.
16
+ - J'ai pris, Monsieur, la liberté de venir voir Mademoiselle votre fille, avec qui mon bonheur m'a fait faire connaissance.
17
+ - N'avez-vous jamais vu mon château?
18
+ - Non, Monsieur, je n'avais jamais eu de prétexte pour oser venir vous rendre mes devoirs.
19
+ - Il mérite bien qu'on le voie, dit le vieux seigneur; un baron d'Arnonville, dont le trisaïeul avait été créé chevalier sous Clovis, le fit bâtir en l'an 456. Il n'est pas étonnant qu'il le fit faire aussi vaste que vous le voyez: dans ce temps-là, la noblesse était respectée comme elle doit l'être, elle était riche et puissante; aussi était-elle bien plus pure et bien plus rare qu'aujourd'hui: à présent c'est une récompense ordinaire, rien n'est si commun, et je ne fais nul cas de ces petits nobles sans aïeux.
20
+ - Nous en avons, dit Julie, depuis le grenier jusqu'à la cave...
21
+ - Et la plupart des anciennes familles, continua le baron, se sont corrompues par des mésalliances; il en est bien peu, j'ose le dire, qui se soient, comme les d'Arnonvilles, soutenues dans toute leur pureté; aussi j'espère bien que mes enfants...
22
+ - C'est sans doute, interrompit le jeune homme, qui n'y pouvait plus tenir, c'est sans doute une satisfaction et un motif de plus pour être vertueux que de trouver dans ses ancêtres des exemples de vertu et d'amour pour la patrie, quand on joint à un grand nom un grand mérite, et qu'au lieu de la vanité...
23
+ - Puisque vous n'avez jamais vu le château, vous n'avez jamais vu les portraits; il faut que je vous les montre, cela ne pourra que vous être utile pour l'étude de l'histoire. Monsieur, voulez-vous me suivre?
24
+ - Mademoiselle nous accompagne-t-elle? dit Valaincourt d'un ton affligé!
25
+ - Non, répondit en riant Julie, j'ai assez vécu avec mes grands-pères, et je les connais bien.
26
+ Valaincourt suivit tristement le baron; celui-ci, à qui il plaisait, ne lui épargnait pas un portrait, pas un écusson, pas une anecdote; chaque portrait, chaque écusson amenait une réflexion qui perçait le cœur du pauvre Valaincourt.
27
+ Ce n'est pas qu'il fût mortifié d'une si ridicule ostentation: il n'aurait pas voulu tenir sa noblesse du roi Ninus à la charge d'être aussi vain et aussi fou que le baron d'Arnonville. Mais Julie! Enfin il entra dans sa chambre et il tressaillit. Pendant que le père s'embarrassait dans l'histoire du premier de ses ancêtres que le pinceau eût transmis à la postérité, Valaincourt parcourait des yeux l'ouvrage du goût de la fille. Il vit sur une table un paysage qu'elle avait fini, un autre commencé, et parmi ses pinceaux et ses couleurs, il vit un petit catéchisme, Segrais, Racine et Gil Blas. Il vit les belles estampes qu'elle préférait aux vieux portraits, il vit des fleurs...
28
+ Mais il ne vit plus rien de tout le reste quand il eut aperçu le portrait de Julie: il était crayonné en petit; il était ressemblant. Valaincourt ne songea plus qu'à détourner les yeux du père.
29
+ - Quel est cet homme respectable, dit-il, qui est là, Monsieur, derrière vous?
30
+ Le baron se tourna: - C'est celui dont je vous ai tant parlé: n'avez-vous pas entendu?
31
+ - Ah! Monsieur, pardon, je me le rappelle.
32
+ Valaincourt avait le portrait et ne désirait plus rien; mais voyant que le père recommençait, il prit le joli paysage qui était à sa bienséance. Enfin, ils sortirent de cette chambre.
33
+ - N'est-il pas vrai, dit Julie, lorsqu'ils la rejoignirent, que je suis riche en grands-pères? Mes grand'mères ne sont pas belles, mais cela ne fait rien, elles sont anciennes; je compte me faire peindre bien des fois, belle ou laide: dans trois cents ans mon portrait vaudra son pesant d'or.
34
+ - Ah! Mademoiselle, lui dit Valaincourt, votre portrait ne sera pas si cher, si précieux qu'il l'est aujourd'hui; alors peut-être la vanité le vénérera; aujourd'hui l'amour l'adore.
35
+ - L'avez-vous vu, Monsieur?
36
+ - Oui, Mademoiselle, vous verrez que je l'ai vu comme je devais le voir; j'ai vu aussi vos livres et vos paysages...
37
+ - Ne vous êtes-vous pas fort amusé à voir mes ancêtres?
38
+ - Non, Mademoiselle, je n'ai regardé que ce qui avait rapport à vous.
39
+ Ceci se disait à demi voix; Julie souriait, et Valaincourt était bien aise de voir que la fille n'eût pas le même respect pour l'ancienneté que son père... Il était tard, Valaincourt prit son congé d'eux et s'en alla.
40
+ - Ce jeune homme est-il ton amant? dit le baron à sa fille.
41
+ - Je crois qu'oui, mon père.
42
+ - Pense-t-il à t'épouser?
43
+ - Oui, mon père.
44
+ - Est-il gentilhomme?
45
+ Julie n'en savait rien: elle le supposa, et dit encore oui.
46
+ - D'une ancienne famille?
47
+ - Oui, mon père.
48
+ - D'où tirent-ils leur origine?
49
+ - De Renaud de Montauban, répondit Julie par un mouvement de gaîté plutôt que par politique.
50
+ - Quoi! ma fille, de Renaud de Montauban! Mon Dieu, que tu serais heureuse!
51
+ Quelle joie pour moi de te voir ainsi mariée!
52
+ En disant cela, il l'embrassa avec une tendresse qui la déconcerta. Elle se repentit de lui en avoir imposé sur une chose qui lui paraissait si importante et craignit les conséquences de son badinage, s'il venait à se découvrir; elle s'indigna aussi de tant de folie; et tous ces sentiments ensemble l'agitèrent si fort, qu'elle fut obligée de se retirer.
53
+ Elle s'assit dans sa chambre, les deux bras appuyés sur sa toilette, et la tête appuyée sur ses mains. Mon père ne demande pas, disait-elle, s'il est sage, s'il a le cœur bon, il demande si sa famille est ancienne... Sur cette assurance il me donne à lui... Ah! si Valaincourt allait n'être pas si noble, il me le refuserait! il serait d'autant plus inflexible que je l'ai trompé. Mon Dieu!
54
+ quelle imprudence, et que je suis coupable! - Elle rêve encore quelque temps avec cette tristesse, puis se levant et se promenant par sa chambre, elle voulut regarder pour se distraire le paysage dont Valaincourt avait parlé: ne le trouvant point, elle alla à son portrait... Alors elle comprit ce que Valaincourt avait voulu dire; ce vol lui parut aussi plaisant que tendre; elle s'imagina voir son père disant d'un côté: "Voilà Jean-François-Alexandre d'Arnonville", pendant que Valaincourt pensait: "Voici Julie d'Arnonville, il faut l'emporter." Quand une jeune fille se voit tendrement aimée de son amant, ses chagrins sont aisément adoucis: ce fond de joie rend son cœur facile à s'égayer. Julie trouva que si Valaincourt ne descendait pas de Renaud, il descendait de quelque autre, qu'elle pouvait faire passer sa tricherie pour une erreur, que peut-être aussi il ne serait pas impossible d'en tirer parti, qu'il faudrait prévenir Valaincourt et concerter avec lui sa généalogie. "Si les motifs raisonnables ne touchent pas mon père, disait-elle, ne serait-il pas permis de le tromper un peu? Devrions-nous être les victimes d'un préjugé si ridicule?" Cette morale un peu relâchée l'accommodait, elle s'y arrêta: il lui vint dans l'esprit d'écrire à Valaincourt pour l'avertir; elle prit l'écritoire, les plumes et le papier. Elle imagina le moyen de faire parvenir sa lettre, et je jurerais qu'elle aurait écrit en effet, si elle eût été sûre de son style et de son orthographe; mais Julie passa rapidement sur ses véritables motifs de ne point écrire; elle se persuada, en remettant tout cet attirail, que la prudence, la réserve, la modestie, le respect des bienséances l'arrêtaient, et elle s'applaudit de ces vertus qu'elle n'avait pas.
55
+ On vint appeler Julie pour le souper: déjà son père avait fait part de ses espérances au jeune baron; à peine ils purent se contenir en présence des domestiques. Dès qu'ils furent renvoyés, on but à la santé du descendant de Renaud; mais Julie, ne pouvant supporter le spectacle de leur joie, se retira encore une fois également honteuse de sa faute et de leur extravagance: seule dans sa chambre, elle se mit à pleurer. L'amour, le repentir, la crainte, l'espérance se confondaient dans son cœur et l'oppressaient. Une jeune personne agitée par différents sentiments, quand elle ne sait plus comment se démêler, pour se tirer d'embarras, elle pleure. Julie ayant cessé de répandre des larmes, le chaos qui l'accablait se trouva presque dissipé; il ne lui resta bientôt plus que l'idée de son amant. Elle le vit, tel qu'il lui avait paru au premier instant de leur connaissance; elle se rappela les marques de sa tendresse; elle se reprochait tantôt d'y avoir trop répondu pour la décence, puis de n'y avoir pas assez répondu pour l'amour. Enfin, elle se coucha, et en se couchant, elle trouvait qu'il y avait bien longtemps qu'elle n'avait vu son lit. "N'est-ce donc que ce matin, se disait-elle, que je me suis levée? N'est-ce que cet après-dîner que Valaincourt est venu?" Jamais journée ne lui avait paru si longue, parce que jamais journée n'avait été pour elle si remplie de sensations diverses et intéressantes. Elle ne pouvait concevoir qu'elle eût senti et pensé tant de choses, qu'elle eût eu tant de joies et de chagrins en si peu de temps. Julie n'est pas la seule à qui le temps paraisse encore plus long dans la succession rapide d'impressions variées que dans la langueur de l'inaction.
56
+ Julie s'endormit malgré la tendresse; ses songes ne lui annoncèrent rien de fâcheux; le lendemain nul pressentiment ne la troubla; elle passa la moitié de la matinée à peindre dans sa chambre. Son père dînait au château voisin: ainsi, elle était seule. Combien de fois ne souhaita-t-elle pas que Valaincourt vînt troubler cette solitude et mettre à profit des moments qui coulaient pour rien!
57
+ S'étant mise sur un banc de l'avenue, elle le vit venir, mais il était avec son père. Il avait regardé le portrait de sa maîtresse une partie du jour, mais il voulut voir sa maîtresse elle-même: il se mit en chemin pour cela d'abord après dîner, et rencontra M. d'Arnonville qui retournait chez lui. Le baron ne tarda pas à lui parler de la chose qui occupait uniquement son cœur: - J'ai appris, Monsieur, lui dit-il, après lui avoir fait bien des révérences, j'ai appris que vous aimiez ma fille et que vous songiez à l'épouser.
58
+ Valaincourt étonné ne répondit à ce début que par une profonde inclination. La surprise, l'inquiétude étaient peintes sur son visage et le rendaient muet. "Mon sort va être décidé, disait-il en lui-même: bon Dieu, que va-t-il ajouter?"
59
+ - Je suis décidé depuis longtemps, continua le baron d'un air gracieux, à ne donner ma fille qu'à un homme d'une naissance illustre: les d'Arnonville ne feront déshonneur à aucune famille, ils peuvent prétendre à tout; mes ancêtres...
60
+ - Ah! Monsieur, s'écria imprudemment l'amoureux Valaincourt, je connais toute votre supériorité, je sais que je ne suis pas digne de votre alliance; mais si l'amour le plus tendre, le désir le plus vif de rendre heureuse votre aimable fille, pouvaient me tenir lieu d'une noblesse plus ancienne, si l'honneur, la probité, mon dévouement pour vous...
61
+ Dans le moment Julie s'était approchée, elle avait entendu ce que disait Valaincourt, et sa confusion expliqua tout le mystère. Valaincourt était tourné de façon qu'il ne voyait pas encore Julie; mais le père n'écoutait déjà plus Valaincourt: il jeta sur elle un regard qui la fit tomber à ses pieds.
62
+ Valaincourt, interrompu par ce mouvement, regardait la fille et le père sans pouvoir comprendre ce qui occasionnait une scène si touchante. Il ne savait que penser ni que dire. Julie, les yeux baissés vers la terre, laissait couler ses pleurs et gardait le silence; le père, furieux, ne pouvait parler. Enfin, recouvrant la parole: - Fille indigne de moi et de vos aïeux, dit-il, vous avez donc voulu tromper votre père! Tout ce que vous m'avez dit de la naissance de votre amant n'est donc qu'une fable?
63
+ - Ah! mon père, répondit Julie, je suis criminelle. Mais... mais jamais Valaincourt...
64
+ - Quoi! Julie, c'est moi qui vous trahis! s'écria-t-il; je devais deviner, je devais me taire.. Ah! c'est pour moi que vous êtes coupable, et c'est moi qui vous trahis! Monsieur, continua-t-il, en se mettant à genoux à côté de Julie, Monsieur, pardonnez une faute que l'amour a fait commettre et qu'ainsi nous partageons! Permettez-moi d'aimer votre fille; ses grâces, son esprit, la beauté de son âme aussi bien que sa naissance l'élèvent fort au-dessus de moi. Elle mérite un trône,... mais un roi ne serait pas plus tendre: jamais elle ne trouvera tant d'amour que dans mon cœur; jamais ses perfections ne seront mieux adorées... Encore une fois, permettez que je l'aime, que je la voie, que je vous voie, et votre propre jugement décidera de mon sort.
65
+ - Renaud de Montauban! dit le père, sans paraître l'avoir entendu: depuis combien d'années votre famille a-t-elle ses titres de noblesse?
66
+ Valaincourt ne répondit rien: - Parlez, lui dit Julie, soyez plus sincère et plus généreux que moi.
67
+ - Depuis trente-cinq ans.
68
+ - Trente-cinq ans! et je donnerais ma fille!... Allez, Mademoiselle, allez pleurer votre honte, et ne reparaissez point devant moi! Et vous, Monsieur, qu'on ne vous voie plus ici!... Otez-vous à l'instant de mes yeux! dit-il à Julie, qui continuait à pleurer à genoux; aurais-je cru que vous pussiez oublier jusque là votre origine? Vous méritez bien peu d'être ce que vous êtes!
69
+ - Sans doute, dit Valaincourt, en aidant Julie à se relever, elle ne méritait pas un père tel que vous...
70
+ Il en aurait dit davantage si un regard de Julie ne lui eût imposé silence. Et comme elle prenait, en pleurant, le chemin du château, l'amant désespéré s'éloigna en maudissant son sort et la noblesse.
71
+ Pour le baron d'Arnonville, outré, indigné, ne pouvant marcher tant il était ému, il s'assit sur le même banc où quelques moments plus tôt lisait et rêvait paisiblement Julie. Ayant fait appeler sa ménagère par un ouvrier qui travaillait dans le jardin, il lui apprit l'aventure en peu de mots, et lui ordonna de veiller à ce que Julie ne pût sortir de sa chambre, ni recevoir des nouvelles de son amant. Cette vieille, qui était une des archives du château, et qui, depuis une enfance très reculée, n'entendait et ne voyait que les folies de ses maîtres, était presque aussi vive sur la noblesse que le baron: elle entra de tout son cœur dans son ressentiment, et courut enfermer et haranguer sa jeune maîtresse. Julie, quoique naturellement douce, s'indigna d'un traitement si dur, et lorsque la vieille, ayant expliqué sa commission, commença à dire: "Pour une demoiselle de votre rang..."
72
+ - Taisez-vous, lui dit-elle, j'en ai assez entendu de ces extravagances; enfermez-moi, mais sortez.
73
+ Deux jours, Julie ne voulut écouter ni répondre: elle mangeait peu, elle ne dormait point, elle pleurait beaucoup.
74
+ Le baron, resté seul sur le banc, disait: "Un petit noble de nouvelle date présume de s'allier à moi, et ma fille l'écoute! D'un côté quelle audace! de l'autre quelle lâcheté!" Il dit cela tout seul jusqu'à la nuit tombante, il le dit ensuite à son fils, il le dit la nuit dans ses rêves, et le lendemain, faisant le tour de ses portraits, il crut y voir le reproche et l'indignation.
75
+ Le troisième jour, le vent ayant abattu une partie du pigeonnier, et la girouette où étaient gravées les armes d'Arnonville étant tombée à ses yeux du haut de la tour dans un fossé bourbeux, son esprit fut saisi des plus vives craintes. Il se coucha, l'imagination frappée, et à peine le soleil eut versé sur lui ses pavots, qu'il vit les mânes de ses ancêtres, armés de pied en cap, s'approcher de son lit d'un air consterné. Le baron s'éveillant en sursaut les pria d'apparaître à sa fille, mais leurs ombres antiques n'en firent rien.
76
+ Julie, ayant reçu sur le soir un billet de Valaincourt, dormait tranquillement: ses songes étaient l'ouvrage de l'amour et de l'espérance.
77
+ Valaincourt s'était adressé, pour lui faire tenir ce billet, à la fille du jardinier, que l'affabilité de Julie lui avait attachée. Cette fille se chargea volontiers de la commission, et demanda à la vieille geôlière la permission de porter elle-même des fruits à Julie. Mme Dutour, qui n'était au fond pas méchante et à qui le chagrin de sa maîtresse commençait à inspirer de la pitié, y consentit; et la jeune fille, après avoir un peu causé avec Julie, lui dit tout bas qu'au fond du panier de fruit elle trouverait une lettre. Julie ne fut pas plus tôt seule qu'elle l'ouvrit, et voici ce qu'elle lut: "Belle et tendre Julie! Puisque vous connaissez l'Amour, il serait inutile de vous dire ce que je sens et ce que je soupire; et comment ma plume pourrait-elle l'exprimer? Mon dessein est de vous assurer qu'il n'est rien que je n'entreprenne, rien que je ne hasarde, pour vous tirer des mains cruelles qui nous séparent... Pourriez-vous n'y pas consentir, Julie? Pourriez-vous adopter une ridicule prévention? Si je le croyais... Si je croyais que vous puissiez vous repentir un instant, si vous pouviez être moins heureuse... Dieu m'est témoin que je renoncerais à tout mon bonheur pour vous épargner un regret...
78
+ Dites, Mademoiselle, craignez-vous les regrets? Ma naissance... Pardon, Julie, vous m'aimez, et j'ose soupçonner votre cœur! Jugeriez-vous indigne de votre main celui que vous ne jugez pas indigne de votre tendresse? N'est-ce pas pour moi que vous souffrez!... Fiez-vous à mon amour, charmante Julie: nous ne souffrirons pas longtemps."
79
+ Julie l'en crut sans trop savoir pourquoi. Elle lut et relut le charmant billet; en lisant, l'espoir, la gaîté même renaissaient dans son cœur. Elle mangea, elle dormit: le lendemain elle reprit son ouvrage et sa peinture. Mme Dutour la trouva douce et affable comme auparavant, et enfin elle eut le plaisir de haranguer sans être interrompue. Le jour suivant, la petite fille revint avec sa corbeille pendant que Mme Dutour disait: - De la naissance dont vous êtes, vous pouvez aspirer aux partis les plus nobles.
80
+ - Cela se peut bien, répondit en souriant Julie.
81
+ - Votre mari sera grand seigneur, vous aurez un grand château, et vous serez bien contente.
82
+ - Cela se pourrait bien, dit Julie, d'un air encore plus doux et plus riant.
83
+ Mme Dutour, se croyant bien avancée, sortit en s'applaudissant pour dire au baron qu'il n'y avait qu'à la laisser faire, et que dans deux jours Julie aurait oublié son amant. Mais elle ne trouva personne à qui communiquer son art et sa joie: le baron était sorti pour se distraire, et fit dire qu'il ne reviendrait que le lendemain. Julie se hâta de profiter de l'absence de sa gouvernante pour lire la lettre de Valaincourt. Il lui disait qu'ayant tout examiné, il jugeait son évasion facile, que sa fenêtre était basse, que cet endroit du fossé était presque comblé, qu'il l'attendrait dans l'avenue au milieu de la nuit, et qu'une voiture légère pourrait les mener avant le jour dans une ville peu éloignée, où ils se jureraient un amour inviolable au pied de l'autel: "Je ne doute plus de mon bonheur, continuait-il; puisqu'il dépend de vous, chère Julie, ce serait vous faire injure; l'Amour vous donne à moi, ses droits sont sacrés. A minuit, quand la lune commencera à dissiper les ténèbres, quittez la triste prison où le barbare préjugé vous retient, et que l'Amour vous conduise dans les bras de votre amant. Je ne demande point de réponse: vous avez dit que vous m'aimiez, c'était tout promettre. A minuit, Julie... quel moment! quels plaisirs!"
84
+ Julie laissa tomber la lettre et resta quelque temps immobile. Un sentiment mêlé de surprise et de joie, tel que le fait naître l'apparition inattendue d'un objet agréable, mais tout nouveau, tint quelque temps ses pensées comme suspendues. Un enlèvement! ce soir même! quitter la maison de son père, et se donner à Valaincourt!
85
+ Julie se leva enfin, ouvrit la fenêtre, et sans s'avouer ses intentions, elle regarda si effectivement il était si facile d'en sortir. Voyant que de ce côté-là il n'y avait point d'objection à faire, elle releva la lettre et la lut encore une fois. "Il est vrai, dit-elle, que le préjugé qui me retient ici est aussi barbare qu'extravagant; il est vrai que j'ai dit que je l'aime...
86
+ Valaincourt ne doute pas de mon consentement; ce serait, dit-il, m'offenser, je suis à lui... Il m'attendra..."
87
+ Le même ton d'autorité qui rend un mari si odieux, combien n'est-il pas favorable à un amant! Avec le même air qu'on élude les droits de l'un parce qu'on les hait, on grossit les droits de l'autre, parce qu'on les aime. On ne veut plus de sa liberté lorsqu'il faudrait l'employer contre le penchant; si Valaincourt eût supplié, s'il eût demandé un consentement, comme doutant de l'obtenir, peut-être Julie n'eût osé se rendre: mais Valaincourt exigea, et Julie ne crut pas pouvoir désobéir. Valaincourt eût sans doute eu assez de peine à expliquer ces droits sacrés de l'amour qu'il réclamait avec tant d'assurance.
88
+ Mais Julie ne demandait point d'explication, point de preuve, elle l'en crut sur parole, et elle pensa être moins déterminée par sa passion que par un certain devoir inviolable, que pourtant elle ne comprenait pas. La voilà donc presque résolue; elle verse des larmes en pensant au père qu'elle abandonne, à ce séjour qui la vit naître, qui la vit croître, et qu'elle va quitter; mais elle pense à son amant, et ses pleurs se sèchent. "Je serai donc, s'écrie-t-elle, je serai donc à lui pour jamais!"
89
+ Alors elle retourne à sa fenêtre, et examinant avec plus d'attention, elle voit que précisément à l'endroit où il faudrait descendre, il y avait un creux où l'eau de la pluie, qui était tombée ce jour-là, s'était arrêtée. Il fallait combler ce creux: de quoi se servir? Julie regarde autour d'elle, et voyant les portraits de ses aïeux: "Vous me rendrez, dit-elle, au moins ce service!" Et elle saute aussitôt en riant sur une chaise pour dépendre Jean-François-Alexandre d'Arnonville: le grand-père fut jeté dans la boue, et, celui-là ne suffisant pas, il fut suivi d'un second, puis d'un troisième: jamais Julie n'avait cru qu'on pût tirer si bon parti des grands-pères.
90
+ Ce nouvel usage la divertissait. Cependant elle était fort agitée; et si, d'un côté, son cœur se délectait dans l'espoir d'être à son amant, de l'autre il saignait pour son père. Ah! que les principes d'une bonne éducation eussent été puissants sur une âme naturellement vertueuse et encore incertaine! Mais les arguments pour le devoir qu'avait toujours employés le père, étaient encore moins solides que ceux de l'amant pour l'amour.
91
+ La petite fille vint chercher son panier: ne sachant pas le contenu des lettres qu'elle avait portées, et voyant qu'une réponse de Julie faisait grand plaisir à Valaincourt, elle demanda si elle ne lui donnait point d'ordres. Julie hésita: c'était le moment de détruire les espérances de Valaincourt. Elle pâlit, elle rougit: - Non, dit-elle enfin d'une voix tremblante. Et puis elle fit un présent à la fille du jardinier.
92
+ A huit heures son frère vint la voir: c'était la première fois. Après quelques railleries assez peu délicates, il lui raconta qu'il avait fait l'honneur à un petit parvenu de jouer avec lui un jeu qu'il entendait très bien et que l'autre n'entendait point du tout, et que charmé de trouver une dupe, il avait joué tout le jour et gagné une somme considérable. On n'est jamais plus sévère pour une faute dont on se sent incapable, que quand on en a quelqu'autre à se reprocher: Julie lui dit que c'était bien lâche et bien honteux; il fit une réponse méprisante, et s'en alla. "Je serai bientôt éloignée, dit-elle, de cette aimable noblesse... C'est peut-être avec un pareil personnage qu'on me condamnerait à passer ma vie, et encore me croirait-on trop heureuse s'il avait bien des quartiers. Oh! bien, qu'ils entrent dans l'ordre de Malte et dans les chapitres, ces grands seigneurs, cela leur est dû; Valaincourt ne s'y oppose point, il leur en cède, je pense, sans envie, l'honneur et les vœux; mais mon cœur et ma main n'ont rien de commun avec toutes les croix."
93
+ Elle acheva de préparer sa sortie, jusqu'à ce que la ménagère vînt lui apporter à souper; elle se coucha ensuite pour qu'on ne soupçonnât rien. Lorsque tout fut endormi, depuis le jeune baron jusqu'à ses meilleurs amis les chiens de chasse, elle se releva, elle s'habilla à la hâte et légèrement, sans lumière, et par conséquent sans miroir: elle pensait bien que de nuit, à la faible lueur de la lune, Valaincourt ne s'amuserait pas à contempler son ajustement.
94
+ La lune paraît, minuit sonne; Julie jette un paquet qu'elle avait fait de ce qu'elle avait de plus précieux; elle monte sur la fenêtre, elle redescend; elle monte encore... quelque chose la retient; elle croit entendre son père: mais que lui dit-il pour l'arrêter? Il lui parle de son nom, de sa naissance, de l'honneur de son origine qu'elle avait à soutenir. Julie trouva que tout cela ne faisait rien à l'affaire, et qu'elle ne devait pas être plus malheureuse que sa servante (à qui il était donc apparemment permis de se faire enlever). L'amour lui présente des motifs moins faibles, il la détermine, et Julie saute justement sur le visage d'un de ses ancêtres qui se rompt sous ses pieds. Le bruit éveille la ménagère, qui ne couchait pas loin de là. Mais pensant que c'était quelqu'un de ces esprits qui honorent fréquemment de leurs visites les anciens châteaux, elle se contenta de dire un Ave Maria, en s'enfonçant dans ses couvertures, et cette fois les revenants furent bons à quelque chose.
95
+ Julie s'avance à travers les ruines; elle entre dans la cour. Un chien s'éveille, mais il ne trahit point l'aimable maîtresse qui l'a caressé tant de fois. Elle veut sortir par une petite porte, qui malheureusement était fermée: elle revient sur ses pas en tremblant. "Dieu! que deviendrai-je, dit-elle, si je ne trouve point d'issue!" Un vieux petit mur la lui fermait: elle passe par dessus; la voilà dans l'avenue, la voilà avec son amant; ne nous mettons point en peine de ce qu'ils devinrent.
96
+ Le lendemain, quand on porta la terrible nouvelle au vieux baron, il tomba sans connaissance. En revenant à lui, après bien du temps et des drogues, il disait d'une voix presque éteinte: - Un nouveau noble! ô mes ancêtres! ô mon sang! éternel opprobre!
97
+ On craignait qu'il ne mourût de douleur. En vain un homme raisonnable qui se trouvait là lui représentait que tout au plus la noblesse était un préjugé pour le mérite, et qu'un mérite reconnu, comme celui de Valaincourt, n'avait pas besoin du préjugé; qu'on ne peut jamais s'attribuer le mérite d'autrui, et que quand on le pourrait, un noble ne s'en trouverait souvent pas plus qu'un autre, celui à qui on a donné primitivement son titre pouvant avoir été un malhonnête homme ou un sot... Ce discours blasphématoire fut interrompu par une seconde pâmoison plus longue encore que la première.
98
+ C'en était fait, je pense, du baron, si une lettre bien consolante ne l'eût rappelé à la vie. Le sort le dédommageait de l'acquisition d'un gendre riche et aimable, en lui offrant la bru la plus désagréable qu'on puisse imaginer. Il accepta avec joie cette compensation. Il rendit grâce au Ciel, et admira la sagesse de la Providence, qui dispense avec égalité les biens et les maux. Il n'est pas besoin de dire que la demoiselle était complètement noble; on n'envoyait pas son portrait, mais son arbre généalogique, et il était tel que le père n'hésita pas. Le fils avait ouï dire qu'elle était louche et bossue; mais l'honneur de joindre ses armes et ses quartiers aux siens le fit passer sur tous les désagréments du reste; il comptait bien d'ailleurs se consoler avec des créatures moins nobles et moins laides, et il avait trop de grandeur d'âme pour penser qu'il fallût aimer celle qu'on épousait: le mariage fut donc bientôt conclu.
99
+ Julie, en ayant appris la nouvelle, s'informa du jour des noces. A la fin du repas, le père d'Arnonville, rappelant la vigueur de ses jeunes ans, célébra par vingt rasades une union si bien assortie. Lorsque le vin commençait à confondre dans sa tête l'ancienne et la nouvelle noblesse, Valaincourt et Julie entrèrent dans la salle et se jetèrent à ses pieds: ayant perdu une partie de ce qu'il appelait sa raison, il ne sentit que sa tendresse, et pardonna.
100
+ Julie fut heureuse, et ses fils ne furent point chevaliers.
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+ LETTRE [N° 6] Sur l'Édit concernant les Protestants Hanau, le-janvier 1788.
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+ N'est-il pas bien étrange, Monsieur, qu'une de vos grandes Dames aille solliciter contre les Protestants, et publie un mémoire contre l'Édit qui les favorise? On regardait dans les pays étrangers l'absurdité de la révocation de l'Édit de Nantes comme un axiome en politique, et l'on ne croyait pas qu'au bout d'un siècle un seul Français ne vît détruire avec plaisir ce monument de la faiblesse et de la superstition de Louis XIV, de l'adresse et du pouvoir des jésuites. Nous n'expliquions les délais qu'éprouvait la révocation de la révocation que par l'indolence ordinaire des Souverains et des corps, que par la lenteur presque inséparable des opérations de ce genre. On en sent longtemps la nécessité avant que l'incertitude sur la forme, sur la manière, sur les limitations, cesse de les entraver; c'est à Paris l'histoire de l'Hôtel-Dieu c'est aussi celle du Code criminel en France, et nous pensions que c'était celle des Protestants.
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+ L'on veut enfin s'occuper de cet objet, on veut fixer toutes les incertitudes et lever tous les obstacles. L'Europe entière applaudit aux intentions du Roi, et croit que tous les Français sans exception lui rendront grâces d'un acte de sagesse qui est en même temps un acte de justice et de bonté: point du tout; il y a encore des Français jésuites. On enlève les Mémoires de M. de Malesherbes, l'on écrit et l'on imprime contre les Protestants. Je ne rentrerai ici dans aucune des discussions que d'autres feraient mieux que moi; je dirai seulement à Mme la M. de N. de la part de la Religion Catholique qu'elle ne se croie point du tout mise en danger par l'Édit du Roi, qu'elle ne s'affligerait pas même de voir revenir en France beaucoup de familles françaises éparses en Suisse, en Allemagne, en Hollande. Tout au contraire, elle croirait voir des brebis égarées s'acheminant peu à peu vers le bercail. Et en cela je crois que la Religion Catholique ne raisonne pas trop mal pour une Religion. Par exemple, vous m'avouerez, Madame la M..., qu'aujourd'hui que le grand fanatisme n'est plus si commun qu'autrefois, il est très possible que des gentilshommes français, retournés dans leur ancienne et véritable patrie, désirassent d'y voir leurs enfants en possession de tous les avantages dont leur naissance les rendrait susceptibles, et les laissassent aller d'abord indifféremment au prêche et au prône, puis se marier avec des Catholiques, si le Roi et le Parlement veulent bien le permettre, puis entendre la messe, l'un avec sa femme, l'autre avec son mari. Vous m'avouerez encore que les enfants de ces enfants pourraient bien ensuite être baptisés par des Prêtres Catholiques, puis aller à confesse, etc.
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+ Et voilà autant de convertis, pour lesquels on n'aura point employé ces dragonnades dont votre Religion doit se faire un peu de peine, quand même ce seraient toujours des Noailles qui les commanderaient. J'ai parlé des gentilshommes, parce que les âmes nobles doivent un peu plus intéresser une grande Dame que les âmes roturières, mais il y aurait des espérances assez semblables à concevoir pour celles-ci. Et à présent je me tourne vers toute la Nation Française, voulant essayer de faire agir sur elle, envers ses enfants expatriés, un genre de reconnaissance dont elle me paraît très susceptible.
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+ La France est glorieuse avec raison de l'empire qu'elle exerce sur la plupart des Nations de l'Europe, en leur faisant parler sa langue, jouer ses comédies et lire ses livres, au point qu'avec le français on se fait entendre presque partout, et qu'avec le français beaucoup de gens paraissent des littérateurs passables sans entendre ni le grec, ni le latin. A qui la France doit-elle cet empire aussi lucratif que glorieux? Car on n'irait pas en foule s'engouer à Paris de vos modes, y répandre son argent en mille manières, si on n'entendait pas la conversation, si on ne jouissait pas des spectacles. A qui, dis-je, la France doit-elle cet agréable empire, qu'elle exerce bien plus sur l'Angleterre, l'Allemagne, et la Hollande, que sur l'Italie et l'Espagne, à qui, si ce n'est à ses réfugiés, répandus dans tous les pays Protestants? Sans eux, la Cour de Berlin n'aurait pas été française, le feu Roi de Prusse n'aurait pas écrit en français, son frère, le Prince Henri, n'aurait pas entendu avec cette finesse les hommages qui lui ont été rendus en France, et n'y aurait pas répondu avec cette sensibilité. Grâce aux instituteurs français, les enfants hollandais et allemands apprennent La Fontaine par cœur, dès qu'ils savent parler; depuis quarante ans, les lettres de Mme de Sévigné sont entre les mains de toutes les Allemandes, de toutes les Hollandaises, de toutes les femmes de Suisse, un peu bien élevées, et le règne de Louis XIV leur est bien plus connu qu'aucune partie de l'histoire de leur propre pays. Lirions-nous aujourd'hui Montesquieu, Voltaire, Buffon, vos édits, vos mémoires, vos remontrances, si votre langue ne nous était pas familière, si votre pays n'était pas une seconde patrie pour la plupart d'entre nous, une patrie que se choisissent le goût et l'élégance? Après avoir reconnu la cause dans ses effets, nous verrons combien ces effets étaient naturels, si nous fixons les yeux sur la cause elle-même.
6
+ Dans le temps que Saurin faisait accourir à ses sermons tout le beau monde de La Haye, plusieurs Français et Françaises de qualité y donnaient la prévention la plus favorable pour leur Nation, et les reparties fines de Mme de Dangeau les jugements qu'elle portait sur les gens et les ouvrages, étaient cités dans toute la Hollande. Deux parentes du Duc de La Rochefoucauld furent gouvernantes d'enfants chez des gens de qualité à Utrecht; d'autres filles de condition pleines d'esprit, et de mérite, y tenaient une école au commencement du siècle, et vers l'an 1720 de jeunes gens des deux sexes jouèrent chez elles Iphigénie et Idoménée. Je le demande, ces émanations de la France ne doivent-elles pas avoir contribué infiniment à vous faire régner sur les esprits des peuples où elles furent portées?
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+ A présent qu'il ne vous reste plus à faire aucune conquête de ce genre, à présent que nous sommes les tributaires de votre littérature, et presque les esclaves de vos usages, rappelez, Français, il en est bien temps, les exilés qui vous ont acquis cet empire; rappelez-les avec empressement, avec amour; vos rigueurs furent si peu modérées! Ne soyez pas timides et avares dans vos faveurs. La Religion Catholique assise chez vous sur le trône, entourée d'une milice si vigilante et si nombreuse d'Évêques, d'Abbés, de Moines de toute espèce, qu'a-t-elle à redouter? Mme la M. de N. en entendra-t-elle une messe de moins, quand les Protestants seraient non seulement mariés, mais heureux en France? C'est la Religion Protestante qui devrait trembler, car la tolérance fait plus de prosélytes que la persécution.
8
+ BIEN-NÉ [N°s 8 et 10] Conte Il y avait, je ne sais où, un Roi né avec un esprit droit, et un cœur ami de la justice; mais dont une mauvaise éducation avait laissé les bonnes qualités incultes et inutiles. Il n'avait pas été plus heureux du côté de l'exemple : car à la Cour du Roi son grand-père, on s'occupait de tout, hors du gouvernement. Le petit-fils, avant de parvenir au trône, tenu dans une ennuyeuse oisiveté, et une plus ennuyeuse dépendance, avait trouvé bon de secouer le joug de son rang, du moins quant au langage, et il avait adopté les manières les plus populaires d'exprimer, tantôt son impatience, tantôt les saillies de sa gaieté. Ce goût-là est très naturel, sans doute, puisqu'il est presque universel. C'est par goût que le postillon parle d'une certaine façon à ses chevaux, le laboureur à sa femme, le seigneur à ses laquais; car il n'est point prouvé qu'il faille jurer pour se faire respecter et obéir.
9
+ Le Roi dont je parle, et que j'appellerai Bien-Né, était gros mangeur et grand chasseur. Rien encore de plus naturel. Depuis Nemrod, tous les ministres de la guerre, de la marine, des finances, tous ceux qui entourent un Souverain, et voudraient faire son métier à sa place, disent que chasser est un plaisir de Roi, un plaisir noble, une image de la guerre. De quelle guerre, bon Dieu? De celle où l'on égorgerait des innocents désarmés! Mais un jeune Roi ne raisonne pas, il chasse : les soucis de la Royauté ne galopent point avec lui, et ne l'attendent pas non plus dans le palais à son retour. Il a faim; il mange; il a soif, il boit; il est fatigué, il s'endort.
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+ Bien-Né trouvait pourtant le temps de travailler avec ses ministres; mais c'était toujours ad hoc: on ne débattait jamais librement avec lui les grandes questions de la politique et des lois; on ne s'entretenait jamais librement en sa présence des événements publics, ou particuliers; ses courtisans, ses parents, ne lui parlaient d'aucune affaire; le travail diurne fini, il ne songeait plus à rien; et ses ministres ne s'occupaient que des moyens de conserver leur place. Pour les courtisans, ils pensaient jour et nuit à obtenir de l'argent et des faveurs.
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+ A force de bonté et de négligence de la part du Roi, de tours de force et d'adresse de la part de tous ceux qui l'entouraient, les abus, les fripons et les friponneries pullulèrent, les honnêtes gens tremblèrent, les frondeurs crièrent, les affaires s'embarrassèrent horriblement; Bien-Né ne sut bientôt plus où donner de la tête. Il avait lu dans sa première jeunesse certaines déclamations adressées aux Rois, car il y avait dans son pays des philosophes déclamateurs; mais il ne lui en était resté que le souvenir confus d'un bruit cadencé, et rien qui fût applicable aux conjonctures présentes. Il lisait de temps en temps les discours emphatiques, jérémiques et exhortatoires qui lui étaient présentés; mais ne paraissant écrits que pour lui déplaire, ils ne remplissaient aucun autre but, si ce n'est qu'ils l'endormaient aussi quelquefois.
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+ Au moment où il était le plus embarassé, il fut attaqué d'une l��gère maladie : resté seul un jour, parce qu'on le croyait endormi, il pensa, et ce fut assez tristement. Pour la première fois de sa vie, il eut une sérieuse et véritable inquiétude sur la situation de son royaume et de ses sujets. « Sagesse, s'écria-t-il, après une heure de réflexions profondes, sagesse, que j'ai si souvent entendu vanter et que personne encore ne m'a fait connaître, je t'écouterai, si tu daignes me parler. Viens régner, ô sagesse, sur un Roi qui veut t'obéir! » Il ferma les yeux : une femme d'une figure majestueuse lui apparut, et lui dit : « je suis celle que tu invoques; ne jure plus, ni dans ta bonne, ni dans ta mauvaise humeur. - Je le veux bien, dit le Roi, mais ce ne sont pas quelques mots un peu trop énergiques qui ont dérangé mes finances; ô Déesse! sera-ce en m'en abstenant que je les rétablirai? - Obéis-moi, répliqua le fantôme : dans huit jours je t'en dirai davantage. » Le Roi obéit. Son style ne fut plus le même, sa gaieté fut décente, son impatience fut contenue. Les courtisans ne comprenaient rien à cette métamorphose. Quelques-uns d'entre eux en furent extrêmement alarmés. « Si le Roi, disaient-ils, peut surmonter d'un moment à l'autre, une habitude prise depuis si longtemps, il pourra tout ce qu'il voudra : ô fortune, ne permets pas qu'il veuille voir clair dans les affaires, apprécier la louange, discerner le mérite, se passer des inutiles, éloigner les flatteurs! » Le Roi remarquait cette consternation, mais il n'en démêlait pas la cause; seulement il se savait très bon gré d'avoir su se vaincre, et trouvait mauvais que, loin de lui en faire compliment, on eût l'air plus intimidé avec lui que s'il avait dit aux gens les plus grosses injures.
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+ Huit jours après la première apparition, le Roi s'enferma dans son cabinet, et au bout d'une heure de rêverie, à vit le même fantôme qui lui dit d'un ton plus doux que la première fois : « Sois plus sobre. - J'y consens, dit le Roi, mais j'ai l'estomac très bon, et ce n'est pas ce que je mange et bois qui peut ôter la subsistance à mon peuple. - Obéis, dit le fantôme : je t'en dirai davantage dans huit jours. » Le Roi obéit. Il faisait placer auprès de lui sur la table une bouteille moitié eau, moitié vin, et quand elle était finie, n'ayant plus de quoi boire, il cessait de manger.
14
+ L'étonnement redoubla, et la consternation devint générale. Bien-Né s'aperçut qu'il avait la tête beaucoup plus libre qu'auparavant, et que cependant on lui parlait beaucoup moins d'affaires. « C'est singulier, disait-il, jamais je n'ai été si disposé à travailler, on doit voir que je suis moins distrait et moins assoupi que je n'étais, et cependant on ne me propose point de projets utiles, on n'a plus rien à me demander, ni à me dire. » Outre que l'abstinence où il vivait, ne laissait pas que d'être pénible, ce silence où l'on restait avec lui l'ennuyait un peu, mais l'espèce d'amie qu'il s'était acquise, lui revenant dans l'esprit à tout moment, le consolait beaucoup, et il était très curieux de savoir ce qu'elle lui dirait à leur première entrevue.
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+ Le jour venu, Bien-Né n'eut pas peu de peine à se débarrasser de ses courtisans, qui commençaient à redouter à l'excès ses moments de retraite et de solitude. Il leur dit enfin : « Je veux être seul »; et ils s'éloignèrent. Le fantôme ne se fit pas attendre.
16
+ « Chasse moins souvent, lui dit-il; le pouvoir que tu as sur toi-même, augmente à mesure que tu l'exerces, et ce sacrifice ne te sera pas plus difficile que les autres. » Bien-Né ne fit cette fois aucune objection : il se demanda seulement quel usage il ferait du temps qu'il avait coutume d'employer à la chasse. « Est-ce du temps gagné, dit-il, si je ne sais qu'en faire? - Obéis, dit le fantôme, je reviendrai dans quinze jours. » Le Roi, qui ce jour-là se proposait de courir le cerf, fit contremander les courtisans, les chevaux, et les chiens, et resta seul, à se promener, et à rêver dans sa chambre. Huit jours se passèrent, pendant lesquels il ne chassa qu'une fois. Il s'ennuya souvent; mais le régime, auquel il continuait à s'astreindre, ne lui coûtait plus du tout. Le neuvième jour, il demanda des livres. Le dixième, après quelques heures de lecture, il regarda, pour la première fois, les chefs-d'œuvre de peinture et de sculpture dont il était environné. Le onzième, il chercha, parmi ses courtisans, celui avec qui il pourrait le mieux s'entretenir de ses lectures. Le douzième, il chassa avec un médiocre plaisir; et de retour de la chasse, il ordonna qu'on vendît les trois quarts de ses chiens et de ses chevaux, mais quant à ceux qui en prenaient soin il leur permit de rester sans rien faire, jusqu'à ce qu'il pût les employer autrement. Il s'aperçut, le treizième jour, qu'il n'avait eu depuis trois semaines aucune fantaisie coûteuse, aucune complaisance dangereuse, et cela le fit travailler avec ses ministres beaucoup plus gaiement, et donner son avis beaucoup plus nettement, qu'il ne l'avait jamais fait. Le quatorzième, il remarqua qu'autour de lui tout prenait une face nouvelle; que les physionomies qui lui avaient toujours paru les plus ouvertes et les plus agréables devenaient riantes et sereines, que celles qui au contraire annonçaient l'agitation et les passions inquiètes étaient, ou sombres, ou abattues. Il s'éloigna de ceux qui lui déplaisaient, s'entoura des autres, et de sa vie il ne s'était senti si à son aise ni si gai. Le quinzième jour, il trouva la majestueuse femme dans son cabinet au moment où il s'y retira. « Je suis contente, lui dit-elle; tu as suivi mes conseils et aucun des bons effets qui en sont résultés ne t'échappe et ne te trouve insensible. Il faut à présent établir plus de liberté entre toi, et les citoyens les plus dignes de ta confiance : il faut qu'on puisse à toute heure, et en toute occasion, te parler de tout ce qu'il t'importe de savoir, et qu'il ne soit plus nécessaire d'épier le moment de ton loisir, de consulter ton humeur, d'attendre tes questions, pour obtenir de toi une résolution sage et utile : il faut que ton avis puisse être discuté librement avec toi-même, et que le sujet converse avec le Roi. - Ah Déesse! s'écria Bien-Né, moi et mes pareils sommes accoutumés à être trompés et n'ignorons pas qu'on se permet contre nous des quolibets et des chansons; mais se voir questionné, interrompu, contredit, comment un Roi de ma conséquence pourrait-il s'y faire? - Celui de tes prédécesseurs, répondit le fantôme, qui est en plus grande vénération parmi tes sujets, dont la mémoire leur est la plus chère, et auquel tu aimais à être comparé, s'est vu questionné et contredit, et n'a dû ses qualités les plus aimables et les plus précieuses qu'à l'égalité dans laquelle la mauvaise fortune l'avait forcé de vivre avec les autres hommes, et au niveau, pour ainsi dire, de leurs besoins et de leurs passions. Tu es si puissant que tu ne seras toujours que trop respecté; peu de gens auront assez de vertu pour vouloir risquer de te déplaire. Obéis-moi : je ne viendrai plus te chercher à des jours marqués; mais je t'apparaîtrai au milieu de tes conseils, dans les conversations particulières, dans les fêtes publiques, auxquelles je te conseille de prendre part; je te ferai tirer parti des discours sages, des discours frivoles et même des discours insensés : je serai ta compagne et ton amie. » Le Roi obéit, et sa Cour devint comme la maison d'un particulier sage, éclairé, et sociable, où les enfants, les amis, les domestiques, parlent, conseillent, agissent, avec intelligence et zèle, pour le plus grand bien du maître et de la famille. L'intérêt de la chose publique fut la pensée habituelle du Roi : en se couchant, en se réveillant, en se promenant, il était occupé du bien de ses sujets, de la gloire de son État, et de la sienne propre. Du moment où il eut vraiment besoin de se délasser, ses divertissements cessèrent d'être ruineux, et il s'amusa plus à beaucoup moins de frais. La sagesse lui tenait parole, et toujours à sa portée, elle l'aidait en toute occasion de ses conseils. Un jour il lui demanda quelle devait être sa principale lecture. Elle répondit : « L'histoire. » Un autre jour, elle lui dit : « Chacun de tes Ministres veut signaler son élévation, et en marquer l'époque, par quelque réforme qui est ordinairement ou puérile, ou cruelle, par des institutions dont les inconvénients, non encore éprouvés, existent néanmoins, et ne tardent pas à paraître. C'est surtout dans les armées que les changements sont subits et fréquents, mais la victoire n'est pas attachée à la dénomination, ni au vêtement du guerrier. Oblige ton nouveau Ministre à étudier dans les abus actuels la source de tous les abus à craindre, et à bien connaître l'esprit militaire de la nation avant de tenter une réforme qui, faite à la hâte, serait suivie bientôt d'une réforme nouvelle. Songe surtout, songe bien, qu'il ne faut affliger aucun de tes sujets si tu n'y es pas obligé pour le bien de tous. » Une autre fois la sagesse dit à Bien-Né: « Je ne te conseille pas de te déguiser en marchand comme le Calife Aaron Alraschid, pour aller écouter ce qu'on dit et voir ce qu'on fait, dans les cabarets, et dans les maisons particulières; je ne te conseille pas non plus de courir les grands chemins comme Tracassier ton allié, t'amusant à te faire méconnaître quelque temps et reconnaître ensuite, de manière à causer les cris des enfants, les accouchements prématurés des femmes, et les longs éloges des gazetiers; mais je te conseille d'accoutumer tes yeux à se fixer sur les objets dont il faut que tu t'occupes, et d'accoutumer les yeux de ton peuple à te voir avec moins de surprise que de plaisir. - Et où veux-tu que j'aille pour cela? dit le Roi. Entre, dit la sagesse, entre quelquefois sans suite dans les'cabanes de tes cultivateurs, dans les hôpitaux, et même dans les prisons; montre-toi sur les chantiers et au milieu des exercices des troupes dans les villes de guerre, et surtout moque-toi ouvertement des exagérations avec lesquelles on voudrait peindre des actions si simples, des vertus qui te coûteront si peu. » Le Roi obéit, et peu à peu il sembla que la sagesse elle-même fut sur le trône. Les finances se rétablirent : la Nation fut plus florissante et plus respectée que jamais, et Bien-Né fut aussi heureux qu'un Roi peut l'être.
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+ UN SAVETIER DU FAUBOURG SAINT-MARCEAU, AU ROI [N° 13] Sur les Lettres de Cachet SIRE, Votre Majesté a dit, le 17 janvier, qu'elle ne souffrirait pas que son Parlement s'élevât contre l'exercice d'un pouvoir que l'intérêt des familles et la tranquillité de l'État réclament souvent et que des Magistrats eux-mêmes ne cessent d'invoquer. Je ne suis qu'un pauvre savetier, mais cela n'empêche pas que je ne m'intéresse aux affaires politiques, et je me suis fait expliquer cet article de votre réponse à votre Parlement. On m'a dit que Votre Majesté donnait souvent, pour l'intérêt et la tranquillité des familles, à un père la permission de faire enfermer son fils, à un fils la permission de faire enfermer son père, et même à une femme la permission de faire enfermer son mari, et que des Magistrats riches et grands Seigneurs comme Présidents à Mortier et autres sollicitaient et obtenaient quelquefois ces sortes de permissions, à la grande satisfaction des renfermants quoique au grand déplaisir des renfermés, et au grand scandale du public. Pour moi, j'aime extrêmement les Lettres de Cachet depuis que je sais qu'elles servent à cet usage, et je prie très instamment Votre Majesté de m'en envoyer trois, au moyen desquelles je me débarrasserai, d'abord, d'une femme babillarde et tracassière, qui ne fait rien de ce qu'elle doit, et qui fait tout ce qui m'est désagréable, secondement d'un fils qui veut absolument épouser la bâtarde d'un décrotteur du voisinage, ce qui plongerait toute ma famille dans l'humiliation et le désespoir, enfin de mon frère qui, ayant fait des épargnes considérables dans sa qualité de portier d'un conseiller au Parlement, a témoigné depuis peu quelque envie de se marier. Or quel mécompte pour moi et pour mes enfants qui avons toujours compté sur son héritage.
18
+ Un de mes amis à qui j'ai communiqué la requête que je voulais présenter à Votre Majesté s'en est extrêmement moqué, et m'a assuré que l'on n'accordait des Lettres de Cachet qu'à des gens riches et considérables, et en état par conséquent de témoigner de manière ou d'autre leur reconnaissance à vos Ministres. « Encore, m'a-t-il dit, si vous aviez une fille bien jolie, ou un fils bien beau garçon! » Mais, Sire, je regarde ce discours comme une calomnie atroce et punissable, et je ne croirai jamais que vos soins paternels dédaignent l'intérêt d'une famille de savetier plus que celui d'une famille de Princes du sang. Ne sommes-nous pas tous vos enfants, et n'est-il pas question pour moi des intérêts les plus chers à l'homme, l'intérêt de mon repos troublé par la mauvaise humeur de ma femme, l'intérêt de mon honneur menacé par le mariage que projette mon fils, l'intérêt de ma fortune que le mariage de mon frère condamnerait à jamais à la plus triste médiocrité. Sachez, Sire, qu'outre ce fils rebelle et aveuglé par l'amour j'ai cinq autres garçons qui pourront prétendre aux alliances les plus honorables si la tache que nous redoutons nous est épargnée, que j'ai trois filles médiocrement belles, comme Votre Majesté l'a pu voir par la réponse de mon ami, et auxquelles pensent néanmoins, un cordonnier, un boulanger, et un charcutier des plus achalandés du faubourg Saint-Marceau, qui se retireront tous, si le funeste mariage de mon aîné s'effectue. Et qui sait quelle révolution celui de mon frère pourra produire dans des âmes aussi sensibles peut-être à l'argent qu'à l'honneur. projet inconcevable d'un frère dénaturé! Se marier! lui qui jusqu'à ce jour, c'est-à-dire jusqu'à sa cinquantième année, a toujours prodigué à mes enfants les plus tendres caresses et par mille bonbons et autres petits cadeaux les a fait s'envisager comme ses enfants, c'est-à-dire comme ses héritiers.
19
+ Sire! assurez le bonheur d'un père et de huit enfants par l'exercice d'un pouvoir aussi précieux qu'il est absolu. N'avez-vous pas dit que la liberté légitime de vos sujets vous est aussi chère qu'à eux-mêmes? Mot heureux qui est un trait de lumière pour moi, en même temps qu'il semble fait exprès pour aveugler et plonger dans une sécurité profonde, ma femme, mon frère, mon fils et leurs pareils : car ils croient certainement leur liberté très légitime, mais ils se trompent; Votre Majesté n'aurait pas fait sans raison cette distinction toute nouvelle : et qui ne voit que la liberté illégitime est celle dont jouissent certains sujets incommodes à d'autres sujets plus riches, plus forts ou en plus grand nombre? C'est visiblement le cas dans cette occasion. Il n'y aura dans ma famille que trois personnes sacrifiées au bonheur de neuf, Quelle différence de neuf à trois! Et ne vaut-il pas cent fois mieux que trois insensés passent le reste de leur vie dans une retraite qui les mette à l'abri de pouvoir suivre leurs blâmables penchants que si un père de famille continuait à être tourmenté et vexé, et ses huit enfants mis en danger de ne pouvoir obtenir un établissement avantageux et honorable? Que vous en coûtera-t-il, Sire? presque rien, nulle recherche pénible, nul souvenir fâcheux. Dites un mot et notre bonheur sera assuré, et Votre Majesté n'y pensera plus, et toute ma famille fera à jamais des vœux pour la prospérité de votre règne et de vos bienfaisantes Lettres de Cachet. Mais, Sire, ne tardez pas; car si mon fils demandait et recevait les mêmes explications que moi, peut-être regarderait-il ma liberté comme illégitime, et comme sa prétendue est très jolie, peut-être fascinerait-elle les yeux de M. de... J'aurais beau crier à l'injustice entre quatre murailles, il serait trop tard.
20
+ Ah Ciel! j'étais sur le point de passer sous silence mon argument le plus entraînant, mais la pénétration de Votre Majesté et de ses clairvoyants Ministres y aurait suppléé sans doute. Je n'ai parlé que de mon propre intérêt : mais n'est-il pas évident, que le mariage de mon fils encouragerait la bâtardise, et par conséquence le libertinage; que l'impunité des défauts de ma femme encouragerait l'insubordination dans un sexe qui remue et trouble tout, s'il n'obéit, que mon frère n'étant plus jeune et pouvant épouser une jeune et jolie femme, son mariage entraînerait peut-être mille et mille désordres? La tranquillité de l'État demande donc, que dis-je, réclame, invoque, exige, les trois Lettres de Cachet; et votre Royaume peut aussi peu s'en passer que votre fidèle sujet.
21
+ Crépin Sabot.
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1
+ L'une des branches d'une très-ancienne famille d'Écosse était tombée dans l'oubli et l'abjection. Ses malheurs datent de trop loin pour qu'on puisse en rendre compte avec exactitude, mais voici ce que l'on sait.
2
+ Du temps de Marie d'Écosse, ou déjà auparavant, une autre branche de la même famille prit parti contre les sectateurs de la nouvelle religion, que la branche dont nous parlons avait embrassée, et ces parents ennemis se firent beaucoup de mal. Fidelle aux Stuards comme à la foi de ses pères, un descendant de la branche catholique suivit Jaques second en France, et marié avec une Françoise, fille riche et de qualité, il en eut un fils, qui fort jeune encore, passa la mer en 1745. avec le dernier prétendant..
3
+ Après la défaite de Culloden il se sauva en France. Il fut jugé et condamné, et ses biens ayant été confisqués, cette partie de la sentence fut exécutée avec tant de rigueur et de précipitation, qu'on l'étendit sur les biens de l'autre branche, qui déjà très-pauvre se vit entièrement dépouillée. Sans doute il eût été facile de revenir contre cette injustice, supposé qu'on n'eut pu l'empêcher, mais James Stair qui en était la victime n'avait ni la capacité ni l'activité nécessaires, et sa vie était si obscure qu'à peine savait-on qu'il existât.
4
+ Déjà son père et son grand-père avaient laissé sans réparation le vieux château de Yedburg, long-temps en litige, qu'on leur avait enfin abandonné : lui-même il laissait sans culture des terres depuis long-temps hypothéquées, pour une somme dont il payait peu régulièrement l'intérêt. Ses créanciers, soit négligence, soit pauvreté, soit que dans ces temps de troubles et de vengeances ils fussent obligés de se cacher ou de s'enfuir, ne firent pas mieux valoir leurs droits, sur cette possession dégradée, que l'indolent propriétaire. Tout fut donc perdu pour James Stair et pour ses deux fils alors en bas âge ; tout fut perdu jusqu'à leur nom, car pour se tirer de l'indigence où l'on se vit réduit, il fallut prendre le nom du père de la femme de James qui ne légua qu'à ce prix à sa fille aînée, épouse de James, son bien, consistant en une métairie, un petit domaine, un peu de bétail, quelques chevaux et tout l'attirail du labourage. Les Stair ne s'appelèrent donc plus que Woodbridge.
5
+ L'aîné des fils de James, baptisé James aussi, épousa Jane Hill, dont après plusieurs années de mariage il eut deux fils, qu'on nomma, l'aîné James, comme son père et son grand-père, le cadet Charles, comme son oncle. C'est à cet oncle, enfant au berceau en 1746, lors de l'injuste confiscation du domaine de son père, qu'il nous faut maintenant retourner.
6
+ Moins indolent que James son père, plus spirituel que James son frère, celui qui en 1766 devint l'époux de Jane Hill fille d'un charpentier, il apprit presque seul à lire et à écrire. À dix-sept ans ennuyé de son oisiveté, et supportant impatiemment la négligence de son père, ( car la métairie n'était pas réparée comme elle aurait du l'être, les champs étaient mal cultivés et le bétail mal tenu) à dix-sept ans Charles résolut de quitter la maison paternelle.
7
+ Comme il savait l'arithmétique outre qu'il écrivait parfaitement, il espéra se pousser dans le commerce dont à force de questionner tous ceux qu'il rencontrait, et d'étudier les livres qu'il avait pu se procurer, il avait acquis quelque notion. Son père quand il lui dit son projet haussa les épaules, sa mère ne dit lien, mais on vit briller dans ses yeux l'espoir et la joie. Il ne leur demanda que leur bénédiction, mais sa mère l'accompagnant jusques sur les ruines du vieux château, lui donna le peu d'argent qu'elle avait épargné depuis son mariage. Je le gardais, lui dit.elle, pour une dernière ressource, si la négligence amenait enfin la misère, mais c'est un talent enfoui entre mes mains, il fructifiera dans les tiennes. Elle ajouta, tu t'appelles Stair. Il y a eu dans ta famille des biens et des titres. Le comte de D., rebelle et expatrié, s'appelait. Stair. Ce château dont tu vois les ruines, ou qui pour mieux dire n'existe plus,, a été la demeure de tes ancêtres.
8
+ Charles aurait voulu faire quelques questions, mais sa mère voyant venir son mari avec son fils aine et Jane Hill sa promise, dit adieu à Charles et te quitta.
9
+ Charles s'achemina à Barwick, s'embarqua, alla fort loin, fut tantôt malheureux tantôt heureux, mais toujours honnête homme. Devenu enfin passablement riche, il voulut revoir sa patrie. Il avait trente-cinq ans, et son esprit était éclairé par beaucoup d'expérience.
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+ Un jour qu'il descendait l'escalier dans un hôtel garni de Bordeaux, où il était arrivé la veille, il rencontre un homme qui avait de la peine à le monter.
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+ Aussitôt il offre avec cordialité son bras qu'on accepte avec politesse. Arrivés au haut de l'escalier ils se regardent et se trouvent un air qui leur rappelle l'Ecosse. Pourrois-je savoir, dit le vieux Seigneur, avec un accent tant soit peu anglais ou écossais, quel est l'homme secourable sur qui je m'appuie ? Je m'appelle Charles Stair, dit l'autre, et il allait redescendre l'escalier, mais il fut retenu par une vive exclamation. Good God, Charles Stair  Je croyais être le seul vieux reste de cette famille : je croyais ce nom prêt à s'éteindre avec moi. Entrez chez moi, Monsieur Stair, entrez et veuillez me faire votre histoire, après quoi vous voudrez bien écouter la mienne et il en résultera peut-être de la satisfaction pour tous deux.
12
+ Comme ils n'avaient rien à cacher, leur histoire à tous deux fut détaillée et véridique, et Mylord D., car il portait en France son titre perdu (forfeited) dans sa patrie, Mylord D. finit par dire : Donnez-moi de vos nouvelles dès que vous serez arrivé chez vous. Comme je n'ai point d'enfants, ayant perdu mon fils unique, il ne sera pas difficile de faire revivre mon titre dans votre famille, quoique ce titre soit plus récent que la séparation des deux branches. Votre frère l'obtiendra aisément s'il est soutenu par votre activité et une partie de ma fortune. Dès-à-présent je vous prie de faire rebâtir a mes frais le vieux château de Yedburg, qui grâce à nos éternels procès et à d'autres désastres n'est plus qu'un monceau de ruines. Je le sais par des voyageurs que j'ai questionnés ; mais ils n'ont pu me donner aucune nouvelle de vos parents. Le nom de Woodbridge, sous lequel le nôtre est enterré, les a fait entièrement méconnoitre. Je crains d'avoir aussi contribué à leur total abaissement, et mon zèle, inutile aux Stuards, a sans doute été nuisible aux restes malheureux de ma propre famille, car enfin vous n'avez le souvenir d'aucune autre propriété que de celle que vous tenez du père de votre mère --- Charles Stair avant de partir de Bordeaux reçut de Mylord D. des lettres de change sur différents banquiers de Londres et d'Edimbourg pour le bâtiment dont il le chargeait, et un acte en bonne forme par lequel des biens fonds situés en France, des obligations et autres effets, jusqu'à la valeur de vingt mille livres Sterlings, étaient assurés à celui de ses parents en qui on ferait revivre son titre. Monsieur, dit Mylord D. à Charles Stair, au moment de leur séparation, ce que j'ai fait a eu peut-être trop uniquement pour objet l'honneur de mon nom, et la reexistence d'un titre dont je m'honore, mais outre le bien que vous ferez, vous, à votre frère et à ses enfants, s'il en a, je veux leur en faire aussi et cela tout de suite. Rebâtir le vieux Yedburg n'est pas assez.
13
+ Tirez sur moi tout ce qu'il faudra pour mettre chacun des mâles de votre famille en possession de mille pièces, et quant à vous, si quelque désastre ou quelque désir d'un établissement plus considérable que ne le permettrait votre fortune, si une fille d'un grand nom et d'un grand mérite... Charles ne le laissa pas achever, et lui serrant la main, s'enfuit.
14
+ Il s'embarqua à Calais, débarqua à Douvres, fut a Londres où il s'arrêta peu, traversa rapidement l'Angleterre et arriva à Old-Yedburg à cinq heures du soir au mois de Juin 1781.
15
+ La première chose qu'il vit fut deux petits garçons fort jolis, l'un de huit, l'autre de six ans, qui jouaient gaîment parmi les ruines du vieux château avec une petite fille de même âge.
16
+ Comment vous appelez vous ? dit Charles Stair à l'aîné des petits garçons. --- James Woodbridge. Et moi, dit l'autre, je m'appelle Charles Woodbridge, et cette petite Demoiselle est Lady Ann Melro. Où est votre père ? dit Monsieur Stair avec émotion. --- Il est mort. --- répondirent les enfants. --- Et votre grand-père ? --- Il est mort. --- Et votre mère ? --- Demandez à ma grand-mère qui vient à nous. Monsieur Stair regarde et voit sa mère. Dix-huit ans n'avaient pas tellement changé la mère ni le fils, qu'ils ne se reconnussent au même instant. Je laisse au lecteur à se figurer leur joie.
17
+ Peu-à-peu et sans empressement Monsieur Stàir racconta à sa mère à-peu-près tout ce qui lui était arrivé. Elle ne demanda pas combien il avait gagné, et il se contenta de lui dire, qu'elle serait à l'avenir à l'abri de l'inquiétude comme du besoin.
18
+ Son frère, après la mort de leur père, avait été sinon diligent, du moins sobre et rangé. Jane Hill, sa belle-sœur, était propre et laborieuse. Tout ce ménage était pauvre sans être dans un rebutant désordre, et les deux petits garçons étaient si heureux, si gais, si sains, si bienvenus  Monsieur Stair ne changea presque rien à la situation de la famille ; un peu plus d'abondance, un peu plus de propreté furent introduits insensiblement dans les repas, dans les meubles, dans les vêtements, et à peine pouvait-on se douter à Old-Yedburg qu'il fut arrivé un parent opulent dans une pauvre famille.
19
+ Après trois semaines de séjour à Yedburg, il écrivit à Lord D. en ces termes.
20
+ Mylord.
21
+ Vous ne comprendrez peut-être pas l'embarras où je me trouve ; il est bizarre, il est extrême et je ne conçois pas comment j'en pourrai jamais sortir. Si j'avais retrouvé ici mon père ou mon frère, je leur aurais fait part de vos généreuses intentions ; j'aurais cru le devoir : ils auraient été en âge de les apprécier et de savoir quel usage il leur convenait d'en faire, mais ils sont morts tous deux. J'ai trouvé ma vieille mère encore vigoureuse. J'ai trouvé ma belle sœur, femme bonne, simple et sensée. Elle pleure un époux qui lui ressemblait. J'ai trouvé leurs deux enfants --- Oh, Mylord, quels enfants  Qu'ils sont jolis  Qu'ils sont heureux  Oserois-je changer leur sort ? Non Mylord, il y a trop à risquer. Je ne puis m'y résoudre. Quoiqu'ils soient sans contredit, les plus beaux petits garçons du canton, les seuls avec lesquels la petite Lady Ann Melro s'avise de se familiariser, personne ne les remarque ni ne leur envie rien, au lieu que les enfants d'un marchand épicier retiré du commerce, sont regardes, jalousés, haïs, parce qu'ils sont un peu mieux vêtus que d'autres.
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+ Donnerois-je à mes neveux de quoi exciter l'envie et la haine ? Mais leur malheur ne se bornerait pas là. Tout, oui tout, serait changé pour eux. --- Quoi rebâtir le vieux château  Oh, ce serait bien dommage  mes neveux se jouent tous les jours dans ses ruines. Ils s'asseyent sur les crenaux tombés ; que couvrent à. moitié la mauve et le pissenlis. Quand il pleut, ils se réfugient sous un reste de voûte, et de la ils considèrent l'eau qui tombe d'un larmier sculpté par le rems, et s'en va serpenter entre les débris d'un portail gothique. Jamais le. château rebâti ne ferait la moitié autant de plaisir à ses propriétaires, qu'aujour-d'hui qu'il est gisant au niveau des terrasses, et des fossés desséchés et comblés, qui l'environnerent jadis.
23
+ J'ai lieu de croire comme vous l'avez cru, Mylord, que la confiscation de vos biens a entraîné la perte de tous les nôtres, mais ils étaient hypothéqués et négligés déjà. La couronne a fait la une si mince acquisition que ce n'est pas la peine de la revendiquer. Le château n"est proprement à personne qu'à des chevaux invalides, aux lézards et à quelques enfants. Je n'y vois même guère que mes neveux. --- On occupe sans doute davantage les autres petits villageois. Les Stair de notre branche sont indolents ; moi seul j'ai manqué au génie de la famille qui parait être la tranquille insouciance. James, l'aîné de mes neveux, commence pourtant un peu. à lire. Je ne crois pas que le cadet connaisse encore les lettres, mais il s'est fait une petite flûte à la manière des fifres, et il en joue quelques airs faciles. Ils ont tous deux la voix très-agréable. Ils chantent avec Lady Ann de vieux Scotch songs. Mylord venez les voir. Vous ferez d'eux ce que vous voudrez. Il vous serait aussi aisé qu'à Mylord Maréchal d'obtenir la rentrée dans votre patrie et dans vos droits. D'ailleurs ne pourriez vous venir sans vous faire connaître ? J'arrangeroi pour vous un appartement gay, salubre, et vous trouverez en moi l'homme du monde le plus touché de votre mérite. Je ne parle pas de vos bienfaits, Mylord : je paye trop cher le plaisir que j'ai eu de voir en vous une âme si éminemment généreuse, par l'embarras et l'inquiétude d'esprit où vous m'avez jeté.
24
+ Old-Yedburg, le 14 Juillet 1781.
25
+ P. S. La petite ville de Yedburg a acheté le mauvais terrain enlevé à mon père ou à ses créanciers et y a planté des arbres. C'est une jolie promenàde le long de la Teiffe à un quart de lieue d'ici. Elle sert d'avenue ou de parc à une petite maison de campagne bâtie il y a peu d'années par Lord Thirlestaine, père de la petite amie de mes neveux, et comme ce Seigneur n'est point riche, je ne puis être fâché que le public lui ait fait cette espèce de présent.
26
+ Quinze jours après cette lettre Monsieur Stair en écrivit une seconde à Lord D.
27
+ Nous allons aussi la transcrire.
28
+ Mylord, Je viens d'Edimbourg où j'étais allé pour quelques affaires. J'ai remis entre les mains d'un magistrat respecté l'acte dont vous m'aviez muni. Je puis mourir.
29
+ Si je mœurs, Mylord, vous serez averti et donnerez vos ordres.
30
+ C'est bien à-présent que je sens la plus grande répugnance à changer les petits Woodbridge en Messieurs Stair, parents de Lord D. et pouvant former un jour des prétentions sur son titre, Il faudrait les envoyer étudier à quelqu'université : à Oxford, par exemple, et ils en reviendraient d'élégants tapageurs, ou à Gôttingue et ils en reviendraient de petits philosophes, qui lorsque leur grand-mère dirait ses prières, riraient ; qui hausseroient les épaules lorsque leur mère parlerait de l'époux qu'elle regrette comme ayant sa demeure auprès de son créateur. Je n'ai vu autre chose, dans la brillante capitale de notre pauvre Écosse, que de ces demi-raisonneurs se croyant de profonds sages. Cela serait trop fâcheux pour deux simples et bonnes femmes : elles se verraient trop mal récompensées d'un soin si long et si assidu pour une famille, qui, vu l'indolence de ses chefs, n'était pas facile à soutenir. Mais les inconvénients de cette éducation ne seraient-ils pas encore plus grands pour les deux jeunes gens ? De toutes les hypothèses possibles, et j'appelle hypothèse tout ce qui n'est pas susceptible de preuves palpables, évidentes, je n'en, vois point de vraiment intéressante que celle de l'immortalité de l'âme. Que m'importe que notre globe ait été plus sec ou plus humide, plus froid ou plus chaud qu'il ne l'est aujourd'hui ? Que m'importe que les sociétés, que les races futures, doivent voir s'ouvrir pour elles des sources de lumière et de bonheur, auxquelles j'aurai été étranger ? Eh bien, ce sont ces hypothèses là qu'on s'éfforce d'établir partout, tandis qu'on s'éfforce partout de détruire la seule qui m'intéresse, qui intéresse chaque individu. Quelle malfaisante manie est donc cela ? Et à qui ôte-t-on l'espoir d'une existence future ? C'est à celui qui en a le plus de besoin ; à celui qui s'occupant sans cesse de soi, de ses pensée, du perfectionnement de son esprit trouve insupportable de prévoir qu'il faudra un jour quitter son être et ne penser plus. Le laboureur, l'homme travaillant pourrait se passer de l'espérance d'une autre vie, il y songe si peu  mais l'homme pensant ne peut pas s'en passer et on veut qu'il y renonce.
31
+ Les Socrate et les Platon d'autre-fois se l'étaient donnée pour leur consolation ; les Socrate et les Platon de nos jours se l'ôtent et la regrettent. Ils sont assez tristes pour la plupart. J'ai entendu dire à un de leurs disciples, homme d'esprit, qu'il préférerait la perspective de l'enfer a celle du néant. Eh bien  que mes neveux espérent ce que le peuple espère. Je me rappelle que mon père, quand je me résolus à quitter sa maison, haussa les épaules --- il avait raison, Mylord. Mon frère a été plus heureux que moi.
32
+ L'ignorance est un avantage, négatif à la vérité, et qui ne peut-être senti de celui qui le possède, mais qui n'en est que plus réel et plus intime ; c'est notre sauve-garde intérieure contre mille maux. La misère est à peine un mal : le mendiant rit et chante plus souvent que l'homme riche et l'habile homme.
33
+ Adieu Mylord : daignez me répondre.
34
+ Old-Yedburg ce 2 août 1781.
35
+ Réponse de Lord D.
36
+ Faites ce que vous voudrez, mon cher cousin. Je viens de faire mon testament. Il met à votre disposition de quoi relever avec splendeur votre famille ; mais si.
37
+ vos bizarres scrupules ne s'évanouissent pas, vous pourrez faire bâtir un hôpital où les heureux indolents du nom de Stair, dont vous enviez le caractère, trouveront un jour leur place. Ils y seront peut-être fort à l'aise car il me semble que partout on fuit, et avec plus d'ardeur que jamais, cette pauvreté si estimée de vous. On préfère la prison, la honte, le fond de la mer à la pauvreté, et jamais la Déesse Fortune ne reçut tant de vœux ni de sacrifices.
38
+ Je comprenais assez bien votre première lettre, et je prenais part au plaisir que vous aviez en voyant vos neveux se jouer parmi les débris de l'ancien château : (ne le rebâtissons pas, j'y consens) mais votre seconde lettre me ferait tourner la tête si je m'efforçais de la comprendre. Je ne me serais pas doute qu'il fallût être élevé comme des pâtres et des mendiants, pour croire en Dieu, et croire à une vie a venir. (Ces deux choses n'en font qu'une.) Mon père était, j'ose le dire, un Seigneur de très-bon air et que son mariage avec Mademoiselle de mit en état de faire figure avec les plus huppés de ce temps là, or il était très-bon chrétien, et qui plus est, très-bon catholique. Ma mère était dévote ; feu ma femme l'était aussi et si mon fils eût vécu je ne doute pas qu'il n'eût été aussi attaché que moi à notre religion. Il est vrai que je ne l'aurais pas fait élever par des Diderot et des d'Alembert. Monsieur l'archevêque de, Irlandais et mon ami, m'avait promis de me donner un digne ecclésiastique pour l'élever. Il a bien été reproché à mon père et à bien d'autres de ne pas penser beaucoup aux choses de la religion pendant la force de la vie ; on a alors des plaisirs et des objets d'ambition qui détournent et séduisent un peu, mais la mort approche-t-elle, on embrasse toutes les consolations de la foi et de l'espérance. Il faut que cela soit différent chez les prétendus réformés, et j'en suis fâché pour eux : au reste ils n'ont peut-être pas autant à espérer, mais je ne veux pas entrer dans des controverses. Je voudrais pouvoir ramener les deux petits garçons à la foi catholique, mais vous n'y consentiriez pas ; je voudrais les •relever de l'abjection où ils sont tombés, et vous ne le trouvez pas bon non plus. Vous changerez d'avis peut-être et moi je n'en changerai point. Mon testament contient ma donation quant à celui des Stair qui après ma mort pourra être créé Lord D. Nous renoncerons comme je l'ai dit à rebâtir le château que vous me peignez comme encore plus délabré et plus vaste que je ne le croyais. Quoi  des chevaux y paissent, des enfants s'y jouent  il y avait des terrasses et des fossés  Oh  je savais bien que les Stair étaient jadis des gens opulents dans les deux branches, quoique la mienne seule fut titrée, s'étant appelée d'abord Barons de Caerabank, puis Comtes de D. Ce château coûterait beaucoup à rebâtir et puisque d'ailleurs vous n'approuvez pas qu'il soit rebâti je n'y penserai plus, mais d'après cela je veux porter à trois mille pièces les mille que je destinais à chacun, des Stair ; pour leur appartenir dès-à-présent, me proposant puisqu'ils ne sont que deux, de faire plus pour eux dans la suite quand leur oncle sera revenu de l'étrange vertigo qui actuellement lui tourne un peu l'esprit. L'intérêt de trois mille pièces n'est pas une rente si considérable, qu'il en doive résulter une éducation pleine de luxe et de corruption. Tirez sur moi pour cette somme. Si vous étiez comme un autre, je m'occuperois aussi de vous et je vous dirais... mais cela serait inutile. J'irais vous voir, car je vous aime malgré votre singularité, si je le pouvais, mais ma goutte  --- Mylord Maréchal était protestant, je suis catholique, il y avait un obstacle de moins pour lui que pour moi et il devait se sentir moins d'éloignement que moi pour la cour et les grâces quelle accorde.
39
+ Adieu, mon très-singulier cousin que j'aime pourtant et que j'estime. Adieu.
40
+ À Paris ce 30 août 1781.
41
+ L'automne vint, puis l'hiver, qui diminua les jouissances des deux petits.
42
+ Woodbridge. Cent fois leur oncle les voyant bâiller le soir près d'un feu de bouille, fut tenté de leur proposer quelque objet d'étude ou quelque motif d'émulation, mais autant de fois il surmonta la tentation, et pour l'éloigner il invitait sa mère et sa belle-sœur et raconter de vieilles histoires, ou les enfants à chanter de vieilles chansons. Un jour, c'était le premier Janvier, il demanda à James s'il ne pourrait pas aider son grand-père Hill, le charpentier, dans son travail. L'enfant répondit qu'il essaierait. Mon père fait ; des bancs pour le jardin de Lord Thirlestaine, dit leur mère. Je verrai Lady Ann s'y asseoir, dit James, quand les. longs jours et le beau temps seront revenus.
43
+ J'aiderai aussi moi, si je puis, dit Charles. Dès le lendemain les deux petits garçons allèrent offrir leur travail à leur vieux grand-père. Ils faisaient, comme on le pense bien, fort peu de chose ; ils s'amusaient plus qu'ils ne travaillaient. Charles voulut aussi accompagner son frère à l'école. Du train dont ils y allaient il y avait apparence qu'au bout de trois ou quatre ans ils sauraient lire, et qu'à l'âge de quatorze à quinze ans ils écriroient. Charles joignait a un peu plus d'activité d'esprit que son frère, cette sensibilité exquise avec laquelle il est si difficile d'être heureux. Monsieur Stair avait peine à se défendre d'un peu de prédilection pour lui, mais il s'en défendait cependant et reconnaissait chez James une douceur, une modération et une droiture admirables. Nulle susceptibilité fâcheuse, nulle passion, nul intérêt, n'obscurcissait jamais sa raison, ne rendait sa conduite tortueuse, ni son discours louche et embarassé. Ton nom, lui disait un jour son oncle, porte bonheur à tous ceux à qui on le donne. Et le mien ? dit Charles. C'est aussi le mien, dit Monsieur Stair : n'en disons point de mal, et il l'embrassa avec attendrissement.
44
+ Monsieur Stair ne s'ennuyait-il pas ? diront mes lecteurs. Il n'avait rien à faire à Yedburg. Non, il était fort loin de s'ennuyer mais il était tourmenté, et cette même tournure d'esprit qui l'empêchait de remplir les intentions de Lord D. S'étendait sur bien d'autres choses. Tout l'intéressait et tout l'effrayait. Un sentiment le portait-il vers un objet, un autre l'en venait détourner, sans qu'il y eût de sa part caprice ni inconstance, car souvent ces sentiments dont les effets semblaient opposés, avaient entre eux une étroite analogie. Le printemps étant venu, il pensa à faire connaissance avec Lord Thirlestaine et sa famille mais il eût fallu se faire connaître, rendre raison de son nom, et cela aurait été de conséquence pour ses neveux. Il essaya de pêcher dans la Teiffe, mais ayant jeté et retiré son filet il n'en sertit les poissons que pour les rendre à la rivière. Des gens qui le voyaient faire le prirent pour un fou, alors ne voulant pas se décrier il se crut obligé d'emporter le poisson, mais il ne retourna pas à la pêche. Il voulut se faire une collection de papillons, mais il fallait leur faire souffrir une mort cruelle et lente : après les avoir pris il les remettait sur une fleur ou sur une feuille, se reprochant d'avoir un peu froissé leurs ailes. Il voulut faire nicher des oiseaux dans une grande volière, mais un jour il lui sembla que chacun de leurs accents était un vœu vers la liberté, et il la leur rendit. Alors il se mit à cultiver des fleurs et cette occupation l'intéressait si fort, il y réussissait si bien, qu'on fut surpris au bout d'un an ou deux de la lui voir tout-à-coup abandonner, et se contenter d'arroser ses œuillets, ses auricules,.
45
+ Ses jacintes dégénérées, sans plus marcotter, sans plus transplanter, sans plus rafraîchir les oignons ni les racines. On a cru, mais jamais il n'a voulu en convenir, qu'il avait peur de faire mal à ses plantes en les cultivant, comme il avait craint de nuire à ses neveux. Enfin Monsieur Stair se livra à l'étude des astres, bien sûr cette fois de ne pouvoir pas nuire, À cette sublime science à laquelle il vouait par choix son loisir, le hasard joignit bientôt l'exercice d'un art plus utile. Affecté d'un accident grave arrivé à un cheval qu'il aimait, et mécontent d'un homme du métier qui ne le soignait pas bien, Monsieur Stair entreprit de guérir son cheval et le guérit, ce qui le mit en si grande renommée qu'il devint le chirurgien de toutes les bêtes du canton, et même par fois des hommes ; jusques-là qu'un de ses voisins s'étant cassé la jambe, on l'obligea à la lui remettre. Mais peu s'en fallut que son adresse secourable pour les maux d'autrui ne lui coûtât sa liberté et tout cet édifice de délicatesse qu'il s'était bâti et à l'abri duquel il vivait, sinon tranquille, au moins sans douleur ni remords.
46
+ Lady Brigit Melro, sœur aînée de Xiady Ann se démit le bras. On ne trouva pas chez lui le chirurgien qu'on alla demander. Lady Brigit souffrait beaucoup : on appela Monsieur Stair. Lady Brigit était très-belle et paraissait très-aimable.
47
+ Son père n'avait point de fortune à lui donner et Monsieur Stair en avait une dont jusques-là il n'avait voulu faire aucun usage. Au bout de trois ou quatre visites Lord Thirlestain voulut lui payer ses soins. Ce qu'éprouva alors Monsieur Stair, la peine qu'il eut à ne pas dire qui il était, l'avertit de ne plus mettre les pieds dans cette maison, et quelques mois après, quand il apprit que Lady Brigit était recherchée par un homme qui ne mérÍtoit pas de la posséder, ce fut un nouveau combat. Alors ses raisonnements changèrent un peu et il fut sur le point de se croire obligé à remplir les vues de Lord D. Deux jours, les plus pénibles que Charles Stair eût passé de sa vie, furent employés à discuter cette grande question, et Lord D. ou plutôt Lady Brigit allait remporter a quand tout-à-coup Monsieur Stair se dit : Qu'est-ce qui m'aurait subitement éclairé sur l'intérêt de mes neveux ? L'armour ? L'amour aurait donc fourni à la raison des lumières, lui qui communément la prive de celles qu'elle peut avoir  Oh défions-nous d'un pareil guide  Après que Lady Brigit sera mariée nons reprendrons cette délibération.
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+ Long-temps Monsieur Stair fut incapable de délibérer ; il fallut songer à se distraire. Il fit un séjour à Edimbourg, un autre à Londres. Quand il révint ses neveux avaient l'un seize ans l'autre quatorze.
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+ Ils étaient aussi heureux, aussi beaux, aussi sains, aussi innocents, que lors de son premier retour en Écosse. Mais soit que sa délibération lors du mariage de Lady Brigit eût véritablement ébranlé ses premières résolutions, soit que quelqu'autre sentiment agit sur lui, il trouva cette fois que c'était presque dommage de les laisser continuer d'être ce qu'ils étaient. Pour l'a première fois il parla à sa mère de Lord D., de ses offres, de tout ce que le lecteur sait déjà, excepté de Lady Brigit dont il ne prononçait jamais le nom. Comme elle était allé vivre dans les terres de son mari, assez loin de Yedburg, il n'avait pas à fuir sa rencontre.
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+ La mère de Monsieur Stair après avoir reçu ses confidences, ne lui dit rien qui fut propre à le décider, et il hésitait encore.
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+ C'était à l'amour à achever ce qu'il avait commencé. L'amour aime les victoires qu'il remporte sur un sage ; mais pour être sûr de vaincre il ne fallait pas qu'il eût pour lui l'intérêt propre de Charles Stair et par cela même contre lui sa délicatesse : il fallait, qu'il ne fût question que de James et de Charles Woodbridge ou de l'un de deux. Hélas  le vif intérêt qu'inspira l'un entraîna le malheur de l'autre  Mais leur oncle l'aurait-il pu prévoir ?
52
+ Un soir James rentra au logis en pleurant. Depuis trois jours il cherchait inutilement Lady Ann Melro partout où il avait coutume de la voir. Enfin une petite fille du voisinage ayant pitié de lui, s'était offerte à aller s'informer de ce qui pouvait retenir chez elle Lady Ann, et voici le billet qu'elle venait de remettre au malheureux James.
53
+ "Mon ami, il nous est arrivé d'Edimbourg une tante qui me voyant mardi et mercredi avec vous et votre frère, l'a trouvé fort mauvais et a persuadé à mon père de me défendre de vous revoir. J'ai dit que le plus court était de m'enfermer, parce que je ne rompois pas comme cela sans raison avec mes amis.
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+ Ceci finira, j'espère, car je ne céderai pas à cette persécution. Je suis désolée."
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+ Ceci finira j'espère : je le dis comme Lady Ann, s'écria Monsieur Stair avec une sorte de fierté et de joie. Grace au ciel me voici décidé. J'ai le pouvoir, mes enfants, de vous faire sortir de l'oppression sous laquelle l'orgueil voudrait vous tenir. Hélas  il n'est donc pas donné à l'homme de pouvoir vivre humble et heureux  Il faut qu'il s'élève à la hauteur des oppresseurs ou qu'il soit leur victime. Mistriss Woodbridge la mère était la seule qui entendit son fils, mais bientôt s'expliquant avec plus de clarté il remplit de joie la mère des deux enfants. Le vieux Hill étant venu pour appeler ses deux petits fils à l'ouvrage, car depuis trois jours ils ne faisaient rien du tout, elle s'écria : oh, mon père  il n'est plus question de bancs, de tables, d'armoires. --- Pardonnez-moi, dit vivement Monsieur Stair. Il faut --- je désire que chacun ici respecte ses devoirs et conserve ses habitudes.
56
+ Le vieux Hill ayant donc emmené ses petits'-fils, Monsieur Stair fit entendre raison à leur mère. Elle promit de ne parler de rien à personne et obtint seulement la permission de faire du linge et de commander des habits neufs pour les deux jeunes gens. Après cela Monsieur Stair se détermina à faire visite à Lord Thirlestaine et en présence de sa sœur, Lady, et de Lady Ann qu'à sa prière on fit appeler, il dit là douleur que ses neveux avaient de ne plus voir leur jeune amie, à laquelle douleur il avait si fort sympathisé qu'il s'était enfin résolu à rompre le silence qu'il gardait sur les affaires et la position de sa famille. Mes neveux s'appellent Stair, dit-il, et descendent de la même souche que Lord D. qui non-seulement les reconnaît, mais qui m'a autorisé à leur redonner l'éclat qui dépend de la fortune encore plus que de la naissance. En attendant que je puisse fournir les preuves que l'on peut désirer, je vous supplie, de laisser Lady Ann revenir avec moi auprès de ses camarades. Ils étaient aussi dignes hier qu'aujourd'hui de son amitié. Mais aujourd'hui toute l'inconvenance apparente est ôtée à ce que j'espère.
57
+ Un peu ému de ce qu'il avait dit et du souvenir de Lady Brigit, Monsieur Stair voulait se retirer et il cherchait des yeux la jeune fille, mais elle était déjà sortie, et courrait à Old-Yedburg, Elle n'avait pas tout-à-fait quatorze ans et sa simplicité comme son innocence, était extrême.
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+ Le premier soin de Monsieur Stair fut d'écrire à Lord D. ; le second de s'informer s'il y avait des descendants des deux sœurs de sa mère. Il apprit que la seconde était morte sans avoir été mariée, et que la cadette n'avait eu qu'une fille, qui à son tour en avait une actuellement âgée de quinze à seize ans et extrêmement belle. Elle était orpheline de père, mais sa mère et elle n'étaient pas, tant s'en faut, dans l'indigence. Cependant Monsieur Stair jugea à propos de faire évaluer la métairie, le domaine, enfin tout l'héritage de son grand-père, tel qu'il avait été légué à sa mère, et de donner à ses parentes la moitié de cette valeur et même un peu au-delà, vu que l'argent était devenu plus commun durant cet intervalle, de sorte qu'il annulla la prérogative accordée à sa mère sur ses sœurs. Cet acte de générosité que Monsieur Stair regardait comme un acte de justice, fut désapprouvé de sa mère. Vous renouveliez des souvenirs fâcheux, et ranimez une haine amortie, lui dit-elle. Je compte acheter à ce prix, dit Monsieur Stair, la liberté de faire reprendre à mes neveux leur vrai nom. II vaudrait mieux, leur laisser le mien, répliqua sa mère, ou solliciter un acte du parlement, qui les remit dans leurs droits à cet égard. Peut-être avez vous raison, lui dit enfin son fils, mais j'ai laissé entrevoir mes intentions --- Que ne disiez-vous cela plutôt, interrompit Mistriss Woodbridge, je ne vous aurais pas fatigué de ce tardif et inutile raisonnement. Elle est belle, dit-on, votre nièce, reprit le fils un peu confus. C'est à cause de cela que je la crains, dit la mère, d'ailleurs elle est la fille d'une femme intéressée et méchante, et je la crois elle-même coquette et artificieuse. Ce qui se passe aujourd'hui va leur inspirer de l'ambition, et donner de l'activité à leurs vices. Achevez promptement ce que vous avez à traiter avec elles, et prenez garde qu'elles ne s'introduisent auprès de nous.
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+ Il ne tint pas à Monsieur Stair que tout ne fut terminé au plus vite, mais l'avocat Thistle conseilla à Mistriss Southwell, c'était le nom de la nièce de Mistriss Woodbridge, d'exiger les intérêts de la somme qui allait lui être comptée. Monsieur Stair vit que sa mère avait eu raison, et loin d'accéder à ce qu'on demandait, il menaça de retirer le don qu'il était prêt à faire. On se hâta alors de l'accepter, mais on se permit mille propos qui tendaient à Je faire regarder du public comme une restitution incomplète.
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+ Les descendants des anciens créanciers., de ceux-là même qui avaient laissé confisquer tous les biens des Stair sans faire mention de leurs hypothèques, se montrèrent aussi, apportant du nord de l'Écosse qu'ils habitaient, des prétentions exorbitantes. Monsieur Stair les renvoya, leur disant qu'ils n'avaient qu'à l'attaquer en justice, s'ils croyaient le pouvoir faire avec succès, mais qu'on ne le ferait entrer en aucun accommodement. Il voyait l'avidité, l'injustice, l'ingratitude, s'élever de tous côtés autour de lui, et conjurer contre son repos ; on l'observait, on le jugeait, on blâmait assez généralement toutes les parties de sa conduite. Il ne s'était tu si long-temps que par avarice, la pauvreté de sa mère et de sa belle-sœur le touchait peu et il accumulait pour lui seul les intérêts d'une fortune acquise on ne savait trop comment : mais enfin la vanité l'avait fait parler et après avoir élevé ses neveux comme des enfants de la dernière classe, il voulait les allier avec une famille noble et titrée. Misérable petit pleureur  disait quelques fois Monsieur Stair à son neveu, tes larmes pour Lady Ann me coûtent bien cher  Puis pour effacer ce reproche, adouci déjà par le sourire de la bienveillance, il allait à Teiflodge chez Lord Thirlestaine avec James et son frère, et se sentait consolé par le spectacle des jeux naïfs et doux de l'amour encore enfant et de l'amitié vive et caressante.
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+ Au bout de quelque temps Lord Thirlestaine dit à Monsieur Stair : Je suis content et sans défiance, mais ma fille se fait grande et votre neveu est trop jeune pour qu'il faille compter tout à-fait sur la durée de ses sentiments, il me semble que pour prévenir le danger et éviter la médisance, il serait bon qu'il allât passer quelque temps dans telle université que vous voudriez choisir. Après deux ou trois ans d'absence, si ses sentiments n'ont point changé --- L'habitude les a sinon fait naître, du moins entretenus, interrompit Monsieur Stair ; n'allons pas, croyez moi, risquer de les dévoyer par des habitudes différentes.
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+ Je connais les Stair, plus continuans que commençants ou recommençans. On peut compter avec eux sur des sentiments anciens et d'habitude. Monsieur Stair eut beau dire, Lord Thirlestaine fit pressentir que si James ne s'éloignait pas il exigerait qu'il rendit ses visites plus rares, et interdiroit à sa fille les courses qu'elle faisait journellement à Old-Yedburg. Il fallut céder, mais jamais on ne put faire comprendre à James le motif d'une conduite qui lui paraissait aussi bizarre que cruelle. --- Quoi, parce que je l'aime il faut que je la quitte  Quoi, parce qu'elle prend plaisir à me voir il faut qu'elle ne me voie plus  Son père nous hait sans doute, ou cette tante d'Edimburg lui a écrit qu'il fallait de nouveau nous chagriner.
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+ Pour l'éloigner le moins possible son oncle l'envoya à Glascow. Là il prit un laquais, n'ayant pu se résoudre à en prendre un à Yedburg parmi les jeunes gens qui se présentaient en foule. Pourquoi mes camarades, mes égaux me serviraient-ils ? leur disait James. Mais je vous remercie de votre bonne volonté, et je vous prie de boire à mon heureux retour le jour même où il me faudra m'éloigner de vous. Arrivé à Glascow il prit pour le servir, ou plutôt pour avoir soin de son cheval, un jeune homme d'une agréable physionomie, mais qui sous les dehors les plus honnêtes cachait toutes sortes de vices, et qui fit tout ce qu'il put pour pervertir, les mœurs de son maître. Heureusement James échappa à ce piège, le premier que lui tendit l'opulence. D'après ce qu'il dit à son oncle, ce roué subalterne fut chassé, et il passa au service du jeune Melro neveu de Lord-Thirlestaine.
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+ James ne lui donna point de successeur. Fn effet quel grand besoin avait-il d'un domestique ? Il ne lui en fallait point pour aller bâiller tous les jours au collège une heure ou deux, non plus que pour aller chercher autour de Glascow, quelque sîte ressemblant à Old-Yedburg et au rivage de la Teiffe. Comme il ne montait guère son cheval que pour venir voir sa mère, son oncle, son frère et sa maîtresse, il savait bien alors lui mettre sans y être aidé, la selle et la bride, que même il tenait assez propres : c'était à cela seul qu'il mettait de la prétention et du soin. La pensée de sortir de Glascow et de son ennuyeuse vie le tirait de son indolence, et qui l'eût vu sur la route trotter et galoper gaîment, l'aurait pris pour un jeune homme plein de feu ; mais il fallait pour cela qu'il vint du nord au midi : retournait-il du midi au nord ce n'était plus la même chose et Teiff son cheval.... l'œil morne et la tête baissée, Sembloit se conformer à sa triste pensée.
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+ Pourquoi, dira-t-on, n'envoyer pas aussi son frère à Glascow ? Il l'aurait désennuyé et se serait mis lui-même au niveau de son état par les études d'usage. On y pensa, on en parla, mais Charles ne put s'y résoudre de lui-même ni son frère se résoudre à l'en presser. Il resta donc à Yedburg. Il resta pour son malheur, car reçu sans précaution auprès de Lady Ann parce que ce n'était pas à lui qu'on la destinait, il s'attacha à elle par tant de liens de tendresse, d'estime, d'habitude et d'une innocente familiarité que jamais ces liens n'ont pu se rompre.
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+ Lady Ann qui avait aimé James et Charles Woodbridge plutôt qu'elle n'aimait l'un des deux, s'aperçut-elle de tout l'amour qu'elle fit naître ? C'est ce qu'on n'a pu savoir. Quelquefois en chantant ou en dessinant avec Charles, on l'a vue, attendrie et inquiète, s'interrompre, l'interrompre --- Mais comment aurait-elle pu l'éloigner d'elle ? Quelle raison, quel prétexte ? Il était si doux  si peu hardi  La décence elle-même se serait opposée aux résolutions que pouvait suggérer l'austère vertu. Pouvait-elle lui dire : Charles tu m'aimes, et je crains de t'aimer ? On restait donc ensemble. On courait les champs, les prés.
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+ On voyait bondir les agneaux autour des brebis plus graves et chargées d'une toison pesante.. Ensuite on allait s'asseoir auprès de la mère de Charles et de sa grand-mère qui fïloient devant leur maison. La jeune fille s'emparait du rouet de l'une d'elles, et se faisait gronder, car elle ne tardait pas à brouiller et à déranger tout. Mais Charles était ià pour raccommoder ce qu'elle gâtait.
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+ Enfin James revint. Il en était temps. Impatient mais sans la moindre défiance, il pressa son mariage et obtint qu'il se ferait incessamment.
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+ La veille du jour fixé pour la cérémonie, Charles et son oncle se rencontrèrent à un quart de lieue de Yedburg, et sans se rien dire ils se promenerent ensemble et enfin s'assirent au bord de la Teiffe qu'ils regardaIent couler. Ainsi s'écoule le temps, dit le jeune homme, et il fait bien. Pourquoi l'heure présente n'est-elle déjà pas loin de nous  Je voudrais pouvoir n'assister pas à ce mariage. Je formais dans ce moment même, dit son oncle, un vœu tout semblable.
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+ --- Vous, Monsieur  vous m'étonnez beaucoup : mais si vous formiez un vœu semblable au mien, vous n'en aviez pas les mêmes raisons. --- Comment le savez-vous ? Charles regarda son oncle qui lui dit : ma confiance exciterait-elle la vôtre ? C'est, dit Charles en rougissant, l'effet ordinaire de la confiance d'un ami que d'attirer un retour de confiance --- Eh bien, Charles tu sais que Lady Brigit est attendue : Apprends que ce sera pour moi un affreux supplice de la voir avec l'homme qui a le privilège de l'appeler sa femme. --- Quoi  vous.... vous l'aimiez  je vous plains, Monsieur, et plaignez-moi aussi, dit Charles en serrant la main de son oncle, je verrai la sœur de Lady Brigit.... Je l'ai nommée parce que vous-même l'avez nommée --- Vous avez pu la nommer : vous n'êtes pas aussi malheureux que moi. Je nomme aujourd'hui Lady Brigit pour la première fois depuis son mariage, dit Monsieur Stair. Je voulais t'engager à m'ouvrir ton cœur dans lequel je croyais lire ce que tu viens de m'avouer. J'ai donc avoué  s'écria Charles. Est-il bien vrai que j'aie avoué  Quoi une passion si extravagante  Et la mienne ? lui dit son oncle.
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+ Puis ils retomberent tous les deux dans le silence. Enfin Monsieur Stair dit à son neveu ; je crois qu'il nous faut surmonter nos répugnances et assister à cette fête où nous serons si éloignés, tous deux, de porter un cœur festival.
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+ Que dirait-on si nous nous absentions ? Ton frère sur-tout ? Il te croirait fâché de son bonheur. Non, dit Charles, quoique je fasse il me croira content parce que je devrais l'être, parce qu'à ma place il le serait, Sa bonté, la douceur de son âme est telle qu'il me l'aurait cèdée s'il avait su --- Et l'idée de le lui dire ne te serait-elle jamais venue ? Cent fois, dit Charles. Mais ces choses là quoiqu'elles puissent se projeter, ne peuvent pas se faire. On écrit une lettre, dix lettres, mais on n'en envoie point ; on les garde, on se morfond, et l'heure fatale arrive. Elle va sonner --- Montre-moi une de tes lettres, Charles je t'en prie. Voilà mon porte-feuille tout entier, dit Charles.
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+ Veuillez m'en délivrer. Prenez-le, gardez-le, et à l'avenir parlez-moi comme à un homme ferme, raisonnable, qui a pris son parti.
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+ Au moment où Charles donnait son porte-feuille à son oncle, James vint à eux tout essoufflé. Venez à Teiflodge je vous en conjure, leur dit-il ; on y est tout je ne sais comment. Lady Brigit vient d'arriver avec son détestable époux que Dieu confonde. La pauvre femme est pâle, maigre et abattue. Sa sœur a fondu en larmes en la voyant. J'ai peur qu'elle ne s'imagine que tous les maris sont des brutes comme son beau-frère. Enfin rien n'est moins gay que cette veille de noce, et j'aimerais presque autant être au collège à Glascow que chez Lord Thirlestaine dans cet. instant. Je vous prie mon cher oncle, mon cher frère, de venir nous remettre en belle humeur --- Mais vous ne répondez rien, et ne paraissez pas fort gais. Seriez-vous d'avis que j'envoyasse chercher les jeunes filles du voisinage, Jenny Southwell par exemple, et Molly Hue ? Lady Ann affectionne celle-ci de préférence à toutes les autres à cause de sa modestie et du service qu'elle nous a autrefois rendu. Toutes les jeunes filles aiment Lady Ann et je serais bien surpris si quelqu'un pouvait ne la pas aimer --- À propos, son cousin Melro est arrivé. Comment des personnes comme elle et Lady Brigit peuvent-elles avoir un parent comme ce Melro, qui a eu l'impudence de s'inviter à mes noces, lui qui sait que je ne l'aime pas. Il ne m'aime pas davantage parce que j'ai refusé de me lier avec lui et que je n'ai pu lui prêter l'argent qu'il me dëmandoit. J'ai été bien fâché en le voyant arriver. C'est un tour qu'il me joue, non une honnêteté qu'il me fait. Il n'y avait pas de plus mauvais sujet que lui à Glascow. Il est haineux, il est jaloux. Il le sera de toi, Charles parce que tu es cent fois plus beau et plus aimable que lui. Son grand plaisir est de rendre les femmes ses victimes et les hommes ses dupes, faisant tomber sur d'autres la peine de son libertinage. Oh  que sa personne m'est désagréable.
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+ En voyant tout à l'heure Lady Ann qui était affectée à cause de sa sœur, il lui a fait sur son mariage les plus mauvaises plaisanteries du monde. Il la compare à Iphigénie allant à l'autel, et appelle Calchas l'honnête Monsieur Wood notre ministre. Dieu sait quels sots propos il tient dans cet instant. Venez de grâce.
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+ J'enverrai avertir la jeunesse de Old-Yedburg et ferai venir un violon. Ce brouhaha n'est pas fort de mon goût ajouta James, d'un air de lassitude, mais puisque Lord Thirlestaine désire que je demeure avec lui, il faut bien m'accoutumer un peu à faire les honneurs de sa maison, et dans cette occasion, si agréable pour moi, il est juste que je lui ôte le plus que je pourrai d'embarras et de peine.
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+ James, son frère et son oncle avaient pris le chemin de Teiflodge quand ils virent venir un domestique et deux petits chiens. Ce sont de petits braques, que Lady Ann a prié sa sœur d'amener pour vous deux. Elle dit que vous aimez les chiens de cette espèce. Je vois au cou de l'un le ruban qu'elle avait tout à l'heure dans ses cheveux et Lady Brigit a mis son collier à l'autre. Tenez, Messieurs, prenez chacun le petit chien que vous aimerez le mieux. Je vais donner des ordres pour le bal.
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+ L'oncle et le neveu suivirent James, Les deux petits chiens firent quelque diversion au chagrin de leurs maîtres,. ou leur aiderent du moins à le cacher.
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+ Bientôt les jeunes villageoises arrivèrent. Molly Hue était triste. Quand elle avait plaint la douleur de James c'est qu'elle l'aimait, et mille fois elle regretta d'avoir trop bien servi une rivale. Etonnée de voir cette Lady Ann dont elle enviait si fort le bonheur pensive et abattue, elle lui demanda si elle se portait mal. Lady Ann lui répondit que non, mais que le changement qu'elle voyait chez Lady Brigit l'affligeait. Personne, dit la jeune fille, ne serait-il heureux ? ou n'y aurait-il que les hommes d'heureux ? Mais non, ce n'est pas cela. Voilà Jenny Southwell bien gaie et bien sémillante. Que dira Monsieur Nick son amoureux, tantôt, quand il viendra ? Elle agace tour-à-tour votre cousin et votre futur beau-frère. Celui-ci ne la regarde pas. Il a l'air rêveur et ne fait que nouer et dénouer le collier de son chien. Melro entendit ces dernières paroles et les comprit parce qu'il vit rougir sa cousine, qui effrayée de ses regards et de son ricannement malin, appela James comme à son secours, sous prétexte qu'on les attendait pour commencer la contredanse. Molly alla se mettre auprès de Charles Stair dans un coin de la salle, d'où Melro vint la tirer bien vite, car il ne se plaisait qu'à déranger, à s.'parer ce qui se convenait ou se cherchait. Jenny Southwcll s'approcha alors de Charles, mais il fit si peu d'attention à elle que ce soir là on n'aurait pas prévu qu'elle pût jamais lui nuire et que la grand mère de Charles eût eu raison de la redouter.
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+ D'autres villageoises vinrent successivement avec leurs frères et leurs amoureux. Parmi les jeunes hommes on voyait Monsieur Nick fils de l'épicier. Il prenait vis-à-vis de Jenny Southwell l'air d'un homme qui a de grands droits, dont-il voit avec dépit qu'on ne veut plus tenir compte. Melro se moquait de lui, et encourageait les dédains de son insolente maîtresse. Elle se voyait pour ta première fois de sa vie, chez Lord Thirlestairie, où le fils d'un épicier, comparé à ce qu'il y avait de plus brillant dans la contrée, n'avait pas beau jeu. Ce n'est pas que Melro fut plus beau ni mieux fait que Monsieur Nick, mais une aisance hautaine et un esprit ingénieusement mordant lui donnaient de grands avantages. Il tâcha d'étendre plus loin son triomphe et de briller aux dépens des Stair, mais ce fut inutilement, ce qui redoubla sa haine contr'eux. Quelle mortification de voir deux jeunes gens qu'à peine autrefois il daignait saluer, quand il les rencontrait près de la maison de son oncle, jouer maintenant un si grand rôle dans sa famille, tandis que lui, fils cadet d'une branche cadette, il n'avait malgré son noble nom d'autre relief que des vices à la mode Le lendemain des noces de son frère, Charles s'allant promener avec son chien du côté opposé à Teiflodge, et passant sur les ruines du vieux château, vit Molly Hue assise sur une pierre récemment tombée. Elle s'appuyait contre un vieux pan de muraille. Ne restez pas là, lui dit-il, l'endroit n'est pas sur. Eh qu'importe ? dit Molly. Charles fut surpris et le lendemain à nuit tombante la voyant assise au même endroit et sa mère près d'elle, il s'arrêta à quelque distance pour écouter leur conversation. Lady Ann Stair, disait sa mère, sera surprise de ton refus. Elle t'aime ; elle me l'a dit, et que tu serais bien moins sa femme de chambre que sa compagne. Elle connait la bonté de ton cœur, ta douceur, ton égalité. Son mari te rend justice comme elle. Tu fus leur compagne favorite --- Je ne puis plus l'être, ma mère. J'ai perdu cette égalité d'humeur dont vous me loués avec si peu de raison. Je suis, même avec vous, capricieuse et bizarre. Ce serait bien pis avec Lady Ann Stair, je serais fâcheuse, je serais jalouse. Jalouse  dit la mère. Jalouse de qui, et de quoi ? Penses-tu qu'elle te préférât quelqu'un ? Molly embrassa sa mère et dit en pleurant, ne m'en demandez pas davantage et souffrez que je reste auprès de vous. Je reprendrai j'espère mon ancienne humeur, et je récompenserai mon excellente mère de son indulgence. Charles comprit Molly mieux que n'avait fait sa mère. Il la plaignit, et comme il avait été autrefois son ami il trouva qu'il lui devait des consolations et des soins. Il venait tous les soirs s'asseoir auprès d'elle sur les ruines, et comme tout le monde passait et repassait près d'eux et que sa mère et la mère de Molly venaient souvent se joindre à leur entretien, il ne craignit point de faire mal parler d'elle. Melro trouva pourtant le moyen d'en plaisanter, et dit à sa cousine qu'il avait enfin appris pourquoi Charles Stair ne venait plus à Teiflodge, sinon quelques moments le matin quand il était sur de trouver son frère seul, fumant sa pipe devant la maison. Lady Ann, qui croyait deviner pourquoi Charles ne venait pas la voir, rougit un peu. Que voilà bien les femmes  s'écria Melro. Vous le croyez jaloux du bonheur de son frère, et fuyant votre vue par prudence ou par dépit, maisvous vous trompez, ma belle cousine. Il est tout uniment amoureux d'une villageoise. Et qui vous l'a dit ?
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+ demanda Lady Ann. Oh, répondit Melro, c'est ce que je ne vous dirai pas, il est inutile que vous soyez informée de toutes les liaisons que je puis avoir dans votre voisinage : mais si vous voulez venir ce soir avec moi à Old-Yedburg, vous pourrez y voir ce Céladon avec son Astrée. Il faut avouer que vous êtes entrée dans une singulière famille, car l'oncle aussi est un hibou d'une espèce rare, et votre époux --- Il vaut cent Melro, interrompit Lady Ann et elle le quitta ; mais le soir venu elle proposa à son mari de la mener à Old-Yedburg chez sa mère et sa grand-mère.
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+ Elles étaient assises sur les ruines avec les prétendus amants. James et Lady Ann s'y assirent donc aussi et Monsieur Stair, qui passait près de là, vint à eux.
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+ Charles lui fit une place entre lui et Molly. Monsieur Stair se rappela le jour où il était arrivé à Yedburg lorsqu'il vit dans le même endroit ses neveux et leurs compagnes, mais il ne parla pas de son souvenir, parce que la comparaison qu'on aurait faite de ce temps là au temps présent, n'aurait pas été également réjouissante pour tout le monde, seulement il pria sa nouvelle nièce de chanter une romance qu'elle chantait quand elle était enfant ; elle obéit, et la belle voix de son mari faisant la basse de la romance et de quelques autres airs en augmenta le charme. Un peu de musique était à-peu-près tout ce que James avait appris à Glascow. Oh  quelle belle et touchante assemblée que celle qu'il y avait ce soir là à Old-Yedburg  Le jour avait fini : la lune avec sa pâle et douce lumière vint montrer les unes aux autres des personnes si dignes de se voir et de s'admirer. Elles se regardèrent, avec plaisir, avec douleur, avec attendrissement.
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+ Allons retrouver votre sœur, dit James, elle n'est pas en aussi bonne compagnie que nous.
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+ À leur retour Melro railla sa cousine sur sa curiosité, et dit enfin qu'il prétendait venger les Dames de Teiflodge des mépris de Charles Stair en lui enlevant Molly. Je ne sais trop, Monsieur, ce que vous voulez dire, dit James, qui sur le point de se retirer s'était rapproché de Melro pour lui répondre, mais si mon frère méprise ici quelqu'un, s'il évite la compagnie de quelqu'un en ne venant ici que lorsqu'il peut me trouver seul, cela ne regarde certainement pas nos Dames. J'en suis fâché pour lui, dit froidement Melro à ses cousines, car en ce cas la vengeance pourrait devenir plus sérieuse. Lady Ann pâlit et Lady Brigit se montra alarmée. Oh, Mesdames  vous n'y êtes pas, dit Melro. Mes jours me sont aussi précieux que le peuvent être pour vous ceux de l'heureux Charles. Qu'il se garde s'il peut d'une personne fort adroite et dont je prétends achever l'éducation ; quant à mon épèe il n'en a rien à craindre. Au reste si j'ennuie ici il y a grande apparence que je ne m'y amuserai pas long-temps. Après que j'aurai fait en sorte de laisser de moi quelque souvenir, je compte m'en aller bien vite.
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+ Dès le lendemain Melro eut soin de prévenir Charles auprès de Molly. Il s'assit à côté d'elle sur les ruines, et lui adressa des cajoleries si peu mesurées que bientôt elle se retira. Charles quand il vint ne la trouva plus. Les jours suivants Molly se tint renfermée chez sa mère. Melro trouva moyen de l'y surprendre et par ses protestations et ses excuses il l'offensa plus qu'il n'avait encore fait.
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+ Molly alla le jour même se plaindre à Lady Ann de l'insolence de son cousin.
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+ Lady Ann et sa sœur qui l'aimaient, la pressèrent de les revenir, voir souvent, et l'assurèrent qu'elle ne serait nulle part plus en sûreté qu'auprès d'elles, où même elle ne trouverait jamais Melro. Molly le promit, et tint parole.
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+ Charles Stair  que n'eutes vous autant de courage que cette bonne fille  Elle consentit à voir journellement James devenu l'époux d'une autre, et parvint à le voir presque sans émotion. Que ne fîtes-vous comme elle ? vivant avec des gens honnêtes vous n'auriez pas été la victime d'un méchant ; une femme perverse n'aurait pas profité de l'état de désordre et de trouble auquel s'abandonnait votre faible cœur Beaucoup d'artifices furent employés. Ils réussirent, --- Melro était parti, revenu, reparti quand on vint un jour prier Charles et son oncle de passer chez Mistriss Southwell. Charles était au désespoir. Il prévoyait ce qu'on se proposait de lui dire.
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+ Que doit préférer votre fille, dit Charles à Mistriss Southwell, de tout l'argent que je puis donner ou d'un mari qui la méprise et la déteste ? C'est vous, Monsieur, ce n'est ni votre argent ni votre cœur que je veux, s'écria Jenny. Votre main pour un instant, votre nom pour toujours, voilà ce que je vous demande. Croiriez-vous par hasard vous mésallier, dit la mère, furieuse du chagrin de Charles et du silence de son oncle, croiriez-vous vous mésallier en épousant votre proche parente, la fille de la nièce de votre grand-mère ? Vous avez vécu quarante ans, tous tant que vous êtes, à nos, dépens. Que signifient vos offres impertinentes ? vous ne feriez que nous rendre ce que vous prétendriez nous donner, si ce n'est le déshonneur qui serait une gratification pure et simple, et tout-à-fait digne de la générosité des nobles Stair.
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+ Charles et son oncle se retirèrent. Après un long silence l'oncle dit enfin, le mal est-il donc si grand ? --- La mort serait préférable, dit le neveu, et peu s'en faut que, je ne me la donne. Tu serais un ingrat envers moi, dit l'oncle.
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+ C'est ce qui me retient, dit le neveu. --- Mais Charles, mon ami Charles, si cette fille t'aime ? --- Elle ne m'aime pas --- Je vous dis qu'elle ne m'aime pas. Il y a un an qu'elle était fort bien avec Nick le fils de l'épicier : depuis elle a écouté Melro. Honteux, désespéré après le jour fatal où je tombai dans un piège trop adroitement tendu pour mon inexpérience, ma seule consolation était de penser que du moins je ne l'avais pas séduite. Je suis presque sûr que c'est à Melro qu'elle eût dû s'adresser. Si cela est, dit Monsieur Stair, veux-tu soutenir un procès ? Je ne t'abandonnerai pas. Non, dit Charles, quelle cause pour vous à plaider  --- Veux-tu quitter Yedburg, voyager, aller auprès de Lord D. ? Non, dit Charles, non pas avant le mariage. Je laisserais mon oncle, mon frère, ma belle-sœur en butte à trop de haine, et à tout le blâme que j'ai mérité seul.
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+ Le lendemain il retourna chez Mistris Southwell avec Monsieur Stair. Celui-ci parla avec fermeté à la mère, l'autre avec fierté à la fille. Si je vous épouse, dit-il, vous vous appellerez Stair, vous serez la belle-sœur de mon frère et de sa femme, enfin vous aurez une pension, mais vous n'aurez point d'époux. Il est impossible que je vive avec une femme non pas foibie, mais perverse, artificieuse, corrompue et sans pudeur. Cessez d'outrager ma fille, dit la mère avec des accents inarticulés tant elle était suffoquée par la rage. Qu'elle retourne à Messieurs Nick et Melro, et renonce à moi, dit froidement Charles.
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+ Jamais jamais  dit Jenny. Nous ruinerons en procès votre famille et la nôtre, s'écria la mère. J'en appellerai de tribunaux en tribunaux jusqu'aux enfers.
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+ J'outragerai, je tuerai votre oncle que vous aimez tant, s'écria Jenny, et votre belle-sœur que vous aimez encore davantage. Il faut, je le vois, dit Charles à son oncle, il faut me soumettre à la punition que dans le fond je mérite. Il faut... Comme il disait ces mots avec la lenteur d'un homme qui se prépare à prononcer contre lui-même la plus cruelle sentence, on frappe rudement à la porte, on l'enfonce, on accourt. C'était le ci-devant laquais de James, qui s'étant brouillé ce jour là même avec son maître, venait à la fois se venger de lui et réparer le crime qu'il lui avait aidé à commettre. Ne cèdez pas, ne les croyez pas, ne promettez rien, s'écria-t-il en se saisissant de Charles, Je suis un misérable et quand Monsieur Stair m'a chassé il m'a rendu justice. Mais je n'approche pas de la scélératesse de cette coquine et de son Mtlro. J'ai ici, ajouta Jack, en mettant la main sur sa poitrine, j'ai ici une lettre que je fus chargé il y a quelque temps de donner à Jenny, et que je devais ensuite rendre à mon maître. Il ne vouioit pas que deux femmes qu'il savait être capables de tout, l'eussent entre leurs mains, mais l'étourdi, allant et venant nuit et jour, ici et ailleurs, l'a depuis oubliée dans les miennes. Oh, bénie soit l'imprudence des méchants  je l'apporte aujourd'hui qu'il m'a payé mes gages en coups et en injures, je l'apporte cette lettre digne de figurer dans l'histoire des scélérats insignes, des scélérats fameux. --- Elle est longue. --- Elle découvrira toute la trame. Puissé-je, honnête et aimable jeune homme, en vous tirant des griffes de la plus rusée, la plus fausse, la plus perfide coquine qui soit dans les trois royaumes, avoir expié beaucoup de fautes et mérité l'indulgence du ciel  Jack voulant donner la lettre à l'un des Messieurs Stair la mère et la fille se jetèrent au-devant de lui. Jack sur la pointe des pieds, le jarret et le bras tendus, la tenait hors de leur portée. La mère s'élançait, la fille grimpait sur les chaises et les tables. Charles restait immobile. O Dieu  s'écria-t-il douloureusement, est-il possible que j'aie eu rien de commun avec une pareille créature  Monsieur Stair finit enfin cette lutte, et d'une main vigoureuse écartant la mère, renversant la fille, de l'autre il saisit le paquet. On sortit de la maison et Jack récompensé, remontant aussi-tôt sur le cheval qu'il volait, pour s'indemniser de ses gages, s'enfuit si loin que la colère de Melro ne put l'atteindre. Melro, ne sut pas alors, ne soupçonna pas même quel avait été le sort de sa lettre, et il ne l'a appris qu'assez lorig-temps après. On va juger si Jack avait calomnié Jenny et Melro, Lettre de Melro à Jenny Southwell.
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+ Vous n'y pensez pas : vous êtes un enfant, Mademoiselle Jenny, vous que je croyais une fille à grandes et saines vues. Quoi vous voudriez faire un époux de Melro, qui n'a ni fortune ni espoir de fortune, mais bien un oncle et un père encore dans la force de l'âge, et deux frères, qui, ayant été plus sages que lui, sont, comme de raison, beaucoup plus sains, sans compter trois ou quatre sœurs qui partageront avec les cadets la mince dot de leur mère  Voilà de longs détails, mon enfant, quand un mot aurait suffi : c'est que je veux te traiter avec certains égards et t'accoutumer si je puis à te respecter un peu toi même ou à en faire le semblant, mettant de côté ces airs de gourgandine, que tu as pris.... je ne sais où diable tu les as pris, car Nick est fort décent. À propos de Nick il vaudrait cent fois mieux pour époux que moi. Que dis-je ? Jack, qui par parenthèse ne te déplaît pas trop, Jack te conviendrait mieux. Rien au monde ne fait si pauvre figure en ménage ni si pauvre chère qu'un homme de bonne maison sans fortune, sans profession, sans habitude d'application. Dans peu d'années, si je n'ai trouvé personne en mon chemin qui m'ait envoyé en l'autre monde pour mes gentillesses, il faudra que je prenne cette peine là moi-même, ou que j'épouse quelque riche bourgeoise, engouée comme toi de mon esprit et de mon nom, mais mieux en état de payer cette marchandise au-delà de sa valeur. Quand tu serais riche, mon ange, je ne t'epouserois pas. Tu es fort jolie, mais --- mais --- mais  l'un de ces mais, c'est que tu t'es accoutumée à des airs de tête, à des tournemens d'yeux... Corrige-toi et si nous nous retrouvons quelque jour, sois présentable. Alors je pourrai consentir à te donner dans le monde le relief d'une belle et brillante intrigue. Je ne suis pourtant pas assez fat pour te présenter cet espoir comme un motif suffisant de veiller sur tes airs, tes gestes, tes accents, ton langage. Non, la récompense de tes efforts est plus proche et plus précieuse. Ne m'entendez-vous pas, Mademoiselle Jenny ? Il me sembla le soir qui précèda les noces de ma digne cousine, que vous aviez conçu le projet que je n'ai cessé de couver depuis pour vous. Un coup-d'œil de vous, jeté sur Charles Stair, me fit pénétrer vos vues. Je les approuvai, je les partageai, et je les ai favorisées, tandis que vous, femme légère et frivole, vous les abandonniez pour vous livrer à vos fantaisies. Aveugle que vous étiez de prodiguer sur moi vos coquetteries, vos petits mensonges au sujet du pauvre Nick, et de vous donner pour une sorte de vestale  L'image est mal choisie, vous ne savez ce que c'est qu'une vestale, Mademoiselle Jenny. Eh bien, vous voulûtes vous donner pour une Molly Hue pour une personne en un mot que Nick n'aurait adorée que de loin. Eh ma pauvre enfant  outre que je ne suis pas de cette innocence qui rend susceptible d'être dupe --- oh la belle chose de pouvoir encore être dupe  --- Je consentirais à payer par le malheur d'être dupe le bonheur de pouvoir l'être. --- Mais outre que j'étais bien loin de cette belle faculte, il n'y fallait pas avec moi tant de façons. Que m'importoient à moi tous tes Nick ? Rien du tout, non plus qu'à toi mes Peggy, mes Fanny, mes Polly et tant d'autres  C'est à Charles Stair qu'il ne fallait pas cesser de te montrer sage et honnête : c'est lui qu'il fallait rencontrer souvent par pur hasard, c'est-à-dire tout exprès, et toujours couverte du voile parant de la décence, le chapeau avancé sur les yeux, la démarche modeste, le ton à-peu-près comme celui de Lady Brigit, la mise comme Molly Hue, car tu ne pourrais t'abandonner à ton naturel comme faisait autrefois Lady Ann. À présent la pauvre jeune femme est plus réservée, mais ni son naturel ni sa réserve ne te pouvaient convenir. Lady Brigit et Molly Hue voilà quels devaient être, et quels devront être encore, tes modèles. Je songeais à te le dire, mais je pensai qu'il n'en était pas temps ; qu'il fallait d'abord te laisser jeter ton feu et que lorsque cette grande ardeur aurait amené quelque sujet de réflexions timides, tu serais tout juste comme il le faudrait pour recevoir mes instructions. Reçois-les et hâte-toi de les mettre en pratique. Sois docile à proportion que tu dois être reconnaissante. Que n'ai-je pas fait pour toi, outre ce qui, je l'avoue, portait avec soi sa récompense ? J'ai écarté Molly, et Charles privé de cette consolation, Charles isolé, dérouté, est prêt à s'appuyer sur le roseau qu'on lui présentera et qui devra le faire tomber. Après avoir écarté Molly je n'attendais pour m'éloigner que d'avoir vu chez toi des symptômes d'Inquiétude : si j'étais resté tu aurais fait quelqu'éclat indécent. Je pars. Je revendrai peut-être. Je verrai si mes conseils ont été suivis, s'ils ont eu un plein succès, enfin si je suis vengé de ces Stair odieux. Soyez modeste, Jenny, et soyez adroite. Ayez l'air tendre et rêveur. Trouvez vous pensive sur les ruines.
97
+ Faites des confidences, mais excepté à votre mère qui doit être instruite de tout, n'en faites que de fausses ; faites-les à des gens qui ne manqueront pas de les révéler. Mentez, comme vous faisiez avec moi, vous n'êtes pas sans talent pour le mensonge, et vous avez une impudence qui mieux dirigée vous méfiera au but. Ne vous en laissez pas écarter. Point de Jack par occasion, point de Nick par réminiscence. Charles Stair : entends-tu ? Il est le favori de son oncle, il sera riche, il est le beau-frère d'une fille de qualité. Un coup de parti serait d'attirer chez toi son petit braque : d'enlever certain ruban bleu ou vert. Il irait aux enfers pour le ravoir --- il ira chez toi. Alors soupire, pleure. Fais semblant de savoir pourquoi le collier et le chien lui sont si précieux. Il se damneroit pour t'empêcher de dire ce que tu ne sais pas, ce que je ne te dirai pas, tout diable que je suis. J'irai savoir bientôt si la victoire est remportée. Oui, oui, oui  Elle le sera. Je te dirai alors comment il en faut user. Lis deux fois cette lettre avec Jack qui l'expliquera les mots que tu n'entendras pas et même les choses, car le coquin a de l'esprit ; puis il me la rapportera car tu n'en as que faire, à moins que tu ne voulusses me jouer un tour, que je mériterais assez, mais dont pour le moment je ne me soucie pas. Ce serait vraiment un beau procès ou un glorieux combat que celui qu'il faudrait soutenir pour Jenny Southwell  La confusion m'ôterait toute présence d'esprit et de cœur, Souviens toi cependant que je me tuerois plutôt mille fois que de t'épouser. »
98
+ Eh bien que faut-il faire, dit Monsieur Stair à son neveu, après qu'ils eurent achevé de lire la lettre ? --- Epouser Jenny à moins qu'elle ne veuille elle-même m'en dispenser. --- C'est bien du courage  --- Vous pourriez dire : c'est bien de la faiblesse. Il n'y a rien que je ne préférasse à une contention où peut-être --- Quoi peut-être ? --- où ma belle-sœur pourrait être nommée.
99
+ Dans quelqu'accès de rage Jenny pourrait dire que je ne refuse de l'épouser que parce que j'aime la femme de mon frère. Ce que Melro lui-même ne s'est pas permis de dire, serai-je cause qu'on le dise ? --- Il l'a dit, car elle le sait.
100
+ J'outragerai, je tuerai votre oncle que vous aimez tant, et votre belle-sœur que vous aimez encore davantage. --- Oh quel besoin de me repéter ces paroles  les avais-je oubliées ? Les oublierai-je jamais ? Ce sont elles qui m'ont déterminé.
101
+ À peine les avais-je entendues, j'allais promettre quand Jack est arrivé. --- Melro a donc parlé. --- Non je me serai trahi moi-même, sans le savoir, auprès de Jenny, ou Jack a dit ce qu'il avait pu deviner aussi bien que Melro. Que je sois puni seul de toutes mes fautes, de ma passion insensée, de mon impardonnable faiblesse. --- Tu n'as pas celle, j'espère, de craindre que cette furie n'attente à mes jours ni à ceux de Lady Ann. --- Pardonnez-moi, je crains tout --- Ah Charles  Et tu ne crains pas la honte d'un pareil mariage ? --- Il fallait ne la pas mériter. D'ailleurs il y aurait eu une autre honte à n'avoir été préservé de celle-ci que par la trahison d'un valet, le complice et le dénonciateur de son maître. --- Mais si l'enfant est à Melro ? --- Cet enfant n'est peut-être aussi qu'une supposition, un mensonge. D'ailleurs l'enfant de Melro pourrait ressembler à ses parentes. Il suffirait pour cela qu'il fut élevé près de vous, Monsieur. Votre exemple a été notre éducation à tous. Flatteur, aimable flatteur  s'écria Monsieur Stair, du ton d'un homme qui éprouve un grand plaisir, mais bientôt ; il devint pensif et sérieux. Enfin il dit comme s'il ne s'était pas laissé détourner de son sujet, peut-être l'enfant a-t-il Jack pour père. --- N'importe. --- Vivras-tu, Charles, avec cette... Comment l'appellerai-je ? elle réunit les ruses et les fureurs d'un tigre avec la plus dégoutante corruption. --- Non, Monsieur, et je lui ai dit.
102
+ --- Mais ne crains-tu pas qu'abandonnée à elle-même elle ne se livre à un désordre effrené, ne ruine ta fortune, n'avilisse ton nom ? Ici Charles tomba dans une rêverie profonde. Il soupira, pleura, quitta son oncle, puis revint le trouver. Je partirai d'abord après la cérémonie, dit-il, sous prétexte que je suis malade, alors vous l'observerez, et si elle se conduisait mal et que cela pût être prouvé, je m'en ferais aussi-tôt séparer, si au contraire elle se repent et se conduit avec décence je devrai --- me soumettre à tout mon sort.
103
+ Charles venait de prononcer ces mots avec une douleur arnere quand on lui dit que Monsieur Thistle le demandait. C'était l'avocat dont il a déjà été question.
104
+ Il apportait une lettre signée de Jenny Southwell et conçue en ces termes.
105
+ Monsieur.
106
+ « Vous croyez peut-être que je renonce à vous épouser. Mais cela est fort loin de ma pensée et je compte me rendre plaignante contre vous, si vous ne ratifiez tout de suite la promesse que vous aviez déjà à moitié faite, quand un misérable est venu faire un incident dans notre affaire, qui pourrait bien la compliquer un peu, mais qui ne produira jamais rien de décisif contre moi. D'abord il vous faudrait vérifier l'écriture et prouver que la lettre n'a pas été forgée par Jack ni par vous lutine ; elle est d'ailleurs sans date ni signature. Puis il faudrait prouver que. j'aurais suivi les conseils qu'on m'aurait donnés. Tout cela serait difficile ou pour mieux dire impossible quand même la chose serait vraie, ce dont vous pensez bien que je ne conviens pas. J'ai prévu que vous pourriez de nouveau m'offrir de l'argent, et me répéter que vous ne vivriez pas avec moi : l'offre ne me tenterait pas, la menace ne m'effrayeroit point, et j'ai cru par égard pour vous, devoir vous épargner des démarches inutiles. »
107
+ Charles sans dire un mot écrivit : Je consens à me marier demain avec Jenny Southwell.
108
+ Monsieur Stair se chargea d'instruire James et Lady Ann. On ne parla ni de Melro ni de la lettre. On dit seulement que Charles ne se portait pas bien, ce qui n'était que trop vrai, et qu'en sortant tIe l'église il partirait pour Bath.
109
+ Lady Brigit à qui l'on Conseilloit depuis long-temps ce voyage obtint de son mari qu'elle irait avec Charles. Elle proposa à Molly Hue de l'accompagner et Molly y consentit. Jamais voyageurs moins gais n'avaient été vus sur les belles routes d'Angleterre.
110
+ Beaucoup de gens à Yedburg soupconnoient la vérité, mais jaloux depuis long-temps des Stair parce qu'ils étaient devenus leurs supérieurs, il y en eut peu qui plaignissent Charles, et beaucoup qui dans l'occasion auraient soutenu Jenny. Si donc elle était toujours restée à Yedburg, dans quelque désordre qu'elle sût vécu, il aurait été difficile à soit mari d'en avoir, ou du moins d'en fournir la preuve.
111
+ La grand-mère de Charles ne voulut pas la voir ; sa mère la vit, l'appela sa fille, et eut des bontés pour elle. Lady Ann en eut aussi. Mais cela n'empêcha pas que Mistriss Stair ne s'ennuyât beaucoup, et au bout d'environ deux mois elle écrivit à Melro ; on ne sait pas précisément en quels termes, ni ce qu'il lui répondit. Ce qu'on sait, c'est qu'elle partit de Yedburg en disant qu'elle allait joindre son mari a Bath, qu'arrivée à Newcastle elle y trouva Melro, et qu'après cela ils voyagèrent ensemble. Monsieur Stair était parti presque'en même temps qu'elle, et la suivait de près, étant instruit de sa route comme de ses déportements par les aubergistes de chaque halte. Entr'autres particularités, il apprit que Melro voulait partout quitter sa compagne et que partout elle l'obligeait à continuer sa route avec elle. De sorte que le maître était à son tour gouverné par son écolière, que l'homme subtil, l'homme du monde était entraîné par une femme d'un esprit grossier et qu'il méprisait souverainement.
112
+ Au reste s'il venait comme malgré lui à Bath, ce n'était pas que rien semblât lui en interdire absolument le séjour. Il faut ici se souvenir que Melro ignorait totalement l'usage que Jack avait fait de sa lettre, et qu'aucune mésintelligence entre lui et les Stair n'avait éclaté. Il croyait donc pouvoir, avec autant de bienséance qu'un autre, se présenter à Monsieur Charles, Stair qui demeurant a Bath avec la cousine germaine de Melro en trouverait d'autant moins étrange qu'il vint chez lui et chez elle ; ou ne saurait du moins comment témoigner son mécontentement supposé qu'il en eût. Quant à Mistriss Stair elle avait bien certains moments d'inquiétude, mais comme elle ne connaissait ni son mari, ni le monde, cette inquiétude était fort vague et elle se gardait bien de la montrer à Melro. La crainte d'être quittée et d'arriver seule à Bath l'emportait sur toute autre considération et quand Melro lui demandait la cause d'un souci qu'elle ne pouvait toujours dissimuler, elle lui répondait mille extravagances, se replongeant et lui avec elle dans cette ivresse, ce délire, qui est l'état ordinaire des personnes dégradées et qui rend leur perte inévitable.
113
+ Arrivé au dernier gîte, Monsieur Stair au lieu de mettre pied à terre, passa outre, et se trouva avoir d'autant plus d'avance sur Melro et Mistriss Stair, que ceux-ci y demeurèrent longtemps, parce que leur dispute fut plus longue que dans les précédentes stations. Sourd à tous les genres d'éloquence qu'avait pu employer Mistriss Stâir, Melro allait repartir pour l'Ecosse quand elle lui dit : Je ne vous conçois pas. J'aurais cru que la vue de votre dupe vous aurait infiniment réjoui. Non, dit Melro, je vous l'ai déjà insinué et enfin je vous le dis distinctement, j'ai à satieté de toute cette aventure. D'ailleurs on pourrait soupçonner ce qui s'est passé, ce que nous sommes, et il y a un degré d'impudence dont un homme comme moi n'est pas aussi capable qu'une femme... je ne dis pas comme vous, car on a vu des reines, des impératrices aller aussi loin que possible dans ce genre. Quoiqu'elles aimassent beaucoup le vice, elles en aimaient encore plus la publicité. Elles donnaient là-dessus dans une ostentation vraiment curieuse, et je pourrais vous en citer des traits... mais ce serait prodiguer mal à propos mon érudition. Revenons à notre sujet. Que ferai-je à Bath ? --- Nous, nous y verrons. --- Non pardieu pas  je vous ai plus qu'assez vue. --- Vous jouerez. --- Je n'ai point d'argent. --- Vous en emprunterez. --- De qui ? De juifs, d'escrocs, d'usuriers maudits ? --- Oh, Monsieur Melro  combien vous aviez plus d'invention quand vous avez voulu me perdre  --- Vous perdre ingrate  Mais je conviens que cette belle aventure m'a mis à sec d'une Certaine énergie, et je ne me sens pas la moitié aussi méchant qu'il y a trois mois. Par exemple je ne puis résister à vos larmes. Allons, partons. Dieu ou le diable feront de moi ce qu'il leur plaira.
114
+ Arrivant à Bath long-temps avant eux, Monsieur Stair alla d'abord chez Lady Brigit, où il apprit que son neveu était allé voir les fameuses courses de Newmarket, et serait absent pendant quelques jours. Lady Brigit se portait beaucoup mieux qu'a son départ d'Ecosse. Monsieur Stair l'accompagna à l'assemblée où elle se disposait à aller. Il ne lui dit rien du sujet de son voyage, mais il mit au fait deux ou trois hommes avec qui elle s'était liée, et parmi lesquels il y en a voit un qu'il connaissait et qu'il estimait.
115
+ Au bout d'une heure ou deux son domestique vint lui dire que Mistriss Stair et Melro étaient arrivés chez Lady Brigit ; que ne la trouvant pas, Melro avait voulu aller se chercher un logement, mais que Mistriss Stair l'avait obligé à entrer dans la maison avec elle, lui disant que son mari étant absent, rien ne de voit le gêner. Là-dessus Monsieur Stair pria Lady Brigit de vouloir retourner chez elle, et prenant les devants avec deux hommes, gens résolus et de sens rassis, ils entrèrent si brusquement dans l'appartement que s'était fait donner Mistriss Stair, que rien ne resta douteux relativement à son inconduite.
116
+ Monsieur Stair enjoignit à Melro de se retirer sur le champ, et comme celui-ci faisait quelque résistance, parlant d'insulte et de satisfaction, suivez-nous, lui dit Monsieur Stair, vous êtes au milieu de gens connus --- je vous donnerai satisfaction sur l'heure.
117
+ Soit que Melro fut habituellement poltron, ou que la honte lui otât ce jour là, comme il l'avait prédit en plaisantant, toute sa présence de cœur, il ne montrait aucune envie de se battre, et aurait voulu renvoyer au lendemain. Non, disait Monsieur Stair, on ne saurait trop tôt punir un misérable. J'en sais plus que vous ne croyez, Monsieur, sur votre compte. Une lettre de vous à Mistriss Stair, encore Jenny Southwell, m'a appris tout ce que vous êtes. --- Quelle lettre ? expliquez vous, dit Melro toujours plus déconcerté. --- Ce n'en est pas le moment, Monsieur. Mettez-vous en garde. --- Je me fais quelque scrupule, Messieurs, d'un combat inégal vu l'âge de Monsieur Stair et le mien. --- Mettez-vous en garde, Monsieur. Songez à vous défendre. Ne songez qu'à cela. Je prétends vous punir et ne veux pas vous tuer. Melro blessa légèrement Monsieur Stair, mais en même temps il reçut un coup d'épée, au-dessous du cœur, qui le fit chanceller, pâlir, tomber. Je suis un homme mort, dit-il, et il s'évanouit. On appela un chirurgien et il revint à lui, pendant qu'on le portait dans une maison ou il pourrait recevoir tous les soins nécessaires.
118
+ Mistriss Stair se doutant du danger que courait Melro, jetait les hauts cris, et disait beaucoup plus qu'elle ne croyait dire. Lady Brigit la fit prier de porter ailleurs ses clameurs indécentes. Je suis chez mon mari, s'écria Mistriss Stair et l'on ne me fera pas sortir contre mon gré. Il fallut que Lady Brigit vint l'assurer que le logement avait été pris sous son nom, et que Monsieur Stair étant absent, elle y était seule maîtresse. C'est ce que lui répétèrent les hommes qui venaient de quitter Melro ; et Monsieur Stair lui ayant offert de l'argent, supposé qu'elle en manquât. la mit le moins rudement qu'il put à la porte. Où irai-je ? s'écriait-elle en s'arrachant les cheveux. Vous avez Je choix lui dit-on, d'aller soigner Melro qui vient d'être blessé, ou de chercher toute autre demeuré. Faites enfin ce qu'il vous plaira après que vous nous aurez délivrés de votre odieuse présence.
119
+ Ce fut chez Melro qu'elle alla. Il l'envoya à Bristol, où il fut la joindre dès que sa blessure le lui permit. À peine entré en conversation avec elle, il lui fit des questions si adroites au sujet de la lettre dont Monsieur Stair avait parlée, qu'il sut bientôt tout ce qui s'était passé. Sa surprise et son indignation furent extrêmes. --- Quoi m'obliger à venir à Bath, et m'exposer à un si juste ressentiment  Vous étés un monstre, lui dit-il. Je serais un monstre, répondit Mistriss Stair, si je faisais comme vous des noirceurs réfléchies. Je vous ai expose, il est vrai, mais sans savoir précisément à quoi.
120
+ Après tout vous n'êtes pas mort. Vous guérissez, vous êtes trop heureux, et un peu de sang répandu et de douleurs souffertes sont pour vous une peine trop légère. C'en est trop, dit Melro pâle et tremblant, c'en est trop et je vous quitte, odieuse mégère  Je pourrai, je l'espère, ne vous jamais revoir, mais votre image me poursuivra, accompagnée des plus amers regrets. Tant mieux, tant mieux  s'écria Mistriss Stair avec un rire infernal. Puissé-je en devenant l'instrument de votre punition, avoir expié comme disait Jack, beaucoup de fautes, et mérité l'indulgence du ciel  C'est ainsi qu'ils se quittèrent.
121
+ Charles Stair instruit de ce qui venait d'arriver consentit à demander son dis vorce et n'eut pas de peine à l'obtenir. Pendant que cette désagréable affaire se terminait, il partit pour l'Espagne pour y joindre Lord D. Bientôt Monsieur Stair l'y suivit, après avoir pris différents arrangements, et assuré à Jenny une pension dont elle ne pourrait jouir que hors de l'Ecosse, et qu'elle perdait pour toujours si elle eut une seule fois franchi les limites des deux Royaumes.
122
+ Monsieur Stair voulut soustraire par là James, et sa femme, et sa mère, au déplaisir de la revoir.
123
+ Il y avait quelques mois que Lord D. avait écrit à ses parents d'Ecosse qu'il allait à Madrid. La guerre était déclarée : déjà même l'armée anglaise avait laisse la Hollande, fatiguée de ses alliés, tomber au pouvoir de son ennemi, de porte que ni la Hollande, ni la France, ne pouvaient recevoir Messieurs Stair.
124
+ Ils sont encore en Espagne, où Lady Brigit qui a passé deux ans en Italie, et en a été chassée par l'invasion des François, les est allé joindre. Molly Hue ne l'a pas quittée. Molly parle souvent avec Charles d'Old-Yedburg : ils chantent ensemble des chansons qui les replacent au milieu de ses ruines chéries et dans les temps d'autrefois. Le vieux Lord en est touché. Monsieur Stair et son neveu s'attendrissent jusqu'aux larmes, et font des vœux pour revoir encore une fois des lieux si chers à leurs souvenirs. Cependant ils ne songent point à quitter Lord D. tant qu'il vivra, et leur douce présence prolonge sa vie. Lady Brigit a reçu tout récemment la nouvelle de la mort de son mari, hâtée par des excès de tout genre. On ne peut pas la quitter, non plus que Lord D., et fatiguée du long voyage qu'elle vient de faire, de quelque temps elle ne sera pas en état d'en soutenir un qui serait plus long. D'un autre côté James et sa femme ne peuvent pas venir se réunir à eux. Leur grand-mère, leur mère, le vieux Hill mourraient s'ils s'éloignaient aussi. Ils ont tant de peine déjà à soutenir l'absence des deux Charles  James a d'ailleurs deux petits garçons qu'on ne peut pas faire encore voyager ; mais quand il ne serait pas attaché à sa terre natale par tant de liens, il ne l'en quitterait pas davantage. Devenu propriétaire de Teiflodge, par un arrangement qu'a fait avec lui son beau-père, tous les jours il vient visiter les ruines d'Yedburg. Il croit n'y passer que pour aller voir sa inere et sa grand-mère, mais son cœur tient au lieu où se sont écoulées les plus belles heures de son heureuse enfance, et il y a déjà mené ses deux fils.
125
+ Puissent-ils y trouver des compagnes qui ressemblent à leur mère  Lady Ann Stair est la plus aimable et la plus méritante des femmes.
126
+ Quel sentiment éprouvera son beau-frère si jamais il la rêvait ? C'est ce qu'il ne peut pas prévoir, et il craint même d'interroger son cœur de peur d'en recevoir des réponses alarmantes, mais il dit hautement que s'il survient des troubles en Écosse, il n'y retournera pas. Qui est-ce, dit-il, qui voudrait prendre parti entre un Melro et une Jenny Southwell, entre une noblesse dépravée et des plébéiens sans vertu ? On devine assez ce que Lord D. pense des révolutions ; Monsieur Stair est résolu à les fuir de contrée en contrée, dût-il faire pour cela le tour du globe. Ce n'est pas qu'il décide qu'aucun pays puisse, doive, ne pas subir de grands changements. Mais pour être nécessaires ou inévitables il ne les en trouve pas moins désastreux. Les plus sages constitutions, dit-il, ne seront respectées ni de ceux qui les ont faites, ni de ceux qui les ont vu faire, car outre qu'ils savent trop comment elles se sont faites, et à combien peu il a tenu qu'elles ne fussent fort différentes de ce qu'elles sont, ils ne se fieront pas à leur durée, ils ne se fieront pas à des lois de nouvelle date et voudront toujours, à tout événement, prendre soin d'eux-mêmes, se faire leur propre part dans la fortune publique, et être leurs propres gardiens leurs propres juges, leurs propres vengeurs. En vain se flattera-t-on que l'intérêt de tous obtiendra de chacun des concessions, de la modération, de l'obéissance, car nul ne compte assez sur les avantages futurs qu'on lui promet, pour vouloir leur sacrifier des jouissances prochaines --- ses passions présentes. Oh, puisse ma terre natale échapper à ces explosions des volcans souterrains qui pendant un siècle peut-être, ne laisseraient pas reprendre au sol, une assiette stable et tranquille  Puissent les ruines d'Yedburg être respectées des volcans et des orages  Puissé-je y aller achever ma vie, et mourir avant de les avoir vu détruire Quelques Quelques-unes des lettres de Charles à son frère, telles que Monsieur Stair les trouva dans le portefeuille que Charles lui remit, la veille du mariage de James avec Lady Ann Melro.
127
+ N'aurais-je pas acheté par une si longue contrainte, par un si pénible silence le droit de parler enfin ? Ne me pardonneras-tu pas, mon cher James, un aveu si étrange, quand tu sauras que depuis des semaines, des mois, je pense tous les jours à le faire, et que je me l'interdis tous les jours ? Mais l'aveu dont il s'agit est-il en effet si étrange ? Tu ne devras pas en être surpris, en serais-tu indigné ? Aimer ce que tu aimes ne te paroîtra-t-il pas fort naturel ?
128
+ oui, mais te le dire  ô James  dans le trouble où je suis je ne puis démêler si c'est faire bien ou mal. Quelquefois une telle confession me parait odieuse, d'autres fois je la crois nécessaire, il me semble que je te la dois. Te ferai-je vivre avec un frère que tu ne connoitras point ? Tu auras en lui la plus entière confiance, et la payerat-il par une profonde dissimulation ? mais je pourrais m'en aller loin de toi, loin de Yedburg. Le voudrais-tu James ? Nous nous sommes toujours tant aimés  Ne payerais-tu pas trop cher le bonheur même de tort mariage lorsqu'il te coûterait ton frère ? Si je lisais dans cet autre cœur soit de l'amour pour toi, soit de la préférence pour moi, je serais décidé. Dans le premier cas ma bouche serait à jamais fermée ; dans le dernier je te dirais tout, et avec d'autant moins de répugnance et de confusion que je pourrais jurer n'avoir rien fait pour me faire aimer. J'ai aimé. Voilà tout. J'ai souffert, et je me suis tu. Oui, j'ai beaucoup souffert, non pas dans les commencements, quand la parfaite innocence et la parfaite sécurité régnaient dans mon sein.
129
+ L'innocence y règne encore, mais ce n'est plus la tranquille innocence, c'est le fruit des combats et d'une rigoureuse surveillance sur moi-même. Je l'aime James, je l'aime, cela est dit enfin clairement. Crois-tu l'aimer autant que je l'aime ? En ce cas il faut la garder, sinon cède-la moi, et pour juger combien je l'aime, pense, vois, ce que m'a dû coûter cet aveu.
130
+ Je t'ai déjà écrit plusieurs lettres James. Tu ne les as pas reçues et ne les recevras pas. Pourquoi ne devines-tu pas ce que je ne puis me résoudre à te dire ? Cela est-il si difficile à deviner ? Y a-t-il même rien de plus naturel ?
131
+ Je ne conçois pas qu'on ne l'ait pas prévu ; non pas toi, mais mon oncle. Sa sollicitude s'assoupit quelquefois. Il craint de faire du mal, mais il ne pense peut-être pas assez au mal qui pourrait arriver, et le mal arrive. Par exemple il ne voulait pas nous donner une éducation, mais avec lui on en prend une et si c'est un malheur que d'avoir plus d'idées que le vulgaire, de craindre, d'espérer plus vivement, je l'ai, ce malheur, autant que si j'eusse passé mon enfance dans les meilleures écoles, et mon adolescence dans les plus célébrés universités. Mais non, ce n'est peut-être pas un malheur. Quand ce serait un malheur voudrais-je qu'on me l'eût épargné ? Voudrais-je n'avoir pas vécu avec mon oncle et ne le pas chérir ? Voudrois-je ne pas connaître cet autre sentiment qui me tourmente ? Je souffre et me plains, mais je ne sais si je renoncerais à ma peine.
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+ Je crois que mon oncle eut raison autrefois de dire que le nom de James portait bonheur. Il n'en voulut pas dire autant de celui de Charles. Mais plutôt mon cher James, tu es heureusement né, et tu as pris de mon oncle seulement ses maniérés honnêtes, et son langage pur et poli. Une délicatesse outrée ne te tourmente pas. Ton regard est franc et ouvert, ton front est serein, ton cœur est bienveillant, ton humeur égale et facile. James a mille moyens d'être heureux, à peine y aurait-il un moyen de bonheur pour son pauvre frère.
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+ Je reprends la plume mon cher James. Je t'ai écrit plusieurs fois, mais chaque fois je me suis embarassé dans des réflexions étrangères à ce que je voulais t'apprendre. Comment n'a-t-on pas prévu qu'étant seul, tous les jours, dans les champs, dans les bois, chez son père avec...
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+ N'aurais-tu point vu, James, à Glascow une autre jeune fille, belle, naïve, gaie, et pourtant modeste, une autre jeune fille en un mot qui pût te plaire ?
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+ Il n'y a qu'une jeune fille au monde pour Charles, n'y en a-t-il aussi qu'une pour toi ?
136
+ Si ta promise, ta presque'épouse, te préférait un autre homme, mon cher James, serait-ce un bonheur pour toi de serrer le nœud de l'hymen ? Je ne le pense pas. Et si cet homme était ton frère ? Ne veux-tu pas qu'on lui demande lequel de nous deux elle aime le mieux ? Si c'est toi, non seulement je me consolerai, mais je crois que je serai réjoui. Actuellement je suis tourmenté, non seulement d'amour, mais de scrupules. Ne penses pas que j'aie cherché à plaire, mais j'ai aimé. Jamais je n'ai dit que j'aimais : jamais aussi on ne m'a dit qu'on m'aimait : non seulement pas une parole, mais pas un regard ne me l'a dit. Au contraire ; donnais-je des fleurs, on les liait avec un ruban qui venait de toi, un porte-feuille, on y'a placé tes lettres. Non, James, elle ne m'aime pas, mais je l'aime comme un fou. Avec cela je ne souhaiterais pas qu'elle me préférât et devint ma femme. D'abord à cause de toi. Que deviendrais-tu, et qui trouverais-tu pour la remplacer ? Et puis aussi pour. elle-même. Quelle différence entre toi et moi  Non seulement tu es destiné a plus de fortune et à plus d'honneurs, ce qui doit plaire à une personne dont le cœur est, non pas fier, mais noble, généreux et digne du rang le plus élevé ; mais tu vaux mieux que moi. Ton âme est plus égale, ton esprit est plus sage que le mien. Jamais tu n'eusses pris de l'amour pour celle qu'on m'aurait destinée, eût-elle été un ange en beauté, en grâces, en douceur, eût-elle été l'ange qui doit être a toi.
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+ Moi, j'ai laissé naître en moi une passion que je condamne. Comme je suis peu raisonnable je serais inégal, peut-être jaloux. Je ne me croirais point assez aimable et j'aurais raison. Je crois éprouver tout ce qu'une éducation soignée peut avoir de plus grands inconvénients. Quoique j'ignore presque tout je pense à tout, et je suis difficile à contenter sur tout. O James  laissons donc aller les choses comme elles doivent aller : elle en sera mille fois plus heureuse.
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+ --- Si pourtant --- Non. Je ne pourrais supposer ton chagrin. Apprens donc seulement pourquoi, si je pare avant ton mariage, avant ton retour.
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+ apprends pourquoi je serai parti. Yedburg, ruines chéries de Yedburg, ma mère, mon oncle, mon frère, pourrais-je me résoudre à vous quitter pour toujours ? Mon cœur se fend. Oh  coulez mes larmes, et puissiez-vous me soulager.