diff --git "a/Barthe_Femme.txt" "b/Barthe_Femme.txt" new file mode 100644--- /dev/null +++ "b/Barthe_Femme.txt" @@ -0,0 +1,979 @@ + LA JOLIE FEMME, OU LA FEMME DU JOUR. +CHAPITRE PREMIER. +Le plus court de tous. +Le père de mon Héroine était un très-digne et très-honnête Gentilhomme; mais si entêté de sa noblesse, qu'il n'avait jamais voulu s'appliquer à faire quelque chose de sérieux. Il avait deux ou trois procès, qu'il avait hérités de ses pères; mais il avait décidé qu'il ne s'abaisseroit jamais à consulter des Avocats. Il avait une aversion si extraordinaire pour tout homme de robe, qu'il lui prenait un frisson dès qu'il apercevait un long rabat. +Sa négligence, son incapacité pour les affaires, mirent tellement le désordre dans sa maison, qu'il fallut aller à Paris, malgré qu'il en eût, visiter les hommes noirs, (c'est ainsi qu'il appelait les avides suppôts de Thémis.) Soit que les procédés de ces Messieurs l'eussent mis dans une si furieuse colère, qu'il en gagna une fluxion de poitrine, soit que son heure fut arrivée, il y mourut; laissant sa fille entre les mains d'une grand-mère, la meilleure femme du monde, si toutefois elle avait eu le sens commun. +Mademoiselle de Vasy était fille unique, et entrait dans sa quinzième année. Des impressions que l'on reçoit à cet âge dépend le bonheur ou le malheur de la vie. Livrée à cette vieille grand mère, qui n'avait qu'une dévotion mal entendue, et qui ne savait faire que des sermons tristes et ennuyeux, elle ne put recevoir aucun de ces heureux principes qui germent ordinairement dans une âme bien née. +On aurait pu la mettre au couvent; mais le défunt dont l'inimitié s'étendait sur plusieurs choses, avait stipulé dans son testament que jamais sa fille n'entrerait dans une maison religieuse. +Cet homme, comme l'on voit, avait une animadversion fort éclairée. +Sur ces entrefaites, parut dans le vieux château qui tombait en ruine, une Madame de Lorevel, un de ces êtres ambigus dont on ne connaît ni l'origine, ni la fortune, ni l'état, ni le caractère. Elle flatta avec adresse, fut douce, complaisante, rendit mille de ces petits services qui obligent plus que les grands, se rendit nécessaire, et finit par s'emparer de l'âme de la jeune personne. Soi-disant veuve, elle plut par l'air affable et insinuant avec lequel elle se conduisit. Elle commença par donner des conseils, et bientôt elle donna des ordres. C'était enfin une intrigante parfaite, le cœur méchant, l'esprit sans principes, haute et basse à la fois, selon les circonstances, et consommée dans l'art vil et commun de vivre par souplesse aux dépens d'autrui. +Bientôt on vit un étrange changement dans ce château jusqu'alors si paisible. Une joie bruyante se fit entendre: on recevait dès le matin les visites de la meilleure compagnie des environs. Des jeunes gens polis, aimables, beaux conteurs, amuserent Mademoiselle de Vasy à sa toilette, par le récit de toutes les aventures galantes de la ville; le tout entremêlé de quelques réflexions qui étaient fort séduisantes. Il n'y avait pas un couplet de chanson qui ne fût répété et appris par cœur. On projetait pour le reste de la journée quelques parties de plaisir, et on les exécutait très-fidèlement. +La dissipation devint l'élément de notre jeune personne. Son oreille se formait aux louanges, son cœur à la galanterie, son esprit à la frivolité. +Si la vieille, alarmée de ces fréquentes visites, murmurait et se fâchait quelquefois, il ne fallait que se rendre à deux ou trois sermons: alors on obtenait grâce, et l'on reparoissoit avec toute la blancheur de l'innocence. +CHAPITRE II. +La Leçon. +Conduite par un serpent féminin, notre jeune Héroïne ne fit que de trop grands progrès dans la carrière de la galanterie: pour peu qu'on y fasse les premiers pas, le chemin devient rapide. C'était la principale matière qui exerçait l'esprit frivole de cette société. Les leçons de Mde. +de Lorevel l'endoctrinerent sur une infinité de choses qu'elle n'aurait jamais pu savoir qu'après une longue suite d'expériences et d'années. +Elle hâta pour elle les connaissances tardives du temps. Elle n'avait point encore d'amant déclaré: elle ne désirait même encore rien au delà du plaisir d'entendre vanter sa beauté; satisfaite de la louange, peu lui importait le louangeur. L'homme de mérite, le fat, l'homme d'esprit, le sot, tout lui était égal, pourvu que sa vanité fût perpétuellement encensée. +L'amitié des femmes, comme on sait, n'est jamais désintéressée; ce sont les besoins qui les unissent, et non les sentiments. Madame de Lorevel, sous la sauvegarde aimable de la jeune de Vasy, faisait encore quelques conquêtes, qu'elle n'eût point faites sans son amie. On lui rendait des soins, parce qu'on la reconnaissait pour guide des sentiments de la jeune personne. +Elle avait quarante ans, et tout en minaudant, elle ne s'en donnait que trente. Elle prit certain jour Mademoiselle de Vasy en particulier: Vous ne vous formez point, lui dit-elle; vous êtes encore un enfant: quoi! +votre cœur ne vous dit rien? Parmi tant d'élégants, empressés à vous plaire, vous n'avez point distingué le plus aimable; il est temps cependant de paraître dans le monde. La beauté ne vous est pas donnée pour vous attacher à votre miroir; réfléchissez les rayons de ces deux beaux yeux dans deux yeux passionnés, leur éclat en sera plus vif. Quoi? faut-il que vous n'appelliez le désir que pour le refuser sans cesse? Tiendriez vous vos appâts emprisonnés dans une orgueilleuse insensibilité, tandis que toutes les autres femmes jouissent du peu de beauté qu'elles possèdent? Pourquoi rebuter l'amour et ses plaisirs salutaires? dans le premier essai que vous feriez de ses douceurs, vous avoueriez qu'un seul instant de ses délices vaut un siècle de vie passé sans aimer. -- Mais ma chère, qu'est-ce qu'aimer? j'aime assurément le langage flatteur de tous ces hommes, mais je flotte, incertaine et indécise. Tous me plaisent également: l'un a de beaux cheveux, l'autre une jambe faite au tour, celui-ci de belles dents; Formose chante à ravir, et sa voix... -- Et sa voix... achevez; vous rougissez, j'y suis. Oui, j'entends: sa voix vous touche; ses regards sont si doux, si caressants, ils dévorent si poliment vos charmes, que vous êtes quelquefois émue. Moi émue! oh bien faiblement, je vous jure. -- Tant-mieux, ma chère, il ne faut s'attendrir juste que ce qu'il faut, pour goûter le plaisir. Le grand secret d'enchaîner les hommes, est de flatter leurs désirs sans d'abord les satisfaire; nourrir adroitement leur espérance sans la remplir, ni la lasser; ne leur être, ni trop douce, ni trop farouche; les exercer par des rigueurs concertées; et si l'on voit qu'ils se rebutent, les appeler par de légères faveurs, mais telles, qu'elles les mettent seulement en goût. Si de notre côté la tentation devient bien forte on choisit alors un autre personnage que son amant, pour se conserver en temps et lieu ce dernier: ceci est un point capital. Vous rêvez quelquefois, on ne rêve pas impunément à votre âge; veillez sur vous, il faut que la dissimulation règne toujours sur notre visage. L'art consiste à gagner un cœur et à conserver le sien; car nous sommes d'étranges et de pauvres créatures, quand une fois nous sommes éprises. Je redoutais que vous ne prissiez feu pour le beau Formose: mais avec un peu d'adresse on peut concilier le plaisir et la liberté. Oh ne craignez rien, personne n'est maître de mon cœur. -- Fort bien! +il faut éviter ce funeste accident. J'ai voulu vous sonder: le moyen de ne tomber jamais dans la dépendance, c'est de goûter cette volupté facile qui procure le calme heureux des sens. +Alors plus de surprise pour nous: on évite cette mélancolie qui tôt ou tard conduit à quelque grande passion. Les hommes sont des trompeurs qui ne peuvent aimer plus d'un jour. Ils flattent, ils caressent jusqu'à ce qu'ils aient triomphé. N'attendez pas le bonheur d'un être si perfide; il n'est fait que pour procurer une volupté passagère. Conservez-vous indépendante et libre. Imitez, pour être heureuse en amour, ces hommes volages, et changez encor plus rapidement qu'eux. +Il faut savoir reprendre son cœur des mains d'un inconstant, et le porter au nouvel amant qui vous donne le sien. On vous destine un époux; tantmieux, c'est une excellente chose qu'un mari, il sert à légitimer toutes nos fantaisies. Que vous serez fortunée! +Songez qu'une jolie femme doit regarder tous les hommes comme sa conquête; ils sont tous nos esclaves, et c'est à nous de leur distribuer des chaînes. Ils nous échappent assez, pour que nous multiplions leur nombre: plus on en a, mieux ils obéissent; avec un peu d'art on soumet ces âmes superbes. -- Eclaircissez-moi un point, je vous prie; ce ne sont pas les hommes que je redoute: je sens que je leur imposerai telle loi que je voudrai; mais je redoute mon sexe. Il est jaloux et dangereux: celles qui me marquent le plus d'amitié, ne me voient souvent que pour se ménager le plaisir cruel de me déchirer en secret. Que vous êtes heureuse! dans l'âge d'être haie de vos compagnes, vous faites mille jalouses. Hélas! il viendra un temps où elles commenceront à vous aimer. Telles sont les femmes; mais les plus habiles sont presque toujours victorieuses. Il en est de la médisance dans notre sexe, comme de l'art de l'escrime parmi les hommes. C'est un art utile qu'il faut apprendre, même exercer, et qui a ses règles. La première et la plus sûre est de se rendre assaillante: l'avantage est ordinairement de votre côté. La seconde est de ne point attaquer demi; il faut que le trait qui part, renverse, ou demeure dans le carquois, en attendant un moment plus favorable: sur-tout il faut être inexorable, et que jamais l'aveu mitigé de notre bouche, ne vienne réparer la plaie qu'elle a faite; à moins que par un art plus subtil ce ne soit pour mieux l'empoisonner. C'est ainsi que toujours redoutée, vous serez toujours respectable. On vous craindra, et tous les honneurs de la guerre seront pour vous. Quand vous épargneriez vos rivales, elles ne vous en aimeraient pas davantage: sachez prévenir leurs coups, et jugez-vous alors en sûreté. -- Oh! laissez-moi faire: je sens là une certaine aversion qui m'inspirera d'une manière éloquente. Je hais mon sexe, cette aversion est innée en moi; mais je vous avoue que j'ai un goût invincible pour la liberté, et je ne vois qu'avec effroi le moment où il faudra la perdre. +Je sais qu'il faut que je me marie, mais je n'aime point à entendre parler de mariage. -- Innocente! faut-il vous le répéter, ce joug est heureux: exposée à tous les discours avant ce temps, épiée à chaque instant; dès que vous porterez le nom de femme, les regards malins cesseront de vous obséder; vos goûts pourront se satisfaire successivement. Nous humilions alors nos tyrans; quel plaisir que celui de les tromper! Ils tremblent, et par leur frayeur nous sommes vengées de leur orgueil. Les pauvres dupes! nous ne leur abandonnons qu'une statue inanimée, tandis que nous conservons toute notre sensibilité pour un objet qui en est plus digne. Notre tranquille froideur les rassure, et nos désirs s'enflamment avec plus de vivacité dans les bras de celui qui est né pour les faire naître. +Formée par de telles leçons, Mademoiselle de Vasy fit un joli chemin en très-peu de temps. On ne sait pas précisément avec qui elle fit ses premières armes. Ce fait serait fort curieux et fort important à vérifier: plusieurs s'en attribuèrent la gloire; mais l'on sait que de tous les mystères possibles, celui ci est ordinairement le plus difficile à pénétrer: j'en demande la cause aux gens experts. +CHAPITRE III. +Le Mariage. +Cependant un Monsieur d'Aurange, ci-devant traitant, et qui s'était fait Marquis avec de l'or, ennuyé du séjour de Paris, était venu visiter ses terres. Elles étaient voisines de la tanniere crennelée qu'on nommait le château de Vasy. Dégoûté de tout, accablé de titres, de richesses et d'années, il songeait encore à se charger d'une femme. Il disait en lui-même: je la prendrai si jeune, si éloignée de la capitale, si novice, que sûrement j'aurai les prémices de ses attraits. Je veux faire sa fortune, afin qu'elle m'aime bien tendrement, et j'aurai le plaisir délicieux de faire crever de dépit mes avides héritiers, qui ne peuvent déguiser leur joie, dès que je suis attaqué d'un rhume. +Il eut occasion de voir Mademoiselle de Vasy. Elle avait la voix extrêmement belle, et notre homme était fou de musique. Heureusement pour elle, qu'elle avait adopté la musique italienne; car si elle eût donné dans cette lourde psalmodie qu'on appelle à Paris musique française, elle n'eût jamais enchanté l'opulent amateur. Il était à la tête d'un parti; il n'en fallut pas davantage pour le décider. Entendre chanter les ariettes nouvelles de l'Opéra comique à cent cinquante lieues de la capitale, c'était assurément un prodige trop intéressant, pour ne pas se faire une gloire immortelle de cette importante découverte.Mademoiselle de Vasy eut recours à son conseil ordinaire, qui lui dit: Concluez au plutôt; en vérité, vous êtes née coeffée; ne laissez point échapper une aussi belle occasion: un mari riche, vieux, musicien, et qui vous conduit droit à la Capitale! mon dieu, je crains qu'il ne change d'avis! dépêchez. Mademoiselle de Vasy joua un peu l'amoureuse, venta ses dentelles, ses broderies, ses tableaux et ses bijoux. Elle est folle de moi, disait-il tout bas. Elle chante comme un ange les ariettes de la Comédie Italienne: épousons-la vite. Cela fut en effet bientôt conclu. La vieille grand-mère y consentit, à condition qu'on la laisserait dans son vieux château. On ne demandait pas mieux: on craignait trop qu'elle n'eût pas la complaisance de vouloir y rester. +Au moment où sa petite fille, pleine d'impatience et de joie, allait partir pour Paris, et s'enivrait d'avance de tous les plaisirs qui l'attendaient, la bonne femme n'oublia point son antique métier de sermoneuse. Ma chère fille,lui dit-elle en la serrant dans ses bras, quel malheur! quel danger! +Vous allez dans une ville aimable et séduisante pour la jeunesse! Là, des pièges enchanteurs vous seront offerts de toutes parts: on n'y voit que des spectacles, des bals, des divertissements de toute espèce; on y tient table le jour, on y joue la nuit. Tout cela me fait frémir: votre salut va être en grand danger. Paris est une nouvelle Babylone, de grâce ne vous y damnez point. Choisissez, ma chère fille, un saint homme, un directeur sévère: plus il déploiera d'austérité envers vos petits péchés, plus vous devrez lui être attachée. Aimez bien votre époux; mais, tout en l'aimant, tâchez de lui faire perdre ce goût mondain qu'il a pour la musique; accoutumezle à entendre le sermon. Il devrait plutôt songer à la mort, qu'à fredonner tout le jour et à s'extasier, comme s'il écoutait le R. P. Anselme, dont une phrase éloquente vaut assurément mieux que tous les opéra du monde. La Marquise, à ces mots, fit un sourire malin, mais imperceptible, embrassa sa grand-mère, et d'un pied léger monta dans un leste équipage. C'était pour la première fois qu'elle se sentait dans une voiture douce et élégante. +Les pas des rapides coursiers enchantaient son oreille. Elle contemplait les glaces, ses ajustements, sa robe, ses diamants, avec un air étonné. M- de Lorevel assise à ses côtés, la grondait à voix basse, lui recommandait un maintien froid, sérieux et réservé, comme si toutes ces choses étaient bien au-dessous d'elle. Elle lui dictait ce ton léger, dédaigneux, demi-impertinent, qui était fort en vogue à Paris; et l'écolière docile faisait son profit de toutes ces belles leçons. Qu'est-ce qui s'apprend le plus facilement? c'est le ton du vice. +CHAPITRE IV. +Le premier coup d'œil. +Quelque formée que fut la Marquise par les soins de sa directrice, il lui fallut un certain temps pour reconnaître le pays où elle entrait. Au premier coup d'œil, ses yeux furent éblouis; et dans l'enchantement où elle était plongée, étourdie, et n'ayant aucune idée fixe, elle fut, dit-on, fidèle à son mari pendant près de six semaines. Mais elle ne perdait pas son temps; elle observait du coin de l'œil toute chose avec beaucoup d'attention, et jetait déjà son plan. +L'air de Paris a quelque chose de particulier; il communique une certaine aisance qui n'est guère connue que dans cette ville de liberté et de luxe: dès qu'on l'a respiré un certain temps, on prend, malgré soi, les mœurs du pays, qui sont d'ailleurs trop extravagantes, pour n'être pas fidèlement suivies. La société y donne mille chaînes imperceptibles; mais on les porte de si bonne grâce, qu'on appelle encore liberté ce riant esclavage. +La Marquise se proposait bien d'être plus difficile sur le choix d'un amant que sur celui d'un époux. Le Marquis qui touchait à l'âge où l'on devient sexagénaire, était jaloux, comme de raison. C'était un appâts de plus pour les amants: il voulait enchaîner le cœur de son épouse par les nœuds de la reconnaissance et des plaisirs; mais des équipages lestes et dorés, tout le brillant de l'opulence, tout l'éclat de la vanité, tout cela, dis-je, a-t-il jamais dédommagé d'un seul baiser de l'amour? +A quoi pensai-je? je n'ai point encore fait le portrait de la Marquise. +Elle n'avait pas ce caractère de beauté qu'on admire; mais que le tour de sa physionomie était piquant! que son œil était vif! que son nez était voluptueux! que le coloris de ses joues était brillant! Sa taille était petite: mais qu'elle avait de légèreté et de grâces! Quoique l'art perçat, il était enchanteur, séduisant comme elle. En la voyant, on sentait naître en soi tous les désirs. Son esprit était insinuant, subtil, artificieux; son caractère souple, habile à se prêter à celui des autres. +Elle s'était rendue fausse, dissimulée par principes: et la perfidie, comme on sait, lorsqu'elle est réduite en art, va plus loin que la mechanceté même. +Parmi l'essaim brillant qui aspirait à l'honneur de détruire en elle toute façon provinciale, Dorival, jeune Mousquetaire, était le plus de son goût. +Comme, en amour, presque à chaque instant on a besoin de ressources promptes, Madame de Lorevel se rendit complaisante en titre d'office: c'est une mode reçue. La Marquise était trop fine, pour ne point adopter pour amie une femme moins jeune et moins jolie qu'elle. De son côté, Madame de Lorevel avait été dans le monde, où elle avait eu plusieurs aventures. Elle ne cherchait qu'à s'accrocher à une femme jetée dans le tourbillon, afin de pouvoir passer encore à sa faveur; car quoique laide et méchante, elle n'était pas sans prétention. On tenait table et l'on jouait chez le Marquis d'Auranges, ce qui rassemblait beaucoup de monde. Dorival plut à la Marquise, bien plus par sa fatuité que par ses talents; d'ailleurs il eut la politique de savoir perdre: mais mais engagée depuis peu dans les liens de l'hymen, elle hésitait dans son premier début; redoutant la malignité du public plus que sa propre conscience. +Elle rencontrait de toute part des regards observateurs, qui ne la poursuivaient pas tant dans sa province. +Ma chère, disait-elle à son amie, je pense que je ferai choix de Dorival; mais ne serait-ce pas un sot? Il n'a entendu, ni mes regards, ni mes réponses: il est peut-être arrêté ailleurs. +Qui prendrai-je en attendant? ditesmoi, les hommes s'avisent-ils quelquefois de jouer les cruels? -- Oui, les monstres se sont mis depuis quelque temps sur un pied des plus bizarres. Ils ont pris le masque du dédain, de la satiété; mais il faut, bon gré, malgré, qu'ils obéissent à nos souverains caprices. Aucun d'eux ne nous échappe, lorsque nous le voulons sérieusement. +Ecoutez, nous jouons leur rôle, et... +Mais non, j'ai tort; il n'est pas besoin. Négligez Dorival trois jours seulement: mais point de dépit; un mépris froid et soutenu, voilà de quoi le ramener, sur ma parole. Regardez le ce soir de l'œil dont on regarde une tapisserie. Dorival négligé se trouva piqué: il ne manqua pas de se rendre avec plus d'empressement auprès de la Marquise. Sa froideur n'était qu'une feinte. +La Marquise joua l'indifférence à ravir, et le lutina tant que le jeu lui plut. +Elle rendit compte du succès à Madame de Lorevel. -- Bon, votre affaire va bien; vous n'avez plus qu'à le désespérer une soirée, puis vous vous arrangerez ensemble. Songez qu'il ne faut point laisser refroidir l'imagination d'un amant. C'est dans l'instant de la première impression, qu'il nous trouve adorable. Traîner en longueur, lui donner le temps de réfléchir, c'est s'abuser, c'est détruire le prestige. -- Mais... ce que je vais dire est une sottise, je le sens d'avance, je ne puis me déguiser que je trahis mes devoirs. -- Vos devoirs! +vous êtes une enfant. Vos devoirs sont de vous bien divertir. -- J'entends: mais comment tromper l'œil vigilant de la médisance? -- Rassurez-vous; le monde s'est perfectionné, il est indulgent. La gloire des hommes est de nous attaquer avec succès, la nôtre est de nous rendre avec décence. La galanterie est pour les femmes ce que la bravoure est pour les hommes, un moyen sûr et prompt de s'illustrer. Il vaut mieux qu'on médise de votre conduite, que de votre figure ou de votre esprit. Toute femme qui raisonne sacrifie au plaisir; et les plus sottes, croyez-moi, ont un esprit conséquent. +Autrefois le jour de notre hymen commençait notre esclavage; dans ce siècle raffiné et ingénieux, il commence le règne de notre liberté. Le plaisir expire, dès qu'on l'enchaîne: nous le dégageons des entraves où il languit. +Voyez la dévote Arsinoë, la prude Elise, la jeune Célimene: elles ne sont pas ce qu'elles paraissent; en sont-elles moins estimées? Non: on persuade aisément qu'on est vertueuse, et c'est plus que de l'être en effet. Mais enfin mon mari peut découvrir.... +Que dites-vous là? c'est lui faire trop d'honneur, assurément, que d'employer plus de ruses qu'il n'en faut pour l'abuser. En vérité je vous conseillerais de réserver vos appâts pour les caresses d'un séxagénaire, et de vous priver d'un amant jeune et digne de vous! Consumez vos beaux jours dans l'ennui, et attendez patiemment la vieillesse dans cet état ridicule et désagréable. Vous devez renoncer au charme de la vie, à l'amour, à la volupté, pour rester fidèle à un décrépit... le scrupule est admirable, nouveau, excellent! A propos, Dorival m'a dit... -- Que vous a-t-il dit? -- Mais non, je dois me taire; il veut vous surprendre. -- Me surprendre! où? -- Au bal ce soir. Ce soir! -- Oui, en domino vert. +Laissez-moi vous conduire: vous êtes une folle; je vous aime, je prétends vous rendre heureuse, et vous m'en remercierez; mais je vous le dis, Dorival vous convient décidément. +Madame de Lorevel, maîtresse du cœur de la Marquise, le faisait pencher pour celui qui avait le mieux mérité sa protection; cela s'entend. +Ainsi un orgueilleux, un avare Ministre accorde les grâces qu'il tient de la main du Monarque, aux complaisants assidus qui lui ont fait à lui-même une cour plus rampante. C'était à la campagne que se donnait le bal, dans une maison magnifique, après un souper joyeux quoique splendide. Dorival aborda la Marquise avec des grâces peu communes. Elle le regarda de cet œil doux qui promet bien des choses. Enchanté, il s'exprima avec tant d'esprit et d'audace, qu'il obtint le pardon de sa froideur passée. A table, leurs yeux se parlèrent, leurs genoux se touchèrent, et ce langage, si souvent indiscret, ne les trahit pas; ils s'entendaient déjà. +CHAPITRE V. +Le Bal. +O l'agréable orgie qu'un Bal! Là, s'évanouissent et les tristes droits du sang, et la froide dignité, et la morgue de l'ennuyeuse grandeur, et la gêne austère et minutieuse des convenances. Là, l'esprit jouit de tous ses avantages, et la beauté stupide se trouve solitaire et abandonnée. Le masque donne à l'esprit cette aisance si féconde en saillies, ce tour original que la contrainte ne gâte plus. +La liberté qui vivifie tout, l'enflamme, l'anime, lui conserve toutes ses grâces, toute sa vivacité, tout son feu. +La folie, d'un pied léger, son grelot en main, promène le plaisir, le varie à son gré; et Momus en mascarade, suivi de la troupe des ris, y adoucit le front du plus austère misanthrope. +(Notez, lecteur, que ce bal n'était pas celui de l'opéra.) +Dorival démêla bientôt la Marquise, et courut après elle. Il l'entretint, il jura l'avoir reconnue au seul mouvement de son cœur. Il joua une de ces scènes savamment passionnées, qu'il répétait fréquemment. Ils dansèrent ensemble: Dorival mit dans ses pas de ces riens fugitifs qui échappent à tous les yeux, mais qui signifient tant de choses pour qui peut les comprendre. Après avoir dansé, ils profitèrent du tumulte de la joie, qui par degrés devenait plus bruyante, et s'échappèrent sans être remarqués. +Conduite sous un berceau fait exprès, Dorival la pressa vivement entre ses bras. La résistance fut si légère, qu'il hasarda un baiser sur son sein. -- Oh! pour cela vous êtes un importun, et je suis bien imprudente de me trouver seule ici avec vous. -- Mais point du tout, il n'y a point d'imprudence à cela, et je n'ai jamais donné lieu au repentir de saisir une belle: n'est-il pas vrai que vous m'aimez? -- Eh bien oui, mais pour aimer faut-il... Comme les moments étaient des plus précieux, il ne parla plus. Elle fit un soupir qui n'était pas factice, et qui fut suivi de plusieurs autres tout aussi réels. La Marquise se promit de ne point oublier l'hôtel des Mousquetaires. Le Chevalier répara ensuite le désordre où il avait mis sa parure. Il était fort adroit, ce qui dans ce siècle où l'on néglige les bienséances, mérite d'être observé. La Marquise rentra la première dans la salle. Madame de Lorevel sourit en la voyant reparaître; d'autres femmes sourirent de même, mais c'était pour faire des mines, ou pour faire penser quelque chose; car dans le fond elles ne savaient, comme on dit, rien de rien. +CHAPITRE VI. +L'illusion dissipée. +J'ai passé une heure délicieuse, dit le lendemain la Marquise à son amie: mais c'est une chose incompréhensible, et j'en suis étonnée moi-même. +Je m'étais persuadée avoir quelque goût pour le Chevalier, je suis tout-à-fait désabusée; cependant je n'ai aucun reproche à lui faire. -- Excellentes dispositions! répartit avec feu Madame de Lorevel: bon, je vous aime comme cela; il n'est rien de plus dangereux que l'amour: l'amour use la sensibilité; il ne faut prendre que la fleur légère du plaisir, le reste n'est que folie et tourment. On se fatigue pour être constante, tandis qu'il y a mille charmes à ne l'être pas. L'art d'être heureuse consiste à s'épargner les peines, et à jouir des voluptés: vous voilà dans le bon chemin. +Dorival avait adopté justement les mêmes principes. Il avait pris la Marquise par curiosité ou par caprice, et l'avait quittée aussi subitement qu'il l'avait prise. Elle s'en consola, en lui donnant plusieurs successeurs, tous amoureux sans passion, guidés par la vanité, ou par un transport momentané: aucun d'eux ne parla à son cœur. +Elle satisfaisait ainsi ses goûts volages et passagers, admirant elle-même son inconstance, mais peu disposée à s'en corriger; car elle s'en trouvait trèsbien. Cependant dans son chemin elle trouva un autre Mousquetaire nommé Trenel, auquel elle s'attacha presque sérieusement. Déja vingt brouilleries avaient occasionné vingt raccommodements. C'était un brun, dont la figure caractérisée annonçait un courage soutenu, et sa physionomie ne mentait pas; d'ailleurs le plus franc étourdi qu'on ait jamais vu. Son tour ne finissait point: en vain on l'avait prié poliment de faire place à d'autres; il promettait de se rendre aux lois de la décence, et ne remplissait point sa promesse. Il eut même deux affaires a ce sujet, mais en étant sorti vainqueur, le prix de la victoire lui demeurait: c'était enfin abuser de son bonheur. Cependant le vieux Marquis avait entendu tant et tant d'ariettes, et sur toutes les notes, qu'il ne trouvait plus à sa femme les mêmes charmes. +Plus vive, plus enjouée, plus éblouissante, plus jolie que jamais, elle se parait chaque jour avec un goût plus mutin. Il avait l'esprit juste, quoique musicien; il devinait très-bien que ce n'était pas lui qui inspirait tant de gaîté, ou qui servait à développer tant de grâces variées. Quelquefois la perfide venait l'embrasser avec un transport qu'il ne pouvait en conscience interpréter en sa faveur. Il épiait, faisait la sentinelle, s'enrhumoit, et ne découvrait rien. Il se donnait de nouvelles tortures, achetait bien cher des espions; mais on éventait toutes les mines qu'il dressait. Le pauvre homme, tout en versant l'or d'une main prodigue, ne réussissait point; ses doutes demeuraient toujours des doutes, et ne se tournaient jamais en certitude. Il avait à faire à trois femmes, qui complottoient ensemble leurs ruses: savoir, la Marquise, son amie, et une femme-de-chambre, qui bien payée des deux côtés, servait, comme de raison, les intérêts de son sexe. Il cherchait à la convaincre de perfidie, et passait son temps à l'idolâtrer, à la surveiller, à la haïr, mais en même temps, à ne lui rien refuser de tout ce que demandaient ses adorables fantaisies. +CHAPITRE VII. +Le feu d'artifice. +En proie à de vives et d'inutiles agitations, le Marquis promenait son inquiétude dans tous les lieux publics; essayant, en homme sage, de se distraire et de s'étourdir sur son malheur. Les Boulevards, présentant dans leur confusion une multitude plus variée d'objets contrastans, étaient sa promenade favorite. Paris alors avait pris goût à ces feux d'artifice, qui déplaisent à l'œil étonné tous les trésors de la lumière. Le Marquis était entré chez Torré, cet homme chéri du public. +Il suivait dans l'air le jet radieux de ces gerbes étincelantes, qui dessinaient en traits de feu les caprices de l'art. +Au milieu du bruit des pétards, il entendit une voix qui ne lui était pas inconnue: c'était celle de Trenel. L'éclat de ses saillies semblait le disputer à l'éclat des fusées, et ses propos étaient légers et rapides, comme ces feux éblouissants qui dardaient des millions d'étincelles. +-- Eh! d'où viens-tu? lui disait un élégant à-demi couché sur sa chaise; on ne t'a pas même vu à la Cour: depuis un mois je brûle le pavé, courant tout Paris: tu es l'homme invisible: quelle est donc la femme qui t'a discrètement prêté l'anneau de Gygès? quoi, te voilà fixé? Fixé! me crois-tu du genre végétal, un chêne, un orme, un savant tenant toujours au même sol? +-- Oui, tu auras fait la folie d'être amoureux. On ne fait plus de celles-là: dès long-temps la mode en est passée. -- Oh! +j'y suis, c'est une dévote: morceau friand qu'une dévote! Elle impose un austère silence, elle exige du secret.... +Te voilà en retraite. -- Où vas-tu chercher de pareilles idées? fais-tu une ode? Ma foi, puisqu'il faut te le dire, je n'ai pas quitté une des meilleures maisons de Paris. Bien avec le mari, lequel est un bonhomme, dont la cave est exquise; mieux encore avec la femme, laquelle a un boudoir charmant... +C'est une jolie tête, une bouche fraîche, une gorge divine, et des petits emportements d'amour tels que je n'en ai point encore vus. C'est un ange, mes amis, ou si vous l'aimez mieux, un petit lutin dans de certains moments. +J'en suis fou; mais, d'honneur, j'aime les femmes sensibles. -- Et le mari est-il jaloux? -- Oui un peu, mais pas tant que nous le voudrions bien: j'aurais tant de plaisir à voir le podagre en colère me montrer les dents; cela m'amuserait beaucoup. -- Ah ça, il ne reste plus que le nom, faut il que nous le devinions? -- Je me tais là-dessus: je ne manque point aux femmes, moi; j'ai des principes. Mais, ajouta-t-il en se levant, il est plus de dix heures: j'ai une affaire à conclure avec ma déesse. Je la conduis demain en petite loge à l'opéra: rien de mieux inventé; quand la musique ennuie, ce qui arrive fréquemment, on se parle ensemble; n'a-t-on plus rien à se dire, on écoute la musique. Adieu. +Son ami l'accompagna jusqu'à la porte. -- Chez la Marquise d'Auranges, cria l'étourdi en montant en voiture. L'autre revint, riant à mourir de cet excès de discrétion: il en fit part au cercle. Le pacifique Marquis disposé de manière qu'on ne l'avait point vu, avait tout entendu. Il se retira; et se passant pour cette fois de secrétaire, il écrivit, le soir même, ces mots à sa femme. +„Madame, Que vous soyez innocente ou coupable, vous êtes l'objet des discours d'un fat. Je crois que l'insolence est la marque distinctive du mensonge et de la calomnie; mais en fermant votre porte à des fourbes qui veulent vous déshonorer, vous assureriez mon repos et peut-être le vôtre. Vous m'avez vu jusqu'ici ne point contrarier vos volontés: je vous représente seulement que j'ai entendu celui que vous admettez à votre plus intime confiance, le jeune de Trenel enfin, vous manquer de respect dans un lieu public. Sans doute, j'ai regret que mon âge ne me permette point d'imposer silence à cet audacieux; mais vous le punirez mieux que je ne pourrais le faire, en lui imposant l'affront qu'il mérite. Si ce coup m'a été sensible, c'est parce qu'il offensait celle que j'aime.“ D'Auranges. Cette lettre fut remise le soir même à la Marquise: elle en fit part le lendemain à Trenel, lui reprochant son indiscrétion, sans d'ailleurs le gronder bien fort. Trenel parcourant des yeux la lettre, lui dit d'un ton avantageux: Ma foi, Madame, je ne suis point un calomniateur, vous le savez; donc je ne suis pas un insolent. D'ailleurs un mari qui a une jolie femme, ne doit jamais prêter l'oreille aux sots discours qu'on tient autour de lui: il ne doit rien voir, ni rien entendre; et quand on la nommeroit, il doit ne jamais croire que c'est de sa femme dont on parle. Votre mari n'a-t-il pas vu jouer le drame sublime de la tête à perruque? +Que faisait-il là aussi? Après tout, c'est relever de pures misères. +Néanmoins, malgré son humeur, j'aime Monsieur le Marquis. Paris deviendrait trop charmant; on n'y pourrait tenir, en vérité, si tous les maris lui ressemblaient. C'est un galant homme; d'honneur, il en agit bien, très-bien, superlativement bien. A ces mots, il fit une révérence ironique, partit et disparut comme l'éclair. +La Marquise vit qu'il fallait apaiser son cher époux. S'étant bien consultée, elle fit fermer sa porte à Trenel; ce qui lui coûta, car ce Trenel avait l'avantage d'être un fat: mais elle savait congédier héroiquement le plus élégant petit-maître, fidèle aux principes de ne tout rapporter qu'à elle-même et de s'aimer uniquement. +Elle fit valoir ce sacrifice à son époux, ne lui peignant Trenel que comme un étourdi, un jeune fou, dont les paroles étaient sans conséquence. Le Marquis, vu sa faiblesse et son amour, jugea que cette démarche était la preuve complète de son innocence. +Cette opinion lui parut si favorable, qu'il l'adopta: il fit bien; car il épargna plusieurs louis d'or, qu'il versait à pleines mains pour faire épier sa femme. Il gagna cet argent, qui me paraît toujours sottement employé. +(Avis aux gens qui se piquent d'une générosité la plus déplac��e qui soit au monde.) +CHAPITRE VIII. +La Harpe. +Que les femmes sont incompréhensibles! Qu'il est présomptueux le mortel qui se vante de les connaître! +Mais consolons-nous, certainement le secret de leurs âmes est le gage de notre bonheur. En les connaissant mieux, que le degré de notre confiance baisseroit! Le Marquis d'Auranges en fournit un exemple; il se fit un devoir de respecter ce mystère, content de n'avoir pas saisi une conviction fatale, qui aurait dérangé le système actuel de son bonheur. +Revenons à Madame de Lorevel: on l'aimait assez. Affable par politique, sans aimer personne, elle faisait des caresses à tout le monde; sur le retour elle jouait la bonne femme. Il faut toujours se défier d'une femme qui veut paraître telle. On encensait, mais on n'aimait pas la Marquise, qui, avec ses minauderies, ses caprices, son esprit et l'art suprême de la coquetterie, allarmait le cœur des tendres amantes. +Dirigée par les leçons d'une conseillère qu'elle surpassait déjà, elle croyait que sa beauté lui donnait le droit de ne masquer aucun de ses travers. Ce qui la flattait le plus n'était pas d'inspirer l'ardeur la plus vive, mais d'imprimer le dépit sur le front de toutes ses rivales. Elle ne perdait jamais l'occasion de les humilier de quelque manière que ce fût; et de son côté, les femmes faisaient tous leurs efforts, pour lui apporter de ces mortifications qui, comme des traits aigus, percent d'autant plus, que leur blessure est insensible. On se mit un jour à faire l'éloge, d'un commun accord, de la beauté, de l'esprit et de la modestie de Mademoiselle de Rosbel, comme pour lui opposer une femme qui l'emportait sur elle en grâces, en talents et en vertus. On se répandit en louanges; manière de faire une satyre indirecte d'une personne. La Marquise sentit le coup; et dès ce moment, celle qu'on vantait trop à ses yeux, devint l'objet de sa haine, même sans l'avoir vue. Elle forma le projet de se venger d'elle et de l'humilier. Elle dissimula d'abord, et parut curieuse de voir cette petite merveille. On lui indiqua un concert, où elle avait coutume de se rendre deux fois la semaine.La Marquise, prévenue qu'elle devait se trouver avec cette rivale à qui on avait attribué de si rares avantages, mit tout en œuvre pour l'effacer. Mademoiselle de Rosbel ignorait sa haine et ses desseins; elle n'avait rien changé à ses ajustements. La Marquise, du premier coup d'œil, la jugea belle; et cette découverte, comme on peut bien penser, ne servit qu'à l'irriter. +Elle attira d'abord tous les regards par l'éclat des bijoux, des diamants, et par le goût de sa parure; mais elle eut le chagrin de voir ces mêmes regards se détourner bientôt, et se fixer le reste du temps sur sa modeste rivale. +Elle avait en effet des grâces simples, et qui n'appartenaient qu'à elle; on revenait toujours au sourire de sa bouche: elle séduisait sans le vouloir, même sans le savoir. Dans tout l'éclat de la beauté, elle était noble et décente; les désirs qu'elle inspirait étaient chastes comme elle. Sans artifice, sans mines, sans orgueil, l'innocence de son cœur répandait dans tous ses mouvements ce charme que nos yeux, quoique corrompus, aiment tant à retrouver. Son esprit n'était ni fin, ni subtil, ni recherché: il était naif, naturel, et plus juste que brillant; ce qui est rare chez les femmes. Elle avait un amant, et s'en faisait une affaire capitale: c'était le Comte d'Angely, jeune homme taillé de la main des grâces, et rempli de douceur et de mérite. Il entrait dans sa vingtième année. Elle l'aimait; et l'amour, qui est souvent une vertu, avait perfectionné cette belle âme. Il n'appartenait, sans doute, qu'à elle d'exprimer par un mot ou par un regard, tout un sentiment. Satisfaite de la tendresse de son amant, sensible au bonheur d'être aimée, elle jouissait de toutes les délicatesses de l'amour. +Sa félicité n'avait été jusqu'ici troublée par aucun nuage. Le concert commence, plusieurs musiciens font briller leurs talents; la Marquise daigne baisser la tête d'un air d'approbation, et dit tout haut: C'est assez bien; mais j'ai tant entendu Jeliotte, Gaviniés.... +cependant c'est bien... je ne suis point mécontente. Le tour de la charmante Rosbel arrive, un doux frémissement s'élève dans l'assemblée, et l'attente du plaisir impose silence. +Il est un instrument renouvelé des anciens, nos maîtres en tout genre; instrument harmonieux, dont les accords se marient naturellement aux doux accents de la voix. L'attitude qu'il exige prête un jour favorable au développement de toutes les grâces. La tête d'une belle femme prend alors l'air du transport et du ravissement. +Ses doigts délicats voltigent sur les cordes; un bras arrondi se déploie, un pied mignon s'avance, et semble attirer tous les yeux. Cet instrument, rival du clavecin, est la harpe. Mademoiselle de Rosbel possédait le jeu de ce divin instrument. Elle regarde le Comte en souriant noblement, et puise dans un de ses regards cette expression touchante qui doit animer ses accords. Déja sa voix douce, fléxible et légère remplit le salon, et retentit dans tous les cœurs. Elle peint l'amour; et l'accent de cette voix aimable dit assez qu'elle n'est pas seulement faite pour l'inspirer. Le plaisir de la voir est presque suspendu par le plaisir de l'entendre. On est ému, attendri; si l'on osait, on tomberait à ses genoux: mais les transports contraints s'exhalent dans mille applaudissements réitérés. Au milieu de ce bruit (qui n'était point flatteur aux oreilles de la Marquise) celle-ci fait avec un secret dépit l'examen de ses charmes. Elle parle assez haut, assez indécemment à l'oreille de sa voisine: Oui, elle a du teint, de la taille, elle met peu de rouge: je vous le dis en amie, c'est une affectation; quand on met du rouge, il faut qu'il paroisse, ou.... Le Comte d'Angely, qui errait dans la salle jouissant de la beauté et du triomphe de celle qu'il adore, ne put s'empêcher de prendre la parole: Non, Madame, Mademoiselle ne met point de rouge; et je vous assure qu'elle peut s'en passer. +Volontiers, Comte, dit la Marquise dissimulant son dépit; mais vous le savez aussi bien que moi, telle femme de qualité est esclave malheureuse de la mode, et lui sacrifie quelques attraits: vous avez trop d'esprit pour ne pas discerner celles qui y perdent. Beaucoup y gagnent, à la vérité; mais écoutez..... Elle le fit asseoir à ses côtés; et s'approchant familièrement de son oreille, elle lui tint un discours de persiflage, qui ne signifiait rien. Du reste, souriant, minaudant, jouant avec son éventail, s'en couvrant le visage, comme si ces signes avaient quelque intelligence. +Pendant ce temps, Mademoiselle de Rosbel se troublait: son œil attentif suivait tous les mouvements du Comte, son oreille aurait voulu deviner ses moindres paroles. La Marquise, qui s'aperçut de son embarras, se plaisait à le redoubler. Elle entretenait le Comte avec une vivacité plus familière: elle alla même jusqu'à rire aux éclats. Enfin la tendre Rosbel inquiète, gênée et lasse d'un tel effort, cessa de chanter. Elle parut radieuse en se levant; mais l'agitation de son cœur ne contribuait pas peu à l'éclat de son teint. Au milieu des éloges qui pleuvoient, elle ne fut touchée que de ceux de son amant. Elle cherchait à rassurer dans ses regards sa tendresse alarmée; et le Comte jouissait avec une joie, peut-être cruelle, du bonheur de sentir tout son pouvoir. Hélas! les plaisirs de l'amant se prennent presque toujours sur les douleurs de l'amante. La Marquise lui fit, à son tour, de ces politesses fades, de ces compliments outrés, que la fausseté, déesse favorite du beau sexe, a fait imaginer aux femmes, pour se tromper mutuellement, sous le voile de l'amitié et de la candeur. +Mademoiselle de Rosbel ne savait point feindre, elle lui répondit froidement; il y eut même à basse voix, plusieurs petites picoteries entre elles. Cette Marquise lui déplaisait beaucoup, et elle ne se donnait pas la peine de cacher son ressentiment. +CHAPITRE IX. L'Ariette prêtée. +La jalousie orgueilleuse de la Marquise monta à son comble. Elle aurait été animée à la vengeance, par la seule rivalité d'attraits. Elle avait encore une injure personnelle à punir: elle s'était trouvée muette de colère en sa présence. Au concert suivant, le hasard parut la rapprocher du Comte: ils s'entretinrent longtemps de musique (sujet intarissable, comme on sait) et trouvèrent l'un et l'autre quelques charmes dans cette conversation. La Marquise cherchait adroitement quelque prétexte qui pût donner lieu au Comte de lier connaissance avec elle. On chantait un duo admirable, et pour lors fort rare: la Marquise parut l'écouter avec plaisir, et laissa voir une envie pressante de le posséder. Les personnes qui viennent de le chanter, le tiennent de moi; dit poliment le Comte, et je serais enchanté de vous le faire passer, puisqu'il vous fait quelque plaisir. Ah Comte! vous êtes obligeant; mais ce serait peut-être aussi vous priver. Pardonnez-moi, Madame. -- Eh bien donc, vous me l'apporterez demain: mais qu'est-ce que je dis? je suis une étourdie; non, vous me l'enverrez. Ne me refusez point, de grâce, la faveur de le répéter avec vous. Vous le voulez absolument; eh bien, soit: je ne sors point l'après-dîner, je joue: vous trouverez une compagnie, qui vous amusera certainement mieux que je ne pourrais faire. Le Comte allait dire encore une de ces phrases qui ne signifient rien, et qu'on est convenu de prononcer toujours, lorsque le concert finit. +Mademoiselle de Rosbel avait paru rêveuse, chagrine; et lorsque le Comte lui présenta la main, elle retira la sienne avec une douleur qui éclatait, malgré les efforts qu'elle faisait pour la déguiser. La Marquise s'était proposée, comme on peut bien le penser, d'enlever le Comte à sa rivale en beauté. C'est une affaire décidée, disait-elle; j'en fais un inconstant. Le Comte avait un port noble, un air ouvert, une physionomie douce, qui annonçait un cœur tendre et qui n'était pas trompeuse: mais eût-il été laid, sot et rebutant, la Marquise se le serait attaché, uniquement pour désoler Mademoiselle de Rosbel, qui avait l'insolence de plaire beaucoup plus qu'elle. Il est une passion victorieuse de l'amour; c'est la vanité. Le Comte, jeune et dans l'âge des désirs qui nous trompent, avait démêlé qu'il avait su plaire à la Marquise. Il ne lisait pas dans son propre cœur le véritable motif qui l'entraînait vers elle. Flatté de cette conquête inattendue, il lui trouvait plusieurs charmes, garants de quelques plaisirs. +Il faut l'avouer, peu d'hommes, même peu d'amants se refusent à un amusement qui s'accorde avec leur amour-propre. La tendresse de la sensible Rosbel était plus que sévère; elle n'eût point, pour l'intérêt de sa vie, donné la plus légère atteinte aux lois réprimantes de la vertu; et malheureusement il est un âge où l'amant le plus généreux ne peut faire un sacrifice égal à l'héroïsme d'une austère et chaste amante. Le Comte était, tantôt retenu par son amour, tantôt emporté par le goût inné de la volupté.Indécis, +violemment combattu, il passa le matin chez sa vertueuse maîtresse. Elle lui fit des reproches qui lui parurent durs, et auxquels il répondit mal. Il voulut l'apaiser, elle lui refusa une faveur légère: Allez trouver, lui dit-elle fièrement, allez trouver cette Marquise que vous me préférez; elle a des charmes que je n'ai point, vos plaisirs seront plus faciles: vous n'avez point cette fausse délicatesse qui en allarmeroit un autre sur le partage... Le Comte piqué de cette bouderie, (car les hommes n'aiment point les scènes) vola chez la Marquise: C'est une coquette, disait-il; mon cœur ne court aucun risque avec elle: il est tout à ma chère, à mon inflexible Rosbel; mais je puis, sans manquer à l'amour, satisfaire un goût passager. +Cette fière Rosbel! Oui, oui, je serai plus respectueux avec elle, ainsi qu'elle l'exige. C'est sa faute, après tout, si je lui deviens infidèle; pourquoi me rebuter si cruellement? Ainsi les hommes rejettent sur le compte de leurs maîtresses, les perfidies dont ils se rendent coupables. Quand ce sexe despotique deviendra-t-il équitable? +CHAPITRE X L'Embarras. +Le Comte entre chez la Marquise: Vous voilà, lui dit-elle; mais vous êtes charmant, je craignais fort de ne point vous voir d'aujourd'hui: une minute plus tard vous ne me trouviez plus; j'avais formé une partie, mais je la romps à cause de vous. -- Je suis au désespoir, Madame, d'avoir si mal pris mon temps: je ne souffrirai point que vous me fassiez un pareil sacrifice; et loin de vous importuner... -- Pardonnez-moi, vous m'importunerez, et jusqu'au soir, je l'ai résolu. Je ne sors point, entendez-vous? je vais même envoyer dire que j'ai la migraine, et qu'on ne doit pas compter sur moi. La politesse défendait au Comte d'insister plus longtemps. +On donna trois minutes au duo; on décida de la musique et des paroles, comme on décide à Paris, en deux mots; et après cet oracle irrévocable, prononcé du ton le plus tranchant, le plus décisif, on abandonna ce sujet, pour passer à un autre plus intéressant.Ne me trouvez-vous pas singulière, dit la Marquise; mais c'est qu'en vêrité, ceci a l'air d'un rendez-vous. Je n'y vois rien que de très-naturel, répondit le Comte. -- Il est vrai, je n'y pensais pas: je fais des réflexions tout de travers quelquefois; mais, Comte, peut-être vous-même avez-vous quelqu'affaire? je vous dérobe des instants précieux; par exemple, je prive la charmante Rosbel d'un plaisir que sûrement elle m'envie. Ah! Madame, si ce que vous dites était vrai, j'en serais bien dédommagé. -- Point du tout, vous ne pensez point ce que vous dites; je sais lire dans le cœur: la jeune Rosbel est singulièrement jolie; oui, elle est très-bien. Vous vous taisez, ne seriez-vous point de mon avis? +J'ai surpris votre secret; rassurez-vous, je suis née discrète. -- Madame, quand on est avec vous, pourrait-on s'occuper de quelque autre? -- Mais, c'est qu'aussi la petite Rosbel est bien imprudente, je vous en avertis; elle vous dévore des yeux devant une nombreuse assemblée: elle pâlit, rougit vingt fois dans un quart-d'heure, et tout cela à propos de rien. C'est une âme neuve, ingénue; mais elle ignore absolument les usages du monde. +Elle se rendra souvérainement ridicule, si elle continue. Il faudrait un peu la former, mon cher Comte: allons, je veux être votre confidente; comment êtes-vous avec elle? où en sont les choses? a-t-elle bien des caprices, des fantaisies? +elle est dans cet âge où l'on fait l'enfant, ou plutôt, où l'on met l'enchere au plus haut prix. -- Le Comte s'efforçait de faire prendre un autre tour à la conversation; mais l'impitoyable Marquise le ramenait sans cesse sur le même ton. Son dessein était de ridiculiser sa rivale, certaine que c'était la plaie la plus dangereuse qu'on pouvait faire à l'amour-propre d'un amant. +Tout le monde peut être méchant; mais n'est pas malin qui veut. La malicieuse Marquise avait le talent suprême de donner des ridicules à ce qui en paraissait le moins susceptible. +Le Comte n'était pas assez formé, pour parer avec le bouclier de la raison, ces traits qu'elle aiguisait avec tant d'art. Oui, ajoutait-elle, Mademoiselle de Rosbel est née grave, posée; c'est une Pallas, une Minerve, on dit même qu'elle est savante. L'économie de sa maison se peint sur son visage. On voit, jusques dans ses habillements, qu'elle est rangée, prudente, sage, réservée. Elle moralise sur-tout avec une profondeur qui m'étonne. +Jamais chez elle, dit-on, on ne joue; on se retire toujours avant minuit. +Elle aime son tuteur, comme son père; elle tient ses comptes très-exactement, calcule avant de dépenser, et calcule encore après. Elle fera une bonne maison; ce sera une excellente ménagère. Quand elle aura des enfants, (et ce ne sera pas pour peu,) elle leur servira de bonne, de gouvernante, leur donnera le sein.... Eh Madame! c'est ce qu'elle pourrait faire de mieux, dit le Comte un peu impatienté; et, sans vouloir faire ici le Caton à mon âge, je soutiendrai que tout ce qui remplit les devoirs de la nature, est auguste et attendrissant. +Je ne vois rien de plus respectable qu'une tendre épouse, une digne mère, qui s'occupe de ce qu'elle a en effet de plus cher dans le monde, de son mari, de ses enfants: elle est chérie, respectée; elle répand le goût de la vertu, et en fait respirer le charme. Fort bien! répétez, je vous prie: n'est-ce point là de la morale que vous venez de me débiter? En vérité, cette façon de penser vous rend vous-même très-respectable. Soutenir, à vingt ans et avec chaleur, qu'une femme doit allaiter ses enfants, oh! +c'est une chose remarquable. Avec le temps, vous ferez un fort beau livre. +Vous avez de grandes idées, à ce que je vois. Formez-vous ainsi la petite Rosbel? ou serait-ce elle qui vous formerait? Dites moi, de grâce, depuis quel temps êtes-vous enchaîné à son char? Depuis un an, m'a-t-on dit. Voilà toutes les vertus rassemblées! +la constance, la fidélité. A merveilles: je suis sûre que, malgré cela, elle affecte encore des rigueurs: cela est dans la règle; car (puisqu'il faut vous le dire) comme la sagesse d'une femme se mesure au petit nombre d'amants qu'elle a, je crois votre Rosbel infiniment sage. -- C'est ce qui me la fait chérir, estimer. -- Sérieusement? +quoi, vous allez jusqu'à adorer son artifice! Elle est très-adroite, à ce que je vois; elle n'est pas si neuve; elle vous tient dans ses filets, vous n'en sortirez qu'à bonne caution; vous irez jusqu'au Sacrement, prenez-y garde, c'est moi qui vous en avertis. +Cela ne laissera pas que de faire beaucoup d'honneur à votre dextérité. +Le Comte avait pris le parti de garder le silence; et contemplant la Marquise, il disait en lui-même: que de charmes! quel esprit original et fécond en saillies! quel dommage que de faux principes gâtent ce même esprit! La Marquise ennuyée de ce flegme observateur, se leva, appela le Comte Monsieur le Philosophe; et le nom lui en resta dans la suite. Elle lui demanda, en riant, les livres de Platon, le persiffla tout à son aise, et tout-à-coup demanda ses chevaux. Quoi, Madame, vous sortez? Vous voyez qu'il faut peu compter sur les promesses des femmes; elles changent d'un instant à l'autre: je vais à la comédie. -- Mais il est de trop bonne heure. +-- Je m'arrêterai au Luxembourg. -- Je me flatte que vous ne me refuserez pas le plaisir de vous accompagner. -- Tout comme il vous plaira, M. le Philosophe. +Le Comte donna la main à la Marquise. Elle le désespérait par cent traits piquants; mais cette petite humeur satirique lui plaît et l'enchante. +Elle, de son côté, avait formé le projet de le soumettre; mais, en même temps, elle voulait traîner l'affaire en longueur, en lui offrant une espérance toujours mensongère; le tout pour le détacher insensiblement de Mademoiselle de Rosbel: c'était-là où la Marquise voulait l'amener. Elle allait mettre en usage tous les ressorts de la coquetterie la plus raffinée. +Le Comte ébloui par quelques appâts, ne soupçonnait point qu'il allait s'enchaîner, à son insu et même contre son gré. +A peine furent-ils en loge, que celle qui était en face s'ouvrit; et la première personne qui se présenta fut Mademoiselle de Rosbel. De pareilles rencontres ne manquent jamais. Sa présence fut pour le Comte un coup de foudre. La joie de la Marquise en devint immodérée. Souris affectueux, regards tendres, air, propos mystérieux, elle employa tout pour persuader à sa rivale et au public, que le Comte était à elle. +La tendre Rosbel, les regards baissés, le cœur pressé du poids de sa douleur, osait à peine gémir. Deux ou trois fois ses regards avaient cherché les yeux du Comte; et le Comte, dans sa confusion, avait évité les siens. +ll était donc coupable! Cette idée affreuse la persécutait: elle aurait voulu s'arracher du spectacle; mais elle n'en eut pas la force. Une curiosité fatale la poussait à suivre tous les mouvements du Comte, lors même que son âme en était déchirée. Il se trouvait dans la situation la plus embarrassante pour un homme d'honneur. +A la faveur de la pièce qui était une tragédie, l'infortunée crut pouvoir répandre quelques larmes; mais ces larmes n'étaient pas dues à l'auteur du drame. Personne ne pleurait qu'elle. (1) Son amant vit couler ses larmes; et en en devinant la vraie cause, il n'osait se promettre de pouvoir les sécher. +La Marquise triomphait, en lisant sur le front de sa rivale le sombre abattement du désespoir. +Immobile et plongé dans une rêverie profonde, n'entendant rien, distrait et répondant tout de travers, le Comte se laissa ramener. On fit de lui tout ce qu'on voulut. Il n'avait qu'un objet en tête. Son air, son ton, peignaient un homme égaré. La Marquise jugea qu'il s'éloignerait d'autant plus de sa triste amante, qu'il l'aurait offenseé davantage. Mais elle prépara à son cœur des coups mille fois plus sensibles. +Elle n'aurait pas été satisfaite, si la main de son amant ne les eût portés elle même. En n'osant se représenter aux yeux de celle qu'il aimait, le Comte se livrait avec plus d'assiduités à la Marquise, qui, par une gradation savante et bien ménagée, le disposait à recevoir les lois qu'elle s'apprêtait à lui dicter. +CHAPITRE XI. +Le Corrupteur. +Il se trouvait dans la société de la Marquise, un de ces hommes qui n'ont ni principes, ni mœurs; mais qui cachent la perversité de leur caractère sous ces dehors brillants et ce ton léger qui en imposent. C'était le Chevalier de Soudris: Il avait vécu familièrement avec Madame de Lorevel, et tenait d'elle cet esprit d'intrigue et de bassesse, dont il faisait profession presque'ouverte: mais il avait l'art de suppléer chaque vertu par une bienséance. D'une politesse affable, il avait un esprit caustique et mor dant. Au raisonnement, il substituait une saillie vive; et possédait le talent d'étourdir son adversaire, lorsqu'il ne pouvait triompher autrement. +Un long usage des femmes lui avait fait connaître toutes leurs petitesses, et ce caractère double et faux, qu'elles tiennent, soit de la nature, soit de l'éducation, ou plutôt de ces deux causes réunies. Enfin, méchant par principes, et intrépide flatteur, lorsqu'il y trouvait quelque intérêt, ces deux traits achèveront de le peindre. +Instruite des desseins de la Marquise sur sa rivale, et ne lui reprochant jamais que de faire les choses à-demi, Madame de Lorevel se chargea du soin de cette vengeance. Vous voilà bien embarrassée, lui dit-elle un jour; pour mieux réussir, nous porterons les choses à l'extrême. Je parlerai à Soudris: nous verrons, lorsque Angely sera endoctriné par un pareil maître, quelle mine fera la vertu de la tendre Rosbel. Soudris est éloquent.... En vérité, cette fille est ma bête: laissez-moi faire; je donnerai les instructions nécessaires à Soudris; et dans peu... +nous verrons. +Celui-ci qui ne cherchait qu'à corrompre, (car l'homme, né méchant, voudrait que tous les autres lui ressemblassent) se fit une affaire capitale de pervertir le jeune Comte. Il mit toute son étude à détruire en lui cette modestie, cette douceur innée, qui lui donnaient un air honnête et intéressant. Pour mieux le séduire, il l'aborda avec le ton de l'amitié, l'écouta attentivement, et parla même de philosophie.A quelques jours de là, une dispute vive et agréable s'éleva entre eux, et conduisit le Chevalier à déployer ses idées. Après avoir montré qu'il était au fait des différents systèmes, qu'il les connaissait et savait les apprécier l'un par l'autre (ce qui, selon lui, était la meilleure manière de les juger) il commença par vouloir le dégoûter de tous ces livres. J'en sais moins que vous sur ces matières, disait-il; et chaque jour, lorsque je rencontre ces Messieurs, j'humilie leurs superbes raisonnements. Mais, au fond, que nous ont-ils appris? +Ces demi-lueurs de la Philosophie, ces traits demi-hardis ne signifient rien: moi, j'ai mieux sondé, mieux vu l'homme. L'Ecrivain connaît toujours certains ménagements; j'ai déchiré le bandeau qui cachait la vérité, sans crainte, sans respect servile. Nous autres nous n'écrivons rien; nous ne cherchons pas l'éloge du vulgaire: mais la morale, les principes, les systèmes des gens du monde sont les mêmes en tout temps. Ils ne changent point, ils sont invariables et sûrs. +Croyez que je marche sur un terrain solide, et que j'ai pour base, le phare de tous les siècles, l'expérience. Dix volumes de raisonnements ne valent pas le trait lumineux d'un fait. Mais il n'est pas temps encore de vous exposer ces connaissances importantes et mystérieuses. Sans doute, que vous ne consentirez pas à végéter comme le vulgaire, qui happe toutes les sottises qu'on lui présente. Je vous révélerai ma façon de penser. +Mais, avant tout, il faut commencer par ce qui intéresse le plus à votre âge; les femmes! Vous ne les connaissez pas, mon cher ami: vous vous conduisez près d'elles en jeune-homme; bientôt il vous faudra prendre d'autres sentiments. J'ai remarqué qu'hier sur le soir vous rodiez autour de la maison de la gentille Rosbel, pour surprendre, sans doute, la rare faveur de l'apercevoir à sa fenêtre. Parbleu, vous êtes bien bon! on est revenu de la sottise de risquer à s'enrhumer; il faut laisser cette froide extravagance aux graves Espagnols. On ne se rend plus auprès du beau sexe, s'il ne nous applanit jusqu'aux moindres difficultés. +Si l'on savait cela, vous seriez un homme perdu, mais à n'en pas revenir. -- Vous voulez rire, Chevalier; offense-t-on ainsi celles qui font notre bonheur? L'adorable Rosbel ne mérite ni ces soupçons odieux, ni ces railleries insultantes, et sa vertu doit être respectée. -- Elle pardonnerait plutôt cette offense prétendue, qu'elle ne pardonnerait votre étrange conduite. Parce que vous avez eu ensemble, dit-on, une petite brouillerie, vous la fuyez! Que vous êtes loin de connaître ce sexe que vous idolâtrez! Sachez que les femmes se ressemblent toutes: non-seulement elles aiment les témérités, mais même elles les ordonnent; et elles meprisent ceux qui n'entendent rien à ces regards, assez expressifs cependant, et qui disent: osez avec mystère, osez dans le silence. Je riais, il y a huit jours, des propos que vous teniez à cette belle: vous lui parliez de ses oiseaux, des romans que vous aviez lus, des pièces du jour; et tout cela sans l'art de lui parler de vos feux. Elle vous écoutait d'un air distrait, rêvait, ne respirait plus. Son maintien touchant, ses soupirs, accusaient votre inhumaine tiédeur, ou plutôt votre sottise. En vérité, elle ne peut plus y tenir; et si vous continuez, elle mettra quelqu'un à votre place. +-- Vous la connaissez mal, Chevalier; j'ai voulu quelquefois lui baiser la main, j'ai compris par une résistance très sincère... -- Lui baiser la main! reprit de Soudris en éclatant de rire, c'est bien là la route des plaisirs! De bonne foi, vous imaginez-vous que ce soit-là le moyen de subjuguer cette pudeur momentanée, qu'une femme arme toujours seulement pour la forme. Si elle juge de votre amour par vos caresses.. -- Le respect, je crois, signifie un amour plus tendre, et peut-être même plus vif que... +-- Un campagnard n'aurait pas mieux dit, mais il serait moins stupide que vous. Vous avez le malheur, je vois, de ne croire ni à la chasteté, ni à la vertu des femmes. -- Ces grands mots sont du dernier ridicule: je vais vous prouver que vous manquez essentiellement aux femmes, si vous ne leur tenez pas ce que vos empressements leur promettent. +Pourquoi flattez-vous leurs oreilles de mille éloges flatteurs sur leur beauté, pour dédaigner ensuite leurs appâts, en ne leur rendant pas l'hommage qu'ils attendent. -- Ah! Chevalier, cette façon de penser leur est trop injurieuse: ce n'est point assurément ce motif qui sert à déployer et leurs grâces, et leurs charmes; rentrées dans tous les droits de la société, dont nos aïeux barbares les avaient privées, nous consultons nos intérêts, en les admettant pour les compagnes de tous nos plaisirs. Avouons que ce sexe aimable que l'injustice calomnie, forme nos cœurs, et y fait éclore une certaine délicatesse qu'il ne pourrait acquérir ailleurs. +Pourquoi n'arrêtez-vous vos regards que sur le plaisir qui détruit tous les autres, tandis qu'il en est mille autres plus vrais et plus charmants, qui naissent en foule en leur seule présence. J'ai conçu une vénération trop tendre pour les femmes, pour m'exposer à leur faire la moindre offense, dont leur front puisse rougir. +De Soudris affectant un air sérieux et moqueur, reprit: Vous avez la meilleure grâce du monde à soutenir, pareille maxime. Avec cette figure les offenser! vous êtes un homme curieux. +Vous croyez entendre les intérêts des femmes mieux qu'elles-mêmes, apparemment? Vous eussiez été un amant parfait, du temps de l'Astrée. Comme tout est mode ici-bas, et rien de plus, nos beautés gémissaient alors sous un joug fort rude; c'était un véritable esclavage. Nos jeunes gens, respectueux, timides, désespéraient, à force d'hommages, l'idole qu'ils encensaient. +Ce sexe aimable, né pour la volupté, languissait dans un dépit secret, en voyant ses passionnés adorateurs se consumer en stériles soupirs. -- Je vous arrête ici: avouez que l'amour était alors plus vif, ses moindres faveurs devenaient plus précieuses, et son triomphe était une espèce d'apothéose qui vous élevait au rang des Dieux. -- Avouez aussi, petit cœur enflammé, que l'imagination abusait cette foule de fanatiques, qui donnaient à leurs illusions une valeur imaginaire, plus grande que la valeur réelle. -- Qu'importe, s'ils étaient plus heureux. -- Eh non, ils étaient dans le délire, et non dans la volupté; et l'erreur même, en fait de plaisirs, est dangereuse. Le plaisir, pour être goûté, doit être commode et facile. +Une aimable aisance a succédé à cette fastueuse sévérité. Les femmes goûtent le plaisir, dès qu'elles peuvent le sentir; et elles le goûtent dans presque tous les âges de leur vie. Dès qu'elles eurent essayé de cette nouvelle méthode, elles n'en ont point voulu d'autre, et dispenserent les hommes de ces respects où elles n'étaient que de tristes divinités, qui, semblables à celles de l'antiquité, avaient des yeux, et ne devaient pas voir; et qui, pour plus grande ressemblance, ne goûtaient jamais des présents qu'on offrait sur leurs autels. Le plaisir qui les visitait si rarement, vient, à la renaissance de chaque aurore, embellir la chaîne de leurs jours. L'amour a perdu ce ridicule jargon, cet apprêt mensonger qui défigurait sa riante enfance. L'artifice des sentiments ne vient plus empoisonner l'art de jouir. Cette fadeur, qui filait tristement des jours lugubres, n'est plus d'usage. On est pressé de vivre et de jouir, et cette philosophie s'accorde au peu de durée que nous donna la nature. +Rien ne trouble plus la tête d'un jeune-homme inexpérimenté, que le ton avantageux que prend un fat renommé. D'Angely fut ébranlé: son dangereux corrupteur ajouta, pour lui porter les derniers coups: Si vous ne secouez ces étranges préjugés, que voulez-vous qu'on fasse de vous? Vous porterez un front glacé dans les cercles les plus brillants; et dès que vous ouvrirez la bouche, le froid poison de l'ennui se communiquera dans toute l'assemblée. Pour subjuguer les femmes, il faut les tenir dans la dépendance, il faut sur-tout leur montrer un air imposant. Les sots ont blâmé la fatuité; ce n'est au fond qu'un maintien qui annonce la supériorité. Ne renonçons pas aux droits que nous tenons de la nature. Nous pouvons nous estimer, en tout sens, fort au-dessus des femmes: si elles vous découvrent vraiment passionné, vous tombez pour jamais dans leurs filets. +L'art est de paraître compatir à leurs besoins, de sembler leur dire: Oui, Mesdames, on vous entend, on aura soin de vous. Gardez vous sur-tout de constance et de fidélité. Une femme, dans la société, n'est qu'un joli bijou; on le prend, on l'examine, on le rend, il passe de main en main, et chacun doit, à son tour, en passer sa fantaisie. +CHAPITRE XII. +Le Piége tendu. +Le jeune Comte rêva tout le soir à l'entretien qu'il avait eu avec Soudris. +Son cœur ne goûtait point ses maximes; mais il avait été ébloui de ces propos légers, qu'animait encore cet air de conviction qui les rendait plus saillants. Le lendemain, il vint trouver de lui-même son aimable et perfide séducteur. Il ne manqua point de reprendre la thèse de la veille; et flatté de l'attention qu'il inspirait, telles furent ses paroles: Cher Comte, l'impression que le monde fit d'abord sur moi, fut trèsforte. Sans un homme éclairé, qui me rendit le service que je vous rends aujourd'hui, j'allais perdre la tête à ce brillant spectacle, et me faire timpaniser. +Ainsi un paysan qui, pour la première fois de sa vie, vient à l'opéra, ouvre de grands yeux, tient la bouche béante, et croit voir des colonnes d'or massif dans du carton coloré. Je veux vous former, comme il en a agi à mon égard, par les leçons frappantes de l'exemple. +Hier; vous vous présentâtes avec grâce et avec noblesse: vous étiez bien; votre figure paraissait dans tout son avantage. Moi, qui vous connais, je fus étonné de votre esprit. Vous avez dit mille choses spirituelles et obligeantes à la Marquise qui était auprès de vous: elle en fut charmée; mais, content de montrer de l'esprit, vous ne fîtes point attention au reste. +Elle perdit avec vous des gestes, des regards, des demi-mots, qui avec un autre l'auraient méné loin le même soir. Pendant ce temps, la tendre Rosbel frissonnait. Son visage a changé vingt fois de couleur. --- Sérieusement, vous l'avez vue émue jusqu'à ce point? +Eh bien, quelle impression croyez-vous que j'aie fait sur son âme? Un peu forte, je pense; et si vous saviez profiter... -- Que dites-vous? +nous sommes brouillés, et je ne sais trop pourquoi: elle est un peu jalouse. -- Oh! l'excellente chose que d'être brouillés! Que le raccommodement est vif et délicieux! et puis, par dessus tout cela, un petit grain de jalousie: allons, allons, elle est à vous. -- Je ne vois point cela. Quoi? vous n'avez aperçu ni son dépit, ni sa charmante petite fureur, qui éclataient si visiblement: le moment était favorable; en volant chez elle le soir même, vous eussiez tout obtenu. Vous avez vu cet Abbé, qui débitait cent impertinences avec un sang-froid admirable: il persiffloit aux oreilles de la Marquise; elle en parut excédée. Eh bien, je vous suis garant qu'elle a passé la nuit dans ses bras. Oh, que la Marquise dispose d'elle, je n'en suis point jaloux; mais vous croyez qu'en effet l'adorable Rosbel a marqué quelque tendresse en ma faveur? -- J'en suis très-certain; il y entrait même quelque chose de mieux. +Je m'y connais: son dépit était enchanteur; c'est bien la plus aimable boudeuse; son joli courroux est si naïf, si délicieux; en vérité, avec un peu d'adresse... Mais vous avez commencé avec elle par être raisonnable; vous ne sauriez croire dans quel embarras vous vous êtes mis. Il saut faire du chemin pour retourner sur vos pas: le plutôt, croyez-moi, est le meilleur. +Abjurez ce vieux code amoureux et gothique, prenez un air conquérant, confiant en votre propre mérite; il faut sentir ce que l'on vaut. Supprimez ces termes d'amour, de tendresse, de fidélité, de constance. Je vous l'ai déjà dit, tout a changé. Vous seriez aussi ridicule de rappeler l'ancien temps, que de prendre les habits du siècle de François I. +Est ce que les mœurs ne seraient plus de mise? -- Les mœurs! les mœurs! +voilà de ces mots auxquels on n'attache aucune idée; mais, au fond; ce n'est point autre chose que la manière actuelle dont on vit: or, il faut prendre l'esprit et l'usage de son siècle, sur-tout lorsqu'ils règnent aussi légitimement. Autrefois on postuloit dix années la précieuse faveur de baiser la main de sa maîtresse; on s'est aperçu qu'on était souvérainement dupe, et sottement ridicule: voici comme la révolution s'est faite. +Il s'est trouvé des gens sages, ménagers du temps, ennemis de la contrainte, qui parurent fort mécontents de cette gêne éternelle. Alors il se présenta des beautés qui prévinrent les désirs de la jeunesse. Cette méthode parut charmante: on vit qu'une femme, après tout, en valait à peu près une autre; on cessa de faire ces sacrifices héroïques, qui coûtaient beaucoup aux amants, et qu'ils ne faisaient que par une espèce de fanatisme. +On vit qu'en épargnant le temps, on en donnerait davantage à la patrie, aux arts, à l'amitié, qui doivent marcher avant tout. C'en était fait des femmes, si elles ne se fussent sagement avisées de céder au goût général. +Plus les siècles s'éclairent, plus l'on donne d'aisance et de facilité au plaisir. Les choses se présentent alors sous leur vrai point de vue: on devint économe du temps; et, comme le dit si bien le léger, le profond, le galant Fontenelle, on prit à chaque fois les jetons en main, pour demander, combien cela vaut-il? +Aujourd'hui nos femmes se trouvent très-bien de la nouvelle méthode. +Qu'on essaye de les remettre dans la voie lente des gradations, et vous verrez combien elles préfèrent ce ton facile au ton antique. Ce qu'il y a d'excellent, c'est que les femmes, voyant que nous étions des volages, des inconstants, et par fois des perfides, ont imaginé un équivalent admirable. Elles ne reconnaissent plus le lendemain l'homme de la veille: si l'on veut ravoir leurs bonnes grâces, il faut chaque jour recommencer sur nouveaux frais. L'importun est congédié net; l'homme nouveau est admis sans délai. Que dites-vous de cet arrangement? n'est-il pas ingénieux? Quoi Monsieur! le monde serait un tourbillon aussi extravagant, aussi rapide, aussi changeant? -- Eh oui, pour faire fortune, il faut être fat, ou plutôt le paraître: on passe pour un homme charmant. Depuis quinze ans, je ne parle qu'à demi-phrase, je coupe mes tons, je respire avec méthode, je ne ris qu'en fronçant les lèvres, je méprise tout: ce rôle que je joue étant applaudi, je poursuis mon jeu; il est en vérité facile. Je me vois fêté, couru, désiré, parce que je flatte les folies des femmes. +Ont-elles créé un mot nouveau, c'est moi qui le mets en vogue; veulent-elles faire courir une histoire sur le compte d'une autre femme, c'est moi qui la débite. +Votre bonheur dépend donc de la façon dont vous allez débuter sur le théâtre du monde: tout comédien qui n'est pas insolent, est mauvais acteur. Si l'on sait que vous faites le Celadon auprès de votre Rosbel, ce ridicule vous suivra jusqu'à la décrépitude. Cette impitoyable Rosbel! allez, elle céderait tout comme une autre, si vous saviez l'attaquer en forme. Les femmes, sur ma parole, aiment à céder; mais elles veulent honorer au moins leur défaite d'une certaine résistance. Pressez un peu cette beauté sensible, elle deviendra bientôt sensuelle. +Les honnêtes femmes ne sont pas les plus difficiles à vaincre: au contraire, tout est nouveau pour elles, tout porte le feu dans leurs sens inexpérimentés; et tel est ordinairement le plus sûr moyen, pour déterminer leur cœur. -- Vous croyez? -- oui, un peu d'audace, et vous m'en direz des nouvelles. +CHAPITRE XIII. +Le courroux d'une amante. +le mauvais génie qui inspirait de Soudris, ne manqua point d'empoisonner l'esprit du jeune Comte. Ajoutez y cette pente malheureuse qui nous porte vers des vices brillants. Il était jeune, il avait des désirs, il était ébloui de ces maximes pernicieuses, débitées d'un ton convaincant et léger. +Le Comte forma l'odieux projet de subjuguer son amante. Il oublia les principes honnêtes qu'il s'était promis de suivre en toute occasion. Ce triomphe se peignit à son imagination enflammée, sous les couleurs les plus vives. De tendre et de respectueux qu'il était, il devint un homme vulgaire. Ce germe d'orgueil que nous portons tous dans le cœur, se développa dans le sien; et le souffle corrupteur d'un homme né pervers, sécha dans sa fleur, cette innocence qu'il avait jusqu'alors conservée sans tache. +Il n'avait pas cessé de fréquenter la maison de Mademoiselle de Rosbel; mais il y apportait des airs, de la suffisance, même une certaine impolitesse marquée. En sortant de son caractère, qui était doux et raisonnable, il n'était plus qu'un petit-maître manqué; car, malgré tous ses efforts, il n'était pas né pour jouer le rôle d'un fat. Ainsi, un homme bien conformé n'imitera jamais qu'imparfaitement la démarche d'un bossu. Son amante employa l'art le plus insinuant, pour faire sortir ses ridicules à ses propres yeux. Il ne cacha point qu'il ambitionnait l'air avantageux, et qu'il venait, par passe-temps, s'exercer en sa présence. Il répéta toutes les impertinences qu'il avait entendues. Elle lui représenta que la raison et le bon sens étaient son apanage, et que, content d'un lot aussi heureux, il devait voir en pitié la misérable gloire d'un frivoliste. Elle ajouta qu'il s'égarait, en renonçant volontairement à l'estime des honnêtes gens, qui jusquesici avaient fait le plus grand cas de sa personne, pour revêtir un caractère qui lui était étranger, et qui ne réussirait jamais entre ses mains. +Enfin elle fit parler sa tendresse, et lui fit entrevoir que les sentiments qu'elle avait eus jusqu'alors pour lui, pourraient s'altérer, s'il continuait un rôle aussi faux, qu'il était indigne de lui. +Il répondit à ces sages remontrances, par des mots sonores et du persiflage entortillé. Ses propos furent d'abord extravagants, ils ne tardèrent pas à devenir libres. Alors son amante déguisa la vive douleur qu'elle en ressentait, ne lui fit plus de reproches, et songea aux moyens de le ramener, en agissant avec lui, comme on agit envers ces insensés avec lesquels on dissimule, pour mieux les guérir. +Elle feignit de se prêter à tous ces discours nouveaux pour son oreille: elle l'écouta patiemment, pour sonder à quel degré de folie il était parvenu. +Notre jeune étourdi ne s'était pas même aperçu qu'il l'avait offensée. +Il prenait sa complaisance attentive, pour une approbation tacite, et même pour un commencement de succès. +Elle ne parlait presque point, rêvant dans sa douleur aux moyens de changer ce cœur qu'elle ne reconnaissait plus. Elle pleurait, lorsqu'elle était seule; mais elle séchoit ses larmes, dès qu'il arrivait. Elle sentait qu'il fallait rompre, ou le corriger. Alternative cruelle! cure difficile! +réussirait-elle dans ses desseins? Elle l'aimait; elle tremblait à la fois de le perdre, et de le voir entrer dans le chemin du vice. Il fréquentait la Marquise, et devenait l'écho de toutes les extravagances dangereuses qu'on débitait dans cette maison fatale aux mœurs, à l'esprit, à l'innocence. Cependant elle ne désespérait pas encore de son cœur; elle ignorait, hélas! qu'un scélérat poli y versait avec un plaisir secret, le poison dont il aurait voulu infecter l'univers. +Il traînait partout la malheureuse victime qu'il voulait achever de corrompre: il lui inspira le goût de la chasse, goût infortuné; il le familiarisa avec les jeux de hasard. La conversation frivole et licencieuse tombait toujours sur les femmes, qui étaient traitées sans ménagement. Il ne goûtait pas, il est vrai, ce dur mépris pour les hommes, que Soudris affectait; mais il ne comptait épouser que l'esprit du siècle, et à son insu, il buvait l'oubli des devoirs les plus sacrés. Un soir il rendit une visite à son amante: il la trouva seule, contre son ordinaire; appuyée un coude sur une table, un mouchoir à la main, elle venait d'essuyer quelques larmes. Comment, dit-il en entrant, de la tristesse, je crois? +Comment pouvez-vous vous livrer à une humeur noire? -- Et vous, Comte, comment pouvez-vous être si changé en si peu de temps? -- Moi, changé! point du tout. Je vois bonne compagnie, où règnent toute sorte de divertissements. +Je cours le cerf, je tue des lièvres, j'abats des perdrix, je roule le cornet toute la nuit; oh! voilà ce qui s'appelle avoir du plaisir, et du plus rare. +Vous êtes jalouse de la Marquise, je le vois: ne craignez rien, la Marquise est une folle; il est bon quelquefois d'avoir fait provision de folie, cela a son utilité. J'aime la gaîté, mais croyez-vous que l'on s'attache; non, on voltige, on papillone, et on revient à l'objet le plus digne de vous fixer. +Je ne suis qu'à vous, vous que j'aime et que j'aimerai toujours. -- Plut à Dieu que vous disiez vrai, Comte! +mais j'ai trop remarqué... Elle baissa la tête, elle accompagna ces mots d'un profond soupir. -- O ciel! vous doutez que je vous aime, et sur quel fondement? Je vous jure une ardeur éternelle: rien n'est égal au feu qui me consume. Ordonnez, et de ma vie je ne verrai cette Marquise, puisqu'elle vous est odieuse: par quels serments faut-il vous rassurer? Le Comte tombe à ses genoux. Son amante accablée de ses peines présentes, attendrie par son aspect, crut voir dans ces transports une lueur de repentir; elle attache sur lui des regards languissants: Tout ingrat, tout barbare que vous êtes, lui dit-elle du ton le plus touchant, vous avez des droits sur mon cœur; réparez les fautes que vous avez faites, corrigez-vous des ridicules, s'il m'est permis d'appeler ainsi les vices de votre âge. +Je ne veux que votre bonheur, et j'y sacrifierais le mien. Levez-vous, je vous pardonne. (Le Comte ne se levait pas-) Je n'ai point cessé de vous aimer: soyez désormais plus fidèle; et si vous voulez que je resserre ces nœuds que j'allais briser... Ah! interrompitil, faites le bonheur du plus tendre des amants, et il vous le jure, l est à vous pour la vie. -- Eh bien nous verrons; corrigez-vous, parlez à mon tuteur, il vous aime, il vous estime. -- Adorable Rosbel! qu'est-il besoin ici de votre tuteur? l'amour nous suffit, l'amour n'a point de lois, l'amour est libre comme l'air, l'amour m'entraîne.... Elle changea de couleur à ces mots; et se trouva obligée de le repousser, comme il s'approchait pour lui ravir un baiser. Le Comte, avec une audace qu'on lui avait inspirée et qui n'était point dans son cœur, tenta quelques libertés coupables. Il couvrit de feu le visage d'une fille chaste et vertueuse: mais, en voyant ses pleurs couler avec abondance, le rouge enflammé de sa pudeur qui accusait sa lâche témérité, il ne poussa pas plus loin l'outrage; car il n'était enhardi que par les funestes leçons de Soudris. Ingrat! s'écria-t-elle en se dégageant de ses bras, vous n'êtes plus digne de moi: allez, fuyez, vous me rendez la vie odieuse, je la déteste; c'en est fait, je ne vous aime plus.... Fuyez, allez retrouver les cruels corrupteurs de votre innocence; allez vous livrer au vice, pour recueillir les fruits amers du repentir. +Bientôt vous perdrez, avec toutes les autres vertus, la probité; oui ingrat, la probité. Attaquer un sexe faible et timide, qui pour défense, n'a que des larmes; déchirer un cœur qui vous aimait, outrager celle que vous deviez respecter, c'est être aussi vil que méprisable; c'est imiter la basse trahison du brigand, qui ne doit sa hardiesse qu'à l'espoir de l'impunité. +Ce dernier trait a dessillé mes yeux trop longtemps fascinés, a rompu tous les nœuds qui m'attachaient à vous. Je ne verrai plus les hommes que comme des séducteurs barbares, qui se font un jeu de jeter le trouble et les alarmes dans nos cœurs, qui n'ont d'autre vertu que d'armer leur orgueil contre notre faiblesse. Cette confiance réciproque qui formait entre nous un traité secret, ne vous a point arrêté; elle n'existera plus. Allez trouver ces femmes qui aiment la honte, et qui se font une gloire de leur opprobre. +le suis malheureuse de vous avoir si mal connu: mais du moins je n'ai qu'à rougir de mon erreur; et vous, les plus justes regrets vous attendent.Le +Comte effrayé, interdit, s'était retiré humilié, confus. Il courut raconter à Soudris le peu de succès de son entreprise. La vertu qui n'était pas éteinte dans son cœur, lui inspira quelques remords. Vous êtes un enfant, lui dit l'infâme corrupteur; vous vous effarouchez d'un rien. Voilà les femmes! je les reconnais: elles ont toujours des larmes à leur commandement; elles n'épargnent point les figures de rhétorique, ni les épithètes, ni les grands mots; elles ont comme cela des phrases foudroyantes, toutes préparées d'avance. Vous vous y serez mal pris, sûrement; vous aurez été d'une gaucherie insupportable: ce que c'est que d'être novice! -- Oh, ses larmes étaient sincères! elles coulaient du cœur. J'ai pleuré moi-même, et ses reproches m'ont déchiré l'âme. J'ai, toute réflexion faite, le plus vif chagrin de l'avoir offensée. J'ai porté la douleur dans son âme, et jamais elle ne m'a causé le plus léger déplaisir. Non, je ne pourrai plus soutenir ses regards; j'y ai trop bien lu ma faute, ou plutôt mon crime. -- Son crime! +ah, le bon jeune-homme! votre crime est d'avoir été sottement gauche. Vous n'avez point assez de manège; il faut absolument faire un cours de galanteries. Croyez-moi, attachez-vous à la Marquise; elle vous dédommagera des rigueurs de la fière Rosbel; elle vous formera en peu de temps. +Endoctriné par elle, vous ne trouverez plus de cruelles, je vous en réponds. +Adieu. +CHAPITRE XIV. +Le Piege. +Quand on a commis une faute, on craint les yeux de son juge; on l'évite, on le fuit, et pourquoi? +parce qu'on le voit souvent plus formidable qu'il ne l'est en effet. La tendre Rosbel aurait peut-être fait grâce, en revoyant l'infidèle repentant à ses genoux: il s'en éloigna, se croyant indigne de pardon; et devint plus criminel, en jugeant son repentir inutile. Les charmes de la Marquise, ses séductions, l'espérance du bonheur, tour-à-tour adroitement offerte, adroitement enlevée, achevèrent de l'enflammer. Echauffé des désirs de la jeunesse, il fuyait celle qu'il aimait, celle qu'il estimait, pour voler dans les bras de celle qui lui promettait la volupté, et qu'il méprisait peut-être. Etrange aveuglement! le Comte ne sera excusable qu'aux yeux de celui qui aura connu combien est subtil le poison qu'apprêtent les artifices magiques d'une Circé. +La raison qui en conçoit tout le danger, y succombe encore; et l'on finit par chérir ce qui d'abord nous avait révolté. Le Comte, en fréquentant la Marquise, s'accoutuma à son esprit brillant et facile; il s'imbiba de ces maximes brillantes et fausses, qui écartent des droits sentiers. Que l'esprit est dangereux, quand le cœur est corrompu! Il devient, comme l'a dit un Poëte, l'orateur du vice et de la méchanceté. La Marquise fit des tableaux si vifs, si animés, si plaisants, de la ridicule vertu et de la sotte sagesse de la prude Rosbel; (c'est ainsi qu'elle la nommait,) elle analisa si singulièrement les motifs qui rendent une femme réservée, que le Comte s'imagina qu'il n'y avait eu que du stratagème dans la conduite de son amante. +Les femmes, ajoutait-elle, se connaissent mieux les unes les autres, que les hommes ne les connaissent. +Nous ne sommes pas séduites, comme vous autres, par une figure. -- Oh! +je le sais; au contraire, une figure vous donne plus d'attention à découvrir les défauts de celle qui la porte. Sans doute; et je vous le dis en amie, plus j'observe votre Rosbel, plus je trouve qu'elle ne vous convient pas; je dis, par ses façons de penser, par ses sentiments, et non pas seulement par sa personne. -- Mais, Madame, de grâce, connaissez-vous bien son caractère?. -- Allez, Monsieur, une fille n'a point de caractère; mais dès qu'elle est mariée, il lui en vient un bien marqué: celui de votre Rosbel, si je m'y connais, sera bien indomptable. On épouse de ces filles vertueuses, puis on les connaît; c'est-à-dire, qu'on s'en repent toute la vie. +Ces filles si vertueuses ont si peu de grâces dans tout ce qu'elles font! +Voilà ce que c'est que d'être follement amoureux, et de se laisser mener comme un enfant. +Peu d'hommes ont le tact assez fin, pour distinguer la femme qui, entraînée par cœur, retenue par l'honneur, oppose une égale résistance à sa propre tendresse, d'avec celle qui marche de trahison en trahison, feint à chaque pas, et fait de l'amour un art subtil et compliqué. Il est si difficile de lire dans les cœurs, et sur-tout dans celui des femmes, que le Comte, livré à l'inexpérience, étourdi dans un tourbillon d'idées factices, n'avait pas encore arrêté son jugement sur le compte de la Marquise. +Protée changeait moins de formes, le Caméleon revêt moins de couleurs, Pomone ne trompa pas plus souvent le dieu des bois; toujours différente d'elle-même, on voyait en elle une succession de pensées toutes opposées entre elles: il en était de même de ses projets. Elle avait ensuite l'art plus étonnant de les concilier, et d'échapper ainsi aux regards les plus pénétrants. Le vieillard, le fat, tous soupirent pour elle: elle seule possède l'art de paraître froide au milieu de leurs transports. Libre dans ses propos, sévère dans sa conduite envers le Comte, elle avait juré de l'enchaîder par tous les nœuds possibles. Le moucheron qui se débat dans la toile de sa mortelle ennemie, est le portrait du Comte; il se livrait à des caresses simulées. Pour que rien n'y manquât, elle s'avisa de le rendre jaloux. Elle flattait l'un d'un coup d'œil, l'autre d'un geste, celui-ci d'une parole, et semblait favoriser le mortel qui dans le fond lui était le plus indifférent; et pendant ce temps, elle était de la plus grande réserve avec le Comte. Il se désespérait, car il avait cru d'abord sa victoire certaine. +Il ne savait déjà plus que penser des maximes de Soudris, qui lui avaient paru incontestables. Il voyait la Marquise agir bien différemment: ne pouvant concilier la théorie et la pratique, il ne s'imaginait pas qu'il était joué des deux côtés. +Cependant son attente trompée donnait une nouvelle pointe à ses désirs. Il ne la quittait plus, partout il la suivait: on le vit désormais attaché à tous ses pas, ne pouvoir vivre un jour sans la voir. Elle triomphait, elle le promenait dans toutes les sociétés, elle se faisait une fête de le rendre ridicule, elle rassasiait son amour-propre du plaisir de montrer en tous lieux l'esclave de ses charmes. Il était d'autant mieux enchaîné à son char, que la chaîne qui le liait était invisible à ses propres yeux. Cependant, comme l'amour le plus vif se tourne en indifférence, s'il n'est pas nourri du moins de quelque espoir, l'habile Marquise, qui savait que les refus doivent toujours être ingénieusement préparés ou adoucis, pour prolonger l'illusion favorable à ses desseins, paraissait faire naître l'instant de sa victoire; et, sans qu'il y parut de sa faute, dissipait soudain ce fantôme illusoire. Elle le mena ainsi quelque temps avec un art tout particulier. Quelques jeunes gens, il est vrai, pris sans bruit, et quittés aussitôt que pris, lui donnaient la patience de reculer sa défaite aussi longtemps qu'elle le jugerait à propos pour ses propres intérêts. +CHAPITRE XV. +L'Epicurien. +On invita la Marquise à passer quelques jours à la campagne; mais, cette fois, sans Madame de Lorevel. +Le séjour de la ville lui était bien plus agréable; et le tourbillon du monde étant son élément, elle n'allait qu'à regret dans des lieux où régnait la simple nature. Quelle infortune! les traits qui partaient alors de ses yeux, tombaient sans fraper. Les arbres sont beaux, mais ils sont insensibles. Le Comte mit tout en œuvre, pour se faire mettre de la partie. +C'était, dans le fond, la chose du monde la plus aisée; et les objections de la Marquise firent naître mille obstacles, qui ne servirent qu'à l'enflammer davantage. Il fallut presque une négociation, pour terminer cette affaire. Graces aux ruses de Madame de Lorevel, qui appelait ces artifices jouer la comédie, le Comte eut lieu de remercier encore la Marquise. Dans son enchantement, il ne soupçonnait pas qu'on le trompait. Il n'était occupé que de son triomphe, du plaisir de se voir avec la beauté qu'il convoitait, et dans la même maison. La liberté aimable qui règne à la campagne, l'usage heureux d'oublier des règles gênantes, de mettre à part les grimaces d'une fausse bienséance, le printemps, son amour, sa jeunesse, ses désirs, tout lui promettait des plaisirs d'autant plus vifs, qu'ils étaient depuis longtemps attendus. +Je ne décrirai point cette maison de campagne; il suffit de dire que le maître était un Epicurien; l'on devine d'ici, que rien d'élègant et de voluptueux n'y manquait. Il avait su rassembler une société agréable et choisie, c'est-à-dire, qu'il ne s'y trouvait ni barbon, ni vieille fille; ainsi l'amère censure et l'insupportable épiloguerie ne troublaient point la joie commune. +Point de ces distinctions de rang, point de cérémonies dans les repas, point de ces formules incommodes, usitées dans ces tristes maisons où l'on parle toujours de s'en affranchir. On pensait ce qu'on voulait, et l'on s'exprimait toujours bien; parce que l'aisance dictant l'expression, comme elle créait la pensée, l'une et l'autre étaient nécessairement justes. Ce qu'on faisait était ordinairement bien fait: on n'avait dessein que de s'amuser, sans prétention à l'esprit, le plus cruel fléau de nos cercles modernes, et le plus impitoyable destructeur de la gaîté. Personne n'était chargé du pénible emploi de faire les honneurs; chacun devenait maître dans le choix de ses plaisirs, et ils se trouvaient alors merveilleusement assaisonnés. +La Marquise fut d'abord tentée de faire la petite-maîtresse, de trouver tout pitoyable; mais voyant que ce ton ne lui réussirait pas, elle l'abandonna. +Un Philosophe est le vrai contrepoison des femmes coquettes; c'est lui qui les corrigera, en souriant de leurs extravagances et des peines infructueuses qu'elles se donnent. La Marquise fut charmante, pour la première fois de sa vie. Elle était femme d'esprit, elle prit le caractère du maître, et ne songea plus à tromper même son amant, tant l'exemple d'un Philosophe aimable a de crédit sur les esprits qui paraissent le plus opposés au sien. +Le Comte devenu amoureux dans toute la force du terme, ne négligea aucune de ces attentions délicates, de ces petits soins, que les femmes aiment tant à recevoir, parce qu'ils flattent publiquement leur amour propre. Pour l'encourager et le récompenser à la fois, la Marquise l'institua son favori; mais il n'en avait que le titre. L'empressement qu'il marquait monter en plus haute faveur, était trop agréable aux yeux de notre coquette, pour qu'elle ne prolongeât pas le temps de son esclavage. +A table, les dames servirent, verserent le champagne, en burent passablement sans paraître y toucher, petillerent de l'esprit qu'il inspire; et les hommes, par une douce émulation, se firent gloire de prévenir tous leurs désirs. Si l'on chanta, ce ne furent point ces fades madrigaux, ces couplets doucéreux, insipides, qui n'ont que de l'esprit, mais ces bons vaudevilles anciens, un peu libres, je l'avoue, mais saillants, animés, et qui passant de bouche en bouche, communiquent la joie qui les fit naître, et dont on peut sur-tout répéter le refrain, sans avoir appris la musique. On évoquait l'ombre de Pannard, le Comus de nos antiques festins; on se levait, ensuite on dansait en rond, et l'on faisait non un bal, mais une agréable orgie, dont le tumulte ne bannissait pas la gaîté. Le soir, on se promenait au clair de la lune; et les échos voisins répétaient les éclats d'une joie folâtre, qui n'était rien moins que factice. Etoit-on las, chacun suivait son goût. Les uns se promenaient à pas lents dans des allées sombres, rêvant à leurs amours: d'autres exerçaient leur voix au plus creux des bois; ceux-ci, dans un salon, lisaient des romans, ceux-là déclamoient Racine sur le bord des fontaines. Il était même permis de rêver et de composer des vers, à condition cependant qu'on ne les réciteroit que lorsque Messieurs leurs Auteurs en seraient priés, mais très-instamment priés. Et je souhaite à mon cher lecteur, de ne tomber jamais entre les mains de ces petits et misérables versificateurs, qui vous assassinent chaque jour, malgré le mépris et l'ennui visibles que vous inspirent leurs productions aussi tristes que leur personne. +CHAPITREScène commune. +Il y avait trois jours que la Marquise habitait ce riant séjour, trois jours que le Comte la poursuivait, sans pouvoir l'atteindre un seul instant, trois jours qu'elle le tenait en haleine: le Comte sérieusement épris et à moitié furieux, la surprend un soir dans une allée écartée, et lui fait tous les reproches que lui dictent l'amour et le dépit. Elle fait semblant d'en rire; mais un moment après, elle laisse tomber une boîte, il la ramasse avec empressement, et va pour la lui présenter. Gardez la, dit-elle, vous ne savez pas ce que vous me rendez. Il ouvre, il aperçoit le portrait de la Marquise; il tombe à ses genoux, il baise ce divin portrait, et en devient mille fois plus enflammé pour l'original l'espoir de ces plaisirs, dont l'idée seule est une volupté, embrase on cœur, ce sont de nouveaux nœuds qui l'enchaînent; et loin de regretter les jours qu'il a consumés près de la Marquise, il jure de lui consacrer entièrement tous ceux qui lui restent. +On dit que les amants ne dorment point, c'est une exagération. Je dirai seulement qu'ils se plaisent à rêver, et que, sur-tout à la campagne, ils se lèvent matin. Le lendemain, pour tout délai, le Comte descend au jardin avec l'aurore, sous prétexte de la contempler. Il se met à cueillir des fleurs pour en composer un bouquet: il se promène, à pas lents, dans l'allée qui faisait face à la maison. +Sa marche est distraite, vagabonde, et semble tenir de sa rêverie. Il aperçoit que les fenêtres de la chambre de la Marquise sont ouvertes; bientôt elle y paraît elle-même, comme en passant. Elle va, revient, mais toujours feignant de ne point voir le Comte. Il attache ses regards sur cette heureuse fenêtre: il ne la voit plus, il attend, elle reparaît, mais c'est comme un éclair. Tout le monde reposait encore: il monte précipitament, s'arrête, prête l'oreille, et frappe doucement. On le fait attendre: il gratte, mais tout aussi prudemment. On ouvre enfin, on le gronde, mais c'était pour la forme. +On n'avait jamais vu rien de tel; c'était une témérité affreuse, inouïe, impardonnable: d'ailleurs on n'avait pas fermé l'œil de la nuit, on était à faire peur, on avait une migraine épouvantable. Le Comte, son bouquet à la main, lui jure qu'elle est charmante, adorable, qu'elle n'a jamais été si belle, qu'il est idolâtre de ses appâts, qu'il n'a rêvé que d'elle. Il faut se figurer la Marquise dans un déshabillé blanc, en corset, en mules légères, l'œil vif, animé, tendre même; le sourire engageant, le sein presque couvert, mais la jambe demi-nue; tantôt se couchant sur une chaise longue, tantôt courant à sa toilette, pour raccommoder le ruban couleur de feu, qui se mariait négligemment à l'ébene de sa flottante chevelure; regardant tour-à-tour le miroir, le Comte, le jardin; baisant son petit chien avec transport, et lui prodiguant les noms qui appartiennent à un amant chéri. Elle renouoit vingt fois ce ruban couleur de feu, qui ceignait sa tête altière: c'était le diadème de la volupté. Elle était éblouissante en ce négligé charmant; et je ne sais quelle nuance ravissante embellissait ses yeux, et donnait à tous ses mouvements une grâce indéfinissable. Voyez, je vous prie, le Comte à ses genoux, plein de cette douce fureur qui maîtrise les sens, la suppliant avec tout le feu, toute l'éloquence du désir. Elle sourit à ce spectacle enchanteur; elle jouit de ses transports, de ses serments, de ses soupirs, qui l'attendrissent, toute coquette qu'elle est. +Au moment où elle le voit le plus enslammé: Comte, dit-elle, sonnez, je vais me coeffer. -- Ah! Marquise, quelle cruauté, s'écrie-t-il! non, je ne le souffrirai pas; permettez que je remplace vos femmes, je ne me pique pas d'avoir leur adresse, mais le dieu des arts, l'amour m'inspirera.... Ah! +je sais faire merveilleusement un chignon... Mais, que dis je, restez plutôt comme vous êtes, adorable! séduisante! et mille fois trop!... Mais ne vous montrez ainsi qu'à mes yeux: vous embrâseriez tous les cœurs, je serais furieux, jaloux, désespéré; que le mien seul connaisse vos appâts enchanteurs: non, jamais mortel ne les aura mis à si haut prix. -- Quelle folie, Comte! l'enfantine Rosbel, voilà la seule beauté dans l'univers, et celle qui a quelque empire sur vous; mais, moi... -- Moins que vous, cruelle, s'écria le Comte. (l'épithète fit rire la Marquise malgré elle.) +Eh, vous n'y pensez pas, vous êtes un volage; vous manquez à la tendre Rosbel, vous lui avez juré de l'aimer toujours, je le sais: si elle vous soupçonnait infidèle, comment oseriez-vous reparaître à ses yeux? peut-être qu'elle vous poignarderoit; c'est la beauté, la sagesse, la fidélité, la vertu... -- Que dites-vous? il n'est d'autre beauté que la vôtre, d'autre sagesse que de vous adorer, d'autre vertu que celle de vous servir. Ah! +je me reconnais: Rosbel, je l'avoue, me jouait comme un enfant; mais je suis enfin détrompé; sa tendresse n'est qu'artifice, ses rigueurs n'étaient que feinte, sa beauté n'est qu'un piège. +Mes yeux sont dessillés, je renonce à elle, je ne vois plus que vous, tout le reste de l'univers a disparu. +Ah dieux! cette nuit même, un songe, un songe m'a rendu heureux; ce n'était qu'un fantôme.... Ciel! c'est trop longtemps supplier et gémir, je dois réaliser ce charme brûlant que j'éprouvai... Je veux... Arrêtez, dit la Marquise en le repoussant avec des grâces capables de l'enflammer davantage. +-- Qui moi, que je m'arrête? +ah! dût la foudre me consumer dans vos bras, je vous adore, rien ne peut m'arrêter. De quelle cruauté usez-vous envers moi? mes transports vont m'ôter l'usage de la parole: j'éprouve un plaisir auquel il ne manque, pour être parfait, que d'être partagé. La Marquise vit dans ses yeux qu'il disait vrai: ce n'était plus le moment de résister; elle se conduisit en femme expérimentée. L'impétueux Comte déchire ses dentelles, expose aux doux rayons d'un jour naissant, des appâts aussi frais que la rosée qui tombait du ciel. Le bouquet qu'il avait placé sur son sein, s'échappe: il y imprime ses lèvres brûlantes; et les oiseaux qui chantaient la renaissance du jour, semblaient, dans leur ramage, célébrer encore leurs plaisirs. +Amour! pourquoi combles-tu de tes précieuses faveurs les cœurs infidèles? +que ne réserves-tu tes délices pour les cœurs dignes de les goûter? +Peindrai-je la voluptueuse langueur où la Marquise était plongée, et ce que ses yeux, ses yeux si perfides devinrent, lorsque son amant eut achevé de les troubler? Non, renfermons nos pinceaux indiscrets; elle serait trop belle, et ce tableau deviendrait dangereux. Ne disons pas que le plaisir prête de nouveaux charmes à la beauté inconstante, qu'il embellit l'infidélité même; il est assez de cœurs légers et volages, sans leur présenter ce double attrait: il flatte déjà trop leur faiblesse; est-il besoin d'aiguillonner encore leur vanité? +CHAPITRE XVII. +Rencontre imprévue. +Cependant Madame de Lorevel, qui s'ennuyait comme n'étant point de la partie, écrivit à la Marquise, que son retour à la ville était nécessaire; que son mari s'allarmait d'une si longue absence; qu'elle eût à revenir enfin. Elle voulait bien tromper son cher époux, mais éviter, par dessus tout, le moindre éclat fâcheux. Elle avait adopté pour maxime, que le mystère ajoutait un nouveau charme au plaisir. +De son côté, la tendre Rosbel abandonnée à ses larmes, était presque effacée du souvenir du Comte: enivré des perfides caresses de la Marquise, il a oublié la plus tendre des amantes; il ignore jusqu'aux peines mortelles qu'il lui cause. La marquise avait moins touché son cœur que piqué son goût; mais sa vanité flattée, le prix de ses faveurs, le plaisir, lui tenaient lieu d'amour. Quand il l'aurait véritablement aimée, ses transports n'eussent pas été plus vifs; mais l'altière Marquise eût fait peu de cas de son triomphe, si elle n'en eût accablé sa rivale. Elle exigea du Comte une rupture ouverte. +L'ingrat d'autant plus coupable, qu'il n'osait plus espérer de pardon, déchira l'âme la plus sensible, en résistant toutefois à la voix secrète de ses remords. +Que ses yeux étaient loin de reconnaître l'empire de la vertu! elle feule lui disputait ce cœur où il aurait voulu régner d'une manière illégitime. +Elle n'avait jamais tyrannisé son amant; elle s'était fait une douce habitude de lui plaire, de l'aimer. Loin d'elle toute espèce d'artifice; mais fière et délicate, elle était jalouse de ces soins qui partent du cœur. Elle n'avait jamais prévu le coup affreux qui l'accablait. Franche, sincère, elle avait aimé de bonne foi, et avait cru être aimée de même. +Ah! ingrat, s'écriait-elle quelquefois, abîmée dans l'excès de sa douleur, si votre tendresse pour ma rivale est égale à celle que j'ai pour vous, je n'ai plus aucun retour à espérer. Qu'ai-je fait pour perdre votre cœur? je vous ai trop aimé, je vous l'ai fait voir, voilà quel est mon crime. O Dieu! +faut-il donc que je ne puisse cesser de l'aimer, lors même qu'il m'a abandonnée sans sujet? Quel charme plus puissant que sa légèreté n'est odieuse, le rend toujours aimable à mes yeux et cher à mon cœur? +Quoi, une femme artificieuse, qu'il devrait pénétrer et connaître, l'mporte sur moi!... Que je suis malheureuse!... Il va vivre dans les plus honteuses chaînes, perdre toutes ses vertus, m'oublier à jamais... Et je l'aimerais encore... Un perfide qui me fait rougir.... Que dis-je? moi, cesser de l'aimer!... On a corrompu son âme innocente; on l'a précipité dans l'abîme où il est plongé... Ses bords étaient couverts de fleurs. Ah! +Si ses yeux pouvaient s'ouvrir, si l'excès de l'amour pouvait réparer les fautes qu'il a faites.... Hélas! la volupté trompeuse lui verse un poison délicieux.... Quoi, il peut être heureux loin de moi?... Non, il ne goûte qu'un plaisir passager.... Il ne connaît pas le bonheur; il n'en sera jamais pour moi. Telle qu'une rose fanée par les rayons brûlants du midi; telle la tendre Rosbel flétrie par ce chagrin qui mine et dévore, traînait des jours pleins d'amertume, et négligeait à la fois ses talents, son esprit et ses charmes. +Elle n'eut point assez de force pour cacher son cœur, lorsque dans une rencontre imprévue, elle revit le Comte avec l'auteur de tous ses maux. +Une pâleur mortelle couvrit son front. +La Marquise, par une cruauté digne d'elle, sourit de son vain désespoir; elle poussa la dissimulation jusqu'à s'avancer pour oser la secourir; elle en fut repoussée avec éclat. Les soins du Comte n'eurent pas un meilleur effet; il en parut ému et non moins étonné. L'implacable Marquise mit tout en usage, pour étouffer dans son cœur le progrès imperceptible de la pitié. Elle semblait lui communiquer une partie de sa haine. Quel étrange changement! Qu'une femme artificieuse et perfide a de pouvoir sur une âme honnête, mais faible! +CHAPITRE XVIII. +Les Remords. +On s'exagère souvent de loin un bonheur qui, vu de près, s'évanouit bientôt. +Le Comte était l'amant favori, déclaré, reconnu. Ce personnage approche beaucoup de celui d'un mari: aussi, sans en rien dire, il commençait à sentir le poids de représenter auprès d'une femme qui le traitait avec un certain empire. L'imagination est la première source de nos égarements, comme de nos plaisirs; mais, dès qu'elle perd de son illusion, le charme est dissipé, et il ne revient plus. +Le Comte avait eu le temps de mieux considérer la Marquise; en la connaissant davantage, il sut la juger, et ne tarda pas à l'aimer moins. Son sort lui parut délicieux, tant qu'elle put couvrir de fleurs les liens qui l'enchaînaient; mais les désirs que fait naître la seule beauté, sont vifs, ardents, tumultueux, et s'éteignent aussi promptement qu'on les voit naître. Une femme sait ordinairement mieux faire une conquête, que se la conserver. L'orgueilleuse Marquise, trop sûre du cœur de son amant, détruisit par ses caprices ce fantôme de félicité, que ses enchantements avaient créé. L'image de la tendre Rosbel revint avec tous ses charmes frapper le cœur du Comte. Il comparoît ce front touchant, ingénu, cette âme neuve sensible et pure, aux attraits éclattans, mais artificieux, au caractère double et faux de la Marquise. Il reconnut l'erreur de ses sens, il rougit, et le remords qui venge l'amour, portant une lumière profonde dans son âme, lui découvrit à la fois son erreur et son injustice. +Il appartient au véritable amour de nous remettre dans le chemin de la vertu, lorsque nous nous en sommes écartés. Le Comte ne tenait plus à la Marquise, que par ce point d'honneur; faible lien qui combat le dégoût, sans parvenir à le voiler. Un jour que lassé de l'effort, il ne savait plus que dire, la Marquise lui demanda d'un ton piqué, si l'ingénieuse Rosbel ne lui avait jamais écrit? Le Comte, sans deviner à quoi tendait cette question, lui répondit qu'il avait plusieurs de ses lettres. Je veux voir un peu du style de cette femme merveilleuse, dit-elle, et savoir si l'on a jugé aussi sainement de son esprit que de sa beauté; demain, vous me les apporterez, entendez-vous? -- Vous voulez, sans doute, mettre ma discrétion à l'épreuve. -- Quoi, sérieusement vous balancez? Comte, vous êtes un enfant! ne voyez-vous pas que vous m'en faites entendre cent fois plus qu'il n'y en a. -- Madame, je ne plaisante point: une femme qui a eu assez de confiance pour me donner une preuve écrite de ses sentiments, croyait à ma probité; et je vous assure qu'elle ne se trompait point: vous savez au reste que ceci est un dépôt sacré. Quoique les lettres de Mademoiselle de Rosbel ne renferment rien que tout le monde ne puisse lire, cependant je dois toujours respecter son secret. -- Ainsi, Monsieur, vous ne me ferez point ce grand, cet héroïque sacrifice? L'honneur, Madame, me le défend; il a été et sera toujours la règle inviolable de mes actions; nulle considération humaine ne me la fera violer. -- Je vous entends! vous me refusez net: et moi, Monsieur, j'ai, à mon tour, une prière à vous faire; c'est d'avoir la bonté de ne paraître devant moi que ses lettres à la main. +Je me souviendrai de l'ordre, Madame. Le Comte sortit d'un air froid; et quoique la Marquise eût adouci son ton, elle ne put ni le retenir, ni l'amadouer.Ce dernier trait acheva de dévoiler à ses yeux le caractère altier et despotique de celle qu'il avait adorée et méconnue. +Lorsqu'une femme nous mène, pour ainsi dire, elle ne cesse point d'être charmante et victorieuse; mais si elle n'a pas eu l'art de déguiser à nos yeux nos propres chaînes, alors le bandeau tombe, notre orgueil assoupi se réveille et s'irrite; cette fierté, cette indépendance naturelle dont tout être est exclusivement jaloux, reprend tous ses droits et toute son activité. Il n'y a qu'une passion forte, violente, active même, qui puisse nous faire courber la tête paisiblement sous un joug volontaire; mais, dans toute autre situation, les femmes (qu'elles retiennent ceci) ne sauraient apporter trop de ménagement, sur-tout dans ce siècle philosophique, où toute chose, bien aperçue et justement évaluée, n'est plus guère qu'un fil léger qui nous attache à elles: dès que le plaisir se ralentit, le charme est rompu. +La Marquise comptait autant sur le pouvoir de ses attraits, que sur la faiblesse du Comte qu'elle avait longtemps éprouvée. Elle ne vit pas qu'elle détruisait son ouvrage, en mettant l'orgueil à la place de la tendresse. +L'amour-propre l'aveugla, l'amour propre l'en punit. Le Comte sentit l'aigreur du commandement: son cœur en fut offensé; et pour réduire la Marquise, il résolut de lui désobéir: il goûta même un plaisir secret à lui résister, et à mettre en défaut ce ton impératif dont elle avait abusé. +Cet événement ne servit bientôt qu'à lui rappeler, sous des traits plus touchants, cette aimable, cette fidèle beauté, qui toujours égale, toujours sensible, toujours vraie, l'aimait encore, malgré l'injustice dont il s'était rendu coupable envers sa tendresse. +Ingénue et sans art, elle n'avait jamais su qu'aimer; elle avait toujours dédaigné les viles ressources de la coquetterie; elle dérobait, dans le silence, ses chagrins et ses larmes au monde entier. Mais, comment l'aborder? comment la revoir, après l'avoir si cruellement outragée? Comment oser tomber à ses genoux, et lui demander le pardon de son crime? +Pouvait-il, s'il lui restait encore une ombre de délicatesse, se présenter à des yeux qui devaient accuser à la fois sa faiblesse, sa perfidie et son ingratitude? Suffisoit-il de lui sacrifier le cœur de la Marquise, tant pour obtenir grâce, que pour expier toutes ses injustices? Ah! quand l'amour nous accuse, rien ne nous justifie; et l'amante pardonne qu'on ne se pardonne pas encore à soi-même d'avoir porté à un cœur sensible des coups aussi cruels. +CHAPITRE XIX. +Le Raccommodement. +Cependant il est un témoignage secret, qui subsiste entre deux cœurs que l'amour a faits l'un pour l'autre. +Le cœur a une manière de voir, qui lui est propre, et qui surpasse de beaucoup la lumière de la pensée et la sagacité de l'esprit. Que de choses l'on sent, qu'on ne saura jamais exprimer!Le Comte n'eut pas besoin d'effort, pour se juger coupable; mais averti par ce sentiment intime, il ne désespéra point d'obtenir son pardon. Il aimait trop, pour croire qu'il ne fût plus aimé. Etonné de renaître avec un cœur nouveau, il le consacra tout entier à sa vertueuse amante. Il rêvait tous ses charmes sous un jour encore plus doux, plus enchanteur: elle devient l'objet de toutes ses pensées; et cette adorable image mille fois plus touchante qu'elle ne le fût jamais, pénètre des langueurs de l'amour, ce cœur qui était né pour en savourer les plus pures délices. +La honte mit d'abord un frein à ses premiers transports; dévoré des plus vifs regrets, il brûle, il hésite de se jeter à ses pieds, il redoute ce moment. Il erre plusieurs semaines, solitaire et pensif; il n'est plus de plaisirs pour lui dans la nature. S'il visite les spectacles, les promenades, c'est dans l'espérance d'y apercevoir son amante. Il la cherche de tout côté; il ne rêve, il ne voit, il n'entend qu'elle. Si quelque femme a sa démarche, ou porte une étofse semblable à la sienne, il frissonne, il cherche tous les moyens de la persuader de son amendement. Il se montre plus assidu à remplir ses devoirs. +Il prend sur lui d'écrire plusieurs lettres; mais elles sont renvoyées, sans avoir été décachetées. +Enfin, après bien des poursuites, ô joie! ô surprise! la tendre Rosbel n'a pu se refuser d'ouvrir la dernière. +Elle lut dans les caractères brûlants, tracés de la main de son amant, le repentir, le désespoir, l'amour sincère et malheureux; et ce qui la flattait encore plus, elle y lut son retour à la vertu. Son cœur est oppressé; elle ajoute foi à cette lettre, qu'elle relit vingt fois; elle y trouve toujours de nouvelles raisons de s'attendrir. +Je ne sais quelle voix secrète lui dit qu'elle est encore aimée. Le véritable amour est généreux, il sait pardonner, et ne connaît pas cette jalousie furieuse, qui n'est ordinairement que le fruit d'un amour-propre bassement effréné. Elle combat encore quelque temps contre ce charme dont elle se méfie; mais son cœur n'était pas fait pour résister à une nouvelle qui lui avait causé une joie si vive. Elle avait toujours pensé que d'indignes corrupteurs avaient égaré ce cœur trop facile, trop ouvert à des impressions neuves. Elle ne doutait pas qu'il ne revînt à elle, dès qu'il aurait connu le poison artificieux, que leurs mains avaient apprêté. Vaincue par sa tendresse, et incapable de feinte, elle lui permit de revoler à ses genoux. +Il vient, il fait parler sa douleur, ses remords, son amour épuré au creuset de l'erreur et de l'infortune. Ses yeux sont mouillés de larmes, et tendrement attachés sur l'objet qu'ils tentent de fléchir. Ah! qu'un infidèle a de charmes, lorsque soumis et plaintif, il abjure sa faute! +Que le cœur d'une amante s'ouvre aisément à l'indulgence, lorsqu'un volage fait mille serments de ne plus l'être: dût-il mentir, on ne se sent que trop porté à le croire. +La naïve Rosbel troublée, attendrie, gémit et détourne ses beaux yeux. +Elle retient ses pleurs; elle parle, et voudrait mettre dans son accent de la fierté ou de l'indifférence. +Mais l'amour qui l'emporte, la trahit: elle n'est point faite pour la plus légère dissimulation; elle porte un de ces visages où se peignent rapidement tous les mouvements du cœur. Sa tristesse cède par degrés aux traits de la joie, qui se font jour à travers le nuage de ses pleurs. +L'ingrat, dont la douleur éloquente la touche, la saisit, la pénètre, s'aperçoit de son triomphe: il songe à l'augmenter, il insiste avec d'autant plus de force, que son courage l'abandonne: bientôt son embarras, son silence, ses grâces enflammées, ses yeux baissés, son sein gros de soupirs, tout lui dit qu'il ne tient plus qu'à lui de faire oublier le crime de son infidélité. Elle lui disait cependant d'une voix douce et tendre: Non, laissez-moi, laissez-moi vous oublier et vous haïr, s'il m'est possible. Vous ne m'avez déjà rendue que trop malheureuse; vous m'avez trompée, vous avez perdu mon cœur; oui, vous avez voulu le perdre. Ah! si jamais j'étais assez faible pour aimer l'amant d'une autre, je saurais me déguiser à moi -même ma propre tendresse, je saurais peut-être la vaincre et l'étouffer; mon cœur se briseroit avant que rien n'éclatât. Adorable Rosbel! s'écriait le Comte, ah, ne déchirez plus ce cœur qui est à vous! je l'avoue à vos pieds et en rougissant; la Marquise a su m'abuser, me séduire: mais, j'en atteste le ciel! +vous n'êtes jamais sortie de ce cœur, il est à vous pour jamais. Vous avez toujours été aimée, et je vous adorais dans l'instant même où j'étais le plus coupable... Le feu de la jeunesse m'a seul égaré.... Souvent dans les bras d'une autre... Ah! si vous saviez... Non, je n'ai point étouffé ce germe de vertu qui me fut si cher, ainsi que ces principes heureux que je tenais de votre bouche enchanteresse: aucune puissance ne peut les détruire; et dussiez-vous me chasser de votre présence, rien au monde ne brisera les nœuds de cette tendre union qui lie pour jamais nos cœurs. +Un moment d'erreur, et qui n'a porté son trouble que dans mes sens, m'a éloigné de vous: ah, sans doute, c'était pour mieux me faire apercevoir les perfections dont vous étiez remplie! J'ai enfin pénétré cette dissimulation profonde, dont se parait l'indigne objet que je vous ai préféré si aveuglément. Le voile est déchiré; je vois ma honte et son opprobre, j'en rougis, mais d'une rougeur salutaire. Elle m'est d'autant plus odieuse, qu'elle a su mieux surprendre ma crédulité; le mépris payera son artifice et sa fausseté. Dieux! j'ai pu recevoir son portrait, le portrait d'une femme dangereuse et sans vertus, dont le visage et le cœur sont également fardés; voyez de quel prix il est à mes yeux! A ces mots, dans son transport, il jette à terre le portrait de la Marquise, et s'avance pour le fouler aux pieds. Arrêtez, dit la vertueuse Rosbel; que signifie cette violence? elle est indigne d'un honnête homme. N'insultez point à celle que vous n'avez pas rougi d'aimer. +Quelle vengeance faible et lâche! +gardez vos remords, et abjurez une vaine fureur. Peut être que le monde a droit de la mépriser; mais vous, vous ne l'avez pas, vous ne l'aurez jamais ce droit: il suffit que vous ayez été arrêté dans ses chaînes, il ne vous sera jamais permis d'outrager celle dont vous fûtes si idolâtre, dont vous avez reçu les faveurs, à qui vous avez rendu hommage. Je suis femme, mais je suis juste; le mépris dont on ose charger son semblable, n'appartient à personne, pas même à la vertu. +Le Comte baisa sa main en silence. +Son action, sa véhémence, ses transports vrais, tout émut son amante. +Elle ne put dérober son attendrissement; leurs regards se rencontrèrent. +Quel moment! tout fut dit et tout fut pardonné. La tendre Rosbel laissa couler ces larmes délicieuses qui pésoient sur son cœur; elles furent à la fois les interprètes de sa clémence et de sa joie. Elle ne songea plus à déguiser les mouvements de son âme; mouvements rapides qui enchantaient son amant. Recueilli en lui-même, comme pour admirer les élans de ce cœur sensible et pur, il s'enivrait d'une volupté nouvelle, et qu'il n'avait jamais connue dans les bras trompeurs qui lui avaient promis le plaisir, et qui ne lui en avaient montré qu'une lueur fausse et passagère. +Immobile et muet à ses côtés, le Comte serrait ses mains dans un silence expressif et non moins respectueux. Que jamais l'amour ne me sourie, disait-il, que jamais l'amitié ne me caresse, que je devienne un homme vil et méprisable, si j'oublie le plaisir fortuné que je goûte en ce moment, si ce cœur qui s'élance vers vous cesse un instant de vous adorer. Cher Comte, reprenait-elle avec une modestie charmante, j'ai plus gémi sur vous que sur moi-même; je tremblais que cette Circé ne vous métamorphosât entièrement. Je regrettais qu'un cœur si droit, si fait pour la vertu, devint la proie d'une femme livrée à la vanité, et qui n'aime qu'elle-même. Croyez moi, pour être heureux, il ne faut ni s'avilir, ni se pr��parer des remords; tout ce qui nous fait rougir, nous éloigne du bonheur. +Détrompé par vous-même, et heureux de l'être, le souvenir du danger que vous avez couru, vous fera mieux sentir les plaisirs délicats attachés à une mutuelle tendresse. Que votre cœur soit tout entier à moi, je ne sais ni tyranniser, ni feindre: faites que je possède sans partage ce cœur que je veux remplir de moi-même, et tous mes jours se lèveront purs et séreins. +A ces mots, leurs yeux se rencontrèrent tout humides de douces larmes; leurs cœurs palpiterent à l'unisson; leurs mains se serrerent avec plus de transport. Ils furent un instant absorbés, anéantis dans des ravissements que la pudeur même pouvait avouer.... On peut les sentir; mais qui osera les exprimer. O amour! quand on a prononcé ton nom, on a tout dit au cœur des amants; et ce n'est point la peine de parler à ceux que n'ont point échauffé tes divines flammes. +CHAPITRE XX. +La Rupture. +Le Comte, comme on peut bien le penser, ne porta point à la Marquise les lettres de la tendre Rosbel. +Furieuse de ce changement qu'elle n'avait point prévu, elle écrivit, commanda, supplia, mit en œuvre toutes les ressources qu'une femme emploie au moment où elle voit qu'on va lui échapper. L'idée de perdre celui qu'elle avait mis tant d'art à captiver, piquait sa vanité, redoublait sa fureur, et c'était une affaire d'honneur de le retenir dans ses premières chaînes: mais le temps de l'illusion était passé. +Le Comte, fidèle aux conseils d'une amante, se défendit avec tous les égards que conserve un galant homme. +Sa modération rendit la Marquise plus terrible dans sa vengeance. Elle aurait espéré encore, s'il s'était répandu en plaintes; mais il était calme et tranquille. Déja la rupture avait eclatté: ses efforts impuissants à ramener un infidèle, furent autant de trophées élevés à la gloire de sa rivale. Que l'on conçoive sa fureur, et si elle était femme à la modérer! +Méditant une vengeance, elle jeta les yeux sur ce qui l'environnait, et les arrêta sur le Chevalier St. Georges. Il avait été lié avec le Comte; il avait même soupiré quelque temps pour les attraits de la Marquise. Le regard d'une jolie femme suffisait pour fixer un homme qui faisait métier d'être à tout le sexe. Il aurait cru manquer essentiellement à une femme, s'il ne lui eût point fait une déclaration subite dès la première entrevue. +Avantageux et crédule, il avait les manières du monde, mais nul autre sorte d'esprit. Il parlait incessamment de combats: c'était même un espèce de Spadassin, qui se montait sur un ton furieux, à propos de rien. +Il ajouta aisément foi à tout ce que la Marquise voulut lui faire croire. +Elle flatta sa fatuité; elle enflamma son cœur, en paraissant se rendre à son extrême mérite. Comme c'était de lui que la perfide attendait l'occasion de se venger avec éclat du Comte et de son amante, elle le ménageait, elle dirigeait les mouvements de son âme avec son artifice accoutumé. +Après avoir longtemps médité, elle ne trouva pas de moyen plus sûr que de faire naître une querelle entre le Comte et lui, et de publier partout que c'était la prude Rosbel qui l'avait occasionnée. St. Georges, quoique mal élevé et privé de sens commun, avait de la naissance. Il se trouvait quelquefois chez Mademoiselle Rosbel, sur-tout lorsqu'on y jouait: car les cartes semblent avoir été inventées pour la commodité des sots, ils cachent avec elles leur insuffisance. La Marquise tenait tout préparés les contes dont elle devait étayer cette aventure, afin de mieux flétrir la réputation de sa rivale, et qu'elle ne s'en relevât pas, selon l'expression reçue. +Un jour donc qu'elle attendait le Chevalier et qu'elle était sûre de sa visite, elle se composa de manière que quand il arriva, elle se trouva toute en pleurs. On sait que les larmes d'une femme coulent à son gré, et qu'elles séduisent, pour peu qu'elle soit jolie, ceux mêmes qui sont le plus en garde contre ce stratagème vulgaire. Le Chevalier, qui à tout propos faisait le paladin, pressa, insista pour savoir la cause de ces larmes, qu'il appelait précieuses et divines. +Des sanglots demi-étouffés, des regards baissés furent toute la réponse de la Marquise. Quoi! s'écriait St. Georges, je n'aurai point votre confiance? +ma valeur qui s'est tant de fois signalée, vous serait inutile? Ah! parlez, Madame, parlez; mon bras, mon sang, ma vie, tout est à vous: ordonnez, je vole vous servir; ou si vous me refusez, je croirai que vous n'avez pour moi que haine et que mépris.... Arrêtez, cher Chevalier, dit la Marquise; pourquoi me forcez-vous à révéler un secret... que... +je voulais... cacher à toute la terre... +un affront.... Je commence par vous le dire, de la prudence... Je n'entends point du tout, mon cher St. Georges, que vous en tiriez vengeance; je ne veux, hélas! que répandre ma douleur dans le sein d'un ami: c'est l'unique satisfaction que je demande; elle me paraîtra douce par l'intérêt que vous voulez bien prendre à mes chagrins: ils sont douloureux; mais je les supporterai plus patiemment, lorsque vous daignerez les entendre. +Vous êtes si généreux! -- Ah, Madame! que cette noble épée, héritage de mes braves ancêtres, ne se voie jamais à mes côtés; que l'opprobre s'attache à mes pas, si je sors sans que vous m'ayez instruit du sujet de vos pleurs! +Quel est l'insolent? Chevalier, je vous défends toute voie de fait, au moins à cette condition seule.... vous me le promettez. Oui, dit d'un air impatienté le fougueux St. Georges. -- Vous le voulez, vous l'exigez... eh bien, vous saurez qu'ayant eu la faiblesse de remettre mon portrait au Comte; l'ingrat! non content de s'en prévaloir auprès de cette petite Rosbel, me l'a renvoyé de la manière la plus outrageante: il me l'a renvoyé, hélas! +oserai-je, pourrai je le dire... déchiré, coupé en morceaux: voyez, est-il un affront plus sensible! Que je l'ai mal connu! et que j'ai été aveuglée de lui avoir donné quelque préférence sur vous! de n'avoir pas pénétré du premier coup d'œil quelle distance il se trouvait entre son âme vile et la générosité de votre grand cœur! Mais, c'en est fait; je renonce à lui, et je saurai mieux choisir désormais.A ces derniers mots, St. Georges se leva brusquement, et ses yeux étincelaient de colère. La Marquise feignit de l'arrêter: Madame, dit-il, si vous me jugez digne de l'emporter sur mes rivaux, cette idée me flatte, m'honore; et j'espère que tout ce que je ferai ne pourra que vous confirmer dans les sentiments que vous avez sur ma personne. La Marquise fit quelques nouveaux efforts pour le retenir, pour le calmer; mais, dans le sond, par ses prières touchantes elle ne faisait qu'allumer la fureur d'un homme qui n'avait jamais laissé échapper la plus légère occasion de tirer l'épée. Il s'imaginait follement qu'il y allait, non seulement de sa gloire, mais même de son devoir. Il sortit, et une joie cruelle se répandit sur le visage de la perfide. +CHAPITRE XXI. +Le Duel. +Le Chevalier St. Georges sortant de chez la Marquise, se rendit du même pas chez le Comte. Il entre d'un air décidé dans son cabinet. Le Comte était seul, plongé dans cette douce rêverie qui accompagne les amants. Son imagination agréablement flattée, se peignait la tendre, l'ingénue, la vertueuse Rosbel, et se reposait sur les idées les plus flatteuses et les plus riantes; il connaissait enfin l'amour, le véritable amour, si fécond en plaisirs purs et variés. Il se disposait à se rendre auprès d'elle, pour lui renouveler mille fois les serments d'une éternelle tendresse, lorsque St. Georges le pria de le suivre. +Il voulut s'en défendre, s'excuser; St. Georges lui dit d'un ton assez résolu, qu'il ne s'agissait pas moins que d'une affaire d'honneur. Le Comte interdit le suivit, le questionnant sans cesse, mais en vain: et toujours étonné d'un abord aussi singulier, (St. +Georges était son ami, selon l'expression du monde) il ne pénétrait pas encore ce que tout cela voulait dire. +Parvenus dans un lieu écarté, St. +Georges tira brusquement son épée, et lui dit: Allons, battons-nous. Le Comte plus surpris encore, voulut demander quelques explications; le Chevalier lui-fit signe de se mettre en défense. Autrefois, poursuivit le Comte, dans des siècles insensés et barbares, on avait la brutale manie de se couper la gorge, sans savoir pourquoi; mais aujourd'hui on met plus de raison dans le point d'honneur: nous avons été liés ensemble, et nous ne sommes point des tigres. +St. Georges fit un geste de fureur, d'impatience et d'indignation. Alors le Comte mit l'épée à la main. Un homme d'honneur évite les querelles; mais lorsqu'on lui en suscite une, il ne fuit point le combat. Les voilà qui se battent en règle. +Le Comte né doux et raisonnable, avait conservé tout son sang-froid dans cet assaut; St. Georges aveuglé se précipitait en furieux. Le Comte fut assez adroit ou assez heureux pour désarmer son adversaire: non content d'avoir ménagé ses jours, il brisa soudain sa propre épée, et en jeta les morceaux loin de lui. J'ai fait, lui dit-il, assez pour vous prouver que je suis un homme d'honneur; de grâce, expliquons-nous présentement, puis; si vous l'exigez, nous recommencerons. St. Georges altéré de vengeance, avait déjà relevé son épée; mais ce discours, et encore plus cet acte généreux du Comte, la lui fit tomber des mains. Son adversaire, joignant les raisons les plus persuasives, parvint à le calmer, et lui demanda le sujet incompréhensible de son emportement. Il écouta tout le détail de l'affaire, avec la plus grande surprise. Quelle horreur! s'écria-t-il tout-à-coup, soyez moins vif et moins prompt une autre fois, mon cher Chevalier; réservez votre bravoure contre l'ennemi. Nous avons presque été victimes l'un et l'autre des fureurs d'une femme méprisable: elle ne mérite aucun égard après ce trait infâme. +Il faut vous désabuser sur son compte, et je ne puis le faire autrement. +Lisez le dernier billet que j'ai reçu d'elle; il doit servir à vous convaincre de la duplicité de son âme. O femmes! +femmes, quel noir démon vous inspire, quand l'orgueil vous transporte! +„Je ne vous ai pas vu ce matin, cher Comte; qu'êtes-vous devenu? +Que vous connaissez mal le prix des instants! je n'en ai qu'un dans le jour à vous donner; il s'écoule cependant, et vous ne paraissez pas. Le reste du temps obsédée par mille importuns, mes yeux seuls peuvent vous dire que mon cœur vous distingue. Ah! cher Comte, que j'ai de plaisir à vous exprimer combien je vous aime! Vous craignez que je ne vous préfère St. +Georges, quelle folie! Il est vrai que sa fatuité grossière et son bavardage m'ont quelquefois amusée; mais, en vérité, il ne peut m'inspirer d'autre sentiment que l'envie de me divertir de ses ridicules. Allez, vous êtes un enfant; vous mériteriez bien que je punisse des craintes aussi déplacées: mais non, elles me plaisent infiniment. Tout de bon, vous seriez jaloux? répondezmoi sur le-champ; ou plutot, comme je serai seule ce soir, apportez-moi votre réponse, et ne manquez pas de la faire bien tendre. +Adieu, cher Comte“. +Selon l'usage, le billet n'était pas signé; mais l'écriture de la Marquise était une preuve, je crois, suffisante. +CHAPITRE XXII. +Qui ne plaira point à toutes les femmes. +St Georges était demeuré aussi humilié que confondu. Il était orgueilleux, avait peu d'esprit, et ne manquait pas d'une certaine dose de méchanceté. +Il était donc fort dangereux d'avoir blessé un caractère tel que le sien. Il frémit de honte d'avoir servi à la vengeance d'une femme qui l'avait joué: il fit mille imprécations à voix basse contre tout le sexe, et ne rêva plus qu'aux moyens de faire à la Marquise un affront beaucoup plus cruel que celui qu'elle avait faussement imaginé. +Il arrêta sa pensée sur le plus sanglant de tous. Le Chevalier n'était pas de ces hommes polis, qui disent qu'il faut pardonner bien des choses aux femmes; il soutenait au contraire, que l'impunité les rendait encore plus audacieuses et plus méchantes, et qu'il fallait nécessairement un exemple pour intimider celles qui seraient tentées de se livrer à leur caractère. -- Demeure chez toi, comme si tu étais blessé, dit le Chevalier au Comte; je ne te demande que deux jours. St. Georges n'avait pas le talent d'être caustique; il ne savait pas aiguiser ces épigrammes, ces traits imperceptibles, qui volent et font une blessure d'autant plus incurable, qu'elle est profonde et cachée. Il n'avait jamais songé à étudier le caractère des femmes; mais il les connaissait machinalement par la longue habitude où il était de vivre avec elles. Il était redoutable, dès qu'il était aigri; parce qu'il n'avait aucune de ces délicatesses ordinaires aux gens du monde, qui emploient encore un certain ménagement, lorsqu'il s'agit d'humilier une méchante femme. Tout bien observé, ce sexe en effet mérite des égards, jusques dans la punition qu'on est parfois obligé de lui infliger. +Il n'était guère que neuf heures du soir; cependant la Marquise avait déjà renvoyé tout son monde. Elle s'était retirée dans la pièce la plus enfoncée de son appartement; où, dans un déshabillé séduisant, imaginé pour prêter des attraits à celles qui en ont le moins besoin; dans ce désordre qui sert de parure aux grâces, couchée négligemment sur une duchesse d'une couleur de rose vif, elle s'apprêtait à livrer de tendres combats à l'amour. Elle promenait ses regards sur elle-même avec une complaisance secrète, examinait dans un miroir l'effet d'une mouche qu'elle avait déjà placée de vingt manières différentes, et se promettait une prompte vengeance. Elle n'attendait plus que le moment de récompenser le Chevalier d'avoir servi ses plus chers intérêts. Que cet état représentait bien celui d'une coquette, dont le cœur déjà plus qu'émoussé ne peut être remué que par l'orgueil, ou par ces sensations purement physiques qui appartiennent aux êtres les plus grossiers. C'est ainsi que l'habitude la prive de l'avantage le plus précieux, en lui ôtant ces mouvements tendres et violents à la fois, cette heureuse impatience, ce trouble délicieux, avant-coureurs charmants du plaisir, qui valent souvent mieux que lui-même. +La Marquise se promenait dans l'attente, prêtant l'oreille à chaque coup de marteau qui ébranlait sa porte, regardant vingt-fois sa montre, et imaginant toute chose, avant de pouvoir se représenter son Chevalier vaincu ou hors de combat. Cependant une table dressée au milieu du cabinet, couverte de quelques mets froids et d'une grande quantité de fruits, présentait le spectacle de la plus jolie collation du monde. +Enfin on entend un grand bruit: le Chevalier St. Georges ne donne pas le temps de se faire annoncer; il éclate d'une façon bruyante dès l'antichambre; il aborde la Marquise avec un air victorieux. Vous êtes vengée, Madame; le sang du Comte a coulé sous l'effort de mon bras; il est blessé. +Heureusement pour lui, nous ne nous sommes battus qu'au premier sang. +Croyez maintenant que mon amour est sincère, que je suis à vous, que mon cœur ne cessera jamais de vous adorer.... Mais que viens-je d'apprendre! ô ciel, quelle funeste nouvelle! +vous volez, dit-on, à la campagne pour six mois; vous allez partir et peut-être oublier le service que je vous ai rendu. Ah! permettez que je vous suive: vous m'annoncez la mort, si vous me refusez; de cruelles affaires voudraient me retenir à Paris, mais je sacrifie tout. La Marquise, en affectant un air modeste, avait déjà baissé les yeux, comme pour n'être pas témoin de l'ardeur du Chevalier; mais, dans le fond, c'était pour jouir avec moins de distraction de la scène qu'elle attendait. Elle agitait son éventail, comme pour imiter une pudeur qui depuis long-temps n'était plus en son pouvoir. +Dieux! quel est mon bonheur, s'écria St. Georges en tombant à ses genoux! je ne vous suis donc pas indifférent, vos yeux me l'annoncent; mais ce n'est point assez, si votre bouche ne m'en assure. -- Vous Chevalier! vous, m'être indifférent! ah... +ne me fixez plus; vos yeux embarrassent les miens; laissez ma main, que faites vous? Le Chevalier comprit fort bien que c'était lui dire de faire quelque chose. +Il prit une de ses mains, et la porta à ses lèvres. Que les plaisirs que je goûte près de vous, me font regretter votre départ! -- Eh, Chevalier, laissez-là ce départ, il peut après tout se différer. -- Non, ce maudit départ me tue: fatal événement! mais non, je vous accompagnerai, j'exige votre parole. -- En vérité, Chevalier, il faut recommencer fréquemment avec vous. Pardonnez, je me plais à confirmer mon bonheur. Permettez que j'ajoute à cette faveur inespérée le prix de ma constance, de ma flamme. Une attitude qu'elle prit ensuite, comme par hasard, mit à découvert les trois quarts de ses charmes. Déja il lui avait donné quelques baisers: la Marquise échauffée par ce prélude voluptueux, se prêtait à la douce émotion où il se plaisait à la plonger. Elle recevait ses caresses; ses yeux brillaient d'une flamme plus vive; un soupir lui échappa. Elle ne résistait qu'autant qu'il le fallait pour rendre sa défaite plus sûre; lorsque le Chevalier qui, sous l'apparence de la plus vive tendresse, avait su conserver tout le sang-froid possible, par un mouvement auquel elle s'était d'abord méprise, laissa l'autel sans offrande, et la prêtresse dans l'étonnement le plus furieux. +Elle se relève: il s'éloigne de quelques pas; et à cet air passionné qui n'était qu'un rôle pour lui, il fit succéder un air dédaigneux, moqueur, ironique. En honneur, Marquise, pour une femme du monde, vous connaissez bien peu les usages. Quelle maussade résistance! +Je le pardonnerais à une provinciale; mais à vous Marquise, à vous! cela m'anéantit. (La Marquise stupéfaite ouvrait de grands yeux étonnés, et la confusion de ses idées enchaînait sa langue.) Vous allez m'alléguer votre vertu: oh, laissez ce beau mot dans la bouche de nos prudes; on n'y croit plus, pas même l'écolier échappé du fond de son collège. Je suis mal-adroit de ne pouvoir obtenir de si rares faveurs; cependant permettez à l'excès de mes feux... +Il se rapproche, et d'une main hardie... La Marquise rougit de fureur. +Insolent, dit-elle, tremble et sors de ma présence; je... Elle cherchait des yeux un couteau pour lui percer le sein. Il semble que Madame se pique, reprit le Chevalier en traînant sa parole: vous trouvez donc mes manières bien extraordinaires. C'est vous manquer; voilà les femmes! +Moi, vous manquer! y pensez-vous, Marquise? ce n'est pas de respect, assurément. Je gage que le Comte n'a pas toujours été aussi respectueux: je vous plaindrais. D'Angely est charmant; c'est dommage qu'il soit quelquefois indiscret. Le volage est aux pieds de Rosbel, qui ne vous vaut pas, certainement.... Vous rougissez, adorable Marquise: que d'attraits réunis! +Ce pauvre d'Angely, il l'a échappé belle, ainsi que moi: il n'a pas tenu à vous que l'un de nous deux n'ait bien traité l'autre. Il faut convenir que vous avez fort joliment conduit tout cela. Vous n'avez pas votre pareille pour une intrigue; mais le succès ne répond pas toujours à l'attente que l'on a conçue.... Vous pleurez! qu'une femme a de charmes, quand elle pleure! elle m'attendrit infailliblement. Je serais au désespoir de vous voir quitter la ville, avant de m'être réconcilié avec vous. Pourquoi nous brouiller? allons, faisons la paix, embrassons-nous de bonne amitié... A ces derniers mots, la Marquise avait abandonné la place, suffoquant de colère et pleurant de rage. Elle s'était jetée précipitamment dans un cabinet voisin: elle étouffait. Le Chevalier allait l'y suivre, lorsqu'elle ferma la porte avec la plus grande violence. Mais lui, inexorable en sa vengeance, lui cria par le trou de la serrure: Adieu belle et désolée Marquise; je vole de ce pas chez toute la ville, la réjouir un peu de cette aventure. Un Chansonnier de mes amis doit faire un excellent vaudeville; vous l'entendrez. Adieu, je n'attendais que cela pour rendre ma vengeance complète. En attendant, je vous prie d'assister aux noces de notre chère Rosbel; elles se feront dans la huitaine infailliblement. +CHAPITRE XXIII. +Le Vaudeville. +Il se trouve à Paris une foule de ces rimeurs subalternes, espèce satirique et affamée, qui se montre toujours prête à habiller en vers les sottises courantes. Le terrible St. Georges en ayant déterré un dans son grenier, avait fait choix de la plume la plus envenimée. A l'appât de quelques écus, il avait donné un nouvel aiguillon à sa muse mordante; et le Vaudeville répandu par ses mains, devint tellement public, qu'il parvint jusqu'aux oreilles du Marquis d'Auranges, quoiqu'il y fût intéressé. +C'était un homme sage et prudent, comme on l'a vu: mais en tout il est des bornes. Assurément il n'avait point manqué de patience; mais enfin il jugea qu'il devait se séparer d'une femme qui avait donné lieu à un pareil éclat. La honte, après tout, rejaillit sur celui qui semble la souffrir volontairement. Tant que les choses sont dans l'ombre, un mari n'en est point responsable; mais si elles parviennent au grand jour il doit user de ses droits. Après s'être encore bien consulté, il écrivit cette lettre à la Marquise. Madame, La plainte est pour le fat, le bruit est pour le sot. +L'honnête homme trompé, s'éloigne et ne dit mot. +Je trouve, en vérité, ces maximes trop judicieuses, pour ne pas les suivre à la lettre. Je ne veux point causer vos malheurs: soyez libre, jouissez de la moitié de mon bien: le revenu vous en sera exactement payé, en quelque lieu que vous vous transportiez; mais nous ne nous verrons plus. +Je vous prie seulement de quitter la Capitale pour quelque temps, afin d'effacer le bruit qui court. Une nouvelle en efface aisément une autre dans ce pays frivole. Au reste, ce n'est qu'un conseil que je vous donne; je vous laisse parfaitement libre et maîtresse de toutes vos actions. +Le Marquis D'Auranges. +La Marquise eut recours à Madame de Lorevel, son conseil ordinaire et extraordinaire. Celle-ci fut émue un instant de la générosité du Marquis. +Ne point faire de bruit! et la moitié de ses biens! voilà un époux impayable! Mais quel usage devait-elle faire de sa liberté? Devoit-elle affronter les regards du public? il pardonne bien des choses, mais pourvu qu'on le respecte. +Madame de Lorevel l'embrassa avec transport. Vous êtes assurément née coeffée, vous voilà aussi heureuse que si vous étiez veuve. Que cette scène arrive à propos! Ecoutez: j'ai un procès considérable à Bordeaux pour un douaire; je suis obligée de partir, et sans délai. Venez avec moi, il faut quitter pour quelque temps la Capitale. Votre mari a raison, il voit trèsbien; je ne lui soupçonnais pas tant d'esprit. Dans trois mois, au plus tard, tout sera oublié: chemin faisant, nous irons voir notre Sainval. +Pour votre infâme St. Georges, si je le rencontre, je l'étranglerai de mes mains; c'est chose assurée. Je gagnerai indubitablement mon procès, car je compte que je vous aurai pour solliciteuse. Messieurs les habitants des bords de la Garonne, Mons Robins, tenez-vous bien; je vous amène deux yeux fripons qui feront ouvrir les vôtres. D'ailleurs, vous serez la reine du pays. +Quelle taille! +quelle physionomie! quelle coiffure! +et sur-tout quelle mule (1) éclipserait la vôtre! +Prête à quitter Paris, la Marquise en regretta les délices. Aimable pays, disait-elle, où toutes les voluptés réunies sollicitent nos cœurs, où l'on peut se livrer à tous ses caprices, où quiconque est riche, est monarque absolu de ses fantaisies; où je n'ai rencontré qu'un monstre, où j'ai passé des jours charmants et rapides, hélas! je ne te retrouverai nulle part; tu es unique dans l'univers, hors de ton sein point de plaisirs variés et faciles: mais mon aventure forme l'historiette du jour. Il faut me dérober à ce public malicieux, qui rit, il est vrai, mais qui mord en même temps: soit qu'on le brave, soit qu'on l'amuse, il est toujours cruel.... Vous m'exposez, dit-elle à son amie, à périr d'ennui. +Comment peut-on vivre en Province! +ah dieux! quelle triste atmosphère, quand on a respiré l'air de la Capitale! +-- Comment? on y vit fort bien, on ne se gêne point, on donne la loi, on se moque de ce peuple de sots; et c'est ainsi qu'on leur en impose. Le provincial, idolatre de tout ce qui vient de la Capitale, n'a ni goût, ni dessein, ni volonté; on nous écoutera, et nous donnerons absolument le ton. Plus-il sera impertinent, plus, sur ma parole, il sera trouvé admirable. D'ailleurs on vit maintenant à la Parisienne dans presque toutes les villes. Messieurs les Gouverneurs ont fait si bien... vous m'entendez.... Elles montèrent en voiture. A quarante lieues de là la Marquise, la tête remplie de cercles, de bals, de spectacles et autres colifichets, se croyait dans un désert. Elle oubliait quelles avaient été ses humbles et premières années. Elle regardait d'un œil dédaigneux ces vastes et riches campagnes dont elle était environnée. +Elle voulait des statues sur le bord des rivières, des cascades sur les rochers, des boulingrins dans le fond des forêts. Elle trouvait la nature grossière, et sur-tout les paysans des hommes à faire peur. Quoi! +S'écriait-elle, point de gazons simétrisés, point de bocages taillés, point de fontaines en bassin. La belle chose que ces torrents, ces cabanes sans ordre, ces blés, ces vignes et ce paysage négligé. Cela approche-t-il de nos bosquets, de nos parcs, de nos palais... +Ainsi ses yeux corrompus ne savaient plus reconnaître la nature; pour moi je pense qu'elle en était assez punie. +Elle vit des laboureurs, qui, le corps appuyé sur le soc de la charrue, arrosaient la terre de leurs sueurs. +Semblable à ce Sibarite qui souffrait en voyant un homme fendre du bois avec effort, elle ne put s'empêcher de gémir sur le sort de ces pauvres gens.. -- Vous êtes bien bonne de les plaindre, dit Madame de Lorevel; ces gens-là ne doivent exister qu'autant qu'ils sont propres à nous servir: ils sont gueux, il faut bien qu'ils travaillent; c'est nous qui les nourrissons. -- Mais nous allons faire beaucoup de bruit à Bordeaux, je pense; que les femmes vont être jalouses! Je vous en réponds. Oh, je veux bouleverser toutes les modes, déranger les usages, et proscrire impitoyablement tout ce qui n'est pas imaginé d'hier. Mais aussi, quand nous reviendrons à Paris; nous serons des Antipodes. Nous allons vivre avec des ours. -- Oui, à peu près; le Bourdelois est né lourd, sans grâces et sans esprit: mais il aime assez les femmes. Il devient prodigue pour le compte de ses plaisirs: d'ailleurs, il figure merveilleusement à table; ce sont les premiers gourmands de la terre. Il faudra nous résoudre à entendre parler du fret de leurs navires, de leurs assurances, de leurs naufrages, de leurs courtiers; car tout commerce dans ce beau pays, jusqu'aux graves Conseillers du Roi. +Nous tâcherons de civiliser cette race avide, ou nous nous amuserons de ses travers. +CHAPITRE XXIII. +Le Souper. +C'était l'heure où le bel esprit assiège la table du Financier, qu'il amuse et dont il se moque; où la petite Duchesse remplace une magnifique parure par un déshabillé élégant, plus propre mille fois à exciter les désirs d'un amant; où l'homme de robe transformé en cavalier, va parler galanterie à une grisette; où l'épais Marchand repose sa tête hérissée de calculs, sur le sein bourgeois de sa grave épouse. +Il était nuit, elles entrèrent dans un gros bourg; et leurs gens choisirent l'hôtellerie qui avait la meilleure apparence. La Marquise pensa s'évanouir, en voyant le lit où elle devait coucher. Il est bon, Madame, disait la Fermiere; voyez! trois matelas, deux plumassons, une couverture, et ce couvre-pied.... Ah juste ciel! point d'édredon, disait la Marquise; comment dormir sans édredon? +Ciel! qu'allais-je faire en Province? +je serai moulue, brisée, j'expirerai de tortures; et qu'avons-nous à souper, ma bonne? -- Un bon rôti, de la salade, des poulets et du dessert. Des poulets! ah, que cela est bourgeois! Point de perdrix rouges, de petits pieds, de bécasses? et où est votre malaga, votre tokai, et votre crème des barbades? -- Madame, je ne connais point ces Messieurs-là. +Eh, ma chère, nous vous demandons quel est votre vin? -- C'est du bourgogne, Madame, il est excellent: vraiment, j'en buvons; voyez comme nous nous portons. -- Mais comment faites-vous pour avoir de la santé? nous sommes toujours malades, nous autres. -- Nous ne nous écoutons pas, nous travaillons, et pardi si vous en faisiez-autant, vous vous porteriez bien; mais dame aussi! vous seriez plus heureuses que nous, ce qui ne serait pas juste. -- Comment! +vous philosophez aussi, je pense; faites notre souper, ma bonne, entendez vous? +Il y avait un jardin dans cette maison: elles s'y promenerent, et virent un petit parterre que cultivait une jeune fille, unique enfant de l'hôtesse. +Elle avait à peine seize ans: il fallait voir ses yeux, où brillait le feu de l'âge mêlangé du rayon de la pure innocence; il salloit voir les deux roses sur ses joues écloses; il fallait voir cette bouche enfantine, ce sein naissant, et ce menton arrondi par l'amour, où le moindre sourire creusait une petite fossette. Approchez, ma belle enfant, dit la Marquise; levez les yeux, regardez-moi: ne voudriez-vous pas bien avoir mes boucles d'oreilles et ma belle robe? Oh, elle est trop belle pour moi. -- Pourquoi donc? Dame! c'est que je ne suis pas une belle dame comme vous; je ne suis qu'une paysanne, mais j'ai un beau corset que je mets le dimanche, lorsque nous dansons. -- Ah, ah! vous dansez donc, et Monsieur le Curé le permet? -- Il ne le défend pas certains jours de fête; s'il ne le voulait pas aussi, nous irions danser au village prochain, et itou à confesse. Et avec qui dansez-vous, petite? Avec tous ceux qui me prient. Et vous prie-t-on souvent? -- Autant de fois qu'il se trouve de la place. -- Et aimez-vous bien à danser? -- Oh, oui. -- Mais je crois que c'est-là un petit péché. -- Petit ou gros, je n'en ai jamais de regrets. Mais n'y a-t-il pas quelqu'un avec qui vous aimez mieux danser qu'avec un autre? -- Mesdames, non. Ah! vous rougissez, vous êtes une petite menteuse; je vais vous dire qui. -- Voyons, dites. -- C'est Colin, ce jeune blondin. -- Bon, je ne connais pas ce nom-là tant seulement. -- Le nom n'y fait rien, je sais qui. +-- Oh, vous ne savez rien. Tenez, petite, voilà des pastilles ambrées, mangez-les; cela fait bien danser. -- Oh, je n'ai pas besoin de ça pour sauter; je vais les donner à ma mère. -- Dites donc, à ma maman. -- Non, s'il vous plaît, j'aime mieux dire ma mère; maman est bon pour la ville. -- Vous en donnerez aussi à votre amant, entendez-vous. Non, je n'entends point ce mot-là. Votre amoureux. -- Oh, je n'en ai point. -- Point! écoutez, petite, regardez-moi bien en face; là dites-moi, ne mentez point sur-tout, avez-vous encore votre...? Toinette rougit, et s'en alla toute honteuse en baissant la tête; et nos femmes se mirent à éclater de rire, comme si elles eussent trouvé la chose du monde la plus spirituelle. +A table, elles ne pouvaient manger, elles n'avaient que six plats. On n'avait pas mis assez d'épices, il n'y avait point de symétrie dans la distribution des mets, on n'avait point de laquais autour de soi pour boire. +L'hôtesse qui les servait, s'étonnait de voir des mortelles si dédaigneuses, qui mangeaient du bout des dents, rejetaient les meilleures choses, trouvaient un bon pain savoureux, un pain lourd, et qui demandaient du pain mollet. Eh, Mesdames, disait l'hôtesse, mon pain est excellent, meilleur que celui de Paris, qui n'est paîtri que d'eau. -- Oh, notre estomac n'est pas fait pour digérer votre pain, il lui faut quelque chose de plus léger; c'est bon pour le vôtre. Ma foi, Mesdames, dit l'hôtesse impatientée, mon estomac! je ne le troquerois pas, en vérité, contre le vôtre. Nos Dames se mirent à rappeler entre elles l'axiome fameux d'Hipocrate, lequel dit que les personnes d'esprit ont toutes l'estomac d'une structure très-délicate. L'hôtesse rendait grâces au Ciel tout haut de ne pas se trouver dans la triste classe des personnes d'esprit. +Tout à coup entre un paysan, le front trempé de sueur, suivi d'un jeune garçon frais et robuste. La Fermiere vole, quitte tout; elle aurait planté-là la Reine de France et l'Impératrice. Elle court embrasser le plus âgé, lui présente un breuvage rafraîchissant: il boit à longs traits, et paraît oublier toutes ses fatigues. +Cela parut très-plaisant à la Marquise: elle voulut bien descendre de sa dignité, en faveur de l'éloignement où elle était de la Capitale, et philosopher, comme elle le disait elle-même: C'est donc là votre mari, ma bonne; selon toutes les apparences, il y a environ trois mois que vous êtes mariés; on s'aime encore. -- Madame, nous ne comptons pas les instants. -- J'ai bien deviné, il y a environ quatre mois. -- Vraiment, vraiment quatre mois! il y a bien dix-sept ans que le bon Dieu fit. +Dix-sept ans! dit le mari; tu ne sais point lire dans l'almanach, comme moi: tu te trompes, il y a vingt ans, entends-tu? c'était cette année-là qu'il faisait si froid. Te souviens-tu, Victorine, que nous avons bien fait de nous marier dans ce temps-là? c'était vers les Rois: comme nous avons crié, le roi boit! comme je t'aimais! Et moi, pardi, comme je t'aime encore! +puisque je ne compte pas les années: je les recevons comme le bon Dieu les envoie. +Eh, quel est ce jeune homme, bonne semme? c'est votre sils. Non, Madame, c'est notre garçon, voyez-vous, qui a vingt ans. Comment! il est bien tourné, frais, grand, vermeil, pas trop lourd... +Salue ces Dames, Jeannot, dit la Fermiere. Il a l'air mâle, reprit Madame de Lorevel; c'est dommage qu'il ne soit pas à la ville: Arsinoë le formerait en peu de temps, si elle le tenait -- ou plutôt, le désormeroit. +Ne sois pas honteux, mon ami, ne sois pas honteux, reprit la Marquise, tu es un beau garçon; il faut regarder les Dames en face, lorsqu'on a vingt ans: puis parlant de lui comme d'une statue, ma foi, si je retournais à Paris, je l'emmenerois avec moi. +Sais-tu, Monsieur Jeannot, qu'à Paris on fait fortune, avec une taille comme la tienne. Tournes-toi un peu... oui, la jambe bien prise, assez bien faite; il ne lui manque, en vérité, que le manège, et cela s'apprend. Tiens, mon garçon, voilà pour boire; et puis voilà pour faire un présent à Mademoiselle Toinette. Oh, nous savons, nous savons ce qui en est, elle nous a tout dit; tu es un gaillard... Vous ne manquerez point de l'embrasser, Monsieur Jeannot, entendez vous?... +Jeannot ne savait que répondre: il regardait le plancher, et tournait lentement son chapeau, comptant les minutes, et n'osant ni rire, ni faire la moue. +Délivré de cette gênante posture qui l'avait mis tout en nage, il se mit à respirer librement et à s'enfuir. +Il ne savait pourquoi on lui avait fait faire ce singulier exercice. Il n'avait pas encore vu de femme qui l'eût regardé entre deux yeux et aussi fixément. Il sentait, malgré sa grossièreté, qu'on avait eu plus de mépris que de bonté pour sa personne. Les derniers mots de ces femmes sur Toinette, lui pésoient fort sur le cœur. +Est-ce qu'elles lisent dans l'âme, se disait-il en lui-même? Pardi, ces gens de Paris savent tout; ils vous devinent ce dont personne ne se doutait: ma foi, elles ressemblent à la Fée Melusine, dont j'ai entendu lire l'épouvantable histoire l'hiver passé, au coin du feu. Quels yeux! quelle enluminure! quel ton aigre! elles me faisaient peur. Ah, que Toinette est différente! que je serais fâché, si elle fût née à Paris: elle aurait la voix d'une Pigrieche. J'aime mieux le petit bout de son pied, que toute la personne entière de ces grandes Dames parées, qui ont un air hautain et méchant. Elles se sont moqué de moi; mais, en revanche, nous avons conçu pour elles une grande antipathie. +En se couchant, nos Dames se dirent: Tous nos Ducs, nos petits Comtes, nos Abbés poudrés, ambrés, musqués, parfumés, ne valent pas ce Jeannot, assurément. A qui le Ciel va-t-il accorder des talents aussi précieux? nous en sommes réduites, ma chère, à envier le sort des paysanes. Il n'y a plus à Paris que de la crème fouettée; des grâces, mais point d'énergie; des Adonis, mais plus d'Hercules. Oh, que les hommes sont devenus peu de choses! +cependant ils font encore les importants, tout caducs qu'ils sont: ils portent un visage riant, fleuri, et tout le reste est mort! On dirait qu'il leur suffit d'avoir un équipage, des dentelles, du persiflage, et la coiffure du jour. +Eh non, Messieurs, non, ce n'est point tout cela qu'on vous demande; il vous faudrait la santé ferme de Jeannot..... Elles s'endormirent au milieu de ces beaux discours, ayant d'avance protesté qu'elles ne fermeroient point l'œil. +CHAPITRE XXIV Jeannot. +Nos femmes se levèrent assez matin, (chose nouvelle) et descendirent faire un tour de promenade au jardin. +Elles éprouvèrent une certaine sensation délicieuse, qui leur fit avouer qu'elles avaient eu grand tort jusquesici de ne point respirer l'air frais et pur qu'amène l'aurore. Elles aperçurent la jeune villageoise portant au bras un panier de fruits, qui venaient d'être cueillis. Elle avait l'air inquiet, empressé, et paraissait chercher quelqu'un: ce quelqu'un n'est pas difficile à deviner. Bientôt elles virent le jeune paysan qui venait à elle: il ne courait pas, il volait. Comment! dit la Marquise, il est aussi léger qu'un danseur de l'opéra. Cachons-nous, dit Madame de Lorevel, cachons-nous derrière cette charmille, observons un peu ce qu'ils feront, cela doit être curieux. Ah, ah, Monsieur Jeannot, tandis que vos maîtres vous croient à l'ouvrage, vous venez en conter à leur fille. Eh mais, vous n'êtes pas si sot: chut, écoutons. +Bonjour, Toinette, je suis tout éssoufflé; te voilà plus vermeille que ces fruits. Mais, fatigué, tu as le cœur comme le noyau d'une pêche. Tu parois fatigué, mon cher Jeannot, d'où viens-tu? -- Je viens de la poste prochaine, commander des chevaux pour ces Dames; j'ai bien eu peur de ne pouvoir te parler ce matin. Elles s'en vont donc? -- Oui, veux-tu qu'elles demeurent ici un siècle. Et où vont elles, Jeannot? -- Oh, oh, je ne sais: bien loin, à ce que j'ai entendu dire. -- Mais elles t'ont parlé hier au soir, ces belles Dames; que t'ont-elles dit? -- Bon, vois-tu, ce sont des folles; elles m'ont fait tourner et retourner, pour m'examiner par devant, par derrière; je souffrais, comme si j'étions en enfer. -- Jeannot, les trouves-tu belles avec leur fard? hier au soir je les ai vues en cornettes de nuit; en vérité, je ne les reconnaissais pas, elles avaient le tein si blême: je voudrais bien porter leurs robes, mais non leur physionomie. -- Ce sont des Dames qu'on appelle de condition, tout leur est permis, même d'être laides. -- Mon Dieu! qu'elles faisaient les dédaigneuses à table! que de mines! que de plaintes! elles sont toujours en souffrance: est-ce qu'on ne mange pas, quand on a un carrosse? Pardi! je crois qu'on ne fait rien alors de ses bras, de ses jambes, ni de tout son corps. Elles sont là couchées tout de leur long, sans remuer: l'ennui est imprimé sur leur visage triste. +Je ne sais comment elles font l'effort d'ouvrir la bouche pour parler. +Je n'entends rien à tout ce qu'elles disent, sinon qu'elles se plaignent toujours; j'ai la migraine, j'ai des vapeurs, je ne digère point, le soleil est affreux. -- Mon Dieu! pourquoi donc ne sont-elles pas heureuses avec tant d'ajustements, et sur-tout avec de si belles boucles de diamant? -- Va, va, Toinette, le vrai bonheur est d'être jolie et fraîche comme toi: le bon Dieu ne récompense point ces gens qui usent si mal de leurs richesses, et qui ne font rien de leurs bras. A propos, elles ont dit que je t'embrasse; et c'est, par ma foi, ce qu'elles ont dit de mieux hier au soir. Oh bien, finis, et embrasse vite qu'on ne nous voie pas. Tu t'en vas, Jeannot? -- Je voudrais bien le pouvoir.Tiens, manges de ça; ça fait, diton, danser. -- Bon, tu badines; je danserai bien sans ça. -- Tu danseras encore mieux, vois-tu, ces Dames l'ont dit. -- J'ai peine à manger de ce qui vient d'elles. -- Mange toujours, nigaud: je devais en donner à ma mère; mais la pauvre femme n'aime plus la danse, et tiens, Jeannot, tout ça c'est pour toi. +Nos femmes se tenaient les côtés de rire, en voyant Jeannot manger goulument une grosse poignée de pastilles ambrées. Toinette, pourquoi dépouilles-tu ce parterre de fleurs? c'est un ravage. -- C'est pour faire des bouquets pour ces Dames, ma mère me l'a ordonné: je regrette bien ces fleurs; mais il leur faut gros, gros comme un jour de noces. -- Ces Dames de Paris ont des idées fort droles: elles dorment encore, n'est-ce pas? Vraiment, elles ont bien recommandé qu'on ne fît point le moindre bruit. +Nous avons transporté notre coq bien loin d'ici, pour que son chant ne les éveillât point. -- Quelle sotte complaisance! elles mériteraient bien de ne manger jamais de poulets; mais morbleu, j'ai soif, ces dragées-là m'ont enflammé tout le gosier; je vais vite à la fontaine boire un coup, adieu Toinette. -- Adieu Jeannot: et ils se séparèrent; mais en s'en allant, ils retournèrent l'un et l'autre la tête plus de vingt fois, en se faisant mille petits signes d'intelligence et de bonne amitié. O galant Vateau, que n'aije ici ta touche! c'était aux champs que tu allais chercher les grâces rustiques et naïves de la nature. +Il me vient, dit la Marquise, un singulier projet en tête: je veux un peu m'en amuser, c'est un caprice, une fantaisie, une idée, qui au fond n'a pas le sens commun; mais je veux rire: nous sommes à la campagne, marchons vite. +Elles prirent un petit détour, et s'enfoncerent dans le bois où Jeannot s'était mis en marche; elles furent bientôt sur ses pas. +Quel était le projet de la Marquise? +le plus extravagant du monde, assurément. C'était d'essayer le pouvoir de ses charmes sur Jeannot, sur ce lourdaud robuste qui avait vingt ans, la jambe bien faite et de si belles dents. Cette fantaisie, il est vrai, n'est pas absolument étrangère à plusieurs femmes du bon ton; elle est assez originale, mais elle n'est pas unique. Jeannot s'était rangé respectueusement pour laisser passer ces Dames, intérieurement fort surpris de les trouver sur ses talons. Il était resté droit comme un piquet, immobile comme un therme, son chapeau à la main et à-demi descendu. +Madame de Lorevel continua sa route, comme pour cueillir des fleurs: la Marquise demeura; et souriant à Jeannot, lui dit: Bonjour, mon cher; couvre-toi, mon ami, et viens t'asseoir auprès de moi, j'ai quelque chose à te dire. Jeannot ne voulait ni mettre son chapeau, ni rester, ni s'asseoir: il était à peindre, tant son embarras était comique. La Marquise, d'un air dégagé, prit son chapeau, le lui enfonça sur sa tête, et de sa main délicate saisissant sa main grossière, le fit mettre sur le gazon tout à côté d'elle. Monsieur Jeannot, savez-vous que vous êtes un beau garçon! +(Jeannot détournait à moitié la tête, n'osant souffler.) Regardez moi, je vous prie, comme je vous l'ai dit; et... (Jeannot baissait la tête, et avait l'air d'un enfant qui fait la moue) Dites moi, Monsieur Jeannot, quelle est votre maîtresse? elle est sans doute jolie; car à vingt ans, il faut la choisir jeune et sur-tout amoureuse. (Jeannot tournait ses yeux du côté de la ferme et poussait un gros soupir.) Tu soupires, mon ami, est-ce que tu n'es pas satisfait de la petite Toinette? +Eh bien, mon cher Jeannot, je vais te donner un conseil: si elle est si fière, il faut la laisser-là et en choisir une autre moins inhumaine, qui ne te fera pas languir. Quand on est joli garçon comme toi, il faut se faire prier: si tu n'es pas aimé, faut-il que je te le dise, c'est de ta faute; il faut entreprendre, oser, baiser la main, embrasser, mais bien fort; et tout en badinant, jeter parfois Mademoiselle Toinette sur le gazon. Si elle crie, écoute, tu n'auras qu'à baiser la bouche qui aura crié; cela ne fâche jamais. On ne réussit pas, lorsque l'on est si timide. La fille fait toujours semblant de se mettre en colère; mais c'est toujours pour rire, elle s'apaise bientôt. Est-ce que ton cœur ne te dit pas tout cela? +Mademoiselle Toinette fait donc la cruelle? +ah, la bonne pièce! va, va, c'est pour mieux t'enjôler. Si tu savais qu'une autre maîtresse, loin de te tenir en rigueur, préviendrait tous tes souhaits....A tous ces beaux propos, Jeannot ne sonnait mot. S'il rencontrait ses yeux animés par son rouge, ces yeux lui semblaient terribles. Il ne savait s'il rêvait, ou si ce n'était pas, comme il l'avait pensé d'abord, la Fée Meluzine en personne, qui revenait pour le tenter. Il s'attendait toujours à voir sa queue de dragon sortir de dessous sa robe. La Marquise serrait plus fortement sa main dans la sienne; il faisait quelques efforts pour la retirer: il était muet et tremblant. Mon cher Jeannot, continuait la Marquise du ton le plus doux, il faut que tu viennes avec moi; tu seras mon serviteur, entends-tu bien? tu seras bien logé, bien nourri, tu auras en tout temps des bas de soie, un chapeau bordé, des escarpins, habit d'hiver, habit d'été et toujours galonné. Dame! +tu brilleras et tu n'auras rien à faire qu'à te divertir.... Connois-tu Paris? +c'est une grande et belle ville, où tu seras heureux et à ton aise. Tu ne travailleras plus à la terre, courbé sous le poids du jour; tu te tiendras toujours droit et la tête levée, et tes mains deviendront blanches et polies comme les miennes. -- Non, non Madame, s'écria Jeannot dans le sentiment dont son cœur était plein, notre travail est rude, nous en convenons; mais nous le faisons de bon cœur: nous ne connaissons pas la trahison, l'ingratitude; nous sommes attachés à notre hôtesse, entendezvous? +et à Mademoiselle Toinette que nous aimons de tout notre cœur: dites-le à tout le monde, nous nous en moquons après tout; aussi bien, faudra-t-il qu'on le sache un jour, car malgré tout le monde, voyez-vous, je l'épouserai. -- Eh bien, Jeannot, rien ne t'en empêche, tu l'épouseras; d'accord, ne t'emportes point; tu l'emmèneras avec toi à Paris, tu n'en seras pas moins mon cher serviteur: ton emploi sera très doux... +tu me baiseras la main; est-ce que ma main ne vaut pas bien celle de Toinette? La Marquise, à ces mots, porta la main à la bouche de Jeannot; et au lieu de la lui faire baiser, elle lui donna un petit soufflet sur les deux joues. Jeannot tout stupéfait de cette façon de faire, fit un mouvement pour se lever. Pendant ce temps-là, la malicieuse Marquise avait saisi ses longs cheveux noirs flottants, et dont il avait assez de soin. +Elle le retenait en riant, dans sa première situation. +Il ne pouvait presque plus baisser la tête; et la Marquise, tout en plaisantant, passait la main sous son menton, ombragé d'un léger duvet; et lui faisait de ces agaceries qu'il entendait peut-être fort bien, mais auxquelles il lui était impossible de répondre. Semblable à ces oiseaux farouches qu'on a mis en cage et que rien n'apprivoise, parce que tout les effraie; sa surprise extrême le rendit plus stupide qu'il ne l'était en effet: d'ailleurs, il pensait que c'était une pure dérision que la Marquise faisait de sa personne, et le dernier des hommes est sensible à cet outrage. +Jeannot saisit un moment qu'elle avait abandonné ses cheveux, se levant comme l'éclair, il prit la fuite à toute jambe. La Marquise le rappelait, en éclatant de rire et d'un ton goguenard; mais, dans le fond, un peu mortifiée du chétif succès de ses charmes. Elle alla rejoindre Madame de Lorevel: ce nigaud, dit-elle, n'a pas seulement l'instinct de mon épagneul; n'êtes-vous pas de mon avis, ma chère? L'homme qui sème, laboure, moissonne, n'est au fond qu'un véritable automate: une âme, après tout, lui serait fort inutile; à quel usage l'emploierait-il? Les paysans sont comme les bêtes de Descartes, des machines organisées; leurs sens sont lourds, obtus, pésans: et je ne les plaindrai plus désormais, car ils sont insensibles à tout, au plaisir, comme à la douleur: ils n'ont que le mouvement purement mécanique c'est un fait, absolument un fait Quoi, vous vous donnez la peine de former un système sur semblable canaille! mais tous ces manœuvres, nos gens, nos chevaux, sont tous dans la même classe, ils sont paîtris du même limon; c'est prouvé depuis longtemps: il n'y a aucun doute à cela, vous êtes bien bonne d'y rêver une minute. +CHAPITRE XXV. +Suite du précédent. +Au bout d'une demi-heure, errant le long d'une charmille, elles entendirent qu'on se parlait: elles s'approchèrent, sans faire de bruit. La Marquise écarta doucement quelques branches qui la gênaient, et vit Jeannot, l'insensible Jeannot aux pieds de Toinette. On aurait pu croire que c'était le hasard qui les avait rassemblés; mais la joie qui brillait dans les yeux de la jeune fille, décelait un mutuel accord. +Ce n'était point un attrait voluptueux qui les réunissait, c'était le plaisir délicat de se voir et d'être ensemble. La Marquise vit une scène digne du siècle d'or, temps en tout point fabuleux pour elle. Ces paysans, tout grossiers qu'on les supposait, connaissaient la pudeur; cette pudeur qui donne des charmes si naifs aux transports de l'amour. Ils cherchaient un réduit solitaire: loin des témoins, tout entiers à euxmêmes, assis sous un dais de verdure, ils croyaient n'être vus que du ciel, et l'innocence de leurs cœurs ne redoutait point l'œil chaste du maître de la nature. +Il faut savoir qu'à la renaissance de chaque aurore, Jeannot et Toinette se rendaient de coutume sous ce feuillage écarté, qui produisait un jour demi-sombre. Jeannot était assis aux pieds de la gentille Toinette: le rire heureux du contentement animait son large visage. Cependant il chantait d'une voix rustique, en regardant Toinette; et si sa voix n'était pas bien juste, son accent du moins était celui du bonheur. Tantôt il demeurait immobile à la contempler, tantôt il se précipitait sur sa main qu'il baisait avec une réserve touchante, puis il se remettait à chanter de toutes ses forces, et sa chanson était suivie d'un silence plus expressif que l'éclat de la joie la plus bruyante. Ensuite il racontait à sa maîtresse comme quoi la Dame aux diamants l'avait pris par la main, par les cheveux, par le menton; comme quoi elle avait voulu l'emmener à la ville, et le rendre bien riche; et comme quoi il l'avait refusée, afin de ne pas se séparer de sa chère Toinette: il ajoutait plusieurs autres propos qu'elle lui avait tenus. Toinette était toute rêveuse, et pleurait presque de la simple supposition que Jeannot aurait pu la quitter et s'en aller à Paris. Mon Dieu, disait-elle, je suis bien aise qu'elles partent, ces grandes Dames; elles sont bien perfides! Je n'ai pas de si belles robes qu'elles; mais, en récompense, je ne ferais pas ce qu'elles font pour la couronne de France. Ces personnes qui viennent de Paris, enlèvent comme cela tous les pauvres gens de village; tantôt c'est pour le Roi, tantôt c'est pour servir les Dames, ce n'est jamais fait... Va, Jeannot, crois-moi, il est plus honorable de cultiver la terre ici, que d'être domestique galonné à Paris: ce galon n'est que la livrée de la plus basse servitude. Quel vilain nom que ce nom-là, domestique! je pense que celui de laboureur ou de vigneron vaut beaucoup mieux. Un bon sarreau de toile m'habille tout aussi bien que du drap rouge ou vert. -- Tu as raison, rien n'est plus vil au monde qu'un laquais. +Fi, on ne peut pas seulement répéter ce qu'il fait tous les jours: je ne pourrais jamais t'épouser, si tu portais ce nom-là. J'ai été une fois à Paris vingt-quatre heures seulement avec ma mère, ô mon Dieu! mon Dieu, quelle ville! Imagine-toi une chose incroyable: j'ai vu cinq à six grands hommes serrés l'un contre l'autre, tous debout derrière un carrosse; et se tenant ainsi sur la pointe des pieds, sautiller et rire aux passants. +Ils ne servaient qu'à rendre la voiture plus pésante, et à fatiguer de pauvres chevaux qui les traînaient sur un pavé sale et glissant: le cocher s'égosilloit, et chaque tour de roue manquait d'écraser un homme. +Dis-moi, n'est-ce point offenser le bon Dieu, que de gagner ainsi son pain lorsqu'on a de bons bras? Pourquoi Dieu nous a-t-il donnés des membres, est-ce pour vivre dans un antichambre? Il y en a des milliers, vois-tu, qui ne savent rien faire autre chose que jouer aux cartes, et qui sont encore plus gras que leurs maîtres, quoiqu'ils soient moins vauriens qu'eux. Non, je ne serai jamais laquais, dût le pain augmenter encore: je ne quitterai point le lieu où je t'ai vue pour la première fois, où je t'ai aimée, où je t'aimerai toute ma vie, où Monsieur le Curé doit nous marier.... +Souviens-t-en, tu m'en as fait la promesse; je l'ai dit à cette Dame qui voulait m'avoir. Je n'aime point du tout ce Paris, où il y a tant de domestiques et tant de dames fardées. +Toinette, quel vilain barbouillage! +comment osent-elles en cet équipage te regarder toi et nos fleurs! je travaillerai toujours content, pourvu que tu me permettes de t'embrasser quelquefois par-ci par-là, pourvu que... tu m'entends? Toinette fixait alors Jeannot d'un œil demi-ouvert, souriait, le repoussait doucement, l'attirait vers son sein, le repoussait encore, voulait toujours se lever, et restait. Si Jeannot, plus heureux ou plus adroit, surprenait un baiser au moment où Toinette était peut-être volontairement distraite, alors elle battait légèrement Jeannot, et Jeannot frappé de cette main douce, trouvait la punition plus charmante encore que le crime. Je ne sais quelle candeur imprimée dans leurs tendres regards, annonçait la pureté de leurs cœurs, et même une certaine délicatesse qui leur était naturelle, quoiqu'elle ne semblât pas être faite pour eux. La Marquise sentit qu'au milieu de ses amusements et de ses plaisirs frivoles, il lui manquait cette douce satisfaction du cœur, pure récompense de l'amour, volupté plus touchante, plus durable, plus vraie que l'éclair momentané de la jouissance. +En regardant Jeannot, elle envia secrètement le sort de l'heureuse Toinette. Elle partit, mais elle oublia trop tôt cette scène qui pouvait lui servir de leçon, et qui lui devint parfaitement inutile. +Pendant le cours du voyage, tout fut un objet de dédain pour nos modernes précieuses. Les travaux de la campagne, la vie des villageois, l'absence du luxe, l'image de la modération ou de la pauvreté vertueuse, tout leur semblait vil, petit, désagréable. Elles voulaient quelquefois déguiser une surprise humiliante pour leur amour-propre: mais leur ignorance sur les choses les plus communes de la vie, les trahissait à chaque pas. Elles dédaignaient tout ce qui arrête la curiosité du voyageur le plus vulgaire: si l'on rencontrait les débris majestueux d'un ancien aqueduc, d'un temple ruiné, ou d'un palais antique; ces restes vénérables qui attirent l'œil d'un homme sensible, étaient pour elles un objet d'indifférence ou même de raillerie. +Cependant un jour que la Marquise se trouvait dans sa chaise avant le lever de l'aurore, la majesté du soleil levant frappa, étonna ses regards. +Jusques-là elle n'avait vu le lever de l'astre du jour, qu'à l'Académie Royale de musique. Elle ne put s'empêcher d'avouer que le machiniste de l'opéra, tout habile qu'il était, était inférieur à celui qui avait ordonné cette décoration céleste. +CHAPITRE XXVI. +Suite du précédent. +Elles se détournerent d'environ une vingtaine de lieues de la grande route, pour surprendre dans son château un Monsieur Sainval, fameux dans l'art d'apprêter le plaisir, et qui passait pour un Sibarite des plus raffinés. +Transportées de joie, elles s'attendaient à une réception des plus magnifiques. La Marquise avait vu fréquemment à Paris ce Monsieur Sainval, et Madame de Lorevel le connaissait encore plus particulièrement. Sainval était un des hommes les plus opulents du Royaume, et ce n'était cependant point un traitant; nom que tout l'or qui le couvre ne rend pas plus respectable aux yeux du vrai citoyen. Il avait hérité de ses ancêtres une fortune immense; mais elle avait été acquise sans remords. C'était un parfait honnête homme; mais dans sa jeunesse il avait été fort sensible au plaisir. Sa principale occupation avait été de créer de nouveaux divertissements: il avait sur tout approfondi l'art de la table. +il avait sans cesse a la bouche les mots de festins, de fêtes, de spectacles; personne n'avait porté plus loin que lui les raffinements d'une voluptueuse délicatesse. Chaque jour il inventait de nouvelles superfluités qui, quoique variées, étaient toujours ingénieuses. Il était si riche, ou pour mieux dire, il était si heureux, qu'il n'avait pu se ruiner absolument, après avoir tenu table ouverte, et avoir entretenu vingt à trente femmes. +Il avait quitté depuis peu la Capitale. Le dégoût, triste enfant de la satiété, l'avait surpris tout au misieu des fêtes brillantes qu'il se donnait pour réveiller son goût usé. Il avait quarante-quatre ans, craignait l'ennui plus que la mort, et ne pouvait plus s'amuser. Poursuivant sans cesse le plaisir, cet être fugitif et rebelle, il avait traîné à sa suite une troupe complète de comédiens, de musiciens, d'auteurs à gages, et les cuisiniers les plus fins de tout Paris. Il avait encore amené des hommes soi-disant aimables, de jolies femmes dont malheureusement il obtenait tout ce qu'il désirait. +Sa campagne était charmante, tant par sa situation et par ses eaux, que par ce négligé de la nature qu'elle seule sait créer: mais il avait si bien fait, en voulant l'embellir, qu'on n'y retrouvait pas le moindre vestige de sa simplicité primitive. Aussi Messieurs les Auteurs ne manquaient pas de l'appeler un homme de goût, tout en bâillant dans son parc, superbement ennuyeux. +Autrefois il avait eu une affaire réglée avec Madame de Lorevel; et comme il était galant homme, il avait toujours entretenu avec elle une sorte de correspondance et d'amitié. La Marquise avait dit: allons donc voir cet homme rare, cet homme unique en fait de bonne chère; amusons-nous un peu à ses dépens, moquons-nous de sa maîtresse, allons le persifler tout à notre aise; rappelons sur-tout les bonnes histoires de la ville, mais sans oublier les présentes, qui valent bien les anciennes. +CHAPITRE XXVII. +Le Philosophe tardif. +On découvre le château: nos femmes petilloient d'impatience et de joie. +Le bruit d'un carrosse roulant annonce leur arrivée. Elles entrèrent dans la première cour, et demeurèrent fort étonnés. Elles crurent d'abord qu'on les avait trompées, et qu'on ne les avait pas conduites chez Sainval, mais chez quelque riche cultivateur qui faisait valoir ses terres par lui-même. Des sémoirs, des instruments d'agriculture et la nouvelle charrue frappèrent leurs regards. Tout ce qui concerne l'économie rurale, avait pris, sous de vastes remises, la place des équipages lestes et brillants. +Elles virent des gens occupés, ici à battre le blé, là à le vanner; ceux-là distribuaient les gerbes, ceux-ci en formaient des meules pyramidales. +hommes, femmes, enfants, tous travaillaient à l'envi l'un de l'autre, et chantaient en travaillant. +Notre ami serait-il mort ou ruiné, dit Madame de Lorevel; que signifie tout ceci? Bonne femme, ajouta-t-elle en s'adressant à une des paysannes, dites-nous qu'est devenu le pauvre Sainval, est-ce bien ici chez lui? -- Assurément, Madame, c'est ici chez lui: il se promène là-bas dans le jardin avec son bon ami M. le Vicaire. -- Son bon ami M. le Vicaire! dirent ces deux femmes en se regardant. Il n'est pas mort, mais il a perdu l'esprit. Se promener avec un Vicaire! mais ferait-il sa confession générale? oh, cela est trop plaisant, éclaircissons cette aventure; elle est neuve, unique, singulière. +Monsieur Sainval avait aperçu un équipage, de grands valets galonnés qui se promenaient déjà d'un air insolent et la tête haute; et ne pouvant deviner qui ce pouvait être, il s'était hâté de venir recevoir son monde. Il fût agréablement surpris, lorsqu'il reconnut ses anciennes amies. +ah! vous avez sans doute nombreuse compagnie à l'ordinaire, dit Madame de Lorevel; nous venons nous réjouir, entendez-vous? Allons, mon vieil ami, présentez-nous: où est Madame de la Saune? -- Elle est à six lieues d'ici, occupée à régler quelques comptes avec plusieurs de mes fermiers. -- Occupée à régler des comptes! est-ce qu'elle est folle aussi, elle? -- Non, assurément... +vous saurez tout, Mesdames: nous nous réjouirons, si vous m'en croyez; mais vous vous tromperiez, si vous étiez dans l'attente de trouver ici un cercle nombreux: l'âge, le temps, la réflexion m'ont instruit; je ne suis plus jeune, j'ai un peu changé de manière de vivre. Je n'ai que deux ou trois de mes voisins avec leurs femmes, et mon Vicaire qui, foi d'homme d'honneur, a beaucoup de bon sens, de probité, d'esprit même. -- Oh, vous m'excédez déjà, dit la Marquise, avec votre Vicaire: est-il admissible? renvoyez cet homme noir. -- Non, Mesdames, s'il vous plaît, c'est mon ami: vous serez instruites de tout, et vous m'approuverez. -- Mais, dit Madame de Lorevel, t'approuver! cela est fort. +Pourquoi as-tu bouleversé ta maison? +pourquoi as-tu du blé dans tes cours, des pigeons sur tes toits, des poules, des canards, des cochons?... Que font-là ces arbres fruitiers? dis, réponds, parles, es-tu devenu fou réellement, ou si tu plaisantes? N'allons pas si vite, répartit Sainval en se défendant: permettez, Mesdames, que je-vous fasse seulement deux ou trois questions. Vous m'avez jadis montré dans vos railleries tant d'esprit, de jugement et de finesse, que vous êtes en état de me répondre, et j'exige de vous cette complaisance.A quoi sert le faste? quel plaisir produit-il? en quoi augmente-t-il notre bonheur? +Quelle est la sensation voluptueuse attachée aux prestiges de l'orgueil? il n'en est aucune. Le faste est donc une pure sottise, une misérable vanité: on se gâte le goût, on effémine son âme, on rapetisse ses idées, et l'on n'est plus gonflé que d'un vide orgueilleux qui fatigue, et qui même ennuie son triste possesseur. Eh bien, Mesdames, voilà ce que j'ai éprouvé. +J'ai bien fait, je pense, de secouer mes brillantes chaînes. Heureusement que je suis revenu au point juste et vrai, au point où il faut se trouver pour goûter le plaisir. -- Mais, comme cela, tu as donc fait divorce avec le monde? Ah, s'il vous plaît, qu'est-ce que ce monde si vanté et que je n'ai que trop connu; ce cercle étroit qui se donne le titre exclusif de bonne compagnie! je m'en faisais une idée charmante avant que d'y entrer; je ne sais si c'est la satiété qui a servi à me guérir: mais de l'œil dont j'envisage aujourd'hui les choses, je ne puis me cacher que je vivais en insensé. -- Fort bien! le monde n'est plus qu'un composé d'extravagants; tu t'es bien formé, à ce que je vois. Mais examinons un peu quel était mon genre de vie. J'allais aux spectacles, et ils ne m'amusaient que par rapport aux loges: d'ailleurs je m'ennuyais; et cependant je craignais de les voir finir, parce que je redoutais encore plus le moment qui devait leur succéder. En effet, la pièce achevée, j'allais sans affaire et sans objet voir des gens qui m'étaient indifférents, et qui partageaient mon indifférence. Là, on parle de la nouvelle ou de l'événement du jour, et l'on déguise presque toujours sa façon de penser. L'un fronde, l'autre approuve: on questionne, mais on ne répond point: on raisonne, mais c'est lorsqu'il faudrait plaisanter: on n'entend que des propos sans idées, et l'on ne voit que des idées sans liaison: les principes ne semblent faits que pour préparer des inconséquences; de la légèreté, de l'esprit, de la finesse, des manières d'être, mais rien qui parte du cœur; c'est l'habit qui parle, comme le dit fort bien notre ami J. J. Rousseau. -- Voyons! écoutons jusqu'au bout, si le Ciel nous en prête la force. -- Enfin, Mesdames, je me rendais dans la maison où je devais souper: on me faisait jouer sans miséricorde; et je prenais des cartes, parce que je redoutais encore plus la conversation que le jeu. On soupait, on faisait la meilleure chère du monde; mais elle passait comme un éclair. Si les mets étaient excellents, ils n'étaient assaisonnés ni par la cordialité, ni par le joie; et sans ces deux convives toujours invités et toujours si rares, il n'y a point de volupté dans les repas. On ne songe, à table même, qu'à achever les parties, ou a en recommencer de nouvelles. L'avarice donnait aux plus jolis visages un petit air de furie, qui défigurait leurs charmes. La vile soif de l'or altérait tous les cœurs. Ensuite on veillait à toute force, dans la seule crainte de s'éveiller de trop bonne heure le lendemain. +Chaque jour on recommence servilement le même train: on a seulement le rare avantage d'être avoué pour l'amant de la femme qui vous donne à souper, ou qui vous mène dans la maison où l'on soupe. On voit des fêtes sans gaîté, des intrigues sans mystère, de l'éclat sans plaisir; et, pour me servir du terme employé du bonheur, sans reconnaissance. Les jours sont enveloppés dans une vicissitude de riens, qui se succèdent sans se renouveler. On n'est jamais avec soi même. Les femmes, plus imprudentes que faciles, se rendent par complaisance. Plus souvent elles sont incommodes: sans se soucier de vous, elles veulent vous occuper. Des hommes les prennent, plus par air que par goût. Les faiblesses sans passion sont toujours sans volupté, on cherche le plaisir, il fuit à tire d'aile... Oh, dites-moi, si ce tourbillon frivole mérite quelques regrets. -- Mon pauvre ami, ton âme est en léthargie; je le vois. +Que puis-je te dire dans l'état de langueur où tu sommeilles: la triste philosophie est le recours des misérables; on ne peut plus jouir, on se dit au-dessus des plaisirs du monde. Va, le palais de Salomon avec toutes ses dépendances, ne réveilleroit aucun goût dans ton âme éteinte, tu es trépassé. -- Soit; mais, grâces à Dieu, me voilà libre, et qui plus est, heureux. +Je prendrai du monde ce qui me conviendra; ce ne sera ni une épigramme, ni une mauvaise plaisanterie, qui me feront changer de dessein.La Marquise et son amie poussèrent un long soupir, et haussèrent les épaules pour toute réponse. +On servit un dîner très-délicat; mais sans faste, sans prodigalité, sans vins de liqueur. Tous les mets étaient bons, mais ils n'étaient pas colorés par un travail perfide. On fut gai, mais personne ne débita de froides extravagances. On avait de bons fruits, mais point de glaces. La Marquise trouva tout cela bourgeois, le dit sans ménagement, berna le Vicaire, qui ne fit pas même semblant de s'en apercevoir, trop sage pour s'offenser d'une sotte impertinence qui ne faisait tort qu'à son auteur. +Mesdames, dit Sainval, je suis un campagnard; je ne lis plus, pas même le Mercure de France: comment va le Théâtre François? La dernière pièce que j'ai vu jouer, était le Pere de Famille; j'ai gémi de voir un si beau drame si mal exécuté: fait-on beaucoup de pièces dans ce goût? il me paraît utile. +Je voudrais qu'au lieu de ces tragédies froides ou bizarres, dont des Auteurs sans âme nous endorment depuis dix ans, on nous donnât plus fréquemment de ces drames touchants, qui peignent les malheurs et les devoirs de la vie civile. Ces drames présentent des tableaux réels, utiles, et sur-tout plus près de nous. Quel rapport y a-t-il, s'il vous plaît, entre les fureurs de l'ambition, le courage extrême de la liberté, son noble enthousiasme, et les mœurs d'un citoyen qui ne peut être que soumis et paisible. Quoi! +toujours des têtes couronnées et qui parlent en vers! En vérité, les rois sont trop loin de nous; ce ne sont presque plus nos semblables. J'aime à retrouver sur la scène mes concitoyens, leurs passions, leurs faiblesses et jusqu'à leur langage; les larmes que je verse en sont plus délicieuses. -- Tu as donc aussi perdu le goût, mon pauvre ami; tu outrages la majesté de la tragédie, qui endort quelquefois, mais qu'on respecte toujours. +Ton âme est retrécie dans un cercle bourgeois: ce que c'est que de n'avoir point de goût! -- Madame, le goût est un mot que chacun interprète à son gré; le plus mince Ecrivain donne le sien pour règle; je n'aurai point le vôtre d'accord. Instruisez encore mon ignorance; j'aime le naturel, la vérité, le beau simple: que fait-on à Paris, en fait de littérature? -- Force Romans; les plus vides, les moins chargés d'aventures, mais en récompense, écrits du style le plus chaud. Je ne peux plus lire de romans: dans la jeunesse, ils peuvent servir d'aliment à une imagination surabondante; je m'occupe d'ouvrages sérieux et raisonnés, faits dans la vue de l'utilité publique. Entr'autres bons livres que ce siècle frivole a produits, je viens de lire avec délices l'excellent Traité des Délits et des Peines. J'ai entendu parler de ce livre; que veut-il dire? -- Madame, il prend la défense des malheureux qui languissent dans les prisons; il implore la pitié de Messieurs les Juges; il les supplie de mettre beaucoup de circonspection dans leur interrogatoire, et de l'humanité dans leurs jugements; il indique la peine que mérite chaque espèce de délit. -- Mais, mon cher, reprit d'un air étonné Madame de porte de quelle manière on les jugera? +Lorevel, probablement vous ne serez jamais dans le cas de ces misérables; de quoi vous mêlez-vous? Que vous imPourquoi allez-vous vous jeter entre le bourreau et un coquin, pour savoir si l'un doit ou ne doit pas conduire l'autre à la potence? Adoptez ce système nouveau, facile et commode; ce système qui regarde avec indifférence tout ce qui est hors de nous, qui dit avec je ne sais quel Auteur qui peint sa belle âme dans ses écrits: Je n'aime point les hommes, parcequ'ils ne sont point aimables; ils me sone indifférents. J'admire l'homme généreux, mais je ne l'imiterai pas. Que m'importent les maux de l'univers? mon bonheur est dans ma caverne. -- Avec votre permission, Madame, cet auteur n'est point aimable lui-même; toute maxime qui tend à éloigner l'homme de l'homme, est fausse, mauvaise et pernicieuse; qu'il agisse d'après ses principes, mais qu'il nous laisse les nôtres. -- Quoi! vous allez sérieusement prendre la défense de ces bandits? +peut-on trop verser un sang aussi vil, aussi dangereux? Vous voulez donc qu'on vous égorge chez vous! +Si j'étais Lieutenant-Criminel, moi, j'accumulerois toutes les tortures; j'intimiderois tellement cette race de scélérats, que l'on n'en verrait plus un seul sur la face de la terre. -- Madame je suis homme, j'aime l'ordre et l'équité; ce ne sont pas des moyens violents qui l'entretiennent. Je sens que des rapports secrets me lient à la justice et à l'harmonie, et je chéris mes semblables, parce que je les honore comme des êtres intelligents, capables de perfection et de vertu, et nés pour agir sous les yeux d'un Dieu qui contemple leurs efforts pour le bien. Du haut de ce point de vue élevé, on ne resserre point son existence, on l'étend, on l'aggrandit, s'il est possible, pour le bien de l'univers. -- Ou, pour mieux dire, pour satisfaire son orgueil. -- C'est une autre thèse, Mesdames: qu'on me donne beaucoup d'orgueilleux de cette nature, je les respecterai encore. +Madame de Lorevel toussa pour faire cesser cette conversation assomante, et Sainval se mit à parler de toute autre chose avec la même aisance et la même franchise. +CHAPITRE XXVII. +Le Jardin du Philosophe tardif. +Apres le repas, Sainval que la philosophie avait agguerri, leur fit voir tranquillement sa maison et ses jardins, souriant des propos légers de Mesdames. Tout le luxe était disparu: adieu statues, orangers, treillages, cascades, serres, etc. C'étaient les mêmes agréments, les mêmes commodités; mais on n'y rencontrait plus ce qui n'est que la pénible recherche de l'art, ou l'éclat orgueilleux de l'opulence. Nous voilà dans une ferme, dit Madame de Lorevel: comme tout est changé! quel goût bizarre! +apprenez-nous le mot de cette énigme, insensé que vous êtes. +Ciel! un potager dans un parterre! +Pourquoi avez-vous tout bouleversé? à chaque pas que l'on fait, il y a de quoi se récrier sur le mauvais goût qui règne de toute part. -- Je crois, Mesdames, que le mauvais goût est justement celui qui a prévalu en France dans la distribution de nos jardins. +Quoi de plus triste, en effet, que cette froide et ennuyeuse symétrie qui alligne de longues allées où la vue se perd sans objet déterminé! Quoi de plus barbare que ce ciseau qui mutile servilement la tête pompeuse de ces arbres, pour leur donner la forme d'un chou ou d'un éventail! Quelle manière petite et monotone! A force d'esprit, le François a tout défiguré. +Au lieu d'employer le fer à retrancher simplement le luxe de la nature, il a fait disparaître ce superbe feuillage, ces rameaux touffus, enfants d'une noble fécondité. Ennemi d'une riche abondance, fier d'un talent destructeur, il a courbé le sommet imposant des sapins et des chênes sous le joug d'un goût puéril. Il a voulu que tout soit captif comme lui; de petits parterres compassés, des charmilles taillées, des quinconces sans ombrage. +Voilà ce qui remplace ces bois de haute futaye, qui couronnaient les têtes sensées de nos aïeux. +J'ai rejeté l'insipide symétrie et ses froids ornements; j'ai imité l'irrégularité magnifique de la nature, et ce désordre touchant qui dit tant de choses à un cœur sensible. Voyez si ces allées ne semblent point plantées au hasard. Elles forment mille circuits, elles présentent des points de vue charmants et variés; malgré qu'on en ait, elles font naître la douce rêverie. +C'est ici que se plaît l'œil avide de changements; il aime à parcourir ces détours, ces labyrinthes, ce paysage négligé. Ici se trouve un bosquet, là une grotte, plus loin un amphithéâtre de gazons. Ces bassins ne forment plus un rond ou un carré parfait; ils ne sont point revêtus de marbre, ils sont tels que la nature les aurait façonnés. -- Voilà qui est fort beau! point de sable, point de corbeilles, point de treillage, point de vases de porcelaine: un désordre, une confusion extrême; et cela, pour suivre les idées de quelques Anglois sans goût, qui les ont empruntées de quelques magots de Chinois; ce chaos agreste est bon pour des esprits atrabilaires qui aiment à promener leur mélancolie sous des bois épais, horribles comme les forêts ténébreuses des anciens Druides. -- Eh quoi, une forêt sauvage ne vous inspirerait point une sorte d'admiration? vous verrez que la nature ne sait pas faire un jardin. Si j'avais senti cette nature il y a trente ans, comme je la sens aujourd'hui, ô que j'aurais accumulé ici de beautés simples et naturelles! mais lorsqu'on plante, peut-on se flatter de jouir comme lorsqu'on bâtit. -- Voilà pourquoi chacun bâtit aujourd'hui, et fait raisonnablement. Je reconnais l'esprit du siècle; mais je ne l'approuve point. Périsse ce funeste égoisme! Si le Ciel me prête des jours; mes neveux me devront le jardin le plus intéressant. Je ferai comme les Chinois dont vous me parliez ci-devant; je pousserai l'imitation de la nature jusqu'à élever de côté et d'autre des espèces de rochers: les arbres qui seront plantés dessus, seront inclinés. Pour y monter, il faudra qu'on les escalade. Plus bas j'aurai un paturage, où je verrai le bélier bondir d'amour. Dans le réduit le plus solitaire, je bâtirai des ruines: on croira voir les débris d'un palais, et la teinte vénérable de ses murailles noircies par le temps. Sentez-vous quel effet cela jettera dans l'âme? -- Tu aimes les idées riantes, à ce que je vois; sans doute tu sémeras aussi, par-ci par -là, quelques tombeaux isolés, dont la rencontre subite donnera lieu à quelque réflexion morale; point essentiel et qu'il ne faut jamais omettre dans un tour de promenade. -- Vous raillez; mais si je ne consultais que moi, la décision serait prompte: cependant je ne suis point enthousiaste, et je ne braverai point la faiblesse nationale, et sa fureur pour le joli; je sais comme il faut traiter d'abord avec un peuple saupoudré d'ambre. -- Oh, qu'importe les épithètes, s'il est le plus aimable et peut-être le plus heureux de tous les peuples. Vous riez... ce que je dis n'est peut-être pas si déraisonnable que vous le pensez; mais pour ne pas entrer dans des dissertations que je hais à la mort, avouez que la nature elle même nous a donné l'idée des grâces. Quoique tu en dises, elle ne se montre souvent que jolie; elle est fertile en productions ingénieuses; elle attend encore la culture, pour paraître plus brillante. -- Oui, mais par elle-même elle est toujours sans affectation; et c'est ce vice que je condamne dans l'homme. Il arrive, il ose porter la main sur ses beautés naïves, il exagère, il défigure, il franchit les bornes, et sous sa serpe les grâces expirent. Pour moi, je veux qu'un bocage ne soit arrondi ni par le fer, ni captivé par des liens. Je veux que les oiseaux puissent s'y cacher, afin qu'ils fassent mieux résonner au loin leur tendre ramage. Je veux qu'un tapis émaillé par la main du printemps, n'ait point une figure géométrique. Je veux que l'onde agitée des ruisseaux ne soit point empoisonnée dans des canaux d'airain. +Je veux que l'ombre des arbres ne soit point coupée comme l'ombre que jetterait une muraille. J'aimerai mieux suivre une nappe d'eau qui tombe, fuit, s'échappe sans règle, va mouiller le gazon, que de voir une onde croupie et faiblement jaillissante sortir de la gueule d'un monstre. Si je veux des fleurs, j'aimerai mieux les chercher éparses dans tous les coins, que de les trouver réunies dans le treillage d'une corbeille. Si je veux me reposer, j'aimerai mieux me coucher sur le dos d'une petite colline, que sur un large banc de pierre. Mes pieds fouleront avec plus de volupté une pelouse, qu'un sable aride et brûlant. +Arbres majestueux qui bravez un art régulier, qui jetez de toute part votre feuillage superbe, j'aime votre luxe indocile; montrez-moi, cachez-moi tour à tour le disque du soleil; que ses rayons brisés et perçant à peine votre voûte épaisse, viennent se jouer autour de moi, et varier sous mille formes circulaires les nuances lumineuses qu'il empreint sur le vert gazon! -- Tout-beau, tu prends en main la lyre; tu deviens aussi bon descripteur qu'un Poëte allemand. Il ne vous fera pas grâce d'une feuille ou d'un rayon qui se joue à travers les branches d'un arbre. -- Mesdames, pardonnez, le plaisir m'emporte: je vous peins le secret et le doux intérêt que m'inspire l'aspect de la nature. Ah! que ma maison de campagne n'est-elle plutôt située sur le bord de la mer! Là, je jouirais de ces grands phénomènes qui ne portent à l'âme que des idées majestueuses. Je verrais le soleil se lever sur cet océan immense, le colorer des plus doux rayons aux heures de l'aurore, l'embraser de ses feux à son coucher. Je ne perdrais jamais de vue ce spectacle renaissant et toujours sublime. Je monterois sur une colline, un Rousseau à la main: je lirais ce Philosophe, où il doit être lu pour être bien senti. +Le calme, la majesté, la sérénité des airs, l'éloignement des passions des villes, cet horizon vaste où l'on a, pour ainsi dire, la sensation d'un nouveau monde, tout m'apporterait une jouissance où je rajeunirois mon imagination, mon âme et mes sens, Je te souhaite de tout mon cœur cette volupté que tu désires si fort: va t'établir sur le rivage de la mer; ce doit être un pays charmant, où tu verras la bonne compagnie; mais du moins explique-nous avant ton départ l'énigme d'un si grand changement. -- Voici le mot, Mesdames: vous connaissez Madame de la Saune, c'est à elle que je dois ma reforme. Comment! elle qui était si vive, si enjouée, elle qui raisonnait le plaisir d'une manière si sublime; cela ne se peut, ou cela crie vengeance. Nous irons toutes soulever l'univers, déposer contre elle. +-- Pardonnez-moi, cela se peut, car cela est. Vous savez qu'il était presque impossible de satisfaire à tous ses goûts, tant ils étaient variés; d'obéir à ses caprices, tant ils sortaient de la règle. La vivacité, la fécondité de son imagination ne reposaient jamais. Ce fut elle qui ordonna cette fête, j'ose dire magnifique, où je tâchai de surpasser toutes celles que j'avais données jusqu'alors. +Mes auteurs et mes musiciens avaient composé un opéra allégorique, où les personnages faisaient l'éloge et du maître, et de son séjour enchanté, et de ceux qui l'habitaient. Cet opéra fut précédé d'un repas splendide, où tout ce qui peut flatter le goût était rassemblé. Il fut suivi d'un bal, où se trouva, je crois, une province entière. Je me donnais tous les mouvements possibles, pour que rien ne manquât. +J'étais dans une agitation perpétuelle: tout le monde jouissait de la fête, excepté moi. On battait mon parc, mon château semblait être au pillage. +Allant, venant, hors d'haleine, demi-mort de fatigue, j'étais trop content lorsque j'avais la satisfaction d'entendre en passant: il faut avouer que nous nous divertissons bien, Sainval est un homme unique! +Cependant cet homme unique ne ressentait jamais plus vivement l'ennui, qu'au milieu de ces plaisirs turbulents. Je bâillois malgré moi, en voyant les autres bâiller malgré eux. +Je m'efforçais de rire; la joie frappait à mon cœur, et n'y faisait point son entrée. Je voulais enivrer je ne sais quel chagrin qui me poursuivait, et je ne faisais que m'étourdir. Il en était, je crois, de même des autres, malgré toutes les démonstrations affectées d'une joie parfaite. Le lendemain cependant, j'eus encore la folie de me tourmenter du projet d'une fête nouvelle. Je donnais la torture à mon esprit, lorsque j'entendis derrière un buisson, qu'on se moquait tout haut de ma fête et de moi. On ridiculisoit mon empressement et mon zèle, on raillait ma bon-hommie, on persiffloit ma générosité. Devinez qui m'habillait de la sorte; c'étaient mes Poëtes, eux qui m'avaient tant loué la veille! Ils ajoutaient que j'étais un sot, décidément un sot, moi qui les nourrissais. Ah! parbleu oui, j'étais un grand sot d'alimenter une espèce aussi vaine et aussi méprisable. +J'allais encore, malgré mon dépit, ordonner la fête que j'avais nouvellement conçue, le tout pour complaire à Madame de la Saune, dont les volontés sont et seront toujours pour moi des ordres sacrés: mais au lieu de m'applaudir avec ses transports ordinaires; lorsque je lui exposai le plan et les détails, elle m'écouta froidement. (Je ne sais si, de son côté, elle n'avait pas entendu son panégyrique de la bouche de ces Messieurs.) +Elle me dit: vous comptez sur moi, désabusez-vous; je suis lasse de périr d'ennui, en courant après le plaisir. +Toutes nos Dames sont dans le même cas: ce tumulte brillant fatigue bien plus qu'il n'amuse. Assurément, vous êtes l'intendant des plaisirs d'autrui, et les vôtres sont nuls. Il est temps d'être sage et de vivre pour soi: je veux vous délivrer de ce fardeau; venez avec moi. -- Où allez-vous donc, Madame; à Paris? -- A Paris! ah, je puis vous protester que de longtemps on ne m'y verra. Je vais dans une de mes terres respirer à mon aise; loin de la cohue, vivre seulement pour quelques amis, et voir dans une indifférence absolue le reste du monde; je vais enfin lui rendre ce qu'on reçoit de lui. +Je fais divorce avec la vanité, déesse brillante et trompeuse: son phosphore est dissipé. Puissé-je vous dessiller les yeux, et vous faire sentir que, pour être heureux, il faut rentrer en soi et non prodiguer son âme à tout venant. J'ai été folle, légère, capricieuse; mais voici le meilleur de tous mes caprices. Un rayon lucide a éclairé mes esprits; je suis toujours à vous, si vous voulez suivre mon genre de vie. Je lui répondis qu'elle savait que ses plaisirs seraient toujours les miens. +Eh bien, dit-elle, vous congédierez tous les inutiles dont cette maison est surchargée; et ces petits Poëtes perpétuels égoistes, et ces fades musiciens, et ces prétendus agréables, tous gens vains, frivoles, dangereux, qui s'aiment profondément, qui n'aiment qu'eux, et qui, à l'abri d'un talent équivoque et le plus souvent imaginaire, s'estiment des êtres importants, -- Ah, ah, voilà de l'humeur; cela contredit la froide tranquillité de la vraie philosophie. Tous les hommes ont leur vanité et leur folie: celle des poètes et celle des musiciens n'est pas toujours la plus insoutenable. Permettez, Mesdames, que je continue le discours de Madame de la Saune. Nous distribuerons notre temps de la manière la plus convenable; quatre mois à Paris, et huit à la campagne. Au lieu de cette profusion insensée qui faisait rire l'envie, nous répandrons nos bienfaits dans le sein des malheureux. Pensez-vous que notre argent sera plus mal employé? -- Ah, Madame, repris-je, toutes vos vertus ne m'étaient pas encore connues: elles se développent chaque jour; je suivrai en tout les lois d'un cœur aussi généreux que le vôtre. +Depuis six mois, nous vivons sur ce nouveau plan: vous ne sauriez croire combien les jours me sont devenus intéressants. Le matin je donne audience à ceux qui ont besoin de mes secours; j'écoute le récit de leurs affaires: en vérité, j'apprends souvent des histoires attendrissantes, singulières, pathétiques. Il se trouve des situations touchantes, rares. Il y a huit jours qu'on a trouvé deux pauvres petits jumeaux que, pour conserver son honneur, une fille tendre et malheureuse avait exposés en pleurant. Eh finis, garde ton histoire pour compléter celles que tu inséreras dans le roman dont tu gratifieras le public à tes moments de loisir. -- Mesdames, tout ce que je dis est véritable. Les bonnes gens! ils me comblent de bénédictions, ce qui vaut bien des louanges. Je soulage de pauvres malheureux, qui meurent de faim. --. Qui meurent de faim! voilà nos Philosophes; ils ont toujours à la bouche des figures de rhétorique. Ah, Mesdames, plut à Dieu que je n'usasse en cette occasion que de figures de rhétorique; mais cela n'est que trop vrai, vrai au pied de la lettre. Eh bien, chacun pour soi sur cette machine ronde. Est ce moi qui suis chargée de procurer à l'homme un bonheur que la nature lui a refusé? Ah, Mesdames, n'entamons pas cette thèse; elle est trop belle, trop auguste, pour être discutée d'une manière frivole ou profane. -- Mais tu m'excédes avec tes grands mots; brisonslà, je te prie. -- Soit... je vous dirai seulement que je suis devenu enthousiaste des travaux de l'agriculture; mon livre favori est l'ami des hommes. O le digne, ô le brave, ô l'honnête citoyen! Voilà un auteur qui mérite l'hommage de la France. C'est l'avocat du faible, le défenseur de l'infortuné; c'est le génie qui réclame les droits de-l'humanité, et ceux de la justice contre la force et l'oppression. +Je suis partisan de la nouvelle charrue, malgré les adorateurs des antiques abus. Il en est un sur-tout qui subsiste, et que je viens d'effacer dans toute l'étendue de mon territoire. -- Dis-nous, as-tu fait serment de nous assassiner? eh finis. -- Mesdames, ceci est très important, écoutez jusqu'au bout, je vous prie. +On a la manie de couper les épis par le pied: pendant cette opération, leurs têtes se heurtent, se froissent les unes contre les autres; les grains les plus gros et les plus murs s'échapent, tombent, sont foulés aux pieds; ensuite pour former la javelle, on l'agite, on la retourne en tout sens, on la presse avec effort sous le genou, encore des grains qui tombent et à jamais perdus! quelquefois les chemins en sont tout couverts. Pour moi, j'ai suivi la méthode usitée en Angleterre, (qui, par parenthèse, est faite pour nous donner des leçons en toute chose utile.) On coupe mes épis, mais c'est par la tête; le grain précieux qui nourrit l'homme, doit être sévèrement compté. Chaque moissonneur les renferme soigneusement dans un tablier fait à cet usage, et qu'il porte devant soi; ensuite il va les déposer dans un chariot couvert et bien entouré. Par ce moyen, rien ne tombe, rien ne se perd; et j'ai trouvé le secret d'augmenter ainsi ma récolte d'un bon quart, à l'exemple de nos maîtres les sages Anglois. -- Quoi, mauvais citoyen aussi! tu loues les Anglois, des barbares qui sont vainqueurs sur mer, qui ont un théâtre sanglant, et chez lesquels le peuple est compté pour quelque chose. Mesdames, souvenez-vous que vous leur devez le savant jeu du Whisk; cela doit, je pense, vous apaiser en leur faveur: pour moi qui ne joue plus, si vous saviez quel plaisir j'ai à planter de mes mains un arbre fruitier, à émonder un poirier, à greffer un sauvageon! je cueille quelquefois une salade avec une volupté sensuelle, prémices du plaisir délectable que j'aurai à la manger. +La Marquise le fixa, lorsqu'il achevait ces derniers mots; puis éclatant de rire, ah çà, mon cher, ton sang-froid me fait croire que tu es complètement fou; ou plutôt, c'est un rôle singulier que tu joues pour te faire rire. On arbore le drapeau de la philosophie, c'est un travers dont on est convenu; mais, en vérité, il est devenu trop commun, pour que tu en fasses aujourd'hui parade. Mesdames, tout ce que vous apercevez ici doit vous convaincre que je n'ai pas prétendu faire un badinage. -- Eh bien, cela me confond, dit Madame de Lorevel; mais avouez du moins que vous vous êtes jeté dans ce nouveau genre de vie, à peu près comme une femme galante se jette dans la dévotion, lorsqu'elle entend sonner l'heure fatale de la retraite; avec cette différence, que l'entêtement vous y retient, tandis que la dévote n'a pas encore renoncé tout-à-fait au plaisir, mais sauve plus habilement les apparences. Votre Madame de la Saune vous mène et vous sevre peut-être de ce qu'elle se permet. -- Oui, mon ami, ajouta la Marquise, tu te conduis comme un imbécile: à ton âge, en croire une femme, épouser sa reforme, effacer son ridicule par le tien propre! Ah, vous voulez me piquer; vous vous fâchez donc: mais je ne suis point hypocrite, je suis Philosophe, rien ne m'ébranle. -- Philosophe! ah oui, car vous ne sentez plus rien. Je ne sens plus ce qui est faux, et voilà précisément pourquoi je suis heureux. -- Quoi! tu oses vanter ton bonheur! tu es comme ces gueux qui font encore parade de vanité. Un moment donc, Mesdames, et vous serez de mon avis. -- De ton avis! -- Oui, je m'en flatte: autrefois mes souhaits étaient remplis aussitôt que formés; rien n'avait pour moi l'agrément de la nouveauté; je jouissais trop pour savoir jouir. Aujourd'hui je suis comme un avare qui détache un ducat de son monceau. +J'achète avec peine le plaisir, aussi me paraît-il délicieux. -- Quelle extravagance! quoi, c'est toi qui raisonnes ainsi; c'est toi qui as perdu l'esprit! -- Oui, j'ai perdu l'esprit de suivre la bonne et simple nature, source de tous les biens. -- La nature! voilà un grand mot, dont le moindre pédant me bat sans cesse l'oreille. La nature! que signifie ce beau mot? Je suis aussi la nature, moi, en faisant ce qui me plaît; et l'arrêt de ma volonté est sans doute le meilleur. -- Eh, Madame, vous n'y êtes pas: on suit la nature, quand on vit sous les lois simples de nos besoins nécessaires, quand on écarte les besoins factices, origine de tous nos maux; quand on renonce à ces biens d'opinion, qui ne flattent que l'orgueil; quand on ne compte plus les jugements des hommes pour quel-que chose; quand on ne se fatigue plus à leur plaire, comme s'ils en valaient la peine; quand on les apprécie ce qu'ils valent, et qu'on est parvenu à ne les point craindre, à ne point les supplier, à exister indépendant de leurs lois minutieuses, de leurs petites tyrannies, de leurs décisions frivoles, de... +-- Miséricorde! n'achève pas, mon cher Philosophe; je te reconnais tel, car tu allais me dire de grosses injures. -- Moi, Madame! -- N'allais-tu pas me dire en termes longuement alambiqués, que tu te souciais fort peu de la manière dont je pourrais penser de toi. Il est vrai; mais ce ne sont point là des injures. -- Adieu, mon cher Philosophe, reprit Madame de Lorevel: tu es mort, enterré, perdu, noyé. +Tu renonces au suffrage des femmes! tu as raison, c'est avoir du moins l'avantage de se connaître. Je ne reste pas ici, car tu me donnerais des vapeurs.... Vis avec la nature, sous les lois de la nature, dans l'exacte nature; tu en es assurément très-digne. +Lis ton Rousseau, cueille ta salade, donne audience à des gueux, extasie-toi avec ton Vicaire, bâtis des ruines: adieu. O quel original! Sur quelle tête faudra-t-il dorénavant compter! -- Mesdames, vous voulez partir; mon ermitage ne vous plaît point, tant-pis pour vous. Courez bien après le plaisir; saisissez, si vous le pouvez, cet être trompeur et fugitif; je ne désespère pas qu'un jour vous ne reveniez me voir avec des sentiments tout opposés. Quelques années de plus effacent les brillantes couleurs de ce miroir magique que l'on nomme imagination; et l'on vient se contempler dans le cristal véridique d'une fontaine pure. -- Quoi, tu fais aussi des phrases! tu as volé celle-ci au prône de M. le Vicaire. Adieu, adieu. Et elles s'en allèrent; et elles répandirent, écrivirent partout que Sainval était devenu fou, impoli, entêté, bizarre, agriculteur, philosophe enfin! +CHAPITRE XXIX. +Bourdeaux ou Bordeaux. +Le premier coup d'œil de Bordeaux est imposant. Son port, qui forme un croissant, est magnifique. +La statue équestre de le Moine est admirable. Le port de construction des navires inspire une sorte d'intérêt; mais tous ces édifices masquent des mazures. Cette ville peint assez ses habitants: ils paraissent fastueux, et ils sont mesquins. On dirait d'eux d'abord qu'ils sont quelque chose, et puis ce n'est plus rien. Ils jouent plusieurs vertus, et sur-tout la bonhommie.La Marquise passait cependant les bornes; elle affectait de trouver tout maussade, ridicule, insupportable. +Toute phrase qui n'était pas du ressort de sa coterie, était ignoble; toute idée étrangère à ses idées, n'était pas recevable. Elle triompha beaucoup de porter la coiffure du jour, et jouit du dépit des femmes qui n'avaient point les étoffes nouvelles. +Elle voulait trouver aussi les hommes mal faits, gauches, ignorants: mais comment y parvenir? il en était bien quelque chose; mais on ne pouvait se passer d'eux, il fallait bien s'en amuser. Le procès de Madame de Lorevel n'était rien moins qu'une privation de douaire, pour cause d'inconduite. +Son mari l'en avait frustrée, et elle le réclamait avec un front d'airainComme elle n'était plus d'âge à gagner son procès, elle prit la Marquise pour solliciteuse. Présidens, Conseillers, Rapporteur, tous lui promirent un jugement des plus favorables. +Cependant les Avocats, en plaidant l'affaire, entraient dans les détails les plus curieux, et amusaient toute la ville des histoires qu'ils avaient pu ramasser. Celui qui disait le plus d'injures à l'autre, passait, selon l'usage du Barreau, pour le plus éloquent. +Tous ces Robins aux cheveux longs, à la figure roide, au ton pédant, n'étaient guère agréables à notre Marquise: mais il est dans la vie de mauvais quart-d'heures; que l'on met au rang des affaires fâcheuses et inévitables.Bientôt on ne parla plus que d'elles, leur porte fut assiégée. +Elles dicterent des lois, on les trouva aimables; parce qu'elles avaient ce ton léger et demi-libertin qui séduit tous les hommes: d'ailleurs toute Parisienne transplantée en province, a toujours un succès passager. Elles n'étaient pas faites pour négliger rien de ce qui pouvait leur procurer quelque plaisir. +Cette aisance qu'elles apportaient de le Capitale, eut des attraits pour des gens qui ne peuvent se déguiser à euxmêmes, qu'ils ne sont rien moins que légers. Leur conversation roula d'abord sur la Cour; et l'on sait que ce chapitre est un appât bien séduisant pour le provincial. On leur faisait mille questions ridicules, dont elles riaient tout bas, et auxquelles elles répondaient avec un sérieux affecté. Elles avaient connu tel Ministre, fréquenté tel Conseiller d'Etat: tous les gens en place étaient de leurs amis; et la plupart des grâces accordées, étaient le fruit de leurs recommandations. Elles duperent le bourgeois sot et crédule, qui comptait déjà toucher aux faveurs qu'il ambitionnait par leur canal Elles eurent dans la ville une certaine considération, qu'on leur accorda, sans trop savoir pourquoi. La renommée, de tout temps, fut la fille du hasard. +Elles profitèrent avec habileté de l'opinion publique, qu'il est dangereux de laisser refroidir. Elles se livrèrent à toutes leurs fantaisies, et commencèrent à afficher une liberté entière dans leur conduite, ainsi que dans leur propos. Quand cette manière d'être ne rend pas ridicule en Province, elle donne une grande célébrité. Si elles scandalisoient la ville, elles n'avaient qu'à dire que tel était le bon ton, et que quiconque le trouvait mauvais, n'avait point l'usage du monde. La crainte de cet affreux ridicule, faisait que les jeunes gens leur applaudissaient; et les gens sensées étaient obligées de renfermer leurs pensées en eux-mêmes. +CHAPITRE XXX. +Spectacle de Province. +ELles allèrent au spectacle, et trouvèrent tout pitoyable. Ce qu'ily avait de vrai cependant, c'est que les acteurs étaient entre eux plus d'accord sur la scène, qu'à Paris même. +On ne voyait pas, comme sur le pauvre théâtre de notre Capitale, la disproportion choquante d'un seul bon acteur et de six autres insupportables. +Là, du moins, on jouait Corneille et Moliere; on repassait les pièces anciennes. Un amateur jouissait d'une certaine diversité inconnue à Paris, où la paresse orgueilleuse des Comédiens traite le public comme bon leur semble. La Marquise fit comme quelques-uns de nos petits auteurs: elle se plaignit hautement de ce qu'on jouait cet antique Corneille avec sa fierté romaine, sa politique ennuyeuse et son style tudesque. Elle déclara que cet homme n'avait point de goût, point de génie, point de style. Elle prétendit que nos pièces modernes étaient bien mieux écrites. Elle ne sentait pas plus le mérite de cet écrivain sublime, que ses impudents et ignares détracteurs. La gloire de Corneille est d'être combattue par ces âmes faibles et froides, qui ne sont susceptibles que d'une basse envie, laquelle ne sert pas même à les éclairer. +Elle trouvait aussi qu'il n'appartenait qu'à la Province de rire aux bons mots de ce Moliere, qui n'étant point venu dans un siècle aussi ingénieux, aussi fin, aussi poli que le nôtre, avait ignoré le ton de la bonne compagnie. +Il n'a peint, disait-elle, que des caractères qui exigent de grands coups de pinceau; cela était fort aisé, tous ses personnages sont extrêmement saillants; c'est de la ronde bosse: il faudrait aujourd'hui plus d'art; il faudrait, pour saisir nos mœurs actuelles, des touches plus variées, plus délicates, plus subtiles, sur-tout plus ingénieuses. Moliere était un homme fort ordinaire; point de miniature, d'anatomie déliée; il ne saisit que ce que tout le monde a vu. Il a poussé la farce un peu au-dessus de sa portée, il a voulu faire rire le peuple, et il a réussi. S'il revenait au monde, il travailleroit sûrement pour Nicolet, ou bien il prendrait une autre manière. Elle jugea aussi souvérainement des acteurs, décida de leurs talents par leur figure, prédit leurs destinées futures, et arrêta qu'on ne sentait qu'à Paris. +A tous ces avantages, la Marquise voulut joindre celui du bel esprit, le plus à la mode de tous. C'est une maladie récente dans les femmes, et qui même a ses redoublements: elle devrait bien faire ressusciter Moliere, ou du moins quelqu'un qui en approchât, quoique de loin. La Marquise eut soin de rassembler tout ce qui se disait Auteur dans la ville. +Qui croirait que Bordeaux eût sa pépiniere de Poëtes! Il est vrai qu'ils écrivaient, sans soupçonner le caractère de leur langue, et qu'à chaque phrase ils commettaient vingt gasconismes, tous plus réjouissans l'un que l'autre; mais ce n'étaient pas les Poëtes qu'elle recherchait, c'étaient leurs louanges. Elle se vit environnée; et, de mémoire d'hommes, il ne s'est jamais fait de si mauvais vers, même en Province: tout rima, jusqu'aux ****. Qui n'a point lu de ces vers, ne connaît pas la délectation de ce rire inextinguible dont parle Homere. Je les citerais ici, si je ne craignais qu'on ne m'accusât de les avoir controuvés pour divertir mon lecteur. Je les publierai un jour, mais avec les pièces authentiques. +CHAPITRE XXXI. +Rôle nouveau. +Fiere de se voir l'idole du jour, la Marquise prenait une grandeur artificielle, affectait un certain air de tête, et n'avait plus qu'un mouvement particulier d'yeux. Elle s'était formé le ton le plus impérieux et le plus décisif; et son impertinence était égale au sot respect que l'on avait pour elle. Toute sa personne était un mensonge. Elle avait l'art de placer à propos un mot, ou un coup d'œil qui donnait le change avec une adresse consommée. Elle savait donner aux moindres choses les apparences du sentiment. Ses yeux étaient toujours animés, son cœur toujours froid. Si ses lèvres prononçaient quelques paroles, le contraire reposait au fond de son âme. Qui pourrait cependant nombrer les sots et les gens d'esprit qu'elle a enchaînés à son char! En tout genre l'imposture entraîne la multitude.Un +Général d'armée, le jour d'une bataille, est bien moins embarassé à disposer ses bataillons dans l'ordre le plus favorable, qu'elle ne l'était à placer le matin son rouge ou ses mouches: chaque jour décoration nouvelle. +Elle avait renoncé à toute affaire suivie, depuis qu'elle avait reconnu que cela ne servait qu'à perdre une femme, sur-tout en Province, où tout personnage est un Argus. Elle ne se livra plus qu'à des fantaisies qui se succédèrent avec tant de rapidité, que l'œil du public ne pouvant se fixer sur aucun objet, ne savait plus où il en était. +Elle admettait le matin à sa toilette les élégants (si toutefois ils méritent ce nom sur les bords de la Garonne.) Elle dînait avec le commerçant, soupait avec l'homme de robe, et allait au bal avec le plus opulent d'entre eux, fût-il Juif. Elle avait les amants de ville, les amants de campagne, les amants de voyage. +Elle les oubliait, et les reprenait tour-à-tour, pardonnant tous leurs caprices, excepté la jalousie ou l'importunité. Son plus beau triomphe était de voir le dépit imprimé sur le front de ses rivales. Elle n'en manquait pas; mais elle avait sur elles cet esprit que donne la méchanceté; cette ruse, que l'exercice apprend. +Elle en faisait un perpétuel usage pour les désespérer. On peut bien penser qu'elle recueillit la haine de toutes les femmes, et qu'elle en fut extrêmement flattée. Les hommes lui crurent plus de mérite, à proportion qu'on disait plus de mal d'elle. Comme elle possédait l'art suprême d'inspirer beaucoup d'amour et de conserver son cœur libre, elle fit de si étonnants progrès dans la coquetterie, qu'elle parvint, quoique d'un tempérament assez voluptueux, à chérir plus la vanité que le plaisir même. +CHAPITRE XXXII. +Suite du précédent. +Les femmes ont le talent de pomper l'esprit des hommes qui les environnent, et de l'assimiler à leur caractère. Elles se nourrissent de nos idées, et cette attention remplace en elles la mauvaise éducation que la plupart ont reçue. Certaines connaissances, soit utiles, soit frivoles, étant généralement répandues, les femmes se trouvent dans la nécessité de nous suivre. Leur imagination plus vive que forte, se pénètre aisément d'idées neuves; elles reçoivent promptement l'impression des choses, et elles ont une facilité merveilleuse à les oublier, dès qu'elles ne sont plus de mode: voilà ce qu'on peut nommer une disposition fort heureuse à l'esprit. L'homme combine plus que la femme; mais la femme bannit la réflexion pour faire place au sentiment. Les progrès de l'un doivent donc être bien moins rapides que les progrès de l'autre. +La Marquise se mit à parler littérature avec d'autant plus de facilité, qu'elle hasardait dans la Province tous les jugements qu'elle avait entendus sortir à Paris de la bouche de Messieurs les Auteurs, ce qui était assurément le vrai moyen d'en prononcer beaucoup de faux et beaucoup de téméraires; car l'on a remarqué que presque tous sont de très-mauvais juges, parce que n'admettant rien d'étranger à leur faire, ils proscrivent tout ce qui sort du genre où ils se sont étroitement fixés. D'ailleurs l'amour-propre aveugle souvent encore les plus honnêtes d'entre eux. L'homme qui prononce, devrait faire abstraction de soi-même; et cela est impossible à un auteur: aussi le vrai critique est-il en littérature ce que la pierre philosophale est en chimie.A l'exemple de quelques tripots littéraires assez communs à Paris, la Marquise établit un petit tribunal despotique, où elle jugea tous les ouvrages, même ceux de métaphysique qu'elle ne lisait pas et qu'elle entendait encore moins. Elle ne louait que les auteurs qui lui faisaient leur cour. +Elle ne manqua point de persécuter un Journaliste, homme vertueux, homme éclairé, homme de goût, dont l'âme aussi fière que noble avait refusé d'encenser les vices brillants dont elle osait publiquement s'enorgueillir. +Elle trouva l'occasion de nuire à cet auteur estimable, qui ne cherchait qu'à répandre dans la Province le goût des lettres et des bonnes mœurs; goût dont la ville en particulier avait un très-grand besoin. Elle arma un esclave de ses charmes, homme qui par sa place pouvait faire beaucoup plus de mal, qu'il ne pouvait faire de bien. +Il traita avec l'orgueil le plus insolent un Ecrivain qui, n'ayant que de la modestie, des talents et du courage, méprisa (1) cette insulte, et abandonna la ville à l'ignorance pour laquelle elle semble avoir été créée. +CHAPITRE XXXIII. +Les Romans. +On sait qu'une jolie femme fait régulièrement chaque matin deux toilettes. +La première est fort secrète, et jamais les amants n'y sont admis. +C'est-là que le mystère met en usage tous les cosmétiques qui embellissent la peau; et les autres préparations qui, chez les femmes, forment une science à part. La seconde toilette n'est qu'un jeu inventé par la coquetterie. Alors, si l'on grimace devant un miroir, c'est avec une grâce toute particulière et souvent étudiée. On ne se contemple plus, on s'admire. +Si l'on tresse de longs cheveux flottants, ils ont déjà leur pli et reçu leurs parfums; les boucles sont bien-tôt formées, elles semblent naître sous une main légère, qui semble à peine y toucher. Si l'on plonge un bras d'albâtre dans une eau odoriférante, on ne peut rien ajouter à son poli comme à sa blancheur. Cette toilette n'est qu'un rôle qui favorise le développement de mille attraits cachés ou non encore aperçus. Un peignoir qui se dérange, une jambe demi-nue qu'on laisse entrevoir, une mule légère qui échappe du pied mignon qu'elle renferme à peine, un déshabillé voluptueux où la taille paraît plus riche et plus élégante, donnent mille instants flatteurs à la vanité des femmes: tout, jusqu'au babil interrompu et coupé, qui imite le désordre et le négligé du moment, prête un jour heureux aux saillies vagabondes de l'imagination. +Ordinairement les femmes évitent, tout ce qui a l'air sérieux; elles chérissent tout ce qui est frivole, parce qu'elles ont l'art de réparer une imperfection par une grâce; et chaque agrément, qu'elles se font, cache un défaut. La Marquise avait enchaîné à sa suite une espèce d'adorateurs désintéressés, dont elle employait la voix caressante et louangeuse à remplir l'intervalle de ses plaisirs. Il se trouvait à sa toilette un Conseiller, un bel esprit et un négociant. Madame de Lorevel, qui ne passait qu'à la faveur de son amie, ne l'abandonnait non plus que son ombre: elle ramassait la part des galanteries qu'on ne pouvait directement adresser à la Marquise. On se mit à parler de toutes les aventures nouvelles, qu'on eut soin de broder selon l'usage. Lasse de médisance, la Marquise s'étendit sur le spectacle de la veille, et finit par demander quelques Romans à Monsieur le Conseiller du Roi. Il répondit qu'il y en avait beaucoup de nouveaux. -- Eh bien, dit la Marquise, il est bien plus aisé de me satisfaire. Pardonnez-moi, Madame; comment choisir! ils sont tous détestables. Est-il possible? comment ne pas faire un bon roman! cela est si aisé: l'imagination n'est assujettie à aucune règle; elle plane dans un champ libre; elle peut se reposer sur tous les objets qui se présentent, cueillir toutes les fleurs qui s'offrent sur son passage. En vérité, il faut être bien sot, pour ne pas réussir en ce genre. +LE BEL ESPRIT. +Madame, les plus grands génies ont prouvé que c'était un ouvrage trèsdifficile. Mettre d'accord les mœurs et la vraisemblance; inventer une fable simple, féconde et naturelle; plaire, émouvoir, toucher, surprendre et fournir une longue carrière: c'est une tâche très-forte, que fort peu d'écrivains ont dignement remplie. De tous les dons que le Ciel accorde aux humains, l'imagination est le don le plus rare, comme il est le plus agréable aux hommes. C'est l'effet de notre inconséquence, de ne pas attribuer autant d'estime au Romancier qu'à l'Historien. +LA MARQUISE. +Ah, Monsieur, quel paradoxe! il est vrai que l'histoire m'ennuie ou me révolte; mais un Historien, par la majesté de son style, est bien au-dessus d'un Romancier, quel qu'il soit. LE BEL ESPRIT. +Pourquoi, Madame? il ne s'agit pas de majesté, il s'agit d'intérêt et de vérité. Un roman est bien souvent plus vrai qu'une histoire, sans compter qu'il est plus intéressant. Que de fois l'Historien invente les détails! +ils ne choquent pas la vraisemblance; mais ils sont froids, inutiles, puérils. +Que d'obscurité sur les premières causes! Le Romancier vous rend compte de tout; il motive chaque pas que fait son héros. Le fil des événements, s'il est habile, n'est jamais rompu. Il creuse, il invente, il sauve les contradictions et les invraisemblances qui abondent dans l'histoire, où souvent on n'aperçoit aucun rapport. La lecture d'un bon roman n'est point indigne enfin d'un homme sensé. Je ne connais rien de plus délectable pour entretenir la fleur de l'esprit, pour nourrir la sensibilité du cœur humain. +Là, du moins on voit des hommes grands, généreux, remplis de vertus; et leur image vous distrait de la contemplation des misères humaines. Il n'y a peut-être rien de beau, que ce qui repose dans le riant empire de l'imagination. Que de gens de ma connaissance font gloire de mépriser les romans, et ne cessent d'en lire! +LA MARQUISE. +Vous en avez donc furieusement lu, Monsieur? +LE BEL ESPRIT. +Oui, Madame. Cette lecture, je ne rougis point de l'avouer; a fait la plus douce occupation de ma vie. +LA MARQUISE. +Quoi! vous auriez lu ces interminables romans, qui demanderaient un siècle pour être dans la simple vraisemblance, et peut-être autant pour être lus? +MADAME DE LOREVEL. +En vérité, il serait à souhaiter qu'on ne lût que de ces romans. S'ils sont de mauvais goût, ils sont de bonnes mœurs. Notre jeunesse y apprendrait le respect profond que l'on doit aux femmes. Autrefois elles étaient sûres d'obtenir les hommages dus à leur sexe; aujourd'hui la licence a passé des livres dans les actions. Ces anciens romans sont les tableaux vivants de la société, telle qu'elle existait alors. Il n'y a plus de mœurs, parce qu'on ne peint plus d'Astrée et de Celadon. Si l'on traite les femmes si cavalierement, c'est parce que des libertins composent des romans licencieux. +LE BEL ESPRIT. +Peut-être qu'un jour on reviendra à ces majestueux romans; ne vous affligez point, Madame. Le goût des François est une roue qui tourne, et qui nécessairement doit revenir au même point. Ces longs romans prouvent l'étendue et la fécondité de l'imagination de leur auteur. Notre Racine, qui se modeloit sur les Grecs, n'a point rougi d'avoir recours à eux; puisqu'il a fondu dans ses pièces les plus beaux traits de sentiment qui s'y trouvent épars ou plutôt noyés. Un homme, tel que Racine, qui se nourrit des Cyrus, des Artamene, des Clelies, prouve certainement en leur faveur.... LA MARQUISE. +Quoi, Racine les a pillés! non content de moissonner chez Euripide! +Je ne m'étonne plus qu'il soit quelquefois galant et fade: il fallait, selon moi, avoir bien peu de génie, pour aller puiser des idées dans de pareils romans. LE BEL ESPRIT. +Aussi, Madame, n'en avait-il pas reçu de la nature une forte dose. Il a du goût, presque point d'élan; jamais il ne s'abandonne. Captif dans son art, il a méconnu les grands mouvements des fortes passions. Toujours semblable à lui-même, il flatte l'oreille et retrécit la nature. Je le dis hardiment, son principal mérite est le style; et jamais il ne sera admiré dans une autre langue que la nôtre. +LA MARQUISE. +Monsieur, j'aime Racine, entendezvous? Je ne veux point qu'on en dise de mal en ma présence; c'est, par excellence, le Poête des femmes et celui du sentiment. +LE BEL ESPRIT. +Madame, désormais il me sera sacré; le goût dépend assez de notre organisation. Je lui préfère Corneille et même Voltaire; ils m'émeuvent davantage. Permettez-moi de vous dire seulement que ce même Racine s'est encore nourri, dans sa jeunesse, de romans grecs qui sont charmants, à la vérité. +LA MARQUISE. +Mais, Monsieur, je n'entends point le grec; et l'on m'a dit que ceux qui prétendent posséder cette langue sont, pour la plupart, des charlatans. +Expliquez-moi, de grâce, la nature de ces romans; car sans doute vous les avez lus. +LE BEL ESPRIT. +Les Grecs, Madame, ne faisaient point de longs romans, tout grands babillards qu'ils étaient. Ils savaient peindre avec le plus séduisant coloris; ils éloignaient le merveilleux, et saisissaient le simple. Ils s'attachaient sur-tout à bien remplir les détails, qui seuls vivifient un ouvrage. Des descriptions touchantes, une narration vive, une peinture animée de la vie pastorale, de la naïveté, de la douceur, et le grand art de faire quelque chose de rien, voilà le mérite de ces Grecs si peu connus et si vantés. +LA MARQUISE. +Eh bien, l'on devrait bien revenir à eux, puisqu'en France tout est à la grecque. LE CONSEILLER. +Madame, on leur fait un reproche; et, si je ne me trompe, c'est S. +Evremond. Selon cet Ecrivain, ils n'entendaient rien à parler de galanterie. +LA MARQUISE. +Mais, Monsieur, voilà un très grand défaut: en ce cas, qu'ils restent dans leur langue, en attendant que nous devenions pasteurs et bergères. En effet, je me souviens d'avoir lu Daphnis et Chloé; mais c'est d'un vide... +d'une nudité.... A mesure que les mœurs se polissent, que les esprits deviennent plus fins, que toutes les nuances du cœur humain se montrent sous un jour plus varié, plus délicat, il faut que le sentiment, la métaphysique du cœur, la miniature des mœurs, le développement passent dans nos écrits; il faut de ces touches déliées, qui font un effet d'autant plus charmant, que l'art y paraît plus subtil. Les romans ne doivent être que le miroir de nos mœurs actuelles; et un Ecrivain, fût-il un homme de génie, s'il ne vit pas dans le grand monde, n'est peut-être pas même fait pour les lire. +LE BEL ESPRIT. +Madame, je crois qu'il n'est pas besoin d'être dans le grand monde, pour bien le saisir et pour le bien peindre. LA MARQUISE. +Oh, Monsieur, vous ne me prouverez jamais cela. +LE BEL ESPRIT. +Je réponds par des faits, Madame: aucun Ecrivain fréquentant habituellement le grand monde, n'a été et ne sera un homme de génie. Voyez comment ces Seigneurs écrivent! quel est l'homme de la Cour qui se soit distingué dans les lettres? ils parlent comme ils voyagent, sans connaître le pays où ils sont. Il suffit, pour peindre le monde, de l'observer dans un juste éloignement: comme, dans les batailles, ce ne sont pas ceux qui sont dans l'action qui voient les divers mouvements des combattants, mais celui qui du sommet d'un moulin ruiné saisit avec le crayon les rapides évolutions des deux armées. +LE CONSEILLER. +Mais, Monsieur, les romans ne sont pas faits pour être écrits ou pour être lus par des Philosophes. Ces gens-là ont toujours en tête une simplicité et un beau idéal auquel ils rapportent tout; et d'ailleurs ils sont accusés de voir mal. +LE BEL ESPRIT. +C'est donc au Barreau; mais hors de là, Monsieur, tout homme désintéressé reconnaît que la philosophie est un excellent télescope: il faut y avoir recours pour distinguer le vrai ridicule d'avec celui qui n'en a que l'apparence. Tout paraît uniforme à l'œil vulgaire; et vous m'avouerez qu'il faut qu'il soit bien exercé, pour décomposer l'ensemble. +LE CONSEILLER. +Je puis vous répondre que la plupart des romans ne péchent point parlà. Les uns ont une énorme stérilité; les autres sont d'une froideur à périr. +Je ne veux point de la simplicité grecque; mais je veux encore moins de ces volumes où l'on semble s'être proposé le but d'assommer le lecteur: j'aimerais autant lire de la jurisprudence. Ces livres ne sont bons que comme remèdes; de tous les soporifiques, ce sont, je crois, les plus puissants. LE BEL ESPRIT. +Eh bien, vous avez les romans historiques, où les faits et les sentiments sont seulement altérés, où a un personnage célèbre, on donne des idées qu'il n'a jamais connues. +LE CONSEILLER. +Je n'aime point ce genre, il est froid et peu instructif; je ne sais quoi de menteur perce à travers toutes les phrases. LE BEL ESPRIT. +Et les Féeries, les contes de Fées, les mille et une nuit? +LE CONSEILLER. +Je regrette une si prodigieuse dépense d'esprit sur des matières aussi frivoles. L'imagination y est si prodigue, qu'il n'y a plus de place au jugement: c'est une espèce de délire qui fatigue; et après une heure de lecture; la tête me fait mal. On avance dans un labyrinthe sans issue, où l'on tournoye sans jamais arriver. On croirait d'abord qu'il y a de l'esprit, de la finesse, du sentiment; dès qu'on vient à porter la pierre de touche sur tout cela, adieu cet appareil magique; ce n'est plus qu'un langage inintelligible, des idées isolées, des traits vagues, des éclairs sans chaleur; c'est une énigme dont on a cru trouver le mot, et qui ne forme qu'une pointe misérable, lorsqu'il est connu: un homme d'esprit a dit de ce genre, que c'étaient les mines d'une coquette. +LE BEL ESPRIT. +Eh bien peut-être ferez-vous grâce à ces romans, où une plume facile, abondante a fait renaître le goût des longues productions. Les Mémoires d'un homme de qualité, Cleveland, le Doyen de Killerine, offrent une foule de situations intéressantes et fortes. Si l'art n'est pas assez profond pour nous ôter toute idée de fiction, il est assez ingénieux pour nous obliger à nous y prêter. Tous les sentiments qu'il met par écrit, jaillissent d'un cœur si fécond, si sensible, si honnête, que nous l'écoutons comme un ami qui nous ferait le récit des malheurs qu'il aurait essuyés. C'est un beau fleuve, vaste et majestueux, qui quelquefois déborde; mais qui vous entraîne dans son cours, et qui vous fait faire beaucoup plus de chemin que vous n'aviez d'abord projeté. +Ajoutons qu'on respire dans ses écrits le charme des belles mœurs, et que le sombre qui y règne cause une mélancolie douce, et non une amertume déchirante. Qui n'a pas baigné de larmes Manon Lescaut, doit renoncer à tout ouvrage de sentiment. +LA MARQUISE. +Monsieur cet Auteur-là n'est point mon homme; il est noir comme de l'encre; il a gâté les cerveaux qui ont voulu l'imiter; on ne peut pas dormir, après l'avoir lu; des songes effrayants vous poursuivent. En vérité, ces horreurs là devraient être proscrites par le Gouvernement. On ne songe donc point à l'extrême et délicate sensibilité de nos fibres et de nos nerfs. Qu'on présente de pareils faits à l'imagination robuste de nos Moines oisifs, de nos soldats en garnison, à la bonne heure; mais à nous! +c'est vouloir faire tomber la moitié de la France en sincope. +LE BEL ESPRIT. +Quel sera donc enfin le Romancier qui aura le bonheur de réunir vos suffrages, et qui reposera sur votre toilette, ou sous votre oreiller? +LA MARQUISE. +Qui? mais vous ne me parlez pas de l'Auteur le plus délicat, le plus ingénieux, de celui qui réunit le plus de finesse et d'esprit, et qui a vu notre cœur en détail; de cet homme enfin qu'on croirait volontiers avoir été femme. +LE BEL ESPRIT. +Un homme qu'on croirait avoir été femme! LA MARQUISE. +Oui; comment peut-il, sans avoir passé par cette métamorphose, nous connaître si bien et mieux que nous ne nous sommes jamais connues? ah l'espiegle! LE BEL ESPRIT. +Est-ce le spirituel Marivaux? +LA MARQUISE. +Oh non; c'est mieux. +LE BEL ESPRIT. +Comment mieux! +LA MARQUISE. +Oui, c'est l'auteur du Silphe, des Egaremens, du Sopha, du Tamzay; mais pas plus. Le lion a enfanté le lynx. Tout le monde peut lire vos Mémoires d'un homme de qualité, votre Marianne, votre Sultan Misapouf; mais savoir lire le Sopha! ah, quelle profondeur! quelle finesse! quelle anatomie déliée! que de choses! que de vérités! et que peu d'âmes sont faites pour les sentir! Je suis idolâtre de cet auteur; et c'est pour la vie. +MADAME DE LOREVEL. +Moi, je le trouve très-pernicieux. +Si on le possédait à fond, je le dis sans détour, je ne sais si, toutes femmes que nous sommes, nous ne tomberions pas dans la dépendance de ces Messieurs. Heureusement que les hommes oublient tout le reste auprès de nos charmes, et que toute vérité qui nous est désavantageuse, n'est jamais pour eux une vérité de sentiment. LE CONSEILLER. +Ah, Madame, voilà un éloge complet! mais je ne sais si je dois vous en remercier au nom de mon sexe, tout flatteur qu'il me paroisse. Me pardonnerez-vous d'insister en faveur de l'auteur de Marianne et du Paysan parvenu. Si sa vue n'est pas aussi profonde, elle tombe sur des objets plus réels et sans doute plus utiles. Si l'esprit y est moins fin, il est plus solide, et sans contredit il sera plus durable. +LA MARQUISE. +Monsieur, je ne dispute point sur la durée que peut avoir un ouvrage, et de quelle manière pensera le siècle futur, qui peut-être sera moins poli et moins ingénieux que le nôtre. Je dis seulement que qui ne met pas le Sopha, le Tanzay, les Egaremens au-dessus de tous les romans, n'aperçoit pas tout ce qui est renfermé dans ces livres profonds et délicieux. +Tantpis pour lui; tout ce que j'y découvre, moi, est indicible. Je crains même, et très-fort, qu'un autre les entende aussi bien que moi. Il y a trop d'esprit, dira-t-on; bien des auteurs, ont plus d'économie, il est vrai: j'aime cet élément pur, aérien; je m'y plais, j'y respire avec volupté; cherche qui voudra un air moins subtil. +LE CONSEILLER. +Envoyez-moi, je vous prie, ces ouvrages a Londres, afin qu'on les y traduise; on les y entendra, tout comme nous entendons Newton: mais puisque j'ai parlé de ces Insulaires, oserons-nous parler des romans anglais? +Seront-ils nos maîtres encore en cette partie, comme dans tant d'autres? On peut, je crois, sans être taxé d'anglomanie, admirer Clarisse, Pamela et Grandisson. +LE BEL ESPRIT. +Que dites vous, admirer! l'impression que font ces trois chefs d'œuvres, n'est point médiocre; ou ils frappent vivement, ou ils ne disent rien au cœur. LA MARQUISE. +Je n'ai jamais pu les achever; ils sont si sublimes! leur longueur fatigueroit la patience de Job. Il m'est quelquefois arrivé de sauter un volume par mégarde, et cela sans m'en apercevoir. Je me trouvais au même point où je m'étais cru la veille. +LE BEL ESPRIT. +Madame, chacun a son goût. Les longs ouvrages ne me font pas peur à lire: les œuvres de Richardson me sont précieuses; je n'en connais point où le génie se fasse mieux sentir. L'illusion est durable et complète: que d'art il a fallu pour la produire! +En lisant Clarisse, je suis de la famille des Harloves. Je me suis intéressé pour celui-ci; j'ai pris celui-là en haine; je suis indifférent pour tel autre. Tour à tour j'embrasserais et je battrois Lovelace. Sa fierté, sa gaîté, sa folie bouffone me charment et m'amusent; son génie me confond, et me fait sourire; sa scélératesse m'étonne et m'indigne: mais en même temps je l'admire autant que je le déteste; c'est le Cromvel des femmes. +J'interromps la malheureuse Clarisse, pour pleurer avec elle; je lui adresse la parole, comme si elle était devant moi. Je ne crois pas que jamais auteur se soit métamorphosé en ses personnages, aussi parfaitement que Richardson: on l'oublie, on ne voit plus la main qui fait mouvoir tant de ressorts secrets; quelquefois on serait tenté de croire que ces lettres ont été interceptées. Si vous ajoutez à tant de perfections ce beau moral répandu sur tout l'ouvrage, cette âme vertueuse et sensible qui anime tout ce qu'elle touche; vous avouerez que c'est rendre un bienfait à l'humanité, que d'exposer de pareilles peintures: sur-tout Grandisson est le livre qui inspire le plus la vertu, sans en excepter Plutarque et Platon. +LE CONSEILLER. +Cependant l'auteur dégrade quelquefois la bravoure de ce Grandisson; il arme sa main d'une épée magique, qui fait toujours sauter en l'air le glaive de son adversaire. Et son rival Fielding, qu'en pensez-vous? +LE BEL ESPRIT. +Vous l'avez nommé son rival à juste titre: c'est l'homme de la terre (sans en excepter Moliere) qui a le mieux connu les nuances qui diversifient les caractères presque à l'infini; et c'est l'auteur qui a le mieux saisi les mœurs du peuple, qui, quoiqu'on dise, compose ordinairement la nation. +LA MARQUISE. +Ah, si le peuple, qu'avons-nous besoin de ses mœurs! +LE BEL ESPRIT. +Eh Madame, soyez donc conséquente; votre salon ne présente que les habits, le maintien et les divertissements de ce même peuple que vous affectez de mépriser. Un tableau de Pater ou de Chardin vous pique, vous enchante; pourquoi une autre sorte de peinture vous serait-elle désagréable? Aux yeux du Philosophe, le peuple n'est rien moins qu'un objet de dédain: tout lui sert d'objet de comparaison; et lorsqu'il sait voir, tout l'instruit. Un tableau vivant, animé de ses caprices, de ses passions, de ses folies; une vérité de pinceau unique; une morale simple et vive, qui résulte naturellement de diverses scènes; voilà ce qui assure à Fielding une place distinguée parmi les Ecrivains, dont l'imagination féconde a rendu la nature telle qu'elle existe. +Moins élevé, moins pathétique que Richardson; mais plus riant, plus original, il nous attache autant que l'autre nous fait verser de larmes. Si l'un a ouvert tous les trésors de la morale, l'autre usant d'une sage économie, l'a fait passer avec un art imperceptible dans l'âme de ceux qui ne voudraient pas la recevoir. L'un peint à grands traits, frappe le cœur de tous les côtés, l'entraîne avec empire; l'autre, par des touches variées, choisies, délicates, amène le sourire sur les lèvres, et la larme au bord de la paupière. Il est vrai que bientôt il la sèche; mais ce passage est tellement ménagé, qu'il n'a rien de brusque. Son style opère le même effet que cette musique ancienne, dont l'art faisait mollement passer l'âme, et comme à son insu, de la joie à la tristesse; opérant ainsi des mouvements divers et même opposés. Enfin Richardson est plus grand, plus formé sur les modèles qui vivront dans tous les siècles: l'autre est plus simple, plus instructif; et ayant des admirateurs moins idolâtres, aura peut-être encore un plus grand nombre de lecteurs. +LA MARQUISE. +Ah, vous méritez de respirer! ensuite, puisque vous parlez si bien, je vous ferai une question. Que pensez-vous du roman de la nouvelle Héloise? je l'ai lu en entier; et moi-même je ne l'eusse pas cru d'abord. +LE BEL ESPRIT. +Vous l'avez lu en entier! vous avez cela de commun avec toute l'Europe. +Ce n'est que la rage d'une jalousie impuissante, qui ait osé attaquer jusquesici ce bel ouvrage; mais il a triomphé de l'envie et des misérables épigrammes qu'elle enfante. Ce livre inspire toutes les vertus; l'âme humaine y est vue sous toutes ses faces. +Pour moi je souhaiterais, dès que le cœur est formé, qu'il se remplisse de ce livre moral. Nous péchons, nous autres François, ainsi qu'on l'a judicieusement remarqué, par une certaine légèreté qui ne donne rien de profond à nos sentiments. Tout, chez nous, est en superficie; nous avons plus de penchant au libertinage qu'à l'amour. Ce livre est certainement le meilleur correctif que l'on puisse employer; il semble dégager l'âme des passions viles et terrestres, pour l'élever aux transports purs et sacrés du véritable amour. Comme il le peint fécond en vertus, en sacrifices héroïques, en voluptés pures! Comme il inspire le charme des belles mœurs, et ce sentiment qui opère des prodiges et vivifie tout ce qui l'environne! +L'auteur, ce me semble, a quelque raison de dire qu'il ne saurait estimer celui qui, après l'avoir lu, dédaignerait son ouvrage: ce n'est point là un trait d'orgueil; c'est l'intime persuasion où il est que la morale qu'il y a répandue, peut et doit être utile à son siècle. Au reste, Madame, je suis bien aise de vous déclarer ici que je regarde cet Ecrivain, comme celui peut-être qui dans notre langue a déployé le plus de génie; et j'entends par ce mot, l'art de faire passer dans notre âme des idées fortes, fécondes, touchantes et neuves. Il est des écrivains qui sont fort habiles à détruire, mais qui ne savent rien édifier. Je préfère cet Auteur qui me porte à la vertu, qui me la peint, qui me la rend aimable, qui me donne un appui; et qui au lieu de me désespérer, me fait honneur du nom d'homme, et m'apprend à le respecter dans tous les temps. +LA MARQUISE. +Oh! les premières lettres de son roman sont brûlantes. Jamais l'enthousiasme de l'amour, dans les climats les plus ardents, ne s'est exprimé avec plus de chaleur. Tantôt c'est un Raphaël, tantôt c'est un Albane. J'aime à voir un Philosophe amoureux; cela me donne bonne opinion de son cœur; et je suis plus disposée à goûter sa morale, persuadée qu'elle en deviendra plus douce et plus humaine. +LE CONSEILLER. +Mais, s'il vous plaît, pourquoi avoir oublié le père de Gilblas, ce sage qui était un demi-Moliere, cet écrivain qui avait tant de sel, d'esprit et d'enjouement. Que son Diable boiteux prouve un esprit droit! que j'aime ce Prélat avec ses homélies! que son pinceau a d'aisance et de vérité! qu'il devrait servir de modèle à tant de gens qui croient avoir de la philosophie, et qui n'ont qu'un style sec et glacé. On ne lit point assez cet auteur aimable et facile, qui peut encore servir de modèle pour une dicton pure, en même temps que ses saillies présentent un feu et des grâces peu communes.LE BEL ESPRIT. +Nous n'avons point parlé non plus des romans qui nous sont venus de par-delà les Monts; de ce Dom Quichotte, livre que les vrais Espagnols ont trouvé si pernicieux. Otez quelques réponses et quelques réflexions du sublime Sancho, le reste est assez bizarre; qu'en dites vous? +MADAME DE LOREVEL. +Qui voudrait suivre les fables gigantesques émanées du cerveau des Espagnols et des Italiens, pourrait consacrer la moitié de sa vie à lire les plus grands fous qui aient jamais extravagué de sang-froid. Admire qui voudra le Roland amoureux, et etc. un rêve est un effort de logique, en comparaison de ces productions longues, froides et plates, incessamment coupées, et qui piquent plus la vanité du lecteur, que sa curiosité ou son intérêt. +LE BEL ESPRIT. +Est-ce à dessein encore que nous avons passé sous silence les Confessions du Comte de ***, ce vieil examen de conscience; et cet Acajou qui a fait fortune. LE CONSEILLER. +Je les aimerais assez; mais je suis fâché contre l'Auteur, depuis le ton cavalier qu'il a pris dans Acajou vis-à-vis du public. +LE BEL ESPRIT. +Voudriez-vous qu'on ménageât un aussi singulier animal que le public! +Il a toujours la fureur de juger avant de comprendre; c'est un composé indéfinissable. Dernierement un Peintre ingénieux l'a peint sous ses véritables traits: il l'a représenté sous la figure d'un personnage bizarre, en cheveux longs et en habit galonné, une calotte sur la tête et l'épée au côté, portant le manteau court et les talons rouges, tenant en main une canne à bec à corbin, et ayant un rabat au cou, la croix à la boutonniere gauche, le sifflet à la droite. Vous voyez que ce Monsieur doit raisonner à peu près comme il est vêtu: et quel cas doit-on faire du bourdonnement puéril, qu'il élève avec un emportement si risible? S'il parle, c'est la langue confuse des ouvriers de la tour de Babel. Il dit des sottises sans conséquence, et il se rétracte de même. +LE CONSEILLER. +Mais enfin quel sera le juge des talents? sera-ce messieurs les auteurs, que la jalousie dévore, et qui ne peuvent souffrir que ce qu'ils ont fait eux-mêmes? Un Ecrivain qui rend justice aux écrits des autres, est un phénomène. LE BEL ESPRIT. +Cela peut être vrai: aussi veux-je que ce soit le petit nombre éclairé qui prononce sur le degré de plaisir et d'utilité qu'il recevra de chaque ouvrage. N'est-ce pas ce petit nombre qui, malgré les cris renaissants de Ecrivain qui, après avoir parcouru tous les genres de littérature, nous a donné Zadig, Candide, Babouc, l'Ingénu, et tant d'autres ouvrages où la philosophie se déguise sous le badinage le plus ingénieux. Avouez que Lucien n'a pas mieux fait, et qu'il n'est guère possible d'être plus plaisant? +Ces productions légères échappées à sa plume, sont peut-être celles où il a montré un génie plus original; du moins, dans tous les temps, elles pourront dérider le front austère du plus dur misanthrope. +LA MARQUISE. +Fort bien, j'aime qu'on loue Voltaire: assez de gens l'ont déchiré. Il faut que nos éloges le dédommagent de ses immortels travaux, et guérissent la plaie qu'a pu faire à son âme la morsure de tant de couleuvres rampantes. Je me bornerais volontiers à cet auteur pour toute lecture, bien sûre de ne jamais rencontrer l'ennui, tant que nous serions ensemble. Je n'examine point ici s'il a dit quelque chose de vraiment neuf; mais on fait trop de livres en tout genre, voilà ce que je sais. Par exemple, quelle énorme multitude de romans! jamais peuple n'en a tant produit que la nation française. Elle pourrait s'en former un retranchement aussi vaste que la fameuse muraille construite à la Chine. En vain la main vengeresse des Epiciers en immole chaque jour une bonne partie; on peut dire d'eux: plus on en tue, et plus il s'en présente.LE NEGOCIANT. +Madame, à mon tour, permettez-moi une réflexion; ceci me regarde. +Il faut que tout le monde vive et que tout le monde s'amuse. Mettre des bornes à l'impression, ce serait nuire à plusieurs membres de la société. +Vu du côté du commerce, les romans sont un objet de plusieurs millions: l'argent, par ce moyen circule. L'auteur, le fondeur de caractères, le marchand de papier, l'imprimeur, le libraire, le relieur, le colporteur, et tous les états nombreux dépendants de ceux-ci, trouvent leur compte à ce nouveau besoin de l'espèce humaine. +Ces livres donc sont bons, excellents, quoique mauvais. La classe des lecteurs de romans est la plus nombreuse, comme la plus affamée. J'ai envoyé plusieurs fois en- Amérique des ballots d'esprit, qui n'avaient pas, dit-on, le sens commun: n'importe, tous ces romans se sont très-bien vendus. Moi, je n'en ai pas lu un seul; mais ils m'ont donné une belle maison de campagne, où je régalois quelquefois l'auteur. Celui qui travaillait pour les Colonies est mort depuis peu, et c'est une perte. Ma fortune est établie, et je pourrai sans risque mettre au jour un projet qui serait très-profitable à l'Etat: le voici. Vu ce goût si généralement répandu dans certains temps, ne pourrait-on pas établir une ferme de romans, comme on a établi une ferme de tabac: l'une ne répugne pas plus que l'autre; on a des yeux, comme on a un nez. On a semblé ignorer jusques-ici l'immense profit qu'on pourrait retirer de la librairie bien administrée. Que de gens payent au poids de l'or une brochure frivole et prohibée! Je n'ai pas besoin d'en dire davantage; vous comprenez d'ici toute la fécondité de ce projet. +LA MARQUISE. +Mais je crois que vous parlez sérieusement! Oh, cela est du meilleur comique. Vous voulez donc que l'Etat encourage et récompense le peuple des Romanciers: Monsieur que voilà ya sans doute vous remercier. +LE BEL ESPRIT. +Madame, je suis parfaitement désintéressé dans cette cause; mais je suis de l'avis de Monsieur, qui n'est pas tout-à-fait aussi déraisonnable qu'il le paraîtrait au premier coup d'œil. +LA MARQUISE. +Quoi! vous seriez l'approbateur universel de ces ouvrages sans goût, sans invention, sans style, où se montre dans toute sa pompe le délire de l'esprit humain? C'est bien de ce sorte de genre, que l'on peut dire que l'on trouve de tout dans les livres! Moi, je voudrais qu'on imposât une forte amende à tout Ecrivain ennuyeux, et qu'on sévît sur-tout contre ces ouvrages romanesques, qui portent pour titre, Histoire, Essai, Traité, Systême, Démonstration, etc. +LE BEL ESPRIT. +Madame, ce serait priver de bien des plaisirs un ordre très-nombreux de citoyens. Ces livres qui circulent dans toutes les mains, repoussent la barbarie qui, comme un déluge suspendu, est toujours prête à envelopper cette pauvre espèce humaine. Pour que les Lettres fleurissent, il faut qu'il y ait un grand nombre d'hommes qui les cultivent. Quel mal fait cet amas de romans? Un mauvais livre est bien-tôt jeté-là; personne ne vous force à le lire. L'homme de goût fait choix d'un petit nombre de livres; le stupide opulent les achète à la toise, et en tapisse ses murailles. Il faut des livres pour tous les âges; il en faut même pour tous les états. On en fait dans notre siècle pour les laquais; et tel leur doit sa renommée, car ils sont reconnaissant. Les plus misérables écrits trouvent des lecteurs passionnés, qui les admirent avec délices; et tant qu'il y aura de si minces lecteurs, je ne vois pas pourquoi on exigerait d'excellents ouvrages, qui ne seraient ni lus, ni entendus par cette foule qu'on nomme le vulgaire. +Le public se prétend juge; il a ses commissaires qu'on appelle Journalistes: Ces Messieurs ont la volupté suprême, toutes les semaines, ou tous les mois, de s'égayer aux dépens des sots; et par ce moyen, un seul Ecrivain apprête quelquefois à rire à la nation entière. Ne trouvez-vous pas cela très précieux à la société? et gêner la liberté de faire des sottises, ne serait-ce point une espèce d'attentat envers les divertissements du public. +Laissons donc la fureur d'écrire avoir son cours; c'est un torrent qu'aucune digue ne saurait arrêter. La plus grande tyrannie, comme la plus imbécile, serait de vouloir captiver ce langage muet et nullement dangereux. +D'ailleurs, cette manie, outre ses avantages particuliers, occupe, amollit, endort une nation immense, et dissipe en étincelles fugitives ce feu central qui, comprimé et réuni en volcan, produirait peut-être des tremblements funestes au repos de l'Etat. Les Souvérains devraient rendre bien des grâces à l'imprimerie! toute l'inquiétude des âmes tombe sur ce pauvre papier innocent, et c'est-là qu'elle expire.... LA MARQUISE. +Je vous entends, Monsieur; il faut donner un jouet à un enfant, de peur que l'étourdi, dans son oisiveté, ne se mette à casser les meubles de la maison; c'est un petit tambour qui étourdit, mais qui avertit en même temps qu'il ne fait point d'autre mal. +C'est fort bien dit; mais allons nous mettre à table. +CHAPITRE XXXIV. +Procès perdu, procès gagné. +C'était le jour où le procès de Madame de Lorevel devait être jugé. +Toutes les démarches nécessaires avaient été faites les jours précédents. +La veille encore, elle vit son Rapporteur, qui la reçut d'un air riant et avec toutes les apparences d'un succès décidé. Elle ne doutait pas du jugement le plus favorable. L'audience ouvre; toute la ville y assistait. +Déja l'on fait des paris considérables. Les Avocats hurlans de tous leurs poumons pendant près de trois heures, s'enrouent pour six semaines. Les Juges, intérieurement décidés, écoutent d'un air distrait leurs déclamations outrées et empoulées. Le moment redoutable arrive, on se lève, on va tranquillement aux opinions; tandis que les Avocats braillent (1) encore avec un emportement risible. Le premier Président s'assied d'un front calme et froid, il se couvre; les Huissiers crient paix-là d'une voix aigre: un silence attentif succède à ce bourdonnement universel. Le Président prononce l'arrêt: Madame de Lorevel a perdu, et est condamnée aux dépens; elle a eu toutes les voix contre elle! Mille claquemens de mains (toujours prêtes à applaudir, quelle que soit l'issue de l'affaire) achèvent de porter la fureur dans l'âme de cette femme interdite de surprise et muette de colère. +Agitée de mille transports, elle étouffe; elle précipite ses pas par une porte secrète. Elle entre en furieuse chez la Marquise avec le plus grand fracas, hors d'elle-même. Son désespoir se signale par plusieurs actes de violence; elle prend un magot de la chine, et le lance avec raideur contre un trumeau: le miroir s'éclate, et ses fragments multiplient autour d'elle son visage altéré par la fureur. Elle s'en prend à tout ce qu'elle rencontre sous sa main; le plus joli des épagneuls sauta, dit-on, par la fenêtre! Il n'y a plus de justice, s'écriait-elle d'une voix sanglotante et terrible; mon procès est perdu! Misérables Robins, après ce que j'ai fait pour vous! Je vous rencontrerai, monstres à longue crinière! Barbares! je vous voue une haine, un mépris éternels. Malédiction à toute la robe, à cette noire engeance échappée des bords du Cocyte! Oui, je me vengerai, fût-ce sur le dernier des Huissiers.... Lasse de fureur, elle tomba dans un fauteuil, épuisée, immobile, sans pouls et sans haleine. +Aux cris réitérés dont les appartements retentissaient, la Marquise accourut dans le salon. Elle mit tout en usage pour apaiser son amie; mais celle-ci rejetait avec opiniâtreté les consolations qu'on lui offrait. Que j'abhorre ce séjour! disait-elle par intervalle: détestables bords! infernal Barreau! +ce n'est pas sans raison qu'on dit que la fourberie et le mensonge ont pris naissance sur ton sol odieux! +Il est clair que je devais gagner mon procès; ils nous ont trompées, abusées, jouées, ces fats, ces pédants, qui ne sont supportables que par l'extrême besoin qu'on a d'eux! Vengeance, vengeance éternelle sur tous les noirs fantômes qui peuplent et peupleront l'antre dévorant de la chicane! +CHAPITRE XXXV. +La joie d'une semme. +Elle était plongée dans un silence morne; elle méditait une vengeance, et ses yeux allumés manifestaient seuls la fureur dont son âme était remplie. +La Marquise, auprès d'elle, n'osait plus lui adresser la moindre parole; lorsque le portier de la maison se présenta tout en tremblant. Que viens-tu faire ici, dit Madame de Lorevel en lui jetant un regard foudroyant. Ce sont vos lettres de Paris, Madame, que vous m'avez commandé de vous apporter sur-le-champ, et sans jamais y manquer: les voici. Donne, malheureux, et sors. -- Madame de Lorevel se mit à les parcourir, en brisant chaque cachet d'une main tremblante de colère. +O changement étrange et rapide! elle ouvrait a peine la troisième lettre, que son visage sombre et ridé s'éclaircit tout-à-coup; une joie graduée, mais non moins prompte et non moins vive, fit place au rouge de la fureur. Elle se lève avec un transport extraordinaire, saute au cou de la Marquise, l'embrasse, l'étouffe presque, en s'écriant: Grande nouvelle! +bonne nouvelle! triomphe! victoire! heureux changement! -- Eh quoi! dit la Marquise émue et curieuse. Bonne nouvelle, vous dis-je, tout est réparé; allons, vous êtes libre; le Marquis d'Auranges est mort. Mon mari! -- Oui, mort, vous dis-je, mort d'apoplexie. O l'heureuse chose qu'une apoplexie! +qu'elle vient bien! C'est le glaive d'Alexandre qui tranche le nœud gordien; plus de difficultés. Que je vous embrasse une seconde fois. Il n'aura point fait de testament, je vous en assure; il ne s'attendait rien moins qu'à ce coup subit. Ce bonheur inopiné me fait oublier ma maudite infortune. Vive Paris! c'est-là que les gens polis savent du moins vivre et mourir à propos. -- Est-il bien vrai? ne serait-ce point un piège, une erreur, un stratagème? quelqu'un ne se serait-il pas avisé de nous faire une mauvaise plaisanterie. -- Oh, cette mort est très-certaine; c'est le secrétaire du défunt qui me l'apprend: vous savez que cet homme m'est absolument vendu. +Lisez vous-même, et sautez d'allégresse: Il est mort le vingtsépt de ce mois tout subitement. On lui a appliqué les vésicatoires; on lui a scarifié la plante des pieds; motus. La mort tient bien ce qu'elle tient... On doit lui chanter dans huit jours une belle messe en musique, en considération du respect prosond, qu'en qualité d'amateur, il avait pour cet art.... Une messe en musique! comment trouvez-vous cela? vite, vite la poste; volons l'entendre. Malheur à la province; retournons à Paris: je sais ce que je dois y faire et ce que je dois y dire. -- Ma chère amie, voilà assurément un coup des plus heureux; écoutez: Il vous était impossible de gagner votre procès, sur-tout lorsque mon mari est mort d'apoplexie. Deux chances fortunées arrivent rarement: il faut être juste; l'une compense l'autre. -- Fort bien; cela est raisonné, mais philosophiquement. Partons: il n'aura pas été assez incivil pour faire un testament. Il a toujours été honnête, cet homme-là. +Pouvait-on décéder d'une manière plus complaisante? non sans doute. +S'il avait fait quelqu'acte contraire à nos intérêts! eh bien, nous plaiderions; ce n'est pas à Paris que l'on sollicite en vain: on va de tribunaux en tribunaux; on a des Procureurs, des Avocats, qui retournent l'affaire sous vingt faces nouvelles. Ce n'est point comme dans cette malheureuse Province, où l'on ne sait à qui rappeler des sottises que commettent ces énormes perruques. +CHAPITRE XXXVI. +Retour à Paris. +Elles volèrent en poste à Paris. +Que le chemin leur parut long! Ces femmes qui se montraient si délicates dans leur première route, conduites aujourd'hui par la cupidité, se donnaient à peine le temps de manger et de se reposer. Quel plaisir pour elles de rentrer dans cette Capitale, d'où ne pourra plus les exclure un mari qui, tout civil qu'il était, avait su faire valoir tous ses droits, quoique le plus poliment du monde. +A leur arrivée, il fut bien constaté que le Marquis d'Auranges était mort. +Ses neveux avaient fait apposer le scellé: on le lève. Bientôt il se répand que le défunt a fait un testament: la Marquise en demande lecture. Mais, ô surprise! elle vit que son cher époux, en homme sage et prudent, sans fiel comme sans vengeance, avait préféré sa samille à une femme dont la conduite n'avait pas été des plus circonspectes. Elle prétendit tout haut et devant l'assemblée, que son mari avait été un imbécile à l'article de sa mort, comme il l'avait été de son vivant. +Elle intenta procès aux héritiers, en cassation du testament. Elle fondait le gain de son procès sur le pouvoir de ses charmes, pensant que cela pourrait bien valoir dans ce siècle éclairé un article de la Coutume, ou le passage obscur d'un Légiste. Elle mit en usage la manière de solliciter, qu'elle avait ci-devant employée. Le procès fut tiré en longueur; tous les jeunes Conseillers se mêlèrent de cette affaire importante: elle demandait à être envisagée sous tous ses rapports. +Enfin, on ne pouvait plus reculer: le jugement fut unique. Elle ne perdit pas, elle ne gagna point; ce qui fait penser qu'elle avait oublié de mettre un suffrage de plus de son côté: faute d'arithmétique qui lui devint extrêmement préjudiciable. La balance de Thémis, pour la première fois, demeura dans un juste et parfait équilibre; et chacun fut étonné de ce phénomène juridique. +La Marquise jeta des clameurs épouvantables. Sa fortune, qu'elle chérissait par dessus toute autre chose, venait de recevoir un échec considérable. Elle soutenait qu'un tel arrêt était inique, contradictoire; elle voulait assembler tous les ordres de l'Etat, pour qu'ils eussent à former une loi nouvelle. Son amie lui donna les mêmes consolations qu'elle en avait reçues. +Ne vous avais-je pas bien dit, lui dit-elle, de mépriser tous ces hommes de robe, restes échappés des Gots, des Visigots, des Huns et des Vandales. +Ils nous retracent l'ancienne barbarie, au milieu de notre siècle: leur esprit est bizarre, comme le jargon qu'ils parlent. Faisons le serment, je vous prie, de rompre avec eux pour la vie... Nos deux femmes jurèrent de ne jamais sourire gracieusement à quiconque aurait touché une seule fois le seuil du Palais; mais ce serment venait un peu tard. +Votre fortune est réduite à un quart de ce qu'elle était, dit Madame de Lorevel; d'autres temps, d'autres mœurs, croyez-moi. Renoncez à tous ces jeunes étourdis; les uns sont des volages, qui oublient le lendemain la divinité qu'ils ont encensée la veille: il est bon de n'être pas importunée, mais trop de légèreté aussi devient un défaut. Les autres sont des fats, pleins d'eux-mêmes, perpétuels égoistes, plus amoureux de leur parure que des femmes, plus vains que des coquettes, plus suffisants que des auteurs. +D'autres viennent à nous le front riant et couronné de fleurs, et n'apportent dans le sein des amours que les glaces des hivers. Tout est mensonge en eux; et leur figure agréable et trompeuse annonce le plaisir et ne le donne jamais. Il est un divin métal qui vaut mieux que tous les hommes ensemble. Après. +avoir bien cherché le gage du bonheur, c'est à lui qu'il faut revenir. +Dites un mot, et le pactole roule à vos pieds. Telle est la véritable source de tous les plaisirs: il faut les goûter tous ensemble, ou celui qui passe pour le plus vif devient insipide. Quelle volupté que celle de jouir de tous les biens qui sont dans la nature, d'appeler les sensations que font naître à coup sûr les richesses! L'idée que les hommes ont de nous est peu raisonnable; ils pensent que nous ne sommes sensibles qu'à l'amour: mais un sens parfait ne suppose-t-il pas tous les autres? Ah, nous sommes trop amies du plaisir, pour préférer le plus fugitif de tous. Nous voulons que l'aisance soit répandue sur tous les instants de notre vie. -- Sans doute, je faisais les mêmes réflexions: l'or est le mobile général de cet univers; mais ma sierté serait humiliée d'en recevoir. -- On ne reçoit jamais d'or, on n'accepte que des présents; mais on a soin qu'ils soient multipliés: et des bijoux, par exemple, ont un air de décence; aussi ne sont-ils jamais refusé, même par des femmes d'un rang distingué. Vous trouverez dans l'opulence votre cœur plus rempli que jamais. +Vous aurez une foule de gens qui se chargeront du soin de vous amuser, dès que vous vous chargerez du soin de les faire dîner. +Choisissez d'un jeune Hollandois, d'un Milord à guinées, d'un Américain embarassé de sa fortune, ou d'un vieux Financier. La Marquise sentit la validité de ce raisonnement. Elle commença par signaler son mépris envers sa chère parenté, qui le lui rendit bien; et après une rupture éclattante, elle médita tout ce qui pouvait remplir son ambition. +CHAPITRE XXXVI. +Le jeune Sot. +Elle fut quelque temps indécise; mais comme le temps est précieux et qu'on le perd à delibérer, elle jeta précipitamment ses filets sur S. Flour, fils d'un riche Fermier Général, qui était pourvu d'avance d'un bon. C'est, comme on le sait, occuper dans l'Etat une des places les plus odieuses, et cependant les plus enviées. +St. Flour était un jeune sot fastueux, qui croyait posséder des trésors inépuisables, parce que son patrimoine était immense; il s'apprêtait à être le plus illustre dissipateur. La Marquise mit à profit cet heureux caractère que l'on ne rencontre pas trop fréquemment.Dès le lendemain de la première entrevue, tout enorgueilli de plaire à une Marquise, il envoya le marchand d'étoffes, celui de bijoux et de pierreries, et fit précéder sa visite par des présents qu'un Souverain aurait pu offrir. Le Dieu Plutus est brusque; et quand il a répandu l'or avec profusion, il a fait tout ce qu'il sait faire. +Malgré la prodigieuse sottise dont ce riche Monsieur était doué, je ne sais comment on respectait machinalement l'opulence de sa personne. Ses profusions imprimaient à ses paroles quel-que chose de remarquable. On le flattait, même sans le vouloir. On ne pouvait ni le mépriser, ni rire de sa stupidité, quoiqu'elle prêtât beau jeu. +Madame de Lorevel ménageait sur-tout le personnage: ses jours étaient devenus des jours de fêtes; et les plaisirs qui se succédaient sans relache, ne laissaient point d'intervalle pour former le moindre désir. +On dit que le luxe, les jeux, les fêtes deviennent à la longue insipides: cela est bon pour des âmes vulgaires; mais pour des âmes sensibles paîtries d'un limon particulier, elles ne peuvent recevoir des sensations trop exquises, ni trop nombreuses; un état constamment fortuné semble leur élément. La peine est faite pour le peuple, le plaisir est fait pour les grands. +Les délices de la volupté ne doivent enivrer que les riches, la privation de l'extrême douleur compose tout le bonheur des autres. La Marquise ruinait St. Flour imperceptiblement; ce qu'il versait d'une main prodigue, s'écoulait comme à son insu, tant elle mettait d'art à tromper même son aveuglement. Il ne croyait jamais faire assez; et quelques louanges ingénieuses sur son extrême opulence, lui faisait croire qu'il n'avait rien encore dépensé. Elle aurait tari un fleuve d'or: mais l'enchantement était prêt de se dissoudre; le grand enchanteur se mourait, c'est-à-dire, que St. +Flour touchait à la fin de ses espèces. Il avait anticipé sur l'héritage de son père, et son père avare regrettait d'avoir mis au monde un fils si peu digne de lui. +Un dissipateur était un monstre à ses yeux: celui-ci avait arrangé la destruction totale de sa fortune avec autant de soin, que son père en avait bâti l'édifice. Engagemens, aliénations, dettes usuraires, tous les expédients que le luxe et la prodigalité peuvent employer, il les avait mis en usage. +La Marquise ayant pressé pour la dernière fois le citron, le jeta dès qu'il fut aride. Voici la lettre qu'elle écrivit à St. Flour. +Monsieur, „Mais vous ne connaissez guère les usages du monde. Voilà six mois que nous sommes ensemble: en vérité, c'est trop. Savez-vous que rien n'est plus sot que de faire l'amour si long-temps et à la même femme; je veux vous épargner ce ridicule affreux. Plusieurs hommes vous demandent poliment leur tour, et vous faites semblant de ne pas les entendre! cela devient criant. Voulez-vous être un fléau dans la société? croyez-moi, attendez la mort du vieux papa, et nous nous retrouverons alors cent fois plus charmants l'un à l'autre“. +St. Flour déshérité tomba dans l'indigence et bientôt dans le mépris; tandis que la Marquise, dans un superbe équipage, jouissait de toute sa fortune, sans passer aux yeux du monde pour une courtisane. St. Flour pâle, défait, marchant à pied, était éclaboussé de la même voiture qu'il avait donnée. Un sourire d'orgueil et de pitié, quand on le rencontrait, lui apprenait, mais trop tard, combien il faut peu compter sur les caresses d'une femme que l'on enrichit. +La Marquise avait eu la singulière délicatesse de ne recevoir jamais d'or monnayé, de peur de passer pour une femme entretenue; mais elle avait accepté, sans rougir, des bijoux, des meubles de toute espèce, et presque point de jour ne se passait qu'elle ne fît quelque échange; espèce de trafic où Madame de Lorevel était profondément versée. +CHAPITRE XXXVII. +Le revenu d'une jolie femme. +Elle s'attacha bientôt à un Duc qui était puissant. Ce Duc était vieux, avait fréquenté la Cour, la connaissait, et y possédait encore quelque crédit. +Il s'avisait d'être un peu jaloux: on pardonne bien des choses à un Duc. +En récompense, il ne refusait aucune des grâces qu'on lui demandait. Il faisait des voyages avec une complaisance toute particulière. Le Duc était plein d'humeur, exigeant, par fois caustique; mais il faisait jouer un si beau rôle à la Marquise, qu'elle ne pouvait s'empêcher de le garder dans ses chaînes. +Toute art exige une étude, et la perfection en tout genre n'est que le fruit des années. La coquetterie, de toutes les sciences est peut-être la plus profonde; puisqu'elle joue sur le cœur humain la machine la plus compliquée qui soit dans la nature. +La Marquise fit usage de ses talents et des connaissances nouvelles qu'elle avait acquises. Comme elle ne pouvait pas se dissimuler que la fleur de sa beauté commençait à se fanner, et voulant conserver une renommée précieuse, elle se mit sur le pied de ne plus paraître aux promenades. +Elle s'aperçut que l'éclat du grand jour découvrirait en elle bien des petites taches que le blanc et le rouge ne répareroient pas suffisamment. +Elle se tenait chez elle dans une tendre obscurité, et n'y était jamais sans compagnie. C'est-là que le beau jeu de whisk que nous avons reçu des Anglois, occupait le beau monde bien avant jusques dans la nuit. Le jeu ne finissait jamais qu'elle n'eût gagné. On eût recommencé sans fin jusqu'à la pointe du jour. La tricherie, comme on sait, est le bonbon favori des femmes; mais comment donner assez de louanges à sa rare présence d'esprit! +Attentive à tenir son jeu et à occuper à la fois quatre ou cinq adorateurs; son pied droit est posé sur celui de son voisin; son pied gauche pince la pointe de celui qui est en face; et ses regards tournés languissamment, mais avec adresse, flattent tour à tour deux hommes qui sont durriere sa chaise, et qui se croient uniquement favorisés. Chacun rit des autres, et les prend pour des dupes. Aucun de ses gestes n'est indifférent: si elle examine les dentelles d'un homme, elle effleure lègérement sa main. Tous ces petits riens qu'elle imaginait et variait sans cesse avec souplesse, faisaient beaucoup d'impression sur tous ceux qui l'approchaient. Cela ne l'empêchait point de saisir les signes de Madame de Lorevel, habile à révéler les cartes et à déterminer le gain de la partie du côté de son amie; le tout avec une adresse à tromper les plus fins, et qu'ils étaient même loin de soupçonner. +CHAPITRE XXXVIII. +Le Financier. +Un certain soir cependant que la Marquise jouait de malheur, elle voulut s'entêter; et comme le jeu est perfide, elle perdit six cent louis d'or. +Un Financier qui, année commune, mettait à part le tiers de sa fortune pour ses menus plaisirs pris à l'insu de sa femme, riait beaucoup en voyant cette perte qu'il estimait devoir lui être heureuse. Comme il n'aimait pas à exhaler ses soupirs en l'air, il attendait ce jour depuis longtemps. A chaque exclamation de la Marquise, il se disait tout bas: bon! mes affaires vont bien; voici l'heure du berger qui sonne. Il appelait ainsi le moment où une femme avait grand besoin d'argent.Les Financiers de nos jours ne ressemblent plus à Monsieur Turcaret: ils ont pris l'esprit du siècle, qui est descendu jusques dans la tête des Moines; ils se sont polis autant qu'ils ont pu l'être. Mais à travers ce vernis, il n'est pas mal-aisé de distinguer encore l'homme qui fait l'agiotage ou la finance. Tous ces enfants de Plutus ont beau vouloir se décrasser; ils tiennent encore de leur père, qui fut un Dieu lourd et désagréable: car il est si facile et si naturel de mettre un métal jaune dont on abonde, à la place des qualités qu'il serait un peu plus difficile d'acquérir. +Alidor ayant supputé la perte qu'avait faite la Marquise, ne manqua pas de se rendre le lendemain à sa toilette. Dès qu'elle l'aperçut, elle sentit ce que cela voulait dire; et pour mieux le décevoir, elle joua l'enjouement le plus décidé. -- Vous étiez hier au soir sous une étoile épouvantable, dit Alidor. -- Oh! c'était une bagatelle; j'ai fait un si joli rêve, que j'ai oublié ce petit accident. Eh, qu'avez-vous rêvé! que vous ramassiez des diamants? -- Non; qu'on m'apportait des vers délicieux, où la fortune essuyait les reproches les plus délicats et les plus ingénieusement tournés. -- Eh, quel était l'auteur de ces vers? -- Je l'ignore, et c'est ce que j'ai trouvé de plus piquant. J'entends, Madame, l'ironie est excellente; je me souviens que je vous avais promis des vers, mais, de grâce, écoutez mon histoire. +J'avais dans un de mes bureaux un commis fort peu assidu, qui se mêlait de faire des opéra comiques. Je l'appris; je montai un jour tout en colère et en robe de chambre: comment, Monsieur, lui dis-je vous faites des ariettes! Vous faire des vers! eh morbleu, faites des bordereaux, entendez-vous: les Comédiens Italiens vous nourriront-ils comme je le fais? +c'est être un grand sot, que de composer de l'esprit, quand on n'a pas de quoi vivre. J'allais le chasser; mais par bonheur pour lui, une femme me demanda le soir même si je ne connaissais pas quelque Poëte. Je me souvins de mon commis, et je résolus de l'employer. Il ne s'en tira pas mal, dit-on: il rime presque aussi bien que P.... Depuis l'on me demanda des vers de tout côté: j'eus recours à mon poète; mais lui se voyant nécessaire, trancha bientôt de l'important, et fit le paresseux tout comme un précepteur. Le faquin ne m'a pas encore donné la pièce dont je l'avais chargé pour vous; il dit qu'il attend le moment de l'inspiration, que le sujet demande tout l'effort de sa muse, qu'il l'invoque sans cesse. S'il continue, je casse son Apollon aux gages; et je trouverai un autre commis poète qui, pour cent pistoles par an, me sera, non seulement des opéra comiques, mais encore des tragédies qui me seront dédiées, et desquelles je me rendrai publiquement le protecteur. Croyez, belle Dame, que si la chose eût été en mon pouvoir, je ne vous l'aurais pas promise en vain; mais, je l'avoue, je créérois plutôt une mine d'or qu'un madrigal. La Marquise se donnait bien de garde de l'interrompre, elle l'observait venir. En vous quittant hier, continua-t-il, je fus d'un bonheur insolent: tandis que vous perdiez vos six cent louis, j'en gagnais huit cent; je les ai enfermés dans une petite cassette, et si vous le désirez, je vous la prêterai. Je puis bien oublier d'envoyer des vers; mais je n'oublie jamais autre chose. -- Dans de pareilles circonstances, je n'emprunte, Monsieur, qu'à mes plus intimes amis. -- Eh, pourquoi ne voudriez-vous pas me recevoir du nombre? +En disant ces mots, le personnage doré s'était approché pour lui baiser la main: la Marquise la retira. Des rigueurs, poursuivit-il, envers moi! elles doivent être épuisées. La Marquise le regardait avec des yeux qui semblaient lui dire qu'avec un amant tel que lui on ne cédait qu'à des conditions claires et précises. Il entendit fort bien ces regards. Il parla d'un château qu'il voulait acheter et meubler dans un goût nouveau; il protesta que, nonobstant que le bail des fermes haussât à chaque renouvellement, il ne ferait aucune reforme dans sa dépense. Il tira dix à douze boëtes émaillées, dont il lui fit admirer la beauté. Bref; il parla terres, redevances, châteaux superbes, millions.Quelque indifférence qu'une femme affecte alors, elle se rend attentive. +La Marquise feignit d'être rêveuse, au moment même où elle s'apprêtait à bien jouer son rôle. Alidor remarqua cette rêverie volontaire; et coupant la conversation, lui dit: Mais expliquez-moi donc, je vous prie, par quelle fatalité, vous qui êtes si heureuse, vous avez pu perdre hier au soir? cela est inconcevable. Vous savez que je me suis retiré, vous voyant en malheur; je suis rentré, vous acheviez de vous noyer; tous les vœux que j'offris au Ciel, n'ont pu vous garantir du naufrage. +La Marquise fit un petit sourire d'un air attristé; et paraissant se livrer entièrement au souvenir de sa perte, elle poussa quelques soupirs, et ne manqua pas d'appuyer sur sa déroute, et de marquer tous les pas qui n'avaient servi qu'à la conduire au précipice. Elle ajouta d'une voix abandonnée: n'en parlons plus, Monsieur; je suis résolue à vendre mes diamants. Madame, permettez-moi de vous le dire, vous seriez bien folle de recourir à un désespoir aussi extrême. Six cent louis ne sont qu'une bagatelle, et l'on peut facilement remédier à cette vetille. Je remercie mille fois le Ciel, lorsqu'il me procure l'occasion d'obliger une femme charmante. Je juge des autres par moi-même; je sens que l'ingratitude est de tous les vices le plus odieux; je ne crois pas même qu'il existe parmi les femmes d'un certain monde. Je me livre avec sécurité au charme de la bienfaisance, parce que j'attends la même vertu de mon prochain... +Tout en parlant, il fit semblant de badiner avec son panier à ouvrage, et y glissa adroitement, quoique de façon qu'elle s'en aperçût, une navette d'or d'un travail précieux. Ensuite il permit à ses mains généreuses de presser tendrement celles de la Marquise. Mais, dit elle, souriant avec cet air d'aisance et de liberté qui lui était naturel, savez-vous que c'est aujourd'hui que je dois payer ces six cent louis? -- Et savez-vous, belle Marquise, que mon domestique est là chargé de la cassette. -- En vérité, Alidor, vous êtes le plus éloquent des hommes; je ne connais rien de si séduisant que vous: je vous rendrai cet argent, au moins; mais aussi vous êtes trop dangereux. -- Moi! point du tout: je suis franc, sincère, bonhomme; ce que j'ai dans le cœur, je l'exprime tout naturellement: aussi vous me permettez..... Effectivement, il exprimait d'une manière assez heureuse pour un Financier, ce qu'il avait dans l'âme. Une demi-heure après, la cassette entra, fut déposée dans une armoire secrète, et Alidor plus léger s'en retourna aussi avantageux qu'un Dervis qui vient de séduire une femme vertueuse. +Dès qu'il fut sorti, la Marquise, loin d'avoir quelque confusion, ne pouvait dompter une certaine inquiétude. Elle se mit en devoir d'examiner si Alidor avait été exact dans le calcul: elle le trouva charmant; et dans sa joie, elle se mit à fredonner une ariette nouvelle. +Elle en était-là, lorsqu'un de ses créanciers se fit annoncer. Il gagnait, lui troisième, les six cent louis d'or. +C'était un grand homme brun, bien fait, souple, insinuant: sa bouche distillait de jolis propos; mais c'était d'un air si mâle et si doux tout ensemble, que son premier coup d'œil séduisait beaucoup: il débuta par des galanteries. -- Je suis honteux de mon bonheur, Madame: ce n'était pas, en vérité, celui-là que je désirais. J'ai vu que c'était pour vous une peine infinie que de n'être pas heureuse au jeu, non à cause de la perte, mais parce que cela semble annoncer quel-que chose de lugubre. Je suis délicat sur le chapitre des bienséances; je viens vous prier de ne pas vous inquiéter sur ma somme. -- Pardonnez-moi, vous venez à propos; je vais vous la payer sur-le-champ. -- Ah! que votre or est une monnaie vile à mes yeux! +vous en possédez une autre adorable, unique; j'en suis réellement amoureux, j'échangerois le Pérou contre elle: si vous voulez me payer, payez-moi, de grâce, en cette monnaie charmante; si vous saviez combien il est cruel d'en être si avare!... L'idée fit rire la Marquise. Il continua la plainsanterie, la retourna en tout sens, fit parler son esprit et ses yeux plus puissants encore que ses métaphores, badina légèrement sur la passagère résistance qu'elle opposait, et ses saillies ne dérobaient rien à l'adresse de ses entreprises. La Marquise trouvait tout cela extrêmement plaisant: d'ailleurs le nouveau venu agissait de si bonne grâce, qu'elle ne pouvait s'en fâcher. +Elle ne se fâcha donc point: au contraire, cette manière de payer ses dettes lui plut infiniment. Elle lui sut bon gré d'avoir ainsi brusqué toutes ces façons qui coûtent toujours un peu, et qui fatiguent également celles qui se croient obligées de les faire et ceux qui sont obligés de les souffrir. +L'histoire rapporte qu'elle trouva le moyen de s'acquitter avec les deux autres; mais quand j'aurais la prolixité d'un historien gagé par un libraire qui le paye à tant le volume, en conscience pourrais je tout narrer! +CHAPITRE XXXIX. +Le titre que l'on voudra. +La Marquise, comme on a pu le voir, se connaissait en hommes; elle savait qu'ils aiment presque tous à être agacés. Ceux qui étaient riches recevaient d'elle des politesses plus marquées. Elle distinguait sur-tout ceux dont l'imagination tendre ou crédule prêtait plus facilement à l'illusion. Chacun se disait intérieurement: cette femme si spirituelle m'aime beaucoup; elle charme tous les cœurs, et ne veut que le mien. +Ce sera toujours un grand sujet d'étonnement, que la manière dont les hommes même les plus ingénieux deviennent dupes des femmes. Prêtent-ils volontairement les mains aux tours qu'on leur joue; ou aiment-ils mieux être trompés, que de végéter dans cette triste langueur où ils sont privés du plaisir de se plaindre d'elles? +Le Duc toujours soupçonneux s'avisa de trouver le cercle trop nombreux; la compagnie lui devint suspecte. Il s'en plaignit à la Marquise, qui, pour se justifier, ne cessa point. +C'était un coup de politique bien adroit: ce moyen artificieux réussit quelquefois. Il prit garde à des présents anonimes, à des tabatieres, à des diamants qui ne venaient point de lui. +Il parla d'un ton courroucé; c'étoitlà justement où la Marquise en voulait venir. Il s'était mis en tête qu'un certain homme auquel on ne songeait pas était son rival: la Marquise ne le dissuada point; charmée de voir qu'il prenait le change, et que ses véritables intrigues seraient à couvert sous la fausse qu'on lui donnait. +Un soir qu'elle savait que le Duc devait venir solitairement, elle ne parut point. Il interroge tous les domestiques: Madame est sortie avec son valet de confiance, et de fort bonne heure. Le Duc furieux ne balance plus. +Tout ressent sa fureur; les glaces, les tableaux, le portrait même de la Marquise fut renversé. Elle triomphait de son stratagème; elle était au comble de la joie. Elle convainquit aisément le Duc de son injuste jalousie, pleura, et prétendit ne pouvoir plus souffrir de tels emportements. Le Duc honteux répara le désordre, en envoyant trois fois plus de meubles qu'il n'en avait cassés. +Pour cimenter la paix, elle voulut bien courir les risques d'une grossesse; elle qui pendant toute sa vie avait éloigné une maladie aussi dangereuse pour la taille que pour la vie. Elle lui faisait ce sacrifice, pour lui donner le gage d'un amour qui ne devait pas finir. Elle accoucha d'une fille qui fut présentée au Duc, et qu'il reçut avec des transports de joie qui ne s'expriment point. Aussi bon père que tendre amant, il entra dans tous les détails du berceau d'un enfant. Il vit croître sa fille, et la vit se développer sous ses yeux; il la regardait, il la considérait, il y voyait sa mère. Elle, de son côté, soutenait que l'enfant ne ressemblait qu'à lui. +C'était, des deux partis, des agaceries continuelles de sentiments sur cela de petites contradictions qui finissaient par des baisers. On acheta une nouvelle maison de campagne; et elle fut destinée à la petite Auguste, qui déjà commençait à parler et à distinguer avec finesse Monsieur le Duc des autres hommes. La famille augmentée demandait une plus grande maison. Si l'enfant criait, sa mère disait qu'elle demandait des meubles nouveaux et de toute saison, des tableaux, des bronzes, des urnes du Japon, etc. +Chaque jour voyait paraître le marchand de colifichets; et jamais il ne s'en trouvait assez. +Cependant plusieurs cœurs généreux s'empressaient de soulager tacitement Monsieur le Duc, soit par une tenture de Perse, par un lustre, par un tableau de Boucher, par des pendules, des clavecins. +Ce fut elle qui inventa une petite porte secrète couleur de muraille, qui joignait si exactement, qu'on passait devant vingt fois sans s'en apercevoir. C'est par-là, qu'au moyen d'un escalier dérobé, elle introduisait ceux qui avaient mérité quelque récompense. Elle savait distinguer son monde, et distribuer à chacun différemment ses bonnes grâces. Elle se divertissait quelquefois à laisser un de ses esclaves se morfondre à la porte, à essuyer la pluie, le froid ou le chaud: elle avait éprouvé que l'amant s'enflamme davantage; qu'après ces petites tribulations, la fureur d'amour le prend, et que le tête-à-tête n'est plus qu'un transport continuel. +Monsieur le Duc, tout riche qu'il était, mit le désordre dans ses affaires. +Notre siècle est, par excellence, le siècle des plus extravagants dissipateurs, et l'on ne doit pas s'en étonner. Le Duc avait consommé d'avance son plus clair revenu: elle, de son côté, relacha de son attachement inviolable, de son éternelle fidélité, dès qu'elle vit que les présents n'arrivaient plus avec la même rapidité. +Monsieur le Duc ne tarda donc point à surprendre la Marquise dans les bras d'un jeune homme qu'elle avait juré de ne revoir jamais. On prévoit bien que cette surprise était volontaire, et faite pour occasionner une rupture en forme. Comment, s'écria-t-il, c'est vous qui me trahissez! vous pour qui j'ai tout fait, tout sacrifié; vous que j'ai accablé de biens; vous que j'aime depuis tant d'années; vous enfin qui m'avez tant de fois juré de m'être fidèle: vous m'avez trompé, perfide! +Monsieur, dit-elle, vous me parlez d'un ton singulier; ouvrez les yeux, de grâce, et voyez où vous êtes. +Suis-je dans votre dépendance, s'il vous plaît? et à quel titre, éclaircissez-moi, de grâce, me faudrait-il supporter votre humeur? Que votre emportement n'aille pas plus loin; il serait aussi indécent qu'inutile. +Demeurez ici, revenez-y, si cela vous fait plaisir, vous y serez bien reçu; mais vous y reverrez Monsieur que j'estime: il faut vous y résoudre, ou prendre un autre parti; parce qu'enfin ceci est ma maison et que j'y suis maîtresse. O Ciel! qu'entends-je, dit le Duc stupéfait! je vois vos infidélités et vos outrages. Cette enfant dans laquelle je me complaisois, que j'appelais du doux nom de fille, qui était le plus tendre objet de mon amour, sans doute elle n'a fervi jufquesici qu'à m'abuser.... +Monsieur, examinez-vous vous-même, pésez toutes choses, appréciez vos facultés, soyez judicieux, jugez et prononcez; voilà tout ce que je dois vous dire. +Le Duc sortit furieux d'avoir été le jouet d'une intrigue, tissue de tant de perfidies et d'audace. Délivrée du jaloux, elle ne voulut plus paraître sous la domination de qui que ce soit. +Elle poussa au plus haut degré de perfection l'économie des tête-à-tête, l'évaluation de chaque faveur; personne ne sut plus au juste tout ce que pouvait produire un premier de Mai, une fête ou deux de Patron, le grand jour de l'an. Elle savait sur-tout de quelle ruse il fallait user, pour tenir toujours les amants à demi-satisfaits. +Ce jeune homme qu'elle tenait entre ses bras, lorsque le Duc entra à l'improviste, mérite que l'on détaille ici son histoire. +CHAPITRE XL. * L'amour innocent. +Le Comte de Vernouillet était né en Province; et l'hôtel qu'il occupait était voisin de celui d'un Président, qui avait une fille charmante nommée Cecile. Le petit Comte, dès l'âge de dix ans, savait déjà l'admirer; et elle, par le privilège naturel qu'ont les femmes de sentir plutôt que nous, précipita dans son cœur en faveur du Comte cette impression heureuse, qu'on nomme amitié chez les jeunes personnes, et qu'on nomme mal. +Le Comte voyait fréquemment la petite Cécile; et lorsqu'ils étaient ensemble, tous leurs moments s'écoulaient dans les caresses. Ils s'aimaient déjà; mais le Comte ne connaissait pas ce qu'il sentait, et Cécile, en l'ignorant un peu moins, n'était pas plus en état de l'exprimer. L'amour se contentait de leur rendre le plaisir d'être ensemble bien doux, et par-là nécessaire à leurs jeunes cœurs. +Quatre années se passèrent, avant qu'ils pussent tirer de ce fond de sentiment rien de plus précieux qu'une douceur paisible; mais l'aurore du bonheur commença enfin à naître pour eux. Cecile déroba dans la bibliothèque de sa mère la nouvelle Héloise. D'abord elle la dévora, ensuite elle la lut (malgré la préface qu'elle ne lut pas; car les jeunes filles ne lisent point de préface.) Elle n'avait jamais lu que des livres de piété. Comme son cœur fut rapidement instruit! quelle augmentation de sensibilité! combien d'esprit ne dût pas produire cette inestimable production! Elle prêta ce livre au Comte; il y trouva tout ce que Cecile y avait trouvé. +Il ne la vit point de deux jours; il semblait qu'il lui était défendu de se montrer à elle, tant qu'il ne l'aimerait pas précisément comme St. +Preux aimait Julie. Il se trompait; mais que l'amour serait heureux, si les amants n'avaient point d'autre erreur!Quand il la revit, il lui dit: je vous remercie du livre que vous m'avez prêté; si vous pensez jamais comme Julie, vous me rendrez le plus fortuné des hommes. Cecile fut si sensible à ce qu'elle venait d'entendre, qu'elle crut devoir dissimuler son plaisir. +Pourquoi dit elle au jeune Comte, ce service si petit en lui-même vous paraît-il si grand? C'est..., lui répondit-il avec embarras, c'est... ne vous offenserez-vous pas, si je poursuis? Vous devriez savoir, lui répondit-elle, que j'ignore encore ce qui osfense. C'est, reprit-il en continuant bien doucement, c'est que je veux être toute ma vie un St. Preux. +Eh pour qui, demanda-t-elle un peu vivement?... pour vous. -- Cecile désirait trop qu'il dît vrai, pour ne point rougir. Le Comte disait trop vrai, pour ne rougir point. +Après deux minutes de silence, le Comte lui dit: ne le voulez-vous point? Je vous répondrais avec plus de liberté, lui dit-elle, si j'étais assurée que vous méritez que je le veuille. +Si je le mérite! reprit-il; je prononcerois hardiment qu'oui, s'il s'agissait de toute autre personne que vous; mais peut-on se flatter qu'on mérite tant de bonheur avec l'adorable Cecile. Quand on a votre modestie, répondit elle, on est digne de tout, fût-ce avec la première femme du monde. +Le Comte était trop touché pour parler; Cecile l'était trop aussi pour ne pas se taire. Un tendre silence, des regards pleins de timidité, de plaisir et d'amour, furent pendant quelque temps toute leur conversation. +Le véritable amour n'est jamais si bien senti, que quand il n'est pas exprimé. +Ils recommencèrent à parler, et ce fut pour se dire qu'ils s'aimaient. +Ils se séparèrent enfin, en jurant de s'aimer toujours. +Le Comte rentré chez lui, relut ce livre que Cecile lui avait prêté; et quand il fut arrivé vers le milieu, il s'écria: oui, belle Cecile, c'est ainsi que vous serez aimée; j'y gagnerai plus que vous, le premier plaisir de la vie est celui d'aimer bien un objet adorable. +Cecile ne lisait point l'éloquent Rousseau dans ce moment; elle disait cependant les mêmes choses que le Comte. Un cœur bien épris est le premier livre du monde. +Le Comte aimait trop, pour ne pas sentir que son amour et le cœur de Cecile n'étaient point le souverain bien pour lui. Il parla à son père, il le conjura de ne disposer de sa main qu'en faveur de Cecile. Monsieur le Comte de Vernouillet père aimait infiniment son fils: il avait aimé, il lui accorda sa demande; mais il exigea, qu'au préalable, il fît un voyage de trois ans à Paris. Le jeune Comte sentit à l'instant tout ce qu'il souffrirait, s'il était jamais privé du plaisir de répéter sans cesse qu'il aimait à l'objet de sa tendresse. Mais l'espoir de revenir plus digne de sa maîtresse, adoucit la vive douleur qu'il avait de penser qu'il fallait la quitter. +Cecile avait fait la même démarche que le Comte. (L'amour inspire les mêmes choses, quand il a blessé des mêmes traits.) Elle avait aussi bien réussi que le Comte; mais son succès avait été bien plus pur, puisqu'on n'avait point exigé de voyage d'elle. +Quand le Comte la revit, il lui dit: Me pardonnerez-vous d'avoir osé mettre mon père dans les intérêts de mon cœur. Ma mère, lui répondit elle en souriant, pourrait bien vous assurer que je n'en dois pas être fâchée. -- Quoi! vous lui avez dit que je vous aimais? -- Oui, mais c'est par-là que j'ai fini. -- Je vous entends; vous avez commencé par lui dire que vous m'aimiez: je ne me trompais pas, vous aimez autant que moi. Il fit tous ses efforts pour lui exprimer l'excès de son plaisir; il n'y réussit point, mais Cecile n'y perdit rien. Le Comte pénétré retarda le plus qu'il put la nouvelle qu'il avait à lui annoncer; il voulait lui épargner la plus vive des douleurs; il fallut enfin parler, et ce fut un coup de foudre pour la tendre Cecile. +Après les larmes qu'exigeait leur saisissement mutuel, Cecile dit au Comte: Puisqu'il le faut, partez; mais prenez, avant de partir, tant d'amour, tant de passion, que vous reveniez sans indifférence. Je n'ai besoin que de ce que je sens, lui répondit-il, pour vous aimer toujours autant que je vous aime: pouvez-vous en douter? faut-il qu'un soupçon injuste me perdre? Je n'aurai jamais le même s'unisse au chagrin que vous aurez de reproche à me faire; je ne sentirai qu'une vive douleur de ne pas vous voir, quand je ne vous verrai plus. +Cecile comprit qu'elle avait un peu manqué à l'amour: Vous avez raison, dit-elle au Comte; j'ai tort, mais pourquoi m'êtes-vous si cher? +Le Comte la vit un moment avant son départ; ils se permirent le plaisir de s'embrasser. C'était assez de se le permettre une fois, pour ne pouvoir plus se le refuser. Ils s'embrassèrent donc mille fois; ils ne se jurèrent point de s'aimer toujours, ils s'aimaient trop; ils se jurèrent seulement qu'ils s'aimaient. +CHAPITRE XLI. +Entrée dans le monde. +Le Comte avait dix-neuf ans, quand il arriva à Paris. Son mérite, son nom et son bien lui firent autant d'amis qu'il fit de connaissances; mais il ne fut véritablement flatté de l'avantage de plaire si généralement, que parce que malgré sa modestie, cet avantage lui était presque une preuve qu'il n'était point indigne d'être cher à Cecile.Les Dames le virent avec un plaisir distingué; il ne les vit pas de même, elles n'étaient pas Cecile. Il avait porté à Paris trop d'amour et trop d'esprit, pour ne pas connaître bien-tôt toutes les raisons qu'il avait de se conserver à sa maîtresse. +La Marquise d'Auranges fut de toutes les femmés qu'il voyait, celle qui prit le plus pour lui de ce qu'on appelle amour à Paris. Son cœur avait été jusques-ici inaccessible aux traits de la tendresse; mais il vient un moment fatal où le cœur même d'une coquette paye le tribut. La figure du jeune Comte, qui était extrêmement avantageuse, fit une vive impression sur son âme: elle mit en usage tous les moyens de se l'attacher. Le Comte s'aperçut bientôt qu'on en voulait à lui: il en eut du déplaisir; non pas qu'il craignît de devenir infidèle (un cœur bien épris sait toujours combien il a de force pour être constant)mais parce qu'il savait déjà qu'une femme, quand elle est inutilement sensible, est toujours un ennemi redoutable.Il employa quelques jours à s'éloigner sans indécence: il y réussit; mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y avait rien gagné. Le goût de la Marquise devint fureur, et cette fureur le précipita dans un abîme de tourments. +Persuadée qu'elle le perdait, elle lui écrivit cette lettre. +„Que vous ai-je fait, Comte, pour que vous me priviez du plaisir de vous voir? Est-ce parce que je vous ai vu avec trop de plaisir? est-ce parce que je vous ai mal persuadé tout celui que j'avais à vous voir? Apprenez-moi, je vous prie, ce que c'est; ne me flattez point, ne me laissez point flatter; il n'y a point de petite illusion qui ne fût cruelle pour moi, quand il s'agira de vous“. +Le Comte vit bien que tout cela était de l'amour; mais la façon détournée que la Marquise avait employée, lui fit plaisir. Il lui répondit en ces termes: „Quand vous m'auriez vu avec indifférence, Madame, je n'aurais pas la hardiesse de m'en plaindre: je vous rends justice, et je me la fais. +Vous auriez connu par mon empressement tout le cas que je fais de votre amitié, si mes occupations n'avaient traversé l'envie que j'ai de la mériter. +Ne craignez point que je vous flatte jamais; j'abhorre le mensonge, et ce n'est point assurément par prévention“.La Marquise ne se dissimula point que le Comte était sincère; mais, quoiqu'elle l'eût prié de l'être, elle eût été bien aise qu'il l'eût moins été. +Le Comte s'applaudissait de ce qu'il avait fait: il y avait dans son cœur une voix charmante qui lui disait, continuez; plus on fait pour l'amour, plus on mérite d'aimer et d'être aimé. +Cette voix qui ne cessait jamais de lui parler de même, fut toujours la seule qu'il écouta. +La Marquise le fit prier de la voir; il la vit, mais ce ne fut pas pour fortifier sa passion. On réussit toujours, quand on ne veut point flatter. +Le Comte n'eut que trop de succès. +La Marquise désespérée lui dit: Vous croyez peut-être que je ne veux que de vous, et cette pensée vous éloigne de moi. Mais désabusez-vous, votre cœur est tout ce qui me fait agir. +Je vous aime comme vous devez être aimé. Mon cœur, lui répondit-il, n'est point à moi; mon père et l'amour l'ont donné à la charmante Cecile. +Je dois tout à mon père: que ne dois-je point à l'amour? jugez donc, Madame, si je puis consentir qu'il devienne votre conquette. Vous êtes donc aimé, reprit la Marquise? Oui, Madame, répondit-il avec assurance. +Le ton de certitude que vous donnez à votre réponse, me paraît bien hasardé, répartit la Marquise. Il est décidé dans le monde que d'un moment à l'autre l'amour peut changer. Cela est vrai pour le monde, répondit-il; mais, Madame, soyez persuadée que la belle Cecile l'a corrigé de ce défaut pour moi. +La Marquise sourit dédaigneusement et lui dit qu'elle voulait l'épouser; d'une manière plaisante, à la vérité, mais qui déguisait un projet sérieux. +Le Comte, quoique piqué, voulut lui sauver la honte d'un refus; mais elle insista si fort, qu'il se vit contraint à renoncer au plaisir d'être généreux. Rentré chez lui, il écrivit cette lettre: „Depuis que je suis à Paris, ma chère Cecile, je vous cherche partout; dès que je vois une femme qui est belle, qui aime avec vérité, qui ne plaît que par son mérite naturel, qui est adorée, je crois que je vous ai trouvée; mais hélas! il semble que je ne vous cherche dans les autres, que pour me convaincre que je ne puis vous trouver que dans le fond de mon cœur. Ne me cherchez que dans le vôtre, ma chère Cecile; vous auriez la même difficulté que moi de me trouver ailleurs, puisque nos sentiments sont uniformes. Que je vous aime! +que de plaisirs je vous dois! combien m'en devez-vous, sans doute? Non, il n'y a qu'une passion comme la nôtre, qui connaisse les plaisirs véritables; tous les autres ne furent jamais que de douces erreurs. Que je vous aime! +que vous m'êtes précieuse! non, ma chère amie, il n'y aura jamais que mon cœur, qui puisse m'être aussi cher que vous“ CHAPITRE XLII. +Suite du précédent. +Le refus du Comte avait enflammé la Marquise d'une telle colère, qu'elle avait failli à le haïr; mais malheureusement pour l'un et pour l'autre, elle ne pouvait plus qu'aimer. +Convaincue qu'il n'y avait que les supercheries qui pussent lui réussir, elle séduisit le valet-de-chambre du Comte; et cette victoire remportée, elle mit tout en œuvre pour achever son triomphe. Elle fit intercepter toutes les lettres qu'on écrivit au Comte, et arrêter toutes celles qu'il écrivait. +Elle envoya un homme de confiance au Comte de Vernouillet père, pour lui demander de s'unir à sa maison; lui faisant entendre qu'elle ferait passer tous ses biens sur la tête de son fils. +Ce messager avait ordre encore, si le Comte de Vernouillet entrait dans ses intentions, de l'engager à écrire à son fils; que Cecile, un mois après son départ, avait écouté favorablement des propositions de mariage qui lui avaient été faites par le Baron de, et que même on ne pouvait pas douter qu'elle ne lui eût donné son cœur en avancement d'hoirie. +Le Comte de Vernouillet qui n'était pas riche, n'avait point le préjugé orgueilleux des nobles. Amateur du solide, il préférait la fortune à tous les autres avantages; il se félicitait de voir son sils possesseur de grands biens; il ne croyait pas que son amour pût tenir contre les grands avantages qu'il trouverait dans un mariage avec la Marquise: il consentit a tout; et le Comte, deux jours après, reçut ces lettres. +LETTRE du Comte de Vernouillet à son fils. +Je vous aurais toujours caché, mon fils, une nouvelle que je savais bien qui vous serait extrêmement sensible; mais les motifs de consolation que je puis placer à côté, me donnent du courage, et me font espérer que je ne risque pas de vous désespérer, en vous ouvrant mon cœur. +Mademoiselle Cecile a rompu les engagements qu'elle avait pris avec vous, dès que vous avez été éloigné d'elle. Le Baron de ** a su lui plaire; et il faut qu'il y ait déjà bien de la passion entre elle et lui, puisqu'il a reçu de la mère et de la fille une promesse formelle de mariage. +Vous concevez sans doute tous les mouvements que je me suis donnés, pour vous épargner ce coup de foudre: mais hélas! tout ce que j'ai fait n'a servi qu'à me persuader que l'ingrate Cecile ne méritait ni votre cœur, ni le plaisir qu'elle goûtait sans doute, quand elle vous aimait. +Je serais inconsolable, mon cher fils, si je n'étais assuré que la Marquise d'Auranges vous aime et qu'elle consentira à vous épouser, si vous le voulez. Elle est belle, elle est infiniment plus riche que vous; elle est enfin digne de vous. Je sais bien que, fût-elle mille fois plus riche, plus aimable et plus belle, elle ne vaut pas pour vous la perfide Cécile. Mais enfin, mon fils, puisqu'il faut renoncer à l'une, je vous conseille de ne pas dédaigner l'autre. Je vous laisse cependant le maître de vous décider: je vous avertis seulement que vous seriez une très-grande folie de laisser échapper une aussi belle fortune. Je ne veux que votre bonheur; et il m'est trop doux de croire que vous n'en doutez point, pour craindre que vous en doutiez. +Je vous envoie une lettre que Cecile me remit hier pour vous. +LETTRE SUPPOSEE de Cecile au Comte de Vernouillet. +Si je n'étais pas sûre que vous m'estimez, je me justifierois de ne vous aimer plus; j'opposerais à la douleur que vous aurez de mon infidélité, douleur qui dégénéreroit bientôt en mépris) la délicatesse, l'ardeur, la solidité que vous m'avez connue, ce que j'ai fait enfin pour vous. Mais nous n'avons besoin ni l'un ni l'autre de ce soin; je ne prendrai pas non plus celui de vous conseiller de vous consoler: l'estime que vous avez pour moi, en vous persuadant que je vous aimerais encore, s'il m'avait été possible d'être fidèle, vous donnera tous les conseils dont vous aurez besoin. +Vous apprendrez par Monsieur votre père, ce que je n'ai pas la force de vous apprendre. +Le Comte fut saisi de tant de douleur, qu'il y succomba. Il s'évanouit; et rendu à la vie par les soins empressés de ses gens, une fièvre violente le contraignit à se faire mettre au lit. On fut six jours dans la crainte de le perdre; et le septième, la Marquise étant venue le voir, elle lui dit: Vous voulez mourir, mon cher Comte; ah! est-ce ainsi qu'on punit les crimes? Non, répondit-il, je ne veux point mourir; j'aime trop pour en avoir jamais l'envie: je veux, au contraire, contribuer de tout mon pouvoir au rétablissement de ma santé. +Après avoir perdu la tendresse de Cecile, je n'ai rien de si cher que le jour que je respire, tout empoisonné qu'il est; puisque sans lui, je ne pourrais penser à elle. Ah! reprit la Marquise, ne vivez au contraire que pour l'oublier, que pour la haïr; mérite-t-elle une passion si généreuse? Elle mérite tout, reprit-il, puisque je l'aime, puisque je l'aimerai toujours. +Il se rétablit enfin; et dès qu'il put soutenir sa plume, il écrivit cette lettre. +LETTRE à Mademoiselle Cecile. +Je suis persuadé, Mademoiselle, que c'est une chose inutile de vous écrire; mais soyez bien persuadée, à votre tour, qu'elle ne l'est pas pour moi. Il y a toujours un plaisir délicieux à s'entretenir avec ce qu'on aime, quelques raisons qu'on ait de s'en plaindre. +Vous ne m'aimez plus, belle Cecile: Ciel! combien devez-vous me plaindre, si vous concevez tout mon malheur! Je ne vous reprocherai pas votre infidélité; je veux mériter l'opinion que vous avez de moi: un autre amant moins porté à se conserver votre estime qu'à soulager son désespoir, n'aurait pas le même égard pour vous. Je ne pense pas de même: désespéré de perdre votre cœur, je souffre des maux inexprimables; mais je n'en sens pas moins le prix de ce que vous me laissez; votre estime est le seul bien qui me reste, jugez si j'ai une passion médiocre de me la conserver! Vous m'auriez conseillé en vain de me consoler; et l'opinion où vous êtes que je recevrai ce conseil d'ailleurs et que j'en profiterai, n'est pas le coup le moins sensible que vous m'ayez porté. Non, Mademoiselle, je n'écouterai jamais que mon amour; et je ferai si bien, que bientôt tous ceux qui en connaissent l'empire seront convaincus qu'il n'y a que lui que je puisse écouter. Adieu, trop charmante Cecile; je ne vous prie point de conserver un souvenir tendre du malheureux Vernouillet, ce serait vous prier de manquer aux engagements que vous allez prendre; je vous conjure seulement de souffrir que quand vous serez la Baronne de, j'adore encore l'adorable Cecile. +CHAPITRE XLIII. +Artifice cruel. +Cette lettre ne fut point envoyée. Le Comte se flattait qu'il en recevrait la réponse. L'inutilité de son désespoir aggrava si fort son chagrin, qu'il voulut aller immoler le Baron de *** à son ressentiment; mais il pensa bientôt que ce serait immoler un homme destiné à Cecile par ellemême; et cette considération, toute propre qu'elle eût été pour un autre à précipiter le plaisir de la vengeance, devint pour le Comte une nouvelle raison de ne point se venger. +Il s'écriait quelquefois: belle Cecile, oui je respecterai toujours votre choix; il n'est point d'homme qui fût capable de porter si loin l'amour, c'est qu'il n'en est aucun qui connaisse l'amour. Cruel destin, en me favorisant du don heureux d'aimer si bien, devais-tu me refuser tous les autres? +Fût-il jamais un amant plus soumis et plus modeste! +Cecile ne souffrait pas tant que le Comte; mais elle souffrait beaucoup. +Elle avait appris par M. de Vernouillet que la Marquise d'Auranges lui avait demandé la main de son fils; et M. de Vernouillet, en lui apprenant cette triste nouvelle, l'avait mal rassurée; elle ne recevait d'ailleurs aucune lettre du Comte: que de raisons de trembler!Elle sortait rarement de son cabinet, et cessait plus rarement encore de baiser le portrait du Comte qu'elle avait. Ce portrait, dans tout autre temps et dans tout autre lieu, lui eût été sans doute bien cher; mais dans son cabinet et dans les circonstances du jour, il était presque pour elle son cher Comte. Elle lui adressait quelquefois ces paroles: Ne suis-je plus aimée! instruis-moi de mon sort, ne crains point de m'éclairer; je mourrai de ma clairvoyance, si le Comte est infidèle. Mais n'est-ce pas mourir que de douter s'il est constant! Tu ne m'apprends rien, tu ne changes point de couleur, il m'aime donc toujours. Cette douce erreur durait peu; bientôt une crainte qui avait tout le pouvoir d'un pressentiment prophétique, lui peignait son amant aux genoux de la Marquise, volant à l'infidélité. Elle voyait sa rivale, sentant tout le prix de sa conquette, et s'empressant de se l'assurer. Elle s'écriait alors: je suis trahie, oui je suis trahie; ah Comte! méritais-je d'être condamnée à le haïr!.... Le haïr! moi, haïr le Comte de Vernouillet! +ah! quelque raison qui m'y doive contraindre, en est-il contre l'amour? +Cruel! tu ne sais que trop qu'il n'en est point; tu abuses de ton bonheur. +Que dis-je? sent-il encore son bonheur? se soucie-t-il même d'être heureux? +Non, sans doute, non: tout ce qu'il ne doit pas à la Marquise, lui doit être insipide. Ciel! que ne suis-je du moins cette Marquise cruelle. +J'ai déjà dit que M. de Vernouillet père ne désirait rien tant que de voir son fils jouir d'une extrême opulence. +Il avait fait pressentir à Cecile que son fils inclinait à épouser la Marquise d'Auranges. Quand il crut sa douleur en état de supporter une notion certaine, il lui apprit tout son malheur, et lui présenta cette fausse lettre: „Je frémis du crime que je vais commettre: eh, comment n'en pas frémir! Belle Cecile, je suis indigne d'avoir connu l'amour; vous m'entendez, Dieux! Pourquoi faut il que ma mort n'ait pas prévenu le tourment où je vous expose? S'il était possible de se justifier de vous rendre malheureuse, je vous dirais que mon sort a fait tout mon crime, que j'en déteste la pensée, que j'ai tout employé pour vous être fidèle; mais ce soin serait inutile, j'aime la Marquise d'Auranges; accusez la fatalité qui m'a conduit dans ses chaînes. Je dois vous paraître un perfide, mais il n'est plus en mon pouvoir de ne l'être pas. Adieu, belle et mille fois trop infortunée Cecile, je vous regretterai bientôt; tout ingrat qu'est mon cœur, il ne cesse pas un seul moment de sentir que vous seule dans la nature méritez un amour constant. +Oui, vous serez bientôt vengée; mes regrets réveilleront toute ma passion, et je mourrai de mes remords“. +Quand Cecile eut lu cette lettre, elle tomba dans un fauteuil: M. de Vernouillet crut qu'elle allait expirer, et voulut la secourir; laissez-moi, lui dit-elle, si vous connaissiez bien l'amour, vous hâteriez ma mort. Je le connais, lui répondit M. de Vernouillet, et jamais on ne sentit une pitié plus vive et plus tendre, que celle que vous m'inspirez: mais, Mademoiselle, parce qu'on perd un bien précieux, faut-il renoncer à tout. Je ne renonce à rien en mourant, lui répondit-elle, puisque tout mon bien était le cœur de votre fils. Eh, quand je posséderois tout l'univers, en aurais-je moins de raison de mourir! +Non, Monsieur, quand on est aimée, les autres avantages peuvent donner quelque plaisir; mais quand on est abandonnée de ce qu'on aime, il n'y a rien dans l'immensité de la nature, qui ne fasse sentir un nouveau tourment. +Vous ne connaissez pas l'amour, si vous en doutez. Laissez-moi donc mourir, je vous en prie; ne vous piquez pas d'une générosité qui, après le procédé de votre fils, vous rendrait aussi criminel que lui. +La mère de Cecile arriva alors; elle travailla mieux que le Comte encore à la consoler, mais elle n'y réussit pas mieux. On avait caché au Comte l'intelligence qui était entre son père et la Marquise; et pour l'éloigner de tout soupçon, on lui avait même proposé de se marier avec une de ses cousines, au cas qu'il sentit une entière répugnance à former un hymen avec la Marquise. +Cette femme jusqu'alors si superbe, persuadée que le Comte, loin de pouvoir l'aimer, la hairoit si elle ne jouait pas l'amour aussi bien que Cecile le sentait, était presque devenue une autre Cecile. Le Comte séduit par cette fausse ressemblance, peu à peu s'était accoutumé à elle. Il tomba dans les pièges où tant d'autres avaient échoué: il s'imagina qu'il ne pouvait pas la haïr sans injustice, il la voyait fréquemment, il lui confiait une partie de ses secrets, il était devenu son ami enfin. Un galant homme ne se refuse pas à certaines avances, quand même il n'aimerait pas. Il s'était livré à ses charmes avec quelques remords; mais enfin il s'y était livré. +CHAPITRE XLIV. +La trahison punie. +Cependant la tendre Cecile aimait trop, pour se persuader qu'elle n'était plus aimée. Elle ne rêvait que de son amant: sa mère seule se donnait des soins, pour la consoler; et l'on n'ignore point que quand il s'agit de l'amour, ce soin réussit toujours mal aux mères. +Elle se disait souvent; je l'ai donc perdu pour jamais! il est dans ce moment aux pieds de la Marquise, peut-être même dans ses bras.... Dans ses bras, ô Ciel! ne me laisse point vivre avec cette idée. Quand j'aurais commis le crime le plus grand, il n'en est aucun que cette idée ne punisse trop. Mais je suis innocente; j'ai aimé un homme qui était fort aimable, qui était à moi, à qui j'appartenais par les droits que nous avions l'un sur l'autre; droits saints, puisqu'ils nous avaient été donnés par nos parents et par nos cœurs. Je suis donc innocente, et cependant le plus malheureux objet qui soit dans la nature, c'est moi. Ciel! comment puis-je accorder mes maux avec ta Justice? +Le Comte vécut six mois dans les pièges de cette Syrene enchanteresse, qui redoublait de soins et d'amour pour enchaîner une conquête qui, pour la première fois, flattait autant son cœur que sa vanité. Elle employa toutes les séductions que l'art peut mettre en usage; mais le Comte commençait à ressentir le dégoût, parce qu'il ne l'aimait pas. Il n'avait cédé qu'à ses vives instances et aux inspirations de la jeunesse. L'image de Cecile accompagn��e de tous ses charmes, revint, plus éclatante que jamais, frapper son cœur dans les bras même de la Marquise. Dévoré de plus de désirs que la Marquise n'en montrait pour lui, il ne pouvait plus durer dans un état qui empiroit tous les jours; il prit la résolution de se déguiser, et de se donner encore une fois le triste plaisir de voir son infidèle.Ce projet prenait sa source dans un sentiment trop bien établi, pour qu'il l'éxécutât mal. Comme il était très-connu dans les terres qu'il devait traverser, il prit un déguisement sous lequel personne ne devait le reconnaître. Il arrive de nuit à la maison de campagne qu'habitait Cecile; il loge comme un homme du commun dans une misérable auberge; dès le matin il se glisse dans le parc; il arrive près d'un berceau où autrefois il avait reçu mille assurances d'une foi éternelle; il soupire à la vue de ce lieu tranquille et désert où, tout trahi qu'il croyait être, il ne doutait point de ne trouver encore bien des douceurs: tout est ressource de plaisir pour le véritable amour. Il attend plusieurs jours la charmante Cecile; enfin il la rencontre, et la rencontre seule. Elle marchait à pas lents, les yeux baissés, et paraissant plongée dans quelque réflexion. Elle s'avançait sur une pelouse plantée d'arbres touffus, et bordée d'une charmille. Il faut être amant, pour exprimer tout ce qu'on sent dans des moments si doux. +Son trouble, sa joie, sa douleur font qu'il se précipite en désordre devant elle. Elle jette un cri et recule; mais à peine l'eût-elle fixé, qu'il la vit pâlir et chanceler! Il n'eut que le temps de la soutenir entre ses bras: elle revint à elle, voulut se dégager, regardant l'excès de sa délicatesse comme la faiblesse la plus honteuse. Le Comte la retient, baise ses mains d'un air touchant et respectueux. Ces premières caresses achevées, ce fut à qui des deux commencerait à faire les plus vifs reproches. Après s'être parlé long-temps sans s'entendre, ils apprirent avec une surprise que je ne tenterai point de décrire, qu'ils avaient été, chacun de leur côté, trompés par leurs parents. L'artifice de la Marquise et ses complots perfides parurent tout-à-coup au grand jour. Le Comte vit la honteuse faiblesse qu'il avait eue de céder à ses charmes. Un instant de parallèle suffit pour éclairer ses erreurs. +Ah! s'écria-t-il dans la douleur qu'il en avait, charmante Cecile, non, je ne rougirai jamais assez, et mes remords seront éternels. +Nos amants prirent tous les moyens de se revoir en secret; ils assignerent dans ce lieu solitaire un rendez-vous pour le lendemain. Le Comte toujours caché sous un travestissement vulgaire, en profita. Il la trouva seule. Ses yeux qui furent la première chose qu'il aperçut, étaient dans le secret de son âme; ils brillaient d'un éclat extraordinaire. Le Comte fut tellement pénétré, qu'entraîné par le mouvement le plus sage de sa vie, il tomba à ses genoux et lui dit: Je vous aime, oui je vous aime de tout mon cœur; ma passion est aussi pure que vraie, elle est née de vos vertus: je vous adorerais, si le choix d'une divinité était arbitraire. Cecile le regarda avec une tranquillité douce, le fit lever et lui répondit: Si vous voulez devenir sage, je veux bien vous apprendre à l'être; mais si vous me trompez (et je le saurai bientôt) c'est tout comme si vous veniez me prier de vous haïr. +Le Comte ne lui répondit que par un regard qui dut lui faire connaître qu'il préférerait la mort à un soupçon si injuste. Elle le crut; et il s'établit entre eux un commerce familier sans indécence, et tendre sans excès. +Ils se voyaient tous les jours trois heures, temps environ que durait la promenade permise à la belle Cecile. +Ils se disaient mille fois qu'ils s'aimaient, et le reste du temps se passait à se le prouver innocemment. Ils réalisoient les scènes touchantes du roman de la nouvelle Héloise, qu'ils avaient lu dans leur première jeunesse; mais ils furent toujours plus sages que les héros de l'ouvrage. +Le Comte était tendre et circonspect; mais il était jeune. Il sentit des désirs qui provenaient peut être de ses anciens égarements avec la Marquise; il les reconnut à certaines attaques que les charmes de Cecile firent à ses sens: il lui en fit l'aveu, il la conjura d'y remédier. La douleur qu'elle eut de ne pouvoir y répondre, égala son amour. Elle vit son amant désespéré de ses rigueurs, et se vit elle-même prête à lui sacrifier sa vertu; mais un sentiment généreux toucha le Comte, il ne voulut point causer son désespoir pour un instant de volupté; il se contenta de celle d'être aimé. +Gardez-la, lui dit-il à ses genoux, gardez-la cette vertu précieuse; j'ai vu votre amour, et je ne suis point un barbare. Je sens que le bonheur que vous m'offrez serait inutile aux sentiments que vous avez pour moi; il ne me rendrait pas plus digne de vous. Conservez votre sagesse, elle vous consolera de ma faiblesse: que dis-je! elle serait vertu sans les austères lois qui vous captivent: mais ces mêmes lois confirmeront bientôt mon bonheur; et, si je l'ose dire, le vôtre. +CHAPITRE XLV. +On devait s'y attendre. +Assuré de toute sa tendresse, le Comte revole à Paris. Il n'était point dans son caractère de se venger lâchement; mais en revoyant la Marquise, il mit dans ses discours une ironie qui avait sa cruauté. Si l'on songe aux maux qu'il avait soufferts, on ne trouvera pas la peine exorbitante. +La Marquise qui voulait finir avec lui par l'hymen, lui fit valoir son amour, ses biens, et le pressa de serrer des nœuds qui devaient faire le charme de sa vie. Le Comte fit tourner la conversation sur un tout autre sujet; et le soir même il lui écrivit cette lettre. +LETTRE du Comte de Vernouillet à la Marquise d'Auranges. +J'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre, Madame. Vous ne m'en croyez pas capable; cependant c'est ici une de ces vérités dont il n'est pas permis de douter. J'ai l'audace de vouloir ne vous plus aimer, je ne suis pourtant pas sans excuse. J'ai disputé contre mon étoile trois jours au moins, pour vous sauver ce petit désastre; j'ai appelé à mon secours et au vôtre vos charmes, votre esprit, vos bontés: cela a d'abord assez bien pris vis-à-vis de mon cœur, je faisais insensiblement assez de progrès, et j'allais enfin vous faire raison de mon infidélité de la façon la plus tendre; mais mon esprit est venu comme un franc étourdi au travers de ce progrès-là, et il n'y a pas eu moyen de le mettre le moins du monde dans vos intérêts. +Vous concevez, Madame, que j'ai tout tenté pour l'humaniser: je lui ai représenté avec douceur toute l'injustice de son procédé; j'ai poussé l'équité jusqu'à lui demander pourquoi il y a trois mois il vous avait peint à mes yeux si digne d'être aimée constamment, puisqu'il devait m'éloigner impérieusement aujourd'hui des serments que je ne vous avais fait qu'à sa sollicitation. Savez-vous ce qu'il m'a répondu? Qu'alors il vous connaissait mal; qu'il ignorait que vous fussiez capable de me faire rouler dans votre cœur avec une demi-douzaine de gens dont le cœur n'entre pour rien dans les liaisons distinguées qu'ils ont avec vous; qu'indépendamment de la prodigieuse étendue que vous aviez donné à votre sensibilité, vous formiez un système de perfidie qui se flattait de m'en imposer, peut-être pour toujours.J'ai répondu à mon esprit avec une indignation digne de mon amour, qu'il était un impertinent. Il m'a répondu à son tour que je n'étais qu'un sot, et que sans les illusions qui suivent toujours l'enfant de Cythere, j'aurais vu clair depuis six mois dans toutes les preuves que vous m'en avez donné. Que vous dirai-je enfin, Madame. +Je sens bien que mon esprit est injuste; que serait-ce, si je me laissais entraîner à la crédulité! Pourrois-je croire qu'une femme fût capable des trahisons dont on vous accuse? Non, Madame, quand je n'aurais pas vos faveurs pour gage de votre innocence, votre qualité de femme serait votre caution auprès de moi; mais au milieu de cette certitude-là pourtant, je suis dans de terribles épines. Quel parti dois-je prendre! faut il que je vous abandonne! faut-il que je rompe avec mon esprit! l'un serait bien cruel, l'autre serait bien fou. +Quelles extrémités! Avec tout l'amour que j'ai pour vous, faut-il que je sois forcé d'opter entre deux malheurs si grands? Une passion que vous avez inspirée, ne devrait-elle pas être un privilège contre les vicissitudes de l'humanité! Allons, Madame, jetons-nous dans l'héroïsme, faisons à notre raison un sacrifice qui l'immortalise, sortez doucement de mon cœur; ce qui doit pallier un peu votre douleur, c'est que vous allez vivre dans la mémoire du public, et cela vous consolera peut-être. +Ce fut-là toute la vengeance que le Com-te tira de la Marquise. Peu de jours après il épousa la charmante Cecile. Ses parents entendirent raison, lorsqu'ils la virent enrichie par un héritage inattendu. La Marquise frémit vainement de rage et de colère. +CHAPITRE XL. VI. +Qu'en diront les femmes? +Il est une situation cruelle, embarrassante pour une femme qui a fait longtemps les désirs des hommes et la jalousie de son sexe; c'est le moment où son miroir lui dit: Vous n'êtes plus charmante, comme autrefois; vous avez beau être indulgente à vous-même, je ne peux mentir, votre beauté tombe et s'efface; et quoique l'éclipse de vos attraits soit imperceptible, elle n'en est pas moins réelle: elle voudrait démentir ce cristal véridique, elle fait tacitement l'examen de ses charmes, et pousse un profond soupir. L'amour-propre a beau parler, la vérité terrible est plus forte que lui. Une angoisse amère abat son cœur; en perdant ses agréments, elle sent qu'elle perd son existence. Quoi! ceux qu'elle avait enchaînés à son char, bientôt ne laisseront plus tomber sur elle qu'un regard de complaisance! +Ceux qu'elle a rebutés triompheront en voyant ses attraits flétris! Ce monde qu'elle a trompé et dont elle était l'idole, à peine se souviendra d'elle! +Bientôti elle ne devra plus qu'à la politesse ce qu'elle devait à l'amour. +Ses regards inviteront en vain les regards de ses voisins; dès qu'on l'aura fixée, on détournera les yeux. Quel état pénible! sur-tout lorsque le cœur est encore dévoré du désir de plaire, lorsque l'on veut toujours paraître, et que personne ne s'empresse à se montrer avec vous. +C'est alors qu'une femme exilée de la société, ressent un chagrin cent fois plus vif que le Ministre ambitieux qui se trouve tout-à-coup dépossédé du pouvoir dont il était si fier et si jaloux. Tous deux versent des larmes en jetant de loin un coup d'œil vers le monde, vers ce maître changeant et tyrannique qui, dans son ingratitdue, oublie tout ce qu'on a fait pour lui. Tous deux sont encore dévorés d'une ambition sourde; celle d'une femme se trouve la plus impuissante, et n'être plus de mise dans le tourbillon du monde, lui semble un ridicule plus cruel que le déshonneur.Pour la sauver de cet état affreux, de cette honte de n'être plus rien, de cet ennui secret et profond qui lui ronge le cœur, il se présente à elle deux ressources, la dévotion et le bel esprit. Mais lequel des deux choisir; c'est ici que les difficultés naissent et que le cas est des plus embarrassants. +S'afficher brusquement pour dévote est une chose impossible. La piété, ainsi que la vertu, a ses degrés. Avant de mériter ce titre auguste, il faut passer par bien des épreuves. C'est un manège long, nouveau, difficile. Que de choses il faut apprendre! que de stations il faut faire! que de prédicateurs il faut courir! C'est peu; il faut prendre la langue, le ton, le sourire, le regard du pays. Quel idiome mystique! quelle souplesse dans l'âme! +quelle adresse sur-tout, pour ne pas confondre des propositions qui se touchent et qui tiennent quelquefois à l'hérésie de l'épaisseur d'un cheveu. +Outre mille petites pratiques assidues, on n'est encore rien, si l'on ne se trouve initiée au conciliabule. +Là, une femme trouve encore des rivales en l'amour de Dieu. Elle doit les ménager et apprendre à leur plaire, sans quoi la sainte troupe lui ferme l'entrée, ou la déchire pieusement. +Que de sacrifices il faut faire à l'amour propre! Ce ne sont pas les aumônes qui coûtent le plus: mais anéantir mille petites vanités qui étaient publiques, pour leur en substituer d'autres invisibles et cachées; veiller sur ses moindres gestes, pour ne pas retomber dans les manières profanes qu'on a si long-temps suivies; vaincre une douce habitude, pour s'en composer une fastidieuse et froide; voilà un travail qui exige bien de la sagacité, de la patience, et une perpétuelle vigilance sur soi-même. +Vient ensuite un directeur plus ombrageux, plus difficile mille fois à ménager que l'amant le plus capricieux. +On se le dispute, il le sait, et souvent il se fait valoir tout ce qu'il vaut. +Que d'attentions renaissantes pour le posséder exclusivement! Il faut promener le saint homme en carrosse, le mener à la campagne, avoir pour lui plus de complaisance qu'il n'a de petitesses. Il gronde encore; mais comment ne pas lui pardonner. Il répand partout que vous êtes de la bonne doctrine; et de plus il décide un cas de conscience d'une manière aussi nette qu'infaillible. +Mais quel fruit revient-il à une femme de tant de peines? quelle est sa récompense ici-bas? La voici: c'est de faire un peu de bruit sur une petite Paroisse; encore a-t-elle quelquefois la mortification d'entendre des libertins impies qui disent que toute dévotion affectée est pure grimace. On pousse alors un grand soupir vers le Ciel; on gémit sur le siècle; on les damne, il est vrai; mais ils n'en restent pas moins sur la terre, pour exercer l'éternelle patience des élus. +La ressource du bel esprit présente encore de plus grandes difficultés, et de plus un écueil dangereux. Lorsque pendant quinze ou vingt ans on a lorgné, persifflé, minaudé, fait des nœuds et des riens, qu'on a gâté son esprit dans cette mer de futilités qui environnent le monde, qu'on a rendu son cœur poli et dur comme le marbre; alors est-on bien en état d'entrer dans le Sanctuaire des Muses et de la Philosophie? Comment faire entendre cette voix douce et touchante, cette raison parée de la main des grâces, ce ton qui se plie à tous les genres, et qui répand des fleurs sur les matières les plus épineuses? On peut tout feindre, excepté l'esprit des Lettres. Jamais une tête vide ou légère, fût-elle d'ailleurs actrice, n'a su jouer le rôle d'une Muse. C'est un don du Ciel; c'est peut-être le plus rare de tous, et il demande encore une culture assidue. Qu'a fait une femme ordinairement dès sa plus tendre jeunesse? elle a appris toutes les modes possibles, et n'a pas su retenir une seule idée; elle a tout vu sans réfléchir; elle ne s'est jamais rendu compte de ce qu'elle a senti; elle n'a fait attention qu'au brillant, et s'est toujours arrêtée à la superficie. Sa faible raison est un éclair momentané, qui luit à des intervalles inégaux; sa vie entière est presque une enfance prolongée. Elle s'aveugle elle-même cependant; elle croit pouvoir décider d'un livre comme d'un pompon. La paresse de son esprit l'empêche d'examiner; le peu d'énergie de son âme ne lui permet pas de saisir les traits marqués; sa légèreté repose sur quelques détails, et ne peut embrasser le plan. Elle prononce comme elle sent, d'une manière vague, incertaine et peu sûre. D'autant plus téméraire, qu'elle croit voiler son ignorance, parce qu'elle n'en aperçoit pas toute l'étendue; accoutumée à son ancien empire, elle pense en imposer, parce qu'on a la politesse de ne pas la contredire. Enfin il est peu de femmes beaux-esprits, qui ne finissent par se rendre souvérainement ridicules. Ouvre-t-elle sa porte à des Auteurs? +ils rient tout bas de ses décisions, en faisant semblant tout haut de l'applaudir. Les uns viennent chercher près d'elle des traits propres à la comédie; les autres arrivent pour mettre à contribution son ton admiratif. +Elle siège sur son petit tribunal, où en jugeant elle est jugée toute la première. Obligée de louer ceux qui sont présents, les derniers venus se montrent jaloux. Alors la division se met dans la troupe: elle veut concilier les mécontents, et des jugements contradictoires sortent de ses lèvres. L'aigreur devient acharnement; elle aurait plutôt pacifié les Puissances belligérantes, que de réunir ces partis opposés. Elle a voulu se rendre médiatrice, elle est chansonnée des deux côtés; ce qui est fort cruel, après avoir reçu tant de vers à sa louange. +Elle reste enfin seule, forcée de protéger encore par air un Auteur de la foire ou de l'opéra comique, qui l'ennuie et qu'elle écoute pour ne pas paraître désœuvrée. Ainsi une femme est toujours dupe de vouloir régner autrement que par l'empire des grâces, ou par celui de la vertu. +Heureuse celle qui dès son enfance a eu assez d'esprit pour renoncer à la coquetterie, à la frivolité, aux caprices de toute espèce; qui a conçu que son véritable bonheur n'était pas dans le vain tourbillon du monde, mais dans l'égalité d'âme, dans la paix, dans le mépris de toutes ces petites passions, de toutes ces bagatelles qui rendent la vie nulle ou contentieuse. +Elle a toujours consulté sa raison qui était droite, préférablement à l'opinion, reine des insensés. +Son cœur pur a senti que la faiblesse était le sentier du vice, et elle a frémi de commettre une faiblesse. Elle a aimé, dès qu'elle a vu l'homme qu'elle devait rendre heureux. Son bonheur a justifié sa tendresse; et l'estime de son époux a fait sa principale gloire. +Le monde corrompu, en voyant sa beauté, lui a pardonné d'être fidèle; et elle fut tendre, sans qu'on pût jamais lui reprocher l'excès où elle porta ce sentiment délicieux. Elle a goûté une joie plus pure dans les caresses innocentes de ses enfants, que toute la dissipation ne peut en procurer à l'opulence oisive. Les devoirs de femme et de mère, si tristes pour le vice, ont répandu les plus doux charmes sur tous les instants de sa vie. Plus chérie de sa famille, qu'un bon Roi ne l'est de son peuple, elle a régné sur son époux par l'empire naturel de son âme aimante. Ses enfants ont puisé dans ses regards leur tristesse ou leur joie. +Ses domestiques ont pleuré de la seule idée de se séparer d'elle. Son indulgence a une dignité attendrissante, et sa sensibilité vivifie tout ce qui l'environne. Si ses premiers attraits s'effacent; comme elle n'a point mis tout son mérite dans les roses de son teint, elle voit sans regret le temps lui ravir ses charmes, elle en possède d'autres qui sont à l'abri de ses coups. +Toujours aimée et toujours respectée, parce que les grâces et la sagesse ont été son apanage, elle rend adorable jusqu'à l'aspect de la vieillesse. Ses petits-fils s'attendrissent en la voyant, à l'exemple de leur père; et ils reçoivent d'elle les mêmes principes de vertu. +Lorsqu'enfin la froide main de la mort lui marque le terme où tout doit aboutir, elle soulève sa tête où règne la sérénité; elle voit une famille en pleurs rassemblée autour de son lit. Elle ranime pour la dernière fois ses forces; elle lève sa main, sourit de joie, remercie le Ciel et les bénit tous. Elle meurt: les larmes des pauvres se mêlent aux larmes de ses enfants; la tombe la reçoit, mais sa mémoire ne périt pas. A chaque anniversaire, les cœurs de ses enfants annoncent à tous ceux qui les approchent, que son nom vénérable ne mourra jamais; ils songent à elle, et aussitôt ils font un acte de vertu. +Je pense qu'une pareille vie vaut bien celle qu'une femme passe dans les vanités changeantes des différents âges où elle se trouve; soit dans une dévotion fastueuse qui souvent touche à l'hypocrisie, soit dans les fumées d'un orgueil qui prétend à l'esprit et qui s'éloigne du bon sens. +La Marquise touchant au déclin de ses charmes, ne pouvait se hasarder dans aucune de ces routes. Elle avait trop fait parler d'elle; et passé un certain point, on ne croit plus aux exceptions. +Elle avait bien joué le rôle passager de bel esprit; mais c'était en Province, où ce n'est pas un ridicule, comme lorsqu'on le joue à Paris sans avoir les qualités requises. +Elle prit donc tout simplement le parti de la retraite, jouant la petite santé et s'environnant de médecins et d'empiriques (car c'est tout un de nos jours); du reste s'aimant trop pour goûter de leurs détestables drogues. Elle paraissait accablée d'une migraine éternelle; mais c'était pour tâcher de donner à ses attraits expirant, du moins un air de langueur, au défaut d'un jour plus piquant. Elle recevait de ces gens qui portent partout leur désœuvrement, et qui viennent sans façon bâiller auprès de vous et accuser l'excessive lenteur du temps. +Elle avait eu mille amants, et n'avait pas fait un seul ami. Concentrée avec l'éternelle Madame de Lorevel, qui était devenue plus fausse et plus méchante que jamais, elles approfondissoient ensemble l'art de la médisance et de la calomnie. +Elles étaient en secret lasses l'une de l'autre. Imaginez deux femmes qui se détestent mutuellement, et dont l'inimitié perce à chaque instant dans leurs regards comme dans leurs propos; mais qui se tiennent encore pour mieux se déchirer. Elles ne tardèrent pas à se brouiller, dès qu'elles n'eurent plus le grand et mutuel motif de tromper ensemble les hommes. +Elles devinrent ennemies irréconciliables et d'autant plus acharnées, qu'elles se connaissaient mieux. Elles déployèrent, à l'envi l'une de l'autre, tout ce qu'une rage envenimée et sourde pouvait inventer de plus odieux. +La Marquise peignit partout Madame de Lorevel sous les couleurs les plus noires, et détailla sa vie d'une manière à la fois terrible et ridicule. +Dans sa haine, elle n'épargna pas les femmes qu'elle fréquentait nouvellement, leur imputant les mêmes vices qu'elle reprochait à son ancienne amie qu'elle connaissait si bien. Madame de Lorevel, paisible dans sa vengeance, apprêta le moment qui devait la couvrir d'une éternelle consusion. +Elle se ligua avec plusieurs semmes, jadis victimes des bons mots, ou des intrigues de la Marquise: elles corrompirent ses domestiques, et se cachèrent, au nombre de trois, dans des endroits qui ne leur étaient pas inconnus. Elles surprirent, à point nommé, la Marquise couchée avec un gros lourdaud de laquais, fraîchement débarqué de la campagne, et qui ressemblait un peu à ce Jeannot dont on a pu lire l'histoire. De longues acclamations accompagnèrent cette brusque surprise; et quatre ou cinq plumes toutes prêtes, habillerent l'aventure en historiette, laquelle fut trouvée divine, excellente, et eut dans le monde un succès incroyable. +La marquise ne se releva point de ce dernier coup, elle n'osa plus se montrer chez elle-même; et si elle commit encore quelques méchancetés, elles furent petites, basses, minutieuses, et concentrées dans l'ombre. +C'était bien la peine de naître jolie femme, pour finir ainsi! +CHAPITRE XLV. +Grave Dissertation sur le mot JOLI. +Pour justifier le titre que j'ai donné à cet ouvrage, j'entreprends de prouver, mais sérieusement, que le joli, dans tous les genres est la perfection du beau, et même du sublime; que l'avantage d'être aimable, l'emporte sur tous les autres; et que le peuple qui peut se dire la plus jolie nation, doit passer sans contredit pour le premier peuple de la terre! +On a eu jusqu'ici une fausse opinion de ce qui méritait l'hommage universel des hommes. La nature a besoin d'être corrigée et embellie par l'art: si on la mutile, c'est, comme on sait, pour la rendre plus gracieuse. +L'agrément est le dernier trait que l'on puisse donner aux belles choses. +Finit-on un édifice, un tableau, un instrument? +on lui prête des ornements, qui seuls les font valoir; il en est de même des mœurs, on ne commence à jouir que lorsqu'on commence à raffiner. +Lorsqu'une nation est encore barbare, elle peut facilement rencontrer le sublime. C'est ainsi que l'œil avide de l'Arabe découvre l'ombre d'un arbuste, au milieu des déserts brûlants où il s'égare. On fait alors de grandes choses, mais c'est sans le savoir; on n'agit que par instinct. +Qu'est-ce en effet que le sublime? sinon une exagération perpétuelle, un enfant imaginaire, un colosse que la grossièreté construit et admire. Le génie, dans ses bonds impétueux, extravague en nous étonnant. Les peuples, même les plus sauvages, ont créé sans effort ce sublime tant admiré; la rudesse des passions suffit pour l'enfanter. C'est une nature brute, qui n'a pas besoin de culture. Alors, on peint les tableaux communs du lever et du coucher du soleil; on s'extasie à la vue d'un ciel étoilé: on se promène à pas lents sur le bord de la mer, et l'on admire ces flots mugissans qui battent majestueusement ses rives. On idolâtre le fantôme de la liberté, et l'on a la sottise de combattre et de mourir pour elle. On rejette un riant esclavage, qui n'en mérite pas le nom, et qui doit vous créer une foule de plaisirs enchanteurs: état délicieux, où des chaînes d'or et de soie ne vous captivent que pour vous faire parcourir un cercle d'amusements variés; où l'on vous ôte une force dangereuse, pour vous laisser une faiblesse fortunée. On refuse d'élever des rois sur sa tête, et l'on se prive stupidement de l'aspect d'une Cour brillante qui réunit, et les galanteries les plus ingénieuses, et les chess-d'œuvres heureux des arts et du goût. On vit sans peintres, sans statuaires, sans musiciens, sans coeffeurs, sans cuisiniers, sans confiseurs. Il règne dans les mœurs un courage gigantesque, une vertu sévère et pédante: tout est grand et ennuyeux. +Les maisons sont vastes, comme des cloîtres; tous les divertissements publics et particuliers portent avec eux l'empreinte d'un caractère mâle. Les femmes sont sequestrées de la société, et n'allument les feux de l'amour que dans le cœur de leurs époux. Elles ne se disputent point les hommes; elles se bornent à donner des citoyens à l'Etat, à les élever, à gouverner un ménage. L'autorité paternelle, l'autorité maritale (noms si judicieusement devenus ridicules parmi nous) jouissent de tous leurs tristes droits. Les mariages sont féconds; et une manière de vivre uniforme et sérieuse, est le caractère dominant de ce peuple qui ne diffère guère des ours. +Mais dès qu'un rayon vient l'éclairer, dès qu'il sort de cette gravité imposante et taciturne, il commence d'abord à entrevoir le beau; il taille, il façonne, il se crée des règles; le goût et la délicatesse viennent et enfantent le joli, mille fois plus séduisant. On ne voit plus sur les tables le dos énorme d'un bœuf, d'un sanglier ou d'un cerf. On ne voit plus des héros grossiers dévorer des moutons, des Princesses filer, ou faire la lessive. On s'honore d'une noble oifiveté; et des mets délicats, remplis de sucs quintescenciés, se succèdent pour réveiller un appétit sans cesse éteint et renouvelé. Les guerriers (si toutefois ils mangent) effleurent l'aile d'un faisan, ou celle d'une perdrix; quelques-uns d'entre eux ne vivent même que de chocolat ou de sucreries. +On ne vide plus des outres, on goûte des liqueurs fines, poison délectable et chéri. Les hommes, au poignet de fer, à l'estomac d'autruche, aux muscles nerveux, ne se montrent qu'à la foire. C'est l'heureux siècle où l'on répand plus d'aisance dans le commerce de la vie, où l'on brillante tous les objets, où l'on imagine chaque jour de nouveaux divertissements pour chasser l'immortel ennui. On voit naître enfin la bonne compagnie, terme parfait de la succession graduelle des choses; et la coiffure devient l'affaire importante et capitale. +L'amour n'est plus aussi cette flamme consumante, qui faisait pleurer les Achilles, qui poussait les Paladins à travers les monts et les forêts; c'est une affaire de vanité, et telle femme s'imagine l'emporter en mérite sur les autres femmes, à proportion de ses amants. Elles ont le cœur assez bon, pour se croire obligées de faire un grand nombre d'heureux. Tout change, mais c'est pour le mieux. Fils, vous ne dépendrez plus servilement d'un père qui pensait bonnement que la nature lui avait donné quelqu'empire sur vous: femme, vous vous moquerez de votre époux; plus de liens gênants. +Chaque individu est libre, et n'est soumis qu'au joug politique.... +O comme tout devient facile et naturel! ce qui enflammait l'imagination de nos aïeux mélancoliques, est à peine un sujet de plaisanterie. Ces idées sublimes, qui avaient égaré des têtes ardentes, qui leur avaient inspiré ce fanatisme opiniâtre qui tient à de fortes pensées, et qui fait peut-être les grands hommes, ne paraissent plus que sur un stérile papier où elles sont jugées, non sur leur degré d'élévation et de force, mais sur l'expression qui les habille et les décore. Ce beau même qui, comme une statue inanimée et polie n'avait parlé qu'à l'âme, ne semble plus qu'une image intellectuelle, faite pour les rêveries des Philosophes. Mais le joli est venu à son tour; le joli a touché tous les sens; le joli est toujours charmant jusques dans ses caprices. Il prête en effet des attraits à la volupté, il est l'orateur des cercles, il attache la curiosité, il orne les talents de tous leurs avantages. Toujours léger et différent de lui-même, il voit dans toutes ses attitudes le goût présider à sa structure délicate. +Il fallait toute l'étendue de nos lumières, pour donner une forme à cet enchanteur, qui revêt des couleurs les plus riantes les objets de la nature, qu'il imite ou plutôt qu'il surpasse. Qu'est-ce que la beauté? un rapport, une juste proportion, une harmonie très-souvent froide et dénuée de grâces. Le joli n'a pas besoin d'être examiné; il inspire l'ivresse, dès qu'il est aperçu; un soupir involontaire rend hommage à sa perfection. +Voyez ces petits chefs-d'œuvres gracieux, ces miniatures exquises, ces merveilles fragiles; elles en sont plus précieuses; l'œil s'y fixe avec complaisance, l'œil admire; et l'imagination, toute active qu'elle est, se trouve satisfaite et ne conçoit rien au-delà. +Transportons en idée dans nos villes un de ces hommes qui peuplaient jadis les forêts de la Germanie, et qui reparaissent encore sur notre globe, sous les noms de Tartares, de Hongrois, etc. vous apercevrez une haute stature, une large et forte poitrine, un menton qui nourrit une barbe rude et épaisse, des bras charnus, une jambe fortement tendue, qui à chaque pas fait jouer un faisceau de muscles élastiques et souples. +Cet homme est aussi agile que robuste. +Il supporte la faim, la soif; il couche sur la terre; il brave l'ennemi, les saisons et la mort. Plaçons à ses côtés cet élégant, que les Graces ont semblé caresser en le formant; il exhale au loin une odeur d'ambre; son sourire est doux, et ses yeux sont vifs. +A peine son menton porte l'empreinte de la virilité; sa jambe est fine et légère; ses mains semblent créées, non pour les travaux, mais pour piller les trésors de l'amour. La saillie étincelle, en sortant de sa bouche de roses. Il voltige comme l'abeille, et ne paraît formé que pour reposer comme elle dans le calice des fleurs; il gronde le zéphyr, pour peu qu'il dérange l'édifice de sa chevelure: impatient, à peine s'arrêtet-il sur une idée; son imagination est aussi prompte, aussi changeante que son être est semillant. Eh bien, prononcez, gentils François, lequel des deux mérite la préférence? avouez que le premier vous fera peur, autant que l'autre vous causera de plaisir à voir ou à entendre. +Passons aux arts. On s'est donné, je crois, le mot pour admirer ces tragédies où les personnages sont agités de mouvements convulsifs, où ils se lamentent d'un ton tantôt plaintif, tantôt outré:cela peut être fort bonpour tempérer l'ennui majestueux qui règne dans nos grandes salles de spectacle. +Mais, lorsqu'à table on veut appeler la gaîté, encore plus nécessaire au bien être que les vins les plus délicieux, récitera-t-on alors, comme faisaient les anciens, les morceaux tragiques de notre Sophocle ou de notre Euripide. O que le temps est bien mieux employé! le rimeur plaisant, le chansonnier aimable, l'emportent sur les Maîtres du Parnasse. Un couplet de chanson, un vaudeville, un madrigal, un petit conte tiennent tous les esprits attentifs: bons ou mauvais, on rit toujours; parce que le joli est le père de la joie et qu'il mérite la couronne, lorsque l'homme rendu à lui-même et dépouillé de sa robe, ose avouer ses goûts, ses caprices, et paraître ce qu'il est. Légers Anacréons de nos jours, qui valez bien le vieux Chantre de Bathille; accourez, aimables frivolistes, et faites disparaître le sublime Homere et l'emphatique Platon. +Ce dernier, dit-on, veut nous élever aux cieux: ah! mes amis, restons encore un moment sur la terre; elle vaut sans doute cet Olimpe, dit céleste, sur-tout quand Iris couronnée de fleurs et les yeux languissants, nous sourit la coupe en main. +Oui, le joli est le dieu aimable, unique, qui met en mouvement les facultés intérieures et leur donnent un ressort, une vivacité qu'elles ne reçoivent pas toujours de la vue des plus beaux objets. Le grand, le sublime ne sont point rares, ils abondent dans la nature; nos yeux en sont fatigués. +Le sublime est au sein de cette immense forêt, dans ce désert sans bornes, dans les augustes ténèbres de ce temple solitaire; il se déploie sur la voûte radieuse du firmament; il vole sur les ailes des tempêtes; il s'élève avec ce volcan, dont la flamme rouge et sombre embrase la nue; il accompagne la majesté de ces vastes débordements; il règne sur cet océan qui joint les deux mondes; il descend dans ces cavernes profondes, où la terre montre ses entrailles ouvertes et déchirées. Mais le joli, le joli, qu'il est rare! il se cache avec un soin égal à sa gentillesse; il faut le découvrir, c'est-à-dire, savoir le reconnaître. Où sont les yeux fins et exercés, qui sont dans la confidence de ses grâces? C'est une fleur passagère qu'un rayon va brûler, qu'un souffle va détruire. C'est à la main de l'homme à la cueillir, sans flétrir son doux velouté; c'est à elle seule qu'il appartient de composer le bouquet fait pour le sein de la beauté. +L'homme unit son industrie à l'ouvrage de la nature, et le goût de l'un surpasse l'orgueilleuse création de l'autre. C'est alors qu'on voit naître ces parterres dessinés, ces bocages soumis à l'ingénieux ciseau, ces élégantes broderies, ces petits plats, ces estampes, ces ariettes et ces vers étincelant, qui moussent comme les perles liquides du champagne. +Heureuse Nation qui avez de jolis appartements, de jolis meubles, de jolis bijoux, de jolies femmes, de jolies ariettes; qui prisez avec fureur ces charmantes bagatelles, puissiez-vous prospérer longtemps dans vos jolies idées! perfectionner encore votre joli persiflage, qui vous concilie l'amour de l'Europe; et toujours merveilleusement coeffés, ne jamais vous réveiller du joli rêve qui berce mollement votre légère existence.