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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
10
[ "geneviève augendre" ]
171
GENEVIÈVE AUGENDRE
# Geneviève AUGENDRE Madame le Ministre nous a dit que le principe de précaution était limité au droit de l'environnement et qu'il n'était pas envisagé qu'il s'applique au droit de la santé. Cependant, le monde de la santé a des raisons de s'inquiéter du développement possible de la notion de « principe de précaution », dès lors que la jurisprudence de la Cour de cassation est de plus en plus stricte concernant les obligations qui pèsent sur le médecin, en particulier l'obligation d'information. Si le principe de précaution devait s'appliquer aux actes médicaux, cela pourrait avoir comme conséquence de rendre les médecins ou chirurgiens prudents dans l'exécution de certains actes, voire réticents à les accomplir dans la mesure oùils ne seraient pas exempts de risques. L'on sait que les progrès de la science n'ont pu être obtenus qu'en prenant certains risques. La recherche pourrait se voir compromise par l'application du principe de précaution. Il serait souhaitable que, très clairement, le principe de précaution ne s'applique pas au droit de la santé.
601
entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
11
[ "hervé juvin" ]
1,546
A PROPOS DU PRINCIPE DE PRECAUTION\
# A PROPOS DU PRINCIPE DE PRECAUTION\* La France détient avec peu d'autres Nations ce privilège exorbitant : les lois y sont faites pour être votées, plus que pour être appliquées. Faut-il pour autant prévoir que le principe de précaution, tel qu'il a été voté et promulgué en 2004, connaîtra la même destinée que tant de textes de tribune, et qu'il finira oublié dans le tombeau des lois qui, faute de décrets d'application et de volonté politique, n'ont jamais reçu même le plus petit commencement d'application? Rien d'étonnant pour qui découvre un texte qu'apparemment personne n'a vraiment voulu tel quel, que des parlementaires témoins ne se souviennent pas avoir voté, et dont d'éminents juristes disent qu'il n'est ni nécessaire, ni applicable, et ne sera d'ailleurs jamais appliqué. En somme, beaucoup de bruit pour rien? Le croire serait ignorer le mouvement de fond qui a présidé à l'adoption du principe de précaution et à son inscription dans la Constitution de la République. Ce mouvement est celui qui fait du corps le seul capital de chacun de nous, et de la durée de la vie humaine - telle qu'elle a été multipliée par un siècle de progrès constants de la médecine, de l'hygiène et des soins du corps - le seul patrimoine des hommes et des femmes qui ne croient plus au ciel et n'ont plus peur de l'enfer. Et ce mouvement détermine cette priorité, désormais placée en surplomb de l'ensemble de nos choix économiques, sociaux et aussi politiques ; la primauté du corps s'impose à toutes les activités humaines, et interdit tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, porterait atteinte à la durée de sa vie, à sa beauté, sa séduction, et à notre joie de vivre. Cette révolution est explicite dans le cas des maladies liées à l'amiante. Une maladie bien identifiée, l'asbestose, dès la fin du XIX^e^ siècle, attribuée sans doute possible à l'utilisation fréquente d'un matériau indispensable à l'industrie et à la construction, par ailleurs coûteux et d'un emploi exigeant, a fait l'objet d'un consensus implicite : la maladie prévisible des professionnels manipulant l'amiante serait indemnisée, ses victimes prises en charge, sans que la légitimité d'employer l'amiante, pour cela de le travailler et de le mettre en œuvre, soit aucunement en cause; la croissance et l'activité priment la vie humaine. Tout change dans les années 1990. Non que les partenaires sociaux dénoncent leur accord implicite, non que les occurrences de la maladie, par ailleurs dramatiques, se multiplient. Mais la tolérance n'y est plus. Au milieu des années 1990, l'opinion publique n'accepte plus que le risque vital soit assumé au nom de la croissance économique et des priorités de l'équipement. La vie humaine prime tout, son intégrité doit être assurée, et donc le consensus vole en éclats. Les premières surprises sont les sociétés industrielles, qui avaient cru pouvoir tabler sur un accord de fond. Tout aussi surpris sont les syndicats et les responsables de la sécurité, qui n'attendaient pas pareil mouvement de l'opinion et avec cette ampleur. Les uns et les autres vont être confrontés à ce qu'il faut bien appeler un nouveau paradigme: celui de la primauté du corps. Ce paradigme à vrai dire était prévisible. La sortie de la religion, à peu près achevée désormais dans l'Europe occidentale, malgré quelques détails, le dépérissement du sacré, l'abondance et la surabondance des produits de consommation, l'allongement aussi de la durée promise de la vie, qui était de moins de 45 ans en 1900, de plus de 80 ans en 2005, confèrent au corps une qualité unique et exceptionnelle : il est la source de tout ce qui nous reste du sacré. Ni hédonisme, ni matérialisme; la conscience que je ne suis que ce corps, que je partirai avec lui, et que son temps de vie est mon seul vrai capital. Comment accepter dès lors que quoi que ce soit affecte ses propriétés, que par ailleurs toute la littérature du développement personnel, des loisirs et du sport, de la beauté et de la satisfaction de soi s'appliquent à multiplier? Quelle que soit la réalité, d'ailleurs controversée, des engagements précis auxquels le principe de précaution oblige l'Etat, quelles que soient les modalités d'application, généralement jugées assez incertaines pour être peu contraignantes, d'un texte hésitant dans sa formulation, quelle que soit enfin la portée juridique d'un texte qui, en posant le principe d'une responsabilité illimitée et indéfinie, aboutit peut-être à la réalité d'une irresponsabilité reconnue, il n'en est pas moins révélateur du nouvel espace qui s'ouvre à l'action du politique, de l'Etat et de la loi. Ce champ est celui du corps humain, il est celui de la protection de la vie, et il est celui de la consécration d'une nouvelle catégorie de demandes sociales, à ranger dans l'extension indéfinie des Droits de l'homme : le droit à la longue vie, le droit à la vie saine, le droit au plaisir de vivre. Certains, parmi les plus avisés, ne s'y sont pas trompés. Comment ne pas voir que ces demandes résonnent étrangement avec la proclamation de Paris « capitale du plaisir », à laquelle les édiles municipaux se livrent chaque été à l'occasion du rituel de « Paris plage » ? Elles forment un ensemble aux contours indécis, mais aux logiques cohérentes, et au sens social consistant, avec les priorités présidentielles affirmées avec insistance dans le domaine de la lutte contre le cancer, contre la violence routière, contre le handicap, comme elles rejoignent la priorité déjà ancienne de la lutte pour la prévention du HIV. Loin d'être, comme certains ont cru le reconnaître, une excroissance baroque et monstrueuse du droit, loin aussi d'être une fantaisie coûteuse mais isolée d'un palais élyséen saisi par la magie alarmiste d'un Nicolas Hulot, l'adoption du principe de précaution traduirait de manière sans doute un peu improvisée, et quelque peu surprenante, l'entrée du politique dans un nouvel espace, celui du corps, de l'intimité de la vie et du bien-être. Par une inversion surprenante, c'est au moment où les médias célèbrent l'individualisme et où certains s'inquiètent de l'éclatement du collectif, que l'Etat - « big mother » comme le diagnostiquait Michel Schneider - se réinstallerait au plus chaud des vies de chacun de nous par le biais de la santé, du confort, du bien-être, voire du plaisir. La translation de l'Etat stratège, actionnaire et propriétaire, vers l'Etat maternel, protecteur et dispensateur de plaisirs variés, vaut au moins intérêt, sinon reconnaissance. Un mouvement est en tous cas engagé, qui revient sur plusieurs siècles de séparation progressive du domaine public et du domaine privé, sur plusieurs siècles aussi de sortie du politique du domaine de l'intimité. A travers les revendications des minorités, à travers le désir de reconnaissance publique des choix les plus intimes, la même demande de prise en charge et de protection par l'Etat se fait jour, et c'est cette demande qui traverse une société en proie à l'inquiétude sur son avenir pour lui inspirer l'adoption du principe de précaution. La question du rapport au réel est posée. Le principe de précaution fait-il autre chose qu'entériner la sortie de la nature, et l'entrée dans un monde oùl'industrie, si ce n'est la science, si ce n'est le progrès, deviennent les menaces qu'étaient les éléments naturels, le hasard, l'accident? Plus encore, est posée la question du rapport au temps. Certains ont cru discerner dans le principe de précaution l'intrusion d'un principe naturaliste - l'illusion de la nature comme bonté et générosité, la fiction d'une nature distincte de l'industrie humaine - dans des textes de nature humaniste. L'essentiel est peut-être davantage dans une conception du temps qui caractérise des sociétés européennes frileuses devant les grands projets et que l'idée même d'avenir effraie. En effet, soit le principe de précaution n'a pas de portée juridique, et il ne changera ni n'arrêtera rien, soit il a une portée juridique effective, et il dicte une vision du temps comme danger, comme risque et comme menace. Le texte, moins sans doute que les intentions qui l'ont nourri, porte en effet cet aveu : le souhait que le temps s'arrête, que l'aiguille de l'horloge se fixe, que plus rien n'arrive qui arrive vraiment. Il est permis d'y voir l'expression d'une vieille Europe qui n'en finit pas de se voir vieillir dans son confort, sa tranquillité d'âme et l'excellence de ses intentions. Il est aussi permis d'y voir une nouvelle marque de la rupture intergénérationnelle, voire de l'égoïsme d'une génération qui s'est construit des systèmes de protection sociale généreux, un modèle économique fondé sur la valorisation des actifs patrimoniaux et la dévalorisation du travail, un modèle social qui cherche la pacification des rues et des esprits par l'assistance inconditionnelle - tout cela à la charge de ses enfants et de ses petits-enfants. Et il est permis de voir dans le principe de précaution cette perversion de l'esprit de prévoyance qui consiste à se prémunir contre tout ce qui peut advenir. La revue des progrès, des ruptures, des avancées foudroyantes, dont nous bénéficions et que l'extension du principe de précaution aurait interdits, laisse perplexe devant le mythe d'immortalité qui nous saisit, devant l'illusion d'une paix acquise et la tristesse d'une abondance sans projet ni destin. \* Cet article est issu des réflexions de l'auteur publiées dans l'ouvrage : « Vers la civilisation du corps », Gallimard, collection « Le Débat », octobre 2005.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
12
[ "xavier lagarde" ]
1,039
PRINCIPE DE PRECAUTION
# PRINCIPE DE PRECAUTION Sur ce principe, le profane que je suis éprouve de nombreuses incertitudes. Tout d'abord, de quoi parle-t-on? On nous explique qu'il faut clairement distinguer précaution et prévention, la première ayant pour objet des risques incertains tandis que les risques connus ne seraient visés que par la seconde. Je conçois la distinction. Je crains qu'en pratique, elle soit difficilement opératoire. J'observe que, depuis le début de cette journée, l'exemple le plus souvent donné pour illustrer les bienfaits du principe de précaution est celui de l'amiante : si le principe avait été consacré plus tôt, le désastre ne se serait pas produit. C'est franchement un très mauvais exemple. Les dangers de l'amiante sont connus de longue date; simplement, les parties intéressées par cette question - industriels, politiques, syndicats - ont fait le choix d'en assumer les conséquences en facilitant la prise en charge au titre des maladies professionnelles des affections liées au maniement de ce produit. On a traité le problème de l'amiante comme on avait, préalablement, traité celui du travail dans les mines. Les dangers étaient connus; ils étaient acceptés parce que ceux qui y étaient exposés recevaient une compensation. Tout cela illustre le principe de prévention bien plus que le principe de précaution qui, décidément, semble introuvable. Certes, on répliquera que les OGM donnent au principe de précaution un terrain d'application particulièrement choisi. Le problème est ici de savoir s'il faut autoriser des cultures qui, on ne le sait pas, pourraient être dangereuses pour l'homme. Soit, mais comment se prémunir contre quelque chose que l'on craint à défaut de le connaître? D'une certaine manière, ce principe ignore une exigence bien connue des civilistes : il n'y a pas de créance ou d'obligation s'il n'y a un objet certain. Oùest l'objet d'une exigence construite en considération d'une inconnue? Et donc, oùest le principe? Si l'on ne sait trop bien de quoi on parle, le risque - c'est le cas de le dire - est alors que l'application de ce principe ne soit l'occasion de réelles dérives. Le risque de la paralysie ne peut être tenu sous le boisseau. Toute action s'engage dans l'incertitude; le résultat recherché n'est jamais sûr et, même, peuvent se produire des effets contraires, insoupçonnables au moment oùla décision a été prise. Marie Curie pouvait-elle sérieusement faire le lien entre la radioactivité, qu'elle découvrait, et Hiroshima? Prendre prétexte de l'incertitude pour attendre, c'est, sachant que demain n'est jamais sûr, se condamner à attendre indéfiniment. Le risque d'une exploitation abusive du principe ne peut non plus être sous-estimé. Sous un angle juridique, il est dit que l'application du principe de précaution doit seulement entraîner des contrôles *a priori* (autorisations de mises sur le marché, etc.). Il sera sans incidence lorsque viendra le temps des contrôles *a posteriori*. Le juge ne devrait pas avoir la tentation de la précaution : d'une part, parce que sous l'angle civil, le droit de la responsabilité offre déjà mieux, à travers les responsabilités du fait des choses, que le principe de précaution; d'autre part, parce que celui-ci ne pourra pas influencer le juge pénal, enfermé dans le principe de la légalité des délits et des peines. Il y a, dans ces deux observations, une certaine part de naïveté : - Tout d'abord, parce que le principe de précaution est à l'évidence un formidable levier de responsabilité. Il autorise en quelque occurrence que ce soit la désignation d'un responsable auquel on reprochera de ne pas s'être abstenu en l'état d'un préjudice qui, à l'époque oùles décisions ont été prises, faisait partie des « incertitudes envisageables ». Aux orphelins d'Hiroshima de rechercher la responsabilité des héritiers Curie. - Ensuite, comme la nature a horreur du vide, il est douteux qu'un principe doté d'une telle charge contentieuse soit rangé dans les armoires des justiciables. Et ceux-ci auront intérêt à l'invoquer sous un angle civil tant il est avéré que les responsabilités de plein droit ne donnent pas toujours pleinement satisfaction aux victimes (sans entrer dans des détails techniques trop complexes, il y a place pour des « trous » et des limites, notamment en ce qui concerne les réparations, que l'invocation du principe de précaution permettra de combler ou de dépasser). Sous un angle pénal, on ne peut surestimer l'efficacité du principe de la légalité des délits et des peines ; en droit pénal comme ailleurs, il y a place pour une interprétation des textes. Soyons plus précis : dans les fautes d'imprudence, l'élément moral de l'infraction consiste le plus souvent dans le fait, pour l'auteur de celle-ci, de s'être montré indifférent à l'égard des risques que le préjudice subi par la victime se réalise. S'il est posé qu'il faut prendre ses précautions à l'égard de tous les risques possibles, nul doute qu'en cas de réalisation de l'un d'entre eux, l'élément moral sera établi à chaque occasion; on dira qu'à l'époque, l'auteur de l'infraction n'a pas pris ses précautions et, qu'en conséquence, il s'est montré indifférent à l'égard d'un préjudice possible. Cela dit, on peut se demander si, de ce dernier point de vue, le principe de précaution ne constitue pas une simple formalisation d'évolutions en cours de longue date. Cette dernière remarque m'invite à conclure ce bref propos sur l'opportunité d'une formalisation de ce principe dans la Constitution. Les constitutionnalistes présents dans cette assemblée auront sans doute un point de vue plus avisé que le mien. Comme citoyen, je m'interroge cependant. Les déclarations de droits et principes fondamentaux dans les textes constitutionnels sont aux Nations ce que les maximes et morales parfois inscrites au fronton des maisons sont aux familles qui les habitent. Elles sont la manifestation de ce qui fait la fierté d'une identité nationale. Lorsqu'il est écrit à l'article 1^er^ de notre Déclaration des droits de l'homme et du citoyen que « *les hommes naissent libres et égaux en droits* » et, qu'en conséquence, « *les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune* », je me dis que les Français sont sans doute un peu prétentieux mais, qu'à tout le moins, ils ne manquent pas d'audace. Je dois avouer que je suis nettement moins enthousiaste à l'idée de voir désormais inscrit aux portes de ma maison quelque chose comme « *ici, on prend ses précautions* ».
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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
13
[ "albert merlin" ]
822
UNE CHARTE DOGMATIQUE
# UNE CHARTE DOGMATIQUE Saurons-nous jamais, en France, ouvrir un vrai, grand et beau débat sur l'environnement? Ou bien sommes-nous condamnés à toujours enrichir le musée - déjà très encombré - des occasions perdues? Passons sur cette idée saugrenue d'inscrire le principe de précaution dans la Constitution. En France, on supporte difficilement les contraintes du Code de la Route, mais cela ne nous empêche pas de porter beaucoup d'amour à la loi, spécialement lorsqu'il s'agit de la Loi des lois : la Constitution. Pauvres amis anglais, qui n'ont pas ce bonheur! Mais l'essentiel n'est pas là. Il est dans la formulation actuelle du principe de précaution, dont on peut craindre qu'il ne nous fasse perdre un temps précieux sur la voie du progrès économique et social : plus exactement dans la recherche du bon équilibre entre croissance et souci environnemental. Rappelons le chemin parcouru ces dernières années. Première phase : lorsque émerge la préoccupation écologique, il y a quelque vingt ans, les entreprises se montrent réticentes, voire hostiles, car elles y voient une nouvelle lubie de fonctionnaires, toujours très inventifs lorsqu'il s'agit d'instituer des contraintes ou des taxes à la charge de l'industrie. Deuxième temps : au fil des ans (notamment après la Conférence de Johannesbourg), les milieux d'affaires comprennent que le thème du développement durable n'est pas à négliger pour qui sait l'intégrer intelligemment dans sa stratégie. Ce peut, en effet, être un moyen efficace de se singulariser par rapport aux concurrents. Puis, dans la foulée, les entreprises franchissent un pas de plus et s'appuient sur le thème « santé/durabilité » pour créer des produits nouveaux. Cas-type: les produits « bio ». Heureuse conversion ! A partir du moment oùle souci de l'environnement procède de moins en moins de normes bureaucratiques et de plus en plus d'un véritable calcul économique, on accomplit un pas décisif. Parce qu'alors ce souci n'apparaît pas comme une contrainte subie, mais comme quelque chose que l'on associe à une stratégie à long terme. A la base de tout cela : le calcul coûts/avantages, vieux comme le monde et pourtant largement oublié dans les premiers balbutiements de l'écologie. Rien n'est innocent, rien n'est gratuit, tout est choix. Plus de ressources allouées à la protection d'un site signifie moins de ressources disponibles pour l'achat de matériel, le développement de la formation ou tout autre poste budgétaire, tout aussi défendable. Ce qui est vrai de l'entreprise l'est évidemment du pays tout entier : le calcul du *coût d'opportunité* figure au chapitre un de tout manuel élémentaire d'économie. Mais voilà que se profile une troisième étape : avec la Charte de l'environnement, on retombe sur une version passablement dogmatique du principe de précaution. L'idée du « trade-off », selon laquelle tout projet doit faire l'objet d'une *double* évaluation (d'un côté les risques possibles, de l'autre les avantages attendus), est tout simplement absente. On ne parle que de risque. Ce qui, bien entendu, peut conduire à de dramatiques erreurs. Christian de Perthuis, dont l'engagement « durabiliste » est au-dessus de tout soupçon, nous rappelle, dans son récent ouvrage (« La génération future a-t-elle un avenir ? », chez Belin) l'édifiante histoire du DDT. Déclaré dangereux pour certaines espèces animales, ce produit a été proscrit durant les années 80. Résultat: selon l'OMS, les cas de malaria en Afrique sont passés de 5 millions par an sur la période 1961-1982 à 19 millions durant la période 1982-1997 ! Aujourd'hui, c'est l'affaire des OGM qui tient le devant de la scène. N'est-ce pas un cas exemplaire? Que l'on soit attentif aux risques *possibles*, rien de plus normal; mais comment ne pas être sensible, en regard, à l'avantage immense - et prouvé - que représente l'augmentation des rendements, avec le fantastique espoir qui en résulte pour l'alimentation des pays du Sud? D'un côté des risques supposés, de l'autre des avantages certains, telle est l'équation. L'an passé, à l'institut Montaigne, le professeur Tubiana nous invitait à un exercice de « rétro-prospective ». Imaginons qu'au moment du lancement du téléphone mobile, la rumeur sur le risque de cancer (totalement hypothétique, aujourd'hui encore) ait été assez puissante pour conduire les autorités à brider - voire stopper - le développement de cette nouvelle technologie : n'y a-t-il pas de quoi être (rétrospectivement) effrayé, lorsqu'on pense au nombre de vies humaines sauvées depuis quinze ans grâce à ce nouveau moyen de communication? Il faut donc peser et soupeser, cas par cas. On nous dira: n'y a-t-il pas des circonstances oùle risque possible est tellement énorme qu'il prend nécessairement le pas sur les avantages attendus ? Soit. Mais à ce compte-là, il faudrait immédiatement casser les centrales nucléaires et renoncer totalement à cette forme d'énergie. Trois de nos Académies ont émis les plus expresses réserves sur l'institutionnalisation du principe de précaution. Sans succès. Comme il arrive souvent, ce qui manque cruellement dans cette affaire, c'est le « principe de bon sens ». Il faut, de toute urgence, l'inscrire dans la Constitution!
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entretiens de saintes-royan-amboise
2006-02-01
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[ "bernadette schmitt", "xavier de roux" ]
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LA JUSTICE A L\'EPREUVE DU TEMPS
# LA JUSTICE A L\'EPREUVE DU TEMPS - Bernadette Schmitt, Maire de Saintes, Conseiller régional Messieurs les Ministres, Messieurs les Parlementaires, Madame le Sous-préfet, Monsieur le Sous-préfet, Mesdames et Messieurs. Je suis heureuse de vous accueillir pour ces 12^èmes^ Entretiens de Saintes. Je voudrais d\'abord remercier Michel Rouger, Président des Entretiens, et Xavier de Roux , notre Député et Maire de Chaniers. Le thème est particulièrement bien choisi : \"La justice à l\'épreuve du temps\", un sujet vraiment d\'actualité. A Saintes, nous avons la chance d\'être nés il y a deux mille ans. Deux mille ans d\'histoire avec la justice. A notre création, nous vivions sous le droit romain introduit par Tibère. En 414, les Wisigoths nous envahissent et le droit barbare se heurte au droit romain. Jusqu\'au IXe siècle, les comtes de Saintes gouvernent la ville dans un joyeux flou juridique. Au XIIe siècle, une femme met un peu d\'ordre dans tout cela, Aliénor d\'Aquitaine, qui octroie une charte à la ville de Saintes et publie le premier Code juridique applicable sur la Charente. En 1520, publication du Coutumier de Saintonge et, en 1800, rédaction du Code civil. A Saintes, 2000 ans après, au droit romain succède progressivement le droit international. Que devient alors la justice, cette vertu morale qui fait que l\'on rend à chacun ce qui lui appartient et que l\'on respecte les droits d\'autrui ? La justice, c\'est le reflet de notre capacité à vivre ensemble. Elle fixe nos limites, elle connaît nos faiblesses, elle embrasse nos doutes et, en même temps, elle nous humanise, elle crée la société humaine. Deux mille ans après, à Saintes, on parle toujours d\'elle, la justice. Je vous souhaite une bonne journée. - Xavier de Roux, Député de la Charente-Maritime, Vice-Président des Entretiens de Saintes Merci Madame le Maire. Merci pour votre accueil. Nous ouvrons donc la douzième édition de nos Entretiens avec ce titre : *\"La justice à l\'épreuve du temps\".* Pourquoi avons-nous choisi ce sujet il y a six mois pour nos Entretiens d\'aujourd\'hui ? Parce que depuis très longtemps un décalage est apparu entre les attentes de justice du peuple français et sa justice quotidienne. Les réformes et les débats de la justice se sont succédé depuis 20 ans à un rythme accéléré (Badinter 1983, Mehaignerie 1994, Toubon 1997, Guigou 2000, Perben il y a peu). Ces réformes ont souvent rendu ardues les tâches des professionnels du droit mais, et c\'est d\'ailleurs pour cela que nous avons choisi ce sujet, elles n\'ont jamais fait réellement l\'objet d\'un consensus dans l\'opinion puisqu'une réforme n\'était pas lancée que l\'on commençait déjà à réfléchir à la suivante. Ici, aux Entretiens de Saintes, nous en avons souvent parlé, mais nous n\'avons pas toujours conclu tant il est difficile de conclure. Pourquoi tout cela ? Je crois que le peuple français est souvent injuste. Il est injuste lorsqu\'il est impatient. Il est injuste lorsqu\'il est habité par ses contradictions, et la justice, c\'est-à-dire le cœur même du pouvoir régalien de l\'Etat, est soumise d\'abord à toutes les contradictions de notre société. On saisit chaque jour davantage le juge. Mesdames et Messieurs les Magistrats, vous en savez quelque chose ! Chaque jour, on attend plus de justice, et en même temps on veut immédiatement une réponse. Lorsqu\'il s\'agit de châtier la faute, on veut le châtiment maximum et on s\'émeut également tout aussi facilement des excès de notre régime pénitentiaire. Le temps de la justice doit être celui de la réflexion et non celui de l\'immédiateté. Les procédures voulues pour protéger nos libertés individuelles sont nécessairement longues et compliquées, parfois trop. On juge trop peu ou on juge trop longtemps. Alors, comment moderniser l\'institution, ses méthodes, ses pratiques, ses habitudes et, disons-le, parfois, ses corporatismes ? Ce sont de ces questions-là que nous voulions et que nous voulons toujours débattre. Alors que tout cela suffisait amplement à notre réflexion, est arrivée l\'affaire d\'Outreau, c\'est-à-dire un cataclysme judiciaire et surtout médiatique. Depuis, le peuple français découvre tous les jours sur ses écrans de télévision la procédure pénale, j\'allais dire \"sa\" procédure pénale, et il ne comprend pas, parce que l\'on est très loin des séries américaines auxquelles il est plus généralement habitué. Depuis quelque temps, l\'émotion et la caricature ont submergé l\'opinion au point d\'ailleurs que le Parlement a décidé de venir autopsier le désastre, faire ce que l\'on appelle en médecine le \"colloque des morts\". Cette affaire, aussi épouvantable soit-elle, ne doit pas venir obscurcir nos débats. Nous savons tous ici que justice et passion sont totalement incompatibles. Ce que je souhaite, c\'est que nous fassions simplement surgir ou naître de ces Entretiens quelques vérités. C\'est ainsi que je vais tout de suite donner la parole au Bâtonnier Moulineau pour tenir solidement la barre de notre esquif vers le bon port. C'est un exercice difficile, mais je sais pouvoir faire confiance à Jean Moulineau pour mener ces rudes débats. Merci.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2006-02-01
1
[ "jean moulineau", "jean-paul delevoye", "alain blanchot", "daniel soulez-larivière", "hubert haenel", "jean-paul noury", "fabienne atzori", "jean-paul dussausse", "philippe bilger", "marie-hélène gilbert", "henri pigeat", "régis sainte-marie-pricot", "jacques vuitton", "jacques fourvel", "jean-marie burguburu", "andré decocq", "dominique barella", "jacques toubon", "alain marsaud", "yves repiquet", "bernard vatier", "marie-odile bertella geffroy", "franck natali" ]
18,847
TABLE RONDE : MATIN
# TABLE RONDE : MATIN - Jean Moulineau, ancien Bâtonnier du barreau de Saintes Merci à Xavier de Roux pour ses propos encourageants. Il est sans doute très banal de dire que la justice est double, mais cette banalité est peut-être au cœur de notre propos d\'aujourd\'hui. La justice, c\'est bien sûr une Idée au sens platonicien du terme, qui trouve ses racines dans les religions, dans la philosophie sans doute, une Idée liée à la notion de la vérité, du bien, une Idée qui a évolué et a abouti à la loi, qui doit être la même pour tous pour assurer l\'égalité. La justice est aussi une institution qui est faite par des hommes qui doivent répondre à la demande de justice. En fait, toute la complexité réside dans cette dualité entre la demande de justice et la nécessité de la réponse de justice qui doit être apportée par l\'institution judiciaire. Mais un facteur intervient dans cette dualité, qui est le facteur temps. Le temps, c\'est aussi une idée philosophique, c\'est aussi une idée mathématique et on sait, depuis les mathématiques antiques, que le temps est relatif, qu'il n\'est pas le même pour tous. Il n\'est pas forcément le même pour la demande de justice et pour l'institution de justice, qui doit répondre à l'attente de justice. C\'est peut-être dans ce décalage que l'on peut trouver la naissance d'une crise qui connaît son paroxysme aujourd\'hui dans l\'affaire d\'Outreau, mais dont nous avions déjà senti les prémisses lorsqu\'en août 2005, nous avions choisi pour ce 12^ème^ colloque ce thème de *\"La justice à l\'épreuve du temps\".* Cette affaire d'Outreau fixe quelque peu l'histoire judiciaire. En soi Outreau, qui n'est pas une erreur judiciaire - comme ont pu l'être les affaires Seznec, Dreyfus et d'autres tout aussi sensibles --, qui n'est qu'un dysfonctionnement car la justice a finalement acquitté les intéressés, restera comme une véritable révolution judiciaire : pour la première fois dans l'histoire, l'institution, en plein débat judiciaire, s'est excusée auprès des personnes qui ont été victimes de son dysfonctionnement. En cela déjà réside cette révolution avec également, outre les excuses de l\'institution, les excuses du politique : le Garde des Sceaux, le Président de la République dans un communiqué, le Premier ministre à l\'occasion d\'une réception, ont exprimé leurs excuses auprès des personnes victimes des dysfonctionnements de l\'affaire d\'Outreau. La révolution a eu lieu car ces excuses exprimées par l\'institution et par le politique ont marqué un temps nouveau, peut-être celui de la désacralisation. Ces excuses ont véritablement un sens et tout le monde l\'a bien compris : il faut restaurer l\'image de la justice. Désacralisation de la justice parce que la justice est devenue un spectacle, comme la politique. Justice spectacle, justice de l\'image, et on le voit avec l\'enquête parlementaire en cours, qui va donner lieu, mercredi prochain, à l\'audition du juge Burgaud qui sera retransmise en direct par des chaînes de télévision pour fabriquer de l\'audimat. Il y a là aspect *\"procès du roi\"* - la démolition des idoles --, et il faut prendre garde à ce que cette enquête ne soit pas, en soi, un procès : il faut rappeler la sacro-sainte règle de la séparation des pouvoirs et il est curieux de constater que le juge ait à répondre de ses actes devant une commission d\'enquête du pouvoir législatif. Voilà où est la problématique aujourd\'hui : la révolution est celle du choc de la justice avec son image. A ce stade de notre réflexion, il faudra donc nous poser cet ensemble de questions : *\"La justice est-elle malade de son image ? N\'est-elle malade que de son image, ou est-elle vraiment malade ? L'affaire d'Outreau est-elle une tragédie isolée, comme notre histoire judiciaire en a connu d\'autres, ou cette affaire est-elle l\'apogée, le symbole d\'un désastre judiciaire, d\'un naufrage judiciaire, pour reprendre les mots employés par les uns et les autres ?* On ne peut pas douter que le juge Burgaud ait souhaité bien faire, ait voulu donner la meilleure image de l\'institution et de lui-même et peut-être participer à la satisfaction d'une opinion publique en chasse des pédophiles. Il s\'est peut-être trouvé prisonnier de cette image. On peut se poser la question de savoir si, finalement, en plus des agrégats habituels du jugement - le fait que l\'on se projette toujours quelque peu dans les décisions que l\'on rend - il n\'y a pas maintenant l\'image que l\'on veut donner. J\'en veux pour preuve la recommandation que donnait il y a quelques jours le directeur de l\'ENM Monsieur Dobkine qui, s\'adressant aux nouveaux entrants de l\'école, leur disait : « *Prenez garde à ne pas vous noyer dans ce miroir que l\'on vous tend, à ne pas vous noyer dans un narcissisme judiciaire ».* Qu\'est-ce donc ce miroir, sinon les micros et les caméras ? Finalement, on s'aperçoit que l\'image est au cœur du questionnement judiciaire, à la fois fin et moyen du jugement. Dès lors, pour régler le problème de cette justice qui n\'échappe pas à la règle en devenant aussi un produit de consommation, un produit à fabriquer de l\'audimat ou du tirage papier pour les journaux, on peut se demander quels acteurs judiciaires nous devons avoir pour cette justice spectacle. Les juges d\'abord, et on peut se poser la question du recrutement. Lorsqu'on écoute les émissions organisées par les médias, cette question du recrutement revient systématiquement, avec : 1. la jeunesse des magistrats qui est stigmatisée ; 2. la nomination par décret qui consubstantialise peut-être le magistrat à la République, à ses valeurs, à sa vérité, à ses dogmes ; 3. la formation également, puisque le Garde des Sceaux a souhaité que la culture du doute soit présente. Il a également été demandé à l\'occasion de cette rentrée de l\'ENM que l\'humanité et l\'humilité soient au cœur de la réflexion du magistrat. Donc : recrutement, légitimité, formation du magistrat seront au cœur du deuxième point de réflexion, avec peut-être aussi l'évocation du décalage entre les formations des avocats et des magistrats. On raisonne aujourd'hui en temps réel, en termes de réseaux, de *« net »*... Il faudra nous interroger sur le fait de savoir si notre justice, héritée de l\'Ancien Régime avec la présence du système inquisitoire, est toujours compatible avec les exigences de la modernité. Voilà l\'ensemble de nos questions. Je ne voudrais pas terminer sans vous dire que je partage l\'opinion de Monsieur Canivet, Premier Président de la Cour de cassation, exprimée lors du discours de rentrée de l\'audience solennelle de la Cour de cassation : *«* *La gouvernance de la justice suppose le respect de ceux qui s\'y vouent »*. Je partage cette opinion. Si nous sommes à un moment de l\'histoire de notre justice, nous devons nous poser des questions. Il ne s\'agit pas de stigmatiser le comportement des uns ou des autres, ce n\'est pas notre propos aujourd\'hui. Nous sommes là pour mener une réflexion qui permettra peut-être un jour d\'aboutir à des réformes, à une évolution. Cette réflexion doit être menée dans le respect des uns et des autres et de tous ceux qui vouent leur existence au service de la justice, qui est un service difficile. C\'est pourquoi, Mesdames et Messieurs, je vous rappelle la règle de notre fonctionnement : toutes les questions devront passer par moi, qui suis le modérateur, et qui tâcherai de remplir cette tâche de la façon la plus modérée possible bien sûr, sans pouvoir éviter le caractère passionné de débats, mais en faisant en sorte que ces débats restent sereins et courtois. Merci. J\'avais annoncé une première question : *La justice est-elle malade de son image ? N\'est-elle malade que de son image, ou est-elle vraiment malade ? Y a-t-il des dysfonctionnements réels qui affectent tout le système ?* Pour répondre à cette question, il nous faut un vrai témoin. Le meilleur est sans doute le Médiateur de la République, Monsieur Delevoye, qui est à mes côtés et à qui je donne la parole. - Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République Merci Monsieur le Bâtonnier. Je ne sais pas si je suis le meilleur témoin. Je voudrais saluer Madame le Maire, Xavier de Roux, Madame et Monsieur le Sous-préfet, le ministre Jacques Toubon, Mesdames et Messieurs. Moi qui ne suis pas juriste, qui n'appartiens donc pas au monde de la magistrature, permettez-moi de vous livrer les analyses que je fais au travers des 60.000 dossiers que nous traitons chaque année et qui m\'interpellent. Plus de 50 % de nos rencontres avec les délégués sont des demandes d\'information, d\'orientation. *\"Nul n\'est censé ignorer la loi\".* Or tout le monde ignore la loi. Le drame que vivent nos concitoyens fait que la méconnaissance des droits crée une iniquité encore plus forte pour le plus faible. Nous avons des citoyens perdus car - puisque vous parlez du temps - il y a aujourd\'hui une soif du présent par manque de confiance en l\'avenir, qui apparaît plus comme une survie que comme un espoir. Lorsque vous avez une mécanique économique - je ne fais pas là un discours politique - de la vie en société qui fait que vivre ensemble devient un lieu de conflits, le citoyen se sent perdu et il ne croit plus aux institutions comme facteur d\'appartenance à un idéal collectif. Je suis très frappé, dans les courriers que nous recevons, par le refus de l\'arbitraire. Plus aucune décision n\'est acceptée si elle n\'est pas expliquée, qu\'il s\'agisse d\'un médecin, d\'un juge, d\'un politique. Souvent, nous nous abritons derrière notre statut pour imposer une vérité. La vérité n\'est pas acceptée ni acceptable si elle n\'est pas comprise. Ce refus de l\'arbitraire fait que nous devons être attentifs à la pédagogie des décisions. Je reçois des lettres de remerciements de personnes à qui j'ai expliqué les raisons pour lesquelles elles ont tort de réclamer à l\'administration. Ce qui me préoccupe le plus, c\'est que nous sommes les uns et les autres en train de nous abriter derrière des idéaux et des vertus, alors qu\'on ne peut pas bâtir une morale collective sur un recul des vertus individuelles et que nos concitoyens attendent des politiques concrètes et non pas des discours d\'idéal. Ce qui veut dire que nous sommes, les uns et les autres, en train d\'afficher la jouissance que nous avons du pouvoir qui nous est donné quand nos citoyens attendent la façon dont nous exerçons le pouvoir. Il y a également un sentiment très préoccupant, vrai ou faux, d\'injustice. La loi qui a pour but d\'abolir les privilèges, de rétablir le rapport entre le fort et le faible, fait qu\'aujourd\'hui, par le poids des procédures et l\'exigence des droits, celui qui a de l\'argent et du temps, qui connaît toutes les astuces, est bien plus sûr de gagner que celui qui n\'a rien. Ce sentiment d\'iniquité et d\'injustice, nous devons y réfléchir car je suis de ceux qui pensent que les révoltes naissent moins des misères que des injustices. Nous imposons la logique de notre système plutôt que d\'adapter notre système à la logique de la personne, au point d\'ailleurs que le respect des procédures vaut plus que le respect des personnes. Nous sommes dans des systèmes qui ont vocation à rassembler, alors qu\'en réalité ils excluent. Ils excluent ceux qui ne savent pas, ceux qui n\'ont pas de relations et ceux qui sont en dehors des sphères du pouvoir. Ce n\'est pas la désacralisation, c\'est le bon sens populaire qui fait qu\'aujourd\'hui nos concitoyens, qui ont fini par comprendre l\'exigence des devoirs pour une réussite collective, la demande de sacrifice de leurs talents au profit d\'une réussite collective, sont de moins en moins citoyens et de plus en plus consommateurs. Le regard qu\'ils portent sur les institutions n\'est plus celui des valeurs de la République, c\'est celui du résultat qualitatif. Ce n\'est plus l\'école de la République garante de l\'égalité des chances, c\'est la bonne ou la mauvaise école. Ce n\'est plus le bon hôpital garant de l\'égalité pour tous, c\'est le bon ou le mauvais hôpital. Et c\'est vrai aussi pour le tribunal. Ce n\'est pas le tribunal garant de la bonne justice pour tous, c\'est le tribunal où l'on est à peu près sûr d'être sanctionné ou de ne pas l'être. Soyons attentifs au fait qu\'aujourd\'hui, nos citoyens sont devenus consommateurs, et que si nous laissons dériver nos institutions, nous mettons en péril toute notre capacité de vivre ensemble et allons vers une confrontation d\'intérêts particuliers avec des chocs redoutables. C\'est d\'autant plus important que sur cette exigence du confort quotidien se greffe une mécanique que j\'avais déjà dénoncée lorsque j\'étais Président des Maires de France, celle du racisme social c\'est-à-dire du rejet de l\'autre. Nous sommes en train de passer de l\'état providence à l\'état pénitence, où le poids de la punition vaut plus que le principe de la justice. Nous avons une instrumentalisation, à son corps défendant, de nos institutions. Je suis d\'autant plus préoccupé quant à la notion de survie sociale, qui est aujourd\'hui au cœur de la réflexion et de l\'angoisse de nos sociétés qu\'il y a une soif de justice. Mais est-ce que le juge est juste ? Est-ce que les procédures ne lui interdisent pas d\'être juste ? Et quand le malheur est trop grand et le pouvoir trop loin, on voit bien que l\'intérêt de la population est de se retourner vers ce qui est efficace, rapide et ce qui corrige le rapport entre le fort et le faible : c'est le tribunal médiatique, qu\'il nous faut intégrer parce que, dans une démocratie d\'émotion vers laquelle nous entraîne ce tribunal médiatique, le mensonge est plus puissant que la vérité et les pulsions émotionnelles plus fortes que les convictions. Nous devons être attentifs à cela car, si la sphère privée est un lieu de liberté de plus en plus exigé, la sphère publique doit être un lieu d\'unité et d\'appartenance commune. Je ne suis pas sûr qu\'aujourd\'hui nos institutions nourrissent ce sentiment d\'appartenance. Je pense que nous avons à réfléchir à l\'éthique de l\'autrui. Le XXIe siècle est le siècle de l\'autre. Nous serons confrontés à la différence de l\'autre, et on peut être xénophobe mais surtout pas raciste. Aujourd\'hui se pose la question de la tolérance. Jusqu\'où doit-on aller dans la tolérance ? Jusqu\'où doit-on instruire une éthique de l\'autrui qui évite l\'instrumentalisation du citoyen, qui ne le traite pas comme un objet et qui ne le dégrade pas ? Et nous qui sommes intéressés au pouvoir public, à l\'exaltation du service public, posons-nous la question : par le respect de nos procédures, par le principe de précaution qui interdit l\'action, par le fait que dans le système nous sommes quelquefois plus attachés à la gestion de nos carrières plutôt qu\'à la qualité du service que nous rendons, par le fait que syndicalement ou idéologiquement nous refusons le principe de responsabilité qui vient au détriment du principe de nos convictions, ne sommes nous pas en train de nous abriter derrière des illusions qui demain créeront de formidables désillusions ? - Jean Moulineau Je remercie Monsieur Delevoye pour cet exposé qui prolonge et élève encore la réflexion. Finalement, c\'est une véritable crise du vivre ensemble que nous dépeint le Médiateur de la République, en attirant notre attention sur des symptômes criants qui lui sont révélés à l\'occasion de ses fonctions. Je vais maintenant passer la parole à la salle pour qu\'elle puisse réagir à propos du questionnement sur les dysfonctionnements judiciaires - Alain Blanchot, Magistrat honoraire, Juge de proximité Monsieur le Médiateur, vous avez dit que le citoyen n\'admettait pas l\'arbitraire, que le juge devait appliquer la règle de droit, c\'est son métier. Je partage tout à fait votre point de vue. Mais que pensez-vous des rapports qui viennent d\'être déposés par la commission qui est chargée d\'étudier le fonctionnement des juges de proximité, et notamment leur absence de formation ? Cette commission est composée notamment de magistrats professionnels. Une des conclusions de ce rapport est que, pour des litiges de faible importance, moins de 1.000 € -- y a-t-il des litiges de faible importance ?-- le juge de proximité, qui n\'a pas été suffisamment formé à la règle de droit, puisse juger en équité, c\'est-à-dire sans faire référence à la règle de droit et sans expliquer au justiciable pourquoi il gagne ou pourquoi il perd. N'est-ce pas cela une justice arbitraire ? - Jean-Paul Delevoye Je suis très frappé, mais vous me direz si j\'ai ou non raison. Les juges d\'instance me disent qu\'aujourd\'hui, de plus en plus de litiges qui leur sont soumis portent sur des petites sommes, quarante euros, cinquante euros. Se tourner alors vers la justice montre l'incapacité que l'on a de trouver un accord entre soi. De même que les solidarités publiques que nous avons mises en place ont fait reculer les solidarités personnelles, est-ce qu\'aujourd\'hui le recours permanent à la justice n\'est pas en train de faire perdre la capacité de pouvoir nouer un dialogue de proximité pour régler toute une série de problèmes ? On demande à des juges d\'accomplir des arbitrages qui ne devraient pas, me semble-t-il, être du niveau de la justice mais de celui du voisinage. Deuxième élément : nous acceptons *de facto* des situations dont on sait, comme le disait Xavier de Roux, qu\'elles vont nous mener à des catastrophes. Si la protection du faible doit être au cœur de notre réflexion, comment se fait-il qu\'aujourd\'hui nous refusions de débattre de la protection des plus faibles, c\'est-à-dire des incapables mis sous tutelle ou sous curatelle, quand on sait que moins de 10 % des dossiers sont contrôlés ? Troisième élément : pourquoi continuons-nous à mettre en place des procédures sans nous interroger sur leurs conséquences ? Par exemple, les PACS : il y a 80.000 PACS et 800.000 demandes de certificats de non PACS auprès des greffiers de tribunaux. Pourquoi continue-t-on ? Pour les impôts. Pourtant, je croyais que le PACS était un acte affectif ; je m\'aperçois que l\'affection est directement proportionnelle à la déduction fiscale ! Il n'y a pas que le PACS qui soit concerné. J\'ai demandé à la Cour des Comptes de me faire un rapport sur l\'inégalité fiscale par rapport aux différents régimes matrimoniaux - le Médiateur a la faculté de demander des rapports. J\'ai trouvé des systèmes intéressants. Si vous voulez vraiment avoir la meilleure gestion fiscale de votre régime matrimonial, soyez le concubin d'une personne qui n\'a pas d\'enfant de vous, ayez des résidences dans des pays différents, etc. Si vous vous mariez, c\'est surtout au mois de juin pour avoir quatre parts et non pas deux... Je suis en train de faire une autre étude. Nous pensons que la société est basée sur le travail, la responsabilité et la famille. Je suis en train de lancer une étude au niveau de la médiature sur les effets comportementaux de nos politiques publiques où, depuis vingt-cinq ou trente ans, quels que soient les gouvernements, au nom de la responsabilité, on a joué sur les handicaps et non pas les atouts et on a assisté plutôt que responsabilisé. Au nom du travail, on n\'a pas forcément encouragé le travail et on n\'a pas encouragé la famille. Il faut que nous réfléchissions au fait que, quand les aides au logement sont supérieures si vous êtes seul plutôt que si vous êtes marié, vous congédiez le concubin, vous gardez l\'aide ! Je crois qu\'aujourd\'hui, nous sommes arrivés à une épreuve de vérité. Nous voulons garder notre confort, nous qui sommes statutairement dans la société. Nous sommes dans la situation du peuple de Versailles qui regarde danser sur les parquets du roi une noblesse \"inutile\". Or aujourd'hui, dans une société de droit, je suis extrêmement préoccupé par ce que je ressens dans les réclamations. Nous sommes dans une telle exigence de droit que nos concitoyens revendiquent même le droit de contester le droit ! Soyons attentifs à cette logique car elle heurte notre morale et les jeunes particulièrement qui ne comprennent pas pourquoi on leur impose le respect des lois d\'une société qui les écarte. Enfin, sur le corporatisme entre le juge de proximité et les magistrats, nous avons peut-être intérêt à réfléchir au mode alternatif de résolution des conflits et éviter que ce soit le choc de corporations. Aujourd\'hui, ce qui me paraît le plus préoccupant, et en tout cas le plus dangereux pour notre démocratie, c\'est que le concitoyen ne supporte pas la défense des privilèges. Vous parliez beaucoup d\'Outreau. Il est quand même curieux que nos consciences soient rythmées par le temps médiatique. Nous sommes tous interpellés par ce qui se passe en Irak et on a oublié l\'Afghanistan ! Nous avons tous aujourd\'hui des visions simplistes. J\'ai été interrogé par le Conseil supérieur de la magistrature. Les magistrats se drapent tous derrière le drapeau de leur indépendance. Mais, pardonnez-moi, les citoyens s\'en moquent de l\'indépendance ! Ce qui compte c\'est : *est-ce que la décision rendue sera juste ?* Le politique dit : *je veux garder ma liberté,* mais la puissance du politique n'intéresse pas le citoyen, dont le questionnement est : *est-ce que c\'est une bonne politique ?* Ce n\'est plus un problème d\'idéologie de droite ou de gauche, c\'est : *est-ce que c\'est efficace ou non ?* L\'élaboration de la prise de décision politique pose toute une série de questions, et notamment celle de la qualité des experts. Aujourd\'hui les choses deviennent de plus en plus compliquées et celui qui prendra la décision est obligé de s\'appuyer sur la compétence des autres. Ce qui est choquant dans le débat d\'Outreau, c\'est la parole de l\'expert qui dit : *l\'expertise sera au niveau de celle d\'une femme de ménage si son salaire est celui d'une femme de ménage.* Une expertise faible amène une décision faible. La transmission de la chaîne de commandement et de la prise de décision doit être analysée. Pour le juge de proximité, l'important est de savoir si, dans sa capacité à prendre des décisions, il rend une décision juste. La décision n'est juste que si elle est comprise comme juste par l\'opinion. De même pour le problème de l\'emprisonnement ou celui de la sanction. La sanction ne signifie rien s\'il n\'y a pas la pédagogie de la sanction pour éviter la récidive. L\'enfermement derrière un mur fait disparaître le problème mais il ne le règle pas. Or l\'opinion demande la disparition du problème et pas forcément son règlement. Le système gère les problèmes et ne les règle pas. Là, nous sommes devant une obligation de résultat. - Jean Moulineau Est-ce que nous sommes dans l\' « obligation » et est-ce que la justice, pour recentrer le débat, est dans une obligation de résultat vis-à-vis de l\'opinion ? Dans un résultat d\'éthique, on est d\'accord, mais dans une société dans laquelle vous dépeignez effectivement une crise du vivre ensemble, où les repères semblent avoir disparu, est-ce que finalement l\'opinion morcelée des individus consommateurs peut permettre l\'émergence d\'une vérité, d\'un sentiment de justice collant à l\'idée éthique du bien commun ? Cette mission-là est impartie à qui ? Au législateur, au travers de la loi. Le juge est là effectivement pour appliquer la loi et non pas pour répondre avec une obligation de résultat aux demandes de l\'opinion publique. Maître Soulez-Larivière, pouvez-vous nous dire votre sentiment sur ce débat qui s\'amorce ? - Daniel Soulez-Larivière, Avocat au barreau de Paris J\'ai appris il y a quarante ans, auprès d\'un homme politique de l\'ancienne génération, que la politique c\'était rendre le nécessaire possible. C\'est un peu simpliste mais si vous réfléchissez d\'une part à l\'affaire d\'Outreau, et d\'autre part aux difficultés que nous avons connues pour faire bouger notre procédure pénale depuis la guerre, vous vous rendez compte que ce théorème est effectivement irréel. Que nous apporte l\'affaire d\'Outreau aujourd\'hui ? Beaucoup d\'émotion. A certains égards, on peut considérer qu\'elle va rendre possible des transformations qu\'on ne parvient pas à faire depuis soixante ans. Il y a eu un choc quand on a vu les acquittés paraître à la télévision, et un choc émotionnel très fort chez les journalistes eux-mêmes qui ont arrêté leur programme. Donc, peut-être que cette affaire va déboucher sur des possibilités d'action. Mais ce n'est pas certain. Si vous aviez vu la forte émotion qui avait secoué les parlementaires et inondé de larmes les bancs de l'assemblée à l'occasion de la sortie du livre de Madame Vasseur sur les prisons et de l'enquête parlementaire qui a été effectuée ! L'émotion était à son comble, on n'a plus pensé qu'à cela pendant quelques semaines, jusqu'à ce qu'une affaire judiciaire survienne, dans laquelle une chambre d'instruction a libéré un délinquant - d'ailleurs à juste titre je crois, compte tenu de la situation qui était la sienne - qui, malheureusement, a tué plusieurs personnes par la suite. Alors, on a tout oublié, et on est passé en dix-huit mois à 15 000 détenus de plus ! Le problème de la démocratie d\'émotion est qu\'elle est passagère. Pour qu\'elle soit efficace, il faut beaucoup plus à mon avis que LCI et les chaînes parlementaires pour retourner complètement et durablement une opinion. Il y a une possibilité d\'agir mais, devant les problèmes posés par l\'affaire d\'Outreau et notre procédure vieille de soixante ans, qu\'est-ce qui est nécessaire ? Et quand on a vu ce qui était nécessaire, va-t-on y arriver ? La réponse est non. Les politiques ont commencé à comprendre le problème quand, en plus d'atteindre les plus démunis, les autres, il les a atteints à leur tour. Il y a eu une prise de conscience en 2000, qui faisait suite à dix ans d\'affaires dans lesquelles les politiques eux-mêmes ont été pris dans les pinces de l\'instrument pénal, dont ils ont vu tout l\'archaïsme, et pour certains même la barbarie, même si le mot est exagéré. Il y a une identification des politiques à des personnes qu\'ils ne connaissaient pas et qui étaient soumises à ces mêmes procédures auparavant, et cela les a fait réfléchir. Ce n\'est pas parce qu\'ils ont réfléchi qu\'ils ont trouvé, et quand vous voyez le rapport Truche, les débats devant l\'Assemblée et la loi du 15 juin 2000, vous vous rendez compte que là encore il y a un formidable évitement du problème parce que c\'est compliqué. Et on se dit : *Ciel ! On ne va pas pouvoir y toucher !* Le nécessaire a été compris tardivement et assez mal parce que ce n\'est pas en quelques mois, après l\'arrivée à la Chancellerie, que vous pouvez assimiler tout un système qui est moulé depuis le XVIe siècle dans de la pierre. Ce n\'est pas en trois mois que vous allez pouvoir tout d\'un coup comprendre cela ! Une fois qu\'on s\'aperçoit un peu de la réalité, on l\'évite parce qu\'on a peur... Je vais donner quelques exemples clés de l\'impossibilité de bouger et des difficultés mêmes de conceptualisation. On vous parle de la garde-à-vue mais à quoi correspond-elle ? A tout un système qui est fondé sur un vieux «  truc » qui est la *tentative d\'extraire de la parole du corps de quelqu\'un en le tourmentant*. Cela s\'appelle un « attendrisseur ». Les juges peuvent parfaitement convoquer les gens dans leur cabinet pour leur poser des questions en présence d'un avocat. Non ! On les envoie à l\'attendrisseur parce qu\'on pense qu\'en les secouant un bon coup, la parole va jaillir ! Et notre procédure est entièrement inspirée par ce souci d\'extraire des paroles du corps des gens. Si on met un terme à cette habitude, un problème se pose immédiatement : il faut la présence d'un avocat dès qu'on touche au collet de quelqu'un pour éviter cela ces pratiques. Un avocat qui est là pas simplement pour faire de la figuration, mais pour assister son client en connaissance de cause. Cela suppose qu\'en amont, on ait une phase d\'enquête qui soit moins attentatoire à la liberté d\'aller et venir de l\'individu, mais qui ne soit pas non plus une situation dans laquelle vous avez un avocat qui, toutes les cinq minutes, vient dire au Procureur : *je ne veux pas de ceci, je ne veux pas de cela. Ce* n\'est pas le tout de dire qu\'on va mettre un avocat lors de la garde-à-vue, il faut savoir la logique qu\'on choisit. Si l'on choisit la présence d'un avocat pour éviter cette manie de l'aveu pendant la garde à vue - ce qui la transformerait donc profondément - il faut aussi que les barreaux acceptent qu'il y ait une partie de la procédure antérieure qui se déroule sans eux. Et une fois qu'on a compris cela, plus personne n'est d'accord. Les barreaux s'imaginent que si l'on transforme la procédure, les avocats vont être là tout le temps, depuis la première seconde. Ce n\'est pas possible, donc cela bloque. C'\'est tout à fait typique de la réforme Delmas-Marty, du passage des investigations au parquet, de la redistribution des pouvoirs avec le juge arbitre. D\'abord, il faut comprendre qu\'il ne s\'agit pas simplement de supprimer le juge d\'instruction, il s\'agit de reconstruire le système en mettant plus de juges partout, y compris dans la période antérieure où l\'avocat n\'est pas là. Le Garde des Sceaux a récemment déclaré : *On va nous dire que si c\'est le parquet qui fait les investigations, il faut qu\'il soit complètement indépendant.* Pourquoi ? Parce qu\'il y a le mythe français de la dépendance du parquet. Certains disent : *les «  ciseaux », il ne faut pas les passer entre le parquet et le Gouvernement et le Garde des Sceaux, mais il faudrait peut-être les passer entre le juge du siège et le parquet.* A ce moment-là, si vous avez un juge de l\'instruction qui domine toute l\'affaire et qui peut dire au parquet que ce n\'est pas comme cela qu\'il faut faire et qu'il faut faire autrement, s\'il domine complètement l\'affaire, quelle est l\'importance que le parquetier ait un interface raisonnable avec le Gouvernement ou le Parlement, avec le pouvoir politique qui, après tout, est responsable de l\'ordre public et de la poursuite ? Trouver ce qui est nécessaire est difficile et, on l\'a compris, les phobies envahissent l\'espace. L'idée qu\'on va toucher à cette espèce de diable que constitue la question du parquet indépendant bloque tout parce que les uns ont la phobie de remplacer un juge incontrôlable par un parquetier encore plus incontrôlé, et les autres ne veulent entendre parler de rien, sauf de leur parquet indépendant. On ne bouge pas ! C'est pour cela que depuis 1990, au moment où on a conceptualisé une transformation de la procédure, on ne fait que du replâtrage en tournant autour du pot indéfiniment, en enlevant un peu de pouvoir au juge d\'instruction pour le donner à un autre juge, en empilant les juges les uns sur les autres. On pourrait en mettre trois. Il est vrai que c\'est un argument décisif, trois juges au lieu d\'un ! Vous avez une voiture à cheval avec un cheval, vous mettez trois chevaux et cela va cesser d\'être une voiture à cheval ! On sait très bien que les chambres d\'instruction qui fonctionnent à trois ont été absolument formidables dans l\'affaire qui nous intéresse, c\'est une révolution complète ! C\'est amusant parce que tout corps administratif a vocation à demander plus et avoir plus de monde. C'est passé à l\'unanimité à l\'Assemblée, mais on ne l\'a pas mis en application parce que savoir ce qui est nécessaire est compliqué et, une fois qu'on l'a compris, cela fait peur. Donc, on ne bouge plus. - Jean Moulineau Merci pour cet exposé. Ce que vient de nous dire Maître Soulez-Larivière, à savoir une impossibilité d\'aboutir à des réformes formant consensus, nous conduit à une situation de blocage. On sait ce qui est nécessaire, mais on ne s\'entend pas sur sa définition ou sur les moyens d\'y parvenir. On est dans une situation bloquée et je m\'adresse maintenant à un parlementaire, Monsieur le sénateur Haenel, pour qu'il nous livre sa réflexion. - Hubert Haenel, Sénateur du Haut-Rhin Merci Monsieur le Bâtonnier. Je crois que vous avez raison de dire qu\'il faut revenir au sujet. Il a été fixé il y a six mois ; on ne parlait pas de l'affaire d'Outreau, on parlait de *La justice à l\'épreuve du temps*. En fait, de quoi vouliez-vous traiter ? La justice de son temps. C'est cela le problème. Je voudrais vous faire part d\'un sentiment personnel. J\'ai présenté le concours d\'entrée dans la magistrature en 1967. J\'ai été très peu magistrat à la Chancellerie. Je suis passé au Conseil d\'Etat pendant neuf ans puis je suis resté vingt ans au Sénat. J\'ai abandonné depuis quelques années la justice dans le sens où j\'ai quitté la commission des lois. Ensuite, j\'ai quitté le rapport spécial de la commission des finances sur les moyens de la justice parce que je suis las ! On entend toujours les mêmes thèmes et il ne se passe rien ! Après l\'affaire d\'Outreau et sa médiatisation excessive, après la commission de nos collègues de l\'Assemblée nationale, je crains, vous l\'avez dit, qu\'une affaire en pousse une autre. Et les ministres de la justice, parce qu\'on les pousse à cela, vont bricoler, rafistoler. En réalité, on ne se pose pas la question de fond : *finalement, la justice est-elle à l'image de son temps ?* Il ne faut pas demander à la justice de régler tous les conflits de société, qu'ils soient économiques, sociaux, familiaux, etc. On attend tout de la justice, et la justice, elle n'est pas à part dans la société, elle est dans la société. Je ne voudrais pas que la réunion d'aujourd'hui ajoute à la confusion actuelle. C\'est pourquoi nous avons besoin en nous quittant de faire, pourquoi pas, le serment de Saintes ! J\'ai hésité à venir, je suis venu parce que mon collègue et ami Bernard Delafaye, qui était de ma promotion, a insisté. Et je ne voudrais pas dire je ne reviendrai plus parce qu\'on tourne en rond sur la justice : il y a les procès judiciaires, il y a le procès des magistrats contre les parlementaires, des parlementaires contre les magistrats, les avocats contre les parlementaires, etc. C\'est cela aujourd\'hui l\'ambiance générale, et je vous assure que le commun des mortels dans mon village alsacien n\'y comprend plus rien ! La justice n\'a plus aucun sens ! A quoi sert-elle quand on assiste, comme je l\'ai fait peut-être pour la dernière fois, aux séances solennelles de rentrée dans les cours et tribunaux, où des magistrats nous font la leçon sans qu'on n'ait jamais le droit de dire ce qu\'on pense ! Ici, d\'accord, on peut. Le temps c\'est le temps présent, c\'est l\'époque, c\'est l\'air du temps. Notre justice se situe dans une société de l\'instant, de la consommation, qui n\'a plus de repères ni de valeurs, une société individualiste où les gens ne se supportent plus, même dans le plus petit de nos villages. Notre justice est dans une crise de l\'Etat, de la démocratie, du fonctionnement du Parlement, dans une crise générale, et on attend d\'elle qu\'elle règle tous les problèmes ! Il faut arrêter avec cela ! Aujourd\'hui, on a l\'affaire d\'Outreau. C'est l\'occasion peut-être, inconsciemment ou consciemment, de régler quelques comptes, c\'est l\'occasion pour les journalistes, notamment les télévisions, de faire un peu de temps médiatique. Tout cela ne va pas. Moi je vous dirais ceci : *qu'y a-t-il de nouveau dans l\'affaire d\'Outreau ?* Rien. Il n\'y a rien de nouveau, sinon une commission parlementaire hors normes. On n\'a jamais vu une commission parlementaire d\'enquête travailler dans ces conditions-là, avec une médiatisation aussi excessive. L'affaire d\'Outreau serait-elle la goutte d\'eau qui fait déborder le vase ? Je ne sais pas. Après tout cela, au lieu de faire des *réformettes,* on va se dire qu'il faut attaquer le sujet au fond ; certains disent qu'il faut un big-bang judiciaire. Mais est-ce qu\'on ne va pas nommer une nouvelle commission pour finalement ne rien faire ? Le problème est là. C\'est ce qui me navre, et c\'est pour cela que j\'ai pris mes distances parce que j\'avais l\'impression de perdre mon temps. Alors que faire ? Vous avez, au Sénat, une quinzaine de parlementaires qui sont compétents et qui peuvent utilement débattre d\'une réforme de la procédure pénale. Il doit y en avoir un peu plus à l\'Assemblée nationale. Mais à ce moment-là, quand nous débattons dans un cadre démocratique, selon des règles, nous avons les corporations et les corporatistes qui essaient d\'intervenir et qui interfèrent dans le débat alors qu\'ils n\'ont rien à y faire. Il y a le temps de la justice, celui des réformes, celui du Parlement, et on oublie trop qu\'il y a aussi le temps de l\'Etat, du Gouvernement, des Ministres. Et chaque ministre veut faire ses réformes ! Le dernier en date a annoncé qu\'il ne légiférerait pas. Mais on sait que ses services sont l\'arme au pied pour, aussitôt que les députés auront rendu leur rapport, faire la 50^ème^ réforme depuis que je m\'intéresse aux problèmes judiciaires ! Je suis désolé de vous dire cela de cette manière-là, mais je crois que c\'est ainsi que nous devons enfin traiter les problèmes, sinon il y aura d\'autres affaires d\'Outreau, d\'autres affaires dans tous les sens. Et il n\'y a pas que la justice pénale qui soit en cause ! - Jean Moulineau Merci Monsieur le Sénateur. Jean-Paul Noury, membre honoraire du Conseil économique et social, auteur d\'un rapport sur la judiciarisation de l\'économie, souhaite rebondir sur les propos du sénateur. - Jean-Paul Noury, Membre honoraire du Conseil économique et social Je crois que tous les propos que nous avons entendus tiennent du bon sens. On oublie trop souvent que finalement ce ne sont pas les hommes qui gouvernent, ce sont les principes. Quand ce ne sont plus les principes, ce sont les situations. Aujourd\'hui on vit des situations et on voudrait subir la dictature des médias. Moi je la refuse cette dictature du temps gouverné par les médias. Revenons, comme l\'a dit le sénateur Haenel, au vrai sujet. Le justiciable a une formidable attente qu\'on ne sait pas satisfaire ou que l'on satisfait mal. Et quelle est cette attente ? Celle du bon sens. Il attend une décision motivée, \"juste\" a dit Monsieur Delevoye. Il attend qu\'un débat contradictoire ait lieu et que la décision soit rendue dans un délai raisonnable - on en revient au facteur temps. Et il attend que la décision soit appliquée. Au moment où il introduit une instance - il me semble qu\'étymologiquement cela veut dire une demande instante, pressante - il a envie que le temps le serve. On sait que le temps de la justice n'est pas celui du justiciable. La justice a besoin de sérénité, de recul. Le justiciable, lui, voit la durée avec des temps morts, des temps inutiles, alors que les délais sont des temps nécessaires. Cette demande du justiciable a besoin d\'être satisfaite. Je n\'ai pas envie de parler d\'Outreau aujourd\'hui parce que Outreau, \"outrancier\", c\'est la même chose. J\'ai envie de revenir au vrai sujet, celui du temps. J\'ai envie d\'éviter le temps figé, celui qui consiste à ce qu\'on ne change rien, qu\'on ne bouge rien. Mais j\'ai aussi envie d\'écarter le temps agité, celui qui consiste à créer le désordre pour essayer de faire croire qu\'il se passe quelque chose. Entre ces deux temps, j\'ai envie que le temps de Saintes nous soit utile et qu\'il serve à organiser, à faciliter la demande du justiciable que nous sommes tous à un moment ou à un autre de notre existence. - Jean Moulineau Merci beaucoup. Cette notion de temps est importante car elle ne recouvre pas simplement celle de l\'Histoire, elle recouvre aussi celle d\'évolution au sens darwinien du terme, c\'est-à-dire que le temps nécessite forcément une adaptation et que les espèces qui ne s\'adaptent pas disparaissent. Il est évident que les problèmes médiatiques que nous connaissons aujourd\'hui nous amènent à nous poser cette question qui est au cœur de notre sujet aujourd\'hui : *faut-il faire évoluer l\'institution judiciaire et, s\'il faut le faire, quel est le contenu de cette évolution ?* Il est vrai que nous pouvons continuer à parler sans cesse sur le même sujet, sur les mêmes doléances, sans aboutir et sans arriver à fixer des éléments concrets. Aujourd\'hui, à l\'occasion de ce colloque, il nous faut essayer d\'avancer et d'aboutir peut-être, ce qui est une gageure, à une sorte de consensus pour essayer au moins de définir l\'architecture d\'un système judiciaire permettant de coller à la modernité, même si je me méfie de ce terme de modernité qui peut être aussi en soi discuté. Voilà pour recentrer un peu le débat. Est-ce que la salle veut participer ? Nous lui donnerons la parole volontiers. - Fabienne Atzori, Procureur de la République à Saintes Je vous écoute avec beaucoup d\'attention, et je crois que de l\'évolution de la justice, du système judiciaire, on peut en débattre mais il faut enfoncer une porte ouverte. Quand le juge prend une décision, il y a un risque évident de créer une insatisfaction chez l\'un des deux justiciables, que ce soit devant le juge pénal qui va condamner insuffisamment aux yeux de la partie civile, ou trop aux yeux du prévenu, ou devant le juge d'instance qui, dans un litige - je ne crois pas qu\'il y ait des litiges de faible importance, je crois qu\'il y a des litiges tout court et il ne sont jamais de faible importance pour celui qui les subit - va faire naître l'insatisfaction chez celui qui est condamné à payer. De toutes façons, quelles que soient les réformes envisagées, elles ne mettront jamais la justice à l\'abri de la critique. La critique, on doit l\'entendre et elle est inhérente aux fonctions de juge, que l\'on soit magistrat du siège ou du parquet, notamment lorsqu'on classe une procédure, d'autant plus que le recours au Procureur est trop souvent effectué pour des situations ou des faits qui ne concernent en rien le droit pénal. On a sans doute un effort à faire dans l\'explication de la décision que le juge peut prendre, mais toutes les décisions sont motivées, je crois pouvoir l\'affirmer. On a sans doute un devoir d\'explication, et il me semble que nous avons aussi - c\'est une opinion qui m\'est personnelle -- un devoir de transparence. - Jean-Paul Delevoye Je vous remercie, Madame le Procureur. Je crois qu\'il faut que nous réfléchissions à plusieurs choses. 1. la notion de la faute et de l\'erreur La faute est inexcusable. L\'erreur peut être comprise, et notamment la procédure d\'appel peut corriger les erreurs. Or posons-nous la question : *est-ce que dans nos organisations politiques, syndicales, corporatistes, nous n\'avons pas voulu cacher les fautes, les couvrir, et accepter nos\ erreurs ?* Aujourd\'hui, l'exigence du citoyen est qu'on explique une décision juste, traçable dans les chaînes de prise de décision et dans la qualité d\'expertise. Aujourd\'hui, nous sommes dans un processus d\'élaboration d\'une décision qui forcément sera critiquée, mais c\'est l\'objet même de toute décision. C\'est le principe de responsabilité. Que vous soyez chef d\'entreprise, médecin, etc., vous aurez de plus en plus des contestations. Au niveau de l\'élaboration de la loi, nous voyons bien que notre société est en train de basculer en permanence entre la force du droit et le droit à la force. Quand on ne croit plus au droit, on revendique le droit à la violence. 2. la notion d\'espace Je remercie Jacques Toubon d\'être là, au niveau européen, parce que je suis en train de me demander si, au niveau de la jurisprudence européenne, le tourisme européen ne va pas permettre à des personnes de récupérer dans le droit communautaire, qui s'imposera au droit national, un droit qui leur est refusé. A partir de ce moment-là, il faudra que nous nous posions la question de savoir si paradoxalement la revendication du droit ne créera pas des phénomènes de résistance politique pouvant amener aux extrêmes. Là nous devons être extrêmement attentifs. - Jean Moulineau Merci. - Jean-Paul Dussausse, Juge au tribunal de commerce de Paris Je reviens sur cette notion de sujet-consommateur. Il a un droit qui, à mon avis, doit nous amener à réfléchir : c'est son droit à l'information. Le citoyen va sur le net, puis, lorsqu'il rencontre son juge ou son avocat, il a déjà eu préalablement accès à des notions de jurisprudence. L'interrogation que je voudrais soumettre à l'assemblée c'est : *quels sont les moyens d\'aide à la décision dans un monde de plus en plus complexe, avec des codes de plus en plus compliqués ? A quel moment je vais chercher l\'information, à quel moment est-elle pertinente et à quel moment je la compare ?* Pour reprendre le terme des anglo-saxons, *à quel moment je fais du benchmark ?* Ce qu\'il faut souligner, c\'est que certainement en France nous avons les meilleurs outils pour y répondre. Lorsque seront réunis tous les acteurs, les représentants des justiciables, ceux des organisations professionnelles et ceux du gouvernement ou du ministère, on pourra poser cette question en disant, comme dans l\'industrie : *quels sont ces éléments de chaîne de valeurs ? Quelle est la qualité qui intervient au moment de ce flux de décisions et d\'interrogations ? Quels outils les juges sont-ils prêts à mettre en place ? Sont-ils capables de contribuer à cette banque de données, à cette banque d\'expérience et ce retour d\'expérience ?* - Hubert Haenel On ne peut pas envisager une réforme de la justice en France si on ne regarde pas ce qui se passe chez nos voisins les plus proches. Aujourd\'hui, il y a une évolution qui est peut-être ignorée : on travaille sous le regard de la Cour de Strasbourg et, de plus en plus, les normes qui concernent la justice sont des normes élaborées au niveau européen et imposées au niveau européen. On travaille sous le regard à la fois de Bruxelles et de Strasbourg. Il ne faut pas l\'oublier. - Philippe Bilger, Avocat général à Paris Je voudrais répondre à Maître Soulez-Larivière. Il me semble qu\'il y a deux manières de pactiser avec une réalité, c\'est de l\'accepter comme telle, ou bien de prétendre la réformer globalement. Lorsqu\'on ne laisse le choix qu\'entre un *statu quo* médiocre et une révolution impossible, je crains que l\'institution judiciaire demeure telle qu\'elle est, même si je ne méconnais pas la nécessité des réformes que vous allez évoquer à partir du moment où vous savez que le courage politique n\'est pas assez fort pour les faire passer, que le corporatisme judiciaire va les empêcher. Il faut davantage raisonner à court terme qu\'à long terme. Certes on a le droit de rêver mais aujourd\'hui il y a des réalités qui exigent une action immédiate. Monsieur le Médiateur, vous avez fait un tableau tout à fait remarquable des résultats de votre action et du constat qu\'elle appelle, mais permettez-moi de vous dire que j\'ai trouvé un petit peu condescendant, à la limite d\'un très léger mépris, ce que vous avez dit du citoyen qui se dégrade en consommateur. Parce que, en réalité, nous parlons de ce que la justice doit offrir, mais pour ma part - et je rejoins Monsieur Noury - je ferais une formulation inverse. Je ne dirais pas : *ce que la justice doit offrir,* comme si elle était seule maîtresse du jeu, je me demanderais ce que le citoyen attend de nous. Et ce citoyen qui devient consommateur, qui exige de la justice, qu\'elle soit bonne ou mauvaise, il a raison. Bien sûr qu\'il appelle une culture de résultat, pas celle qu\'à juste titre a dénoncée ma collègue du parquet de Saintes, mais une culture de résultat qui nous place dans un climat que j\'appellerais d\'humanisme vigoureux. Le justiciable qui devient consommateur a le droit d\'exiger, en tout cas de la justice pénale, qu\'elle réponde à ses doléances, qu\'elle réponde à ses courriers, qu\'elle le traite correctement, qu\'elle ait une écoute et une attention à autrui qui montrent qu\'en réalité la justice respecte dans sa démarche ses propres règles. Autrement dit, sans doute que ce qui tue la justice à l\'épreuve du temps aujourd\'hui, c\'est que le magistrat, et peut-être d\'autres avec lui, des avocats, tous ceux qui participent à l\'œuvre de justice, n\'ont pas encore intégré dans leurs pratiques judiciaires le citoyen même dégradé ou, selon moi, transcendé en consommateur, comme un horizon indépassable. - Marie-Hélène Gilbert, Avocat honoraire à La Rochelle C\'est un propos très modeste que je me permets de lancer sur cette réflexion que j\'ai toujours gardée, écrite il y a vingt ans par un avocat Christian Atias, également professeur de droit, et qui disait : *chaque jour, un peu de justice se perd en France faute d\'avocats hardis et courageux.* Tout avocat, même de base, doit être hardi et courageux et c\'est pour cela que je voudrais poser cette question qui me semble aussi résumer les interventions. Le premier intervenant de la salle a indiqué : *la justice ne doit pas être arbitraire, et pour ne pas être arbitraire elle doit être motivée.* C\'est essentiel et je suis presque surprise que l\'exigence de la motivation n\'ait pas encore été abordée. Monsieur Soulez-Larivière a parlé de mieux conceptualiser la justice. Monsieur Noury a dit : *motivation, délais, application de la loi, ce serait l\'idéal*, et Monsieur Haenel déclarait : *moi je ne fais plus rien, je m\'en vais parce qu\'il n\'y a plus rien à faire.* C\'est extrêmement triste, et j\'ai l\'impression qu\'en ce moment on n\'ose pas aborder le vrai sujet, sauf peut-être Monsieur l\'Avocat général qui parle d\'obligation de résultat. Moi je parlerais d\'obligation de qualité. La demande de justice vous la trouverez dans toute société, le justiciable l\'attend. La loi a toujours existé mais le seul intermédiaire entre le justiciable et la loi, c\'est le juge. Je vais vous choquer, mais il faut être hardi et courageux, et il n'y a peut-être pas assez d'avocats hardis et courageux. Le problème de la motivation explique le désastre d\'Outreau, ce qui n\'est pas nouveau. Quand on pense qu\'il y a une quinzaine d\'années, la Chancellerie, à propos de la motivation, a préféré la rapidité à la qualité, et a recommandé ce qu\'on appelle une \"motivation allégée\". La motivation allégée, on l\'a bien vue, tous les journaux l\'ont dit, mais nous, nous la vivons tous les jours : *attendu qu\'il résulte des circonstances graves et concordantes que...* allez... détention ! Mais quelles étaient ces circonstances ? On a coché une case c\'est tout ! On n\'a jamais expliqué ce qu\'elles étaient ! Il faudrait dénoncer ce genre de système. Il y a eu en novembre 2004 je crois un excellent rapport de Monsieur Canivet sur la responsabilité du juge, et qui pour moi concerne davantage la qualité du juge. Monsieur Canivet disait à propos de la motivation : *il faudrait réfléchir sur cette éthique.* Mais c\'est extraordinaire de parler d\'éthique à propos de la motivation qui est une exigence légale ! On nous a parlé de l\'indépendance du juge. Sous prétexte que le juge doit être indépendant du pouvoir politique, il a transformé cette indépendance en indépendance de motivation. - Hubert Haenel Madame, vous dites \"motivation\". Motivation, cela veut dire démonstration, et cela veut dire délibération. J\'ai le souvenir, et je n\'ai connu cela qu\'au Conseil d\'Etat, qu\'on délibérait, c\'est-à-dire que tout le monde avait voix au chapitre quel que soit l\'âge et la compétence, et à un moment donné, il y en avait un qui rédigeait. Mais lorsqu\'on prend la plume, ça ne va plus. La décision qu\'on envisageait de prendre, tout à coup cela ne colle plus. Je pense que les magistrats qui sont là ont dû connaître cela dans leur carrière et la délibération, donc le délibéré, est essentielle. Je voudrais qu\'on y revienne. Dans la collégialité d\'aujourd\'hui, il n\'y a plus de délibéré. C\'est un camouflage, parce qu\'on n\'a plus le temps. - Henri Pigeat, Président d\'Illissos, Président du Centre de formation des journalistes Je ne suis ni magistrat ni avocat, mais j\'appartiens à un monde que j\'entends évoquer depuis tout à l\'heure avec une certaine perplexité. J\'ai longtemps présidé l\'agence France Presse, je préside l\'Ecole du journalisme rue du Louvre à Paris et l\'essentiel de mon activité aujourd\'hui est le journalisme. Je voudrais faire quelques remarques à propos de la justice qui n\'est plus dans le mystère, pas plus que la politique, que l\'entreprise, ou n'importe quelle autre activité. On peut s\'en réjouir ou le déplorer, mais nous travaillons tous devant l\'opinion publique. Il y a trente-cinq ans que je vis dans le milieu des médias. Je vous avoue que je suis incapable de les définir. Si j\'ai bien compris, les médias qui ont été évoqués ce matin c\'est essentiellement la télévision, avec tout ce qu\'elle comporte de bien, de fort, et de limites. En effet, la télévision est un spectacle, elle fonctionne à l\'émotion et non pas à la raison ni à l\'analyse. Elle est dans l\'instant et non pas dans la maturation. Je voudrais Mesdames et Messieurs vous faire remarquer deux choses. La première, c\'est que la télévision, comme les autres médias, fonctionne par rapport à l\'opinion, et l\'opinion c\'est vous, c\'est moi, ce n\'est pas un monde extérieur. Il y a un reflet, un dialogue constant. La deuxième, c\'est qu\'un certain nombre de médias continue, pour le meilleur et pour le pire, avec parfois de bons résultats et parfois des limites, à travailler un peu plus dans ce qui est je dirais l\'information de l\'opinion publique fondée sur un ensemble d\'éléments de raison. J\'observe que les émetteurs d\'information s\'intéressent beaucoup plus au spectacle qu\'à ces médias longs, ces médias froids -- selon Mac Luhan - qui sont ­ un peu ingrats. C'est beaucoup plus gratifiant de passer au journal de 20 heures que de donner une interview à Sud Ouest ou à la Charente Libre, puisque nous sommes dans la région où ces titres sont publiés. Et puis dernière remarque, qu\'est-ce que le processus d\'information ? Par quoi se traduit-il très concrètement ? Par trois éléments : un émetteur d\'information, un message, un récepteur. Quel est l\'effort que fait l\'institution judiciaire, au sens le plus large, pour expliquer comment cela fonctionne ? Très limité. Pourtant, c\'est l\'émetteur, et je crois qu\'il faut que chacun des émetteurs d\'information, notamment sur les questions judiciaires, s\'interroge sur sa responsabilité et ce qu\'il peut faire. Le deuxième élément est le message qui est très clair dans son obscurité, je l\'entends depuis une heure et demie ce matin : c\'est qu\'on comprend de moins en moins comment fonctionne la justice. Le message qui est passé sur le fonctionnement de l\'institution judiciaire, c\'est *Merci Votre Honneur !* C\'est une importation de la justice américaine et on est surpris quand par hasard on vous précise qu\'il faut s\'adresser au juge sans l\'appeler « Votre Honneur », ce qui ne veut pas dire qu\'il manque d\'honneur, mais simplement que nous sommes dans un autre système. Le troisième élément, c\'est le récepteur, c'est-à-dire le public, et le public est variable. Il est évident qu\'après une affaire spectaculaire comme celle d'Outreau, l\'attente de l\'opinion n\'est pas la même que lorsque l\'on parle de la justice à froid. Là aussi on peut s\'en réjouir ou le déplorer, mais c\'est exactement la même chose quand on parle d\'accidents de la route. Si un responsable de la sécurité routière intervient après un grave accident sur l\'autoroute, il est bien évident qu\'il n\'y aura pas la même perception, pas le même contexte. Je pense qu\'il faut revenir à la raison et éviter de trouver - ce serait facile - des boucs émissaires parce que l\'information, encore une fois, c\'est nous tous. Les médias sont ce qu\'ils sont. Ils ne font pas toujours parfaitement leur travail et je peux vous dire, expérience faite, que les questions de justice font partie, sans doute avec les questions scientifiques et techniques, des champs les plus difficiles à décrire. Ou bien vous simplifiez, vous essayez d'être pédagogue et vous faites des contresens, ou bien vous essayez de rester près de la réalité et de la complexité et vous êtes parfaitement incompréhensible. Voilà, Monsieur le Bâtonnier, quelques réflexions que je souhaitais livrer à l\'assistance. - Jean Moulineau Merci pour votre éclairage. - Dans la salle Je voudrais quand même réagir, parce que nous avons affaire là à la vieille histoire de la poule et de l\'œuf : qui a commencé le premier ? Je ne parlerais de l\'information qu\'en matière judiciaire. Si vous prenez l\'affaire d\'Outreau dont vous avez parlé il y a un instant, pourquoi a-t-elle aussi mal commencé ? Reprenez les journaux télévisés de 20 heures de l\'époque. En deux minutes, deux minutes trente, que disait-on ? On affirmait pour vrai ce qui n\'était que suppositions. On a affirmé devant 5 millions de téléspectateurs qu\'il y avait eu des meurtres d\'enfants dans l\'affaire d\'Outreau. Imaginez l\'émotion ! Brusquement, tout bascule, et c\'est le scénario qui change. Il faut quand même avoir une réflexion sur la nature de l\'information. Je sais bien qu\'il faut aller vite, qu\'il faut passer un message et que ce message, c\'est de l\'affirmation. Mais est-ce compatible avec le doute, le doute raisonnable que l\'on doit avoir lorsqu\'on est en matière judiciaire ? C\'est ma première réflexion. Ma deuxième réflexion : c\'est une tentation, aussi bien pour les avocats que quelquefois pour les juges, d\'aller faire juger leur affaire, non pas devant le tribunal saisi mais devant l\'opinion publique. Il est vrai que, là encore, il y a une véritable manipulation de l\'information de la scène qui est faite par les acteurs. L\'avocat, le juge, deviennent acteurs d\'un procès virtuel dans un monde virtuel, et finalement ils essayent de l\'emporter devant l\'opinion publique et non en vérité. Je crois que c\'est le deuxième écueil auquel nous devons réfléchir dans les relations entre les médias et la justice. - Régis Sainte-Marie-Pricot, ancien Bâtonnier du barreau de Saintes Je voudrais revenir sur notre histoire judiciaire. Hors médias, hors consommateurs, hors justiciables, la justice est très décriée depuis longtemps. Je voudrais citer ici les propos de Jean-Denis Bredin que je vous prie d'excuser car il devait être notre grand témoin aujourd'hui, mais il est malheureusement absent pour des raisons de santé. Il écrivait : *La France traîne derrière elle une longue histoire de mépris de la justice, le conflit des rois et des parlements, des pouvoirs qui veulent soumettre la justice et des gens de justice qui la tiennent pour leur propriété et le champ clos de leurs privilèges*. Il y a un rappel à une construction juridique car, Monsieur le Ministre Jacques Toubon, vous avez dit quand vous étiez Garde des Sceaux, lors d\'un congrès de l\'USM, que le juge devait se reposer sur le droit et exclusivement sur le droit, au risque de dérive. Vous rejoigniez à l\'époque en quelque sorte Robespierre qui, lors de *La* *Constituante*, disait que l\'on devait bannir de nos textes le mot de jurisprudence. Mais encore faudrait-il avoir un édifice législatif qui soit plus cohérent et peut-être que, plutôt que de légiférer, conviendrait-il de simplifier quelques lois, faire moins de textes et de voir également ce qu\'est le droit européen tel qu\'il devrait être appliqué sur notre territoire et tel que nous devons le reconnaître les uns et les autres. - Jean Moulineau Encore une ou deux interventions, et après je souhaiterais faire un résumé pour centrer le débat avant de donner la parole à Monsieur le Professeur André Decocq. - Jacques Fourvel, ancien Magistrat, Directeur de l'audit juridique de la Société Rallye-Euris Je voudrais faire deux observations à la suite de ce qu'a dit Madame le Procureur tout à l\'heure. On a beaucoup parlé, beaucoup comparé la justice à un service public. Je crois que c\'est une erreur magistrale parce que, pour moi, un service public fonctionne à la satisfaction globale, comme l'EDF, ou la SNCF ; parfois, il y a des trains qui arrivent en retard mais globalement, cela marche et tout le monde est à peu près content. La justice, ce n\'est pas du tout pareil. A l\'issue d\'une audience, le demandeur considère que les juges ne l\'ont pas entendu et qu'ils ne lui ont pas donné tout ce qu\'il voulait. Et le défendeur, qui a été condamné, estime que c'est trop. Le Président pense que, vraiment, le Procureur charge les audiences, et le Procureur considère que le Président ne l\'a pas suivi, n\'a pas été assez sévère. Finalement, à l\'issue de l\'audience, il y a quatre personnes qui ne sont pas contentes. C\'est le premier point. Ensuite, je voudrais faire un petit point de mémoire. Hier soir, je dînais avec Alain Marsaud et nous parlions de Gilles Boulouque. Vous évoquiez tout à l\'heure les médias et la demande d\'explication des décisions de justice. Dans le passé effectivement, Gilles Boulouque, avec qui j\'ai longtemps travaillé à la section antiterroriste du parquet de Paris avec Alain Marsaud, a fait l\'objet d\'une prise à partie des médias dans ce qu\'on a appelé l\'affaire Gordji. Il a à un moment souhaité donner des explications, ce que vous revendiquez ici. C'est ce qu'il a fait dans les colonnes du JDD. Il a été mis en examen pour violation du secret de l\'instruction. Je crois que tout est relatif. - Jacques Vuitton, Avocat aux Conseils Je voudrais revenir sur la motivation nécessaire. L\'exemple vient de haut et, dans nos cabinets, nous connaissons actuellement une profonde vague de mécontentement avec la pratique de la \"non-admission\" qui devient de plus en plus fréquente, tant à la Cour de cassation qu\'au Conseil d\'Etat. Cette pratique, qui à l'origine était destinée à évacuer les affaires manifestement irrecevables et sans intérêt, devient aux yeux des justiciables une manière d\'élaguer les statistiques. Dès que nous avons une non-admission dans une affaire un peu importante, on a un justiciable et un avocat au téléphone qui nous disent : *on n\'a pas étudié mon dossier, on n\'a rien regardé, on ne m\'explique rien.* La grogne monte fortement avec cet exemple donné par nos juridictions suprêmes. - Jean Moulineau Merci de ce témoignage. - Jean-Marie Burguburu, ancien Bâtonnier du barreau de Paris Il sera bientôt question de la conclusion de cette première partie, et je voudrais recentrer le débat. Il a été dit : à *Outreau, rien de nouveau*. Et c\'est vrai pour les professionnels. On savait déjà que la garde-à-vue était inutilement humiliante, que malgré leurs efforts et leur bonne foi, les juges d\'instruction ont tendance à instruire à charge plutôt qu\'à décharge. On savait que les chambres d\'instruction, avant mise en accusation, confirmaient. Tout cela, les professionnels l\'ont dit cent fois. On n\'y a jamais prêté attention. Maintenant, le public sait. Mais il y a autre chose. On a entendu à cette occasion des excuses, sans doute prématurées, de l\'institution. Voir le Procureur général de Paris présenter des excuses avant la décision de la Cour d\'assises d\'appel est incroyable et choquant. Des excuses après, peut-être, et encore. Voir les excuses de l\'exécutif alors que notre grand principe est la séparation du judiciaire, du législatif et de l\'exécutif, c\'est choquant aussi. Devant cette situation, il y a peut-être le premier chapitre de notre serment de Saintes, et c\'est Daniel Soulez-Larivière qui nous aide à le construire. Trop longtemps des réformes, des réformes appliquées ou non. Rappelez-vous les réformes de mars 1993, annulées par changement de majorité en août 1993. Pensez que maintenant, les professionnels en viennent à prendre en considération les propositions du rapport Delmas-Marty qui a été longtemps voué aux gémonies. Le premier chapitre, c'est peut-être le refus d\'une \"réformette\" : sans doute pas de révolution, mais le refus de toute \"réformette\". Exiger qu\'aucune réforme circonstancielle et mineure ne soit prise maintenant : par exemple, le juge d\'instruction collégial, cela ne marchera pas plus que la chambre d\'instruction collégiale. Donc refus de la \"réformette\" s\'il vous plait ! - Jean Moulineau A ce stade de la discussion, j\'aimerais faire un petit résumé avant de passer la parole à Monsieur le Professeur Decocq. A la suite des débats de ce matin, j\'ai le sentiment - en toute humilité parce qu\'ils sont d\'un exceptionnel niveau, très riches et très denses - que le justiciable est un consommateur et doit être considéré comme tel, le propos de Monsieur l\'Avocat général Bilger étant très intéressant à cet égard. En tant que consommateur, le justiciable est logique dans sa demande d\'une justice la plus juste possible, comme nous l\'a rappelé tout à l\'heure Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République, qui recueille les exigences de nos concitoyens. Cette demande d\'une justice la plus juste possible nous amène à nous interroger sur la loi en soi, que le juge doit appliquer bien sûr, et sur les outils dont le Sénateur Haenel nous disait également quelques mots, ces outils que l\'on doit mettre à la disposition du juge pour qu\'il puisse participer à cette œuvre d\'une justice moderne, collant le mieux possible aux attentes des justiciables tout en préservant sa spécificité en termes de temps. La justice ne peut pas être expéditive, elle doit permettre au juge d'avoir le temps du jugement, celui de la réflexion, qui n\'est pas le temps de l\'immédiateté de la consommation. Il faut que les attentes et les aspirations de nos concitoyens débouchent sur une évolution et une adaptation de l\'institution qui lui permettent de répondre aux attentes de notre société, qui elle-même est en crise. C\'est ce que tous ici ont pu rappeler. Comment dans ce cadre-là déboucher sur un consensus et conserver surtout la cohérence ? On ne peut pas, par une révolution, tout balayer. Nous sommes dans un système qui a ses *us et coutumes*, qui a son histoire, et il faut veiller à réformer, évoluer, nous adapter, sans pour autant effacer tout le passé de notre système. A ce point de la discussion, je souhaite donner la parole au Professeur Decocq qui ne manquera pas de faire réagir la salle sur de nouvelles réflexions et propositions. - André Decocq, Professeur émérite à l\'université Paris II - Panthéon Assas Merci Monsieur le Bâtonnier. Je voudrais vous livrer sans grande construction, ce n\'est pas une leçon d\'agrégation, quelques réflexions très largement inspirées par ce que j\'ai entendu ce matin, et en particulier ce que nous a révélé Monsieur le Médiateur de l\'attente de l\'opinion publique. Outreau, puisqu\'il faut en parler, m\'inspire plusieurs réflexions. La première : nous sommes en présence d\'un phénomène de médiatisation sans précédent. Peut-être, toutes proportions gardées eu égard à l\'évolution des médias, sans précédent depuis l'affaire Dreyfus. Faut-il le déplorer ? La question n\'est pas là, c\'est un fait, et c\'est un fait dont on ne se libérera pas facilement. Deuxième observation en ce qui concerne Outreau. Il est vrai que nous, professionnels, n\'avons pas été exagérément surpris par ce qu\'ont révélé les acquittés déclarés innocents. Tout cela est - j\'allais dire malheureusement - quotidien. Simplement, il y a eu une accumulation : le nombre, le développement médiatique. Enfin, on avait notre affaire Dutroux avec les conséquences les plus graves ! Troisième observation : dans ces cas-là, l\'opinion publique tombe sur celui qui se trouvait là, au mauvais endroit au mauvais moment. Cela tombe toujours sur un pauvre type, qui peut être aussi un sale type, pas intéressant, peu importe. *Quel homme sentant un peu son cœur battre* -- aurait dit Chateaubriand - *ne se sent pas porté, quand une foule s\'apprête à lyncher un homme, à se mettre entre la foule et l\'homme qu\'on veut lyncher ?* Cela peut ramener les choses à leurs justes proportions. A partir de là, demandons-nous comment une accumulation d\'erreurs, de sottises pour appeler les choses par leur nom, a pu être possible. Est-ce uniquement la faute du système de l\'institution ? Je pense que c\'est d\'abord celle des mentalités. Ce que je vais dire est cruel, cruel pour le corps judiciaire, mais ce que je vais dénoncer, toutes les corporations le partagent. Je vais commencer par vous parler de la mienne. Trois défauts : la suffisance, l\'insuffisance et le corporatisme. 1. la suffisance : Il y a un propos qui court dans nos facultés, souvent repris par les jeunes collègues qui viennent de franchir l\'obstacle du concours de l'agrégation, saut d\'obstacles dans lequel il y a une part de talent, de transpiration, une part d\'inspiration, quelquefois beaucoup de chance. C\'est comme tous les critères de sélection, il n\'a jamais empêché les imbéciles d\'arriver là où ils ne devraient pas arriver. On arrive bardés de certitudes quand on a franchi la barrière de l'agrégation des facultés de droit. Cette suffisance, suffisance académique dans ce cas, nous la retrouvons dans le corps judiciaire, et je dois dire à cet égard que l\'esprit de caste qui est issu d\'une école, et d\'une école isolée géographiquement, ni est pas pour peu. Un des plus grands d\'entre nous, le plus grand vivant, Philippe Malaury, passait son temps à dire, il le répète et il le pratique lui-même, et il a grand raison : *La première de nos qualités, c\'est l\'humilité*. *Il faut d\'abord s\'interroger, se remettre en question, ne rien affirmer sans qu\'on ait fait tout son possible pour le vérifier*. Il me fait penser à un homme pour qui j\'ai à la fois beaucoup d\'amitié et d\'admiration, c\'est Monsieur Henri-Claude Le Gall, conseiller à la chambre criminelle et président de la Cour de Justice de la République. Je lui avais demandé, sans le connaître, de siéger dans un jury de thèse qui portait sur l\'avenir du jury criminel. Et j\'ai entendu s\'exprimer au cours de la soutenance un homme qui avait une liberté d\'esprit et de parole extraordinaire. Et qu\'a-t-il dit aux candidats qui prenaient la défense du jury mais, comme beaucoup de candidats au doctorat, étaient prudents ? *Mais pourquoi n\'avez-vous pas décrit le fonctionnement de la cour d\'assises tel que je le connais ? Toute ma carrière, j\'ai été juge d\'instruction, conseiller à la chambre d\'accusation, président de chambre d\'accusation, président de cour d\'assises, et maintenant je suis à la chambre criminelle. Je vous dis* - Un grand avocat d\'assises ne démentirait pas ce propos -: *l\'accusé, il lui faut bien des jurés pour avoir sa chance parce qu\'il a trois adversaires. Trois* adversaires ? *Oui, le ministère public, la partie civile et le président ; s\'il n\'avait pas les jurés, quelle chance aurait-il ?* Et il ajoute ceci : *Moi je les aime les jurés, je les aime parce qu\'ils sont inquiets, et un juge qui n\'est pas inquiet est un juge inquiétant.* Quand on a eu l\'occasion d\'exercer des fonctions juridictionnelles, on se rend compte qu\'en effet c\'est une tâche qu\'on aborde avec beaucoup d\'anxiété. 2. l\'insuffisance : Dieu merci, elle n\'est pas générale ! Mais entre la routine, la facilité, après tout, il ne s\'en est pas si mal tiré ce collègue. L'insuffisance joue un rôle dévastateur. Je me rappelle un juge d\'instruction, tout au début de ma carrière, un homme remarquable que j\'ai pu apprécier tout au long de l\'instruction d\'une affaire criminelle, qui me dit : *finalement, vous savez votre bonhomme* - il rendait son ordonnance de transmission de pièces - *je ne retiens pas la préméditation, je le renvoie pour meurtre.* Je lui dis merci, merci pour lui, merci pour moi. Je ne me voyais pas à 21 ans plaider une cause capitale, et je lui dis : m*ais vous croyez que la chambre des mises en accusation laissera passer ?* Il me dit *oui ; si je le renvoyais pour bris de clôture, elle laisserait passer.* Authentique. 3. le corporatisme : Quelle plaie ! Il y a trois degrés dans la sottise : la sottise simple, la sottise fieffée et la sottise corporatiste. C\'est tellement vrai que, quand se produit une affaire comme celle d'Outreau, vous attendez les premiers communiqués des organisations syndicales, que vous pouvez écrire à l\'avance ! Ce n\'est pas la peine de les lire, vous savez ce qu\'il y a dedans : *personne n\'est responsable, personne n\'est coupable, on manque de moyens...* Est-ce qu\'une correction des institutions aurait évité cela ? Totalement, certainement pas. La nature humaine est ce qu\'elle est, la suffisance, l\'insuffisance, le corporatisme, on ne les extirpera pas totalement mais, tout de même, une correction des institutions peut limiter les risques. Nous avons fait l\'expérience avec les institutions politiques. Il y a eu, sous la troisième et la quatrième Républiques, des hommes publics qui étaient de première qualité et qui auraient certainement arrêté le pays sur la pente où il était entre les deux guerres, peut-être même déjà avant la première, et même après la seconde. Une fois la victoire remportée, Clemenceau a été renvoyé dans ses foyers. Des hommes comme André Tardieu, Georges Mandel, Paul Raynaud, n\'ont pas pu donner leur mesure ni, sous la quatrième République, des hommes comme René Mayer, Antoine Pinay, Pierre Mendès France. Ils n\'ont pas pu parce que les gouvernements duraient six mois. La stabilité des institutions a quand même permis pendant des décennies au pays de se reconstruire et de repartir vers un nouveau destin, même s\'il y a eu ensuite un certain affaiblissement des institutions. Ce scandale, exagéré ou non, est l\'occasion de se poser la question : est-ce qu\'il ne faut pas opérer une réforme, et cette fois pas une \"réformette\", pas la cinquante ou la cinquante et unième ? Après une analyse serrée, mais rapide, il ne s\'agit pas de faire traîner. Une commission avec trente individus dont la plupart sont incompétents, qu\'on voit ou qu\'on ne voit pas, et qui finissent pas entériner sans l\'avoir lu un rapport préparé à l\'avance, voilà ce qu\'il ne faut pas faire. La leçon nous est venue de celui qui n\'était encore que Bonaparte. Vous avez vu comment on fait un Code civil ? On prend les quatre meilleurs, on les fait travailler, on leur fixe un délai et on a cette œuvre qui a quand même résisté 200 ans et qui assimilait les retouches comme il a fallu. Donc une réforme est possible, il est prématuré de le dire car je ne veux pas déflorer le débat de cet après-midi, mais, ce qui est sûr, c\'est que nous ne pouvons pas en rester là. - Jean Moulineau Merci Monsieur le Professeur pour ces excellentes explications. - Dominique Barella, Président de l'USM Je souhaiterais répondre aux attaques directes de Monsieur Decocq contre le syndicalisme, le droit de la défense de se défendre. La conjoncture démocratique que nous vivons avec un détricotage très fort du lien entre nos concitoyens et les instituions implique de faire des propositions. Ce que je regrette dans les propos de Monsieur Decocq, comme beaucoup d\'ultraconservateurs, c\'est qu\'il refuse les corps intermédiaires. Je crois beaucoup au syndicalisme depuis des années parce que je suis persuadé que le système anglais, le système allemand, sont très efficaces. On y connaît un système de syndicalisme qui permet de faire des propositions, qui fait son travail de lobbying, mais évidemment dans le meilleur sens du terme, dont le but est non pas de prendre la place de l\'élu mais simplement de permettre à l\'élu d\'être éclairé pour aller vers de véritables réformes. Dans les débats sur la procédure pénale, j\'aimerais par exemple que l\'on n\'oublie pas les positions prises récemment par la Conférence des Bâtonniers sur le juge d\'instruction, en estimant qu\'il n\'était pas nécessaire de changer le système à la française pour adopter un autre système. C\'est une intervention sans doute corporatiste de la part des bâtonniers. Moi je ne le crois pas, je crois que c\'est l\'intervention de professionnels, avocats, magistrats, qui aiment la justice et qui se donnent du mal jour après jour pour faire leur travail le mieux possible. Ce que nous souhaitons dans l\'affaire d\'Outreau, c\'est que la commission d\'enquête réussisse car l\'enjeu n\'est pas simplement judiciaire, il est aussi démocratique. Nos citoyens l\'attendent. Monsieur Decocq, je suis élu par un congrès, le Président de la Conférence des bâtonniers est élu, les syndicats d\'avocats ont des systèmes d\'élections. Vous-même, vous êtes élu par qui ? Comme beaucoup de penseurs, vous vous érigez en expert, en penseur général, mais qui vous permet de parler, sauf vous-même ? Vous êtes libre de parler mais n\'empêchez pas les corps... - Jean Moulineau Pas de prise à partie directe ! - Dominique Barella Nous avons eu une prise à partie directe contre tout ce qui est corps intermédiaires, ce n\'est pas acceptable dans une démocratie. Tout le monde a le droit... - Jean Moulineau Nous sommes aux Entretiens de Saintes et il existe une culture des Entretiens de Saintes, je le rappelle. - Dominique Barella Et une autre culture, qui a été celle de la vivacité de réponses et d\'échanges entre la salle et le podium. Ce que je veux dire, c\'est qu\'au moment où il y a des propositions à faire, les attaques qui sont répétées envers tel ou tel corps, que ce soit les avocats, les magistrats, les élus, ne sont pas acceptables. Je vais terminer en vous disant une chose. Dans l\'affaire d\'Outreau il y a un grand problème, c\'est la détention provisoire. Que propose-t-on aux Entretiens de Saintes, que fait-on ? Propose-t-on une collégialité pour la détention provisoire ? Modifie-t-on les critères en matière de détention provisoire, notamment ce critère d\'ordre public qui est un critère beaucoup trop général ? Limite-t-on la détention provisoire aux affaires criminelles ou récidivistes ? J\'étais avec Madame Godard hier dans le cadre d'un colloque à Bordeaux et je peux vous dire qu\'elle se pose ces questions exactement comme moi, et son souhait - parce qu\'elle n\'est pas antisyndicale, elle souhaite aussi que les associations et les corps intermédiaires s\'impliquent - c\'est de faire en sorte que la commission d\'enquête réussisse et que nous ayons une véritable réforme sans discréditer qui que ce soit, et en laissant le droit de parole à tout le monde. Je vous remercie. - Jean Moulineau Je souhaite que nous restions dans l'état d'esprit qui a prévalu dans nos débats depuis le début de la matinée et que nous ne nous agitions pas les uns contre les autres, telle profession contre telle autre. C'est stérile et je souhaite que l\'on en revienne à notre niveau de réflexion qui était celui de la matinée. - André Decocq Mon intention est précisément de ne pas répondre aux propos de Monsieur Barella. Je les aurais devinés. - Daniel Soulez-Larivière Il y a un vrai problème qui est posé par Monsieur Barella, c\'est effectivement tout autant chez les magistrats que chez les avocats l\'extraordinaire dévouement qu\'un certain nombre de personnes déploient pour essayer de faire avancer les choses. C\'est indiscutable, et je rends hommage particulièrement à ceux qui ont eu le courage de s\'engager, que ce soit au barreau ou dans la magistrature, dans le syndicalisme ou dans le travail ordinal pour ce qui nous concerne. Malgré ce compliment sincère, je constate que, malheureusement, et les uns et les autres n\'ont pas sur le plan de la production intellectuelle fourni grand-chose depuis cinquante ans. Si vous examinez les déclarations qui ont accompagné les projets de réforme depuis celle qu\'on a appelée la réforme Lambert, vous vous apercevez que c\'est constamment en arrière de la main. Même le syndicat de la magistrature n\'était pas favorable au début à la création de ce collège de magistrats instructeurs. C\'est regrettable de le dire, mais le monde judiciaire est particulièrement conservateur et ses organisations représentatives ne sont vraiment pas des éléments qui permettent de porter des propositions. Ce que vous venez de dire tout à l\'heure sur la liberté, la détention provisoire, je suis tout à fait d\'accord, on en parlera cet après-midi, mais ce que l\'on ne veut pas comprendre, c'est le sens de mon intervention de tout à l\'heure : on est devant un système qui forme un tout. Si vous voulez changer un meuble dans la pièce, vous devez changer tous les meubles de place. C\'est vrai pour la défense, c\'est vrai pour le parquet, c\'est vrai si on supprime le magistrat instructeur. Ce n\'est pas par une énième réforme de la détention provisoire qu\'on va résoudre le problème. Quand vous avez un système qui est fondé sur une culture de l\'extraction de la parole du corps des gens, ce n\'est pas avec une énième réforme de la détention provisoire que cela va changer grand-chose. Que va-t-il se passer ? On va proposer des choses considérables, comme vous l\'avez envisagé, et il va en rester quelques résidus à la sortie du travail législatif. La caractéristique de notre société, c\'est qu\'on ne peut plus proposer et réaliser de vraies réformes profondes : ou bien on consulte tout le monde, et à ce moment-là elles sont garrottées ou transformées en monstre, ou bien vous ne consultez personne et vous avez tous les gens dans la rue qui envoient de petits codes rouges sur la Chancellerie. Nous ne sommes pas sortis de là, pas plus avec l\'affaire Outreau qu\'avant, sauf que, comme disait un grand philosophe, *les mutations quantitatives progressives aboutissent parfois à des mutations qualitatives brutales.* Peut-être qu\'on en est là, je l\'espère mais je ne pense pas qu\'on pourra y échapper. - Jean Moulineau Merci. Je donne la parole à Monsieur le Ministre. - Jacques Toubon, ancien Garde des Sceaux Je dirais à Daniel Soulez-Larivière que la matinée a plutôt tendance à démontrer l\'inverse de ce qu\'il vient de dire, c\'est-à-dire que la production, en tout cas verbale, est plutôt intéressante. Je pourrais commenter point par point ce qui a été dit jusqu\'à maintenant, mais Monsieur le Bâtonnier, je voudrais juste essayer d'ajouter deux ou trois choses par rapport à ce qui a été dit. Au Parlement européen, on a l\'avantage de travailler avec 24 autres nationalités, et encore il y a des pays qui ont plusieurs nationalités, et avec des personnes qui viennent d\'environ 80 partis. Les institutions européennes ont beaucoup de défauts, mais elles ont un avantage, c\'est qu\'elles permettent de nous ouvrir sur des réalités autres que celles de l'Hexagone. Or, les réalités hexagonales, qu\'on le veuille ou non, mondialisation ou pas mondialisation, sont petites au sens étroit. Il se trouve qu\'aujourd\'hui, et Hubert Haenel l\'a dit très justement tout à l\'heure en parlant et de Strasbourg et de Luxembourg, on est naturellement dans d\'autres schémas. Je pense donc que ce que nous disons ce matin n\'est pas, contrairement à ce que pensent souvent les médias, un résultat de l\'exception française. On dit beaucoup de choses du même genre dans d\'autres pays, en Espagne, en Allemagne, et en Grande Bretagne, où paraît-il, la justice est formidable : on n\'arrête pas de faire des débats et des rapports les uns après les autres sur la nécessité de réformer. D\'ailleurs très souvent, quand les rapports sont faits en Grande Bretagne, on les importe ici, notamment le fameux rapport sur la procédure civile de Lord Woolf. Il y a vis-à-vis de la justice, à la fois un besoin formidablement croissant et une peur formidablement croissante. On demande à la justice de régler tous les problèmes, et en même temps on pense que quand elle prend les problèmes en main, elle fait de plus en plus de bêtises. Là c\'est simplement le résultat d\'une crise qui à mon avis est beaucoup plus générale et profonde, et qui mine d\'autres sociétés, c\'est la crise de l\'autorité, c\'est-à-dire le fait que toute institution aujourd\'hui est d\'abord appréhendée en forme de contestation. Je pense que les principes, notamment celui de l\'autorité des jugements, sont en train de devenir manifestement des règles juridiques, mais sans plus d\'adhésion populaire. Une des rares manières de faire face à cette contradiction entre la peur et le besoin qui relève de cette crise de l\'autorité, c\'est un grand travail d\'éducation civique qui n\'est pas fait. Je le dis toujours comme une espèce de lapalissade : personne dans notre pays n\'apprend le droit s\'il n\'a pas fait d\'études supérieures dans cette discipline. On apprend la technologie, les mathématiques, la géographie, mais on n\'apprend pas le droit qui est pourtant le tissu conjonctif du corps social, bien plus que beaucoup d\'autres matières. Je crois qu\'il y a un vrai et profond problème, mais qui rejoint, à mon avis, un défaut de notre pays : c\'est l\'absence de priorité donnée depuis toujours - quand je dis depuis toujours, cela veut dire depuis la Révolution Française - à la justice et au droit par rapport à l\'administration. Je ne vais pas épiloguer là-dessus. Les rapports entre l\'Etat et la justice sont dans notre pays extrêmement complexes, et cela rejoint ce qu\'on disait tout à l\'heure sur l\'obligation de moyen et l\'obligation de résultat. Premièrement : une crise d\'autorité est à la base du contraste entre la peur et le besoin, et je crois qu\'il y a un grand travail d\'éducation à faire. Deuxième élément : quand j\'étais Garde des Sceaux, j\'ai essayé d\'aller dans ce sens en créant des systèmes d\'information. J\'ai notamment organisé en 1996 et 1997 *Les Journées nationales de la justice*. Il y avait des journées pour tout, pour la science, pour le patrimoine etc., mais pas pour la justice. Cela avait eu, en particulier en 1996, un succès absolument colossal. Et je reste persuadé que si cette tentative n\'avait pas été interrompue à partir de 1998, on aurait probablement aujourd\'hui, dans des affaires comme celle dont on parle, moins de stupéfaction. On aurait commencé peut-être, à force de journées, à force d\'informations, à apprendre un certain nombre de choses, par exemple la différence entre un procureur et un juge, etc. Je pense qu\'il faut de manière très concrète que l\'on recommence cela. Peut-être pas à l\'initiative de la Chancellerie puisqu\'une des raisons pour lesquelles les Journées ont été remises en cause était liée au fait que la Chancellerie les avait organisées. Il faut que tous ceux qui sont concernés, médias, avocats, magistrats, syndicats, etc., se réunissent pour mettre en œuvre ce système de journées ou de semaines de la justice, que l\'on essaie, de manière organisée, de dire ce qu'est la justice, et pas seulement comme on expliquerait comment fonctionne le réseau ferré lorsque les trains déraillent, parce que c\'est exactement comme cela aujourd\'hui. Si vous avez une information qui innocente quelqu\'un, c\'est beaucoup plus difficile de la faire passer qu\'une information qui dit que quelqu\'un est coupable. Enfin, troisième chose : d\'un seul mot parce que le débat a des aspects extrêmement techniques, c'est l\'affaire de la motivation. J\'ai un regret, et je continuerai à l\'avoir tant que la réforme n\'aura pas été faite. Dans le texte que j\'avais présenté en première lecture sur l\'appel criminel, j\'avais proposé la motivation des décisions du jury. Cela avait été fondamentalement contesté pour des raisons juridiques, techniques. On peut dire ce qu\'on veut, mais il est clair que l\'absence de motivation est une vraie difficulté, et je crois que nous devrions faire cet effort. Il faudrait que l\'on travaille sur la manière de pouvoir expliquer, démontrer, pourquoi telle ou telle décision est prise ou n\'est pas prise. Monsieur le Bâtonnier, je terminerais sur un sourire. C\'est la première fois que je viens aux Entretiens de Saintes pour des raisons purement circonstancielles d\'ailleurs, mais en 1996, c\'était la deuxième édition, vous avez tenu des Entretiens sur le thème *Jury or not jury,* et il semblait que vous n\'étiez pas très contents de l\'appel criminel. Je le dis aujourd\'hui : où en serions nous s\'il n\'y avait pas l\'appel criminel ? - Jean Moulineau Merci Monsieur le Ministre. Quelques mots de Daniel Soulez-Larivière. - Daniel Soulez-Larivière Je viens soutenir ce que vient de dire Jacques Toubon s\'agissant d\'une des solutions transversales au problème de l\'enseignement. Le droit, c\'est un système symbolique. La justice est un système de représentation. Il y a un âge où cela s\'apprend facilement, c\'est dans la dernière ligne droite de la socialisation, c\'est-à-dire avant la fin de l\'adolescence. Je suis absolument convaincu que les grains que l\'on peut semer pour la compréhension de ce système symbolique et de ce système de représentation, c\'est entre 12 et 15 ans. Ils ne demandent que cela les gosses, et on ne leur dit rien. Après, ce qui est plus grave, même chez des magistrats, c\'est qu\'il y a une forclusion, on ne peut plus apprendre cela, ou bien on l\'apprend mais on ne l\'intègre pas véritablement. - Jean Moulineau C\'est un élément important ce consommateur citoyen qu\'il faut former. - Alain Marsaud, Député de la Haute Vienne, ancien magistrat L\'après Outreau, mettre tout le monde à la croisée des chemins, ne rêvons pas... Cela va être le Parlement, les magistrats et les syndicats, le barreau et toutes les professions qui concourent à l\'administration de la justice. Notre choix, quel est-il ? Soit on refait, comme à chaque fois qu\'on a une crise dans l\'institution, une petite ou une grande réforme à la française qui se terminera en eau de boudin de toute façon - type loi sur la présomption d\'innocence. Et pourtant je fais partie de ceux qui souhaiteraient, peut-être sous d\'autres formes, le maintien de la juridiction d\'instruction, j\'y suis attaché, peut-être parce que je suis corporatiste moi aussi, que j\'ai été juge d\'instruction et aussi magistrat du parquet, mais je me dis que dans l\'institution actuelle, il est difficile de l\'enlever ce juge d\'instruction. Ou alors on saute d\'un pas et on fait la révolution de la justice européenne, mais c\'est un peu engager le chantier de cet après-midi. Car que va-t-il se passer ? Si cette Europe doit un jour exister, elle va avoir une justice unifiée, demain, après-demain ou dans un demi-siècle. Quel sera le modèle retenu ? Ce n\'est pas le nôtre, ni celui de la justice espagnole ou italienne. Ce sera un modèle de type beaucoup plus anglo-saxon -- quand je dis anglo-saxon, ce n'est pas à l'américaine. Il est bien évident que la justice européenne de demain, c\'est une justice avec un parquet, un maître d\'enquête qui accuse, qui aura plus ou moins de pouvoir sur l\'institution policière, sera plus ou moins rattaché au pouvoir exécutif, sera plus ou moins dépendant, et après, on aura un magistrat arbitre. Mais ne rêvons pas, la justice vers laquelle va l\'Europe ce n\'est pas la nôtre, c\'est l\'autre. Est-ce qu\'en sortant d\'Outreau, le législateur, les avocats, les magistrats avec ou sans leurs syndicats, vont nous aider à faire cette réflexion ? Attention : il y a des gens qui vont être touchés dans cette affaire, qui vont perdre leurs privilèges. Il est évident que le ronronnement judiciaire actuel dans lequel nous sommes tous installés et qui va si bien à tous, c\'est fini ! Est-ce qu\'on veut véritablement demain mettre en place cette forme de justice, ou est-ce qu\'on va encore une nouvelle fois mettre une grosse ou une petite rustine ? - Yves Repiquet, Bâtonnier de Paris Comme Jacques Toubon, c\'est la première fois que je viens aux Entretiens de Saintes et je m\'étais promis de ne pas prendre la parole mais, n\'y tenant plus, je voudrais poser une question. Je ne vais pas parler de l\'affaire Outreau, ni de la réforme de la procédure pénale, et encore moins de celle du juge d\'instruction. Je veux simplement vous poser la question de la légitimité. Que se passe-t-il aujourd\'hui ? Nous l\'avons entendu : si vous posez aux Français la question de savoir s'ils continuent à faire confiance à la justice de notre pays, la réponse est non. Or c\'est cette crise de confiance qu\'il faut essayer de résoudre. La confiance ne se décrète pas, c\'est comme l\'autorité. Elle ne peut être fondée que sur l\'adhésion. L\'adhésion c\'est aussi la compréhension. Monsieur Soulez-Larivière disait tout à l\'heure : il faut d\'abord commencer à apprendre aux jeunes ce qu\'est le droit. Je voudrais simplement vous signaler que le plus jeune d\'entre nous, c\'est-à-dire le Bâtonnier Claude Lussan, qui a 95 ans et qui est tourné vers l\'avenir, a créé une association *Initiadroit* pour que, dans les collèges, on fasse déjà comprendre aux jeunes ce qu\'est le droit. Ce qui est important, c\'est que l\'opinion publique devient un jour souveraine ; elle est le souverain de la République au moment des élections, qu\'il s\'agisse de l\'élection présidentielle ou de l\'élection législative. C\'est un jour l\'opinion versatile, que des auteurs avaient qualifiée de catin, qui devient le souverain. Et c\'est à lui que je veux aujourd\'hui rendre hommage en disant que c\'est vers lui que nous devons nous tourner. Ce souverain délègue sa souveraineté régulièrement à l\'occasion des élections majeures, et cette souveraineté qu\'il a déléguée, c\'est la politique qui elle va définir le système judiciaire et surtout les lois qui nous gouvernent. Ces lois qui nous gouvernent sont-elles bonnes ? Il en décidera au moment où on lui redonnera la parole, c\'est-à-dire qu\'il reconduira la majorité ou qu\'il la congédiera. Est-ce qu\'on voit cela au niveau de l\'institution judiciaire ? Il y a le pouvoir législatif, qui tient sa légitimité du peuple, il y a le pouvoir exécutif qui tient sa légitimité de ce pouvoir législatif. Le pouvoir exécutif rend compte, le pouvoir législatif rend compte, mais l\'autorité judiciaire, qui a pour mission et raison d\'être d\'appliquer les lois qui ont été établies et votées en raison de cette délégation de souveraineté, ne rend compte à personne. Alors on parle de la question de la responsabilité des magistrats. Confusément, l\'opinion, c\'est-à-dire le souverain, veut comprendre. Il veut que les choses soient claires, il veut un droit écrit clair, concis, lisible. Il veut une sécurité juridique. Est-ce que nous pouvons considérer aujourd\'hui que ces trois critères d\'exigence sont satisfaits ? Je vous laisse juge de la réponse. Cette question de la légitimité, je la vois aussi en ce qui concerne le témoin assisté, qui est une création de 1987 je crois. Qu'a voulu le législateur ? Que celui qui était l'inculpé de l'époque puisse avoir accès à son dossier, sans avoir besoin de demander son inculpation. En étant témoin assisté, on pouvait bénéficier de tous les droits de l'inculpé sans en avoir les inconvénients. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, de son côté, a dit oui au témoin assisté, mais il n\'est que témoin et si la partie civile qui a mis en mouvement l\'action publique a interjeté appel de l\'ordonnance de non-lieu qui a bénéficié à ce témoin assisté devant la Chambre d\'accusation de l\'époque, ce témoin assisté ne peut pas faire valoir ses droits et il ne peut pas être représenté. C\'était strictement contraire à la volonté du législateur. Il a fallu 15 ans ou à peu près, pour que la loi du 15 juin 2000 rectifie cela en raison de cette construction jurisprudentielle de l\'autorité judiciaire qui n\'était pas du tout conforme à la volonté du législateur c\'est-à-dire, encore une fois, du délégué du souverain. Quinze ans, c\'est beaucoup tout de même, et c\'est la question que nous devons nous poser. C\'est bien de poser la question de la légitimité, mais il faut peut-être apporter un début de réponse. Je vous le soumets : nous avons parfaitement accepté l\'existence du Conseil Constitutionnel qui est une espèce de concentré de délégation de légitimité. On sait par qui les membres sont nommés. Ils sont la délégation suprême de la légitimité qui est confiée par le souverain. On pourrait se poser la question de savoir s\'il ne faudrait pas une institution comparable pour l\'autorité judiciaire qui, c\'est un constat, ne rend compte à personne de ce qu\'elle fait alors qu\'elle crée du droit. Ne pourrait-on pas imaginer une instance supérieure de cette nature - reposant sur une délégation de délégation de souveraineté, qui dirait si la jurisprudence est ou non conforme à la volonté du législateur ? C\'est un début de réponse au niveau national puisque nous savons qu\'au-delà de cela, il y a des instances européennes, et singulièrement la Cour européenne des droits de l\'homme. On ne doit pas confondre l\'indépendance de l\'autorité judiciaire qu\'il faut absolument préserver, et une autonomie pour faire le droit, parce que les citoyens ne s\'y retrouvent pas, ils veulent comprendre et cela doit correspondre à la volonté qu\'ils ont exprimée dans les urnes. - Bernard Vatier, ancien Bâtonnier du barreau de Paris J\'ai beaucoup de scrupules à prendre la parole après ce qu\'a dit Monsieur le Bâtonnier. Je vais aller dans ce sens parce que la réflexion qui vient d\'être posée me semble centrale pour apprécier l\'ampleur de la question et celle des réformes qui pourraient être suggérées. Je crois que le juge tirait sa légitimité de la loi qu\'il appliquait. Par conséquent, cela pouvait être une autorité d\'exécution d\'une loi qui était légitime. Mais aujourd\'hui, on assiste à un phénomène qui est extrêmement grave et dont on n\'a peut-être pas conscience : c\'est la dégénérescence de la loi et c\'est l\'accroissement du pouvoir du juge. 1. La dégénérescence de la loi Le législateur ne légifère plus, il réglemente, ou alors il fait des lois d\'incantation. On le voit bien à propos du côté positif de la colonisation, à propos d\'une loi sur le génocide arménien. On constate que la loi est une expression d\'une opinion publique, mais constitue-t-elle encore une norme ? Est-ce que le législateur n\'a pas perdu son pouvoir majeur qui est celui de faire des lois ? Car si le législateur fait des lois, et de bonnes lois, le juge qui les applique a la légitimité des lois qu\'il applique. 2. L'accroissement du pouvoir judiciaire Avec cet effondrement progressif, cette dégénérescence de la norme législative, la nature ayant horreur du vide, l\'autorité judiciaire devient un pouvoir judiciaire. Avec son système et son fonctionnement traditionnels, son pouvoir devient redoutable. Pour nous, avocats, cette illisibilité de la loi résultant de la mise en œuvre par les pouvoirs judiciaires est considérable. Le Bâtonnier Repiquet le rappelait tout à l\'heure à propos de la création du témoin assisté : le législateur avait souhaité que le témoin assisté puisse exercer les droits de la défense et la chambre criminelle a dit le contraire. Par conséquent, il a fallu une nouvelle loi pour aller contre la jurisprudence de la Cour de cassation. A quoi peut-on attribuer cela ? Premier élément : le mauvais état de la loi. Deuxième élément : le juge devient le critique de la loi et les associations syndicales de magistrats aussi. Certains syndicats déclarent même refuser d\'appliquer la loi, et personne ne combat la position d\'un juge qui est contre la loi. Troisième élément : le juge va appliquer sa loi. Je vais prendre un exemple qui m\'a beaucoup frappé. Le législateur, pour une question technique à propos des loyers commerciaux, avait fixé des modes de détermination de loyers pour les grandes surfaces. La jurisprudence a rendu une décision tout à fait nouvelle, et il y a eu un revirement, avec des effets beaucoup plus importants que ne pouvait avoir une loi, puisqu'il avait des effets rétroactifs et remettait en cause des situations juridiques antérieures. Donc, le juge affirmait non seulement la capacité normative mais rendait instable l\'ensemble des situations juridiques antérieures qui avaient été créées. Le législateur, constatant que la Cour de cassation interprétait mal sa loi, prend une nouvelle loi en déclarant que celle-ci est rétroactive afin précisément de gommer ce revirement jurisprudentiel qui n\'était pas dans l\'intention du législateur. La Cour de cassation a rendu une décision pour dire : non, il n\'y a pas lieu à rétroactivité en vertu des règles du procès équitable sur le fondement de la Convention européenne des droits de l\'homme. Nous avons ici un phénomène de création de la norme par le juge et j\'en reviens à ce que disait Monsieur le Bâtonnier Repiquet tout à l\'heure, c\'est que le juge n\'a plus de légitimité. Il devient législateur en dehors de toute légitimité, et là se pose alors la vraie question de la responsabilité du juge. Le problème dont nous parlons aujourd\'hui a une ampleur considérable. Ce n\'est pas seulement l\'affaire d\'Outreau qui est en cause. Mais ce que l\'on peut craindre dans cette affaire, c\'est qu'à l\'occasion de l\'enquête parlementaire, une sorte de bonne conscience soit acquise et puis qu\'on referme le dossier. Le problème est beaucoup plus général et je crois qu\'il faut que l\'on profite de l\'émotion soulevée par Outreau pour essayer de remettre l\'institution judiciaire dans un cadre normal. Je citerais au passage, parmi les autres signes cliniques de cette appréhension du pouvoir, la possibilité donnée à la Cour de cassation de refuser des pourvois : c'est la déclaration de \"non-admission\". C\'est aussi une forme de prise de pouvoir : le juge choisit ses affaires, le juge choisit de faire la loi. Ou bien on considère que le législateur n\'est pas en mesure de faire des normes et on attribue un pouvoir juridictionnel au magistrat ; et si le juge a la possibilité de faire la loi, dans ce cas, il faut mettre en œuvre un système de responsabilité. Ou bien le législateur reprend sa position qui est celle de faire de bonnes lois, et à ce moment-là le juge devient un exécuteur de la loi. Aujourd\'hui, le vrai problème c\'est bien celui de la légitimité du juge. Ce n\'est pas seulement une réforme de la procédure pénale qui est souhaitable, c\'est également une réforme d\'ensemble du système judiciaire qui passe aussi par la réforme de l\'Ecole de la magistrature. - Jean Moulineau Nous aurons cette réflexion cet après-midi. - Marie-Odile Bertella Geffroy, Juge d'instruction Je serais un peu pratique puisque le juge d\'instruction, on peut le dire, est la sur la sellette. C\'est l\'année de la transparence de la justice. C\'était le tour des politiques il y a quelques années, maintenant c\'est celui de la justice. Pourquoi pas ! Je suis pour une transparence générale. Bien sûr, il y a le secret de l\'instruction, mais c\'est uniquement pour les nécessités de l\'enquête. On est sous les projecteurs et la lumière est très crue. C\'est vraiment dommage que ce soit sur un naufrage judiciaire qu\'on mette les projecteurs. Petite parenthèse : le procès d\'Angers de la pédophilie, personne n\'en parle, il a été remarquablement instruit et jugé. Je suis juge d\'instruction depuis 28 ans et j\'ai une petite idée de ce que sont les juges d\'instruction. Ils sont très travailleurs, quelquefois passionnés, c\'est dommage. Le problème posé est celui de la formation des juges d\'instruction. Ils doivent avoir un profil de juge d\'instruction. On peut être un très bon substitut - Francis Burgaud à mon avis aurait été un très bon substitut - mais le juge d\'instruction n\'est pas formé à l\'école à la pratique du doute et à l\'écoute d\'autrui. C\'est ce qu\'il faudrait réformer. On veut essayer de tuer le juge d\'instruction. Je dis non, renforcez la qualité de sa formation et choisissez des personnes qui ont ce profil d\'humaniste et le sens du contradictoire. Ce n\'est pas une réformette qu'il faut, c\'est une réforme des institutions, et surtout des hommes. Les magistrats pensent beaucoup à leur carrière, c\'est vrai. Et je rejoins Monsieur Decocq : suffisance, insuffisance et corporatisme. Je ne suis pas loin de dire que nous devons nous regarder dans le miroir car quelquefois l\'image n\'est pas très bonne. Il faudrait la restaurer par la qualité, et c\'est ainsi qu\'on retrouvera la légitimité, pas avec un système accusatoire qui sera vraiment la juxtaposition de vérités : le parquet aura sa vérité, l\'avocat aura la sienne. Tout dépendra des moyens. Nous aurons des procès O.J. Simpson comme aux Etats-Unis. Ce qu\'il faut, c\'est un juge indépendant, de qualité, qui fasse une instruction dans la recherche de la vérité, dans cette recherche principalement. - Jean Moulineau Nous mènerons cette réflexion cet après-midi car nous avons encore quelques questions à évoquer : q*uels acteurs judiciaires ou quels juges pour notre justice, pour la justice de notre temps ? --* Cela englobe le problème des mentalités - Et puis : *quels modèles pour notre institution ?* Avant de terminer cette matinée, je souhaite donner la parole à Franck Natali qui est le président de la Conférence des bâtonniers. Je me réjouis également pour les Entretiens de Saintes que la Conférence des bâtonniers ait souhaité devenir adhérente, c\'est une excellente nouvelle qui nous permettra effectivement d\'engager un partenariat d\'une richesse certaine. - Franck Natali, Président de la Conférence nationale des bâtonniers Je vais simplement faire deux ou trois observations dans un moment qui me paraît assez important, notamment quand on connaît l\'impact des Entretiens de Saintes. J\'ai participé, avant d\'occuper les fonctions qui sont aujourd\'hui les miennes, à plusieurs Entretiens et j\'ai toujours trouvé qu'il y avait des choses prémonitoires qui y étaient dites. Je me souviens notamment d\'un débat qui s\'intitulait *Peine perdue* qui avait eu lieu il y a quatre ans. Ce débat a été suivi d\'une formidable révolution judiciaire en matière d\'exécution et d\'application des peines. Nos débats d'aujourd'hui ne sont pas que des débats d'école, ils sont d'une très haute tenue et j'ai été frappé par la qualité des interventions et par celle du débat. Je ne voudrais pas qu'il soit pollué par des discussions ou des apparences de discussion qui, à mon avis, ne sont que de façade. Sur le thème de *La justice à l\'épreuve du temps*, je ne suis pas d\'accord avec ceux qui ont déclaré que nous ne disons rien, que nous ne participons pas à la réforme, que nous ne sommes pas dans le mouvement. Il y a quand même une institution qui se réforme quasiment tous les ans, tous les deux ans et qui réfléchit à elle-même. Et c'est la justice ! Magistrats ou avocats, nous sommes en permanence amenés à nous poser ces questions : *Qu\'est-ce que je fais ? Quelles vertus je défends ? Quelle est ma place dans la société ?* Que ce soit l\'avocat qui défend ou le juge qui instruit, ou tranche un litige ou sanctionne, chacun a, à quelques rares exceptions près, la conscience de son devoir et de son rôle. *La justice à l\'épreuve du temps.* Je voudrais à ce propos faire quelques observations. Pour reprendre ce qu'a dit le professeur Decocq, il y a un problème d\'éthique. Les avocats font un serment, les magistrats aussi. Les grands principes sont les principes fondamentaux, articulés notamment sur un principe essentiel commun aux deux serments : le principe de loyauté. La fonction transcende les individus. Nous avons tous des fonctions : la fonction de défendre pour l\'avocat, la fonction de juger ou de requérir pour le magistrat, mais les trois se retrouvent dans cette notion d\'éthique. C\'est une fonction et un principe qui transcendent le temps. L\'éthique est à l\'épreuve du temps. Les principes de la profession d\'avocat, ce serment que nous prêtons, est à l\'épreuve du temps. Ces derniers temps, notre profession a été un peu malmenée. Souvenez-vous qu\'une de nos consoeurs s\'est retrouvée en prison, accusée d\'avoir diffusé de fausses informations. Comment la profession a-t-elle réagi ? Par le haut, par la mobilisation, par la place de la défense qui a effectivement permis de retrouver l\'essentiel autour des principes de la défense, pas pour les avocats en soi, mais tout simplement pour ceux qu\'ils défendent, pour leurs justiciables. C\'est là qu\'on peut aussi réconcilier les justiciables avec leur justice. Pour un avocat, le problème c\'est de pouvoir défendre, mais c\'est aussi avoir les moyens de défendre. Quand on va vers le plus pauvre et qu\'on touche des indemnités qui sont parfois dérisoires, c\'est dur et il faut de la conviction et de l\'énergie pour le faire. En matière pénale, je voudrais déjà faire une observation qui me paraît essentielle, et on pourra poursuivre cet après-midi sur certaines réformes que l\'on peut envisager. Il y a quand même un mouvement de fond qui est engagé dans la justice, et notamment la justice pénale, depuis quinze ans. C\'est le renforcement de la place du parquet dont aujourd'hui on semble ne pas percevoir l\'intensité du mouvement. Quelles sont les critiques à l'égard de la justice ? Elle est trop lente, on ne comprend pas comment elle fonctionne. Le législateur a eu des réponses. La première, c\'est : *il faut qu\'on soit transparents*. De ce point de vue, nous avons tous notre examen de conscience à faire. Est-on assez transparent ? Est-ce qu\'on fait connaître comment fonctionne la justice ? Je crois que nous avons une vraie responsabilité qui, à mon sens, est partagée. Nous avons parlé des Journées de la justice. Il y a beaucoup de travail à faire en termes de pédagogie vis-à-vis de nos concitoyens parce que somme toute la justice ne fonctionne peut-être pas si mal que cela au niveau de ceux qui la vivent au quotidien, qui sont assistés, qui voient l\'écoute que parfois leur consacrent les magistrats, l\'attention que leur prête leur conseil. Finalement, quand vous faites des sondages auprès de ceux qui ont eu affaire à la justice, on a des statistiques relativement intéressantes. A une époque où la profession désespérait, le Ministère de la Justice a fait un sondage et les avocats n\'étaient pas si mal vus que cela. En matière pénale notamment, comment le renforcement du parquet dans les quinze dernières années s\'est-il traduit ? Il y avait trois réponses judiciaires pénales : 1. la première, qui était la réponse ultrarapide : on dit que la justice est longue, mais attendez, il faut la voir vivre tous les jours ! Vous êtes arrêté le lundi, vous êtes jugé le mercredi. Elle est lente la justice ? Comparution immédiate. Toutes les procédures à délai rapproché qui existent, y compris pour les mineurs aujourd\'hui, c\'est une justice en accéléré. 2. la deuxième réponse : le rendez-vous judiciaire, l\'audience classique. L\'audience correctionnelle va devenir un luxe ! 3. la troisième voie - les magistrats du parquet qui sont ici le savent parfaitement : dans quelques années, quand vous irez à l\'audience, vous serez bien content de pouvoir y avoir accès, parce que voilà ce qui est en train de se passer : comme il faut réguler des flux, on met en place médiation, délégué du procureur, ordonnance pénale, composition pénale, etc. Ce qui fait qu\'il y aura moins d\'audiences publiques et un renforcement du pouvoir du parquet. Dans l\'affaire dite d\'Outreau, que constate-t-on ? D\'abord il y a de vraies victimes. Il faut quand même que ce soit dit. A l'origine, il y a des gamins qui ont été assassinés dans ce dossier, dans une famille avec des parents indignes et des voisins complices de ces faits. Il y a eu quatre personnes condamnées qui n\'ont pas fait appel, qui ont accepté la culpabilité. A un moment donné, cette enquête a dérapé. Il y a eu des accusations formulées, des dénonciations formulées, et il était légitime à ce moment-là que le juge d\'instruction et le parquet s'en inquiètent et les vérifient. Le problème : quand les vérifications ont eu lieu et qu'on s'est aperçu qu'un certain nombre de dénonciations étaient complètement irréelles -- pour ceux qui connaissent le dossier, la piste de la ferme belge, ou l'enfant massacré quand on a retourné un jardin -, personne n'en a tiré les conséquences, y compris dans l'enquête. Pourtant, certaines pistes s'effondraient. Les gens sont restés détenus, et les protestations d\'innocence et toutes les démarches de leurs avocats se sont heurtées à une sorte de mur qui était celui de l\'incertitude, parce qu\'il y avait aussi une ambiance extrêmement dure qui était une ambiance de lutte contre la pédophilie. J\'ai eu le témoignage de certains de nos confrères qui m\'ont dit qu\'à la première audience de Saint Omer il y avait des groupes de personnes devant le tribunal qui hurlaient : *à mort les pédophiles !* Les avocats, c\'était tout juste s\'il ne fallait pas les protéger ! Voilà l\'ambiance de ce dossier. Là-dessus, il y a beaucoup de choses à dire. Je pense qu\'il y a des propositions mais je crois qu\'il faut malgré tout, même si le contexte est difficile, prendre un peu de recul et réaliser que si on met les choses en place, celles-ci vont compter. Je ne sais pas si, comme disait Philippe Bilger tout à l\'heure, cela va être une réforme de l\'instant. Il faut prendre un certain nombre de mesures tout de suite plutôt que d\'envisager une grande réforme judiciaire qu\'on ne fera jamais. Je crois, et là c\'est notre responsabilité à tous, qu\'il y a effectivement une attente de l\'opinion publique au sens noble du terme. Nos concitoyens ont besoin de comprendre comment la justice fonctionne et, par rapport à cette crise qui est une crise de conscience et de confiance, ont besoin d\'une réponse qui soit claire, positive et prospective. Je crois que c\'est dans ce sens-là que vos Entretiens, Monsieur le Bâtonnier, peuvent contribuer à la réflexion. - Jean Moulineau Merci. Je vais maintenant clôturer nos travaux de ce matin. Je vous rappelle que nous sommes tenus par cette proposition d\'un *serment de Saintes* qui nous a été faite par le sénateur Haenel. Pourquoi pas ! On saisit cette proposition et après avoir posé ce matin le diagnostic des dysfonctionnements du système judiciaire, je vous propose cet après-midi de répondre à ces deux questions qu'il nous reste à explorer : *Quel juge pour la justice de notre temps ? Quel modèle pour notre institution judiciaire ?*
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entretiens de saintes-royan-amboise
2006-02-01
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QUEL JUGE POUR LA JUSTICE DE NOTRE TEMPS ? QUEL MODÈLE POUR NOTRE INSTITUTION JUDICIAIRE ?
# Quel juge pour la justice de notre temps ? Quel modèle pour notre institution judiciaire ? - **Jean Moulineau** Je vous propose de reprendre les travaux. Ce matin, nous avons posé le diagnostic, nous avons répondu à des questions de fond sur l\'état du système judiciaire. Cet après-midi, nous devons aborder des sujets très concrets et travailler de façon extrêmement concise car le temps nous presse. Je passe la parole à Madame Valérie de Senneville, journaliste aux Echos, pour mener les débats. - **Valérie de Senneville.** Merci Monsieur le Bâtonnier. Je me demande encore pourquoi les \"gentils\" organisateurs des Entretiens de Saintes m\'ont demandé d\'intervenir cet après-midi. Je pense qu\'ils comptaient notamment sur mon mauvais esprit pour vous réveiller un peu après le repas. Je vais profiter de la confiance qu\'ils me font et utiliser à plein mon mauvais esprit et mon caractère iconoclaste pour commencer par dire du mal de tout le monde. Mon caractère de journaliste et ma corporation font que quand on a un micro, c\'est un peu comme les politiques et les avocats, il faut nous l\'arracher pour nous faire taire. Il y a dans les débats de ce matin deux choses qui m\'ont un peu choquée en tant qu\'observateur du monde judiciaire. La première, quand on a parlé du \"justiciable consommateur\", la seconde quand on a fait une critique des organes représentatifs des juges. Je pense qu\'à partir du moment où on dit - ce que je pense profondément - que la justice est un miroir de la société, de l\'état démocratique d\'un pays, parler du \"justiciable consommateur\" et critiquer les prises de parole des organisations syndicales peut être excessivement dangereux. C\'est mon opinion. Maintenant que j\'ai dit du mal des intervenants de ce matin, je peux peut-être dire du mal aussi des magistrats parce que, même si j\'ai l\'air de défendre les organisations syndicales, je pense aussi que chacun aujourd\'hui doit se remettre en cause. Je pense particulièrement aux organisations syndicales qui ont refusé la mise en œuvre de la réforme Guigou. On n\'en serait pas là aujourd\'hui si cette réforme constitutionnelle avait été votée. Après les magistrats, de qui puis-je dire du mal ? Des avocats bien sûr -- Yves Repiquet m\'a promis que nous rentrerions fâchés, à Paris, je vais remplir ma mission ! Les avocats ont du mal à se remettre en cause dans cette affaire d\'Outreau. Il y a eu des dérapages de tous les côtés et ils devraient regarder la poutre dans leur œil avant la paille dans celui des magistrats. Il y a des gens qui sont restés en prison sans avocat, il faut le redire. Enfin, je vais vous faire plaisir, à tous, en disant du mal des journalistes, avant que ne m\'interrompiez. Aux Echos, je pense que l\'affaire d\'Outreau a dû occuper deux petites lignes au départ. J\'ai vérifié si je n\'avais pas écrit : *A mort les pédophiles !* en dernière page. Non, je ne l\'avais pas écrit. Je me sens à l'aise, surtout quand je vois que mes confrères ont commencé à se remettre en cause. Tout le monde dans cette affaire doit se remettre en cause, magistrats, avocats, politiques et journalistes, pas les uns contre les autres mais ensemble. C'est un des grands enseignements de ce matin. Nous avons tous une épine dans le pied, celle d'Outreau. J\'ai longtemps pensé comme beaucoup de personnes ici, que le débat sur la procédure pénale relevait de l\'hypocrisie voire de l\'escroquerie intellectuelle, et que passer de l\'inquisitoire à l\'accusatoire n\'abolirait pas tout danger et surtout n\'éviterait pas les erreurs judiciaires. Un Palais de justice, c\'est un cœur qui bat, c\'est un estomac qui se crispe, ce sont des yeux qui se remplissent de larmes, c\'est un concentré d\'émotions. Ce sont des hommes qui sont jugés et des hommes qui jugent. L\'erreur judiciaire est inhérente à la justice. On ne l\'évitera pas quel que soit le système, j\'en suis persuadée. Néanmoins, quelqu\'un, ce matin, a parlé de l\'affaire Dreyfus et je pense qu\'Outreau est effectivement un cataclysme judiciaire au sens où aujourd\'hui je m\'interroge - comme l\'a dit le sénateur Haenel - sur le big-bang de la justice. Est-ce que, comme une catharsis, il ne faudrait pas tout remettre à plat pour repartir sur des bases saines ? Sinon, comme une tâche indélébile, elle restera et empêchera le citoyen de retrouver un juge en qui il ait confiance, base de tout système démocratique. J\'ai cru comprendre que trois axes de réforme s\'étaient dégagés : 1. l\'aveu, 2. l\'intime conviction, 3. la motivation et la légitimité du juge. J\'aimerais, avec les intervenants et avec mes compagnons d\'infortune autour de cette estrade, reprendre ces trois thèmes. Monsieur le sénateur Haenel, est-ce que le big-bang doit passer par la réforme de l\'aveu, de la motivation et de la légitimité ? Dans quel ordre ? Est-ce qu\'il en faut plus ? Est-ce qu\'il en faut moins ? - **Hubert Haenel** On peut imaginer qu\'après la commission d\'enquête mise en place par l\'Assemblée nationale, on va se précipiter dans des réformes en urgence qui n\'auront pas grand sens. J\'espère que non car, si on veut s\'en sortir par le haut, il faut donner du sens aux initiatives que nous allons prendre. Les gens doivent se rendre compte que les choses ont changé, comprendre le rôle des uns des autres et retrouver la confiance, à la fois dans l\'institution, dans les acteurs de ces institutions, pas seulement les magistrats, mais aussi les avocats et, en amont, le législateur, les députés et les sénateurs. C\'est pour cela que ce matin j\'avais un mouvement d\'humeur en disant que je craignais que l\'on ne continue à bricoler, à colmater, à essayer de faire plaisir aux uns et autres selon les vents et la majorité du moment. La question qui se pose aujourd\'hui c\'est de savoir s\'il ne faut pas prendre le temps nécessaire - pas trop non plus - pour imaginer une vraie réforme qui prenne toute la chaîne judiciaire depuis sa base. Pour le pénal, par exemple, en partant de l'identification d'un présumé coupable, jusqu\'à l'exécution de la peine. Ensuite, il faut s\'interroger sur le corps judiciaire des magistrats: 1. comment les recruter ? 2. comment les faire entrer dans l\'arène judiciaire ? 3. peut-on mettre un jeune, parce qu\'il est bardé de diplômes, parce qu\'il a réussi une licence, une maîtrise, un DEA et un concours d\'entrée, dans une arène judiciaire comme celle d\'Outreau, devant des horreurs pédophiles et pornographiques ? Faute de réponses, on entend, dans les audiences de rentrée des cours et des tribunaux, les magistrats qui commencent à dresser des digues, des murs contre le déferlement des critiques. Ils commencent par la LOLF, la fameuse loi organique sur la loi de finances, et aussitôt ils passent en disant : *Outreau, finalement on n\'y est pour rien ; si on avait les moyens, si on avait ci, si on avait ça, ça irait beaucoup mieux.* C\'est une explication mais c\'est de loin insuffisant. On nous dit qu\'il faut une étude d\'impact avant qu\'un ministre imagine une réforme, et que celui ou celle qui la fait devrait être extérieur aux directions centrales des ministères. Très bien. Imaginez, face au ministre autoritaire et pressé, une direction lui dire : *de toutes façons on ne pourra pas faire votre réforme tant que les moyens supplémentaires feront défaut.* On rêve. Je préconise l\'expérimentation et l'obligation d'un bilan au bout de deux ou trois ans. On le fait, on corrige ou on ajuste. Aujourd'hui, il n'y a ni étude d'impact ni bilan. Personne n\'ayant la science infuse, ni les magistrats, ni les avocats ni nous-mêmes les parlementaires, le doute s'installe au cœur d\'un débat législatif. Quel que soit le bord politique on se dit : *finalement on peut essayer cela.* On peut l\'essayer, cela ne veut pas dire que c\'est nécessairement la vérité. Faut-il à nouveau bricoler, colmater, adapter, ou est-ce qu\'il faut un big-bang ? C\'est là tout le problème. Quelles conséquences vont tirer le Président de la République, le Premier Ministre, le Garde des Sceaux, le Parlement, à la fin de la commission Outreau ? Précipitation ou recul ? Quand j\'ai passé le concours de sortie de la magistrature, le président du jury m\'a dit : 1. *Monsieur Haenel, si vous étiez mon directeur de cabinet et que j\'étais Garde des Sceaux, quelles réformes préconiseriez-vous ?* 2. *Aucune ! Commençons par appliquer les réformes qu\'on a imaginées!* C\'est vrai qu\'on ne va jamais au bout des logiques des réformes de la justice parce qu\'on ne lui en donne jamais les moyens, tout le monde le sait ici. On affiche, on annonce, et on s\'étonne aujourd\'hui que le Conseil Constitutionnel dise \"la loi bavarde\", que le vice président du Conseil d\'Etat dise à peu près la même chose, comme le président de l\'Assemblée nationale. En amont la responsabilité c\'est d\'abord nous. Nous, est-ce qu\'on veut être gentils avec tout le monde, est-ce qu\'on veut ne pas trop gêner les magistrats, ménager les avocats, ou est-ce qu\'on contraire on veut vraiment remplir notre office ? Depuis vingt ans que je suis sénateur, jamais je n\'ai vu le Parlement prendre véritablement les choses en mains et aller jusqu\'au bout des logiques. Prenons un exemple qui va faire hurler les magistrats présents. En 1993, on a fait la réforme du Conseil supérieur de la magistrature. Je peux dire que j\'en étais à l\'origine. A l\'époque, il y avait deux réformes, dont celle de la Cour de justice de la République. Tous mes collègues étaient braqués sur la cour et ignoraient ce qu'était le CSM. On a fait une première réforme qui était, je pense, une bonne réforme. Mais on n\'a pas été jusqu\'au bout. Demain, si on veut y aller jusqu\'au bout, cela va choquer un certain nombre d\'entre vous, il faut faire du Conseil supérieur de la magistrature le Conseil supérieur de la justice. Il faut le laïciser. Cela répond à des préoccupations qu\'au moins trois bâtonniers ou présidents ont évoquées tout à l\'heure. La justice, son indépendance, ne peuvent se réduire à un problème de magistrats. J\'étais très content d\'entendre les trois derniers intervenants de ce matin parce qu\'ils ont osé dire, avec la modération et la pondération qui les caractérise, ce que personnellement je pensais. A l\'occasion des audiences de rentrée auxquelles j\'ai assisté qu\'ai-je entendu ? 1. *Touche pas au Conseil supérieur de la magistrature !* 2. *Touche pas à mon corporatisme !* La carrière des magistrats, ce n\'est pas seulement le problème et l\'indépendance des magistrats, le problème des juges c\'est un problème de légitimité. Les magistrats exercent un pouvoir qu\'on peut considérer \"exorbitant\". On ne peut pas leur laisser la capacité d\'être seuls juges de ce qu\'ils font ou de ce qu\'ils ne font pas. Si on veut une vraie réforme, il faudra à un moment donné se poser la question et commencer par : *quelles sont les autorités - officier de police judiciaire, etc. - qui arrêtent ?* Mais nous ne sommes pas prêts d\'y arriver, je suis désolé de vous le dire, parce que nous ne sommes pas assez courageux. Cela dépend de nous et du jour où les représentants du peuple souverain que nous sommes diront *: on va jusqu\'au bout parce qu\'on prend nos responsabilités, parce qu\'on a conscience des problèmes qui se posent aujourd\'hui, pas pour se faire plaisir ni pour humilier ou prendre des distances par rapport aux magistrats, mais par respect de ce peuple souverain.* Combien de fois y a-t'il eu débat sur la justice à l\'occasion d\'une présidentielle ? Jamais. Combien de fois avez-vous eu un renouvellement profond du corps législatif, par la classe politique et ses députés ? Jamais. Si on continue le Président de la République, comme son successeur, le prochain corps législatif auront perdu la légitimité de proposer une réforme et de l\'imposer. Je vous remercie. - **Valérie de Senneville** Les organisateurs ne devaient pas compter que sur moi pour réveiller la salle. Il devrait y avoir des réactions dans la salle aux propositions du sénateur Haenel. - **Jean-Marie Burguburu** Nous avons travaillé, à la table où j\'étais pendant l\'heure du déjeuner, avec un petit groupe informel qui s\'est accordé sur une réforme simple, qui ne coûte pas un sou à l\'Etat ! On a souvent parlé de la dissociation du grade et de la fonction dans la magistrature. Est-il impossible de faire en sorte que les postes d\'instruction ne soient pas offerts à la sortie de l\'école mais seulement après un délai de trois, voire de cinq ans qui seraient passés auparavant au parquet ou dans une formation collégiale ? C\'est une réforme très simple, un peu de volonté politique, Monsieur le sénateur, cher Hubert. Un peu de courage et cela se fera. Trois ou cinq ans, pas d\'instruction avant. - **Bernard Delafaye, ancien magistrat, contrôleur du groupe Lagardère** Je voudrais dire à Jean-Marie Burguburu, que lorsque j\'étais à l\'école avec Hubert Haenel et André Dupont-Jubien, le premier président de la Cour de cassation de l\'époque, Maurice Aydalot, nous avait exhortés à sortir du néolithique. A t\'entendre, Jean-Marie, j\'ai l\'impression que nous ne sommes toujours pas sortis du néolithique, car à l\'époque, déjà, on parlait de faire en sorte que le juge d\'instruction ne soit pas frais émoulu de l\'école. Or, pour quelle raison plus de trente ans après rien n\'a-t-il avancé ? Pourquoi ? Parce que, désolé Hubert, désolé Messieurs les parlementaires, désolé Monsieur le ministre, vous n\'avez pas eu le courage, qui à l\'exécutif, qui au législatif, de proposer cette réforme, indispensable comme tu viens de le dire. Et maintenant que va-t-il se passer ? Est-ce que vous pensez que réellement, devant la dictature des syndicats - dont nous avons tout à l\'heure peut-être vu un élément objectif - vous allez prendre les dispositions législatives nécessaires pour aboutir à une réforme indispensable ? C\'est à vous qu\'appartient la réponse*.* - **Jean-Pierre Dintilhac, Président de Chambre à la Cour de cassation** J\'aimerais remercier Michel Rouger et ceux qui poursuivent les Entretiens de Saintes pour leur dire tout le plaisir que j\'ai à y revenir après quelques années car c\'est un lieu frais de liberté d\'expression. On peut espérer que le serment de Saintes que souhaite le sénateur Haenel se traduise simplement par le fait que ces journées aboutissent toujours à une proposition concrète, réaliste et réalisable. Ce serait une forme de vœu de Saintes tout à fait souhaitable. La crise actuelle n'est pas celle de l\'institution judiciaire, c'est une crise à l'intérieur de la justice, liée à l\'affaire d\'Outreau, qu'on ne peut pas escamoter. Il y a deux choses qui sont bien différentes, la crise de notre société dont on a parlé sous beaucoup d\'aspects, son adaptation aux évolutions subies, et une crise morale très profonde liée à la libération sexuelle et à son apport considérable et remarquable dans les mœurs des sociétés. Mais, comme dans toute libération il faut mettre des limites. Ces limites ont été posées brutalement, de manière excessive et fantasmagorique, d'abord sur la pédophilie, puis sur tout ce qui concerne le sexe, pour aboutir à un développement de l\'incarcération, à une durée de détention des présumés coupables sans précédent en France, ni par rapport à l\'Europe. C\'est un contexte de l\'affaire d\'Outreau qu\'il faut bien distinguer : ce n\'est pas un dysfonctionnement exceptionnel, c\'est simplement une loupe grossissante sur des dysfonctionnements qui pour partie sont incontournables et pour partie peuvent être améliorés. On peut prendre l\'exemple de la circulation routière : on a de moins en moins d\'accidents, il n\'empêche que lorsqu\'il y a un carambolage avec deux cars et 40 morts, l\'émotion atteint son comble même si statistiquement il y a de moins en moins de morts. Je voudrais dire ici que la justice me semble fonctionner de mieux en mieux, quitte à avoir quelques crispations et que c\'est grâce au courage de tous ceux qui y ont travaillé - je ne voudrais pas lancer de fleurs au sénateur Haenel mais il fait partie de ceux-là - qui ont engagé des réformes, qui ont parfois été déçus qu\'elles n\'aillent pas jusqu\'au bout mais qui ont quand même avancé. Si l\'affaire d\'Outreau a été jugée comme révélant des dysfonctionnements, elle a quand même abouti, grâce à la réforme qu\'est l\'appel, à ce qu\'éclate la vérité. Si tant est que la vérité puisse éclater au grand jour, c'est quand même grâce à deux débats successifs et à l\'appel. Si on remonte un peu dans le temps, on peut dire aussi que lorsque les avocats sont rentrés avec la loi Constant en 1897 dans les cabinets d\'instruction, on a quand même fait un grand progrès. Je ne voudrais pas remonter à l\'affaire Callas et à d\'autres. Je crois que si la justice ne cesse de progresser, elle ne peut pas inspirer une satisfaction totale partout à chaque instant. Je suis président de chambre à la Cour de cassation. On y a cette confrontation permanente du droit et du juste. Lorsqu\'un pourvoi en cassation est fait contre une décision qui a dit que l\'action en garantie en matière d\'assurances était prescrite, il faut bien constater que c\'est la loi qui le dit. Certes, c\'est injuste de se trouver face à une prescription, c\'est injuste d\'avoir payé parce qu\'on a été négligent, c\'est injuste de ne pas être remboursé. La loi dit : *c\'est* *prescrit* ! Le justiciable dit : *ce n\'est pas juste !* Comment voulez-vous donner satisfaction à l\'un et à l\'autre ? Il y a forcément confrontation, opposition entre le droit et le juste dans toutes les sociétés qui fonctionnent selon des règles. Et à celui qui dit *: j\'ai envie de vivre et pourquoi n\'aurais-je pas le droit de rouler à gauche ?* on lui dit : *non, vous devez rouler à droite*. Pourquoi est ce juste ou pas juste ? On n\'est pas dans le juste, on est dans le droit. Ce qu\'il faudrait apprendre dans les écoles, effectivement, c\'est la distinction entre le droit et le juste, que la justice applique le droit et qu\'elle a des limites. Il faudrait le mettre dans la tête de chacun et éviter cette conception théologique d'une justice qui manque beaucoup trop de laïcisation. Je voudrais revenir à des questions plus concrètes pour aller dans le sens du serment de Saintes. Que peut-on faire pour avancer ? Je crois que puisque nous sommes dans le temps de la justice il y a un point -- là encore qui est peut-être éclairé par l\'affaire d\'Outreau - qui est celui du début du procès. Le début du procès (en matière pénale) commence, très souvent, dans les affaires délicates, en garde-à-vue. La garde-à-vue, c\'est la période la plus difficile qui soit, le temps le plus difficile pour tout le monde : pour les gardés à vue, pour les policiers qu\'on presse de formalités considérables (c\'est là que toutes les erreurs commencent). D\'abord parce qu\'on retranscrit par écrit une parole, que cette retranscription peut être une trahison et qu\'elle l\'est souvent, mais que ce qui est écrit et signé a une valeur considérable. On ne refait pas le procès en permanence dans la justice, on s\'appuie, nécessairement, sur ce qui a déjà été fait. A cet égard je suis totalement partisan, pour l\'avoir vu fonctionner avec les mineurs, dans notre temps qui est fait d\'images et d\'enregistrements, que la garde-à-vue soit enregistrée. On ne disposera jamais d'un substitut immédiatement présent dans les locaux de garde-à-vue dès qu\'il se passe un événement marquant dans la procédure. On n\'imagine pas plus qu'un avocat puisse rester à coté de son client pendant toute la garde-à-vue. Je suis partisan du développement du rôle de la défense y compris pour les garde-à-vue, mais je crois que d\'abord il faudrait établir la réalité de ce qui s'y passe par un enregistrement qui permette, en cas de besoin, de vérifier la conformité de ce qui a été dit et la manière dont la question a été posée. Les techniques le permettent. On le fait pour les mineurs, il y a eu de la mauvaise volonté, mais cela marche de mieux en mieux. Je pense qu\'il faut s\'adapter à son temps et que la garde-à-vue devrait être intégralement enregistrée car il est trop grave ensuite d\'arriver à des interprétations et des suspicions. Hubert Haenel évoquait tout à l\'heure le Conseil supérieur de la magistrature. Je crois que c\'est un passage obligé des réformes. Là, il faut le faire sous deux aspects. Le Conseil supérieur de la justice, sans doute, j\'y suis tout à fait favorable avec une composition qui ne soit plus une composition majoritaire de magistrats. J\'étais de ceux qui, lorsque cela se discutait au cabinet du Garde des Sceaux, étaient favorables à ce que les magistrats soient minoritaires. Je le suis toujours. Il faut un dialogue : séparation des pouvoirs ne veut pas dire silence entre les pouvoirs ni absence de dialogue. Il faut qu\'il y ait des parités entre les représentants du Parlement qui votent la loi, et sont légitimes dans leur capacité de contrôler le judiciaire, comme ils sont légitimes à contrôler l\'exécutif. Ce n'est pas le rôle de l\'exécutif de contrôler le judiciaire, c\'est mon point de vue. Il faut au Conseil supérieur de la magistrature des parités à déterminer entre la société civile, les avocats qui sont parties prenantes de l\'activité judiciaire, les élus, les magistrats, et pourquoi pas la presse, le tout de manière équilibrée. C\'est un point qui me paraît tout à fait important. Au-delà, je pose la question, y compris aux élus qui sont ici, de la situation du parquet. Il faut que le parquet soit distingué - peut-être de manière institutionnelle en perdant le titre de magistrat, pourquoi pas - des magistrats du siège. Mais il doit garder un statut qui lui soit propre et qui lui confère des garanties. Or, s\'il y a une réforme qui a été bloquée, car elle avançait, c\'est la loi du 15 juin 2000. Cette loi devait se poursuivre, notamment, non pas en donnant l\'indépendance au Parquet, mais simplement en garantissant un certain droit de désobéissance du ministère public lorsqu\'il serait sujet à des pressions pour des raisons politiques, en donnant des garanties de carrière et en faisant que les promotions et nominations ne soient pas le fait du prince mais passent par le CSM. Les sénateurs ont dit oui, les députés ont dit oui, et au moment de concrétiser ce vote, devant le Congrès, ils ont dit non, il n\'y avait plus personne pour le voter. On a l\'impression qu\'il y a une crainte de perdre ce pouvoir de maîtriser l'accès au juge par l\'intermédiaire du parquet. Je crois qu\'il faut une rupture du cordon ombilical, rupture non pas absolue mais une indépendance de l\'un et de l\'autre et que dans cette indépendance on sache organiser des dialogues entre les uns et les autres. Cela me paraît une réforme tout à fait déterminante que le rapport de la commission Delmas-Marty - je ne peux qu\'approuver puisque j'en faisais partie - préconisait. Il s'en tenait à cette considération qu\'il fallait qu\'il y ait une indépendance du parquet dans la conduite de l\'action publique, au motif qu'on ne peut pas, avec une police judiciaire qui est complètement entre les mains du pouvoir politique et exécutif, laisser entre les mêmes mains la gestion des carrières des magistrats du parquet. Ce serait une concentration dangereuse car, en réalité, la clé du progrès, c\'est l\'aménagement de contre-pouvoirs. Il faut des pouvoirs. Il faut des contre-pouvoirs. Le pouvoir politique a besoin de contre-pouvoirs. Le pouvoir de la presse a besoin aussi de contre-pouvoirs, les plus difficiles à trouver car il est considérable. Il faut aussi des contre-pouvoirs face au juge car tout détenteur d\'un pouvoir peut avoir tendance à en abuser. Cet équilibre des pouvoirs n\'est pas séparation mais répartition des domaines de compétences, propres à chacun, indépendants, permettant la liberté d\'action, favorisant les dialogues et les échanges au sein d\'organismes comme le Conseil supérieur de la justice. - **Henri Ader, ancien Bâtonnier du Barreau de Paris** Je voudrais demander, sur trois points précis, si au sein de ce colloque on pourrait obtenir une réponse et des modifications. Premier point : je suis partisan de la suppression du secret de l\'instruction. Nous nous en sommes expliqués avec mon fils dans Le Monde. J\'en suis partisan et je suis prêt à expliquer pourquoi. Dans ce déroulement, dont vient de parler Monsieur Dintilhac, il y a un moment, que ce soit un juge instructeur ou un collège de juges, qui doit être public. Les raisons du secret ne tiennent plus aujourd\'hui devant la pratique qui fait que ce secret n\'est jamais respecté sauf pour le pauvre Boulouque dont on a parlé tout à l\'heure. A propos du Général Poncet, avant même qu\'il soit devant un juge d\'instruction, le Figaro Magazine donnait - d\'où venaient les fuites ? - l\'acte d\'accusation et toute l\'histoire de la Côte d\'Ivoire. C\'est sur ce point qu'il faudrait que nous discutions. Deuxième point : c\'est un point qui s\'adresse spécialement aux autorités hiérarchiques de la justice, au Premier Président : jamais une chambre que l\'on a appelée de mise en accusation, puis d\'accusation, puis d\'instruction, ne devrait être composée d\'anciens juges d\'instruction. Cela devrait être inscrit quelque part, je ne sais où, dans un règlement, parce que sinon - on l\'a dit sans le dire franchement ce matin - ce sont des chambres d\'enregistrement. Troisième point : je reviens à un sujet que nous avions longuement abordé quand, au sein de la commission Cabanes nous avions proposé -- cela a soulevé un tollé de la part de toutes les organisations syndicales de magistrats - la modification du serment des magistrats. Nous pensons que de dire encore aujourd\'hui : *Je jure de respecter religieusement le secret des délibérés, et d\'agir en loyal et honorable et digne magistrat...* n\'est pas suffisant. Le serment des magistrats devrait - c\'était la proposition de la commission Cabanes - se rapprocher du serment que nous prêtons. Je rappelle à l\'intention des plus jeunes que notre serment, nous devions le répéter chaque année. Quand j\'ai prêté serment, on le répétait chaque année. En 1953 c\'était le Bâtonnier qui, au nom de nous tous, à la première séance de la cour d\'appel, en septembre, le disait. Je trouve que le texte du serment des magistrats ne correspond plus. D\'abord pourquoi cet adverbe \"religieusement\" ? Qu\'est-ce qu\'il vient faire dans un serment d\'une République laïque ? Voilà les trois points sur lesquels, si nous discutons aujourd\'hui, j\'ai encore des choses à dire. - **Hubert Haenel** Ce matin, je ne sais plus qui a dit : *le serment à l\'épreuve du temps*. Cela m\'a bien plu. Pourquoi ? Pas parce que j\'y ai toujours réfléchi, mais j\'avais déposé une série de propositions de loi tout récemment. Le Président de la République ne prête pas serment quand il est installé, les maires ne prêtent pas serment, personne ne prête serment sauf les avocats et les magistrats. - **Dans la salle :** ... les gardes champêtres, et les médecins, qui ne prêtent pas serment mais doivent le respecter. - **Hubert Haenel** J\'avais imaginé dans ma petite tête, modestement - l'USM a estimé que c\'était une injure à la magistrature - qu'au lieu d\'installer un magistrat en lisant son décret de nomination, on le présente accompagné de deux autres, ce que j'ai été heureux de réentendre ce matin. J\'ai reçu une lettre d\'injures dont l\'auteur a oublié de dire que ma proposition valait aussi pour les politiques. Je ne vois pas pourquoi le maire, le Président de la République, les exécutifs eux-mêmes ne prêteraient pas serment ! Le serment est quelque chose de fondamental. Vous vous êtes engagés à respecter une certaine conduite, les fondamentaux au nom desquels vous exercez votre pouvoir, ce qui donne une vraie légitimité. Je ne savais pas qu\'à une époque on renouvelait régulièrement le serment. J\'ai posé une question écrite au dernier Garde des Sceaux en lui demandant pourquoi il ne tenait pas compte des propositions de la commission Jean Cabanes. Il m\'a été répondu qu\'il n\'en était pas question. Pourquoi ? Parce que certains magistrats, pas la majorité, estiment qu\'on ne doit pas revenir sur ce serment, comme si c\'était une atteinte à l\'indépendance, voire un soupçon qu\'on ferait peser sur eux. Il faudra bien qu'on arrive à créer des relations plus positives entre les magistrats et le législateur. Je suis étonné, sidéré, qu\'un Garde des Sceaux puisse dire : *on n\'en reparle plus !* parce qu\'il y a une corporation qui y est opposée. - **Valérie de Senneville** Visiblement, plusieurs sujets se dégagent : 1. la garde-à-vue, 2. la réforme du CSM, 3. l\'aveu au moment de la garde-à-vue. Vous avez dit ce matin, Maître Soulez-Larivière, que la garde-à-vue c\'était \"l\'attendrisseur\". Sur ces trois réformes, laquelle retenez-vous ? Les trois en même temps ? - **Daniel Soulez-Larivière** Aujourd\'hui, on peut prendre ces trois éléments : 1. garde-à-vue, 2. réforme du CSM, légitimité des magistrats, 3. motivation. Si on les prend tous les trois et qu\'on commence à les détricoter, on n'en finit plus. Il y a beaucoup de choses qui ont été abordées, par Monsieur Dintilhac notamment, sur le statut du parquet, etc. Si vous commencez par le problème de la garde-à-vue, vous débouchez sur celui de l\'aveu. En partant de l\'aveu vous butez sur l\'inspiration qui guide le système. Après quoi, vous tombez sur le juge d\'instruction, le grand inquisiteur aux pouvoirs d'enquête, d'investigation, de décisions antagonistes, à charge, et à décharge. Derrière le juge d\'instruction vous découvrez les experts qui ne sont que la déclinaison du système. En fait, ils apparaissent comme les détenteurs de la vérité d\'Etat officielle, estampillée, objective, et en réalité ils sont payés par le parquet. Ils sont le reflet de ce que l\'instruction pénale est elle-même. Je rappelais tout à l\'heure mon premier souvenir dans une affaire où j\'étais partie civile. Un cabinet de juge d\'instruction, il y a trente ans, complètement enfumé - parce qu\'à l\'époque on fumait énormément -- bien accueilli en tant que partie civile par le juge d\'instruction (qui a d\'ailleurs fait une fort belle carrière et pour lequel j\'ai de la considération) qui se lève et me dit : *écoutez, revenez demain parce que je suis avec mes experts pour leur dire ce qu\'il faut qu\'ils trouvent.* On pense parfois que je suis un peu excessif mais je suis extrêmement modéré par rapport à ce que je connais, comme tous les praticiens qui sont là le sont. Ce matin, j\'ai constaté que mes bâtonniers avaient eux-mêmes découvert que le juge n\'était plus seulement la bouche de loi comme le disait Montesquieu. Si vous commencez à tirer ce fil, tout vient avec. Je vais vous donner un exemple : la Cour de cassation a détruit le système de la faute inexcusable en considérant que finalement elle était automatique par l'obligation de résultat. Entre nous soit dit, personne n\'a hurlé, alors qu\'il y avait de bonnes raisons. Pourquoi l'a-t-elle fait ? Parce que dans l'accident du travail, l\'indemnisation est conditionnée par la faute, quasiment religieuse, du patron de l'accidenté. C\'est totalement idiot ! Pourquoi est-ce qu\'il faut absolument que le patron ait commis un péché pour que l\'ouvrier touche son argent comme celui qui a eu un accident d\'auto le reçoit de l'assureur ? C\'est idiot. Pourquoi n\'y touche-t-on pas ? Parce que derrière tout cela, il y une énorme machinerie construite autour de multiples intérêts politiques et syndicaux qui empêchent qu'on y touche, souvent pour ne pas se faire punir et perdre des points dans les sondages ou des adhérents. Que fait le juge quand il voit la stupidité du système ? Au plus haut niveau, la Cour de cassation l'aménage, le transforme, à son gré. Certains pensent qu'on peut dire *: vous êtes en dehors de votre rôle puisque vous n\'êtes que de simples bouches de la loi.* Trop tard, il y a longtemps que le juge s'est écarté de ce rôle. Ce qui pose le problème de sa légitimité. Alors, *faut-il élire les juges ?* Je pense que non. Pourquoi ? Parce que l\'expérience démontre que cela ne fonctionne pas. Est-ce qu\'il faut un système dans lequel le juge serait soumis à « rapporter », rendre compte, en restant à l'écart de la responsabilité pénale ou civile personnelle ? Le parquet devrait y être soumis, ce qui n'est pas, même dans l'état de relative dépendance d'aujourd\'hui. *Comment choisir les juges ?* Vous tirez le fil, tout vient avec : L\'Ecole de la magistrature, le recrutement de la magistrature. Vous pouvez prendre les trois sujets que vous m'avez proposés, je vous ai fait le tableau, on les retrouve tous. Sans oublier le Conseil supérieur de la magistrature. Au sein de la commission Vedel en 1992-1993, on s\'était longuement battu pour savoir s\'il fallait une minorité ou une majorité de magistrats. On a trouvé un système que je n\'ai pas approuvé, qui était déjà insuffisant avant d'être transformé par le Parlement. On a voulu faire une réforme du Conseil supérieur de la magistrature dans le sens de moins de corporatisme et de plus de légitimité. Que s\'est il passé ? On s\'est retrouvé avec un syndicat de magistrats qui prenait les postes. Comme ce n\'était pas raisonnable, on a fait en sorte que les deux autres y arrivent. Maintenant, on prend les anciens présidents qui y accèdent directement ! Nous sommes dans une situation où nous avons fait, comme d\'habitude, une tentative de réforme qui aboutit à l'inverse de ce qu\'on a voulu, de prendre nos responsabilités. Je terminerais en reprenant à la fois les propos du sénateur Haenel et les critiques sur les politiques qui ne font pas leur métier par peur des risques électoraux. S'il existait une demi génération de politiques qui avait le sens du sacrifice, tout changerait, et si elle arrivait à le faire partager, je vous assure que la politique changerait. Faudrait-il aussi que des assemblées comme les nôtres, comme la Conférence des bâtonniers, les Ordres des avocats, les commissions spéciales qui sont mises en place pour proposer les transformations, assument leurs devoirs et fassent leur métier ! Il y a un tel affaiblissement du politique que les organismes ordinaux, syndicaux, les associations, les commissions, prennent la place. La commission Truche, par exemple, catastrophique ! Pourquoi ? Parce qu\'au lieu d'élaborer des propositions, elle a cherché le consensus : *qu\'est-ce qui pourrait passer qui puisse être supporté ?* Ce n\'était pas leur boulot ! Le boulot des gens qui sont comme nous, des professionnels, c\'est de dire ce qu\'on pense jusqu\'au bout. Ne faisons pas comme le politique ! - **Valérie de Senneville** Je vais passer la parole à Monsieur de Roux. Je vous trouve bien optimiste Maître Soulez Larivière, parce que le problème du politique est être élu, donc prudent. Si les avocats et les magistrats s\'autocensurent dans leurs propositions de réformes, on n\'ira pas très loin. - **Xavier de Roux** C\'est facile à dire, mais c\'est mettre en cause la démocratie participative, représentative. Pour faire des réformes, pour quelque chose de si compliqué, complexe, que la justice qui est le cœur battant régalien de l\'Etat, encore faut-il trouver un consensus social. Ce que cherchent les luttes démocratiques, c\'est un consensus parce que sinon nous tombons dans l\'idéologie pure et on fabrique des machines artificielles qui généralement fonctionnent assez mal. Je crois que c\'est mal connaître la façon dont les Parlements travaillent que d\'ignorer qu\'ils commencent par écouter, et par écouter énormément les uns et les autres qui sont très souvent ce que l\'on appelle d\'ailleurs des groupes d\'influence, des lobbies. En matière de justice, je peux vous assurer que dès qu\'on touche à la justice, c\'est le défilé permanent. Parce que nous avons affaire à des gens intelligents, chacun vient nous raconter de façon extrêmement intelligente ce qu\'il faut faire et ce qu\'il ne faut pas faire, même si cela est totalement contradictoire ! L\'élu, lui, n\'est pas forcément juriste. On dirait, parfois, que l\'élu devrait être docteur en droit ! Beaucoup d\'élus ne sont pas passés par les facultés de droit, ils écoutent, ils ont leur bon sens et ils essaient d\'arbitrer entre ce que les uns et les autres leur disent. C\'est un métier difficile. Nous avons fait un certain nombre de réformes de la justice. Certaines étaient extrêmement difficiles. Je me souviens très bien, par exemple, qu\'en 1993, nous nous sommes probablement trompés en ce qui concerne la composition du Conseil supérieur de la magistrature, mais personne, ni les élus, ni la commission des lois à laquelle j\'appartenais, ni le Garde des Sceaux ne pensaient un instant que le Conseil supérieur de la magistrature serait composé uniquement ou quasi-uniquement de représentants syndicaux ! Nous ne le pensions pas une seconde. Nous pensions qu\'au contraire les magistrats choisiraient - je ne dis pas que les représentants syndicaux ne sont pas les meilleurs - les meilleurs d\'eux-mêmes sur des qualités personnelles éminentes. Cela ne s\'est pas passé. Il s\'est posé très vite une question de légitimité de l'institution parce que nous avons eu affaire justement à du corporatisme. On ne peut pas dire pour autant que la démocratie représentative a vécu et que les élus ne peuvent plus écouter, n\'ont pas le devoir d\'écouter les uns et les autres pour prononcer des arbitrages quelque fois extrêmement difficiles, et notamment en matière de réforme judiciaire. J\'ai quelques idées très précises sur ce qu\'il faudrait faire et j\'espère bien d\'ailleurs que cela sera mené à bien à la fin des travaux de la commission actuelle, mais je suis persuadé que, quelle que soit la réforme, elle sera l\'objet de critiques. Notre but actuellement, si l\'on veut réformer la justice - c\'est pour cela que ces débats aujourd\'hui sont essentiels - c\'est qu\'il faut arriver à un consensus. Toutes les réformes ont échoué parce qu\'elles ont toutes été immédiatement critiquées. Je crois que c\'est cette recherche du consensus qui est un long travail, une longue créativité à laquelle il faut s\'atteler. Personne n\'a de baguette magique mais je pense, comme beaucoup, que la démocratie c\'est peut être le pire des systèmes mais qu\'il n\'y en a pas de meilleur. - **Valérie de Senneville** Pour compléter ce que vous venez de dire Monsieur de Roux, j\'ai une question qui me taraude. Comment allez-vous arriver à faire cette grande réforme que tout le monde nous promet avant 2007 ? - **Xavier de Roux** Vous voyez, c\'est une question - je vais vous dire quelque chose de méchant - de journaliste ! Le problème n\'est pas de savoir si on fait une réforme avant 2007, après 2007, si la réforme fait partie du programme des candidats à la présidence de la République, le problème c\'est de savoir comment nous organisons la société dans laquelle nous souhaitons vivre. C\'est cela le problème ! Alors les dates, qu\'est-ce que cela veut dire ? 2006, 2007, on verra bien qui sera Président de la République et quelle sera la majorité à l\'assemblée. Est-ce que le besoin de justice sera le même en 2006, en 2007 et en 2008, c\'est mon seul problème. - **Franck Natali** Je regrette que Daniel soit sorti mais en toute amitié, je lui répéterai, ou cela lui sera répété... - **Valérie de Senneville** ... et déformé. - **Franck Natali** Et déformé bien sûr, comme d\'habitude. Je voudrais juste évoquer un chiffre et un thème de réflexion. Je remarque que, systématiquement, quand on débat sur la procédure pénale, on parle du juge. J\'aimerais bien qu\'on parle du parquet. Pourquoi ? Parce que le parquet en France gère 95 % des procédures. Oui, Madame le procureur, vous êtes au centre du débat pénal. Non seulement vous initiez les procédures, mais maintenant, avec les bureaux d\'exécution des peines vous en assurez l\'exécution. Vous régissez 95 % du contentieux pénal. L\'instruction pénale, ce n\'est que 5 % de l\'activité pénale. Le juge d\'instruction et le contradictoire à l\'instruction, c\'est une création de la loi en 1993. Avant nous écrivions à un juge d\'instruction et il n\'avait même pas l\'obligation de nous répondre pour une demande d\'acte. Il a fallu attendre 1993. L\'arrivée de l\'avocat en garde-à-vue, c\'est 1993. La loi sur la présomption d\'innocence, Monsieur le sénateur, entrée avec 90 articles au Sénat, et ressortie avec 150, a été votée à l\'unanimité par l\'ensemble du Parlement, que ce soit les députés, que ce soit les sénateurs. Il a fallu attendre la période dramatique de l\'après septembre 2001 pour qu\'on commence à revenir sur certaines de ses dispositions extrêmement difficiles pour l\'ensemble des démocraties. Voilà la réalité ! Je vais vous dire une chose très simple : là où il y a du contradictoire, il y a des droits de la défense. Et là où il n\'y en a pas, il faut en mettre. C\'est un principe extrêmement simple que l\'on peut décliner sur l\'ensemble des phases de la procédure pénale, que ce soit l\'enquête, l\'instruction, l\'audience. Sans omettre la manière dont l\'audience est conduite, organisée, et la contrainte qui pèse, dans notre procédure actuelle, sur le magistrat qui préside, de rapporter une accusation dont il va juger du bien fondé après l'avoir lui-même rapportée. Les idées d'amélioration sont nombreuses. Par exemple, la détention provisoire : 1. pas de débat sur la détention provisoire sans avocat, 2. pas de détenu en détention provisoire sans avocat, 3. la possibilité effectivement lors d\'une enquête préliminaire pour une victime qu\'on oublie trop souvent de pouvoir être assistée par un avocat. Est-il normal aujourd\'hui qu\'une victime aille toute seule dans un commissariat ou dans une gendarmerie sans avoir la possibilité reconnue par les textes d\'être assistée par un avocat ? Est-il normal qu\'une victime ne puisse pas demander d\'expertise judiciaire sur son préjudice ? Est-il normal qu\'une personne contre qui on enquête depuis des mois, n\'ait aucune possibilité de demander à avoir accès à cette enquête ? Est-il normal qu\'en garde-à-vue on puisse, contrairement aux dispositions des règles européennes, entendre quelqu\'un, le garder, le placer dans une geôle où il n\'y a parfois même pas de matelas, pendant des heures, au gré des enquêteurs et de leur bonne volonté, sans le faire boire, le faire manger, sans qu\'il ait même la possibilité de s\'entretenir, si ce n\'est une petite demi-heure avec quelqu\'un et sans savoir exactement ce qu\'on lui reproche ? Est-ce que c\'est normal ? Nous, on dit que non. Il faut, et vous avez tout à fait raison Monsieur Dintilhac, que les garde-à-vue soient filmées, enregistrées. On arrive à peine à le faire pour les mineurs. Vous savez très bien que dans le dossier dont on a parlé tout à l\'heure, seules trois ou quatre auditions de mineurs ont été filmées, les autres ne l\'ont pas été. Et on a dit que les enfants avaient dit des choses alors qu\'on n\'avait même pas les auditions filmées, soit elles ne l\'avaient pas été, soit on ne retrouvait plus les cassettes. Voilà exactement l\'état dans lequel les choses se passent. Je pense qu\'on peut mettre en place des dispositifs simples. Je ne sais pas si le juge d\'instruction demain s\'appellera le juge de l\'instruction. Qu\'on lui donne déjà un petit coup de pouce au lieu que son greffier passe la journée à faire des recommandés avec accusé de réception et à faire du papier, parce que c\'est cela la réalité de la justice ! On met deux mois, trois mois, pour avoir des copies de dossiers alors qu\'on est à l\'époque du cd-rom, est-ce que c\'est normal ? Est-ce que c\'est normal en 2006 qu\'on en soit là pour le fonctionnement de la justice ? Je dis que non ! C\'est valable pour les magistrats et pour les avocats. Aujourd\'hui tout le monde pleure en disant : *c\'est affreux !* *qu\'on nous donne aussi les moyens de* *travailler !* La collégialité, tout le monde est pour. Chaque fois que cela a été mis en place, on disait après : *on n\'a pas les moyens.* Qu\'on se les donne les moyens, et que le législateur trouve l'argent pour le faire ! Aujourd\'hui, on a la LOLF, personne ou presque n\'en parle. Les frais de justice limités, cantonnés, les expertises, les ADN, les écoutes téléphoniques nécessaires dans certains dossiers, il va maintenant falloir aller voir le contrôleur financier pour savoir si on peut faire ce que l'enquête nécessiterait qu\'on fasse ! De la même manière, pour une mesure de défense si je demande une expertise comptable et qu\'on me la refuse parce qu\'il n\'y a pas d\'argent, comment fait-on ? Ce sont des choses concrètes. Nous sommes demandeurs. Nous posons des principes. Nous avons plein de propositions concrètes et une fois que le grand débat aura eu lieu, Madame de Senneville, une fois que l\'émotion sera passée, il va bien falloir qu\'on voie jusqu\'où les uns et les autres sont prêts à aller. Quelle est la vraie détermination face au problème grave rencontré par les politiques, qui sont en responsabilité, et les professionnels de la justice. Que vont-ils proposer ? Nous avons des principes à défendre et c\'est à l\'aune des propositions que l\'on verra les véritables intentions des uns et des autres. - **Valérie de Senneville** Vous avez soulevé, Monsieur Natali, le problème évident du manque de moyens. Je pense que personne dans cette salle ne contredira le fait qu\'il y a énormément de choses qui existent, que ce soit au niveau de la responsabilité, de la gestion des cours, etc. Les textes sont là. Le tout, c\'est de les appliquer et d\'avoir les moyens de les appliquer. Monsieur Noury, vous vouliez réagir ? - **Jean-Paul Noury** J\'ai l\'immense privilège ou inconvénient de n\'être ni magistrat, ni avocat, ni politique, et pour autant j\'ai envie d\'être assez solidaire avec beaucoup de ces corps ici représentés. J\'ai eu, vrai privilège, la possibilité de travailler sur la justice dans le cadre du Conseil économique et social. J\'ai envie de vous dire ce qui s\'est passé. J\'ai mis un an et demi à convaincre mes collègues de l\'utilité de travailler sur le sujet « justice ». Pourquoi ne voulait-on pas y travailler ? Par crainte révérencieuse, parce qu\'on ne voulait pas tomber dans le dénigrement et le péremptoire. Le meilleur moyen d\'éviter la crainte révérencieuse et le dénigrement consistent à n'en pas parler. Après les avoir convaincus, nous avons rencontré à peu près une cinquantaine de personnalités. Monsieur Burgelin a participé à nos auditions, et beaucoup d\'autres. Un rapport a été fait. Ce rapport contient un peu plus de 80 propositions. Je n\'en ai pas entendu une, dans les propositions qui ont été évoquées ce matin, qui ne soit pas incluse dans ce rapport, pas une, que ce soit sur la nécessité d\'avoir des juges d\'instruction qui aient une certaine antériorité dans le métier, sur l\'éducation, sur les problèmes de garde-à-vue, etc. Tout cela est dedans. Ce rapport, voté par la société civile - je rappelle que le Conseil économique et social va de l\'agriculteur à la CGT en passant par tous les autres syndicats, les artisans, les entreprises publiques, les représentants des familles, etc. - l'a été à l\'unanimité, moins 24 abstentions, celles de la CGT. Il a été approuvé par le Garde des Sceaux de l\'époque qui est venu en séance dire le bien qu\'il en pensait. Il a été suivi d\'effets sur certains sujets. Le directeur de cabinet et le Garde des Sceaux m\'ont dit : *dans ce que vous avez proposé, il y a des choses qui sont déjà largement engagées, il y a des projets qui ne sont pas en l\'état actuel applicables, mais il y a quelques sujets qui nous intéressent beaucoup et que nous avons envie de faire prospérer.* Je vais vous citer trois sujets évoqués, pour l\'anecdote : 1. que peut-on faire face au problème du juge d\'instruction ? C\'était en mars 2004, je le rappelle. L\'affaire d\'Outreau n\'était pas née. 2. vous avez ce matin fait deux propositions qui remettent en cause le principe : \"le pénal tient le civil en l\'état\". Cette interrogation posée dans le rapport a suscité la réponse suivante du Garde des Sceaux : *Monsieur le Président, c\'est un sujet délicat et je vais confier à un haut magistrat le soin d\'étudier cette question...* Il l'a effectivement confié à un haut magistrat, je peux le nommer, c'est Jean-Claude Magendie, qui a fait un rapport. Il m'a confié ce rapport, j\'ai participé, écouté cette fois dans l\'autre sens pour lui dire ce que je pensais de cette question. Il a à son tour donné une suite favorable à la suppression de ce principe. Ce rapport a été remis à la Chancellerie. C\'était en mars 2005. Les rapports y sont toujours, celui de Monsieur Magendie et le mien, dans les tiroirs... Il ne se fera rien parce que, comme le Cabinet me l'a confié : *vous avez probablement raison mais les choses ne sont pas encore mûres, c\'est délicat, c\'est difficile...* Donc, on n\'y touche pas. 3. Les difficultés, et cela a été évoqué ce matin par un bâtonnier, liées aux problèmes de la rétroactivité des décisions de la Cour de cassation. Nous avons proposé une forme de rétroactivité limitée, car lorsque la Cour rend un arrêt qui conduit à un revirement de jurisprudence, en législateur négatif en quelque sorte - c'est-à-dire qu\'elle établit une nouvelle norme et qu\'elle remet en cause des équilibres antérieurs --, il y a danger pour la sécurité juridique. Que faire ? Nous avons proposé une rétroactivité limitée aux actions engagées sur la question tranchée, en disant : *la décision ne vaudra que pour les contrats qui sont nés postérieurement à cette décision et ne s'appliquera qu'aux actions engagées.* Je cite Monsieur Canivet : *c\'est un sujet particulièrement intéressant que vous soulevez là, et nous devons travailler sur cette question.* Il l\'a fait. Un groupe de travail a engagé ces travaux en septembre 2004. Mon rapport date de mars 2004. Je n\'en connais pas les conclusions aujourd\'hui. Voilà pour trois sujets parmi d'autres traités dans ce rapport. On a crié ce matin : *la justice est-elle malade ?* Oui. Je crois qu\'il n\'y a pas une personne qui le conteste. Je crois qu\'il ne s\'agit pas de savoir s\'il faut faire une réforme, il s\'agit de savoir comment on fait une réforme et comment la faire passer. Par conséquent, il faut mettre en œuvre des courants de pensées comme ceux qui s\'expriment aujourd\'hui, mais il ne faut pas qu\'ils s\'arrêtent à Saintes. J\'aimerais qu\'il y ait des Entretiens à Saintes et beaucoup d\'autres ailleurs pour qu\'on puisse mobiliser un certain nombre d\'énergies autour de ces propositions. J\'aimerais qu\'on travaille dans la sérénité, avant ou après 2007, peu importe. Si je suis sûr d\'une chose, c\'est que ce débat aura lieu et il sera probablement au centre de l\'élection présidentielle. Je ne m\'en réjouis pas par avance. Je ne suis pas certain de la qualité du débat et j\'ai envie qu\'on travaille dès maintenant, pour les deux, trois ans qui viennent, dans la sérénité parce que les choses ne peuvent se faire que dans la sérénité, avec la recherche du consensus au travers des différents corps intermédiaires dont on a besoin, au travers d\'une société civile qui sait ce qu\'elle veut, et elle l\'a démontré. Voilà ce que je voulais vous dire parce qu'il est trop facile de critiquer, de dire : *les avocats ne font pas leur boulot ! les magistrats ne font pas leur boulot !* Moi je dis : ce n\'est pas vrai, ils travaillent tous, ou pour le plus grand nombre, avec énergie, bonne volonté, souci de bien faire, et souvent avec peu de moyens. Vous avez raison, Monsieur le Bâtonnier, les moyens sont très insuffisants. Je vais, pour la mémoire de tout le monde, rappeler une chose : le budget de la justice en France est d'environ 1,90 % du budget de l\'Etat. En Allemagne, c\'est 50 % de plus. Le budget de la justice vient péniblement et douloureusement de dépasser celui des Anciens combattants. Qu\'est-ce qu\'il y a de plus important ? Pour ma part, la réponse est claire. Plus de moyens, d\'accord, mais il ne faut pas se contenter des moyens sans changer les comportements, sans instituer le sens des responsabilités parce que je conteste la capacité pour un corps quel qu\'il soit d\'acquérir une dignité s\'il n\'accepte pas d\'être responsable. Pour acquérir cette dignité et être responsable, il faut que les comportements évoluent. - **Fabienne Atzori** Le poste de juge d'instruction, pourquoi exclure d\'emblée qu\'il puisse être offert à des jeunes gens ou des jeunes filles qui sortent de l\'école ? A titre personnel, je ne le crois pas. Ils sont inexpérimentés, je suis d\'accord avec vous, mais il faut savoir que ce même juge à qui on va dire : *vous ne pouvez pas à la sortie de l\'école exercer la fonction de juge d\'instruction, mais puisque vous êtes juge du siège, vous irez tenir l\'audience à juge unique.* S\'il siège à juge unique, il pourra prononcer des peines d\'emprisonnement qui pourront aller jusqu\'à cinq ans, décernant mandat de dépôt à l\'audience. C\'est la théorie, le juge unique c\'est un juge qui siège tout seul et qui tranche une difficulté tout seul. Ce n\'est pas un problème d\'ancienneté. Nous sommes dans un problème plus général : doit-on considérer que les jeunes auditeurs, jeunes magistrats qui sortent de l\'école, ne doivent siéger que dans des formations collégiales ? Je pense qu\'on peut aussi faire des \"dégâts\" en étant au parquet ! - **Valérie de Senneville** C\'est un problème, à mi-chemin entre ce que vous venez de dire, Madame le procureur, et ce qu\'a dit Madame Bertella Geffroy. Un problème de gestion de carrière. Le problème, ce n\'est pas où on met les gens, c\'est comment on gère les mauvais ! Dans votre profession, comme dans la mienne, comme dans celle des avocats, il y a des mauvais. Les mauvais magistrats, on ne sait pas quoi en faire, ils ne sont pas éjectés. C\'est un vrai problème. - **Dans la salle** Sans vouloir reconstruire les carrières à l\'envers, la magistrature c\'est quand même le seul métier dans lequel, comme à la sortie d\'une école de pilotage, on collerait un 747 entre les mains d\'un jeune pilote de 23 ans ! C\'est à l\'évidence totalement aberrant. Ce n\'est pas pour autant qu\'il ne faut pas de jeunes dans les fonctions de responsabilité, bien au contraire. Il y a quand même un problème spécifique, cela n\'existe nulle part ailleurs. Cela fait 25 ans qu\'on en parle. Pourquoi n\'a-t-il jamais été possible de faire en sorte que cela change ? Que s\'est-il passé, parce qu\'on n\'arrive même pas à empêcher que des jeunes sortis de l\'école aient des responsabilités de vie ou de mort sur des gens ? C\'est quand même le simple bon sens populaire. Je pose la question car je n\'ai pas la réponse. Plus exactement, j\'en ai une mais je ne voudrais pas fâcher. D\'après ce qui m\'a été dit, depuis que j\'étudie ces questions depuis une bonne vingtaine d\'années, il y a une opposition des syndicats et de la fonction à ce que ces choses changent. Une opposition assez complexe, mais c\'est une opposition. Xavier de Roux, je vous rends hommage pour votre vision de la démocratie. Vous parliez d\'autorité ce matin. Très bien. Mais après vingt ans de considérations échangées sur le sujet, rien ne bouge. Cela veut dire qu\'il n\'y a aucune espèce de courage de la part de ceux qui décident de peur d'affronter la difficulté. Dès que cela résiste quelque part, le pouvoir politique se couche. Comme en plus ce sont des milieux qui sont fâchés entre eux, qui ne sont jamais d\'accord, rien ne se fait ! - **Valérie de Senneville** Il nous reste cinq minutes. Je voudrais donner la parole à la salle et à Monsieur Decocq. - Catherine Cléva, Présidente du tribunal de grande instance de Saintes Je vais vous répondre d\'une façon très pragmatique. J\'ai fait partie des magistrats qui ont défendu l\'idée qu\'il fallait laisser les jeunes juges démarrer sur toutes les fonctions de la magistrature car il n\'y a pas de fonctions différentes les unes des autres. Un juge des enfants qui place un enfant, c\'est une responsabilité terrible et c\'est un juge unique. Un juge aux affaires matrimoniales qui décide de changer la garde d\'un enfant, c\'est aussi une responsabilité, et à mon avis un juge d\'instruction qui mène une enquête et qui envoie des commissions rogatoires ou ordonne des expertises, ce n\'est pas une responsabilité supérieure à celle d\'un juge aux enfants ou d\'un juge aux affaires familiales. Au-delà de l\'aspect responsabilité égale dans toutes les fonctions de magistrat ce qu\'il faut bien voir, c\'est qu\'actuellement nous n\'avons pratiquement plus de justice collégiale. Il y a très peu d\'audiences qui sont tenues par trois juges. J\'en veux pour preuve également le fait que nous avons intégré dans nos collégialités des juges de proximité qui se plaignent de ne pas avoir une formation suffisante. Ceci étant, nous les intégrons et cela ne se passe pas si mal que cela pour l\'audience correctionnelle, mais si nous demandions au jour d\'aujourd\'hui que les jeunes juges aient une expérience collégiale pour pouvoir accéder à ces postes, nous pourrions fermer nos tribunaux car nous ne pourrions plus fonctionner. Je ne pense pas que la question de la compétence soit liée à un problème d\'âge car je puis vous assurer que malgré toute l\'expérience que j\'ai acquise pendant toutes ces années, je pense que je serais un très mauvais juge d\'instruction car ne sont pas les fonctions que j\'ai exercées auparavant qui pourraient m\'amener à être un bon juge d\'instruction, alors que je pense qu\'*a contrario* il y a de jeunes juges d\'instruction qui connaissent très bien leur affaire et qui fonctionnent très bien. Il faudrait peut-être revenir sur une notion de justice humaniste, et cela nous l\'avons oublié car nous avons ces dernières années été extrêmement influencés par un discours sécuritaire qui a pesé très lourd, tant sur les politiques que sur nous-mêmes. Nous sommes quand même, malgré la distance que notre fonction nous impose, des éponges de la société qui nous entoure. On le voit très bien. J\'en veux pour preuve des affaires d\'assises récentes où il me semble qu\'il y a vingt ans les parquets n\'auraient pas requis ce qu\'ils ont requis sous l\'effet de la pression populaire, de la pression des victimes, des médias, et que les juges auraient peut-être une réflexion un peu plus distanciée sur cette politique de l\'enfermement qui s\'est imposée au fil des années, qui a rempli nos prisons alors qu\'elles ne sont pas du tout en mesure d\'assurer des conditions de détention raisonnables, au-delà de \"confortables\" car nous n\'en sommes pas à ce niveau-là. Nous avons des conditions de détention qui ne sont pas raisonnables par rapport à notre démocratie et c\'est quand même le résultat de ces politiques sécuritaires qui ont pesé trop lourdement sur les uns et les autres. Les magistrats en sont responsables autant que les politiques car nous n\'avons pas été très courageux dans ce registre, il faut bien le reconnaître. - **Valérie de Senneville** Monsieur Decocq, quelques mots sur la réforme de la justice, le big-bang, la garde-à-vue, la motivation ? - **André Decocq** En ce qui concerne la réforme de fond, je crois qu\'il faut laisser mûrir les idées. Beaucoup ont été émises ici et hors d\'ici, je pense en particulier à la proposition de loi de Georges Fenech qui mérite d\'être étudiée et méditée. Il est prématuré de lancer aujourd\'hui les grandes idées. Nous apercevons quelques pistes. Maître Soulez-Larivière les a esquissées ce matin, une séparation des fonctions du parquet et des fonctions de juridiction, sans parler de l\'indépendance du parquet par rapport à l\'autorité gouvernementale car c\'est elle qui a responsabilité de l\'ordre public, et il ne serait pas concevable qu\'elle n\'ait pas la maîtrise des poursuites pénales. C\'est une première piste. Deuxième piste : un juge de l\'instruction pourrait, à la demande de l\'une ou l\'autre des parties, ordonner des mesures d\'investigation qui présentent un caractère coercitif. Et, s\'il y a une difficulté, il n\'est pas imaginable dans un pays tel que le nôtre avec ses traditions, ses habitudes professionnelles séculaires, de dire que la défense devra elle-même rassembler les preuves à opposer au ministère public. Mais il faudrait arriver à cette idée que les services chargés de la police judiciaire sont au service de la Nation, c\'est-à-dire aussi bien de celui qui est présumé coupable que de celui qui prétend qu\'il est innocent. Le rôle de ce juge d\'instruction serait de faire \"marcher\" si j\'ose dire les gendarmes à charge et à décharge. Ce ne sont que des pistes. Ne me faites pas dire, je ne l\'ai pas dit, que je souhaite l\'instauration d\'un système accusatoire à l\'anglo-saxonne, d\'abord les étiquettes, les mots, travestissent souvent la réalité. Tel n\'est pas mon propos, je ne vais pas au-delà de ce que j\'ai dit. Dernière chose, la garde-à-vue, la religion de l\'aveu, c\'est un anachronisme à une époque où on dispose de moyens de preuve scientifiques. - **Jean-Pierre Dintilhac** Je voudrais dire un mot pour relever ce qu\'a dit Monsieur Decocq, qui m\'a paru considérable : il faut que le ministère public relève du gouvernement car il a la responsabilité de l\'ordre public. Monsieur le Professeur Decocq, allez au bout de votre logique et dites que tous les membres du ministère public doivent relever du ministère de l\'Intérieur car si la justice doit être asservie à l\'ordre public, je trouve cela extrêmement dangereux. Vous allez dans le sens de la dérive actuelle qui est la source de beaucoup de dysfonctionnements, y compris celui de l\'affaire d\'Outreau. - **André Decocq** Je constate une nouvelle fois que nous sommes en désaccord total, y compris sur la caricature que vous faites de mon propos. Ai-je parlé du ministère de l\'Intérieur ? Jamais. C\'est vous. Et si vous voulez me faire dire que le ministère public n\'est pas responsable de l\'ordre public, alors là je me sépare totalement de vous ce qui, par parenthèse, ne m\'étonne pas.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2006-02-01
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[ "michel rouger" ]
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CONCLUSION
# CONCLUSION Je suis, avec mes collègues, fervent praticien de la vivacité dans nos « Entretiens », je suis comblé, et, paraphrasant le Premier Président Guy Canivet, je vais aborder la synthèse, le micro tremblant. Nous avons entendu des propos passionnants, dans leur sincérité comme dans leur enthousiasme, avec le « serment de Saintes ». Je mesure ma responsabilité, au moment de le déclarer né viable et de rappeler sur quoi il porte. Et encore plus d\'humilité, car le temps, ce temps qui met la justice à l'épreuve, ne nous est pas très galant. Il y a six ans, à la même date, ici, en abordant le : *Faut-il toujours un coupable ?* nous avions déjà évoqué la justice soumission et la justice consommation, ce qui révèle à quel point les comportements sont figés, empêchant toute évolution. Le 1^er^ janvier 1900, le journal l\'Aurore titrait sur toute la largeur de sa une : *La justice en faillite*. Au milieu du XVIe siècle, notre bon Rabelais évoquait, dans le tiers livre, le Juge Bridoye, ce juge qui jouait ses jugements aux dés, parce qu\'il avait trouvé que c\'était la seule loi à laquelle personne ne pouvait échapper, celle du hasard ! En outre, il le faisait avec beaucoup de retard, aggravant le sentiment, déjà banal, pour les perdants, les gagnants, les innocents ou les coupables : p*as de chance je suis tombé sur un mauvais juge ! !* Quand son président Monsieur Trinquamelle voulait lui faire dire pourquoi il agissait ainsi il répondait : *Monsieur le Président, vous n\'avez pas le droit de me juger, si je fais ce que je fais, c\'est que je suis ce que je suis et comme c\'est le bon Dieu qui m\'a fait, vous êtes incompétent pour juger le bon Dieu.* Traduit en français télévisé de 2006: *l\'institution (le bon Dieu) m\'a fait faire ce que j\'ai fait, vous n\'avez pas le droit de me juger puisque vous êtes incompétent pour la juger.* Voyez à quel point il est difficile, lorsqu\'on relate les circonstances de la vie judiciaire sur plusieurs siècles, d\'avoir l'ambition présomptueuse de faire naître et prospérer le serment de Saintes. Pour le faire, je vais rebondir sur les propos de mon ami et complice de toujours dans cette affaire de Saintes, Xavier de Roux. Il a dit tout à l\'heure : *il faut créer le consensus sur ce que l\'on doit faire !* Bien sûr, mais comme il faudra du temps, commençons par faire vivre le serment de Saintes, non pas sur un consensus de ce que l\'on doit faire, mais au moins sur celui de ce que l\'on ne doit plus faire. ## EN PREMIER Nos débats ont mis en évidence ce que l\'opinion publique ne veut plus voir pratiquer : la religion de l\'aveu. L\'aveu c\'est l\'objectif final de tout rapport d'enquête pénale, grâce aux moyens fournis par la procédure inquisitoire, la garde à vue, la neutralisation des moyens de défense, et la menace d'incarcération qui fait peur, comme nos prisons elles mêmes. Les pratiques de cette religion de l'aveu, acquises au cours du moyen-âge de l\'Ancien Régime, la diabolisation de celui qui s'y refuse, ont introduit la catastrophe, le séisme d\'Outreau. Il faut y mettre un terme. ## EN DEUXIEME Madame la Présidente du tribunal de grande instance de Saintes vient de rappeler le caractère extrêmement pluriel de la justice. Je le pense et l'ai déjà écrit. Une décision dans une instruction, dans une affaire familiale ou patrimoniale, dans un appel commercial ou financier, dans une action en diffamation, n'ont rien en commun. Sauf que, après ce qui s'est passé, l'opinion publique s'intéressera de plus en plus à la justice, dans sa globalité, qu'elle voudra comprendre le langage des juges, qu'elle voudra être sûre qu'ils auront la compétence humaine pour gérer les procédures, leurs décisions, et qu'ils sauront faire la différence équilibrée entre l'innocent, la victime, le responsable et le coupable, sans tout décider sur  une « intime conviction » en négligeant la recherche des preuves. Il faut donc revaloriser la motivation de tout jugement, quel qu'il soit, dans la pluralité des missions de la justice, pour que le citoyen comprenne comment il a été jugé, pourquoi il l'a été, pas seulement dans un dialogue entre le juge et ses codes. La reconnaissance de ce que justice a été rendue passe par ce changement de dialogue. Ce qui suppose que la puissance publique adapte les moyens à l'évolution de la société. Surtout quand on vit les conditions dans lesquelles la VICTIME s'est installée au centre des procès en alourdissant considérablement les exigences imposées aux juges. ## EN TROISIEME Est-ce que la préparation à la décision par les jeunes juges qui sortent de l\'Ecole de la magistrature est faite pour bien donner à chacun les meilleures chances de réussir dans son dialogue avec les justiciables au-delà de celui qu'on lui demande d'avoir avec les codes ? La coopération positive que j'ai vécue avec l\'Ecole de la magistrature, lorsque j'avais la responsabilité de la formation des juges consulaires, me fait dire : *Peut et doit mieux faire dans l'ouverture vers la société, si elle veut que les juges en soient compris.* Le droit, inconnu du grand public, plus le secret, suspect au temps des médias et du web, plus le jargon né du seul dialogue avec les codes, ont dénaturé l'image de la justice. Elle seule doit faire l'effort de la rétablir par la qualité de sa formation et de sa communication. Si ce besoin n'était pas manifeste, les humeurs exhalées au cours de nos débats ne l'auraient pas été. Le problème posé de la légitimité des juges, et du fonctionnement de la justice, existe avant tout dans le regard que les justiciables portent sur elle. Nous l\'avons traité quand nous avons posé la question : *Qui t\'a fait juge ?* Nous regrettons que l'intérêt porté à l'institution par tous, qui ont multiplié les questions et les réponses, ne rencontre que le silence des rapports enfouis les uns sur les autres comme l'a si bien rappelé Jean-Paul Noury. Le temps est venu de nous séparer en espérant nous retrouver l\'année prochaine, mais de grâce, si le serment trouve quelques adeptes en dehors de l'Abbaye aux Dames, qu'il se limite aux éléments de réforme que je vous propose dans ma conclusion : la religion de l'aveu, la clarté des jugements, le dialogue du juge avec ses codes étendu aux citoyens et à la société toute entière. Au-delà, laissons aux élus du peuple la responsabilité, qui est la leur, de déterminer le domaine, le périmètre et le calendrier des réformes. Merci à tous ceux qui ont contribué à donner leur grande qualité à nos débats. La réussite de nos Entretiens leur appartient. Merci à tous ceux qui ont contribué à l\'organisation, en particulier au Barreau de Saintes. Bienvenue à la Conférence des bâtonniers qui rejoint notre organisation pour nous aider à réussir les prochains colloques. A l'année prochaine, faites vivre le serment de Saintes et puis que vive le serment de Saintes dont jusqu\'à Paris pour ceux qui vont prendre le car tout à l\'heure, à Saintes pour ceux qui y restent, et à la ville comme à la campagne, en toute humilité. Merci encore à tous de nous avoir aidés.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2007-02-01
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[ "michel rouger" ]
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PREFACE
# PREFACE Le 13^e^ colloque annuel organisé par les ENTRETIENS de SAINTES, dans le cadre prestigieux de l'abbaye aux Dames, a été, par la vivacité des débats, le plus riche de ceux qui l'ont précédé, grâce à la profondeur des réflexions des personnalités intervenantes, dont la compétence a marqué les échanges. Le thème choisi : **Justice** **la réforme dos au mur**, avait été retenu en raison de la crise traversée par l'institution judiciaire à la suite de l'affaire d'Outreau qui vit l'opinion publique se passionner pour le fonctionnement de la justice et souhaiter l'indispensable réforme qu'elle voulait lui voir appliquer. Une fois les débats terminés, le choix a été fait de décaler la publication des actes. Au demeurant, tous les participants qui occupaient des postes d'influence au Parlement, dans l'ensemble des barreaux français, dans la magistrature et dans la presse, savaient à quoi s'en tenir lorsque le la réforme espérée serait engagée. Il fallait laisser le temps faire son œuvre une fois passées les consultations politiques du printemps 2007, et permettre au gouvernement issu des urnes de développer ses projets spécialement ceux concernant la justice. Un délai d'un an est apparu pertinent pour diffuser les actes en offrant, par ce décalage, une possibilité de comparaison originale entre les attentes et les réalisations. Quel sentiment a inspiré au rédacteur de cette préface la lecture, en février 2008, de la transcription des débats de février 2007 ? Un sentiment de grande satisfaction et de réel espoir, nés de cette lecture, tant les échanges, les réflexions, les engagements des 34 personnalités qui se sont livrées sans retenue. Aucune n'a pris la posture classique, corporatiste ou idéologique, qui aurait pu générer un dialogue de sourds. Presque tout a été dit, avec la volonté sincère, exprimée par tous les intervenants, d'engager l'institution judiciaire dans la voie d'une réelle réforme que toutes les parties prenantes devaient élaborer rapidement afin de répondre à l'attente du peuple au nom duquel la justice rendue Quel sentiment inspire, au même rédacteur, la comparaison entre la situation constatée en février 2008 et celle que le colloque 2007 appelait de ses vœux ? Un sentiment mélangé, fait de l'espoir de voir 2008 apporter les réponses aux questions traitées en 2007, par une Chancellerie déterminée à agir. Fait aussi du désespoir de voir réapparaître les postures antagonistes et génératrices de blocage, voir de rejets violents, que la douceur saintongeaise de 2007, avait fait oublier, quelles qu'en soient les justifications. La sincérité des débats de 2007, les appels à la responsabilité des uns et des autres, au consensuel partagé sur l'essentiel, le désir de donner satisfaction aux demandes des citoyens, tout s'est effiloché. On a vu renaître tous les clivages qui font craindre que l'indispensable réforme engagée connaisse plus de difficultés que de réussite. L'ouverture de 2007 semble se refermer un an après Ne soyons ni pessimistes ni découragés, chacun pourra se faire son opinion grâce à la lecture de ces actes. Comme pour un jugement le lecteur disposera des demandes de 2007 et des conclusions de 2008. En les mettant face à face, chacun pourra juger en son âme et conscience. Les actes dont vous allez prendre connaissance restent fidèles, dans leur forme, aux règles éditoriales des Entretiens de Saintes qui respectent le verbatim des débats. Comme cela fut dit en préface des actes du colloque 2006 : **La justice à l'épreuve du temps**, *Les propos qui sortent du cœur ne sont pas transposables en langage académique. Merci de le comprendre.* Grand merci à tous les intervenants qui ont nourri ces actes de leurs réflexions profondes et sincères.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2007-02-01
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[ "bernadette schmitt", "xavier de roux" ]
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INTRODUCTION : JUSTICE, LA RÉFORME, LE DOS AU MUR
# Introduction : Justice, la réforme, le dos au mur - Bernadette SCHMITT Mesdames et messieurs les magistrats, mesdames et messieurs les membres du Barreau, mesdames et messieurs de la presse locale et nationale, c\'est toujours un honneur et un plaisir de vous accueillir dans ce site majestueux de l\'Abbaye aux Dames de Saintes, qui se prête bien aux débats de haute tenue que nous allons avoir. Il me revient de remercier Xavier de ROUX, notre député, qui, pour la treizième fois, a organisé ces entretiens de Saintes avec toujours le même succès, et je crois que, cette année, nous sommes plus de 250 à participer à ces Entretiens. Pourquoi ce succès ? Parce que vous avez su, par les sujets abordés, coller à l\'actualité. J\'ai recherché quelques sujets qui ont été abordés à Saintes : En 1994 les premiers Entretiens : \"L\'agriculture, le juge et le financier\", En 1999 : \"Au nom du peuple français\", En 2000 : \"Faut-il toujours un coupable ?\", En 2004 : \"Le droit à la vengeance\", Et en 2006, l\'an dernier : \"La justice à l\'épreuve du temps\". Cette année, il va s\'agir de la réforme de la justice, et nous savons, le procès Outreau l\'a clairement démontré, que ce n\'est pas une petite affaire. Pourquoi et comment réformer la justice ? Une double question qui appellera bien des commentaires et des réflexions. Est-ce seulement une question de moyens, d\'utilisation de ces moyens ou d\'organisation ? Est-il raisonnable et efficace de rendre la justice après 23 heures ? Notre justice a-t-elle besoin d\'être modernisée pour plus de rapidité dans ses décisions ? Quelle aide ? Quel montant pour l\'assistance juridictionnelle ? Faut-il revoir ou resserrer le secret de l\'instruction ? Comment organiser le suivi dans des centres de détention débordés ? Un vrai problème, nous en savons quelque chose à Saintes. Les citoyens que nous sommes ont besoin d\'avoir foi en la justice. Poser ces problèmes sur la table des entretiens de Saintes, en débattre sereinement, publiquement, ne peut que nous aider et nous rassurer. Je vous souhaite à toutes et à tous un excellent séjour à Saintes et d\'en repartir avec au cœur le sentiment d\'avoir faire quelque chose pour la justice de notre pays. Et merci d\'être venus chez nous. - **Xavier de ROUX** Madame le maire, mesdames, messieurs les hautes personnalités, chers amis. D\'abord, madame le maire, merci pour votre accueil. La ville de Saintes, chaque année, abrite ces Entretiens à l\'Abbaye aux Dames, qui sont devenus grâce à vous depuis un certain temps maintenant un lieu où l\'on parle de la justice. On en parle beaucoup, les choses évoluent, je pense que, déjà, nos entretiens de l\'an dernier, étaient prémonitoires puisque nous nous demandions s\'il ne fallait pas ravaler les façades d\'une institution qui semblait quelquefois prendre un coup d\'ancienneté. Cette année, l\'affaire dite d\'Outreau, et surtout les résultats de la commission parlementaire qui a suivi, ont lancé réellement le débat dans ce pays d\'une vraie réforme de fond de la justice. Je veux saluer ici André VALLINI, qui était le président de cette commission, Philippe HOUILLON, président de la commission des lois qui en était rapporteur. Cette commission a abouti à un certain nombre de propositions qui, une fois n\'est pas coutume, ont été approuvées à l\'unanimité de ses membres, toutes tendances politiques confondues. Je crois que c\'est là, réellement, un événement. Une nouvelle période de notre histoire va s\'ouvrir avec le nouveau quinquennat, et il est certain que la réforme de la justice sera au cœur du débat et au cœur de l\'évolution de la société française parce que c\'est une nécessité. C\'est la raison pour laquelle, cette année, les entretiens de Saintes se focalisent sur ce sujet. Je vous propose de commencer par entendre les deux patrons de la commission parlementaire, si je puis dire, puis ensuite d\'intervenir sur ce qu\'ils vous diront, j\'espère unanimement, et de passer des critiques aux propositions. Monsieur le bâtonnier Lacaze, qui êtes le modérateur de ce plateau, je vous cède la parole.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2007-02-01
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[ "dominique lacaze", "philippe houillon", "andré vallini", "christophe barbier", "paul-albert iweins", "patrick devedjian", "philippe marchand", "bruno thouzellier", "henri nallet", "claude choquet", "éric de montgolfier", "jean-yves le bouillonnec", "frank natali", "philippe houillon", "jean-marie burguburu", "pierre rancé", "xavier de roux", "laurence vichnievsky", "francis teitgen", "charles morel", "alain marecaux", "xavier lagarde", "thomas clay", "alain blanchot", "gilles accomando", "laurence trebucq", "michel rouger" ]
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TABLE RONDE : POURQUOI RÉFORMER LA JUSTICE ?
# Table ronde : Pourquoi réformer la justice ? - **M. Dominique LACAZE**. Permettez-moi, avant de passer la parole aux membres de la commission, de m\'interroger deux secondes sur ce que sous-entend le mot \"justice\" puisqu\'il est question de la réformer. La justice est une vertu, nul homme ne peut prétendre l\'incarner. C\'est d\'ailleurs le seul ministère qui porte le nom d\'une vertu, qui est bien lourd à porter Il n\'y a pas d\'homme juste. Il ne peut y avoir que des hommes en recherche de la justice dit André Comte-Sponville. J\'espère que cette pensée est enseignée à l\'Ecole de la magistrature, car le juge ne rend pas la justice, il ne rend que des jugements. Si la justice humaine n\'est que recherche de justice, la réforme doit porter sur les moyens de cette recherche. C\'est donc l\'ensemble de la structure qui est concernée et non pas tel ou tel mécanisme. Bien entendu, il se pose à l\'heure actuelle un problème de formations : celle des policiers mais également celle des avocats et celle des magistrats. Ces formations, quoi que difficiles, j\'ai tendance à penser qu\'elles sont parfois inutiles et même, dans une certaine mesure, dangereuses. Ne nous cachons pas non plus la vérité, le problème du financement est primordial. Donner plus de place à la défense, c\'est renchérir son coût. Ce problème ne concerne pas que les avocats, n\'en déplaise à mes confrères. Il concerne l\'Etat, la magistrature et bien entendu les justiciables. Le législateur ne doit-il pas prendre en compte, avant d\'adopter une réforme, le surcoût qu\'elle entraînera pour assurer une défense de qualité ? Je pense, mais nous en parlerons tout à l\'heure à ce sujet, à la réforme sur les pôles d\'instruction qui ne peut que renchérir considérablement le coût de l\'intervention de l\'avocat ? Ne faut-il pas reconnaître à l\'avocat - eh oui, eh oui ! -, de véritables pouvoirs d\'enquête au lieu de le considérer *a priori* comme le complice de son client ? Quelle solution peut-on apporter au difficile problème de la responsabilité du juge ? Celui-ci craindrait-il tellement les dysfonctionnements du service judiciaire, qu\'il connaît bien, pour qu\'il veuille à tout prix se soustraire au jugement de ses pairs qu\'il impose quotidiennement à la population ? Peut-on endiguer le tsunami législatif, le raz-de-marée réglementaire et les inondations jurisprudentielles ? Non seulement celle-ci complique, obscurcit, rend toujours plus aléatoire l\'œuvre de la justice, mais encore, cela entraîne un coût extrêmement élevé. Voici quelques-unes des questions qui se posent et qui vont être évoquées aujourd\'hui. Une fois de plus, l\'optimisme de la volonté doit l\'emporter sur le pessimisme de la raison. Sans grande utopie créatrice, la société ne peut jamais évoluer. Pour l'y aider j'ouvre les débats. La parole sera donnée, en premier, à M. HOUILLON, Député, rapporteur de la commission parlementaire de l'affaire d'Outreau, puis à M. VALLINI, Député qui en fut le Président. Après eux, M. BARBIER, Rédacteur en chef de « L'Express, s'exprimera sur les réactions de l'opinion. Le sujet de notre colloque ainsi cadré, un dialogue que j\'espère fécond pourra s'engager avec la salle. Mr le rapporteur, vous avez la parole. - **M. Philippe HOUILLON**. Merci de me passer la parole. Je vais juste dire quelques mots d\'introduction puisque l\'on nous a accordé, si j\'ai bien compris, monsieur le modérateur, un droit d\'ingérence permanent, donc je me réserve d\'intervenir comme chacun d\'entre nous au fur et à mesure des discussions. Nous nous réservons d\'intervenir, mais l\'intérêt majeur - c\'est l\'habitude des Entretiens de Saintes - est que chacun et le maximum d\'entre vous puissent s\'exprimer. Je ne vais pas refaire maintenant l\'histoire de la commission d\'enquête parce que ce serait infiniment trop long. Je veux simplement dire qu\'elle a eu cette vertu extraordinaire, à mon avis, de permettre de se libérer d\'une sorte d\'interdiction de parler de la justice et des juges, débat politiquement incorrect, en s'accordant un droit d\'inventaire, un droit de critique, une appropriation démocratique du phénomène judiciaire par le citoyen et ses élus . On savait avant cette commission d\'enquête, les professionnels savaient - et cela vient d\'être dit par vous-même à l\'instant - qu\'il y avait des dysfonctionnements. Les enquêtes d\'opinions révélaient - cela vaut ce que cela vaut, mais cela existe - que nos concitoyens, majoritairement, n\'avaient pas confiance dans la justice de leur pays. Pour autant, il ne se passait rien. S\'il ne se passait rien, de mon point de vue, c\'est parce que l\'on confondait volontairement indépendance et évaluation, alors que ce sont deux choses distinctes et que, sous prétexte d\'indépendance, on refusait, on déniait le droit d\'évaluer . Et puis il y a eu l'extraordinaire affaire d\'Outreau. Les plus hautes autorités de l\'Etat, le Président de la République, le Premier ministre, le Garde des Sceaux, mais aussi le procureur général près la cour d\'appel de Paris, ont présenté leurs excuses, au nom de l\'institution. Cette commission d\'enquête a permis de tout mettre sur la table malgré le refus du dialogue. Dans un ouvrage à paraître, il question d\'une guerre sans merci que livreraient un certain nombre d\'élus à la justice. C\'est n\'avoir rien compris que d\'écrire cela, puisque ce n\'est pas une guerre sans merci. C\'est simplement l\'illustration du fait que la justice est rendue au nom du peuple français et qu\'il n\'est pas complètement anormal que ses élus s\'intéressent à ce qui se passe, qu\'il y ait un dialogue. Le titre de cette réunion : \"La réforme, dos au mur\", je serais tenté de dire : *\"si seulement c\'était vrai !\"* pour que l\'on aille, tous ensembles, de manière constructive, vers la réforme attendue par nos concitoyens.. Pourquoi y a-t-il eu cet intérêt pour nos travaux ? Pourquoi y a-t-il eu cette émotion ? Je crois que nos concitoyens se sont dit à un moment donné : *\"finalement, cela pourrait m\'arriver, cela aurait pu m\'arriver\"*. Cette crainte les a poussés à s'approprier le phénomène justice, c\'est une bonne chose. Regardez ce qu\'il se passe dans l\'actualité encore plus récente où des instructions, apparemment, sous réserve des décisions qui seront rendues, sont faites en marge des règles de la procédure pénale. Tout ceci n\'est pas acceptable. La fonction de juger est une fonction cardinale dans notre société et, par conséquent, exige à l\'égard de ceux qui la rendent beaucoup de crédit, beaucoup de confiance. Il n\'est pas possible de laisser les choses dans cet état de critique. Par conséquent, je crois que ce n\'est pas une guerre sans merci, encore une fois, dont il faut parler. C\'est simplement la nécessité de construire ensemble pour résoudre les problèmes qui ont été mis en lumière. Quelques textes, vous le savez, ont été présentés par le Garde des Sceaux et sont en cours d\'adoption par le Parlement. De mon point de vue, ils n'apportent pas la réforme qui est attendue. S\'agissant de la responsabilité des magistrats, seul le titre en traite vraiment. S\'agissant de la procédure pénale, quelques points ont été repris des travaux de la commission d\'enquête. Les propositions formulées par la commission d\'enquête ne sont évidemment pas, de mon point de vue, l\'alpha et l\'oméga de la réforme. C\'est une base de discussion. Bien sûr, qu\'il faut une concertation, bien sûr qu\'il faut des évaluations. C\'est un point de départ. Ce n\'est pas un point d\'arrivée. Rien n'est forcément gravé dans le marbre, mais c\'est tout de même le résultat d\'un travail considérable, d\'une concertation et d\'auditions importantes. Ce qui nous a été proposé, dans mon esprit, n\'est qu\'une première étape, une petit première étape d\'une réforme qu\'il faut maintenant mettre en chantier, non pas avec l\'esprit d\'une guerre, d'un affrontement, mais au contraire en constatant que les problèmes doivent impérativement être traités dans un esprit constructif. Je crois que c\'est ce que nous allons faire aujourd\'hui pour essayer d\'apporter une pierre supplémentaire à ce mur qu\'il faut regarder en face et auquel il ne faut pas tourner le dos, car tout cela doit être positif. L\'honneur de la République est de faire que l\'on ait une justice qui ait la confiance de nos concitoyens et non pas, comme c\'est le cas aujourd\'hui, en laquelle ils n\'aient majoritairement pas confiance. Je pense que c\'est vers cela qu\'il faut, ensemble, aller et nous allons, je l\'espère en tout cas, y contribuer au cours de cette journée. - **M. Dominique LACAZE**. Mr André VALLINI, c'est à vous. - **M. André VALLINI** Je ne vais pas reprendre ce qu\'a dit Philippe HOUILLON, que je partage, sur les travaux de la commission d\'enquête, l\'intérêt que ces travaux ont suscité dans tout le pays. Je veux simplement partir de sa conclusion sur la réforme, quelle réforme maintenant, quelle réforme hier au mois de décembre ? Si j\'étais polémique, je dirais que la réforme qui a été votée est bâclée, qu\'elle est, comme l\'a dit l\'un des députés UMP en silence, un rafistolage de dernière heure, et je reprendrais tout simplement les mots qu\'ont employés certains députés UMP à l\'égard de cette réforme. Je ne le ferai pas parce j\'ai dit moi, au contraire, que cette réforme comportait des avancées intéressantes, quelques points positifs : l\'enregistrement des gardes à vue, les droits de la défense notamment en matière d\'expertise. Deux ou trois choses vont dans le bon sens et j\'en ai donné acte au Garde des Sceaux. C\'est la raison pour laquelle, avec Jean-Yves LE BOUILLONNEC et les parlementaires socialistes, nous avons souhaité nous abstenir et ne pas voter contre cette petite première réforme. Il n\'empêche que j\'ai une crainte aujourd\'hui. Je suis venu à Saintes, justement, pour essayer de repartir avec un peu plus de confiance. Je n\'ai pas le moral, franchement, concernant la justice. Je trouve qu\'un an après, la réforme de la justice, l\'effet Outreau sont en train peut-être pas de disparaître complètement, mais sont en voie de dissipation. Il y a un an quasiment jour pour jour, nous sommes le 3 février, nous étions au cœur des travaux de la commission d\'enquête. Nous avions auditionné les acquittés le 18 janvier et nous allions auditionner le juge BURGAUD et le procureur LESIGNE le 8 et le 9 février. A ce moment, et dans les semaines qui ont suivi, la France entière, au-delà des parlementaires, au-delà des milieux judiciaires, était persuadée qu\'une grande réforme de la justice était inévitable, qu\'elle allait enfin arriver cette réforme de la justice. Un an plus tard, la réforme votée en décembre est très insuffisante, je l\'ai déjà dit, et surtout, la justice n\'est plus au cœur du débat public, du débat politique, du débat présidentiel qui a commencé, qui ne fait que commencer, c\'est vrai, mais en tout cas, à ce jour, on ne parle pas encore de la justice. Or, il y a un an, Philippe HOUILLON, moi-même et tous les parlementaires de la commission d\'enquête et au-delà de la commission d\'enquête tous les parlementaires disaient la même chose : *\"la justice sera au cœur du débat présidentiel\"*. Je me souviens des phrases que nous avions les uns et les autres. Pour la première fois dans ce pays on parle enfin de la justice, partout, partout : au café le matin, dans les repas de famille le dimanche et on en parlera, c\'est une chance, dans l\'année qui vient parce que la France se prépare aux grandes échéances électorales de 2007. Or, ce n\'est pas le cas. Les Entretiens de Saintes ont lieu cette année comme chaque année. J\'ai la chance d\'y participer pour la première fois. Le parterre est de qualité, les intervenants sont de très haut niveau, des choses très intéressantes seront dites, mais quelles répercussions ces Entretiens auront-ils dans l\'opinion publique ? Quelle place les médias leur feront-ils dans les colonnes des journaux demain, après demain ou sur les antennes de télévision ? Le soufflé n\'est pas totalement retombé. Il ne faut pas grand-chose pour que l\'intérêt soit à nouveau porté par l\'opinion publique sur la justice, mais cela ne tient qu\'à nous. Je vais en rester là pour ne pas être trop long, car c\'est un débat dont il s\'agit ce matin. J\'attends non seulement de ces Entretiens, mais de l\'intérêt que vous portez les uns et les autres à la justice, que nous puissions obliger nos candidats, non pas chacun le sien mais les candidats à la présidentielle à parler de la justice. La campagne, je le répète, ne fait que commencer après les petites escarmouches et les petites polémiques du mois de janvier qui sont habituelles. La campagne commencera vraiment au mois de février , les choses vont se cristalliser, les débats vont avoir lieu dans les médias entre les candidats, entre leurs porte-parole. Il faut vraiment, vraiment - je m\'adresse autant aux médias qu\'aux élus ou qu\'aux magistrats, avocats, associations professionnelles, syndicats - que nous fassions un effort pour que la justice revienne au centre des débats... - **M. Dominique LACAZE**. Avant de passer la parole à la salle, on va demander à quelqu\'un d\'extérieur à la famille judiciaire de donner un premier avis. J\'aimerais avoir votre avis à ce sujet, Mr Barbier. - **M. Christophe BARBIER**- Directeur de l'express Merci beaucoup. Vu de l\'extérieur, de très loin, des médias, ce qui a été frappant avec l\'affaire d\'Outreau, c\'est que l\'on avait l\'impression qu\'elle n\'était pas le fruit de multiples dysfonctionnements de la justice, mais le fruit du simple et bon fonctionnement de la justice et que, finalement, tout avait fonctionné comme cela devait fonctionner à la fois au niveau de l\'instruction, du rapport à la hiérarchie, du déroulement chronologique d\'une justice que l\'on s\'était habitué à voir très, très lente, d\'un recours à la détention préventive etc., que tous les rouages avaient finalement tourné à peu près comme ils devaient tourner et que, de ce fonctionnement normal, était sortie une monstruosité judiciaire. Ce qui était effrayant, c\'est cela : la normalité de ce système, y compris dans le passage par les médias, c\'est-à-dire que la plupart des journalistes qui avaient couvert l\'affaire avaient pu obtenir les informations aux sources habituelles, les relayer et participer finalement à ce terrible engrenage. C\'est cela qui était proprement stupéfiant. Finalement, la seule chose qui n\'a pas fonctionné comme cela devait fonctionner, c\'est vous, c\'est la commission Outreau qui a été chargée après de regarder comment tout cela avait pu arriver. Cela n\'a pas fonctionné comme cela devait fonctionner. C\'était une commission hors normes. D\'abord parce qu\'on avait l\'impression que, d\'un seul coup, la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu était battue en brèche et que le pouvoir judiciaire était convoqué par les représentants du peuple, par le Parlement pour rendre des comptes. Déjà, là, on sortait de cette séparation, de cet équilibre des pouvoirs tel qu\'il devait rester tranquillement installé. Ensuite, cette commission n\'a absolument pas fonctionné comme d\'habitude dans sa forme, notamment à travers les débats télévisés. D\'habitude, justement pour préserver la sérénité de tels débats, de telles auditions et pour éviter que des vérités qui dérangent n\'aillent devant le peuple, on ne télévise pas ce genre de commission. Parfois, sur des sujets extrêmement éloignés des préoccupations des gens, extrêmement techniques comme on l\'avait vu pour le Rwanda, on prend ce risque. Là, d\'un coup, avec la commission Outreau, le peuple au nom duquel est rendue la justice convoquait, *via* ses représentants, la justice pour rendre des comptes devant l'assemblée des citoyens, la nuit, devant leurs écrans de télévision. Cette articulation totalement hors normes, ce dysfonctionnement formidable a donné un grand espoir démocratique. On en attend évidemment beaucoup de changements, beaucoup de réformes, beaucoup de modernisations. Je ne vais pas rentrer dans les mesures techniques judiciairo-judiciaires puisque je n\'y connais absolument rien, mais il est un point sur lequel les journalistes s\'interrogent beaucoup : le secret de l\'instruction. Ce secret de l\'instruction, dont la fonction est d\'être violée à condition, comme pour l\'histoire, qu\'on lui fasse de beaux enfants, c\'est-à-dire de beaux articles, il faudra lui régler son statut un jour. Est-ce qu\'on le maintient ? Mais alors on le fait respecter. Dans notre société de communication et de transparence, n\'est-ce pas une chimère un peu totalitaire que de vouloir le maintenir et le faire respecter ? Si on ne peut le faire respecter, on le supprime. Et là, on entre dans une ère de la transparence de la communication, de l\'instruction publique de la première à la dernière seconde. Comment faut-il faire ? Comment rendre cela public ? Faut-il non seulement filmer les différents épisodes, les interrogatoires, les gardes à vue, mais les diffuser, c\'est-à-dire que le peuple puisse, en permanence, se rendre compte par lui-même de ce qui s\'est passé dans telle garde à vue ou dans tel interrogatoire ? Le tenir à disposition sur des sites Internet de tout citoyen ? Faut-il avoir une instruction publique sans secret de l\'instruction mais avec des journalistes accrédités, c\'est-à-dire des journalistes dont on considère que le niveau technique et la connaissance du système leur permettent après de rendre compte sans s\'emballer, sans être manipulés par tel effet de manche ou tel accident d\'instruction ? On leur confie à eux, petite caste au sein des journalistes, journalistes accrédités, le rendu. Il serait compliqué de faire cela dans la profession. Pour nous, journalistes, le point de la réforme le plus prégnant est celui-ci. Moderniser la justice. Pardon d\'être provocateur, mais j\'ai l\'impression que, si la justice ne s\'est pas modernisée, c\'est parce qu\'elle n\'a pas voulu le faire. Je pense qu\'il y a eu et qu\'il y a une stratégie profonde d\'archaïsme dans la justice française parce que l\'archaïsme permet de prolonger certains pouvoirs, de prolonger certains fonctionnements et qu\'une excuse budgétaire a été brandie pour dire : *\"nous ne modernisons pas parce que nous n\'avons pas l\'argent pour le faire\"* alors que d\'autres professions bien moins puissantes dans la société, que ce soit l\'Education, beaucoup d\'autres professions publiques, partie de la fonction publique, ont réussi à obtenir les crédits qu\'il fallait à certains moment parce qu\'elles voulaient se moderniser. Je pense que la justice ne veut pas se moderniser parce qu\'elle veut rester absconse, incompréhensible, touffue vis-à-vis du peuple parce que, être incompréhensible c\'est déjà être puissant, c\'est déjà être terrible, c\'est déjà faire peur. On le voit dans l\'architecture des palais de justice tels qu\'ils ont été construits notamment au XIXe siècle où l\'on a bâti des architectures pour faire peur, et on le voit à l\'intérieur dans l\'architecture humaine : Ne soyons pas compréhensibles pour les citoyens même un peu éclairés. Ils nous craindront d\'autant plus. Dans ce pays, il y a une inculture terrible. C\'est pourquoi les intellectuels et les médias ne s\'y intéressent pas ; c\'est parce que l\'on n\'y connaît rien et que les citoyens, entre le Parquet et le Siège, n\'y ont jamais rien compris. Les appellations, les us et coutumes, les traditions \"folkloriques\" de la justice, tout cela participe de cette jungle qui rend la chose incompréhensible pour le citoyen. Le JLD, on s\'en passionne quand on est devant sa télévision, mais que sait exactement le citoyen de tout cet engrenage judiciaire ? On voit des noms, des appellations, des procureurs auprès des avocats, de ceci, de cela, un avocat général dont on voit qu\'il se comporte assez rarement comme un général et jamais comme un avocat. *(Rires.)* Les citoyens n\'y connaissent rien, et je pense que c\'est une stratégie tacite de la justice d\'entretenir cette ignorance. Ensuite, il y a une volonté de ne pas se moderniser parce que la technologie moderne, tous les moyens techniques possibles qui accélèrent évidemment la justice, diminuent la part d\'humain ; cette part machine à café que vous citiez tout à l\'heure. Mettre la technologie, mettre la modernité dans la justice, c\'est forcément diminuer le pouvoir des arrangements humains, du fonctionnement peut-être pas de la corporation, mais en effet des castes, de tout cet arrangement derrière le rideau, derrière la coulisse, qui fait la pâte de la justice et qui fait qu\'elle est injuste. Mais je conçois que ce propos puisse n\'être qu\'une provocation et ne pas correspondre à la réalité. Ce qui m\'intéresse plus, c\'est de voir comment, en réformant la justice, il faut se poser deux questions qui lui sont, à mon avis, préalables et qui, pour le journaliste cette fois-ci politique, ont été pour moi des choses très importantes de la législature que nous avons vécue et particulièrement de ces derniers quinze, dix-huit mois, d\'ailleurs de manière un peu concomitante avec l\'affaire Outreau. Qu\'est-ce que la loi ? On a du mal à rendre la justice et à réformer la justice parce que l\'on ne sait plus ce qu\'est la loi. On l\'a vu avec plusieurs épisodes de la vie parlementaire récente, les ordonnances. Le Parlement s\'est défaussé à travers les ordonnances sur le pouvoir exécutif de toute une série de domaines qu\'il aurait pu légitimement revendiquer. Mais il l\'a fait parce qu\'il a bien vu qu\'il est était plus efficace de procéder ainsi, qu\'il n\'aurait pas le temps, ni les moyens, ni la capacité de le faire par la loi. Donc, loi, décret, comment procéder par ordonnance ? Sur ce chapitre, on ne sait plus où est la loi, où elle commence, où elle s\'arrête. Je passe évidemment sur la lenteur qui fait que, d\'un fait divers qui propulse devant le Parlement l\'exigence d\'une loi jusqu\'au décret enfin pris au bas de la machine administrative et appliqué, des délais font que l\'on ne sait plus, quand la loi est appliquée, pourquoi on a un jour décidé qu\'il fallait faire une loi sur ce sujet. Qu\'est-ce que la loi ? Il y a eu ce problème des ordonnances, mais les 135 000 amendements sur GDF montrent bien aussi que l\'on ne sait plus à quoi sert la loi ni pourquoi faire des lois. Que le Parlement ait refusé une bonne partie de la réforme proposée par Jean-Louis DEBRE sur la fabrication de la loi montre aussi que les parlementaires ne veulent pas moderniser. Ils préfèrent continuer dans un conservatisme dont ils sont eux-mêmes les victimes. Les débats, là aussi incompréhensibles, techniques et inutiles sur le téléchargement relevaient de la même question. A quoi sert de faire une loi pour combattre des téléchargements qui sont pratiqués par tous les jeunes de ce pays ? Ils savent très bien qu\'ils ne seront jamais poursuivis par aucune police. La loi, qui n\'est pas encore entrée en discussion, est déjà inutile. Qu\'appelle-t-on \"loi\" ? Que n\'appelle-t-on plus \"loi\" ? Et, surtout, comment la fabrique-t-on ? Cela pose là le problème du Parlement puisque c\'est au Parlement que se fait la loi, que se dit la loi. On aura, dans cette campagne présidentielle, un débat sur les institutions. Il a été amorcé plusieurs fois. Tous les présidentiables l\'ont mis quelque part dans leur premier texte. Certains vont jusqu\'à dire VIe République, d\'autres, comme le candidat de l\'UMP disent : *\"non, ne changeons pas la Ve, changeons les pratiques\"* et nous proposent toute une série de changements de pratiques de nominations (le Président qui vient devant le Parlement), tellement énormes que cela veut dire changer la Ve République. La candidate socialiste, elle aussi, a inscrit au cœur de ses alliances internes au PS et au cœur de son projet l\'exigence portée par le thème VIe République de réforme des institutions. On va donc parler des institutions. Il se trouve que l\'on prend chaque fois ce débat dans les médias, aussi au bistro du coin parce que c\'est le plus accessible, mais également dans les discours politiques du pouvoir exécutif. Ah ! Oui ! Changeons les institutions ! Le Président de la République et le Premier ministre. Qui fait quoi ? A quoi cela sert-il ? Comment fait-on ? Je pense que ce n\'est pas le bon bout pour attraper le sujet. Le bon bout, c\'est le Parlement. Qui envoie-t-on au Parlement ? Comment sont-ils élus ? Pour quoi faire ? Comment le circuit d\'un texte de loi se fait-il, se construit-il au sein du Parlement ? Doit-on voter en commission ? L\'ordre du jour doit-il être rendu en majorité au Parlement ? Je pense que c\'est quand on aura résolu la nature du parlementaire et l\'architecture du Parlement, le fonctionnement de l\'horloge parlementaire, que l\'on aura une vue plus claire des institutions à réformer. Qu\'est-ce que la loi ? A quoi doit-elle servir ? Qu\'est-ce que le Parlement ? Comment doit-il travailler ? Je pense que, si l\'on répond à ces questions, on fait avancer la réforme de la justice hors des discussions techniques. - **M. Dominique LACAZE**. Merci. Je donne la parole à la salle. - **M. Paul-Albert IWEINS**- Président du Conseil national des Barreaux Nous avons hésité sur le titre de cette réunion, au mois de septembre 2006, entre \"La réforme, dos au mur\" ou \"La réforme dans le mur\". Nous verrons ce soir si nous avons eu raison de prendre \"dos au mur\". M. BARBIER a tout a fait raison d\'insister sur le secret de l\'instruction, que j\'ai longuement défendu comme avocat. Aujourd\'hui, je crois que c\'est une erreur de continuer de le défendre. L\'affaire d\'Outreau n\'aurait pas existé si les avocats de la partie civile ne s\'étaient pas cru dans une si belle affaire qu\'elle pouvait être ouverte au public, et que des journalistes assistant à l\'audience, en feraient des comptes rendus. Par nature, ces comptes rendu sont d\'abord défavorables aux accusés, puisque fondés sur le réquisitoire de l'accusation, et l'ordonnance de renvoi. Il a fallu du temps pour que la presse aide les avocats de la défense à remettre cette affaire dans le bon sens. On ne peut plus continuer à travailler comme nous le faisons. Vous avez raison de parler d\'arrangements, mais pas dans le mauvais sens du terme. C\'est un fonctionnement opaque dont le manque de transparence entraine les dysfonctionnements intolérables. Il faut empêcher qu'ils se reproduisent. - **M. Dominique LACAZE**. Merci. Qui désire prendre la parole ? - **M. Patrick DEVEDJIAN**, Député des Hauts-de-Seine. Deux observations à la suite des propos qui viennent d\'être tenus. La première : je crois que le problème majeur, Philippe HOUILLON l\'a dit, est l\'absence de confiance de notre peuple dans l\'institution judiciaire, dans la justice d\'une manière générale. C\'est d\'ailleurs, pour être honnête, quelque chose de très ancien. Déjà La Fontaine l'évoquait. Cela ne s\'est pas arrangé, voire constamment dégradé. C'est grave, face à une exigence démocratique qui, évidemment, est de plus en plus forte. Dès lors que les citoyens n\'ont pas confiance dans la justice, ils se sentent exonérés de toute obligation de civisme. Quand on ne croit pas que la société dans laquelle on vit est juste, soi-même, dans son comportement, on ne se sent pas obligé de faire certaines choses et c\'est donc très mauvais pour le moral d\'un pays. C\'est dire que le chantier est très vaste, puisqu\'il s\'agit de rétablir ou de reconstruire la confiance de notre peuple dans l\'institution judiciaire. C\'est la première observation que je voulais faire. Nous allons sans doute en parler toute la journée, mais, pour cela, beaucoup de choses sont à faire. Ma deuxième observation pour dire mon désaccord avec ce qu\'a dit Christophe BARBIER. Je pense que, malheureusement, et c\'est bien le fond du problème, la justice n\'est pas puissante. Son conservatisme, dont nous sommes tous acteurs, tous responsables, contribue au contraire à la rendre de plus en plus impuissante. C\'est bien le drame : elle est faible. Elle est même très faible. Ce qui est vrai dans ce qu\'a dit Christophe BARBIER, me semble-t-il, c\'est que le problème ne peut être isolé sur l\'institution judiciaire elle-même, qu\'il est lié à l\'ensemble de l\'organisation des pouvoirs dans notre pays, c\'est vrai. C\'est parce que l\'on a trop longtemps cru que la justice était trop puissante, dangereuse, que, finalement, notre système institutionnel a été aussi souvent bâti, construit, développé pour toujours réduire un peu plus la force de la justice. D\'abord, il n\'y a pas de séparation des pouvoirs ; il est inutile d\'invoquer Montesquieu. Il n\'y a absolument aucune séparation des pouvoirs dans notre pays, et cela depuis très longtemps. La Ve République n\'a rien arrangé, mais il n\'y en a pas. D\'abord, il n\'y a pas de pouvoir judiciaire. Il y a une autorité judiciaire. Le Président de la République est président du Conseil supérieur de la magistrature, le chef de l\'exécutif et le chef du judiciaire. Il n\'y a évidemment pas du tout de séparation des pouvoirs de ce point de vue ; c\'est une certitude. De même, pour la justice de l'ordre administratif, séparée de celle de l'ordre judiciaire en cause aujourd'hui, il faut rappeler que le Premier ministre est président du Conseil d\'Etat. Vous me direz que c\'est symbolique, mais ce symbole a une grande force, une grande signification que le Premier ministre soit président du Conseil d\'Etat, c\'est-à-dire que le signataire d\'un certain nombre d\'actes administratifs en est, en principe, le juge. C\'est douteux tout de même. - **M. Philippe MARCHAND**, ancien Ministre conseiller d\'Etat Tous les parlementaires qui sont là savent que l\'on codifie à droit constant. Cela les passionne d\'ailleurs. Si l\'on prend le Code administratif - et je dis cela très amicalement à Patrick Devedjian -, même à droit réputé constant, un article a été modifié. Si vous prenez le Code administratif, vous découvrez, sans que le Parlement ne se soit préoccupé de cela, une réforme qui n\'est pas totalement neutre. Maintenant, on lit : *\"le Conseil d\'Etat est présidé par son vice-président. Toutefois, le Premier ministre peut présider en assemblée générale sur le plan administratif\"*. Dire que le Premier ministre est président du Conseil d\'Etat n\'a aucun intérêt. - **M. Patrick DEVEDJIAN**. Cela a un grand intérêt parce que cela montre le désir du Conseil d\'Etat de s\'affranchir de la tutelle du Premier ministre. C\'est une évolution possible. Ce qui a été amorcé par Lionel JOSPIN pourrait être continué. Je pense finalement que beaucoup de réformes sont nécessaires et beaucoup de réformes ont été faites dans le passé. Il ne faut pas dire que le système est conservateur. Il y a eu tellement de réformes, mais qui ont toutes été des réformes à la marge. La vraie réforme, les vraies réformes qu\'il faut faire, je crois que ce sont des réformes d\'organisation de la justice. Bien sûr, il y a des questions de liberté que je ne mésestime pas (la question de la garde à vue, la question de la détention provisoire), il y a de vraies questions de liberté qu\'il faut traiter, et les questions financières aussi, mais pour pouvoir les traiter, il me semble que la priorité est de s\'attaquer à l\'organisation même de la justice qui, dans son fonctionnement, est effectivement d\'un grand archaïsme, mais cela a été souvent voulu et non pas, à mon avis, par le corps judiciaire, mais par tous ceux aux alentours, politiques compris, qui en ont grand peur. - **M. Bruno THOUZELLIER,** Président de l\'Union syndicale des magistrats En écoutant Christophe BARBIER, en oubliant le caractère provocateur de ce qu\'il a dit, finalement, il compare les magistrats à des personnages un peu ridicules de pièces de Molière. Je me disais que l\'on pourrait lui suggérer cette proposition de Jules Grévy au début de la IIIe République : *\"en matière de réforme de la justice, de la magistrature, finalement, la seule réforme que j\'envisage est sa suppression\"*. Ce que vous dites est talentueux et drôle, mais c\'est très inquiétant parce que cela révèle l\'état de délabrement d\'une société dans laquelle chaque institution reporte sur l\'autre la responsabilité du naufrage général. Le journaliste nous explique pourquoi le Parlement fonctionne mal, pourquoi les magistrats sont dans une tour d\'ivoire, qu\'ils ne veulent entendre ni voir personne. Le parlementaire nous explique pourquoi l\'autorité judiciaire est totalement coupée des réalités et pourquoi elle manque de la confiance du pays. J\'ai vu des sondages et j\'ai malheureusement constaté que le monde politique comme le monde judiciaire ne bénéficient pas de la confiance du pays exactement dans les mêmes conditions. Si nous nous interrogions pour savoir pourquoi, d\'un point de vue institutionnel général, les choses ne fonctionnent pas et peut-être chacun est-il un peu responsable aussi des problèmes de l\'autre, plutôt que de reporter systématiquement sur chacune des institutions ce qui ne fonctionne pas chez soi. Je soulève ce premier point parce qu\'il me paraît essentiel d\'essayer d\'avoir une vision synthétique des problèmes de la société française. Parce que nous, magistrats, nous vivons au sein de la société, nous en sommes un des enjeux, mais nous en vivons tous les jours les problématiques, les tensions. Nous ne sommes absolument pas déconnectés des réalités. Quand vous êtes magistrat à Bobigny, quand vous êtes magistrat à Créteil, croyez-moi, vous ne vous coupez pas des réalités. Vous êtes au cœur des misères, des tensions, des insultes. Vous vivez ce que vivent quotidiennement les gens de ces départements, vous vivez la violence, vous vivez les confrontations sociales. Dire que les magistrats se retirent dans une sorte de splendide isolement ma paraît franchement, totalement contraire à la réalité. Je me permets de vous le dire. Nous essayons désespérément de faire notre métier qui est un métier, par définition, à risque, qui est un métier de plus en plus contesté dans une société qui ne supporte plus l\'autorité, q y compris évidemment celle de la justice. Par définition, nous sommes là pour arbitrer des conflits, pour décider à un moment ou un autre qui a raison, qui a tort. Ce métier est donc impossible dans la conjoncture présente. Dernière chose, mais nous en reparlerons certainement, j\'ai constaté deux problèmes soulevés à l\'occasion de la commission d\'enquête parlementaire sur Outreau : 1. La détention provisoire est le problème de fond puisque toutes ces personnes, qu\'on le veuille ou non - je sais que cela choque - ont été acquittées, que ce soit au stade de la première cour d\'assises ou au stade de la cour d\'assises d\'appel. Je constate que la détention provisoire est pour l\'instant le seul point qui n\'a, à aucun moment, été abordé à l\'occasion des réformes. Nous savons même que M. CLEMENT nous avait dit qu\'un JLD collégial, qu\'une collégialité de la détention provisoire coûtait trop cher et qu\'il n\'en était donc pas question. 2. J\'ai noté avec beaucoup d\'intérêt - M. VALLINI et M. HOUILLON l\'ont dit et l\'ont écrit - qu\'il n\'y aurait pas de réforme sérieuse et solide de la justice en France si un budget digne de ce nom n\'était pas préalablement mis en œuvre. Ils ont même écrit que réformer hors de tout effort budgétaire serait irresponsable. J\'espère que l\'on va pouvoir parler tout à l\'heure des aspects judiciaires dans la responsabilité et dans l\'honnêteté de chacun. - **M. Dominique LACAZE** Il m\'a été demandé la parole par M. CHOQUET et par M. NALLET. - **M. Henri NALLET**- Ancien ministre. J\'ai été Garde des Sceaux pendant un temps. Je voudrais profiter de la présence de Patrick DEVEDJIAN, d\'André VALLINI et de M. HOUILLON pour poser une question en m\'inscrivant dans la perplexité qu\'a exprimée André VALLINI. Je suis tout à fait d\'accord avec lui sur ce thème de la réforme de la justice. Quand on m\'a invité ici, je me suis dit : *\"ils ont du courage pour reprendre encore ce thème, une fois de plus, depuis vingt-cinq ans, tous les ans\"*, mais il est pas mal d\'en rediscuter quelque temps avant une élection présidentielle. La perplexité qu\'exprime André VALLINI, je la prolongerais. Il faut être assez \"gonflé\" aujourd\'hui pour parler de la réforme de la justice après ce que l\'on a connu au cours des dernières années. En 1997, un Président de la République de droite créait une commission de réflexion sur la réforme de la justice avec l\'accord d\'un Premier ministre de gauche, Cette commission a été présidée par le magistrat le plus respecté de sa génération, Pierre TRUCHE. Elle a entendu je ne sais combien de personnalités dont beaucoup sont ici, fait un rapport absolu magnifique et\... Pschit... Quelques années après, survient Outreau. On vit une tragédie. Cette tragédie n\'est pas tellement tel ou tel, telle ou telle fonction, c\'est tous les Français qui la découvrent se disent : *\"cela pourrait m\'arriver\"*. Le scandale est que l\'Institution n\'est pas capable de se rendre compte de l\'injustice qu\'elle en train de produire. C\'est cela le plus choquant, le plus frappant. Le travail que vous faites est admirable. Je pense que vous avez, les parlementaires, montré que le Parlement n\'a pas besoin d\'une réforme constitutionnelle et du passage à je ne sais quelle république pour remplir sa fonction. Ce que vous avez fait est formidable. Pas simplement du point de vue de l\'intérêt de la population, mais aussi d\'un point de vue politique. Je le souligne et je vous en remercie. Dans cette tragédie, répétition sous forme tragique de ce qui avait été fait quelques années auparavant, vous arrivez à des conclusions consensuelles pour réformer la justice et\... Vous l\'avez dit vous-même, vous avez été très modéré, moi aussi je suis très modéré, je pense que c\'est assez difficile, mais, bien. Ma question est la suivante. Je voudrais la poser à Patrick DEVEDJIAN parce qu\'il travaille avec un des candidats à la présidentielle et je voudrais la poser aussi à André VALLINI parce qu\'il travaille avec une candidate à la présidentielle. Je voudrais que vous nous disiez comment vous pensez qu\'il faut s\'y prendre. Le contenu de la réforme, tout le monde est à peu près d\'accord. On va faire la détention, le juge d\'instruction, le parquet indépendant, on a des bibliothèques, on a des rapports, on sait ce qu\'il faut faire. Il faut que l\'argent coule... Evidemment. Mais comment fait-on ? Autrement dit, consulte-t-on - la démocratie - tout le monde ? C\'est là que je pourrais simplement faire référence à ce que j\'ai connu : si vous consultez tout le monde, rien ne sortira. Demandez à Me NATALI que l\'on réforme la carte judiciaire. Vous verrez !  Je voudrais que vous répondiez à cette question. Je voudrais aussi que vous répondiez à une deuxième question que je trouve très liée à la manière dont on va s\'y prendre. Nous dirons les uns et les autres tout ce qu\'il faudrait faire pour réformer la justice, mais n\'y a-t-il pas deux conditions à cette réforme ? Je voudrais aussi avoir votre point de vue. La première condition est que l'on arrête cette espèce de flot ininterrompu de textes législatifs et réglementaires. Comment une institution, quelle qu\'elle soit, peut-elle fonctionner correctement dans une instabilité pareille ? Je sais bien qu\'il ne faut pas limiter les droits du Parlement, mais avez-vous réfléchi à cela ? Avez-vous une proposition à faire ? Comment pourrait-on s\'y prendre pour que cela ne change pas tous les six mois à peu près ? La deuxième condition - je ne quitterai pas la salle sans avoir entendu les positions des uns et des autres - touche-t-on, oui ou non, à la gouvernance du système ? Va-t-on continuer à réclamer de l\'argent pour le mettre dans un système qui n\'est pas capable de le gérer parce qu'il ne dispose d'aucun gestionnaire compétent ? Pourquoi voulez-vous qu\'un magistrat, formé à l\'école de Bordeaux, soit un spécialiste de la gestion financière, administrative et des relations humaines d\'une cour d\'appel ? *(Réactions de l\'auditoire.)* Là-aussi, je porte ma part de responsabilité. J\'ai été le Garde des Sceaux qui a interrompu la fameuse informatisation de la chaîne civile et de la chaîne pénale qui avait déjà coûté 2,55 milliards de francs. Sur ce point aussi, il me semble que c\'est une sorte de préalable à la réforme. Je voudrais que vous me disiez aussi comment vous pensez que l\'on pourrait y arriver. Après, pour tout le reste - je rejoins là encore M. HOUILLON et André VALLINI - on sait ce qu\'il faut faire. On le fera. C\'est à peu près possible. Simplement, tant que nous n\'avons pas une méthode et une sorte de proposition politique aux Français sur \"oui, on va la réformer\", j\'ai bien peur qu'ils soient très déçus parce que, une fois de plus, rien ne sortira de bien clair. Voilà la question à laquelle je voudrais que vous répondiez. - **M. Dominique LACAZE**. On commence par la gauche. *(Sourires.)* - **M. Patrick DEVEDJIAN**. Je crois qu\'Henri NALLET a posé la vraie question, effectivement, tout le monde sait ce qu\'il faut faire. Les rapports, il y en a eu, des consultations, il y en a eu, il y en a encore et c\'est innombrable. La vraie question est le comment. Le comment, pardon de le dire ainsi, Nicolas SARKOZY a dit sa méthode : tout dire avant tout faire après. Dès lors que, dans la campagne électorale - c\'est bien qu\'il y ait les Entretiens de Saintes pour cela - les uns et les autres nous prendrons un certain nombre d\'engagements, celui ou celle qui sera élu(e) pourra considérer qu\'il a reçu mandat de le faire. Il n\'aura donc pas ensuite le devoir de procéder à ces fameuses consultations puisqu\'elles auront eu lieu pendant la campagne électorale. C\'est un peu comme quand François Mitterrand, en 1981, a dit qu\'il était pour l\'abolition de la peine de mort et ensuite il a été élu. C\'était dans son projet explicitement et il avait donc le mandat pour le réaliser. S\'agissant de la carte judiciaire, nous avons affirmé et nous le répèterons au long de cette campagne que nous sommes pour une réforme profonde, forte de la carte judiciaire. Je suis désolé de le dire dans le département de Charente Maritime où il y a trois TGI... *(Réactions de l\'auditoire)*, c\'est un engagement que nous prenons. Nous sommes même allés un peu plus loin. J\'ai dit à André VALLINI que je m\'engageais, si son camp gagnait, à ce que le mien soutienne cette réforme s'il la faisait. - **Un Intervenant**. Bravo ! - **M. André VALLINI** Je serai très court, car il ne faut pas monopoliser la parole ; le procureur de Montgolfier me disait : *\"il n\'y en a que pour les avocats\"*. *(Rires.)* Un mot sur ce qu\'a dit Patrick Devedjian, sans esprit polémique aucun. Je suis d\'accord avec lui quand il dit qu\'il y a un problème de confiance de la population, des citoyens envers leur justice ; Philippe HOUILLON l\'avait dit aussi. Sans esprit polémique, vraiment, et avec beaucoup de sérieux, il faut que tous les responsables politiques prennent garde à ne pas alimenter la défiance des citoyens envers leur justice. Lorsqu\'un ministre d\'Etat, ministre de l\'Intérieur, stigmatise les juges à longueur d\'année, dénonce le laxisme des magistrats de Bobigny, dit qu\'un juge devra payer pour sa faute, comment voulez-vous que les citoyens ne se mettent pas à douter eux-mêmes de la justice ? Il faut faire attention à cela. C\'est sans esprit polémique ; je le ressens profondément. Sur les réformes, certaines ont eu lieu, et elles ont failli réussir. Je veux rappeler d\'abord une réforme qui a réussi, qui a été saluée, y compris par M. DEVEDJIAN comme une grande loi de liberté, et vous aviez dit vous-même qu\'elle n\'allait pas assez loin : la loi présomption d\'innocence en juin 2000 qui a fait progresser les choses. La loi chancellerie parquet en 1998 et la réforme du CSM toujours autour des années 98, 99, 2000. Ces deux dernières réformes, le CSM et le parquet, ayant été bloquées dans les conditions dont chacun se souvient, mais on avait quand même commencé à faire des choses en profondeur et qui allaient, selon moi, dans le bon sens. Un mot sur demain. Je ne sais pas ce que Nicolas SARKOZY dira puisqu\'il fera tout ce qu\'il aura dit. Pour le moment, attendons ce qu\'il va dire sur la justice. Ségolène ROYAL s\'exprimera sur la justice prochainement. J\'y travaille beaucoup avec quelques amis magistrats, avocats, justiciables. Ce que je vais lui suggérer, et j\'espère qu\'elle le retiendra, c\'est que, si elle est élue, elle fera en sorte que tout le rapport Outreau soit mis en œuvre. Il a été voté à l\'unanimité par la droite et par la gauche, ce qui est une sécurité au niveau du Parlement puisque, si tout va bien et si les gens sont logiques avec eux-mêmes, les députés donc de l\'opposition, si nous gagnons, voteront ces réformes. \"Il suffit\", si j\'ose dire, de mettre en œuvre le rapport Outreau, y compris dans son aspect budgétaire puisque nous parlons du budget, monsieur Thouzellier, dans le rapport Outreau, y compris dans son aspect organisationnel puisque nous parlons de la carte judiciaire. Je prends l\'engagement réciproque, Patrick Devedjian, de vous soutenir si vous réformez la carte judiciaire si votre camp l\'emporte. Donc, sur le plan budgétaire, sur le plan de la carte judiciaire et bien sûr sur le plan des réformes de procédure, je pense qu\'une chose est à faire : appliquer un rapport voté à l\'unanimité par toute l\'Assemblée nationale il y a quelques mois. Ne focalisons pas tout le débat sur la justice sur la justice pénale. Nos concitoyens attendent aussi autre chose en matière de justice. - **M. Claude CHOQUET**- Magistrat. Je suis juge d\'instruction à Marseille et président de l\'Association française des magistrats instructeurs. La commission d\'Outreau, nous l\'avons vécue de manière un peu difficile au début, il faut le dire, et nous avons trouvé (je parle pour mon association) que c\'était une merveilleuse façon de rendre au peuple la possibilité de réfléchir à la justice, ce qu\'il n\'avait jamais fait jusqu\'à maintenant. Nous constatons de manière globale que personne ne comprend rien à notre système judiciaire. Ce n\'est pas parce que l\'on est compliqué. Au fond, ce n\'est pas compliqué quand on est dedans, n\'est-ce pas ? Il faudrait apprendre à l\'école comment cela fonctionne. Il y a peut-être à réfléchir à une éducation civique sur la justice. L\'expérience d\'Outreau est effectivement éloigner les spécialistes de leur monde clos. Toutes ces réformes dont on parlait avant étaient débattues entre nous, entre spécialistes, entre avocats, magistrats et quelques parlementaires qui n\'étaient ni l\'un ni l\'autre. Ne perdons pas cet acquis extraordinaire d\'Outreau et vite, vite, remettons l\'ouvrage sur le métier. Dans les réflexions qui viennent d\'être dites, je suis désolé de revenir sur la carte judiciaire, tout est entre vos mains vous, les hommes politiques, car on ne pourra pas réformer la justice sans réformer la carte judiciaire. Je crois que c\'est la première chose qu\'il faudra faire quand on démarrera une nouvelle législature. Beaucoup de questions sont liées à la réforme de la carte judiciaire, en particulier au niveau de l\'instruction. Constituer des pôles d\'instruction - qui est une bonne mesure -, on ne le règlera en grande partie qu\'en réformant la carte judiciaire, mais nous rentrerons peut-être mieux dans le détail cet après-midi. La question de la détention provisoire, sur laquelle le projet qui a été voté récemment ne dit rien, sera aussi résolue en grande partie avec la carte judiciaire parce que la détention provisoire, il faut une collégialité, c\'est cela la réponse... Cela permet de mutualiser les moyens, etc. Il faudrait donc commencer par-là, et je reconnais qu\'il faut un certain courage politique. Je vous le souhaite et j\'espère que vous l\'aurez. - **M. Dominique LACAZE** J\'espère qu\'il y a autre chose pour réformer la justice que la simple réforme de la carte judiciaire. - **M. Claude CHOQUET**. C\'est fondamental. - **M. Dominique LACAZE** Monsieur de Montgolfier. - **M. Eric de MONTGOLFIER**- Procureur de la république. Je m\'étais habitué au silence. A dire vrai, je me demande ce que je viens faire dans ce débat tant il est peu judiciaire à mon sens. C\'est un débat politique. Comme tous ceux qui ont pu assister à la publicité faite autour des travaux de la commission d\'enquête parlementaire, nonobstant les réticences constitutionnelles que j\'avais sur l\'intervention de la commission sur un dossier pénal particulier, je m\'étais réjoui de ce qui s\'était passé, moins au Parlement qu\'à Outreau en définitive, en me disant : *\"enfin, après tant d\'expériences malheureuses, tant d\'avatars, tant d\'erreurs judiciaires, on va enfin se préoccuper de ce qu\'ils méritent\"*. Je me souvenais de M. NALLET qui avait tenté d\'implanter une nouvelle carte judiciaire, le retrait de celle-ci sous la pression des uns et des autres, des magistrats et des politiques. C\'était plutôt bon signe. Enfin, la politique se préoccupait de la justice. J\'avais cru. J\'avais cru parce que j\'ai regardé les résultats. Ils sont plutôt minces. On peut toujours s\'en contenter en se disant que c\'est mieux que rien. Je suis désolé, cela ne me contente pas. Monsieur Barbier, vous avez fait un constat tout à l\'heure. Je ne réfute pas ce constat. Je dis simplement qu\'il a un gros défaut : vous nous appelez à l\'autogestion parce que vous nous expliquez qu\'il faut qu\'on se réforme. Est-ce à nous de nous réformer ? Est-ce à nous de changer le folklore ? Est-ce à nous de modifier les palais et de les rendre accessibles au public ? Est-ce à nous de faire moins de lois ? De les rendre plus accessibles ? Est-ce à nous aussi de faire en sorte que la justice pénètre dans la démocratie ? Je ne le crois pas. Nous sommes une autorité, l\'autorité judiciaire, mais nous n\'avons pas la maîtrise de la loi. Nous n\'avons pas la maîtrise de l\'organisation. Il est vrai que les politiques, M. DEVEDJIAN l\'a dit à juste titre, ont peur de la justice. S\'ils avaient moins peur de la justice, cette réforme serait faite depuis longtemps. Quand le Garde des Sceaux vient nous expliquer que la réforme du CSM ne se fera pas parce que les magistrats n\'en veulent pas, c\'est un scandale démocratique. C\'est ainsi que je le vis. Ce n\'est pas à nous, et cela ne peut être à nous de décider de la manière dont nous fonctionnons. Notre tâche, même si vous pouvez contester l\'expression, est de rendre la justice. Monsieur NALLET a raison, il y a des années que l\'on aurait dû mettre des administrateurs, de vrais administrateurs au cœur de la justice. Il est vrai que nous ne sommes pas formés, si peu à la justice, mais encore moins à l\'administration et à la gestion. Mais est-ce nous qui avons désigné les administrateurs ? Non. Le débat est politique. Il est électoral en ce moment. Je suis lassé de voir que l\'on a tellement d\'idées avant des élections et si peu après, mais peut-être finira-t-on par avoir des idées après celles que l\'on a eues avant ? Si l\'on peut faire avancer un peu les choses, j\'en serais heureux. Mais ne rêvez pas. Ce n\'est pas une réforme de la justice dont nous avons besoin. C\'est d\'une révolution de la justice. Aujourd\'hui, il faut modifier la justice en profondeur dans son organisation, dans ses structures, la formation des juges, tout un ensemble de choses doivent être décidés, mais, franchement, pas par nous. Par vous, les politiques. - **M. Christophe BARBIER**. Un mot très bref. Si, c\'est à vous, vous le dites vous-même : une révolution sera faite de l\'intérieur. La réforme peut tomber du haut. La révolution n\'est faite que de l\'intérieur. La gestion, il n\'y a pas un principal de collège aujourd\'hui qui n\'a pas de responsabilité économique et financière, et demain peut-être aura-t-il la responsabilité des recrutements des professeurs dans son établissement. Il n\'y a pas un chef de service dans un hôpital que l\'on n\'a pas obligé à prendre sur lui la responsabilité financière. S\'il n\'y a pas de formation à la gestion et à l\'économie à l\'Ecole nationale de la magistrature, ce n\'est pas de la faute du ministre de l\'Education ou du ministre de la Justice. C\'est vous, les magistrats, qui devriez la prendre, la donner. Faites-la votre révolution. *(Réactions de l\'auditoire.)* La carte judiciaire, le problème n\'est pas de savoir si vous devez la faire ou ne pas la faire. C\'est pourquoi vous ne l\'avez pas déjà faite. La démographie du crime et de la société ont évolué. Vous auriez déjà dû la faire. Il n\'y a pas encore une informatisation totale. Vous n\'êtes pas à la pointe de l\'informatisation. A qui la faute ? Faites-la la révolution, faites-la de l\'intérieur ! - **Un Intervenant**. Juste un mot pour nuancer le propos de M. de MONTGOLFIER et rappeler que la formation des magistrats ou des élèves magistrats est assurée par les magistrats. La carrière est assurée par les magistrats. La discipline est assurée\... Mais si ! Au ministère de la Justice, le Garde des Sceaux est entouré de magistrats. Que les politiques soient responsables de la réforme, oui, mais que les magistrats y apportent leur pierre en termes culturel me paraît totalement indispensable. - **M. Dominique LACAZE**. Monsieur Le Bouillonnec. - **M. Jean-Yves LE BOUILLONNEC**- Député du Val-de-Marne, maire de Cachan. J\'ai siégé à la commission d\'enquête parlementaire d\'Outreau. Qu\'a montré l\'enquête parlementaire ? Que personne n\'était épargné par ce qu\'il s\'était passé. Aucun élément, aucun acteur n\'était épargné, y compris les médias et bien entendu y compris le politique. Je n\'imagine pas qu\'il y ait une réforme de la justice à laquelle j\'aspire et pour laquelle j\'ai voulu conclure, dans l\'unanimité avec mes collègues, ce grand projet par la commission d\'enquête, s\'il n\'y a pas d\'abord, par chacun des acteurs, quels qu\'ils soient (expert, juge, enquêteur, acteur social, acteur social, autorité publique) une reconnaissance du rôle de l\'autre. Construire la justice sur la revendication de ce que chacun fait comme étant au cœur de la réforme judiciaire, sans tenir compte du *consolidum* nécessaire à l\'acte de justice, qui exige la participation de tous, est une utopie. C\'est pour cela que l\'on est dans la \"panade\". Hier soir, nous avons eu un moment extraordinaire, c\'était génial. Mais si j\'avais eu mes électeurs, ils auraient voté à l\'unanimité pour moi hier soir ou pour M. DEVEDJIAN s\'il avait été à ma place. Nous avions le juge d\'instruction, le procureur et l\'avocat. Au bout de vingt minutes, le politique qui posait des questions s\'est trouvé au centre d'une polémique. Nous comptions les points. Je veux simplement dire que chaque acteur de la justice doit reconnaître la primauté non pas seulement de son rôle, mais du rôle de l\'autre, le policier, l\'avocat. Qu\'a-t-on dit sur l\'avocat dans les commissariats ? L\'intérêt de la sécurité publique ne peut être négligé par la défense. Le juge, les conditions matérielles dans lesquelles s\'exerce son travail. J\'essaie simplement de dire que ce qui fait actuellement défaut à la capacité de la justice de se faire réformer par le politique, c\'est le politique qui doit réformer la justice, c\'est la capacité de ses acteurs à accepter d\'être remis en cause eux-mêmes. C\'est tellement vrai que le lendemain, la commission est allée chez le Garde des Sceaux, forte de son unanimité et se disant : *\"on a entamé le grand jour\"*. Hélas, nous sommes ressortis complètement KO. On peut le dire, Président, monsieur le Rapporteur, nous sommes tous sortis KO. Autant nos camarades de l\'UMP que ceux de l\'opposition, nous étions KO parce que nous avons bien compris que le Garde des Sceaux, qui n\'en assume d\'ailleurs pas lui-même la responsabilité, était dans l\'incapacité d\'ouvrir immédiatement le chantier qu\'appelait ce témoignage unanime des élus de la nation. C\'est le vrai problème. Tous les acteurs étaient en cause, des policiers jusqu\'aux magistrats. Tout le monde était remonté au créneau pour dire : *\"moi, je, moi, je, moi, je\"*. Je crois que si l\'on veut entamer une réforme de la justice, il faut commencer par le fait que chacun accepte que cette réforme ne passera pas par son seul processus, par son seul problème, par ses seules exigences et par son quant à soi, mais par le fait que l\'acte de justice est construit dans la chaîne de la justice. Puisque nous y sommes, je dis que des Entretiens comme ceux d'aujourd\'hui doivent servir à faire comprendre à tout le monde l\'exigence que tout le monde doit participer à la réforme et que l\'on ne peut pas satisfaire les intérêts des uns contre les autres. Il faut bien entendu réformer la carte judiciaire. Aucun Garde des Sceaux ne peut faire un pas sans se faire \"flinguer\" par tous les maires, mais aussi par les bâtonniers, mais aussi par les présidents des tribunaux, mais aussi par le journal du canton. C\'est cette réalité qu\'il nous faut dépasser. Je souhaite que l\'on ne l\'oublie pas. Sinon, nous ne construirons rien. - **M. Dominique LACAZE** La parole est à Frank NATALI, qui va se présenter. - **M. Frank Natali**- Avocat Je suis président de la Conférence des bâtonniers qui représente l\'ensemble des barreaux de province (180) et 26 000 avocats. Je suis ravi d\'être à Saintes, quand on sort des Entretiens de Saintes, on a l\'impression d\'être un peu plus intelligent. Je suis d\'autant plus ravi que nous avons aujourd\'hui devant nous des interlocuteurs prestigieux qui sont aujourd\'hui aux commandes. Je vais profiter de l\'occasion inespérée qui m\'est donnée pour les interpeller, notamment sur le projet législatif actuellement soumis au Parlement. Je veux bien que l\'on nous explique ce que l\'on fera demain, mais j\'aimerais bien savoir ce que l\'on fait aujourd\'hui. Or, un vote va avoir lieu au Sénat sur la loi présentée par le ministre de la Justice pour équilibrer la procédure pénale. Ce texte, qui a été déposé et sur lequel a été mise l\'urgence sera donc voté au Sénat et, si le Sénat adopte certains amendements, fera l\'objet d\'une commission mixte paritaire qui sera la commission décisionnelle dans laquelle, j\'imagine, Mr Houillon, vous serez présent en tant que président de la commission des lois. Ce qui m\'intéresse, c\'est de savoir ce que vous allez voter demain, pas ce que vous allez faire après demain. Quoi que, nous pouvons déjà en parler puisque j\'ai compris que le débat d\'après-demain se fait aujourd\'hui, notamment sur la carte judiciaire. S\'agissant des barreaux et notamment la Conférence, nous avons bien l\'intention d\'interpeller tous les candidats à l\'élection présidentielle sur leurs projets. Les projets ne sont pas des projets sur des structures mais sur certains principes. Je vais soumettre à la réflexion des législateurs ici représentés quelques propositions de réformes qui peuvent être adoptées dans quelques jours, notamment si le législateur s'y intéresse. Nous verrons s\'il les prend ou s\'il ne les prend pas. En fonction de ce qu\'il aura pris et de ce qu\'il n\'aura pas pris, nous pourrons apprécier sa volonté politique de contribuer, en application de l\'article 6 de la Convention européenne des Doits de l\'Homme, aux procès équitables, au renforcement du contradictoire, au respect des droits de la défense, au respect de la justice de proximité, au respect de l\'accès au droit. J\'ai ici les 104 amendements soumis au débat du Sénat. Dans ces amendements, certaines propositions sont reprises en matière de garde à vue : 1. Présence de l\'avocat en garde à vue. Etes-vous pour ? Etes-vous contre ? Allez-vous le voter ? 2. Notification des charges à une personne placée en garde à vue. Vous avez vu dans un drame récent ce qu\'il s\'est passé à l\'occasion d\'une garde à vue. Est-il normal que l\'on notifie à une personne placée en garde à vue le droit au silence ? A-t-elle la possibilité, comme c\'est le cas dans de nombreux pays européens, d\'être assistée d\'un avocat lors ses auditions par les enquêteurs ? Est-ce, oui ou non, vous êtes pour ? Allez-vous le voter demain ? S\'agissant de la détention provisoire, trouvez-vous normal que le critère de l'atteinte à l\'ordre public soit toujours maintenu dans les textes ? Allez-vous voter l\'amendement qui a été présenté au Sénat ? Le retiendrez-vous dans le cadre de la commission mixte parlementaire ou allez-vous vous contenter de le retirer simplement dans le cas du renouvellement de mandat de dépôt en matière criminelle comme c\'est dans le texte actuellement ? Allez-vous limiter la durée de la détention provisoire à un an en matière correctionnelle et à deux ans en matière criminelle, comme cela a été proposé par la commission d\'enquête et comme cela a d\'ailleurs été proposé par M. le procureur général VIOU dans l\'excellent rapport qu\'il avait fait avant même la commission d\'enquête d\'Outreau ? Allez-vous accepter, oui ou non, que l\'audience à six mois prévue à la chambre de l\'instruction soit de droit et non plus soumise au filtre du président de la chambre de l\'instruction qui, nous le savons, n\'ayant pas les moyens de gérer les dossiers, refuse systématiquement nos demandes ? Allez-vous, dans le cadre de l\'enquête préliminaire... Excusez-moi, mais ce sont des choses concrètes que les avocats et les citoyens attendent. Nous ne pouvons nous contenter de propos d\'ordres généraux, de bonnes intentions. Je veux, je pense qu\'il est normal que l\'on profite de ces Entretiens, alors que le débat parlementaire est en cours, que ces amendements vont être proposés au Sénat, que la plupart de ces propositions ont d\'ailleurs été votées par la commission d\'enquête, il n\'est pas trop tard. Vous pouvez, monsieur le président de la commission des lois, si le Sénat dit \"oui\" à ces propositions d\'amendement, dire \"oui\" en commission mixte, et ce sera, je vous le dis, une grande avancée pour le respect des droits de la défense. Etes-vous d\'accord pour que, en matière d\'enquête préliminaire... On parle beaucoup de l\'instruction. L\'instruction représente 5 % du contentieux. 95 %. A-t-on droit à un statut au droit des victimes ? A-t-on droit à un statut du droit du mis en cause ? Je terminerai en deux mots parce que je ne veux pas engager de polémique à ce stade ; cela n\'a aucun intérêt. Ce qui est intéressant, c\'est que l\'on ait tous le même souci qui est un bon fonctionnement de la justice, et je crois que tous ceux qui sont ici dans cette enceinte le partage. Quand on nous dit : \"la carte judiciaire\", en soi, je ne sais pas ce que c\'est. Ce que je sais, ce sont des questions simples : Comment organise-t-on une justice pour que le citoyen ait un accès au juge facile ? Est-il normal qu\'il puisse avoir des avocats là où il habite ? Faut-il contribuer au maintien du lien social en maintenant la présence de juges qui vont vers le justiciable au lieu que ce soient toujours les mêmes ritournelles où le justiciable partira vers la région, vers la centralisation et c\'est lui qui devra se déplacer ? Ne faut-il pas penser autrement ? Ne faut-il pas penser la place du juge qui se déplace en cas de besoin vers le justiciable ? Voilà effectivement comment cela se passe dans de nombreux pays. Je demande juste une chose : par pitié, entendez-nous, écoutez-nous, consultez-nous. Travaillez avec les magistrats ; ils sont 7 000. Il y a 150 000 policiers en France, il y a 7 000 magistrats et on leur demande des missions impossibles. Les avocats, nous sommes, au niveau notamment de la défense du quotidien des plus pauvres, dans des situations parfois dramatiques, à tel point qu\'il a fallu que les avocats descendent dans la rue pour dire : *\"Nous en avons assez. Nous voudrions pouvoir faire notre métier normalement\"*. Quant au budget, on peut toujours éluder en disant, comme vous l\'avez dit avec talent, monsieur Barbier, ce n\'est pas un problème financier. Mais trouvez-vous normal qu\'en France 2,34 % du budget de la nation soit consacré au budget de la justice et 0,80 % soit effectivement au fonctionnement des juridictions, et 5,4 % de ces 2,34 à l\'accès à la justice. La commission d\'enquête avait une dernière proposition. J\'ai lu tout le rapport : passionnant, génial ! Un travail formidable ! Je suis pour le débat ; je l\'ai dit à M. HOUILLON, je l\'ai dit à M. VALLINI. Elle terminait par une proposition : passer le budget pour chaque habitant en France de 28,40 euros à 40 euros et à 3 %, et vous aurez déjà fait un grand pas. Cela, on ne peut l\'éluder. Merci de votre attention. - **M. Dominique LACAZE** Très rapidement, parce que j\'ai bien entendu beaucoup de demandes de parole dans la salle. Frank vient de dire des choses passionnantes. Nous n\'avons pas le temps tout de suite de répondre à tout. Ce qui résume, me semble-t-il, ce qu\'il a dit : Est-il encore temps aujourd\'hui d\'accepter un certain nombre d\'amendements et de les passer tout de suite ? - **M. André VALLINI** Les choses, en ce qui me concerne, sont simples : tous les points abordés par le président NATALI depuis la présence de l\'avocat lors des interrogatoires de garde à vue, la notification des charges, les délais butoir en détention provisoire, le critère du trouble à l\'ordre, tout cela figurait dans le rapport Outreau, et tout cela a fait l\'objet d\'amendements de ma part, au nom du groupe socialiste, qui ont été tous, systématiquement et un par un, repoussés par la majorité. Si ces amendements reviennent dans le débat, je les voterais à nouveau. A l\'Assemblée nationale, je les ai défendus ces amendements. Il n\'est pas trop tard en CMP pour le faire. - **M. Dominique LACAZE** Est-il trop tard, monsieur Houillon ? - **M. Philippe HOUILLON** Je ne vais pas éluder la réponse à au bâtonnier Natali. Je veux simplement dire comment va se passer la procédure. Nous sommes, au départ, sur trois textes, maintenant deux textes, sur lesquels l\'urgence est déclarée. Il y a eu une lecture à l\'Assemblée, un vote et un texte qui est sorti du vote de l\'Assemblée. Le texte est maintenant en débat au Sénat. Je ne sais pas encore - et vous non plus d\'ailleurs - de manière définitive ce qui sortira du texte du Sénat. Certes, le Sénat modifiera le texte de l\'Assemblée. Compte tenu du fait qu\'il y a urgence sur le texte, il y aura, je crois vendredi prochain sauf erreur de ma part (le 13), une commission mixte paritaire composée de sénateurs et de députés, dont l\'objectif doit être d\'aboutir à un texte d\'accord. Doit sortir de la CMP un texte consensuel voté à la majorité des membres de la commission mixte paritaire. Il n\'est pas possible techniquement d\'introduire un nouveau texte au niveau de la CMP. Cela veut dire qu\'il est possible d\'adopter un amendement sénatorial si celui-ci est revenu sur le texte de l\'Assemblée ou d\'adopter un texte commun sur le même sujet, mais il n\'est pas possible d\'aborder des sujets nouveaux. Ensuite, s\'il y a un accord, le gouvernement, au moment où cela vient en séance, devant l\'Assemblée puis devant le Sénat pour adopter le texte de la CMP - pardon d\'être un peu technique - peut encore déposer des amendements. Voilà pour la procédure. Sur le fond, je vais vous répondre directement. Nous avons, André VALLINI le rappelait à l\'instant, et j\'ai commis et signé un rapport, que je signe à nouveau évidemment, dans lequel un certain nombre de propositions sont formées. Parmi ces propositions, il y a celles que vous avez déclinées, en tout cas pour la plupart. Par conséquent, évidemment, je suis d\'accord avec ces propositions. Quand on a dit cela... Prenons l\'un exemple de la limitation de la détention provisoire. Nous avons voté à l\'unanimité un rapport sur ma proposition et celle d\'André VALLINI, de limiter à un an en matière correctionnelle et à deux ans en matière criminelle la durée de la détention provisoire, car, comme le disait quelqu\'un tout à l\'heure, je crois M. de MONTGOLFIER, il est vrai que l\'affaire d\'Outreau n\'est pas seulement cela, mais c\'est aussi d\'abord une question de détention provisoire. A un moment, il faut limiter ces détentions. Simplement, nous savons qu\'actuellement, à l\'instant où nous parlons, et vous le savez encore probablement mieux que moi, en matière criminelle la durée moyenne des instructions est de deux ans, mais que par ailleurs, le délai d\'audiencement devant la cour d\'assises est d\'un an. Cela veut dire qu\'en moyenne... *(Brouhaha.)* Je vous dis le débat\... Je n\'ai pas terminé, monsieur Natali. Je vous dis le débat tel qu\'il a lieu. Même si ce que je dis n\'est pas populaire, je ne vous parle pas la langue de bois ; je vous dis la réalité des choses. Cela veut dire que si nous mettions maintenant en application cette nouvelle disposition, au bout de deux ans un certain nombre d\'éventuels criminels seraient mis automatiquement en liberté alors qu\'il n\'y a pas, à l\'instant où nous parlons, la capacité de réduire ce délai d\'audiencement devant la cour d\'assises, parce qu\'il faut un certain nombre de moyens. Vous avez dit tout à l\'heure à juste titre que nous souhaitions passer le budget à 3 % du budget de la Justice à 3 % du budget de l\'Etat. Je crois d\'ailleurs que c\'est un engagement d\'un des candidats à la présidentielle que, justement, de suivre cette augmentation budgétaire. Parce qu\'il y a - beaucoup d\'intervenants l\'ont dit et ils ont, ô combien !, raison - une question majeure et première d\'organisation. Si j\'ai bien compris, vous étiez favorable à l\'adoption d\'un certain nombre d\'amendements immédiatement, mais en revanche défavorable - à moins que j\'aie mal compris - à l\'examen de la carte judiciaire. J\'ai compris que le débat était cet après-midi. Je crois que l\'on a très simplement un devoir d\'évaluation. La carte judiciaire, il faut regarder. Dans ce département, il y a trois TGI ; Patrick le rappelait tout à l\'heure. Peut-être est-ce complètement légitime ? Je n\'en sais rien. Mais peut-être cela ne l\'est-il pas ? Peut-être y a-t-il moyen de mutualiser les moyens et peut-être que, tout d\'abord, il faut regarder, que l\'on ait le droit d\'inventaire, de regarder ce qui se passe. Certains départements ont sept TGI. Il faut regarder si c\'est vraiment pertinent et, à partir de là, mutualiser et les moyens et les compétences, et organiser l\'institution judiciaire. Nous avons décliné un certain nombre de propositions sur la gestion des ressources humaines sur un certain nombre de choses comme celles-ci. C\'est totalement indispensable. Ce n\'est pas si simple parce qu\'il faut que cela se corrèle avec la question de l\'indépendance. C\'est donc un peu plus compliqué que dans des entreprises \"normales\" ou habituelles. Il y a cette question avec laquelle il faut se corréler. Bref, si un certain nombre d\'amendements issus du débat au Sénat sont susceptibles d\'être adoptés maintenant en commission mixte paritaire et ne posent pas de problème d\'adaptation immédiat, nous les voterons évidemment s\'ils sont conformes aux propositions issues du rapport d\'Outreau. En revanche, je ne vais pas vous raconter d\'histoire, si des amendements issus du rapport, avec lesquels nous sommes donc d\'accord, posent un problème concret d\'application immédiate, il faudra alors sûrement en différer l\'application jusqu\'à ce que des moyens soient mis en face et qu\'une nouvelle organisation soit mise en oeuvre au titre de l\'institution judiciaire. Voilà ma position. - **M. Jean-Marie BURGUBURU**- Avocat. Ancien Bâtonnier de Paris Je suis ancien bâtonnier de Paris, représentant le bâtonnier en exercice, donc les 20 000 avocats parisiens. Avec Frank NATALI, vous aurez entendu l\'ensemble du barreau de France. Les questions posées par Frank NATALI ne pouvaient appeler de réponse une par une du côté de la tribune ; on le voit bien. Pourtant, il a bien fait de les poser. On voit en effet que la réforme de la justice n\'implique pas seulement des crédits ; il en faut et énormément. Elle implique préalablement quelque chose qui semble manquer : une volonté politique. Si la réforme de la justice n\'est pas à quatre-vingts jours du premier tour de l\'élection au cœur du débat présidentiel, soit parce qu\'il y a d\'autres sujets, soit parce que ce sujet est trop sensible, soit parce que l\'on ne sait pas comment le traiter, c\'est que la réforme de la justice n\'est pas au cœur du débat. Pourtant, la justice n\'est pas insusceptible de réformes. Il y a cinquante ans presque, en 1958, on n\'a pas seulement réformé les hôpitaux. On a aussi fait une grande réforme de la justice. Michel DEBRE a fait des tas de choses pour la justice, y compris d\'ailleurs l\'augmentation à l\'époque du traitement des magistrats. On a supprimé aussi, vous vous en souvenez, les juges de paix, que l\'on va d\'ailleurs rétablir peu ou prou. On a fait des choses. Cinquante ans après, on peut encore en faire. On a fait récemment des réformes. J\'en prends trois connues du grand public. Une a marché. Deux autres ne marchent pas. Les cours d\'assises d\'appel, on disait que c\'était impossible puisque la cour d\'assises était le peuple souverain et on ne pouvait donc pas avoir d\'appel. Eh bien, sur la pulsion initiale de Jacques TOUBON, mais avec, je crois, plus de dix ans de délai, on a créé des cours d\'assises d\'appel, et cela marche. On a même vu que cela fonctionnement assez bien dans plusieurs cas précis. En revanche, deux autres réformes, je ne dis pas n\'ont servi à rien, mais ont été extrêmement décevantes : 1. Le JLD -- le juge de la liberté et de la détention -, dont on s\'aperçoit que, par méconnaissance du dossier, par nécessaire, par inéluctable méconnaissance du dossier, il ne peut que le plus souvent entériner la décision qui est déjà dans les limbes lorsque le juge d\'instruction lui transmet le dossier qu\'il n\'a pas le temps d\'examiner ; 2. La présence de l\'avocat en garde à vue, il faut bien avouer qu\'elle est cosmétique. La notion de garde à vue elle-même, pourquoi reste-t-elle encore dans les textes alors qu\'il suffirait de dire que la police entend quelqu\'un comme témoin, comme suspect éventuellement, mais la notion de garde à vue est aussi désobligeante que l\'était par exemple à l\'époque l\'inculpation. Vous me direz  que changer \"inculpation\" pour mettre \"mise en examen\" n\'a rien changé. Pourtant, supprimez la notion, le terme de \"garde à vue\" changerait bien des choses. J\'appelle maintenant ceux qui sont de ce côté de la tribune de savoir s\'il y a cette volonté politique. S\'il y a la volonté politique, les crédits suivront. Si l\'on sait hiérarchiser entre les différents besoins, les grandes demandes qu\'appelle notre démocratie, si l\'on place la justice sinon en priorité n°1, du moins dans une des priorités, cette volonté politique permettra alors de résoudre certains problèmes dont celui extrêmement délicat de la carte judiciaire. Ce n\'est pas le problème n°1, car il est vrai qu\'il y a les autres aspects de structure administrative, mais elle permettra de résoudre la reconnaissance par le peuple français de la justice au nom duquel elle est rendue. C\'était d\'ailleurs le thème d\'un des précédents Entretiens de Saintes : \"Au nom du peuple français\". Actuellement, le peuple français, y compris ses avocats, ne reconnaissent que la justice est rendue en leur nom parce qu\'elle semble tourner à vide. A la fois parce que le corps des magistrats n\'est pas soutenu par le politique avec lequel ils sont en désaccord permanent, sans y être pourtant subordonnés, et à la fois parce que les politiques qui ont peur des magistrats n\'osent pas impulser les réformes nécessaires. Madame, messieurs - il n\'y a pas de femme politique, magistrat, mais une est représentée ici -, un peu de volonté politique, s\'il vous plaît ! - **M. Pierre RANCE**- Journaliste Dans la réforme de la justice il faut poser la question de l\'accès au juge, de l\'accès à la défense, de l\'accès à l\'avocat et les conditions du procès équitable. La justice civile, par la commission d\'enquête, s\'est invitée dans le procès Outreau. Je parle sous le contrôle du Président VALLINI et du Rapporteur HOUILLON. Une délégation de la commission d\'enquête d\'Outreau est venue visiter le Palais de justice de Paris, le TGI de Paris et a rencontré des juges au civil, le juge délégué aux affaires familiales. C\'est là que l\'on a pu se rendre compte que le juge qu\'ils avaient rencontré avait 800 dossiers dans son cabinet et que cela représentait dix minutes pour décider d\'une garde d\'enfant, d\'une prestation compensatoire. Cela fait aussi partie de la réforme de la justice puisque, pour ce qui concerne les justiciables, les questions que nous avons sont aussi le divorce, les affaires familiales, les tutelles, etc. Je m\'étonne qu\'il ne soit question, ni de crédit, ni de budget. On peut faire un bilan des moyens, de la façon dont les magistrats sont comptables du fonctionnement de la justice à travers les dépenses qui, désormais, sont engagées par rapport à des missions et à des objectifs. La LOLF (Loi organique sur la foi de finances) pour la justice est en place depuis le 1^er^ juillet 2006. Nous avons un premier exercice. Une première année vient de passer et j\'aimerais, en tant que journaliste de justice, que l\'on me dise comment cela s\'est passé, quelles sont les perspectives et, dans ce cadre, quels sont les engagements que les politiques peuvent prendre. Pour terminer, Christophe, s\'agissant du travail du Parlement, la réforme de la justice a été votée en deux parties en procédure d\'urgence à l\'Assemblée nationale et au Sénat. En décembre, à l\'Assemblée nationale, seulement vingt-neuf députés ont voté. Sur ces vingt-neuf députés, six se sont abstenus et il n'y avait que six députés sur les trente de la commission d\'Outreau. - **M. Dominique LACAZE** Monsieur Nallet a demandé la parole. Je lui donne. - **M. Henri NALLET**- Ancien Garde des sceaux. A la question que j\'avais posée, il me semble que des éléments de réponse ont été apportés. Je vais la formuler plus directement. Si les responsables politiques sont d\'accord avec les conclusions de la commission d\'enquête parlementaire d\'Outreau, qui ont été adoptées à l\'unanimité et dans un grand mouvement de rapprochement, pourrait-on imaginer que les principaux candidats à la présidentielle disent, chacun de leur côté: *\"si je suis élu, je m\'engage dans les premiers mois de la législature à faire adopter la totalité des conclusions du rapport de la commission parlementaire d\'Outreau\"* ? Ce serait utile pour faire avancer les choses. - **Un Intervenant**- Magistrat. Ce matin, le débat est politique et concerne la réforme. Je voudrais poser une question à tous les honorables parlementaires question inter-partisane, qui est très naïve : On nous dit que la réforme en cours de discussion au Sénat, donc votée dans les jours qui viennent, ne sera jamais appliquée ? Cette affirmation m\'interpelle. On sait pertinemment que, sur des points essentiels, par exemple l\'enregistrement des gardes à vue, des actes d\'instruction et la mise en place des pôles d\'instruction, rien n\'a été prévu par le gouvernement en matière budgétaire. Vous me direz que c\'est accessoire. Quand on prévoit de créer des pôles d\'instruction, on se demande : \"Peut-on le faire ?\" A-t-on le personnel ? A-t-on les effectifs ? A-t-on les locaux nécessaires ? Lorsque l\'on prévoit l\'enregistrement des gardes à vue, on se demande : \"Combien cela va-t-il coûter ? Le matériel, où le met-on ? Avec qui ? Combien cela coûte-t-il ? Les policiers sont-ils d\'accord ? On sait pertinemment que les policiers y sont farouchement opposés. Ces réformes de fond qui seront votées par le Parlement, et, semble-t-il, ne seront jamais, jamais mises en œuvre. Nous, pauvres magistrats qui devons faire notre révolution interne\ - pourquoi pas ? -- mais c'est la question que nous posons évidemment aux parlementaires. - **M. Xavier de ROUX**, député de Charente Maritime. Je crois que le bâtonnier NATALI nous a conduits au cœur du débat en parlant de mesures pratiques soumises au Parlement dans le cadre d\'une réforme. Monsieur Thouzellier, vous venez de dire, comme dans l\'histoire de la poule et de l\'œuf, qui commence le premier, qui a les moyens, qui n\'a pas les moyens ? Je pense qu\'à partir du moment où des dispositions sont prises, il faut bien que les moyens soient ensuite mis à disposition pour les appliquer. Cela ne me semble pas mériter une question. Ce qui est une vraie question, c\'est l\'architecture de la réforme, c\'est le projet de loi qui est actuellement en discussion au Parlement. C\'est une réforme tout à fait insuffisante qui vient à contre-courant de la conjoncture. On n\'aurait jamais dû se lancer, à quelques mois de la fin d\'une législature, dans une réforme au rabais. Nous sommes tous d\'accord pour le dire, puisque, à partir de proposition d\'une architecture qui était celle de la commission parlementaire, unanime, on pouvait lancer le un vrai débat sur la mise en oeuvre d\'une réforme. On a préféré isoler un certain nombre de mesures. Je partage ce que dit Philippe HOUILLON : quand on prend des mesures isolées, on se demande : \"Comment les appliquer si l\'on ne change pas le reste ?\" Il est vrai que, par exemple, la limitation de la détention provisoire, aujourd'hui est impossible. Je pense que les vraies questions à régler-  nous les avons posées - sont le problème de la liberté provisoire, de la liberté tout court, le problème de l\'enquête, celui de la nécessité, ou pas, de conserver les juges d\'instruction qui n'enquêtent que sur 5 % des affaires. La séparation de la poursuite et du jugement est-elle une bonne chose ? Faut-il continuer à faire cette mixité ? Les juges d\'instruction peuvent-ils continuer à être schizophrènes, à instruire à charge et à décharge, alors qu\'ils savent ce qu\'ils pensent, à priori, du dossier qui leur est soumis ? Tant que l\'on n\'aura pas réglé ces problèmes d\'architecture fondamentaux, on ne décidera que de mesurettes. Quand vous dites, monsieur Rancé, qu\'il n\'y avait personne en séance, c\'est vrai. Il n\'y avait personne parce que plus personne n\'était intéressé par le projet de loi soumis au Parlement. Dans la dernière nuit, nous n'étions que dix. Cela montre bien le désintérêt total du Parlement pour une réforme insuffisante qui a empêché celle qui eût été nécessaire. - **Mme Laurence VICHNIEVSKY,** Président du TGI de ChartesAncien Juge d'instruction au pôle financier de Paris. Je me suis imposée, ce matin, dans ce panel qui m\'a paru peu représentatif de ce qu\'était notre société : dix hommes, pas une femme. Monsieur le président Vallini, je suis sûre que vous me pardonnerez d\'avoir occupé votre siège, que je souhaite vous rendre... *(Sourires.)* Il ne s\'agit pas d\'un combat féministe. C'est le rappel d'une situation peu convenable, alors que *Le Monde 2* vient d\'intituler son supplément : \"Hommes/Femmes, la fin d\'une domination\". Je me suis imposée parce que j\'aime les équilibres. Eric, tu m'as dit : *\"tu as eu tort de t\'imposer\"*. Non, c\'est un petit début, une femme pour dix, beaucoup reste à faire. J\'ai envie de faire un parallèle avec l\'équilibre des pouvoirs. Patrick DEVEDJIAN disait tout à l\'heure que la magistrature était faible. C\'est vrai. C\'est sans doute la raison qui explique qu\'on ne lui fait pas confiance puisque le juge, en tranchant, heurte nécessairement des intérêts et en privilégie nécessairement d\'autres. S\'il est faible, on dira toujours qu\'il a tranché avec un présupposé un préjugé. L\'équilibre est ce qui permet de ne pas tomber, de ne pas se blesser, de ne pas blesser les autres -, il faudrait rééquilibrer les pouvoirs. Je suis magistrat, mais je suis aussi électeur. Il me semble qu\'une démocratie équilibrée mériterait qu\'une réforme de la justice prenne en considération le statut d\'une partie de la magistrature qui est loin d\'être acceptable. Il me semble qu\'elle devrait reprendre le projet de réforme du Conseil supérieur de la magistrature qui a été abandonné en route, ce qui ne signifie pas, et nous les aborderons cet après-midi, que les projets actuellement en discussion ne devaient pas être adoptés. C\'est très décevant au regard de l\'attente immense qui est celle de l\'électeur et de l\'attente grande qui était celle du professionnel. Messieurs les politiques, à vous de répondre à l\'attente des électeurs en termes d\'équilibre des pouvoirs. Un magistrat responsable est un magistrat fort. Il est très difficile de mettre en oeuvre la responsabilité d\'un professionnel peu doté de moyens et peu puissant. On pourra en revanche attendre beaucoup d\'un magistrat indépendant et d\'un magistrat doté de moyens convenables. C\'est la seule observation que je souhaitais faire ce matin : une question d\'équilibre. C\'est mon métier aussi. - **M. Francis TEITGEN**, Avocat, Ancien bâtonnier du barreau de Paris. Je suis stupéfait de ce débat ! J\'entends 1) que nous avons tous toutes les solutions, que nous savons tous tout ce qu\'il faut faire, j\'entends 2) que cela n\'intéresse personne, j\'entends 3) que c\'est au magistrat à faire le travail, mais j\'entends aussi que l\'on interpelle les politiques : \"c\'est votre affaire à vous\". Mais qui fait quoi ? Je vais vous dire pourquoi je suis en colère : il y a une urgence. Il y a une vraie urgence dans ce pays ! Nous avons une justice dans laquelle les justiciables n\'ont pas confiance ; cela pose un vrai problème démocratique. Nous avons des gens qui se suicident en prison, nous avons des gens qui se suicident en sortant de garde à vue et on ne fait que ce petit débat là ! Il me semble qu\'il est vraiment temps que l\'on se prenne en main les uns et les autres. Il me semble que les juristes doivent maintenant dire ce qu\'il convient de dire, et fort, parce que si l\'on continue de parler comme on parle, dans quatre-vingts jours cette question ne sera plus au cœur des préoccupations de la démocratie, ce qui est d\'une gravité extraordinaire ! J\'ai heureusement un meilleur espoir. Il repose sur la Cour européenne des Droits de l\'Homme, sur la Convention européenne des Droits de l\'Homme. Ce sont elles qui nous font progresser. Ils ne se mêlent pas de nos débats, mais ils avancent ! - **M. Charles MOREL**, avocat On parle des engagements des différents candidats, je pense qu\'il faut aussi poser la question de la crédibilité des engagements. Patrick DEVEDJIAN disait tout à l\'heure : *\"Nicolas SARKOZY dit tout avant pour faire tout après\"*. Le problème est qu\'il dit tout et son contraire. Depuis cinq ans... *(Réactions de l\'auditoire.)* La question se pose, pardon. Depuis cinq ans, le discours de Nicolas SARKOZY est de ne parler de la justice qu\'à partir des victimes. Il a cité jusqu\'à l\'écœurement le cas de Nelly Crémel en racontant n\'importe quoi sur la décision prise par le magistrat en appelant à la mise en cause de sa responsabilité. On sait qu\'il a initié ou cautionné des réformes qui tendent à remettre en cause la liberté provisoire ou à renforcer la détention provisoire, notamment le mécanisme de référé-détention. Il stigmatise les magistrats, il n\'a rien dit sur les comités de vigilance mis en place par les syndicats de police pour dénoncer certaines remises en liberté. Bien sûr, on l\'a vu dire être bouleversé par le sort des acquittés d\'Outreau. Dans les conventions UMP, il est question de l\'indépendance de la justice, et notamment de celle du Parquet ; cela a été évoqué. Il est question de limiter la détention provisoire. Je voudrais savoir quelle est la crédibilité de Nicolas SARKOZY et comment il résout cette contradiction entre son discours depuis cinq ans et ses engagements. *(Réactions de l\'auditoire.)* - **M. Patrick DEVEDJIAN** Si vous souhaitez un débat électoral ici, nous allons le faire tout de suite ! Je suis prêt. Je ne suis pas sûr que cela fera avancer le problème, mais je suis prêt à un débat électoral si vous le souhaitez. Il fallait nous prévenir avant ; j\'aurais amené, moi aussi, quelques militants ! - **Un Intervenant** Je voudrais un instant défendre cette loi. Je ne sais pas si tout le monde se souvient. Nous sommes tous à vivre dans l\'instant, il faut qu'on se rappelle ce qu\'il se passe depuis 2000, et la loi présomption d\'innocence qui a été un moment d\'équilibre de notre procédure pénale. Puis nous avons eu Perben 1, Perben 2, sécurité intérieure, bref, toute une série de lois qui sont venues redéséquilibrer le système pénal. J\'entends dire aujourd\'hui qu\'il faut une extraordinaire réforme ; tout le monde en est d\'accord. La réformette Clément n\'est rien du tout ; tout le monde en est d\'accord, mais êtes-vous tous convaincus que François BAYROU dont on ne parle pas, Ségolène ROYAL ou Nicolas SARKOZY nous feront une grande réforme de la justice ? Je n\'en suis absolument pas persuadé. Je crains même qu\'il nous suffise d\'un beau meurtre d\'enfant pour que l\'opinion reparte dans le même sens. Il y avait une véritable vague, un véritable tsunami sécuritaire. Il a été interrompu par l\'émotion d\'Outreau, mais je ne crois pas que cela va durer éternellement. Nous sommes tous d\'accord ici, mais allez simplement dans un dîner en ville rappeler cette phrase : *\"Vaut-il mieux un coupable en liberté qu\'un innocent en prison ?\"* Combien de convives autour de la table vous disent \"oui\" ? Bien peu ! Il y a vingt ans, tout le monde disait : *\"mieux vaut un coupable en liberté qu\'un innocent en prison\"*. Aujourd\'hui, c\'est l'inverse dans l\'opinion. Ne nous leurrons pas entre nous. Si nous pouvons avoir quelques petites choses ; soyons pragmatiques, même si c\'est totalement insuffisant, prenons-le. C\'est pour cela que le Conseil national des barreaux a soutenu cette loi tout en étant conscient que c\'était une réformette, mais il y a des avancées extraordinaires. Si l\'on m\'avait dit, il y a simplement deux ans, que l\'on obtiendrait l\'enregistrement des gardes à vue, je ne l\'aurais pas cru. De même pour l\'expertise contradictoire. Il est vrai que c\'est insuffisant, mais tant que Ségolène ROYAL, Nicolas SARKOZY, François BAYROU et pourquoi pas José BOVE ne nous diront pas que le premier texte qu\'ils voteront est l\'immense réforme de la justice que nous voulons tous, gardons la réforme Clément. - **M. Alain MARECAUX**, ancien huissier de justice innocent condamné puis acquitté de l\'affaire d\'Outreau. Une réforme, oui, une vraie réforme ; je crois qu\'elle sera très utile. Ce qui nous est arrivé, je ne veux plus que cela arrive. Je ne veux pas que cela arrive à mes enfants. Je ne veux pas que cela arrive à vos enfants. Quand vous êtes entraîné, lorsque la machine judiciaire se met en route et que vous n\'arrivez pas à l\'arrêter, vous croupissez en prison, vous subissez une véritable injustice. Quand vous en sortez, vous n\'avez plus rien. Une réforme, oui, elle est nécessaire, même pour nous, acquittés d\'Outreau. A nous tous, nous avons plus de vingt-cinq ans de détention provisoire. Vous rendez-vous compte ? Dans une démocratie, en France, on ne peut plus l\'admettre. Une réforme, oui, mais je crois déjà que si l\'on appliquait les principes généraux du droit, je pense notamment à la présomption d\'innocence, nous n\'aurions peut-être pas été là. N\'inversons pas la charge de la preuve. Quand vous êtes dans une telle affaire et que vous devez démontrer que nous n\'avez rien fait et que vous êtes innocent, c\'est très difficile, c\'est impossible. Enfin, remettons aussi les experts à leur place. Les experts ne sont pas des juges. Une avancée actuelle est la garde à vue filmée. J\'ai vécu quarante-huit heures de garde à vue, quarante-huit heures pendant lesquelles j\'ai subi la question, la religion de l\'aveu, oui. Pendant quarante-huit heures il fallait que je signe tout et n\'importe quoi, avec des méthodes policières tout à fait différentes pour que je signe, pour que j\'avoue ce que je n\'avais pas fait. Alors, s\'il vous plaît, des discussions sont aujourd\'hui utiles, des discussions que je trouve parfois futiles. Pas de politique, une réforme ! Merci. - **Une intervenante**- Magistrat. Je m'incline devant le témoignage de ce que la justice et la police ont fait d'inacceptable. J'espère que les quelques dispositions qui seront adoptées dans les projets de réformes en discussion permettront de d'éviter d'autres inacceptables. Il y a une nécessité dans une société qui a opté pour un système libéral : ne pas discréditer son juge. Dans un tel système, plus que la loi, c\'est le juge qui régule. Le bâtonnier TEITGEN venait de faire allusion à la Cour européenne des Droits de l\'Homme. Je crois que c\'est une illustration. Une petite réponse ou ouvrir un débat. Le bâtonnier IWEINS avait posé la question du secret de l\'instruction. Personne n\'a répondu parce que chacun avait un message à faire passer au fil de la matinée. Peut-être cette question sera-t-elle reprise cet après-midi ? Je voudrais rappeler que toutes les parties ne sont pas tenues au secret de l\'instruction et que la majorité de l\'assistance l\'ignore peut-être. Nous reviendrons sans doute sur ce point. - **M. Xavier LAGARDE**, professeur de droit Sur le débat de ce matin, je dois dire que quand j\'ai entendu M. BARBIER nous dire que la justice donnait l\'impression d\'être un mode clos, j\'ai trouvé très humblement que les propos à fleuret moucheté, lisibles par de très bons professionnels, donnent l\'impression que le débat n\'était pas très ouvert sur des l'extérieur. A part l\'avant-dernière intervention, j\'ai trouvé que cela tournait en rond. Deux ou trois observations. Sur les questions de confiance dans la justice. On ne peut attendre que les magistrats soient aussi populaires que les pompiers. Par définition, quand les magistrats exercent leur activité, la moitié des personnes a de bonnes chances de ne pas être satisfaite. C\'est peut-être le professeur qui parle, mais quand on note quelqu\'un sur 20, il est injuste de lui dire qu\'il ne pourra pas dépasser 10. Nous sommes en présence d\'une institution qui, nécessairement, se heurte à une certaine résistance. La question de ce matin est : \"Pourquoi réformer la justice ?\" Nous savons une chose : les plus mauvaises réformes sont les réformes faites dans l\'urgence. Il était effectivement urgent de réagir après l\'affaire Outreau, mais au fond, l\'urgence à ce moment était assez largement - vous l\'avez très bien dit - la question de la détention provisoire. La question de la détention provisoire, peut-être est-ce un débat de fond, je ne vais pas le prendre, mais en dehors de cela, je ne suis pas sûr que c\'était le moment pour entreprendre nécessairement une réforme d\'ensemble. C\'était le moment pour avoir un débat et pour enfin sortir des choses qui n\'étaient pas dites. D\'abord, que veut-on ? Je ne suis absolument pas sûr qu\'il y a un consensus. Ensuite, on fait un diagnostic. Un diagnostic a-t-il été fait ? Quand on fait des réformes sociales, on essaie de faire un diagnostic. On a réussi à peu près la réforme des retraites, plus ou moins bien, mais on a commencé quelque chose parce qu\'il y a eu un diagnostic sur les retraites. Un diagnostic a-t-il été fait ? Je ne suis pas sûr que, ni sur la volonté, ni sur le diagnostic, ni sur les comparaisons, le travail a été fait. Il serait utile de commencer à le faire ce matin. - **M. Thomas CLAY**, professeur de droit, université de Versailles Vous avez mis en cause l\'université, monsieur le bâtonnier. Nous avons fait un certain nombre d\'études, notamment comparatives, dont certaines ont été reprises dans le travail de la commission parlementaire d\'Outreau. J\'observe un fantastique décalage entre l\'attente suscitée par cette commission d\'Outreau qui a travaillé pendant des mois, qui a auditionné 220 personnes, qui a pris la France a témoin, qui a convoqué les meilleurs experts et qui est parvenue à un rapport de très grande qualité sur le plan juridique et sur le plan technique, et ce projet de loi effectivement adopté à la va-vite. Le bâtonnier IWEINS en a parlé ; je ne partage pas du tout son avis. Je crois que ce projet de loi est incroyablement défectif, qu\'il nous propose des réformes cosmétiques, qu\'il n\'est pas du tout à la hauteur des attentes suscitées par le contexte, par la fenêtre politique extraordinaire qui a été ouverte suite à l\'affaire d\'Outreau. Ce projet de loi, en définitive, je fais partie de ceux qui pensent qu\'il ne devrait pas être adopté parce qu\'il va nous détourner des vrais problèmes. Ce projet de loi propose quelques réformettes qui, le plus souvent, ne sont pas financées ; cela a été dit. La collégialité de l\'instruction est prévue pour 2012. L\'enregistrement des gardes à vue, qui est finalement le seul apport de ce projet de loi, nous savons déjà que ce ne sera pas possible en pratique. Je pense que ce projet de loi va nous détourner de ce qu\'il faudrait faire réellement. Ce qu\'il faudrait faire réellement était, je pense, l\'objet de ces Entretiens de Saintes, c\'est-à-dire prendre la question de la réforme de la justice sous son angle le plus ouvert et non pas seulement, comme on le fait trop souvent, à travers la seule question pénale. La question pénale, il faut rétablir la réalité des chiffres même si le procès pénal est le procès le plus emblématique parce qu\'il est privatif de liberté, donc il est très important, mais c\'est 20 % de la justice en France. 80 % de la justice n\'est pas la justice pénale. La justice pénale avec instruction représente 5 % de ces 20 %. Cela ne veut pas dire que ce n\'est pas important. Le très important, mais cela veut dire qu\'aucune réforme n\'est envisageable, est de parler de la justice des Français, en général. Qu\'est-ce que la justice des Français ? C\'est la justice de la famille. C\'est la justice des loyers, c\'est la justice du travail, c\'est la justice des affaires. C\'est cela la véritable justice des Français. Si l\'on veut réformer la justice pénale, il faut l\'inscrire dans un contexte plus général qui tiendra compte de la procédure civile, qui tiendra compte de la réforme des institutions, évidemment de la carte judiciaire qui fait fondamentalement partie de l\'ensemble de la réforme et, Christophe BARBIER l\'a dit tout à l\'heure, également de la réforme des institutions, j\'allais dire, politiques. La justice s\'inscrit dans un rapport de contre-pouvoir. Il faut donc aussi envisager cela dans une réforme plus générale. Sur la carte judiciaire, tout le monde est favorable et il y avait une belle unanimité tout à l\'heure entre la droite et la gauche sur le principe, mais quand nous serons véritablement confrontés à quels tribunaux il faut supprimer... La France compte aujourd\'hui 1 879 juridictions, une carte conçue à l\'époque où l\'on se déplaçait en calèche est en chevaux. On a du mal à réformer, à supprimer un ou deux tribunaux de temps en temps ? Ce système est totalement aberrant ! On nous parle également d\'économie de la justice et de budget de la justice. Peut-être que là, précisément, des économies d\'échelle sont à faire, que là, précisément, il y a des rationalisations pour nous permettre de dégager des marges budgétaires pour d\'autres éléments de l\'institution judiciaire. Christophe BARBIER a dit de manière un peu polémique, et je crois qu\'il a eu raison de le dire, que la réforme de la justice devait aussi en passer par une révolution des consciences au sein du corps et des acteurs de l\'institution judiciaire. La question de la carte judiciaire est posée aux acteurs de l\'institution judiciaire, et pas seulement aux politiques. Elle est évidemment posée aux politiques et, à mon avis, elle ne pourra se réaliser, si je prends une réforme politique plus générale, que lorsqu\'on l\'aura couplée avec la question du cumul des mandats en réalité, qui est une vraie question politique qui n\'a plus rien à voir avec la justice. Mais si, effectivement, on met fin au cumul des mandats, on arrivera peut-être plus facilement à supprimer certains tribunaux. Voilà ce que je voulais vous dire ce matin. - **M. Alain BLANCHOT**, magistrat honoraire. Je suis actuellement juge de proximité. Quand on veut parler de réforme de la justice, on en parle parce que tout le monde dit qu\'il faut la réformer. Cela ne va pas. Alors, que demande-t-on à l\'avocat ? Que demande-t-on au procureur ? Que demande-t-on au juge ? L\'avocat va donner sur la place publique la défense du citoyen. Il va lui permettre de faire valoir ses droits. Bien sûr, il a aussi des obligations. Il va lui faire valoir ses droits parce que le citoyen ne peut pas toujours les faire valoir. Il va les faire valoir devant le juge. Que fait le procureur ? Il ne faut pas confondre les genres. Le procureur est l\'avocat de la société. C\'est lui l\'action publique. De plus en plus, dans les juridictions répressives, il y a confusion entre le civil et l\'action publique. Lui, il représente la société. Il a un devoir de défendre la société. Le premier comme le second ont des idées prospectives. On avance la thèse du citoyen, on avance la thèse de la société. C\'est prospectif. Le travail du juge n\'est pas un travail prospectif. On lui demande de prendre du recul, d\'examiner ce que dit le citoyen, savoir si ce que dit le citoyen est conforme à ce que veut la société ou pas. Il n\'est pas du tout prospectif. Il examine et il fait la synthèse, et il va rendre une décision. On disait tout à l\'heure : il ne rend pas la justice, il rend une décision en espérant qu\'elle soit la plus près possible de la justice. Quand, à l\'heure actuelle, j\'entends un juge d\'instruction me dire : *\"je suis juge et je ne veux pas être substitut. Je suis juge et je suis un juge enquêteur\"*, n\'y a-t-il pas là une confusion des genres ? J\'ai été avocat, j\'ai été magistrat du Parquet de Paris et je suis maintenant juge. J\'ai par conséquent examiné les trois formes d\'esprit. Quand je vois les avocats qui se sont accrochés à l\'instruction parce que là, ils avaient accès aux dossiers (5 %), je suis heureux de voir que depuis - NATALI l\'a déjà dit l\'an dernier - les avocats commencent à dire dans 95 % des affaires : *\"il est inadmissible que l\'avocat n\'ait pas accès au dossier\"*. Peut-être pas tout de suite, mais quand un client placé en garde à vue est remis en liberté sur instruction du procureur qui va faire une enquête préliminaire, on va entendre des tas de personnes dans toute la France, cela va durer six mois, un an. La personne placée en garde à vue, qui a peut-être quelque chose à se reprocher : *\"il faut que je me défende, je vais aller voir un avocat qui fera valoir mes droits\"*, que lui dira l\'avocat ? *\"Je n\'ai toujours pas de nouvelles\"*. Heureusement, dans certains cas, les parquets sont ouverts aux démarches d\'avocats en disant : *\"voilà où cela en est\"*, mais c\'est en principe inexact puisque c\'est formellement secret. C\'est dix jours avant l\'audience que l\'avocat aura accès au dossier et dira à son client : *\"Que fait-on ?\"* Sans aller à la procédure inquisitoire - il faut arrêter de balancer accusatoire et inquisitoire -, ne peut-on, au bout d\'un mois de préliminaire d\'enquête, permettre à l\'avocat de venir voir le dossier et de demander au procureur - cela ne le gênerait pas - d\'entendre telle personne, de faire telle ou telle mesure, c\'est-à-dire en réalité ce que l\'on fait à l\'instruction, mais on le fait maintenant dans 100 % des affaires. C\'est cela, à mon avis, le nœud d\'une véritable réforme que l\'on ne va pas faire à l\'heure actuelle dans cette réformette qui est prévue. - **M. Dominique LACAZE** J\'appartenais avec Frank NATALI à une organisation syndicale qui avait formé un recours contre les textes réglementaires qui permettaient aux compagnies d\'assurance d\'avoir immédiatement la copie des procès-verbaux d\'enquête transmis, TRANSPV. Pourquoi ce recours ? Pas du tout pour gêner les compagnies d\'assurance et non pas, rassurez-vous, par un corporatisme exacerbé, mais parce que, comme vous venez de le dire, il est inimaginable de ne pouvoir rien dire au client, d\'autant que les compagnies en profitent de temps à autre pour détenir l\'information et obtenir certaines choses. - **M. Claude CHOQUET** Je suis étonné de ce que j\'entends parce que l\'on confond tout. Vous parlez de TRANSPV, c\'est-à-dire de preuves d\'accident. - **M. Dominique LACAZE** C\'est un exemple. - **M. Claude CHOQUET** Ne confondons pas les PV d'accidents avec ceux d'une enquête pénale, ça n'a pas de sens. Quand on parle de la suppression des tribunaux, est-il question de supprimer des tribunaux civils ? Je n\'en ai pas entendu parler. Il s\'agit de regrouper par exemple l\'instruction... *(Réactions de l\'auditoire)* ... mais pas de supprimer les tribunaux civils. Mais non ! *(Brouhaha.)* Mais non, pas forcément. - **Réponse** Bien sûr que si ! *(Brouhaha.)* - **Un Intervenant** On ne dit pas des choses comme cela ! Ce sont des contre-vérités ! *(Réactions houleuses de l\'auditoire.)* *(Brouhaha.)* - **M. Dominique LACAZE** Laissez s\'exprimer l\'orateur. - **M. Claude CHOQUET** Pour le débat de cet après-midi, parce que nous allons peut-être rentrer dans le vif du sujet cet après-midi, comment cela va-t-il se passer concrètement ? Personne ici, du fait de sa profession, n\'a le monopole de la défense des libertés. Ce ne sont pas les avocats qui ont le monopole de la défense des libertés... *(Brouhaha.)* Non, pas de cris ! Je dis qu\'il y a quelque chose de cet ordre dans les interventions. Les juges aussi se posent des problèmes éthiques ; je vous l\'assure. Les juges se posent aussi des problèmes de responsabilité. Comme lorsque je suis intervenu à l\'invitation de la commission d\'Outreau, j\'ai dit qu\'il fallait que les soupçons soient levés. Comme dit Dante à l\'entrée de l\'enfer : \"que les soupçons soient ici levés\". Nous sommes ici pour participer à une réflexion commune sur ce que nous voulons faire de notre justice et de manière consensuelle. Nous devons suivre l\'exemple de la commission d\'Outreau. Des choses formidables ont été faites par la commission d\'Outreau. Ne retombons pas dans des réflexions corporatistes, dans des réflexions de peur entre nous. Je suis président de l\'Association française des magistrats instructeurs et je vous assure que souhaitons, et nous l\'avons dit et nous essayons de le pratiquer, nous essayons de travailler dans un concert le plus fructueux possible avec les avocats parce que nous pensons qu\'il n\'y a pas de bons juges sans bons avocats. - **M. le Bouillonnec** Si on voulait illustrer la difficulté d\'être législateur dans ce pays, on n\'aurait rien fait de moins que le débat que l\'on vient d\'avoir depuis deux heures. Je me permets de le dire. C\'est pour cela que j\'ai insisté tout au début de la première intervention sur l\'idée, en définitive, qui consiste à dire : si on n\'a pas un certain nombre de choses en commun, je ne vois pas comment on va faire un pas en avant. Je vous le dis, si les quatre députés qui sont là avaient dit : *\"maintenant, c\'est terminé, allons faire la loi\"*, quelle loi ferait-on ? Que portez-vous ensemble, vous qui êtes acteurs de la justice ? Je l\'ai été aussi. Que portons-nous en commun ? Si nous ne sommes pas capables de porter des objectifs en commun, qui obligent donc à se repositionner soi-même dans cette démarche en commun, comment voulez-vous que nos concitoyens, eux, arrivent en définitive à adhérer, parce que c\'est le problème de fond : pour recréer le lien sociétal, il faut adhérer à la loi, adhérer à ceux qui sont chargés de l\'appliquer, à ceux qui sont chargés de prononcer les sanctions, à ceux qui sont capables de défendre les droits fondamentaux, etc. Quand nous avons fait la commission Outreau, nous sommes allés partout. Nous ne sommes pas seulement allés au tribunal de Paris. Nous avons vu des tribunaux, nous avons vu des magistrats, nous avons vu tout le monde. Nous sommes allés à l\'Ecole nationale de la magistrature. Ce qui s\'est imposé à nous, c\'est que personne n\'était d\'accord. Je pense que la responsabilité, avant d\'attendre du politique et du législateur qu\'ils viennent \"sentencer\" le choix ultime, il faut que les acteurs commencent par construire la chose. Moi, qui ai pratiqué pendant 35 ans non dans les tribunaux dorés mais dans les conseils de Prud\'hommes, les audiences d\'instances jusqu\'à 3 heures de l\'après-midi, les juges d\'instruction qui ne voulaient pas ouvrir la porte, etc., j\'ai connu tout cela et modestement. Je le dis parce que c\'est une revendication de ma démarche personnelle quand je suis dans l\'hémicycle à l\'Assemblée. Je considère qu\'il faut que l\'on reconstruise ce que l\'on veut ensemble, nous qui sommes responsables de l\'acte de justice. Si l\'on ne reconstruit pas, on n\'arrivera pas à passer de l\'autre côté, c\'est-à-dire d\'aller voir nos concitoyens. Je le dis très sincèrement, je continue à dire que tant que l\'on ne construira pas les solutions qui reposent sur la compréhension de ce que font les autres, comme à Outreau où il y a eu une totale méconnaissance par chacun des acteurs de ce qui se passait dès que la personne mise en examen était sortie de son bureau ou de la prison... C\'est ce problème de fond. Comme il faut reconstruire le lien entre les Français, qu\'il faut reconstruire le sens de la loi et permettre à la fin que notre vivre ensemble repose sur une adhésion commune à cela, il faut bien que ceux qui ont l\'intelligence, la compétence, la capacité de recherche et la pratique viennent porter un langage clair à nos citoyens. C\'est cela l\'enjeu. Si le législateur est dans cette situation, il fera un meilleur travail que s\'il est dans cette contradiction d\'arguments qui est parfois une contradiction d\'intérêt, y compris, chez le politique. Sur le problème de l\'hypothèse de la réforme, je dis bien sûr qu\'il faut réformer la justice puisque la société doit se réformer et que chaque citoyen doit participer à cette démarche d\'adhésion, au vivre ensemble sans lequel on va tous dans le mur. Pour faire cela, il faut assumer nos responsabilités. J\'ai le sentiment que cela nous file entre les doigts. Outreau n\'a pas fait cela. La commission d\'enquête n\'a pas fait cela, mais elle a rendu possible que l\'on ouvre ce débat. On est en train de refermer la porte derrière nous avec un grand coup de talon. Cela m\'insupporte personnellement. - **M. André VALLINI** Je ne suis pas d\'accord avec mon collègue LE BOUILLONNEC. Je suis d\'accord sur le souci d\'essayer d\'avancer vers le consensus, mais je ne suis pas d\'accord sur l\'idée que l\'on arrivera au consensus. Il ne faut pas faire d\'angélisme ; on n\'arrivera pas à mettre tout le monde d\'accord. Nous n\'y arrivons pas à Saintes alors que nous sommes 200 dans cette salle. On n\'y arrivera au niveau national. On n\'arrivera pas à mettre d\'accord tous les magistrats entre eux selon qu\'ils sont à l\'instruction, au parquet, selon qu\'ils sont plus ou moins tenant de l\'inquisitoire, de l\'accusatoire... On n\'arrivera pas à mettre d\'accord les avocats, ni même entre eux, selon qu\'ils sont en province ou à Paris dans les petits tribunaux, dans les grandes villes. On n\'arrive pas à cela. Avec Philippe HOUILLON, nous en avons souvent parlé. ** Sur la procédure pénale, il faut savoir ce que l\'on veut.. Soit on veut faire des choses qui vont dans le sens de ce que disait M. TEITGEN il y a quelques minutes et on aura les policiers contre nous et il faudra affronter les syndicats de policiers qui comprendront quelques années plus tard qu\'il fallait enregistrer les gardes à vue comme c\'est le cas en Grande-Bretagne aujourd\'hui, soit on n\'arrive à rien parce que l\'on essaie de faire plaisir à tout le monde. En matière de procédure pénale, c\'est la même chose sur la détention provisoire. On aura les associations de victimes, on aura l\'opinion publique, certains médias contre nous. En matière d\'indépendance de la justice, sujet le plus délicat, nous nous sommes affrontés souvent, enfin confrontés souvent avec Patrick DEVEDJIAN. Les nominations sur avis conforme du CSM, en fait-on une règle ou continue-t-on comme aujourd\'hui, selon les gouvernements, à faire en sorte que des procureurs soient nommés contre l\'avis du CSM ou totalement sur avis conforme comme pendant la période de 1997 à 2002 ? Il y a donc des sujets sur lesquels nous ne serons jamais tous d\'accord, Jean-Yves. Il faudra prendre un peu de courage et faire des réformes. Les gens jugeront aux prochaines élections. C\'est cela aussi la légitimité démocratique. - **Un Intervenant** Vous avez tort. Le consensus n\'est pas principe démocratique. Jamais. C\'est la majorité qui l\'emporte. Pardonnez-moi simplement, messieurs les députés, mais on parle beaucoup de l\'indépendance des magistrats. Je souhaite, de temps en temps, que l\'on parle un peu de l\'indépendance des parlementaires. - **M. Gilles ACCOMANDO**, magistrat Je suis actuellement président du tribunal de grande instance de Cahors. Je crois que notre difficulté ce matin, lorsque l\'on parle de la justice, c\'est que, sous le même terme de \"justice\", on traite des sujets différents. D\'une part, on évoque le procès pénal, ensuite l'institution judiciaire, enfin le service public. Notre difficulté est d'articuler ces trois missions de la justice. 1. Sur le procès pénal, débat principal de cette matinée, on est sous l\'émotion d\'Outreau, ce qui est très bien, parce que l\'objectif recherché est d\'éviter l\'erreur judiciaire. On essaie donc de concevoir un nouveau modèle judiciaire afin d\'éviter l\'erreur judiciaire. 2. Sur l\'institution judiciaire, dont on a très peu parlé. Il y a une dizaine d\'années, le débat des rapports entre le pouvoir exécutif et l\'institution judiciaire était essentiel. Aujourd\'hui, on n\'en parle quasiment plus. Hormis cette intervention de M. VALLINI, ce débat paraît relativement absent. Il faut réfléchir à cette interrogation. Cela suppose aussi un positionnement des différents acteurs (du procureur de la République, du juge d\'instruction) et cela va interférer sur la première mission du procès pénal. 3. Sur le service public de la justice. Il faut réfléchir à l\'accès, pour les justiciables, au service judiciaire, au service de la justice. Cela suppose certaines réformes. Ce sont les demandes qui existent actuellement sur l\'institution judiciaire. 4. Une quatrième sujet me pose problème, qui s\'est développée au cours de ces derniers mois. On voudrait faire de la justice un sous-ensemble de la politique de sécurité publique. Cette évolution est très dangereuse parce que l\'on demande d\'abord aux procureurs, ensuite aux juges, de s\'inscrire dans désormais cette politique de sécurité publique, et on demande des comptes, on vient dire : *\"les juges ne mettent pas assez en prison\"*. Là, il y a un véritable danger pour la démocratie. Cette demande assez spéciale, qui a émergé profondément au cours de ces derniers mois, on voit qu\'elle est immédiatement en contradiction avec la première demande qui est d\'éviter des erreurs judiciaires. Comment peut-on faire pour éviter cette apparente domination du discours sur le \"juge participe à cette politique de sécurité publique\" ? Je ne crois pas que ce soit dans les missions constitutionnelles du juge. - **Mme Laurence TREBUCQ** Magistrat. Je suis magistrate de base puisque je suis présidente de chambre à la cour d\'appel de Paris. Je dis \"magistrate de base\" parce que je juge dans ma chambre. Je n'exerce pas de responsabilité administrative ou fonctionnelle comme je l'ai fait auparavant. Je suis scandalisée, je vous le dis très nettement, par la façon dont notre débat se déroule. De nombreux rapports, depuis de nombreuses années expliquent comment la justice pourrait être rendue, quels sont ses dysfonctionnements, et les méthodes à mettre en œuvre. Je rappelle celui de la commission Mireille Delmas-Marty. Chaque année, lors du vote du budget, des rapports parlementaires, disent les choses qui ne vont pas et ce que l\'on pourrait faire. Le rapport Outreau s'y est ajouté. Aujourd\'hui on débat d'un projet de loi qui comprend des petites choses, qui est soumis à des amendements peu réfléchis, pas encore discutés. On cherche à fabriquer des petits bouts de réforme de la justice. Je peux vous dire que, pour un magistrat, il y en a plus qu\'assez ! Quand le Code pénal sort, il est déjà obsolète. Sur la détention provisoire -  c\'est changé tous les ans, spécialement pour les étrangers. Après, on demande aux magistrats de faire de la bonne justice. C\'est se moquer du monde. S\'agissant de la détention provisoire, M. HOUILLON a dit : *\"je l\'ai voté, mais ce n\'est pas possible, car il n\'y a pas les moyens\"*. C\'est vrai qu\'il n\'y a pas les moyens actuellement. Un professeur a dit : *\"regardez comment cela se passe ailleurs\"*. Je prends l\'exemple du Japon qui n\'est sans doute pas un modèle de démocratie judiciaire. *(Réactions dans l\'assistance.)* Il n\'existait pas de cour d\'assises. Il y a eu un consensus politique pour créer une. Cela a été voté avec mise en œuvre neuf ans après. Je ne sais pas si les majorités ont changé entre-temps. Ce qui est sûr, c\'est que cela n\'a pas été modifié. Pendant ces neuf années, ils ont fait un diagnostic pour savoir combien il fallait de personnes, ils ont construit des palais, ils ont formé des magistrats, ils ont formé des greffiers et c\'est entré en vigueur. Cela entre en vigueur d\'une façon normale, cela fonctionne. Concernant l\'enregistrement des gardes à vue, j\'ai été présidente de Rennes et j\'ai vécu à ce moment l\'enregistrement gardes à vue des mineurs. C\'est se foutre du monde, et de nous, magistrats, qui devons appliquer la loi ! On l\'apprend le 25 décembre, on doit changer tout le budget, on n\'a pas un sou, on n\'a pas de place. On fait ce que l\'on peut. Tout le monde critique ce que l'on fait. Quand on dit que la collégialité de l'instruction, en 2012, sera une bonne chose, je suis d\'accord. , mais que ce ne soit pas modifié entre temps. Trop de lois sont votées qui n'entrent jamais en vigueur parce qu'elles sont retirées aprés changement de majorité suivant. J\'en ai assez d\'entendre dire que l\'on n\'a pas confiance en la justice. C\'est vrai, on le voit bien. On est passé d\'une France administrée à une France contractualisée, dans laquelle les gens font de plus en plus appel à la justice. Il faut nous adapter et nous remettre en cause. On le sait et on le fait. M. de MONTGOLFIER le sait puisqu\'il est procureur. Des procédures ne devraient jamais venir devant un tribunal. Des procédures criminelles devraient devenir correctionnelles. Tout cela parce que nous n\'avons pas les moyens de réfléchir. Je reviens à la détention provisoire. Monsieur Houillon, quand vous nous dites : *\"on ne pourrait pas juger en deux ans les affaires criminelles\"*, cela veut dire que les personnes resteraient en détention pendant deux ans, ou bien, qu\'elles comparaîtraient libres. Alors, je vous pose la question : Comment les mettre sous contrôle judiciaire ? Il manque des éducateurs ? D\'accord, mais cela signifie que nous devons pratiquer la détention à gogo ! - **M. Frank NATALI**. Je ne veux pas abuser de la parole, mais juste faire deux observations très brèves. L'enquête préliminaire peut durer des mois. Elle concerne 95 % des dossiers. Aujourd\'hui, les parquets gèrent cette situation par la comparution immédiate, la composition pénale, la CRPC, la transaction pénale, ce que l\'on appelle la \"troisième voie\". Une proposition est très simple à mettre en œuvre, messieurs Houillon et Vallini. Vous avez dit : *\"On va essayer d\'aller un peu en amont dans la procédure pénale\"*. Quand le procureur de la République reçoit un dossier qui a été enquêté par la police ou la gendarmerie, il envoie un avis à victime, il envoie un avis à mis en cause et il dit : \"j\'ai une procédure qui a été diligentée qui vous concerne\". En général les gens le savent parce qu\'ils ont été entendus. \"Je considère que cette enquête est bouclée. Je vous invite à mandater un avocat pour venir voir le dossier et à faire valoir des observations.\" Ne peut-on voter cela demain ? Faisons-le, faites-le ! C\'est repris dans un amendement sénatorial sauf erreur de ma part. Que le parlement l\'adopte. Sur la détention provisoire, j\'ai ici l\'amendement qui sera déposé au Sénat. La durée : c\'est un an en matière correctionnelle, deux ans en matière criminelle, pendant la durée de l\'instruction. Ensuite, le délai d\'audiencement est actuellement d\'un an et renouvelable exceptionnellement deux fois six mois. Or, ce que nous vous demandons : *\"A l\'issue d\'un délai d\'un an en matière correctionnelle et de deux ans en matière criminelle, la mise en examen est caduque\"*. Si c\'est trop fort, on peut dire simplement : *\"La durée de la détention en correctionnelle ou criminelle est limitée à un an ou deux ans. Toutefois, le juge d\'instruction peut exceptionnellement le maintenir par décision motivée spéciale. S*eriez-vous d\'accord pour le voter ? Sur les pôles d'instruction, j\'ai compris ce que disait M. CHOQUET pour qui j\'ai beaucoup d\'estime. Monsieur CHOQUET, nous avons défendu le juge d\'instruction ensemble. Vous vous souvenez du travail que nous avons fait. A une époque, où tout le monde tirait à vue sur le juge d\'instruction. On ne peut pas dire que les avocats ont tiré sur les magistrats en profitant de l\'affaire d\'Outreau. J\'estime, et la Conférence des bâtonniers estime, que le juge d\'instruction, dispositif très spécifique en Europe, est la voie entre l\'inquisitorial et l\'accusatoire. C\'est un magistrat qui s\'est construit, qui a conquis son indépendance à l'égard du procureur général qui ne le note plus depuis vingt ans. C\'est donc un magistrat enquêteur, qui, selon les périodes, a été porté au pinacle ou, au contraire, a été cloué au pilori. Pourquoi gêne-t-il ? Justement parce qu\'il fait cette enquête et que l\'on ne sait pas toujours vers où il la mène. C\'est justement la qualité de son travail, de votre travail pour lequel j\'ai beaucoup de respect. La difficulté aujourd\'hui est qu\'un certain nombre de dispositifs de pôles ont été mis en place par la loi (pôle santé publique spécialisé, pôle maritime et les pôles de grande criminalité par la loi Perben 2), ce qui pouvait sembler légitime au regard des faits (grande criminalité, trafic international de stupéfiants, blanchiments) qui nécessitent des coordinations internationales. Pour ces dossiers qui sont aujourd\'hui gérés par les juges d\'instruction en France - et je n\'ai pas entendu dire qu\'ils le faisaient mal -, on va proposer de nouveaux dispositifs, par petites touches, qui aboutiront à poser le problème de l\'existence même de ces juridictions. Nous n\'avons pas la liste des pôles prévus. On nous l' a toujours refusée la liste. On nous dit : *\"Il y aura 125 pôles. Il y a dix départements où il n\'y aura pas de pôle\"* et, quand nous avons demandé : *\"expliquez-nous comment vous avez fait vos dispositifs, comment vous mettez en place vos procédures, comment vous appréciez le respect des droits de la défense, comment vous allez faire circuler les victimes, les témoins\"*, nous n\'avons aucune réponse. Comment voulez-vous que les avocats ne soient pas inquiets ? Comment voulez-vous que les magistrats ne soient pas inquiets ? Ceux qui sont sur le terrain feront-ils 100 km pour gérer leur procédure ? Les policiers feront-ils 100 km pour aller vers le juge. La garde à vue se fera à Cahors et le dossier sera traité à Montpellier ? Ce sont de vraies questions en termes d\'accès à la justice et d\'efficacité . Nous demandons simplement à en discuter et que l\'on ne fasse pas des choses insidieusement. Je suis désolé de le dire mais, au moins M. DEVEDJIAN, sur ce point, est parfaitement clair : l\'ensemble des juridictions est concerné, y compris la matière civile. Ce que nous avions pressenti. Ayons au moins un débat loyal. C\'est tout ce que nous demandons. Pour l\'instant, suspendons ce projet, notamment s\'agissant des pôles de l\'instruction. - **Monsieur CHOQUET**- Magistrat instructeur. La détention provisoire, sur les principes, nous sommes tous d\'accord, est trop longue. C\'est une question de principe. Ce n\'est pas la peine de nous rappeler la Cour européenne des Droits de l\'Homme, nous sommes d\'accord. Mais si l'on veut éviter l'incantatoire, il faut savoir pourquoi ces délais sont longs. Une des réponses est que nous ne sommes pas maîtres de la police judiciaire. Nous avons de grosses difficultés à mener des enquêtes. Or, quand on veut mener des enquêtes avec tous les éléments de contradictoire, c\'est long. Les services de police sont complètement submergés et manquent d\'effectif, en particulier à la Direction centrale de la police judiciaire, tous les SRPJ sont dans un état de souffrance considérable. On leur fait faire des actes, notamment à la demande des avocats, et on n\'arrive pas à les faire exécuter parce la police ne peut pas le faire. S\'agissant des pôles, notre démarche, juges d\'instruction associés dans mon association, a été de dire que le problème de l\'erreur judiciaire provient souvent de l\'hypothèse unique (l\'hypothèse policière, l\'hypothèse du gendarme, l\'hypothèse du juge d\'instruction). Une des manières d\'essayer d\'éviter au maximum l\'erreur judiciaire est de discuter des dossiers, la gestion collégiale des dossiers. Pas tous azimuts, mais, sur les grandes orientations des dossiers, il faut discuter ensemble et partager des idées. Il faut donc des pôles. On en a besoin pour aller vers une meilleure justice, gérer les affaires de meilleure façon. Il faut réfléchir. Le problème est que la réforme proposée va pour nous à moitié chemin ; en tout cas elle n\'est pas bonne. On va laisser dans un petit tribunal un juge d\'instruction qui aura, dit-on, des petites affaires. D\'abord, à l\'instruction, il n\'y a pas de petites affaires pour moi. Il y a des petites affaires qui peuvent devenir grandes et, pour celui qui est pris dedans, c\'est toujours un drame. Il n\'y a pas de petites affaires. Qui ira dans ces juridictions où il n\'y aura qu\'un juge d\'instruction ? Les sortants d\'école. On risque donc de reproduire l\'effet Outreau. Nous sommes pour un véritable compagnonnage qui concilie à la fois l\'indépendance du juge et le travail collégial : des juges chevronnés avec des jeunes. Sur les tribunaux civils, ce n\'est pas parce qu\'on enlève le service de l\'instruction qu\'il faut enlever tout le tribunal. On peut y réfléchir. La justice civile, en pourcentage, est beaucoup plus importante. Les gens qui vont à l\'instruction représentent 4 % - d\'un grand nombre il est vrai -, mais on ne rencontre pas le juge d\'instruction tous les matins. Réfléchissons avant d'agir. **M. Michel ROUGER** Président des Entretiens de Saintes. Il m'appartient de prononcer la suspension de l\'audience. L\'audience est suspendue pour vous inviter à rejoindre le repas, dans la salle capitulaire en dessous de celle-ci. Nous reprendrons à 14 heures 15 parce que nous devrons impérativement terminer à 16 heures 30 pour permettre au car de conduire les Parisiens, vers Poitiers.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2007-02-01
3
[ "jean-marie pontaut", "claude choquet", "francis teitgen", "michèle bernard-requin", "bruno thouzellier", "patrick devedjian", "michel sapin", "philippe houillon", "serge portelli", "laurence vichnievsky", "henri nallet", "éric de montgolfier", "jean-claude bonichot", "henri labayle", "marie-odile bertella geffroy", "bernard delafaye" ]
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TABLE RONDE : COMMENT RÉFORMER LA JUSTICE ?
# Table ronde : Comment réformer la justice ? - **M. Jean-Marie PONTAUT**- Rédacteur en chef à L'Express. Animateur. Ce matin, le sujet était : \"La réforme est-elle nécessaire ?\" la réponse est oui ; nous l\'avons vu à travers les réactions de la salle, de la tribune. Nous avons vu aussi à travers la diversité des réactions, je dirais même la chaleur des réactions, des prises de parti et des prises de parole que, nettement, qu\'il fallait changer les choses, mais qu\'il semblait plus difficile de savoir comment. On a vu à peu près ce que les gens ne voulaient pas. On a moins vu ce que les participants voulaient, comment concilier les projets, les idées, à faire partager au corps judiciaire par les décideurs politiques qui créent les normes, les objectifs et les organisations . Je voudrais cet après-midi que l\'on essaie d\'être plus concrets, plus pratiques, peut-être plus resserrés en fonction du temps, et que l\'on aborde deux ou trois questions très pratiques, très concrètes, très précises, que l\'on fasse réagir les professionnels de la justice, mais aussi, peut-être, que l\'on interroge les politiques, en particulier ceux qui sont proches des candidats, qui pourront nous donner leur programme. Il serait bien d\'avoir des précisions exactes sur les programmes de chaque candidat puisqu\'on a dit ce matin que les gens devaient donner leur programme avant d\'être élus et, si possible, de s\'y tenir après, ce qui est évidemment l\'idéal, surtout dans une démocratie. Je propose d\'aborder trois, quatre thèmes, le premier étant celui qui m\'a semblé central dans les conversations de ce matin et qui est peut-être central aussi dans la pratique de la justice : celui de la protection des libertés. 1. La protection des libertés, sujet le plus douloureux et le plus difficile à régler à travers les problèmes posés par la garde à vue et la détention provisoire. 2. La séparation du Parquet et des juges du siège. Faut-il couper le fameux lien, le lien ombilical entre le pouvoir, le Parquet, le Parquet et les juges d\'instruction ? 3. Les droits de la défense, sujet cher à de nombreux intervenants. 4. Enfin, le principe général de l\'indépendance de la justice, le rôle du CSM et de sa réforme. J'interroge les professionnels. Comment voyez-vous la possibilité de réformer pratiquement la garde à vue, la détention provisoire ? - **Un Intervenant** Chacun sait que le procureur de la République est le méchant de l\'histoire. Tout méchant qu'il soit, il a aussi le droit d\'avoir le goût de la liberté, ne serait-ce que parce qu\'elle est inscrite dans les textes. La difficulté de gérer les problèmes de liberté dans la procédure pénale est que notre société n\'a que très mal fait le choix - pour ne pas dire qu\'elle ne l\'a pas vraiment fait - entre la liberté et la sécurité. Un Garde des Sceaux, avant 1980, avait essayé. Cela n\'a pas été franchement un succès. Aujourd\'hui, on nous appelle à respecter les libertés, ce qui est une bonne chose, et, en même temps, on nous demande au nom de la sécurité d\'enfermer le plus possible les gens. Vous avez remarqué dans les statistiques de police, s\'il vous arrive de les lire, que le nombre de mandats de dépôt est considéré comme un indicateur de réussite, ce qui est plutôt grave de mon point de vue. Les problèmes de liberté se posent à partir du moment où ils portent atteinte à la sécurité. Commençons par la garde à vue. C\'est d'abord le problème de la transparence pendant la garde à vue. J\'entendais ce matin dire qu\'il fallait choisir. Oui, est-ce que la présence de l\'avocat en garde à vue n\'est pas de nature, parce qu\'il défend son client, à nuire à l\'efficacité de l\'enquête ? Je ne suis pas persuadé que ce soit le cas. Je crois au contraire qu\'en acceptant que l\'avocat soit présent en garde à vue tout de suite et tout le temps, autant qu\'il sera possible, est sans doute rendre plus performantes les techniques de preuve. Aujourd\'hui, on a encore cette maladie de l\'aveu qui fait que l'on met le suspect dans une situation de faiblesse psychologique ; c\'est d\'ailleurs fait pour cela. Et, quand vous craquez, il n\'y a plus qu\'à acter. Après, on revient en arrière : *\"j\'ai été victime de pressions, etc.\"*. C\'est vrai. La garde à vue est une pression ; il faut l\'accepter ou le refuser. Je crois que l\'avocat en garde à vue nous fera faire à tous des progrès. La détention provisoire, là-aussi, je m'adresse aux politiques. Les textes sur la détention provisoire, ne serait-ce que parce qu\'ils évoquent toujours cette notion d\'ordre public qui est totalement indéfinie, sont dangereux. Ils sont un peu liberticides. En tous les cas, entre de mauvaises mains, ils peuvent conduire à un affaiblissement de la liberté. Je m'adresse à mes collègues magistrats. J\'entendais ce matin qu\'il fallait changer les textes en matière de mandat de dépôt criminel et mettre du contrôle judiciaire à la place. Il existe déjà. Quand on le dit, quelqu\'un dit toujours : *\"Oui, mais qu\'en pensera l\'opinion publique ?\"* C\'est aussi la dignité du corps judiciaire de s\'affranchir de l\'opinion publique, sinon ce n\'est pas la peine de parler d\'indépendance. C\'est ainsi que je vois les choses. Je crois que cette société devrait avoir évolué suffisamment pour accepter l\'idée de voir en liberté quelqu\'un contre lequel il existe des charges suffisantes d\'infraction. Il y a des cas où il faut se prémunir, c\'est vrai que c\'est justifié. De ce que je vois ou de ce que je fais, je constate que le premier mouvement vous porte vers la détention provisoire et non vers la liberté. C\'est peut-être cela qu\'il faut changer, chez les magistrats sans doute, dans l\'opinion publique aussi. - **Jean-Marie PONTAUT** L\'opinion concrète du juge d\'instruction ? - **Monsieur CHOQUET.** La détention provisoire est le vrai problème. Au titre de l\'association dont je suis le président aujourd\'hui encore pour quelques semaines sans doute, il nous a semblé que le système du JLD n\'était pas bon. Pourquoi ? L\'idée d\'avoir un autre regard sur le placement en détention n\'est pas mauvaise. Le problème est que ce JLD - c\'est du concret justement -, dans nos juridictions est quelqu\'un qui fait autre chose en général. C\'est parce qu\'il est arrivé le dernier dans la juridiction qu\'il fait le JLD. On dit : *\"JLD, jamais là pour dîner\"*. *(Rires.)* Oui, c\'est une réalité. Finalement, le JLD est celui qui est le plus mal placé pour décider d\'une détention provisoire parce qu\'il ne connaît pas le dossier, pas bien, et il n\'a pas forcément une expérience du pénal. Il ne sait pas comment se conduit une enquête. Qui est le mieux placé pour savoir s\'il faut placer quelqu\'un en détention ? Faut-il le placer ? La question est aussi débattue. Faut-il la détention provisoire ? Je crois que, dans certains cas, la question ne se pose pas. Je suis un peu déformé parce que je m\'occupe de la criminalité organisée. Quand vous êtes sur des braqueurs, des trafiquants de stupéfiants, des proxénètes étrangers etc., vous ne vous posez pas la question de savoir s\'il faut faire une détention provisoire ; c\'est évident. Le premier, le mieux placé est le juge d\'instruction. *(Réactions de l\'auditoire.)* Bien sûr que c\'est évident. Pourquoi ? La détention provisoire n\'est pas un préjugement. Ne le dites pas. *(Réactions de l\'auditoire. Huées.)* La détention provisoire est une mesure utile à la conduite de l\'enquête. C\'est d\'ailleurs ainsi que le texte est rédigé, excusez-moi. *(Brouhaha.)* Je suis d\'accord. Ce qu\'il faut changer à notre avis, c\'est que cette décision soit prise en collégialité dans la mesure où, pour nous, ce n\'est pas au juge d\'instruction de la prendre parce qu\'il faut que les choses soient claires, il conduit une enquête et il peut effectivement avoir une tentation d\'agir par la détention provisoire. Il faut donc un autre regard, mais pas ce JLD intermittent et aveugle, ce juge cosmétique qu\'est le JLD actuel. Il faut une vraie collégialité de la détention, en particulier au moment des prolongations de détention provisoire. En correctionnelle, c\'est quatre mois, en criminel un an puis six mois, etc. Voilà une des solutions que l\'on propose, qui me paraît indispensable. Une collégialité qui soit indépendante du magistrat instructeur ou des magistrats instructeurs, parce qu\'une autre mesure nous paraît aussi indispensable : avoir une collégialité de l\'instruction. S\'agissant de la garde à vue, c\'est un choix : Faut-il une garde à vue ou pas ? Effectivement, la garde à vue est une pression ; il faut le reconnaître. Est-il légitime d\'exercer une pression sur des suspects ? Oui ? Non ? Répondons à cette question et faisons un choix. La loi peut trancher. Je dis \"oui\". *(Réactions de l\'auditoire.)* Comment faire ? Mais, bien sûr ! On n\'est pas dans la langue de bois. Dites-moi que vous n\'êtes pas d\'accord... *(Brouhaha.)* Décidons-le ensemble, mais discutons-en. Une mesure a été proposée, et qui sera d\'ailleurs votée : l\'enregistrement en garde à vue. Nous sommes assez critiques sur ce film et cet enregistrement parce que si c\'est pour éviter les pressions, vous pensez bien que les pressions ne se feront pas devant la caméra *(Réactions de l\'auditoire)* Je vous en prie, maître, gaussez-vous, mais essayez de m\'écouter comme je vous ai écouté. Je dis que, si tel est le sujet, on passe à côté. D\'ailleurs, le texte initial prévoit que l\'on enregistre dans certains cas et pas dans d\'autres. Par exemple, on exclut la criminalité organisée. Je vous demande pourquoi. On exclut le terrorisme. Pourquoi ? Si c\'est là que des problèmes risquent de se poser, pourquoi ne pas tout enregistrer ? Voilà la question. Je dis que cette mesure est liée à une certaine religion de l\'aveu. C\'est le retour, d\'une certaine façon, de la religion de l\'aveu, car la puissance de l\'image et du film est considérable. Des gens avouent des choses qu\'ils n\'ont pas faites. Cela ne vous fait pas rire. Je l\'ai connu. Je le sais, cela existe. Quand vous aurez devant une cour d\'assises ou devant un tribunal correctionnel éventuellement quelqu\'un qui vous avouera les yeux dans les yeux, les yeux vers la caméra qu\'il a fait ceci ou cela, vous rendez-vous de la puissance de cette séquence ? *(Réactions de l\'auditoire.)* La vraie police et la vraie instruction qu\'il faut donner aujourd\'hui est celle qui se base sur des éléments objectifs. - **Jean-Marie PONTAUT** En clair, êtes-vous contre l\'enregistrement ? Tout à fait. *(Brouhaha.)* On peut discuter de la circonstance dans laquelle on peut le faire. Soit on fait tout, soit rien, mais cette mesure est trompeuse. *(Brouhaha.)* - **Me Francis TEITGEN** Pardonnez-moi, je ne peux entendre comme avocat qu\'il vaille mieux ne pas enregistrer pour ne garder que l\'aveu et ne pas voir la torture. C\'est insupportable. Je voudrais très sérieusement rappeler, puisque l\'on a parlé de la garde à vue, un débat auquel j\'ai assisté à Droits et démocratie, dont tout le monde ici connaît le nom et la valeur. Il y avait sur la tribune le président de Droits et démocratie et deux parlementaires (un de droite et un de gauche) et, à côté du président, Gil-Robles, Espagnol; ancien commissaire européen aux Droits de l\'Homme. Les deux parlementaires qui étaient là dans cette assemblée, de gauche, renchérissaient sur la nécessité que la garde à vue soit modifiée. Comme je les entendais tous les deux, je me suis autorisé - comme à l\'instant ici - à prendre la parole pour leur rappeler que le Parlement venait de voter une loi quasi-unanime pour que la garde à vue en matière de terrorisme fut portée à six jours, comme au temps de la Cour de sûreté de l\'Etat abolie en 1981. Et que la présence de l\'avocat, déjà instituée de cette manière, n\'était possible que la soixante-douzième heure. Je leur ai demandé, à ces deux parlementaires tout à fait honorables - dont je tais les noms par charité -, ce qu\'ils avaient fait, eux qui glapissaient à ce moment pour qu\'une garde à vue permît la présence d\'un avocat la première heure, pour s\'opposer à la loi. Ils n\'avaient rien fait. Gil-Robles, commissaire européen espagnol, nous a alors rappelé qu\'en 1979, lorsque le franquisme a cessé, les syndicats d\'avocats, de magistrats et de policiers ont été d\'accord pour que l\'avocat fût présent à la garde à vue dès la première heure avec communication du dossier. Que l\'avocat était choisi, sauf en matière de terrorisme pour éviter les connivences partisanes, mais que le même avocat, dans les affaires de terrorisme, avait accès au dossier dès la première heure. Je vous le dis comme je le pense, cessons de nous gargariser comme patrie des Droits de l\'Homme. Quand j\'entends, pardonnez-moi, monsieur le juge, que vous êtes en train de justifier la garde à vue en expliquant que, bien sûr, il faut que le suspect ait peur pour avouer, je dis que l\'aveu n\'est pas la seule religion. Je termine mon propos. Vous me répondrez après. Nous avons la religion de la liberté. Je précise, pour que mon propos soit bien compris, que l\'avocat n\'est pas un ennemi de la justice. Nous avons besoin de la justice. Bernanos disait : *\"Sans le jugement, la loi n\'a pas de force. Elle n\'est qu\'un précepte moral aussitôt bafoué par les cyniques.\"* Nous avons besoin des juges. Nous avons besoin du jugement en société démocratique, mais nous pouvons tolérer, au prétexte d\'habitudes anciennes dans un vieux pays régalien, que l\'on tolère à la fois les abus de la police, tout ce qui est fait aveuglément dans les commissariats et que l\'on n\'ait pas le courage de dire, car c\'est simple à dire aujourd\'hui, maintenant ici à Saintes : *\"l\'avocat présent en garde à vue dès la première heure avec communication du dossier\"* ! - **M Jean-Marie PONTAUT** Sur une affaire aussi importante, il serait intéressant de pouvoir avoir un débat qui ne soit pas complètement passionné et si engagé. Nous sommes sur des choses fondamentales de liberté. Que chacun n\'essaie pas de défendre son camp sans que l\'on puisse essayer de trouver un consensus qui puisse permettre aux politiques de faire la loi. S - **Un intervenant**. Il ne défend pas son camp, il défend le camp de la démocratie. C\'est celui de tous ! - **M CHOQUET**. Un mot. Cette plaidoirie que j\'ai bien entendue, est caricaturale. Vous avez caricaturé mes propos, monsieur le bâtonnier, et c\'est très facile. Je suis d\'accord pour l\'avocat en garde à vue, évidemment, à la première heure de garde à vue. Ecoutez-moi. Quand je pose le problème du filmage, je vous ai dit : \"on filme tout ou rien, mais pas la moitié\". C\'est ce que j\'ai dit. Ne caricaturez pas la position des juges d\'instruction, s\'il vous plaît. Il y en a assez. Je plaide auprès des collègues de mon association pour ne pas caricaturer la position de l\'avocat. Je défends l\'avocat. Faites la même chose, je vous en prie, essayons d\'avoir une démarche consensuelle, sinon nous n\'arriverons à rien si nous restons dans cet affrontement. - **Mme Michèle BERNARD-REQUIN**, Magistrat Juste un mot, encore une fois, sur la détention provisoire qui a été évoquée à la fois ce matin et à l\'instant. D\'abord, je me présente, Michèle Bernard-Requin, magistrat. Je vous promets, en dépit de l\'ambiance un peu chaude après le déjeuner, que je parlerai sans haine et sans crainte et vais vous jurer de dire toute la vérité et rien que la vérité. La détention provisoire, l\'affaire d\'Outreau a révélé qu\'elle était infiniment trop longue. Je suis tout à fait favorable au projet actuellement en cours d\'examen au Sénat pour la limiter à deux ans en matière criminelle. Comme je suis présidente de la cour d\'assises, je suis, hélas, bien placée pour constater qu\'il y a effectivement, comme le disait un parlementaire ce matin, un an de délai au minimum entre l\'ordonnance qui saisit la cour d\'assises et le passage devant ladite cour d\'assises. Mais, de grâce, messieurs les avocats -- chez lesquels j\'ai beaucoup d\'amis, j\'ai exercé cette profession pendant quinze ans et je n\'ai rien oublié, je vous l\'assure -, cessez, lorsque vous plaidez devant nous en cour d\'assises de dire que, puisque le juge a simplement placé sous contrôle judiciaire, c\'est qu\'il n\'y avait pas de charges, car là c\'est vous qui mélangez tout et c\'est vous qui jouez... *(Réactions de l\'auditoire)* Eh oui ! J\'assume et je n\'ai pas peur. Vous jouez sur deux tableaux. J\'admets parfaitement que quelqu\'un comparaisse libre et peut-être arriverons-nous à un moment où les personnes poursuivies mises en cause, accusées devant la cour d\'assises, comprendront qu\'elles arrivent libres avec leurs avocats, qu\'elles ont vécu en famille jusque-là qu\'elles ont pu assurer beaucoup mieux leur défense en étant libres et que, malgré tout, le risque d\'une sanction, parfois très lourde, existe. Si l\'on veut que cela ne constitue pas un préjugement, cela constituant en tout état de cause physiquement, moralement une présanction pour celui qui la vit, si l\'on veut que cela ne constitue pas un préjugement, que l\'on ne mélange pas à l\'audience et lors des débats le fait que l\'on a laissé sous contrôle judiciaire quelqu\'un qui avait un travail, une famille, des garanties de représentation et le fait que cela implique qu\'il n\'y avait pas de charges suffisantes. Merci. - **M. Bruno THOUZELLIER**- Président de l'Union syndicale des magistrats. Ce débat est aussi houleux parce que l\'on touche à l\'essentiel du débat sur la justice : la détention provisoire. Je considère que c\'est le point central. Il faudrait, premièrement, que la société accepte que nous maintenions en liberté un certain nombre de gens sur lesquels peuvent peser des charges. C\'est aussi de la responsabilité des politiques que de prendre cette décision vis-à-vis de l\'opinion publique. Lorsqu\'un élu, sur un marché, se fera prendre à parti par quelqu\'un qui lui dira : *\"Monsieur le député, c\'est un véritable scandale. M. X est en liberté. Je le vois, il est là tous les jours alors qu\'il est suspecté d\'une affaire de pédophilie. Comment acceptez-vous cela ?\"*. C\'est le problème de fond : Comment pouvons-nous gérer cette situation, cette contradiction fondamentale entre un besoin sécuritaire de la société qui ne cesse de croître et un constat qu\'une détention provisoire qui se poursuit pendant plusieurs années alors que l\'affaire n\'a pas été jugée est effectivement de moins en moins acceptable et sera d\'ailleurs de moins en moins accepté ? Deux principes fondamentaux se heurtent. Pour l\'instant, nous n\'avons pas trouvé la solution. La deuxième condition est que nous devons disposer des moyens de cette rapidité. Il faut qu\'un juge d\'instruction puisse aller rapidement au cœur de son affaire et qu\'il puisse rapidement juger une affaire. On ne peut accepter qu\'une affaire dure plusieurs années. Actuellement, dans le ressort de la cour d\'appel de Paris, le délai d\'audiencement pour les personnes détenues est de quinze à seize mois et le délai d\'audiencement pour les accusés libres est jusqu\'à quatre ans à Bobigny et à Créteil. Cette situation absolument inacceptable n\'est bien entendu pas le fait de la volonté des magistrats, vous le comprenez bien. C\'est un problème de moyens, c\'est un problème de rapidité. Que faisons-nous pour résoudre cette problématique ? Que faisons-nous ? D\'un côté laisser en liberté un certain nombre de gens qui peuvent être considérés comme dangereux avec des politiques... Monsieur SARKOZY nous a beaucoup attaqués sur notre laxisme. Vous pensez bien que cela a été pour nous son seulement très douloureux, mais que cela nous a posé des tas de questions. Si nous sommes accusés de laxisme le lundi et que le mardi nous sommes au contraire accusés d\'être des briseurs de vie, nous nous interrogeons de savoir si nous faisons notre métier si mal que cela. Peut-être pas. Peut-être est-on aux confluences de contradictions de la société que nous ne sommes pas à-mêmes, seuls, de résoudre. Deuxième point sur la garde à vue. Je considère que plus une garde à vue est transparente, plus elle est efficace. Dans l\'intérêt de la police, il doit être établi que des aveux ont été obtenus de manière régulière. Je suis d\'accord pour estimer que, dans certaines affaires très spéciales comme les affaires de terrorisme il faut faire très attention et laisser à la police les moyens d\'agir dans des conditions particulières, de même pour la délinquance internationale quand la sécurité nationale est en jeu... *(Réactions de l\'auditoire.)* Vous n\'êtes peut-être pas d\'accord, mais je vous donne mon point de vue. De manière générale, dans une garde à vue standard, je ne sais pas si c\'est la présence de l\'avocat qui est la plus efficace ou si c\'est l\'enregistrement, en tout cas il faut obtenir des aveux utilisables de la manière la plus transparente possible. Vous savez bien que, parfois, lorsqu\'une garde à vue se passe mal, toute la procédure judiciaire se passe mal. On l\'a notamment vu dans l\'affaire d\'Outreau. - **M. Jean-Marie PONTAUT** Sur la détention provisoire, il me semble qu\'il y a eu une véritable avancée. et il y a même eu des décisions puisque, apparemment, A la suite de la commission d\'Outreau, le principe de un an et de deux ans en matière criminelle a été adopté en texte de loi. Là-dessus, il semble y avoir un consensus. Ce qui m'a inquiété ce matin en tant que spectateur, c\'est que l\'on avait l\'impression que les politiques disaient : *\"on est d\'accord, mais c\'est inapplicable\"* et les magistrats disaient aussi : *\"c\'est inapplicable parce que l\'on n\'a pas les moyens\"*. Soit les politiques disaient : *\"on le vote et on le fait appliquer et on fera venir les moyens\"* soit les magistrats disaient : *\"on ne peut faire parce que ce n\'est pas pratique\"*. N\'y a-t-il pas là une possibilité de choisir, de trancher ? Sont-ce les politiques qui peuvent imposer par la loi et en prenant du courage cette décision et les moyens suivront ou les magistrats estiment-ils eux-mêmes que c\'est impossible dans leur pratique ? - **M. Bruno THOUZELLIER** Si les politiques imposent un délai butoir, les gens sortiront, point. Ensuite, il faudra assumer la sortie de ces personnes. Soit au contraire on estime que l\'on ne peut prendre ce risque, on ne crée pas de délai butoir et on maintient les gens parfois en détention provisoire pendant beaucoup plus longtemps parce que l\'on sait bien que la justice ne peut avancer plus vite qu\'elle ne le fait actuellement. Le problème est là. - **M. Jean-Marie PONTAUT** Peut-on demander aux politiques ? A M. DEVEDJIAN, à M. VALLINI ? Sur quoi s\'engagent-ils ? Quels sont leur volonté et leurs possibilités, leur désir ? Que proposent-ils réellement ? - **M. Patrick DEVEDJIAN**. Je suis bien conscient que tout ce que je pourrais dire sera retenu contre moi. Je suis pour la suppression du JLD parce que je crois que sa création n\'a absolument rien résolu. Je suis contre le fait d\'opposer les avocats aux magistrats, les juges d\'instruction aux juges civils, etc. Cette guéguerre n\'a aucun sens parce que tout le monde est animé par le souci du bien public. Il faut donc essayer de trouver des voies médianes qui donnent des solutions. Que reprochait-on au juge d\'instruction autrefois ? De pouvoir dire : *\"parlez ou je vous mets en détention\"*. Avec le JLD, on a voulu mettre fin à ce type de chantage possible. En fait, le chantage demeure possible, car le juge d\'instruction peut dire (en tous les cas aujourd\'hui) : *\"parlez et je vous mets en liberté\"*. S\'il parle, il n\'est pas envoyé vers le JLD. Il lui dit : *\"Si vous ne parlez pas, je vous enverrais devant le JLD. Peut-être vous mettra-t-il en liberté, mais peut-être pas. Vous prenez un risque. Tandis que si vous parlez, vous n\'avez aucun risque : je vous mets dehors.\"* Le chantage demeure, naturellement ou peut demeurer. - **M. Jean-Marie PONTAUT** C\'est le rôle même des juges d\'instruction, non ? - **Réponse générale** Non ! *(Réactions de l\'auditoire.)* - **M. Patrick DEVDEJIAN** Ne nous énervons pas. On a eu tort de servir du vin au déjeuner, je crois *(rires)*, mais cela contribue certainement davantage à la sincérité et à la vérité puisque *in vino veritas*. Dans le fond, pour la religion des aveux, je préconise davantage de vin. *(Sourires.)* Notre proposition est la juridiction d\'*habeas corpus*, c\'est-à-dire de renvoyer la mise en détention provisoire à l\'audience publique et collégiale. Pour cela, naturellement, la réforme de la carte judiciaire est indispensable, car c\'est elle qui permettra une mutualisation des moyens, le rassemblement de la densité de magistrats nécessaire pour pouvoir trouver cette solution. Cela a aussi des conséquences. Une des conséquences, si c\'est à l\'audience publique, il n\'y a plus de secret de l\'instruction à partir de ce moment puisque chacun, le Parquet, la Défense, devant la juridiction, a le droit de déployer ses moyens pour justifier soit sa demande, soit essayer de la combattre. - **M. J.M PONTAUT** C\'est une partie de la loi anglo-saxonne\... - **M. Patrick DEVEDJIAN** Si la mise en détention provisoire a lieu à l\'audience publique, le secret de l\'instruction cesse naturellement d\'exister. On ne voit pas comment ce serait possible autrement. Pour ma part, je ne suis pas angélique et je considère que la détention provisoire est malheureusement inévitable. Elle est malheureusement inévitable, mais le problème - je crois que parfois on ne voit peut-être pas la question de cette manière - aujourd\'hui est qu\'elle n\'est pas entourée des mêmes garanties pour la défense, pour le justiciable, que la détention durable. Je crois que le vrai défi est de conférer à la détention provisoire les mêmes garanties de défense que la détention durable. A partir de là la question de la date butoir se pose à mon avis moins parce que la juridiction peut évidemment à tout moment vérifier que la détention provisoire demeure nécessaire, que l\'instruction n\'a pas avancé de manière à établir que la personne en question pourrait peut-être être élargie. Il existe aussi des cas, qui ne sont pas évidents mais patents, où tout le monde convient qu\'il faut maintenir la détention provisoire. Si cela se passe à l\'audience publique, l\'opinion elle-même le comprendra, voire quand il y aura des erreurs car il y aura aussi des erreurs. La justice est humaine. Espérer la mettre à l\'abri de toute erreur est un bel idéal, mais je crois que nous ne l\'atteindrons jamais. Quand cela se passera à l\'audience publique, l\'erreur sera alors mieux supportée par l\'ensemble de la société parce que sans doute davantage partagée. Je crois que le principe d\'une juridiction d\'*habeas corpus* de cette manière ne résoudra pas tous les problèmes, mais améliorera malgré tout la situation. Il faudra faire l\'expérience de cela déjà, mais à ce stade, pour moi, la question de la limite à la durée de la détention provisoire ne se pose pas. *(Réactions de l\'auditoire.)* Il faut aussi savoir ce que l\'on entend par détention provisoire. Jusqu\'à la Cour de cassation, on est en détention provisoire. Il faut savoir comment on compte la détention provisoire. Il est juste que ce soit de la détention provisoire jusqu\'à la Cour de cassation, mais cela n\'a pas pour moi la même signification quand c\'est fait par le JLD ou quand c\'est fait par cour d\'assises d\'appel. Cela n\'a pas la même signification même si, sur le plan théorique, oui, la présomption d\'innocence demeure. On voit malgré tout bien que cela n\'a pas tout à fait la même signification. Je crois que cela risque d\'être assez compliqué, mais on peut y réfléchir. Dans la garde à vue, une chose me choque que l\'on a maintenue et la gauche et la droite : la garde à vue du témoin. Que le suspect soit en garde à vue est un sujet de débat, mais que le témoin, considéré comme témoin, et même à l\'égard duquel il n\'y a aucune suspicion, puisse être mis en garde à vue est vraiment un abus. - **M. HOUILLON**, Député Fondamentaux : Premièrement, lorsque l\'on décide le placement en détention, c\'est-à-dire lorsque l\'on prive quelqu\'un de liberté, il ne faut pas être tout seul. La privation de liberté étant l\'acte le plus grave posé, on ne peut être seul à le prendre. C\'est pour cela que nous soutenons que lorsque l\'on prive quelqu\'un de liberté il ne peut y avoir un juge unique. Deuxièmement,  j\'appelais ce matin aux fondamentaux, je vous donne des exemples - : celui qui décide le placement en détention lorsqu\'il y a une instruction n\'est pas celui qui conduit l\'instruction, car le placement en détention ne doit pas avoir de lien direct avec la conduite de l\'investigation. C\'est un acte détachable. C\'est un deuxième principe. C\'est pour cela que nous avons, nous, soutenant les conclusions de la commission dans un dispositif particulier, suggéré le maintien du juge des libertés en collégialité, en collégialité avec par contre - j\'attire l\'attention de tout le monde sur ce point - des modalités pratiques qui fassent que ce qui s\'est passé à Outreau ne se passe plus. Quand l\'on regarde ce qui s\'est passé à Outreau, des invraisemblances matérielles et pratiques n\'ont fait qu\'accentuer les problèmes. Le dossier qui sort de chez le juge d\'instruction pour être dans les trois minutes confié au juge des libertés pour que celui-ci l\'apprécie n\'a aucun sens, aucun sens. Ce qui veut dire que si l\'on est d\'accord sur les deux principes fondamentaux que nous avons évoqués, il faut construire le dispositif avec la dualisation entre les actes d\'investigation conduits au juge d\'instruction puisque l\'on maintient le juge d\'instruction, et une collégialité du juge des libertés ou, en tout état de cause, un travail parallèle. Je crois que des expériences se sont faites. Les juges des libertés à Paris, qui ne sont dédiés qu\'à la tâche de juge des libertés, fonctionnent dans des conditions que l\'on peut considérer comme satisfaisantes, ce qui n\'est pas le cas quand un juge des libertés vient intervenir après avoir fait telle ou telle responsabilité dans la journée, qui au référé, qui à la comparution, etc. C\'est donc dans les modalités de mise en œuvre du juge des libertés qu\'il y a une partie des failles que nous avons constatées dans le dossier Outreau. Quant à la détention, je confirme que personne ne peut contester qu\'elle puisse s\'imposer. Il faut en revanche voir dans quelles circonstances elle s\'impose. C\'est pour cela que, dans le débat sur les motivations du placement en liberté, nous avons demandé de revisiter le Code pénal et le Code de procédure pénale, que nous sommes un certain nombre à considérer que l\'ordre public refuge de toutes les motivations n\'est pas acceptable et qu\'il impose au juge qui place en détention de motiver spécifiquement et personnellement les motifs du placement en détention, de telle manière que s\'exercent pleinement les recours et que la défense, à cette occasion, puisse dans le cadre d\'un recours, effectivement, argumenter. Ce sont ce que j\'appelle des fondamentaux, ce que nous avons appelé les fondamentaux sur lesquels tout le monde pourrait se mettre d\'accord. - **M. J M PONTAUT** J\'aimerais connaitre l\'opinion d\'un autre politique, monsieur Sapin, vous avez eu quelques responsabilités judiciaires. Que pensez-vous de cette possibilité de modifier ? - **M. Michel SAPIN** J\'ai peur de vous décevoir. J\'avais plutôt envie de faire mon intervention ce matin et je vais la faire cet après-midi en répondant à votre question. Pourquoi vous décevoir ? Je ne vais pas rentrer dans le détail ; cela vient d\'être fait par M. LE BOUILLONNEC et je suis sûr qu\'André VALLINI voudra le faire. En venant ici, aussi bien sur les sujets que sur les arguments que sur les ambiances, je veux dire les passions nécessaires sur des sujets de cette nature, c\'est une cure de jouvence. Je prends un exemple. Une loi, je crois votée en janvier 1993, avait dit : collégialité de l\'instruction. On parle aujourd\'hui de la collégialité de l\'instruction. Elle avait dit : séparation de l\'instruction et de la mise en détention. Cela a été fait à juste titre pour l\'amélioration de cette mise en détention. Elle avait dit : avocat en garde à vue dès la première heure. On parle aujourd\'hui de l\'avocat en garde à vue dès la première heure. Je crois qu\'elle avait dit, mais j\'ai peur de me tromper : suppression du motif d\'ordre public systématique, semble-t-il, monsieur le Garde des Sceaux, voté en 1993. On en parle encore aujourd\'hui. Qu\'est-ce que je veux dire par-là ? Non pas que l\'on aurait eu raison en 1993 et que ceux qui, n\'est-ce pas Patrick, dans les mois qui ont suivi, ont voté une autre loi que cette loi de 1993, ont eu raison et les autres avaient tort, mais j\'ai mon idée. J\'ai le sentiment que la réforme de la justice le dos au mur n\'est pas la question de la justice. Le problème est que le mur ne cesse de reculer. Nous étions le dos au mur en 1993. Nous sommes le dos au mur aujourd\'hui. C\'est plus un problème architectural qu\'un problème institutionnel : le mur est sur roulettes. Sera-t-il sur roulettes pendant un an, dix ans, vingt ans ? Est-ce que, dans quinze ans, pour les 28^ème^ Entretiens de Saintes nous nous poserons la même question ? Pourquoi, de mon point de vue, le mur est-il sur roulettes et comment peut-on arrêter le mur, comment faire, quelle que soit la majorité, pour que ce mur soit stable et que, étant stable, on soit bien obligé de passer par-dessus ou de passer au travers ? La première raison est ce que je décrivais, cette espèce de valse hésitation : deux pas en avant, deux pas en arrière. Soyons honnêtes, il y a parfois eu trois pas en avant et deux pas en arrière parce que nous avons tout de même progressé depuis 1993 sur certains points en tous les cas. La deuxièmement, je reviens à l\'idée suivant laquelle on pourrait voter des lois améliorant les libertés sans se poser ou en se posant de manière insuffisante la question dite de l\'efficacité qui, elle-même, induit forcément la question des moyens permettant de le faire, sans se poser la question de l\'indépendance qui est, par définition, liée à la question de la liberté qui, elle-même, me semble liée aussi à la question - excusez-moi, messieurs les magistrats - de la responsabilité au bon sens et au plein sens du terme, qui elle-même peut être liée à certaines organisations différentes, y compris institutionnelles ou constitutionnelles. Ce qui veut dire que le mur va cesser de reculer le jour où l\'on aura la volonté d\'une réforme globale où chaque point se tient à l\'autre. Sinon, on prend prétexte d\'un deuxième élément pour mettre en cause le premier ou du troisième élément pour mettre en cause le second, etc. J\'en terminerai par-là. Par définition, il faut un moment où cela s\'arrête. Je le répète en prenant cette image, en abusant un peu : le moment où l\'on décide que le mur ne recule plus est une décision de caractère politique. C\'est une décision de courage, une décision où l\'on choisit, où l\'on fait des choix parce que tout le monde ne sera pas d\'accord sur l\'ensemble des mécanismes et où l\'on fait des choix et on décide d\'avoir une réforme globale, qui a sa cohérence globale. Deuxième chose, qui ne doit pas être contradictoire avec cela, on sait très bien que si l\'on veut mettre de la cohérence globale, en particulier en termes de moyens, en termes de formation, en termes de nombre de magistrats, il faut de la durée. Le mur s\'arrête de bouger le jour où l\'on décide globalement et où l\'on a le temps de la mise en œuvre progressive. Me semble-t-il, ce moment est venu. Une élection présidentielle est un moment de décisions lourdes politiquement. Cinq ans pour la mettre en œuvre est le temps qu\'il faut pour réussir ce type de réformes. - **M. J.M. PONTAUT** N\'êtes-vous pas aussi dans l\'idéal et dans l\'absolu en voulant une réforme globale, totale, complète ? Vous n\'avez pas répondu de façon précise. J\'aurais voulu avoir votre opinion sur le problème précis de la détention. - **M. Michel SAPIN** Une réforme globale ne veut pas dire globalisante. Il y a deux moyens d\'échouer : le premier est celui que je décrivais de ne prendre qu\'un petit morceau et en prenant prétexte du deuxième pour remettre en cause le premier. Le deuxième moyen, qui est tellement globalisant, qu\'au bout du compte on ne fait rien. Je suis bien d\'accord avec une forme de pragmatisme, si je puis dire, dans la globalité. Il faut surtout prendre tous les maillons qui se tiennent les uns et les autres, sinon un maillon casse et c\'est le maillon précédent qui est remis en cause ; nous l\'avons vécu depuis un certain nombre d\'années. Donc, tout à fait d\'accord avec vous, et pour reprendre une image que me susurrait Patrick DEVEDJIAN, il ne faut pas non plus que le mur en question soit comme l\'horizon, une ligne imaginaire qui recule quand on s\'en approche - **M**. **Serge PORTELLI .** Magistrat, Syndicat de la magistrature. Est-il possible de prendre la parole deux secondes quand on l\'a demandée depuis une heure ? Non ? En matière de détention provisoire et en matière de garde à vue, on parlait de mur qui recule, mais le mur a commencé à être construit. On parlait ce matin des conclusions de la commission d\'Outreau. Elles sont là. De plus, elles sont unanimes. Essayons de construire à partir de là. Je ne vois pas pourquoi on ne mettrait pas sur un tableau l\'ensemble des conclusions d\'Outreau en demandant à chacun des candidats de venir les signer. Ce matin, un a proposé cela. J\'attends les autres. On nous dit de façon un peu hypocrite, qu\'il y a un problème de moyens parce que l\'on va voter des lois et que l\'on ne sait pas comment les appliquer. En matière de détention provisoire, j\'ai du mal à comprendre. Il y a quelque temps, le Parlement a voté une loi à l\'initiative de Nicolas SARKOZY d\'ailleurs, concernant les violences contre les forces policières. On nous a dit : *\"c\'est tellement grave qu\'il faut aller devant la cour d\'assises\"*. Certes. Nous avons donc voté une loi qui renvoie maintenant devant la cour d\'assises trois mille personnes par an. On double donc en une seule loi l\'effectif, le nombre de dossiers qui passent devant la cour d\'assises. On ne nous a pas dit là qu\'il y avait des problèmes d\'application de la loi. On l\'a votée. Il n\'y a aucun problème. Que l\'on essaie maintenant d\'appliquer la semaine prochaine au Sénat quelques réformes qui instaurent une date butoir, je ne vois pas où est la difficulté. Pour terminer, en matière de garde à vue, il faut connaître un chiffre : depuis cinq ans, le nombre de gardes à vue a augmenté de 190 000. J\'aimerais que l\'on nous explique pourquoi alors qu\'actuellement, nous dit-on, la délinquance a baissé de 10 %. Donc 190 000 personnes actuellement en plus en garde à vue. Cela représente exactement 530 000 personnes qui, chaque année, sont en garde à vue en France. On nous dit que la justice pénale n\'est pas la justice de tout le monde. Si parce que, chaque année, 40 000 personnes en plus sont en garde à vue. D\'ici dix ans, si cela continue, 1 million de personnes seront en garde à vue. J\'en parle parce que c\'est un vrai choix politique parce qu\'au début de chaque année, on a actuellement un ministre de l\'Intérieur nous dit : *\"l\'objectif l\'année prochaine est + 2, + 3, + 5 %\"*. Là, une vraie réforme de la garde à vue est en vigueur depuis cinq ans. Evidemment, les dérives, tout le monde les connaît et elles sont dénoncées. Il suffit de regarder chaque année le rapport de la commission de déontologie. Ce rapport est accablant. Il a, il y a très peu de temps, fait le bilan de son fonctionnement. Le fonctionnement est très clair : il est le résultat de la politique menée depuis cinq ans, car il dénonce toutes les dérives, toutes les brutalités, toute la violence qui existe. S\'il y a une urgence urgentissime qui peut trouver sa solution la semaine prochaine au Sénat, c\'est la réforme de la garde à vue. Là, effectivement, ce sera l\'ensemble de la justice pénale qui risque d\'être bouleversée par cela. Depuis ce matin, j\'ai entendu un témoignage vraiment fondamental : celui d\'Alain MARECAUX. Ce n\'est pas la peine de faire de grands débats au Parlement. Vous avez entendu comment cela se passe en garde à vue. Je demande, peut-être pas d\'attendre les élections, mais que la semaine prochaine au Sénat on tire les conclusions de cette catastrophe en matière de garde à vue et que l\'on vote une réforme très simple qui, elle, ne demandera pas énormément de moyens. - **M. J. M. PONTAUT** Peut-on aborder le point de la séparation du Parquet et des juges, celui qui poursuit et celui qui juge ? - **Madame BERNARD REQUIN**- Magistrat. Parmi les réformes fondamentales, la séparation des magistrats du Siège et des magistrats du Parquet fait partie peut-être de la première réforme envisagée. Ceux qui sont pour que le *statu quo* ne soit pas maintenu pensent qu\'il faut impérativement éviter ce qu\'ils nomment une collusion à la fois objective et subjective. Objective, disent-ils, parce que les magistrats du Parquet, formés dans la même école, parfois camarades de promotion, parfois se tutoyant, se connaissent tellement bien qu\'ils ne peuvent s\'empêcher de parler les uns avec les autres d\'un dossier, de l\'opportunité d\'aller dans telle ou telle direction et que les droits de la défense et l\'équilibre des moyens des parties ne sont plus préservés puisque seul l\'avocat, exclu de cette forme de complicité, collusion, est désarmé, et le Parquet fait entendre sa voix doublement. Subjective parce que, même si le magistrat du Parquet et le magistrat du Siège sont totalement indépendants dans leurs esprits et dans leur fonctionnements, en apparence, quand ils arrivent sur la même estrade avec la même robe, pour le justiciable en tout cas, ces gens sont du même bord et, même si elle n\'est qu\'apparente, cette complicité fait qu\'ils ne paraissent pas impartiaux, en tout cas le juge du Siège, qui arrive encore une fois en même temps que son camarade du Parquet, ne paraît pas suffisamment impartial. Cette séparation des deux corps est préconisée par un nombre très important d\'avocats, par un nombre important de magistrats aussi. Je ne sais pas si vous le savez, puisqu\'il y a plutôt des avocats dans la salle, -  nous sommes d\'une cruauté entre nous que vous ne pouvez pas imaginer. Les magistrats ne s\'aiment pas, hélas, suffisamment les uns les autres Pourquoi hélas ? Mais peut-être vivez-vous mieux dans le conflit que moi, monsieur de Montgolfier. Le conflit me gêne, me dérange. Ayant exercé pendant quinze ans la profession d\'avocat, pendant dix-huit ans celle de magistrat du Parquet et depuis une dizaine d\'années celle de magistrat du Siège - je vais d\'ailleurs m\'arrêter -, je suis au contraire fervente, vraiment, j\'ai besoin, moi, de l\'harmonie, de l\'entente. Je suis encore un peu candide. Nous ne nous aimons pas beaucoup entre nous et j\'ai vu des magistrats du Siège faire attendre devant leur cabinet d\'instruction pour un débat ou pour un dépôt de réquisitoire introductif de façon vexatoire des magistrats du Parquet, j\'ai vu des choses assez stupéfiantes dans des petites hostilités navrantes. En dépit de ce fort courant, je suis partisan du maintien du possible passage des magistrats du Parquet au Siège et réciproquement. Premier argument dirigé vers les avocats qui sont ici présents. Si vous aboutissez à interdire désormais qu\'un magistrat du Parquet puisse passer au Siège directement, ne craignez-vous pas d\'aboutir à ce que, désormais, ce qui constitue pour moi une voie d\'intégration excellente, l\'intégration de l\'avocat dans la magistrature, ne soit, elle aussi, interdite, car qu\'est-ce qui nous prouverait que l\'avocat sera un magistrat impartial puisqu\'il a défendu pendant si longtemps ? Si vous aboutissez à ce que le magistrat du Parquet ne puisse plus devenir magistrat du Siège, vous prenez le risque, et là je m\'adresse aux magistrats, que celui qui, pendant quelques années, a pu voir parce qu\'il fréquente les justiciables a une bonne connaissance de ce qu'ils sont. Il les reçoit, il les entend pendant ses permanences, les victimes frappent à sa porte, il les connaît bien physiquement. Le justiciable n\'est pas un être abstrait pour lui, c\'est un être vraiment plein de souffrance qui hante le Palais de justice et qui frappe à la porte du procureur. Le juge impartial du siège ne peut malheureusement pas avoir ce contact direct. Le magistrat du Parquet qui devient un magistrat du Siège connaît les hommes, comme l\'avocat d\'ailleurs qui devient magistrat, il connaît leur souffrance et il est mieux à même de mesurer l\'impact non seulement social mais individuel de toutes les décisions qu\'il prend. Il a en quelque sorte acquis, par son expérience du Parquet, une humanité qui fait parfois défaut aux magistrats du Siège qui n\'ont jamais été directement en contact avec le justiciable. Les magistrats du Parquet et du Siège sont animés, à mon avis, d\'un sentiment qui fait qu\'ils ont choisi cette fonction de Magistrat avec un grand \"M\". Pour moi, cette fonction implique l\'objectivité. Si vous considérez que le magistrat du Parquet est un super policier répressif, comment expliquez-vous qu'il requière un non-lieu, qu'il soulève de lui-même le fait qu\'une procédure est nulle parce que l\'avocat n\'était pas là la première heure, qu'il requière une relaxe ou un acquittement parce qu\'il estime que les charges sont insuffisantes ? Le Magistrat avec un grand \"M\", qu\'il soit du Parquet ou du Siège, est un homme et une femme qui sont ob-jec-tifs, qui sont im-par-tiaux. Ils ont choisi cette profession pour cette raison. De même que l\'on demande à un horloger d\'avoir une précision du geste et de ne pas avoir les mains qui tremblent, de même on demande à un magistrat qui choisit cette fonction singulière d\'être un homme qui pèse le pour et le contre, qui examine les charges et les arguments à décharge. C\'est d\'abord un magistrat. Il peut donc exercer, à mon sens, les deux fonctions successivement. Je vois que M. le bâtonnier TEITGEN est très fâché et je vais lui laisser la parole. J\'ai terminé Même formation, même éthique. Même souci et, avant tout, de l\'intérêt public, de l\'objectivité et de la sauvegarde des protections individuelles. Si vous séparez les corps, vous n\'aurez plus de magistrats du Parquet. D\'abord, tous ceux du Parquet demanderont leur mutation au Siège. Ceux qui ne la demanderont pas deviendront un corps de \"super policiers\". Je n\'ai rien contre ; j\'ai travaillé pendant dix-huit ans à la tête de la 8^ème^ section et de la police judiciaire parisienne. Vous n\'aurez pas la même autorité sur un fonctionnaire de police qui dérape pour lui apprendre ce qu\'est le respect des libertés individuelles que seul le procureur, étant magistrat, a la force et l\'autorité de faire admettre. - **Mme Laurence VICHNIEVSKY** Je suis la femme de ce matin. Michèle, je t\'ai laissé la parole cet après-midi pour notre minorité. Je serai beaucoup plus pragmatique que toi. Tu évoquais une question de culture. Oui, il ne faut pas éluder ce sujet, mais à mon sens, le problème de la séparation des fonctions tient beaucoup plus à une question de statut. A l\'heure où les lois votées récemment ont augmenté très considérablement les prérogatives du procureur de la République, il est vrai que le statut du Parquet, qui n\'est pas encore et qui n\'est pas aujourd\'hui indépendant - on peut être pour ou contre, on peut en discuter - interfère très largement sur la question de l\'unité du corps. Culturellement, je suis, comme toi, attachée à l\'unité de ce corps, mais je crois aujourd\'hui, compte tenu de cette différence majeure de statut, qu\'il est difficile de considérer que l\'on peut faire appartenir au même corps deux fonctions qui ont un statut aussi différent, et ce au regard des modifications législatives récentes. Peut-être Eric de MONTGOLFIER pourrait-il aussi s\'exprimer sur ce sujet. Cette revendication de beaucoup de magistrats du Siège : *\"il faut avoir confiance dans son juge\"*, interdit de tout mélanger. Il y a un juge qui poursuit, qui n\'est pas indépendant, cela peut se défendre, et il y a un juge qui juge et qui, lui, est complètement indépendant. - **M. J.M. PONTAUT** L\'avis d\'un ancien Garde des Sceaux, monsieur Nallet ? - **M. Henri NALLET** Si Francis TEITGEN m\'y autorise, puisque je vois qu\'il veut parler. Quitte à retarder un peu la belle bataille que je sens monter entre les magistrats du Siège et ceux du Parquet pour savoir qui sera un magistrat complet de celui qui ne le sera pas, je voudrais reprendre ce que disait Michel SAPIN tout à l\'heure et, peut-être sur ce sujet, vous faire part de certaines réticences devant le risque d\'un saucissonnage. Je suis très surpris, mais peut-être aussi parce qu\'il y a quelques années que je suis moins en contact avec vous, de découvrir que depuis environ un an - cela a démarré, je crois, au milieu de la commission d\'enquête d\'Outreau - le fameux problème du procureur de la République, de son lien avec le Garde des Sceaux, de son statut d\'indépendance a disparu. Plus personne ne s\'y intéresse et tout le monde se demande s\'il faut faire deux corps totalement séparés, et surtout plus de communication entre ceux du Siège et ceux du Parquet. Il me semble très modestement, avant de traiter de cette question, qu\'il faudrait répondre à celles qui sont posées depuis au moins une vingtaine d\'années et qui n\'ont pas reçu de réponse claire de la part des uns et des autres. Première question : Faut-il que le Parquet soit hiérarchisé ? Oui ou non ? Je réponds clairement \"oui\" pour une raison de principe général du droit : l\'égalité de traitement des justiciables. S\'il n\'y a pas de hiérarchie, chacun fera ce qu\'il voudra et je ne veux pas parler... A Montpellier, on ne sera peut-être pas traité de la même façon qu\'à Auxerre, ce qui n\'est pas normal. Je suis favorable à une hiérarchie, mais je voudrais savoir si nous sommes d\'accord. Deuxième question : S\'il y a une hiérarchie, qui est à la tête de la hiérarchie ? Là, il y a une option. Lorsque nous en parlions il y a une dizaine d\'années, mon ami DEVEDJIAN et moi étions en désaccord. Patrick tenait la position assez classique - qui était celle, d\'ailleurs, de mes prédécesseurs ou de pratiquement tous mes prédécesseurs - qui était : le responsable du Parquet (non pas celui qui donne des indications) est le Garde des Sceaux, c'est notre Constitution. Tout le monde était absolument d\'accord, sauf que, pour certaines raisons que vous connaissez tous, cet avis est devenu politiquement absolument intenable. La première Garde des Sceaux qui a essayé de résoudre le problème est Elisabeth GUIGOU avec la réforme de 2000. Le Garde des Sceaux n\'est plus le chef du Parquet. Alors, qui est le chef ? Il n\'y a plus de chef. *(Brouhaha.)* La grande faiblesse de la réforme de 2000 est qu\'elle ne répond pas à la question : \"Qui a la responsabilité ?\" Je voudrais dire aujourd\'hui, même si je complique le débat, que je ne trouve pas que la réponse à cette question soit claire. Pour ce qui me concerne, si le Parquet doit être hiérarchisé, je voudrais dire très simplement que je ne crois pas aujourd\'hui que le Garde des Sceaux puisse être le chef. Il faut donc s\'interroger sur quelque chose qui est un peu choquant, je sais bien, dans notre tradition, et pourquoi pas quelque chose ou quelqu\'un qui serait le chef du Parquet, mais qui ne serait pas le Garde des Sceaux ? Je voudrais bien que l\'on ait réglé cette question et, après, nous pourrions peut-être aborder le problème du statut. Il me semble que si l\'on met en avant le problème de la séparation des corps sans avoir répondu à cette question, on ne résout pas le problème et l\'on pose des difficultés à venir tout à fait considérables. J\'en vois deux dans ceux qui soutiennent la séparation pure et simple, brutale et sans aucune autre considération. Premièrement, aujourd\'hui le procureur est de plus en plus un juge, en particulier dans notre système, c\'est lui qui détient l\'opportunité de poursuites, c\'est-à-dire que c\'est lui qui met ou non en branle l\'institution judiciaire. C\'est la première difficulté. Deuxième difficulté, là aussi je suis extrêmement minoritaire. Lorsque nous avions tenté, je crois avec Michel SAPIN, de faire passer une loi sur le statut de la magistrature permettant une plus grande ouverture vers le monde extérieur, nous avions eu droit à tous les amendements possibles et imaginables des représentants traditionnels de tous les syndicats et, en fait, pratiquement plus rien. Je crois qu\'il y a une nécessité absolue d\'ouvrir le corps des juges largement sur la société civile. Vous avez besoin de médecins, vous avez besoin d\'ingénieurs, vous avez besoin d\'avocats, vous avez besoin d\'enseignants. Alors, dans ce mouvement d\'ouverture, tout le monde pourrait vous rejoindre sauf les procureurs ? Il y a là, pour moi, une espèce de contradiction qui me paraît difficile à résoudre. En tout cas, je n\'ai pas de position arrêtée. Je sens bien que le vent souffle vers la séparation : c\'est plus simple, c\'est plus \"chouette\", on va croire que, mais je voudrais en tout cas qu\'avant que l\'on aborde le problème du statut on se pose la question de la hiérarchie et la question de la responsabilité du Parquet. - **M. Eric de MONTGOLFIER** Permettez-moi de lever deux ambiguïtés sur la différence de statut qui rendrait les uns plus indépendants que les autres. a) Je ne connais pas de statut qui donne l\'indépendance à celui qui n\'en veut pas. b) Sur la hiérarchie, j\'entends avec plaisir M. NALLET nous parler de cette nécessité hiérarchique qui permettrait d\'être aussi bien traité à Auxerre qu\'à Montpellier. A ce compte, il en faudrait aussi une chez les juges parce que ce n\'est pas la poursuite qui assure le traitement judiciaire. La Cour de cassation n\'a pas de pouvoir hiérarchique. Je ne crois pas que l\'on puisse, dans la structure même de la justice, être traité tout à fait également à Auxerre, à Montpellier ou ailleurs. En réalité, la justice est celle des hommes. Ils sont imparfaits. La justice est donc imparfaite. Ce qui m\'anime dans ce débat où vous dites que le vent souffle en faveur de la partition, c\'est ce que je lis régulièrement dans les yeux de mes concitoyens. Ils ne comprennent plus, ils ne comprennent plus cette proximité dans les palais, cette proximité à l\'audience et cette réversibilité qui les inquiète. En arrivant à Nice, j\'ai eu un substitut qui est devenu par la suite juge d\'instruction et qui a siégé comme en correctionnelle. Ils ne comprenaient plus : \"*on ne comprend pas, vous pouvez tout faire alors, comme les chirurgiens militaires qui savent tout faire\"*. Cela n\'a pas de sens. La justice n\'est pas faite pour les magistrats. Elle est faite pour la nation. C\'est le préalable absolu. Il faut cesser de construire un système en fonction de nos préoccupations personnelles, de nos intérêts corporatistes. Ce qui est important, c\'est la justice où le procureur pourrait devenir juge quand il aurait grandi, quand il serait devenu intelligent, mais pourrait rester procureur toute sa vie parce que c\'est aussi une fonction qui ne manque pas d\'intérêt. On serait procureur, on pourrait devenir juge, mais de juge on ne deviendrait pas procureur. Je crois qu\'il ne peut y avoir de chemin de cette nature. Quelqu\'un qui est soumis à un pouvoir hiérarchique, personne ne peut comprendre qu\'ensuite, d\'un coup, il devienne un juge, c\'est-à-dire quelqu\'un qui ne serait soumis à rien, et qu\'il redevienne procureur. Tout cela conduit aussi parfois à des analyses un peu désagréables sur les nominations des magistrats. On se demande où est l\'intérêt de la justice. Est-ce l\'intérêt de la personne ? Est-ce l\'intérêt de l\'autorité de nomination qui nomme tel ou tel en fonction de besoins qui n\'ont rien de judiciaires ? Il est vrai qu\'il y a eu problème des nominations. Je suis plutôt pour la partition parce que c\'est beaucoup plus simple. Quoi que l\'on en dise, quoi que l\'on veuille, il y a une forme de connivence au sein des juridictions. J\'ai connu - ce n\'est pas si vieux - des magistrats du Parquet assistant aux délibérés et y prenant la parole *(Réactions de l\'auditoire.)* Vous n\'avez jamais rien vu ; je n\'y peux rien. Arrêtez un peu... ** La vérité est là : comment voulez-vous changer un système sans reconnaître ses défaillances ? - **Un Intervenant** Peut-être à Nice, monsieur le procureur, mais moi qui suis magistrat au Siège depuis vingt ans, je ne l\'ai jamais vu. - **Un autre Intervenant** Moi non plus ! *(Brouhaha.)* - **M. Eric de MONTGOLFIER**. C\'est que vous ne sortez pas assez alors ! - **M. Francis TEITGEN** Je voudrais prolonger ce que dit Eric de MONTGOLFIER. Pourquoi ce qu'il dit est-il important ? Pourquoi est-ce extrêmement important ? Vous êtes impartiaux, je vous en donne crédit. Et comment nous le montrez-vous ? Comment le sait-on ? L\'apparence d\'impartialité est le seul chemin qui mène à l\'impartialité. Ce n\'est pas une question d\'apparence. C\'est que vous ne serez pas impartiaux si on ne le voit pas. Quand on vous voit rentrer ensemble, sortir ensemble, quand vous êtes dans les mêmes palais, quand le président de la chambre est en face du procureur, cela ne sent pas l\'impartialité et cela ne peut le sentir ! Il faut vous séparer de corps et il faut vous séparer physiquement. Je pense que les juges financiers doivent retrouver le tribunal de grande instance de Paris et que le parquet de Paris doit s\'installer aux Italiens. Vous vous parlerez, bien sûr, et nous aussi nous vous parlerons. Il faut absolument comprendre que, pour le justiciable, c\'est totalement incompréhensible. Que faut-il faire probablement ? Il faut choisir. Quand vous sortez de l\'école, au bout de cinq ou sept ans, vous choisissez : \"j\'ai une vocation de parquetier ou j\'ai une vocation de juge\". Ce n\'est pas la même chose, ce n\'est pas le même métier, ce n\'est pas la même culture, ce n\'est pas la même fonction sociale. Une fois que vous avez choisi, vous avez choisi et on s\'en tient là. Tant que l\'on ne fera pas cela, il y aura une incompréhension majeure pour nous de savoir qui est l\'accusateur. Je ne demande pas au Parquet de soutenir des relaxes. Je demande au Parquet de ne pas poursuivre. S\'il s\'est trompé, il le dit et on ne renvoie pas. C\'est simple, non ? Un parquet qui vient à l\'audience dire : *\"Ce type est innocent\"*, cela prouve qu\'ils n\'ont pas fait leur travail avant. Il faut donc qu\'il soit bien dans le camp de l\'accusation parce que je veux être bien dans le camp de la défense, et je n\'ai pas l\'intention que l\'on mélange les genres. Tant que vous n\'accepterez pas cette idée, à mon avis, vous n\'avancerez jamais dans une réforme globale parce que cela, le juge et le parquet mélangés est tellement confus que jamais la justice ne pourra progresser. J\'en ai une conviction absolue. - **M.J. M. PONTAUT** Peut-on avoir deux points de vue un peu différents, celui d\'un juge à la Cour de justice des communautés européennes, Conseiller d\'Etat, et d\'un professeur de droit ? - **M. Jean-Claude BONICHOT** Merci beaucoup. J\'espère que l\'assistance pardonnera à un membre de la juridiction administrative de prendre la parole sur un sujet qui est très propre à la juridiction judiciaire. Enfin, j\'ai eu l\'occasion de m\'occuper pendant six ans au Conseil d\'Etat, en présidant la sixième sous-section du contentieux, des questions qui relèvent du ministère de la Justice depuis les questions relatives au statut des magistrats jusqu\'au traitement des pourvois contre les décisions du Conseil supérieur de la magistrature. Je voulais mettre en parallèle les deux questions que nous avons abordées jusqu\'à présent et qui me semblent très révélatrices d\'un problème qui a été abordé à l\'instant par Michel SAPIN qui est celui du mur qui recule. Autant je pense que, pour la première question qui est celle de la détention provisoire, le mur ne reculera plus beaucoup, autant je pense que, sur la seconde, nous avons un choix à faire, mais un choix qui a des conséquences importantes en termes d\'architecture et de fonctionnement de la justice pénale. Sur le premier point, une contrainte dont on a peu parlé - Me TEITGEN en a parlé ce matin et vient d\'en reparler à l\'instant - est la contrainte européenne. D\'abord, en matière de détention provisoire, nous sommes à peu près les seuls, dans les pays de l\'Union européenne, à pratiquer comme nous pratiquons. Deuxièmement, nous avons une Convention européenne des Droits de l\'Homme et une Cour européenne des Droits de l\'Homme - Cour européenne des Droits de l\'Homme dont mon ami Henri LABAYLE parlerait de manière infiniment plus savante que moi - qui est une jurisprudence extrêmement contraignante. Des arrêts de la Cour européenne des Droits de l\'Homme disent qu\'il y a un délai \"en soi déraisonnable\" de détention provisoire. Je suis bien d\'accord avec vous ; je ne vais pas faire l\'apologie ici de la Cour européenne des Droits de l\'Homme, mais le système est ce qu\'il est, la convention est là, la Cour est là. Il m\'est arrivé, je peux vous le confesser, même si c\'est publiquement, de souvent être agacé de la jurisprudence de la Cour qui a mis en cause le fonctionnement de l\'avocat général devant la Cour de cassation bien à tort à mon avis, qui a mis en cause le fonctionnement du commissaire du gouvernement devant le Conseil d\'Etat. Même si nous le regrettons par certains aspects, même si nous sommes agacés, le système existe et nous sommes entrés dedans. Nous avons donc là une jurisprudence qui existe et qui prend les choses d\'une manière très différente de notre manière de les prendre les . La Cour européenne regarde au cas par cas si la détention provisoire, compte tenu de la complexité de l\'affaire, compte tenu de la manière dont a été mené le procès, est ou non excessive, et elle considère qu\'en soi, au-delà d\'un délai d\'un an, d\'un an et demi, on est de toute façon au-delà du raisonnable. Je pense que cette contrainte deviendra de plus en plus forte. Une autre se profile qui, pour l\'instant, n\'est pas très sensible, mais qui viendra très vite : ce sont des questions qui relèvent du troisième pilier du Traité de l\'Union européenne, c\'est-à-dire de la coopération en matière pénale. Au fur et à mesure que cette coopération va s\'accentuer, des questions préjudicielles seront posées et, inévitablement, la Cour de justice des communautés européennes, celle de Luxembourg, sera amenée à prendre parti sur certaines questions de fond de la procédure pénale. Je crois que, sur ce sujet, il faut savoir anticiper. Comme l\'ont dit plusieurs intervenants, nous avons toutes les données du problème, nous avons à peu près toutes les solutions possibles. Il reste à trancher, et c\'est le seul désaccord que j\'ai avec Michel SAPIN, je crois que, sur ce point, nous serons nécessairement amenés à trancher très rapidement. L\'autre question est assez différente. Je ne crois pas que, dans l\'état actuel des choses, les traités internationaux et la jurisprudence des cours de Strasbourg ou de Luxembourg nous obligent vraiment à un choix. Cela dit, mais c\'est un néophyte qui parle, je n\'ai pas été pour l\'instant ni usager ni décideur dans ce genre de procédure, mais enfin, j\'ai un peu de mal à comprendre comment une séparation complète du Parquet et du Siège n\'amènerait pas à terme inévitablement et mécaniquement à une procédure de type accusatoire. Peut-être un élément m\'échappe-t-il ; je confesse le caractère limité de mes connaissances dans ce domaine. - **M. Henri LABAYLE**- Professeur, Président de la Commission pour l'étude des communautés européennes. Je voudrais profiter de cette pause européenne que je partage avec Jean-Claude BONICHOT pour accentuer l'effet de son propos. Comme les organisateurs de cet atelier cet après-midi nous l\'ont demandé, le regard que l\'on peut poser sur les développements européens de la réforme de la justice ne doit pas être porté ni en termes de nationalisme juridique ni sous l\'angle de la crainte d\'un impérialisme juridique quelconque de telle ou telle juridiction supranationale ou de tel droit venu d\'ailleurs. Non, mon propos est beaucoup plus simple. La question qui nous est posée est très bien formulée : \"Comment réformer la justice ?\" Comment réformer la justice, à mon sens et d\'un point de vue strictement européen, dans le prolongement de ce qu\'a dit Jean-Claude à l\'instant, est tout simplement, dans un premier temps, accepter d\'ouvrir les yeux et, dans un deuxième temps, accepter de tendre l\'oreille. Ouvrir les yeux c\'est ouvrir les yeux sur notre pratique, sur notre autisme qui fait que, depuis vingt ou trente ans, nous avons été incapables, incapables d\'initier sans le regard extérieur les réformes qui s\'imposaient. Pour la commenter, je ne pense pas toujours le plus grand bien de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l\'Homme ; j\'en suis tout à fait d\'accord, mais enfin, sans la jurisprudence Letellier que chacun connaît, sans la jurisprudence Kruslin et Huvig, qu\'en serait-il des écoutes téléphoniques, qu\'en serait-il de la détention provisoire ? Si un jour on ne nous avait pas expliqué que des délais ne sont pas raisonnables, ne continuerions-nous à procéder de la même façon. S'il n'y avait pas eu de condamnation française pour fait de torture, n\'aurait-on pas parlé davantage de déontologie ? Autrement dit, lorsque nous regardons nos pratiques, sommes-nous capables, de nous-mêmes, d\'impulser les réformes nécessaires ? Je ne crois pas, malheureusement Je ne crois pas, et mon propos n\'est absolument pas en termes de gendarme ou de voleur ou de carotte ou de bâton. Non, c\'est un constat triste, triste de voir que nous n\'avons pas le recul suffisant pour comprendre que nous devons changer nos méthodes. De ce point de vue, je crois que le rapport de la commission Outreau est tout à fait remarquable, tant pour des spécialistes de science politique que pour des professeurs de droit et, je le dis devant les deux personnes qui l\'ont animé, je crois qu\'il y aura un avant et un après ce rapport. Lorsque l\'on lit, lorsque que l\'on travaille ce rapport, on est frappé par la fréquence des renvois au droit comparé, des renvois au droit européen, le souci d\'explorer la plupart des itinéraires pour essayer de voir s\'il existe ou non une solution. De ce point de vue, je partage tout à fait votre propos, tout à l\'heure, monsieur Nallet, je crois que c\'est un problème de méthode aujourd\'hui. Tout ou quasiment a été dit, et notamment par le rapport de la commission Outreau. Donc, premier propos : ouvrir les yeux, accepter notre impuissance à nous auto-réformer, accepter notre impuissance à surmonter l\'ensemble de nos défaillances. Ce qu\'il y a d\'intéressant dans cette jurisprudence, c\'est vrai une jurisprudence au cas d\'espèce, c\'est que le juge européen nous pose de vraies questions. Un délai raisonnable. Le vrai problème est le raisonnable. L\'effectivité de la protection juridictionnelle, le vrai problème est l\'effectivité. L\'apparence, vous avez très bien dit, maître, à l\'instant, c\'est une jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l\'Homme la théorie des apparences. A quoi bon avoir de magnifiques cathédrales ou de magnifiques abbayes s\'il n\'y a jamais de fidèles à l\'intérieur ? A quoi bon refaire des lois à chaque législature si elles demeurent inappliquées ? Et le travail de la Cour européenne des Droits de l\'Homme est d\'aller au-delà des apparences et, précisément, tu l\'as dit, nous ne sommes pas vraiment d\'accord au fond, mais la pression mise sur le rôle de l\'avocat général, la pression mise sur le rôle du commissaire du gouvernement, l\'idée de fond de la Cour européenne des Droits de l\'Homme est de dire : bien sûr que votre commissaire du gouvernement au Haut Conseil d\'Etat n\'est pas un membre du gouvernement, mais cela laisse une drôle d\'apparence. Il ne peut donc aller parler et travailler avec les autres quand l\'audience est achevée. Cette théorie de l\'apparence nous oblige tout de même à revisiter nos procédures, à revisiter ce qui, malheureusement, derrière les enseignements des professeurs de droit demeure exact et ne l\'a jamais été. L\'exécution des décisions de justice, je suis surpris de ne pas en avoir entendu un mot ici. C\'est tout de même aujourd\'hui un problème majeur de notre système, majeur. Les astreintes, les injonctions, tous ces problèmes. Qui, en dehors du juge européen, met le doigt sur ces problèmes dans notre système ? Personne. Alors, si ouvrir les yeux est possible, il faut accepter de tendre l\'oreille. Tendre l\'oreille à des critiques assez désolantes, malheureusement, mais de plus en plus fréquentes que l\'on entend dès que l\'on sort du Landerneau hexagonal. Et qui, dans le monde du droit, aujourd\'hui, qui est un monde concurrentiel, mettent face à face des systèmes très différents les uns des autres et essaient d\'en jauger les avantages et les inconvénients. Il est clair qu\'aujourd\'hui, entendre comme lors d\'une affaire récente de terrorisme (l\'affaire Ramadan pour ne pas la citer), pendant des années le juge anglais nous expliquer que le système judiciaire français n\'est pas respectueux des droits de l\'Homme pose un problème. Dans l\'espace européen qui s\'ouvre, et il ne s\'agit pas ici de courir après la criminalité organisée tous les matins, mais, dans le système européen qui s\'ouvre, c\'est une concurrence des systèmes juridiques qui se met en place. Nous axons notre débat aujourd\'hui autour du système pénal, mais le droit des affaires et le droit de la concurrence est le véritable enjeu dans le monde du droit ; ne nous trompons pas. Et de la qualité des systèmes nationaux à répondre aux besoins des opérateurs du droit, beaucoup de choses vont dépendre, beaucoup. En l\'état actuel des choses, contrairement à des idées reçues, en Vendée ou ailleurs, le droit européen n\'est pas l\'impérialisme que l\'on croit. C\'est davantage un droit qui s\'efforce de garantir la compatibilité des systèmes les uns par rapport aux autres, en tout cas bien davantage que l\'harmonisation ou l\'uniformisation que l\'on veut bien essayer de dénoncer ici ou là, mais c\'est tout de même aussi un droit très pragmatique. Il va reposer assez largement sur un grand principe que l\'on peut aimer au pas, mais qui a beaucoup de limites de mon point de vue, qui était inscrit dans le défunt traité portant constitution pour l\'Europe qui est le principe de confiance mutuelle. Beaucoup de l\'avenir de notre système judiciaire et de notre droit dépendra de la confiance mutuelle que nos partenaires nous prêteront. Il me semble que notre système judiciaire qui a été capable d\'influencer très largement l\'ensemble du droit communautaire, la Cour de justice des communautés et son contentieux a encore en lui suffisamment de qualités pour ne pas craindre ni la concurrence ni la réforme. - **M.J.M PONTAUT** Une réaction sur la façon dont la loi européenne *booste* les lois françaises - Y a-t-il des réactions sur ce sujet, en particulier des politiques ? - et la marge de manœuvre des politiques aujourd\'hui dans ce contexte européen et international ? - **M. Patrick DEVEDJIAN** Le projet de l\'UMP et de Nicolas SARKOZY est effectivement de séparer les fonctions à la fin du premier grade. A la fin de ce délai, il faut faire le choix, mais jusque-là, on peut opter différemment. Pourquoi ce choix ? Pour des raisons qui ont été évoquées ici et là. D\'abord, premièrement, parce que le Parquet est hiérarchisé et doit le demeurer et, deuxièmement, parce que je suis contre l\'autonomie du Parquet. Henri, malgré ta force de conviction, je n\'ai pas changé d\'avis sur ce point. Pourquoi n\'ai-je pas changé d\'avis sur ce point ? Parce qu\'il y a le principe de l\'opportunité des poursuites. Qui a la légitimité pour porter ce principe de l\'opportunité des poursuites, qui a la légitimité aussi pour en assumer la responsabilité, car il y a une responsabilité à assumer ? Seul le pouvoir politique, à mon avis, a la légitimité pour assurer cette responsabilité, et doit d\'ailleurs rendre compte de cette application de l\'opportunité des poursuites. Je souhaite qu\'il le fasse par exemple chaque année au Parlement dans un bilan de la politique pénale et que le Garde des Sceaux dise : *\"nous avons choisi de mettre l\'accent sur tel type d\'infraction, une plus grande sévérité ou un plus laxisme sur tel ou tel type d\'infraction\"*. Quand l\'on regarde par l\'exemple l\'histoire de l\'avortement dans notre pays, c\'est le principe de l\'opportunité des poursuites qui a finalement conduit à la légalisation de la législation sur l\'avortement. A Vichy, on a décapité une femme pour avortement. Maintenant, c\'est devenu complètement légal. Cela ne s\'est pas fait brutalement. Cela s\'est fait par le principe de l\'opportunité des poursuites que les différents pouvoirs politiques ont assumé chaque fois en correctionnalisant ce qui était un crime, en préconisant le sursis au lieu d\'une peine ferme, en préconisant d\'abord d\'avoir des amendes et ensuite de ne plus poursuivre. Il y a eu une lente évolution. Ce choix-là appartient aux pouvoirs politiques. - **M.J.M. PONTAUT** Vous gardez le lien avec le Parquet, tel qu\'il est aujourd\'hui. - **M. Patrick DEVEDJIAN** Absolument. - **Un Intervenant** Y aura-t-il un projet justement sur cette question précise ? - **M. Patrick DEVEDJIAN** A une époque, l\'autonomie du Parquet était très à la mode, mais il n\'a échappé à personne que c\'était le moment où les politiques étaient très vigoureusement mis en causes et où il y avait les fameuses affaires. Le fait que la question du financement des formations politiques ait été purgée a rendu, à mon avis, la question de la compatibilité entre les deux beaucoup moins grave. - **Un Intervenant**- Magistrat. J\'avoue ne pas très bien comprendre cette obsession quasi-esthétique de certains avocats à vouloir séparer les fonctions du Parquet et du Siège. Pourquoi ? Dans les structures françaises telles qu\'elles sont, que va-t-il se passer si vous séparez les fonctions du Parquet et du Siège ? Vous allez vous trouver devant une situation qui sera une fonctionnarisation progressive du Parquet qui sera forcément, à un moment ou à un autre, dans l\'esprit si ce n\'est dans la lettre, absorbé par le ministère de l\'Intérieur. Dans ces conditions, face à qui serez-vous confronté ? Vous serez confronté à une force d\'enquête absolument considérable puisque vous aurez en face de vous la police et un Parquet qui sera composé de fonctionnaires de l\'action publique qui seront peu ou prou dans leur tâche de poursuite. Actuellement, vous savez très bien que c\'est un plus pour un magistrat de passer du Siège au Parquet. Pourquoi ? D\'abord, à un moment T, vous avez un magistrat du Siège et un magistrat du Parquet. Vous n\'avez pas les deux. Je ne comprends pas l\'intérêt en termes de défense pour un avocat que de vouloir inscrire une séparation stricte entre les fonctions du Siège et du Parquet. Même actuellement, vous savez que, dans certains parquets, les fonctionnaires du parquet ont beaucoup de mal à résister aux pressions des directeurs départementaux de la sécurité publique parce que la police est très puissante. Ce qui leur permet de résister, c\'est que ce sont des magistrats qui font partie d\'un corps unique et qu\'ils sont indépendants. Ils sont difficilement indépendants et ils le sont. Si vous êtes dans une situation qui va dériver comme je le pressens, et je pense ne pas être le seul à le penser au sein de la magistrature, d\'expérience, je vous assure que vos attentes seront douloureusement déçues. - **M. J.M. PONTAUT** Nous allons faire parler la salle. - **Mme BERTELLA-GEFFROI** Je suis juge d\'instruction, donc juge de base. Je prends la parole en mon nom propre. Je ne suis pas syndiquée d\'un côté ou de l\'autre. Je voudrais rester en Europe, mais retourner aussi à Outreau en donnant l\'exemple de l\'Allemagne pour la formation. Ce qui est très important pour moi, c\'est la formation des juristes. Cette formation ne mène effectivement pas, certains l\'ont dit, à la connivence mais à une formation égale. En Allemagne, c\'est l\'orientation après de nombreuses années. Vous vous orientez vers le Parquet, vous vous orientez vers le civil, vers l\'administratif ou vers le pénal ou vous vous orientez vers le métier d\'avocat parce que l\'on est tous ensemble, nous sommes tous allés sur les mêmes bancs de la faculté, mais la formation spécialisée, nous ne l\'avons pas eue ensemble alors que l\'on a ensemble, avec le Parquet, la formation commune de l\'école de la magistrature. Je constate depuis une dizaine d\'années que le recrutement se fait d\'une certaine façon : il y a de moins en moins de juristes pour exercer les fonctions judiciaires et beaucoup de sortants de Sciences-Po, on dit même que, quand ils ont raté l\'ENA, ils font l\'ENM. Je suis méchante, mais on fait un renouvellement de juges technocrates. C\'est là que je reviens à Outreau. Outreau, je pensais que cela arriverait un jour. Je suis juge d\'instruction et je vois comment cela se passe. Nous devons faire notre acte de contrition. C\'est un désastre. Les désastres, on les occultait. Celui-là n\'est pas occulté et il faudrait construire quelque chose. On parle du mur. Quand j\'ai vu \"la réforme dos au mur\", j\'ai dis : *\"c\'est le juge d\'instruction que l\'on va exécuter\"* parce que, pour moi, c\'est cela le dos au mur. Je dis : *\"pourquoi pas ?\"* Il y a déjà du contradictoire en veux-tu, en voilà dans l\'instruction, je suis d\'accord, mais ces réformes sont en fait des \"réformettes\". On ne peut mettre de l\'accusatoire dans l\'inquisitoire. On enlève les pouvoirs des juges d\'instruction, d\'accord, mais que l\'on renforce le Parquet, je ne suis pas autant d\'accord. On en arrivera au système accusatoire, ce sera très bien, mais il n\'y aura plus de juges d\'instruction. Il faudra donc que le pouvoir des avocats soit bien plus important qu\'il l\'est maintenant, mais surtout, les moyens. Les moyens de la justice sont dérisoires, mais les moyens pour les avocats sont aussi dérisoires. Les mises en examen, puisqu\'on les appelle ainsi maintenant, c\'est la même chose que les inculpés, sont mal défendus quand ils n\'ont pas beaucoup d\'argent et ils sont super bien défendus dans la galerie financière. C\'est difficile à admettre. S\'il y a la procédure accusatoire pour éviter la justice à deux vitesses, il faut pratiquement (je suis un peu provocatrice) avoir des avocats (pas fonctionnaires ; cela va les faire hurler) d\'office et bien payés. C\'est peut-être un rêve que je fais, mais l\'affaire Outreau, le juge était inexpérimenté, il n\'était pas spécialisé, il était seul et avec le Parquet ; on revient au Parquet. Je ne suis pas d\'accord avec la vision idyllique de Mme BERNARD-REQUIN. Le Parquet a tous les pouvoirs. On dit que le juge d\'instruction est le plus puissant de France. Ce n\'est pas vrai. Nous sommes puissants dans la mesure où nous avons un dossier. Voilà ce que je voulais dire en tant que juge de base et c\'est ce que j\'ai vécu depuis un certain temps. Je crois qu\'il est temps d\'avoir une formation et une orientation parce que le problème de l\'aptitude à des fonctions est très important. Il y a beaucoup d\'inaptitude à certaines fonctions. On ne peut être parquetier et civiliste trois ans après. Monsieur BURGAUD, par exemple, je ne pense pas qu\'il était destiné à l\'instruction. Il était très bon au Parquet. J\'ai été longue, mais j\'ai dit ce que j\'avais à dire. - **Un Intervenant** Je voudrais remercier les deux derniers intervenants du plateau de nous avoir sortis de l\'hexagone et d\'être monté au niveau européen, voire au niveau mondial. On a un peu tendance à oublier que la procédure pénale existe déjà dans les juridictions pénales internationales. Que se passe-t-il dans les juridictions pénales internationales ? L\'ONU, qui réunit tous les Etats de cette planète, a choisi pour l\'essentiel la procédure anglo-saxonne, procédure dans laquelle les juges sont les juges, le parquet c\'est le parquet et les avocats sont les avocats. On hurlerait de rire dans les juridictions pénales internationales d\'entendre nos débats. Comment cela fonctionne-t-il ? On l\'a vu pour le Rwanda, on l\'a vu pour la Yougoslavie, on le voit pour la Cour pénale internationale. Cela ne fonctionne pas très bien parce que c\'est une justice de luxe où les procès peuvent durer trop longtemps. Milosevic n\'a pu être jugé ; il en est mort. On considère néanmoins qu\'il est indispensable qu\'il y ait une justice pénale internationale. La Cour pénale internationale est donc en train de mettre en place une procédure *ad hoc* qui résulte de la fusion des systèmes de procédure. Il y a, à la Cour pénale internationale, une chambre de mise en état des affaires - qui évoquera quelque chose pour tous les juristes français - dans laquelle un juge de la mise en état, qui est une sorte de juge de l\'instruction, convoque les parties, demande au parquet où il veut en venir, demande à la défense quels sont les témoins qu\'elle veut faire entendre, etc. J\'ai l\'impression que l\'on est très loin de nos débats, mais que c\'est l\'avenir. On ne va pas continuer une tradition unique en Europe, unique dans le monde sans réfléchir à ce qui se passe autour de nous. Les principes que vous avez évoqués tout à l\'heure, les principes d\'impartialité, de délai raisonnable ne sont pas dans nos codes. Les principes également de proportionnalité ne sont pas dans nos codes. Ce sont des principes de droit anglo-saxon. C\'est grâce à ces principes que nous avons évolué sur certains sujets. Attention, ne restons pas trop entre nous. Si nous voulons faire de la prospective de procédure pénale, regardons ce qui se passe au niveau de la justice pénale internationale et on s\'apercevra que, continuer à parler d\'un parquet et d\'un corps de la magistrature assise communs est totalement absurde aux yeux de la majorité des juristes du monde, que continuer à parler d\'absence d\'égalité des armes - qui est la situation française - est complètement absurde à l\'égard des observateurs du monde entier. Avançons un peu en n\'oubliant pas que l\'on n\'existe pas simplement en France, mais en Europe et dans le monde. - **Une Intervenante** Très vite, ce n\'est pas parce que c\'est autrement ailleurs que c\'est mieux ailleurs. Monsieur a dit : *\"si nous arrivons à séparer en France de façon étanche le Siège et le Parquet, cela nous mène tout droit à la procédure accusatoire\"*. J\'en suis profondément convaincue. Les deux évènements sont liés et l\'un est la conséquence de l\'autre. Vous semblez souhaiter, monsieur le bâtonnier, l\'arrivée en France de la procédure accusatoire. Je ne la souhaite pas pour deux raisons. J\'ai très peur d\'un parquet fonctionnarisé en quelque sorte et d\'une défense qui choisiraient les uns et les autres, car, à terme, cela veut dire aussi disparition du juge d\'instruction. Je redoute un avocat ayant des moyens parce que son client a des moyens, qui va choisir ses experts, qui va les rémunérer, qui va choisir ses enquêteurs, qui va les rémunérer et un parquet qui fera peut-être la même chose. L\'égalité des armes, oui, l\'égalité des citoyens devant la loi, sûrement pas dans la procédure accusatoire telle qu\'elle fonctionne, y compris en Angleterre et aux Etats-Unis. Donc, même si c\'est là-bas, cela me fait peur ! - **M. Bernard DELAFAYE**, magistrat retraité Un petit mot avant que la conclusion n\'intervienne. J\'ai observé, à écouter chacun, que tout le monde est mécontent : 1. Les magistrats sont mécontents parce qu\'ils sontje l\'ai été pendant vingt-quatre ans - maltraités, mal aimés, pas compris, et parfois moralement torturés ; 2. Les avocats, parce qu\'ils n\'ont pas les vrais moyens d\'exercer ce qu\'ils considèrent à juste titre comme un véritable sacerdoce qui consiste à défendre les intérêts de la démocratie ; 3. Les fonctionnaires de justice, absents aujourd\'hui, qui sont, comme chacun le sait, entassés, surchargés, mal payés ; 4. Les gendarmes et les policiers qui sont tiraillés entre leur hiérarchie d\'une part et leur mission judiciaire d\'autre part, accusés généralement lorsqu\'il faut trouver un bouc émissaire ; 5. Les fonctionnaires de l\'administration pénitentiaire au métier contesté, au métier difficile ; 6. Et surtout les justiciables, les justiciable pénaux, justement condamnés, les justiciables pénaux innocents et innocentés. 7. Je rends hommage ici à M. MARECAUX qui a connu le pire, celui de l'innocent condamné. Les justiciables civils également, qui ont l\'impression de n\'être pas compris ; 8. Enfin, mécontents également les politiques, les représentants qui sont les élus de la nation et qui ont donné tout à l\'heure un semblant d\'élan d\'unanimité contre le fonctionnement actuel de la justice et pour un fonctionnement meilleur. Alors, et c\'est là que je veux en venir, les Entretiens de Saintes ont une vocation à la transversalité sociétale. Eh bien, ils devraient être les vecteurs d\'un consensus de tous, non pas sur le caractère indispensable d\'une réforme de la justice, mais sur le respect - pour ceux qui étaient là l\'année dernière - d\'un serment qui a été exprimé par mon major de promotion le sénateur Hubert HAENEL (le serment de Saintes) pour que tous ceux qui, dans quelques semaines ou quelques mois, auront un pouvoir quelconque de décision, s\'engagent à fomenter ce que tout le monde semble vouloir, et le mot a été prononcé ce matin, la révolution judiciaire dont nous avons tous, justiciables, magistrats et avocats, grand besoin.
612
entretiens de saintes-royan-amboise
2007-02-01
4
[ "michel rouger" ]
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CONCLUSION
# Conclusion Chacun le sait, je ne suis ni homme politique ni magistrat, ni journaliste, ni avocat. Je ne peux donc repartir de cette treizième manifestation qu\'avec beaucoup de satisfaction d\'avoir énormément appris. Sauf que, tout à fait à la fin, j\'ai découvert que notre Communauté européenne, réputée avoir des institutions faibles, disposait d\'institutions judiciaires fortes alors que chez nous, qui sommes réputés avoir des institutions étatiques très fortes, il apparaît que nous ayons des institutions judiciaires faibles. Conclusion pour moi, modeste citoyen : avant toute réforme de la justice, qu\'elle soit le dos au mur ou pas, il faut probablement passer par une réforme de nos institutions politiques. Je ne vois pas comment je pourrais comprendre une réforme de la justice si l\'on ne commençait pas par le début. Ceci dit, je vous remercie tous au nom de mes collègues du conseil d\'administration des Entretiens de Saintes pour avoir vraiment participé. Vous savez que nous ne structurons pas nos débats pour leur donner la spontanéité et qui en fait leur charme. Il ne fait pas de doute que cette spontanéité permet à chacun de découvrir, de comprendre ou de réapprendre des choses que nous connaissons. Je souhaite à tous ceux qui rentrent à Paris bon voyage par le car, qui partira dans un moment. A tous ceux qui restent, bon séjour dans ma Saintonge, ensoleillée comme très souvent d\'ailleurs, même au mois de février. Je voulais remercier, au-delà des participants ceux qui nous aident dont on ne parle jamais : le Conseil régional Poitou-Charentes, le Conseil général de la Charente Maritime, la Banque postale, la Fédération française des sociétés d\'assurance et le cabinet Gide. Je voulais aussi remercier celles et ceux qui sont à la peine, je dirais celles qui sont à la peine, à savoir l\'équipe emmenée par Maryse avec le bâtonnier CHAULET de Saintes, qui a procédé à toutes les opérations d\'organisation. Qu\'elles soient chaleureusement remerciées. Maintenant, bon retour à tous, à l\'année prochaine avec, sans doute, un autre sujet parce que cela fait trois fois que l\'on parle de la justice. Tant que les institutions politiques n\'auront pas été transformées, j\'imagine mal que l\'on trouve la solution.
613
entretiens de saintes-royan-amboise
2008-02-01
0
[ "patrick payet", "jean rouger" ]
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INTRODUCTION : LA SANTÉ, MALADE DE LA JUSTICE ?
# Introduction : la santé, malade de la justice ? - **M. Patrick PAYET, bâtonnier de l'Ordre des avocats du Barreau de Saintes.** Nous avons le plaisir de vous accueillir pour ce quatorzième colloque des Entretiens de Saintes dans une ville exceptionnelle certes, mais aussi dans un cadre exceptionnel, et je pense que le thème de ce quatorzième colloque - déjà ! --, « La santé, malade de la justice ? », sera particulièrement riche, compte tenu de la qualité de nos intervenants. Je pense que vous saurez profiter de cette nouvelle rencontre et de ce sujet qui, il est vrai, est un peu différent des sujets qui ont pu être abordés jusqu'ici, et je ne partage pas tout à fait l'avis du président en disant que c'est un risque. Je crois, au contraire, que c'est un sujet très porteur ! Je vous remercie d'être aussi nombreux aujourd'hui, ce qui témoigne de la qualité de ces Entretiens et de l'intérêt que vous leur portez, la qualité des travaux ne s'étant pas démentie jusqu'à ce jour. Je demande à Monsieur le Maire Jean ROUGER de bien vouloir prononcer quelques mots au nom de la ville de Saintes. Je vous remercie et bon travail. - **M. Jean ROUGER, maire de Saintes.** Merci. Mesdames, Messieurs, au nom de la ville de Saintes, je suis particulièrement heureux de vous accueillir à ces quatorzièmes Entretiens, ici en Saintonge, parce que c'est notre pays, en particulier Monsieur le président ROUGER, c'est notre pays commun, et on a un nom en commun. C'est un privilège pour nous tous car nous sommes dans un pays d'équilibre, et je regrette pour vous que vous soyez enfermés pendant cette journée qui sera très belle, ce qui vous empêchera de goûter notre climat, voir nos maisons, apprécier l'humeur des gens. Mais vous aborderez en ces lieux, qui sont des lieux de réflexion, de pensée, un sujet qui me paraît difficile. Ayant été médecin, je n'ai jamais considéré que la santé était malade de quoi que ce soit, c'était mon objectif. Je n'ai jamais considéré que la justice était un obstacle, mais qu'au contraire, c'était mon alliée pour essayer de faire revenir à la santé un certain nombre de personnes que l'on considérait comme malades. Vous abordez un sujet difficile, donc je vous souhaite beaucoup de courage. Moi je l'ai vécu comme un combat la maladie, c'est un combat pour acquérir la santé, un combat juste, je l'ai vécu comme cela. Je pense que vous parlerez plus des systèmes que de la santé elle-même, du système de la justice dans lequel - nous autres les humains - nous avons le talent de beaucoup nous empêtrer et de ne pas savoir toujours retrouver l'essentiel, c\'est-à-dire pouvoir vivre en paix avec notre temps et notre passage ici. Je vous souhaite de bien débattre, pas trop, parce qu'il faut que vous puissiez sortir et apprécier notre Saintonge. Je vous souhaite aussi une bonne journée, je vous souhaite un bon travail. J'aurai une pensée pour l'un des vôtres, qui n'est plus là aujourd'hui, Alain de PRACOMTAL, dont la présence et la chaleur nous manquent toujours. Merci. Bonne journée.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2008-02-01
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26,839
TABLE RONDE : IMPACT DE LA JURISPRUDENCE SUR LE COMPORTEMENT DES ACTEURS
# Table ronde : impact de la jurisprudence sur le comportement des acteurs - **M. Alain TREBUCQ, médecin et journaliste, modérateur des débats.** Mesdames et Messieurs. Merci Monsieur le Maire pour vos mots de bienvenue. Je me présente, Alain TREBUCQ. J'ai la redoutable mission d'animer cette journée de débats. Je suis un éditeur de presse médicale, et c'est vrai que depuis un certain nombre d'années, cette thématique des relations entre la médecine et la justice alimente nos colonnes, et surtout constitue un sujet extrêmement demandé par nos lecteurs. On le constate très régulièrement lorsque nous organisons des réunions d'information sur cette thématique qui attire très souvent d'ailleurs plus facilement les médecins aujourd'hui que les thématiques purement médicales. Je crois que l'on est vraiment aujourd'hui au cœur de l'actualité, et je suis particulièrement heureux d'animer cette journée que j'aborde avec beaucoup d'humilité car je ne suis absolument pas un expert du droit médical. J'essaierai de faire de mon mieux et je remercie les organisateurs de ces Entretiens de m'avoir accordé leur confiance pour cette animation. Sans plus tarder, je vais proposer aux intervenants de la matinée de monter sur l'estrade et nous allons pouvoir démarrer le débat de cette matinée. S'il vous plaît, juste quelques précisions sur l'organisation. Je n'avais pas encore eu le privilège d'assister aux Entretiens de Saintes, mais je sais que les organisateurs sont particulièrement attachés à une discussion très informelle entre les personnes sur l'estrade et les personnes dans la salle. Nous allons privilégier cette interactivité. Je souhaite, lorsque des participants de la salle prendront la parole, qu'ils veuillent bien attendre d'avoir le micro et qu'ils veuillent bien se nommer avant de parler de manière à ce que la retranscription de ces Entretiens soit facilitée ultérieurement. Nous avons aussi eu quelques petites contraintes d'emploi du temps pour certains intervenants, si bien que par rapport au programme qui vous a été remis, il y a quelques personnes qui ont dû permuter entre la matinée et l'après midi ; qu'elles soient remerciées d'avoir bien voulu accepter ces permutations. Ce matin, nous allons parler de l'impact de la jurisprudence sur le comportement des acteurs et, sans plus tarder, je vais donner la parole à Didier TABUTEAU qui va introduire cette journée, Didier TABUTEAU que chacun connaît ici, conseiller d'Etat, responsable de la chaire \"santé\" à Sciences Po, professeur associé à l'Université Paris Descartes. Didier TABUTEAU, vous avez la parole. - **M. Didier TABUTEAU, conseiller d'Etat, responsable de la chaire « santé » à Sciences po, professeur associé à l'université Paris Descartes.** Merci Monsieur le Président de séance, merci aux organisateurs de me donner le privilège d'intervenir devant vous dans ce cadre et sur ce thème. En juillet 1982, Le Monde publiait une série de trois articles intitulés « Blouses blanches et robes noires » dont le premier volet s'intitulait « la hantise du prétoire ». L'enjeu de cette journée était déjà posé et on peut se demander pourquoi un quart de siècle plus tard le débat est toujours aussi présent. Pour lancer les débats de cette journée, les angles d'attaque étaient extraordinairement nombreux tant le sujet est riche. Pour être très fidèle aux quinze minutes qui m'ont été allouées, je vous en propose trois. Bien sûr, tout d'abord je voudrais souligner le foisonnement du droit de la responsabilité tant les quinze dernières années ont été exceptionnelles en ce domaine. Dans un deuxième temps, j'évoquerai - ce qui a aussi beaucoup marqué l'évolution de ce secteur, et notamment la pratique des professionnels puisque c'est l'objet de ces rencontres -- la succession de crises de santé publique extrêmement importantes et douloureuses. Je terminerai avec un volet qui est moins souvent dans le champ de ces débats et qui me paraît également essentiel pour la pratique quotidienne des professionnels de santé : la régulation des dépenses, c\'est-à-dire la responsabilité économique qui est de plus en plus au cœur d'un certain nombre de débats et de jurisprudences. Premièrement, le foisonnement de la jurisprudence sur les responsabilités sanitaires qui, je dirais, a parfois déstabilisé certains professionnels de santé en leur faisant perdre les repères juridiques qu'ils pouvaient avoir. C'est d'ailleurs étonnant parce que, en ce qui concerne les contentieux -- on aura l'occasion d'y revenir --, l'évolution a été relativement mesurée même si elle a été significative. Le contentieux pénal n'a pas explosé en dépit des articles de 1982 que j'évoquais, il est même relativement stable dans ce domaine. Le contentieux administratif, après une hausse avant les années 90-95, est aujourd'hui à peu près stabilisé et il est même, compte tenu des nouvelles procédures amiables, en légère diminution. Le contentieux civil lui, a connu une croissance très importante même si quand on rapporte ces contentieux au nombre d'actes, cela permet de relativiser assez sensiblement cette évolution car les activités médicales ont également beaucoup augmenté au cours de la même période. Ce qui a marqué les esprits, je le crois, en tout cas pour les professionnels de santé, est premièrement l'évolution du coût des contentieux, l'évolution des montants des quantum d'indemnisation. Cette très forte augmentation a contribué à créer une « psychose » de la judiciarisation. Ensuite, comment ne pas rappeler en présence du Président SARGOS, ce que j'appellerais l'émulation jurisprudentielle entre la Cour de cassation et le Conseil d'Etat qui a été tout à fait exceptionnelle, et je ne suis pas sûr que l'on trouve d'autres exemples d'une telle course poursuite ou de chevauchée partagée en matière de jurisprudence. Je ne cite que quelques dates pour montrer la concentration dans le temps de ces évolutions. L'inversion de la charge de la preuve, la Cour de cassation ouvre la voie en 1997, le Conseil d'Etat suit en 2000. L'information systématique, ce sont les mêmes dates même si ce ne sont pas les mêmes décisions pour la Cour de cassation. La présomption de faute pour les infections nosocomiales pour le Conseil d'Etat en 1988, pour la Cour de cassation en 1996. Sans oublier l'abandon de la faute lourde par le Conseil d'Etat en 1989, et surtout en 1992 pour les actes chirurgicaux. L'obligation de résultats, en 1999 pour la Cour de cassation en matière d'infections nosocomiales et d'utilisation de matériel chirurgical, et en 1995 deux décisions explicites de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat s'agissant des produits sanguins. Indemnisation de l'aléa grave, cour administrative d'appel 1990 avec l'arrêt GOMEZ, et le Conseil d'Etat en 1993 avec l'arrêt BIANCHI dont j'ai quelques souvenirs personnels. La Cour de cassation rappelle en 2000 que l'aléa ne peut être indemnisé sur le fondement du Code Civil. Enfin, l'indemnisation de l'enfant en cas de handicap non décelé, l'arrêt QUAREZ du Conseil d'Etat de 1997 et bien sûr l'arrêt PERRUCHE de la Cour de cassation en 2000. Tout cela représente beaucoup de mouvements, beaucoup d'évolutions, beaucoup d'arrêts commentés par la presse alors que jusqu'à présent le droit médical et le droit de la santé publique étaient relativement discrets dans les gazettes. Avec des conséquences : des repères brouillés pour les professionnels de santé, une crise des vocations, sans doute cela a-t-il joué en partie, peut-être cela joue-t-il toujours, on en reparlera, crise de l'assurance, ce sera évoqué et l'on se souvient de l'épisode du courant de l'année 2002, tentation d'une médecine défensive, coûteuse, pusillanime sans doute dans certains aspects, ce sera discuté. Mais il faut aussi en voir les bons côtés, plus de transparence et de dialogue dans un système extraordinairement fossilisé auparavant, et puis aussi une amélioration de la qualité, car ce mouvement a produit des protocoles, des bonnes pratiques, de la formation médicale continue sur une échelle tout à fait nouvelle, une évaluation des pratiques, c\'est-à-dire en quelque sorte une transformation de l'exercice médical. Ce foisonnement de la jurisprudence s'est accompagné - je vous le disais - d'une succession de graves crises de santé publique qui ont profondément transformé le système de santé, ou en tout cas conduit à sa transformation par l'intervention du législateur. Bien sûr, je ne vais pas citer toutes ces crises. On se souvient du rôle un peu fondateur du drame du sang contaminé révélé en 1991 par Anne-Marie CASTERET. Là encore, la presse est présente et joue un rôle absolument essentiel, de la vache folle à la clinique du sport, de l'amiante à la canicule, du SRAS au retrait du VIOX. On voit alors que, pour l'opinion publique et les professionnels de santé, la santé est en « crise » même si, par ailleurs, elle continue à faire des progrès exceptionnels. Ces crises de santé publique se sont accompagnées sur un plan judiciaire, sur un plan jurisprudentiel - puisque c\'est notre objet -- de décisions d'une solennité absolument exceptionnelle. Bien sûr, le procès du sang contaminé au pénal avec les premières condamnations, mais aussi l'intervention de la Cour de justice de la République et la condamnation du secrétaire d'Etat à la santé, événement rarissime dans notre histoire constitutionnelle par la décision du 9 mars 1999. Mais aussi la décision du 9 avril 1993 du Conseil d'Etat sanctionnant la carence fautive de l'Etat, décision majeure pour le fonctionnement de l'administration de la santé publique et qui - il faut s'en souvenir, ce n'est pas un hasard - a été rendue par l'assemblée du contentieux dans la même séance que l'arrêt BIANCHI sur l'indemnisation de l'aléa thérapeutique. Enfin, des décisions qui sont passées plus inaperçues mais qui peuvent avoir des conséquences sociales et politiques tout à fait importantes : 15 décembre 2000, le Conseil d'Etat admet la réparation intégrale des accidents du travail à la différence de tout ce qui avait été construit depuis la loi de 1898, et le forfait de la pension en ce qui concerne les agents publics. Pourquoi ? Parce que la loi d'indemnisation de la transfusion sanguine de 1991 avait ouvert la voie et conduisait à des situations difficiles à admettre au regard du principe d'égalité. Il y a eu l'affaire du sang contaminé mais dans la crise de la vache folle, on retrouve également une jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes tout à fait exceptionnelle, permettant aux Etats de prendre des mesures unilatérales, contrairement aux principes qu'elle applique traditionnellement. En matière de contamination par l'amiante il y a la décision importante de la Cour de cassation de 2002 sur la faute inexcusable, puis celle du Conseil d'Etat du 3 mars 2004. Là encore, on est dans un foisonnement jurisprudentiel tout à fait remarquable. Enfin cela s'est accompagné par une entrée en force du législateur sur la santé. Pendant les trois quarts de siècle qui avaient précédé, on comptait une loi sur la santé tous les 10 à 20 ans. A partir de 1990, il y a une loi sur la santé tous les ans, dont 5 lois sur la sécurité sanitaire en 15 ans. Je ne les citerai pas toutes mais elles se sont suivies régulièrement en construisant tout le dispositif de santé publique que nous connaissons. Cinq lois d'indemnisation pendant la même période : la loi de 1991 sur l'indemnisation des victimes de la transfusion sanguine, la loi de 2000 sur l'indemnisation des victimes de l'amiante, la loi KOUCHNER de 2002 avec la procédure d'indemnisation des victimes d'accidents médicaux, une seconde loi en 2002 avec la réforme de l'indemnisation des victimes d'infections nosocomiales et la loi de 2004 qui réforme l'indemnisation des victimes en cas de recherche médicale et ouvre un droit à réparation pour les victimes de décisions prises en cas de menace sanitaire grave, c\'est-à-dire en cas de mise en œuvre des dispositions exceptionnelles du code de la santé publique. Quelles sont les conséquences de ces crises et de ces jurisprudences ? Elles ont imposé la notion d'évaluation, de recherche de connaissances, d'appréciation des bénéfices et des risques en matière de santé. Le Code de la santé publique fourmille de dispositions qui en résultent. Elles ont imposé une forme sanitaire du principe de précaution bien différente de son expression environnementale en mettant au centre des débats et des appréciations le rapport bénéfices/risques, notion fondamentale. Enfin, elles ont affirmé le rôle indispensable des associations de malades et d'usagers du système de santé. Le troisième aspect que je voulais présenter ou introduire aujourd'hui est la question de la responsabilité économique des professionnels de santé car, là encore, l'évolution de ces vingt années a donné à la jurisprudence et aux juridictions un rôle majeur. Il y a bien sûr pour les professionnels de santé cette récurrence des plans de maîtrise des dépenses qui s'introduisent dans leur activité. Mais en termes juridiques, cela se traduit comment ? Il y avait un droit incantatoire, résultant du Code de déontologie médicale et de quelques dispositions du Code de la sécurité sociale. Il fallait respecter le principe de « plus stricte économie compatible avec l'efficacité du traitement », mais ce principe général n'avait guère été appliqué par les juridictions. A partir des années 90, des décisions notamment du Conseil d'Etat ont conduit les tribunaux à être régulateurs d'un certain nombre de mesures prises pour contraindre à une responsabilité économique les professionnels et les usagers du système de santé. Ce sont les décisions du Conseil d'Etat de 1990, dont les biologistes se souviennent, qui ont validé des réductions de cotation des actes, des tarifs, alors même que cela pouvait conduire à des baisses des revenus de professionnels, voire à la disparition de certaines entreprises. Décision lourde de conséquences, réitérée en 1999 pour les radiologues ou en 2000 pour les dentistes. Ce sont aussi les décisions du Conseil constitutionnel de 1991 et 1998 rappelant que la liberté du commerce et de l'industrie cède lorsque le principe de protection de la santé s'impose. Ce sont aussi des limites jurisprudentielles à la régulation des dépenses qui vont avoir une influence considérable sur les politiques publiques lorsque le Conseil d'Etat annulera la convention mettant en œuvre le plan JUPPE et les reversements d'honoraires qu'il avait prévus, ou lorsque le Conseil constitutionnel remettra en cause la loi de financement de la sécurité sociale adoptée en 1998 pour permettre une régulation du système de santé. Ces interventions se sont ajoutées à la litanie des jurisprudences médicales égrenées dans la presse médicale, qui ont pu donner aux professionnels de santé une impression d'instabilité du système, de remise en cause régulière des dispositifs de régulation des dépenses ou du droit de la responsabilité. Or on sait que l'incertitude nourrit les craintes et les fantasmes. C'est donc à travers ces évènements juridiques et ces textes que l'on peut suivre, me semble-t-il, le lien inachevé et insatisfaisant qui s'est imposé depuis une quinzaine d'années entre santé et justice. L'enjeu central de ces transformations - si on veut essayer de trouver un point commun en tous cas - me paraît être l'introduction d'un tiers. Il ne s'agit plus d'un débat santé/justice, c'est un débat santé/justice/médias. L'accès à l'information du patient bien sûr, accès au dossier, accès aux diverses informations sur la qualité du système de santé, l'information est au cœur des débats. Regardez le succès des journaux sur le palmarès des hôpitaux, des cliniques, la liste noire de ceci ou cela, et les efforts que font les pouvoirs publics pour mettre à disposition une information en matière de santé. Je crois que si l'on devait réécrire la série d'articles que j'évoquais tout à l'heure, on l'intitulerait : \"Blouses blanches, robes noires et casquettes de Rouletabille\" ! Pour finir, je voudrais rappeler cette phrase du professeur GUIRAUD-CHAUMEIL, qui était membre de la Haute autorité de santé, et qui disait de façon provocante : « lorsque les médecins étaient ignares, ils étaient sacrés ; lorsqu'ils sont devenus savants mais toujours inefficaces, ils étaient respectés ; maintenant qu'ils sont savants et efficaces, ils sont suspectés ». Je vous remercie. - **M. Alain TREBUCQ** Merci infiniment Didier TABUTEAU d'avoir présenté de façon très générale l'environnement de cette journée. On sent bien effectivement que toutes ces évolutions ont profondément modifié pour les acteurs à la fois l'exercice de la médecine et également les relations qui peuvent exister entre ces professionnels et les patients. Cette matinée sera essentiellement consacrée à cette modification que cela a pu avoir sur le comportement des acteurs de santé, qu'il soit individuel ou collectif au sein des établissements de santé. Pour intervenir sur ce sujet, à ma droite, Madame Domitille DUVAL ARNOULD, et ensuite de droite à gauche : Philip COHEN, André LIENHART, Christian SAOUT et Benoît GUIMBAUD. Sans tarder, Madame Domitille DUVAL ARNOULD, je vous laisse la parole. - **Mme Domitille DUVAL ARNOULD, conseillère à la cour d'appel de Paris.** Bonjour. Je pense que pour pouvoir répondre à la question \"la santé est-elle malade de la justice ?\", il est nécessaire d'examiner les obligations auxquelles sont actuellement soumis les professionnels de santé et les établissements de santé, ainsi que leur responsabilité. J'insisterai plutôt sur la responsabilité civile des professionnels de santé et des établissements de santé. Je précise pour ceux d'entre nous qui ne seraient pas juristes que la responsabilité civile concerne les professionnels de santé qui exercent leur activité à titre libéral et les établissements de santé privés. Elle se distingue de la responsabilité administrative qui concerne les établissements publics de santé, et de la responsabilité pénale qui vise, outre la réparation des dommages, au prononcé d'une sanction pénale à l'encontre du praticien. Heureusement, peu de sanctions sont prononcées mais ce sont souvent les situations dont on parle le plus. Les professionnels de santé comme les établissements de santé sont soumis à un certain nombre de règles régissant leur relation avec le patient. Il s'agit de dispositions législatives ou réglementaires qui sont le plus souvent applicables quelles que soient les conditions d'exercice de l'activité. On peut citer en premier lieu le Code de déontologie médicale, et puis la loi du 4 mars 2002 qui a défini les droits du patient et posé les principes généraux de la responsabilité des professionnels de santé et des établissements de santé. Il s'agit aussi de décisions de jurisprudence qui précisent les obligations des professionnels et établissements de santé et interviennent souvent en amont des textes. Ces décisions ont affirmé que la responsabilité des professionnels de santé et des établissements de santé était soumise à l'exigence d'une faute, sauf dans quelques cas, en matière d'infections nosocomiales et en cas de dommages du fait des produits de santé que je n'évoquerai pas aujourd'hui faute de temps, et dès lors que la responsabilité est en principe assumée par les producteurs des produits de santé. La Cour de cassation a retenu le 8 novembre 2000 que le professionnel de santé ne devait pas répondre des conséquences d'un aléa thérapeutique, qui a été défini comme la réalisation en dehors de toute faute d'un risque accidentel inhérent à l'acte médical et qui ne pouvait pas être maîtrisé. La loi du 4 mars 2002 a affirmé que le professionnel de santé n'engageait sa responsabilité qu'en cas de faute, y compris dans le cas des infections nosocomiales. Je vous propose d'examiner d'abord très sommairement et très brièvement la responsabilité du professionnel de santé, essentiellement du médecin. Seul le professionnel de santé exerçant son activité à titre libéral répond lui-même des fautes qu'il a pu commettre. La responsabilité des fautes commises par le professionnel de santé salarié ayant agi dans les limites de la mission qui lui était impartie est assumée par l'établissement de santé depuis un arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 2004. On a ainsi aligné la situation des professionnels de santé salariés des établissements privés sur celle de leurs homologues des établissements publics, n'engageant leur responsabilité qu'en cas de faute détachable de l'exercice des fonctions. Deux grands types de fautes peuvent être reprochés aux professionnels de santé, ce sont essentiellement des manquements aux devoirs généraux - le plus souvent, c'est un manquement au devoir d'information --, et des fautes techniques. La loi du 4 mars 2002 a précisé que l'information incombait personnellement au professionnel de santé au cours d'un entretien individuel. La Cour de cassation avait affirmé qu\'elle s'étendait notamment aux risques graves, y compris aux risques exceptionnels. La loi évoque désormais les risques fréquents ou graves normalement prévisibles. Elle est moins exigeante à certains égards en n'évoquant plus les risques exceptionnels ; cependant les risques fréquents sont désormais expressément visés. Une information spécifique a été prévue en chirurgie esthétique. Il y a des exceptions au devoir d'information : l'urgence, l'impossibilité d'informer, les raisons légitimes prévues par le législateur ou le Code de déontologie médicale. En cas de litige, il appartiendra au médecin de justifier l'information qu'il a donnée. Cela ne pourra pas être parole de patient contre parole de médecin. Le médecin doit produire les éléments qui prouvent qu'il a effectivement informé son patient, par tous moyens, aussi bien des annotations au dossier, des consultations préopératoires, des échanges de courrier avec le médecin traitant\... Les magistrats vont apprécier en fonction des éléments qui leur sont fournis si l'information a été donnée. En cas de défaut d'information, c'est cette fois au patient de prouver qu'il a subi un préjudice. Les magistrats apprécient l'existence du préjudice en se fondant sur le caractère nécessaire de l'intervention, les alternatives existantes... S'ils retiennent l'existence d'un préjudice, en tout état de cause, ce sera une perte de chance correspondant à une fraction des différents préjudices que le juge va apprécier souverainement, et non un préjudice moral, ce que la Cour de cassation a récemment rappelé. La Cour de cassation avait retenu que le médecin avait l'obligation de donner à son patient des soins attentifs, consciencieux et conformes aux données acquises de la science. La loi du 4 mars 2002 évoque désormais le droit pour le patient de recevoir les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l'efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire au regard des connaissances médicales avérées. Il n'y a guère de différence. Il s'agit toujours d'une obligation de moyens pour le praticien. C'est au patient de prouver l'existence d'une faute, aucun degré de gravité n'est à justifier. Les magistrats vont apprécier si une faute a été commise en fonction des éléments fournis et en se fondant sur une ou des expertises médicales, le but étant de rechercher ce qui a été fait, et éventuellement ce qui aurait dû être fait. Les fautes techniques sont extrêmement variables : maladresse, inattention, imprudence, négligence... On peut citer à titre d'exemples deux types de fautes qui posent problème de manière récurrente. On a notamment l'erreur de diagnostic. Elle n'est pas en elle-même fautive. La faute sera retenue seulement si on estime que le médecin n'a pas mis en œuvre les moyens nécessaires pour parvenir à un bon diagnostic, qu'il ne s'est pas entouré, n'a pas eu recours aux moyens techniques ou n'a pas pris le temps\... La persistance dans un diagnostic erroné peut être considérée comme fautive, mais tout dépend de la difficulté à établir le diagnostic. Les lésions que l'acte médical n'impliquait pas sont l'objet de beaucoup de discussions. La Cour de cassation, à partir du 23 mai 2000, a eu une position assez sévère ; elle a dit que dans une telle hypothèse, il appartenait au médecin de démontrer l'existence d'une anomalie qui rendait absolument inévitable l'atteinte survenue pour pouvoir échapper à sa responsabilité. La Cour de cassation a depuis un peu évolué dans le sens où elle a admis dans quelques cas, en l'absence d'anomalie, que l'atteinte était liée à un risque inhérent à la technique utilisée et n'était donc pas fautive. Le contexte dans lequel la lésion est survenue est important. Certains types d'interventions, comme les endoscopies ou les cœlioscopies, ne présentent pas les risques de la chirurgie ouverte, mais en engendrent d'autres liés par exemple au champ visuel du chirurgien et qui ont été pris en compte. Il importe, pour caractériser la faute, d'établir qu'en faisant plus attention le médecin avait le moyen d'éviter le lésion qui s'est produite. Ce sont souvent des situations très complexes, dans lesquelles le juge peut être confronté à des expertises contradictoires concluant à la maladresse ou à l'existence d'une sorte de risque incompressible. Il peut être difficile de distinguer ce qui est du domaine de la faute et de l'accident médical, mais aussi de la complication liée à un état de santé antérieur très altéré, de l'échec du traitement... L'état antérieur et ses conséquences sont souvent très problématiques. Je trouve que c'est d'autant plus difficile en présence d'expertises judiciaires contradictoires. Ces différences sont liées à la complexité de certaines situations, à l'absence de consensus médical sur les techniques, au fait que les expertises sont réalisées parfois des années après, alors que les données acquises de la science ont évolué. Il appartient aussi au patient de prouver le dommage et le lien de causalité avec la faute, et parfois c'est assez difficile de déterminer l'impact exact de la faute. Les dommages peuvent être économiques ou personnels, subis par la victime directe et indirecte. Les tiers payeurs peuvent exercer un recours sur les postes de préjudice qu'ils ont indemnisés, la victime disposant cependant, depuis la loi du 21 décembre 2006, d'un droit de préférence. En cas de doute sur l'impact de la faute, on a recours à la perte de chance, qui correspond à une fraction des différents préjudices. Mais la perte de chance doit être certaine et directe et ne pallie pas l'absence de certitude sur le lien de causalité. On sait que la faute a eu des conséquences sur l'état de santé du patient, mais on n'arrive pas à déterminer l'étendue de ces conséquences. Je vous propose pour terminer d'examiner brièvement la responsabilité des établissements de santé privés, sachant qu'ils sont tenus à un certain nombre d'obligations : délivrer des soins attentifs et consciencieux, veiller à la sécurité, renseigner le patient sur les prestations qu'ils peuvent assurer... Ils sont soumis à une responsabilité de plein droit en matière d'infections nosocomiales. L'infection nosocomiale n'a pas été définie par le législateur. Il existe plusieurs définitions de ces infections. Une dernière définition en mai 2007 du comité technique des infections nosocomiales et des infections liées aux soins a retenu qu'une infection était dite nosocomiale ou encore associée aux soins si elle survient au cours ou au décours d'une prise en charge d'un patient, et si elle n'était ni présente ni en incubation au début de la prise en charge. Pour les infections du site opératoire, on considère actuellement comme associées aux soins les infections survenant dans les trente jours suivant l'intervention. Elle ne distingue pas entre les infections nosocomiales d'origine endogène, dans lesquelles le patient se contamine avec ses propres germes, et les infections d'origine exogène qui sont liées à des germes présents dans l'établissement de santé. Dans la mesure où le législateur n'a pas fait de distinction entre ces deux types d'infection, la Cour de cassation a considéré à partir du 4 avril 2006 que la responsabilité de l'établissement de santé n'était pas limitée aux infections d'origine exogène. Toute la difficulté va être de déterminer si on est en présence d'un germe qui était au départ inoffensif et qui du fait de l'intervention a migré vers le site opératoire, l'infection étant alors liée à l'intervention, ou s'il existait déjà un tableau infectieux au départ, auquel cas l'infection ne sera pas considérée comme nosocomiale. L'établissement de santé doit prouver l'existence d'une cause étrangère pour se décharger de sa responsabilité. Il ne suffit pas qu'il prouve l'origine endogène du germe. Il faut qu'il établisse que l'infection est étrangère à son activité ou à l'intervention. Ce sont des situations souvent extrêmement complexes. Le patient peut être aussi parfois dans une situation difficile pour prouver en amont quelle est l'hospitalisation ou l'acte médical qui est à l'origine de l'infection, notamment dans le cas d'actes médicaux successifs dans des établissements différents. Il doit pourtant rapporter cette preuve. A défaut, l'établissement de santé ne pourra être tenu d'une responsabilité de plein droit. Je voudrais dire en terminant que la jurisprudence et la loi du 4 mars 2002 ont accru les droits du patient, dont la protection a été renforcée, et les obligations des professionnels de santé et des établissements de santé. Mais des limites ont été apportées à leur responsabilité, et une indemnisation au titre de la solidarité nationale des accidents médicaux, infections nosocomiales et affections iatrogènes les plus graves a permis un bon rééquilibrage. Il me semble notamment que cela permet de recentrer les actions sur les cas dans lesquels des fautes ont été réellement commises. Cela contribue à me laisser un peu penser que la santé n'est pas réellement malade de la justice, enfin je l'espère. - **M. Alain TREBUCQ** Merci Madame pour cette intervention. Est-ce que la salle souhaite réagir à ce stade, puisque la règle du jeu est bien celle-là, des intervenants dans la salle peuvent intervenir à tout moment ? Oui, il y a trois questions. - M. **Jean VILANOVA, juriste à la Médicale de France et expert en responsabilité médicale attaché au Conseil de l'Europe.** **Je remercie Monsieur le Conseiller d'Etat et Madame Duval-Arnould pour leurs très intéressantes interventions. Je reprends ce que vous disiez Monsieur TABUTEAU concernant le foisonnement jurisprudentiel, et je me demande si le troisième acteur que vous citiez, les médias, n'est pas en train d'occuper un terrain de plus en plus vaste. Pour être un peu provocateur, j'ai parfois l'impression que la responsabilité médicale échappe un peu aux juristes que nous sommes, ceci pour deux raisons, deux concepts également erronés. Il y a d'abord une croyance du grand public en la toute puissance de l'art. Cette croyance est justement alimentée par les progrès immenses et très médiatisés de la médecine. On voit aujourd'hui des gens à qui on greffe des mains, on refait des visages, etc. Le deuxième concept erroné, c'est qu'il y a dans notre société - me semble-t-il aujourd'hui - un accès de jeunisme qui fait que l'on tend à nier la maladie, le vieillissement et la mort qui sont des phénomènes naturels. Et dès lors que l'un de ces événements naturels se produit, on a parfois tendance à en faire porter la responsabilité à celui dont on croit, bien à tort, qu'il détient l'art tout puissant. Kafka écrivait déjà en 1919 que l\'on attend tout du médecin, de sa main fragile de médecin. Comment pouvons nous lutter contre ce malentendu ? Je vous remercie.** - **M. Alain TREBUCQ.** Didier TABUTEAU, voulez-vous réagir à ce propos ? - **M. Didier TABUTEAU** Je crois que l'élément essentiel de cette évolution en termes d'opinion publique, tient à ce que la confiance absolue, aveugle qui pouvait exister dans la médecine a été sérieusement ébréchée, même s'il y a toujours cet attrait pour les prouesses techniques, cette espèce de quête d'immortalité. Elle est inhérente à l'espèce humaine. Ce qui a profondément changé pendant cette période, c'est que justement on n'a plus une confiance aveugle, et cela peut même se traduire, dans certains cas, par une défiance qui peut elle-même être aveugle. Et le droit, contrairement aux critiques qu'on lui adresse souvent, a plutôt aidé à recoller les morceaux et à revenir à une confiance équilibrée. Je rejoins un petit peu votre conclusion de tout à l'heure. Je crois que ce n'est pas parce que l'on s'intéresse aux prouesses techniques que l'on fait toujours confiance à la médecine comme « avant ». - **M. Alain TREBUCQ** Christian SAOUT. - **M. Christian SAOUT, président du Collectif inter associatif sur la santé (CISS)** Je pense que Didier a raison, mais probablement vous avez utilisé tous les termes que je m'évertuerai à critiquer tout à l'heure, mais si vous voulez la main fragile de 1919, oui, je veux bien. C'est comme la déclaration Louis PORTES en 50, sur le médecin qui est la rencontre d'une confiance avec une conscience, qu'est ce que vous voulez que cela nous fasse franchement ? Tout cela est très sympathique et tout cela est aussi très romantique. C'est tout ce qu'on ne veut probablement plus parce que les temps ont changé. Nous ne sommes plus en 1919 ; que la main soit fragile après toutes les avancées de la recherche biomédicale et des biotechnologies qui arrivent aujourd'hui, probablement ce n'est pas entendable. Que la main soit si fragile en 1919, c'était peut-être possible, c'était peut-être supportable puisque personne ne savait, mais aujourd'hui tous les sujets sont des sujets de connaissance et la revendication des patients est d'être un sujet à connaissance égale avec le professionnel de santé. On le voit bien, les gens consultent des ressources comme les ressources Internet avant d'aller chez le médecin ou avant d'aller à l'hôpital. Donc je pense que le rapport s'est profondément modifié, les attentes sont profondément différentes des attentes magiques du début du siècle et cela ne s'arrêtera pas. Ce qui ne veut pas dire - et on le verra probablement dans nos échanges - que cela va forcément enclencher une judiciarisation de la médecine. Probablement, il faut qu'elle soit irriguée par le droit et par le meilleur du droit, c\'est-à-dire pas forcément par le contentieux. Il y a des éléments intéressants dans le droit et je voudrais en rappeler quelques uns tout à l'heure qui pourraient nous aider à bâtir justement des rapports entre le fournisseur du service - je rappelle quand même que c'est le passage d'un contrat - et celui qui attend ce service-là. On peut être à mon avis un peu plus intelligent qu'on ne l'a été sur l'implicite. La relation médicale est une relation implicite, il faut qu'on arrive à la période moderne à la faire passer dans le domaine de l'explicite, il faut la construire et lui donner un contenu. Tant que l'on dira que c'est de la magie, évidemment on sera dans la pulsion, dans l'irrationnel, mais si on lui donne un contenu, on arrivera probablement à essayer de réguler ces rapports de la meilleure manière qui soit dans une société évoluée. - **M. Alain TREBUCQ.** Merci Christian. Une question. - **M. Daniel PICAUD, Médecin hospitalier.** Daniel PICAUD. Je représente ici le Conseil régional de l'Ordre des médecins et je suis médecin hospitalier. Je voudrais poser une question à Madame DUVAL ARNOULD concernant la jurisprudence qui existe peut-être, sur les recommandations que publie la Haute Autorité de Santé. Vous savez que maintenant, l'HAS publie régulièrement pour un certain nombre de pathologies - et le catalogue s'enrichit de mois en mois - des guides de bonnes pratiques qui sont très utiles pour le suivi de patients. Je vais prendre un exemple très concret : une des recommandations les plus utilisées, car elle concerne un très grand nombre de patients, a trait au diabète. En matière de diabète, il est recommandé de faire régulièrement un examen ophtalmologique pour prévenir les complications oculaires du diabète qui sont potentiellement très graves. Or, on peut se trouver devant une difficulté qui est celle de trouver un ophtalmologiste disponible.. Actuellement, la démographie médicale fait que, dans certaines régions, les rendez-vous d'ophtalmologie - et c'est parfois le cas dans la région Poitou Charente - sont à 6 mois, 9 mois, voire parfois un an. Comment un médecin pourrait-il être responsable d'un retard de diagnostic et de traitement, éventuellement préjudiciable au patient, et qui est lié en fait à des problèmes d'organisation et de planification sanitaire ? N\'y a-t-il pas d'autres responsabilités qui pourraient éventuellement être mises en cause ? - **M. Alain TREBUCQ** Christian SAOUT veut commenter. - **M. Christian SAOUT** J'ai vraiment une réponse à cela parce que je ne pense pas que ce soit le médecin qui soit mis en cause, ou alors bizarrement je pense que c'est l'Etat qui sera mis en cause pour défaut d'organisation, ou le Conseil de l'Ordre, peu importe. En tous cas, ce n'est pas le médecin directement, cela ne peut être à mon sens que la puissance publique parce qu'elle n'a pas organisé tout ce qui depuis 20 ans contribue à la désorganisation du système, y compris les Ordres et les syndicats professionnels, parce que le monde de la médecine et du soin est ainsi fait qu'il est devenu le paradis de l'immobilisme actif. Donc, s'il n'y a pas de réponse aux besoins de santé de la population aujourd'hui, les mises en cause publiques se retourneront probablement vers tous ceux qui ont refusé d'organiser le service public de santé. Il y a probablement de beaux jours pour le contentieux de la responsabilité, de beaux jours pour les avocats, mais je ne pense pas que ce seront les médecins qui seront critiqués, je ne pense pas. - **M. Alain TREBUCQ.** Je vois qu'il y a énormément de mains qui se lèvent. - **M. Philippe MARCHAND, conseiller d'Etat.** Philippe MARCHAND, conseiller d'Etat, enfonceur de portes ouvertes. Il y a une question qui mérite d'être posée aujourd'hui. J'écoutais tout à l'heure Didier TABUTEAU : 1990 le Conseil d'Etat, 1992 la Cour de cassation. On avait l'impression - mais j'ai déjà employé l'image -- d'être sur un circuit de vitesse où vous avez un bolide d'une très grosse écurie, je vais personnaliser, piloté par Pierre DRAI, suivi d'une formule 1 particulièrement bien préparée qui est pilotée par Renaud DENOIX de SAINT-MARC. Il y a deux juridictions différentes en France pour juger les mêmes questions, et il y a des différences, différence sur l'obligation de résultat, différence sur l'évaluation du préjudice. Pour avoir pratiqué j'allais dire les deux ordres, au judiciaire on regarde de très très près le préjudice, au Conseil d'Etat c'est la norme qui compte d'abord. Le préjudice on le regarde, mais cela va beaucoup plus vite. Il m'arrive de juger dans des affaires de responsabilité médicale, nous voyons cela sous un angle différent. Alors finalement, pour le citoyen de base, est-ce qu'il est acceptable, parce qu'on a été soigné dans une clinique privée, qu'on soit justiciable de la juridiction judiciaire alors que, lorsqu'on est soigné dans un hôpital public, on se retrouve devant la jurisprudence administrative ? Personnellement, j'ai toujours été - alors que j'appartenais comme auxiliaire de justice au judiciaire et maintenant que je suis en fin de carrière dans la juridiction administrative - choqué par cette dualité de juridiction. C'est une question qui se pose, et dans tous les Entretiens de Saintes, on pose toujours une question qui doit faire du bruit. Je ne sais pas si celle-là en fera ; mais si aujourd'hui, dans cette salle, une majorité se dégageait pour dire il ne faut qu'une seule juridiction ? Et je le dis tout bas, et je ne serai pas viré du Conseil d'Etat parce que je suis à deux mois de la « quille » : une juridiction spécialiste de la responsabilité, et vous voyez celle à laquelle je pense. Je pense personnellement que ce serait un progrès, et que ce serait tout simplement l'application d'un certain nombre de principes constitutionnels et en réalité l'égalité du citoyen devant la loi. Merci. - **M. Alain TREBUCQ** Je sais qu'il y a énormément de mains qui se lèvent dans la salle mais je voudrais juste, avant de leur donner la parole, peut-être laisser André LIENHART intervenir. André LIENHART est anesthésiste-réanimateur chef de service à l'hôpital Saint Antoine. Monsieur LIENHART, comment toutes ces évolutions du droit et ces conséquences qu'on a évoquées ont-elles modifié les comportements médicaux et est-ce que cela va toujours dans un sens d'amélioration de la qualité des soins et d'augmentation des chances des patients ? - **M. André LIENHART, professeur de médecine, ancien président de la Société française d'anesthésie et de réanimation.** Merci de votre invitation. Je dois cependant avouer qu'en arrivant ici, au-delà de l'honneur qui m'était fait, je me suis demandé : pourquoi moi, pourquoi la victime expiatoire doit-elle être un anesthésiste-réanimateur ? Et, sans excès de fausse modestie, je me suis dit, qu'au fond, ce devait être un bon choix, non pas au travers de ma personne bien sûr, mais de l'anesthésie-réanimation. Car il est vrai qu'elle est l'image même de ce qui peut conduire le médecin devant le juge : elle comporte des accidents et il est volontiers demandé à ce médecin d'en rendre compte. Par ailleurs, il est également vrai que, un peu aiguillonnée par cette situation, la discipline a mis en œuvre une stratégie de prévention : stratégie qui vise essentiellement à prévenir le risque, mais prend aussi en compte la dimension juridique potentielle de ce risque s'il se réalise, et l'ordre dans lequel j'énonce ces deux éléments n'est pas neutre. C\'est-à-dire que la première préoccupation d'une société savante, et je pense en particulier à la Société française d'anesthésie de réanimation, la SFAR, est d'améliorer la qualité et la sécurité des soins, mais sans oublier le contexte juridique qui est donc, si je puis dire, au deuxième plan. En effet, nous ne sommes pas des juristes. En réponse à votre question \" la jurisprudence modifie-t-elle la pratique des acteurs ? \", dans un premier temps j'ai donc envie de répondre : heureusement non. Tout d'abord, il faut bien reconnaître que le sens exact du terme jurisprudence est mal connu du milieu médical. Surtout, lorsqu'une de ces décisions est connue, elle est généralement mal interprétée. Je vais prendre un exemple vraiment caractéristique du cheminement de l'anesthésie-réanimation : \" l'affaire Farçat \". Vous savez que nous avons un code de bonne conduite ici, qui est de ne pas évoquer les affaires en cours ou qui fâchent, mais celle-ci remonte aux années 80. Le jeune Farçat a une vingtaine d'année lorsqu'il décède peu après une amygdalectomie ; le réveil de son anesthésie n'avait pas été surveillé. L'affaire va avoir un grand retentissement juridique et médiatique, le directeur médical de la clinique étant à l'époque le président du Conseil national de l'Ordre des médecins. Pour faire très court, la clinique, qui ne disposait pas d'une salle de réveil, a immédiatement été mise hors de cause ; l'anesthésiste, qui n'avait pas surveillé convenablement le réveil, a rapidement été condamné ; le chirurgien a été relaxé en première instance. Mais la famille souhaitait que le chirurgien fût impliqué et l'affaire est allée en appel, puis en cassation, fournissant ainsi l'occasion d'une jurisprudence. Celle-ci, très schématiquement, exprime que la cour d'appel n'a pas fait convenablement son travail car elle a considéré que, l'anesthésiste ayant été condamné, elle n'avait pas à examiner le comportement du chirurgien : il fallait donc réexaminer ce comportement et si, bien évidemment, le chirurgien n'est pas anesthésiste et l'anesthésiste n'est pas chirurgien, chacun n'en est pas moins soumis à une obligation générale de prudence et n'est soumis qu'à celle-ci. La jurisprudence porte donc sur l'énoncé de cette obligation générale de prudence. Le chirurgien a finalement été condamné car il avait manqué à cette obligation. Il ne pouvait en effet ignorer que l'anesthésiste ne surveillait pas le patient : les deux médecins étaient partis ensemble dans la même voiture, pour se rendre dans une autre clinique. On pourrait penser que les anesthésistes ont été satisfaits. Dans de telles circonstances en effet, ils préfèrent généralement ne pas être seuls. Eh bien, non. Ils ne sont décidément jamais contents. Ils ont dit en substance : *\" Ça y est, c'est le retour du chirurgien comme chef d'orchestre. Nous voulons être seuls responsables de nos manquements \"*. Vous pouvez ainsi constater la mauvaise connaissance, la mauvaise interprétation de la jurisprudence qui, en réalité, n'instaurait pas de hiérarchie entre médecins mais énonçait un principe général. Mais cette affaire a surtout été à l'origine d'une enquête, demandée par les pouvoirs publics à l'INSERM. Celle-ci a montré que le taux d'accidents mortels d'anesthésie était à l'époque de 1 pour 13 000 en France, du même ordre de grandeur que dans les pays de niveau social comparable. La particularité française était le manque de salles de réveil. L'action a consisté en l'envoi de circulaires (1982, 1985), qui ont eu l'effet qu'avaient à l'époque les circulaires : permettre de s'asseoir dessus. Donc, pendant dix ans, l'effet a été bien modeste. Dix ans : on arrive autour des années 1990, 1992. Que s'est-il passé entre temps ? L'affaire du sang contaminé : des hautes autorités, des agences se sont substituées à l'avis technique des conseillers des ministres et, dans ce cadre, un rapport sur la sécurité anesthésique a été demandé à la Haute autorité de santé. Ce rapport n'a pas manqué de conclure, en substance : *\" Vous savez, cela fait dix ans que l'on sait ce qu'il faut faire. Alors faisons le \"*. On pourrait penser que cela aurait suffi. Non. La première réaction des pouvoirs publics a été de dire en quelque sorte : *\" de quoi vous plaignez-vous, il y a un progrès : avant, un patient sur trois passait en salle de réveil ; maintenant il y en a un sur deux \"*. Des pressions médiatiques ont été exercées par les syndicats professionnels -- il n'y a pas que les sociétés savantes dans la vie sociale -- et le tout a abouti à un décret sur la sécurité anesthésique, imposant des salles de réveil et un certain nombre d'autres mesures. Je passe encore dix ans, et l'enquête récente a montré que la mortalité en rapport avec l'anesthésie avait été réduite par un facteur 10 : 1 sur 145 000. On voit donc que la jurisprudence, en tant que telle, a été mal comprise. En revanche, la pression de la société, qui s'est exprimée notamment par l'action en justice, a bien été prise en compte, a été motrice. D'une certaine manière, c'est la raison pour laquelle je pense que l'on peut, on doit, tirer des enseignements de cette pression sociale. J'ai pris un exemple, un peu volontairement, dans lequel la jurisprudence avait été mal comprise et n'avait pas été par elle-même le moteur essentiel du progrès. J'en prendrai un autre : il s'agit de l'arrêt SARGOS. Pardon Monsieur le président, mais je me permets de le mentionner parce qu'il a eu un effet positif. Notre société savante, le Conseil de l'ordre, disait depuis quelque temps : *\" il faut changer de paradigme. La médecine paternaliste doit être mise de côté, il faut informer \"*. Je peux vous dire que l'on prêchait quelque peu dans le désert. Arrêt de la Cour de cassation : le discours a pu changer : *\" vous avez compris maintenant, il faut parler aux gens \"*. Donc cette notion que la jurisprudence n'a pas d'effet direct sur les pratiques professionnelles doit être tempérée. Simplement, un gros effort pédagogique est à faire derrière, parce que les médecins ne sont pas vraiment préparés à bien en saisir la portée. Pour terminer, deux notions générales. La première est que le moteur des améliorations, c'est la motivation. La motivation du médecin n'est pas d'échapper à un procès : elle est de mieux faire, d'avoir moins d'accidents, de procurer plus de santé. Ce sont donc ces éléments qui méritent d'être mis en avant. Le jeu à trois entre médecine, justice et médias est une question de dosage. Oui, on n\'évolue que sous la pression. La pression de la société, qu'elle soit exprimée par les médias ou par la justice, est une excellente chose. De toute façon, si on ne la trouvait pas bonne, il faudrait bien faire avec puisqu\'elle existe. Simplement, dans le dosage, mieux vaut que la sanction soit située en arrière plan. L'enseignant que je suis, lorsqu'il arrive au terme d'un argumentaire technique, peut finir par laisser entendre : *\" écoutez, voici ce qui est mieux pour le patient. Au cas où viendriez à l'oublier, d'autres (la justice) pourraient vous le rappeler mieux que moi \"*. Donc, oui, cette trilogie est nécessaire, mais il faut faire en sorte que, dans le dosage, l'aspect sanction soit proportionné. Aujourd'hui, vous comprenez au travers de mon propos que la finalité de l'exercice médical n'étant pas d'échapper à des procès, nous gardions la main en matière de proposition de recommandations pour les bonnes pratiques. Nous essayons de faire en sorte qu'elles ne soient pas la conséquence d'une jurisprudence, mais celle d'une rationalité médicale. Toutefois, nous savons que la publication de ces recommandations peut fournir des arguments sous forme de reproches. Cela, nous devons l'accepter. D'une certaine manière, c'est probablement un risque nécessaire. Ma dernière remarque est une préoccupation à l'égard des générations à venir. En effet, ma génération a été formée avec la vision de la finalité première de l'exercice médical que je viens d'indiquer. Je vois bien en revanche que, chez les plus jeunes que nous formons, la démarche est volontiers raccourcie : symptôme -> examens complémentaires, parce que, en l'absence d'examen complémentaire -> reproches, risque de procès. Et, en fonction du résultat de l'examen complémentaire, on appuie sur le bouton de tel ou tel traitement. Ceci me préoccupe parce que ce n'est généralement pas de la bonne médecine. Au plan humain, bien sûr, mais aussi au plan technique. Je ne vais pas poursuivre le développement, mais je ne manque pas d'arguments. Bien sûr, quand on envisage les plus jeunes générations, il leur manque un élément essentiel, qui est l'expérience. Je n'ose imaginer ce que nos maîtres auraient pu dire de la génération que je représente, lorsqu'elle n'avait guère d'expérience. Il faut donc être délibérément optimistes à cet égard. Mais garder malgré tout en tête que c'est bien la finalité de l'exercice qui doit être le moteur des améliorations et que les décisions de justice, de ce point de vue, peuvent être considérées comme un levier, mais certainement pas comme l'élément premier, en tout cas vu par nous. Voilà ce que je voulais vous dire en un minimum de temps possible. - **M. Alain TREBUCQ** Merci Monsieur LIENHART. Il est vrai que ce progrès de la démarche médicale, qui est initié par la science au moins tout autant que par la pression des évolutions de l'environnement de l'exercice professionnel, confine effectivement très souvent à une évolution de la pratique médicale qui est sans doute plus défensive qu'elle ne l'était précédemment, avec un caractère sans doute très impressionniste, ce qui pourrait rejoindre des considérations économiques que l'on abordera ultérieurement, notamment avec le professeur Claude LE PEN. - **M. Jean-Luc LUBRANO-LAVADERA, avocat.** Jean-Luc LUBRANO, avocat et docteur en médecine. Je viens dans la foulée des propos qui viennent d'être tenus pour dire que, à mon sens, la médecine ne doit pas du tout avancer sous la pression de la jurisprudence, mais c'est bien ce qu'elle fait, alors même qu'elle devrait l'accompagner, et je dirais la former. Cela tient aux médecins eux-mêmes. Dans l'immense majorité des cas, les conflits sont des conflits de nature civile. Que fait le médecin poursuivi ? Il saisit sa compagnie d'assurance et puis il s'endort, le reste cela ne l'intéresse plus. Dès l'instant qu'il n'est pas directement concerné par les conséquences très concrètement financières de ce qu'on lui reproche, il est totalement indifférent à ce qui se passe et il va se trouver représenté, assisté par un assureur qui légitimement va défendre ses intérêts d'assureur, c\'est-à-dire ses intérêts financiers, et pas du tout les intérêts de la profession. Ce qui veut dire concrètement que dans un certain nombre de cas, on voit des décisions rendues qui sont totalement contraires à l'intérêt de la profession et dont l'assureur ne fait pas appel tout simplement parce qu'il estime que le montant des condamnations ne justifie pas une procédure. Dans un deuxième temps, on voit ces mêmes décisions revenir dans des dossiers aux enjeux infiniment plus gros, l'assureur récupérer une jurisprudence à laquelle il ne s'est pas opposé, et dans un troisième temps venir pleurer très fort en disant : mais ce n'est pas possible, la jurisprudence nous coûte cher. On est obligé d'ajuster tout cela. C'est quelque chose qui est parfaitement pernicieux, c'est une faute des médecins qui devraient intervenir auprès de leur assureur pour suivre le dossier. Donc à ce titre, les médecins par eux-mêmes se plaignent de quelque chose dont ils sont à l'origine. C'est à mon sens une faute objective des assureurs qui défendent leurs intérêts et non pas du tout la médecine. Or depuis des années et des années, on a assisté à une position parfaitement défensive des médecins cantonnés sur l'arrêt MERCIER absolument obsolète au regard de l'évolution des pensées et de la notion de responsabilité et systématiquement, on a un médecin, plus exactement son avocat, qui systématiquement dénie une responsabilité alors même que l'évolution normale des mentalités et du droit devrait dans certains cas ouvrir une certaine possibilité de responsabilisation de la profession, ce que l'on ne voit pas. Donc, et je ne vais pas plus loin, je dis, et c'est en tout cas ma conviction très profonde au regard de mon expérience, la position de la jurisprudence aujourd'hui - que dans la majeure partie des cas j'approuve - a quand même été rendue sur la conviction des magistrats que les situations extraordinairement protectionnistes des médecins ne pouvaient plus être maintenues. On a donc eu des avancées qui sont vécues douloureusement certes, mais qui auraient peut-être été plus progressives et plus nuancées si les médecins avaient eux-mêmes un petit peu avancé dans ce sens. Aussi longtemps que les médecins ne comprendront pas que les magistrats demandent à comprendre la médecine, demandent à comprendre leurs problèmes, et demandent à avoir autre chose en face d'eux que des gens qui disent systématiquement « je n'ai rien fait ou ce n'est pas moi, c'est l'autre », il ne faudra pas s'étonner que l'on choisisse à leur place les solutions à adopter, et si ces solutions leur sont négatives, il faudra qu'ils ne s'en prennent qu'à eux. - **M. Alain TREBUCQ** Merci Monsieur. Je crois qu'il y a deux réponses qui vont venir de la tribune, André LIENHART d'abord, et ensuite Benoît GIMBAUD. - **M. André LIENHART** Une réponse très courte concernant le côté \" vie professionnelle \" d'avoir à répondre de ses actes devant la justice. Je crois que vous avez raison de dire qu'un grand nombre de médecins le vivent comme une catastrophe, sentiment qui peut les conduire à envoyer quelqu'un d'autre pour apporter des réponses. Je pense que cette vision est mauvaise. La réponse à une mise en cause doit être considérée comme un élément de la vie professionnelle. En d'autres termes, tout anesthésiste-réanimateur doit sereinement savoir qu'il devra répondre personnellement une ou plusieurs fois à une CRCI ou à une juridiction, civile s'il exerce dans le privé, administrative, au travers de son hôpital, s'il exerce dans un établissement public. Il doit savoir que cela existe et s'y préparer. Donc, sur ce point, je vous rejoins complètement. Pour ce qui est de la différence entre compagnie d'assurance et médecin, je ne m'estime pas compétent. - **M. Didier TABUTEAU** Je voulais juste en une phrase dire que j'ai toujours été frappé par le fait que la profession médicale a une règle de droit qui est quasiment « à sa main » puisqu'elle est à l'origine de toute évolution la concernant, c'est le code de déontologie. Quand on regarde le code de déontologie depuis 1947 dans ses versions successives, on ne peut qu'être frappé par le fait que ce texte n'a pas évolué à la même vitesse que la société et les attentes de la population. Il faut attendre 1995 pour que le code de déontologie - tardivement par rapport aux dates que j'ai rappelées tout à l'heure - prenne en compte cette ouverture à l'information, cette ouverture vers le patient. Je crois que si la profession médicale veillait mieux - si vous me permettez l'expression -- à faire évoluer le code de déontologie, on éviterait un certain nombre de difficultés. - **M. Alain TREBUCQ** Benoît GUIMBAUD, vous êtes directeur de gestion des sinistres et prévention des risques de la SHAM, une compagnie d'assurance qui assure essentiellement les établissements hospitaliers je crois. - **M. Benoît GUIMBAUD, directeur gestion des sinistres et prévention des risques de la Société hospitalière d'assurances mutuelles (SHAM).** Je voudrais poursuivre et compléter le commentaire de Maître LUBRANO-LAVADERA qui reproche aux assureurs de ne pas défendre les intérêts des médecins qu'il assure ; ainsi la jurisprudence a pu évoluer au détriment de la profession. Je suis assureur et médecin. Mon expérience personnelle ne rejoint pas cette analyse. Je vais prendre deux exemples. **D'abord celui de l'arrêt HEDREUL. Cet arrêt a instauré un renversement de la charge de la preuve en matière d'information des patients. Il a placé les médecins dans une situation extrêmement difficile : ils doivent être à même d'apporter la preuve qu'ils ont informé leurs patients des risques « graves même exceptionnels » qu'ils encourent. Quand cet arrêt a été rendu par la Cour de cassation, en 1997, SHAM et le Sou médical sont montés au créneau pour prévenir les médecins et leur conseiller de modifier leurs pratiques. Mon impression à cette époque a été de prêcher dans un désert : les médecins n'ont pas pris cette jurisprudence nouvelle au sérieux et leurs pratiques, dix ans après, commencent seulement à changer. Aujourd'hui, 10% des condamnations des assurés de SHAM sont fondées sur un défaut d'information. Beaucoup de ces condamnations auraient sans doute pu être évitées si le médecin avait mis en place les recommandations que nous avions formulées, dès 1997, avec le Sou médical.** Deuxième exemple, celui des infections nosocomiales. Les arrêts de la Cour de cassation dits des « staphylocoques dorés » de juin 1999, reconduits par la loi du 4 mars 2002, ont établi une responsabilité sans faute des établissements de santé en matière d'infections nosocomiales. Or 70% des infections nosocomiales sont inévitables. Pour les établissements de santé, le régime de responsabilité sans faute issu de la loi du 4 mars 2002 ne tient pas compte de la réalité médicale. Il faudrait sans doute s'étonner que cette loi ait été élaborée par des députés médecins. Il faudrait aussi sûrement s'étonner que les médecins, spécialistes en hygiène hospitalière, n'aient pas fait le travail de pédagogie qui m'aurait semblé nécessaire... Un régime de responsabilité sans faute pourrait en effet se comprendre si l'absence d'infection nosocomiale était toujours possible. Or la réalité médicale est tout autre : même si toutes les mesures d'asepsie sont prises, les établissements de santé ne peuvent pas promettre aux patients qu'aucune infection nosocomiale ne viendra compliquer leur séjour à l'hôpital. Il y a en effet toujours un risque irréductible d'infection. Pourquoi alors faire supporter aux établissements de santé un risque qu'ils ne peuvent pas maîtriser ? L'assureur que je représente a eu beau protester : le législateur n'a pas modifié le régime de responsabilité sans faute fixé par la loi du 4 mars 2002\... - **M. Alain TREBUCQ** On va donner la parole à Michel DUPUYDAUBY qui dirige le groupe MACSF Sou médical, le Sou médical qui, je crois, date de 1897 et qui est issu d'un mouvement confraternel d'assurance en responsabilité civile professionnelle des médecins. - **M. Michel DUPUYDAUBY, directeur général du Groupe MACSF.** Merci Monsieur TREBUCQ. J'aborderai la deuxième partie de l'intervention de notre confrère. J'ai cru ressentir que les assureurs de responsabilité médicale n'avaient pas suffisamment anticipé les mouvements de société, et entre les deux parties de votre propos j'ai senti une contradiction. Dans la première partie c\'est \"on ne défend pas suffisamment\" et dans la deuxième partie \"on n'explique pas suffisamment qu'il faut être peut-être plus tolérant et accepter les évolutions de jurisprudence\" alors qu'il n'appartenait pas aux assureurs de pousser à cette évolution sociale. Il appartenait à l'Ordre des médecins de faire évoluer son code de déontologie et il appartenait à la société de se prononcer sur ces évolutions. Effectivement, nous avons toujours défendu les médecins par rapport à la jurisprudence qui était celle existante à l'époque à laquelle nous avions à les défendre. Si vous me le permettez, je voudrais apporter un éclairage économique à l'intervention du professeur LIENHART. L'économique est toujours présent. Comme le nuage de Tchernobyl, il ne s'arrête pas aux limites de la France. La contradiction qu'il peut y avoir, par exemple dans le domaine de l'anesthésie, n'est qu'apparente : elle a fait de gros progrès sur les décès à partir du décret de 1994 sur les conditions de sécurité de son exercice, mais, parallèlement, ont continué de survenir des sinistres très graves. Au final l'impact sur le coût global est moins important qu'on pourrait imaginer. Nous diffusons tous les ans un état de la sinistralité annuelle que nous observons. Par exemple en anesthésie, où nous assurons 1 200 anesthésistes libéraux, nous avons cette année quatorze infirmes moteurs cérébraux. Quand on sait que le coût économique d'un infirme moteur cérébral d'âge moyen est de l'ordre de 550 000 à 600 000 euros, vous voyez ce que représente simplement ce nombre de cas, qui évidemment pèse sur les anesthésistes. Ceci fait que malgré cela, les anesthésistes trouvent que leur cotisation d'assurance (qui est quand même au centre des débats des sujets de responsabilité médicale) reste très élevée en dépit des efforts qu'ils ont faits. Ce qui veut bien dire que les efforts de sécurité qui sont absolument indispensables socialement n'apportent pas forcément toujours la dimension économique qui pourrait correspondre aux attentes des professions qui s'engagent dans cette voie. - **M. Christian ESPAGNO, neurochirurgien, ancien président de la Clinique des Cèdres à Toulouse, vice président de la CSMF.** Christian ESPAGNO, je suis neurochirurgien dans une clinique privée toulousaine et vice-président d'un syndicat important de médecins libéraux (la CSMF). Je voudrais très rapidement présenter quelques réactions d'un acteur du terrain et d'un syndicaliste à un certain nombre de réflexions qui viennent d'être faites. La première est que, après une vingtaine d'années d'expérience d'expertise médicale, j'ai rarement vu mes confrères totalement indifférents à ce qui leur arrivait. Qu'ils soient par contre un peu perdus dans une procédure avec des professionnels du droit qu'ils n'ont pas l'habitude de côtoyer, oui, qu'ils n'aient pas toujours les bonnes réactions, oui, mais qu'ils soient indifférents à la mise en cause qu'on leur fait, à mon avis certainement pas. La deuxième réflexion, je voudrais l'adresser à Christian SAOULT, en tant que syndicaliste. Il me paraît un peu facile d'accuser les syndicats médicaux d'un \"immobilisme actif\" - je reprends ses propres termes - et je voudrais à ce sujet prendre un exemple, celui de la formation médicale continue dont tout le monde admet parfaitement l'importance et qui est obligatoire depuis déjà une bonne dizaine d'années. Cela fait dix ans que les syndicats médicaux réclament à cors et à cris l'organisation de cette formation médicale continue, mais chaque fois que le pouvoir politique a évolué, le système précédent était remis en cause et il ne s'est jamais appliqué. C'est vrai que nous sommes un peu désespérés actuellement de ne pas voir ce système de formation médicale continue se mettre en place, s'organiser définitivement et croyez bien que les syndicats le réclament encore une fois à cors et à cris. En ce qui concerne l'influence de l'évolution judiciaire sur la pratique des médecins, bien sûr elle est évidente et on peut la constater tous les jours. Parfois elle va plutôt dans le bon sens. Comme l'a dit Didier TABUTEAU clairement, c'est un des éléments - pas le seul parce qu'il y a une évolution sociétale plus générale qui est également en cause -- mais c'est un des éléments qui a amené les professionnels de santé et les médecins en particulier à se pencher sur la qualité de leurs actes et en particulier sur un domaine de cette qualité qui est la gestion des risques qui est directement effectivement la conséquence de l'augmentation et surtout de la lourdeur des mises en cause. Dans d'autres cas à mon avis, cet impact a des effets pervers, en particulier sur le devoir d'information éclairé. Chacun sait bien que l'exigence de donner une litanie infinie de complications possibles - y compris les plus exceptionnelles - est d'abord impossible, ensuite de nature à altérer profondément le colloque singulier et la relation médecin-malade. Elle peut faire tenter les professionnels de santé de s'abriter derrière un document extrêmement volumineux mais qui ne correspond en rien à une véritable information. Enfin le quatrième point, puisque j'entends depuis tout à l'heure assez souvent les médecins accusés de ne pas faire évoluer les choses, je vous soumets un problème qui n'a pas été abordé jusqu'à présent mais qui, en tant que neurochirurgien, m'interpelle beaucoup : c'est la formidable évolution que nous sommes en train de vivre actuellement dans l'environnement technologique de nos activités. Je m'explique. Quand actuellement j'opère au niveau du cerveau, j'utilise un certain nombre d'outils informatiques. Je navigue grâce à des robots dans le cerveau, mais le problème est que la technologie devenant tellement importante, est-ce que je dois être le seul responsable de tout cela ou est-ce qu'il ne faut pas réfléchir au partage des responsabilités puisque, de plus en plus, l'acte chirurgical par exemple n'est pas l'acte d'une ou deux personnes mais celui d'un environnement technologique important ? - **M. Alain TREBUCQ** Quelqu'un veut-il commenter cette dernière partie de l'intervention de mon confrère ? - **M. André LIENHART** Le dernier point me paraît être une évidence. Aujourd'hui, les soins sont prodigués par des équipes, et chacun doit avoir sa propre responsabilité : dans les domaines techniques, cette responsabilité doit incomber à celui qui dispose de ces capacités techniques. D'autres éléments ont été évoqués, en particulier des questions un peu économiques et un peu politiques derrière. Il y a encore des accidents d'anesthésie (14 IMC), il y en a toujours trop. Il faut cependant voir que les progrès techniques coûtent généralement plus cher que les indemnisations. J'ai probablement tort de dire cela, mais c'est une réalité. A propos des progrès à réaliser en anesthésie il y a une quinzaine d'années, beaucoup de mes collègues universitaires disaient alors : *\" il faut expliquer aux directeurs d'hôpitaux que, s'ils n'achètent pas le matériel qu'on leur demande, s'ils ne mettent pas les infirmières dans les salles de réveil qu'on leur demande, cela va leur coûter cher, très cher, en matière d'indemnisation \"*. Fort heureusement, le décret est passé avant que, ayant travaillé sur le sujet, j'ai pu apporter la démonstration que l'argument était faux : le coût des indemnisations était plus faible que celui des améliorations. Peu importe, tout doit être fait pour éviter les morts, les infirmités motrices et cérébrales. Mais, attention, le coût en matière de santé publique pour éviter ces 14 IMC risque d'être plus grand que celui de leur indemnisation. Le problème est : qui paie ? L'indemnisation est payée par des assureurs, le coût de la prévention pèse finalement sur la caisse d'assurance maladie et l'État. Il y a un débat, il y a des questions économiques, des questions de politique de santé derrière, mais ne faisons pas semblant les uns ou les autres de mettre la poussière sous le tapis. Si nous voulons avoir une réflexion beaucoup plus globale, oui, le milieu médical se préoccupe de réduire les accidents, oui, il y a une limite d'ordre économique : les moyens ne sont pas infinis, le cadre est contraint. Oui, il y a des accidents et ils sont indemnisés. Il faut avoir une réflexion, je crois, sur chacun de ces points, mais en évitant de renvoyer un peu trop la balle dans un autre camp. Je pense que c'est l'intérêt de ce type de réunion de voir comment, ensemble, on peut essayer de faire progresser la sécurité, mais d'une manière rationnelle et globale. - **M. Alain TREBUCQ** Merci, monsieur LIENHART. Il y avait des questions. Oui, madame ? - Mme Marie-Louise DESGRANGE, conseillère à la chambre criminelle de la Cour de cassation, représentant le président. Je suis conseiller à la chambre criminelle à la Cour de cassation. Peut-être mon intervention est-elle prématurée puisque l'on vient ici de traiter essentiellement de la réparation civile des dommages médicaux. « La santé, malade de la justice ? ». Du point de vue de la pénaliste que je suis, ce titre caractérise l'impact extrêmement négatif de la citation d'un médecin devant un tribunal pénal. Vous le savez bien, un procès pénal est toujours très mal vécu. A cet instant, je me demandais donc si l'aspect pénal de la sanction des fautes et la réparation des dommages causés ou survenus lors des pratiques médicales seraient traités au cours de la réunion. Je ne pouvais pas laisser se prolonger ce débat sans rappeler que la responsabilité du professionnel de santé, lorsqu'elle s'analyse dans la faute pénale non intentionnelle, fait l'objet de plusieurs lois récentes, notamment la loi sur les délits non intentionnels du 10 juillet 2000 et la loi du 4 mars 2002, dite loi KOUCHNER, relative aux droits du malade et à la qualité du système de santé, qui a organisé, avec les CRCI et la procédure de conciliation préalable à l'engagement d'une procédure civile ou pénale, des modalités propres, précisément, à faciliter l'indemnisation des victimes d'accidents médicaux, d'affections iatrogènes et d'infections nosocomiales. Je ne veux pas développer la législation qui prévoit, pour une cause directe une faute d'imprudence, pour une cause indirecte la faute de gravité. Je ne vais pas décliner ici l'article 121-3 du code pénal, tout le monde le connaît, les juristes et les médecins qui peuvent avoir eu la malchance de le fréquenter, mais je tenais à évoquer ces divers points. Sur la responsabilité pénale, des arrêts récents rendus par la Cour de cassation ont validé des condamnations sur le fondement de la causalité directe ou indirecte des actes accomplis par les professionnels de santé. Les juges du fond apprécient les circonstances spécifiques et l'environnement dans lesquels s'est produit l'accident. La Cour de cassation a pour mission, d'une part de veiller à ce que le lien de causalité soit absolument établi, d'autre part que la faute soit vraiment caractérisée. Souvent d'ailleurs, l'appréciation souveraine des faits de la cause faite par les juges est validée par la Cour de cassation. Voilà ce que je voulais dire à ce moment du colloque sur la responsabilité pénale. « La santé, malade de la justice ? », c'est, me semble-t-il, l'aspect pénal qui ne peut être ignoré en raison de son impact sur le professionnel de santé, la réparation civile des préjudices demeurant certes pour les patients très importante. - **M. Alain TREBUCQ** Merci, madame, d'avoir comblé ce besoin d'information sur la responsabilité pénale. Un petit commentaire de Monsieur LIENHART et ensuite une autre question dans la salle. - **M. André LIENHART** Très brièvement, il est vrai que c'est ce qui préoccupe le plus le milieu médical, il n'y a pas de doute à cet égard et, au fond, je dirais que c'est une bonne chose. On imagine mal que le médecin se dise : *\"ce n'est pas grave\" *; la vision qu'il se fait de sa place dans la société s'accorde mal avec cela. C'est un véritable drame pour lui, c'est incontestable. Le deuxième élément est que, en matière de progrès, il est vrai que le pénal est, pardon, plutôt frénateur. En tous cas dans ma discipline, si l\'on veut progresser, il faut changer d'échelle, de moyens, c\'est-à-dire que la mise en avant de la responsabilité individuelle ne nous permet pas de beaucoup progresser en matière de sécurité. C'est très difficile de dire cela, mais nous devons avant tout réfléchir en terme d'organisation, de façon plus collective, nous devons réfléchir de manière plus systémique si nous voulons passer de notre taux actuel de 1 pour 100 000 à 1 pour 1 000 000, et ceci, spécifiquement, n'est pas du ressort pénal. J'ai en tête tout un tas de dossiers pour lesquels les praticiens n'étaient peut-être pas au mieux de leur forme, mais sans que la société puisse leur reprocher d'avoir mal agi, alors que des tribunaux administratifs auraient été mieux équipés pour dire : il y a eu un défaut dans l'organisation. Par exemple, le fait que les gens qui acheminent le sang soient pris dans des embouteillages, que cet acheminement soit mal organisé, qu'il n'y ait pas de contrat avec un transporteur, le défaut de logistique d'approvisionnement des moyens de sauver des vies ne peut généralement pas préoccuper le juge pénal et passe donc à la trappe. On voit que, de ce point de vue, l'amélioration de la sécurité passe par une réflexion sur l'organisation, la logistique et que tout cela sort en grande partie du champ pénal. Pour autant, il ne saurait y avoir d'impunité. - **M. Alain TREBUCQ** Merci Monsieur LIENHART. Monsieur ? - **M. Christophe LEGUEVAQUES, avocat.** Bonjour. Christophe LEGUEVAQUES. Je suis l'avocat de 90 des irradiés de Toulouse. Je ne vais pas vous parler de l'affaire mais je voudrais en tirer quelques éléments intéressants. Je suis d'accord avec le docteur ESPAGNO quand il dit que la médecine clinique est en voie de disparition au profit d'une médecine technique, ce qui pose d'ailleurs des tas de problèmes en chaîne puisque, de plus en plus, il y a une dilution des responsabilités, une division des risques. Je voulais réagir aux propos de Monsieur le ministre MARCHAND tout à l'heure. Dans le dossier de Toulouse on a, peut-être, trouvé une solution qui réponde à une partie des attentes des malades qui font face à une question qui est toujours difficile en justice qui est celle du temps. Le temps judiciaire est extrêmement long. La solution est en apparence simple : on a déconnecté la recherche de la responsabilité et l'indemnisation du préjudice. Monsieur EVIN pourra peut-être tout à l'heure en dire deux mots, parce que c'est sous son égide que nous sommes en train de mettre en place une commission d'indemnisation qui permettra aux victimes d'être indemnisé *hic* et *nunc* sans que l'on attende que la justice statue sur les responsabilités. Bien sûr, des garanties sont mises en place afin que l'indemnisation respecte les règles du procès équitable : recours à une expertise contradictoire, calcul des indemnités en fonction d'un référentiel raisonnable (en l'espèce celui de l'ONIAM). Là je crois que c'est peut-être une piste intéressante pour unifier les pratiques pour que le plus vite possible on évacue la question de l'indemnisation et qu'ensuite on cherche, avec le temps, les responsabilités. Là, je rebondis sur ce que vient de dire Madame le conseiller. En droit français malheureusement, il n'y a pas une véritable procédure permettant de comprendre ce qui s'est passé. Le droit civil français paraît à cet égard bien faible. Alors, on n'a pas d'autres moyens que de recourir au pénal pour avoir accès à certains documents. Dans le dossier de Toulouse, depuis le début, on suit deux routes parallèles : d'un côté, le chemin de l'indemnisation que je viens d'indiquer et de l'autre côté, ce que j'appelle le chemin de la vérité. Pour arriver à la vérité, nous avons dû être obligés de saisir les juridictions pénales parce qu'il n'existe pas - contrairement par exemple aux Etats-Unis - de procédure dite de « discovery » qui permettrait d'avoir accès à toutes les informations. C'est pour cela que la plainte pénale que j'ai rédigée a un caractère pédagogique : elle doit permettre aux victimes de savoir quel est l'état des connaissances à un instant « t » et doit constituer le point de départ d'une enquête approfondie. Mais, pour le moment, le chemin de la vérité, passe, en droit français, par le pénal. - **M. Alain TREBUCQ** Merci Monsieur. Monsieur EVIN, voulez-vous faire un commentaire ? - **M. Claude EVIN, avocat, ancien Ministre de la santé.** Je voudrais réagir à l'interpellation de Philippe MARCHAND. Il a complètement raison et je voudrais rappeler d'ailleurs que c'était un des éléments qui a conduit dans la loi du 4 mars 2002 à essayer de trouver une solution qui permette - en effet - d'éviter que les victimes puissent être confrontées à des procédures différentes selon qu'elles avaient été prises en charge par un médecin libéral, une clinique privée ou un hôpital public. On voit bien que la recherche de responsabilité, et de ce point de vue on aura de plus en plus de situations complexes de ce type, nécessitait en effet qu'il y ait une appréhension globale de l'accident médical et la résolution du problème de l'indemnisation de manière très rapide. Maître LEGUEVAQUES vient de faire allusion en effet à la démarche que la Ministre de la santé a souhaité initier dans le cas de Toulouse comme dans le dossier d'Epinal d'ailleurs. Je dois dire que c'est une procédure qui avait été initiée auparavant par la chancellerie dans d'autres situations. Le premier accident collectif c'est Furiani, et à l'occasion d'un certain nombre d'accidents collectifs récents, en effet la Chancellerie a pris des initiatives de ce type. Le dossier de Toulouse comme le dossier d'Epinal s'inspirent des mêmes procédures dans un contexte dont j'ai la faiblesse de penser qu'il est un peu différent des accidents auxquels je viens de faire allusion, que ce soit Furiani, AZF ou la passerelle du Queen Mary. On est là en effet dans une situation où il y a des victimes qu'il est nécessaire d'indemniser le plus rapidement possible sans nier la recherche de responsabilité qui, peut-être dans le cas de Toulouse, sera plus facile à identifier, et qui dans le cas d'Epinal est sans doute un peu plus compliquée compte tenu justement de ce que j'évoquais tout à l'heure, c\'est-à-dire la multiplicité des cadres juridiques d'intervention des différents professionnels. Mais en tous les cas, je crois que Philippe MARCHAND posait un problème qui est réel et qui préoccupe à la fois les patients et les victimes mais aussi qui préoccupe les professionnels de santé, de manière insuffisante sans doute. Je crois que cela a été réglé par la mise en place des CRCI, puisque la loi du 4 mars a permis d'unifier l'appréhension des problèmes des victimes à travers les Commissions régionales de conciliation et d'indemnisation. Il y a d'autres éléments d'ailleurs dans la loi du 4 mars 2002, qui ont permis d'aller vers une homogénéisation, ne serait-ce que la question des délais de prescriptions qui étaient aussi différents et qui ont été homogénéisés en ce qui concerne les accidents médicaux. Donc même, si aujourd'hui il reste deux juridictions, il est vrai que l'on voit quand même une évolution dans l'appréhension des préoccupations des victimes vers une homogénéisation du traitement de l'indemnisation. - **M. Alain TREBUCQ** Merci Monsieur le Ministre. - **M. Philippe CHAMPETIER de RIBES, avocat.** Philippe CHAMPETIER de RIBES, avocat au Barreau de PARIS. Il y a un acteur dont on n'a pas suffisamment parlé à mon avis depuis le début de nos débats, c'est le politique, et je voudrais vous en donner un exemple. Jusqu'en 1991, les centres de transfusion sanguine ne disposaient d'aucun moyen médical technique pour déceler dans le sang la présence du virus de l'hépatite C. Ils prélevaient néanmoins du sang et naturellement, ils le livraient aux hôpitaux. C\'était leur fonction vitale. Ils ne pouvaient pas savoir par la science de l'époque que ce sang contenait un virus dangereux pour l'homme. Quand les procès ont commencé, on a constaté qu'on ne pouvait pas condamner les centres sur le fondement des principes de la responsabilité puisqu'ils n'avaient commis aucune faute. Alors on a imaginé de retenir la responsabilité des centres sur le fondement du droit des produits, en soutenant que quelque soit la connaissance scientifique de l'époque, les centres de transfusion devaient fournir un produit exempt de vice, ce qui leur était impossible, de sorte qu'aujourd'hui encore, de nombreuses procédures sont en cours qui aboutissent souvent à la condamnation des centres qui ont été regroupés depuis lors dans l'Etablissement Français du Sang, l'EFS. Les centres sont condamnés alors qu'ils n'ont pas commis de faute sur la base de la responsabilité civile, pas plus que sur le fondement de la responsabilité des produits. Aujourd'hui encore, lorsque du sang est prélevé, on ne peut pas exclure qu'il contienne des virus inconnus. Dans cette hypothèse, il faudrait donc cesser de prélever du sang et de le livrer aux hôpitaux afin de ne pas engager la responsabilité de ceux qui sont chargés de cette mission. Autrement dit, c'est le politique qui a fait pression sur la justice pour trouver une solution parce que nous sommes dans une situation où la société n'accepte pas qu'il n'y ait pas de responsables ou de coupables. Il fallait donc trouver un moyen juridique pour parvenir à une condamnation en vue d'assurer une sorte de paix sociale. C'est ce qui a été fait, et je me pose la question de savoir si fouler aux pieds les principes du droit n'emporte pas de graves conséquences pour l'avenir. Voilà ma question. - **M. Alain TREBUCQ.** Monsieur EVIN va tenter une réponse. - **M. EVIN** Simplement deux choses. D'abord, il s'avère que moi je n'ai plus de mandat politique, donc je suis peut-être encore plus à l'aise pour répondre sur la critique des politiques. Les politiques traduisent la préoccupation de la société, et quand il y a un certain nombre de lois qui ont été adoptées, elles répondaient de manière peut-être maladroite, on le voit encore aujourd'hui très régulièrement, où le politique est interpellé à partir d'une émotion de la société. Je n'en ferai que référence au problème de la fin de vie encore récemment évoqué où dès qu'un problème se pose, la société interpelle. Alors c'est qui le politique en la matière ? C'est effectivement le législateur. C'est une des fonctions du politique, donc je mets en garde contre une démarche qui conduirait à interpeller le politique de manière un peu gratuite comme cela. C'est vrai qu'il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui soit interpellé, si on s'abstient de réfléchir sur l'attente de la société et c'est l'attente de la société qui effectivement s'exprime à travers cela. Je voulais simplement faire réagir là-dessus parce qu'il n'est pas question de dédouaner le politique, il assume des responsabilités et je crois que c'est aussi un élément régulateur de la société. Il faut bien prendre conscience qu'il y a une demande de la société en la matière et qu'il y a une demande effectivement des victimes qui s'est traduite de manière sans doute tardive sur le plan législatif, et c'est cela que le politique a pris en compte. Je n'interviendrai pas sur la référence à : est-ce que c'est en rupture ou non avec les règles de droit, ou simplement pour rappeler que c'est la loi, c'est donc le politique qui fait le droit ou du moins une partie du droit car je ne saurais nier ici l'intervention de la jurisprudence. C'est quand même bien une des fonctions du politique. - **M. Alain TREBUCQ** Monsieur Xavier de ROUX, et ensuite le professeur LIENHART qui va changer de casquette pour commenter ces événements. - **M. Xavier de ROUX, ancien député de la Charente-Maritime, ancien vice-président de la commission des lois, vice-président fondateur des Entretiens de Saintes.** Sur ce point, il y a un principe de droit, le plus extravagant qui ait été créé depuis très longtemps et qui a maintenant une valeur constitutionnelle, c'est le principe de responsabilité fondé sur l'incertitude, c\'est-à-dire le principe de précaution. Le principe de précaution a été simplement la réponse à une société anxieuse ou anxiogène craignant terriblement l'avenir et finalement extrêmement conservatrice et rétrograde, et qui justement a une peur extraordinaire, très finalement gauloise, que le ciel lui tombe sur la tête. Je me souviens des discussions autour de la rédaction de ce texte, c'était tout à fait étrange et je crois que nous sommes maintenant dans une étrangeté. Comment était-ce justifié du point de vue politique ? C'était justifié d'une façon très simple puisqu'on affirmait que ce n'était pas grave puisque inapplicable, et que ce principe ne serait pas appliqué. J'ai entendu cela cinquante fois. Je crois que c'est applicable et ce sera appliqué, et je suis persuadé que les tribunaux quelque soit leur ordre finiront par appliquer le principe de précaution tel qu'il est décrit par la charte de l'environnement. Cela me semble une évidence mais cela a été fait pour satisfaire l'opinion publique et pas du tout pour être appliqué, ce qui est malheureusement le cas de très nombreuses règles dans ce pays. Alors qu'on a tout en magasin, on adore faire une loi pour répondre à une question en disant : de toute façon, cela ne sera pas appliqué. - **M. André LIENHART** Je ne me permettrai pas d'intervenir sur l'aspect politique, sauf à remarquer, qu'au fond, le politique est un reflet de la société. Or que dit la société en matière de transfusion sanguine ? Elle dit : on a peur de ce qu'il y a dans le sang. Il se trouve que je préside la Commission nationale d'hémovigilance depuis que j'ai terminé l'enquête sur les accidents d'anesthésie : que peut-on dire aujourd'hui de tout cela ? Il y a, en gros, dix fois plus de morts en France par défaut ou retard de transfusion qu'en raison d'un problème lié au produit sanguin lui-même : virus, bactéries, hémolyse, etc. J'ai dû commencer à le dire en 2003, cela fait cinq ans, devant des journalistes puis devant tous types de publics. Si le message sur les accidents spécifiquement anesthésiques est passé, celui sur les risques actuels de la sous-transfusion n'a pas été relevé : on ne lutte pas contre des années de TF1. C'est mon constat. Derrière tout cela, le problème n'est pas tant juridique que médiatique. De fait, tout le monde a encore peur de la transfusion, à commencer par les médecins qui s'en déchargent volontiers sur les anesthésistes-réanimateurs et, comme ceux-ci ne sont pas très nombreux, il peut y avoir un certain retard, avec les conséquences précédemment évoquées. On constate donc que, concrètement, il existe des retards à la décision, des retards d'approvisionnement, et nous avons compté les morts : cent par an ! Ceci ne semble pas préoccuper le grand public ; c'est apparemment inaudible. Mais qu'un virus ou un prion passe à un moment donné, alors ce phénomène entre en vibration, en réverbération, avec ce qui a fait très mal il y a plus de dix ans, et à la société, et au milieu politique. Ce qui vient d'être dit souligne que les risques réels ne sont pas toujours ceux dont on a le plus entendu parler. Le principe de précaution ne doit pas faire perdre de vue qu'il persiste toujours, non pas un risque, mais plusieurs risques. Il ne s'agit pas de rabâcher l'absence de risque zéro, mais de prendre conscience de l'existence d'une foultitude de risques et que le rôle de chacun d'entre nous est d'essayer de trouver la voie des moindres risques, de trouver le meilleur chemin entre Charybde et Sylla. En effet, plus on s'éloigne d'un risque, plus on se rapproche généralement d'un autre. Pour nous aujourd'hui, le risque de sous-transfusion est en gros dix fois supérieur au risque de la transfusion, et je ne dis pas cela pour vendre des produits sanguins, je n'ai pas de conflits d'intérêts. C'est la réalité du monde d'aujourd'hui. - **M. Didier TABUTEAU** Je voudrais essayer de remettre une note d'optimisme dans ce débat sur l'évolution du dispositif parce que quand même, le politique a sans doute des réactions impulsives, sans doute des difficultés à s'adapter à une attente sociale, mais il était légitime que le politique fixe une ligne sans doute imparfaite, qui sera affinée par les juridictions et la jurisprudence, mais qui a distingué clairement ce qui est fautif et relève d'une indemnisation sur la base du droit de la responsabilité, et ce qui est non fautif et qui relève d'une indemnisation par la solidarité. Il est quand même normal que ce soit le politique qui définisse l'utilisation de nos impôts et cotisations. Cette ligne de partage qui traduit une vraie innovation, une vraie transformation du droit, même s'il y avait eu l'arrêt BIANCHI, n'est-elle pas un élément d'apaisement des tensions qui peuvent s\'exercer entre les professionnels et les patients ? Je voulais également dire : attention au débat sur la précaution. Il y a le principe de précaution environnemental, dont on parle beaucoup. Il ne faut pas non plus oublier qu'en matière de santé et de santé publique, il y a depuis 1790 dans notre droit une obligation de précaution. Elle se retrouve dans tous les textes du XIXe siècle et dans toute la jurisprudence administrative sur la santé publique. Cette précaution - qui n'est pas le principe de précaution avec un grand P - est fondamentale, et c'est elle qui régit le droit de la santé. C'est elle qui est appliquée par les juridictions, en tous cas par les juridictions administratives sur les affaires de santé publique et elle s'exprime simplement : recherchons et mettons en avant le rapport bénéfices-risques, comparons les bénéfices et les risques et assurons-nous que, procéduralement, on a fait ce qu'il fallait pour prendre une décision dans laquelle, en l'état des connaissances, les bénéfices l'emportaient sur les risques. Cette approche de la précaution qui est encore une fois un petit peu éclipsée par le principe de précaution du droit de l'environnement, c'est quand même le pivot de la décision de santé publique comme de la jurisprudence. - **M. SARGOS, président de chambre à la Cour de cassation.** Je voudrais faire simplement une observation à la suite de ce que vous avez dit professeur LIENHART. Il y a certes un aspect positif dans les craintes que vous évoquez, mais aussi un paradoxe. Le paradoxe est que l'amélioration extraordinaire de certaines techniques médicales, notamment en matière d'anesthésie, c'est l'inacceptabilité du risque lorsqu'il se réalise quand même. On n'accepte plus effectivement maintenant le décès consécutif. Vous avez évoqué l'affaire Farçat, ce jeune homme de 21 ou 22 ans qui est mort pendant la phase réveil anesthésique faisant suite à une banale ablation des amygdales. J'ajouterai enfin deux mots sur le problème de l'obligation de sécurité de résultats liée aux produits. Je pense qu'il n'y a pas de véritable rupture avec les grandes théories du droit en matière d'obligation de sécurité de résultats, dont on ne peut s'exonérer que par la preuve, et elle est très difficile à apporter, de la force majeure, et cela depuis un arrêt Compagnie Générale Transatlantique rendu en 1911 par la Cour de cassation. En matière de sang contaminé, dès les années 50, il y a eu des affaires qui ont défrayé la chronique à propos de la transmission du microbe de la syphilis à l'occasion de transfusions, et finalement la jurisprudence en est arrivée à dire *expressis verbis* qu'en matière de transfusion, l'obligation des centres de transfusion est une obligation de sécurité de résultats qui les oblige à délivrer un produit sans vice alors même que le vice serait indécelable. - **M. Dominique MARTIN, directeur de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux (ONIAM).** Dominique MARTIN, directeur de l'ONIAM. Je voudrais continuer sur le thème qui vient d'être évoqué en parlant de la dimension économique de ces questions. Pour ce qui concerne l'Etablissement français du sang notamment, il faut ramener les choses à ce qu'elles sont et elles sont assez simples. Que se passe-t-il ? En délivrant du sang, on peut créer des dommages, et il est légitime que ces dommages soient réparés. Que fait l'Etablissement français du sang ? Il intègre le coût de la réparation de ces dommages dans le prix des produits sanguins labiles qu'il tarifie aux hôpitaux. Les hôpitaux augmentent d'autant leur dotation globale qui est financée par les cotisations sociales. Que fait-on d'autre que mutualiser entre l'ensemble des citoyens la nécessaire réparation de dommages qui sont créés dans ces situations ? Je ne reviens pas sur les questions de droit, mais il n\'y a là rien de dramatique sur le plan économique, c'est une mécanique très simple. La seule chose que l'on pourrait regretter dans cette affaire à ce jour -- contrairement à ce qui a été évoqué tout à l'heure en parlant de Toulouse et d'Epinal ou d'autres situations équivalentes - est que l\'on n\'ait pas trouvé d'autres solutions que les contentieux pour dédommager dans des conditions plus acceptables les victimes. - **Mme Marie-Odile BERTELLA-GEFFROY, vice-présidente du TGI de Paris chargée de l'instruction au pôle santé publique.** Il est vrai que le pénal est un peu absent aujourd'hui dans ces Entretiens de Saintes et je fais une rapide intervention sur ce thème de la judiciarisation. Je dirai qu'il est vrai que la jurisprudence, qu'elle soit civile ou administrative, est allée très loin quelquefois dans le sens de l'indemnisation, parce qu'après des années de procédure, c'était - quelqu'un l'a dit tout à l'heure - très difficile pour un juge de ne pas indemniser le patient en cas de dommage grave mais de constatation d\'absence de faute. C'est ensuite le législateur qui est intervenu par la création de fonds d\' indemnisation. La loi KOUCHNER est la dernière loi régulant ce domaine des accidents thérapeutiques. Il est vrai que la création des CRCI et de l'ONIAM est en quelque sorte l'introduction dans ce domaine de la société assurantielle puisque, quelle que soit la faute, ou l'aléa thérapeutique, la victime est indemnisée sans passer par un contentieux, ce qui est très important pour elle puisque c'est bien plus rapide (délai de 6 mois ). Cependant, je fais une observation sur ce qui a été dit sur l'indemnisation qui deviendrait maintenant parallèle au déroulement d\' une affaire pénale : effectivement c\'est une bonne chose, mais je précise que cette indemnisation parallèle est très ancienne, car elle remonte à l\'affaire du sang contaminé. On évolue donc de plus en plus dans le sens de l'indemnisation des victimes d\'accidents médicaux ou de catastrophes sanitaires et c'est très bien ; mais je veux souligner qu\'il ne faut pas oublier non plus les affaires graves et le rôle du pénal, qui est effectivement de sanctionner ces affaires d\'une particulière gravité . Le choix du pénal ne dépend pas en fait du juge puisque chaque patient qui estime avoir été victime de dysfonctionnements dans les soins reçus peut, en se constituant partie civile devant le doyen des juges d\'instruction, faire ouvrir une information pénale, et d\'ailleurs ce choix du pénal (qui n\'était alors deux fois sur trois pas le bon choix ) est souvent celui des avocats de ces patients. Les affaires pénales du domaine médical n\'étaient pas, du moins à Paris jusqu\'à la création du pôle de santé publique fin 2003, triées en fonction de la gravité de celles-ci par le Parquet qui les classait sans suite. Ce n\'est plus le cas actuellement : il existe désormais une politique pénale du ministère public dans ce domaine, effectuant un filtre et ne retenant pour l\'instruction que les affaires les plus graves de responsabilité médicale individuelle et, depuis peu, collective de santé publique. Je voudrais dire ici que la place du pénal est tout de même importante, la sanction est importante et le principe de responsabilité également, je sais que ce discours n'est pas très bien compris des médecins. Ce que je regrette, c'est que ce sont deux mondes, le judiciaire et le médical, qui ne se connaissent pas. Les médecins ne sont pas formés au droit et les juristes ne le sont pas non plus au droit médical, ce qui pose le problème de la formation des magistrats (mais aussi des avocats ) dans des domaines spécialisés comme la santé ! J\'ai vu arriver dans mon cabinet, après dessaisissement d\'autres juges d\'instruction, des dossiers au pénal dans lesquels il y avait eu des mises en examen excessives avec des fautes qui n\'étaient en aucun cas caractérisées, et les cas contraires. Vraiment, la formation des uns et des autres, magistrats, avocats et médecins dans ces domaines-là qui s'ignorent depuis très longtemps, est très importante. Réserver pour le pénal les affaires les plus graves par une vraie politique pénale du Parquet dans ce domaine, tout en conservant cette possibilité de constitution de partie civile devant le doyen des juges d\'instruction, est un réel progrès .Mais conservons ce pénal qui sanctionne bien sûr, mais qui a un vrai pouvoir de prévention « pour que ces dysfonctionnements ne se reproduisent pas », comme disent toutes les parties civiles de ces procédures d instruction. Le but commun est d\'obtenir le maximum de prévention des accidents thérapeutiques, je ne donne pas les chiffres des affections iatrogènes en France, c\'est-à-dire des pathologies supplémentaires que l'on contracte lors d\'un traitement médical, mais les chiffres de ces « évènements indésirables » qui pourraient être évités sont impressionnants. Cette question est vraiment très importante et ne pourra pas être réglée ni par l'indemnisation ni par la sanction, mais par une prise de conscience par le monde médical de l\'efficacité des évaluations des pratiques médicales, des applications des protocoles et de toutes les méthodes de prévention, qui seules peuvent éviter les dommages et, partant, les sanctions, et le droit pénal. Voilà ce que je voulais vous dire. - **M. André LIENHART** Je me garderai bien évidemment de revenir sur les propos qui ont été tenus ; simplement je voudrais dire que, aujourd'hui, l'amélioration de la sécurité, selon la littérature internationale, porte sur le travail de déculpabilisation des acteurs. C\'est-à-dire qu'il convient que des pairs aillent auprès d'eux pour analyser en profondeur ce qui s'est passé, comprendre ce qu'ils ont pu avoir dans la tête qui fait que, de temps en temps, un professionnel de qualité peut commettre une erreur, dévier d'une procédure. Nous savons que l'erreur existe et nous savons par l'aéronautique que son approche doit éviter toute culpabilisation. Evidemment, la société doit par ailleurs faire fonctionner d'autres voies, avec d'autres motifs. Mais le progrès en matière de sécurité se situe dans cette analyse non culpabilisante. Force est de constater que, de ce point de vue, rien n'est plus culpabilisant que la menace d'une sanction pénale. Nous sommes d'accord sur l'existence de relatives incompréhensions entre différents milieux, mais je pense que mieux vaut que chacun reste dans son domaine. On a besoin de spécialistes de la qualité, de juristes de qualité, de médecins de qualité, et il est difficile de faire passer les connaissances des uns vers les autres. Toutefois, j'aurais tendance à me méfier de ceux qui pensent disposer de connaissances suffisantes dans ces différents domaines : qualité, médecine et droit, même si certains le prétendent. En clair je préfère -- si j'ai un problème médical - m'adresser à celui qui a la meilleure réputation du point de vue médical, même s'il est nul en droit. Si c'est un problème juridique, je préfère que ce soit un excellent juriste, même s'il ne connaît pas la médecine. Il en est de même pour les spécialistes de la qualité et de l'amélioration de la sécurité. - **M. Alain TREBUCQ** Merci. On va aller vite, parce qu'il y a encore trois intervenants sur cette tribune qui ne sont pas réellement intervenus et il nous reste une heure, donc rapidement deux ou trois questions avec la salle, et ensuite on reprend le débat sur l'estrade. - **M. Jean-René FARTHOUAT, avocat au barreau de Paris, ancien Bâtonnier.** Jean-René FARTHOUAT, avocat au Barreau de Paris, ancien Bâtonnier. Aussi rapidement que possible. Le problème est que le procès pénal ne se résume pas à un rapport entre la société et le coupable éventuel, ce qui est le cas, notamment, en Grande Bretagne, où on n'imagine pas l'intervention de la partie civile dans le procès pénal parce qu'elle fausserait celui-ci. En France, il y a un troisième acteur qui est la victime et ce que l'on constate - et pas seulement dans le domaine médical mais dans le domaine de toutes les grandes catastrophes - c'est que la victime estime que son préjudice n'est pas réparé. L'accélération de la réparation du préjudice matériel est un progrès tout à fait considérable, mais c'est radicalement insuffisant pour les victimes, et particulièrement d'ailleurs pour les ayants-droit des victimes, c'est-à-dire lorsque l'on est en présence d'accident mortel. Les ayantsdroit des victimes ont besoin du procès pénal. On rejoint le fameux problème du deuil qui doit être réparé par une sorte de sacrifice global constitué par le procès pénal. Je crois que la vérité - et ce n'est pas un jugement de valeur - est que la santé n'est pas malade de la justice, le problème est de savoir si la justice n'est pas malade de l'opinion ?  - Mme Gisèle MOR, avocate, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats de Pontoise. Gisèle MOR, avocate. Je voulais réagir sur cette question de la pénalisation et de la place de la victime. On a tendance à lire et à entendre à droite et à gauche : est-ce que l'on ne fait pas la part belle aux victimes ? Ont-elles leur place dans le procès pénal ? Est-ce que finalement - vous y faisiez référence - le système anglo-saxon (laisser l'auteur face simplement à ses juges) n'est pas la solution, la victime étant indemnisée par un système parallèle ? En tant qu'avocate de victimes essentiellement, je puis vous dire que lorsqu'elles entrent dans nos cabinets, leur demande première n'est pas l'indemnisation, notamment en matière de préjudice grave. On a rarement une première demande relative au délai et au montant de l'indemnisation. La première demande est : qui est responsable ? Il y a surtout ce besoin d'avoir face à soi une véritable confrontation avec un véritable responsable, ce que ne permet pas la justice civile. Et puis si la victime est si présente aujourd'hui dans le procès pénal, c'est -- excusez moi je vais peut-être être provocatrice - parce qu'il y a une véritable démission des parquets. Je crois que si les victimes ne sont pas acteurs dans le procès pénal notamment à l'instruction, les parquets n'exercent pas ce rôle qui devrait être le leur. Rappelons quand même que la justice pénale doit jouer un rôle de régulateur. Si la justice n'intervient pas pour réguler les comportements, on laisse la porte ouverte à n'importe quoi. Tous les grands procès de santé publique, il n'y en a pas eu beaucoup, ont été ouverts par des victimes avant tout, et pas par des parquets, cela interpelle quand même. - **M. Alain TREBUCQ** Monsieur Xavier de ROUX.. - **M. Xavier de ROUX** Je crois que ce que nous venons d'entendre est tout à fait extraordinaire, et je crois que c'est vraiment le cœur du débat ici parce que nous avons parlé très savamment pendant une heure et demie des problèmes d'indemnisation des victimes, du risque assurantiel, de l'indemnisation par la collectivité, du coût social, et en réalité il ne s'agit pas du tout de cela. On vient de nous le dire, il s'agit en réalité d'un parcours initiatique et nous rejoignons ce que disait le professeur LIENHART tout à l'heure, le parcours initiatique de l'opinion vers la nécessité de faire un deuil. Nous sommes totalement dans l'imaginaire parce que : que signifie faire son deuil après cinq ans ou six ans ? C'est en réalité un phénomène de société, le besoin de retourner à un droit qui est celui de la vengeance parce qu'il faut trouver un coupable, et c'est ce coupable que l'on va désigner à la *vox populi*. Donc on rentre dans un autre monde et je crois que c'est très intéressant que cela soit dit. Nous ne sommes pas dans les règles du droit à l'indemnisation, dans les règles de droit classique, mais nous sommes dans un droit nouveau qui est le droit initiatique des victimes. - **M. Bernard VATIER, avocat au barreau de Paris, ancien Bâtonnier.** Bernard VATIER, avocat. Je voudrais simplement évoquer cette question essentielle pour apprécier la place du débat judiciaire. Il est clair aujourd'hui qu'il y a un besoin de rétribution qui s'exerce par la voie pénale et qui correspond sans doute à la disparition de la providence ou de l'absence de Dieu dans la société. Ce que je veux dire par là, c'est que dans le modèle juridique actuel, la voie pénale est désormais privilégiée dans la recherche de la compréhension et ceci également parce que la voie civile ne le permet pas pour ce qui concerne les dommages collectifs. Le juge d'instruction permet d'orienter la preuve, de rechercher collectivement l'origine du dommage collectif. Le juge civil ne raisonne qu'individuellement et par conséquent, pour ce qui concerne les dommages collectifs, l'absence d'action collective au civil favorise - je le crois - la recherche pénale. Derrière ce besoin de rétribution qui fait que la victime prend une place éminente et excessive en matière pénale -- puisque effectivement la justice peut devenir justicière, à raison de la place qu'elle prend de plus en plus dans le procès pénal - il y a sans doute à rechercher aujourd'hui les voies et moyens d'obtenir par la voie civile une explication collective dans la recherche de la cause du dommage. C'est précisément, au niveau de la procédure civile en France, qu'il y a un manque évident. Ne devrait-on pas réfléchir à une procédure particulière qui permettrait de rechercher cette explication collective parce que, à dire vrai, ce que recherchent les victimes, c'est, avant de condamner, de comprendre. - **M. Alain TREBUCQ** Monsieur EVIN, et après Maître COHEN à la tribune. - **M. EVIN** Je m'inscris en faux contre ce que tu disais Xavier tout à l'heure, parce que je pense en effet - et de ce point de vue l'intervention de Maître MOR doit être prolongée - qu'il y a une relation particulière qui s'établit entre le malade et le médecin ou entre le malade et l'établissement de santé dans la mesure où il y a une relation de confiance qui a été rompue par l'accident qui est intervenu. On a évoqué les questions relatives au principe de précaution, aux bénéfices-risques etc. Je crois qu'il y a toute une réflexion à poursuivre - et notamment au regard de ce que vous disiez Maître tout à l'heure - sur la manière dont nous traitons très mal la suite de l'accident, c\'est-à-dire la relation qui devrait pouvoir se poursuivre entre le professionnel et le patient qui est devenu victime. C'est souvent de mon point de vue, je le dis y compris dans une responsabilité des établissements de santé et de la fédération hospitalière, je crois que, aussi bien du côté des professionnels que du côté des établissements, nous ne savons pas gérer la suite de l'accident. De ce point de vue d'ailleurs - et je me retourne vers l'assureur --, nous avons encore à travailler sur ces questions parce qu'il est vrai que l'établissement de santé notamment a tendance à déléguer à l'assurance, à l'assureur, la gestion de la suite de l'accident alors que nous disposons, y compris en établissements, de médecins médiateurs, de commissions, etc. Cela échappe à cette relation entre le médecin et la victime qui, pour pouvoir effectivement identifier ce qui s'est passé et pour pouvoir d'une certaine manière faire son deuil - on est là quand même dans un domaine de la santé --, a essentiellement recours au pénal. C'est toute la gestion de l'annonce de l'information. Je vois des situations aujourd'hui où, malgré ce que dit la loi de 2002 sur l'obligation d'informer y compris à la suite d'un accident, il y a un mutisme de la part du professionnel de santé, et je le reconnais, cela a été dit tout à l'heure. C'est vrai que c'est naturellement une blessure pour la victime, mais c'est aussi une meurtrissure pour le professionnel de santé qui a une attitude de bienfaisance à l'égard d'un patient et qui se trouve effectivement face à une situation où il l'a mutilé alors que cela n'était pas son objectif. Ce mutisme du professionnel de santé couvert par l'institution qui n'arrive pas à obtenir du professionnel de santé la liste - je ne voudrais pas citer des faits aujourd'hui qui sont en cours d'instruction --, quand on voit le médecin qui refuse de donner au directeur d'hôpital la liste des personnes concernées et qui ne permet pas de poursuivre la gestion de la relation avec ces patients et ces victimes, en effet il n'est pas étonnant qu'on se retrouve au pénal. Donc j'en profite pour interpeller effectivement les professionnels et les établissements de santé pour que l'on travaille sur la relation avec le patient. Il est évident que l'on ne peut pas laisser un professionnel de santé seul lorsqu'il est lui-même confronté à une victime qui a été mutilée à la suite d'une intervention. C'est tout cela qu'il nous faut reprendre, que nous gérons très mal et qui conduit en effet à ce que des victimes demandent à avoir accès au pénal pour pouvoir comprendre et pour pouvoir retrouver cette relation qui a été rompue avec le professionnel. C'est là-dessus qu'il nous faut travailler je crois, et c'est un point sur lequel nous n'avons pas encore suffisamment avancé. - **M. Christophe FICHET, avocat au barreau de Paris.** Christophe FICHET, avocat, Cabinet Gide Loyrette Nouel. Permettez-moi de faire juste un petit aparté pour rebondir sur ce qui a été précédemment évoqué, et souligner l\'enjeu de la relation entre professionnels du droit et professionnels de la santé. J'ai eu la chance d\'être détaché temporairement au sein de la direction juridique d\'un grand laboratoire pharmaceutique, où j\'ai été très étonné de constater la demande émanant des directions des affaires réglementaires/recherche et développement, ainsi que des pharmaciens responsables, à l\'occasion notamment de la mise en place et de la contractualisation d'essais cliniques (aujourd\'hui \"recherches biomédicales\"). S\'est ainsi manifesté un besoin d'information, de concertation et d\'accompagnement tout au long du processus de contractualisation afin notamment de gérer les relations parfois délicates entre promoteurs et investigateurs (regroupés en outre très souvent en associations de médecins) et patients. La gestion des risques et des nombreuses problématiques juridiques et réglementaires dans un contexte aujourd\'hui très souvent international appelle incontestablement un rôle accru des juristes. Au travers de cette expérience et de cet exemple en particulier, il y a ainsi selon moi une véritable interaction entre professionnels du droit et professionnels de la santé, et le dialogue compréhensif et constructif qui doit être mis en place entre les juristes et le monde médical constitue un enjeu considérable. Bien des risques peuvent ainsi être évalués et évités, limitant d\'autant les éventuels conflits et poursuites judiciaires. - **M. DUPUYDAUBY** Juste pour dire que l'on aborde là un problème assez central qui est celui de la relation entre les professionnels de santé et leurs patients. On a pris conscience qu\'au niveau des études médicales, c'est vraiment un point qui est peu traité, pour ne pas dire inexistant et c'est pourtant un point central parce qu'il va s'exprimer ensuite comme on l'a vu tout de suite au moment de l'incident, sans que la préparation initiale ait eu lieu .C'est ce qui a amené notre groupe à créer une fondation d'entreprise qui est justement la fondation pour la relation patients-médecins parce qu'aujourd'hui ce problème nous semble trop sous-estimé, alors qu'il est à l'origine seconde de beaucoup de contentieux. Peut-être qu'effectivement, c'est une des racines de la question que l'on aborde aujourd'hui. - **André LIENHART** Si l'on considère l'élément pénal, qui est au centre, il n'y a pas que le médecin qui soit victime de la survenue d'un procès, il y a aussi, si je puis dire, la victime elle-même puisque le plus souvent elle n'a pas gain de cause. Dans ce cas, j'ai pu constater que, même après plusieurs décisions de justice, elle considère que c'est une injustice. Donc c'est bien en amont qu'il faut essayer de régler les problèmes, y compris au profit des victimes. Quelles sont les fonctions du procès, autres que strictement juridiques ? On lui prête notamment celle d'aider le deuil, d'exercer une fonction cathartique. Je crois en effet qu'il y a lieu de faire en sorte, qu'au niveau des établissements, il n'y ait pas seulement du dialogue mais aussi une espèce de mise en scène, une certaine théâtralisation, parce qu'il n'est pas exclusivement attendu de l'information. Ensuite, comprendre ce qui s'est passé. Il est vrai bien sûr que les CRCI ne sont pas là pour court-circuiter la procédure pénale, c'est le moins que l'on puisse dire. Toutefois, la personne souhaitant disposer de l'avis d'un tiers neutre peut avoir celui d'un expert, même si, formellement, c'est au travers d'une demande d'indemnisation. Si l'on cherche à comprendre ce qu'il y a derrière la demande de procédure pénale, on voit qu'il est possible d'apporter des éléments de réponse par d'autres voies. Le troisième élément est : \" plus jamais ça\". Propos souvent tenu par la victime, qui pense que la sanction pénale évitera qu'un tel événement ne se reproduise. Ce que j'ai essayé de montrer tout à l'heure est que la démarche préventive requiert au contraire des investigations qui ne sont pas celles de la procédure pénale. Ce sont des enquêtes beaucoup plus globales et confidentielles. Il convient de savoir les mener, que ce soit à des échelons individuels, accident unique, ou qu'il s'agisse d'accidents plus collectifs, pour essayer de comprendre tous les facteurs favorisants, tout ce qui s'est passé et pas simplement rechercher le responsable A, B ou C, parce qu'en définitive les moyens d'amélioration ne se situent généralement pas dans cette dernière recherche. - **M. Philip COHEN, avocat, ancien membre du conseil de l'Ordre des avocats de Paris et du Conseil national des barreaux.** Je voulais réagir sur la question du débat pénal parce que c'est extraordinaire comme il suffit d'aborder le pénal pour voir que tout s'enflamme. Le thème de la journée est bien placé sous le signe du paradoxe. Il y a une évolution dont les médecins et le corps médical se plaignent, subissent, dont ils ont d'ailleurs pris acte aujourd'hui, mais qui est une évolution générale de la société. C'est une évolution de la société qui finalement abat tous les métiers autrefois sacrés, comme, les notables, les médecins, les politiques, et même les magistrats (je me souviens d'un procès fait à un juge d'instruction récemment, sa mise en cause et sa responsabilité, etc.). Pourquoi ? Parce que nous sommes dans une société qui aujourd'hui ne reconnaît plus simplement des fonctions, mais toute fonction est devenue une prestation de services. Donc il existe aujourd'hui une relation de consommateur ou d'usager - j'ai bien entendu Monsieur SAOUT - avec des prestataires de services. C'est une évolution où il aurait été paradoxal que le monde de la santé échappe, il n'y échappe pas, il la vit. Le débat est intéressant parce que ces fonctions telles les fonctions médicales ou encore les fonctions de juge appellent au respect nécessaire du principe d'indépendance, pour leur exercice : tous ces métiers-là revendiquent cette indépendance, mais on voudrait les traiter comme des simples prestataires de services. C'est un premier paradoxe, c'est comme cela, il faut bien et il faudra bien faire avec. Le deuxième paradoxe c'est que l'on est dans une société qui place le corps médical au cœur d'une double demande totalement contradictoire : 1. la demande générale du tout sécuritaire : c\'est-à-dire qu'il faut faire toujours plus (alors que le principe de précaution, cela peut être soit de ne rien faire, soit de tout faire), demander des examens à titre systématique au moindre risque éventuel... On a entendu tout à l'heure qu'il fallait arrêter de transfuser parce qu'il y avait peut-être un risque de virus, mais enfin il faut s'interroger aussi sur l'intérêt qu'il y a encore de transfuser, malgré ce risque, pour sauver une vie ; 2. de l'autre côté, il y a une demande de la société qui dit économiquement et financièrement au corps médical : il faut faire moins en faisant mieux. Il y a donc dans le domaine de la santé, en tous cas dans le ressenti des médecins que je connais - puisque je les accompagne - une demande intrinsèquement contradictoire de notre société. Et puis dans la continuation du paradoxe, jamais autant les médecins ont intégré la notion du risque et les acteurs de santé la notion du procès et la notion de la responsabilité. Jamais ils ne l'ont ressentie aussi vivement du fait notamment de la surmédiatisation des affaires pénales et pourtant, jamais la situation actuelle du point de vue du traitement de ces affaires-là n'a été meilleure pour eux que la situation actuelle. Pourquoi ? Parce qu'il est vrai que, dans le contexte d'une société totalement sécuritaire avec la pression du judiciaire, la loi KOUCHNER consacre la notion d'aléa thérapeutique et prévoit son indemnisation par la solidarité nationale dans les cas les plus graves. Cette loi, on en débattait depuis 20 ans, mais il convient de rendre à SARGOS ce qui est à SARGOS, c\'est quand même lui qui en a été le déclencheur dans un article publié dès 1996 en affichant clairement : s'il n'y a pas de fonds d'indemnisation et de décisions prises par les pouvoirs publics, c'est nous les Magistrats qui ferons ce fonds dans le cadre du contentieux et nous indemniserons en changeant la règle de droit applicable. C'est cette volonté clairement affichée qui a contribué à la mobilisation générale. C'est pourquoi on ne peut pas dire que la jurisprudence n'a pas d'impact sur les acteurs car c'est bien l'annonce d'une modification de celle-ci, avec le risque que cela présentait, qui a permis l'aboutissement législatif. Dans un climat sécuritaire, où personne n'entend et n'accepte la notion de risque, en tout cas qui ne soit pas garanti, la loi du 4 mars 2002 consacre cette notion de risque existant et incompressible en matière médicale et la notion de responsabilité pour faute avec la mise en place par ailleurs des CRCI tant attendues. La CRCI est devenue une sorte de guichet unique qui finalement est censé permettre et faciliter l'harmonisation des normes juridiques applicables à la fois aux acteurs du public et du privé concernés, puisque la procédure suivie les concerne de la même manière. Ne sommes-nous pas encore allés assez loin en ne prévoyant pas éventuellement un recours préalable obligatoire à la CRCI ? C'est une question que devront se poser les politiques. Est-ce que dans cette situation-là, on peut dire que les médecins ont raison ? Non. Dans cette situation là, la crainte et le ressenti des médecins n'apparaissent pas fondés. On parlait du pénal : le pénal, on sait que c'est une part infime, mais pour le médecin, c'est une part énorme... Cependant, soyons clairs, entre les textes et ce que l'on vit aujourd'hui, il y a encore un écart important entre ce qui peut être possible, ce que doit être le rôle des CRCI (mieux faire comprendre ce qui s'est passé, avoir un rôle pédagogique, mieux faire comprendre la réalité des données médicales et de l'exercice médical...). Est-ce que cela fonctionne bien actuellement ? Cela fonctionne peut-être de mieux en mieux, mais c'est un gros enjeu. Mais il faut que les magistrats aussi jouent le rôle de régulateur qui est le leur pour éviter ce risque que nous avons actuellement, que moi je ressens, que nous ressentons tous, le risque que finalement les médecins changent de priorité dans leur exercice. Moi j'ai commencé à avoir peur lorsqu'un médecin me téléphone pour me demander ce qu'il doit faire pour un patient en fonction de telle ou telle jurisprudence. J'ai peur d'un point de vue général parce que l'on n'est plus dans l'exercice médical, on est dans l'exercice médico-légal, ce qui en termes de santé publique ne peut qu'effrayer car un médecin doit faire ce que lui impose la situation du patient et non pas en fonction de telle ou telle jurisprudence. Monsieur TREBUCQ le disait, les sessions de formation pour les médecins où nous traitons de la responsabilité médicale sont des sessions très fréquentées parce qu'il y a l'intégration de ce risque. Pourquoi sont-elles très fréquentées ? Souvent, on nous pose des questions à nous en tant que juristes du type : mais est-ce qu'il vaut mieux faire cela pour éviter le risque alors qu'il s'agit d'actes médicaux, ou plutôt ne pas faire ? Nous sommes à ce moment où il faut rappeler que si la justice doit avoir un rôle, c'est bien celui de régulateur, par le rappel des principes et un peu de pédagogie au plan de la réalité d'appréhender la responsabilité médicale. Un peu de justice c'est très bien, et tant mieux parce que cela a des vrais impacts, « comme chez les anesthésistes depuis longtemps » ; trop, c'est la dérive assurée et alors là, cela a un vrai impact dévastateur en matière de santé publique. Est-ce que trop de justice donne un meilleur système de santé ? Prenons un exemple : Moi je préfère encore le moins de justice et de judiciarisation que nous avons, même si elle augmente, en France, par rapport à la judiciarisation à l'américaine, qui n'a pas donné un meilleur système de santé que le nôtre en termes de résultat. Il n'y a donc pas de lien automatique entre l'augmentation des mises en cause de la responsabilité et l'augmentation de la performance du système de santé, même si le système de la responsabilité des acteurs demeure évidemment indispensable. Mais puisque le débat doit continuer à s'animer, j'ai bien entendu dire que le choix du procès pénal serait un indicateur : l'indicateur d'une souffrance ou d'un défaut total de communication, ou des deux en général, ce qui contribue à l'intensité de la douleur vécue et à chercher non pas seulement un responsable comme on l'a dit mais un coupable, ce qui n'est pas la même chose que rechercher la vérité. Rechercher un coupable, ce n'est pas rechercher forcément la vérité, parce que la démarche de vouloir comprendre est une démarche aujourd'hui qui ne passe pas nécessairement par le pénal, sauf pour les procès de santé publique qui demandent des grands moyens d'investigation, je laisse les procès collectifs. En matière de pure responsabilité médicale, il n'y a pas de passage nécessaire obligé par le pénal. Vouloir rencontrer le médecin, se faire entendre, connaître ce qui s'est passé, cela ne passe pas forcément par le pénal. Quand cela passe par le pénal, il faut avoir le principe de réalité de dire qu'en général se rajoute une douleur - celle qu'on voit dans le procès pénal qui rend totalement inaudible toutes les explications possibles aussi fondées soient-elles. C'est bien en matière pénale que le rôle des juges est bien le plus important, avec le devoir qu'ils ont de juger dans le respect strict des principes et éléments constitutifs de l'infraction pénale, c\'est-à-dire justement de ne pas céder à la demande de l'émotion portée au pénal. Il n'y a rien de pire pour moi parce que j'ai un exemple en tête, qui n'est pas à Paris je le dis tout de suite, mais qui est en province, où l'on a volontairement au bout d'une instruction pénale, dont on savait qu'elle ne pourrait pas aboutir à une condamnation, renvoyé quand même l'affaire devant le tribunal correctionnel « parce qu'il le fallait, parce qu'il fallait pour les familles qu'il y ait un débat, une audience », qui ne fera finalement que renforcer dans la tête des victimes qu'il y avait peut-être une culpabilité du médecin tout en trouvant tout à fait normal qu'un médecin puisse faire l'objet d'une audience correctionnelle publique et être jeté pendant ce moment-là aux doutes et à l'opinion. Même si on savait d'avance qu'il n'y pas de condamnation pénale, et il n'y en a pas eue, il ne fallait pas pour les victimes leur faire perdre les années d'instruction et il fallait éventuellement avoir un subsidiaire d'une condamnation civile que seuls l'audience et le jugement correctionnel rendent possible et non pas une ordonnance de non-lieu. Voilà la réalité des paradoxes d'aujourd'hui. Si l\'on veut conserver un peu d'humanité nécessaire et préserver l'intérêt de santé publique, il faut bien revenir aux principes établis par la loi KOUCHNER. J\'entends bien Monsieur EVIN, on peut améliorer, oui on peut améliorer la communication, etc. Mais la demande première des victimes n'est pas en général une demande d'explication auprès des médecins eux-mêmes, de l'établissement, mais auprès d'un tiers indépendant. Cela ne veut pas dire que les acteurs de santé ne doivent pas améliorer leur communication, mais cela souligne encore une fois, au-delà de cette communication, le rôle indispensable que doivent tenir les CRCI. Tout à l'heure, quelqu'un a indiqué que les médecins se désinvestissent des procédures autres que pénales. Cela n'est plus du tout vrai aujourd'hui, encore moins du côté des assureurs. Le médecin qui n'est pas là et « se fout » de la mise en cause de sa responsabilité civile assurée, ce n'est plus vrai. Ils vivent aussi ces procès là très mal, surtout quand ils savent qu'une expertise civile peut aussi déboucher sur un procès pénal. Et puisque nous parlons clair et franchement dans le cadre des Entretiens SAINTES, dans toutes ces notions et discussions (rapports prestataires services, recherche d'informations, avoir un responsable, etc) s'il y a des douleurs c'est vrai importantes, j'ai bien entendu Monsieur SAOULT nous expliquer, et je veux faire le provocateur exprès et dire que « les belles paroles, la confiance, la conscience du médecin etc. » ne sont plus de mise aujourd'hui et nous donner finalement une description d'une relation marquée par le consumérisme. Alors il faut avoir le courage de reconnaître aujourd'hui que dans le cadre de cette relation consumériste, il n'y a plus pour un certain nombre de victimes aujourd'hui dans notre société que la seule recherche du dialogue et des responsables, mais bien également la motivation de l'indemnisation. - **M. Xavier NORMAND-BODARD, avocat au barreau de Paris.** Xavier NORMAND-BODARD, avocat à Paris. Je m'occupe beaucoup d'actions de mise en cause de la responsabilité du service public de la justice et je réagis effectivement sur ce que vient de dire Philip COHEN, car c\'est un domaine dans lequel on voit apparaître maintenant de la même manière que pour les dossiers de santé, et cela pourrait donner le titre d'un futur colloque: \"la justice malade de la justice\", exactement la même démarche de la part de certaines \"victimes\" - je mets le mot entre guillemets --, par exemple dans des dossiers à l'issue desquels l'instruction n'a pas permis de découvrir un coupable, qui recherchent la responsabilité du service public de la justice, parce qu\'à leurs yeux, s'il n'y a pas eu de coupable trouvé, c'est qu'il y a un responsable qui est forcément le service public de la justice qui n'a pas permis de découvrir ce coupable. C'est un phénomène qui s'accroît et qui rejoint ce qui a été dit tout à l'heure, c\'est-à-dire cette société dans laquelle on va rechercher quoiqu'il arrive un responsable de ce qui, en définitive, n'a pas pu être sanctionné et n'a pas pu être, au-delà de cette sanction, indemnisé. Je pense que c'est un phénomène de société très important, qui dépasse les métiers et les diverses fonctions auxquelles faisait référence à l'instant Philip COHEN. - **Marie-Odile BERTELLA-GEFFROY** Je voudrais intervenir encore une fois pour dire que le pénal, c'est vraiment très très exceptionnel. En quinze ans, j'avais deux non lieux sur trois affaires, c\'est-à-dire un seul renvoi sur trois, et c'est bien ce qu'avait dit Maître MOR, et ce que j'avais dit aussi. C'est parce que le parquet ne servait pas de filtre et n'ouvrait pas des informations dans des affaires très graves. Je veux dire aussi que ce n'est pas la recherche du coupable, je suis désolée, c'est la recherche de la vérité. C'est faire un retour d'expérience, une analyse des dysfonctionnements que n'a pas fait le staff médical et qu'il est en train d'organiser d'une façon systémique. Donc c'est un réel progrès, mais le pénal c'est le dernier recours, quand tout cela n'a pas été fait, et la communication et le retour d'expérience, et on ne recherche pas un coupable. Regardez les statistiques pénales de condamnations dans le domaine médical, elles sont très très faibles, et c'est amplifié par la médiatisation parce que dans le pénal, les affaires sont médiatisées, pas toutes heureusement. Je voulais intervenir pour dire que je ne suis pas d'accord avec le dernier intervenant. Le pénal, c'est le dernier recours parce que le reste n'a pas fonctionné, et si le reste fonctionne bien, si tout le monde médical fonctionne avec la prévention et avec l'évaluation, il n'y aura peut-être plus un jour de pénal et c'est ce que je souhaiterais dans ce domaine, je ne serai plus là mais c'est très très bien. Voilà ce que je voulais dire. - **M. Philip COHEN** Qu'on ne se méprenne pas, je suis parfaitement d'accord, c'est pour cela que je dis que le paradoxe est entre le ressenti du pénal et le peu d'affaires pénales. Mais il y a la surmédiatisation qui intervient et le peu de condamnations au bout du compte, ce qui n'est pas là pour faire plaisir. Mais ce que j'ai voulu surtout dire, c'est qu'il ne faut faire preuve d'angélisme ni d'un côté, ni de l'autre. Quand on dit : le pénal c'est le dernier recours, je rappelle que des affaires ont été portées au pénal le jour même de l'accident médical... Ce n'est donc pas toujours le dernier recours puisqu'il est introduit avant même qu'il y ait une demande d'explications, et même si dans la pratique finalement cela ne donnera rien parce qu'il n'y aura pas de condamnation pénale. Ce que je voulais dire simplement - et encore une fois je laisse de côté les affaires collectives de santé qui n'ont pas d'autres procédures alternatives efficaces, il faudrait d'ailleurs y réfléchir --, c'est que dans les affaires de pur accident et de responsabilité médicale, s'il y a certes parfois la demande de chercher et de savoir ce qui s'est passé, il n'y a aucune nécessité d'aller nécessairement au pénal pour cela, et pourtant on le fait ! La vérité c'est qu'il y a aussi dans ce choix ce qui est en proportion certainement de la douleur parce qu'il s'agit souvent d'affaires extrêmement dramatiques (tels les décès d'enfants à l'occasion de ce que l'on considérait comme des interventions banales, mais où l'on sait que les risques existent néanmoins), c'est une réalité qu'il ne faut pas laisser de côté - je ne parle pas du juge, je parle de la démarche des parties et de la recherche, et du choix du procès pénal. Il y a des parties qui ne veulent pas ici seulement comprendre mais qui veulent aussi chercher un coupable. Je ne fais rien de plus que de répéter les choses qui sont une réalité, ce n'est pas d'ailleurs péjoratif forcément que de vouloir chercher un coupable. - **M. Didier TABUTEAU** Je voulais reprendre un peu de recul par rapport à l'évolution du système. Je trouve que l'on passe un petit peu par pertes et profits un système qui pendant très longtemps, et quand je dis très longtemps je veux dire jusqu'à une date récente, a été quand même dans un système dans lequel l'information était extraordinairement difficile à obtenir *a priori et a posteriori*, et dans lequel le sentiment d'impunité, qui est quand même ce qui me fait le plus peur en tant qu'usager ou en tant que malade, était extraordinairement répandu. Alors bien sûr, d'un seul coup toutes ces questions se posent et se télescopent : les pratiques, les jurisprudences, les voies de recours, et aujourd'hui le système paraît déstabilisé. Mais c'est parce que pendant longtemps, une chape extrêmement lourde a pesé sur le système. Aujourd'hui il faut retrouver un équilibre. C'est clair qu'il peut y avoir des excès dans les deux sens, mais franchement ne déduisons pas du fait que le système s'anime, qu'il faut réintroduire l'impunité qui a pendant longtemps prévalu. La deuxième chose que je voulais dire a trait à la remarque du professeur LIENHART à laquelle je suis très sensible : comment concilier la nécessaire sanction quand les faits sont graves, et elle est indispensable, et la recherche de qualité par les revues de morbi-mortalité ? Par la mise en place d'un système collectif qui repose sur une analyse médicale des dysfonctionnements. Vous faisiez référence à l'aviation aérienne, c'est vrai que dans l'aviation aérienne, l'hôtesse de l'air peut signaler que le pilote a décollé dans des conditions qui n'étaient pas conformes au règlement. Elle peut le faire sans risque de mesure de rétorsion et cela fait progresser la sécurité aérienne. Mais en revanche, il n'y a jamais d'impunité pour le professionnel qui ne respecte pas la règle et qui fait prendre un risque grave pour les personnes concernées. Evidemment l'avantage de l'aviation est que le pilote est dans l'avion alors que le chirurgien n'est pas sur la table d'opération. C'est un tout petit peu plus simple à résoudre, mais il faut absolument arriver à concilier cette nécessaire absence d'impunité, parce qu'autrement le système dérivera dramatiquement, et des procédures collectives médico-techniques d'amélioration de la qualité. C'est un travail difficile parce que l'équilibre n'est pas facile à trouver entre les deux. - **Christophe LEGUEVAQUES** Je voulais quand même réagir de manière un peu agacée sur les propos de mon confrère COHEN. On a un peu l'impression que d'un côté, il y a les « méchants » consommateurs de la santé et de l'autre, les « gentils » prestataires de services. Pour provoquer et pour rester aussi caricatural, on pourrait tout aussi bien dire que certains prestataires sont obnubilés par la rentabilité, et parfois on pourrait se poser la question de savoir s'ils souhaitent soigner le patient ou amortir une machine, c'est pour provoquer un petit peu le débat. Sur le pénal ce qui me paraît important, ce n'est ni le deuil, ni la vengeance. Et encore moins du  « droit initiatique » pour reprendre l'expression de  Monsieur de ROUX. Je pense qu'il ne faut pas exagérer non plus. Le pénal, c'est un débat organisé, c'est le rétablissement de l'égalité des armes entre ceux qui savent et se taisent et ceux qui veulent savoir et ne comprennent pas. Oui, le pénal c'est une arme entre les mains des victimes pour comprendre ce qui s'est passé, pour accéder à la vérité et pour ensuite peut-être trouver un coupable, mais ce n'est pas nécessairement trouver un coupable. Dans le dossier de Toulouse, on n'en serait pas arrivé au pénal si les médecins dans un « colloque singulier » avaient dit la vérité, avaient dit simplement : « oui je me suis trompé, excusez-nous ». Là cela n'a jamais été fait, ils sont même dans un position contraire, ils sont dans le déni, les médecins refusent de reconnaître la gravité de la situation. Ils refusent d'entendre les souffrances de malades. Ils osent même dire que ce sont les médias qui instrumentalisent le malheur de leur patient... Après, on comprend mieux que les patients parlent de *« confiance trahie »* car cela est insupportable pour les victimes qui souffrent de voir en face d'elles des professionnels qui refusent de voir la vérité. Le pénal malheureusement cela sert aussi  à cela. La médiatisation est aussi une arme pour faire évoluer les choses et je crois que si on est arrivé à cette situation, c'est - comme vous l'avez dit tout à l'heure -- parce qu'il y a encore parfois une culture de l'impunité, une culture du mandarinat qui s'imposent dans certains services qui font que l'on ne peut pas accéder à la vérité parce que justement on doit se taire. Il faut rompre la loi du silence.   - **M. Alain TREBUCQ** Très court commentaire de Monsieur LIENHART. - **M. André LIENHART** Je reprends un peu l'élément de Monsieur TABUTEAU et je quitte l'aéronautique pour aborder le spatial. Il se trouvait que j'étais aux Etats-Unis au moment où le rapport sur l'enquête de l'accident de la navette spatiale a été publié : il y avait trois pages d'analyse systémique dans les journaux nord-américains. Retour en France, *le Monde*, une page : on montre du doigt LE responsable de la NASA. Voilà la différence de culture dont je voulais parler. Si l\'on veut améliorer en profondeur, éviter que l'accident ne se reproduise, il faut faire l'analyse de l'ensemble du système, comprendre son fonctionnement réel, et cela demande une certaine maturité, une certaine acceptation de suspendre le jugement, pendant un temps au moins, sur tel ou tel homme. Or aujourd'hui nos médias, en tous cas grands publics même quand ils paraissent le soir, ne semblent pas prêts pour cette démarche. On est encore moins étonnés que des praticiens, des directeurs d'hôpitaux, des magistrats, des avocats ne se situent pas dans cette démarche, mais si on veut éviter des accidents, si on veut aller dans le sens de l'amélioration, c'est pourtant dans cette direction qu'apparemment se situe la perspective de progrès. - **M. Alain TREBUCQ** Benoît GUIMBAUD pour la SHAM, l'assurabilité du risque médical dans un tel contexte ? - **M. Benoît GUIMBAUD** Avant de répondre à votre question, je souhaite faire deux remarques liminaires pour poser quelques chiffres et situer la problématique de l'assurabilité du risque médical. SHAM est l'assureur de 75 % des établissements publics français, et de 25 % des établissements privés. Une première remarque me permettra de donner quelques ordres de grandeur (les chiffres précis sont disponibles sur notre site Internet) : en 2006 pour SHAM, 10 000 réclamations de sinistres en responsabilité médicale, 1000 décisions de justice concernant les assurés SHAM, et 10 procès au pénal. Si l'on s'intéresse aux sinistres matériels et corporels, les sinistres aboutissant à un règlement amiable sont, en gros, dix fois plus nombreux que les sinistres réglés à la suite d'une décision de justice. En 2006 toujours, les saisines d'une CRCI représentent environ 25 % de nos déclarations de sinistres corporels. Sur les - environ - 1 000 décisions de justice concernant nos assurés en 2006, plus de 50 % étaient des décisions favorables. Ceci permet de tordre le cou à l'idée d'une dérive jurisprudentielle. Et il faut saluer ici je crois la loi du 4 mars 2002 qui a permis de recentrer la responsabilité médicale sur la faute et mis un terme aux dérives que nous connaissions jadis dans le but de pousser le législateur vers une indemnisation de l'aléa thérapeutique. Deuxième remarque liminaire : en matière de risque médical, le décalage est grand entre les données épidémiologiques et les données des assureurs, accréditant l'idée que de nombreuses victimes ne demandent pas réparation. L'exemple le plus frappant en la matière est sans doute celui des infections nosocomiales. On évalue le nombre de victimes d'infections nosocomiales, en France, chaque année, à 750 000. SHAM, qui assure 35 % du marché de la responsabilité civile médicale en France, n'a enregistré que 800 demandes d'indemnisation en 2006. Autre comparaison éloquente : le nombre de décès imputables aux infections nosocomiales est évalué en France chaque année à 4200 ; or seulement 34 décès faisant suite à une infection nosocomiale ont été indemnisés par l'ONIAM en 2006. Je vais maintenant répondre à votre question : pourquoi les primes d'assurance augmentent-elles ? Réponse : parce que la « sinistralité » augmente. Que signifie le terme sinistralité ? La sinistralité est le produit de la fréquence des sinistres et de leur coût moyen. Or en France, la fréquence, comme le coût moyen des sinistres, augmentent. Prenons la fréquence des sinistres d'abord. SHAM a construit un indicateur pour suivre cette fréquence. En 10 ans, la fréquence des sinistres a augmenté de 50 %. Ce phénomène n'est absolument pas lié à une dégradation de la qualité des soins. Si la fréquence des sinistres de responsabilité médicale augmente c'est parce que les Français, mieux informés de l'existence d'un risque médical, tolèrent de moins en moins sa survenue. Les infections nosocomiales constituent sur ce point aussi le meilleur exemple. En 1997, SHAM enregistrait 3 déclarations d'infections nosocomiales pour 10 000 lits MCO assurés. Ces sinistres représentaient 4 % du coût des sinistres de responsabilité médicale. En 2006, SHAM a enregistré 28 réclamations d'infections nosocomiales pour 10 000 lits MCO assurés. Ces sinistres représentaient 14 % du coût des sinistres de responsabilité médicale. Deuxième élément : le coût des sinistres. Le coût moyen des décisions de justice traitées par SHAM a doublé entre 2002 et 2006. Cette inflation ne concerne pas seulement la responsabilité médicale mais touche l'ensemble de la réparation du dommage corporel. Ce mouvement d'augmentation du coût de la réparation du dommage corporel va sans doute continuer, et notamment, je pense, avec l'application de la nouvelle nomenclature des préjudices proposée par M. DINTILHAC. L'augmentation des primes est due à une augmentation de la sinistralité. Outre l'augmentation des primes,  quelles peuvent être les actions de l'assureur ? Notre objectif, en tant qu'assureur, est la maîtrise du coût des sinistres. Pour cela nous agissons à deux niveaux : après le sinistre, par une défense médico-légale performante, et avant le sinistre, par un accompagnement en matière de prévention des risques. S'agissant de notre action en amont, depuis 2005, SHAM propose aux établissements de santé un contrat d'assurance de responsabilité civile à taux modulable. Ce nouveau mode de tarification permet de prendre en compte, dans le calcul de la cotisation, les mesures de prévention et de protection mises en oeuvre par les établissements pour faire face aux risques. Les établissements sont donc intéressés financièrement à l'amélioration de leurs risques. Nous apprécions les mesures de prévention et de protection mises en place par les établissements au cours des visites que nous réalisons. Ces visites ne sont pas comparables à celles menées dans le cadre de la certification des établissements. Nous visons, en tant qu'assureur, la maîtrise du coût des sinistres, et non, comme la HAS, l'amélioration de la qualité des soins. C'est la raison pour laquelle sans doute les établissements les mieux certifiés ne sont pas forcément les moins sinistrés. Notre objectif étant la maîtrise du coût des sinistres, nous devons agir sur les causes de la sinistralité. C'est donc à partir de ces causes que nous avons construit nos visites de risques. Prenons quelques exemples. Puisque plus de la moitié de nos sinistres concerne les secteurs opératoires, on comprend aisément que, lors de nos visites, nous concentrions notre analyse sur le bloc opératoire et la SSPI. Les spécialités chirurgicales ne sont cependant pas toutes équivalentes et l'obstétrique occupe une place à part notamment en termes de coûts. L'analyse des condamnations en obstétrique nous a permis d'établir des critères pertinents d'évaluation des risques dans cette spécialité et de les hiérarchiser. Les sinistres de souffrance fœtale aiguë représentant 30 % de notre charge totale des sinistres, il est clair que nous allons attacher une grande importance aux mesures prises pour prévenir ces risques ou pour faciliter la défense des établissements en cas de réclamation indemnitaire. On pourrait résumer nos visites de risques en trois points. D'abord, nous concentrons notre analyse sur les risques à enjeux financiers importants (obstétrique, chirurgie, réanimation). Ensuite, nous attachons de l'importance aux pratiques défensives, pratiques qui permettent une meilleure défense de l'établissement en cas de réclamation (traçabilité de l'information sur les risques, mesure du PH du sang du cordon ombilical, procédure en cas de survenue d'un accident médical, ...) et qui ne visent pas l'amélioration de la qualité des soins. Enfin, chaque établissement fait l'objet d'une visite ciblée prioritairement sur la correction des dysfonctionnements qui ont été à l'origine des sinistres qu'il nous a déclarés. - **Mme Domitille Duval-Arnould.** Je voulais juste observer que pour les magistrats, la liquidation des préjudices corporels est une tâche qui est devenue extrêmement complexe et longue. La nomenclature DINTILHAC permet une harmonisation et une meilleure réparation, mais on assiste aussi à des inflations de demandes auxquelles il faut répondre. Des demandes sont formées au titre de tous les postes Je peux juste donner un petit exemple : maintenant dans un très grand nombre de dossiers, on nous demande la réparation de préjudices sexuels, autrefois réservés à un certain type d'atteintes. Je dirais qu'on se retrouve maintenant presque toujours avec de gros dossiers et souvent une indemnisation finale, après parfois dix ans de procédure, qui va être très mince par rapport aux demandes et à ce que l'on avait espéré. - **M. Alain TREBUCQ** Merci. On arrive au terme d'une très longue matinée, trois heures trente, je ne l'oublie pas. Christian SAOULT va avoir le redoutable privilège de conclure cette matinée en portant le regard du Collectif inter associatif sur la santé. - **M. Christian SAOUT** Merci Alain de me donner ce rôle de concluant, je ne sais pas si c'est vraiment cela que je vais faire, je crains peut-être de provoquer encore un peu plus un certain nombre de personnes. Merci en tous cas d'avoir accepté les uns et les autres d'aménager la table ronde de ce matin parce que je dois m'en aller. En fait je voulais réagir non pas en tant qu'ayant à faire professionnellement avec des questions de droit mais en tant que représentant des usagers. C'était cela mon rôle. J'ai regardé le sujet qui était la santé malade de la justice en me disant : mais qu'est-ce que c'est que la santé du système de santé ? J'ai regardé vers la définition de l'OMS qui dit que la santé n'est pas simplement l'absence de maladie, mais un état complet de bien être physique, psychique et moral. Je me suis donc interrogé pour savoir si notre système de santé était en bonne santé et savoir si la justice avait quelque chose à voir avec ses troubles, avant de proposer peut-être quelques médications à caractère juridique ou à caractère de justice. Sur le premier aspect, est-il en bonne santé physique ? Je me suis dit qu'il fallait regarder un peu l'ossature. De quoi est-elle composée ? Elle est essentiellement composée du préambule de la Constitution de 1948 qui prévoit l'égal accès de soins pour tous au système de santé et au-delà de ce cadre collectif, il y a la question de la relation médicale dont on a dit tout à l'heure qu'elle était un élément contractuel. Et puis pour rajouter un peu sur la vertébration du système, il faut regarder ce que l'on rajoute en 2002 dans la loi Droit des malades puisqu'elle traite à la fois du droit individuel et aussi de démocratie sanitaire puisqu'elle traite de droit collectif. Voilà en gros sa structure, ses os, sa tête, ses pieds et comment ils marchent, et quand on regarde le résultat de savoir s'il est en bonne santé physique à partir de ce que l'on observe au pied de la santé, le résultat n'est pas forcément formidable. D'abord parce que l'ossature est assez mise à mal. Le système de santé français qui était un système de santé fait pour fabriquer du soin est devenu un système qui exclut des soins, ce qui n'est quand même pas une bonne nouvelle, ce n'est pas moi qui le dis, c'est le fonds pour la couverture maladie universelle qui n'est pas spécialement une officine gauchiste et qui a remarqué dans une étude qu'il a diligentée que 40% des CMUistes étaient exclus de l'accès aux spécialistes. La Haute autorité de lutte contre les discriminations qui a été saisie de ce sujet a estimé qu'effectivement, c'était une discrimination en tant que telle et que l'on avait des problèmes importants dans notre pays. Ces problèmes continuent sur l'accès aux soins, que ce soit à cause des dépassements d'honoraires ou à cause des dessous de table, dont on parle assez peu aujourd'hui mais qui vont probablement revenir à la surface parce que voilà un sujet qui, du point de vue de TF1, est un sujet croustillant, plus que les dépassements d'honoraires, bien plus. L'absence de ressources médicales disponibles - je crois que quelqu'un l'a dit tout à l'heure - dans un certain nombre de domaines dans ce pays est aussi une vraie difficulté. Donc on a un problème d'accès aux soins qui est un problème difficile, on a un problème de sécurité des soins qui est un problème persistant. Après le nosocomial, on rentre dans les problèmes de sécurité technique, on l'a vu avec l'affaire des irradiés d'Epinal ou de Toulouse, l'affaire de la radiologie du Nord, qui posent quand même des problèmes de sécurité et de qualité des soins qui sont assez persistants. Donc voilà, l'état physique n'est a priori pas forcément très très bon. L'état psychique, je suis allé regarder. Qu'est-ce que cela pouvait dire pour un système sa psyché, est-ce qu'il y avait une psychologie des profondeurs des systèmes ou est-ce qu'il n'y en avait pas ? Je me suis retourné vers des éléments d'ambiance qui sont au-delà de l'ossature qui font un peu son environnement dynamique et je me suis arrêté sur deux points, la question de la précaution et la question de l'adéquation. Une fois que l'on a mis de côté ce que Didier a dit tout à l'heure sur comment est-ce qu'il fallait regarder la précaution en santé, il n'empêche quand même que ce principe-là n'est pas formidablement administré dans la partie collective, et si on rapproche précaution en santé, analyse de bénéfices/risques ou précaution en environnement et en urbanisme par exemple, on voit quand même que l'on est un peu en retard. Nous avons des procédures d'expertise en précaution environnementale ou en précaution urbanistique qui sont extrêmement fortes et marquées notamment par la dynamique du contradictoire. Or aujourd'hui l'expertise en santé publique n'est totalement pas contradictoire. On a fait mine de faire un petit effort en faisant des obligations de déclarations de prise d'intérêt ou d'intérêt pour ceux qui participent à l'expertise, mais enfin cela ne donne pas et ne confère pas un caractère contradictoire à l'expertise en santé publique, et on s'étonne après d'avoir des affaires Creutzfeldt-Jakob ou ceci cela, donc on a là une difficulté. Le deuxième point, c'est la question de l'adéquation et comment on modifie le système pour qu'il réponde un peu plus aux attentes. C'est quand même une question d'ambiance, une question de psyché du système -- si vous voulez bien accepter cela - et on voit bien que l'on a une difficulté d'adaptation, d'adéquation du système aux besoins de la population. On a en gros un système qui est un système des cas aigus et un système de l'hospitalisation de l'hospitalo-centré, et nos besoins sont des besoins en ambulatoire et sont des besoins de la chronicité. Donc on a les pires difficultés à transformer ce système hospitalo-centré des cas aigus vers une médecine ambulatoire de la chronicité, ou en tous cas de la vie avec des traitements au long cours et même au très long cours puisque c'est quand même la bonne nouvelle du début du XXIe siècle : nous allons vivre très longtemps, plutôt en bonne santé mais avec une partie qui va nécessiter sans doute des traitements au long cours. Donc du point de vue psychique, je trouve que l'équilibre de notre système est là aussi en difficulté. Troisième critère, le critère moral. Je pense qu'il tourne autour de trois séquences, la question de la gouvernance, la question de la qualité démocratique de ce système et la question de la pénalisation. Sur la question de la gouvernance, on a un système dont la gouvernance est totalement archaïque et on a les pires difficultés à le faire émerger dans la modernité. Je me suis amusé à regarder comment était organisée la gouvernance, elle est très très pauvre. C'est essentiellement une gouvernance par opposition : financement opposé à l'action, soins opposés à la prévention, santé opposée à la santé publique, santé opposée au social, environnement opposé à la santé, privé opposé au public, ville opposée à l'hôpital, profession médicale opposée au non médical, rentabilité opposée à la question de la défense, informatisation opposée à la non informatisation, l'Etat opposé aux collectivités, l'Etat opposé à l'assurance maladie. On peut continuer la litanie de ces oppositions binaires dans ce système et c'est cela qui nous tue. Donc c'est quand même une difficulté dans l'état moral du système. Deuxième point, la qualité démocratique. C'est vrai qu'elle a considérablement avancé après la loi du 4 mars 2002 mais il y a quand même encore des efforts à faire, notamment dans ce qui avait été rapporté tout à l'heure sur l'histoire de « mettre la poussière sous le tapis », mais je ne suis pas sûr que du point de vue démocratique, renvoyer systématiquement la tête du système de santé sur des générations futures soit vraiment ce que l'on peut appeler l'idéal démocratique. Troisième point, la question de la pénalisation, parce que même si elle est cantonnée comme vous l'avez dit Monsieur tout à l'heure, elle est regardée avec inquiétude par des professionnels, et cela justifie une demande de solvabilisation collective de leurs primes d'assurance, et cela non plus ce n'est probablement pas souhaitable si l'on veut qu'il y ait une responsabilité et qu'elle soit dictée à un moment donné par l'engagement d'une faute et un remboursement ; il faut que les choses restent assez bien organisées. D'abord si on pouvait écarter la tentation de l'inflation normative, ce serait une bonne nouvelle, et laisser la jurisprudence faire son travail au fur et à mesure. Vous avez tous peu ou prou démontré ici dans les travaux de ce matin que finalement cette jurisprudence était aussi assez limitée et assez utile, qu'elle pouvait déboucher y compris sur des formes normatives idéales ou en tous cas suffisamment appréciables aujourd'hui, mais je ne sais pas si c'est possible d'avoir un comportement autre qu'un comportement d'inflation normative dans notre pays. Il me semble que le rapport du Conseil d'Etat sur l'inflation normative des années 92, ou quelque chose comme cela, et aucune recommandation qu'il comporte n'a évidemment été mis en œuvre. Le deuxième point qui pourrait nous aider est de donner une chance au contrat, donner une chance à la dynamique contractuelle, donner une chance à cette relation médicale mais en la posant délibérément, frontalement et de manière offensive dans la dynamique du contrat et en essayant de la faire progresser. On a vu dans les témoignages qui ont été apportés comment est critiquée l'espèce d'absence relationnelle. A l'hôpital quand un aléa arrive, on ne sait pas expliquer, c'est une vraie difficulté mais c'est pareil pour la relation médecin-malade classique, il n'y a aucun document qui sous tende la relation médecin-malade. Je ne parle évidemment pas de l'absence de remise d'une feuille de route quand on sort d'un hôpital, qui n'est quand même pas bon là-dessus, et on devrait pouvoir avancer - et il n'est pas normal qu'à la sortie d'une consultation médicale de ville on n\'ait pas sa feuille de route - enfin, vous ne sortez pas d'un contrat de services avec un autre professionnel sans savoir non pas ce qui vous engage, ce n'est pas le sujet, mais ce que sont en gros les contraintes qui pèsent sur l'un et sur l'autre, que effectivement il y a des choses à faire. On ne donne pas suffisamment de chance au contrat en le laissant dans une espèce de relation implicite alors qu'à mon avis, il faut le faire accoucher d'une dimension explicite, il y a quelques pistes qui sont possibles. Le dossier médical informatisé est un premier espoir de contractualisation de la relation, l'idée qu'on remette à chacun un plan de soins coordonnés quand il a des soins chroniques à suivre dans la longue durée pourrait aussi constituer une dimension physique au contrat. Le troisième point me semble-t-il est d'accroître la défense des gens, d'accroître la défense des droits des personnes dans ce système parce que nos concitoyens sont dans une situation de fragilité dans l'usage du système de santé. Ils sont encore devant des gens regardés plus ou moins comme des notables on l'a dit, comme des gens qui savent en tous cas, et eux sont en situation de faiblesse et le plus souvent ils ne peuvent pas saisir la justice. C'est un phénomène compliqué, soit pour des raisons qui tiennent à la relation qu'on entretient avec le soignant, soit tout simplement qu'on n'en a pas les moyens ou la présence d'esprit de pouvoir le faire. Je suis convaincu que dans des situations inégales, par construction de systèmes inégaux, il faut aider, il faut rétablir l'équilibre et je crois que l'idée d'un défenseur des malades comme il y a un défenseur des enfants, accroché à un corpus qui est celui de la convention des droits de l'enfant, un défenseur des malades accroché à un corpus qu'on connaît, qui est la déclaration sur le droit des malades à l'hôpital ou autre chose, il faut qu'il y ait cette possibilité de pouvoir saisir quelqu'un pour son compte sans forcément enclencher le registre judiciaire. On l'a fait un petit peu avec les CRCI mais mon analyse n'est pas de le faire forcément sur des aspects comme cela mais sur des aspects plus du quotidien de la relation médecin-malade. Le quatrième point serait d'augmenter la régulation parce que l'on est dans un système qui est quand même en dehors de toute régulation et que inévitablement cela pousse au contentieux, à la fois au contentieux individuel et au grand contentieux collectif. Prenons un exemple, celui du prix du médicament. Vous savez tous j'imagine que nous payons extrêmement cher quelque chose qui ne le vaut pas, ce n'est pas une nouvelle que je vous apprends, sauf que cela fait des années que cela dure et cela fait des années que l'on ne fait rien. On dit que c'est formidable, d'ailleurs il y a la Commission de la transparence, évidemment c'est tout sauf transparent, je vous passe la description, et puis on a un Comité économique du médicament, j'aime beaucoup celui qui le préside, mais enfin cela fait plus de dix ans qu'il le préside. Alors je ne vais pas rappeler ici que, en général, un Préfet se laisse deux ans dans un endroit, mais quand même ! Voilà quelqu'un qui, tout excellent qu'il soit, tout vertueux qu'il soit, baigne dans un milieu qui est le même depuis une décennie et on s'étonne que le régulation des prix soit un petit peu difficile. De l'autre côté on voit bien que les ordres ont failli, ils ont en main la régulation du fameux critère de tact et mesure qui figure dans le code de déontologie sur les dépassements d'honoraires. Il y a longtemps que l'on est arrivé à la démesure, sans que les ordres aient d'une manière ou d'une autre été un peu ébranlés, même pas un battement de cils sur leur visage marmoréen. Donc on a là quand même une difficulté, on devrait trouver dans ce pays une autorité de la régulation au sens où nous avons réussi à mettre en place des autorités de régulation économique dans un certain nombre de domaines. Et puis, dernière remarque, il faut se servir du droit pénal je dirais en tout état de cause, il ne faut pas non plus en avoir peur comme on peut l'imaginer. Cela ne vise pas d'ailleurs forcément que les médecins ce que je vais dire sur ce point-là. On est en train aujourd'hui d'inventer un mode de prise en charge dont on a fait un petit peu allusion sur les aspects techniques et je voudrais le développer sur les aspects informationnels. Nous sommes rentrés dans la médecine informatisée, ou en tous cas dans la médecine des données de santé informatisées, et pour éviter un certain nombre de difficultés, on est en train de déclencher un arsenal de sécurité indispensable du point de vue des libertés publiques individuelles ou collectives sur la sécurisation des données de santé. Il faut le faire mais je vois bien la manière dont les choses se positionnent. On va à force de vouloir sécuriser absolument, arriver à de la perte de chance, parce que l'on aura mis tellement de pare-feux de tous les côtés qu'accéder à l'information pour sauver quelqu'un va devenir ou complexe ou l'objet effectivement de saisine juridictionnelle. Je pense que l'on n'a pas regardé le service que pourrait nous rendre la dissuasion pénale parce qu'il suffirait peut-être de laisser plus de marge de manœuvre aux soignants dans la prise en charge vis-à-vis des données de santé informatisées, de mettre en place de la dissuasion pénale, des sanctions massives en cas d'utilisation par un tiers de ces données de santé à des fins qui n'étaient pas prévues. Il suffit simplement de mettre en place des sanctions massives qui touchent les professionnels de santé qui n'auraient pas été habilités à utiliser ces données de santé ou bien des tiers à la relation médicale qui ont utilisé ces données de santé à des fins non prévues. Donc le droit pénal peut d'un certain point de vue nous servir en termes de dissuasion pour alléger les contraintes qui pourraient peser et rendre l'informatisation de ces données tellement complexe que l'on finit par ne plus les utiliser. Voilà, j'espère qu'avec tout cela je n'aurais pas contribué à désespérer le barreau qui se dit : mais finalement à coup de défenseur des usagers ou à coup de défenseur des patients, à coup de mesures anticipatrices ou de nature à prévenir les contentieux, il n'y aura plus de métier pour les avocats. Non, je crois au contraire qu'il faut qu'ils aient un métier possible, il ne faut pas les désespérer, mais un métier fait avec discernement, parce que je suis persuadé à la lumière de ce que j'ai entendu dans le rapport qu'a fait Madame que finalement si tous ces postes de contentieux sont évoqués devant les juges, ce n'est pas parce que nos concitoyens en ont eu la clairvoyance, c'est probablement parce que les avocats leur ont expliqué qu'il fallait le demander, donc nous avons probablement dans ce système-là et dans ses dysfonctionnements comme dans son bon fonctionnement tous des responsabilités. On devrait probablement les prendre du bon côté, c\'est-à-dire savoir ce que l'on peut faire les uns et les autres, à la place que nous occupons, pour essayer d'améliorer le système. C'est ce que l'on essaie de faire modestement dans la mobilisation des usagers du système de santé. - **M. Alain TREBUCQ** Merci Christian, vous nous laissez en héritage - puisque vous partez -- quelques bons thèmes pour rebondir cet après midi. Je vous propose d'arrêter là parce qu'on a fait trois heures et demie très denses et riches. Merci à tous les intervenants de la salle et de l'estrade, et on se retrouve ici à 14 heures. Merci.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2008-02-01
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[ "alain trebucq", "claude le pen", "jean petit", "gérard milhaud", "gisèle mor", "oliver saumon", "dominique martin", "michel dupuydauby", "marie-louise desgrange", "pierre sargos" ]
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TABLE RONDE : CONSÉQUENCES SUR LE SYSTÈME DE SANTÉ ET LE PATIENT
# Table ronde : conséquences sur le système de santé et le patient - **M. Alain TREBUCQ** Nous allons cet après-midi reprendre les débats des Entretiens de Saintes avec un découpage en deux parties, avec une obligation d'horaires à respecter scrupuleusement si nous voulons profiter de l'autocar à 16 heures 30. Donc on arrêtera cette table ronde à 16 heures au plus tard pour la conclusion que fera Monsieur SARGOS durant une quinzaine de minutes, et le Président Monsieur Michel ROUGER conclura les Entretiens de Saintes 2008. Deux parties pour cet après midi, avec les conséquences sur le système de santé, avec Claude LE PEN, Jean PETIT et Olivier SAUMON, et la deuxième partie sur les conséquences notamment pour le patient et l'usager du système de santé avec Madame Gisèle MOR et Monsieur Dominique MARTIN. Ce matin on a parlé à la fois du principe de précaution, de sécurité sanitaire, des contraintes budgétaires qui pesaient aujourd'hui sur le système de santé, et il est indéniable que tous ces éléments-là ont des conséquences sur la responsabilité potentielle des professionnels de santé et on verra de quelle manière. Je propose de commencer par Claude LE PEN qui est un économiste de la santé enseignant à Paris Dauphine. Ce matin on a abordé cet aspect de l'austérité budgétaire sur la paupérisation de certaines spécialités médicales, qui peut aussi être une conséquence de la sinistralité de certaines professions, encore que cela est parfois discuté. Je fais référence à un petit texte que j'ai trouvé dans la littérature, qui était l'avis rendu par le Comité consultatif national d'éthique à propos de sa saisine par Madame VAN LERBERGHE, ancienne directrice de l'AP-HP, sur la contrainte budgétaire qui pesait sur les dépenses de santé en milieu hospitalier. Claude LE PEN et Jean PETIT pourront réagir à cela. Je lis les quatre lignes qui ont été rendues dans cet avis du CCNE : « Oui les enveloppes financières fermées font peser des risques sur l'accès aux soins. Oui les crédits limités entraînent des choix de santé dont la responsabilité ne peut pas reposer sur les seuls acteurs hospitaliers, qu'ils soient directeurs ou médecins ». Cela permet aussi de renvoyer cette notion de responsabilité vers le politique, problème que l'on a abordé ce matin, mais aussi sur les payeurs. - **M. Claude LE PEN, professeur d'économie de la santé à l'université Paris-Dauphine.** Merci et merci aux organisateurs d'inviter un modeste économiste dans un débat dominé par les sphères éthérées de la science juridique vis-à-vis de laquelle on se sent très modestes nous les économistes, et très ignorants. En fait c'est faux, on n'est pas très modestes du tout. On est même très conscients de notre importance car la vraie révolution du système de santé de ces vingt dernières années n'a rien à voir avec le droit, elle a tout à voir avec l'économie. Si le système de santé a changé ces dernières années, si les pratiques ont évolué, vous m'excuserez de penser que c'est beaucoup plus sous l'influence des problèmes économiques que des contraintes juridiques. Si on mettait sur la balance d'une part la question centrale dont on débat depuis ce matin, à savoir la question de la responsabilité médicale, et d'autre part des questions comme la croissance des dépenses de santé, la gestion des déficits, le financement des hôpitaux, les honoraires médicaux, la CMU, etc., peu de personnes soutiendraient que la première a eu plus d'influence que les autres sur notre système. En général quand je vais dans des colloques, c'est l'économie qu'on accuse de rendre malade la santé, et pas tellement la justice. Il est vrai - et cela devrait justifier notre modestie - que les économistes ne font pas l'économie, contrairement aux juristes qui dans une certaine mesure font le droit. Les économistes ne font qu'observer des phénomènes qui leur échappent, et qui trouvent leur origine dans la logique des intérêts, dans les rapports sociaux, ainsi que dans des phénomènes extérieurs comme la démographie ou l'évolution technologique, mais assez peu dans les analyses des économistes. On est ainsi modestes vis-à-vis de la réalité, tout en étant certains de nous trouver au centre des problématiques. Si maintenant on jetait un regard rétrospectif sur l'histoire de notre système de santé depuis 45, sans remonter avant, on mettrait en évidence quelques tournants importants ; or, j'en suis convaincu, l'époque que nous vivons correspond précisément à un de ces tournants. Un des premiers de ces tournant date des années 1975-76 avec l'invention même du thème de maîtrise de dépenses de santé. Avant le début des années 70, on considérait non seulement qu'il ne fallait pas maîtriser les dépenses mais que la France était en retard et qu'il fallait moderniser le système. Il fallait « humaniser » les hôpitaux comme on disait, et faire disparaître les salles communes ; il fallait multiplier les professionnels de santé, et on recrutait 8 à 9 000 médecins par an ; il fallait étendre la protection sociale à ceux qui en était encore exclus, notamment les professions indépendantes. Le système était dans une phase d'expansion quantitative très intense. Avec la crise de 74, le rythme de croissance de l'économie ayant été divisé par deux, on a inventé la thématique de maîtrise des dépenses de santé et plus généralement de la rigueur. La politique menée alors a allié une assez forte progression des prélèvements obligatoires et des mesures de containement des dépenses publiques d'essence essentiellement budgétaire ou tarifaire. On a ainsi inventé les médicaments à « vignette bleue » moins bien remboursés ; on a créé le secteur II en médecine de ville ; on a placé les hôpitaux sous « budget global », etc. En fait de maîtrise des dépenses, cette politique en a surtout partagé la charge au détriment des assurés sociaux. C'est du moins ce que ces derniers ont ressenti, entraînant au début des années 90 une nouvelle évolution. C'est à cette époque en effet que s'est faite jour l'idée que les médecins - et plus généralement les professionnels - étaient aussi comptables de l'équilibre des comptes à travers leur pratiques et leurs comportements. La maîtrise des dépenses de santé n'est pas qu'une affaire de tarifs et de budgets, c'est aussi une affaire de prescriptions, une affaire de respect de normes de qualité, une affaire de responsabilité et de discipline collective. L'instauration des « références médicales opposables » en 1994, la création du « médecin référent » à partir de 1990, l'introduction des médicaments génériques en 1999, les disposition du Plan Juppé de 1996 sur les filières et réseaux de soins, ont été quelques unes de ces mesures qui ont consacré ce nouveau cours des choses. Y faire adhérer les médecins n'a pas été simple. Il y a eu des tensions, des luttes et des divisions syndicales, des contestations en Conseil d'Etat ou au Conseil constitutionnel. Mais finalement, une certaine adhésion à cette idée. Les mentalités ont changé et les médecins sont aujourd'hui beaucoup plus comptables de la charge collective de la santé qu'ils l'ont été. Ils ne disent plus - et ils ne peuvent plus dire -- « moi je soigne, et savoir combien cela coûte et savoir qui paie n'est pas mon problème ». Cette vieille idée qui a longtemps fondé une certaine idéologie médicale appartient au passé. . Une autre révolution qui n'est pas advenue en France mais qui pourrait l'être, et qui l'est dans d'autres pays, est l'opposabilité de cette contrainte économique au patient. On a certes fiscalisé le financement, et introduit la CSG en 90  ; on a changé l'esprit du système en délitant le paritarisme ; mais on n'a pas introduit l'idée d'un rationnement économique, sous la forme : « ce traitement est utile mais trop cher pour la collectivité ». Tout Français a officiellement droit au traitement approprié à son état sans considération de coût. D'autres pays n'ont pas cette philosophie ; l'Angleterre par exemple oppose une contrainte officielle de 30 000 livres sterling pour une année de vie gagnée environ. Cela signifie qu'un traitement efficace mais tel que le coût de l'année de vie sauvée excède cette somme n'est pas recommandé, et en pratique, pas utilisé. Le raisonnement est celui classique du « coût d'opportunité ». Dans un contexte de rareté des ressources, l'affectation de budgets à des soins dont la « rentabilité » médicale est insuffisante prive d'autres patients du bénéfice d'un traitement susceptible de « rapporter » davantage à la collectivité Ce raisonnement est effectif. Dire qu'il est facile à tenir serait abusif. En Angleterre comme en France, les associations de patients veillent et s'opposent à ce principe de rationnement économique. Mais la tradition britannique d'un système de santé frugal, orienté vers des objectifs de santé public, a facilité l'adoption d'un point de vue jusqu'à présent refusé sur le continent. Le rationnement en France - si rationnement il y a - sera implicite. Il sera dissimulé derrière un rationnel médical. Ou organisé à travers un dispositif administratif ralentissant l'accès à une innovation coûteuse : on en trouve de nombreux exemples dans les technologies médicales. Mais la doctrine reste que tout Français a le droit à un traitement approprié, comme le réaffirme encore la loi de 2004. Qu\'est-ce qu\'un traitement approprié ? Est-ce que le coût fait partie de la définition d'un traitement « approprié » ? En France, non. Du moins pour le moment, car je ne suis pas sûr que cette doctrine soit viable. Nous assistons aujourd'hui à une explosion telle des coûts d'un certain nombre de traitements dans certaines pathologies que le problème se posera inéluctablement de savoir « si ça vaut le coup » de le financer. Le traitement médicamenteux le plus cher en France à l'heure actuelle, c'est environ 800 000 euros par patient et par an dans des pathologies très spécifiques, comme la maladie de Gaucher, une pathologie orpheline qui touche certes un tout petit nombre de patients. Mais il y a beaucoup de pathologies orphelines, et on voit arriver de plus en plus ce type de traitements très coûteux, y compris dans des secteurs qui étaient considérés de manière un peu extra-économique comme la cancérologie, et dans lesquels on ne regardait guère le coût des traitements pourvu qu'ils soient efficaces ou supposés tels. Aujourd'hui on voit se fragiliser cette doctrine. On entend des experts s'interroger : « est-ce bien raisonnable de dépenser 200 000 ou 300 000 euros pour gagner quelques semaines de survie ? ». La Haute Autorité en Santé a reçu la mission de mener des études et des évaluations économiques à partir du 1^er^ janvier 2008, alors qu'au moment de sa création en 2004, le législateur avait considéré qu'il y avait bien, conformément à la doctrine française, deux domaines, d'un côté la science et de l'autre côté l'économie et que la HAS devait être toute entière du côté de la « science ». Son ouverture à l'économie est une vraie révolution doctrinale.. Mais il y a bien d'autres chantiers ouverts, qui me font penser, comme je le disais tout à l'heure, que le système aborde un nouveau tournant de son histoire. Il y a la réforme de l'hôpital selon les lignes du rapport LARCHER ; l'introduction de la régionalisation selon la doctrine du Préfet RITTER ou celle un peu différente du député Yves BUR ; la naissance d'une véritable médecine de premier recours selon les conclusions des Etats Généraux de l'Offre de Soins (EGOS) ; ou encore une ouverture vers l'assurance privée appelée à prendre en charge au premier euro certains soins comme l'optique et le dentaire. Chacun de ces dossiers est lourd de conséquence et d'enjeux et leur conjonction l'est plus encore. Ils devraient occuper l'agenda politique dés l'automne 2008 et plus vraisemblablement, durant l'année 2009. En réalité, nous avons abandonné le système de santé de 1945. Ce dernier est mort, les Français ne le savent pas et entretiennent une nostalgie qui n'est pas de saison. En réalité, les fondamentaux du système ont changé : il n'est plus financé par les cotisations sociales ; il n'est plus paritaire ; la médecine n'est plus libérale. L'Etat est omniprésent et les caisses d'assurance-maladie « gèrent » le risque et ne se contentent plus de rembourser les soins. Nous évoluons vers quelque chose d'hybride qui ne sera ni le système « bismarckien » traditionnel ni un système à l'anglaise. Que sera-t-il ? Difficile à dire. Sans doute un système contractuel reposant sur une régulation étatique forte mais également sur des délégations de gestion à des acteurs privés. Peut-être donc une sorte de mixité privé-public sous régulation étatique dont nous pourrions être un peu les précurseurs en Europe, parce que tout le monde cherche un peu les mêmes voies. Il y a donc quelque chose à inventer et le mode d'innovation ne se fera pas de manière théorique mais plutôt de manière empirique, par équilibre entre les intérêts des uns et des autres. En tous cas l'époque est assez passionnante de ce point de vue-là. Didier TABUTEAU faisait référence ce matin - et il avait raison - au fait que dans le sujet « droit et santé », il faut inclure la régulation économique. L'organisation et la régulation économique du secteur résultent de lois, de décrets et d'arrêtés, mais ce ne sont pas des lois qui tombent dans le domaine des praticiens du droit. La loi de financement de la sécurité sociale votée tous les ans par le parlement est une loi qui organise la vie du système, mais ce ne sont ni les avocats, ni les magistrats qui en sont en quelque sorte les exécutants, les artisans. On peut bien sûr critiquer, on peut demander l'invalidation au Conseil d'Etat, voire au Conseil constitutionnel de telle ou telle disposition, et d'ailleurs on ne s'en prive pas, mais ce droit économique de la santé qui régit un petit peu notre vie est d'une autre nature que celui dont on parlait ce matin. Je sens bien que la question que l'on me pose au titre du sujet « droit et santé » est : de combien le droit de la responsabilité renchérit les pratiques médicales ? A cause du droit de la responsabilité et à cause des assurances, la médecine est effectivement plus chère. Mais ce n'est qu'un déterminant très mineur de la croissance des dépenses de santé. L'origine de cette croissance, il faut la rechercher du côté de facteurs fondamentaux comme la longévité, le progrès technologique, la recherche de la qualité et de la sécurité, les aspirations à plus de bien-être et de qualité de vie, à l'enrichissement séculaire de la société. Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a aucun pays dans lequel le coût de la santé diminue ; ce qui est certain, c'est que le secteur de santé est aujourd'hui un secteur économique à part entière, qui représente plus de 10% du PIB, et va en représenter 15 dans quelques années ; ce qui est certain, c'est que nous vivons une société dans laquelle la santé est un vrai secteur économique au même titre que l'énergie ou les transports, même si les professionnels de santé ont un peu de mal à admettre que leur métier, fondé sur la compassion et sur le dévouement, sur l'idéologie du service, est aussi finalement une activité économique. Et si la loi et le règlement organisent le progrès de cette société hyper médicalisée vers laquelle nous allons, il reste que les mécanismes économiques sont « en denier ressort », comme disaient les marxistes, les déterminants essentiels du changement social dans ce domaine, comme dans d'autres. - **M. Alain TREBUCQ.** Merci Claude LE PEN. Peut-être qu'avant de lancer le débat avec la salle, je vais tout de suite donner la parole à Jean PETIT puisqu'il est à la fois médecin anesthésiste-réanimateur et responsable de la qualité au CHU de Rouen ; ces aspects économiques, que vous vivez quotidiennement à l'hôpital, sont constitutifs potentiellement d'une perte de chance pour le patient. Est-ce que les choix qui sont à l'origine ou les conséquences de cette austérité budgétaire doivent peser sur le médecin ou sur le politique ? - **M. Jean PETIT, médecin anesthésiste-réanimateur, directeur de la qualité, CHU de Rouen** Vu de l'intérieur d'un établissement de santé, on vit bien entendu dans un environnement de rigueur budgétaire, de contrats d'étape pour le retour à l'équilibre, mais si on fait le lien avec ce que l'on a dit ce matin, en définitive il y a relativement peu de plaintes, peu de recours, peu de contentieux par rapport à d'autres pays. En réalité, l'une des questions importantes qu'il faut se poser c'est de savoir pourquoi est-ce qu'il y a une perception de judiciarisation importante ou de judiciarisation accrue de la médecine aujourd'hui dans nos établissements, alors qu'en réalité tout prouve qu'il n'y a pas cette judiciarisation accrue. Je ne veux pas vous assommer avec des chiffres, d'autant que tous les chiffres peuvent donner matière à discussion, mais je vais quand même vous en donner quelques uns. On peut tenter de comparer la situation française et la situation nord-américaine, qui n'est évidemment pas la référence, mais c'est le seul endroit où on a des chiffres un peu sérieux ; quand on regarde en Catalogne, en Espagne, quand on regarde en Belgique, aux Pays Bas, on a des chiffres proches toutes choses égales par ailleurs de la situation nord-américaine. Là où en France nous avons 4 000 recours civils et 3 000 recours administratifs, 7 000 en tout, aux Etats-Unis on en a 120 000. Là où en France sur ces 7 000 recours il y a 375 indemnisations pour un montant moyen de 30 000 euros, aux Etats-Unis on a 40 000 indemnisations pour un montant moyen d'un million d'euros. Cela a nécessairement un certain nombre de conséquences cette affaire, cela a des conséquences en matière de primes, on l'a vu ce matin, donc de motivation pour les médecins. Un jeune obstétricien qui s'installe aujourd'hui en France, sa prime responsabilité civile va être aux alentours de 30 000 euros par an. Aux Etats-Unis si je reprends les chiffres, je suis désolé je prends les chiffres exacts, cela va de 90 000 dollars en Californie à 277 000 dollars en Floride. Vous voyez bien que même si les revenus sont loin d'être identiques, les conséquences sur les pratiques ne vont pas être les mêmes. En réalité la question qu'il faut se poser est : pourquoi y a-t-il peu de recours en France et pourquoi a-t-on une perception d'une dérive vers une judiciarisation accrue de la médecine ? Pourquoi y a-t-il peu de recours ? Vindication faible, est-ce que le Français serait peu râleur ? C'est peu probable... Par contre le Français a la perception d'un système de santé qui est d'un très haut niveau avec une accessibilité importante, et cela joue sûrement. Est-ce que l'efficacité du système défensif des médecins est à toute épreuve ? Peut-être. Quoique. Est-ce que le dispositif de recours est peut-être un peu inadapté ? C'est possible. En réalité, je vais essayer de vous convaincre que nous avons des mesures particulièrement efficaces de régulation d'une part et de prévention d'autre part. L'outil de prévention a développé une efficacité extrêmement importante. La perception accrue de la dérive vers la judiciarisation est probablement liée à une espèce de confusion entre ce qui a été évoqué ce matin, le risque collectif et les risques individuels, elle est probablement tirée par l'augmentation des primes d'assurance, cela a été vu là aussi ce matin, elle est probablement tirée aussi par la mise en tension du système du fait de la multiplication des décisions et des textes législatifs et réglementaires, et puis par une certaine perception de harcèlement face à ces textes réglementaires et à la multiplicité des dispositifs de prévention. Ceci dit, on a vu quand même qu'il y a encore un certain nombre de trous et si lourd que puisse être notre système normatif, on a observé à propos notamment de la sécurité en radiothérapie qu'il y avait des trous dans le système. Ces mécanismes de prévention et de régulation sont peut-être particulièrement efficaces, peut-être, cela reste à démontrer. Nous avons donc une régulation sanitaire importante, une réglementation importante, et nous avons développé depuis le début des années 90, ce qui est très récent en France par rapport à d'autres pays, des recommandations de bonnes pratiques professionnelles. On a finalement au sein des établissements de santé et même à l'extérieur renforcé les dispositifs de médiation. Les CRU-QPC, commissions pour la relation avec les usagers et la qualité de la prise en charges, sont des espaces de discussions assez souvent ouverts et même quelquefois très francs entre les représentants des usagers et les professionnels de santé. On a créé, je n'y reviens pas cela a été vu ce matin, un dispositif d'indemnisation des aléas thérapeutiques. On a accumulé toute une série de dispositions telles que la certification des établissements de santé, l'évaluation des pratiques collectives, l'évaluation des pratiques individuelles. On a créé un dispositif qui s'appelle l'accréditation des médecins et des équipes médicales exerçant des activités à risques. Tout à l'heure, je vous ai dit qu'au jeune obstétricien on lui demande 30 000 euros d'assurance responsabilité civile, s'il s'engage dans un dispositif d'accréditation de son équipe médicale ou de lui-même, l'assurance maladie lui en rembourse 66% ; il n'y a pas un autre pays dans le monde où on a mis en place un système incitatif de ce type. On a un dispositif (débutant) d'évaluation des compétences des métiers de la santé, l'assurance maladie elle-même a mis quelques normes, le contrat de bon usage, les accords cadre de bonnes pratiques, la DHOS veut absolument communiquer et fournir une information objective aux citoyens en écho de ce que l'on voit dans « le Point » et ses palmarès par exemple. Donc nous commençons à trouver sur le site du ministère des indicateurs. Peu de gens le savent, la presse ne l'a quasiment jamais repris mais la Haute Autorité de Santé et la DHOS fournissent des informations très objectives sur la qualité. Il ne faut pas oublier non plus l'association des usagers à l'élaboration des politiques nationales ou régionales en termes de santé au travers d'un certain nombre de mécanismes, de conférences régionales ou nationales. Alors, si j'en viens à ma conclusion aujourd'hui finalement en revenant sur les chiffres des Etats-Unis, au fond le pire n'est jamais certain. Il faut absolument que l'on se mobilise pour faire en sorte qu'il ne survienne pas. Donc il faut que l'on arrive à renforcer ce dispositif de prévention et de régulation, probablement en le simplifiant. En préparant ce petit topo, l'un de mes collègues me disait : c'est curieux ce titre «  la santé malade de la justice ». En définitive, la santé ou en tous cas la médecine souffre davantage d'une espèce d'indigestion de normes préventives non coordonnées que de la justice. Donc on a aujourd'hui à renforcer notre dispositif, probablement le simplifier, et de ce point de vue on restera dans une situation qui est relativement favorable par rapport aux pays qui nous entourent. - **M. Alain TREBUCQ**. Y a-t-il quelques questions dans la salle ? - **Un intervenant** A vous entendre tous les deux, je me dis que l'on revient de loin quand même parce qu'il n'y a pas si longtemps l'opinion publique professait l'idée que la santé n'a pas de prix. Evidemment pour un économiste, on n'en est plus là heureusement, simplement je voudrais poser la question surtout à Monsieur LE PEN : est-ce que la notion de coûtsavantages est développée ou se développe dans ce secteur ? Je suis toujours frappé du fait que cette notion relativement simple, que pratiquent les entreprises tous les jours lorsqu'elles prennent des décisions, est plus difficile à mettre en œuvre dans le secteur public, notamment sur le plan des infrastructures. C'est quand même un cas assez typique la santé, pour certaines pathologies il y a des partis à prendre, des progrès à faire, il y a des coûts et il y a aussi un output, alors est-ce qu'on fait ce genre de comparaison ? Est-ce qu'on commence à le faire ? Est-ce que cela se développe ? Cela me paraît quand même indispensable, ce n'est jamais que de l'allocation des ressources. - **Claude LE PEN** Oui tout à fait. Didier TABUTEAU faisait allusion ce matin au rapport bénéfices/risques qui est crucial du point de vue des politiques de santé publique. En ce qui concerne l'économie de la santé, officiellement la notion de rapport coûts/efficacité n'est pas reconnue comme un élément de décision. L'élément de décision officiel, c'est le bénéfice pour le patient : dès lors que le patient bénéfice d'un traitement, celui-ci doit être disponible sans considération de coût, quitte à ce que le prix des biens et services soit âprement négocié avec les industriels et autres professionnels. En gros on a un système dichotomique qui fonctionne en deux temps : premier temps, un jugement sur la valeur thérapeutique d'un bien ou d'un service médical pour envisager son remboursement ; deuxième temps, une négociation des conditions économiques de mise à disponibilité. Les deux temps sont déconnectés et cette déconnexion est même vécue comme un avantage : on ne mélange pas la science et l'économie ! Ce que font les Anglais, à travers leur institut NICE, c'est un temps unique : la question est de savoir si finalement un bien ou un service « vaut son coût » compte tenu de son efficacité clinique. Mais cela suppose qu'on accepte de renoncer à un traitement efficace parce qu'il est trop cher. Cela suppose qu'on dise que la vie qu'on sauverait grâce à ce traitement reviendrait trop chère à la collectivité pour qu'elle « l'achète ». La doctrine française jusqu'à présent s'est refusée à considérer que le bénéfice médical et le coût étaient dans le même univers, que coût et efficacité sont des substituts, qu'il existe deux axes d'évaluation équivalents et que la décision publique synthétise ces deux dimensions. On n'imagine pas un ministre déclarer sur TF1 qu'une technique est formidable mais qu'elle est trop chère pour être mise à la disposition des Français Notez que cette attitude n'est pas illogique dans un régime de fixation administrative des prix. Après tout, si la tutelle trouve un traitement trop coûteux, elle peut toujours en baisser le prix. Les choses sont différentes quand les prix sont, comme en Angleterre, des prix de marché qui ne sont pas modifiables par la puissance publique. On se retrouve alors dans la situation classique du consommateur qui compare les coûts et les avantages des différents produits. Or, la mondialisation fait que les groupes ont de plus en plus de stratégies de prix mondiaux pour les produits innovants. Et la France ne représentant après tout que 5% du marché mondial, il est tout à fait plausible qu'un groupe refuse de mettre un produit sur le marché si le prix ne correspond pas à son prix mondial. On a même des exemples allant dans ce sens. Cette évolution vers une administration qui sera plus « price taker » que « price maker » peut conduire à une révision de la doctrine dominante. Dés lors que je ne fixe plus le prix, je peux légitiment me demander si celui-ci n'est pas trop élevé au regard du bénéfice pour le patient et fixer des critères de remboursement fondés sur le ratio coût/efficacité. C'est une vraie évolution et je vous ai dit que l'extension des compétences de l'HAS à partir du 1er janvier 2008 ouvre la possibilité théorique à ce genre de raisonnements. - **M. Jean PETIT** Deux éléments très brefs de réponse complémentaire. Premièrement s'agissant des produits coûteux, aujourd'hui dans le contrat de bon usage des médicaments et des produits et prestations, l'assurance maladie ne nous autorise plus à utiliser des produits qui ne rentrent pas dans des classes d'indication très précises. C'est un premier élément de réponse. Deuxièmement dans le cadre de l'hospitalisation publique et certains établissements privés à but non lucratif, nous avons une nouvelle gouvernance qui se met en place avec des structures en pôles ; dans le cadre de ces structures en pôles on suit bien entendu un certain nombre d'indicateurs et on tend à mettre en place des indicateurs de performance avec des tableaux de bord composites dans lesquels il y a des éléments d'activité, des éléments de coûts et des éléments de qualité en termes de satisfaction clients ou d'efficacité et de sécurité. - **M. Claude LE PEN** Je confirme et j'ajoute qu'en Angleterre, le raisonnement médico-économique a été attaqué par des patients sur le thème : on me dit qu'une année de ma vie vaut 30 000 livres sterling, mais ce n'est pas vrai. Pourquoi vaut-elle £ 30 000 ? Moi je considère qu'elle en vaut £ 100 ou 200 000. Pour l'instant, les tribunaux ont plutôt validé la démarche, les contestations portant plutôt sur la transparence des modèles de calcul. Les associations et les fabricants n'ont pas obtenu gain de cause sur le principe, le motif étant que l'argent économisé sur un traitement « trop cher » était mieux utilisé collectivement. En revanche, les éléments conduisant à cette conclusion doivent être publics et partagés. - **M. Alain TREBUCQ.** Une intervention dans la salle ? - **Un intervenant** Je voudrais demander à Claude LE PEN et Jean PETIT si ce choix que l'on fait actuellement en France de ne pas faire de calcul ou de réflexion coûts-avantages relève à leur avis uniquement d'un choix sociétal ou d'un choix politique ? Est-ce qu'il ne relève pas aussi du fait que les indicateurs économiques qui sont utilisés dans les pays anglo-saxons comme par exemple les QALYs sont des indicateurs très contestables y compris sur le plan économique ? - **M. Claude LE PEN** C'est vrai que les indicateurs de mesure du résultat sont contestables et qu'il existe des attitudes variées à leur égard. Les Anglais, les Néerlandais, les Suédois les adoptent, mais les Allemands les refusent. Nous sommes en France dans le camp du refus pour des raisons sans doute plus culturelles que techniques. La plupart des médecins ou des spécialistes de santé publique trouvent ces indicateurs simplistes ; mais je pense qu'ils trouveraient simpliste tout indicateur synthétique d'efficacité destiné à entrer dans un calcul de type coût-efficacité. Il y a d'excellentes raisons techniques de justifier un refus qui trouve son origine dans des facteurs culturels, voire politiques. - **M. Alain TREBUCQ** Sur cette thématique-là, je voudrais l'avis du professeur MILHAUD qui représente ici l'Académie de médecine. Est-ce que ce principe de précaution est pour le patient français aujourd'hui potentiellement une perte de chance ? Et peut-être que Didier TABUTEAU voudra réagir par la suite. - **M. Gérard MILHAUD, président de la section de médecine sociale à l'Académie nationale de médecine.** Tout d'abord deux définitions. La prévention c'est le moyen que l'on a de combattre efficacement un danger connu, par exemple la peste se transmet comme cela, on prend les moyens pour qu'elle ne se transmette pas. Le principe de précaution qui a été mis en place par Monsieur BARNIER à propos de la protection de l'environnement est beaucoup plus confus puisqu'il vise à empêcher l'irréversible, c\'est-à-dire qu'en fonction de risques inconnus, on met en œuvre tous les moyens pour les prévenir. Il y a tout de même une petite restriction qui a été rajoutée avant de l'adosser à la Constitution, ce que l'on ne peut que déplorer, c'est de dire : à condition que le coût économique soit compatible. Mais on oublie généralement cette portion de phrase. Ce qui veut dire qu'à la limite, face à des risques nécessairement inconnus, on peut faire et dépenser n'importe quoi, alors - comme on l'a dit ce matin - tant qu'on est très loin du tribunal, très loin du juge, très loin de l'avocat et de la plainte, tout va bien. Mais il faut bien voir que ce dont on a discuté ce matin s'adresse surtout à une pratique médicale mais ne concerne que très indirectement la découverte médicale. Or si aujourd'hui nous avons la plus longue espérance de vie d'Europe, voire du monde, c'est peut-être aussi à cause des progrès médicaux. Quel est l'avenir de la recherche et du progrès médical en France confronté à un principe de précaution vu sous le regard du juge ? Je vous donnerai un exemple : pour revenir en 1930, le cerveau était considéré par les chirurgiens comme intouchable. Un chirurgien américain Monsieur CUSHING n'était pas de cet avis et a commencé à opérer un certain nombre de malades atteints de tumeur du cerveau. Le premier malade opéré meurt, le deuxième meurt, le troisième meurt, jusqu'à trente. La trente et unième opération réussit. Imaginez la mise en application du principe de précaution, il aurait eu certainement quelques ennuis très sérieux. D'autre part, quand vous essayez un nouveau médicament, le moment le plus difficile peut-être, c'est le passage de l'animal à l'homme, la première injection, que va-t-elle provoquer ? C'est inconnu. Donc on peut imaginer que l'application du principe de précaution ne desserve le progrès médical fait en France et conduise ainsi, comme le dit ATTALI, à renoncer à ce genre de travaux et de progrès faits en France et que finalement au nom de pensées assez généreuses mais floues, on atteigne exactement l'inverse de l'objectif qu'on s'était proposé. - **M. Alain TREBUCQ** Un commentaire de Didier TABUTEAU ? Non. Est-ce quelqu'un veut réagir ? - **Mme Gisèle MOR.** Je ne pensais pas que c'était le sujet d'aujourd'hui mais je trouve que ces propos sont un petit peu provocateurs, je vais donc être à mon tour provocante. Je crois que vous avez là interprété le principe de précaution d'une manière inadéquate. Qu'est-ce que c'est que le principe de précaution, en tout cas rapporté à la question médicale ? C'est le rapport bénéfices-risques. Lorsque vous parlez de vos interventions du cerveau, reposez-vous la question du rapport bénéfices-risques, de l'information des patients et du consentement. Je crois qu'il ne faut pas déplacer le problème, le principe de précaution tel qu'il est vu par la Constitution, en matière environnementale c'est une question. Le principe de précaution en matière médicale c'est une autre question, c'est rapporter chaque fois au rapport bénéficesrisques d'un traitement. - **Un intervenant** C'est un peu facile de définir le principe de précaution en fonction du but que vous voulez lui faire jouer, si vous le redéfinissez de manière à le rendre acceptable, d'accord, mais dans ce cas-là les mots ne veulent plus rien dire. - **Mme Gisèle MOR** Je ne le redéfinis pas de manière à le rendre acceptable, je dis simplement qu'en matière médicale, la question qui se posera toujours par rapport à la question de la responsabilité, sera la question du rapport bénéfices-risques, notamment en matière de responsabilité médicamenteuse. - **Un intervenant.** On peut tout à fait soutenir que le rapport bénéfices-risques n'a rien à voir avec le principe de précaution. Moi c'est ce que je pense. - **Mme Gisèle MOR** On va faire un colloque sur le principe de précaution. - **M. Alain TREBUCQ** L'heure tourne et il faut respecter cet impératif de 16 heures. Je vais donner la parole à Maître Olivier SAUMON. On n'est pas très loin d'ailleurs du sujet que l'on vient d'évoquer quand on pense effectivement à la judiciarisation de certains dossiers qui peuvent éventuellement aboutir à une perte de chance. Je prends un exemple concret qui peut être éventuellement un peu polémique, la vaccination contre l'hépatite B. Aujourd'hui en France, pays qui a découvert ce vaccin d'ailleurs, on a un effondrement de la couverture vaccinale, avec les risques que cela fait courir notamment aux adolescents et aux jeunes adultes. Alors sur ce sujet-là Maître Olivier SAUMON, comment peut-on y répondre ? - **M. Oliver SAUMON, avocat au barreau de Paris, membre du Conseil de l'ordre, représentant le Bâtonnier, chargé d'enseignement à l'université Paris Descartes.** Merci Monsieur TREBUCQ de cette introduction. Je vais vous dire quelques mots sur la question de la vaccination contre l'hépatite B mais puisque vous invitez les juristes de cette deuxième table ronde à réfléchir sur les conséquences éventuellement pathogènes des évolutions législatives et jurisprudentielles sur le système de santé et le patient, disons quelques mots là-dessus. Comme avocat, je répondrai par une autre logique. Et si la santé, longtemps malade du non droit, était désormais en voie de guérison grâce au droit ? La sécurité juridique mais aussi l'humanité veulent que les patients ne restent pas dans l'angoisse. Si la santé est malade, alors la justice est certainement son remède. La sécurité sanitaire est aujourd'hui une composante naturelle et obligatoire de nos démocraties modernes. Les politiques sanitaires sont présentes dans de nombreux secteurs de notre société : maîtrise des décès dans les accidents de la circulation, environnement, alimentation, tabac, alcoolisme mais aussi grandes catastrophes sanitaires : sang contaminé, hormone de croissance, amiante, vache folle, hépatite C, et demain pourquoi pas l'hépatite B... C'est ainsi que la sécurité sanitaire est légitimement devenue la préoccupation quotidienne des professionnels de santé. C'est ce qui permettra de prévenir, de guérir, d'être vigilant pour que la science médicale s'exerce dans la confiance. La sécurité sanitaire c'est tout simplement l'anti principe de précaution de l'article premier du serment d'HYPPOCRATE *« primum non nocere »* qui, pour les latinistes ignares comme moi veut dire « d'abord ne pas nuire ». Mais parlons un instant du principe de précaution. Je crois que c'est un peu comme la justice pénale dont on parlait ce matin. Il convient de ne pas le diaboliser ce principe. Je vous défie de trouver dans notre jurisprudence beaucoup de décisions de justice qui viennent condamner sur le fondement du principe de précaution. Il faut vraiment prendre son microscope pour les trouver. Donc sur le plan juridique pour l'instant, je ne suis pas sûr que ce soit véritablement un sujet. Incontestablement dans notre démocratie moderne il fallait mettre en harmonie les progrès scientifiques de la médecine avec les progrès juridiques des droits des patients, mais aussi ceux des médecins. A vrai dire, il a fallu une longue réflexion et une longue maturation pour dégager les enjeux de la solidarité nationale. La loi du 4 mars 2002 qui a conçu ce dispositif spécifique en matière d'indemnisation des accidents médicaux a créé d'une part, un droit à indemnisation pour les victimes d'accidents médicaux non fautifs assurés par un mécanisme de solidarité nationale et d'autre part, un dispositif de règlement amiable des litiges nés entre médecins et patients victimes. Obligation d'information, accès du patient à son dossier médical, indemnisation de l'aléa thérapeutique et bien évidemment infection nosocomiale font partie dorénavant des nouvelles problématiques confiées aux juges. C'est une évolution de la société dans son rapport au handicap notamment quand aucune faute ne peut être reprochée au médecin. C'est aussi une évolution de la société dans son rapport au droit. Elle s'inscrit dans la construction d'une certaine idée de la démocratie sanitaire dont la garantie est la règle de droit. Ces références spécifiques sont une réponse à l'inadéquation des références anciennes (jurisprudences contraires entre les deux ordres de juridiction laissant des victimes sans réparation, disparité dans l'évaluation des préjudices, délais de prescription non harmonisés, etc.). Avant la loi du 4 mars, nous discutions des raffinements de la jurisprudence administrative et de la jurisprudence du juge civil, où chacun finissait par s'y perdre. J'évoquerai sur cette évolution quelques axes concrets. Le premier, nous en avons déjà beaucoup débattu et je passerai rapidement : c'est l'affirmation de la responsabilité pour faute du médecin qui est à mon avis un point important pour rendre la confiance nécessaire si cette confiance devait avoir été perdue. Le deuxième axe est la création des fonds d'indemnisation, du FIVA à l'ONIAM, ce sont ainsi des droits spécifiques qui sont créés et qui répondent à une nécessité d'intermédiation dans un environnement pathogène. Mais cette idée n'est pas nouvelle. Victimes des accidents de la circulation, victimes des accidents de terrorisme, victimes d'infractions pénales, depuis 1985 nous sommes ainsi en présence d'une mutualisation croissante du risque et notamment du risque sanitaire. Venons-en maintenant à notre troisième thème : le devoir social de répondre aux handicaps par la solidarité nationale. Les accidents médicaux les plus graves sont désormais confiés à des commissions régionales de conciliation et d'indemnisation et à l'Office National d'Indemnisation des Accidents Médicaux des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) mais ce sont aussi des missions spécifiques comme l'indemnisation des victimes de vaccinations obligatoires ou la reprise des obligations de l'Association France Hypophyse nées de son rôle dans le traitement des patients par l'hormone de croissance extractive. Nous savons que la saisine des CRCI nécessite que soit vérifiée préalablement la recevabilité de la demande. La commission doit estimer si les dommages dont elle est saisie présentent un caractère de gravité suffisant. Est-ce choquant ? Est-ce un artifice juridique ? Non, c'est l'évaluation et la prise en compte de l'impact de l'accident médical sur la vie sociale de la victime. On apprécie justement là le risque qui est socialement indemnisable. Un autre thème de réflexion et ce sera mon avant dernier, c'est celui du nécessaire dialogue entre le médecin, le patient et la loi. Ce matin on disait qu'incontestablement il y avait un manque de dialogue et qu'il fallait restaurer ce dialogue et j'y crois tout particulièrement. Il est vrai que dans la loi du 4 mars 2002, il y a un certain nombre de dispositions qui ne sont peut-être pas culturellement bien encore passées dans le monde de la santé. Je veux parler par exemple de l'obligation d'information après l'accident médical. Il y a dans la loi un article qui invite le médecin à discuter dans le cadre d'un entretien avec le patient de l'accident médical. Peut-être devons-nous avoir une réflexion sur cette question ? Est-ce au médecin de parler de l'accident médical ? Faut-il confier cette mission à un tiers ? Mais qu'en est-il du secret professionnel ? L'accès au dossier médical reste un point complexe et difficile. De même, comment est appliquée une notion comme celle de la personne de confiance ? On intervient parfois dans des colloques où ni les uns ni les autres ne savent exactement de quoi il s'agit. Dernier thème : la recherche d'une garantie de sécurité juridique pour une indemnisation juste et personnalisée. La nomenclature dite « DINTILHAC » est ainsi un long serpent de mer qui a abouti récemment par le dépôt en 2005 du rapport du Président de la deuxième chambre de la Cour de cassation, Jean-Pierre DINTILHAC. Sans qu'il y ait lieu de rentrer dans la complexité de cette nomenclature, elle va permettre de s'y reconnaître par une définition précise de chacun des postes. Un dernier mot pour finir concernant l'hépatite B. On a vu une évolution jurisprudentielle ces dernières années qui est intéressante. Le juge judiciaire et le juge administratif ne sont pas tout à fait d'accord sur la manière dont il convient d'apprécier ces questions concernant la vaccination contre l'hépatite B. Un mot concernant le juge judiciaire. On a eu une décision importante, c'est la décision de la Cour de cassation du 23 septembre 2003 après une condamnation d'un laboratoire qui était en l'occurrence le laboratoire GlaxoSmithKline. Le tribunal de grande instance de Nanterre et la cour d'appel de Versailles avaient condamné, et la Cour de cassation est venue dire que le défaut du vaccin comme le lien de causalité entre la vaccination et la maladie n'était pas fait. Il n'y avait pas lieu à rentrer en voie de condamnation. Cette jurisprudence en restera-t-elle là ? Le juge administratif quant à lui a une appréciation différente et si vous voulez avoir des informations précises, je vous invite à lire les excellentes conclusions du commissaire du gouvernement Terry OLSON. Ces conclusions ont été suivies dans quatre arrêts rendus le 9 mars 2007 où le juge administratif est venu reconnaître dans un certain nombre de cas qu'il pouvait y avoir un événement déclencheur entre la vaccination et le déclenchement de maladies comme la sclérose en plaques. Le juge administratif a enfermé dans diverses conditions la réparation. C'est peut-être là l'innovation la plus intéressante, c\'est-à-dire que le juge administratif a pris en considération un élément temporel : le juge administratif vérifie si le déclenchement de la sclérose en plaques est proche de la date de la vaccination. Ce délai est approximativement de trois mois. Un certain nombre d'auteurs ont ainsi pu dire que la vérité scientifique s'éloigne de la vérité judiciaire. Mais sur le plan judiciaire, il est aussi vrai que cet élément temporel qui vient caractériser le lien de causalité n'est pas satisfaisant. Il faut néanmoins préciser pour en terminer sur ce point que cette jurisprudence a été rendue non pas tant en matière de responsabilité médicale classique mais dans le cadre de contentieux où le patient souhaitait faire reconnaître le caractère de maladie professionnelle. En tout cas ce que nous pouvons dire, c'est que cette jurisprudence concernant les vaccinations obligatoires nous interroge et pose une véritable question de politique vaccinale. - **M. Alain TREBUCQ** Merci Maître SAUMON. On entre là dans la dernière phase de nos débats de ces Entretiens de Saintes avec Mme Gisèle MOR et Dominique MARTIN. Deux éléments très brefs pour lancer la discussion sur ce thème des conséquences, notamment pour le patient. Jean PETIT l'a dit dans son intervention, malgré tout ce que l'on a évoqué, on assiste effectivement en France à un faible niveau vindicatif de la part des patients. Est-ce uniquement la conséquence d'un système de santé largement perçu comme très efficace et une confiance importante dans ce système ? L'autre élément, c'est effectivement cette tendance qui est d'aller vers la responsabilisation du patient. On l'a vu notamment avec ces Etats Généraux des malades du cancer qui ont été organisés par la Ligue nationale contre le cancer à plusieurs reprises au cours de ces dernières années, et qui ont abouti à un certain nombre de décisions qui ont été intégrées au Plan cancer dans l'intérêt des patients souffrant de pathologies malignes. Est-ce que cette responsabilisation du patient est le meilleur rempart contre la montée de ce caractère vindicatif des patients, même si effectivement cette montée reste encore assez faible en France ? - **Mme Gisèle MOR** Je devais intervenir ce matin, on me fait intervenir cet après midi et donc mon sujet, celui que j'ai préparé n'a strictement rien à voir avec celui de cette table ronde. Je vais improviser et tenter de répondre à ces questions. De plus vous savez que je suis sensible à cette question du vaccin de l'hépatite B. Je connais bien cette jurisprudence, et pour cause, j\'en suis à l\'origine. Je vais essayer de répondre à tout cela. Peut-être sentirez-vous de l'impréparation dans mes propos, je m'en excuse. D'abord merci d'avoir lancé mon intervention en parlant du patient et en disant qu'il faut à la fois le responsabiliser et le mettre au centre car c'est effectivement ce qui fait partie de mon combat en tant qu'avocate de victimes. J'ai choisi de représenter en justice les victimes d'accidents médicaux, c'est un vrai choix, et l'un de ces engagements est de mettre le patient, la victime au centre de ce processus, ce qui rejoint un petit peu ce que nous disions ce matin lorsque nous parlions de la pénalisation et du rôle des parties civiles. Est-ce qu'elles ont un rôle accessoire ou est-ce qu'elles ont un véritable rôle ? Je considère qu\'il faut respecter l\'intelligence du patient a fortiori lorsqu\'il devient victime, l\'expérience m\'a montré que les victimes avaient beaucoup de bon sens, comme de l\'intuition, elles ont souvent saisi avant qu\'on leur explique. Ce bon sens il faut le respecter et le prendre en considération. On a malheureusement un petit peu tendance à penser que le malade, le patient, la victime sont des gens qui ne comprennent pas et à les écarter. Pourquoi est-ce que je dis cela ? Tout simplement parce que je reçois des victimes en permanence et que je les vois arriver finalement avec le sentiment d'une insulte à leur intelligence, le sentiment de choses qu'on leur cache, le sentiment de non dit. J'en veux pour preuve, c'est un exemple que je prends souvent et aujourd\'hui il est particulièrement dans l'actualité : lorsque j'ai reçu à mon cabinet les premières victimes de l'hormone de croissance, la toute première famille à avoir déposé plainte s'est assise dans mon bureau en me disant : vous savez Maître (ce sont des gens très simples), notre enfant est en train de mourir, il est en train de mourir d'une maladie du cerveau, une maladie neurologique, on nous a expliqué que c'est la maladie de Creutzfeldt-Jakob, c'est une maladie terrible. Et on ne comprend pas pourquoi, alors que notre enfant est en train de mourir d'une maladie neurologique, qu'on le soigne dans un service où il a été traité depuis sa plus petite enfance pour grandir. Nous considérons qu'au travers de cela on nous ment. On nous cache quelque chose et ce qui nous intéresse, c'est de savoir ce que l'on nous cache. C\'est parce qu\'ils avaient perçu qu\'on leur cachait quelque chose, parce qu\'ils n\'ont pas accepté la dissimulation, parce qu\'avec leur bon sens ils avaient perçu que la dissimulation cachait quelque chose de grave, parce qu\'ils se sont sentis insultés, que des gens simples ont poussé la porte d'un cabinet d'avocats. Le patient doit être au centre et il a véritablement le droit à des explications. Vous vous posiez la question de savoir pourquoi malgré un système judiciaire relativement ouvert nous n'avions pas une judiciarisation à l'américaine ? La réponse est que le parcours chez nous est extrêmement difficile, il est difficile et coûteux Il ne faut absolument pas négliger cela. On a parlé d'économie de la santé, il faut aussi parler d'économie du droit. C'est un contentieux extrêmement difficile et c'est un contentieux qui au bout du compte peut être coûteux. Difficile pourquoi ? Vous avez d'un côté un médecin, un hôpital, un corps véritablement soudé avec des assureurs, des médecins conseil et des avocats, parfaitement rodés à ce contentieux. Je ne leur en fais pas le grief, je fais simplement le constat d\'une inégalité de moyens. Vous avez de l'autre côté une victime affaiblie économiquement parce que par définition, lorsqu'on est victime d'un accident médical, on n'est pas au mieux de sa forme et donc pas dans la situation économique la plus enviable. Vous avez peu d'avocats spécialisés en victimes, il faut le dire aussi, vous avez par ailleurs peu de médecins conseils spécialisés en responsabilité médicale. Les médecins conseil il y en a, mais lorsqu'on les interroge et les missionne sur des questions de responsabilité médicale, c'est beaucoup plus difficile que lorsqu'il s'agit simplement de faire de la réparation de dommages corporels, d'évaluer une IPP ou de dire ce qu'est un pretium doloris, ce n'est nécessairement pas le même métier. La victime a donc des difficultés à se faire assister, représenter dans ce type de contentieux et c'est réellement un frein. Le frein économique aussi, nous n'allons pas engager ici un débat sur l'aide juridictionnelle mais nous savons ce que c'est, c'est vraiment un contentieux que l'on est découragés de faire au titre de l'aide juridictionnelle, c'est évident. Vous êtes payé au tarif d'un divorce, cela n'a strictement rien à voir, et puis l'aide juridictionnelle par exemple ne prend pas en charge le recours devant les CRCI, parce que l'on n'est pas dans la juridictionnalisation, on n'est pas dans du contentieux. De même que l'aide juridictionnelle ne prend pas en charge la phase précontentieuse en matière administrative. Cela ce sont véritablement des freins. Je ne crois pas que le frein soit dans la culture des gens ou dans le fait que les gens croient plus à leur médecine en France, ou que la médecine soit plus performante en France qu'ailleurs. Je crois que vraiment la France ne facilite pas l'accès aux droits des victimes. C'est le constat que je fais chaque jour dans mon cabinet. Une autre chose que je voulais dire aussi, qui était plus le sujet de la table ronde de ce matin, mais qui est importante aussi par rapport au sentiment des victimes et en tous cas leur accessibilité et leur souhait d'accéder à la justice. Encore une fois les victimes n'entrent pas dans un cabinet d'avocats ou ne vont pas dans une association de victimes avec une demande indemnitaire, mais véritablement avec une demande de renseignements et de connaissance. Non seulement nous ne sommes pas capables de faciliter l'accès à la justice mais nous ne sommes pas capables non plus de faciliter l'accès à la connaissance ! Quelque soit le procès, quelque soit la méthode utilisée, que l'on aille à la CRCI, dans une expertise, etc. tous les systèmes aujourd'hui sont insatisfaisants pour répondre à la question de la connaissance. J\'ai quelques propositions qui pourraient faire avancer le système, peut-être aller même vers la déjudiciarisation pour réserver à la judiciarisation ce qu'il y a de plus grave. Engageons-nous dans un processus d'accompagnement des victimes, plutôt que la victime aille dans un centre de médiation ou voir le médiateur de l'hôpital, etc. avec une personne de confiance etc. Mettons à la disposition des victimes des professionnels véritablement compétents qui soient capables de les accompagner et de poser des véritables questions, cela va du médecin conseil jusqu'à l'avocat, ouvrons-leur des portes de manière systématique de cet accompagnement à tout les stades du processus qui doit conduire à révéler la vérité, rendons aux gens leur intelligence, mettons à leur portée la connaissance et là vous aurez effectivement un mouvement de déjudiciarisation. Par contre, vous pouvez continuer effectivement ce qui est à l'heure actuelle, c\'est-à-dire ne pas permettre l'accès au droit aux victimes, et à ce moment-là vous aurez un sentiment d'insatisfaction qui fera grossir non seulement le contentieux à un moment donné mais également la révolte des patients. Vous verrez fleurir de plus en plus d'associations de victimes, vous aurez de plus en plus d'articles de presse, on ira plus facilement au pénal que l'on sera insatisfait. Je crois qu'il y a véritablement quelque chose à repenser dans le système, on a essayé de penser cela en créant les CRCI, je m'excuse mais je pense que c'est un véritable échec aujourd'hui que cet accompagnement-là ! Il suffit simplement d'assister ses clients aux expertises pour se rendre compte que véritablement elles les laisse insatisfaits. Il n'y rien qui ressemble plus à une expertise judiciaire qu'une expertise CRCI, on n'a pas avancé sur ce processus-là. L'expertise pourrait faire un sujet de colloque tout entier tellement il y a de choses à dire. La comparution devant la commission est aussi quelque chose d'extrêmement éprouvant avec des gens qui ne disent même pas leur nom, qui ne disent même pas qui ils sont et qui finalement regardent cette victime et n'assument même pas les décisions qu'ils ont à prendre parce qu'ils ne les donnent pas eux-mêmes ! La victime là encore le ressent comme une injure : qu'est-ce que c'est que ces gens-là qui me regardent et qui ne me disent pas qui ils sont et qui finalement vont prendre une décision sans même l'assumer à mon égard ? Là aussi il y a un véritable dysfonctionnement. Voilà ce que je pouvais dire dans le cadre des répercutions sur les patients, ce qui n'était pas mon sujet initial. - **M. Alain TREBUCQ** Merci Madame pour cette capacité à vous être adaptée à nos contraintes d'estrade. Et donc je passe la parole à Dominique MARTIN qui va être le dernier intervenant de cet après midi. - **M. Dominique MARTIN** Je crois que vu l'heure, il faut que je sois extrêmement court. Je ne vais pas engager un débat avec Maître MOR sur le dispositif, je crois qu'il est un peu tard pour cela. Je devais intervenir sur la question de la judiciarisation, il me semble que là aussi tout a été dit, de même que sur les modes alternatifs d'indemnisation qui ont été mis en place à travers les CRCI et ONIAM, et également ce qui a été évoqué par Maître LEGUEVAQUES ce matin : le traitement des accidents collectifs qui sont des nouveaux modes d'indemnisation extrêmement intéressants. Du coup, comme quasiment tout a été dit je souhaite simplement répondre à une question qui a été posée ce matin par Monsieur MARCHAND, je crois qu'il n'est plus là malheureusement, sur la question de la dualité de juridiction qu'il a mise en cause. Je souhaite exprimer mon désaccord avec sa position pour plusieurs raisons. D'abord je ne vois pas en quoi la responsabilité médicale aurait une spécificité particulière qui ferait qu'elle échapperait à la dualité de juridiction, cela ne me paraît pas raisonnable. Soit on pense qu'il y a un problème global de dualité de juridiction et on le traite, soit je ne vois pas trop quelle est la spécificité de la réparation, sauf à penser que effectivement le seul juge compétent en matière de réparation serait le juge civil et que le juge administratif serait moins compétent. Cette analyse me paraît fausse pour plusieurs raisons. D'abord, dans ce qu'il a évoqué sur cette espèce de compétition automobile entre l'un et l'autre, entre les deux présidents des cours suprêmes, je ne suis pas sûr que ce soit toujours celui que l'on croit qui arrive le premier. Quelque chose a été dit tout à l'heure qui montre que parfois et même souvent, le Conseil d'Etat n'est pas le dernier à arriver en cette matière. Par ailleurs, il y a eu un rapprochement évident entre les deux ordres de juridiction sur de nombreux sujets. Que ce rapprochement se poursuive, cela est souhaitable et on voit bien à travers notamment les dispositifs comme celui des commissions régionales qui sont des guichets uniques que ce mouvement va se continuer. L'idée que le juge civil serait un meilleur technicien de la réparation que le juge administratif, ou plutôt que le juge administratif serait un plus mauvais technicien en la matière, là aussi il me semble qu'il y a quand même derrière des idées qui méritent d'être discutées. Derrière cela on voit bien que le premier élément qui vient à l'esprit et qui est largement répandu est que le juge civil indemnise plus que le juge administratif : il est meilleur parce qu'il indemnise plus ! Sur ce point-là, deux ou trois choses. La première, en matière d'indemnisation je ne suis pas certain que le plus soit nécessairement le mieux ; c'est évidemment le mieux du point de vue individuel, du point de vue de la victime et de ses conseils, cela on le comprend parfaitement. Mais ce n'est pas forcément le mieux du point de vue sociétal, du point de vue de l'intérêt collectif, cela peut se discuter. Le plus n'est pas nécessairement le mieux dans tous les cas. Par ailleurs, les différences entre les juridictions civiles. Je donnerais un exemple, les barèmes des cours d'appel : la cour d'appel d'Aix en Provence indemnise un même préjudice à un niveau quatre fois supérieur à la cour d'appel de Douai, donc cela pose quand même un problème d'équité sur lequel je vous laisse réfléchir. Deuxièmement je ne suis pas certain que ce soit un exemple d'efficacité remarquable en termes d'organisation et j'ajouterais que cette différence entre les cours civiles de Douai et d'Aix par exemple, me paraît bien plus importante que la différence en moyenne entre les juridictions civiles et administratives. Donc les idées qu'il faudrait nécessairement supprimer cette dualité de juridiction pour des raisons à la fois d'équité et de technicité sont des idées qui me paraissent parfaitement sujettes à discussion. Je voulais simplement répondre à Monsieur le Ministre indirectement, puisqu'il n'est plus là, sur cette question et défendre les juridictions administratives qui me paraissent avoir été injustement attaquées sans qu'il y ait eu de réponses ce matin. Je vais laisser le temps au président SARGOS d'intervenir et de conclure. - **M. Alain TREBUCQ** Merci et bravo à tous les intervenants qui ont non seulement respecté l'horaire mais qui l'ont même devancé un petit peu, ce qui nous laisse quelques minutes pour une ou deux interventions dans la salle. Monsieur DUPUYDAUBY. - **M. Michel DUPUYDAUBY** Il y a eu beaucoup de médiatisation, on l'a rappelé ce matin, sur ce sujet de la responsabilité dans laquelle les assurances ont été mises en cause à différentes reprises. Je trouve que la terminologie n'est pas bonne lorsque l'on dit la médecine malade de la justice. Pour moi cela ressemble un petit peu à un tableau de Paul Klee, qui est un immense rectangle bleu avec juste un petit point rouge Et on ne voit que le petit point ! Il y a, peut-être, 450 à 500 000 professionnels de santé libéraux entre les 150 000 médecins, les kinésithérapeutes, les infirmières libérales et dans tout ce monde-là, il n'y a un problème que pour 7 à 8 000 d'entre eux qui sont un certain nombre de professions à risques dont on a beaucoup parlé. Le débat tournait autour de ceux-là, la chirurgie, l'obstétrique, et peut-être à un moindre degré l'anesthésie. Il faut bien mesurer la dimension du problème : il n'y a pas un doute général sur l'ensemble de la médecine ou de la para médecine. Il y a des problèmes à régler qui sont d'ailleurs assez spécifiques à chacune de ces trois spécialités, qu'elles se trouvent en libéral ou en hospitalier, mais pas plus. Je voulais le rappeler parce qu'en parlant du global, on donne une image qui me semble être fausse de l'ensemble du sujet. Nous avons une médecine de qualité. - **Mme Gisèle MOR** Heureusement que nous avons une médecine de qualité, mais, je n'ai pas en main de statistiques, je crois qu'il ne faut pas limiter le contentieux ou la recherche de contentieux justement à ces spécialités-là, ce sont les plus graves, ce sont celles qui ont les conséquences les plus graves, notamment en matière d'obstétrique, celles qui coûtent cher, pour autant dans nos cabinets nous voyons arriver de plus en plus de contentieux autres. Il concerne notamment les services d'urgence. C'est vraiment un vrai contentieux naissant qui montre un vrai dysfonctionnement qui devrait éveiller l'attention des pouvoirs publics sur ces questions-là. On a de plus en plus de demandes au niveau des médecins généralistes, la responsabilité des généralistes et de plus en plus souvent recherchée sur des questions de diagnostic, d'orientation vers des spécialistes. C'est peut-être aussi la conséquence de nouveaux systèmes de soins où on ne va plus directement chez le spécialiste, etc. Il y a là un contentieux naissant. - **Un intervenant** Je suis resté un peu sur ma faim ce matin, frustré après l'intervention de Christian SAOULT, parce qu'il donnait une image catastrophique et misérabiliste du système de santé français. Avant qu'il quitte le colloque, je lui ai expliqué que l'image qu'il a du système français n'est pas exacte et qu'il n'est pas vrai que le système génère autant d'inégalités qu'il le dit, même s'il y en a. A Dauphine, on a fait le rapport sur le non recours à la CMU, demandé par le fond CMU. Pourquoi certains médecins refusaient la CMU ? Avant de dire que des médecins refusent la CMU, il faut dire qu'avec la CMU, on a donné une assurance complémentaire à 5 millions de personnes, que ces 5 millions de personnes pour la première fois ont pu avoir accès à des soins auxquels elles n'avaient jamais eu accès. Leurs dépenses de santé ont augmenté tout en restant plus faibles que celles des autres. La création de la CMU est un progrès qui a réduit les inégalités en France. Il y a des effets secondaires, un certain nombre de médecins, c'est vrai, refusent les patients CMU au motif que cela amène dans les cabinets une clientèle porteuse de difficultés matérielles et administratives, et qui en plus réclament des soins gratuits. On ne peut pas tirer de ce phénomène avéré l'idée que le système est en train de dériver, que les inégalités s'aggravent, etc. Ce dispositif a amélioré incontestablement l'iniquité, il n'est pas parfait, améliorons-le mais ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain. Je pense que c'est important à rappeler pour ne pas rester sur cette note négative. Un autre sujet de réflexion est sur la causalité évoquée ce matin. Je vous apostrophe collectivement sans avoir la légitimité pour cela, il me semble que vous avez des conceptions très déterministes de la causalité, une cause, un effet. En médecine, en sociologie, etc., on a une appréciation très probabiliste, il y a la probabilité, et la cause n'est jamais une cause individuelle. En médecine, on déduit qu'un médicament guérit du fait qu'un nombre significatif de gens sont guéris parmi un nombre de gens traités, et que si ce pourcentage de gens qui guérissent parmi ceux qui sont traités est au-dessus d'un certain seuil, défini *a priori* comme étant dans les normes statistiques, on dira que le médicament guérit, mais on est dans une impossibilité scientifique d'affecter un traitement à une guérison individuelle, c'est absolument impossible. Tout ce qui est après la cause est forcément un effet. On peut raisonner comme cela, mais on sait que c'est logiquement inexact. On peut avoir des raisonnements de preuves inverses, tant qu'on n'a pas démontré que ce n'est pas la cause, on a une présomption de cause. Mais en matière de preuve, la médecine est une science sociale c\'est-à-dire qu'elle ne raisonne pas sur l'individu, elle raisonne sur des groupes d'individus, sur des populations dans les essais ; les essais cliniques sont des méthodes collectives. On soigne un individu, mais on établit la preuve de l'efficacité du traitement de manière collective, sur les statistiques. Tout le progrès de la science a été de dire : on refuse un ordre mondial qui établit des normes statistiques pour établir l'efficacité des traitements et se méfier du jugement individuel, se méfier de l'expérience clinique, se méfier de l'autorité du maître qui disait : « mon cher ami, moi je sais que tel traitement soigne parce que cela fait 30 ans que je fais cela, et j'en sais beaucoup plus que vous ». Donc on a objectivé l'efficacité, on a des critères exacts d'efficacité mais statistiques, une espèce de relation d'incertitude. Plus on peut se prononcer sur l'efficacité, moins l'individu est en cause, et plus les populations sont en cause, donc scientifiquement on aura du mal à imputer. Il faut après regarder les histoires, les chroniques. La science médicale en matière de preuve est une science statistique. - **M. Alain TREBUCQ** Il reste trois ou quatre minutes maximum pour une dernière intervention. Madame ? - **Mme Marie-Louise DESGRANGE** Ce matin, je suis intervenue en tant que magistrat pénaliste, représentant le président de la chambre criminelle de la Cour de cassation. En tant que magistrat, ce que je voulais dire au terme de ce colloque sur \"la santé malade de la justice\", c'est que l'on assiste à une double contradiction. D'une part, on se plaint beaucoup des juges, non seulement en matière médicale mais dans toute matière, mais on va aussi devant eux de plus en plus. Par ailleurs, on constate une consommation médicale de plus en plus développée de nos jours et on veut aboutir au risque zéro, en matière médicale comme dans d'autres domaines ; c'est une utopie. Alors, de cette double contradiction, que peut-on en tirer au terme de ces échanges extrêmement intéressants sur « la santé malade de la justice » ? Qu'est-ce qui est malade ? La santé ? La justice ? Je pense que nous sommes, nous les magistrats, tenus d'appliquer les lois qui sont notre substrat. Elles sont votées par les politiques que nous avons élus ; elles sont ce qu'elles sont. Si comme je viens de l'entendre, les dispositions qui concernent l'indemnisation des fautes, de la responsabilité sans faute, les CRCI fonctionnent mal, je le déplore vivement. J'ai entendu Madame MOR le dire, j'en suis attristée parce qu'effectivement, c'est une manière d'éviter la judiciarisation à l'extrême que l'on connaissait avant cette disposition de la loi KOUCHNER. Je regrette, comme elle l'a dit, que l'aide juridictionnelle ne permette pas l'accès à la CRCI, et donc à une procédure de conciliation. Les magistrats qui ont à traiter les problèmes de responsabilité médicale, civils ou pénaux, les traitent avec le plus d'attention possible, sachant les aspects humains très forts dans ce domaine de la vie et de la mort, plus forts que si vous traitez des problèmes de loyers, de successions ou de libéralités. Les magistrats en ont une conscience très vive et font ce qu'ils peuvent avec les moyens dont ils disposent. Je tiens à le dire à l'assemblée ici présente, la lenteur de la justice n'est pas forcément imputable aux juges, mais aux nécessités des instructions et des expertises qui permettent aux juges d'être mieux renseignés pour juger. Je sais bien que dans cette matière de la responsabilité médicale, qui touche au plus fort de l'humain, c\'est-à-dire à la perte d'un être cher, à une mort injustifiée, à des blessures invalidantes, les magistrats ont une vive conscience de ce qu'ils sont souvent peu satisfaits des solutions et des décisions qu'ils rendent, compte tenu des textes dont ils disposent. Voilà ce que je tiens à dire avec beaucoup d'humilité, en tant que magistrat, à la fin de cette journée extrêmement intéressante sur les rapports délicats de la santé et de la justice. - **M. Alain TREBUCQ** Merci Madame. - **M. Dominique MARTIN** Je ne voulais pas répondre à Maître MOR mais comme vous avez rebondi sur la question des CRCI, je me permets quand même d'intervenir. Chaque point de vue est évidemment parfaitement légitime et Maître MOR a bien le droit d'avoir le sien. Simplement vous imaginez que ce n'est pas le point de vue du directeur de l'ONIAM. Quelques chiffres, après chacun en fait ce qu'il veut, mais enfin le nombre de dossiers déposés dans le dispositif est maintenant supérieur à 3 500 par an. Le budget d'indemnisation de l'ONIAM passe les 100 millions d'euros, c\'est-à-dire que l'ONIAM est de très loin maintenant le premier assureur en responsabilité médicale en France. Le taux d'acceptation des propositions de l'ONIAM est de l'ordre de 97%, etc. Je peux vous donner bien des chiffres qui montrent que ce dispositif fonctionne. Après qu'il y ait des améliorations et notamment qualitatives sur la gouvernance et sur les points qui ont été évoqués par Maître MOR, avec lesquels je suis parfaitement d'accord en termes de qualité, sont des réalités, mais je ne peux pas laisser l'impression en conclusion de cette journée que ce dispositif ne fonctionnerait pas, ça n'est pas le cas. Ce dispositif a pris toute sa place, doit continuer à prendre sa place tout en améliorant des éléments qualitatifs qui sont tout à fait évidents et encore une fois, je partage en partie l'analyse qui a été faite mais je souhaitais au moins rectifier cette question-là. - **Mme Gisèle MOR** Sans polémiquer, je n'ai pas dit que le système ne fonctionnait pas mais qu'il fonctionnait mal en cela qu'il ne répondait pas au vrai besoin de la victime qui est celui de savoir, et qu\'il pouvait être traumatisant. - **M. Alain TREBUCQ** Merci à tous les intervenants. Merci à Madame MOR. Je passe la parole à Monsieur Pierre SARGOS qui va conclure ces Entretiens de Saintes. Merci à tous. - **M. Pierre SARGOS** Il y a toujours une part d'arbitraire dans la conclusion d'un colloque aussi riche et diversifié que celui qui nous a réuni aujourd'hui. Conclure en une vingtaine de minutes après la simple écoute des interventions c'est en effet sélectionner, écarter ce que l'on n'a pas sélectionné et mettre en exergue certains points au détriment d'autres, sans même parler des oublis involontaires. Les efficaces organisateurs de ce colloque lui ont donné un titre provocateur : « *la santé, malade de la justice ? *», encore accentué par la typographie du carton d'annonce qui évoque la collection de la série noire. Quitte à provoquer à mon tour, l'ensemble des débats me conduit à vous proposer un autre titre générique de ce colloque : «* La santé malade de la santé* ? ». Cette maladie, si on l'analyse dans une mise en perspective historique de la santé et de ses rapports avec la justice, présente trois principaux aspects qui, et c'est l'aspect positif, ont débouché sur des amélioration et des enrichissements ; mais s'amorce maintenant la plus grande menace qui ait sans doute jamais pesé sur la santé et la façon qu'a la justice de l'appréhender. 1. *La santé est d'abord malade des remises en cause de ses pratiques, un temps considérées comme bonnes - au sens de recommandations de bonne pratique conformes aux données acquises de la science - puis s'avérant inutiles ou, pire, dangereuses.* Or rien n'a sans doute un effet plus déstabilisant pour un corps de professionnels que de devoir brûler ce que hier il a adoré. Certains intervenant ont évoqué le drame du sang contaminé. Il me paraît, avec tous les symboles lourds de significations diverses qui s'attachent au sang dans l'histoire des civilisations, illustrer ce premier aspect de la maladie de la santé. Mais le drame du sang dans l'histoire de la santé, je le ferais remonter à 1832. C'est en effet cette année là qu'un médecin dénommé THOURET-NOROY pratiqua sur l'un de ses patient au nom prédestiné, M. GUIGNE, un acte considéré depuis des siècles comme nécessaire et salvateur en médecine dans les affections les plus diverses, à savoir une saignée, qui entraîna une septicémie génératrice d'une gangrène, puis, après des jours d'atroce souffrances, l'amputation du bras gangrené. L'action en réparation engagée par la victime contre le médecin aboutit le 18 juin 1835 au premier arrêt rendu, après la promulgation en 1804 du code civil, par la chambre des requêtes de la Cour de cassation en matière de responsabilité médicale . Cette affaire souleva un tollé de tout le corps médical - y compris ses institutions les plus séculaires comme l'Académie royale de médecine - attaché à l'idée que les articles 1382 et 1383 du code civil, sièges de la responsabilité délictuelle, n'étaient pas applicables aux médecins. Les conclusions de référence, même aujourd'hui, du procureur général DUPIN ont fait litière de cette conception Il a fallu attendre encore plusieurs années, grâce notamment au génie de Claude BERNARD et à son « *introduction à la médecine expérimentale *» en 1865, pour que la pratique du sang ôté soit considérée - sauf quelques exceptions - comme une méthode thérapeutique inutile et dangereuse. Puis, curieusement, mais aussi plus que symboliquement, de l'excès du sang ôté jusqu'au milieu du XIXe siècle, le consensus médical français au XXe siècle est passé à l'excès de sang fourni, ce qui a fortement contribué à la multiplication des victimes du drame du « sang contaminé » évoqué par plusieurs d'entre vous ce matin et cet après-midi. Me reviennent à l'esprit des conversations que j'eus, il y a quelques années, avec le professeur Georges DAVID - qui a oeuvré de façon magistrale, à une époque où c'était encore une aventure osée dans le secteur d'avant garde de la recherche sur la reproduction humaine et créé les Cecos - à propos de l'abus par la majorité des médecins, au nom d'un consensus général, du recours aux produits sanguins, depuis des transfusions sans réelle utilité jusqu'à l'emploi massif de dérivés, comme les gammaglobulines, administrés à des milliers d'enfants atteints d'angines. Il y avait pourtant des médecins qui pressentaient le désastre, comme - et c'est le professeur DAVID qui me l'avait indiqué -- le professeur de médecine René TZANK qui, dans un numéro de 1978 des « *cahiers d'anesthésiologie »*, a publié un article intitulé « *Réflexions sur une consommation abusive du sang et de ses dérivés* » où il dénonçait le danger de la surconsommation de sang et mettait en garde contre « *la possible gravité des accidents d'incompatibilité, et les éventuelles conséquences immunologiques, même lointaines de tout apport étranger* ». Que n'a-t-il été écouté... Autre grande remise en cause d'un consensus thérapeutique sans esprit critique qui a eu des prolongements judiciaires, celui du recours excessif aux rayonnements, et d'abord aux rayons X découverts à la fin du XIXe siècle par RÖNTGEN. L'histoire médico-judiciaire de toute la première partie du XXe siècle est jalonnée des dommages causés à des patients - et aussi aux médecins maniant les appareils sans protection suffisante - par les effets nocifs, mal perçus et mal maîtrisés, du recours, souvent sans réelle utilité thérapeutique, aux examens ou à la thérapie par rayonnement. Le deuxième très grand arrêt, après celui de 1835, de la Cour de cassation en matière de responsabilité médicale, c\'est-à-dire l'arrêt MERCIER du 20 mai 1936 - qui a substitué au fondement délictuel de cette responsabilité un fondement contractuel et déterminé le contenu du contrat médical - concerne une telle situation. Mme MERCIER, atteinte d'une affection nasale, s'était en effet adressée au docteur NICOLAS, radiologue, qui lui fit subir, en 1925, un traitement par les rayons X qui provoqua chez elle une sévère, douloureuse et défigurante radiodermite des muqueuses de la face dont elle a imputé la responsabilité à son médecin. Aujourd'hui encore, le traitement par rayonnements - qui sont certes de nature différente -- provoque des drames, comme à Epinal ou Toulouse, dont des intervenants ont parlé. *- La santé est aussi malade des manquements, favorisés par de regrettables errements judiciaires, aux devoirs généraux de nature éthique des médecins envers leurs patients.* Plusieurs des intervenants ont évoqué les devoirs des médecins en matière de respect de la dignité des patients qui impliquent son information, condition du recueil de son consentement éclairé, sauf les cas d'urgence, d'impossibilité ou de refus du patient d'être informé, voire, dans des cas particuliers, de limitation en quelque sorte thérapeutique de l'étendue de l'information. Les lois dites bioéthique de 1994, le code de déontologie des médecins de 1995 et la loi du 4 mars 2002 ont encore renforcé ces exigences. A vrai dire, ces exigences, dans le droit issu du code civil, remontent au tout début du XXe siècle. Ainsi, dans un commentaire sous un arrêt de la cour d'appel d'Aix en Provence du 22 octobre 1906, M. MERIGHNAC, professeur à la faculté de droit de l'université de Toulouse, soulignait qu'avant d'opérer, le médecin « *doit prévenir le malade ou la personne sous l'autorité de laquelle celui-ci se trouve placé et obtenir le consentement de l'un ou de l'autre, en indiquant l'aléa de l'opération. Et la preuve du consentement du malade demeure à la charge du médecin. Il est bien évident que celui qui va subir une opération dans laquelle ou à la suite de laquelle il peut succomber doit être prévenu du danger qu'il va courir ».* L'arrêt TEYSSIER, troisième très grand arrêt de la Cour de cassation après ceux de 1835 et de 1936, affirmait le 28 janvier 1942, en un temps où l'ordre nazi ensanglantait l'Europe et dévoyait les esprits que, sauf cas de force majeure, un chirurgien est tenu d'obtenir le consentement du malade avant de pratiquer une opération et qu'en violant cette obligation, « *imposée par le respect de la personne humaine *», il commettait une atteinte grave aux « *droits du malade* », et qu'il engageait sa responsabilité vis-à-vis de son patient en ne l'avertissant ni de la nature exacte de l'opération qu'il allait subir, et de ses conséquences possibles, ni du choix qu'il avait entre deux méthodes curatives. Malheureusement cette évolution harmonieuse a été rompue - et cette rupture a été très préjudiciable dans les pratiques médicales et l'image de la médecine - au début des années 1950 par la conjonction des prises de position rétrogrades, d'une part, d'un président du conseil de l'Ordre des médecins, le professeur PORTES, qui, dans une communication sur le consentement du malade faite le 30 janvier 1950 devant l'Académie des sciences morales et politiques ne lui reconnaissait qu'une seule « *parcelle de liberté* », celle de choisir son médecin traitant, et le jugeait « *inapte* » à recevoir une information sur son état, son consentement étant même qualifié de « *mythique* », d'autre part, de la Cour de cassation qui a décidé par l'arrêt MARTIN c/ BIROT du 29 mai 1951 de mettre la preuve de l'absence d'information à la charge du patient, ce qui a ruiné l'effectivité des « *droits des malades* », affirmés par l'arrêt TEYSSIER de 1942. La plupart des commentateurs -- et notamment René SAVATIER et Roger PERROT - ont fermement critiqué ce revirement intempestif. Mais il a fallu attendre une autre double évolution, heureuse cette fois, d'une part, du conseil de l'Ordre des médecins qui, à partir de 1993 et sous l'impulsion de son président, le professeur GLORION -- auquel on ne rendra jamais assez hommage --, a lutté pour la reconnaissance du droit à l'information des patients, clairement affirmé et affiné dans le code de déontologie des médecins de 1995, d'autre part, de la Cour de cassation, qui par un arrêt du 25 février1997 a décidé que la charge de la preuve de l'information incombait au praticien. La controverse est maintenant close grâce à la loi du 4 mars 2002 qui a mis en exergue le devoir d'information du médecin et précisé qu'il avait la charge de la preuve (article L 1111-2 du code de la santé publique). 2. *Paradoxalement la santé est aussi malade de ses succès.* A très juste titre plusieurs intervenants ont mis en lumière les considérables progrès qui, en particulier en matière d'anesthésie et sous l'impulsion décisive - qui est un modèle du genre - de la Société française d'anesthésie et de réanimation, ont réduit les risques. De grands progrès ont aussi été accomplis dans la lutte contre les infections nosocomiales, sans même parler de l'amélioration de la qualité des matériels. Mais ces progrès justement ont leur revers en quelque sorte psychologique qui est « *l'inacceptabilité* » du risque pour les victimes ou leur famille lorsque, malgré toutes les précautions prises, il se réalise. Les suspicions d'incompétence et de faute sont alors souvent virulentes. La malheureuse affaire Farçat, évoquée lors des débats de ce matin, avait montré que déjà en 1973 la mort d'un jeune homme des suites d'une banale ablation chirurgicale des amygdales avait été jugée intolérable pour ses parents et nécessairement imputable à des fautes. Aujourd'hui l'émotion, notamment dans les médias, serait encore plus vive. Cette affaire pourrait d'ailleurs peut-être illustrer aussi ce que je disais dans le premier point quant aux dangers de consensus trop laxiste sur un type d'intervention, telle l'amygdalectomie d'usage trop courant autrefois et qui est maintenant déconseillée en dehors de quelques types d'affections graves. Je n'insisterai pas davantage sur cet aspect qui est devenu un lieu commun. 3. *L'aspect positif est que de ces « maladies » de la santé sont nés des améliorations et des enrichissements* L'amélioration de la veille sanitaire, le rôle accru des autorités de santé, comme la récente Haute autorité de santé, ont permis d'améliorer la prévention et d'être beaucoup plus vigilant dans l'élaboration des recommandations de bonne pratique. Du drame du sang contaminé est né un système qui rend sans doute les produits issus du sang en France parmi les plus sûrs du monde, sauf surprise majeure, mais elle relèverait alors de l'inconnaissable en l'état de nos moyens d'investigation actuels. La période d'involution qui, à partir de 1950, a marqué les droits des patients quant au respect de leur droit à l'information et au respect de leur volonté et de leur consentement, a provoqué une prise de conscience qui a heureusement guidé le législateur (lois dites « bioéthiques » du 29 juillet 1994, loi du 4 mars 2002, loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de la vie). Une évolution dans la prise en compte de plus en plus fréquente par le juge administratif et le juge judiciaire des normes déontologiques -- qui figurent maintenant dans le code de la santé publique (art R.4127-1 à 112) - favorise un rapprochement entre les deux ordres quant à l'appréciation de la responsabilité des médecins et des établissements de santé. On peut même penser que le juge judiciaire devrait abandonner le fondement contractuel pour revenir au fondement délictuel initial, singulièrement enrichi par les lois déjà citées et par des décrets (les normes déontologiques sur les devoirs des médecins envers les patients notamment, qui suffisent à elles seules pour traiter la quasi-totalité des affaires de responsabilité). Les difficultés nées d'une mise en cause pénale trop systématique des médecins, dont plusieurs intervenants ont souligné les possibles dangers -- mais le droit pénal doit garder une place importante dans les affaires graves - ont été en grande partie résolues par la loi du 10 juillet 2000, dite « loi FAUCHON », très rapidement appliquée par la chambre criminelle de la Cour de cassation qui, dès le 5 septembre 2000, a précisé qu'un médecin qui n'a pas causé directement le dommage d'un patient, mais qui a contribué à créer la situation qui en a permis la réalisation, ou qui n'a pas pris les mesures permettant de l'éviter, est responsable pénalement s'il est établi qu'il a, soit violé de façon manifestement délibéré une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer. 4. *Une nouvelle maladie de la santé...* Je terminerai enfin en évoquant une thématique qui, notamment cet après midi, a fait l'objet d'un large débat, à savoir le coût de plus en plus élevé des soins, conjugué avec l'évolution démographique vers l'allongement de la durée de vie moyenne. La distorsion entre l'optimum thérapeutique nécessaire pour traiter un patient et son coût trop élevé, tant pour ce dernier que pour le système collectif ou assurantiel de santé, est de nature à soulever des difficultés majeures, sinon des drames, dont la résolution sera sans doute plus difficile que celle des quelques aspects de la « maladie » de la santé qui viennent d'être cités. Le praticien risque, notamment, de se trouver dans une situation délicate au regard de sa responsabilité, comme en témoigne un arrêt rendu le 19 décembre 2000 à propos d'un patient auquel un chirurgien-dentiste avait donné des soins correspondant à ce qu'il pouvait payer alors que les données acquises de la science imposaient dans son cas un traitement différent, mais dont le patient ne pouvait assumer le coût. L'argent sera sans doute - s'il ne l'est déjà - la plus grave maladie de la santé.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2008-02-01
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[ "michel rouger" ]
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CONCLUSION
# Conclusion Grand merci à vous tous qui avez su entretenir nos Entretiens de Saintes, grâce à la qualité de nos nombreux échanges, menés de main de maître par Alain TREBUCQ. Nous vous avions posé une question, la santé malade de la justice ? Vous avez répondu oui. Vous avez aussi répondu que la justice était malade de la santé. Vous avez même répondu que la santé était malade de la santé. Ma conclusion est que, probablement, l'homme est malade de l'homme, mais c'est un autre sujet. Merci à tous nos partenaires sans lesquels évidemment nous ne pourrions pas créer et organiser cette manifestation. Merci aux deux équipes organisatrices, celle de PRESAJE et celle du barreau de Saintes. Félicitations à nos amis du conseil d'administration, qui n'ont pas ménagé leurs efforts depuis l'été dernier, et qui ont déploré la disparition d'un des nôtres, Alain de PRACOMTAL, présent dès notre premier colloque en 1994.. Merci à toute cette équipe emmenée par Bernard DELAFAYE, qui s'est investi sans compter pour réussir cette journée utile et agréable. Il nous reste maintenant à parler de l'année prochaine. On ne sait pas quel sujet nous traiterons avec le barreau de Saintes, mais nous aurons plaisir à retrouver le maire de Saintes, Jean ROUGER, qui nous a témoigné sa sympathie au tout début de cette journée. Un autre ROUGER la conclut. Je pense à un slogan populaire des messages sanitaires en le paraphrasant : un ROUGER ça va, deux ROUGER bonjour les débats !
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entretiens de saintes-royan-amboise
2009-09-01
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[ "michel rouger", "didier quentin", "dominique bussereau", "jean-marie coulon" ]
3,438
INTRODUCTION : LE JUGE D'INSTRUCTION : ECHEC ET MAT ?
# Introduction : Le juge d'instruction : Echec et Mat ? - Michel ROUGER, Président des Entretiens de Royan, président de l'institut Présaje Messieurs les ministres, messieurs les parlementaires, messieurs les magistrats et avocats, et vous tous qui êtes présents aujourd'hui, je vous souhaite la bienvenue pour ces premiers Entretiens de Royan. Il y a 70 ans, lorsque le temps boudait le vacancier ou le baigneur, je me rendais devant le majestueux Casino de Foncillon, orgueil du Royan de la Belle Epoque, qui se trouvait à l'endroit où j'ouvre cette journée. Xavier de Roux, empêché de se joindre à nous aujourd'hui en raison d'un voyage qu'il n'a pu remettre, a créé il y a quinze ans le concept de ces Entretiens, à Saintes, dans le cadre de l'Abbaye aux Dames. Nous restons en Saintonge, province faite de terre et de mer, mais les poursuivrons désormais dans cette ville de Royan, à laquelle nous sommes plusieurs, ici, à être très attachés, soit pour y avoir été vacancier, comme moi-même, ou pour y être né, comme Bernard Delafaye. Monsieur le maire, votre commune nous a accueillis avec beaucoup de sympathie et d'aide amicale, ce qui est très précieux pour une association comme la nôtre. Soyez-en remercié, ainsi que l'équipe de Bernard Delafaye et de Présaje qui, comme les deux années précédentes, a organisé ce colloque. À tous, je souhaite une bonne journée et un bon travail, avant de passer la parole à M. Didier Quentin. - Didier QUENTIN, *Député -maire de Royan* Monsieur le Président, cher Michel, merci pour ces paroles aimables, et bienvenue à chacune et chacun d'entre vous. J'ai pris un arrêté municipal pour que la météo soit propice à l'étude et à la réflexion plutôt qu'à la baignade sur l'une de nos cinq plages de sable fin. Je constate que cet arrêté a été scrupuleusement respecté. Il est même à craindre que nous ayons un peu de pluie cet après-midi. Mais pour reprendre la formule appliquée aux mariages, *« colloque pluvieux, colloque heureux ».* Je me réjouis cependant que nous ayons été épargnés par les trombes d'eau qui se sont abattues sur le Pays basque, avec lequel je compatis. Nous sommes très heureux d'accueillir à Royan ces « Entretiens» qui se déroulaient jusqu'alors à Saintes. Je remercie Michel Rouger et Bernard Delafaye, qui est royannais d'origine, de renouer ainsi avec notre cité. Je vous renouvelle les excuses de Xavier de Roux, à qui j'ai parlé au téléphone avant son départ, et qui est de tout cœur avec nous. Je crains d'être le seul parlementaire présent aujourd'hui, car certains de mes collègues, qui nous avaient annoncé leur venue, ont été débordés par leurs obligations de fin de semaine. C'est le cas notamment de mon ami Jean-Paul Garraud, qui se trouve à Libourne actuellement, mais ne pourra malheureusement pas se joindre à nous. En tant que membre de la commission des lois de l'Assemblée nationale, je vais maintenant vous rappeler les grandes lignes du rapport Léger, comme me l'a demandé Bernard Delafaye. Je vous indiquerai ensuite la façon dont nous envisageons le débat sur ce texte, que la garde des Sceaux, Mme Michèle Alliot-Marie, nous présentera sans doute dans le courant de l'année 2010. Une petite parenthèse personnelle : étant diplomate de carrière, il eût été normal pour moi, lorsque j'ai été élu député, de m'inscrire à la commission des affaires étrangères. Or, sur le conseil de plusieurs amis, j'ai préféré opter pour la commission des lois. J'ai toujours été étonné par la méconnaissance de la chose judiciaire chez la plupart de nos concitoyens. Je suis particulièrement frappé de constater que, pendant les études secondaires, on accorde une très grande importance aux mathématiques, pour lesquelles j'ai le plus grand respect, et une place infime à la question du fonctionnement de la justice, et ce même dans les cours d'éducation civique. Pourtant, toute Française et tout Français aura très certainement l'occasion d'avoir affaire à la Justice au cours de sa vie, et pour certains d'entre eux, plusieurs fois par an, alors qu'il est rare, après avoir quitté le lycée, de se trouver dans la nécessité de résoudre une équation du second degré. C'est pour essayer de combler mon ignorance personnelle en matière juridique que j'ai décidé de me plonger dans ces questions. Je ferai ainsi mienne la formule de l'un de mes prédécesseurs, JeanNoël de Lipkowski, dont j'ai été le suppléant et que Jacques Toubon a bien connu : *« À force de parler de ce qu'on ignore, on finit par l'apprendre et le savoir».* Le thème de la réunion d'aujourd'hui, l'avenir du juge d'instruction, est au cœur de l'actualité, de même que le projet de loi pénitentiaire. Ces deux dossiers font partie des grands chantiers engagés par le président de la République, et Nicolas Sarkozy souhaite ardemment moderniser notre système pénal, afin de tirer les leçons de l'affaire d'Outreau. Je tiens, au passage, à rendre hommage à mes collègues André Vallini, ancien président de la commission d'enquête, et Philippe Houillon, qui a été président de la commission des lois et rapporteur de la commission d'enquête sur cette malheureuse affaire. Le rapport Léger, destiné à préparer la réforme du système judiciaire français, formule douze propositions : 1. Transformer le juge d'instruction en juge de l'enquête et des libertés, investi exclusivement de fonctions juridictionnelles. Il s'agit de sortir de l'ambiguïté du rôle du juge d'instruction, qui cumule les fonctions d'un juge et celles d'un enquêteur. Robert Badinter disait que le juge d'instruction est *« à la fois Maigret et Salomon»*, ce qui l'expose à n'être vraiment ni l'un, ni l'autre... 2. Simplifier la phase préparatoire du procès pénal en instituant un cadre d'enquête unique, c'est-à-dire un directeur d'enquête unique et une autorité de poursuite unique : le procureur de la République. 3. Instituer un juge de l'enquête et des libertés disposant de pouvoirs importants, compétent pour décider des mesures les plus délicates pour les libertés individuelles, telles que les écoutes, les perquisitions en flagrance, la sonorisation, la délivrance de mandats d'amener. C'est également ce juge qui contrôlera la loyauté de l'enquête. 4. Garantir et renforcer, tout au long de l'enquête, les droits des victimes et du *mis en cause* (formulation remplaçant désormais le terme *mis en examen*). Le rapport Léger propose de distinguer deux régimes, le régime actuel et le régime renforcé, dans lequel le mis en cause disposera de l'ensemble des droits du contradictoire. La victime pourra devenir partie à une enquête et bénéficier ainsi pleinement des droits du contradictoire et de la défense. La victime pourra dénoncer, auprès du procureur de la République, les faits qu'elle estime constitutifs d'une infraction. En matière criminelle, elle pourra également contester la décision du classement devant le juge de l'enquête. 5. Renforcer le respect des droits et des libertés individuelles dans la phase préparatoire au procès pénal. Le comité propose d'accroître la place de l'avocat dans la garde à vue, tout en préservant l'efficacité de l'enquête. Les conditions de garde à vue seront clarifiées et la garde à vue sera purement et simplement interdite si la peine encourue est inférieure à un an de prison. S'y ajoute une nouvelle retenue coercitive, la *retenue judiciaire*, d'une durée plus courte, appliquée aux personnes soupçonnées d'une infraction pour laquelle la peine d'emprisonnement est inférieure à cinq ans. Pour ce qui est de la détention provisoire, il est proposé de réduire fortement les délais butoirs et d'apporter des garanties renforcées : collégialité facultative, compétence pour décider du placement, remise en liberté de droit en cas d'absence d'acte d'enquête pendant plus de trois mois. 6. Simplifier, harmoniser et sécuriser la procédure préparatoire au procès pénal. Le comité Léger propose notamment d'unifier les différents régimes de garde à vue, de remplacer la chambre de l'instruction par une chambre de l'enquête et des libertés soumise à des règles procédurales simplifiées, et d'harmoniser les délais de procédure. 7. Supprimer le secret de l'enquête et maintenir le secret pro- fessionnel. Le rapport Léger propose de dépénaliser la violation du secret de l'instruction qui, dans bien des cas, est devenu fictif ou quasiment inexistant, tout en maintenant le secret professionnel et les sanctions qui s'y attachent à l'égard des personnes concourant à la procédure. 8. Faire du président l'arbitre du débat judicaire. Il est envisagé que le président joue un rôle d'arbitre et que, dans ce but, il ne dispose plus de la direction des débats, mais veille uniquement au bon déroulement de l'audience. Cette façon de procéder permettra de renfoncer sa neutralité, tout en lui conservant la possibilité d'être pleinement éclairé avant de statuer. 9. Développer l'échevinage en matière correctionnelle. Le comité propose d'étendre au domaine correctionnel le système déjà en place en matière pénale depuis 1791, ce qui permettrait de rapprocher les citoyens de leur justice. 10. Renforcer les droits des parties civiles dans la phase de juge- ment. Il est proposé qu'une association de victimes puisse saisir le Parquet afin que celui-ci forme appel. La partie civile devra obligatoirement être avisée de la date d'audience d'appel, même s'il n'a pas été formé appel des dispositions civiles. 11. Moderniser la cour d'assises et améliorer les garanties entourant la procédure criminelle. Le comité Léger a notamment proposé l'obligation d'aller au-delà de la seule intime conviction et de motiver les arrêts d'assises. Il propose de donner la possibilité aux assesseurs et au jury d'accéder au dossier de la procédure, et de retranscrire ou d'enregistrer les procès d'assises. La commission préconise également d'attribuer à la partie civile un droit de récusation des jurés d'assises, et d'alléger la procédure en cas de reconnaissance par l'accusé de sa culpabilité (ce qu'on appelle le *plaider coupable*), sauf lorsque l'accusé encourt la réclusion à perpétuité. 12. Harmoniser les délais de procédure afin de renforcer la sécurité juridique. Le rapport propose, par exemple, la mise en place d'un délai unique de dix jours pour former appel d'une ordonnance ou d'un jugement, ou pour se pourvoir en cassation. Nous souhaitons tous que notre pays soit doté d'une procédure pénale moderne et respectueuse des libertés. Or, chacun s'accorde, depuis de nombreuses années, à reconnaître que la procédure pénale actuelle n'est pas suffisamment respectueuse des droits des personnes. Entendons-nous bien : ce n'est pas l'action des juges qui est en cause, mais l'inadaptation et la lourdeur des textes qu'on leur demande d'appliquer. Un grand nombre d'entre nous estiment que la confusion entre les pouvoirs d'enquête et les pouvoirs juridictionnels du juge d'instruction n'est plus acceptable, mais bien d'autres sujets méritent notre attention et appellent des solutions concrètes. Je pense, par exemple, à la question de la mise en examen ou à celle de la détention provisoire. Il doit être possible d'aborder toutes ces questions avec le souci d'un dispositif équilibré et pleinement contradictoire. La suppression du juge d'instruction, question certes majeure, a été très médiatisée; mais ce n'est que l'une des nombreuses propositions du comité Léger. Il convient, à ce sujet, de rappeler que les juges d'instruction n'ont à connaître qu'une part d'ores et déjà très réduite des dossiers (5 %). Depuis plusieurs années, la diminution du nombre d'informations judiciaires a, en quelque sorte, anticipé la réforme. À titre d'exemple, seulement 641 informations judiciaires ont été ouvertes en 2008 à Paris, tous services confondus, contre 1 039 l'année précédente. À Nanterre, l'évolution est la même, avec une diminution de 32 % entre 2007 et 2008. Si la saisine d'un juge d'instruction reste obligatoire en matière criminelle, cette évolution s'avère particulièrement sensible dans le domaine financier, pour lequel, à Paris, 21 procédures ont été confiées à des juges d'instruction en 2008, contre 88 l'année précédente. L'objectif de la réforme est de mettre en place un système commun à l'ensemble des affaires. Le principe de cette réforme relève du bon sens : un juge ne peut raisonnablement être chargé de l'enquête et, en même temps, veiller à la garantie des droits de la personne mise en examen. Il faut donc confier ces pouvoirs à deux personnes différentes, comme nous y incite d'ailleurs la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Enfin, dans le cadre d'un espace européen de justice, et je parle devant un ancien parlementaire européen en la personne de Jacques Toubon, la France, en adoptant cette réforme, ne fera que suivre l'exemple de l'Allemagne, qui n'a plus de juge d'instruction depuis 1975, ou de l'Italie, qui n'en a plus depuis 1988. Aujourd'hui, il ne reste guère que la Belgique, l'Espagne et les anciennes démocraties populaires à conserver des juges d'instruction. Sans vouloir anticiper sur les conclusions de vos travaux, je crois pouvoir dire que les propositions du comité Léger, bien que d'une grande qualité, ne constituent en aucune manière un avant-projet de loi. C'est la raison pour laquelle les parlementaires travaillent, depuis quelque temps déjà, sur ce sujet. Pour ne citer que mon propre groupe, celui de l'UMP, son président Jean-François Copé a confié, dès le mois de mars dernier, à deux de mes collègues et amis, Jean-Paul Garraud, député de la Gironde dont j'ai déjà parlé, et Étienne Blanc, député de l'Ain, une mission sur la question du juge d'instruction. Ils organisent des auditions sur les raisons, l'opportunité et les conséquences d'une éventuelle suppression du juge d'instruction, et ils présenteront prochainement leurs analyses sur les répercussions d'une telle réforme, qui pourrait conduire à un changement de système procédural. Leur réflexion s'articule autour de trois thèmes. Tout d'abord, la réforme envisagée ne doit pas compromettre la bonne conduite des affaires pénales les plus graves : le juge d'instruction est actuellement en charge de ce pilotage et nous veillerons à ce que la réforme garantisse une conduite efficace de l'enquête pénale, car il en va de la sécurité de nos concitoyens. Deuxièmement, l'égalité des armes entre la défense et l'accusation doit être préservée : la réforme ne saurait en aucun cas se traduire par une rupture de l'égalité, et nous étudierons toutes les pistes nécessaires pour que cette dernière soit garantie et même accrue. Enfin, leur réflexion porte également sur le statut du parquet, dont je devine qu'il occupera une partie importante de vos débats d'aujourd'hui. J'ajoute que le président de la République vient de demander à Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État, garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés, de conduire une large consultation sur la base du rapport Léger. L'objectif est d'aboutir à un avant-projet de loi dans le courant du mois de janvier 2010, pour un examen au Parlement durant le premier semestre 2010. Mesdames et messieurs, chers amis, je suis sûr que vos travaux permettront d'enrichir ces différentes pistes de réflexion. Sachez qu'avec mes collègues parlementaires, nous aurons vos propositions bien présentes à l'esprit, afin d'élaborer un texte équilibré visant à garantir les droits des justiciables, sans affaiblir l'autorité judiciaire. Je vous souhaite donc à toutes et à tous d'excellents débats. Et maintenant, après vous avoir donné mon point de vue de parlementaire, et dans le plus grand respect de la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu, qui repose non loin d'ici, du côté de La Brède, je vais vous lire le message que m'a demandé de vous transmettre Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État, garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés : « *La réforme de la procédure pénale ouvre un vaste débat sur l'avenir de notre justice. Le temps est venu d'apporter des réponses concrètes aux questions trop longtemps restées sans réponse.* *Comment simplifier la procédure et la rendre plus lisible pour le justiciable, comment éviter des longueurs inutiles, comment garantir au mieux les droits des victimes et les droits de la défense au sein de la procédure, comment éviter toute suspicion de partialité ?* *Mener l'enquête et garantir les droits et les libertés individuelles sont deux missions distinctes. Elles doivent relever de deux juges distincts : le juge du parquet, en charge de l'enquête, le juge de l'enquête et des libertés, chargé du contrôle de l'enquête.* *Les victimes doivent pouvoir contraindre le parquet à ouvrir une enquête. Elles peuvent aujourd'hui saisir un juge d'instruction. Elles pourront demain saisir le juge de l'enquête et des libertés.* *Garde à vue et détention provisoire devront être mieux encadrées et plus respectueuses des libertés. L'assistance de l'avocat sera renforcée au cours de la garde à vue. Limitée dans le temps, la détention provisoire fera l'objet d'une décision collégiale.* *La réforme de la procédure pénale n'est pas une démarche de soustraction. C'est une démarche de construction. Mon objectif est d'aboutir à un projet de loi à l'été 2010. Ma méthode sera celle du dialogue et de l'écoute.* *Sur la base du rapport Léger, j'entends mener une large concertation avec des élus, des avocats, des magistrats, des universitaires. Les Entretiens de Royan apporteront leur pierre à notre réflexion partagée. À toutes et à tous, je souhaite d'excellents travaux* ». Comme vous le voyez, non seulement mes modestes vœux vous accompagnent dans vos travaux d'aujourd'hui, mais également ceux, beaucoup plus solennels et plus importants, de Mme la ministre d'État, garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés. - Michel ROUGER Monsieur le député-maire, cher Didier, grand merci d'avoir élargi ton allocution d'accueil à une analyse des travaux auxquels nous allons nous consacrer, et de nous avoir donné lecture du message très intéressant de Mme Alliot-Marie. Le moment est venu d'accueillir Dominique Bussereau : secrétaire d'État aux transports, il est également président du Conseil général de la Charente-Maritime, une institution qui a toujours soutenu nos travaux. Il nous fait l'honneur et le plaisir de prélever quelques instants sur un emploi du temps dont vous imaginez la complexité, afin de participer à notre rencontre. - Dominique BUSSEREAU, *Secrétaire d'Etat aux transports, président du Conseil général de la Charente Maritime* Merci Michel. Je voudrais saluer toutes celles et tous ceux qui sont ici avec nous, et tout spécialement mes collègues, anciens ministres, Jacques Toubon et Philippe Marchand. Didier Quentin vient de parler en tant que membre éminent de la commission des lois. Avant d'entrer au Gouvernement en 2002, j'ai fait partie de cette commission pendant dix ans, notamment sous la présidence de Jacques Toubon de 1986 à 1988. Didier Quentin a évoqué la dimension politique du rapport Léger, mais aussi les aspects relatifs à l'organisation du travail gouvernemental et parlementaire liée à ce projet, qui est passionnant, bien qu'extrêmement sensible. Le calendrier présenté par Didier Quentin est clair. Mais quelques incertitudes demeurent sur l'aboutissement de ce projet de réforme. Nous sommes en effet confrontés à une situation inédite sous la V° République, liée à l'ampleur et au nombre des réformes initiées par le Président de la République : un encombrement sans précédent de l'ordre du jour parlementaire, d'où de nombreux retards dans l'adoption des textes. Ainsi, Mme Alliot-Marie avait préparé un texte que nous avions adopté en Conseil des ministres il y a quasiment deux ans. Il s'agit de la Loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (la LOPSI). Ce texte n'a pas encore été présenté à l'Assemblée Nationale. Le nouveau ministre de l'Intérieur, Brice Hortefeux, ne souhaite d'ailleurs pas le présenter en l'état. Il va donc être à nouveau examiné en Conseil des ministres et par la Commission des lois. Je voudrais aussi signaler que la route qui relie Saintes à Royan a été élargie à quatre voies. Chacun aura compris que c'était pour faciliter la venue des Entretiens qui se sont longtemps tenus à Saintes. C'est pour moi l'occasion de rendre hommage à Xavier de Roux, qui a été à l'origine de ces colloques avec toi, mon cher Michel, et qui a longtemps été l'une des grandes voix de la commission des lois au sein de l'Assemblée nationale. C'est un réel bonheur de vous accueillir ici, au nom de la Charente-Maritime, en vous souhaitant à toutes et à tous un excellent travail. - Michel ROUGER Merci beaucoup monsieur le ministre, merci Dominique. Nous allons maintenant céder la parole à M. le premier président Jean-Marie Coulon, qui sera le modérateur de nos débats. - Jean-Marie COULON, Premier président honoraire de la cour d'appel de Paris Merci monsieur le président. Je vous propose d'entrer dès maintenant dans le vif du sujet. Le bâtonnier Jean Castelain sera notre grand témoin, et Jean-Yves Le Borgne assurera l'animation des débats. Nous aurons deux tables rondes, la première sur l'opportunité de la suppression du juge d'instruction, et la seconde, après le déjeuner, sur les conséquences de la suppression du juge d'instruction. Auparavant, je voudrais évoquer un sujet très triste, la mort accidentelle, au mois d'août, de Mme Catherine Giudicelli, juge d'instruction à Paris et présidente de l'Association française des magistrats instructeurs. Mme Giudicelli devait être l'un des piliers de nos Entretiens ; c'est pourquoi je vous demande d'observer un instant de recueillement pour saluer sa mémoire. Je vous remercie.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2009-09-01
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PREMIÈRE TABLE RONDE : OPPORTUNITÉ DE LA SUPPRESSION DU JUGE D'INSTRUCTION
# Première table ronde : Opportunité de la suppression du juge d'instruction - Jean-Marie COULON Au cours de notre première table ronde, nous entendrons Didier Rebut, professeur à l'université Panthéon-Assas, qui replacera le projet de réforme qui nous occupe dans une perspective historique; Michel Desplan, procureur à Versailles, qui donnera le point de vue du parquet; Guillaume Daieff, juge d'instruction à Paris, au pôle financier, qui s'exprimera au nom de l'Association française des magistrats instructeurs; puis, dans un deuxième temps, Jacques Buisson, président de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Lyon, et coauteur avec le recteur Serge Guinchard d'un extraordinaire ouvrage de procédure pénale, qui nous présentera le point de vue de la juridiction du second degré, éclairé par son approche universitaire ; et enfin Benoît Ducos-Ader, avocat à Bordeaux, qui représentera la défense et le point de vue des avocats. Sans plus tarder, je donne la parole au professeur Didier Rebut. ## Le point de vue historique - Didier REBUT, Professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II) La proposition qui nous est faite aujourd'hui de supprimer le juge d'instruction a une dimension politique très forte, mais c'est une idée qui ne date pas d'aujourd'hui, ni du rapport Léger. Cette idée revient de façon périodique depuis fort longtemps, que ce soit chez certains auteurs ou dans diverses commissions qui ont précédé le comité Léger. La proposition, récurrente, de supprimer le juge d'instruction se fonde toujours sur un même argument et une même critique, qu'on vient d'ailleurs d'entendre dans la bouche de M. Didier Quentin, se faisant ici l'écho du comité Léger : *« Il n'est pas possible d'être à la fois enquêteur et juge : comment peut-on apprécier à leur juste valeur des charges que l'on a soi-même rassemblées?».* Cette critique n'est guère antérieure au XIXe siècle. Lorsqu'on cherche à comprendre pourquoi cette critique s'est exprimée à ce moment-là, on s'aperçoit que la confusion entre le rôle d'enquêteur et celui de juge ne date pas de la création du juge d'instruction, qui remonte à l'Ancien Régime, mais qu'elle est apparue ultérieurement. Dans le *Code d'instruction criminelle* de 1808, le juge d'instruction existe, mais il est simplement enquêteur et il est placé sous l'autorité du parquet. C'est une chambre du conseil qui juge, décide de la détention provisoire ou de la mise en liberté, et se prononce sur le renvoi ou non devant la juridiction. Cette situation change avec la loi de juillet 1856, adoptée sous Napoléon III, qui confie au juge d'instruction les deux fonctions d'enquêteur et de juge. C'est à partir de cette loi que vont apparaître périodiquement des propositions de suppression du juge d'instruction. Ces propositions apparaissent ainsi comme une sorte de volonté de retour aux sources, à un équilibre originel qui aurait été rompu par la loi de 1856. En réalité, les choses sont plus complexes. Entre 1808 et 1856, le juge d'instruction menait l'enquête, et c'est un collège de trois juges qui prenait les décisions juridictionnelles et décidait de la détention provisoire. L'une des raisons pour lesquelles la loi de 1856 a été adoptée est que l'on s'était rendu compte que la chambre du conseil passait son temps à entériner les décisions du juge d'instruction, qui y siégeait : il ne servait à rien de mobiliser trois juges, si un seul prenait réellement les décisions. Une fois le cumul des fonctions décidé en 1856, les propositions de suppression du juge d'instruction ont alterné avec des propositions de restauration de la collégialité, et ce à la fois en doctrine et dans les commissions législatives. En 1948, la commission Donnedieu de Vabres a proposé de supprimer le juge d'instruction et de confier l'enquête uniquement au parquet, avec, déjà, un juge *de* l'instruction. Cette proposition n'a pas abouti, suite à une objection qu'on entend à nouveau aujourd'hui : comment confier une enquête à un parquet qui n'est pas indépendant? À la fin des années 80, la commission *Justice pénale et droits de l'homme*, présidée par Mme Delmas-Marty, a proposé à nouveau de supprimer le juge d'instruction et de créer un juge de l'enquête. Tirant les leçons de l'échec de 1948, elle a suggéré de revoir le statut du parquet, en interdisant toute intervention individuelle de la hiérarchie dans les dossiers, mais sans aller toutefois jusqu'à une complète indépendance. Ce projet n'a pas non plus abouti. Une loi, adoptée en 1985, proposait un système totalement collégial ; son application avait été différée en 1988, et elle n'a jamais été mise en œuvre. La commission d'enquête sur l'affaire d'Outreau a également proposé un système collégial, qui a été adopté et devait entrer en vigueur prochainement. Enfin, est arrivé le comité Léger qui, à la suite du discours du président de la République, revient à l'idée de supprimer le juge d'instruction, en s'appuyant sur le constat que 96 % des affaires sont traitées sans juge d'instruction. Il faut cependant souligner que les 4 % d'affaires confiées au juge d'instruction ne sont en rien comparables aux 96 % restants. - Jean-Marie COULON Monsieur l'animateur, je sens que vous brûlez de prendre la parole. - Jean-Yves LE BORGNE, Avocat au barreau de Paris, ancien président de l'Association des avocats pénalistes, vice-bâtonnier désigné D'après ce que vient de nous expliquer le professeur Rebut, il y a déjà un siècle et demi que l'on se demande s'il est légitime ou contre-nature de confier à la même personne le soin de mener l'enquête et d'apprécier la validité de cette dernière. Je poserai la question en d'autres termes, plus imagés : est-il concevable que le garde-chasse soit aussi chasseur? L'habitude a-t-elle endormi notre vigilance au point que nous aurions confié l'appréciation de la crédibilité d'une accusation à celui qui en est l'auteur? En allant un peu plus loin, le juge d'instruction ne serait-il pas déjà devenu parquetier avant qu'on s'en aperçoive? - Jean-Marie COULON Monsieur le bâtonnier, à vous la parole. - Jean CASTELAIN, Avocat au barreau de Paris, bâtonnier désigné Le professeur Rebut nous a expliqué qu'une des difficultés rencontrées par ceux qui, au fil de l'histoire, ont envisagé de supprimer le juge d'instruction, était la question du statut du parquet. Je pense que tous les avocats ici présents auront été aussi étonnés que moi d'entendre Mme Alliot-Marie employer dans son message la formule suivante : *« Mener l'enquête et garantir les droits et les libertés individuelles sont deux missions distinctes. Elles doivent relever de deux juges distincts : le juge du parquet, en charge de l'enquête, le juge de l'enquête et des libertés, chargé du contrôle de l'enquête».* Le parquetier est-il un juge au sens où nous comprenons ce terme, ce qui signifierait que l'avocat plaide contre deux juges, un qui requiert et un qui statue? Je n'ai pas le sentiment que le parquetier soit un juge. Un magistrat, certainement, dans notre statut français ; mais un juge? C'est une question qu'il me semble légitime de poser. - Jean-Marie COULON Je crois que Michel Desplan nous en parlera tout à l'heure. Monsieur le bâtonnier Natali, à vous la parole. - Frank NATALI, Avocat au barreau de l'Essonne, représentant du Conseil national des barreaux, ancien *président de la conférence des bâtonniers* L'histoire du juge d'instruction a été marquée par une étape importante, son émancipation par rapport au parquet en 1959. Quand le juge a réussi à ne plus être noté par le parquet, il est devenu de plus en plus juge et de moins en moins parquetier, contrairement à ce que vient de prétendre très brillamment JeanYves Le Borgne. Ce juge d'instruction, dont on dit aujourd'hui pis que pendre, a conquis son indépendance au fur et à mesure des actes qu'il accomplissait et de la reconnaissance sociale et judiciaire de son activité. Une deuxième notion me paraît importante dans l'histoire du juge d'instruction. Cette notion était très présente, en particulier dans la première réforme de collégialité de 1985, mise en place par Robert Badinter sous l'influence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) : la notion de procès équitable et de juge équitable. Le juge équitable n'est pas un juge arbitre ; c'est un juge qui s'assure que l'enquête est bien faite, et qui peut, quand ce n'est pas le cas, la mener lui-même au lieu de la déléguer à d'autres. Ce juge considère en effet que ce qui est jeu, c'est l'intérêt supérieur des mis en cause et des victimes : il n'est pas là pour arbitrer un match de tennis ou un match judiciaire, mais pour faire apparaître la vérité judiciaire et pour que la justice soit effectivement rendue. - **Didier REBUT** Vous avez raison. À l'origine, le juge d'instruction était placé sous l'autorité du parquet, et son émancipation s'est produite, effectivement, en 1958. À partir de cette date, il n'a plus été rattaché à la police judiciaire comme auparavant. Parallèlement, on assiste aussi à une prise de pouvoir du parquet. À l'origine, le parquet ne pouvait mener que des enquêtes de flagrance et, en dehors de ce cas, devait recourir à un juge d'instruction. Les parquetiers, constatant qu'ils ne pouvaient pas saisir systématiquement le juge d'instruction, ont commencé à faire enquêter les policiers pour vérifier s'il était nécessaire ou non de saisir un juge d'instruction. Ces enquêtes préliminaires, appelées enquêtes officieuses, n'avaient pas de fondement textuel et n'ont été officialisées qu'en 1958. C'est de cette façon que le parquet, peu à peu, a acquis un pouvoir d'enquête, et c'est ce qui nous a conduits à la situation actuelle. Aujourd'hui, les parquetiers peuvent pratiquement mener toute enquête de la même façon que le juge d'instruction, sous réserve de demander quelques autorisations au juge des libertés et de la détention (JLD); et de son côté, le juge d'instruction a pris son indépendance. - Jean-Marie COULON L'abandon de la notation du juge d'instruction par le parquet me paraît également un point très important.*Conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation* - **Jean-Yves MONFORT,** *Conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation* Je rebondis sur la remarque formulée par M. le bâtonnier Castelain avec beaucoup de courtoisie et d'égards. Quand on entend la garde des Sceaux parler de « juge du parquet», on ne peut pas ne pas réagir. Quelle que soit l'audace avec laquelle les politiques traitent les choses de la justice, on ne peut pas faire dire n'importe quoi au vocabulaire. J'ai la plus grande estime pour les parquetiers, qui sont représentés ici par les meilleurs d'entre eux, et j'ai moi-même été parquetier pendant huit ans. Je connais donc très bien ce métier, qui est un grand métier, mais il ne viendrait pas à l'esprit d'un parquetier de revendiquer la qualité de juge. Le positionnement spécifique du ministère public à la française s'est établi au fil du temps, mais on ne peut pas, au seuil d'une réforme qu'on nous annonce comme majeure, entendre parler de « juge du parquet» sans réagir : c'est un mélange des genres inadmissible, qui augure fort mal de cette réforme de la procédure pénale. J'ai toujours été frappé de voir les politiques aborder les questions de justice comme s'il s'agissait d'un théâtre d'ombres ou d'un jeu de mots. En réalité, il s'agit de choses essentielles qui touchent aux garanties fondamentales et aux libertés publiques. On ne peut pas, dans le but de nous vendre» la réforme à venir (s'il est permis d'employer cette expression un peu familière), recourir à ce type de vocabulaire, qui fausse le débat et, je dois le dire, n'augure rien de bon pour l'avenir.*Juge d'instruction à Angers* Je ne peux qu'adhérer à ce que vient de dire monsieur le bâtonnier, mais je voudrais revenir au point de vue historique et comprendre pourquoi, après le fiasco judiciaire d'Outreau, après une commission parlementaire qui, jouissant d'une légitimité démocratique, avait voté en mars 2007, à l'unanimité, le maintien du juge d'instruction, tout en le renforçant des garanties du contradictoire, de la collégialité et de la cosaisine, on nous a annoncé le 7 janvier 2009 qu'en définitive le juge d'instruction ne serait pas le juge du XXIe siècle, et qu'il n'était qu'un schizophrène. J'ai du mal à concevoir pourquoi, deux ans à peine après la loi de 2007 et alors que cette loi n'a même pas encore été mise en œuvre - en particulier la collégialité, qui devait entrer en vigueur en 2010 --, on vient nous expliquer que, finalement, le juge d'instruction ne sert plus à rien, et que tout ce qu'il fait, le parquet peut le faire aussi bien que lui. Je suis également choquée que, dans un débat comme celui d'aujourd'hui, on nous présente le principe de la suppression comme quasiment acquis. Pour moi, cela mériterait d'être discuté. Nous vivons en démocratie, et même si le président de la République a décrété qu'il fallait supprimer le juge d'instruction, encore faut-il que les parlementaires le votent, en accompagnant cette décision de toutes les conditions et de toutes les garanties souhaitables pour le justiciable. J'en viens à mes deux questions : comment se fait-il que les comités se succèdent et que deux ans après, le second prenne une décision opposée à celle du premier? Comment se fait-il qu'en 2009, nos défauts aient été jugés encore plus graves qu'en 2007 ? - **Didier REBUT** Je n'ai pas beaucoup d'explications à vous fournir. Il existe manifestement une volonté politique très forte, et c'est ce qui explique que cette réforme soit déjà largement engagée. Je suis d'accord avec vous pour constater qu'on nous la présente comme déjà acquise, et qu'il n'est question, apparemment, que de débattre de ses modalités et non de son principe. Ceci soulève un problème au regard de la représentation parlementaire, mais nous savons aussi que sous la Ve République, la représentation parlementaire suit d'assez près la volonté de l'exécutif. En disant cela, je ne veux nullement prendre position pour ou contre cette réforme. Je crois cependant que ce projet de suppression du juge d'instruction bénéficie d'un contexte indiscutablement favorable. Jamais les conditions de son aboutissement n'ont été aussi bien réunies. Outre une volonté politique très forte, ce projet bénéficie aussi de ce que j'appellerais un environnement juridique porteur : depuis plusieurs années déjà, le parquet a conquis la plupart des pouvoirs d'instruction. D'une certaine façon, on a préparé le terrain à la suppression du juge d'instruction. M. Didier Quentin faisait référence, tout à l'heure, aux statistiques d'ouverture d'informations judicaires, en forte baisse actuellement, notamment au pôle financier. Au plan international, on nous annonce que la France figure parmi les derniers pays à conserver le juge d'instruction : l'Allemagne l'a supprimé; l'Italie l'a supprimé; la Suisse a décidé sa suppression qui va entrer en vigueur très prochainement. C'est pourquoi, si le caractère très affirmé de la volonté politique peut paraître choquant, on est obligé de constater qu'indéniablement, la conjoncture est très favorable à cette évolution. Encore une fois, je ne dis pas que cela donne à cette réforme un caractère de légitimité ni qu'il n'existerait pas d'alternative à la solution proposée. Mais on est obligé de convenir que l'aboutissement de cette réforme est hautement probable, et pas seulement en raison d'une volonté politique. - **Jean-Marie COULON** Je donne la parole à M. le professeur Pradel, en précisant qu'il a été juge d'instruction pendant dix ans, avant de devenir professeur de droit. - Jean PRADEL, *Professeur émérite à la faculté de droit de Poitiers* Je ne suis pas d'accord avec ce que dit mon collègue et ami M. Rebut en ce qui concerne le contexte au plan international. Il est vrai que les Italiens ont abandonné le juge d'instruction, mais ils le regrettent, de même que les Allemands. Dans le rapport d'Outreau, qui est un chef-d'œuvre, on trouve aux pages 540 et suivantes un passage très sévère sur le système allemand et sur le statut du juge des libertés. J'ajoute que l'Allemagne a connu récemment une affaire semblable à celle d'Outreau, en pire car elle n'impliquait pas 15 mais 35 personnes. Le système allemand n'est donc pas forcément meilleur que le nôtre. Quant à la CEDH, jamais elle n'a émis de critiques contre le principe du juge d'instruction. Il existe un arrêt de la CEDH visant le juge d'instruction en Bulgarie, mais c'était dans le cadre du système communiste, où le juge d'instruction était un agent de la *Procurata*. Personnellement, je suis favorable à un juge d'instruction indépendant. Quand j'ai commencé ma carrière de juge d'instruction, j'étais noté par le parquet, et je me félicite que cela ait pris fin en 1975. Vive l'instruction, et vive le juge d'instruction! C'est tout ce que je voulais dire. - **Didier REBUT** Je souhaite préciser que je n'ai pas prétendu que les arguments s'appuyant sur des comparaisons internationales étaient fondés. Peut-être effectivement les pays qui ont abandonné le juge d'instruction le regrettent-ils. J'ai simplement voulu dire que cette référence aux autres pays européens faisait partie des éléments qui créent un contexte propice à l'aboutissement de la réforme. - Marie-Odile BERTELLA-GEFFROY, *Juge d'instruction à Paris* Lorsque l'Italie a supprimé le juge d'instruction en 1989, c'était en contrepartie de l'indépendance du parquet. Je connais bien le système judiciaire italien et je sais qu'il fonctionne très bien; les critiques qu'on entend ici et là à son sujet ne me paraissent pas justifiées. Je souhaite poser une question en ce qui concerne le statut du ministère public. On reproche au juge d'instruction, juge du siège indépendant, d'être schizophrène, au motif qu'il instruit à la fois à charge et à décharge. Or, on s'apprête à confier au procureur, accusateur public - donc à charge - la mission d'instruire non seulement à charge mais à décharge alors qu'il ne sera même pas indépendant? - Didier REBUT Sur cette question, je préfère laisser au comité Léger la responsabilité de sa proposition, car effectivement j'ignore comment le parquet pourra instruire à la fois à charge et à décharge. Peut-être les parquetiers présents souhaiteraient-ils répondre ? - Jean-Marie COULON Je crois que Michel Desplan s'exprimera sur ce point tout à l'heure. Je vous propose donc de mettre cette question en réserve et d'en rester pour l'instant aux aspects historiques. - Jean-Luc BONGRAND Je suis ancien juge d'instruction et ancien vice-procureur, actuellement détaché dans des fonctions d'administrateur civil. Je souhaite réagir à l'image d'un juge d'instruction jouant le rôle à la fois de Maigret et de Salomon. Lorsque j'étais juge d'instruction, M. le président Coulon, peutêtre pour nous empêcher de nous prendre exclusivement pour des Maigret, nous demandait de participer assidument à la présidence d'audiences correctionnelles, ce que je faisais avec grand plaisir. Mais je pense, comme beaucoup de juges d'instruction, que lorsque j'exerçais ces fonctions, et surtout après le 15 juin 2000, je ne me sentais pas du tout dans le rôle d'un Salomon ni dans des fonctions juridictionnelles, puisque nous n'avions plus à prendre de décisions sur la détention provisoire. Certes, il nous reste la question du contrôle judiciaire, mais ce n'est sans doute pas pour ce motif qu'on envisage la suppression du juge d'instruction. L'utilité d'un Maigret qui soit magistrat du siège me semble s'exprimer très clairement dans son statut : le magistrat du siège est actuellement le seul agent de l'État bénéficiant d'une totale indépendance vis-à-vis de tout pouvoir politique et plus largement de tout pouvoir, quel qu'il soit. Ne s'agit-il pas, tout simplement, de retirer l'enquête à un individu jouissant d'une grande indépendance, pour la confier à une personne relevant d'une institution à laquelle elle doit bien plus de comptes et où elle peut subir plus de pressions qu'un magistrat du siège indépendant? - Un intervenant Le professeur Rebut nous a expliqué que la critique du juge d'instruction, à la fois Maigret et Salomon, avait commencé dès 1856, lorsqu'on lui avait confié le pouvoir de décider de la détention provisoire, sans même qu'il soit entouré pour cela d'assesseurs. S'il s'agit bien là de la raison du projet actuel de réforme, je rappelle que ce pouvoir a été retiré au juge d'instruction en 2000, et que par conséquent, cette motivation n'existe plus : le juge d'instruction qu'on veut tuer est déjà mort! - Didier REBUT C'est exact. On a retiré ce pouvoir au juge d'instruction et on l'a donné au JLD. Mais la critique va au-delà de cette question de la détention. Elle concerne aussi le renvoi, le contrôle judiciaire et toutes les mesures de ce type. Il est vrai, cependant, que cette décision de 2000 a contribué à préparer la suppression du juge d'instruction. ## Le point de vue du procureur de la République - Jean-Marie COULON Je crois qu'il est temps de donner la parole au parquet. Monsieur le procureur, c'est à vous. - Michel DESPLAN, *Procureur de la République de Versailles* Merci, monsieur le président. Cette affaire est pour moi une sorte de déchirement. En effet, j'ai été durant dix années juge d'instruction, et je ne vais certainement pas renier ce que j'ai fait pendant cette période. Cela laisserait entendre que j'aurais été inutile, et j'espère ne pas l'avoir été pendant ces dix années. J'ai examiné le rapport Léger et je dois dire qu'à titre personnel, je ne ferais pas miens tous les arguments qui ont été évoqués pour justifier la suppression du juge d'instruction. Je crois cependant que, désormais, un certain nombre d'éléments militent pour cette suppression. Tout d'abord, je ne partage pas l'avis selon lequel le juge d'instruction serait « schizophrène», et incapable d'instruire à charge ou à décharge. Il est dans la nature même du juge, du magistrat du siège, mais également du parquetier, de savoir faire la part des choses et d'enquêter à charge ou à décharge. En tant que président de correctionnelle, et je l'ai été durant trois années, on est également amené à présenter le débat à charge et à décharge, et ce dans l'intérêt de tous. Lorsqu'un juge d'instruction interroge un mis en examen, même lorsque c'est à charge et de manière serrée, il lui donne aussi l'occasion de faire valoir des éléments pour sa défense. De la même façon, lorsqu'il vérifie des éléments dits à décharge qui pourraient permettre au mis en examen de démontrer son innocence, par exemple un alibi, et que les vérifications révèlent que ce prétendu alibi est faux, cet élément à décharge se transformera en élément à charge, puisqu'il sera avéré que le mis en examen a menti et a voulu tromper le juge. Il me semble donc qu'il entre dans la nature même d'un magistrat d'instruire à charge et à décharge, de même qu'un président de correctionnelle doit savoir interroger à charge et à décharge. Il en va de même pour un avocat. Il peut lui arriver de défendre à 14h une victime en qualité de partie civile d'un vol, et être néanmoins parfaitement en mesure, à 14h30, de défendre l'auteur d'un vol dans une autre affaire. Or, personne ne prétend que les avocats soient schizophrènes. Défendre les justiciables est leur métier et leur grandeur, de même que le métier et la grandeur du juge d'instruction, comme du parquet, est de rechercher la vérité. Le parquetier ne cherche pas à faire condamner un innocent : il se trouve face à un justiciable dont il doit vérifier s'il est ou non coupable. À titre personnel, j'estime donc qu'on ne peut pas retenir cet argument de la schizophrénie du juge d'instruction pour justifier sa suppression. À supposer qu'un juge d'instruction soit susceptible d'être éventuellement partial, un parquetier pourrait l'être tout autant. Les arguments qui m'amènent à penser qu'on pourrait envisager la suppression du juge d'instruction sont des éléments d'ordre pratique, relevant de la logique ou d'un certain principe de réalisme. J'en vois trois. Supprimer le juge d'instruction permettrait, tout d'abord, d'assurer au système judiciaire une meilleure lisibilité. Lorsqu'on cite le fait que 96 % des affaires sont instruites par le parquet, certains objectent qu'il ne s'agit pas des affaires les plus importantes. C'est faux : tous les parquets enquêtent désormais sur des affaires lourdes, notamment en matière financière. Ce sont parfois les plus sensibles, et sans qu'il soit besoin de citer de cas, nous savons que ces enquêtes sont parfois et même souvent très bien menées. Le parquet n'est pas absent non plus de la procédure pour les 4 % qui restent. Il est même présent au stade le plus important de l'affaire. Lors des gardes à vue de 48 heures, ou de 96 heures en matière de terrorisme ou de trafic de stupéfiants, c'est le parquet qui dirige l'enquête, et c'est lui qui donne les directives à la police judiciaire. Dans cette phase où beaucoup de choses se jouent, c'est le parquet qui choisit les services d'enquête, et c'est parfois seulement après plusieurs semaines ou mois d'enquêtes préliminaires, sous la direction du parquet, que la police judiciaire est amenée à travailler sous les directives d'un juge d'instruction. Ce changement de direction entraîne d'ailleurs des risques de désorientation de l'enquête, car le juge d'instruction peut dessaisir le service qui avait été saisi par le parquet. Confier au parquet l'ensemble de la procédure et faire en sorte que, du début à la fin, la police judiciaire soit désormais dirigée par le procureur de la République me paraîtrait d'autant plus aller de soi que, parmi les 4 % d'affaires qui donnent lieu à une information judiciaire, on sait que certaines procédures ne sont ouvertes que pour disposer d'un titre de détention ou d'un titre de mesure de contrôle judiciaire, notamment lorsqu'il reste à accomplir quelques actes relativement peu importants, qui n'ont pas pu être effectués durant l'enquête ou durant la flagrance. C'est le cas, par exemple, lorsqu'un des auteurs est en fuite, ou lorsqu'une victime, compte tenu de son état, n'a pas pu être entendue. On sait également que, même lorsqu'une information est ouverte, le juge d'instruction n'en effectue pas tous les actes, et qu'un bon nombre d'entre eux sont assurés par la police judiciaire, agissant sur directive du juge d'instruction. Il me semble donc que la réforme qu'on nous propose serait de nature à assurer une meilleure lisibilité à la fois pour le justiciable, pour les services d'enquête, et peut-être même pour les avocats. Mon deuxième argument concerne la capacité démontrée du parquet à assumer ces tâches. Au début de ma carrière, quand il n'existait pas de traitement en temps réel, le parquet avait relativement peu de contacts avec la police judiciaire. Celle-ci travaillait quasiment d'elle-même. Les affaires lui étaient transmises par courrier, plusieurs semaines voire plusieurs mois après les faits. Le parquet prenait une décision de poursuite au vu des documents de la procédure qui lui étaient transmis sous forme papier par la police. Les seuls appels téléphoniques que nous recevions concernaient les affaires criminelles, et ils étaient destinés à demander la prolongation des gardes à vue. Le juge d'instruction, lui, entretenait des relations beaucoup plus étroites avec la police judiciaire, dont il dirigeait effectivement l'enquête. Avec l'instauration, dans les parquets, du traitement en temps réel et le fait que désormais toute affaire résolue, que ce soit avec ou sans garde à vue, en préliminaire ou en flagrance, donne obligation aux officiers de police judiciaire de rendre compte au parquet, les parquetiers ont pris l'habitude de diriger effectivement la police judiciaire. Ils peuvent ordonner des perquisitions en cas de flagrance et, dans certains cas prévus par la loi, saisir des experts. Le parquet a désormais la même capacité et la même compétence que le juge d'instruction pour diriger une enquête de police judiciaire. J'ajoute que, de leur côté, les compétences des officiers de police judiciaire ont énormément progressé. Je sais que certains d'entre nous critiquent la qualité des enquêtes, mais sur le plan des compétences, les commissaires de police n'ont désormais rien à envier aux magistrats. Je peux en tout cas témoigner que, dans les Yvelines, nous avons affaire à des commissaires de police de très grande qualité, y compris dans la sécurité publique. Il en va de même pour les gendarmes. Incontestablement, le parquet dispose maintenant des compétences et des capacités nécessaires pour mener les enquêtes. Mon troisième argument, par lequel je terminerai, est la nécessité de disposer d'une autorité d'enquête et de poursuite dont l'organisation soit de même niveau que celle des services de police avec lesquels elle travaille. Lorsque j'étais juge d'instruction à Perpignan, les enquêteurs et les avocats auxquels j'avais affaire étaient ceux de Perpignan. Aujourd'hui, le juge d'instruction de Perpignan doit s'adresser au directeur interrégional de la police judiciaire, qui se trouve à Marseille. Face à ces regroupements et à cette réorganisation, nous devons nous organiser, nous aussi, pour « faire le poids» - et je le dis avec tout le respect et toute l'amitié que j'éprouve pour la police judiciaire. J'ajoute que la défense s'est, elle aussi, considérablement réorganisée. Il existe maintenant de puissants cabinets d'avocats, qui viennent parfois de loin pour défendre des mis en examen, et il n'est pas rare de voir plusieurs avocats assurer la défense d'une seule personne. Il est important que ceux qui sont chargés de l'enquête soient, eux aussi, très bien organisés; c'est le cas des parquets. Voilà les arguments qui me paraissent susceptibles de militer en faveur de la suppression du juge d'instruction. - Jean-Marie COULON Merci, monsieur le procureur. Je donne la parole à Jean-Yves Le Borgne. - Jean-Yves LE BORGNE Je voudrais revenir sur l'obsédante antienne de l'action à charge et à décharge. J'ai le sentiment de jouir d'une sorte d'autorité particulière pour en parler car, étant avocat, je ne revendique absolument pas l'impartialité, ce qui me laisse une certaine liberté pour observer ceux qui se réclament de cette sorte d'objectivité miraculeuse. Vous nous disiez à l'instant, monsieur le procureur que, si le juge d'instruction était capable à coup sûr d'instruire à charge et à décharge, vous l'étiez aussi. Admettons-le, au moins à titre d'hypothèse d'école. Mais toute la question est de savoir ce que veut dire « à charge et à décharge». Comment m'expliquera-t-on que l'enquêteur, qu'il soit policier, procureur ou juge, selon les modes de procédures et les étapes des procédures, lorsqu'il pose une hypothèse d'imputation de l'infraction, n'agit pas pour tenter de démontrer que son hypothèse est la bonne? Or, ce faisant, il n'agit ni à charge ni à décharge : il agit au service de l'hypothèse intellectuelle qu'il a posée, et qui en réalité se trouve souvent être à charge. On peut espérer qu'un juge d'instruction, ou même un procureur, qui découvrirait soudain, au cours d'une investigation, le caractère erroné de son hypothèse intellectuelle d'action, et prendrait conscience de l'innocence de celui qu'il considérait comme un coupable potentiel, aurait l'honnêteté d'en tenir compte : je suis certain que rares seraient les procureurs qui admettraient l'idée de soutenir une accusation qui leur paraîtrait non crédible. Mais pourquoi sommes-nous obsédés par l'idée de trouver des intervenants, des interlocuteurs, des participants au procès pénal qui jouissent de cette sorte d'objectivité totale, d'impartialité évidente, comme si finalement le débat judiciaire ne servait pas à promouvoir la vérité, puisque ceux qui s'expriment, dès le commencement du débat, dès l'instruction, voire dès l'enquête, opéreraient déjà la synthèse entre la charge et la décharge? Pourquoi cette qualité providentielle d'un homme qui serait totalement imperméable au déséquilibre des hypothèses, sans même parler d'influences, d'instructions ou d'autres procédés sordides, pourquoi cette objectivité appartiendrait-elle au juge d'instruction ou au procureur? Pourquoi ne serait-elle pas le produit de la confrontation entre des positions qui peuvent très bien être partiales ? Cela ne nous gêne nullement, monsieur le procureur, que vous soyez partial dans le débat, que vous souteniez une accusation alors même que nous y voyons des failles et que nous, tout aussi partiaux que vous puisque nous sommes au service de nos clients, nous considérions que cette accusation doit être contrebattue. Le rôle du juge, c'est précisément d'être l'arbitre entre ces deux positions, entre les arguments des uns et des autres. Quel serait le sens d'un procès pénal si le juge d'instruction était en mesure d'opérer lui-même la synthèse? Si je suis tout à fait favorable, et je ne l'ai pas caché, à la suppression du juge d'instruction, c'est à cause de cette volonté d'anticiper sur la synthèse et de trouver en quelque sorte la réponse judiciaire avant même le moment du jugement. Bien souvent d'ailleurs, nous voyons les juges d'instruction recourir à l'incarcération provisoire, non pas dans l'esprit de l'article 144 du code de procédure pénale, mais par une sorte d'anticipation du jugement et de la punition, qui me paraît une façon de court-circuiter la justice. Reconnaissons que nous ne détenons la vérité ni les uns ni les autres et faisons au juge la grâce de lui rendre son véritable rôle, c'est-à-dire celui d'opérer la synthèse. Je crois que c'est un élément essentiel dans ce débat sur la notion d'instruction « à charge et à décharge», qui fait du juge d'instruction une sorte de mythe usurpé. - Philippe CHAMPETIER de RIBES, *Avocat au barreau de Paris* Autrefois, l'inculpé était appelé le *mis en examen;* désormais, on va l'appeler le *mis en cause*. On va supprimer le *juge d'instruction* et le remplacer par un *juge de l'enquête.* Qu'apportent ces changements de termes? Pour les pouvoirs publics, certes, cela change beaucoup puisque le juge chargé de l'enquête ne sera plus indépendant. Mais dans la réalité, cela ne change rien, car je constate que les magistrats ont la possibilité de passer constamment du parquet au siège. Vous-même, monsieur le procureur, avez évoqué le fait que vous avez été pendant dix ans juge d'instruction. Inversement, avant d'être juge d'instruction dans la malheureuse affaire d'Outreau, le juge Burgaud avait été procureur. - Un intervenant Non, il l'est devenu après. - Philippe CHAMPETIER de RIBES Ce que je veux dire, c'est que les magistrats peuvent occuper indifféremment l'une ou l'autre fonction, et tous se connaissent, qu'ils soient du siège ou du parquet : ils ont reçu la même formation et ils sont parfois de la même classe d'âge et de la même promotion. Par conséquent, lorsque l'un prend une décision, l'autre la confirme. Je suis avocat et je plaide souvent devant la chambre de l'instruction. Parlons clairement : cette chambre confirme systématiquement les décisions des juges d'instruction. Dans l'affaire d'Outreau, des centaines d'actes ont été demandés par les avocats et ont été refusés par le juge d'instruction et par la chambre de l'instruction; chaque fois, le parquet a dû prendre position, et il était systématiquement du côté des magistrats. Aussi longtemps que nous aurons affaire à un seul corps de magistrats, parquetiers, juges du siège, formés de la même manière et interchangeables, la situation restera la même. Peu importe si on institue un juge des libertés et si on multiplie les instances et les recours. Au risque de choquer, je peux vous affirmer que, pour le vivre au quotidien, il existe d'innombrables affaires semblables à celle d'Outreau, sauf qu'elles sont moins graves et qu'elles sont méconnues. Par conséquent, si l'on veut parvenir à ce que vient de décrire parfaitement Jean-Yves Le Borgne, c'est-à-dire restituer au juge son véritable pouvoir sans que rien ne soit préjugé, il faut impérativement, à mon sens, rendre impossible le passage du siège au parquet. Les magistrats chargés de l'instruction doivent également disposer d'une indépendance suffisante pour la mener à leur guise, sans pression. Si ces deux conditions sont réunies, la suppression du juge d'instruction ne me pose pas de problème. - Jean-Marie COULON Merci pour votre intervention. N'oublions pas cependant qu'en toile de fond, on trouve l'arrêt Medvedev rendu par la Cour européenne des droits de l'homme, selon lequel les procureurs ne sont pas des magistrats, mais des fonctionnaires, car trop dépendants de l'exécutif... - Dominique INCHAUSPÉ, *Avocat au barreau de Paris* Si la réforme Léger est adoptée, je crains que l'on ne transfère au parquet, en les aggravant, les défauts que l'on prête au juge d'instruction, défauts qui ne sont pas tous constitués, loin s'en faut. Dans l'affaire d'Outreau, le juge d'instruction avait collecté tout ce qu'il était possible de collecter : des éléments à charge, dont de multiples déclarations, mais également des éléments à décharge, à savoir des enquêtes de voisinage et des écoutes téléphoniques qui ne permettaient en rien d'accréditer l'existence d'un réseau de pédophiles, ou encore des expertises médicales qui montraient que les enfants n'avaient pas été abusés. Mais le juge Burgaud n'a mené l'analyse de ces éléments qu'à charge. De son côté, la défense n'a pas non plus fait correctement son travail, car elle n'a pas suffisamment représenté au juge d'instruction à quel point les éléments à décharge étaient nombreux dans ce dossier. L'instruction d'un dossier comporte deux phases, la collecte de la preuve et l'analyse de la preuve. Les juges d'instruction collectent toutes les preuves, et doivent ensuite procéder à leur analyse. Si l'on transfère l'instruction au parquet, je crains que la démarche de ce dernier soit complètement différente : la philosophie fondamentale du parquet n'est pas la découverte de la vérité, mais l'arrestation du coupable des faits incriminés. Je crains que dans la première phase de l'instruction, c'est-à-dire la collecte des éléments à charge et à décharge, le parquet n'ait tendance à négliger la recherche des alibis, et que dans la deuxième phase, il analyse le dossier uniquement à charge. Dans cette deuxième étape, il sera dans son rôle, mais dans la première, on peut douter qu'il effectue une recherche exhaustive de la preuve. L'arrêt Medvedev sur l'indépendance du parquet pose une question complexe. D'après les arrêts de référence, pris en Suisse, il semble que lorsque le parquet qui instruit n'est pas celui qui représente l'accusation à l'audience, la procédure peut être compatible avec les exigences de la CEDH. La solution consisterait à créer au sein du parquet deux corps, celui des parquetiers juges d'instruction et celui des parquetiers représentant l'accusation à l'audience. Mais cela revient à reproduire le système actuel. Je crains donc que cette réforme soit un peu dangereuse et qu'elle ne soit pas du tout utile. - Yvonne MULLER, *Maître de conférences à l'Université de Paris Ouest Nanterre* Monsieur le procureur, vous insistez sur le fait que les parquetiers auront la capacité d'enquêter à charge et à décharge, et nous sommes prêts à vous croire, en ce qui concerne leur honnêteté et leur sens de la déontologie. Mais je m'interroge sur leur lien avec le pouvoir. Prenons l'affaire des biens mal acquis : cette affaire avait déjà été classée deux fois par le parquet, et si elle est en cours aujourd'hui, c'est grâce à un juge d'instruction. Je voudrais également faire une remarque à propos de la comparaison avec l'Allemagne. En Allemagne, c'est le principe de l'égalité des poursuites qui prévaut; en France, c'est celui de l'opportunité des poursuites, et la différence est vraiment capitale. - Michel DESPLAN Il est vrai que le parquet, qui est hiérarchisé, a toujours la possibilité de ne pas ouvrir une enquête ou une information judiciaire. Si par malheur on a affaire à un parquet indélicat et que, pour tel ou tel motif, celui-ci ne souhaite pas développer une affaire alors que les faits sont établis, les victimes peuvent toujours se constituer partie civile et faire ainsi en sorte que l'action publique soit mise en œuvre. Je crois savoir que dans le projet Léger, il est également permis à la victime de se constituer partie civile, ou en tout cas de faire ouvrir une enquête. Le juge de l'enquête peut ensuite donner au parquet l'injonction d'enquêter. À supposer que le parquet s'acquitte mal de cette procédure, la victime peut saisir la cour d'appel, qui pourra décider de renvoyer les personnes contre lesquelles existent des éléments à charge soit devant un tribunal correctionnel, soit éventuellement devant une cour d'assises. Parmi les critiques qui sont faites au parquet, certaines tendent à dire que les parquetiers seraient déloyaux. Je regrette, mais la loyauté des procureurs, tout comme celle des vice-procureurs ou des substituts, ne saurait être remise en cause par principe. Les magistrats du parquet n'ont pas pour objectif de faire condamner des innocents, et j'espère que la nouvelle loi garantira, comme aujourd'hui, qu'aucune affaire ne puisse être définitivement dissimulée. - Jean PRADEL Je voudrais faire une première remarque sur la distinction entre la légalité des poursuite et leur opportunité, faite à propos de l'Allemagne présentée souvent comme légaliste. Il s'agit, à mon avis, d'un thème aussi éculé que faux. Des procureurs allemands m'ont eux-mêmes expliqué comment ils procèdent lorsqu'ils doivent poursuivre et qu'ils ne le veulent pas : il leur suffit de prétendre que la preuve n'est pas faite. En outre, la procédure allemande contient plusieurs exemples d'opportunité des poursuites (affaires de mineurs, petites affaires dites « bagatelles », etc). En France, en revanche, depuis la loi Perben 2, nous sommes presque parvenus à la légalité de la réponse pénale. Il faut donc largement nuancer cette opposition entre droit français et droit allemand. Ma deuxième remarque porte sur l'indépendance du parquet. Tout le monde considère que si le parquet devient instructeur, il faudra le rendre indépendant. Pour ma part, et au risque de m'opposer à la plupart de mes collègues et amis, j'estime au contraire que le parquet doit être dépendant. Il faut qu'il obéisse au pouvoir : les députés ont fait des lois, il faut qu'elles s'appliquent dans toute la France, et non qu'on applique une politique différente à Poitiers et à Saintes. Mais cela justifie d'autant plus le maintien du juge d'instruction qui, lui, est consubstantiellement indépendant. - Philippe MARCHAND, Avocat honoraire au barreau de Saintes, ancien ministre, membre du Conseil d'État Tout d'abord, une petite remarque : il est évident que l'un des conseillers de la garde des Sceaux va se faire « remonter les bretelles » - passez-moi l'expression - pour avoir évoqué dans son message le « juge du parquet» : c'est une énormité, à moins que l'on considère qu'il ait voulu dire « juge» au sens de « magistrat». Personnellement, je suis depuis longtemps partisan de la suppression du juge d'instruction, car je ne crois pas à la possibilité d'instaurer la collégialité, compte tenu du coût que cela représenterait. J'avais rapporté sur la question lorsque Robert Badinter était ministre, et je me souviens que, dès cette époque, je lui avais demandé : *« Mais comment vas-tu payer tout cela? ».* Il n'est pas certain que le projet de supprimer le juge d'instruction, lorsqu'il sera présenté au Parlement, intéressera autant les Français que l'augmentation du prix du pétrole ou la question de la taxe carbone, mais une chose est claire : ce qui préoccupe les Français et ce qui va mobiliser la presse dans cette affaire, ce sont les 4 % d'affaires qui font actuellement l'objet d'une instruction. Les Français ne sont pas très inquiets sur le fait qu'un procureur puisse condamner un innocent. Ce qu'ils craignent, c'est que certains coupables ne soient pas poursuivis : voilà la vraie question. Je serais heureux, aujourd'hui, d'être éclairé sur ce point : comment, si l'instruction est confiée au parquet, pourra-t-on éviter certaines interventions politiques, et ce quel que soit le bord de ceux qui seront au pouvoir? Vous ne trouverez pas un seul ministre de l'Intérieur qui admette que le parquet doit être indépendant, ou alors il ne sera pas sincère. Mais comment fera-t-on pour éviter que certaines affaires soient étouffées? C'est, à mes yeux, la seule véritable difficulté dans ce projet. - Jean-Marie COULON À vous la parole, monsieur le bâtonnier. - Jean CASTELAIN Le débat actuel est assez stupéfiant pour les professionnels que nous sommes. Cela fait déjà à peu près 30 ans que les avocats luttent contre les juges d'instruction. Le pouvoir politique se préoccupe aussi du pouvoir exorbitant qu'ils détiennent, depuis qu'ils ont commencé à se mêler des affaires politicofinancières. C'est la raison pour laquelle leurs prérogatives ont été peu à peu rognées, en particulier le pouvoir de mise en détention, qui était très contesté. Ces décisions politiques ont été prises à partir de 2000, surtout après l'affaire Urba Graco. Aujourd'hui, les juges d'instruction ne traitent plus que 4 % des dossiers, et n'ont plus guère de pouvoir. Je suis étonné qu'au moment où l'on tire les conséquences de cette évolution et où l'on décide de franchir le dernier pas en supprimant le juge d'instruction, que cette décision provoque une telle émotion dans une partie du monde judiciaire, et que le juge d'instruction soit désormais présenté comme le parangon de toutes les vertus et le véritable protecteur des libertés publiques. Monsieur le procureur, vous nous avez expliqué qu'un avocat est parfaitement capable de défendre une partie civile à 14h et un accusé à 14h30, et personne n'en disconvient, car un avocat a des clients, mais ce n'est pas le cas d'un procureur. L'avocat est partie civile ; il est du côté de celui qui est accusé; il n'est jamais juge. L'avocat ne participe jamais de la prise de décision sur la culpabilité. Sans doute a-t-il l'habitude du débat, mais il n'est pas dans son rôle de décider. Le procureur, lui, a un seul client : l'État. Lorsqu'il se lève pour prendre la parole, il est l'avocat de la société, alors que celui qui est en face de lui est l'avocat d'un individu. Je voudrais également rebondir sur les propos de M. Marchand, qui a parfaitement identifié la vraie difficulté de ce rapport Léger. On dit que la possibilité sera préservée de se constituer partie civile en matière criminelle; mais les affaires politico-financières que j'évoquais sont des affaires correctionnelles. Dans ce domaine, la partie civile aura, certes, la possibilité d'engager une procédure par voie de citation directe, mais le procureur et la partie civile ne seront pas sur un pied d'égalité. La partie qui engagera la procédure avec une citation directe ne disposera pas des mêmes moyens d'enquête que le procureur; elle n'aura pas la possibilité d'obtenir certains documents; elle ne pourra pas demander les moyens de la police pour effectuer telle ou telle investigation. Et si le parquet décide de ne pas suivre ses demandes, certaines affaires seront étouffées et les libertés publiques seront effectivement remises en cause. Le vrai problème, c'est la disparition de la possibilité de mettre en jeu l'action publique en matière correctionnelle, afin que la vérité puisse être faite sur des dysfonctionnements qui constituent des délits. - Isabelle PERRIN Je souhaiterais revenir sur les propos de maître Le Borgne. Le juge d'instruction n'a pas pour mission de rassembler des charges, mais de réunir des éléments. On ne lui demande pas de statuer sur une culpabilité, mais de découvrir ce qui s'est passé. Si l'honnêteté intellectuelle qui consiste à se détacher du caractère à charge ou à décharge des éléments que l'on peut rassembler s'appelle de la schizophrénie, alors j'ose espérer que nous sommes tous des schizophrènes. Pour moi, le problème central n'est pas celui de la dépendance du parquet, ni des affaires qui pourraient être étouffées. C'est de savoir de quelle maîtrise des dossiers jouira le futur juge de l'enquête et des libertés (JEL), ou juge de l'instruction. À l'heure actuelle, il arrive qu'un juge des libertés et de la détention (JLD) parte en week-end le vendredi soir avec un dossier de 8 tomes parce que le parquet souhaite une écoute téléphonique, une perquisition de nuit ou des mesures coercitives. Lorsque le JLD n'a pas la direction de l'enquête ni la connaissance du dossier depuis le départ, comment peut-il arbitrer entre le parquet qui lui fait ces demandes et la défense qui s'y oppose? Actuellement, un certain nombre de JLD vous expliquent que si le parquet leur demande quelque chose ou si le juge d'instruction les saisit, ils n'ont pas de raison de refuser. Que se passera-t-il lorsqu'un verrou supplémentaire aura disparu, celui du juge d'instruction? Je trouve effrayant de penser qu'un JLD, qui a déjà très peu de pouvoir et très peu de connaissance de dossiers parfois extrêmement volumineux, va devoir statuer sur l'enquête, alors que ce n'est pas lui qui la dirige ni la contrôle. Et diriger une enquête et la contrôler ne signifie pas être aux ordres, ni être asservi à une hypothèse : cela veut dire les envisager toutes, et à la fin seulement, examiner s'il existe suffisamment de charges ou non contre quelqu'un. - Marie-Odile BERTELLA-GEFFROY Je voudrais également répondre à maître Le Borgne en rappelant qu'à l'instruction, le contradictoire est présent et que les avocats n'ont pas du tout les mêmes pouvoirs lorsqu'ils ont affaire au parquet ou lorsqu'ils ont tous les droits conférés par le code de procédure pénale aux parties devant le juge d'instruction. Dans l'affaire Julien Dray, l'avocat n'a pu avoir connaissance de la procédure qu'après plus de six mois d'enquête. Or, on sait bien que ce sont les premiers mois de l'enquête, et même, dans certains dossiers, les premiers jours qui sont déterminants. Je partage également l'inquiétude exprimée par M. Marchand et M. Castelain. Le juge de l'enquête et des libertés ne conduira plus l'enquête; il décidera de perquisitions, écoutes, de détention, mais seulement s'il est saisi par le parquet et sur la base des seuls éléments fournis par celui-ci. L'appel d'un classement sans suite sera réservé aux affaires criminelles, et de nombreuses affaires correctionnelles pourront être classées sans suite sans possibilité de recours. La question se pose ainsi pour les affaires financières, mais également pour les affaires de santé publique. L'affaire du sang contaminé a été classée sans suite, et c'est grâce à une constitution de partie civile, à l'initiative de l'avocat de trois hémophiles, que le dossier a pu être ouvert en 1989. Tous les dossiers de santé publique dont je m'occupe actuellement ont également été ouverts sur constitution de partie civile, dans l'indifférence du parquet ou malgré son opposition, y compris celui de l'amiante. Confier toutes les affaires à un parquet qui n'est pas indépendant représente donc une véritable catastrophe pour l'ensemble des justiciables et pour la démocratie. ## Le point de vue du juge d'instruction - Jean-Marie COULON Nous allons maintenant donner la parole à Guillaume Daieff, qui représente le point de vue du juge d'instruction. - Guillaume DAIEFF, Juge d'instruction à Paris, vice-président de l'Association française des magistrats instructeurs La position que je vais défendre est qu'il n'est pas opportun de supprimer le juge d'instruction, et ceci pour plusieurs raisons. La première tient au respect du pouvoir législatif. Il a été question tout à l'heure de la commission d'Outreau et de tous ces parlementaires qui ont travaillé pendant six mois sur cette question. Ils ont adopté une loi qui change beaucoup de choses, mais qui n'est pas encore appliquée, et qui va être jetée aux oubliettes, à peine deux ans plus tard. Cela devient apparemment une coutume, dans ce pays, d'adopter des lois puis de reporter *sine die* leur entrée en application : voyez l'exemple des empreintes génétiques pour les candidats au regroupement familial. La suppression du juge d'instruction me paraît inopportune pour une deuxième raison, le respect des droits des victimes. Je pense par exemple aux consommateurs, aux épargnants, aux actionnaires minoritaires, toutes ces victimes qui ont absolument besoin d'une direction d'enquête indépendante. Je pense aussi aux victimes d'actes de terrorisme, par exemple aux moines de Tibéhirine et à leurs ayants droit, qui n'ont même pas obtenu une enquête, ou à celles de l'attentat de Karachi. Dans toutes les affaires où plane la raison d'État, le seul recours est l'enquête conduite par un juge d'instruction sur plainte avec constitution de partie civile. Nous pouvons tous nous retrouver victimes de ce genre d'affaires et avoir besoin d'une direction d'enquête indépendante. On tente de nous rassurer en nous expliquant que dans le nouveau système, la victime pourra saisir le JEL, qui enjoindra au parquet d'ouvrir une enquête. Certes, mais pourrat-il lui enjoindre de la mener à bien? Quand vous procédez à une perquisition, une chose est de vous rendre sur place; une autre est d'ouvrir les tiroirs et de les passer au peigne fin. De même, une chose est d'ouvrir une enquête; une autre est de la faire aboutir. Jusqu'où sera-t-il permis de remonter? S'arrêtera-t-on au lampiste, ou ira-t-on chercher plus loin, par exemple dans les responsabilités de l'administration, de la haute administration, et éventuellement des ministres, comme dans l'affaire du sang contaminé? Croyez-vous une seule seconde que si le procureur est le seul directeur d'enquête sur ce genre d'affaire, il remontera aussi haut, sauf cas d'alternance politique, évidemment? On nous explique également que les parties civiles pourront saisir le JEL. Dans le projet actuel, ce n'est pas le cas en ce qui concerne les délits. J'imagine, cependant, que cela fera partie des concessions que le gouvernement va accorder à l'opinion et à la presse : on décidera que le JEL pourra également être saisi en matière correctionnelle. Mais cela risque de n'être que de la poudre aux yeux. La troisième raison qui m'amène à considérer la suppression du juge d'instruction comme inopportune est le respect des droits de la défense. L'unique mission du juge d'instruction, d'après le code de procédure pénale, est la recherche de la vérité. La mission du procureur est la recherche de la vérité *et* la défense de l'ordre public. Dans les affaires impliquant de petits casseurs de banlieue qui ont mis le feu à des voitures, l'objectif unique de vérité donne beaucoup plus d'obligations au juge d'instruction qu'au procureur pour ce qui est de faire le tri entre ceux qui en ont fait plus et ceux qui en ont fait moins. Ce que le gouvernement et les médias attendent du procureur, c'est que tous les « voyous» soient renvoyés en jugement, point final. Je maintiens donc que pour les droits de la défense, il est préférable d'avoir affaire à un directeur d'enquête dont la mission unique est la recherche de la vérité. Je voudrais répondre, au passage, à cette idée selon laquelle, dans les cas de flagrance ou d'enquête préliminaire, le changement de directeur d'enquête par l'ouverture d'une instruction, c'est-à-dire le transfert du dossier du procureur au juge d'instruction, serait censé entraîner une perte d'efficacité ou de lisibilité. On peut aussi considérer que ce changement peut, dans certains cas, représenter une chance pour la défense. Il permet aussi d'éviter le piège de l'hypothèse unique, piège dans lequel, semble-t-il, un collègue de Saint-Omer est tombé. C'est ce piège que les parlementaires ont voulu parer, d'une part en créant des pôles de l'instruction pour éviter qu'on puisse juger une affaire criminelle dans un petit tribunal isolé, d'autre part en imposant la collégialité afin que, même dans un grand tribunal, un juge d'instruction ne puisse pas décider d'une affaire tout seul. Toujours en matière de droits de la défense, le dispositif actuel offre une ressource qui, demain, n'existera plus. Lorsque vous êtes mis en cause, vous subissez un premier « examen», la garde à vue, dans lequel, certes, l'avocat n'est pas forcément très présent. Mais vous disposez d'un « examen de rattrapage» : vous pouvez être entendu par le juge d'instruction, à condition que celui-ci soit saisi. Demain, lorsque l'unique directeur d'enquête sera le procureur, vous n'aurez plus d'examen de rattrapage : le procureur ne vous entendra pas. En Allemagne, où le procureur a la possibilité d'entendre les mis en cause, je crois que cela n'arrive que très rarement. On reproche au juge d'instruction de valider tout ce que fait la police. Il s'agit d'un procès d'intention. Ma pratique, et celle que j'observe chez mes collègues, consiste à toujours conserver une distance par rapport aux procès-verbaux : nous savons bien qu'à la lecture d'un procès-verbal, une personne peut nous paraître tout à fait coupable, et qu'il en sera peut-être tout autrement lorsque nous l'aurons en face de nous. Voir les gens et leur parler peut tout changer. Dans le système qu'on nous annonce, le procureur ne verra pas les mis en cause. Cette réforme ne signifie pas seulement moins de juges et plus de procureurs, mais aussi plus de police et moins de magistrats. Je voudrais, en terminant, revenir à la question de maître Le Borgne : pourquoi s'obstiner à chercher un surhomme, qui selon lui n'existe pas, à qui l'on demanderait d'instruire à la fois à charge et à décharge? Mais, monsieur le bâtonnier, ce que vous demandez en réalité, à travers cette question, ce n'est pas seulement la suppression du juge d'instruction, c'est la suppression du juge du siège, car votre critique s'adresse aussi à ce dernier : pourquoi serait-il plus capable que le juge d'instruction d'apprécier à la fois des éléments à charge et à décharge? Voilà encore un surhomme bon à jeter aux oubliettes. J'en déduis que votre idéal serait que toutes les affaires pénales se terminent en *plea bargaining* (« marchandage du plaidoyer»), c'est-à-dire en *plaider coupable.* Il est clair que de nombreux avocats, en tout cas les avocats des gens riches et puissants, auraient beaucoup à y gagner, au lieu de se retrouver face à un juge d'instruction dont on ne sait pas trop de quel côté il penche. En revanche, je crains que 90 à 95 % des Français, qui ne sont pas riches et ne sont guère puissants, auraient tout à y perdre. - Jean-Marie COULON La question de l'égalité entre les citoyens a été relativement peu abordée jusqu'ici. Je souhaiterais qu'elle le soit davantage. Monsieur le président, vous avez demandé la parole. - Jacques BUISSON, Président de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Lyon M. Daieff a évoqué la question de la direction d'enquête unique, à propos de laquelle je voudrais souligner un point qui me semble important. Lorsque le procureur est directeur de l'enquête, il est face à des OPJ (officiers de police judiciaire) dotés de pouvoirs propres, qu'ils peuvent utiliser sans son accord. Dans le régime de l'instruction, les OPJ n'ont que des pouvoirs délégués, qu'ils ne peuvent utiliser sans l'autorisation du juge d'instruction. Ce n'est pas tout à fait la même chose. - Régis SAINTE-MARIE-PRICOT, Avocat au barreau de Saintes Ce qui devrait être notre préoccupation commune à tous, et particulièrement au barreau, c'est que l'enquête soit menée de façon équilibrée. Je sais que les magistrats du parquet sont des gens consciencieux et honnêtes, mais comme le professeur Rebut nous l'a expliqué, l'une des motivations de la disparition du juge d'instruction est le fait que 96 % des affaires sont d'ores et déjà menées par le parquet. Or, elles le sont en violation de tout principe du contradictoire : non seulement nous, les avocats, ne sommes pas présents, mais dans la malheureuse affaire d'un parlementaire amateur de montres, nous avons vu se développer une enquête préliminaire de six mois sans que l'intéressé soit entendu, ne serait-ce que par un officier de police judiciaire. Et ce cas de figure, où l'enquête est menée sans que le mis en cause soit entendu, concerne 96 % des affaires pénales en France! Une question cruciale, à propos du futur juge de l'enquête et des libertés, est celle des moyens qui lui seront accordés : sera-t-il un juge à temps partiel, comme le JLD aujourd'hui, ou un juge à temps plein? Dans la deuxième option, j'espère que le rôle des avocats sera renforcé dès le stade de l'instruction, et que nous pourrons lui demander des actes d'investigation et obtenir un véritable contradictoire, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. En effet, aussi impartiaux et compétents que soient les magistrats du siège, lorsque nous arrivons à l'audience d'un tribunal correctionnel, pardonnez-moi cette expression mais, la plupart du temps, *« la messe est dite» :* les enquêteurs ont, certes, été objectifs, mais, comme l'a souligné maître Le Borgne, en partant d'un postulat qui est le leur, auquel ils croient en toute bonne foi, et qui ne correspond pas forcément à la réalité judiciaire. - Frank NATALI Je suis convaincu que le parquet n'enverra pas des innocents devant un tribunal ou une cour d'assises en le sachant. En revanche, on voit parfois le ministère public renvoyer des affaires devant des juridictions de jugement sur la base de charges qui sont véritables, mais sans avoir mené d'enquête complémentaire sur d'éventuels alibis ou éléments à décharge. Voilà ce que je crains, si on transfère l'instruction de toutes les affaires au parquet. Dans ces conditions, il serait indispensable de communiquer le plus tôt possible le dossier de l'enquête à la défense. Dans sa version intermédiaire, le rapport Léger prévoyait que le dossier serait transmis à la défense en cas de mesures intrusives, comme des perquisitions ou des réquisitions bancaires : dans le cas de l'affaire Dray par exemple, le mis en cause et sa défense auraient pu avoir accès au dossier dès que les comptes en banque ont été examinés. Mais dans la version définitive du rapport Léger, il est prévu que le dossier ne soit communiqué que lorsqu'il existera des éléments graves, précis et concordants de culpabilité. On en revient à l'article 105 et on risque de voir se multiplier des instructions qui dureront très longtemps avant que la défense y ait accès. Si on y ajoute le fait que le parquet aura à cœur, non pas d'envoyer des innocents devant les tribunaux, mais de trouver des charges contre eux, on se dirige vers un déséquilibre assez grave, plus grave à mon avis que le manque d'indépendance du parquet visà-vis de l'exécutif. - Alain GUILLOUX, Vice-président de la Conférence des bâtonniers A l'époque de la commission d'Outreau, quand nous discutions de ces questions au sein de la Conférence des bâtonniers que je représente aujourd'hui, nous tenions un raisonnement assez pragmatique : *« Là où il existe du contradictoire et des droits de la défense, il faut les renforcer; là où il n'en existe pas, il faut les créer».* Nous avons mis 25 ans à obtenir le contradictoire et l'exercice des droits de la défense tels qu'ils existent aujourd'hui à l'instruction, à travers quatre lois successives, celles de 1985, de 1993, de 2000 et de 2007. Monsieur le ministre Toubon a participé au débat sur la cour d'assises, et il sait à quel point ces dispositifs ont été difficiles à mettre en œuvre, car ils sont très lourds; mais ce sont eux qui garantissent les droits de la défense dans les affaires les plus graves. Au passage, je m'insurge contre le procédé qui consiste à dire que les affaires donnant lieu à instruction ne représentent que 4 % du contentieux : certes, mais ces 28 000 affaires constituent la totalité des affaires criminelles, celles qui portent sur les faits les plus graves et mobilisent l'opinion. Peuton les balayer d'un revers de main? Contrairement à ce qu'on entend ici et là, on observe actuellement en Europe une tendance qui consiste à confier à un magistrat instructeur toutes ces affaires complexes, pour une raison évidente : en Allemagne, les magistrats du parquet ne sont pas des magistrats, mais des fonctionnaires; aux Pays-Bas, ils ne contrôlent rien et c'est la police qui fait la loi ; même l'Angleterre a été obligée de mettre en place un parquet, suite à des affaires où les preuves étaient étouffées par les enquêteurs dès qu'elles étaient à décharge. Après le discours du président de la République et l'annonce de la création de la commission, certains membres du barreau étaient enthousiastes : *« C'est une nouvelle ère qui s'ouvre ; nous allons enfin obtenir l'équilibre des droits de la défense, que nous demandons depuis si longtemps».* D'autres étaient un peu plus dubitatifs : *« On va voir ce que cela donnera»,* et d'autres enfin s'interrogeaient : *« On a fait une réforme il y a deux ans; comment se fait-il qu'on en lance déjà une autre, alors que la première n'est même pas entrée en application?».* Aujourd'hui, c'est l'inquiétude qui domine. Comme le faisait remarquer Régis Sainte-Marie Pricot, à l'heure actuelle, il n'y a pas de contradictoire lors de l'enquête préliminaire; mais d'après ce qu'on lit dans le rapport Léger, il n'y en aura pas davantage demain, et il y en aura peutêtre même moins. Je voudrais répondre à l'argument technique de M. Desplan par une anecdote. Je discutais récemment avec un magistrat d'un pôle de grande criminalité. Il m'expliquait que dans un dossier de trafic international de stupéfiants, pour lequel il devait échanger avec des collègues étrangers, il n'avait pas affaire à un juge d'instruction, mais à une succession de membres du parquet. Certes, ils faisaient tous partie du même parquet, mais comment travailler sur des questions techniques avec un interlocuteur chaque fois différent? Les arguments techniques peuvent jouer dans les deux sens. - Jean-Marie COULON Avant la pause, je donne une dernière fois la parole à Jean-Yves Le Borgne. - Jean-Yves LE BORGNE Je voudrais tout d'abord rendre hommage au sens de l'humour de M. Daieff. Si je vous ai bien entendu, monsieur le juge, vous avez dit que lorsque les choses ne se sont pas bien passées au cours de la garde à vue au commissariat, la défense place ses espérances dans « l'examen de rattrapage», à savoir l'interrogatoire de première comparution. Je dois être malchanceux car j'avoue n'avoir jamais réussi à cet examen de rattrapage, et bien souvent, mes clients n'étaient pas demandeurs du diplôme qui aurait pu leur être accordé dans le cadre de cet examen-là... Plus sérieusement, je voudrais répondre à la critique selon laquelle la transformation du juge des libertés et de la détention en juge de l'enquête et des libertés serait purement cosmétique et ne servirait à rien. Je sais que le reproche qu'on fait au JLD de n'être au courant de rien et de signer tout ce qu'on lui demande n'est pas complètement absurde. La situation est cependant très différente selon les juridictions. Dans les grandes juridictions, les juges des libertés et de la détention sont des magistrats qui se consacrent uniquement à cette fonction. Ils ont le temps d'analyser les dossiers, et ils disposent de la compétence, de l'expérience et de l'autorité qui leur permet de faire passer au juge d'instruction un certain nombre de messages, voire d'injonctions. Il existe aussi, reconnaissons-le, des petites juridictions où, parce qu'il faut un magistrat ayant au minimum le grade de viceprésident, on en choisit un qui n'a jamais fait de pénal de toute sa carrière, qui s'occupe des affaires familiales, et dont on sait qu'on ne le retrouvera jamais dans le jugement des affaires pénales parce qu'il ne siège pas au tribunal correctionnel, et on le désigne comme JLD. Il s'affole un peu, demande ce qu'il devra faire, et on lui répond : *« Ne t'inquiète pas, on te dira où tu devras signer».* Je caricature un peu, mais ceux qui connaissent la réalité des choses savent qu'une telle situation n'est pas exceptionnelle. Il n'en demeure pas moins que cette fonction est absolument cruciale, même si elle est parfois maltraitée. Je crois qu'il en ira de même du juge de l'enquête et des libertés esquissé par le rapport Léger. J'ai même tendance à penser que depuis qu'il existe un JLD, c'est-à-dire depuis 2000, il n'existe plus vraiment de juge d'instruction. L'impartialité de ce magistrat éveille tellement de méfiance, non qu'il soit malhonnête mais à cause de la confusion des genres, qu'on lui a retiré l'essentiel de son pouvoir, à savoir la possibilité de placer quelqu'un en détention. À partir du moment où on a posé cette distinction des pouvoirs, on a clairement annoncé la mort du juge d'instruction. Le juge de l'enquête et des libertés sera le successeur du juge des libertés et de la détention, mais avec beaucoup plus de pouvoir. Il est évident, cela dit, que le rapport Léger ne fournit que des orientations générales et que beaucoup de choses doivent encore être précisées. Je crois, notamment, qu'il faudrait que le juge de l'enquête et des libertés soit averti de l'ouverture de toute enquête ouverte sur l'initiative du parquet, et qu'il ait le pouvoir d'ordonner le passage en contradictoire, de manière à ce que nous n'assistions plus à ces débordements qui consistent à ce qu'une enquête soit faite en dehors de l'intéressé, c'est-à-dire en dehors de tout élément contradictoire et de toute possibilité de défense - ce qui est le cas aujourd'hui dans les 96 % d'affaires laissées à la direction complète et libre du parquet. On a évoqué à ce sujet quelques affaires en cours. Certains parquets se sont sentis tellement embarrassés par cette situation qu'ils ont communiqué les dossiers à la défense pendant la phase d'enquête préliminaire, ce qui n'est prévu nulle part dans la loi : c'est assez révélateur du sentiment, largement partagé, que cette situation ne peut pas perdurer et qu'il faut absolument introduire une sorte de contradictoire dans cette procédure, fût-il tardif. Le juge de l'enquête et des libertés ne devrait pas être une sorte d'ectoplasme qui ne servirait que de prétexte ou d'alibi, mais devrait avoir le pouvoir de demander où en est l'enquête et, le cas échéant, d'imposer le passage au contradictoire. Quant aux droits de la défense, qui effectivement ont été conquis peu à peu au fil des dernières décennies, nous ne pouvons pas poser comme un a priori qu'ils seront perdus demain si le parquet se voit confier la charge de l'enquête. Le juge de l'enquête et des libertés aura justement pour mission de faire respecter ces droits et de veiller au caractère réellement contradictoire des débats. En conclusion, je crois qu'il ne faut pas avoir la naïveté de penser que tout se passera comme dans le meilleur des mondes, mais il ne faut pas non plus adopter cette attitude pleine de suspicion qui consiste à penser que la réforme est animée d'on ne sait quels objectifs inavouables, tels que la reprise en main politique de la justice en la confiant à un corps qui pourrait étouffer les affaires les plus dérangeantes. Le vrai débat est encore à venir. C'est celui qui attend le Parlement lorsqu'il s'agira de prévoir concrètement l'organisation et le déroulement des choses. Nous n'en sommes encore qu'au stade de la réflexion et de l'orientation générale. ## Le point de vue du spécialiste de procédure pénale - Jean-Marie COULON Nous allons reprendre nos débats. Je cède tout de suite la parole au président Jacques Buisson. - Jacques BUISSON Merci, monsieur le président. Je suis effectivement président, mais d'une de ces chambres qui ne servent qu'à confirmer les décisions des juges d'instruction, si j'ai bien compris... La réalité quotidienne est un peu plus compliquée que cela. Je me sens un peu confus d'intervenir après mon ami le professeur Rebut, qui a dit l'essentiel. La loi du 17 juillet 1856 a réuni les pouvoirs d'investigation et les pouvoirs de juridiction dans la même personne, le juge d'instruction. Mais dès que cette loi a été votée, la question d'une nouvelle réforme s'est à nouveau posée. Le vice fondamental que l'on dénonce chez le juge d'instruction est qu'il est censé faire preuve de deux qualités inconciliables : l'efficacité, qui est le propre de l'enquêteur, et la légalité, qui est le propre du juge. On lui reproche aussi de faire la part belle à la police, dont il ne serait que le suiveur. Selon la formule d'Hugueney, *« Sous l'omnipotence apparente du juge d'instruction, se cache la prépotence de la police»*. Il faut bien admettre cependant que le juge d'instruction est un homme seul qui, par hypothèse, a besoin, pour les éléments matériels de l'investigation, de moyens qu'il ne peut trouver qu'auprès de la police. On peut souligner également que l'attitude de retrait de celui qui délègue, et qui peut ensuite apprécier le résultat des investigations, a l'avantage de lui conférer une position de contrôle et de médiation. On peut se demander pourquoi l'on a maintenu si longtemps une institution aussi décriée. À l'époque, la doctrine a avancé deux arguments principaux pour cela. D'une part, on estimait que l'instruction et l'administration de la preuve constituaient un cadre important pour la procédure, car elles donnaient le temps et la possibilité de mieux comprendre la personnalité des acteurs, aussi bien victimes que mis en examen (à l'époque, on disait *inculpés*). D'autre part, on se heurtait à la difficulté de trouver une solution en ce qui concernait le statut du parquet. Comme l'a rappelé le professeur Rebut, c'est sur ce point qu'a achoppé la commission Donnedieu de Vabres. La commission qui lui a succédé, pilotée par le procureur Besson, a abouti au code de procédure pénale, qui a laissé les choses en l'état. Face à cette question récurrente, le législateur et la doctrine ont toujours proposé les deux mêmes solutions depuis 150 ans. Pour résoudre la question du vice fondamental de la confusion entre investigation et juridiction, on a procédé tantôt par aménagement au sein même de la fonction de l'instruction, avec, en quelque sorte, un retour à la situation d'avant la loi du 17 juillet 1856, ce que j'appellerais, pour employer une métaphore médicale, *la solution de la thérapie,* tantôt par éradication du vice fondamental à travers la suppression pure et simple du juge d'instruction, ce que j'appellerais *la solution de la chirurgie*. La solution de la thérapie est assez simple : il s'agit de revenir au *statu quo ante* et de séparer à nouveau le pouvoir d'investigation et le pouvoir de juridiction. Pour cela, on isole tout ce qui est juridictionnel dans l'instruction et on le confie à la collégialité, ou à un autre juge. Certaines lois ont cherché à établir la collégialité de l'instruction, celle du 10 décembre 1985, et plus récemment celle du 5 mars 2007, dont nous avons annoncé à l'avance qu'elle ne s'appliquerait pas, faute de moyens. Nous avions en effet tiré les leçons de la loi du 10 décembre 1985, et le temps est en train de nous donner raison : on prolonge le délai d'application de la loi pour finalement lui en substituer une autre. D'autres lois visaient à établir la collégialité lors de la décision de détention, par exemple la loi Chalandon du 30 décembre 1987, ou la loi du 4 janvier 1993 sur l'échevinage dans la formation collégiale en matière de détention provisoire. Ces deux lois n'ont pas davantage abouti, toujours faute de moyens : les faits sont têtus, et il est inutile de vouloir forcer le destin budgétaire. Si l'on ne dispose pas des moyens de réaliser la collégialité, elle ne se fera pas. Toujours dans les solutions thérapeutiques, une autre option consistait à confier le pouvoir de détention à un autre juge. C'est ainsi que la loi du 15 juin 2000 a créé le juge des libertés et de la détention, au risque de vider la fonction de juge d'instruction de sa substance. Nous avons toujours supposé que cette loi avait pour objet de mettre en place un pivot qui permettrait, ultérieurement, d'ajouter à ce juge des libertés et de la détention des fonctions nouvelles, et de préparer ainsi une réforme plus importante. L'étape suivante a été la loi du 9 mars 2004, par laquelle on a ajouté aux fonctions du juge des libertés et de la détention la possibilité d'accorder des autorisations de contrainte et de perquisition. Dès lors, un observateur attentif pouvait raisonnablement s'attendre à la réforme qui nous est proposée aujourd'hui. Celle-ci relève du deuxième type de solution, la chirurgie : pour résoudre le vice fondamental, on supprime l'instruction. Il existe deux options pour cela. La première, que j'appellerais la *suppression matérielle,* consiste, dans un premier temps, à ne rien modifier au pouvoir du juge d'instruction, mais à construire en parallèle un cadre qui réduit son champ d'application matérielle. On peut recourir pour cela à deux méthodes. Dans la première, on accroît les pouvoirs de la police judiciaire : c'est ce qui a été fait dans le code de procédure pénale de 1959, consacrant une évolution déjà ancienne. Aujourd'hui, seulement 4 % des affaires sont traitées par le juge d'instruction, alors qu'au XIXe siècle, une affaire sur trois allait à l'instruction. À cette époque, le pouvoir de la police judiciaire n'avait rien de comparable à ce qu'il est aujourd'hui. L'histoire de la police judiciaire est celle d'un lent accroissement des pouvoirs de contrainte pour l'administration de la preuve. Logiquement, en donnant davantage de pouvoir à la police judiciaire, et donc davantage de possibilité d'investigation au parquet, on diminue le champ d'application matérielle du juge. La deuxième méthode, qui s'est traduite par la loi du 9 mars 2004, qui à mon sens est l'aboutissement de celle du 15 juin 2000, est la technique des pouvoirs autorisés. L'article 14 établissait au premier alinéa les pouvoirs propres de la police judiciaire, et au deuxième alinéa les *pouvoirs délégués* par le juge d'instruction. S'y ajoutent en 2004 les *pouvoirs autorisés :* dans l'administration de la preuve, le procureur de la République peut obtenir des pouvoirs renforcés d'investigation, mais il doit se tourner pour cela vers un juge au sens de la CEDH, c'est-à-dire vers un magistrat du siège qui lui délivrera ou lui refusera les contraintes demandées, par exemple en matière d'écoute téléphonique. Cette méthode permet de ne rien modifier à l'architecture générale de la procédure pénale, puisque l'on conserve les trois fonctions, tout en se rapprochant énormément du schéma qui nous est proposé aujourd'hui. Le juge des libertés et de la détention ressemble fortement au futur juge de l'enquête et des libertés, et d'après le rapport Léger, c'est le principe des pouvoirs autorisés qui sera appliqué. Le pouvoirs délégués seront supprimés et on aura, d'un côté, les pouvoirs propres de la police judiciaire en matière de flagrance et d'enquête préliminaire, qui ne changent pas; de l'autre, les pouvoirs autorisés par un juge indépendant. La deuxième option en matière de solution chirurgicale est *la suppression juridique.* Plus radicale que la *suppression matérielle*, elle consiste à supprimer purement et simplement la fonction de juge d'instruction et à répartir ses pouvoirs différemment. Au début du XXe siècle, le doyen Garraud avait d'ores et déjà proposé la dissociation des fonctions d'investigation et de juridiction. La commission de 1938, que tout le monde a oubliée aujourd'hui, avait renouvelé la même proposition. Leur ont succédé la commission Donnedieu de Vabres de 1944, qui a eu le succès que l'on sait, puis la commission Delmas-Marty, en 1990. Ces deux dernières commissions ont au passage soulevé le problème du statut du parquet, qu'elles estimaient devoir poser dans le nouveau cadre créé par la suppression de la fonction d'instruction. Parmi l'ensemble des politiques législatives qui peuvent être envisagées, c'est dans cette voie de la *suppression juridique* que semble s'être engagée la commission Léger. - Jean-Marie COULON Devant un tel puits de science, qui souhaite maintenant prendre la parole? - Guillaume DAIEFF Je conclus de ce très intéressant exposé qu'il existe plus d'une manière de supprimer le juge d'instruction, et que plusieurs de ces méthodes ont été utilisées, à diverses reprises, depuis un certain nombre d'années. Pour reprendre votre typologie, la suppression matérielle, consistant à ôter du pouvoir au juge d'instruction, a été employée à la fois lorsqu'on a confié la décision de détention provisoire au juge des libertés et de la détention, et lorsqu'on a accordé au procureur une partie de ses pouvoirs. Ce qui m'a beaucoup frappé, en lisant le rapport Léger, c'est que le juge d'instruction y était présenté comme s'il était encore celui du XIXe siècle. Le rapport cite notamment la formule de Balzac, présentant le juge d'instruction comme *« l'homme le plus puissant de France»*. Reprendre telle quelle cette formule aujourd'hui est une plaisanterie, et votre exposé vient de le démontrer. Le juge d'instruction actuel n'est plus celui du XIXe siècle, ni même celui que nous connaissions il y a vingt ans. Au fil des réformes successives, non seulement la détention provisoire lui a été enlevée, mais on a introduit dans la procédure de plus en plus de contradictoire. La loi de mars 2007, adoptée suite à l'affaire d'Outreau, a établi - et c'est une bonne chose - qu'un juge d'instruction ne peut plus poser une question à un expert sans consulter les parties ; il ne peut plus renvoyer devant le tribunal ou devant la cour d'assisses sans demander aux parties de donner leur avis. Tout à l'heure, maître Le Borgne a renversé cet argument en suggérant que, puisque le juge d'instruction a perdu l'essentiel de ses pouvoirs, il ne reste plus qu'à le supprimer purement et simplement. Mais je note que le rapport Léger dit précisément le contraire : c'est parce que le juge d'instruction est censé avoir trop de pouvoir que l'on devrait le supprimer. Trop, ou trop peu? On n'y comprend plus rien. Ce qui transparaît surtout, c'est une certaine mauvaise foi dans la façon de présenter les choses. Je voudrais ajouter trois observations. La première porte sur les 5 % d'affaires que l'on confie au juge d'instruction, et les 95 % d'affaires dans lesquelles il n'intervient pas. La proportion peut paraître écrasante; encore faut-il savoir ce qu'on range dans ces 95 %. Je suis allé consulter les statistiques de la Chancellerie, et j'ai découvert que l'on comptabilisait dans ces 95 % toutes sortes de choses, notamment les conduites en état alcoolique, ou encore les ivresses publiques et manifestes. Quand j'étais juge d'instance dans le Pas-de-Calais, c'est dans cette dernière catégorie que les services de police rangeaient généralement les conflits dans les familles. Il faudrait comparer ce qui est comparable et savoir de quoi l'on parle quand on explique que la grande majorité des affaires ne sont pas traitées par le juge d'instruction. Je note au passage que le chiffre de 5 % est devenu, depuis quelque temps, 4 %, et je suppose qu'on ne va pas tarder à dire 3 % : au fil des mois, curieusement, cette statistique diminue! En ce qui concerne la collégialité, je voudrais apporter deux précisions. On prétend que la collégialité exige des moyens considérables. En réalité, compte tenu de la diminution du nombre d'affaires instruites, on pourrait facilement, avec pratiquement le même nombre de juges d'instruction, traiter beaucoup plus d'affaires en collégialité. Je m'insurge également contre l'idée que la collégialité ne fonctionne pas. Dans mon cabinet, 20 % des affaires sont traitées de cette façon : nous regardons à deux les dossiers correspondants et, le cas échéant, nous décidons ensemble des interrogatoires de première comparution. Je crois savoir qu'au pôle de santé publique, 80 à 90 % des affaires sont traitées en collégialité ; au pôle terrorisme, cela concerne 100 % des affaires. À Strasbourg, 30 % des affaires sont traitées de cette façon. La collégialité est une pratique nouvelle, et même une révolution, mais qu'on ne nous dise pas qu'elle ne peut pas fonctionner. Mon dernier point concerne les comparaisons avec l'étranger. On invoque sans cesse l'argument selon lequel le juge d'instruction a disparu dans de nombreux pays européens. Mais on ne peut pas classer, d'un côté, les systèmes pénaux avec juge d'instruction, de l'autre, les systèmes pénaux sans juge d'instruction. Tous les systèmes sont très différents et très difficiles à comparer entre eux. Ni l'Allemagne, ni la Grande-Bretagne n'ont de juge d'instruction, mais leurs systèmes pénaux n'ont rien à voir l'un avec l'autre. On ne peut donc pas prétendre qu'il existerait en Europe un modèle dominant destiné à phagocyter le système archaïque français : il existe autant de systèmes pénaux que de pays. - Jean-Marie COULON Monsieur l'animateur souhaite manifestement dire un mot. - Jean-Yves LE BORGNE J'ai retenu de l'exposé du président Buisson un constat auquel je souscris entièrement : voilà quelques décennies qu'on applique la politique législative qualifiée par lui de thérapie, qui consiste à ôter peu à peu des pouvoirs juridictionnels au juge d'instruction pour les confier à d'autres, et notamment au JLD. Ceci conduit M. Daieff à nous dire que, puisque le juge d'instruction a de moins en moins de pouvoir et que la thérapie conduite depuis des décennies l'a réduit à tellement peu de chose, il est devenu si peu gênant qu'il n'y a plus de véritable raison de le supprimer. Je crois, au contraire, qu'on a affaire à un processus logique lié au caractère insupportable de la réunion du juridictionnel et de l'enquête et, de ce point de vue, je m'écarte un peu des conclusions de M. Buisson. Vous nous avez présenté, monsieur le président, une alternative entre la solution de la thérapie, qui tendrait à retrancher peu à peu au juge d'instruction ses pouvoirs juridictionnels pour n'en faire qu'un enquêteur, et celle de la chirurgie, qui consisterait à le supprimer purement et simplement. Je crois qu'il n'y a pas réellement d'alternative mais un processus unique qui conduit inéluctablement de la thérapie à la chirurgie. Et c'est à cette évolution que nous assistons actuellement, le rapport Léger proposant de finir d'ôter au juge d'instruction ses pouvoirs pour les confier au futur juge de l'enquête et des libertés. On tente vainement, depuis des années, de défaire le nœud gordien; il était temps de sortir le sabre et de le trancher. Mais peut-être n'estce pas tout à fait à cette conclusion que vous souhaitiez aboutir, monsieur le président? - Jacques BUISSON Nous nous connaissons suffisamment, maître Le Borgne et moi, pour que je méconnaisse son art de vous faire dire, avec un infini talent, tout autre chose que ce que vous aviez l'intention de dire. Je n'ai nullement prétendu que le juge d'instruction avait de moins en moins de pouvoir. Il conserve ses pouvoirs, mais c'est le champ d'application matérielle de ces pouvoirs qui se réduit. Quant au processus que j'ai décrit, il a effectivement participé effectivement d'une politique législative appuyée sur une doctrine qui l'a alimenté. En revanche, je constate, comme Guillaume Daieff, que les pôles fonctionnent et que l'on a d'ores et déjà affaire à une « mini collégialité » ou une « quasi collégialité », et ceci à coût budgétaire constant, à condition toutefois de la réserver à un nombre d'affaires limité. Parvenir à une véritable collégialité supposerait d'étendre le dispositif à l'ensemble des affaires, ce qui aurait un coût trop considérable. - Jean CASTELAIN J'observe cependant que l'un des effets de l'affaire d'Outreau a été de révéler des pratiques discutables liées justement à la collégialité. L'un des membres du conseil disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, se voyant reprocher de siéger à ce conseil alors qu'il avait participé à une chambre d'instruction dans le cadre de la procédure d'Outreau, a répondu pour sa défense : *« Certes, j'ai siégé dans cette chambre, mais seulement pour la compléter. En réalité, je ne connaissais pas le dossier».* En tant qu'avocat, que ces trois magistrats aient été présents et payés pour participer à cette chambre, et que l'un d'eux admette benoîtement qu'il ne connaissait pas le dossier et qu'en conséquence, il a fait confiance à celui qui le connaissait, cela me scandalise! Et en l'occurrence, on n'avait pas affaire à un problème de moyens budgétaires, puisque ces trois magistrats ont été payés. Sur cette question des moyens, je voudrais faire une autre remarque. On ne cesse de nous dire qu'il n'y a pas d'argent pour la justice, mais c'est aussi une question de choix politique. Le montant de l'indemnité versée à un ancien ministre, dans le cadre d'une procédure d'arbitrage, a été supérieur au budget d'une année de l'aide juridictionnelle de l'État français. Chacun de nous a constaté que, pour faire face à la crise bancaire, il était possible de dégager des moyens budgétaires considérables. On sait qu'en France, la justice a toujours été le parent pauvre de beaucoup de ministères, mais lorsque tant de gens se suicident en prison, lorsque tant de dysfonctionnements sont mis à jour, ne serait-ce pas une exigence absolue que de donner à la justice, à notre justice, les moyens budgétaires correspondant à ceux d'un État moderne et répondant aux préoccupations de ses citoyens? Dans une démocratie, la liberté dépend de la justice, et la justice a un prix, qu'il faut être prêt à payer, ce qui suppose de faire des efforts sur d'autres postes. - Bruno KARL, Président du tribunal de grande instance de Rochefort Je constate qu'un juge d'instruction, en France, traite environ 50 à 60 nouvelles affaires par an, en moyenne, ce chiffre pouvant varier d'un tribunal à l'autre. Il s'agit d'un nombre d'affaires limité, qui lui permet de travailler sérieusement sur les dossiers. Quelles que soient les qualités et les compétences de nos collègues du parquet, qui traitent environ 3 000 dossiers par an, je vois mal comment ils pourront travailler sur les affaires aujourd'hui confiées aux juges d'instruction avec autant de sérieux que ces derniers. Il est vrai que, dans certains pôles, les magistrats du parquet reçoivent un nombre de dossiers moins important et pourront se consacrer davantage à l'instruction. Mais les affaires actuellement confiées aux juges d'instruction sont des dossiers très lourds, qui nécessitent beaucoup de temps. - Jean PRADEL M. Buisson nous a excellemment décrit l'étouffement progressif, juridique et matériel du juge d'instruction. Peut-être aurait-il pu ajouter à son rappel historique la correctionnalisation, qui remonte à 1830 et qui a été indirectement validée par la loi Perben 2. S'agissant de la collégialité, j'y suis personnellement très favorable, mais je voudrais qu'on y ajoute l'interdiction de confier un poste de juge d'instruction à un débutant. J'ai commencé ma carrière à 24 ans. Auparavant, j'avais été attaché au parquet - en fait, secrétaire d'un substitut - et il n'y avait pas d'auditeur de justice. Je n'ai dû mon salut qu'à mon greffier, qui m'a aidé à faire face à cette situation. J'en rends grâce à ses mânes, mais ce n'est pas une situation normale. - Marie-Odile BERTELLA-GEFFROY À l'heure actuelle, toutes les enquêtes, investigations et expertises réalisées pendant l'instruction sont gratuites. Avec quel budget les avocats pourront-ils faire réaliser des contre-expertises ou demander des contreenquêtes à des détectives privés? Apparemment, il n'est même pas prévu d'augmenter le budget de l'aide judiciaire. La justice n'a pas beaucoup de moyens, mais les avocats qui ont des clients aux revenus modestes en ont encore moins. Que devient l'égalité des citoyens devant la loi? ## Le point de vue de l'avocat - Jean-Marie COULON Nous allons maintenant écouter M. Ducos-Ader, qui nous donnera le point de vue de la défense. - Benoît DUCOS-ADER, Avocat au barreau de Bordeaux La parole de la défense ne peut évidemment pas être générale. De nombreux avocats se sont exprimés avant moi, et je ne vais vous soumettre que quelques réflexions personnelles, celles d'un avocat pénaliste de terrain et de province - donc quelque peu éloigné d'un certain parisianisme - qui côtoie à Bordeaux une quinzaine de juges d'instruction. La perspective de voir supprimer le juge d'instruction a provoqué un choc et a suscité dans le monde judiciaire, et bien au-delà, une large mobilisation. Le rapport Léger nous a ainsi offert une occasion exceptionnelle de réfléchir à la manière d'améliorer notre procédure pénale. Quelqu'un a rappelé qu'en une vingtaine d'années s'étaient succédé près d'une vingtaine de réformes de la procédure pénale. Nous tenons peut-être aujourd'hui l'occasion d'entrer enfin dans une réflexion vraiment en profondeur, que nous souhaitons tous. Personne ne peut souhaiter la disparition du juge d'instruction comme une fin en soi. Il existe de bons et de mauvais juges d'instruction, de même qu'il existe de bons et de mauvais avocats. En revanche, j'ai le sentiment, à tort ou à raison, que les juges d'instruction instruisent véritablement beaucoup plus à charge qu'à décharge. Tous les avocats qui font du pénal, que ce soit de façon habituelle ou plus épisodique, vous confirmeront cette impression. Elle vient peut-être d'une promiscuité entre les juges d'instruction, les parquetiers et tous ceux qui contribuent aux enquêtes, promiscuité que nos collègues connaissent peut-être moins à Paris qu'en province. Combien de fois ai-je frappé à la porte d'un magistrat qui, entrouvrant la porte, me répondait : *« Je suis avec des enquêteurs!».* Cette formule laisse entendre qu'il se passe entre le juge d'instruction et les enquêteurs un certain nombre d'actes auxquels nous n'assistons pas, ce qui est tout à fait regrettable. Ce qui m'intéresse réellement dans le rapport Léger, au-delà de la question de la disparition du juge d'instruction, c'est le renforcement des droits de la défense. Comment les choses se passent-elles, bien souvent, à l'heure actuelle? Vous êtes en enquête préliminaire, en flagrance, sur une commission rogatoire, et les policiers s'apprêtent à entendre quelqu'un. Si cette personne est en garde à vue, vous lui faites une visite qui s'apparente à celle d'une assistante sociale : à part lui prodiguer quelques bons conseils, vous ne pouvez pas lui dire grand-chose, puisque vous ne savez rien de l'affaire ; vous ne pouvez vérifier aucun élément de procédure et, la plupart du temps, les policiers ne vous apportent aucune aide pour apprécier la situation. Quand on conduit la personne devant un magistrat instructeur qui, en général, a déjà reçu longuement les policiers, et à qui ces derniers ont expliqué le dossier, il ne vous reste qu'à tenter, avec les moyens du bord et en vous appuyant sur la connaissance très superficielle que vous avez du dossier, d'éviter à cette personne une mise en examen, souvent lourde de conséquences sur le plan moral et sur le plan professionnel, voire de lui éviter une mise en détention. Une fois que la personne a été mise en examen, le juge d'instruction, la plupart du temps, confie une commission rogatoire à ceux qui ont déjà mené l'enquête. Les avocats n'ont alors aucune connaissance de ce qui se passe, sauf de façon très épisodique. Le dossier revient au juge d'instruction, qui travaille ainsi en symbiose totale avec les policiers. Ce mode de fonctionnement n'est plus supportable et il faut y mettre un terme : dans de nombreux dossiers, il ne s'agit que d'une parodie d'instruction. Les magistrats instructeurs peuvent naturellement, dans certains cas, conserver une certaine maîtrise sur l'enquête, et nous connaissons tous des exemples contredisant la description que je viens de faire, mais dans la majorité des cas, force est de constater que c'est bien ainsi que les choses se passent. Ce qui fait l'intérêt du rapport Léger, même si je ne crois pas qu'il faille y souscrire entièrement, c'est qu'il va peut-être enfin permettre aux avocats d'intervenir dans la procédure à un moment où ils pourront se rendre utiles. Nous pourrons alors espérer sortir d'un certain nombre d'hypocrisies judiciaires. Quand on me parle de cosaisine ou de collégialité, cela me fait sourire. La plupart du temps, l'un des magistrats s'occupe du dossier, et quand vous vous adressez à l'autre, il vous répond : *« Écoutez, moi je ne suis pas le premier désigné, je ne suis que le second; donc je laisse faire le premier.»* Personnellement, cela fait déjà quarante ans que je supporte tout cela, et il est probable que je le supporterai jusqu'à la fin de ma carrière, mais les générations qui suivent doivent se battre, et nos instances professionnelles avec elles, pour qu'au-delà des textes, qui ont déjà beaucoup changé ces dernières années, on transforme les mentalités. Il faudrait qu'on en finisse avec ce va-etvient, déjà abondamment décrit, qui permet à un magistrat d'être juge d'instruction, puis, après un petit séjour dans la juridiction voisine, de revenir en tant que parquetier, avant de changer à nouveau de métier pour des raisons d'avancement et de carrière. Comment admettre qu'un juge d'instruction, à Bordeaux par exemple, se retrouve une fois par semaine, non plus juge d'instruction, mais président d'une chambre du tribunal correctionnel, et soit ainsi conduit à juger des gens qui, certes, ne sont pas mis en examen dans un dossier traité par son cabinet, mais peuvent néanmoins être visés ou connus dans des dossiers dont il s'occupe ? De toute évidence, il faut mettre un peu d'ordre dans notre système judiciaire, et le rapport Léger offre des pistes pour cela. Bien sûr, il ne s'agit pour l'instant que d'une base de travail et il faudra bien entendu vérifier un certain nombre de bonnes intentions dont les effets pourraient être négatifs, et aussi résoudre un problème colossal, celui de la dépendance du parquet par rapport au pouvoir exécutif. Quant à la suppression du juge d'instruction, elle ne constitue pas pour les avocats une fin en soi : ce qu'ils cherchent avant tout, c'est à améliorer la façon dont sont traités leurs clients. Mais les juges d'instruction devraient néanmoins veiller aux deux points que j'ai signalés, à savoir le fait qu'ils donnent le sentiment d'instruire à charge beaucoup plus qu'à décharge, et qu'ils donnent également l'impression de travailler main dans la main avec le parquet et avec les policiers. - Jean-Marie COULON Monsieur le ministre, je vous invite à prendre la parole. - Jacques TOUBON, *Ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice* L'office du juge, quel qu'il soit et à tous les niveaux, est toujours, *in fine*, une affaire d'intime conviction. Il en va de même pour les hommes politiques qui, à un moment, sont obligés de trancher et de choisir s'ils vont voter *« oui»* ou *« non»*. Pour ma part, j'en suis arrivé à la conviction que la réforme qui nous est proposée va dans le bon sens. Je ne voudrais pas répéter les arguments avancés par le bâtonnier Le Borgne ce matin, mais à mon avis il a bien identifié et décrit la logique qui commande ce projet. Le problème central me semble être celui du renvoi, c'est-à-dire de l'auto-jugement de l'investigation qui peut, dans certains cas, se transformer en un pré-jugement de l'affaire. Au nom même des libertés, nous devons tout faire pour sortir de cet engrenage. Après avoir apprécié tout ce que le rapport Léger comporte d'intéressant à cet égard, mais aussi mesuré ce qu'il faudrait y introduire ou y réintroduire, je vois trois points principaux qu'il reviendra au débat parlementaire d'approfondir. Le premier concerne le statut du parquet. Je ne crois pas qu'on puisse voter cette loi, que ce soit l'an prochain ou dans deux ans, sans avoir résolu cette question. Elle a déjà été soulevée à de multiples reprises, notamment par la commission Donnedieu de Vabres en 1944, et à nouveau à la fin des années 90. Ces réflexions ont abouti à la proposition de l'avis conforme, et à son échec. Je ne suis cependant pas sûr que la seule évolution pour le statut du parquet consiste à introduire l'avis conforme dans la Constitution et à changer le mode de nomination des procureurs généraux. Il en existe une deuxième, la fonctionnarisation, et une troisième, la création de deux corps distincts - en se rappelant qu'une fois qu'on aura interdit aux magistrats de changer de corps, la définition du statut de chacun de ces deux corps sera une tâche fort délicate. Quelle que soit la solution qui sera choisie, je ne vois pas comment on pourrait éviter d'aborder cette question à l'occasion du débat parlementaire, et j'en ai averti tous mes amis politiques. Le deuxième point concerne le déclenchement de l'action publique, c'est-à-dire la capacité de la partie civile à s'opposer au classement sans suite. Pour l'instant, le rapport Léger ne me semble pas aborder suffisamment cette question. Il est indispensable de proposer à la partie civile, à la victime, à tous ceux qui peuvent avoir un intérêt à ce qu'une information soit ouverte et qu'elle soit menée à bien, de nouvelles formes d'entrée dans les procédures. Chacun sait que ce ne sera pas facile et que nous pouvons nous attendre, sur ce thème, à des prises de position politiques, et même idéologiques. Mais il est indispensable de garantir une symétrie dans la possibilité d'ouvrir et de conduire des dossiers. Le troisième point est la question du financement du contradictoire. Nous partons d'une situation où la justice pénale est gratuite, et c'est d'ailleurs pour cela que tout le monde s'adresse au pénal, et s'éloigne du civil. Il est clair que cette réforme ne pourra pas être considérée comme légitime par l'ensemble des Français si elle se traduit par une réduction de l'accès à la justice et au droit. Pour cela, trois aspects me paraissent primordiaux. Les mesures que l'avocat demande pour la partie civile ou pour la défense doivent pouvoir être prises en charge par le budget et non par le justiciable, que cela passe par l'aide judiciaire ou par un autre moyen. La deuxième mesure consiste à prévoir suffisamment d'effectifs et de moyens pour les juges de l'enquête et des libertés. Le troisième aspect a déjà été soulevé tout à l'heure : il faut également accorder suffisamment de moyens et d'effectifs aux parquets. À l'heure actuelle, ils seraient dans l'incapacité d'assumer la tâche que la réforme veut leur attribuer. Si on ne leur accorde pas les moyens nécessaires, soit la réforme ne sera pas appliquée, soit c'est la police qui se chargera de tout le travail, et le parquet se contentera de signer. Cette réforme constitue certainement la meilleure occasion qui nous ait été donnée depuis trente ou quarante ans pour remettre à niveau notre justice. Tout à l'heure, le bâtonnier Castelain déplorait que, dans notre société, la justice soit l'éternel parent pauvre. Il faut reconnaître qu'en général, l'opinion populaire est hostile à ce qu'on lui accorde davantage de moyens, à la fois parce que, par définition, 50 % des justiciables perdent leur procès, ce qui leur donne forcément une image négative de la justice, et parce que, d'une façon générale, les gens préfèrent toujours que l'on consacre de l'argent à construire des crèches ou des piscines plutôt qu'à payer des juges. En finissant, je voudrais rappeler l'origine de l'appel des jugements criminels, que j'avais introduit en 1996 et qui a été enterré par le gouvernement suivant, jusqu'à ce qu'une députée membre de la commission des lois, Mme Christine Lazerges, introduise sur ce point un amendement parlementaire, qui a abouti à la loi sur la cour d'assises. J'avais également introduit en 96 une proposition sur la motivation des décisions d'assises, qui a été écartée à l'époque. Cette proposition me paraît devoir constituer un progrès très net si nous parvenons à la faire aboutir dans le cadre du projet Léger. - Jean-Marie COULON J'y ajouterais une autre disposition qui me paraît importante, l'échevinage en matière correctionnelle. À qui dois-je donner la parole, devant tant de mains qui se lèvent? - Jean-Yves DUPEUX, *Avocat au barreau de Paris* Je crois qu'il faut remercier Benoît Ducos-Ader d'avoir mis en évidence les points positifs qui peuvent être tirés du rapport Léger, par exemple en matière de garde à vue ou de motivation des arrêts d'assises. Cependant, si nous, les avocats, avons souvent eu l'occasion de nous opposer très vivement et parfois très légitimement à des juges d'instruction - d'où nos réticences à l'égard de cette profession --, nous devons être très prudents sur les conséquences éventuellement négatives de leur suppression. J'ai trois observations à cet égard. Comment le rapport Léger, qui supprime le juge d'instruction et confie au parquet le pouvoir de mener l'enquête, compte-t-il assurer l'équilibre entre le pouvoir du parquet et les droits de la défense, sachant que le parquet, non seulement a la haute main sur la police mais, au-delà de ce pouvoir statutaire, exerce une influence considérable sur l'ensemble des policiers et des magistrats? Je ne mets pas en cause la déontologie ni la loyauté des magistrats du parquet. Mais ils sont, malgré tout, soumis statutairement à une hiérarchie, ce qui les place dans une grande dépendance. Les conclusions du rapport Léger nous laissent également sur notre faim en ce qui concerne le juge de l'enquête et des libertés : quel sera son pouvoir réel ? On peut craindre un retour à la situation antérieure à 2000, quand le juge d'instruction disposait à la fois des pouvoirs de l'instruction et de ceux de la coercition. On peut, inversement, craindre que ce nouveau juge n'ait pas réellement le pouvoir d'obliger le parquet à reprendre une enquête. M. Daieff soulignait à juste titre que le JEL pourrait obliger le parquet à ouvrir l'enquête, mais pas à la mener à bien. Il s'agit de trouver le bon équilibre, et cela dépend à la fois du pouvoir qui sera accordé au JEL et de la dépendance hiérarchique dans laquelle sera ou non maintenu le parquet. Enfin, il me semble que c'est notre rôle, à nous avocats et magistrats, de nous préoccuper des justiciables et de la façon dont leur sera garantie une égalité de traitement. Qu'on le veuille ou non, et quelles que soient les bonnes paroles qu'on entend ici ou là, nous allons manifestement vers une justice qui sera différente selon les justiciables auxquels elle s'adressera. Certains d'entre eux auront les moyens de faire réaliser des contre-enquêtes et de réunir des éléments à décharge. Ils disposeront d'un avantage formidable par rapport à tous ceux, et ils sont nombreux, qui ont peu de moyens. À l'heure actuelle, et quels que soient leurs défauts, les juges d'instruction représentent une institution démocratique au sein de la justice. Qu'en sera-t-il demain? La commission d'Outreau a beaucoup travaillé sur ce point et le rapport d'enquête parlementaire a avancé de nombreuses propositions. Personnellement, je fais partie de ceux qui regrettent qu'on ait brutalement abandonné les résultats positifs de cette commission parlementaire et que, pour des raisons essentiellement politiques, l'on ait opté pour la suppression du juge d'instruction, sans mesurer les conséquences qu'une telle réforme risque de provoquer sur le plan de la démocratie. - Jean-Louis PELLETIER, *Avocat au barreau de Paris* Je vais vous donner l'opinion d'un vieil avocat qui a déjà presque cinquante ans d'exercice. J'adhère totalement à ce qu'ont dit Benoît Ducos-Ader et Jean-Yves Dupeux. J'ai vécu des affrontements presque sanglants avec certains magistrats et je les ai parfois maudits, mais dans l'ensemble, je suis finalement assez satisfait de cette institution. Il me paraîtrait beaucoup plus important de changer les mentalités. Lorsque j'étais tout jeune avocat, à Aix-en-Provence, j'ai été commis d'office pour un gitan qui avait barboté je ne sais quoi sur la place publique. Le juge était un homme très débonnaire et très sympathique, connu cependant pour ne pas faire de cadeaux. Au début de l'interrogatoire, il demande à ce gitan quelle était sa profession; celui-ci lui indique qu'il est marchand ambulant et réparateur de montres. À ma grande stupéfaction, le juge ouvre alors un tiroir et en extrait une série de montres, dont il faisait collection. Il tend l'une des montres au mis en cause et lui dit : *« Cette montre-ci me plaît beaucoup. Il n'y a pas longtemps que je l'ai achetée, mais elle ne marche pas. Si vous êtes capable de la réparer, je vous rends la liberté».* L'homme s'active avec un petit tournevis et, miracle, remet la montre en marche. Le juge se tourne alors vers moi : *« Vous voyez, maître, c'est aussi simple que cela : il est libre».* Cet épisode m'a marqué pour le restant de ma vie. Plus récemment, j'ai beaucoup travaillé sur l'affaire d'Outreau, où j'ai défendu l'abbé Wiel en appel, même si je n'ai finalement pas plaidé, car après le rappel de la mascarade à laquelle nous avions assisté, les choses était tellement évidentes que nous avons jugé superflu d'ajouter quoi que ce soit. Je crois qu'il serait fort utile de faire étudier ce dossier à tous les jeunes gens qui passent par l'école de la magistrature : ils y verraient absolument tout ce qu'il ne faut pas faire. Aujourd'hui, on nous explique qu'on va supprimer le juge d'instruction et le remplacer par un autre. En réalité, que changerat-on? On reviendra peut-être exactement au point d'où on était parti. Ce qu'il faudrait plutôt, c'est conforter ceux qui ont de bons principes, et à ceux qui n'en ont pas, inculquer ce qui devrait être la culture de tout juge d'instruction, et pourquoi pas, de tout magistrat. Lorsqu'on débute au barreau, il y a des notions dont on se figure qu'elles sont le *credo* de tout un chacun, celui des avocats et celui des magistrats. Au fil des années, on s'aperçoit que ce n'est pas souvent le cas. Alors, faisons acquérir ces principes et transformons les mentalités. Inscrivons au frontispice de notre justice la culture du doute qui, chez la plupart des gens, reste une notion finalement très vague. Lorsqu'il m'arrive de plaider en cour d'assises, je rappelle aux jurés et aussi aux magistrats que le doute existe et qu'il est inscrit dans le code de procédure pénale : celui-ci indique que lorsque la majorité n'est pas suffisante, un accusé doit être acquitté purement et simplement. Un jeune magistrat qui sort de l'école et qui arrive dans un cabinet d'instruction est confronté à une tâche très difficile, d'autant plus difficile et même angoissante que l'intéressé se veut rigoureux. Il faut entretenir chez ces jeunes la culture du doute, le souci d'un certain équilibre, et surtout, le respect de la présomption d'innocence. Si cette culture pouvait se répandre dans les mentalités, je pense qu'il serait superflu de tout bouleverser. De toute façon, réforme après réforme, on en reste finalement à la même situation, car on a affaire aux mêmes hommes. Ils ne sont pas tous mauvais, et je ne suis pas l'ennemi des juges : je compte même parmi eux d'excellents amis. Mais je suis parfois consterné lorsque, voyant un de mes clients arriver à l'instruction, je constate qu'avant même qu'il ait pu s'exprimer, il est considéré comme un coupable. Il faut ancrer dans les esprits que lorsqu'il y a incertitude, l'incertitude doit bénéficier au prévenu. - Alain GUILLOUX Je m'exprime au nom des 180 barreaux, des gros, des moyens, et surtout des petits, qui sont les plus nombreux. La conférence des bâtonniers a remarqué des avancées dans le rapport Léger, comme la motivation des arrêts de cour d'assises, et elle y est sensible. Mais elle est extrêmement préoccupée par la suppression du juge d'instruction. Si l'on opère une réforme, elle doit conduire à quelque chose de meilleur. Quelle est la situation actuelle, du point de vue des droits de la défense? Certains confrères acceptent d'effectuer de longs trajets, parfois de nuit et gratuitement, pour défendre leurs clients. Un avocat de Quimper ou de Brest se lève souvent à six heures du matin et fait 400 kilomètres pour plaider devant la chambre de l'instruction. Combien reçoit-il au titre de l'aide juridictionnelle? Zéro euro. C'est cela, la réalité du terrain. Les avocats qui se chargent de ce travail devraient recevoir l'Ordre national du mérite. Tous ces confrères, que nous commettons d'office, se dévouent pour les autres, gratuitement, et souvent au détriment de leur vie de famille. Voilà comment fonctionne le système actuel de l'instruction, avec un juge d'instruction qui est notre rempart, même si parfois, c'est vrai, certains juges se montrent partiaux et instruisent surtout à charge. Si l'on supprime cette institution, que nous donnera-t-on en échange? Les parquetiers nous accorderont-ils plus de droits que nous n'en avons aujourd'hui ? L'État nous donnera-t-il davantage de moyens? Il faut être clair : nous n'aurons aucun droit ni aucun moyen supplémentaire. Je me suis rendu, lundi dernier, à la Direction des affaires criminelles pour discuter avec le bâtonnier Yves Repiquet, de Paris, et ma consœur Andréanne Sacaze des suites de ce rapport Léger. On nous a expliqué que le budget de l'aide juridictionnelle n'augmentera pas et que nous travaillerons à enveloppe constante. - Jean-Yves MONFORT Je voudrais répondre à une observation de maître Ducos-Ader concernant la séparation des carrières de parquetier et de juge du siège. Beaucoup d'avocats et de justiciables sont choqués de voir un procureur requérir fermement dans une affaire donnée, et six mois plus tard, devenir vice-président avec des qualités et des défauts très différents de ceux d'un procureur. Mais on ne naît pas procureur ou juge : on peut parfaitement se montrer un avocat général teigneux, et trois ans plus tard, devenir un bon juge Magnaud... - Jean-Marie COULON Permets-moi de te couper, mais le bon juge Magnaud n'est pas une référence absolue! - Jean-Yves MONFORT Ce que je veux dire, c'est que le fait d'être procureur ou juge du siège n'est pas une caractéristique biologique. Mais je veux surtout signaler que si l'on supprime cette possibilité de passer du siège au parquet, ou inversement, on va tout simplement « tuer » le parquet. Pour les parquetiers, en cas de désaccord majeur sur une instruction donnée par le politique dans une affaire importante, il s'agit en effet d'une véritable « soupape de sécurité». Si vous supprimez cette soupape, vous privez le parquetier de la petite autonomie qui lui reste ou qu'il peut acquérir, de fait, dans le fonctionnement actuel du ministère public. Jean-Marie Coulon sait parfaitement à quoi je fais référence : j'ai été moi-même parquetier à Paris, et le jour où je n'ai pas été d'accord avec une instruction reçue dans une affaire sensible, je suis passé au siège. L'aurais-je fait, si ma seule perspective avait été de pointer à l'ANPE? Je n'en sais rien; je pose la question. Par comparaison avec cette possibilité de changer de carrière, l'avis conforme du CSM pour la nomination des parquetiers, ou les autres modalités qui ont été envisagées pour la nomination des procureurs généraux, ne constituent que des pis-aller. L'important est de garantir le pouvoir des chefs de parquet, la liberté de parole des parquetiers à l'audience et cette possibilité de changer de poste. Si les parquetiers étaient cantonnés à une seule et même carrière dès leur sortie de l'école, ils deviendraient des fonctionnaires et il serait alors inutile de gloser sur leur capacité à diriger la police judiciaire : la question ne se poserait plus. - Jacques BUISSON J'avoue avoir adhéré un temps à la solution qui consisterait à transformer en fonctionnaires l'ensemble des membres du parquet. Je me disais que, d'une certaine façon, ce serait l'aboutissement de ce qui se dessinait. Mais à la réflexion, je me demande si on peut avoir une justice pénale indépendante lorsque celui qui l'alimente n'est pas lui-même indépendant. La justice pénale est un tout, et son indépendance ne peut pas être seulement celle du juge du siège, qu'il soit à l'audience ou à l'instruction; elle doit aussi être celle du magistrat du parquet. À mon sens, on ne peut pas confier la fonction de la poursuite à un fonctionnaire et les deux autres fonctions à des juges ou à des magistrats : sous l'apparence du bon sens, on risquerait de déséquilibrer la justice pénale. Cela étant, l'indépendance des magistrats peut être acquise de multiples manières. L'avis conforme du CSM n'est qu'une voie parmi d'autres. Lorsque monsieur le ministre Toubon était en charge de la justice, il avait initié un statut susceptible d'assurer l'indépendance des magistrats, qu'ils soient juges ou parquetiers. - Un intervenant Vous venez d'introduire une réflexion qui n'est pas seulement de type juridique, mais aussi philosophique. L'analyse qui est généralement faite du système judiciaire britannique, et plus largement des systèmes anglo-saxons, ne tient pas compte de ce que vous venez de dire, monsieur le président Buisson, à savoir que les systèmes doivent s'apprécier de façon globale. La comparaison de notre système judiciaire avec ceux d'autres pays pose la question de la disparition du ministère public. Les justices auxquelles on peut se référer, par exemple pour le réquisitoire, sont en fait des justices avec une accusation, mais pas de ministère public. Or, c'est très différent. En réalité, la question est de savoir qui détient le pouvoir judiciaire. Les deux grands systèmes, le système anglo-saxon et le nôtre, nous apportent deux réponses philosophiquement contradictoires. Si nous voulons aller vers un système différent de celui que nous connaissons depuis 200 ou 500 ans, nous devons absolument nous poser cette question du ministère public.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2009-09-01
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[ "giovanni bana", "vincent berger", "marie-odile bertella-geffroy", "jean-luc bongrand", "jean castelain", "jean-marie coulon", "guillaume daieff", "mathieu delahousse", "henri de richemont", "vincent huberdeau", "dominique inchauspé", "jean-yves monfort", "frank natali", "vincent nioré", "jean pradel", "jean-pierre spitzer" ]
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DEUXIÈME TABLE RONDE : CONSÉQUENCES DE LA SUPPRESSION DU JUGE D'INSTRUCTION
# Deuxième table ronde : Conséquences de la suppression du juge d'instruction - Jean-Marie COULON Pour cette deuxième table ronde, consacrée aux conséquences de la suppression du juge d'instruction, nous commencerons par le point de vue du juge de la formation du jugement, Jean-Yves Monfort, suivi du point de vue du « juge des juges», avec Vincent Berger, jurisconsulte à la Cour européenne de Strasbourg. Giovanni Bana, avocat au barreau de Milan, nous apportera ensuite l'éclairage du droit comparé. Enfin, nous aurons le point de vue de l'opinion publique et de la presse, avec Mathieu Delahousse, journaliste au *Figaro.* Et pour conclure notre table ronde, le professeur Pradel, qui a accepté d'y participer au pied levé, nous donnera le point de vue de l'universitaire. Jean-Yves Monfort, c'est à vous. ## Le point de vue du juge de la formation de jugement - Jean-Yves MONFORT En évoquant aujourd'hui les projets de réforme, envisagés à la suite du dépôt du rapport de la commission présidée par Philippe Léger, trois mots me viennent à l'esprit : déception, nostalgie, inquiétude. Déception tout d'abord, quand on prend connaissance des résultats des travaux de cette commission. Il est des rapports qui laissent transparaître une certaine jubilation, un enthousiasme quasijuvénile, en présence de cette perspective de refaire le monde, qui doit naturellement habiter l'esprit de ces quinze ou vingt personnes que l'on charge, à intervalles réguliers, de réécrire notre législation : je pense, par exemple, aux travaux de la commission Delmas-Marty, dans le domaine qui nous intéresse, ou à ceux de la commission Guinchard, ou de la commission présidée par Jean-Marie Coulon. Ici, rien de tel : la lecture des cinquante pages du bref rapport Leger laisse planer un sentiment d'amertume, de découragement, de résignation. On a vraiment l'impression, fausse certainement, que les membres de ce groupe ont travaillé dans une ambiance morose\... On constate que les avis sont souvent partagés, que les choix, acquis à une courte majorité, sont finalement peu motivés, qu'il a fallu renoncer à traiter du droit pénal de fond, ou de la phase exécutoire du procès pénal. La conclusion annonce des délais de mise en oeuvre de deux ou trois ans des réformes proposées, alors qu'on sait que les délais de mise en oeuvre sont mortels pour les reformes : voir le sort réservé à la collégialité de l'instruction\... Et puis, quand l'auteur de la commande, moins de trois mois après la lettre de mission, annonce solennellement les voies qu'il se propose d'emprunter, comment ne pas ressentir un petit froissement d'amour-propre, et un sentiment profond d'inutilité? Bref, la « réforme Léger » est un enfant mal né, ce qui doit nous conduire bien sûr à nous pencher sur son sort avec d'autant plus d'attention, pour ne pas dire de compassion. On aurait tort, cependant, de lui accorder un crédit excessif : les choses se font ailleurs\... Nostalgie ensuite : je ne peux pas aborder la question de la suppression du juge d'instruction sans une pointe de nostalgie. C'est, en effet, la fonction que j'ai exercée au début de ma carrière, pendant huit ans, dans les Alpes-Maritimes, à une époque - circonstance aggravante - où le juge d'instruction « régnait» encore sur la détention provisoire, et n'était pas accablé par les demandes d'actes des parties. Ce qui ne l'empêchait pas, d'ailleurs, d'entretenir les meilleures relations avec les avocats, les procureurs, et même avec ses inculpés\... L'institution avait sa cohérence, et son équilibre. Mais, comme le disait mon procureur général, Georges Beljean : « *Vous ne pouvez pas faire reposer un système de procédure pénale sur la qualité des hommes; un bon système doit fonctionner même avec les plus médiocres».* Finalement, c'était, dit d'une autre façon un peu brutale, la préoccupation de la Convention européenne. Bref, je ne suis donc pas tout à fait objectif lorsque j'aborde la question de l'existence du juge d'instruction. Mais pas de sentiments : s'il doit mourir, qu'il meure ! La question est : quelle est la plus-value apportée par le juge d'instruction dans la recherche de la vérité, pour celui qui a, après lui, la charge de juger une affaire ? On peut procéder par comparaison. Dans une même audience, sont inscrits au rôle des affaires qui ont suivi des cheminements procéduraux différents : instruction, citation directe, convocation par procès-verbal, comparution immédiate\... Et l'on sait **--** on le répète suffisamment **--** que peu d'affaires suivent le chemin de l'instruction : moins de 5 %. Mais tout le monde comprend aussi que chaque mode de poursuite doit être adapté à la nature de l'affaire : complexité, nombre de participants, recherches à poursuivre ou non, etc. Une mauvaise orientation peut ainsi, indirectement, « discréditer» le juge d'instruction, cantonné, par exemple, à de vaines recherches de comparses évanouis dans la nature. Mon expérience de vice-président à la 17ème chambre correctionnelle du tribunal de Paris, spécialisée dans les affaires de presse, m'a appris les vecteurs de l'audience et de « l'accusatoire» : dans un procès de diffamation, le tribunal arrive sans connaissance (ou presque) de l'affaire à juger, et tout va se dérouler, sous ses yeux, à l'initiative des parties et de leurs avocats; le président peut être actif, poser des questions, satisfaire sa curiosité, mais il n'est pas en situation d'avoir un *a priori*. C'est la position idéale **--** celle de « Sirius» **--**, qui autorise, sans effort, toute la neutralité et l'impartialité souhaitables. Et le délibéré est, dans ces conditions, une véritable confrontation de points de vue entre trois magistrats, qui bénéficient de la même information. Cette valeur irremplaçable de l'audience, on la retrouve aussi, bien sûr, et pour d'autres raisons, dans le procès d'assises. Mais ces exemples ne sont pas transposables à tous les contentieux. Comme président de la 12ème chambre correctionnelle, j'ai eu aussi à connaitre d'affaires d'escroqueries, ou d'abus de confiance, particulièrement difficiles ; à la 17ème chambre, nous avons jugé des dossiers de terrorisme. Comment se passer d'une instruction préparatoire dans ces affaires ? L'alternative serait ici : instruction par un juge, ou enquête poursuivie par la police sous la houlette du procureur de la République? Je n'ignore pas qu'il y a des juges d'instruction « suiveurs», dont la seule ambition consiste à sauvegarder tant bien que mal les acquis de l'enquête de police (aveux, déclaration des témoins\...). La plus-value pour l'audience de jugement est alors très relative. Où ceux qui conçoivent l'instruction comme un art majeur oublient qu'ils s'inscrivent dans une chaine, qui doit aboutir à une décision (multiplication d'actes inutiles, délais excessifs, etc.). Les critiques faites à l'institution ne sont pas toutes infondées. Mais je peux témoigner que j'ai vu passer des dossiers exemplaires (notamment dans les affaires de délinquance astucieuse, ou en matière de terrorisme), qui traduisaient une vision supérieure de la recherche de la vérité. Il ne s'agit pas de dire que les policiers, ou les gendarmes, agissant sous la conduite du procureur de la République sont incapables d'atteindre ce niveau de qualité, mais de constater que ce niveau procède alors d'un esprit libre. D'où mon inquiétude : c'est finalement tout l'enjeu de cette réforme. Ses adversaires disent volontiers qu'il s'agit moins de supprimer les juges d'instruction que les 5% d'affaires qu'ils instruisent : affaires financières, politiques, ou de santé publique qui sont, évidemment, celles qui « gênent» parfois les pouvoirs en place. Ces 5% correspondent tout de même à plus de vingt mille procédures pour une seule année, qui constituent, par définition, les procédures intéressant les faits les plus graves, ou les plus complexes. Et on peine à comprendre comment, pour ces affaires, fonctionnerait le mécanisme imaginé par la commission Léger : injonctions du juge de l'enquête et des libertés données au parquet, intervention de la victime, etc. N'oublions pas, d'ailleurs, que les grandes affaires de santé publique sont nées de constitutions des parties civiles. La qualité des magistrats du parquet n'est, évidemment, pas en cause. Mais j'en reviens à l'aphorisme de mon procureur général de l'époque : ne pas bâtir un système sur la qualité des hommes. Le schéma imaginé par la commission Léger place les magistrats du ministère public dans une position intenable, comme l'écrit l'avocat général Gilles Lucazeau : « *entre le marteau de la soumission hiérarchique et l'enclume d'une indépendance contre nature»*. Et puis n'oublions pas l'arrêt Medvedev, qui dénie aux membres du parquet leur qualité de magistrats. Le ministère public à la française a une forte originalité, à laquelle la Cour de Strasbourg est à l'évidence peu sensible, qui n'exclut pas une forme d'autonomie, sinon d'indépendance (pouvoir propre, liberté de parole à l'audience). Son statut dépend beaucoup, à une époque donnée, de la conception que s'en fait le garde des Sceaux. Mais c'est précisément au moment où la pratique ministérielle se révèle la plus autoritaire à son égard **--** la plus « bonapartiste» --, et défigure les acquis historiques, qui en font un « grand métier», que l'on choisit d'en faire le maitre d'oeuvre de la procédure pénale\... Ce n'est pas raisonnable. La liste des griefs faits au juge d'instruction est longue, mais il faut bien voir que les réformes successives ont, lentement mais sûrement, vidé l'institution de sa raison d'être. Ainsi, la loi du 15 juin 2000 a « séparé le juge d'instruction de lui-même» (Francis Casorla) en lui retirant la détention provisoire et en créant le juge des libertés et de la détention. Par ailleurs, l'instruction préparatoire est devenue largement contradictoire (demandes d'actes, intervention des avocats lors des interrogatoires et confrontations), au point de ressembler étrangement à l'instruction « définitive» à l'audience : ce qui conduit à s'interroger sur son utilité. Il faut ajouter les innombrables formalités qui aboutissent à une paperasserie écrasante : notifications en tout genre, délivrance de copies de pièces, etc. Ce n'est plus, bien souvent, ni Maigret, ni Salomon, pour reprendre l'expression de Robert Badinter; c'est Courteline! On comprend qu'ainsi malmenée, l'institution du juge d'instruction ait du plomb dans l'aile, et peine à présenter un visage avenant. Alors il ne s'agit pas de regretter le « bon vieux temps», mais seulement de constater que les évolutions récentes n'ont pas permis de redonner des couleurs à l'instruction préparatoire. La principale critique repose sur l'incompatibilité qui existerait entre les fonctions d'enquête et de jugement, l'instruction « à charge et à décharge» étant considérée comme une position intenable, sous peine de schizophrénie\... Il ne serait pas raisonnable de nier les risques inhérents à la fonction : solitude du juge, difficulté à se remettre en cause, tentation de l'« hypothèse unique». Et parfois : jeunesse, inexpérience commission Outreau. Mais on ne voit pas en quoi le transfert au parquet, et aux services de police, des fonctions d'investigation actuelles du juge d'instruction pourrait constituer une amélioration de notre système pénal, mettant à l'abri des erreurs judiciaires par exemple. En quoi cette schizophrénie, devenue parquetière, deviendrait-elle vertu? Car on attend aussi du parquet qu'il instruise « à charge et à décharge». Ce n'est plus Maigret et Salomon, c'est Maigret et Colombo! Et que dire de ce « juge de l'enquête et des libertés »? Si l'on se réfère à l'expérience du juge des libertés et de la détention, ce sera soit un juge de la forme, soit un juge qui fait confiance, comme l'écrivait Catherine Giudicelli. Isolé, confronté à des dossiers hétérogènes, sollicité dans l'urgence, n'ayant qu'une vision superficielle du dossier, il est réduit à un rôle de juge tampon, qui n'a qu'une fonction très accessoire par rapport au directeur d'enquête (exemple du juge des enquêtes en Allemagne); il n'exerce en rien un rôle de contrepouvoir. Le renforcement des droits de la défense constitue-t-il une solution? Je crains que les avocats partisans de la réforme ne se fassent beaucoup d'illusions. Pour terminer mon propos, je voudrais insister sur un point qui échappe à beaucoup : le juge d'instruction est, aux yeux des parties, l'incarnation de la justice pénale. Que l'on soit satisfait (rarement) ou mécontent (souvent) du verdict final, c'est à cet homme ou à cette femme que l'on va rattacher cette période de sa vie. Un exemple, tiré de la littérature : lorsque le Docteur Alavoine, le personnage central du roman de Georges Simenon, « Lettre à mon juge» (1947), éprouve le besoin de soulager sa conscience, c'est à son juge d'instruction Ernest Coméliau, bien connu des Simenoniens, qu'il s'adresse : pas au président de la cour d'assises, pas au procureur de la République, pas au commissaire de police\... : « *Mon juge, je voudrais qu'un homme, un seul, me comprenne. Et j'aimerais que cet homme soit vous. Nous avons passé de longues heures ensemble, pendant les semaines de l'instruction. Mais il était trop tôt. Vous étiez un juge, vous étiez mon juge, et j'aurais eu l'air d'essayer de me justifier* \[\...\] ». Et plus loin : « *Nous avons vécu près de six semaines ensemble, si je puis ainsi m'exprimer. Je sais bien que pendant ce temps vous aviez d'autres soucis, d'autres clients, et que votre existence personnelle continuait* \[\...\]. *Vous cherchiez à comprendre, je m'en suis aperçu. Non seulement avec toute votre honnêteté professionnelle, mais en tant qu'homme»*. Voyez-vous, Mesdames, Messieurs, il y a des moments où la littérature nous parle bien mieux de la vraie vie que les rapports des commissions d'étude\... Je vous remercie. - Jean-Yves LE BORGNE J'aurais envie de m'adresser à Jean-Yves Monfort en lui disant *« mon juge »*, car j'aime bien ce qu'il dit et j'aurais envie d'être d'accord avec lui. Mais hélas, cela me paraît compromis pour aujourd'hui. Je suis tout à fait d'accord avec vous quand vous évoquez les vertus de l'audience et de cette procédure accusatoire spécifique, qui est celle des affaires de presse. Nous devrions sans doute rapprocher la première partie du rapport Léger, qui concerne la suppression du juge d'instruction, de la seconde partie, qui n'est pas dans notre sujet mais qui, à mon avis, éclaire la signification de cette modification procédurale de la phase initiale. L'objectif est de rendre au juge une position d'arbitre, de faire qu'il soit celui qui n'a aucun attachement particulier ni avec une thèse, ni avec une autre, un peu comme cela se passe en matière civile, où l'on est, si j'ose cette métaphore, dans une situation parfaitement accusatoire ; vous avez connu cette situation, disiez-vous, dans cette matière spécifique qui est celle des affaires de presse. Mais justement, à l'audience, qui porte l'accusation? *In fine*, c'est bien sûr le procureur de la République ou l'avocat général, selon la juridiction. Mais tout au long des débats, c'est le président qui interroge, qui va en quelque sorte soutenir une thèse, essayer de mettre celui qui est poursuivi devant ses contradictions; c'est le magistrat, celui qui est censé être l'arbitre et porter un regard d'une neutralité totale sur la situation, qui porte l'accusation, et ce avec d'autant moins de gêne qu'elle émane d'un autre juge du siège comme lui, qui est le juge d'instruction. Dans notre système actuel, le juge du siège est à ce point mêlé à la situation, tant à l'instruction qu'au niveau de la phase de jugement, qu'on a le sentiment, même si ce n'est pas le cas, que sa neutralité n'est qu'un rêve. Nous devons réfléchir à ce qui constitue l'inspiration générale de ce rapport Léger : de même qu'il conviendrait que le président de la juridiction ne soit qu'une sorte de spectateur, certes actif et attentif, vous paraîtrait-il scandaleux que celui qui intervient dans la phase initiale de la procédure, et qui est en quelque sorte l'*alter ego* du président de la juridiction, mais dans une phase antérieure, soit aussi un arbitre ? - Un intervenant À la 31ème chambre du tribunal de Paris, une expérience a été tentée en matière de droit de la consommation, et sur ce point je vais rejoindre les propos de M. Toubon. Nous avons constaté que, par rapport au cadre général, la procédure accusatoire impliquait que seulement un tiers des affaires pouvaient être examinées au cours d'une audience. Je sais bien que *« la politique ne se fait pas à la corbeille»,* comme disait le général De Gaulle, mais c'est néanmoins une réalité à prendre en compte. - Jean-Pierre SPITZER, *Avocat au barreau de Paris* Nous étions parvenus, en fin de matinée, à une sorte de consensus. Nous n'étions pas d'accord entre nous pour savoir s'il fallait ou non supprimer le juge d'instruction, mais nous étions d'accord sur la nécessité d'une amélioration procédurale. Malheureusement, je crains que nous ne prenions les problèmes à l'envers. Lors du rappel historique de ce matin, il est apparu très clairement que la période historique pendant laquelle s'est établi notre système de procédure pénale, et notamment l'institution du juge d'instruction, est celle de 1793, puis du Premier et du Second Empires, c'est-à-dire des périodes dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles n'étaient pas très démocratiques. Tout notre système repose là-dessus, et notamment la loi, longuement citée, de 1856. Tous nos axiomes, tous nos théorèmes en découlent. Si j'étais président de la République, il est vraisemblable que je souhaiterais conserver la constitution telle qu'elle est, c'est-à-dire avec une *autorité* judiciaire et non un *pouvoir* judiciaire. Si nous voulons améliorer la procédure et faire en sorte que les citoyens français puissent disposer d'une justice pénale digne du XXIe siècle, la première réforme devrait consister à remplacer, dans notre constitution, le mot *autorité* par le mot *pouvoir*. Si nous opérons cette réforme, tout le reste en découlera. S'il existe un pouvoir judiciaire, il ne saurait y avoir de parquet dépendant. Or l'indépendance du parquet est une condition *sine qua non* à la suppression du juge d'instruction, que celle-ci soit justifiée ou non. J'ai longuement débattu de cette question avec Giovanni Bana, qui prendra la parole tout à l'heure. Il y a dix ans, quand l'Italie a abordé la question de la suppression du juge d'instruction, elle a également considéré que la création d'un *pouvoir* judiciaire était la condition *sine qua non* d'une telle réforme*.* Nous savons, du reste, que la Cour européenne des droits de l'homme n'acceptera jamais que le parquetier français puisse être considéré comme un magistrat. Il faut qu'il devienne indépendant pour pouvoir être considéré comme un magistrat. Et personnellement, j'espère que jamais nos concitoyens ne seront confrontés à un système où le parquetier ne serait qu'un fonctionnaire. Je ne suis pas partisan d'un parquetier fonctionnaire, mais d'un parquetier qui serait entièrement détaché de tout lien de subordination avec le gouvernement. Au passage, je rappelle à ceux qui trouvent que l'Europe prend trop de place dans ces débats, que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme a été rédigée par un Français, le professeur René Cassin : la plus grande part de la jurisprudence européenne est une œuvre française. Nous avons également inventé la notion de parquet européen, une initiative française qui a été adoptée sous l'égide de M. Giscard d'Estaing dans le projet de constitution. Ce parquet européen doit permettre de poursuivre les délinquants par-delà les frontières, dans l'intérêt des victimes. Certes, les avocats demandent qu'on assure les droits de la défense dès le premier jour et la première heure, mais les avocats ne sont pas les complices des fraudeurs, et ne doivent pas concourir à ce que ceux qui veulent frauder puissent passer les frontières pour se soustraire à une juste condamnation. Or, pour que le parquet européen puisse effectivement poursuivre les délinquants par-delà les frontières, il faut que tous les pays européens suppriment le juge d'instruction afin que ce soit le parquet -- et je le répète, un parquet totalement indépendant - qui soit en charge de l'instruction. - Un intervenant Le débat sur les notions d'*autorité* et de *pouvoir* n'est plus aujourd'hui qu'une querelle de mots. La récente réforme constitutionnelle va, à l'évidence, dans le sens d'un plus grand pouvoir. Elle fait du premier président de la Cour de cassation, s'il le veut bien, l'homme sur qui repose, justement, le pouvoir judiciaire. Sur le plan européen, l'article 10 de la Convention européenne emploie expressément le terme de *pouvoir* judiciaire, mais entend par là la possibilité d'accéder à un tribunal indépendant et impartial. Je ne conteste pas que sur le plan du texte, vous n'ayez raison : notre constitution a conservé le terme d'*autorité.* Mais en réalité, dans le contenu, on observe un glissement de l'autorité vers le pouvoir. - Guillaume DAIEFF Maître Le Borgne nous a demandé pourquoi l'on avait confié à un homme la tâche impossible de poser toutes les questions, à charge et à décharge, au risque pour lui, chaque fois, de paraître partial. La réponse est tout simplement que la tâche de cet homme, c'est de faire apparaître la vérité en matière pénale. Nous sommes là au cœur du débat : la vérité en matière pénale, ça ne peut pas être la « chose» des parties, même si cela n'exclut pas le contradictoire car la vérité peut se construire à l'aide de procédures contradictoires. On touche à la différence qui existe entre les procédures civiles et les procédures pénales. Il n'y a rien à redire au fait que la procédure civile soit « accusatoire», qu'il y ait un débat et que le juge civil se taise pendant que les avocats se répondent. Je note d'ailleurs que l'évolution de la procédure civile tend à donner plus de place au juge, pour que le débat soit plus efficace. Il n'y a rien à redire non plus au fait qu'à la 17ème chambre, qui traite des délits de presse, la procédure soit accusatoire : les délits de presse ne sont pas du pénal habituel, mais du pénal « civil », si l'on peut dire. Et d'ailleurs, sauf erreur, l'action publique y est dans la main des parties. On ne peut donc pas prendre modèle sur la 17ème chambre pour l'ensemble des procédures pénales! Encore une fois, la vérité en matière pénale ne peut pas résulter d'un débat entre les parties. Si tel était le cas, et c'est effectivement ce que propose la réforme Léger, le modèle vers lequel nous nous orienterions ne serait plus celui de l'audience et du jugement, mais celui des transactions pénales, c'est-à-dire du secret et de l'opacité. - Jean-Marie COULON Monsieur le bâtonnier, vous souhaitez prendre la parole. - Frank NATALI Monsieur le président, j'ai été mandaté par le Conseil national des barreaux pour participer à cet excellent colloque, et je me dois, non seulement d'exprimer mon point de vue qui est issu de notre réflexion collective, mais aussi d'indiquer quelle est la position du Conseil national, sans quoi je ne respecterais pas mon mandat. Nous avons étudié le rapport Léger, comme tout le monde, en deux étapes. La première version du rapport, rendu public au moins de mars, portait sur la phase préparatoire du procès pénal, et notamment sur le rôle du juge d'instruction et sur la question de son maintien ou de sa suppression, qui fait l'objet de notre colloque. Nous avons également étudié le rapport complet, qui a été déposé le 1er septembre, et comporte un certain nombre de dispositions sur la phase décisoire du procès pénal. L'une des conséquences du report du débat dans un cadre pratiquement accusatoire à l'audience est que les procédures deviendront chronophages. L'exemple des États-Unis ou de l'Angleterre montre que ce système n'est tenable que si 90 % des procédures se résolvent par ce qu'on appelle le *plea bargaining,* c'est-à-dire par une négociation avant le procès, l'aveu judiciaire évitant de passer devant le tribunal. Les statistiques de la répression pénale dans les pays anglo-saxons révèlent un accroissement de la répression et une aggravation des peines encourues, car les gens préfèrent subir une sanction plus importante, mais savoir à quoi s'attendre, plutôt que de prendre le risque de passer au tribunal. Il s'agit, certes, d'un autre débat, que nous pourrons engager lors d'un prochain colloque. Nous devrions néanmoins approfondir ces réflexions car si nous voulons non pas un *juge arbitre*, formule que nous n'aimons guère, mais un juge garant d'un procès équitable et d'un débat contradictoire assurant l'équilibre des parties, le magistrat doit conserver le pouvoir de mener des investigations lorsqu'il estime que c'est nécessaire pour concourir à la manifestation de la vérité. En ce qui concerne la phase préparatoire, je m'étonne que la commission Léger n'ait pas entendu les institutions représentatives de la profession et se soit contentée de nous demander des interventions écrites. Elle n'a reçu ni le représentant du Conseil national des barreaux, ni celui de la Conférence des bâtonniers, ni même celui de l'ordre de Paris. Je le dis devant vous, monsieur le bâtonnier désigné. D'excellents confrères faisaient partie de cette commission, et je ne veux évidemment pas les mettre en cause à titre personnel : chacun défend ses convictions. Je respecte toutes les opinions et je donne à chacun crédit de sa bonne foi. Nous sommes néanmoins en charge d'une profession qui doit faire exercer au quotidien le respect des droits de la défense. Nous représentons 50 000 avocats, dont 25 000 travaillent en province, dans des conditions souvent très difficiles, et nous sommes en droit de nous demander si la réforme Léger va nous accorder ou non des facilités pour l'exercice des droits de la défense, et si nous allons pouvoir mieux défendre nos clients, qu'ils soient mis en cause ou victimes. Le Conseil national, dès le mois de mars, a pris position sur deux éléments essentiels. On ne peut envisager de supprimer le juge d'instruction qu'à une double et impérative condition : que cette réforme s'accompagne d'un nouveau statut du parquet et d'un renforcement véritable des droits de la défense. Cette demande a été exprimée dès le mois de mars, Mais manifestement, elle n'a pas été entendue. On nous explique que le rapport Léger n'est qu'un projet et un cadre de discussion, et le président Monfort a laissé entendre que le véritable travail se faisait ailleurs, dans une équipe constituée autour de la garde des Sceaux. Mais nous avons déjà appris que deux points seraient non négociables : le juge d'instruction sera supprimé, et le statut du parquet ne sera pas modifié. Ceci nous pose un véritable problème de fond, et nous allons en saisir l'ensemble des barreaux. On peut inventer de très nombreux systèmes, et on sait que le système idéal n'existe pas. Mais il ne faut pas pour autant essayer de nous « vendre» un système chimérique. Le rapport Léger évoque deux régimes de droit distincts. Le régime simple correspond à 95 % du contentieux. Il reprend l'enquête préliminaire et la flagrance d'aujourd'hui, sans apporter de grandes modifications, à part un peu de présence supplémentaire de l'avocat pendant la garde à vue, et ceci à l'exception de toutes les affaires sensibles (terrorisme, grande criminalité, trafic de stupéfiants). Au dispositif de la garde à vue, qui touche déjà aujourd'hui 600 000 personnes par an, s'ajoute une retenue judiciaire d'une durée de 6 heures, pour des affaires qui ne donnent pas lieu à la garde à vue. Sur une population de 60 millions d'habitants, on arrivera ainsi à une proportion de gens concernés par la « grande» garde à vue ou par cette nouvelle formule d'interrogatoire vraiment sidérante. Le régime dit renforcé devra être demandé au parquet. Mais est-il raisonnable d'envisager qu'un avocat aille réclamer au parquet d'avoir l'amabilité de bien vouloir mettre son client en examen? On peut se payer de mots, mais concrètement, comment les choses vont-elles se passer? Aujourd'hui, dans tous les tribunaux de France, les avocats s'adressent au juge d'instruction et lui font une demande d'acte. Le juge accepte ou il refuse; s'il refuse et que l'on n'est pas d'accord, on peut faire appel. Demain, nous devrons nous adresser au parquet, puis attendre sa décision. Si l'acte n'est pas accordé, nous devrons nous tourner vers le juge. En cas de nouveau refus, nous devrons faire appel. Il n'y aura pas d'équilibre entre le parquet et la défense, ni entre les mis en cause et les victimes. En effet, on ne reconnaît pas à la défense le droit de faire des investigations, et en tout cas on ne lui en donne pas les moyens. Toutes les investigations seront donc menées par le parquet. La défense des mis en cause et des victimes sera à la merci du procureur. Ce sera lui qui décidera de la poursuite, qui l'organisera, qui renverra ou non devant la juridiction, et nous ne pourrons pas faire les investigations nécessaires car on ne nous en reconnaîtra pas le pouvoir et on ne nous en donnera pas les moyens. - Un intervenant En réponse à ce que disait Jean-Yves Monfort, je souhaiterais rappeler pourquoi il n'existe pas de débat contradictoire à l'instruction, alors qu'il en existe devant les juridictions d'audience, sous le patronage impartial du président. La raison en est simple : il ne s'agit pas du même métier ni du même instant pénal. Devant la juridiction de jugement, correctionnelle ou cour d'assises, toutes les preuves sont déjà dans le dossier, et le dossier a été communiqué à la fois au parquet, à la défense et à la partie civile. On peut alors concevoir que les deux thèses s'affrontent et que la juridiction, indépendante ou pas, rende son arbitrage. Dans la phase antérieure de la procédure, la question qui se pose est celle de la recherche de la preuve. Si cette recherche n'est pas menée par une institution inspirée par la recherche de la vérité, comme l'est le juge d'instruction actuellement, on va assister à ce que vient de décrire le bâtonnier Natali, et que chacun de nous pressent : même si le parquet est bien intentionné, il sera toujours tenté de ne retenir que les charges. Mon confrère Jean-Pierre Spitzer a parfaitement rappelé l'autre problème fondamental qui se posera de toute façon dans le cadre d'une éventuelle réforme du parquet, à savoir la réalité d'un pouvoir judiciaire en France. On ne peut plus se satisfaire de l'article 66 de la constitution, selon lequel le président de la République, chef de l'exécutif, est le garant de l'autorité judiciaire. Sauf erreur, nous sommes les seuls, en Europe, à être encore dans cette situation : nous passons pour une république bananière! Même les Anglais viennent de réformer le système de la chambre des Lords et de donner plus d'indépendance institutionnelle à leur justice. L'autre question qui découle d'une éventuelle indépendance du parquet est celle du statut des magistrats. En Allemagne et en Italie, le pouvoir judiciaire est reconnu comme tel par la constitution. En Allemagne, le parquet est un corps de fonctionnaires, mais les juridictions du siège sont indépendantes. En Italie, à la fois le parquet et le siège sont indépendants. L'indépendance du parquet ne dérive donc pas automatiquement de l'existence d'un pouvoir judiciaire, mais la réforme qui s'annonce et les débats qui s'ouvriront à cette occasion devraient néanmoins permettre de traiter enfin cette question, et de faire de la justice française un vrai pouvoir judiciaire, indépendant, reconnu comme tel dans la constitution. ## Le point de vue du « juge des juges» - Jean-Marie COULON Nous allons maintenant écouter l'exposé de M. Vincent Berger sur la question européenne. - Vincent BERGER, Jurisconsulte à la Cour européenne des droits de l'homme J'avoue que je ne me sens pas très à l'aise devant cette assemblée, non pas que le sujet que vous abordez aujourd'hui ne me passionne pas, bien au contraire, mais parce que je ne suis ni juge, ni avocat, ni universitaire, et surtout, parce que sur cette question, il n'existe pas, pour le moment, et il n'existera peut-être jamais de « point de vue de la Cour européenne». La Cour de cassation, les autres cours suprêmes nationales, ou encore les cours constitutionnelles, ont parfois le sentiment désagréable d'être jugées, à travers la Cour européenne des droits de l'homme, par des juges supranationaux ou internationaux. Le temps est cependant révolu où la CEDH, certainement par maladresse, se permettait d'épingler nominativement certains juges, par exemple des juges d'instruction français, dont elle avait considéré les délais d'instruction comme déraisonnables. Aujourd'hui comme hier, deux grands principes inspirent le travail de la Cour européenne. Le premier est le principe de non spécialité : il n'existe pas de contrôle abstrait par la Cour des systèmes nationaux. La Cour peut cependant être amenée à considérer qu'une institution en tant que telle est contraire à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Un exemple très connu est celui des cours de sûreté de l'État turques : la Turquie a mis de longues années à accepter de supprimer son juge militaire. Depuis quelque temps, la Cour a également tendance, lorsqu'elle est confrontée à des violations systématiques de la convention, à « appeler un chat un chat». Elle s'aventure de plus en plus souvent sur le terrain de l'article 46 de la convention, en principe domaine réservé du comité des ministères du Conseil de l'Europe. Et il lui arrive de dénoncer elle-même ces violations structurelles ou systématiques de la convention. Le deuxième grand principe est celui de la subsidiarité. Beaucoup de juges nationaux ont l'impression que la Cour européenne se transforme trop facilement en cour d'appel, en juridiction de troisième ou quatrième instance. En réalité, même si l'on ne s'en rend pas toujours compte à l'extérieur, la Cour est très soucieuse de respecter les traditions et cultures juridiques des différents pays. Quand on analyse sa jurisprudence, on s'aperçoit que s'il peut lui arriver de rencontrer des institutions, des pratiques ou des procédures qu'elle qualifie parfois d'« insolites », cela ne la conduit pas pour autant à constater une violation de la convention, et notamment de l'article 6 de cette convention. La Cour laisse à chaque État le choix du modèle judiciaire qui peut convenir le mieux à sa culture et à son esprit. Elle n'oublie pas qu'à part, peut-être, dans les nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale, les systèmes judiciaires se sont bâtis au fil des siècles en suivant une certaine logique, avec différentes étapes d'amélioration, ou parfois de recul, et que tout cela mérite d'être respecté. Elle ne se sent aucunement investie d'une mission d'harmonisation ou d'unification des procédures et des systèmes, notamment en matière pénale. Ce point doit être absolument clair. Je travaille à la Cour européenne depuis plus de trente ans et, bien que le préambule de la convention invite les États parties à la convention à s'orienter vers une union de plus en plus étroite, jamais je n'ai senti une volonté, même subreptice ou insidieuse, d'imposer aux États un certain modèle d'organisation ou de procédure. De ce point de vue, les barreaux, les magistratures nationales et les systèmes judiciaires nationaux, notamment en matière pénale, n'ont pas réellement de souci à se faire. J'en viens maintenant à la question qui vous préoccupe le plus, celle des garanties du procès équitable. Il s'agit des garanties générales prévues à l'article 6.1 de la convention, et des garanties spéciales prévues à l'article 6.3. L'article 6.1 prévoit que *« toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bienfondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle».* Depuis une vingtaine d'années, on assiste à une extension de la jurisprudence, à travers un élargissement de ces garanties de l'article 6.1 à l'amont de la procédure, c'est-à-dire à la phase de l'enquête ou de l'instruction. Cette évolution a commencé avec la Suisse à propos de l'affaire Imbrioscia (arrêt du 24 novembre 1993). Beaucoup de gouvernements, en particulier les gouvernements suisse et britannique, ont réagi en estimant que l'article de la convention sur le procès équitable ne devait couvrir que la phase du jugement. Mais la thèse de la Cour a été réaffirmée récemment dans un arrêt de grande chambre (Salduz contre Turquie, 27 novembre 2008), selon lequel *« si l'article 6 a pour finalité principale, au pénal, d'assurer un procès équitable devant un 'tribunal*' *compétent pour décider du 'bien-fondé de l'accusation*'*, il n'en résulte pas qu'il se désintéresse des phases qui se déroulent avant la procédure de jugement. Ainsi, l'article 6 -- spécialement son paragraphe 3 - peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si, et dans la mesure où, son inobservation initiale risque de compromettre gravement l'équité du procès».* En l'occurrence, cet arrêt prévoit que l'avocat doit être présent dès le premier interrogatoire d'une personne mise en garde à vue. Il s'agit là d'une garantie tout à fait majeure. En matière pénale, la Cour adopte une approche globale et par conséquent ne se prononce pas, par exemple, sur la nature des rapports entre la police et le parquet, ou entre la police et le juge d'instruction. Elle n'entre pas dans ces subtilités et préfère laisser carte blanche à chaque État. Les juges d'instruction français qui ont été épinglés par la Cour l'ont été avant 2000, à l'époque où ils étaient encore les juges de la détention et où certains d'entre eux avaient laissé traîner des procédures d'instruction trop longtemps, souvent d'ailleurs pour d'excellentes raisons. Mais la Cour n'estime pas qu'il existe des lacunes structurelles dans l'institution du juge d'instruction, en France en tout cas. Enfin, la Cour s'est exprimée à plusieurs reprises sur le fait que ce n'est pas parce qu'un État est seul à pratiquer telle ou telle procédure ou à disposer de telle ou telle institution qu'il sera considéré comme étant en infraction par rapport à la convention. Ce n'est donc pas parce que plusieurs États européens ont plus ou moins récemment renoncé à l'institution du juge d'instruction que celui-ci devrait disparaître en France. En un mot, pour conclure : Strasbourg ne tuera pas le juge d'instruction, mais Strasbourg ne sauvera pas le juge d'instruction. - Vincent NIORÉ, *Avocat au barreau de Paris, membre du Conseil de l'ordre, secrétaire de la commission pénale de l'ordre* Je souhaiterais rappeler ici la position de l'ordre des avocats de Paris et de son bâtonnier Christian Charrière-Bournazel, qui est le premier à avoir exigé, dans l'hypothèse d'une réforme telle que souhaitée par le comité Léger, que l'avocat soit présent dès la première minute de la garde à vue et de l'enquête. Ceci vaut à la fois dans le cas où l'avocat est du côté de la victime et dans le cas où il est du côté du mis en cause. On observe d'ailleurs, dans le rapport Léger, les prémisses d'une uniformisation du statut de l'un et de l'autre, puisque l'on envisage de les réunir sous le même vocable de *parties*. A titre personnel, je rejoins la position du vice-bâtonnier de Paris, Jean-Yves Le Borgne, et j'estime qu'on pourrait parfaitement supprimer le juge d'instruction. Je reconnais même qu'il m'arrive de souhaiter cette suppression compte tenu des mauvaises expériences que j'ai vécues avec certains magistrats instructeurs. Mesdames et messieurs les juges d'instruction, vous vous présentez aujourd'hui comme les gardiens des libertés individuelles, par opposition au parquet, qu'il vous plaît de diaboliser. Monsieur Daieff, vous avez dit tout à l'heure que la vérité, en matière pénale, ne pouvait pas être la « chose» des parties. Mais la vérité ne doit pas être non plus la « chose» du juge! Les juges d'instruction ont effectivement pour but de rechercher la vérité, mais au nom de la vérité, que font-ils, bien souvent? Ils piétinent, ou tentent de piétiner nos règles, et en particulier celle du secret professionnel : je pense notamment aux perquisitions dans les cabinets d'avocats. Madame, vous avez décrié le JLD, que vous nous avez présenté comme une sorte de juge fantôme ou potiche, mais vous êtes probablement très satisfaite lorsque le JLD vous restitue des documents que nous estimons couverts par le secret professionnel. Il vous arrive donc de trouver des avantages substantiels à cette faiblesse du JLD, que vous fustigiez tout à l'heure. Non seulement je crois qu'on peut parfaitement supprimer le juge d'instruction, mais j'estime qu'on peut le faire sans réformer le statut du parquet. Que le parquet soit dépendant ou indépendant est un faux débat. Ce qui m'intéresse, c'est que les avocats soient présents dès le début de l'enquête et qu'ils aient accès au dossier en permanence, dans le cadre à la fois du régime simple et du régime renforcé. Je ne suis pas d'accord avec certaines conclusions du rapport Léger, mais je ne crois pas que le sort qui sera réservé par le JEL à nos demandes d'actes sera différent de celui qui leur est réservé aujourd'hui par les magistrats instructeurs et par le président de la chambre de l'instruction. Le rapport Léger préconise la suppression du filtre du président de la chambre de l'instruction, et c'est une excellente chose, car trop souvent, ce filtre sert de prétexte à des abus de pouvoir. On peut imaginer un JEL qui soit un juge puissant : il suffit de lui en donner les moyens. Pourquoi ne pas envisager, par exemple, que le JEL dispose d'un pouvoir d'astreinte à l'endroit du parquet, et que le parquet soit le chef de la poursuite et de l'enquête, mais sous le contrôle du JEL? On aurait alors un juge fort. Cela dit, un juge fort, qu'il soit JEL ou JLD, n'est-ce pas, pour commencer, un juge doté d'une forte personnalité? Les audiences du JLD sur le secret professionnel se transforment souvent en audiences sur la culpabilité de l'avocat, soupçonné de participer à la commission d'une infraction, ce que l'examen des pièces couvertes par le secret professionnel est censé révéler. Il faut réellement se battre pour obtenir que le JLD accepte de ne pas remettre au magistrat instructeur ces pièces placées sous scellés fermés. J'ai représenté le bâtonnier de Paris au cours d'une quinzaine de perquisitions depuis le 1er janvier 2008. Il m'est arrivé d'obtenir satisfaction de la part de deux JLD, l'un à Paris, l'autre à Nanterre, qui ont su résister non seulement au juge d'instruction, mais également au parquet. La priorité, dans le cadre de cette réforme de la procédure pénale, me semble être le regard porté sur le rôle des avocats non seulement par le juge d'instruction et le ministère public, mais par l'ensemble des acteurs de cette procédure. Sur ce point, le rapport Léger est particulièrement incomplet, comme l'a souligné M. Jean-Yves Monfort. Dans le pré-rapport, on trouve en page 18 une phrase assassine contre les avocats, présentés comme des obstacles au bon déroulement de l'enquête. Le comité, à la majorité de ses membres, a refusé la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue, au mépris de l'arrêt de la CEDH (*Salduz c/ Turquie*) que M. Vincent Berger vient d'évoquer, ce dont je le remercie. Pourtant, ce comité comprend trois avocats du barreau de Paris, et un avocat du barreau de Clermont-Ferrand. C'est scandaleux! Au visa de l'article 434-7-2 du code pénal, on nous présente comme des délinquants potentiels. Or, il n'existe pas un seul dossier disciplinaire, à Paris, qui vise une faute de ce type. Le seul exemple connu remonte à une affaire qui s'était produite à Orléans, il y a quelques années, et qui avait d'ailleurs été surmédiatisée. Il est vraiment temps de changer le regard porté sur l'avocat et sur son rôle au cours de l'enquête. En l'état, il est inacceptable. ## Le point de vue de droit comparé - Jean-Marie COULON Nous allons maintenant quitter nos frontières et écouter M. Giovanni Bana, qui va nous parler de l'Italie. - Giovanni BANA, Avocat au barreau de Milan Je tiens à remercier les amis qui m'ont invité à participer à ce colloque, et avant toute chose, à préciser que je ne souhaite nullement exporter en France ce que nous avons fait en Italie, mais seulement vous l'expliquer. En Europe, chaque pays a des pratiques différentes. L'unique pays où existe encore un juge d'instruction est l'Espagne. Le Portugal n'en a plus, ni l'Allemagne, et la Suisse n'en aura plus à partir du 1er janvier 2010. Je ne parlerai pas du Royaume-Uni, dont le fonctionnement est extrêmement différent. Il y a vingt ans, nous avons connu en Italie les mêmes discussions sur le juge d'instruction et les mêmes batailles que vous actuellement. Si je demande aujourd'hui à un jeune avocat, comme mon fils, ce qu'est un juge d'instruction, j'ai l'impression de lui parler d'un martien, et moi-même, je ne m'en souviens plus beaucoup, alors que j'ai connu cette institution. Je pense que cette réforme a été très positive pour les droits de la défense, car l'avocat est maintenant présent dès le premier acte de la procédure. Un mis en cause peut refuser de parler si son avocat n'est pas là. Cela me paraît être le point majeur et le pilier de cette réforme. Un deuxième point très important est le fait que les parquetiers sont des magistrats, et que le gouvernement ne peut pas leur donner d'instructions. Même pour des bagatelles, c'est rigoureusement impossible. Le juge d'instruction a été remplacé par le juge des audiences préliminaires. Les délais dans lesquels le parquet doit avoir terminé son enquête sont fixés de façon précise. L'enquête dure au minimum six mois, et il est possible de demander à deux reprises sa prolongation. Au maximum, elle dure dix-huit mois. Dans la majorité des cas, les actes doivent, en général, être menés à bien au bout de six mois. Le parquet a toute latitude pour ouvrir une affaire dès qu'il apprend qu'il s'est produit un acte scandaleux, que ce soit par la presse ou autrement. Il peut également être saisi par une victime, et il doit alors immédiatement lancer l'action pénale. S'il souhaite effectuer des actes irrépétibles, il doit en informer préalablement le mis en cause et lui demander de désigner un avocat dans un délai de cinq jours. À défaut, le parquet nomme un avocat d'office, payé par l'État. Cela commence d'ailleurs à nous poser problème, car cette loi a été promulguée il y a vingt ans, et depuis, le nombre de personnes susceptibles de demander l'aide juridictionnelle de l'État a explosé. Le parquet mène l'enquête et demande des expertises si nécessaire. Le mis en cause peut nommer un consultant technique qui réalise des contre-expertises, mais tout doit être terminé dans un délai de six mois. Si nécessaire, il peut demander un renouvellement du délai, mais cela n'est accordé que dans les cas exceptionnels. Au terme des six mois, tous les actes ont été déposés. L'avocat de la défense ou de la partie civile en prend connaissance. Il a vingt jours pour demander au parquet d'entendre l'inculpé. Le parquet doit répondre dans un délai de trente jours. Il peut demander au juge de l'audience préliminaire de classer l'affaire. Dans ce cas, soit le juge est du même avis, soit il peut imposer au parquet de mener des enquêtes supplémentaires avec un délai maximum de trois mois. Après ces nouvelles enquêtes, le juge peut décider de classer l'affaire, ou au contraire convoquer l'inculpé et son avocat pour une audience préliminaire. Il décide alors, ou non, de renvoyer l'inculpé devant un tribunal qui, selon les cas, peut être composé de trois juges ou d'un seul. Le point important est que ce juge ou ces trois juges n'ont en main que le motif pour lequel la personne est inculpée. Ils ne connaissent rien d'autre du dossier. La décision est prise uniquement sur la base de ce qui se passe pendant les audiences, afin que cette décision soit claire et transparente pour tout le monde. Au début, nous, les avocats, avons redouté cette réforme, qui représentait pour nous un énorme bouleversement. L'un de ses effets a été de renforcer les cabinets d'avocats : aujourd'hui, un avocat ne peut plus travailler seul, il doit se constituer une équipe. Face à un magistrat, si un jeune avocat ne s'est pas bien préparé et ne connaît pas suffisamment les actes, il perd. Inversement, il arrive que les juges ne connaissent pas assez leurs dossiers, et dans ce cas, c'est plus facile pour nous. En terminant, je voudrais dire combien je suis heureux d'assister à ce colloque aujourd'hui avec des avocats, des magistrats, des professeurs réunis pour débattre et travailler ensemble. La société civile demande justice, et elle s'adresse pour cela à la fois aux magistrats, aux avocats et aux professeurs, nos trois piliers pour aller de l'avant. Je voudrais rappeler aussi que la bonne loi, c'est celle qui est mise en œuvre par de bons juges et de bons citoyens. La loi écrite peut être aussi parfaite qu'on voudra; ce qui importe, en définitive, c'est la façon dont elle est appliquée. Ce n'est pas l'institution qui compte; ce sont les hommes. - Jean-Marie COULON Merci beaucoup pour votre intervention, qui nous a beaucoup touchés et beaucoup appris. - Marie-Odile BERTELLA-GEFFROY Je voudrais remercier M. Bana, dont l'exposé a peut-être rassuré les avocats français. Il n'en reste pas moins que le fond du problème reste l'indépendance des magistrats du parquet si les juges d'instruction sont supprimés, et les moyens qui seront alloués aux avocats et au parquet. La situation sur ces deux points est très différente en France et en Italie. J'échange régulièrement avec le procureur de Turin, qui travaille, comme moi, sur des questions de santé publique. Il dispose d'une équipe de police judiciaire rattachée à son parquet pour telle ou telle procédure, et une vingtaine d'experts et de substituts lui sont directement affectés. En trois ans, il a réussi, grâce à ces moyens importants, à mener jusqu'à la juridiction préliminaire une enquête sur le dossier Eternit de l'amiante en Italie. Pour faire la même chose en France, je dispose sur commissions rogatoires de gendarmes de l'Office central des atteintes à l'environnement et à la santé publique, dirigé par un colonel gendarmerie qui les affecte également à d'autres enquêtes. D'après lui, nous en avons encore pour quatre ans d'enquête dans les dossiers d'amiante, alors qu'en Italie le procès a déjà commencé. Pourquoi ne pas imiter l'Italie ? En 1989, quand le juge d'instruction a été supprimé dans ce pays, tous les juges d'instruction qui étaient passionnés par leur métier et voulaient continuer à mener des enquêtes ont, tout simplement, demandé leur mutation au parquet qui était devenu alors indépendant. - Giovanni BANA J'ai oublié de préciser qu'en Italie, la police judiciaire dépend du procureur de la République et du parquet. En France, quand il m'arrive d'avoir affaire à la brigade criminelle, je vous avoue que je me sens toujours un peu inquiet, car je sais qu'elle peut accomplir certains actes sans contrôle, et en étant éventuellement animée de motifs personnels. Cela me paraît très grave. Personnellement, je préfère une situation dans laquelle le parquet dirige entièrement la police. Il y a un autre point dont j'ai oublié de parler : les écoutes téléphoniques, une pratique qui me semble l'une des plus dangereuses, partout en Europe. En principe, l'écoute doit être réalisée sur ordre du parquet, mais la tentation peut être grande : *« Tiens, je me demande de quoi va parler maître Bana ce soir ! »*. Et l'on appuie sur le bouton, et l'on découvre que maître Bana n'est pas d'accord avec le parquet et qu'il a l'intention de procéder de telle et telle manière dans l'affaire dont il s'occupe. Le seul recours, alors, c'est le pigeon voyageur, ou bien l'apéritif dans un bar, à sept heures du soir ! - Jean-Yves MONFORT J'ai évoqué la pauvreté de certains arguments du rapport Léger. On nous dit par exemple qu'*« une réflexion a été conduite concernant le statut de la police judiciaire. Le comité s'est interrogé aux fins de savoir si cette police devait être rattachée à l'autorité judiciaire».* C'est là, en effet, une vraie question. Le rapport poursuit en indiquant que *« cette hypothèse a été rejetée»*, avec deux arguments : *« D'une part, il a été considéré que le maintien des services de police et de gendarmerie sous une double autorité, administrative et judiciaire, constituait une garantie démocratique».* J'aimerais que l'on m'explique ce premier argument, dont je ne comprends pas la portée exacte. Voici le second : *« D'autre part, il est apparu que ce rattachement impliquerait la création d'un corps unique de police judiciaire et la suppression de la dualité actuelle. Or la coexistence de deux forces de sécurité, l'une à caractère civil et l'autre à caractère militaire, toutes deux susceptibles de remplir des missions de police judiciaire, est un gage fondamental d'indépendance pour l'autorité judiciaire. Le principe du libre choix du service des enquêteurs permet aux magistrats de ne pas dépendre d'une seule force de police pour la réalisation des enquêtes».* Ce deuxième argument, évoqué ce matin, paraît bien faible. Or, c'est sur ces deux arguments que l'on décide d'écarter ce qui pourrait être une réforme intéressante, si l'on allait vers un système dans lequel les enquêtes seraient conduites par un parquet qui ne serait pas indépendant, mais avec une police judiciaire qui serait en revanche placée sous l'autorité du parquet. On a préféré un dispositif dans lequel les enquêtes sont menées par le parquet sous l'autorité du garde des Sceaux, et réalisées par des services de police et de gendarmerie sous l'autorité du ministre de l'Intérieur. Apparemment, ni l'une ni l'autre des deux autorités n'a voulu « lâcher». À mon sens, cela discrédite vraiment ce texte. - Jean CASTELAIN Je me sens très concerné par cette réforme, car c'est le bâtonnier que je serai dans les deux ans à venir qui sera chargé de sa mise en œuvre à Paris. Je me préoccupe beaucoup de la position qui sera adoptée par le barreau de Paris, d'autant que, comme vous le savez, je deviendrai également, de par la loi, vice-président du Conseil national des barreaux. De ce fait, la voix du barreau de Paris sera entendue au niveau national. Je n'éprouve pour la fonction du juge d'instruction ni affection particulière, ni inimitié notable, mais à ce stade de la discussion, je note que nous n'avons pas entendu d'arguments très convaincants en faveur de la survie du juge d'instruction. Les réformes successives ont peu à peu réduit ses pouvoirs, même si la dernière en date, celle de la collégialité, ne verra sans doute jamais complètement le jour. Par ailleurs, j'observe que personne n'a cité d'exemple d'une procédure dans laquelle tel ou tel juge d'instruction se serait réellement montré le garant des libertés publiques. La perspective de le voir disparaître ne me bouleverse donc pas outre mesure. En revanche, je suis très préoccupé par le consensus qui est en train de s'établir sur l'idée que l'on pourrait supprimer le juge d'instruction *« à condition de rendre le parquet indépendant».* Notre confrère Giovanni Bana nous a expliqué qu'en Italie, il n'existe pas de notion d'opportunité des poursuites, et que le parquet est donc indépendant; mais par ailleurs, dès que le parquet est saisi, il a l'obligation de lancer des poursuites. Personnellement, la perspective d'un parquet indépendant m'inquiète à plus d'un titre. Je ne vois pas quelle pourrait être la légitimité démocratique d'un parquet indépendant. Seule l'élection est de nature à conférer cette légitimité. J'ai un souvenir poignant de ces affaires qui ont bouleversé la France, où des personnes souffrant de maladies ou de handicaps abominables ont demandé qu'on les aide à mourir, ce qui leur a été refusé. Je ne souhaite pas qu'un parquetier puisse décider, seul, s'il faut ou non renvoyer devant la cour d'assises la mère de famille qui a aidé son enfant à mourir, situation déchirante s'il en est. Cette question n'est pas posée à un parquetier, mais à notre société toute entière. Laisser une telle décision à un parquet indépendant ne me paraît pas relever d'une bonne politique pénale pour notre pays. Par ailleurs, on a beaucoup glosé sur le fait que le juge d'instruction, en ordonnant un renvoi devant le tribunal correctionnel, procédait en quelque sorte à un pré-jugement, puisque nous savons que plus de 85 % des personnes renvoyées sont condamnées. Mais que se passera-t-il si nous avons désormais affaire à un parquet indépendant? Moi, avocat, je me trouverai face à un adversaire bénéficiant d'une « sur-valeur» judiciaire, dans la mesure où il pourra arguer de son indépendance et de sa faculté à dire ce qu'il pense en son âme et conscience, alors que le point de vue de l'avocat ne sera jamais que celui d'une des parties. Je crois que c'est dangereux et je préfère largement la situation actuelle, dans laquelle le parquet, dépendant, est une partie au procès, comme l'avocat : il est son adversaire et se trouve dans la même situation que lui devant le juge. Il ne m'a pas échappé non plus que l'un des grands enjeux de cette réforme est la question des moyens qui seront ou non accordés aux avocats. C'est sur ce point précis que nous attendons le gouvernement. Lorsque nous demanderons des actes, quels moyens aurons-nous de les obtenir? Et si on nous les refuse, de quels recours disposerons-nous? Enfin, je m'étonne d'un paradoxe. D'un côté, on nous dit que cette réforme va laminer le pouvoir des avocats par rapport à celui du parquet, et que les avocats ne joueront qu'un rôle de figuration dans la procédure. De l'autre, on lit dans le rapport que la raison pour laquelle il n'est pas souhaitable que les avocats interviennent dès le début de la garde a vue est que leur présence pourrait compliquer l'enquête. De deux choses l'une : ou nous sommes des personnages insignifiants, et l'on peut sans problème nous ouvrir les dossiers dès le début de la garde à vue; ou nous sommes des gens efficaces, et dans ce cas, nous devrions jouer dans la procédure un autre rôle que celui de figurants. J'en terminerai en rejoignant ce qu'a dit Jean-Pierre Spitzer à propos du pouvoir judiciaire. On parle beaucoup de l'indépendance du parquet; je préfèrerais un discours sur l'indépendance de la justice, qui passe nécessairement par l'existence d'un véritable pouvoir judiciaire. Ce pouvoir n'existera que si ceux qui l'exercent reçoivent l'onction des urnes, que ce soit à travers le suffrage universel ou à travers l'élection par les parlementaires à la majorité qualifiée. L'objectif est que le pouvoir judiciaire ne reste pas entre les mains du pouvoir politique, et à mon sens c'est à cette mutation de notre constitution que nous devons tendre, si nous voulons réaliser enfin la séparation des pouvoirs prônée il y a trois siècles par Montesquieu. Mais soyons clairs : un pouvoir judiciaire, c'est extrêmement inquiétant pour le pouvoir politique, et on peut douter que ce dernier soit très enclin à le laisser s'établir. Cela dit, ayant vu tomber le mur de Berlin, je reste optimiste et je considère que l'avènement d'un pouvoir judiciaire n'est pas complètement à exclure. - Jean-Yves MONFORT En écoutant Jean Castelain et Jean-Yves Le Borgne, je comprends un peu mieux les raisons qui poussent les avocats, ou du moins certains d'entre eux, à adhérer à ce projet de réforme. Je vois se dessiner chez eux l'idée qu'ils bénéficieront d'un statut plus avantageux que celui du parquet, sous prétexte qu'ils lui tendront un miroir et lui montreront une image assez peu sympathique, celle d'une partie au procès qui a éventuellement reçu des instructions. Ils ont l'illusion que cette réforme affaiblira ainsi le parquet, et que leur tâche deviendra alors plus facile. Voilà pourquoi, monsieur le bâtonnier, vous ne voulez pas d'un parquet indépendant : vous l'avez dit très clairement. Mais en définitive, que retirerez-vous de cette réforme, à part quelques effets de manche dans le prétoire? Vous pourrez toujours proclamer que, contrairement au pauvre substitut, qui est « aux ordres» derrière son bureau, vous êtes un homme libre, et le seul à l'être ; mais le substitut ne s'en formalisera pas, car, au-delà de ces belles paroles, c'est lui, et lui seul, qui détiendra le dossier. Vous serez dans la position d'un quémandeur : vous aurez supplié le JEL de bien vouloir réaliser tel ou tel acte ; il ne l'aura pas fait ; vos recours n'auront abouti à rien. Et vous vous retrouverez finalement dans une situation de victime. Mais comment défendre efficacement un mis en cause en étant soi-même dans une position de victime? Il faudrait, pour rétablir l'équilibre, que les avocats français travaillent comme aux États-Unis, en recourant à des détectives privés et en apportant leurs contre-expertises. À l'audience, le parquet aurait ainsi son Smith & Wesson, et la défense son bazooka, et les uns et les autres s'expliqueraient entre hommes. Mais personne, chez les avocats, ne pousse le raisonnement jusque-là, car cette méthode aurait un coût extraordinaire. Nos avocats se préparent simplement à être très polis à l'égard du parquet, et ils espèrent en échange que celui-ci leur accordera quelques éléments à décharge. Mais en dépit de leurs espoirs, il y a peu de chance qu'ils les obtiennent. C'est pourquoi je ne comprends pas comment des avocats aussi talentueux peuvent se ranger derrière une bannière pareille ! - Jean-Marie COULON Monsieur Monfort est vraiment redoutable! Il aurait fait un parfait avocat. Monsieur le bâtonnier, à vous la parole. - Bâtonnier \[de quel bâtonnier s'agit-il? Peut-être Frank NATALI **attendre confirm.\]** : Si l'on considère que le parquet n'est plus qu'une partie, il faudrait assurer l'équilibre entre l'accusation et la défense, et par conséquent accorder aux avocats les mêmes armes qu'au parquet : ils devraient pouvoir assister à la garde à vue dès la première heure et disposer des mêmes moyens que le parquet pour réaliser leurs propres investigations. Je voudrais faire une remarque à propos de l'intervention de M. Bana. En Italie, c'est le principe de la légalité des poursuites qui rend le parquet indépendant. Mais en Espagne, le procureur général de la nation, dont le rôle est d'appliquer la loi, est désigné par le Parlement et bénéficie ainsi de la légitimité démocratique. On peut donc parfaitement imaginer qu'un parquet jouisse d'une entière autonomie d'action et doive cependant rendre des comptes au Parlement. Ce serait un grand progrès par rapport au statut actuel du parquet en France. Quand nous en discutons avec des confrères espagnols, ce statut leur paraît totalement inacceptable. - Frank NATALI Je voudrais soumettre une proposition au débat. Si les partisans de cette réforme veulent réellement renforcer les droits de la défense et de l'accusatoire dans l'enquête préliminaire, pourquoi ne pas tenter l'expérience tout de suite, sans toucher pour l'instant au dispositif de l'instruction, du moins en ce qui concerne les affaires les plus complexes? Nous pourrions ainsi tester ce dispositif avant de l'adopter. Il faudrait permettre à l'avocat d'être présent dès le début de la garde à vue, rendre les procédures contradictoires, communiquer les enquêtes aux parties. Menons ce genre d'expérience pendant trois ans, et voyons si le parquet se montre loyal. Si tel est le cas, nous pourrons rediscuter du devenir du juge d'instruction. Mais pour l'instant, nous savons ce que nous avons et nous ne voulons pas le perdre au profit d'un dispositif qui risque d'être moins favorable à la défense. ## Le point de vue de l'opinion - Jean-Marie COULON Il est temps d'entendre le point de vue des journalistes, révélateur et parfois inspirateur de l'opinion publique. Monsieur Mathieu Delahousse, vous êtes journaliste au *Figaro* et nous sommes très heureux de vous donner la parole. - Mathieu DELAHOUSSE, *Journaliste au Figaro* Je vous remercie de m'avoir invité à ce colloque qui s'adresse à des professionnels du droit, dont je ne fais pas partie. J'y suis d'autant plus sensible que chacun de nous se souvient de la formule de Vincent de Moro-Giafferi, comparant l'opinion publique à une catin : *« Chassez-la du prétoire, cette intruse, cette prostituée qui tire le juge par la manche».* Un sondage effectué en mars dernier a révélé que l'opinion publique était incontestablement très attachée au juge d'instruction : 71 % des Français sont opposés à sa suppression, et pour 55 % d'entre eux, supprimer le juge d'instruction reviendrait à renforcer le contrôle exercé par le pouvoir politique sur les affaires. Au passage, on apprend que pour l'opinion publique, les qualités attendues d'un juge d'instruction sont, dans l'ordre, la compétence, l'indépendance et l'efficacité. On retrouve, en filigrane, quelques-uns des thèmes que vous avez évoqués aujourd'hui. Un esprit candide comme le mien aperçoit cependant une distorsion entre les idéaux exprimés par ces chiffres et les critères très techniques que vous appliquez, pour votre part, à la fonction du juge d'instruction et à celles des autres intervenants de la procédure pénale. Pour l'opinion publique, le juge idéal est celui qui connaît parfaitement ses dossiers, qui résiste à toutes les pressions, et dont le travail préparatoire permet d'infliger de justes sanctions aux coupables, ou au contraire de mettre les innocents hors de cause. Une autre différence entre l'opinion publique et votre propre représentation du juge d'instruction est le ressenti de l'opinion publique par rapport à quelques grandes figures médiatiques qui ont occupé cette fonction. Je pense, par exemple, à Renaud van Ruymbecke, à Philippe Courroye, à Eva Joly ou encore à Fabrice Burgaud. Il est probable que la façon dont ces magistrats sont jugés par l'opinion publique, en positif ou en négatif, et le regard éclairé, savant, et parfois intime que vous-même portez sur eux, sont assez différents. Une troisième dichotomie apparaît entre la perception commune de la justice et la vision très technique qui est la vôtre. Le rapport Léger, notamment dans sa version d'étape, souligne l'absence de lisibilité, pour le grand public, entre les fonctions du juge d'instruction et celles du procureur de la République. Et en effet, l'opinion publique ignore, bien souvent, qui enquête, qui juge, qui contrôle qui, et aussi de quelle façon elle peut être informée du contenu des enquêtes. Ceci m'amène à évoquer mon propre métier. Les journalistes ont la particularité de ne s'intéresser qu'aux 4 % des affaires dont on a beaucoup parlé aujourd'hui, c'est-à-dire aux affaires criminelles et aux affaires politico-financières, ou mettant en cause des puissants et des célébrités en tous genres. Jusqu'à une date récente, l'ensemble de ces affaires était confié aux juges d'instruction, même si l'on constate aujourd'hui qu'elles sont de plus en plus souvent traitées sous la forme d'enquêtes préliminaires. Dans leur travail, les journalistes sont jusqu'ici soumis aux règles de l'article 11 sur le secret de l'instruction. Ils doivent en permanence se situer dans une démarche de reconstitution de l'information à partir de différentes sources, et non de communication directe de l'information par les parties. J'ai coutume de dire que nous sommes soumis à trois *p :* les informations dont nous disposons sont à la fois *parcellaires*, *précipitées* et *partisanes*. *Parcellaires*, parce que nous ne recueillons qu'une toute petite partie du dossier, et qu'il est de toute façon hors de question pour nous, que ce soit à la radio, à la télévision ou dans la presse écrite, d'en restituer l'intégralité. *Précipitées*, parce que nous intervenons toujours dans une logique médiatique et non selon la logique propre au dossier. *Partisanes*, enfin, parce que la source qui nous fournit les éléments penche, par nature, en faveur d'une des parties. Le rapport Léger propose la suppression du secret de l'instruction, ce qui constituera pour les journalistes une révolution. Pour autant, nous sera-t-il plus facile de livrer des informations à l'opinion publique? Tout dépend de la mise en œuvre de cette nouvelle règle : qui aura accès aux dossiers? Quels seront nos interlocuteurs? Frank Natali évoquait, tout à l'heure, la possibilité d'une expérimentation. Un exemple nous en a été donné avec l'affaire Julien Dray : le procureur de la République de Paris a décidé, de façon exceptionnelle, d'ouvrir le dossier aux avocats de la défense. Nous-mêmes, journalistes, avons pu, grâce à quelques fuites, disposer d'informations sur l'enquête préliminaire, en particulier sur les conclusions de la brigade financière. Pour avoir vécu cette situation personnellement, je la qualifierais d'assez inconfortable. Dans le cadre de cette enquête, beaucoup plus longue qu'une enquête préliminaire classique, puisqu'elle dure depuis dix mois maintenant, nos seules sources viennent de la police ou du parquet : nous ne disposons pas de cette dimension contradictoire que le journaliste appelle de ses vœux parce qu'elle lui permet de recouper ses informations et d'essayer de savoir s'il a affaire à une réalité ou à un fantasme. En ce qui concerne l'avenir, je voudrais vous livrer trois interrogations. La première concerne, tout basiquement, la façon dont nous pourrons nous procurer les informations : demain, quelles seront nos sources? Qui faudra-t-il appeler au téléphone ou aller voir? L'avocat aura-t-il effectivement accès au dossier, ou sera-t-il laissé à la porte de l'enquête préliminaire? La deuxième question porte sur le rôle de la partie civile qui, dans de nombreux dossiers médiatiques, a été décisif. La partie civile nous donnera-t-elle accès à plus d'informations qu'une instruction qui serait restée silencieuse? La troisième question est beaucoup plus large : comment, demain, parviendra-t-on à faire « sortir» les affaires les plus sensibles ? Le journaliste, qui n'est pas un professionnel du droit, arrive souvent au mauvais moment dans la chronologie d'une procédure, et en tout cas à un moment qui n'est pas forcément celui que telle ou telle partie aurait souhaité. Il joue souvent le rôle d'un trouble-fête et d'un acteur contre-nature par rapport à une procédure qui doit se dérouler selon un cadre bien défini. Nous devons cependant faire notre travail et fournir des informations à l'opinion publique, et j'avoue que nous sommes un peu inquiets à cet égard. C'est peut-être la raison pour laquelle, ces derniers temps, les juges d'instruction, qui se sentent menacés, essaient à leur tour de « tirer par la manche» l'opinion publique, pour qu'elle vienne voir comment ils travaillent et comment il faudrait les protéger... - Jean-Yves LE BORGNE Je voudrais revenir sur les interventions de M. Berger et de maître Bana, qui ont le mérite de nous ramener aux principes fondamentaux. Selon la loi, lorsqu'on place une personne en garde à vue, c'est qu'il existe des raisons plausibles de soupçonner que cette personne a participé, comme auteur ou comme complice, aux faits sur lesquels on enquête. Dès lors qu'il existe une suspicion, la défense devrait être présente si l'on veut assurer l'équité du procès. Le fait que l'avocat ne dispose pas d'une plénitude d'intervention dès la première heure de la garde à vue est donc aberrant. Le rapport Léger comporte une lacune à cet égard. Selon ce qu'il propose, l'avocat continuerait à jouer le rôle d'une assistante sociale pendant les premières heures de la garde à vue; à partir de la 12ème heure, il obtiendrait un peu plus d'information; et c'est seulement à la 24ème heure qu'il pourrait enfin revêtir sa robe et devenir un véritable avocat, puisqu'il assisterait aux interrogatoires et aurait accès au dossier. Pourquoi attendre si longtemps? Je remercie encore M. Berger et maître Bana de nous avoir rappelé ce principe fondamental, et j'espère que les parlementaires pousseront la réflexion un peu plus loin et se décideront à rompre avec nos habitudes culturelles et nos traditions. À ce propos, j'aimerais aussi répondre à M. Daieff, qui nous disait tout à l'heure, en quelque sorte, que la recherche de la vérité était une chose trop importante pour qu'on la confie aux parties. Il cherchait par là à justifier l'idée que le président d'audience ne devrait pas être un arbitre, mais une sorte de chirurgien qui, armé de son scalpel, se chargeait de découvrir la vérité en triturant le prévenu ou l'accusé. Je crois qu'il faut également en finir avec cette représentation d'un juge qui confisquerait de façon arrogante la recherche de la vérité. Enfin, contrairement à ce que prétend M. le président Monfort, je ne crois pas que nous souhaitions avoir pour interlocuteur un parquet affaibli, auquel nous renverrions l'image de sa misère. Nous voulons un parquet qui nous permette d'avoir un vrai débat contradictoire, à tous les stades de la procédure. Nous désirons en effet mettre un terme à ces procédures, dont nous connaissons tous des exemples, qui commencent par un placement en détention - je sais que c'est désormais le JLD qui place en détention, mais il est fortement sollicité par le juge d'instruction --, se poursuivent par la requête déposée par le juge d'instruction, qui s'apparente parfois plutôt à un réquisitoire, et se concluent, au bout de plusieurs mois, voire de plusieurs années, par un non lieu. Je crois qu'une audience qui se déroulerait suivant les avancées de la procédure éviterait que l'on s'engage dans ce genre d'aventure. Ceci répond partiellement à la question de M. Delahousse sur l'accès aux informations : si l'on met en place des audiences préliminaires aux différents stades de la procédure, ces audiences devront être publiques, et la presse devra pouvoir y assister. En effet, aujourd'hui, c'est la presse qui doit être le destinataire essentiel de la publicité, si l'on veut que celle-ci ait encore un sens dans un pays qui compte soixante millions d'habitants. Nous devons essayer de revenir aux principes fondamentaux et de ne pas nous accrocher à ce qui existe, dans une sorte de crainte frileuse de la nouveauté, au motif que l'on essaierait de nous enlever quelque chose. Sans cela, nous risquons d'en rester pour longtemps à cette garde à vue à laquelle nous n'assistons pas, à cette instruction où nous ne faisons que de la figuration, à cette situation où nous laissons l'entier maniement de la vérité à des juges qui veulent la garder comme un trésor, bref, à cette vieille tradition selon laquelle l'avocat n'est toléré qu'à condition de ne pas être trop dérangeant. Rappelons-nous que jusqu'en 1897, c'est-à-dire à une date encore plus récente que celle qu'on a évoquée ce matin, les avocats n'intervenaient qu'au moment du procès et qu'ils étaient totalement absents de l'instruction. On en voit l'illustration dans le film de Bertrand Tavernier, *Le juge et l'assassin,* où le juge interprété par Philippe Noiret s'en va, presque plié en deux, rendre ses devoirs au procureur de la République : à la fin du XIXème siècle, celui-ci était encore son supérieur hiérarchique. Il faut rompre avec tout cela. Peut-être la nouvelle procédure souffrira-t-elle des critiques, et je ne suis pas certain que la perfection soit susceptible d'être atteinte immédiatement. Mais si nous en restons à la situation actuelle, c'est que nous aurons démissionné. - Jean-Marie COULON Nous allons maintenant écouter M. le professeur Pradel. - Jean PRADEL Mon propos s'articulera autour de deux idées essentielles : le rapport Léger n'apporte, en réalité, rien de nouveau; il ne laisse pas cependant de m'inquiéter énormément. Toutes les idées exprimées dans ce rapport, ou presque toutes, ont déjà été proposées, soit par des magistrats, soit par des professeurs de droit, soit par des commissions, ou même par le législateur. L'idée de remplacer le juge d'instruction par un juge *de* l'instruction, ou par un juge des libertés et de la détention, ou par un juge de l'enquête et des libertés, est déjà ancienne. On a dit ce matin qu'elle était l'une des conséquences de la loi de 1856, mais à mon avis, c'est une erreur. La loi de 1856 n'a fait que consacrer une pratique, et c'est en 1847, dans *Splendeur et misère des courtisanes,* que Balzac a écrit sa fameuse formule selon laquelle le juge d'instruction était *« l'homme le plus puissant de France ».* Bien avant 1856 donc, le juge d'instruction était déjà le « poids lourd» de la magistrature, *de facto*, et le fait compte souvent autant que le droit. Le vrai problème est apparu, à mon sens, avec la loi de 1897, qui autorisait l'avocat à assister son client lors des interrogatoires par le juge d'instruction. Cette loi, faite contre la Cour de cassation, a eu pour effet d'effrayer les parquets, pour qui l'avocat n'était qu'un intrus et un trublion. Les parquets ont alors mis l'accent sur l'enquête, à laquelle ne participaient pas les avocats et, ce faisant, ont commencé à participer à l'instruction avant la lettre. C'est alors qu'a commencé à émerger, dans certains esprits, l'idée que le parquet pourrait fort bien se passer du juge d'instruction. Dès 1958, le code de procédure pénale, à l'article 72, permet au parquet d'accomplir, en flagrance, certains actes d'instruction. La commission Donnedieu de Vabres, puis la commission DelmasMarty, ont repris cette idée, mais ont buté sur la question de l'indépendance du parquet. On a ensuite observé une réaction avec la commission dite d'Outreau qui, après beaucoup de débats, a décidé de maintenir le juge d'instruction, et l'a même renforcé à travers la collégialisation. Le rapport Léger n'apporte rien de nouveau non plus en ce qui concerne l'introduction de l'accusatoire dans les audiences. Monsieur Drai, alors président du tribunal de grande instance de Paris, avait créé un petit groupe de travail proposant de rendre accusatoire la procédure pénale correctionnelle pour certaines affaires. L'accusation et la défense prendraient la parole tour à tour, produisant un jeu croisé d'interrogatoires et de contre-interrogatoires, à la manière du système anglo-saxon. Cette suggestion a donné lieu à une application sans texte. Mais l'expérience a lamentablement échoué et a été abandonnée au bout de quelques mois. La loi de janvier 1993 avait également institué une sorte de contradiction dans la procédure, en permettant aux parties de poser directement des questions aux témoins ou à l'accusé. Cette pratique s'est maintenue et, actuellement, les avocats peuvent poser des questions soit directement à la personne, soit en passant par le canal du président. Personnellement, je ne vois aucune objection à ce que les avocats s'adressent directement à la personne, à condition bien sûr de ne pas s'écarter des débats; si cela se produit, le président les rappelle à l'ordre. La troisième grande idée du rapport Léger, sur laquelle, contrairement à ce que l'on pourrait penser, il n'innove absolument pas non plus, est la motivation des arrêts d'assises. Cette réforme, qui à mon sens est souhaitable et inéluctable, a été envisagée depuis un certain temps déjà par plusieurs auteurs. Elle figure notamment dans le manuel de procédure pénale de MM. Buisson et Guinchard, qui lui consacrent trois pages. Je voudrais maintenant vous faire part des inquiétudes que j'éprouve quant aux conséquences de cette réforme, à la fois dans la phase préparatoire et dans la phase décisoire. Ma première inquiétude est d'ordre politique. La phase préparatoire est dominée actuellement par le trio que forment le parquet, le juge d'instruction et le mis en examen. La réforme rendra le parquet tout-puissant, alors qu'il restera manifestement dépendant : le rapport Léger ne consacre qu'une quinzaine de lignes au statut du parquet, et vous avez sans doute noté comme moi que le chef de l'État n'en a pas dit un mot lors de son discours du 7 janvier 2009 ; cela signifie sans doute qu'il n'a aucunement l'intention de modifier ce statut. L'article 30 continuera donc à s'appliquer : le parquet dirigera toutes les procédures et pourra, s'il le souhaite, étouffer, poursuivre ou classer sans suite certaines affaires économiques ou politico-financières. Le juge d'instruction était, à cet égard, très utile : lui seul pouvait, à travers les parties civiles, exhumer certaines affaires et les faire éclater au grand jour - même si certaines d'entre elles, je le reconnais, se terminaient quand même, trois ans plus tard, par un non-lieu. À côté de cette inquiétude sur le plan politique, la perspective de la réforme me paraît également préoccupante sur le plan moral, car nous risquons d'avoir une justice à deux vitesses. Lors d'un stage que j'ai effectué à Montréal il y a une vingtaine d'années, j'ai assisté à des scènes ahurissantes. Au cours d'un cocktail, j'ai vu un ex-inculpé qui, ayant eu les moyens de s'offrir des détectives et des experts privés, avait gagné son procès et sablait le champagne pour fêter ce succès. Il est évident que des gens modestes n'auraient jamais pu obtenir le même résultat. Ce risque est d'autant plus inquiétant qu'avec l'introduction de l'accusatoire à l'audience, nous allons voir se multiplier les *plea bargaining.* Cette procédure n'a pas toujours existé aux ÉtatsUnis. Elle est apparue au moment de la guerre de Sécession, qui avait entièrement désorganisé le système judiciaire qui, auparavant, était accusatoire : avec 14 témoins pour l'accusation d'un côté, 22 pour la défense de l'autre, la procédure durait bien trop longtemps. Aujourd'hui, 80 % des affaires, pour ne pas dire davantage, sont *plea-bargainisées,* si vous me permettez cet horrible américanisme. Le glissement vers le même système en France me paraît moralement très dangereux. La réforme me paraît également inquiétante sur le plan technique. Le juge d'instruction connaît bien ses dossiers, puisque c'est lui qui les élabore : il interroge et confronte les témoins, se transporte sur les lieux, demande les expertises, convoque le mis en examen, etc. Le juge de l'enquête et des libertés n'aura, pour sa part, qu'une connaissance très épisodique des dossiers. D'après le rapport Léger, l'enquête sera menée par le parquet, mais concrètement, elle sera en réalité menée par la police. Le JEL n'aura donc qu'une très faible connaissance du dossier. Or, c'est lui qui sera amené à délivrer des mandats de perquisition, des mandats d'écoute téléphonique, et à autoriser toute sorte d'actes contraignants et attentatoires aux libertés individuelles. S'il est sérieux, il hésitera d'ailleurs à délivrer de tels mandats, et exigera pour cela des investigations supplémentaires. Il se transformera alors, *de facto*, en enquêteur, et on reviendra au point d'où l'on est parti. La distinction est en effet beaucoup plus difficile à établir qu'on ne croit entre instruction et juridiction. De tout cela, je pressens qu'il résultera énormément de saisines du JEL par les parties et surtout par la défense, ce qui aura l'inconvénient supplémentaire de ralentir encore le cours de la justice, au mépris des recommandations de la CEDH. Je m'inquiète également beaucoup pour la phase décisoire. Dans le système actuel, c'est le président des assises qui mène les débats : il brosse un portrait psychologique de l'accusé, décrit son casier judiciaire, puis pose des questions. Les parties, et notamment la défense, ont cependant tout loisir également pour intervenir, ce qui me paraît équilibré. Dans le nouveau système, le juge devient neutre et se contente d'arbitrer. On risque d'assister alors à des situations beaucoup plus déséquilibrées, par exemple lorsqu'un jeune avocat plaidera face à un avocat général très chevronné ; ou inversement, lorsqu'un jeune substitut se retrouvera aux assises face à un avocat très expérimenté. Actuellement, le président est là pour veiller à l'équilibre des débats. Je suis inquiet de ce qui se passera quand il ne les dirigera plus. Toujours dans la phase décisoire, je suis, certes, favorable à la motivation des arrêts d'assises et à la possibilité de faire appel : c'est une excellente réforme, et il était inadmissible qu'on puisse faire appel pour le vol d'une paire de chaussure et non pour le meurtre d'une belle-mère. Mais faire appel suppose que le jugement soit motivé. Or, comment veut-on que 9 personnes (ou, pire, 12 en appel), ayant toutes des profils socioculturels différents, réussissent à se mettre d'accord pour motiver l'arrêt ? Le projet conduit par M. Toubon avait prévu qu'aux premières instances siègent des juges professionnels, et que les jurés n'interviennent qu'en appel. Le rapport Léger fait l'impasse sur cette question. À mon sens, la motivation des arrêts d'assises est indispensable, mais elle exige une réforme du jury. Certains membres du comité Léger en ont convenu et ont même estimé qu'il faudrait le supprimer. Je n'irais pas jusque-là : je pense qu'il faut le conserver, mais le réserver aux procédures en appel, et éventuellement réduire le nombre de jurés. Quant à la motivation, elle pourrait être faite par l'un des juges professionnels, puis soumise au vote de la cour et du jury. Il faudrait alors supprimer le vote par bulletins secrets. En conclusion, je ne suis pas partisan de l'immobilisme : comme l'écrivait Montaigne au livre III, chapitre 2 de ses *Essais, « Le monde n'est qu'une branloire pérenne : toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Égypte»*. Il est évident que tout change et qu'il faut savoir accompagner le changement. Mais ne changeons pas pour changer! Il y a quelques années, la *Revue des deux mondes* avait consacré un numéro entier au thème « Le droit français s'américanise-t-il?». La réponse était nuancée, mais globalement positive, et j'ai le sentiment très net que l'esprit qui a soufflé sur le comité Léger et a inspiré les changements qu'il propose venait de l'ouest. Cette réforme tend bel et bien à nous américaniser, et cela me paraît très dangereux pour notre culture, pour notre avenir et pour notre propre justice. Nous n'avons pas à rougir de notre justice : elle vaut bien l'américaine, surtout si l'on pense à ces erreurs judiciaires où des êtres humains passent de vie à trépas, avant que l'on s'aperçoive, grâce à des analyses d'ADN, qu'ils étaient innocents. C'est épouvantable et cela vous donne le frisson ! C'est pour toutes ces raisons que, personnellement, je suis favorable au maintien du juge d'instruction. Et mon dernier mot sera pour citer mon ami Spencer, professeur à Cambridge, qui me disait récemment : *« Votre juge d'instruction, c'est comme notre jury : il faut le conserver».* Je vous remercie. - Henri de RICHEMONT, Avocat au barreau de Paris, ancien sénateur Je me permets d'intervenir, en tant qu'élu de base, et après avoir écouté vos débats avec beaucoup d'intérêt. Je souhaiterais poser deux questions : existe-t-il un pays démocratique au monde qui ait envie de réformer sa justice pour la doter de juges d'instruction? Est-il possible d'être juge sans être arbitre ? J'ai entendu avec grand intérêt M. le bâtonnier expliquer que l'idéal, pour assurer l'existence d'un pouvoir judiciaire, serait que les juges soient élus. Moi qui suis élu, je crois être totalement dépendant de mes électeurs et du parti qui m'investit. Est-ce que, dans ces conditions, un juge élu pourrait être indépendant? A mon sens, la véritable indépendance des juges tient au prestige attaché à la fonction. Les magistrats anglais sont profondément indépendants parce que leur carrière est la plus prestigieuse qui soit au Royaume-Uni. Peut-on imaginer, en France, qu'un tribunal relaxe Total sans subir des foudres de l'opinion publique et de la presse? Dernière question, l'indépendance du parquet n'est-elle pas un faux débat, dans la mesure où prévaut le principe de l'opportunité des poursuites? Aujourd'hui, le juge d'instruction ne se saisit pas lui-même : il est saisi soit par une constitution de partie civile, soit par le parquet. Qu'y aura-t-il de changé avec cette réforme ? - Jean PRADEL Indéniablement, le juge d'instruction est en recul actuellement en Europe. Cela correspond à un effet de mode, sans oublier une possible hostilité à l'égard d'un juge par principe indépendant. Un juriste suisse m'a expliqué que son pays allait supprimer le juge d'instruction par crainte de la CEDH. Mais la CEDH, comme nous l'a brillamment expliqué M. Vincent Berger, n'est ni pour, ni contre. Tout ce qu'elle demande, c'est une procédure contradictoire. Or, je crois comprendre que depuis 1993, le droit français est contradictoire, et les avocats savent bien qu'ils ont aujourd'hui tout pouvoir de demander des investigations. Je ne crois pas du tout, même si c'est effectivement à la mode, que la suppression du juge d'instruction soit un progrès. Quelques pays le conservent, comme l'Espagne, le Portugal, la Belgique, le Luxembourg, la Grèce, le Liban, l'Afrique francophone. Le Cameroun l'avait supprimé et vient de le rétablir. Mais bien sûr, il n'est pas sûr que le Cameroun soit susceptible de servir de modèle pour la France. Le système anglais est un cas très particulier. En France, nous avons 7 000 juges; en Angleterre, il n'en existe que 400 ou 500. L'essentiel du travail est assuré par des *justicers of the peace*, qui peuvent être des commerçants, des professeurs, des experts comptables, des pharmaciens... Ils sont bénévoles, et à 70 ans ils reçoivent le cordon de la Reine, c'est-à-dire l'équivalent de la légion d'honneur. Les 400 ou 500 juges, en revanche, sont extrêmement bien payés, à la fois parce qu'ils sont peu nombreux, et parce qu'il faut assurer leur indépendance. Ce sont d'anciens avocats, et s'ils ne percevaient pas cette rémunération très importante, ils resteraient certainement avocats. En France, les juges des tribunaux de commerce sont élus. Chaque pays a ses particularités et c'est chez nous une singularité qui remonte, je crois, à François Ier. Aux États-Unis, les procureurs sont élus, mais il s'agit des procureurs des Etats, pas des procureurs fédéraux. Certains procureurs mènent leur campagne électorale en faisant valoir qu'ils ont obtenu quatre condamnations à mort pendant leur précédent mandat, et comme l'opinion américaine est très favorable à la peine de mort, ils se font élire sur ce genre d'arguments. Nous n'imaginerions pas de telles choses en France. La procédure pénale telle que nous la connaissons fait partie de notre culture, comme notre littérature et notre cuisine. N'allons pas contre la culture de notre pays, ne cédons pas à l'américanisation implicitement prônée par le rapport Léger. Écoutons les avocats qui reconnaissaient, ce matin, que les juges d'instruction ne sont pas parfaits, que certains sont même caractériels et qu'ils ont souvent eu des problèmes avec eux, mais que le système actuel leur paraissait néanmoins le moins mauvais. - Jean-Yves LE BORGNE Notre intervenant vient de poser la question de la légitimité : *« Qui t'a fait roi?»*. Mais l'élection n'est pas la seule source de légitimité dans une démocratie. Les juges ont une légitimité, qu'ils tirent de leur nomination selon une certaine procédure, par un décret du président de la République, et dans le cadre d'un statut. Au travers de cette question transparaît une caractéristique très française, la place subalterne que l'on accorde au droit dans l'organisation de notre société démocratique. En France, tout est politique, et dès qu'une poignée d'électeurs ont voté pour vous, vous êtes légitime. Les normes ne viennent qu'ensuite. Aux États-Unis, vous pouvez parfaitement devenir président des États-Unis si un tribunal a décidé, en appliquant la loi, que vous étiez le vainqueur. Ce serait inconcevable en France. Mais je répète que l'élection n'est pas la seule source de légitimité : il faudrait que les Français le comprennent et sortent un peu de ce « néolithique politique» qui caractérise encore parfois la démocratie française. - Un intervenant Je voudrais revenir sur la question de la garde à vue. Des statistiques publiées dans un article du *Monde* par Isabelle Mandraud et Alain Salles ont révélé qu'entre 2000 et 2007, les gardes à vue d'une durée de 24 heures avaient augmenté de 70 %. Pendant ces gardes à vue, l'avocat n'est pas présent, sauf pendant les trente premières minutes, où il joue le rôle d'une assistante sociale. Ensuite, le prévenu reste toute la nuit à l'hôtel de police, généralement dans une geôle infecte, et la plupart du temps, il passe aux aveux le lendemain matin. Récemment, à Versailles, un justiciable présumé innocent a réclamé un avocat commis d'office. C'était au début de sa garde à vue, mais quinze minutes plus tard, se ravisant, il a demandé un avocat librement choisi, ce qu'on lui a refusé. L'avocat choisi a téléphoné à deux reprises et on lui a opposé une fin de non recevoir. L'avocat commis d'office est arrivé le lendemain matin, un quart d'heure après l'expiration de la garde à vue. Peut-être faudrait-il aussi songer à changer la mentalité des OPJ? Qu'en pensez-vous, monsieur le professeur? - Jean PRADEL Je ne peux que souscrire à ce que vous dites. Les faits que vous rapportez sont scandaleux. Cela dit, ce que propose le projet Léger est pire, avec cette nouvelle formule d'une garde à vue de six heures où l'on ne notifie même pas les droits lors de la première heure : c'est un recul, et non une avancée. Si cette proposition est retenue par le législateur, on peut parier que les policiers en feront un large usage. - Jean-Luc BONGRAND Je suis surpris de voir la discussion dériver sur le thème de la garde à vue, qui n'est celui de notre colloque. Depuis que moins de 5 % des affaires font l'objet d'une instruction, le nombre de gardes à vue ordonnées et contrôlées par un juge d'instruction doit être encore inférieur à ce chiffre, sachant que dans une grande majorité de cas, l'ouverture d'une information judiciaire est postérieure à la garde à vue. Étonnamment, le procès de la garde à vue est instruit par des avocats qui, par ailleurs, souhaitent que ce soit le parquet qui devienne le maître de l'instruction. J'ai beaucoup de mal à comprendre cette contradiction. Je voudrais, pour ma part, revenir sur la comparaison avec les systèmes anglo-saxons. Le système de l'Angleterre n'est pas le même que celui de l'Irlande, ni que celui de l'État de New York, qui est lui-même différent du système fédéral américain. La procédure anglo-saxonne, telle qu'elle est schématisée par Hollywood, produit l'effet d'un miroir aux alouettes : certains avocats français se verraient bien dans le rôle d'un avocat associé d'un grand cabinet américain, et certains magistrats du parquet français apprécieraient de disposer des moyens techniques et matériels des *federal prosecutors*, tels qu'ils sont évoqués dans ces films... Pour revenir à la question de l'indépendance du parquet, il faut rappeler que le parquet fédéral américain n'est pas élu, mais dépend du ministère de la Justice. Ne sont élus que les *attorneys*, c'est-à-dire les magistrats du parquet des États. Dans la réflexion sur la légitimité des juges, il faudrait donc prendre en compte le fait que dans ce grand pays démocratique, quelques-uns seulement des parquetiers sont élus, et peut-être pas ceux qui ont en main les poursuites et les investigations sur les affaires les plus sensibles. Je voudrais enfin répondre à une question soulevée tout à l'heure, celle de la fluidité d'un corps à l'autre de la magistrature, et du sentiment que peuvent avoir certains avocats qu'il existe une trop grande proximité entre les magistrats du siège et ceux du parquet. Il faut rappeler que dans la magistrature, on ne trouve pas que des passages vers le siège ou vers le parquet. Un nombre non négligeable d'avocats deviennent magistrats et, que je sache, personne ne songe à le leur reprocher, que ce soit du côté des avocats ou du côté des magistrats. Je voudrais également signaler qu'un très grand nombre de justiciables sont choqués, à l'issue d'un procès, de voir que l'avocat de la défense va prendre un café avec l'avocat de la partie adverse, alors qu'ils viennent de « s'étriper » en audience publique. On a affaire au même effet d'optique que lorsque des avocats reprochent aux magistrats du parquet et à ceux du siège d'entretenir des relations amicales : personne ne devrait confondre la mission que chacun de nous remplit, avec les relations de convivialité qu'il peut entretenir avec ses collègues. - Vincent HUBERDEAU, *Avocat au barreau de Saintes* J'ai le sentiment d'assister à un basculement historique entre une procédure inquisitoire et une procédure accusatoire. Voilà, à mon sens, et au-delà du devenir du juge d'instruction, la vraie question qui se pose aujourd'hui. Cette évolution, qui correspond à l'américanisation de notre société, me paraît aller dans le sens de l'histoire et être inéluctable. Je ne crois pas que nous, Français, puissions nous y opposer très longtemps. Mais ce basculement a deux conséquences importantes, auxquelles nous devons réfléchir. La première tient à la possibilité qui sera donnée aux justiciables et à leurs avocats de saisir un juge indépendant dans le cas d'affaires « qui fâchent». Plusieurs intervenants ont affirmé que les propositions du rapport Léger à cet égard étaient satisfaisantes : soyons clairs, elles ne le sont pas. Le seul intérêt du juge d'instruction, à mes yeux, est précisément de pouvoir faire rouvrir des affaires délicates, car pour ce qui est d'instruire des affaires de droit commun peu médiatiques, le parquet le fera tout aussi bien que lui. Or, cette possibilité qu'a aujourd'hui le magistrat instructeur de révéler des affaires sensibles sur la place publique n'a pas de réelle contrepartie dans le projet Léger, et c'est ce qui m'inquiète à la fois en tant qu'avocat et en tant que citoyen. La deuxième conséquence de ce basculement vers l'accusatoire concerne les avocats : c'est une occasion historique qui leur est offerte de prendre enfin toute leur place. Comme je l'ai indiqué à nos institutions représentatives, il faut pour cela qu'ils se mettent d'accord sur un discours simple, et ce discours ne peut pas être *« faut-il ou non sauver le juge d'instruction ? »*, *« faut-il ou non un parquet indépendant?»,* ou encore *« faut-il ou non créer un véritable pouvoir judiciaire ? »*. Les avocats devraient avoir un seul type de revendication : être présents dès la première minute de la garde à vue, assister à tous les actes, obtenir un équilibre parfait entre l'accusation et la défense. Je suis un avocat généraliste, comme beaucoup en province, mais la défense pénale est au cœur de notre métier, et la réforme pénale représente une occasion unique de mettre sur la table nos revendications légitimes. En tant que jeune avocat, je rêve d'un monde où, dès la première interpellation, le client pourrait dire *« mon avocat est M. Untel»*, et où cet avocat serait informé de tout et participerait à tout. Voilà vers quoi il faut tendre. Tout le reste est de la sémantique, de la construction intellectuelle, du droit comparé. C'est bien sûr extrêmement intéressant, mais le cœur de notre action doit être la défense des intérêts du justiciable. - Jean-Marie COULON Il ne faut tout de même pas négliger la théorie. Comme le rappelait Einstein, *« rien n'est plus pratique qu'une bonne théorie»...* - Dominique INCHAUSPÉ Dans le rapport Léger figure une proposition à mon sens tout à fait révolutionnaire : la réduction de 70 % de la détention provisoire pour les affaires « normales», que ce soit en correctionnelle ou en criminelle. Même si de tout ce projet de réforme ne subsistait que cette mesure-là, ne pensezvous pas, monsieur le professeur, qu'il s'agirait d'une véritable révolution dans la pratique quotidienne de la justice pénale? - Jean PRADEL Ce serait effectivement une révolution, mais la question est celle des moyens dont dispose la justice. Ce n'est pas par plaisir que les juges des libertés et de la détention placent les mis en examen en détention provisoire, mais par nécessité. Les instructions durent longtemps en raison de trois problèmes : le délai des commissions rogatoires, le délai des expertises, et enfin les nullités. Je sais bien que les nullités sont indispensables, mais elles obligent à refaire tout un dossier, par la faute d'un juge d'instruction qui a commis une erreur. Le métier des juges d'instruction est un métier difficile, car ils sont surmenés. Ils ne sont pas chargés seulement de l'instruction : ils doivent aussi composer des comparutions immédiates, siéger en juge unique, aller parfois même au civil. Personnellement, je serais favorable non seulement au maintien du juge d'instruction, mais à l'augmentation de leur nombre, car ils travaillent dans des conditions très difficiles.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2009-09-01
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[ "jean-marie coulon", "jean-rené farthouat", "michel rouger" ]
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CONCLUSION DU COLLOQUE
# Conclusion du colloque - Jean-Marie COULON Monsieur le bâtonnier Farthouat, je vous donne la parole pour la conclusion de nos débats. - Jean-René FARTHOUAT, Ancien bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris Si j'avais un talent de fabuliste, j'aurais aimé commencer ce rapport de synthèse par un apologue un peu satirique, que j'aurais intitulé *Le mauvais juge et le bon procureur*. Je m'étonne, comme M. le bâtonnier Castelain, de voir un certain nombre de nos confrères, après avoir dit tant de mal des juges d'instruction, prendre aujourd'hui leur défense : *« Ce n'est pas tant l'institution que nous condamnons, que certaines pratiques. Nous avons aussi de bons juges d'instruction, et s'ils étaient tous comme eux, les choses iraient bien mieux».* Je suis tout aussi surpris d'avoir vu présenter les procureurs comme de véritables défenseurs des libertés. Jamais je n'avais entendu Jean-Yves Le Borgne se livrer, avec tout le talent qu'on lui connaît, à une plaidoirie aussi extraordinaire que celle qu'il nous a présentée sur les vertus du parquet. Mon premier constat à l'issue de cette journée, et notamment après le rappel historique présenté par le professeur Rebut, est que, de toute évidence, la procédure française est insatisfaisante. Depuis 1856, on n'a cessé de la réformer et de chercher un meilleur système. J'ai demandé à l'une de nos stagiaires d'établir la liste des lois de réforme du code de procédure pénale parues entre le 4 août 1980 et le 5 mars 2007 : il n'y en a pas moins de dix-huit! Naturellement, il s'agit parfois de réformes marginales, mais elles témoignent malgré tout d'une insatisfaction assez profonde. M. Rebut nous a expliqué quelles étaient les deux options entre lesquelles les auteurs et le législateur avaient constamment hésité depuis 150 ans, à savoir la suppression du juge d'instruction ou le recours à la collégialité. J'ai noté au passage qu'un bon nombre des lois adoptées n'avaient jamais été appliquées. On critique actuellement M. Besson pour avoir annoncé qu'il ne signerait pas un décret d'application, mais que dire des lois que le garde des Sceaux n'a jamais mises en œuvre? J'ai été heureux que Jean-Yves Leborgne et Jean Pradel fassent successivement référence à la loi de 1897, qui n'avait pas été évoquée ce matin. En effet, cette loi illustre bien le vice de notre procédure pénale, conçue comme une sorte de course entre gendarmes et voleurs. Au moment de l'adoption de la loi Sécurité et liberté, un magistrat n'avait pas hésité à déclarer : *« Il faut tout de même que le délinquant ait un peu de retard par rapport à celui qui le poursuit».* Ce point de vue n'est pas très honorable mais il est très répandu. Force est de constater qu'au fil des réformes, la défense a toujours été maintenue à la lisière de la procédure pénale, et que, depuis cette loi de 1897 qui permet aux avocats d'accéder au cabinet du juge d'instruction, les droits de la défense n'ont pas énormément progressé. Lors de la première heure de garde à vue, nous, avocats, devons nous contenter d'expliquer au prévenu : *« Ce qu'on vous reproche n'est pas joli-joli, mais faites bien attention à ce que vous allez répondre. Je n'ai malheureusement pas le droit de téléphoner à votre femme pour la prévenir, mais soyez fort, montrez du caractère, et tout ira bien».* Voilà quel est notre rôle actuellement : cela n'a aucun sens. Dans ces conditions, l'enjeu de la réforme consiste, certes, à améliorer l'organisation de la procédure, mais surtout à mieux garantir les droits du justiciable. À mes yeux, la justice n'appartient pas au juge, pas plus que la vérité : même en matière pénale, elles appartiennent au justiciable. À plus forte raison en matière civile, où je suis toujours un peu scandalisé lorsque le juge déclare : *« Je veux que cela aille vite, qu'on fasse ceci, qu'on fasse cela»*, etc. Le juge n'a de légitimité que par rapport au justiciable; il devrait avoir ce point davantage à l'esprit. Parmi les arguments utilisés pour justifier cette réforme, je dois dire que celui des 5 % ne me paraît avoir aucun sens, d'autant que la réforme Léger, en instaurant deux régimes, l'un simplifié et l'autre renforcé, va forcément rétablir un acteur qui ressemblera étrangement au juge d'instruction. Pourquoi donc une réforme? Le droit comparé ne nous l'impose pas. Au passage, j'ai constaté encore aujourd'hui qu'on faisait dire au droit comparé tout ce qu'on voulait. On a par exemple beaucoup parlé du modèle anglo-saxon, mais on oublie de signaler qu'en Angleterre, on considère que la victime « pollue» en quelque sorte le procès pénal en lui apportant une dimension passionnelle. En France, l'affaire Fofana a bien montré qu'on était très loin de cet état d'esprit. Si nous voulons faire du droit comparé, nous devrions pousser la comparaison jusqu'au bout et nous poser aussi la question de la place de la victime au sein du droit pénal. Mme Isabelle Perrin, juge d'instruction, a émis l'hypothèse que ce projet de réforme n'avait d'autre origine que la volonté du prince : *« On fait une réforme parce que tel est le bon plaisir du président de la République»*. Je voudrais attirer son attention sur le fait qu'il en va ainsi depuis le début de la Vème République, et que ce n'est donc pas l'actuel détenteur du pouvoir qui est en cause. Il est d'usage, dans la pratique de cette Vème République, que le président prenne la parole pour s'exprimer non sur les réformes qu'il souhaiterait, mais sur celles qu'il a décidées. En contrepartie, tout peut changer au gré du calendrier électoral. On nous dit que cette réforme ne verra peut-être le jour qu'en 2011 ou 2012, et d'ici-là, bien des choses peuvent s'être passées. Un gouvernement qui est suffisamment lucide pour admettre que des tests ADN appliqués au regroupement familial sont une imbécillité peut très bien changer d'avis en ce qui concerne le devenir du juge d'instruction. Essayons d'en venir maintenant aux raisons de fond de cette réforme. Un certain nombre d'intervenants, parmi lesquels MarieOdile Bertella-Geffroy, Frank Natali, Dominique Inchauspé, JeanLuc Bongrand, Philippe Champetier de Ribes et plusieurs autres, nous ont dit avec talent et passion que la réforme Léger était liberticide dans la mesure où elle revenait à placer l'instruction sous le contrôle du pouvoir politique. À l'appui de cette thèse, ils ont cité des affaires qui, dans ce système, auraient été étouffées, comme l'affaire des chefs d'État africains ou celle de l'assassinat de Djibouti, sans parler des affaires de santé publique. D'autres nous répondent qu'un remède a été prévu pour parer ce risque, et que la partie civile pourra toujours déposer plainte et ainsi débloquer les situations. Sur ce point, je me demande de qui l'on se moque! Monsieur le premier président Coulon, vous rappelez-vous notre discussion au lendemain du dépôt de votre rapport, dans lequel vous préconisiez de faire passer de trois à six mois le délai accordé au plaignant pour pouvoir mettre en mouvement l'action publique dans le cas où le parquet ne le ferait pas? J'étais indigné, car je considère comme tout à fait anormale cette appropriation de la procédure par un juge qui vous dit : *« Attendez donc trois mois, que j'aie regardé si cette plainte était fondée ou non».* Comment ne pas s'inquiéter en constatant que l'on fait maintenant reposer la mise en mouvement de l'action publique sur l'action du plaignant? On nous parle aussi de citations directes, ce qui est une mauvaise plaisanterie : on peut le concevoir pour une diffamation ou pour des délits de presse, mais verra-t-on la victime d'une escroquerie venir à l'audience avec dix-huit témoins pour essayer d'établir la réalité de l'infraction dont elle se plaint? La seconde raison invoquée, sur le fond, pour justifier cette réforme est la schizophrénie prétendue du juge d'instruction, qui serait incapable d'instruire à charge et à décharge. Le même rapport propose pourtant que le parquet et la police judiciaire enquêtent désormais, eux aussi, à charge et à décharge. Je ne voudrais pas être désobligeant à l'égard de l'excellent Philippe Léger, pour qui j'ai la plus vive estime et amitié, mais cela ne me paraît tout de même pas très cohérent. Parmi les divers arguments pour et contre qui ont été invoqués, trois m'ont laissé un peu sceptique. Monsieur le procureur Desplan nous dit, avec un manque de conviction patent, que l'instruction sera plus lisible et mieux organisée si c'est le parquet qui s'en occupe. Monsieur Daieff, quant à lui, affirme que nous devrions renoncer à cette réforme par respect pour les parlementaires qui ont travaillé au projet précédent. L'argument selon lequel il appartiendrait aux juges de s'opposer à une réforme par respect pour le législatif me semble se heurter à la nécessité de respecter, avant tout, les droits des victimes et de la défense. Enfin, le président Buisson estime que maintenir le juge d'instruction permettrait de laisser du temps à la procédure et de se dispenser d'affronter le problème insoluble du parquet. Il ajoute que la collégialité n'est pas envisageable sur le plan financier et demande s'il est opportun de tuer un innocent qui n'a déjà plus de pouvoir, et s'il ne conviendrait pas de le laisser plutôt dépérir. Je vais maintenant évoquer trois autres arguments, plus sérieux, qui m'ont paru pouvoir être retenus en faveur de cette réforme, dont je m'empresse de préciser que, personnellement, je ne l'appelle pas de mes vœux. Mais votre rapporteur général a le devoir d'être objectif. Le premier est lié au problème de l'ordonnance de renvoi, c'està-dire au pré-jugement auquel se livre peu ou prou le juge d'instruction lorsqu'il renvoie devant le tribunal correctionnel. C'est une vraie question, même s'il est permis de s'interroger sur ce qu'il en sera dans la nouvelle procédure. Lorsque le procureur aura terminé son instruction, se contentera-t-il de transmettre l'affaire sans prendre position ou rédigera-t-il un réquisitoire ? Le deuxième argument est celui du délai. Je suis très ennuyé de recevoir une réquisition de non-lieu dans un dossier que j'ai ouvert il y a dix-sept ans. Mon client a dû penser que je l'avais mal défendu et que j'aurais dû obtenir cette décision beaucoup plus rapidement. Pendant dix-sept ans, il est resté plus ou moins paralysé dans ses activités par les poursuites dont il faisait l'objet. Lorsqu'un juge d'instruction ouvre un dossier, il s'y consacre exclusivement pendant quinze jours, opposant une fin de nonrecevoir à tous ceux qui voudraient le distraire de cette affaire. Mais ensuite, il vaque à d'autres activités, et le dossier dort pendant trois ou six mois. Ne pourrait-on pas imaginer un système dans lequel les juges travailleraient de façon continue sur un dossier donné et ne pourraient prendre en charge une nouvelle affaire que lorsqu'ils auraient achevé l'instruction de la précédente ? Le parquet dispose à cet égard d'un avantage incontestable, car il peut en permanence détacher l'un de ses membres pour suivre une affaire et éviter qu'elle ne s'enlise. Le troisième argument est celui du travail d'équipe et parfois de la confusion des rôles entre le juge d'instruction et le procureur. Le public s'étonne, à juste titre, de voir quelqu'un requérir un jour et le lendemain, juger. Tant qu'on n'aura pas réussi à expliquer aux justiciables la raison pour laquelle une même personne peut jouer différents rôles, cela restera une difficulté. Je voudrais également citer un souvenir personnel. J'ai assisté un de mes clients devant un juge d'instruction à Orléans, avec un parquetier qui réclamait sa mise en détention. Le parquetier était une parquetière, et il se trouve que j'ai aperçu une photographie sur laquelle on les voyait tous deux en montagne, côte à côte, en tenue d'alpinistes. J'ai présenté mes observations sans regarder une seconde le juge d'instruction, mais en gardant les yeux fixés sur la photographie. Croyez-moi ou non, mon client est sorti libre. Il est évident qu'il faut éviter cette proximité entre juge et parquet dont parlait le bâtonnier Sainte-Marie Pricot. En supprimant le juge d'instruction, la réforme paraît répondre à cette difficulté, mais elle pose en revanche le problème de l'indépendance du parquet. À ce sujet, je me permets d'interpeller à nouveau M. le bâtonnier Castelain, qui est mon bâtonnier et dont les interventions m'ont donc particulièrement marqué. Vous nous avez expliqué, monsieur le bâtonnier, qu'un parquet indépendant serait encore plus fort et donc encore plus gênant pour les avocats, et que par ailleurs, n'étant pas élu, il ne serait guère légitime. Mais le parquet n'est pas censé représenter le gouvernement : il représente la société française, ce qui est fort différent. Vous avez invoqué la nécessité de développer une seule et même politique pénale dans tout le pays, ce qui est en effet le rôle parfaitement légitime du gouvernement; mais l'indépendance dont nous parlons n'a rien à voir avec un affranchissement par rapport à cette politique pénale. Je cite toujours le cas de ces camionneurs qui, dans le cadre d'un conflit, s'étaient mis à bloquer les autoroutes. Certains parquets prenaient l'initiative de les traduire devant des tribunaux correctionnels, tandis que d'autres ne le faisaient pas. Il était légitime que le gouvernement indique à l'ensemble des procureurs généraux la politique à suivre, car la sécurité publique et la paix publique étaient en cause. Mais nous parlons ici de tout autre chose : du fait de pouvoir ouvrir une information contre l'avis de certains ministres, ou de résister à des instructions données dans le cadre d'affaires impliquant des personnages politiques. Je persiste donc à penser que le problème de l'indépendance du parquet est réellement posé, et que personne ne pourra réellement adhérer à cette réforme si l'on ne répond pas de façon satisfaisante à cette question et à celle de l'absence de confusion entre des fonctions qui doivent être distinctes. Nous devrons aussi obtenir des précisions sur la façon dont les nouvelles règles seront, concrètement, mises en œuvre. L'article 105 du code de procédure pénale interdit d'entendre quelqu'un en qualité de témoin lorsqu'il existe contre lui des présomptions graves, précises et concordantes. Je sais que la Cour de cassation a estimé qu'il fallait malgré tout vérifier l'existence de ces présomptions, mais cela paraît un peu contradictoire. Comment faire ? J'avoue que j'aurais un certain mal à expliquer à mon client : *« Cher monsieur, j'ai bien réfléchi, nous allons demander au parquet qu'il vous mette en cause afin que vous puissiez être entendu».* Un PDG à qui je tiendrais ce discours me garderait-il longtemps comme avocat? Le rapport Léger annonce également que l'on va supprimer le secret de l'instruction mais maintenir le secret professionnel. J'invite mes confrères à bien réfléchir à cette mesure, qui pourrait nous placer dans une position de grande faiblesse. Je vous renvoie à l'affaire Julien Dray, avec un procureur qui se réveille un matin et décide de rendre l'enquête publique. Je crois que si cette réforme est adoptée dans son principe, nous pourrons consacrer un nouveau colloque à la façon concrète dont elle s'appliquera. En terminant, je voudrais remercier maître Bana d'avoir souligné ce qui fait toute la vertu de ce type de colloque, le fait que des avocats, des magistrats, des journalistes, des praticiens de tous bords viennent échanger sur un sujet de préoccupation commun. Je crois que c'est en effet primordial et que cette discussion, nous devons la poursuivre, et la poursuivre sous le contrôle de l'opinion publique. - Michel ROUGER Je vais maintenant devoir clôturer cette journée passionnante. Lorsque je suis arrivé ce matin, j'avais une demi-douzaine de réponses; je repars avec six douzaines de questions ! Mais je vais les oublier un peu au profit d'une observation que je souhaiterais que vous preniez en compte. Pendant quelques années, j'ai été confronté à la plus gigantesque affaire politico-financière du XXème siècle. J'ai constaté que la société française exigeait, légitimement, de connaître la ou les vérités. À peine étais-je installé dans mon bureau que j'ai vu les chercheurs d'or, que sont ceux qui courent après la vérité, se manifester : le journaliste d'investigation, sans cravate; le policier financier, avec son blouson gris ; le parquetier, avec cravate ; le juge d'instruction, avec une volonté d'investigation que nous avons vue à l'œuvre chez les personnalités qui ont été citées tout à l'heure. Cette vérité que nous recherchions devait être extraite d'un puits qui s'est avéré être un gouffre gigantesque, et je dois reconnaître que, plusieurs années après, la vérité n'est toujours pas sortie de ce puits et n'en sortira sans doute jamais. En revanche, j'en ai tiré la réflexion suivante : si l'on veut déterminer quelle est la place du droit et quelle est celle du juge dans cette recherche de la vérité, il faudrait commencer par définir ce que le ministère public doit à la société en la matière. C'est un travail qui n'a jamais été fait. On procède à l'envers : on commence par distribuer les rôles, sans véritablement savoir ce dont la société a besoin. Le journaliste, lui, sait que l'opinion publique veut des dénonciations et des condamnations, mais il a aussi sa propre déontologie, qui lui interdit de jeter en pâture n'importe qui et n'importe comment. Voilà une question que nous pourrions également reprendre un jour, si nous estimons qu'elle en vaut la peine. Dans l'immédiat, je voudrais remercier chaleureusement tous les intervenants, qu'ils se soient exprimés sur l'estrade ou dans la salle. Je suis parvenu à un âge où je devrais être blasé, à force d'avoir entendu des débats de toute sorte. Ce n'est pas le cas. Aujourd'hui, je me suis tout simplement régalé, et je tiens à exprimer mon enthousiasme, qui n'est plus très juvénile mais qui est néanmoins sincère. Le travail réalisé par les responsables de Présaje et des Entretiens de Royan a été considérable, de même que celui des collaborateurs de la municipalité, qui nous ont beaucoup aidés à organiser cette journée. Tout a concouru à ce que cette manifestation, malgré sa délocalisation, soit une réussite. Je vous en remercie et je déclare la séance levée.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2011-05-01
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[ "dominique bussereau", "bernard delafaye", "didier simonnet", "jean-françois tallec" ]
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INTRODUCTION : LA PIRATERIE MARITIME
# Introduction : la piraterie maritime - Bernard Delafaye, vice-président trésorier des Entretiens de Royan, avocat général honoraire près la cour d'appel de Paris Monsieur l'ambassadeur de la République des Seychelles, Madame le Premier président honoraire de la cour d'appel de Paris, chère Myriam Ezratty, Monsieur le Premier président honoraire de la cour d'appel de Paris, mon cher ami Jean-Marie Coulon, Madame la conseillère près la cour d'appel de Poitiers représentant mon ami le Premier président Dominique Main, Madame la représentante du bâtonnier de Paris, mon ami Jean Castelain, chère Nathalie Roré, Monsieur le bâtonnier de l'Ordre des avocats de Saintes, ami et initiateur des Entretiens de Royan, Mesdames, Messieurs, chers amis. En ouvrant ce colloque numéro deux des Entretiens de Royan, ma pensée va tout d'abord avec reconnaissance à Monsieur le Premier ministre, qui a bien voulu accorder son parrainage à cette journée. Je remercie vivement Monsieur le préfet Jean-François Tallec d'être aujourd'hui avec nous en sa qualité de secrétaire général de la mer, placé précisément sous l'autorité du Premier ministre. Notre association royannaise Les Entretiens de Royan, et l'institut Presaje, parisien mais mâtiné de saintongeais, sont très reconnaissants à notre ami Didier Quentin, député-maire de Royan, à son équipe municipale et à son directeur de cabinet, Jean-Hubert Lelièvre, de nous accueillir avec autant d'amitié que de générosité. Didier Simonnet, deuxième adjoint de Didier Quentin, nous dira un mot d'accueil dans un instant, et c'est à Dominique Bussereau, ancien ministre des Transports et particulièrement concerné, à ce titre, par la piraterie maritime, président du conseil général de la Charente maritime et voisin immédiat de Royan en tant qu'élu municipal de Saint-Georges-de-Didonne, que reviendra la tâche d'ouvrir officiellement ce colloque. Monsieur Jack Lang, ancien ministre d'État, nous a informés qu'il ne pourrait malheureusement pas être avec nous aujourd'hui. C'est Camille Petit, la diplomate qui l'a accompagné tout au long de sa mission onusienne, qui se substituera à lui, et je lui souhaite la bienvenue. Nous regrettons également, très respectueusement, que Lady Catherine Ashton, occupée à peaufiner son discours sur la politique étrangère de l'Union européenne, ait retenu à Bruxelles la diplomate française Alice Guitton, amie de certains d'entre nous. C'est par la bouche d'un grand européen, avocat au barreau de Paris, Jean-Pierre Spitzer, que nous viendra le message de la Commission européenne. Enfin, nous aurons le plaisir d'entendre deux intervenants qui n'étaient pas originellement prévus dans notre programme, le vice-amiral d'escadre Gérard Valin et Michèle Battesti, historienne à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire. J'adresse mes remerciements à tous nos intervenants, venus d'horizons très divers, chacun avec des informations et un message importants à nous communiquer sur le thème de la piraterie maritime. D'avance, nous vous exprimons notre gratitude pour les connaissances et les réflexions que vous allez partager avec nous. - Didier Simonnet, deuxième adjoint au député-maire de Royan Monsieur le président, cher Michel Rouger, Monsieur le président du Conseil général, cher Dominique Bussereau, Monsieur l'ambassadeur, Monsieur le préfet, Monsieur le procureur de la République, Monsieur le vice-président trésorier, cher Bernard Delafaye, Mesdames et Messieurs, chers maîtres et chers amis. Permettez-moi tout d'abord d'excuser Didier Quentin, députémaire de Royan, pour n'avoir pu ouvrir ces Entretiens de Royan auxquels, comme le président et le vice-président de votre association le savent bien, il accorde une grande importance. En effet, en ce moment même, Didier Quentin rentre d'une mission à Pékin où il a accompagné Laurent Wauquiez, ministre chargé des Affaires européennes, afin de faire progresser la réciprocité dans les échanges commerciaux entre l'Union européenne et la Chine, dans le cadre de la présidence française du G20. Malgré cette contrainte, il nous rejoindra en fin d'après-midi, car le thème de la piraterie maritime lui tient particulièrement à cœur. Il n'a pas oublié, en effet, qu'il a occupé le poste de secrétaire général de la mer auprès du Premier ministre Alain Juppé, ni qu'étant vice-président de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, il a été chargé avec Guy Lengagne, ancien ministre et député socialiste du Pas-de-Calais, d'élaborer plusieurs rapports sur la sécurité maritime, en particulier sur le « paquet législatif » Erika. Encore aujourd'hui, il travaille avec l'ancien ministre Michel Delebarre, député-maire de Dunkerque, sur la filière industrielle maritime, civile et militaire. Le sujet de ce colloque est d'une importance majeure pour la sécurité de nos armements et pour la stabilité du commerce mondial qui transite au large du golfe d'Aden, des côtes somaliennes, mais également dans d'autres zones de l'océan Indien. Il importe, à cet égard, de souligner la qualité du rapport remis récemment au Conseil de sécurité des Nations unies par M. Jack Lang, en tant que conseiller spécial pour les questions juridiques liées à la piraterie au large de la Somalie, nommé à ce poste par le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon. Cette question est aussi essentielle pour la France, comme l'a montré la forte implication de notre pays dans l'opération Atalante, lancée par l'Union européenne en décembre 2008, sous la présidence française. Cette opération, qui mobilise des navires de guerre, des avions de patrouille maritime et des équipes d'intervention, a suscité d'autres initiatives militaires de la part de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), avec les opérations Ocean Shield et Combined Task Force 151. Notre pays a été le premier à assurer par des moyens militaires la protection de convois du Programme alimentaire mondial (PAM) au profit de la Somalie. La France a également été la première à engager des opérations de libération de navires sous pavillon français détournés par des pirates, montrant ainsi toute sa détermination à agir dans ce domaine. Nous sommes, par conséquent, très préoccupés de constater que les pirates arrêtés en mer sont le plus souvent relâchés, faute de bases juridiques suffisamment précises. Le rapport de Jack Lang souligne l'ampleur du phénomène et l'urgence à prendre des mesures. Sur la question du jugement et de la détention des pirates, il propose des solutions concrètes qui feront probablement l'objet de débats passionnés au cours de cette journée. Jack Lang suggère notamment de compléter la législation somalienne sur la piraterie, de mettre en place un système juridictionnel incluant la création d'une cour somalienne extraterritoriale, qui pourrait être implantée à Arusha, en Tanzanie, d'instaurer deux juridictions spécialisées, l'une au Puntland et l'autre au Somaliland, et enfin de construire des prisons dans ces régions. Ces recommandations viennent s'ajouter aux dispositifs de coordination juridictionnelle et pénitentiaire déjà mis en œuvre avec certains États de la région. Nous nous réjouissons qu'à l'initiative de la France et de la Russie, le Conseil de sécurité des Nations unies ait adopté, le 11 avril dernier, la résolution 1976 sur le traitement juridictionnel et pénitentiaire des pirates. Je suis sûr que la qualité de vos débats et le partage de vos expériences de praticiens du droit permettront d'enrichir et d'améliorer encore nos normes juridiques. J'espère qu'au cours de votre séjour, vous aurez l'occasion de profiter des atouts de notre ville et je fais confiance au président et au vice-président des Entretiens de Royan, MM. Michel Rouger et Bernard Delafaye, pour vous les faire apprécier. Je vous souhaite donc une excellente découverte de Royan, qui possède, outre ses plages et ses conches, un patrimoine architectural exceptionnel, caractéristique des années cinquante, avec en particulier l'église Notre-Dame, qu'André Malraux n'hésitait pas à qualifier de *« cathédrale de béton »,* patrimoine pour lequel nous avons obtenu récemment le label Ville d'art et d'histoire. Je voudrais enfin, au nom du député-maire et au nom de la municipalité toute entière, remercier Michel Rouger et Bernard Delafaye pour leur engagement et leur dévouement. Ils sont en train de faire de ces Entretiens de Royan l'un des rendez-vous incontournables de notre station balnéaire. Merci de tout cœur pour votre présence à Royan et bonne journée à toutes et à tous. - Dominique Bussereau, *ancien ministre, président du Conseil général de la Charente-Maritime* Mesdames et Messieurs, je suis heureux de vous accueillir à mon tour en Charente-Maritime et je suis heureux qu'après de nombreuses rencontres à Saintes, autour de Michel Rouger et de Xavier de Roux, ces Entretiens se déroulent désormais à Royan, toujours en Saintonge. Le Conseil général, partenaire de cette manifestation sur le plan financier, souhaite qu'elle puisse continuer de se dérouler à Royan et accueillir des participants toujours plus nombreux sur les divers sujets que vous aborderez. Celui de la piraterie maritime est, hélas, d'une grande actualité. Il concerne aussi bien la flotte de commerce que la pêche ou la plaisance, et en particulier les voiliers, très lents et vulnérables. Les pétroliers sont également en première ligne parmi les victimes de la piraterie, car lorsqu'ils naviguent à pleine charge, leurs francs-bords sont peu élevés et donc faciles d'accès. Les attaques se font de plus en plus violentes - passant de la kalachnikov au fusil d'assaut et au lance-roquette - et elles se produisent aussi bien dans les ports que dans des points de mouillage en haute mer. L'objectif est de prendre le contrôle du navire attaqué, de s'approprier la cargaison et surtout de réclamer une rançon pour le navire et son équipage. Le montant de ces rançons atteint des niveaux effrayants et la durée de captivité des équipages est de plus en plus longue. On observe également une extension de la zone géographique concernée. Les attaques ne se produisent plus seulement dans le golfe d'Aden, le bassin somalien ou l'embouchure du canal du Mozambique, mais aussi désormais aux Seychelles, ce qui constitue un grave problème pour ce grand pays touristique. En 2010, les statistiques révèlent un nombre d'attaques record : le Bureau maritime international (BMI) recense 445 opérations dans le monde entier, soit 10 % de plus qu'en 2009. Le nombre de marins pris en otages est passé de 188 en 2006 à 1050 en 2009 et à 1180 en 2010. Enfin, 8 membres d'équipage ont été tués au cours des attaques de 2010. La zone la plus dangereuse est celle du golfe d'Aden et de l'océan Indien. Sur 53 navires arraisonnés en 2010, 49 l'ont été au large des côtes somaliennes, et 1016 otages sur 1180 ont été capturés dans cette région, soit une proportion de 92 %. Le nombre d'agressions a cependant diminué de moitié depuis l'entrée en action de la force européenne Atalante. Les chiffres 2011 s'annoncent cependant très mauvais, avec déjà 142 attaques au premier trimestre, dont 85 au large de la Somalie, soit quatre fois plus que sur la même période il y a deux ans. On observe en revanche un net progrès dans le détroit de Malacca, avec une absence totale d'attaques pendant ce premier trimestre. L'opération Atalante est l'une des rares actions de l'Union européenne en matière de sécurité et de défense communes. Lancée lors de la présidence française de l'Union européenne, elle s'appuie naturellement sur la convention de Montego Bay et sur plusieurs résolutions de l'ONU. Lorsque j'assurais la présidence du Conseil des ministres des transports de l'Union européenne, j'ai eu l'occasion de présenter au Parlement européen un certain nombre de mesures destinées à montrer la volonté de l'Union européenne de s'engager contre la piraterie. C'est à partir de cette date que l'opération Atalante a commencé à être mise sur pied. Cette opération mobilise six navires de guerre, quatre à cinq avions de patrouille maritime et des équipes d'intervention. Mais malgré la participation de la Grèce, de la Suède, de l'Italie, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de la Finlande, du Luxembourg et du Portugal, elle manque encore de moyens. Un ami armateur m'expliquait récemment que la présence de militaires à bord de plusieurs navires qui devaient traverser le golfe d'Aden lui avait été refusée par Matignon, faute de moyens disponibles. Nos forces interviennent sur plusieurs théâtres d'opération et les moyens militaires dont nous disposons ne sont peut-être pas suffisants pour lutter efficacement contre la piraterie. Nous pouvons néanmoins nous féliciter d'avoir manifesté la présence et l'implication de l'Europe dans ce dossier, comme Jack Lang le souligne à plusieurs reprises dans son rapport. La notion de piraterie est très ambiguë en droit international, et la convention de Montego Bay est la seule convention internationale à définir ce terme, même si elle ne le fait pas encore de façon suffisamment précise. Cette convention confère à tout État le pouvoir d'appréhender les présumés pirates en haute mer ou en tout autre lieu et de les traduire devant les tribunaux. Je venais à peine de quitter le gouvernement lorsque le Parlement français a adopté le projet de loi sur la piraterie maritime, présenté par mon collègue Hervé Morin et adopté à l'unanimité. Cette loi a le mérite de mettre en conformité le droit français avec les dispositions de la convention de Montego Bay et de donner une plus grande liberté d'intervention à nos forces navales. Les commandants se voient en effet accorder les pouvoirs d'un officier de police judiciaire et les juridictions françaises se voient reconnaître une compétence quasi universelle pour juger les actes de piraterie commis hors de France, quelle que soit la nationalité du navire ou des victimes. Cette loi a également créé un régime spécifique pour l'arrestation et la consignation des pirates à bord, avec une intervention du juge des libertés lorsqu'il est nécessaire de prolonger ou de renouveler ces mesures. La France n'a donc pas à rougir de son action, d'autant qu'avant même l'opération Atalante, elle s'est chargée d'assurer par des moyens militaires la protection des convois du Programme alimentaire de la Somalie, afin d'éviter qu'il soit détourné, et qu'elle est depuis longtemps fortement présente sur zone, grâce aux moyens disponibles à Djibouti et à d'autres moyens importants qui peuvent être mis à disposition. Outre l'opération Atalante, la marine française assure, grâce à des équipes embarquées, la protection de la flottille de pêche des thoniers, au large des Seychelles. Enfin, nous exerçons des activités de surveillance sur une zone moins souvent citée, le golfe de Guinée, où la présence française est très importante. Le rapport de Jack Lang évalue le coût de la piraterie à un montant compris entre 7 et 12 milliards de dollars par an, sans parler de son coût humain. Il s'agit à l'évidence d'un problème économique, politique et géostratégique très important. Pour y répondre, Jack Lang propose de renforcer les actions mises en œuvre grâce à une certification internationale de respect des bonnes pratiques, à une meilleure information des États du pavillon et aussi grâce à des mesures structurelles de type économique, sécuritaire et juridictionnel, à travers la création de juridictions spécialisées mais aussi de prisons. En finissant, je voudrais vous remercier de venir traiter ce sujet dans un département maritime et dans la belle ville de Royan. Félicitations aux organisateurs de vous avoir réunis, et pardonnezmoi d'être allé un peu au-delà d'un mot d'accueil. Ayant eu à traiter de la question de la piraterie avec mes collègues du gouvernement, et continuant de suivre cette question au Parlement, j'ai voulu essayer d'en faire un bilan succinct avant que vous ne vous en chargiez de façon plus approfondie au cours des tables rondes de cette journée. Merci à tous! - Jean-François Tallec, *préfet, secrétaire général de la mer* Le phénomène de la piraterie est largement médiatisé en Europe et aux États-Unis, en particulier en ce qui concerne le théâtre de l'océan Indien. Il ne faut cependant pas occulter les autres régions du monde où la piraterie et le brigandage sévissent de façon régulière, par exemple le golfe de Guinée et l'Asie, ou encore l'Amérique du sud et l'Amérique centrale. Je vais évoquer la situation des trois principaux théâtres que sont l'océan Indien, l'Afrique occidentale et l'Asie. 1. L'océan Indien Dans l'océan Indien, les pirates ont pour objectif de prendre le contrôle des navires et de capturer leurs équipages ou leurs passagers. Ils restituent les uns et libèrent les autres en échange de rançons qu'ils négocient parfois pendant plusieurs mois. En 2010, la situation est à peu près stable dans le golfe d'Aden, malgré le démantèlement de nombreuses équipes de pirates. En mer d'Arabie, le nombre d'actes de piraterie connaît une augmentation sensible. Dans le bassin somalien, il reste stable, mais les attaques ont tendance à s'étendre vers le sud, car elles se heurtent, du côté est, à l'action très vigoureuse de l'État indien. Les navires capturés sont fréquemment utilisés pour mener de nouvelles actions de piraterie, en se servant des équipages pris en otages comme bouclier humain. C'est ce que l'on appelle les \"navires-mères\". Du côté de la défense, une nouveauté est la création de citadelles, dispositif malheureusement de plus en plus souvent contourné par les pirates, qui se montrent extrêmement réactifs et adaptables. Le montant total des rançons est estimé, pour 2010, à environ 75 ou 80 millions de dollars. La fourchette moyenne va de 2 à 5 millions de dollars par bateau, avec une période de détention moyenne de 157 jours. La lutte contre la piraterie s'organise à travers diverses actions : l'opération européenne Atalante, l'opération Ocean Shield de l'OTAN, la Combined Task Force 151, une force opérationnelle navale anti-piraterie déployée par les Combined Maritime Forces. S'y ajoutent les initiatives de diverses nations intervenant sous leur commandement national, en coordination avec les différentes forces que je viens d'indiquer. La France met également à disposition des navires sous pavillon français les plus vulnérables des équipes de protection embarquées. Pour les navires battant des pavillons étrangers, certains armateurs font également appel à des équipes de sécurité privées, armées ou non. Cette année a également été marquée par la publication par la Marine nationale d'un recueil de *best practices* destiné aux armateurs, pour les aider à se protéger et à se comporter de façon à décourager autant que possible les pirates. Des colloques, des séminaires et de très nombreuses études ont été organisés sur le thème de la piraterie. C'est un sujet qui donne lieu à une réflexion très intense. 2. Le golfe de Guinée Dans le golfe de Guinée, les actes de piraterie ont seulement pour objectif de dérober des biens et de prendre des otages pour exiger des rançons. Les bâtiments eux-mêmes ne sont pas capturés. Les attaques se font en général la nuit, au mouillage, avec parfois des opérations complexes, sous la forme de raids mobilisant plusieurs équipes simultanément contre plusieurs navires ou plateformes pétrolières. En 2010, le phénomène est resté à peu près stable, avec 80 actes de brigandage et 40 actes de piraterie. Les deux tiers de ces attaques se sont produits au large des côtes nigérianes. On déplore une quinzaine de morts et la prise de 90 otages. Dans cette région, la lutte contre la piraterie repose essentiellement sur l'action de la France, avec la mission Corymbe, et sur les interventions de l'African Partnership Station, une force américaine. Quelques États locaux tentent de s'organiser, notamment le Nigeria, le Cameroun, la Guinée équatoriale, le Gabon, mais leurs efforts, réels, n'ont pas encore suffi à endiguer le phénomène. Les armateurs recourent massivement aux sociétés privées de sécurité pour escorter leurs navires dans les bras de mer, où les navires sont particulièrement vulnérables, et pour protéger les plateformes de forage. 3. L'Asie et le Pacifique En Asie et dans le Pacifique, les pirates cherchent à dérober de l'argent, des effets personnels, des pièces de rechange, du matériel d'amarrage, de l'avitaillement. On n'a pas enregistré, en 2010, de vol pur et simple de navire. L'objectif est un bénéfice immédiat et il n'y a pas de tentative de capturer les équipages. En revanche, les pirates peuvent se montrer menaçants, même s'il est rare que des personnes soient blessées. Les attaques se produisent très souvent de nuit, au mouillage, et sont menées par des équipes de 4 à 10 personnes. Si le phénomène est en stagnation ou même en diminution dans le détroit de Malacca, d'autres zones sont de plus en plus touchées, notamment les abords de Chittagong, le détroit de Macassar, le détroit de la Sonde et surtout le sud de la mer de Chine méridionale. Certains États mènent une lutte acharnée contre les pirates, notamment l'Indonésie, la Malaisie, Singapour, la Thaïlande, l'Inde. Ils coordonnent leurs actions, créent des centres d'information communs, mettent en place des patrouilles et des forces communes. Dans la région de Malacca, des actions de type économique sont mises en œuvre au profit des populations riveraines qui ne se livrent pas au brigandage, et ces actions ont montré leur efficacité. 4. Quelques questions Pour introduire les débats comme cela m'a été demandé, je terminerai par quelques questions. Peut-on considérer que le phénomène de la piraterie est en cours de stabilisation ou au contraire en augmentation? Les modes d'action témoignent d'une très grande réactivité et adaptabilité de la part des pirates. Leur système de retour d'expérience est très efficace. Aujourd'hui, ils disposent par exemple de moyens leur permettant de forcer les citadelles, et ils savent capturer des otages ciblés pour obtenir la libération de prisonniers. Ils s'appuient aussi sur l'utilisation de navires-mères, ce qui leur permet de s'affranchir des considérations de distance et des contraintes météorologiques. La saison de la mousson, qui était généralement considérée comme une période de répit, l'est de moins en moins. Enfin, l'aire géographique concernée ne cesse de s'étendre et le niveau de violence s'accroît, de même que le montant des rançons obtenues. Peut-on considérer que la France est plus particulièrement touchée par la piraterie que d'autres pays? Je serais enclin à répondre par l'affirmative. Notre pays compte plusieurs départements et collectivités dans l'océan Indien. Le phénomène de la piraterie, qui s'étend vers le nord du canal de Mozambique, menace les pêcheurs français présents à bord des thoniers et les armateurs français. Ces derniers, obligés d'embarquer des équipes de protection, subissent une perte assez sensible de chiffre d'affaires. Nos territoires éprouvent des difficultés pour préserver nos ressources halieutiques. La piraterie représente donc une atteinte directe à nos intérêts économiques. Peut-on estimer que le trafic maritime mondial est significativement atteint? La mondialisation peut être analysée comme la \"maritimisation\" du monde. Il n'y aurait pas de mondialisation sans un transport massif et à bas coût de marchandises par voie de mer. Il serait intéressant de chercher à évaluer à quel point la contrainte représentée par la piraterie est susceptible d'obérer le transport maritime et donc la mondialisation. La piraterie est-elle une activité spontanée ou organisée? Dans les premiers temps, on considérait que la piraterie était le fait de jeunes Somaliens qui, pour leurs dix-huit ans, recevaient une kalachnikov et une petite barque et se lançaient dans cette activité. Est-ce toujours le cas aujourd'hui? On voit apparaître des commanditaires très bien organisés. Des circuits financiers se dessinent, connectés à d'autres trafics illicites. Cette question est loin d'être anodine. Est-il possible d'en finir avec la quasi impunité dont jouissent les pirates ? Actuellement, ceux qui pratiquent ces activités illicites sont assurés à 80 % de n'encourir aucune sanction. Quel est le coût réel de la piraterie ? Le montant des rançons est à peu près connu, mais il est beaucoup plus difficile d'évaluer le coût réel pour les armateurs et pour les États, et aussi d'estimer le chiffre d'affaires généré par la piraterie. La dernière question est celle qui me tient le plus à cœur. Je ne parviens pas à comprendre l'indifférence médiatique générale, y compris de la part de ceux qui, d'habitude, dénoncent les situations humanitaires difficiles, par rapport aux 600 à 700 otages actuellement retenus sur les côtes de Somalie, dans des conditions de plus en plus épouvantables. Les armateurs, qui sont en contact tous les jours avec leurs équipages, et les Etats concernés sont bien conscients de cette dimension humaine du phénomène de la piraterie, mais ils semblent être les seuls à s'en émouvoir.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2011-05-01
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[ "michèle battesti", "jocelyne caballero", "patrick mairé", "didier rebut" ]
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I - LA PIRATERIE MARITIME, D'HIER À AUJOURD'HUI
# I - La piraterie maritime, d'hier à aujourd'hui - Patrick Mairé, *magistrat général détaché au ministère de la Défense, modérateur des débats* Au cours de cette première table ronde, nous allons tout d'abord procéder à un rapide historique de la piraterie maritime. Le mot *pirate* vient du grec *peiratês* et désigne *« celui qui cherche fortune».* On sait que Jules César lui-même a été fait prisonnier par des pirates en Mer Égée et a été libéré contre une rançon. Après différents avatars sous la forme de flibustiers, boucaniers, corsaires, et après avoir quasiment disparu au XIXe siècle, les pirates ont fait une récente et cruelle réapparition. Pour brosser cette histoire de la piraterie au cours des siècles, nous entendrons tout d'abord Didier Rebut. Habitué des Entretiens de Saintes, il est professeur de droit à l'Université Paris 2 Panthéon Assas, où il enseigne le droit pénal, mais il est également spécialiste de droit pénal international et c'est à ce titre qu'il a été confronté au phénomène de la piraterie. Nous écouterons ensuite Michèle Battesti, historienne qui a écrit de nombreux ouvrages sur la marine et pourra nous apporter un éclairage complémentaire sur la façon dont la piraterie s'inscrit dans notre paysage juridico-historique. Enfin, nous aborderons la piraterie du XXIe siècle avec Jocelyne Caballero, qui est diplomate, conseiller aux affaires étrangères et qui a été consul général de France à Anvers. Après avoir assumé des responsabilités importantes de représentation de la France auprès du Conseil de l'Europe, elle est, depuis septembre 2010, chargée de la coordination de la lutte internationale contre la piraterie maritime, et à ce titre particulièrement qualifiée pour nous dresser un état des lieux de la piraterie moderne. - Didier Rebut, professeur à l'université Paris 2 Panthéon-Assas J'ai quelques scrupules à m'exprimer comme historien, car je n'ai pas cette qualité. La pratique des instruments juridiques liés à la piraterie m'a cependant conduit à m'intéresser à l'histoire de ce phénomène. Mon propos consistera à montrer comment les problèmes qui se posent aujourd'hui dans le traitement juridique de la piraterie trouvent leur cause à la fois dans le phénomène luimême mais aussi dans la façon dont il a été conçu et traité juridiquement dans le passé. De façon schématique, on peut distinguer deux grandes périodes dans l'histoire de la piraterie, ou en tout cas dans l'histoire de la répression de cette pratique. 1. Première période La première va de l'Antiquité au XVIIIe siècle et au début du XIXe. Pendant cette période, les formes que prend la répression contre la piraterie ne sont naturellement pas toujours les mêmes, mais elles ont pour point commun de ne poser que des problèmes matériels; elles ne soulèvent pas de questions juridiques. Le principal problème posé alors par les pirates est qu'ils sont capables de se projeter assez loin et de fuir très rapidement. Il est beaucoup plus difficile de les pourchasser que de retrouver des brigands qui se cachent dans une forêt, une montagne ou une cité. Pour les atteindre, il est parfois nécessaire d'organiser des dispositifs de type guerrier. Le grand Pompée, par exemple, s'est rendu célèbre en organisant de véritables expéditions guerrières contre les pirates qui affamaient Rome. Plus près de nous, au Moyen Âge, les Hanses des villes du nord réagissaient à la piraterie par l'organisation de convois de bateaux qui se protégeaient mutuellement. À l'époque classique, Charles Quint a fait occuper Tunis en représailles contre les attaques des Barbaresques. De même, en 1682, l'amiral Abraham Duquesne a bombardé Alger sur l'ordre de Louis XIV. La répression de la piraterie est ardue sur le plan matériel, mais elle n'est pas *pensée* juridiquement. En particulier, on n'opère guère de distinctions entre les différents actes de piraterie ni les différents lieux où ils peuvent être commis : attaques de navires dans les mers territoriales ou en haute mer, razzias sur les terres depuis des navires pirates, dépouillement de navires échoués, remontées à travers les fleuves... Toutes ces pratiques sont indistinctement considérées comme relevant de la piraterie et plus généralement du pillage. On s'efforce donc de poursuivre les pirates, on les attaque lorsqu'on peut les retrouver, on brûle leurs vaisseaux, on les réduit en esclavage ou même on les tue. 2. Deuxième période Le début de la deuxième période est difficile à dater. Il coïncide avec le moment où la société internationale commence à s'organiser en États souverains, égaux et indépendants. En droit international, on a l'habitude de qualifier cette période de post-westphalienne, même si elle débute probablement un certain temps après le traité de Westphalie. Cette deuxième période se caractérise par le fait qu'une difficulté juridique vient s'ajouter à la difficulté matérielle de la lutte contre la piraterie. Cette dernière continue d'être assimilée à du brigandage et à du pillage, mais l'action de répression doit maintenant être fondée sur une souveraineté. La lutte contre la piraterie commise dans les eaux territoriales propres est assimilée à un acte commis sur le territoire et ne soulève donc aucun problème de souveraineté. Mais la piraterie s'exerce souvent dans des zones sans souveraineté, comme la haute mer, ou dans des eaux territoriales sous souveraineté étrangère. De plus, c'est à cette époque que s'affirme la notion de liberté des mers, sous l'influence de Hugo de Groot, plus connu en France sous le nom latinisé de Grotius. 3. La compétence universelle C'est pour répondre à cette difficulté juridique qu'apparaît, au XIXe siècle, la notion de *compétence universelle*. Déjà formulée par Grotius pour l'espace terrestre, elle est désormais utilisée pour justifier la répression en haute mer. Les différents États sont considérés comme ayant un intérêt commun à lutter contre la piraterie et sont autorisés - il s'agit d'une faculté, et non d'une obligation -- à exercer leurs compétences à l'encontre des navires pirates. Dans les zones sans souveraineté, c'est normalement la loi du pavillon qui prime. Pour concilier la compétence universelle avec la loi du pavillon, on considère que les navires pirates sont des navires sans pavillon ou, lorsqu'ils ont un pavillon, que leur activité de piraterie constitue une dénationalisation. La France sera l'un des premiers États à adopter une loi de compétence universelle, le 10 avril 1825. Cette loi, considérée comme obsolète, ayant été abrogée il y a quelques années, la réapparition de la piraterie a nécessité l'adoption d'une nouvelle loi. Les autres grands États se sont également arrogé cette compétence universelle, que ce soit sous la forme d'un texte ou de l'instauration d'une coutume internationale. En revanche, le droit international, tel qu'il se construit à cette époque et tel qu'il subsiste encore aujourd'hui, prohibe toute intervention dans les eaux territoriales étrangères. Cette évolution a pour conséquence de \"diviser\" la notion de piraterie. Les actes commis dans les eaux territoriales ne sont plus qualifiés d'actes de piraterie : on parle de *« vol armé en mer»* ou de *« vol commis contre les navires».* La piraterie proprement dite est celle qui se commet en haute mer et relève de la compétence universelle. La loi française de 2011 revient au terme de piraterie pour qualifier également des actes commis dans les eaux territoriales, mais le droit international conserve cette distinction. Au fil du temps est d'ailleurs apparue une sorte de lien consubstantiel entre piraterie et compétence universelle, alors même que les actes commis ne sont pas fondamentalement différents de ceux qui se produisent dans les eaux territoriales. Seul le traitement juridique diffère, et cette différence s'explique par la façon dont la société internationale et les États ont organisé leur juridiction sur les espaces terrestres et maritimes. - Michèle Battesti, *historienne, responsable de programme à l'IRSEM* Il est très difficile de résumer en quelques minutes une histoire de plusieurs millénaires. Dans la presse, on emploie indifféremment les termes de pirates, corsaires, boucaniers, flibustiers. Les deux derniers termes désignent des formes de piraterie spécifiques, qui se sont exercées aux Caraïbes pendant la période allant des grandes découvertes jusqu'au début du XVIIIe siècle. Il faut également distinguer les pirates des corsaires. Cette distinction s'est progressivement affirmée à partir des XIIIe-XIVe siècles à la faveur du développement des États intéressés à contrôler la violence sur mer. L'évolution s'est faite par la réglementation des représailles. L'État délivre au corsaire une « *lettre de marque* » qui l'autorise à courir sus aux navires marchands de la nation ennemie. Même si dans la réalité, la frontière est poreuse entre pirate et corsaire, il n'en reste pas moins que le principe de la délégation du droit de guerre concédé par l'État à des particuliers a fini par s'imposer dans les relations internationales selon l'adage : le corsaire *« attaque et prend»*, le pirate *« attaque et pille»*. L'universalité de la condamnation de la piraterie a pour origine la célèbre formule de Cicéron, reprise par tous les jurisconsultes : *« le pirate est l'ennemi commun de tous» (« pirata est communis hostis omnium»).* Cicéron a employé le terme très fort d'*hostis,* qui désigne l'ennemi au sens militaire, plutôt que le terme d'*inimicus,* qui désigne l'ennemi privé*.* La terminologie est ensuite allée crescendo. L'époque médiévale nomme le pirate l'« ennemi du genre humain » (*hostis humani generis*) et l'époque moderne l'« ennemi de l'humanité». Il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que le pirate soit réduit à un criminel de droit commun commettant ses exactions dans un espace - la haute mer - échappant à la souveraineté des États côtiers. La conception du pirate comme \"ennemi de guerre\" qui a traversé l'Antiquité jusqu'au siècle dernier implique que, contrairement au prisonnier de guerre, le pirate capturé peut être tué sans aucune forme de procès. Lorsque le jeune Jules César fut pris en otage par les pirates, il a commencé par protester, car ils n'avaient demandé qu'une rançon de vingt talents d'or et il estimait en valoir cinquante. Pendant les quarante jours de sa détention, il a entretenu avec eux des relations cordiales tout en les menaçant, en plaisantant, de les faire exécuter. Une fois la rançon versée, il arma quatre galères et se lança à leur poursuite. Il les intercepta et les remis au gouverneur de Pergame pour être jugés. Mais leur procès tardant, il les a tous fait crucifier, non sans les avoir - dans un geste de clémence - fait étrangler avant. C'est à Pompée que revient le mérite d'avoir, en 67 av. J.-C., éradiqué la piraterie en Méditerranée, laquelle menaçait l'approvisionnement de Rome. Trois mois lui ont suffi pour s'emparer de plus de 250 navires-pirates, en détruire 850 au combat et mettre à mort 10000 forbans. Mais il a également recruté des pirates « repentis» pour l'aider dans sa lutte, et amnistié 20000 prisonniers, lesquels déplacés à l'intérieur des terres ont peuplé des colonies agricoles. Il avait bien compris que la répression de la piraterie devait être accompagnée de mesures économiques et sociales pour être vraiment efficiente. Un autre trait fréquent de la piraterie à travers les âges est sa dimension \"rebelle\". À l'époque de Pompée, les pirates de Cilicie étaient alliés à Mithridate, le roi du Pont-Euxin, et résistaient à l'emprise de Rome. Beaucoup plus tard, les pirates des Caraïbes ont été présentés comme les seuls \"hommes libres\" de la période préindustrielle : ils partageaient le butin en parts égales, élisaient leur commandant et le débarquaient lorsqu'ils n'en étaient pas satisfaits, et s'étaient même dotés d'un système de sécurité sociale. Cette interprétation libertaire de la piraterie se retrouve aujourd'hui en Somalie, avec la dénonciation de la pollution des rivages par les déchets toxiques ou de l'épuisement des ressources halieutiques par une pêche industrielle intense et frauduleuse. Il semble d'ailleurs - effet positif inespéré - que les stocks de poissons soient en train de se reconstituer dans les eaux territoriales somaliennes du fait de la présence des pirates. - Jocelyne Caballero, *diplomate, représentante spéciale chargée de la coordination de la lutte internationale contre la piraterie maritime* Je n'aurai pas la prétention de dresser un état des lieux général de la piraterie moderne et je vais me concentrer sur ce phénomène tel qu'il s'organise dans l'océan Indien. 1. L'origine du phénomène Cette zone présente une singularité, qui est aussi un facteur permissif du développement de la piraterie : l'existence, parmi les pays riverains du golfe d'Aden, d'un État failli depuis maintenant une vingtaine d'années. Cet État est dépourvu des structures et des capacités nécessaires pour protéger les richesses halieutiques de ses eaux territoriales et il est également incapable de lutter contre les pratiques criminelles. C'est cette situation de non-droit qui permet au phénomène de la piraterie de prospérer : il existe, au large des côtes somaliennes, des zones où les navires peuvent stationner sans être inquiétés et où peut s'organiser la rétention d'otages liée à la piraterie. La pêche illégale et le déversement de déchets toxiques sont souvent présentés comme un élément déclencheur de la résurgence de la piraterie à partir de 2005. Cet argument, étayé par un certain nombre d'informations, ne saurait être écarté d'un revers de main. Ce point constitue un facteur d'incompréhension entre les Africains et les États participant aux opérations militaires destinées à lutter contre la piraterie. C'est la raison pour laquelle la résolution 1976, adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 11 avril dernier, a reconnu la nécessité d'examiner ces allégations et a demandé au secrétaire général de faire établir un rapport sur ce point dans un délai de six mois. Cela dit, même s'il existe un élément déclencheur de la piraterie, force est de constater que les motifs actuels de cette pratique sont de type criminel : il n'existe plus de lien entre l'activité de piraterie et la volonté de protéger les intérêts nationaux. Les attaques qui ont visé des intérêts français par exemple concernaient des navires de plaisance et non des navires de pêche, et d'une façon générale, les opérations se déroulent désormais très loin des eaux territoriales somaliennes. C'est actuellement l'appât du gain qui constitue la force motrice de la piraterie. Il s'agit en effet d'une activité hautement lucrative. L'investissement nécessaire est très faible. On estime que le coût du matériel nécessaire pour préparer une attaque s'élève à environ 70 000 dollars. Lorsque l'attaque est perpétrée à l'aide d'un bateau-mère, la dépense n'est plus que de 10 000 dollars. La rentabilité est, en revanche, extrêmement élevée. En 2010, les rançons se sont élevées, en moyenne, à quatre millions de dollars, versés après six mois de négociations, avec un risque de sanction très faible. Toujours en 2010, 95 % des pirates arrêtés, ce qui représente 700 personnes, ont été relâchés sans jugement ni sanction. 2. La professionnalisation des pirates On observe une professionnalisation croissante des responsables de la piraterie, qu'il s'agisse des investisseurs et des leaders ou encore des négociateurs, qui jouent les intermédiaires pour le versement des rançons. Les exécutants, au contraire, sont loin d'avoir tous une grande expérience maritime; certains sont même issus de populations pastorales. Pour sécuriser leurs gains et réduire les risques, les pirates font preuve d'une détermination de plus en plus affirmée. Ils n'hésitent pas à s'éloigner toujours davantage des côtes et font preuve d'une grande capacité d'adaptation. Récemment par exemple, pour répondre à la capture de 150 personnes par l'Inde, ils ont décidé de libérer la moitié d'un équipage et de retenir l'autre moitié, constituée de ressortissants Indiens, afin d'essayer de négocier la libération des prisonniers en échange des otages. Les pirates se montrent également de plus en plus violents, y compris pendant la détention des otages. La durée de captivité de ces derniers étant désormais souvent supérieure à six mois, ils ont dû développer une capacité d'organisation pour gérer un nombre important de bateaux sur de longues périodes. En 2010, plus de 35 bateaux ont été retenus simultanément au large des côtes somaliennes. L'utilisation de bateaux capturés comme bateaux-mères présente l'avantage de les mettre à l'abri des intempéries et de leur permettre d'opérer en toute saison, s'assurant ainsi un revenu régulier tout au long de l'année. 3. À qui profite le crime? Le business model de la piraterie repose sur quatre types d'acteurs. On estime le nombre des investisseurs à une quinzaine de personnes. Les leaders opérationnels, ceux qui montent les opérations, sont une cinquantaine. Les chefs d'équipe, qui mènent les attaques, sont environ une centaine. Enfin, on évalue le nombre des soldats de base à 2 ou 3000 personnes. Ces quatre niveaux de responsabilité sont liés par des contrats écrits en cascade, définissant la répartition des gains. En l'état actuel des connaissances, le phénomène reste circonscrit à la Somalie, où il a trouvé son origine. Les chefs d'équipe et les pirates de base sont somaliens. Il est arrivé que des personnes de nationalité yéménite soient arrêtées, mais il n'a pas été possible de démontrer qu'elles avaient été impliquées dans les opérations. En revanche, il est clair que cette activité ne pourrait pas se développer sans complicités extérieures, d'autant que les pirates, soumis à des contre-attaques de plus en plus fréquentes sur les côtes, se projettent désormais plus loin vers l'est et vers le sud. On sait qu'ils disposent désormais de bases logistiques dans d'autres pays que la Somalie, et qu'ils s'appuient sur des informateurs extérieurs. Nous avons donc maintenant affaire à une criminalité organisée. Le moteur de la piraterie étant désormais l'appât du gain, il ne s'agit pas de se sacrifier pour une cause, comme dans le terrorisme, mais de revenir vivant, riche, et de se mettre à l'abri des poursuites. On estime que 60 % des gains restent en Somalie, où l'on voit se multiplier les belles demeures et les voitures rutilantes. L'organisation clanique de la société assure une redistribution des richesses, mais avec des effets pervers : l'économie traditionnelle somalienne s'oriente progressivement vers le soutien aux pirates, par exemple à travers la gestion de la garde des navires, de ce qui crée une dépendance croissante à cette activité. Par ailleurs, la piraterie est évidemment incompatible avec le développement de la pêche, des activités portuaires ou de l'exploitation des richesses naturelles du sous-sol. Les retombées positives se transforment ainsi en conséquences négatives, avec une évolution vers une économie mafieuse. 4. Comment sortir du piège? On observe d'ailleurs que le Puntland, région de la pointe de la corne somalienne, qui se montrait au départ assez tolérant vis-àvis de la piraterie, cherche maintenant à déplacer le phénomène plus au sud, ceci pour deux raisons sans doute : d'une part, il s'efforce de sécuriser son territoire afin de pouvoir exploiter ses richesses, et d'autre part, il a dû prendre conscience que la piraterie avait des effets de déstabilisation sociale qui représentaient une menace pour les autorités du pays. C'est pourquoi le phénomène est en train de refluer vers les zones plus centrales de la Somalie, tenues par les milices islamistes al-Chebab. D'éventuels liens entre la piraterie et ces milices pourraient créer des facteurs d'instabilité future. Même si ces liens ne sont pas encore avérés, on observe à tout le moins une coexistence entre la piraterie et le Chebab, ce dernier prélevant une sorte d'impôt sur les gains de la piraterie. Au total, la Somalie est certes à la source de la piraterie, mais elle en est aussi la victime, car ce phénomène complique considérablement la recherche d'une issue à la situation de désordre qui prévaut actuellement dans la région. Beaucoup d'observateurs soulignent que la réponse à la piraterie ne peut pas être seulement militaire mais doit être globale. Malheureusement, certaines des solutions proposées ne produiront leurs effets que dans le moyen terme, et l'on peut donc craindre que le phénomène s'installe dans la durée. Or, plus cette durée sera longue, plus le règlement du dossier deviendra complexe.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2011-05-01
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[ "anne-sophie avé", "jérôme ferrier", "jean de lavergnolle", "patrick mairé", "claude morel", "yvon riva" ]
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II - LA PIRATERIE MARITIME : QUELLES VICTIMES? POUR QUELS COÛTS?
# II - La piraterie maritime : quelles victimes? pour quels coûts? - Patrick Mairé La piraterie a un coût humain, économique et financier. Au cours de cette deuxième table ronde, nous allons donner la parole aux victimes de la piraterie. Son Excellence Claude Morel, ambassadeur des îles Seychelles en France, nous expliquera quel est l'impact de la piraterie sur l'activité économique et touristique de son pays. Nous entendrons ensuite AnneSophie Avé, délégué général d'Armateurs de France, et Yvon Riva, président d'Orthongel; puis Jérôme Ferrier, directeur de la sûreté du groupe Total, et enfin Jean de Lavergnolle, souscripteur risques de guerre et responsable adjoint de la souscription au Groupement des assurances de risques exceptionnels (GAREX). - Claude Morel, *ambassadeur de la République des îles Seychelles en France* Aux yeux d'un grand nombre de nos visiteurs, et en particulier des Français, les eaux calmes et les plages désertes des Seychelles en font un petit paradis. Avec 90 000 habitants, il s'agit d'un des plus petits pays du monde. Ses 115 îles et îlots représentent au total 455 km2, éparpillés sur une zone économique exclusive (ZEE) de 1,3 millions de km2, soit presque trois fois la superficie de la France. Patrouiller sur l'ensemble de cette zone constitue un défi pour les forces navales seychelloises, et je dirais même pour les marines étrangères. 1. Pêche, tourisme, flux commerciaux L'économie nationale repose sur la pêche et le tourisme. La pêche représente 23 % du PIB et 95 % des exportations. Elle emploie environ 6500 personnes. Près de 85 % des thons pêchés par les senneurs français et espagnols dans l'ouest de l'océan Indien sont débarquées à Port-Victoria. La conserverie de thon Indian Ocean Tuna Factory est la deuxième plus grande au monde. Elle emploie environ 2500 personnes et fournit 15 % de la consommation européenne de thon en conserve, sous les marques Petit navire, John West et Mareblu. Avec environ 170000 visiteurs par an, l'activité touristique représente 25 % du PIB, 30 % des emplois et 70 % des revenus en devises étrangères. Notre marché principal est l'Europe (68 %) et notamment la France (22 % des visiteurs annuels). Au cours des dernières années, plusieurs hôtels ont été construits dans des îles éloignées et le tourisme de croisière s'est fortement développé. Les Seychelles ont été classées par les Nations unies parmi les petits états insulaires en développement (PEID). Le pays dépend énormément des importations, dont 95 % se font par mer, ce qui nous rend très vulnérables à la piraterie. Plus largement, l'océan Indien dans son ensemble voit transiter des flux commerciaux très importants : 40 % de la production de pétrole off shore, deux tiers du transport mondial de carburants, la moitié du transport mondial de fret conteneurisé, un tiers du transport mondial de marchandises en vrac. 2. « La mer nous protège » Avant d'être nommé ambassadeur des îles Seychelles à Paris, j'étais secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, et à ce titre je recevais tous les ambassadeurs accrédités auprès des Seychelles. Un jour du mois de juin 2006, un ambassadeur européen m'a demandé si l'instabilité observée dans la corne de l'Afrique ne nous inquiétait pas. Je lui ai répondu : *« Nous faisons partie de la même sous-région de l'Afrique de l'est et nous sommes naturellement solidaires avec nos amis du Kenya, de Djibouti et d'Éthiopie mais, Dieu merci, nous sommes très loin de ces territoires, et la mer nous protège».* Quatre ans plus tard, la donne a totalement changé et la mer est devenue synonyme de danger. Les vieilles légendes de la piraterie, comme celle du trésor de La Buse enterré aux Seychelles, ont longtemps alimenté notre imaginaire. Aujourd'hui, la piraterie est un danger réel qui sème la peur parmi notre population. La première attaque s'est produite en février 2009. Au total, cinq navires seychellois, dont quatre bateaux de pêche, ont été capturés, et 11 Seychellois ont été pris en otages. Même nos îles les plus proches, celles qui se trouvent autour de l'île principale de Mahé, ont été exposées aux attaques. L'une d'entre elles, menée par quatre pirates à bord d'un skiff, s'est produite sur l'île de la Digue, mon île natale, qui se trouve à une heure et demie de Mahé. Les pirates migrent désormais de plus en plus vers le sud, jusqu'au nord de Madagascar. Pour la première fois de notre histoire, nous nous sentons menacés : être au milieu de l'océan Indien ne signifie plus être loin du monde et de ses dangers, mais au contraire être confrontés à une menace réelle tout en étant isolés. Le commerce régional et l'intégration régionale, et plus largement la stabilité et la prospérité de cette zone de l'océan Indien, sont ébranlés. 3. L'impact économique et financier de la piraterie Notre gouvernement estime à 12 millions d'euros par an l'impact économique de la piraterie. Les prises de thon ont diminué d'environ 20 %, la production de la conserverie de 11 %, les activités de Port-Victoria de 40 %, avec une perte de 3 millions d'euros prévue pour 2011. Les pêcheurs se plaignent de devoir considérablement modifier leurs habitudes de travail. Le gouvernement a interdit aux plaisanciers de se rendre dans le sud de l'archipel et les croisiéristes doivent chercher des itinéraires alternatifs. L'image paradisiaque de notre pays en est sans doute un peu affectée, mais le nombre de visiteurs reste encore stable. En revanche, les revenus liés au tourisme ont baissé de 10 % et la perte pour 2011 est évaluée à 6 millions d'euros. La piraterie a également affecté les activités des transports pétroliers, qui sont notre troisième secteur générateur de devises. La vente de carburant liée aux activités de Port-Victoria a diminué de 30 %, ce qui devrait se traduire par une perte économique de 1 million de dollars. L'augmentation du prix du carburant et des polices d'assurance, l'allongement des liaisons maritimes et l'augmentation globale du coût de transport se répercutent sur le prix des commodités. Par ailleurs, le coût de la lutte contre la piraterie pèse sur le budget de l'État, au détriment d'autres postes comme ceux du développement de l'île, de l'éducation ou de la santé; elle représente 4 % du PIB. Le coût annuel des patrouilles maritimes et aériennes est estimé à 2,2 millions d'euros, celui du soutien apporté aux secteurs directement affectés par la piraterie à court et long terme s'élève, d'après notre Banque centrale, à 10 millions d'euros. Nous ne disposons pas des infrastructures ni des moyens militaires, judicaires et pénitentiaires adéquats. La mise à niveau de notre système judiciaire et administratif nécessite un investissement de 120000 euros, et la construction d'une nouvelle aile à la prison centrale va nous coûter 1,5 million d'euros. 4. La lutte contre la piraterie Nous avons reçu l'appui de la communauté internationale pour lutter contre la piraterie, notamment à travers les résolutions de l'ONU et les opérations Atalante et Ocean Shield. Nous avons également reçu le soutien direct d'un certain nombre de pays : Norvège, Russie, Chine, Inde, États-Unis, Grande-Bretagne, France, Canada. La France a été l'un des premiers à répondre à notre appel, avec un avion de patrouille maritime, Falcon 900, qui a été basé chez nous pendant quelque temps. Depuis 2009, environ 85 pirates ont été capturés dans notre zone exclusive économique, mais 40 ont été relâchés faute de preuves; 2 d'entre eux sont morts à l'occasion d'une riposte des gardecôtes seychellois destinée à libérer des pêcheurs seychellois qui étaient emmenés vers les côtes somaliennes. Des accords ont été signés avec le Somaliland et le Puntland, afin de permettre le rapatriement des pirates et leur détention dans les prisons qui devraient être bientôt opérationnelles en Somalie. 5. Agir à court et à long terme Malgré nos efforts et ceux de la communauté internationale, la piraterie continue à ronger l'économie seychelloise. L'intensification de la surveillance maritime, la sécurisation des flux maritimes commerciaux et la résolution des problèmes juridiques faisant obstacle à la poursuite des pirates n'apparaissent que comme des solutions à court terme. Pour éradiquer véritablement ce fléau, il faut envisager des solutions à long terme. L'Union africaine a lancé une initiative en ce sens, appelée le processus de Kampala, consistant à regrouper les trois gouvernements de la Somalie - celui du Puntland, celui du Somaliland et le gouvernement national de transition - afin de rechercher des solutions durables. Celles-ci passeront nécessairement par le retour à l'état de droit, à la stabilité et au développement économique de la Somalie. La communauté internationale peut accompagner les Somaliens dans leurs efforts, les encourager à se doter de structures étatiques et aussi les aider à retrouver de l'espoir, une vision, un projet de société qui les incitent à revenir dans le concert des nations. Mais en parallèle, il est indispensable d'identifier et de poursuivre les commanditaires des pirates, d'autant que l'on commence à parler de liens avec d'autres activités illicites comme le trafic de drogue. Je suis sûr que les experts présents aujourd'hui pourront nous aider à y voir un peu plus clair et à identifier les possibilités d'action. - Anne-Sophie Avé, *délégué général d'Armateurs de France* Je suppose que peu d'entre vous sont déjà montés sur un navire de commerce et je vais donc m'efforcer de vous expliquer de façon concrète à quoi ressemblent ces navires et comment se déroulent les attaques de pirates. Les plus grands porte-conteneurs, ceux qui transportent 14000 \"boîtes\", mesurent plus de 300 mètres de long et 50 mètres de large. Ce sont de très grands \"bâtiments\". Le coût d'un de ces porte-conteneurs équivaut d'ailleurs à celui d'un immeuble sur les Champs-Élysées. Contrairement aux navires militaires, les navires de commerce ont un équipage peu nombreux pour manœuvrer ces « géants» : de 10 à 15 personnes, des hommes, mais aussi des femmes. Les critères de vulnérabilité sont d'une part la vitesse, d'autre part la hauteur du franc-bord, c'est-à-dire la distance verticale entre la ligne de flottaison et le pont principal. Le Ponant, navire de croisière qui a été détourné en avril 2008, était donc particulièrement vulnérable : bas sur l'eau, sa partie arrière était conçue pour que les croisiéristes puissent descendre et remonter facilement pour se baigner. Les armateurs français font des envieux parmi tous leurs homologues étrangers, car nous avons la très grande chance, grâce au soutien de l'État français, de bénéficier d'une coopération étroite avec la Marine nationale. La France, profitant de l'opportunité de la présidence de l'Union européenne, a été le premier pays à solliciter la communauté internationale pour mettre en place une force de sécurité dans la zone d'action des pirates somaliens, à travers l'opération Atalante, qui a constitué le premier maillon d'une politique européenne de sécurité et de défense. Mais le soutien de l'État aux armateurs français n'a pas commencé avec Atalante : depuis longtemps déjà, nous avons développé une coopération à travers le contrôle naval volontaire. L'armateur signale à la Marine nationale l'itinéraire que son navire va emprunter lorsqu'il s'apprête à traverser une zone dangereuse, et lui indique également la taille du navire, le nombre de personnes à bord, etc. En retour, la Marine nationale apporte des conseils aux armateurs et organise des exercices pour leur apprendre à mieux se protéger. Elle met également à leur disposition des équipes de protection embarquées, pour les navires sous pavillon français et parfois pour les navires d'intérêt français sous pavillon européen. Lorsque nous transitons dans les zones dangereuses, nous restons en contact radio avec la Marine nationale et nous doublons la vigie sur la passerelle (la partie vitrée tout en haut du navire, soit à l'avant, soit à l'arrière). Même si nous disposons de radars qui nous permettent d'identifier des navires en train d'approcher, la meilleure vigilance est celle exercée par les membres de l'équipage : ils peuvent par exemple détecter un bateau ayant un comportement étrange, ne correspondant pas à celui d'un navire de pêche. Il est crucial d'identifier les pirates le plus tôt possible, car une fois qu'ils sont à bord, il n'y a plus grand-chose à faire. Tant que les pirates ne sont pas encore à proximité de la coque, l'équipage peut essayer de se défendre en accélérant et en positionnant le navire face à la houle. Les mesures de protection destinées à repousser les attaques dépendent beaucoup de la taille du navire, de sa puissance et de la météo. L'une de ces mesures consiste à prévoir sur le bateau une pièce, appelée citadelle, dans laquelle l'équipage pourra s'enfermer et rester pendant plusieurs heures, en attendant les secours. Il s'agit souvent du carré, ou alors d'une pièce plus secrète et difficile à trouver. Pour éviter que les pirates prennent le contrôle du navire, il faut au préalable prendre des dispositions pour qu'il soit impossible de remettre le contact, tout en sachant qu'arrêter un navire en pleine mer pendant plusieurs heures ou plusieurs jours peut être aussi dangereux que stopper un camion en travers d'une autoroute. Une autre mesure de protection, adoptée par de nombreux armateurs étrangers, consiste à embarquer des sociétés militaires privées. Nous y sommes très opposés mais c'est une tendance très forte et je crains que nous puissions difficilement y échapper à terme. - Yvon Riva, *président d'Orthongel* Orthongel, une organisation professionnelle fondée en 1973, regroupe quatre armements français, dont trois sont bretons et un est basé à La Réunion. Tous sont spécialisés dans la pêche au thon tropical. 1. La pêche au thon tropical Il s'agit d'une activité peu connue, à la fois parce que les bâtiments ne reviennent quasiment jamais en Europe et parce qu'elle est relativement confidentielle : avec 22 navires, dont 13 déployés dans l'océan Indien, la France est la deuxième puissance européenne après l'Espagne pour cette activité. Les thoniers sont des navires de 63 à 90 mètres de long, avec une capacité de transport de 800 à 1200 m3. Ils utilisent un filet de 1600 mètres de long et de 200 mètres de chute. La méthode de la pêche au thon tropical s'apparente à celle de la chasse : elle se pratique uniquement à la lumière du jour et il faut au préalable repérer le poisson, ce qui se fait à la vue. Le radar ne sert qu'à détecter les bancs d'oiseaux qui, en fonction de leur dynamique, nous aident à identifier les zones propices. Une fois les poissons repérés, on les encercle avec le filet. Les zones de pêche varient en fonction des mois de l'année : en janvier et février, nos navires pêchent au sud des Maldives, au centre de l'océan Indien. En mars et avril, ils se déplacent vers le nord de Madagascar, puis entrent dans le canal de Mozambique. Entre mai et juillet, ils remontent le canal de Mozambique et se rendent entre les côtes du Kenya et les Seychelles. Entre août et octobre, ils abordent la zone sensible : ils pêchent au large de la ZEE de Somalie, cette zone de 200 miles marins qui suit la côte somalienne. Enfin, entre octobre et décembre, ils terminent leur boucle en redescendant vers la partie située à l'ouest des Seychelles. L'archipel des Seychelles est au cœur de la zone de capture des thons, qui est aussi l'une des zones les plus sensibles en termes de piraterie. 2. La vulnérabilité des thoniers Les thoniers présentent quatre facteurs de vulnérabilité face aux attaques des pirates. Le premier est la très faible hauteur du franc-bord, inférieure ou égale à deux mètres. Le deuxième est la présence d'une rampe d'accès à l'arrière, voire même de marches encastrées facilitant la montée à partir du niveau de flottaison. Le troisième facteur est la vitesse réduite de ces bateaux, au maximum de 12 à 18 nœuds. Le dernier est l'obligation d'immobiliser le navire pendant l'opération de pêche, qui dure de deux à trois heures. Les attaques sont trop rapides pour qu'il soit possible de sectionner les câbles qui relient le filet au bateau. En 2008, les thoniers ont subi trois agressions, deux contre des navires espagnols et une contre un navire français. Seul le Playa de Bakio a été capturé, et ses 26 marins ont été retenus pendant six jours. À l'époque, nous ne mesurions pas quel pouvait être l'impact de la piraterie sur notre activité. C'est à partir de cette première opération que nous avons commencé à réfléchir à la façon de nous protéger. En 2009, nous avons subi quinze attaques : sept contre des navires français, six contre des navires espagnols, une contre un navire thaïlandais et une contre un navire iranien. Deux bateaux ont été capturés, l'Alakrana, dont les 36 marins ont été retenus pendant 46 jours, et le Thai Union, dont les 27 marins ont été retenus pendant 129 jours. J'ai eu l'occasion de discuter avec le patron de l'Alakrana et avec ses marins, à leur retour, sur les quais de Victoria. Ils avaient enduré des épreuves difficilement racontables et ils étaient extrêmement marqués. En 2010, nous avons subi 19 attaques, cinq contre des navires français et quatorze contre des navires espagnols, mais aucune n'a abouti. En 2011, à la date de fin avril, nous ne déplorons que deux attaques, qui ont visé des navires espagnols et n'ont pas abouti non plus. 3. Les premières réponses, insuffisantes Nous nous sommes énormément investis dans les différentes opérations de sécurisation. Nous avions déjà adhéré au programme de contrôle naval volontaire cité par Anne-Sophie Avé. Dans le cadre de l'opération Atalante, nous avons communiqué tout notre réseau VMS (Visual Monitoring System), de sorte qu'Atalante connaissait en temps réel la position exacte de chacun de nos thoniers. Nous avons rencontré l'état-major d'Atalante, à Northwood, et nous avons délégué auprès de cet état-major un représentant permanent, tantôt un Français et tantôt un Espagnol, pour communiquer sur les spécificités de notre activité. Nous avons également adhéré à un dispositif anglo-saxon, le MSCHOA (Maritime Security Centre - Horn of Africa). Nous avons par ailleurs édité un guide des bonnes pratiques de pêche en nous inspirant du guide de défense passive élaboré par la Marine nationale, afin d'aider les équipages et leurs commandants à adopter l'attitude la plus défavorable possible aux attaques de pirates. Nous avons également organisé des stages au CEFCM (Centre européen de formation continue maritime) de Concarneau, à la fois pour approfondir les conseils déjà fournis dans le guide et pour expliquer à nos équipages quelques règles de comportement en cas de capture. Ces stages étaient animés par d'anciens membres de commandos marine. Enfin, en lien avec le Service social maritime, nous avons mis en place un réseau de proximité de cellules de soutien psychologique, auxquelles les marins et leurs familles peuvent s'adresser à tout moment pour bénéficier de consultations anonymes et gratuites. Les bateaux de commerce ne font que traverser la zone dangereuse, mais nos marins y travaillent en permanence. Ils sont soumis à un stress continuel, dont l'accumulation n'est pas sans conséquence, au plan psychologique, sur eux et sur leurs proches. Toutes ces dispositions se sont cependant avérées insuffisantes. La sécurisation des navires de pêche ne faisait pas partie des priorités d'Atalante, dont la mission était plutôt de protéger le Programme mondial alimentaire destiné à la Somalie, puis le transit commercial international dans le golfe d'Aden, puis les bateaux dits vulnérables, mais les bateaux de pêche ne faisaient pas forcément partie de ces derniers. De toute façon, compte tenu de l'immensité de la zone menacée par la piraterie, mais aussi du type de bateaux utilisés par les pirates, à la fois petits, très mobiles et très discrets, les moyens militaires mis en place étaient insuffisants. La situation s'est encore aggravée lorsque, suite à la pression exercée par l'opération Atalante sur la zone du golfe d'Aden, les attaques se sont déportées vers la partie sud de l'océan Indien. 4. La sécurité retrouvée avec les EPE À partir de 2009, nous avons considéré que la pêche n'était plus praticable dans des conditions normales de sécurité pour nos équipages et nos navires. Nous avons tenté de délocaliser notre activité en transférant dans l'océan Atlantique le plus grand nombre possible de thoniers, mais compte tenu du nombre de licences de pêche disponibles dans cet océan, nous n'avons pu déplacer que cinq thoniers. Pour les treize bateaux restés dans l'océan Indien, nous avons fait appel au gouvernement français en lui demandant de mettre en œuvre un système de protection militaire. C'est chose faite depuis juin 2009 : chacun de nos bateaux est accompagné d'une équipe de protection embarquée (EPE), composée de fusiliers marins encadrés par des commandos marine. Ces militaires sont coordonnés par une cellule installée à Mahé, aux Seychelles, qui dispose de tous les moyens de reconnaissance et de renseignement nécessaires à l'accomplissement de sa mission. Il est difficile d'établir de façon certaine une relation de cause à effet entre l'instauration de ce dispositif et la diminution des attaques sur les thoniers français. Nous sommes cependant convaincus que, désormais, nos bateaux naviguent en sécurité. C'est pourquoi je voudrais, en finissant, exprimer toute la gratitude des marins, de leurs familles et bien sûr des armateurs à l'égard du gouvernement, et notamment du Premier ministre, François Fillon, qui a autorisé cette opération. Je voudrais également saluer le gouvernement des Seychelles qui, dans le cadre d'un accord négocié avec la France, a autorisé la présence de militaires étrangers armés sur son sol, ce qui n'est ni courant, ni facile. Enfin, je voudrais remercier l'état-major de la Marine, qui a conçu le dispositif de protection de nos bateaux, ainsi que tous les marins qui le mettent en œuvre. Je pense en particulier aux fusiliers marins, dont le principal contingent vient de la base Fusco (fusiliers et commandos marine) de Lorient. Ils embarquent pour des missions de cinq semaines d'affilée, sur des bateaux de pêche qui ne sont pas forcément très confortables, mais les relations entre eux et nos équipages sont excellentes. - Jérôme Ferrier, *directeur de la sûreté du groupe Total* Parmi tous les risques auxquels est confronté un groupe comme Total, le plus grave, en termes d'impact sur les personnes et les biens, est le terrorisme. Viennent ensuite la criminalité et la piraterie maritime, cette dernière ayant connu un fort regain au cours des cinq dernières années. Elle s'exerce actuellement surtout dans le golfe d'Aden et le golfe de Guinée, mais également dans le détroit de Malacca, même si elle a fortement diminué dans cette zone grâce à l'action très déterminée des marines indonésienne, malaysienne et singapourienne. Quelques attaques se produisent également dans les Caraïbes, mais il s'agit surtout de règlements de comptes autour du trafic de drogue. La piraterie maritime représente désormais un risque majeur, non seulement pour notre groupe, mais aussi pour le consommateur final, car les surcoûts qu'elle engendre dans différents domaines de notre activité finiront tôt ou tard par peser sur le prix des carburants. 1. Les transports Le premier impact de la piraterie sur notre groupe concerne les transports pétroliers. Une grande partie des réserves mondiales de pétrole (60 %) et de gaz (40 %) est située au MoyenOrient et cette région restera durablement une source d'approvisionnement énergétique majeure pour l'ensemble de la planète. Les attaques des terroristes qui sévissent dans le golfe d'Aden risquent donc d'avoir un impact très important sur l'approvisionnement énergétique mondial et sur son coût. Depuis une dizaine d'années, le groupe Total n'est plus armateur, mais il reste affréteur. Dans le golfe d'Aden, nous faisons circuler environ 160 navires pour la partie *trading & shipping.* Le transport maritime a subi 242 attaques en 2010, dont 61 ont abouti, soit environ 25 %. Pour les quatre premiers mois de 2011, il a subi 118 tentatives, dont 23 ont abouti. On observe une petite augmentation, qui s'explique peut-être par des conditions météo particulièrement favorables entre mars et mai. Dans la zone du golfe de Guinée, nous affrétons chaque année 546 navires transportant soit du pétrole, soit des matériels et produits nécessaires à l'exploitation de nos installations. En 2010, cette zone maritime a subi dans cette région 62 attaques, dont 20 ont abouti. Sur les quatre premiers mois de 2011, nous avons déjà enregistré 17 attaques, dont 5 ont abouti. Ces opérations se produisent surtout à proximité des côtes car, contrairement aux Somaliens, les Nigérians ne s'aventurent guère au-delà de quelques miles nautiques, et ils appréhendent de naviguer la nuit. Nos navires ont donc pour consigne de s'en tenir à des couloirs de navigation stricts. 2. Les FPSO Lorsque l'extraction des hydrocarbures en offshore doit se faire à plus de 300 mètres de profondeur et jusqu'à 1500 mètres de profondeur (ce qu'on appelle le *deep offshore*)*,* on ne peut plus recourir à des derricks traditionnels. L'extraction se fait alors de façon entièrement automatisée au fond de la mer, puis la production est ramenée, par l'intermédiaire de flexibles, sur d'énormes barges de 300 mètres de long par 60 mètres de large, appelées FPSO (Floating Production, Storage Offloading). Ces barges servent également à stocker la production, et les tankers viennent y charger directement le pétrole brut. Nous nous affranchissons ainsi de toute implantation à terre, ce qui est un avantage, mais ces installations servent également de cibles à la piraterie maritime, et elles peuvent être attaquées pendant leur acheminement avant leur implantation définitive. Les FPSO sont construites en Corée du Sud, où se situe la majorité des chantiers maritimes propres à ce type de navires, puis tirées par des remorqueurs jusqu'au golfe de Guinée, à une vitesse lente de cinq nœuds. Comme les convois empruntent le détroit de Malacca, nous avons passé des accords avec les marines indonésienne, malaysienne et singapourienne afin de bénéficier de leur protection durant la traversée de cette zone à risques. En revanche, nous ne circulons plus à travers le détroit de Mozambique, devenu trop dangereux : nous préférons passer plus au sud. 3. Les quais de chargement Les installations maritimes de notre usine de gaz naturel liquifié à Balhaf, au Yémen, illustre un troisième type d'installation à risque. Dans ce pays où, compte tenu des risques terroristes, nous sommes l'une des dernières compagnies occidentales présentes, nous produisons des hydrocarbures et nous liquéfions du gaz naturel. L'usine de liquéfaction de gaz de Balhaf, d'une surface de 20 km2, a été construite dans une zone totalement désertique, qui compte seulement deux petits villages de pêcheurs. Compte tenu de la faible profondeur des eaux, nous avons dû créer une jetée en pleine mer afin d'avoir un tirant d'eau supérieur à 20 mètres, indispensable pour charger nos méthaniers. Tous les trois jours, un méthanier vient s'arrimer à cette jetée et, pendant une quinzaine d'heures, charge le gaz naturel liquéfié. Pour assurer la sécurité du chargement, nous nous appuyons sur les forces armées yéménites. Au début de notre implantation, la marine yéménite était mal équipée et mal entraînée. Nous avons réussi à convaincre les autorités que nous ne pouvions pas développer une industrie dans leur pays sans bénéficier d'une protection officielle adaptée. L'État français a aidé à une mise à niveau dans le cadre d'une coopération maritime pour lutter contre la piraterie et nous avons observé depuis une amélioration significative. Aujourd'hui, la marine yéménite possède une dizaine de petits bâtiments de type Austal, fabriqués en Australie, dont trois sont dédiés à la protection de nos installations. Les moyens employés sont tout à fait adaptés car suffisamment dissuasifs pour répondre à des actes de piraterie maritime. À ces petits bâtiments s'ajoutent nos propres moyens, des embarcations de type Barracuda, qui nous permettent de contrôler un périmètre beaucoup plus étroit, la *restricted area,* autour du terminal. Les équipages de ces embarcations sont des personnels de la société Yémen LNG. Ils disposent de moyens non létaux, de type canons à eau et moyens ultrasoniques suffisants pour dissuader des pêcheurs qui s'approcheraient trop près des installations. 4. L'évolution de la piraterie On observe actuellement une escalade de la violence, à la fois du côté des pirates et dans les ripostes des marines nationales, notamment indienne et chinoise, avec le risque de déclencher une spirale. Le montant des rançons payées pour la libération des navires et de leur équipage augmente de façon significative. En 2005, il était en moyenne par navire de 150000 dollars; en 2009, il atteignait 3,4 millions de dollars, et il est passé à 5,4 millions en 2010. Il s'agit donc d'une tendance très lourde. Le record a été atteint l'an dernier pour un tanker sud-coréen, le Samho Dream, qui a dû s'acquitter d'une rançon de 9,5 millions de dollars. Il est vrai que sa cargaison avait une valeur estimée à 185 millions de dollars. Les enjeux sont parfois tels que les négociations sont très rapides, et dans ce cas, les montants sont naturellement plus élevés que lorsqu'on se montre plus patient. 5. Le coût économique de la piraterie Pour la première fois, une ONG, One Earth Future, a publié une évaluation du coût de la piraterie. Les chiffres qu'elle indique: une fourchette de 7 à 12 milliards - intègrent naturellement ceux qui ont été évoqués tout à l'heure. Ils comprennent la partie \"additionnelle\" des rançons, c'est-à-dire la partie qui n'est pas couverte par les primes d'assurance, mais aussi le coût du déroutement des navires, l'impact de ce dernier sur les économies régionales - et notamment sur l'économie égyptienne, depuis qu'un grand nombre de navires préfèrent passer par le cap Horn plutôt que par le canal de Suez --, les équipements de sécurité de type citadelle, et enfin le coût de l'intervention des forces navales. Même si, pour le moment, ce coût n'est pas pris en charge par les entreprises, il est réel et très important. - Jean de Lavergnolle, *souscripteur risques de guerre, responsable adjoint de la souscription au Groupement des assurances de risques exceptionnels (GAREX)* Les assureurs ont pour tâche d'assister les victimes de la piraterie, parmi lesquelles on trouve les armateurs, mais aussi les affréteurs, les chargeurs, et bien sûr toutes les personnes embarquées sur les navires. Il existe des assureurs pour le corps des navires (risque ordinaire ou risque de guerre); des assureurs pour la responsabilité de l'armateur et pour celle de l'affréteur ; et des assureurs pour la cargaison, avec à nouveau des assurances de facultés traditionnelles et des assurances de risque de guerre. On constate enfin l'arrivée de nouveaux venus, les assureurs *Kidnap and Ransom* (K&R). 1. Un \"risque de guerre\" Le marché de Londres, qui domine le marché de l'assurance maritime, a longtemps considéré que la piraterie faisait partie des risques ordinaires. Le marché français, qui aime parfois se singulariser, distingue la piraterie lucrative, couverte par les polices de risque ordinaire, et la piraterie ayant un caractère politique ou se rattachant à la guerre, couverte par les polices risque de guerre. Face à l'augmentation du nombre des sinistres de type piraterie et de leur gravité, le marché mondial intègre désormais généralement la piraterie aux risques de guerre. L'intérêt de cette disposition est double. Elle permet tout d'abord d'imposer aux assurés un certain nombre de mesures préventives. Ces mesures sont très nombreuses et les assureurs n'exigent pas des armateurs qu'ils les mettent toutes en œuvre, mais au moins un certain nombre d'entre elles. Cette disposition permet également de tarifer le risque de piraterie de façon spécifique, alors que, dans le système précédent, il était \"noyé\" dans une police sur laquelle l'assureur perdait toute maîtrise. Le prix des polices d'assurance a fortement augmenté depuis deux ans : la surprime pour les transits dans les zones dangereuses peut atteindre 4 à 5 fois la prime annuelle du navire. Le prix d'une prime de risque de guerre à l'année reste cependant relativement faible : il correspond à environ 0,01 à 0,02 % de la valeur assurée du navire, soit quelques milliers de dollars ou d'euros. Ces surprimes varient fortement selon les caractéristiques du navire : type de navire, hauteur du franc-bord, vitesse, etc. Le coût de la garantie K&R répond quant à lui à des critères particuliers. Il est défini indépendamment de la prime risques de guerre. En revanche, lorsqu'un armateur souscrit cette garantie, il peut obtenir une réduction sur la prime risque de guerre, en fonction de la limite fixée par la police K&R. 2. Les mesures de prévention Parmi les différents types de coûts pris en charge par les assurances, le premier concerne les mesures de prévention. Il arrive que ces mesures soient mises en œuvre par les assureurs eux-mêmes. Ainsi, une mutuelle d'armateurs norvégiens a créé un pool \"risque de guerre\" et a mis en place un programme de formation des équipages. Le coût de ces formations n'est pas négligeable car le temps de formation est pris sur le temps de travail des équipages. D'autres mesures de prévention peuvent être relativement coûteuses, comme l'aménagement d'une citadelle. Aujourd'hui, tous les nouveaux navires commandés par des armateurs ayant une activité qui les amène à transiter par des zones de piraterie sont d'emblées équipés de citadelles. Les moyens de défense passive, de type canon à eau ou fils de fer barbelés disposés tout autour du navire, ne représentent que des coûts mineurs. Il existe aussi des coûts administratifs, correspondant par exemple aux obligations de déclaration auprès des organismes militaires de type Atalante. Enfin, certains navires peuvent embarquer des gardes armés, ou se faire accompagner par des bâtiments armés, gérés par des sociétés de sécurité. 3. Le coût du sinistre Le deuxième type de coût est celui du sinistre, qui comprend les dommages matériels au navire, les dommages aux personnes, les rançons et les pertes financières. Les dommages matériels peuvent aller des impacts de balles à des dommages beaucoup plus importants, lorsque les pirates, mis en échec, exercent des mesures de rétorsion à l'encontre du navire. Lors de la prise d'un navire turc, l'équipage s'était réfugié dans la citadelle et les pirates n'ont pas réussi à identifier l'emplacement de cette dernière. Comme l'équipage avait, de surcroît, pris la précaution de bloquer toutes les commandes du navire, les pirates, de guerre lasse et après plusieurs heures de recherche, ont incendié le navire. Les dommages matériels se sont élevés à 5 millions de dollars sur un navire qui en valait 14. Des dommages peuvent aussi être occasionnés par l'intervention des forces armées. L'opération de libération du Sambo Jewelry a été menée par le gouvernement coréen sans demander leur avis aux opérateurs, avec une volonté de poser un geste très politique et de marquer un coup d'arrêt suite à l'opération catastrophique du Samho Dream. Après s'être assuré que l'équipage était prisonnier dans les ponts inférieurs et donc à l'abri, le commando coréen a décidé d'attaquer la partie supérieure du navire et a tiré des obus qui l'ont fortement endommagée. Les dommages matériels peuvent également être liés à l'absence d'entretien pendant l'immobilisation du navire. Parfois, lorsque le bateau a séjourné trop longtemps dans des eaux chaudes, il est nécessaire de le mettre en cale sèche pendant plusieurs mois pour traiter la corrosion. Cela a été le cas pour le Samho Dream, qui après huit mois aux mains des pirates, a dû subir des réparations pour un coût d'un peu plus d'un million de dollars. Les dommages aux personnes comprennent les blessures et les décès provoqués par les attaques des pirates et parfois aussi par les opérations de libération des navires, mais également la détresse psychologique, qui peut être aiguë lorsque la détention se prolonge. Un reportage récent a évoqué le cas du Hansa Stavanger, un navire allemand retenu pendant quatre mois. À sa libération, tout l'équipage était très éprouvé et même le capitaine était devenu un autre homme. Le montant total des rançons versées en 2009 avoisinait les 177 millions de dollars; il a atteint 238 millions en 2010. La durée moyenne des négociations était de trois mois en 2009 et elle est passée à cinq mois en 2010, avec des exceptions, comme celle du Samho Dream, pour lequel les négociations ont duré huit mois. Le montant record de la rançon accordée pour ce navire (9 millions de dollars) vient d'être dépassé : une rançon de 11 millions de dollars a été versée, au bout de deux mois seulement, pour la libération du pétrolier Irene SL, les assureurs ayant tenu compte de la valeur très élevée de la cargaison pour accepter de payer un tel montant. Le coût du sinistre comprend également la perte financière liée à l'indisponibilité du navire, du fait de sa détention par les pirates puis du temps nécessaire aux éventuelles réparations. 4. Sombres perspectives À l'heure actuelle, on ne voit pas ce qui pourrait mettre fin au phénomène de la piraterie. La solution ne pourra venir que d'une batterie de mesures convergentes sur les plans humain, juridique et politique, qui ne relèvent pas du domaine de l'assurance. Par ailleurs, une incertitude pèse sur les liens entre cette activité et le terrorisme. Si ces liens étaient avérés, cela pourrait remettre en cause la possibilité pour les assureurs de couvrir les risques de piraterie.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2011-05-01
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[ "anne-sophie avé", "guillaume brajeux", "jérôme ferrier", "robbert jurriansen", "jean de lavergnolle", "monique liebert-champagne", "henri de richemont", "yvon riva", "patrick simon", "jean-pierre spitzer", "awa lefebvre" ]
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DÉBAT PIRATERIE ET TERRORISME
# Débat Piraterie et terrorisme - Monique Liebert-Champagne, *conseiller d'Etat, directrice des affaires juridiques du ministère de la Défense* Comment distingue-t-on un acte de piraterie d'un acte de terrorisme? Disposez-vous de critères précis? - **Jean de Lavergnolle** Les premières attaques de pirates menées au large de la Somalie s'accompagnaient de revendications politiques, mais l'activité de piraterie qui s'exerce actuellement dans l'océan Indien est essentiellement à but lucratif. Les renseignements transmis à la fois par les négociateurs et par les avocats qui nous ont assistés dans les différentes opérations que nous avons dû mener ne révèlent pas de lien avec les mouvements terroristes. Dans toutes les négociations, on parle d'ailleurs d'*investisseurs* et non de *pirates.* De fait, les intéressés investissement véritablement, par exemple dans l'immobilier, au Kenya mais probablement aussi en Europe. - Jérôme Ferrier Les opérations terroristes menées autour du golfe d'Aden ont pour objectif d'attenter aux biens, si possible de façon suffisamment spectaculaire pour que les images soient diffusées dans les médias. Il ne s'agit pas du tout des mêmes opérations que dans le Sahel, par exemple, où le terrorisme consiste généralement à prendre des otages à l'appui de revendications politiques qui s'inscrivent dans la durée. Il n'est pas exclu que certaines opérations de piraterie puissent être menées au profit d'organisations terroristes, qu'il s'agisse des branches yéménosaoudiennes d'Al-Qaïda ou des milices somaliennes al-Chebab. L'existence d'une zone de non-droit en Somalie impacte une partie de la région, y compris en Ouganda et au Kenya, et crée une zone de danger qui pourrait également prendre la forme de menaces terroristes. - Guillaume Brajeux, *avocat au barreau de Paris* Il existe dans notre code pénal un nouvel article, le 421.2.2, selon lequel le fait de financer une entreprise terroriste en lui fournissant des fonds destinés à être utilisés en tout ou partie en vue de commettre l'un quelconque des actes de terrorisme, ou même simplement en lui fournissant des conseils pour obtenir ces fonds, est puni de 10 ans de prison et de 225000 euros d'amende. Cet article est susceptible de concerner tous les assureurs, avocats, conseils et intermédiaires divers qui interviennent dans la négociation et le versement des rançons lorsqu'ils savent que les fonds sont destinés à être utilisés, en tout ou en partie, en vue de commettre un acte de terrorisme. Lorsque ces personnes sont à l'origine du groupement ou de l'entente permettant l'aboutissement de la négociation, elles encourent vingt ans de réclusion criminelle et 500 000 euros d'amende. L'article 422.6 du code pénal prévoit, quant à lui, que les personnes physiques ou morales reconnues coupables d'actes de terrorisme encourent également la peine complémentaire de confiscation de tout ou partie de leurs biens, quelle qu'en soit la nature. Dans le cas où le lien entre piraterie et terrorisme serait avéré dans un cas particulier, il n'y aurait plus de possibilité de verser un seul centime de rançon, et navires et marins seraient donc aux mains des pirates pour des durées beaucoup plus longues qu'actuellement. - **Jean de Lavergnolle** Lorsque les assureurs versent une rançon, qu'ils soient assureurs de risques de guerre ou assureurs K&R, ils demandent systématiquement à l'OFAC (Office of Foreign Assets Control), une administration financière américaine, l'autorisation de procéder à ce versement. L'OFAC analyse toutes les connexions possibles entre les pirates qui ont capturé le navire et le terrorisme. Si aucun lien n'est identifié, l'assureur est autorisé à verser la rançon en argent liquide. ## La lutte contre la pauvreté - Henri de Richemont, *ancien sénateur de la Charente, avocat au barreau de Paris* Le rappel de l'histoire de la piraterie devrait nous inciter à la modestie. Un patriote est souvent un terroriste qui a réussi. De même, on appelle pirate celui qui pille avec un petit bateau, mais celui qui pille avec un grand bateau est appelé conquérant, et souvent considéré comme chargé d'une mission civilisatrice. Les pirates auxquels nous nous intéressons aujourd'hui vivent dans l'une des régions les plus pauvres du monde et pillent avec de petits bateaux, après avoir vu eux-mêmes piller jusqu'à l'épuisement leurs ressources halieutiques. Tant que l'on ne règlera pas le problème économique et social qui est à l'origine de la piraterie, je doute que l'on parvienne à juguler ce phénomène. - Jean-Pierre Spitzer, *avocat au barreau de Paris* Madame Alice Guitton, qui n'a malheureusement pas pu se joindre à nous, avait préparé un texte qui reprend en grande partie des éléments qui ont déjà été évoqués et que je ne répèterai donc pas. Je voudrais cependant vous faire part de sa conclusion, qui rejoint l'observation de Maître de Richemont. Alice Guitton souligne que les efforts de l'Union européenne s'inscrivent dans une approche globale de la lutte contre la piraterie, et plus généralement de la situation en Somalie et dans la corne de l'Afrique. Une assistance financière de 142 millions d'euros est accordée depuis 2007 pour contribuer à relancer la pêche artisanale et à développer une pêche industrielle sur les côtes somaliennes, et aussi pour recréer une agriculture dans ce pays qui a été dévasté par la guerre civile. Dans le cadre du dixième FED (Fonds européen de développement), il a été décidé d'y ajouter une somme de 215,8 millions d'euros pour les années à venir. Selon Alice Guitton, et je partage son analyse, la sécurité des routes maritimes de cette région doit aussi être prise en charge par les Etats riverains, et il faut les y aider. C'est en leur permettant de se développer que l'on pourra entrevoir la fin de la piraterie. ## La réaction des équipages - Robbert Jurriansen, *capitaine de frégate de la marine royale néerlandaise, chef de division au QG d'Atalante* Comment réagissent les équipages? Certains ne refusent-ils pas d'embarquer ? - Anne-Sophie Avé L'embarquement pour des navigations dans cette zone se fait sur la base du volontariat, avec des compensations financières qui se traduisent par le doublement des salaires. Il est évident que des craintes existent. C'est ce qui pousse certains équipages étrangers à réclamer la présence d'hommes armés à bord. Les équipages français y sont encore très majoritairement opposés. - Yvon Riva Le stress des équipages des thoniers est très important, car ils sont présents sur la zone de façon continue. Certains ont demandé à être transférés sur les navires opérant dans l'océan Atlantique, c'est-à-dire dans le golfe de Guinée, qui reste une zone assez paisible pour nous, dans la mesure où nous travaillons loin des côtes. D'autres ont préféré abandonner le métier, en tout cas la pêche au thon tropical, pour se tourner vers d'autres formes de pêche. Chacun fait face à cette peur permanente en fonction de son caractère et de sa personnalité. Nous avons mis en place un réseau de cellules de soutien psychologique totalement anonyme, de sorte que les armateurs ne puissent pas identifier les personnes qui vont consulter. - **Guillaume Brajeux** Certains marins sont doublement malchanceux. Après avoir été arraisonnés par des pirates, ils découvrent que leur armateur ne dispose pas d'assurances permettant de couvrir ce genre de sinistre. Je pense par exemple à l'équipage d'un navire grec, aux mains de pirates depuis sept mois déjà. Les négociations se sont enlisées et ce sont maintenant les familles des marins qui essaient de réunir des fonds pour obtenir leur libération. Naturellement, le montant des sommes qu'elles peuvent proposer aux pirates a peu de chance de satisfaire ces derniers. Je voudrais rendre hommage à ces marins et à leurs familles, qui sont doublement victimes de la situation. ## Le cas des navires de croisière - Awa Lefebvre, *doctorante en droit maritime à l'université de Nantes* Ces dernières années, la taille des navires de croisière a doublé, voire triplé. Cela donne-t-il lieu à des surprimes pour les assurances, ou à des recommandations particulières ? - **Anne-Sophie Avé** Certains navires de croisière peuvent accueillir jusqu'à trois mille passagers et sont de véritables immeubles flottants. Mais le gigantisme ne touche pas seulement ce type de navires : c'est un phénomène général. - **Jean de Lavergnolle** Nous prenons en considération la taille du navire mais aussi sa capacité à échapper à une attaque. Le Ponant, par exemple, était un navire de croisière de taille modeste et sa vitesse maximale était assez faible. Les gros navires de croisière, quoique peu manœuvrables, peuvent se déplacer très vite. À ma connaissance, les pirates n'ont tenté qu'une seule fois d'attaquer un grand navire de croisière. Ils ont réussi à faire quelques trous dans la coque mais le franc-bord était tellement élevé qu'ils n'ont pas pu aborder. Le navire a manœuvré puis lancé ses moteurs à plein régime et les a distancés. Pour de petites embarcations, l'abordage d'un navire de grande taille est rendu difficile par les mouvements de vagues résultant de son tirant d'eau. C'est pourquoi il n'existe pas de recommandations particulières concernant la défense des navires de croisière contre la piraterie, même si a priori ils pourraient apparaître comme des cibles attractives. ## Le recours aux sociétés militaires privées - Patrick Mairé Nous allons maintenant évoquer la question sensible des sociétés militaires privées (SMP) avec Patrick Simon, avocat au barreau de Paris et président de l'Association française de droit maritime, Anne-Sophie Avé, délégué général d'Armateurs de France, Yvon Riva, président d'Orthongel, et François Laurent, commissaire en chef de la Marine nationale et spécialiste juridique pour les questions de piraterie au sein de l'état-major de la Marine. Mais nous allons tout d'abord laisser le soin à Gilles Sacaze, président de Gallice Security, de nous expliquer comment les SMP interviennent dans cette région et nous donner son avis sur le choix des autorités françaises de privilégier les équipes de protection embarquées (EPE) par rapport aux SMP. - Gilles Sacaze, *président-directeur général de Gallice Security* Je tiens à remercier les organisateurs de me donner l'occasion de m'exprimer devant un auditoire aussi prestigieux, même si je sais d'avance que ma tâche ne sera pas facile. Je ne suis pas ici pour \"vendre\" quoi que ce soit, mais j'espère néanmoins que cela me donnera la possibilité de faire évoluer certaines perceptions un peu caricaturales de notre métier. Je voudrais préciser en préambule que le terme de *société militaire privée* nous gêne beaucoup, au sein de Gallice Security, pour une raison simple : la plupart d'entre nous ont un passé militaire et nous faisons parfaitement la différence entre la fonction que nous remplissions au service de l'État et les activités que nous exerçons aujourd'hui. Les sociétés anglo-saxonnes semblent assumer parfaitement le rapprochement entre les deux termes, *militaire* et *privée*, mais de notre côté, nous le vivons assez mal. Je préfère, pour ma part, parler plutôt d'*équipes de protection embarquées privées*. 1. Les ressources humaines J'ai servi pendant dix ans au service action de la DGSE, dans un cadre très opérationnel. Pendant ces dix ans, j'ai passé chaque année entre quatre et six mois en mission extérieure. En d'autres termes, j'ai été très présent sur le terrain et assez peu dans les états-majors. Frédéric Gallois, cofondateur de Gallice Security, a effectué toute sa carrière au GIGN, dont il a été le dernier patron avant le général Denis Favier. Gilles Maréchal, également cofondateur de la société, a passé vingt-deux ans au service action de la DGSE, comme officier, et a terminé comme chef des opérations. Détail amusant, la dernière mission à laquelle ils ont participé tous deux avant de quitter leurs institutions respectives était la crise du Ponant. Au sein de Gallice Security, nous nous sommes imposés de n'accepter comme chefs d'équipe que d'anciens commandos marine. Nous sommes un peu étonnés de constater que ces personnes qui, pour entrer dans les commandos de marine, ont été sévèrement sélectionnées et qui, tant qu'elles exerçaient dans l'armée, étaient considérées comme très efficaces et très fréquentables, sont censées devenir des *« mercenaires sanguinaires»* une fois recrutées par des sociétés comme la nôtre : j'ai trouvé cette expression dans un article de presse récent. Comme la ressource des commandos marine est limitée, nous recrutons comme équipiers des personnes venues d'autres types de forces spéciales. Gallice Security comprend également d'anciens gendarmes, ce qui est important pour la dimension juridique. Les différentes compétences que nous réunissons sont très complémentaires. 2. Les activités et les principes de Gallice Security Notre société opère dans trois secteurs relevant de la protection maritime. Le premier comprend le conseil, la formation et la préparation des navires. Le deuxième secteur est celui des EPE. Enfin, nous proposons aussi des bateaux d'escortes avec des équipes armées à bord, pour les pavillons qui n'ont pas le droit d'embarquer des sociétés privées armées. À l'heure actuelle, des EPE privées interviennent en moyenne tous les deux ou trois jours pour mettre en échec des attaques de pirates. Parfois, aucun coup de feu n'est échangé : il suffit de faire savoir que des armes sont présentes à bord pour décourager les pirates. Parfois, il est nécessaire de procéder à des tirs de sommation, et il arrive également que de vraies confrontations aient lieu entre pirates et EPE privées. Il est important de souligner que jamais aucun bateau protégé par une équipe de protection embarquée, qu'elle soit privée ou publique d'ailleurs, n'a été capturé : c'est un fait objectif. Par ailleurs, à l'exception de quelques opérations \"fumeuses\" qui discréditent leurs auteurs et inquiètent légitimement les États, les EPE privées appliquent des procédures qui sont parfaitement connues des institutions et ne sont pas contestées par les États concernés. Contrairement à certaines entreprises anglo-saxonnes, nous nous interdisons deux choses. Nous refusons, d'une part, d'embarquer des équipes non armées, alors même qu'il existe une forte demande en ce sens, pour répondre aux exigences des compagnies d'assurance. Nous y sommes opposés car cela nous paraîtrait irresponsable : en cas de prise d'otages, nos personnels risqueraient tout simplement l'exécution sommaire. D'autre part, nous nous refusons à acheter de l'armement de façon illégale. Tout l'armement que nous utilisons est transporté en accord avec les différentes législations des pays dans lesquels nous sommes amenés à embarquer ou à faire des escales. Les bateaux de Gallice Security ne battent pas pavillon français : cela nous a été refusé, et nous le regrettons vivement. Nous avons failli obtenir le pavillon britannique, mais on nous a finalement expliqué qu'il était réservé aux sociétés anglaises. Nous travaillons donc sous pavillon panaméen, ce qui, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ne s'obtient pas très facilement : nous avons dû constituer un dossier solide pour y parvenir. 3. Pas de confusion des rôles Alors que sur le plan opérationnel, il ne s'est jamais produit d'incident ni de problème de coordination entre les forces navales et les EPE privées, j'observe que dans les colloques, la confusion des rôles entre le privé et le public est systématique. Pour nous, la différence est très claire. Les sociétés privées ne peuvent intervenir que dans une posture de protection et de légitime défense, au même titre qu'un transporteur de fonds. En aucun cas, elles ne peuvent jouer le rôle de policiers ou de militaires pour mener des opérations de répression, et si cela arrive, elles se mettent dans leur tort. C'est pourquoi nous déplorons l'incompréhension et parfois même l'hostilité auxquelles nous nous heurtons, essentiellement en France. De ce point de vue, et même si je suis naturellement très attaché aux intérêts nationaux et à notre drapeau, il m'arrive d'envier le pragmatisme anglo-saxon : la marine britannique et les sociétés privées anglo-saxonnes ont l'habitude de travailler main dans la main et de tirer parti de leur complémentarité. 4. Un maillon indispensable Notre conviction est que la lutte contre la piraterie ne se conçoit que dans une approche globale, dans laquelle chacun, privé ou public, a un rôle à jouer. Il serait ridicule de notre part de prétendre apporter une réponse globale à la problématique de la piraterie. En revanche, nous sommes un maillon de la chaîne sécurité, maillon modeste mais indispensable. Or, dans le dispositif français, ce maillon est absent, en tout cas officiellement. En effet, je peux témoigner que de nombreux navires battant pavillon français embarquent des EPE privées, même s'ils sont encore minoritaires. Lorsqu'on se trouve dans la zone de PortSaïd ou de Suez, il suffit d'allumer l'AIS *(*Automatic Identification System) et l'on entend régulièrement de grands opérateurs européens, y compris français, annoncer l'embarquement ou le débarquement d'EPE privées, car la procédure leur impose de les déclarer. L'interdiction officielle de recourir à des EPE privées pour les pavillons français a pour conséquence la faible participation des opérateurs privés français à la lutte contre la piraterie, ce qui constitue un frein à notre développement économique. Nos clients français nous confient du bout des lèvres que, lorsqu'ils n'ont pas la chance de pouvoir bénéficier des moyens de la Marine nationale, ils préfèrent s'en remettre à des fournisseurs anglo-saxons. La deuxième conséquence de cette interdiction est la non prise en compte des exigences d'éthique et des particularismes culturels français dans les interventions menées au bénéfice d'opérateurs français. Le modèle privé anglo-saxon n'intègre en effet pas toujours, par exemple, les exigences de confidentialité que nos clients sont en droit d'attendre par rapport à l'obtention de certains marchés. De notre point de vue, les services que nous proposons ne font aucunement concurrence au service public. Si certaines portions du marché sont considérées comme stratégiques par l'État, cela ne nous pose aucun problème : le marché est tellement vaste qu'il y a de la place pour tous et de nombreuses possibilités de complémentarité entre le public et le privé. Nous pouvons, notamment, proposer des solutions adaptées aux réalités économiques de nos clients et aussi à leurs besoins de réactivité. Il ne s'agit pas de prétendre que nos solutions seraient meilleures que celles du public, mais simplement que chacun doit jouer son rôle et que certaines prestations ne relèvent clairement pas du rôle de l'État. Pour les domaines où l'État souhaite à juste titre conserver ses missions régaliennes, on pourrait imaginer des partenariats public-privé (PPP) : pourquoi ne pas l'envisager dans le domaine de la protection maritime, comme il en existe dans de nombreux autres domaines ? Nous avons déjà signé des protocoles d'accord de ce type avec d'autres pays, notamment avec le Somaliland, et nous sommes en négociation avec Madagascar pour le même type de partenariat. Cela nous semble une solution idéale : elle permet à l'État de conserver ses missions régaliennes et d'exercer son contrôle, mais aussi de gagner du temps en s'appuyant sur des expertises déjà existantes. 5. Le principe de réalité Le marché des EPE privées existe et se développera en dépit des tergiversations françaises. Personne ne conteste que les enjeux économiques et politiques de la région de l'océan Indien imposent une réponse globale, cohérente et pragmatique, apportée sous le contrôle des États. Mais cette solution passera nécessairement par une mobilisation du privé comme du public, car les opérateurs privés constituent un maillon indispensable de la chaîne de sécurité, de la même façon que les transporteurs de fonds : lorsqu'un incident se produit, ils se contentent de se défendre jusqu'à ce que la police arrive sur les lieux et puisse exercer la répression. Nous sommes convaincus que le principe de réalité finira par l'emporter, avec ou sans Gallice Security, avec ou sans la France. - Anne-Sophie Avé M. Sacaze a annoncé en introduction qu'il ne chercherait pas à nous vendre quoi que ce soit, mais sa présentation s'est caractérisée, en réalité, par une grande agressivité commerciale... Nous avons l'habitude de ce genre de discours car, depuis la fin de la guerre en Irak, de très nombreuses sociétés privées, qu'on les appelle militaires ou non, sont à la recherche de nouveaux marchés. Dans l'inconscient collectif, les armateurs sont riches, et le marché de la piraterie est donc perçu comme attractif. Les armateurs français sont, par principe, opposés au recours à des SMP. Ils ont fait le choix de travailler avec la Marine nationale et ce choix repose sur une conviction : la sûreté est une mission régalienne de l'État. Le transport de marchandises n'est pas une activité d'agrément : si nous allons chercher du pétrole dans le golfe Persique, c'est que l'on n'en trouve pas dans la Creuse. La sécurité de l'approvisionnement énergétique de la France dépend de la possibilité d'effectuer les transports d'hydrocarbures par mer, et il est donc normal que la Marine nationale protège nos navires. Pour le dire de façon plus pragmatique, il est normal d'attendre de l'État qu'il remplisse les fonctions pour lesquelles nous payons des impôts. La protection accordée par la Marine nationale est sans doute l'un des derniers grands atouts du pavillon français, qui est très coûteux car il suppose de rémunérer les personnels correctement et de satisfaire de nombreuses règles de sécurité particulièrement onéreuses. Si le surcoût de ce pavillon n'avait plus, pour contrepartie, l'assurance de voir nos navires protégés par les forces navales françaises, il ne nous resterait plus beaucoup de raisons de rester sous pavillon français. De façon plus générale, si nous nous mettons à privatiser notre propre sécurité, les États risquent de se désengager. Or, tout le monde s'accorde à dire que l'issue au problème de la piraterie ne sera pas trouvée en mer mais à terre. Seule la communauté internationale peut élaborer une solution durable. Ce ne sont ni les armateurs, ni les SMP qui iront siéger à l'ONU pour décider d'une réponse aux problèmes économiques et humanitaires que rencontre la Somalie. De nombreux autres arguments militent contre le recours à des SMP. Sur le terrain, il semble déjà compliqué de faire coopérer jusqu'à vingt-six marines nationales, sans y ajouter des acteurs avec lesquels ces forces navales n'ont aucun lien de commandement. Enfin, nos équipages sont très hostiles à la présence d'armes à bord, car ils craignent une escalade de la violence. Les pirates tirent souvent en l'air ou parfois dans la coque au moment de l'abordage, dans un but d'intimidation, mais s'ils ne rencontrent pas d'opposition armée, il n'y a aucune raison qu'ils fassent davantage usage de leurs munitions. Inversement, s'ils se heurtent à des équipes armées, on peut craindre le pire. Les témoignages que nous recueillons, tant de la part des opérateurs qui font appel à ces sociétés privées que des représentants des marines nationales intervenant dans la région, sont d'ailleurs loin d'être enthousiasmants. C'est pourquoi nous restons fondamentalement opposés au recours aux SMP. - François Laurent, commissaire en chef de la Marine nationale La question qui nous occupe est fondamentalement celle du maintien de l'ordre en haute mer : s'agit-il d'une prérogative publique ou privée? Le public et le privé peuvent-ils y contribuer ensemble? Pour répondre à ces questions, je me fonderai d'abord sur le droit international, puis sur les droits nationaux et notamment sur les options qui ont été prises en France jusqu'à maintenant. 1. Responsabilités des États côtiers et des États du pavillon En droit international, ce sont les états côtiers qui ont la responsabilité d'assurer la police dans leurs eaux territoriales. Les premiers responsables de la piraterie sont les États côtiers dont la souveraineté est ineffective : ils ne se montrent pas capables de maîtriser les malfaiteurs qui, en partant de leurs côtes, franchissent les douze nautiques pour aller, au-delà, se livrer à la piraterie en haute mer. Une fois en haute mer, ce sont les États du pavillon qui ont la charge d'assurer la sécurité des espaces maritimes, comme l'a rappelé M. de Richemont. La haute mer n'est pas un espace de non droit, c'est un espace régulé. Il l'est principalement par les Etats de pavillon, en raison du principe d'exclusivité de juridiction de l'État du pavillon sur les navires battant son pavillon, qui est la pierre angulaire du système de sécurité maritime. L'article 91 de la convention de Montego Bay rappelle en effet l'obligation, pour tous les États du pavillon, d'exercer un contrôle effectif sur ce qui se passe à bord des navires qu'ils ont pavillonnés, ce qui implique que ces Etats doivent prendre les mesures nécessaires pour qu'aucune violation des lois et règlements ne soit commise à partir ou au moyen de leurs navires, mais également pour qu'aucune violation des droits ne soit commise à l'encontre de leurs navires. 2. Trois options possibles Il relève donc de la responsabilité de chaque État de choisir le système qu'il mettra en œuvre pour protéger les navires qui battent son pavillon. Trois possibilités existent. La première solution, complètement publique, consiste pour l'État à fournir des EPE aux navires marchands. Les deux autres solutions, qui ne sont ni prévues, ni exclues par la convention de Montego Bay, sont soit la délégation de service public, soit un système totalement privatisé. 3. Les conditions pour mettre en œuvre des EPE Le premier critère de choix des Etats est le fait qu'ils disposent ou non de forces de sécurité leur permettant d'assurer la protection des navires marchands qu'ils ont pavillonnés. Certains États ne possèdent pas de marine et ne peuvent donc pas assurer ce service. C'est l'inconvénient de choisir des pavillons très peu coûteux. Le deuxième critère tient au fait que le droit national prévoit ou non l'obligation, pour l'État, de protéger et de secourir ses ressortissants en mer. La décision dépend aussi de la capacité de l'État à assumer l'encadrement juridique et le soutien diplomatique indispensables à la mise en place d'EPE publiques, en particulier en cas d'escales dans des pays étrangers. Si les réponses à toutes ces questions sont positives, il est possible d'envisager de créer des EPE. 4. Les conditions pour autoriser les SMP Dans le cas où un État s'oriente plutôt vers la légalisation d'un système de protection armée privée, il doit s'interroger sur sa capacité à assurer un contrôle effectif de l'emploi des armes sur les navires marchands et à maîtriser tous les risques associés à la détention d'armes par ces navires. Il s'agit, en particulier, des risques d'importation d'armes illégale et de trafic d'armes lorsque les navires opèrent à l'étranger. Un État autorisant le recours aux SMP doit également mesurer le risque pénal encouru par ses ressortissants ou leurs employés qui recourraient à la force de façon disproportionnée ou non nécessaire. Cet Etat doit aussi choisir la responsabilité qu'il accepte d'encourir à raison d'un emploi de la force par les agents armés dont il a autorisé la présence sous son pavillon. Il doit également s'interroger sur l'attractivité de son pavillon, comme l'a souligné Mme Avé : pourquoi les armateurs paieraientils pour obtenir un pavillon qui ne leur offrira pas les services qu'ils attendent? La détention d'armes à bord peut également entraîner une baisse de compétitivité des navires nationaux : ils s'exposent à se voir refuser certaines escales. Par ailleurs, le recours aux SMP a un coût, qui aura un impact économique pour les armateurs. 5. Les options françaises J'en viens aux options retenues par la France. En cohérence avec la convention de Montego Bay, l'État français se reconnaît un certain nombre d'obligations à l'égard du pavillon français, des intérêts français et des citoyens français. Le code de la défense confie à la Marine un certain nombre de responsabilités de protection de ces trois catégories d'intérêt. L'État français entend également exercer sur les navires marchands un certain nombre de prérogatives de contrôle, formalisées dans le code disciplinaire et pénal de la marine marchande. Ce code impose à chaque capitaine de navire marchand l'obligation de dénoncer tout fait non conforme à la loi qui se produirait à bord ou à l'encontre du navire. Toute infraction à cette obligation est susceptible d'être sanctionnée. 6. Les obstacles à un changement de dispositif L'État ne se désintéresse en aucun cas de ce qui se passe à bord une fois que le navire a largué les aussières : le capitaine du navire est son représentant à bord. Mais le capitaine est également le représentant de l'armateur et, si l'emploi des SMP était légalisé, il serait l'employeur des agents armés embarqués. Ceci poserait alors un problème difficile à résoudre : comment pourrait-on imaginer que le capitaine, qui aurait « couvert» ou ordonné un emploi des armes disproportionné ou non nécessaire, dénonce lui-même de tels faits en tant que représentant de l'État ? La légalisation des SMP créerait un conflit d'intérêt si l'on distingue les deux fonctions du capitaine, et engagerait la responsabilité de l'Etat dans le cas contraire, à raison de faits commis par des agents privés non recrutés par lui. La dernière question importante est celle de la réversibilité du système. À l'heure actuelle, le Premier ministre français peut décider de déployer des équipes militaires sur des thoniers français. À partir du moment où l'on considèrerait que la sécurité armée des navires est une affaire purement privée entre armateurs et SMP, cette activité tomberait dans le champ concurrentiel. Si l'État voulait continuer à déployer des EPE sur certains navires, il risquerait d'être accusé de concurrence déloyale conformément aux règles européennes de la concurrence. L'Etat serait donc entravé dans l'exercice de sa mission de protection des intérêts français qu'il s'impose à lui-même. Le passage du public au privé deviendrait ainsi irréversible. - Guillaume Brajeux François Laurent vient de rappeler qu'en principe, aucun navire sous pavillon français ne peut recourir aux sociétés de sécurité privées. Mais force est de reconnaître que celles-ci sont en train de s'installer sur ce marché et travaillent avec la plupart des armateurs étrangers. En tant qu'avocats, nous sommes amenés tous les jours à conseiller des armateurs. Nous leur recommandons, d'une part, de s'assurer du cadre juridique dans lequel ils emploient des SMP et, d'autre part, de ne pas travailler avec n'importe quelle société. 1. Le cadre juridique Dans sa résolution 1722, le Conseil de l'Europe *« encourage les États membres à règlementer le recours, par les compagnies maritimes, à des sociétés de sécurité privées».* Très clairement, ce texte n'interdit pas les SMP mais encourage ses États membres, dont la France fait partie, à règlementer le recours à ces sociétés. Concrètement, un certain nombre d'armateurs font le choix de changer de pavillon de façon à pouvoir faire appel à des SMP. Actuellement, par exemple, les armateurs allemands dont les navires transitent dans le golfe d'Aden sont en train de \"dénationaliser\" leur pavillon et d'opter pour celui du Liberia. De même, parmi les armateurs français, certains choisissent de quitter le pavillon français. 2. Le choix d'une SMP En ce qui concerne le choix des SMP, nous encourageons nos clients à privilégier les sociétés accréditées de façon indépendante, soit par la norme ISO, soit par d'autres organismes de certification, notamment britanniques. Il faut veiller à ce que les soustraitants éventuels soient également accrédités. Une société de sécurité qui avait signé un contrat de protection maritime avec un armateur d'Afrique du Sud a sous-traité son marché à une autre société qui n'était pas accréditée par les autorités sud-africaines. Un contrôle a eu lieu, les armes ont été confisquées et l'armateur a dû payer des amendes pour port d'arme illégal. Ce genre de risque doit être bien évalué. Nous recommandons aussi à nos clients de vérifier que l'entreprise est signataire de la charte des sociétés de sécurité privée. Cette charte, régularisée en Suisse, est actuellement signée surtout par des sociétés anglo-saxonnes. Elle représente un début d'organisation de la profession, destinée à écarter les \"brebis galeuses\" que M. Sacaze évoquait tout à l'heure. L'armateur doit s'assurer que la société de sécurité qu'il choisit est immatriculée régulièrement, qu'elle sélectionne et contrôle son personnel, qu'elle dispose des licences correspondant aux armes utilisées, qu'elle est solvable et qu'elle est assurée, avec éventuellement des clauses *« No cure, no pay».* Il doit également vérifier que l'État du pavillon a donné son accord et que ses propres assureurs sont informés qu'il recourt à une société de sécurité privée. 3. La définition des règles d'engagement L'armateur doit également veiller à ce que, dans le contrat qu'il signera avec la société de sécurité, les règles d'engagement soient parfaitement définies. L'enjeu essentiel de ce type de contrat est la répartition des rôles entre le capitaine et le responsable des gardes armés à bord. Il s'agit d'un problème pratique mais aussi et surtout d'un problème juridique, car des conflits peuvent apparaître entre les gardes armés et l'équipage. Or, d'après la convention SOLAS, *« le capitaine ne doit pas être soumis, de la part de la compagnie, de l'affréteur ou de toute autre personne, à des pressions qui l'empêchent de prendre ou d'exécuter des décisions qui, selon son jugement professionnel, sont nécessaires pour maintenir la sécurité et la sûreté du navire ».* De même, le code ISPS rappelle que le capitaine du navire est toujours responsable, en dernier ressort, de la sécurité et de la sûreté du navire. Le contrat doit donc préciser de façon très claire à qui va appartenir la décision d'utiliser les armes. En général, c'est au responsable des gardes armés, mais théoriquement, il doit avoir l'obligation de consulter au préalable le capitaine, sauf naturellement situation d'urgence, en particulier en cas de légitime défense. Ces règles d'engagement sont généralement regroupées dans une annexe au contrat, du fait de leur caractère confidentiel. Le contrat doit également prévoir ce qui se passe en cas d'incident, avec des clauses de renonciation à recours. 4. Les questions sans solution Dans le choix de recourir à une SMP, il faut également prendre en compte des questions pour lesquelles il n'existe pas encore vraiment de solution. La présence d'armes à bord peut avoir des vertus dissuasives, mais peut également provoquer plus de problèmes qu'elle n'en résout. Les munitions sont des marchandises dangereuses, inflammables, et dans certains cas elles ont provoqué des catastrophes. Par ailleurs, l'usage des armes est soumis à plusieurs réglementations : celle de l'État du pavillon, mais également celles des États dont dépend le siège de l'armateur et/ou de l'affréteur. Ces règlementations sont souvent contradictoires, d'où des problèmes parfois insolubles. Enfin, le transport d'armes doit être autorisé par les États par lesquels le navire va transiter. Compte tenu de la complexité des règlementations, on voit apparaître des solutions de type \"système D\" : lorsque les armes sont radicalement interdites dans un port, certains navires les débarquent et les conservent sur une embarcation qui reste à l'extérieur du port, avant de les rembarquer au départ du navire.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2011-05-01
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[ "françois laurent", "patrick mairé", "yvon riva", "gilles sacaze", "patrick simon" ]
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LA PRISE EN CHARGE DES EPE
# La prise en charge des EPE - Patrick Simon, *avocat au barreau de Paris, président de l'Association française de droit maritime Monsieur Riva nous a indiqué que les thoniers étaient protégés par des fusiliers marins embarqués. Qui finance cette protection : les armateurs ou les contribuables français ? - **Yvon Riva** Lorsque les militaires interviennent sur un théâtre d'opérations, ils perçoivent une prime qui s'ajoute à leur traitement de base. Nous payons le montant de cette prime, ainsi que les frais de déplacement, la partie logistique et certains frais annexes. ## Le recours à des sociétés privées armées - **De la salle** Quelle est la position d'Armateurs de France et du groupe Total sur l'opportunité de disposer de sociétés privées armées à bord ? - **Anne-Sophie Avé** Armateurs de France réunit une centaine d'armateurs, qui contrôlent au total un millier de navires, dont deux cents sous pavillon français. Pour ces derniers, la question ne se pose pas, puisque le droit français ne nous permet pas d'embarquer des sociétés privées ni des armes. Les armateurs français de navires qui opèrent sous pavillons européens ou tiers recherchent en priorité toutes les solutions avec l'État français pour assurer une protection légale et professionnelle. Quand aucune solution ne peut être trouvée et que le navire ne peut être dérouté (par exemple s'il s'agit d'une liaison entre Madagascar et la Tanzanie), nous devons nous débrouiller pour défendre nos navires par nos propres moyens. - **Jérôme Ferrier** La position du groupe Total sur cette question est claire. Dans les pays où nous intervenons, nous sommes défendus par les forces armées nationales, que ce soit en mer ou sur terre. La seule exception est l'Irak : à l'heure actuelle, il est impossible d'employer des salariés en Irak s'ils ne sont pas protégés par une société privée armée. En ce qui concerne la piraterie maritime, nous ne sommes pas en première ligne pour la décision, car nous ne sommes pas armateur. Mais en tant qu'affréteur, nous sommes également très exposés, car toute cargaison qui serait détournée ou ferait l'objet d'une prise d'otages aurait un impact sur notre image. C'est pourquoi nous nous attachons à nous aligner très strictement sur les positions officielles françaises.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2011-05-01
4
[ "robbert jurriansen", "patrick mairé", "xavier mesnet", "gérard valin" ]
4,155
LE RÔLE DES FORCES MILITAIRES
# Le rôle des forces militaires - **Patrick Mairé** Nous allons maintenant nous intéresser de plus près au rôle des forces militaires dans la lutte contre la piraterie. L'amiral Gérard Valin commandait les forces navales françaises de l'océan Indien à l'époque des trois attaques de pirates qui font actuellement l'objet de procédures judiciaires, celles du Ponant, du Carré d'As et du Tanit. Il pourra nous expliquer la façon dont les opérations militaires de libération de ces navires et des otages ont été vécues sur le terrain. Nous entendrons également le capitaine de vaisseau Xavier Mesnet, chef de la cellule piraterie du Centre de planification et de conduite des opérations de l'étatmajor des armées (CPCO), qui est installé dans le bunker situé au ministère de la Défense et à partir duquel sont dirigées toutes les opérations militaires. Nous donnerons enfin la parole au commandant Robbert Jurriansen, capitaine de frégate de la marine royale néerlandaise et chef de division au quartier général d'Atalante. - Gérard Valin, *amiral commandant la zone maritime de l'océan Indien de 2008 à 2009* En préambule, je voudrais rappeler quatre principes fondamentaux de la politique de défense française, cités dans le *Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale*. Le premier est le choix d'une approche globale, qui seule permet de résoudre les conflits : plusieurs personnes en ont déjà parlé et je n'insisterai pas. Le deuxième est le respect du droit international et de la souveraineté des États. Le troisième est la stricte suffisance dans l'emploi de la force contre le terrorisme ou la piraterie : nous devons veiller à limiter au maximum les dégâts collatéraux et le nombre de morts, sans quoi nous nous écartons de l'objectif de *« gagner les esprits et les cœurs»* et nous risquons d'aggraver encore les phénomènes contre lesquels nous luttons. Le dernier est la dimension européenne que doit systématiquement prendre notre action : c'est ce principe qui a inspiré le montage de l'opération Atalante. 1. Deux temps pour l'action Il ne s'écoule parfois que quinze minutes entre le moment où les marins détectent l'approche de pirates et le moment où ceux-ci ont pris possession du navire. Le Dubai Princess, par exemple, était en train de naviguer tranquillement lorsque son équipage a aperçu deux petites traces blanches, au loin sur la mer : il s'agissait de deux skiffs transportant des pirates armés. Quelques minutes plus tard, ils commençaient à tirer pour intimider l'équipage et l'obliger à arrêter le navire. Heureusement, l'hélicoptère d'une frégate australienne est arrivé sur ces entrefaites et a pu prendre les pirates en flagrant délit. Nous pouvons mener deux types d'action, selon qu'on se situe avant ou après le moment où les pirates sont montés à bord et ont pris des otages. 2. Les actions de prévention Le contrôle naval volontaire existait depuis longtemps mais a été réactivé dans l'océan Indien à partir de 2001. Les bâtiments qui se soumettent à ce dispositif nous indiquent en permanence leur position et reçoivent en retour des informations et des orientations en matière de prévention des dangers. Cette mesure a été particulièrement utile dans le cas du Ponant, comme nous le verrons tout à l'heure. Nous avons rapidement compris que, compte tenu de l'immensité de l'étendue à protéger et de la rapidité des attaques, il serait très difficile d'assurer une protection efficace sur la base de simples patrouilles sur zone. Conformément à un vieux principe de la guerre, il était souhaitable de réduire la zone de menace afin de pouvoir concentrer nos forces. La solution consistait à organiser des convois : nous pouvions ainsi optimiser l'efficacité de nos bâtiments en les faisant intervenir dans une zone beaucoup plus restreinte. Nous avons commencé à escorter des convois de bateaux sous pavillon français dès le mois d'août 2008. Lorsque l'Union européenne a créé une cellule de coordination européenne de lutte contre la piraterie maritime (EU NAVCO) en septembre 2008, la France a proposé cet accompagnement à l'ensemble des pays européens. La protection des convois était assurée par la frégate Courbet, qui a escorté des bateaux sous toutes sortes de pavillons, jusqu'à ce que la relève soit prise par l'organisation Atalante, à partir de décembre 2008. En juin 2009, la France a placé des équipes de protection embarquées à bord des bâtiments d'Orthongel. Nous l'avions déjà fait pour des navires Bourbon, et en particulier pour des câbliers, qui sont également très vulnérables car ils doivent circuler à vitesse réduite pour déposer les câbles au fond de la mer. Nous l'avions également fait pour des navires étrangers, mais monter pour eux ce genre de dispositif n'a rien d'évident car, outre un accord technique entre l'état-major et l'armateur, il faut obtenir l'autorisation de l'État du pavillon. En effet, si nous faisions embarquer des militaires français sur un bâtiment étranger sans cette autorisation, ils se retrouveraient dans le statut de mercenaires, ce qui poserait de nombreux problèmes juridiques. Or, les demandes des armateurs nous étaient adressées quelques jours à l'avance seulement, et les services diplomatiques ne sont pas organisés pour pouvoir répondre à ce type de demandes dans de tels délais. Toujours dans le domaine de la prévention, nous cherchons a capturer des pirates avant qu'ils ne prennent possession du navire, Mais pour les faire juger, nous devons prouver qu'ils s'apprêtaient à commettre des actes de piraterie et donc les prendre en flagrant délit. En effet, conformément au principe de la liberté de la mer, un bateau a le droit de transporter toutes sortes d'armements ou d'équipements : tant qu'il ne les utilise pas ou n'a pas l'intention de les utiliser, il ne contrevient pas à la loi. Il nous arrive d'arrêter l'équipage d'un skiff sur lequel nous trouvons des matériels ne relevant pas vraiment des méthodes de pêche traditionnelle, par exemple des échelles, des kalachnikovs et des RPG-7. Mais, sans pouvoir prouver formellement leur intention de commettre un acte de piraterie, nous sommes obligés de relâcher les pirates car nous ne disposons pas des outils juridiques pour les faire juger. 3. Les interventions sur prise d'otages Une fois que la prise d'otages a eu lieu, le cadre de notre action change complètement. En protégeant les ressortissants français, nous exerçons une mission traditionnelle de défense. Mais lorsque nous capturons des présumés pirates qui n'appartiennent pas à des forces armées régulières, notre action ne relève plus du droit de la guerre mais du droit commun et nous passons du domaine de la défense au domaine de la sécurité. Lors des missions de libération d'otages, nous n'intervenons alors plus dans le cadre de la mission Atalante, l'opération passe sous commandement national. C'est au président de la République et au chef d'état-major des armées qu'il revient d'en assumer la responsabilité et d'ordonner les mesures que nous devrons prendre. 4. Le cas du Ponant Notre première intervention sur prise d'otages a été l'opération Thalatine, menée suite à la capture du Ponant. Grâce au contrôle naval volontaire, nous avons pu suivre la prise d'otages en direct : nous savions exactement où le bâtiment se trouvait et le commandant nous a tenus informés minute par minute de ce qui se passait à nord : *« Nous sommes en train d'être attaqués (...). Ça y est, ils sont à bord (...). Ils atteignent la passerelle. C'est fini».* Une demi-heure plus tard, un hélicoptère survolait le Ponant, et trois heures après, l'aviso Commandant Bouan était sur place. Une semaine plus tard, les trente otages étaient libérés et une partie des pirates était capturée. Mais c'est seulement le 16 avril que ces derniers sont arrivés à Paris. Pour pouvoir suivre le Ponant dans les eaux territoriales somaliennes, nous avons dû au préalable obtenir l'autorisation d'y entrer. C'est cette difficulté qui a motivé la résolution des Nations unies adoptée à l'issue de cette affaire. Une fois au mouillage, nous devions être autorisés à intervenir à la fois dans les eaux territoriales et éventuellement à terre. Une cellule de crise avait été constituée au quai d'Orsay, sous les ordres du Président de la République, avec l'ensemble des ministres concernés. C'est cette cellule qui a mené les négociations avec le président du gouvernement de transition de l'époque, Abdullahi Yusuf. Ce dernier a donné son feu vert et nous avons pu capturer une partie des présumés pirates. Il restait à les juger. Grâce à la convention de Montego Bay, la France était légitime pour juger ces personnes, mais la Somalie était également partie prenante. Une nouvelle négociation a eu lieu au plus haut niveau, et la décision a été prise de juger les pirates en France. Pendant tout ce temps, les présumés pirates n'étaient pas détenus mais placés sous rétention administrative avec des marins en permanence près d'eux pour veiller à leurs besoins et vérifier que tout allait bien en attendant de les remette à la justice. Nous avons alors étudié les différentes manières possibles de les ramener sur le territoire national. Ils étaient retenus sur le Jean Bart, un bâtiment avec 350 personnes à bord. Les conduire à bord de ce navire sur le territoire français le plus proche, c'està-dire à La Réunion ou à Mayotte, aurait pris quinze jours dans chaque sens, ce qui représentait un coût prohibitif. De plus, la justice française souhaitait pouvoir les interroger le plus vite possible. C'est la raison pour laquelle les présumés pirates ont été transportés par hélicoptère sur un aérodrome somalien, où un avion français est venu les chercher pour les ramener en France. 5. Le Tanit et le Carré d'as Pour les voiliers Carré d'as et Tanit, l'échec des négociations a conduit à donner l'assaut, ce qui a permis de libérer les deux otages dans le premier cas et d'en sauver quatre sur cinq lors de la seconde opération au cours de laquelle, malheureusement, le skipper est décédé. La partie opérationnelle était plus complexe que pour le Ponant, mais en revanche, sur le plan juridique, nous avions déjà une première expérience, et le transfert des présumés pirates vers la métropole a donc été beaucoup plus rapide. J'ai conduit l'opération du Ponant avec le contre-amiral Marin Gillier, commandant les fusiliers marins commandos, et les opérations du Tanit et du Carré d'as avec le capitaine de vaisseau Paul-Henri Desgrées du Lou, son chef d'état-major, venus spécialement de métropole pour assurer le commandement de l'assaut des commandos. C'est à eux que revient en premier lieu le succès de ces opérations. 6. L'opération Atalante Après avoir été précurseur en matière de lutte contre la piraterie, tant sur le plan diplomatique que militaire, la France a inscrit notre action dans le cadre européen de l'opération Atalante. Celle-ci a permis d'organiser des convois dans le golfe d'Aden et a contribué à motiver une remarquable mobilisation internationale. En effet, outre les pays de l'Union européenne et de l'OTAN, des pays aussi divers que la Chine, l'Inde, l'Iran, la Malaisie, la Russie, Singapour, etc, se sont retrouvés à combattre ensemble un même adversaire ; c'est sans doute une première mondiale. Pour des raisons politiques faciles à comprendre, il était évident que certains pays n'accepteraient pas de placer leurs forces sous un commandement unique. C'est donc une coopération qui s'est mise en place, et l'Union européenne est au cœur de cette organisation. - Robbert Jurriansen Je suis capitaine de frégate de la marine néerlandaise, mais je m'exprime aujourd'hui en tant que chef de division au QG d'Atalante. L'opération Atalante est la première opération navale de l'Union européenne. Lancée en décembre 2008 sur la base de diverses résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies (résolutions 814, 1816, 1838, 1846, 1897), elle va se poursuivre jusqu'au 12 décembre 2012. L'opération Atalante a pour mission d'assurer la protection des navires affrétés par le Programme alimentaire mondial; de contribuer à la protection des navires vulnérables dans le golfe d'Aden et au large des côtes somaliennes, notamment dans la zone de transit ; de combattre les actes de piraterie en les prévenant ou en y mettant fin, et en recourant si nécessaire à l'usage de la force; et enfin de participer à la surveillance de la pêche dans la zone économique exclusive de la Somalie. Plusieurs évolutions dans les pratiques des pirates et les réactions de leurs victimes ont été observées au cours des derniers mois. Les pirates utilisent de plus en plus souvent des bateaux-mères, ce qui leur permet d'élargir leur périmètre d'opération. Aujourd'hui, la superficie de la zone jugée dangereuse est de plus de 3 millions de km2, ce qui équivaut à la surface de l'Europe occidentale. Le recours à des bateaux-mères avec des otages à bord permet également aux pirates de prévenir les attaques par des forces armées. On observe également une aggravation de la violence, avec par exemple un recours systématique aux lanceroquettes. De leur côté, les navires marchands réussissent de mieux en mieux à se défendre. Ils se dotent de citadelles qui permettent aux forces militaires de libérer les otages sans leur faire courir de risques. Encore hier soir, un navire turc qui participait à l'opération Ocean Shield a pu libérer un équipage qui s'était réfugié dans une citadelle. De plus en plus de navires recourent également à des équipes de protection privées embarquées. Le modèle d'affaires de la piraterie est extrêmement lucratif : les rançons ont atteint récemment jusqu'à 10 millions de dollars. Malgré l'action des forces maritimes internationales et des organisations maritimes civiles, le taux de succès des pirates est d'environ 26 % en 2010. Le coût global de la piraterie est évalué à 10 ou 12 milliards d'euros par an, en prenant en compte le montant des primes d'assurance, le coût du déroutement des navires et le paiement des rançons. D'un point de vue militaire, la piraterie constitue un cas classique d'attaque asymétrique, ce qui rend vain tout espoir de l'éradiquer. Tout au plus peut-on essayer de ramener cette menace à un niveau qui paraisse acceptable. Si l'EU NAVFOR (European Union Naval Force Somalia) souhaite renforcer la capacité maritime de l'Europe, améliorer la dissuasion et reprendre l'initiative, je vois cinq pistes d'action envisageables. La première serait la généralisation des équipes de protection embarquées. Pour l'instant, elles sont déployées uniquement au bénéfice des navires vulnérables, c'est-à-dire de ceux qui ont un franc-bord de faible hauteur, sont lents et portent une cargaison précieuse. La deuxième consisterait à modifier la route des navires marchands en tenant compte de la position des pirates, que l'on peut déterminer grâce à des systèmes automatiques tels que le LRIT (Long Range Identification and Tracking), l'AIS (Automatic Identification System) ou le VMS (Vessel Monitoring System). La troisième mesure serait de tenter d'immobiliser le bateau-mère et ses skiffs, que ce soit à l'ancre ou en route. La quatrième mesure, qui n'est pas autorisée aujourd'hui par l'Union européenne, consisterait à désorganiser la logistique des pirates à terre grâce à une amélioration du renseignement. Enfin, on pourrait encourager l'utilisation des citadelles et recourir à des forces spécialisées pour les opérations de libération des otages. - Xavier Mesnet, *capitaine de vaisseau, chef de la cellule piraterie du Centre de planification et de conduite des opérations de l'état-major des armées* L'amiral Valin a indiqué qu'il ne s'écoulait parfois que quinze minutes entre le moment où l'on détectait l'approche des pirates et le moment où ils étaient à bord. Les pirates n'ont en effet besoin que de quelques minutes, voire de quelques secondes, pour s'emparer d'un bateau dont les francs-bords sont bas et qui n'est pas défendu. Le commandant d'un bâtiment nous a procuré un petit film de 22 secondes montrant l'ensemble du déroulement d'une attaque, du début jusqu'à la fin. Il ne s'agit pas d'une séance \"choc\", mais au contraire d'une opération plutôt tranquille. C'est une illustration du problème général des navires vulnérables en océan Indien auquel nous sommes confrontés. Nous avons dû montrer récemment ce film aux responsables du PAM pour les convaincre d'affréter des navires en meilleur état. Parmi les trente à cinquante mille bateaux qui circulent dans l'océan Indien, beaucoup sont extrêmement vulnérables et faciles à prendre, ce qui explique le taux de 25 % de réussite des pirates. Il est donc très important de mettre l'accent sur la prévention, qui peut prendre deux formes : une défense de type zonale, ou la protection individuelle des bâtiments. 1. La défense de zone La France s'est engagée dans la lutte contre la piraterie en prenant une large part à l'opération Atalante, mais également à travers les interventions ponctuelles de ses navires de guerre, lorsqu'ils traversent l'océan Indien pour se rendre soit du côté du golfe persique, soit du côté de La Réunion. Ces navires peuvent, en cas de besoin, apporter leur aide à des opérations conduites par l'une des marines nationales. Nous intervenons également au sein des autres grandes coalitions alliées. Même si aucun de nos navires ne participe à l'opération Ocean Shield, nous assurons actuellement le commandement de l'état-major de l'OTAN qui est situé à Lisbonne et gère ces affaires de piraterie. C'est également un officier français qui dirige la planification de l'ensemble des moyens de la troisième grande coalition, les Combined Maritime Forces, sous commandement américain. Cette présence dans les états-majors est très importante car le contexte politique de la lutte contre la piraterie est souvent complexe, et il est crucial de réussir à coordonner tactiquement des forces qui agissent selon différents ordres et différentes règles d'engagement. L'existence de citadelles sur les bâtiments joue un rôle très important pour nos opérations de défense sur zone. Dans le corridor IRTC (Internationally Recommended Transit Corridor) par exemple, nous demandons aux équipages attaqués de se réfugier dans leur citadelle et d'essayer de tenir au moins dix minutes : ce délai nous suffit pour approcher avec des hélicoptères. S'ils réussissent à tenir cinq minutes de plus, nous avons le temps de mobiliser des moyens supplémentaires. En revanche, quand le navire est isolé au milieu de l'océan Indien, il nous faut parfois plusieurs journées pour le rejoindre. La citadelle peut permettre à l'équipage de tenir deux jours, voire trois, mais nous ne pouvons pas forcément aller le libérer, car encore faut-il disposer d'un bateau pour ce faire. 2. L'accompagnement individuel Lorsque nous ne pouvons pas exercer une défense zonale, notre deuxième grande ligne d'action consiste à protéger les bâtiments de façon individuelle. Nous nous appuyons pour cela sur les quatre grandes bases militaires françaises présentes dans la région : celle d'Abu Dhabi, tout au nord; celle de Djibouti, grande base sur laquelle nous faisons transiter de nombreux bateaux et matériels; celle de Mayotte, située dans le canal de Mozambique; et enfin celle de La Réunion. Pour la protection des navires de pêche et l'accueil de nos équipes embarquées, nous bénéficions également du soutien des Seychelles. 3. Les moyens disponibles La coalition européenne Atalante dispose en général de huit à dix bateaux. La coalition de l'OTAN, Ocean Shield, de quatre à six bâtiments. La Combined Task Force 151, qui dépend des Combined Maritime Forces, de cinq ou six unités. S'y ajoutent les bâtiments d'un certain nombre de pays qui ne participent pas à ces coalitions et qu'il faut néanmoins coordonner, comme ceux de la Chine, qui escortent de nombreux navires dans l'IRTC; ceux de l'Inde, qui interviennent à proximité de ses côtes; ceux de l'Iran, qui accompagnent également quelques navires dans la zone de l'IRTC; ou encore ceux du Japon, présents depuis le début, ou ceux de la Russie, qui participent de façon épisodique. Au total, environ 25 navires de guerre participent en permanence à la lutte contre la piraterie. S'y ajoutent trois ou quatre avions de reconnaissance, utilisés surtout dans le sud, et aussi des moyens de type satellite. Enfin, les équipes de protection embarquée représentent environ une centaine d'hommes. À titre de comparaison, les opérations en Lybie mobilisent actuellement 28 navires, toutes coalitions confondues. La contribution internationale contre la piraterie est donc tout à fait considérable. On est cependant loin du nombre de navires qu'il faudrait pour couvrir véritablement l'ensemble de la zone : environ 90 bâtiments, accompagnés d'hélicoptères. 4. Les zones d'action Nos forces navales interviennent sur quatre grandes zones. La première est celle l'IRTC, sur laquelle nous obtenons des résultats satisfaisants : sur l'ensemble du corridor, nous n'avons pas enregistré de capture de bateau depuis six mois. Nous devons cependant rester vigilants car, depuis deux semaines, un certain nombre d'attaques se sont à nouveau produites sur le corridor. Dans la deuxième zone, le bassin somalien, notre action consiste notamment à exercer une pression devant les camps de départ. Les pirates ne construisent pas de grands hangars logistiques qui seraient faciles à identifier et à détruire. Ils se passent des mots d'ordre ponctuels de rassemblement des moyens sur une plage donnée, puis se dispersent deux jours plus tard. Pour vérifier si les canots rassemblés sur une plage appartiennent à des pêcheurs ou à des pirates, il faut s'approcher, ce qui conduit à prendre des risques. En matière de frappe militaire, ce ne sont donc pas des cibles très intéressantes. Nous essayons cependant de trouver d'autres moyens d'empêcher les pirates de quitter les plages somaliennes. Dans la partie haute mer de l'océan Indien, nous menons essentiellement des missions de protection. Enfin, dans la partie mer d'Arabie, nous disposons de peu de bases et de peu de forces pour intervenir. Les opérations sont donc plutôt menées par des marines indépendantes, en particulier celles de l'Inde et de la Corée. 5. Des modes d'action évolutifs En ce moment, l'activité des pirates bat son plein. Pendant la dernière semaine du mois d'avril, par exemple, nous avons enregistré six attaques, dont une a abouti à une prise d'otages. La même semaine a également eu lieu une libération. Les pirates changent régulièrement de mode d'action. En ce moment, par exemple, ils tendent à abandonner le principe des bateaux-mères, trop faciles à repérer, et à revenir à l'utilisation de boutres traditionnels, auxquels ils arriment des canots ou des skiffs, plus commodes pour aborder les grands navires de commerce. Nous sommes parfois également surpris par leurs choix tactiques. Pendant les deux derniers mois, il n'y a eu pratiquement aucune attaque dans le sud de l'océan Indien, contrairement à nos attentes. Au mois de janvier, en revanche, nous avons été confronté de façon soudaine à un très grand nombre d'attaques simultanées, plus important que tout ce que nous avions connu depuis le début des opérations. Nous avons parfois un temps de retard pour nous adapter aux nouveaux modes d'action des pirates. En effet, pour modifier nos propres règles d'engagement, nous devons commencer par négocier avec Bruxelles, et donc avec les 27 pays de l'Union européenne. Par exemple, après avoir constaté que nous avions du mal à bloquer le flux d'environ deux mille pirates qui sont en permanence en mer, il nous a fallu six mois d'efforts pour obtenir un accord des 27 pays sur des modes d'intervention plus fermes. Il s'agit par exemple de la possibilité de couler les skiffs d'attaques qui accompagnent les boutres. Nous avons déjà pu mener à bien six opérations de ce type, ce qui a obligé les pirates à abandonner leurs projets et à repartir vers la Somalie. Nous aimerions que le délai de réponse aux évolutions du mode d'action des pirates puisse être plus rapide. 6. Trop peu de débouchés judiciaires Nous souhaiterions également qu'un plus grand nombre de nos opérations trouvent un débouché judiciaire. Le mot d'ordre initial *« pas d'impunité pour les pirates»* est devenu après quelque temps *« pas d'impunité pour les pirates pris en flagrant délit».* Lorsque nous visitons un bateau et que nous trouvons des armes, des munitions et des échelles, mais que l'équipage est composé de Yéménites ou de personnes qui ne sont pas exactement dans une situation où nous pourrions les appréhender, nous nous contentons de jeter tout le matériel à l'eau et nous les laissons repartir. Ceci crée une certaine frustration parmi nos équipages. 7. L'intégration des marines asiatiques Enfin, nous souhaiterions une meilleure intégration des marines asiatiques. Sur environ 550 otages détenus actuellement, 90 % viennent du monde asiatique, et très peu viennent d'Europe. Certains ont été capturés sur des navires asiatiques qui n'étaient même pas immatriculés, ou dont les armateurs ne se soucient pas de payer une rançon. Nous aimerions que les grandes marines asiatiques rejoignent les différentes coalitions de façon à nous aider à traiter ces situations. Cela faciliterait également l'harmonisation de nos modes d'action. Les interventions coréennes, par exemple, sont particulières dures. 8. Un objectif encore lointain L'objectif final que nous poursuivons est le retour à une certaine sécurité dans l'océan Indien. À l'heure actuelle, la défense des intérêts français et la libre circulation du trafic sont relativement bien assurées, même si certaines routes ont dû être modifiées. En revanche, beaucoup d'efforts restent à faire pour affermir les souverainetés régionales côtières : certains pays doivent être aidés si l'on veut qu'ils contrôlent leurs eaux territoriales de façon à empêcher qu'elles servent de zones refuges pour les pirates. Au total, nous sommes encore loin de faire appliquer le droit international et d'assurer la sécurité régionale dans cette zone. Pour cela, nous savons que la solution ne peut pas être uniquement maritime et militaire.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2011-05-01
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[ "robbert jurriansen", "patrick mairé", "xavier mesnet", "gérard valin", "thierry dussart" ]
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DÉBAT
# Débat ## Le QG d'Atalante - **Patrick Mairé** Quelles sont les relations entre le commandant d'Atalante et Bruxelles? Tous les pays participant à Atalante sontils représentés au sein du quartier général? - **Robbert Jurriansen** C'est le général Buster Howes qui commande le quartier général des forces armées européennes à Northwood et qui rend compte de cette tâche à Bruxelles. Presque tous les pays participant à l'opération sont représentés, même l'Ukraine, par exemple, qui n'a pas encore pris part à la lutte contre la piraterie, mais va le faire prochainement en mettant à disposition un avion de patrouille maritime. - **Xavier Mesnet** La France a toujours défendu le principe selon lequel l'opération Atalante devait être dirigée depuis l'Angleterre. En effet, les résultats que l'on peut en attendre dépendent étroitement des bonnes relations entre les grandes coalitions et le monde maritime, et l'Angleterre joue un rôle clef dans le monde maritime. ## La solidarité des gens de mer - Thierry Dussart, *journaliste au Télégramme* La coopération entre les différentes coalitions représente-t-elle plutôt l'avantage de la complémentarité ou l'inconvénient de la dispersion? - **Gérard Valin** Il est évident que l'implication de l'ensemble des États du monde ne peut pas se faire sous un commandement unique. On n'imagine pas l'Iran, l'Inde ou la Chine passer sous le commandement des Américains ou des Français. Partant, on peut difficilement parler d'avantages ou d'inconvénients : la coopération est une nécessité, à prendre comme telle. L'important est que, sur le théâtre, les actions soient coordonnées. Or, elles le sont. L'opération Atalante permet d'organiser des convois cohérents de bateaux en fonction de leur vulnérabilité, de leur vitesse, etc. Les convois de bateaux chinois sont plutôt accompagnés par la marine chinoise, et les convois de bateaux iraniens par la marine iranienne, mais si un bateau supplémentaire, relevant d'un autre pavillon, se joint au groupe, cela ne pose aucun problème. De même, lorsque j'ai mené les opérations du Ponant, du Carré d'as et de la Tanit, j'ai bénéficié de l'aide de certains pays qui ne font partie d'aucune coalition. Il existe une tradition de solidarité entre les gens de mer, et elle joue pleinement dans la lutte contre la piraterie. ## Les atouts de l'Union européenne - Xavier Mesnet Certains pays ne participent pas aux opérations dans le cadre de l'Union européenne mais dans celui de l'OTAN. C'est le cas du Danemark, qui apporte une contribution vraiment extraordinaire à nos actions, de même que la Turquie. C'est pourquoi, même si la France a engagé tous ses moyens dans l'opération Atalante, elle soutient également les opérations Ocean Shield de l'OTAN, qui ont leur intérêt propre. Chaque coalition a ses propres spécificités. Pour Atalante, il s'agit par exemple de la capacité à conclure des accords juridiques avec les différents pays, capacité que n'a pas l'OTAN. C'est un très grand atout de l'Union européenne. C'est la raison pour laquelle nous poussons cette dernière à reprendre l'avantage qu'elle a perdu en se montrant incapable de juger les pirates capturés. - Gérard Valin Plusieurs intervenants ont souligné que la solution du problème de la piraterie ne pourra pas être uniquement militaire : elle sera forcément globale et prendra également en compte les aspects politique, économique, humanitaire, etc. Or, contrairement à une simple coalition militaire, l'Union européenne dispose de leviers qui lui donnent la capacité d'agir dans l'ensemble de ces domaines. ## Le théâtre d'opérations libyen - Thierry Dussart La redistribution des forces navales en raison de l'opération libyenne se fait-elle au détriment de la lutte contre la piraterie ? - Xavier Mesnet Il est clair que l'action en Libye consomme du potentiel militaire. Cela dit, aucun bateau n'a quitté le théâtre de l'océan Indien pour se rendre en Libye.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2011-05-01
6
[ "cédric alépée", "philippe delebecque", "delphine dewailly", "monique liebert-champagne", "patrick mairé", "camille petit" ]
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COMMENT JUGER LES PIRATES?
# Comment juger les pirates? - **Patrick Mairé** Nous entrons maintenant dans le cœur du débat juridique : après avoir interpellé les pirates et avoir matérialisé leurs infractions, encore faut-il disposer d'outils juridiques permettant de les juger. Fournir ces outils était l'un des objectifs de la convention de Montego Bay, adoptée le 10 décembre 1982. Philippe Delebecque, spécialiste du droit maritime, nous montrera que cette convention constitue le socle à partir duquel les différentes législations ont pu se mettre en place. En France, avant cette convention, il existait déjà un texte prévoyant l'incrimination de la piraterie, la loi du 10 avril 1825. Mais cette loi a été abrogée en 2007 par le biais d'une loi dite de simplification du droit. Maître Cédric Alépée, avocat des accusés dans deux des dossiers actuellement en cours d'instruction, nous exposera les problèmes juridiques que l'absence de texte a entraînés avant l'adoption de la loi du 5 janvier 2011. Les militaires étant engagés au premier chef dans les opérations de lutte contre la piraterie, il a paru légitime de confier au ministère de la Défense le soin de piloter l'élaboration du nouveau texte, qui a fait l'objet d'un long travail interministériel. Monique Liebert-Champagne, directrice des affaires juridiques du ministère de la Défense, nous en expliquera le contenu. Delphine Dewailly, sous-directrice, au sein du ministère de la Justice, du droit pénal spécialisé et en charge des bureaux traitant les affaires de criminalité organisée ou encore de terrorisme, nous donnera ensuite le point de vue du ministère de la Justice : la nouvelle loi est-elle satisfaisante pour les juristes, et surtout pour les magistrats qui ont à examiner les dossiers ? Enfin, Camille Petit, qui a assisté Jack Lang dans l'élaboration de son rapport et qui est actuellement diplomate en charge des questions stratégiques liées à la lutte contre la piraterie, abordera les questions qui ne manquent pas de se poser lorsque l'on sait que 95 % des pirates interpellés sont relâchés et que ceux qui sont jugés le sont dans des conditions parfois sous-optimales par rapport aux objectifs initiaux : la France peut-elle, et doit-elle, juger tous les pirates de l'océan Indien? Des solutions locales peuvent-elles être envisagées? D'autres États peuvent-ils prendre leur part du fardeau? - Philippe Delebecque, *professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne* Pour déterminer quel est le droit applicable à la piraterie, on peut se tourner soit vers le droit international, soit vers les droits internes. 1. Le droit international Le recours au droit international semble indispensable pour permettre la capture licite des pirates en haute mer, lorsque leur pavillon diffère de celui du navire capteur. Selon l'article 105 de la convention de Montego Bay : *« Tout État peut, en haute mer ou en tout autre lieu ne relevant de la juridiction d'aucun État, saisir un navire ou un aéronef pirate, ou un navire ou un aéronef capturé à la suite d'un acte de piraterie et aux mains de pirates, et appréhender les personnes et saisir les biens se trouvant à bord».* Cette disposition, particulièrement claire, reprend une coutume internationale. Il s'agit d'une norme d'habilitation permettant de déroger aux privilèges du pavillon à l'égard des navires pirates. Encore faut-il démontrer qu'il y a piraterie. À cet égard, on peut regretter que la définition énoncée dans l'article 101 de la convention ne soit pas d'une clarté parfaite : « *On entend par piraterie l'un quelconque des actes suivants : a) tout acte illicite de violence ou de détention ou toute déprédation commis par l'équipage ou des passagers d'un navire ou d'un aéronef privé, agissant à des fins privées, et dirigé : i) contre un autre navire ou aéronef, ou contre des personnes ou des biens à leur bord, en haute mer; ii) contre un navire ou aéronef, des personnes ou des biens, dans un lieu ne relevant de la juridiction d'aucun État; b) tout acte de participation volontaire à l'utilisation d'un navire ou d'un aéronef, lorsque son auteur a connaissance de faits dont il découle que ce navire ou aéronef est un navire ou aéronef pirate; c) tout acte ayant pour but d'inciter à commettre les actes définis aux lettres a) ou b), ou commis dans l'intention de les faciliter».* Cette définition laisse entendre que la piraterie, au sens du droit international, supposerait une relation entre deux navires. Dans ces conditions, le fait que des personnes se trouvant à bord d'un navire s'emparent de ce même navire ou y commettent des violences ne constitue juridiquement pas un acte de piraterie. Par ailleurs, selon la convention, l'acte doit être localisé en haute mer ou dans un lieu ne relevant d'aucune juridiction. Dans ce cas, qu'en est-il des actes commis dans une zone économique exclusive? Les ZEE doivent-elles être assimilées, de ce point de vue, à la haute mer? Personnellement, c'est l'interprétation que je préconise. Il résulte de ces deux articles que seuls certains actes commis en haute mer relèvent de la piraterie. Face à des actes de ce type, les États peuvent, sans violer le droit international, se saisir de leurs auteurs ainsi que des navires, et ceci quelle que soit la nationalité des victimes ou celle des auteurs. L'article 105 précise, de surcroît, que les tribunaux de l'État qui a opéré la saisie peuvent se prononcer sur les peines à infliger, à nouveau quelle que soit la nationalité des victimes ou des auteurs. 2. L'arrêt Intertanko Ces dispositions sont indispensables pour garantir aux États qu'ils ne violent pas le droit international lorsqu'ils pourchassent des pirates en haute mer. Elles sont cependant insuffisantes, à la fois parce que l'on considère, à tort ou à raison, que la convention de Montego Bay ne fait pas de la piraterie une infraction pénale, et parce que, dit-on, à supposer que la piraterie constitue une infraction pénale, la convention de Montego Bay n'est pas immédiatement applicable. Pour l'affirmer, on se réfère à une jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes, l'arrêt Intertanko du 3 juin 2008, bien connu des maritimistes. Selon cet arrêt, la convention de Montego Bay n'a pas mis en place des règles destinées à s'appliquer directement aux particuliers ni à leur conférer des droits ou des libertés susceptibles d'être invoqués à l'encontre des États. On peut émettre des réserves sur cette jurisprudence mais, en droit positif, il en résulte que cette convention n'est pas directement applicable, d'où la nécessité de se tourner vers les droits internes. 3. Les droits internes Ceux-ci sont caractérisés par une grande diversité d'approche sur la question de la piraterie. La plupart des États se contentent de réprimer les actes de piraterie commis dans leurs eaux territoriales. Ils ne répriment les actes commis en haute mer que lorsqu'ils sont commis par des navires de pavillon national, ou à l'encontre de navires battant pavillon national. La majorité d'entre eux ne prévoient pas d'incrimination ni de peine pour les actes commis en haute mer sans lien avec le pavillon national. Les uns n'évoquent même pas ce cas de figure. Les autres contraignent leurs autorités à renoncer à toute poursuite dans une telle situation. D'autres encore ne possèdent tout simplement pas, dans leur code pénal, d'outil juridique permettant d'incriminer ce type d'actes. C'est le cas, par exemple, de la Somalie. Il existe cependant quelques États érigeant la piraterie en crime et prévoyant des dispositions très précises à cet égard. Une loi américaine de 1909 prescrit la prison à vie pour ceux qui se livrent à des actes de piraterie au sens du droit international. On peut noter cependant qu'une décision récente de la cour d'appel de Virginie, s'interrogeant sur la façon de concevoir l'infraction de piraterie au sens du droit américain, s'est appuyée sur une définition donnée en 1910 par la Cour suprême des États-Unis, selon laquelle la piraterie est assimilable au vol. D'autres droits sont plus ouverts. La loi française de 1825, abrogée en 2007, incriminait le brigandage. Depuis, une jurisprudence intéressante a été rendue par la Cour de cassation dans les affaires du Carré d'as et du Ponant. La Cour de cassation a reconnu expressément la légalité des interpellations des pirates opérées dans les eaux somaliennes en se fondant sur certains textes du code des Nations unies et sur des résolutions du Conseil de sécurité. Elle a, en particulier, consacré au moins implicitement la notion de droit de poursuite inverse. On entend par droit de poursuite, au sens du droit international, la possibilité pour les autorités nationales, lorsqu'une infraction est commise dans les eaux territoriales, de poursuivre les coupables qui se sont réfugiés en haute mer. Le droit de poursuite inverse est le droit de poursuivre les pirates lorsque l'infraction est commise en haute mer et qu'ils se réfugient dans les eaux territoriales. Cette solution a été reconnue implicitement par des arrêts de la Cour de cassation, et elle a désormais reçu l'aval de la loi de 2011. 4. La loi française de 2011 La loi française de 2011 permet d'incriminer la piraterie sous certaines conditions géographiques et matérielles. Le texte prévoit que la loi s'applique aux actes commis en haute mer ou dans les espaces maritimes ne relevant d'aucune juridiction, ou encore dans les eaux territoriales d'un État, à condition que le droit international l'autorise. Sur le plan des conditions matérielles, la loi n'énonce pas une définition spécifique de la piraterie mais n'a pas voulu non plus entériner l'article 101 de la convention de Montego Bay, qui manquait de clarté. Elle a préféré renvoyer à des infractions existantes, limitativement énumérées, et pouvant constituer des actes de piraterie. Il s'agit tout d'abord de l'infraction de détournement d'aéronef, de navire ou de tout autre moyen de transport (articles 224.6 à 224.7, et 224.8.1 du code pénal); des infractions d'enlèvement et de séquestration (articles 224.1 à 224.5.2, et 224.8 du code pénal); et enfin de l'infraction de participation à une association de malfaiteurs. D'autres infractions auraient pu être considérées comme participant de la piraterie, mais elles n'ont pas été retenues. L'option retenue par le législateur français, à savoir ne pas définir de façon générale la piraterie mais renvoyer à des infractions qui, concrètement, peuvent constituer des actes de piraterie, me paraît très raisonnable. Mais, dans ces conditions, on ne peut pas parler d'une réelle transposition des dispositions de la convention de Montego Bay. 5. Pour une échelle commune des peines On observe une grande diversité entre les droits internes : certains ne prévoient rien contre la piraterie ; d'autres sont très répressifs ; et d'autres plus compréhensifs, comme le droit français. Du point de vue juridique, on peut se demander si certains principes fondamentaux ne sont pas affectés par cette diversité, en particulier l'article 11.2 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, selon lequel on ne peut punir une personne d'une peine plus lourde que celle qui était susceptible d'être appliquée au moment de la commission de l'infraction. Supposons qu'un pirate somalien s'en prenne à un navire indien, puis soit appréhendé par les autorités américaines et enfin qu'un juge kenyan soit saisi de l'affaire. Le coupable est-il en mesure de savoir par avance quel droit va s'appliquer? La solution dans laquelle les Nations unies semblent s'engager consisterait à élaborer une loi internationale prévoyant une échelle des peines ainsi que des règles permettant d'atténuer les peines lorsque le pirate collabore avec les autorités. 6. La juridiction compétente J'en viens à la question de la juridiction compétente : quel juge est en mesure de prononcer des peines contre les pirates? Certains avancent qu'en vertu du principe de compétence universelle défini par l'article 105 de la convention de Montego Bay, toutes les juridictions auraient compétence pour juger les pirates. Mais l'article 105 précise que *« les tribunaux de l'État qui a opéré la saisie peuvent se prononcer sur les peines à infliger, ainsi que sur les mesures à prendre en ce qui concerne le navire, l'aéronef ou les biens».* Il faut donc que la capture des pirates ait été opérée par les autorités nationales pour que les juridictions de cet État puissent intervenir. En réalité, le problème n'est pas celui de la compétence universelle. La plupart des États refusent d'exercer cette compétence et de sanctionner les actes de piraterie. Ils préfèrent se contenter de juger ces actes lorsqu'ils sont commis dans leurs eaux territoriales, ou lorsqu'ils sont commis en haute mer mais par un navire battant pavillon national ou à l'encontre d'un navire battant pavillon national. La loi française de 2011 a cherché à régler cette difficulté, et elle apporte des solutions qui me semblent très appropriées. Plutôt que de consacrer le principe de compétence universelle, elle définit un principe de quasi compétence universelle, en prévoyant un certain nombre de conditions pour qu'un juge français puisse intervenir sur les infractions de piraterie commises en haute mer. Selon les articles 5 et 6 de cette loi, il faut pour cela que les suspects aient été appréhendés par des agents français, qu'aucun autre État ne revendique sa compétence juridictionnelle et qu'aucun accord n'ait été passé entre l'État français et les autres États concernés. Cette dernière formule permet de prendre en compte les demandes d'extradition et de mise en œuvre d'accords passés entre l'Union européenne et certains pays comme le Kenya ou les Seychelles, accords aux termes desquels les forces européennes peuvent remettre à ces pays les suspects interpellés en vue de leur incarcération ou de leur jugement. En application du droit français, la compétence juridictionnelle n'est donc pas universelle, mais limitée, et il me semble que c'est vers une solution de ce type que l'on devrait s'orienter, dans le cas où une loi internationale serait adoptée sur cette question de compétence. 7. D'autres questions pendantes D'autres questions continuent à se poser, comme celle de la protection des navires, dont nous débattrons un peu plus tard. Personnellement, je suis très réservé sur l'intervention de sociétés militaires privées. Je rappelle que depuis la convention de 1856, qui lie la France et qui a été adoptée après les guerres de Crimée, la course est et demeure abolie. - Cédric Alépée, *avocat au barreau de Paris* J'interviens dans la défense de deux ressortissants somaliens, l'un impliqué dans l'affaire du Ponant, et l'autre dans celle du Carré d'as. Je n'évoquerai pas le fond de ces affaires, qui ne sont pas encore jugées. En revanche, il me semble intéressant de rappeler les difficultés apparues lors de leur traitement judiciaire, car ce sont ces difficultés qui ont conduit à l'élaboration de la loi qui va être vous être présentée tout à l'heure. 1. Le rappel des faits Dans l'affaire du Ponant, les présumés pirates ont été interpellés en territoire somalien, puis ont été retenus sur la frégate Jean Bart pendant cinq jours, avant d'être conduits en France et présentés à un juge d'instruction. Les inculpations retenues contre eux sont l'arrestation et la séquestration de plusieurs personnes comme otages afin d'obtenir le versement d'une rançon, l'association de malfaiteurs et le vol en bande organisée. Ces personnes ont été placées en détention provisoire. Dans le cas du Carré d'as, six personnes ont été interpellées puis conduites à bord du Courbet, où elles ont été retenues pendant neuf jours. L'amiral Valin a parlé à ce sujet de *« rétention administrative»,* mais ce terme fait polémique car il ne correspond pas aux règles de droit applicables. 2. Les normes applicables L'applicabilité de la norme pénale française ressort des dispositions de l'article 113.2 du code de procédure pénale, selon lequel la loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République. L'infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors que l'un de ses faits constitutifs a lieu sur ce territoire. L'article 113.3 du même code précise que la loi française est applicable aux infractions commises à bord des navires battant pavillon français ou à l'encontre de tels navires, en quelque lieu qu'ils se trouvent, et qu'elle est applicable aux infractions commises à bord des navires de la marine nationale ou à l'encontre de tels navires, en quelque lieu qu'ils se trouvent. Dans le droit pénal français, la notion de compétence est extrêmement élargie, puisqu'il existe également une compétence du point de vue de l'auteur de l'infraction et du point de vue de la victime. Dés lors que l'auteur de l'infraction est français, il est soumis à la procédure française. De même, lorsque la victime est française, et c'est le cas en l'espèce puisque la majorité des victimes dans ces deux affaires étaient françaises, la compétence française s'applique. La chambre criminelle de la Cour de cassation a adopté un certain nombre de principes dans le traitement des problématiques liées à la compétence des juridictions françaises pour juger les personnes appréhendées en dehors du territoire national. Ces principes concernent en particulier les personnes interpellées par les autorités locales ou ayant fait l'objet d'une mesure de refoulement ou d'expulsion. Selon l'arrêt Argoud du 4 juin 1964, il appartient seulement aux autorités de l'État étranger de contester les conditions d'une interpellation sur le sol étranger. Un particulier n'a pas qualité pour se prévaloir d'une infraction aux règles du droit international public. Lors de la célèbre affaire Barbie, la Cour de cassation a estimé, dans son arrêt du 6 octobre 1983, que l'exécution d'un mandat sur le territoire national contre une personne précédemment réfugiée à l'étranger n'était nullement subordonnée au retour volontaire de cette personne en France ou à la mise en œuvre d'une procédure d'extradition. Cette jurisprudence été confirmée par l'arrêt Amédien du 22 décembre 1987. Une nouvelle avancée a été opérée par la chambre criminelle à travers l'arrêt Carlos du 21 février 1995, selon lequel la mesure de refoulement qui avait été prise par le gouvernement soudanais constitue un acte de souveraineté de cet État échappant à l'examen de l'autorité française. La dernière avancée notable en la matière est l'arrêt Durante du 24 septembre 1997, selon lequel les juridictions françaises sont incompétentes pour connaître les conditions dans lesquelles sont intervenues l'arrestation et l'expulsion d'une personne à l'étranger, par les autorités locales agissant dans la plénitude de leur souveraineté. En d'autres termes, la Cour de cassation estime que la juridiction française est compétente dès lors que la personne est présentée en France. Ce qui s'est passé en amont, c'est-à-dire l'interpellation et l'éventuelle rétention de la personne, ne la concerne pas. 3. Les arrêts de la CEDH Toutefois, dans son arrêt Medvedyev, du nom d'un requérant dans une affaire de trafic de drogue impliquant un navire appelé le Winner, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a estimé, le 29 mars 2010, que le procureur de la République française n'est pas une autorité judiciaire indépendante, et par ailleurs, et c'est ce point surtout qui nous intéresse, que la détention des personnes en mer durant 13 jours ne reposait sur aucune base légale. Dans son exposé, l'amiral Valin nous a rappelé que la légitimité de l'intervention des forces françaises sur le territoire somalien était fondée sur deux accords entre l'autorité somalienne et le gouvernement français. Il s'agit, en réalité, de deux notes verbales. La première autorise les forces françaises à intervenir sur le territoire somalien, et la deuxième les autorise à intercepter les ressortissants somaliens et à les conduire sur le territoire français. Il est donc soutenu que l'intervention des forces françaises sur le territoire somalien serait couverte par un acte de gouvernement. Je considère que c'est à tort, et c'est notamment la raison pour laquelle mon client a présenté un recours devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Un acte de gouvernement est un acte qui n'est pas soumis au pouvoir juridictionnel, au sens où le pouvoir juridictionnel ne peut pas donner son avis ou faire des observations sur cet acte. Il concerne les relations du pouvoir exécutif avec, d'une part, le pouvoir législatif, et d'autre part, les autorités étrangères. On voit mal, en effet, une autorité judiciaire se mêler d'un accord ou de tout acte ou convention qui serait conclu entre l'État français et un quelconque État étranger. Mais dans l'affaire du Ponant, l'appréhension et la rétention des ressortissants somaliens ne sauraient être considérées comme un acte de gouvernement. Il s'agit bien d'actes détachables, c'est-à-dire d'actes soumis au contrôle du juge, dans la mesure où, d'une part, la finalité de ces notes verbales était simplement de déférer ces personnes devant une autorité judiciaire française, et d'autre part, ces personnes ont été retenues et privées de liberté. Considérer qu'un acte de gouvernement serait susceptible de permettre de priver de liberté un individu est une interprétation très dangereuse. C'est pourquoi l'on doit considérer que la procédure lancée à l'encontre des ressortissants somaliens, et notamment leur rétention en mer, était privée de base légale. Dans les deux affaires, la privation de liberté effectuée sans base légale constitue une violation de l'article 5.1 de la Convention européenne des droits de l'Homme. Elle viole en effet le principe de promptitude. Selon la Convention européenne, toute personne interpellée doit être présentée dans les meilleurs délais devant un juge. Dans les deux affaires, les ressortissants somaliens ont été retenus en mer sur un navire battant pavillon français, et par conséquent sur une parcelle du territoire de la République française. Ils avaient donc droit aux garanties offertes par le code de procédure pénale, et plus généralement par le droit français. En l'espèce, sachant que les personnes qui ont procédé à l'interpellation n'étaient pas des officiers de police judiciaire, elles ont agi, à mon sens, sous le visa de l'article 73 du code de procédure pénale qui, dans le cas d'un flagrant délit, autorise toute personne à appréhender l'auteur de l'infraction, mais lui impose de présenter immédiatement cet auteur à un officier de police judiciaire. En l'espèce, cette règle n'a pas été respectée. Autre grief : il a été soutenu que la garde à vue commençait à partir du moment où les avions atterrissaient à Paris. Mes confrères et moi estimons que la garde à vue débute dès l'instant où les personnes ont été appréhendées. 4. Quelles solutions? Pour éviter un contentieux procédural dans ces affaires, il aurait fallu qu'un officier de police judiciaire et un juge d'instruction soient présents sur les bâtiments français ou, à tout le moins, qu'un OPJ puisse intervenir dès le début de la rétention. Le Courbet dispose d'une piste d'atterrissage pour hélicoptère et il aurait donc été possible de faire venir un OPJ par ce moyen. On aurait pu également, puisque c'est le tribunal de grande instance de Paris qui était compétent sur cette affaire, demander au bâtonnier de Paris de commettre des avocats d'office pour assister les personnes interpellées sur les bâtiments français. - Monique Liebert-Champagne La convention de Montego Bay date de 1982. La France l'a ratifiée en 1996 mais la loi correspondante n'a été promulguée que le 5 janvier 2011. On peut légitimement s'interroger sur les raisons de ce retard, alors que, même en dehors de la problématique de la piraterie, la Marine nationale a constamment eu à effectuer des opérations en haute mer, notamment pour lutter contre le trafic de stupéfiants. En réalité, les juridictions françaises ont toujours considéré les opérations de saisie en haute mer ou d'arrestation comme régulières. Selon la Cour de cassation, les opérations se déroulant avant l'arrivée des inculpés sur le territoire national sont constitutives d'un acte de gouvernement, et la Cour ne se considère compétente qu'à partir du moment où les inculpés entrent dans sa juridiction. La Cour de cassation a par conséquent toujours validé les procédures. Les juristes s'appuyaient sur les différentes jurisprudences existantes, sans estimer qu'un projet de loi était forcément indispensable. 1. Les raisons d'élaborer une nouvelle loi En 2008, plusieurs arrêts ont cependant considéré que le législateur devait compléter le régime jurisprudentiel. Le premier est l'arrêt Intertanko, dans lequel la Cour dit clairement que la convention de Montego Bay n'a pas instauré un régime de droits et de libertés dont les personnes détenues pourraient invoquer la méconnaissance dans leur défense. Le premier arrêt Medvedyev, intervenu le 10 juillet 2008, a également reproché à la France de ne pas disposer d'un cadre légal suffisant pour organiser les conditions de la privation de liberté à bord d'un navire. La Cour sera partiellement démentie en appel sur ce point par l'arrêt de la Grand'chambre du 29 mars 2010, mais c'est cette critique formulée en 2008 qui a conduit les juristes du ministère de la Défense et de la Chancellerie, sous l'égide du secrétariat général de la mer, à lancer le chantier d'une nouvelle loi. J'ajoute que la Cour a cependant validé les opérations déjà menées en expliquant que les exigences opérationnelles ne permettaient pas d'aller très au-delà de ce qui avait été accordé aux personnes interpellées au titre du trafic de stupéfiant. 2. Lister les incriminations pénales La loi de 2011 a quatre objectifs. Le premier est de lister les incriminations pénales constitutives du crime de piraterie. Il a été décidé de ne pas créer d'incrimination de piraterie telle qu'elle existait auparavant et de se référer à des articles du code pénal qui s'appliquaient parfaitement à cette matière. Nous assistons en effet à une inflation des incriminations pénales (14 000 incriminations différentes, dont plus de 450 pour le seul code de l'environnement) et il n'apparaissait pas opportun d'en créer de nouvelles. Avec les inculpations de détournement de navire ou d'aéronef, d'enlèvement, de séquestration, de vol en bande organisée, nous disposons de moyens suffisants pour qualifier les actes de piraterie. Ces actes sont ainsi passibles de peines de prison allant de vingt ans de réclusion criminelle à la réclusion criminelle à perpétuité, en fonction de circonstances aggravantes telles que bande organisée, demande de rançon, prise d'otages, voire crimes. 3. Accorder une large compétence aux juridictions françaises Le deuxième objectif de la loi est d'accorder une large compétence aux juridictions françaises afin de leur permettre de réprimer les infractions quelle que soit la nationalité des victimes ou des auteurs, et quel que soit le lieu de réalisation de l'infraction. Il s'agit en fait, comme cela a déjà été indiqué, d'un quasi compétence universelle. Par ailleurs, selon la loi, les suspects doivent être arrêtés par des officiers français, et c'est seulement à défaut d'une entente avec les autorités d'un autre État pour l'exercice, par celui-ci, de ses compétences juridictionnelles, que les suspects peuvent être jugés en France. 4. Définir le pouvoir des commandants de navire Le troisième objectif de la loi est de conférer aux commandants des navires le pouvoir de constater les infractions et d'appréhender les auteurs. Chacun sait que les officiers de police judiciaire ne sont pas les seuls à détenir ce pouvoir. Le code de la Défense et le droit de l'action de l'État en mer prévoient que différentes personnes puissent être habilitées à le faire. Sur cette base, le commandant de navire peut exécuter ou faire exécuter, sous l'autorité d'un délégué du gouvernement, les mesures de contrôle et de coercition prévues par la loi, s'il a de sérieuses raisons de soupçonner que des infractions ont été commises, se commettent ou se préparent à être commises. Il peut constater les infractions, rechercher les auteurs et, le cas échéant, les appréhender; il peut également faire procéder à la saisie des objets et documents liés à l'infraction, ordonner le déroutement du navire, procéder à des constations approfondies, puis remettre les personnes, objets et documents appréhendés à une autorité judiciaire. Cette autorité judiciaire n'est pas nécessairement une autorité française. Il peut s'agir, par exemple, de l'autorité judiciaire kenyane. Pour l'ensemble de ces pouvoirs, le champ territorial d'application de la loi a été clairement défini : il s'agit bien de la haute mer, mais également des zones économiques exclusives et des eaux territoriales de tout autre État, avec son accord. 5. Définir le régime de détention à bord des navires Ces trois premiers objectifs ne concernent que les actes de piraterie. Le quatrième vise toutes les actions de l'État en haute mer, qu'elles concernent la piraterie, le trafic de stupéfiants, la pêche illicite ou l'immigration clandestine. Il s'agit de définir le statut de la personne retenue à bord des bâtiments de la Marine nationale et de poser les règles de la privation de liberté en offrant des droits aux personnes retenues. Ce régime de détention tient compte des contraintes opérationnelles et géographiques spécifiques à ce type de situation. Il prévoit de confier au juge des libertés et de la détention le soin d'approuver et de contrôler la rétention à bord des bâtiments de la Marine nationale. Le juge des libertés et de la détention doit être saisi dans un délai de quarante-huit heures après la capture des individus. Il peut autoriser pour cinq jours des mesures de privation de liberté et renouveler cette décision autant que de besoin. Il se voit donner le droit de communiquer, s'il le juge utile, avec les personnes faisant l'objet de la mesure de privation de liberté, et d'organiser un examen de santé. 6. Une collaboration exemplaire En finissant, je voudrais souligner qu'en tant que juristes, nous avons été ravis de la collaboration qui s'est instaurée avec les militaires sur ces questions. Nous avons énormément appris d'eux et j'espère que nous avons su répondre à leurs préoccupations. Notre travail en commun s'est déroulé sous l'œil vigilant du secrétariat général de la mer qui a organisé une remarquable concertation entre les différents ministères concernés, et notamment avec la Chancellerie et le ministère des Affaires étrangères. - Delphine Dewailly , *magistrat, sous-directrice à la Direction des affaires criminelles et des grâces* Plusieurs intervenants ont déploré l'impunité dont bénéficient un grand nombre de pirates : *« Nous sommes obligés de les relâcher, car personne ne veut les juger».* En croisant les différents chiffres qui nous ont été communiqués, je conclus que près d'un pirate sur deux a déjà dû passer entre les mains de militaires, français ou étrangers, et n'a cependant pas été jugé, ce qui soulève deux questions : pourquoi ne juge-t-on pas davantage de pirates? Pourquoi ne les juge-t-on pas mieux? En m'efforçant d'y répondre, je garderai à l'esprit que, comme plusieurs personnes l'ont rappelé avant moi, la solution au phénomène de la piraterie sera globale et ne viendra pas de la justice. On ne se tourne ordinairement vers la justice que lorsque la prévention et la dissuasion ont échoué, et elle ne permet généralement pas de régler à elle seule l'ensemble du problème. 1. Incrimination, tribunal compétent et procédure Pour juger un délinquant, quel qu'il soit, il faut disposer d'une incrimination, d'un tribunal compétent et d'une procédure. En matière de piraterie, l'incrimination ne pose aucune difficulté. Les incriminations envisageables sont presque surabondantes. Elles comprennent, en particulier, la qualification d'association de malfaiteurs, qui permet d'interpeller et de juger des pirates alors même qu'ils n'ont pas commencé à attaquer un bateau. Dès lors que l'on peut mettre en évidence l'existence d'un groupement ou d'une entente caractérisée par un ou plusieurs actes matériels, on peut considérer, même très en amont de l'attaque, que l'on dispose d'éléments constitutifs de l'infraction. Les exposés précédents ont également montré que le droit international et le droit interne permettent de déterminer de façon très claire quel est le tribunal compétent. La procédure posait encore quelques problèmes, mais la loi française qui vient d'être présentée est destinée à les régler. La principale difficulté venait de ce que seules les forces navales disposent des moyens de capturer les auteurs d'actes de piraterie et que, pour ce faire, et dans la mesure où les suspects doivent ensuite être jugés, les militaires doivent intégrer une série de normes qui paraissaient parfois difficiles à concilier avec leurs propres modes opératoires. C'est à ce défi qu'a cherché à répondre la loi du 5 janvier 2011. Il est probable que très peu d'autres textes ont nécessité une mutualisation aussi importante de diverses expériences. La nouvelle loi prend vraiment en compte de façon équilibrée les contingences auxquelles sont confrontés les différents acteurs : spécificité du domaine, éloignement par rapport au territoire français, environnement maritime, contraintes opérationnelles, etc. Même la CEDH a dû reconnaître que, dans certaines circonstances, nécessité fait loi. Elle a admis que le transfert des suspects depuis des zones très éloignées puisse durer quinze jours, et que l'on puisse déroger à un ensemble d'autres obligations en raison de circonstances exceptionnelles. En revanche, à partir du moment où la personne incriminée se retrouve sur le sol français, la procédure suivie doit être exactement la même que pour n'importe quel autre suspect. Notre ordre juridique s'honore en effet de respecter l'égalité des citoyens devant la loi. C'est donc le droit commun qui s'applique sur le sol français, y compris pour les faits les plus graves. 2. La difficulté des investigations Mais de nouvelles difficultés se présentent, à ce stade, pour les affaires de piraterie. Le juge est en effet privé d'une bonne partie des possibilités d'investigation dont il dispose habituellement. Il devrait, en principe, pouvoir obtenir des informations sur l'entourage du suspect, le contexte de l'opération et ses commanditaires éventuels. Or, pour dire les choses pudiquement, l'état de la coopération judiciaire internationale avec la Somalie, le Puntland et même l'ensemble de cette région du monde est très aléatoire, en sorte que l'on ne parvient parfois même pas à établir l'état-civil de la personne interpellée. Il n'est d'ailleurs pas complètement exclu que l'un au moins des pirates actuellement incarcéré en France soit mineur. Lorsque les suspects sont remis à la justice française, la majeure partie de l'enquête a déjà été réalisée et compte tenu des circonstances, elle a été menée par des militaires, dont ce n'est évidemment pas le métier. Nous avons beaucoup travaillé avec eux, dans le cadre de la préparation de la loi, pour leur permettre d'acquérir la culture de l'enquêteur, afin que les investigations qu'ils sont appelés à mener le soient dans une perspective permettant au juge d'en utiliser immédiatement les résultats. La première question qui se pose lorsque des pirates sont capturés et que la décision est prise de les ramener en France, est de savoir quelles pièces à conviction il y a lieu de saisir sur leur embarcation : les grappins, les échelles, les téléphones? Il faut aussi connaître la méthode de recueil des indices et des preuves. La question a par exemple été posée de savoir s'il fallait nettoyer tous les objets pour les remettre parfaitement propres à la justice. Toutes ces questions doivent recevoir des réponses, car les marins sont le \"bras armé\" de la justice dans ces affaires. Il est à noter par ailleurs que le recueil de toutes les pièces à conviction doit se faire en assurant la parfaite sécurité des équipages et des cargaisons, impératif qui vient également compliquer la procédure. L'une des propositions avancées pour résoudre certaines difficultés consisterait à attribuer la qualification d'officier de police judiciaire à des militaires. Pour ma part, j'y suis hostile et je ne suis d'ailleurs pas certaine que ce soit une revendication de la marine elle-même. Les images montrant des interventions militaires sur des prises d'otages sont éloquentes : lorsque l'on dispose de quelques minutes seulement, voire de quelques secondes, pour monter à l'assaut d'un bateau et capturer les pirates tout en assurant la sécurité des otages et sa propre sécurité, ce n'est pas vraiment le moment de se poser des questions sur le code de procédure pénale et sur l'article qu'il conviendrait de mettre en œuvre : à chacun son métier. Cette piste a donc été écartée. La seconde piste consisterait à embarquer des officiers de police judiciaires, mais elle a également été abandonnée : à partir du moment où un OPJ serait présent sur le bateau, on pourrait considérer que la garde à vue commence dès que le pirate est transféré sur ce bateau. La présence d'un avocat et d'un juge des libertés et de la détention serait donc requise, ce qui poserait des difficultés matérielles, sans compter qu'une garde à vue d'une durée de quinze jours ne manquerait pas d'attirer l'attention des plus hautes juridictions internationales. 3. Les autres difficultés Une fois les pirates transférés en France, leur incarcération soulève, elle aussi, de nombreuses questions, liées à l'isolement familial des détenus ou encore à leur état d'impécuniosité extrême. Sur le plan criminologique, il n'est pas certain que la condamnation d'un pirate, prononcée à des milliers de kilomètres de Mogadiscio, soit de nature à dissuader ses voisins et amis de l'imiter. Les quinze pirates actuellement retenus en France sont de très jeunes gens à qui l'on a donné cent dollars pour se lancer dans la piraterie, en leur offrant trois perspectives : soit être tué en mer, soit être capturé par une armée étrangère, soit revenir chez eux avec deux cent mille dollars en poche. D'un point de vue stratégique enfin, on peut craindre qu'un pays s'attribuant une compétence universelle pour juger les pirates s'expose à recueillir toute la misère du monde. La France a-t-elle envie d'être ce pays-là? Il y a quelques années, la Belgique s'était généreusement reconnue une compétence universelle en matière d'atteinte grave à la convention de Genève, même en dehors de tout lien avec la Belgique. Depuis, elle a fait marche arrière. Aucun pays n'a les reins suffisamment solides pour se charger d'une telle responsabilité. 4. Faut-il juger les pirates? Devant toutes ces difficultés, on peut en venir à formuler une question un peu provocatrice : faut-il vraiment juger les pirates? Pour la France, en tout cas, la réponse apportée est claire. Dès lors que des intérêts français seront en jeu ou que les attaques de pirates feront des victimes françaises, la France jugera les affaires en question. Les difficultés juridiques ayant été résolues, il faut maintenant trouver des réponses aux nombreuses difficultés matérielles qui restent posées. La première piste, dont il sera question tout à l'heure, consisterait à donner aux États côtiers les moyens d'interpeller et de juger les présumés pirates. Il reste à les convaincre de leur intérêt à le faire. L'autre piste consiste à s'attaquer aux racines du phénomène, et de ce point de vue, même si la mer est l'avenir de la terre, il est évident que le problème de la piraterie ne se règlera pas en mer, mais à terre. - Camille Petit, *conseiller des affaires étrangères au ministère des Affaires étrangères et européennes* M. Jack Lang m'a chargée de vous faire part de ses regrets de n'avoir pu se joindre à vous pour cette occasion, regrets d'autant plus vifs qu'il apprécie particulièrement la richesse des Entretiens de Royan, ainsi que la qualité de ses organisateurs et intervenants. Comme nous l'avons constaté depuis ce matin, les juridictions compétentes pour juger les pirates ne manquent pas. Pour autant, malgré une compétence universelle reconnue par le droit international, 90 % des pirates capturés restent impunis. Dès lors, comment expliquer ce hiatus entre le droit international et la réalité opérationnelle? Et surtout comment établir une continuité entre les actions en mer et le volet judiciaire, continuité devenue un impératif d'efficacité ? Cette question fut posée à M. Lang par le Secrétaire général des Nations Unies, le 25 août dernier. En le nommant Conseiller spécial pour les questions juridiques liées à la piraterie au large de la Somalie, M. Ban Ki-moon lui donnait ainsi quelques mois pour trouver une solution consensuelle et efficace contre l'impunité des pirates. Pour retracer le cheminement qui a abouti aux recommandations de M. Lang, j'examinerai successivement deux questions : peuton améliorer les solutions mises en œuvre actuellement pour lutter contre la piraterie? peut-on imaginer des solutions nouvelles plus efficaces ? 1. Améliorer l'existant L'amélioration des solutions actuelles exige d'identifier les obstacles qui empêchent la traduction en justice des suspects de piraterie. Ces obstacles sont de trois ordres : juridiques, capacitaires (au sens de capacités carcérales) et politiques. Les obstacles juridiques sont les plus nombreux. Le premier est lié à un problème de transposition du droit international en droit interne, soit que le crime de piraterie, défini par la Convention de Montego Bay, n'ait pas été introduit dans le code pénal, soit que les juridictions nationales ne bénéficient pas d'une compétence universelle pour connaître de cette infraction. De telles anomalies peuvent être corrigées. La Belgique, l'Espagne, les Seychelles, la Tanzanie, mais aussi la France, ont récemment légiféré en ce sens. Le deuxième résulte d'une incompatibilité entre contraintes constitutionnelles et contraintes opérationnelles : le délai constitutionnel de rétention en mer avant transfèrement aux autorités judiciaires est trop court pour être réaliste. Moins de deux jours en Russie, en Espagne et en Allemagne. Cela n'a pas empêché l'Allemagne de transférer des pirates à Hambourg, mais au prix de plusieurs contorsions juridiques. Ces difficultés conduisent à privilégier une solution de proximité dans la région. Le troisième concerne l'administration de la preuve : comment prouver l'intention, prévue par la Convention de Montego Bay mais sans précision sur ses éléments constitutifs ? Une solution serait de recourir à des faisceaux d'indices en fonction des matériels saisis, mais cela n'est pas toujours aisé. De plus, dans des pays de *Common law,* comme le sont la plupart de ceux qui bordent l'océan Indien, où les témoignages de victimes civiles sont indispensables pour administrer la preuve, comment inciter ces dernières à témoigner? Une option consisterait à accepter des témoignages par visioconférence. Après les obstacles juridiques, les obstacles liés à l'insuffisance des capacités carcérales sont les plus fréquemment avancés. Les États qui acceptent de juger les pirates bénéficient d'une aide importante de la communauté internationale pour construire des prisons. Plusieurs projets de l'ONUDC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime) permettent de renforcer les capacités carcérales des États de la région, dès lors qu'ils signent des accords de transfèrement, par exemple, avec l'Union européenne. Mais les obstacles les plus difficiles à surmonter sont d'ordre politique. A ce jour, moins d'une quinzaine d'Etats ont jugé des pirates somaliens. Les arguments liés à la sécurité et à une volonté de partage régional du fardeau n'ont pas permis de multiplier les accords de transfèrement entre les Etats capteurs et des Etats de jugement, au delà du Kenya (jusqu'en 2010), des Seychelles et de Maurice. Pour répondre à la première question, il est donc possible d'améliorer les solutions actuelles, mais elles restent ponctuelles faute d'automaticité dans leur mise en œuvre, d'insuffisance des capacités carcérales et de manque de volonté politique. Elles se limitent à tenter de contenir le phénomène, à soigner les symptômes, et non à traiter le mal à la source pour éradiquer la piraterie. 2. Des solutions nouvelles Des solutions nouvelles devaient donc être imaginées. En reprenant l'expression forgée par M. Lang, elles doivent être \"somalisées\" afin de mettre la Somalie, à la fois source et principale victime de la piraterie, au cœur des solutions. Ce choix résulte de nombreuses consultations et visites de terrain, y compris en Somalie. Le rapport de M. Lang, qui a suivi une approche globale et multidimensionnelle, se conclut sur vingt-cinq propositions. Je me concentrerai sur la vingt-cinquième, à savoir la proposition de créer un dispositif juridictionnel somalien. 3. Un dispositif juridictionnel somalien Cette proposition s'est inspirée, initialement, de suggestions portugaise et française, et aussi de l'expérience du tribunal de Lockerbie. Le dispositif juridictionnel somalien se composera de deux juridictions spécialisées, l'une au Puntland, l'autre au Somaliland, et d'une cour somalienne temporairement délocalisée dans un État de la région, par exemple à Arusha, en Tanzanie, en utilisant les locaux du tribunal pénal international pour le Rwanda. La tâche de M. Lang était particulièrement ardue car il devait chercher à optimiser la solution juridictionnelle tout en se pliant à quatre contraintes différentes. La première contrainte était opérationnelle. Établir un dispositif juridictionnel certain assorti de l'automaticité du transfert des suspects permettra de raccourcir les délais de rétention en mer, qui présentent un danger pour les marins et sont parfois illégaux. La proximité de l'État d'accueil évite les ruptures dans la conservation de la preuve. Enfin, l'unicité du droit applicable permet aux forces navales de n'avoir qu'un seul corpus juridique à maîtriser. La deuxième contrainte était le respect des règles internationales des droits de l'Homme. Pour répondre à cette exigence, le droit de l'État d'accueil devra dans certains cas être adapté et cette adaptation pourra servir de levier pour des évolutions, à terme, de l'ensemble du système pénal du pays concerné. La troisième contrainte concernait le budget et les délais de mise en œuvre du dispositif juridique, juridictionnel et pénitentiaire proposé. Le coût du dispositif proposé par M. Lang a été évalué à vingt-cinq millions de dollars, ce qui paraît abordable. Les délais d'installation puis de jugement s'annoncent également raisonnables. Enfin, venait la contrainte politique, la plus discriminante, car la solution devait être suffisamment consensuelle pour être retenue par la communauté internationale et notamment par le Conseil de sécurité. Au moment de la nomination de M. Lang, les membres du Conseil de sécurité étaient encore très divisés sur cette question. La Russie, soutenue par l'Allemagne, restait attachée au principe d'un tribunal pénal international. Les États-Unis et le RoyaumeUni rejetaient l'idée d'un dispositif additionnel. Pour eux, la solution consistait à renforcer les capacités juridictionnelles des États de la région. Entre ces deux extrêmes, la France, également opposée au principe d'un tribunal pénal international qu'elle jugeait trop coûteux, trop long à mettre en place et inapproprié, ne se satisfaisait pas pour autant d'une simple amélioration de la situation par un renforcement des capacités régionales. De son côté, la Somalie demandait à juger elle-même ses ressortissants et il était exclu de la priver de cet attribut de sa souveraineté. La solution devait, en outre, permettre de préserver l'unité du pays, défi particulièrement difficile à relever compte tenu de la volonté d'indépendance du Somaliland et de forte autonomie du Puntland, ce dernier se trouvant être l'épicentre de la piraterie. M. Lang s'est employé, avec succès, à faire évoluer les positions des uns et des autres. Le dispositif qu'il a proposé a été adopté à l'unanimité par le Conseil de sécurité à travers la résolution 1976 du 11 avril dernier. Cette décision a mis fin à la phase de réflexion et devrait ouvrir une phase d'action. 4. La mise en œuvre des recommandations Pour mettre en œuvre le dispositif proposé, il convient tout d'abord de poursuivre l'élaboration du corpus juridique somalien de lutte contre la piraterie, déjà engagée sous l'égide du PNUD et de l'ONUDC. Le droit somalien est composé de trois strates : la coutume, la charia (réservée aux affaires civiles et non pénales) et le droit formel, issu du droit de la colonisation britannique et italienne. C'est cette dernière strate, qui concerne le droit pénal et la procédure pénale, qui doit être amendée pour créer une incrimination de piraterie et prévoir des règles de procédure respectueuse des règles internationales des droits de l'homme. Dans un deuxième temps, il conviendra de former les juges, procureurs et avocats. Des facultés de droit ont déjà été créées au Puntland et au Somaliland sous l'égide du PNUD, mais des formations spécialisées doivent également être mises sur pied. La France et l'Union européenne ont certainement un rôle à jouer en la matière. 5. Urgence et action Compte tenu de l'ampleur et de la gravité du phénomène décrit ce matin, la communauté internationale a la responsabilité d'agir avec détermination pour l'éradiquer. Face à la résurgence de ce crime ancien, des moyens modernes doivent être déployés dans le respect des droits de l'Homme, pour aider la Somalie à restaurer son Etat de droit.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2011-05-01
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[ "michèle battesti", "philippe delebecque", "delphine dewailly", "xavier mcdonald", "camille petit", "henri de richemont" ]
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DÉBAT
# Débat ## La piraterie sera-t-elle jugée? - Henri de Richemont Je ressens une certaine perplexité lorsque j'entends donner en exemple la coopération juridictionnelle avec le Kenya et les Seychelles. L'Allemagne ayant refusé de juger des pirates capturés par un navire battant pavillon allemand, elle a signé un accord avec le Kenya et les pirates ont été transférés dans ce pays. Mais en décembre dernier, le juge kenyan les a relâchés, au motif qu'il n'était pas compétent pour juger des actes n'ayant pas été commis dans les eaux territoriales. Cette décision a fait couler beaucoup d'encre, car elle va manifestement à l'encontre du principe d'universalité établi par l'article 105 de la convention de Montego Bay, rappelé tout à l'heure par Philippe Delebecque. La France est très fière de figurer parmi les trois ou quatre États européens ayant incorporé ce principe dans leur loi interne, mais les autres États refusent de le faire. On nous a vanté les mérites de l'opération Atalante, mais pourquoi tous les États européens participant à cette opération n'ont-ils pas estimé nécessaire de se donner les moyens de juger les pirates capturés dans le cadre de cette opération? La commission européenne ne devrait-elle pas adopter une directive pour obliger l'ensemble des États de l'Union à le faire ? Sans même parler de ce principe d'universalité, on devrait rappeler qu'en haute mer s'applique la loi du pavillon : pourquoi chaque État ne prend-il pas ses responsabilités s'agissant des pirates ayant commis des actes illicites à bord de navires battant son pavillon? La raison est simple : les trois quarts des États du pavillon ne disposent pas de juridictions leur permettant de juger des pirates, ni même de lois leur permettant de les incriminer. Ce sont des États mercantiles qui vendent des pavillons de complaisance. Manifestement, le principe d'universalité a été destiné à pallier cette déficience du pavillon. Mais j'estime que de ce point de vue, et je vous prie de m'excuser si mes propos paraissent choquants, le rapport de M. Jack Lang relève un peu de l'attitude de Ponce Pilate. Tout le monde dénonce la piraterie et affirme qu'il faut se donner les moyens de lutter contre ce fléau. En guise de réponse, M. Lang demande que chacun incorpore le principe d'universalité dans son droit interne, mais même les représentants de l'État français, l'un des seuls pays à l'avoir fait, nous expliquent que, quoi qu'il arrive, ils ne jugeront que les pirates ayant porté atteinte aux intérêts français. Dans ces conditions, à quoi sert le principe d'universalité? Dès lors que des intérêts français ou des ressortissants français sont concernés, les tribunaux français étaient déjà compétents, et il n'y avait pas besoin d'une nouvelle loi pour cela. Je me demande s'il ne s'agit pas d'un simple affichage : *« Nous voulons lutter contre la piraterie et nous nous sommes donnés dans ce but une compétence universelle, mais comme nous ne pouvons pas prendre en charge toute la misère du monde, chaque fois que les intérêts français ne seront pas en cause, nous transférerons les pirates aux États de la région ».* Et c'est aux juridictions de pays qui figurent parmi les plus pauvres du monde que l'on confie cette tâche, à des pays dont 5 % des magistrats et des procureurs n'ont jamais reçu aucune formation juridique et où, par ailleurs, c'est la *common law* qui domine... On n'évoque pas non plus la question de la rémunération des magistrats qui jugeront les pirates au Puntland ou au Somaliland. Si cette rémunération est alignée sur le salaire moyen dans ces pays, à savoir environ deux cents euros par mois, je vous laisse imaginer ce qui va se passer. En d'autres termes, ne faut-il pas avoir la lucidité d'admettre que la piraterie est sans doute le seul délit qui ne sera jamais jugé? - Camille Petit Vous avez raison de rappeler que si tous les États du pavillon acceptaient de juger les pirates, nous n'aurions pas besoin d'inventer de nouvelles solutions. Mais tel n'est pas le cas et nous devons en prendre acte. La Somalie souhaite juger ses ressortissants suspectés de piraterie, avec le soutien de la communauté internationale. Nous devons l'y aider. Il n'est pas nécessaire pour cela de modifier l'ensemble du code pénal somalien qui, au passage, ne relève pas de la *common law* (le code pénal somalien s'inspire du code italien et le code de procédure pénale somalien s'inspire du code indien). Il suffit d'élaborer un corpus spécifique, notamment une loi antipiraterie, et l'ONUDC a commencé à s'y employer. Ensuite, il faut effectivement former les juges, mais il est également possible de mobiliser la diaspora somalienne, parmi laquelle on trouve des compétences de tous ordres, y compris des juges. M. Lang a d'ailleurs consulté le juge somalien de la Cour internationale de justice, M. Abdulqawi Ahmed Yusuf, et ce dernier a convenu que la solution somalienne était sans doute la meilleure, à partir du moment où l'on pouvait mobiliser la diaspora somalienne, qui y serait favorable. Le gouvernement somalilandais est d'ores et déjà composé, pour l'essentiel, d'anciens expatriés qui ont souhaité revenir travailler pour leur région. Enfin, il existe aussi la possibilité de délocaliser temporairement la cour somalienne à Arusha, qui est la capitale internationale du droit en Afrique. L'Union africaine, que M. Lang a consultée à Addis-Abeba, s'est dite prête à agir pour faciliter cette solution. D'ici un an, la construction des prisons devrait pouvoir être achevée et le dispositif juridictionnel pourrait commencer à fonctionner. Je suis beaucoup moins pessimiste que vous sur le succès de ce dispositif, à condition que la volonté politique des Etats susceptibles de contribuer à sa mise en œuvre ne faiblisse pas. ## Sanctionner les commanditaires - Xavier McDonald, avocat au barreau de Paris et solicitor Les États-Unis semblent avoir adopté récemment une nouvelle approche. À deux reprises, les forces armées américaines ont appréhendé des négociateurs de rançons sur le sol somalien et les ont transférés aux États-Unis pour les juger. Pourrait-on envisager des actions de ce type en France, et si oui, cela vous paraîtraitil souhaitable? - Camille Petit Il est indispensable de poursuivre les commanditaires et de les sanctionner, en mobilisant tant la voie juridictionnelle que celle du Conseil de sécurité des Nations Unies (gel des avoirs et interdiction de voyager). Des organisations comme Interpol peuvent apporter une contribution très utile pour développer des outils de police scientifique et contribuer au rassemblement des éléments de preuve. Le suivi des flux financiers de la piraterie est une piste à explorer davantage. - Un intervenant La piraterie génère des flux financiers considérables. Où va cet argent? - Michèle Battesti La Somalie dispose d'un système coutumier qui permet de transférer de l'argent par simple engagement verbal, ce qui facilite la sortie des fonds vers les pays du Moyen Orient, le Canada ou encore les États-Unis. En cela, sa culture s'avère malheureusement parfaitement adaptée au contexte de la mondialisation. - Delphine Dewailly Il existe de nombreux outils pour tracer les flux d'argent sale et on le fait déjà avec succès dans un certain nombre de domaines. En ce qui concerne la piraterie, on se heurte à la difficulté de mener des investigations sur le sol somalien et dans les pays voisins. La coopération avec ces pays ne donne guère de résultats. Lorsque nous avons envoyé une commission rogatoire en Somalie, le premier obstacle auquel nous avons été confrontés, et que nous n'avons pas réussi à surmonter, consistait à identifier la personne qui serait qualifiée pour recevoir cette commission et tamponner le dossier... - Michèle Battesti À la fin de son exposé, Philippe Delebecque a comparé les sociétés militaires privées (SMP) à l'ancienne pratique de la *course.* Cette pratique a effectivement été supprimée, en France, par le traité de Paris de 1856, mais elle s'est maintenue aux États-Unis, pays qui n'avait pas signé ce traité. La comparaison entre SMP et course est cependant infondée. La course était une délégation de pouvoir régalien en temps de guerre. Le terme a été fallacieusement employé par la presse lorsque les États-Unis ont mis en place le système Blackwater, et un député américain a tenté d'obtenir que le président des ÉtatsUnis puisse délivrer des lettres de course dans le cadre de la lutte contre la piraterie, mais cela n'a jamais été voté. Les juristes américains ont rappelé que cette mesure ne pouvait être éventuellement envisagée qu'en temps de guerre. Les SMP n'ont donc rien à voir avec la course : ils traduisent la façon dont chaque législation du pavillon gère la violence, avec éventuellement distribution d'armes privées. - Philippe Delebecque Je reconnais que la notion de course a une signification bien précise. Si je me suis permis de faire une interprétation large de la convention de 1856, c'est que le recours à des sociétés privées pour lutter contre la piraterie me semble tout à fait condamnable.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2011-05-01
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[ "anne-sophie avé", "guillaume brajeux", "françois laurent", "patrick mairé", "gilles sacaze" ]
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DÉBAT
# Débat - Patrick Mairé Compte tenu de tous ces risques et de toutes ces difficultés, le recours à des SMP est-il bien raisonnable, M. Sacaze ? - Gilles Sacaze Je voudrais d'abord lever un malentendu. En aucun cas, nous ne contestons la responsabilité régalienne des États en matière de sécurité maritime. C'est bien aux États qu'il appartient de garantir une approche globale et cohérente et d'assurer les fonctions de coordination et de contrôle. Nous suggérons simplement que dans l'ensemble du dispositif mis en œuvre par les États, les opérateurs privés peuvent apporter une contribution intéressante. Je voudrais revenir à l'exemple des transporteurs de fonds. Après la guerre, lorsqu'il a fallu reconstruire le pays et que l'activité économique a été relancée, la demande de transports de fonds a explosé et le même débat qu'aujourd'hui a eu lieu, avec les mêmes arguments. Les syndicats de police et la gendarmerie ont dénoncé le recours à des sociétés privées au nom de la mission régalienne de l'État. Ils ont prédit la confusion des rôles entre policiers et agents de sécurité privés, dénoncé les risques de bavures et d'accidents. Aujourd'hui, si l'on demandait à un policier ou à un gendarme d'assurer la sécurité d'un transport de fonds, il répondrait à juste titre que ce n'est pas son rôle. Mme Avé a évoqué des difficultés de coordination entre acteurs publics et acteurs privés. Je suis convaincu que la marine française et les militaires en général sont parfaitement capables d'intégrer au dispositif global des opérateurs privés et de ne pas demander à ces derniers plus que ce qu'ils peuvent faire. Les transporteurs de fonds n'ont aucun problème à se coordonner avec la police. En cas de prise d'otages dans une banque, chacun sait exactement ce qu'il a à faire. Je suis conscient que le transport maritime présente des spécificités qui doivent être prises en compte sur le plan juridique, mais en termes d'éthique, je ne crois pas qu'il y ait de différence entre le fait d'assurer la sécurité d'un transport de fonds à terre ou d'un transport de marchandises en mer. Mme Avé a par ailleurs affirmé que les équipages étaient hostiles à la présence d'équipes armées à bord. Je peux témoigner que certains équipages, y compris sur des bateaux battant pavillon français, refusent d'embarquer si notre équipe n'est pas présente à bord. Enfin, en ce qui concerne le risque d'escalade de la violence, nous n'avons manifestement pas les mêmes retours d'expérience. L'un de nos clients a vu son navire attaqué à coups de roquettes RPG-7 et de kalachnikovs, alors qu'aucune équipe armée n'était présente sur le bateau. C'est à la suite de cette attaque qu'il a fait appel à notre société. Il faut sortir de l'image d'Épinal des pirates des Caraïbes : la piraterie est une pratique qui n'a rien de poétique; elle est d'une très grande violence. - François Laurent Je voudrais répondre à M. Sacaze sur la comparaison avec les convoyeurs de fonds, que l'on nous oppose sans cesse. L'emploi de gardes armés pour convoyer des fonds, de même que pour protéger des personnes ou pour sécuriser des entrepôts est permis par la loi. Mais, d'une part, ces activités se déroulent sur le territoire français et non dans un espace international; d'autre part, elles ne relèvent pas d'une délégation de service public, mais simplement de la protection d'intérêts privés. Ces activités sont, de plus, extrêmement encadrées. La loi interdit, entre autres, toute confusion au sein d'une même société entre activités de sécurité de nature différente telles que le convoyage de fonds, la protection de personnes et la sécurisation d'entrepôts. Je voudrais également répondre à Maître Brajeux, qui cite une résolution du Conseil de l'Europe encourageant les États membres à réglementer l'emploi des SMP. La France a bel et bien répondu à cette demande de réglementation des SMP : elle les a purement et simplement interdites sur son territoire. Du reste, à ma connaissance, le Conseil de l'Europe n'est pas l'autorité gestionnaire des pavillons des États membres de l'Union européenne. La gestion des pavillons n'est pas communautarisée : elle dépend de chaque État membre et aucune instance communautaire - ce que n'est pas le Conseil de l'Europe -- n'est censée intervenir dans la règlementation des différents pavillons. La France a donc pleine souveraineté pour déterminer les conditions dans lesquelles elle souhaite assurer la protection armée de ses navires. Il me semble important de rappeler que 80 % des États membres de l'OMI (Organisation maritime internationale) sont opposés à l'emploi de sociétés privées. C'est notamment le cas de la Grande-Bretagne, alors même que ce pays permet, dans les faits, le recours aux SMP. La position officielle de la Grande-Bretagne est l'opposition à la présence des SMP sur les navires, mais comme, dans le droit britannique, rien n'interdit la détention d'armes à bord de navires, la police accepte de signer des licences de détention d'armes sous pavillon britannique. Parallèlement, la couronne ne s'impose aucun contrôle sur l'emploi d'armes à bord des navires. La responsabilité de l'État britannique ne pouvant être engagée que pour faute, elle ne sera jamais retenue pour défaut de contrôle, en l'absence d'obligation de contrôle. La couronne britannique se prémunit ainsi de tout risque de devoir verser des indemnisations du fait de l'emploi d'armes par des SMP. En droit français, et compte tenu des obligations imposées par le code de la défense et le code disciplinaire et pénal de la marine marchande, la fonction de contrôle de la bonne application des lois est confiée au capitaine du navire et c'est lui seul qui détient l'ensemble de l'autorité à bord. Notre droit administratif refuse toute délégation de service public en matière d'emploi des armes. En conséquence, la protection armée de la marine marchande a été définie comme une mission de l'État. Non seulement il n'existe pas d'instruction pour déterminer les conditions dans lesquelles il serait possible d'autoriser la présence d'armes à bord, mais, selon le code du travail maritime, aucun membre d'équipage n'est habilité à exercer la fonction de protection armée, ni même des fonctions de protection tout court. S'il fallait autoriser le recours à des SMP armées en haute mer, la responsabilité de l'État français pourrait probablement être engagée à la fois pour faute et sans faute. Compte tenu de notre paysage juridique, nous avons dû mobiliser des EPE, mises à disposition de certains navires vulnérables par la marine, sur décision du Premier ministre. La relative faiblesse de ce dispositif vient de sa capacité qui peut être insuffisante au regard de la demande. Il serait souhaitable qu'il puisse monter en puissance pour que le périmètre des navires éligibles à la protection puisse s'élargir. Pour le moment, en dehors d'Atalante et en hors affrètement par l'État français de navires sous pavillon non français, ce sont essentiellement les navires sous pavillon français qui bénéficient des EPE. - Yvon Riva Comme tous les navires battant pavillon français, les thoniers ont l'interdiction d'embarquer des SMP. Les thoniers espagnols, eux aussi, ont opté pour cette solution, conformément à une décision de l'État espagnol. Mais ils s'en plaignent énormément et, lors d'une audition organisée récemment au Parlement européen, la délégation espagnole a exprimé son souhait de voir mettre en place un système gouvernemental de même type que le système français. Pour les thoniers français, ce système ne s'est pas mis en place en un jour. Étant basés à Concarneau, nous avons bénéficié de notre proximité géographique et presque \"ethnique\" avec les fusiliers marins de Lorient. Lors de l'affaire du Ponant, nous nous sommes rapprochés des fusiliers marins pour leur demander des renseignements sur la méthode à suivre en cas d'attaque de pirates : nous sommes des pêcheurs et non pas des guerriers, et nous n'avions aucune expérience en la matière. De notre côté, nous leur avons remis les plans de nos bateaux afin qu'ils aient une bonne connaissance de nos unités et de notre activité, dans le cas où ils seraient amenés à intervenir pour assurer notre protection. C'est de cette façon que nous avons progressivement construit une relation de proximité et que nous en sommes arrivés, très logiquement, à demander la présence d'EPE sur nos bateaux. - Patrick Simon Au terme de ces débats, je vois quatre raisons d'être optimiste. La première est que, désormais, les attaques des pirates sont plus souvent repoussées que réussies. Le chiffre de 25 % seulement de réussite a été évoqué, voire même de 20 % dans certains cas. Les moyens de défense passive, de type canons à eau, accélération de la vitesse, recours à une citadelle, ou encore le fait d'éteindre son AIS, dont on n'a pas parlé aujourd'hui, donnent de bons résultats. La deuxième raison d'espérer est que les trois pays riverains du détroit de Malacca, à savoir la Malaisie, Singapour et l'Indonésie, ont réussi à vaincre la piraterie grâce à la militarisation de cette zone. Il est vrai toutefois qu'il s'agit d'un détroit, et que les difficultés ne sont pas les mêmes qu'en haute mer. Dans l'immensité de l'océan Indien, il est difficile de mettre un navire militaire derrière chaque navire marchand. La troisième raison d'être optimiste est que la marine française a réussi à capturer des pirates au moins dans trois affaires, celles du Ponant, du Carré d'as et du Tanit. Pour répondre aux critiques exprimées par Maître Alépée tout à l'heure, il faut rappeler que les tribunaux français ont jugé que ce qui se passait avant l'arrivée des pirates sur le sol français ne saurait en aucun cas affecter la régularité de la procédure se déroulant en France. Cette décision est conforme au principe *« male captus, bene detentus».* Lors du procès Eichmann par exemple, on a considéré que ce n'était pas parce que l'intéressé avait été enlevé dans des conditions irrégulières en Argentine qu'il ne pouvait pas être jugé de façon régulière en Israël. Il en va de même dans le cas des pirates. La Cour de cassation a, au moins à deux reprises, choisi d'appliquer ce principe, et c'est une bonne chose. La quatrième raison d'espérer, et c'est celle qui a motivé le débat que nous venons d'avoir, est le rôle que peuvent jouer les SMP. Grâce à M. Sacaze et à Maître Brajeux, nous avons entendu, au sein d'un bel unanimisme, un petit son de cloche un peu différent. Pour ma part, je voudrais rappeler que si, certes, personne n'a pas le droit de se faire justice lui-même, l'article 73 du code de procédure pénale prévoit que *« dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d'une peine d'emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l'auteur et le conduire devant l'officier de police judiciaire le plus proche»*. Lorsque des forces de sécurité privées interviennent à bord d'un navire, elles ne jouissent pas de l'immunité qui est attachée à l'acte de défense opérée par un soldat. En revanche, elles ont le droit d'arrêter les délinquants conformément à cet article 73, et a fortiori le droit d'exercer leur légitime défense. Or, la preuve est faite que le plus souvent, la simple présence d'une équipe armée à bord suffit à dissuader les attaques de pirates. Cette forme de dissuasion me paraît, en tout cas, plus efficace que celle qui consiste à juger les pirates en France, comme l'a d'ailleurs fait remarquer Mme Dewailly. C'est pourquoi, pour ma part, je défends cette solution. Face à un problème comme celui de la piraterie, deux solutions valent mieux qu'une. Il est dommage qu'elles soient présentées comme contradictoires, car elles me paraissent, au contraire, complémentaires. - Patrick Mairé Nous pourrions poursuivre ce débat encore longtemps, mais l'heure est venue de conclure ces Entretiens de Royan. Je vais, pour cela, laisser la parole au Président Michel Rouger.
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entretiens de saintes-royan-amboise
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[ "michel rouger" ]
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CONCLUSION DU COLLOQUE
# Conclusion du colloque - Michel Rouger, *président des Entretiens de Royan, président honoraire du tribunal de commerce de Paris* Je souhaite exprimer mes remerciements très sincères à tous ceux qui ont contribué à la réussite de cette journée, que ce soit *à raison du lieu :* la Ville de Royan, le département de la CharenteMaritime, qui nous accueillent et nous aident avec beaucoup de gentillesse, la région Poitou-Charentes, qui nous apporte son soutien; *à raison de la matière :* les nombreuses institutions opérant dans le domaine juridique ou judiciaire, qui se sont associées à la préparation de cette journée; ou *à raison de la personne :* tous les intervenants qui ont pris la parole au long de nos débats. J'ai organisé une quinzaine de journées de ce type dans le cadre saintongeais et je me réjouis que, depuis deux ans, Bernard Delafaye ait pris le relais avec une telle maestria. Il a su trouver, en Patrick Mairé, un modérateur qui a en réalité joué le rôle d'un véritable animateur. Je les félicite tous les deux, ainsi que la secrétaire générale de Presaje Marie Rouger-Perrier, qui, avec Marianne Partout, a joué un rôle déterminant dans la préparation logistique de cette rencontre. L'organisation, à Royan, de cette journée consacrée à la piraterie peut apparaître comme un clin d'œil à l'histoire. Il y a huit siècles de cela, la presqu'île d'Arvert, d'une superficie de vingtcinq kilomètres sur dix, située au nord de Royan, était une zone marécageuse et sablonneuse, très insalubre. Les malheureux qui y vivaient n'avaient rien à envier, en fait de misère, aux Somaliens d'aujourd'hui. Ils tiraient également leur subsistance d'une activité de piraterie : sous les ordres d'un dénommé Cadet, ils passaient leur temps à détourner, naufrager et piller les navires faisant commerce entre la région de Bordeaux, l'Angleterre et la Hollande. Les armateurs de l'époque qui, contrairement à ceux de nos jours, acceptaient sans difficulté que leurs bateaux soient armés, se sont rapprochés de l'autorité, incarnée alors par Aliénor d'Aquitaine, la plus grande reine de France, celle qui a exercé son pouvoir des deux côtés de la Manche. Aliénor, en leur permettant d'appliquer la règle antique du talion, a réussi à débarrasser la presqu'île d'Arvert des naufrageurs, de leur chef Cadet et de tous les dispositifs ingénieux qui leur permettaient d'attirer les navires de commerce vers les passes sablonneuses. Quelques siècles plus tard, les marais ont été asséchés et, il y a 170 ans, on a planté la forêt de La Coubre sur cette zone. Lorsque dans les années soixante-dix, la commune des Mathes a créé sur cette presqu'île une zone touristique moderne, elle a voulu rendre hommage à Aliénor d'Aquitaine, qui avait su nettoyer la région de tous ses méchants opérateurs. C'est pourquoi elle a donné à la nouvelle zone touristique le nom de La Palmyre, en souvenir d'un haut dignitaire mahométan avec lequel Aliénor avait eu une aventure sentimentale au cours de l'une des croisades dans lesquelles cette reine s'était illustrée. En grattant un peu dans le sable de Royan, on s'aperçoit ainsi que la question de la piraterie a été, autrefois, intimement liée à la vie des gens de ce pays. En vous remerciant d'avoir porté toute votre attention à ces travaux, je déclare la séance levée et vous souhaite une bonne soirée à Royan.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2015-03-01
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[ "isabelle gaudron", "michel rouger", "olivier schnerb", "edmond alphandéry", "jean-louis bourlanges" ]
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INTRODUCTION : L'EUROPE DU DROIT FACE AUX ENTREPRISES PLANÉTAIRES
# Introduction : L'Europe du droit face aux entreprises planétaires  - **Mme Isabelle GAUDRON,** première adjointe au Maire d'Amboise, vice-présidente de la Région Centre Je vous souhaite la bienvenue à Amboise et vous prie d'excuser Monsieur le Maire, qui n'a pas pu être présent. Il m'a confié la tâche de vous accueillir et de saluer les ministres qui participent à cette docte réunion. Le nom d'Amboise, issu du latin *Ambacia,* signifie *« entre deux eaux »*, les deux eaux en question étant la Loire et l'Amasse. Notre ville fait partie du Val de Loire, qui a été inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO en 2000. Nous en sommes très fiers et cela nous donne beaucoup de responsabilités pour entretenir et valoriser ce patrimoine. Au-delà de la carte postale, cette ville de 13 000 habitants représente aussi, comme toutes les autres villes, des défis sociaux, économiques et environnementaux. Elle doit réussir à faire cohabiter des communautés très diverses, venues d'Afrique du Nord ou encore du Vietnam. Nous sommes également très attentifs aux évolutions de l'économie, auxquelles nos entreprises sont obligées de s'adapter. Amboise est le deuxième bassin d'emplois industriels de Touraine et accueille par exemple la société Mecachrome, qui fabrique des pièces pour Airbus, ainsi que plusieurs laboratoires pharmaceutiques. Nous sommes très heureux d'accueillir ce colloque, consacré à des questions importantes aussi bien pour l'économie que pour le droit et la justice, comme le fait de savoir comment concilier les dimensions locales et globales dans un monde où les règles ne sont pas partout les mêmes. Notre ville a besoin de se nourrir de réflexions de ce type. Je serais heureuse que cette journée soit suivie d'autres du même genre et que la population d'Amboise puisse être invitée à y assister. Je vous souhaite une excellente journée de travail et j'espère que nous nous reverrons bientôt. - **M. Michel ROUGER,** président de l'institut PRESAJE, président honoraire du tribunal de commerce de Paris Merci, Madame la vice-présidente de la région et première adjointe au Maire d'Amboise. Pour l'organisation de cette manifestation, nous avons conclu un partenariat avec le Barreau de Paris et l'École de formation du barreau. Monsieur le bâtonnier Pierre-Olivier Sur a souhaité être représenté par Maître Olivier Schnerb pour accueillir ses confrères avocats, et Monsieur le bâtonnier Manuel Ducasse, qui est présent parmi nous, représente Monsieur le bâtonnier Pascal Eydoux, le nouveau président du Conseil national des barreaux, qui a eu un empêchement. Je donne la parole à Maître Olivier Schnerb. - **M. Olivier SCHNERB,** avocat au barreau de Paris, représentant M. le bâtonnier de Paris en exercice Le Président Rouger, après s'être illustré au tribunal de commerce de Paris, a lancé une extraordinaire série d'entretiens qui, après avoir abordé des thèmes d'intérêt général, prennent aujourd'hui la forme d'un véritable acte de résistance. Lorsque Léonard de Vinci est arrivé à Amboise, en 1516, à dos de mulet, il transportait avec lui trois de ses plus remarquables œuvres : *la Joconde ; Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant ;* et *Saint Jean Baptiste*. Une paralysie de la main le gênait pour peindre mais il pouvait encore créer des objets extraordinaires. Il a notamment dessiné les plans d'un palais d'agrément prévu à Romorantin, ce qui crée entre cette ville et Amboise une sorte de pont, à l'image de ceux que le grand Léonard concevait. Nous sommes, nous aussi, sollicités par le Président Rouger pour construire un objet extraordinaire, un pont qui reliera la France à l'Europe. Si la France fait partie de l'Europe, c'est en effet un peu à l'image de ce palais qui avait été imaginé par Léonard de Vinci pour Romorantin, et qui devait se situer à la fois dans la ville et hors la ville*.* Sous le règne de Napoléon, le droit écrit, issu des compilations justiniennes qui avaient été retrouvées par des juristes de l'époque médiévale, a été fondu avec le droit commun, ou *common law,* en sorte que le code civil résultant des travaux de Bigot de Préameneu, Tronchet, Maleville et Portalis réunit des caractéristiques du droit écrit et du droit coutumier. Une grande partie des questions aujourd'hui soulevées à la Cour européenne des droits de l'homme -- laquelle doit, elle aussi, répondre à la fois aux exigences du droit écrit et de la *common law* - ont commencé à se poser, chez nous, dès le Moyen-Age. La formule *Actor sequitur forum rei,* que l'on trouve dans les compilations justiniennes, constitue la plus ancienne règle de compétence : *« Celui qui plaide une affaire doit se rendre là où se trouve le défendeur ».* Dès le Moyen-Age, certains ont compris qu'il était avantageux de se faire arrêter chez l'évêque plutôt que chez le seigneur, car les peines étaient plus douces chez le premier que chez le second. Villon cite ainsi le cas d'un homme qui s'est fait tonsurer pour montrer qu'il relevait de la justice de l'évêque. Au fil du temps, on a continué à s'éloigner du principe *Actor sequitur forum rei,* en prenant en compte le lieu de *commission* ou le lieu *d'arrestation*. Chaque fois, les motivations étaient politiques : *« En jugeant cet individu, je montre qu'il relève de mon pouvoir »*. Les règles de compétence suivent ainsi tantôt la règle naturelle du droit civil, tantôt un principe d'opportunité. Aujourd'hui, on va beaucoup plus loin encore puisque, dans certains cas de terrorisme, on juge le prévenu sur le lieu de sa détention. Plus largement, tout ce qui touche de près ou de loin à un intérêt américain est désormais censé être jugé aux États-Unis. Quant au développement d'Internet, nous ne devons pas oublier que cet outil est, à l'origine, une création militaire et un moyen de communication relevant d'un système d'armement. Le recours à une clé longue, dépassant le nombre de caractères légal, est une arme d'une catégorie qui n'a pas été encore été définie mais relève de l'arsenal militaire. De notre côté, nous ne sommes pas autorisés à crypter nos communications au-delà d'un certain nombre de bits, et tout secret peut donc être violé au nom des règles de sécurité. La vie privée se trouve ainsi menacée, non seulement en raison de l'insuffisante protection de la confidentialité, mais aussi par le caractère permanent de l'inscription diffamatoire sur Internet. C'est d'autant plus préoccupant qu'Internet fabrique une civilisation *« d'ignorants surinformés »*, au sens où l'information omniprésente n'est pas accompagnée d'une formation minimale sur l'utilisation qui peut en être faite et les précautions qui doivent être prises. Réagir aux dérives du droit américain ou d'Internet est d'autant plus complexe que ce sont nos amis proches qui s'efforcent ainsi d'asseoir leur hégémonie. Celle-ci est, sans doute, moins désagréable intellectuellement que celle que nous redoutions à l'époque de l'URSS, mais il s'agit malgré tout d'une volonté de domination. L'esprit français ne peut pas l'admettre - pas plus, espérons-le, que l'esprit européen. Grâce au Président Rouger et à sa famille, nous allons pouvoir nous pencher sur ce nouveau mal du siècle, en étant éclairés par un esprit bien supérieur au nôtre, celui de Léonard de Vinci. Aucun d'entre nous, sans doute, ne peut rivaliser avec son génie mais, tous ensemble, nous pouvons espérer trouver des solutions pour répondre à ces défis. Merci encore au Président Rouger qui nous offre cette opportunité. Cette journée qu'il a organisée avec les membres de sa famille, patriotes dévoués à l'institution républicaine, contribue à notre sauvegarde. - M. Michel ROUGER Il m'appartient maintenant d'ouvrir ce colloque et je vais le faire par le biais d'une petite narration. Ce siècle avait cinq ans et deux de ses enfants prétendaient le dominer assez rapidement. L'un avait pour nom Google, et il était encore à l'âge des culottes courtes de l'écolier. Son petit frère, nommé Facebook, était pour sa part dans les langes du nourrisson. Leurs parents espéraient qu'un *deus ex machina* fournirait à ces deux petits le grand destin qu'ils avaient imaginé pour eux, à savoir la possibilité d'être présents partout et en permanence tout autour de la planète. Ce vœu se réalisa deux ans plus tard grâce à l'émergence d'un modeste appareil, le smartphone, qui est rapidement apparu comme le symbole universel de ce qu'Olivier Schnerb vient d'appeler l'hégémonie américaine. Cet objet a désormais remplacé, dans la main des travailleurs, les deux autres symboles que furent, au début du siècle précédent, la faucille du paysan et le marteau de l'ouvrier. À partir de 2005, Présaje a publié une série de textes analysant les évolutions de ce monde numérique. Nous avons consacré quatre ouvrages successifs au harcèlement numérique et au techno-marketing ; à l'identité numérique, aux *Big Data* et aux *big catas* qui les accompagnent* *; à l'opinion numérique, qui a pour effet de transformer la démocratie d'opinion en démocratie d'émotion, privée de toute réflexion. Enfin, nous avons étudié le statut de l'expert numérique, qui a la capacité d'attendrir la matière des disques durs, succédant ainsi au juge d'instruction qui, seul jusqu'alors, avait la capacité d'attendrir la chair des suspects pour les faire parler. Parvenu à ce stade, l'institut Présaje s'est senti suffisamment informé pour ouvrir un vrai débat sur le rôle du juge et le rôle du droit. C'est à ce moment que dans les profondeurs de l'océan de la finance se sont fait entendre les premiers craquements des plaques de l'*économie casino* qui s'entrechoquaient. Le tsunami qui a suivi, et dont nous subissons encore les conséquences, nous a empêchés de poser les questions que nous avions préparées sur ce thème, et qui ont été renvoyées aux calendes grecques. L'année 2015, marquant l'anniversaire de la Renaissance, s'est également trouvée correspondre aux calendes grecques. C'est ce qui nous a conduits à organiser dans cette ville d'Amboise les travaux auxquels vous allez participer. Je forme le souhait qu'ils soient toniques et fructueux, et je me permets de vous adresser l'encouragement suivant : soyons « Renaissance » ! Monsieur le Ministre, à vous la parole. - M. Edmond ALPHANDÉRY Je voudrais, moi aussi, remercier mon ami Michel Rouger d'avoir organisé ces échanges sur un sujet crucial, et lui dire à quel point je suis honoré et heureux qu'il m'ait demandé de présider cette matinée. Notre programme de travail est dense. Le premier débat de cette matinée sera consacré aux marchés dérégulés que les entreprises financières anglo-saxonnes installent à l'échelle planétaire, et à la manière dont l'Union européenne pourrait sauvegarder l'État de droit dans chacun des pays de la Communauté. Le deuxième débat portera sur la révolution Internet, portée par des opérateurs en majorité de droit américain, et sur la façon de rétablir l'équilibre du pouvoir numérique à l'échelle de l'Union européenne et de ses États membres. Ces deux sujets sont d'une importance considérable et je voudrais les illustrer par deux anecdotes que j'ai personnellement vécues. La première concerne les institutions financières. J'ai longtemps été administrateur d'une grande banque française, dont je suis aujourd'hui censeur. Pendant la crise financière, le portefeuille de cette banque comprenait des volumes substantiels de CDO *(collateralized debt obligations),* des produits financiers d'origine américaine regroupant des titres issus du marché du logement et communément appelés *subprimes*. Ces produits très complexes étaient notés par des sociétés américaines et vendus essentiellement aux États-Unis, tout en étant très mal régulés par l'autorité américaine. La crise provoquée par l'utilisation de ces produits a eu des conséquences en Europe et partout dans le monde. Elle a entraîné des pertes considérables non seulement pour les banques américaines, ce qui était assez logique, mais également pour les banques françaises et européennes. Je me suis demandé pourquoi nous n'avions pas exigé des indemnités de la part de ceux qui sont à l'origine de nos pertes, qui se chiffrent en milliards. En fait, nous avons essayé, en vain. La deuxième concerne Internet. J'ai eu l'occasion de recenser récemment les sites antisémites sur Internet. Chacun de vous peut en faire l'expérience : ils se comptent par dizaines et sont accessibles à tous. Même un enfant peut les consulter. On y trouve des listes nominatives de Français d'origine israélite et des incitations à la haine contre ces personnes. Comment une chose pareille est-elle possible ? Certes, l'antisémitisme ne date pas d'hier, mais ce qui est étonnant, c'est que l'on ne parvienne pas à faire disparaître ces sites révoltants qui, encore une fois, sont accessibles à tous. Je tenais à citer ces deux exemples pour témoigner que le colloque d'aujourd'hui me paraît particulièrement pertinent et opportun. Je donne maintenant la parole à notre modérateur, Jean-Louis Bourlanges.  - M. Jean-Louis BOURLANGES En abordant les questions qui font la matière de ce colloque, nous sommes saisis par des sentiments de vertige, de fragilité et d'impuissance. Le vertige est celui de la révolution technologique à laquelle nous assistons. La fragilité est celle de la géopolitique face à un acteur américain qui pèse infiniment plus que les autres pays. L'impuissance est celle qui menace le droit, les procédures et les autorités politiques légitimes. J'ai été désigné comme modérateur de cette séance et je me permettrai de donner un seul conseil aux intervenants, celui d'éviter tout amalgame et de chercher constamment à faire la part des choses entre ces trois sources d'inquiétude dont le produit nous effraie. C'est à cette condition que nous pourrons progresser dans la compréhension des phénomènes et la recherche des solutions.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2015-03-01
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[ "edmond alphandéry", "jean-louis bourlanges", "françois falletti", "bertrand legris", "xavier de roux", "thomas cassuto", "dominique de la garanderie", "paul-albert iweins", "joëlle simon", "philippe ingall-montagnier" ]
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LES MARCHÉS DÉRÉGULÉS : COMMENT SAUVEGARDER L'ÉTAT DE DROIT AU SEIN DE L'UNION EUROPÉENNE ?
# Les marchés dérégulés : Comment sauvegarder l'État de droit au sein de l'Union européenne ? - M. François FALLETTI Notre première table ronde va porter sur les marchés dérégulés au niveau planétaire, à travers deux exemples, le marché pétrolier et le trading à haute fréquence. En écoutant le brillant rappel historique présenté par Olivier Schnerb, je me suis demandé quel allait être notre état d'esprit lors de cette rencontre. Allons-nous adopter l'attitude du petit village gaulois qui cherche à repousser les grands vents venus de l'ouest, ou nous inscrire dans la démarche imaginative de Léonard de Vinci, omniprésent ici, à Amboise ? Poser la question, c'est évidemment livrer la réponse. Plutôt que de nous lamenter sur la situation actuelle, nous devons nous efforcer de poser les bases d'un dispositif qui nous permettrait d'y faire face. Comme le rappelait à l'instant Edmond Alphandéry, nous sommes confrontés à la présence sur Internet de sites diffusant des images et des discours odieux, souvent basés aux États-Unis, généralement à San Francisco. Le procureur compétent, face aux nombreuses sollicitations que nous-mêmes ou de nombreuses autres instances judiciaires étrangères lui adressons, renvoie systématiquement au premier amendement de la constitution américaine, qui régit la liberté d'expression. Or, la conception américaine de cette dernière est assez différente de la nôtre, et s'avère sensiblement plus tolérante à l'égard de certains discours que nous considérons comme inadmissibles. Dès lors, en l'occurrence, force est de constater que c'est le droit d'un seul lieu qui prime, alors même que les comportements en cause, de portée planétaire, se situent fort loin de la Californie. En matière financière également, nous risquons d'être soumis de plus en plus souvent à des décisions sur lesquelles nous n'avons guère de prise ; je pense par exemple ici à l'amende pharaonique de huit milliards de dollars qui a été récemment infligée par les autorités américaines à une banque française. Cette décision a été précédée par de nombreux échanges et négociations mais, en définitive, la banque en question a dû passer sous les fourches caudines et se soumettre, là encore, au droit défini par un seul Etat alors même que les agissements en cause avaient une portée allant bien au-delà de l'Etat de New-York. Une opportunité de rééquilibrer les pouvoirs s'offre à nous. La décision récente du Conseil constitutionnel sur le non-cumul des poursuites en matière d'infractions boursières soulève de nombreuses interrogations, mais l'injonction de réécrire la loi d'ici le 1^er^ septembre 2016 nous offre la possibilité d'élaborer, dans un délai raisonnable, un dispositif national susceptible de nous permettre d'être plus réactifs vis-à-vis de certains errements d'entreprises planétaires constatés sur notre territoire. À l'heure actuelle, en effet, il est trop fréquent que des procédures pénales s'éternisent pendant huit ou dix ans. Il existe donc des marges de progrès et nous ne devons pas passer à côté de cette opportunité. Dans ce domaine des marchés financiers, je souhaite vraiment que nous engagions une grande réécriture de la loi en lien avec l'AMF (Autorité des marchés financiers), et nous devrons également nous concerter avec les autres pays européens, y compris la Suisse, pour mieux coordonner les sanctions à adopter vis-à-vis des entreprises opérant en divers points du territoire européen et au-delà. Cette démarche pourrait à mon sens constituer le point de départ d'une évolution profonde et nécessaire de nos fonctionnements dans le domaine de la régulation de la vie économique. - M. Bertrand LEGRIS Je vais m'abstenir d'évoquer la décision du Conseil constitutionnel, à la fois parce que ce n'est pas l'objet que l'on m'a demandé de traiter et surtout parce que mon Président me l'a absolument interdit... Je me consacrerai à la question du trading à haute fréquence, que je n'aborderai pas sous son angle technique, extrêmement complexe, mais sous l'angle juridique. 1. *Un phénomène de grande ampleur* En France, le système de la criée a été abandonné à la fin des années 1980 au profit d'un système informatique. En 2007, la directive MIF (Marchés d'instruments financiers) a mis fin à la concentration des ordres et a permis l'émergence de plateformes alternatives au marché principal. Ceci a conduit à voir les mêmes valeurs cotées différemment d'une plateforme à l'autre, ce qui a créé des opportunités d'arbitrages entre les différents marchés afin de générer des gains. Le trading à haute fréquence est une des formes du trading algorithmique. Il consiste à utiliser des programmes informatiques pour générer et insérer des ordres dans le carnet d'ordres de la Bourse, à une vitesse extrêmement rapide, en fonction de paramètres prédéfinis et sans intervention humaine. Ces ordres, dont la fréquence peut être d'une milliseconde, voire d'une nanoseconde, sont ajustés en permanence et passés, en général, en très grand nombre. Ils tirent parti de très petits écarts de cours et sont opérés en *intraday*, c'est-à-dire avec un horizon d'une journée, dans le but de gagner de l'argent immédiatement et non de financer les entreprises. Ces transactions portent principalement sur les marchés actions les plus liquides, c'est-à-dire sur les grandes valeurs. L'ampleur du phénomène de trading à haute fréquence est complexe à mesurer, en particulier parce qu'il est difficile de déterminer à partir de quel seuil on peut parler de haute fréquence. On s'accorde habituellement à considérer qu'il représente entre 30 et 40 % des transactions effectuées en France, et sans doute bien davantage en nombre d'ordres. Aux États-Unis, ce chiffre est plutôt de 50 à 60 %. 2. *Avantages incertains, inconvénients avérés* Une question fréquemment débattue consiste à savoir si le trading à haute fréquence présente des avantages en termes d'intérêt général, par exemple en termes de liquidité du marché. A priori, on pourrait penser que l'effet est positif et contribue à resserrer les prix. Mais il s'agit d'une liquidité évanescente, qui disparaît très rapidement, ne serait-ce que parce que les traders insèrent surtout un grand nombre d'ordres et ne procèdent pas au même nombre de transactions. Il ne s'agit donc pas d'une véritable liquidité. En revanche, ce phénomène est susceptible de contribuer aux crashs boursiers dans la mesure où il peut provoquer un effet de contagion et d'emballement. Il peut également permettre une manipulation des cours, en donnant une image du carnet d'ordres, et notamment des ordres de vente, qui peut entraîner des prix anormaux. Au total, ce phénomène génère pour la collectivité des coûts très élevés, notamment en matière de contrôle, alors qu'il ne bénéficie qu'à quelques traders. 3. *Les différentes réponses apportées* La taxe sur les transactions financières, qui a été créée récemment en France, a permis de réduire légèrement le volume des transactions mais n'a pas eu d'impact sensible sur le trading à haute fréquence. La loi de séparation bancaire a interdit aux banques d'utiliser cette technique, mais pas aux autres types d'établissements. Elle donne cependant l'obligation aux professionnels de notifier à l'AMF le recours au trading à haute fréquence, et aussi de conserver les ordres, ce qui, en principe, permet au régulateur d'exercer un certain contrôle, ou en tout cas permet de ne pas exclure la possibilité d'un contrôle, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. La directive MIF, en cours de révision, a également défini des règles très exigeantes sur le plan formel, puisqu'elle impose aux acteurs utilisant ces techniques d'être agréés, ce qui représente un contrôle a priori. Elle prévoit également que les intermédiaires entre les traders algorithmiques et les entreprises de marché soient contrôlés. Enfin, les entreprises de marché doivent disposer de leur propre système de contrôle afin de détecter les éventuelles manipulations de cours. Un autre texte, portant sur les abus de marché, comporte également quelques innovations permettant de sanctionner les tentatives de manipulation de cours et, dans une certaine mesure, la complicité de manipulation. À côté de cette panoplie générale, on trouve des mesures plus techniques et sans doute plus essentielles, consistant à imposer que l'écart minimum entre deux cotations soit un peu augmenté, de façon à gêner les traders à haute fréquence. Des dispositions sur le prix des ordres sont également en train d'être mises au point. Ces différents textes ont été relativement bien conçus au plan général mais, comme souvent en la matière, leur efficacité dépendra surtout des standards techniques qui seront élaborés par les régulateurs européens puis du contrôle qui sera exercé sur ces activités. Or le contrôle est problématique car il nécessite de mobiliser des experts qui aient une bonne compréhension de ces phénomènes, et de les doter des outils adéquats, qui sont coûteux. ## L'abus par les États-Unis de leur puissance économique - M. Xavier de ROUX Après l'effondrement de l'économie communiste, qui prévalait sur la moitié de la planète, certains ont annoncé la *« fin de l'histoire »* avec l'émergence d'un marché mondial et dérégulé, terrain de jeu des grandes entreprises multinationales échappant désormais largement au pouvoir régalien des États, y compris celui des États-Unis. En effet, le marché financier tend à instaurer ses règles propres, auxquelles les États eux-mêmes sont sommés de se soumettre en cas de contentieux, tandis que la concurrence entre les États permet d'optimiser les profits à travers les paradis fiscaux. Tel était le « rêve » qui s'est dessiné après la chute du mur de Berlin. 1. *Le grand retour des États* Ce processus baptisé *globalisation* a connu des débuts prometteurs. Mais assez vite, il est devenu patent que l'économie obéissait essentiellement à la théorie du chaos et, très rapidement, l'OMC (Organisation mondiale du commerce) a montré les limites du contrôle qu'elle pouvait exercer. Puis la dérégulation financière et l'apparition des techniques qui viennent d'être évoquées ont conduit à la crise financière et économique de 2008. Paradoxalement, dans cette affaire, ce sont les États qui ont sauvé les banques et leurs produits financiers, car les joueurs avaient fini par *« faire sauter le casino »*. Les États ont ainsi été quelque peu remis en selle et la perspective de la disparition des pouvoirs régaliens s'est un peu éloignée. On sait cependant, grâce à Fernando Pessoa, que les banquiers sont par nature des anarchistes et qu'ils feront tout pour que leur rêve devienne réalité. 2. *Les entreprises planétaires restent soumises au droit* La question qui se pose aujourd'hui est de savoir si les multinationales, développant leurs activités à l'échelle de la planète, pourraient se comporter comme des États et devenir la source de leurs propres règles juridiques et fiscales. Cette hypothèse semble difficile à soutenir car ces entreprises, fussent-elles des multinationales, restent des sujets de droit en ce qui concerne leur création, leur fonctionnement, ou encore leurs relations sociales et fiscales. Certes, elles sont libres de fixer leur siège et d'optimiser leurs flux financiers en recourant aux paradis fiscaux. Mais ces derniers sont de plus en plus soumis à la pression des traités. En dépit de l'appétence des États-Unis pour le libéralisme, la jurisprudence américaine n'est d'ailleurs pas particulièrement libérale à cet égard. Les grands marchés financiers sont, eux aussi, organisés au sein d'États de droit et non au sein de paradis fiscaux ou dans des États sans droit ou à droit faible. Les marchés financiers de Wall Street, de Londres, de Chicago, de Shanghai, de Singapour, sont très régulés et étroitement soumis au droit. En ce qui concerne le marché des hydrocarbures, le New York Mercantile Exchange, on a pu accuser Goldmann Sachs de le contrôler, mais cette banque se heurte aujourd'hui au Congrès américain et au G8, qui souhaitent limiter son activité dans ce domaine. Même ce qui apparaît comme la véritable sphère de liberté des multinationales, le contrat autonome, est soumis à une juridiction chargée d'arbitrer en cas de conflit, y compris entre la multinationale et les États. De plus, les clauses du contrat doivent être conformes à l'ordre public international, c'est-à-dire à l'ensemble des principes que l'on considère de justice universelle ou doués de valeur internationale absolue. Le juge national peut rejeter ou annuler un contrat qui ne serait pas conforme à ces principes. 3. *L'amende infligée à BNP Paribas* Reste un grand problème, qui ne relève pas à proprement parler du droit international : l'abus de la puissance économique, illustré par l'amende astronomique imposée à BNP Paribas par une juridiction américaine suite à des transactions opérées en Suisse pour financer un trading avec un pays tiers. Dans cette affaire, le seul lien avec le droit américain résidait dans la monnaie utilisée, le dollar. Un juge obscur de je ne sais quel État américain a estimé que, dès lors que le contrat était libellé en dollars, c'est-à-dire dans une monnaie qui se dénoue aux États-Unis, la compétence devenait américaine. J'avoue être stupéfait que la France n'ait pas immédiatement recouru à la protection diplomatique à l'égard de sa banque et élevé le sujet dans les instances internationales. On nous répond que les États-Unis ne reconnaissent pas la compétence de la Cour internationale de justice. Cette démarche aurait cependant permis de faire entendre au plus grand État de droit de la planète que certaines des règles de droit qu'il crée ne sont pas admissibles dans l'ordre international, tout simplement parce que si une monnaie qui est actuellement devenue la monnaie universelle devient un critère de compétence, toutes les transactions mondiales deviennent de la compétence des juridictions américaines, ce qui est impossible à accepter dans le cadre d'un commerce international régulé. 4. *Qui paie le bal mène la danse* Pourquoi cette démarche n'a-t-elle pas été tentée ? Tout simplement parce que, en cas de recours, la BNP aurait perdu le droit d'exercer sur le marché de Wall Street. On voit bien qu'avec cet argument, nous sortons du domaine du droit pour entrer dans des considérations purement politiques. L'Union européenne et chacun de ses États devraient s'armer de courage et s'inspirer de l'exemple de la Chine. Dès la semaine qui a suivi la décision concernant la BNP, tous les contrats d'hydrocarbures signés en dollars avec la Russie ont été convertis en monnaie chinoise. Faut-il que ce soit la Chine, pays qui ne s'est pas signalé jusqu'ici par son appétence pour le droit, qui nous donne des leçons de droit international ? ## Les nouvelles sources du droit - M. Thomas CASSUTO Au cours de mes études, on m'a enseigné ce qu'est un contrat synallagmatique. Par exemple, je passe chaque matin un contrat avec mon boulanger : je lui verse de l'argent, il me procure une bonne baguette et nous sommes tous les deux satisfaits. 1. *La multiplication des contrats* Désormais, je peux aussi commander ma baguette via Amazon. Pour cela, j'utilise mon téléphone portable, ce qui nécessite que j'aie souscrit au préalable un contrat avec un fournisseur d'accès. Moyennant un deuxième contrat, je me sers de Google pour accéder à Amazon, avec lequel je passe deux contrats supplémentaires : l'un pour utiliser l'application, l'autre pour acquérir la baguette de pain. La livraison sera opérée par DHL, Fedex ou Chronopost et je pourrai enfin déguster mon pain. Entre-temps, j'aurai passé une cinquantaine de contrats, la plupart du temps sans avoir connaissance du texte, ni de sa nature, ni de la juridiction compétente en cas de conflit. Telle est la réalité dans laquelle nous vivons aujourd'hui. 2. *L'émergence de sources de régulation transnationales privées* Si nous sommes amenés à contracter de cette façon avec des entreprises mondiales, c'est qu'à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, nous avons construit un modèle juridique inédit fait d'intégration et de transferts de souveraineté partiels, avec des systèmes juridiques et juridictionnels adaptés, afin d'essayer d'articuler des normes nationales, supranationales et même internationales. Nous nous sommes dotés d'un marché unique puissant, rival de ceux des États-Unis et désormais de la Chine, cette dernière étant devenue depuis quelques mois la première économie mondiale. Dans ce contexte, la construction du droit échappe de plus en plus aux États. Les sources de droit ne sont plus les États souverains. Ce sont des organisations internationales, supranationales, et même des organisations sans aucun lien avec la moindre souveraineté. Que l'on pense par exemple aux fédérations internationales de sport, dont la légitimité n'a aucun lien avec une souveraineté nationale ; au code mondial anti-dopage, outil juridique sans aucune source étatique ; ou au tribunal arbitral du sport, dont le siège est en Suisse et qui n'a aucun lien, lui non plus, avec une souveraineté nationale ou un ordre juridictionnel national. On observe donc un décalage croissant entre la perception du droit que, grâce à certains artifices, l'on croit encore national et souverain, et ce que le droit est devenu en réalité. Il est de plus en plus difficile, par exemple, de concilier le droit international privé et les droits fondamentaux. L'arrêt rendu par la Cour de justice en mai dernier dans l'affaire Google est à cet égard très intéressant. De même, nous assistons à une remise en cause de la théorie du droit des conflits, en particulier à travers l'évolution de la production de normes et du rôle de l'État. En Europe, nous nous heurtons à une difficulté particulière, l'absence de théorie du droit privé. Nous faisons donc du droit comparé et, en règle générale, nous nous référons au plus petit commun dénominateur, quitte à ce que chaque État adapte sa norme en fonction du degré de latitude autorisé. Cette difficulté a fait naître des rigidités dans la construction du droit, d'où l'émergence de sources de régulation transnationales privées échappant en partie ou en totalité à ces mécanismes. Il ne s'agit pas d'un phénomène nouveau. La *lex mercatoria* fonctionne depuis des milliers d'années. Mais on voit émerger de plus en plus de normes s'émancipant des règles de compétence rappelées au début de ce colloque. J'ai évoqué la *lex sportiva*. On pourrait également ranger dans cette catégorie les règles concernant Internet. 3. *L'apparition d'une concurrence entre les droits* Nous ne sommes pas pour autant démunis face à ces nouvelles normes, à condition que nous sachions sortir des schémas classiques. Si le droit privé tel qu'on le conçoit depuis deux siècles est notre référence absolue, alors nous allons nous retrouver enfermés dans ce système et nous ne pourrons pas évoluer. Nous devons accepter que le droit se construise de manière protéiforme et travailler sur ses sources, sa légitimité et son administration, en sachant que les droits ne se contentent pas de coexister côte à côte : il peut exister une concurrence entre eux. En matière de brevets sur les éléments et produits du corps humain, par exemple, la directive 98-44 a été adoptée au bout de quatorze ans de négociations, ce qui représente un record au sein de l'Union européenne. Comme ces discussions se déroulaient à l'époque du séquençage du génome humain, certains États étaient dans une situation paradoxale : ils souhaitaient à la fois protéger les droits mais aussi permettre à leurs chercheurs et industriels de se développer sur des marchés qui concernaient, entre autres, la santé publique. Or, dès 1932, le conseiller Louis Josserand soutenait que le corps humain faisait partie du commerce juridique. De fait, nous avons morcelé le corps humain en éléments et produits, ce qui a permis sa réification conceptuelle et sa marchandisation. Aujourd'hui, ce commerce est régulé par l'éthique bien plus que par le droit, les équipes de recherche faisant appel à divers comités d'éthique qui leur ont été associés. À l'occasion des négociations sur les brevets portant sur les éléments et produits du corps humain, on a pu observer une concurrence entre les États et la norme européenne, mais également entre cet ensemble juridique et les accords de l'OMC sur la propriété intellectuelle, signés à Marrakech. 4. *Le droit européen comme ciment de la société européenne ?* Pouvons-nous préserver les valeurs qui ont présidé à la fondation de l'Union européenne et lui ont permis de se développer ? L'européanisme (au sens de « patriotisme vis-à-vis de l'Union européenne »), la défense, la fiscalité, la recherche d'un progrès commun et partagé, ont-ils encore leur place dans le contexte que nous connaissons aujourd'hui ? Le droit européen, fort de ses principes de primauté et d'effet direct, peut-il constituer le ciment d'une société européenne, permettre l'épanouissement des citoyens et produire un enrichissement à la fois matériel et intellectuel ? Peut-on s'appuyer sur ce droit pour protéger les individus contre les entités s'octroyant une immunité extraterritoriale à travers le droit contractuel ? Deux décisions de la Cour de justice de l'Union européenne à Luxembourg permettent d'ouvrir des perspectives encourageantes à cet égard. Dans l'arrêt 131-12 rendu en mai 2014 dans l'affaire opposant Google Espagne et l'Agence espagnole de protection des données, la Cour considère que l'exploitant d'un moteur de recherche est responsable du référencement des données personnelles apparaissant sur des pages web publiées par des tiers et, sous certaines conditions, reconnaît à la personne dont les données personnelles ont été indexées par le moteur de recherche un droit à l'oubli, dont la mise en œuvre entraîne l'effacement des liens hypertextes du moteur de recherche. Cet arrêt vient rappeler à sa manière le principe de l'article 1382 du Code civil. Une société tirant bénéfice de son activité de moteur de recherche ne peut pas se désintéresser des conséquences de cette activité. La deuxième décision est l'avis 2-13 sur le projet de protocole d'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme. La Cour de justice de Luxembourg, jouant son rôle de cour constitutionnelle, émet un avis négatif car elle considère que le droit de l'Union européenne est un droit *sui generis* et qu'il n'est pas possible de le soumettre au droit de la Convention européenne des droits de l'homme. En effet, on ne peut pas soumettre une cour supranationale à la jurisprudence d'une cour relevant d'une organisation internationale étrangère. Il s'agit d'une décision majeure car, dans l'application du droit européen, la question de l'arbitrage ou de la conciliation entre droit privé et droits fondamentaux se pose en permanence. 5. *De l'audace, encore de l'audace !* Pour revenir sur ce que disait Xavier de Roux à l'instant, les Américains se sont attribué une compétence pour juger les entreprises quelle que soit leur nationalité et leur imposer des amendes dont le montant, chiffré en milliards d'euros, s'avère très intéressant sur le plan budgétaire. Il n'y a pas de raison pour que la souveraineté d'une structure juridique comme celle de l'Union européenne ne soit pas comparable à celle des États-Unis. Elle pourrait ainsi juger des entreprises mondialisées, dont la nationalité n'est pas toujours facile à identifier dans la mesure où les sièges sociaux peuvent très facilement être déplacés, de même que ceux des marchés financiers (on peut, par exemple, s'interroger sur le lieu et la nationalité exacts de la plateforme Euronext). Je suis donc convaincu que nous ne sommes pas totalement démunis face aux phénomènes que nous évoquons aujourd'hui. ## La régulation par l'éthique - Mme Dominique de LA GARANDERIE N'étant spécialiste ni de la finance ni du droit international ni même de l'ensemble des questions du droit européen, que je n'aborde de façon approfondie que dans le domaine de mes spécialités, je travaille, en revanche, depuis dix ans sur des formes de régulation, dont le support est le droit souple, et la boussole, l'éthique. Lorsqu'il s'agit d'instaurer une régulation à un niveau supranational, il faut préalablement identifier des fondamentaux communs qui, le plus souvent, ont pour support l'éthique. Faut-il alors que la régulation par l'éthique supplée le droit comme le laissait entendre Thomas Cassuto à l'instant ? Peut-être pas, si l'on considère les réponses internationales qui ont été apportées dans certains domaines, il existe des relais. Prenons l'exemple des règles de gouvernance des entreprises cotées : l'impulsion est venue des États-Unis, certes, nous les avons adaptées, mais nous disposons désormais d'un socle commun (exemple : équilibre des pouvoirs, administrateurs indépendants, comités d'audit, conflits d'intérêts\...). Le « Global Compact » proposé par Kofi Annan aux multinationales est fondé sur les droits humains, les règles fondamentales de l'OIT et la lutte contre la corruption. Les multinationales à travers le monde se sont ralliées et ont adopté cette recommandation qu'elles conjuguent avec les recommandations de l'OCDE aux multinationales. Ces règles guident leurs actions à l'étranger et tout spécialement dans les pays en voie de développement. Michel Rouger nous a encouragés à *«  être Renaissance ».* Or, nous venons d'entendre qu'il est peu aisé de fonder la renaissance sur des règles étatiques, qui par nature sont étriquées au regard des besoins de la mondialisation. Si nous souhaitons que l'Europe se donne bientôt des forces comparables à celles auxquelles elle est confrontée au niveau mondial, nous pouvons trouver des forces dans des règles souples, communes et partagées dans le domaine économique et le secteur privé, faut-il se protéger ou rayonner ? Plus spécifiquement, dans le domaine d'Internet, l'impuissance peut céder devant la volonté de partage de l'éthique. Les discours odieux sur Internet revendiquent la liberté d'expression. Imposons par la force de l'exemple, voire de l'exemplarité, des modes de dissuasion de la lecture des sites Internet sur l'incitation à la violence, à la haine, au racisme. L'expérience de « *Hate prevention* », qui a abouti à un logo « *Respect zone* » engageant de s'interdire ou interdire dans une sphère d'action la diffusion ou la publication d'ouvrages ou d'images dont on connaît les conséquences, est une piste à suivre. Des initiatives de ce genre ne sont plus prises par les Etats mais par la sphère privée qui initie, innove et relaie ces nouveaux modes de protection. La technologie pourrait ne plus donner le vertige, mais être un outil de propagation de principes universels. Certes, c'est croire à la vertu du droit souple, c'est-à-dire celui adopté volontairement par les acteurs, fruit d'un consensus qui résulte autant de la conscience universelle que de la clairvoyance d'une nécessité de règles pour continuer d'exister. Les exemples qui nous ont été précédemment rappelés sur le code antidopage démontrent que cette sphère-là a eu aussi son histoire. Le but est celui de l'efficacité. Adopter un label « *Respect zone* » sur des sites Internet permet au public de comprendre et d'être averti du danger diffusé par certaines images ou certains documents. Si chaque État a ses propres sanctions pour lutter contre la violence, la haine, le racisme, pour autant elles interviennent a posteriori, alors que la rapidité de la diffusion par Internet et son ouverture au monde imposent des mesures de prévention qui ne peuvent relever que de règles volontairement adoptées par ceux qui vont les utiliser. L'exemplarité et la réputation sont des leviers parfois aussi forts que les sanctions traditionnelles. Je suis optimiste quant à la possibilité d'une renaissance avec une démarche éthique, le respect des principes fondamentaux et des règles simples. C'est ensuite seulement que se mettra en place une re-régulation. Je crois beaucoup à l'exemplarité, et si l'Europe pouvait se montrer exemplaire dans ces différents domaines aux enjeux sociétaux, nous ferions déjà un grand pas vers la renaissance. - **M. Philippe INGALL-MONTAGNIER,** premier avocat général à la Cour de cassation, professeur associé à l'université de Versailles-Saint Quentin L'éthique peut certainement servir de garde-fou lorsque l'opinion publique est très mobilisée, sur une période suffisamment longue pour obliger les entreprises et la législation à évoluer. Cela a été le cas dans l'affaire de l'Exxon Valdez, mais nous avons tous en tête des marées noires qui n'ont pas été suivies des mêmes effets. L'éthique tend alors à n'être qu'un argument commercial. Ne peut-on même craindre que, sous couvert d'éthique et de *compliance,* on assiste en réalité à certaines dérives ? Comment éviter qu\'au *forum shopping* ne s\'ajoute le choix d\'un juge sur mesure avec un droit de circonstance qui serait d\'ailleurs celui du plus fort ? La *compliance qui* relève de ce qu'on appelle le « droit souple » présente un intérêt et une source de progrès indéniables. Mais les Etats doivent veiller à ce que cela ne finisse pas par être un « droit des entités pour les entités » et un droit du plus fort. Est-ce que les Etats et les institutions trans-nationales sont suffisamment équipés pour agir efficacement à ces égards et faire respecter ainsi un ordre public non seulement interne, mais également international, comme par exemple en matière de droit de la personne ou de protection de l\'environnement ? - Mme Dominique de LA GARANDERIE Je travaille tous les jours sur les questions d'éthique, de gouvernance et de responsabilité sociétale des entreprises et je sais que ces termes peuvent faire sourire, mais je peux aussi assurer qu'à long terme, cette approche, qui se fonde sur l'éthique et la déontologie à travers des codes, chartes, recommandations, fonctionne. Le fait de faire appel à l'éthique paraît souvent suspect, et même raillé et dénoncé comme une utopie. Pourtant, cette démarche permet de déterminer des règles s'appliquant à un secteur particulier ou à un type d'actions pour lesquelles on crée ainsi une sécurité et un langage commun. L'intérêt est, naturellement, d'aboutir à des règles partagées. Les chemins pour y parvenir sont multiples et la configuration géopolitique permet de développer des raisonnements à différents niveaux, horizontaux ou transversaux. ## Les trois risques liés au trading à haute fréquence - M. Jean-Louis BOURLANGES Comme d'autres, sans doute, je suis profondément perplexe devant ce qui nous a été exposé à propos du trading à haute fréquence. Mais j'avoue ne pas très bien comprendre ce qui est illicite dans l'utilisation virtuose de cette technologie, et ce qu'il s'agit exactement de contrôler. - M. Bertrand LEGRIS Il faut tout d'abord s'assurer que ces techniques ne génèrent pas de difficultés dans le bon ordre des transactions, afin d'éviter des phénomènes de crash comme il s'en est produit aux États-Unis, avec, pendant quelques heures, des pertes de capitalisation très importantes. Le deuxième enjeu consiste à empêcher les manipulations de cours, c'est-à-dire à faire en sorte que l'utilisation de ces techniques ne conduise pas à faire évoluer les cours de façon anormale et à donner aux autres intervenants du marché une fausse image du carnet d'ordres. Typiquement, l'afflux d'ordres d'achat peut donner l'impression trompeuse qu'il existe un engouement pour une action donnée, impression dont les traders algorithmiques tirent ensuite profit en donnant un ordre de vente. Un troisième enjeu consiste à veiller à ce que les acteurs moins rapides que les traders algorithmiques puissent conserver l'accès au marché. Il arrive en effet qu'à un instant *t*, l'afflux d'ordres passés par les traders à haute fréquence soit si important que les autres acteurs ne peuvent plus introduire les leurs. ## Pour un bras de fer entre Europe et États-Unis - **M. Paul-Albert IWEINS,** avocat associé au barreau de Paris, ancien bâtonnier de Paris, ancien président du Conseil national des barreaux Nous devons tous avoir conscience que, dans la guerre économique que les États-Unis nous mènent, ils ont adopté une stratégie visant à instrumentaliser leur droit, et singulièrement leur droit pénal. Les amendes les plus élevées qui ont été prononcées visent chaque fois des sociétés européennes et non des sociétés américaines. Il n'y a pas de hasard et nous ne devons pas nous bercer d'illusions à ce sujet. Chacun connaît la règlementation du FCPA *(Foreign Corrupt Practices Act)* relative à la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales. Les États-Unis utilisent cette règlementation à l'encontre des entreprises européennes, et il suffit qu'une transaction soit effectuée en dollars, ou qu'une entreprise soit cotée dans une bourse américaine, pour que la juridiction américaine se reconnaisse compétente. Une procédure s'engage alors, visant à obtenir un plaider coupable. Dans ce but, on arrête les cadres supérieurs de l'entreprise et on les place en détention, de sorte qu'assez rapidement, la présidence de la société européenne se sent obligée, à juste titre, de protéger ses cadres et pour cela de plaider coupable. Cette démarche l'amène, en général, à négocier une importante amende. J'ajoute que le plaider coupable, au sens américain, recouvre l'ensemble des irrégularités commises au cours des dix dernières années sur l'ensemble de la planète. Ces sociétés européennes se voient ainsi imposer de reconnaître une compétence universelle à la juridiction américaine. De surcroît, comme elles oublient toujours une de leurs opérations qui s'est déroulée quelque part dans le monde plusieurs années auparavant, elles se voient affecter un tuteur chargé de s'assurer qu'elles sont vigilantes, désormais, sur le respect des règles anti-corruption. Or, les seuls agents agréés pour exercer ce tutorat sont des cabinets américains installés en Europe, car eux seuls sont censés connaître parfaitement les règles. L'Europe n'applique pas la réciprocité dans ce domaine et ne protège pas ses entreprises. Il est vrai qu'elle est gênée par le cheval de Troie anglais : les Britanniques ont compris avant tout le monde la force de ce dispositif et ont promulgué le *Bribery Act*, équivalent du FCPA. Il serait néanmoins souhaitable que l'Europe ne se contente pas de belles proclamations éthiques et adopte une directive reconnaissant sa compétence pour des malversations commises partout dans le monde, y compris aux États-Unis. Un bras de fer pourrait alors s'engager. En attendant, la seule parade pour les entreprises françaises, à mes yeux, consisterait pour elles à décider de plaider coupables auprès du parquet financier parisien de façon à opposer un *non bis in idem* aux juridictions américaines. - **Mme Joëlle SIMON,** directrice des affaires juridiques, MEDEF Pour pondérer les propos de Paul-Albert Iweins, on peut citer deux décisions récentes très intéressantes : l'arrêt Morrison de la Cour suprême de juin 2010, qui a refusé la compétence des tribunaux américains pour des *class actions* n'ayant aucun lien avec le territoire américain, et la décision d'une juridiction de l'État du Delaware qui a admis la compétence de la Convention de La Haye et a ainsi permis à la société Vivendi d'utiliser l'entraide judiciaire conformément à cette convention, même si c'est dans des délais très courts. En revanche, les entreprises françaises sont souvent assez critiques sur les decisions accordant l'*exequatur* de décisions étrangères. L'appréciation de l'ordre public est parfois trop laxiste, comme dans cette décision récente où une juridiction française a reconnu la conformité à l'ordre français de dommages et intérêts « punitifs ». ## La régulation par le droit de la concurrence ? - Mme Joëlle SIMON Bruno Lasserre a récemment donné une interview au journal *L'Opinion* sur le thème de la régulation des opérateurs de l'Internet par le droit de la concurrence. Sa conclusion m'a paru décevante : il estime que seul le consommateur peut juger de la conformité au droit de la concurrence. La Direction de la concurrence de Bruxelles semble cependant s'intéresser aussi à cette question. - M. Xavier de ROUX Le droit européen s'est construit dans les années 1970 à partir d'un socle quasi unique, celui du droit de la concurrence. À cette époque, très marquée par la défense des droits des consommateurs, on ne parlait que de réguler le marché à la baisse. Il faut dire que les cas d'ententes sur les prix et les parts de marché étaient innombrables. Les règles pour sanctionner ces ententes étaient simples et fonctionnaient bien. Ensuite est venu le temps des fusions-acquisitions. Les règles mises en place pour contrôler ces opérations se sont avérées beaucoup plus critiquables, car aucun critère économique ne permet de dire de façon certaine qu'une concentration va perturber un marché. Le meilleur exemple est celui de Continental Can, qui a fait l'objet de la première décision de la Cour européenne de justice pour abus de position dominante. Quatre ans plus tard, cette société n'existait plus. Tant que l'on ne disposera pas d'un instrument fiable de mesure de l'impact économique d'une fusion-acquisition, on se trouvera dans une zone grise entre la prise en compte d'une nécessité économique et l'intérêt bien compris de tel ou tel acteur du marché. ## Pour une Europe plus intégrée et plus forte - M. Jean-Louis BOURLANGES Ce qui ressort de cette première série d'exposés est que nous nous engageons simultanément, les uns et les autres, et de façon quelque peu embarrassée, sur deux voies distinctes. Une partie des réflexions des intervenants se sont centrées sur la notion de séparation entre le droit et l'État ou, de façon plus générale, entre le droit et les autorités publiques détenant le *«* monopole de la violence physique légitime *»*, pour parler comme Max Weber. Ces intervenants constatent, d'une part, l'apparition d'une pluralité de sources du droit, dont certaines échappent clairement à la puissance publique et à la loi et, d'autre part, une diversité de procédures avec, à côté d'instruments juridiques très classiques, l'apparition de démarches s'appuyant sur l'éthique. En termes de régulation du commerce international, par exemple, les initiatives de promotion du commerce équitable semblent plus prometteuses que des mesures coercitives contre le commerce *«* non équitable *»*. De même, les réactions publiques à l'effondrement de l'immeuble Rana Plaza au Bangladesh et à ses milliers de victimes ont sans doute eu plus d'impact que des moyens juridiques ordinaires. D'autres intervenants ont proposé une analyse très différente. Ils soulignent que la puissance des États européens est très insuffisante par rapport à celle des États-Unis, ce qui nous ramène au schéma beaucoup plus classique de la domination d'un système juridique lorsqu'il est adossé à une grande puissance économique, ce qui le conduit à refuser de reconnaître les juridictions internationales et à tenter d'imposer aux autres ses propres juridictions. Cette analyse débouche sur une tout autre approche, consistant à renforcer l'Union européenne et à militer pour qu'elle se dote d'un système juridique aussi fort, structuré et cohérent que celui des États-Unis. Ces deux points de vue ne sont pas nécessairement antinomiques mais sont, en tout cas, très différents, et nous devons en avoir conscience. En ce qui concerne la question du rapport avec les Etats-Unis, je voudrais faire observer que l'Union européenne est forte lorsqu'elle est intégrée et lorsque ses institutions sont capables de prendre des décisions à caractère supranational. On peut discuter des modalités politiques de l'intégration, mais il faut bien reconnaître que tout ce que nous avons inventé depuis une vingtaine d'années en matière d'Europe intergouvernementale a produit des résultats extraordinairement décevants. A contrario, ce sont les institutions les plus intégrées qui ont affirmé une réalité européenne de la façon la plus solide : la Commission européenne vis-à-vis, par exemple, de Microsoft, ou encore la Banque centrale européenne et la Cour de justice dans diverses affaires. En d'autres termes, on ne peut pas à la fois vouloir résister à un empire américain qui, au passage, ne fait qu'illustrer la formule du Général de Gaulle *« Les États forts ne peuvent s'empêcher d'être forts  »*, et ne pas vouloir se doter d'institutions européennes solides. Je remarque à ce propos que, dans bien des domaines, l'Allemagne tient aujourd'hui le discours qui était celui du général de Gaulle dans les années 1960. Ce pays traumatisé par la STASI n'a absolument pas supporté le dispositif des *«* grandes oreilles *»* qui a été mis en place pour recueillir les confidences de la chancelière Angela Merkel, même si la République fédérale n'a pas été, tant s'en faut, exmplaire à cet égard. La découverte de ces écoutes a eu un retentissement considérable dans l'opinion publique allemande. De même, on a assisté à un renversement stratégique assez radical des dirigeants allemands en ce qui concerne le Traité transatlantique. Il y a quelques années, ils se faisaient les promoteurs de ce projet. Aujourd'hui, c'est d'Allemagne que viennent les principales résistances. En conclusion, si nous voulons une Europe juridiquement forte, nous devons accepter d'aller plus loin sur la voie de la construction européenne, sans quoi nous tomberons dans le paradoxe décrit par Bossuet, *«  Dieu se rit de ceux qui maudissent les effets de ce dont ils chérissent les causes ».* Dans cette démarche, nous devons exploiter notre solidarité potentielle avec nos voisins allemands, même si aujourd'hui, malheureusement, ces opportunités ne sont pas saisies en raison de la dissymétrie profonde entre nos situations économiques respectives et la crédibilité de nos deux États. - M. Edmond ALPHANDÉRY On peut mentionner à ce sujet la décision très importante prise récemment par les Anglais, qui ont choisi d'adhérer à la nouvelle banque de développement, promue par les Chinois, qui fait concurrence à la Banque mondiale. Ils ont pris cette décision contre l'avis des Américains et ont attiré dans leur sillage les Français, les Allemands et les Italiens. Il s'agit d'un tournant considérable, qui va dans le sens de ce que préconise Jean-Louis Bourlanges.** **
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entretiens de saintes-royan-amboise
2015-03-01
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[ "edmond alphandéry", "christian charrière-bournazel", "christiane féral-schuhl", "didier kling", "pierre laporte", "dominique perben", "henri pigeat", "philippe rouger", "olivier schnerb" ]
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LA RÉVOLUTION INTERNET : COMMENT RÉTABLIR L'ÉQUILIBRE DU POUVOIR NUMÉRIQUE ?
# La révolution Internet : Comment rétablir l'équilibre du pouvoir numérique ? - M. Dominique PERBEN Les entreprises les plus créatrices d'emplois aujourd'hui sont celles relevant du secteur du numérique et, si l'on prend la liste des cinquante plus grosses entreprises du numérique, on s'aperçoit que trente-six d'entre elles sont américaines et qu'une seule est française. En rapprochant ces deux données, on comprend que l'enjeu de rétablir le pouvoir numérique est considérable, sur le plan économique, pour notre pays et pour l'Europe. Face à la puissance américaine, le marché européen reste fragmenté, avec un cadre règlementaire incomplet. L'Europe comprend vingt-huit pays et une quarantaine d'opérateurs dans le numérique. Par comparaison, les États-Unis comprennent six opérateurs seulement, intervenant sur un marché unique. Le rapprochement de ces chiffres permet de mesurer notre fragilité. Lorsque nos grands anciens ont construit le marché commun du charbon et de l'acier, ils ont choisi les deux secteurs qui représentaient, à l'époque, le cœur de l'économie. Aujourd'hui, c'est le numérique qui joue un rôle central et c'est donc dans ce domaine que nous devrions imiter ce qu'ont fait nos anciens. Il a été question, au cours de la première table ronde, de la prédominance du droit américain à travers les conditions générales d'utilisation des applications Internet, auxquelles nous sommes tous plus ou moins soumis. Il en va de même pour les extensions des noms de domaines. Nous assistons à une impressionnante entreprise de grignotage, par le droit américain, des autres droits nationaux.  Du côté européen, il n'existe pas de vraie stratégie de résistance. De nombreux rapports ont été rédigés par des parlementaires français ou européens mais je les ai trouvés décevants : ils n'apportent pas de véritable réponse politique. Je vois pourtant deux pistes qui pourraient être très efficaces au niveau européen. La première consisterait à construire une réponse concurrentielle adaptée. Aujourd'hui, les procédures de décision dans le domaine de la concurrence ne nous permettent pas d'être pertinents en termes de délais, notamment dans le secteur de l'économie numérique. Nous devrions par ailleurs mener une réflexion en matière de fiscalité, de façon à nous donner la possibilité de fiscaliser ce type d'activité en prenant en compte non le siège social de l'entreprise mais le lieu d'exercice des activités économiques, ce qui permettrait de rééquilibrer la situation. ## Quatre axes pour aborder la problématique du numérique - Mme Christiane FÉRAL-SCHUHL Je vous propose quatre axes de réflexion pour aborder la problématique du numérique. 1. *Pas de vide juridique* Face à la tentation permanente de créer de nouvelles lois, il faut commencer par observer qu'il n'existe pas de vide juridique dans le domaine qui nous intéresse. Avec des textes comme la loi Informatique et libertés (1978) ou encore la loi Godfrain (1988), nous disposons d'un très bel arsenal, même si les innovations technologiques du numérique nous obligent à repenser quelques fondamentaux du droit. La notion d'exception de copie privée, par exemple, a été créée dans un environnement analogique, où la copie ne pouvait jamais se confondre avec l'original. Le numérique a introduit le concept de « *clone »*, c'est-à-dire une copie qui se confond avec l'original. Pourtant, même dans ce cas, notre droit résiste assez bien et admet la notion de copie privée*.* Aussi, la première difficulté à laquelle nous nous heurtons pour réguler l'utilisation d'Internet n'est pas tant l'absence de règles de droit s'appliquant à Internet, mais plutôt les différences d'approche entre les États - y inclus au sein de l'Union européenne --, tout particulièrement entre le bloc américain et le bloc européen. Par exemple, la notion américaine de « fair use » ne se confond pas avec la notion française de copie privée 2. *Une mémoire d'éléphant et un système planétaire* Un deuxième thème de réflexion porte sur deux caractéristiques d'Internet, sa mémoire d'éléphant et sa dimension planétaire. Certains internautes se retrouvent victimes du web soit parce qu'ils n'en maîtrisent pas tous les paramètres d'utilisation, soit par négligence, soit par le fait d'abus de la part d'autres acteurs. Dans tous les cas, une fois que leurs données personnelles sont sur le web, elles y restent et le préjudice peut être considérable (à raison de sa dimension planétaire) et se perpétuer dans le temps (rien ne s'oublie sur Internet). La mémoire d'éléphant d'Internet et sa dimension planétaire se renforcent mutuellement lorsque, invoquant la loi de 2004 pour la confiance dans l'économie numérique pour demander le retrait d'un contenu, vous vous heurtez au refus des opérateurs américains qui vous opposent le premier amendement de la constitution des États-Unis sur la liberté d'expression. Mais, comme le faisait remarquer récemment un journaliste du *Monde*, *« À quoi rime la liberté d'expression lorsque les victimes en sont réduites au silence et à disparaître d'Internet pour survivre ? ».* Autre illustration : un chef d'entreprise soupçonné d'abus de confiance fait la une des journaux. Dix ans plus tard, qu'il soit ou non passé par la case judiciaire, qu'il ait été ou non blanchi par la justice, qu'il ait effectué ou non une peine à titre de sanction, cette information continuera à s'afficher dès que vous chercherez son nom sur un moteur de recherche. Ce qui est publié sur Internet ne disparaît jamais. La prescription légale et le droit à l'effacement des peines qui sont prévus dans notre droit ne s'appliquent donc pas sur l'Internet. La décision de la Cour de justice de l'Union européenne à propos de Google Spain ouvre la voie au déréférencement. Cela dit, il s'agit d'une forme de droit à l'oubli qui existait déjà dans la loi Informatique et libertés de 1978 et dans la directive européenne de 1995. C'est pourquoi plusieurs membres de la Commission européenne estiment qu'il n'y a pas lieu de créer un droit au déréférencement, celui-ci étant de droit et déjà inscrit dans nos textes. Mais si la règle existe, la question de sa mise en œuvre reste entière. Comment apprécier un contenu qui cause préjudice ? Comment imposer aux grands acteurs du numérique le retrait des données qui causent un préjudice aux internautes ? Comment contrôler la bonne exécution d'une telle décision ? 3. *Liberté* versus *sécurité* La troisième piste de réflexion que je voulais vous soumettre concerne l'ambivalence - pour ne pas dire la schizophrénie - des citoyens qui veulent tout à la fois plus de liberté et plus de sécurité. Chacun de nous est concerné. Nous ne voulons pas que notre voisin puisse savoir à quelle heure nous sommes rentrés pendant la nuit, mais faisons installer de la vidéosurveillance à grands frais dans nos immeubles pour lutter contre les cambriolages. De même, la création de la carte Navigo a suscité de nombreuses protestations et polémiques sur le fait qu'elle allait entraver la liberté de circulation alors que l'on s'étonne de ne pas être en mesure de reconstituer le parcours de la personne qui nous a agressés dans le métro. Autre exemple : les scanners corporels mis en œuvre dans les aéroports ont provoqué un tollé au motif qu'ils nous déshabillent numériquement alors même qu'on exige des compagnies aériennes l'obligation d'assurer notre sécurité dans des conditons optimales. Les attaques terroristes qui ont visé notre pays favorisent le renforcement d'un régime de surveillance qui paraît à beaucoup légitime pour assurer la sécurité des citoyens. Mais, dans le même temps, les nouvelles dispositions mettent en péril les valeurs fondamentales et les libertés constitutives qui sont les nôtres. Après la loi de programmation militaire de 2013 et la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, la loi sur le renseignement suscite de fortes controverses en prévoyant la collecte massive de données à caractère personnel. On retrouve la même évolution aux États-Unis. L'affaire Snowden a permis de prendre conscience de la réalité de la surveillance de masse exercée par les services secrets américains - donc dans un objectif de sécurité pour pouvoir collecter et rapprocher toutes les données concernant un individu figurant sur Internet. Elle a suscité un émoi considérable, surtout lorsque l'on a découvert que c'étaient particulièrement les citoyens européens qui étaient visés... Dans le débat sécurité / libertés, il s'agit avant tout de se concentrer sur les garanties offertes aux citoyens. 4. *L'internaute doit-il être un consommateur protégé malgré lui ?* Dernier thème de réflexion : avec des applications comme Uber ou Airbnb, le développement d'Internet bouleverse de nombreux métiers et secteurs de l'économie, y compris d'ailleurs la profession des avocats. Alors que le bloc européen est attaché par dessus tout à la protection de la personne et des données personnelles, les États-Unis privilégient la protection du consommateur. Les deux approches sont radicalement différentes, aussi bien sur le plan du droit que sur le plan de la logique économique. Depuis un an, je copréside la Commission parlementaire de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l'âge numérique. Dans le cadre de nos travaux, nous avons pu mesurer la prédominance et l'importance des grands acteurs internationaux. Au nombre des questions soulevées : faut-il créer une responsabilité spécifique propre à ces acteurs planétaires ? Faut-il faire figurer le principe de neutralité (c'est-à-dire l'égalité de traitement de tous les flux de données sur Internet) parmi les principes fondamentaux qui doivent gouverner l'Internet ? Faut-il imposer des conditions de *privacy by default* ou de *privacy by design* à toutes les applications Internet ? Aujourd'hui, lorsque vous voulez accéder à un service, vous devez préalablement cocher une case de *«* conditions générales *»,* et la plupart du temps, les gens cochent sans savoir ce qu'ils signent. La question de l'adhésion des consommateurs pourrait être retravaillée pour y intégrer certains paramètres. Dans cet objectif, on pourrait imaginer de renforcer le dispositif protecteur de l'internaute. Par exemple, prévoir que l'internaute qui découvre un réseau social ne soit pas immédiatement propulsé vers la sphère publique « par défaut ». Il faut en effet tenir compte du fait que beaucoup d'utilisateurs, lorsqu'ils créent une page de ce type, pensent être plutôt dans une sphère privée et n'ont pas conscience de la dimension publique de leur démarche. On pourrait également imaginer promouvoir l'autodétermination informationnelle. Il s'agit de renforcer le consentement de l'internaute dans l'utilisation de ses données à caractère personnel. Il pourrait ainsi déterminer la valeur de ses données personnelles avant de donner son accord ou son désaccord pour leur utilisation. Mais cette voie connait une limite : l'internaute est-il à même de mesurer l'importance de ses propres données ? Des enquêtes ont été menées pour savoir pour quel montant un individu serait prêt à céder ces données : les réponses vont de cinq cents euros à une barre de chocolat... C'est dire qu'il faut peut-être protéger l'internaute contre lui-même ! ## Le point de vue des fournisseurs d'accès - M. Philippe ROUGER Je suis sans doute le seul intervenant de ce colloque à ne pas être juriste. Je suis *«* tombé dans l'Internet *»* il y a vingt ans, au moment de l'apparition des premiers fournisseurs d'accès. 1. *À l'origine, une régulation collective* À l'époque, nous agitions déjà la question de l'ambivalence entre l'exigence de liberté d'accès à toutes les informations et d'expression de toutes les opinions, et la régulation qui paraissait nécessaire également pour assurer la sécurité de chacun. La première réaction des fournisseurs d'accès a été de refuser de confier la régulation à l'État et de charger les internautes d'assurer le contrôle eux-mêmes. La Nétiquette préconisait d'envoyer une alerte dès que l'on découvrait un message ou un site renfermant des contenus illicites. Le fournisseur d'accès coupait alors purement et simplement l'accès au message ou au site en question. Certains sites étaient ainsi *«* blacklistés *»* et cette régulation, très réactive, se faisait en dehors de tout recours à la justice. 2. *Le retrait des fournisseurs d'accès* Assez vite, les pouvoirs publics ont commencé à expliquer aux fournisseurs d'accès que, puisqu'ils pouvaient techniquement couper l'accès aux pages illicites, ils avaient la responsabilité de le faire. J'ai participé à la création de l'association des fournisseurs d'accès, et leur réaction a été unanime : ils pouvaient accepter une obligation de moyens, mais pas de résultat. Comme la pression devenait forte, ils se sont dégagés peu à peu de cette responsabilité et ont laissé ce soin à la justice, avec l'inconvénient que les délais de réponse n'étaient évidemment plus les mêmes. 3. *L'Internet 2.0* Les générations successives d'internautes ont continué à développer l'espace de liberté de l'Internet. Avec les deux crises successives de 2000 et de 2008 et les difficultés rencontrées par certaines entreprises, ils ont décidé de mettre en avant leur droit à l'usage et de s'organiser entre eux pour se procurer des services moins chers, de plus grande qualité et utilisables quel que soit l'environnement informatique dans lequel ils opéraient. Les marketeurs américains ont parfaitement exploité cette vision libertaire selon laquelle, lorsqu'un service est utilisé par des millions d'internautes, il devient très difficile de le supprimer. Or, en deux ou trois ans seulement, un service Internet performant peut recruter des millions d'utilisateurs. C'est le principe sur lequel se sont construits des services comme Uber, en tirant parti de la lenteur des législateurs européens. Aujourd'hui, la population des 20-40 ans qui développent l'économie du partage le font en dehors du droit, en recourant simplement à des chartes éthiques ou à des règlements internes. Leur objectif est d'avancer le plus vite possible. Quand on crée un nouveau projet sur Internet, chaque mois compte. Une application peut mourir ou au contraire *«* exploser » en très peu de temps. WhatsApp, une application mobile de messagerie multiplateforme, a été créée en 2009, a recruté 600 millions d'utilisateurs en moins de cinq ans et a été rachetée par Facebook pour un montant de 15 milliards de dollars. Les applications destinées aux smartphones sont développées en deux ou trois mois et mises en ligne sans même être testées. La version bêta permet de voir si l'application trouve des usagers ou non. Dans le premier cas, elle sera peaufinée, dans le second, elle sera abandonnée. Le temps que les juristes parviennent à déterminer si une application pose problème, elle aura peut-être déjà disparu. 4. *Rapprocher la responsabilité de l'usage ?* Le droit à l'usage revendiqué par les internautes est fondamental et permet d'envisager l'élaboration de nouvelles règles qui ne porteraient plus sur les plateformes physiques ou sur les réseaux mais sur l'usage d'un service par une personne donnée. Il est en effet toujours possible d'identifier qui utilise un service et de savoir ce que celui-ci produit. Rapprocher la responsabilité de l'usage devrait ainsi ouvrir des perspectives de régulation intéressantes. 5. *La surveillance à grande échelle* En ce qui concerne les outils de surveillance à grande échelle, j'avoue être surpris que l'on s'émeuve seulement maintenant de ce qui était pourtant annoncé très clairement dès le *Patriot Act* de 2001. Tous ceux qui avaient la moindre petite compétence technique savaient que les informations placées sur le Cloud, par exemple à travers Dropbox, peuvent être récupérées. Ainsi, dans la mesure où le Cloud est géré par une société américaine, il relève du droit américain, et les données seront accessibles aux demandes de l'Administration américaine. Des chefs d'entreprises ont ainsi renoncé à créer une filiale aux États-Unis car on leur demandait d'accepter au préalable que toutes les informations contenues sur l'ensemble de leurs services puissent être accessibles. Il semble indispensable que l'information sur les conséquences de l'utilisation des outils informatiques soit davantage diffusée et expliquée collectivement, pour que chacun mesure bien la portée de ses actes. 6. *Quelle responsabilité pour les robots ?* La dernière question que je voudrais soulever est celle des robots, qui a été un peu abordée à propos du trading à haute fréquence. Un robot peut aller chercher des informations, rassembler des éléments contextuels et même prendre des décisions. Mais à partir du moment où des machines prennent des décisions à la place des hommes, qui est responsable ? Cette question se pose à propos de la loi sur le renseignement qui va bientôt être présentée au Parlement, car elle prévoit la mise en place de robots chargés d'étudier l'utilisation d'un site d'un point de vue contextuel (mots-clés, nombre d'utilisateurs, provenance des internautes, etc.) et susceptibles de décider de fermer le site sur la base des éléments qu'ils auront réunis. De même, aucun contrôle n'est exercé sur les algorithmes permettant de compiler les informations recueillies dans le domaine des Big Data. Pour le moment, ces outils servent à prendre des décisions de type commercial seulement, mais demain, ils pourraient être chargés de prendre des décisions dans le domaine de la santé... ## Le besoin d'un langage commun - M. Didier KLING En tant que commissaire aux comptes, je n'ai pas qualité pour intervenir sur un problème d'ordre juridique et je suis radicalement incompétent dans le domaine informatique. Je vais donc me contenter de livrer deux constats tirés de l'observation de la vie économique. 1. *Toute entreprise a vocation à être planétaire et numérique* Mon premier constat est que toute entreprise est planétaire et numérique, ou a vocation à le devenir. Les sujets dont nous traitons ne concernent donc pas seulement Google. La Société française des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) a son siège à Paris, mais la matière dont elle traite se développe sur la planète entière. La production musicale, comme bien d'autres pans de l'économie, s'est largement affranchie des frontières nationales. De même, le numérique est en train de modifier profondément le business model de la plupart des entreprises. Il y a quelques années, pour réserver une chambre, j'appelais directement l'hôtel, ou la chaîne dont il faisait partie. Aujourd'hui, le groupe Accor, premier groupe hôtelier français, a constaté qu'il avait perdu le contact avec plus de la moitié de ses clients et qu'il n'est donc plus en mesure de les fidéliser. Ceux-ci s'adressent désormais à des centrales de réservation sur Internet. 2. *La contradiction entre besoin d'un langage commun et fragmentation juridique* Mon deuxième constat est qu'il existe une extraordinaire contradiction entre le besoin d'un langage commun et la fragmentation juridique actuelle. Les entreprises ont besoin d'une sécurité juridique et, comme elles sont planétaires, elles auraient besoin d'un langage et de règles du jeu qui soient, eux aussi, universels. Ce besoin s'est exprimé, par exemple, dans le domaine de la comptabilité. Une entreprise réalise tous les jours des opérations économiques (vendre, acheter, emprunter, employer du personnel...) qui ont une traduction juridique (acte de vente, acte d'achat, etc.) et aussi une traduction comptable. Les entreprises ont souhaité disposer d'un langage comptable commun afin de pouvoir comparer leurs performances à celles de leurs concurrents, ou encore, de pouvoir analyser les performances des sociétés qu'elles envisagent de racheter. La première solution consistait à commencer par établir un langage juridique commun, puisque l'on considère, en principe, que *« le chiffre est à la remorque du droit  ».* Mais cette option aurait sans doute pris trop de temps. La solution retenue a donc consisté à sauter l'étape intermédiaire et à passer directement de l'opération économique à sa traduction comptable, à travers la création des normes comptables internationales connues sous le nom d'IFRS *(International Financial Reporting Standards).* Cette tentative a partiellement échoué car les États-Unis ont préféré garder leur propre langage, ce qui a d'ailleurs incité la Chine à adhérer volontiers aux IFRS... Mais cet échec relatif est négligeable à côté de l'extraordinaire fragmentation et compétition que l'on observe dans le domaine juridique, y compris au sein de l'Europe. En ce moment, par exemple, la place financière de Paris est en train de *«* s'évaporer » au bénéfice de Londres ou de Luxembourg. Je participais la semaine dernière au montage d'une opération intéressant la branche commerciale d'un établissement public. Notre banque conseil nous a proposé un montage reposant sur la création de deux structures au Luxembourg, *« de façon à se dispenser d'appliquer la loi française sur les procédures collectives en cas de difficulté économique ».* Nous avons fait vérifier par un cabinet d'avocats la validité de ce montage et il s'est avéré qu'il n'avait pas de fondement juridique. Il n'en reste pas moins qu'on assiste aujourd'hui à un mouvement qui, soit avec de bonnes raisons, soit par un effet de mode, pousse les entreprises à quitter le territoire hexagonal et à se livrer au *law shopping* à travers les différents pays européens. Il est temps de mettre un terme à cette fragmentation et de construire une véritable Europe du droit. Je serai pleinement satisfait le jour où une juridiction française ou européenne sera en mesure d'appliquer à un établissement américain une sanction de même type que celle qui a été imposée il y a peu de temps par une juridiction américaine à un établissement financier français. ## Le blocage des sites Internet - M. Edmond ALPHANDÉRY Lorsqu'une personne est diffamée dans la presse française, elle dispose d'un droit de réponse et elle peut poursuivre à la fois l'auteur qui l'a diffamée et le journal dans lequel l'article a été publié. Sur Internet, c'est la loi de la jungle qui prévaut. Pourquoi ne peut-on appliquer la même règle ? Techniquement, la Chine nous démontre chaque jour qu'il est parfaitement possible de contrôler le contenu des sites et de fermer ceux qui publient des contenus illicites. Je ne suis pas en train de donner la Chine en modèle à cet égard, mais pourquoi ce qui, techniquement, est possible en Chine, ne l'est-il pas en Occident ? - Mme Christiane FÉRAL-SCHUHL Selon la loi de 2004, lorsque l'éditeur d'un site refuse de retirer un contenu, on peut se tourner vers le fournisseur d'hébergement, puis, en cas d'échec, vers le fournisseur d'accès. Le blocage des sites est donc techniquement possible. Mais les sites sont protégés par la loi sur la liberté de la presse... - **M. Christian CHARRIÈRE-BOURNAZEL,** avocat au barreau de Paris, ancien bâtonnier de Paris, ancien president du Conseil national des barreaux La LCEN (Loi pour la confiance dans l'économie numérique) de juin 2004 présume que le fournisseur d'accès et le fournisseur d'hébergement sont innocents. Les seuls responsables potentiels sont l'auteur du contenu illicite et le directeur du site informatique qui le met en ligne. La procédure prévue dans la LCEN s'est inspirée de l'action menée par la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme) contre Yahoo qui, dans le monde entier, faisait paraître des publicités pour des produits nazis. Dans cette affaire, je représentais la LICRA avec un confrère. Le juge des référés avait décidé de faire réaliser une expertise pour savoir s'il était possible au fournisseur d'accès ou d'hébergement de supprimer l'information illicite. Après avoir reçu une réponse positive, il leur a donné l'ordre d'arrêter la diffusion du message. La LCEN reprend ce dispositif : celui qui est victime d'un délit peut faire une sommation pour demander la suppression du message en indiquant qui il est, pourquoi le message lui porte atteinte et à quel titre il subit un préjudice. Si cette démarche n'est pas suivie d'effet, il saisit le juge des référés qui peut donner injonction au fournisseur d'accès ou au fournisseur d'hébergement de supprimer l'information. Si ces derniers ne procèdent pas à la suppression, ils se rendent coupables d'un délit pénal. Il reste cependant un problème à traiter, celui de la prescription. D'après la loi, lorsque les diffamations ou les injures n'ont pas de caractère raciste, antisémite ou homophobe, la prescription est de trois mois, et elle est d'un an dans les autres cas. Si l'on découvre la diffamation après la fin de ce délai, le délit n'existe plus, la sommation n'a plus d'effet, l'injonction ne peut pas être délivrée. Or, autant cette notion de prescription a un sens à propos de la presse papier (on dit que *«  rien n'est plus vieux que le journal de la veille »*) car, pour retrouver une diffamation déjà ancienne, il faut savoir dans quelle revue et quelle année la chercher, autant elle pose problème à propos d'Internet, qui conserve tout et permet de retrouver instantanément des informations très anciennes. J'ai proposé, il y a quelques mois, une loi permettant de lancer une action en suppression sans tenir compte d'une prescription. Elle répondrait aux mêmes exigences de respect de la liberté d'information que la loi sur la liberté de la presse, c'est-à-dire qu'elle permettrait à la personne incriminée de bénéficier de faits justificatifs, qu'il s'agisse de la preuve de la vérité ou de la preuve de la bonne foi, et elle ne porterait que sur la suppression, sans entraîner le versement de dommages et intérêts. Ce projet n'a pas été présenté au Parlement car il s'est heurté au lobby de ceux que j'appelle les intégristes de la liberté d'expression, qui font fi de la liberté individuelle. Je compte sur les politiques et les parlementaires pour faire en sorte de rétablir un équilibre entre les deux. - **M. Henri PIGEAT,** président du Centre de formation des journalistes, ancien président de l'AFP, administrateur délégué général de l'institut PRESAJE Le droit de la presse et la liberté d'expression tels que nous les connaissons aujourd'hui résultent d'une longue évolution. Le premier responsable que l'on a désigné en cas de contenu illicite était l'imprimeur. La notion de directeur de la publication n'est intervenue que beaucoup plus tard. Lorsque les plateformes Internet sont apparues, elles se sont très habilement appuyées, dans un premier temps, sur le droit des télécommunications qui, par définition, est *«* irresponsable » : le facteur qui porte le télégramme n'est pas responsable du contenu de celui-ci. Cette notion est dépassée et la situation actuelle est sans doute elle-même provisoire. Les règles s'appliquant au droit d'expression sur Internet sont en cours d'élaboration et n'ont pas encore eu le temps de se construire. Le droit de la presse a eu besoin d'à peu près un siècle et demi pour se constituer en France et dans le monde. Christiane Féral-Schuhl a très pertinemment souligné la contradiction entre revendication de liberté et exigence de sécurité. Le pays qui a inventé la NSA *(National Security Agency)* est aussi celui du Premier amendement. Les États-Unis sont sans doute la nation dans laquelle la liberté d'expression et la liberté de la presse sont les plus développées, non seulement dans le principe, comme chez nous, mais aussi dans la réalité. Les Américains ne se sont pas posé la question philosophique de savoir comment assurer la protection des citoyens tout en garantissant leur liberté. Ils ont fait le choix de la sécurité, mais ce choix n'est acceptable que lorsqu'un certain nombre de libertés effectives continent à s'exercer. La liberté de la presse en fait partie. ## Innovations techniques et émergence du droit - M. Dominique PERBEN Je voudrais remercier Philippe Rouger d'avoir mis en évidence la contradiction terrible entre la vitesse à laquelle se développent les outils d'Internet et la lenteur de notre système de fabrication de règles. Si nous ne sommes pas en mesure de construire la règle à un rythme correspondant à l'évolution de la réalité, c'est le chaos qui gagne et, dans le chaos, c'est toujours la loi du plus fort qui s'impose. - Mme Christiane FÉRAL-SCHUHL Il existe très souvent un décalage entre le moment où une innovation technique apparaît et le moment où la règle de droit correspondante émerge. En 2004, la LCEN a distingué l'éditeur, l'hébergeur et le fournisseur d'accès et a considéré que ces deux derniers n'étaient pas responsables des contenus, sauf lorsqu'on leur notifiait une demande de suppression d'un contenu manifestement illicite. Mais dès l'année suivante, on a vu se développer le web 2.0, avec de nouveaux acteurs tels que Dailymotion ou Facebook, qui se présentaient comme des hébergeurs. Les ayants droit ont cherché à démontrer que ces sites étaient des éditeurs dans la mesure où la publication se faisait sous leur bannière et où, par exemple, ils limitaient le nombre d'octets des textes publiés. La jurisprudence a considéré, selon les cas, que les sites étaient des éditeurs ou des hébergeurs. Aujourd'hui, aussi bien aux États-Unis qu'en Europe, on s'interroge sur la création d'une nouvelle forme de responsabilité qui serait attachée à la nature du service fourni. - M. Olivier SCHNERB La situation actuelle comporte un aspect positif. Notre difficulté à régler ces problèmes vient de la révolution culturelle que nous sommes en train de vivre. Pendant des siècles, l'écriture, dont l'apparition a marqué le début de l'histoire, a été utilisée de façon homéopathique. Gutenberg a amélioré l'imprimerie en créant le caractère mobile, puis Voltaire a inventé le livre de poche, et le fait que le Chevalier de la Barre possédait un exemplaire de son *Dictionnaire philosophique* a contribué à le faire condamner. Pendant des siècles, nous avons dû défendre la pensée contre la censure, la fameuse Anastasie *(« Je m'appelle Anastasie / Sûr que c'est un chouette nom / Je suis celle qui raccourcit / ce qui en dit trop long »).* Il y a quelques décennies encore, nous revendiquions le droit d'exprimer ce que nous pensions, et les meilleurs d'entre nous prenaient la plume pour défendre ce droit. Aujourd'hui, les moyens de diffusion étant devenus universels, nous devons faire le chemin inverse et trouver comment réprimer les propos tenus par des pédophiles ou des assassins. La liberté d'expression n'est pas remise en cause : elle est absolue. Ce que nous cherchons à réprimer, ce sont des crimes et des délits. - Un intervenant La loi de 1881 a plus de cent ans et nous sommes tous, dans cette assemblée, relativement âgés. Sans doute faudrait-il renoncer à adapter les lois anciennes qui régissaient un ordre ancien et mettre en place un corpus législatif nouveau, qui ne serait pas forcément le corpus américain. Nous pourrions essayer d'élaborer un modèle français que nous chercherions ensuite à *«* vendre » à l'Europe. Pour cela, nous devrions prendre en compte les nouveaux vecteurs et les nouveaux moyens disponibles, mais également la façon dont les nouvelles générations s'en servent, très différente de la nôtre. Je reçois tous les jours des invitations à rejoindre des amis sur Facebook, Twitter et Linkedin et je m'abstiens soigneusement d'y répondre, car je ne veux pas être inondé de messages qui ne m'intéressent pas. Mais les jeunes voient les choses de façon très différente. La communication d'aujourd'hui n'est plus celle du temps de Gutenberg ou de Voltaire, et elle nécessite un nouveau corpus législatif. ## Le droit qui sanctionne, le droit qui facilite - M. Henri PIGEAT Il a été souligné à plusieurs reprises que si le droit des États-Unis domine actuellement le monde, c'est d'abord grâce à la puissance économique de ce pays. Or, le droit français et plus généralement les droits européens ont multiplié les entraves qui empêchent nos pays d'être compétitifs, que ce soit dans le domaine de la fiscalité, du droit social, du droit de l'environnement, ou encore du principe de précaution, et ces entraves prennent des formes juridiques. Pourquoi Google est-il le premier opérateur en Europe et non en Chine ? Parce qu'en Europe, et tout particulièrement en France, les petites entreprises ont beaucoup de mal à devenir grandes, ce qui entraîne d'ailleurs le départ de nombreux jeunes chercheurs et inventeurs français vers les États-Unis. Par comparaison, la Chine, pour différentes raisons auxquelles nous ne pouvons pas entièrement adhérer, ont réussi à se défendre contre Google en permettant à d'autres moteurs de recherche de se développer de façon compétitive. Depuis ce matin, nous évoquons le droit essentiellement sous l'angle de la limitation, de la sanction, de l'interdiction. Mais le droit est aussi ce qui permet et ce qui facilite. Il faudrait rappeler au législateur qu'il ne suffit pas d'intervenir au niveau du processus juridique mais qu'il faut également agir en amont, pour renforcer l'activité économique. - **M. Pierre LAPORTE,** senior vice-president legal, ALSTOM GRID, administrateur du Cercle Montesquieu Compte tenu de l'incapacité des États à faire respecter les lois et à en voter de nouvelles en raison des rapports de force auxquels ils sont confrontés, on ne peut que se réjouir de l'évolution actuelle qui semble aller vers la fin du droit étatique et son remplacement par un droit transactionnel purement contractuel entre les grands groupes. On peut espérer qu'un peu d'éthique viendra adoucir les mœurs et panser les blessures comme un onguent... - M. Dominique PERBEN Comme je l'ai indiqué, je ne crois pas à la vertu du chaos. Le droit que vous évoquez, fabriqué on ne sait trop comment par des acteurs dont on ne sait de qui ils dépendent, ressemblerait terriblement au chaos. Il paraît plus souhaitable que l'Europe accélère son intégration de façon à fabriquer de la norme plus intelligemment.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2015-03-01
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LE RÔLE DU JUGE DANS LES PÉRIODES DE MUTATION
# Le rôle du juge dans les périodes de mutation - M. Henri NALLET Nous avons entendu ce matin la description d'un monde dominé par de grands ensembles économiques, financiers, juridiques, numériques, et ce sans doute de manière définitive. Ces grands acteurs nous paraissent beaucoup plus puissants que nos sociétés nationales et que leurs institutions publiques. Nous avons évoqué plusieurs aspects de cette nouvelle configuration. La dérégulation à laquelle nous avons assisté depuis la fin des années 1970 a produit une société régie par la concurrence. Les systèmes de sanctions internationales publiques se sont affaiblis et cèdent la place à des régulations internationales privées. Ces dernières sont dominées par le droit des États-Unis et par les juges américains, et plusieurs d'entre nous ont souligné, par comparaison, la faiblesse de notre Union européenne et sa fragmentation. C'est dans ce cadre que nous allons réfléchir, cet après-midi, au rôle du juge. Dans ce monde ouvert, concurrentiel mais également dominé par une grande puissance économique, le juge peut-il être un régulateur ? Dans l'affirmative, quelle est la nature de son pouvoir ou de son autorité sur la société que nous avons décrite ? En quoi se substitue-t-il à l'autorité publique que nous avons déclarée défaillante ? À qui rend-il des comptes ? Voilà quelques-unes des questions que nous pourrons aborder cet après-midi. ## Quels juges peuvent résister à des entreprises planétaires ? - M. Thomas CLAY La décision du 13 mai 2014 prise par la Cour de justice de l'Union européenne à l'encontre de Google est l'incarnation de l'affrontement entre une entreprise ultra dominante (elle détient 90 % du marché mondial des moteurs de recherche) et un juge européen qui lui impose le droit à l'oubli. Mais comment des juges, acteurs du droit et défenseurs des libertés, peuvent-il résister à des entreprises planétaires de cette puissance ? Les intervenants de cet après-midi évoqueront le cas de différents types de juges : le juge pénal, avec Dominique Coujard, magistrat de l'ordre judiciaire honoraire et president du think tank « Droits, justice et sécurités » ; le juge européen, avec Jean-Pierre Spitzer, avocat au barreau de Paris et secrétaire général du Mouvement européen ; le juge consulaire, avec Frank Gentin, président du tribunal de commerce de Paris ; le juge civil, avec Colette Martin-Pigalle, première présidente de la cour d'appel d'Angers ; le ministère public européen avec Philippe Léger, ancien avocat général à la Cour de justice de l'Union européenne ; le procureur, avec Philippe Bilger, avocat général honoraire à la cour d'appel de Paris, ; le juge financier, avec ma collègue Yvonne Muller, maître de conférence en droit privé et membre du Centre de droit pénal et de criminologie à l'université Paris Ouest Nanterre. Je donne la parole à Dominique Coujard pour ouvrir notre table ronde en révélant l'ampleur de sa dimension politique. ## Le recul de la souveraineté au profit de la régulation - M. Dominique COUJARD Montesquieu comparait la Loi à une toile d'araignée qui arrête les petites mouches tout en laissant passer les plus grosses. On savait déjà, il y a deux cent cinquante ans, que la loi était forte avec les faibles et faible avec les forts. 1. *De l'État-nation à la Communauté européenne* C\'étaient les débuts de l'État-nation moderne, reprenant, en la modernisant, la structure verticale de sociétés marquées par un pouvoir transcendant : après le roi, la figure du prince prenait la forme de la République, de l\'Empereur et parfois du peuple. Cette société a fini par se soumettre à ses propres règles, pour qu\'émerge au milieu du XXe siècle la notion d'État de droit. Ce XXe siècle a connu les premières institutions internationales mais sans que soit remis en question le primat de l\'Etat-nation. L\'Europe est venue à son tour pour conjurer le risque de guerre, car il faut reconnaître que la responsabilité des États-nations dans les guerres mondiales est écrasante. 2. *L'Europe, un espace juridique limité* La chute du rideau de fer a précipité un élargissement de la configuration européenne dans des conditions telles que, selon l\'expression de Michel Rocard, *« De* *grande ambition politique, l\'Europe en a été réduite à n\'être plus qu\'un espace* *juridique »*. Peut-être pourrait-on compléter : un géant économique, un nain politique et un espace juridique limité. La notion de géant économique n\'a pas besoin d\'être développée : on s\'accorde à placer l\'Europe au premier rang des puissances économiques mondiales. Inutile également de s\'étendre sur la dimension de nain politique : il suffit de rappeler les événements récents en Ukraine ou encore au Mali ; les exemples abondent. S\'agissant de l\'espace juridique, mis à part un ensemble de décisions tatillonnes dans les domaines les plus divers et reculés, que l\'on ne saurait qualifier de droit et qui relèvent plutôt de la réglementation, il n\'y a guère qu'en matière des droits de l\'homme que l\'Europe prospère comme espace juridique. Les autres réglementations à caractère économique sont soumises au principe cardinal de la *concurrence libre et non* *faussée***,** dans un contexte assez baroque qui ne connaît ni harmonisation sociale ni fiscale. Bref, cet espace n\'est pas nul ; mais, sans projection externe, il est limité à l\'espace intérieur. 3. *Une Europe peu préoccupée de faire progresser le droit* Deux questions se posent alors : un nain politique peut-il générer un vaste espace juridique ? Un géant économique a-t-il intérêt à la création d\'un tel espace ? Il n\'est pas besoin d\'être marxiste pour douter que le droit puisse naître par génération spontanée. Dans ces conditions, de quel poids les juges européens peuvent-ils peser dans la mondialisation ? Tout montre que l\'Europe elle-même n\'est guère encline à faire progresser son influence, comme si le supermarché se souciait des juges comme d\'une guigne. Les Etats-nations lui prêtent d\'ailleurs la main avec empressement, freinant des quatre fers : l\'exemple du procureur financier en est une illustration frappante. Ce projet, imaginé au lendemain de l\'affaire Cahuzac et du scandale des comptes bancaires cachés à l\'étranger, devait préfigurer un futur procureur européen. Il n\'en a rien été. Ce projet d\'institution est mort-né dès que la Chancellerie, hostile à un projet venu d\'ailleurs, a refusé que l\'on s\'écarte des structures hexagonales hiérarchisées et étriquées qui sont les nôtres, et a décidé de placer le procureur « national » financier sous l\'autorité du procureur général de Paris. Avec cette singularité qu\'en cas de compétence concurrente entre le procureur financier et le parquet d\'une autre cour d\'appel, c\'est le Garde des Sceaux qui arbitre le conflit. Quel bel exemple d\'illustration de l\'indépendance des parquets, affirmée à grands renforts de loi, celle du 25 juillet 2013 ! Mais je m\'égare. 4. *Un mouvement irréversible vers la régulation* Aussi, et pour d\'autres raisons plus fondamentales, l\'action des juges face à la mondialisation me semble être une chimère. Comme je l\'ai précisé, l'État-nation se caractérise par sa verticalité. Il est fondé sur l\'idée de souveraineté. L\'autorité y est ce surplus de pouvoir transcendant qui s\'impose à tous. On pourrait parler d'État disciplinaire. Le juge en est une composante, même dans les unions d\'états. L'État-nation exige des frontières, le juge aussi. Il n\'y a pas de « juge sans frontières », même si la configuration de celles-ci a parfois été élargie par les unions d\'états. Mais si les unions internationales ont élargi les frontières politiques, c\'est à une disparition totale des frontières qu\'aspire la mondialisation dans un univers régulé. Aussi, assistons-nous au conflit permanent de la souveraineté et de la régulation. Aujourd\'hui, c\'est la souveraineté qui recule au profit de la régulation. Celle-ci, au contraire de l'État-nation, est caractérisée par l\'horizontalité et le fonctionnement en réseau. Les accords TAFTA *(Trans-Atlantic Free Trade Agreement)* qui renforcent le recours à l\'arbitrage s\'inscrivent dans ce mouvement de régulation horizontale où le juge, sans territoire, n\'a plus réellement sa place. Le premier à en pâtir est bien sûr le juge pénal. En reprenant la jurisprudence récente de la CEDH sur le non-cumul des poursuites en matière d\'infractions boursières, on voit bien la tendance à écarter le juge pénal du circuit de régulation. Il n\'est pas question ici de porter un jugement moral sur ce mouvement qui paraît irréversible. Je me pose simplement deux autres questions : la société mondiale de régulation est-elle apte à pérenniser la paix, notamment en régulant le prix des matières premières ? L'État de droit a-t-il encore sa place dans un système en réseau où les décideurs déterminent eux-mêmes, à leur propre échelle, leurs propres règles ? ## Le juge européen, un géant - M. Thomas CLAY Le ton est donné ! Jean-Pierre Spitzer, quel est à votre avis le rôle du juge : celui d'un nain, ou celui d'un géant ? - M. Jean-Pierre SPITZER Le juge européen est un géant et il peut tout si on le lui permet et si on lui donne de la compétence. 1. *La mise en place du fédéralisme fonctionnel* Le juge européen a été mis en place dans le système du traité CECA (Communauté européenne du charbon et de l'acier), que je qualifie toujours de *fédéralisme fonctionnel*. Après la Seconde Guerre mondiale, on a compris très vite que l'on ne créerait pas d'État européen. Aujourd'hui, nous sommes certains qu'on ne le créera jamais. Mais les fondateurs de la Communauté européenne étaient décidés à avancer *sui generis* et à instaurer un dispositif permettant de gérer de manière fédérale les deux mamelles de l'économie à cette époque, le charbon et l'acier. Ce fédéralisme fonctionnel a été réutilisé en 1957 lors du traité de Rome. Les articles 160 et suivants de ce traité ont été rédigés par l'un des plus brillants juristes français, le doyen Georges Vedel. Ils ont été mis en place par une Cour de justice qui a été dirigée, à partir de 1962, par Robert Lecourt, dont le référendaire était Roger-Michel Chevallier. Je les considère tous deux comme les égaux de Robert Schuman et de Jean Monnet par le rôle qu'ils ont joué dans la construction européenne, sur le plan judiciaire. 2. *Principe de primauté et principe de l'effet direct* En même temps que ce fédéralisme fonctionnel, contesté par les autorités politiques françaises de l'époque, c'est-à-dire par le général de Gaulle, Robert Lecourt assisté de Roger-Michel Chevallier a, à la tête de la CJCE, mis en place la double jurisprudence du principe de primauté et du principe de l'effet direct. Ces deux notions, qui ne figurent dans aucun traité et que nos amis anglais contestent à chaque révision des traités, sont le levier qui nous permet de passer de l'État-nation à cette entité politique hybride qu'est l'Union européenne. En établissant ces deux principes, le juge crée le droit communautaire, qui n'est pas un droit international tout en n'étant pas un droit national. Ceci montre bien quel est le pouvoir du juge dans les périodes de mutation : il peut tout ! D'ailleurs, Roger-Michel Chevallier avait, dès la fin des années 1960, l'habitude de comparer le juge européen au préteur romain. De même, on peut considérer que ce ne sont pas les soixante rédacteurs de la Convention de Philadelphie qui ont fondé les États-Unis d'aujourd'hui, mais le *chief justice* John Marshall qui, par l'arrêt Marbury c/ Madison de 1803, a définitivement arbitré entre les deux potentialités que recelait la constitution américaine : s'agissait-il d'une constitution d'essence fédérale ou confédérale ? L'arrêt Marbury-Madison a définitivement imposé l'option fédérale. Pour répondre à l'une des questions posées à la fois par Henri Nallet et Thomas Clay, le juge européen est non seulement un *«* législateur d'appoint » mais, statuant à l'époque en 1962/64  *praeter legem,* il a été également un constituant d'appoint : c'est avec cette vocation qu'il est né. 3. *La suppression des « octrois  »* Ce même juge a ensuite été confronté à une autre mutation considérable, dont Xavier de Roux a parlé ce matin. Dans les années 1970, le M*arché commun* est devenu *marché unique,* ce qui supposait de supprimer les *«* octrois ». Dans ce contexte, le juge européen a révélé son extraordinaire capacité libérale - non au sens économique du mot mais au sens de l'extension des libertés existant au sein de chaque État - pour faire régner ces libertés dans l'ensemble de l'espace unique européen, à travers les jurisprudences Cassis de Dijon en 1979 et Luisi et Carbone en 1984, qui ont fait voler en éclat toutes les législations nationales de protection. Après cette mutation, dont on pourrait considérer qu'elle allait vers une dérégulation, le juge européen s'est également montré capable de réguler la liberté de circulation en lui fixant des limites à travers l'arrêt Keck et Mithouard de 1993. 4. *La lutte contre le terrorisme* Le juge européen ne s'est pas arrêté là. Après les attentats du 11 septembre 2001, il a été nécessaire de renforcer la lutte contre le terrorisme. Nous étions en 2002 et, dans le cadre du Troisième pilier, avant l'adoption du Traité de Lisbonne, le juge européen était en principe radicalement incompétent dans ce domaine. De son côté, la Commission européenne n'était compétente que pour la partie financière, et notamment pour le blocage des sommes d'argent appartenant aux organisations qualifiées de terroristes. C'est donc le Conseil européen qui s'est chargé d'établir les listes noires des personnes morales et physiques suspectées de terrorisme. Comme cela a été rappelé ce matin, toute loi de sécurité attente aux libertés publiques fondamentales. En l'occurrence, ces listes noires ont été constituées sans permettre aux intéressés de présenter leur défense au préalable. Alors que le juge européen n'avait jamais exercé aucune compétence pénale, la Cour de justice s'est emparée de cette affaire et a rendu une jurisprudence très protectrice des libertés fondamentales, tout en préservant le principe de la sécurité collective. Cet exemple démontre que pour rendre un juge compétent dans un nouveau domaine, la meilleure méthode consiste à le saisir : je ne connais aucun juge, surtout un juge suprême, qui ne reconnaisse volontiers sa compétence lorsqu'on le sollicite. 5. *L'avis 2-13 de la Cour de justice* Dernier exemple, déjà évoqué par Thomas Cassuto : dans l'avis rendu récemment par la Cour de justice, le juge européen joue à nouveau le rôle de constituant d'appoint, et même de « constituant contre un traité ». Le Traité de Lisbonne dit très clairement que l'Union européenne doit adhérer à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Un projet de texte en ce sens est élaboré, sur lequel on sollicite l'avis de la Cour de justice. Celle-ci donne alors une éclatante leçon de droit constitutionnel à l'Union européenne en se fondant sur un seul article du préambule du Traité de Rome de 1957, celui qui évoque *« l'union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ».* Le juge a estimé que cette formule établissait clairement le caractère intégrationniste de l'Union européenne et que, de ce point de vue, les démarches intergouvernementales étaient contraires à la finalité du Traité. Il a retenu le principe de confiance légitime mutuelle qui doit prévaloir, dans la mesure où nous sommes unis dans cette aventure européenne, et a considéré que chaque législation étatique doit être acceptée comme étant par nature conforme au droit européen. En s'appuyant sur ce principe et le principe fondamental de la primauté du droit communautaire, la Cour de justice a conclu que le constituant politique européen, en lui proposant un projet d'adhésion à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, avait commis des erreurs de raisonnement constitutionnel. En effet, on ne peut soumettre l'ordre juridique de l'Union européenne à un juge international, celui-ci ne devant jamais coiffer la souveraineté de l'Union européenne. 6. *Une occasion manquée : l'affaire de la BNP* Le juge européen a donc été capable d'opérer quatre mutations fondamentales pour lesquelles, chaque fois, il a retenu sa compétence et trouvé des solutions. Je suis convaincu, comme Xavier de Roux, que lors de l'affaire de la BNP, il eût fallu saisir ce juge européen qui, par le passé, a toujours réussi à démontrer sa compétence. L'arrêt van Gend & Loos a été rendu contre six États-membres réunis, de même que l'arrêt Costa c/ ENEL. L'avis dont je viens de parler a été rendu contre les 28 États-membres. Voilà de quoi le juge européen est capable. Une seule interrogation : jusqu'ici, le juge européen a agi pour défendre les droits fondamentaux et pour étendre les libertés. Sera-t-il capable, demain, d'agir pour restreindre les libertés et accroître la protection des citoyens européens ? Personnellement, je n'en doute pas. ## Le juge national, un nain judiciaire - M. Thomas CLAY Je conclus de cet exposé que le juge européen est omnipotent, omnicompétent et également constituant, pour peu qu'on le saisisse. Frank Gentin, en est-il de même pour le juge national ? - M. Frank GENTIN Je crains que le juge du commerce français soit loin d'avoir la même omnipotence que celle qui vient d'être décrite. 1. *Un juge inutile* Il y a trois ans, la SNCF rencontre des difficultés avec SeaFrance, sa filiale de transport par ferries entre Douvres et Calais. Aucune solution négociée ne paraissant possible, la société vient en procédure collective devant le tribunal de commerce et, après de longs débats, le tribunal adopte un plan selon lequel l'entreprise sera reprise par les salariés réunis dans une SCOP (Société coopérative et participative) qui prend le nom de MyFerryLink et les bateaux, principal actif de la compagnie, seront rachetés par Eurotunnel, qui y trouve son intérêt. L'autorité de la concurrence donne rapidement un avis favorable et les ferries reprennent leurs rotations. Quelque temps après, je reçois une convocation devant l'autorité de la concurrence britannique, m'invitant à venir expliquer les motifs pour lesquels le délibéré a pris cette décision. Je vous passe les détails. Cette autorité a décidé que le montage était irrégulier, et cette décision a été confirmée récemment par un arrêt de la cour d'appel de la concurrence. Eurotunnel va devoir se retirer de cette affaire et MyFerryLink ne va pas tarder à revenir me voir pour ouvrir une nouvelle procédure. Le juge du commerce que je suis me paraît donc bien inutile. 2. *Un juge inefficace* Non content d'être inutile, j'observe qu'il est également inefficace, notamment en matière de mesures d'instruction dans des affaires opposant les compagnies de transport aérien à propos de pratiques jugées restrictives de concurrence ou anticoncurrentielles. Les mesures d'instruction demandées par les justiciables s'avèrent de plus en plus difficiles à exécuter pour des raisons liées à la technologie. Je ne parle même pas des constats qu'il faudrait réaliser aux États-Unis. Et même en Irlande, cela s'avère pratiquement impossible. 3. *Un juge peureux* Une troisième tendance se dessine à propos des litiges entre multinationales. J'observe qu'à l'occasion de la rupture de relations commerciales entre des sociétés françaises et leurs fournisseurs étrangers, ces derniers attaquent de plus en plus souvent les sociétés françaises sur le fondement du cinquième alinéa de l'article L. 442-6 du code de commerce et demandent réparation du préjudice causé par ces ruptures, en dépit du respect par le client français des conditions contractuelles. Lorsque le juge est amené à accorder ces pénalités à des sociétés étrangères au détriment des sociétés françaises, il est très inquiet, car il sait pertinemment que la réciproque n'est pas vraie puisqu'on ne trouve pas l'équivalent de cette disposition légale dans d'autres juridictions nationales. Par conséquent, lorsque le juge n'est ni inutile ni inefficace, il est peureux. 4. *La médiation ou la mort ?* Au total, le juge du commerce devient de plus en plus impuissant à exercer la violence légitime à laquelle faisait allusion ce matin Jean-Louis Bourlanges. Est-ce pour autant une mauvaise chose ? Ce n'est pas certain, car cette impuissance l'oblige à aller chercher des solutions sur d'autres terrains. Pour ma part, je suis un défenseur inlassable des solutions négociées et consenties par les parties à un litige. L'incapacité du juge à faire preuve d'une violence légitime le pousse naturellement sur le terrain d'une pacification dont la question de la légitimité ne se pose pas. Cette pratique du droit n'est-elle pas une solution d'avenir ? Pour rebondir sur la formule proposée par Dominique Coujard, le *nain politique* est peut-être en train de produire un *nain judiciaire* face aux géants économiques auxquels il est confronté, et ce dernier finira peut-être par disparaître si on ne lui donne pas la responsabilité correspondant aux missions que l'on veut lui assigner. ## Le recul du juge national au bénéfice des AAI - M. Thomas CLAY Après ce constat particulièrement optimiste et revigorant, je propose à Colette Martin-Pigalle de nous donner son point de vue de première présidente de la cour d'appel d'Angers. - Mme Colette MARTIN-PIGALLE Je crains, malheureusement, de partager l'analyse qui a été présentée en préambule et celle qui vient d'être développée. L'énoncé de l'une des questions qui nous a été posée pour préparer cette table ronde, *« Pourquoi le juge tend il à devenir le créateur d'un droit prétorien régulateur ? »,* contient en lui-même une affirmation. À l'issue des débats précédents, je me suis demandé si cette affirmation était pertinente, compte tenu de l'espèce de désespérance et d'impuissance qui se sont tout particulièrement exprimées lors de la dernière intervention. En essayant d'y répondre malgré tout, je me suis interrogée sur le juge dont il était question : s'agit-il du juge judiciaire, national, européen, international ? Ma première réaction serait de faire observer l'espèce de dévalorisation générale de l'intervention du juge à laquelle on assiste, quelle que soit sa qualification, et la façon dont il se fait dépouiller de ses missions en faveur des autorités administratives indépendantes (AAI). J'ai consulté Google pour me rafraîchir la mémoire sur la liste de ces AAI et j'avoue que je n'imaginais pas qu'elle était aussi longue. Lorsque l'on compare les terrains de compétence de ces autorités à ceux du juge national, on a clairement le sentiment d'une forme de recul pour ce dernier. Quant à l'observation qui vient d'être faite à propos de la médiation, je suis prête à admettre cette alternative, à supposer qu'elle puisse être investie par le juge. Celui-ci pourra continuer à exercer ses missions à deux conditions : qu'on lui en donne les moyens et que l'avocat le saisisse. En effet, les avocats ont clairement une part de responsabilité dans la perte d'autorité actuelle du juge national, ou en tout cas dans le déplacement des interventions de la justice vers le terrain européen. Je m'interroge également sur la formule de *«* juge national *»*. Pour que ce dernier reste présent et efficace, il faut soulever la question de sa formation et de son information. Compte tenu de la rapidité des évolutions technologiques, on peut craindre que la norme juridique ait du mal à encadrer ces dernières. En conclusion, j'adhère à la vision de Dominique Perben selon laquelle, sans une intervention très volontariste et accélérée du législateur, le juge national sera de plus en plus absent de ces processus. ## Les juges nationaux doivent se saisir du droit européen - M. Philippe LÉGER Après les menaces terrifiantes que l'on a fait planer sur nos têtes à propos du numérique, après les propos affreusement pessimistes des juges et les commentaires défaitistes des avocats, je voudrais vous faire partager mon optimisme quant à l'évolution du droit depuis une vingtaine d'années. Les juges disposent désormais du droit national, du droit européen et de plus en plus du droit international. Il y a trente ans, on n'avait jamais vu un juge déclarer qu'il laissait de côté une loi nationale au nom du droit international, de la convention des droits de l'homme ou des traités instituant l'Union européenne. C'est une révolution ! Les juges n'ont jamais eu autant de pouvoir. Certains d'entre eux déplorent de ne pas être suffisamment formés au droit international ou européen. Pourtant, les moyens de formation existent et sont à la disposition des juges aussi bien que des avocats. Ces derniers peuvent d'ailleurs inciter les juges à s'emparer de ces textes internationaux et européens. Pendant les douze années que j'ai passées à Luxembourg, j'ai invité beaucoup de juges et d'avocats à venir s'initier au droit européen. J'ai vu quelques juges car la formation obligatoire organisée par l'École de la magistrature les incitait à venir. J'ai accueilli beaucoup de professions juridiques telles que les notaires et les huissiers de justice. En revanche, j'ai reçu très peu d'avocats. Il y a dix ans, quand j'avais l'occasion de leur parler du droit européen dans des cours d'appel ou ailleurs, ils me disaient : *« Ah ! Oui, il faudrait que l'on s'y mette »,* alors que le droit européen existait déjà depuis cinquante ans. Pour revenir au juge, je suis partisan d'un droit unique et d'un juge unique. En France, nous avons trop de statuts différents. Il nous faut un système judiciaire plus cohérent et unifié. Notre distinction classique entre droit public et droit privé est obsolète, et le droit européen nous permet de la dépasser. Quand j'étais à Luxembourg, je ne me demandais pas si la question qui m'était posée relevait du droit public ou du droit privé. Je cherchais une réponse en me référant aux textes des traités, des directives, des règlements, etc. Le juge européen ne crée pas la jurisprudence en consultant les astres mais en partant des textes adoptés par les institutions européennes et, par moment, comme cela a été rappelé, il prend des décisions extrêmement courageuses qui reviennent aux sources de ce que les constituants européens ont voulu faire. À ce sujet, je ne suis pas de ceux qui pensent que nos sociétés doivent être gouvernées par des juges. J'ai une grande foi dans le politique et je suis convaincu que la démocratie ne peut véritablement s'exprimer qu'à travers un régime démocratique tel qu'il est défini à travers nos critères. - M. Thomas CLAY J'ai cru percevoir dans vos propos que vous pourriez être favorable à la suppression de l'ordre administratif. Qu'en est-il ? - M. Philippe LÉGER J'y suis résolument favorable. Après la disparition de Jean-François Burgelin, un *liber amicorum *a été offert à son épouse, dans lequel j'ai écrit un article où j'expliquais pourquoi, à mon sens, le dualisme juridictionnel français était complètement dépassé. Avant sa publication, j'en ai envoyé un exemplaire à Renaud Denoix de Saint-Marc, l'ancien vice-président du Conseil d'État, et à Jean-Marc Sauvé, l'actuel. Dans les huit jours, l'un et l'autre m'ont adressé des réponses de plusieurs pages, dans lesquelles aucune de mes suggestions ne trouvait grâce... ## La mutation de la magistrature - M. Philippe BILGER Je vais tenter à mon tour d'apporter un peu d'optimisme dans nos débats. Étant très éloigné de la pratique de la magistrature aujourd'hui, je puis me permettre de me montrer un peu irénique. 1. *L'émergence d'un État de droit européen dans le domaine des droits de l'homme* Après une longue tradition de patriotisme judiciaire, j'ai été étonné de voir avec quelle rapidité vertigineuse la magistrature a assimilé les banalités procédurales de la Cour européenne des droits de l'homme, telles qu'égalité des armes, délais raisonnables, etc. Non seulement elle les a absorbées mais elle l'a fait avec une sorte d'allégresse qui semblait témoigner qu'elle était ravie d'être dépouillée de ses prérogatives. Le *nain politique* qu'évoquait Dominique Coujard a su, malgré tout, créer un État de droit, au moins en ce qui concerne les droits de l'homme. Cela m'a rappelé la belle formule de Marcel Proust : *« Les idées sont des succédanés des chagrins  ».* Les droits de l'homme, philosophie européenne, peuvent être considérés comme le succédané d'une impuissance politique absolue, une sorte de confort consistant à recouvrir des tragédies nationales d'une pureté abstraite. 2. *La timidité de la magistrature contre les perversions de la mondialisation* La capacité de la magistrature à s'associer à des raisonnements qui ne sont pas d'une grande originalité rend d'autant plus difficile à comprendre qu'elle rechigne à engager le combat contre les perversions de la mondialisation. Je n'ignore pas les obstacles objectifs qui s'opposent à une telle démarche, tels que les limites juridiques qui font entrave à l'action du parquet national, celles qui réduisent les possibilités d'action du procureur national, le rôle dominant de l'arbitrage, l'insuffisance des moyens matériels et juridiques. Il reste néanmoins à s'interroger sur l'incapacité de la magistrature à résister aux dérives et transgressions de la mondialisation. Peut-être avons-nous affaire à un héritage de l'histoire et au fait que, longtemps, la magistrature a entretenu une sorte de servilité discutable à l'égard des puissants. Toujours est-il qu'on a le sentiment d'être dans une situation où, pour commencer, elle ignore quels sont ses droits. Les magistrats se passionnent pour la lutte contre les multinationales, mais je ne suis pas persuadé qu'ils connaissent parfaitement les outils dont ils disposent pour engager cette lutte, ni ceux dont ils pourraient disposer demain s'ils instauraient un rapport de force avec le pouvoir. 3. *L'exemple encourageant de la lutte contre la délinquance financière* Je reste cependant optimiste. La description qui nous a été donnée tout à l'heure d'une magistrature impuissante, inefficace, frileuse, dépendante, est celle que nous avons entendue très longtemps à propos de l'univers pénal. Or, dans ce domaine, la magistrature a montré depuis quelques années à quel point elle pouvait non seulement progresser mais susciter l'ire du pouvoir. C'est pourquoi je suis confiant dans le fait que demain, confrontés aux problèmes sur lesquels elle peut avoir prise - ce qui n'est pas toujours le cas dans le domaine du numérique, en raison de la rapidité des évolutions --, et à condition qu'elle soit dotée de moyens supplémentaires, la magistrature, prenant conscience et connaissance des outils dont elle dispose, sera capable de reprendre courage et confiance dans sa force et sa vigueur. De même qu'elle a progressé en matière de lutte contre la délinquance financière, elle peut devenir experte dans la lutte contre la mondialisation perverse. Notre magistrature se trouve actuellement dans une période de mutation où, face à la mondialisation, elle hésite, oscille et se sent impuissante alors qu'elle ne l'est pas. Cela rappelle la célèbre formule de Gramsci : *« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».* Voilà ce que nous observons aujourd'hui et ce que, demain, la magistrature surmontera. ## Le juge pénal progressivement évincé ? - Mme Yvonne MULLER La mondialisation, qui marque l'entrée dans l'ère *post-moderne*, entraîne une transformation des Etats-Nations désormais impuissants, face à la porosité des frontières, à contrôler les flux financiers mondiaux entre les entreprises transnationales. Celles-ci sont désormais organisées autour d'un triple mouvement (« 3 D ») : la *déréglementation* qui permet la libre circulation des capitaux, le *décloisonnement* par l'abolition des frontières et la *disintermediation* qui permet aux opérateurs de recourir directement aux marchés financiers sans passer par les intermédiaires, notamment les banques. Cette évolution a non seulement émancipé les entreprises transnationales de la tutelle des Etats mais elle les a hissés au niveau même des Etats dont elles n'hésitent pas à organiser, en choisissant les systèmes juridiques les plus attractifs, la mise en concurrence. En ce sens, on peut parler d'un conflit de souveraineté entre les Etats-Nations et les entreprises transnationales, conflit sans doute alimenté par le fait que les entreprises transnationales ne disposent pas de la personnalité juridique et échappent, de ce fait, au droit. Or, face à un Etat fragilisé, la demande de droit est forte car la mondialisation - c'est sa face sombre - comporte une dimension criminelle qui touche directement les entreprises transnationales. La globalisation financière, la déterritorialisation, l'accélération des échanges grâce aux nouvelles technologies, sont autant d'opportunités pour les réseaux criminels comme le montrent, par exemple, l'explosion des trafics d'êtres humains, la contrefaçon de médicaments, la cybercriminalité et les infractions qui y sont associées comme le blanchiment et la corruption. Dans une autre mesure, s'ajoute une mondialisation transversale des risques à l'image des catastrophes écologiques, sanitaires ou sociales qui implique directement les entreprises transnationales. Dans ce contexte et devant l'incapacité des Etats nations à légiférer dans des domaines qui leur échappent, on assiste à de nouvelles formes de contrôle de l'entreprise transnationale afin de mettre fin à la déconnexion entre d'un côté pouvoir économique, de l'autre responsabilité juridique. Outre la multiplication des textes à vocation internationale mais dénués de force juridique, des textes européens et, en interne, la prolifération des lois et règlements, se développe un mouvement de responsabilité sociale de l'entreprise, définie par la Commission européenne comme « *la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu'elles exercent sur la société*». Ce pluralisme juridique, caractéristique de la régulation financière, a pour corollaire une explosion du contentieux, qui replace le juge au centre de la régulation. Parce que le rôle de l'Etat est affaibli, parce que la loi ne suffit plus, la force de la régulation se déplace de la loi étatique vers le juge, chargé d'arbitrer les conflits d'intérêts, de rétablir les équilibres. Est symptomatique de ce mouvement le fait pour les associations d'avoir obtenu dans la loi de 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la délinquance économique et financière, sous réserves de certaines conditions, la possibilité de se constituer partie civile en matière de corruption. De même, le juge n'hésite pas à faire évoluer la jurisprudence pour suivre ce mouvement. Ainsi, en 2012, dans l'affaire Erika relative à une pollution aux hydrocarbures, le juge pénal a condamné Total en fondant la faute pénale sur la violation de l'engagement volontaire de Total (procédure de Vetting) à contrôler ses navires, ce qui peut être considéré comme une autre façon d'intégrer la RSE à la responsabilité pénale. Et comme un auteur à pu l'écrire (Ph. Delebecque) : « La procédure de " *vetting* " que s\'était imposée la compagnie s\'est ainsi retournée contre elle ». Mais la régulation financière, en échappant aux Etats-Nations, peut encore échapper à la justice traditionnelle comme le montre la pratique inédite du Deal of Justice (DOJ) développée aux Etats Unis. Celle-ci consiste pour les autorités américaines (autorités de régulation ou « départment of justice ») de proposer aux entreprises, en cas de suspicion de fraude, de coopérer ou de s'opposer. Dans ce cas, l'entreprise qui décide de coopérer (et elle n'a pas vraiment le choix\...) devra réaliser une enquête interne à ses frais, en communiquer le résultat aux autorités compétentes et surtout s'acquitter d'une amende négociée dont les montants peuvent être faramineux. En 2014, BNP Paribas a ainsi dû payer 9 milliards de dollars pour non-respect de l\'interdiction de travailler avec certains pays listés par les États-Unis.  Devant ce que Antoine Garapon appelle « un nouveau mode de régulation de la mondialisation économique par le droit », il invite les autorités judiciaires françaises à réagir : «* Ce que les élites françaises peinent à comprendre, c\'est que si nous n\'organisons pas nous-mêmes une justice efficace capable de sanctionner nos entreprises lorsqu\'elles contreviennent à la loi, ce sont les Américains qui le feront en fonction de leurs propres règles et en prononçant des sanctions dont on aperçoit bien qu\'elles peuvent atteindre des niveaux mortels *». Nul doute que cela marque un changement de paradigme, la justice financière des entreprises transnationales est moins punitive que régulatrice, c'est-à-dire destinée à protéger et rétablir le système de l'économie financière mondiale. C'est dire que le débat est plus que jamais ouvert. ## L'avis 2-13 - **M. Roland TRICOT,** représentant auprès du COJUR et du CAHDI, service juridique de la Commission européenne Je travaille au service juridique de la Commission européenne, mais je m'exprime ici à titre personnel. Jean-Pierre Spitzer a mentionné l'avis 2-13 qui constitue une sorte de court-circuit dans la justice européenne. L'article 6-2 du traité sur l'Union européenne prévoit que celle-ci doit adhérer à la Convention européenne des droits de l'homme, c'est-à-dire accepter, pour son interprétation, la juridiction de la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg. Le service juridique auquel j'appartiens et son directeur général ont été chargés de mettre en place un projet d'accord et nous l'avons soumis à la Cour de justice de Luxembourg pour avis. Nous étions persuadés que, malgré certaines difficultés, nous recevrions un avis positif compte tenu de la declaration de conformité sous reserves émise par l'avocate générale Kokott. L'avis qui a été rendu, selon lequel le projet d'accord n'est pas compatible, doit être qualifié d'évènement juridique important. Je vais revenir sur deux des sept arguments invoqués par la Cour. Celle-ci a rappelé que le traité recouvre un certain nombre d'actes de la politique étrangère et de la sécurité commune qui ne peuvent pas faire l'objet d'une révision juridictionnelle par Luxembourg. Or, une fois que l'Union européenne aura adhéré, les effets de ces actes seront révisés par Strasbourg. Il était très difficile pour Luxembourg d'accepter qu'une partie du droit de l'Union puisse être discutée à Strasbourg et ne puisse pas faire l'objet de discussions à Luxembourg. La Cour a également observé que selon le dispositif de Strasbourg, les États-membres, et par conséquent également l'Union européenne une fois devenue membre - et bien qu'elle ne soit pas un État --, s'observent mutuellement et vérifient qu'ils appliquent correctement la convention. Cela crée une situation très difficile pour l'Union européenne, qui a son propre système d'infraction pour s'assurer que les États-membres appliquent convenablement le droit de l'Union. C'est pour ces deux raisons principales et d'autres raisons secondaires que la Cour a rendu un avis négatif. ## Les juges nationaux : un manque d'ambition ? - M. Paul-Albert IWEINS En 1975, alors que j'étais président de l'Union des jeunes avocats de Paris, j'ai organisé un débat sur les hautes autorités administratives avec Jean-Marie Coulon,  qui à l'époque était président du tribunal de grande instance de Paris, et d'autres éminents représentants de la magistrature. Quand je leur ai demandé pourquoi les juges ne se saisissaient pas des matières traitées par les autorités administratives, j'ai eu droit à un tir de barrage : *« Cela ne nous concerne pas : nous ne sommes pas compétents sur le problème des ondes radiophoniques ! ».* Je leur ai demandé s'ils l'étaient davantage en construction, en automobile, etc. *« À force de dire que vous n'êtes compétents en rien, il ne vous restera que le divorce ! ».* À mon sens, le corps de la magistrature judiciaire s'est laissé déposséder de larges pans du droit tout simplement parce qu'il n'a pas voulu prendre la responsabilité de trancher, ce qui est pourtant son rôle. Pour revenir à l'actualité, je n'ai pas encore entendu un seul juge dire un mot de la loi sur la surveillance intérieure. Or non seulement cette loi comporte des violations de la vie privée inconcevables en droit français, mais elle dépossède complètement les juges, puisque ce sera désormais une commission administrative qui vérifiera a posteriori si les procédures appliquées étaient légitimes. On m'objectera sans doute que cette loi ne concerne que des faits de terrorisme, rares sinon exceptionnels. Mais ce n'est pas le cas : elle porte également sur la criminalité et la délinquance organisées. On va donc voter, dans quelques jours, un texte instituant une nouvelle forme d'enquête sans le moindre contradictoire et sans le contrôle du juge. Les avocats ont donné de la voix sur cette question, mais on n'a pas entendu un seul syndicat de magistrats dénoncer le fait que l'on est en train, une nouvelle fois, de fouler aux pieds l'État de droit. Il est intéressant de débattre du rôle du juge européen mais il faudrait aussi s'interroger sur le juge national et sur son manque d'ambition. ## Le juge national ne peut pas tout faire - M. Philippe INGALL-MONTAGNIER Je suis entièrement d'accord avec ce que vient de dire Philippe Léger. Je crois que les membres de l'ordre judiciaire sont d'accord, en général, pour considérer qu'à la faveur du développement du droit conventionnel et du contrôle de conventionalité, nous avons dispose d'un regain de capacité de contrôle et d'intervention. Cela me semble indéniable. Au-delà, la question est celle de la nature et des moyens d\'une intervention régulatrice efficace. A cet égard, nous avons pu voir les autorités administratives indépendantes jouer de façon croissante un triple rôle d'éducation/prévention, de règlementation et de sanction. Il ne s'agit pas d'un démembrement de la justice mais de l'État, en sachant qu'il ne saurait être question de confier la fonction de règlementation à l'ordre judiciaire. Concernant maintenant l\'Autorité judiciaire, il faut rappeler que le juge ne peut et ne doit pas tout faire : ainsi, ce n'est par exemple pas à lui de contrôler les nuisances sonores des avions, comme le fait l'ACNUSA (Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires) ou de distribuer les fréquences radios. Le rôle du juge judiciaire, conformément à l'article 66 de la Constitution, est de contrôler l'excès de pouvoir par rapport aux atteintes à la liberté individuelle. La mise en oeuvre technique doit demeurer du ressort de ceux auxquels il incombe d\'agir, de gérer, d\'administrer, au premier rang desquels les institutions administratives et collectivités publiques. Le juge, quant à lui, doit demeurer avant tout un recours et un méta-garant. Le fait qu\'il incombe à l\'Autorité judiciaire d\'être initiatrice ou partenaire de politiques publiques ne doit ainsi pas pour autant conduire à la faire sortir de son champ naturel d\'intervention et de compétence, à devenir \"co-gestionnaire\" dans tous les champs sociaux. Il y a là, à l\'évidence, une question de lisibilité ainsi que d\'efficacité et même, de crédibilité . Cela ne doit pas, parallèlement, nous faire perdre de vue certaines questions trop souvent négligées. La première concerne les moyens accordés au magistrat judiciaire pour faire face à ses missions. Sur ce point, je rejoins le point de vue de Colette Martin-Pigalle sur le fait que nous ne disposons pas de beaucoup de moyens, ni en hommes, ni en intendance, notamment dans les domaines d'intervention très spécialisés - d'où les mécanismes de « dérivation » qui se sont mis en place, avec l\'accord ou sous l\'impulsion de l'État. Il faudrait également approfondir la question de la coordination entre les AAI et l\'Autorité judiciaire, notamment en amont. Nous avions beaucoup travaillé, à l'époque de la commission présidée par le Premier président Jean-Marie Coulon (2007-2008), sur les problématiques de traitements alternatifs des manquements et infractions en droit des affaires, notamment en développant les échanges, la conduite de politiques communes, et les traitements partagés des atteintes au droit. Mais certaines AAI n'étaient pas vraiment d'accord pour avancer dans ce domaine. Cette synergie des acteurs, dans le respect des attributions et compétences de chacun, serait pourtant l'une des clés d'une meilleure efficacité de la puissance publique. Je crois enfin que si les traitements alternatifs, tels les conciliations, médiations ou arbitrages, ont leur rôle à jouer, il convient de veiller aux modalités de recours à ces mécanismes, au droit qui est appliqué ainsi qu\'aux modalités de contrôle et validation des solutions qui en résultent. ## Renforcer la formation à l'économie et au droit économique - Mme Joëlle SIMON La formation à l'économie et au droit économique délivrée à l'École nationale de la magistrature me paraît insuffisante. Le MEDEF (Mouvement des entreprises de France) s'est rapproché de l'ENM et, pendant trois ans de suite, a organisé des rencontres avec des chefs d'entreprises. Notre objectif était de faire mieux appréhender ce qu'est le métier d'entrepreneur et de montrer qu'un industriel de l'énergie n'exerce pas la même profession qu'un assureur. Nous avons fini par renoncer car, pendant que les entrepreneurs présentaient leurs exposés, les auditeurs faisaient des « réussites » sur leur portable. En réponse au questionnaire d'évaluation que l'Ecole leur a adressé, ils ont indiqué que ce qui les intéressait, c'était la procédure. Je trouve un peu inquiétant que ces jeunes qui vont être amenés à juger manquent à ce point de curiosité vis-à-vis de l'entreprise et des justiciables en général. - **M. Jean-François GUILLEMIN,** secrétaire général du groupe BOUYGUES Il ne faut pas demander aux universités ce qu'elles ne peuvent pas faire. Les universités de droit ne peuvent pas former des juristes, magistrats ou avocats « clés en mains », aptes à répondre instantanément aux défis de la vie pratique. Leur mission est de structurer les esprits, d'enseigner ce qu'est le droit, son histoire, ses fondamentaux. Quand l'entreprise accueille des juristes, c'est elle qui se charge de les former à la vie économique. Pourquoi les magistrats, qui viennent des mêmes universités, ne peuvent-ils pas se former de la même façon ? Il me semble que l'absence de spécialisation suffisante de nos juridictions explique beaucoup de choses. Est-il vraiment pertinent de conserver vingt-deux cours d'appel généralistes, ne serait-il pas plus efficace de réduire leur nombre et de créer par ailleurs des cours d'appel spécialisées ayant compétence nationale dans certains domaines de la vie économique ? Les magistrats entrant dans des pôles de compétence puissants pourraient mieux se former à la vie économique. ## L'essor de la démocratie judiciaire - **M. Patrice SPINOSI,** avocat aux Conseils Nous assistons depuis une vingtaine d'années, et particulièrement depuis dix ans, à l'essor d'une nouvelle démocratie, que j'appellerais *démocratie judiciaire*. Le rôle du juge a considérablement évolué et les débats d'aujourd'hui mettent en évidence cette mutation, qui est d'ailleurs sans doute mieux perçue par ceux qui ont régulièrement affaire au juge européen, voire au juge suprême, que par ceux qui jugent au quotidien. D'où une question, légitime : quelle est la force du « juge du quotidien » par rapport à celle du juge exceptionnel qui se voit offrir la possibilité de juger de la norme ? En matière de droits de l'homme, un grand nombre de solutions ont pu émerger grâce aux juges de la Cour européenne et de la Cour de justice. En droit interne, ces solutions sont désormais directement relayées par le juge constitutionnel grâce à l'instauration de la QPC (question prioritaire de constitutionnalité). En effet, les grandes décisions du Conseil constitutionnel, que ce soit celle concernant la garde à vue ou, très récemment, celle sur le cumul des poursuites entre AAI et juge pénal, trouvent toutes leur source dans les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. En tant qu'avocat d'associations de défense des libertés, en particulier en matière de droit pénitentiaire, je constate qu'aujourd'hui, lorsque l'on souhaite obtenir des changements significatifs de la norme, le plus court et le plus efficace est d'aller directement vers le juge. Le lobbying en vue de faire modifier une loi est devenu extrêmement ardu, le législateur ayant abandonné de nombreux sujets de société pourtant fondamentaux. C'est donc le juge qui se doit de les trancher. C'est ce qui s'est notamment passé dans le cadre d'affaires illustrant des évolutions sociétales majeures, comme la gestation pour autrui. En l'occurrence, c'est la Cour de cassation qui, la première, a posé l'interdiction de cette pratique en France, à la suite d'une décision de la Cour européenne. De même, les dispositions relatives au respect des libertés fondamentales en matière de garde à vue, serpent de mer bien connu des avocats, n'ont pu évoluer qu'à partir du moment où la Cour européenne des droits de l'homme a considéré, dans ses décisions Salduz et Dayanan, qu'il était inacceptable que l'avocat ne soit pas présent lors de l'interrogatoire du gardé à vue. Quant au fonctionnement des AAI, il a également considérablement évolué. La séparation entre autorités de poursuite et autorités de jugement a, de nouveau, été imposée à l'ensemble des AAI par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Les décisions des juges entraînent des évolutions majeures dans notre droit, et je souscris à l'idée de Philippe Léger selon laquelle le juge n'a jamais été aussi puissant qu'aujourd'hui, à condition toutefois qu'il se saisisse du pouvoir qui est le sien. Au début des années 2000, à une époque où le contrôle de la Convention européenne des droits de l'homme n'était pas aussi systématique qu'il l'est devenu, je discutais avec un magistrat de la Cour de cassation à qui j'essayais d'expliquer que la décision qu'il voulait rendre conduirait nécessairement à une condamnation de la France à Strasbourg. Il m'a répondu : *« J'en ai parfaitement conscience, mais ce n'est pas à nous, juges, d'aller contre la loi. Si la loi française est contraire à la Convention européenne des droits de l'homme, c'est au législateur d'en tirer les conséquences et de la modifier ».* Nous sommes confrontés à un problème culturel : les juges ont été formés à appliquer la loi, éventuellement à l'interpréter, mais en aucun cas à la dépasser. Je suis convaincu que, d'ici quelques années, ils auront mieux compris leurs obligations et que leur rôle en sera profondément modifié. ## Médiation, procédure participative, droit collaboratif - **M. Gilles ROSATI,** président du tribunal de grande instance de Créteil Je suis magistrat de l'ordre judiciaire, actuellement président du tribunal de grande instance de Créteil, et c'est en tant que juge du quotidien que je vais m'exprimer. Nous sommes nombreux à partager un sentiment d'épuisement devant la multiplication des tâches qui nous sont confiées, au moment où nos moyens se rétrécissent, et alors qu'on nous demande d'exercer également un rôle de régulation par rapport aux dangers pointés ce matin. Nous avons malgré tout le devoir de nous montrer optimistes, mais aussi de trouver des solutions pour surmonter la situation actuelle. Plutôt que réclamer des moyens supplémentaires qui ne nous seront pas accordés, nous pourrions explorer l'une des pistes amorcées dans le cadre de la réforme de la justice du XXI^ème^ siècle à laquelle Frank Gentin a fait allusion, celle de la médiation. Cela passerait par une action conjointe entre les juges et les avocats. Les oppositions qui se manifestent parfois entre juges et avocats sont souvent dictées par la culture du conflit qui est propre à l'affrontement judiciaire, et sont le prolongement des différents nés entre les parties. Mais sur le long terme, je suis convaincu qu'il ne peut pas y avoir de justice sans une coproduction des uns et des autres pour faire émerger une forme plus participative de la justice civile, au profit des citoyens et de la légitimité de notre institution. Par ailleurs, la procédure participative et le droit collaboratif devraient donner au citoyen français la capacité de résoudre de 30 à 90 % des litiges civils grâce à l'acte de procédure d'avocat qui permettra le recueil contradictoire et de bonne foi des éléments de preuve pour le procès et facilitera la recherche d'une solution amiable. Le juge ne serait saisi qu'en cas de difficulté ou pour homologuer les solutions trouvées. Ce type de mesures devrait aider les magistrats à conserver la disponibilité qui leur permettra de se former et de répondre aux défis qui les attendent. ## Juge, souveraineté, frontières - M. Jean-Pierre SPITZER Je voudrais revenir sur le triptyque *juge / souveraineté / frontières* évoqué par Jean-Louis Bourlanges. La souveraineté est une notion complexe mais en France, pays congénitalement centralisateur et politiquement jacobin, elle fonctionne assez bien. En signant les traités de l'Union européenne, nous avons délégué des pans entiers de cette souveraineté, et pourtant, nous continuons à en parler comme si nous l'avions entièrement conservée. À mon sens, l'idée selon laquelle il n'y aurait pas de juge sans frontières soulève quelques difficultés. Le juge de la conventionalité, c'est-à-dire celui de Strasbourg, n'a pas de frontières : la Russie et la Turquie font partie de sa juridiction. Quant au juge européen, ses frontières sont mouvantes. Lorsqu'il est compétent, il peut sanctionner n'importe quel puissant et, de fait, il a sanctionné Microsoft. Par rapport aux autres pays européens, la France souffre d'un handicap : nous sommes le seul État européen centralisé. Le problème du rapport entre souveraineté et territoire n'existe pas en Italie, en Espagne ou en Allemagne, car il n'y a pas de juge intégré verticalement. Dans ces pays, le dialogue de juge à juge entre juge de la constitutionalité, juge suprême civil, juge suprême administratif, juge du Land ou juge de la province a existé de tout temps. La France est verticale et unie, mais le monde ne l'est pas et il ne nous attend pas. Nous pouvons continuer à rêver à la France éternelle, celle du XVIIe au XIXe siècle, que j'adore, mais dans ce cas, nous risquons d'aller vers la France que Nicolas Baverez imagine pour 2040 dans ses *Lettres béninoises.* Prenons le cas du procureur européen. La Commission européenne a déposé il y a un an et demi déjà un projet de création en ce sens. Quel est le pays qui bloque ce projet ? La France ! Pour tous les pays européens, un procureur européen est un homme indépendant, sauf pour la France. Il doit également n'avoir aucun pouvoir de décider de l'opportunité des poursuites et être obligé de motiver toutes ses décisions de classement, ce qui est l'inverse des caractéristiques de notre parquet. En d'autres termes, les freins, les réticences et les blocages vis-à-vis du projet de procureur européen viennent de chez nous. Enfin, en France actuellement, un avocat qui plaide le droit communautaire devant un juge national, et lui explique qu'il peut écarter la loi nationale parce qu'elle n'est pas conforme aux traités européens ou aux droits dérivés, passe pour faire du dilatoire. En réalité, les juges nationaux sont juges de droit commun du droit communautaire. La Cour de justice est seulement le « grand frère » à qui l'on pose des questions préjudicielles parce qu'il a l'obligation d'assurer l'unité d'interprétation du droit communautaire dans l'ensemble de l'Union européenne. ## Les politiques doivent se ressaisir de leur rôle de législateur - M. Dominique PERBEN Je comprends bien la nécessité et l'utilité de la fabrication de droit par les juges, et je suis d'accord avec une grande partie de ce qui a été dit à ce sujet. Mais je reste inquiet et perplexe sur la durabilité de ce phénomène et les risques qu'il peut entraîner. Dans un système démocratique, le peuple a toujours raison au bout du compte, même si cela prend parfois un peu de temps. Souvenons-nous du vote sur la constitution européenne : toutes les élites françaises y étaient favorables et elle a néanmoins été rejetée assez largement. Nous devons garder à l'esprit que le droit ne se fabrique pas dans des enceintes élitistes, réservées, pleines d'intelligence mais totalement décalées par rapport à l'opinion commune. Je n'en tire absolument pas de conclusion critique vis-à-vis de ce que fait le juge mais je m'adresse cette recommandation à moi-même, comme à tous ceux qui, par leur profession d'avocat, de magistrat ou encore d'enseignant, ont un rôle à jouer dans la réflexion et dans la fabrication de la norme. Il me semble impératif que, dans les années qui viennent, nous interpellions les politiques de la façon la plus intelligente possible pour qu'ils se ressaisissent de leur travail de législateur. On constate en effet de plus en plus souvent que les textes législatifs émanent de quelques bureaux d'hyperspécialistes et on ne peut pas savoir à l'avance s'ils vont être adoptés ou non. C'est un sujet d'inquiétude, surtout dans le contexte d'un populisme généralisé à l'échelle de l'Europe. - **M. Claude CHAMPAUD,** président (h) de l'université de Rennes, ancien membre du Conseil d'Etat L'avantage de vieillir est qu'on se souvient de choses anciennes. Je me rappelle les journées Henri Capitan organisées en Italie en 1985, sur le thème de la création du droit par le juge. Le colloque s'était terminé sur l'idée que selon les textes, le juge n'était pas censé créer la loi mais que, comme la loi reste muette dans beaucoup de domaines et que, selon l'article 4 du Code civil, le juge a l'obligation de rendre son jugement *(« Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice »),* le juge est bien obligé de créer la loi dans certains cas. Je constate que rien n'a changé sur ce point : le juge n'a pas le droit de dire le droit, mais il est dans l'obligation de le faire. ## L'alternative entre justice et recours à la régulation - M. Claude CHAMPAUD Depuis ce matin, beaucoup d'échanges tournent autour de l'alternative entre justice et recours à la régulation, ou encore autour de la souveraineté et des limites du pouvoir des États. La régulation est l'une des propriétés des systèmes vivants : lorsqu'un système s'emballe, un dispositif vient ramener les choses à la situation normale. Dans notre société, cette fonction, que l'on pourrait qualifier de régalienne, est en principe exercée par les AAI et ce devrait être leur seule fonction. Lorsque cette fonction n'est pas exercée par les AAI, ce ne sont pas les juges qui en sont privés, mais l'État, comme cela a été déjà souligné. L'un des débats des années 1990 portait sur le fait de savoir si les AAI, et en particulier le Conseil de la concurrence, étaient des juridictions ou non. La conclusion d'une thèse que j'avais dirigée était qu'il s'agissait de juridictions « Canada dry », c'est-à-dire qu'elles en avaient la couleur mais pas le goût. À partir du moment où l'on a admis que les AAI pouvaient administrer des sanctions et les faire appliquer par les autorités chargées de l'exécution, on a produit un dualisme et celui-ci crée une insécurité juridique souvent dénoncée par les chefs d'entreprise. Ils sont à la merci d'un juge qui peut dire le contraire de ce qu'a dit un autre juge, ou même de ce qu'il a dit lui-même un peu plus tôt. C'est pourquoi les chefs d'entreprise souhaiteraient un système de « précédent », comme le système anglo-saxon, ce qui nous ramène aux questions soulevées au début de cette journée : sommes-nous prêts à basculer complètement vers un système anglo-américain ? Je n'en suis pas sûr. Ma conclusion est que rien n'est parfait, mais que rien non plus n'est désespéré et que nous devons continuer à chercher le meilleur système. Lorsque je compare ce qu'était le droit de la concurrence à ses débuts et ce qu'il est aujourd'hui, je constate que beaucoup de progrès ont été réalisés, même si le droit de la concurrence européen me paraît divaguer quelque peu. Ces progrès sont dus à la fois aux juges et aux autorités administratives indépendantes. - M. Jean-François GUILLEMIN Je suis responsable de l'activité juridique du groupe Bouygues, qui n'est pas ce que l'on appelle une entreprise planétaire, mais qui réalise un chiffre d'affaires à l'international très significatif. Je confirme que de temps en temps, nous envions nos collègues anglo-saxons. Certes ils se plaignent de ce qu'ils appellent *« la dictature du précédent »,* mais celle-ci leur donne une grande sécurité juridique ! Nous souffrons en France d'une indigestion de textes, de l'enchevêtrement des compétences, d'une absence de moyens de nos institutions judiciaires et d'un désordre institutionnel. Nous ne pourrons sans doute pas vivre éternellement avec deux ordres de juridiction, trois cours suprêmes, plus de quarante régulateurs, etc. Les justiciables économiques que nous sommes souffrent autant que les magistrats de cette situation. J'ai été un peu étonné d'entendre parler, tout au long de cette journée, de *« nains »* et de *« juges impuissants »*. Ces représentations ne correspondent pas du tout au ressenti des acteurs de la vie économique. Ils ont, au contraire, l'impression que le juge n'a jamais eu autant de pouvoir. Lorsque je suis entré chez Bouygues, l'entreprise réalisait un chiffre d'affaires de 5 milliards d'euros et employait 22 juristes. Aujourd'hui, son chiffre d'affaires s'élève à 33 milliards d'euros mais elle emploie 400 juristes. Une telle évolution illustre bien l'importance qu'ont pris le droit, les juges, les régulateurs dans la vie de l'entreprise. Comment par ailleurs conclure que la justice n'a pas les moyens de faire face aux entreprises planétaires alors qu'un régulateur peut prononcer des sanctions représentant jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires mondial d'une entreprise délinquante ? Et que dire de la justice américaine, qui se reconnait compétente pour poursuivre des entreprises étrangères et leur infliger des amendes phénoménales pour des actes de corruption sans grand lien avec le territoire américain. Cela en lieu et place des juridictions étrangères normalement compétentes ou pour rajouter à leurs sanctions ! En revanche, il est vrai que la justice parait démunie devant certaines dérives de la sphère financière et de l'économie numérique. Dans ce domaine, il est cependant surprenant pour nous de constater quelques timidités, ou hésitations. Par exemple le mois dernier, Apple a annoncé des résultats inouïs : au cours du dernier trimestre, cette entreprise a réalisé à elle toute seule 93 % des profits de l'industrie mondiale de la téléphonie mobile, soit 18 milliards de dollars de profits en trois mois. Pardonnez-moi cette comparaison peu agréable pour notre pays mais à ce rythme, Apple va créer, en un an, une valeur correspondant au montant du déficit annuel du budget de la France. Nous sommes face à une entreprise ultra dominante, alors même que les produits vendus par Apple ne sont plus aussi novateurs qu'autrefois. Pourtant, cela fait des années que le dossier Apple est sur le bureau de la Communauté européenne, et il ne se passe rien. Ce sont des sommes gigantesques qui franchissent l'Atlantique et, au même moment, la Commission regrette que nos entreprises européennes n'investissent pas assez dans l'innovation ! Pourquoi, face à des phénomènes aussi évidents et connus de tous, les instances européennes se montrent-t-elles aussi timides ? On nous explique que la Commission européenne, confrontée au « péril jaune », préfère sûrement ménager une entreprise occidentale. Dans ce cas, pourquoi les Etats européens ont-ils créé les conditions de la disparition des équipementiers européens en obligeant leurs clients opérateurs à payer des redevances très excessives lors de l'attribution des fréquences de radiotéléphonie ? Ce qui a notamment conduit lesdits opérateurs à se fournir en Asie et à participer au développement de géants chinois. Pourtant une directive européenne recommandait de fixer les montants des redevances à des niveaux permettant le développement de l'industrie des télécommunications européennes. Le monde économique a beaucoup de mal à comprendre le décalage entre de telles situations et l'inaction ou les erreurs des juges ou régulateurs.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2015-03-01
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[ "henri nallet", "michel rouger" ]
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CONCLUSION
# Conclusion - M. Henri NALLET Les échanges de cet après-midi nous ont fourni une description assez complète de la période transitoire que nous vivons et à propos de laquelle Philippe Bilger a cité Gramsci. Malgré les faiblesses que certains ont soulignées dans l'exercice de la fonction du juge, il semble bien que celui-ci joue un rôle de plus en plus déterminant dans la vie économique et dans la globalisation. C'est une raison de plus pour déplorer les lenteurs et les faiblesses du droit européen dans notre système globalisé : nos entreprises ont besoin d'obtenir des réponses rapides et fiables aux problèmes juridiques qu'elles se posent. Dans ce contexte, serons-nous capables de préserver notre droit continental face aux différentes évolutions qui nous poussent vers un droit de type anglo-saxon ? Nous devons être vigilants car notre tradition juridique risque d'être battue en brèche, non pas pour des raisons idéologiques ou philosophiques, mais simplement par le mouvement des affaires. Si le principe du précédent doit l'emporter et si le rôle du juge est de plus en plus important dans la vie économique, alors se pose la question du contrôle démocratique du juge lui-même. Nous ne pouvons pas faire comme si cette question ne se posait pas. J'ai beaucoup apprécié d'entendre plusieurs personnes exerçant des fonctions et des responsabilités différentes répéter ce que nous savons depuis longtemps : oui, bien sûr, il est indispensable que le parquet devienne indépendant et qu'on fasse la distinction entre parquetier et juge du siège. Oui, bien sûr, notre double système ne peut pas se perpétuer. Nous avons tenu d'innombrables colloques sur ces questions et nous savons tous qu'il faut mettre un terme à cette situation, et pourtant nous n'y parvenons pas. J'ai cru, après le rapport Truche, que le moment était venu, mais une fois de plus, nous avons échoué. Nous devons conserver cet objectif et nous engager à traiter cette question une bonne fois pour toutes. - M. Michel ROUGER Je remercie chaleureusement tous ceux que j'ai emmenés dans cette aventure, à commencer par Marie Rouger-Perrier, Kim Bevalet et tous les membres du comité d'organisation, Thomas Cassuto, Thomas Clay, Jean-Pierre Spitzer, Xavier Lagarde, Albert Merlin, Michel Sabourault, Jacques Barraux, Bernard Remiche, ainsi que tous ceux qui ont assisté à ce colloque et en ont assuré le succès. J'ai le sentiment que chacune des interventions que nous avons entendues mériterait un débat d'une heure ou davantage. Je n'en citerai que deux qui m'ont particulièrement frappé : celle de Philippe Bilger, dont je ne partage pas tout à fait le concept de mutation de la magistrature, et celle de Dominique Coujard, car je n'ai pas bien compris l'assertion selon laquelle il ne pourrait y avoir de juge sans frontières. Je le dis avec d'autant plus de sincérité que je prépare la parution d'un ouvrage intitulé très précisément *Le juge sans frontières* ! La diversité des interventions, l'intérêt des expériences relatées et la qualité des points de vue exprimés montrent que le choix des personnalités que nous avons invitées était plus que pertinent. Conformément aux préconisations d'Edgard Morin, nous avons été en mesure d'aborder la complexité qui a résulté de cette diversité, armés de la méthode que nous a fournie Jean-Louis Bourlanges à travers son triptyque « technologie, droit et géopolitique ». Il nous faut maintenant transcrire ces échanges et rédiger les actes du colloque, tâche qui sera assurée par Élisabeth Bourguinat. Ce texte, complété par quelques articles supplémentaires, sera publié à l'automne, et je ne manquerai pas de vous tenir au courant de la suite que nous donnerons à ces débats.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2015-03-01
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[ "michel rouger" ]
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IN MEMORIAM XAVIER DE ROUX
# In Memoriam Xavier de ROUX Xavier de ROUX, ami fidèle pendant plus de 20 ans, qui fut au cours de l'automne 2014 créateur des bases thématiques du colloque dont vous allez lire les actes, est décédé le 4 juin dernier. Homme d\'action, il a consacré sa vie à faire vivre notre droit positif, la doctrine, la loi et à la jurisprudence. Brillant avocat, secrétaire de la Conférence du stage du barreau de Paris, il s\'est fait connaître et apprécier par les premiers travaux de sa carrière en construisant une partie de la doctrine sur le commerce international et le droit de la concurrence. Au cabinet Gide, dont il fut un temps le manager, il accompagna la mutation du cabinet vers une firme d'avocats de haut niveau, générateurs de doctrines juridiques. Parlementaire, vice-président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, il s\'est aussi fait connaître et apprécier par sa contribution à une production législative de qualité, préservée du foisonnement réglementaire et technocratique qui, depuis des décennies, a fait dépérir notre droit. Je peux en témoigner en évoquant notre collaboration au cours des années 90 lorsqu\'il a fallu corriger, par la loi sur les défaillances d\'entreprises, les conséquences de la crise bancaire et immobilière qui a failli emporter nos banques et nos assurances, crise que le tribunal de commerce de Paris que je présidais alors a eu à gérer. Avocat expérimenté, il s\'est de plus fait connaître et apprécier par la contribution de sa personne et celle du cabinet Gide à la formation de la jurisprudence commerciale qu\'il a aidé à créer dans de nombreuses juridictions, qu\'elles soient françaises ou européennes. Au-delà de l\'homme d\'action, Xavier de Roux était un homme de réflexions humanistes qui souffrait de voir les rapports entre la justice et la société conduire à leur faire vivre d'inutiles conflits, dans des échanges d'imprécations et des griefs de dénis insupportables dans une démocratie. Ensemble, il y a 20 ans, nous avons mobilisé les amis qui occupaient des postes de premier plan dans la cité judiciaire, juridique et économique parisienne, et qui partageaient notre attachement à la Saintonge en résidant sur les deux rives de la Charente, la plus belle rivière du Royaume de François Ier. Le site choisi fut l\'Abbaye-aux-Dames de Saintes, présidée par Alain de PRACOMTAL, dirigeant de la maison Hennessy, maire de Chérac sur la rive droite, Jean-René FARTHOUAT, bâtonnier de Paris, voisin de Courcoury sur la rive gauche, Bernard DELAFAYE, avocat général à la cour d\'appel de Paris, natif de Royan, et Philippe MARCHAND, avocat saintais, ministre, puis conseiller d'Etat. Xavier et moi, nous étions ainsi en famille, lui solidement installé à la mairie de Chaniers, tremplin de sa carrière politique, commune voisine de la Chapelle-des-Pots où vécurent dix générations de mes ancêtres, avant que je naisse à Saint-Jean d'Angély grâce à l'aventure d'un premier migrant. Ensemble, avec nos amis, nous avons en 15 ans et autant de colloques attiré 350 personnalités qui nous ont aidés à comprendre l\'avenir des rapports entre la justice et la société, sans oublier le mensuel *L'Echo des Arènes* de Saintes, dans lequel nous avons publié côte à côte en 14 ans, sur la même page, chacun 150 chroniques qu'il a qualifiées d'impertinentes dans le livre qui a regroupé les siennes. En voulant faire revivre nos réflexions à Amboise, à Paris, je sais qu'il faudra mobiliser d\'autres équipes, la nôtre - celle d\'origine - étant dorénavant amputée de la moitié de ses membres. Au-delà de l\'hommage rendu à Xavier, là est le devoir qui reste à accomplir, pour Xavier.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2015-03-01
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[ "michel rouger", "thomas cassuto", "jean-hervé lorenzi" ]
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INTRODUCTION : PERSPECTIVES
# INTRODUCTION : Perspectives L\'institut PRESAJE en a fait l\'expérience. Il ne sert à rien d\'attirer les meilleurs esprits, les experts les plus compétents ou les plus pédagogues pour une réflexion commune sur tel ou tel sujet, proposé à un public intéressé, sans en même temps dessiner les perspectives dans lesquelles se développeront les enseignements de ces travaux. Depuis sa création en 2002, PRESAJE a réuni ceux qui, dans l'économie, le droit et la justice, étaient compétents pour dresser ces perspectives et les synthèses utiles. C'est un travail complexe car ces trois secteurs essentiels aux équilibres globaux de la Nation divergent plus souvent qu'ils ne convergent dans leurs objectifs, au risque de contribuer au blocage de la société que tout le monde déplore. En 2014, PRESAJE a reçu le patrimoine des ENTRETIENS de SAINTES suspendus en 2011, en prenant l'engagement de faire renaître leurs travaux sur les rapports entre justice et société, conduits avec succès depuis 1994. Le choix d'Amboise et du Clos Lucé a répondu au besoin de trouver un lieu inspiré digne des futures recherches. Le mot de **Renaissance**, qui s'est imposé, trouve sa signification dans les travaux de l'historien politologue, l'Académicien René REMOND, qui a théorisé les phénomènes de renaissance par les cinq caractéristiques qui, selon lui, en décrivent la réalité : - *l\'apparition de nouveaux modes de diffusion de l\'information* - *la lecture scientifique des textes fondamentaux* - *la remise à l\'honneur de la culture antique* - *le renouveau des échanges commerciaux* - *les changements de représentation du monde* Chacun choisira dans ces critères celui ou ceux qui caractérisent les temps présents. Auparavant, pour mettre les trois sujets de l'économie, du droit et de la justice en perspective, avec concision, il ne faut pas commencer par les maltraiter. Ce n'est pas parce que référence est faite à la Renaissance qu\'ils appartiennent au Moyen-Age. Soyons modestes, proposons les perspectives telles que les voient les personnes de réflexion, face aux personnes de certitudes et d'habitudes réfractaires aux changements. PRESAJE l'a déjà fait lors d'un colloque organisé début 2012**,** à Budapest, en intervenant sur le thème « Comprendre les crises économiques et réagir en juristes » (cf site Presaje/publications). Aujourd'hui, la force des mutations en cours exige d\'explorer des perspectives pertinentes. Ces phénomènes observés au cours des grandes mutations du XVIe siècle trouvèrent une synthèse locale par la volonté de FRANCOIS Ier, couronné en 1515, qui confia le Clos Lucé en 1516 à Léonard de VINCI, immigré avec la Joconde dans les bras. Le colloque d\'Amboise, dont les débats sont reproduits dans le livre I, est à la fois inspiré par l\'esprit des travaux des 15 colloques tenus à Saintes entre 1996 et 2011, tous publiés, et par les 20 ouvrages édités par PRESAJE, à Paris chez DALLOZ et à Bruxelles chez LARCIER, avec autant de colloques tenus entre 2002 et 2015. Les perspectives dressées sont inspirées par : - Thomas CASSUTO, magistrat français détaché auprès de la Commission européenne depuis 4 ans, pour traiter de l\'harmonisation des procédures pénales au sein de l\'Union ; - Jean-Hervé LORENZI, président du Cercle des économistes ; - Michel ROUGER, président honoraire du tribunal de commerce de Paris, fondateur des Entretiens de Saintes en 1996 et de l'institut PRESAJE en 2002. Leurs conclusions, qui s'insèrent donc après les débats du Clos Lucé, ne peuvent apparaître comme autant d\'affirmations de leurs auteurs, qu\'il serait présomptueux de proposer. Elles sont une invitation à réfléchir pour ceux qui poursuivront ces travaux. ## Entreprises planétaires et Europe du droit PRESAJE présente ces réflexions dans le but d'éclairer tous les participants qui ont œuvré à la réussite de ce colloque et les lecteurs du présent ouvrage, en illustrant l'avenir prévisible des grands sujets qu'ils ont traités. Les perspectives dressées suivent fidèlement les deux éléments du titre du colloque : « **Entreprises planétaires et Europe du droit »**, en traitant les six sujets les plus débattus, trois d'économie et trois de droit et justice ; soit 6 sections : - les bases de données - *Big data* - et les moteurs de recherche - la finance et les marchés financiers - l'exterritorialité judiciaire - applications et réglementations - droit national, droit européen - l'office du juge.
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LES BASES DE DONNÉES - BIG DATA - ET LES MOTEURS DE RECHERCHE
# Les bases de données - Big data - et les moteurs de recherche Elles et ils défraient toutes les chroniques nationales, européennes, mondiales, au point de focaliser les hostilités des opinions publiques sur leurs business et leurs opérations, sans pour autant freiner ni leurs développements, ni leurs ambitions. Si l'on veut dessiner les évolutions que les Big data connaîtront, il faut commencer par celles de leur clientèle, base de toute activité commerciale, dont on peut apprécier les mutations qui entraîneront leurs propres transformations. Inévitablement, les produits offerts par Google ou ses congénères, de plus en plus diversifiés, passeront des mains et des cerveaux de ceux qui les utilisent à des fins personnelles, documentaires, culturelles ou descriptives, vers les structures managériales des grandes organisations concentrées, elles-mêmes à vocation planétaire, dont les exigences de productivité et de rentabilité des prestations fournies sont aujourd'hui inconnues chez l'internaute de base. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, il faudra bien que les GAFA, si protégés soient-ils dans leur bunker juridico-judiciaire contractuel américain, acceptent les décisions des grandes juridictions siégeant sur leurs terrains de jeux commerciaux. En particulier, il leur faudra mettre fin à 3 infractions au droit du commerce : - l'affirmation d'une fausse gratuité - la pratique monopolistique   - l'attribution de juridiction. Jean-Hervé LORENZI, président du Cercle des économistes empêché à la dernière minute, l'explique hors colloque. *Le thème choisi pour Les Entretiens d'Amboise 2015 est passionnant et extrêmement novateur : comment défendre l'Europe du droit face au comportement des entreprises planétaires ? Cette question plonge tous les experts, y compris les économistes, dans la plus grande perplexité.* *Les entreprises planétaires communément regroupées sous le sigle de GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) présentent trois grandes caractéristiques communes.* *Elles s'appuient tout d'abord sur une conception largement illusoire selon laquelle une partie des biens et services qu'elles offrent pourraient être gratuits au même titre que l'eau ou l'air. En tant que ressource naturelle, l'eau est gratuite, mais comme elle est de plus en plus rare et qu'elle a besoin d'être purifiée et transportée, elle ne peut pas l'être. De même, le moteur de recherche de Google se présente comme gratuit et accessible à tout un chacun sans la moindre contrainte. Mais le volume colossal des informations à traiter et le travail intellectuel nécessaire pour structurer ces données et les exploiter font que ce service ne peut en aucun cas être gratuit. La première caractéristique de ces entreprises est donc qu'elles renvoient à une notion très curieuse et très dangereuse de pseudo gratuité.* *Leur deuxième caractéristique est leur volonté d'intégration à la fois verticale et horizontale. Dans sa volonté de maîtriser l'ensemble des informations disponibles, Google a tenté, par exemple, d'obtenir le droit de numériser la totalité des ouvrages de la Bibliothèque de France. Dans le même temps, il élargit de plus en plus le champ de ses activités : il investit aujourd'hui dans le secteur de l'automobile ou encore de la santé. De même, Amazon, qui était au départ un libraire, distribue désormais les biens de consommation les plus variés.* *La troisième caractéristique de ces entreprises est qu'elles se trouvent dans des situations de monopole telles qu'on n'en a jamais vu, sauf peut-être à la fin du XIXe siècle, dans le domaine de l'énergie. Il a déjà existé, par le passé, des entreprises intégrées qui pratiquent la vente liée et des trusts qui bénéficient de barrières à l'entrée empêchant l'émergence de concurrents, mais jamais des entreprises intégrées qui sont également des trusts et qui, de surcroît, s'appuient sur un modèle de gratuité. Si la construction de ces monopoles se poursuit, nous allons bientôt voir une poignée de groupes industriels dominer définitivement l'économie mondiale.* *Personne n'est prêt à accepter une telle hypothèse mais, devant cette configuration complètement inédite, aucun acteur ou ensemble géostratégique ne se montre capable d'exercer une régulation permettant de protéger la liberté des individus, des consommateurs et des citoyens. Personne ne sait comment limiter l'intégration verticale ou le développement horizontal de ces entreprises (au nom de quoi interdire à Google de s'intéresser à la biologie ou à la génétique ?), ni gérer la délicate question de la pseudo gratuité de leurs offres. Le problème n'est abordé que par le petit bout de la lorgnette, c'est-à-dire la fiscalité. Ces entreprises à la puissance et aux ambitions démesurées ont, par ailleurs, décidé d'optimiser leur fiscalité et on leur inflige désormais des amendes très lourdes, allant jusqu'à plusieurs milliards d'euros. Mais on se trompe de sujet.* *Le seul angle d'attaque vraiment approprié est celui du monopole. Il existe tout un corpus législatif dans ce domaine. Des actions contre les monopoles ont été entreprises dès la fin du XIXe siècle et ont abouti aux lois américaines bien connues, le Sherman Act (1890) puis le Clayton Act (1914). Cette dynamique s'est interrompue dans les années 1930, en raison de la crise, qui a poussé les Etats-Unis à se montrer plus conciliants avec les grands groupes. Elle a repris après la guerre, non seulement aux Etats-Unis mais en Europe et au Japon. Plus près de nous, en 1982, le juge Greene a obtenu le démantèlement d'AT&T, le géant américain des télécommunications.* *Le fait que la lutte contre les trusts s'enracine au plus profond de la culture américaine constitue paradoxalement une difficulté supplémentaire. Les entreprises dont il est question sont toutes nées aux Etats-Unis et contribuent directement à la puissance de ce pays. Dans un contexte de compétition mondiale, il est compliqué, pour les pouvoirs publics américains, de s'en prendre à ces fleurons de l'industrie américaine.* *Qui, aujourd'hui, aurait l'audace du juge Greene lorsqu'il s'en est pris à AT&T, qui employait un million de salariés, disposait des meilleurs laboratoires de recherche au monde et incarnait l'efficacité américaine ? Qui est en mesure d'expliquer à Google qu'il n'a pas le droit de mettre gratuitement à disposition son moteur de recherche ou qu'il ne peut pas se développer dans le domaine du transport ou de la santé ?* *Ces dernières années, toutefois, on constate une évolution dans la perception d'un groupe comme Google. Longtemps, il était impossible de formuler la moindre critique contre cette entreprise qui non seulement était innovante, redoutablement efficace et offrait aux consommateurs d'innombrables services gratuits, mais choyait ses salariés autant que ses clients et apparaissait comme le précurseur d'un monde nouveau.* *Aujourd'hui, l'opinion est beaucoup plus lucide sur les inconvénients de la gratuité et la volonté clairement dominatrice de Google, sur son idéologie de suprématie absolue du consommateur, qui suscitent de plus en plus de rejets. Toute la question est de savoir comment ce rejet pourra se traduire dans les faits.* Jean-Hervé LORENZI apporte donc, au bon moment, la bonne réponse aux questions ô combien compliquées restées à l'esprit des débatteurs du Clos Lucé.
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LA FINANCE ET LES MARCHÉS FINANCIERS.
# La finance et les marchés financiers. La mise en perspective d\'un système aussi complexe que celui des marchés financiers va emprunter un chemin original, celui qu'a pratiqué Michel ROUGER entre 1985 et 2000. Ainsi, il assumera le choix qu'il a fait d'introduire dans le colloque d'Amboise le sujet controversé du « *Highfrequency trading* » (HFT), transactions opérées à la micro seconde par des spécialistes non régulés, en marge des marchés d'actions. Ces opérations insolites n'ont été évoquées que pour mieux permettre une mise en perspective de la finance globale, laquelle vient d'atteindre l'apogée de la liberté qui lui a été tolérée par ses prouesses technologiques, comme celle du HFT, mutation institutionnelle qui transformera les pratiques commerciales et juridiques. La méthode utilisée pour dresser cette perspective est classique, celle des réflexions de celui qui revient de loin après une longue absence, qui voit que tout a changé et qui, délesté de ce qu'il n'a pas eu à vivre, comprend mieux ce qu'il va vivre avec ceux qui gardent le poids de ce qu'ils ont vécu. En 1985, après 30 ans de bons et loyaux services, l'intéressé, *proprio motu*, quitte la banque de l'Etat nationalisateur parisien au moment où la grande dérégulation reaganienne, aux Etats Unis, annonce le Big Bang des marchés financiers, du *leverage*, du *Return on Equity*, de la *Share Holder Value*, des bulles et des faillites de banques. De telles convulsions expliquent ce qu\'est devenue, en 30 ans, l\'industrie des marchés financiers, celle de l\'argent et de la monnaie, qui a suivi à un siècle de distance celle du charbon et de l\'acier, sans laquelle la révolution industrielle n'aurait pas eu lieu. Après six années dans le marché automobile au temps béni de François MITTERRAND II, des Golden boys et des spéculateurs immobiliers, notre voyageur passe six ans au poste stratégique du tribunal de commerce de Paris, au temps pourri des faillites généralisées, qui le conduiront après, pendant 3 ans, à gérer la plus grosse d'Europe. En 2000, arrivée chez une de ces reines du marché financier mondial qui ont transformé l'économie de la planète. Et découverte des nouveaux métiers, le *Retail*, ex banque des dépôts de « grand papa », le *Corporate finance* des *raiders* et des MNA, les marchés et leurs salles aux *traders* multi-écrans, enfin et surtout les « produits toxiques » qui infecteront jusqu'à la plus modeste des communes françaises. La découverte et l'analyse de ce système qui vit sans contraintes, par le fameux effet Greenspan, constitue le début de l'actuelle réflexion, après l'observation des effets concrets entraînés. Par exemple le groupe SUEZ, conglomérat financier franco-européen, quitté en 1985 et retrouvé, en 2000, multinationale de l'énergie et de l'eau Et maintenant, quelles perspectives dresser ? La révolution introduite par et pour les marchés financiers ne s'arrêtera pas. Elle a créé trop d'activités et de services utiles, surtout trop de clients dépendants, les Etats plus que les entreprises. Naturellement, ces marchés entrent dans une autre époque. Après la dérégulation, qui a renforcé les plus forts en détruisant les plus faibles, s'installent les régulations qui contraindront les plus forts pour sauver les plus faibles. L'effet Piketty a touché la patrie de la dérégulation. La chasse aux fraudeurs fiscaux et à leurs paradis, la pluie des amendes imposées, la suspicion généralisée, la faillite des États aventurés, même à raison des fautes des banques toxiques, tout est possible. Les Américains, au travers de leur système judiciaire inégalitaire mais bien rodé, ont retrouvé les vertus des *damages* et des *penalties* en « taxant » sévèrement à travers des *deals* judiciaires les grandes entreprises des Etats-Unis et du reste du monde. L\'Europe de son côté peine à s\'assumer en mettant en œuvre une politique de sanction suffisamment dissuasive. C\'est cette réalité qu\'il convient de prendre en compte en se rapprochant des commentaires du sujet précédent sur les Big data. Aucune opinion publique des démocraties avancées n\'est en mesure d\'admettre qu'une liberté totale accordée aux marchés financiers leur permet de dominer l\'ensemble de l\'économie, quels que soient leurs systèmes politiques. C'est pourtant ce que font, sur les marchés boursiers, quelques opérateurs de *High-frequency trading,* métier particulier, hyper technique. Les barrières commencent à s\'élever, là où s'arrête la liberté de l'un, là où commence la liberté de l'autre. La révolution industrielle avait inspiré le sentiment d\'exploitation indigne de l'homme, la révolution financière celui d'inégalités aggravées entre eux. C'est à cet instant que le droit européen doit prendre toute sa place. C'est la raison pour laquelle les sujets financiers ont été mis au programme d'Amboise, en entrant par la porte détournée du HFT. Il est urgent que les juristes en prennent conscience. Ce n'est pas simple car les « Marchés » sont plus que clients des grands «  *lawyers*  ». Les Américains qui sauront tirer profit des effets de la dérégulation ont une conception flexible de la territorialité judiciaire. Aux Européens de jouer ! Avant qu'il soit trop tard.
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L'EXTERRITORIALITÉ JUDICIAIRE
# L'exterritorialité judiciaire Depuis l\'affaire dite de la BNP et la révélation du montant de l\'énorme amende transactionnelle négociée avec la justice américaine pour des opérations en dollars portant sur les transactions pétrolières, les États-Unis ont multiplié les manifestations de cette volonté d\'attraire des justiciables de droit étranger vers leurs tribunaux. Il était inévitable que les entreprises qui sont l'objet de ces opérations cherchent la référence au droit et aux tribunaux européens, et qu'à défaut d'y organiser leurs défenses, les juristes qui réfléchissent veulent en débattre au sein d\'un colloque. Ce fut fait en 2001 à Saintes lorsqu'il s'est agi, après le traité d'Amsterdam, de poser la question sur le développement du droit et de la justice au sein de l'Union Européenne. Thème de ce colloque de 2001 : *Fait-on encore la loi chez soi ?* La conclusion tirée par les participants, aux termes de débats énergiques, pour ne pas dire musclés, a été très claire : c\'est NON. Elle fut à l'époque implicite, sans être gravée dans le marbre des actes publiés. Aujourd\'hui, elle le serait, avec l'arrivée dans le débat des conséquences de la crise de 2009 et des États-Unis qui la provoquèrent. Les causes de cette situation commencent à faire l\'objet d'analyses pertinentes. Les États-Unis, à force de rassembler sur leur sol des immigrants de tous les pays et de toutes cultures, en leur faisant partager l\'*American Way of Life*, sont devenus la première véritable Nation-monde, au sens planétaire du terme. Cette position, inconnue dans l'Histoire, conduit les dirigeants de l\'État fédéral US à rechercher un statut d\'État-monde qui pourrait exercer son pouvoir régalien partout sur le globe, faute de compétiteur de bon niveau depuis la chute de l'URSS. Au titre de ces pouvoirs figurent les nombreuses guerres livrées depuis l\'abandon en 1917 de la doctrine Monroe de 1820, toujours engagées et conduites dans le cadre d\'alliances ou de coalitions. L'affirmation de ce statut d'État-monde, réitérée face à l'Est de l'Europe depuis 2014, génère les tensions géopolitiques actuelles. Ce comportement intransigeant s'étend aux fonctions régaliennes du droit et de la justice dans les domaines de prédilection des États-Unis, la finance et le commerce, surtout dans le cadre des opérations de marchés financiers sur lesquels ils exercent, de fait, la tutelle attachée à la surpuissance de leur monnaie. De l\'autre côté de l\'Atlantique, deux types d\'États se partagent la fonction régalienne de créer le droit et de dire la justice : ceux de l'**Union européenne** liés par des traités comportant des transferts de souveraineté, divisés entre ceux qui ont choisi une monnaie unique et ceux qui ont gardé la leur. Cette Union devrait constituer un Étatcontinent, mais elle tarde à s'en donner les moyens politiques. L\'UE a certes créé, par le développement de son corps de directives et de textes communautaires, une base juridique étendue, au respect de laquelle des tribunaux spécifiques peuvent veiller par des décisions appliquées aux États, voire en défendre les intérêts, selon leur adhésion ou non à la zone euro. Cette Union monétaire n'arrive pas à adopter le statut politique d'un Etat-continent qui intégrerait les pays adhérents dans un système solidaire doté de pouvoirs régaliens, parce que leur lien communautaire -- la monnaie - est indissociable des marchés financiers contrôlés, de fait, par les États-Unis. Il est facile d'en voir les effets dans le conflit avec la Grèce qui oppose les exigences de la solidarité politique aux marchés financiers. Les **Etats nationaux**, bientôt condamnés à payer pour Athènes comme ils le furent en 1940 à mourir pour Dantzig, cohabitent avec ces deux superstructures : **l\'État-monde** **américain** et le **semi État-continent européen.** Cette situation est de moins en moins compatible avec l'État français, le plus structuré et le plus omnipotent. La liaison historique qui existe à Paris entre le peuple, la loi nationale qu\'il édicte et l\'État administratif qui la fait respecter reste profondément ancrée dans l\'opinion française. Pire, la crise financière de 2009 a lourdement pénalisé les nations européennes qui ont partagé le coût des sinistres importés des États-Unis. Elle a dégradé les relations entre les uns et les autres. Pire, elle pousse l\'administration américaine à se montrer d\'autant plus sévère avec les autres qu\'elle a été laxiste avec ses propres nationaux. Comment remettre cette situation confuse en perspective ? La révolution numérique, menée par le quarteron de l'équipe GAFA, pourrait être le *Deus ex machina* qui aidera à trouver la solution. On l'a compris par les analyses des intervenants du 21 mars, puis dans les commentaires qu'elles inspirent. L\'Europe, son droit et ses juges - qu\'ils soient communautaires ou nationaux, membres de l\'Union monétaire ou pas - auront de multiples occasions de reprendre en main le redressement d\'une situation qui, sinon, aboutirait en quelques années à la consécration d\'un véritable État-monde américain encadrant les nations occidentales. La domination des États-Unis serait alors assurée par le Pentagone, la guerre, Wall Street, les marchés financiers, les GAFA et le business. Ces réflexions étaient en filigrane dans les échanges des juristes du colloque de 2012 à Budapest.
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APPLICATIONS ET RÉGLEMENTATIONS
# Applications et réglementations Les **applications** - les **applis** --, ces outils de gestion installés sur les smartphones, sont le fer de lance de toutes les conquêtes de la révolution numérique. Exploitées en solo de plus en plus gratuitement par leur utilisateur, les applis mises à disposition par Google Play (Android) ou Apple Store (IOS) couvrent tous les domaines de la vie. Elles sont apparues en filigrane dans les débats sur les Big datas. Les applis sont synonymes de nouveauté et de grande liberté pour la génération des petites poucettes chères à Michel SERRES. Elles devaient être présentes et participer aux réflexions pour dresser les perspectives globales qui font l'objet de ce complément apporté au colloque. Les réglementations, toiles de fond qui tapissent les murs de tous les musées de la bureaucratie, servent de sujets récurrents dans les débats franco-français, animés par les 600 000 élus d'un pays qui compte 400 000 règlements répertoriés, de toutes sortes. Pour les leaders de la révolution numérique, ces réglementations sont synonymes d\'obstacles au progrès de la société, de son mieux-être et de son mieux vivre, grâce aux apports des technologies issues du mariage entre le téléphone mobile et les applis. La liberté individuelle qui s'attache à ces outils est à leurs yeux entravée par l'attitude des juristes plus attachés aux règlements qu'au droit, victime de leur foisonnement. Compte tenu de l\'importance que ces applications ont prises dans la vie quotidienne des Français, il a paru souhaitable de dresser les perspectives de leur évolution/révolution. On pourrait les présenter en forme de tragédie à raison de ce qu'elles s'installent au cœur de la société dans une unité de temps -- l\'actuelle décennie --, de lieu - le monde --, et d'action -- l\'opposition entre le progrès par la liberté et le blocage par la réglementation. Ce serait un peu court. Le même débat a fait rage sur la finance dérégulée au cours de la décennie précédente, avec les résultats qui ne furent pas conformes aux promesses. Les valeurs démocratiques et humanistes de la vieille Europe peuvent comprendre, et admettre, la recherche du progrès par la liberté qui anime les créateurs de toutes ces applications offertes pour améliorer la vie de ceux qui les utilisent. Ils ne sont prêts ni à comprendre, ni à admettre que ces libertés bouleversent le mode d\'organisation des sociétés en leur déniant la faculté de réglementer, par leurs administrations d\'État, ce qui permet la sauvegarde des solidarités et la pérennité du vivre ensemble L\'Union européenne qui regroupe les membres de l\'Union monétaire, inspirés par l\'Allemagne, et ceux qui n\'en sont pas, inspirés par l\'Angleterre, réagit, à l\'égard de la révolution numérique, des GAFA et de toutes les applications mises sur le marché, avec la volonté de protéger leurs nationaux alertés par les excès de l'espionnage et l'exploitation des données identitaires par ces entreprises planétaires Les réactions provoquées par l\'intrusion brutale et forcée de l\'application Uber Pop sont là pour démontrer que ces excès entraînent les secteurs économiques déstabilisés à rechercher la protection de l'État, de ses juges et de ses tribunaux. Au fur et à mesure que les opinions publiques elles-mêmes interconnectées vont découvrir la réalité, au-delà de la séduction, elles apprendront à faire la différence entre les applications utiles et les futiles, les bienfaisantes et les nuisibles. La réaction récente en France, à l'égard de l'appli Gossip et des troubles causés aux jeunes lycéens par la diffusion de rumeurs anonymes, est caractéristique. Le gigantesque marché qui a été ainsi ouvert va rechercher et trouver sa consolidation et sa maturité dans cette confrontation avec les opinions publiques, beaucoup plus efficace que celle avec la réglementation. Chaque application durable trouvera sa place, une fois qu\'elle aura passé avec succès ce concours d\'admission de l\'opinion publique. D'autant plus facilement que la créativité concurrentielle multipliera les offres. Au cours de cette évolution, la France devrait se distinguer. Conformément à sa spécificité, l\'État, fidèle à sa vocation d'omnipotence, voudra se charger lui-même du numérique comme il l\'a fait de bien d\'autres innovations, avant de les laisser péricliter dans les blocages de la bureaucratie. C'était avant la génération des petites poucettes. Heureusement, les modes de développements technologiques de toutes ces applications sont accessibles à tout individu un peu formé et déterminé à créer. Il n\'est pas sûr que les sentiments de liberté qui animent la génération du numérique poussent celle-ci à s\'enfermer dans des structures étatiques. Surtout si, selon ses pratiques ancestrales, l'État fera alterner son numérique de gauche et son numérique de droite. Les applications continueront à être produites par l'individu et les réglementations par l'État, sous l'arbitrage de l'opinion publique. C'est le résultat de la révolution numérique.
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DROIT NATIONAL, DROIT EUROPÉEN
# Droit national, droit européen Ce thème a occupé une part importante des débats du colloque. Les sujets qui ont été mis en discussion méritent, comme les précédents, d'être mis en perspective pour dessiner le cadre de leurs évolutions, en se gardant de répondre à des questions posées au droit en général, qu'il serait présomptueux et hors sujet d'aborder. Il s\'agit, plus utilement, de reprendre les principaux débats ouverts sur l\'environnement international au sein duquel cohabitent le droit européen et le droit national. Après réflexion, on observe que le droit européen, comme le national, vont se trouver face à une perspective inconnue depuis la chaise vide française des années 60, celle d'une marche arrière dans la construction des institutions de l'Union européenne. Tous les éléments du droit positif seront concernés, aussi bien les travaux de doctrine de chaque pays et de la Communauté que la genèse des lois nationales et des directives communautaires, pour atteindre, lentement, toutes les structures judiciaires. La perspective essentielle, déterminante, une fois traitées les divergences politiques ou financières qui concernent la Grèce, sera la réponse à apporter au Royaume-Uni pour lui permettre de décider s\'il reste ou non dans la Communauté européenne. Cette occurrence présente une importance majeure puisqu\'elle conduira inévitablement à un vrai choix : la reconsidération de ce qui sera dorénavant national et supranational pour permettre au Royaume-Uni de rester en Europe. Ou à défaut, il faudra que chaque pays restant au sein de la communauté de laquelle les Anglais seront sortis adapte ses choix juridiques et judiciaires après cet éclatement. Si l\'on veut voir au-delà de cette perspective incertaine, dépendant d\'une négociation aléatoire qui s'ajoutera aux négociations entre les États-Unis et l'Europe sur le traité commercial, il faut rechercher quelles sont les exigences des peuples qui pourraient influer sur la rénovation des droits nationaux et communautaires. A cet effet, il suffit de prendre en compte les mises en perspective des autres sujets traités dans la matinée. D'abord, les problèmes évoqués liés au développement planétaire de la révolution numérique, qui ne vont pas se régler par eux-mêmes. On sait que la concurrence entre les opérateurs, aujourd'hui monopolistiques, va s\'exacerber entre l\'offre des produits et services entre les mains des sociétés américaines, et celles du reste du monde. D\'autres opérateurs vont venir troubler le marché. Au fur et à mesure que cette concurrence se développera, la résistance de ces monopoles s\'organisera en attaquant les méthodes commerciales et la qualité des prestations fournies par les nouveaux venus. Ces mises en cause accroîtront les doutes du public et entraîneront de sa part des **exigences de** **protection par la loi,** qu'elle soit européenne ou nationale. Ensuite, la conviction répandue en France dans tous les milieux que le système réglementaire tient lieu de système législatif inspire la crainte de sa totale inefficacité, compte tenu de la nature des produits et services offerts par les opérateurs de la révolution numérique, qui excellent à en contourner les prescriptions bureaucratiques. D'autant plus que ces offreurs de produits et services numérisés, qui ne cachent pas leur hostilité au système réglementaire à la française, continueront à en dénier la validité comme le font systématiquement, devant toutes les juridictions, les offreurs d'adresses de chauffeurs de véhicules de transport qui éliminent les taxis du marché. Ces discussions difficiles, qui affectent de plus en plus de produits et de services - on l'a vu avec l'appli Gossip de rumeurs anonymes --, inspirent des doutes de plus en plus répandus sur le modèle institutionnel français de gestion des normes qui s\'imposent au citoyen. Ces normes foisonnantes, symboles de la vanité de ce qui est excessif, soumises le plus souvent à l\'appréciation des Autorités administratives indépendantes - véritable justice privative des grandes administrations publiques --, provoquent dans le public une **exigence de clarté de la loi** au cœur du monument de droit à rénover. De plus, pour parachever ce sentiment de clair-obscur ressenti dangereux, les lois elles-mêmes sont devenues aléatoires au regard de la loi estimée de plus en plus comme suprême, la Constitution, soumise à l\'appréciation du Conseil constitutionnel national quand elles ne sont pas appréciées par les cours et tribunaux européens. Enfin, une autre perspective se dessine d\'une exigence de cohérence qui sera formulée auprès des institutions qui ont charge d\'élaborer et de faire appliquer les lois Il s'ensuit ce que les débats d\'Amboise ont révélé. La cohérence ne saute pas aux yeux, même des plus clairvoyants, entre les orientations supranationales et celles de textes nationaux, qui veulent pourtant dire la même chose. Cette incohérence, source de plaidoiries fructueuses, conduit vers la création de *no mans lands* juridiques. Pour éviter le développement de cette zone originale de non-droit, à tout le moins d\'édifice politico-juridique inachevé, il faudra profiter de la révision des traités, liée aux risques de Brexit, pour redonner de la cohérence au système en permettant aux juges d'appliquer un droit sans frontières qui réponde à l\'évolution des échanges internationaux et à celle des désirs de tous ceux qui vivent en Europe et préparent l'avenir de leurs enfants. Les peuples l'ont compris qui, à défaut de leurs dirigeants et de toutes les pensées correctes, exprimeront des **exigences de cohérence au sein du droit européen.** Trois perspectives sont ainsi dressées comme autant d'exigences de rénover démocratiquement le vivre ensemble par le droit, qu'il soit national ou européen.
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L'OFFICE DU JUGE
# L'office du juge L'économie mondiale, le droit européen et le juge national se sont retrouvés mis en débats avec et devant les participants au colloque d'Amboise. Ces échanges, transcrits et publiés, sont mis en perspective pour dessiner l\'évolution de ce qu\'on appelle, dans le corps judiciaire, **l\'office du juge**. C'est l'objet de ces ultimes réflexions Aucune perspective ne sera donnée, quoique le sujet ait été débattu, sur la fusion entre les deux ordres de la justice française : le judicaire et l'administratif. Il n'a pas plus paru pertinent d'évoquer les grands travaux entrepris en 2014 par l'administration judiciaire, permettant de présenter au Parlement le projet de justice du XXIe siècle. Il s\'agit, plus utilement, de reprendre trois des débats du 21 mars et de les mettre en perspective : celui sur l\'impartialité du juge, celui sur les frontières du droit qu\'il doit appliquer et celui sur le droit prétorien issu des nouveaux modes de régulation Auparavant, comme pour les perspectives de droit, il faut faire référence aux évolutions géopolitiques qui, après avoir orienté l\'évolution du droit européen et des droits nationaux, s\'appliqueront aux administrations judiciaires et à leurs juges. Alors que depuis des décennies la construction européenne connaissait, laborieusement, un développement de ses compétences et une extension des pouvoirs de ses structures, la question est déjà posée sur les conséquences de la séparation entraînée par l\'échec de la négociation entre le Royaume-Uni et les autres pays de l\'Union sur une modification des règles de répartition entre ce qui est national et supranational. Il suffit d'analyser cette perspective pour être certain qu'elle imposera au cours des prochaines années, même en cas d'accord avec les Anglais donc de modification des règles, une révision de toutes les organisations et de tous les projets, y compris en France celui de la justice du XXIème siècle, à peine aura-t-il été voté. Il faut ajouter à cette réflexion externe une observation hexagonale. Depuis 25 ans et la fameuse loi d'amnistie des infractions financières du personnel politique, le juge s\'est installé dans la cité. Le corps judiciaire est apparu plus proche de la vie quotidienne et des servitudes sinon des angoisses des citoyens. Fort de la jurisprudence des cours européennes, il a conforté son rôle de garant des libertés individuelles, au risque parfois d\'en oublier sa fonction essentielle : rétablir un équilibre entre des parties en conflit. Le juge qui participe à la vie de la cité apparaît sur les écrans, soit par l\'organe officiel des procureurs, soit par celui de tous les anciens magistrats qui sont engagés dans la vie publique. Quant aux obstacles liés aux difficultés des technostructures étatiques, le juge, assailli par des nouvelles compétences, tente avec courage sinon abnégation de continuer à y faire face. Le juge, sujet de fantasme et source d\'inspiration des fictions télévisées, s\'invite chez les Français à l\'heure du dîner. Cette heureuse évolution a changé les rapports de l'opinion publique avec le juge et son office, en donnant les bases des trois perspectives suivantes, celles en face desquelles se trouve le juge, soumis lui-même au jugement du public par celui médias. 1. D'abord, tout individu, de l'enfance jusqu'à son décès, est entraîné dans les bouleversements des révolutions technologiques et comportementales, avec plus ou moins d'intensité selon sa place dans la société. C'est banal à dire, pas à vivre. Dans une nation qui a habitué ses citoyens à la protection généralisée de l'État-providence, les défaillances qui s'accumulent, désendettement oblige, transfèrent la charge des protections vitales vers le juge. Il lui faut apprendre et comprendre tout ce que ces mutations entraînent de détresses ou provoquent d'enrichissements. Cela suppose de sa part une science sociétale différente de son savoir juridique et un temps de réflexions, dont il ne dispose pas en l'état de l\'administration judiciaire du pays. Cette incapacité peut générer des drames lorsque que le juge, malmené, est confronté à des dérives d\'exploitation et de brutalité à l\'égard des plus faibles, enfants compris. Légitimement, à la suite des quelques affaires hypermédiatisées, l'opinion exige des juges, qui vivent dans la cité, beaucoup de compétences et de disponibilité. Un autre phénomène, né de la conjugaison de nos modes de procédures inquisitoires et du développement des conduites émotionnelles compassionnelles, a conduit les médias vers la création d\'un juge du soupçon. Les tribunaux qui gèrent la chaîne des suspicions exprimées dans les actes de procédure donnent, dans les médias, l\'impression de ne pas maîtriser les conséquences des démarches judiciaires, malgré la sécurité de nombreuses collégialités superposées, auxquelles leur propre surcharge de travail ne laisse pas, dans la réalité, le temps d'employer leur esprit critique. Ces rapports entre l\'opinion publique et le juge sont aussi troublés par le fait politique. Il y a 30 ans, le choix a été fait par les élus politiques de l'époque de considérer que celui qui est minoritaire au Parlement avait tort juridiquement. Ce choix a donné du grain à moudre au juge du soupçon, créature médiatique qui attire d'autant plus les regards que les alternances politiques son fréquentes - 7 en 30 ans -- et que les torts juridiques sont un bon moyen d'user l'adversaire, pour des formations politiques faibles. La guérilla observée entre élus qui n'acceptent que le jugement des électeurs, plus facilement absolutoire dans l'immédiat, que celui des juges qui demande du temps, a débouché sur un grief récurrent à l'égard de la justice. L'impudence de l'élu à l'égard du droit est mieux admise que l'imprudence du juge à l'égard de l'élu. Tout cela se résume dans une exigence de p**rotection et d'impartialité,** apparemment insatisfaite, qui constitue la perspective à prendre en compte dans l'évolution de l'office du juge et celle de la future organisation des cours et des tribunaux. 2. Ensuite, après l'office du juge, il faut aborder un sujet essentiel : celui des frontières du droit. Le débat ouvert à Amboise a révélé un véritable clivage. Il est vrai que la République française a construit son « vivre ensemble » sur la base de la loi votée par le Parlement et appliquée par les juges. Avec la mondialisation économique et la loi des parties, le contrat, base des rapports juridiques dans le monde anglo-saxon, avec l\'Europe, son droit et ses tribunaux, avec les excès des réglementations internes, il y a belle lurette que le peuple ne fait plus la loi chez lui. On le vérifie depuis que l\'introduction de la politique-spectacle autour du chef suprême a conduit le Parlement à abdiquer devant le pouvoir exécutif réputé porteur unique de toutes les volontés du peuple. Si l\'on ajoute la très mauvaise qualité des lois dénoncée par les plus hautes autorités, et leur hybridation par le lobbying auprès des administrations, l'opinion est partagée entre ceux qui se reportent vers le juge pour qu'il dise où est le droit, sans se laisser enfermer dans des frontières passoires, et ceux qui se reportent vers un droit, un et indivisible, comme la République. La perspective reste ouverte, alternative entre la tolérance de liberté accordée au juge, et l'exigence de nationalité imposée au droit. A suivre avec attention. Enfin, une dernière question a été traitée, celle de l\'utilisation des solutions intelligentes, alternatives à la sanction, adaptées aux mutations technologiques et comportementales des sociétés devenues complexes. L'adage du mauvais arrangement préférable à un bon procès retrouve des adeptes dans tous les modes de règlement alternatifs des litiges. Cette évolution est déjà entreprise dans l'Hexagone. Il lui manque la possibilité, pour le juge, de faire la jonction entre cette capacité de règlement alternatif et la liberté de pratiquer un droit sans frontières à l'intérieur de l'Europe. On atteindrait alors des pratiques de droit prétorien, celles qui permettent aux juges d'être créateurs de droit, pratiques plus adaptées aux grandes périodes de transition. Les Américains ne s'en privent pas dans la défense de leurs intérêts majeurs. En Europe, les choses sont plus « visqueuses ». Les esprits évoluent d'autant plus lentement que ceux qui sont les plus ouverts s'éloignent de l'Europe classique et rejoignent l'économie planétaire. C'est ce qui conduit à limiter les réflexions de cette mise en perspective en ne retenant que les premières évoquées pour l'office du juge : fonction sociétale de protection et devoir renforcé d'impartialité.
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EXPÉRIENCES PROFESSIONNELLES
# Expériences professionnelles Ce texte, qui n'est pas un CV banal, daté modèle Who's Who, est issu d'une présentation récente faite lors d'une conférence à Bruxelles. « Un des participants m'a demandé quelle formation économique j'avais reçue pour être capable de traiter, sept années durant, les différents aspects des sinistres économiques et financiers que la France a connus pendant les années 90. Au cas où il verrait en moi un disciple des grandes écoles qui nous apprennent la macroéconomie et ses théories, plus rarement leurs applications pratiques, pas du tout. J'ai passé cinq ans à l'Ecole supérieure de la vie, entre 1939 et 1944, dans la section économie de survie. Puis, de 1945 à 1955, j'ai appris l'économie au cours élémentaire de l'entreprise artisanale dans le transport de marchandises. J'y ai acquis le diplôme indispensable pour entrer dans la profession, le permis poids lourd. Cette absence de formatage m'a préservé du conformisme bancaire qui fabrique aussi facilement les catastrophes que les boucs émissaires désignés volontaires pour les faire oublier. Avec ce léger bagage, je suis « monté » à Paris pour aider deux jeunes fonctionnaires, qui avaient « pantouflé » après être passés par les grandes écoles. Il fallait développer une banque de crédits, SOFINCO, dont la réussite ultérieure a été reconnue en France et en Europe. A 26 ans, je leur ai apporté la pratique de quelqu'un qui avait appris à payer les traites des crédits de ses camions, avant d'apprendre aux autres à bien payer les leurs. Je l'ai fait pendant 28 ans comme spécialiste des risques du crédit. Comme je ne savais faire que le seul métier que l'école m'avait appris, *Apprendre,* merveilleux mot à double entrée, je me suis appliqué à rechercher dans la gestion des risques, matière à ne pas rater l'ascenseur lorsqu'il s'arrêtait à mon niveau pour l'étage supérieur. Je crains que cette disposition n'ait aucun sens pour ceux qui se contentent d'être de bons technos du savoir, qui ne voient dans l'ascenseur que celui qui mène à l'étage de la maison de retraite. C'est tant mieux pour les preneurs de risques. Ils ont ainsi le bonheur de ne pas avoir à partager le carburant rare, qui fait avancer l'ambition, avec les obsédés du point, de l'échelon, de la classe, du grade, maitres mots des discussions des cantines bancaires. Les développements exceptionnels des métiers de l'argent liés à celui de la consommation des biens durables en France, automobiles, meubles, audio visuel et activités périphériques ont créé d'autres métiers concourant à ce développement . Marketing, informatique, voyages, location. Je les ai tous pratiqués. Sans oublier de multiples opérations de croissance par l'absorption d'établissements concurrents, jusqu'à une banque Belge, victime, déjà, d'une crise de l'immobilier résidentiel, qui provoqua la ruine de ses clients et de ses actionnaires. Cette grande diversité d'expériences m'a conduit vers une fonction de juge au Tribunal de commerce de Paris de 1980 à 1991, avant mon élection à la présidence pour 4 ans de 1992 à 1995. Après avoir pris le risque de la responsabilité de la première juridiction économique du pays, sans le parchemin requis pour y prétendre, j'ai pris celui, encore plus lourd, du Consortium de réalisation du Crédit lyonnais, sans le badge d'entrée réservé aux propriétaires du 139 rue de Bercy. J'y fus bien accueilli, mais j'ai eu la précaution de ne pas m'y asseoir dos à la fenêtre ou à la porte. Formé à la prévision économique, apprise dans les années 60, disciple, très modeste, de Jean Fourastié et de l'économie concrète, praticien de la prévention des risques du crédit, j'étais déjà, à l'époque, familiarisé avec l'enchainement des événements qui provoquent les crises. Je me suis efforcé de mieux les comprendre pour mieux les traiter, en utilisant, au maximum les actions de prévention. Depuis 10 ans, cette expérience a été mise au service de grandes entreprises, soit dans le management de leurs responsabilités, soit dans la médiation de leurs litiges, soit dans la création d'associations destinées améliorer les relations entre l'Economie, le Droit et la Justice.
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NÉCESSITÉ FAIT LOI
# Nécessité fait loi La crise du capitalisme financier globalisé, les risques que courent les sociétés économiquement développées, l'urgence des solutions, donnent à cette nécessité valeur de loi. Celle d'apaiser les angoisses sociales sera primordiale pour que soient retrouvés la confiance et le crédit perdus. Au moment où les pays émergents, qui ont adopté les pratiques du capitalisme global concurrentiel, font vivre le monde entier sous l\'empire d\'une autre nécessité, trouver les matières premières pour faire fonctionner leur développement. Face à cette double nécessité les remparts élevés par les lois nationales s\'effondrent les uns après les autres. Comme les principes sur lesquels tout le monde s\'assoie. Le principe de l\'État minimum, tenu à l\'écart du marché, subit chaque jour les outrages de la nécessité, sans que personne n'ait la moindre idée des conséquences de ce revirement brutal. Pire, le marché classique, limité à l\'économie structurée, en a quitté le domaine connu, pour créer une société de marché dans laquelle tout le monde vend et achète a tout le monde, le licite comme l'illicite, grâce à la fée numérique et à ses baguettes magiques. Comment va évoluer ce marché, explosif, qui prospère hors des lois nationales, et qui repose sur une totale fluidité des circuits financiers mondiaux dorénavant gravement affectés par les convulsions de la crise et la perte du crédit ? La première réponse, immédiate, est déjà connue. Les états nationaux, qui voient se tendre tant de mains nécessiteuses, en profitent pour retrouver leur autorité, leur utilité, et leur vigueur, face à cette mondialisation qui les a trop nargués. Avec le risque de voir revenir, au cours de la nécessaire remise en ordre, les régulateurs bureaucratiques, leurs petites obsessions et leur grande inefficacité La seconde réponse, à plus long terme, cherchera à provoquer le rejet des standards de vie diffusés par la sphère mondialisée, et adoptés, après avoir bousculé les normes culturelles et légales nationales. L'idée des taxes pique nique et couches culottes, qui ont le goût de l'impôt sur les fenêtres, jadis, appartiennent à cette réponse bureaucratique obsessionnelle. La liberté du commerce et des échanges, celles de la circulation des idées et des individus, la primauté des institutions intergouvernementales, le droit d\'ingérence des ONG, la pratique de méthodes de gouvernance, de transparence, de conformité et de rendu de compte, entreront de plus en plus en conflit avec les droits nationaux. Ces conflits pousseront l\'individu, ouvert sur le monde par les outils numériques à sa disposition, vers les normes dans lesquelles il se reconnaîtra, idéologiques, religieuses, sociétales. Les choix offerts auront, à terme des impacts majeurs sur les structures politiques nationales, qu'elle qu'en soient leurs formes et le degré de leurs pratiques démocratiques. Défricher les voies qui seront empruntées, au cours de ces multiples conflits, est une obligation si l'on veut redonner à la Loi et à la Justice leurs rôles protecteurs, face aux contraintes voire aux oppressions de la Nécessité. Ce travail sera passionnant pour les équipes de PRESAJE qui s\'y consacrent dans leurs recherches en cours.
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2010-07-01
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POPULISME ET PEOPOLISME
# POPULISME et PEOPOLISME La liesse populaire du 14 juillet, est propice à une réflexion sur l'usage que les gens de pouvoir font de la volonté du peuple qui les a élus. En démocratie, ils sont guidés, encadrés, aidés, par les institutions. Mais rien ne les empêche d'en corriger la pratique selon « l'air du temps » sous la critique des Populistes qui se prétendent détenteurs de la volonté populaire, sans jamais se voir confier le pouvoir d'Etat. L'histoire de France nous a habitués au populisme infantile des bâtisseurs de l'avenir qui chante, comme au populisme sénile des admirateurs du passé qui chantait. Chacun a son parti et ses chefs immuables. A la fin du 20^ème^ siècle, on a découvert le populisme futile, le peopolisme, porté par les « enfants de la télé », nés dans les années 50. Le Maître es peopolisme, S. Berlusconi, a installé son pouvoir en Italie depuis 1994, en 2 fois. Je l'ai bien connu, j'ai assisté à la création de Forza italia en 1993. C'est grâce à l'analyse de son mouvement que j'ai compris ce qu'était ce néopopulisme d'Etat que je qualifie de peopolisme, mode de conquête et d'exercice du pouvoir par la flatterie des goûts futiles des peuples émotifs vivant l'instantané. A l'époque, je l'ai évoqué par la formule : *Des gouvernants sans vision dirigent des gouvernés sans mémoire.* La recette est simple à réaliser, des télés, des saltimbanques à foison, quelques icones à vénérer par la générosité de leurs verbes, et d'autres par celle de leurs formes, des spectacles sportifs à profusion, de l'argent, beaucoup d'argent, ou à défaut la fréquentation de ceux qui en ont et la Posture, la Posture, la Posture. Lorsque j'ai empêché l'intéressé de s'installer en France en 1992, j'ai pensé qu'on échapperait à cette dérive vers la futilité dégradante pour l'esprit public. Notre système politico administratif a résisté 15 ans. Mondialisation financière dominante, il était inévitable que les candidats à la présidentielle de 2007 flirtent avec ces tendances à la futilité de l'électorat. Erreur fatale alors que le robinet de l'argent à gogo allait se fermer et imposer, brutalement, l'abandon de cette futilité ambiante. Hélas, l'élu a tardé à oublier son flirt. Certes il l'a fait, mais le souvenir de cette escapade mal vue dans l'opinion restera jusqu'à ce qu'une autre image se soit superposée. D'autant que le peuple, face aux conséquences, lui reproche sa propre futilité L'année 2010 révèle le degré d'exigence de cette nécessité. Un nouveau populisme de contre pouvoir s'affirme, globalement, massivement. Il appartient aux « enfants du Web » qui regardent ceux de la télé avec le mépris réservé aux has been. Créateurs d'actualités, à la fois cyniques et généreux, inquisiteurs, dénonciateurs, juges, exécuteurs, les enfants du web incarnent ces sujets de mécontentement qui s'ajoutaient aux sujets de la nation du temps de Mr De ROCHEFORT. Ils ont leur Maître es populisme de contre pouvoir : Edwy PLENEL. L'homme est doublement intéressant. Morphologiquement très proche de N. SARKOZY, à la moustache prés, il est son contraire en matière d'objectif de vie. Il se veut contre pouvoir, en mission contre celui qui se veut pouvoir. Anti people par nature il ne lâchera pas celui qu'il n'aura de cesse d'abattre. Je l'ai vu à l'œuvre dans les affaires du Crédit Lyonnais. L'histoire de France est pleine de ces populistes de contre pouvoir. Comment leur rôle évoluera t'il à la tète de l'armée des enfants du Web ? Quelle sera leur influence sur la démocratie représentative ? Vrais sujets pour les politologues qui paradent à la télé.
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2010-03-01
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PETIT BREVIAIRE ELECTORAL
# PETIT BREVIAIRE ELECTORAL Le scrutin du 21 mars marque une étape dans l'évolution de nos institutions politiques transformées par le système du *Quinquennat.* Pour comprendre, il faut remonter loin, en 1830, lorsque les français, incorrigibles monarchistes, ont bien voulu un Roi, Louis Philippe, à condition qu'il accepte, ce qu'il fit, d'être le Roi des français, non pas le Roi de France. La nuance est d'importance. 128 ans plus tard, après quelques guerres, y compris civiles, 1 Empire, 2 dictatures et 3 Républiques, le Général de Gaulle, a redonné vigueur au modèle qui sépare la France, incarnée par un quasi monarque élu, et les français, dirigés par un Premier ministre révocable quand ils grognent, ou quand sa politique n'est plus conforme aux intérêts de la France. Ce fut le grand retour vers 500 ans de notre histoire, celle des couples Henri IV - Sully, Louis XIII - Richelieu, Louis XIV -- Colbert. Et voila, qu'avant d'aborder le nouveau millénaire, celui qui croyait encore incarner la France, l'ex président Giscard d'Estaing, et le Premier ministre élu des français, Lionel Jospin, inventent le *Qinquennat* . Curieusement, le grand bourgeois Louis Philippard, corrigé par l'ENA, et l'intello jaurésien, corrigé par Trotsky, s'accordent pour fabriquer un modèle théorique, inadapté tant à la France qu'aux français. L'un et l'autre ont omis dans leur modèle, le risque majeur, le fait évident que les français sont incapables de faire crédit de plus de 2 ans à leurs dirigeants. En 50 ans la Vème République, théoriquement créée pour préserver la France de l'instabilité des français, a connu 19 Premiers ministre, 1 tous les 26 mois. Comment imaginer que ces français se laisseraient enfermer dans un système qui les remet, pendant 60 mois, entre les mains d'un potentat, dominant son Premier ministre et le parlement qui lui a été donné dans l'élan généreux qui suit son élection. Ils l'ont compris, en 2004, 2 ans après l'élection de Jacques Chirac, monarque débonnaire, et ont sèchement exprimé leur désir de s'opposer à sa politique, chez eux, grâce au pouvoir qu'ils ont choisi d'exercer dans leurs régions. La réforme du *Quinquennat* excluant la *cohabitation*, type 1993 et 1997, les français en ont imposé une autre, celle entre le pouvoir régional, le leur, et le pouvoir national exercé par le trio Président, Premier ministre, parlement. Les choses sont encore plus claires en 2010, 34 mois après l'élection d'un autre trio, conduit par un président qui n'a plus rien de débonnaire et qui concentre tous les pouvoirs, convaincu qu'il est que la France a besoin de profondes réformes, quitte à les imposer aux français par sa détermination et son implication personnelle. Conclusion : le scrutin des régionales 2010 est un OVNI, d'où les abstentions Ces élections ne sont pas commandées par la volonté de l'électeur, simplement par le contexte institutionnel.
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2010-02-01
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POLITIC CIRCUS
# Politic circus Les séries télévisées consacrées aux combats de catch font un retour aux sources, au temps de la télé en noir et blanc, de l'Ange blanc et du bourreau de Béthune. La 4^ème^ saison - 2009/2012 - ouvre la guerre des rings avec l'Ange blanc cendré et le Bourreau de rancune. A coté les 3 saisons précédentes ont un goût de guimauve : - Le grand duc d'Auvergne contre Corrézien tète de veau. 76/81 - Le Roublard de Jarnac contre Rock-hard. 88/91 - Re Corrézien tète de veau contre l'Etrangleur ottoman. 93/95 La saison de catch féminin est encore en studio, la Martine flamande contre la Madonne du Poitou. Politic circus attend de trouver l'arbitre (peut être au FMI ). Cette introduction impertinente ouvre un chapitre de mes mémoires à venir. En effet, j'ai été le premier juge de l'ordre judiciaire dont la décision, au demeurant banale, mettre une société en faillite, est apparue comme une intervention destinée à écarter un candidat de l'élection présidentielle de 1995. Le pays vivait la 3^ème^ saison de politic circus - Chirac/Balladur -- l'un et l'autre avaient intérêt à limiter le nombre de candidats, ce que Jospin a omis de faire en 2002 avec le résultat connu. Le ministre de la justice de 1994 donna instruction au parquet d'engager la procédure, aussitôt apparue comme éliminatoire d'un futur candidat. Prudent pour le reste de sa carrière le procureur fit le service minimum, repassant le mistigri au juge de la faillite, qui prit sur son dos l'averse des critiques. J'ai le souvenir de ce déluge glacé qui a douché toutes les pulsions qui me poussaient vers la politique. 15 ans ont passé et voilà que le même procureur se trouve à son tour victime du déluge des critiques dans la 4^ème^ saison en cours entre N.S et DdV. Amusant n'est il pas ce détour du destin. Utile aussi, car il rappelle une évidence, quand la politique est suspectée d' investir la justice, comme quand la justice est suspectée d'investir la politique, les juges sont toujours perdants.
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POTINS ET POPOTINS
# POTINS ET POPOTINS Notre Ki Bez Ki, bien français écrase le très british Who' s Who. Il nous a valu une mémorable séance médiatique de coup d'arrêt et de cou tordu à ces rumeurs qui enflent derrière les belles, en attirant les yeux sur leurs rondeurs. Une beauté présidentielle doucereuse, qui, naguère, a tout dévoilé de sa nature, a fait une déclaration de confiance à une beauté ministérielle pétroleuse qui n'a rien dévoilé du QUI lui avait roulé une pelle quand elle était Garde des sceaux. Au point de lui faire une belle enfant née de père ignoré - pas inconnuNuance. Si Jacques LANG s'intéressait aux affaires des dames il aurait tiré la morale : *L'élégance dans le popotin adoucit la médisance dans le potin* Il était temps que les abstentionnistes de mars aient enfin du sérieux à croquer en avril, dernier mois en R comme rumeur.
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DÉBATTEURS ET RÉFLÉCHISSANTS
# Débatteurs et réfléchissants Le sujet «  débatteurs » me ramène vers l'origine de PRESAJE, lorsqu\'il y a 10 ans, dans mes discussions avec Jean-Luc Lagardère , l'idée a pris corps de créer Presaje, en visant un double objectif, inscrit dans les 7 mots de son identité. Engager des recherches sociétales prospectives pour donner de la VISION et contrer le court termisme ambiant. Rapprocher trois mondes qui s\'ignoraient, le Droit, l\'économie et la Justice pour créer du LIEN et lutter contre les nuisances de cette séparation. Rapidement, nos premiers soutiens venant de sociétés dans lesquelles d\'anciens magistrats s\'étaient reconvertis, les objectifs sur le LIEN ont supplanté ceux sur la VISION. Le concept du LIEN sur lequel nous avons regroupé ces amis fidèles, encore aujourd'hui, est apparu peu compatible avec une dispersion vers des recherches sociétales, marquées par une VISION qui ne correspondait pas à leur demande. Je pense que le moment est venu, pour Présaje, de rééquilibrer le LIEN et la VISION, à la suite d\'un ensemble d\'événements, accumulés, depuis sa création, propices au développement de la prospective sociétale de ses origines. - La mondialisation des marchés et des communications a déstabilisé les LIENS entre les modèles économiques, juridiques et judiciaires français. - l\'effondrement de l\'économie financière américaine qui a tout remis en cause pousse à sortir de l'angoisse par une nouvelle VISION - les angoisses sociétales, nées en France, de ces deux phénomènes font passer les sujets de vie qui intéressent tout le monde en premier. - les blogs, face book, Internet fournissent les moyens de participer à une infinité de débats qui ne sont plus réservés à « l'élite » - la multiplication des groupes élitistes de réflexions théoriques, saturent les librairies avec des taux de lecture d\'autant plus faibles que leur lectorat reste endogène. En fait, deux générations, deux modes de pensée, celles d'avant le numérique et la faillite financière, celles d'après, vont devoir cohabiter et reconstruire une VISION sur des sujets de vie, sans détruire le LIEN, entre les grandes fonctions de la société, Droit, économie, Justice. Pour fabriquer cette VISION, il faut du temps, de la diversité, de la liberté de pensée, de la production de qualité, et de la communication, consacrés au sujet sociétal essentiel. L'entrepreneur et l'entreprise, car si on conserve la VISION du jour, il n'y aura plus, ni entrepreneur, ni entreprise, ni progrès, ni économie, ni droit, ni justice. Il faut bien qu'ils y en ait qui réfléchissent aux motifs qui, dans la vie quotidienne, redonneront le goût de vivre ensemble qui est entrain de se perdre. La difficulté n'est pas de répondre aux questions classiques, qui, où, quand, comment, pour mettre en œuvre ce groupe créateur de VISION. J'apporte ma contribution aux réflexions fondatrices que nous arriverons bien, à nous trois avec X. Lagarde à mener à bien. La vraie difficulté est d'installer cette réflexion à l'intérieur de Présaje qui s'est habituée à s'en passer. Je suis confiant. Mais le court termisme, que la crise aggrave, fait des ravages dans les projets, souvent pour des raisons d'argent. Il faudra non seulement bien construire notre projet, lui appliquer une bonne pédagogie, et, sans doute, trouver les moyens de le faire vivre au cas ou Presaje resterait dans le LIEN et refuserait la VISION de ses origines. Ceci dit, je verse à notre débat sur la constitution de ce groupe : QUI ? Maximum une vingtaine de membres sélectionnés avec rigueur pour leur vision d\'entrepreneurs intellectuels, capables de comprendre l\'entrepreneur matériel créatif, reliés eux-mêmes à un réseau relationnel, documentaire diversifié, de personnalités ou organismes et associations. Leurs qualités intrinsèques doivent être celles de l\'individu réfléchissant, rarissimes chez les serviteurs de l'Etat, lesquels sont recrutés pour appartenir au modèle déterminant, absent chez les entrepreneurs, et les créatifs. Aussi utiles l'un que l'autre, ils sont au bord du divorce, au moins intellectuel. Un jeune leader - \<50 ans \> devra émerger pour renouveler la partie des grands seniors créateurs de cet objectif de vision OU Dans un milieu virtuel classique , site et publication web, + 2 publications papier, lettre et rapport. Avec une double identification, Présaje et la marque sous laquelle les réflexions sont menées, qui viendrait s'ajouter à Presaje, comme les Entretiens de Saintonge. Cette marque devra exprimer la VISION, en l'inspirant instantanément au grand public et être déposée. QUAND A l\'automne 2009, lorsque les interrogations sociétales seront exacerbées, et que les antagonismes entre les politiques américaines -- relance, liberté économique - et françaises - régulation, contrôle politique - prendront des formes incompatibles, en aggravant les angoisses sociétales et les confrontations franco-françaises. COMMENT En abordant tous les sujets de fond retenus sur une liste établie, une fois par trimestre, par l'ensemble du groupe, ( auxquels peuvent s'ajouter les « flash » d'actualité ?) En mélangeant les échanges physiques, réunions, avec les échanges à distance, dans la proportion du pastis, un volume contre cinq. En nourrissant régulièrement le site des lettres, des réflexions et des rapports sous la marque choisie. En permettant à tous ceux qui, par leurs activités, publient articles, chroniques, réflexions, dans la presse de le faire sous la marque du groupe .Le tout financé par le budget dédié - site, lettres - issu des soutiens de Présaje, actuels ou nouveaux.
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2010-04-01
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[ "michel rouger" ]
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QUAND GREVISTE RIME AVEC AUTISTE
# QUAND GREVISTE RIME AVEC AUTISTE Passionnante cette fin de semaine au cours de laquelle se bousculent des nuées de vacanciers et des nuages d'éruptions volcaniques. On n'a pas encore entendu dire que l'explosion de ce volcan au nom imprononçable est de la faute de SARKO, mais il ne reste plus que cette explication pour justifier les *luttes sociales* qui bloquent juste ce qu'il faut de trains régionaux pour enquiquiner les pauvres qui n'ont pas le choix. Cette forme de grève de longue durée, ludique, méridionale, totalement étrangère aux devoirs réciproques des uns vers les autres dans les sociétés affectées par une force majeure, qui exige une solidarité pour les siens qu'elle refuse aux autres, est un modèle du genre. Heureusement, elle est de moins longue durée, moins triste, encore que tout aussi étrangère aux devoirs à l'égard des proches, que l'arrêt de travail éternel de celui qui se suicide, à force de mal vivre et de travail. Cette réflexion en ouvre une autre inspirée par la sempiternelle objection : *Je fais grève, comme je veux, quand je veux, la constitution m'en donne le droit.* Très bien. Comme je n'ai jamais fait grève en 47 ans de salariat, je ne sais pas ni comment ni quand on peut la faire. Donc je regarde la Constitution qui vient de changer sur un point intéressant. Si j'estime, dorénavant que telle application qui a été faite par le juge d'un texte de loi, ou d'un règlement, que je ressens contraire à mes intérêts ou à ma personne, et, *surtout,* que je considère contraire à la constitution, et à ses nombreuses dispositions, je vais trouver le Président de la Cour de cassation. Pour peu qu'il applique le sacro saint principe de précaution, et qu'il aperçoive dans le fonds de mon dossier un embryon d'argument qui, comme on dit au Palais, pourrait soutenir utilement ma demande jusqu'à la faire prospérer, me voila entre les mains, mon dossier et moi, des juges suprêmes de la rue de Montpensier, forgerons de notre Loi d'airain, la Constitution, en leur Conseil constitutionnel. Certes ils ne sont pas encore revêtus des habits d'une vraie Cour suprême, mais, recevant il y a quelques jours une délégation d'éminentes personnalités, au sein desquelles figurait un de mes proches amis, ces juges, réfléchis et mesurés, ont relevé le bas de la robe pour bien montrer que les demandes directes des citoyens ne tarderaient pas à leur donner la suprématie qui leur fait défaut. Je me suis plu à penser à ce qu'il adviendrait après une telle évolution, quand un citoyen extrairait de la jungle inextricable du droit du travail, un article sur le droit de grève qui lui aurait été appliqué pour ne pas contrarier les grévistes autistes, et qui serait, à l'évidence, contraire aux droits que la Constitution lui garantit. Le coup est parti, avec certitude, il n'y a que la date qui est incertaine.
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SECTEURS STRATÉGIQUES DES ÉTATS-NATIONS
# Secteurs stratégiques des États-nations [Actualiser et remettre en perspective les débats sur les politiques industrielles et les secteurs stratégiques des États-nations]{.underline} Ce propos conclut les réflexions du colloque de janvier 2010, rassemblées par le Centre Européen de Droit et d\'Economie, sous la direction de Viviane de Beaufort. Il en remet les actes dans une perspective qui en éclaire les conclusions. Un débat, aux issues incertaines, est ouvert au sein des Etats-nations qui ont des problèmes de stratégies industrielles et politiques. Ils sont enfermés dans leur microdroit national, face aux standards de gouvernance macroéconomique et macrojuridique de la mondialisation. Les deux années écoulées depuis le colloque le confirment à l'évidence, au point d'en faire une question lancinante de l'élection présidentielle française de 2012. Ces observations, décalées dans le temps, concernent le chapitre préliminaire *Mondialisation et enjeux géostratégiques pour l\'Europe et la France.* Elles prennent en compte les réalités qui se sont imposées en 2010/2011, années au cours desquelles le monde occidental a découvert qu\'au-delà de la crise de 2007/2008, considérée à tort comme conjoncturelle, l'Europe, donc la France, subiraient une crise structurelle profonde et durable. Cette révélation infirme le jugement associé à la troisième question de ce chapitre : *L\'Europe semblant ne pas trop mal être sortie de la crise, du moins de la crise financière, le modèle européen avec cette faiblesse dynamique n\'a-t-il pas montré ainsi qu\'il présentait des avantages sérieux en temps de crise sévère* ? Début 2012, il est utile de le rappeler pour redonner vigueur à l'analyse à long terme, ce mode de réflexion est inséparable de toute démarche stratégique industrielle, dont l'élaboration, par qui que ce soit, quand et où que ce soit, repose sur la confiance, la croyance en l'avenir, une vision des évolutions et des multiples mutations de l'environnement géopolitique et géostratégique du candidat stratège. Lorsqu'il s'agit de choisir une stratégie économique marchande, la bonne appréciation des débouchés, du financement, de la qualité des produits, de leur résistance face aux concurrents, s'imposent. Lorsqu'il s'agit d'une stratégie politique et/ou militaire, les choix ne dépendent que de la volonté et des capacités technologiques et financières. Au début de ce siècle, il n'est pas évident que ces deux stratégies, la marchande et la politique, puissent être mises en œuvre par une puissance moyenne seule, même intégrée dans le monde occidental. Les deux grandes communautés qui le composent, les États-Unis et l\'Europe, vivent entre elles, et plus encore au sein de l\'Europe des 27, une crise majeure de la confiance et du crédit. Pas au point de renoncer, certes. Mais cette réalité oblige à reprendre chaque proposition d'étude, à la fois dans sa rétrospective et dans sa perspective, pour donner aux travaux du colloque la valeur apportée par leur actualisation. ## Première proposition : États et entreprises dans la mondialisation, Opportunités et menaces Les opportunités et les menaces sont autant de chances et de risques encourus par les Etats et les entreprises dans la mondialisation. Notons en premier qu'il en est des Etats et des entreprises comme des individus face aux conséquences qu\'ils subissent. L\'inégalité des traitements, des difficultés rencontrées, des solutions politiques à choisir, voire à mettre en application, est manifeste, pas toujours facile ni à supporter ni à vaincre. Aux Etats-Unis, un complexe monétaro-financier a remplacé le militaro-industriel de la deuxième moitié du XXe siècle. Il a entrainé une désindustrialisation, regrettée aujourd\'hui, de la première puissance économique du monde. Ce virage stratégique, également pris par le Royaume-Uni, provoque une coupure grave au sein de la communauté européenne. Cette situation assure à ces deux Etats-nations, et à leurs entreprises financières, une domination dans la gestion des investissements mondialisés, sous le vocable des *Marchés.* Ils vont tenter de la mettre à profit pour reconstruire une stratégie industrielle, à condition que l'autre marché, celui des consommateurs européens, mette de l'ordre dans des affaires obérées par le surendettement d'Etats trop généreux. C'est un fait durable à long terme. En Europe, les Etats et les entreprises des 17 pays qui ont choisi une monnaie commune doivent faire face, à moyen et long terme, à cette alternative : la peste de la chute de l\'euro ou le choléra de la perte de leurs modèles sociaux. Si coûteux soient-ils, ils garantissent la paix sociale indispensable au maintien de leur présence efficiente dans la production mondialisée, présence qui ne peut pas se limiter aux parts de marchés des multinationales, indépendantes des stratégies des Etats dont elles en ont la nationalité. En France, pays d'élection de l\'étatisme, bien malin qui peut dire comment l\'État et les entreprises multinationales, publiques ou privées, conserveraient leur place dans une mondialisation qui verrait l\'Europe décliner, et les Etats-Unis réorienter leur stratégie. Eloignée, par culture antiargent, des opérations monétaro-financières, absente, par culture antirisque et antipatrons, des réseaux de moyennes entreprises industrielles qui font le succès de l\'Allemagne, la France paie cher les effets de son tropisme étatique. Elle reste séduite par les grandes stratégies politico-industrielles qui sont sensées lui garantir le maintien de son modèle social en influant sur une mondialisation qu'elle espère transformer. Le titre du colloque -- les secteurs stratégiques - a confirmé cette approche. Or on ne voit pas comment, face aux opportunités et aux menaces évoquées, à juste titre, tel ou tel secteur stratégique pourrait définir ses propres objectifs s\'il le ne le fait pas dans un cadre plus vaste que celui de la nation. Ce qui suppose que l\'État français soit un super stratège, ce que tous les observateurs lui dénient depuis plusieurs décennies. Les exemples sont trop nombreux de secteurs stratégiques qui ont été abandonnés aux prédations naturelles par lesquelles la globalisation des activités tertiaires s'accomplit. Cette mutation majeure des économies postguerre froide pouvait apporter aux professionnels français une garantie d'indépendance et de sécurité pour l\'économie nationale. Chacun sait que le savoir-faire juridique et financier des entreprises repose sur de puissantes firmes d\'avocats qui les conseillent, et d\'aussi puissantes firmes d\'auditeurs qui les contrôlent. Ces deux secteurs, auxquels la formation de l\'université et des grandes écoles françaises fournit des opérateurs de haut niveau, ont été abandonnés aux firmes anglo-saxonnes, dans les années 80/90. Même si le service rendu est à la mesure des besoins, les réindustrialisations espérées passeront par elles. Il faut savoir reconnaitre cette dépendance. Pareillement, l'application des théories de l'économie administrée aux secteurs des médias qui animent l'opinion publique, dont l'Etat a toujours du mal à perdre le contrôle, les a enfermés dans un hexagone trop petit, grand ouvert aux productions américaines et à leur domination culturelle. La viticulture et le tourisme, deux secteurs stratégiques majeurs, voient leur image à l'exportation dénaturée par les prohibitionnistes et les gréviculturistes. De telles défaillances augurent mal de la mutation de l\'État vers une fonction de stratège, à tout le moins à un niveau utile pour que la nation conserve, ou retrouve, les secteurs stratégiques que la crise structurelle, vécue en Europe, lui impose de développer. Peut-on affirmer qu\'il y a des opportunités à saisir par les petits Etats-nations comme l'est devenue la France, ou par les communautés divisées, comme l'est devenue l\'Europe de l\'euro ? La réponse est OUI. Si l'on veut raisonner à long terme, il faut prendre en compte l'effet progressif de la globalisation sur les Etats et les entreprises nationales, effet auquel les moyennes entreprises échappent. L\'État opère dans son cadre national, celui de son microdroit. Ses pouvoirs atteignent peu les multinationales. Elles sont installées sur des marchés au sein desquels se constituent des supercorporations mondiales, pour un secteur déterminé, donc une stratégie d\'entreprise qui peut, ou non, correspondre à un intérêt national. N\'a-t-on pas dit au temps du complexe militaro-industriel américain que tout ce qui était bon pour General Motors l\'était aussi pour l\'Amérique ? On pourrait dire aujourd\'hui la même chose en remplaçant G.M. par Goldman Sachs. On ne le dit pas parce que G.S. a sa propre stratégie. Les multinationales françaises, privées ou publiques, n'ont ni cette reconnaissance, ni cette liberté, dans un pays qui préfère toujours les clochers de sa Corrèze aux torrents du Zambèze. Elles sont éreintées dans la presse, dénoncées à longueur de blogs et de déclarations politiques, accusées au mieux d'indifférence, au pire de trahison. Pourtant, l\'exemple de la France n\'est pas aussi négatif qu\'on le dit. L\'absence d'Etat stratège n\'a pas empêché les grandes firmes françaises d'occuper une place supérieure à celle de l\'Allemagne au sein de ces corporations mondiales, industrielles, financières ou commerciales. Ce qui, au passage, vérifie - au moins pour le passé récent - la dissociation positive évoquée plus haut entre leur réussite et les échecs des politiques administrées. Si l\'État français veut retrouver le rôle de stratège qu\'il a eu au début de la Ve république, il ne doit pas oublier que toute stratégie s\'inscrit dans le long terme, aussi bien dans sa perspective que dans sa rétrospective. Le retrait de l\'État français de sa fonction de stratège, il y a près de 30 ans, obère ses chances de réussite. Il le prive de la base rétrospective sans laquelle il est impossible d\'enchaîner un objectif à long terme sur l\'expérience du passé. Les conclusions de toutes les réflexions qui visent à reconstruire une stratégie industrielle conduite par l\'État buteront, encore longtemps, sur cette insuffisance d'expérience. Au terme de ce premier propos sur les Etats et les entreprises, les opportunités et les menaces, il convient de critiquer la référence aux déterminants qui justifieraient le retour des stratégies industrielles d\'État. Ces déterminants ont la même origine : la peur des évolutions du monde et la perte d'influence d'une idéologie française inexportable, qui conduisent à rejeter les effets de la globalisation économique qui s'opère autour des différents marchés. Au risque de voir jeter le bébé de notre économie avec l'eau du bain de la mondialisation. Le temps est venu des grandes entreprises, publiques ou privées, présentes autour du globe - les Pays-Bas vivent avec seulement trois d'entre elles --, spécialement en Europe. Ce que la décennie 2010 devrait permettre de vérifier. Il faut en donner et en prendre conscience. Encore convient-il que ces entreprises du XXIe siècle, qui ressemblent aux colonies du XIXe, acceptent d'aider au développement d'un tissu national de PME performantes qui fourniront les emplois locaux exigés par le maintien de la paix civile. Sinon la perte de confiance dans leurs apports à la nation s'installera, comme s'est installée au XXe siècle celle qui a entrainé la décolonisation. La démondialisation n'est pas une idée jetée en l'air. Elle peut germer ou non, selon que les Etats et les multinationales entreprendront, au plus vite, entre eux et elles, le partenariat de type PPP, sans lequel il n'y aura aucun développement réussi des secteurs stratégiques qui agitent le débat public. ## Seconde proposition : Europe et entreprises industrielles. Secteurs stratégiques Le propos sera plus court, tellement il est éclairé par l'actualité de l'année 2011 dans le faux carré qui n'a rien de magique : Berlin, Paris, Bruxelles, Francfort. - *Première question* : la monnaie est-elle un domaine stratégique vital pour les Etats et les entreprises qui vivent depuis dix ans avec une monnaie unique, l'euro? Réponse : évidemment OUI. L'euro a fait l'objet d'un traité international souscrit par 17 pays. Prés de 20 sommets politiques entre les membres de cette communauté n'ont pas sauvé leur monnaie affectée par la maladie de langueur. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni en décrivent l'agonie, oubliant qu'ils l'ont transmise, par leurs excès et leurs toxines. Ils feront subir à l'euro ce que la vigne française a connu avec le phylloxéra, il y a un siècle, si l'Europe ne réagit pas à temps. - *Deuxième question* : cette situation est-elle durable ? Réponse : OUI. La malformation génétique de la monnaie commune, liée à l'absence de politique budgétaire commune aux possesseurs de cette monnaie, peut conduire vers deux situations de même durée. Soit l'euro est euthanasié et chacun des pays engagé dans cette aventure inaboutie aura besoin d'une décennie pour se remettre et lui substituer sa monnaie, ou une autre, pour tenir son rang dans le monde. Soit à force de sommets gravis, avec le rocher de Sisyphe, l'Europe de l'euro fera disparaitre sa malformation génétique, auquel cas il faudra autant d'années tant les divergences sont profondes entre Français et Allemands face à l'argent et au patron. - *Troisième question* : cette situation permet-elle le développement de secteurs stratégiques communautaires qui aideraient les pays entraineurs par leur puissance démographique à accomplir une stratégie que seuls ils ne peuvent pas ambitionner ? Réponse : OUI. La preuve a été apportée dans l'industrie aérospatiale que cette voie était ouverte. L'Europe peut l'emprunter, même si son parcours est politiquement cahoteux. Elle dispose des compétences technologiques, financières, juridiques, logistiques, agrégées par des systèmes de gouvernance faciles à mettre en œuvre dans les structures économiques de ses grandes entreprises à vocation mondiale. - *Quatrième question* : le débat sur la politique industrielle de la France et l'émergence stratégique du secteur des P M E peut-il aboutir à un grand projet ? Réponse : OUI. A six conditions : 1. Que cette sectorisation stratégique s'inspire de l'adage *« Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier »*, que la France rurale et pragmatique du XIXe siècle n'a pas réussi à transmettre à la France urbaine et idéologique du XXe. L'Hexagone bénéficie d'une forme et d'une nature de territoire qui équilibrent les quatre éléments constitutifs de l'activité des hommes : le primaire agricole et viticole, le secondaire manufacturier et industriel, le tertiaire commercial et touristique et le quaternaire de la société de la connaissance et des loisirs. 2. Que ce regain d'affection pour les PME industrielles n'effraie pas les admirateurs idéologiques des Konzern étatisés. 3. Que les investissements, souvent risqués qu'il entraînera, n'entrent pas dans la machine frein du principe de précaution. 4. Que les systèmes de régulation économiques, administratifs, juridiques, et surtout judiciaires, s'adaptent au retour d'un secteur à part entière, disparu, justement, par leurs inadaptations. 5. Que le politique, qui vit au rythme biennal des élections soit patient. Nos amis allemands ne se laisseront pas prendre la place qu'ils ont conquise au prix de tant d'efforts pendant la première décennie 2000. Ils connaissent notre manque de persévérance et notre difficulté d'accepter les efforts, voire les sacrifices à consentir. Ils attendent le maçon au pied du mur. 6. Que l'Etat, qui ne se résoudra jamais à laisser l'économie échapper à son contrôle politique pour assurer la collecte des prélèvements fiscaux et sociaux qui le nourrissent, arrête d'opposer le petit patron au gros. Cette vision, typiquement hexagonale, qui a pu prospérer dans une économie administrée et fermée, est suicidaire. Même si elle ne lui interdit pas, dans une économie grande ouverte, de rééquilibrer entre le trop gros et le trop petit. Vaste challenge pour le futur Etat stratège que le pays attend comme le divin messie né un autre 25 décembre, date de conclusion de ce propos.
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SEXE MENSONGES ET MÉCANO
# Sexe mensonges et mécano La saison politico médiatique 2013 bat son plein sur les écrans. Marianne peut y admirer la troupe créée il y a 30 ans par le père François, celui de Jarnac, pas celui de Rome. Cette nouvelle saison des séries des Productions SOLFERINO dépasse de loin le « Buzz » provoqué par la précédente de 2011 qui avait traité de la première partie du triptyque, le sexe. En 2011, Marianne avait été invitée à participer à une réédition, sous la forme hard des films X, de la délicate bluette de Robert Lamoureux, Papa, Maman la Bonne et Moi. Elle est restée scotchée des mois devant sa télé en suivant, avec peine, les dialogues, pas toujours crédibles, fabriqués par les communicants pour l'acteur principal. Il est vrai que la première représentation jouée à New York a donné une audience mondiale, alors que la générale et la costumière, si on ose dire car les acteurs n'étaient pas toujours très habillés, s'étaient tenues très discrètement à Lille. Rapidement lassée, Marianne, a déserté le spectacle après le divorce des 2 acteurs. En 2013, la saison présente deux pièces dans la même semaine. Dans la première, le décor est tristounet, le casting réduit à un one-man-show, la pièce jouée pendant 1 h 15 une seule soirée le 28 mars. Invitée à grand renfort de pub, Marianne a vu apparaître en scène un brave homme de mécano, tout rond, au sourire mécanique, à l'allure de ces dépanneurs de la célèbre pub de la société qui change le pare-brise . Bonhomme d'appareil et d'appareillages déglingués, il est arrivé avec sa boîte aux outils miracles pour bricoler les réparations imposées par l'usure du modèle sur la durée de vie duquel Marianne commence à s'interroger. Il a fait son boulot, sans trop y croire, attendant la solution miracle d'un nouveau modèle étranger. Une semaine plus tard, c'est le grand show, le happening, dont la durée sera fonction de la résistance des acteurs. La troupe du père François est au grand complet sur la scène. Tout débute devant les yeux éberlués de Marianne par l'explosion, au sein de la troupe, d'un énorme mensonge, cette arme de destruction massive décrite en 2004 par un expert en politique spectacle. *En politique, le mensonge énorme, mis au service des grandes perversités, est l'arme qui détruit tout ce qui bouge autour du menteur. La dernière énorme explosion s'est produite lors du faux attentat dont un homme politique s'est dit, jadis, victime, alors que malgré les coups de feu, la fuite éperdue, la cache dans un bosquet, tout était « bidonné ». Hélas, le peuple oublie vite. A quelques années de la, il a confié son destin à la fausse victime devenue vrai monarque. Après quoi, ce génial menteur a repris de plus belle sa production, en mentant effrontément, aussi bien sur son action quotidienne, que sur sa santé, sur sa vie familiale et ses relations politiques douteuses passées. C'est reparti ! Après lui, car le peuple ne se rend même plus compte que ce génial menteur, qui a fait tant d'émules, avait massivement détruit le simple goût de la vérité, et avec elle, celui de l'effort et de la confiance en soi.* Et voila que le brave dépanneur voit sa boite à outils transformée en boîte de pandore par l'explosion d'un mensonge qu'aucun coup de balai n'avait réussi à cacher sous le tapis, malgré les efforts de nombreux techniciens de surfaces. Sur scène, devant Marianne au premier rang, la troupe entame, à l'unisson, les grandes tirades du sévère André CAYATTE dans son inoubliable film Roger la Honte -1946, et s'époumone en hurlant « j'ai rien vu, j'ai rien entendu ». Arrive alors le chef de la troupe, le mécano de la veille, car après l'explosion ça fuit de partout. Pour remplacer sa boite à outils il est accompagné par un spécialiste des fuites arrivé la veille d'un paradis qui sait les rendre invisibles. OUF ! Mais ça n'a pas suffi. Des spectateurs mécontents, voyant Marianne effarée, s'arrachant les cheveux, ont commencé à trépigner devant la télé demandant tantôt le renvoi des acteurs dans leurs foyers tantôt la dissolution pure et simple de la troupe. Le mécano s'est jeté devant les caméras pour promettre qu'il allait colmater toutes les fuites qui commençaient à le mouiller, ce qui n'a pas fait retomber l'ardeur des râleurs. C'est alors que du haut de la poulaille, une amie qui lui veut du bien lui a crié : « T'as vu Marianne s'arrache les cheveux ! Tu pourrais lui envoyer un de tes potes, spécialiste des implants. Il vient de perdre son job  » Prise de fou rire la salle a connu le seul moment de détente de la saison.
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SHOOTER ET SE SHOOTER
# Shooter et se shooter Les étrangers qui se moquent de nos attitudes paradoxales se régalent. D'un coté, le Monde, titre avec gravité: « l'Education nationale ce grand corps malade »; de l'autre coté, le même jour, le ministre qui a ce malade en charge, se fait le porte parole de ceux qui souhaitent qu'on arrête de poursuivre les consommateurs de cannabis. Comprenne qui pourra que notre éducateur en chef assure ses élèves, déjà difficiles à gérer, de l'impunité, lorsqu'ils se shootent. Pourtant notre philosophe ministre, si maladroit ait il été, ne manque pas de pertinence en ouvrant le débat sur un sujet qui doit mériter réflexion. L'exercice est difficile dans la pratique de nos institutions politiques ramenées à un combat de coqs, dixit toujours le Monde, entre les monarques républicains qui se succèdent et les équipes qui les entourent autant préoccupées par leurs images que par leurs devoirs. Lorsque le président s'affiche homme de combat, ses équipes se battent an prenant des sales coups, lorsqu'il s'affiche homme de débat, chacun de ses ministres lance le sien qui lui retombe sur le nez. Le coup médiatique sur le cannabis appartient à ce modèle. Sauf que le brave citoyen qui vit dans le concret du quotidien, qui ne paie pas son pain, ou son Mac Do, avec des coups médiatiques, a le droit d'être inquiet. Pour le distraire, il faut évoquer la pensée d'un philosophe visionnaire, donc inconnu. Directeur de la police d'un département très IVème République, il avait été mis au placard au début de la Vème. Du fond de ce placard il philosophait en ruminant son amertume d'avoir perdu le bonheur de son job antérieur, le suivi très régulier des deux bordels clandestins de la ville préfecture, lieux de formation aux réalités sociales. L'être humain, pour lui, était et restait conduit par le sexe, l'argent, le pouvoir, le jeu et la drogue, avant d'ajouter à ces lieux communs : Vous verrez, dans la société de consommation qu'on nous promet, le commerce, les marchands, l'économie, prendront tout en mains, au nom de la liberté. Au mieux le politique tentera de freiner le marché quand il voudra gérer les perversités des hommes. Au pire il y participera jusqu'à ce que la République et l'Etat, fierté des citoyens qui les avaient construits, aient disparus. Ou est on , 50 ans plus tard, la vision de notre philosophe inconnu ? Les hypermarchés de la liberté individuelle affichent le bonheur libertaire dégagé de toute responsabilité, dans le sexe, dans l'argent, dans les jeux, avec, partout un bon peu de produits toxiques et de présence politicienne. Alors pourquoi shooter est un acte qui entraine une glorification nationale, alors que se shooter inspire la réprobation ? Peut être par ce que celui qui shoote tire son argent d'un modèle économique reconnu, alors que celui qui se shoote apporte le sien à un marché méconnu qui organise les flux à son seul profit. Dans le sport spectacle il canalise l'engouement des passionnés, dans la consommation de psychotropes, licites ou illicites, il canalise les angoisses des torturés. Sur ce dernier point soyons lucides. Lorsque le marché international des drogues illicites aura plus d'intérêt à voir leur consommation en France, en salles ouvertes plutôt qu'en semi cachette, l'Etat le tolérera, toujours au nom de la liberté individuelle. Les salles de shoot pourront même être équipées de télés pour voir les matchs et les autres shoots. Notre philosophe visionnaire inconnu avait tout compris.
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2011-05-01
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SOFITELGATE
# SOFITELGATE 15 mai 2011, 13 jours après la disparition de l'homme qui incarnait la peur du terrorisme global, disparait à son tour celui qui incarnait la crainte du capitalisme mondial. Il faut laisser aux historiens futurs l'explication de cette période et revenir aux faits. Une des plus brillantes personnalités françaises, apte, après d'autres, à occuper de hautes responsabilités au sein des organismes mondiaux, Dominique Strauss Kahn, se trouve pris dans la machine judiciaire et policière américaine. On en connait la sévérité et la technicité par les feuilletons télés. On la sait encore plus cruelle à l'égard de ceux qu'elle accuse de perversités sexuelles. Cette mise en cause, gravissime par les effets qu'elle entrainera pour lui, s'étend à la France et aux français, en raison de l'avenir politique auquel il se préparait pour l'une et pour les autres. La difficulté que chacun de nous va rencontrer pour gérer la stupeur que provoque cette situation, tient à ce que nous risquons de l'apprécier selon nos réactions hexagonales, émotionnelles, politiques et médiatiques. Or il faut adopter, dés le début, un comportement qui n'aggrave pas la situation de l'intéressé ni ne nuise à nos chances futures de voir le FMI dirigé par un autre français. Ce comportement repose sur trois règles. D'abord, respecter le système judiciaire et policier américain. A nos yeux il a de gros défauts comme le nôtre aux yeux des américains et ne pas se lancer dans des critiques et des leçons présomptueuses. Ensuite ne pas chercher à transformer une affaire judiciaire en affaire politique parce que l'inculpé est à la fois fonctionnaire d'Etat et homme politique, les américains détestent ... comme d'ailleurs les juges français. Enfin admettre que les relations entre les hommes et les femmes ont changé et que la démarche chaloupée du macho, la casserole à la main, ne les fait plus rire. Il n'est pas besoin d'attendre l'acte d'accusation du procureur américain. Il a été établi, en creux, par le principal concurrent de DSK aux primaires socialistes qui s'est présenté, lui, comme un candidat normal. Suivez mon regard ! Et analysons, à chaud, comme le lapin, la situation de ce malheureux concitoyen montré menotté et hagard au monde entier. 1^ère^ hypothèse le complot. Certes tout est possible mais si on ne veut pas finir d'exaspérer les juges américains après l'affaire Polanski qui leur est restée en travers de la gorge, il faudra leur démontrer qui en est le bénéficiaire, où est le mobile, et désigner le ou les auteurs. La plus débridée des imaginations barbouzardes n'y suffira pas. Il faudra confier le dossier aux négationnistes patentés. 2^ème^ hypothèse le piège. A nouveau tout est possible. L'appât fait souvent bon ménage avec les appâts. Mais alors on choisit de transférer les turpitudes de l'auteur présumé vers la victime déclarée, transfert que les femmes ne supportent plus, à force d'avoir été trop contraintes, trop longtemps de subir. Quand on sait qu'aux Etats unis les actions des victimes d'abus sexuels se terminent le plus souvent par des transactions, DSK a raison de nier en bloc jusqu'à ce que le temps du bargain soit arrivé. Il faut le laisser faire, y compris chez nous, si d'aventure, plus que probable de nouvelles plaignantes se manifestaient. 3^ème^ hypothèse l'acte manqué, donc inconscient, d'un homme que sa femme trainait vers l'Elysée plus qu'il ne voulait y aller, et qui savait son temps compté au FMI. Comment mieux se débarrasser d'une telle servitude, sinon en se disqualifiant tout seul, dans des conditions contestables propices à un arrangement qui lui permettrait de reprendre sa vraie carrière de grand négociateur international. Certes le commissariat d'Harlem a du le changer brutalement de la suite à 3.000 \$. Mais il s'en est fallu de 10 minutes qu'il y échappe. Sa grande malchance est d'être resté à New York. Arrivé en France, il perdait le FMI et l'Elysée, pas la liberté ! L'homme est costaud, ne l'accablons pas, laissons le gérer le piège ou l'acte manqué, à moins qu'il ait d'autres comptes à rendre qui terniraient son image
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SPORT ET PACTE SOCIAL
# Sport et Pacte Social ## La consolidation du pacte social par le sport Les crises provoquent la désunion et la perte du goût de la compétition. Il faut en combattre les effets néfastes. Le sport est un moyen efficace dans ce combat. De tout temps il s\'est affirmé porteur d\'une double valeur de communion et de compétitivité. Il mobilise et valorise les communautés humaines. Première valeur mondiale d\'adhésion par l\'olympisme, le sport est une force de rassemblement pour la réussite. Il doit occuper une place prioritaire dans le pilotage de la crise qui se développe et des mutations qu\'elle imposera. Le sport a changé de statut. Il est le compagnon de toute une vie, celle d\'un corps et d\'un esprit sains. Il est éducatif, culturel et éthique comme les valeurs républicaines de la France. Le sport n\'est plus que du sport. La vie sociétale des communautés multiculturelles et multi-ethniques a besoin de lui pour célébrer une identité partagée, motiver la jeunesse, valoriser le sens de l\'effort, du travail et de la cohésion sociale. Mais le sport a aussi besoin de la société pour l\'aider à se gouverner et à se réguler en se préservant de ses propres dérives. ## La consolidation de la valeur du sport par la gouvernance et la régulation La valeur sport, mondialisée par les spectacles, la communication et les richesses qu'elle produit, doit être préservée de l'effondrement que subit la valeur crédit, la confiance en l'avenir, faute d'arbitrage et d'arbitres qui auraient évité ses dérives. Chaque communauté, qui reconnaît la valeur sport doit y contribuer en aidant tous les opérateurs, de la commune à la nation, a adopter des pratiques de gouvernance et des principes de régulation. Sinon, ses propres excès -- argent, triche, dopage, manipulation politique - conduiront, comme dans la finance, à un krach sportif qui ne laisserait plus aux peuples que les affrontements guerriers pour répondre à leurs besoins de se mobiliser et de se rassembler. En France, le sujet est d\'actualité. Les résultats olympiques sont en décalage avec ceux de nos compétiteurs habituels. L\'ambition d\'accueillir des événements mondiaux est freinée par un parc d'équipements inadaptés, par la survivance d\'organisations sportives en millefeuilles, à l'identique des territoires, et par la méfiance à l'égard du dynamisme économique concurrentiel source d\'innovation et de progrès. Ces handicaps desservent les actions menées pour consolider, par le sport, un pacte social qui s\'effrite. ## Imaginer le « contrat du plus sport » Il faut élaborer un modèle de contrat souscrit par le pays, ses territoires et ses trois acteurs clés, l'économie, les collectivités et le mouvement sportif. Ce contrat serait encadré par les normes établies par la puissance publique arbitre suprême de la partie à jouer. Instrument créateur d'une gouvernance et d'une régulation efficientes, ces règles ne pourront être partagées et diffusées que si elles ont réfléchies, ensemble, par les acteurs clés. Ils sont les plus aptes à définir les équilibres qui préserveront le sport des excès du marché ou de l'idéologie qui ont montré leurs nuisances au cours des temps récents. A l'évidence il faut réfléchir à ce mariage de raison entre le contrat et la loi pour mieux préparer l'action dont l'engagement s'impose. Le rôle de la valeur sport, élément essentiel du concept du « contrat du plus sport » sous entend le « mieux sport ». L\'élaboration du projet auquel pensent les rédacteurs de cette note passe d\'abord par la double pédagogie du plus et du mieux.
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fonds documentaire mrc
2005-08-01
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[ "michel rouger" ]
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CONTE : OPERATION ARC EN CIEL
# CONTE : OPERATION ARC en CIEL Un yacht cossu, brillant, dans un soleil d\'autant plus généreux qu'il n'est pas rafraîchi par le vent, mouille dans la baie de Cannes face au palais du festival. Sur le pont, sous une toile, aux raies bleues et blanches, une table rectangulaire avec huit chaises occupées par sept hommes. Celui qui a l'air de présider, face à la mer, organisateur de la rencontre, pantalon noir et chemise blanche, n\'a pas d'age identifiable. A l'évidence méditerranéen, lifté, cheveux teints couleur corbeau, il diffuse une expression de vulgarité bien dissimulée sous le cynisme de ses analyses et l\'adresse de ces propos. Il fait penser au renard de la fable. Ecoutons le. « Merci Messieurs d\'avoir fait un long trajet pour me rejoindre en ce début d\'après-midi. La huitième place, qui me fait face, sera bientôt occupée par une de mes amies, dès qu'elle aura quitté le déjeuner qui la retient à Cannes. Je fais les présentations : Vous connaissez tous dans quelles conditions nous développons nos activités financières, telles que je vous les ai proposées il y a cinq ans. Mais vous ne vous êtes jamais rencontrés. Je vous le permets aujourd\'hui pour que nous puissions prendre ensemble les dispositions dont nous débattrons dans le l\'ordre du jour qui figure dans vos dossiers. Soyez attentif à la couleur de ces dossiers. J\'attache beaucoup de prix à la plus grande discrétion possible qui nous préserve des intrusions des systèmes d'écoutes. C\'est pourquoi, afin de préserver votre anonymat j\'utiliserais, pour vous nommer, la couleur de votre dossier. Evidemment nous parlons anglais. A ma droite, mon avocat genevois, qui participe depuis plusieurs années à l\'élaboration de mes propres opérations. Il sera POURPRE, comme son dossier. A ma gauche, JAUNE, C.E.O. de PACIFIC SPORT VENTURE, basé à HONK HONG, il contrôle le marché sud américain. A sa gauche, BLEU, Chairman de GLOBAL SPORT CAPITAL, basé à LONDRES il contrôle le marché nord européen. Puis, au bout, VERT, C.E.O de SPORT INVEST, basé à MALTE, il contrôle le marché sud Europe - méditerranée. Grâce à l\'intelligence de nos investissements, ces trois fonds spéculatifs possèdent les 200 joueurs qui dominent le football de haut niveau dans les compétitions continentales et mondiales. En face d'eux, ROUGE. C\'est le patron d\'une société de promotion et de communication, spécialiste de la création des images de vedettes et de la négociation de leurs droits. Il est basé a NEW YORK. A sa droite, GRIS, organisateur d\'événements et de manifestations dont il contrôle les résultats. Il est basé à BRUSSELS. En face de moi ROSE...... Ah, bienvenue à bord ROSE. Vous arrivez au bon moment, asseyez-vous. Je vous évite la répétition du « qui est qui » autour de nous. Il vous suffit de voir la couleur des dossiers de chacun pour connaître leur job et leur rôle. Je vous ai déjà parlé d'eux je vais vous présenter. ROSE, seule française d\'origine dans notre réunion , dirige une agence de recrutement et promotion de top models et de vedettes. Elle est basée à MONACO. C\'est la raison du choix de Cannes pour cette réunion. Elle y développe, cette semaine, une intense activité auprès des festivaliers. Je précise que chacun de ces trois participants présentera un des points que nous avons mis à l\'ordre du jour. Voilà pour la mise en jambes ! Tout le monde est OK ?. Dans ce cas prenons le temps d' un rafraîchissement pendant lequel je vous ferai visiter, à vous Messieurs, le modeste bateau que nous avons loué pour permettre à ROSE de poursuivre ces activités cannoises sur l\'eau. Je vous fais visiter les cabines que vous occuperez cette nuit avant de nous quitter demain. » xxxxxxx « Merci à vous de reprendre nos travaux. Pour qu\'il soient plus efficaces, je rappelle vers quel business modèle financier j' ai proposé aux fonds spéculatifs de s'engager lors de mes visites de fin 2005 début 2006. Vous le savez, tout financier qui mérite ce titre, ne peut avoir d\'autres buts que rechercher et exploiter les vraies valeurs de croissance desquelles il tirera ses profits. C\'est ce comportement naturel qui est à l\'origine de toutes les bulles financières qui ont marqué l\'histoire économique depuis les tulipes bataves. Ces bulles se sont multipliées depuis 20 ans. celle sur les valeurs de très forte croissance liées à Internet, jusqu\'à la tricherie par laquelle on a dopé les chiffres d'affaires annoncés et jamais réalisés. Celles sur les performances boursières, la fameuse share holder value, qui a drainé l\'argent des épargnants, jusqu\'à ce qu\'on découvre la tricherie du dopage des comptes par l'astuce de systèmes de déconsolidation qui dégonflaient les passifs. Celle de l'immobilier, jusqu'à ce qu'on constate que l'on avait triché sur la réalité de la demande solvable en pratiquent des taux de rémunération de l'argent que l'épargnant ne pouvait pas supporter sur le long terme. Ou trouver les valeurs de croissance après ces échecs ? L'idée m'est venue, il y a six ans, que le marché du sport spectacle, hyper mondialisé par la télévision, supporté par l'attraction exercée sur les individus consommateurs, pouvait offrir les vraies valeurs de croissance dont nous avons besoin, en captant la source, les futurs grands joueurs, et en organisant leur marché pour assurer notre prospérité. Un événement fortuit, survenu au cours de l'été 2005 est venu renforcer mon analyse lorsqu\'il est apparu qu'un club néerlandais, surendetté, avait vendu plusieurs de ses joueurs à un fonds spéculatif, sans le leur dire évidemment, et sans s'exposer à des difficultés juridiques. C\'est ainsi que nous avons choisi, à l'époque, de nous installer dans le marché du football de compétition, tout en nous intéressant aux autres spectacles mondiaux, progressivement. Quelle était l\'équation à résoudre en 2005 ? L\'offre de biens et de services est de plus en plus contrôlée par des groupes globalisés, détenteurs de marques attractives pour les consommateurs. Elle à un besoin irrépressible, pour assurer et entretenir la notoriété des marques, de les associer avec les producteurs d\'exploits et de victoires qui fascinent les télé-consommateurs. Plus ce marché sera développé, plus la valeur des producteurs d'exploits croîtra. Où et comment la capter ? L'offre de performances, génératrice des exploits, repose sur des athlètes, des champions, le plus souvent originaire des pays les plus pauvres de la planète. Leur valeur marchande initiale est quasi nulle. On peut faire exploser une plus value latente par une sélection productiviste. Comment ? Par qui ? L\'offre d\'intermédiation entre les grandes marques, les grands joueurs et les grands clubs est atomisée, inorganisée, donc opaque. Comment la structurer, la gérer, au profit de grands financiers ? Un équilibre apparent semble découler du « mercato ». Mais il néglige le développement de la ruine des clubs sous la bannière desquels vivent les grands joueurs. C'est ce qui explique la déconsolidation financière du club qui a vendu ces joueurs à un fonds spéculatif . C\'est aussi ce qui explique que très peu de clubs ont été introduits en bourse. La situation de leurs comptes, les règles de surveillance des marchés financiers ne sont pas compatibles. Quels opérateurs peuvent les rendre compatibles ? Vous m\'avez fait confiance, et partagé cette analyse en intervenant énergiquement dans ce marché. Nous lui avons apporté un embryon d\'organisation, en répondant positivement aux questions posées. Mais, si nous voulons continuer à capter directement les valeurs de croissance des sportifs de haut niveau, dans le foot, il faut que nous optimisions , à notre profit, l\'équilibre à réaliser entre les grandes marques et les grands joueurs. En tenant compte que le marché du sportif vedette se renouvelle naturellement, générations après générations, en recréant de la valeur de croissance, il me semble possible d\'améliorer sensiblement les résultats de notre business model. Je l\'ai déjà dit nous détenons les 200 footballeurs qui dominent le marché du foot en Occident, essentiellement Europe et Amérique du Sud, mais il est indispensable de faire évoluer nos techniques de gestion de ce marché et surtout de nos effectifs, qui sont nos actifs financiers. Quand ? Maintenant ! Nous sommes en fin d\'une période 2006-2012 qui a vu se développer une hyper consommation de football spectacle. Entre 2008 et 2012 les compétitions olympiques auront révélé qu\'elle pouvaient nous ouvrir d\'autres marchés que celui du football. Si nous voulons maintenir notre domination sur le sport spectacle il ne faut pas tarder. Comment ? C\'est le sujet des trois propositions de notre ordre du jour. POURPRE, notre brillant juriste a t'il quelques mots à ajouter ? Non, si ce n\'est que je propose que notre groupe informel soit baptisé ARC en CIEL. POURPRE, je vous félicite. Je n\'imaginais pas votre talent de juriste aussi coloré. Sauf avis contraire cette proposition est adoptée. A vous ROUGE. Comme notre président vous l'a dit, je dirige une boîte de promotion-communication. Je suis un « fils de pub » ancien d'un grand groupe du monde de la pub J'en connais tous les coins et recoins. Lorsque j\'ai découvert par un ami de BLEU, new-yorkais comme moi, l\'existence de l\'opération qui vient d'être baptisée Arc-en-Ciel, j\'ai trouvé l\'idée originale a creuser. Joueur de tennis très amateur, marathonien occasionnel, je ne m' intéresse pas du tout au monde des Soccers, comme le font mes collègues européens. Par contre je connais tout à fait l'optimisation que peut apporter une prestation du genre de la mienne dans l\'échange entre les deux besoins, ceux des grandes marques et ceux des grands joueurs, tantôt partenaires, tantôt adversaires. Par mon job, j'en ai une vision mondiale. Comme ma société est fortement implantée dans les pays où évoluent les sponsors, en général amis des Etats-Unis, Royaume-Uni, Italie, Espagne, Brésil, Argentine, je vois ce qu\'on peut faire. A mes yeux, il s\'agit d\' optimiser la valeur du joueur que l\'on possède dans le monde dominant du foot, , de devenir le courtier incontournable entre les grandes marques et les grands joueurs. Un peu comme les grandes boites de pub sont les intermédiaires entre les créateurs de messages publicitaires hyper performants et les marques à la recherche d\'exploits publicitaires. C\'est un problème d\'organisation. Je n\'ai pas l\'intention de développer cette analyse. Je suis convaincu de sa pertinence. Il y a beaucoup d'argent a gagner dans cette intermédiation mondiale optimisante. Je souhaite pouvoir vous faire une proposition documentée écrite de collaboration entre ma société et les trois fonds présents, avec un partage des résultats évidemment. Merci ROUGE, POURPRE veut intervenir. Simplement pour rappeler l\'inévitable rapprochement entre le courtier et le proxénète issu de la langue de la Grèce antique. ROUGE étant un homme de communication il saura régler le problème. Merci. Coté des fonds quels sont vos sentiments ? Pour le moment, nous écoutons. Si vous le permettez, je vais passer la parole à ROSE, qu\'il faut rendre rapidement a ses festivaliers. A vous ROSE. Bonjour à tous, excusez la brièveté de mon passage, mais l\'intervention de ROUGE a éclairé la mienne. Mon métier est d\'assurer la détection, la formation, la sélection puis la promotion des futurs top models. Je fais dans le glamour, féminin ou masculin. Cette expérience me suggère d\'intervenir pour compléter le propos de ROUGE, et, peut-être, s\'il reconnaît la pertinence du mien de l'intégrer dans sa proposition. Je fais comme vous la constatation que ces valeurs de croissance que sont les grands joueurs dans le foot se recrutent surtout dans les pays pauvres, Afrique Noire, Amérique du sud, Maghreb et Balkans. Si vous voulez les capter avec une chance de les conserver, il faudra tout contrôler de leur vie dés le début. Sinon vous les perdrez. C'est pourquoi, à mon avis, il faudrait les rassembler très tôt, aussitôt détectés, pour les conditionner dans un centre où ils seraient isolés, afin d'optimiser leurs capacités selon nos objectifs. Je suis française, je sais que de nombreux organismes, à commencer par les écoles, ont une pratique identique dans la détection et la formation des athlètes. Mais l'esprit est diffèrent, profondément, car il est orienté sur la pratique du sport non marchand, cher à Coubertin. Si nous regroupons pour trier, et disons le, rejeter les inaptes à la galère du sportif de haut niveau, nous le ferons surtout pour produire les résultats attendus par le financier sans lequel la future vedette n\'existerait pas. Je dis cela au passage, parce que je suis convaincu que la France sera certainement le dernier pays à admettre l\'application des perspectives que vous venez de dresser. C'est déjà compliqué dans le marché des tops models. Je propose, sous le contrôle de ROUGE, qu\'Arc-en-Ciel se dote d\'une super école mondiale de préparation au football de compétition. On pourrait l\'installer aux Iles du Cap Vert, l'isolement y serait acquis. Elles sont au centre géographique entre les trois grandes zones de recrutements des grands joueurs, l\'Amérique du sud, l\'Afrique et la Méditerranée. Il suffirait de faire participer les sponsors au coût de l\'opération. Non seulement ils y auront intérêt mais il n\' auront plus d\'autre choix. Je suis prête à préparer le dossier avec ROUGE. S\'il vous plaît ROSE, POURPRE demande la parole. Simplement pour rappeler que, jusqu'à l'abolition de l'esclavage, l'Ile de Gorée, au large de Dakar, servait déjà de lieu de transit pour les esclaves en partance pour les pays demandeurs de leurs performances dans les difficiles travaux agricoles du Nouveau Monde. Si ROUGE retient ce projet il conviendrait qu\'il en assume la communication positive. ROSE, je vous rends la parole. Un mot pour répondre à POURPRE. Imaginez un instant Arc en Ciel basé au Cap vert. C\'est un petit pays où il doit être facile de contrôler le pouvoir politique et de faire voter des lois conformes à nos buts. Vous voyez l\'intérêt pour vos contrats avec les joueurs, leurs salaires, leurs images, et avec les clubs qui vous les prennent en leasing. Il y a déjà des pavillons de complaisance pour les bateaux, des paradis fiscaux pour les impôts, des paradis juridiques pour les sièges sociaux, pourquoi pas un paradis pour les sportifs de haut niveau. Je reviens à mon sujet. Je suis profondément convaincue que le marché du foot, comme d'autres d'ailleurs, doit pouvoir fabriquer, en nombre relativement élevé, ce que j\'appelle des « couples vedettes ». Les consommateurs de spectacle télévisuel de toute nature ont à la fois besoin d\'exploits et de glamour. Il suffit de lire la presse people pour le vérifier. je suis plus que convaincue qu\'il faut savoir associer le réalisateur d\'exploits et le diffuseur de glamour dans leurs expressions publicitaires comme dans leur notoriété. En mariant intelligemment ces deux valeurs de croissance, un et un feront trois, pas deux. Peu importe que le couple soit artificiel et commercial, affectif et marital, hétéro ou homo, pourvu qu'il soit publicitaire. Bien marketée, la formule pourra s\'étendre à toutes sortes de spectacles sportifs, comme dans le show biz, partout où l\'exploit et le glamour sont demandés. On pourra même ajouter, à l'exploit et au glamour, la compassion de la charité business qui permettra aux vedettes de durer plus longtemps que le temps de leurs performances sportives ou de leur séduction. En outre ces opérations permettront d'étaler dans le temps le retour sur investissement du financier, ce qui offrira à l' intermédiaire, créatif et gestionnaire du couple vedette, un espace pour le propre accroissement de ses revenus. Nous sommes dans une stratégie WIN-WIN. Elle colle étroitement à celle de captation du la future valeur de croissance dans le projet du cap Vert que je propose à ROUGE. Personnellement je détiens une partie du marché des top models et du glamour. Je suis prête, si vous êtes ok, à vous faire une proposition documentée. Excusez moi je dois filer. Je reviendrai ce soir, tard, après dîner, avec mon équipe glamour pour la fin de notre soirée. Merci ROSE, ; quelle pêche ajoutée au glamour. A vous GRIS. Je suis désolé, autant par ce que représente la couleur que je porte que par la nature de mon intervention, laquelle mérite bien de porter le gris. Mais je reste fier des résultats de mes activités. Je suis organisateur d\'événements et de manifestations, je suis d'origine tchèque, installé à BRUSSELS où j'ai travaillé avec un copain new-yorkais, ancien comme moi des services spéciaux de l\'US ARMY. Il a le même métier que moi auquel il ajoute l\'organisation de voyages de VIP et de relations qu\'on peut qualifier d\'influences dans les trois continents que nous avons évoqués tout à l\'heure. Parlant le dernier j\'ai la conviction, après avoir partagé ce qu'ont dit ROUGE et ROSE, qu'il y a un trou dans notre dispositif. Nos trois fonds gèrent la finance, sa rentabilisation et son optimisation. Très bien. La boite de ROUGE envisage de gérer les relations entre les grandes marques et les grands joueurs en sautant purement et simplement les clubs surendettés , incapables de réguler le marché de l\'intermédiation entre marques et joueurs. En oubliant les Etats qui n'ont aucun moyen ni de faire venir, ni de retenir les grands joueurs. Très bien. ROSE, propose de marier, au besoin chez Monsieur le Maire, l\'auteur d\'exploits et le glamour. Très bien Mais il reste la compétition dont on a peu parlé. Or tout est suspendu,dans le sport collectif comme souvent d\'ailleurs dans l\'individuel, à autant qu\'aléas que sont le match, le public, le temps, l\'arbitre, l\'animosité entre les joueurs les blessures qui en résultent, les excès de productivité de certains joueurs. Ces aléas peuvent mettre une saison sportive par terre et avec elle les champions que vous possédez qui deviendront vite des valeurs de décroissance. Il faut que nous apprenions à gérer à la fois les effectifs et le déroulement de la compétition dans lesquelles vous êtes bien obligés de les laisser s\'engager. Il faut inventer une activité de gestionnaire des compétitions dans lesquelles vos intérêts sont en jeu. Pas pour la logistique, il y a beaucoup de gens qui savent, mais pour le résultat que vous attendez, afin de le rendre conforme à vos objectifs financiers. Ce n'est pas la même chose que tolérer la glorieuse incertitude du sport. Dans ces affaires la gloire et l'argent font mauvais ménage, demandez le à la boxe business. Evidemment je ne dirais pas ça en public. De toute façon j\'ai toujours été gris, j\'ai toujours travaillé dans le clair-obscur. Vous m'avez invité je dis ce que je pense, compte tenu de la nature d'une éventuelle prestation. Je ne peux pas comme ROUGE ou comme ROSE proposer un texte écrit. Mais je suis prêt à en discuter, en préliminaire, avec POURPRE qui pourra vous fournir un rapport documenté. Merci GRIS. Je suis sur que votre sagesse et votre retenue d'aujourd'hui cachent une redoutable efficacité pour demain. POURPRE, qu'en pensez vous ? Je suis prêt à travailler avec GRIS, mais je voudrais faire deux remarques. Arc-en-Ciel ne pourra pas s\'engager dans les projets évoqués par ROUGE et par ROSE sans régler auparavant la question des risques, des responsabilités et des couvertures d\'assurance à trouver pour la sécurité de notre nouveau business modèle. S\'agissant d\'un marché mondial, proche du consommateur final, nous exciterons la concurrence entre les compagnies qui seront séduites par la publicité d\'une intervention mélangeant exploits et glamour. Ceci dit il ne faut pas tarder et à y réfléchir. Deuxième remarque, on a pratiquement pas parlé du dopage des sportifs, des exigences physiques et psychologiques qui peuvent les détruire, même si ROSE à évoqué, un moment, le rejet de ceux qui seraient inaptes à une formation de haut niveau compatible avec le futur vedettariat productiviste. On sait pourtant que le dopage, décelable ou pas, fera partie du système. Il faut donc réfléchir dès maintenant au montage de trois opérations. D\'abord, il nous faudra une task force de lobbyistes qui interviendront dans l\'élaboration des multiples législations répressives qui risquent de démolir la valeur de croissance de nos joueurs, sur laquelle repose l\'équilibre de nos opérations. Ensuite, il faudra développer la même activité de lobby auprès des grands labos qui fabriquent les produits biologiques et génétiques pour s\'assurer qu\'ils seront capables de les rendre indécelables. Enfin, pour ceux qui se feront coincer, il faudra mettre à leur disposition une task force de lawyers internationaux capables de leur apporter les meilleurs moyens de défense. Merci POURPRE. Vaste programme comme aurait dit un général célèbre de l\'histoire de France. Nous en reparlerons bientôt, mais que pensent nos amis les Fonds ? Voulez vous vous concerter ? Oui. Pouvons-nous utiliser le salon fumoir pour une brève conférence. OK xxxxxxxx « On reprend, qui prend la parole ? JAUNE. Nous conservons notre confiance au Président et à sa vision. Nous sommes prêts à partager l\'évolution esquissée dans les projets évoqués. Mais nous pensons qu\'il faut, à ce stade, si j\'ose dire, en rester là et attendre les propositions écrites de ROSE et de ROUGE et le rapport de POURPRE. Nous ne souhaitons pas pour autant tarder à prendre nos décisions. Nous aimerions que se tienne, au plus tard à l\'automne, dans la même configuration, une réunion qui pourrait être décisionnelle. Voila pour le business. Pour la convivialité, grand merci à notre président pour nous avoir invités en sachant conjuguer l'utile et l\'agréable. Merci Messieurs. J\'ai vraiment le sentiment que nous avons bien travaillé. OK pour la réunion d'automne. Nous passons à l\'agréable, en trois temps, d\'abord la baignade et le cocktail, puis le dîner, enfin le temps du glamour avec notre amie ROSE. Ce sera à vous de conjuguer l\'exploit avec le glamour.
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fonds documentaire mrc
2010-02-01
0
[ "michel rouger" ]
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SPORTS, VALEURS ET PERFORMANCES
# SPORTS, VALEURS ET PERFORMANCES *Plus vite, plus haut, plus loin, la* devise du sport olympique a été accaparée par la finance mathématique. Les mots du sport ont changé de sens. *Valeurs et performances,* sont au service des intérêts lucratifs des hommes et des femmes qui s'en servent en les manipulant. Ils restent ceux du courage et de l'abnégation pour les vrais sportifs, inconnus du sport spectacle, comme nos champions de Hand ball. Cette réflexion a été débattue dans un comité préparatoire aux J.O d'hiver de 2018. Elle y fut illustrée par une comparaison des valeurs et des performances des supers vedettes de l'actualité, le *TRADER et le BUTEUR.* Auteur de cette provocation il m'a fallu convaincre de sa pertinence pour sa publication dans le cahier 2010 de l'institut de management du sport de Grenoble, dont j'ai tiré l'extrait ci-dessous . L'observation initiale sur le buteur et le trader a été faite au cours d'un diner. Deux jeunes français connus de ma part comme résidant à Londres, se sont attablés séparément, chacun avec une compagne hyper glamour. L'un est footballeur, opérant au top de la Champion's league. L'autre est trader émigré vers la City après débuts dans une salle des marchés parisiens. Ce sont des hommes de hautes performances et rémunérations, l'un par ses primes et ses droits d'image, l'autre par ses bonus et ses stock-options. Ils sont au même niveau par l'argent que leurs donnent ceux qui les paient. Ont-ils, pour autant, à égalité de valeur lucrative sur leur marché, une égalité de valeurs dans le comportement personnel ? Sans doute. Adeptes d'un pognonisme forcené ils ignorent le message humaniste de l'olympisme. Lorsque j'ai dit leur âge, 33 ans, à mon épouse, elle a aussitôt réagi : quel est leur avenir  après 35 ans, dont 15 de performances physiques, de gloire et de vedettariat ? Je l'ai rassurée. Le footballeur poursuivra dans le glamour, la charité business et la presse people. Puis il fera entraineur moins vite, voire plus loin, et s'il a été raisonnable, à l'approche de la cinquantaine, il montera plus haut, vers les présidences des organismes où il recommencera à prendre quelques coups, et quelques rémunérations complétées par de solides honoraires de consultant. Tout cela est banal. Même pas critiquable. Le trader, poursuivra dans le glamour et la presse financière. Puis il fera, plus loin, à Wall street, de la gestion de grands fonds, moins vite, et s'il s'est préservé de la maladie de Madoff, à l'approche de la cinquantaine, il ira plus haut, vers ces innombrables organismes, dits de régulation, où il sera grassement honoré, pour sa compétence et sa réussite passée, qui résisteront un temps à l'ambition des jeunes. L'un et l'autre entreront au Panthéon des icones adulées. Sans être un exemple, ils seront une référence, un modèle de business, entretenus à l'écran devenu tactile sous les doigts des candidats qui « entreront dans la carrière » selon un air connu. Chacun comprendra à la lecture de cette provocation que l'esprit de lucre restera bien vivant, et que la crise qu'il a provoquée, sera bien durable.
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fonds documentaire mrc
2006-03-01
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[ "michel rouger" ]
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INTERVENTION A TOURS
# Intervention a Tours Sans le savoir Alain a commis l'erreur qui me permet d'introduire le propos que j'avais un peu préparé ! Il a dit, PrésaJe recherches et études sociales, je m'inscris en faux : c'est études **sociétales**, et tout mon propos, comme dirait le Président BON, la synthèse banale, que je vais vous proposer, porte justement sur l'opposition entre le social, le fait social, qui écrase la société française, qui l'obsède, au point de la rendre aveugle pour lui permettre de voir l'évolution sociétale. Alors, avant de préparer cette brève improvisation, j'ai fait un détour par le Littré de Juin 1877, et à « social », il n'y a pas grand-chose : « qui concerne les rapports de l'individu avec la société ». J'ai regardé le Larousse Universel de 1950, alors c'est un petit peu plus fourni sur le thème des questions sociales, des sciences sociale, mais cela ne va pas très loin non plus. Il faut attendre le Larousse de 2000, pour que l'on soit un petit peu plus disert sur le social et qu'on voit apparaître le mot « sociétal ». Et pourtant ces deux mots recouvrent à la fois des considérations et des actions tout à fait différentes. Alors je ne réduirai pas mon propos sur le social à toutes les idéologies que le concept a inspirées, et qui ont fait l'essentiel des catastrophes humanitaires et des drames du XXe siècle. Je viendrai simplement sur ce que je ressens et que j'ai ressenti avant d'avoir créé PrésaJe, du fait social, tel qu'il est aujourd'hui dominant en France, y compris dans l'esprit d'Alain qui a prononcé le mot parce qu'on ne peut plus rien dire sans parler de social. Alors, le fait social, il a un objectif extrêmement précis, il s'agit, surtout dans la forme compassionnelle de notre société, de donner à chacun ce qui correspond à ses besoins, en obtenant de lui ce qui correspond à ses moyens, c'est comme cela que notre Pays est le Pays dont la durée du travail est la plus courte et les prélèvements sociaux les plus élevés : l'objectif est atteint ! Quels sont les moyens ? Les moyens sont intellectuels, psychologiques et organisationnels. Il est indispensable, pour entretenir ce type de fait social, et les objectifs qu'il a, que l'inconscient collectif de la société française considère que le pouvoir, la réussite et l'argent sont par nature illégitimes, puisque reposant sur la corruption, l'aliénation ou l'abus, et il faut dire que ce dont nous avons entendu parler dans le genre quand nous avions 20 ans, a très largement traversé la société depuis. Les moyens organisationnels sont assez clairs, assez simples, le pouvoir étant illégitime, il faut en permanence l'affronter par le biais des luttes sociales, de la mobilisation, dans le but de le faire reculer et cela n'est pas ce qui se passe actuellement qui prouverait le contraire de ce que je viens de dire, donc c'est une constante, il faut faire reculer le pouvoir. Deuxièmement, il faut que l'administration soit elle-même asservie au fait social, c\'est-à-dire son objectif est de produire sans arrêt, dans la fonction publique, dans les services publics, essentiellement par le moyen des grèves ou de la menace des grèves, une perpétuation de ce fait social qui nie toutes réalité économique ; Vous, le savez très bien, vous appartenez à une génération que nous avons connu pour reconstruire la France, quelles étaient les obligations, on ne mettait pas d'abord nos besoins en avant, on mettait les besoins de la collectivité à reconstruire et on ne mettait pas de moyens en les chipotant, on a fait ce qu'il fallait pour travailler pour que la France se reconstruise. Or, l'ensemble du système public, qui cherche toujours à étendre le domaine qui appartient à l'administration, y compris par le biais de l'économie administrée, ce système est là pour perpétuer et pour démontrer qu'il n'y a pas d'autre légitimité qu'une stricte application du fait social comme je l'ai décrit. Et le troisième moyen, qui sur le long terme permet de développer le fait social, c'est la formation, l'enseignement, qui repose sur une transmission idéologique du fait social aux générations qui sont formées, avec un relais dans l'information, c\'est-à-dire dans les médias modernes, qui est assez soutenu. La France vit comme cela et je ne suis pas certain qu'elle changera demain matin, encore que pour que ce système prospère, il faut qu'il profite d'une osmose complète entre la Nation, l'Etat et l'Administration Ce fut vrai jusqu'au milieu des années 80, à partir de quoi, le triptyque Nation, Etat, Administration s'est dissocié. La Nation s'est communautarisée de l'intérieur du fait des flux migratoires et elle s'est communautarisée de l'extérieur dès l'instant où en 1983 le pouvoir de l'époque, qui est le seul pouvoir de droite que nous ayons connus au XXe siècle, a rejoint le fameux SME de l'époque et a permis de donner au fait économique un poids face au fait social qu'il n'avait pas. Les deux phénomènes de communautarisation de la France sont à l'œuvre, encore que, deux tentatives récentes de le faire régresser, c'est l'Europe, que nous avons rejetée, et probablement définitivement, le mois de Mai, j'ai eu l'occasion d'un déjeuner privé avec Bolkestein l'autre jour, c'était assez drôle sur ce plan-là, j'ai la conviction profonde que l'Europe perdurera comme marché, peut-être sans les Français, mais politiquement elle est définitivement morte et on voit la résurgence du concept du patriotisme économique, qui est sans doute profondément respectable, mais dont le refus d'apprécier les conséquences réelles pour la société française ne permet absolument pas de savoir qu'elle sera sa validité, même sur le moyen terme. Donc, l'Etat. Une fois que la Nation est dans l'état où elle est, son Etat, on le sait, je ne m'étends pas, il est démembré, ruiné et affaibli. Il y a des dizaines et des dizaines d'ouvrages qui le démontrent. Quand à l'Administration, qui est affaiblie elle-même, par l'affaiblissement de l'Etat, elle est devenue le champ clos de luttes politiques qui l'éloignent de sa mission d'impartialité qui fut celle de l'administration telle que les gens de notre génération l'ont connue du temps de ces grands patrons des années 60. Donc au fur et à mesure que le support Nation-Etat-Administration se sépare des objectifs du fait social que reste-t-il pour qu'il survive ? Il ne reste plus que la rébellion. C\'est-à-dire trois type de rébellion la rébellion idéologique dans l'enseignement, qui repose à la fois sur la manifestation, sur la grève et sur la manipulation des jeunes ; la rébellion corporatiste dans la fonction publique et les services publics et, malheureusement, la rébellion de désespérance, chez plusieurs centaines de milliers de jeunes qui ne pourront jamais intégrer l'économie parce qu'ils n'en n'ont pas acquis l'aptitude et qui ne pourront pas non plus intégrer l'administration qui ne peut pas les supporter. Donc il est probable que nous allons nous installer, pendant un certain temps, jusqu'où, moi je ne le sais pas, dans une espèce de rébellion permanente, sous différentes formes. Alors les essayistes modernes vous disent, comme Jacques Marseille, qui est d'ailleurs au Comité d'Orientation de PrésaJe, « Vive la guerre civile, elle sera utile, grosso modo. A l'opposé, un essai récent vient de sortir d'un ami, Michel Guénaire, qui est un Avocat philosophe, et il met en avant le génie français, en disant bon la France s'en est toujours sortie, elle en sortira aussi, et après tout, elle a une réelle capacité et donc comme disait Branguelotte, tout va bien. Et puis au milieu, il y a un garçon comme Minc, qui annonce le crépuscule des dieux, c\'est-à-dire que cette situation entraînera la disparition des élites qui sont au pouvoir depuis une trentaine d'années ; je n'en sais rien. C'est ce qui m'a conduit à travailler avec les amis que j'ai convaincus dans PrésaJe, pour aller vers une analyse sociétale, non pas pour mépriser le fait social, mais pour dire attention la France, si obsédée qu'elle soit par son fait social, elle a une évolution sociétale indiscutable. Elle a intégrée, d'une manière plutôt rapide, les phénomènes de globalisation et aujourd'hui, comment fonctionne-t-elle ? Elle fonctionne sur la base de trois sphères, qui en fait supporte la base de la société, qui souffre un peu de la difficulté liée au fait social, des grèves, des manifestations, mais à la limite sans grands effets. La première sphère, la principale, elle de se signaler par un chiffre spectaculaire, dont on ne pouvait pas imaginer il y a dix ans, qu'il puisse exister, c'est les 84 milliards d'euros de bénéfices des sociétés du CAC 40. Cela représente un petit tiers du budget de la France, bénéfice en une seule année, personne n'ose dire quel est le taux d'impôt qui reste à l'intérieur du pays sur cette masse, mais ce qui est certain, c'est que cette sphère de production globalisée de produits industriels de biens durables, de grands services mondiaux, financiers ou d'informations, cette sphère est totalement dénationalisée aujourd'hui, elle appartient à 55 % à des capitaux non français, elle fait l'essentiel de son chiffre d'affaires à l'étranger et elle n'a plus rien à voir avec l'Etat, même si elle cherche à profiter dans ses relations, de ce que peut lui apporter l'Etat. La deuxième sphère, qui est tout aussi indépendante et aussi autonome, à laquelle on ne porte pas assez attention, c'est celle qui concerne l'intermédiation au sens large du terme ; Et vous trouvez dans cette sphère, qui est extrêmement dynamique, et qui est maintenant très mélangée, très mixe, mixée entre le monde européen et le monde anglo-saxon, vous y trouvez les banques d'affaires, les grands cabinets d'avocats, toutes les grandes boîtes d'audit, toutes les fines tank, toutes les boîtes à idées, tout un tas d'organisation professionnelles pour les actionnaires, pour les anti, pour le développement du lobbying à Bruxelles ou ailleurs ; vous avez probablement de l'ordre de près d'un million de gens, qui travaillent dans cette sphère, qui elle aussi est totalement dénationalisée et totalement désétatisée et qui présente un intérêt particulier, c'est elle qui accueille le pantouflage des gens du secteur et du service public, ce qui ne fait qu'aggraver un peu plus la situation de fragilité de cette partie du secteur public/service public, sur lequel règne le fait social. Et puis, enfin, la base même de la pérennité du système, l'enseignement, l'université, l'Education Nationale, pardon Mr. Le Professeur, mais une part de l'université au moins, subit de plein fouet, une transformation de l'acquisition du savoir. Un homme que vous connaissez peut-être, Dominique Régnier, avec lequel nous avons déjeuné il n'y a pas longtemps, est professeur à Sciences Po. dit : « eh bien mes élèves, ne lisent plus, ce que je leur donne ne les intéresse plus, ils ont tellement d'autres moyens d'acquérir le savoir que d'écouter mes cours ou de les lire, que de toute façon, la grande fonction idéologique de l'Education Nationale et de l'enseignement va s'affaiblir elle-même par d'autres moyens. D'ailleurs il est très intéressant de savoir que le garçon qui mène actuellement la lutte contre le blocage des facultés est un canadien, plus ou moins d'origine indienne, qui a voulu étudier en France et qui en profite pour animer la révolte contre le blocage. Ce qui prouve qu'il ne suffit pas d'avoir des étudiants français plus ou moins endoctrinés dans un sens ou dans un autre par notre culture française, nous recevons une transmission de savoir qui est très intéressante ; je travaille, enfin j'ai la Présidence du Conseil de Surveillance d'une petite boîte très originale, qui rassemble des ingénieurs spécialisés dans le transfert du savoir, dans les industries de l'armement et de l'aérospatiale ; je fais une petite parenthèse car Jacques Bon vient de me dire que notre Président, Chirac, avait quitté une réunion, lorsque Antoine Seillières avait dit « la langue de l'entreprise c'est l'Anglais, donc je parle Anglais », c'est de la provocation inutile parce que je peux vous dire que dans la société dans laquelle je vis les conseils de surveillances réguliers, on parle une espèce d'anglo-français, il y a deux tiers d'Anglais, un tiers de Français, car il y a des mots qui sémantiquement intelligents dans la langue Française, mais le savoir qui est transmis dans nos principales équipes d'ingénieurs, est un savoir qui hérite de logiciels américains ou indiens et qui collecte des informations qui proviennent dans les grands groupes, par exemple Dassault Systèmes, Dassault Systèmes fait 70 % de sa prestation à l'étranger, et d'ailleurs nous avons récupéré un des anciens patrons, Francis Bernard, donc si vous voulez, l'éducation elle-même ne pourra pas continuer à entretenir le fait social classique à la Française, parce que la transmission du savoir ne se fera plus par là. Alors il est vrai que cette situation est à la base, sont les fondements du malaise social que nous vivons, parce que nous n'arrivons pas à faire comprendre aux gens qu'il faut avoir une autre vision sociétale de notre Pays, mais c'est assez difficile, car notre système est assez autiste ; à PrésaJe, nous nous sommes engagés dans cette voie, alors cela n'est pas évident, parce qu'en général c'est peu compris, sauf des jeunes, nous avons réunis nos auteurs d'ouvrages collectifs avant-hier soir, avec des perspectives assez originales, et c'est intéressant. Mais, ce qu'on essaye de faire comprendre c'est que les grands sujets de la vie Française, se déroulent complètement en dehors du fait social qui obsède la société. Nous allons sortir au mois de Novembre, un ouvrage sur le sportif d'élite. Les sportifs d'élite, vous avez vu les prix auxquels ils sont payés ; par exemple, on admet que 500 sportifs d'élite d'origine Française, touchent à peu près 500 millions d'euros par ans, ce qui est quand même le bénéfice d'une belle société du CAC 40, mais personne ne s'en émeut. Le sportif d'élite il est admis un peu comme icône alors que tout le monde sait que c'est là où règne le maximum de corruption, d'abus et d'aliénation, mais la France refuse de le voir, mais de toute façon cela va arriver, cela commence à craquer en Belgique, cela craque en Allemagne, et notre thèse, à nous, qui n'est pas une thèse d'université, c'est une réflexion est de dire attention au fur et à mesure que les phénomènes corruption, abus, aliénation vont se développer dans tous les sports d'élite, les grands financiers mondiaux mettront la main dessus et vous aurez des fonds de Hong Kong ou d'ailleurs, qui détiendront des écuries, des équipes et qui tiendront la dragée haute au business télé, qui porte sur le sport business ; Cela représente des sommes phénoménales en termes de publicité, en termes de marque, c'est inévitable. Alors est-ce qu'on continue nous à vivre sur un modèle Français qui est très étatisé, mais qui va l'être de moins en moins ; Entre-nous c'est l'étatisation de notre modèle qui fait que la plupart de nos grands sportifs nous quittent, mais cela ne résistera pas non plus, pas plus d'ailleurs que ne résistera notre espèce d'obsession du dopage, alors qu'on sait que le dopage sera institutionnalisé dans le monde entier à partir des jeux de Pékin de 2008, on le sait, tous les gens qui réfléchissent un peu, vous le disent. A partir de quoi, nous faisons des réflexions, nous allons en sortir une sur l'alimentaire. L'alimentaire, la gastronomie, c'était vraiment la marque de la France, c'est en train de devenir complètement faux, le premier plus grand restaurant Français est sixième dans le monde. Toute la chaîne agroalimentaire fonctionne sur la base de systèmes, non pas de production, mais de systèmes de distribution qui sont commandés totalement en dehors des chaînes classiques à la Française. J'aurais peut-être l'occasion d'en reparler plus tard, compte tenu d'une évolution que je suis en train éventuellement de connaître, mais je vous assure que ce que nous allons sortir sur l'alimentation prouve que nous sommes totalement décalés parce que la vie même de la société Française s'y est habituée, José Bové a eu beau hurler, tempêter, casser, il n'y a jamais eu autant de Mac'Do en France, par contre les deux Papes qui dans le monde conduisent la gastronomie, c'est Féran Adria qui est Catalan et l'autre qui a un nom qui est un peu comme Huntington, qui d'ailleurs est dans notre bouquin, et qui est à Londres lui, donc il y a de notre part, un tel refus de voir l'évolution de la société, que nous avons entrepris à PrésaJe, d'intéresser des jeunes, en espérant que parce que se sont des diplômés, parce qu'ils sont transversaux, juristes entreprises ou avocats universitaires, qu'ils arriveront dans notre très très modeste microcosme, à faire passer des messages, pour qu'on essaye un peu de remettre la tête de la France où elle n'est pas aujourd'hui, parce qu'actuellement, elle est comme l'autruche dans le sable. Alors, je voulais respecter la vingtaine de minutes, pour ouvrir le débat. J'ai choisi d'aborder ce sujet parce qu'après tout vous êtes d'une génération qui est capable de comprendre, vous avez des enfants ou des petits enfants qui sont affectés par cette espèce d'obsession du fait social, qui ne se rendent pas compte qu'il faut substituer une vision sociétale à une vision sociale dont nous avons hérité depuis à peu près soixante ans, peut-être un peu plus, donc c'est ce que nous voulons faire et c'est pour cela que nous trouvons dans le CAC 40 des gens qui nous encouragent et qui nous aident et aussi dans quelques grands cabinets d'avocats. Voilà je vous remercie et évidemment tout est possible en question évidemment. Bravo
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2011-02-01
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[ "michel rouger" ]
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TOUT FAUX
# TOUT FAUX C'est amusant à quel point nos femmes et nos hommes politiques voient de travers à force de loucher sur les intentions électorales des français et les sondages de leur popularité. Marine Le Pen, qui louche du coté des bons vieux artisans de la France profonde défend l'immigration Zéro. J.L Mélenchon qui louche vers le bulletin de vote des ouvriers de gauche propose la régularisation des sans papiers. Leur débat a été clivant comme on dit à la télé. Sondage : les ouvriers voteront Le Pen parce qu'ils ont peur des sans papiers régularisés qui leur prendraient leur travail, les artisans votent Mélenchon parce qu'ils trouveront de la main d'œuvre qui ne râlera pas et qui se contentera d'une petite paie. Ce couple très politique a tout faux parce qu'il ne connait plus ses électeurs. Rantanplan, gardien UMP de la maison France aboie contre DSK, qui ne peut pas représenter les français. Tout faux. Mr Sinclair est typiquement, profondément français. Il est séduisant et cavaleur, intelligent et dilettante, compétent, il donne des leçons au monde entier et file tout doux devant bobonne. Plus vrai que vrai !
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politique-réalité
2010-02-01
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[ "michel rouger" ]
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UN PEU DE FRÊCHEUR
# UN PEU DE FRÊCHEUR Les français adorent que leurs hommes publics les fassent rire et rêver. Pour le rire, il y a eu les grands anciens, MARCHAIS et PASQUA, disparus ou coulés par les Enarques de cour. Puis les grands comédiens, Coluche et Nanar. Disparus et coulés, dans l'or pour le second. Coté femmes, zéro, encore que Roselyne pourrait prétendre jouer le rôle. Mais elle le tiendrait plus par le plumage que par le ramage. Pour le rêve, il y a eu, certes de GAULLE. Il faisait rêver la France, pas les français qu'il qualifiait de veaux. Un peu MENDES FRANCE, avec son verre de lait, qui a rêvé de faire rêver, sans succès. Puis plus rien. Sauf l'arrivée des anti modèles, à vous couper l'envie de rire et de rêver, les 2 J, JUPPE et JOSPIN, et les 2 B, BAYROU et BESANCENOT, qui font rêver à mieux, surtout chez leurs partisans. On comprend que le journal officiel des Enarques de cour, Le Monde, titre aujourd'hui : *la société française est fatiguée psychiquement*. Pas moi ! Pour qu'elle ne se suicide pas trop, je ne vais pas évoquer le César de Septimanie, Georges FRECHE. Il jouera 2010 au top du foot national, comme Montpellier. Mais il restera local. Je rassure les frustrés, le vent du rêve est en train de se lever dans le sillage de nos futures vedettes publiques, RACHIDA et DOMINIQUE. Crinière noire et yeux de braise, contre crinière blanche et verbe de feu. Je me frotte les mains.
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2010-06-01
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UNE CERTAINE IDÉE DE LA FRANCE
# Une certaine idée de la France Les temps sont à l'évocation de cette formule par laquelle le Général de GAULLE à justifié ses actions militaires et politiques. Comme lui, chaque citoyen qui juge son pays se fait une idée de ce qu'il est. Il lui est plus difficile de juger l'idée que ce pays donne aux autres. La pantalonnade, en culottes courtes, de nos rigolos du mondial de foot vient à point nous ramener à nos réalités, celles qui, naguère, avaient conduit le même Général à dire : *Les français sont des veaux*. Il pensait, sans doute, en le disant, à ceux qui ne l'avaient pas suivi, mais comme ils étaient infiniment plus nombreux que ceux qui étaient avec lui, le propos fut dur à entendre. Vendredi de la semaine dernière, le 18 juin, j'ai pris le chemin de Londres pour sentir, localement, l'ambiance de cette commémoration du 70^ème^ anniversaire du fameux appel. Quelques surprises ou étonnement m'attendaient. Y compris chez les bons amis qui nous avaient invités. Quelque soit la réalité de cette ville multi ethnique, elle est la quatrième ville française par sa population de jeunes émigrés, venus rejoindre un pays ni dépressif ni pleurnichard, comme la France en subit l'image. Les commémorations à usage politique hexagonal ne les concernent pas. Nos amis anglais, heureux d'accueillir nos vétérans qui ont partagé leur période noire, auraient préféré voir autant de jeunes frenchies en juin 40, qu'en juin 2010. On ne peut leur enlever le souvenir de ces 20.000 soldats français, rapatriés de Norvège dans les ports britanniques, dont 99% ont choisi de rejoindre la France occupée et la captivité plutôt que rester à Londres en choisissant la liberté. L'idée que les français ont donné d'eux mêmes, à l'époque, est ancrée dans l'esprit des anglais, et pas seulement d'eux. Elle ne les empêche pas d'aimer la France. En fait ils ont la même idée que celle que j'ai exprimée il y a quelques années. Les étrangers doivent visiter la France, ils peuvent l'habiter, mais surtout pas l'imiter car les français sont inimitables dans le meilleur comme dans le pire. J'ai eu le privilège de le vérifier sur place, de l'autre coté de la Manche, en deux jours. Le 18 juin le rappel élogieux de l'extrême courage de ces jeunes, aujourd'hui nonagénaires, toujours debout, fiers et vaillants. Le 20 juin la honte de l'extrême futilité de nos footballeurs dont tout le monde, particulièrement les British, moquent la bêtise, la suffisance, et la vanité. Dans cette alternance entre le pire et le meilleur, nous offrons à tous les peuples du monde les deux visages du Dr Jekill et de Mr Hyde, les deux manifestations du rêve stupide et du cauchemar morbide. Les désastres que nos futilités provoquent ont, certes, le caractère de l'électrochoc qui nous remet dans la réalité en réveillant, brutalement, les vendeurs de rêve qui ne livrent que des cauchemars. Pendant un temps nous écartons ces imposteurs et ces esbroufeurs. Jamais suffisamment longtemps pour que les étrangers nous prennent au sérieux. Qu'on se le dise chez les jeunes qui ne sont pas encore partis à Londres.
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2010-03-01
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UNION POUR UNE ABSTENTION POPULAIRE
# UNION pour une ABSTENTION POPULAIRE L'UAP, a réuni son bureau national ce 22 mars, à Paris 13^ème^ , rue des Moulinets, bien connue des pêcheurs à la ligne. Bien que la responsable de la communication se soit abstenue de toute déclaration, quelques éléments ont filtré, qui ont leur importance. Certains participants ont regretté que 4% des adhérents récents du 14 mars se soient abstenus de s'abstenir le 21. Ils ont invité les dirigeants à revenir aux fondamentaux pour éviter que d'autres cèdent à l'ouverture des bureaux de vote. Un abstentionniste de Neuilly s/Seine ( UMP 83 %) aurait proposé que l'on équipe les urnes d'un lecteur de cartes bleues pour encaisser, sur le bourgeois votant, une taxe compensatoire des frais du scrutin supportés par l'Etat. Un autre, d'Epinay s/Seine (abstentions 64 %) aurait recommandé que soit décerné le trophée de l'abstention sous forme d'un bras d'honneur en bronze, à la commune la plus méritante au regard des buts de l'UAP. La seule info à peu près crédible concerne l'élection du nouveau secrétaire général, un certain Roger Le DOUTE, l'inventeur du célèbre slogan : *Dans Le Doute on s'abstient*
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VISION ET TÉLÉVISION
# Vision et télévision Tout le monde est d'accord, à force de vivre sans aucune vision, dans le très court terme, *ceux qui nous dirigent,* perdent le nord. A tel point que, récemment, un grand économiste, écouté, a dit, texto : *Jamais dans l'humanité, autant de gens aussi intelligents n'ont dit autant de c.....ies*. Brrrr.. Pourquoi en sommes nous là ? Prenons l'exemple du meurtre tragique d'un ado par un de ses copains, dans un lycée paisible. J'ai connu le même drame quand j'étais au lycée. A l'époque, les élèves se sont recueilli en silence, sans soutien psychologique, ni caméras, les gendarmes et les juges ont fait leur travail, les familles leurs deuils, l'auteur a été vite et peu condamné. il a poursuivi ses études à la légion étrangère. La « communauté éducative », du langage énarchique, ne s'est pas sentie en danger Aujourd'hui, trois heures après l'agression, le ministre passe à la télé, tel le Zorro d'Henri Salvador, qui arrive pour rétablir la paix menacée dans l'éducation nationale. Rien que ça ! Pourquoi ? Parce que ce ministre, comme les autres, est devenu esclave de la mode qui consiste à utiliser la télé pour y développer un faire savoir, assez souvent inversement proportionnel au savoir faire de l'intéressé. Certes, la compassion, l'émotion, qui conviennent aux tragédies, sont censées, avec les imprécations des saltimbanques qui jouent aux grands penseurs politiques, captiver l'intérêt de la ménagère de moins de 50 ans. Tant pis pour le tintamarre médiatique qui met en scène l'affliction des familles qui ont plutôt besoin de paix, de justice et de silence. La publicité du ministre l'exige, lequel, comme tout ceux de l'Education nationale, depuis 40 ans, n'ont jamais pu gérer quoi que ce soit dans le Mammouth, cher au professeur Allégre, sauf quand l'émotion, la compassion, bien exploitées à la télévision permettent de passer à l'écran, sans se faire étriper par les dévoreurs de ministres du corps enseignant. Tant pis pour les devoirs de vision auxquels le ministre de l'avenir du peuple français devrait consacrer l'essentiel de son temps, pourvu que la vision qu'il donne à l'écran montre la générosité  de son cœur. Homme d'éducation, il devrait connaitre Chamfort : « *On gouverne les hommes avec sa tète, on ne joue pas aux échecs avec son cœur »*. Erreur funeste dont le peuple paie le prix fort! Quand on sait que le suivi, minute par minute, des interventions qui passent à la télé, révèlent un effondrement de l'audimat lorsqu' apparait un personnage politique à l'écran. Conclusion : Nos politiques, ceux qui pratiquent la politique spectacle ne comprennent pas qu'elle est vaine, pire qu'elle leur est profondément nuisible. Elle révèle, au grand jour, leur absence de vision, celle qu'ils devraient faire partager au peuple pour le mobiliser sur l'accomplissement de son destin. Elle révèle leur manque de savoir faire politique, alors que les plus responsables d'entre eux en ont fait un métier. Quelques soient leurs talents pour cultiver leur faire savoir, ils n'arrivent plus, au-delà de deux années de leur pouvoir, ni à séduire, ni à convaincre.\ Encore moins à persuader - convaincre à agirce qui entretient le blocage généralisé de la société française. Nous allons le vivre en 2010. Bonne année quand même.
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2010-05-01
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[ "michel rouger" ]
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2010. ANNEE DU COLMATAGE
# 2010. ANNEE du COLMATAGE Polytechnique envisage, face à la demande, de créer une discipline nouvelle, au nom imprononçable en anglais, la BOUCHETROULOGIE. British Pétroléum, la Reine de la fuite, est prête à y envoyer ses ingénieurs. La Commission de Bruxelles, affolée par les trous des budgets des Etats membres va exiger la présence d'un bouchetroulogue à coté de leurs dirigeants. Elle proposera que le président de la Banque centrale européenne en soit le chef après qu'il ait réussi à boucher les trous dans les comptes des banques en rachetant, pour le compte des Etats déjà fauchés, leurs « papiers pourris ». Ouf ! Une section spéciale élections 2012 est même prévue pour colmater les fuites des électorats atteints de vertiges en découvrant ces trous. Les savants de cette section ont déjà prévenu qu'ils ne pourraient pas intervenir rue de Solférino. Ils savent boucher les trous dans les programmes. Ils sont incapables de boucher le vide dans les idées.
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2011-06-01
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[ "michel rouger" ]
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A MOI COMTE DEUX MOTS
# A MOI COMTE DEUX MOTS Ce n'est pas un devoir de vacances sur la célèbre tirade du Cid, simplement un jeu avec deux mots récemment installés dans nos médias : oxymoron et persiflage. Je vais donc persifler avec cet oxymoron qui allie deux mots de sens opposé, ce qui a échappé à notre grand ancien en politique, lorsqu'il a parlé de l'humour du corrézien. Comme une gamine, simple d'esprit, tarabustée par son prof qui lui demandait un exemple d'oxymoron, qui a osé répondre, l'imbécile, le travail du fonctionnaire Passe encore que le plus aimé des retraités de notre République fasse une grosse blague avec un sujet aussi sérieux que le suffrage universel au moment où, partout dans le monde, des hommes et des femmes meurent en tentant d'y avoir accès. Après tout, la Corrèze est bien loin du Zambèze. On peut donc persifler en ajoutant une tranche de rigolade. S'agissant d'un ancien gaulliste, on peut penser que la réflexion, bien connue, du Général sur la France et ses fromages l'ait conduit à dire sa préférence pour la pate batave du bon pasteur Hollande, à repousser le croute rouge du frère Mélenchon, la mi mollette du père Borloo, le Maroilles de Mère Martine, le Chabichou de sœur Ségolène, le Pyrénées du cousin Bayrou, le Roquefort de l'ermite du Larzac affiné en Norvège chez tante Eva, tout en faisant un crottin d'honneur au fromager de Neuilly devant sa boutique. Sans oublier les productions de la coopérative fromagère d'Etat, qui distribue, dans sa boutique réputée, à l'enseigne ElyséeMatignon, ces crèmes gouleyantes dont les intermittents des amphis, se pourlèchent les babines. Tout cela ne nous fait pas une belle jambe, comme dirait ce député aux mains agiles qui, tout chiraquien qu'il ait été, préfère, lui, caresser les pieds des dames que le cul des vaches. Fabrice Lucchini, dans le film *Ridicule,* a donné toute sa noblesse à cette forme de persiflage, faite d'ironie moqueuse, qui fut très répandue à la cour de Versailles au 18^ème^ siècle. En 1995 une amie érudite, dans une thèse de doctorat de lettres, mention très honorable, a mis en évidence le rôle joué par les persifleurs dans la perte de crédit de la monarchie, puis la révolution qui reste encore de nos jours, l'horizon politique français. Et voila qu'un hebdo produit, en ce début d'été, une enquête qui vise à apprécier pourquoi la France est en période pré révolutionnaire. Vite la rue Robespierre à Paris ! Le sang comme l'encre vont couler à flot, les ministres démissionnaires suspendus à la lanterne, les gens de cour, trop lents à rejoindre Coblence, remplissant la conciergerie, ou les caisses de Bercy. Enfin ! Sauf qu'au temps de l'autre révolution, la numérique, tout devient virtuel, comme la fin du monde le 21 décembre 2012, et qu'on se demande pourquoi tout casser, alors que la noblesse d'argent est déjà installée dans le triangle Londres - Bruxelles - Genève et la noblesse de pouvoir limitée au 6^ème^ et 7^ème^ arrondissement de Paris. On ne peut même plus désespérer le Billancourt cher à J.P.Sartre. Il a été délocalisé en Roumanie. Il faudra alors expliquer que ce gros raté de 2012 a été provoqué par la légalisation de la drogue dure des promesses molles fabriquées dans les labos clandestins de la Boètie ou de Solférino, de ces promesses qui n'engagent que ceux qui les écoutent. Tiens ! re voila l'humour du corrézien -. Après quoi, ceux qui se seront défoulés sur le web, jusqu'en mai prochain, pourront se remettre de leur déconvenue en jouant à « qui veut payer les millions » pour rembourser les marchés financiers.
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politique-réalité
2010-06-01
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[ "michel rouger" ]
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ANELKALEMBOUR
# ANELKALEMBOUR Depuis une semaine le monde entier commente avec le sérieux des sujets importants cette extrême futilité des scènes de ménage entre Anelka, son « coach », et les joueurs qui font grève de l'entrainement. C'est pourquoi je prends plaisir à traiter cette honte par le calembour, cette *fiente de l'esprit qui vole,* selon le grand HUGO, pour leur mettre le nez dans leur propre fiente. Donc, nos « Instances » footbalistiques qui connaissaient Anelkaractériel, l'ont transformé en Anelkalamité, pour lui intimer Anelkasse-toi. Après quoi elles se prennent un énorme Anelkamouflet. Quant aux 22 bleus pales ils sont champions de l' Anelkafouillis. La planète des footeux blacks-blancs-beurs vit une Anelkatastrophe. Raymond le sélectionneur qui se prenait pour Domenech plus ultra se retrouve au poste d'Anelkanullard. Tous bons pour un Anelkarton rouge
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fonds documentaire mrc
2012-12-01
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[ "michel rouger" ]
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L'ARBITRE SPORTIF ET LE JUGE JUDICIAIRE
# L'arbitre sportif et le juge judiciaire Il est naturel qu'une similitude soit recherchée entre l'arbitre des compétitions entre sportifs et le juge des confrontations entre citoyens, bien qu'à première vue, rien ne les rapproche quand on analyse le temps de leurs opérations respectives. L'arbitre sportif vit dans l'instant au cours duquel s'enchaînent des gestes et des opérations dont son regard cherche à comprendre le sens, l'objectif, le détail qui seraient contraires à l'esprit du sport et / ou la lettre de ses règles. Encore que la rapidité de la transmission de ce que voient ses yeux jusqu'au cerveau n'est parfois plus à la mesure des nécessités tant les choses vont vite. Au point que l'arbitre a reçu le soutien de plusieurs collègues et que les moyens visuels voir audio ont été installés sur le terrain pour aider au choix et aux décisions qu'il doit prendre. Le juge judiciaire opère sur le temps de l'accumulation et de l'analyse des faits, beaucoup plus long, issu d'un passé qui peut aller bien au-delà de 10 ans. La décision qu'il prendra aura été aidée, comme dans le cas de l'arbitre sportif, par des proches du prétoire - le terrain du juge - les experts et les avocats qui créent et animent les débats pour la défense des parties en confrontation. A ce stade de la réflexion il semble qu'on ne puisse rechercher la moindre similitude entre l'arbitre sportif et le juge judiciaire. Il ne faut pas s'arrêter à cette impression En effet, l'arbitre de la compétition sportive - referee en anglais -- vit dans le même instant que le juge du référé --nom français des procédures d'urgence. Si l'on re tient cette similitude on observe que les opérations et décisions de l'arbitre sportif comme celle du juge judiciaire reposent, dans l'instant sur une évidence interprétée comme causant un trouble qu'il convient de faire cesser, ou sur la nécessité de bloquer une situation qui deviendrait irréversible. Tout juge qui a jugé en procédure de référé sait que l'audience peut prendre la forme des compétitions rapides brutales qui se déroulent sur les terrains sportifs, jusqu'au coup de sifflet de l'arbitre. Certes le juge judiciaire ne dispose pas d'un sifflet, mais la frappe de son maillet arrête aussi bien les confrontations qui tournent au pugilat verbal, que le sifflet arrête la compétition qui dérape. Pour terminer il ne faut pas oublier que les compétitions sportives sont soumises à des arbitrages qui vont se décaler dans un temps plus ou moins long lorsqu'il faut traiter les recours introduits par les parties concernées contre les décisions arbitrales. Les arbitres sportifs rejoignent ainsi les juges judiciaires dans la longueur du temps de leurs analyses préparatoires à leurs décisions. En conclusion toute compétition soumise à un arbitrage sportif doit respecter la personne et de la décision de l'arbitre au même titre que toute confrontation judicaire doit respecter le juge judiciaire et ses décisions. Sans oublier qu'il reste toujours 24 heures pour maudire son juge comme pour maudire son arbitre.
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LE CODE CIVIL ET J3 L'ADOLESCENT, OU L' ÉCOLE DE LA VIE EN DIX ARTICLES
# le Code civil et J3 l'adolescent, ou l' école de la vie en dix articles **1945, l\'année de la victoire pour les uns, de la défaite pour les autres, mais l' année de l\'espoir et de la fin du cauchemar pour tous** **Le 22 septembre, un adolescent qui avance vers ses dix-sept ans, baptisé J3 par le ministère du ravitaillement, est plongé dans la lecture d\'un gros livre rouge prêté par son oncle , secrétaire de la mairie de la sous-préfecture saintongeaise où la famille réside. Il reviendra souvent, au cours de cet automne, sur ce Code civil DALLOZ, lecture imposée pour qu'il puisse découvrir et comprendre les règles de la vie en famille et en société.** **Certes, on imagine pas, de nos jours, un adolescent délaisser le casque de son baladeur, l'écran de son PC, où la lecture de ses bandes dessinées favorites pour celle du Code civil. Mais, il y a soixante ans, l\'apprentissage de la vie se faisait dans le drame et l'incertitude et plongeait les ados de l\'époque dans des circonstances qui les poussaient à chercher des références dans une réalité bien éloignée de celle que la « télé réalité» constitue pour les ados d'aujourd'hui.** **Un an avant, le 22 septembre 44 le père de famille, usé par la maladie est mort, entraînant par son départ la perte des ressources vitales tirées de son artisanat de camionneur avec sa charrette et son cheval.** **La Saintonge vit encore au son du canon tiré par les occupants allemands enfermés dans les poches de Royan et de la Rochelle. Il commence à faire noir et froid, surtout pendant l'hiver qui a vu J3 , et son cheval, faire équipe six jours sur sept pour le ravitaillement en bois et charbons.** **Au printemps 45, après les événements de la victoire et le retour d' Allemagne des prisonniers français, la vie locale a retrouvé le chemin du droit, de l\'administration civile, des règles de vie en société largement oubliées depuis plusieurs années, au point d'apparaître comme « anormales ».** **A l\'automne 45, le notaire familial, peu pressé de régler une succession impécunieuse, se manifeste enfin. Il veut faire entendre raison à ce mineur qui doit être ramené à sa condition d\'incapable quel que soit l\'autorité qu\'il manifeste en considérant que le fait qu\'il fait vivre la famille par son travail l' a fait héritier de l'autorité du père décédé. Le conflit étant engagé, il faut prendre connaissance des grandes règles de droit invoquées, sur un ton péremptoire, par ce notaire considéré par J3 comme un vieux « schnok ».** **C\'est ainsi que la lecture attentive et sérieuse du Code civil a commencé, en dix articles apportant, chacun, une leçon pour le reste de la vie.** ## Articles 388 Le mineur est l\'individu de l\'un ou l\'autre sexe qui n\'a point encore l'age de vingt et un ans accomplis. **C'est le coup de massue infligé par le notaire. Finies les libertés prises, les audaces des temps de guerre. Il faut avaler l\'article 388 et ne pas mener un combat perdu d\'avance contre la force du droit. À condition de bien comprendre la différence entre « l'état de droit » qui dorénavant prévaudra, et « l\'état de guerre », de non droit, auquel beaucoup de jeunes se sont habitués, aux point de le considérer comme naturel.** **Leçon** Le Droit, avec un grand D crée des devoirs. L'accomplissement du devoir ne crée pas pour autant de droits. ## Article 420 ***Dans toute tutelle il y aura un subrogé tuteur nommé par le conseil de famille*** **Le notaire, sirupeux à souhait, rappelle qu\'un conseil de famille s\'est tenu à l\'automne 44, et qu'il a désigné l\'oncle, le prêteur du Code civil, comme subrogé tuteur. Il semble, selon lui, que le subrogé tuteur considère la tutrice légale, la mère, comme beaucoup trop souple, on dirait aujourd\'hui laxiste, à l\'égard de ce gamin sur lequel il va bien falloir faire peser le poids de la tutelle pour le remettre à sa place.** **A première lecture, il n'y a pas d' échappatoire. Il faut accepter le poids de la double tutelle, rendre des comptes, obéir, alors que tout se réglait dans la douceur de l\'affectivité filiale naturelle.** **Encore que, une seconde lecture de l\'article 420 confirme que le subrogé tuteur est plutôt en charge des intérêts du mineur lorsqu\'il sont en opposition avec ceux de la tutrice. Rien n'est perdu, il suffirait d'équilibrer les pouvoirs en présence pour obtenir le respect de ce que le mineur apporte, beaucoup, aux lieux et place de ce qu'il est, rien, du fait de son statut d'incapable.** **Leçon** ***De l\'instant où tout individu , ambitieux et astucieux, subit deux tutelles qui peuvent entrer elles-mêmes en conflits, il peut en tirer une liberté considérable.*** ## Article 796 ***Si, cependant, il existe dans la succession des objets susceptibles de dépérir..... l\'héritier peut en sa qualité d'habile à succéder, se faire autoriser par la justice a les vendre* ......** **Arrive octobre 1945, lorsqu\'un premier champ de bataille est ouvert entre J3 et sa tutelle. En un an, ( 44-45) les travaux de camionnage dans la ville ont pris de l\'ampleur, au point que la tutelle a acheté une camionnette et embauché un chauffeur. J3 reste attaché à la charrette au cheval, à la marche à pied par tous les temps, alors que le chauffeur se pavane dans la camionnette. Cette situation, qu\'on qualifierait aujourd\'hui de discrimination, lui est inacceptable, au point qu'il propose de vendre le cheval qui risque, avec l'age, de dépérir, pour acheter un vrai camion neuf.** **La tutelle s\'y refuse obstinément. Elle rappelle au mineur que, même s'il conduit la camionnette en cachette, il ne pourra obtenir son permis de conduire que dans au moins un an, et que de bons principes de gestion excluent d'embaucher un second chauffeur pour satisfaire les « revendications », non légitimes, de « l'héritier » qui préfère l' automobile à l'hippomobile. Pour conclure, la discussion dévie sur les modalités et les procédures d'achat du camion neuf, donc sur l'étalement dans le temps, ce qui écarte tout recours à l'article 796.** **Leçon** ***Les conflits qui s'enveniment dans le débat sur les principes se résorbent plus facilement dans celui sur le temps et les modalités.*** ## Article 1251 La subrogation à lieu de plein droit au profit de celui qui, étant lui-même créancier, paie un autre créancier qui lui est préférable en ses privilèges et hypothèques. **Les choses se compliquent, revoilà le notaire. En 1943, lorsque le père est tombé malade et que la famille a commencé à manquer d\'argent, le notaire lui a trouvé un prêt avec hypothèque sur un bâtiment d\'écurie inutilisée, seul bien immobilier familial hérité du grand-père.** **Le premier créancier est inconnu de la famille, le second, marchand de chevaux, a racheté la première créance qui était payable à fin 1945 et dont tout faisait penser qu\'elle ne pourrait pas être réglée. Devenu ainsi seul créancier il guigne le bâtiment d\'écurie dont il a besoin pour son propre commerce de chevaux.** **Peut-on l\'empêcher ? S'il est d'accord avec le notaire, Non. C'est la dure loi économique qui veut que la position du créancier est toujours préférable à celle du débiteur, sauf quand le créancier a prêté plus que ne vaut son débiteur, auquel cas c'est lui qui bénéficie de l'inversion des rapports de forces.** **Leçon** Le commerce de l'argent, et des garanties y attachées, fait que c'est toujours celui qui donne trop qui est perdant. ## Article 1583 La vente est parfaite entre les parties et la propriété est acquise de droit à l\'acheteur à l\'égard du vendeur dés qu'on est convenu de la chose et du prix. **Voila la toussaint 45, et le retour du marchand de chevaux. le maquignon a eu vent de la discussion familiale sur la vente du cheval. Il a convaincu la tutrice d\' en acheter un nouveau en attendant la livraison du camion neuf. Flattée comme savent le faire ces habitués des foirails, elle a « craqué ». On vend « Pompon ».** **Que faire ? Rien car manifestement la vente est « parfaite » quel que soit l'opinion de J3, et ses sentiments à l'égard du compagnon avec lequel il a créé des liens affectifs. Il va falloir se séparer, s\'adapter un nouveau serviteur qu'on a pas choisi, qui doit arriver dans deux semaines. Il faut tourner la page et attendre de vérifier si l' arrivant fournit le bon service promis par le baratin du maquignon.** **Leçon** La vente qui se règle, en France, par cet échange d' accords sur la chose et sur le prix, laisse ouverte la discussion sur les conditions dans lesquelles le service attendu de l'acquisition est rendu. ## Article 1110 ***L\'erreur n'est une cause de nullité de la convention que lorsqu\'elle porte sur la substance même de la chose qui en est l\'objet.*** **Un cheval gris sale a remplacé le bai brun rendu au marchand. Ni séduisant ni sympathique dans son comportement, il faut tenter de s\'en débarrasser. Grâce à un coup de main d'un copain de collège dont le père est vétérinaire, il est facile de faire « expertiser » les dents de l'animal et de vérifier s'il a bien l'age qui justifiait le remplacement du précédent. Victoire ! le maquignon a triché. Il a trompé la tutrice. Dés le lendemain le fidèle compagnon est de retour. Certes, la base juridique de l'article 1110 aurait mérité une analyse plus sérieuse, mais l'appui de vétérinaire a inversé le rapport de forces.** **Leçon** Les grandes règles du droit peuvent trouver des applications différentes selon le secours que l'expertise apporte à celui qui perd la première bataille. ## Article 1382 ***Tout fait quelconque de l\'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui-ci a le réparer.*** **Le cheval est revenu avec la classique colique qui l' immobilise à l\'écurie pour deux jours. J3 doit aller jouer le « commis » avec le chauffeur et l'aider qui dans sa tournée de livraison avec la camionnette. Retrouvant, vers midi, ses copains qui l'entraînent vers l\'apéritif, il décide que le commis ramènera la camionnette vide à la maison.** **Certes, il n\'a pas le permis de conduire, mais le chemin est court . Vas-y, et fais gaffe ! A peine quelques centaines de mètres parcourus, il faut freiner brutalement pour éviter un chien. Un bruit de choc et de jurons à l'arrière oblige le jeune conducteur à regarder par la lucarne de la cabine.** **Que voit-il ? Un képi de gendarme qui roule doucement, tout seul, sur le plateau vide de la camionnette. Son propriétaire, qui avait disparu, se relève et remet son vélo debout. Surpris par le freinage brutal, Le Pandore cycliste a buté de son guidon dans l\'arrière du plateau sur lequel le képi a poursuivi son chemin, créant une situation ridicule sous les rires des passants . C\'est la catastrophe !** **Comment en sortir ? Surtout rester calme et ne pas chercher des excuses inutiles voire foireuses, alors que la « victime » de cet incident guignolesque éructe. Une fois la découverte faite que le « délinquant » est le petit fils du chef de brigade sous l'autorité duquel le jeune gendarme a débuté, l'engueulade enfle comme un torrent qui va laver l'affront fait à l'autorité. Le silence contrit s'impose.** **Leçon.** ***Partout où existe le pouvoir de faire, ou d'enfreindre, il y a responsabilité. Plus elle est importante plus le pouvoir est grand. Il faut alors se donner les moyens d'assumer.*** ## Article 1384 ... On est responsable, non seulement du dommage causé par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre. **Les choses deviennent de plus en plus sérieuses. Comme la vie a repris le dessus et qu\'il fait toujours aussi noir et aussi froid en cette fin d\'automne, la ville commence a se préoccuper du camp de prisonniers allemands installés à trois kilomètres dans lequel sont enfermés environ 200 soldats et officiers rescapés de la poche de Royan.** **L\'idée se fait de les mettre au travail en les répartissant chez les artisans et les commerçants qui en ont bien besoin. L'autorité municipale prend contact avec l' autorité militaire qui accepte le principe mais discute des modalités. Elle ne veut pas lâcher dans la nature plus de 25 prisonniers qu\'elle veut voir regroupés et gardés dans un local correctement aménagé. D\'ici à ce que ce soit fait, il faut venir les chercher au camp, le matin au lever du jour, et les ramener le soir avant la tombée de la nuit. La grande question est :** **Qui les conduira et les gardera pendant le double trajet?** **Les commerçants ou artisans intéressés par cette main d'œuvre bon marché ne sont pas vraiment volontaires pour cette « promenade » quotidienne d'une douzaine de kilomètres. Le petit camionneur, J3, est désigné volontaire.** La galère commence, pour quelques mois. Il faut endosser le costume du responsable d'une cohorte de jeunes hommes en déshérence humaine et sociale et subir les critiques auxquelles s'expose tout « responsable ». **Leçon.** Il *faudra toujours lutter contre la fâcheuse tendance qu'ont les groupes humains de passer le mistigri de la responsabilité sur le plus jeune dans le grade le moins élevé, pour la rendre plus difficile à mettre en cause, au motif, souvent fallacieux, que la valeur n'attend pas le nombre des années.* ## Article 1386 Chacun est responsable des dommages qu\'il cause non seulement par son fait, mais par ses négligences ou son imprudence. **La circulation de ces 25 prisonniers, matins et soirs, dans les rues de la ville n\'est pas sans risque. L\'hostilité à leur égard est certes atténuée, mais il suffirait d'un rien pour lui redonner un caractère agressif.** **Comme il est fastidieux de livrer chaque prisonnier à son lieu de travail l\'habitude s\'installe que deux d\'entre eux qui sont affectés chez un artisan fabricant de meubles soient laissés au coin de la rue finir seuls le bref chemin vers leur atelier. Un matin, ils profitent d\'un instant d'inattention d\'un épicier qui est en train d\'ouvrir son étalage pour chaparder quelques fruits . C\'est le drame !** **Il faut vite payer les dégâts avant que les choses s\'enveniment. J3, gardien négligent, est évidemment le coupable. C'est à lui de payer, même si le service qu'il rend est non rémunéré.** **Leçon.** Les conséquences de la responsabilité, même sans faute, atteignent toujours celui qui est solvable «  en dernier ressort ». De toute manière, mieux vaut l'injustice du paiement que l'indignité de la fuite devant sa responsabilité. ## Article 2279 En matière de meubles possession vaut titre. **Il faut que ce trimestre de l'école de la vie, en compagnie du Code civil, se termine dans la joie à l\'approche des fêtes de Noël 45.** **Pour ce faire revenons quelques années en arrière.** **Fin mai 1940 lorsque l\'exode poussait sur les routes du sud-ouest des centaines de milliers de réfugiés venant de celles du nord est, une grosse berline Renault, tirant une petite remorque au ressort brisé, s\'arrête devant la maison. Le conducteur, qui porte un nom célèbre, préfère poursuivre sa route sans risquer l\'arrivée des troupes allemandes. Il abandonne la remorque, qui est garée au fond d'une écurie inutilisée, jusqu\'à ce que le propriétaire vienne la récupérer.** **Les années passent, sans nouvelles, le nom donné par les propriétaires laissant penser qu'ils ont quitté la France. La remorque, elle-même est oubliée, a disparu sous un entassement d'objets aussi hétéroclites qu' inutiles.** A l\'automne 45, la puanteur qui se dégage de cette écurie impose de la vider pour trouver ce qui justifie cette odeur de pourriture. Horreur ! une fuite d\'eau du toit a détrempé la bâche de la remorque, entraînant la pourriture du petit stock alimentaire de précaution qu'elle recélait, découvert cinq ans après, constitué, pour l\'essentiel, de café de chocolat et de sucre. Encore qu\'il reste quelques boites en métal dont on peut bien se demander quel type de victuailles elles renferment. **Le tout est confié à un oncle, boucher charcutier qui découvre le miracle de superbes blocs de foies gras, parfaitement conservés dans le vide de leurs écrins galvanisés protecteurs.** **Que faire ? sinon de régaler toute la famille en vidant les boites pour les fêtes de cette fin d'année 45,ne serait ce que pour éviter la détérioration de tels trésors .** **Leçon (de simple circonstance).** La possession sans titre repose sur la bonne foi. Elle peut, aussi, offrir de bons foies à celui qui sait trouver le trésor enfoui sous les décombres.
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SUR LE TRAITEMENT DES DIFFICULTÉS DES ENTREPRISES
# SUR LE TRAITEMENT DES DIFFICULTÉS DES ENTREPRISES Quiconque veut porter son regard sur le traitement des difficultés des entreprises doit le faire en utilisant une lunette binoculaire, si possible à longue vue. Pour y voir clair, il faut embrasser, dans un seul panorama, le fait économique et le fait sociétal. Pour l'économie, il faut analyser l\'évolution des activités économiques, les pratiques et les systèmes qu\'elles mettent en oeuvre, avec quelles conséquences, bien avant que les normes régulatrices viennent tenter plus tard de les encadrer. Il faut aussi retenir le postulat que toute vie économique repose sur un triptyque, l'élaboration d'un projet d'entreprise, le risque de son échec, la responsabilité de son auteur. Cette analyse basique conduit à apprécier le fait sociétal qui exprime la réaction de la société, dans son ensemble, à l'égard du risque, de sa nature et de sa maîtrise. Cette seconde appréciation a le mérite de mettre en évidence les évolutions du comportement social, donc politique, qui affectent les trois composantes du traitement de tout risque , la *précaution*, la *prévention*, la *protection*. C'est seulement après l'aboutissement de cette démarche, qui devrait être commune et partagée entre ceux qui prennent les risques et ceux qui en subissent les conséquences, que le choix de la norme juridique devrait être fait, dans l'équilibre, à trouver, entre les conséquences pour les uns et les autres. Ce qui signifie que tout a priori idéologique doit être écarté au profit de la réflexion pragmatique. Certes, notre histoire récente en matière de normes appliquées à l'économie montre à quel point l'a priori idéologique l'a emporté sur le pragmatisme, mais il ne faut pas se décourager. A ce sujet je recommanderais la lecture des travaux du grand spécialiste français en matière de risques, François Ewald, qui explique, sur la base d'une argumentation solide, pourquoi le 19ème siècle fut celui de la précaution, le 20ème celui de la protection (ce qui n'étonnera personne) et pourquoi le 21ème devra impérativement être celui de la prévention. Notre lunette binoculaire ainsi réglée, voyons comment apparaît, devant nos yeux, le panorama offert par le paysage et la réalité de la faillite, que l'on confond par erreur avec le traitement qui lui est appliqué, la procédure collective, au point de faire des modalités une institution qui ne tient pas compte des faits. ## Le traitement archéo-classique Depuis qu'au temps d'Antoine de Padoue, ibère émigré dans cette belle ville, au 13ème siècle, le "*failli*" était installé sur la "*pierre de la honte*", banni , jeté à la porte de la ville, avant de voir ses biens répartis entre ses créanciers, peu de choses ont changé jusqu'à la fin du 20ème siècle. Quelques soient les formes employées, dans les normes successives, le failli a continué à être considéré comme défaillant dans son obligation de précaution et condamné plus ou moins sévèrement. Dans l'état le plus récent de la procédure, s'il ne perdait plus la vie, le postulat de son absence de précaution l'exposait à l'exclusion de toute vie sociale digne de ce nom, jusqu'à un retrait de ses droits civiques, voire à l'inéligibilité. Il fut même, un temps, obligé de faire la preuve de ses diligences, (le fameux article 99), seul cas de notre système répressif imposant à l'accusé de prouver son innocence. Le principe de précaution a ainsi continué à marquer, négativement, huit siècles de faillites. Quelques soient les tentatives engagées, l'avant-dernière en 1984, le principe de prévention est resté absent du traitement des défaillances. C'est un fait, même si la réforme bancale de 1994 a permis aux juges de l'économie d'innover dans ce domaine, sans jamais être sûrs du fondement juridique d'une démarche préventive dont l'utilité est mieux reconnue dans les discours que dans les textes. Quant à la protection, elle fut longtemps réservée aux créanciers selon des règles de priorité liées au système de garanties et de sûretés édictées en 1804 (Code civil) et 1809 (Code de commerce). ## Le monument de la procédure collective de 1985 Vivant depuis la fin de nos deux guerres civiles européennes dans une économie occidentale reconstruite sur les bases, pertinentes à l'époque, d'une forte protection sociale, il a fallu se prémunir, dés le début des années 80, contre les conséquences, inévitables, de l'affaiblissement des sociétés surprotégées victimes des conquêtes commerciales, industrielles, financières de celles qui l'étaient beaucoup moins. Manifestement, il y avait de bonnes raisons pour tenter d'endiguer le chômage lié à l'invasion de l'économie concurrentielle mondialisée dont on pressentait l'arrivée, sans encore en connaître le nom Une double protection étatique fut retenue. La première prit la voie du retour vers le 19ème siècle en isolant l'économie française de l'évolution généralisée vers l'économie de marché. L'Etat reprit l'administration des entreprises, en posséda plus de la moitié, s'appropria le système bancaire, et constata, en deux ans, que le pays s'engageait dans une impasse dont il fut décidé de sortir dès 1985. Ce fut la période 1986-1992 des dénationalisations, des golden boys, du big bang de la finance et des "*repreneurs*" flamboyants. La seconde protection étatique entraîna la construction du monument dédié aux sauveteurs des emplois menacés par la société marchande ouverte à laquelle nous allions dorénavant adhérer, monument destiné à l'administration de la protection étatique à l'enseigne de la procédure collective, la loi de 1985. Très curieusement, c'est au moment même où le pays quittait, progressivement, l'économie administrée qu'il entrait dans un phénomène de sur-administration de ses difficultés. La protection de l'emploi contre le chômage se voulait absolue. Les organes en charge de cette fonction occupèrent les principaux étages du monument, le créancier fut abandonné au fond de la cave, mais peu importait puisque ce créancier, fisc ou banque, n'était autre que l'Etat lui-même, débiteur de la protection sur laquelle tout reposait. Il suffisait alors de laisser les organes exerçant la fonction en défendre la pérennité, ce qu'ils font depuis vingt ans, quitte à se séparer, parmi eux, de celui, les tribunaux de commerce, qui tentaient de lutter contre l'inadaptation, le mauvais entretien d'un outil faussement protecteur. C'est ce qui fut engagé en 1998, heureusement sans succès, après que la tentative de réforme de 1994 ait été sabotée par le syndicat des copropriétaires du monument. Le principe de précaution conserva son application répressive, quasi-industrialisée, à la mesure des 250 000 faillites des années de crise 1991-1995. Quant à la prévention, qui était entrée par effraction, par une porte dérobée du monument, elle bénéficia d'un bail précaire, à condition de ne pas pénétrer dans les étages à l'accès contrôlé à la porte de la cessation des paiements. ## D'une loi de procédure vers une loi de sauvegarde Le chantier est en cours, les architectes et les aménageurs sont dans le monument, espérons qu'ils ont sondé les fondations économiques de leurs projets car il s'est passé beaucoup de choses depuis que le gros œuvre a été entrepris et conservé presque intact depuis 1985. Il faut rappeler l'essentiel. La concurrence, la compétitivité, la délocalisation des emplois ont privé les Etats nationaux des moyens politiques classiques de régulation purement sociale des difficultés des entreprises qui constituaient l'alpha et l'oméga de la loi de 1985. On peut le regretter profondément, mais si on veut rester dans l'économie ouverte il faut l'admettre et trouver d'autres moyens de prendre en charge les souffrances des victimes. Il n'y a plus de super banque d'Etat capable de supporter, pendant des années des entreprises qui conservent, certes, leurs emplois, mais en détruisent plus chez leurs concurrents bien gérés. L'histoire vécue de cette super banque, le coût de ses aventures pour la collectivité, sont dans toutes les mémoires. C'est ainsi que les compagnies aériennes qui furent tenues, à bout de bras, envers et contre toute raison économique, ont récemment disparu, lorsque les impératifs de la libre concurrence et de la compétitivité ont pris la place de ceux de la conservation sociale. Sans super banque, prêteuse en dernier ressort, sur fonds publics, grâce à l'impôt, la loi de 1985 est économiquement privée des moyens de ses ambitions. Ses fondations sont effondrées. Les entreprises françaises qui "*tirent*" l'emploi productif, comme autant de locomotives, avec leurs convois de sous-traitants, sont possédées, pour une grande part de leurs capitaux, par de l'épargne étrangère à notre hexagone. Qu'on le veuille ou non, la philosophie, les intérêts de ces épargnants qui investissent chez nous, nous imposeront un système de valeurs très différent de celui qui inspira la loi de 1985, très dépendante de l'impôt, dont le gaspillage avéré nous a rendu dépendant de l'épargne des autres beaucoup plus que le sont nos grands concurrents. Entre notre vision de la procédure collective, telle que nous la pratiquons et l'intérêt individuel de nos prêteurs, il y aura inévitablement conflit. Conflit tout aussi inévitablement arbitré, non par le juge national mais par le régulateur communautaire. A nouveau, soit nous adaptons notre norme à celle des économies financées par l'épargne, soit nous voulons continuer à le faire par l'impôt, mais il faudra refaire les fondations d'un monument encore plus massif, celui de la régulation bruxelloise dont on connaît l'hostilité au mélange économie/impôt. Quant au financement de notre économie, aux pratiques financières qui en découlent, aux innovations considérables des techniques bancaires, c'est peu dire qu'une révolution les a transformées. Il suffit de vivre ce que le langage courant qualifie de "*mondialisation financière*", au sein des grands opérateurs bancaires privés pour constater l'obsolescence de nos méthodes et des principes qui les ont générées. Nos notions d'actifs, de passifs, de sûretés, de garanties, n'ont plus le même sens quand on sait que les "*valeurs*" qui permettent de faire survivre une entreprise, avec quelques chances de succès, sont pour l'essentiel des biens immatériels, tels que les marques et les parts de marchés, ou bien des stocks d'écarts comptables à amortir. L'actif physique libre de gage, seul espoir du créancier, a disparu. Passant à droite du bilan, l'extrême sophistication des "*instruments*" financiers, de leur représentation comptable, rend plus qu'illisible la fameuse "*bottom line*" pour quiconque n'a pas une pratique actualisée des standards comptables internationaux, ou des pratiques de "*gouvernance*" qui s'opposent à la règle du droit "*local*". La situation de la "*place nette*" s'est substituée à celle de "*l'actif net*". Autant dire que le retard pris dans la réforme déjà impérative en 1994 a considérablement aggravé le décalage entre nos normes et la réalité qu'elles entendent réguler. Pour éclairer le débat sur les difficultés d'une économie dominée par le respect de la concurrence et de son dynamisme destructeur--régénérateur, possédée par des capitaux étrangers et soumise à des normes financières et comptables tout aussi étrangères au droit national, revenons à notre triptyque *précaution*, *prévention*, *protection*. Nous trouverons dans leur mise en œuvre imbriquée le moyen de mieux maîtriser les risques accrus en matière de défaillance économique et financière. A condition de ne jamais oublier que la précaution est de nature comportementale, la prévention de nature contractuelle, la protection de nature légale. Ce qui restreint le domaine de la juridiction. ## *Le comportement de précaution* Si l'entrepreneur était plus attiré par la précaution que par le risque, il ne serait pas un entrepreneur, auquel cas il ferait mieux d'aller rejoindre la cohorte des commis de l'administration. Donc il faut savoir gérer ceux qui s'engagent à risque et qui peuvent, naturellement, mettre leur propre environnement économique en danger. C'est bien à cet environnement, professionnels du chiffre, chambres consulaires, barreaux économiques, banques spécialisées, d'accompagner les entrepreneurs dans cette démarche de précaution. Tout doit y être comportemental en apportant la sécurité de cet accompagnement positif par le soutien collectif des professionnels. On pourrait ainsi s'écarter du traitement archaïque, répressif, terrorisant, qui a démontré sa totale inutilité macro-économique. Il faut encore et encore encourager ces efforts qui se développent, en éloignant le juge d'un domaine comportemental qui ne lui appartient pas. ## *Le contrat de prévention* La querelle déjà engagée sur le volet sauvegarde du projet de réforme montre à quel point le syndicat des copropriétaires de la loi de 1985 n'a pas bien compris l'évolution de notre économie. On ne répétera jamais assez que toutes les formes de prévention, de sauvegarde, doivent être, le plus possible, contractuelles, discrètes, privatives. A chaque instant où le jugement remplace le contrat, où la publicité remplace la discrétion, où la décision étatique remplace la volonté privée, nous mélangeons, qu'on le veuille ou non, l'Etat et l'économie, l'impôt et l'épargne, au détriment final d'un contribuable qui subit sans recours, en dernier ressort, les conséquences qui auraient du être traitées autrement. L'administration qui fait les lois devrait comprendre que l'économie moderne, à laquelle nous adhérons, construite sur l'épargne privée, appartient plus au domaine du contrat autonome lorsqu'il s'agit de prévenir et de sauvegarder, qu'à celui de la loi et du juge étatique, lorsqu'il s'agit de protéger, de liquider, aux frais de la contribution collective. ## *La loi de protection* Partant du postulat que c'est à l'économie de faire vivre l'entreprise, et de la faire survivre si besoin, le rôle de l'Etat et de ses services doit se limiter à gérer la protection des dommages causés par la disparition des entreprises condamnées par l'économie, rejetées par le système de sauvegarde et de prévention contractuelles. Il reste, alors, à faire le choix de la répartition des bienfaits de la protection légale entre les parties prenantes à l'entreprise en difficulté. A la différence des humains, les entreprises par nature mortelles, le plus souvent très jeunes, ne peuvent pas bénéficier d'assurancevie. Si c'était possible, les actionnaires d'Eurotunnel en auraient bénéficié, les salariés d'Air liberté et d'Air littoral aussi, comme les banquiers qui ont fait crédit aux "*start up*" des années de la "*bulle*", et comme les contribuables qui épongeront jusqu'en 2014 les comptes d'une banque en quasi faillite. Tous, à différents titres, méritent le soutien de la collectivité, mais jusqu'où, dans une communauté qui souffre globalement d'une sur protection collective et qui connaît une perte de compétitivité qui la privera, progressivement, des moyens de la conserver. La question, iconoclaste, doit être posée. Pour terminer par un regard prospectif, survolons le chantier non ouvert de l'indispensable réforme du système de protection statique qui empile les épaisseurs destinées à garder les créances au chaud. Hypothèques, nantissements, gages, réserve de propriété, cessions de toutes natures, le magasin des sûretés et garanties est bien achalandé. N'aurait il pas fallu inventorier ce stock et le remettre dans l'actualité de l'économie ouverte mondialisée
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LE DÉNIGREMENT DE L\'ENTREPRISE
# Le dénigrement de l\'entreprise Avant de traiter des conditions dans lesquelles le dénigrement de l\'entreprise peut se manifester sous des formes multiples et variées, je vous dois quelques précisions. Je n'aborderai pas le sujet de la manipulation de l'information, sujet traité par ailleurs, même si elle peut aider au dénigrement. Je découperai mon propos en deux parties. D'abord les instruments classiques du dénigrement, comment on les utilise, comment on peut les empêcher de nuire. Ensuite, quelle est la nature d'une opération de dénigrement. Pour illustrer le propos, je ferais référence à des exemples vécus. Enfin, j'utiliserai ce que j'appelle la « Rolls » du dénigrement qu'est la « rumeur » pour aider à la compréhension de pratiques qui feront, dorénavant partie du business dans l'hyper concurrence ambiante. ## LES TECHNIQUES DE PROMOTION ET DE DENIGREMENT Avant d'entrer dans les techniques et les instruments, il me faut préciser le sens que je donne aux deux mots du titre de mon intervention : Le dénigrement vise à modifier, dans un sens négatif, l'opinion positive dont bénéficie quiconque en fait l'objet. L'entreprise est considérée comme la cible, étant précisé que, bien au-delà de l'entreprise, l'objet du dénigrement peut être, soit une société, soit un organisme, soit une personne physique, soit le ou les dirigeants, soit une marque, un produit, un service, voire même une action entreprise à un instant donné, ou dans un lieu déterminé. Vous retrouverez cette variété de cibles dans les exemples choisis. Pour faire référence aux techniques et instruments du dénigrement, il faut passer du négatif au positif en étudiant, sommairement, les opérations de promotion du business moderne. Adaptées à tous les types de cibles que je viens de relever, elles ont pour objectif de créer de bonnes opinions pour celles qui en font l'objet. Parlant à des juristes, je préciserais que ces démarches à vocation promotionnelle, s'ordonnent autour des principes généraux de la compétence, la personne, la matière, le lieu ; Il suffit de regarder, ou d'écouter les messages promotionnels télévisés pour comprendre la mise en scène de cette trilogie, spécialement dans la promotion des produits de beauté, qui utilisent toujours des personnes, des matières et des lieux générateurs de sentiments positifs d'attraction. **Lorsque le même système s'inverse pour fonctionner en négatif, ce qui se multipliera avec la publicité comparative dénigrante, la même mécanique se met en fonctionnement. Premier exemple : La concurrence commerciale entre les beurriers et les margariniers a pris la forme d'un brutal conflit tranché par le Tribunal de commerce de Paris. Les margariniers avaient lancé une énorme campagne publicitaire sur l'opposition entre le bon cholestérol (la margarine) et le mauvais ( le beurre) . Cette campagne, avait pour support comparatif une autre campagne, lancée en même temps par les beurriers sur le « bon beurre » par la même agence publicitaire. 10.000 affiches, installées souvent côte à côte, étaient destinées, selon les beurriers, à parasiter leur propre campagne, à dénigrer le beurre, et pour ce faire à user d'images manipulatrices de l'opinion.** Le Tribunal, en référé, a ordonné le retrait, immédiat et coûteux ,de toutes les affiches des margariniers, lesquels ont accepté la décision si brutale ait elle été. Revenons à nos outils de promotion et de dénigrement. Jusqu'à des temps récents, pour faire simple, la promotion reposait sur trois modes d'expression, et leurs multiples variétés techniques La PAROLE, L' ECRIT, L' IMAGE La RUMEUR était plutôt réservée au dénigrement. Les deux mécanismes se sont rapprochés, la parole, l'écrit et l'image font partie dorénavant des outils du dénigrement, alors que la rumeur est largement utilisée aux Etats-Unis en préparation ou au soutien de campagnes de ventes hyper ciblées ; c'était inévitable, l'évolution des techniques de langage ou de dessin permettant d'éviter les risques judiciaires excessifs nés de la perte de l'anonymat. ## La PAROLE L'utilisation de la parole dans la promotion comme dans le dénigrement couvre un registre extrêmement étendu, d\'autant plus qu\'elle permet des tonalités et des expressions qui peuvent s\'adresser, grâce à l\'ironie, aussi bien à la cible qu'on fait semblant de louer qu'à celle qu'on veut dénigrer. Prenons deux exemples dans la vie courante : « C\'est un brave homme, quand il est à jeun », ou « c\'est une jolie femme, quand elle est maquillée ». En langage business, ça devient : «  bonne entreprise, qui réussit, en ne tenant pas ses engagements », ou, « c\'est un bon patron, piégé un jour par un mauvais comptable » Deuxième exemple : Au moment de la défaillance du Crédit lyonnais, toutes les participations qu'il détenait dans des entreprises ont été transférées dans la société de « défaisance » , le CDR, créée ad-hoc. Ce transfert ne permettait plus à ces sociétés d'obtenir sur le marché les crédits de fonctionnement dont elles avaient besoin pour vivre. Les autres banquiers concurrents ne voulaient d'autant moins les aider que l'image négative de ce transfert vers les « actifs pourris » les exposait à un dénigrement sournois du genre «  c'est une entreprise intéressante , mais elle est dans la poubelle du Crédit lyonnais » . Le CDR a du créer sa propre banque pour aider ces « proscrits malgré eux ». Si on passe de la parole au discours construit on peut y trouver les pires astuces de dénigrement, surtout lorsque la parole vient à l\'appui d\'images, de chiffres, de graphiques, de tableaux et de ratios . Nous entrons la dans le travail quotidien des analystes qui commentent l\'activité et les résultats des entreprises cotées ; leur parole vaut de l'or, alors que leur silence peut être de plomb. Comment, vu de l'extérieur, orientent ils leurs propos pour ne pas encourir de risques juridiques démesurés, en assumant les devoirs de leurs fonctions. Il faut être le premier à sortir quelque chose d\'original. Si on n\'est pas le premier il faut reprendre les propos de ce fameux et large parapluie du « consensus de place ». On peut, à la rigueur, prendre le risque d\'aller contre le consensus à condition de ne pas aller, en même temps de façon maladroite, contre les intérêts de la cible qui peut toujours, si elle ne l\'est pas déjà, devenir un client. C'est ainsi que la parole, éternel instrument de dénigrement, a trouvé son auto régulation, à l'endroit, l'analyse du marché coté, où les risques étaient élevés. ## L'ECRIT En matière de dénigrement, on peut reporter sur l'écrit les remarques concernant la parole. A la différence près que l'écrit laisse une trace judiciaire, sur laquelle construire une action en responsabilité, à laquelle échapperont les dérives de la parole. Encore que, lorsque l'écrit prend l'allure de la dénonciation, le dénigrement est revêtu du blanc manteau d'une légitimité qui s'oppose à la légalité de la démarche. Troisième exemple : Passons maintenant aux écritures judiciaires, sources de griefs et d'imputation potentiellement dénigrantes. Une grande prudence prévaut dans les échanges d'écritures, entre les conseils des entreprises en conflit dans une procédure civile ou commerciale. Tout change dans le domaine des procédures pénales ou fiscales. La fragilité du secret des instructions permettant l\'organisation de fuites de documents aux fins de dénigrement, parfois sous forme de menaces négociées. Un marché des nuisances, support d'une véritable activité lucrative, se développe contre lequel des entreprises ont elles-mêmes construit des éléments de défense. Quand on sait que ces éléments de défense peuvent facilement être transformés en éléments d\'attaque, qu'au surplus, l'écrit est de plus en plus ouvert à toutes les pratiques de piratage, on imagine facilement vers quelles activités lucratives du dénigrement, ou de sa menace, nous allons. ## L'IMAGE Le monde moderne est devenu un monde d\'apparence et d\'images. Chaque personne physique ou morale qui s\'adresse à un public, même restreint, ne peut éviter une réflexion et une action sur sa propre image ou celle de ce qu\'elle produit et diffuse. Quatrième exemple : L'expérience a été faite par une grande banque de vérifier son image auprès du public par un moyen original. Elle faisait recruter, par un spécialiste du langage, des inconnus recherchés dans le bottin téléphonique de l'époque ( 1984), qui étaient rassemblés par groupes de 20, auxquels on donnait à lire les messages et courriers standards de la banque, sans en dévoiler l'identité. Un animateur favorisait les commentaires sans prendre partie, et les propos, sonorisés, étaient écoutés par des spécialistes dans une pièce voisine. La conclusion recherchée était de faire dessiner, par ces inconnus, à la lecture des documents, et à l'écoute des commentaires échangés, le portrait robot du patron de la banque inconnue, jusqu 'à son domicile , sa voiture, etc \... Tous les groupes, sauf un, sont tombés pile. C\'est ainsi qu\'un domaine spécifique du droit s\'est construit sur l\'image, sur l\'usage qui peut prétendre en être fait, sur le dénigrement qui peut en être déduit. Compte tenu de ce que l' image est souvent associé à l'écrit et à la parole elle comporte une puissance d\'impact considérable, créatrice ou destructrice de personnalité et de réputation. On l'a vu en politique avec l'image du père Voise, en économie avec l'enseigne « Buffalo grill », dans le sport avec les suspects de dopage, ou de tricherie, dans le show biz avec les affaires de stupéfiants ou de mœurs. En relevant, qu'hormis la politique, toutes les autres activités supportent des entreprises aux revenus importants qui s'effondrent, bien avant que les éventuelles condamnations soient prononcées. C'est pourquoi on voit se multiplier dans les entreprises commerciales, industrielles ou financières classiques, de puissants conseils de communication de crise, dont le domaine s'étend, au delà de la société elle-même, aux produits, aux marques, aux dirigeants, jusques y compris aux risques inhérents au comportement des institutions judiciaires. Une véritable industrie de la communication s\'est créée aussi bien en attaque, qu'en défense pour permettre de répondre efficacement à toutes les situations de crise, que le dénigrement préexiste ou qu'il puisse se greffer sur l'intervention du juge. Qu'on le veuille ou non, les juristes qui ne prendront pas conscience de cette évolution, auront de plus en plus de mal à conserver la maîtrise du conflit confiée dorénavant aux communicateurs de plus en plus experts dans le fait juridique. ## La RUMEUR et La NATURE de L' OPERATION de DENIGREMENT. L\'utilisation de la rumeur à des fins de dénigrement est vieille comme le monde. C'est en cela que le l\'étude spécifique de cet instrument de dénigrement permet de recouvrir l\'ensemble du sujet dans une analyse plus exhaustive, au-delà des trois autres instruments que sont la parole, l'écrit où l'image. Dans sa définition basique la rumeur est un bruit, et, comme le bruit est, avec le vide, une des deux peurs de l\'homme, la rumeur produit toujours un effet. On peut même dire que sa caractéristique est d'être le seul produit de l\'esprit humain qui ne souffre pas d\'invendus. A la différence de la parole, de l'écrit et de l'image la rumeur présente un grand intérêt dans l'étude du dénigrement parce que son auteur est a priori non identifiable. Il n\'est même pas certain que la cible soit totalement identifiable car la rumeur s\'inspire souvent de l'ordre donné à ses troupes par Simon de Montfort : « tuez les tous Dieu reconnaîtra les siens » Pour que la rumeur prospère, il lui faut trois éléments associés qu\'on ne retrouve pas toujours dans les autres opérations de dénigrement. Elle a besoin d\'un lieu de diffusion qui, comme celui à l'intérieur duquel circulent les bruits, n\'est pas a priori maîtrisé par l\'auteur. Celui qui parle connaît l'auditoire, celui qui écrit, son lectorat, comme celui qui dessine. Le lieu de diffusion, le volume et la destination de la rumeur sont aléatoires mais il y aura toujours un endroit où elle sera véhiculée, et une cible atteinte. Autre élément, il faut à la rumeur le fantasme et le tabou, sur lesquels reposeront, voire amplifieront, la réaction des destinataires. Cinquième exemple : A nouveau la MGM. La veille de la présentation du dossier devant la commission de privatisation, une rumeur a couru dans les ministères selon laquelle un acheteur miraculeux avait déposé dans une banque de New York le double du prix offert par celui qui avait été retenu. Heureusement , à l'époque, l'utilisation du « Concorde » permettait de gagner trois heures sur le décalage horaire, lesquelles ont permis à un dirigeant du CDR, le vendeur, de faire, à New York, toutes les investigations prouvant la fausseté de la rumeur, et ce un quart d'heure avant l'ouverture des débats devant la commission. Dans le dénigrement de l\'entreprise, la cible doit rechercher, à 360 degrés, à qui, ou vers quoi est destiné le missile, et le type de carburant utilisé, fantasme et/ou tabou. La question de la défense, voire de la contre attaque sera alors posée. Il faut aussi rechercher la nature de l'obligation, s'il y en a une, que la rumeur vise à imposer à la cible la plus vraisemblable, obligation de payer, de faire ou de ne pas faire. Une fois ces analyses faites il faut répondre à la question sur la contre-attaque de la cible visée, pour autant qu\'elle juge utile de contre-attaquer. Car il ne faut pas oublier que la cible a un avantage sur l\'auteur qui est inconnu. Elle seule connaît la réalité des faits évoqués ou allégués. Elle seule peut apprécier l\'effet absolu ou relatif de la rumeur. Cet effet est absolu lorsqu\'elle a conduit à révéler un fait non contestable mettant en cause une cible clairement identifiée. Elle est relative lorsque ni le fait ni la cible sont clairement identifiés Il y a des rumeurs à tiroirs, comportant plusieurs charges dans la tète du missile qui peuvent viser par ricochet des cibles devenues vulnérables par l'amplification du bruit dans la sphère où il s'est répandu. Sixième exemple : La rumeur de Toulouse, qui s'est rapidement révélée un missile à multiples têtes chercheuses est le prototype de ce genre d'arme moderne de destruction médiatique massive. Espérons que le temps de la passion écoulé des sociologues démonteront ces mécanismes comme ils l'ont fait, naguère, de la rumeur d'Orléans. **C\'est en cela que les analyses techniques faites par des spécialistes du dénigrement éclaireront les décisions à prendre par les responsables de la cible a priori visée. Des techniques de contre rumeur fonctionnant sur le principe du boomerang peuvent être utilisées, visant à l' identification de l\'auteur, comme on enfume ou on noie la galerie de la taupe, ou au retrait de l\'action de dénigrement.** Mais il semble très difficile d\'opposer à une action dénigrement, une action concomitante de promotion. L\'effet principal de la rumeur est de multiplier le nombre de ceux qui la colportent, au point de les rendre sourds à tout autre message pendant la période de diffusion. Il faudra donc attendre que l\'effet de colportage négatif ait été saturé pour reconstruire un effet positif qui fasse oublier le dénigrement. Cet ensemble d'opérations, complexes et hasardeuses, dépendent des enjeux qui peuvent être considérables. C'est en cela que je termine mon propos avec le sentiment d'avoir simplement survolé un sujet actuel et passionnant.
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L\'AVOCAT CONFIDENT LOYAL OU DÉNONCIATEUR LÉGAL ?
# L\'avocat confident loyal ou dénonciateur légal ? Les temps sont durs pour le secret : il est traqué jusque dans son ultime refuge, le cabinet d\'avocat. On oublie trop vite que le secret est protecteur de l'être humain. Pourquoi alors chercher à le pourchasser comme une bête nuisible vouée à la curée médiatique ? Parce que nos sociétés sont dominées par l'obsession de l'exhibition, par la manie du soupçon, dont la déclaration pose aujourd'hui un réel problème à la profession d'avocat et à ceux qui en font leur confident. ## L'image de la victime, icône de la société d'exhibition Jadis, dans les sociétés rurales, la compassion collective s'exprimait naturellement à l'égard des victimes, qu'on exhibait même à cette fin dans les foires. Dans notre système judiciaire moderne, inquisitoire, où le procureur dirige seul le processus de punition, la victime n'a donc plus eu l'occasion d'exprimer sa souffrance et de recueillir la compassion. Elle obtient désormais satisfaction grâce à la télévision qui a industrialisé le business modèle exhibition -compassion, et donné sans le vouloir une arme nouvelle aux fous qui ont décapité les otages de Bagdad. C\'est ainsi qu'on s'est accoutumé à voir tout constamment révélé et exhibé jusqu\'à la nausée. Au risque de voir resurgir le droit à la vengeance et son corollaire, le recours à la dénonciation. ## L'exigence de transparence et l'obligation d'informer L'exigence de transparence et d'information de la part des Victimes a une explication : dans nos sociétés modernes, ne pas savoir, ne pas connaître, met en situation de faiblesse, voire exclut du jeu social ou économique. Le discrédit jeté sur le secret a une autre origine. D'abord, au motif qu'il nourrissait les névroses familiales, le mouvement psychanalytique l'a condamné. Ensuite, dans nos démocraties égalitaristes, posséder un secret apparaît comme un privilège injustifié. On n'hésite donc plus à contester le secret de la femme qui a accouché sous X , celui de leurs sources aux journalistes et même celui de la confession. Mais la révélation forcée d'informations est mal vécue : la moitié des entreprises soumises aux nouvelles règles de transparence (loi sur les Nouvelles Régulations Economiques, Loi sur la Sécurité Financière), pour y échapper, ont changé de forme sociale ou délocalisé leur siège à l'étranger. La protection de la vie privée cède sous la double influence des nouvelles technologies et de la lutte contre le terrorisme : fichiers planétaires de voyageurs, caméras de télésurveillance, téléphone portable, GPS, carte de crédit ou de transport enregistrent déjà tous nos mouvements. Et que pèsera demain le secret médical face à l\'informatisation des dossiers des patients destinée à préserver l\'équilibre de la sécurité sociale ? ## Le soupçon et la dénonciation Au fur et à mesure que l'économie de marché globalisée s'est imposée, créant des systèmes complexes difficilement contrôlables, le monde des hors-la-loi, éternel parasite du commerce légal, a opéré sa propre mutation vers une économie de trafics mondialisée. L'économie souterraine n'a désormais plus de frontières : on le voit avec les marchés de la drogue, la traite d'êtres humains, les « privatisations » sauvages des Etats totalitaires, la fraude fiscale et la corruption. Abritée dans des zones de non droit, elle échappe au contrôle de toutes les institutions et génère un soupçon général irrépressible, renforcé par quelques grandes escroqueries à l'intérieur même des Etats de droit. Il ne faut donc pas s\'étonner que l\'avocat, qui côtoie quotidiennement l\'économie de marché dans son cabinet, croise un jour ou l'autre l\'économie de trafics, et donc qu'il soit sollicité pour la dénoncer. Certes, l'autorité qui fait appel à la dénonciation, dit faire la différence entre l\'avocat conseiller exposé à l\'obligation de dénonciation, et l\'avocat défenseur tenu au devoir de secret. Mais comment faire cette différence lourde de conséquences, face au client et à ses projets ou préoccupations ? Comment trier entre le licite et l'illicite dans le fatras de règles édictées par quelques 200 Etats ? Il faut pourtant lutter contre l'économie de trafics, mortelle à terme pour l'économie de marché. Les choix à faire, face à cette nécessité impérieuse, ressortent de la conscience individuelle de celui qui devra arbitrer entre ces deux obligations antagonistes. C'est ce devoir de référence à sa conscience, lié à sa responsabilité d'assumer les choix opérés, qui donne une nouvelle noblesse à la profession d'avocat, dont l'exercice fait de dignité et de loyauté aidera la société à retrouver confiance et équilibre. Dans le secret de chaque cabinet, évidemment.
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LES VOCATIONS DE DELATEUR ABONDENT DANS L' ESPECE HUMAINE
# LES VOCATIONS DE DELATEUR ABONDENT DANS L' ESPECE HUMAINE **Le voile pudique jeté depuis 50 ans sur le comportement de la société française, sous la botte allemande entre 1940 et 1944, a privé le pays de la pédagogie qui aurait évité ce qui se passe aujourd'hui. Ce silence, qui empêchait de ternir l'image d'une France victime ramenée dans le camp vertueux des vainqueurs préservait, aussi, la paix civile. Le climat de dénonciation qui s'installe aujourd'hui dans la société exigerait qu'on soulève ce voile pour arrêter une dérive qui conduit vers le pire.** **Ceux qui ont vécu cette période le savent. Le soupçon, la dénonciation, la punition collective, enfermaient la vie quotidienne dans un triangle infernal dont on peut s\'étonner qu'on en redessine la géométrie en nos temps de prospérité et de paix, même agités par la crainte du terrorisme.** **Pourquoi sommes nous entrés dans cette dépression qui pousse vers un soupçon généralisé, vers ce culte de la dénonciation , que quelques prêtres inconscients, ont honoré dans des actions déshonorantes, à Outreau, à Toulouse, à Roissy ou à Sarcelles.** **Certes la dépression vécue, aujourd\'hui, n\'a pas le caractère paroxystique qu\'elle a connu. Elle a perdu de son intensité, mais elle n\'a pas changé de nature ni dans les éléments qui la provoquent ni dans les manifestations qui la caractérisent. C'est pourquoi il est utile de reprendre la grille de lecture des évènements des années de plomb pour mieux comprendre ce qui nous arrive.** **Les classes moyennes françaises, creuset de la culture politique modérée, conservatrice et légitimiste, garantes de la paix civile, sont passées de la ruralité à la vie urbaine, sans drame, en conservant leur position sociale construite sur les acquis sociaux des « trente glorieuses ». Trente ans après la fin de cette période d'enrichissement, elles se contractent et se concentrent en arrivant de moins en moins à transférer leurs statuts à leurs enfants.** **Le sentiment affirmé que la France d'en haut fait chambre à part et n'aime plus celle d'en bas, la leur, ont réveillé les vieux démons de la jalousie. L'angoisse des « trappes à pauvreté » est venue s'ajouter en inspirant un droit à la vengeance par la dénonciation.** **Certes le légitimisme naturel des classes moyennes, qui les a toujours poussées à aimer le chef suprême, même par défaut, entretient et préserve la pratique monarchique des institutions . C\'est le message qu\'elles ont adressé au grand père en avril 1944, et au grand frère en avril 2002. Mais l'histoire a montré combien ces liens affectifs étaient volatils.** De manière plus confuse et plus insidieuse, le peuple rejette, aujourd\'hui comme 60 ans plus tôt, le mode d\'exercice du pouvoir d'Etat, plus que ceux qui l'exercent. Né légitime, il est délégitimé aussi vite qu'il a été légitimé, lorsqu\'il devient évident que ce sont les pratiques contestées qui s\'imposent aux hommes mis en place et non l\'inverse comme le demande l'électeur à chaque scrutin. Le culte de la dénonciation, et les techniques modernes de communication fournissent les moyens de cette déligitimation. C'est ainsi que celui auquel la constitution confie le gouvernement du pays, n'existe que pour en assumer les échecs programmés. **Le peuple, conscient de cet incapacité des dirigeants, les soupçonne d\'un usage industriel et pervers du mensonge en subordonnant l'action à la communication moderne qui a conservé l'efficacité de la propagande d'antan sans la vulgarité ni la brutalité. Dénonciateur, il s'autorise la même perversité, dans le jeu mortel entre le menteur et le menteur et demi.** Il soupçonne les dirigeants d\'échapper à leurs responsabilités dans les catastrophes économiques et financières qu'il subit, qui ruinent et parfois affament, accumulées au cours des années récentes. Certaines sentant le trafic clandestin, la lettre anonyme, le corbeau, prospèrent comme au bon temps du marché noir. **Le peuple ne se reconnaît plus dans la création des lois qu'il subit soupçonnant ceux qui participent à leur élaboration, ou plus simplement à la transcription de textes élaborés « ailleurs », d\'être les instruments d\'un étranger méconnu et hostile** Il a perdu la confiance dans une institution judiciaire en crise qu'il soupçonne d\'avoir fabriqué une technocratie gestionnaire d'une procédure à laquelle il ne comprend rien. Si ce n'est que l'usage qu'elle fait du soupçon, surtout de la dénonciation, dénature l'autorité et l'image vertueuse de la justice. **Obsédée par la posture dénonciatrice qui permet d'exister, doublement, dans les médias, comme victime et comme justicier, enfoncée dans la dépression, la société française , comme tout individu aux prises avec cette maladie, s'inflige une culpabilisation collective. N'ayant aucune conscience des conséquences de leur utilisation, elle reprend les accents des rengaines serinées aux écoliers, il y a 60 ans, avant qu'on leur fasse chanter « Maréchal nous voila ».** La dénonciation des réseaux d'influence, évidemment occultes, à retrouvé sa place à largeur de Une et d\'écrans dans les médias, et , hélas, dans les prétoires. Les notables, les cercles plus ou moins philosophiques, les riches émigrés fiscaux , les pauvres immigrés parasites, comme les mal pensants, sont installés, tour à tour sur la pierre de la honte chère à Antoine de Padoue. **Il ne manquait dans le tableau que la croix gammée et la profanation. C'est fait avec les mêmes cibles qu' autrefois, à la différence qu'elle vise les morts en attendant de viser les vivants.** **Certes, à nouveau, ces phénomènes qui firent la trame des années noires n\'ont pas l'intensité qu\'ils ont connue. Liée au traumatisme de l\'invasion, de la défaite, de l'occupation, la dépression des temps de guerre, diffère de celle des temps de paix dans son origine, mais le fonctionnement de leurs mécanismes sont identiques.** L'important est de savoir si ce mécanisme, enclenché de nos jours à froid, peut conduire vers un paroxysme, une convulsion, faute d\'avoir été traité à temps . Sauf à nier l'intérêt de la grille de lecture proposée, ou reprendre le célèbre « après moi le déluge », il est grand temps de répondre autrement que par les litanies, sans suite, sur les fameuses fractures. Est-il possible de le faire en conservant le même mode d\'exercice du pouvoir d\'Etat ? Avec les mêmes titulaires ? La thérapie de la consultation électorale classique peut elle éradiquer la maladie? Sans réponse pertinente, et compréhensible, il faudra lancer un avis de grande tempête sur les prochains isoloirs.
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RESPECT DU DROIT NATIONAL OU SOUMISSION À LA RÉGULATION MONDIALE ?
# Respect du Droit national ou soumission à la Régulation mondiale ? Les recherches sur la convergence des droits nationaux et de la Régulation issue de la globalisation des échanges économiques nous concernent, au premier plan, plus encore que nos voisins. La France avait un modèle économique d\'économie administrée, elle l'a perdu, après quoi ses entreprises ont assimilé, avec succès, celui de l'économie ouverte et concurrentielle. Elle a su conserver un modèle juridique qu\'elle vient de glorifier avec le bicentenaire du Code civil. Ce modèle subit de fortes pressions pour le voir se fondre dans le moule des normes d'une économie productiviste, encore mal comprise, voire mal admise. Depuis des années, juges et avocats défendent ce modèle juridique qu'ils tentent d' exporter. J\'ai moi-même participé à cette tentative vers l\'Europe de l\'Est et la Chine lorsque j\'avais la responsabilité d\'un grand tribunal de l\'ordre judiciaire. Ceux qui m'ont succédé l'ont fait ou le font, avec courage et conviction. C\'est pour cela que je suis très sensible à l\'actuelle incohérence entre la défense de notre droit, et l\'importation systématique , parfois irréfléchie, de normes internationales, à dominante américaine, dans le grand marché de la Régulation. Il n\'est pas question de réinventer Mr. Chauvin. L\'économie mondialisée existe, certes avec des règles récentes, encore balbutiantes. Si l'on veut jouer dans la cour des grands,il faut l\'admettre, et rechercher le perfectionnement avant le rejet. Ceci admis, l\'économie est construite sur la concurrence. Celle entre les Droits existants est aussi légitime que celle entre les productions et les marchés. La Régulation ne doit pas conduire à la destruction des Droits sur lesquels chaque nation a construit son pacte social. Pour établir un monopole imposé. Il semble que les régulateurs ont , un peu vite, oublié ce qui n\'est pas un simple détail. Les réactions populaires, en France et aux Pays-Bas, face au projet de constitution européenne, norme régulatrice supérieure, sont là pour rappeler que les peuples préfèrent leurs lois internes, démocratiquement votées, aux normes importées, techniquement négociées. Prenons quatre exemples concrets et récents : . - La norme américaine du  « whistle blowing », est importée en France, dans certaines entreprises, sous le vocable de « l\'alerte éthique ». Démarque approximative de l\'article 40 du code pénal réservé aux fonctionnaires qui a pour objet de dénoncer un fait délictueux codifié, le whistle blowing a pour base la dénonciation d\'un individu et de son comportement par rapport à une éthique, un devoir respectable, qui échappent à la codification juridique. On sait que cette pratique risque de conduire vers un marché de la dénonciation et de la contre dénonciation, comme il existe dans l\'informatique un marché du virus et d\'une contre virus. Cette norme est contraire au droit français, la CNIL vient de le rappeler. - La norme américaine de la « class action » va entrer dans notre Droit. La bonne intention -assister l'électeur consommateurservira rapidement à paver l'enfer des conflits de masse. Comme aux Etats-Unis, où elle a conduit à la création d\'un énorme marché du dénigrement qui trouve ses débouchés, plus que fructueux, dans des transactions d\'argent hors la vue du juge. Avec la class action , il faudra apprendre à préférer la solution, par l\'argent, née d'une transaction contractuelle, à celle du jugement prononcé par la collégialité des magistrats . - La norme américaine des « punitive damages » frappe à notre porte . Elle nous propose un système d\'amende , imposée à l\'auteur d\'une infraction, dont le montant pourrait être réparti entre les victimes virtuelles d'un dommage qui n\'a pas été constaté. Notre droit connaissait la responsabilité avec faute, il a glissé vers la responsabilité sans faute, mais toujours avec dommages subis et prouvés. En appliquant cette norme on franchirait le pas vers la responsabilité sans dommage. Ce serait l'effondrement du monument de notre Code civil, l\'article 1382. - Enfin, la norme de la « compliance » submerge aussi bien le Droit que la Régulation. C\'est un mot charmant qui commence comme complication et qui finit comme allégeance Nos importateurs traducteurs l'ont bien compris. Ils l\'ont rebaptisé « conformité ». Un mot que tous les bons dictionnaires définissent comme une soumission à un ordre supérieur. L'essentiel est alors de savoir à quel ordre nous devrons nous soumettre. S\'agit-il du respect de la loi nationale,  celle qui s\'impose à tous, censés ne pas l'ignorer, la Loi, toute la Loi, rien que la Loi ? S\'agit-il du respect d\'un ordre supérieur, celui de la régulation d\'une économie mondialisée, régulation qui s\'impose à l'ensemble des agents économiques quels qu'ils soient, où qu'ils soient ? La différence est de taille. Avant de répondre à ces questions il faut prendre conscience de la réalité. La révolution qui affecte les techniques d'information et d'échanges économiques a modifié les notions anciennes de temps et d'espace. La convergence recherchée entre les Droits nationaux et la Régulation mondiale prendra du temps, quelle que soit la dictature du court terme qui prévaut de nos jours. Auparavant, il faudra savoir gérer la cohabitation de ces deux concepts au sein de l'espace juridique territorial de l'Etat nation, et résoudre les difficultés que cette cohabitation entraînera. Ceux qui ont déjà pris conscience de l'imbrication étroite de l'économie du Droit et de la Justice seront les mieux armés pour venir à bout de ces difficultés. L'efficacité et le bon équilibre de la future convergence dépendront de leur mobilisation.
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PEURS ET REVOLTES
# PEURS et REVOLTES La FRANCE a PEUR . Le diagnostic est sans appel. Comme celui, La FRANCE S' ENNUIE, qui précéda la convulsion de 1968. On sait ce qu'a produit l' ennui, que va entraîner la Peur ? Pour clarifier la vision prospective, il faut un peu de rétrospective. L\'origine de cette situation qui se dégrade, par à-coups, se trouve au début des années 1980, au milieu d'un cycle de désordres, qui a couvert la décennie 1975-1985, marquée, progressivement, par une inflation et un chômage à deux chiffres. À l\'époque, 1981-1982, la France a cru échapper à ce double drame en empruntant la voie originale de la rupture avec le capitalisme. Rapidement, cette voie s\'est révélée une impasse. Il a fallu faire brusquement demi-tour et rentrer au bercail de la mondialisation capitaliste et productiviste, seul modèle dominant après l' effondrement de celui, collectiviste, de l'empire soviétique. Marquée par cet échec, la société française s\'est engagée dans le cycle de l\'argent roi des années fric, 1985-1995. Elle a adoré tout ce qu\'elle avait détesté quelques années plus tôt, pour ne pas voir les conséquences du tète-à-queue de 1983-1984. Jusqu\'à ce que, à force de débordements, de dettes, et d\'aventures, dont elle paie encore aujourd'hui le prix fort, elle s'installe, de 1995 à 2005, tout aussi progressivement, dans le cycle de la peur. Après avoir fait semblant de croire qu'on pouvait s\'enrichir en dormant, en travaillant de moins en moins, la société française a accumulé les rancoeurs et les comportements dépressifs, sur le déclin de son modèle social, celui de sa place dans le monde, celui de ses performances, de sa sécurité, celui des valeurs de sa démocratie représentative, etc etc ... Aujourd\'hui elle s'engage lentement dans un autre cycle celui des révoltes, nées de la rupture de son pacte social. En raison de la gravité de cette perspective il faut préciser sur quels terrains ces conflits se dérouleront, et avec quels belligérants, au figuré, en début de cycle, au propre à moyen terme. Il faut comprendre que la vraie fracture qui menace la société française, au-delà des peurs d' aujourd\'hui, se situe entre les trois générations d'adultes, dont les intérêts acquis et les risques encourus divergent, jusqu'à rompre le pacte social sur lequel la France s'est reconstituée après les déchirements violents de la guerre de 39-45 et de la décolonisation qu'elle entraîna. ## La génération des usufruitiers Maintenus dans la collectivité par l'allongement de la durée de la vie, la génération des plus de 60 ans, celle qui a inventé le concept d'acquis sociaux, a deux caractéristiques. La réduction de ses revenus, liée à l'arrêt d'activité de plus en plus prématuré, l'exonère de la contribution à l'entretien du domaine collectif. Elle en est, de fait, devenue l'usufruitière. Par contre, son existence même repose sur la redistribution des contributions à charge de la génération des nus propriétaires du domaine collectif reconstitué au cours des « trente glorieuses ». ## La génération des nus propriétaires Mis en charge de produire les contributions à redistribuer, la génération des 40- 60 ans s'est trouvée face à une équation impossible à résoudre. Comment assurer le prix de l'usufruit, en même temps que payer celui de la compétition, du productivisme, supporter les conséquences migratoires d'une ancienne puissance coloniale, et garder un peu d'argent pour soi ? La solution était évidente, il fallait vendre des pans entiers du domaine collectif pour trouver l'argent introuvable dans son exploitation, et hypothéquer le reste par l'endettement. C'est ce qui est fait depuis 20 ans qui aboutit à déshériter le génération qui suit de sa part de ce domaine commun. ## La génération des déshérités La génération des 20-40 ans ne peut que constater l'évidence. Il lui faut retrousser les manches, comme l'ont fait ceux qui ont eu 20 ans en 1945, qui ont largement participé à la reconstruction du pays ruiné, avec pour contrepartie la légitimation de leurs futurs acquis sociaux. La difficulté de l'entreprise est réelle dans une époque ou l'hyper individualisme hédoniste n'y prépare pas. Il ne faut pas chercher ailleurs la grande peur de l'an 2000 en France. Les usufruitiers ont peur de perdre ce qui leur permet de vivre. Les nus propriétaires n'arrivent plus à supporter les charges d'un domaine réduit à l'essentiel non vendable. Les déshérités se rendent compte de ce qui les attend. Tout cela est clairement ressenti et expliqué dans une publication récente de Cofremca/Sociovision qui relate que la moitié des français s'attendent à des bouleversements violents avant 5 ans. Ce pire est-il à craindre dans ce cycle des révoltes qui succèdera, à celui de la peur ? Oui et non, car le pire n\'est jamais certain. Le pire repose sur trois éléments factuels. Un fort sentiment d'injustice chez les déshérités. Le retour des utopies suicidaires du 20^ème^ siècle. Le réservoir de violences physiques dans les zones de non droit. L\'espoir réside dans la réaction, la prise de conscience de ces phénomènes inquiétants, par tous ceux qui exercent une responsabilité sociétale. Dans une démocratie représentative équilibrée ce serait à la classe politique d'apporter la solution. Mais, malheureusement, quelque soit la bonne volonté individuelle de ceux qui se dévouent pour la chose publique, le fonctionnement collectif du système a détruit la crédibilité indispensable pour y arriver. La société civile, le monde économique, seront les premières victimes des désordres incontrôlés, dans le cas où le pire surviendrait. C'est pourquoi, face à un Etat qui a déjà perdu la main, il leur appartient de porter à cette génération des 20-40 ans la plus grande attention, le plus ferme soutien psychologique et pédagogique, afin de limiter les effets du cycle des révoltes qui s'enchaînera avec celui de la peur.
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USUFRUITIERS, NUS PROPRIETAIRES, PRECAIRES ET DESHERITES
# USUFRUITIERS, NUS PROPRIETAIRES, PRECAIRES et DESHERITES Il y a six mois j'avais préparé pour l' « Echo » un article sur les peurs et les révoltes. Je l'ai retenu. Je concluais : « Notre Etat risquant de perdre la main, il appartient, à tous les citoyens, de porter à notre jeunesse la plus grande attention, le plus ferme soutien psychologique et pédagogique, afin de limiter les effets du cycle des révoltes et de la peur ». Nous y voila. L\'origine de cette situation se trouve au début des années 1980, au milieu d'un cycle de désordres, qui a couvert la décennie 1975-1985, marquée, par une inflation et un chômage à deux chiffres. En 1981-1982, la France a cru échapper à ce double drame en empruntant la voie originale de la rupture avec le capitalisme. Ce fut une impasse. Il a fallu faire brusquement demi-tour et rentrer au bercail de la mondialisation capitaliste et productiviste, seul modèle dominant après l' effondrement de l'empire soviétique. Marquée par cet échec, la société française s\'est engagée dans le cycle de l\'argent roi des années fric, 1985-1995. Elle a adoré tout ce qu\'elle avait détesté quelques années plus tôt. Jusqu\'à ce que, à force de débordements, de dettes, et d\'aventures, dont elle paie encore aujourd'hui le prix fort, elle s'installe, de 1995 à 2005 dans le cycle de la peur et des révoltes trimestrielles. Après avoir cru qu'on pouvait s\'enrichir en dormant, en travaillant de moins en moins, la société française a accumulé, [sans raisons]{.underline}, les rancoeurs et les comportements dépressifs, sur le déclin de son modèle social, celui de sa place dans le monde, celui de ses performances, de sa sécurité, celui des valeurs de sa démocratie représentative, etc etc ... La vraie fracture qui menace la société française, au-delà des peurs d' aujourd\'hui, se situe entre les trois générations d'adultes, dont les intérêts acquis et les risques encourus divergent, jusqu'à rompre le pacte social sur lequel la France s'est reconstituée après les déchirements violents de la guerre de 39-45 et de la décolonisation qu'elle entraîna. ## La génération des usufruitiers Qu'est ce qu'un *usufrutier* dans la France d'aujourd'hui ? C'est un citoyen qui ne produit plus, qui reçoit ses revenus directement ou indirectement des caisses de l'Etat, et qui contribue de moins en moins au coût de la collectivité. Il a entre 55 et 80 ans soit 25 classes d'ages sur 80 vivantes. Il bénéficie, à plein, du « modèle social » créé par, et pour, ceux qui ont fait, entre 1945 et 1975, des efforts considérables pour reconstruire la France, sa démographie, son industrie, et ses finances, après l'effondrement des années guerrières 1914/1944. Ce sont eux, qui par leurs votes, inspirent et dominent nos choix politiques. ## La génération des nus propriétaires Qu'est ce qu'un « nu propriétaire » de nos jours ? C'est un citoyen entre 40 et 55 ans, qui a accédé, au manettes du pouvoir d'Etat, en général par ses diplômes, ses origines familiales, ou ses réseaux de relations. Ou bien qui a trouvé l'abri protégé garanti aux serviteurs de l'administration d'Etat. Ce nu propriétaire-régisseur gère le domaine pour le compte et le profit commun qu'il partage avec les usufruitiers, lesquels lui garantissent, en retour, la pérennité de leurs situations par un système électoral majoritaire qui démembre le légal et le légitime. Reste à résoudre une équation insoluble ! Comment assurer le prix de l'usufruit, en même temps que payer celui de la compétition, du productivisme économique, le rejet de l'excès d'impôts, supporter les conséquences migratoires d'une ancienne puissance coloniale, et garder assez d'argent pour soi ? La solution apportée a été de vendre des pans entiers du domaine collectif, plutôt mal géré, pour trouver l'argent frais qui manquait, et hypothéquer le reste en accumulant les dettes pour payer les dépenses courantes. C'est ce qui a abouti à précariser, puis à déshériter , les deux générations qui suivent . ## La génération des précarisés Qu'est ce qu'un *Précaire* aujourd'hui ? C'est un citoyen de 25-40 ans, qui est privé des principaux attributs de la liberté que sont, l'ambition de réussir sa vie par son travail, la dignité de sa personne, le respect de ses origines. A l'envers du nu propriétaire, il pâtit de l'absence de soutien familial, de relations, ou de diplômes adaptés aux marchés. A vues humaines, si le système perdure, les chances du précaire de devenir nu-propriétaire, puis usufruitier sont nulles. On en découvre les conséquences, avec angoisse, en voyant la précarité affecter cette génération comme une maladie chronique. ## La génération des déshérités Qu'est ce qu'un *déshérité* aujourd'hui ? C'est un enfant de précaire qui ne peut plus supporter ce qu'il vit. Il a, selon ses origines, la dégradation de son tissu familial, son exclusion de toute formation socialement intégrante, entre 15 et 25 ans. Il n'a rien sur quoi construire une vie, sauf l'amour, la religion, la passion, dont il ne faut pas s'étonner du grand retour. Les émeutes insensées des banlieues et le rejet convulsif du CPE sont les deux faces du même miroir . Tout cela est annoncé dans une publication récente de Cofremca/Sociovision qui relate que la moitié des français s'attendent à des bouleversements violents avant 5 ans. Peut on le craindre sérieusement, comme l'exprime J. Marseille dans son livre récent sur la guerre civile ? Oui. Par l'existence d'un fort sentiment d'injustice chez les déshérités, le retour des utopies suicidaires du 20^ème^ siècle, chez les précarisés, l'incapacité des nus propriétaires de redresser la situation, et le réservoir de violences physiques des zones de non droit. Est-ce que notre démocratie représentative qui a laissé cette situation se créer peut y apporter remède ? Tout dépendra de la reconstitution de la classe politique et de ses idées en 2007, sauf à ce que « la rue » ait imposé sa propre légitimité auparavant. Quiconque s'informe et réfléchit sur ce qui se prépare dans le monde, et chez nos voisins, que nous subirons bon gré mal gré, sait que notre modèle démocratique est en grand danger. Notre puissance économique fait assez de jaloux pour qu'ils profitent de nos dérapages. Et que nos créanciers perdent confiance. Il reste 10 mois pour se tirer de ce mauvais pas. D'ici la, j'attirerai votre attention sur l'essentiel, sur ce qui vous sera caché.
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PRINCIPE DE PRECAUTION, OBLIGATION DE SANCTION
# PRINCIPE de PRECAUTION, OBLIGATION de SANCTION **C\'était inévitable dans un pays où, comme le dit si bien le philosophe Yves Michaud, on fait une loi dés qu'un âne fait un pet. Dorénavant, il faudra empêcher les malfaisants de maltraiter leur environnement naturel, comme il faudra punir les mal disants qui maltraiteront leur environnement homosexuel. Très bien.** **L'association de ces deux éléments de l'actualité, permet de marquer la différence entre la sanction empêchement née de l'application d'un principe, et la sanction punition, née de celle de la loi.** Autant on peut faire une loi qui punit sur la base d'un fait certain qu'elle définit, d'une procédure codifiée, d'un jugement qui respecte l'une et l'autre, enfin d'une sanction appréciée par les juges. Autant il est impossible de sanctionner quand le fait est manifestement incertain, douteux, hypothétique, « en l'état des connaissances », donc indéfini par nature. Or, « l'Autorité » va sanctionner, au motif de son devoir d'empêchement, toute défense contradictoire étant, à priori écartée, de l'instant où elle repose, par définition, sur l'acte ou le fait incriminés, dont l'incertitude des conséquences justifie, tout aussi à priori, la sanction entreprise. Après quoi, « l'Autorité » verra sa décision soumise à l'appréciation d'un tribunal. Etat de droit oblige. Ce tribunal, administratif ou judiciaire, brisera t'il la liaison séculaire entre la preuve du dommage, le lien de causalité avec l'acte incriminé, et la sanction ? Fera t'il des conséquences du danger, malgré leur incertitude reconnue, une certitude dogmatique imposée par le nouveau principe constitutionnel ? Allons nous vers une juridiction du troisième type, le tribunal de l'incertitude ? **Il faudra bien répondre à ces questions de base. On connaît le pourquoi, préserver Dame nature, il faut savoir, pour bien éclairer la réflexion : pour qui, ou, quand et comment ?** **POUR QUI : tout le monde. L'obligation est issue d\'un principe constitutionnel, loi suprême, dont l\'application est impérative, même si elle repose sur l\'incertitude, concept dont il y a autant d\'expressions que d\'individus sur terre. Ainsi nous sommes tous concernés et invités à ne pas laisser cette obligation sans effet, à charge des autres et à notre profit, évidemment.** OU : partout, en France, car on voit mal quelle autorité française, même si celui qui la saisit est réellement victime d\'une atteinte de son environnement, sanctionner les auteurs étrangers , centrales nucléaires, industries asphyxiantes, généticiens qui transforment les viandes et les végétaux de notre nourriture, en cachette. QUAND : tout le temps évidemment, tant que l\'incertitude ne sera pas levée par les savants et les experts , lorsqu'ils verront, un jour, leurs certitudes reconnues, par leur réhabilitation, comme Galilée, 350 ans plus tard. **COMMENT : nous arrivons à l'essentiel. L'application du principe de précaution, comme l'action politique qui l'inspire, sont des arts qui ne seront que d'exécution, dans tous les sens du terme. Autant le savoir, et commencer à débattre avec énergie des conditions dans lesquelles tout le monde, n\'importe où, n'importe quand pourra saisir une Autorité, et le tribunal qui contrôlera sa décision .** **Nous vivons une époque qui voit la foi religieuse, réputée soulever les montagnes, remplacée par la foi naturaliste qui interdit qu'on y touche. A quand le onzième commandement** **des nouveaux croyants :** ***« Précaution tu prendras, en tous endroits, à chaque instant »*** **Le principe paraissant acquis, il reste à imaginer comment le mettre en application. Prochainement, les murs épais de l'Abbaye aux Dames de Saintes, vont résonner de la virulence des échanges sur le comment de l'application du « principe » par le juge « saisi ».** **Espérons que le juge ne sera pas saisi d'effroi face à la tâche et aux responsabilités qui vont mettre son imperium en difficultés.** **Peut on suggérer qu'il soit saisi par l'angoisse.** **Le principe est qu'il faut protéger la nature de la malfaisance de l'espèce humaine. Est on certain qu'il ne faille pas encore inventer et prendre des risques, malgré les incertitudes, pour protéger l'espèce humaine contre la malfaisance de la nature ?** **A moins de considérer que le pet d'un âne, sur le plateau du Larzac, suffit à faire vaciller l'axe de la terre, avec la même intensité que l'horrible séisme de Sumatra, et à condamner lourdement l'ânier qui n'a pas pris la précaution de l'empêcher .**
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AU SECOURS ! LE PASSÉ REVIENT
# Au secours ! Le passé revient Et quel passé ! On le sent venir par une sensation diffuse qui vient s\'exprimer dans un rapport récent : « Un Français sur deux ne se sent plus chez lui comme avant » Ce n\'est pas le sentiment en lui-même qui est préoccupant. Il ne fait que constater que le temps qui passe modifie les gens et les choses. C\'est la référence au \"comme avant\" qui pousse à préférer le passé à l\'avenir. Notre pays se joue régulièrement la pièce du retour vers le passé dans son théâtre hexagonal. Entre 1941 et 1944, ce fut la tragédie ; entre 1959 et 1962, ce fut le drame ; entre 1968 et 1969, ce fut la farce ; entre 2000 et 2002, ce sera certainement la comédie. A quoi reconnaît-on ces périodes au cours desquelles un pays hésite entre le passé et l\'avenir ? Evidemment c\'est plus facile à expliquer à la fin qu\'au début. Je vais pourtant m\'y engager en prenant rendez-vous en 2003 si Dieu me prête vie et L'Echo ses colonnes. ## Les symptômes du retour vers le passé A chaque fois les mêmes manifestations annoncent les mêmes troubles de comportement qui affecteront la société jusqu\'au paroxysme libérateur qui remettra le malade sur pied. Pour illustrer l\'analyse, j\'aurais pu comparer les dérèglements des trois périodes : tragédie 40-­44, drame 59-62, comédie 2000-2002. Si comparables soient-elles, il paraît suffisant de mettre en évidence les similitudes entre la tragédie et la comédie. Les deux situations sont extrêmes. Grande détresse vécue il y a 60 ans, grande richesse affichée aujourd\'hui. Années noires contre années roses. C\'est sur ces situations de l\'extrême qu\'on construit la vision la plus révélatrice. Si choquante soit-elle. Allons à la découverte des symptômes. ## Le refus d\'accepter l\'évolution du monde Entre 1940 et 1944, l\'Etat français ainsi appelé pour faire oublier la République a refusé de comprendre la mondialisation de la guerre. Il a reculé devant l'engagement aux côtés des futurs vainqueurs, laissant à une France qui n'était pas la sienne la place qu'elle y prit. Aujourd\'hui, l\'administration de l\'Etat refuse d\'admettre la mondialisation des activités humaines. Elle rejette l\'engagement à côté des futurs gagnants de la grande révolution en cours, laissant à nouveau à une France qui n\'est pas la sienne la place à y prendre. En 40-44, la politique du vichysme mou n\'était autre que celle du fascisme mou qui n\'avait pu s\'imposer en France dans les années 30. On sait à quel point elle a échoué\... Aujourd\'hui, on sait que les sociétés perdantes du début du siècle seront celles qui auront conservé le système administratif bureaucratique centralisé du XXe siècle. Tout le monde sait que l\'expression politique de ce système, le collectivisme mou, n\'a pas su s\'imposer chez nous dans les années 80. Tout annonce un deuxième service de ce plat réchauffé en agitant l\'épouvantail de la mondialisation. ## Deux chefs pour deux pays Est-ce parce que nous avons coupé la tête de notre dernier roi ? Nous adorons qu\'il y ait deux têtes au sommet de notre monarchie républicaine. Et bien évidemment qu\'elles se disputent les deux morceaux du pays déchiré. Dans la tragédie, c\'était la guerre des armes. L\'hexagone renfermé derrière son Maréchal, le reste de l\'ancien empire et quelques aventuriers derrière leur Général, jusqu\'au transfert des ovations parisiennes de l\'un vers l\'autre en avril et août 44. Dans la comédie que nous allons vivre, ce sera la guerre des mots, comme dans la pièce \"Ridicule\". Nos deux énarques cohabitant ne sauront se servir que des outils qu\'ils ont appris à manier à l\'Ecole. Chacun va passer la moitié de son temps à marquer l\'autre, l\'autre moitié à se démarquer de l\'autre, et réciproquement. Il n\'y a pas de bon retour en arrière sans quelques procès dramatiques ou croustillants des personnalités et des organisations politiques \"d\'avant\". La \"révolution nationale\" de 1942 n\'a pas manqué à la tradition, dans la tragédie de l\'époque. La révolution judiciaire en cours continue de nos jours ce travail toujours renouvelé, heureusement dans la comédie. Pour le moment car l\'affaiblissement de la démocratie représentative face à la monarchie technocratique se paie toujours très cher. ## L\'anti anglo-américanisme primaire Les Anglo-saxons ne vivent pas comme nous. Marchands mondialistes, ils ont hérité de la conduite du monde par la défaillance de l\'Europe continentale. Leur démarche naturellement conquérante justifie une ferme opposition. Elle doit éviter les clichés et les excès qu\'ils savent si bien retourner à leur profit. Dans ce domaine, nous avons toujours \"fait fort\", comme on dit maintenant. En général, ce travail vaniteux appartient à quelques écrivains emportés. Il est inutile de rappeler les exploits des grandes \"plumes\" de 1^-^époque 40-44 et ce que fut le destin de leurs oeuvres. Aujourd\'hui, le top départ a été donné à grands coups de \"télés\" par la grande prêtresse qui trempe sa plume dans l\'encrier de ses grands anciens. A la lire, on confond les aveugles gérants des \"fonds de pensions\" anglo-saxons destructeurs d\'usines dans nos zones industrielles avec les aveugles pilotés tout aussi anglo-saxons des forteresses volantes destructrices de nos gares de triage bombardées en 1943. Encore un effort et on la verra demander le retrait des droits civiques de nos jeunes émigrés à Londres. Comme on l\'a fait il y a 60 ans à leurs grands-pères. Ce n\'est pas avec des méthodes que nous lutterons efficacement contre ceux qui sont, bien sûr, des concurrents redoutables mais qui sont avant tout des amis qui nous ont sauvés deux fois du naufrage. ## Le retour à la terre Ce fut la grande affaire du vichysme mou de 1942. Au nom de la légitime solidarité avec les femmes de prisonniers restées seules sur leurs exploitations agricoles. Noble sentiment qui dissimulait un crime. La stratégie du Reich millénaire né du délire nazi était clairement de ramener la France vers sa « bouffe » et sa ruralité. Sans empire, sans armée, sans industrie. Le vichysme mou qui avait abdiqué toute autorité, c'était aussi ça. Aujourd\'hui, la mode revient au Larzac et à ses moutons. Contre la \"mal bouffe\" à laquelle seraient condamnés les habitants des villes nourris par les hypermarchés de l\'industrie agroalimentaire. Noble sentiment qui dissimule lui aussi une faute contre le pays. La France est un des deux premiers producteurs et exportateurs agroalimentaire. Elle ne peut que pâtir de l\'assimilation de l\'industrie qui nourrit ses citadins à la mal bouffe. En outre, il n\'est pas très élégant de cracher dans leur soupe. Ce qui est utile, la défense de la qualité des produits, ne doit pas être utilisé dans le fantasme du retour à une France pastorale et bucolique qui n\'est que le choix d\'un passé révolu contre un avenir inévitable. ## La toute puissance de l\'administration nourricière En ces temps de conflits entre l\'Etat et son administration, lorsqu\'il devient difficile pour le citoyen de base de savoir qui, au sein de notre Etat, est le gouvernant et le gouverné, je me limite à une comparaison née dans l\'esprit d\'un de mes amis facétieux. Quoi qu\'il arrive à la France, elle ne peut pas s\'empêcher de confier la moitié de sa richesse à son administration. Entre 1940 et 1944, ce furent les services du ravitaillement qui géraient avec des bons et des tickets de toutes sortes la moitié que l\'armée d\'occupation nous laissait. Aujourd\'hui, ce sont les services du budget qui gèrent avec des feuilles d\'impôts et des bulletins de cotisations de toutes sortes la moitié de ce que nous produisons. Et cet ami plaisantin de conclure : que nous resterait-il de ces deux moitiés si nous étions à nouveau occupés, coincés que nous serions entre l\'armée de l\'occupation et celle des prélèvements obligatoires ? Que Dieu nous garde. A l\'évidence, nous entrons dans notre crise habituelle. Heureusement en forme de comédie. Tous les symptômes sont réunis. Comment en sortirons-nous d\'ici deux ou trois ans, au travers de quel paroxysme ? Ce ne peut pas être par la tragédie du vichysme dur après l\'abdication du vichysme mou. Ce ne peut être le drame de 1962 qui mit fin au rêve du retour vers le passé de l\'empire. Ce sera la comédie du changement de numéro de République qui nous évitera de constater que nous avons rangé dans notre trésor enfoui au fond de notre beau jardin nos rêves de collectivisme mou au-dessus de ceux du colonialisme mou d\'il y a 40 ans et ceux du vichysme mou d\'il y a 60 ans. A moins que l\'entracte qui permet ces distractions ne soit abrégé.
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politique-réalité
2010-07-01
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[ "michel rouger" ]
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BOUCLIER FISCAL À LA CREME CHANTILLY
# BOUCLIER FISCAL à la CREME CHANTILLY Un pâtissier, maître en volutes et en torsades de la plus fine des crèmes de sa bonne ville de Chantilly a pensé faire oublier à son maire les bêtes en cour de son Château. Il a façonné avec amour une délicate pate brisée en forme de coupelle (bouclier) qu'il a remplie de sa crème onctueuse. Un vrai régal. Sauf que son bon maire n'a pas du tout apprécié. Certes la population de Chantilly a plus appétit pour le bouclier fiscal que celle de La Courneuve, mais il faut éviter ce genre de dessert, surtout quand il conduit l'amateur à se sucrer largement ce qui désespère le 9-3 immédiat voisin du 60. Après en avoir référé au Château, celui de l'Elysée, le Maire Ministre a pris une sage décision. Dorénavant les bénéficiaires du bouclier fiscal se verront interdire les licenciements des comptables à carnet et des majordomes à magnétophones. Le pâtissier, lui-même sous bouclier fiscal, effrayé à l'idée de ne plus pouvoir virer qui il voudrait à jeté pates et crèmes aux lads des écuries du champ de courses.
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fonds documentaire mrc
2012-06-01
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[ "michel rouger" ]
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BRÈVES OBSERVATIONS SUR LES FLUX QUI IRRIGUENT
# Brèves observations sur les flux qui irriguent Il est exact que les sociétés sont irriguées par des grands flux comme ceux de l'énergie, de l'information et de la finance. De la roue à eau, au Tam - Tam en passant par les monnaies gauloises, cette irrigation est ancestrale. Elle aide au développement des énergies motrices, du savoir des hommes et de leurs échanges, au gré des évolutions technologiques. A partir de cette observation il faut en faire une autre. Tous les flux qui irriguent, quelles que soient les formes, les puissances et les effets que les évolutions scientifiques leurs donnent, ne se répartissent pas de manière équilibrée à l'intérieur des sociétés humaines. A raison même des complexités qui leurs sont propres, celles nées des évolutions technologiques, comme à raison de celles qui affectent les comportements individuels et collectifs. Apparait alors une troisième observation qui tend à se superposer aux deux précédentes. Les déséquilibres, ou plus exactement leur perception, s'accroissent à mesure que les savoirs se répandent au sein de la société et provoquent une forte demande de régulation. C'est ainsi que sont nées les notions du Droit et de la Justice, avec la fonction de juger, d'arbitrer, de maitriser ; notions affectées elles mêmes par les mutations que ces grands flux font subir à l'ensemble de la société Le juge l'apprend vite, quand il doit trancher, dans le respect du droit et de la justice, les conflits nés des déséquilibres d'irrigation devenus insupportables. Pour bien remplir sa fonction de régulation sociétale, le juge construit alors ses jugements sur des critères d'analyse et de motivation supérieurs à ceux sur lesquels reposent les fondements de la science. Non pour dénier la valeur de la science, mais pour que les conséquences qu'elle produit sur les humains soient corrigées ou compensées. A partir de là, le juge post moderne, surtout dans les pays de droit écrit, face à l'extrême imbrication des flux qu'il observe, entre eux comme dans leurs origines géographiques et culturelles, ne peut pas les traiter séparément, avec les codes et les normes de son seul pays. Il doit passer par les analyses systémiques que comprennent les gens de science, pas encore les gens de droit. Pire, le débat n'est même pas ouvert entre les uns et les autres. Tout juste commence t'on à découvrir que le numérique bouleverse la science et le droit, les nouveaux flux comme les anciens. J'en conclus qu'il n'y a que deux flux qui sont clairement identifiables, dans une vision systémique. D'une part les flux à caractère fécondant, ceux de la vie, de la procréation, du savoir, et de l'information, dont un minimum de régulation doit respecter les intérêts majeurs des individus. D'autre part les flux irrigants, à caractère aussi détruisant que fécondant, ceux des quatre industries de l'énergie, de la santé, de la finance, des jeux, dont les activités doivent respecter la régulation qui protège les intérêts majeurs des sociétés qu'ils irriguent. L'angoisse actuelle tient à ce que l'évolution des technologies et des comportements tend à inverser les critères d'analyses et de décisions. Les flux fécondant sont de plus en plus canalisés et régulés alors que les flux irrigants le sont de moins en moins. Nous vivons dans un dangereux état précaire, par défaut d'analyse systémique accessible au droit et à la justice. A quand le débat ?
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fonds documentaire mrc
2005-06-01
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[ "michel rouger" ]
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LE POUVOIR POLITIQUE ET LE POUVOIR JUDICIAIRE ENTRE, DEVOIR DE PROSPECTIVE ET OBLIGATION DE RETROSPECTIVE.
# LE POUVOIR POLITIQUE ET LE POUVOIR JUDICIAIRE ENTRE, DEVOIR DE PROSPECTIVE ET OBLIGATION DE RETROSPECTIVE. **Pendant le temps de ma communication, je vais mettre l\'individu de chair et de sang au coeur de vos débats. Plus spécialement le *décideur,* celui dont la fonction au sein de la société l\'oblige à affronter, chaque jour, la complexité, dans sa forme pragmatique, concrète, et vivante. Après quoi, je passerai au *politique*, investi du pouvoir exécutif, puis au *juge* investi de l'autorité judiciaire.** **J'espère vous décrire comment, l'un et l'autre, exercent leurs missions entre devoir et obligation, prospective et rétrospective. Dans ma tentative d'y parvenir, je me permettrai l'utilisation de la vraie référence, le court chapitre sur l'auto-éthique de la Méthode 6, pour citer les éléments qui marquent ma démarche individuelle, à commencer :** **«* Le sujet...s'il a acquis une certaine autonomie d'esprit, il examinera et décidera* ».** **Cette autonomie d'esprit qui ne m'a pas quittée depuis la prise de conscience, au cours de l'été 1940, de l'effondrement des « fondements extérieurs ou supérieurs reconnus », qui détourne souvent mes propos des chemins balisés.** ## Le personnage du décideur, tel que je l'ai fréquenté **Je fais ce métier de décideur, à l'esprit autonome, depuis plus de 60 ans, j'y ai appris que par sa nature même, le décideur était un très gros consommateur autant de rétrospective que de prospective car il est un gros producteur de risques et de responsabilités.** **Le vrai décideur sait gérer la complexité, maîtresse encore plus exigeante que sa cousine l'ambition, comme il gère son adrénaline.** **La démarche du décideur me paraît, sous votre contrôle, proche de celle du chercheur. Un instant donné, son intuition rencontre son désir de modifier le cours des choses. Il entre alors en analyse des chances et des risques de son projet au regard du passé et de l\'avenir. Il est à la fois pro et rétrospectif, avec « l'exigence morale » qui comporte sa foi en elle-même.** **Avant de poursuivre, je fais un premier détour par Alphonse Allais qui aurait dit** ***« les problèmes de fond méritent bien leur nom en cela qu\'ils ne remontent jamais à la surface »*** **Le rôle sociétal du décideur est de les faire remonter à la surface, la où surnagent les petites querelles qui bloquent leur émergence. A nouveau, il y a une réelle proximité entre le décideur et le chercheur. Encore que les motivations et les conséquences d\'application soient différentes car le décideur est engagé par ses actes, alors que le chercheur ne l'est que par ses conclusions ou découvertes.** **Comme sont différentes les modalités de passage à l\'action, encore que les exemples apportés par les grands chercheurs scientifiques, qui ont assumé leurs découvertes par l'auto expérimentation, font la noblesse du métier de chercheur.** **Le décideur à risque ne recherche pas la noblesse, sauf le cas particulier de son anoblissement au Royaume-Uni. Il se contente de la réussite sans trop espérer la reconnaissance.** **Il reste que, l'un et l'autre, chercheur comme décideur, savent maîtriser la complexité qu'ils affrontent.** **Il n\'y a pas besoin de diplômes pour exercer le métier de décideur, je l'ai vérifié. De toute façon il n\'y a pas d\'école pour le délivrer sauf dans le domaine de l\'administration avec le succès mitigé que l\'on connaît, qui vérifie que « le devoir ne peut se déduire d'un savoir ».** **Il m\'a été donné, pas toujours facilement, loin s\'en faut, de montrer que l\'exercice des facultés de décision était polyvalent, à quelques différences près dans les conséquences, jamais dans la nature. Qu'il s'agisse du métier de chauffeur livreur, de patron des risques financiers d\'une banque, de président d\'une société d\'informatique, d\'une agence de voyages, d'un grand tribunal, d\'un centre de recherches sociétales, ou du plus gros conglomérat d\'entreprises créé après la défaillance du Crédit Lyonnais, ce sont les mêmes repères et les mêmes réflexes.** **Tout naturellement, cette capacité multifonctionnelle aurait dù conduire, celui qui est ainsi construit, vers l\'élite républicaine des élus politiques dont les décisions, réputées lumineuses, permettent de rendre possible ce qui est souhaitable. La pratique de la prospective m' a préservé de la tentation, lorsque, il y a vingt-cinq ans, j\'ai considéré que le pouvoir politique perdrait en autorité ce que l\'autorité judiciaire gagnerait en pouvoir.** **Elle a déterminé, à l\'époque, mon engagement dans l\'ordre judiciaire, pour seize longues années , à titre bénévole évidemment, en conservant ma vie professionnelle diversifiée** **Cette transition, qui termine mon propos sur le décideur me permet d\'aborder les deux autres parties de ma communication, le politique et le devoir de prospective, le juge et l\'obligation de rétrospective.** ## le politique et la prospective **Il est impossible d\'aborder ce sujet de façon pertinente sans le traiter dans sa grande complexité. Encore que, je me contenterai de faire remonter à la surface quelques problèmes de fond, en respectant la surface d\'écriture imposée par l'organisation, 8 pages, et en répondant à trois questions.** **Qui a droit au statut de décideur politique ?** **Quel est le devoir de prospective du décideur politique ?** **Quelle forme d'exercice du pouvoir intègre, ou écarte, la prospective ?** **Tous les politiques élus ne peuvent pas prétendre au statut de décideur. Les parlementaires, auteurs de l\'acte suprême, la loi, n'en rédigent, par leurs votes, que l'acte de naissance. Le décideur, le créateur des normes, dans la 5^ème^ République, est hors du parlement, dans les ministères, et leurs cabinets, en charge de l'élaboration des lois. Le politique décideur se définit comme le détenteur d' un réel pouvoir exécutif, le maire, en bas, le Président de la république en haut, avec son ministère et ses conseillers. Chacun doit trouver les éléments de ses prévisions dans la prospective.** **Si, à partir de cette constatation, on veut continuer à faire remonter les problèmes de fond à la surface, il faut expliquer comment le pouvoir exécutif à la française est tenu par son devoir de prospective. C\'est une évidence que tout élu en charge d'un pouvoir d'exécution voie plus loin que le bout de son nez. Mieux encore il faudrait qu'il voie plus loin que le terme de son mandat afin d\'éviter que l\'alternance démocratique entraîne une fracture toujours nuisible au corps social. Ce qui est trop demander à ceux qui pensent que le meilleur moyen de l'éviter est de les réélire à perpétuité.** **En quoi et comment le politique est tenu à ce devoir élémentaire de prospective. Dans la pratique de nos institutions, il est bien peu tenu, puisque le défaut manifeste de vision prospective n\'entraîne pas la moindre sanction, ni ne perturbe l'extrême longévité de la plupart de nos élus. Il ne risque même pas d'être tenu par ce que fut « l'ardente obligation » du plan qui a quasiment disparu de notre horizon.** **Le décideur politique étant ainsi autonomisé dans l\'exercice de son pouvoir, ou dans l'exécution de ses budgets, quasiment exonéré des conséquences de son absence de vision prospective, il faut s\'attarder sur les principales formes d\'exercice de ce pouvoir pour comprendre les rapports du politique avec le couple prospective-rétrospective.** **À cet effet nous bénéficions en France de l\'expérimentation que nous avons faite dans notre cinquième république sur les différentes manières de régner, de gouverner, et de comploter qui sont les fondements de l\'exercice de tout pouvoir. Je laisserai à chacun de nous le soin de reconnaître celui qui ressemble à chaque portrait robot .** ## Le pouvoir missionnaire **Le pouvoir missionnaire ramène tout à l'être supérieur qu'il entend incarner le temps que durera leur communion. Il règne et gouverne en même temps , par sa seule personne, dans la vision de cette communauté de destins idéalisée dans le temps de l'histoire.** **Il est rétrospectif et historien, en même temps que prospectif et visionnaire. Il règne dans la lumière, comme il est de nature de le faire, dans la fonction régnante, même à base élective.** **Il gouverne dans le clair-obscur, pratique naturelle pour rendre possible, dans le présent, ce qui est souhaitable pour l\'avenir.** **Enfin il laisse aux subalternes le troisième élément du pouvoir, le complot, qui se développe dans une ombre incompatible avec la lumière de son règne. Ce type de pouvoir ne confond pas son temps personnel avec celui de sa communauté. Quand elle se sépare de ses idées ou de ses projets, son éthique de la décision le conduit à partir.** ## Le pouvoir égocentrique **Le pouvoir égocentrique ramène tout à sa personne . Il règne, gouverne et complote, en même temps, par lui même. Il vit dans le présent, ils ne s\'intéresse au rétrospectif que pour fustiger les concurrents qui l\'ont précédé dans un pouvoir qu' il fait tout pour ne pas leur rendre. Sa vision est cynique, avec une pointe de références idéologiques qui dissimulent la réalité de ses idées.** **Il utilise la lumière émise par sa fonction, plus pour éblouir que pour attirer. Il entretient le clair-obscur, avec l'adresse d'un éclairagiste de théâtre, dans sa fonction de gouvernant. Il adore les complots qui sont le régal de ceux qui, n'ayant aucune vision prospective, échappent au lendemain par le mensonge. Cet égocentrique ne s\'intéresse qu\'à son temps biologique personnel, jusqu\'à l\'obsession de sa propre fin, qui lui interdit l'angoisse de la rétrospective.** ## Le pouvoir relationnel **Le pouvoir relationnel ramène tout à sa relation du moment. Il ne connaît que le métier de politicien de l'instant. Incrusté dans le présent, il est à la politique ce que Frégoli fut au spectacle. Il règne et complote.** **Gouverner n'est pas son affaire, même s\'il s\'y trouve obligé après avoir démoli ceux de son entourage qu\'il soupçonne de lui voler sa relation pour tenter de régner à sa place.** **Ce type de politique se nourrit d\'une forme de présent éternel, sa pratique rétrospective est de nature passéiste. Le devoir de prospective auquel il est tenu lui échappe naturellement, il ne s'y prête que dans une succession d'attitudes ou d'expressions modernistes qui permettent de confondre le temps de sa personne avec un temps éternel qui l'exonèrerait, à jamais, de toutes les conséquences de ses échecs.** **Au terme de cette analyse qui mériterait d\'être reprise et complexifiée par d' éminents politologues que conclure ?** **Que les sociétés, opulentes et technicisées, rêvent elles-mêmes d\'un présent éternel, et choisissent les politiques qui leur font croire qu'ils l'assureront, même si c'est une folie trompeuse.** **Le devoir de prospective, tombé en déshérence, impose, alors, au corps social un devoir de suppléance de ceux qui avaient les moyens de la prospective, mais ni la volonté, ni le courage.** **On peut garder espoir que ce transfert de responsabilités, se produise, avec ou sans convulsions, à condition que le faux décideur, aux remèdes de charlatan, n'écarte pas le vrai décideur , ce généraliste encombrant, rétrospectif, prospectif, lucide et courageux.** ## Le juge et l\'obligation de rétrospective **Nous entrons dans le prétoire où siègent des juges, lesquels, à l\'inverse des politiques, ont la volonté de respecter leur devoir de rétrospective mais n'en ont pas les moyens.** **Je parle des juges de l\'ordre judiciaire, l'ordre dans lequel j\'ai servi pendant seize ans. Pas des juges de l\'ordre administratif, ni des juges sans robes des autorités administratives indépendantes qui ne sont que le prolongement des différents ministères, chargés de l\'application des lois en dehors des tribunaux de l\'ordre judiciaire.** **Ceci rappelé , pour respecter le parallélisme des formes, je vais analyser, pour le juge comme pour le politique, les rapports qu'il entretient avec le rétrospectif et le prospectif, en faisant remonter quelques problèmes de fond à la surface.** **Dans nos tribunaux d'Etat, la décision est très largement collégiale, sauf pour les juges d'instruction, encore que leur pouvoir est de plus en plus encadré par la procédure, et le secret de leurs actes qui renforce ce pouvoir est de plus en plus livré à l'opinion publique. Ces décideurs trouvent dans la rétrospective les motifs de leurs jugements.** **Il est impossible d'expliquer, comme chez le politique, l\'exercice de leur pouvoir par l'analyse de leurs comportements, tant ils sont liés, entravés par les règles de procédure. Les cas de dérapages comportementaux sont trop rares pour en tirer leçon.** **Quand on a vécu le délibéré collégial préparatoire à la décision, même quand on a statué juge unique en procédure de référé, on connaît l'exigence de l'obligation de rétrospective qui est attachée à l\'application de toutes les normes accumulées dans le temps. Les juges sont liés, entravés, même écroulés sous le poids de textes, qualifiés parfois de « lois jetables », qu'il leur appartient de faire appliquer, sans échappatoire possible. À titre indicatif quand j\'ai quitté le col bleu pour le col blanc, il y a 50 ans, il suffisait d\'étudier 30 cm d\'épaisseur de codes. Aujourd\'hui, pour la même matière civile et commerciale, il faut empiler plus d'un mètre d'ouvrages multicolores renouvelés chaque année.** **Encore faut-il multiplier ce chiffre par quatre si on veut ajouter la matière pénale, la matière administrative, et l\'ensemble des directives et règlements européens.** **Comment peut-on penser que les juges ont les moyens de respecter leur obligation de traiter rétrospectivement les faits soumis à leur appréciation, en les confrontant aux normes issues de pulsions législatives incontrôlées devenues parfois obsolètes. C\'est en cela que le juge, si respectueux soit-il de son obligation de rétrospective, est condamné à la maltraiter.** **Est-ce pour autant que le juge est défaillant ? Non, car il dispose de l'allongement du temps pour aller au bout de sa tâche. C'est pourquoi le temps de l'autorité judiciaire, celui d'une très longue rétrospective, diverge de celui du pouvoir exécutif,  englué dans un présent complexe que la décision du juge vient encore compliquer, en apparaissant ressortir de ces fouilles archéologiques qui bloquent les projets des bâtisseurs. Le débat ouvert sur la responsabilité personnelle du juge ne peut avoir qu'une conclusion : la constatation des pires dérapages résultent des défaillances accumulées de l'institution elle-même. Je n'oublie pas que le journal « l'Aurore » du 01 janvier 1900 titrait sur toute la largeur de sa Une « une justice en faillite ». Ce qui n'a pas empêché les drames judiciaires du siècle écoulé. .** **A partir de ce constat il faut traiter la question de fond d\'une compétition de pouvoir, souvent invoquée, entre le juge renforcé dans son pouvoir et le politique affaibli dans son autorité.** **La complexité des temps modernes, difficilement maîtrisée par ces deux piliers de la** **Les juges sont tout aussi privés du clair-obscur de l\'action de gouverner ou de l\'ombre du complot. Tout le système procédural est transparent et même, à l\'endroit où il bénéficie le plus du secret qui permettrait les excès de pouvoir, l\'instruction , il y a belle lurette que ce secret a fusionné avec celui de Polichinelle, interdisant l'action critiquable, dissimulée par la robe.** **démocratie, l'exécutif et le judiciaire, donne l\'impression d\'une compétition virulente entre eux. Ma réponse est sans ambiguïté. Le juges ne règnent pas sur les institutions françaises, même si on a le sentiment qu'ils se mettent, dans de rares exceptions, dans la lumière des médias.** ## D\'où vient alors la crise ? Quels problèmes de fond faire remonter à la surface ? **Il faut pour y arriver approfondir la recherche.** **Au fur et à mesure que le modèle d\'Etat à la française s\'est affaibli et démembré, la communauté nationale s'est regroupée à l\'intérieur de trois grandes sphères indépendantes de l'Etat et du corps de ses serviteurs.** **Une sphère de production, mondialisée, réorganisée, désétatisée.** **Une sphère d\'intermédiation sociétale qui a vu se développer des secteurs professionnels puissants, les spécialistes du Droit, du chiffre, du juridique, les ONG , les syndicats déconnectés des partis de gouvernement, les lobbyistes , internes et européens, les analystes, les conseillers, les instituts, centres de recherche et d\'innovation de toutes sortes.** **Cette sphère est installée au cœur des rapports entre la production privée et la régulation publique, à la place qu'occupait l'Etat et ses fonctionnaires.** **Une sphère de régulation dans laquelle la justice des tribunaux d'Etat est enfermée, au milieu des autorités administratives qui décident en dehors d'elle, auxquelles il faut ajouter les structures d'arbitrage, de conciliation et de médiation qui échappent aux juges, et se développent autour d\'eux.** **Comment expliquer autrement la perte de moyens, et de reconnaissance, d\'une institution à laquelle on a refusé, par défaut de vision prospective l'adaptation qu'elle méritait. C'est ainsi qu' elle a perdu, au quotidien, la maîtrise de son temps opérationnel. Chacun en pâtit, qu' il s\'adresse à elle ou qu'elle s\'adresse à lui.** **Et voila qu\'est arrivée à son secours la force de l\'opinion publique dont on sait, depuis Chateaubriand, qu'elle est la reine du monde et que sa force en est sa tyrannie.** **La tyrannie des médias s\'est installée dans le prétoire en obligeant le juge à vivre dans le présent émotionnel, au détriment de l'exercice obligatoire et distancié de la rétrospective. Puis est apparu, récemment, un phénomène que personne ne veut voir, celui de l\'antagonisme, que le juge ressent, entre son obligation de rétrospective, le respect des normes du droit positif, et un nouveau devoir de prospective qui le pousse à rechercher comment la société, grâce à lui, pourrait faire se rejoindre la morale et le droit.** **Le jeune décideur judiciaire a acquis cette autonomie d'esprit qui le conduit à remettre en perspective les « fondements extérieurs et supérieurs reconnus ».** **Cette évolution tient à ce que le modèle de société que les juges entrevoient, pendant leurs années de formation à l\'Ecole nationale de la magistrature, surtout lorsqu\'il sont issus de milieux protégés des réalités par leurs origines sociales, les pousse vers une tentative de conjonction entre la morale et le droit. Naturellement, les jeunes juges mélangent le prospectif à vision moraliste et le rétrospectif à vision judiciaire, avec les risques que cela comporte pour l\'accomplissement de leur mission.** **Mais comment ne pas tenir compte du choc de leur arrivée en juridiction , le côtoiement brutal de l\'extrême misère, l\'absence de moyens, la découverte de toutes les perversions d\'une société permissive , le fait que les deux tiers de leurs décisions ne sont que partiellement, voire jamais exécutées, la compétition entre certains juges attirés par le vedettariat, et la déstabilisation que ces découvertes entraînent.** **Il suffit de faire apparaître ces problèmes de fond qui affectent l\'exécutif autant que le judiciaire pour comprendre comment les deux institutions, vivant la même crise, le même désordre, dans la gestion du temps , rétrospectif et prospectif, sont conduites à s\'enfermer dans le présent émotionnel.** **Si on peut mettre cet enfermement au débit du politique on ne peut pas le mettre à celui du juge. On peut même mettre à son crédit que sa vision prospective d\'une société où droit et morale convergeraient, a aidé notre pays à échapper aux dérives d' une pratique monarchique d\'autant moins contrôlée qu\'elle s\'installe dans la longévité.** ## J\'arrive à la conclusion très brève **Je viens de vous parler, longuement, du décideur, du politique, du juge, jamais de l\'entrepreneur que j\'ai toujours été et que je suis encore, y compris dans le bénévolat. C\'est par ce que je ne réponds plus à la définition moderne de l\'entrepreneur présenté comme un individu au portefeuille plein et au coeur vide. J\'ai conservé de ma période col bleu le coeur plein et le portefeuille à peine moins vide. J'ai fait du « subjectivisme éthique » sans le savoir. Enfin, j'évoque Jerzy Kozinsky, l'auteur de « l'oiseau bariolé » qui fut un grand succès de librairie, il y a 40 ans. Il y décrivait la cruauté des petits écoliers polonais de son école pendant la guerre 39-45. Ils capturaient un oiseau, tout de noir emplumé, et le peignaient de couleurs bariolées.** **A peine l'avaient ils relâché, qu\'il était aussitôt attaqué par ses congénères qui le tuaient.** **Je viens de me dévoiler par des appréciations, des réflexions et des jugements toutes et tous aussi bariolés que l\'oiseau de ce récit. Au moment où vous allez prendre la parole, merci de m\'éviter le traitement réservé à l'oiseau bariolé.** ## Notes sur les échanges qui ont suivis - **GY Kervern : Sur l\'application du principe de précaution** **En février, comme chaque année, j'ai organisé les Entretiens de Saintes, qui rassemblent des hautes personnalités des milieux juridiques, judiciaires et politiques sur un thème d\'actualité.** **Le colloque 2005 a traité du « juge saisi par le principe de précaution » avec deux anciens ministres de l\'écologie confrontés aux sociologues de la commission qui a préparé le texte ainsi qu\'aux grands juges administratifs et judiciaires.** **Les actes seront disponibles à l\'automne au barreau de Saintes.** **Pour rester dans mon précédent propos, il est évident que nos pratiques monarchiques, conjuguées avec celle du présent émotionnel, ont entraîné une irruption de la précaution, comme principe, dans la loi constitutionnelle. Le Président le voulait pour sensibiliser l'opinion publique, très bien. Mais les participants ont rappelé que les textes existants suffisaient largement pour répondre à la demande des justiciables. La longueur des travaux de la commission préparatoire ont permis d\'éclaircir quelques zones sombres. Les juges et les constitutionnalistes présents ont répondu sereinement aux interrogations qui leur étaient faite sur l\'application d\'un texte de dont à l\'évidence ils souhaiteront faire un usage intelligent.** **À l\'origine de mon propos, j\'avais envisagé d'aborder ce sujet de la précaution, devant vous, au travers d\'un conflit imaginaire entre un Maire, un Préfet et un Juge administratif à la suite d\'une pollution de l'ostréiculture de la région. J\'ai renoncé faute de temps, votre question aura été fort utile.** - ***D Bourcier Sur l\'expression démocratique des citoyens*.** **Je suis convaincu qu\'elle doit se développer dans la société. Elle est très présente dans mon esprit même si elle fut absente de la présentation que j\'ai faite en abordant l\'interaction de ces trois grandes sphères des sociétés modernes, la production des biens et des services, la régulation des échanges par les autorités administratives et judiciaires, l\'intermédiation par des structures professionnelles et des organismes, qui coordonnent l'ensemble.** **Certes les structures classiques de la démocratie représentative ne paraissent pas trouver leur place dans ce ménage à trois. Sans doute parce que la société française, très ignorante des choses du marché, n'a pas conceptualisé ce qu'il aurait fallu faire , à temps, pour s'adapter démocratiquement à l'évolution.** **Il ne faut pas chercher ailleurs l'origine de nos exceptions pénalisantes. Mon intervention avait pour but de vous apporter le témoignage d\'un praticien qui vit dans le concret, qui a accompagné, dans l\'action, toutes les transformations majeures qui ont affecté la société française depuis une trentaine d'années.** **Ce sont des constatations de praticien qui déplore que l'absence de théorisation de ces réalités ne soit compensée que par le retour vers les théories négatives et obsolètes du 19^ème^ siècle.** **Un second phénomène aggrave cette déliquescence de notre démocratie représentative. Notre Etat, hyper concentré, sur administré, vivait sur un domaine hérité des 2 périodes de nationalisation de l'économie, 1945, 1982. Il a presque tout dilapidé, en vendant la moitié aux retraités anglo-saxons.** **Il s\'est appauvri dans un accroissement phénoménal de ses dettes . Il a perdu l\'autorité qu\'il avait sur la justice. Il a dû subir l\'introduction de normes régulatrices issues, soit de la construction européenne, soit de la globalisation financière et économique. Il a appauvri le débat démocratique avec le système d\'un parti dominant qui écrase le parlement.** **Il faut comprendre que, face à cet effondrement de l'Etat, ceux qui font la richesse du pays, dans une compétition internationale féroce, se sont débrouillés tout seuls, en opérant dans le triangle Paris, Londres Bruxelles, avec les trois sphères dans lesquelles la démocratie représentative n' a pas sa place.** **Les médias ont pris le relais dans une pratique de démocratie d'opinion télévisée qui emprunte au jeu du bonneteau, en réduisant le débat d'idées à un débat d'images souvent truquées.** **J'ai la conviction que la reconstruction d\'une société démocratique participative reste à engager, elle ne pourra se faire qu\'une fois que la réalité de notre situation aura été actée avec l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle génération, celle née avec la révolution numérique des années 80.** **Soyez patients, il faudra beaucoup de temps pour le renouvellement de nos pratiques et de notre personnel politique. Cette reconstruction démocratique passera par la réingénièrie du comportement des trentenaires. Très modestement je m'y emploie dans l'Institut Présaje.** - ***P Roggero : Sur le décideur et la structure.*** **Pour la commodité de mon propos, j'ai privilégié, à l\'extrême, la présentation du personnage du décideur. Je néglige pas pour autant le poids de la structure dans la formation de la décision et éventuellement l\'encadrement du décideur. Mais je suis bien obligé de dire la réalité. Nous vivons une période d\'extrême concentration du pouvoir de décision.** **Vous avez raison il y a de nombreux décideurs autres que le Président de la république et le Maire dans nos institutions. J\'ai choisi ces deux la en raison de la nature de leurs pouvoirs et de la divergence absolue entre les conséquences de ces pouvoirs.** **Le Président a été déclaré pénalement irresponsable pendant son mandat, le mandat du Maire, à l'inverse le rend totalement et pénalement responsable.** **Un autre débat pourrait être ouvert sur la pratique des structures transversales, des réseaux horizontaux, des groupes de reconnaissance, des lobbys, des structures d\'influences qui prospèrent. Mais on ne peut pas réduire toutes les évolutions de la société française en 1 h d\'exposé.** - ***Pierre Gonod : Sur la disparition des utopies*** **Je suis sur que nous pourrions légitimement engager tous les deux un débat sur les bases de nos expériences. Pour répondre court car le temps passe, j\'évoquerais un échange récent entre Alain Minc et Jacques Attali auteur d\'une re-visite de Marx.** **La conclusion mettait en avant le risque de la disparition de l\'utopie dans les sociétés actuelles** - ***J Mahoudeau : Sur le « Digest » de mon intervention*** **Voila une synthèse intéressante qui révèle à quel point il est toujours dangereux de s\'exprimer devant des gens qui sont plus intelligents que soi.** **C'est vrai à mes yeux. Le politique est un décideur relationnel égocentrique qui vit le présent dans l\'émotionnel, le juge est un décideur rétrospectif dans ses analyses qui subit un présent émotionnel auquel il échappe dans une perspective moraliste.** **Quant à l\'entrepreneur, il reste un oiseau bariolé qui subit l\'hostilité du politique et du juge, et qui se débat, au quotidien,pour un avenir qu\'il doit recréer chaque jour.** - ***G Donnadieu : Sur l'éthique.*** **Il est tout à fait normal qu'arrivant à la fin de nos échanges on vienne à parler d\'éthique. Je vais terminer comme j\'ai commencé avec le principe de précaution. Les principes éthiques ont autant de formes et d'objectifs que ceux et celles qui les utilisent comme référence. Je suis sur ce point un disciple de Reverdy qui a défini l'Ethique comme « l'esthétique du dedans »** **La valeur irremplaçable de la morale tient à ce qu'elle constitue une référence admise, transmise, personnelle. Elle n'est pas soumise à l\'interprétation des juges du Droit dans l'application des sanctions codifiées qu'ils prononcent dans les systèmes juridiques des Etats de droit. C\'est pourquoi il ne faut pas confondre la morale affaire personnelle, au besoin sociétale, qui reste facultative et le Droit, par nature collectif et impératif.** **Faut-il faire intervenir un troisième partenaire, l'Ethique, dans le couple du Droit et de la Morale dont la cohabitation n'est pas exempte de conflits. Je conclurais en disant que l\'existence de ce ménage à trois correspond, aujourd\'hui, à un instant de notre vie sociétale qui admet toutes sortes de transgressions.** **Pour ma part, pratiquant les trois, Morale, Droit et Ethique, je ne fais de différence que celle que l\'action quotidienne m'impose, en prenant soin de toujours choisir leur conciliation. A défaut, il y en a toujours une des trois qui se vengera d'avoir été oubliée au profit des deux autres.** **Décidemment la précaution ne me quitte pas.**
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CHERCHEZ L'ERREUR
# CHERCHEZ L'ERREUR Le Bridge club de Solférino annonce la victoire de son équipe fétiche, PS+, dans le tournoi régional de printemps. Le schelem est sur table, petit comme en 2004, voire grand en 2010. Le Team PS+ compte sur 3 donnes déterminantes. La parité hommes --femmes, la retraite à 60 ans, et la volonté de dynamiser l'économie et l'entreprise. C'est pourquoi, avant d'aller voter, j'ai étudié les CV des 17 présidents, surs d'être élus, sans autres considérations que la Région. Sur les 22 en lice, 3 sont incertains, 2 seront élus sur des enjeux personnels, le Languedoc et Poitou - Charentes. Ces 17 représentent déjà prés de 90% du pouvoir régional qui s'installera le 22 mars. Comme a dit A. NOTHOMB : Stupeur et tremblements. J'avais compris que, grâce à F. MITTERAND le PS avait éliminé le PC et ses pratiques staliniennes. Or voila qu'il installe son pouvoir régional dans une élection de type soviétique, en ramassant 90 % du pouvoir pour lui. J'avais tout faux. Pour la parité, le score est sans appel 17 hommes - 0 femmes. Pour la retraite, âge moyen des présidents : 62 ans au début, 68 à la fin. Mieux, 11 sur 17 ont plus de 65 ans au début et finiront à 71, au moins. Pour l'économie c'est clair, tous sont fonctionnaires d'origine, 14 sur 17, à la fois salariés de l'Etat et permanents de leur parti, les 3 autres ont quitté leur job il y a 30 ans pour devenir fonctionnaires de leur parti. Comprenne qui pourra. Heureusement la parité est assurée : 50% de votants - 50%d'abstentions. Bons votes !
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COLLOQUE : EXPERTS ET RÈGLEMENTS ALTERNATIFS DES CONFLITS
# Colloque : experts et règlements alternatifs des conflits ## Introduction Exposé des orientations des débats. Les effets de la complexité des transactions, des contrats, des technologies, des cultures juridiques. Obligation pour le juge étatique dans l'instance classique de vaincre cette complexité par le recours aux experts. Allongement des délais, accroissement des coûts et développement des conflits internes aux procédures d'expertise. Obligation des parties de se protéger des conséquences de cette complexité accrue par le recours aux modes alternatifs de règlement de leurs conflits. Cette dualité contraint l'expert judiciaire à adapter ses propres obligations face à celles, séparées, et conjuguées, des juges et des parties. ## L'expert dans l'instance judiciaire. Premier débat. Agréé par les Cours, l'expert exerce l'office déterminé par la mission d'instruction que lui a donnée le juge. Il pratique la gouvernance de son expertise ( transparence, conformité, rendu de compte) dans le cadre d'une procédure civile de type inquisitoire. Il est l'élément sachant de l'instruction dans le procès civil. Il est intégré dans la procédure d'instruction du juge spécialisé dans le procès pénal. Il ne connait les parties que comme objets de son instruction pour le compte du juge. Une situation spécifique aux conflits commerciaux portés devant les tribunaux de commerce, opérant au sein de l'ordre judiciaire, a prévalu jusqu'à l'instauration du NCPC. Elle offrait, aux parties, par l'institution des arbitres rapporteurs, une faculté de bénéficier des deux moyens de résolution de leurs conflits, le jugement qui tranchera et qui imposera au nom du peuple français, le jugement qui composera en validant le rapport qui a concilié au nom de la liberté de choix des parties. *Est il possible d'ouvrir, dans l'instance au sein de laquelle opère un expert judicaire, à titre systématique, sous le contrôle du juge, une phase de « respiration », de « break », pendant laquelle les parties disposeraient d'un temps de réflexion et de négociation, sous la conduite de l'expert, afin de leur permettre de choisir la solution plutôt que se la faire imposer ?* ## L'expert dans l'instance arbitrale. Deuxième débat Sa personne et sa mission sont identiques à celles qui président à l'exécution de son expertise au sein de l'instance judiciaire. La différence, majeure, tient à la nature de l'instance arbitrale, issue d'un contrat de droit privé, portée devant une juridiction, nationale ou internationale, dont la mise en œuvre est voulue, déterminée par les parties. Une complexité supplémentaire vient affecter le déroulement et la gouvernance de l'expertise lorsque les bases du droit processuel auquel les parties font référence divergent. L'expert opérant en France, lié par un droit processuel inquisitoire, se trouve alors confronté aux obstacles de la pratique accusatoire de la common law, inspiratrice de l'arbitrage dans les conflits économiques. *Est il possible d'engager une réflexion sur l'expertise dans l'instance arbitrale qui permettrait à l'expert de desserrer le carcan de la procédure inquisitoire qui lui est imposée par le NCPC, institué à une époque où l'économie française, à peine sortie de la guerre, fermée et administrée, n'avait rien de commun avec celle ouverte et numérisée du 21^ème^ siècle ?* ## L'expert dans les opérations de médiation. Troisième débat Le développement spectaculaire des types de médiation, et des profils de médiateurs, correspond à la psychologie collective d'une population soumise à des procédures technologiques absconses, à des autorités éloignées, à des évaluations invérifiables, à des peurs collectives. Cet attrait récent pour la médiation n'empêche ni la complexité de certaines situations, ni l'indispensable recours à l'expert. Ce développement a pris trois formes dans les conflits économiques courants, la médiation conventionnelle illustrée recemment par une affaire célèbre, la médiation institutionnelle du modèle CMAP, la médiation judiciaire décidée par le juge. Dans les trois cas la nécessité de recours à l'expertise ne peut être négligée, lorsque la nature du conflit l'exige, au seul motif que la volonté du « mauvais arrangement » fera fi du « bon procès » avec expert. Surtout lorsque l'expertise préexiste au sein d'une instance judiciaire qui conduit le juge à organiser un « break » médiation. *Est il possible d'engager un débat sur le rôle de l'expertise et de l'expert, dans les différentes formes de médiations, dont les évolutions permettraient de faire de l'expert, dans son statut et sa procédure, lorsque la matière complexe le justifie, le co-médiateur technique, indispensable dans l'élaboration du règlement proposé.*
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2009-06-01
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LA GOUVERNANCE (COMITÉ MEDICIS)
# La gouvernance (comité Medicis) Dans 3 semaines, je vais participer à une réunion de conjoncture autour du Président d'un groupe du CAC 40. Nous sommes une demi douzaine de fidèles qui se connaissent bien. Chacun verse à ces débats trimestriels ce qui lui parait utile. Je proposerai de tirer les conclusions de nos travaux, il me dira : « Michel, je sais, René CARRON m'a dit que vous vous étiez croisés à Rome où vous avez parlé de gouvernance. Qu'avez-vous pu tirer de pratique et de concret de la fréquentation de tous ces grands cerveaux ? Expliquez nous, rassurez nous. « Détrompez-vous ! Beaucoup de choses ! Ces réunions ont abouti, entre autres conclusions, à retenir l'émergence probable d'un quatrième type de gouvernance succédant aux trois précédentes que j'ai connues dans ma longue carrière, la monarchique, l'oligarchique, la démocratique. Emergence provoquée par la conjugaison de trois éléments. Le premier concerne ce que nous appelons la gouvernance globalisée, extension mondiale de la gouvernance de type démocratique actionnariale prévalant dans le libéralisme anglo-saxon au cours des 15 dernières années, spécialement aux Etats-Unis. Réputée devoir être appliquée dans toutes les entreprises, cette gouvernance a fait l'objet d'un traitement différent, selon qu'elles appartenaient à l'économie réelle ou à l'économie financière. Chacune avait ses règles, avec des doses très variables de régulation et de contrôle. Elles ont été longtemps séparées, jusqu'à ce que leur séparation de corps les amène à divorcer dans le drame que nous vivons aujourd'hui. Ce système de gouvernance en sphères, indépendantes, voire étanches, a failli, gravement. Après quoi, un modèle de co gouvernance s'est installé aux Etats-unis, dans lequel la sphère étatique, fédérale, s'est mise à coopérer avec la sphère financière, dans une opération de sauvetage après naufrage. Sans qu'ait été fixée la durée de l'opération. Après que la nécessité de faire face à la crise, ait conduit la France à transposer chez elle ce mode de co gouvernance, et que le choix ait été fait de la rendre temporaire, dans l'aide apportée pour financer le sauvetage, ou permanente, dans l'institution de la Médiation du crédit, nous observons que nous avons reproduit le même dispositif, mais à trois sphères. La sphère d'état, la sphère financière et la sphère économique. La Médiation du crédit, attachée au Ministère de l'économie et des fiances, fait opérer ensemble, dans des structures départementalisées, des représentants de l'Etat, des banques et des instances professionnelles. Une telle co gouvernance des difficultés de la sphère économique est originale, elle correspond au traitement utile de la crise qui est loin d'être terminée. Vous pouvez donc vous préparer à ce que l'entreprise que vous dirigez soit confrontée à cette réalité, lorsque les clients ou les fournisseurs des différents métiers de votre groupe seront concernés voire affectés. Un intérêt positif de cette évolution réside dans la découverte par les structures étatiques qui ne connaissent que les relations d'autorité du haut vers le bas, de rapports de co opération avec des entreprises soumises à des pratiques de gouvernance, dont elles ignorent les modalités. Le monde bancaire, lui-même, qui a le souvenir, récent, de sa vie sous la tutelle étatique dont il s'est affranchi, a bien accepté, en rechignant, cette co-gouvernance avec l'Etat, pour sa propre sauvegarde avant le naufrage qui le menaçait. Le deuxième élément a trait au mouvement de fond révélé dans nos réunions. La corporate governance introduite dans l'économie libérale occidentale il y a 20 ans, apte, selon ses inventeurs et prosélytes, à favoriser le contrôle de l'actionnaire propriétaire, n'a pas prouvé son efficacité sur le long terme. A tel point que malgré l'accumulation des contraintes destinées à corriger la multiplication des insatisfactions qu'elle inspire, la démocratie actionnariale a failli. Orientée vers la croissance de la valeur de l'action, la fameuse share holder value elle a prouvé son caractère carrément néfaste. Les manageurs qui exerçaient leurs pouvoirs, qui détenaient l'usus des actifs confiés, premières victimes de l'abusus des actionnaires vendeurs en recherche de plus values, ont dérapé, en cherchant à se garantir des risques personnels qu'ils prenaient de trop bien valoriser le prix de l'action d'une entreprise vendue à leur détriment. Soit pour se protéger, soit pour obtenir leur part du gâteau, certains ont favorisé le développement d'une économie de cupidité marquée par les rémunérations astronomiques, les tricheries, les scandales et les spoliations boursières de la période récente. La croyance idéologique que l'actionnaire pourrait, par sa culture et sa puissance, influer, seul, sur la bonne santé de l'entreprise et la crédibilité de ses objectifs, s'est révélée gravement trompeuse. Après avoir constaté les conséquences catastrophiques de cette erreur globale, il est apparu qu'il fallait se diriger, à moyen long terme, vers une forme de gouvernance orientée dans l'intérêt de toutes les parties prenantes à l'entreprise, pas seulement dans celui du seul actionnaire. Ce fait suffit pour annoncer l'inévitable transformation de l'actuelle corporate governance. Elle poussera les actionnaires à s'organiser, à être plus exigeants, pour recevoir l'information détenue dans les centres de décisions, aux mains de managers chargés de réaliser l'équilibre entre les différentes parties prenantes. C'est à ce prix qu'ils obtiendront la sécurité de leur engagement dans l'entreprise, tout en étant plus éloignés des décideurs que ne sont les autres parties qui concourent à la production de résultats obérés par la crise. Le troisième élément a trait aux méthodes et aux process par lesquels se mettent en œuvre les opérations de gouvernance, dont il est plus impératif que jamais d'assurer l'efficacité. Si le double mouvement s'affirme d'une gouvernance orientée dans l'intérêt des parties prenantes et d'une transformation du rapport entre les dirigeants et les actionnaires, il faut regarder concrètement quelles formes les cinq composantes de la gouvernance vont prendre : la transparence, la conformité et le rendu de comptes, les normes comptables et les systèmes d'évaluations.. Ma conviction est que nous sommes engagés dans la phase de décomposition qui précédera, avec le temps, la future phase de recomposition de l'actuelle gouvernance. S'agissant de la transparence, nous avons vu publier des centaines d'ouvrages, organiser des milliers de colloques qui n'ont pas suffi pour nous dire, clairement ce que l'on entend par transparence. Pour illustrer la situation par une image, supposez que demain matin, pour des raisons de transparence dans l'appréciation des actifs bancaires non dématérialisés, nous décidions que tous les coffres-forts des banques seront dorénavant en verre translucide. Se posera instantanément la question : qui a droit à cette transparence et sur quoi ? quid des conflits entre les exigences collectives et les droits des personnes .Et comment rendre plus transparents les actifs immatériels opaques responsables du dernier Krach ? Pour la conformité, la confusion est encore beaucoup plus grande. Le choix, mondial, n'est toujours pas fait entre la hard law qui prévaut dans chaque nation, différents types de mix law, qui existent dans les communautés intermédiaires ou régionales comme l'Europe, et la soft law qui renvoie vers les standards d'une gouvernance globale dans lesquels les droits de l'homme, la libre concurrence et l'ingérence des ONG ont leur influence. Une fois faite l'expérience des conséquences de la crise sur ces choix en instance, comment évolueront les rapports entre trois systèmes de normes à sphères géographiques distinctes. Surtout dans l'hypothèse où se développeraient des ambitions de multipolarité face à l'actuelle globalisation. Qui devra être conforme à quoi et où ? La réponse mérite d'être creusée. D'autant plus qu'on sait que le respect des procédures ne protège pas des catastrophes, comme on l'a vu, simplement chez nous, dans les affaires du Crédit lyonnais, d'Outreau ou d'AZF. Sans omettre le coût de la mise en conformité d'opérations qui s'en étaient affranchies. La Cour des comptes en a mesuré la charge dans les prestations fournies par les cabinets étrangers, seuls capables de répondre aux exigences de mise en conformité, et des délais imposés par le plan de sauvetage du Crédit lyonnais soumis aux autorités européennes. Le rendu de comptes, l'accountability est à la mode. C'est une exigence justifiée que de contraindre celui qui a la responsabilité des actifs qui lui ont été confiés de rendre des comptes sur ce qu'il en fait. Rendre des comptes et accepter les sanctions attachées aux mauvais résultats semble constituer les bases de l'exercice de toute responsabilité. Hélas l'évolution des rapports entre les actionnaires et les dirigeants qu'ils cherchent à recruter, dans un marché très concurrentiel, a conduit à la rupture du lien entre résultats, rendu des comptes et rémunération. C'est le fond même de l'accountability qui doit être repensé dans une réflexion générale sur les principes de responsabilité plutôt que sur le principe de précaution. Auparavant, nous ne pourrons pas échapper à une réflexion, encore plus délicate, sur les normes comptables qui font l'objet de débats de plus en plus convulsifs. Avoir la prétention de mettre en œuvre une gouvernance efficace, de transparence, de conformité et d'accountability, sera vanité tant que la façon de faire les comptes servira la domination des uns sur les autres. Comment, aussi, ne pas remettre en débat les méthodes et les techniques d'évaluation quantitative, lesquelles en tous domaines, économique, financier, social, médical, sportif, politique, scolaire, déterminent la forme de la vie en société, alors que le quasi abandon des évaluations qualitatives déboussole une part importante de la population, et que le caractère extrêmement pernicieux du mésusage des mathématiques financières est démontré. Pour conclure ce propos, en forme de rendu de compte de ce que j'ai vécu au comité Médicis, le pire n'est pas dans les contraintes de la gouvernance telle que vous la pratiquez dans votre groupe. La meilleure façon de la pratiquer est d'avoir les bons résultats obtenus par la satisfaction de vos clients. Mais il faut être très attentif. Les donneurs de leçons prolifèrent, qu'ils tirent de leur incapacité à comprendre ce qui allait arriver, et qui cherchent à affirmer la perfection de leurs remèdes, jusqu' à la tyrannie que leurs fausses certitudes leur inspire. ***Partout où vous pourrez conforter les comportements de responsabilité, les valeurs de moralité professionnelle, les jugements qualitatifs, le respect de l'intérêt de toutes les parties prenantes aux entreprises de votre groupe, vous résisterez mieux à ces personnages que La Fontaine a si bien décrit dans le* Meunier, son fils et l'âne*. Fable contemporaine, comme son auteur, d'un Maître es gouvernance, le cardinal MAZARIN.***
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COUSSINS ADDITIONNELS
# Coussins additionnels Les technos de Bâle, qui ont remplacé les gnomes de Zurich pour gérer l'argent des banques, viennent de faire fort. Ils ont inventé les «  coussins additionnels » qui devraient être mis au bon endroit pour éviter les conséquences des chocs qui font trembler les banques et vider nos bas de laine. Avec l'ambiance qui règne dans la finance internationale, ils auraient pu les baptiser polochons, c'eut été mieux vu. Il reste à convertir cette formule en langage courant. Le coussin bancaire sera rempli avec de la plume de dindon. L'additionnel sera payé par le client déplumé C'est à tomber sur le c.. sans coussins additionnels. Que fait CANTONA ?
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CTML
# CTML En voyant tous les jours à la télé le groupe CTML aux 2000 manifs, CHEREQUE, THIBAULT, MAILLY, LAURENT je pense aux bon vieux temps des grandes grèves du début des années 50. J'ai connu ma première expérience, live, comme on dit maintenant, il y a pile 60 ans. A l'époque, la SNCF avait décidé d'envoyer à la casse les vieux teuf-teufs départementaux du nord est de la Saintonge pour les remplacer par des cars et des camions d'entreprise privées. Sacrilège. Entre nous c'est ce qui attend aujourd'hui le « Fret » de la SNCF mis à genoux par nos belles grèves 2010. L'entreprise que j'avais créée avait pris 3 lignes de livraison de messageries - colis -. L'une des 3, vers Surgères, baptisée la route du beurre (je faisais la route du vin vers Cognac) était la plus chahutée. Au point que le chauffeur qui voulait éviter l'affrontement verbal avec les cheminots licenciés, avait peint en grosses lettres blanches au dessus du pare brise de son camion, CTML. Ce qui voulait dire *CAUSE TOUJOURS MON LAPIN,* formule du langage courant, intraduisible en langue de bois, qui s'applique parfaitement au fonctionnement de notre démocratie représentative, fortement mâtinée de démocratie d'opinion. Il est vrai que dans cette démocratie on cause beaucoup. Le verbe est le carburant de l'opinion, la Reine du monde, à condition d'être décliné dans ses 3 temps, le présent dans les médias, l'imparfait dans les sondages, le futur dans la rue censée guider le peuple vers son avenir, évidemment lumineux. Une fois l'opinion, apparemment convaincue à 70%, il suffisait d'aller enfumer le chef lapin dans son terrier de l'Elysée en lui faisant comprendre qu'il causait en l'air. Ce fut raté grâce aux nombreux lapins des assemblées auxquels il a été rappelé qu'ils pouvaient toujours causer à condition d'obéir. Ce que firent la majorité d'entre eux, malgré la minorité opposante, elle-même, victime du CTML, cause toujours mon lapin, de son virtuel chef, DSK du FMI. Que de sigles ? Les choses se sont calmées après l'envoi de quelques poulets au milieu des lapins répandus dans les rues. Mais deux questions restent sans réponses. Pourquoi la race aux si grandes oreilles apparait elle aussi sourde quand il faut écouter, et si possible entendre, l'autre. Qui sera le dindon de ces querelles dont on ne sait plus si elles appartiennent à la cour, comme le dit un ancien premier ministre au verbe haut, ou à la basse cour comme je l'évoque dans le verbe de la fable. J'ai une petite idée sur les dindons. Mais comme je ne veux pas désespérer ni le peuple des usines domicilié à Billancourt, en 68, par J.P SARTRE, ni celui des châteaux domicilié à Bettencourt, en 2010, par Médiapart, je tais mon commentaire. Je sais qu'il serait répondu CTML. Je vais de ce clavier consulter la <fontaine@fable.fr>
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2010-05-01
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DEFICITS, DETTES ET DOUTES
# DEFICITS, DETTES et DOUTES Les peuples ont adoré l'AVATAR hollywoodien en 3 D. Ils détesteront le SERRAGE de CEINTURE européen 3 D. Déficits, Dettes et Doutes sur leur solvabilités. Il y a encore 2 ans, les MARCHES, et leurs TRADERS, ceux qui gèrent l'argent de nos économies et de nos retraites régnaient sur la mondialisation devant laquelle les Nations et leurs Etats s'effaçaient. Après leurs effondrements, les Etats ont relevé la tète et préparent les régulations qui les empêcheraient de recommencer. Tout en leur tendant la main pour financer leurs déficits et leurs dettes astronomiques. Pour faire reculer ces Etats prétentieux, les financiers prêteurs ont mis en doute leur capacité de rembourser en jouant au Yoyo avec leur monnaie et leurs bourses. En bon créanciers ils ont affolé leurs débiteurs en leur imposant la RIGUEUR, sous peine de faillite. Ce qui, au passage, permettrait de faire de bons coups en rachetant les actifs bradés. On l'a vu avec les iles grecques convoités par les allemands. Que signifie, pour nous, cette guerre ouverte entre les marchés et les Etats ? Rien à voir avec la guerre éclair de mai 1940 lorsque la France a été mise à genoux, avant de sombrer dans une double faillite, morale et matérielle. Si notre Etat ne pouvait plus payer les 1.000 milliards d'euros qu'il doit aux étrangers, la Nation paierait à sa place. L'épargne globale des français qui représente 3 fois ce montant garantirait le paiement. Avec du temps, des taux d'intérêt adaptés et la patience des créanciers elle y arriverait. Si les déficits font peur (ils ont triplé en 5 ans), la crise qui en a provoqué une bonne part, a secoué les esprits. La Nation commence à se rendre compte que l'Etat providence arrive épuisé à 60 ans, qu'il mérite la retraite et qu'il ne faut plus rien lui demander. Si nos gouvernants locaux et nationaux ont un peu de courage et de ténacité, pour réduire leurs dépenses, les déficits se combleront. Avec le temps. A condition de pouvoir en finir avec une autre guerre qui détruit chaque année les 150.000 jeunes qui sortent illettrés de notre monstrueuse Education nationale. Ce tsunami annuel à répétition interdit, par accumulation de ses ravages depuis 30 ans, tout espoir de créer la croissance économique, seul objectif pour redonner vie et fierté à ces millions de sacrifiés, en rassurant nos créanciers sur notre avenir. Hélas, une petite minorité d'enseignants rêvent au paradis soviétique dont personne ne veut plus. Convaincus que l'économie de marché, que tous les peuples ont rejointe, est seule responsable de cet échec scolaire massif, ils le laissent se développer, au mépris de leur mission, au risque de ruiner le pays en jouant la rue contre la démocratie. Les voix se multiplient, de la Cour des comptes aux responsables politiques de tous bords, pour critiquer cet Etat dans l'Etat abandonné à des idéologues irresponsables, prêts à toutes les guerres pour leurs idées fausses. Espérons que la nation en crise le comprenne vite avant qu'elle en meure.
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2010-12-01
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DÉJEUNER À WATERLOO
# Déjeuner à WATERLOO - Dis moi, MICHEL, que pensent les français des belges incapables de se donner un gouvernement depuis 8 mois ? - Rien ! Tu sais, BERNARD, les français sont incapables de vivre sans gouvernement, ils en trop besoin pour grogner, pester, râler, rouspéter contre. Si on avait fait comme vous, on n'aurait eu ni manifs, ni grèves, ni pénurie d'essence, ni remaniement. IMPENSABLE. - Mais alors, est ce pour ça que vous déjà tant de candidats à votre élection 2012 ? Vous pourriez bien nous en donner quelques uns ! - Qui ? - Je pensais à BORLOO, il est frontalier, sympa, mais invendable chez nous avec son nom qui commence comme Bonaparte et qui finit comme Waterloo. Je préférerais échanger Annie CORDY, qu'on vous a déjà donnée, contre SEGOLENE. - Tu pousses un peu BERNARD. Je vais quand même en parler à Dominique BUSSEREAU. Je pense qu'il serait prêt à lui payer le voyage, voire 3 ans de loyer avenue Louise, pour l'aider à rendre service à notre grande amie la Belgique.
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DIALOGUE ICONOCLASTE AVEC L'ICÔNE MICHEL DE L\'HOSPITAL SUR LE DROIT, L'ETAT ET LE JUGE
# Dialogue iconoclaste avec l'icône Michel de l\'Hospital sur le Droit, l'Etat et le juge **L'échange de propos dont l'auditeur est témoin a pour objet de pallier une grave omission de l'Etat. Très oublieux des leçons du Chancelier Michel de l'Hospital, nos dirigeants, malgré l'esprit de réforme qui semble les guider, ignorent celui qui, écrivit, il y a plus de quatre siècles le premier traité de la " réformation ".** **Pourtant, le très éminent Chancelier dont on dit que ses réflexions ont préfiguré l'Etat moderne trône devant l' Assemblée nationale, majestueusement assis, sans courir le risque de perdre son siège, comme le député qui dispose du sien à l'intérieur.** **Cette présence, au débouché du pont de la Concorde, aurait mérité que nous honorions sa mémoire au cours d'une " journée de la réforme " à coincer entre celle de la musique et celle du patrimoine.** **A défaut de cet honneur les auteurs de ce dialogue imaginaire ont voulu rendre justice, ce qui n'a rien d'original, l'un et l'autre ayant une longue pratique des deux principales audiences au cours desquelles leurs contemporains sont jugés, celles des médias et des tribunaux.** **L'affaire a débuté nuitamment.** **Michel ROUGER le répondant, rentrant tardivement d'une conférence sur le Chancelier Michel de l'HOSPITAL, a oublié d'éteindre son téléphone portable, posé sur le chevet du lit** En plein milieu de la nuit cet appareil infernal a sonné - **Michel de l'Hospital** **Allo, je suis bien chez Michel Rouger, je suis Michel de l\'Hospital le Chancelier. J' ai assisté de très haut à la conférence de votre ami Armand Prévost. Il a dit tellement de choses sur mon lointain passé que l'idée m'est venue de poser quelques questions sur ce qui fait le présent des gens du droit et des juges de ce millénaire qui débute.** **Le Bon Dieu qui m'a appelé auprès de lui, il y a bien longtemps, a encore besoin que je le documente. Il a lui même des problèmes avec " l'axe du mal " dont les activités prospèrent dans la maison d'en face dont les pensionnaires ont un comportement infernal.** **Je m'adresse à vous parce que j'ai le souvenir que vous étiez venus, avec vos collègues du tribunal de Paris dont vous étiez le Président, il y a une dizaine d'années, vous recueillir devant mon tombeau.** **Vous savez, la félicité perpétuelle finit par ennuyer au point que j'aimerais bien partager, un instant, avec vous, tous les tracas qui font le quotidien de ceux qui vivent dans notre beau pays.** Mais, de grâce, faites le avec l'humour qui permet de rire de nos soucis. Cet humour dont nous sommes dépouillés en arrivant au paradis, de l'instant où le jugement dernier nous a reconnu ce droit au bonheur éternel qui nous préserve des peines, en nous privant des rires qui permettent aux âmes fortes de les affronter. Un mot de précision. C'est mon attaché de presse, Philippe SASSIER, un lointain ancêtre du journaliste qui me prêtera son organe, comme il est d'usage que ce soit fait dans ce que vous appelez, dans votre jargon, la " communication " - **Michel ROUGER** Monsieur le Chancelier, je suis très honoré par cet appel qui me prend, comme on disait de votre temps, à brûle pourpoint. Je vais m'efforcer de vous répondre, mais il vous faudra pardonner quelques expressions ou réflexions qui ne seront pas en "  français contemporain ". Notre langue usuelle, surtout à Paris, depuis 50 ans, est la " langue de bois ". Pour éviter la lourdeur de la traduction je parlerais comme avant, la langue dite de la " France d'en bas ". Ce qui n'aura pas de conséquences puisque plus personne n' écoute nos téléphones depuis que nous ne sommes plus mêlés aux affaires de l'Etat. - **Michel de l'Hospital** **Jeune homme, si vous m'autorisez cette amicale bonification, c'est bien ainsi que je conçois notre dialogue. Vous l'avez compris, je vis trop prés des icônes du paradis pour jouer aux iconoclastes, cette savoureuse distraction m'est interdite. Faites moi partager la vôtre, un moment, vous ajouterez le bonheur à la félicité éternelle.** Je vous pose ma première question : **Comment se fait il qu'il y ait encore des juges consulaires 440 ans après que j'aie convaincu le Roi de permettre aux marchands de rendre la justice dans les affaires du commerce ?** - **Michel ROUGER** Monsieur le Chancelier, les juges des tribunaux de commerce sont, depuis toujours, restés fidèles à leurs origines, celles que vous avez imaginées. Ils sont surtout en parfaite harmonie avec ce qui fait l'identité française, forgée depuis des siècles, qui a fait d'eux des citoyens, pas des sujets, qui préfèrent s'occuper eux mêmes de leurs affaires, en restant proches de leurs terroirs. **A preuve le fait que le tribunal de Paris, qui n'est pas une ville très agricole, ait eu, juste avant la fin du 20 eme siècle, un Président petit fils de paysans. Mieux encore, le premier président du 21 ème siècle est directement fils de paysans. Ce qui ne les a pas empêchés d'être de bons serviteurs de l'Etat, sans lui appartenir.** - **Michel de l'Hospital** Jeune homme, je vous encourage à persévérer. Puisque vous avez cité l'Etat, j'aimerais que vous m'expliquiez ce que signifie cette référence permanente à " l'état de droit " dans les discours vibrants les colloques et les ouvrages savants de vos Maîtres à penser. - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier je vais faire une réponse courte, comme si je faisais le résumé au début plutôt qu'à la fin.** **On a longtemps considéré que l'ETAT était l'instrument créé, contrôlé, par le DROIT, on fait encore semblant de le croire. En fait le DROIT est, depuis nos grandes guerres civiles européennes, de plus en plus créé et contrôlé par notre ETAT national, encadré, lui même, par le super Etat, né de nos grandes réconciliations avec nos anciens ennemis.** **Propos qui mérite l' explication plus positive et plus détaillée que je vais vous donner.** **Monsieur le Chancelier, vous avez rêvé de l'Etat nous l'avons fait en remettant, inlassablement, l'ouvrage sur le métier pendant 4 siècles. Il y a eu, d'abord " l'Etat c'est moi " du monarque absolu, ça a mal fini. Puis il y a eu " l'Etat c'est nous " des révolutionnaires, ça a encore plus mal fini. Enfin, 4 siècles après vos premiers travaux, on peut enfin dire " l'Etat c'est eux ".** - **Michel de l'Hospital** **C'est qui " EUX " ?** - **Michel ROUGER** **Je vais vous expliquer après vous avoir exprimé la profonde gratitude que votre lointaine action inspire aux français d'aujourd'hui.** **Souvenez vous de l'Edit de Moulins en 1564, lorsque vous avez engagé la grande réforme administrative de la France. Il vous fallait beaucoup de courage, pour y penser, pendant ce ce long périple de 18 mois, lorsque vous alliez à la rencontre de cette France d'en bas, réinventée, récemment, par votre actuel et lointain successeur.** **La récompense arrive, les choses avancent. Il y a même un de nos ministre qui ne s'occupe que de ce chantier. Heureusement que vous avez démarré les opérations il y a 439 ans, vous vous rendez compte du temps que nous aurions perdu si vous ne l'aviez pas fait.** **Grand merci encore. J'en viens à l'essentiel.** **Vous savez mieux que quiconque à quel point notre pays est difficile à gouverner, et nos gouvernants bien fragiles. Certes, on les assassine moins que de votre temps mais ils ont droit à de grosses frayeurs.** **Notre actuel Président, par exemple, l'année dernière il n'a eu que 20 % de partisans au premier vote. Autant dire qu'il n' avait que le versement comptant et qu'il lui manquait le crédit pour acquérir le carrosse présidentiel. Heureusement, 15 jours plus tard il a trouvé les 80 % indispensables, grâce à la générosité de ses adversaires .** **Vous imaginez la frayeur pour lui et pour la Reine. Excusez moi, pour la Présidente.** - **Michel de l'Hospital** **Jeune homme, c'est un vrai miracle, comme à Lourdes, peut être le prénom de cette grande dame y est pour quelque chose.** - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier, sur le sujet des miracles et de la religion, je vous rappelle que, depuis 98 ans, la séparation entre l'église et l'Etat est consommée. Au surplus, dans sa sacro sainte laïcité notre république n'autorise que les miraculés pas les miracles.** - **Michel de l'Hospital** **Jeune homme, ce n'est pas donné à tout un chacun de devenir miraculé. Peut être ce pauvre Louis XVI aurait évité sa fuite piteuse s'il avait emprunté le vélomoteur de l'insaisissable mollah afghan.** - **Michel ROUGER** **Bonne transition, Monsieur le Chancelier** **Depuis que ce Roi, s'est fait couper la tète, déjà 210 ans, on a tout essayé, 2 empires, 3 royaumes, 4 républiques, en vain. Jusqu'à ce qu'un génie politique du milieu du 20^e^ siècle trouve la solution, simple comme toujours.** **Il suffisait de créer une super école qui formerait des gens tellement compétents, plus que tous les autres, qu'ils seraient les seuls à pouvoir tout diriger, le gouvernement, le parlement, l'administration et, même les partis politiques. On a ainsi inventé la 5^e^ république.** **Vous ne croirez pas, ça marche depuis 40 ans.** - **Michel de l'Hospital** **Par curiosité, jeune homme, comment appelle t'on ces gentilshommes et comment arrivent ils à tout gérer, avec qui ?** - **Michel ROUGER** **Monsieur le chancelier, nous sommes au 21^e^ siècle, il n' y a pas que des gentils hommes dans les allées du pouvoir . il y a aussi des gentilles femmes, encore que certaines le soient moins que d'autres, la gentillesse ne figurant pas au programme de cette super école. On n'y n'enseigne que l'administration pour que le France soit gérée par ces grands commis, presque à la perfection. L 'Etat " c'est eux ".** - **Michel de l'Hospital** **Il n'y a pas de petits commis ?** - **Michel ROUGER** **Non, il n'y a que dans l'entreprise qu'il y a des grands et des petits patrons, dans l'administration c'est impossible, l'Etat ne peut pas rapetisser ses serviteurs. Soyez rassuré, on leur a trouvé des centaines de titres de remplacement qui les honorent** **C'était d'autant plus indispensable que tous ces grands commis ont du recruter massivement pour faire fonctionner les administrations et les entreprises publiques qui leur étaient réservées.** - **Michel de l'Hospital** **Ou ont-ils trouvé tous ces gens ?** - **Michel ROUGER** **Pas chez les immigrés réservés pour les travaux pénibles, évidemment, tout simplement dans nos campagnes que le machinisme dépeuplait, dont les jeunes, qui mourraient de plus en plus vieux, ne trouvaient plus à se faire recruter par l'armée , après la perte de nos colonies.** **Ni par la religion devenue trop pauvre, et passée de mode, lorsque l'uniforme chatoyant de l'hôtesse de l'air a plus attiré nos jeunes paysannes que la robe tristounette de la religieuse.** - **Michel de l'Hospital** **Très intéressant, jeune homme. Voila ce qui explique qu'on voit de moins de soldats défiler au pas derrière leurs fanfares et leurs drapeaux, encore moins de fidèles chantant en procession derrière la statue de la vierge et de plus en plus de braillards défiler derrière des banderoles et des pancartes.** - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier ! Vous devenez iconoclaste, il y a en tête de ces défilés quelques icônes à écharpe rouge pendante qui risquent de vous manifester leur réprobation, légitime bien sur, encore que je doute que vous les rencontriez, un jour, à la buvette du paradis.** - **Michel de l'Hospital** **Mais dites moi jeune homme, que font ils entre deux défilés.** - **Michel ROUGER** Beaucoup de choses, monsieur le Chancelier. Rendez vous compte, il y a plus de 300 commissions administratives dans chacun de nos 95 départements, il y faut des commis. Il y aurait même, dans une direction départementale de l'agriculture pas très loin de votre auvergne natale plus d'employés que d'exploitations agricoles. - **Michel de l'Hospital** **J'espère que vos gouvernants, démocratiquement élus, veillent attentivement et mettent bon ordre en cas d'excès.** - **Michel ROUGER** Ils le font, Monsieur le Chancelier, avec une sage modération, car l'électeur est à la fois exigeant et primesautier. Dans une période qui oppose la " France d'en bas " à la "  France d'en haut ". Celle, malaimée du bon peuple, des grands commis qui ont de plus en plus de peine à imposer leur loi, et leurs lois. - **Michel de l'Hospital** **Jeune homme, je crois que j'en sais assez pour que nous parlions du Droit et de sa source démocratique , la Loi.** - **Michel ROUGER** Monsieur le Chancelier, je poursuis votre image de la source jusqu'au majestueux estuaire de la Loire irrigué, depuis des millénaires, par le filet d'eau claire et gazouillante qui sourd du mont Gerbier des joncs. Aujourd'hui, ce long fleuve n'a plus rien de tranquille. Il termine sa course au milieu des énormes bateaux citernes gorgés du pétrole d'Arabie, empuanti par les raffineries, et les torchères qui crachent leurs gaz enflammés. C'est le siècle des puits et du carburant. - **Michel de l'Hospital** **Jeune homme, je vous interrompt, je ne vois pas très bien ce que le pétrole vient faire avec la loi et le droit , j' ai besoin de votre éclairage.** - **Michel ROUGER** **Vous allez comprendre, monsieur le Chancelier, c'est très simple.** **Certes, vous ne trouverez aucun professeur, surtout pas dans la super école pour oser comparer la production de lois, de normes, de droits et de règlements à celle du pétrole. Pourtant, cette image est, si j'ose dire éclairante, y compris sur la pollution qui en découle.** **Je vous ai décrit comment fonctionnait notre Etat avec ses grands commis, lesquels sont, comme je vous l'ai déjà dit, des puits de science. Les administrations qu'ils dirigent, les commissions qu'ils créent, pas au sens, évidemment de celles qu'il leur est interdit de recevoir, donc notre Etat est devenu un gigantesque champ de production, et d'exploitation de la loi, du droit, avec ses gisements, ses puits et ses raffineries.** **Notez bien, Monsieur le Chancelier, que nous partageons cette évolution avec nos voisins européens, qui sont devenus des associés. Les champs, les gisements, et les puits de production de directives mis en exploitation dans la région de Bruxelles sont aussi célèbres que les plate formes pétrolières de la mer du nord.** **Pour les mêmes motifs et dans la meilleure des intentions qui soit.** **Il fallait bien coordonner la production de toutes les normes de droit par les administrations nationales, c'était évident si nous voulions créer une affection commune. C'est fait, l'affection est la, pas au sens sentiment, au sens maladie.** Nous avons donc créé une super administration, avec plein de super grands commis, presque autant de directions, qui produisent, à tout va, ce que chaque parlement national devra raffiner, quitte à garder le produit brut en stock, quelques temps, afin d'éviter la révolte des paysans, des chasseurs de tourterelles ou des pécheurs de merlus. **Voila pourquoi, Monsieur le chancelier, l'irrigation vitale de la société, par la Loi, par le Droit, ne vient plus de la pluie que faisait tomber le monarque absolu, ni du terrain de la démocratie d'où jaillit la source, mais des puits que l'Etat creuse et exploite.** - **Michel de l'Hospital** **Jeune homme vous faites trop sérieux, je reviens vers la petite et croustillante histoire dont l'odeur de pétrole est venue vers nous.** Que vient faire l'Elfe, ce génie de la mythologie des pays de l'Europe du nord, devant vos juges. On dit qu'il s'agissait de blanchir l'argent de l'or noir. C'est fort coloré mais incompréhensible. - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier, j'aimerais vous dire la vérité mais elle n'est pas tout à fait sortie du puits, si j'ose dire.** - **Michel de l'Hospital** **Merci. Maintenant dites moi comment on produit le droit.** - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier, comme je vous l'al dit, le grand champ de gisements est situé au cœur du vieux Paris que vous avez fréquenté, avec 5 principaux puits.** **Celui de la place Vendôme, qui fut longtemps le seul producteur de droit, mais qui a perdu beaucoup de parts de marché.** **Celui de la rue de Bercy, la où on produit le droit fiscal. Ce qui veut dire que, dorénavant, on trinque à l'endroit où on buvait, naguère.** **Celui de la rue de Grenelle qui produit le droit qui permet d'avoir plus d'emplois avec moins de travail.** **Celui de l'avenue de Ségur qui produit le droit qui permet de traiter plus de malades avec moins de médecins.** **Enfin, celui de la place Beauvau dont le dynamisme productif lui a permis de développer récemment sa part du marché.** **J'ajoute un puits, unique en son genre, rue de Varenne, qui peut produire sans passer par la raffinerie, le fameux puits 49-3.** - **Michel de l'Hospital** **Ou est raffinée toute cette production, au parlement ?** - **Michel ROUGER** **Evidemment au bord d'un grand fleuve, comme pour le pétrole, le long de la seine, à l'Assemblée nationale. Le système fonctionne a plein régime, il est même très productif quand on rapporte le nombre de textes étudiés et sortis, au nombre de parlementaires présents lors de la phase finale de la production.** - **Michel de l'Hospital** **Qui vérifie la bonne qualité de cette production ?** - **Michel ROUGER** **Le Palais royal** - **Michel de l'Hospital** **Comment ?** - **Michel ROUGER** Cest un jeu de mots. Le roi n'est pas revenu au Louvre. Ce sont le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat qui y jugent les lois. - Michel de l'Hospital **Mais ce " palais royal ", comme vous dites, c'est " Monsieur Véto ".** - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier, nos très grands sages ne méritent pas cette injuste comparaison. Mais quand on n'a plus de Rois il faut bien que quelqu'un décide en dernier ressort.** - **Michel de l'Hospital** **Jeune homme, tout cela est bien beau, mais pourquoi entend on dire que trop de Droit tue le Droit ?** - **Michel ROUGER** **Parce que plus personne ne maîtrise une production dont le volume est à la mesure de celui des organisations étatiques ou super étatiques qui la fabriquent.** - **Michel de l'Hospital** **Il n'y a qu'a faire une taxe sur la production des lois comme pour celle du pétrole. Elle devrait rapporter beaucoup.** - **Michel ROUGER** **Bien vu, Monsieur le Chancelier, mais le peuple réclame des lois, il en a autant besoin que de carburant. Comme on dit en économie l'équilibre se fait entre la demande de Droit qui est très forte, et l'offre créée par les administrations qui est à la mesure de leur gigantisme.** **Pire, ce phénomène est aggravé par la dérive des auteurs des textes. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, l'administration a de plus en plus de peine à faire adhérer le citoyen à ses lois et règlements.** **Pour forcer le bon peuple à les appliquer on y ajoute de multiples menaces de punition, au point que le droit pénal a tout envahi.** **Ce qui est pain béni pour les chicaniers de toutes sortes. On dépose une plainte, c'est gratuit. le juge trouvera bien, dans les 10.000 cas du code, le bon qui permettra de déshonorer celui auquel on veut faire porter le costume de bagnard virtuel, par désir de vengeance.** - **Michel de l'Hospital** **Dites moi, jeune homme, vous êtes mal partis si le respect du Droit ne repose plus sur l'adhésion mais sur la contrainte. Je comprends l'hostilité entre vos deux France, celle d'en bas et celle d'en haut.** **Jeune homme, avez-vous conscience des conséquences que ce que vous venez de décrire ! j'espère que vous vous trompez.** **Vous me dites qu' un pays démocratique comme la France est dirigé, politiquement, administrativement par les anciens élèves d'une école qui se confond avec l'Etat, que cet Etat s'est relativement coupé du peuple au service duquel il est, théoriquement.** **Vous me dites que cet Etat et l'ensemble de ses administrations sont la source des lois, à tout le moins les censeurs de leur application par le pouvoirs des décrets et des guichets qui interprètent les textes, retardent leur application, ou en transforment le sens.** **Vous rendez vous compte des risques que ce cette situation de fracture entre le pays et ses élites, de confusion entre l'Etat, l'administration,  la loi et le Droit font courir à la France.** - **Michel ROUGER** **Bien sur , Monsieur le Chancelier. Je vous rappelle la phrase célèbre d'un de ces grands commis devenu député. " vous avez juridiquement tort puisque vous êtes politiquement minoritaire "** **Le risque de ces fractures, tel que l'a si bien évoqué le plus illustre de ces grands commis arrivé au poste suprême, est que toute la société est engagée dans une pratique du soupçon, générale et quotidienne, qui ne l'a pas épargné lui-même. Comme quiconque agit ou détient la moindre parcelle de pouvoir.** - **Michel de l'Hospital** Que fait le juge face à toutes ces dérives de la société ? - **Michel ROUGER** Il essaie de réguler, en dernier ressort. Comme le contribuable, qui lui aussi est le régulateur en dernier ressort qui comble les trous béants des puits mal exploités par l'Etat, ou répare ses raffineries incendiées. - **Michel de l'Hospital** **Merci de cette franchise, jeune homme. Elle m'inspire une réflexion tirée de mon expérience historique. Toutes les sociétés qui ont construit leur vie sociale et leur Droit sur le soupçon fabriquent de la bureaucratie, laquelle fabrique du soupçon, et ainsi de suite jusqu'à l'effondrement final qu'aucun rideau de fer n'a jamais pu empêcher.** - **Michel ROUGER** **Nous n'en sommes pas encore la, Monsieur le Chancelier. Dieu merci, grâce à cette deuxième invention géniale du 20^ème^ siècle, après celle de l'école d'administration, la télévision, le soupçon du jour fait oublier celui de la veille, la vedette du jour fait oublier le présumé délinquant de la veille, pareillement pour les catastrophes.** - **Michel de l'Hospital** **Passons aux juges, si vous le voulez bien, aux juges au pluriel, car je sais que si vous ne manquez pas de tribunaux de toutes sortes, vous manquez sans doute de juges en nombre suffisant pour assurer cette fonction de régulateur que vous venez d'évoquer.** **Mais auparavant je voudrais vous livrer une observation faite lorsque j'étais aux affaires. Bien évidemment il m'a fallu recruter de grand commis et choisir des juges de qualité dans une période de fortes convulsions religieuses et sociales.** **Je m'étais fait une règle simple empruntée à la vie courante. Juger, comme rire, étant le propre de l'homme, j'avais constaté que l'on était jeune tant que l'on passait plus de temps à rire qu'à juger, et que la vieillesse commençait le jour où on passait plus de temps à juger qu'à rire. Je fais cette remarque pour que vous me disiez comment tous vos juges sont choisis.** - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier, vous comprendrez que le sujet abordé mérite que nous nous y attardions.** **Si vous le permettez, nous allons repasser par la case école nationale, telle que je l'ai franchie dans mon vieux jeu de l'oie de l'Etat moderne.** **Les juges, appelés magistrats, qui rendent la justice devant les citoyens sont nommés par l'Etat après avoir réussi un concours qui leur permet d'intégrer ce qu'on appelle le corps judiciaire.** - **Michel de l'Hospital** **Ils sont organisés en corporation ?** - **Michel ROUGER** **Non, Monsieur le Chancelier.** **De notre temps, corporations et corporatisme sont des gros mots.** **La France est organisée par corps. Le corps judiciaire, bien sur, le corps médical, le corps diplomatique et bien d'autres, y compris les grands corps.** - **Michel de l'Hospital** **Il n'y a pas de petit corps.** - **Michel ROUGER** **Encore non, Monsieur le Chancelier, quoique, nous ayons les corps constitués. ** - **Michel de l'Hospital** **Pour quoi faire ?** - **Michel ROUGER** **Pour aller souhaiter la bonne année au président, une fois par an, après tous les autres évidemment.** - **Michel de l'Hospital** **Si j'ai bien compris, tous ces jeunes hommes qui sortent de le super école des juges se voient donner le permis de juger sans que l'on sache s'ils ont appris la conduite, même dans le cas, improbable tant il y a de lois, où ils sont capables de réciter le code par cœur.** - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier, vous ne pouvez pas assimiler la justice et la circulation. On ne voit pas ces jeunes juges siéger avec le macaron des apprentis conducteurs à l'endroit de leur robe ou viendront, plus tard s'accrocher leurs décorations. Vraiment, vous êtes dans l'erreur.** **Quoique, la circulation et la justice ont, au moins, deux points communs, les ralentissements et les embouteillages.** **Plus grave encore, vous oubliez toutes ces jeunes filles, ou jeunes femmes, qui sont quasiment majoritaires à la sortie de l'école, et qui ont leur place dans la justice, comme dans la circulation d'ailleurs.** - **Michel de l'Hospital** **Ça promet !** - **Michel ROUGER** Non Monsieur le Chancelier, s'il vous plait, cette place de nos compagnes dans la justice ne vous autorise pas au moindre commentaire sur leur place derrière un volant. Elles font souvent un travail doublement difficile confrontées aux devoirs de leur famille et aux malheurs de la société. Certaines poussent l'abnégation jusqu'à épouser une de leurs collègues pour vivre nuit et jour dans le tracassin judiciaire. Elles méritent notre grande estime. **On en trouve même qui se passionnent pendant des années pour un dossier dans lequel elles finissent elles mêmes à subir le soupçon dont elles ont nourri le moteur de leur recherche. Quitte à prendre la plume de la littérature à la place de celle du jugement.** - **Michel de l'Hospital** **Jeune homme, puisque vous repassez, comme vous dites, par la case soupçon, je voudrais attirer votre attention sur une réalité séculaire, à savoir que dans une société de soupçon, l'esprit de police et l'esprit de justice sont vite confondus pour le plus grand péril du Droit.** - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier vous parlez d'or, mais comment voulez vous éviter d'en arriver la lorsque, du matin au soir, la rotative du journal ou la caméra de la télévision, nous font vivre le combat désespéré de l'investigué contre l'investigateur.** **Comment voulez vous que, de temps en temps, un juge ne se sente pas envahi par l'esprit de police au contact du capitaine de police qui se sent ,lui, inspiré par l'esprit de justice .** **Comment voulez vous éviter que le juge ne se sente pas lui même soupçonné d'être trop complaisant, ou trop dur, à l'égard de tel ou tel. Ce qui ne manque d'ailleurs pas de se produire lorsque, par une dérive destructrice, le plaideur, l'avocat et le juge entrent dans la spirale du soupçon réciproque.** - **Michel de l'Hospital** **Je concède que le redressement de ces dérives n'est pas évident, surtout si, comme j'ai cru le comprendre, vous avez multiplié les tribunaux jusqu'à créer une Justice plurielle, selon votre jargon.** - **Michel ROUGER** **C'est la caractéristique de nos institutions de comporter , grâce à la grande sagesse de notre Etat et de ses administrations, une extrême variété de régulateurs et de dispensateurs de décisions, dont il n'est pas établi qu'elles méritent l'appellation de juges et de jugements.** - **Michel de l'Hospital** **Rapidement jeune homme, car je commence à avoir le tournis.** - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier il était inévitable que j'en arrive à cette description tant notre justice est encadrée par la structure de notre Etat et le dynamisme normatif de ses administrations.** - **Michel de l'Hospital** **Est-ce que cette justice marche encore ?** - **Michel ROUGER** Bien sur, Monsieur le Chancelier, elle marche. Quoique depuis quelques années elle refuse de marcher au pas. Et pour éviter qu'elle marche sur ses plate bandes, l'Etat a conservé ses propres cours et tribunaux qui jugent de tout ce qui le concerne face au citoyen. **Au surplus, chaque ministère, la plupart des administrations, ont leurs codes et leurs juridictions, tantôt des tribunaux, tantôt des conseils , des autorités ou des commissions. Il y en a pour tout le monde, les soldats, les concurrents, les audiovisuels, les boursiers, les assujettis à la sécurité sociale, les locataires modérés, les fermiers et les métayers, les salariés, etc etc .** **Pour que vous mémorisiez, je vous propose une formule simple :** **1 administration = 1 code = 1 juridiction** - **Michel de l'Hospital** **Comment tous ces jugements, toutes ces décisions sont elles exécutées** - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier un de nos humoristes, qui ne doit pas être très loin de vous, au paradis, faisait une parodie de la formation des jeunes soldats auxquels on demandait combien de temps mettait le fut d'un canon pour refroidir. La réponse juste était un certain temps.** **Pour l'exécution des décisions de justice, il faut aussi un certain temps. A condition qu'on ait pas perdu la trace du condamné, qu'on ait le temps d'aller le récupérer ou le saisir, en précisant qu'on ne peut rien faire quand l'Etat est lui même condamné et refuse de s'exécuter.** **On a quand même trouvé la parade. On a créé un JAP pour appliquer les peines , et un JEX pour l'exécution des jugements. Chacun d' eux peut modifier les conditions dans lesquelles la justice a été rendue, au nom du peuple et dire qu'il ne souhaitait pas qu'elle le fut ainsi.** **Quand on manque de moyens et de résultats on peut toujours espérer s'en sortir avec un vocabulaire choisi.** - **Michel de l'Hospital** Jeune homme tout cela est intéressant, mais je me demande comment peuvent faire tous ces juges avec tout ce qu'ils ont à juger, pour appliquer un Droit et des normes dont la production échappe à tout contrôle, en prenant des décisions dont l'exécution est aléatoire, dans un climat de pénalisation et de suspicion généralisés. Ils ne doivent pas rire tous les matins, avec le risque de vieillir prématurément, ce qui me révolte quand je pense à toutes ces belles jeunes filles et jeunes femmes qui ont préféré l' austère robe noire de la magistrate, à la séduisante garde robe du mannequin vedette. - **Michel ROUGER** Monsieur le Chancelier, ce sentiment de révolte vous honore d'autant plus que vous appartenez au siècle de François Rabelais, dont le féminisme militant ne fut pas remarqué. - **Michel de l'Hospital** Jeune homme, je vais être obligé d'interrompre, mon portable est presque déchargé. La recharge est compliquée, au paradis, car nous vivons dans la lumière, mais sans l'électricité que vous avez sur terre. J'ai enregistré tout ce que nous avons échangé. Je vais vous envoyer le texte à votre boite mail qu'un de vos amis qui vient d'arriver chez les bienheureux m' a donnée. Faites en bon usage. Mon adresse e-mail est : hospital@paradis.eden - **Michel ROUGER** **Monsieur le Chancelier, je n'oserai jamais prendre un tel risque. Mes amis ont été habitués à ma jurisprudence pas à mon impertinence.** **De puis que j'ai pris la robe du juge on m'a imposé le devoir de parler de vous, à chaque discours, je n'ai pas eu le droit de parler avec vous.** - **Michel de l'Hospital** **Jeune homme, vous n'allez pas me faire regretter mon appel. Dites moi, si les fichiers de Saint Pierre sont à jour, vous avez été banquier. Vous connaissez donc la différence entre un banquier et un assureur.** - **Michel ROUGER** **Non, Monsieur le Chancelier.** - **Michel de l'Hospital** **Plus un banquier prend de risques moins il en parle.** **Plus un assureur parle de risques moins il en prend.** **Adieu jeune homme,** - **Michel ROUGER** **A plus tard, le plus tard possible, Monsieur le Chancelier.**
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2016-04-01
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LE BILAN DES LUMIÈRES
# Le Bilan des Lumières Ces 3 propos, en forme de fresque historique, inspirés par «  le bilan des lumières » seront réutilisés dans un prochain édito sur le site web TV « l'Echo des arènes » et dans un second, publié dans la lettre « Presaje.com » de début juin consacrée au Brexit ## Le siècle des lumières Attiré par le siècle de la renaissance, seizièmiste convaincu qui a pratiqué la disputatio sur le rôle des femmes après le Concile de Trente, à la Cour de cassation, Je suis plus Rabelais que Rousseau. Pire, je vois plus d\'ombres par les faits que de lumières par les hommes, dans ce siècle ainsi glorifié par la suite. Je n\'imagine pas Louis XIV, le 1^er^ janvier 1701, réunir la cour dans la galerie des glaces, pour y proclamer ouverte la première journée du premier mois de la première année de ce grand siècle des lumières. C\'eut été grotesque. Il est vrai que Rousseau et d\'Alembert sont nés au début du XVIIIe siècle, naissances encadrant le traité d\'Utrecht qui a vu la domination maritime des Anglais affirmée dans le règlement de la succession du trône d\'Espagne, au détriment des Français. Certes, le siècle des lumières a débuté par la fin de la monarchie incandescente du Roi-Soleil, mais il a fini dans la monarchie déliquescente confiée au docteur Guillotin. Avant de sombrer dans les ténèbres de la terreur pour faire de ce temps historique, celui de la réduction de la domination française sur le continent, au congrès de Vienne. ## Le siècle des sciences et des techniques Le XIXème siècle, celui de la révolution industrielle initiée par les Anglais, les techniques, est d'une tout autre nature. Grâce à leurs Ecoles scientifiques, en de multiples techniques, les Français ont ajouté la science à cette révolution. Hors de la décennie 1860, plutôt Anglomaniaque, cet apport a été écarté par notre intelligentsia. À nouveau je suis plus Eiffel que Lamartine. Sans avoir honte ! Paris, ses cours successives, monarchiques, impériales et républicaines, avaient un besoin impérieux de cet intelligentsia qui les feraient briller, par l'esprit, d'une part, face aux marchands anglais, à leur noblesse des forges et des Mines et à leurs esclaves ouvriers, d'autre part, face aux peuples à coloniser, dans la compétition féroce engagée avec la perfide Albion, pour se les attirer par la générosité de nos Maîtres à penser. Le recours à la mobilisation des penseurs du 18^ème^ siècle, bien marquettée dans le concept des lumières, a répondu à ces besoins, en créant un torrent de sciences molles, faciles à vendre aux peuples que les « luttes » émancipaient. Tout s'est effondré à Versailles en 1871 lorsque le 2^ème^ Reich est venu ajouter la domination continentale germanique à la domination maritime britannique. Il ne manquait que les horreurs du 20^ème^ siècle, celui des idéologies perverties des Lumières, le Goulag et l'Holocauste. ## L'Europe Le 20^ème^ siècle a créé une institution, l\'Union Européenne. Il s\'agit d\'un ensemble d'administrations marchandes, fortement implantées dans la liberté des échanges que procure la protection militaire américaine, après le plan Marshall de la fin de la guerre. En 2016, les peuples d\'Europe continentale, au moment où les Britanniques vont s'éloigner d'eux, se trouvent face à un dilemme, qui, à la fin, sera arbitré par le conflit, latent, entre la puissance industrielle allemande et la faiblesse politique française. Les États-Unis, sauf à s\'engager prochainement dans un nouveau siècle d\'isolationnisme comme ils l\'ont fait entre 1820 et 1917 ont choisi de faire fonctionner le marché européen, sous la conduite de leurs entreprises planétaires. Ils les protège grâce à l'OTAN, qu'ils renforcent en raison des risques qui pèsent sur l'Occident affaibli. Les Français, champions du tout politique, rêvent d'institutions qu'ils pourraient dominer par l'esprit à défaut de l'exemple. Les Allemands n'en ont pas besoin, ils n'en veulent pas. Les Anglais partis, c'en sera fini de l'Europe politique, au profit de l'Europe économique allemande, rejointe par ceux des Anglais qui choisiront le continent. Est-ce que, pour autant, le continent Ouest européen va redevenir un théâtre de conflits et de guerres. Ce n\'est pas évident, non pas du fait des institutions mais du fait que les ingénieurs de la fin de la dernière guerre ont su domestiquer l\'énergie nucléaire pour qu\'elle constitue l\'antidote à tout empoisonnement des relations continentales Les débuts du 21^ème^ siècle nous apportent quelques lumières. Qu\'on le veuille ou non, sous réserve de manifestations pavloviennes qui sont la résurgence des idéologies totalitaires du 20^ème^ siècle, l\'américanisation des mode de vie des peuples du continent Ouest européen est plus qu\'avancée, par la langue, les technologies, les réseaux, les innovations, la finance, etc .. Pareillement, on le voit bien, le fait religieux bouscule et angoisse le cher vieux peuple du Général. Tout cela fait que le 21^ème^ siècle pourrait bien ressembler au 16e de la renaissance avec ses violentes querelles religieuses dans toute l\'Europe, conjuguées avec l\'explosion des arts et des sciences. Positivons. Quelques mots, personnels, sur les sciences dures, plastiques et molles. Les dures reposent sur des Principes (Archimède) des Lois (Newton) des théories (la relativité). Elles ont été rejointes par des Sciences Plastiques, parties dures, parties molles, liées aux observations pérennes des faits naturels, la Météorologie, la Démographie, la climatologie. Les sciences molles dominent chaque espace, chaque instant des sociétés du spectacle, des faux durs, des faux sincères, des vrais menteurs et des vrais cupides. [Ce sont les temps de la Lumpen intelligensia. Je compatis avec le monde des ingénieurs.]{.underline}
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CONFÉRENCE À LA SOCIÉTÉ D\'ÉCONOMIE POLITIQUE DE LYON
# conférence à la société d\'économie politique de LYON ## Première idée référence au doyen Carbonnier « tandis que le juriste a pour but d\'analyser, d\'expliquer, la loi et les décisions de justice qui font le droit positif, le sociologue du droit s\'efforce de les observer du dehors dans leur genèse et dans leurs actions comme de simples phénomènes sociaux parmi bien d\'autres » ce que permet une expérience longue et diversifiée. ## Deuxième idée on ne peut pas observer la genèse du droit, ni les actions d\'application qu\'il entraîne dans l\'économie sans passer par un rappel de quelques banalités liées au rapports de la société française avec ses institutions politiques détentrices du pouvoir , avec l\'argent qui est le nerf de la guerre économique, et enfin avec le droit dont le respect conditionne la vie des peuples libres. ## troisième idée La société française s\'est installée depuis quarante ans dans un système de monarchie relative Dans le système de monarchie absolue comme dans le système impérial les choses sont claires. les pouvoirs d\'incarner le royaume ou l'empire et ceux de le gouverner sont concentrés en une seule personne. L\'état c\'est moi disait le monarque absolu le monarque relatif issu de l\'élection populaire reçoit la mission suprême d'incarner le peuple souverain. Intouchable au regard des contingences qui affectent les autres citoyens, Il règne mais il ne devrait pas gouverner puisqu'il échappe à tout contrôle et à toute sanction autre que le suffrage universel dont on connaît les aléas (2002) . Tout cela est devenue parfaitement théorique de l\'instant où le président élu domine le gouvernement et le Parlement. Le principal effet de ce système de monarchie relative est que l' ETAT s\'est installée au coeur de la société française comme le seul instrument de pouvoir capable de corriger les errements de ce système à mi-chemin entre la monarchie classique et de la démocratie représentative des sociétés développées modernes cette présence de l' ETAT , de l\'ensemble de ses administrations au coeur de la société française détermine le rapport de toute la société avec l\'argent, puis avec le Droit, donc avec l'économie. ## quatrième idée on ne peut pas imaginer que l\'économie puisse développer ses projets ses entreprises et leurs investissements sans disposer de l' argent dont disposent par ailleurs les concurrents de l'économie concurrentielle mondiale ouverte par ce fait même elle entre en concurrence directe avec l\' ETAT qui développe ses propres besoins de financement dont l\'augmentation infinie est consubstantielle à la nature de toute administration ( voir Parkinson), besoins qu'il satisfait par la priorité de l'impôt obligatoire sur l'épargne libre au surplus l' ETAT reçoit une mission régalienne de garantir à la société un des trois termes de sa devise républicaine, l'égalité. il convient donc qu\'il ait à l\'égard de l\'argent de l\'économie, phénoménal instrument de pouvoir, réputée créatrice d\'inégalités par ce que créatrice de richesse, une attitude de contrôle et de contraintes c\'est ainsi que s\'est affirmé dans la société française le triptyque de la notion de service public égalitaire, de la notion d\'épargne à court terme conservée à la disposition de l\' ETAT, de la notion d\'impôt qui absorbe plus de la moitié de ce que produit la société cette situation a conduit l' économie française à rechercher les capitaux dont elle avait besoin en dehors de la société française lorsque le l\'ouverture internationale des marchés a fait sauter, il y a une vingtaine d\'années les barrières à l\'intérieur desquelles l\'état français pouvait organiser son pouvoir sans opposition ## cinquième idée privée d\'une partie de ses moyens de contrôle et de contrainte par l\'introduction en France du système d\'économie ouverte, mondiale, concurrentielle, par le triple phénomène de l\'effondrement des systèmes d\'économie collectiviste fermée, de la domination du système d\'économie marchande Américaine, et de la mondialisation des activités financières l' ETAT français s'est réfugié, pour assurer ses contrôles et ses contraintes, dans la partie du droit qu\'il pouvait encore imposer à la société continuant à résister au développement des rapports contractuels naturels entre les opérateurs économiques, inquiet, à juste titre, de voir l'origine même de notre droit écrit supplanté par la « common law », l' ETAT affirme, pour l\'essentiel, sa volonté et son action de contrainte au travers des deux ordres des tribunaux d\'état, l\'ordre judiciaire et l\'ordre administratif ## sixième idée en résumé les trois spécificités structurelles propres à la France l\' ETAT régalien au centre de tout, l\'épargne systématiquement affaiblie par rapport à l'impôt, le contrat systématiquement substitué par la loi ont fait que tout est structurellement réuni pour créer une fracture , une incompatibilité entre le droit positif français et l\'économie française (1992 «  le droit positif français est à économique ») ## septième idée pour aborder les mécanismes techniques et les modes opératoires par laquelle le droit positif français issu du parlement et de la jurisprudence fonctionnent il faut analyser successivement la genèse de la loi, du règlement et de leur application ## huitième idée il y a trois ans, au cours de notre colloque annuel « les entretiens de Saintes » nous avons abordé avec les plus hautes autorités judiciaires, confrontées aux représentant de l' ETAT, du parlement, et aux ténors du barreau, le sujet « fait-on encore la loi chez soi ? » la réponse fut claire NON. Par contre on fait beaucoup de règlement, énormément de règlements, souvent baptisés lois, des règlements qui complètent la loi, qui la mettent au goût de l'administration, le plus souvent qui en retardent l\'application, voire qui la transforment. On ne fait plus le cadre de la loi chez soi. les institutions européennes le font à notre place, nous laissant, par le terme amusant de subsidiarité un espace de liberté qui tend à se rétrécir au point de rendre l'application contestée, contournée . comme cela semble de règle depuis la déstabilisation du pacte dit de stabilité ## neuvième idée quand on conjugue l\'affaiblissement du parlement devant le pouvoir exécutif, l\'obligation de respecter les directives de l\'union européenne, avec la puissance d\'un système économique français qui occupe la cinquième place de l\'économie ouverte mondiale et qui est financé à hauteur de 40 % par des capitaux étrangers on comprend à quel point l\' ETAT doit lutter au quotidien pour conserver ses prérogatives. Pour l\'essentiel il y arrive grâce à la présence de nombreux de ses membres au sein d' une institution très originale et très française, les cabinets ministériels. C'est en ces lieux préservés des foucades du peuple et de ses représentants que se fabriquent tous les textes, toutes les normes permettant de contrôler et de contraindre la société France et plus spécialement l\'économie ## dixième idée les textes élaborés dans les cabinets ministériels ont une double particularité. Ils ont tendance à être verticaux , c\'est-à-dire à éviter toute transversalité, tout partage avec un autre cabinet, qui ferait perdre l\'avantage politique que peut en tirer le ministre auquel appartient le cabinet auteur originel. Pour aboutir ces textes doivent être négociés avec quatre partenaires adversaires, les commissions parlementaires, à tout le moins leurs personnels administratifs, le conseil d'Etat, les autres cabinets, et les partenaires sociaux porteurs des nuisances médiatiques qui, à nouveau risqueraient de gêner le ministre qui a chargé son cabinet de créer le texte auquel si possible il donnera son nom une fois négociés avec le minimum de casse, ces textes doivent être arbitrés 2 fois, en passant par 2 autres cabinets, Matignon et l'Elysée. Ce qui sort de cette moulinette est parfois original ce n\'est pas une caricature c\'est ce qui se produit tous les jours avec une conséquence évidente toute entreprise, toute branche, tous secteurs de l\'économie qui voudra, directement, ou par ses représentants professionnels, faire connaître et si besoin partager son point de vue sur les projets de texte n\'a aucun autre moyen que d\'intervenir utilement au niveau des cabinets ministériels, en cachette évidemment il fut un temps où la liaison avec un parlementaire influent permettait de faire passer des messages ce n\'est plus le cas ## onzième idée les textes ainsi négociés, arbitrés, élaborés dans la seule structure étatique , sont très peu amendés par le parlement en raison de la domination institutionnelle qu\'exerce le parti du président élu sur l\'ensemble des institutions. Il s\'ensuit que le monde économique, privé des moyens classiques offerts par les institutions des pays de leurs concurrents n'a pas d\'autres moyens pour défendre son point de vue, présenter ses arguments, que celui, classique, dans les démocraties ouvertes, du lobbying. Mais comme en France cette activité n\'est pas reconnue au motif que l\' ETAT ne peut pas laisser apparaître qu'il négocie avec des intérêts privés non estampillés de la marque sociale, il faut que ce lobbying soit exercé au sein des institutions européennes qui sont devenues le censeur suprême dans la genèse du droit positif français ## douzième idée quand on observe de façon neutre et externe l\'élaboration de la loi France on doit retenir qu'elle se déroule en 3 phases La phase de première élaboration, à l'intérieur d'une session parlementaire, au cours de laquelle les cabinets ministériels auront du recevoir, pour l'essentiel du texte, l'onction parlementaire qui engage le peuple La phase de préparation à l'application qui appartient totalement aux différentes administrations de l\' ETAT, maîtresses aussi bien du fond, de la forme que des délais, sans contrôle ni sanctions c\'est ainsi que, pour préserver ce pouvoir régalien de l' ETAT, tous les textes prévoient de nombreux décrets d\'application dont le pullulement et la somme donneront à la loi et à son expression finale des formes qui échapperont au parlement qui a engagé le peuple dans la phase préalable. La phase d'interprétation des textes, le plus souvent confiée à des autorités internes aux administrations, au point de voir une concurrence s'installer entre elles est les tribunaux judiciaires ## quinzième idée si l\'on reconnaît cette réalité, on ne peut que constater l\'extrême fragilité d\'un système juridique construit dans ces conditions le plus souvent sans tenir aucun compte de la vie quotidienne et des contraintes du système économique libre et ouvert qui s\'est installé dans le pays depuis une vingtaine d\'années c'est ainsi, que pour compenser cette fragilité née d'un respect approximatif des règles de base d'un état de droit les administrations d\'état ont toutes procédé de la même manière en créant leurs propres autorités administratives indépendantes qui ne sont en fait que des tribunaux sans le nom qui vont se charger de l\'application des textes normalement dévolus soit aux tribunaux de l\'ordre administratif soit à ceux de l\'ordre judiciaire ## Seizième idée Il n'est pas certain que l' institution de ces autorités, dites de régulation, ne soient, en définitive, pénalisantes pour la vie économique. Il faut sur ce sujet faire référence à un exposé fait par le premier Président de la Cour de cassation , Guy CANIVET, devant vos collègues de la ,société d'économie politique de Paris dont je partage l'analyse ## Dix septième idée Par contre une des conséquences dramatiques du comportement des administrations d' Etat dans l' élaboration des textes et dans leur application tient à la sur pénalisation introduite dans l'ensemble du droit positif français Tout observateur lucide ne peut s'empêcher de considérer que les administrations, conscientes du manque de base véritablement démocratiques à leurs constructions normatives, ont voulu en forcer le respect par la peur de la contravention ou du délit C'est la que la dérive est destructrice pour la vie économique Bien que l'administration puisse prétendre réguler par le règlement en maîtrisant son application civile ou commerciale, elle n'est ni crédible, ni reconnue compétente lorsqu'il s'agit d'une application pénale. C'est alors que la concurrence devient exacerbée entre ces autorités et les tribunaux de l'ordre judiciaire conduits à rétablir leur propre autorité en l'affirmant par leur pouvoir pénal fortement investigateur et sanctionnateur. La caricature pousserait à dire que le pouvoir de l'administration tend à écarter le juge naturel des affaires de l'économie pour le cantonner dans la fonction pénale dans laquelle il s'épuisera pendant des années, et que cette pratique sauvegarde le pouvoir étatique sur l'économie renvoyée face aux sanctions du juge père fouettard ; Est ce vraiment une caricature ou plus simplement une bande dessinée réaliste poser la question est y répondre. Mais il reste que tous les opérateurs économiques qui ont découvert les juges ont constaté que, dans leur formation comme dans leurs certitudes, ils n'avaient de l'économie, de l'entreprise, du commerce, qu'un vue filtrée dans les mailles serrées du code pénal Ce phénomène, qui produit ses effets depuis une dizaine d'années a aggravé considérablement la fracture qui s'élargit entre le droit et l'économie, déjà largement ouverte par les spécificités structurelles de notre pays. Après avoir ainsi nourri l'appétit répressif des juges l'égard de l'économie libre, la raison a commencé à poindre son nez lorsqu'il est apparu, par plusieurs méga scandales financiers que l' ETAT était un opérateur catastrophique qui faisait, naturellement, le contraire de ce qu'il imposait à ceux qu'il prétendait contrôler et contraindre. ## Conclusion Notre pays découvre une réalité Les deux piliers sur lesquels reposait son originalité, celle qu'il avait réussi à faire partager, un ETAT puissant, omni présent, Intégrateur, et une culture humaniste respectueuse du droit, sont attaqués autant de l'extérieur que de l'intérieur. Par son comportement autiste, égocentrique, dominateur, l' ETAT a largement contribué, de l'intérieur, à la démolition de notre culture humaniste. Il est devenu impuissant, sauf en matière répressive, ( depuis peu), il s'est absenté de ses grandes fonctions ( la canicule), il n'intègre plus les communautés migrantes dont nous avons tant besoin, laissée à leurs fantasmes, leurs aigreurs et leurs révoltes. La culture du bien vivre en travaillant, de la tolérance et de l'altruisme s'efface derrière le mal vivre sans travailler, la prohibition et l'égocentrisme. Tout cela est mauvais pour les relations de l'économie qui se veut créatrice de richesse, dans un cadre de droit qui la respecte, au sein d'une société qui regarde devant elle. Le plus noir du tableau vient de la désaffection massive de la jeunesse à l'égard des sciences. Nous disposons encore des cerveaux qui assureront le futur des projets innovants. Pour combien de temps si les entreprises n'arrivent ni à les attirer ni à les retenir ? Il faut que chacun se mobilise pour détourner le pays du précipice Avant qu'il ne devienne un super dysney land peuplé de retraités étrangers et d'intermittents du travail et du spectacle plus ou moins en révolte Je m'y emploie, mais c'est un autre sujet
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inconnue
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EURO FOURMIS ET EURO CIGALES
# Euro fourmis et euro cigales Il ne faut pas rater la cocasserie des situations quand elle permet de mettre les hommes et les femmes de pouvoir face aux réalités qu'ils ou elles cachent. Ce week end frisquet de mai, anniversaire oublié du 08 mai 1945, plus encore de celui du 10 mai 1981, nous a valu un phénoménal show télévisé sur un sujet accessible à quelques rares initiés, l'attaque des marchés financiers qui en ont assez de faire crédit à des Etats qui se mettent au bord de la faillite à force de faire croire à leurs peuples qu'ils sont la providence. Quelle cocasserie se cache derrière ce tintamarre bruxellois ? La Fourmi allemande, qui refusait de croire que sa fourmilière serait détruite par les insecticides répandus par les marchands d'argent excédés du bruit fait par les cigales grecques, a enfin admis qu'il fallait sauver ces cigales, qu'elle déteste, pour éviter de périr avec elles. Bien vu, même si c'est avec retard. Quels alliés a-t-elle trouvé pour monter l'opération ? Ses amies fourmis. Pas du tout. Elle a choisi les 3 représentants de la plus belle des cigales européennes, la France. Son actuel président, celui du FMI, et celui de la BCE. Tous les trois ont servi l'Etat dont le premier Ministre dit depuis plusieurs années qu'il est en faillite. Les anciens braconniers restent, même en Allemagne, les meilleurs garde-chasses 3 contre zéro. Quelle belle revanche après le sévère 3 à 0 du Bayern contre Lyon.
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2014-05-01
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[ "michel rouger" ]
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DE L\'ART DE TRANSFORMER UN PLAT POLITIQUE RÉCHAUFFÉ EN SOUFFLÉ MÉDIATIQUE
# De l\'art de transformer un plat politique réchauffé en soufflé médiatique Pour la troisième fois, en 60 ans, l'opinion publique est invitée à déguster la cuisine du Master chef Jean-Marie. Le plat principal à évolué. En 1956 ce fut le poujadisme anti impôts, en 1986, le poujadisme frontiste anti parlementaire, en 2014, après rénovation de la peinture du resto par la fille du chef, l'Euro poujadisme anti tout. Le poujadisme français est entré à l\'Assemblée nationale, par 2 fois, en 1956 avec 52 députés, en 1986 avec 35. Il entre au parlement européen avec 24 députés attendus au coin du Bois de la Cambre par leurs collègues attachés à la démocratie. Depuis cette annonce, hier, on nous vend les soufflés baptisés tsunamis ou séismes. Ces enflures sont déplacées, même si la cuisine électorale, aurait mieux fait de ne pas les servir. Avec 25 % des 40 % de votants, l\'euro poujadisme de la famille Le Pen ne représente que 10 % de l\'électorat global. En admettant audacieusement, que, pour la future présidentielle à 80 % de votants, la famille reste à 25 %,, elle retrouverait à 2% prés son score de 2002. Avant d'avoir tout le monde contre elle au 2^ème^ tour. Avec 30% des 40% la droite conserve son niveau classique. Certes, au gré des effets de la lutte des places entre ses dirigeants, elle est tantôt unie, tantôt désunie. 2014 n'est pas un bon cru, les assemblages délicats ont été ratés entre les cépages libéraux et les cépages sociaux, comme, parfois en bordelais, entre les cabernets et les merlots. Alors, tout va passer, comme en 1956, 1986, 2002. Non ! Le vrai problème, grave et inquiétant, va se révéler une fois le soufflé médiatique retombé. La mode est de faire peur à la nation assoiffée du sang des politiques. Faisons semblant de couper les tètes, la télé faisant office de guillotine. C'est en cours à l'UMP où la curée est pour bientôt. Regardons les choses en face. La France adore rêver, en s'abandonnant à la violence et drame, comme avec Robespierre, l\'être suprême, en 1793, ou en 1940 avec le maréchal sauveur. La nation s'est couchée, exilant ceux qui voulaient rester debout. Elle rêve aussi bien dans la fantaisie et la pantomime à la télé, en se donnant à des personnages qui ne sont que des caricatures d\'hommes politiques sur le nom desquels il est préférable de se taire par charité. La famille Le Pen est entre les deux. A grands coups de discours énamourés et enflammés au peuple qui souffre, réellement, elle peut mettre la main sur la nation. Surtout si l'UMP éclatée lui fournit les électeurs dont elle a besoin. Elle l'attend. Elle ne réussira que si la fonction publique, l'ossature de l'Etat, se met à son service, comme elle l'a fait pour le RPR, le PS et l'UMP. Si c'était le cas, la France et son peuple, incarcérés sous commandement frontiste, n'auraient de salut que dans la solidarité des peuples européens dont elle vient de se détourner.
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fonds documentaire mrc
2011-03-01
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[ "michel rouger" ]
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EUROP STORY (NOTES DE LECTURE, OUVRAGE INCONNU)
# EUROP STORY (NOTES DE LECTURE, OUVRAGE INCONNU) ## 1. Page 81 : faisons un pari : tout le chapitre sur les sociétés civiles de plus en plus actives et le modèle européen du 21^ème^ siècle rejoignant le 18^ème^. Attention. C'est vrai pour l'activisme retrouvé des sociétés civiles après 2 siècles de nations Etats gardiens pointilleux de leurs activités. Mais avec le phénoménal saut qualitatif dans les moyens de cet activisme grâce à l'évolution du web qui a détruit le temps et l'espace. On voit partout que cette liberté retrouvée génère des comportements d'irresponsabilité sous toutes les formes avec des conséquences imprévisibles. ## 2. les pages sur la solitude du modèle européen Je n'ai pas la même approche historique, bien qu'arrivant à une conclusion identique. La solitude de l'Europe, comme modèle exceptionnel, est réelle. A mon avis parce qu'elle est le dernier résidu institutionnel des 2 guerres civiles européennes qui ont fait perdre aux trois principales puissances, forgées dans la révolution industrielle, leur leadership mondial et colonial du 20^ème^ siécle. Elles ont su conserver un modèle type belle époque à l'occident européen. Il ne résistera à la chute de sa démographie et aux phobies réactionnaires de sa population vieillissante qu'avec des efforts pédagogiques considérables. Souvenez vous, en 1910, au moment de l'émergence de l'Allemagne prussienne, on disait «  l'anglais est un actionnaire, l'allemand un factionnaire, le français un fonctionnaire ». Aujourd'hui c'est l'américain (Mars) le factionnaire, le chinois l'actionnaire, et l'européen (Vénus) le fonctionnaire, plutôt continental, issu du modèle français déclinant. ## 3. sur l'homo européanus, la vision, et la butte témoin des 3 dernières pages Vous êtes au cœur de mes réflexions écrites sur ces sujets, à vocation pédagogique. Il y a 12 ans j'ai expliqué que pour réussir l'Europe, chaque français ( d'en bas) devrait se construire sur 3 niveaux. Ex pour moi : Saintongeais je fus ( ma culture) Français je reste ( mon identité) Europarisien je vis ( mon attachement). C'était le titre de ma chronique. Aucun responsable politique n'a pensé à introduire le débat sur l'Europe en partant de chaque individu. On le fait toujours en commençant par les grands systèmes macro que tout le monde rejette comme en 2005. Tout reste à faire. Mais ceux qu'on appelle les Elites en sont incapables. Elles ne disposent qu'un d'un logiciel macro-système. Pire, comme la vision de l'Europe est brouillée par cette indifférence au citoyen de base, son avenir est devenu incompréhensible et sert de punching ball à tous les démago populistes. Il est donc impossible au monde politique de construire une pédagogie, même de rattrapage. C'est ce manque qui empêche ceux qui, comme nous, veulent faire partager leurs convictions positives, de lutter contre la perte de croyance accélérée en L'Europe. Quant à la butte témoin, j'évoque le 140^ème^ anniversaire de la commune. Je suis un amoureux de Montmartre. Après y avoir fêté mes 80 ans, j'ai livré à mes proches, une étude que j'ai faite sur l'histoire de cette butte qui s'est voulue témoin d'un moment de l'histoire de France, avant d'être ravagée par les réactionnaires. Ceux qui aiment l'Europe devraient revisiter cette triste histoire, avant de déplorer la destruction de ce petit coin de paradis.
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2010-09-01
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[ "michel rouger" ]
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FESTIVAL POPE
# Festival Pope Notre Pape, lointain successeur de Saint Pierre, est en visite au pays de l'Eglise anglicane. Et voila que dans ce pays de marchands, et de money makers, il faut payer pour voir notre souverain pontife qui n'est pas le leur. Pay per wiew comme les films à ne pas mettre devant tous les yeux. Payer pour voir, la règle du Poker qui s'est installé sur le web. Une idée me vient. Johnny Halliday a largué son fidèle organisateur de super shows. Peut être pourrait il offrir ses services au Vatican. J'imagine le président BARROSO et les membres de la commission européenne monter un hyper événement sur le site de Waterloo, célébrant, avec le Pape, le grand amour porté au Président SARKOZY. Il suffirait de faire payer 30 € à qui voudrait voir, pour les verser, s'il en reste après avoir payé les frais, aux malheureux Roms renvoyés, provisoirement, chez eux par Brice la malice. Avec Viviane REDING en vedette américaine. Le super buzz !
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2010-09-01
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LA FINANCE OBEIRA À LA POLITIQUE.
# La FINANCE OBEIRA à la POLITIQUE. En 3 mots notre belle Ségolène de Poitiers a résumé plusieurs siècles de relations, le plus souvent hypocrites, entre les politiques et les financiers. Revenons par exemple au temps de l'autre Diane de Poitiers. Quand il fallait parler d'argent, on ne faisait pas de discours. Henri IV disait à Sully de lui faire de bonnes finances pour faire une bonne politique, propos qu'inversait aussitôt le ministre. Colbert et Mazarin s'affrontaient dans le secret de leurs cabinets, comme Louis XVI et Necker, sans que ne se décide jamais qui devait, de la finance ou de la politique, obéir à l'autre. Puis est venu le temps du discours, de la parole verbale, surtout en France, patrie des salons littéraires du 18^ème^ siècle, des cafés du commerce du 19^ème^ , des préaux d'écoles du 20^ème^ . Des milliards et des milliards de francs or, Poincaré, Pinay, nouveaux, puis d'Euros, ont nourri les discours qui annonçaient les multiples bienfaits que le peuple retirerait des idées de leurs auteurs. Du plus célèbre *La politique de la France ne se fait pas à la* *corbeille*, du Général de GAULLE, au plus piteux, du même*: je ne dévaluerai pas le Franc* ! lequel s'est dévalué tout seul MITTERAND I fut de loin le plus roublard et le plus hypocrite. Il savait très bien que son discours de confiscation qui a abouti à la nationalisation des banques aurait des effets catastrophiques. Il l'a vérifié au bout d'un an. Mais il avait clairement annoncé la couleur face aux réserves qu'on lui opposait : *D'abord on prend le pouvoir, après on verra.* Les nouveaux pauvres ont vu entre 1985 et 1995. Les futurs nouveaux pauvres verront, le jour où il faudra rembourser les dettes accumulées depuis les années fric initiées par MITTERAND II que son successeur n'a pas su ou pu réduire. La France n'a pas le monopole des ces dérives. Les Etats unis ont fait beaucoup mieux. La faillite de leurs banques c'est autre chose que celle de notre Crédit lyonnais. Comme Johnny, elle a mis le feu jusqu'à Bercy. Les politiques, CLINTON, BUSH, ont cru qu'ils pouvaient imposer de prêter de l'argent aux pauvres pour acheter des maisons qu'ils ne pourraient pas payer avec leurs salaires bloqués. Le commerce de l'argent est plus sensible que les autres à l'observation de Montesquieu *l'esprit de commerce est à mi chemin entre le brigandage et la générosité.* Ce genre de générosité imposée a vite attiré le brigandage des courtiers parasites, puis des banquiers eux même, inventeurs des fameux produits toxiques qui ont empoisonné le monde entier en les débarrassant de ces crédits pourris. Sainte Ségolène ! Faire obéir un banquier déterminé par son intérêt est aussi difficile que faire obéir une femme déterminée par sa passion. Depuis toujours ! Beau match en perspective au printemps 2012. Ames sensibles s'abstenir.
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2013-11-01
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LE RETOUR DES ETATS (MICHEL GUÉNAIRE). NOTES DE LECTURE DE MONSIEUR DE CORDOUAN.
# Le RETOUR des ETATS (Michel Guénaire). NOTES DE LECTURE de Monsieur de CORDOUAN. J\'ai trouvé fort brillant l\'ouvrage qu'a rédigé votre ami. J\'observe la France et ses différentes formes d\'État depuis quatre siècles. La fresque historique qu'il a dressée est à la fois séduisante et pertinente. Elle lui a permis de traiter un vrai sujet : celui de la résurgence des **sentiments nationaux** au sein d\'une humanité mondialisée. La façon de traiter ce sujet sous le titre du **Retour des Etats** est caractéristique d\'un universitaire français hybride, libéral et étatiste, de signe zodiacal encyclopédiste, à fort ascendant juriste. Bref c\'est du bon travail mais il reste marqué par ces deux caractéristiques de l\'esprit français que sont : Le **messianisme** hérité de la révolution par lequel la France serait seule face au monde qu\'elle aurait reçu mission de guider vers des jours meilleurs. Le **déterminisme** qui conduit les chercheurs à ne s\'intéresser qu\'aux conséquences pour mieux leur appliquer les choix déterminés faits dans le cadre messianique, qui ignore les causes. Il suffit d\'ajouter à cela les deux mots de passe favoris du langage français : Le **Retour** qui jalonne les quatre siècles d'histoire que j\'ai vécus, depuis celui du parti dévot et de la Contre Réforme qui a écrasé la Rochelle sous mes yeux en 1628, jusqu'au au retour du petit Caporal de l\'île d\'Elbe en 1815, le retour à la terre du Maréchal en 1942, celui du Général en 1958, etc ........ et en 2013, celui du candidat président battu en 2012 L'**ETAT,** que j'ai vu RICHELIEU construire, tellement ancré dans le cœur des français qu'ils ont fondu leur République dans l'ETAT FRANCAIS de VICHY, pour leur honte et leur malheur, en conservant cet asservissement jusqu'à nos jours. Il faut maintenant terminer le chantier entrepris. Je fais 7 propositions pour y aider. 1. On ne voit pas comment les Etats et les pouvoirs qui s'appuient sur eux pourraient s\'affranchir des mutations en cours. Depuis 30 ans ils ont su gérer le quatrième pouvoir - les médias - ils ont évolué avec vers la politique spectacle. Ils n'ont pas commencé à gérer le cinquième pouvoir né des échanges explosifs entre tous les individus et toutes les communautés grâce au Web, aux réseaux sociaux, et à l\'abolition du temps et de l\'espace par les NTIC. Avant que le retour des Etats soit accompli, les démocraties et les citoyens, comme l'exercice de tous les pouvoirs, auront changé de nature et d'aspirations. Voir CH. Saint Etienne sur Xerfi canal. 2. Tous les analystes, qui, comme votre ami se sont engagés dans la recherche de l\'évolution des pouvoirs et des Etats devront changer de langage. Ils devront apprendre à partager leurs réflexions avec la multitude transformée par la société de la connaissance. S\'ils n\'arrivent pas à faire comprendre ce qu'ils disent et à faire admettre ce qu'ils proposent, leur travail ne servira à rien. La coupure peuple/Elites, observée aujourd'hui, c'est déjà ca. Et ça s'aggrave ! 3. Les recherches entreprises exigeront le maximum de profondeur. L\'analyse historico-littéraire, typiquement française, seule, si brillante soit-elle ne le permet pas. Atteindre la partie la plus dure, le rocher sur lequel les fondations des analyses doivent reposer, exige un mode d'observation partagée entre plusieurs types de savoirs et d'expériences individuelles. 4. il résulte des 3 observations précédentes que la vision fonctionnelle de l\'État, propre aux élites qui dépendent de lui et monopolisent la parole, est dépassée. Il faudra étudier, en théorie et en pratique, une vision spatiale de l'Etat qui lui propose de nouvelles limites à son action, au-dedans comme au dehors. Et proposer une vision temporelle de ses activités, sans vocation à l'éternité, parce que toute administration ne se reconnaît que dans cette nature éternelle (le Reich millénaire). D'où le blocage sur les acquis dont souffre la Nation. 5. Pour passer de l'analyse fonctionnelle de l'Etat à celle de la place qu'il doit occuper dans l'espace et dans le temps il faudra définir sa nature et ses comportements. La France est certainement l\'endroit du monde où cette analyse est la plus facile tant les évolutions de son État ont été nombreuses. C\'est ce terrain d\'expériences qui a permis de vérifier que, par nature, tout Etat a vocation à être carcéral. Il a besoin de frontières, de démarcations, de douanes, de murs et de murailles, pour vivre et développer sa bureaucratie sans références ni concurrence. *Deux situations paradoxales témoignent : [l'Etat Français 1940 -- 1944,]{.underline} un pouvoir étatisé, carcéral, inconsistant, sans diplomatie, ni armée, ni justice ni économie, omnipotent par sa bureaucratie policière, accepté, soutenu. [La 5^ème^ République 2005 -- 2013]{.underline}, un Etat démocratique totalement ouvert, contesté par les étatistes qui veulent plus d'espace carcéral - la sortie de l'Europe - et les anti étatistes pressés de le voir tailler dans la bureaucratie qui ruine la Nation.* Sans une description de la nature, des comportements de l\'État et de ses rapports avec le pouvoir et les institutions il sera impossible d\'approfondir la réflexion en cours. 6. Il ne suffit pas d\'évoquer le chemin du retour des Etats vers de meilleurs équilibres au sein de la société. Il faut expliquer le chemin fait à l'aller qui aurait conduit aux déséquilibres invoqués. La réflexion/poncif qui réduit l\'origine des déséquilibres aux rapports entre l\'État et les marchés est beaucoup trop superficielle. Quelle que soient les contraintes que les marchés financiers imposent aux Etats. Ils les auraient évitées en s'endettant moins, et en réfléchissant aux conséquences de leur incurie. Historiquement, les équilibres et les déséquilibres des sociétés reposent d\'une part sur la démographie (oubliée dans l'ouvrage) en quantité et en qualité, d'autre part, sur les échanges, dont les marchés ne sont que l'expression lucrative. Ce sont les échanges qui véhiculent le savoir et la science (hier, les marins arrivant à Calicut), aujourd'hui le non lucratif sur le web. 7. Last but not least. Il faut que votre ami explique, d'abord, entre quoi et quoi, qui et qui, cet équilibre optimum doit être trouvé. Entre les échanges, les marchés, la démographie, la fermeture carcérale, la bureaucratie, la science, le 5^ème^ pouvoir, la culture française au sein de la civilisation occidentale, etc. Ensuite en déduire la fonction de l'Etat, et tout à la fin sa forme. A l'envers de la méthode d'analyse de son « Retour des Etats » qui part de la fonction de l'Etat pour aller vers un équilibre pré déterminé. Il ne faut pas s'arrêter en si bon chemin, au risque de rater les mutations que subira l'Etat Français, qu'il le veuille ou non, retour ou pas. A nouveau lire Ch. St Etienne. Bon courage !
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fonds documentaire mrc
inconnue
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[ "michel rouger", "didier kling" ]
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INTERVENTION DE MICHEL ROUGER
# Intervention de Michel Rouger - **Didier KLING** On va demander maintenant à un grand témoin d'intervenir, en la personne de Michel ROUGER. Michel ROUGER a été chef d'entreprise dans le domaine bancaire, financier, Président du Tribunal de Commerce de PARIS, Président du Consortium de Réalisation - le CDR. Après quoi il a créé un institut auquel je vous encourage à adhérer, qui s'appelle PRESAJE. A ce titre, au cours de nos discussions avec Bernard JANOT, Michel ROUGER nous a dit, que PRESAJE, avait lancé une réflexion sur l'expertise, occasion inespérée de créer un lien avec nos travaux et de faire une synthèse avec nos propres réflexions de cet après-midi. - **Michel ROUGER** Lorsque je suis arrivé ce matin, j'étais témoin intéressé, je suis devenu témoin assisté grâce à tout ce que j'ai appris de tous ceux qui sont intervenus. Au point que je suis amené à modifier non pas l'esprit de mon texte, mais sa lettre - ce qui permet de le raccourcir. Sans me délier des objectifs de la recherche confiée à deux jeunes, un juge d'instruction et un expert en informatique, qui produiront au printemps prochain un ouvrage dont on suit l'élaboration avec Michel ARMAND PREVOST. Le fil rouge qui constituera la trame du livre à paraître, le thème central, évoqueront les différentes paroles de l'expert, à ne pas confondre avec la parole des experts, si l'on veut bien considérer que le même expert peut avoir plusieurs paroles selon le cadre, le lieu où il s'exprime, et celui auquel il s'adresse. C'est pourquoi l'ouvrage attendu comportera trois tomes successifs: 1. Le premier sur l'expert judiciaire dans sa relation avec le juge pénal 2. Le second sur l'expert professionnel privé dans sa relation avec un client 3. Le troisième sur l'expert sociétal dans sa relation avec l'opinion publique Une précision : je partage la réflexion philosophique du Professeur EWALD, qui nous interpelle et nous aide à bien penser, mais comme je n'ai pas sa grande compétence, je vais me limiter à une application concrète et pragmatique de ce qu'il a dit. Toute parole humaine a un objectif : convaincre d'abord et ensuite, persuader, c\'est-à-dire convaincre à agir. Quand elle s'adresse à un décideur, c\'est cette recherche permanente de persuasion qui anime et configure la parole. Dieu sait à quel point, et avec quel talent, les avocats savent utiliser ce fondement même de l'expression humaine. L'expert n'échappe pas à cette servitude de bon usage de sa propre parole, ni à l'obligation de la rendre différente selon qu'il l'exprimera dans le cadre des grands pouvoirs d'Etat, gardiens de l'intérêt général, ou dans le cadre d'un conflit entre intérêts privés, ou dans le cadre de la société et de l'opinion publique ; J'écarte l'expertise sollicitée, elle existe, en préliminaire à des décisions politiques débattues entre l'exécutif et le législatif. Ce serait une analyse aventureuse. Je reste dans le judiciaire, nous le connaissons tous bien, ensuite je passerai par le marché, j'y vis depuis 60 ans, puis je terminerai par l'opinion, cette  « reine du Monde dont la force est la tyrannie » selon Chateaubriand 1. [La parole de l'expert dans le cadre de l'autorité judiciaire.]{.underline} Dans ce cadre spécifique, dont les règles et les pratiques varient selon la nature des faits ou des personnes expertisés, selon la nature de la mission et les pratiques de celui qui l'a donnée, les phénomènes de conviction et de persuasion attachés à la parole de celui « qui sait » sont extrêmement dangereux. Exprimés au sein d'un pouvoir, d'un impérium, parfois solitaire, émotif ou réactif, ils démultiplient la puissance de celui qui le détient avant de l'exercer. La parole persuasive, qui est dans la nature de celui qui sait face à celui qui attend celle du sachant, peut entrainer des effets pervers destructeurs. C'est à l'expert, sur le plan des principes, de respecter des règles de comportement, qui ne sont certes pas dans sa mission, en développant une double pédagogie, sur la compréhension de sa parole, et sur l'utilisation de son expertise. Dans ce cadre judiciaire, le devoir de l'expert est de déterminer, au delà de son travail, de ses analyse et de ses certitudes quel usage il en sera fait, en fonction de la personnalité qui décidera sur les conclusions proposées. C'est ce qui a fait défaut à Outreau. Nous ne réfléchissons pas suffisamment à cet aspect pédagogique de l'office de l'expert, à la position, voire à la posture qu'il prend dans l'enquête ou dans le procès pénal, ne serait ce qu'en l'absence de garanties contradictoires. Pourtant le maître mot de l'expertise judiciaire, au-delà de la parole technique, est la pédagogie. Cette réflexion devrait conduire à dresser un rail de sécurité entre pouvoir du juge et savoir de l'expert. 2. [La parole de l'expert dans le cadre des intérêts privés et du marché..]{.underline} Il en va tout à fait différemment dans les structures du marché que dans celles de l'Etat. L'expert va exprimer sa parole dans un cadre d'intérêt privé. Il va avoir des clients. Il aura des concurrents, au besoin agissant de leur coté dans un cadre judiciaire. Comme partout, il cherchera à convaincre et à persuader. Certes l'usage qui sera fait de sa parole ne sera pas associé aux moyens de la puissance publique, mais il reposera sur ceux de la puissance économique et financière. Il retrouvera dans ce cadre différent le même devoir de pédagogie que dans sa relation avec le juge, avec une grande différence. Le marché étant par définition, un lieu de concurrence et de compétition, la multiplication d'expertises elles mêmes concurrentielles et compétitives, attenue, par le fait que chaque client a les siennes, les risques de dérapages liés à l'impérium judiciaire. Mais il reste un problème majeur à régler dans ce cadre privé de relation avec une clientèle qui fait appel à l'expert, celui de la déontologie et des conflits d'intérêts. Nous vivions entre nous en gérant ces affaires au mieux des relations de corps et de spécialités. La globalisation des marchés nous l'interdira de plus en plus. Si elle veut rester audible la parole de l'expert devra muer, non seulement en terme de langue mais aussi en tonalité déontologique. Ce qui inspire deux réflexions. Face à cette évolution, je ne crois pas à la pérennité d'une structure expertale monopolistique en forme d'agrément et de nomenclature, comme évoqué ce matin dans le cadre judiciaire. Je ne vois pas comment le marché, globalisé comme il est, acceptera de n'avoir de recours qu'à l'expert issu d'une nomenclature d'Etat. Réfléchissez sur ce sujet, Monsieur HAUSER l'a bien expliqué, il y a des nécessités et des servitudes propres au marché, incompatibles avec les pratiques antérieures. Je ne crois pas plus à la pérennité du système actuel à raison des coûts qu'il induit par les multi experts ou les multi expertises. Ce qui me fait penser que l'on a des chances, sur le moyen et long terme, d'aller vers des structures expertales tout à fait différentes qui auront pour objet premier de répondre aux opérateurs de marché et probablement aux autorités de marché. Ces structures seront construites sur des bases contractuelles et déontologiques, par préférence aux systèmes de l'agrément étatique de l'institution judiciaire. 3. [La parole de l'expert dans sa relation avec l'opinion publique.]{.underline} Après l'expert judiciaire classique et l'expert moderne de marché, j'en arrive à l'expert post moderne et à sa parole face à l'opinion publique. Il n'agit plus dans l'intérêt général, ni dans l'intérêt particulier, mais dans la manifestation d'un intérêt sociétal, capricieux et versatile, qui s'exprime dans les passions passagères qui agitent une opinion publique à laquelle tous les pouvoirs d'Etat sont de plus en plus sensibles, justice comprise, depuis sa prise en mains par les médias de la société de communication. Nous sommes conduits vers une rénovation profonde de la fonction d'expert en raison de la transformation et de la nécessaire adaptation de sa parole face à une opinion publique qui exigera de lui à la fois plus de certitudes et plus de doutes, plus de distanciation et moins de temps. Je pense que nous sommes à l'ANNEE ZERO de ces évolutions. Je donne un exemple tout simple : Nous allons vers la « class action ». Imaginez ce que serait une procédure qui concernerait des publics très importants dans notre pays, avec des sociétés tout aussi importantes sur le plan international - sociétés disposant elles-mêmes de très gros moyens et ne reconnaissant pas, par définition, les structures expertales de l' Etat français, face auxquelles elles opposeraient des régiments d'experts répartis en autant de spécialités qu'il faudrait pour « noyer » le procès. . On serait vite atteint d'une incapacité temporaire, non pas par incompétence, mais par non acquisition des compétences internationales qui sont déjà indispensables à un pays comme le nôtre qui vit dans une économie ouverte, avec des structures expertales héritées d'une économie fermée administrée de type national. J'arrive à la conclusion qu'il est de bon ton d'éclairer en citant une parole non plus d'expert, mais d'auteur. Elle me vient de ma dernière expérience. Le gouvernement m'a confié un organisme qui vise à rapprocher les grands experts de la santé publique qui luttent contre l'alcoolisme et le monde, français par excellence, de la viticulture qui dépérit par la chute de la consommation. Les deux parties s'opposent de façon virulente en se bombardant de certitudes. Récemment, pour faire cesser le feu, je me suis hasardé à une citation personnelle. ***Les certitudes, c\'est comme les oreillons. Ca fait gonfler la tête, ça rend sourd et parfois stérile !*** Chers amis experts, gardez vous des certitudes et des oreillons ! Et tous mes compliments pour vos travaux.