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institut présaje
2013-10-01
5
[ "albert merlin" ]
982
PARTIS PRIS, DIAGNOSTICS BÂCLÉS
# Partis pris, diagnostics bâclés Les républiques changent, la France reste en tête du palmarès de la discorde. Pourquoi cet éternel climat de guerre civile ? Albert Merlin avance deux explications. D’abord un excès « d’imagination créatrice » qui transforme la vie publique en foire permanente aux idées. Ensuite, un défaut de rigueur dans la controverse économique. L’expression des opinions précède l’analyse sereine des faits. Un espoir : que la Cour des Comptes fournisse le socle « d’informations communes partagées » qui fait défaut dans le débat public. « En France, on se déchire, en Allemagne, on se concerte »¹.J’emprunte à Jean-Louis Beffa ce raccourci saisissant. Saisissant et incontestable ! Pourquoi ce contraste ? Les analyses ne manquent pas. C’est la faute à l’Histoire, à notre tempérament « révolutionnaire », à notre amour du discours : notre ADN social, en somme, ne serait pas porté au consensus. On n’oublie qu’une chose. Ou plutôt deux. Premièrement : les habitants de l’Hexagone, très discoureurs, attribuent cela à leur intelligence, qu’ils croient légèrement supérieure à la moyenne. Comment en douter ? Leur « production » intellectuelle sur tous les sujets (production industrielle, distribution, protection sociale, fiscalité) n’est-elle pas une preuve de leur capacité d’imagination ? Avec, à la clé, une boîte à pharmacie sans égale : il n’y a aucun problème qui ne suscite l’apparition d’un médicament possible. On écoute peu, on parle beaucoup. Les Français sont formés ainsi depuis leur plus jeune âge. Chacun a sa petite idée et l’exprime volontiers, à l’exception des sciences « dures », où il est tout de même plus difficile d’affirmer que la Terre est carrée. Dans les disciplines qualifiées de « molles » (économie, sociologie, science politique), c’est la foire aux idées : dans la presse, dans les bureaux, dans le métro. Ce foisonnement, à condition d’être inventif, devrait normalement faciliter la recherche du consensus. Non, ce serait déchoir ! Sans doute faut-il admettre que les Français sont faits pour le culte de la dissension. C’est la conclusion implicite de Michel Rouger dans ce même numéro. En précisant tout de même qu’il existe en France, sans qu’on le dise, un substitut, qu’il nomme « consensus délégataire » : le peuple ne reconnaît finalement qu’un seul chef à qui donner son pouvoir : l’Etat, qu’il entretient « à très grands frais » ! Deuxième trait hexagonal, qui renforce la position de la France dans le palmarès de la discorde : le traditionnel mélange entre diagnostic et ordonnance, particulièrement accentué en économie. ## Le mélange des faits et des opinions Chez les Anglo-saxons, sur quelque question que ce soit, on analyse d’abord les faits, et ensuite seulement les médications. Chez nous, non : l’analyse factuelle prend du temps, elle le vole au temps de la prescription, laquelle procède du génie créateurde nos auteurs. Résultat : on débat à la fois - et dans le désordre - des faits et des recommandations. Faut-il s’en étonner, dans un pays où l’analyse économique est considérée non comme une démarche scientifique mais comme l’expression d’une opinion ? Ce biais, particulièrement marqué dans l’Hexagone, fait que l’espoir d’un quelconque consensus relève du pari aventureux. Car comment espérer aboutir à des consentements réciproques si l’on n’est pas d’abord d’accord sur les faits ? Exemple : l’éternel échange d’amabilités et parfois d’invectives sur le thème des inégalités. L’opinion courante, en France, est que notre pays est parmi les plus inégalitaires. Les organismes statistiques les plus sérieux, chiffres à l’appui, nous apprennent qu’il n’en est rien. Encore faut-il regarder les chiffres ! Qui le fait ? La remarque vaut pour la plupart des notions économiques de base. Les comparaisons internationales sur les retraites, la durée du travail, la protection sociale, tenues à jour par des statisticiens dépourvus de préjugés, pourraient constituer un socle incontestable. On pourrait même envisager (on peut rêver) d’un « Text Book » purement descriptif, où les mécanismes économiques fondamentaux et leurs contraintes seraient présentés de façon non partisane (ce qui n’est pas le cas dans la plupart des manuels actuels), sachant que le mécanisme des prix, de l’investissement et de l’épargne n’est a priori ni de droite ni de gauche. Il s’agirait en somme d’un cours d’anatomie. Ce rêve comporte-t-il un gramme de probabilité ? Bien sûr que non. La fête au parti pris, au diagnostic bâclé et aux propositions non documentées va continuer. A quoi bon, dans ces conditions, parler de recherche de consensus ? Il y a cependant un trouble-fête qui, depuis quelque temps, tente d’esquisser un nouveau paysage : la Cour des Comptes. Institution réputée routinière et traditionnellement confinée au contrôle des procédures, la Cour des Comptes s’attaque maintenant aux sujets les plus « tabous », en adoptant la démarche scientifique (diagnostic et préconisations) : grandes entreprises nationales, établissements d’enseignement, finances locales, rien n’est laissé de côté , et la Cour ne se prive pas de juger les erreurs de calcul où l’insuffisance des démonstrations associées aux décisions d’investissement . Si seulement les medias - singulièrement l’audio visuel - accordaient autant d’importance aux rapports de la Cour qu’à l’écoute des petites phrases des hommes politiques ou à l’observation de la couleur des cravates du Président, la recherche du consensus pourrait avancer... Mais il faudrait que la classe politique joue le jeu. Infatigable prosélyte de la tolérance, Bernard Esambert résume élégamment son ardent plaidoyer : « Que pendant deux ans, trois ans maximum, l’ensemble des forces politiques s’unissent pour mettre en commun des convictions bien supérieures aux divergences que les apparences leur confèrent, voilà qui permettrait à notre pays de reprendre le chemin qui a été le sien à plusieurs reprises dans le passé. »². Bernard Esambert y croit. Ou plutôt veut y croire.Mais il ne donne pas de date. Rousseau disait qu’il « faudrait des dieux pour gouverner les hommes ». Non. Il suffirait qu’ils se supportent. ^1^ « Le Monde », supplément Europa, 13/09/2013 ^2^ Une vie d’influence, Flammarion
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institut présaje
2013-10-01
2
[ "émile favard" ]
1,218
LES VOIES ÉTROITES D’UN « CONSENSUS MINIMUM » POUR SORTIR DE L’IMMOBILISME
# Les voies étroites d’un « consensus minimum » pour sortir de l’immobilisme Mieux vaut une franche dispute qu’un consensus mou. Mais pour avancer, il faut bien à un certain moment parvenir au compromis qui permettra un déblocage. Or tout est fait dans notre pays pour encourager les comportements immobilistes, l’enfermement dans le bunker de ses idées, de son parti ou de sa communauté. Un exemple : tout projet nouveau est étrillé chaque jour par une coalition d’humoristes lyncheurs et d’éditorialistes donneurs de leçons. Pas de consensus sans retour au réel et sans une part de confiance et de bienveillance... La France en mal de consensus ? D’abord, je ne pare pas le consensus de toutes les vertus et je ne le tiens pas pour le remède miracle, garant d’une résilience nationale. Sans exprimer ma perplexité à l’endroit des consensus émotionnels, sans souligner les dangers des consensus nés de soumissions consenties ou subies qui pourraient participer à une démarche totalitaire... je ne vois pas moins de « possibles » dans un conflit - ou pour le moins dans le débat - que dans un consensus. Cela dit, je sais bien que, sur le terrain, le pack de rugby qui pousse dans le même sens a davantage d’efficacité que si les équipiers tirent à hue et à dia. Ensuite, je souhaite d’entrée faire un sort à une explication spontanée et fréquente de la difficulté des Français à se rassembler : la montée de l’individualisme serait la cause de tous les maux. Je ne le crois pas ; les Allemands et les Anglais ne sont sûrement pas moins « individualistes ». Je suis personnellement frappé de voir dans mon entourage (et au delà !) se multiplier les initiatives locales et les projets positifs. A l’évidence, l’individu français est fortement socialisé. Mais, on ne saurait biaiser : le déficit de consensus en France, réel, a des causes qui concernent un peu tout le monde ! Le Français, ainsi est sa nature, se révèle geignard et grincheux, ce qui ne facilite guère une mobilisation des énergies. En outre, ceux qui, par fonction, ont la parole publique se révèlent davantage diviseurs que rassembleurs ; tels les pros et les amateurs de l’information dans les médias et dans les réseaux sociaux ; tels les contempteurs de la situation économique ; tels les hommes politiques et les syndicalistes. Bien sûr, il existe des journaux qui valorisent les faits - la matière première de l’information -, qui les expliquent et les éclairent. Mais, au cours de ces dernières années, est devenue dominante une diffusion de nouvelles qui mettent l’accent sur l’émotion davantage que sur l’analyse, sur la contestation des projets davantage que sur leur présentation. Si bien que toute idée lancée est conspuée avant d’être explicitée ; les « contre » se succèdent sur les ondes, les micros-trottoirs balayent la superficialité de l’actualité. Il en ressort une impression de déliquescence de la communauté nationale. Les observateurs avertis de la crise, au prétexte louable d’exprimer une réalité sans fard, mettent l’accent sur les reculs et les dysfonctionnements de notre économie, de notre industrie en particulier. Sans explorer les opportunités qu’une situation de crise peut susciter ; à l’instar de la danseuse : chaussée de ballerines trop petites, elle invente de nouveaux pas ! Il en ressort un maelström négatif, qui sème la peur et conduit les citoyens à se calfeutrer derrière leurs situations acquises. D’autant que l’ambition de justice sociale était mieux admise quand on pouvait rétablir des équilibres par le haut. Les politiques et les syndicalistes ont le consensus partiel, sans référence au bien commun. Le leader politique prône un consensus partisan, celui d’une population invitée à se rallier à son panache blanc, bleu ou rouge. On a entendu un Premier ministre déclarer que « la recherche du consensus est fondamentale pour que le pays se modernise », et quelque temps plus tard, le même, relégué dans l’opposition, contester dans un pays étranger la diplomatie du chef de l’Etat. Depuis l’aube des Républiques, l’opposition fait feu de tout bois jusqu’à la démesure... Rares sont devenus les dirigeants syndicaux qui intègrent tous les paramètres du monde des salariés, pour exprimer leurs revendications et leurs préconisations. Ceux de la CFDT et de la CFTC, sans doute, le font mieux que d’autres. Mais les plus bruyants cultivent leur seul pré carré, dans un syndicalisme catégoriel de fait. Tout cela nourrit les antagonismes et réduit les chances d’un consensus minimum... ## Le consensus minimum souhaitable Pour une pédagogie de l’aventure collective Le consensus minimum souhaitable dans notre pays passe par un changement psychologique, par une évolution des mentalités, vers davantage de confiance les uns envers les autres. Les Français ont attrapé un mal funeste : la méfiance envers l’autre et envers l’avenir. Envers les financiers qui préfèrent les profits immédiats plutôt que de supporter et favoriser le développement de l’économie réelle ; envers « les riches » qui préfèrent l’évasion fiscale plutôt que participer à la collecte publique ; envers les étrangers qui ne s’intègrent pas à nos règles de vie ; énumération certes non exhaustive ! C’est dire si la nécessité des réformes est prégnante. Pour qu’elles suscitent l’adhésion - l’adhésion unanime est illusoire, parlons seulement d’une large adhésion, d’un consensus minimum en quelque sorte -, il convient sans doute de « combiner » les effets de quatre moteurs. 1. Le réel : il s’agit de prendre en compte la réalité, de dépasser les apparences faciles et d’expliquer la complexité. 2. La justice : c’est le préalable à tout consensus ; que nul ne se dérobe à l’effort collectif, que toute initiative ait l’équité pour pierre angulaire. 3. L’avenir : notre futur ne sera pas un clone de notre passé et c’est de neuf qu’il faut nourrir réflexions et décisions. 4. La parole : un discours et une pédagogie donneront du sens à toute aventure collective ; inlassablement, les dirigeants - du pays et des entreprises - diront et expliciteront l’objectif et le chemin pour l’atteindre. On ne saurait être en peine pour trouver cent ou mille applications à ces quatre principes. Le réel ? Imaginons un « JT de 20 heures » qui choisirait une hiérarchisation des informations non en fonction des émotions capables de booster l’audimat de la chaine, mais liées au poids et à l’impact de l’événement, en misant sur l’intelligence des téléspectateurs. La justice ? Imaginons le recul des inégalités de revenus, en jouant du frein et de l’accélérateur, dans le business, le spectacle... et dans les métiers sociaux ou de services. L’avenir ? Imaginons davantage d’investissements au bénéfice de la jeunesse, de la formation et de toute perspective à long terme. La parole ? Imaginons une politique commentée à partir d’un fil directeur de cohérence, plutôt qu’une pluie de petites phrases disparates et anxiogènes. « I have a dream ». Martin Luther King a commencé par exprimer le rêve de la fin du racisme avant que les droits civiques ne changent aux Etats-Unis, dans l’élan de son discours du 28 août 1963. Une part de rêve et d’utopie favorise aussi un enthousiasme consensuel. Le rêve européen a besoin d’être réanimé ; le rêve écologique besoin d’être crédibilisé ; le rêve de l’équilibre mondial besoin d’être nourri. Et le consensus minimum besoin d’un temps d’apprivoisement et d’apprentissage ; l’essentiel est d’avancer, au moins un peu...
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institut présaje
2013-10-01
3
[ "thomas cassuto" ]
640
UN EXEMPLE DE SUJET SENSIBLE : LE DÉBAT SUR LA FIN DE VIE. UN CONSENSUS PAR DÉFAUT ?
# Un exemple de sujet sensible : le débat sur la fin de vie. Un consensus par défaut ? Le législateur, le juge, la jurisprudence, le médecin, le patient... Pas facile de construire un consensus sur un sujet aussi délicat que la fin de vie, explique Thomas Cassuto. Un sujet passionnel dont le traitement maladroit dans les médias ou dans une instance professionnelle peut conduire à la rupture du fragile équilibre entre sensibilités différentes. Or il a suffi de l’emploi de l’expression « assistance à mourir » par l’Ordre national des médecins pour rouvrir une controverse que l’on croyait éteinte depuis la loi Leonetti. Dans son avis du 8 février 2013¹, l’Ordre national des médecins s’est prononcé sur « l’assistance à mourir » et sur l’opportunité de légiférer encore sur ce sujet. Le droit français interdit l’euthanasie, c’est-à-dire une pratique médicale visant à donner volontairement la mort à une personne qui le demande ou dont la dignité serait gravement et irréversiblement atteinte. La loi Leonetti de 2005 a été l’occasion d’un débat sérieux. Elle a permis de fixer une ligne relativement claire et humaine tenant compte de la réalité quotidienne. Entre l’interdiction de donner la mort et l’abstinence à toute obstination déraisonnable le médecin doit trouver la voie humaine conforme à l’intérêt du patient. Il semble toutefois que ce soit la méconnaissance de ce texte qui laisse persister trop de souffrance. Dans ce contexte, le rapport de la Commission Sicard instituée par le Président de la République ne préconise pas de réforme législative². Le médecin doit rester guidé par le principe primum non nocere. Ce rapport s’oppose à la légalisation du suicide assisté et à l’euthanasie. C’est donc avec la plus grandeprécaution qu’il faut considérer toute forme de demande exprimée en ce sens. Ainsi, l’Académie nationale de médecine ne manque pas de relever le glissement sémantique de l’Ordre national des médecins. Pour cette dernière, la fin de vie ne peut être légitimement le résultat d’une intervention positive et délibérée du praticien. Le juge pour sa part doit assumer sa tâche de formuler les limites dans des cas certes peu nombreux mais souvent fortement médiatisés. Du point de vue des instances médicales elles-mêmes, la jurisprudence dans ce domaine est suffisamment claire et satisfaisante. Cette question semble donc toujours faire l’objet d’un consensus sociétal. Toutefois, il est symptomatique que les rares affaires portées sur le devant de la scène médiatique suscitent une reviviscence de la souffrance des uns et de la passion des autres. L’affirmation selon laquelle le patient doit rester maître de son corps n’est qu’une reformulation des principes énoncés ci-dessus mais avec une intention opposée : légitimer le suicide assisté. Dans un pays où le suicide atteint un niveau de mortalité préoccupant, il est bon de rappeler que la société a une obligation absolue de porter assistance à ceux qui sont en danger. Dans le prolongement des réflexions rapportées au sein même des instances de la médecine, il convient de s’écarter d’un écueil dramatique pour le patient, les médecins et la société : "le médecin, attaché à dédier son office à la vie dans le respect de la dignité humaine, se trouverait confronté à un paradoxe profondément déstabilisant s’il se voyait reconnaître la capacité légale, par un acte positif, de mettre un terme à la vie"³. L’invocation de la mort au nom de la dignité humaine relève de l’intime absolu et transcende la compétence du législateur. La réouverture permanente du débat pour des motifs douteux ne doit pas saper le consensus législatif, médical et sociétal sous peine de le transformer en consensus par défaut. ^1^ http://www.conseil-national.medecin.fr/system/files/fin_de_vie_fevrier_2013.pdf?download=1 ^2^ Penser solidairement la fin de vie, Rapport au président de la République, Commission de réflexion sur la fin de vie en France, 18 décembre 2012, http://www.elysee.fr/assets/pdf/Rapport-de-la-commission-de-reflexion-sur-la-fin-de-vie-en-France.pdf ^3^ Thomas Cassuto "Fin de vie: les mots et les actes" AJ pénal Avril 2013, p. 182.
803
institut présaje
2015-06-01
6
[ "luc fayard" ]
1,227
QUAND LE CONTENU MANIPULÉ PREND LE PAS SUR L’INFORMATION INDÉPENDANTE
# Quand le contenu manipulé prend le pas sur l’information indépendante Au fur et à mesure que les rédactions des médias traditionnels se vidaient de leurs journalistes en raison de la crise de la presse, une florissante industrie du contenu se développait sur internet. Une industrie libérée des contraintes éthiques du journalisme traditionnel et ouvertement dépendante de considérations commerciales. L’obsession du nombre de clics, le mélange des genres information-publicité, l’utilisation détournée des ressources de Big Data, autant de pratiques qui réduisent le champ de l’information neutre, transparente et non manipulée. Luc Fayard explique comment tout a basculé en dix ans. Que s’est-il passé ces dix dernières années dans le monde de l’information ? Avant, le public s’informait auprès de médias où les journalistes fabriquaient et délivraient une information imparfaite mais qui avait l’ambition de l’indépendance et de la contribution au bien public. Puis les chiffres ont explosé. Il y a douze ans, Facebook n’existait pas. Aujourd’hui, il s’enorgueillit de 1,5 milliard d’utilisateurs sur 7,2 milliards d’habitants : un Terrien sur cinq utilise Facebook (un sur deux dispose d’un téléphone portable) ! Un utilisateur de réseau social y consacre entre 2 et 4 heures par jour. Chaque jour, Google gère 4 milliards de requêtes, Twitter 500 millions de tweets, Alibaba 254 millions de commandes. Les quelques centaines de milliers de lecteurs des versions papier de Libération ou du Monde ne sont plus qu’une fraction de bits dans le monde « hyperscale » du web. Aujourd’hui, même s’il existe des sites web de news à succès - souvent issus de médias traditionnels - les flux qu’ils génèrent sont lilliputiens au regard de ceux des mastodontes d’internet. Les habitudes ont changé, particulièrement dans les jeunes générations. Majoritairement, le public passe une grande partie de son temps sur des sites web et des réseaux sociaux qui publient (on dit « poussent ») du « contenu ». Un contenu qui n’est plus fabriqué selon des règles du journalisme mais selon celles d’une communication soit purement individuelle soit liée au diktat du clic. ## Le moteur d’internet : la publicité Etant les financiers du système et les garants de la ressource des géants de l’internet, il était prévisible que les publicitaires et les communicants deviennent des manipulateurs du contenu. Au fur et à mesure que des dizaines de milliers de journalistes abandonnaient le terrain de l’information parce que les médias n’avaient plus les moyens de les payer, ils ont été remplacés par de jeunes rédacteurs internet à la solde des communicants. Ces derniers ont créé avec eux le concept de « content management » chargé de remplir, sur les pages web, les cases vides laissées par les publicités clignotantes et autres bannières stroboscopiques. On ne dit plus information, on dit « contenu ». Tout un symbole. De L’Etranger, d’Albert Camus, sans le lire, les commerciaux du numérique diraient sans rire : «L’ouvrage totalise 32 000 mots de contenu, en français.» Ils vous feraient payer cher une extrapolation cocasse de Big Data : «le mot plage se retrouve 26 fois dans le livre !». Ensuite, vous rajoutez le modèle de la longue traine (Long Tail): utilisez le plus de mots clés possibles en les sélectionnant tous les jours dans la liste des mots à la mode dans les moteurs de recherche internet, actualisée en temps réel. Secouez le tout avec une bonne technique de référencement SEO (Search Engine Optimization), qui optimise le classement de votre site web dans les recherches de Google et le tour est joué. On vous dit exactement le contenu qu’il faut écrire, publier, filmer pour qu’il induise la probabilité d’un maximum de clics. De nombreux sites web fonctionnent ainsi, y compris des sites dits « d’information ». Et leur succès est réel. Certes, le classement des sites web selon leur audience est aussi sujet à caution que pouvait l’être en son temps le classement OJD des journaux papier. Mais, d’un classement à l’autre, les tendances sont les mêmes : les premiers sites visités en France s’appellent Orange, Facebook ou Microsoft. Le seul site indépendant et sans publicité bien placé est Wikipedia mais sa méthode encyclopédique souffre de l’apparition d’ayatollahs bénévoles, auto-proclamés dépositaires du savoir sur tel ou tel sujet. ## Le contenu est le faire-valoir de la publicité Sur les sites les plus consultés, le contenu d’apparence journalistique devient l’habillage de la publicité qui lui est associée, son produit d’appel. Après tout, Les Echos sont nés comme cela en 1908. Le journal économique a démarré comme support papier des activités commerciales de la famille Schreiber. A un moment, il fallut créer des articles pour boucher les trous dans les pages d’annonces. Les Echos devinrent un vrai journal quand son patron prit conscience des attentes d’un public demandeur d’informations neutres et vérifiées. Dans le vaste monde du « contenu » sur internet, il faut savoir que - sans surprise - les communicants les plus riches sont les plus influents. En tête de liste, on trouvera ceux de la CIA/NSA ou des agences chinoises équivalentes, sans oublier les multinationales du classement « Fortune 1000 » obsédées par leur e-reputation et les terroristes financés par le pétrole du Moyen-Orient. A côté de ces colosses, les hackers individuels ou même Anonymous sont de modestes perturbateurs. Les grandes cyberattaques sont organisées par des gouvernements. Mais sur le web, Goliath et David cohabitent sans problème. On peut même démarrer des actions de communication sans dépenser un centime et - surtout - sans laisser de traces. Il suffit d’appeler un ami blogueur, sur Viber ou sur Skype, branché sur un hotspot wifi de McDonald’s. Plus sophistiqué, un logiciel VPN (Virtual Private Network) donnera à votre ordinateur connecté une fausse adresse IP (Internet Protocol, l’adresse télécom spécifique de votre ordinateur et qui le géolocalise), variable d’une connexion à l’autre : il coûte quelques euros par mois et il est parfaitement légal. Avec sites web, blogs et réseaux sociaux à sa disposition, le pouvoir d’influence et de nuisance des communicants ne connaît plus de limite. Il suffit pour s’en convaincre de lire «Croyez-moi, je vous mens» de Ryan Holiday (éditions Globe), confession sulfureuse d’un renégat torturé par le remords. L’auteur décrit les artifices pour faire parler d’une marque, d’un produit, d’une personne, en dépensant le minimum d’argent et en utilisant au maximum l’effet boule de neige d’internet. ## La modération par la foule Mais on en n’est qu’au tout début de l’ère numérique. Tôt ou tard viendra le retour de balancier. Récemment, nous avons tous vu cette photo émouvante de deux gamins apeurés, recroquevillés l’un contre l’autre. Présentés comme des rescapés du séisme népalais d’avril 2015, ils se sont avérés être en fait des Vietnamiens, frère et sœur, photographiés en 2007. Certes, de nombreux internautes ont immédiatement relayé la photo. Il existera toujours un ventre mou du web, même si la formation au numérique entre à l’école primaire. Mais, au final, la bonne nouvelle est qu’il n’a fallu que quelques heures pour qu’on découvre le pot aux roses, grâce à la réaction rapide sur Twitter de l’auteur de la photo, le photographe Na-Son Nguyen. Réaction aussitôt propagée sur le web. Voilà la face lumineuse du web. L’erreur y circule sans frein mais un peu de vigilance permet de la traquer et de rebondir aussi vite que possible. L’apprentissage critique des e-citoyens et l’encadrement éthique des prochaines générations de e-journalistes sont l’antidote à la fausse nouvelle et à la manipulation.
804
institut présaje
2015-06-01
5
[ "gérard thoris" ]
1,860
LES « DIGITAL NATIVES », UNE VRAIE RUPTURE SOCIÉTALE, LE SOCIOLOGUE FERDINAND TÖNNIES EN CONTREPOINT
# Les « digital natives », une vraie rupture sociétale, Le sociologue Ferdinand Tönnies en contrepoint Le système des Tweets et plus généralement de « profil » internet de type Facebook ou Google + se rapproche de la « communauté d’amitié » décrite à la fin du XIXème siècle par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies : « l’amitié spirituelle forme une espèce de lien invisible, une cité, une réunion mystique animée par une intuition et une volonté créatrice ». Les nouvelles technologies sont-elles en train de ramener l’individu à la tribu ? L’Etat, la grande institution et la grande entreprise ont du souci à se faire. Troisième et dernier volet de l’enquête de Gérard Thoris sur le basculement sociétal des « digital natives ». Voir Presaje.Com n°24 (Marshall McLuhan) et n°25 (Adam Smith) Voici qu’on vous annonce le rendez-vous annuel de l’organisation - entreprise, association ou administration - dans laquelle vous travaillez. Bien entendu, en bon Français, vous vous moquez un peu de ces liturgies sociales mais, pour rien au monde, vous ne manqueriez la célébration, ne serait-ce que pour rencontrer en face à face collaborateurs, collègues et amis avec lesquels vous échangez désormais de manière virtuelle. Seulement voilà, un petit rien vous intrigue : votre n+1 vous demande de créer un compte Twitter ! Un peu surpris, vous résistez à cette injonction mais, le jour J, vous ne pouvez plus y couper. A chaque instant, des ateliers aux réunions plénières, il vous faudra « twitter » vos idées - dont le partage est évidemment un des buts de la rencontre -, vos états d’âme - ce qui dépasse un peu le cadre de la vie professionnelle ou associative -, les photos que vous prendrez ici ou là dans la manifestation. Tous ces Tweets sont bien entendus reçus de tous et, en même temps, projetés en temps réel sur les écrans que l’on retrouve jusqu’aux portes des chambres de l’hôtel ! Hier, on apprenait à distinguer liberté de conscience et liberté d’expression et l’on savait que « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Aujourd’hui, on se moque de la vérité mais on exige une forme de transparence entre l’apparition d’une idée ou d’un sentiment et son expression publique. Voilà qui nous ramène longtemps en arrière. Marshall McLuhan, encore lui, expliquait que « l’homme alphabétisé subit une profonde séparation de sa vie imaginative, émotive et sensHier, on apprenait à distinguer liberté de conscience et liberté d’expression et l’on savait que « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Aujourd’hui, on se moque de la vérité mais on exige une forme de transparence entre l’apparition d’une idée ou d’un sentiment et son expression publique. Voilà qui nous ramène longtemps en arrière. Marshall McLuhan, encore lui, expliquait que « l’homme alphabétisé subit une profonde séparation de sa vie imaginative, émotive et sensorielle »^1^. Eh bien, osons l’analogie : l’homme twitter et twitté perd cette distance critique, avec une conséquence fondamentale en matière de socialisation : « Si l’Occidental subit une profonde dissociation de sa sensibilité intérieure, du fait qu’il utilise l’alphabet, il y trouve par contre la liberté personnelle de se dissocier du clan et du système de parenté » (ibid.). Sommes-nous vraiment en train de perdre cette liberté de se constituer comme individu ? Pour tenter de répondre à cette question, on peut s’appuyer sur la distinction entre Communauté et société développée par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies en 1887. Le monde moderne est celui de la société (Gesellschaft). Il répond bien « au changement que l’homme tribal éprouve quand il s’alphabétise. Sa relation avec son groupe social se vide presque complètement de toute émotion et de tout sentiment familial collectif » (Marshall Mc. Luhan,ibid., p. 106). Dans les termes de Ferdinand Tönnies, cela veut dire que la société est fondée sur un acte volontaire dans lequel « chacun est pour soi et dans un état de tension vis-à-vis de tous les autres »^2^. Cette société « brise continuellement ses frontières réelles ou fortuites » (ibid., p. 208), que ce soit la famille, la classe où l’on étudie, la corporation dans laquelle on travaille... Ce que Le Chapelier fait inscrire dans la loi, « entre l’individu et l’Etat, il ne doit pas y avoir de corps intermédiaires » (1791), la société le réalise spontanément suivant le moteur de l’intérêt : « Chaque personne recherche en elle son avantage propre et n’approuve les autres que dans mesure et pour le temps où celles-ci désirent le même avantage qu’elle-même » (ibid.). Au contraire, « partout où des hommes dépendent les uns des autres par leurs volontés organiques et s’approuvent réciproquement, il y a communauté » (Gemeinschaft) (ibid., p. 199). Or, notre système de Tweet et, plus généralement, de « profil » internet (Facebook, Google+, etc.) se rapproche de la communauté d’amitié telle que la définit Tönnies : « L’amitié spirituelle forme une espèce de lien invisible, une cité, une réunion mystique animée en quelque sorte par une intuition et une volonté créatrice » (ibid., p. 200). ## De la société aux « communautés d’amitié » Reste à comprendre l’enchevêtrement de la communauté et de la société. Tönnies s’est défendu de tout évolutionnisme. Pourtant, que ce soit Smith, Tocqueville, Durkheim ou Marshall McLuhan, tous, avec des arguments divers, observent la puissance de l’individu libéré des contraintes sociales pour créer une société civile de nature marchande. En d’autres termes, l’époque moderne peut être considérée comme le triomphe progressif de la société civile sur « la parenté, le voisinage (voire) l’amitié » (ibid., p. 199), c’est-à-dire sur les conceptions organiques de la société. Le curseur va bien de la communauté à la société, malgré certaines résistances significatives des formes de vie communautaire. Or, ne peut-on dire qu’aujourd’hui, le curseur paraît aller de la société aux communautés d’amitié, avec un pluriel représentatif de l’éclatement des valeurs personnelles et sociales ? Savourons ce texte de Tönnies : « La divinité reconnue et fêtée par les mêmes esprits intervient directement dans l’entretien du lien puisqu’elle seule, ou elle avant tout, lui confère une forme vivante et durable. Ce bon esprit n’est pas le dieu d’un lieu fixe, mais vit dans la conscience de ceux qui le vénèrent et les accompagne dans leurs voyages en terre étrangère » (ibid., p. 200). Le texte n’est pas clair sur ce que peut être cette « divinité » mais l’essentiel est bien qu’elle soit « reconnue par les mêmes esprits ». L’application aux réseaux sociaux coule de source ! Nous voilà devant un problème social de taille : si les nouvelles technologies effacent les conséquences de l’alphabétisation, si émotionnellement, elles ramènent l’individu à la tribu (citation inverse de Marshall McLuhan, p. 106), comment peuvent encore fonctionner les grandes institutions poussées par le développement de la société : les entreprises multinationales ou l’État ? Constatons d’abord qu’elles ont perdu la confiance des sondés. En février 2015, à peine 33 % des personnes interrogées font confiance au gouvernement ; au contraire, 68 % d’entre elles font confiance au conseil municipal^3^. Ce pourraient être des chiffres liés aux personnes mais la démocratie elle-même est questionnée : elle fonctionnait « assez bien », voire « très bien » pour 50 % des sondés en décembre 2009 ; elle fonctionne désormais « pas très bien », voire « pas bien du tout » pour 61 % d’entre eux en février 2015^4^. Quant aux grandes entreprises privées, leur capital confiance (48 %) ne tient pas la route par rapport aux petites et moyennes entreprises (84 %). Sans vouloir compliquer les choses, on peut considérer que la confiance est comme l’amitié spirituelle de Tönnies : « Elle forme une espèce de lien invisible, une cité, une réunion mystique animée en quelque sorte par une intuition et une volonté créatrice » (op. cit., p. 200). Alors, on comprend mieux l’usage du Tweet dans les réunions professionnelles ou associatives. Que ses promoteurs en soient ou non conscients, il a pour but de créer ce lien affectif qu’affectionnent les digital natives. Mais il a évidemment pour conséquence parallèle de refroidir les cerveaux structurés par l’alphabétisation ! ## Le Tweet de l’homme politique, exercice convenu Mais qu’en est-il dans la vie politique ? Les hommes politiques peuvent bien tweeter, par procuration ou personnellement, cela ne peut être que convenu. Plus grave, ils ont perdu la main lorsqu’ils cherchent à susciter l’unité nationale derrière les valeurs de la République. Le simple fait de devoir s’y référer explicitement est déjà le signe que leur force dans la conscience des citoyens s’est amenuisée. Mais comme pour tenter de réveiller une ardeur éteinte, ils ont usé et abusé de ce qui est devenu une abstraction, 65 % des Français déclarent que « l’emploi des termes de « République » et de « valeurs républicaines » par les politiques ne les touche et ne leur parle pas vraiment car ces termes ont été trop utilisés et ont perdu leur force et leur sens »^5^. Bien entendu, des événements d’une extrême gravité qui remettent en cause de manière concrète ces valeurs, dont « la sûreté », créent un mouvement social de grande ampleur, ainsi qu’on l’a vu avec « l’esprit du 11 janvier ». Mais il est à noter que cette « valeur » pourtant inscrite dans le préambule de la Constitution du 24 juin 1793 ne fait pas partie des mémentos de la République ! Finalement, l’état des communautés politiques avant la création des Républiques modernes pourrait servir de modèle pour envisager le monde de demain. N’est-ce pas ce qu’il faut comprendre avec les demandes d’autonomie en Ecosse ou en Catalogne ? Que tout soit fait par les représentants élus pour éviter l’éclatement de la société, c’est compréhensible. Mais, à moins de les interdire pour un motif ou pour un autre, ils sont ou seront obligés d’organiser une nouvelle répartition du pouvoir avec les communautés qui se constituent sur la toile comme autant de synapses dans le cerveau ! Est-ce que l’empire est ce modèle ? Ce n’est pas si simple. L’empire d’hier gérait des communautés constituées sur une base géographique. L’exemple des Français candidats au djihad montre que le problème ne se pose plus exactement dans les mêmes termes. La déchéance de la nationalité ne fait que confirmer celui qui la subit : le lieu qui le voit naître chaque jour, ce n’est pas une famille, une classe, un quartier, une entreprise, c’est un réseau de « like » où l’altérité est proscrite ! Décidément, les mânes de Karl Marx sont toujours vivants : le progrès technique détermine, en dernière instance, la superstructure juridico-politique ! La question de sa prochaine forme historique est ouverte. ^1^ Marshall Mc Luhan (1968), Pour comprendre les média. Les prolongements technologiques de l’homme, Paris, Mame/Seuil, coll. Points, p. 112 ^2^ Ferdinand Tönnies (1887), Communauté et société, extraits choisis sous la direction de Karl M. Van Meter (1992), La sociologie. Textes essentiels, Paris, Larousse, p. 207 ^3^ Sondage CEVIPOF, vague 6bis, février 2015. Média Internet http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof/resultats-1/vague6/vague6bis/ , page 18. ^4^ Ibid., p. 23 ^ 5^ On peut discuter du caractère exagérément fermé de la question posée par l’IFOP pour Atlantico les 19-21 mai 2014. Média Internet http://www.atlantico.fr/decryptage/sondage-65-francais-ne-sont-plus-sensibles-aux-termes-republique-et-valeurs-republicaines-jerome-fourquet-vincent-tournier-2134825.html, publié le 10 mai 2015.
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institut présaje
2015-06-01
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[ "françois ecalle" ]
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OUVERTURE DES DONNÉES PUBLIQUES : LE SITE « DATA.GOUV.FR » A DES PROGRÈS À FAIRE
# Ouverture des données publiques : le site « data.gouv.fr » a des progrès à faire La mise à disposition, dans de bonnes conditions d’accès, d’un grand nombre de données produites par les administrations publiques est évidemment souhaitable, mais encore faut-il que ces données soient compréhensibles et présentent un minimum de garanties de fiabilité. Presaje.Com a demandé à François Ecalle, chargé d’un cours de politique économique à l’Université Paris 1, de tester le site data.gouv.fr. Supposé devenir la vitrine de l’open data en France, le site a des progrès à faire. Il ne convainc pas que les données rassemblées et publiées ont les propriétés de lisibilité et de fiabilité espérées. Le site www.data.gouv.fr, placé sous la responsabilité de la « mission Etalab » du secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (service du Premier ministre), apparaît d’abord comme un grand bazar de données où se trouvent aussi bien les statistiques démographiques nationales de l’INSEE que la localisation des stations de vélos à Toulouse. Les données sont regroupées dans neuf grands thèmes (économie et emploi, culture, société, territoires et transports etc.) à l’intérieur desquels il n’y a pas de classement par sous-thèmes. Le thème « économie et emploi » par exemple rassemble ainsi des données en vrac sur le prix des carburants en France, les participations cotées de l’Etat, le chômage de longue durée, le budget de la ville de Montpellier, le bilan social du département de l’Oise, etc. Beaucoup de producteurs de ces données publiques sont « certifiés » par la mission Etalab, ce qui semble seulement signifier, à la lecture des succinctes indications données sur les conditions de cette « certification », qu’il s’agit d’organismes chargés d’une mission de service public. Tous les services de l’Etat, ses établissements publics et les collectivités territoriales étant chargés d’une mission de service public, le processus de certification ne paraît donc pas très exigeant. Or une information n’est pas nécessairement fiable parce qu’elle provient d’un organisme public. ## Label et certification Rappelons qu’il existe en France un service statistique public, comprenant l’INSEE et les services statistiques ministériels, qui respecte des normes professionnelles, inscrites dans un code de bonnes pratiques prévu par un règlement européen, sous le contrôle de l’Autorité de la statistique publique (ASP). D’autres organismes, privés pour certains, produisent des statistiques publiques qui peuvent faire l’objet d’une labellisation, garantissant leur conformité au code de bonnes pratiques par l’ASP. La « certification » des données publiées sur le site data.gouv.fr est encore loin du contrôle du respect de ces « bonnes pratiques » par l’ASP et risque d’entraîner une confusion entre les « statistiques publiques » labellisées par l’Autorité de la statistique publique et les « données publiques » certifiées par Etalab. Sur ce site de référence de l’Open Data public, j’ai regardé d’un peu plus près les données publiées dans la catégorie « économie et emploi » que je connais mieux. J’y ai d’abord trouvé des liens hypertextes vers les sites de l’INSEE, des services statistiques ministériels ou d’Eurostat, ce qui n’appelle aucune observation si ce n’est qu’ils sont nettement moins bien présentés sur data.gouv.fr que sur les sites auxquels celui-ci renvoie. J’ai également trouvé des données budgétaires en vrac dans des tableaux Excel, sans la moindre explication méthodologique. Personnellement, je sais à quoi correspondent les « AE autres titres du programme contribution au désendettement de l’Etat de la mission gestion du patrimoine immobilier » mais je ne suis pas sûr que beaucoup comprennent ce que cela signifie. Au mieux, ces informations sont inutiles ; au pire, elles seront mal utilisées, car non compréhensibles, par ceux qui ne sont pas initiés au droit budgétaire. En outre, certaines de ces données sont anciennes (par exemple, des séries de dépenses budgétaires sur la période 2000-2009), alors même que des informations plus récentes existent. Plus surprenant, j’ai découvert des données sur le nombre de demandeurs d’emplois en fin de mois en Corse (par sexe, catégorie, tranche d’âge etc.) produites par la collectivité territoriale de Corse (producteur « certifié »). Il s’agit d’un fichier Excel dont le contenu est difficilement lisible. La maigre notice explicative précise que la source est « Pôle emploi, Dares, Direccte - retraitement Pôle prospective et observation des mutations économiques du CARIF-OREF ». Il s’agit donc apparemment des statistiques de Pôle emploi et de la DARES, mais la mention du « retraitement Pôle prospective… » est particulièrement inquiétante car elle semble signifier que les statistiques de Pôle emploi et de la DARES, labellisées par l’Autorité de la statistique publique, ont été corrigées dans des conditions obscures par un non moins obscur CARIF-OREF. Ma navigation sur le site data.gouv.fr a certes été très rapide et les pages que j’ai regardées ne sont sûrement pas représentatives, mais je conseille la plus grande prudence à ceux qui iront collecter des informations dans l’open data public. Il est évidemment souhaitable de rendre disponibles beaucoup plus de données publiques, mais pour être utiles, elles doivent être fiables et compréhensibles, ce qui suppose un minimum de traitements et de contrôles pour garantir cette fiabilité et faciliter cette compréhension. Or les données disponibles sur data.gouv.fr ne me semblent pas posséder ces propriétés de fiabilité et de lisibilité. Le réseau internet est un extraordinaire instrument de diffusion des connaissances, mais aussi de propagation des erreurs. Le service public devrait donner l’exemple et faire plus d’efforts pour aider les internautes à faire le tri entre ces informations.
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institut présaje
2013-10-01
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[ "michel rouger" ]
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LA FRANCE DANS L'AMBIGUÏTÉ D'UN « CONSENSUS DÉLÉGATAIRE » AU PROFIT DE L'ETAT
# La France dans l'ambiguïté d'un « consensus délégataire » au profit de l'Etat La Cinquième République a eu le mérite de rendre possible l'avènement d'un pouvoir majoritaire dans un pays poussé par nature à la division et à l'affrontement. Mais la France ne se donne un chef qu'à titre provisoire. Le consensus à la française est « roublard et compliqué » explique Michel Rouger. C'est l'Etat qui, depuis Richelieu, bénéficie d'un « consensus délégataire ». Une exception française derrière laquelle se dissimule un « consensus de repli ou d'abandon » dans les périodes troubles. Comme celle que vit la France depuis vingt ans... Consensus : vaste problème, aurait dit le général de Gaulle, plus grand spécialiste du sujet au XXe siècle… En effet, en France, le consensus apparaît impossible. Non, il suffit d'aider le peuple souverain à tempérer une nature propre aux divisions, aux dissensions, qui le pousse - selon Pierre Dac qui fut, aussi, en 1940 à Londres - à s'affirmer, dans la joie, « Pour tout ce qui est contre, contre tout ce qui est pour ». Ce peuple, dont tant de dirigeants voudraient changer l'image, est comme il est, un souverain qui ne se donne à un chef qu'à titre provisoire. Le général l'avait compris, qui au-delà de sa personne, éjectée deux fois, a créé le consensus populaire par lequel, depuis 55 ans, la France fonctionne avec un pouvoir majoritaire alors qu'il n'en existe aucun au sein du peuple. Pour bien comprendre, il faut sortir de l'hexagone quand on veut traiter un sujet aussi sérieux. ## Le consensus politique chez nos grands voisins Le peuple anglais pratique depuis des siècles un consensus d'intérêt propre à sa nature ilienne. Il vit un système de démocratie représentative immuable. Renouvelé énergiquement dans sa composition, il admet des débats, parfois homériques, entretenus par une presse sans connivence. Ainsi structuré, le pouvoir a révélé la force de ce consensus lorsqu'il se retrouva seul face à l'agression nazie. Comme, toutes choses égales par ailleurs, face à l'effondrement récent de son modèle financier. Le peuple allemand, encore plus grégaire, a développé le consensus d'efforts par lequel il a accepté deux guerres totales, jusqu'au sacrifice global, la perte du tiers de son territoire, puis la réunification qui a rétabli son leadership européen. On peut comprendre ses doutes à l'égard du peuple français qui se livra en 1940 à un consensus d'abandon, au moment le plus noir de l'histoire tragique qu'ils ont partagée. Puis, depuis 20 ans, au consensus d'un repli inquiétant sur soi même. ## Le vrai faux consensus à la française Il est indéniable que la société française s'est toujours enflammée, violemment, pour affirmer ses divisions politiques, religieuses, sociales, voire ethniques. Séculaire, cette situation empêche l'émergence du consensus indispensable à un grand pays qui veut le rester. Certes, en cas d'urgence, le secours existe du consensus plébiscitaire, il a été recherché et réussi plusieurs fois, depuis Bonaparte, jamais pour longtemps. Exercice risqué, en France, il a fait perdre le goût du référendum, faute de consensus actif. En fait, le consensus à la française, compliqué et roublard, sent bon la terre et la campagne. Démocratiquement, il est minoritaire. Le chef de l'exécutif, monarque républicain, n'arrive jamais à réunir la majorité des inscrits pour sa désignation. Par l'astuce du montage de la Vème République, le peuple accepte qu'il devienne majoritaire, non par respect ou dévotion à sa personne. Simplement pour que le système le maintienne dans un pouvoir minoritaire dont les sondages et le « bashing » de la presse et des réseaux sociaux lui rappellent chaque jour la réalité. Les effets nuisibles de cette addiction régulée à l'anarchie, désastreuse en forme de cohabitation au sein de l'exécutif, seule formule qui trouve un consensus majoritaire dans le peuple, sont corrigés par un troisième consensus de type « délégataire ». Le peuple, depuis Richelieu, ne reconnait plus qu'un seul chef à qui donner son pouvoir, l'ETAT, dont il entretient le perpétuel développement à très grand frais, grâce à un Parlement qui ne peut plus le contrôler, tant il est devenu compliqué et omnipotent. Ce consensus délégataire a le mérite d'empêcher l'absolutisme du monarque républicain. La haute administration de l'Etat, aidée par celle de l'Union Européenne, saura s'y opposer avec les moyens de la paralysie. Le passage au quinquennat, l'association des calendriers électoraux de l'Exécutif et du Législatif n'ont eu d'autre but que d'inscrire ce consensus délégataire dans le marbre des institutions. Sans le dire. En effet, le risque serait grand pour l'Etat de voir le peuple profiter des exemples voisins et des technologies de la communication pour rêver à une démocratie participative qui lui redonnerait le pouvoir qu'il a délégué à la haute fonction publique. Alors, l'ETAT éternel ré-enchante le rêve du tous fonctionnaires. Tant pis pour l'incroyable complexité des corps qui s'entrecroisent et s'enchevêtrent, de leurs réseaux de relations, de leurs chapelles, de leurs nuisances et privilèges, qui bloquent la machine France. C'est pour le bien du peuple, qui le croit. Après nous le déluge disait Louis XV. Il avait vu juste. Ce n'est pas cet aspect de ce consensus politique, certes réel, mais impassible devant les conséquences des choix qu'il entraine, qui donnera le meilleur exemple de celui qui reste à trouver. Sauf à admettre, qu'on le veuille ou non, l'effacement du pays.
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institut présaje
2015-06-01
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[ "henri pigeat" ]
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BONNES FEUILLES, INFORMATION NUMÉRIQUE : UN ESPOIR DE RECONQUÊTE POUR LE BIEN COMMUN, POURQUOI PAS ?
# Bonnes feuilles, Information numérique : un espoir de reconquête pour le bien commun, pourquoi pas ? Assurer la production d’une information fiable et indépendante, telle est la contribution au bien commun qu’une société démocratique attend des journalistes. Depuis près de trois ans, un groupe de travail se réunit chaque mois au Collège des Bernardins pour analyser l’impact de la révolution numérique sur les métiers de l’information. Le président de ce cercle très ouvert, Henri Pigeat, en a tiré la matière dans un livre résolument constructif. Il en livre des « Bonnes Feuilles » aux lecteurs de Presaje.Com. Trois extraits. 1. Le média, concept évolutif Le « média » a perdu son rôle originel de médiateur obligé. Alors qu’il correspondait précédemment à un concept clair, sa nature est devenue confuse et mouvante. Il avait constitué un terme générique pour désigner la presse sur papier, la radio et la télévision. Passant du stade artisanal à celui d’une organisation industrielle, il a reposé sur un modèle économique particulier, dit « triangulaire », alliant une vente de nouvelles et une vente d’espaces publicitaires qui était en fait celle d’une audience. Cette double source de recettes a facilité son équilibre financier et conforté l’autonomie des titres. Ces médias dont l’information a longtemps été l’objet principal n’étaient pas seulement des structures de commerce. Ils jouaient aussi un rôle social et politique en contribuant à la cohérence de la communauté. Après être apparus comme des médias plus perfectionnés que les précédents, les systèmes de communication par l’internet, et notamment les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, se sont révélés en fait d’une nature totalement différente. Ils ont provoqué la dissociation des fonctions longtemps rassemblées d’information et de diffusion. Se défendant de toute ambition éditoriale, ils se sont organisés en « plateformes » d’expression et d’échanges pour tous les membres de la cité. C’est sur cette seule fonction qu’ils ont fondé leur ambition commerciale et attiré une part croissante des ressources publicitaires. Sans se mettre en position d’exacts concurrents des médias anciens, ils ont capté certaines de leurs fonctions et les ont dépassés en offrant à la cité des services qui répondaient à ses attentes. Le jeu des pouvoirs sociaux est ainsi en voie de transformation, sans que le besoin d’information soit cependant moins pressant, ni mieux satisfait. 2. Possibilité d’une information « augmentée » Dans la querelle entre « techno-pessimistes » et « techno-angéliques », la facilité serait de céder à la généralité. Les poussières du tremblement de terre numérique sont loin d’être toutes retombées. En dépit des risques, des dérapages et des inconvénients de court terme, il faut se rendre à une évidence : le numérique ouvre un indéniable pouvoir libérateur. Il peut enrichir l’information. Il peut même aider à en restaurer le sens. La consommation d’information était devenue largement passive ces dernières décennies, sous l’influence des mass-médias. L’offre des programmes de fiction comme celle de l’information avait été peu à peu composée de « produits » de plus en plus conditionnés et uniformisés, en vue de favoriser des audiences aussi larges que possible, afin de répondre à l’intérêt des annonceurs publicitaires. Le numérique crée une capacité nouvelle de choix. Le « bruit » général de l’information recouvre une multitude de messages d’apparences comparables, mais dans les faits très hétérogènes en qualité et en intérêt. Un besoin de distinguer l’information véritable s’est installé, comparable aux exigences de dépollution du courrier électronique envahi par les « spams ». La fatalité technique qui semblait conduire à une standardisation des formes d’information semble désormais moins évidente. L’accès personnalisé à de nouveaux systèmes de diffusion, flexibles, ouverts et sans limites de capacité, change radicalement la relation entre celui qui veut s’informer et les médias. La « dictature de l’urgence » est relativisée. Les rythmes de diffusion peuvent être choisis librement par les émetteurs d’information, comme par les récepteurs. Une place peut être redonnée aux informations de temps long. Le volume des messages, du plus bref au plus large, peut être déterminé en fonction des seules opportunités éditoriales. Face à une offre diversifiée, le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur disposent d’un choix plus facile. A partir d’un seul message, chacun peut par les liens de l’internet rebondir vers d’autres sources, faciles à trouver et à apprécier. Tout se passe comme si chacun disposait en permanence d'une immense base de données mondiale, d’accès immédiat et généralement gratuit pour vérifier et approfondir les premiers éléments d'information obtenus. De tels développements ne sont plus dictés par des volontés extérieures, mais laissés à l’initiative et aux goûts de chacun. 3. Le nouveau rôle du journaliste « tiers de confiance » L’arrivée de nouvelles formes d’informations nées du numérique peut offrir au journaliste de nouvelles conditions d’autonomie. Elle est aussi pour lui un considérable défi. Quels que soient leurs excès ou leurs limites, les réseaux sociaux sont porteurs, pour une part de leur activité, d’informations qui doivent être traitées pour ce qu’elles sont. Les sources ne cessent de se multiplier. La priorité du journaliste est moins la recherche des nouvelles qui arrivent souvent toutes seules que le contrôle de leur fiabilité. Il n’est plus le seul gardien (« gate keeper ») des informations. En revanche, il doit répondre à de nouvelles obligations : aider à la définition de ces algorithmes, filtrer plus précisément des messages devenus très hétérogènes, renforcer les vérifications, réagir dans des conditions de rapidité extrême. Le journaliste peut alors accentuer son rôle de « sécurisation » de l’information et de médiation. Il peut assumer plus complètement la fonction de « tiers de confiance » dont toute société a un besoin vital. La relation au temps du journaliste change également. La maitrise du « direct » n’est plus une question de vitesse ni une course au « scoop », mais une capacité de jugement dans l’instant, comparable à celle du chirurgien dans l’urgence ou de l’alpiniste en passage périlleux. Dans la nouvelle diversification des informations entre la relation quasi directe et l’analyse garantissant le jugement, c’est à ce nouveau journaliste que revient la responsabilité d’imposer le temps nécessaire pour pouvoir donner au public des bases de compréhension des faits qui soient dignes de confiance. Moins qu’une révolution copernicienne, cette approche serait plutôt un retour aux ambitions originelles de l’information médiatique. Loin de tout risque de transfert de responsabilité à la machine, le numérique paraît, de ce fait, plutôt une incitation à l’intelligence de l’intervention humaine et une chance d’en élargir l’efficacité grâce à des outils plus performants.
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institut présaje
2014-10-01
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[ "armand braun" ]
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AVONS-NOUS PERDU LE SENS DE L’AVENIR ?
# Avons-nous perdu le sens de l’avenir ? Le vacarme assourdissant de la sphère médiatique contribue à instituer la dictature de l’instant. L’avenir a disparu de notre imaginaire et c’est peut-être l’explication à l’immobilisme dans lequel s’enferme la France, se demande Armand Braun. Nous devons réapprendre à penser et à agir en termes de temporalité. Chacun, depuis la plus modeste des personnes jusqu’aux nations les plus prestigieuses, doit se sentir responsable de son avenir et de l’avenir de ceux qui dépendent de lui : c’est à la fois une évidence et une révolution. Une évidence, car il en a toujours été ainsi : jusqu’ici, quelques-uns pouvaient inscrire leurs perspectives à l’intérieur de cadres préexistants (nations, métiers…). Ce n’est plus le cas : nul ne peut avoir idée de ce que sera le monde demain, du contexte dans lequel il lui faudra agir ; c’est, en ce sens, une révolution. C’est une situation dont nous nous dégageons d’habitude en ressassant ce qui devient banal : le discours sur le numérique, l’interconnexion généralisée et l’intégration croissante des économies mondiales, sans cesse répétés par les médias, au son des tambours de la communication ; pour autant, la force des transformations déjà réalisées et à venir n’est pas encore réellement perçue. On rencontre toutes les attitudes : l’enthousiasme, le refus de voir, l’anxiété. Il faut aller plus loin. La complexité des données devrait m’imposer une certaine réserve. Je forcerai pourtant le trait. Les questions sans réponse sont nombreuses : le désendettement, la compétitivité, le chômage ... ; les surprises que nous réserve l’actualité ne sont pas toutes agréables (le réveil des particularismes régionaux et communautaires n’est que l’une d’elles) ; les acteurs publics (l’Etat, l’Union Européenne…) ne sont pas au mieux de leur autorité et de leurs ressources ; je ne suis même pas sûr de notre capacité à diagnostiquer les situations... L’avenir était depuis toujours le lieu du rêve et de l’imagination. L’est-il encore ? Où sont les grandes visions, l’idée de progrès par exemple, qui inspiraient entrepreneurs et poètes, portaient l’espérance des familles et les ambitions des Etats ? Ne nous racontons pas d’histoires, nous avons choisi de faire du surplace. ## Un pays immobile Immobilité de la société : la vie quotidienne constitue son centre d’intérêt principal. Une fraction importante de la population bénéficie de « droits acquis » dont la préservation constitue son souci majeur. Quand des dizaines de millions de personnes passent leurs jours et leurs nuits devant des écrans, on doit se demander si elles restent acteurs de leur destinée et ce que cela signifie pour la vie sociale et pour la démocratie. La société reste, comme toujours, imprévisible, sujette à des crises passionnelles et manipulable. Rappelons-nous « les lendemains qui chantent », certaines campagnes politiques, les célébrations de leaders charismatiques. Immobilité de la vie politique : on aurait pu penser que ce n’est pas l’instant présent et sa banlieue temporelle immédiate qui compteraient le plus pour le monde politique. La préparation de l’avenir n’est-elle pas sa raison d’être profonde ? Or, il n’en est rien. L’attention à l’opinion publique, les crises du moment et les problèmes financiers l’absorbent entièrement. Toutes choses égales par ailleurs, nous en sommes toujours à Henri Queuille, cet homme politique des IIIe et IVe Républiques qui justifiait l’inaction dans le présent en expliquant que l’avenir saurait prendre soin de lui-même. Remarque-t-on assez ce paradoxe ? Puisque le politique a démissionné, l’administration – dont la référence est en principe le passé, avec la mise en œuvre de la Loi, des règlements, de la jurisprudence – a pris de facto la responsabilité des projets d’avenir. Immobilité dans les relations entre générations, déjà changées par l’allongement de la durée de la vie. On aurait pu craindre l’impatience des jeunes. Mais ceux-ci suivent le mauvais exemple des anciens en acceptant que l’endettement public continue de croître. Les personnes âgées ne se sentent donc pas mises en cause pour l’avoir si gravement laissé dériver. Tout cela n’est bon ni pour la transmission au sein des familles, ni pour la coopération entre les générations, ni pour la confiance de la société en son avenir. Immobilité dans les entreprises, qui participent d’un univers schumpétérien pour lequel l’avenir n’est pas un facteur essentiel. La stratégie leur importe plus que la vue longue. De fait, la réactivité est la seule réponse possible aux imprévus de l’économie mondialisée et à la fantaisie des régulateurs. Dans ces conditions, de très nombreux jeunes, parmi les plus capables et les mieux formés, doivent s’expatrier pour réussir. Tout se passe comme si on avait oublié les conséquences de la Révocation de l’Edit de Nantes qui a poussé 400 000 personnes à quitter la France à partir de 1685. Le comportement de la France contraste avec celui des autres nations, sur les autres continents mais aussi en Europe. L’avenir ici n’est plus qu’un déversoir pour les conséquences de nos actes que nous ne voulons ou ne pouvons pas connaître, pour ce qui nous encombre. Il en va de l’avenir comme de l’espace : des milliers de satellites, porteurs de toutes sortes de projets et d’espoirs quand on les a lancés, se sont perdus et errent dans le néant. ## Renouer avec le mouvement Rien n’est plus difficile que de renouer avec le mouvement. L’appui de l’opinion publique disparaîtra à la première mauvaise nouvelle, à la première petite phrase du style : « un projet qui ne fait pas l’unanimité ». Tout sera bon – « réforme » cosmétique, dérision, diffamation… – pour défendre l’existant et discréditer ce qui pourrait bouger. Comment croire qu’il sera possible en quelques semaines, voire en quelques années, de transformer des données enracinées depuis des décennies ? No good reform goes unpunished… Il faut se rappeler cette expression de la sagesse populaire britannique pour mesurer les risques. Il faut comprendre ces dirigeants qui préfèrent, somme toute, la sécurité du marécage aux incertitudes de la route... Et pourtant, il est vital de le faire ! Je ne reviendrai pas sur les arguments habituels en faveur du mouvement. Ils sont bien connus. Mais j’insiste sur les menaces politiques. Nous négligeons trop le fait que, dans de nombreux pays, certains à deux ou trois heures d’avion de la France, continue de prospérer le modèle totalitaire, dont l’immobilisme est le principe : soumission des personnes à l’Etat, gestion politique des marchés, réécriture de l’Histoire et monopole étatique sur la pensée sur l’avenir. Il ne peut exister de démocratie véritable que dans le mouvement. ## Prudence est mère d’insécurité On appelle trop généreusement prudence cette pusillanimité qui consiste à reporter une décision, à la vider de sa substance, à y renoncer. C’est seulement par des initiatives fortes, poursuivies avec obstination, que nous pourrons agir et non nous contenter de belles paroles. C’est par l’initiative, avec les combats qu’elle entraîne, que le conservatisme naturel de l’opinion publique sera surmonté. Les exemples pourraient être nombreux. J’évoque des chantiers publics dont la réinvention aurait dû être démarrée depuis longtemps : le système éducatif, les mécanismes de sécurité et de solidarité… D’autres plus récents, dont nous nous détournons par manque de réflexion : réduire la coupure entre inclus et exclus ; dépasser les idées à la mode à propos de la relation économie-emploi, des situations respectives des jeunes et des vieux, du phénomène migratoire (les flux de migrants désespérés…). Les entreprises, elles aussi, auraient beaucoup à faire pour réduire leur propre infection bureaucratique ; notamment celles dont les dirigeants, issus de l’administration, passent leur vie à reproduire le modèle qu’ils ont appris dans leur jeunesse. ## Pour en finir avec l’avenir-déversoir Apprendre à penser et à agir en termes de temporalités. Je dis bien « apprendre », car cet art reste largement méconnu : il s’agit non de prévoir (ce qui ne signifie plus rien), mais de tout faire pour rendre l’avenir possible. C’est un art naissant. Il éclaire ce qu’induisent l’unité de l’espace terrestre (déjà accomplie grâce au numérique), l’unité du temps (la parité de considération des phases, rejetant les vieilles approches de type court terme/long terme), l’unité de l’espèce humaine (peut-être par le métissage). Il consiste à travailler sur les interactions entre les différents aspects de cette nouvelle réalité. Déjà Alain, au début du XXe siècle, l’avait annoncé : « Tant que l’on n’a pas bien compris la liaison de toutes choses et l’enchaînement des causes et des effets, on est accablé par l’avenir. » Nous sommes capables de faire autre chose que du cabotage temporel et quelques-uns en administrent la preuve. Notre aptitude profonde à dissiper les contraintes, à nous projeter dans l’inconnu n’est pas morte. Le succès de l’auto-entreprenariat et le nombre des créations d’entreprises le prouvent. Nous avons toujours des visionnaires capables de conjuguer compétences, imagination et esprit d’entreprise. Il y a, dans les universités, les Grandes Ecoles, les centres de recherche, les fab lab …, bien des initiatives porteuses d’espérance. Je reprendrais volontiers à mon compte cette image suggérée par le philosophe Jean-Pierre Dupuy : un peu comme l’alpiniste sur sa muraille jette le piolet en avant pour y prendre appui, les sociétés sont capables de se tracter à partir d’une vision de l’avenir, qui sera auto-réalisatrice si telle est leur détermination.
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2015-06-01
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[ "armand braun" ]
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NUMÉRIQUE, TERRITOIRES ET LIBERTÉS
# Numérique, territoires et libertés L’heure de la confrontation a sonné. D’un côté des acteurs du numérique qui ignorent les frontières et se sentent tout puissants. De l’autre des Etats gouvernés par des élus qui voient les réseaux sociaux s’immiscer au cœur de ce qui fait leur légitimité : la souveraineté, la sécurité, l’identité culturelle. Pour Armand Braun, la société civile aspire à un compromis entre liberté et sécurité à l’intérieur des frontières sécurisantes de l’Etat. Depuis quarante ans, tant d’innovations sont intervenues dans le domaine des technologies de communication : semi-conducteurs, ordinateurs, Internet, Big Data ... ! On aurait pu croire qu’ensuite notre époque serait surtout consacrée à leur assimilation. Tel n’est pas du tout le cas. En fait, avec toutes ces innovations récentes est apparue une catégorie sui generis: les acteurs du numérique. Et nous savons maintenant que ce processus va continuer à se déployer, dans des conditions que nul ne peut décrire. L’humanité tout entière - personnes et institutions - est concernée. Que signifie ce phénomène sans précédent historique ? Nous avons tous considéré l’arrivée des acteurs du numérique comme une formidable aubaine : grâce à eux, un champ immense, insoupçonné jusque-là, s’ouvrait à l’intelligence, à la créativité, à l’initiative de chacun. Et lorsqu’on évoque l’éventualité de s’en passer, la réponse universelle est : « ce serait le retour à l’âge de pierre ». Les institutions politiques sont loin d’être aussi enthousiastes. Voilà en effet que s’imposent dans leur paysage des partenaires étranges et mal élevés ! Ils se permettent d’entretenir une relation personnelle et non médiatisée avec chaque citoyen, négligent le primat de la Loi sur les intérêts particuliers, font ce qu’ils peuvent pour ignorer le fisc, sont un souci pour la sécurité nationale, sont parfois soupçonnés d’agir pour le compte de puissances étrangères ; et ils prétendent négocier d’égal à égal avec la puissance publique ! ## C’est à un choc majeur de cultures que nous avons affaire D’un côté les acteurs du numérique : leurs partenaires sont les internautes, personnes et organisations, qu’ils connectent à travers le monde entier. Les nations et leurs regroupements sont pour eux des sous-ensembles dont ils s’accommodent en fonction de leurs spécificités : ainsi, le siège européen sera-t-il installé là où la fiscalité et la réglementation sont les plus avantageuses, la cotation s’effectuera-t-elle sur la Bourse la plus fréquentée, etc. De l’autre les politiques : certes, ils représentent des territoires cloisonnés, mais ils sont avant tout des élus. Leur rêve colbertiste n’est toujours pas dissipé. Les réseaux sociaux, mis en œuvre par les acteurs du numérique, s’immiscent au cœur même de ce qui fait leur légitimité : la souveraineté, la sécurité, l’identité culturelle. Alors que toutes les nations démocratiques connaissent sous des formes diverses une crise de la citoyenneté, les réseaux sociaux sont des intervenants désormais influents dans le débat public. ## Le temps de l’épreuve de force Ces adversaires-partenaires mobilisent leurs arsenaux. Les acteurs du numérique se savent tout puissants. Ils se savent aussi fragiles à cause de la rapide succession des technologies et de l’intensité de la concurrence. Les procédures que les Etats multiplient à leur encontre peuvent, elles aussi, les mettre en danger (cf. l’enquête de l’Union Européenne, celles qui sont en cours dans chaque pays d’Europe et aux Etats-Unis). Enfin, les Etats affirment leur détermination à réguler le numérique et sont impatients de les taxer. Ce combat de géants peut dégénérer. Dans l’immédiat, ce sont les citoyens qui en font les frais, avec d’une part la propension des acteurs du numérique à tirer profit des informations qu’ils détiennent sur leurs usagers, d’autre part celle des acteurs publics à les surveiller et à instrumentaliser, au nom des bons sentiments, des principes moraux à leur encontre (les « lanceurs d’alerte »). ## Les attentes de la société civile Ce n’est pas par hasard que l’œuvre de George Orwell est si souvent évoquée dans cette affaire. Les institutions publiques se veulent le bouclier contre le monde orwellien que les acteurs du numérique sont censés incarner. La société civile commence à redouter que la crainte justifiée du terrorisme et l’extension sans limites de la réglementation administrative ne nous conduisent ensemble vers 1984. Les acteurs du numérique aspirent à une régulation globale et n’admettent pas que leur soient imposées des limitations territoriales. Ils perçoivent que c’est à eux que va l’appui des opinions publiques. N’oublions pas que des nations moins démocratiques que les nôtres (la Chine, la Russie...) se sont déjà assuré le contrôle du numérique pour rester seules maîtres chez elles en contrôlant l’information. Des mesures qui paraissent raisonnables en temps de démocratie peuvent être détournées ensuite par des régimes totalitaires ; il y a des précédents. Alors que nous aveuglent les certitudes respectives et opposées des défenseurs du numérique et des dirigeants politiques et administratifs, adoptons ce que Claude Lévi-Strauss appelait « le regard éloigné ». Leur conflit est latéral vis-à-vis des véritables enjeux de notre époque : celle-ci nous impose et nous donne la chance de tout réinventer. La société civile est en dehors de ce débat, dont les conséquences peuvent impacter le cœur même de l’idée démocratique. Elle doit pouvoir compter à la fois sur les collectivités publiques et les opérateurs du numérique pour servir effectivement la liberté et la créativité, pour faire respecter les règles qui encadrent et promeuvent l’usage universel du numérique. C’est en effet de la société civile que viendra - que vient déjà - le sens du mouvement qui écartera les menaces et élèvera le niveau de la civilisation. Les lignes qui suivent vont au cœur du sujet : « Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier (...) ? Qu’en résulterait-il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie, comment s’exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d’images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? (...) Sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité et rétrécie par les petites proportions d’un globe souillé partout ? » De qui sont-elles ? De Chateaubriand en 1841 (Mémoires d’Outre-Tombe, IV partie, Livre X).
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2014-10-01
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[ "gérard thoris" ]
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LES « DIGITAL NATIVES » ET L’ÉVIDENCE D’UNE RUPTURE SOCIÉTALE
# Les « digital natives » et l’évidence d’une rupture sociétale Comment transmettre l’héritage d’une civilisation - ce qui relève de l’histoire longue - à des populations de jeunes « digital natives » qui surfent sur l’instant ? Hier, chacun vivait dans un réseau reçu comme une donnée, la famille, l’école, le travail. Aujourd’hui, la génération née avec internet peut construire son réseau individuel au hasard de rencontres virtuelles. Gérard Thoris fait référence aux travaux de McLuhan^1^ pour prendre la mesure de cette rupture radicale. Rivé à son écran, le « digital native » nous échappe doublement. Physiquement présent, il dose avec subtilité le degré de relation sociale qu’il consent avec son environnement réel. A y regarder de près, il ne s’agit sans doute que d’une façon nouvelle de ne pas se dévoiler en société. Si différence il y a, elle vient du fait que, avec cette attitude, il devient impossible de nouer un dialogue au bout duquel le masque peut tomber. Parallèlement, la nature de l’échange qui se noue avec le monde sur le mode virtuel n’est pas purement rationnelle. Et cela a une influence sur la construction de la personnalité. Hier chacun vivait dans un réseau de relations sociales reçu comme une donnée liée à la géographie, à la famille, à l’école, au milieu de travail... Aujourd’hui, l’influence de ces déterminismes matériels est largement tempérée. Chacun est à même de construire son ou ses réseaux de relations sociales au hasard de rencontres virtuelles. On peut prendre pour hypothèse qu’il le fait à son image et ressemblance, c’est-à-dire qu’il suit les penchants de sa propre nature, même à un moment où son identité n’est pas encore pleinement constituée. Nul doute qu’il s’agisse d’une rupture radicale, aussi bien en ce qui concerne la construction de la personnalité que le formatage du vivre ensemble. Il n’est pas simple de savoir quelle civilisation nous construisons sur cette base. Mais ce n’est pas seulement un exercice d’école que de chercher à le comprendre. D’abord, les relations entre les générations seront plus faciles à construire si les ruptures sont perçues dans ce qu’elles ont de fondamental. Sous cet angle, le premier réflexe est pratiquement toujours d’insister sur ce qui « ne sera plus jamais comme avant », alors même que cela ne représente pas nécessairement quelque chose d’essentiel. Il convient donc en contrepartie de se focaliser sur les opportunités que les nouveaux objets techniques ouvrent pour permettre à l’homme d’être davantage et plus pleinement homme. Ainsi, ils deviennent source de capabilité, au sens qu’Amartya Sen donne à ce mot. Ensuite, les pouvoirs publics peuvent plus facilement remplir leurs missions s’ils ont une connaissance appropriée des tissus sociaux et des interactions qui s’y nouent. A cet égard, il ne s’agit pas seulement d’avoir un compte Tweeter pour révolutionner la communication politique. Le risque le plus grand est certainement de l’utiliser comme un instrument d’argumentation alors même que la nature de la communication qu’il permet relève de l’émotionnel, du jalon sinon de l’éphémère. ## Media chaud, media froid Malheureusement, la boîte à outils du sociologue est relativement pauvre et, si l’on y regarde de près, elle s’enrichit généralement après les transformations sociétales, pour tenter de les expliquer plutôt que de les prédire. Comme d’autres, nous allons nous inspirer de changements de paradigmes passés pour, l’analogie aidant, tenter d’éclairer le changement présent. Et puisque les outils numériques relèvent de la diffusion de l’information, nous allons tenter d’imaginer ce que Marshall McLuhan aurait dit de leur influence sociétale. D’abord, il aurait dit que « le message, c’est le medium » . Clairement, cela veut dire que le même message transmis par des médias différents ne sera pas perçu de la même manière. Inversement, « les analyses de ‘contenu’ et de programmation n’offrent aucun indice du pouvoir magique des médias ni de leur puissance subliminale » (id., p. 38). Ainsi, la manière dont un élève vivra une page d’histoire, par exemple les conquêtes de Napoléon, sera radicalement différente si elle lui parvient par le livre ou par une vidéo interactive. Mais, justement, derrière ce mot « vivra » se trouve bien plus que la capacité de répondre à un questionnaire portant sur ses connaissances ou à une dissertation sur l’art de la guerre. C’est un autre aspect de sa personnalité qui sera sollicité et, en appuyant systématiquement sur cet aspect dans le processus d’apprentissage, c’est à un autre développement de la personnalité auquel on assistera. Mais ce n’est pas facile de caractériser ce changement de personnalité. Marshall McLuhan utilise la typologie binaire de media chauds et froids. « Un medium est chaud lorsqu’il prolonge un seul des sens et […] porte une grande quantité de donnée » (id. p. 41). Le summum du medium chaud est l’écriture alphabétique qui s’adresse à l’œil et, derrière l’œil, à la raison raisonnante ; en même temps, les données transmises par l’écriture alphabétique ne laissent que peu de place à l’interprétation. Au contraire, même si elle ne s’adresse qu’à l’oreille, la communication téléphonique relève du medium froid « parce que l’oreille ne reçoit qu’une faible quantité d’information ». Chacun sait combien il peut jouer sur sa propre intonation pour animer une conversation téléphonique ! La seconde réflexion de Marshall McLuhan aurait donc porté sur la caractérisation des smartphones et autres tablettes : s’agit-il, comme la radio, d’un medium chaud ou, comme la télévision, d’un medium froid ? Vu la nature ambivalente de ces objets, tout choix est une réduction, voire une trahison. Espérons donc ne pas trahir ni notre auteur, ni la réalité en concluant que, comme la parole dont ils sont des substituts, les smartphones relèvent du medium froid. A chacun de voir si les critères qui le définissent pour la parole peuvent être transposés pour le smartphone : « la parole permet une participation dramatique de tous les sens » même si « l’auditeur reçoit peu et doit beaucoup compléter » (id., respectivement p. 100 et p. 42). Ainsi, les smartphones prolongent l’effet de la télévision plus que celui du livre. A ce titre, leur émergence dans la société ne constitue pas une rupture ; par contre, leur place dans le processus d’identification de soi et de socialisation, de périphérique, risque de devenir central. On sait les difficultés dans lesquelles les instances de socialisation, et d’abord la famille et l’école, ont eu de mal à intégrer la télévision dans les processus d’éducation et d’apprentissage. Pour faire simple, elles ont l’une et l’autre tenté de l’exclure ou, à défaut, de la marginaliser. Cela se comprend bien puisque l’écriture alphabétique, nous l’avons dit, est le prototype ancien du medium chaud tandis que la télévision est le prototype moderne du medium froid. Dans cette antinomie, l’école a botté en touche et la famille a, le plus souvent, capitulé devant la télévision. Mais si l’école pouvait exclure l’appareil télévisé, elle ne pouvait pas empêcher que la télévision ait profondément modifié la personnalité de l’élève moyen. En particulier, si « l’homme alphabétisé subit une profonde séparation de sa vie imaginative, émotive et sensorielle » (id., p. 112) qui permet au maître d’école de se concentrer sur la transmission rationnelle de savoirs rationnels, « l’homme télévisé » est formaté à l’inverse et a besoin vital d’intégrer sa vie imaginative au sein même du processus d’apprentissage. C’est peut-être l’échec à tenir compte de ce phénomène qui explique la montée de l’analphabétisme en France. Quoiqu’il en soit, c’était le maître qui décidait d’introduire la télévision à l’école. Aujourd’hui, c’est l’enfant qui introduit son smartphone ; c’était le maître qui choisissait le programme, c’est l’enfant qui décide de l’orientation de son surf ; c’était le maître qui animait et concluait le débat sur un programme visionné en commun, c’est la cacophonie dans la classe puisqu’il est difficile de construire une synthèse cohérente à partir d’une multitude d’informations partielles qui ne sont pas remises en perspective. Marshall McLuhan avait beaucoup d’intuitions. Il glissait d’un exemple à l’autre avec une facilité déconcertante. Il était rare qu’il tire une conclusion définitive des observations qu’il rapportait. Mais il ouvrait des perspectives sur la compréhension du réel. A ce point d’étape, il est clair que le processus d’apprentissage ne peut être laissé à la spontanéité des relations entre un smartphone et son jeune propriétaire. En même temps, il ne peut les ignorer. Il faut donc inventer de toute urgence un moyen de les intégrer tout en leur donnant du sens. C’est certainement le principal défi intergénérationnel auquel nous sommes confrontés : comment transmettre l’héritage de notre civilisation – ce qui relève de l’histoire longue – à des populations qui surfent sur l’instant ! ^1^ Marshall McLuhan (1968), Pour comprendre les media. Les prolongements technologiques de l’homme, Paris, Mame/Seuil, traduit de l’anglais par Jean Paré, 1ère édition en 1964. Cette formule bien connue est le titre du chapitre 1 de l’ouvrage.
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2014-10-01
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[ "jean-luc girot" ]
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L’INTERNET DES OBJETS : LE NOUVEAU CHEVAL DE TROIE
# L’Internet des objets : le nouveau cheval de Troie Les prophéties de George Orwell se réalisent. A cette nuance près que ce n’est pas un ministre de la Vérité qui nous espionne. Les internautes ignorent les yeux et les oreilles qui surveillent leur mobile ou leur PC explique Jean-Luc Girot. On ira plus loin avec les objets connectés. En 1984, Winston Smith est employé du parti extérieur au ministère de la Vérité, c’est du moins le personnage que George Orwell met en scène en 1949 dans son roman dystopique intitulé « 1984 ». A cette époque, la police de la pensée est un organe de répression qui place dans chaque foyer un « Télécran ». Il s’agit d’un téléviseur chargé de diffuser des messages du Parti, doublé d’un système de vidéosurveillance capable d’espionner l’intimité des foyers. En 2014, il n’existe pas plus de ministère de la Vérité que de police de la pensée, fort heureusement, mais les « Télécrans » sont bien là. Non point qu’ils fussent imposés par un quelconque gouvernement totalitaire, non, bien pire que cela, ils sont installés de plein gré par les citoyens eux-mêmes. Le « Télécran » c’est le micro-ordinateur, ou la tablette équipée de sa webcam. On l’installe partout, la connecte à Internet, sans maîtriser le moins du monde ses fonctions cachées et ouvre son univers à tous les hackers de la planète, avides de collecter des informations pour en tirer quelque funeste parti. La technologie Internet n’est réellement maîtrisée que par une minorité de spécialistes. Qui d’entre nous peut certifier qu’il n’est pas observé et que son accès internet n’est pas piraté à son insu ? Une mauvaise nouvelle arrivant rarement seule, que penser des objets connectés qui pénètrent insidieusement dans nos foyers ? A peine digérés le web 2.0 et ses réseaux sociaux que voici poindre à l’horizon le web 3.0 également nommé : l’Internet des objets. Le premier se nomme « Nabaztag », il s’agit d’un sympathique lapin né en 2005. Connecté à Internet, il avait pour vocation principale de lire à haute voix les messages reçus sur une boîte email et de changer de couleur en fonction de la météo. Aujourd’hui, la tendance s’accélère et les objets connectés se multiplient pour notre plaisir et notre confort : vélos qui mesurent l’effort, valises qui se retrouvent toutes seules, clés qui ne se perdent plus, plantes qui s’arrosent quand elles ont soif, etc. La liste est déjà longue et s’allonge quotidiennement. ## Quels sont les objets connectés et comment fonctionnent-ils ? Les objets connectés ne constituent pas une catégorie à part. Tous les objets du quotidien sont candidats à la connexion dès qu’ils sont équipés d’un dispositif leur permettant de communiquer leur activité à leur écosystème, via un réseau sans fil. Prenons par exemple les lampes d’ambiance connectées. Elles sont pilotables par un smartphone ou par l’ordinateur familial. Elles changent de couleur et modifient l’ambiance lumineuse de la maison à l’envi. Tout est simple, elles se connectent par le réseau wi-fi domestique et se reconnaissent entre-elles automatiquement. C’est magique... Mais voilà qu’au cours de l’été 2014, un groupe anti-piratage a réussi à intercepter les messages véhiculés entre les lampes du système – dans lequel figuraient les clés d’accès au réseau wi-fi –, mettant immédiatement à mal ce dernier et donnant accès à l’ensemble du réseau concerné. Informé, le fournisseur de lampes a réagi et a modifié son protocole d’accès, mais la preuve est faite que chaque objet connecté présentera toujours une faille. Ainsi, la multiplication de ces derniers constitue une réelle menace pour la sécurité de nos réseaux, de nos données et par extension de la nôtre. Cette malheureuse expérience se renouvellera inéluctablement sachant que la sécurité informatique « absolue » n’existe pas. Tout est question de course à la complexité et à la puissance qui ne finit jamais. Il est probable que les futurs objets connectés afficheront une norme de relative protection aux attaques des hackers, mais ils seront toujours vulnérables d’une manière ou d’une autre. Inutile de le nier, les objets connectés constituent une nouvelle faiblesse des réseaux et des systèmes d’information qui multiplient et diversifient les méthodes d’intrusion, comme d’innombrables portes difficiles à sécuriser, voire même à identifier. Sera-t-il toujours possible d’établir la liste exhaustive des objets connectés en sa possession ? Des intrus ne pourront-ils pas se glisser dans nos systèmes ? Comment pourrons-nous garantir leur intégrité ? Il est encore trop tôt pour répondre à ces questions. Alors, faut-il se résigner et lutter de toutes nos forces contre le développement de ces indésirables ? C’est à chacun d’entre nous de répondre à cette question, d’estimer son propre risque et de tenter d’évaluer son exposition au piratage potentiel, mais en connaissance de cause !
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institut présaje
2015-06-01
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[ "michel rouger" ]
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LA DÉMOCRATIE D’OPINIONS ET CHARLY LE NUMÉRIQUE
# La démocratie d’opinions et Charly le numérique Les événements dramatiques de janvier en France ont permis de mesurer la montée en puissance des « opinions publiques », une forme nouvelle d’expression des citoyens. Pour Michel Rouger, l’ampleur des mouvements qu’elle est susceptible de déclencher contraint la classe politique et les élites censées parler au nom du peuple à revoir les anciens codes de la démocratie. La démocratie d’opinions a gagné le « S » du pluriel grâce aux techniques d’information et de communication qui sont déjà anciennes à force d’avoir été nouvelles... Quiconque cherche ce que signifient ces opinions a le choix entre le suffrage et le sondage, la manifestation et l’abstention, le jugement et le « mouvement » , le Guignol et le blogueur. La nature de Charly le numérique, les caractéristiques de son expression et des polémiques qu’il a entraînées, le font appartenir au genre des « mouvements ». Il est de nature numérique par les moyens dont ont disposé ses membres - smartphones et réseaux sociaux - sans lesquels il n’aurait pu naitre dans le court temps de sa genèse. Ni se développer, au niveau de ses participants, dans les espaces qu’il a couverts. A la différence des manifestations qui, depuis des siècles, expriment ce pourquoi elles sont engagées, le soutien ou l’opposition aux décisions de tous les pouvoirs, ce type de « mouvement » exprime une opinion de rassemblement, différente de l’opinion d’adhésion et/ou de rejet dont la lutte des classes a fourni tant d’exemples au XXème siècle. Il s’agit de servir une cause noble, désintéressée, indépendante, extérieure aux postures élitaires des pouvoirs politiques ou intellectuels, dont les statuts reconnus, voire leurs castes dénoncées, ont pris la place de celle de la noblesse et des privilèges abolis il y a deux siècles. Cette opinion, en forme de rassemblement, réagit plus qu’il ne se construit. Il se veut universel et instantané. Il n’a pas vocation à l’unanimité. Le « mouvement » Charly, à la différence de son cousinage des marches blanches nées avec l’affaire Dutroux en Belgique, n’a pas pris, dans son mutisme endeuillé, l’identité des victimes des violences faites à leurs personnes, à leurs libertés ou à leurs valeurs. Il a pris l’identité polymorphe et polyvalente des agressés silencieux de la société, Charly. Ce comportement discret n’a pu empêcher, ni la tentative de prédation du pouvoir d’État qui y a vu, en lui donnant son soutien visible et sonore en l’accompagnant, le moyen de compenser le désamour dont pâtit l’adhésion de l’opinion à son égard, pas plus, qu’à l’opposé, il n’a pu éviter l’excommunication dont il a fait l’objet de la part de certains intellectuels, au motif que les citoyens absents du mouvement dans les rues pouvaient avoir été les objets d’une exclusion de la société par la volonté dissimulée des présents d’en faire des citoyens à part, voire associés aux mauvais. Ce « mouvement » mérite mieux, il faudra lui redonner ses quartiers de noblesse. Les sociétés modernes ont hérité du siècle des Lumières, Horresco referens, une présence de l’opinion publique, qui s’est progressivement généralisée dans les combats d’adhésion forcée qui l’ont visée, menés par les deux sources de pouvoir et d’influence. L’Etat et les intellectuels, de Louis XIV et Voltaire à Napoléon III et Victor Hugo. Puis la démocratie à développé toutes les formes d’adhésion de bon gré. Il est temps pour ces élites de notre Monarchie Républicaine de considérer que l’Opinion numérique a largement modifié la donne de leurs relations avec le Peuple. ## Risques et dissonances Avant de conclure sur ce sujet des grands « mouvements » de l’opinion, cette Reine du monde dont Pascal et Chateaubriand ont évoqué la tyrannie, il convient d’ouvrir un débat sur les risques que présentent la multiplication des formes d’opinions, accrues par le numérique, en tous domaines, associées au désamour du Peuple à l’égard des pouvoirs élitaires, ceux de l’État comme ceux, d’influence, des intellectuels. Un exemple de ce risque de tyrannie est souvent dénoncé, la constitutionnalisation, sous la pression de l’opinion en 2005, de la Charte de l’environnement sous le nom de baptême du principe de précaution. Né de la peur, comme Charly, le principe de précaution devait-il échapper aux corrections de la Loi, que doit assurer le peuple souverain, en rendant la Charte intouchable, sauf par le Conseil constitutionnel ? Ce n’était pas la volonté politique mais c’est ce à quoi elle a conduit. Depuis 2005, par la sacralisation du principe de précaution, plus aucune loi n’est venue apporter les aménagements indispensables pour continuer à assurer la qualité de vie des citoyens. On peut déjà, sans excès d’imagination, prévoir quelles empoignades se développeront entre les « mouvements » de l’opinion numérique au fur et à mesure qu’elle prendra conscience des évolutions radicales que les scientifiques préparent, spécialement dans le domaine de la santé et de la biologie humaine. Rendez vous le 28 septembre.
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2014-10-01
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[ "jacques barraux" ]
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INTERNET ET LE DESTIN CONTRARIÉ DES CLASSES MOYENNES
# Internet et le destin contrarié des classes moyennes Il y a le paradis perdu des classes moyennes en Occident et le paradis gagné des classes moyennes dans les pays émergents. La révolution numérique inspire un nouveau modèle de croissance à l’Ouest. Pas encore dans les économies émergentes. Le trafic est intense sur les deux routes du ciel. En bas, la route des avions. En haut, celle des satellites. Or voici qu’à mi-chemin de l’une et de l’autre, une nouvelle voie sera bientôt tracée. Elle sera réservée aux drones géants chargés de relier à internet toutes les zones de la planète encore non connectées. Dans quelques mois, le « Connectivity Lab » de Facebook commencera les premiers essais d’un drone ultra-léger de la taille d’un camion en attendant, plus tard, des engins de la taille d’un Boeing. De son côté, Google, initialement parti sur un projet de ballons, vient de racheter le fabricant de drones solaires Titan Aerospace. Cette actualité a une haute valeur symbolique. Le jour où le réseau complet d’internet et des réseaux sociaux sera élargi à la totalité du continent indien, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique du sud, la mondialisation entrera dans une phase nouvelle. ## Un réseau, deux modèles Internet des objets, robots, « fab labs », imprimantes 3D, big data, réalité augmentée… les cascades d’innovations qui jaillissent de la source numérique inondent la planète de manière aléatoire et fragmentée. A l’intérieur de l’espace connecté, internet n’a pas réduit la fracture économique et culturelle qui continue de diviser le monde en deux blocs partiellement étrangers l’un à l’autre. D’un côté les peuples d’Amérique du nord et d’Europe qui contournent le ralentissement de la croissance des pays riches en expérimentant - grâce au numérique - de nouveaux modèles de production et d’échange. De l’autre, les peuples des pays « émergents », dont la forte démographie et l’appétit de consommation garantissent l’attachement inconditionnel au modèle de croissance forte. ## Libérer une force contenue Le numérique n’invente pas une civilisation nouvelle, pas plus que l’imprimerie n’a inventé la Renaissance. Il est un outil qui peut, à un moment donné, libérer une force contenue ou résoudre une contradiction sociétale. La force contenue libérée, c’est celle des milliards d’habitants d’Asie et d’Afrique qui rêvent d’accéder au paradis des classes moyennes. Les multinationales occidentales, allergiques par principe aux croissances lentes, désinvestissent à l’ouest pour se ruer sur les marchés prometteurs de la société de consommation à l’ancienne. Elles s’y mesurent avec des colosses locaux surgis en quelques décennies. En 2000, le classement « Fortune » des 500 premiers groupes mondiaux ne comptait que 5% d’entreprises issues des économies émergentes. Le cabinet McKinsey estime qu’il en comptera plus de 45% dans dix ans. Dans ce contexte fébrile, l’outil numérique vise à faciliter l’accès à la société d’abondance. Il est au service du consommateur qui fait confiance à Alibaba et à l’industriel occidental qui double la capacité de ses usines. Il n’est pas encore l’instrument d’un contre-modèle au regard de l’héritage occidental – bien que chacun pressente, en Asie comme en Afrique, qu’il le deviendra sous peu. ## La contradiction sociétale La contradiction sociétale, c’est l’Occident qui la vit depuis le début du XXIème siècle. Là encore, il s’agit d’une affaire de classe moyenne. Une classe moyenne qui, elle, a perdu son paradis. Son statut social se dilue, ses revenus plafonnent alors qu’elle n’a jamais autant souhaité communiquer, voyager, échanger, en un mot, jouir de la vie. Ce que l’on appelle « l’économie du partage » ou « l’économie collaborative » est née d’un singulier amalgame de facteurs négatifs et positifs. En négatif, la stagnation économique et les coupes radicales dans les hiérarchies intermédiaires des grandes entreprises. En positif, la conversion aux valeurs de développement durable, le goût des réseaux de proximité (réels ou virtuels) et l’appropriation des ressources infinies du numérique. Louer plutôt qu’acheter. Faire plus avec moins (l’innovation « jugaad », selon l’expression indienne à la mode). Créer son propre emploi. Monnayer ses services. Travailler en équipe. Militer pour les projets collaboratifs. On songe au précédent historique des start up dans les garages de la Silicon Valley. Mais la comparaison a ses limites. La contre-culture californienne des années 60 s’était rapidement évaporée dans les vapeurs anesthésiantes de la « nouvelle économie » de la fin du XXème siècle. Celle qui se développe aujourd’hui en Amérique et en Europe a un visage bien différent : elle est née de la nécessité. Un modèle né d’une crise résiste mieux qu’un modèle né d’une mode...
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institut présaje
2014-10-01
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[ "françois lainée" ]
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BIG DATA PRÉDICTIF : JUSQU’À QUEL POINT SOMMES-NOUS VRAIMENT LIBRES ?
# Big Data prédictif : jusqu’à quel point sommes-nous vraiment libres ? Scoring et Big Data. L’exploitation des données. Quelles sont les capacités prédictives des nouveaux outils numériques ? François Lainée reconnait leur étonnant potentiel. Mais le Big Data peut aussi être vu comme une nouvelle boussole pour explorer les frontières d’une Terra Incognita : celle du libre arbitre de l’être humain. Dans un monde qui se numérise et se connecte de plus en plus, le Big Data est à la mode. Le Big Data c’est tout ce qu’il est ou sera possible de faire en utilisant intelligemment ce déluge de données. Les entreprises, notamment celles dont les clients sont les particuliers, ont bien sûr commencé à explorer ces opportunités. Dans cette marche elles avancent par étapes, en commençant, souvent laborieusement, par rassembler et homogénéiser leurs données propres pour mieux connaître leur environnement. Puis elles cherchent quelles données externes elles peuvent y ajouter (Facebook ou Twitter sont alors des sources très prisées). Ensuite viennent l’analyse et la restitution de ces données, souvent en tableaux de bord adaptés aux métiers de l’entreprise. Enfin, parfois, les entreprises s’attaquent au prédictif, en tentant de trouver dans les données des réponses à des questions sur les actions futures de leurs clients ou d’actifs individuels. Les questions abordées sont multiples : « Ce demandeur d’emprunt remboursera-t-il son prêt sur 10 ans ? », « Ce visiteur de mon site web va-t-il ou non finaliser son achat ? », « Quels sont les équipements de mon usine les plus à risque de tomber en panne ? », « Cet employé est-il à fort risque de démissionner ? ». L’approche naturelle pour répondre à ces questions à partir des données porte le nom de scoring. Elle consiste, pour une question donnée, à construire une fonction mathématique qui produit un nombre, compris entre 0 et 1, et qui donne la probabilité que la réponse soit oui ou non (0 : l’événement va se matérialiser à coup sûr ; 1 : il n’y a aucune chance/ aucun risque). La pratique du scoring est ancienne. Il y a bien longtemps que les banques et assurances, notamment, construisent des scores de risques de leurs clients pour décider des octrois de prêts ou des souscriptions de police. Sous l’effet du Big Data, les approches de scoring évoluent elles aussi, gagnant en efficacité, et en universalité. L’universalité, tout d’abord, est celle de la mesure de performance d’un score. Il existe maintenant une mesure reconnue, celle de la courbe ROC, valable en tout domaine, pour mesurer la qualité prédictive d’une règle de score. Sans entrer dans le détail, retenons ici que l’efficacité d’un score peut dont être caractérisée par un nombre, entre 0% et 100%, qui caractérise le côté totalement prédictif du score (valeur 100%) ou absolument non prédictif (valeur 0%). L’efficacité est quant à elle liée à des avancées algorithmiques, notamment en matière d’apprentissage machine, un ensemble d’approches qui explorent des bases de données historiques pour « apprendre » ce qui fait un profil propre ou non à matérialiser l’évènement. Ces techniques statistiques utilisent la puissance des calculateurs pour explorer des quantités massives de données, tant en nombre d’individus qu’en nombre de paramètres descriptifs (âge, sexe, situation familiale, lieux de vie, métier, revenu pour un octroi de prêt, mais aussi mouvements détaillés du compte en banque depuis des années). Et la puissance de ces approches commence à donner des résultats étonnants, portant des impacts économiques majeurs, et ouvrant des perspectives philosophiques. Ainsi, dans le cas des scores d’octroi de prêts, le Big Data a déjà pu offrir des avancées qui peuvent sembler modestes, mais sont en fait majeures. Les scores traditionnels des banques sont souvent assez médiocres, avec des performances de moins de 25%. Avec les techniques d’apprentissage, cette performance peut augmenter de 5 à 10%, pour atteindre 35%. On est donc toujours loin d’être très prédictif, mais ce gain, traduit dans les comptes des banques en provisions pour risques réduites, peut devenir un levier de profit majeur. D’un point de vue prédictif, toutefois, le verdict est très clair : même en analysant ce qu’elle sait de vous, la banque ne sait que très imparfaitement dire si vous rembourserez votre prêt ou non. Cette question n’est pas déterministe, et les événements futurs, ceux que vous subirez ou choisirez d’engager (un divorce, un changement de travail, un accident, des choix de vie ou de consommation…) pourront influencer le résultat final. Mais la prédiction est parfois presque parfaite. Dans le cas de cohortes de femmes atteintes ou non de cancer du sein, des scores efficaces à plus de 95% ont pu être construits, corrélant l’occurrence de la maladie à une combinaison complexe de paramètres démographiques et médicaux. Dans ces contextes, l’évolution d’un patient vers les zones de paramètres qui prédisent la maladie le place sur une voie certaine vers la maladie. Si cette évolution est elle-même inévitable (l’âge qui avance et des paramètres physiologiques « essentiels », que l’hygiène de vie ou la médecine ne savent pas influencer), on se trouve dans une vie prédite, d’où la liberté semble avoir disparu. Ces exemples ne sont qu’une minuscule illustration des potentiels étonnants du Big Data pour tracer de nouvelles frontières à cette Terra Incognita qu’est notre libre arbitre. Data et scoring sont sur ces terrains de nouvelles boussoles. L’exploration commence. Et, en destination de ce nouveau voyage, j’écris ton nom : Liberté.
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institut présaje
2014-10-01
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[ "bernard lecherbonnier" ]
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LA FATALITÉ DE L’AN 15, LE CHOC DE LA DEUXIÈME DÉCENNIE DU SIÈCLE
# La fatalité de l’An 15, Le choc de la deuxième décennie du siècle Avec le souvenir de 1914 et les nouvelles convulsions géopolitiques de la planète, nous avons le sentiment d’entrer pour de bon dans le XXIème siècle. Prenons garde, prévient sur un ton pince-sans rire Bernard Lecherbonnier, l’Histoire n’est pas tendre avec les années 15. A l’orée de l’année 2015, nous nous interrogeons. Nous sommes perplexes. Où va le pays ? Où va l’Europe ? Où va le monde ? Y-a-t-il un pilote dans l’avion ? Et quel avenir nous proposent nos élites, apparemment aussi déboussolées que nous ? En étions-nous là, il y a quinze ans ? Pas tout à fait. Nous avons pris pied dans un siècle prometteur et sympathique. L’illusion n’a pas duré longtemps, tout juste vingt mois ! Ben Laden a éclaté les tours jumelles, les spéculateurs ont pillé les banques américaines et les économies nationales, les fleurs des printemps arabes ont donné des fruits amers. Et voici que la chair de l’Europe saigne en Ukraine... Et voici que des fous égorgent la démocratie... Le XXIème siècle, le vrai XXIe siècle ne serait-il pas en train de débuter ? Les flux économiques se sont profondément modifiés en quelques années, le raz-de-marée numérique bouscule les structures de production et les modèles de distribution, de grands rééquilibrages politiques changent la face de la planète. Du monde bi-polaire au monde multi-polaire, zéro-polaire dit Laurent Fabius. Les pays émergents réclament leur part de planète. Quant à ladite planète, elle a le spleen, elle fond sous le trou d’ozone que son impéritie a foré dans le ciel. On se souvient de la phrase de Jacques Chirac à Durban : « La maison brûle et on regarde ailleurs. » Serions-nous à la veille d’une cassure historique ? Cette rupture ne serait-elle pas en train de s’effectuer sous nos yeux, sous nos pas ? La fatalité paraît peser sur l’An XV des siècles. En quelques mois l’histoire rebat les cartes. Un événement majeur, au milieu d’une ébullition générale, se produit à la charnière des années 14 et 15, qui annonce une nouvelle ère : la victoire de Bouvines en 1214, la mort de Philippe Le Bel en 1314, le désastre d’Azincourt en 1415, la victoire de Marignan en 1515, l’avènement de Louis XIII en 1615, la mort de Louis XIV en 1715, la chute de Napoléon en 1815, le début de la Première guerre mondiale en 1914. Quelle que soit la nature de l’événement qui les marque, victoire ou défaite, début ou fin de règne, toutes ces périodes-charnières ont été affectées par des troubles comparables aux nôtres : crise financière, rupture économique, mutation technologique, contestation institutionnelle, conflit religieux, déstabilisation internationale, invasions et conflits armés. ## Le choc de la deuxième décennie Quand on regarde de près chaque siècle de notre histoire, on s’aperçoit que ses premières années constituent une sorte de continuation de la période précédente, puis que lors de la deuxième décennie, autour de l’An XV, le cours de l’histoire s’accélère sous le coup des crises d’où émerge une nouvelle ère historique. Le fait de basculer dans une nouvelle ère, il faut insister sur ce point, n’a rien de dramatique. L’histoire est une succession de grandes ères telles que la Renaissance ou Les Lumières, qui ne durent qu’un temps. Le seul problème est de savoir si nous saurons gérer aussi bien que nos ancêtres la mutation contemporaine, qui nous conduit vers la civilisation que nous dirons numérique faute d’en savoir plus sur l’avenir. Ainsi, loin de s’ouvrir dans des conditions inédites, le XXIème siècle ne fait que reproduire un schéma hérité d’une tradition séculaire. Instructives à cet égard les grandes pages de notre histoire. Les acteurs changent de siècle en siècle, mais c’est toujours la même pièce qui se joue. Longtemps les rois en tinrent le premier rôle, la République leur a succédé. Les constantes de fond n’ont jamais changé… Il y a un monde avant et un monde après l’An XV. La vraie question est aujourd’hui de savoir si nous saurons maîtriser l’enjeu de la mondialisation. A son sujet et pour le plaisir de conclure sur une question-piège : qui est l’auteur de cette vision anticipatrice ? « La folie du moment est d’arriver à l’unité des peuples et de ne faire qu’un seul homme de l’espèce entière, soit… mais quelle serait une société universelle qui n‘aurait point de pays particulier ?... Et quel serait son langage ?... Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité ?... Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète. » Aldous Huxley ? George Orwell ? Bill Gates ? Jacques Attali ? Non. Chateaubriand. Ce sont les tout derniers propos des Mémoires d’Outre-tombe écrits en … 1840. Bernard Lecherbonnier est co-auteur avec Serge Cosseron de La fatalité de l’An XV, Editions L’Archipel, novembre 2014.
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institut présaje
2014-10-01
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[ "albert merlin" ]
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« TOUT LE MONDE PARLE EN MÊME TEMPS » EST-CE IRRÉMÉDIABLE ?
# « Tout le monde parle en même temps » Est-ce irrémédiable ? Des avalanches de chiffres dans le désordre, des sites internet croulant sous des montagnes de textes, d’images et de sons ineptes ou futiles, des médias qui confondent l’information et le spectacle, l’ordinateur est-il voué à n’être qu’un amplificateur des défauts de la société ? Albert Merlin rêve d’un autre « bien commun numérique ». Dans ce même numéro, François Ecalle rappelle combien les économistes des « sixties » gémissaient à l'envi sur le manque de données chiffrées, ou du moins leur insuffisance. Comment mesurer l'impact d'une décision gouvernementale quand on ne connait pas les arcanes de la consommation et de la production, ni, a fortiori, les coefficients techniques et les élasticités reliant les engrenages de la chaine de valeur ? On comprend que l'émergence de l'informatique ait suscité alors les espoirs les plus fous : collecter les chiffres, les traiter, les introduire dans les modèles économétriques. On entrevoyait le moment où l'on pourrait, comme dans une usine, entrer la matière statistique en amont, et recueillir les solutions à la sortie. Cinquante ans ont passé. Où en sommes-nous, où en sont les experts en sophistication ? La réponse est tombée à la mi-septembre, après la décision de supprimer la première tranche d'imposition sur le revenu. Où a-t-on vu la moindre mesure d'impact ? On a beaucoup « estimé », glosé, mais pas vraiment mesuré. Il faut le savoir : la plupart des décisions économiques sont encore prises dans le flou, en dépit des outils statistiques disponibles de nos jours. La désillusion ne concerne pas que les décisions de Bercy. On avait plus ou moins rêvé d'un univers où les méthodes quantitatives régleraient la plupart de nos problèmes, grâce aux calculs d'optimisation : on s'aperçoit aujourd'hui que ces merveilleuses machines, même si elles disposent d’une nourriture abondante, ne peuvent fournir que des approximations. Faut-il s'en étonner? Rappelonsnous Jean Fourastié : ce qui est machinal, la machine peut le faire. Corrélativement, nous expliquait le maitre, l'homme pourra disposer, à la longue, de plus de temps pour l'intelligence, l'imagination, l'humain. Ce n'est pas exactement ce qui se passe aujourd'hui : l'outil numérique devient prédateur, et il y a de moins en moins de temps pour la réflexion. Ira-t-on jusqu’à dire que l’ordinateur ferme la porte à la philosophie, en s’inspirant de Pierre Manent quand il nous explique, dans son essai consacré à Montaigne, que la découverte de l’Amérique par ce philosophe est « inséparable d’un obscurcissement de la philosophie même » ? Ce serait sans doute aller un peu loin, mais comment nier la puissance de l’ogre informatique aujourd’hui ? ## L’instantané livré en vrac N’importe : jour après jour, on privilégie l’instantané, livré en vrac. Puisque l'on peut obtenir toutes les informations possibles en quelques minutes, voire quelques secondes, pourquoi s'en priver ? La moisson est présentée comme attrayante ; les amours des ministres, leurs calculs le plus souvent électoralistes ne manquent pas à l'appel. Avec, à l'appui, l'argument bien connu : c'est ce qui plait au public. Résultat : « tout le monde parle en même temps »^1^! Voilà l'effet du numérique sur les médias, alors que l'on rêvait - un peu naïvement - de pédagogie. Comment rectifier le tir ? Sans doute en brisant cette dévotion à l'ordinateur fourre-tout, où les « indicateurs » rapides le disputent aux potins quotidiens. En second lieu, en se rappelant que ce ne sont ni les données statistiques ni les ragots qui mènent le monde, mais les idées et les croyances. En témoignent les conflits qui peuplent actuellement nos continents. Il faudrait ensuite assortir nos raisonnements économiques de considérations presque charnelles, souvent effacées par la domination des technologies. Certains pays y parviennent : quiconque voyage tant soit peu est impressionné par le comportement de nos amis allemands dans leurs transactions. Déjà fiers de leur savoir-faire industriel, ils ajoutent volontiers un zeste de sentiment national, que d'aucuns vont jusqu’à nommer « patriotisme économique ». Tout le contraire de ce que nous offre l'ordinateur, qui nivelle tout. Enfin, comment ne pas constater et déplorer, notamment en France, l'effacement progressif du sentiment de responsabilité, conduisant trop souvent à se débarrasser des problèmes en les repassant aux machines, par nature aveugles ? Tâche particulièrement rude dans un pays où l'on ne parle que de besoin de protection, et où s'allonge de jour en jour la liste des « droits à »... ! Reste à imaginer notre vie quotidienne. Dans son dernier dossier, « The Economist » essaie de nous peindre l’avenir en rose en anticipant les joies du retour à la maison en auto : «Sur le chemin du retour, vous écoutez la musique de votre choix, captez la télévision ou les info. Vous notez à peine que la voiture ralentit ou accélère pour éviter les autres véhicules, sauf quand elle se déporte pour laisser passer l’ambulance.» On est déjà dans le rêve, mais on le sera plus encore lorsque l’on remarquera que les voitures se parlent ! Pourquoi refuser ce confort ? Il est évidemment bon à prendre, à condition de le maitriser. Et de bien noter que ces progrès techniques ne résolvent en rien nos choix politiques, domestiques ou sentimentaux. Nous sommes encore dans le « machinal », héritier du machinisme. Jusqu’au jour où les ordinateurs deviendront vraiment intelligents ou, mieux encore, malins. ^1^ Guillaume Decugis : Tout le monde parle en même temps. On a donné à chacun le moyen de s’exprimer et l’on n’a créé que du bruit. La Croix, 25-09-2014.
817
institut présaje
2014-10-01
1
[ "olivier babeau" ]
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DANS LA SOCIÉTÉ PANOPTIQUE DE DEMAIN, COMMENT ÉVITERONS-NOUS LE TOTALITARISME DOUX ?
# Dans la société panoptique de demain, comment éviterons-nous le totalitarisme doux ? Le citoyen a-t-il conscience du réseau de surveillance dans lequel il est chaque jour un peu plus enserré ? Au nom de la lutte contre la menace terroriste ou de la protection contre toute forme de risque, les démocraties s’insinuent dans les moindres recoins de la vie privée. Olivier Babeau s’inquiète « d’une forme mielleuse de totalitarisme » que seule l’entreprise peut enrayer... La prospective a toujours été un exercice risqué, l’avenir, comme l’a souligné Taleb dans son Cygne noir, étant avant tout le produit de l’imprévu. A l’ère numérique, la vitesse d’évolution des technologies et l’ampleur des changements qu’elles produisent rendent apparemment la tentative plus vaine que jamais. Et pourtant, de toutes les tendances qui se dessinent, aucune ne semble plus inévitable que le scénario orwellien. Si Michel Foucault vivait encore, il ne manquerait pas de souligner la multiplication exponentielle des dispositifs de surveillance. Lui qui avait si bien remarqué, à travers le parallèle frappant entre le supplice de Damien et le règlement carcéral, que notre modernité était caractérisée par une intériorisation silencieuse de la contrainte bien plus efficace que son déploiement spectaculaire, serait frappé par le réseau dense de surveillance ininterrompue dans lequel nous évoluons désormais. La version moderne du fameux panoptikon de Bentham n’utilise plus une technologie architecturale mais informatique, mais il n’en est que plus redoutable. A l’heure actuelle, les efforts de contrôle des Etats se concentrent sur la répression de la menace terroriste, dans le louable souci d’assurer la sécurité des populations. Les révélations de Snowden ont montré quels immenses moyens et quelles méthodes les Etats n’hésitaient pas à employer. En créant les outils ad hoc permettant l’interception et le traitement des échanges numériques entre individus, les Etats se donnent les moyens, demain, d’assurer plus largement la supervision complète de l’action sociale. Cette possibilité sera d’autant plus opportune pour les Etats qu’internet représente pour eux une menace considérable. Parce qu’elle permet aux populations de coopérer directement, sans égard aux institutions et clergés créés pour cela, l’ère numérique est d’abord et avant tout une ère de la transgression : l’économie collaborative qui se développe grâce à la mise en relation opérée par les plateformes collaboratives court-circuite les institutions et menace directement l’industrie culturelle, les taxis, l’hôtellerie, et plus généralement le système politique représentatif en tant que tel. L’institution suprême qu’est l’Etat cherche naturellement à re-médiatiser les rapports sociaux, à réinstitutionnaliser la société qui est plus que jamais, comme le soulignait Clastres dès 1974, « contre l’Etat ». Alors que les responsables politiques cherchent à refonder la légitimité de leur action et sont dans quête éperdu de résultats probants (ils manquent si cruellement en matière économique), la reprise en main du numérique est en train se s’organiser. Elle ne se fait certes pas au nom d’une quelconque répression, mais toujours au nom de l’intérêt des populations : à une logique répressive est substituée une logique de protection, mais le résultat sera identique. L’Etat-providence, qui intervenait ex-post, est ainsi en train de se muer en Etat-nounou. L’empire du Bien décrit par l’inimitable plume goguenarde de Philippe Murray, avec son cortège de festivités, aura enfin avec le numérique les moyens de sa politique. D’ici quelques années, les individus et les objets seront tous connectés, c’est-à-dire contrôlables à distance. La progression des outils de quantified self annonce l’avènement d’une discipline du corps rendant les anciens dispositifs de contrôles risibles : pression artérielle, rythme cardiaque, activité physique et neuronale, alimentation, déplacements, plus rien n’échappera aux devices en tous genres. La soif de protection de l’individu, y compris contre lui-même, s’étanchera dans une consommation numérique immodérée de la part des Etats. Il ne suffira plus de conseiller, exhorter (« mangez-bougez »…) ou alerter. Il faudra prévenir et, si nécessaire, empêcher. Au nom de la quiétude de tous, nous éliminerons le terrible stress et l’horrible risque. Pour notre sécurité et notre bien-être, nous serons câlinés, caressés et rassérénés. Ce n’est ainsi pas Big Brother, mais Big Mother, selon le mot grinçant de l’écrivain Alain Damasio dans son roman d’anticipation La zone du Dehors, qui va apparaître. C’est la dictature de la gentillesse qui s’annonce, ce totalitarisme soft où le citoyen est obligeamment bordé dans son couffin connecté. Les comportements déraisonnables seront traqués et découragés, avec la sollicitude sereine mais ferme qu’une mère met à interdire à son jeune enfant de se pencher à la rambarde. Y a-t-il encore une chance d’échapper à la société du cocooning lénifiant dopée par les technologies numériques ? Le remède, comme souvent, est dans le poison. C’est l’entreprise qui sera, de notre point de vue, le meilleur gardien de nos libertés, contrairement au point de vue relayé à satiété par les médias diabolisant l’action privée et exaltant l’action publique. Les entreprises, on le leur reproche assez souvent, ne se sentent pas investies d’une mission morale, elles ne mènent pas de croisade. Elles répondent à une demande, sans juger de son bienfondé. Or la demande des individus pour plus de vie privée, pour l’anonymat en ligne ou plus généralement la liberté de n’être pas traqués existe et se développe. Certains produits, tels que le BlackPhone, de Deutsche Telekom, commencent à faire de la protection des communications et des connexions de ses abonnés un argument commercial. Les citoyens se rendent compte que leurs données ont de la valeur, qu’elles sont exploitées ou exploitables, et commencent à imaginer des moyens d’en garder la maîtrise. Signe encourageant, de nombreuses start-ups émergent autour de cette idée : Personal (coffre-fort digital), Wicker (sorte de snapchat crypté), Privacy protector (surf anonyme), Mypermission (gestion des permissions d’accès), etc. Face à un Etat qui ne pourra pas s’empêcher de promouvoir, pour lui-même et au nom du Bien qu’il veut nous imposer, une forme mielleuse de totalitarisme, nous pouvons compter sur les entreprises, à condition qu’elles soient aiguillonnées par une demande lucide.
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institut présaje
2014-10-01
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[ "michel rouger" ]
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J’ÉCHANGE DONC JE SUIS
# J’échange donc je suis Les Français ont dans leurs gènes le goût de la dispute. Les réseaux sociaux ont poussé cette manie jusqu’à l’incandescence constate le président de Presaje. Dans un délire quotidien, la « politique spectacle » et la « politique démolition » pervertissent la démocratie et affaiblissent l’Etat. « Un gros milliard d'individus tweetent, bloguent et facebouquinent, sept jours sur sept, 24 heures sur 24. Déguisées, maquillées, leurs images sont dessinées, à gros traits, dans un carnaval planétaire où chacun prend la posture de son « second être », livré à l'échangisme intellectuel. Ces comportements, virtuels et compulsifs, annoncent le siècle des manières et des postures qui remplaceront les lumières et la culture. Zuckerberg qui vend pour exister a enterré Descartes qui pensait pour être. Chacun sait ce que le siècle des Lumières et de la culture a apporté aux sociétés humanistes. Pour les manières et la posture, on observe quelques phénomènes sympathiques de compassion au niveau individuel, plus antipathiques de démolition au niveau sociétal, domaine favori de Presaje. ## Sur l'action politique En France, pays à 1 élu pour 100 habitants, tout est politique. Y compris les mutations technologiques. Le cinéma a créé le spectacle politique sur grand écran avec ses parades politico militaires inspirant l’adoration du chef. Puis la télévision a créé la politique spectacle sur petit écran avec les grandes messes, à prix d’or, des communicants et les « débats » enflammés par des saltimbanques cracheurs de feu. Les unes et les autres, fabriquant la séduction opérée par le chef maquillé, posturé et formaté. Puis les réseaux sociaux ont créé, sur les tout petits écrans des smartphones, la politique démolition, spectacle inspiré par la lutte des Sumo, transposée dans le cercle virtuel et médiatique du pouvoir. Véritable usine à fabriquer de la répulsion à base de dénigrement, la politique démolition oblige les politiciens à subir cette essoreuse médiatique dont ils ressortent en charpie. L’adoration du chef n’a plus de sens, la séduction n’a plus d’effet. Tout le monde démolit tout le monde. Depuis 2009, an 1 du Tweet, tout acteur politique se concentre, jusqu’à l’obsession, tous les matins en se rasant, sauf les femmes, sur les objectifs et les moyens d’inspirer la répulsion du successeur, lequel n’agit plus que pour le rejet-répulsion du prédécesseur, du concurrent, voire du collègue. Ne soyons pas cruel, laissons le lecteur apprécier. Une telle évolution rejette le modèle de développement durable sur lequel devrait reposer une écologie politique qui reste à inventer. En détruisant tout elle permettra de reconstruire, mais l’épisode 2012-2014 aura fait des dégâts irréparables. ## Sur le fonctionnement de l'état L'Etat, à peine sorti des convulsions du milieu du XXe siècle, souffrait déjà des effets de la politique spectacle qui empêchait le politique d'y tenir la place d’autorité qui est la sienne pour le diriger et le contrôler. Certes l'ensemble de l'administration qui structure l'état reste dévouée à la nation et à son peuple, mais les enchainements entre la politique tout spectacle et la politique tout démolition ont inspiré des ambitions naturelles chez les grands serviteurs de l’Etat. Les vocations se sont multipliées, poussant les plus aptes à se rapprocher de la cour du Monarque républicain où se distribuent les prébendes qui profitent aux séducteurs de la politique spectacle, comme les récompenses distribuées aux Sumos de la politique démolition. L'état y a perdu des serviteurs désintéressés, au point que de plus en plus de bons cerveaux posent la question : faut-il plus d'Etat, moins d'Etat, plus ou moins de politique ? Sans trop savoir par où commencer entre l’œuf et la poule. Avec un dégât collatéral récent. Les avatars successifs de la politique réelle ont conduit les électeurs à considérer qu'il leur fallait faire protéger leur territoire par des suzerains et des vassaux qui sauraient capter l’impôt redistribué par l’Etat. Le fief et l’impôt ça sent bon la féodalité du Moyen âge, dans un pays immuable, dont la carte du découpage territorial, imaginé par son président, décalquait en 2014 celui du Royaume des Francs au début des Capétiens, mille ans plus tôt. ## La démocratie d'opinion Le tout politique et le tout état ont fait de la France le champ de bataille d'opinions, souvent surfaites, dans leurs antagonismes de fausse guerre civile. La politique spectacle offrant l’accès à la Cour, par la télé, la presse d’émotion s’y est installée, au détriment de la presse d'opinion qui n'a plus le temps ni de la réflexion, ni de la rédaction, ni de la diffusion. Elle tend à devenir commentatrice de commentaires instantanés et incontrôlables, issus de la masse des informations déversées à longueur de journée sur le Web, aussitôt remplacées par les suivantes. La sauvegarde de la presse vivante, non virtualisée, en cours de destruction, exigera beaucoup de temps et de courage de la part de ceux qui ont conscience des conséquences de son atrophie. Quand à la presse d’information, elle subit par la pression des nouveaux médias la manipulation des marchands étrangers qui pénètrent d’autant plus facilement sur le marché hexagonal qu’ils surfent sur l’autodénigrement qui caractérise les relations entre Français. Une allusion pour conclure. Les réseaux sociaux, en quelques brèves années, ont transformé l'économie de marché en société de marché. Tout le monde achète et vend partout et tout le temps, dans des conditions de droits quasi inexistants Essentiellement au profit des grands peuples marchands, hyper vendeurs dans leurs gènes, face à des Français qui sont hyper consommateurs dans les leurs. A crédit, of course. A suivre.
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institut présaje
2016-11-01
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[ "michel rouger" ]
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LA CRISE POLITIQUE DE L'EUROPE CONTINENTALE
# La crise politique de l'Europe continentale Il est évident que, si à la fin des discussions de séparation avec le Royaume Uni, l’Europe continentale rassemblée autour de la monnaie européenne ressort divisée, les espoirs exprimés dans la préface de Michel BARNIER de 2012 seront anéantis. Rien n’est moins sur. Les analyses de 2011 sur la reprise en mains par les USA de leur famille occidentale, celles de l’usure du modèle de gouvernance de l’UE, poussent à penser à un rééquilibrage de raison entre Berlin et Paris. On ne voit pas le Français s’effondrer et l’Allemand l’écraser, comme en 1940, en plein Brexit. Pour éclairer les chances de ré équilibrage entre Berlin et Paris, revenons aux réflexions géopolitiques de 2012. Qu’étaient les perspectives, vérifiées depuis. « L’Europe, telle qu’un Chinois peut la voir à l’ouest de l’Oural, est passée, dans les années 90, sans drame, d’une coupure longitudinale, le rideau de fer et le mur de Berlin, à une coupure latitudinale le 45e parallèle. Dans l'ancien modèle les mauvais étaient à l'est, enfermés dans leur complexe idéologique et militaire. Les bons étaient à l'ouest, ouverts au monde, avec leur modèle social et industriel, né dans la communauté charbon acier en 1957. En dix ans l’Est géopolitique a disparu. Pendant ces temps cruciaux la France, avec les meilleures intentions du monde, a choisi ses bureaux et son modèle social, hédoniste et providentiel. Les Allemands ont choisi leurs usines et leur modèle à la fois monétaire et industriel exportateur. Les Anglais ont choisi leurs banques et leur modèle monétaire et financier universel. Ce fut le retour juste avant 1914. Pourquoi, alors, l’Europe n’est elle pas encore morte ? La raison tient aux trois décisions prises, toutes favorables à l’Allemagne et au Royaume uni, ainsi incitées à poursuivre la vie confortable au sein de l’Union. C’était il y a 20 ans, c’est fini. Pour que ce couple francoallemand, séparé de biens, pas encore de corps, se rabiboche, il faudra que soit l’Allemagne change, soit la France change. Pour apprécier la probabilité de la survenance de chaque terme de l’alternative, il faut rappeler les trois décisions néfastes que la France a laissé passer il y a 20 ans. - La première décision a consisté pour les dirigeants français, en 1990, à regarder passer le train de la réunification allemande sans regarder vers où il allait. - La seconde a consisté, deux ans plus tard, en 1992, à partager, dans le traité de Maastricht, le modèle monétaire et industriel allemand, sans en avoir ni la monnaie ni l’industrie, avec des engagements de déficit et d'endettement que la France serait incapable de tenir. Y ajoutant l’instauration d’une monnaie unique qui supprimerait les dévaluations répétées, bases de la compétitivité de la France. Ce fut l’acte de condamnation du modèle providentiel des Français. - La troisième a consisté à adopter l’Euro sans la Grande Bretagne. Elle a remis la France et son modèle social entre les mains de la politique économique de l’Allemagne et de son modèle monétaire et industriel. C’est ainsi que, depuis 20 ans, l’Europe vit avec un grand malade, son vieux père, le modèle social né pendant la guerre froide. Il a généré deux enfants aux caractères inconciliables, le modèle latin consommateur, le germanique producteur. Le décrochage survenu entre les deux premières économies de l’Union Européenne, au détriment de la France, n’est qu’un des éléments de ce mal être des Français. Lucidement, le malaise économique est plus facile à résoudre que le mal être ambiant. Il suffirait que pendant un quinquennat la société française préfère la production à la consommation, le travail qui se vend à l’emploi qui s’administre. Il est intéressant d’entendre ce qui se dit, à ce sujet, dans les débats de la campagne présidentielle française. Le pouvoir en place à Paris est vilipendé au motif qu’il s’est trop soumis à l’Allemagne et à l’Euro. Jusqu’où ? » Stop ! Regardons vers l’avenir en retenant que la dernière phrase concernait la présidentielle de 2012, pas celle de 2017. Ce qui signifie qu’après un quinquennat pour rien, la France peut en vivre un différent et sortir de son marasme politique. Certes, Paris partagera avec Berlin, en plein Brexit, le même contexte géopolitique mondial, mais, les sujets de demain seront beaucoup plus sensibles outre Rhin : la démographie, les migrations, les rapports de l’UE avec la Turquie, ceux avec les pays de l’ex glacis russe de la précédente guerre froide, les sources d’énergie, les marchés automobiles, la nouvelle guerre froide. Tous seront plus difficiles à gérer politiquement pour les dirigeants allemands que pour les Français. Surtout si le Royaume Uni se rapproche du modèle Français en quittant l’UE. Sans remonter au traité de Verdun, au congrès de Vienne, ou aux accords de Yalta, l’Europe a le secret de ces grands débats structurants qui accompagnent ses cassures. Le deal sur le BREXIT, en forme de paix chaude, ne faillira pas à la règle.
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institut présaje
2016-11-01
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[ "thomas cassuto" ]
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LA NOUVELLE EUROPE, CONSIDÉRATIONS SUR LA CONSTITUTION DE L’UNION EUROPÉENNE
# La nouvelle Europe, Considérations sur la constitution de l’Union Européenne La sécurité du monde exige une nouvelle unité en Europe et donc […] la création d'une sorte d'Etat-Unis d'Europe […] Le premier pas dans cette direction devrait être un partenariat franco-allemand. Winston Churchill, Zurich, 19 septembre 1946. ## Sidération Le résultat du référendum organisé le 23 juin 2016 a bouleversé le Royaume de sa Majesté et remis en cause son unité. Les responsables politiques ont été sidérés par un résultat auquel nul ne semblait s'attendre. Ce référendum sorti d'un chapeau, pouvait apparaître comme une manœuvre destinée à assoir une légitimité interne et à exercer un levier vis-à-vis des partenaires européens. Le vent de panique qui a soufflé à Londres au lendemain a toutefois bien montré que tout cela relevait surtout d’une manœuvre politique hasardeuse, dont les lourdes conséquences n’ont jamais réellement été évaluées.. Les résultats ont mis en évidence les profondes divisions qui affectent l'électorat du sud face à celui du nord, celui financier, industriel et commerçant dont la prospérité est assise sur une livre forte et l'attractivité des capitaux, face à celui issu de zones désindustrialisées en panne de développement économique et social. La réalité est que, comme bien souvent, le vote avant tout protestataire, délié des enjeux réels de la question, vient non seulement sanctionner un gouvernement en quête de légitimité, mais porter à conséquences pour les générations à venir. Dans son principe, le brexit semble remettre en cause le projet européen en ce qu'il contredit la volonté inaliénable des peuples européens consacrée dans les traités de préserver la paix en Europe en réalisant une intégration croissante. L'aventure britannique ouvre, de fait, une brèche dans laquelle les partis politiques protestataires trouvent une source indécente de réjouissance. Mais en exprimant son renoncement à sa place dans l'Union européenne et ses institutions, le Royaume-Uni perçoit qu'il risque de perdre une position privilégiée, un levier majeur d'influence, y compris dans sa relation privilégiée avec les États-Unis, et une partie encore indéterminée mais probable de sa puissance économique et de son rayonnement international. Ainsi, la démocratie, « le moins mauvais des systèmes politiques », expose ici ses faiblesses, singulièrement lorsque son destin est entre les mains de ceux que Churchill désignait comme « des philosophes névrosés qui se lèvent le matin en se demandant quelle partie de la Grande-Bretagne ils pourraient encore brader et se couchent chaque soir en regrettant ce qu'ils viennent de faire ». Les discours de Mme MAY et de David DAVIS, son ministre en charge du brexit, démontrent autant le degré d'impréparation que les limites mêmes d'un exercice dont personne ne semble cerner les contours. Mais au-delà des atermoiements politiques, des actes manqués et des déclarations fermes d'intention de mettre en œuvre la volonté populaire, l'aboutissement du brexit est confronté à des obstacles juridiques qui pourraient compromettre la fragile volonté qui en a inspiré l’origine. ## Les obstacles juridiques L'article 50 du TUE sur la sortie de l'UE doit se lire à la lumière de l'article 218 du TFUE et de l'avis 2/13 de la Cour de justice de l'UE ainsi que de la contestation en droit interne du référendum desquels il se déduit que la sortie de l'UE n'est pas un acte unilatéral et que l'adhésion à l'UE emporte des conséquences qui vont au-delà de la volonté des peuples. L'article 50 prévoit que tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union qui négocie et conclut alors avec cet État un accord fixant les modalités de son retrait, en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l’Union. Il est conclu au nom de l’Union par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, après approbation du Parlement européen. Les traités cessent d’être applicables à l’État concerné à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait ou, à défaut, deux ans après la notification du retrait sauf prorogation de ce délai. A ce principe en apparence simple, l'article 218 précise que le Conseil adopte une décision portant conclusion de l'accord et qu'un État membre, le Parlement européen, le Conseil ou la Commission peut recueillir l'avis de la Cour de justice sur la compatibilité d'un accord envisagé avec les traités. En cas d'avis négatif de la Cour, l'accord envisagé ne peut entrer en vigueur, sauf modification de celui-ci ou révision des traités. On pourrait être tenté de dire que la raison politique des EM et du Parlement européen céderait à la volonté ferme exprimée par le peuple britannique, sous réserve de la position future de l'Ecosse et de l'Irlande du Nord. C'est sans compter que l'avis de la CJUE pourrait venir contrarier un fleuve d’obstacles à franchir, dont on sait d’ores et déjà qu’il n’aura rien d’évident. En effet, dans son avis 2/13 relatif à l'adhésion à la CEDH, la Cour a rappelé que le droit de l'Union était d'une nature particulière, et qu'il ne pouvait y être dérogé en ce que les traités fondateurs de l’Union ont, à la différence des traités internationaux ordinaires, instauré un nouvel ordre juridique, doté d’institutions propres, au profit duquel les États qui en sont membres ont limité, dans des domaines de plus en plus étendus, leurs droits souverains et dont les sujets sont non seulement ces États, mais également leurs ressortissants. Parmi ces caractéristiques figurent celles relatives à la structure constitutionnelle de l’Union, qui se reflète dans le principe d’attribution des compétences auxquelles s’ajoutent les caractéristiques spécifiques tenant à la nature même du droit de l’Union par le fait d’être issu d’une source autonome, constituée par les traités, par sa primauté par rapport aux droits des États membres ainsi que par l’effet direct de toute une série de dispositions applicables à leurs ressortissants et à eux-mêmes. Ces caractéristiques essentielles ont donné lieu à un réseau structuré de principes, de règles et de relations juridiques mutuellement interdépendantes liant, réciproquement, l’Union elle-même et ses États membres, ainsi que ceux-ci entre eux, lesquels sont désormais engagés dans un «processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe». La poursuite des objectifs de l’Union est confiée à une série de dispositions fondamentales, telles que celles prévoyant la liberté de circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes, la citoyenneté de l’Union, l’espace de liberté, de sécurité et de justice ainsi que la politique de concurrence. Ces dispositions, s’insérant dans le cadre d’un système propre à l’Union, sont structurées de manière à contribuer, chacune dans son domaine spécifique et avec ses caractéristiques particulières, à la réalisation du processus d’intégration qui est la raison d’être de l’Union, elle-même forte du principe de la confiance mutuelle et de solidarité entre les États membres. Cette particularité s'impose à tous les EM, y compris ceux qui prétendraient en sortir. Comprendre, il est plus facile de rentrer que de sortir de l'Union du fait que cela marque une volonté particulière et forte des peuples européens de construire un avenir commun fondé sur des valeurs démocratiques, un marché unique, etc. Surtout, l'intégration des législations nationales opérée depuis 1957 ne peut être mis à néant par le simple effet d'un accord international. Il implique un ouvrage législatif colossal qui défie la raison. Or on ne peut exclure que si la Cour venait à être saisie, elle émette un avis négatif à un projet d'accord qui maintiendrait une quasi-parité de facto entre le Royaume-Uni et les États membres ou qui permettrait au Royaume-Uni d'imposer un régime d'exception à une libre circulation à géométrie variable, c'est-à-dire qui satisferait principalement les exigences des sécessionnistes. Un avis négatif aurait donc pour conséquence de rendre caduque, ou à tout le moins de sérieusement écorné la légitimité, du projet d'accord négocié, de provoquer de nouvelles tensions entre EM, avec le risque de récession majeure pour le Royaume-Uni du fait de la perte de son statut de porte d'entrée économique de l'Union et d'intégration de ses marchés, notamment financiers dans le marché commun. Ces perspectives doivent se lire à la lumière du droit constitutionnel anglais et de la décision rendue par la High Court de Londres le 3 novembre 2016. Cette décision n'est pas sans rappeler les premières grandes décisions de la Cour Suprême des Etats-Unis sur la séparation des pouvoirs et le rôle essentiel du juge pour faire respecter les prérogatives de chacun. Au demeurant, cette décision ne fait que consacrer deux évidences, d'une part le rôle constitutionnel du juge dans un état de droit et d'autre part, en l'espèce, le fait que le Parlement britannique ne peut être qu'associer au processus dans son intégralité. Le recours formé par le gouvernement britannique démontre implicitement qu'il existe un juge constitutionnel compétent pour arbitrer les compétences entre les pouvoirs qu'un simple référendum ne peut outrepasser. Il en résulte que le vote de principe du Brexit ne peut, à lui seul remettre en cause, les prérogatives du Parlement. Ainsi, quelle que soit la solution qui sera rendue par la Supreme Court, l'accord conclut avec le Conseil devrait être nécessairement ratifié, plaçant un tel accord à la merci d'un revirement de l'opinion publique ou de la rébellion du parlement britannique. Ces paramètres sont eux-mêmes subordonnés aux évolutions politiques susceptibles de survenir d'ici 2019, y compris au regard du contexte même de la négociation de cet accord avec les futurs gouvernements allemands, français et italiens notamment et de l'échéance des élections au Parlement européen cette année là. Le processus amorcé dont l'issue est incertain, ne sera pas un long fleuve tranquille. Il pourrait toutefois offrir paradoxalement l'opportunité de conforter le projet européen au service des peuples. Moins le brexit que les débats autour de la ratification du Traité de Lisbonne soulèvent deux questions essentielles pour la future Europe : conforter le caractère démocratique de l'Union européenne de manière compréhensible de tous les citoyens européens et accélérer l'intégration communautaire, selon un modèle cohérent et soutenable à long terme. ## L'Union européenne, un projet plus fort que les égoïsmes nationaux C'est une critique ancienne et facile. Les décisions prises à Bruxelles le sont par des technocrates ignorants de la réalité locale. Les élections européennes sont, notamment en France, des élections de quatrième rang après les présidentielles, législatives et municipales. Le mode de scrutin, proportionnel et archi-régionaliste, ne permet pas de rendre compte d'un lien réel significatif entre l'électeur et l'élu. À cela vient s'ajouter le calendrier qui fait de ces élections une échéance intermédiaire des grands rendez-vous électoraux nationaux et l'occasion pour un vote-sanction de s'exprimer. Il en résulte que le travail parlementaire européen n'est pas plus valorisé qu'il n'est visible et qu'il est aussi aisé de critiquer depuis Bruxelles les politiques nationales qu'à Paris ou Saint Véran de critiquer celles prises à Bruxelles. Pour le décideur public en quête permanente de bouc émissaire, rempart naturel à son éventuelle inaction ou incompétence, cette déstructuration des convictions politiques l'incite à une ambivalence affective vis à vis du projet européen et de ses institutions. Or, ce que les britanniques ont cru depuis leur entrée dans le marché commun, c'est que celui-ci était une sorte de conseil d'administration d'un marché unique qu'ils honoraient de leur présence et qu'ils devaient, par le truchement d'une sorte de titre nobiliaire, en tirer un revenu, un profit propre. S'en est suivi un chantage permanent « I want my money back », auquel ont cédé ses partenaires au nom de la préservation de l'Union. Un statut à part a entretenu le Royaume-Uni dans l'idée qu'il était bien un État membre à part, un pays de marins, toujours prêts à prendre le large. Le Traité de Lisbonne les a confortés dans cette idée. C'est ce qu'a voulu tester à échelle réelle l’ancien Premier ministre David CAMERON en tentant une folle aventure. Ce basculement s'explique d'autant mieux dans un pays pionnier en matière de démocratie parlementaire mais dépourvu de Constitution écrite consolidée. Car là est la contradiction profonde de ce référendum générant l'énigme à résoudre. L'adhésion à l'Union européenne constitue un choix constitutionnel (quasi) irréversible, nonobstant l'article 50. En instaurant et en développant une organisation supranationale, les peuples européens, et non leurs gouvernements de circonstances, ont fait le choix constitutionnel de reformuler leur contrat social dans une dimension qui dépasse le triptyque un peuple, un territoire, une constitution. L'Union européenne au terme d’un processus inédit et impensable vingt ans avant sa constitution, opère un transfert, partiel mais à vocation extensive, de souveraineté afin de forger un destin commun fondé sur la paix, les valeurs démocratiques et la prospérité. Certes, ce que le peuple consacre, il peut l'abolir. Mais en l'occurrence, l'avenir de l'Europe, comme celui d'un État, ne peut être remis en cause au hasard d'un référendum ponctuel qui ne satisferait pas à la solennité d'un acte constitutionnel. En effet, la suprématie du droit de l'Union européenne affirmée par les traités et reconnue sur le plan constitutionnel ne saurait admettre sur le plan des principes comme sur le plan politique, la liquidation d'un projet aussi ambitieux que vital pour l'avenir de l'Europe. L'article 50 laisse entrevoir la porte de sortie qui fait symboliquement office de porte d'entrée de la caverne. C'est ce projet politique constitutionnel, c'est à dire fondamental, que n'ont pas compris les partisans du brexit et que n'ont pas su défendre ceux du remain, celui d'assurer un avenir à l'Europe et de lui éviter de devenir un comptoir économique des puissances émergentes. ## Un projet d'intégration à conforter Las d'une névrose existentielle, le Royaume-Uni prétend rompre les amarres. Il offre l'opportunité à l'Union européenne de reprendre en main son destin, celui d'une intégration pas à pas. Celle-ci doit relever plusieurs défis, notamment favoriser le rattrapage économique des États derniers accédant, renforcer la stabilité financière de la zone euro, redynamiser le développement et la compétitivité de l'Union européenne dans le monde, et bien sûr renforcer la sécurité face à de nouvelles menaces. L'harmonie et l'équilibre de l'Union européenne reposent sur sa capacité à assurer un développement partagé entre les économies des États fondateurs et celles des derniers entrant, notamment grâce à un plan d'industrialisation ou de réindustrialisation d'économies qui ont été profondément affectées par la tutelle soviétique, mais qui restent compétitifs pour le coût et les compétences de la main d'œuvre. Le renforcement de la stabilité financière de l'Union européenne doit s'appuyer sur une intégration fiscale progressive, en commençant par un rapprochement des fiscalités française et allemande. Il est regrettable que les États membres se livrent à un dumping fiscal stérile pour leurs budgets nationaux et à l'échelle de l'Union, favorisant ainsi la défiscalisation massive des revenus des multinationales implantées dans l'Union. Le résultat de ce processus non coopératif est « perdant/perdant » pour l'ensemble des États membres, sans que cela ne trouve de justification sur le plan de l'intérêt général commun. Cette stabilité financière doit également s'appuyer sur une politique monétaire de la zone euro qui restaure les fondamentaux économiques. La politique de rachat des actifs est une formule de la planche à billet qui non seulement ne mène nul part, mais qui profite au secteur bancaire sans avoir d'impact suffisant sur les secteurs industriels et commerciaux. Elle doit également s'appuyer sur la défense de ses intérêts financiers au travers du procureur européen, dont le principe est énoncé dans le Traité de Lisbonne, qui peine à émerger compte tenu des réticences anglaises. Cette institution, au service de chaque contribuable, doit également servir de matrice à une nouveau modèle de coopération judiciaire capable de renforcer la lutte contre toutes les formes de criminalité. Mais surtout, au-delà de cette approche macro-économique, la plupart des responsables nationaux comme les responsables européens, qui se dissuadent de s'engager sur le long terme pour ménager leurs électeurs, oublient que la coexistence pacifique et le sentiment d'appartenance à un continent dont la réalité géographique est si incertaine repose sur le sentiment d'épanouissement. Fourbus par des promesses de lendemains qui chantent, les citoyens attendent de la société qu'elle leur offre les opportunités d'améliorer leur quotidien (profiter du progrès, du confort et des loisirs). Les efforts consentis pour garantir la justice sociale ne doivent pas obérer les aspirations individualistes. Si les peuples du nord ont une mentalité qui semblent les associer plus facilement à cette vision de la société c'est avant tout parce qu'ils lui associent un certain goût de l'effort à une rigueur morale quant à la vie publique. Des réajustements sont donc nécessaires pour améliorer durablement la compétitivité des entreprises de l'Union européenne et garantir un avenir de progrès, dans un espace démocratique unique. Les peuples européens ont des histoires, des cultures et des visions variables de la société démocratique. Mais ils ont en commun une population vieillissante et des économies confrontées à la concurrence des nouvelles puissances. Les États ne pourront durablement coexister avec des variables sur les régimes de retraite ou sur les niveaux de protection sociale, mais également sur les niveaux de sécurité et de défense. La jeune génération européenne devra se construire avec l'idée que pour maintenir son niveau de vie, elle ne pourra pas bénéficier de tous les avantages acquis par les précédentes. Là est le défi. Le défi de la sécurité extérieure vient s'additionner compte tenu de l'évolution des menaces à proximité de l'Union. Le relatif désengagement américain permet d'entrevoir les conséquences probables, de part et d'autre de la Manche, de la sécession britannique. La défense commune et la diplomatie européenne vont être au coeur du débat. Le Royaume-Uni risque de devenir inaudible sur la scène internationale tandis que l'Union verra sa crédibilité entamée. La dissuasion nucléaire française y trouvera certes un rôle renforcé, mais elle appellera à être épaulée par des capacités conventionnelles partagées à même de contrer les menaces courantes et à venir, et suppose donc de voir des pays comme l’Allemagne ou l’Italie s’engager plus volontiers à prendre leurs responsabilités dans l’effort de défense européen. À la condition, bien sûr, de conserver la flexibilité budgétaire requise. La recherche du meilleur dénominateur commun favorable au développement de l'Union européenne et de ses peuples s'est érodée progressivement au profit de la recherche du plus petit dénominateur commun. Les dernières évolutions institutionnelles sont le reflet d'une perte, certes relative mais bien réelle, de perception démocratique et de sentiment d’appartenance commun. Face aux sceptiques qui font commerce de la peur, l'Union n'a d'autre perspective pour réussir que d'aller de l'avant. La nostalgie souverainiste conserve sa vigueur du fait des doutes engendrés par les atermoiements actuels de la construction européenne qui trouve, en partie, sa source dans la position particulière qu'occupait le Royaume-Uni. Sa sortie de l'Union, reste un défi compte tenu des obstacles à surmonter pour y aboutir. Néanmoins, elle offre l'opportunité, pendant ce temps procédural, de relancer concrètement la construction d'une nouvelle Europe dont le chantier avait été brimé par les réticences britanniques. À notre échelle, cela nécessite que la France redevienne un moteur économique et démographique de la construction européenne. ^1^ Discours du 9 août 1947, cité par K Halle, « Irreprescible Churchill » N.Y. Facts on file, 1985 p. 234.
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[ "françois ecalle" ]
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MULTIPLICATION DES DONNÉES DISPONIBLES ET ÉVALUATION DES POLITIQUES PUBLIQUES
# Multiplication des données disponibles et évaluation des politiques publiques Les données disponibles pour estimer l’impact des mesures de politique économique sont déjà très nombreuses, mais les résultats de ces estimations sont souvent très imprécis constate François Ecalle. L’évaluation des politiques publiques pose de difficiles problèmes méthodologiques que le développement des grandes boîtes noires du Big Data et de l’Open Data ne résoudra pas. Le manque de données disponibles a longtemps été invoqué par de nombreux économistes pour délaisser les travaux empiriques, notamment l’évaluation des politiques publiques, et faire porter leurs efforts sur la recherche théorique. Le Big Data et l’Open Data permettront-ils de mieux connaître l’impact des politiques publiques et d’en améliorer l’efficacité ? Je n’en suis pas convaincu. Les économistes disposent déjà depuis longtemps de l’accès à de nombreuses bases de données, rendues anonymes lorsqu’elles sont individuelles, qui résultent d’enquêtes des services statistiques ou de la gestion des administrations. Ils peuvent désormais assez facilement les exploiter à distance et les apparier. Certes, quelques administrations résistent au développement de l’open data, comme les services fiscaux, mais elles devraient rapidement se laisser aussi entraîner dans ce mouvement. Les évaluations économiques des politiques publiques sont ainsi beaucoup plus fréquentes dans de nombreux domaines, comme celui de l’emploi. L’analyse des séries macroéconomiques a été complétée, voire remplacée, par le traitement d’informations individuelles sur les ménages et entreprises. La multiplication des données a permis de leur appliquer des méthodes d’analyse statistiques beaucoup plus sophistiquées. L’envers de la médaille est une diminution de la lisibilité de ces études pour ceux qui ne sont pas initiés aux dernières techniques économétriques. A la lecture de certains articles, il apparaît que l’auteur préfère la beauté mathématique de la méthode mise en œuvre à la compréhension des résultats par ceux qui contribuent à définir les politiques économiques. Il n’est donc pas étonnant que ces derniers utilisent très peu les résultats de ces études et ni le Big Data ni l’Open Data n’y changeront quoi que ce soit. En outre, la multiplication des données disponibles et des méthodes d’analyse ne conduit pas nécessairement à des résultats plus précis, comme le montrent les évaluations empiriques des allègements de charges sociales sur les bas salaires. Il s'agit certainement d’une des mesures de politique économique ayant donné lieu au plus grand nombre d’études, mettant en œuvre les méthodes d’analyse les plus diverses, ce qui est justifié au regard de son coût (20 Md€). Il résulte de ces travaux que le nombre d’emplois créés, ou sauvés, se situe dans une fourchette très large : de 200 000 à 1 000 000. Au moins ces études concluent-elles toutes à un impact significativement positif de ce dispositif sur l’emploi alors que, pour la plupart des mesures de politique économique, le signe même de cet impact est indéterminé ou ne fait pas consensus parmi les économistes. Cette indétermination de l’impact des politiques économiques a des causes profondes qui subsisteront malgré le développement du Big Data et de l’Open data. L’impact d’une politique publique au regard d’un objectif tel que l’emploi doit en effet être mesuré en faisant la différence entre le nombre d’emplois constaté en mettant en œuvre cette politique et le nombre d’emplois qui aurait été constaté si elle n’avait pas été mise en œuvre. Or, par définition, ce « contrefactuel », comme disent les économistes, est difficilement observable. Il est certes possible de comparer les effectifs de deux échantillons d’entreprises tirées au hasard, les unes soumises à cette politique et les autres non soumises, mais de telles expérimentations seront toujours difficiles à mettre en œuvre en pratique. A défaut, les méthodes statistiques permettent de comparer des entreprises de mêmes caractéristiques, soumises ou non à cette politique, mais il n’est jamais sûr que les entreprises comparées sont vraiment comparables (par définition, les entreprises concernées par une mesure de politique économiques diffèrent de celles qui ne sont pas concernées) et les résultats sont nécessairement imprécis. De plus, les effets des politiques économiques sont rarement immédiats, car il faut que les ménages ou les entreprises en prennent connaissance puis ajustent leurs comportements. Or, ces politiques sont souvent modifiées avant de produire tous leurs résultats et de pouvoir être évaluées. Il arrive aussi que plusieurs mesures soient prises à peu près au même moment et qu’il soit difficile de distinguer leurs effets. L’imprécision des analyses de l’impact des allégements de charges sociales intervenus dans les années 1998 à 2005 tient ainsi pour beaucoup à la difficulté de séparer leurs effets de ceux de la réduction de la durée du travail. Enfin, à supposer qu’il soit possible d’estimer précisément l’impact d’une mesure de politique de l’emploi en montrant que les effectifs ont augmenté plus fortement dans les entreprises concernées, il faudrait encore tenir compte de ce que les économistes appellent le « bouclage macroéconomique » : ces nouveaux emplois génèrent des revenus supplémentaires qui entraînent une augmentation de la consommation mais aussi des importations... ; la baisse du chômage tend à accroître les pressions à la hausse des salaires, ce qui réduit la compétitivité des entreprises et les exportations…Pour tenir compte de ce bouclage macroéconomique, il faut un modèle de l’économie française. Or la fiabilité de ces modèles a été fortement remise en cause par la crise de 2008-2009 et les difficultés de sortie de cette crise. La multiplication des données disponibles et la croissance des capacités de traitement informatique pourraient laisser croire que de nouvelles générations de modèles, beaucoup plus fiables, pourront être développées dans les prochaines années. Je crains que ce soit une illusion, semblable à celle qu’entretenaient les macro-économistes des années soixante et soixante-dix pour les mêmes raisons (développement de l’appareil statistique et des capacités de traitement des ordinateurs). Ils ont ainsi construit de très grands modèles avec des centaines d’équations qui ont été abandonnés pour des modèles beaucoup plus simples, mais inévitablement réducteurs de la réalité, parce que personne, à part leurs concepteurs, ne pouvait comprendre leur fonctionnement et en interpréter correctement les résultats. Je pressens que le Big Data va conduire à construire de nouvelles grandes boîtes noires d’où sortiront des résultats très difficiles à interpréter. Extrapolant les comportements passés, ces outils pourront avoir de bonnes capacités prédictives à court terme mais leurs performances ne se maintiendront pas dans la durée. Au total, la multiplication des données mises à la disposition des chercheurs ne résoudra pas les difficultés de l’évaluation des politiques publiques résultant de l’absence de contrefactuel, de l’instabilité des politiques et des limites des outils statistiques et économiques, ceux-ci devant à la fois être simples pour être compréhensibles et prendre en compte toute la complexité du réel.
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[ "jean-pierre spitzer" ]
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LE BREXIT : SURPRISE ET RISQUE DE MÉPRISE
# Le Brexit : surprise et risque de méprise La famille royale britannique, les ROYALS, adorent annoncer et fêter les naissances des princes qui feront le bonheur et la puissance de la lignée. Les surprises n’y sont pas la coutume, les méprises encore moins. Les sujets de sa majesté qui voient naître les projets de leurs dirigeants n’aiment pas plus les surprises et les méprises. Et voila qu’à Londres le doute s’insinue sur la viabilité du projet BREXIT. Jean-Pierre SPITZER, secrétaire général du Mouvement Européen se fait l’écho des propos sérieux entendus sur le sujet, compliqué, du droit des institutions, qui, faute de préalable, d’expérience, lui inspire sa propre réflexion sur un détail auto bloquant. ## Le DETAIL Tout le monde semble considérer le Brexit comme acquis, y compris au sommet de mi-septembre qui a réuni, à Bratislava, l'Europe des 27, sans le Royaume-Uni, pour débattre de l'avenir de l'union Européenne. Autant dire qu'on commençait à se partager la peau de l'ours avant qu'il ne soit mort. Certes, on pourra toujours objecter qu'il s'agissait d'une réunion politique et que rien n'empêche de se réunir pour discuter de l'avenir de l'Europe sans nos amis anglais, mais ce serait de la mauvaise politique. Juridiquement aucune décision de Brexit n'a été adressée au président du conseil européen, ni au président du conseil des ministres en exercice, ni au président de la commission. Tout au plus, la possibilité d'une demande de mise en application de ce fameux article 50 d'ici la fin mars 2017 a été évoquée. Rappelons qu'un des fondements essentiels de notre union européenne est l'État de droit puisqu'elle a été construite par le droit et par adhésion volontaire, non par la force ou la contrainte. Il est indiscutable que le jour de la réunion de Bratislava, le Royaume-Uni était et est toujours membre de plein droit de l'union européenne, comme il est indiscutable que le peuple britannique a décidé par voie référendaire de quitter l'union européenne. Tout cela résulte de l'ambiguïté, voire des effets pervers de la rédaction actuelle de l'article 50 du traité de Lisbonne dont la teneur est la suivante dans sa version anglaise : « Any member state may decide to whithdraw in accordance with its own constitutionnal requirements » Or le peuple britannique a décidé, mais la question est posée de savoir si c’est l’Etat membre, conformément à ses règles constitutionnelles qui doit décider. En clair est-ce que cette position du peuple britannique constitue, d'une part, une décision au sens du droit ou de la tradition constitutionnelle britannique et, d'autre part, la décision au sens de l'article 50 du traité. Le propos n'est pas ici de faire une analyse juridique constitutionnelle britannique ni même de recenser les différentes et nombreuses opinions émises sur le sujet mais de porter à la connaissance de ceux qui ne suivent pas les affaires juridiques de très près - et on peut les comprendre - que les Britanniques ne sont pas d'accord entre eux. Y compris les Lords en charge de dire le droit : pour certains le référendum vaut décision pour d'autres non, au motif, premièrement, que le référendum ne fait pas partie des coutumes constitutionnelles britanniques, et, deuxièmement, que seul le Parlement peut, au pays qui l’a inventé, décider, conformément à la tradition britannique. Le débat est ouvert ! Y compris au Parlement britannique, au sein duquel il est tout sauf certain qu'une majorité accepte aujourd'hui de prendre la décision de quitter l’UE. ## Voilà un sacré imbroglio ! Qui découle du choix d'une « bonne politique » au sens où l’entendent les euroréalistes qui vilipendent tant les européistes, prétendument trop idéologues. En effet, l'Union Européenne, qui - à juste titre, ne doit pas se mêler des organisations publiques constitutionnelles internes des états membres - leur a logiquement renvoyé la question mise en débat, le retrait, acceptant ainsi de ne pas fixer elle-même la règle et surtout les modalités qui conditionnent son existence en tant qu’Union, ou tout du moins le périmètre de cette Union. L’effet pervers crève les yeux et contraint les euroréalistes à faire des moulinets et à passer par des circonlocutions politiques pour éviter la logique implacable du droit institutionnel, n'hésitant pas à qualifier de cuistres ceux qui se confrontent à la réalité de la séparation. Nos amis britanniques qui ont toujours un grand sens du droit et une très grande conscience de leur intérêt propre, savent que des lors que, selon l'article 50 du traité cette décision est entre leurs mains, au lieu de considérer exécutable la décision déjà prise de négocier, veulent savoir ce que sera leur sort avant d’adresser leur « we Leave ». On marche sur la tête, y compris en ce qui concerne le droit institutionnel européen dans le cadre du fédéralisme fonctionnel qui régit l'Union. Seule celle-ci est compétente en matière d'adhésion et d'éventuelle sécession - sortie en ce qui concerne les modalités de celle-ci. On n’imagine pas un État membre vouloir adhérer à l'Union Européenne selon ses règles internes en ce qui concerne la discussion sur l'adhésion. Seule l'union doit fixer ses règles. Il est renvoyé à cet égard à la réponse de LAO TSEU, à la question posée par l'empereur de Chine quant à la meilleure manière de gérer un si grand empire : respecter les compétences. Ce n'est pas le système institutionnel mis en place en 1950 /1957 (déjà furieusement mise à mal par le traité de Nice) qui est critiquable, et encore moins responsable de cette situation mais le mépris dans lequel les auteurs euroréalistes inter gouvernementaux le tiennent. En conclusion c’est toujours une erreur de ne pas respecter les fondamentaux institutionnels de l'Union qui aurait dû, non pas au mépris des droits et de la souveraineté des états membres, mais par application de ses fondamentaux, fixer ses propres modalités en matière de sécession éventuelle, comme elle l'a fait pour les adhésions. Surtout, qu’en l'espèce, il n’était pas si compliqué d'exiger que la décision de quitter l'Union relève, certes, de la souveraineté de l’Etat membre mais doive répondre à des règles fixées par l'Union.
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institut présaje
2016-11-01
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[ "jocelyn guitton" ]
1,533
LE BREXIT ET LA POLITIQUE DE VOISINAGE DE L’UNION EUROPÉENNE : UN DOMMAGE COLLATÉRAL
# Le Brexit et la politique de voisinage de l’Union européenne : un dommage collatéral L'impact du Brexit sur les relations entre l'Union européenne et ses voisins fait partie des dommages collatéraux du vote du 23 juin. Le cas de l'Ukraine, l'un des six pays du Partenariat oriental^1^ (avec la Moldavie, la Géorgie, la Biélorussie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan), avec laquelle l'UE a récemment signé un Accord d'Association^2^, l'illustre bien. Les observateurs ukrainiens ne s'y sont pas trompés et tant la campagne que les évolutions de la politique britannique depuis le 23 juin 2016 ont fait l'objet d'une attention soutenue dans ce pays, où les conséquences du Brexit sont presque unanimement perçues comme négatives tant pour les relations entre l'UE et l'Ukraine que pour l'Ukraine en général. La première crainte a trait au déficit d'attention envers les pays tiers qui pourrait résulter du processus de sortie du Royaume-Uni. D'un point de vue technique, l'Union européenne va devoir mobiliser des ressources administratives pour gérer ce processus complexe, lesquelles, en période de contrainte budgétaire, seront mécaniquement puisées parmi les ressources existantes. De manière plus préoccupante, face à une actualité chargée dans une Europe en proie à de nombreuses crises, et où la concurrence est féroce pour figurer en haut de l'agenda des préoccupations des leaders européens, le Brexit va "consommer" du temps politique. Comme l'écrivait récemment Olena Bilan, une économiste influente en Ukraine, "le Brexit va indubitablement tenir les leaders européens occupés à gérer les affaires internes, ce qui signifie que l'Ukraine pourrait disparaître des radars de ses partenaires européens"^3^ Or l'attention extérieure est cruciale dans le processus de réforme ukrainien : elle est nécessaire pour dissuader autant que faire ce peut la Russie de continuer à déstabiliser l'Ukraine, et elle est nécessaire également pour maintenant sur les autorités ukrainiennes un certain degré de pression, celles-ci demeurant tiraillés entre vieux démons et réelles velléités réformatrices. L'actualité récente a montré que l'un des principaux problèmes dans l'adoption de réformes par les autorités ukrainiennes est le manque d'appropriation de celles-ci, comme si les réformes nécessaires à la sortie de crise du pays (stabilisation macroéconomique, lutte contre la corruption, réforme de l'appareil judiciaire et de l'administration, etc.) étaient proposées par le gouvernement et votées par le Parlement ukrainien non dans l'intérêt bien entendu du pays mais pour obtenir le déboursement de l'aide internationale, et en premier lieu celle du Fonds Monétaire International et de l'UE. On peut espérer qu'un processus vertueux va progressivement s'engager lorsque les citoyens ukrainiens vont au fur et à mesure prendre conscience que les réformes demandées par le FMI, si douloureuses qu'elles puissent être à court terme, produisent des effets positifs durables. Mais dans cette attente, la vigilance des acteurs internationaux est nécessaire, et tout relâchement s'accompagne d'un ralentissement observable du rythme des réformes. Plus généralement, l'attractivité du modèle européen est un point d'ancrage clé pour les autorités et la population ukrainienne. Si la perspective pour l'Ukraine de rejoindre l'UE est sans doute au mieux lointaine, la perspective de connaître un développement économique et social sur le modèle de la Pologne^4^ par exemple est un puissant vecteur d'acceptation de réformes difficiles. Or le fait que certains pays la quittent a forcément un impact négatif sur la perception de l'UE et remet en question les sacrifices que les citoyens ukrainiens sont prêts à consentir pour s'en rapprocher. La deuxième crainte a trait au fait que le Royaume-Uni fait partie des pays souvent perçus comme "pro-ukrainiens" dans le conflit qui oppose la Russie à l'Ukraine, au côté de certains pays de l'Est comme la Pologne ou les Pays baltes. C'est l'un des États membres de l'UE qui appuie les sanctions avec le plus de vigueur, dans un contexte où la reconduction de celles-ci est toujours soumise à incertitudes, et où les voix discordantes sont nombreuses, même si l'UE est restée jusqu'à aujourd'hui d'une remarquable unité quant au vote de celles-ci. C'est dans ce cadre que l'on peut interpréter la visite de Boris Johnson en Ukraine les 14 et 15 septembre 2016, l'une des premières visites à l'étranger hors UE du ministre des affaires étrangères britannique fraîchement nommé. Visite non dénuée de paradoxes puisqu'on y a vu l'un des plus farouches tenants du Brexit venir défendre en Ukraine les positions de l'UE (attachement à l'intégrité territoriale de l'Ukraine, y compris concernant la Crimée, poursuite des sanctions, etc.) tout en évitant soigneusement de mentionner le mot Europe dans le communiqué de presse^5^ publié à l'issue de la visite ! La troisième crainte est liée au fait que le Brexit pourrait témoigner de l'influence croissante de la Russie sur certains partis et politiciens européens. Nombreux sont ainsi ceux qui ont interprété le vote britannique comme un succès de la propagande russe, notamment si l'on adhère à la thèse qu'une Europe divisée sert les intérêts de la Russie. Théorie discutable mais alimentée par exemple par les déclarations d'admiration de Nigel Farage envers Vladimir Poutine^6^ et sa reprise de la rhétorique du Kremlin quant à la crise ukrainienne ("l'UE a du sang sur les mains dans la crise ukrainienne"), et plus généralement par le refroidissement des relations UE-Russie depuis le déclenchement de la crise ukrainienne. Le projet de Partenariat oriental, lancé en 2008, a en effet souvent été présenté comme concurrent du projet d'Union douanière lancé en 2010 par la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie puis transformé en Union eurasienne en 2015. Si les accords de libre-échange proposés par l'UE à l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie sont parfaitement compatibles avec les accords similaires qui préexistaient avec la Russie, il vrai que l'appartenance à une union douanière telle que l'Union eurasienne prive les membres de celle-ci d'une politique commerciale indépendante et donc de la capacité de signer des accords bilatéraux avec l'UE^7^. Dès lors, tout ce qui affaiblit l'UE affaiblit donc le Partenariat oriental et par voie de conséquence augmente les chances de voir à terme se déliter un projet perçu comme concurrent, voire de voir un jour l'Ukraine rejoindre l'Union eurasienne (perspective néanmoins mise à mal par bientôt trois années de conflit – sous différentes formes – qui laisseront des cicatrices durables). Si dommage il y a donc, il ne fait guère de doute par ailleurs qu'il soit collatéral, car si la question du Brexit préoccupe les Ukrainiens, on peut admettre que les conséquences de celui-ci sur la politique étrangère de l'UE n'a pas fait partie des préoccupations des électeurs britanniques. Comme dans beaucoup de domaines, l'impact concret du Brexit ne se fait ressentir que progressivement : c'est au fur et à mesure que les effets se révèlent, dans des domaines souvent éloignés des préoccupations qui ont amené les électeurs britanniques à se prononcer en faveur d'une sortie de l'UE. Ce n'est que pas-à-pas que l'on se rend compte à quel point il est difficile de faire "d'une omelette sans casser des œufs". Or chaque question bilatérale entre l'UE et l'Ukraine doit désormais prendre en compte les conséquences du Brexit, rendant plus complexes encore les relations entre l'UE et son voisin. Le montant de l'assistance apportée par l'UE à l'Ukraine doit-il être revu du fait d'une baisse probable de la contribution britannique au budget de l'UE ? Quels vont désormais être les engagements du Royaume-Uni envers l'Ukraine du fait de l'Accord d'association, lequel a été ratifié par le Parlement britannique, et qui lie donc le pays, mais qui demeure un accord bilatéral entre l'UE et l'Ukraine en vertu du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ? Quel va être impact sur l'accès des entreprises ukrainiennes au marché britannique, alors que le libre-échange est la pierre angulaire de cet accord ? Les questions sont non seulement nombreuses, mais elles ne sont même pas réellement dénombrables à ce stade. Le cas de l'Ukraine apparaît donc comme un exemple de plus des conséquences imprévues d'un choix qui affecte donc non seulement le Royaume-Uni et l'UE mais également leurs relations avec les États tiers. La présence de parties tierces, qui vont naturellement avoir à cœur de défendre leurs intérêts dans le processus, ne va pas simplifier la tâche des négociateurs londoniens et bruxellois. ^1^ eeas.europa.eu/topics/eastern-partnership_en ^2^ Cet accord, rentré en vigueur de manière provisoire le 1er janvier 2016, prévoit notamment une libéralisation progressive des échanges commerciaux entre l'UE et l'Ukraine, et l'adoption par l'Ukraine d'une partie de l'"acquis communautaires", c'est-à-dire des règles techniques et sanitaires, de concurrence, de passation des marchés publics, etc. ^3^ "Brexit will undoubtedly keep European leaders busy with settling internal issues, meaning Ukraine may disappear from radars of its European partners", voxukraine.org/2016/06/21/brexit-shall-ukrainians-worry-en/ ^4^ Quoique nécessairement très imparfaite (notamment parce que seule l'Ukraine faisait partie de l'Union soviétique), la comparaison entre l'Ukraine et la Pologne est fréquemment faite pour montrer l'apport de l'UE au développement de cette dernière. Pays de tailles de population similaires, à l'histoire entremêlée (l'extrême-Ouest de l'Ukraine était Polonais jusqu'en 1941), et qui surtout avaient un Produit intérieur brut par habitant équivalent en 1990, la Pologne s'est enrichie au point de voir son niveau de PIB par tête atteindre trois fois celui de l'Ukraine en 2013 – c'est-à-dire avant même que ne débute la crise ukrainienne. ^5^ www.gov.uk/government/news/foreign-secretary-to-visit-ukraine ^6^ www.theguardian.com/politics/2014/mar/31/farage-i-admire-putin ^7^ Voir J. Guitton, Union européenne et Union économique eurasienne: concurrence ou coopération?, Telos, janvier 2016, www.telos-eu.com/fr/union-europeenne-et-union-economique-eurasienne-co.html
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institut présaje
2016-11-01
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[ "pierre-alexandre petit" ]
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LE BREXIT, ÉPHÉMÈRE, LA CITY, ÉTERNELLE
# Le Brexit, éphémère, la City, éternelle « Cette année, l’été est arrivé dans la City accompagné d’un vent très frais loin d’être annonciateur de beaux jours » C’est l’observation de P.A. PETIT qui a rejoint la City bien avant qu’elle soit agitée par le Brexit. Celle-ci conserve son attrait pour la vie dans ces 3 km² qui n’ont pas d’égal au monde, ni l’engagement partagé avec tous ces jeunes cosmopolites pour la réussite du « business ». C’est vrai, ça va être dur. Mais quand on a l’âme du marchand qui y prospère depuis 20 siècles, l’esprit de la coutume qui s’y transmet depuis 10 siècles, le cœur de la religion qui défie Rome depuis 8 siècles et le cerveau qui fait vivre l’industrie et le commerce dans le monde, depuis 2 siècles, grâce à la finance de ce petit coin de Londres, on est solide. C’est ainsi, le peuple anglais a tranché : l’article 50 doit être activé – probablement au premier semestre 2017 - et les représentants du pays planchent sur la négociation du meilleur accord possible malgré un chaos politique certain. Une fois digérée la déception pour une minorité de votants, la machine économique a pu être relancée et la marche en avant a pu reprendre, dans la nouvelle direction choisie par referendum. Or dans beaucoup de secteurs, on trépignait d’impatience après plusieurs mois d’inertie totale liée à l’incertitude ambiante. Dans les cercles financiers, si l’on s’attendait majoritairement à ce que le referendum tourne finalement en faveur du Bremain, le scenario du Brexit avait été étudié et les conséquences anticipées avec un degré de probabilité inversement proportionnel à l’horizon de temps. Ainsi, personne n’a été surpris de voir la livre s’effondrer. Et personne ne sera surpris d’apprendre, dans 6 mois, que les plus grosses sociétés anglaises ont réalisé des revenus - convertis en livres - records en 2016 malgré le Brexit. Personne n’a été surpris non plus par l’augmentation des achats d’actifs et par la baisse des taux directeurs annoncés par la banque d’Angleterre afin de faciliter l’accès domestique au crédit et indirectement contribuer à maintenir une livre faible qui doperait les exportations. Ces décisions, combinées à la baisse des impôts sur les sociétés, visent à mitiger à moyen terme les effets secondaires néfastes du résultat du referendum. Et l’Etat anglais peut trouver les ressources pour tenir cette politique pendant plusieurs années, par la vente d’actifs ou l’externalisation de services publics. Jusque-là, la réponse des différents acteurs économiques a été globalement appropriée, ce qui a permis d’éviter des réactions en chaîne aux conséquences potentiellement dramatiques pour les épargnants et retraités anglais. La gestion de la liquidité du système financier au lendemain du vote, notamment par la diminution temporaire des contraintes capitalistiques pesant sur les banques, apparait comme un succès. Et si la liquidité des fonds immobiliers n’a pas encore été totalement rétablie, les craintes d’un effondrement du système semblent être partiellement dissipées. Il faudra cependant accueillir les apparentes bonnes performances économiques qui pourraient être annoncées dans les 12 prochains mois avec beaucoup de réserves : en cas de Hard Brexit, il resterait probable que les PME et la majeure partie de la population soient impactées à long terme par de plus grandes difficultés à exporter les services et par une inflation importée via les produits manufacturés que le pays ne sait plus fabriquer. Le principal défi à relever pour un pays qui n’est ni une puissance agricole ni une puissance industrielle (à quelques exceptions près), est que les leviers à activer à moyen terme sont en nombre très limité. Le salut devra donc venir des secteurs dans lesquels la puissance du Royaume Uni est aujourd’hui incontestée. Ainsi, il y a fort à parier que la City jouera un rôle déterminant. D’abord par la stabilité qu’elle doit apporter – pas seulement à l’échelle britannique mais surtout à l’échelle européenne – en évitant tout mouvement de panique puisqu’un risque systémique existe toujours, bien que ne tenant plus seulement de la robustesse du bilan des banques comme en 2008. Ensuite parce que, même une fois le divorce entériné, l’Europe de la finance continuera de regarder vers Londres afin d’y trouver les ingrédients essentiels à sa puissance. Ces ingrédients sont évidemment matériels par la densité des infrastructures financières et des réseaux professionnels de la City mais ils sont aussi culturels dans la mesure où le cynisme anglo-saxon semble, au regard de l’histoire des places financières mondiales, être un catalyseur indispensable. Ajoutez à cela un peu d’exubérance latine puis équilibrez le tout avec une pointe de conservatisme d’inspiration germanique et vous aurez réuni l’ensemble des conditions nécessaires à une industrie financière à la fois innovante et résiliente. Elle en aura besoin pour résister aux aléas de la vie politique et médiatique. Il n’est pas étonnant que la ville de Londres ait enregistré l’un des scores les plus élevés en faveur du Bremain : la City constitue un réel pont culturel entre le monde anglo-saxon et l’Europe continentale, ou plutôt les Europes continentales. Et tant que ce lien existera, la finance européenne aura de beaux jours devant elle. La conclusion qui met l’Europe continentale au pluriel permet de bien comprendre quels leviers la CITY utilisera pour affirmer son rôle, celui dont les Brexiters auront tant besoin.
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institut présaje
2016-11-01
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[ "jean-louis bourlanges" ]
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LE BREXIT, ET LES GRANDS AUTEURS DE LA BIBLIOTHÈQUE DU FIN LETTRÉ
# Le BREXIT, et les grands auteurs de la bibliothèque du fin lettré Pour comprendre un événement aussi paradoxal que le Brexit, il faut puiser dans quelques bons ouvrages de sa bibliothèque. C’est la recommandation de Jean Louis BOURLANGES, l’ancien député grand connaisseur de l’EUROPE, et de ses paradoxes. Lecteur de grande culture, il nous propose cinq auteurs des 2 côtés du Channel: Premier paradoxe, le principal, à tout seigneur, tout honneur : commençons par Milton et son Paradis perdu: il n'y a pas de système plus favorable aux intérêts britanniques que celui qu'ils viennent de quitter et qu'ils avaient arraché de haute lutte à leurs partenaires. Il est peu probable que le Brexit débouche sur une véritable catastrophe mais l'objectif de Theresa May doit être d'arriver au terme de la négociation à une situation aussi proche que possible de ce paradis politique que le peuple anglais a récusé. Le nouveau Premier Ministre est condamné comme Alice au Pays des merveilles à " courir très, très vite, rien que pour rester sur place ". Deuxième paradoxe, deuxième livre : "La Taupe ". L'ennemi était dans la place. Les traîtres, les agents de l'étranger étaient au cœur du pouvoir. Ils avaient nom Westminster, la City, Thatcher ou Blair, les chantres du capitalisme apatride et circulatoire et de l'élargissement à la Turquie. C'est leur Europe plus que la nôtre, " Europe du laissez faire, laissez passer " intégral, le capitalisme manchesterien bien plus que le rhénan, qui a été mis en cause . Le Brexit , c'est la revanche de Scargill, l'homme des mineurs , et d'Enoch Powell, le Le Pen britannique qui prophétisait " des rivières de sang " dans une Angleterre multi-culturelle , contre les princes de l'argent roi et des immigrés bon marché. Pas de chance que les continentaux aient reçu une des balles perdues de ces combats ! Le troisième livre est de George Simenon: " les inconnus dans la maison ". L'ennemi est invisible, introuvable. C'est le règne du qui pro quo: on redoute les Syriens, les Pakistanais, les Soudanais, donc on rejette les Baltes et les Polonais. Il y a décidément trop de Musulmans sur les bords de la Tamise. On va donc en chasser les Chrétiens. Comprenne qui pourra ! Les chasseurs ne sont pas d'ailleurs mieux recensés que les chassés. Ceux qui sont aux affaires ont perdu le pouvoir. Ceux qui sont au pouvoir ignorent les affaires. D'où la perplexité de la nouvelle équipe confrontée à une tâche immense pour laquelle elle n'est pas préparée. Il aura fallu plus de trois mois pour que Theresa annonce qu'elle ne sera pas Mme May bis! Quatrième paradoxe, symbolisé par l'ouvrage commun de la RATP et de Romain Gary : " au delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable ". Deux ans de négociation prévus par l'article 50 puis la sortie " at any cost ". Ça va-vite. D'où la tentation d'attendre, de négocier avant d'entrer dans le couloir de la mort. Mais aussi l'impossibilité d'attendre plus longtemps : le gouvernement de sa Majesté n'a nulle envie d'aller en 2020 aux élections générales avec cette épine dans le pied. Bien plus, les élections européennes auront lieu en 2019. Le gouvernement ne peut les organiser sans bafouer la décision du peuple britannique et ne peut pas ne pas les organiser sans que le Royaume Uni soit sorti de la chose, Mme May a annoncé la mise en œuvre de l'article 50 en mars 2017. Ouf, elle sera tout juste dans les temps ! Pour le cinquième titre, allons au cinéma et choisissons le film de René Clair: " C'est arrivé demain ". Relevons en effet sur une bizarrerie de l'article cinquante du TUE qui n'a pas fini de nous donner du fil à retordre. Ledit article prévoit en effet que l'accord de sortie, par définition distinct des arrangements conclus ultérieurement entre l'Union et l'ex membre, doit être négocié et conclu " en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l'Union ". Lier les conclusions d'une négociation de sortie avec les conclusions d'une négociation ultérieure, inventer en quelque sorte le préalable rétrospectif, il fallait y songer. C'est en tout cas une promesse d'évidentes difficultés entre ceux qui, tels peut-être l'Allemagne, risquent de tout vouloir faire avant, et ceux qui, comme la France auront dans l'idée de tout voir après. Oscar Wilde a dit que " le mariage consistait à faire face ensemble à des problèmes qu'on n’aurait pas eus séparément ". Une chose est sûre : le Brexit, ce sera le contraire : comment faire face séparément à des problèmes qu'on aurait pas eus ensemble " !
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institut présaje
2016-11-01
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[ "michel rouger" ]
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EDITORIAL : L'INSTITUT PRESAJE ET LES INSTITUTIONS EUROPÉENNES. TEXTES ET CONTEXTES.
# Editorial : L'Institut PRESAJE et les Institutions européennes. Textes et Contextes. En ouvrant la lettre N° 30, cet édito explique comment les textes publiés en 2012, dans le contexte de la crise financière européenne de l’époque, constituent la base des réflexions qu’elle rassemble , de différents auteurs, aux compétences reconnues, pour traiter la crise institutionnelle ouverte par le Brexit, le contexte des années 2016/2018. Cette explication est utile. Elle aidera à comprendre par quelle méthode de réflexion et de recherches, l’Institut PRESAJE, crée une base d’analyse (les textes) réalisée, et utilisée, dans une circonstance (le contexte) ré utilisable dans une autre circonstance elle même née, après plusieurs années, du changement de contexte. Il en fut ainsi entre 2003 et 2015, sur des sujets traités dans l’hexagone, le Travail, les Sciences du vivant, l’Audio visuel, le harcèlement numérique, le Sport, la Presse écrite, l’Alimentation, la Sécurité, l’Accountability, tous textes produits dans un contexte passé, qui seront ré utilisables dans le suivant, bouleversé. Ce seront les prochains textes. Le challenge qui a été ouvert fin 2011 par l’implantation d’une antenne PRESAJE à Bruxelles, chez les EDITIONS De BOECK, fut plus ambitieux et plus risqué. Il révèle sa pertinence 5 ans plus tard. Confié au vice Président nommé à cet effet, Th. CASSUTO, lui-même magistrat détaché auprès de la Commission européenne, ce challenge a reposé sur la richesse des capacités de réflexion et de rédaction de ces jeunes fonctionnaires détachés, un temps, par nature multiculturels et multilingues. Il a fallu, à l’époque, choisir des travaux d’études et des textes adaptés au seul contexte du moment, la crise économique industrielle et financière exportée de Wall Street, afin de répondre aux questions qui dominaient l’actualité. Il fallait aussi développer d’autres recherches et d’autres textes réutilisables en cas d’autres crises aggravées. Ce fut le choix de l’ouvrage sur « Quel gouvernement économique pour l’Union Européenne ? » publié, en juin 2012, sous la direction de J. GUITTON, dans la perspective des élections de 2014, et des débats qu’elles ouvriraient. L’existence de cette base, dont l’intérêt sera de premier plan dans les débats à venir, pour 2017 /2018, permet à PRESAJE qui l’a éditée et promue, d’en faire le commentaire suivant. Ce fut aussi le choix, plus discret, d’une réflexion de fond, exposée lors d’une conférence en Hongrie, début 2012, sur « La crise de l’Europe géographique et politique » dont la dégustation actuelle, apporte, en période de graves inquiétudes géopolitiques, le réconfort de sérieuses explications sur ce qu’il ne faut plus faire. Le lecteur des commentaires de ces textes, dans l’actuel contexte, inquiétant, comprendra qu’il ne s’agit que de réflexions, versées aux débats, Elles utilisent le temps long, compté en années, pas en minutes, comme le veut la Politweetique des gouvernants de l’instant, ceux des risques mal calculés. Is’nt it ? Miss & Mister Brexit.
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institut présaje
2016-11-01
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[ "michel rouger" ]
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QUELLE GOUVERNANCE ÉCONOMIQUE POUR L’UNION EUROPÉENNE ?
# Quelle gouvernance économique pour l’Union européenne ? L’étude engagée sur ce thème prospectif, en 2011, par J. GUITTON, fonctionnaire français détaché auprès de la commission européenne, n’a pas fini d’occuper l’actualité. L’ouvrage a été publié chez BRUYLANT à Bruxelles, en juin 2012, dans la collection dirigée par Th. CASSUTO, vice-président de l’Institut PRESAJE. Les textes qu’il comporte pourraient intéresser les futurs négociateurs du BREXIT, d’autant qu’il a été préfacé par l'ancien ministre Michel BARNIER à l’époque commissaire européen au marché intérieur, et aux services, celui qui sera le négociateur des institutions européennes face aux représentants du Royaume-Uni. Pour entrer dans le vif du sujet, 5 ans plus tard, il suffit de se reporter à cette préface. Elle comporte dans sa conclusion trois éléments essentiels à mettre en évidence : « Cette nouvelle ambition d'une Europe qui s'affirme, innove et se donne les moyens de promouvoir ses valeurs et de défendre ses intérêts dans le monde, nous ne la réaliserons pas sans une gouvernance économique profondément renouvelée, qui nous permette de décider ensemble des grandes orientations comme des secteurs stratégiques dans lesquels investir de parler d'une seule voix ferme à ses partenaires commerciaux qui ont au moins autant besoin de nous que nous avons besoin d’eux, en face desquels nous devons apparaître unis, jamais divisés. La réflexion proposée par Jocelyn Guitton, dans cet ouvrage, qui s'inscrit dans ce débat est utile pour revenir sur le chemin accompli depuis le déclenchement de la crise et nécessaire pour poser les bases du débat notamment en vue des prochaines élections européennes où chaque citoyen se prononcera sur l'avenir qu'il espère pour l’UNION. » ## Pourquoi d’aussi pertinentes recommandations ont été suivies de tant de déceptions ? Revenons aux 3 phrases soulignées de la conclusion de celui qui était, et est encore, le plus qualifié pour les avoir écrites. Elles concernent 3 niveaux superposés dans les engagements des peuples européens. A l’intérieur de la communauté occidentale transatlantique, à l’intérieur de l’Union Européenne, à l’intérieur de l’Europe monétaire. Les commentaires qui suivent sont issus d’une étude engagée par PRESAJE, en 2011, lorsque l’Europe gérait, au jour le jour, les conséquences géopolitiques des crises de 2007- 2010. Les conclusions furent consacrées aux 3 niveaux, Occident, Union Européenne, Union monétaire tels que ci-dessus, elles ont été présentées, en 2012. Sur le premier point, les grandes orientations et les secteurs stratégiques, il était clair, à l’époque, qu’après avoir perdu leur position unipolaire en 2008, les USA joueraient sur le retour de la guerre froide avec les Russes qui y avaient un intérêt propre, et qu’ils choisiraient, seuls, les orientations et les secteurs stratégiques du premier niveau, le transatlantique. Cette évolution géopolitique du rétablissement des USA, très défavorable aux alliés européens désireux d’autonomie, fut clairement expliquée C'est cette réalité, négligée en Europe, qui a conduit PRESAJE, en 2015, à jouer, le lanceur d’alertes, au cours du colloque d’Amboise et avec l’ouvrage « Le Droit européen et les entreprises planétaires » celles qui ont mis la main sur les secteurs stratégiques, chers à M. BARNIER, qui échappent dorénavant aux Etats de l’U E. Sans oublier l’exterritorialité des règles juridiques et fiscales du droit américain, les GAFA, le contrôle des réseaux sociaux, tous ces instruments qui ont mis les Européens out ! Sur le second point, celui de la parole ferme face aux partenaires commerciaux, c’était hélas mission impossible, tant l’expression des trois principales voix du chœur communautaire à 28 étaient désaccordées, à raison de leurs politiques, de leurs déficits, de leurs chômages, bien visibles autant par les partenaires que par les concurrents. Il a suffi de la circonstance géo politique des troubles religieux du monde musulman, des migrations dramatiques, et des guerres attisées par le retour de la guerre froide, pour que l’Union explose et perde tout espoir d’une parole ferme de ses membres déchirés. Sur le troisième point, celui de l’Europe monétaire qui, encore moins que l’Europe communautaire, ne peut apparaitre divisée, rien n’est perdu. Heureusement ! Tout se jouera au cours des 2 années de débats sur la procédure de séparation avec le Royaume uni. Certes les situations respectives de l’Allemagne et de la France, telles qu’évoquées dans la chronique suivante peuvent inquiéter, mais le négociateur français aura en mains tous les leviers du temps et de l’expérience. Après qu’il a préfacé les réflexions de PRESAJE sur la gouvernance des actuelles Institutions Européennes, sous BARROSO II, le Ministre Michel BARNIER, reconstructeur potentiel des futures Institutions Européennes, pourra, à son tour, utiliser les très modestes réflexions de cette lettre comme préface à ses négociations.. Bon COURAGE et franche REUSSITE à lui, sous JUNKER !
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institut présaje
2015-03-01
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[ "gérard berry" ]
1,479
LE NUMÉRIQUE : DE LA RÉVOLUTION TECHNIQUE À LA RÉVOLUTION MENTALE ?
# Le numérique : de la révolution technique à la révolution mentale ? Sans cesse revenir aux fondamentaux et ne pas hésiter à reprendre en boucle les approches didactiques. La révolution numérique renverse les colonnes du temple. Pres@je.Com a souhaité profiter d’une conférence de Gérard Berry au « Demi-Siècle » pour revenir sur les prolongements en cascade de la science informatique et ses effets sur les comportements humains. Pour les enfants, l’informatique n’est pas une « nouvelle » technologie Notre société a connu par le passé d’autres révolutions : le télégraphe, inventé par un Français Claude Chappe, développé par la France avant que notre pays ne s’oppose à une version plus aboutie - le télégraphe électrique - mise au point par les Britanniques. Ce syndrome s’est reproduit dans les années 80 lorsque la France a tenté de freiner la mise en place du réseau internet dans l’Hexagone afin de sauvegarder le Minitel, source de revenus fiables. Qu’en est-il des nouvelles technologies ? Gérard Berry s’empresse de condamner cette formule porteuse de contresens. Le terme de nouvelles technologies ne saurait s’appliquer aux enfants du XXIème siècle. Pour eux, l’informatique est tout sauf une nouvelle technologie puisqu’ils n’ont jamais connu le monde sans elle. Un ordinateur ou une tablette n’est pas plus étrange que la mer, la montagne, le vélo ou un chat. L’informatique fait partie de leur quotidien. Cette affirmation prend toute sa dimension à travers la question d’une jeune enfant : «Maman, je ne comprends pas. Quand tu étais petite, tu n’avais pas d’ordinateur, alors comment tu faisais pour aller sur internet ?». Oui, nous sommes face à une révolution technique et une révolution mentale. Le mental des enfants est différent du mental des grands-parents. Le monde de demain est celui des enfants. ## La raison de cette double révolution nait de la rupture entre l’information et son support. Autrefois, c’est à dire au XXème siècle, il y avait une association stricte entre une information et un support. Textes et équations scientifiques se trouvaient dans un livre ou tout autre forme de papier, un morceau de musique était enregistré sur un disque vinyle ou sur une bande magnétique, une photo était conservée sur des bandes celluloïd ou sur du papier argentique, les forces étaient traitées par des engrenages et des ressorts. La première caractéristique du numérique est de créer un lien entre ces éléments, en transformant textes, musiques, photos et forces en nombres, en suites de zéro ou de un, et de les stocker sur des supports totalement indifférenciés. Un disque peut indistinctement contenir des photos, des représentations de forces, des textes ou de la musique. Le monde change, les techniques changent mais les objets demeurent. Aujourd’hui, il est possible de fabriquer les mêmes objets, mais en mieux ! Des photos et des vidéos de meilleure qualité, des avions plus performants grâce à des servomoteurs bien plus efficaces, des enregistrements de musique privés du moindre défaut. Pour comprendre cela, il convient de s’attarder sur les quatre piliers de l’informatique : 1. L’information à ne pas confondre avec la connaissance. 2. Les algorithmes : suite finie d’opérations ou d’instructions permettant de résoudre un problème. Les algorithmes permettent de travailler sur les informations. 3. Les langages : les vecteurs de la pensée informatique. 4. Les machines : il n’y a pas plus stupide qu’un ordinateur ; de 4.000 transistors en 1970, les ordinateurs en comptent aujourd’hui des milliards à des coûts unitaires extrêmement faibles. ## Voici quelques exemples d’une révolution informatique qui a le don de tout mettre à l’envers. 1. Premier exemple : la téléphonie Le téléphone classique, analogique, exige une liaison physique entre deux interlocuteurs. La transmission de la voix se fait de point à point à l’aide de fils de cuivre et de contacts. La téléphonie numérique assure, elle, la transmission des éléments de conversation par paquets de données ainsi que leur compression. Cette technologie offre l’avantage de satisfaire les besoins de tous à travers l’usage d’un seul fil. La révolution naît de la suppression du fil. Le lien entre l’espace (le lieu) et la communication est rompu. Dans les années 80, le téléphone fixe exigeait la présence de son interlocuteur sur le lieu d’appel. Aujourd’hui, la première question posée ressemble souvent à «où es-tu ?», question promise à une disparition prochaine. Dans peu de temps, il sera possible de connaitre en temps réel la localisation exacte de la personne appelée, ses déplacements récents, et bien d’autres détails relatifs à ses activités personnelles. 2. Deuxième exemple : la photographie A l’ère de la photo argentique, un clic et c’était fini. Aujourd’hui, à l’heure du numérique, un clic et tout commence ! La photo est d’abord convertie en nombres (10 millions pour du noir et blanc, 30 millions pour une photo couleur), les données sont ensuite traitées par des algorithmes permettant de travailler, de corriger, de modifier, de transformer ou de défaire l’image. La rectification des perspectives est devenue une tâche aisée. Un algorithme, c’est une méthode de calcul. Grâce à la numérisation des données, il est désormais possible de tout défaire, ou presque, lorsque l’on sait prévoir quelque chose et développer l’algorithme afférent. 3. Troisième exemple : la musique Un son, c’est une suite de nombres : 44.000 par seconde. Il est amusant de constater que le niveau d’enregistrement de certains morceaux est parfois jugé trop parfait, au point de voir quelques passionnés introduire intentionnellement des distorsions sur leurs disques numériques, façon 33 tours ! 4. Quatrième exemple : la cartographie numérique La fabrication de cartes géographiques 3D, sans faire appel à un avion, est devenue aisée grâce à l’exploitation judicieuse de données topographiques et l’utilisation d’algorithmes. La superposition d’images satellitaires et de cartes de l’IGN concourent à la création de cartes virtuelles. L’informatique transforme en profondeur la géographie. S’orienter sur une carte appartient à l’histoire. En 1999, il fallait déplier la carte, se repérer, s’orienter, rechercher sa position. Aujourd’hui, la connaissance exacte de notre position est notre seule certitude... après avoir «fait apparaitre» la carte sur notre portable. Bel exemple d’inversion mentale. Inversion mentale que l’on retrouve pour l’organisation d’une soirée : un message sur Facebook suffit alors qu’en 1999, cet exercice complexe prenait des heures voire des jours. ## Big Data ou le pouvoir de détenir l’information Gérard Berry énonce quelques principes : - l’Homme : c’est l’intuition, la rigueur, la lenteur - le Pentium : c’est la rapidité, l’exactitude, la stupidité ; - d’un ordinateur, on ne sort jamais que ce qu’on y a mis : je suis l’homo bureaucratus ; - d’internet, je ne sors que ce que le reste du monde y a mis : c’est l’homo internetus. Il illustre la puissance de Google à travers un exemple simple : le suivi d’une épidémie de grippe en France. L’élaboration de la carte recensant les cas de grippe par département demande 10 à 15 jours aux instituts spécialisés. Google obtient une carte équivalente en temps réel en comptabilisant les demandes associées au mot «Grippe» sur son moteur de recherche. Les années à venir vont reléguer au second plan les ordinateurs au profit des milliards d’objets connectés. Une voiture livrera un mélange d’informations techniques, physiques et de multiples données issues d’échanges avec la route, la ville et bien sûr les autres véhicules. Les organismes qui disposeront des informations et sauront les faire parler disposeront d’un réel pouvoir. Des milliards d’objets connectés, certes mais entourés de pucerons : des Bugs. Les bugs apparaissent sur les quatre piliers. Ils sont souvent le fruit d’un mauvais design d’interface. La destruction de la fusée Ariane 501, suite à un test d’incohérence alors que tout fonctionnait nominalement, est en ce sens emblématique. Le récent rappel de 6,9 millions de véhicules Toyota fait prendre la mesure des risques et des enjeux. Logiciel et matériel s’appréhendent de manière différente. Au matériel est associée une probabilité de panne. Point de probabilité de bug en revanche pour les logiciels. ## La sécurité informatique Les attaques informatiques ont plusieurs caractéristiques : elles se produisent à distance, elles sont massives, elles ne coûtent rien, elles sont anonymes. Un système non conçu nativement pour la sécurité est une «passoire». Aujourd’hui, la sécurité informatique commence à être prise en compte par l’Etat et par les entreprises. Mais le risque demeure élevé. Voici quelques exemples : la prise de contrôle de systèmes branchés sur internet à l’intérieur d’une usine, la prise de contrôle de pacemakers, le désarmement de freins automobiles à l’aide d’une télécommande... Il existe assurément une chose non numérisable pour longtemps encore : la créativité ! ## Conclusion Un rapport en faveur de l’enseignement de l’informatique à l’école vient d’être publié. Il part du constat que l’informatique est le nerf du monde de demain. Les recommandations seront-elles suivies d’effet dans un pays où les sciences sont sorties du paysage, où manquent les financements et où les professeurs sont exclusivement dédiés à une matière ? Affaire à suivre.
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institut présaje
2015-03-01
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[ "émile favard" ]
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PROFESSION JOURNALISTE : RETOUR SUR LES FONDAMENTAUX DU MÉTIER
# Profession journaliste : retour sur les fondamentaux du métier Pour beaucoup de journalistes, le basculement dans le numérique a été vécu comme une occasion de réfléchir aux règles intangibles du métier. Émile Favard, pur produit d’une génération de rédacteurs en chef, en a connu toutes les facettes. Diplômé de l’Ecole de journalisme de Lille, il a débuté dans la presse locale avant une carrière qui allait le mener à « L’Expansion » puis aux « Echos ». Je me souviens qu’au sortir de l’Ecole de journalisme de Lille, j’étais profondément heureux de faire mes premiers pas à « la locale » au contact direct des gens ; puis, dans une autre région, de me spécialiser, sur le terrain, dans « les infos éco-soc ». Je me souviens qu’au coeur de l’exercice de mon métier, j’ai été encore et encore profondément heureux de faire des reportages, d’écrire des portraits d’acteurs de la vie politique et économique, de pratiquer le management d’équipes rédactionnelles, dans un magazine puis dans un quotidien économique. ## Le journalisme est un métier de service. On pourrait dire la même chose de l’élu politique, du médecin et du cheminot. Ils servent la collectivité humaine, son vivre ensemble, sa santé, ses mouvements. Le journaliste, lui, rassemble les informations indispensables à la cohabitation des humains et à l’exercice démocratique. En ces temps où l’individualisme a pris tant de place, dans un monde où les distances s’effacent de plus en plus, la connaissance de la vie des autres revêt une importance toute particulière. Je reconnais que cette caractéristique du job requiert pas mal d’humilité. Car les journalistes ne sont que des passeurs de faits et de sens. ## Le journalisme est un métier de travail. Ce constat tient de la banalité, encore que je veux préciser que la charge de boulot ne baisse pas avec le temps, ni avec l’expérience, ni avec la fonction. Céder à la tentation de la facilité est une dérive funeste, une menace permanente. Interviewer exige un gros travail préalable ; expliquer une situation ou un problème nécessite une immersion dans un dossier et une solide documentation ; écrire clair pour être lu ou écouté appelle des ratures et des réécritures laborieuses. La vie quotidienne est complexité ; or les lecteurs et les auditeurs attendent un éclairage judicieux et un récit limpide. Quand on sait que l’exactitude se nourrit davantage de nuances que de simplismes, on imagine le labeur réel des artisans de la plume. C’est dire que le métier porte en lui même un inconvénient lourd : il prend la tête en permanence et - hors vacances - c’est vraiment fatigant ! En retour, il promet une gratification forte, celle d’apporter une contribution essentielle au vivre ensemble. ## Le journalisme est un métier de règles ; ce qui me conduit à faire un petit retour à l’école. Ces règles sont deux : d’une part, des réponses aux cinq questions de base de toute information - qui ou quoi ? quand ? où ? comment ? et pourquoi ? -, d’autre part, une hiérarchisation réfléchie des sujets contenus dans le journal. On ne badine pas avec ces fondamentaux du journalisme. A propos d’un événement, on ne fait pas place aux commentaires - ceux de l’expert et ceux de la rue - avant de l’avoir raconté avec exactitude et expliqué avec rigueur. On classe les sujets et on leur accorde des surfaces moins sur la valorisation de l’émotion qu’en appréciant l’importance de l’événement, son originalité et ses conséquences. La hiérarchisation ne saurait se soumettre aux espérances d’audimat ; elle résulte d’une prise de responsabilité assumée par les journalistes, sous l’autorité de leur rédacteur en chef. ## Le journalisme est aussi un métier d’indépendance et de liberté; dont, assurément, il convient de faire bon usage. Notre profession bénéficie d’un bel héritage de l’Histoire : ni sous le joug d’un régime politique autoritaire, ni mains liées par des pouvoirs financiers abusifs. J’ai eu la chance d’exercer mon métier dans un contexte favorable à l’indépendance de pensée et à la liberté d’expression. En ces domaines, je reconnais volontiers que notre génération a connu de meilleures conditions de travail qu’aujourd’hui. Avec davantage de moyens, moins de pression de l’immédiateté et sans le voisinage perturbant des réseaux sociaux. Ceux-ci mettent de l’électricité dans l’air, survalorisent des sujets et accélèrent des rythmes susceptibles de provoquer des emballements médiatiques. Le temps long, celui de la réflexion, disparaît désormais au bénéfice d’une instantanéité permanente, qui rend impossible l’examen de la complexité du réel. En outre, les propriétaires des entreprises de presse, affectés par le recul des recettes publicitaires et des ventes en kiosques, ont réduit les effectifs à l’excès. Cela conduit malheureusement les consoeurs et les confrères à travailler dans la précipitation, pour penser les sujets, enquêter et écrire. A notre « belle époque », nous avons eu les moyens de mener des enquêtes minutieuses, l’investigation étant quasiment notre quotidien. Cela nous protégeait du journalisme moutonnier, celui où les pros empruntent les uns aux autres, voire se copient et se répètent en boucle. L’indépendance et la liberté ont un coût, élevé ; s’en exonérer risque de conduire à la dévaluation de notre métier. ## Le journalisme est, enfin, un métier de curiosité. Ce disant, je résume en un mot les quatre constats précédents. Une curiosité permanente de savoir et de comprendre ; de connaître la dynamique des entreprises, les conditions de vie des marginaux, la psychologie et les projets des dirigeants, les tensions du monde, etc. etc. Une curiosité sans frontières, sans tabous, sans a priori, sans conformité obligée à une pensée unique, sans ralliement à une mode. La curiosité du pourquoi ; une curiosité insatiable, une curiosité gigogne...
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institut présaje
2015-03-01
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[ "michel volle" ]
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COMMENT UTILISER LE BIG DATA
# Comment utiliser le Big Data La plupart des articles et commentaires autour du Big Data s’appuient sur une conception erronée de ce que sont les données et de la façon dont on peut les utiliser, constate Michel Volle. Il est vrai que l’internet apporte des moyens éditoriaux puissants aux institutions qui produisent des statistiques. Il faut bien sûr être conscient des possibilités et des dangers nouveaux que cela comporte. Les commentateurs manient avec trop peu de précautions les bombes sémantiques que sont les mots « donnée » et « information »^1^. Des expressions comme « numérisation de tout », « société de l’information », « masse de données », « une ressource peu différente des matières premières comme le charbon ou le minerai de fer » sont en effet trompeuses : incitant à considérer les données selon leur volumétrie, elles engagent l’intuition sur la pente de la « théorie de l’information » de Shannon, qui assimile l’information qu’apporte un message au logarithme de sa longueur après compression. Shannon disait « meaning doesn’t matter », affirmation dont l’énergie impressionne mais qui masque une absurdité. Voici ce qu’enseigne la pratique de la statistique^2^: 1. Les « données » sont en fait des observations sélectives : elles ne sont pas « données » par la nature mais définies a priori par un observateur afin que leur mesure puisse être ensuite « donnée » à l’ordinateur. 2. L’« information » donne au cerveau de celui qui la reçoit une « forme intérieure » qui lui confère une capacité d’action : Gilbert Simondon a conçu une théorie qui s’appuie sur ce constat et elle éclaire le Big Data mieux que ne le fait celle de Shannon. La capacité d’action ne peut cependant se dégager que si les données sont interprétées, ce qui suppose de concevoir un lien de causalité entre les concepts dont la mesure a été observée. 3. L’analyse des données la plus pointue ne fait cependant que constater des corrélations. Il faut posséder une bonne maîtrise de la théorie du domaine observé pour pouvoir passer de la corrélation à la causalité : la corrélation n’est qu’un un indice, au sens qu’a ce mot dans une enquête policière, et il faut savoir l’interpréter. Quelques mots sur ce dernier point : la théorie, c’est le trésor des interprétations antérieures, condensé sous la forme de liens de causalité entre les concepts - trésor qu’il faut souhaiter exempt du dogmatisme, du pédantisme et de l’étroitesse qui sont pour une théorie autant de maladies. Celui qui ignore la théorie tombera fatalement, comme cela m’est arrivé, dans quelqu’une des naïvetés que les théoriciens ont depuis longtemps appris à éviter. Cependant la tentation est forte : Jean-Paul Benzécri, pionnier de l’analyse des données, a prétendu que celle-ci révélait « le pur diamant de la véridique nature » et les économètres, dont la discipline se rattache pourtant à la théorie, commettent souvent par précipitation la même erreur. Les auteurs d’un livre à succès ont érigé cette erreur en principe de la démarche, ce qui indique que le risque est élevé^3^: «move away from the age-old search for causality. As humans we have been conditionned to look for causes, even though searching causality is often difficult and may lead us down the wrong paths. In a big data world, by contrast, we won’t have to be fixed on causality; instead we can discover patterns and correlations in the data that offer us novel and invaluable inisghts.» L’expérience des services de renseignement montre cependant que l’interprétation (qu’ils appellent « analyse ») importe beaucoup plus que la collecte : mieux vaut collecter peu de données bien choisies, et que l’on sache interpréter, plutôt que de se laisser écraser par une collecte massive. Tout observer, c’est en effet ne rien comprendre car l’intellect est nécessairement sélectif: dans la complexité du monde, chacun doit choisir à chaque instant de voir ce qui importe pour son action et donc de ne pas voir le reste. L’intellect est submergé s’il ne trie pas parmi les signaux qui sollicitent la perception : un conducteur qui se laisse distraire par les détails du paysage est dangereux. Il est donc périlleux de situer la valeur ajoutée dans les seuls stockage et traitement informatiques des données, et si l’on commet cette erreur le Big Data n’apportera que de la confusion. Si l’on sait par contre s’y prendre pour interpréter les corrélations en s’appuyant sur les acquis de la théorie du domaine observé, le Big Data constitue une ressource, et donc un enjeu. ^1^ Par exemple Stéphane Grumbach et Stéphane Frénot, « Les données, puissance du futur », Le Monde, 7 janvier 2013. ^2^ Michel Volle, Le métier de statisticien, Economica, 1984. ^3^ Viktor Mayer-Schonberger et Kenneth Niel Cukier, Big Data, John Murray, 2013
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institut présaje
2015-03-01
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[ "david guiraud" ]
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LES CLÉS DU NOUVEL ÉCO-SYSTÈME DES ENTREPRISES D’INFORMATION
# Les clés du nouvel éco-système des entreprises d’information Un entretien avec David Guiraud, président du conseil de surveillance de « Ouest France », associé du cabinet de conseil Media Consulting Group, ancien vice-président directeur général du groupe « Le Monde » et directeur général du Groupe « Les Echos » Pas d’information libre et indépendante sans un modèle économique rentable des entreprises d’information. Celui de l’ère des mass médias est révolu. Un autre modèle a d’ores et déjà pris la relève, explique David Guiraud. Ses pionniers en récoltent les premiers bénéfices. Les journalistes réinventent leur métier. Les patrons de presse reconstruisent leurs bilans. Après le temps des jérémiades, le temps de l’innovation. Pres@je.Com. Les bulletins de santé des entreprises de presse sont toujours aussi déprimants mais on voit surgir de nouveaux acteurs, optimistes et sans complexes. ## Où en est-on dans le grand basculement des métiers de l’information ? La rupture du modèle traditionnel est consommée. Les métiers de l’information se reconstruisent sur des bases radicalement nouvelles. L’ère des mass médias est terminée et avec elle, l’ère des grands paquebots de l’information. Les géants de la presse écrite et de l’audiovisuel qui tenaient l’opinion publique au siècle dernier sont cernés de toutes parts par des vedettes rapides et des flottilles de petites embarcations. Leur recette ? Exploiter le « sur-mesure de masse » que permet l’immersion totale de la population dans le monde d’internet et des réseaux sociaux. Dès lors que vous pouvez entrer en contact à un coût très faible avec la quasi-totalité d’une cible - les amateurs de jazz, les militants écolos, les entrepreneurs de 3D ou les praticiens d’une discipline médicale - rien ne s’oppose à l’idée de monter un projet de presse numérique et de le transformer en entreprise rentable, à condition de respecter l’exigence de qualité de cette communauté. Les avalanches de ratages de start-up montées par des amateurs ne doivent pas faire oublier l’essentiel : les marchés de l’information peuvent désormais se segmenter à l’infini et un nouveau modèle économique émerge face à celui de l’entreprise de presse traditionnelle. ## Pourquoi dites-vous que l’ère des mass médias est terminée ? Elle couvre une période de l’histoire multi-millénaire du rapport entre information et société. Une bien courte période, à peine 160 ans. Trois grandes étapes dans cette longue histoire. D’abord le passage de l’oral à l’écrit sous l’Antiquité. Ensuite le passage de l’écrit à l’imprimé au moment de la Renaissance. Et aujourd’hui, le passage de l’imprimé au numérique. Pendant des dizaines de siècles, les hommes ont vécu sous le régime du « no media », pas de média et peu de lecteurs. Puis est arrivée la courte période du « mass média ». Aujourd’hui nous sommes rentrés dans la période du « max média ». Explosions du nombre d’acteurs médias et du nombre de lecteurs. La « parenthèse mass médias » présentait trois caractéristiques : - sur le plan économique, une forte tendance aux pratiques monopolistiques des entreprises de presse, élargies en cours de route aux médias de radio-télévision ; l’amortissement des imprimeries, la maîtrise des circuits de distribution, la captation des ressources publicitaires, le coût des antennes de télévision et de radio analogiques, tout plaidait pour la concentration des forces entre une poignée de grands acteurs ; le système était confortable pour les investisseurs et rassurant pour les journalistes ; - le client achetait tout à la fois de l’information et une organisation industrielle ; - les journalistes détenaient le monopole de l’information : la détection des « nouvelles » et la décision de les rendre ou non publiques leur appartenait ; l’information descendait en ligne verticale en direction du citoyen ; le débat public était initié par les journalistes. ## A quel moment s’est produite la rupture du système ? Le signal d’alarme aurait dû se déclencher dès que la courbe de vente des journaux a atteint un plateau et que la publicité s’est mise à décrocher de manière durable. La presse française a pris conscience de la menace plus tardivement qu’à l’étranger, compte tenu de l’effet amortisseur des aides publiques à la presse. Mais avec Google, avant même l’avènement de Facebook ou de Twitter, les annonceurs et les publicitaires avaient deviné qu’internet allait pulvériser les vieilles règles de la conquête d’audience. Qu’un blogger puisse capter depuis son salon une audience supérieure à celle d’un grand journal annonçait la remise en cause d’un siècle d’écosystème stable et vertueux. Schumpeter et sa destruction créatrice sont rentrés dans le jeu, créant un nouvel espace de développement extrêmement rapide à moindre coût. Plus personne ne s’étonne aujourd’hui de voir un journal comme « Le Monde » rassembler moins de 300.000 lecteurs « papier » pour 10 millions de visiteurs uniques sur internet. C’est une formidable opportunité pour les marques historiques tout autant qu’une menace et un défi pour les dirigeants et leurs équipes car tous les fondamentaux sont balayés dans un mouvement d’une grande violence. Il oblige à une transformation rapide et profonde des organisations, des savoir-faire et des structures de coûts au service d’une nouvelle vision. Ce basculement du confort de la vieille culture à l’hyper concurrence de la nouvelle est décisif. Comme le dit Michel Serres, « aujourd’hui il ne s’agit pas de s’adapter mais d’inventer ». Tout le monde ne l’a pas compris, ou tout du moins ne sait comment mener cette mutation sans concession tant la vitesse d’exécution est devenue essentielle. C’est un mode de management radicalement nouveau qui suppose une réelle prise de risque, une culture de l’expérimentation permanente impulsée par la tête mais qui ne peut se réaliser sans la mise en mouvement de tous. Les Américains sont à l’aise avec cette culture y compris dans les grandes entreprises comme Google ou Apple. Chaque salarié y est considéré comme un vecteur potentiel d’innovation et d’invention du monde de demain. ## Comment s’est développé le nouvel éco-système de l’information ? Tout a commencé par une erreur d’analyse autour du concept de gratuité de l’information oubliant sans doute, comme aimait à le rappeler Milton Friedman, que « there is no free lunch » ! A partir de calculs naïfs, ou de paris oiseux, beaucoup de dirigeants de journaux ont tenu le raisonnement suivant : en passant du papier au numérique, les coûts - pas d’imprimerie, pas de rouleaux de papier, pas de camions - sont divisés par 10 ; à l’inverse, l’efficacité des outils de conquête d’audience est multipliée par 100. Faisant confiance à la notoriété de leurs marques, ils ont cru qu’une audience démultipliée sur des sites gratuits allait convaincre les annonceurs de maintenir des tarifs de publicité élevés. Mais l’explosion de l’offre d’audience à l’ère du « max média » et l’informatisation de la vente d’espace au travers de mécanismes d’enchères automatiques ont conduit à un effondrement des prix, doublé d’une réaction croissante des internautes poussés à contourner cette forme de publicité intrusive par l’utilisation de bloqueurs automatiques. La conséquence est une course effrénée à la taille d’audience avec un impact direct sur la qualité éditoriale bien supérieur à ce qu’il pouvait être à l’ère du « print ». On sait aujourd’hui que seuls des colosses de langue anglaise ont les moyens de fonder une stratégie sur la gratuité totale, leur taille et leur notoriété mondiale leur donnant des arguments pour atteindre une taille suffisante en terme d’audience et de revenus qui permette de continuer à financer une rédaction de taille significative. En fait, si l’on veut produire de la qualité, on doit s’orienter vers un modèle « freemium », un système hybride qui utilise la gratuité pour faire croître la notoriété de la marque et sa présence tout en réservant son fonds éditorial à ceux qui acceptent d’en payer le prix. Celui-ci doit être accessible, presque indolore, servi par une interface marketing et éditoriale radicalement différente du passé. C’est le choix du « New York Times », du « Financial Times », du « Monde » ou des « Echos » en France. Ces titres rassemblent une véritable communauté de lecteurs « engagés » autour d’une valeur ajoutée éditoriale que ceux-ci plébiscitent et autour de laquelle ils se retrouvent. L’éco-système numérique est d’une toute autre nature que celui des médias non interactifs ou non communautaires d’autrefois. L’audience se conquiert, se garde et se monétise correctement à une seule condition : que se crée un engagement, cette relation de proximité avec le lecteur internaute qui dépasse le quasi-rapport d’autorité d’autrefois. Cette approche vaut aussi bien sûr pour les « pure-players » qui ont par ailleurs l’immense avantage de pouvoir adopter dès le début une organisation, une culture, un marketing et surtout une structure de coûts beaucoup plus légère et adaptée au nouvel écosystème. En France, un site comme Mediapart répond à cette définition. Il est jugé crédible car il a une rédaction à la dimension de son projet rédactionnel et de sa communauté de lecteurs engagés. Entièrement payant, à un prix attractif, il compte déjà un peu plus de 100.000 abonnés. L’entreprise est rentable avec environ 50 salariés (1,5 million d’euros de profit pour quelque 8 millions de chiffre d’affaires). Il n’est plus très loin du nombre d’abonnés d’un grand quotidien du soir avec à peine 10% de ses effectifs et une rentabilité positive de plus de 15%. ## La tentation n’est-elle pas de privilégier un marketing de la demande - partir de ce que le lecteur a envie de lire - alors que la liberté de la presse s’incarne traditionnellement dans un marketing de l’offre - la libre proposition d’un contenu en fonction d’un projet ouvertement subjectif - (conviction politique ou culturelle, libre regard sur le monde, choix d’un style et d’un ton) ? L’un ne va pas sans l’autre et le numérique est un formidable outil de « serendipité ». Rien de mieux aujourd’hui que les réseaux sociaux comme Twitter, Linkedin ou Facebook pour découvrir des choses que l’on n’a pas cherché, être mis en contact avec des pensées, des univers, des points de vue différents. Cela suppose néanmoins que cette démarche ouverte ne soit pas progressivement biaisée par le jeu caché des algorithmes, vrai sujet de préoccupation et de vigilance à l’heure actuelle. Le point de départ d’une aventure éditoriale, c’est nécessairement l’envie de proposer quelque chose de nouveau, de construit avec des mots, des images et des sons. Mais à l’autre bout de la chaîne, le journaliste, aujourd’hui, doit impérativement convaincre un « client » beaucoup plus informé et beaucoup plus exigeant que par le passé. La presse d’influence a perdu de son influence. Le lecteur-internaute pianote sur son smartphone à longueur de journée et il a le choix entre une multitude de sources. Les métiers de l’information sont engagés dans une guerre de l’attention. Passer du « Web du clic » au « Web de l’attention » implique une réelle empathie avec le lecteur. Comprendre son mode de fonctionnement, c’est à dire son mode de vie, chercher à l’aider à s’enrichir en gagnant du temps. L’écouter et le mettre dans la conversation, ne pas l’envahir mais le servir sont de nouvelles exigences auxquelles les médias traditionnels de l’époque du mass média ne sont pas habitués. C’est un véritable retournement pour passer d’une culture « top-down » à une culture « bottom-up » comme disent les anglo-saxons. Aujourd’hui le patron, c’est le lecteur ! Et ce lecteur, ou ce non lecteur, est de plus en plus jeune avec un référentiel et des modes de consommation qui n’ont plus rien à voir avec celui de ses parents, la génération de ceux qui sont nés avec le papier et dirigent encore les entreprises de presse traditionnelles. ## A partir des exemples récents de créations pures ou de reconversions de médias traditionnels, quelles sont selon vous les constantes de stratégie qui ont assuré leur succès ? Il y en a un certain nombre mais j’en retiendrai surtout quatre qui me paraissent essentielles : - La vision. Que vous preniez Politico, Atlantic Media avec Quartz, Vox Media, Vice Media, Buzzfeed, ou Mediapart en France, tous ont en commun d’avoir été lancés par des équipes ayant une vraie compréhension du nouvel écosystème numérique, un projet en phase avec les comportements du citoyen ou du consommateur de l’ère de la mobilité. Tous ont cherché à inventer des concepts éditoriaux originaux et à répondre aux deux grandes attentes du marché : fournir de la pertinence et de la recommandation éditoriales au travers d’une interface technologique en phase avec les nouveaux usages. - Le courage de la rupture et de la prise de risque. Quand le magazine américain The Atlantic, créé en 1857, a décidé de se lancer dans l’aventure internet, il a accepté d’oublier sa culture « print » pour basculer dans le « digital first » et a choisi notamment d’inventer de toutes pièces une nouvelle marque média, sans le moindre lien avec la publication papier. Nouvelle marque, nouvelle organisation, nouvelle équipe de journalistes. Ainsi est né en 2012 le site Quartz, totalement autonome, aujourd’hui l’un des plus prestigieux des Etats-Unis, en concurrence directe avec les sites du Wall Street Journal et de Financial Times. En deux ans, et avec une équipe d’une cinquantaine de personnes, il a réussi à dépasser l’audience du Financial Times sur le territoire des Etats-Unis, vient de lancer une version indienne et projette de s’attaquer à de nouveaux territoires. Cela avec une économie légère, un marketing résolument numérique maîtrisant parfaitement la gestion des « datas », et un résultat déjà proche de l’équilibre. C’est vraiment la fin des paquebots, bienvenue dans l’univers de vedettes rapides ! Le groupe Atlantic Media, maison mère de Quartz, continue d’accroître sa flottille en lançant d’autres marques médias purement numériques, et en embauchant des journalistes. On ne voit guère çà en France ! - La volonté du top management et l’argent pour investir dans une stratégie offensive. Pas d’audience fidèle sans réelle valeur ajoutée rédactionnelle et commerciale. Les investisseurs les plus en pointe l’ont compris, aujourd’hui à l’affût de projets éditoriaux ambitieux et de modèles commerciaux rénovés. La réussite éclatante du groupe Axel Springer dans le numérique est sans aucun doute le meilleur exemple européen de cette double conjonction. Elle est le fruit d’une réelle vision stratégique de son actionnaire et de son CEO, Mathias Döpfner, doublée d’une importante politique d’investissement et d’une large mobilisation de l’encadrement du groupe. Il y a quelques années, trois de ses principaux dirigeants ont été envoyés en « immersion » de six mois dans la Silicon Valley pour s’imprégner de cette nouvelle culture et des innovations qu’elle produit. C’est à ce prix que le changement de culture interne s’est engagé avec le succès que l’on sait. Aujourd’hui Springer réalise plus de 50% de ses revenus et les deux tiers de ses confortables profits dans le numérique. Ses dirigeants n’ont pas copié un modèle, ils ont inventé un chemin et continuent aujourd’hui d’investir dans de nombreuses start-ups média notamment aux Etats-Unis pour rester au contact des innovations éditoriales et marketing les plus en pointe. Celle qui vont, ou pas, dessiner le paysage médiatique de demain. - La vitesse. Qui parlera aux Français dans dix ans ? Politico, Quartz, Vox... ou Vice News sont américains, la technologie des GAFA - Google, Apple, Facebook, Amazon - est américaine, les écoutes sont américaines et chinoises. Chaque jour de nouveaux concepts éditoriaux apparaissent sur la Toile. La France reste largement à l’écart de la course de vitesse engagée partout dans le monde, malgré l’offensive de quelques grands acteurs comme le groupe Figaro qui a réellement investi. Abandonner l’essentiel du terrain à des sites d’origine extra-européenne risquerait à terme de menacer notre démocratie. La contre-attaque, c’est aujourd’hui ou jamais. Propos recueillis par Jacques Barraux
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institut présaje
2015-03-01
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[ "pierre-antoine merlin" ]
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JOURNALISME ET « BIG DATA » : LE RÔLE INDISPENSABLE DU PASSEUR
# Journalisme et « big data » : le rôle indispensable du passeur Y a-t-il encore de la place pour la recherche d’informations, leur vérification, leur classement, leur décryptage et leur mise en perspective ? Oui, explique Pierre-Antoine Merlin, qui voit dans l’exploitation rationnelle du « big data » par les journalistes professionnels le moyen de dissiper les illusions d’une démocratie numérique participative faite de tout... donc de rien. Plus les médias sont envahissants, plus les journalistes sont malheureux. Plus les propriétaires de journaux sont à droite, plus les journalistes sont à gauche. Plus la quantité d’informations rythme la vie quotidienne des gens, moins les professionnels de l’information en profitent. Ces paradoxes affligent, avec une brutalité inouïe, le beau métier de l’information. Oui, c’est un beau métier. Une façon de sentir, de vivre, d’être au monde, pour reprendre le vocabulaire infatué des structuralistes. Mais en quelques années, les tsunamis successifs des gratuits d’abord, d’internet ensuite, ont submergé sans retour ce qui restait de la presse. Nous voici tous immergés dans la grande mélasse de la blogosphère et de la vidéo ! La fameuse « agora informationnelle », ce pilier du rapport Nora-Minc publié il y a bientôt 40 ans, est enfin là. Pour le meilleur et pour le pire. La question se pose donc avec acuité. Y a-t-il encore de la place pour la recherche d’informations, leur recoupement, leur vérification, leur mise en forme, leur décryptage, le tout avec un minimum de fautes d’orthographe, une petite mise en perspective des faits, si possible un peu de recul, et pourquoi pas un brin d’humour ? Normalement oui, mille fois oui, grâce aux effets bénéfiques du « big data ». Celui-ci a en effet pour vocation de recueillir, de raffiner et d’exploiter avec un maximum de finesse et de pertinence tout le savoir du monde. C’est une situation exaltante, vertigineuse, inédite dans l’histoire sociale et économique, et même, sans doute, dans l’histoire humaine. ## Décomposition et recomposition permanentes Dans l’immédiat, ces débouchés presque infinis supposent d’unifier cet énorme corpus. Une tâche d’autant moins facile que cette masse d’informations est en décomposition et recomposition permanentes. Patrick Bensabat, président fondateur de Business & Décision, s’y attèle. Son intervention au colloque « big data », qui s’est tenu en décembre à la Maison de la Chimie, restera dans les annales. « L’un des gros problèmes, c’est de bâtir un référentiel hybride. Et pour réunir éléments certains et éléments incertains, il faut renforcer la norme. » C’est particulièrement vrai dans les domaines de la santé et du transport, où chaque bout d’information est crucial. « Tout cela nous ramène aux trois V », reprend avec un air d’évidence Stéphan Clemençon, professeur à Telecom Paris Tech, Institut Mines Telecom. « L’exploitation optimale du « big data » suppose de maîtriser la volumétrie, la vélocité et la variété des données ». Fait notable, dans cette course inédite, la France entend tenir son rang. Le « big data » constitue en effet l’une des sept priorités stratégiques énoncées au niveau européen par la « Commission Innovation 2030 ». ## Le monde mis en données Qu’espérer des rapports entre « big data » et information ? D’un côté, « le monde est mis en données », selon l’heureuse expression de Nathalie Boulanger, directrice du programme Start Up Ecosystème chez Orange. De l’autre, l’être humain ne change pas, en tout cas pas au même rythme. Les citoyens sont des consommateurs passifs qui ne tirent pas parti des nouveaux usages. Ils s’accommodent très bien de l’existant, généralement regroupé sous le terme pratique de « réseaux sociaux », sorte de fabrication pseudo-intellectuelle, largement artificielle, utilisée le plus souvent dans la langue de Shakespeare - si l’on peut dire. Ces « passeurs » que devraient être, plus que jamais, les professionnels de l’information, sont malheureusement inaudibles : leur marché a disparu au profit d’une démocratie numérique participative faite de tout, donc de rien. Au fond, pour espérer faire du journalisme à l’heure du « big data », il faut avoir une fortune personnelle, ou mener une vie d’ascète. Reste une ardente obligation, celle de l’optimisme. Saint-Augustin l’avait prévu : c’est parce qu’il est difficile de réussir qu’il est nécessaire d’entreprendre.
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2015-03-01
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[ "gérard moatti" ]
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RESSERRER LE LIEN DISTENDU ENTRE L’INFORMATION ET LA DÉMOCRATIE
# Resserrer le lien distendu entre l’information et la démocratie Le lien consubstantiel entre l’information et la démocratie a changé de forme avec internet. Hier, il était menacé par les pratiques de censure et d’auto-censure. Aujourd’hui, constate Gérard Moatti, il est affecté par la mêlée indissociable des nouvelles, des rumeurs et des messages orientés. La fragmentation des sources se double d’une fragmentation en « communautés » selon l’âge, les valeurs et les pôles d’intérêt. Mais la tendance reste à la demande croissante d’information fiable et objective. Pas de démocratie sans information : le constat n’est pas nouveau, et Tocqueville le formulait ainsi : « Lorsqu’on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut bien lui reconnaître la capacité de choisir entre les différentes opinions qui agitent ses contemporains, et d’apprécier les différents faits dont la connaissance peut le guider. » (De la démocratie en Amérique, 1835). Pourquoi la question ressurgit-elle aujourd’hui ? Pourquoi le lien entre information et démocratie n’est-il plus aussi évident ? Pour beaucoup de raisons, dont celle-ci : c’est que la notion même d’information se brouille, avec l’irruption d’internet et des réseaux sociaux. Hier, la « fonction d’informer » était dévolue à la presse, un secteur certes sujet à transformations et élargissements (journaux, radio, télévision), mais dont on percevait clairement les contours. Aujourd’hui, la circulation des nouvelles, des rumeurs, des opinions, des images sur internet (illustrée par le slogan « tous journalistes ») concurrence les canaux classiques. Hier, la menace principale était la censure, la restriction de la liberté de la presse. Aujourd’hui, c’est exactement l’inverse : le danger est l’anarchie, l’absence de contrôle et de règles ; les répercussions sur la Toile des attentats du 7 janvier en ont fourni une nouvelle preuve. ## Un aiguillon salutaire pour la presse Cette concurrence est particulièrement vive et dangereuse en France, le pays où, dans les enquêtes sur la confiance accordée aux différentes institutions ou professions, la presse et le personnel politique occupent les dernières places. Elle a quelques effets positifs : elle pousse les journaux à créer une offre numérique, souvent plus variée et plus réactive que leur offre « papier ». Elle a aussi contribué à une réaction salutaire de la profession journalistique, réaction dont on perçoit des signes : l’insistance sur la déontologie, la réflexion sur le « on » et le « off », ou encore des émissions comme « Le secret des sources » (France Culture) et, bien sûr, le rôle de la presse dans la révélation de quelques scandales. ## L’exaspération des passions La fragmentation des sources enrichit, certes, l’offre d’information, mais elle a aussi trois conséquences potentiellement dangereuses pour la démocratie. Parce qu’elle brouille la frontière entre la vérité et la rumeur, entre la relation objective des faits et la propagande, elle ressuscite des sentiments de peur ou de haine et entretient les divisions : au sein même des sociétés « avancées », le « choc des civilisations » annoncé par Samuel Huntington prend l’avantage sur la « fin de l’histoire » (le triomphe définitif de la démocratie) décrite par Francis Fukuyama. La propagation des rumeurs (comme les résurgences périodiques des « théories du complot ») est favorisée par l’anonymat des émetteurs. Pourrait-elle être bridée, sinon entièrement maîtrisée, par une forme d’autocontrôle collectif ? On peut en douter : même sur le site Wikipedia, fort précieux par ailleurs, où cet autocontrôle existe, on a parfois du mal à distinguer, dans certains articles, l’exposé objectif de l’endoctrinement politique. Cette fragmentation des sources entraîne une fragmentation des sujets. On peut taxer la presse classique de conformisme, lui reprocher ses réflexes moutonniers dans le choix des événements et des questions traitées, du moins met-elle en avant des thèmes communs, sur lesquels les opinions peuvent se confronter. Ce « forum » civique se restreint de plus en plus, au profit de sites, de blogs ou de rendez-vous de « followers » partageant les mêmes centres d’intérêt ou les mêmes opinions. Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, a même envisagé récemment la création d’un système d’information numérique entièrement personnalisé, qui servirait à chacun les nouvelles censées le concerner... On voit que la fragmentation des sources et des sujets en favorise une troisième, celle de la société, dont on peut imaginer la dérive vers une juxtaposition de groupes étrangers les uns aux autres par leurs idéaux et leurs valeurs. ## Demande d’information fiable et objective Il ne faut cependant pas forcer le trait en exagérant les menaces. Tocqueville, pour en revenir à lui, affirmait que parmi les fondements de la démocratie américaine, les causes physiques comptaient moins que les lois, et les lois moins que les moeurs. Pour actualiser cette vision, on pourrait dire que les « causes physiques » - les technologies numériques - comptent moins que les mentalités. Si la qualité de l’information conditionne celle de la démocratie, en sens inverse la vigueur de l’esprit démocratique entretient une demande d’information fiable et objective. Il reste sans doute à inventer et à généraliser un « bon usage » des sources, notamment numériques, au service de la démocratie : question d’apprentissage.
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2015-03-01
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[ "bernard lecherbonnier" ]
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DE LA RECOMMANDATION VERTICALE À L’INFORMATION HORIZONTALE
# De la recommandation verticale à l’information horizontale Il y a quinze ans, pour convaincre le public d’acheter un livre, il suffisait de passer chez Bernard Pivot, lequel prenait le temps de le lire. Aujourd’hui, la presse privilégie les livres qui viennent en écho d’une actualité forte ou qui mettent du piment dans le débat public. Le « buzz » qui naîtra par chance sur les réseaux sociaux décidera ensuite du destin de l’ouvrage, explique Bernard Lecherbonnier. L’information à la Pivot était verticale. Elle est devenue horizontale. L’introduction du numérique dans l’information a-t-elle fait évoluer l’information elle-même ? Les candidats au bac et les élèves de l’ENA n’ont pas fini de disserter sur le sujet. Au Moyen Age on appelait « quolibets » ces palabres qui faisaient la joie des théologiens et de leurs étudiants à la Sorbonne. Le bac se meurt, l’ENA aussi et la théologie ne se porte guère mieux. Alors essayons d’apporter une modeste pierre à ce vaste débat. Je partirai de mon expérience d’auteur. Il y a quinze ans, lorsque je publiais un essai ou un roman, mon objectif était de passer chez Pivot. Une prestation réussie garantissait grosso modo 10.000 ventes et une mise en avant dans les librairies. L’autorité de Bernard Pivot reposait essentiellement sur le fait qu’il avait effectivement lu votre livre et que ses questions étaient avisées et pertinentes. Que quelques critiques compétents joignissent leurs voix au concert et le succès était assuré. Bien entendu, des livres pouvaient également faire carrière sans Pivot s’ils étaient soutenus par un grand quotidien et, surtout, par un hebdomadaire de référence qui ouvrirait la voie à d’autres publications de presse et à des émissions radio ou télé. ## La fin de Bouillon de Culture en 2001 a profondément modifié le paysage puisqu’aucun des émules de Pivot n’a égalé sa performance. Etaient-ils moins talentueux ? On ne saurait généraliser : il reste encore aujourd’hui de très intéressantes émissions littéraires, telles la Bibliothèque Médicis de Jean-Pierre Elkabbach sur LCP, La Grande librairie de François Busnel et les Grandes Questions de FOG sur la 5. Au fond c’est cette forme d’autorité intellectuelle incarnée par un sachant qui ne semble plus recevable par un public, d’une part moins littéraire, d’autre part plus diversifié dans ses goûts. En un mot, l’information à la Pivot était verticale. Elle est devenue horizontale. Qu’est-ce à dire ? ## Information verticale et horizontale Revenons au propos de base : comment faire connaître un livre aujourd’hui ? La première question, peut-être la seule question qui vaille aux yeux de la presse : quel excitant particulier recèle le livre ? Quel est son rapport à l’actualité ? Le livre est devenu un média « chaud » dont les quotidiens et les journaux d’information continue feront ou non un événement, condition indispensable pour être bien exposé dans les points de vente. La lecture de l’ouvrage devient alors assez secondaire. La quatrième de couverture et le communiqué de presse - finalisés l’un et l’autre avec soin - seront d’autant plus déterminants que les journalistes lanceurs d’information ne liront jamais rien d’autre. La presse écrite et audiovisuelle garde une place centrale dans la stratégie médiatique. Toutefois la presse en ligne est désormais plus fréquentée que la presse imprimée. C’est pourquoi chaque support de presse, y compris les hebdomadaires, publie sur son site et en continu des informations sur la Toile. L’auteur d’un livre a donc intérêt à être largement cité ou interviewé par les journaux en ligne dont la durabilité des informations est incomparablement plus longue que celle du support papier. ## Focalisation sur le livre-événement A l’aval, les réseaux sociaux reprennent, diffusent et commentent abondamment les contenus de la presse en ligne. D’où l’intérêt pour l’auteur que le « buzz » se généralise autour de son nom. A ce niveau, toutefois, tous les débordements sont possibles car en fait l’objet initial, le texte de l’ouvrage, a à peu près disparu des prolongements médiatiques qui ne s’intéressent qu’à son écho. S’ajoutent en boucle des commentaires à des commentaires : ils sont susceptibles de déformer complètement le propos du livre, et l’auteur n’y peut strictement rien même s’il se fait étriller à tort par des gens qui répandent une compréhension erronée de ce qu’il a écrit... En réalité, si nombreux que soient les commentaires, à peu près personne n’a encore lu le livre à ce stade... Il est clair que les ventes actuelles de livres, en dépit de l’explosion médiatique sur internet, sont fort inférieures à ce qu’elles étaient du temps de Pivot. Elles se focalisent sur des livres-événements : le Trierweiler, le Zemmour, le Houellebecq qui ne seront de fait pas plus lus par leurs acheteurs que le Goncourt. D’ailleurs on entend souvent dire : « J’ai acheté le Zemmour », rarement « J’ai lu le Zemmour ». ## Le rôle du libraire pour les livres de qualité Parallèlement à ce système vit, et vit assez bien, un circuit qui permet à des ouvrages de qualité d’atteindre de remarquables résultats commerciaux à l’écart de tout l’appareil médiatique, y compris numérique, ci-dessus évoqué. La belle littérature se survit en grande partie grâce aux libraires qui continuent de jouer un précieux rôle de conseil et de prescription auprès de leur clientèle. Par conséquent, on peut affirmer que la principale menace dont est porteur le numérique pèse sur la survie de la librairie qui sera de plus en plus concurrencée par la commercialisation du livre en ligne. Une nouvelle question de fond s’est ajoutée depuis peu : rompant avec les règles de l’économie actuelle où le lecteur paie l’auteur, notre impayable ministre de la Culture, coiffée de numérique, ne propose-t-elle pas qu’à son exemple les lecteurs doivent être payés pour lire ?
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institut présaje
2015-03-01
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[ "jacques barraux" ]
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INFORMATION ET DEMOCRATIE A L’ERE DU NUMERIQUE (I)
# INFORMATION ET DEMOCRATIE A L’ERE DU NUMERIQUE (I) De la Troisième République jusqu’à l’avènement d’internet à la fin du XXème siècle, le couple « information-démocratie » a fonctionné sur la base d’un compromis entre la loi et le marché. D’un côté, la loi du 29 juillet 1881 sur la presse garantissait la liberté d’expression tout en fixant un certain nombre de limites. De l’autre, une forme nouvelle de capitalisme, le capitalisme de presse, développait une industrie de l’information, prélude au règne des mass-médias. Et puis patatras ! La révolution numérique a remis en cause ce que l’on croyait être le plus efficace des outils de la démocratie. Les circuits de l’information libre se reconfigurent aujourd’hui dans le désordre. De nouveaux acteurs - investisseurs, stars de la galaxie internet, lanceurs d’alerte, créateurs de sites indépendants, militants associatifs - ont envahi le sanctuaire des professionnels de l’écrit et de l’audio-visuel analogique. La période de transition entre le « monde d’avant » et le « monde d’après » du journalisme a commencé il y a plus de dix ans. Elle se déploie sur deux fronts, celui du business et celui de la déontologie. Pas de liberté - réelle - de la presse sans preuve de la viabilité du modèle économique d’une entreprise d’information, qu’elle soit traditionnelle ou numérique. Pas de démocratie sans respect des codes de déontologie qui s’imposent à toute équipe de journalistes quelle que soit la nature de son projet éditorial. Internet est la caisse de résonance d’un débat public encore largement régulé par les médias traditionnels, mais chacun sait que la synthèse finale se fera au bénéfice du numérique. Née bien avant l’avènement de Facebook et de Twitter, une première génération de pionniers parvient aujourd’hui à l’âge de la maturité. Elle montre la marche à suivre. Le dossier que Pres@je.Com consacrera en deux numéros au sujet « Information et démocratie à l’ère d’internet » s’ouvre sur une confrontation entre un manager de presse, des journalistes et des experts.
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2015-03-01
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[ "gérard thoris" ]
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ADAM SMITH ET SON « SPECTATEUR IMPARTIAL » À L’HEURE DE FACEBOOK
# Adam Smith et son « spectateur impartial » à l’heure de Facebook Les réseaux sociaux sont les fenêtres du village d’autrefois. Les « digital natives » y épanchent leur vie au fil des heures et ils attendent avec impatience la bénédiction de la microsociété qu’ils se sont choisie sous la forme statistique d’un « like » bienveillant... Gérard Thoris propose une relecture des deux chefs d’oeuvre d’Adam Smith, la « Théorie des sentiments moraux » et la « Richesse des nations », pour comprendre les ressorts de la vie en société à l’heure d’internet. Les règles changent. Pas les objectifs. (Voir un premier article de Gérard Thoris sur les Digital Natives dans Pres@je.Com n°24) Toute l’oeuvre d’Adam Smith peut être résumée comme la recherche de principes simples qui permettent d’assurer la cohésion de la société sans qu’il soit nécessaire de faire appel à quelque principe moral que ce soit. On sait le rôle que joue l’intérêt dans la «Richesse des nations». On sait aussi combien les Français jouent les prudes et crient au scandale que l’homme, né bon depuis Jean-Jacques Rousseau, puisse ne pas être naturellement porté à servir l’intérêt général... Les anglo-saxons n’ont pas cette pudeur excessive et préfèrent partir de l’homme tel qu’il est, avec son lot de qualités et quelques défauts bien ennuyeux pour croire à l’homogénéité d’une société portée par l’élan réparateur de l’intérêt général. Au moins, considérons comment, pour Adam Smith, l’intérêt peut jouer comme une force centripète pour rapprocher les hommes les uns des autres^1^. En quelques lignes, l’intérêt rapproche les hommes les uns des autres parce que la division du travail permet d’atteindre un meilleur niveau de vie que l’auto-subsistance ; dans l’échange qui est corollaire de la division du travail, chacun doit être assez modéré dans ses exigences en termes de prix pour que la transaction ait lieu ; ainsi, le bénéfice de la division du travail est partagé de façon inversement proportionnelle à l’intensité des besoins ; de ce fait, celui qui gagne le plus à l’échange est celui qui découvre au plus près les besoins de ses co-échangistes, c’est-à-dire celui qui s’intéresse le plus aux autres sous l’angle de leurs besoins économiques. CQFD ! Mais Adam Smith n’en est pas dupe, il y a un prix à payer pour en arriver là, c’est de renoncer aux « doux noeuds de l’amour » qui se tissent « quand les secours sont donnés par l’affection mutuelle »^2^. Autrement dit, et nous le constatons tous les jours, cette socialisation par l’économie fonctionne, mais elle est froide comme un calcul économique et, osons-le, fort peu propice à nourrir le coeur. Or, pour Adam Smith, si l’on en est arrivé là, c’est à cause de l’ambition qui ruine le monde de la sympathie. ## Le désir d’être aimé Car il en était tout autrement dans sa «Théorie des sentiments moraux». Ici, le fondement de la socialisation réside dans le désir d’être aimé. Pour arriver à un résultat dans ce domaine, il faut commencer par donner des signaux agréables aux autres. Le plus souvent, il suffit d’en partager les joies et les peines d’une manière ou d’une autre. Pour ce faire, on ajuste son comportement à ce qui attire leur sympathie de l’autre. Le processus de socialisation est circulaire : l’affection donnée - ou au moins les signes de l’affection - est rendue et les hommes peuvent vivre dans une paix relationnelle. Ils le font sans s’acquitter d’un examen de conscience pour savoir s’ils ont ou non respecté une règle morale prétendument universelle. ## Le rôle du « spectateur impartial » Enfin, pas tout à fait car « l’autre » m’est naturellement impénétrable. Il l’est dans ses besoins, et c’est pourquoi le marché est un processus de découverte des besoins d’autrui sanctionné par la réussite financière. Il l’est dans ses sentiments et c’est pourquoi l’acte convenable est un processus de découverte sanctionné par ce qui est socialement toléré. Dans la «Théorie des sentiments moraux», le résultat de ce processus est nommé « spectateur impartial ». Il n’a rien à voir avec une sorte de code moral auquel chacun confronterait son comportement quotidien ; il n’est que le comportement moyen socialement toléré, ce qui lui donne une forme de normalité, voire d’objectivité. En tout cas, en se comportant comme le spectateur impartial le ferait, chacun est sûr d’être considéré avec sympathie, c’est-à-dire de vivre tranquille - la « tranquillité » étant un objectif majeur de la vie chez Adam Smith. Mais quel peut bien être le rapport avec nos « digital natives ». Eh bien, c’est simple. Dans le village, « les fenêtres nous guettent »^3^ et le spectateur impartial se communique à la conscience individuelle par tous les bruissements de la rue et de la place publique. Dans la ville, la solitude rompt ce canal du contrôle social et l’anarchie guette. Les réseaux sociaux sont au sentiment moral de ceux qui les utilisent les fenêtres du village d’autrefois. On y épanche sa vie au fil des heures, texte et photos à l’appui, et on attend avec impatience la bénédiction de la microsociété que l’on s’est choisie sous la forme statistique d’un « like » bienveillant. Par un processus d’essai à erreur se dessinent les règles de ce qui est considéré comme un comportement socialement acceptable. ## « Les fenêtres surveillent » Est-ce à dire que l’on est entré dans l’ère du village global? Assurément non car les différences avec le XVIIIe siècle sont considérables. En premier lieu, on peut supposer avec certaines réserves que, chez Adam Smith, le regard du spectateur impartial atteint à une certaine forme d’universalité. En tout cas, il n’y a pas d’occurrence où l’expression est utilisée au pluriel. Donc, on peut penser que le sentiment moral est un. Au contraire, les réseaux sociaux sont au pluriel^4^. Certains, dont Facebook, sont une extension de la personnalité dans son ensemble ; d’autres sont constitués autour d’une passion, d’un caprice, de l’envie d’un moment. « Les fenêtres surveillent » : elles sont là, qu’on le veuille ou non, et le contrôle social s’exerce à mon corps défendant. Quant aux réseaux sociaux, c’est l’individu qui les constitue et qui choisit l’étendue des informations qu’il délivre comme dans un système de poupées russes. « Les fenêtres jacassent » devant les comportements socialement déviants ; au contraire, les réseaux sociaux permettent d’utiliser des avatars qui réduisent la portée des critiques. « Les fenêtres se taisent » quand vous quittez le village et que vous cherchez à vous faire une virginité sociale dans un autre village. Au contraire, la mémoire des sites sociaux est sans faille et le « droit au déréférencement personnel » suppose une démarche expresse dont il faut apprendre à se servir, jusqu’après la mort. Ainsi se noue sous nos yeux une société dont les principes de socialisation sont en train de muter de manière radicale. D’abord du point de vue de la territorialité : l’analyse des flux liés aux réseaux sociaux est un indicateur intéressant des relations interpersonnelles. Ainsi, à partir des 210 millions d’abonnés Facebook, Pete Warden montre que les Etats-Unis sont constitués de sept districts plutôt que de 50 Etats.^5^ Point n’est besoin d’être géo-stratège pour en conclure que les Etats-nations sont une construction historique en suspens. Ensuite, du point de vue de la conscience sociale : la République est une et indivisible ; c’est peut-être encore vrai du droit, et encore ! Ce n’est plus vrai de ces principes qui structurent la personnalité. Ceux-ci se constituent au gré des rencontres virtuelles dans un jeu où l’affection et le hasard ont part égale. Assurément, on ne vit plus en société, mais en sociétés. Et, pour terminer sans conclure, tout ce qui est reçu dans le système éducatif est jaugé et jugé par les pairs via les réseaux sociaux, ce qui laisse vraisemblablement peu de place à l’objectivité scientifique. Est-ce mieux ou moins bien ? C’est vraiment une question de réactionnaire ! C’est le nouvel état de la civilisation. D’ailleurs, ces réseaux sont infiltrés de toutes parts au point que la référence du spectateur impartial peut n’être parfois qu’une fiction. Des acteurs très partiaux créent autant de profils qu’il leur semble nécessaire pour influencer les membres des réseaux sociaux^6^. Plus grave sans doute, pour ceux qui croiraient à une avancée de la liberté de manifestation de soi, il faut s’interroger sur ce spectateur très particulier qui, a priori, n’émet aucun jugement, mais qui recense tout ce qui se dit et tout ce qui se montre, avec la complicité même des fournisseurs d’applications : aux Etats-Unis, c’est le programme de surveillance électronique PRISM ; en France, son équivalent n’a pas de nom, mais il n’en est pas moins opérationnel^7^. « Les fenêtres me suivent / Me suivent et me poursuivent / Jusqu’à ce que peur s’ensuive / Tout au fond de mes draps ». ^1^ Cf notre Analyse économique des systèmes, Paris, A. Colin, coll. U, 1997, p. 27 sq. ^2^ Adam Smith (1759), Théorie des sentiments moraux ou essai analytique des jugemens que portent naturellement les hommes, d’abord sur les actions des autres, et ensuite sur leurs propres actions, traduit de l’anglais sur la septième édition par Mme S. de Grouchy , marquise de Condorcet, Paris, chez Barrois L’ainé (1830), tome I, p. 156-157 ^3^ Jacques Brel, « Les fenêtres », 8 mars 1999 ^4^ A titre d’exemple, le « Top 10 des sites de réseaux sociaux », Média Internet, ^5^ Paul Warden « How to split up the US », 6 février 2010, Média Internet ^6^ Par exemple, Arnaud Pelletier (2010), « Fausses identités, infiltration au coeur des réseaux sociaux Web 2.0 », Média Internet ^7^ Jacques Follorou et Franck Johannès (2013), « Révélations sur le Big Brother français », LeMonde.fr du 4 juillet, Média Internet
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institut présaje
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[ "michel rouger" ]
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LA FRANCE AU LENDEMAIN DES JOURNÉES DE JANVIER 2015
# La France au lendemain des journées de janvier 2015 Les événements dramatiques qui ont soulevé d’indignation le peuple français au début de cette année 2015 ont tout à la fois réveillé les fantômes du passé et ravivé les blessures d’aujourd’hui, constate Michel Rouger. Axée sur la réflexion autour du Droit, de l’Economie et de la Justice, Pres@ge.Com consacrera son prochain numéro aux enjeux de notre modèle républicain. Sous le titre « Information et démocratie à l’heure du numérique », la présente édition se propose d’en être l’introduction. La lettre Pres@ge.Com participe à la presse d’opinion, celle qui pense avant d'échanger et réfléchit avant de publier. Sa parution trimestrielle correspond au sérieux des sujets traités : Droit, Economie, Justice. Lorsque la conférence de rédaction de décembre a préparé cette lettre, il était connu, de longue date, que les guerres qui déchirent le Moyen-Orient engendreraient des mouvements fanatiques prêts à combattre les démocraties et tenter de les abattre, en représailles aux actions militaires qu’elles mènent pour les empêcher d’étendre la domination de leur Foi sur les Lois par lesquelles les peuples ont choisi leur mode vie. On sait par quel enchainement de circonstances et de décisions démocratiques la France a vécu ce rendez-vous dramatique avec son histoire : la fin de son Empire colonial et le rapatriement brutal des Français d’Algérie, l’immigration massive de main-d’oeuvre industrielle nord-africaine, suivie de son regroupement familial, l’abolition de la conscription, qui a privé la Nation du rôle intégrateur de l’Armée, la bureaucratisation de l’Ecole et de la Justice qui ont différé les adaptations voulues par les plus lucides de leurs ministres démissionnaires face aux jeunes « sauvageons » abandonnés par l’Etat. C'est ainsi que la France vit cette tragédie. Elle provoque des réactions dont le salutaire et le durable le disputent à l’excessif et à l’éphémère. L’urgent est d’attendre la prochaine lettre de Pres@je.Com, en laissant se dissiper la fumée des incendies allumés par les assassins, et s’évacuer l’eau des pompiers qui s’affairent jour et nuit. L’analyse des effets prévisibles sur le Droit, l’Economie et la Justice exige une réflexion qui dépasse cet éditorial. En espérant que le pays évite ses classiques guerres civiles tièdes qui opposent les mouvements d’opinion attachés à la démocratie parlementaire ouverte au monde, et ceux qui préfèrent un Etat autoritaire replié sur lui-même. ## Les sujets ne manquent pas. On savait que les fanatiques religieux useraient des techniques de la cyberguerre pour contrer les guerres technologiques des armées des « mécréants ». Ce qui était une hypothèse cachée est devenu une réalité admise, dans la longue durée. L’action et la réaction ont changé le paysage qu’il faut redessiner. L’économie s’y adaptera-t-elle ? L'action a été structurée par les outils numériques, les smartphones et les réseaux qui ont servi aux agresseurs aussi bien qu’aux agressés et aux services de sécurité. L’utilisation bivalente, bien et mal, de ces outils impose une révision des concepts de contrôle des moyens offerts sur les marchés. Le Droit et la Justice le pourront-ils ? La Loi et son respect par tous, pièce maîtresse de la démocratie, vit en permanence une alternance proclamation/abrogation qui la rend incompréhensible, qui lui vaut les critiques des plus hautes autorités et qui la soumet aux directives de l’Union européenne, plus appliquées en râlant qu’expliquées en formant celui qu’elle contraint. Comment les législateurs et les juristes vont-ils aider le pays à sortir de ce marasme ? La puissance des réseaux numériques a amplifié les réactions populaires que, pour la première fois, il a été impossible de prévoir. Les risques d’une telle situation ont été maîtrisés par un chef d’Etat, qui a fait bon usage de sa nature débonnaire. Qu’en sera-t-il d’un successeur d’un tempérament différent ? Les institutions pourront-elles préserver la démocratie des réactions excessives stimulées par les pulsions des réseaux ? Les réactions médiatiques, hyper bruyantes pour le concept de « Charlie », hyper silencieuses pour les marches, n’ont pas livré leur nature, numérique ou politique. Une réponse qui collerait au temps de l’info télé ou du web ne pourra qu’être ambigüe. Surtout sur le sens de la présence, à Paris, de dirigeants étrangers issus de nations occupant la moitié de l’hémisphère nord et qui vivent, depuis des millénaires, leurs conflits entre les trois grandes religions du Livre, leurs guerres, leurs croisades, leurs conquêtes coloniales, plus les génocides du XXème siècle. Comment prendre le temps d’expliquer ? Sans oublier l’essentiel, la jeunesse présente sur le sol de France, celle qui y trouve sa nationalité, mais pas son identité. Que signifie, pour elle, cette notion de laïcité vénérée par ceux qui furent formés par les « Hussards noirs » d’une Instruction publique aujourd’hui raillée ? Comment la faire adhérer à la République une et indivisible alors que les réseaux du monde entier lui font vivre de multiples communautés ? Le décryptage des messages adressés à la France par son histoire exigera du temps. Espérons qu’aucun gros pépin, hélas latent, ne plonge le pays dans une guerre civile, chaude, attisée par les ennemis de la cyberguerre, plus violente que les guérillas urbaines des vieilles cités de non-droit qui l’auront fait naitre.
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institut présaje
2014-02-01
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[ "nicolas mottis" ]
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INSTABILITÉ FISCALE : MOUCHES ET COÛTS CACHÉS...
# Instabilité fiscale : mouches et coûts cachés... L’EBE, l’excédent brut d’exploitation, a été l’objet d’une controverse franco-française médiocrement savoureuse il y a quelques mois. Pour les entreprises, la doctrine fiscale de notre pays a un double problème de crédibilité et de stabilité. Les entreprises françaises sont bien obligées de faire avec. Les entreprises étrangères elles, stigmatisent la destination France. « Le pare-brise plein de mouches écrasées est toujours plus sale que le rétroviseur, mais on ne conduit pas en regardant le rétroviseur »... Bien connue des praticiens du management et de la conception de tableaux de bord, cette formule résonne fortement avec la situation de notre économie. Illustrons. L’EBE Net ou pas Net ? Vu des entreprises, le message fiscal officiel actuel semble assez clair : « la pression n’augmentera plus sur vous, le gros a été fait, les efforts porteront maintenant sur les réductions de coûts et les particuliers (aisés) ». C’est séduisant pour tout dirigeant jonglant avec une demande stagnante et des structures de coûts souvent assez rigides. Mais une grosse mouche vient de s’écraser sur le pare-brise : une nouvelle base d’imposition pour les entreprises est créée « l’Excédent Brut d’Exploitation ». Le clin d’œil dans le rétroviseur suggère qu’une nouvelle base c’est jamais un bon présage. On commence avec un taux faible puis, avec les « Monsieur Petit Plus », quelques années plus tard l’assiette finit bien chargée. Le problème en fait c’est surtout la deuxième grosse mouche : « on vient de corriger, ce sera en fait l’EBE Net, mais avec un taux plus élevé». Pourquoi ? Pour ne pas « finalement désavantager ceux qui investissent ». Sans blague ? Et là on se dit que si un détail aussi anodin a été sous-estimé au moment où l’idée a été avancée, on a une puissance publique qui a un vrai besoin de stage en entreprise. Gros doute sur la crédibilité de la doctrine fiscale et sa stabilité future. Enorme coût caché. ## Le brouillard de la feuille de paie L’énarque et les feuilles de paie... Une discussion avec un ancien étudiant, passé ensuite par l’ENA, et ayant aidé un entrepreneur de sa famille à faire les feuilles de paie des salariés de sa TPE pendant des années: « on a eu un contrôle URSSAF récemment, sur les 150 bulletins de paie que j’avais préparés, savez-vous combien étaient justes ? » « Euh... non, disons 50% ? »... « Non, aucune ! Mais heureusement, comme il y avait autant d’erreurs en notre défaveur, qu’en notre faveur, on n’a pas été redressé. » Quelques mouches dans l’œil permettent d’éliminer d’emblée l’hypothèse de la responsabilité du système de formation. En fait, du citoyen de base à l’expert-comptable, gérer des bulletins de paie en France est juste un défi. Si on regarde dans le rétroviseur les taux appliqués et toutes les lignes sur les bulletins passés, on risque la sortie de route, c’est écrit tellement petit qu’il faut se pencher pour lire. Surtout, en regardant devant, on ne compte plus les mouches et autres bourdons qui viennent s’écraser sur le pare-brise pour changer les règles, les lignes, les taux, etc. Alors difficile de tracer sa route, ce qui conduit plutôt à freiner quand on pense recruter. Gros coût caché. Le coût horaire du travail calculé par quelques statisticiens n’est qu’une partie « visible » du problème. Recruter en France ? Le poids du thème de l’expatriation fiscale a été frappant dans le débat politico-économique récent. Si on ne peut pas mesurer, on ne peut pas manager (paraît-il). Alors un point clé du débat a été la demande de mesures précises du phénomène par les services de l’Etat. Conclusion: c’est un phénomène mineur. A la limite peu importe. Quiconque travaille aujourd’hui avec des entreprises constate au moins deux choses: pour la plupart des françaises le phénomène est limité, peu de cadres ou dirigeants partent. Et pour les profils qualifiés, le siège étant en France, beaucoup de recrutements y restent localisés. Pour les entreprises étrangères c’est une autre histoire : opérer en Europe avec des filiales dans différents pays conduit de façon quasi-systématique à favoriser à tout prix les recrutements en Allemagne ou au Royaume-Uni par exemple, y compris pour des profils moyennement qualifiés, et à éviter la France. C’est plus difficile à mesurer. Mais ce coût, s’il est caché, est énorme. Comment chiffrer une non-décision ? En entreprise on a du mal, mais chacun sait que quand certaines choses ne sont pas faites elles finissent par coûter beaucoup. Pour avoir étudié et travaillé dans de nombreux pays, les atouts de notre pays apparaissent évidents. Le problème avec les étrangers est qu’ils ont souvent du mal à saisir notre génie alors qu’il n’y a qu’à regarder dans le rétroviseur : mais oui, il est arrivé que nous ayons raison avant tout le monde ! Et lorsqu’ils regardent devant avec nous, on leur envoie un sacré paquet de mouches sur leur pare-brise. Or en management on sait bien que les coûts cachés sont souvent très supérieurs aux coûts mesurés et que faire simple est certes compliqué... mais ça rapporte beaucoup. Arrêtons donc d’essayer de leur faire croire que la meilleure façon de conduire est d’être assis dans le coffre... parce que de là le pare-brise est trop loin pour qu’on y distingue encore les mouches !
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institut présaje
2015-03-01
2
[ "armand braun" ]
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LE NÉCESSAIRE APPRENTISSAGE D’UN NOUVEL ART D’INFORMER ET DE S’INFORMER
# Le nécessaire apprentissage d’un nouvel art d’informer et de s’informer Le chef d’entreprise lit « Les Echos » et écoute « BFM ». Le fonctionnaire lit « Le Monde » et écoute « France Inter ». Le réflexe naturel est de s’informer auprès de ceux qui partagent notre conception du monde. Mais cela ne suffit pas, explique Armand Braun dans une saisissante comparaison entre l'internaute et le chasseur-cueilleur des temps préhistoriques. L’art de se mettre à l’affût de l’information sensible, de sentir le vent, de suivre des traces... Nos lointains ancêtres étaient des chasseurs-cueilleurs. Que viennent-ils faire ici alors qu’il s’agit d’information au XXIème siècle ? Pourquoi cette image archaïque à l’époque des médias, de l'ubiquité, de l’instantanéité ? ## C’est que les chasseurs-cueilleurs étaient des maîtres de l’information. Par nécessité, pour nourrir leurs familles. Mais pas seulement. Il y avait aussi chez eux ce Drang, cette pulsion humaine que l’on retrouvera chez les explorateurs, les innovateurs, les entrepreneurs de toutes les époques et de tous les domaines. Sortir du périmètre connu pour aller voir ce qui se passe ailleurs est une expression irrésistible de l’humain, appuyée sur notre capacité, unique parmi les formes du vivant, à concevoir et à réaliser, à force de volonté, de rêve, d’imagination, d’intuition, d’énergie. On sait que les chasseurs-cueilleurs sont aussi devenus des peintres, des architectes, des ingénieurs... Nous connaissons une partie de ce qu’ils ont réalisé, nous en profitons encore (le feu, la roue...) Pour chasser, ils avaient besoin d’apprendre à s’informer, de s’entraîner en vue de toutes les situations et de savoir courir des risques (ennemis, animaux féroces, nature hostile...). Ils étaient toujours aux aguets et savaient que le plus grand danger était de ne rien faire. Entre eux et nous, que de différences ! De nos jours, l’information vient à nous à travers toutes sortes de médias. Pourtant, nous avons besoin des mêmes talents. Nous aussi devons chercher et nous entraîner sans trêve : faire preuve de constance et de patience, être à l’affût, percevoir ce que les autres ne voient pas, discerner, dans le chaos des données, ce qui importe et ce qui est possible. Nous aimons à affirmer que nous ne pensons qu’à cela. Gérer l’information personnelle est un art que chacun croit posséder. En pratique, l’habitude et le conformisme règnent. L’habitude ? Le chef d’entreprise lit Les Echos et écoute BFM, le fonctionnaire lit Le Monde et écoute France Inter, l’étudiant lit Libération ou consulte divers sites politiques. Le conformisme ? La plupart s’informent auprès de ceux qui vont dans le sens de ce qu’ils pensaient déjà. Et que dire des points de vue péremptoires qui s’expriment dans les clubs, les organisations professionnelles, les syndicats, les partis... Dans les dîners, on se jette à la figure les arguments ainsi ressassés. L'événementiel des médias et des réseaux sociaux nous abreuve de faits d’actualité et de commentaires à chaud qui nous donnent l’illusion que nous sommes informés et nous ôtent le désir d’aller plus loin ou ailleurs. ## Français ballotés au vent du « story telling » L’information n’intéresse pas tout le monde. Beaucoup la reçoivent en passant car ils n’éprouvent pour elle qu’un appétit de surface. Des dizaines de millions de Français sont ainsi, sans en avoir conscience, ballotés au vent de la pensée correcte, du story telling et d’une communication souvent peu éloignée de la propagande. Les jeux vidéo et autres interviennent eux aussi à ce propos : ils constituent un marché mondial, dont font partie 53% des Français ; ils situent l’action dans des mondes parallèles uchroniques et généralement violents. Nous avons donc un immense milieu de couch potatoes, récepteurs passifs, consommateurs non discriminants d’information. Des médias souvent florissants leur sont dédiés, ainsi que l’actualité. Faut-il souligner la gravité pour la société et pour la vie démocratique de ce risque - captivité médiatique choisie, possibilité de tsunamis passionnels de tous ordres - qui reste tabou et auquel aucun bon esprit ne s’intéresse à ma connaissance ? Le monde actuel confronte ceux qui ont réellement le souci de s’informer à des problèmes supplémentaires. L’information qui nous parvient est formatée. Les médias, et plus encore les réseaux, nous donnent accès à des assemblages de rayons d’hypermarchés où l’on trouve des produits bien rangés et calibrés (les mêmes à travers le monde). Ce monde est infiniment complexe et nul n’est capable de l’appréhender vraiment au-delà de son propre domaine d’expertise et de connaissance ; il devient donc très difficile de partager l’information et de se forger des opinions partagées sur le fond. ## L’art de lire les traces, de sentir le vent La quête de l’information pertinente est l’un des problèmes majeurs et non perçus de notre époque. En voici quelques illustrations : dans les affaires publiques, en 1944, Alliés et Allemands ont joué au chat et à la souris à propos du lieu du Débarquement ; dans les affaires privées, les premiers investisseurs dans des PME naissantes dénommées Apple et Google ont été moqués par les gens d’expérience ; en ce moment, nous participons sans le comprendre au déploiement de la net économie et de la méta économie financière, indépendamment de l’économie réelle. Notre monde est bien plus « giboyeux » que celui des chasseurs-cueilleurs. Il est différent aussi de celui tout récent où nous avons forgé notre expérience. La lame de fond de la société de l’information à faible coût se met en place. Elle ouvre tous les horizons et les referme dans le même mouvement. Nous devons devenir experts dans l’art de lire les traces, de sentir le vent, d’être intellectuellement mobiles, de forger nos convictions, de suivre une piste...
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institut présaje
2014-02-01
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[ "patrick légeron" ]
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OÙ SE TROUVE L’ « HUMAIN » DANS LES FORMATIONS ET L’ÉDUCATION ?
# Où se trouve l’ « humain » dans les formations et l’éducation ? Le climat des affaires s’est fortement assombri en France depuis une demi-douzaine d’années. Cela ne suffit pas à expliquer la difficulté du dialogue quotidien entre les dirigeants et les salariés de nombreuses entreprises. A l’origine de cette froideur ou de cette incommunicabilité, explique Patrick Légeron, il y a la faible prise en compte de l’humain dans le monde du travail. La prise de conscience a été brutale et dramatique. La vague de suicides observée ces dernières années dans le monde du travail a mis en évidence les impacts sur les individus des profondes transformations des environnements professionnels confrontés aux exigences de compétitivité et d’adaptation et l’incapacité des entreprises à les anticiper. La souffrance au travail, partie moins visible de cet iceberg qu’est la détresse psychologique de salariés, est aussi un phénomène qui se développe de façon inquiétante. Le management des entreprises est ainsi fortement interpellé et les managers s’avèrent la plupart du temps bien dépourvus non seulement pour comprendre mais aussi pour gérer cette réalité. « Notre entreprise sait très bien construire des voitures mais absolument pas prévenir les suicides » me confiait avec beaucoup d’humilité il y a quelques années le DRH d’un grand constructeur automobile confronté à ces drames humains. Il avait hélas raison. Dans nos plus belles écoles dites de management, d’ailleurs intitulées plus honnêtement « Business Schools », on apprend tout (finances, stratégies, affaires, etc.) sauf... le management ! Dans les programmes de formation de nos futurs dirigeants, la place faite à la psychologie est quasiment inexistante. Comme si les attentes des individus, leurs émotions (négatives mais aussi positives), leur vécu ne jouaient pas un rôle déterminant dans le fonctionnement de l’entreprise. Sans surprise, il en résulte que l’activité principale des managers tend à devenir le remplissage de tableaux excel et le reporting d’indicateurs et de moins en moins la gestion de leurs collaborateurs. « Moins je le vois, mieux je me porte !» entendait-on souvent dire de leur chef les salariés il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui ces mêmes salariés se plaignent plutôt de l’absence de leur manager et de son manque de soutien. ## La France en retrait Cette faible prise en compte de l’humain dans le monde du travail est particulièrement marquée dans notre pays, comme l’indiquent de nombreuses études internationales (Eurofound, European Value Surveys, International Social Survey Programme, etc.). Trop fréquemment, les capacités d’un manager à construire l’estime de soi de ses collaborateurs, à pratiquer de la reconnaissance ou à faire preuve d’empathie sont considérées comme liées à la personnalité de celui-ci et non, comme dans les pays anglo-saxons, comme de véritables compétences professionnelles à développer et même à évaluer régulièrement. Paradoxalement, dans un univers où l’on pourrait penser que l’humain est primordial, celui de la médecine, le constat est également assez décevant. Les médecins tout au long de leurs études sont formés à la connaissance des maladies, très peu des malades. Les médecins des siècles passés, dépourvus de remèdes efficaces, ne pouvaient réconforter le malade et sa famille que par la qualité de leur présence et leur humanité. Les progrès techniques et l’efficacité des thérapeutiques se sont hélas faits au détriment de la relation humaine. Les patients le ressentent d’ailleurs fort bien qui attendent autant de l’ « humain » que de la « science » de leur médecin. Les étudiants en médecine sont bien formés à diagnostiquer un cancer et à conduire un traitement, mais sont démunis face à la détresse du patient, à ses interrogations. Nos facultés de médecine ont bien sûr introduit dans leur enseignement des fondamentaux de psychologie et des cours sur la relation médecin-patient, mais plus dans ses aspects théoriques que pratiques. Ainsi, nos futurs praticiens, pour ne citer qu’un exemple, apprennent rarement les attitudes à adopter face à un malade qui s’effondre en pleurs devant eux. Ce devrait pourtant faire partie intégrante de leur savoir professionnel. Les compétences « humaines », que l’on peut aussi qualifier de compétences psychologiques et même émotionnelles, ne peuvent jamais remplacer les compétences « techniques » qui définissent la maîtrise de tout métier. L’humain dans le fonctionnement d’une entreprise, d’une équipe ou d’un collectif n’est pas la cerise « éthique » sur le gâteau, mais essentiel à sa dynamique et à sa performance. Certes, dans la plupart des entreprises, des « chartes » affirment solennellement que leur première valeur est l’homme et de nombreux rapports officiels insistent sur la nécessité de remettre l’homme au cœur de l’entreprise. Mais la réalité est souvent bien différente. Car dès le plus jeune âge, nous n’avons jamais réellement appris ce qu’étaient ces compétences humaines. Au fil des années et de nos expériences, nous saurons bien sûr les développer empiriquement plus ou moins bien d’ailleurs et hélas tardivement. Dans les écoles québécoises, très tôt, les enfants au moyen de jeux de rôle développent leurs capacités à établir des relations satisfaisantes et efficaces avec les autres, tant au niveau comportemental qu’émotionnel. Le concept d’intelligence émotionnelle y est enseigné et surtout mis en application. Mais ce qui est vraiment utile dans la vie est rarement appris à l’école et ultérieurement très peu dans le monde du travail. Ce triste constat s’applique aussi à l’acquisition des compétences à gérer l’humain.
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institut présaje
2014-02-01
9
[ "philippe durance", "dominique boullier", "daniel kaplan" ]
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HAUTS ET BAS DE LA RÉVOLUTION DES MOOCS
# Hauts et bas de la révolution des MOOCs Il y a trois ans à peine, la rumeur publique annonçait une révolution. Les MOOCs - Massive Open Online Courses - allaient rétablir l’égalité des chances en matière de transmission du savoir et d’apprentissage partout dans le monde. Aujourd’hui, l’enthousiasme est retombé mais quelque chose est bien en train de se produire. L’Ecole de Paris a organisé le 27 janvier 2014 une soirée débat sur le thème : « Les MOOCs, et après ? ». Trois témoignages. ## Philippe Durance, professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers De l’enthousiasme excessif en 2010-2011 au discours injustement catastrophiste en 2014. La jeune histoire des MOOCs commence sous le signe des envolées lyriques et se poursuit sous le signe des explications musclées. Pour le grand public, tout commence par un emballement médiatique autour d’une initiative de Sebastian Thrun, allemand d’origine, professeur d’informatique à Stanford, fondateur d’Udacity et conseil de Google. Thrun décide de mettre son cours d’intelligence artificielle en ligne et il a la surprise d’enregistrer 50.000 inscriptions en provenance du monde entier. Ce succès donne des idées au « New-York Times » qui raconte l’événement dans ses colonnes. Aussitôt, le nombre des inscrits bondit à 160.000, dix fois le nombre des étudiants de Stanford. Les réseaux sociaux bourdonnent alors de commentaires sur les victoires futures de l’éducation gratuite pour tous, partout dans le monde. Au même moment, les réseaux sociaux bourdonnent de commentaires sur l’originalité grandissante des programmes en ligne. Tels par exemple les programmes philanthropiques soutenus par l’acteur indien Salman Khan, agrémentés de vidéos accessibles sur YouTube. Trois caractéristiques Polémique ou pas, l’avenir des MOOCs est assuré. Ce sont de vrais cours en ligne sous des formats modulaires et exploitant toutes les ressources du multimédia et de l’interactivité que permet internet. Ils sont gratuits et ouverts à tous. Pas de sélection, pas de droits d’inscription. Ils s’adressent aux masses : un professeur ayant un peu d’ancienneté a plus d’élèves en un seul cours que la totalité de ceux qu’il a côtoyés dans toute sa vie. Quelles sont les limites du modèle ? Le rêve de la démocratisation de l’enseignement à l’échelle mondiale s’est quelque peu évanoui à la suite de la publication dans la revue « Nature » d’une étude sur les étudiants des programmes de MOOCs. Surprise ! On y découvre qu’ils appartiennent en majorité à la catégorie des étudiants les mieux formés et les plus fortunés. Autre élément à prendre en compte : la forte proportion d’abandons en cours de route. Les inscriptions massives se transforment au fil du temps en des participations réelles beaucoup plus restreintes. Harvard et le MIT constatent que 5% seulement des inscrits se soumettent à l’examen final prévu dans leurs modules d’enseignement. Mais quand 5% signifient que 40.000 étudiants suivent l’intégralité d’un cursus - ce qui s’observe pour les programmes les plus prisés - on comprend bien qu’en dépit de toutes les critiques, les MOOCs ont une puissance de frappe sans égale. ## Dominique Boullier, professeur coordonnateur scientifique du médialab à Sciences Po Paris La numérisation de l’enseignement est une vieille histoire. On y travaille depuis 25 ans. Depuis quinze ans, les plates-formes de e-learning se sont multipliées. Mais depuis 6 ans, avec les MOOCs, l’enseignement en ligne est enfin devenu un vrai sujet de mobilisation du corps enseignant. Les cours en ligne ont longtemps été d’ennuyeuses reproductions de cours magistraux. Et si aujourd’hui, beaucoup d’enseignants figurent parmi les inscrits des meilleurs programmes internationaux, c’est parce que à leur tour, ils veulent s’initier aux nouveaux langages, aux nouveaux outils pédagogiques. Un apprentissage qui transforme et enrichit le métier d’enseignant. - Nouvelle définition de ce que l’on appelle un « cours », un module d’enseignement. L’idée du découpage en « grains » articulés avec d’autres grains. - Scénarisation aussi poussée que possible des programmes afin de capter l’attention des étudiants. Recours à tous les instruments de la communication multimédia : production de vidéos, jeux de rôle, ressorts d’émotion, combinaison de séquences de styles opposés etc. Cela signifie mobilisation d’équipes polyvalentes. - Découverte de publics nouveaux. Les MOOCs rassemblent des publics qui peuvent paraître hétérogènes mais qui élargissent le regard de l’enseignant sur le monde. Trois données à prendre en compte 1. Le succès des MOOCs est une conséquence inattendue de la crise de financement des universités américaines. Celles-ci ont vu les crédits publics chuter de 50% en 20 ans. Les droits d’inscription atteignent des sommets ce qui a entraîné la formation d’une bulle d’endettement étudiant sans précédent. Beaucoup de jeunes renoncent à accéder à l’université. C’est pourquoi ils se retournent vers les plates-formes gratuites. 2. Il est faux de dire que la France est en retard, compte tenu du fait que le phénomène des MOOCs n’a guère que cinq ou six ans d’âge ! La tentation française d’imiter tout de suite ce qui se passe aux Etats-Unis est à la fois stupide et contre-productive. La France doit inventer son propre modèle. 3. La recherche de l’effet de masse ne peut pas être l’objectif prioritaire d’un MOOC. Autant il est légitime pour une université de partir à la conquête de nouveaux publics autant il importe de le faire en ciblant son offre et en adaptant sa pédagogie. Au risque d’un échec rapide, l’objectif ne peut pas être de livrer des productions banales pour des publics indifférenciés. Il est au contraire de préparer une offre « incarnée » à l’intention d’étudiants, de salariés ou d’entrepreneurs qui cherchent à s’armer pour leur combat dans la vie réelle. ## Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation internet nouvelle génération De l’e-learning aux MOOCs, nous vivons la continuité d’une histoire avec ses hauts et ses bas comme le raconte l’impertinente Audrey Watters sur son site (hackeducation.com). L’enseignement supérieur vit des moments de trouble dans le monde entier mais aussi des moments fondateurs : - toutes les universités ont des problèmes de financement ce qui remet en cause leurs modèles économiques ; entre les universités, les écoles et les géants Google, Facebook, Yahoo ou Amazon les grands arbitrages de business sont encore à venir ; - le petit groupe des universités les plus prestigieuses dans le monde se livre à une concurrence déchaînée ; - les grandes institutions américaines pratiquent des stratégies de préemption quel qu’en soit le prix ; - les MOOCs sont un domino dans un jeu beaucoup plus large qui concerne l’ensemble des mondes de l’éducation et de la communication. La boîte de Pandore est ouverte. Facteur positif : nous vivons un moment d’intense créativité en matière de pédagogie. On sent partout l’envie d’une complète remise à plat des méthodes, des procédures, des formats. On s’interroge sur l’acte d’enseigner, l’acte de transmettre, l’acte d’apprendre, l’acte de partager dans un lieu « physique » dédié ou au travers de la galaxie numérique. On cherche autant à réinventer l’enseignement « résidentiel » - dans les murs de l’université - qu’à imaginer des formules collaboratives pour les étudiants inscrits aux cours en ligne. L’enseignement supérieur sort d’un modèle séculaire.
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institut présaje
2014-02-01
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[ "françois ecalle" ]
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QUELS SONT LES MÉTIERS DE DEMAIN ? LES POSTES À POURVOIR D’ICI À 2020
# Quels sont les métiers de demain ? Les postes à pourvoir d’ici à 2020 Le système éducatif doit préparer les jeunes aux métiers de demain et non à ceux d’hier, ce qui impose de s’appuyer sur des travaux de prospective pour les identifier. Les dernières projections du ministère du Travail et du Centre d’analyse stratégique montrent où seront les postes à pourvoir dans les prochaines années. Le Centre d’analyse stratégique (récemment rebaptisé Commissariat général à la stratégie et à la prospective) et la DARES (Direction des études du ministère du Travail) ont publié en mars 2012 une projection des métiers à l’horizon de 2020. Le système de formation doit certes s’adapter aux évolutions prévisibles de l’emploi à un horizon plus lointain que 2020, mais établir des prévisions à un niveau fin de la nomenclature des métiers à un horizon de huit ans est déjà un exercice très difficile et il ne faut pas demander aux prévisionnistes plus qu’ils ne peuvent raisonnablement fournir. Le nombre de postes à pourvoir, pour chaque métier, est la somme de deux termes qui sont distingués dans ces projections : le nombre de départs en fin de carrière, qu’il faut remplacer si les effectifs ne varient pas, et le nombre de créations, ou de destructions, d’emplois par rapport à la situation initiale (celle de 2010 dans cette étude). Sur la période 2010-2020 dans l’économie française, ce nombre est, en moyenne, de 750 000 par an, soit 600 000 remplacements de départs en retraite et 150 000 créations nettes d’emplois. Ce dernier chiffre est sans doute un peu optimiste, surtout pour la période actuelle, mais l’intérêt de cet exercice réside surtout dans la répartition des recrutements par métiers qu’il met en évidence. C’est le nombre de postes à pourvoir dans les prochaines années qui doit orienter le système éducatif. Les dix métiers où il est le plus élevé sont : les agents d’entretien (37 000 emplois non qualifiés par an), les aides à domicile (32 000 emplois non qualifiés), les enseignants (28 000 emplois de cadres), les aides-soignants (22 000 emplois qualifiés), les cadres des services administratifs, comptables et financiers (22 000 emplois de cadres), les infirmiers (21 000 emplois des professions intermédiaires), les conducteurs de véhicules (20 000 emplois qualifiés), les vendeurs (20 000 emplois qualifiés), les cadres commerciaux et technico-commerciaux (19 000 emplois de cadres), les ouvriers qualifiés du bâtiment (16 000 emplois qualifiés). La classification en emplois non qualifiés, qualifiés, intermédiaires et d’encadrement est celle du ministère du travail. Sur 750 000 postes à pourvoir chaque année, il y aura 160 000 postes de cadres, 155 000 postes correspondant à des professions intermédiaires, 100 000 postes d’employés qualifiés, 110 000 postes d’ouvriers qualifiés, 110 000 postes d’employés non qualifiés, 20 000 postes d’ouvriers non qualifiés et 80 000 emplois indépendants. Si plus de la moitié de ces postes est destinée aux cadres, professions intermédiaires et indépendants, environ 17 % ne requièrent aucune qualification particulière au sens des nomenclatures du ministère du Travail. Ces métiers, comme les autres, exigent cependant la maîtrise de connaissances de base, en français notamment, et l’adoption de comportements adaptés à un environnement professionnel que tous les jeunes n’ont malheureusement pas à la sortie du système éducatif. En outre, une part non négligeable des postes d’ouvriers ou d’employés qualifiés (aides-soignants, chauffeurs de poids lourds...) ne correspond pas aux « métiers de demain » tels qu’on les imagine parfois (conducteurs de robots industriels, spécialistes des biotechnologies, gestionnaires de bases de données etc.). Au vu de ces projections, il serait inapproprié de trop augmenter les capacités de formation aux métiers « high tech » alors que, par exemple, les recrutements seront limités à 11 000 par an pour les ingénieurs de l’informatique ou à 15 000 par an pour les chargés d’études et de recherche. Il faut maintenir des capacités de formation suffisantes aux métiers traditionnels, mais en les faisant évoluer, notamment parce que ces métiers sont aussi très souvent affectés par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Surtout, il ne faut pas laisser les 75 % d’adolescents de chaque génération qui obtiennent le baccalauréat espérer qu’ils auront tous un poste de cadre, ou exerceront au moins une « profession intermédiaire », alors qu’une partie non négligeable d’entre eux sera ouvrier ou employé, et pas toujours « qualifié ».
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institut présaje
2014-02-01
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[ "thomas paris" ]
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LE SYSTÈME ÉDUCATIF, MOTEUR - OU FREIN - DE TOUT SYSTÈME D’INNOVATION
# Le système éducatif, moteur - ou frein - de tout système d’innovation L’éducation transmet les connaissances. L’innovation les remet en cause pour construire un futur qui n’existe pas. Les deux notions ne sont antinomiques qu’en apparence explique Thomas Paris. La « culture » de l’innovation dans un pays est le fruit des valeurs prônéespar le système éducatif. L’affirmation de la stratégie de Lisbonne par l’Union européenne en 2000 a sans doute défini ou cristallisé, bien plus qu’un cadre d’action, un cadre cognitif pour l’ensemble des parties prenantes du monde politique et économique. Elle disait que l’Europe devait prendre acte du basculement vers l’économie de la connaissance, et que, dans cette nouvelle économie, l’éducation et l’innovation, notamment, devaient être considérées comme des priorités. Ce cadre irrigue depuis, sinon la politique, tout au moins la réflexion des pouvoirs publics dans de nombreux pays. En France, l’éducation est une priorité, l’innovation aussi, et différentes actions sont engagées depuis plusieurs années pour la traduire en actes. Ces deux enjeux sont loin d’être indépendants. Une première approche grossière suggérerait même une forme d’antinomie entre les deux notions, l’éducation et la formation signifiant la transmission de connaissances, et l’innovation une capacité à interroger et à remettre en cause les connaissances. L’innovation exige une forme d’inconscience que l’accumulation de connaissances peut empêcher. Il s’agit là, bien entendu, d’une première approche grossière, mais elle montre tout l’intérêt à aborder ces questions de concert. Relier ces deux questions ne se limite pas à la question de la formation à l’innovation. L’on sait aujourd’hui que l’innovation n’est pas le geste plus ou moins hasardeux d’un individu génial, image que véhicule toute une mythologie dont les figures s’appellent Newton ou Fleming, l’inventeur de la pénicilline. Il y a des méthodes plus ou moins structurées pour accompagner l’activité de création, laquelle précède l’innovation. Mais l’innovation est aussi, et sans doute avant tout, une affaire de culture, qui prend donc ses racines dans l’histoire d’un territoire ou d’un pays, mais aussi dans un système éducatif dans sa globalité. L’interrogation systématique de ce qui peut paraître comme des normes incontournables, la prise de risque sur des chemins improbables auxquels parfois personne ne croit, la curiosité qui conduit à casser les frontières des champs de spécialisation, la persévérance qui consiste à chercher à contourner l’obstacle plutôt que de s’y arrêter, et l’échec parfois répété constituent des éléments normaux d’un parcours d’innovation. Ils exigent des qualités singulières des individus qui s’y engagent, certes, mais ils exigent aussi que ces individus puissent déployer ces qualités. L’innovation est rarement l’acte d’un individu isolé, et nécessite que le cheminement dont nous venons d’esquisser brièvement les traits, constitué d’essais-erreurs, de doute, d’échecs puisse se produire. Il faut donc non pas un mais plusieurs individus qui croient à cette aventure, et un contexte qui la rende possible. La particularité de l’innovation est qu’elle consiste en la construction d’un futur qui n’existe pas. Il ne s’agit pas de découvrir un chemin mais de le dessiner. Cela a pour conséquence que rien n’est pré-écrit et qu’il n’y a pas de "demande" préexistante : aux innovateurs de proposer un avenir parmi d’autres, que la société adoptera ou non. Cette posture montre en quoi le système éducatif peut contribuer à une culture de l’innovation. Un système qui favorise l’expérimentation et les projets collectifs est sans doute plus propice à cette culture. De même que l’est un système qui ne stigmatise pas l’échec, ou qu’un système qui n’est pas fondé sur une hiérarchisation et une échelle des valeurs unique. Un système qui favorise la discussion l’est sans doute aussi plus qu’un qui consisterait en la transmission de connaissances présentées comme incontestables. Enfin, un système qui met l’accent sur l’ouverture d’esprit l’est sans doute plus que celui qui chercherait à spécialiser très vite. La France a construit un système éducatif basé sur le mérite individuel et la maîtrise de connaissances fondamentales en accordant le primat au cartésianisme, incarné par les mathématiques. D’autres pays ont développé ou expérimentent des approches radicalement différentes, avec parfois des effets considérés comme intéressants au regard de comparaisons internationales portant sur les résultats scolaires ou la capacité d’innovation nationale. Il serait néanmoins dommageable de faire des raccourcis rapides en définissant le système éducatif en fonction de l’innovation. D’une part - c’est une évidence - parce que le système éducatif n’a pas comme visée unique de promouvoir l’innovation. Il est l’un des outils d’un projet de société. Et quand bien même cela serait le cas, promouvoir l’innovation ne saurait se ramener à ne fabriquer que des profils d’innovateurs. D’autre part parce que les systèmes d’innovation qui fonctionnent montrent bien que l’éducation n’est pas le facteur unique. La Silicon Valley, parangon incontesté en la matière, se nourrit principalement de talents étrangers, pour beaucoup formés en partie loin des Etats-Unis. La culture d’innovation repose sur d’autres facteurs plus prosaïques, comme l’accès à des ressources financières.
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institut présaje
2014-02-01
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[ "olivier babeau" ]
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PREMIERS PAS D’UN PROFESSEUR DANS LE MONDE DES COURS VIRTUELS
# Premiers pas d’un professeur dans le monde des cours virtuels Deux mondes, deux modes de relation avec l’étudiant. D’un côté le « présentiel », mot très laid utilisé aujourd’hui pour désigner la présence physique de l’étudiant á l’école ou á l’université. De l’autre, le « virtuel », champ nouveau de la transmission du savoir qui amène le corps enseignant á redéfinir ses missions et ses méthodes. MOOC. L’acronyme ne semble ni séduisant ni sérieux. Pourtant il constitue pour l’enseignement supérieur l’événement majeur de cette décennie, et peut-être même des suivantes. Le numérique n’a pas seulement influencé notre façon de faire cours en amphithéâtre, il est en train de bouleverser la forme et le contenu même de cet enseignement - l’une étant quoiqu’on en dise liée á l’autre. Au sens strict, le ## Massive Online Open Course désigne le fait de diffuser gratuitement un grand nombre de cours. L’idée de dématérialiser l’enseignement ne passionne pas seulement les universités et les grandes écoles parce qu’elles y voient une façon de toucher un public plus nombreux, de démocratiser le savoir et de paraître « á la page ». De façon beaucoup plus prosaïque, elles y voient une opportunité inespérée de régler enfin le problème endémique du manque de salles de cours, conséquence d’une massification de l’enseignement universitaire elle-même mécaniquement produite par la transformation du baccalauréat en quasi droit-créance pour tout lycéen. L’université á laquelle j’ai l’honneur d’appartenir se lance depuis la rentrée 2013 dans l’expérience : plutôt que d’un MOOC au sens strict, il s’agit pour l’instant pour elle de proposer que certains cours soient dématérialisés. A l’heure dite, plutôt que de se déplacer sur le campus, les étudiants se connectent via une plateforme pour suivre en direct l’enseignement du professeur. Sollicité pour faire partie des explorateurs de ce nouveau monde, je donne depuis plusieurs semaines un même cours sous les deux formes : d’abord en « virtuel », et le lendemain en « présentiel » - terme particulièrement laid mais pour l’instant il ne s’en est pas trouvé d’autre. Voici quelques impressions et réflexions nées de cette première expérience. Les premières heures furent particulièrement déstabilisantes. Habitué depuis près de quinze ans á me trouver en face d’étudiants, ma solitude face á mon ordinateur et á ma webcam était troublante. Les réflexes les plus basiques se heurtent á la limitation de l’outil, et je me retrouve á utiliser le tableau de ma fille (deux ans) pour montrer tant bien que mal un schéma explicatif... J’ai pu me rendre compte combien en pratique la présence physique des étudiants constituait une caisse de résonance utile au discours, les réactions des étudiants, comprises á travers mille petits signes, guidant le propos, motivant des variations de rythme et bien souvent encourageant á l’introduction de telle ou telle anecdote pour récréer un auditoire fatigué. Devant l’ordinateur, aucun signe ou presque de la présence d’étudiants : aucun retour audio ni aucune image. Ils peuvent certes poser des questions, mais ils le font par écrit via une interface de clavardage. Comment alors ne pas avoir l’impression quelque peu pénible de conduire, trois heures (!) durant, un soliloque un peu absurde ? J’imagine fort bien, connaissant la capacité de nos jeunes gens et jeunes filles á penser ou faire autre chose lorsqu’ils sont en classe, que bien peu sont entièrement concentrés sur mon propos et les slides de ma présentation. Clavardage parallèle, consultation de sites en ligne - au premier rang desquels l’inévitable Facebook -, discussion au téléphone voire activité domestique, je ne deviens que l’animateur marginal d’un show forcément ennuyeux, placé en concurrence avec l’infini des autres sollicitations. Et d’ailleurs comment les en blâmer, tant l’époque ne favorise plus comme autrefois la concentration prolongée ? ## Apprentissage de l’interaction Et pourtant, au bout de quelque temps, je dois dire que le caractère étrange de la situation disparaît. L’interaction finit par se créer, et même cette sorte de complicité qui apparaît lorsque des heures de dialogues font apparaître le sentiment d’une expérience partagée. Indéniablement, un collectif numérique est lá. A mon grand étonnement, je me rends compte que je progresse finalement á la même vitesse et que je suis dans le même état d’esprit lors des deux séances. Je goûte peut-être même plus la séance virtuelle, car elle réduit l’acte d’enseignement á l’essentiel - l’effort de transmission d’un savoir qui se construit aussi á chaque formulation, un échange dans le logos - tout en nous épargnant á tous le cortège pénible des contraintes matérielles : transports publics toujours saturés faisant perdre un temps considérable, salles parfois malcommodes, sous-dimensionnées et mal équipées, etc. L’avenir me dira si les résultats obtenus par les deux groupes sont comparables, indiquant ainsi l’effet respectif des deux modes d’enseignement. Pour l’heure, j’entrevois les conséquences immenses des cours en ligne et toutes les questions que leur développement pose : si pour l’instant le cours n’est pas enregistré, il devrait finir par l’être, qu’adviendra-t-il alors de l’interactivité minimale qui maintient l’impression d’un dialogue lorsque chacun pourra se contenter de visionner l’enregistrement á l’heure qui lui convient le mieux ? Le vrai MOOC se consomme comme n’importe quelle vidéo, mais justement les autres vidéos se regardent de façon passive : l’étudiant saura-t-il adopter l’attitude active qu’il est censé avoir en cours ? Pourquoi recommencer le cours s’il a été enregistré une année et qu’il n’a pas á être actualisé tous les ans ? Jusqu’où supprimer l’obligation de présence physique des étudiants, et avec quelles conséquences sur l’apprentissage ? En permettant de multiplier á l’infini le nombre d’étudiants pour un professeur, les cours en ligne n’induisent-ils pas á terme une baisse du nombre d’enseignants dont les universités désormais gestionnaires de leur masse salariale seraient heureuses ? Le statut du professeur, et en particulier son sacro-saint service d’enseignement de 192 heures « équivalent TD » ne devront-ils pas changer en profondeur pour prendre en compte les nouvelles façons d’enseigner et le nouveau contenu effectif des charges d’enseignement ? Dans quelle mesure la possibilité pour les universités et grandes écoles de s’affranchir de toute contrainte spatiale en devenant des marques déclinables partout dans le monde va-t-elle reconfigurer le paysage concurrentiel de l’enseignement supérieur ? Autrement dit, les universités les moins attractives ne vont-elles pas perdre leur public au profit des plus prestigieuses ? Finalement, l’avènement des MOOC constitue surtout l’opportunité pour le milieu académique de reposer les questions de ses finalités - á quoi servons-nous ? Quels doivent être nos objectifs ? - et de ses modes de fonctionnement. Le numérique a cela de merveilleux qu’il n’a cure des justifications institutionnelles de confort, se rie des arrangements routiniers et replace l’intérêt du consommateur final au centre du jeu. C’est tout ce que l’on peut souhaiter á nos universités.
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institut présaje
2014-02-01
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[ "armand braun" ]
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FORMATION, ÉDUCATION, MÉTIER : CHAQUE JEUNE FRANÇAIS DÉTIENT LA CLÉ DE SON AVENIR
# Formation, éducation, métier : chaque jeune Français détient la clé de son avenir De nouveaux métiers apparaissent, d’autres disparaissent, d’anciens métiers renaissent, l’éventail des choix de carrières n’a jamais été aussi large pour les jeunes Français, pour peu qu’ils voyagent, qu’ils ouvrent les yeux, qu’ils s’informent et qu’ils échappent aux diktats de la famille et du lycée. En 1987, j’ai créé avec mon épouse L’Aventure des métiers, un salon qui se tenait à la Grande Halle de la Villette et, pendant une semaine, accueillait bon an mal an 150 000 à 200 000 collégiens venus de toute la France pour découvrir les métiers présentés par ceux-là même qui les exerçaient. L’événement a été répété chaque année jusqu’à ce que, dans sa grande sagesse, Claude Allègre ne le récupère et le noie dans le cadre du Salon de l’Education, à la Porte de Versailles... J’y ai observé les enfants et je les ai écoutés. S’il est un thème qui revenait chez tous, de mille manières, c’était : « c’est à moi qu’il revient de conduire ma vie ». J’ai été impressionné par cette détermination de tous à assumer eux-mêmes la responsabilité de leur avenir. C’est pourquoi nous devions les aider à ne pas trop écouter leurs professeurs et, le week-end, à échapper à leurs parents : ces jeunes visiteurs, quelle que soit la nature du métier dont ils rêvaient, comprenaient intuitivement qu’eux seuls détenaient la clef de leur avenir. La conviction que j’ai retirée de cette expérience demeure. Quelqu’un l’a exprimée mieux que je ne saurais le faire : dans son film Les Sept Samouraï, Kurosawa faisait dire à un de ses personnages : "Les gosses en font souvent plus que les adultes, pourvu qu'on les traite en adultes". Le temps a passé. Beaucoup de données ont changé, parfois dans des conditions inconcevables à l’époque de l’Aventure des métiers. D’autres sont en train de surgir. De nouveaux métiers apparaissent et d’anciens métiers revivent. On a beaucoup parlé de l’école de formation au numérique de Xavier Niel et il se crée des écoles pour les métiers de bouche, les métiers d’art, d’autres savoir-faire artisanaux. Yves-Marie Le Bourdonnec, boucher à Asnières et grand communicateur devant les médias, a métamorphosé l’image de sa profession, obtenant notamment de longs reportages dans le New York Times et le Wall Street Journal. Chaque employeur veut s’assurer les services des meilleurs ; la rencontre de l’offre et de la demande revêt des formes originales. Un marché mondial des talents surgit. Initialement il portait sur des formations et des métiers rares, liés pour la plupart aux nouvelles technologies de l’information. Désormais, il concerne tous les métiers qualifiés (c’est ainsi que, dans mon propre entourage, un architecte a trouvé un emploi à Chicago et un pâtissier à Macao) et tend à formater aussi les activités non qualifiées. D’un côté, cette mondialisation durcit la concurrence ; de l’autre, elle favorise la réinvention de métiers et de leur enseignement. Les MOOCs permettent à tous d’accéder à la formation de leur choix, dans les pays du Sud comme dans ceux du Nord ; avant peu, des dizaines de millions de personnes obtiendront ainsi des diplômes d’universités prestigieuses et se présenteront sur le marché avec des CV d’un type nouveau. Le monde s’adapte à cette nouvelle réalité. A notre modeste échelle (à côté d’autres facteurs, notamment fiscaux), l’existence de ce marché mondial explique le fait que chaque année des dizaines de milliers de jeunes Français s’expatrient pour un emploi. Quelques nations - l’Australie a été la première, la Grande Bretagne avance très vite - ont compris avant nous la chance qu’il pouvait représenter. Savons-nous que nous-mêmes sommes déjà demandeurs de compétences sur ce marché mondial, par exemple parmi les managers et les universitaires ? La France devrait opter délibérément pour une vocation d’attracteur majeur en termes de formation aux talents. La compétence vérifiée est en train de devenir l’un des premiers marchés dans le monde. Seuls en Europe, nous avons la chance d’avoir une jeunesse nombreuse ; notre appareil de formation a de beaux restes ; nous sommes la patrie de métiers en grand nombre dont beaucoup sont rares. Nous mettons en œuvre sur le territoire national de nombreuses compétences avancées. Nous sommes une nation de vieille culture qui est aussi en phase avec notre temps. Nous cherchons actuellement à promouvoir d’autres domaines - l’industrie entre autres - mais ceux-ci sont eux-mêmes déterminés dans leur développement par la qualité des compétences qu’ils sauront attirer. Voilà une perspective ouverte à la création de richesses, une chance de réaffirmer notre rayonnement, un champ sur lequel notre réussite dépendra avant tout de nos efforts. Par contre il est devant nous, le choc wagnérien des cultures entre nos systèmes éducatifs bureaucratiques et méritocratiques et une réalité fondée sur l’initiative individuelle, la responsabilité de chacun vis-à-vis de son destin et la parité d’estime entre tous les métiers. Mais y-a-t-il beaucoup d’autres domaines dont nous puissions être sûrs, à cette échelle, que la France y trouvera un avenir ?
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institut présaje
2014-02-01
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[ "bernard lecherbonnier" ]
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TRAVAIL MANUEL : L’URGENCE ABSOLUE D’UNE RÉHABILITATION POUR EN FINIR AVEC UN DRAMATIQUE ARCHAÏSME FRANÇAIS
# Travail manuel : l’urgence absolue d’une réhabilitation pour en finir avec un dramatique archaïsme français En France, les « bobos », les bourgeois et le petit peuple ont au moins un point commun : celui d’être convaincus que l’enseignement technique n’est pas la filière qui peut favoriser le bonheur futur de leurs enfants. Fatale et absurde croyance dans un pays qui compte un demi-million d’emplois non pourvus malgré 3 millions de chômeurs. 400.000 emplois non pourvus dans un pays qui compte 3 millions de chômeurs. Dans un pays qui renâcle devant les flux d’immigration massive au motif que les nouveaux venus viennent occuper des emplois vacants. Où est l’erreur ? Pourquoi nos enfants ne veulent-ils plus porter le tablier du boucher ou faire le taxi ? Pourquoi ? Tout simplement parce que nous ne voulons pas qu’ils deviennent bouchers ou chauffeurs de taxi ! Un de mes collègues de la Sorbonne, le grand spécialiste du roman naturaliste, obligé de constater le peu d’entrain mis par son fils pour trainer chaque matin sa lassitude au lycée, finit par lui demander - le bambin stagnait en Troisième - ce qu’il souhaitait « faire plus tard ». Plus embarrassé que s’il avait dû avouer des pulsions homosexuelles, le rejeton rougissant laissa tomber : «Je voudrais être mécanicien. » Le père était intelligent. Il inscrivit aussitôt son fils dans un établissement professionnel préparant au BEP de mécanique. Aujourd’hui le diplômé en mécanique a roulé sa bosse et réussi une jolie carrière. Que serait-il devenu sans un père compréhensif et intelligent ? Un rappeur de plus ? Combien de contre-exemples pourrais-je citer ! Combien de familles se seraient crues déshonorées à l’idée qu’un de leurs héritiers ait volontairement choisi un métier manuel, encore pire, un métier de bouche ! D’où nous vient cette perversion ? Ce refus petit-bourgeois du réel ? Une conception unidimensionnelle de l’éducation a fait du bac général la voie royale de l’éducation. Tous ceux qui ne montrent aucun goût pour le type d’études dispensé au collège unique ou au lycée sont considérés comme des marginaux, et, osons le dire, comme des crétins. Et que fait-on de ces prétendus crétins ? Eh bien, on leur donne un métier manuel ou technique au nom de la prétendue compassion nationale. En d’autres termes, le paradoxe veut que ne soient assurés d’obtenir un vrai métier et un emploi que les déboutés de l’Education Nationale. Et ce seront peut-être les seuls à obtenir une retraite à taux plein du fait de leur engagement précoce dans la vie active. J’ai conduit en 2012, à la demande du Conseil régional d’Ilede-France, une enquête sur l’insertion des jeunes diplômés. Pour ne pas être influencé par de quelconques préjugés, j’ai fait le choix, à propos des études professionnelles, d’une filière dont je ne connaissais rien, l’Electricité. Je suis allé de surprise en surprise. Visite du lycée professionnel situé rue de la Roquette, à deux pas de la Bastille, où l’on forme des adolescents au CAP, au BEP et au bac professionnel. Sur les 300 dossiers étudiés que j’ai examinés avec mon équipe, pas plus de dix élèves avaient opté pour cette voie. Tous les autres étaient des exclus du système général. D’où venaient-ils ? A peine une poignée d’origine européenne. 30% d’Africains, 50% de Maghrébins et 10% d’Asiatiques. Les professeurs ? Des gens de métier sans état d’âme, c’est l’éducation à la dure, pour ne pas dire militaire. Un jour je demande à un professeur : « Pourquoi il n’y a pas de chaise dans votre classe ? ». Il réplique, brutal : « Un ouvrier, ça ne s’assoit pas. » Des résultats corrects aux examens et, surtout, l’emploi assuré pour tous à la sortie de l’Ecole. J’ai consulté le parcours professionnel des anciens élèves. Beaucoup ont créé leur entreprise, à peu près tous sont restés dans le métier, un très petit nombre ont poussé plus loin jusqu’à un BTS. Je ne sais pas si on peut parler de succès car on peut regretter que les talents révélés dans un tel établissement ne puissent poursuivre au-delà. En tout cas il ne faudra plus vous étonner que votre plombier ou votre électricien vienne du Grand Sud... ## Le naufrage de la formation professionnelle Que le bobo n’aime pas le cambouis, c’est son affaire. Mais que le bobo détourne ses enfants du cambouis, c’est notre affaire. Du moins, ce devrait être notre affaire. Or, que constatons-nous ? Un naufrage de la formation professionnelle qui vire au désastre financier national. Trente milliards d’euros annuels alimentent des multitudes d’organismes sans qu’aucun contrôle ne s’exerce réellement ni sur leurs performances ni sur leur impact économique. Un seul exemple, un vrai scandale : la taxe d’apprentissage, 0,5% de la masse salariale, dont strictement personne ne peut mesurer l’impact sur la formation, par conséquent sur l’emploi. J’ai eu l’occasion, au cours de l’enquête déjà citée, de plonger dans les comptes de certains établissements supérieurs professionnels, parfois consulaires : le résultat net y est comme par hasard égal à la collecte de la taxe d’apprentissage ! Les solutions ? Enfin on découvre les vertus de l’alternance qui consiste à associer la formation dans l’entreprise à la formation dans les établissements scolaires et supérieurs. Au-delà de l’alternance, la participation des entreprises à l’acte éducatif doit aussi être encouragée. En effet seules les entreprises peuvent avoir une vision globale de leur métier. L’exemple a été donné récemment par un industriel de la boulangerie. Sa marque forme de jeunes boulangers en veillant à leur apprendre tout aussi bien leur métier technique qui consiste à maîtriser l’art du pain que leur métier d’artisan capable de gérer une société. Les grands distributeurs empruntent le même chemin. La restauration rapide promet, par voie publicitaire, à son personnel des situations de manager. Et l’on voit un nombre sans cesse accru de grands groupes créer des universités internes. Par bonheur commencent à émerger également des universités publiques, comme celle d’Evry, qui font le choix d’un étroit partenariat avec les entreprises de la région avec un seul et unique objectif : l’emploi.
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institut présaje
2014-02-01
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[ "jacques barraux", "nicolas mottis" ]
1,427
LE MAÎTRE ET L’ÉLÈVE À L’HEURE DES MOOCS ET D’INTERNET
# Le maître et l’élève à l’heure des MOOCs et d’internet - Jacques Barraux A l’école, à l’Université, dans la salle de classe, sur la Toile : le monde de l’éducation semble se préparer à une conflagration générale sans trop savoir comment nos petits-enfants se prépareront à l’école de la vie. Avez-vous une idée du « monde d’après », là où depuis des siècles se transmettait le savoir ? - Nicolas Mottis Voilà plus de quinze ans que se dessinent les contours de ce que vous appelez le « monde d’après » dans l’éducation. Un monde naturellement conditionné par l’évolution des mœurs, par la révolution numérique et par la mondialisation des services. Restons au niveau très concret du métier d’enseignant. Le primaire et le secondaire sont face à des enjeux différents de ceux de l’enseignement supérieur. Pour le primaire et le secondaire : le lieu physique de la salle de classe, les horaires rigides jusqu’au baccalauréat, le standard de « gavage » de l’écolier, la quasi absence de projets en équipe, l’uniformité des « formats », tout cela risque d’être fortement secoué. On le devine avec nos étudiants actuels dont les pratiques d’apprentissage changent beaucoup. - Jacques Barraux Dans l’enseignement supérieur, la concurrence mondiale entre les institutions n’est-elle pas attisée par des épiphénomènes, comme par exemple les MOOCs. En quoi cela change-t-il le métier de professeur ? - Nicolas Mottis Reprenons les fondamentaux du métier de professeur dans l’enseignement supérieur. Aujourd’hui comme hier le métier a quatre composantes. Un, la pédagogie qui est l’art d’enseigner. Deux, la production de connaissances, c’est à dire la recherche au sens large (livres, articles, etc). Trois, la participation aux tâches d’animation et d’administration de son école ou de son université. Quatre, l’activité de conseil et d’expertise. Depuis vingt ans la modulation entre les quatre composantes a beaucoup évolué selon les politiques suivies par les institutions. La recherche a été fortement mise en avant pendant de longues années mais on observe aujourd’hui un questionnement marqué sur la pédagogie (les écoles et les universités sont soumises à une pression croissante de leurs « clients », étudiants et entreprises). L’heure est à la modestie en matière de recherche. Seules les institutions les plus prestigieuses ont les moyens de financer cette activité très coûteuse, d’autant plus qu’il n’y a en fait qu’une petite minorité de « vrais » producteurs d’idées nouvelles. Accent nouveau donc - et probablement souhaitable - sur la pédagogie. - Jacques Barraux Quels sont les changements les plus notables depuis les années 1990 ? - Nicolas Mottis J’en vois deux essentiellement. D’abord la prise de conscience des professeurs d’être pour une large part des « prestataires de services ». Tout y contribue : les attentes des nouvelles générations d’étudiants, la pratique de l’évaluation des professeurs, les difficultés du marché du travail pour les clients de la formation continue. Et aussi, la pression concurrentielle des grandes institutions étrangères, business schools et universités. Le deuxième changement est structurel. Il concerne bien sûr la technologie. Tout a commencé il y a 15 ans avec la mode du « e-learning ». On parlait alors de révolution mondiale comme aujourd’hui avec les MOOCs. L’idée forte - plus que jamais d’actualité en 2014 - était qu’avec ses nouveaux outils, la technologie allait permettre de faire bénéficier les masses de la double vocation de l’école et de l’université : la transmission de connaissance (l’acquisition de contenus) et la relation interactive entre le professeur et l’étudiant. - Jacques Barraux La technologie était là en 2 000 : le lien d’interactivité était possible, les outils du multimédia fonctionnaient. Pourquoi n’y a-t-il pas eu cette « révolution » que l’on annonce aujourd’hui avec les MOOCs ? - Nicolas Mottis Le e-learning pas cher c’est facile ! Mais la raison tient en partie au coût très élevé des expériences de bonne qualité. Mobilisation de lourdes équipes (professeur, assistants pédagogiques, techniciens), scénarisation des programmes, mise en scène attractive, dialogue personnalisé avec les étudiants, organisation « d’examens » avec délivrance de certificats en fin de cycle. Face à de tels enjeux économiques on a vu alors se multiplier les modules certes multimédias, avec son, image, vidéo, mais assez plats et sans réelle interaction. Quinze ans plus tard on tire la leçon du succès limité de l’e-learning : ses promoteurs avaient surestimé les attentes de « contenus » et sous-estimé les attentes des clients en matière d’interaction et d’effet réseau. - Jacques Barraux Les réseaux sociaux ont changé la donne dans le monde d’internet. Les MOOCs apportent-ils les réponses aux demandes des déçus de l’e-learning ? - Nicolas Mottis Un ingénieur ou un cadre qui suit un programme de formation continue dans une business school a trois soucis : d’abord il veut acquérir un contenu ; ensuite il cherche à ouvrir son horizon de relations professionnelles et personnelles en s’insérant dans un réseau ; enfin il cherche à satisfaire son ego, en un mot, à être mieux reconnu. Avec les MOOCs, il a des chances de satisfaire deux des trois attentes : la transmission d’un contenu et l’accès à un réseau infiniment plus riche qu’il y a dix ans, ouvert aux solutions collaboratives. Pour illustrer, j’ai participé à un MOOC de Philippe Silberzahn à l’EM de Lyon sur l’entrepreneuriat. Il y avait au début plusieurs milliers d’inscrits du monde entier. Pendant 5 semaines, les apprentis entrepreneurs travaillaient en réseau sur des cas d’entreprises, chacun pouvant discuter les travaux des autres. En parallèle, un forum sur la création d’entreprise entretenait une communauté de projets. Au final, plusieurs centaines d’inscrits ont obtenu un certificat. C’est peut paraître faible, mais le contenu était très intéressant, les échanges entre participants étaient très riches et il est fort probable que certains aient vraiment avancé leur projet de création. Rien à voir avec les vieux modules e-learning d’il y a quelques années. - Jacques Barraux Etes-vous sensible à l’argument selon lequel les MOOCs annoncent une rupture historique : l’accès des masses à une formation totalement gratuite dans tous les pays, à commencer par les pays en développement ? - Nicolas Mottis Une formation gratuite ? Oui pour l’accès à des connaissances standard. Je suis plus réservé pour les programmes de haut niveau. Il n’y a guère de comparaison possible entre ce que propose un MOOC à 10.000 personnes dispersées dans le monde et un programme résidentiel de haut niveau dans une business school ou une université. Pour prendre un exemple, Harvard et le MIT ont des stratégies habiles de distinction entre deux catégories de publics. D’un côté la gratuité pour les masses sur tous les continents, de l’autre des droits d’inscription très élevés sur leurs campus pour des populations ciblées de haut revenu et de haut potentiel. Les MOOCs deviennent alors des outils marketing pour repérer et attirer les meilleurs « clients » dans toute la planète. L’ère des professeurs stars J’ai deux autres réserves sur les MOOCs. D’une part, ils favorisent les carrières de « show men », les « professeurs stars » qui manient l’humour et pratiquent l’art du spectacle, rejetant dans l’ombre des enseignants moins charismatiques ou investissant des sujets moins populaires mais pourtant essentiels à la progression des connaissances d’une communauté académique. Un glissement qui peut avoir des conséquences sur les politiques de recrutement d’enseignants dans les établissements (et sur leurs méthodes de marketing). Deuxième réserve : il faut se méfier de l’illusion utilitariste parfois entretenue autour des MOOCs. Croire qu’en un temps raccourci, en une demi-heure par jour pendant quelques semaines, on puisse tout à la fois acquérir des connaissances et faire l’apprentissage d’une fonction peut être source de déception. Internet n’abolit pas les lois du temps. Des lois incontournables en matière d’assimilation de connaissances et de pratiques d’apprentissage. Dit autrement, pour apprendre il faut aussi prendre le temps de se planter et de ne pas tout comprendre immédiatement... - Jacques Barraux Diriez-vous que le métier de base d’un enseignant est en train de changer ? - Nicolas Mottis Je répondrai pour l’enseignement supérieur. Les quatre composantes du métier - contenu, pédagogie, institution, consultation - sont toujours là. Mais en face de l’enseignant, il y a une personne exercée aux outils de l’ère numérique, qui veut avancer dans la vie, qui entend participer, dialoguer et qui se déclare souvent plus ouverte au travail collectif. Ce qui change pour moi en tant qu’enseignant, c’est que je ne suis plus « celui qui sait ». J’essaie d’être celui qui sait poser les questions, qui aide à hiérarchiser, à mettre en perspective. Celui qui met en interaction et qui maîtrise des process à la fois humains et technologiques assez instables...
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institut présaje
2014-02-01
6
[ "michel rouger" ]
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INNOVATION. DÉLIT D'ENTRAVES
# Innovation. Délit d'entraves Les Français sont imaginatifs et créatifs. D’où vient que leur goût pour l’innovation soit si difficile à être transformé en conquêtes commerciales et en aventures industrielles ? Michel Rouger s’interroge sur les entraves à la libre expression des talents dans notre pays : le mépris de la réussite matérielle, l’aversion au risque et… le code du Travail. Arrêtons de nous auto-flageller. Les Français sont un peuple inventif, créatif et innovateur. Celui du Préfet Poubelle, de Géo Trouvetout, du concours Lépine. Mieux encore, celui de l’exceptionnelle création du cœur artificiel de Carmat, société accompagnée dans son aventure par les équipes du Fonds Truffle, la truffe, de mon proche ami Henri MOULARD. L’innovation est bien vivante, mais comme dans le langage courant elle a absorbé la création, l’opinion confond ce qu’elle est en France, avec celle que nos innovateurs vont créer à l’étranger. C’est là qu’interviennent ces entraves, mot devenu familier dans la partie collective de notre droit du travail, qu’il convient d’utiliser avec modération en considérant que leur effet est simplement relatif, par les découragements qu'il provoque. Ces entraves à l’innovation construites comme la machine à 3 pieux, le tripalium, qui entravait les bêtes rétives et qui a donné son nom au travail, peuvent être ainsi décrites, comme le produit d’une aversion, d’une phobie et d’un refus qui se conjuguent. L’AVERSION vient du fond des âges et des institutions, féodales, monarchiques et religieuses, qui ont donné à la richesse spirituelle la primauté sur la richesse et la réussite matérielles. à tout le moins pour celui qui n'est ni le Seigneur, ni le Roi, ni l'état républicain qui les a remplacés, l’un et l’autre. Cette aversion qui s'est étendue vers les personnes qui incarnaient la richesse et la réussite, par la Loi fiscale, pratique compulsive de l’Etat, ne peut qu'entraver le mouvement de ceux qui sont réputés prétendre aux deux par la mise en œuvre de leurs innovations, dans leur pays. La PHOBIE, celle des risques encourus, est de nature plus historique dans un pays qui a subi tant de difficultés d'invasion et de crises depuis que les seigneurs confinés dans le petit confetti de l'île-de-France au XIVe siècle ont entrepris de créer la France et de lui donner l'état qui assurerait sa cohérence et sa pérennité. Cette phobie du risque n’a pas quitté la société française, sauf en 1914 au temps de la fleur au fusil, pour mieux renaitre dans l’abandon de 1940. Elle a toujours privilégié l’épargne de précaution, l'argent mis de côté, au cas où, contre l'investissement productif. Puis une fois venu le temps des technologies, elle a sacralisé sa phobie irrépressible des risques par la Loi dans ce modèle unique au monde d’un principe de précaution constitutionnalisé. Le REFUS de l'exploitation de l'homme par le travail qui lui est imposé repose, comme les pavés de l’enfer, sur de bonnes intentions. Ce refus qui trouve son origine justifiée dans le travail des enfants, puis par l'asservissement des femmes dans les sociétés archaïques, puis celle des hommes dans les sociétés industrielles est devenu idéologique. A nouveau la Loi est devenue contrainte pour faire respecter, dans le travail, l’équilibre entre les besoins et les moyens de celui qui s’y engage. Le code du travail à la Française, originalité mondiale par son volume et ses prescriptions, modèle de bureaucratie omnipotente, est incompatible avec le quotidien du créateur qui veut donner corps et vie à son innovation. La conscience en est prise, depuis peu. Espérons En conclusion, est-ce à dire que la République et son Etat s’ingénient à entraver tout ce que son peuple porte en lui de capacités d’innovation et de création ? Non. Mais c’est parce qu’ils ne le peuvent pas, même s’ils le veulent. Les Français, encore plus imaginatifs que créateurs, ont su se protéger des emprises coûteuses des formes successives de leur Etat et de ses lois. Avec l’éternel et polyvalent système D des gens dits de peu, la flexibilité des contraintes par les passe-droits de ceux dits d’en haut, et laculture intensive des niches fiscales pour les possédants ou les malins râleurs. Une fois tout remis en rétrospective et en perspective, les innovants ont encore de beaux jours à vivre, en France, selon le prix qu’ils attachent à leurs innovations en monnaie de liberté, égalité et fraternité qu'ils attendent de leur pays.
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institut présaje
2014-02-01
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[ "andré babeau" ]
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PRÉLÈVEMENTS OBLIGATOIRES : OUI À LA « RÈGLE DE PLATINE »
# Prélèvements obligatoires : oui à la « règle de platine » Qui a dit : « nos dépenses publiques atteignent 57% de notre produit intérieur, en sommes-nous plus heureux ? ». Réponse : le chef de l’Etat « social-démocrate »… Le tout, explique André Babeau, est d’ouvrir au plus vite le chantier de mise aux normes de la France avec ses partenaires européens, soit 10 points de PIB à gagner sur nos dépenses publiques. Rude défi mais condition nécessaire à la sortie de la longue stagnation. Faisant écho à la « règle d’or » d’équilibre des dépenses et des recettes publiques proposée par Nicolas Sarkozy, Frédéric Lefebvre, député UMP des Français de l’étranger et ex-ministre, a énoncé il y a quelque temps une « règle de platine » selon laquelle les prélèvements obligatoires en France ne devraient pas dépasser la moyenne européenne. On eût naturellement aimé que cette règle fût avancée par un autre Lefebvre, prénommé Dominique, député PS du Val d’Oise et co-auteur avec Karine Berger d’un rapport sur l’épargne dont on a beaucoup parlé. Après tout, le président lui-même a eu naguère un premier instant de lucidité, rappelons-nous : « Nos dépenses publiques atteignent 57% de notre produit intérieur, en sommes-nous plus heureux ? ». Il en a eu tout récemment un deuxième (et non pas, espérons-le un « second »), avec la nouvelle politique de l’offre et l’affirmation que la production devait précéder la redistribution (du DSK pur jus !) : la « règle de platine » ne pourrait-elle pas être à François Hollande ce que l’agenda 2010 a été à Gerhard Schröder ? Cette règle mérite en effet considération. La moyenne des prélèvements obligatoires de l’Union européenne, comme d’ailleurs celle de la seule Zone euro, est actuellement proche de 40% du PIB des différents pays. Nous serons, quant à nous, à plus de 46% pour l’année en cours et les prévisions du gouvernement ne font état, en dépit d’hypothèses de croissance assez favorables, que d’une faible baisse en dessous de 46% en 2017. A partir de la situation actuelle, la « règle de platine » constitue donc bien un véritable challenge digne d’être relevé par un François Hollande, challenge dont il convient de bien mesurer les implications. Sur le moyen terme, il faut bien sûr raisonner avec des recettes et des dépenses publiques en équilibre. S’agissant des recettes, aux prélèvements obligatoires de 40% on doit ajouter les prélèvements considérés comme « non obligatoires » (la redevance télévision, par exemple), les revenus des participations de l’Etat (dividendes perçus) et certaines autres ressources propres de l’Etat ou des collectivités locales, soit au total environ 6 à 7% du PIB, proportion que l’on peut considérer comme stable dans le temps. Dans l’hypothèse de la « règle de platine », les dépenses publiques à l’équilibre ne devront donc pas dépasser quelque 46 ou 47%. Nous en sommes à 57%. C’est donc 10 points de PIB que nous devons gagner sur nos dépenses publiques à un horizon qui pourrait être – à supposer que, même avec le quinquennat, un Président de la République française puisse s’attacher au long terme – celui de la décennie : un peu plus de 6 points au titre de la diminution des prélèvements et près de 4 points pour résorber l’actuel déficit. A l’horizon de 2024, avec des hypothèses raisonnables de croissance et d’inflation, cet objectif n’est pas hors d’atteinte, mais au lieu de la faible croissance (hors inflation) des dépenses publiques que retient le gouvernement pour les prochaines années, c’est évidement d’une diminution qu’il faut parler pour les dix ans à venir. Protection sociale, dépenses de l’Etat, dépenses des collectivités locales, l’effort demandé ne sera pas le même pour ces trois chapitres. En 2013, sur environ 1150 milliards de dépenses publiques, la part de la protection sociale était un peu inférieure à la moitié, celle des dépenses de l’Etat de l’ordre du tiers et celle des collectivités locales, proche du cinquième. Au titre de ces deux derniers postes, des économies sont certes indispensables, notamment en matière de dépenses de personnels (en activité ou en retraite) : il faudra procéder à plusieurs désindexations et, pour faire bonne mesure, ne pas exclure non plus celle du SMIC, très nécessaire pour regagner des parts de marché, pendant. ## Les dérives de la protection sociale Mais ce sont les charges liées à la protection sociale qui devront être réduites le plus fortement, à la fois parce qu’il s’agit du poste principal de dépenses et parce que leur évolution a été jusqu’à aujourd’hui le moins bien contrôlée. L’heure n’est plus ici aux économies de bouts de chandelle et la correction des « abus et excès » n’y suffira pas. C’est le modèle lui-même qu’il faut très probablement modifier et, avec lui en particulier, une conception de l’universalité de près de 70 ans d’âge. Famille, santé, chômage, au-delà d’économies rendues possibles par des contrôles appropriés dans chacun de ces trois « risques », les ménages aisés devront sans doute, comme en Allemagne, faire l’objet de couvertures plus mesurées. Ces contribuables de premier rang seront dédommagés par le net reflux des prélèvements qui devra accompagner celui des dépenses. Qui veut la fin veut les moyens. Les patrimoines devront alors, de leur côté, être considérés comme légitimes – ce qu’ils ne sont pas encore totalement aujourd’hui dans notre inconscient collectif – et affectés à des objectifs qui peuvent être la jouissance, la précaution ou la transmission, mais aussi la contribution au financement de l’économie. La baisse des prélèvements (fiscaux, sociaux) – qui facilitera l’accumulation de ces patrimoines – se proposera, quant à elle, deux objectifs principaux, l’un à l’autre liés : faciliter le redémarrage des investissements et renforcer la compétitivité de notre économie pour pouvoir enfin assurer, par la baisse du chômage, la reprise du pouvoir d’achat à partir des revenus d’activité et non plus, comme cela a été le cas depuis des décennies, par la croissance des prestations. Un tel changement exigera beaucoup de pédagogie et un rare courage politique de la part de l’actuel Président de la République… ou du suivant. Sans abuser de Comités Théodule, il devra cependant bien évidemment être précédé d’études préalables pour en chiffrer les conséquences en matière d’efficacité et d’équité. Il s’agit là, sans doute, de la seule alternative réaliste à une longue stagnation qui accélérerait le recul de notre pays par rapport à l’ensemble des économies émergentes.
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institut présaje
2014-02-01
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[ "yves montenay" ]
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L'IMPORTANT, C’EST L’INNOVATION, PAS LA TECHNIQUE
# L'important, c’est l’innovation, pas la technique ## La technique est une chose, l’innovation en est une autre. Pour Yves Montenay, disciple de Jean Fourastié, « l’innovation réelle, c’est celle qui améliore la productivité ». Une nouvelle technique - un nouvel outil numérique par exemple - n’est rien tant qu’elle ne s’accompagne pas de nouvelles méthodes d’organisation, de gestion, de vente ou de production. La clé de l’innovation se trouve dans les effets secondaires d’une avancée technique, pas à sa source. L'innovation technique, tout le monde s'y intéresse. On l’appelle souvent « nouvelles technologies ». ça fait plus chic. Les technophobes se hérissent, les acteurs de l'économie y voient le levier de la croissance et du progrès. Ils la couvrent donc d'argent (ou du moins en parlent). Tous les grands classements mondiaux sont établis à partir des mêmes critères : R & D, dépôt ou exploitation de brevets. Bref, dépensons et si possible brevetons. Mais quand les économistes parlent d'innovation, ils pensent plutôt productivité et augmentation du niveau de vie (à nous Fourastié !). Eh bien, me direz-vous, l’innovation technique est là pour ça. Voire ! Souvenez-vous d’Auguste Deteuf : « Il y a 3 façons de se ruiner : le jeu, les femmes et les ingénieurs. La troisième est la moins agréable et la plus sûre ». D’ailleurs les PME innovantes rachetées se révèlent souvent des coquilles vides après le départ des créateurs, même si les dossiers, voire les brevets, restent la propriété de l'acheteur. L'innovation technique en elle-même n'est rien tant qu'elle ne se traduit pas sur le terrain : voir l'exemple célèbre des ordinateurs qui n’ont eu aucun impact sur la productivité américaine jusqu’au milieu des années 1990. Car ce n’est qu'après formation et réorganisation que le progrès se concrétise. L'innovation réelle, pour moi, c'est celle qui améliore la productivité, qu'elle incorpore ou non une nouveauté technique. Perfectionner la gestion des stocks, la distribution, inventer le forfait téléphonique (Bouygues, 1996), inventer de nouveaux financements (Vinci) ... ne nécessite pas de percée technologique, ni même beaucoup d'argent. A l'inverse, malgré leur puissance financière, IBM n'a pas su prendre le virage du PC, ni Nokia celui des smartphones. Illustrons cela par un témoignage, celui de mon expérience dans une entreprise de gestion et économie de l'énergie (métier stratégique !). Cette entreprise n'a inventé aucun nouveau produit. Mais elle a fait mieux : elle a généré des économies d'énergie extrêmement importantes. Comment ? Par l'innovation contractuelle et la mise sur le terrain des compétences. C'était très simple et même trivial. Donc non brevetable, et s'est répandu rapidement dans toute la profession et même dans d'autres, pour le plus grand bien de la productivité nationale. L'innovation était de dire à des clients du « tertiaire », hôpitaux par exemple : « vous dépensez maladroitement 100 en gestion de l’énergie car ce n’est pas votre métier ; nous nous occupons de tout, moyennant un forfait de 80, mais vous nous laissez faire pendant 10 ans ». Cette liberté de gestion et d’investissement permettait d’appliquer des innovations techniques bien rôdées, de baisser les coûts à 60, de récupérer rapidement l'investissement et de dégager ainsi une marge de 20 s'ajoutant à celle de même montant pour le client. Vous avez bien lu : 40 % d'économie, principalement d'énergie, sans gros investissement ! Cette innovation juridique (en fait assez complexe) était relayée par la mise sur le terrain des compétences : la présence stable d'un technicien ou d'un ingénieur pour, disons, une dizaine de grands bâtiments ou une cinquantaine de petits, qui non seulement s'assurait de l'optimisation technique très concrète (par exemple en tenant compte des vents) mais aussi de la bonne compréhension des usagers. à ce stade, on peut faire une observation économique importante : le raisonnement joue dans les 2 sens. Car toute complication juridique, sociale, humaine, organisationnelle a évidemment l'effet inverse. Elle diminue la productivité nationale. Je rêve de voir les politiques nous épargner les « usines à gaz » qui annulent les gains de productivité dégagés à grand-peine par les acteurs économiques. ## Le bon sens à la Fourastié Tout cela est-il enseigné dans les écoles d'ingénieurs et de management ? Je n'ai pas la prétention d'avoir plongé dans leurs programmes d'aujourd'hui et poursuis seulement mon témoignage. Ma formation à l’Ecole Centrale m'avait sensibilisé aux innovations techniques, notamment par l'évocation des « grands anciens », dont Gustave Eiffel pour la construction métallique puis les souffleries pour la mise au point des avions. A Sciences-Po j'aurais dû entendre parler d'innovation organisationnelle. Mais ce n'était pas le genre de la maison, à part le cours de Jean Fourastié, avec l'importance qu'il donnait à la productivité. Mais ce cours faisait hausser les épaules comme très terre à terre, et Jean Fourastié a quitté Sciences-Po pour les Arts et Métiers. Devenu plus tard enseignant du soir rue Saint Guillaume, j'ai bousculé les consignes de la direction et mes élèves polytechniciens en « année d'application » économique en m'attaquant aux modèles mathématiques et en multipliant les exemples triviaux « à la Fourastié ». Actuellement à l'ESCP, mon enseignement sur les pays musulmans insiste sur le décrochage de ces derniers autour du XIe siècle, lorsqu’ils ont assimilé toute innovation à une hérésie et abandonné les classiques grecs prométhéens (l’homme progressera avec le feu pris aux dieux). Je fais alors le lien avec les islamistes d'aujourd'hui, qui se disent modernes mais sont incapables d'accepter la liberté de pensée nécessaire à l'innovation. Je pense que c’est utile à mes étudiants musulmans et à leur pays. Tout cela me semble également absent de l’enseignement de l’économie dans le secondaire qui est une véritable catastrophe^1^. Je côtoie des enseignants d’histoire et géographie obligés d’aborder l’évolution économique, et qui profèrent des énormités en écho de l’enseignement qu’ils ont reçu et des lectures qui ont suivi, énormités analogues à celles de certains politiques. Il y a là tout un monde allergique à la notion d’entrepreneur, de productivité, d’évaluation, et profondément ignorant de ce qui le fait vivre. Tels les islamistes, certains se pensent modernes parce qu'ils utilisent tel outil « innovant », mais rejettent l'écosystème qui l’a généré. Tout cela pèse sur l'état d'esprit national, et les Français qui ont un projet d'entreprise innovante se sentent mal à l'aise et s’expatrient. En extrapolant, abusivement j'espère, il ne restera plus que des fonctionnaires payés par des emprunts souscrits auprès de l'Arabie. Que nous demandera-t-elle en contrepartie ? 1 http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/societe/education/221170004/economie-est-mal-enseignee-on-veut-faire-pire
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institut présaje
2013-06-01
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[ "institut présaje" ]
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INNOVATION, CROISSANCE, EMPLOI : L’IMPÉRATIF ENTREPRENEURIAL
# Innovation, croissance, emploi : l’impératif entrepreneurial Le réveil de l’esprit d’entreprise est la condition absolue de la sortie de crise d’une France qui doute d’elle-même mais dont les possibilités de rebond et les ressources internes sont intactes. Ce numéro de Presaje.Com est consacré au basculement irrémédiable qui attend l’économie française sous l’effet de la révolution numérique et de l’entrée dans une phase nouvelle de la mondialisation. A l’opposé du fatalisme paresseux d’une partie de l’opinion, la démarche dynamique de l’entrepreneur est la seule réponse au risque de rupture des liens traditionnels entre l’innovation, la croissance et l’emploi. Rupture sans doute transitoire mais qui serait la source de graves turbulences si la jeune génération des créateurs et des développeurs n’explorait pas au plus vite des pistes nouvelles… d’innovation, de croissance et d’emploi.