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2009-12-01
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LA JUSTICE EN DÉBAT : LE TÉMOIGNAGE DE HUIT ACTEURS
# La justice en débat : le témoignage de huit acteurs Les « Entretiens de Royan » ont été l'occasion d'échanges très vifs entre magistrats, avocats, universitaires et experts sur la réforme de la procédure pénale et le fonctionnement de la justice en général. Voici une sélection de 8 témoignages sur les 35 rassemblés dans les « Actes des Entretiens de Royan » qui seront publiés à la mi-décembre. ## - Le professeur de droit, **Didier Rebut** : **Un regard sur l'histoire** Le débat ne date pas d'hier. Le thème de la suppression du juge d'instruction revient de façon périodique depuis fort longtemps, que ce soit chez les grands auteurs ou dans les multiples commissions qui, depuis le XIXème siècle, ont précédé le Comité Léger. La proposition de supprimer le juge d'instruction se fonde toujours sur un même argument : *« Il n'est pas possible d'être à la fois enquêteur et juge : comment peut-on apprécier à leur juste valeur des charges que l'on a soi-même rassemblées ? ».* La critique apparait au XIXe siècle. La confusion entre le rôle d'enquêteur et celui de juge ne date pas de la création du juge d'instruction, qui remonte à l'Ancien Régime. Elle est apparue ultérieurement. Dans le Code d'instruction criminelle de 1808, le juge d'instruction existe, mais il est simplement enquêteur et il est placé sous l'autorité du parquet. C'est une chambre du conseil qui juge, décide de la détention provisoire ou de la mise en liberté, et se prononce sur le renvoi ou non devant la juridiction. La situation change avec la loi de juillet 1856, adoptée sous Napoléon III, qui confie au juge d'instruction les deux fonctions d'enquêteur et de juge. C'est à partir de cette loi que vont apparaître périodiquement des propositions de suppression du juge d'instruction. Elles apparaissent ainsi comme une sorte de volonté de retour aux sources, à un équilibre originel qui aurait été rompu par la loi de 1856. En réalité, les choses sont plus complexes. Entre 1808 et 1856, le juge d'instruction menait l'enquête, et c'est un collège de trois juges qui prenait les décisions juridictionnelles et décidait de la détention provisoire. L'une des raisons pour lesquelles la loi de 1856 a été adoptée est que l'on s'était rendu compte que la chambre du conseil passait son temps à entériner les décisions du juge d'instruction, qui y siégeait : il ne servait à rien de mobiliser trois juges, si un seul prenait réellement les décisions. Une fois le cumul des fonctions décidé en 1856, les propositions de suppression du juge d'instruction ont alterné avec des propositions de restauration de la collégialité, et ce à la fois en doctrine et dans les commissions législatives. En 1948, la commission Donnedieu de Vabres a proposé de supprimer le juge d'instruction et de confier l'enquête uniquement au parquet, avec, déjà, un juge de l'instruction. Cette proposition n'a pas abouti, suite à une objection qu'on entend à nouveau aujourd'hui : comment confier une enquête à un parquet qui n'est pas indépendant ? À la fin des années 80, la commission *Justice pénale et droits de l'homme*, présidée par Mme Delmas-Marty, a proposé à nouveau de supprimer le juge d'instruction et de créer un juge de l'enquête. Tirant les leçons de l'échec de 1948, elle a suggéré de revoir le statut du parquet, en interdisant toute intervention individuelle de la hiérarchie dans les dossiers, mais sans aller toutefois jusqu'à une complète indépendance. Ce projet n'a pas non plus abouti. Une loi, adoptée en 1985, proposait un système totalement collégial ; son application avait été différée en 1988, et elle n'a jamais été mise en œuvre. La commission d'enquête sur l'affaire d'Outreau a également proposé un système collégial. Enfin, est arrivé le comité Léger qui, à la suite du discours du président de la République, revient à l'idée de supprimer le juge d'instruction, en s'appuyant sur le constat que 96 % des affaires sont traitées sans juge d'instruction. Il faut cependant souligner que les 4 % d'affaires confiées au juge d'instruction ne sont en rien comparables aux 96 % restants. ## - Le spécialiste de procédure pénale, **Jacques Buisson**, **Le juge d'instruction entre thérapie et chirurgie** Pour résoudre l'éternel problème de la confusion entre les pouvoirs d'investigation et de juridiction, la France a longtemps hésité entre deux solutions : la thérapie - la séparation entre les deux pouvoirs -- et la chirurgie, qui peut prendre la forme de la suppression juridique ou de la suppression matérielle de la fonction de juge d'instruction. La loi du 17 juillet 1856 a réuni les pouvoirs d'investigation et les pouvoirs de juridiction dans la même personne, le juge d'instruction. Mais dès que cette loi a été votée, la question d'une nouvelle réforme s'est à nouveau posée. Le vice fondamental que l'on dénonce chez le juge d'instruction est qu'il est censé faire preuve de deux qualités inconciliables : l'efficacité, qui est le propre de l'enquêteur, et la légalité, qui est le propre du juge. On lui reproche aussi de faire la part belle à la police, dont il ne serait que le suiveur. Selon la formule d'Hugueney, « Sous l'omnipotence apparente du juge d'instruction, se cache la prépotence de la police ». Il faut bien admettre cependant que le juge d'instruction est un homme seul qui, par hypothèse, a besoin, pour les éléments matériels de l'investigation, de moyens qu'il ne peut trouver qu'auprès de la police. On peut souligner également que l'attitude de retrait de celui qui délègue, et qui peut ensuite apprécier le résultat des investigations, a l'avantage de lui conférer une position de contrôle et de médiation. On peut se demander pourquoi l'on a maintenu si longtemps une institution aussi décriée. À l'époque, la doctrine a avancé deux arguments principaux pour cela. D'une part, on estimait que l'instruction et l'administration de la preuve constituaient un cadre important pour la procédure, car elles donnaient le temps et la possibilité de mieux comprendre la personnalité des acteurs, aussi bien victimes que mis en examen (à l'époque, on disait inculpés). D'autre part, on se heurtait à la difficulté de trouver une solution en ce qui concernait le statut du parquet. Face à cette question récurrente, le législateur et la doctrine ont toujours proposé les deux mêmes solutions depuis 150 ans. Pour résoudre la question du vice fondamental de la confusion entre investigation et juridiction, on a procédé tantôt par aménagement au sein même de la fonction de l'instruction, avec, en quelque sorte, un retour à la situation d'avant la loi du 17 juillet 1856, ce que j'appellerais, pour employer une métaphore médicale, la solution de la thérapie, tantôt par éradication du vice fondamental à travers la suppression pure et simple du juge d'instruction, ce que j'appellerais la solution de la chirurgie. La solution de la thérapie est assez simple : il s'agit de revenir au statu quo ante et de séparer à nouveau le pouvoir d'investigation et le pouvoir de juridiction. Pour cela, on isole tout ce qui est juridictionnel dans l'instruction et on le confie à la collégialité, ou à un autre juge. Certaines lois ont cherché à établir la collégialité de l'instruction, celle du 10 décembre 1985, et plus récemment celle du 5 mars 2007, dont nous avons annoncé à l'avance qu'elle ne s'appliquerait pas, faute de moyens. Nous avions en effet tiré les leçons de la loi du 10 décembre 1985, et le temps est en train de nous donner raison : on prolonge le délai d'application de la loi pour finalement lui en substituer une autre. D'autres lois visaient à établir la collégialité lors de la décision de détention, par exemple la loi Chalandon du 30 décembre 1987, ou la loi du 4 janvier 1993 sur l'échevinage dans la formation collégiale en matière de détention provisoire. Ces deux lois n'ont pas davantage abouti, toujours faute de moyens : les faits sont têtus, et il est inutile de vouloir forcer le destin budgétaire. Si l'on ne dispose pas des moyens de réaliser la collégialité, elle ne se fera pas. Toujours dans les solutions thérapeutiques, une autre option consistait à confier le pouvoir de détention à un autre juge. C'est ainsi que la loi du 15 juin 2000 a créé le juge des libertés et de la détention, au risque de vider la fonction de juge d'instruction de sa substance. Nous avons toujours supposé que cette loi avait pour objet de mettre en place un pivot qui permettrait, ultérieurement, d'ajouter à ce juge des libertés et de la détention des fonctions nouvelles, et de préparer ainsi une réforme plus importante. L'étape suivante a été la loi du 9 mars 2004, par laquelle on a ajouté aux fonctions du juge des libertés et de la détention la possibilité d'accorder des autorisations de contrainte et de perquisition. Dès lors, un observateur attentif pouvait raisonnablement s'attendre à la réforme qui nous est proposée aujourd'hui. Celle-ci relève du deuxième type de solution, la chirurgie : pour résoudre le vice fondamental, on supprime l'instruction. Il existe deux options pour cela. La première, que j'appellerais la suppression matérielle, consiste, dans un premier temps, à ne rien modifier au pouvoir du juge d'instruction, mais à construire en parallèle un cadre qui réduit son champ d'application matérielle. On peut recourir pour cela à deux méthodes. Dans la première, on accroît les pouvoirs de la police judiciaire : c'est ce qui a été fait dans le code de procédure pénale de 1959, consacrant une évolution déjà ancienne. Aujourd'hui, seulement 4 % des affaires sont traitées par le juge d'instruction, alors qu'au XIXe siècle, une affaire sur trois allait à l'instruction. À cette époque, le pouvoir de la police judiciaire n'avait rien de comparable à ce qu'il est aujourd'hui. L'histoire de la police judiciaire est celle d'un lent accroissement des pouvoirs de contrainte pour l'administration de la preuve. Logiquement, en donnant davantage de pouvoir à la police judiciaire, et donc davantage de possibilité d'investigation au parquet, on diminue le champ d'application matérielle du juge. La deuxième méthode, qui s'est traduite par la loi du 9 mars 2004, qui à mon sens est l'aboutissement de celle du 15 juin 2000, est la technique des pouvoirs autorisés. L'article 14 établissait au premier alinéa les pouvoirs propres de la police judiciaire, et au deuxième alinéa les pouvoirs délégués par le juge d'instruction. S'y ajoutent en 2004 les pouvoirs autorisés : dans l'administration de la preuve, le procureur de la République peut obtenir des pouvoirs renforcés d'investigation, mais il doit se tourner pour cela vers un juge au sens de la CEDH, c'est-à-dire vers un magistrat du siège qui lui délivrera ou lui refusera les contraintes demandées, par exemple en matière d'écoute téléphonique. Cette méthode permet de ne rien modifier à l'architecture générale de la procédure pénale, puisque l'on conserve les trois fonctions, tout en se rapprochant énormément du schéma qui nous est proposé aujourd'hui. Le juge des libertés et de la détention ressemble fortement au futur juge de l'enquête et des libertés, et d'après le rapport Léger, c'est le principe des pouvoirs autorisés qui sera appliqué. Les pouvoirs délégués seront supprimés et on aura, d'un côté, les pouvoirs propres de la police judiciaire en matière de flagrance et d'enquête préliminaire, qui ne changent pas ; de l'autre, les pouvoirs autorisés par un juge indépendant. La deuxième option en matière de solution chirurgicale est la suppression juridique. Plus radicale que la suppression matérielle, elle consiste à supprimer purement et simplement la fonction de juge d'instruction et à répartir ses pouvoirs différemment. Au début du XXe siècle, le doyen Garraud avait d'ores et déjà proposé la dissociation des fonctions d'investigation et de juridiction. La commission de 1938, que tout le monde a oubliée aujourd'hui, avait renouvelé la même proposition. Leur ont succédé la commission Donnedieu de Vabres de 1944, qui a eu le succès que l'on sait, puis la commission DelmasMarty, en 1990. Ces deux dernières commissions ont au passage soulevé le problème du statut du parquet, qu'elles estimaient devoir poser dans le nouveau cadre créé par la suppression de la fonction d'instruction. Parmi l'ensemble des politiques législatives qui peuvent être envisagées, c'est dans cette voie de la suppression juridique que semble s'être engagée la commission Léger. ## - Le procureur de la République, **Michel Desplan** : **Trois raisons pratiques de supprimer le juge d'instruction** Pour un procureur qui a été juge d'instruction au cours de sa carrière, l'affaire est une sorte de déchirement. « J'ai été durant dix années juge d'instruction, et je ne vais pas renier ce que j'ai fait pendant cette période » confie Michel Desplan. Mais aujourd'hui, il invoque trois arguments qui plaident en faveur de la suppression. D'abord une mise au point : je ne partage pas l'avis selon lequel le juge d'instruction serait "schizophrène", et incapable d'instruire à charge ou à décharge. Il est dans la nature même du juge, du magistrat du siège, mais également du parquetier, de savoir faire la part des choses et d'enquêter à charge ou à décharge. En tant que président de correctionnelle, et je l'ai été durant trois années, on est également amené à présenter le débat à charge et à décharge, et ce, dans l'intérêt de tous. Lorsqu'un juge d'instruction interroge un mis en examen, même lorsque c'est à charge et de manière serrée, il lui donne aussi l'occasion de faire valoir des éléments pour sa défense. De la même façon, lorsqu'il vérifie des éléments dits à décharge qui pourraient permettre au mis en examen de démontrer son innocence, par exemple un alibi, et que les vérifications révèlent que ce prétendu alibi est faux, cet élément à décharge se transformera en élément à charge, puisqu'il sera avéré que le mis en examen a menti et a voulu tromper le juge. Il entre dans la nature même d'un magistrat d'instruire à charge et à décharge, de même qu'un président de correctionnelle doit savoir interroger à charge et à décharge. Il en va de même pour un avocat. Il peut lui arriver de défendre à 14 heures une victime en qualité de partie civile d'un vol, et être néanmoins parfaitement en mesure, à 14 heures 30, de défendre l'auteur d'un vol dans une autre affaire. Pour autant, plusieurs arguments d'ordre pratique militent en faveur de la suppression du juge d'instruction. J'en vois trois au nom de la logique et d'un certain principe de réalisme. ### Supprimer le juge d'instruction permettrait, tout d'abord, d'assurer au système judiciaire une meilleure lisibilité. Lorsqu'on cite le fait que 96 % des affaires sont instruites par le parquet, certains objectent qu'il ne s'agit pas des affaires les plus importantes. C'est faux : tous les parquets enquêtent désormais sur des affaires lourdes, notamment en matière financière. Ce sont parfois les plus sensibles, et sans qu'il soit besoin de citer de cas, nous savons que ces enquêtes sont parfois et même souvent très bien menées. Le parquet n'est pas absent non plus de la procédure pour les 4 % qui restent. Il est même présent au stade le plus important de l'affaire. Lors des gardes à vue de 48 heures, ou de 96 heures en matière de terrorisme ou de trafic de stupéfiants, c'est le parquet qui dirige l'enquête, et c'est lui qui donne les directives à la police judiciaire. Dans cette phase où beaucoup de choses se jouent, c'est le parquet qui choisit les services d'enquête, et c'est parfois seulement après plusieurs semaines ou mois d'enquêtes préliminaires, sous la direction du parquet, que la police judiciaire est amenée à travailler sous les directives d'un juge d'instruction. Ce changement de direction entraîne d'ailleurs des risques de désorientation de l'enquête, car le juge d'instruction peut dessaisir le service qui avait été saisi par le parquet. Confier au parquet l'ensemble de la procédure et faire en sorte que, du début à la fin, la police judiciaire soit désormais dirigée par le procureur de la République me paraîtrait d'autant plus aller de soi que, parmi les 4 % d'affaires qui donnent lieu à une information judiciaire, on sait que certaines procédures ne sont ouvertes que pour disposer d'un titre de détention ou d'un titre de mesure de contrôle judiciaire, notamment lorsqu'il reste à accomplir quelques actes qui n'ont pas pu être effectués durant l'enquête ou durant la flagrance. C'est le cas, par exemple, lorsqu'un des auteurs est en fuite, ou lorsqu'une victime, compte tenu de son état, n'a pas pu être entendue. On sait également que, même lorsqu'une information est ouverte, le juge d'instruction n'en effectue pas tous les actes, et qu'un bon nombre d'entre eux sont assurés par la police judiciaire, agissant sur directive du juge d'instruction. Il me semble donc que la réforme qu'on nous propose serait de nature à assurer une meilleure lisibilité à la fois pour le justiciable, pour les services d'enquête, et peut-être même pour les avocats. ### Mon deuxième argument concerne la capacité démontrée du parquet à assumer ces tâches. Au début de ma carrière, quand il n'existait pas de traitement en temps réel, le parquet avait relativement peu de contacts avec la police judiciaire. Celle-ci travaillait quasiment d'ellemême. Les affaires lui étaient transmises par courrier, plusieurs semaines voire plusieurs mois après les faits. Le parquet prenait une décision de poursuite au vu des documents de la procédure qui lui étaient transmis sous forme papier par la police. Les seuls appels téléphoniques que nous recevions concernaient les affaires criminelles, et ils étaient destinés à demander la prolongation des gardes à vue. Le juge d'instruction, lui, entretenait des relations beaucoup plus étroites avec la police judiciaire, dont il dirigeait effectivement l'enquête. Avec l'instauration, dans les parquets, du traitement en temps réel et le fait que désormais toute affaire résolue, que ce soit avec ou sans garde à vue, en préliminaire ou en flagrance, donne obligation aux officiers de police judiciaire de rendre compte au parquet, les parquetiers ont pris l'habitude de diriger effectivement la police judiciaire. Ils peuvent ordonner des perquisitions en cas de flagrance et, dans certains cas prévus par la loi, saisir des experts. Le parquet a désormais la même capacité et la même compétence que le juge d'instruction pour diriger une enquête de police judiciaire. J'ajoute que, de leur côté, les compétences des officiers de police judiciaire ont énormément progressé. Je sais que certains d'entre nous critiquent la qualité des enquêtes, mais sur le plan des compétences, les commissaires de police n'ont désormais rien à envier aux magistrats. Je peux en tout cas témoigner que, dans les Yvelines, nous avons affaire à des commissaires de police de très grande qualité, y compris dans la sécurité publique. Il en va de même pour les gendarmes. Incontestablement, le parquet dispose maintenant des compétences et des capacités nécessaires pour mener les enquêtes. ### Mon troisième argument est la nécessité de disposer d'une autorité d'enquête et de poursuite dont l'organisation soit de même niveau que celle des services de police avec lesquels elle travaille. Lorsque j'étais juge d'instruction à Perpignan, les enquêteurs et les avocats auxquels j'avais affaire étaient ceux de Perpignan. Aujourd'hui, le juge d'instruction de Perpignan doit s'adresser au directeur interrégional de la police judiciaire, qui se trouve à Marseille. Face à ces regroupements et à cette réorganisation, nous devons nous organiser, nous aussi, pour "faire le poids" - et je le dis avec tout le respect et toute l'amitié que j'éprouve pour la police judiciaire. J'ajoute que la défense s'est, elle aussi, considérablement réorganisée. Il existe maintenant de puissants cabinets d'avocats, qui viennent parfois de loin pour défendre des mis en examen, et il n'est pas rare de voir plusieurs avocats assurer la défense d'une seule personne. Il est important que ceux qui sont chargés de l'enquête soient, eux aussi, très bien organisés ; c'est le cas des parquets. Voilà les arguments qui me paraissent susceptibles de militer en faveur de la suppression du juge d'instruction. ## - L'avocat, **Benoît Ducos-Ader**, **Une promiscuité dangereuse entre le juge d'instruction, le parquetier et le policier** Avocat pénaliste de terrain, Benoît Ducos-Ader fait part de sa longue expérience dans une grande ville où il côtoie une quinzaine de juges d'instruction. Son regret : que le juge d'instruction instruise plus à charge qu'à décharge et qu'il donne l'impression de travailler main dans la main avec le parquet et avec les policiers. Personne ne peut souhaiter la disparition du juge d'instruction comme une fin en soi. Il existe de bons et de mauvais juges d'instruction, de même qu'il existe de bons et de mauvais avocats. En revanche, j'ai le sentiment, à tort ou à raison, que les juges d'instruction instruisent beaucoup plus à charge qu'à décharge. Tous les avocats qui font du pénal, que ce soit de façon habituelle ou plus épisodique, vous confirmeront cette impression. Elle vient peut-être d'une promiscuité entre les juges d'instruction, les parquetiers et tous ceux qui contribuent aux enquêtes, promiscuité que nos collègues connaissent peut-être moins à Paris qu'en province. Combien de fois ai-je frappé à la porte d'un magistrat qui, entrouvrant la porte, me répondait : « Je suis avec des enquêteurs ! ». Cette formule laisse entendre qu'il se passe entre le juge d'instruction et les enquêteurs un certain nombre d'actes auxquels nous n'assistons pas, ce qui est tout à fait regrettable. Ce qui m'intéresse réellement dans le rapport Léger, au-delà de la question de la disparition du juge d'instruction, c'est le renforcement des droits de la défense. Comment les choses se passent-elles, bien souvent, à l'heure actuelle ? Vous êtes en enquête préliminaire, en flagrance, sur une commission rogatoire, et les policiers s'apprêtent à entendre quelqu'un. Si cette personne est en garde à vue, vous lui faites une visite qui s'apparente à celle d'une assistante sociale : à part lui prodiguer quelques bons conseils, vous ne pouvez pas lui dire grand-chose, puisque vous ne savez rien de l'affaire ; vous ne pouvez vérifier aucun élément de procédure et, la plupart du temps, les policiers ne vous apportent aucune aide pour apprécier la situation. Quand on conduit la personne devant un magistrat instructeur qui, en général, a déjà reçu longuement les policiers, et à qui ces derniers ont expliqué le dossier, il ne vous reste qu'à tenter, avec les moyens du bord et en vous appuyant sur la connaissance très superficielle que vous avez du dossier, d'éviter à cette personne une mise en examen, souvent lourde de conséquences sur le plan moral et sur le plan professionnel, voire de lui éviter une mise en détention. Une fois que la personne a été mise en examen, le juge d'instruction, la plupart du temps, confie une commission rogatoire à ceux qui ont déjà mené l'enquête. Les avocats n'ont alors aucune connaissance de ce qui se passe, sauf de façon très épisodique. Le dossier revient au juge d'instruction, qui travaille ainsi en symbiose totale avec les policiers. Ce mode de fonctionnement n'est plus supportable et il faut y mettre un terme : dans de nombreux dossiers, il ne s'agit que d'une parodie d'instruction. Les magistrats instructeurs peuvent naturellement, dans certains cas, conserver une certaine maîtrise sur l'enquête, et nous connaissons tous des exemples contredisant la description que je viens de faire, mais dans la majorité des cas, force est de constater que c'est bien ainsi que les choses se passent. Ce qui fait l'intérêt du rapport Léger, même si je ne crois pas qu'il faille y souscrire entièrement, c'est qu'il va peut-être enfin permettre aux avocats d'intervenir dans la procédure à un moment où ils pourront se rendre utiles. Nous pourrons alors espérer sortir d'un certain nombre d'hypocrisies judiciaires. Quand on me parle de co-saisine ou de collégialité, cela me fait sourire. La plupart du temps, l'un des magistrats s'occupe du dossier, et quand vous vous adressez à l'autre, il vous répond : « Écoutez, moi je ne suis pas le premier désigné, je ne suis que le second ; donc je laisse faire le premier. » Il faudrait qu'on en finisse avec ce va-et-vient qui permet à un magistrat d'être juge d'instruction, puis, après un petit séjour dans la juridiction voisine, de revenir en tant que parquetier, avant de changer à nouveau de métier pour des raisons d'avancement et de carrière. Comment admettre qu'un juge d'instruction, à Bordeaux par exemple, se retrouve une fois par semaine, non plus juge d'instruction, mais président d'une chambre du tribunal correctionnel, et soit ainsi conduit à juger des gens qui, certes, ne sont pas mis en examen dans un dossier traité par son cabinet, mais peuvent néanmoins être visés ou connus dans des dossiers dont il s'occupe ? De toute évidence, il faut mettre un peu d'ordre dans notre système judiciaire, et le rapport Léger offre des pistes pour cela. Bien sûr, il ne s'agit pour l'instant que d'une base de travail et il faudra bien entendu vérifier un certain nombre de bonnes intentions dont les effets pourraient être négatifs, et aussi résoudre un problème colossal, celui de la dépendance du parquet par rapport au pouvoir exécutif. Quant à la suppression du juge d'instruction, elle ne constitue pas pour les avocats une fin en soi : ce qu'ils cherchent avant tout, c'est à améliorer la façon dont sont traités leurs clients. ## - Le "juge des juges", **Vincent Berger**, **La Cour européenne des droits de l'homme n'est ni pour ni contre le juge d'instruction** La Cour européenne n'a pas de point de vue sur la querelle franco-française autour du juge d'instruction, explique Vincent Berger, qui invoque le principe de subsidiarité. « Strasbourg ne tuera pas le juge d'instruction, mais Strasbourg ne sauvera pas le juge d'instruction ! ». La Cour de cassation, les autres Cours suprêmes nationales, ou encore les Cours constitutionnelles, ont parfois le sentiment désagréable d'être jugées, à travers la Cour européenne des droits de l'homme, par des juges supranationaux ou internationaux. Le temps est cependant révolu où la CEDH, certainement par maladresse, se permettait d'épingler nominativement certains juges, par exemple des juges d'instruction français, dont elle avait considéré les délais d'instruction comme déraisonnables. Aujourd'hui comme hier, deux grands principes inspirent le travail de la Cour européenne. Le premier est le principe de non spécialité : il n'existe pas de contrôle abstrait par la Cour des systèmes nationaux. La Cour peut cependant être amenée à considérer qu'une institution en tant que telle est contraire à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Un exemple très connu est celui des Cours de sûreté de l'État turques : la Turquie a mis de longues années à accepter de supprimer son juge militaire. Le deuxième grand principe est celui de la subsidiarité. Beaucoup de juges nationaux ont l'impression que la Cour européenne se transforme trop facilement en cour d'appel, en juridiction de troisième ou quatrième instance. En réalité, la Cour laisse à chaque État le choix du modèle judiciaire qui peut convenir le mieux à sa culture et à son esprit. J'en viens à la question qui préoccupe le plus, celle des garanties du procès équitable. Il s'agit des garanties générales prévues à l'article 6.1 de la convention, et des garanties spéciales prévues à l'article 6.3. L'article 6.1 prévoit que *« toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle »*. Depuis une vingtaine d'années, on assiste à une extension de la jurisprudence, à travers un élargissement de ces garanties de l'article 6.1 à l'amont de la procédure, c'est-à-dire à la phase de l'enquête ou de l'instruction. Cette évolution a commencé avec la Suisse à propos de l'affaire Imbrioscia (arrêt du 24 novembre 1993). Beaucoup de gouvernements, en particulier les gouvernements suisse et britannique, ont réagi en estimant que l'article de la convention sur le procès équitable ne devait couvrir que la phase du jugement. Mais la thèse de la Cour a été réaffirmée récemment dans un arrêt de grande chambre (Salduz contre Turquie, 27 novembre 2008), selon lequel *« si l'article 6 a pour finalité principale, au pénal, d'assurer un procès équitable devant un "tribunal" compétent pour décider du "bien-fondé de l'accusation", il n'en résulte pas qu'il se désintéresse des phases qui se déroulent avant la procédure de jugement. Ainsi, l'article 6* *-- spécialement son paragraphe 3 - peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si, et dans la mesure où, son inobservation initiale risque de compromettre gravement l'équité du procès »*. En l'occurrence, cet arrêt prévoit que l'avocat doit être présent dès le premier interrogatoire d'une personne mise en garde à vue. Il s'agit là d'une garantie tout à fait majeure. En matière pénale, la Cour adopte une approche globale et par conséquent ne se prononce pas, par exemple, sur la nature des rapports entre la police et le parquet, ou entre la police et le juge d'instruction. Elle n'entre pas dans ces subtilités et préfère laisser carte blanche à chaque État. Les juges d'instruction français qui ont été épinglés par la Cour l'ont été avant 2000, à l'époque où ils étaient encore les juges de la détention et où certains d'entre eux avaient laissé traîner des procédures d'instruction trop longtemps, souvent d'ailleurs pour d'excellentes raisons. Mais la Cour n'estime pas qu'il existe des lacunes structurelles dans l'institution du juge d'instruction, en France en tout cas. Enfin, la Cour s'est exprimée à plusieurs reprises sur le fait que ce n'est pas parce qu'un État est seul à pratiquer telle ou telle procédure ou à disposer de telle ou telle institution qu'il sera considéré comme étant en infraction par rapport à la convention. Ce n'est donc pas parce que plusieurs États européens ont plus ou moins récemment renoncé à l'institution du juge d'instruction que celui-ci devrait disparaître en France. En un mot, pour conclure : Strasbourg ne tuera pas le juge d'instruction, mais Strasbourg ne sauvera pas le juge d'instruction. ## - Le juge de la formation de jugement, **Jean-Yves Monfort**, **Déception, nostalgie et inquiétude** Les réformes successives ont sérieusement affaibli la fonction de juge d'instruction. La réforme proposée par la commission Léger n'est pas de nature à rassurer sur la manière d'instruire les quelque 5% de dossiers les plus sensibles et les plus complexes, soit tout de même plus de 20.000 procédures\... En évoquant les projets de réforme, envisagés à la suite du dépôt du rapport de la commission présidée par Philippe Léger, trois mots me viennent à l\'esprit : déception, nostalgie, inquiétude. Déception tout d\'abord, quand on prend connaissance des résultats des travaux de cette commission. Il est des rapports qui laissent transparaître une certaine jubilation, un enthousiasme quasi-juvénile, en présence de cette perspective de refaire le monde, qui doit naturellement habiter l\'esprit de ces quinze ou vingt personnes que l\'on charge, à intervalles réguliers, de réécrire notre législation : je pense, par exemple, aux travaux de la commission Delmas-Marty ou à ceux de la commission Guinchard, ou de la commission présidée par Jean-Marie Coulon. Ici, rien de tel : la lecture des cinquante pages du bref rapport Leger laisse planer un sentiment d\'amertume, de découragement, de résignation. On constate que les avis des membres de la commission sont souvent partagés, que les choix, acquis à une courte majorité, sont peu motivés, qu\'il a fallu renoncer à traiter du droit pénal de fond, ou de la phase exécutoire du procès pénal. La conclusion annonce des délais de mise en oeuvre de deux ou trois ans des réformes proposées, alors qu'on sait que les délais de mise en oeuvre sont mortels pour les réformes : voir le sort réservé à la collégialité de l'instruction\... Et puis, quand l\'auteur de la commande, moins de trois mois après la lettre de mission, annonce solennellement les voies qu\'il se propose d\'emprunter, comment ne pas ressentir un petit froissement d\'amour-propre, et un sentiment profond d\'inutilité ? Nostalgie ensuite : je ne peux pas aborder la question de la suppression du juge d\'instruction sans une pointe de nostalgie. C\'est, en effet, la fonction que j\'ai exercée au début de ma carrière, pendant huit ans, dans les Alpes-Maritimes, à une époque - circonstance aggravante - où le juge d\'instruction « régnait » encore sur la détention provisoire, et n\'était pas accablé par les demandes d\'actes des parties. Ce qui ne l\'empêchait pas, d\'ailleurs, d\'entretenir les meilleures relations avec les avocats, les procureurs, et même avec ses inculpés\... L\'institution avait sa cohérence, et son équilibre. Mais, comme le disait mon procureur général, Georges Beljean : « Vous ne pouvez pas faire reposer un système de procédure pénale sur la qualité des hommes ; un bon système doit fonctionner même avec les plus médiocres ». Finalement, c\'était, dit d\'une autre façon un peu brutale, la préoccupation de la Convention européenne .../ ( Jean-Yves Monfort s'interroge ensuite sur la plus-value apportée par le juge d'instruction dans la recherche de la vérité à travers son expérience. Voir les Actes des Entretiens de Royan) Il ne s'agit pas de dire que les policiers ou les gendarmes, agissant sous la conduite du procureur de la République seraient dans l'incapacité d'atteindre le même niveau technique qu'avec le juge d'instruction d'aujourd'hui. Mais je crois que cette qualité dans la recherche de la vérité ne peut procéder que d'esprits libres, et c'est là un point qui me parait essentiel. D\'où mon inquiétude.C\'est tout l\'enjeu de la réforme proposée par la commission Léger. Ses adversaires disent volontiers qu\'il s\'agit moins de supprimer les juges d\'instruction que les 5% d\'affaires qu\'ils instruisent : affaires financières, politiques, ou de santé publique - qui sont, évidemment, celles qui « gênent » parfois les pouvoirs en place. Ces 5% correspondent tout de même à plus de vingt mille procédures pour une seule année, qui constituent, par définition, les procédures intéressant les faits les plus graves, ou les plus complexes. Et on peine à comprendre comment, pour ces affaires, fonctionnerait le mécanisme imaginé par la commission Léger : injonctions du juge de l\'enquête et des libertés données au parquet, intervention de la victime, etc. N'oublions pas, d\'ailleurs, que les grandes affaires de santé publique sont nées de constitutions des parties civiles. La qualité des magistrats du parquet n\'est, évidemment, pas en cause. Mais j\'en reviens à l\'aphorisme de mon procureur général de l\'époque : ne pas bâtir un système sur la qualité des hommes. Le schéma imaginé par la commission Léger place les magistrats du ministère public dans une position intenable, comme l\'écrit l\'avocat général Gilles Lucazeau : « entre le marteau de la soumission hiérarchique et l\'enclume d\'une indépendance contre nature ». Et puis n\'oublions pas l\'arrêt Medvedev, qui dénie aux membres du parquet leur qualité de magistrats. Le ministère public à la française a une forte originalité, à laquelle la Cour de Strasbourg est à l'évidence peu sensible, qui n\'exclut pas une forme d\'autonomie, sinon d\'indépendance (pouvoir propre, liberté de parole à l\'audience). Son statut dépend beaucoup, à une époque donnée, de la conception que s\'en fait le garde des Sceaux. Mais c\'est précisément au moment où la pratique ministérielle se révèle la plus autoritaire à son égard - la plus « bonapartiste » -, et défigure les acquis historiques, qui en font un « grand métier », que l'on choisit d\'en faire le maitre d\'oeuvre de la procédure pénale\... Ce n\'est pas raisonnable. La liste des griefs faits au juge d\'instruction est longue, mais il faut bien voir que les réformes successives ont, lentement mais sûrement, vidé l\'institution de sa raison d\'être. Ainsi, la loi du 15 juin 2000 a « séparé le juge d\'instruction de lui-même » (Francis Casorla) en lui retirant la détention provisoire et en créant le juge des libertés et de la détention. Par ailleurs, l\'instruction préparatoire est devenue largement contradictoire (demandes d\'actes, intervention des avocats lors des interrogatoires et confrontations), au point de ressembler étrangement à l\'instruction « définitive » à l\'audience : ce qui conduit à s\'interroger sur son utilité. Il faut ajouter les innombrables formalités qui aboutissent à une paperasserie écrasante : notifications en tout genre, délivrance de copies de pièces, etc. Ce n'est plus, bien souvent, ni Maigret, ni Salomon, pour reprendre l\'expression de Robert Badinter ; c\'est Courteline ! On comprend qu\'ainsi malmenée, l\'institution du juge d\'instruction ait du plomb dans l\'aile, et peine à présenter un visage avenant. Alors il ne s\'agit pas de regretter le « bon vieux temps », mais seulement de constater que les évolutions récentes n\'ont pas permis de redonner des couleurs à l\'instruction préparatoire. La principale critique repose sur l\'incompatibilité qui existerait entre les fonctions d\'enquête et de jugement, l\'instruction « à charge et à décharge » étant considérée comme une position intenable, sous peine de schizophrénie\... Il ne serait pas raisonnable de nier les risques inhérents à la fonction : solitude du juge, difficulté à se remettre en cause, tentation de l\' « hypothèse unique ». Et parfois : jeunesse, inexpérience - voir commission Outreau. Mais on ne voit pas en quoi le transfert au parquet, et aux services de police, des fonctions d\'investigation actuelles du juge d\'instruction pourrait constituer une amélioration de notre système pénal, mettant à l\'abri des erreurs judiciaires par exemple. En quoi cette schizophrénie, devenue parquetière, deviendrait-elle vertu ? Car on attend aussi du parquet qu\'il instruise « à charge et à décharge ». Ce n\'est plus Maigret et Salomon, c\'est Maigret et Colombo ! Et que dire de ce « juge de l\'enquête et des libertés » ? Si l\'on se réfère à l\'expérience du juge des libertés et de la détention, ce sera soit un juge de la forme, soit un juge qui fait confiance, comme l\'écrivait Catherine Giudicelli. Isolé, confronté à des dossiers hétérogènes, sollicité dans l\'urgence, n\'ayant qu\'une vision superficielle du dossier, il est réduit à un rôle de juge tampon, qui n\'a qu\'une fonction très accessoire par rapport au directeur d\'enquête (exemple du juge des enquêtes en Allemagne) ; il n\'exerce en rien un rôle de contrepouvoir. Le renforcement des droits de la défense constitue-t-il une solution ? Je crains que les avocats partisans de la réforme ne se fassent beaucoup d\'illusions. Pour terminer mon propos, je voudrais insister sur un point qui échappe à beaucoup : le juge d\'instruction est, aux yeux des parties, l\'incarnation de la justice pénale. Que l\'on soit satisfait (rarement) ou mécontent (souvent) du verdict final, c\'est à cet homme ou à cette femme que l'on va rattacher cette période de sa vie. Un exemple, tiré de la littérature : lorsque le Docteur Alavoine, le personnage central du roman de Georges Simenon, « Lettre à mon juge » (1947), éprouve le besoin de soulager sa conscience, c\'est à son juge d\'instruction Ernest Coméliau, bien connu des Simenoniens, qu\'il s\'adresse : pas au président de la cour d\'assises, pas au procureur de la République, pas au commissaire de police\... : « Mon juge, je voudrais qu\'un homme, un seul, me comprenne. Et j\'aimerais que cet homme soit vous. Nous avons passé de longues heures ensemble, pendant les semaines de l\'instruction. Mais il était trop tôt. Vous étiez un juge, vous étiez mon juge, et j\'aurais eu l\'air d\'essayer de me justifier \[\...\] ». Et plus loin : « Nous avons vécu près de six semaines ensemble, si je puis ainsi m\'exprimer. Je sais bien que pendant ce temps vous aviez d\'autres soucis, d\'autres clients, et que votre existence personnelle continuait \[\...\]. Vous cherchiez à comprendre, je m\'en suis aperçu. Non seulement avec toute votre honnêteté professionnelle, mais en tant qu\'homme ». Voyez-vous, Mesdames, Messieurs, il y a des moments où la littérature nous parle bien mieux de la vraie vie que les rapports des commissions d\'étude\... ## **Le journaliste**, **Mathieu Delahousse**, Comment demain parviendra-t-on à faire « sortir » les affaires sensibles**?** Chacun se souvient de la formule de Vincent de Moro-Giafferi, comparant l'opinion publique à une catin : « Chassez-là du prétoire, cette intruse, cette prostituée qui tire le juge par la manche ! ». Il reste que les citoyens ont droit à une justice transparente. Quelles seront demain les sources des journalistes ? Un sondage effectué en mars 2009 a révélé que l'opinion publique était incontestablement très attachée au juge d'instruction : 71 % des Français sont opposés à sa suppression, et pour 55 % d'entre eux, supprimer le juge d'instruction reviendrait à renforcer le contrôle exercé par le pouvoir politique sur les affaires. Au passage, on apprend que pour l'opinion publique, les qualités attendues d'un juge d'instruction sont, dans l'ordre : la compétence, l'indépendance et l'efficacité. Un esprit candide aperçoit cependant une distorsion entre les idéaux exprimés par ces chiffres et les critères très techniques que les professionnels appliquent à la fonction du juge d'instruction et à celles des autres intervenants de la procédure pénale. Pour l'opinion publique, le juge idéal est celui qui connaît parfaitement ses dossiers, qui résiste à toutes les pressions, et dont le travail préparatoire permet d'infliger de justes sanctions aux coupables, ou au contraire de mettre les innocents hors de cause. Autre différence entre l'opinion publique et les professionnels : le ressenti de l'opinion par rapport à quelques grandes figures médiatiques. Je pense, par exemple, à Renaud van Ruymbecke, à Philippe Courroye, à Eva Joly ou encore à Fabrice Burgaud. Il est probable que la façon dont ces magistrats sont jugés par l'opinion publique, en positif ou en négatif, n'a que peu de rapport avec le point de vue des acteurs de la justice au quotidien. Le rapport Léger, notamment dans sa version d'étape, souligne l'absence de lisibilité, pour le grand public, entre les fonctions du juge d'instruction et celles du procureur de la République. Et en effet, l'opinion publique ignore, bien souvent, qui enquête, qui juge, qui contrôle qui, et aussi de quelle façon elle peut être informée du contenu des enquêtes. Ceci m'amène à évoquer mon propre métier. Les journalistes ont la particularité de ne s'intéresser qu'aux « 4 % » des affaires, c'est-à-dire aux affaires criminelles et aux affaires politico-financières, ou mettant en cause des puissants et des célébrités en tous genres. Jusqu'à une date récente, l'ensemble de ces affaires était confié aux juges d'instruction, même si l'on constate aujourd'hui qu'elles sont de plus en plus souvent traitées sous la forme d'enquêtes préliminaires. Dans leur travail, les journalistes sont jusqu'ici soumis aux règles de l'article 11 sur le secret de l'instruction. Ils doivent en permanence se situer dans une démarche de reconstitution de l'information à partir de différentes sources, et non de communication directe de l'information par les parties. J'ai coutume de dire que nous sommes soumis à trois p : les informations dont nous disposons sont à la fois parcellaires, précipitées et partisanes. Parcellaires, parce que nous ne recueillons qu'une toute petite partie du dossier, et qu'il est de toute façon hors de question pour nous, que ce soit à la radio, à la télévision ou dans la presse écrite, d'en restituer l'intégralité. Précipitées, parce que nous intervenons toujours dans une logique médiatique et non selon la logique propre au dossier. Partisanes, enfin, parce que la source qui nous fournit les éléments penche, par nature, en faveur d'une des parties. Le rapport Léger propose la suppression du secret de l'instruction, ce qui constituera pour les journalistes une révolution. Pour autant, nous sera-t-il plus facile de livrer des informations à l'opinion publique ? Tout dépend de la mise en œuvre de cette nouvelle règle : qui aura accès aux dossiers ? Quels seront nos interlocuteurs ? Un exemple nous en a été donné avec l'affaire Julien Dray : le procureur de la République de Paris a décidé, de façon exceptionnelle, d'ouvrir le dossier aux avocats de la défense. Nous-mêmes, journalistes, avons pu, grâce à quelques fuites, disposer d'informations sur l'enquête préliminaire, en particulier sur les conclusions de la brigade financière. Pour avoir vécu cette situation personnellement, je la qualifierais d'assez inconfortable. Dans le cadre de cette enquête, beaucoup plus longue qu'une enquête préliminaire classique, puisqu'elle dure depuis dix mois maintenant, nos seules sources viennent de la police ou du parquet : nous ne disposons pas de cette dimension contradictoire que le journaliste appelle de ses vœux parce qu'elle lui permet de recouper ses informations et d'essayer de savoir s'il a affaire à une réalité ou à un fantasme. Trois interrogations en ce qui concerne l'avenir. La première concerne, tout basiquement, la façon dont nous pourrons nous procurer les informations : demain, quelles seront nos sources ? Qui faudra-t-il appeler au téléphone ou aller voir ? L'avocat aura-t-il effectivement accès au dossier, ou sera-t-il laissé à la porte de l'enquête préliminaire ? La deuxième question porte sur le rôle de la partie civile qui, dans de nombreux dossiers médiatiques, a été décisif. La partie civile nous donnera-t-elle accès à plus d'informations qu'une instruction qui serait restée silencieuse ? La troisième question est beaucoup plus large : comment, demain, parviendra-t-on à faire "sortir" les affaires les plus sensibles ? Le journaliste, qui n'est pas un professionnel du droit, arrive souvent au mauvais moment dans la chronologie d'une procédure, et en tout cas à un moment qui n'est pas forcément celui que telle ou telle partie aurait souhaité. Il joue souvent le rôle d'un trouble-fête et d'un acteur contre-nature par rapport à une procédure qui doit se dérouler selon un cadre bien défini. Nous devons cependant faire notre travail et fournir des informations à l'opinion publique, et j'avoue que nous sommes un peu inquiets à cet égard. C'est peut-être la raison pour laquelle, ces derniers temps, les juges d'instruction, qui se sentent menacés, essaient à leur tour de "tirer par la manche" l'opinion publique, pour qu'elle vienne voir comment ils travaillent et comment il faudrait les protéger\... ## - L'avocat étranger, **Giovanni Bana**, **Défense et instruction, la solution italienne** L'Italie n'a plus de juge d'instruction depuis vingt ans. Mais les droits de la défense ont été considérablement renforcés. La police judiciaire dépend du procureur de la République. Et les parquetiers sont des magistrats sur lesquels le gouvernement n'a aucune prise. En Europe, chaque pays a des pratiques différentes. L'unique pays où il existe encore un juge d'instruction est l'Espagne. Le Portugal n'en a plus, ni l'Allemagne, et la Suisse n'en aura plus à partir du 1er janvier 2010. Quant au Royaume-Uni, le fonctionnement de la justice est radicalement différent. Il y a vingt ans, nous avons connu en Italie les mêmes discussions sur le juge d'instruction et les mêmes batailles qu'en France actuellement. Si je demande aujourd'hui à un jeune avocat, comme mon fils, ce qu'est un juge d'instruction, j'ai l'impression de lui parler d'un martien, et moi-même, je ne m'en souviens plus beaucoup, alors que j'ai connu cette institution. Je pense que cette réforme a été très positive pour les droits de la défense, car l'avocat est maintenant présent dès le premier acte de la procédure. Un mis en cause peut refuser de parler si son avocat n'est pas là. Cela me paraît être le point majeur et le pilier de cette réforme. Un deuxième point très important est le fait que les parquetiers sont des magistrats, et que le gouvernement ne peut pas leur donner d'instructions. C'est rigoureusement impossible. Le juge d'instruction a été remplacé par le juge des audiences préliminaires. Les délais dans lesquels le parquet doit avoir terminé son enquête sont fixés de façon précise. L'enquête dure au minimum six mois, et il est possible de demander à deux reprises sa prolongation. Au maximum, elle dure dix-huit mois. Dans la majorité des cas, les actes doivent, en général, être menés à bien au bout de six mois. Le parquet a toute latitude pour ouvrir une affaire dès qu'il apprend qu'il s'est produit un acte scandaleux, que ce soit par la presse ou autrement. Il peut également être saisi par une victime, et il doit alors immédiatement lancer l'action pénale. S'il souhaite effectuer des actes irrépétibles , il doit en informer préalablement le mis en cause et lui demander de désigner un avocat dans un délai de cinq jours. À défaut, le parquet nomme un avocat d'office, payé par l'État. Cela commence d'ailleurs à nous poser problème, car cette loi a été promulguée il y a vingt ans, et depuis, le nombre de personnes susceptibles de demander l'aide juridictionnelle de l'État a explosé. Le parquet mène l'enquête et demande des expertises si nécessaire. Le mis en cause peut nommer un consultant technique qui réalise des contre-expertises, mais tout doit être terminé dans un délai de six mois. Si nécessaire, il peut demander un renouvellement du délai, mais cela n'est accordé que dans les cas exceptionnels. Au terme des six mois, tous les actes ont été déposés. L'avocat de la défense ou de la partie civile en prend connaissance. Il a vingt jours pour demander au parquet d'entendre l'inculpé. Le parquet doit répondre dans un délai de trente jours. Il peut demander au juge de l'audience préliminaire de classer l'affaire. Dans ce cas, soit le juge est du même avis, soit il peut imposer au parquet de mener des enquêtes supplémentaires avec un délai maximum de trois mois. Après ces nouvelles enquêtes, le juge peut décider de classer l'affaire, ou au contraire convoquer l'inculpé et son avocat pour une audience préliminaire. Il décide alors, ou non, de renvoyer l'inculpé devant un tribunal qui, selon les cas, peut être composé de trois juges ou d'un seul. Le point important est que ce juge ou ces trois juges n'ont en main que le motif pour lequel la personne est inculpée. Ils ne connaissent rien d'autre du dossier. La décision est prise uniquement sur la base de ce qui se passe pendant les audiences, afin que cette décision soit claire et transparente pour tout le monde. Au début, les avocats ont redouté les effets de cette réforme, qui représentait un véritable bouleversement. L'un de ses effets a été de renforcer les cabinets d'avocats : aujourd'hui, un avocat ne peut plus travailler seul, il doit se constituer une équipe. Face à un magistrat, si un jeune avocat ne s'est pas bien préparé et ne connaît pas suffisamment les actes... il perd.
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institut présaje
2009-06-01
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[ "michel guénaire", "michel rouger" ]
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LE LIBÉRALISME APRÈS LE KRACH
# Le libéralisme après le krach **Débat entre Michel GUÉNAIRE, *avocat associé chez Gide,* et Michel ROUGER *à propos du livre « Il faut terminer la révolution libérale »*** **La France et l'Europe sont plongées dans la plus grave crise économique qu'ait connue le monde depuis 1945. Curieusement, le désarroi des populations frappées par la hausse du chômage n'a pas suscité jusqu'ici un basculement politique en faveur des partis anti-capitalistes. Mais dans notre pays, la crise ne pouvait que renforcer la réserve - voire l'aversion - d'une large partie de l'opinion à l'égard du libéralisme. En France, être libéral, c'est mal.** **L'affaire se complique quand on découvre que de nombreux « vrais » libéraux rejoignent les rangs des procureurs du néo-capitalisme des années de fièvre.** **L'avocat d'affaires international Michel Guénaire est de ceux-là. Dans son livre dénonciateur - « Il faut terminer la révolution libérale » - publié chez Flammarion, il explique que le libéralisme des origines a été trahi, entraînant nos sociétés dans ce qui a pris la dimension d'une crise de civilisation.** **Présaje.Com prolonge le débat avec un « face à face » de l'auteur avec Michel Rouger, président de Présaje, naguère témoin de l'apparition d'un « capitalisme de cupidité ».** ## La bacchanale du « Tout est permis ! » - **Michel GUÉNAIRE** Le libéralisme est le produit d'une longue histoire ponctuée de trois révolutions en Angleterre, aux Etats-Unis et en France. Né du combat des hommes pour la liberté, il avait fixé des règles du jeu pour tous les acteurs de la vie politique et de la vie économique. Il en est ressorti des usages et des pratiques. Pratiques sur la manière d'organiser les rapports entre le pouvoir (l'Etat) et les individus (isolés ou groupés). Pratiques aux formes variables d'un pays à l'autre selon le degré de libertés individuelles, la combativité des groupes sociaux ou la puissance plus ou moins grande de l'Etat. La crise que nous connaissons est la conséquence d'une coupable dérive des acteurs de notre temps par rapport à ce code, ces pratiques et ces limites fondateurs du premier libéralisme. Il s'est produit une grande fracture après la chute du Mur de Berlin en 1989. Avant cette date, le libéralisme avait une limite en face de lui : le socialisme. Il était contenu par l'existence d'un contre-modèle, par la vigueur d'une force de contradiction. Après cette date, tout s'est relâché. La dérive s'est produite en deux étapes. D'abord une offensive sans précédent des milieux d'affaires contre l'Etat, venant dans le prolongement des déréglementations de l'ère ReaganThatcher. Ensuite, un déclin moral dans les milieux de la finance et des marchés. - **Michel ROUGER** J'appartiens à une génération immunisée contre les illusions qui ont produit les ruines de l'URSS et la crise financière aux Etats-Unis. Avant la disparition de l'URSS, personne ne pouvait être indifférent à l'affrontement des deux empires qui dominaient la planète. Chacun des deux avait ses atouts maîtres. L'un fondait sa puissance sur les idées socialistes - largement relayées en France par les milieux intellectuels - et sur la force militaire. L'autre fondait sa puissance sur le marché, l'argent et son modèle consommation. Le premier a capitulé devant l'efficacité du second. Puis, une fois l'URSS repliée sur la Russie ruinée, le vide créé par le discrédit qui a affecté l'idéologie communiste a été comblé par la mondialisation d'un « capitalisme de cupidité ». Cet avatar d'un libéralisme qui avait été légitimé par l'enrichissement régulé des classes moyennes a fini par s'avouer incapable, vis-à-vis de ces dernières, de pérenniser leur prospérité. La dérive avait commencé quelques années plus tôt aux Etats unis avec les « raiders » qui se jetaient sur les entreprises pour les dépouiller, puis, partout dans le monde, avec les « traders » qui ont transformé l'argent des épargnants en fausse monnaie, comme les plaques qui brûlent les mains des habitués des casinos ! Il ne s'agit pas d'une révolution, simplement d'un avatar qu'on traitera comme on a traité la panique bancaire de 1907, avant de l'oublier. ## Le vrai capitalisme, c'est la prise de risque avec, à la clé, une réussite ou un échec. - **Michel GUÉNAIRE** L'une des grandes caractéristiques du néo-libéralisme de la période récente, c'est la dissolution de la responsabilité de ceux dont le métier consiste au contraire à prendre des risques : banquiers, financiers, investisseurs. « Je mets le moins d'argent possible avec l'espoir du plus grand profit possible. Je m'arrange pour transférer l'essentiel de mon risque sur des tiers. Je prends les gains mais je n'assume pas les pertes ». C'est la négation pure et simple d'un principe de base du capitalisme libéral, la responsabilité de l'entrepreneur. - **Michel ROUGER** D'une façon générale, nos sociétés fuient les responsabilités et les exigences de courage et de décisions qu'elles imposent, d'où la tendance des acteurs à rechercher le risque zéro. Elles favorisent les comportements déviants qui ont d'autant plus prospéré que l'on on a vu le marché devenir de moins en moins « lisible ». Le flou dans la représentation comptable des actifs ne pouvait que stimuler l'imagination financière des banquiers d'affaires et des conseils en stratégie qui ont inventé au profit, très éphémère, de leurs clients la « cupidité par délégation » en prenant au passage les rémunérations qui ont enrichi B. Madoff et tant d'autres . La pratique de l'art du défaussement déborde le champ de la finance et du marché. L'obsession du risque zéro appartient à la civilisation de l'image qui se nourrit de compassion et de victimes, donc de coupables à traquer. Il faut tout faire pour ne pas en être. ## La cause profonde de la dérive. - **Michel GUÉNAIRE** ll tient à une seule explication : le recul du pouvoir dans les démocraties occidentales, c\'està-dire le recul de l'Etat, lequel était pourtant bien présent chez les libéraux des siècles précédents, à commencer par Adam Smith. Mais le risque de dérive était perceptible dès l'époque de la Révolution française. Le libéralisme est allé trop loin dans son combat pour la liberté individuelle. Il s'est fait le complice d'une utopie en voulant réduire la démocratie libérale à une démocratie d'individus se défiant de tout pouvoir. Le pouvoir peut être l'ennemi de la liberté quand il est corrompu, inquisiteur ou intolérant. A l'inverse, il est le garant de l'ordre démocratique quand il joue son rôle de protecteur, d'arbitre et d'organisateur. Au cours des vingt dernières années, l'Etat a été d'une coupable passivité. Il a laissé le marché s'autogérer. Il lui a abandonné l'entière responsabilité de la création des richesses. Il a perdu la vision de l'avenir, laissant les acteurs de l'économie s'enfermer dans d'étroites logiques de court-terme. - **Michel ROUGER** Je ne pense pas qu'il faille remonter à la Révolution française pour comprendre les réalités concrètes d'aujourd'hui. Même si c'est le passage quasi obligé dans notre religion hexagonale. La forme dévoyée du libéralisme, le capitalisme de cupidité, est le produit des bouleversements économiques et sociétaux qui ont affecté les Etats nationaux autant que les marchés globaux, économiques ou financiers, dont on a tardé à prendre la mesure. La démographie et la concurrence des pays émergents que l'Occident ignorait jusqu'à la fin du XXe siècle, le transfert des richesses vers les pays producteurs de pétrole, puis vers l'usine du monde - La Chine --, et la naissance de l'idéologie alter-mondialiste ont bousculé les certitudes sur lesquelles reposait la Pax Americana. Les Américains, imperators après leur victoire sur le communisme, ont cru maîtriser ces bouleversements en aidant leur communauté et, au-delà, celle qu'ils constituaient avec leurs « Alliés » en inondant le monde d'un argent censé faire le bonheur des peuples. Aucun Etat n'a pu, ni voulu, résister. Pas plus qu'aucun Etat national n'a pu résister face à la révolution - une vraie celle-là - d'ordre technologique du numérique et d'internet, qui bouleverse le rapport que les hommes entretiennent depuis des millénaires avec le « temps » » et avec « l'espace ». Le manque d'expérience joint à l'imprudence des acteurs a déstabilisé tous les systèmes, à commencer par les Etats-nations. La solution n'est pas, vraiment pas, dans le retour vers le type d'Etat dont la France a pu être fière du temps de son empire colonial. Elle est dans la recherche d'un Etat adapté à une communauté insérée dans un ensemble culturel et économique d'autres Etats dont elle partagera les bienfaits et les contraintes. ## Les mots-clés de la sortie de crise : le temps, la valeur, la morale. - **Michel GUÉNAIRE** Le premier mot de la sortie de la crise est peut-être en effet celui du « temps ». Il faut à nos sociétés réapprendre le ressort, le code et la perspective du temps. La déréglementation des marchés a entraîné un raccourcissement des horizons de l'économie. Elle a imposé une véritable dictature du court-terme. En plaidant pour un retour de l'Etat, en restaurant sa souveraineté sur des sujets abandonnés à la seule loi du libre-échange, on doit d'abord et avant tout se redonner le moyen de baliser les trajectoires collectives à moyen et à long terme... - **Michel ROUGER** ... à condition que l'Etat retrouve la mobilité stratégique et l'intelligence créatrice qu'il a perdues. Perdues en laissant faire un usage, critiquable et critiqué, de ses maigres ressources, par un système politique sans courage, qui, copiant ce qu'ont fait les Américains, ont distribué la fausse monnaie de l'Etat-Providence que nos petits-enfants auront à rembourser. L'Etat n'est pas une boîte noire d'où sortira comme par enchantement la solution aux défaillances du marché. La gigantesque mécanique de la redistribution patine depuis longtemps. Mais s'il est réellement en mesure de se réformer, alors oui, l'Etat a le devoir de mener la réflexion transversale sur le moyen et long terme dont notre société a besoin (démographie, éducation, organisation des solidarités, etc.) à condition de ne pas le faire seul. - **Michel GUÉNAIRE** Le deuxième mot de la sortie de crise est celui de « morale ». La crise des « subprime » et le désastre des spéculations malheureuses sur les marchés boursiers ont mis en lumière le flou créé par la déconnexion de l'économie réelle et de l'économie virtuelle. Quand « création de valeurs » n'est pas synonyme de création de richesses, comment les citoyens et les épargnants peuvent-ils accorder leur confiance à un ordre social qu'ils pressentent générateur d'injustice et d'opacité ? - **Michel ROUGER** Les mots de « richesse » et de « valeur » sont eux-mêmes affectés par les troubles que nos sociétés connaissent. Nous ne nous rendons pas assez compte que la numérisation de tout, les choses comme les individus, a détruit le « Jugement » que les hommes portaient sur les êtres, comme sur les biens, pour le remplacer par « l'Evaluation » que l'on fait désormais les uns sur les autres. Le quantitatif a remplacé le qualitatif. A partir de quoi, les notions de « richesse » et de « valeur » sont devenues plus qu'ambigües. Le discrédit que le capitalisme de cupidité a jeté sur ces deux notions est patent. On ne pourra l'effacer que par une réflexion, de type laïque, qui se tienne à bonne distance aussi bien de l'idéologie que de la religion.
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institut présaje
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[ "xavier lagarde" ]
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LE DROIT, LA JUSTICE ET LE CAPITALISME
# Le droit, la justice et le capitalisme **En principe, le « droit » est l'incarnation de ce qui est « juste ». Mais chacun sait qu'à l'expérience, les relations entre le droit et la justice sont souvent orageuses. Parfois, on parle carrément de divorce. D'où l'invocation par les grands jurisconsultes du nécessaire principe d'amendement perpétuel de l'ordre juridique. La crise économique et financière est l'occasion d'une remise en cause des fondements juridiques de l'ordre capitaliste. Xavier Lagarde vient de publier : « Juste capitalisme. Essai sur la volonté de croissance ». L'occasion pour Présaje.Com de l'interroger sur l'héritage du Code Civil, des Lumières et la lutte des classes engendrée par la révolution industrielle.** ## « Capitalisme » et « Justice », deux mots antinomiques dans un pays qui diabolise le libéralisme. **Plaider la cause du capitalisme** Les économistes libéraux plaident cette cause en faisant valoir, chiffres à l'appui, d'une part, que le capitalisme crée de la richesse, d'autre part, que celle-ci profite malgré tout au plus grand nombre. La tâche du juriste est un peu différente. Le droit n'est jamais qu'un idéal de justice en acte. Dit autrement, c'est la réalisation concrète de l'idée de justice. Défendre la cause du capitalisme oblige en conséquence à montrer que cette cause est juste. Compte tenu du contexte culturel français, marqué par une forte prévention à l'égard du capitalisme, la cause est loin d'être entendue. Pourtant, il y a de sérieux arguments. Le capitalisme, c'est d'abord un état d'esprit que caractérise ce que l'on pourrait appeler « la volonté de croissance ». Il procède d'un individualisme positif en vertu duquel on souhaite à chacun qu'il puisse développer sur terre l'essentiel de ses virtualités. Au risque de la caricature, le capitaliste est celui qui répond à l'invitation de Spinoza de « persévérer dans son être ». Du coup, il n'est pas interdit d'associer les termes de capitalisme et de liberté. Une société de capitalistes est une société en mouvement. Elle est le contraire d'une société traditionnelle - on pourrait dire aussi, mais avec des guillemets, d'une société bourgeoise -- , au sein de laquelle l'ambition de chacun n'est jamais que de pérenniser les héritages. Elle donne à chacun la possibilité de construire son propre devenir. On peut considérer que ce n'est là que justice. Ajoutons qu'une telle société, qui est de fait celle dans laquelle nous aspirons à vivre, est le produit d'une évolution parfaitement cohérente dont on trouve trace dans les transformations de notre système juridique. Au lendemain de la Révolution, les rédacteurs du « Code civil » fixent les principes d'une législation dont l'ambition est essentiellement de pacifier les rapports sociaux. L'objet du « Code Napoléon », comme on l'appelait à l'époque (1804), ce sont en premier lieu des relations définies de telle sorte que celles-ci soient équilibrées et paisibles. Le dispositif répond à une inspiration conservatrice. En même temps, et parce que les Lumières sont passées par là, les rédacteurs sont obligés de prendre appui sur des conceptions individualistes. Portalis, l'un des pères intellectuels du Code, écrira pour justifier son œuvre que « dans la société, il n'y a que des individus ». L'idée est lâchée de sorte qu'au fil du temps, ces derniers cherchent à s'affranchir des liens définis par le Code pour obtenir une reconnaissance progressive de leurs aspirations. L'homme moderne, serait-on tenté d'écrire, c'est un peu « l'homme aux droits ». Naturellement, cet homme-là n'est pas à l'abri de certaines dérives. Simplement, il est le produit (chrono)logique d'une volonté de rupture avec une tradition jugée injuste. Reconnaissons donc qu'il est juste de lui faire crédit et qu'il est somme toute assez inconséquent de faire en continu le procès du capitalisme. Car critiquer ce dernier, revient -- selon cette tradition des Lumières - à se critiquer soi-même. ## **Le Code Civil, le propriétaire, le marchand et le capitaliste.** **Propriété bourgeoise et propriété capitaliste** Les évolutions ne se sont pas faites en un jour. Loin s'en faut. A cet égard, il importe de sérieusement nuancer le discours basique selon lequel le « Code civil » aurait jeté les bases du capitalisme en consacrant la propriété et le contrat et qu'au fil du temps, par le seul effet des luttes sociales, l'homme aurait peu à peu conquis sa dignité grâce à l'avènement de l'Etat-providence. Les choses ne se sont pas tout à fait passées comme çà. La propriété du « Code civil » n'est pas en premier lieu une valeur marchande, une richesse que l'on fait circuler et prospérer. C'est bien plus un prolongement de la personnalité, un espace inviolable qu'en « bon père de famille », il y a lieu de pérenniser et, si possible, de transmettre à l'intérieur du cercle familial. Les propriétés s'échangent sans doute, mais essentiellement à l'intérieur d'un réseau de relations bourgeoises. N'oublions pas qu'à cette époque, et c'est encore Portalis qui l'écrit, le mariage est considéré comme la quintessence du rapport contractuel. Comme si, par l'échange des biens, il fallait avant tout créer des liens. Au fond, il en va du mariage comme des autres relations, il faut en toute occurrence trouver la bonne mesure entre l'inceste et la mésalliance. Le capitaliste ne se fait pas du tout la même idée de la propriété. Pour lui, cette dernière est un avoir qu'il cherche à investir dans quelque activité afin qu'en retour, l'avoir investi revienne augmenté. L'échange n'est que le moyen de l'investissement et du retour sur investissement. L'important est de le sécuriser, peu importent les liens dont il est l'occasion. De ce point de vue, les places boursières donnent l'idéal type de l'échange capitaliste : les investisseurs ignorent avec qui ils contractent. Ce qui compte, ce n'est pas le lien, mais le gain. Comment passe-t-on de l'une à l'autre ? En quittant la société bourgeoise, comprise comme un espace de solidarités, pour entrer dans le règne d'individus qui conçoivent la société comme le théâtre de leurs satisfactions. Pour que la propriété capitaliste prenne le pas sur la propriété bourgeoise, il faut ainsi que l'individualisme se généralise. C'est en ce sens que l'invention du social se révèle un précieux allié du capitalisme. Car il donne à chacun les moyens de son autonomie. Il lui offre les conditions matérielles de l'individualisme. En quelque sorte, il rend possible la démocratisation de l'esprit capitaliste. ## **La lutte des classes hier (les ouvriers). La lutte des classes aujourd'hui (les classes moyennes, les femmes, les jeunes, les chômeurs)** **La lutte des classes, un « moment » plus qu'un « mouvement »** Cette thèse paradoxale doit composer avec le dogme de la lutte des classes. Les conquêtes du social sont généralement perçues comme autant de concessions du capitalisme. De la sorte, soutenir que le premier est l'allié du second est perçu comme une provocation. D'autant que les luttes ont bien eu lieu, sanglantes tout au long du XIXe siècle. La Commune, ne l'oublions pas, c'est à peu près 20.000 morts, rien qu'à Paris. Ajoutons au reste qu'il n'est pas inexact de considérer ces conflits à l'aune de théories empruntées au modèle de la lutte des classes. Les études historiques montrent bien qu'il n'y a jamais eu de parfaite homogénéité des groupes en lutte les uns avec les autres. En revanche, la rhétorique de la lutte des classes a plutôt bien fonctionné dès lors que, plus ou moins lucides, les acteurs sociaux y ont souvent trouvé leurs marques. Pour bon nombre d'entre eux, capitalistes contre prolétaires, cela signifiait quelque chose. Avec l'installation de la Troisième République et la légitimation du fait syndical, la lutte des classes se solde cependant par une sorte d'armistice. Non pas que les mouvements sociaux se tarissent, mais simplement que la perspective du « Grand Soir » s'éloigne. Pourquoi ? Parce qu'alors, les capitalistes mis en scène par les rhéteurs des mouvements ouvriers sont en fait moins des ploutocrates, facilement stigmatisés d'ailleurs par des discours aux accents antisémites, que des bourgeois, soucieux de démocratiser les solidarités de leur milieu. En un mot, le prolétaire croit affronter un capitaliste mais il fait face à un bourgeois. Ce que ce dernier construit avec ses pairs, à savoir un échange policé tournant autour d'une propriété, en tout cas quelque chose d'objectif au regard desquels les parties ont des intérêts comparables, il le propose aux ouvriers en élaborant la conception de « l'entreprise institution ». Il s'agit de montrer que cette dernière est en fait la mise en forme et en acte d'un projet commun autour duquel sont associés des hommes, des salariés bien sûr, mais également des investisseurs. Au reste, on éloigne le plus souvent ces derniers pour mettre en avant la figure de l'entrepreneur aux commandes de l'institution. Les grandes fabriques d'automobiles ont longtemps constitué la référence implicite de ce modèle. Personne ne sera jamais totalement convaincu de cette vision irénique des relations sociales. Il n'en reste pas moins que le modèle a fonctionné. Les « Renault », les « Peugeot», les « Michelin » étaient plutôt fiers de leur appartenance. Cela valait presque le statut de cheminot. ## L'invention du social **Les ambiguïtés du social** A priori, cette mécanique devrait susciter plus de solidarités que d'individualisme. Et pourtant, à l'usure, elle produit l'inverse de l'effet attendu. Pour une raison conjoncturelle, encore qu'assez tardive. Les années de crise, caractérisées par un fort taux de chômage et une extension de la précarité, ont singulièrement affaibli le modèle d'intégration que représentait l'entreprise. L'Etat providence a pris le relais, offrant ainsi aux individus la possibilité de vivre (mal sans doute) malgré l'absence de travail. Ceux-ci se sont trouvés isolés, aux frontières de la misère morale et matérielle. Et bien souvent, on peut les comprendre, ils se sont jurés qu'avant d'être repris au travail, il faudrait que leur soient proposées de sérieuses contreparties. Il s'opère alors un renversement de la valeur travail que l'on commence seulement à comprendre. Le travail n'est plus perçu comme une dette due à la société. Il est un petit capital que l'individu accepte d'investir à condition d'obtenir un retour sur investissement acceptable. Le chômeur « employable » qui alterne avec tranquillité les périodes travaillées avec celles d'inactivité, le RMIste qui préfère s'en tenir là et compléter son maigre ordinaire par quelques prestations non déclarées, ne sont ni des paresseux, ni des fraudeurs. Ce sont tout simplement des capitalistes qui s'ignorent. Cette évolution des mentalités tient aussi à des raisons structurelles. Dans une société démocratique, où, dans une perspective « tocquevillienne », chaque individu se tient pour valant autant que son prochain, la conception institutionnelle de l'entreprise présente une insuffisance majeure. Alors que les salariés ont du pouvoir s'ils s'agrègent à un collectif, l'employeur vaut, à lui tout seul. Il a, pourrait-on dire, le « privilège de l'individualisme ». Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour deviner ce que vont demander les membres du collectif. En un mot, les moyens d'en sortir, ce qui veut dire des conditions matérielles leur permettant d'avoir une destinée individualiste. Concrètement : des horaires et une durée tels qu'il y ait une vie après le travail, des revenus tels qu'il y ait de quoi remplir cette existence. Ainsi le social fabrique-t-il des individus. ## Le salarié et le contrat **La montée de l'individualisme salarial** Revenons sur la destinée individualiste du salarié, sur le fait qu'au lieu de faire la révolution, il a préféré devenir un « petit bourgeois », pour reprendre la phraséologie des années 70. Il est important de comprendre qu'elle s'inscrit dans une histoire longue. Tout d'abord, dans sa forme la plus brutale, et a priori la plus défavorable au salarié, la conception de la relation de travail peut malgré tout conduire à un phénomène de réappropriation du travail par le salarié. Initialement, cette relation est conçue comme un louage de service, c'est-à-dire comme un contrat par lequel le salarié met en location auprès de l'employeur sa force de travail. On a vu dans cette conception le point d'appui de la marchandisation du travail et, conséquemment, de l'aliénation des individus. Cette façon de voir est réversible. Après tout, cette conception a également pour présupposé que le salarié dispose d'un avoir, sa force de travail, qu'il est libre d'exploiter par sa mise en location et non par son aliénation. Les Romains avaient ainsi compris les choses. Ils ont inventé le louage de service (locatio operarum) pour marquer la différence entre l'esclave et le « salarié », le premier aliéné, le second libre. Il est apparu que les esclaves n'étaient plus en nombre suffisant pour couvrir toutes les tâches subalternes. Il a donc fallu que des hommes libres s'y frottent. Et le moyen de préserver leur statut d'homme libre a justement consisté à dissocier l'individu de sa force de travail. En se livrant à l'accomplissement d'un travail subordonné, le salarié se borne ainsi à louer cette dernière sans pour autant renoncer à lui-même. Le modèle de la locatio operarum se révèle bien théorique lorsque, comme au temps des premières grandes fabriques, les ouvriers travaillent jusqu'à 16 heures par jour pour une paye de misère. Dans ce cas, il n'y a plus de différence sensible entre la marchandisation du travail et l'aliénation de l'individu. En revanche, lorsque le revenu se détache du prix de la faim, que les horaires deviennent décents et qu'il y a du temps pour le loisir, la théorie s'actualise et l'homme peut être distingué de sa force de travail. A l'image de celui qui obtient son premier emploi, il peut alors éprouver la joie de vendre par contrat son « travail-propriété » . L'élévation de la force de travail en propriété tient ensuite à la conception même de cette dernière. Parmi les causes légitimes de la propriété, sont identifiées le besoin mais surtout l'industrie. Au lendemain du Code civil et au temps du suffrage censitaire, tous ceux qui sont sans propriété immobilière peuvent percevoir l'artifice de cette présentation. Ils travaillent et n'ont pas de propriétés. Quant aux propriétaires, ils possèdent le plus souvent bien plus que le produit de leur industrie. En cet état, Tocqueville avait d'ailleurs prédit que le XIXème siècle aurait pour champ de bataille la propriété. Pour éviter le carnage, les employeurs s'en sont un temps sorti en proposant la conception institutionnelle de l'entreprise, à savoir que celle-ci est d'abord un projet à la réussite duquel sont associés capitalistes et salariés. Simplement, cette perspective tient en partie du mirage et elle ne peut indéfiniment se maintenir. Le projet est malgré tout décidé par les propriétaires (en tout cas avec leur aval) de l'entreprise. La seule suite crédible des conceptions civilistes de la propriété est de reconnaître que l'industrie, donc le travail, est par elle-même un objet d'appropriation. Du coup, le travail n'est plus ce que le salarié doit à la réussite du projet de l'entreprise, il est une propriété qu'il investit dans celle-ci, ce dont il attend un juste retour des choses. D'aucuns déplorent que les salariés n'éprouvent plus beaucoup de sentiment de fidélité à l'égard de leur entreprise. Quoi que l'on pense du bien fondé de cette critique, il n'en reste pas moins qu'elle est l'exact reflet d'une montée en puissance de l'individualisme salarial. ## En fin de compte, qu'est-ce qui est « juste » ? **Le « juste » des juristes** On peut déplorer l'individualisme des temps présents et trouver qu'avant, c'était mieux. Quand même, dira-t-on, les poilus prêts à mourir dans les tranchées pour l'Alsace et la Lorraine, cela avait une autre allure que les compétiteurs d'un reality show de TF1 à l'assaut des prud'hommes pour être indemnisés de leurs exhibitions. Soit. Mais la nostalgie n'est pas une valeur. Elle ne nous dit pas ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. Sur ce thème, évidemment redoutable, les juristes ont malgré tout une petite idée. Le « droit » est malgré tout l'incarnation du « juste » et il est acquis que ce qui est de droit doit être juste. En même temps, les jurisconsultes savent qu'entre « droit » et « justice », le divorce est concevable et même fréquent. Il leur faut donc admettre l'idée d'un principe d'amendement perpétuel de l'ordre juridique. Non pas la Révolution car ce serait poser qu'à un instant T, il n'y a pas de corrélation entre le droit et la justice, mais à tout le moins la réforme. Comme chacun sait, Karl Popper écrit qu'une proposition scientifiquement vraie est une proposition qui est falsifiable. En parallèle, on peut ajouter qu'une proposition juridiquement juste, est une proposition susceptible d'amendement. En quel sens amender ? Les juristes positivistes sont des libéraux. Conscients que toutes les idées sont dans la nature, ils n'ont pas fait leur un idéal de justice au contenu bien défini. Simplement, dès lors qu'ils croient à l'idée de justice, ils présupposent qu'un tel idéal existe même s'ils en ignorent le contenu. Et s'il y a un idéal, il doit être tel qu'il est à la fois cohérent et permanent. Justement, chaque système juridique comporte des incohérences. Les résoudre suppose en conséquence de l'amender. Au reste, le droit s'insère dans un contexte mouvant. En préserver ses principes suppose des adaptations (voir par exemple le problème des retraites nécessairement indexé sur l'évolution de la démographie). Rechercher la cohérence et garantir la permanence, tels sont les deux leviers du changement juridique. Et, au moins pour le juriste, ce qui s'inscrit dans cette perspective peut être perçu comme juste. Précisément, il est possible de rendre ainsi compte des développements de l'individualisme et de l'esprit capitaliste. - La permanence du système imposait de telles évolutions. Au lendemain de la Révolution, l'ambition était de retrouver le chemin de la paix civile. Les principes du « Code Napoléon», articulés sur le modèle de la propriété bourgeoise, devaient conduire à la lutte des classes. Et le moyen trouvé pour vaincre cette opposition et pérenniser une société pacifiée a été de diffuser le modèle de la propriété. Ce qui s'est traduit par une altération de ce dernier. La propriété donnait une position et des relations. Elle est devenue un avoir, une source de richesses et un moyen de croître. - L'impératif de cohérence devait également contribuer à cet aboutissement. Le « Code Napoléon » introduit une tension entre les principes qu'il consacre et les justifications qu'il donne de ces derniers. Les premiers permettent de tisser les réseaux d'une société bourgeoise. Mais ils sont présentés comme l'expression d'une bonne nature. Ils sont censés répondre aux aspirations les plus élémentaires des individus. Or, ces derniers sont nettement moins prévisibles que les « bourgeois ». Leurs désirs sont multiples. Ce qu'ils ont en commun ? Celui qui les porte pense en priorité à lui-même. En un mot, le Code propose un modèle apparent et une référence implicite, l'un et l'autre en concurrence. La mise en cohérence s'est soldée par un retrait (pas total) du premier et une promotion de la seconde. ## Le « juste capitalisme » après la grande crise économique et financière. **Excès du capitalisme ou insuffisance de vrais capitalistes ?** Ce qui frappe, au-delà des slogans, c'est que les réactions les plus virulentes suscitées par la crise actuelle ne répondent pas franchement à une inspiration anticapitaliste. Les salariés qui séquestrent leurs patrons le font moins pour obtenir le maintien de leur emploi que des indemnités de licenciement jugées décentes. Quant à l'indignation que provoquent les rémunérations de certains dirigeants, elle semble moins la marque d'un anticapitalisme qu'elle n'exprime un sentiment d'injustice à l'égard des principes de répartition des richesses entre tous ceux qui, par leur force de travail, contribuent à la réussite d'une entreprise. Ce qui est en cause, c'est un dysfonctionnement du capitalisme. Le principal reproche qui peut être adressé aux capitalistes financiers, à l'origine de la crise, est d'avoir méconnu les principes en vertu desquels ils sont censés agir. En effet, le propre de leur action est d'investir, c'est-à-dire de placer des avoirs dans une activité avec l'espoir que ceux-ci reviennent augmentés. Or, au cours de la crise passée, plus personne n'a investi et même, plus personne n'a vraiment agi. Revenons au point de départ et aux fameux subprime. De quoi s'agit-il ? De prêts consentis à des personnes à qui habituellement l'on ne prête pas, par exemple des emprunteurs ayant été en défaut dans les douze derniers mois et qui, en France, seraient inscrits au FICP (fichier de la Banque de France recensant les impayés). Dans ce type d'opérations, personne n'investit. Pas l'emprunteur qui généralement ne mobilise aucune épargne et qui de surcroît n'a pas les revenus suffisants pour faire sérieusement face aux échéances. Cet emprunteur ne peut espérer s'en sortir que si la valeur de la maison acquise croît et c'est en quelque sorte, la maison qui investit pour lui. Quant au Banquier qui a prêté l'argent, il n'investit rien non plus dès lors que par l'effet de la titrisation, il cède la créance de prêt. Bien plus, de la sorte, c'est lui qui propose un produit financier à d'éventuels investisseurs. Mais là ne s'arrête pas les défausses successives. Grâce à un affinement des techniques de titrisation, ces derniers sont persuadés de placer leurs avoirs dans des produits sans risques. Ainsi se fait-on à l'idée qu'il est possible de s'enrichir sans rien miser ni risquer. Le dispositif ne fonctionne que si tout le monde croit et fait la même chose. Si tout le mode achète des biens immobiliers, leur valeur augmente. Les subprime sont envisageables et les produits de titrisation conservent leur attrait. Ces produits requièrent d'autant plus un consensus acheteur que le plus souvent ils sont illisibles. Dans ces conditions, c'est leur réputation, directement corrélée au nombre d'ordres d'achat, qui fait exclusivement leur valeur. Dès lors, il n'y a plus d'individus qui comptent. Le benchmark devient le faux nez du mimétisme. « Je » est un autre. Et là où l'on croyait rencontrer des acteurs réfléchis, engagés personnellement dans un jeu concurrentiel, on a finalement trouvé des moutons de Panurge perdus dans un casino. Que faire ? Au-delà des nombreuses gloses sur les remèdes à la crise, qui ont leur valeur et, à court terme leur utilité, il faut sans doute rappeler que le choix du capitalisme impose une certaine cohérence. Si de fait il va de pair avec moins de solidarités, il suppose au moins qu'on puisse identifier deux choses : un individu et une activité. En droit, on dirait un consentement et un objet. Un investisseur doit savoir ce qu'il achète. Fort de cette connaissance, il peut et doit se décider au regard de ses capacités, de son intérêt aussi de ses goûts, à investir. Cette éthique semble bien peu de choses. Et pourtant il est si difficile de s'y tenir. Essayons, ce sera déjà çà.
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institut présaje
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« LE MONDE D'APRÈS » : LE GLOBAL ET LE LOCAL
# « Le monde d'après » : le global et le local Dans « le monde d'après » la crise économique, c'est l'innovation qui devra être le moteur de la reprise. Or les plus grands gisements d'idées et de solutions ne sont peut-être pas là où on les croyait jusqu'alors. Hier il fallait dire : « Penser global ; agir local ». Aujourd'hui, on ose dire : « Penser local ; agir global ». Les slogans n'ont jamais une très longue durée de vie. Ils sont sur toutes les lèvres tant qu'ils résument les vérités d'un moment. Ils disparaissent dès que l'air du temps entraîne l'opinion vers de nouvelles certitudes passagères. Un exemple : les lieux communs qu'inspire la mondialisation de l'économie. Deux ans après le déclenchement de la crise financière et économique, on observe un glissement de langage chez certains PDG de multinationales. Gagnés par la prudence après la tornade des marchés, ils ont une même et légitime obsession : trouver les mots, les formules qui symboliseront le « monde d'après », le nouvel environnement des affaires une fois oublié le cauchemar des faillites et des fermetures d'usines. Dominante du discours : le retour à l'économie réelle doit s'incarner dans un renouveau de l'offre de biens et services. Traduction : l'innovation doit être le moteur principal de la reprise, qu'il s'agisse de grande consommation, d'investissement industriel ou de services d'intérêt général. A première vue, le propos n'a rien d'original. En fait, il témoigne d'un regard différent porté sur l'art de chercher des idées et de les transformer en produits et en services. Ce qui se traduit déjà par un slogan qui dit le contraire de celui qui était en vogue jusqu'à l'écroulement du symbole General Motors. Hier, il était recommandé de dire : « Penser global. Agir local ». Aujourd'hui il faut dire : « Penser local. Agir global ». Deux formules simplistes derrières lesquelles se cachent deux façons de voir le monde. La première décrit la planète comme un espace en cours de rétrécissement et voué à la convergence. Elle exprime la confiance des croisés de la mondialisation du dernier demi-siècle. La grande corporation dirigiste et centralisée s'estimait en mesure de dicter son offre au marché. La deuxième façon de voir le monde est directement influencée par la culture internet : pas de pouvoir central mais une nébuleuse de foyers d'intelligence, de culture ou d'initiative. En osant la formule « Penser local. Agir mondial », l'entreprise prend le risque de l'irrationnel, car elle pénètre dans l'univers vertigineux de la singularité des peuples et des communautés. Mais elle se donne les moyens d'accéder à un gisement infini d'idées, de compétences et de solutions. Le contexte a changé. Ce ne sont plus seulement les entreprises qui sont mondialisées. Avec la révolution numérique, des milliards d'individus ont eux aussi accès au réseau. Ils sont de tous les continents, de toutes les tribus, de toutes les traditions. A l'époque finissante de sa préhistoire, la mondialisation rapetissait le monde et effaçait les différences. On s'émerveille aujourd'hui du fourmillement des richesses locales comme si on redécouvrait que la planète - au sens propre comme au sens figuré - a des pics et des creux, des plaines, des déserts et des jardins. Cela donne une prime aux espaces régionaux qui ont tenu leur rang -- fut-il modeste - dans la longue histoire des sciences, des métiers et des techniques. D'où la redécouverte des « territoires » par les chasseurs d'idées nouvelles dans les entreprises de haute technologie. On en voit prospecter activement en France et en Europe. Beaucoup s'indignent des trésors de savoir-faire engloutis au plus noir des périodes de restructurations industrielles des quarante dernières années. Une innovation nait souvent d'un croisement inattendu de connaissances ou de pratiques anciennes et actuelles. Depuis deux siècles, un pays comme la France avait accumulé des bibliothèques de savoir technique. Celles qui ont échappé aux destructions redeviennent attractives à l'heure de la recherche tâtonnante d'un nouveau modèle de consommation et de développement. Un modèle qui cherche à marier les merveilles de la science d'aujourd'hui avec les trésors de savoir-faire d'hier. Des trésors qui s'offrent à tous ceux qui rêvent d'une croissance mieux maîtrisée. On a toujours le droit de rêver d'un monde plus humain...
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institut présaje
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[ "armand braun" ]
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LE GRAND PARIS, HIER ET DEMAIN
# Le Grand Paris, hier et demain On sait depuis plusieurs d'années qu'il y a en France un vrai problème d'articulation entre la ville de Paris et le puzzle des communes qui l'entourent. Il y a urgence d'ouvrir le chantier global de l'Ile de France urbanisée, assure Armand Braun. C'est désormais le statut international de la capitale qui est en jeu. Une manière de comprendre la problématique du Grand Paris, c'est de se tourner vers son histoire. Notre Dame de Paris de Victor Hugo ou Les Mystères de Paris d'Eugène Sue décrivent des périodes passées. Seven Ages of Paris, de l'historien anglais Alistair Horne^1^ révèle les facteurs de continuité, les constantes que l'on retrouve à toutes les époques. Paris n'a cessé d'évoluer et de s'étendre. Ce fut d'abord, de Philippe Auguste à Napoléon III, une succession de murailles pour élargir le périmètre. Il s'agissait de protéger le pouvoir et les habitants ; de rendre possible la mobilité ; de réduire l'insécurité ; d'assainir et d'aérer cette ville qu'il faut imaginer étouffante, sale et puante -- « de l'air ! », s'était écrié Henri IV quand il finit par obtenir que soit créée l'actuelle Place des Vosges. Il a fallu attendre Napoléon Ier pour que disparaisse le cimetière des Saints Innocents, épouvantable charnier à ciel ouvert, puis Haussmann au temps de Napoléon III pour que Paris, d'étape en étape, devienne enfin la ville moderne qui, dès la construction de la Tour Eiffel et la fin du XIXème siècle, méritait le surnom de Ville Lumière. Mais Paris restait Paris, qui s'étendait progressivement en intégrant les villages voisins qui devenaient autant de quartiers, inventant ensuite, pour qualifier son pourtour, les expressions « petite couronne » et « grande couronne ». Dès les années 1960, une première forme d'unification du territoire s'est instaurée quand des Parisiens sont allés en grand nombre s'installer ou travailler en banlieue. Dès ce moment, aux yeux de douze millions de personnes, le Grand Paris était une réalité. Par contre, l'organisation politique et administrative est demeurée ce qu'elle était : calquée sur l'invraisemblable puzzle des territoires communaux, soumise à l'accumulation géologique des niveaux administratifs. Le quotidien et le court terme ne s'en sont pas mal portés, mais la préparation de l'avenir s'est arrêtée et c'est dès ce moment que l'on a noté un certain essoufflement de Paris dans la compétition des métropoles. L'Histoire éclaire la spécificité des jours actuels. Nous savons que la qualité de l'avenir sera fonction des décisions que nous prendrons ou non, en particulier : faire progresser des chantiers qui, jusqu'ici, faisaient du sur-place (logement, transport, formation...), engager des chantiers nouveaux qui ne peuvent l'être qu'au niveau de l'Ile-de-France urbanisée dans son ensemble (développement durable, maîtrise énergétique...), optimiser les circuits administratifs... et, au-delà de ces missions en attente d'être prises en charge, gérer l'imprévisible, heureux et malheureux. Tout cela peut aller vite, car il semble que se rejoignent la volonté politique et les attentes des citoyens. Mais l'Histoire nous rappelle que nous n'échapperons pas aux objections des localismes et corporatismes, à la créativité paperassière, à la pénurie des ressources financières, entre autres... Seule une initiative de mission (je ne dis pas une administration de mission, n'en rajoutons-pas !) peut, dans la durée, si elle est capable d'obstination, atteindre cet objectif. Le Grand Paris naissant a vocation à devenir, à sa manière, une structure de combat. *^1^Vintage Books, New York, 2002*
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institut présaje
2009-05-01
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[ "michel rouger" ]
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LA CRISE DE SOLIDARITÉ ET « L'HOMO BENEVOLUS »
# La crise de solidarité et « l'Homo Benevolus » La santé, l'éducation et le sport : trois domaines où pourrait se développer le bénévolat. A condition de s'affranchir du régime archaïque de l'association loi de 1901. Le grand danger qui menace la France, ce ne sont pas les conséquences financières de la crise de cupidité de « l'Homo Lucrativus ». Il réside dans la langueur de sa croissance naturelle et dans la faible productivité de son économie. La société française, seule en Occident, a une conception solidariste de l'économie. Elle reconnait le mérite des gains de productivité, éléments essentiels de la croissance. Sous trois conditions. L'affectation des ressources obtenues par la croissance doit être réservée, en priorité, aux producteurs qui contribuent physiquement à cet accroissement, les autres contributeurs, dont le capital, étant réputés au service d'intérêts particuliers de second rang. Au-delà de cette part réservataire, l'économie doit prendre en charge, par les prélèvements fiscaux et sociaux que l'Etat lui impose, le financement de ses engagements au titre de la solidarité. Enfin, l'économie de marché, ses mécanismes de productivité et d'évaluation, doivent être tenus à l'écart des domaines d'activité financés par les prélèvements fiscaux et sociaux, réputés servir un intérêt général qui doit être préservé des contraintes comptables. C'est ainsi que la croissance de l'économie française a toujours été entravée, face à ses concurrentes, malgré une meilleure capacité productive. C'est le prix accepté pour disposer des bienfaits d'une solidarité sans égale dans aucun autre Etat-providence. Ce modèle est-il assuré de sa pérennité ? Non. Les gains de productivité enregistrés au sein de l'économie globalisée ne peuvent que durcir la compétition entre les nations fortement redistributrices et celles qui ne le sont pas. L'argent affecté au remboursement des dettes accrues, le « dumping salarial » des pays émergents, le financement des innovations technologiques, se conjugueront pour réduire, la part de la croissance réservée à la solidarité. On peut, on doit le déplorer, mais il faudrait rapidement trouver une solution de remplacement avant que l'indignation provoquée par la perte de droits essentiels, considérés comme éternels, n'entraine l'inévitable convulsion, dans un pays à la révolte facile. Deux impasses partent du rond-point des défilés de protestation. L'impasse du budget de l'Etat qui irait plus loin encore dans l'effort de solidarité, sans augmenter les prélèvements pour ne pas mettre l'économie hexagonale hors du marché mondial. Cette solution éviterait, pour un temps, le fameux grand soir auquel rêvent la moitié des Français mais elle n'éviterait pas la faillite des finances publiques. L'impasse de l'adoption du modèle français de solidarité par les évêchés de la religion finance, New York et Londres en tête. Leur foi dans le marché, le rôle prioritaire de protection de l'économie qu'ils assignent à l'Etat, tout se conjugue pour dissiper l'espoir d'une conversion anglo-saxonne au modèle français. Il reste une petite ruelle étroite où habite « l'Homo Benevolus », lequel serait susceptible d'en faire beaucoup plus, et en toute liberté, au service de la société. Son engagement personnel viendrait au secours du vieux modèle de solidarité égalitariste et étatique auquel il opposerait son propre modèle altruiste et associatif d'initiative individuelle. Trois secteurs d'activité sont particulièrement concernés. Ils regroupent plusieurs millions de personnes, toutes en situation de besoins, d'argent ou de services. - La Santé, avec l'explosion des prestations attachées au vieillissement et à la solitude, voire à la lutte contre la misère. - L'Education qui produit une accumulation de « sans » de toutes natures, condamnés à vivre d'assistance, alors qu'il faudrait des formations de rattrapage, des aides à l'acquisition de connaissances de base, pour « démarginaliser » les victimes d'un système éducatif défaillant. - Le Sport dont l'Etat ne peut pas couvrir à la fois les besoins d'investissements matériels et ceux, considérables, de l'encadrement humain des jeunes qui s'y forment socialement. Ces populations en forte demande trouvent, en face d'elles, un immense contingent de bénévoles, potentiellement mobilisables : d'un côté, ceux qui se voient refuser l'entrée en activité qui préserverait leur dignité par leur utilité sociale (les jeunes) ; de l'autre, ceux qui se voient éjectés de leur emploi avant l'âge, (les moins jeunes), perdant eux-mêmes leur dignité et leur sentiment d'utilité, alors que leur sacrifice ne permet pas à leurs enfants chômeurs de leur succéder au travail. D'où vient ce gâchis ? Du choix étatique d'encadrer l'initiative bénévole dans le carcan de l'association à but non lucratif, dont il faut rappeler qu'elle fut créée en 1901, en pleine guerre entre la République laïque et la religion catholique, pour empêcher la renaissance de structures susceptibles de reconstituer le patrimoine de l'Eglise séparée de l'Etat. La loi de 1901, archétype du conservatisme étatique français, avait déjà montré ses limites dans les scandales des associations caritatives. Cent ans plus tard, elle bloque l'émergence d'un volontariat lucratif, affecté à la santé, l'éducation et le sport. Volontariat reconnu par un droit à rémunération que l'Etat ou les collectivités territoriales couvriraient par un budget plus transparent que les subventions discrétionnaires accordées aux associations. En acceptant une nouvelle forme de partenariat entre l'initiative privée et le financement public, pour la plus noble des causes - la solidarité -, l'Etat serait encouragé, certes, à tailler dans ses dépenses improductives. Ce serait un bien. Au-delà, l'Etat consacrerait, par la loi, le statut de dignité et d'utilité qui doit être reconnu à cet « Homo Benevolus » dont la société aura tant besoin pour conjurer les dangers qui la guettent.
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institut présaje
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[ "jacques barraux" ]
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LES 7 PÉCHÉS CAPITAUX DE L'INTERNET
# Les 7 péchés capitaux de l'internet Tours et Orléans ne croyaient pas aux vertus du chemin de fer. Il fallut bien un jour que ses habitants soient en mesure de prendre le train. On construisit à la hâte, en plein champ, des cabanes de fortune enfin reliées au réseau que le pays tout entier avait plébiscité. L'histoire des techniques et de l'innovation est ponctuée de ces épisodes de résistance au changement qui débouchent sur des capitulations peu glorieuses. Avec Internet, le problème ne se pose pas. Le réseau s'est auto-créé et il est devenu tout à la fois légitime et mondial le jour où la communauté des savants et des chercheurs en a fait son outil de discussion. Mais le déploiement massif du réseau, planté sous toutes les latitudes et ouvert à toutes les couches de la société, ne va pas sans soulever des interrogations sur les zones d'ombre de sa marche triomphale. Internet est une évidence. Le numérique façonne déjà l'art de vivre de la génération des moins de 30 ans, partout dans le monde. Personne ne doute qu'au lendemain de la crise économique mondiale, il sera l'un des leviers de la « nouvelle croissance ». Autant profiter de la grande parenthèse conjoncturelle d'aujourd'hui pour contenir les risques de dérives sur une place publique virtuelle où l'échange de « pair à pair » se pratique dans la plus totale liberté. Les péchés capitaux d'Internet, tout le monde les connait : risques d'atteintes à la vie privée, contrefaçon, vol d'informations confidentielles, cybercriminalité, pornographie, pillage d'œuvres intellectuelles, manipulations de marché, etc. A la veille d'une reprise économique mondiale susceptible de se produire dans une certaine confusion, Présaje.Com a souhaité consacrer la quasi-totalité de ce numéro aux conditions de fonctionnement - vues de France - de la plus vaste place de marché de la planète.
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institut présaje
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[ "pierre-antoine merlin" ]
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FEU VERT, FEU ORANGE, FEU ROUGE
# Feu vert, feu orange, feu rouge Opportunités nouvelles, risques inédits : la révolution numérique ne fait que commencer et il serait aussi vain de la dénoncer que de l'exalter en bloc. PierreAntoine Merlin, journaliste issu de la presse économique, observe depuis plusieurs années la lente mais irrésistible diffusion de la culture Internet dans toutes les couches de la société française. Il est actuellement rédacteur en chef de « Cités Numériques ». ## FEU VERT : Irrésistible "open source" : le "libre" monte en puissance Le combat de dix ans visant à casser Microsoft, aux Etats-Unis d\'abord, en Europe ensuite, au nom de la nécessaire concurrence dans l\'industrie du logiciel, est perdu. Seuls gagnants : les avocats des deux camps, bien sûr ! Mais cette apparente victoire de Bill Gates et de Steve Ballmer ne constitue, au mieux, qu\'un trompe l\'oeil provisoire. Car un danger autrement plus sérieux que les commissaires de Bruxelles guette Microsoft. Un danger jusqu'alors inconnu. Ce n\'est ni une nouvelle procédure judiciaire, ni son éternel rival Apple, ni même l\'explosion d\'internet et des moteurs de recherche. Non, ce risque mortel porte un nom rassurant, sympathique même : "open source". En français, la "source ouverte", appelée aussi "logiciel libre", voire "informatique libre et gratuite". Qui ne souscrirait à un tel programme ? Le scénario est écrit d\'avance, et il plait aux Européens. Surtout aux Français, sensibles au mythe du faible victorieux du fort. Microsoft est réduit au rôle du méchant.Les contestataires le décrivent comme impérialiste, coûteux et inefficace. En face, un quarteron de gentils étudiants échafaudant dans leur chambre un univers alternatif, uniquement à leurs heures perdues, et bien sûr gratuitement, pour le seul service virtuel de la collectivité humaine... Vrai ou faux, ce schéma passe bien dans l\'opinion. A Paris, à Munich et dans plusieurs grandes villes européennes, les édiles basculent discrètement sous Linux, l\'environnement de travail "open source" par excellence. De plus en plus d\'entreprises et de particuliers s\'apprêtent à faire de même. Au sein de la fonction publique, beaucoup d\'administrations fonctionnent déjà en double commande, organisant la coexistence pacifique des solutions libres et des logiciels Microsoft - pourtant éprouvés de longue date. On voit se banaliser, à la maison comme au bureau, une sorte de bilinguisme culturel de l'utilisateur professionnel, qui "parle" indifféremment Microsoft ou Linux Fait inconcevable il y a encore quelques années, Linux gagne donc du terrain dans une indifférence quasi-générale. Et ça marche ! Le vieux rêve de la "prise universelle", qui fait fantasmer ingénieurs et économistes depuis la première révolution industrielle, se réalise sous nos yeux. L\'ordinateur d\'aujourd\'hui, fonctionnant indifféremment sous un mode ou sous un autre, n\'est que la version à peine modernisée du pianocktail de Boris Vian, machine ludique à tout faire, tout inventer, sans effort ni contrainte. Certes, le business model du logiciel libre est encore flou. Comment en serait-il autrement ? La vague progresse insensiblement, millimètre par millimètre. Mais pour Henri Chelli, un consultant spécialisé dans l\'économie des systèmes d\'information, la tendance est irréversible. "A mon avis, explique-t-il, la messe est dite. A plus ou moins brève échéance, le libre sera la solution standard, et le logiciel propriétaire l'exception." Les citoyens français, eux, semblent pleinement se satisfaire de cette situation. Pour en savoir plus\... Difficile d\'\'y voir clair sur le phénomène "open source", tant les points de vue idéologiques et subjectifs polluent les contributions des auteurs. Pour la compréhension de cette vague de fond, on renverra volontiers au Livre blanc de l\'éditeur Smile, téléchargeable sur www.smile.fr La tonalité y est certes bienveillante, mais passionnante pour sa vision historique et économique. Lire également l'article de l'avocat Jean-Baptiste Soufron sur "L'émergence du modèle libre" dans la revue "Esprit" de mars-avril 2009. ## FEU VERT : Le futur de la télémédecine commence aujourd'hui « A force de parler des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver », assure de sa voix brisée l'inoubliable Michel Simon dans Drôle de drame. L'inverse est également vrai. A force de parler des choses prometteuses, elles aussi finissent par arriver. La télémédecine, cette technique moderne qui permet de diagnostiquer une pathologie à distance et, dans les cas les plus délicats, d'opérer à distance avec le maximum de précision, fait partie de ces chances ouvertes par l'informatique et les réseaux. Encore fautil l'utiliser dans un cadre légal et réglementaire parfaitement défini. « En matière de télémédecine, on est en train de passer de l\'expérimentation à un usage beaucoup plus large », estime, pour s'en féliciter, le Conseil national de l\'Ordre des médecins. Cette approche bénéficiera notamment aux personnes âgées isolées. C'est particulièrement vrai dans les zones urbanisées. Contrairement à une idée reçue, fait observer Jacques Lucas, vice-président du Conseil de l'Ordre en charge des nouvelles technologies, les solidarités fonctionnent beaucoup moins bien à la ville qu\'à la campagne. On a pu, hélas, s'en rendre compte lors de la dernière canicule, où la majorité des décès ont été enregistrés en ville, là où la solitude frappe. Reste, évidemment, l'épineux problème de la responsabilité médicale. Prenons le cas d'un diagnostic partagé entre le médecin de proximité et le praticien à distance. Que se passerat-il si l'un des deux se trompe sur le diagnostic, s'il évalue mal la nécessité d'une intervention urgente, avec le risque d'erreur fatale ? Qui est responsable, en dernière analyse ? Sur le plan financier comme au pénal, tout n'est pas encore totalement réglé. Il va de soi que des conventions devront être élaborées afin d\'établir le partage des responsabilités, en évitant, le plus possible, les sujets de litiges. Faute de quoi, les prouesses de la télémédecine pourraient buter sur un obstacle inattendu : la judiciarisation. Le Conseil des ministres du 5 novembre 2008 semble avoir pris l'ensemble du sujet dans sa dimension. Il a annoncé, pour cette année, l'ouverture de plusieurs centres d'expertise en imagerie médicale, destinés à être opérationnels 24 heures sur 24. Il a ensuite assuré que, dès les prochains mois, les derniers freins juridiques au développement de la télémédecine, portant justement sur ces questions de responsabilité et de financement, seraient levés. Notamment au moyen de précisions réglementaires. Chacun s'accorde à reconnaître que la recherche scientifique et les avancées médicales accélèrent la communication et améliorent grandement l'état sanitaire du pays. Une interprétation vétilleuse du droit, héritée du modèle anglo-saxon, jointe à la traditionnelle propension des Latins à rechercher des protections, ne doivent pas avoir raison du progrès. Pour en savoir plus... « Livre blanc sur la téléradiologie », publié en 2009 par Gixel et Lessis, disponible sur Internet à www.lessis.org/publications ## FEU VERT : « Amis » virtuels, amis réels : la double vie de l'internaute Faut-il se réjouir ou se lamenter de la déferlante Facebook, Viadeo et autres réseaux sociaux, qui tissent à toute vitesse leur fil sur la Toile ? Un personnage de la série télévisée Dexter résumait dernièrement cette situation inédite, au détour d\'un épisode particulièrement savoureux. « Je travaille tellement que je n\'ai plus de temps pour ma vie sociale sur Internet ! » On en est là. Le virtuel sert maintenant d\'exutoire aux passions, aux rencontres, aux envies de convivialité. C\'est au point, estiment certains oracles malicieux, que cette fonction absorbe aujourd\'hui le ressentiment social, comme pour le contenir. Et l\'empêcher d\'exploser dans la rue. C\'est vrai : l\'agora numérique joue à plein son rôle de catalyseur. Ici, c\'est ce collègue de bureau taciturne qui se déchaîne la nuit sur le web. Là, ce journaliste mal noté par son rédacteur en chef qui tient journellement un blog, sur un ton merveilleux d\'humour et de concision. Ailleurs, c\'est ce médecin impuissant à établir un diagnostic qui interroge discrètement Doctissimo pour lire ce que s\'échangent des patients victimes de la même pathologie. Les « amis », curieux vocable en vérité, qui se donnent rendez-vous sur Facebook sont-ils des amis sans guillemets, ou plutôt des amis sans risque ? Cette amitié d\'un type nouveau est essentiellement, au sens littéral, limitée par le cerveau humain. Des études sociologiques menées par l\'anthropologue Robin Dunbar montrent qu\'une personne normalement constituée ne peut connaître raisonnablement qu\'un nombre restreint de ses pairs. Surtout, elle ne peut maintenir des relations stables et personnalisées qu\'avec environ cent cinquante autres êtres humains. Or, fait troublant, les coups de sonde effectués par divers instituts auprès des internautes pour savoir combien ils ont d\'amis déclarés sur Facebook, indiquent un nombre moyen de\... cent cinquante personnes ! Ces relations se recoupent-elles, au moins partiellement, avec celles fréquentées dans la réalité physique ? Est-on prêt à faire pour ses amis virtuels autant que pour ses amis réels ? Et d\'ailleurs, aurait-on renoué avec toutes ces personnes, minutieusement capturées dans une vignette sur un écran, si internet n\'avait pas existé ? Formidables interrogations, parfois cruelles, dont on craint un peu de connaître les réponses. Pour en savoir plus\... « The social brain hypothesis », article (en anglais) publié en 1998 dans la revue Evolutionary Anthropology. Discutable mais passionnant, il est accessible gratuitement sur www.liv.ac.uk/evolpsyc/Evol_Anthrop_6.pdf ## FEU ORANGE :Gratuit-payant : des lézardes dans le consentement à payer A la base de l\'économie, il y a une règle : tout travail mérite salaire. Or, force est de constater que l\'économie numérique bouscule tous les principes. Le consentement à payer pour les biens et services figurant sur le web ne va pas de soi. Exemple. Il ne viendrait à l\'idée de personne de considérer qu\'un billet de train commandé sur internet annule et remplace son paiement, par le simple fait qu\'il est réservé en ligne. Il en va de même pour les courses effectuées par internet, ou encore la télé-déclaration d\'impôts : la virtualisation de l\'acte n\'est qu\'un outil de simplification de l\'achat, pas une substitution pure et simple à l\'acte de paiement. On hésite à rappeler de telles évidences. Et pourtant, chacun semble trouver normal de profiter gratuitement du travail des autres sur internet, de télécharger journaux, films, oeuvres littéraires et autres créations musicales, immédiatement, et sans aucune contrepartie. Cette forme de schizophrénie socio-économique, cette destruction de valeur même, va encore plus loin. Car la ligne de fracture entre ce qui est tarifé et ce qui en l\'est pas, passe à l\'intérieur même des modes de consommation. Là encore, un exemple tiré de l\'observation quotidienne. Pourquoi les adolescents peuvent-ils "chatter" gratuitement, à longueur de lignes et de nuit sur internet, alors que dans le même temps, l\'envoi d\'un texto comportant deux ou trois pauvres mots consomme la totalité de leur argent de poche ? Autrement dit : lorsqu\'on regarde les deux piliers de la société numérique, à savoir le téléphone portable et le web, pourquoi l\'un est-il lourdement payant, et l\'autre presque entièrement gratuit ? Comment ces positions respectives et apparemment contradictoires se sont-elles ancrées dans l\'opinion avec une telle force et une telle puissance de banalisation, et tout cela en moins de dix ans ? Les internautes et les usagers des télécoms sont tout à la fois les acteurs inconscients et les victimes consentantes de cette évolution. A une époque où l\'on ne parle que de "fair value", il est temps de retrouver un équilibre sérieux entre offre et demande. De déboucher sur un mécanisme de fixation des prix acceptable par tous. Faute de quoi, les choix économiques deviendront tellement illisibles que nous retournerions, in fine, à l\'économie de troc... Pour en savoir plus\... Entretien d\'Olivier Bomsel, économiste à l\'Ecole des Mines de Paris. Interview publiée en 2004 dans 01 Informatique, et disponible (gratuitement\...) sur www.01net.com/article/236993.html "Internet, bourreau ou sauveur de la presse ?", enquête réalisée par Pierre-Antoine Merlin, publiée dans Sociétal n° 62 (4ème trimestre 2008). ## FEU ROUGE : Crise financière : l'informatique elle aussi est responsable ! Sitôt la faillite de Lehman Brothers connue, la panique s'est emparée des marchés. Plus de six mois après le déclenchement du cataclysme, l\'économie mondiale est toujours sur le toboggan. Et chacun de s\'évertuer à trouver des coupables. Preuve que si l\'esprit de lucre a joué un rôle dans cette catastrophe, l\'esprit de vengeance, lui, n\'est pas en reste. En France, pays où prospère la culture du ressentiment, ce sont les banquiers, les consultants, les journalistes, les économistes, et surtout les patrons (ah ! les patrons\...) qui sont pris pour cible. Mais l\'usage inconsidéré de boucs émissaires fait généralement litière de la vérité. Le vrai coupable n'est peut-être qu'à un clic de souris. Eh oui ! C\'est sans doute la raison pour laquelle il est si peu remarqué par les observateurs-justiciers. A y regarder de près, l\'un des facteurs aggravants de la crise financière réside en effet dans les systèmes d'information eux-mêmes, lancés à l\'infini sur la surface du globe. La numérisation à outrance et mal maîtrisée a accéléré la dissémination des produits toxiques, au lieu de la prévenir. Gavée d\'Excel, de Six Sigma, de ratios Cooke, de grilles d'agences de notations et de calculs de risques tous plus sophistiqués les uns que les autres, l\'économie numérique, première industrie du monde devant l\'automobile, n'a pas vu gronder la menace d'un courtcircuit systémique. Par quelle succession de malédictions en est-on arrivé là ? En 2002 - autant dire une éternité - Arthur Andersen, Enron, Vivendi et WorldCom dansent sur un volcan. La « nouvelle économie » est morte. Partout, les maîtres du monde, à l\'image d\'un Jean-Marie Messier vaguement repentant, font profil bas. Ils assurent à qui veut l\'entendre que la comptabilité créative était une erreur. Pire ! Une faute. En une nuit, les jeunes pousses et les titans de la high tech cèdent la place à des gens sérieux : les régulateurs et les législateurs. Dans la foulée de la loi Sarbanes Oxley aux Etats-Unis, de la loi sur la Sécurité Financière en France, les sages et les déontologues sont censés mettre de l'ordre dans l'univers du marché. C\'est l\'avènement de la \"compliance\", un concept un peu fumeux, mais bien pratique, qui combine à la fois morale des affaires et transparence des procédures, à seule fin de brider les entreprises dans leurs élans spéculatifs. Dans cette opération-vérité, la responsabilité de l\'informatique et des informaticiens est incontestable. Elle figure d'ailleurs explicitement à l'article L. 225-37 et suivants du Code du Commerce. L'identification et la maîtrise des risques liés au fonctionnement du système d'information sont développées noir sur blanc dans la norme CNCC 2-302 de la méthodologie d'audit de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes : il doit exister, au sein de l\'établissement, un endroit numériquement sécurisé où sont stockées, répertoriées, archivées, hiérarchisées toutes les informations relatives à l\'activité comptable. Difficile de ne pas remarquer la défaillance du système d\'information quand la météo économique et financière se détraque. Reste que\... si les paramètres financiers sont volontairement faussés, si les dettes sont présentées comme des actifs, et les bilans savamment maquillés, le plus bel ordinateur du monde ne peut rien détecter. Plus grave, même quand elles sont respectées à la lettre, les procédures de validation ne peuvent pas fonctionner dès lors qu'elles sont organisées verticalement. En silos étanches. Résultat : si chacun respecte une procédure sans s'inquiéter de ce que fait le voisin, que rien ne fonctionne en structure, la loi naturelle ne s'applique plus et l'esprit de responsabilité se dilue. Le pilotage de l'entreprise et l'analyse des risques se cantonnent alors à une batterie de mesures prises isolément les unes des autres. A trop compter sur le miracle de l\'informatique, l\'utilisateur a oublié que la responsabilité humaine restait au coeur du système, pour le pire et le meilleur. Alors, défaillance de l\'informatique ? A coup sûr. Mais défaillance liée surtout au panurgisme, et à la négligence collective. \"Tout a toujours très mal marché\" disait Jacques Bainville. A un autre propos, à une autre époque, et sans informatique. Rien n\'a changé. Pour en savoir plus\... « L\'incroyable défaillance des systèmes d\'information », par Pierre-Antoine Merlin, article publié dans la revue « L\'informaticien » de mars 2009. « Informatisation, crise et prédation », par l\'économiste Michel Volle, publié sur son site le 8 janvier 2009, à www.volle.com
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[ "guillaume desgens-pasanau" ]
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PRATIQUE D'ENTREPRISE ET CONFORMITÉ À LA LOI « INFORMATIQUE ET LIBERTÉS »
# Pratique d'entreprise et conformité à la loi « informatique et libertés » La loi de réforme du 6 août 2004 a profondément modifié le cadre juridique applicable aux bases de données mises en œuvre au sein des entreprises, lorsque celles-ci comportent des données à caractère personnel. Pour mémoire, la loi informatique et libertés pose certains principes de protection des personnes physiques, lorsque des informations qui les concernent sont enregistrées dans des fichiers. Dans ce contexte, il appartient aujourd\'hui à tout dirigeant d'entreprise de prendre la mesure de cette réforme et d\'engager, lorsque cela s\'avère nécessaire, une large action de mise en conformité à la réglementation. Et ce, pour deux raisons : - le champ d\'application de la loi informatique et libertés est aujourd\'hui tellement large qu\'il embrasse l\'ensemble des activités de l'entreprise. Qu\'il s\'agisse de bases de données relatives à la clientèle, aux prospects ou aux salariés, du simple fichier de gestion à la prospection commerciale en passant par la lutte contre la fraude. Toutes ces bases, pour être régulièrement mises en œuvre, doivent être conformes à la loi du 6 août 2004. - les risques encourus par le dirigeant en cas de non conformité sont désormais particulièrement conséquents : outre le fait que celui-ci est susceptible d\'engager sa responsabilité pénale, il peut également encourir des sanctions administratives, amendes ou interdiction d\'utiliser un fichier, prononcées directement par la CNIL, autorité indépendante de contrôle en la matière. Au delà, le risque de non conformité peut se traduire par un risque d\'image et de préjudice commercial, lorsque, par exemple, des clients apprennent dans la presse que leur entreprise n\'a pas respecté certaines règles élémentaires de confidentialité ou de respect de la vie privée. Dans son rapport annuel pour 2008, à paraître le 13 mai 2009, la CNIL fait état de la politique volontariste qu\'elle a mise en œuvre depuis 2004 en matière de perquisitions sur place. Elle dresse également un bilan des nombreuses mises en demeure ou sanctions qu\'elle a prononcées en 2008 à l\'encontre d\'entreprises ou d\'administrations. Au delà, il convient de relever que la réglementation informatique et libertés, aujourd\'hui harmonisée au niveau européen, est d\'une particulière complexité. Celle-ci définit à la fois les droits dont bénéficient les personnes fichées, ainsi que les obligations, de procédure ou de fond, à la charge du maitre du fichier, c\'est-à-dire du dirigeant. A titre d'exemple, on peut mentionner les nouveaux régimes de déclarations, autorisations et autres dispenses prévus dans la loi qui a crée, en réalité, sept régimes distincts. A cette floraison de régimes s'ajoute de multiples exceptions qu\'il convient d\'analyser avec soin. Autre exemple, toute entreprise doit aujourd\'hui définir des durées de conservation à l\'issue desquelles les données nominatives enregistrées dans des bases de données doivent être supprimées. Cette obligation légale, associée aux différentes obligations de conservation d\'information figurant dans d\'autres textes, doit conduire chaque entreprise à réaliser une étude permettant de définir des règles précises et spécifiques d\'archivage électronique de données. Ceci étant dit, on peut schématiser, en trois étapes, la mise en œuvre d\'une action de conformité à la loi informatique et libertés : 1- réaliser un audit afin de déterminer la cartographie des risques informatique et libertés propres à chaque entreprise ; 2- définir une série d'actions correctives, sur les plans informatique mais aussi organisationnel ou strictement juridique (par exemple, rédaction des mentions légales obligatoires devant figurer sur les formulaires de collecte de données) ; 3- engager un plan de sensibilisation des équipes opérationnelles et intégrer la dimension informatique et libertés dans le montage de tout projet informatique. Tout ceci implique désormais que chaque dirigeant trouve, en interne (en désignant par exemple un correspondant informatique et libertés) ou auprès d\'un professionnel du droit, les ressources permettant de garantir la conformité de ses activités à la loi informatique et libertés.
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VOL, CONTREFAÇON, CYBERCRIMINALITÉ : MOBILISATION CONTRE LA DÉLINQUANCE NUMÉRIQUE
# Vol, contrefaçon, cybercriminalité : mobilisation contre la délinquance numérique L\'actualité législative ou judiciaire le démontre chaque semaine, la cybercriminalité et plus généralement toutes les formes de délinquance liées aux technologies numériques font partie des préoccupations légitimes de notre société. Ainsi les débats particulièrement vifs autour de la loi sur la protection de la création sur Internet montrent à la fois un intérêt fort légitime du grand public pour les règles qui régissent un outil qui est devenu quotidien et la recherche par politiques et industriels de solutions nouvelles aux défis présentés par les nouvelles pratiques qui contournent les modèles classiques de vente des biens culturels. Plus inquiétante encore, cette affaire récente d\'espionnage industriel dont est soupçonné un cabinet d\'intelligence économique au profit d\'un fleuron de l\'industrie énergétique française, dans la guerre qui l\'oppose aux défenseurs de l\'environnement. Avant de tirer le fin mot - judiciaire - de cette affaire, elle nous alerte sur la réalité d\'un environnement économique dont les règles semblent souvent outrepasser celles du droit : d\'autres affaires beaucoup moins médiatiques en témoignent. Contrefaçon sur Internet, espionnage industriel, atteintes à l\'image, contenus illicites visualisés par les employés sont autant de risques qui se développent grâce aux abus des technologies numériques. Il faut donc développer au sein des entreprises une véritable culture pour prévenir ces risques, sur l\'ensemble des projets de l\'entreprise. Moins facilement appréhendées, les atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données restent les plus emblématiques de la cybercriminalité : très peu d\'affaires judiciaires, beaucoup de fantasmes véhiculés et pourtant beaucoup de risques. Les risques pour le patrimoine de l\'entreprise sont les plus préoccupants. Et, trop souvent négligées, les données personnelles de leurs employés, clients ou prospects sont aussi des cibles privilégiées. L\'objectif premier des logiciels malins qui se déploient aujourd\'hui sur Internet est le vol de données personnelles ou confidentielles1. Par ailleurs, comme le montre par exemple l\'étude 2008 du Clusif2, on constate que les contaminations par des virus et les vols (ou pertes) de matériels informatique sont de loin les incidents nonaccidentels les plus rencontrés par les entreprises sur leurs systèmes d\'information. Le but de ces quelques lignes était donc de mettre en évidence une réalité multiforme pour les entreprises : la cybercriminalité - et les délinquances numériques en général - ne sont pas qu\'un phénomène médiatique, elles concernent l\'ensemble de la société dont le monde des entreprises et la prise de conscience doit en être collective, par les responsables comme par les employés. Enfin, notamment lorsque des données personnelles sont mises en cause, il est de la responsabilité de l\'entreprise qui traite ces données de mettre en œuvre une réponse adaptée qui en diminue les impacts - donc éventuellement en prévenant les tiers qui en sont les victimes - et de prévenir de futures atteintes en apportant à la justice les preuves qui permettront d\'identifier les auteurs, qui ne sont pas toujours à l\'autre bout de la planète comme l\'imagerie traditionnelle peut le faire accroire.
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[ "fabrice naftalski" ]
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RÉGLEMENTATION ET PROTECTION DU CONSOMMATEUR : LE COMMERCE ÉLECTRONIQUE À L'ÂGE ADULTE
# Réglementation et protection du consommateur : le commerce électronique à l'âge adulte Signe de maturité et contrairement aux idées reçues, le commerce électronique est sans doute aujourd'hui plus réglementé que le commerce offline. Cette évolution était sans doute nécessaire pour surmonter la méfiance de l'internaute français, peu habitué à l'éloignement géographique de son prestataire ou vendeur et à l'absence de contact direct avec le produit. Le nom donné par le législateur au texte français de transposition de la directive sur le commerce électronique, Loi « pour la confiance dans l'économie numérique » du 21 juin 2004 (ci-après « LCEN ») était emblématique de cet embarras. La LCEN définit le commerce électronique comme « l'activité économique par laquelle une personne propose ou assure à distance et par voie électronique la fourniture de biens ou de service ». Cette définition est large et appréhende les sites qui se contentent de présenter des services sans même les commercialiser directement (sites d'informations en ligne, outils de recherches même non rémunérés). Ainsi, les acteurs économiques utilisant Internet comme vecteur de communication se doivent de respecter la réglementation applicable au commerce électronique. Or, force est de constater que les règles applicables, dont voici un premier aperçu, sont nombreuses, éparses (en termes de sources) et sévèrement sanctionnées : - certaines règles visent à la protection des données à caractère personnel transmises par internet comme la loi Informatique et Libertés. Leur violation expose son auteur à des sanctions administratives décidées par la CNIL et pénales ; - d'autres règles visent à protéger l'internaute consommateur, il s'agit de dispositions du code de la consommation, notamment celles relatives à la vente à distance qui prévoient des mentions d'information à l'intention du consommateur qui s'ajoutent à celles prévues par la LCEN visant à informer tout utilisateur avant, pendant et après la conclusion du contrat en ligne; - certaines règles visent à la protection des droits d'auteur (la reproduction non autorisée de contenus expose son auteur aux sanctions de la contrefaçon) ; - le droit des sociétés considère aussi une page web comme un document commercial, imposant corrélativement des mentions supplémentaires sur le cybercommerçant dont l'absence est sanctionnée par une amende de 750 euros par mention manquante ; - le droit de la presse s'applique aussi avec une responsabilité éditoriale pour l'éditeur du site qui s'apparente à celle du directeur de publication en matière de presse écrite. La protection du consommateur à l'ère du numérique, préoccupation majeure du législateur communautaire et français, s'articule notamment autour des mentions d'information précontractuelles (sur l'identité du cybervendeur, les caractéristiques des produits et services, le prix ...), des règles sur la livraison et de transfert du risque, de délais de réflexion/rétractation permettant au consommateur de renoncer à la commande (l'article L 121-1 du code de la consommation prévoit ainsi un délai de rétractation de 7 jours francs porté à 3 mois quand les informations nécessaires à la conclusion du contrat n'ont pas été fournies). La Commission a également annoncé le 8 octobre dernier une proposition de directive pour unifier la protection du consommateur à l'échelle de l'Union Européenne, les Etats membres ayant ajouté de manière peu concertée des règles différentes depuis la transposition des directives en vigueur promulguées pour la plupart avant 2000. A titre d'illustration, le projet de Directive préconise l'instauration, à l'échelle communautaire d'un délai de réflexion unique applicable en matière de vente sur internet, par téléphonie mobile ou sur catalogue de quatorze jours civils pendant lequel le consommateur pourrait changer d'avis et l'introduction d'un formulaire type de rétractation. A l'heure actuelle les délais de réflexion varient de 7 à 15 jours selon le pays de l'Union européenne concerné. Ils sont de surcroît différents selon le type de service concerné, ainsi en France le délai de 7 jours francs précité n'est pas applicable aux services financiers (produits financiers et d'assurance) puisque l'article L.121-20-12 du Code de la consommation stipule un délai de principe de 14 jours avec une série d'exceptions (par exemple pour les contrats d'assurance vie). En synthèse, ces textes imposent à toute personne qui exerce une activité de commerce électronique un certain nombre d'obligations, notamment d'information et de comportement (par exemple pour la conclusion du contrat en ligne) dont l'identification et le respect peuvent s'avérer complexes dans un contexte de surveillance accrue des régulateurs (CNIL, DGCCRF...). Dans ces conditions, un audit juridique du site et la rédaction appropriée de conditions générales d'utilisation sont souvent des incontournables pour sécuriser le cybercommerçant dans un environnement réglementaire de plus en plus complexe et exigeant.
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institut présaje
2009-05-01
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[ "lucien pauliac" ]
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PREUVE NUMÉRIQUE : DE LA PLUME D'OIE À LA PLUME DE PAON
# Preuve numérique : de la plume d'oie à la plume de paon En 1566, l\'Ordonnance de Moulins instituait la prééminence de l\'écrit sur le témoignage pour asseoir la preuve des actes juridiques. Cette réforme fit suite à la mécanisation de la typographie par Gutenberg, vers 1440, autorisant ainsi l\'alphabétisation nécessaire à l\'opposabilité de l\'écrit. Le 13 mars 2000, en intégrant dans le code civil les termes \"l\'écrit sous forme électronique est admis en preuve au même titre que l\'écrit sur support papier\", nul doute que le législateur a tout autant pris en compte le changement sociétal résultant de l\'influence des techniques informatiques. Pour autant, presque dix ans plus tard, la preuve numérique continue de susciter la plus grande incertitude. L\'arsenal informatique disponible est pourtant impressionnant, tant par la capacité des ordinateurs que par celle des supports numériques. Jamais l\'humanité n\'avait disposé de solutions aussi évoluées pour administrer l\'information. Comparés aux nôtres, les moyens d\'écrire du XVIe siècle semblent pitoyables : papier, encre et plume d\'oie. Mais, bien que rudimentaires, ces moyens étaient maîtrisés et éprouvés bien avant l\'Ordonnance de Moulins. Le socle technique de la réforme était donc solide, d\'où sa réussite. À l\'inverse, en dépit de la puissance de l\'informatique, les dispositifs d'archivage de données électroniques sont loin d'être tous conformes aux prescriptions du code civil. La preuve numérique vient ainsi d\'essuyer un cuisant revers par l\'arrêt de la Cour de cassation du 4 décembre 2008, premier arrêt à se prononcer sur un dispositif d'archivage électronique, qui invalide un dispositif ne garantissant pas un archivage fidèle et durable. Chefs d\'entreprises et responsables se voient aujourd'hui confrontés à un déferlement des documents natifs du numérique, pour lesquels il leur faut un moyen de les archiver et de les prouver avec toute la fiabilité requise. Ceci porte le regard vers l\'essentiel du problème. Quelle est la principale supériorité de l\'écrit sur le témoignage : l\'archivabilité. Et d\'où vient l\'échec de la preuve numérique : tout simplement d\'une erreur d\'appréciation sur les moyens de cet archivage. Posez autour de vous la question de savoir comment conserver des documents numériques probants, on vous répondra immanquablement qu\'il faut un système d\'archivage électronique. Tout faux. Il fallait répondre archivage, tout court. Car derrière le terme archivage électronique, on ne trouve qu\'une vaste confusion avec la gestion électronique de documents (GED), des supports précaires ou imprévisibles, et des données demeurant captives du monde du traitement de l\'information. Une norme récente de l'AFNOR (NF Z42-013) sur ce sujet ne préconise d'ailleurs que des supports vulnérables et suggère d\'administrer la preuve par une sorte de scénario sans fondement juridique et conduisant à ne faire preuve qu\'à soi-même. Dans ce contexte, la Cour de cassation fait reposer pour sa part la force probante d'un document numérique sur la fiabilité intrinsèque du support d'archivage. Plusieurs de ses décisions ont consacré, depuis près de vingt ans, la micrographie informatique, désormais intégrée à des dispositifs de dual-enregistrement, tous deux décrits dans la norme internationale ISO 11506 adoptée début 2009. Le reste est littérature. Les limites techniques du passé avaient peut-être du bon, car elles obligeaient à s\'en tenir à l\'essentiel. De nos jours, suspendue à ses mémoires numériques, une génération vaniteuse - la nôtre -- prétend pouvoir, par manque de discernement ou par opportunisme, tout conserver sans avoir à faire le tri, bercée en cela par les gargarismes des néo-archivistes, passés du notaire électronique des années 90 au record management, en passant par le coffre-fort numérique, la cryptographie, les métadonnées, etc. L\'importance juridique, philosophique et sociale de la preuve mérite pourtant mieux que des effets de manches. Pour en savoir plus : - Rapports du groupe de travail PragmArchive (www.pragmarchive.org) - Normes ISO 11506, NF 43-400 et NF 42-013 - Recommandation de la CNIL du 20 octobre 2005 (www.cnil.fr)
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institut présaje
2009-05-01
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[ "jérôme giusti" ]
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QUI EST RESPONSABLE DES CONTENUS PUBLIÉS SUR INTERNET ?
# Qui est responsable des contenus publiés sur internet ? Avec l'essor du Web 2.0, de nouveaux contenus sont apparus sur internet : les UGC, à savoir les user generated contents (contenus générés par les utilisateurs). Il peut s'agir de commentaires postés sur les blogs, de vidéos ou photographies postées sur des sites de partage tels que Dailymotion, Youtube, Myspace, ou Facebook, enfin d'articles ou d'images d'actualité placés sur les sites d'information, comme lePost ou Rue89. Ces contenus peuvent être illicites, soit qu'ils reproduisent des œuvres protégées sans l'accord de leurs auteurs, soit qu'ils sont attentatoires à la vie privée, soit qu'ils portent atteinte à l'honneur d'une personne. Plusieurs affaires ont déjà été jugées par les tribunaux. Qui est responsable des UGC? L'éditeur du site qui les a accueillis? Ou l'auteur des contenus en cause, c'est-à-dire l'internaute ? Cet article dresse un bref état du droit sur cette question et s'adresse à toute personne souhaitant exploiter un site hébergeant des UGC. Le premier responsable est certes l'internaute lui-même mais encore faut-il pouvoir l'identifier. La première obligation légale qui pèse sur un éditeur de site est donc de recueillir l'identité des contributeurs, en amont, dans le but de pouvoir se retourner éventuellement contre eux en cas de plainte de la personne lésée par le contenu dont ils sont les auteurs. Les contributions anonymes sont à éviter. Toutefois, la responsabilité de l'éditeur du site peut être également recherchée, même si celui-ci n'est pas l'auteur du contenu incriminé. En effet, il ne suffit pas de se considérer, en tant qu'éditeur d'un site contributif, comme simple hébergeur d'un UGC pour prétendre ne pas en être responsable. Certes, la loi a limité la responsabilité de l'hébergeur. Sa responsabilité n'est engagée que s'il a eu connaissance de l'illicéité du contenu ou si, après en voir été informé, il ne l'a pas retiré promptement. La deuxième obligation pour un éditeur de site est donc de permettre à tout plaignant de lui adresser une notification et de supprimer promptement le contenu après cette plainte s'il l'estime fondée. Il est par conséquent important pour l'exploitant d'une plateforme contributive de mettre en ligne, à cette fin, un formulaire de plainte suffisamment accessible sur son site et de traiter toute plainte de façon effective. Le juge a toutefois considéré dans des décisions récentes que la responsabilité d'une plateforme Web 2.0 va plus loin : lorsque cette dernière a déjà fait l'objet d'une plainte sur un contenu précis, elle doit mettre en place une veille préventive pour éviter la réitération de l'envoi de ce même contenu. Une modération s'impose donc. Enfin, une jurisprudence se dessine dans un sens encore plus contraignant : les juges s'interrogent aujourd'hui au cas par cas sur le fait de savoir si l'hébergement de contenus tiers n'est pas en réalité simplement l'accessoire d'une activité principale toute autre, pour laquelle l'éditeur d'un site engage son entière responsabilité sans pouvoir revendiquer le statut protecteur de l'hébergeur. Evoquons à ce sujet les dernières décisions Ebay. Se posait la question de savoir si Ebay était responsable du fait du contenu illicite des petites annonces postées par les utilisateurs de son site ? Les juges ont considéré que Ebay en était responsable au motif que cette société offre un service d'hébergement d'annonces dans le seul but d'assurer son service de courtage, entre vendeurs et acheteurs, ce qui constitue son activité principale, le stockage des contenus n'en étant que l'accessoire. Le principe est le suivant : toute entreprise doit s'assurer que son activité ne génère pas d'actes illicites. Au vu de cette de jurisprudence, il faut donc que l'éditeur d'un site accueillant des UGC se livre à une réflexion en amont pour apprécier si l'hébergement qu'il offre à ses utilisateurs participe d'une activité majeure ou accessoire et ensuite, appréhender au mieux ses risques et aménager en conséquence un régime de responsabilité adéquat, en apportant un soin tout particulier à la rédaction des conditions générales d'utilisation de son site.
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institut présaje
2009-05-01
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[ "paul hébert" ]
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VIE PRIVÉE ET DROIT DU TRAVAIL À L'ÈRE DU NUMÉRIQUE
# Vie privée et droit du travail à l'ère du numérique L'utilisation de plus en plus fréquente des technologies de l'information dans les entreprises soulève des problématiques juridiques et crée de nouveaux risques pour les employeurs et les salariés. Pour une part croissante de salariés, internet constitue à la fois un outil de travail quotidien et un mode de communication et d\'expression personnelle au travers notamment des blogs, des réseaux sociaux (Facebook, Myspace, etc.) ou des réseaux professionnels (Linkdin, Viadeo, etc.). Des raisons légitimes conduisent les entreprises encadrer l'utilisation des technologies (internet, messagerie, PDA, portables...). L\'employeur doit pouvoir vérifier que ses employés exécutent correctement leurs missions et interdire les utilisations illicites ou dommageables. Les agissements fautifs d'un salarié sont en effet susceptibles d\'engager sa responsabilité ainsi que celle de la société. Toutefois, les restrictions et contrôles opérés par l'employeur ne peuvent porter atteinte à la vie privée des salariés et à la protection de leurs données personnelles (loi \"informatique et libertés\"). Il est donc nécessaire de trouver un équilibre entre les intérêts en présence, ce qui n\'est pas toujours aisé compte tenu de l\'évolution rapide des technologies et de l\'apparition de nouvelles pratiques. ## Le contrôle de l\'utilisation des outils informatiques mis à la disposition du salarié L\'encadrement de l\'utilisation de ces outils a été précisé au fil de l\'eau par la jurisprudence. Après avoir rappelé que tout salarié a le droit au respect à sa vie privée et notamment au secret de ses correspondances (arrêt Nikon), la Cour de cassation s\'est efforcée de déterminer dans quels cas un employeur pouvait accéder à des documents détenus par un salarié. Ainsi, elle a précisé que les courriers électroniques et les fichiers détenus par un salarié étaient librement accessibles par l\'employeur sauf si ceux-ci ont été identifiés comme personnels. Cette présomption de caractère professionnel des courriers électroniques et des fichiers est notamment justifiée par le fait que l\'employeur doit pouvoir librement accéder aux informations professionnelles détenues par un salarié pour permettre à l\'entreprise d\'exercer normalement son activité. La Cour de cassation a récemment étendu ce raisonnement aux traces de connexion à Internet que chaque salarié laisse lorsqu\'il utilise le réseau à des fins professionnelles ou privées. Ainsi, dans un arrêt du 9 juillet 2008, la Cour de cassation a précisé que les connexions Internet établies par un salarié pendant son temps de travail grâce à l'outil informatique mis à sa disposition par son employeur sont présumées avoir un caractère professionnel. En conséquence, l'employeur peut librement inspecter l'ordinateur de son salarié, même hors sa présence, pour vérifier la nature professionnelle ou non des sites visités. Il convient toutefois de rappeler que le code du travail prévoit qu\'aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n\'a pas été porté préalablement à sa connaissance. De même les applications destinées à analyser les traces de connexion et à détecter d\'éventuels abus doivent faire l\'objet d\'une déclaration auprès de la CNIL et d\'une information des personnes notamment sur la finalité du traitement. Dans un arrêt récent du 18 mars 2009, la Cour de cassation a considéré que le fait de se connecter de façon importante à internet sur son lieu de travail, et à des fins non professionnelles, constituait une faute grave. ## L\'identité numérique du salarié : des contours à définir ? Depuis l\'essor des services dit Web 2.0, chaque internaute peut être facilement producteur de contenu. Réseaux sociaux, blogs, wikis, plateformes d'échanges sont autant d\'endroits où les salariés et les candidats à un emploi peuvent laisser des données à caractère personnel et dévoiler une partie de leur vie privée. Ces données accessibles le plus souvent par des moteurs de recherche peuvent être collectées par un employeur, par exemple, préalablement à un entretien d\'embauche. Elles constituent une partie de l\'identité numérique de la personne et peuvent révéler des informations relatives notamment à la situation familiale, à la vie privée, aux opinions politiques et religieuses. Si ces informations sont le plus souvent mises en ligne par les intéressés eux-mêmes, il est fréquent que ceux-ci ne soient pas informés de leurs droits et des possibilités techniques existantes pour limiter l\'accès à ces données personnelles. La CNIL a ainsi rappelé aux internautes qu'une vigilance accrue s'imposait concernant la nature des données mises en ligne sur les réseaux sociaux et le choix des personnes qui pourront y accéder. Toute personne qui procède à un recrutement doit collecter des informations de manière loyale et ne pas pratiquer de discrimination à l\'embauche. Les données collectées doivent être pertinentes et avoir pour finalité d'apprécier la capacité d\'un candidat à occuper un emploi et évaluer ses aptitudes professionnelles. La collecte d\'informations relatives à la vie personnelle d\'un candidat sans lien direct avec l\'emploi proposé est donc en principe interdite. On mesure facilement les limites de cette interdiction dès lors que ces informations sont librement accessibles sur Internet. Les données relatives à l\'identité numérique d\'un salarié peuvent également conduire à licencier un salarié. Récemment, une utilisatrice de Facebook a ainsi été licenciée par son employeur suisse pour avoir utilisé Facebook durant son congé maladie. Selon ce dernier, la salariée était en arrêt maladie pour cause de migraine, l\'obligeant à rester dans le noir et l\'empêchant de travailler sur écran. L\'employeur n\'aurait pas apprécié de la voir se connecter sur son compte Facebook, et l'a licenciée. La possibilité pour l\'employeur d\'accéder à des données relatives à l\'identité numérique des personnes pose de nouvelles problématiques et oblige peut-être à repenser la notion même de vie privée. Il est en tout cas devenu essentiel d\'être en mesure de contrôler son identité numérique pour éviter toute mauvaise surprise. Ce contrôle passe avant tout par l\'information des personnes et par la mise en place de politiques de confidentialité des données à caractère personnel par les principaux acteurs concernés.
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institut présaje
2009-05-01
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[ "jérôme giusti" ]
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LE DROIT D'AUTEUR SURVIVRA-T-IL À INTERNET ? LA RÉPONSE EST OUI
# Le droit d'auteur survivra-t-il à internet ? La réponse est oui De nombreuses voix s'élèvent aujourd'hui pour constater, à défaut de trouver les remèdes rapidement, la fin du droit d'auteur sur internet. L'actualité récente est marquée par le projet de loi « Création et internet » qui partant du constat d'un piratage massif des œuvres musicales et audiovisuelles sur internet, cherche à endiguer le flot du téléchargement illégal au nom de la survie des artistes et de l'industrie culturelle. Le droit d'auteur est-il donc vraiment mort ? Non. Comme dans la nature, rien ne se perd, tout se transforme. Internet est un formidable média et canal de distribution de contenus. Or tout contenu rédactionnel, graphique, photographique, vidéo, etc. est susceptible d'être protégé par le droit d'auteur. Internet est partout, le droit d'auteur aussi. Il ne s'agit donc pas de l'existence du droit qui est en jeu mais de la valeur patrimoniale et économique qu'il est censé créer, qui de fait, semble avoir disparu. Il faut donc réinventer un modèle économique, refonder un pacte social, rétablir les grands équilibres permettant aux auteurs et acteurs de l'industrie culturelle d'être rémunérés au juste prix et aux usagers de pouvoir consommer des services culturels qui correspondent mieux à leur demande. Cette demande s'est en effet transformée. De nouveaux usages de consommation sont apparus, fondés sur le partage, l'appropriation de contenus existants et la volonté d'un accès rapide aux œuvres. Il faut donc repenser le droit d'auteur classique qui, fondé sur le concept de propriété exclusive, s'accommode mal du partage et de la réappropriation. Il faut revoir également la chronologie des médias. Nous devons enfin repenser l'offre. Le défi des entreprises actuelles du Net, fortes consommatrices de contenus de toutes sortes pour alimenter leurs services, n'est plus de penser exclusivement en flux mais de réussir à monétiser les contenus sur internet. Une source de richesse considérable est en effet aujourd'hui perdue. Cette monétisation permettra aux sites qui exploitent ces contenus d'en tirer profit et par voie de conséquence, de rémunérer les auteurs mais également leurs producteurs et éditeurs. Deux chantiers doivent être ouverts : tout d'abord, celui de la monétisation des œuvres immatérielles. Des accords semblent aujourd'hui se dessiner entre les plus grandes plateformes web 2.0 et les sociétés d'auteurs pour permettre aux auteurs de percevoir un reversement sur le chiffre d'affaires publicitaire généré par ces sites. Des résistances existent de part et d'autre. La réflexion doit aller dans le sens d'un reversement proportionnel à l'audience que génère un contenu. Il s'agit de créer un modèle qui redonne vie à un principe ancien et fondateur du droit d'auteur : l'auteur doit être rémunéré au plus proche de l'exploitation qui en est faite et de manière proportionnelle, par rapport aux recettes que son œuvre génère. Du neuf avec du vieux, en quelque sorte. Il ne s'agit que d'un exemple. L'imagination doit pouvoir faire le reste. L'autre chantier à ouvrir est celui de la systématisation des outils de gestion des droits sur internet (certains existent déjà) qui doivent également être outils de répartition et ce, afin de permettre de mesurer l'exploitation des contenus sur internet, œuvre par œuvre et de rémunérer ainsi les ayant droits de façon individualisée. Cette « rémunération à l'acte » sera toujours préférable à une rémunération au forfait ou sous licence globale, moins juste et moins incitative pour la création. Un nouveau marché existe bel et bien dans ce domaine. Des acteurs doivent se saisir de cette opportunité pour inventer de nouvelles offres monétisant les contenus sur internet et offrant les outils de gestion et de répartition adéquats. Non, le droit d'auteur n'est pas mort. Il a toujours été créateur de richesse pour de nombreuses industries et non des moindres, depuis des décennies. Il faut juste le ressusciter.
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institut présaje
2009-05-01
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[ "luc fayard" ]
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LE GRATUIT, C'EST PAYANT...
# Le gratuit, c'est payant... Une guerre de tranchées oppose les partisans du gratuit et du payant sur internet. Elle part d'un malentendu sur la notion de valeur. Pourtant, les lois de l'économie s'appliquent dans le monde virtuel comme dans le monde réel .Mais le web a sa manière à lui de construire une relation marchande. Et la frontière entre le gratuit et le payant est devenue très poreuse explique Luc Fayard. Le gratuit est-il le nouveau modèle économique imposé par l'économie numérique ? A première vue, on pourrait le croire mais en creusant un peu, on se rend compte que même dans les cas les plus innovants, le gratuit est la plupart du temps utilisé à l'ancienne, comme produit d'appel. Partons d'un exemple. J'ai écrit cet article à titre gracieux pour <Pres@je.Com> et, pourtant, j'espère qu'il sera perçu comme ayant une certaine valeur. Si je l'ai écrit, malgré un emploi du temps professionnel chargé, c'est à la fois pour mon plaisir, pour mettre au clair certaines de mes idées et les faire partager, mais aussi dans l'espoir d'en tirer un profit indirect, qui ne sera pas monétisé dans un premier temps. Mais peut-être se trouvera-t-il plus tard un consultant ou un dirigeant d'entreprise qui sera tenté de me faire travailler très cher parce qu'il aura été intéressé par le texte mis en circulation sur le web\... Tel est le grand débat actuel. Parler des nouveaux modèles de business engendrés par internet continue de déclencher des polémiques. D'un côté, les économistes tentent de rappeler les règles intangibles du marché : tout bien, tout service a une valeur, tout s'échange, rien n'est gratuit (et, au final, c'est Microsoft qui gagne, rajoutent les humoristes). De l'autre, les acteurs et les auteurs de ces nouvelles activités numériques vantent la créativité collaborative qu'ils ont mise en œuvre et la nécessité de la gratuité, au moins comme point de départ, voire comme modèle global. Ils auraient même tendance à traiter d'archaïques ceux qui ne comprendraient pas la nature innovante de leur mode de travail. Pour eux, les règles ont changé, le monde est plat (selon l'expression de Thomas Friedman) et tout est numérique ou numérisable, et par là-même disponible pour tous. Si j'offre une orange, bien matériel, je ne l'ai plus ; si je donne une information, je l'ai encore et elle se démultiplie. Si je donne une copie de mon fichier mp3, la version initiale existe toujours sur mon disque ou mon baladeur. Plus les exemplaires gratuits de la chanson qu'il contient se multiplient sur le web et plus elle a des chances de créer le « buzz », de devenir célèbre, c\'est-à-dire de prendre une valeur marchande. Avec au bout du compte, la possibilité de se terminer pour son auteur par des propositions de concerts très lucratifs, voire par la signature d'un contrat en bonne et due forme avec une major, comme c'est arrivé pour le chanteur Grégoire avec son tube « Toi + moi ». ## Le gratuit agrandit l'espace de l'échange La gratuité est le nouveau paradigme, la source de toute success story dans le monde, y compris en-dehors du numérique, affirment ses défenseurs. Et de citer le cas de la presse quotidienne gratuite d'actualité qui s'est développée malgré les sceptiques. Elle a capté de nouvelles familles de lecteurs de presse écrite et construit une audience susceptible d'attirer les investisseurs publicitaires. Enfin, sur le thème de l'innovation gratuite, on cite volontiers Wikipédia comme modèle de partage collaboratif de connaissances dans plus de 200 langues, ce qui donne une audience mondiale à des peuples tenus jusque-là à l'écart de l'univers du marché à l'occidental. En fait, comme l'économie numérique est jeune, nous manquons de recul et il est donc prématuré de poser de nouvelles lois universelles. « Que pensez-vous de la révolution de 1789 ? » demanda-t-on un jour à Chou-en-lai (Zhou-Enlai). Sa réponse : « Il est un peu trop tôt pour juger. » Par ailleurs, il n'y a rien de nouveau dans le débat autour du gratuit. L'histoire économique en est remplie depuis la guerre du feu. Les trois exemples cités plus haut se rapportent à des histoires avérées mais sont-ils pour autant les gages de succès durables ? Le chanteur Grégoire fera-t-il une carrière comparable à celle de ses grands aînés ? La presse gratuite est-elle bien installée ? Wikipédia est-il fiable sur l'ensemble de son contenu ? La gratuité est-elle un élément du dispositif, un ingrédient indispensable dans le monde du numérique où un modèle en ellemême ? Laissons de côté l'avenir de Grégoire, je ne me sens pas compétent pour en débattre ! Pour la presse gratuite, force est de constater que rien n'est gagné pour elle : d'une part la manne publicitaire n'est pas extensible à l'infini et sujette à des fluctuations conjoncturelles déstabilisantes; d'autre part, cette presse n'a pas prouvé qu'elle pouvait fonctionner sur de hauts standards de qualité. Certains titres comme les journaux du groupe Bolloré ont eu, au démarrage, des formules ambitieuses qu'ils n'ont pas été en mesure de pérenniser. Il faudra malgré tout retenir de cette période que, même sur des marchés que l'on croyait saturés, il est encore possible d'innover, à condition de maintenir le niveau de qualité de départ et d'assurer un vrai service (en l'occurrence la mise à disposition du produit en de multiples points). Quant aux technologies de l'information, elles ont également joué un rôle dans le cas de la presse gratuite, mais surtout en imprimerie. ## La valeur par le jeu des référencements croisés Pour Wikipédia, le constat est un peu différent : l'encyclopédie en ligne fonctionne exclusivement avec des dons privés (il serait intéressant de tester la fiabilité des articles liés aux donateurs...) et sa qualité est inégale selon les sujets. Mais elle a l'avantage d'être devenue incontournable dans toute recherche internet, par le jeu des référencements croisés. C'est le fameux système privilégié par Google d'augmentation de la notoriété sur le web. La règle est simple : plus j'ai de sites bien classés ayant des liens vers mon site, plus mon site sera bien classé et remontera dans la liste. Cette jeunesse de l'histoire étant constatée, peut-on pour autant définir quelques règles intangibles d'une « nouvelle nouvelle économie », fondée sur le numérique et la gratuité ? En fait, tous les exemples de modèles avérés prennent appui sur le gratuit comme produit d'appel mais ont un vrai système de monétisation en back-office. **Premier modèle qui marche :** l'abonnement, selon le principe de la téléphonie mobile. Le paiement unique pour la possession d'un bien auquel on rajoutait ensuite des accessoires ou des services optionnels a été remplacé par un paiement périodique pour l'usage du service principal (la communication) pour lequel on vous offre le bien (le téléphone). Tout n'est pas neuf dans ce système. D'une part, depuis toujours, on dépense plus facilement de petites sommes à répétition qu'une grosse somme unique. D'autre part, les ventes couplées ou promotionnelles ont toujours existé. Mais la nouveauté est ailleurs : les opérateurs ont embauché à foison des polytechniciens matheux qui ont concocté des programmes informatiques sophistiqués pour créer ces dizaines, ces centaines de forfaits différents qui ciblent tous les besoins, tous les usages. Le choix est devenu tellement complexe que l'on a désormais besoin d'un conseiller. Ainsi le lien est-il renforcé. Ce modèle d'abonnement peut à l'évidence se décliner dans de nombreux secteurs d'activité et de services. Idem pour le paiement à l'acte, comme dans la VOD (vidéo à la demande), qui évite de se déplacer et n'est pas plus chère que le service des boutiques. Au passage, la VOD n'a vraiment décollé qu'à partir du moment où un seuil de qualité technologique a été atteint, notamment un haut débit stable et un affichage graphique de bonne résolution. Dans ces modèles de l'abonnement et du paiement à l'acte, l'innovation technologique est un support et un levier. **Deuxième exemple :** le « shareware », du nom de ce type de logiciel ou jeu que l'on télécharge, que l'on essaie avec toutes ces fonctionnalités pendant une période de temps limitée (ou avec des fonctions restreintes sans limite de temps) et que l'on abandonne ou que l'on achète ensuite. Le principe n'est pas nouveau : essayer, c'est l'adopter, disent les démonstrateurs aux chalands sur les trottoirs des grands magasins. Mais, là aussi, ce qui est évident pour du logiciel pourrait très bien s'adapter à d'autres types de biens ou services, y compris physiques et matériels. **Troisième modèle :** AppStore. Il s'agit du magasin Apple de vente en ligne des logiciels et jeux pour iPhone. La vente à distance non plus n'est pas un phénomène nouveau. Mais, dans le cas d'AppStore, les innovations sont nombreuses : la facilité d'accès est déconcertante (on tapote d'un doigt et hop, c'est téléchargé !) ; n'importe quel auteur peut ajouter gratuitement son produit au magasin qui prend simplement une commission sur les ventes; les internautes donnent leur avis et c'est leur classement qui est mis en avant; beaucoup de logiciels et de jeux sont gratuits et, pour les autres, les prix sont très bas, de quelques centimes à quelques euros. Résultat, le succès est phénoménal : plus d'un milliard de téléchargements en quelques mois. Bref, l'iPhone ne serait rien sans l'AppStore, l'écosystème a joué à fond. Voilà parmi des dizaines d'autres, trois exemples qui paraissent démontrer la créativité et la solidité de l'économie numérique, où le gratuit n'est finalement qu'un élément parmi d'autres. Entrent également en ligne de compte des facteurs indissociables comme la facilité d'usage, la stabilité du service ou encore l'immédiateté de l'avantage perçu. Et, toujours, la créativité et l'innovation. Le monde est peut-être plat mais c'est le consommateur - en l'occurrence l'internaute - qui aura toujours le dernier mot !
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institut présaje
2009-02-01
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[ "albert merlin" ]
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L\'ÉCONOMIE MONDIALE À L\'HEURE DES PLANS DE RELANCE. COMMENT STOPPER LA DESCENTE AUX ENFERS ? QUESTION DE TEMPO.
# L\'économie mondiale à l\'heure des plans de relance. Comment stopper la descente aux enfers ? **Question de tempo**. Une certitude : la déflation est là. La priorité absolue est donc de faire repartir la machine. Comment s'y prendre et avec quels outils ? Tout est question de timing, de pragmatisme et de pédagogie assure Albert Merlin. ## **Avons-nous le bon diagnostic ?** Sûrement pas, du moins chez nous. Les analyses de la crise sont légion, mais toutes sont en retard par rapport à l'événement. On se demande encore si nous allons ou non vers la déflation. La vérité, c'est que la déflation est là. Qu'il s'agisse des carnets de commandes, des chiffres d'affaires, des enquêtes d'opinion, nous sommes depuis plusieurs mois sur une pente négative. L'indice des prix, comme toujours, a résisté jusqu'ici, mais ce que l'on sait de la marche des affaires depuis le début de l'année va conduire à la baisse. Et ce sera la spirale : la baisse appelle la baisse. ## Avant tout, faire repartir la machine La qualité du diagnostic rejaillit naturellement sur la thérapeutique. On nous détaille tous les dangers que peut comporter une relance faisant appel aux financements publics : gonflement de la dette et retour à l'inflation. C'est indéniable, mais a-t-on oublié le recours au calcul « coûts/avantages » ? Face à ces objections, le risque de s'enfoncer dans une longue dépression n'est-il pas encore beaucoup plus dommageable ? Question de tempo : si nous n'arrivons pas à faire repartir la machine économique, rien ne sera possible. Ni le retour à la discipline budgétaire, ni le désendettement, ni le rétablissement des comptes des entreprises et des ménages. Et le déséquilibre intergénérationnel, justement dénoncé, ne fera que s'aggraver. Avec la croissance, tout redevient possible (sinon facile !), avec la dépression, c'est la catastrophe assurée. JeanMarc Vittori, éditorialiste aux « Echos », titrait déjà, fin novembre : « KeynesFriedman » même combat. Oui : d'abord relancer, ensuite rééquilibrer. ## Les remèdes : où sont les pelleteuses ? A la lumière de ce diagnostic le débat « relance par la consommation ou par l'investissement » apparaît quelque peu métaphysique. Ce qui importe, c'est la vitesse de décision et d'exécution. Ainsi, en matière de fiscalité, il faudrait préférer les incitations fiscales immédiates à des mesures plus étalées : une baisse de la TVA devrait avoir un impact plus rapide que l'exonération partielle de l'impôt sur le revenu. En matière d'investissement, l'idée des grands travaux est excellente, mais ne pourrait-on accélérer leur démarrage ? Où sont les échafaudages et les grues ? Sans compter l'impact psychologique que pourrait déclencher un paysage peuplé de pelleteuses et de bulldozers .... Bien entendu, l'Etat ne peut pas tout faire, et ce n'est d'ailleurs pas souhaitable. Ce qu'on lui demande, c'est de jouer, pour un temps, un rôle d'initiateur, de déclencheur. Ceux qui font la fine bouche doivent nous indiquer par quel miracle on peut persuader les ménages de consommer et les entreprises d'investir spontanément, lorsque les carnets de commandes ne donnent aucun signe de reprise. Il faut bien que quelqu'un donne le top ! Nous avons la chance, en France, d'avoir un confortable matelas d'épargne liquide (contrairement aux Américains qui n'ont d'autre ressource que la création monétaire). Qu'attend-on pour la mobiliser ? ## Où sont les pédagogues ? Pourquoi les Français ont-ils peur ? Parce qu'ils ne comprennent pas ce qui leur arrive, ni les moyens d'en sortir. La revendication sur le pouvoir d'achat est significative. On s'adresse aux pouvoirs publics comme si les rémunérations pouvaient se décider d'en-haut. Mais à qui la faute ? Qui donc, chez les politiques et leurs conseillers, prend le temps d'expliquer aux Français les mécanismes qui relient production et rémunérations, spécialement lorsque le démarrage de la croissance passe plus que jamais par le crédit, donc par les prêts et garanties accordés aux banques ? Cette tâche pédagogique est spécialement difficile aujourd'hui, mais indispensable.La priorité, probablement, c'est de mettre en garde contre la tentation protectionniste. C'est simple : si nous nous barricadons, nos clients ne nous achèteront plus nos produits. Cela passe mieux aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Mais que c'est long ! Là aussi, il faudrait changer de tempo !
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institut présaje
2009-02-01
1
[ "jacques barraux" ]
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LA CRISE EST MACRO-ÉCONOMIQUE, LA SOLUTION EST MICRO-ÉCONOMIQUE
# La crise est macro-économique, la solution est micro-économique Les plans de relance aideront le malade à sortir du coma mais il faut dès maintenant chercher la cause première de la crise économique et financière. La zone sensible, ce n'est ni la bourse, ni la banque, ni l'Etat : c'est l'entreprise. Dix huit mois. C'est l'intervalle qui nous sépare du déclenchement de la crise des « subprime ». Dix huit mois de descente aux enfers sur les marchés, de désarroi au sein des états-majors du public comme du privé. Des milliers de milliards déversés en ordre dispersé par des Etats naviguant dans le brouillard. Des avalanches d'analyses, de commentaires, de sommets de chefs d'Etat, de défilés de protestation. Et une interrogation : où est la boîte noire de l'épave - ce fameux modèle de croissance sans inflation qui devait assurer la prospérité de la planète pendant un siècle? Où est le foyer originel du désastre, le levier sacré dont dépend le retour du vent qui fera repartir l'armada de l'économie mondiale ? Que les banquiers aient joué aux apprentis sorciers, tout le monde le sait, mais cela ne suffit pas à expliquer l'arrêt cardiaque de l'industrie automobile. Que les Etats aient montré leur impuissance face aux virtuosités des acteurs de l'économie transnationale, tout le monde l'admet, mais c'est faire peu de cas des montagnes de redistribution et de réglementation qui tempèrent le libre jeu des marchés. A la racine de tous des enchaînements fatals de ces derniers mois, il doit bien y avoir une cause première. Risquons une hypothèse. L'origine du mal se trouve tout simplement au point de départ de la chaîne de l'économie. Et le premier maillon de la chaîne, c\'est l'entreprise. Grande, petite, locale ou multinationale. C'est là où tout commence. Là où se construit l'offre des produits et des services qui seront mis à la disposition d'une clientèle plus ou moins ciblée. Là où se noue le contrat qui unit l'organisation marchande et la cité, l'investisseur et l'entrepreneur, le patron et les salariés, le vendeur et l'acheteur. La longue histoire de l'entreprise est ponctuée de rendez-vous musclés avec les peuples et avec les Etats. Depuis les débuts de la révolution industrielle, ces rendez-vous s'inscrivaient presque toujours dans le prolongement d'avancées scientifiques et techniques. La transposition d'une technologie nouvelle à l'univers marchand s'opérait dans la douleur car elle s'accompagnait à chaque fois d'une redéfinition des modèles de gestion, des rapports de travail et par là même de l'ensemble des relations sociales. Au siècle du métal et des concentrations ouvrières avait succédé celui de l'électricité et de la consommation de masse. En somme, la technique précédait le social et conditionnait le capital. Or voici qu'en cette fin de première décennie du siècle, une nouvelle phase de rupture s'annonce dans l'univers de l'entreprise et du marché. Et à la différence des épisodes précédents, le choc fondateur n'a pas une cause unique. Il est la conjonction simultanée de trois facteurs à la fois technologiques, économiques et sociaux : la révolution numérique, le désajustement de l'offre et de la demande sur les marchés de consommation et d'équipement, la colère des classes moyennes sur les formes que prend la mondialisation de la production. **Le choc numérique.** Le basculement dans l'économie numérique fait exploser le modèle traditionnel de l'entreprise du dernier demi-siècle. L'usine, le bureau, la relation-client, le processus d'innovation, la fonction marketing, la gestion du temps, tout est à réinventer. Et à l'extérieur de l'entreprise, le citoyen et le consommateur découvrent qu'ils disposent de nouveaux espaces de pouvoir, singulier défi pour des hiérarchies installées qui découvrent les contraintes de l'interactivité. **Offre d'hier, demande de demain.** Le désajustement de l'offre et de la demande sur les marchés des pays développés était prévisible. Harcelés par les fonds d'investissement et les analystes, absorbés par les batailles boursières et les stratégies de croissance externe, les patrons des corporations-pilotes n'ont pas réagi aux premiers signaux d'épuisement d'un modèle de consommation vieux d'un demi-siècle. Une architecture malmenée par les jeunes générations ouvertes à d'autres valeurs que celles de leurs aînés. Le refroidissement des liens de confiance entre les dirigeants et les salariés d'un côté, entre l'entreprise et la société de l'autre ont abouti à un appauvrissement d'une offre certes surabondante mais aujourd'hui, objectivement décalée. **Les ratés du moteur de la consommation.** La mondialisation de la production, sous la forme simpliste et primitive qu'elle aura eu jusqu'au collapsus de 2008-2009, est un troisième facteur de déstabilisation des marchés. La croissance des dernières décennies était fondée sur l'appétit des consommateurs des pays riches et les faibles coûts de production des pays en développement. Aujourd'hui, elle bute sur un obstacle que ne pressentaient pas les stratèges de la délocalisation : les classes moyennes, socle de la consommation dans les pays riches, voient leur niveau de vie stagner ou régresser sous la pression concurrentielle des pays à bas revenu. Pour acheter plus, les salariés occidentaux hésitent à s'endetter car ils ont perdu l'espoir d'un lendemain souriant. La boucle est bouclée. Il va falloir inventer autre chose. Les plans de relance des économies en crise aideront le malade à sortir du coma. Des plans de relance qui sont évidemment nécessaires. Sans reprise de la croissance, serait-ce au prix de massifs - mais passagers -- déséquilibres des finances publiques, les pays développés se verraient condamnés à une longue période de récession. Mais il faut que dès maintenant, les chefs d'entreprise tiennent un autre discours que celui de la peur et de la défensive. La reprise ne s'installera pas sans une remise à plat des objectifs et des méthodes des entreprises industrielles et des entreprises de services. On est bien loin des fantaisies de M. Madoff et des tuniques mitées de la titrisation...
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institut présaje
2009-02-01
2
[ "jean-pierre robin" ]
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COMMENT RALLUMER UN FEU ÉTEINT QUAND LES BÛCHES SONT GORGÉES D'EAU...
# Comment rallumer un feu éteint quand les bûches sont gorgées d'eau... Des couloirs de Bercy à Paris à ceux de la BCE à Francfort en passant par Wall Street, Washington et Davos, les journalistes économiques ont été les témoins ces derniers mois du profond désarroi des experts et des gouvernants face à la crise qui frappe l'économie mondiale. Jean-Pierre Robin s'interroge sur la hiérarchie des priorités du moment. **Comment provoquer le déclic de la reprise** C'est comme vouloir rallumer un feu éteint. Il faut enflammer quelques brindilles en espérant que la flamme gagnera les bûches. Le problème est que ces bûches sont gorgées d'eau (endettement des ménages et des entreprises, avec certes d'énormes différences selon les pays). Le déclic peut également être d'ordre technique. A partir du moment où on s'apercevra que les entreprises sont allées trop loin dans les réductions de leurs stocks, il faudra bien qu'elles produisent à nouveau. Oui, la priorité est de trouver un déclic, un point d'appui, comme aurait dit Archimède, à partir duquel on pourra réenclencher un mouvement d'accumulation, alors qu'actuellement tout se désagrège. ## Quelle est la bonne tactique pour stopper la descente aux enfers de l'économie mondiale ? Le problème a deux dimensions : une dimension réelle (l'endettement est une réalité) et une dimension psychologique (la peur qui amplifie ces réalités). Il faut les prendre en compte toutes les deux, mener les deux choses de front, ce que les gouvernements s'efforcent de faire, mais de façon maladroite, anxiogène et sans coopération internationale digne de ce nom. Il y a d'abord une erreur dans la conception du G20, dont l'agenda voulu par Nicolas Sarkozy inverse totalement l'ordre des problèmes. Il faut d'abord sortir le malade du coma avant d'envisager de trouver de nouvelles règles pour reconstruire sa maison. Au niveau international, la priorité devrait être au soutien et à la relance au lieu de la réglementation. Ensuite, seule une conférence internationale, type G20, devrait être en mesure de mener de front les deux dimensions - réelle et psychologique - en mettant sur la table le problème du protectionnisme, les risques de dévaluations compétitives, et avec des engagements concrets. L'argument répété à satiété selon lequel on aurait « appris », notamment en matière de politique monétaire, sonne creux. D'une part, les comportements peuvent être en désaccord avec ce que l'on sait. D'autre part, la crise actuelle est potentiellement d'une ampleur supérieure à celle des années 30, compte tenu notamment de l'importance de la mondialisation, bien supérieure à ce qu'elle était il y a 80 ans. ## Comment faire circuler l'argent nécessaire pour provoquer le déclic de la relance ? L'argent et la création monétaires sont là mais les liquidités ne circulent pas. Problème classique de trappe à liquidités. Faute de projets, de consommation ou d'investissement, l'argent reste totalement liquide et personne ne veut prendre le risque de l'investir, ni les banques en position de prêteur ni les ménages et les entreprises, lesquelles adoptent un comportement de prudence, individuellement rationnel mais désastreux collectivement. Mobiliser l'épargne des Français (et également dans les autres pays) est la solution. Plus facile à dire qu'à faire. En pratique, il faudrait, selon des modalités plus ou moins contraignantes, inciter les gens à consommer ou à investir. Exemples : en faisant miroiter des hausses de TVA (sociale) à terme, car de toute façon il faudrait bien relever les impôts ultérieurement, ou encore en payant les salariés en bons d'achats à durée déterminée pour faire tourner la machine, etc. Pour l'investissement, c'est plus difficile car on ne sait pas où il faut investir, même si l'environnement, l'énergie ou les « grands travaux » constituent des pistes d'avenir. ## Le désarroi des économistes, des experts et des gouvernants Le débat des économistes est très décevant car tout le monde dit la même chose, y compris aux Etats-Unis. La référence constante à des experts du passé (Keynes) est par nature affligeante. Où est le Keynes actuel capable de penser par lui-même et d'appréhender la problématique d'aujourd'hui, très différente de celle des années 30 ? Aurait-on oublié qu'en France à l'époque, 50% de la main d'œuvre était agricole ! ## Comment réveiller l'appétit des consommateurs ? Par l'innovation. Or l'innovation ne peut être le fait que des entreprises et des investisseurs, ou alors ce n'est plus la peine de vouloir sauver le capitalisme. ## Le retour des dévaluations compétitives, la menace d'une reprise de l'inflation... La guerre des monnaies est inacceptable. Devrait-on revenir à un système de taux de change fixes, au moins temporairement ? Dans l'étatisation généralisée actuelle, ce ne serait pas une solution pire que bien d'autres (les nationalisations cachées des banques). Parler d'inflation ne paraît pas d'actualité. Entre la glaciation actuelle et un monde gazeux (l'inflation), il y a une phase intermédiaire qui permettra de voir comment éviter l'hyperinflation. ## Les citoyens sont perplexes devant la cavalcade des milliards qu'on leur annonce pour juguler la crise... Le matraquage de chiffres macroéconomiques ou sectoriels par les politiques (et les journalistes, simples intermédiaires paresseux en l'occurrence) est affligeant. Les gens ont évidemment une réelle compréhension de la crise à travers leurs expériences personnelles. C'est de là qu'il faudrait partir pour expliquer la situation et proposer des solutions consensuelles. ## Regardons au-delà des problèmes d'aujourd'hui. A quoi ressemblera le monde de l'après-crise ? Il sera vraisemblablement très différent de celui que nous avons connu au cours de la dernière décennie. Car la crise ne sera dépassée qu'une fois résolus un certain nombre de déséquilibres profonds qui sont à son origine : les inégalités au sein des pays industrialisés et entre pays, qui constituent une condamnation de la mondialisation. Cette dernière, telle qu'elle fonctionne, conduit à une paupérisation inévitable pour de très grandes parties des populations (dans les pays du Nord). Ira-t-on vers une régionalisation entre zones homogènes, comme le préconise depuis 20 ans Maurice Allais ?
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institut présaje
2009-02-01
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[ "alain bienayme" ]
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LA RELANCE PAR LA CONSOMMATION OU PAR L'INVESTISSEMENT ? IL FAUT LES DEUX CAR ILS SONT COMPLÉMENTAIRES !
# La relance par la consommation ou par l'investissement ? Il faut les deux car ils sont complémentaires ! La relance de la consommation et l'aide à l'investissement sont plus complémentaires que substituables, affirme Alain Bienaymé. La première est quelque peu inévitable et elle peut donner des résultats rapides. La deuxième stimule la croissance de la productivité et de la production. La crise contemporaine se déroule à une échelle sans précédent : celle du monde fini que lui imprime la mondialisation des marchés. Or, le monde a laissé se creuser des déséquilibres commerciaux et financiers colossaux. D'un côté, les pays pétroliers, la Chine, l'Allemagne, et le Japon ont totalisé 83% des excédents mondiaux en 2008 (2 000 milliards de dollars). De l'autre, six pays cumulent 70% des déficits (Etats-Unis, Espagne, Royaume Uni, France, Italie, Australie). Et l'une des principales conditions pour que l'économie mondiale reprenne sur des bases saines est que les Américains se remettent à épargner, freinent leurs dépenses de consommation et que simultanément les pays créanciers de l'Amérique relaient le moteur des exportations par l'expansion de leur demande intérieure. Ce contexte international dont la France aurait tort de se croire immunisée fait ressortir une contradiction et une faiblesse. La contradiction résulte de ce que, dans l'immédiat, seule une reprise de la demande américaine serait susceptible d'éviter la dépression ; telle est l'ambition du programme de relance du président Obama. La faiblesse concerne la modestie des moyens que les nations européennes, agissant en ordre dispersé, peuvent mettre en œuvre. Les plans de relance anglais, allemand affichent un relatif équilibre entre les aides destinées à stimuler la demande de consommation des ménages et les soutiens aux investissements d'infrastructures collectives, à l'éducation, à la formation et à la recherche technologique. La France, vice-championne des dépenses publiques, privilégie pour le moment les entreprises et les investissements publics avec des moyens limités. Si elle devait compléter les 26 milliards d'euros prévus par un effort supplémentaire, devrait-elle « relancer la consommation » plutôt que l'investissement ? ## Quid de « l'argent de poche » disponible Tout d'abord, les dépenses de consommation sont des actes monétaires dont la relance est censée stimuler l'emploi, ce qui est le but recherché. Elles se distinguent de la consommation, acte privé, qui peut être plus ou moins modéré et retardé en fonction de la durabilité des biens, de l'ardeur des consommateurs à satisfaire leurs besoins et des nouveaux modes de vie que le développement durable commence à imposer avec une force croissante. La relance de la dépense des consommateurs peut contrarier les priorités que nécessite la protection du capital naturel. Ensuite, la crise surprend les Français après plusieurs mois (de l'année 2007 à juillet 2008) au cours desquels l'inflation perçue a érodé leur pouvoir d'achat : prix de l'essence et prix des produits alimentaires, mais aussi relèvements des tarifs imposés par les nombreux établissements auxquels les particuliers sont abonnés et sur lesquels ils n'ont aucune prise. Le revenu disponible après impôts et cotisations est amputé par des dépenses contraintes qu'il est impensable de supprimer à court ou même à long terme sans créer un sentiment de déclassement social: eau, gaz, électricité, assurances, charges imposées par les nouvelle lois, frais scolaires, dépenses d'utilisation de voitures pour motifs professionnels... L'argent de poche qui pourrait être librement affecté à des dépenses supplémentaires a été ces derniers temps confisqué en partie par la progression en flèche des frais de téléphonie mobile, notamment dans les familles avec enfants. Cette montée des dépenses d'abonnement est ressentie comme irrépressible et a réduit à la portion congrue dans nombre de foyers la part de l'argent de poche réellement disponible pour la reprise. Il y a une réflexion à mener sur les degrés et les causes de contrainte des dépenses des ménages. Peut-on par exemple se priver de téléphone comme on retarde l\'achat d\'une paire de chaussettes ? L'effet taille des dépenses doit être aussi pris en compte. ## Le drame du handicap de compétitivité Les pouvoirs publics devront sans doute intervenir en faveur de la dépense des consommateurs, pour deux raisons. La situation des titulaires de bas revenus dont le nombre augmente mérite d'être améliorée. On ne peut espérer améliorer les perspectives des entreprises et les inciter à investir sans faire quelque chose pour les particuliers. En effet, la relance de l'investissement dépend bien moins de la seule baisse du taux d'intérêt que de l'écart positif entre le taux de rentabilité anticipée de l'investissement projeté et le coût du crédit. Cependant, la relance de la dépense de consommation que l'on pourrait recommander pour la France car son taux d'épargne est convenable, risque de s'avérer une fois de plus comme un coup d'épée dans l'eau du fait du handicap de compétitivité de notre appareil industriel. Le contribuable français pourra-t-il comme dans des expériences précédentes soutenir l'emploi étranger sans retour ? Les études récentes montrent que notre base industrielle s'est rétrécie principalement de notre fait (coût horaire du travail, fiscalité contre productive et indifférence pour la recherche) ; les entreprises survivantes font encore bonne figure, mais la concurrence élimine celles dont le rapport qualité-prix s'est dégradé (enquête COERexecode, 2008). C'est pourquoi **la relance de la consommation et celle de l'investissement sont plus complémentaires que substituables.** La première peut engendrer des résultats rapides. La seconde laisse espérer que la croissance de la productivité et de la production dégagera les ressources requises pour rembourser la dette publique que les emprunts publics à venir ne manqueront pas de gonfler. Les moyens dont dispose l'État pour relancer la dépense de consommation, sinon l'offre domestique des produits demandés, sont le soutien aux bas revenus, la diminution générale ou ciblée de la TVA, bien plus sûrement que l'allègement de l'IRPP. La baisse de la TIPP n'est pas souhaitable du point de vue de l'écologie qui est en train de s'affirmer. On objecte que la baisse de la TVA ferait double emploi avec une éventuelle déflation des prix. Elle s'impose au contraire pour conjurer cette menace. L'idée de complémentarité est plus robuste que celle, en apparence séduisante et savante, d'un dosage optimal entre les deux voies de relance. Les hypothèses que l'État peut faire sur la réaction des agents économiques à ses mesures sont trop fragiles pour que l'on puisse accorder grand crédit à la précision des calculs issus des projections officielles. ## Question. Faut-il craindre à terme une forte poussée de l'inflation et une guerre des monnaies née de la chute du dollar ? **Réponse.** La menace de déflation précède la menace différée d'un regain d'inflation. L'importance de ce regain dépendra de l'ampleur de la croissance de la masse monétaire. Un peu d'inflation pourrait alléger les dettes subsistantes. Le retour du cours des actions à des valeurs normales (avec un PER de 13 à 15) pourrait en 2010 modérer l'incidence de l'inflation sur les prix à la consommation. Les taux de change du dollar, de la livre sterling et la fragilité de certains pays de la zone euro sont préoccupants. Le FMI, le G 20 et la BCE doivent œuvrer dans le sens d'une stabilisation concertée. Vaste programme ! ## Question. Quand nous sortirons de la crise, jugez-vous concevable un retour aux taux de croissance des années « ante-subprime » ? **Réponse.** La sortie de crise se fera dans un monde qui devra changer sans doute profondément de régime de croissance. D'abord en fixant des prix pour les ressources naturelles indépendamment du coût du travail et du capital consacré à les extraire. Ensuite en remédiant un système de management qui, sous prétexte d'optimiser la gestion, de minimiser les gaspillages et de comprimer les coûts, entretient le pire des gaspillages : le chômage de 8 à 10 % voire plus, des populations concernées. À quoi sert-il de se vanter de dégager une forte productivité horaire du travail, si le PIB par habitant stagne ?
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institut présaje
2009-02-01
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[ "bruno cavalier" ]
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COMMENT NOUS SORTIRONS DE LA RÉCESSION
# Comment nous sortirons de la récession Quelles que soient la gravité et la longueur de la crise économique mondiale, on finira bien par en sortir ! Oui mais quand et comment ? Bruno Cavalier explique qu'il faudra auparavant l'emporter sur trois fronts : purger les excès, changer les comportements et lutter contre la déflation. Il en va de la vie des affaires comme de l'existence humaine : il y a un début, un milieu et une fin. La récession que traverse l'économie mondiale est très sévère, par certains aspects, elle est même sans précédent. C'est la première récession de l'ère de la globalisation. Pour autant, cette récession aura une fin. Avec raison, beaucoup s'interrogent sur la date de sortie de récession. C'est une question cruciale certes, mais qu'il est impossible d'éclairer si l'on n'a pas préalablement identifié les raisons qui font qu'une économie peut repartir de l'avant, ni examiné les contraintes particulières qui peuvent peser sur cette reprise espérée. Au demeurant, qu'appelle-t-on une reprise économique ? Est-ce le moment où le taux de croissance du PIB redevient positif, celui où l'économie renoue avec son potentiel d'activité (ou s'en approche), celui qui marque la décrue du taux de chômage, ou celui encore qui voit les marchés d'actions rebondir, etc ? À chaque définition, son calendrier. Une récession, on le sait, est une baisse significative de l'activité, diffuse sur la majorité des secteurs et durant plusieurs trimestres, voire des années. A l'inverse, on ne pourra guère parler de « vraie » reprise tant que l'on n'aura pas observé une hausse significative, durable et diffuse de la production, de l'emploi ainsi que du revenu des ménages. Il est clair, pour nous, que l'idée de reprise ainsi définie n'a aucune chance de se réaliser en 2009. Le mieux que l'on puisse espérer en 2009, c'est que la récession entre dans une phase moins aiguë. ## Les deux causes de la reprise Mais venons-en aux causes de la reprise. Une typologie sommaire est toujours critiquable, mais schématiquement, on serait tenté de distinguer deux types de facteurs de sortie de crise. Les premiers concernent l'ajustement des comportements privés à de nouvelles conditions d'équilibre (prix, taux d'intérêt, productivité). Les seconds concernent les politiques de relance, autrement dit les actions monétaire ou budgétaire visant à créer un contre-choc ayant des effets positifs sur la demande globale et l'emploi. Il est illusoire de vouloir juger de l'efficacité des plans de relance (l'aspect exogène de la reprise) si l'on n'a pas établi quel est le degré de purge auquel est arrivé l'économie (l'aspect endogène). ## Stabiliser les prix de l'immobilier Dans le cas précis de la crise actuelle, sortir de récession requiert qu'on ait progressé sur trois fronts. Tout d'abord, purger les excès ayant causé la crise. En particulier, une des conditions minimales pour remettre l'économie à flot est la stabilisation des prix de l'immobilier, aux Etats-Unis mais aussi ailleurs. L'explosion de la bulle immobilière américaine a été le déclencheur de la crise actuelle et le vecteur de sa transmission au système bancaire mondial. Quand ces prix cesseront de baisser, le choc patrimonial que subissent les ménages prendra fin, et une part importante de la pression qui pèse sur les banques sera levée. Soyons clairs : cette stabilisation des prix n'est pas imminente. Aux Etats-Unis par exemple, en dépit d'une chute brutale des mises en chantier (-75% depuis leur pic) et d'un ajustement significatif des prix des maisons (-25% depuis leur pic), le stock de maisons à vendre reste excédentaire à hauteur d'environ un million d'unités, soit pratiquement deux années de production nouvelle. La stabilisation des prix peut se produire en 2010, pas avant. ## Changer les comportements Deuxième front : adapter les comportements des agents économiques privés. Cela concerne le fonctionnement des banques et les habitudes des ménages. Les banques doivent réapprendre à faire leur métier traditionnel, qui consiste à apprécier le risque de crédit en le portant à leur bilan. On ne fait pas disparaître le risque de crédit en le mutualisant. Les ménages, notamment aux Etats-Unis, doivent eux apprendre à ne plus vivre au-dessus de leurs moyens. Il est bien clair que cette transition ne va pas se faire d'un coup, et c'est d'ailleurs un point qui bride les perspectives de croissance à moyen terme. On ne retrouvera tout simplement pas les rythmes de croissance pré-crise car ceux-ci étaient dopés par le crédit. La crise a mis fin au dopage, mais la désintoxication (le désendettement) ne fait que commencer. ## La lutte contre la déflation Troisième front : lutter contre la déflation. C'est là qu'interviennent les banques centrales et les gouvernements, avec les baisses de taux d'intérêt, les plans de soutien de banques et les programmes de relance budgétaire. Les actions mises en œuvre à ce jour, ou annoncées, sont exceptionnelles par leur ampleur, par leur caractère quasi universel, et par la réactivité dont elles témoignent. A l'évidence, la gestion de cette crise n'a heureusement pas grandchose à voir avec les exemples de la « Grande dépression » américaine ou de la « Décennie perdue » japonaise. C'est un motif de confiance, ce n'est pas une garantie de succès.
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institut présaje
2009-02-01
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[ "denis ferrand" ]
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LE BON PLAN EST CELUI QUI PRÉPARE LE TERRAIN POUR « L'APRÈS-CRISE »
# Le bon plan est celui qui prépare le terrain pour « l'après-crise » Comment réveiller l'activité à court terme tout en préparant le terrain en vue d'une reprise vertueuse de la croissance à moyen terme ? Tel est le défi que doivent relever les pouvoirs publics, contraints de jouer tout à la fois les rôles de SAMU et d'architectes de l'économie, explique Denis Ferrand, directeur général de l'Institut d'analyses économiques et d'études conjoncturelles Coe-Rexecode. La vague de croissance exceptionnellement forte qu'a connue l'économie mondiale depuis 2003 s'est échafaudée sur des déséquilibres globaux qui ont révélé son caractère insoutenable. Désormais, mois après mois, les prévisions de croissance retenues par les grandes institutions internationales sont toutes révisées dans le sens d'une aggravation de la récession amorcée dès la fin de 2007 aux Etats-Unis. Fondamentalement originale parce que simultanée à l'échelle planétaire, cette récession promet d'être la plus forte qu'ait connue l'économie mondiale depuis l'après-guerre. Pour s'en convaincre, un retour sur l'évaluation effectuée par le FMI des conséquences économiques de crises financières passées subies par les économies est des plus utiles. Mobilisant les exemples japonais, américain (crise des caisses d'épargne à la fin des années 1980), britannique et nordiques du début des années 1990, le FMI relevait que la récession consécutive à la crise s'est traduite dans une contraction de l'activité (ou « manque à produire ») de l'ordre de 5,4 % en raison d'une forte réduction du recours à l'endettement effectué par les ménages comme par les entreprises. Pour dramatiques que peuvent être de tels antécédents, qui plus est circonscrits dans des frontières nationales, des contrefeux existent et leur influence en termes de soutien de l'activité ne doit pas être minorée. Le premier d'entre eux est la conséquence de la chute brutale des cours des matières premières. Leur recul se traduit automatiquement par une restitution de pouvoir d'achat aux pays importateurs qui porte sur des montants supérieurs à 2 points de PIB. Le brutal plongeon de l'activité observé fin 2008 et début 2009 tient également pour partie à une contraction violente du commerce mondial et à une correction très vive du niveau des stocks des entreprises. Ces phénomènes sont de nature transitoire et ne pèseront plus autant sur l'activité au cours des prochains trimestres. Un rebond de l'activité d'ici la fin de l'année est même probable. Le retour durable sur les rythmes de croissance des années passées l'est en revanche beaucoup moins. Le processus de désendettement des agents privés, et notamment des ménages, ne fait que s'amorcer. Il sera relayé à partir de 2011- 2012 par une nécessaire maîtrise d'un endettement public qui ne pourra aller que croissant d'ici là. ## Chaque pays a ses problèmes, donc pas de médecine unique La rapidité des réponses adoptées par les autorités constitue également une digue contre le risque de transformation de cette récession en une véritable dépression. Orientés vers des mesures d'urgence, les plans de soutien du système bancaire ont permis de contenir le risque de liquidité qui guettait ce dernier en même temps qu'ils visaient à renforcer sa solvabilité menacée. S'il est trop tôt pour estimer que les risques sont endigués, la promptitude de la réaction tranche avec l'exemple japonais des années 1990 quand le délai de réaction des autorités monétaires avait conduit à une amplification de la crise bancaire. Ces mesures d'urgence ont également cherché à éviter la manifestation d'irréversibilités que sont la disparition d'entreprises viables à moyen terme. Au-delà du traitement d'urgence, l'appréciation ex-ante de l'efficacité des plans de relance dépend des spécificités macro-économiques de chaque pays. Il y a en fait autant de plans de relance « efficaces » qu'il y a de diversités dans les situations macroéconomiques. L'économie allemande est confrontée à la faiblesse de sa demande interne. L'économie espagnole est en butte à un retournement violent du marché immobilier et de l'activité en construction. Le Royaume-Uni subit également l'impact du dégonflement de la bulle immobilière sur fond d'excès d'endettement. L'économie française pâtit pour sa part d'un handicap de compétitivité persistant depuis dix ans. ## La France doit se préparer pour une reprise « compétitive » Afin de préparer la reprise économique qui ne manquera pas de se produire, les plans de relance se doivent d'articuler des objectifs de court terme (stabiliser l'économie et enrayer un mécanisme récessif) et de moyen terme sous un double aspect de potentiel de croissance et de bien-être collectif. Dans le cas de l'économie française, les deux critères de moyen terme affichés sont d'augmenter la croissance potentielle au moyen d'un rétablissement de la compétitivité et de réorienter la croissance vers un modèle durable, une économie moins consommatrice d'énergie et moins émettrice de CO2. Cette démarche suppose l'identification et le soutien de projets qui répondront le mieux aux besoins futurs et à la demande mondiale. L'Etat peut jouer un rôle majeur en facilitant et en accompagnant les transformations nécessaires et en soutenant les activités naissantes et plus généralement en affichant une vision industrielle. Cette dimension apparaît encore ténue dans l'architecture du plan de relance tel que retenu pour l'heure. L'annonce de la suppression de la taxe professionnelle frappant les équipements installés reste la mesure phare en matière de renforcement de la compétitivité. Toutefois, outre que cette mesure n'aura pas d'incidence avant 2010 au mieux, l'inconnue demeure sur le dispositif qui pourrait venir remplacer le manque à gagner pour les finances des collectivités locales. Toute nouvelle recette qui viendrait se substituer à la taxe professionnelle en pesant sur la compétitivité des entreprises risquerait d'atténuer les avantages attendus d'une telle mesure. Au-delà de mesures fiscales, c'est également dans l'orientation de l'épargne vers un financement plus direct de l'innovation et de la recherche et développement que réside un des leviers clés pour l'émergence d'une offre plus compétitive à même de répondre aux besoins sociaux de demain.
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institut présaje
2009-02-01
6
[ "michel rouger" ]
1,260
CRISE FINANCIÈRE : POURQUOI L'ETAT DOIT RESTER À L'ÉCART DU FACE À FACE ENTRE LA BANQUE ET SES CLIENTS
# Crise financière : pourquoi l'Etat doit rester à l'écart du face à face entre la banque et ses clients Il n'y a pas si longtemps, la France a fait l'expérience de la nationalisation des banques. N'y revenons pas. Pour Michel Rouger, l'Etat n'a ni la vocation ni les compétences pour répondre aux attentes concrètes de la grande clientèle des classes moyennes. Il faut maintenir la séparation des banques et de l'Etat. Des centaines de rapports de la Cour des comptes l'ont démontré : l'Etat français, très bon contrôleur de ce qui lui est extérieur, ne sait ni surveiller, ni contrôler ce qui appartient à son patrimoine, ou dépend de son autorité. La « Banque », terme générique, développe une activité à hauts risques, financiers, économiques et sociaux, ce qui implique qu'elle soit tout à la fois réglementée (les structures d'exploitation) et régulée (les flux d'argent qu'elle transforme). Récemment, un économiste allemand a dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas : « le système bancaire français est le seul qui tienne encore debout ». S'il est encore debout, c'est à l'évidence parce qu'il a été mieux surveillé et contrôlé que s'il avait appartenu à l'Etat. Souvenons-nous du Crédit Lyonnais. Dans les graves circonstances actuelles, une seule question compte : comment éviter les deux écueils qui conduiraient les banques françaises à partager le naufrage des autres. Le premier écueil prend la forme d\'une tentative de prédation qui s\'exercerait sur notre système debout par des banques couchées comme des chablis par la tempête. Des banques prédatrices soutenues par leur Etat et désireuses de venir chercher chez nous les forces relativement intactes qui les aideraient à retrouver leur santé. Déjà en 1994, le président de Citibank s\'était élevé avec véhémence contre la décision des tribunaux français de ne pas mettre les banques et les compagnies d\'assurances en faillite, empêchant ainsi qu\'elles deviennent des proies à bon marché. Le second écueil vers lequel notre pays est naturellement attiré prend la forme d\'un enchevêtrement classique, d'une confusion des genres où l'on voit l\'État, percepteur d\'impôts, jouer en même temps le rôle de distributeur de crédit. La France a fait l\'expérience de cette navigation périlleuse de son système bancaire, totalement nationalisé entre 1982 et 1986. Le résultat est connu. Chacun a cherché à tirer le maximum de l\'État banquier pour en rendre le minimum à l\'État percepteur. Et tout le monde a perdu. L\'erreur funeste, digne de Gribouille, serait d\'oublier cette expérience coûteuse - 30 milliards d\'euros de pertes - et de jeter les banques dans l\'océan de l\'État pour les protéger des effets de l\'ouragan financier venu des États-Unis. Il faut défendre la séparation de la banque de l\'État, ce qui impose en contrepartie de revoir règlements et régulations afin de tenir compte de la catastrophe. Mais avant toute chose, il convient de partir des besoins de la clientèle, comme on devrait toujours le faire quand on cherche l'issue d'une crise économique. Quel intérêt les clients de la banque ont-ils de voir l\'État la diriger ? On connaît les protestations que les étatistes vont aussitôt soulever face à cette formulation. Il n\'est pas question de diriger les banques, dirontils, tout au plus de voir ce qui s'y passe, grâce à un observateur qui corrigerait les orientations maladroites ou nuisibles, comme dans la conduite automobile accompagnée des mineurs. Outre le fait qu\'il est plus facile de camoufler ce qu\'on fait dans la conduite d'une banque que dans celle d\'une automobile, la position de ce représentant de l\'État ne devrait pas attirer beaucoup de candidats réfléchis et lucides, en raison des chausse-trapes qu\'un terrain aussi peu balisé révèlerait. ## Rapprocher la banque et son client Les clients attendent de leurs banques qu\'elles ne leur fassent pas partager leurs propres dépressions. Pour la majorité, ils ont perdu la confiance dans un système atteint de gigantisme, dominé par des procédures sophistiquées et par des méthodes de gestion considérées opaques, malgré la publicité déversée. Curieusement, le sentiment s\'est installé que la banque traitait son client comme un usager de ses services, alors que l\'administration tendait à traiter ses usagers avec un visage de client. L\'utilisation massive des technologies modernes par l\'une et par l\'autre semble avoir eu des effets inverses, l\'éloignement entre la banque et son client, le rapprochement entre l\'administration et l'usager. Il ne faut pas s\'étonner que l\'opinion publique, constatant cette confusion entre la banque et l\'administration, admette qu\'elles pourraient être fondues dans la même hiérarchie d\'État. Est-ce pour autant ce dont la clientèle bancaire a besoin ? Il serait intéressant de savoir ce qu\'elle penserait si on lui disait que sa directrice d\'agence va se fiancer avec le percepteur. L'indépendance de la banque et de l'Etat prendrait alors un autre sens. Il y a trois grandes catégories de postulants au crédit des banques. Les sociétés qui opèrent dans l\'économie mondiale, les fameux grands comptes (maximum 10.000 dans le monde), ont des besoins spécifiques. Ayant de multiples accès aux marchés de la finance, des capitaux et des crédits, ils choisissent leurs interlocuteurs et leurs prestataires parmi les établissements spécialisés. Cette clientèle attend des banques qu\'elles soient à la fois indépendantes et concurrentes. Peu importe leur nationalité, dès lors que leur Etat reste à l'écart du système. S\'il veut jouer dans cette cour des grands, il lui reste les fonds souverains, de création trop récente pour apprécier leur avenir réel. À l\'opposé, les individus et les communautés qui, dans le monde entier, subissent les ravages de la crise, ont besoin de crédits hyper localisés à proximité de leur lieu de vie. Ce système de crédit, tout aussi récent, se développe auprès des pauvres, des anciens riches, voire des futurs pauvres. Son avenir est plus évident. Mais on ne voit pas comment l\'Etat et ses lourdes structures fonctionnarisées seraient capables de gérer une distribution de crédits destinés aux « gens de très peu » dont la fréquentation, peu gratifiante, est réservée à la forme sacerdotale du bénévolat. ## Les dangers du guichet politique Entre les deux extrêmes, l'énorme classe moyenne, née du développement économique, frappée par l\'apogée de ce développement, attend d\'autant plus de ses banques qu\'elle doit réorganiser ses budgets, grâce à elles, pour sauvegarder l\'essentiel de son niveau de vie. Les salariés, fonctionnaires, professions libérales, artisans, commerçants, petites et moyennes entreprises régionales ou nationales, exclues du marché de la finance par leurs faibles dimensions : tous et toutes ont et auront besoin des banques. Il y va de l'aggravation ou non de leur statut et de leur niveau de vie dans l'avenir. Les soumettre aux pratiques de l\'Etat, quelle que soit l\'attitude généreuse qui le pousse à les défendre contre les banques, les conduirait à abandonner leur directrice d\'agence pour aller faire la queue dans la permanence politique du seul interlocuteur de proximité capable d\'influencer l\'État. Tout se jouera sur la compréhension que les classes moyennes de tous les pays affectés par la crise auront de leurs intérêts à terme et de la nécessaire indépendance de leur banque. À leur intention, la France, et son système bancaire encore debout, ont créé un véritable amortisseur de crise sous la forme d\'une structure de médiation qui respecte proximité et réactivité. Laissons-la produire ses effets avant de se lancer dans ces grandes envolées lyriques et idéologiques qui ont occupé le début des années 80 pour se terminer piteusement au cours de la même décennie. Préservons la séparation de la banque et de l\'État. Rien ne nous oblige à mettre le petit doigt dans une « nationalisation-sanction », pour copier les « nationalisations-réanimations » de nos concurrents anglo-saxons.
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institut présaje
2009-02-01
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[ "françois ecalle" ]
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DETTE ET DÉFICIT PUBLIC EN FRANCE : LE VRAI PRIX DE LA RELANCE POUR LES FINANCES DE L'ETAT
# Dette et déficit public en France : le vrai prix de la relance pour les finances de l'Etat **par François ECALLE, *magistrat à la Cour des comptes et économiste (Université Paris I)*** Oui, les indicateurs de la dette et du déficit vont plonger dans les mois à venir...mais peut-être pas autant qu'on pourrait le craindre au regard des sommes mobilisées pour la relance explique François Ecalle, spécialiste de l'évaluation des politiques économiques. Une récession aurait des effets encore plus dévastateurs sur les comptes publics. Les gouvernements ont annoncé des plans de relance de plusieurs centaines de milliards d'euros alors que les Etats comme le nôtre en France, étaient parfois vus « au bord de la faillite » il y a moins d'un an. Les montants annoncés peuvent donc faire frémir, mais il faut les relativiser. Si on prend l'exemple de la France, l'impact des mesures de relance sur la dette et le déficit publics sera important, mais pas autant que ces chiffres pourraient le laisser penser. Les sommes les plus élevées, celles qui se comptent en centaines de milliards d'euros (environ 300 milliards d'euros pour la France), seront consacrées à l'acquisition d'actifs financiers (prêts à des entreprises, bancaires notamment, ou prises de participation). Or, l'opération consistant à s'endetter pour acquérir un actif financier n'a aucun impact sur le déficit public en comptabilité nationale, mais elle en a un sur la dette publique si elle est réalisée par un organisme classé par les comptables nationaux dans le champ des administrations publiques. Le gouvernement français a logé les opérations de relance dans des organismes (filiales de la Caisse des Dépôts, Société de Financement de l'Economie française) qui pourraient être classés hors de ce champ des administrations publiques mais la question de leur classement en comptabilité nationale, qui se pose aussi dans d'autres pays, doit être tranchée par Eurostat. Quelle que soit sa réponse, la dette brute du secteur public au sens le plus large va certainement beaucoup augmenter mais elle aura pour contrepartie des actifs financiers. ## L'inconnue du remboursement de l'argent prêté L'impact de ces mesures sur le déficit public dépendra donc de la différence entre le rendement de ces actifs et le coût des emprunts levés pour les acquérir. Il est possible que cet impact soit finalement positif et, si les prêts sont remboursés et si les participations sont revendues à bon prix, il est aussi possible que la dette publique diminue ; en revanche, le déficit public sera augmenté et l'endettement public durablement accru si les débiteurs de ces organismes font défaut et si les garanties données par l'Etat sont appelées à jouer. Les mesures de relance qui auront un effet immédiat sur le déficit public, dépenses nouvelles ou baisse des prélèvements obligatoires, représentent seulement environ 25 milliards d'euros, soit guère plus qu'un point de PIB. Pour une moitié, elles consistent à avancer des remboursements d'impôts (par exemple, au titre du crédit d'impôt recherche) et elles n'auront un effet, de trésorerie, qu'en 2009. Pour 10 milliards d'euros, ce sont des dépenses de maintenance et de développement d'infrastructures dont le gouvernement nous dit qu'elles étaient déjà prévues, mais à une échéance plus lointaine que 2009. Pour le reste, ce sont des dépenses de soutien à certains secteurs (automobile, immobilier notamment) et certaines catégories de ménages (prime de solidarité...), en principe temporaires. Si ce plan est respecté, le déficit public sera augmenté d'environ un point de PIB en 2009 et ensuite diminué d'autant, recettes et dépenses retrouvant leur niveau « hors plan de relance ». L'expérience montre cependant que les mesures de soutien temporaire ciblées sur certains secteurs et certaines catégories de la population sont très souvent pérennisées et étendues à d'autres bénéficiaires. ## Le lourd impact d'une récession Même si ces mesures sont partiellement pérennisées et étendues, cela n'augmentera le déficit que de 0,2 ou 0,3 % du PIB pendant encore quelques années. Ce n'est rien par rapport à l'impact d'une récession sur les finances publiques. Toute baisse de 1 point du PIB accroît automatiquement le déficit public de 0,5 % du PIB, une partie de cet accroissement n'intervenant que l'année suivante. Si le PIB diminue donc de 1 % en 2009 au lieu d'augmenter de 2 % (conformément à sa croissance tendancielle), le déficit sera accru de 1,5 point de PIB (30 milliards d'euros) par rapport au niveau de 3,2 % du PIB déjà atteint en 2008, avec un plein effet en 2010. En 2010, il faudra y ajouter l'impact immédiat d'une croissance sans doute à nouveau inférieure à 2 %. Hors plan de relance et sous le seul effet du ralentissement de l'activité, le déficit public pourrait donc facilement dépasser 5 % du PIB en 2010. Il ne sera plus faible que si le gouvernement tient son engagement de maintenir la progression des dépenses publiques, hors mesures de relance, au-dessous de leur croissance tendancielle en volume de 2 % par an. Ce n'est pas encore gagné !
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institut présaje
2009-02-01
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[ "jacques bichot" ]
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FINANCER LA RELANCE, OU RELANCER LA FINANCE ?
# Financer la relance, ou relancer la finance ? « Que nos médecins traitants s'abstiennent de bourrer d'antibiotiques des agents dont l'angine est d'origine virale ! » implore non sans humour l'économiste Jacques Bichot, qui a beaucoup travaillé sur les problèmes de création de monnaie et de création monétaire (M1,M2,M3...). Depuis que les destructions d'emplois ont remplacé à la une la destruction de valeur, les gouvernements font de la relance à tout-va. Mais relancer, que ce soit par la consommation ou par l'investissement, signifie concrètement dépenser ce que l'on n'a pas gagné. Cette dépense ne peut se faire que si elle est financée. Toute relance de l'économie réelle passe de ce fait par une relance de la finance. Tout naturellement, les gouvernants s'efforcent donc de remettre en selle la finance privée, désarçonnée, et demandent davantage aux finances publiques, qui semblent être en moins piteux état. Tout financement supplémentaire net de l'économie s'effectue par un excédent de la création monétaire sur la destruction monétaire^1^. « Mobiliser l'abondante épargne liquide des Français » ne constitue donc nullement une alternative à la création monétaire : ce qu'il faut, c'est qu'une proportion suffisante de l'épargne prenne la forme d'actions nouvelles et de créances à moyen et long terme, c'est-à-dire que la monnaie nouvellement créée soit « consolidée » sous cette forme, ce qui peut se faire en combinant un passage de la monnaie à l'épargne liquide, et un autre de celle-ci à l'épargne longue et à risque. La création monétaire doit-elle servir à financer l'investissement ou la consommation ? Disons l'investissement et le fonds de roulement, c'est-à-dire les dépenses que les producteurs doivent engager avant d'encaisser le produit de leurs ventes. Le crédit à la consommation est déjà trop développé, même en France, pays largement distancé sur ce point par ses homologues anglo-saxons. Notons au passage que la partie du flux d'endettement public qui excède les dépenses d'investissement net des administrations a une nature économique très voisine de celle du crédit à la consommation. Pour cette raison, il est peu souhaitable de l'augmenter, si tentant que cela soit pour pratiquer une relance par la consommation. Il en irait un peu différemment si l'endettement public représentait 25 % du PIB mais, au voisinage de 70 %, la création de ce que Jacques Rueff appelait des « faux droits », c'est-à-dire des créances ne correspondant à aucune capacité supplémentaire de production, fait plus de mal que de bien. La stimulation de la demande ne doit donc prendre la forme ni d'une réduction d'impôts ni d'une augmentation de prestations sociales, hormis celle, inévitable, qui correspond à l'indemnisation du chômage. Elle peut revêtir la forme de ce qu'il est convenu d'appeler des « grands travaux » : que nos gouvernants profitent de ce que le BTP ne tourne pas à pleine capacité pour faire construire ou rénover bâtiments publics et infrastructures, de ce que Renault et PSA sont contraints au chômage technique pour améliorer la dotation des administrations en matériel roulant, etc.. ## Quand Keynes encourageait les consommateurs à acheter du linge Au delà de ces dépenses, les pouvoirs publics peuvent se rendre utiles surtout en convaincant les Français de profiter de la relative disponibilité des entreprises pour leur acheter et leur passer commande. Durant la grande dépression, Keynes exhortait ses concitoyens à aller acheter des vêtements et du linge de maison ; il avait raison sur le fond : c'était le bon moment, les prix étant bas, et cela seul pouvait redonner de l'ouvrage aux ouvriers de Manchester. Peut-être n'a-t-il pas été assez convaincant, mais les communicants professionnels que sont devenus les princes qui nous gouvernent devraient mettre leur point d'honneur à faire mieux. Telle est, en tous cas, la « stimulation de la demande » qui est compatible avec une reprise saine, une reprise qui ne débouchera pas sur de nouvelles montagnes de créances irrécouvrables. Pour l'offre, il en va à peu près de même : il ne sert pas à grand chose de stimuler artificiellement l'investissement par des subventions et autres prêts bonifiés ; il est bien meilleur de convaincre les entreprises que leurs débouchés ne seront pas éternellement au plus bas, et que les conditions d'exercice de leurs métiers s'amélioreront, les pouvoirs publics ayant pris conscience de quelques-unes de leurs erreurs. L'économie a eu en quelque sorte une appendicite : la sphère financière a été infectée par ce que l'on pourrait appeler l'esprit casino ; une appendicectomie s'impose. Pour le reste, que nos médecins traitants s'abstiennent de bourrer d'antibiotiques des agents dont l'angine est d'origine virale ! *^1^Pour une démonstration de ce théorème, largement occulté par de nombreux sophismes de composition, voir par exemple notre ouvrage \"La monnaie et les systèmes financiers\", Ellipses, 1997.*
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institut présaje
2009-02-01
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[ "michel rouger" ]
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BILLET : LA FÉE ÉLECTRICITÉ ET LA SORCIÈRE NUMÉRIQUE.
# BILLET : **La fée électricité et la sorcière numérique.** L'écran magique de la sorcière numérique a fait perdre au monde de la finance le sens du temps et de l'espace. Il lui a aussi fait perdre le sens de la valeur des choses, constate Michel Rouger qui compare les salles de marché aux élevages de volailles en batterie où la lumière ramène la durée de la nuit vers zéro... ## Si le spectre de 1929 a ressurgi, c'est bien qu'il y avait une raison Il y a un siècle, les paysans, vivant au rythme du jour et la nuit, découvraient la fée électricité et sa baguette magique. Gardiens de la nature, ils l'ont abandonnée depuis, en grande majorité, pour rejoindre les lumières de la ville transformée par les coups de baguettes de la fée. En ressentant le bonheur d\'une libération des efforts de leurs ancêtres, du confort et de la promesse du progrès qui économiserait leur énergie en en multipliant les sources à l\'infini. Un siècle plus tard, la nature souffre de la débauche d\'énergie offerte par la fée électricité, dont les bienfaits ont contribué à un développement démographique et à une surconsommation physique des richesses d'une planète qui ressent ses premières signes d\'épuisement. Jadis, la nuit qui imposait l\'inactivité aux hommes permettait le repos de la nature. Aujourd\'hui le jour éternel interdit ce repos. Le problème est sans solution. On peut même considérer qu\'il se complique par l\'arrivée de la sorcière numérique. Séduisante et touche à tout, elle s\'est installée dans le monde entier avec son écran (i)magique. Il est trop tôt pour en apprécier les conséquences. La nature a résisté cent ans à la fée électricité, les hommes sont déjà victimes de la sorcière numérique, en moins de vingt ans. Constatons aujourd'hui les premiers et graves dommages causés par la catastrophe économique et financière qui affecte et angoisse toutes les communautés humaines. Au moins celles qui ont atteint un niveau de développement élevé... grâce à la fée électricité. ## Les symptômes de la maladie de Kerviel On le sait, l\'écran magique de la sorcière numérique a fait perdre au monde de la finance le sens du temps et de l\'espace. Les jeunes traders alignés devant leurs écrans dans les salles de marché, jour et nuit, ont été exposés au décervelage par la sorcière qui leur a imposé de résoudre une équation infernale : *plus la valeur du temps tend vers zéro, plus la valeur de l\'argent doit tendre vers l\'infini.* C\'est ainsi que l\'écran magique est devenu l\'écran tragique. On ne peut pas s\'empêcher de penser au mode d\'élevage des volailles, alignées dans leurs batteries, affolées par *la lumière qui ramène la durée de la nuit vers zéro, pour que le poids de la chair fabriquée tende vers le maximum.* Peut-être un jour de brillants chercheurs se pencheront sur les pathologies développées dans les salles de marché et qualifieront les altérations du cerveau humain, caractéristiques de certains comportements provoqués par la perte du sens du temps. Certains évoqueront *la maladie de Kerviel*, pour caractériser un état, heureusement passager, qui disparaît après une période de sevrage de l\'utilisation de l\'écran installé par la sorcière bien-aimée de la finance. Auparavant, il serait utile que de savants économistes se penchent sur la relation évidente entre la perte de sens du temps et la perte du sens de la valeur de toutes choses, voire de tout individu. Aussi bien pour l'excès de la décote des actifs que pour l'explosion des bonus dans la finance, ou celle des revenus faramineux des acteurs du show business ou du sport spectacle. Le temps c\'est de l\'argent. Pas au point de perdre le temps de la réflexion, pour faire le maximum d'argent dans le minimum de temps. Au risque de tout perdre à force d'excès. La régulation dont on nous rebat les oreilles commence par celle du temps. Actionnaires, pensionnés et assurés de tous les pays, il serait temps de faire graver dans les salles de marché le vieil adage : *le temps ne respecte jamais ce qu\'il n\'a pas contribué à établir.*
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institut présaje
2008-12-01
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[ "jacques barraux" ]
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CRISE : L'ÉCONOMIE MALADE DE LA FINANCE
# Crise : l'économie malade de la finance On pouvait le craindre. Le basculement n'a pas tardé. Le court-circuit général de la finance mondiale s'est aussitôt accompagné des premiers grondements d'un orage conjoncturel d'une exceptionnelle violence. Pour les gouvernements comme pour les entreprises il s'agit d'abord de parer au plus pressé. Mais déjà le débat est lancé sur la physionomie de l'après-crise. <Prés@aje.Com> a recueilli une première série de témoignages dans des univers différents. Nous les retrouverons dans cette édition et dans celles qui suivront au début de 2009. Partout, dans l'entreprise, dans la fonction publique, dans le monde de la recherche, les interlocuteurs contactés ont tenu à répondre avec prudence et modestie, comme si la crise actuelle exprimait le découragement des élites face à l'irresponsabilité des acteurs à l'origine du séisme mondial. La crise de 2007-2008 a ouvert le procès de l'arrogance et de l'irresponsabilité. Il n'est pas prêt de se conclure.
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institut présaje
2008-12-01
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[ "michel rouger" ]
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ELÉMENTAIRE, MON CHER PAULSON !
# Elémentaire, mon cher Paulson ! Comment sauver les banques de la faillite ? En quelques mois, les idées et les pratiques des autorités de marché et des responsables politiques ont singulièrement varié. Michel Rouger compare les événements actuels avec la crise du Crédit Lyonnais. Les hésitations et la volte-face du secrétaire au Trésor américain sont révélatrices de la superficialité des analyses sur la crise, avant et après son déclenchement. Elles sont à l'origine du comportement dépressif des acteurs du système financier embarqués sur un bateau qui ressemble à celui du Christophe Colomb. Ce ne sont pas les controverses en cours qui permettront de voir où le navigateur arrivera. C\'est pourquoi on peut tenter de retrouver la boussole perdue au travers de quelques réflexions issues de l\'expérience, à condition qu\'elles traitent autant des conséquences que des causes. Elles pourront aider ceux qui sont réputés piloter le navire, autant que les spécialistes qui sont réputés savoir où il accostera. I. **-.** Les sociétés occidentales entretiennent avec leurs banques un rapport identique à celui que les sujets de sa Gracieuse Majesté entretiennent avec leur royauté. C\'est banal, ce sont les Anglais qui ont façonné les sociétés marchandes modernes. Ils doutent de l\'utilité et de la légitimité de leurs « Royals », par bouffées de fièvre intermittentes, comme ils le font pour leurs banques. Après quoi tout rentre rapidement dans l\'ordre. II. **-.** La France, qui a coupé la tête à son monarque royal en 1793, puis à son monarque bancaire en 1993, a produit avec le Crédit Lyonnais une maquette au centième du paquebot qui est en train de naufrager aux États-Unis. L\'un et l\'autre ont subi le dédoublement pathologique de leur objet et de leurs fonctions. En France, ce fut la flottille de Mr Hyde, entourant le croiseur amiral du boulevard des Italiens du pauvre docteur Jekyll, flottille de corsaires armée pour faire ce qu'il « ne pouvait, ne savait, ou ne voulait pas faire ». Aux États-Unis, ce fut le système, multiple cent du modèle français, qui a dédoublé les banques régulées, et laissé agir, sans contrôle, les flibustiers qui ont inventé la pièce à une seule face, celle qui gagne toujours, renvoyant l\'autre, celle qui perd toujours, aux boulimiques de produits toxiques, dont le plomb était plaqué or par les agences de notation. Ces flibustiers ont agi comme le scorpion qui pique le chien sur le dos duquel il s\'est installé pour traverser la rivière, en provoquant le naufrage commun. Face à un tel désastre, on voit se multiplier les controverses sur le plan de sauvetage. En revisitant notre chère maquette française au centième, on peut juger de leur pertinence. III. **-.** Un débat, rigoureusement identique à celui qui agite le Trésor américain, sur les différentes formes du plan de sauvetage du Crédit Lyonnais a occupé un week-end de juillet 1995 au moment où un éphémère ministre des finances s\'interrogeait sur le choix à opérer entre défaisance, recapitalisation et faillite. Très critique face aux exigences des banques défaillantes à l\'égard de l\'État, il a souhaité un avis sur la convention de défaisance signée le 5 avril 1995 entre le gouvernement et le Crédit Lyonnais, soumise à la décision de la Commission européenne. La faillite du Crédit Lyonnais étant exclue, en raison de ses conséquences, la proposition a été faite d\'inverser le mécanisme de sauvetage prévu par la défaisance, à la manière de l\'inversion décidée récemment aux États-Unis. Il n'était plus question de défaisance. Le Crédit Lyonnais conservait ses actifs, y compris ceux, mélangés avec les filiales transférées au CDR, dont la toxicité les dévalorisait. Il convenait alors de recapitaliser la banque pour l\'aider à reconstituer ses forces avant de la vendre. La contrepartie d\'un tel projet était de mettre carrément en faillite toutes les filiales toxiques. Curieusement, cette proposition claire, simple, et probablement moins coûteuse, a disparu avec le ministre qui l'avait demandée. La convention d\'avril 1995 a été gravée dans le marbre de la loi en novembre 1995, sous la pression de la pensée de l'époque - la défaisance ou le chaos. Tout aussi curieusement, alors que le même parlement avait enquêté sur les difficultés du Crédit Lyonnais jusqu\'en 1992, alors que la Cour des comptes a enquêté sur le fonctionnement du CDR à partir de 1995, et que leurs conclusions ont été largement portées devant l'opinion publique, personne n'a jamais communiqué, au même niveau, sur les conditions dans lesquelles l'Etat s'est laissé enfermer dans la seringue de cette défaisance. Les Américains sont aujourd\'hui dans une situation identique. Ils en sont encore à « défaisance or not défaisance », renvoyant la patate chaude au futur président. Espérons, qu'avant le 20 janvier, il aura le temps de visiter la maquette au centième amarrée au bord de la Seine. Il y aura intérêt, car le Congrès américain sera plus réactif. Il ne laissera pas le bilan « delayed » en 2027, comme son homologue français l'a vu renvoyé en 2014, pour mieux atteindre le temps de l'oubli. IV. **-.** Alors que la controverse sur la défaisance n\'est pas complètement éteinte, les amis anglais, aussi attachés à leur royauté qu\'à leur banque, ont décidé de les sauver en les recapitalisant. C\'est la nationalisation sauvetage, laquelle, comme on dit maintenant, a du sens. Ce n\'est pas contestable, encore qu\'il faut choisir entre l\'actionnariat sans pouvoir et l\'actionnariat avec administration. Le débat mérite d\'être approfondi dans l\'hypothèse, évoquée dans les dîners parisiens, du retour de l\'État dans la direction des banques. Tout est possible quand nécessité fait loi et que les causes sont nobles. Faut-il encore apprécier les conséquences. À nouveau, il faut revenir vers la maquette au centième. Le Crédit Lyonnais a souffert d\'un mal mortel, celui d\'être détenu par un actionnaire étatique, étriqué et pingre, qui a conduit ses dirigeants à procéder au dédoublement évoqué ci-dessus, pour produire des résultats dignes de sa pole position dans la course européenne. En voulant ignorer que le jour où la menace de la ruine, inévitable, née de ce dédoublement, apparaîtrait, l\'actionnaire jetterait le bébé avec l\'eau du bain. Une entreprise, a fortiori bancaire, n\'est pas une administration dont on rogne le budget, dans la limite de la capacité que l\'on a de supporter les grèves et les mouvements sociaux que ces contraintes entraînent. Lorsque l\'État décide d\'être actionnaire d\'une banque, il s\'engage, comme dans le mariage, pour le meilleur et pour le pire. Il devient capitaliste obligé de financer son entreprise. En France, un tel engagement est utopique pour la simple raison qu\'il s\'étale sur le long terme alors que les échéanciers politiques restent fixés sur le court terme, donc soumis à des conjonctures et à des décisions volatiles. La satisfaction ressentie par la solution du problème immédiat, le plaisir d'une nouvelle nuit de noces entre l\'État et la banque, ne doivent pas faire oublier cette réalité. L\'affaire se complique lorsque l\'État actionnaire devient administrateur. Il prend en charge immédiatement l\'ensemble des calculs individuels de toutes les parties prenantes à l'entreprise. Pour les autres actionnaires, c'est le signal de la perte de l'autonomie de gestion des trois composantes de leur propriété, le droit de disposer - abusus -, le droit d'usage - usus -, et le recueil des résultats - fructus -, qui peuvent déclencher le sauve qui peut. Pour le personnel, c'est le signal du retour de la politique dans le débat social interne et la perspective de retrouver places et autorité dans les organes de décision. Pour les concurrents, c'est le signal de la montée des risques de distorsion de concurrence qui conduit à faire entrer les autorités européennes dans l'arène. Le plus grave vient du comportement des clients. De l\'instant où un emprunteur trouve en face de lui un État prêteur, il dispose de moyens d\'influence à l\'égard du professionnel de la politique qu\'il n\'a pas à l\'égard du professionnel du risque financier. La difficulté vient de ce qu\'il est impossible d\'analyser et de chiffrer les conséquences du comportement des clients qui vont tout faire pour tirer le maximum d\'argent de l\'État prêteur pour en rendre le minimum à l'Etat percepteur. Le marché ainsi créé d'un droit au crédit, négociable par tous les moyens, a corrompu une partie du secteur bancaire nationalisé et libéré à la fin des années 80. L'argument selon lequel l'État, qui dispose de l'argent du contribuable, en contrôle l'usage, est parfaitement pertinent, en théorie. Mis en pratique il produit des effets inverses au but recherché, par la faute de cet insupportable gêneur qu'est tout homme. Aux EtatsUnis comme en France, ceux qui signeront les pactes d'actionnaires et se distribueront les postes d'administrateurs dans les banques nationalisées devront avoir la main tremblante. Elémentaire mon cher PAULSON.
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[ "jean-pierre chamoux" ]
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OUI AU RENFORCEMENT DES FONCTIONS RÉGALIENNES DE L\'ETAT. NON AUX GRANDS TRAVAUX
# Oui au renforcement des fonctions régaliennes de l\'Etat. Non aux grands travaux Quel est le bon dosage des interventions de l'Etat dans l'économie ? Comment restaurer la confiance ? Jean-Pierre Chamoux s'inquiète moins des modalités de la reprise économique à venir que des dérives et de la dispersion des outils de la puissance publique dans notre pays. **On ne cesse de comparer la crise actuelle à celle de 1929. Est-ce une référence pertinente ou un raccourci révélateur d'ignorance ou d'oubli ?** Jean-Pierre Chamoux : Elle en diffère par au moins trois facteurs nouveaux qui caractérisent la période présente par opposition avec l'époque d'avant-guerre : a/ l'extraordinaire diffusion du bien-être à travers la planète ; b/ la prépondérance des activités de services dans tous les pays développés ; c/ le rôle fondamental de l'intermédiation financière pour nourrir l'innovation et la création d'entreprise. J'en déduis que les analystes de la crise actuelle ne peuvent extrapoler ni le diagnostic porté sur 1929, ni a fortiori s'inspirer des remèdes du passé pour tenter de régler les difficultés présentes. ## Chocs de 1973, 1978, 1987, 1993, 2000,2007-2008 : quel est celui qui a fait le plus de dégâts ? JPC : Les deux crises dites « du pétrole » ont profondément plombé l'Europe occidentale et nous en gardons encore des stigmates, de ce côté de l'Atlantique au moins. La crise de confiance de 2000 fut absorbée rapidement grâce au ressort du reste de l'économie, à l'optimisme des entrepreneurs de la « nouvelle économie » qui a continué de grandir depuis et à l'adaptabilité du milieu américain des affaires, notamment de la communauté financière qui avait déjà eu le nez creux en soutenant les NTIC depuis longtemps. Ce qui distingue la crise post-subprime, c'est sa dimension immédiatement planétaire et son effet implosif immédiat sur la richesse patrimoniale de tous et partout. Cette crise écrase tous les avoirs à travers le monde, de toute nature et de toute provenance. C'est ce qui la rend « systémique », donc si grave . A ce titre, elle est de la magnitude de celle de 1929, mais ni de même nature, ni de même contexte. ## Quel jugement portez-vous sur le rôle des médias pendant la crise actuelle ? Sont-ils des générateurs ou des réducteurs d'angoisse ? JPC : Je suis dubitatif sur les explications de texte : j'ai très peu lu de rappels aux modes de fonctionnement réel des banques et des bourses, notamment pour souligner que ces activités sont profondément intégrées au coeur de chacun de nos Etats, qu'aucune novation ne peut être mise sur le marché sans avoir reçu l'aval préalable des autorités publiques (Trésor, autorités de contrôle ou de marché qui sont très proches de la fonction publique etc.) et que, en bref, ni la banque, ni les assurances, ni aucun autre intermédiaire financier ne vit sans rester en osmose avec ses autorités de tutelle, qui sont des personnes publiques partout dans le monde. En d'autre termes, j'aurais aimé entendre et lire que cette profonde interaction entre le milieu financier et la machine d'Etat impose à ce dernier d'assumer le risque systémique non seulement comme prêteur de dernier ressort (l'argument courant pour justifier son intervention aujourd'hui) mais aussi parce qu'il est finalement à la source de toutes les procédures financières, ce qui doit impliquer qu'il assume les conséquences de ses actes tutélaires. ## L'empirisme de Nicolas Sarkozy vous est-il une bonne méthode de traitement ? JPC : Le président français a pu mettre en valeur sa grande aptitude à réagir rapidement et franchement à un événement imprévu. Son ton et sa vivacité réactive ont pris ses partenaires de vitesse, lui donnant un avantage compétitif indéniable. Il a de plus la baraka d'avoir été le président en exercice de l'Union au moment crucial et il a su en tirer parti. Le problème sera de transformer cette action immédiate en travail de long terme, d'assurer le suivi quotidien des intentions initiales et de garder la main sur les remèdes. Avec un œil dubitatif sur ce candidat, je m'interrogeais pendant la campagne présidentielle sur son tempérament profond : « fera-t-il un empire libéral ou un empire autoritaire ? » Nous avons aujourd'hui une bribe de réponse à ce propos. Il ne privilégie guère la libéralisation économique dans ses penchants actuels, ce que je regrette car je ne pense pas que la démarche étatique soit la plus dynamisante pour notre vieux pays qui a besoin de se prendre en mains... ## Un nouveau partage des territoires entre l'Etat et le marché est-il souhaitable ? JPC : Contrairement au lot commun, je continue de plaider en faveur d'une concentration de la puissance publique sur ses fonctions régaliennes. Sans entrer dans une argumentation soutenue, il suffit de rappeler ici que notre Etat est d'abord exsangue (et que ses promesses d'intervention sont donc un pousse au crime de la dette) ; que les rares moyens budgétaires qui seront déplacés vers l'intervention économique manqueront à l'exercice des fonctions régaliennes qui souffrent plus que les autres des aléas de la conjoncture depuis des lustres (armée, police, diplomatie par exemple) ; et pourtant ce sont ces fonctions régaliennes qui sont le corollaire essentiel d'une action politique crédible à l'extérieur de nos frontières, action que par ailleurs notre président affirme vouloir dynamiser. Nous savons, de plus, que l'interventionnisme suscite la collusion entre les groupes d'intérêt les plus puissants et l'administration, collusion qui nourrit aussi la corruption en élargissant le champ du patronage politique. Je continue donc de plaider fortement pour que la crise soit l'occasion non d'un retour à la politique industrielle, mais au contraire de la renaissance des vraies fonctions politiques auxquelles j'aimerais que se consacre un Etat fort, mais moins providentiel. ## Comment voyez-vous évoluer les rôles de l'Etat. 1/ en tant que pompier de l'économie dans les périodes de crise. 2/ en tant que régulateur ? JPC : Je ne vois l'Etat que comme l'assureur de ses propres décisions en matière d'organisation des marchés et de finance. Quitte à revoir ultérieurement son rôle, sur une base moins ambiguë qu'aujourd'hui, dans l'organisation des marchés et dans les mécanismes de crédit ou d'assurance. Si la puissance publique était moins intervenue pour faciliter le crédit hypothécaire sans apport personnel aux Etats-Unis, sans doute n'y auraitil pas eu la crise des « subprimes ». Si l'Etat est condamné à éteindre l'incendie financier, c'est aussi en raison de sa tendance pyromane ! Quant à la régulation, elle mérite aussi d'être à nouveau politiquement évaluée : depuis une bonne trentaine d'années, précisément depuis la loi dite « Informatique & libertés » du 6 janvier 1978, la puissance publique n'a cessé de se défausser des tâches politiquement sensibles ou administrativement délicates sur des « autorités administratives indépendantes » qui, dans un premier temps, lui ôtent une épine du pied ; mais qui, dans la durée, entrent en conflit larvé avec l'autorité régalienne. Nous en avons de multiples exemples, très actuels : avec la CNIL, avec le CSA, la Halde, voire avec le Conseil de la concurrence dont les actes, sur la longue période, entrent parfois aussi en conflit avec l'exécutif, à un moment ou l'autre. J'ai du mal à admettre cette démultiplication de l'autorité publique qui me fait penser à un fin de règne où chacun rêve de reconstituer un fief inexpugnable, hors d'atteinte du politique, prétendument choisi pour sa compétence mais échappant finalement à toute responsabilité publique car il ne rend compte qu'à luimême ou à ses pairs, certainement pas au suffrage universel. Après en avoir goûté quelque temps, je crois avoir vraiment fait le tour de ce type d'institution : en démocratie représentative, c'est un leurre qui ne trompe que ceux qui veulent bien être trompés. Je ne vois finalement plus que deux circonstances qui justifieraient un mécanisme de régulation publique extérieur à l'exécutif : celui de gérer une transition entre un état A et un état B définis à l'avance par un choix politique (choix promulgué par les instances exécutives par exemple entre un régime de monopole public et une situation de marché comme pour le téléphone cellulaire ; ou procédure de défaisance comme hier pour le Crédit Lyonnais et aujourd'hui pour AIG aux Etats-unis) ; et celui d'administrer un bien public selon des règles fixées elles aussi à l'avance par l'autorité politique, à l'intérieur d'un cadre administratif qui ne porte pas préjudice à l'autorité judiciaire (cas de l'assignation par enchères des fréquences radio-électriques ou de l'analyse pré-contentieuse des situations de marché, l'une des tâches qui échoit pour le moment au Conseil de la concurrence. Hors de ces situations transitoires ou de gestion publique délégués, je ne crois plus aux vertus de la régulation « indépendante », ni chez nous, ni ailleurs. Ses failles ont alimenté des piles entières de livres qui explorent les effets pervers ou les simples travers de ces institutions qui ne sont pas une panacée ! Que l'Etat, lorsque c'est son rôle, assume la conséquence de ses actes ! ## Quel contenu concret mettez-vous dans les mots « confiance » et « valeur » ? JPC : La confiance est une clé des échanges économiques et financiers. Très bien décrite par Peyrefitte dans sa thèse qui fut l'un de ses best-sellers (« La société de confiance »), on doit la prendre pour ce qu'elle est : une alchimie mystérieuse . Mais essentielle à la vie . Quant à la valeur, c'est une notion que j'estime particulièrement sensible aux circonstances, au contexte et au climat . La simple idée qu'il puisse exister une valeur immanente à quoi que ce soit est une contre-vérité que propagent pourtant les meilleurs traités de gestion ou de comptabilité. Nous avons un long chemin à faire pour reconnaître la valeur pour ce qu'elle est vraiment : un effet des circonstances particulières d'un marché. ## La référence à Keynes est-elle opportune ou aberrante dans la conjoncture actuelle ? JPC : Le keynésianisme est historiquement daté. Son heure de gloire (il en a eu une au lendemain de la guerre) est derrière nous. Le monde de nos enfants n'est plus du tout celui dans lequel Keynes et ses élèves de Cambridge ont vécu. Les frontières ouvertes de nos pays, la communauté économique, la monnaie internationale qui est la nôtre sont d'une autre veine que la livre de 1930. Ce n'est pas une aberration de raviver la pensée keynésienne ; c'est de la nostalgie mal à propos dans une crise comme celle que nous vivons . ## Dans l'économie réelle, les dysfonctionnements sont physiquement visibles. Ils ne le sont pas dans l'économie immatérielle. Comment percer le mur d'opacité du monde virtuel ? JPC : J'apprécie beaucoup cette façon de poser la question ! Mais je la perçois comme une simple opposition rhétorique, car elle ne correspond guère à une réalité empirique. Arcelor vient de démanteler de nouveaux hauts-fourneaux. C'est une conséquence directe de la crise financière. De ce seul fait, la valeur des actifs tangibles de cette industrie lourde (le parangon de l'actif concret pour nos économistes classiques) est tombée brutalement à zéro. Les friches industrielles qui les supportent deviennent un poids à tirer, ce ne sont plus des actifs fonciers négociables car il faudra les dépolluer, les démanteler etc. le tout à grand frais. Même dans l'industrie manufacturière la plus durable (sur le papier) et la plus lourde en capitaux, comme l'acier, la conjoncture que nous traversons peut réduire à zéro des actifs très concrets qui non seulement fondent du jour au lendemain comme neige au soleil, mais deviennent encombrants à gérer. J'attends que l'on me démontre la différence de nature ou même de degré entre ces actifs tangibles et l'évaluation d'un « goodwill » ou d'une chalandise commerciale. Ce sont les circonstances du marché qui rendent les actifs négociables, ils ne possèdent aucune « valeur immanente » qui serait tombée du ciel et durerait indépendamment des circonstances. Demandez à un administrateur judiciaire ou à un commissaire-priseur ce qu'ils en pensent, eux qui sont confrontés chaque jour au défi de tirer parti d'un actif inscrit au bilan d'une entreprise ou d'un patrimoine familial mais qui ne trouve plus preneur qu'à la casse... L'actif ne vaut que s'il trouve une contrepartie le jour où l'on tente de le négocier contre des espèces. Sinon, sa valeur est mythique. Qu'il soit matériel ou incorporel ne change rien à l'affaire. ## Comment voyez-vous l'Acte 2 de la crise actuelle ? Au regard des expériences du passé, quel est selon vous le chantier prioritaire ? JPC : Le chantier prioritaire est de rendre confiance aux gens, de restaurer un minimum de crédit courant, de faire fonctionner le marché interbancaire, etc. Au-delà, les grands travaux sont un remède pire que le mal car ils imposeraient, dans notre contexte européen en particulier, des procédures internationales interminables sans compter l'appel aux importations de toute nature comme l'a très bien montré la relance mitterrandienne. Ils pousseraient à un endettement public supplémentaire qui ferait probablement renaître une réelle inflation.
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[ "michel drancourt" ]
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KEYNES AVAIT OUBLIÉ L'ENTREPRENEUR
# Keynes avait oublié l'entrepreneur En 1929, la population mondiale était de moins de 2 milliards d'habitants. La crise de 2008 frappe une planète de 6,5 milliards de personnes explique Michel Drancourt. Et jamais une sortie de crise n'a autant dépendu d'une concertation internationale. ## **La comparaison entre 1929 et 2008.** Quelques points communs, notamment le désordre du crédit, déjà, aux Etats-Unis. En 1929, on empruntait pour spéculer. Avant 2008, on prêtait à des insolvables et, en plus, on « titrisait » les titres d'emprunts avec l'espoir de diluer les risques. En 2008, plus de 6,5 milliards de personnes sur terre, au lieu de moins de 2 milliards en 1929. En 2008, une nouvelle économie très « tertiarisée », donc beaucoup moins « mesurable ». - En 2008, beaucoup plus d'échanges mondiaux et solidarité de fait des économies majeures. - En 1929, le « non dialogue » entre les pays occidentaux et entre Européens (les autres comptent peu) finira par conduire à la guerre. En 2008, des tentations protectionnistes existent encore, mais les gouvernants, ou à tout le moins certains d'entre eux, savent les dégâts qu'elles peuvent entraîner. ## Ce qui caractérise la crise de 2008. C'est une crise de confiance dans le système. Or la confiance est la base du capitalisme efficace. Trop de prêteurs et de « court-termistes » l'ont oublié. Le doute sur le système peut affecter les parcours personnels. ## Le choc de 1973. Il a été le rappel brutal d'un autre risque, celui de l'énergie chère, alors que la prospérité était liée à l'énergie bon marché, celle-ci est revenue dans les années 80 en jetant un rideau de fumée provisoire sur la vulnérabilité d'une société « à l'américaine ». ## L'impact sur la vie personnelle. Quand les valeurs boursières dégringolent, il vaut mieux ne pas avoir « à vendre ». ## L'attitude des médias. Ils sont trop souvent amplificateurs d'informations fondées ou non et de peurs. Rien n'est pire que les annonces « dramatiques » des journaux télévisés qui ne sont pas suivies par des explications accessibles au plus grand nombre. ## La combinaison multimédia. La presse spécialisée en général a assez bien informé. La presse grand public le fait parfois. Il y a de bonnes chroniques à la radio, mais il faut les suivre. Internet c'est un fourre-tout où cohabitent le bon et le mauvais (on évoque ici les médias français mais aussi anglosaxons et germaniques). En réalité, en France notamment, la formation économique est très partielle et parfois très partiale. ## L'empirisme de Nicolas Sarkozy. Le président a le sens de l'instant. A-t-il celui de l'horizon ? ## Les Français et le libéralisme. Beaucoup de Français ont acheté et peut-être lu « l'horreur économique » tout en cherchant le « toujours plus », autrement dit cette même horreur. Comme ils veulent des boucs émissaires le marché est tout trouvé. ## Le rôle de l'Etat. Le partage des territoires entre l'Etat et le marché ? En France ou dans le monde ? Tant que la crise est grave, on souhaite l'action de l'Etat, pour la redistribution (mais avec quel argent ? ), et pour les investissements (mais avec quel argent ?). Le partage du territoire entre Etat et marché dépend beaucoup de données économiques et financières. Quand les revenus s'affaissent et que l'emploi est fragile, on compte sur l'Etat. Quand l'activité bat son plein, on est moins « étatiste ». A cela s'ajoute en France la tradition colbertiste et anarcho-socialisante. ## Pour sortir de la crise. La résolution de la crise passe obligatoirement par des accords internationaux. Sinon on restera longtemps en crise. ## L'Etat sauveteur ou régulateur. Le pompier éteint l'incendie et prodigue les premiers secours aux blessés. Après, il essaye de limiter les risques de nouveaux incendies. ## Les incantations en faveur de l'Etat actionnaire. Elles sont le signe d'une erreur, celle de croire que l'Etat peut éviter ou limiter les effets des crises alors qu'il a seulement celui d'en réparer un peu les conséquences. Elles sont aussi, en France, la revanche des étato-protectionnistes qui ont peur du grand large ou même d'un peu mieux d'Europe. ## Les mots-clé de la crise. La « confiance », c'est le fondement du capitalisme libéral. La « valeur » est un terme imprécis utilisé pour ne plus dire bénéfice ou profit. ## L'icône Keynes. Il est l'économiste qui donne à l'Etat un rôle d'acteur et pas seulement d'arbitre. Le keynesianisme se caractérise essentiellement par des analyses sur l'emploi et l'activité économique, la monnaie, les taux d'intérêt, le rôle des prévisions, la politique économique, sujets qui sont d'une permanente actualité mais qu'il faut situer dans un contexte en forte évolution. Keynes néglige le rôle des entrepreneurs en tant qu'acteurs essentiels, et celui des évolutions techniques majeures. Il oublie que pour qu'il y ait emploi, il faut aussi des employeurs. Son apport cependant est important même aujourd'hui, à condition de ne pas en faire un remède miraculeux, et de tenir compte enfin de réalités considérables comme celles de l'environnement et de leur coût réel, comme l'a recommandé dès 1920 Arthur Pigou qui était loin d'être keynésien. ## Le réel et le virtuel. La notion d'économie immatérielle est floue. Est-ce que qu'IBM est une entreprise immatérielle ? Par ailleurs, à trop parler du virtuel, on oublie que le virtuel a un coût, mais aussi des utilités. Sans doute faut-il renforcer les méthodes comptables pour mieux « l'intégrer ». ## Rendre des comptes. Le faire avec les instruments dont on dispose mais viser plus la durée que l'instantanéité. A trop chercher des profits à court terme, on investit peu ou mal. Donc on prépare les crises de demain. ## L'acte 2 de la crise. Viser des avancées mondiales. Mais être conscient du fait que pour déboucher au niveau mondial, les politiques sont longues à mettre en œuvre. Miser sur les « ensembles », l'Europe de l'euro, l'Asean, les Etats-Unis, par exemple, et tenter ensuite des actions plus larges. Introduire dans ces actions des opérations majeures au regard du développement durable, par exemple relatives à la mer, à l'épuration des eaux, aux déchets, à l'agriculture, aux villes et bidonvilles tentaculaires. Par ailleurs, chaque « grande région » a des chantiers prioritaires, par exemple la production d'énergies non fossiles.
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[ "claude riveline" ]
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LES MATHS ET LE CRÉPUSCULE DES LUMIÈRES
# Les maths et le crépuscule des Lumières ## Et maintenant, que peut-il se passer ? On ne peut pas complètement écarter l'hypothèse d'une grande catastrophe car l'enchaînement d'une crise financière, d'une crise économique et d'une crise sociale a conduit dans le passé à de tels malheurs, dont le triomphe du nazisme en Allemagne est un exemple. Il vaut mieux y penser pour s'en protéger. Mais plus certainement, je vois à la crise actuelle des conséquences qui ne sont pas toutes mauvaises, et que j'engloberai sous l'étiquette de crépuscule des Lumières. Les Lumières sont une religion qui est apparue au XVIIIe siècle, et qui place au-dessus de toutes les valeurs la raison, les sciences et leur langue sainte, la mathématique, dont les prêtres sont des hommes blancs occidentaux qui ont la générosité de penser que tous ceux qui ne leur ressemblent pas encore leur ressembleront un jour, et qui pensent aussi que les questions économiques comptent plus que toutes les autres. Chacun des termes de cette énumération est mis à mal par les événements actuels et, à condition de ne pas jeter tous les bébés avec l'eau du bain, on peut espérer trouver des principes plus adaptés aux réalités de l'époque. La toute récente promotion des Noirs et des femmes aux USA, la réussite des Jeux olympiques de Pékin, la déroute des maths financières, tout cela va dans le même sens. PS : je ne suis guère en mesure d'être plus précis sur le traitement de la crise, sinon pour recommander de réfléchir avec sérieux, sans entraves mais avec discipline. L'Ecole de Paris du management, à cet égard, me paraît une institution d'une miraculeuse pertinence dans la présente conjoncture.
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[ "pierre-noël giraud" ]
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PLUS D'ETAT ? OUI, MAIS DANS LES BIENS PUBLICS PLUTÔT QUE DANS LA FINANCE
# Plus d'Etat ? Oui, mais dans les biens publics plutôt que dans la finance ## La comparaison de la crise actuelle avec 1929. Ce n'est pas la bonne référence. Ce serait plutôt la crise financière des années 90 au Japon. ## Le rôle des médias. Comme toujours, ils vont dans le sens de l\'opinion générale. ## Le retour du thème de « L'horreur économique » en France. Je ne crois pas à la thèse des réflexes « anti marché » des Français. ## Faut-il un nouveau partage des territoires entre l'Etat et le marché ? Il est souhaitable, dans le sens de plus d\'État. Mais pas nécessairement dans le domaine financier. En revanche, dans le domaine de l\'environnement et de la production des biens publics, en particulier des biens publics mondiaux, certainement. La question se posait donc déjà bien avant la crise. La crise risque au contraire de détourner les Etats de fonctions qu\'ils doivent prendre en charge. ## Quel est le point central de résolution de la crise ? La crise sera « résolue » quand les anticipations redeviendront optimistes, et quand la question de savoir qui va perdre (j\'appelle cela la purge du « mistigri ») aura été réglée. Faire ce qu\'il faut pour favoriser ce retour de la confiance relève des gouvernements. Une réforme de fond du système financier est autre chose. Est-elle souhaitable ? Est-elle possible ? Ces questions me semblent encore très ouvertes. Et de toute façon, cela ne se fait pas à chaud. ## Comment voyez-vous évoluer les rôles de l'Etat ? En tant que pompier, rien de nouveau à inventer. En tant que régulateur du système financier, on ne réformera à mon avis qu\'à la marge, une fois la crise passée. ## Quel contenu concret mettez-vous dans les mots « confiance » et « valeur » ? Ces deux mots me paraissent extrêmement concrets dans la langue naturelle. Il suffit de les utiliser en économie et en finance dans leur sens ordinaire. ## La référence à Keynes est-elle opportune ou aberrante ? Je crois me souvenir que Keynes disait que la plupart des politiciens et une grande majorité des économistes vivants étaient victimes de la pensée d\'économistes morts depuis longtemps... Milton Friedman aussi est mort. ## Economie réelle, économie immatérielle. Comment percer le mur d'opacité du monde virtuel ? Pour moi, la finance n\'a absolument rien de « virtuel ». C\'est bien plutôt dans l\'économie dite « réelle » qu\'on trouve de « l\'immatériel » : les marques par exemple, ou tout simplement le savoir. Il n\'est qu\'à se demander de quoi dépendent le chiffre d\'affaires et les résultats d\'une entreprise du monde « réel » : de la surface des locaux, du poids des machines et du nombre d\'employés ? Par ailleurs, la finance est certainement l\'un des domaines de l\'économie où la subjectivité est réduite au minimum. Naturellement, ce minimum n\'est pas nul, en raison de l\'incertitude irréductible de l\'avenir. ## Existe-t-il des instruments permettant d'assurer la « traçabilité des risques » ? Je suppose qu\'il faut comprendre la question comme : « existe-t-il des moyens sûrs d\'évaluer le risque d'un actif financier, en particulier des actifs très sophistiqués ? » Dans ce cas, la réponse est : non, sinon pour les actifs « sans risques », qui en pratique n'existent pas. ## Face aux limites des techniques comptables, comment mieux répondre à l'impératif de « rendre des comptes » ? Toute norme comptable est une convention. Toutes les conventions comptables ont des avantages et des inconvénients. C\'est pourquoi en pratique, les analystes en utilisent en fait plusieurs, et « retraitent » les comptes, quelle que soit la façon dont ils sont initialement présentés. ## Comment voyez-vous l'Acte 2 de la crise actuelle ? Il est temps que les gouvernements des grandes puissances économiques (Chine comprise) coordonnent leurs politiques économiques. C\'est pour moi la réforme prioritaire. ## Les thèses néo-protectionnistes ont-elles une chance de rencontrer un écho dans notre pays et chez nos partenaires ? Non. Le monde est beaucoup trop imbriqué pour cela. Les firmes globales ne le voudront pas. Les grands pays émergents non plus.
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institut présaje
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[ "thomas paris" ]
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LA DÉROUTE FINANCIÈRE ET LES VERTUS DE L'HYPNOSE OPHIDIENNE
# La déroute financière et les vertus de l'hypnose ophidienne Aie confiance ! Aie confiance ! répète-t-on sans cesse à Monsieur-tout-le-monde. La crise financière rappelle tout à la fois le Livre de la Jungle et l'Arche de Noé à Thomas Paris. Un regard ironique et impertinent sur un jeu de piste qui tourne mal. La crise financière a été analysée en long, en large et en travers par les meilleurs experts, et beaucoup d'autres. C'est une simple histoire de moutons, de pigeons, de papillons et de mouches. Aux Etats-Unis, des prêts immobiliers ont été octroyés à l'envi sur l'idée que l'augmentation des prix des biens achetés en permettrait le remboursement. Tant que tout le monde joue le jeu, cela marche tout seul. C'est le principe des chaînes auxquelles tous les enfants ont été invités un jour à participer : envoyez une carte postale à quatre amis, et au bout de quelques semaines, vous en recevrez deux cent cinquante-six. Seul hic : jamais aucun enfant n'a reçu deux-cent cinquante-six cartes postales, tout simplement parce que dès qu'on s'efforce d'analyser les choses, on se rend compte que cela ne peut fonctionner à l'infini. Qui refuse d'être mouton, à suivre le mouvement sans réfléchir, craint d'être le pigeon, celui qui envoie ses quatre cartes et n'en recevra au mieux qu'une ou deux. On vous promettait de multiplier votre capital par soixante-quatre et vous vous rendez compte que vous risquez de vous retrouver tondu... Ensuite, ce n'est plus qu'une histoire de papillon, ou plutôt d'effet papillon : si l'un refuse de jouer le jeu, tout s'écroule. Dans la crise des subprimes, les prix se sont effondrés, les acheteurs n'ont pas été en mesure de rembourser, ils ont dû se séparer de leurs biens à bas prix, ce qui a fait chuter le marché, et mis d'autres acheteurs à risque en situation difficile et dans l'obligation de vendre. Résultat, de grandes entreprises parfaitement établies tombent comme des mouches... Voici ce que nous enseigne la crise : il faut avoir confiance. Aveuglément. « Aie confiance, aie confiance », chantait Kaa, le boa hypnotiseur du Livre de la Jungle de Walt Disney, le même refrain qu'entonnaient les banquiers qui octroyaient des prêts risqués et que reprennent aujourd'hui en chœur - le chœur des pompiers ! - tous les dirigeants de la planète. Confiance aux investisseurs, ceux qui ont détourné une partie non négligeable des cartes postales que s'envoyaient les enfants. Confiance aux banquiers, dont plus personne ne peut être sûr qu'ils ont encore votre argent au coffre. Confiance en la monnaie, qui du jour au lendemain peut perdre la moitié, voire les deux tiers de sa valeur. Confiance dans les institutions, quand des pays parmi les plus prospères sombrent soudain dans le marasme le plus noir. Confiance aux économistes, qui expliquent tous ce qui s'est passé... mais après coup, et avec un imperturbable aplomb. Pfft... Tiens, une grande banque vient de s'effondrer. Une institution, vieille d'un siècle et demi. Pfft ! Comme un château de sable. Vingt-cinq mille personnes sur le carreau. Mais faites comme si de rien n'était : l'économie réelle n'est pas encore touchée. Aie confiance, aie confiance... L'économie est bâtie sur la confiance. Que se passe-t-il quand tous les piliers sur lesquels elle repose semblent soudainement ébranlés ? Ce qui frappe dans cette crise, c'est que, du jour au lendemain, Monsieur Tout-le-monde ne sait plus à quel saint se vouer. À quoi peutil encore se raccrocher, à quelle valeur qui ne perdra pas sa valeur du jour au lendemain ? Adieu veaux, vaches, cochons... : plus aucune certitude sur l'avenir, même proche, ne résiste. Veaux, vaches, cochons, moutons, pigeons, papillons, mouches... Cette crise rappelle les aventures de l'arche de Noé : tous sur un même bateau à attendre la fin d'un déluge, ballottés par des flots aux mouvements parfaitement imprévisibles. Et malgré les chants hypnotiques des boas, il faut bien se rendre à l'évidence : cette fois-ci, Noé n'est pas à bord.
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institut présaje
2008-12-01
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[ "françois roche" ]
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UN GRAVE CONTRECOUP POUR LA RUSSIE, OU LES LIMITES DE « L'ÉCONOMIE SPÉCULATIVE DIRIGÉE »
# Un grave contrecoup pour la Russie, ou les limites de « l'économie spéculative dirigée » Les puissances occidentales ne sont pas les seules frappées durement par la crise financière et économique. La Russie en subit de plein fouet les conséquences comme l'explique François Roche. La Russie traverse à nouveau une période de crise. Comme les autres pays pourrait-on dire. Pas tout à fait, tant le « système » dans lequel vit la Russie depuis quelques années ne peut se comparer à nul autre. Dans cette phase aiguë de crise financière en Russie, il est difficile de faire la part des causes « globales », liées aux « subprimes », à la baisse des cours du pétrole et des autres matières premières, et des causes « domestiques » propres à la façon dont l'économie du pays est dirigée. Jusqu'à l'été dernier, le modèle de développement de la Russie, dont Vladimir Poutine avait fait l'actif essentiel de son bilan, c'était ce que l'on pourrait appeler « l'économie spéculative dirigée ». Autrement dit, les opposés : le renforcement du contrôle de l'Etat sur des pans entiers de l'activité (et notamment l'énergie, les matières premières et les industries aéronautique et de défense), mais en même temps un laissez faire assez généralisé dans le domaine de la régulation financière et bancaire. Rosneft, la compagnie pétrolière contrôlée par l'Etat, est le symbole presque parfait de cette « économie spéculative dirigée » : l'entreprise fut à la fois l'instrument du Kremlin pour « nationaliser » les actifs de l'ancienne compagnie Yukos, mais elle fut aussi introduite à la bourse de Londres en juillet 2006, d'une façon triomphale, pour célébrer la tenue du sommet du G8 à Saint-Pétersbourg. Rosneft, entre 2004 et 2006, a vu sa valeur passer de 6 à près de 100 milliards de dollars. Entre 2005 et 2007, la bourse de Moscou a davantage progressé que tous les autres marchés financiers des pays émergents. La valeur des entreprises russes a explosé, sur la base de ces cours de bourse largement surévalués mais qui n'étaient que le produit de la spéculation ambiante et de la recherche de profits maximum de la part des fonds d'investissements du monde entier. Toutes les grandes banques internationales ont voulu prêter à ces grandes entreprises russes qui se sont mises en quête de « cibles » aux Etats-Unis et en Europe, d'autant plus faciles à avaler que le financement ne posait pas de problèmes. Cette démonstration de force du capitalisme russe est allée de pair avec l'enrichissement de l'Etat, au travers des revenus de la fiscalité pétrolière, principale pourvoyeuse de ressources budgétaires. C'est cette puissance financière nouvelle, cumulant les produits de la spéculation financière et les recettes fiscales liées aux exportations de matières premières qui a permis à Vladimir Poutine de mettre en scène la nouvelle puissance russe. Laquelle a connu son apogée avec les événements d'Ossétie du sud et de Géorgie en août dernier. Plusieurs économistes internationaux de renom, comme Anders Aslund, avaient attiré l'attention de leurs collègues russes et des ministres compétents sur le danger de lier son futur à la conviction que les cours des matières premières ne pouvaient plus baisser\... La Russie semblait immunisée contre toute crise puisque pourvue de cette rente inépuisable. Du coup, l'argent a coulé à flot, sauf dans la Russie qui en avait le plus besoin, celle des campagnes et des villes industrielles de l'Oural, de Sibérie ou d'Extrême Orient. La crise financière a tout ravagé de façon très brutale. Entre mai et novembre 2008, la valeur des grandes entreprises russes s'est effondrée. La capitalisation de Norilsk Nickel, par exemple, premier producteur mondial de nickel, a fondu de plus de 70%, comme celle de Rusal, premier producteur mondial d'aluminium. Endettés auprès de banques étrangères et ayant fourni comme garantie des actions aux cours d'avant la crise, ces groupes ont été confrontés à un manque de liquidités au moment où les banques russes étaient dans la même situation. Deux crises se sont donc superposées : celle née du manque de liquidités et de l'effondrement des marchés, la seconde provoquée par la baisse très rapide et très forte de toutes les matières premières. Les autorités russes sont autant démunies que les autres devant la rapidité avec laquelle la situation des banques et des entreprises s'est dégradée. Heureusement, le ministre des finances, Alexei Kudrin, avait stocké, dans un Fonds de réserve, une partie des excédents pétroliers, ce qui permettra à l'Etat de gommer les effets les plus négatifs de la crise sur les finances publiques et sur les dépenses sociales qui vont probablement exploser, compte tenu de la conjoncture très dégradée des industries métallurgiques et minières. Les conséquences de cette crise pour la Russie sont aussi politiques. Le système bâti par Vladimir Poutine n'a pas tenu le coup et la Russie ne fait plus peur à grand monde par les temps qui courent. Le président Dmitri Medvedev, qui souhaite affermir son pouvoir et étendre son influence sur les milieux économiques et industriels, peut y trouver l'occasion de démontrer ses talents de gestionnaires et mettre en œuvre le grand projet auquel il dit vouloir s'atteler : la transformation de la Russie en une « communauté prospère de citoyens libres, basée sur des lois honnêtes », selon ses propres termes^1^ . *^1^ Cette formule est extraite de l'adresse du président Medvedev aux assemblées, une sorte de discours sur l'état de l'union, un texte fort intéressant dont on peut lire la traduction anglaise sur le site du Kremlin :http://www.kremlin.ru/eng/sdocs/speeches.shtml*
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institut présaje
2008-12-01
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[ "bertrand collomb" ]
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DES CONVULSIONS QUI ANNONCENT UN NOUVEL ORDRE MONDIAL
# Des convulsions qui annoncent un nouvel ordre mondial Au-delà des déchirures du moment, c'est un nouveau cycle de développement qui se dessine, explique Bertrand Collomb. A court terme, la nouveauté c'est la réaction rapide et massive des entreprises européennes face au risque de récession. Le monde assiste depuis le mois d'août 2007 à la mise en place du décor dans lequel va fonctionner l'économie au cours de la prochaine décennie. Le nouvel ordre mondial naît dans les convulsions. Depuis seize mois, chaque jour apporte son lot de surprises. Des événements d'ordre conjoncturel se mêlent à des transformations d'ordre structurel. Il n'est pas toujours facile de faire le tri entre le fait majeur et la péripétie mais chacun sent bien que l'on entre dans une nouvelle phase de développement économique. Avec peut-être plus d'aspects positifs qu'on ne l'imagine dans le climat tendu du moment. **La conjoncture.** L'épicentre de la crise, c'est l'effet de levier excessif recherché par les banques sur des marchés où l'on avait oublié la loi des cycles économiques. Celles qui ont échappé à la faillite ou au rachat en catastrophe par des concurrents s'imposent maintenant des cures drastiques. Elles taillent dans leurs effectifs, déplacent leurs cadres dirigeants et font la chasse aux fonds propres. Elles réfléchissent à la base d'effet de levier sur laquelle elles entendent désormais se caler. Et dans l'immédiat, elles se préoccupent activement de la physionomie de leur bilan au 31 décembre 2008. Les entreprises devront donc attendre le début de 2009 pour en savoir plus sur la nouvelle politique de crédit des banques avec lesquelles elles travaillent. Comme on pouvait s'y attendre, la contraction brutale du crédit a eu immédiatement un grave effet récessif. On est passé en quelques semaines d'une crise financière à une crise de l'économie réelle. Ou plus précisément : à l'anticipation d'une crise de l'économie réelle. Et là, pour la première fois, les entreprises européennes ont réagi aussi vite et aussi fort que leurs consœurs américaines. On sait que traditionnellement, les crises durent moins longtemps aux Etats-Unis qu'en Europe car les chefs d'entreprise y ont moins d'états d'âme pour agir dans l'urgence et prendre des décisions qui font mal. Cela va souvent jusqu'à des « sur-réactions » d'anticipation. C'est ce à quoi on assiste en ce moment des deux côtés de l'Atlantique. Si c'est le cas, on peut espérer une sortie plus rapide. Un espoir qui se nourrit également de l'attitude des gouvernements des pays industrialisés. On assiste à un 1929 à l'envers : il n'y a plus de tabous ! Jamais on a vu une telle mobilisation des Etats pour remettre en marche la machine économique, quitte à s'affranchir des codes de bonne conduite budgétaire et à renier quelques uns des principes de base du libéralisme. **Les structures.** La crise de 2007-2008 est déjà en train de déboucher sur un événement majeur. Pour la première fois depuis qu'elle est devenue la première puissance économie mondiale, l'Amérique ne va plus être la seule à fixer la règle du jeu sur les marchés. La crise est née aux Etats-Unis et elle va être gérée à partir de janvier 2009 par une administration démocrate qui accepte le principe d'un renforcement des règles de régulation. Et surtout, on a vu ces dernières semaines le G20 montrer au monde le nouveau visage du directoire mondial. On peut ironiser sur le long catalogue des mesures évoquées lors d'un sommet de Washington qui se tenait en l'absence du futur président des EtatsUnis, mais le dossier est désormais ouvert. En Amérique, en Asie et en Europe, le pragmatisme de ceux qui sont appelés à le traiter est de bon augure. Rien ne dit que dans les six mois qui viennent, l'économie mondiale n'entrera pas dans un cycle de croissance modérée (moins d'effet de levier) mais assainie (plus d'encadrement des marchés).Le pire n'est jamais sûr.
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2008-12-01
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[ "albert merlin" ]
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LE JOURNAL DE CRISE D'ALBERT MERLIN
# **Le journal de crise d'Albert Merlin** ## **La Bourse baisse, la Bourse monte, so what ?** Le volume d'informations diffusées dans la presse et sur les ondes pendant la crise n'est pas en cause, mais ce qui pêche c'est le contenu. C'est en cas de crise que les défauts deviennent apparents. C'est d'abord l'obsession du court terme, dans la presse écrite bien sûr, mais surtout dans l'audiovisuel. La Bourse baisse, la Bourse monte. D'une variation de quelques points entre le lundi et le mardi, on tire vite la conclusion : l'économie s'enfonce, ou bien l'économie va mieux. Quelques journalistes proposent des repères : ils sont peu nombreux. Que dire des débats ? Avouons qu'ils sont meilleurs que ce que l'on nous offrait il y a dix ans. Par la qualité des participants... et des animateurs. Une émission comme « C dans l'air » tient bien la route. Mais on observe une faille quasi générale : on prend toujours les mêmes débatteurs, on renouvelle peu. Et ce sont en majorité des « plumitifs » professionnels. On n'interroge guère les praticiens, notamment les chefs d'entreprise. Partout la tonalité reste « académique », le souci du factuel, à l'anglo-saxonne, n'est guère présent. Dernier point : le biais idéologique. Les journalistes étant en majorité à gauche de l'échiquier politique, on a beaucoup entendu des réflexions hâtives sur le « retour de l'Etat ». ## La France commençait à peine à sortir de l'économie administrée, et patatras... La crise vient nous le rappeler : en France, le réflexe anti-marché est toujours vivant. Voir toutes les enquêtes sur la perception de l'économie de marché : la France y est toujours en queue du peloton. On a tout dit sur l'amour de l'Etat : colbertisme, biais idéologique dans l'Enseignement, influence d'une Eglise qui n'aime pas le profit, etc. Mais on oublie un élément important : c'est la manière dont les Français perçoivent le fonctionnement de l'Etat. Celui-ci est présenté de façon angélique : il recherche l'intérêt général, alors que le marché sert des intérêts privés, à partir de critères marchands. D'un côté le bien, de l'autre le mal. La réalité est toute autre. La gestion par les fonctionnaires, si intelligents soient-ils, n'a pas de repère objectif, pas d'obligation de résultat, ce qui nous éloigne de l'optimum social. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de place pour un secteur non-marchand, mais il ne faut pas qu'il devienne démesuré. Il faut trouver le bon compromis. Malgré tout, bon nombre de nos concitoyens continuent à penser que l'Etat est nécessairement plus juste que le marché « aveugle ». Et ils observent sans déplaisir, à la faveur de la crise, que l'Etat « revient ». En réalité, la France avait à peine commencé à sortir de l'économie administrée : comment soutenir que notre dose de libéralisme avait dépassé les bornes alors que nos dépenses publiques atteignaient (et atteignent encore ) 54 \% du PIB ? ## L'Etat doit fixer le code de la route mais il n'a pas à prendre la place du chauffeur Que l'Etat joue les pompiers en cas de crise majeure, rien là de plus justifié. Il n'y a guère de choix : les dérapages du système bancaire et financier ont été tels que nous sommes dans un « corner » : l'urgence est de sortir de la crise, de relancer la machine, de restaurer la confiance. Cela passe, pour tous les pays, par l'arme monétaire et l'arme budgétaire, pour un temps. Tout autre est le problème du dosage Etat-marché en période « normale ». Là, on devra redéfinir la fonction de gendarme exercée par l'Etat. La circulation des flux financiers est comme celle des automobiles : il faut un Code de la route et des policiers et gendarmes pour le faire respecter. Et aussi sanctionner les délinquants. Tous les auteurs libéraux, à commencer par Adam Smith, ont insisté sur ce point . Seulement l'ingénierie financière rend maintenant le problème plus aigu. Parce qu'en face d'une nouvelle règle, il y a toujours des experts et des petits malins pour la contourner. La solution : avoir des équipes de contrôle renforcées et formées par les professionnels euxmêmes. On exige du notaire le plus modeste le respect de mille et une réglementations ; pourquoi les grandes banques en seraient-elles dispensées ? Cela passe tout d'abord par une conversion mentale des banquiers centraux. Rappelonsnous la réflexion d'Alan Greenspan au début de cette décennie : surveiller les prix des biens et services, d'accord ; mais surveiller les prix des actifs, cela je ne sais pas faire ! Il a maintenant changé, mais un peu tard ! Voilà pour l'aspect régalien. De là à imaginer un retour à l'Etat « je sais tout et je fais tout », il y a un gouffre. L'Etat-patron, l'Etat industriel, nous l'avons vu à l'œuvre !\... Ce peut être un souhait pour certains « Etatolâtres » (l'expression est de Laurent Fabius, il y a quelque dix ans...), mais c'est hautement improbable. ## Le casse-tête du contrôle des métiers de l' « immatériel » Quand un atelier sort de mauvais produits, cela se voit ; quand l'octroi d'un crédit mal étudié conduit à la catastrophe, cela ne se voit pas nécessairement, ou pas tout de suite. Il en est de même pour tout ce qui est immatériel : ce que « produit » un médecin, ce que « produit » un enseignant ou un ingénieur informatique. Pour ces métiers, on a souvent dit qu'on pouvait exiger une obligation de moyens, pas d'obligation de résultat. Ceci passe de moins en moins auprès de l'opinion. Forcément : l'immatériel envahit toute la société ! Il va donc falloir se doter, peu à peu, de moyens d'observation pour détecter les erreurs, et a fortiori les fraudes dans tout ce qui était jusqu'ici opaque ou tout simplement flou. Ce n'était pas possible quand on travaillait « à la main ». Aujourd'hui, avec les moyens informatiques, on devrait pouvoir repérer les dysfonctionnements, leur nombre, leur occurrence, etc. Autrement dit, ne plus s'en remettre au hasard ou à la fatalité. Chantier difficile ! Pour ce qui est des dérapages financiers et boursiers, le repérage et la traçabilité sont largement un problème de logiciel. On ne le maîrise pas aujourd'hui parce que l'on a pas investi. Et que cela est terriblement coûteux ! Restent les éléments qualitatifs : ceux que l'on ne peut pas mettre en équation. Dans la gestion des entreprises, on ne peut pas dire qu'il n'y a pas eu d'efforts : l'épaisseur des compte rendus annuels a triplé depuis dix ans. Aux éléments comptables, on a ajouté les aspects sociaux, environnementaux et bien d'autres. Mais un observateur extérieur y voit-il vraiment plus clair sur la qualité du management, le partage entre les bonnes décisions et les erreurs ? On confond souvent le devoir de rendre compte avec « données chiffrées ». Les AngloSaxons ont adopté une expression beaucoup plus extensive : l'accountability, singulièrement plus large, traitant des décisions stratégiques, des prises de risques, des rendez-vous périodiques dans l'entreprise. Il va falloir s'y mettre, y compris pour l'immatériel : voir sur ce point le dernier ouvrage de PRESAJE : « Rendre des comptes » , Dalloz Ed. ## La catastrophe était annoncée, mais personne ne souhaitait arrêter le bal... Qui tire le premier la sonnette d'alarme ? ll y a toujours des économistes ou des dirigeants pour annoncer suffisamment à l'avance la probabilité d'une crise. Mais comme leurs prévisions s'affichent au moment où tout va bien , ils ne sont guère écoutés. Exemple de Pierre Massé, ancien Commissaire au Plan, en 1970 : il avait parfaitement prévu la crise de l'énergie et l'avait écrit. On ne l'a pas écouté. En 2003, Claude Bébéar et Philippe Manière ont écrit un ouvrage intitulé « Ils vont tuer le capitalisme ». Tout y est : les folies de l'ingénierie financière, la déconnexion financeéconomie réelle... et la catastrophe prévisible. En 2006, le professeur Roubini (New-York University) avait prévu encore plus explicitement la crise de 2008. On ne peut donc pas dire que personne n'avait rien vu. Simplement, il est toujours très difficile de nager à contre courant. Dans une entreprise, un économiste qui essaie de freiner l'ardeur à investir et à conquérir les marchés n'est pas forcément bien vu. Pour ne rien dire du « panurgisme » qui sévit dans les banques : observant un concurrent qui prend des risques sur tel secteur ou sur tel pays, le réflexe du banquier lambda est de demander à ses collaborateurs de ne pas prendre de retard... pour en faire autant ! La rationalité finit par triompher, mais à quel prix ?
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institut présaje
2008-12-01
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[ "henri pigeat" ]
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LA CRISE À TRAVERS LE PRISME DES MÉDIAS ET DE L'OPINION
# La crise à travers le prisme des médias et de l'opinion Aujourd'hui, l'actualité de la crise est commentée en direct par les radios, les télévisions et Internet. Les médias deviennent des acteurs de l'événement, explique Henri Pigeat. Une dangereuse dérive. ## - Les médias et la crise Les crises se suivent et ne se ressemblent pas. Comment peut-on sérieusement comparer 1929 avec le choc pétrolier de 1973 ou la bulle Internet de l'an 2000 ? Le contexte, les enjeux, les mentalités : rien ne relie les événements si ce n'est un climat général de tension et d'affrontement à l'heure où la machine économique se dérègle. Un climat il est vrai largement conditionné par une constante : l'attitude des médias. A cet égard, la crise financière et économique de 2007-2008 marque une étape dans l'histoire mouvementée des relations entre « Main Street » et « Wall Street », c\'est-à-dire entre les peuples et les détenteurs du pouvoir économique. Pour la première fois en effet, les relais d'opinion - ceux qui « fabriquent l'information » - invitent les auditeurs, les téléspectateurs et les internautes à vivre en direct tout à la fois la crise et... l'explication de la crise. Retour en arrière. Au moment de la crise de 1929, la presse écrite règne sans partage sur le marché de l'information. Entre l'événement -- un cataclysme en Bourse ou un suicide de banquier - et la prise en main physique d'un journal par le lecteur, il y a un délai de plusieurs heures. La rotative ne se met en route qu'au terme du travail de transformation du journaliste. L'événement renait sous la forme d'un récit, titré de manière assez vigoureuse pour attirer le lecteur. Des éditoriaux complètent le dispositif en proposant une lecture distanciée ou en prenant ouvertement parti. La photo, le dessin, le titre de « Une » sont générateurs d'émotions. Mais il s'agit d'émotions en quelque sorte « différées » par rapport à ce qui s'est passé la veille. Quand près d'un demi-siècle plus tard éclatent les événements de mai 1968 puis le premier choc pétrolier de 1973, la radio a pris depuis longtemps le contrôle de l'information à chaud. Et pourtant c'est encore la presse écrite - quotidiens et magazines - qui reste la référence et qui donne le ton. La télévision monte en puissance mais elle ne fait pas encore l'opinion. Il faudra attendre les années 90 et surtout la crise de la bulle Internet en 2000 pour que son pouvoir d'influence s'installe à travers les débats, les face à face et les interviews. La crise actuelle marque une nouvelle étape avec une surenchère inédite des acteurs du multimédia. La radio, la télévision et Internet se livrent à une compétition sans merci pour couvrir l'événement. Et pour occuper l'antenne ou l'écran en continu, ils empiètent peu à peu sur le territoire traditionnel de la presse écrite : à la couverture de l'actualité s'ajoute une proportion envahissante de commentaires, d'analyses et de débats en direct. Une course épuisante qui finit par produire un effet boomerang sur l'événement lui-même. C'est le cas actuellement avec la crise financière et économique. Le filtre amortisseur du journaliste professionnel disparaît au profit de l'analyse en direct de l'« expert » qui explique ce qu'il faut penser de l'événement pendant que celui-ci est en train de se produire... Du coup, le média devient lui-même un acteur de la scène dont il était censé n'être que le témoin. Les idées et les émotions qu'il véhicule ont une influence sur l'événement. Les réactions de panique, les comportements de précaution, le moral des citoyens sont conditionnés à la fois par des faits avérés et par les conclusions plus ou moins pertinentes de médiateurs-vedette. Le monde parallèle de l'information devient lui-même acteur de l'événement. Dangereuse dérive qui prouve que le monde de l'information a lui aussi sa part dans les graves dysfonctionnements du marché. ## - Le retour de l' « horreur économique » ? L'année 2008 avait commencé en France avec les 314 propositions -- très libérales - du rapport Attali. Elle se termine avec le retour de l'Etat, le procès du libéralisme instruit par le président en personne et les incantations post-staliniennes d'Olivier Besancenot. La crise financière et économique ramènerait-elle notre pays aux temps bien gris des nationalisations ou des défilés du mouvement Attac ? C'est peu probable mais il se trouve qu'une large partie de la classe politique et de la presse affiche son antipathie instinctive à l'égard du libéralisme. Ainsi s'impose souvent une grille de lecture idéologique sur les événements qui secouent la Bourse, la finance et les marchés. Le populisme fait toujours recette et l'opinion est rarement insensible à la rhétorique anti-riches, anti-patrons, antimarché même si aucune majorité ne se trouverait aujourd'hui pour voter le Programme Commun de 1981. Nos concitoyens ne réalisent pas toujours que cette perception idéologique de la crise est propre à la France. Elle ne rencontre d'écho nulle part ailleurs, même pas dans les derniers bastions socialistes du monde en développement. L'idée de « réinventer le capitalisme » inspire des légions de commentateurs dans notre pays. Pas dans les autres pays membres du G20 où l'on plaide pour plus de régulation sans remettre en cause le système. La Chine, l'Inde ou le Brésil semblent moins complexés que la France face au marché. A moins que l'affichage des opinions anti-libérales ne soit chez nous qu'une posture pour dissimuler la conversion cachée, tardive, mais cette fois bien réelle, aux valeurs de la démocratie économique.
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institut présaje
2008-12-01
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[ "michel berry" ]
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CRISE FINANCIÈRE : LES PERPLEXITÉS DE L'HOMME DE LA RUE
# Crise financière : les perplexités de l'homme de la rue Etonnant bon sens et étonnante sagesse de la population ! Face aux contradictions multiples des hauts responsables qui se succédaient sur les écrans, face aux aveux de panique et aux commentaires catastrophés, les Français ont conservé leur calme dans les phases les plus aiguës de la crise de ces derniers mois. Michel Berry a relu avec étonnement et une certaine admiration la chronique des événements récents\... Depuis plusieurs mois, je suis les informations sur la \"crise des subprimes\". Sur ce sujet un peu loin de mes bases, je me sens comme l\'homme de la rue qui cherche à comprendre. Et je suis devenu de plus en plus perplexe, et même étonné que la ruée sur les coffres-forts n\'ait pas été plus forte . Patrick Lagadec, spécialiste de la communication de crise^1^, ne dit-il pas que les contradictions dans les messages des autorités ont pour effet de discréditer ces dernières et d'alimenter la panique ? Et les contradictions n\'ont pas manqué. Avant l\'été dernier, nous baignions dans un relatif optimisme. La ministre de l\'Économie avait dit que le pire était derrière nous. Les experts de la Bourse disaient que la \"purge\" était pratiquement terminée et que les \"fondamentaux\" devenaient bons. On croirait certes entendre les médecins de Molière attribuant de grandes vertus à la purge, et je savais que Pierre-Noël Giraud avait écrit que les \"fondamentaux étaient des leurres »^2^, mais l\'assurance des autorités rassurait. L\'Occident avait une croissance poussive mais les pays émergents tiraient l\'économie mondiale et les entreprises du CAC 40 avaient de bons résultats grâce à leurs implantations sur ces nouveaux marchés. Le pétrole augmentait toujours, on arrivait même à 150 \$ le baril, mais c\'était bon pour le développement durable et la voiture électrique. Mais en septembre, le climat change. Les météorologues de l\'économie annoncent des nuages à l\'horizon, puis c\'est le coup de tonnerre : alors qu\'il sauve Merrill Lynch, le gouvernement américain laisse Lehman Brothers faire faillite. La Bourse s\'effondre et l\'on fait le parallèle avec la crise de 29. La radio ne parle que cours de Bourse, qui descendent, descendent... Devant la menace sur le système financier, on annonce le plan Paulson, qui va engager 700 milliards de dollars sur la base d\'un texte de trois pages. La Bourse fait un rebond historique. Ouf ! Mais non ! Le plan est rejeté et la Bourse replonge. Finalement, après des épisodes mouvementés, il est accepté. Mais la Bourse plonge... Depuis lors, elle fait du yoyo et les autorités ont l\'air désorientées. L\'homme de la rue est de plus en plus perplexe. Il admire cependant l\'énergie de notre président, énergie qui rassure car il arrive à resserrer les rangs des Européens qui avaient réagi dans la cacophonie. On va cautionner les banques, pour relancer le crédit, et même leur faire des prêts ou entrer à leur capital. On brasse des centaines de milliards. L\'homme de la rue a le vertige. S\'il demande d\'où vient cet argent, on lui dit que cela ne lui coûtera rien : ce ne sont que des opérations financières. Ah bon ! On venait de lui dire qu\'il fallait se méfier de la finance, mais cette fois c\'est de la finance sérieuse... Il se demande quand même si les autorités n\'ont pas perdu la boussole car quelque chose cloche dans ce qui le concerne de près. On lui dit qu\'il n\'a pas à s\'inquiéter pour ses économies car les comptes sont garantis jusqu\'à 70 000 euros. Les Européens débattent de l\'augmentation de la garantie : après avoir envisagé de passer le minimum européen de 20 000 à 100 000 euros, on s\'arrête à 50 000. On recommande à ceux qui seraient vraiment inquiets de répartir les risques entre plusieurs banques. Mais pourquoi puisqu\'on dit qu'il n\'y a pas de risque ? Là, vraiment, je suis étonné que la ruée aux guichets des banques n\'ait pas été plus forte. Il faut croire que l\'homme de la rue a, jusqu\'à présent, plus le pied marin que les experts qui montrent des visages paniqués à la télévision (il aurait fallu interdire d\'antenne Ben Bernanke). C\'est une chance, puisque la confiance est la clé de l\'économie. L\'homme de la rue espère que les autorités vont garder leur calme dans la phase qui s\'engage, car celles-ci se crispent au sujet des banques. En garantissant les échanges interbancaires, en faisant des apports aux banques, le gouvernement attend d\'elles qu\'elles rouvrent le robinet du crédit pour relancer la machine économique. Or elles ne jouent pas le jeu, nous dit-on. Le gouvernement menace : il va reprendre l\'argent aux récalcitrants, voire les nationaliser. Les préfets et les TPG sont mobilisés, l\'État colbertiste se réveille. Au fait, comment distinguer les cas où les banques ont raison de refuser de prêter et ceux où elles sont trop timorées ? Si, fort des sommes considérables qu\'il met sur la table, l\'État exerce une pression telle sur les banques qu\'elles se mettent à faire n\'importe quoi, ne risque-t-on pas de multiplier les cas d\'emprunteurs insolvables ? N\'était-ce pas cela l'origine de la crise des subprimes ? Et comme l\'État s\'est porté garant, c\'est lui qui devrait rembourser, donc nous en tant que contribuables. L\'homme de la rue, déjà ébranlé par la montée du chômage, pourrait perdre son calme, ce qui pourrait ouvrir la voie du pouvoir à un tribun populiste. Il va donc falloir être attentif à la manière de demander des comptes aux banques sur leurs attributions de crédit^3^. *^1^\"Pour un fonctionnement efficace des cellules de crise\"* *http://www.ecole.org/seminaires/FS7/CF_20* *^2^Le commerce des promesses, petit traité de finance moderne PN. Giraud, Le seuil, 2001* *^3^Sur ce sujet, l\'École de Paris prépare avec Présaje l\'organisation d\'un débat prochainement.*
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institut présaje
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[ "gérard moatti" ]
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LE DIAGNOSTIC DE LA MALADIE ET LE TRAITEMENT À APPLIQUER
# Le diagnostic de la maladie et le traitement à appliquer Comme en 1929, les Etats-Unis et l'Europe sont l'épicentre du séisme financier de 2007-2008 explique Gérard Moatti. Bien sûr il faut tout faire pour sortir au plus vite de la crise. Encore s'agit-il de savoir par quelle porte. ## **Si le spectre de 1929 a ressurgi, c'est bien qu'il y avait une raison** On a - en général - raison de faire cette comparaison, parce que le « spectre de 29 » est évoqué le plus souvent, non pour expliquer les causes de la crise actuelle, mais pour donner une idée de sa gravité potentielle et de ses conséquences sur l'économie réelle : on ne s'en sert pas comme modèle de référence, mais comme image. Cela dit, on reparle de cette crise « archétypale » à chaque secousse économique, depuis 1973. Pourquoi depuis cette date ? Parce que le premier choc pétrolier a été la première crise d'après-guerre qui ne répondait pas au schéma classique des récessions ou des ralentissements cycliques, mais résultait surtout du dérèglement du système monétaire international (le flottement généralisé des monnaies). Le facteur financier revenait au premier rang, même s'il ne jouait pas le même rôle que dans les années 30. Autre similitude : comme en 29, les Etats-Unis et l'Europe sont l'épicentre du séisme. Depuis les années 1980, les crises sont devenues de plus en plus financières, et de plus en plus proches du centre du système économique international. Il y a eu la crise de la dette souveraine des pays en développement, puis des chocs dus à la volatilité des capitaux, et touchant des acteurs privés aussi bien que des Etats (crise asiatique de la fin des années 90), puis des scandales liés à l'opacité des opérations financières (affaire Enron, etc.). La crise actuelle représente, en quelque sorte, la convergence de ces dérives. Reste à savoir si la crise financière actuelle est le prélude d'une crise économique aussi dévastatrice que celle des années 30. Souvenons-nous du krach boursier de 1987 : le 19 octobre de cette année-là, le Dow Jones dévissait de 22,6%. Au cours du même mois, la bourse de Londres baissait de 26%, celle de Paris de 34%. Au début de 1988, le concert des instituts de conjoncture prévoyait pour l'Europe et des Etats-Unis une récession, au mieux une stagnation. Or 1988 fut, pour les pays occidentaux, une année de croissance exceptionnelle... ## Les trois niveaux nécessaires de la régulation Il faut, bien sûr, sortir le plus vite possible de la crise. Mais il faut aussi savoir par quelle porte. Les gouvernements ont raison de ne pas s'embarrasser d'idéologie, mais les entorses aux « bonnes pratiques » de l'économie de marché engendrent des dangers pour l'avenir. Dans le domaine financier, l'intervention massive des Etats et des banques centrales repose la question de l'aléa moral : les acteurs étant désormais assurés qu'un secours public interviendra en cas de gros accident, pourquoi cesseraient-ils de flirter avec le risque afin de maximiser leurs profits ? La seule solution pour prévenir un retour aux errements du passé se trouve du côté de la régulation et de la supervision. Et cela, à trois niveaux. D'abord celui des techniques et des produits financiers. On peut imaginer, en particulier, que des bornes soient fixées aux opérations de titrisation et à la pratique du hors-bilan. Ne pouvant plus se débarrasser aussi facilement qu'hier de leurs créances en les cédant à des investisseurs, les banques attacheront une importance accrue aux dépôts, puisque de ces derniers dépend en définitive leur capacité d'accorder des prêts. Elles reviendraient à leur métier traditionnel, qui comporte une saine évaluation des risques. Deuxième niveau, celui des acteurs directs. La logique du trader qui travaille dans une salle de marchés est dissymétrique : si ses opérations sont gagnantes, il empoche de belles commissions ; si elles sont perdantes, son propre préjudice est limité par son insolvabilité. Un tel système de rémunération constitue une incitation à la prise de risque. Certaines banques, comme UBS, ont commencé à revoir leurs politiques de bonus. A l'étage supérieur, celui des dirigeants, la pratique du « parachute doré » négocié au moment de l'entrée en fonction constitue également une immunisation contre les conséquences de stratégies risquées. Troisième niveau, celui des Etats et des autorités de régulation. En Europe, on le sait, la supervision bancaire appartient au domaine de la subsidiarité : chaque pays l'organise à sa manière. Or dans un système aussi intégré et aussi fluide que la zone euro, l'existence non seulement de principes communs, mais aussi d'une autorité commune de supervision va devenir de plus en plus nécessaire, pour éviter que la concurrence entre les banques joue sur la « souplesse » d'application des règles prudentielles. D'autres risques existent du côté de l'économie réelle. L'intervention massive des Etats peut conduire à une forme de protectionnisme, quand elle prend la forme de subventions sectorielles. Si le prochain président des Etats-Unis exauce les appels au secours des géants américains de l'automobile, les grands pays européens feront de même pour leurs propres constructeurs, et d'autres secteurs réclameront des aides spécifiques. Ce n'est pas, comme dans les années 1930, un arrêt brutal des échanges internationaux qu'il faut craindre, mais des distorsions de concurrence et des gaspillages, aux effets plus lents, mais tout aussi délétères.
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institut présaje
2008-12-01
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[ "xavier lagarde" ]
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BRÛLER LA FINANCE ?
# Brûler la finance ? La crise financière et économique et l'élection de Barack Obama n'y changeront rien. Le capitalisme survivra. Et la finance avec, assure Xavier Lagarde. Comme l'a si bien mis en évidence Alfred Braudel, l'esprit capitaliste se caractérise par la volonté de croissance et non par une soif de puissance. L'objectif est de faire fructifier ses avoirs, en un mot de créer de la richesse. Comme ce processus de création condamne l'immobilisme, il impose de prendre des risques. Quiconque quitte sa place peut ne pas la retrouver. En termes plus économiques : pour gagner de l'argent, il faut commencer par en dépenser. Comme les capitalistes n'ont pas la folie du jeu, ils entendent malgré tout maîtriser les risques qu'ils prennent. Dans cette perspective, les marchés financiers n'ont pas d'égal. Ils permettent en effet la division et la circulation des risques de sorte que les investisseurs peuvent ainsi limiter leurs engagements et n'en sont ainsi jamais prisonniers. Si je souscris à une action lors d'une augmentation de capital, 1.- j'assume dans cette seule proportion le risque de l'entreprise, 2.- je peux toujours me désengager en vendant cette action. Un tel système ne peut fonctionner sans spéculation. Le commerce des risques requiert l'appréciation de ces derniers. Et comme celle-ci contraint à se projeter dans l'avenir, tout n'est qu'anticipation. On opine en considération de l'information disponible et l'on compte sur telle ou telle évolution. On spécule ainsi à la hausse comme à la baisse. Naturellement, lorsqu'il n'y a plus de crédit, l'incertitude des solvabilités et des investissements est telle qu'aucune prévision sérieuse n'est envisageable et qu'en conséquence, les marchés s'écroulent. Le phénomène est d'autant plus inévitable qu'au regard de l'information disponible, il existe une certaine égalité entre les opérateurs. Or, en pareille hypothèse, Tocqueville nous a depuis longtemps instruit que l'opinion dominante est nécessairement celle qui recueille le plus de suffrages. Tout simplement, parce qu'entres opinions de même poids, c'est cette dernière qui, en quelque sorte mécaniquement, pèse le plus lourd. Lorsque les marchés « craquent », ils obéissent ainsi à une logique parfaitement rationnelle. Qui dit capitalisme, dit finance, esprit moutonnier et krachs à répétition. Et puisqu'il est hautement improbable que le premier disparaisse, il faut donc prendre son parti des seconds. Le capitalisme sans spéculation, c'est un peu comme le socialisme à visage humain : ça ne dure jamais très longtemps. On aura donc beau parler de refondation, mieux vaut attendre de simples améliorations. Ici, le bien est l'ennemi du mieux. Dans cette perspective, partons de l'idée que le vice de la finance est moins dans son irrationalité que dans son « hyperrationalité ». Celle-ci se manifeste lorsqu'un individu, totalement dévoué à la logique de sa fonction, perd la mesure des choses. C'est en quelque sorte la science sans la conscience ou, pour reprendre les mots de Kant, la tête sans la cervelle. Atteint par ce syndrome, le capitaliste finit par croire que la richesse est partout et le risque nulle part. Il ne voit ainsi pas de difficultés à ce que les rémunérations puissent être totalement déconnectées du travail et sans proportion avec les responsabilités réelles. Il se convainc lui-même que les risques peuvent être traités au point de les faire disparaître. Ainsi crée-t-il des instruments financiers sophistiqués procurant aux investisseurs l'illusion qu'il est bon de porter des créances sur des emprunteurs insolvables. Il faut donc poser la question des rémunérations, des dirigeants sans doute, mais aussi de la multitude des traders et autres financiers, sorte d'armée de réserve d'un capitalisme se nourrissant de ses propres abstractions et modèles mathématiques. Il faut également étendre le champ de la régulation et admettre que les autorités qui en supportent la charge s'en acquittent sans retenue, quitte à interdire la diffusion des produits financiers les plus toxiques. De manière générale, si les marchés permettent la division des risques et leur circulation, il faut se méfier de ces outils par lesquels on prétend les anéantir. Engager des fonds au service d'une activité, quelle qu'elle soit, c'est toujours accepter la possibilité de leur perte. Ainsi, lorsqu'une banque met sur le marché des produits permettant d'éluder le risque d'insolvabilité de ses clients, elle refuse ainsi d'assumer les responsabilités liées au principe même de son activité et il y a lieu, à tout le moins, d'être réservé. Ainsi, plutôt que rêver révolutions et grands soirs, mieux vaut œuvrer à plus de prudence et de sagesse. Marx a eu son temps, relisons plutôt Aristote.
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institut présaje
2008-12-01
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[ "michel rouger" ]
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LE BILLET D'HUMEUR DU PRÉSAJIEN : ÉCONOMIE, ÉCONOMISTE, ÉCONOMISME.
# Le billet d'humeur du Présajien : Économie, économiste, économisme. Un de mes amis, autodidacte énarco compatible, a rêvé d\'une association des amis des anciens élèves de l\'ENA. En vain. Il n\'a jamais trouvé les trois associés requis. Il rêve de la même démarche au profit des économistes qui souffrent de la même crise de désamour auprès de l\'opinion. Il doute de l\'issue d\'un tel projet après avoir découvert que, déjà en 1773, Voltaire les accusait de former « une secte ou une coterie ». Pour les aider à retrouver la grâce qui leur échappe, je leur destine ce propos. L\'économie, on le sait, est trop dépendante des désordres de l\'âme humaine pour être enfermée dans les certitudes d\'une science exacte. Son exactitude est de la même nature que celle de la pendule arrêtée, deux fois par jour. Elle dépend de la survenance exceptionnelle d\'une période d\'apaisement des angoisses et des emballements humains qui inhibent les conflits. On nous dit aujourd\'hui qu\'on ne comprend rien à la crise parce qu\'elle est irrationnelle ou erratique. C\'est faux. C\'est la période précédente qui l'était, grâce aux manipulations monétaires qui ont anesthésié les tendances naturelles et permanentes à l\'agression et à la dépression. Les multiples théories échafaudées par les économistes, qui visent à soutenir des projets destinés à faire le bonheur de l\'homme, ont fini par créer une école d\'économisme. Dans les dictionnaires récents, des batteries de concepts en isme viennent alimenter les angoisses et les emballements humains. Chaque théorie pousse la précédente hors du cercle, comme le sumo japonais. Tout cela a conduit l\'économiste moderne vers le refuge douillet que lui offre la science mathématique, à l\'intérieur de l\'économie financière, dont les bulles sont aussi gustatives que celles des champagnes de grande marque. Il est cruel de rappeler le résultat, oublionsle un instant. Après tout, qui aime bien châtie bien. Alors, que dire à notre économiste bien-aimé, mais bien secoué ? D\'abord, qu\'on a besoin de lui, plus de ses analyses que de ses théories, surtout pour bénéficier de sa pédagogie, dont est avide une société largement ignorante des phénomènes de l\'économie et des châteaux de cartes de l\'économisme. Encore plus, dans un pays, le nôtre, qui atteint l\'ignorance crasse comme vient de le démontrer un jeu de questionsréponses à solde carrément nul. On lui demande ensuite de comprendre que les grandes théories économiques sont le plus souvent détournées de leurs objectifs par les manipulateurs politiques, dans les mains desquels on les met imprudemment, qui les utilisent sans les comprendre, alors que ceux qui sont capables de les comprendre ne les utilisent pas, faute de pouvoir les faire comprendre aux exécutants. Enfin, qu'il emploie un langage qui invite à l\'action par la persuasion plutôt qu'aux débats par l\'échange balancé des convictions. Ce qui suppose que les économistes vivent au milieu de ceux qui agissent, qui affrontent les paradoxes de la réalité économique, qui gèrent au quotidien l\'action par laquelle les fameuses anticipations des agents économiques s\'orienteront soit vers la crainte, soit vers l\'espoir. Amis économistes, ne vous enfermez pas en ruminant les erreurs, lourdes de conséquences, de certains de vos confrères, revenez de l\'économisme vers l'économie.
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institut présaje
2008-10-01
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[ "michel rouger" ]
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GOD SAVE THE BANK
# GOD SAVE THE BANK Après la chute de Lehman Brothers, le sauvetage des géants de Wall Street et la mise en place par le Trésor américain d'un gigantesque plan de défaisance, il va falloir analyser les effets du système mixte public-privé qui va encadrer la convalescence du système financier américain. Nous assistons à la première méga faillite financière de l\'ère numérique. Son développement est opacifié, comme l\'appréciation de ses conséquences, parce que les analyses partent de la fin - la défaillance - pour expliquer l\'origine, alors qu\'il faudrait faire l\'inverse. Au tout début, les jeunes docteurs « Folargent » de la City et de Wall Street, subjugués par la dématérialisation des titres négociables, l\'ont appliquée en les numérisant, sous le vocable de titrisation. Il y a dix ans, on se régalait du mot de « sécurisation » qui recouvrait des méthodes qui donnent aujourd\'hui la nausée. Je me souviens être allé en expliquer les bienfaits à des néo-banquiers chinois, à Pékin, en 2000. Que s\'est-il passé pour qu'une telle catastrophe survienne, provoquée, comme toujours, par la conjugaison de plusieurs erreurs ? Alors que la titrisation débutait avec précaution, dans le même temps, les grands normalisateurs et régulateurs des marchés, alertés par les faillites de l\'époque, ont eu l\'idée d\'imposer le concept de la valeur « Market to Market ». L\'intention était bonne face aux « tripotages » qui avaient été constatés dans les bilans. Il est vrai qu\'on ne connaît sa perte que lorsque l\'on a vendu et qu\'on peut la camoufler aussi longtemps qu\'on veut. Ou plus exactement qu\'on peut. C\'est pourquoi le régulateur a voulu la voir apparaître en faisant valoriser les actifs à leur valeur de marché. Très bien pour la manifestation de la vérité. Mais c\'était oublier la maxime millénaire qui veut que toute vérité n\'est pas bonne à dire. On vient de le vérifier à grands frais avec ce premier élément qui a contribué à la catastrophe. Le grand normalisateur bancaire ne pouvait pas laisser le comptable agir seul. Il a entrepris de renforcer les ratios prudentiels par lesquels on mettrait les aventureux hors d\'état de nuire. La raison devait s\'imposer. C\'était oublier que comparaison par les ratios n\'est pas raison. Il est toujours facile d\'y échapper grâce aux subterfuges de la technique. C\'était ainsi qu\'on a créé le détonateur de la catastrophe. On avait sous la main la matière à faire exploser, la titrisation qui purgerait les bilans de leurs imperfections et qui diluerait la valeur des titres négociés après les avoir pulvérisés dans le monde entier. On comprend mieux le besoin d\'opacité qui marque cette crise depuis un an, de la part de ceux qui l'ont laissé se développer. On ne peut pas imaginer que de tels puits de science économique et financière n\'aient pas vu ce qui allait se passer. Oublions, la parole est aux avocats américains, ils ont des années d'honoraires devant eux. Heureusement, les mêmes Américains dont a vendu trop tôt la peau, comme celle de l'ours de la fable, ont retrouvé le pragmatisme qui fait leur force et leur richesse. Ils ont vite fait la différence entre les banques prudentes par obligation à l'égard de leurs clients, et les banques laissées à leurs imprudences par métier. Ils ont sacrifié Lehman Brothers, vénérable institution de l'âge de notre Crédit Lyonnais, banque prudente qui fut ruinée par ses filiales imprudentes. C'est le bon choix. A l'inverse, ils ont sauvé l'assureur AIG, égaré dans les sables mouvants du marché des produits titrisés, par une inimaginable nationalisation. Le coup est bien joué. 75 millions de clients pour 85 milliards de dollars. C'est moins cher par tête de client que fut celui de l\'abonné à Internet. Cela correspond à peu près à ce qu\'a payé l\'État français pour permettre au Crédit Lyonnais de conserver ses clients. Nous devrions être les derniers à nous étonner de cette solution miracle appliquée au navire amiral de l\'assurance mondiale. Conclusion : il faudrait que nous réservions nos capacités de réflexion à l\'analyse des bouleversements que cette méga-faillite, ruineuse voire dramatique pour les uns, enrichissante pour les autres, ne va pas manquer de provoquer. On aboutira à de futures normes juridiques applicables à un capitalisme financier triomphant, métissé par le mixage qui est en train de s\'opérer entre les intérêts privés et les intérêts étatiques. Le droit, considéré comme l\'expression d\'un rapport de forces politiques à un instant donné, est en train de se transformer en rapport d\'intérêts économiques dans des circonstances particulières. Jusqu'où et jusqu'à quand ?
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institut présaje
2008-10-01
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[ "jacques mistral" ]
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DE LA FAILLITE DE WALL STREET AU NOUVEL ÂGE DE L'AMÉRIQUE
# De la faillite de Wall Street au nouvel âge de l'Amérique A quelques semaines de la clôture de l'ère Bush, les Etats-Unis ont fait table rase d'un système qui avait propulsé Wall Street à des niveaux historiques avant de s'effondrer dans l'indignité au point de devoir son salut à l'aumône des contribuables. Avant d'imaginer le futur du capitalisme américain, regard sur un paysage dévasté. Quoi qu'il arrive dans les prochains mois, septembre 2008 restera une date marquante dans l'histoire financière de la planète. En quelques jours, l'Administration de George W. Bush a : premièrement, nationalisé les deux institutions de garantie des crédits immobiliers, Fannie Mae et Freddie Mac (doublant tout simplement, au passage, le montant de la dette du gouvernement fédéral) ; deuxièmement, observé sans réagir la faillite de l'une des cinq grandes banques d'investissement de Wall Street, Lehman Brothers ; troisièmement, évité, le lendemain, le même sort au premier assureur américain, AIG, en organisant son sauvetage par l'intervention de la Federal Reserve (une banque centrale au secours d'un assureur, personne n'avait jamais vu cela !) ; finalement, lancé, quelques jours plus tard, le plus important plan de sauvetage financier de l'histoire, à hauteur dit-on de 700 milliards de dollars ! Il est devenu manifeste que la crise amorcée en août 2007 est beaucoup plus profonde que ne le disaient ceux qui en faisaient une crise dite des « subprime ». En réalité, c'est bien toute l'architecture financière des dernières années aux Etats-Unis qui se trouve ébranlée. Il est frappant de constater que ces développements auxquels nous assistons depuis des mois ont un air de « déjà-vu ». Malgré tous les airs entonnés pour célébrer « l'innovation financière », ce n'est pas un paradoxe. Depuis que les marchés, le crédit, l'innovation financière existent, il y a toujours eu - comme l'avait si bien montré Charles P. Kindleberger - des périodes d'euphorie durant lesquelles les acteurs les plus talentueux et les plus audacieux jouent de l'effet de levier pour doper la rentabilité des capitaux qu'ils engagent. Les bulles, toujours et partout, se nourrissent de la facilité des conditions de crédit. La politique monétaire trop longtemps suivie par Alan Greenspan a été à cet égard l'équivalent d'une mine d'or pour Wall Street. Un aspect frappant de l'histoire économique et financière récente est la déconnexion que l'on a observé aux Etats Unis entre la sphère financière et l'économie réelle. C'est sans doute une platitude mais on trouvera, dans l'avenir, l'une des explications de cette crise dans la croyance - parfaitement irrationnelle - des marchés dans le fait que les prix d'actifs avaient une base rationnelle tout simplement parce qu'on le croyait ainsi. Et, il y a peu de temps encore, il ne faisait pas beau temps pour ceux des commentateurs qui, comme l'auteur de ces lignes, exprimaient leurs doutes sur la complexité des montages financiers, l'envolée apparemment sans fin des prix, qu'il s'agisse de l'immobilier ou des titres financiers, le « report des risques vers ceux les mieux à même de les porter »( !), l'opacité de structures financières ad-hoc et non régulées. Combien de fois n'a-t-on pas entendu la rengaine « le marché sait mieux que quiconque ce qu'est le bon prix » ? D'où la confiance arrogante, outre-Atlantique, dans les vertus de l'autorégulation et un mépris affiché à l'encontre des mises en garde répétées concernant la bulle financière. Ce qu'a indubitablement réussi à faire « le marché » depuis une dizaine d'années, c'est d'enrichir ceux qui en ont maîtrisé le potentiel. Comme cela est maintenant assez connu, la croissance américaine n'a bénéficié, depuis le milieu des années 90, qu'à une toute petite fraction de la population ; le salaire médian, lui, est resté stagnant. Comme l'a bien montré Benjamin Friedman dans « The Moral Consequences of Economic Growth », ce partage inéquitable des fruits de la croissance a des effets délétères sur le corps social. Ce n'est pas que les Américains soient particulièrement sensibles aux inégalités, loin de là, chacun espère s'enrichir, ou, à défaut, c'est un espoir pour les enfants. Tant mieux, entend-on dire, si l'économie est prospère et si ceux qui réussissent en sont récompensés. Encore faut-il que ceux qui travaillent dur et mènent une vie honnête aient un brevet d'accès à la classe moyenne : voilà ce qui, au même titre que l'apple pie, est « quintessentiellement » américain. Mais aujourd'hui, l'Amérique est devenue, suivant le titre d'un ouvrage récent d'un journaliste du Wall Street Journal, le « Richistan » ! En bref, la classe moyenne, qui constitue véritablement l'idéal social de l'Amérique, est en péril. Depuis trente ans, les gouvernements et les experts ont agi au sein du paradigme associé, pour simplifier, aux noms de Milton Friedman et Ronald Reagan. Mais en avril 2008, Paul Volcker, resté célèbre pour avoir, principalement sous les présidences Reagan, gagné la bataille contre l'inflation, a commenté la situation actuelle en disant : « aussi brillant qu'ait été l'édifice financier que nous avons connu, il n'a tout simplement pas réussi le test du marché ». Tout ce trouble financier aussi bien que social a déjà, et aura encore, des conséquences politiques importantes : la montée du populisme et les tentations protectionnistes, manifestes dans la campagne présidentielle américaine, en sont un symptôme plus que préoccupant. Le contexte actuel préfigure-til donc une période de réengagement de l'Etat ? Au delà de son intervention financière massive, l'un des points centraux sera la question de la régulation. Ce que nous avons appris depuis cinquante ans, c'est que l'économie mixte est un subtil dosage dans l'emploi de règles dont on voit la nécessité mais qui peuvent vite avoir un côté paralysant. Raguram Rajan, ancien chef économiste du FMI, reconnaît dans un ouvrage récent, « Saving Capitalim from the Capitalists », que cette ligne de crête est étroite, d'où l'instabilité intrinsèque, dit-il, d'un capitalisme pur et dur. En tout cas, le développement de la crise du crédit montre, par comparaison avec des épisodes précédents comme celles des Savings and Loans ou de LTCM, que nous ne traversons pas seulement une crise de marché. La crise, cette fois, porte sur l'encadrement du marché : la qualité de l'information financière, les procédures de gestion du risque, le gouvernement d'entreprise( !), voilà où ont été les défaillances, aggravées par un ensemble d'incitations perverses sur la formation des revenus dans le monde financier. C'est là qu'il faut rechercher l'origine des turbulences actuelles, c'est là le chantier auquel il faudra s'attaquer lorsque les interventions d'urgence qui se succèdent cet automne auront permis de retrouver des mers moins agitées.
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institut présaje
2008-10-01
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[ "julien damon" ]
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LES FRANÇAIS, LE TRAVAIL ET LA PROTECTION SOCIALE : LE BILAN DU « GRENELLE DE L'INSERTION »
# Les Français, le travail et la protection sociale : le bilan du « Grenelle de l'insertion » On a beaucoup parlé cet automne des modalités de lancement du RSA, le revenu de solidarité active. En attendant d'y voir plus clair dans son fonctionnement et dans son financement, le moment est venu de prendre un peu de recul et de revenir sur les enjeux du très large chantier de l'insertion. Un dossier qui concerne de près ou de loin 3,5 millions de personnes en France, soit 13% de la population active. L'idée d'un « Grenelle de l'insertion », sur le modèle du « Grenelle de l'environnement », a été lancée par le Président de la République au début de l'automne 2007. Le travail s'est déroulé jusqu'au printemps 2008. Ce Grenelle s'est formellement tenu le 27 mai dernier (40 ans exactement après les célèbres « accords de Grenelle »). Il en est ressorti une « feuille de route » précisant le contenu et le calendrier de la mise en œuvre des recommandations. Celles-ci connaissent leurs premières traductions concrètes dans le projet de loi « généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d'insertion » adopté en Conseil des ministres le 3 septembre 2008. La période pendant laquelle s'est déroulé cet épisode de concertation approfondie se caractérisait par la coïncidence de cinq dynamiques de transformation : l'expérimentation du revenu de solidarité active (RSA) ; la réforme de la formation professionnelle ; la réforme du service public de l'emploi ; la révision générale des politiques publiques en matière d'emploi et d'insertion ; les réflexions et inflexions autour de l'inclusion active et de la « flexi-sécurité ». Les travaux du Grenelle ont d'abord permis de proposer un cadrage et un calibrage des politiques publiques qui, dans le domaine de l'« insertion », s'étendent, se structurent et se diversifient depuis une trentaine d'années. Combien de personnes sont concernées ? Quelles sont les dépenses qui en relèvent ? Tout dépend ce que l'on considère être les politiques d'insertion. Envisager l'insertion de manière restrictive, c'est limiter les politiques et, partant, les populations concernées, aux cas les plus prononcés d'exclusion sociale. A ce titre, envisager la réforme des politiques d'insertion, c'est se cantonner à un pan singulier et réduit des politiques sociales. À l'inverse, envisager l'insertion de manière très étendue, c'est considérer l'insertion comme une notion centrale de la protection sociale, affectant tous les secteurs d'intervention. A ce titre, la réforme des politiques d'insertion suppose celle de l'ensemble des politiques d'emploi et de protection sociale. Le choix a été fait de s'intéresser à l'insertion professionnelle. Les populations de chômeurs indemnisés et celles qui bénéficient de minima sociaux compensant l'absence de revenus d'activité (RMI, ASS, API) sont bien connues. Cependant, la population des personnes éloignées de l'emploi est globalement plus difficile à quantifier. On peut considérer tous les individus suivant un parcours dans des dispositifs d'accompagnement et d'insertion socioprofessionnelle. On aboutit de la sorte à un total de 3,5 millions de personnes, soit environ 13 % de la population active. Dit plus nettement, un actif sur huit relève actuellement des politiques d'insertion, entendues dans un sens relativement large. Une enquête originale, menée dans le cadre du Grenelle, cherchait à connaître la part des Français passés par l'un au moins des dispositifs d'insertion. Les résultats montrent que le chômage concerne ou a concerné directement une personne sur deux au cours de sa carrière. Ils permettent également de dire qu'une personne sur cinq est ou a été dans un dispositif d'insertion. Ces proportions renseignent sur l'importance de la question, qui ne se résume en rien à un segment marginalisé de la population. Avec cette acception large, il apparaît que l'insertion professionnelle, loin d'être un segment marginal de l'action publique, mobilise 19 milliards d'euros de crédits publics. Naturellement, une telle ampleur amène à s'interroger. N'y a-t-il pas des redondances ? Les instruments sont-ils véritablement efficients ? Une mesure comme le RSA changera-t-elle la donne ? Est-il possible de simplifier un système à la complexité inouïe ? Ces questions sont plus que pertinentes... Reste qu'il y a deux manières de lire les conclusions et les propositions de ce Grenelle. Soit on les juge timides et inadaptées, incapables de produire une véritable révolution pour une stratégie efficace de retour à l'emploi. Soit on se satisfait du pas à pas, comme avec le cas du RSA (au-delà des controverses sur son financement), et on note cet incontestable progrès qui est de considérer que le travail doit en tous sens primer, en termes de revenus et de dignité. Les deux lectures sont légitimes... La leçon générale est que l'observation et l'évaluation des politiques publiques conduisent systématiquement à ce constat des verres à moitié pleins et à moitié vides. Il faudra donc encore beaucoup de volonté pour réformer complètement un système qui - tout le monde s'accorde sur ce point - est à bout de souffle.
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institut présaje
2008-10-01
3
[ "jacques barraux" ]
1,000
NOUVEAU CYCLE, NOUVEAU STYLE, NOUVELLE CROISSANCE
# Nouveau cycle, nouveau style, nouvelle croissance La crise financière obscurcit l'horizon à court terme. Mais au-delà, un nouveau cycle de croissance mondiale se dessine. Sans cesse annoncée, la relève du modèle fordiste va maintenant entrer dans les faits. Les peuples le réclament au Nord comme au Sud. Le temps est venu pour les entreprises de se préparer aux innovations de rupture. Après un cycle économique tiré par la frénésie financière, aurons-nous la bonne surprise d'un nouveau cycle poussé par l'investissement industriel ? Le pire n'est jamais sûr. En cet automne propice à la destruction des idoles, rien ne dit que le retour à un meilleur arrimage de l'économie réelle à l'économie virtuelle n'aura pas plus d'effet sur la conjoncture mondiale que la contraction du crédit pour cause de convalescence des marchés financiers. Les lendemains de crise ne se passent jamais comme le prédisent les Cassandre. Or nous voici en présence d'une singulière contradiction entre les déterminants respectifs du « temps court » et du « temps long » de l'économie. A court terme, c'est l'accablement. Mais au-delà des spasmes du moment, le monde va connaître une entrée revigorante dans le « dur » du XXIème siècle. D'abord il y a l'envie de changer d'air. Il est perceptible aux Etats-Unis où la présidence Bush s'achève dans un climat lugubre de reniement contraint et forcé aux fondamentaux de la doctrine néo-conservatrice d'Etat minimum. Le balancier est irrésistiblement reparti au centre. Le futur occupant de la Maison Blanche - qu'il soit démocrate ou républicain - aura des comptes à rendre à une classe moyenne devenue, malgré elle, la créancière de Wall Street. Le centre, cela veut dire un parfum de New Deal, un retour à l'empirisme en matière de politique économique et un regain d'attention aux difficultés du « made in America ». Difficultés pour General Motors mais pas pour les industriels étrangers qui sont convaincus, comme Toyota, de l'irrésistible attractivité des investissements aux Etats-Unis. La mondialisation du « manufacturing » évolue sans cesse. Les flux d'investissement s'ajustent en temps réel depuis que l'on sait concevoir et fabriquer un Boeing prêt à voler à partir d'un écran d'ordinateur. Depuis plusieurs mois déjà, dans la sphère des grands patrons de l'industrie mondiale, et sans considération pour la crise financière, la tendance est au rééquilibrage des investissements de production entre la Chine, l'Europe de l'Est et le sol américain, premier marché du monde. L'explication ? La certitude qu'à terme l'économie va rebondir, avec le maintien d'un dollar compétitif et les aides puissantes accordées aux bâtisseurs d'usines par les Etats de la fédération. Près de 600 millions de dollars sur un investissement de 1 milliard pour Volkswagen dans le Tennessee. Plus de 800 millions d'aides à la création d'une aciérie de ThyssenKrupp en Alabama. L'Amérique de George Bush prêchait le libéralisme mais l'appliquait de manière sélective. Le prochain locataire de la Maison Blanche va s'engouffrer dans la brèche. ## Changement de modèle Qu'entend-on par « entrer dans le dur » du XXIème siècle ? Il arrive aujourd'hui ce que l'on avait pu observer au début du XXème siècle : la coïncidence du démarrage simultané de plusieurs cycles politiques, économiques, technologiques et sociétaux. Le dernier siècle avait vraiment démarré avec le plébiscite populaire en faveur de la Ford T et l'échange de leadership mondial entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Tout indique aujourd'hui que le tombeau du XXème siècle est désormais scellé. La carte géopolitique du monde s'apprête à évoluer sous l'effet d'un réajustement des rapports entre l'Amérique et les puissances concurrentes. La révolution numérique commence à peine à produire ses effets radicaux sur le travail, l'école, l'hôpital, la maison, l'entreprise ou le service public. Et le débat s'ouvre enfin sur la définition de ce que pourrait être la relève de la civilisation du « fordisme ». Le nouveau cycle économique n'est pas la conséquence de la déconfiture de quelques banques d'investissement et de la crise de confiance qui tétanise la sphère financière. Il faut remonter plus loin dans le temps. L'épuisement du cycle de l'immobilier s'annonçait bien avant la crise des subprimes. Depuis le dégonflement de la bulle Internet de 2002, les entreprises se sont plus volontiers consacrées à la réduction de leurs coûts et au redéploiement géographique de leurs outils de production qu'à la compréhension des nouvelles attentes de leurs clients, qu'ils soient de l'hémisphère Nord ou de l'hémisphère Sud. Dans ses grandes lignes, l'offre mondiale de 2008 repose sur les même bases que celle des années 80-90. Les états-majors industriels prennent aujourd'hui conscience d'un déséquilibre croissant entre l'offre et la demande de consommateurs aux profils psychologiques et sociologiques profondément modifiés. En dépit de la sophistication croissante des outils de marketing, les entreprises ont tardé à tirer les conséquences des changements sensibles dans les goûts, les mœurs, la culture, les comportements et les moyens financiers des clientèles réparties dans les différentes parties du monde. Le modèle de production et de consommation né au lendemain de la dernière guerre mondiale avait longtemps créé plus de richesses qu'il n'en détruisait. Ce temps est révolu et une nouvelle génération de créateurs et d'entrepreneurs l'a compris. Dans l'hémisphère Nord, l'aspiration à un nouvel art de vivre et la condamnation des atteintes à la nature ont depuis longtemps débordé le cercle des élites de grandes villes et des militants de la croissance verte. Dans l'hémisphère Sud, les nouvelles classes moyennes ne vont bientôt plus se satisfaire de plaquer artificiellement un modèle de consommation voué à l'obsolescence et qui négligeait leur marquage identitaire. La mobilisation des masses va peser sur l'orientation des marchés. Cela ne peut qu'inciter les entreprises à reprendre la course à l'innovation. « Découvrir, c'est voir la même chose que les autres et penser autrement » disait naguère un Prix Nobel de médecine. Les innovations de rupture jaillissent souvent dans les périodes de doute et de désarroi. L'avenir de la planète inquiète ceux qui voient se développer les forces de haine. Raison de plus pour donner leur chance aux artisans capables de « réenchanter le monde ».
545
institut présaje
2008-10-01
4
[ "thomas cassuto" ]
528
LA RÉVOLUTION JURIDIQUE : REMETTRE LE DROIT AU SERVICE DES CITOYENS
# La révolution juridique : remettre le droit au service des citoyens La machine à produire des lois s'est emballée en France au cours des vingt dernières années. La complexité des problèmes de notre société appelle en outre des solutions de plus en plus souvent multidisciplinaires. Pour un magistrat, la révolution juridique, c'est dès lors la capacité à dégager au quotidien des solutions simples, efficaces et lisibles. Depuis deux décennies au moins, nous sommes témoins de l'inflation législative, de l'explosion normative. Ce phénomène qui affecte nécessairement les relations entre les acteurs sociaux est diversement commenté dans ses aspects ponctuels sous l'angle du progrès ou du réformisme. Mais il est unanimement critiqué dans sa globalité. L'adage « trop de droit tue le droit » est mis en avant autant par les anti-réformateurs que par les réformateurs qui craignent de voir leurs projets tomber dans les oubliettes plus rapidement qu'il n'a fallu pour les concevoir, pire, de voir leurs réformes rester lettre morte. Incontestablement, la machine normative s'est emballée. Elle a engendré les mécanismes d'une spirale infernale sous la forme, par exemple, de la technique de l'évaluation et de la révision programmée des textes dont le principe est formalisé au coeur même d'un nouveau dispositif. Ce mécanisme que l'on trouve par exemple dans les lois bioéthiques de 1994 trouve ses limites dans la difficulté de planifier et de mener à terme la révision programmée dans le texte dans un délai fixé, 5 ans en l'occurrence. Mais pour le citoyen, l'usager, le justiciable ou le professionnel du droit, un tel mouvement engendre des contraintes fortes. Le principe « nul n'est censé ignorer la loi » reste théoriquement vrai, notamment grâce à Internet et ses sites institutionnels et privés qui mettent à disposition textes adoptés, versions consolidées, jurisprudence thématique et commentaires de spécialistes. L'équilibre semble préservé. La difficulté majeure, nous la rencontrons à deux niveaux : dans la prévisibilité du droit qui se trouve affectée par l'accélération des réformes et les revirements de jurisprudence qui les anticipent ou les suivent ; dans l'élaboration de solutions multidisciplinaires qui restent lisibles pour les non-érudits comme d'ailleurs pour les spécialistes qui parfois y perdent leur latin. A cette occasion, il sera loisible de repenser une véritable simplification du droit, d'accomplir des pauses législatives et de remettre le droit au service des citoyens plutôt que d'en faire l'objet d'un monopole jalousement gardé de ceux qui font de la réforme un fonds de commerce à part entière. Loin des discours académiques, la vraie révolution juridique, c'est la nécessité de pouvoir dégager au quotidien, dans un contexte multidisciplinaire, des solutions simples, efficaces et lisibles à partir de fondements juridiques émanant de branches du droit multiples. Faire du droit une source de plus-value et non pas un fardeau dans l'activité économique. Si le législateur a de plus en plus de mal à préserver la cohérence des textes entre eux et la pérennité des principes fondamentaux dans leur caractère général, les praticiens doivent relever le défi de la synthèse au service du chef d'usine, du directeur d'hôpital, du responsable d'une collectivité publique, du salarié, du président d'association ou, plus généralement, du citoyen soumis à des bouleversements quotidiens de son environnement.
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institut présaje
2008-10-01
5
[ "françois leccia", "alain arvin-bérod" ]
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APRÈS LES JO DE PÉKIN : DÉCLIN OU DÉCLIC POUR LE SPORT FRANÇAIS ?
# Après les JO de Pékin : déclin ou déclic pour le sport français ? L'heure du bilan est maintenant venue avec en perspective les prochains Jeux de Londres. Dans une France convaincue de la nécessité de se réformer en profondeur, le sport est appelé lui aussi à évoluer rapidement pour éviter les accumulations de déceptions, que ce soit en nombre de médaillés d'or ou en termes de probabilités d'organisations d'événements majeurs dans notre pays. La fête s'est terminée comme elle avait commencé : dans la magie. Le choix du CIO de confier à l'Empire du Milieu l'organisation des J.O s'est révélé être un succès et un pari réussi pour développer des relations durables avec la Chine. Certaines nations sont confrontées à une réalité moins gratifiante avec la sanction des performances succédant à la fiction de leurs espérances. Ainsi la France a connu une nouvelle alerte qui s'inscrit dans la continuité des résultats en baisse depuis les J.O de Sydney (2000). La lucidité est nécessaire au redressement du sport français face à cette lente érosion. En effet, si le total des médailles obtenues par la France aux J.O de Pékin correspond aux attentes exprimées par les dirigeants (sportifs et politiques) entre 30 et 40, la place occupée au classement des nations confirme un nouveau recul dans le concert olympique. La France est ainsi passée en douze ans de la 5ème place aux JO d'Atlanta de 1996 à la 10ème en 2008 ! Sans revenir sur l'analyse précise discipline par discipline, il est utile d'en rappeler les tendances « lourdes » : absence des sports collectifs à l'exception remarquable du hand-ball, faible pourcentage des femmes chez les médaillés et déceptions en série dans des sports « historiques » comme le judo, l'équitation et l'athlétisme par exemple. On notera que l'Italie et l'Allemagne demeurent stables quand la Grande Bretagne atteint le pied du podium . Ces résultats doivent conduire à s'interroger sereinement sur l'efficacité d'un modèle français qui s'essouffle. ## Un visa pour Londres ? La référence au seul classement des J.O est-elle la marque d'un patriotisme daté ? Ou traduit-elle des enjeux qualifiés de commerciaux, censés faire abstraction des sacro-saintes valeurs sportives ? Sur ce terrain, notre pays a aussi quelque retard. Au pays de Coubertin et de Didon, il ne s'est trouvé aucune ville (grande ou moyenne) candidate pour les « Jeux olympiques de la Jeunesse ». Cette initiative du CIO chère au président Jacques Rogge est destinée à conjuguer dans la jeunesse (14-18 ans) le sport avec le plaisir sans obsession de la performance et à épauler les efforts des Etats pour la protection sanitaire (lutte contre l'obésité entre autres). Athènes, Bangkok, Debrecen (Hongrie), Ciudad Guatemala, Kuala Lumpur, Moscou, Poznan, Turin et Singapour (vainqueur) n'avaient pas boudé ces nouveaux jeux éminemment coubertiniens... La prochaine tenue des Jeux de la Francophonie en 2009 à Beyrouth serait une chance de concrétiser l'aspiration euro-méditerranéenne par le sport. Et, the last but not the least, la présence française (dirigeants et athlètes) dans le concert sportif mondial hors les Jeux souffre d'un déficit d'influence dans les cénacles fédéraux internationaux et au CIO, parlement mondial du sport. La première médaille d'or française (Steeve Guénot en lutte) s'offre à ce titre comme un oracle : comme l'expliquait Didier Favori, ancien lutteur et consultant à France Télévisions, cette médaille a été obtenue avec les ingrédients classiques de l'humilité et du travail mais aussi avec celui qui nous fait généralement tant défaut en France, à savoir notre capacité à nous ouvrir sur le monde, à aller vers les autres, pour apprendre... ## Pour une nouvelle gouvernance Le modèle sportif français s'est longtemps identifié au face à face Etat-Mouvement sportif dans une déclinaison de la mission de service public où les acteurs économiques devaient présenter patte blanche pour être tolérés. Au plan international, la survie du haut niveau et des JO a pu s'opérer grâce aux recours à la professionnalisation dans les années 1980, dont une part des revenus est redistribuée à la « Solidarité olympique » pour les Comités olympiques nationaux, dont le nôtre. En France, l'adaptation du modèle sportif à la réalité économique demeure timide et explique en partie son décalage avec nos concurrents européens. La demande sportive se diversifie et la répartition classique des missions entre le secteur public (collectivités locales essentiellement), l'associatif (clubs) et le privé (économie) est aujourd'hui figée dans une représentation plus idéologique que pragmatique. Si le parc des équipements sportifs a été le fruit des collectivités territoriales, il n'est plus possible d'envisager leur seul investissement pour rénover et construire des arènes susceptibles d'accueillir des compétitions internationales, tant en natation, en athlétisme, en football qu'en cyclisme par exemple. Les stades réalisés en Grande Bretagne, Allemagne, Italie notamment sont désormais des pôles commerciaux associant sport, activités économiques et loisirs dont la convivialité est reconnue, y compris pour contribuer à la lutte contre les violences. L'apport des partenaires privés s'évalue aussi dans la lutte anti dopage : le scandale du Tour de France a montré que l'organisateur de l'épreuve, une entreprise (ASO), était compétent pour lutter et exclure les tricheurs quand le représentant fédéral mondial de la discipline (Union Cycliste Internationale) privilégiait son seul leadership au détriment de la déontologie... Le cadre « Public-associatif-privé » qui structure le sport français a besoin d'un déclic pour renouveler le modèle national, libérer le sport et permettre aux partenaires privés prêts à viser plus haut de participer à son management. Cette nouvelle gouvernance exige professionnalisation et ouverture de son capital tant humain que matériel. La Conférence nationale du sport français prévue à l'automne au CNOSF ne pourra faire l'économie de la remise en perspective d'un modèle et d'une culture aux relents par trop passéistes dont Pékin a affiché la fragilité à la face du monde.
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institut présaje
2008-10-01
5
[ "luc fayard" ]
1,145
LE JEU VIDÉO COMME MODÈLE DE SOCIÉTÉ : LE CAS SAISISSANT DE « SPORE »
# Le jeu vidéo comme modèle de société : le cas saisissant de « Spore » Apparemment, ce n'est qu'un jeu. En fait, c'est la préfiguration de ce qui attend la société toute entière, dès lors que les mondes du réel et du virtuel s'interpénètrent chaque jour un peu plus. Pour les informaticiens comme pour les sociologues et les psychologues, le lancement cet automne d'un jeu baptisé « Spore » annonce une nouvelle manifestation - radicale - des effets de la révolution numérique. Les jeux de stratégie constituent depuis longtemps un bon support pour les théories de management et les modèles économiques. Décider ou gérer, après tout, tient souvent du pari. Devenus numériques, ces jeux offrent en outre tous les atouts de la modélisation. Dassault, par exemple, explique volontiers comment l'univers virtuel « Second Life » permet d'inventer plus facilement de nouveaux produits et s'appuie finalement sur les mêmes règles que « Catia », son logiciel ultra-sophistiqué de conception assisté par ordinateur. Quand « Catia » aide à créer un nouvel avion Falcon sans aucun prototype physique, le premier modèle construit est à la fois le premier qui vole et le premier vendu. Et, dans le public, plus personne ne s'étonne que ce premier modèle physique qui n'a jamais été testé décolle et vole sans problème ! Non seulement les coûts de développement ont été considérablement réduits, mais la fiabilité a été augmentée. Avec le dernier jeu vidéo qui débarque sur la planète, « Spore », une étape de plus est franchie : les jeux comme celui-là pourraient constituer le socle d'un modèle complet de société numérique. Il rassemble en effet les principales tendances actuelles du comportement humain, individuel et social, dans la création et dans l'échange, rien que cela ! Et comme il est le produit de l'imagination de Will Wright, l'homme qui a inventé les « Sims », déjà surnommé à l'époque non pas « jeu vidéo » mais « simulateur de vie sociale », on sent se dessiner une grande ambition derrière ce projet. D'abord, un peu d'explication : « Spore » est un jeu de stratégie sur ordinateur et Internet, où vous, le joueur, vous n'êtes pas tout à fait n'importe qui puisque vous êtes...Dieu, ou le Grand Créateur, comme vous voulez. C\'est-à-dire que vous êtes le créateur, l'auteur tout puissant de personnages virtuels : les « Créatures ». Vous les inventez ex nihilo dès la première cellule biologique. Puis vous les faites évoluer en définissant vous-même des règles de développement para-darwiniennes et d'interaction sociale. Le tout se déroule sur fond de territoire vierge, celui d'après le Big Bang évidemment, et ce paysage va se peupler peu à peu, grâce à vous et aux autres joueurs. Il va même s'étendre aux autres planètes. « Spore » est ainsi déjà un formidable outil individuel de création, d'innovation et d'interaction. Partir de zéro, il n'y a rien de mieux pour stimuler l'imagination. Autre caractéristique : les personnages créés par les joueurs peuvent être partagés à travers une encyclopédie virtuelle, « Sporepedia », qui fonctionne à l'image de « Wikipedia », l'encyclopédie collaborative sur Internet où chacun peut apporter sa contribution. Les personnages les mieux notés entrent dans la bibliothèque, les plus mal notés sont rayés des listes. Voilà une belle application d'un travail collaboratif et d'un modèle de type réseau social, comme « Facebook », où les internautes n'hésitent pas à partager des données parfois très personnelles, à condition qu'en échange, ils aient le sentiment de recevoir un service personnalisé. Les sociologues y voient l'ambivalence d'un deal gagnant-gagnant et d'un mélange objectif-subjectif. Résultat : tout est possible dans « Spore », y compris les débordements, et l'on parle déjà de créatures étrangement phalliques ou menaçantes. Avant même que le jeu n'ait pris son envol, se pose la question de son contrôle et de ses limites, une fois de plus, comme pour toute utilisation d'Internet qui prend de l'ampleur rapidement. Le numérique et le réseau ajoutant les dimensions paradoxales de temps immédiat et d'espace infini aux différents axes du jeu (création, échange, réseau social), nous voilà en face d'un nouveau modèle qui débordera vite le simple cadre du loisir pour envahir les territoires de l'économie et de la société. Les vrais joueurs, les accrocs, les « hard gamers » se disent déçus par les faibles possibilités du jeu et c'est normal : il s'agit davantage de créer que de jouer. On peut prédire sans grand risque de se tromper l'utilisation de « Spore » pour inventer des nouveaux produits, réaliser des sondages, tester des usages et des comportements, de nouveaux médias, de nouveaux loisirs, etc. Comme pour « Second Life », un système monétaire viendra probablement se greffer sur cet univers, et alors s'affronteront comme dans la vie réelle les différentes influences, valeurs et morales des « joueurs » situés du bon et du mauvais côté de la force. Car il y a évidemment du bon et du mauvais dans cette affaire et dans ce qu'elle laisse présager. Le bon, c'est le formidable « booster » de l'innovation qu'offrent des technologies de l'information démocratisées, de plus en plus puissantes dans leurs fonctions et de plus en plus simples dans leur usage. Le bon, c'est la rapidité et l'efficacité, l'agilité pour employer un terme à la mode, qui caractérisent l'économie numérique, déjà libérée des contraintes de temps et d'espace et de plus en plus affranchie des phases de prototypage physique. Après « Spore », on ne créera sans doute plus jamais de nouveaux produits comme avant : au lieu d'être issus d'une chaîne linéaire recherche-développementmarketing-test-production, ils seront pré-testés par des communautés, sortiront en version béta, seront peaufinés au fur et à mesure, personnalisés jusqu'au dernier moment avant la livraison. Une pratique déjà répandue dans des productions purement virtuelles (le logiciel par exemple) mais qui touchera bientôt toute l'économie. Le mauvais, c'est la tentation d'aller trop vite vers des conclusions naïves. Comme d'ériger ces modèles de rupture appuyés sur la convergence numérisation-globalisation (très bien résumés dans le livre « La terre est plate » de Thomas Friedman) en voie royale de l'évolution de l'économie et de la société. Les débats sont encore très nombreux. Par exemple, est-ce la quantité de contributeurs qui garantit la qualité du résultat ? Ou encore : si tout le monde pense la même chose au même moment, où est l'innovation ? S'il faut modérer les débats, qui nomme et modère les modérateurs ? Le Web, via notamment les blogs et les forums, reste lui aussi paradoxal : on y côtoie l'inédit et le farfelu, mais aussi le copier-coller sans vergogne des idées, ce qui lui donne une fâcheuse tendance à devenir la version planétaire du café du commerce. « Spore » en donnant la primauté à la création individuelle et à la mise en commun d'innovations intellectuelles va peut-être enfin contrer ces tendances négatives. C'est tout le mal qu'on lui souhaite.
548
institut présaje
2008-06-01
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[ "michel rouger" ]
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EDITORIAL : PANEM ET CIRCENCES
# EDITORIAL : Panem et circences par Michel Rouger, *president* *de* *l\'institut* *PRESAJE* On nous a appris, dès l\'enfance, ce que signifiaient le pain et les jeux au temps de la Pax Romana du début du premier millénaire. Qu\'en est-il au temps de la Pax Americana du début du troisième millénaire ? La France est le pays où il est le plus intéressant d\'étudier ce sujet. Chacun sait que, sauf à être atteint par la maladie ou la paresse, les 168 heures de la semaine se découpent pour une petite moitié entre ce qui se passe au lit et à table, le reste étant partage entre l\'activité lucrative, le pain gagne, la distraction ludique, les jeux, et l\'enrichissement intellectuel, les arts. Le grand basculement s\'est produit lorsqu\'il a été décidé que le temps réserve au travail serait à peine supérieur a 20% du total (35 h) et au tiers du temps non travaille. Les jeux sont passés avant le pain, sans apporter beaucoup à la culture. Le pain étant réputé tomber de l\'arbre de la Providence, droit dans le bec du RTTiste. Comme toutes les bonnes intentions dont l\'enfer est pavé, il est vite apparu que la décision avait oublié les réalités de l\'avenir. Convaincus de l\'éternité d\'un modèle économique et social reposant sur la disposition de matières premières alimentaires et énergétiques bon marché, de la générosité d\'une nature dont on maitrisait ce qu\'elle produisait par nos techniques, du retard irrattrapable des pays sous-développés, nous n\'avons pas vu venir le mauvais temps. Il est là. Les aliments, les matières premières, seront de plus en plus couteuses, pour longtemps ; la nature commence à mal supporter les hommes et leurs poisons ; quant aux ex-sous-développés devenus émergents, nous devenons dépendants de l\'argent qu\'ils entassent à force de travail. Une lueur vient tout à coup dans la montée des ténèbres. Les jeux, sous toutes leurs formes, envahissent le monde, partout, à chaque instant. Les peuples émergents vont y gouter, goulument, dans le sport comme dans le poker, dans la finance comme dans le show business. Le Terrien moyen, scotche devant son écran (télé, ordinateur, cellular, made in China), va faire corps avec son fauteuil comme Diogène avec son tonneau. Enfin le cauchemar s\'éloigne du milliard de Stakhanovistes, inépuisables producteurs qui nous voleraient notre pain, et nous feraient perdre le gout du jeu. Donner le gout du jeu et des loisirs a tous ces affames de puissance et de jouissance est un bienfait pour ceux qui, dans les pays immergent de l\'Occident, commençaient à culpabiliser de leurs excès de loisirs. Au surplus, il est plus facile de donner le gout du jeu a ceux qui en ont envie que de redonner celui du travail a ceux qui l\'ont perdu. Faisons le vœu que les JO de Pékin soient une énorme réussite, une gigantesque fête, dont les lendemains changeront la face du monde. Voilà un bon « Presaje » !
549
institut présaje
2008-06-01
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[ "andré levy-lang" ]
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LES VRAIES LEÇONS DE LA CRISE DES « SUBPRIME »
# Les vraies leçons de la crise des « subprime » Au nom de l\'innovation financière, les banques ont laissé se distendre le lien nécessaire entre risque et responsabilité. Sauvées de la faillite au prix d\'une injection massive de liquidités par les banques centrales, elles doivent tirer les leçons des dérives de ces dernières années. La finance mondiale est en soins intensifs. A la phase aigüe de la crise des « subprime » a succédé celle de l\'évaluation des dégâts, des mesures de redressement et des avalanches de bonnes résolutions. Non, ce n\'était pas un cataclysme comparable à celui de 1929, mais cela aurait pu le devenir si les banques centrales n\'avaient pas massivement injecté des liquidités aux banques. Oui, ce fut une crise classique à certains égards, comparable en cela aux grands accidents financiers du passe. Acte 1 : apparition d\'un phénomène de bulle de certains actifs (immobiliers dans ce cas), alimentée par le crédit (grâce à la titrisation cette fois). Acte 2 : la chute quand les valeurs se dégonflent, amplifiée par le désendettement. Avec un phénomène nouveau et inquiétant de propagation immédiate de l\'incendie a l\'ensemble du système bancaire. Née des excès du seul crédit immobilier aux Etats-Unis, comment la crise a-t-elle pu provoquer un tel séisme ? Là leçon à tirer de l\'évènement peut se résumer en une seule proposition : la finance doit renouer le lien rompu entre prise de risque et responsabilité des opérateurs. ## Premier champ d\'application : assainir la pratique de la titrisation. Depuis plus de vingt ans, la technique a largement servi l\'économie réelle. On a pu la comparer à la langue d\'Esope, la meilleure et la pire des choses selon l\'usage que l\'on en fait. Le schéma de fonctionnement est simple. Une banque cède un ensemble de crédits à une structure « ad hoc » qui émet des obligations pour les financer. La banque allège son bilan. Le risque est assumé par le porteur des obligations. Dans les premiers temps, en France notamment, la titrisation s\'est développée de manière vertueuse car le transfert du risque était partiel. Les banques conservaient une partie du risque des crédits titrises. Leur responsabilité était engagée dans l\'opération, elles gardaient une bonne connaissance du risque et étaient associées au recouvrement des crédits. Avec l\'explosion de l\'innovation financière, on a vu se généraliser des pratiques beaucoup plus dangereuses : cession de la totalité du risque de crédit par les banques, découpage des crédits cédés en tranches successives de risques avec des rémunérations croissantes, superposition de dérives de crédits à l\'ensemble de l\'édifice pour augmenter l\'effet de levier. Ainsi les banques, en finançant les acheteurs de titres, sont devenues les victimes de l\'opacité du système qu\'elles avaient laissé proliférer. Elles n\'ont d\'autre choix aujourd\'hui que de s\'impliquer à nouveau dans la chaine de contrôle et de gestion des risques transférés hors bilan. Et de prouver qu\'elles connaissent avec précision le montant des pertes potentielles liées aux actifs qu\'elles financent et qu\'elles peuvent couvrir ces pertes. ## Deuxième champ d\'application : corriger « l\'aléa moral » qui met les banques à l\'abri de la faillite et leurs dirigeants à l\'abri des conséquences de leurs imprudences. Chacun se félicite de l\'intervention spectaculaire des banques centrales pour fournir des liquidités aux établissements frappes par la crise des « subprime ». Un sauvetage qui a évité une crise économique mondiale mais qui amène à se poser des questions sur la contrepartie a la protection de fait dont jouissent les banques contre le risque de faillite. Comme toujours au lendemain des crises financières, des voix s\'élèvent pour réclamer plus de règlementation et des mesures d\'encadrement autoritaire. Au stade actuel du développement de la sphère financière internationale, beaucoup de ces propositions sont irréalistes. Par contre, il convient de porter les efforts sur les systèmes de contrôle des systèmes bancaires. La crise a montré qu\'ils étaient manifestement incomplets. En sortant de leur bilan des risques mal apprécies et en les logeant dans les marchés, les banques ont soustrait ces risques au regard de leurs autorités de contrôle, pénalisant ainsi l\'ensemble du système financier et spécialement leurs actionnaires. La crise financière a eu un prix très élève pour les actionnaires des banques qui ont vu les cours de bourse s\'effondrer mais, à l\'inverse, elle a peu affecté les rémunérations de leurs cadres dirigeants. C\'est là un autre « aléa moral » qui ne saurait être relevé sans réaction après le désastre des « subprime ». Au cours des années récentes, les bonus généreux, en intéressant les banquiers de marché au résultat, sans pénalisation sérieuse en cas d\'échec, ont incite les cadres et les dirigeants des banques à des prises de risque excessives. Dans ce système, le risque de perte en capital sur les opérations de marché est intégralement à la charge des actionnaires, le profit étant largement partage par les opérateurs. De telles dérives ne peuvent plus être tolérées. La solution n\'est pas de demander aux autorités de contrôle des banques de règlementer de manière pointilliste les modalités de rémunération des opérations de marché et de leurs exécutants. Mais il faudra bien qu\'elles jettent un regard sur ces modalités. Et plus largement, qu\'elles réexaminent les règles de solvabilité et de liquidité imposées aux banques après la violente crise née des faiblesses du système américain de crédit hypothécaire. La crise des « subprime » est d\'abord un effet de la rupture du lien entre prise de risque et responsabilité.
550
institut présaje
2008-06-01
2
[ "jacques barraux" ]
1,282
POUR EN FINIR AVEC L\'IMAGE DÉFORMÉE DE L\'INDUSTRIE FRANÇAISE
# Pour en finir avec l\'image déformée de l\'industrie française Les Français ont une vision négative et fataliste de l\'avenir industriel de notre pays. C\'est peut-être parce que les relais d\'opinion leur parlent de l\'industrie de 2008 avec les mots et les concepts des deux siècles précédents. La réalité est bien différente. Mais comment font donc les Allemands ? L\'euro est au plus haut, les prix du pétrole et des matières premières s\'envolent, la crise des « subprime » rend les banquiers frileux mais l\'économie allemande tient bon et son industrie reste le plus puissant des amortisseurs de chocs conjoncturels. En dépit des vagues de fusions et des premières tensions au sein de l\'édifice du capitalisme familial, l\'entreprise industrielle d\'OutreRhin reste marquée par ses traditions d\'indépendance, d\'enracinement régional et de volontarisme à l\'exportation, trois caractéristiques de ces milliers de firmes de taille moyenne-grande qui, dit-on, manquent tant à la France. A cette bonne résistance de l\'industrie allemande, il est d\'usage d\'opposer la grisaille de notre paysage productif, le déclin des grands bassins de l\'Est et du Nord, les épidémies de délocalisations d\'usines et les médiocrités de notre capitalisme sans capital. Mais les Cassandre de la désindustrialisation en font trop : ils entretiennent une image profondément déformée de la réalité. A force de répéter les mêmes lieux communs, on tombe dans la caricature. Et c\'est ce qui se passe aujourd\'hui en France, bien qu\'il faille admettre la permanence d\'un environnement juridique et psycho-sociologique plutôt hostile aux valeurs de l\'entreprise. Les Français ont une vision partielle et inutilement fataliste de la réalité industrielle dans notre pays. Plus grave : les relais d\'opinion s\'acharnent à leur parler de l\'industrie de 2008 avec les mots et les concepts des deux siècles précédents. Les frontières de plus en plus perméables entre l\'industrie et les services, la montée irrésistible de l\'immatériel, l\'enchainement rapide des ruptures technologiques : tout cela est absent du discours dominant. Le XXIème siècle est pourtant largement entame et il suffit de parcourir l\'Ile de France, la région Rhône Alpes, le sud de la Bretagne, les marchés du Nord et de l\'Est ou le midi toulousain pour comprendre que le paysage industriel du pays ne se résume pas en une succession de friches envahies par les ronces et les mauvaises herbes. D\'abord il y a l\'acquis, ce qui résiste aux coups de butoir de la concurrence des pays à bas coût. Avec deux lignes de combattants aux performances honorables face à leurs adversaires du « marché-monde » : les géants (comme Renault ou PSA) et les « spécialistes » (comme Valeo, Schneider ou Essilor). Par chance, beaucoup sont enracines sur les quatre marchés voues à soutenir la croissance mondiale dans les vingt prochaines années : l'énergie (Total, Suez ou Areva), la construction et les matériaux (Lafarge, Saint-Gobain, Eramet ou Bouygues), l\'environnement (Veolia ou Suez Environnement) et l\'immense filière alimentation-beauté-santé (Danone, SanofiAventis, L\'Oréal, LVMH, etc.). Au total, environ 300 groupes français qui ont des stratégies et des organisations délibérément mondialisées. La plupart ont, hélas, pris acte des faibles perspectives de croissance et de profit de marché français mais ils travaillent en réseau avec plusieurs milliers de fournisseurs, de développeurs et de soustraitants nationaux ou régionaux qui formeront peut-être dans l\'avenir le vrai socle de production physique sur le sol national. Et là, on découvre un territoire français en complète régénération. Avec des voisinages contrastes de bassins d\'emplois en grande difficulté, de bastions industriels « relookes » et de « pôles de compétitivité » en plein essor. Cela donne un tissu d\'entreprises décousu mais vivant, avec des floraisons de jeunes pousses qui témoignent de l\'arrivée aux affaires d\'une jeune génération imprégnée d\'une culture industrielle en totale rupture avec celle de leurs ainés des « Trente Glorieuses ». Un tour de France des grandes écoles d\'ingénieur, des laboratoires sous contrat avec des entreprises et de plusieurs dizaines de pôles de compétitivité - dont trois géants autour de Paris, LyonGrenoble et Toulouse - donne l\'image d\'un pays traverse par des forces juvéniles et brouillonnes, a l\'oppose des représentations négatives et figées du « voyageur qui revient de Chine et qui éprouve des Roissy l\'impression d\'un pays sur le point de sortir de l'Histoire. ## 1 - Niches, créneaux et réseaux L\'industrie vit une double révolution : d\'un côté, la fin du « fordisme » et de l\'organisation tayloriste du travail ; de l\'autre, la globalisation des marchés qui oblige à se positionner clairement dans l\'espace géographique (oui, géographique). L\'ouvrier d\'aujourd\'hui travaille avec un portable et n\'est plus enferme trente-cinq heures par semaine dans la solitude d\'un poste de simple auxiliaire de la machine. De son côté, le chef d\'entreprise industrielle ne dit plus seulement qu\'il vend des produits, il se pose en « Vendeur de solutions », ce qui n\'est pas une coquetterie de vocabulaire mais l\'affichage d\'une totale « orientation client ». Naguère, les mondes du « B to B » (business to business) et du « B to C » (business to consumer) vivaient dans des univers différents. Ils avaient des codes et des langages différents, très techniques dans un cas, très « marketing » dans l\'autre. Désormais, que l\'on soit décolleteur au service de l\'industrie automobile ou producteur de yaourt s\'adressant à la « ménagère de moins de 50 ans », les mêmes préoccupations conduisent à adopter les mêmes démarches d\'analyse des besoins et d\'offre de service. Pour les chefs d\'entreprise décomplexes aux commandes des PMI de croissance, la mondialisation ne ferme pas le jeu industriel. Elle ouvre le champ des possibles. L\'exemple le plus éclairant est celui des « biens intermédiaires », cette immense famille de produits qui entrent dans la composition d\'un produit fini mais dont l\'acheteur ignore la genèse complexe. L\'électronique et l\'automobile, les deux champions de la division internationale du travail, sont loin d\'être les seuls secteurs concernés. Les industriels ont pris l\'habitude de travailler en réseau. A la chaine de production de la grande usinecathédrale d\'autrefois a succédé la chaine des entreprises impliquées dans un projet commun. L\'émiettement des processus de fabrication, les jongleries que permettent les nouveaux outils logistiques et les gisements inexploités de nouvelles formes de services expliquent l\'apparition en continu de nouveaux espaces de conquêtes pour les jeunes entreprises en quête de petites niches ou de larges créneaux. ## 2 - Les trois espaces de l\'industrie Aujourd\'hui, la vocation industrielle d\'un pays comme la France ou l\'Allemagne s\'accomplit dans trois espaces différents : le marché intérieur, le marché de l\'Union européenne et le marché mondial. Trois mondes, trois logiques différentes ou les facteurs monétaires ont une importance cruciale. Pourquoi l\'Allemagne reste-t-elle la première puissance exportatrice mondiale ? Parce que forte de ses catalogues de produits exclusifs ou à forte valeur ajoutée, elle garde la maitrise de ses prix. Mais aussi parce qu\'elle facture la plus grande partie de ses exportations en euros. L\'an passé, les ventes extérieures de l\'Allemagne ont été libellées a 80% en euros et a 13% en dollars. Cela explique sa résistance a l\'effondrement de la monnaie américaine, si dramatique pour les ventes d\'Airbus en dollars. Si les grands groupes français ont délibérément opte pour des stratégies mondiales, l\'Europe des Vingt Sept - et des pays limitrophes de l\'Est et du Sud - devrait être considérée comme le joker des apprentis exportateurs. Une école du grand large à l\'abri des problèmes de change. Un champ d\'action technologique et commercial vertueux pour aider les acteurs de la relève entrepreneuriale à asseoir le nouveau modèle industriel de notre pays. Elle est là cette relève, bien réelle, bien consciente des contraintes et des pesanteurs du marché francofrançais. Elle a tout à gagner à s\'arrimer dans l\'espace élargi, multilingue et libéral d\'une Union dont beaucoup d\'Européens ignorent les trésors\...
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institut présaje
2008-06-01
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[ "albert merlin" ]
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MOINS DE DROITS, PLUS DE DROIT
# Moins de droits, plus de Droit Le débat sur la Loi de Modernisation de l\'Economie est l\'occasion de revenir sur la tradition française des rapports orageux entre le droit et l\'économie. Un obstacle à la libération des forces de croissance et de création dans notre pays. La Loi, parait-il, va moderniser l\'économie. Faut-il faire la fine bouche ? Surement pas. Mais pour ceux que les expériences passées ont rendus sceptiques, un léger recadrage s\'impose !\... Les mesures techniques (et celles contenues dans la LME sont loin d\'être négligeables) ne peuvent pas grand-chose si la culture juridique ne suit pas. Celle-ci, chez nous, reste étonnamment protectrice, limitative, coercitive, statique. Cela, malheureusement, ne se change pas du jour au lendemain. Un peu d\'histoire. Le Code civil a été conçu, a l\'origine, pour figer les règles de l\'organisation familiale, le statut des patrimoines et des échanges (c\'est le droit des contrats) et la réparation des dommages (c\'est le droit de la responsabilité). On est dans le statique. Rien à voir avec la démarche économique, faite de changements incessants, d\'innovations et quelquefois de métamorphoses : tout ce qui relève de la « destruction créatrice » chère à Schumpeter. Quant au Code de Commerce, inspire par les révolutionnaires qui voulaient rompre avec la justice seigneuriale, il s\'est rapidement fait encadrer par les tenants de l\'économie administrée et leurs multiples autorités administratives. Tout cela fait que notre droit est beaucoup plus apte à veiller sur la répartition du « gâteau » national qu\'à se préoccuper de sa croissance et de ses ingrédients. Les normes sont pour l\'essentiel limitatives et punitives, presque jamais incitatives et libératrices. Le souci de protection sociale, louable en soi, va parfois jusqu\'à faire apparaitre les éléments les plus dynamiques de la société comme des fauteurs de trouble. Ouvrons les fenêtres ! Le droit américain n\'est sûrement pas parfait, mais il dispose d\'un avantage appréciable : pour chacune de ses décisions, le juge doit mesurer son impact prévisible, notamment en matière économique : va-t-on, à travers telle décision, entrainer une destruction de valeur ou bien l\'inverse ? Le trébuchet est toujours là, mais la façon de s\'en servir diffère du tout au tout : il ne s\'agit plus d\'appliquer des normes foisonnantes et parfois contradictoires, il s\'agit d\'anticiper et de s\'adapter. La pratique judiciaire, là-bas, est nourrie de culture économique. Le président Guy Canivet, infatigable défenseur de la réconciliation entre droit et économie, développe depuis des années cet ardent plaidoyer : selon lui, le magistrat devrait « porter des verres correcteurs qui lui permettent de voir le monde »^1^. Seulement voilà : la philosophie qui règne dans le prétoire est, encore et toujours, celle du bon vieux code. Xavier Lagarde, professeur à Paris X, n\'y va pas par quatre chemins : « tout ce que requiert une économie capitaliste reste en dehors de ce code »^2^. Mais, nous dira-t-on, quel que soit le droit en vigueur, la croissance ne se décrète pas. Certes. Mais on peut très efficacement contribuer à la freiner. Les lois malthusiennes sur les implantations de grandes surfaces en témoignent. La jurisprudence n\'est pas en reste, notamment en matière sociale ou le besoin naturel de protection revêt souvent la camisole du conservatisme. A cela s\'ajoute la foret des normes tracassières de Bruxelles, dont on peut se demander si elles ne visent pas à décourager purement et simplement toute volonté d\'expansion ! Le tout couronne par une épidémie de «precautionnite», élevée parfois au rang de divinité. La « fabrique » normative fonctionne à plein régime, au point d\'aboutir à ce qu\'Alain-Gerard Slama appelle « le déchirement du droit en une multiplicité de normes par la meute des revendications et l\'émiettement du corps social ». Un certain nombre de gens de robe, nourris de leur expérience, sont convaincus qu\'il nous faut évoluer. Il y a souvent des avancées intellectuelles intéressantes, comme le récent rapport Coulon lorsqu\'il préconise une meilleure formation des magistrats en matière économique et financière. Mais pourquoi faut-il que nous soyons toujours les derniers à nous adapter ? Combien de temps faudra-t-il pour que nos caciques et nos parlementaires comprennent - et expliquent - qu\'il nous faut passer d\'un juridisme foisonnant et contraignant a un vrai Droit libérateur ? Un droit incitatif, ouvert, qui accompagne et facilite la création de valeur ? Pour sa part, PRESAJE, depuis le début, ne cesse d\'y travailler . *^1^* *Le* *Nouvel* *Economiste*, *15* *I21* *février* *2007* *^2^* *«* *Juste* *capitalisme* *»,* *a* *paraitre*.
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institut présaje
2008-06-01
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[ "andré babeau" ]
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EPARGNE DES MÉNAGES : SUR QUEL LEVIER PEUT-ON AGIR ?
# Epargne des ménages : sur quel levier peut-on agir ? ## L\'épargne, objet mal identifie Le taux d\'épargne des ménages n\'est pas une variable de commande. Ce n\'est pas un levier d\'action à la disposition des gouvernants mais ceux-ci retrouvent leur rôle quand il s\'agit d\'orienter le revenu épargne vers des objectifs bien identifies. La France en a bien besoin actuellement. Le volontarisme est une grande qualité, surtout quand on sait à quoi la volonté peut efficacement et utilement s\'appliquer. Bien sûr, il n\'est pas toujours facile de le savoir. La distinction est encore plus délicate à faire si l\'on aborde un domaine comme celui des comportements d\'épargne et de recours au crédit des ménages ou subsistent encore beaucoup d\'interrogations quant à leurs déterminants. On peut tout de même tirer quelques conclusions Première quasi-certitude : le taux d\'épargne des ménages n\'est pas une variable de commande ; aucune action directe de la part du gouvernement n\'est susceptible de le faire évoluer de façon significative à la hausse ou à la baisse. C\'est évidemment bien dommage à un moment ou, en France, on voudrait lui voir jouer un rôle conjoncturel de soutien à la demande globale. Mais ce n\'est pas possible, il faut en prendre acte. Ainsi, en 2007, les salaries français, compte tenu des possibilités qui leur étaient données, ont retiré près de douze milliards des fonds de l\'épargne salariale, dont ils pouvaient faire ce qu\'ils voulaient : un tiers seulement semble avoir été à la consommation et les deux tiers restant à l\'épargne sous des formes diverses (remboursements d\'emprunts, placements nouveaux). Au total d\'ailleurs, pour l\'année 2007, le taux d\'épargne macro-économique des Français est remonte à plus de 15,8% contre 15,1 en 2006 (près de 11 milliards d\'euros d\'épargne supplémentaire). Les raisons pour lesquelles ce taux n\'est pas un levier entre les mains des gouvernants sont d\'ailleurs bien connues. Les chercheurs ont, depuis plusieurs décennies, analyse cette variable « lourde », influencée par un très grand nombre de facteurs indépendants - démographiques, historiques, culturels, psychologiques, sociologiques, économiques et financiers - dont aucun n\'est sous contrôle. Les interactions entre ces facteurs sont d\'ailleurs extrêmement complexes. A tel point, hélas, qu\'aucun modèle de prévision n\'a nulle part, à notre connaissance, encore jamais pu anticiper un point de retournement significatif du partage du revenu des ménages entre épargne et consommation. Ainsi, la baisse du taux d\'épargne des Américains depuis les dernières années du siècle précèdent n\'avait en rien été prévue. Même son explication a posteriori reste d\'ailleurs laborieuse. Deuxième quasi-certitude : si les gouvernants ne peuvent pratiquement pas agir sur l\'épargne globale des ménages, ils peuvent en revanche, grâce à des dispositifs adaptes, orienter efficacement le revenu épargne vers des objectifs clairement identifiés. De nombreuses expériences au cours de l\'histoire récente peuvent être ici invoquées. En France, la propriété du logement a légitimement été reconnue comme étant l\'un des objectifs à retenir et, en ce domaine, il est vrai qu\'une notable marge de progression existe. Une certaine déductibilité des intérêts des emprunts au titre de l\'habitat a été introduite. Soit, mais qu\'assigne-t-on comme rôle, dans le moyen et long terme, au plan d\'épargne logement qui a subi plusieurs chocs violents au cours des années récentes ? Veut-on la mort du grand PEL ? Sinon, comment le rendre à nouveau efficace ? Le fauxil ? L\'épargne salariale a, d\'autre part, elle aussi un important potentiel de progression. Dans une économie a la croissance retrouvée, quel devrait être son rôle pérenne ? Ce dernier peut certes être polyvalent, mais mieux vaudrait reconnaitre que l\'évolution des salaires est une chose et que la gestion de l\'épargne salariale en est une autre. De façon générale, par rapport à d\'autres pays, l\'épargne des Français est certainement à horizons trop courts pour permettre des placements importants dans ces fonds propres dont nos entreprises ont besoin ; parallèlement, la montée en régime de l\'épargne retraite est trop lente. Il doit être possible de tirer parti de cette double observation pour nous fixer dans ce domaine des objectifs plus ambitieux. En y associant bien sûr les moyens de les atteindre. Le moment parait opportun, ou nos systèmes de retraite obligatoires font l\'objet d\'un « check up » pour savoir ce qu\'on peut en attendre et ce qu\'il serait irréaliste d\'exiger d\'eux. Tout cela peut sans doute ressembler au réalisme de Sancho Pança. Mais éviter les combats contre les moulins à vent est aussi nécessaire en matière d\'épargne que dans les autres secteurs d\'intervention de l\'Etat.
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institut présaje
2008-06-01
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[ "jacques bichot" ]
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HUMEUR : QUAND LES GÉNÉRAUX CHASSENT L\'AUTRUCHE.
# HUMEUR : Quand les généraux chassent l\'autruche. La publication du « livre blanc sur la défense » a inspiré a un groupe de généraux (sous la signature de « groupe Surcouf ») une vigoureuse dénonciation de la médiocrité de son contenu. L\'évènement inspire un billet d\'humeur à Jacques Bichot qui s\'inquiète depuis de longues années du lâche refus des gouvernements successifs de s\'attaquer pour de bon au déficit de la sécurité sociale. Début 2003, la réforme des retraites se prépare. Alain Madelin entreprend chaque ministre concerne. Je fais le tour des cabinets. Nous confrontons nos résultats : personne n\'entrevoit ce que pourrait bien vouloir dire préparer une réforme d\'envergure. Pire : personne n\'a envie de le savoir. Nous écrivons *Quand* *les* *autruches* *prendront* *leur* *retraite* ^1^. Puis la loi est votée et promulguée. J\'écris alors *Sauver* *les* *retraites* *?* *La* *pauvre* *loi* *du* *21* *aout* *2003* ^2^, pour expliquer qu\'avec ça nous ne sommes pas sortis de l\'auberge. 18 juin 2008 : la Commission des comptes de la sécurité sociale fournit les résultats 2007 et les prévisions 2008. Ils montrent que la loi retraites de 2003 a fait passer la branche vieillesse dans le rouge et que la situation va se dégrader. Faute d\'études sérieuses, le coût de plusieurs dispositions avait été lourdement sous-estime. 19 juin 2008 : le « livre blanc sur la défense » vient d\'être rendu public ; les pouvoirs publics y adhèrent. Des officiers réunis en un \"groupe Surcouf\" s\'expriment, poliment mais fermement, dans Le Figaro : le projet leur parait n\'aller guère au-delà d\'une \"réduction homothétique du format des armées\". Ils estiment que \"le livre blanc ne fournit pas l\'armature conceptuelle d\'une analyse priorisant des arbitrages\". Ils dénoncent « une réduction sans imagination du format des armées » et estiment qu\' « il y a comme une imposture à présenter ces résultats comme un progrès dans l\'efficacité de l\'instrument militaire ». Le « modèle d\'analyse présente par le livre blanc » leur parait « déficient et, davantage, marque par un certain amateurisme ». Leur diagnostic est en somme identique à celui que je porte sur la réforme des retraites. Et ils pensent que cet amateurisme résulte d\'une volonté de pas étudier sérieusement le problème : ils déplorent \"l\'interdiction faite par les autorités politiques de l\'époque a l\'état-major des armées de poursuivre une véritable étude capacitaire\". Tout comme je m\'élève contre le refus obstine des hommes politiques de commander une véritable étude d\'ingénierie de la réforme en matière d\'échanges intergénérationnels. L\'annonce de mauvais résultats financiers de la sécurité sociale coïncide donc fort à propos avec celle de la déception des membres du groupe Surcouf. Les armées comme les organismes sociaux sont en butte au gouvernement des autruches. On pourrait désespérer : quand un pays n\'a pas de pétrole, peu de travailleurs, et que ses gouvernants ne veulent pas regarder les réalités en face et, pour préparer les reformes, faire mener de vraies études d\'impact et de faisabilité, quel avenir lui reste-t-il ? Mais n\'ayons crainte, les pouvoirs publics ont trouvé le moyen de tirer parti de la communauté de destin entre armée et sécurité sociale : pour éponger la dette de cette dernière, ils feront donner la cavalerie^3^ . \[Pour en savoir plus sur la Défense, cf. le dernier ouvrage de Presaje « Pour une stratégie globale de sécurité nationale, coll. Presaje, Ed. Dalloz\]. *^1^* *Le* *Seuil,* *2003.* *^2^* *L\'Harmattan,* *décembre* *2003* *^3^* *Selon* *Les* *Echos* *du* *9* *juin* *2008,* *la* *technique* *consisterait* *à* *transférer* *la* *dette* *a* *la* *CADES,* *comme* *cela* *a* *été* *fait* *à* *diverses* *reprises,* *mais* *cette* *fois* *en* *attribuant* *à* *cet* *organisme,* *comme* *recette* *destinée* *à* *payer* *les* *intérêts* *et* *à* *rembourser* *le* *principal,* *des* *versements* *en* *provenance* *de* *la* *sécu* *et* *de* *fonds* *qui* *lui* *sont* *lies,* *ce* *qui* *accroitra* *d\'autant* *leurs* *déficits* *futurs.*
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institut présaje
2008-06-01
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[ "bernard lecherbonnier" ]
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DIVERSITÉ ETHNIQUE : LE PARI COURAGEUX DES ENTREPRISES FRANÇAISES
# Diversité ethnique : le pari courageux des entreprises françaises Il faut rendre cette justice aux entreprises françaises : elles sont désormais en avance en matière de diversité ethnique par rapport aux partis politiques. Non seulement en termes de quotas mais aussi en termes de gestion des carrières. Ce sont elles les vraies gardiennes de la paix civile dans les banlieues. Plus de 15% des Français relèvent de la diversité ethnique : Africains du Nord et du Sud, Antillais, ressortissants de l'Océan Indien et Asiatiques. Les dernières consultations municipales et régionales se sont soldées par moins de 1% d\'élus issus de cette même diversité. En dépit de leurs tonitruantes déclarations, les partis dits de gouvernement trainent encore les pieds pour créer des commissions de la diversité en leur sein. Le parti socialiste ne fait pas mieux que la droite dans le domaine. Reconnaissons au président de la République d\'avoir tenu sa parole : seul, pour le moment, il a tenu ses engagements en faisant place aux « minorités visibles » dans son gouvernement. Les politiques, si peu presses à admettre des représentants de la diversité dans leurs structures et encore moins à leur accorder l\'accès aux assemblées, ne se gênent pas pour donner des leçons de civisme aux entreprises. Or, si la paix civile se maintient dans ce pays, si les banlieues ne sont pas - contrairement a que qu\'annonce la presse - réduites à l\'état de ghetto, c\'est bel et bien grâce à l\'entreprise, notamment grâce aux grandes sociétés qui ont compris l\'enjeu social et économique lie à la diversité. Au terme d\'une année d\'étude et de consultation auprès d\'une vingtaine de grands groupes, j\'ai pu constater que la plupart ont intégré depuis plusieurs années la question de la diversité et en ont signé la charte, qu\'ils ont pour la plupart rattache une direction ad hoc à la DRH. Ils ont souvent dépassé de loin le quota démographique de 15% dans leurs effectifs. Ils en sont déjà à l\'étape suivante, qui consiste à assurer la promotion des carrières. Un grand distributeur me disait récemment : « Nous aurons réussi lorsque nous aurons rendu fluide le passage des entrepôts aux magasins. » Dans les groupes axes autour des nouveaux métiers, par exemple la communication, les nouvelles technologies, le problème ne se pose déjà plus en ces termes. L\'habileté des personnels issus de la diversité les propulse très rapidement dans l\'ensemble des fonctions du « middle management ». Les métiers commerciaux montrent la même tendance. Les patrons qui ont l\'expérience de la diversité sont souvent entres dans le jeu par souci de justice sociale. Ils n\'en sont plus là. Le pari a été gagnant. Forte implication des personnels dans la réussite de l\'entreprise, grande adaptabilité aux fonctions et a l\'innovation, flexibilité et rentabilité. De plus, il s\'agit de populations fortement consommatrices qui investissent immédiatement leurs revenus dans le marché. Le problème majeur est celui de la formation supérieure des jeunes gens issus de la diversité. Peu de parents ont les moyens de payer des études à leurs enfants dans les écoles de commerce, d\'ingénieurs, etc. D\'où le combat que je mène, en m\'appuyant sur des groupes qui ont compris l\'enjeu, pour créer des bourses d\'études financées par la taxe d\'apprentissage. Bourses allouées en fonction des compétences des candidats et non sur la base de la monstrueuse « discrimination positive » qui disqualifie à l\'avance les futurs impétrants. Je lance à la rentrée 2008 deux expériences pilotes en ce sens. A la veille de la remise en cause des structures et des fonctionnements de la formation professionnelle par le gouvernement, puisse cet exemple - peut-être parmi d\'autres - être pris en compte par les pouvoirs publics ! En tout cas, les politiques, au lieu de multiplier les procès contre les entreprises sous prétexte de discrimination à l\'embauche, au lieu de financer des « testings » démagogiques et brouillons, feraient mieux de balayer devant leur porte et de s\'inspirer des groupes citoyens. La question n\'est pas, pour les entreprises, de faire barrage aux candidats de la diversité mais, au contraire, d\'en trouver davantage « prêts à l\'emploi » !
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institut présaje
2008-06-01
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[ "julien damon" ]
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« ZÉRO SDF », UN ESPOIR UTOPIQUE ? NON, UN OBJECTIF SENSÉ
# « Zéro SDF », un espoir utopique ? Non, un objectif sensé Les « SDF » sont réapparus en tant que problème social depuis une trentaine d\'années. La compassion, réveillée chaque hiver, a permis la constitution d\'un système de prise en charge dont l\'objectif est de lutter contre l\'exclusion. Il y a la une sorte d\'obligation, morale, de moyens que se donne la collectivité. Une autre perspective est de se donner un objectif de résultat. L\'objectif « zéro SDF d\'ici à 2007 » évoque par le candidat Lionel Jospin au printemps 2002 comme l\'un des axes de son programme présidentiel a donné lieu à de vives réserves et a une polémique qu\'on peut juger insolite. Le mot d\'ordre a été juge simpliste, maladroit, utopique. L\'idée avait pourtant déjà été exprimée en 1997 par Laurent Fabius alors président de l\'Assemblée Nationale. Elle s\'inspirait d\'une proposition « un toit pour tous » du premier ministre anglais Tony Blair réélu en 2001. Le candidat Nicolas Sarkozy l\'a, plus tard, évoqué pendant la campagne présidentielle de 2007. Cette idée, correspondant au fond à l\'objectif général d\'éradication de l\'exclusion, soutenue par toutes les grandes associations, a été discréditée, notamment par les associations, comme un « slogan provocateur », une « promesse bien imprudente », une « formule démagogique ». Il y a là quelque chose d\'étrange. Bien entendu, il est probable qu\'il restera toujours, comme dans tout pays développé non totalitaire, des gens à la rue. Mais il est préférable pour les finances publiques et pour le débat public de se donner des objectifs évaluables. C\'est la logique même de la reforme récente des lois de finance, obligeant désormais l\'action publique à fonctionner sur une logique objectifs/résultats. Il est à cet égard bien certain que l\'objectif « zéro SDF », avec sa dose d\'ambigüité - mais n\'est-ce pas là le lot de toute politique publique ? - est plus clair et plus évaluable que le seul affichage de moyens supplémentaires pour l\'objectif moralement généreux mais concrètement ténébreux de lutte contre les exclusions. Les associations en particulier, dépendant de plus en plus des fonds publics, ont eu une curieuse réaction quand il ne s\'agit plus de gérer mais de régler (ou de tenter de régler) un problème sur lequel elles interviennent. Chacun à leur manière, des pays aussi différents que la Finlande, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni se sont récemment fixe l\'objectif d\'éradication du phénomène. A une échelle plus large, c\'est le Parlement Européen qui a adopté, début avril 2008, une déclaration écrite en vue de « mettre fin au sans-abrisme » d\'ici 2015. 438 signatures de députés européens provenant de tous les partis politiques et de tous les Etats membres ont été recueillies. Cette déclaration est loin de la directive obligatoire. Elle est cependant une incitation à prendre avec le plus grand sérieux une question qui n\'est plus seulement nationale dans un espace européen ouvert. L\'ambition « zéro SDF » est en France comme ailleurs une visée politique judicieuse et sensée. C\'est un véritable objectif à l\'aune duquel évaluer, puis reformer, les politiques en place. Mais comment atteindre un objectif aussi ambitieux ? Ce n\'est certainement pas en augmentant aveuglement les moyens mais en en évaluant l\'efficacité et en les redéployant. C\'est en revisitant les politiques de logement social pour que ceux qui n\'ont rien à y faire, soit paient effectivement des loyers bien plus élevés, soit changent de logement. C\'est encore en s\'interdisant que quiconque puisse dormir dehors, au risque d\'y mourir (de froid ou d\'agression). Appeler à un rien de contrainte, ce n\'est pas réinventer un délit liberticide de vagabondage, c\'est vouloir vraiment sauver les gens. C\'est, enfin, en faisant de l\'objectif « zéro SDF » une orientation concrète des politiques de l\'Union européenne, par exemple avec une agence spécialisée responsable des ressortissants intra-communautaires se trouvant en errance dans les rues de pays dont ils ne sont pas originaires. *^1^* *Dernier* *ouvrage* *paru* *L\'exclusion* *(PUF,* *«* *Que* *sais-je* *?* *»,* *2008).*
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institut présaje
2008-06-01
8
[ "michel drancourt" ]
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE, POUR QUI ?
# Le développement durable, pour qui ? Les philosophes des Lumières, les pères de la révolution industrielle et plusieurs générations d\'économistes avaient oublié que les prélèvements sur la nature ont un coût. On voit à l\'inverse apparaitre aujourd\'hui des courants écologistes qui plaident pour un encadrement très strict des activités humaines. Comment trouver le bon équilibre entre protection de la planète et réponse aux aspirations des nouveaux invites au banquet de la croissance ? Il y a deux façons d\'aborder les problèmes liés au développement durable. Les pionniers ont surtout mis l\'accent sur la préservation de la nature et les risques du réchauffement de la planète. Un deuxième courant, déjà perceptible dans les années 70 avec le Club de Rome, s\'est surtout interroge sur la possibilité d\'assurer le fonctionnement d\'une société de plus en plus nombreuse, aux consommations croissantes. L\'inquiétude écologique n\'a pas disparu mais celle qui est engendrée par le défi des raretés devient majeure. ## Quelques rappels de chiffres montrent qu\'elle est fondée. En 1950, on comptait (d\'après le FMI) 53 millions de véhicules automobiles dans le monde. En 2007, ils étaient 600 millions. Les prévisions sont de près de 3 milliards en 2050 dont 500 millions en Chine. Ce ne seront pas les mêmes véhicules qu\'aujourd\'hui, mais ils consommeront tout de même de l'énergie dont les prix ne baisseront pas par miracle. Alors même que les consommations des humains d\'aujourd\'hui sont appelées à croitre, il faut prévoir celle des 2,5 milliards d\'hommes qui vont grossir la population mondiale dans les toutes prochaines décennies, soit l\'équivalent de ce qu\'était la population mondiale totale en 1950. On assiste depuis peu à des secousses à caractère « dramatique » à propos des insuffisances alimentaires qui touchent au moins 800 millions de personnes (alors que bientôt le nombre des obeses - y compris en Chine - sera équivalent a celui des sousalimentes). Ces désordres sont parmi les plus inquiétants, notamment parce que les terres arables disponibles sont très réduites. Il faut donc de nouvelles révolutions agricoles. On n\'évitera pas non plus le risque du protectionnisme égoïste. Des pays qui refusaient les accords de l\'OMC parce que l\'Europe et les Etats-Unis n\'ouvraient pas assez leurs frontières à leurs produits agricoles ont décidé récemment de taxer leurs exportations, voire de les interdire. Ce n\'est pas, tant s\'en faut, le seul risque de dérives. Elles existent dans la course aux matières premières. Elles se manifestent dans la recherche de l\'eau. Elles sont inévitables dans l\'utilisation de l'énergie si les techniques d\'utilisation n\'évoluent pas rapidement, notamment dans le charbon qui est l'énergie fossile la plus polluante aujourd\'hui, mais promise au développement le plus ample dans les prochaines années. Raretés, risques réels de pénuries et de catastrophes écologiques provoquées par l\'exploitation excessive des ressources, risques résultant du court-termisme financier qui conduit trop souvent à des gaspillages de moyens, risques lies à toutes les formes de protectionnismes, désir aussi de certains à imposer à tous une vision angélique du développement durable, tous ces facteurs peuvent conduire à faire oublier ce qui est réellement en cause dans le combat pour le réchauffement : l\'homme. La nature certes est essentielle. Mais à quoi servirait une nature de rêve si pour l\'obtenir on était conduit à multiplier les règlementations, à édicter sans cesse des interdits, à remplacer, finalement, la dictature a la soviétique (un désastre pour le développement durable et pour l\'homme) par une autre forme de dictature ? Les encyclopédistes du siècle des Lumières et leurs descendants ont milite pour que le progrès technique contribue à favoriser la liberté des personnes et des groupes. Ils ont oublié, comme les économistes qui ont suivi, y compris des keynésiens, que les prélèvements sur la nature avaient un coût. Ils ont oublié aussi que le monde n\'était pas peuple uniquement de sages. Ce n\'est pas une raison pour oublier leur apport politique. Ce qui est en cause, au-delà des exigences du développement durable, c\'est finalement le mode de fonctionnement des sociétés avec des populations qui ont cru beaucoup plus en un siècle qu\'au cours des 40 000 générations qui nous séparent de la captation du feu par l\'homme. Si les Occidentaux sont attaches à celui dont ils sont porteurs, il est urgent qu\'ils agissent pour le rendre durable, par l\'innovation, par la concertation mondiale, par la modernisation des méthodes et des productions, et au-delà, comme le disait Bergson, par un supplément d\'âme.
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institut présaje
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[ "guillaume desgens-pasanau" ]
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SURVEILLANCE ÉLECTRONIQUE DES PERSONNES VULNÉRABLES : L\'URGENCE D\'UN DÉBAT PUBLIC
# Surveillance électronique des personnes vulnérables : l\'urgence d\'un débat public L\'apparition de bracelets électroniques dans des maisons de retraite ou dans des maternités pose un grave problème de respect des droits de la personne. Qui décide de leur utilisation ? A quelles populations leur usage est-il susceptible de s\'étendre ? Comment éviter les abus et les atteintes aux libertés publiques ? En 2007, la presse a fait état d\'une première en France a la maternité de l\'hôpital du Raincy-Montfermeil. Celle-ci s\'est équipée d\'un dispositif propose aux parents, destine à la sécurité physique des nouveau-nés en fixant un bracelet électronique a leur cheville, afin de prévenir les risques d\'échange et d\'enlèvement. Saisie de cette question, la CNIL a procédé à une série d\'investigations sur le sujet. Surveillance et géolocalisation d\'enfants, d\'handicapés physiques ou mentaux ou bien encore de personnes âgées en perte d\'autonomie : on assiste au développement exponentiel de dispositifs technologiques réserves jusqu\'à présent a des prisonniers places sous liberté surveillée. Lors de contrôles effectués dans des maisons de retraite, la CNIL a par exemple constaté le développement de bracelets électroniques poses à la cheville de certains pensionnaires. Ces bracelets, conçus pour ne pouvoir être détachés, garantissent que les personnes âgées resteront cantonnées dans un périmètre géographique préalablement défini. Certains dispositifs sont par ailleurs utilisés à l\'insu des personnes concernées, a l\'exemple du « doudou électronique » (boitier introduit dans une peluche ou un téléphone portable) acheté par certains parents souhaitant suivre leur progéniture a la trace. ## Le nécessaire encadrement de ces dispositifs Afin qu\'ils ne portent pas une atteinte excessive aux droits et libertés des personnes, il appartient à la CNIL, en sa qualité d\'autorité de protection des données, d\'accompagner le développement de ces technologies en les entourant de garanties fortes de mise en œuvre et d\'utilisation. Mais au-delà, c\'est de l\'existence même de ces dispositifs, et de leur légitimité, qu\'il apparait urgent de débattre. A ce jour en effet, aucun débat public n\'a été engage en France sur le sujet, aucune étude indépendante n\'a été réalisée et aucune réglementation particulière n\'est mise en œuvre. Est-il ainsi acceptable qu\'un médecin puisse librement « prescrire » un bracelet électronique a l\'un de ses patients âgés ? De même, qu\'en est-il d\'un parent qui surveille électroniquement un adolescent cense faire l\'apprentissage de son autonomie ? Au final, quelle est l\'efficacité réelle de ces dispositifs ? Autant de questions qu\'il convient assurément de se poser. Face à l\'angoisse de certains parents, a la souffrance de certaines familles, et plus généralement au défi lie au vieillissement de notre société, le mirage de la technologie « remède miracle » est un écueil à éviter absolument. Une tendance se dessine, en effet, en faveur de la substitution de réponses techniques aux comportements humains de vigilance et le risque existe d\'une déresponsabilisation des acteurs concernés (famille, personnels soignants, assistants sociaux.). Au-delà, si l\'on fonde par exemple la légitimité d\'un dispositif sur la seule vulnérabilité d\'un enfant, celui-ci n\'aura-t-il pas vocation à s\'étendre infiniment ? On équipe aujourd\'hui les maternités, il faudra demain équiper les crèches et les écoles, au risque d\'habituer l\'individu dès son plus jeune âge a une forme de contrôle quasi-permanent et dont il ne sera plus a même de percevoir le caractère intrusif. Un rêve de sécurité publique en quelque sorte. Par ailleurs, il y a sans doute une distinction à opérer au sein des dispositifs selon qu\'ils concernent des enfants ou des personnes en perte d\'autonomie. Dans le second cas, lorsque la technologie s\'assimile à une mesure de confinement, c\'est la dignité même des personnes qui est en cause ! ## Dans quelle société voulons-nous réellement vivre ? La protection des données personnelles est un impératif vital pour une société, au même titre que la liberté de la presse ou la liberté d\'aller et venir. Plus précisément, la protection des données est aujourd\'hui confrontée à deux vagues concomitantes : une vague législative, qui vise à répondre aux exigences de sécurité collective (vidéosurveillance, nouveaux fichiers de police, etc.) et une vague technologique (biométrie, géolocalisation, etc.). La question de la surveillance électronique des personnes vulnérables participe de cette deuxième vague. Dans ce contexte, la CNIL a décidé d\'engager une réflexion de fond sur ce sujet. Celuici est d\'ailleurs inscrit à l\'ordre du jour de la 30eme Conférence mondiale des commissaires à la protection des données, qui se tiendra à Strasbourg du 15 au 17 octobre 2008, sous le titre *«* *l\'homme* *assisté* *:* *ange* *ou* *démon* *numérique* *?* *»*. Cette initiative est positive mais insuffisante : il n\'appartient pas à des techniciens du droit, aussi éclairés soient-ils, de trancher seuls une question qui intéresse la société toute entière. A l\'ère du « harcèlement numérique », décrit par l\'Institut Presaje^1^, on constate que l\'opinion publique se préoccupe relativement peu des conséquences liées au développement des technologies de la surveillance. Notre capital de vie privée est menace. Comme le capital environnemental de l\'humanité, il risque, lui aussi, d\'être si gravement atteint qu\'il ne puisse être renouvelé. Il y a urgence, pour chacun, a le préserver. *^1^* *Le* *Harcèlement* *numérique,* *Dir.* *Jean-Luc* *Girot,* *contribution* *de* *G.* *Desgens-Pasanau* *:* *«* *Protection* *des* *données* *:* *une* *équation* *a* *plusieurs* *inconnues* *»,* *Dalloz,* *p.* *271*
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institut présaje
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[ "jean-luc girot" ]
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DES ANTIVOLS POUR LES BÉBÉS
# Des antivols pour les bébés La CNIL s\'inquiète des dangers des nouveaux dispositifs de surveillance ? C\'est une bonne nouvelle explique le consultant Jean-Luc Girot, spécialiste des problèmes de harcèlement numérique, qui voit dans le bracelet pour bébés un symbole de l\'engrenage des atteintes aux libertés individuelles. La CNIL a été récemment saisie de la mise en place d\'un système électronique sur les nouveau-nés afin de prévenir les risques d\'enlèvement. Ce dispositif consiste en un émetteur fixe sur la cheville du nourrisson relie à un ordinateur central. Ce système permet de localiser l\'enfant dans l\'hôpital et de détecter son éventuelle sortie. Ce dispositif existe dans une cinquantaine d\'établissements dans le monde (Allemagne, Irlande, Grande-Bretagne, Norvège, etc.) En France, le système a été inaugure dans l\'hôpital de Raincy-Montfermeil (93), dans lequel se sont produits deux rapts d\'enfants. Il permet de déclencher une alarme si l\'enfant quitte l\'enceinte de la maternité. Le système imagine en Norvège est encore plus complet : si l\'enfant se trouve sépare de sa mère, non seulement une alarme est déclenchée, mais celle-ci provoque également la fermeture automatique des portes ainsi que la mise hors service des ascenseurs ! Comme à son habitude, notre commission nationale s\'interroge, a juste titre, sur le caractère proportionné de ce dispositif compte tenu du risque réellement encouru par les nouveau-nés. En effet, un tel dispositif comporte au moins trois effets pervers. Le premier est sans aucun doute la déresponsabilisation des parents et du personnel médical. En effet, à l\'instar des alarmes pour piscines, on est en droit de se poser la question de la réelle efficacité du dispositif. En d\'autres termes, avons-nous la certitude qu\'un système « anti-rapt », quel qu\'il soit, offre une parade sans faille a l\'enlèvement d\'enfants ? Le kidnappeur motive et moderne n\'est-il pas à même de détourner le système ? Le second est directement lie à la mise en place du dispositif, ce dernier étant accompagné d\'une décharge à faire signer aux parents du nouveau-né, en cas de refus du système antivol. Autrement dit, l\'établissement hospitalier et son personnel déclinent toute responsabilité en cas d\'enlèvement d\'un enfant non bagué ! Trop facile ! Enfin, la généralisation d\'un tel dispositif de contrôle ne constitue-t-il pas la première étape vers sa généralisation et son extension aux crèches et aux écoles primaires ? Ne repose-t-il pas la question fondamentale de l\'apprentissage du danger, de la responsabilisation et plus largement de la vie en société ? Plus grave, en mettant en place de tels dispositifs, ne faisons-nous pas entrer peu à peu l\'être humain dans un système de surveillance permanent, habituel, normalise ? N\'oublions pas que pister un individu, ne serait-ce qu\'à l\'aide d\'un dispositif électronique discret, revient à le traquer, c\'est-à-dire à le priver d\'une partie de sa liberté. Cela se justifie probablement dans plusieurs cas, comme la localisation des individus dangereux, ou la protection des malades atteints de troubles de la mémoire, mais où est-il raisonnable de s\'arrêter ? Gageons que la CNIL saura départager l\'utile du déraisonnable pour la protection de la liberté individuelle. Elle a mis en place, à cet effet, un groupe de travail charge de l\'instruction de cette épineuse question. En attendant, militons pour la sauvegarde de la liberté individuelle et attendons ses conclusions.
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institut présaje
2008-05-01
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[ "michel rouger" ]
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L\'OPINION NUMÉRIQUE, INTERNET : UN NOUVEL ESPRIT PUBLIC.
# L\'opinion numérique, Internet : un nouvel esprit public. C\'est le titre de l\'ouvrage présenté par PRESAJE, fin 2006, devant les meilleurs spécialistes de la presse écrite et des nouvelles technologies de communication. À l\'époque le sentiment dominant annonçait une transformation des flux et des stocks d\'informations qui nourrissent l\'opinion publique. L\'équipe (1) de recherches , sous la conduite d\'une professeure agrégée spécialiste du droit de la communication, comportait de nombreux journalistes connus et reconnus. Il est facile de trouver dans la préface de notre ami et administrateur Henri Pigeat, ancien président de l\'AFP, président du centre de formation des journalistes, matière à orienter les premiers pas de [PRES@JE.COM.](mailto:PRES@JE.COM) Il nous a rappelé l\'opinion pessimiste de Paul Valéry « Le mensonge et la crédulité s\'accouplent pour engendrer l\'opinion». Ce rappel est suffisant pour que nous soyons conscients que notre démarche, par le moyen d\'Internet, vers ce nouvel esprit public doit être préservée du mensonge et de la culture de la crédulité. Nous les avons toujours rejetés dans les multiples travaux que nous avons conduits et les nombreux événements que nous avons organisés. <PRES@JE.COM> continuera dans la même voie. Il est vrai qu\'une part de nos recherches se sont portées vers l\'irruption du numérique dans de nombreux domaines. Dans l\'audiovisuel avec « La libération audiovisuelle », dans la vie courante avec « Le harcèlement numérique », puis avec « L\'opinion numérique », enfin avec « Le juge et la preuve numérique ». C\'est dire que nous nous sommes préparés de longtemps à cette démarche vers le nouvel esprit public. Il nous manquait l\'homme idoine pour faire vivre notre projet. L\'arrivée de notre ami et administrateur Jacques Barraux, journaliste, encore récemment directeur d\'un des premiers quotidiens du pays, va nous permettre de le faire, maintenant qu\'il dispose d\'un peu de temps libéré. Je lui laisse le présenter. Sachez simplement que nous continuerons à développer les flux d\'informations très diversifiés produits des recherches et des réflexions de nos équipes. Mais aussi des stocks disponibles sur notre site dorénavant adapté à ce projet. Henri Pigeat avait eu raison d\'évoquer Jean-Claude Guillebaud, selon lequel nous évoluons d\'une culture de flux vers une culture de stocks. <PRES@JE.COM> aura sa place dans les deux. \(1\) Agathe. Lepage, Philippe Achilleas, Nicolas Arpagian, Jean Pierre Chamoux, Bruno Jeanbart, Emmanuel Lechypre, Grégoire Lucas, Marc Tronchot.
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institut présaje
2008-05-01
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[ "jacques barraux" ]
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EDITORIAL : OUVRIR LES FENÊTRES
# Editorial : Ouvrir les fenêtres La France est une nation complexée. Elle a testé cinq Républiques depuis qu\'elle a renoncé à la Monarchie. Elle commémore tous les dix ans sa crise nerveuse de Mai 68. Elle installe à l\'Elysée des présidents qui lui promettent le changement mais les Français s\'empressent aussitôt de les ligoter par de grandioses défilés. Son humeur oscille entre l\'arrogance et le désespoir. Tantôt elle fait la leçon, tantôt elle se flagelle. Mais au bout du compte - et c\'est bien là l\'essentiel - elle avance. Elle avance par saccades, trop vite ou trop lentement ce qui l\'épuise inutilement, mais elle tient son rang. Oui elle tient son rang, mais la question est maintenant de savoir si elle va pouvoir le tenir. Car ce qu\'elle a du mal à comprendre - elle qui a cru fonder son statut international sur sa résistance au leadership des Etats-Unis - c\'est que l\'ordre du monde a changé. La France est un maillon de l\'Occident. Sa puissance économique, le standard de vie de ses habitants se nourrissent de l\'appartenance à la sphère de l\'Ouest qui rassemble deux blocs désormais assiégés, l\'Amérique du Nord et l\'Union européenne. Le basculement démographique, intellectuel, industriel et financier en faveur de l\'Asie n\'est pas une formule creuse de réunion électorale. C\'est une réalité tangible, avérée, qui contraint les élites du pays à réapprendre à voir, à penser et à faire. Période stimulante qui réveille partout des envies de contre-attaque. De Paris à Berlin, de Harvard à Stanford, de Rome à Istanbul, de Bruxelles à Moscou, de jeunes générations d\'acteurs économiques se préparent sans états d\'âme à tenir le rôle de challengers de l\'Orient dominateur. Pour que la France entre pleinement dans la ronde de l\'Ouest à reconstruire, il est plus nécessaire que jamais de réveiller le débat des idées. De reprendre un à un les dossiers sensibles qui tournent autour du droit, de l\'entreprise, de la science et des missions de l\'Etat. La presse, la radio et la télévision ont un champ immense à prospecter. Elles font leur travail mais voici qu\'Internet ouvre toutes grandes les fenêtres de la controverse publique. Plus il y aura de forums, plus s\'abaisseront les frontières de la pensée. Née sous le signe de la réflexion prospective autour des thèmes de la justice et de l\'économie - c\'est sa marque de fabrique -, Présaje élargit son dispositif avec cette Lettre Internet PRESAJE.COM qui publie ici sa première édition. Sa ligne éditoriale ? Rassembler dans chacun de ses numéros, de huit à dix textes courts d\'auteurs de toutes origines, dotés de la vision qui permet d\'attirer l\'attention sur les sujets de préoccupation de la société française et l\'évolution de notre modèle économique et social. Le ton de chacun des textes pourra varier : recadrage d\'un débat public mal engagé, prise de position, analyse objective, information ponctuelle utile pour ouvrir une discussion, solution testée à l\'étranger, détection de ces « fameux signaux faibles » annonciateurs de crise ou de changement. Les articles seront signés, la liberté d\'expression laissée à chaque auteur s\'accompagnant d\'une totale transparence sur son origine. Bonne lecture. N\'hésitez pas à réagir aux idées qui s\'exprimeront dans PRESAJE.COM. Notre lettre ne véhicule pas une doctrine : elle n\'a d\'autre but que d\'ouvrir le débat.
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institut présaje
2008-05-01
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[ "henri pigeat" ]
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L\'INDÉPENDANCE DES JOURNALISTES, ENTRE LE DROIT ET LA RÉALITÉ ÉCONOMIQUE
# L\'indépendance des journalistes, entre le droit et la réalité économique L\'indépendance des rédactions et la propriété des quotidiens ont fait, ces derniers mois, l\'objet de débats animés à « Libération », au « Monde », aux « Echos ». En fait, ce qui est discuté est moins la nécessité de l\'indépendance que les formules possibles de sa mise en œuvre, entre les solutions juridiques, économiques et.pragmatiques . L\'indépendance des rédactions et la propriété des quotidiens ont fait, ces derniers mois, l\'objet de débats animés à « Libération », au « Monde », aux « Echos ». En fait, ce qui est discuté est moins la nécessité de l\'indépendance que les formules possibles de sa mise en œuvre, entre les solutions juridiques, économiques et.pragmatiques. Sur le fond, il a été maintes fois démontré que la qualité de l\'information repose notamment sur la capacité des journalistes à exercer en toute indépendance une analyse critique des faits, sans autre intérêt que la recherche de la vérité. L\'inévitable écart qui peut exister entre cet idéal et son application pratique n\'affaiblit en rien la force du principe. Comme tout être humain, le journaliste peut subir des influences culturelles, idéologiques ou matérielles et il est très souhaitable d\'éviter le risque supplémentaire de conflits d\'intérêts liés au poids excessif d\'un annonceur ou aux intérêts particuliers d\'un propriétaire de média. La confiance du lecteur et la qualité de l\'information en dépendent directement. Ainsi se sont expliquées les réserves des journalistes des « Echos » vis à vis de leur nouveau propriétaire. C\'est la même préoccupation qui anima naguère les journalistes de « Libération » et aujourd\'hui ceux du « Monde » pour conserver un type d\'entreprise qui leur donne, de fait, les pouvoirs de décision d\'un propriétaire. La difficulté est que, s\'il fabrique le produit très spécifique qu\'est l\'information, un média n\'en est pas moins une entreprise condamnée à fonctionner selon les lois économiques universelles et éternelles. Comme toute entreprise, un journal a besoin d\'un capital pour vivre et se développer et ses recettes doivent dépasser ses charges. Sauf exception, les journalistes n\'ont pas les moyens financiers d\'être investisseurs et les tâches de gestion ne sont pas leur métier. A l\'inverse, tout investisseur a le désir légitime d\'obtenir une rémunération de son argent et de contrôler la rentabilité de l\'entreprise dans laquelle il s\'engage. Ces évidences entrent malheureusement en contradiction avec le vieux rêve français d\'un journal sans actionnaire et sans les contraintes du marché. Une certaine pratique politique et professionnelle française a longtemps laissé croire que cela était possible. Les réalités ont cependant, tôt ou tard, raison des utopies. Faute de l\'avoir cru, plusieurs quotidiens en ont été frappés de mort. D\'autres en restent menacés. Nombre de médias ont pourtant su trouver des moyens pour garantir à leur rédaction une indépendance réelle. En Europe du Nord, des transactions, parfois difficilement acquises, ont permis que des rédactions disposent de droits et garanties sur leur indépendance d\'analyse, leur liberté d\'expression et la désignation du rédacteur en chef, sans que les propriétaires perdent leur responsabilité sur l\'entreprise éditrice. Des formules variées mais efficaces sont observables dans de multiples démocraties à travers le monde. Toutes relèvent de compromis, parfois imparfaits voire instables, mais finalement toujours conclus autour des conditions nécessaires au succès du journal, l\'intérêt commun de l\'éditeur et des journalistes. La solution ne vient quasiment jamais de la loi seule, ni de la propriété, mais de conventions pragmatiques, résultats et sources de confiance mutuelle.
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institut présaje
2008-05-01
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[ "bernard colasse" ]
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AU-DELÀ DE L\'AFFAIRE SOCIÉTÉ GÉNÉRALE, LE NOUVEAU « FACTEUR HUMAIN » DANS LA BANQUE
# Au-delà de l\'affaire Société Générale, le nouveau « facteur humain » dans la banque Gestion du risque éthique, équilibre des carrières, modes de rémunérations, procédures de contrôle, codes de conduite : l\'actualité récente a montré qu\'il y avait un vrai problème de gestion des ressources humaines dans le monde de la banque. La Société Générale n\'est pas la seule à y être confrontée. L\' « affaire » Société Générale (SG) est d\'une nature tout à fait différente des autres « affaires » (Enron, WorldCom, Parmalat, .) qui ont défrayé la chronique au début du siècle. Elle ne procède pas, en effet, de malversations financières et comptables des dirigeants. Elle ne met pas non plus en cause comme Enron un grand cabinet d\'audit. Elle ne peut donc être considérée au même titre que ces autres « affaires » comme un « scandale financier ». Elle n\'est, pourrait-on dire, que le résultat catastrophique sinon exceptionnel de la « triche » d\'un collaborateur. Alors que l\' « affaire » Enron était la conséquence de la survenance du risque éthique à la base. Mais comment ce risque a-t-il pu survenir ? ## Manager des femmes et des hommes ordinaires La réponse à cette question ne peut être réduite aux agissements d\'un « fou » ou d\'un « grand pervers ». Après tout, même si le trader incriminé en était un, ce qui reste à prouver, il en existe dans toutes les organisations et, quelquefois, au niveau le plus élevé. On a souvent présenté le patron d\'Enron comme un mégalomane et, néanmoins, avant d\'être cloué au pilori, il était encensé par ses pairs et les investisseurs pour son audace stratégique et son aptitude à créer de la valeur pour ses actionnaires. Le management consiste justement à mobiliser, pour la réalisation des objectifs de l\'organisation, les connaissances, les aptitudes et les compétences d\'hommes et de femmes ordinaires qui ne sont pas des saints et ont leurs propres objectifs, ce qui implique en particulier des dispositifs de gestion des « ressources humaines » adéquats et robustes. Qu\'en était-il à la SG ? Passons sur le fait que le trader à l\'origine de l\'affaire venait du back-office et connaissait donc parfaitement les systèmes de contrôle de la banque : l\'erreur de casting est manifeste. Passons aussi sur le fait que l\'on puisse accepter qu\'un trader ne prenne pas ses congés : c\'est évidemment faire peu de cas de la dimension très ludique et psychologiquement éprouvante de la tâche. Venons-en au système de rémunération qui, à la Générale comme sans doute dans les autres banques, est problématique. ## Rémunérations « excitatives » et risque éthique Un puissant intéressement aux gains réalisés s\'avère un efficace mais, en même temps, un terrible pousse-à-la performance, sinon au crime (en l\'occurrence, il semble que le trader n\'ait pas cherché son propre enrichissement), devant lequel les barrières éthiques d\'un individu ordinaire ne résistent guère. Il est clair que le risque éthique peut être amplifié par le mode de rémunération. En lui-même, le mode de rémunération est porteur d\'une partie de ce risque. Il est permis de penser qu\'en adoptant un mode de rémunération très incitatif, voire « excitatif », une banque choisit le niveau de risque éthique qu\'elle accepte de prendre. Dans cette perspective, abstraction faite de l\'importance de la perte (4,9 milliards d\'euros !), l\' « affaire » SG ne relève pas d\'un évènement exceptionnel mais d\'un évènement quasi-normal la fréquence de ce genre d\'évènements, et tous ne sont probablement pas connus, tend à le prouver. Le risque éthique n\'est pas un risque individuel mais un risque organisationnel L\' « affaire » SG pose également le problème de l\'équilibre entre les rémunérations des contrôleurs du back-office et les rémunérations des contrôlés du front-office. L\'écart entre les premières et les secondes peut aller de 1 à 3, voire 4. Cet écart de nature financière se double d\'un écart de considération : travailler au front est beaucoup plus prestigieux que travailler au back. La revalorisation financière et symbolique des fonctions de support apparaît donc aujourd\'hui comme une nécessité. Faut-il pour autant intéresser le personnel du back aux résultats réalisés par le front comme certains l\'ont proposé et les associer de fait aux performances de ceux qu\'ils doivent contrôler ? Il y aurait sans doute un autre risque éthique à lier la rémunération du douanier à celle du contrebandier potentiel. La réflexion sur les modes de rémunération et du personnel du front et du personnel du back ne fait que commencer. ## Le double langage du code éthique et du système de rémunération Accessoirement, dans la mesure où la Société Générale avait un code de conduite, l\' « affaire » amène à s\'interroger sur la compatibilité entre un tel code et son système de rémunération. Ne peut-il y avoir de profonds antagonismes entre les prescriptions déontologiques énoncées dans ces codes à l\'intention du personnel et les modes de rémunérations « excitatifs » de certaines catégories ? N\'est-on pas dans l\'ambiguïté d\'un double message, d\'une double injonction ? Déjà, l\' « affaire » Enron, et il y a là un rare point commun aux deux « affaires », avait déjà mis en évidence de telles contradictions. Ne se peut-il aussi que la hiérarchie accepte une application assez souple de ces codes dès lors qu\'elle s\'avère rentable ? Si oui, quelles sont les limites d\'une telle tolérance et comment sont-elles perçues et interprétées par le personnel ? L\'avocate du trader aura beau jeu d\'arguer de l\'éventuelle ambiguïté des comportements des supérieurs hiérarchiques de son client. Tout ceci devrait en définitive inviter les directions générales et des ressources humaines à une réflexion approfondie sur la gestion des hommes et des femmes et à admettre, s\'ils l\'ont oublié, que la « ressource humaine » n\'est pas une ressource comme les autres, que le « facteur humain », justement, est humain. On touche là aux limites du raisonnement économique appliqué à l\'humain. Les ingénieurs-financiers qui constituent aujourd\'hui majoritairement la hiérarchie des banques en sont-ils bien conscients ?
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institut présaje
2008-05-01
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[ "jean-marc daniel" ]
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1998-2008 : D\'UNE CRISE FINANCIÈRE À L\'AUTRE
# 1998-2008 : d\'une crise financière à l\'autre La crise financière actuelle n\'est pas d\'une nature différente de celles d\'il y a dix ans en Asie et en Russie. Après la récession asiatique de 1998, nous aurons donc la stagflation américaine de 2008-2009 et le ralentissement européen, puis tout repartira\... On accuse souvent les généraux de préparer la guerre précédente. Les économistes feraient de même selon Keynes qui affirmait que la politique économique est conduite sur la base des théories d\'économistes morts. Dans la crise actuelle, il est ainsi courant de dire que personne n\'a rien vu venir, obsédés que sont les analystes par les crises antérieures, et singulièrement les crises asiatique et russe d\'il y a dix ans. Pourtant, les enseignements de ces deux crises sont toujours d\'actualité car l\'origine du drame est la même qu\'aujourd\'hui. Depuis l\'instauration des changes flottants, le monde court après la stabilité monétaire. Pour un pays, cette stabilité suppose le respect de la règle des incompatibilités de Mundell. Selon ce schéma, on ne peut disposer simultanément de la liberté de circulation des capitaux, de l\'autonomie de sa politique économique et d\'un taux de change fixe. Les crises des pays émergents sont nées de leur vaine tentative d\'essayer de maintenir un change fixe tout en menant une politique économique autonome. Que cherchaient les pays émergents dans cette autonomie ? La possibilité d\'amplifier la croissance par le développement du crédit, ce crédit servant à financer soit des investissements privés, soit le déficit public. Un niveau des investissements supérieur à l\'épargne ou un déficit public conduisent mécaniquement à produire du déficit extérieur. Résultat, ces pays ont eu besoin d\'emprunter des dollars. Une boucle s\'est installée où le crédit intérieur a nourri l\'endettement extérieur. La crise se déclenche quand cette boucle inquiète les investisseurs. La fuite des capitaux stigmatise l\'insolvabilité des débiteurs, et on assiste à un effondrement du change. Cet effondrement ne doit pas masquer que l\'origine de la crise est l\'excès de crédit au secteur privé - dans le cas asiatique - ou à l\'Etat - dans le cas russe. ## Modèles mathématiques et solvabilité Le cas américain actuel relève du même diagnostic : il y a eu un excès de crédit. Avec deux particularités qui lui donnent sa spécificité : d\'abord les prêts en dollars surabondants ont été faits au pays même du dollar ensuite, la réalité a été occultée par des astuces mathématiques. Les prêts les moins sûrs ont été titrisés, c\'est à dire noyés dans des objets financiers au contour mystérieux. Habileté d\'apparence car les modèles mathématiques n\'ont jamais rendu personne solvable. Ces spécificités ont modifié le prêteur en dernier ressort et sauveur ultime de la situation. Les pays émergents ont dû faire appel au FMI tandis que les banques américaines se sont tournées vers leur banque centrale. Mais sur le fond, l\'enchaînement est le même: d\'abord une absence de limite dans la création monétaire puis un déséquilibre global que traduisent le déficit extérieur et la faillite intérieure enfin l\'intervention d\'un régulateur qui remet des liquidités dans le circuit. Or, ce régulateur exige la révision de la politique économique vers plus de rigueur. C\'est ce qu\'a fait le FMI, c\'est ce que devraient faire les banques centrales. D\'où une phase de ralentissement de la croissance. Après la récession asiatique en 1998, nous aurons la stagflation américaine en 2008/2009 et l\'affadissement européen. Puis tout repartira, jusqu\'au prochain surendettement.
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institut présaje
2008-05-01
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[ "michel brulé" ]
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RETRAITES : LA FRANCE DANS LE PIÈGE DES VRAIES-FAUSSES RÉFORMES
# Retraites : la France dans le piège des vraies-fausses réformes Le problème des retraites est réglé jusqu\'en 2020\... C\'est ce qu\'affirmait la loi de 2003 dont Jean-Pierre Raffarin et François Fillon étaient si fiers. Pour ceux qui en étaient restés à cette tranquille assurance, le réveil est brutal. Car les choses ne se passent pas du tout comme on nous l\'avait promis. La difficile reprise du dossier sous la présidence Sarkozy en est une nouvelle illustration. C\'est le dossier empoisonné des gouvernements : rien ne se passe comme prévu dans l\'évolution du grand dossier de la réforme des retraites. Les mauvaises nouvelles viennent sans cesse compliquer la tâche des réformateurs : les Français ne partent pas plus tard à la retraite, le taux d\'emploi des seniors ne remontent donc pas les nouvelles ressources promises par transfert d\'une partie des cotisations chômages ne sont pas à l\'appel le taux de croissance est bien plus modeste que prévu les gains de productivité qui déterminent la croissance des cotisations ne sont pas davantage au rendez-vous. Seule la démographie est porteuse de bonnes nouvelles, mais celles-ci ne feront sentir leurs bienfaits qu\'à long terme. Mais enfin direz-vous, on s\'est tout de même attaqué à la réforme des coûteux régimes spéciaux ! Peut-être aurait-il mieux valu laisser les choses en l\'état disent les mauvaises langues, qui suggèrent que les retraites des cheminots coûteront encore plus cher après qu\'avant, tant il a fallu lâcher de lest pour faire passer l\'alignement des durées de cotisation. Difficile de dire ce qu\'il en est, puisque les accords ne sont pas publiés. Si la série des réformes que nous avons connues depuis 15 ans n\'a pas permis de garantir la viabilité du système, les Français pensent qu\'elles auront au moins permis d\'y introduire plus d\'équité : désormais, tout le monde devra cotiser pendant le même nombre d\'années pour avoir droit à une pension complète. Mais derrière ce slogan du « 40 ans pour tout le monde » se dissimulent d\'impressionnantes inégalités. Et comme la réforme des pensions du privé, antérieure de 10 ans aux autres, a donné un bien plus vigoureux tour de vis que celles qui l\'ont suivi dans la fonction publique et les régimes spéciaux, on peut même dire que les inégalités de fait se sont creusées. Elles portent notamment sur l\'effort contributif - le taux de cotisation sur la base de calcul de la pension - les 6 derniers mois ou les 25 meilleures années sur l\'âge réel de départ, sur les pensions de réversion..Le chiffre qui les résume le mieux, c\'est le rapport entre cotisations versées et pensions reçues, car il prend en compte l\'essentiel des facteurs qui différencient les régimes : cotisations, montant des pensions, revalorisations, âge de départ, espérance de vie. Or ce rapport varie de 1 à 3 entre les plus mal lotis - les cadres supérieurs du secteur privé qui récupéreront tout juste leur mise - et les plus favorisé des agents publics. Pas mal pour un pays que l\'on dit vivre sous la tyrannie du sentiment égalitaire. Il faut dire que ces écarts de traitement sont largement ignorés. Et qu\'on ne peut pas compter sur l\'organisme public chargé de nous éclairer, le Conseil d\'Orientation des Retraites, pour les mettre en lumière. Il est passé, en ce domaine, de la franche désinformation de son premier rapport qui nous assurait de l\'équivalence entre retraites publiques et privées, au nuage de fumée des ses publications récentes - tout cela est trop compliqué pour qu\'on puisse vraiment comparer. On sait pourtant bien dans quel sens devra être réformé notre système de retraites pour être équitable et viable sur le long terme. Il devra s\'appuyer sur des principes simples et incontestables : baser les droits sur les contributions et donner à chacun le choix de répartir à sa guise sur sa vie ses efforts contributifs et son temps de retraite. Etant entendu, qu\'à cotisation égale, si on part plus tôt, on touche moins. Cette neutralité actuarielle permet en outre de s\'adapter en permanence à l\'évolution de l\'espérance de vie. On le sait parce que d\'autres pays l\'ont fait et s\'en trouvent bien et aussi parce que chez nous, c\'est à peu près ainsi que fonctionnent nos régimes complémentaires, et qu\'eux sont plutôt en bonne santé. Alors pourquoi ne le faisons-nous pas ? Parce que chez nous, les décisions en matière de retraite sont le fait de 3 catégories de décideurs : les politiques, les hauts fonctionnaires et les syndicalistes. Les politiques se souviennent de Décembre 1995 et de ce qui est arrivé à Alain Juppé. Ils se gardent donc de tout projet de fond. Et puis le régime spécial des parlementaires est bien intéressant. Les hauts fonctionnaires n\'aiment guère les bouleversements , surtout ceux qui introduisent un pilotage automatique qui réduit leur pouvoir de décision. Et puis le régime spécial de la fonction publique fait qu\'ils s\'en sortent bien. Restent les syndicalistes, ceux qui devraient avoir à cœur la défense des salariés de tous bords, à commencer par les moins bien lotis dans ce domaine, ceux du privé. Mais ils ont fait leur choix et s\'attachent d\'abord à défendre les privilèges qu\'offrent à leurs agents les grandes entreprises publiques qui sont leurs derniers bastions (et leurs vaches à lait). Voilà pourquoi les fausses réformes ont encore de beaux jours devant elles dans notre pays. Et si on commençait par discuter pénibilité ? *Pour* *qui* *désire* *s\'orienter* *dans* *le* *maquis* *de* *nos* *200* *régimes* *de* *retraite* *et* *comprendre* *comment* *en* *sortir,* *il* *faut* *lire* *le* *petit* *livre* *de* *Jacques* *Bichot* *«* *Urgence* *Retraites,* *petit* *traité* *de* *réanimation* *»,* *Seuil*
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institut présaje
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[ "jacques bichot" ]
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RETRAITES : LE SYSTÈME RESTE ILLISIBLE, INJUSTE ET INGOUVERNABLE
# Retraites : le système reste illisible, injuste et ingouvernable Une spécialité française : transformer en source de dépenses supplémentaires les réformes censées être destinées à réaliser des économies.Notre système est à la fois illisible, injuste et ingouvernable. Des experts de gauche eux-mêmes s\'intéressent à la réforme suédoise de régime unique à cotisations définies. La loi retraites de 2003 a coûté cher au régime général : sans elle, la branche vieillesse aurait été à l\'équilibre deux années de plus (2005 et 2006), et son déficit 2007 aurait été inférieur de 2 milliards d\'euros. Elle va encore engendrer des dépenses supplémentaires, au fur et à mesure de la diminution de la décote, ramenée par étapes de 2,5 à 1,25 % par trimestre manquant. La principale source d\'économie prévue est l\'allongement de la durée de cotisation requise pour avoir droit au taux plein : or les syndicats réclament, soit d\'y renoncer définitivement, soit de le retarder jusqu\'à ce que l\'emploi des seniors se soit fortement amélioré. La Caisse Nationale d\'Assurance Vieillesse, pour faire bonne mesure, propose des améliorations de prestations qui coûteraient chaque année entre 3,3 et 4,1 milliards^1^ : allonger la période de validation du chômage non indemnisé (0,2 Md€) et surtout rendre plus favorables aux assurés sociaux certaines règles de détermination du salaire annuel moyen qui sert de base au calcul de la pension (coût : de 3,1 à 3,9 Md€ selon les modifications apportées). Le financement proviendrait principalement de versements effectués par d\'autres organismes de protection sociale, autrement dit d\'un jeu de vases communicants qui ne ferait que déplacer le problème, et pour 0,9 Md€ de recettes supplémentaires, obtenues en supprimant certaines exonérations de charges sociales. Quant à la réforme des régimes spéciaux, elle semble ne devoir engendrer aucune économie, voire même se traduire par un alourdissement des coûts de personnel pour les sociétés concernées : Gaz de France prévoit 40 M€ de plus, et EDF 200 à 250 M€^2^ . *^1^* *Liaisons* *sociales* *du* *15* *avril* *2008* *^2^* *Liaisons* *sociales* *du* *29* *février* *2008* ## Des négociations qui se concluent sur de nouvelles complications Cette panne de la réforme a été repérée à Bruxelles : les annexes du « Rapport conjoint 2008 protection sociale et inclusion sociale »^3^ donnent, à l\'horizon 2050, le système de retraites français plus en difficulté que les régimes allemands et italiens, malgré la situation démographique catastrophique de nos deux voisins. D\'où vient la propension française à transformer en source de dépenses supplémentaires les réformes initialement destinées à réaliser des économies ? Notre système de retraites comportant beaucoup d\'injustices, chaque négociation est l\'occasion pour les syndicats de réclamer d\'en supprimer quelques-unes en dépensant plus. Piètres négociateurs, les pouvoirs publics s\'en tirent au mieux en dégageant des économies égales aux dépenses nouvelles. La seule réforme qui ait réellement amélioré la situation financière est celle de 1993, réalisée sans concertation. Alors, que faire ? Thomas Piketty, économiste proche du PS, est parvenu quasiment aux mêmes conclusions que des libéraux^4^ : il a récemment expliqué^5^ que, le système étant illisible, injuste et ingouvernable, il fallait en changer radicalement, remplacer notre fatras de régimes par un régime unique à cotisations définies^6^ inspiré de la réforme suédoise de 1998. Cette convergence d\'analyses et de préconisations ne seraitelle pas un signe ? *^3^* *Disponible* *sur* *internet* *ec.europa.eu/employment-social/spsi/joint_reports* *^4^* *A.* *Madelin* *et* *J.* *Bichot,* *Quand* *les* *autruches* *prendront* *leur* *retraites,* *Le* *Seuil,* *2003* *;* *J.* *Bichot,* *Urgence* *retraites* *petit* *traité* *de* *réanimation,* *Le* *Seuil,* *2008* *^5^* *A.* *Bozio* *et* *T.* *Piketty,* *«* *Pour* *une* *refonte* *générale* *de* *nos* *régimes* *de* *retraites* *»,* *Le* *Monde,* *12* *avril* *2008.* *Un* *article* *beaucoup* *plus* *détaillé* *est* *disponible* *sur* *le* *site* *de* *T.* *Piketty.* *^6^* *Formule* *selon* *laquelle* *on* *ne* *répartit* *que* *ce* *qui* *entre* *dans* *les* *caisses,* *sans* *possibilité* *d\'augmenter* *les* *taux* *de* *cotisation.*
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[ "xavier lagarde" ]
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DÉPÉNALISER LA VIE DES AFFAIRES
# Dépénaliser la vie des affaires Sous la présidence de Monsieur Jean-Marie Coulon, un groupe de travail a rendu, en février dernier, un rapport sur la dépénalisation du droit des affaires. Les conclusions de ce rapport devraient donner lieu prochainement à des adaptations législatives de notre dispositif répressif. Faut-il redouter que celles-ci ne fassent le lit de la délinquance en col blanc ? Une réponse négative s\'impose assurément. S\'il est prévu de simplifier le régime de la prescription, c\'est avec mesure. En outre, le texte ne remet pas en cause les principales infractions de la vie des affaires, et spécialement le fameux délit d\'abus de biens sociaux ? Qui plus est, il aggrave la répression du délit d\'initié. Si le rapport et ses suites suscitent des débats, c\'est en ce qu\'il porte sur une question, débattue par principe, qui est celle de la présence du droit pénal dans la vie économique. Sur cette présence, il n\'y a cependant pas lieu de s\'étonner. Dans des sociétés bien plus libérales que la nôtre, comme celle des Etats-Unis, l\'arsenal répressif est bien plus féroce qu\'en France. Les dirigeants indélicats y finissent leur carrière derrière les barreaux, sans qu\'a priori le corps social ne s\'en émeuve. Si certains considèrent ici que le monde des affaires doit échapper au droit pénal, c\'est par l\'effet d\'un prisme bien national lié à l\'antique division, héritée des grandes codifications napoléoniennes, entre vie civile et sphère marchande. De là, l\'idée que celle-ci serait une sorte de sanctuaire où ne vaut que l\'autorégulation. Il n\'est cependant pas certain que cette doctrine place la France dans le cours de la modernité. Il est donc préférable de reconnaître la légitimité de la sanction pénale pour ensuite définir les conditions de son bon usage. Naturellement, ce n\'est pas simple et les subtiles réflexions du rapport Coulon sont là pour en attester. Les difficultés viennent de ce que, dans les hypothèses discutées, la répression frappe des dirigeants, a priori honnêtes, ayant agi au vu et au su de tous. Par exemple, telle convention approuvée en conseil d\'administration et en assemblée générale des actionnaires, le tout sur rapport d\'un commissaire aux comptes, sera jugée constitutive d\'un abus de biens sociaux. Il se peut que ladite convention appelle une réprobation pour porter atteinte aux équilibres sociaux. En même temps, il n\'y a pas eu d\'intention malveillante. Face à cette forme de pénalité sans culpabilité, il faut donc faire preuve de mesure. C\'est la raison pour laquelle se développent les sanctions dites administratives, qui ne sont jamais que des amendes prononcées par une autorité administrative, intervenant en substitut d\'une juridiction répressive. Ces mesures intermédiaires sont une nécessité. De fait, dans l\'esprit public, le droit pénal reste associé à l\'idée de délinquance. Considérer que tout comportement répréhensible est justiciable d\'une répression sans nuance, c\'est en conséquence accréditer la thèse du « tous pourris » et c\'est porter atteinte au lien de confiance sans lequel une société ne tient. Mieux vaut un droit pénal qui permette de faire la distinction entre les gens biens sous tout rapport, les authentiques « crapules » et ceux qui, sans être malhonnêtes, font de temps à autre fausse route.
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[ "jean-pierre chamoux" ]
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DU DISQUE À L\'INTERNET : LA MUSIQUE EN PLEINE PHASE DE « DESTRUCTION CRÉATRICE »
# Du disque à l\'internet : la musique en pleine phase de « destruction créatrice » La diffusion foudroyante d\'Internet rappelle des vérités que nous avons tendance à oublier en économie : l\'avenir est ouvert ! Il est essentiel d\'explorer sans cesse de nouvelles voies . C\'est à cela que sert l\'entrepreneur « schumpétérien » : explorateur de l\'avenir économique; il découvre par l\'expérience « ce qui marche » et élimine, aussi par l\'expérience, « ce qui ne marche pas » . C\'est une loi darwinienne que l\'industrie musicale vit intensément aujourd\'hui . Mais le « show » continue. Les entreprises de la nouvelle économie, celles qui naissent et prospèrent sur le web dont l\'avantage compétitif repose sur ce réseau numérique, sont une bonne illustration de la sélection économique naturelle. J\'en prendrai pour illustration un secteur qui retient peu l\'attention des économistes mais beaucoup celui des médias : l\'industrie musicale, celle du disque, des concerts, des grands festivals, du « show biz », des paillettes secteur très international, emblématique de la « globalisation » depuis bien longtemps ! Un bref rappel historique d\'abord : née avec les premières machines à enregistrer, il y a un peu plus d\'un siècle, l\'industrie musicale a traversé plusieurs crises. Dans cette activité sensible au progrès technique, chacune de ces crises fut provoquée par une innovation : la radio, depuis les années 1920 fut une grande rupture, généralisant le « broadcast » gratuit des chansons à succès dont il fallait auparavant payer le disque très cher ! Le microsillon rompit l\'empire du disque à aiguille au tournant des années 1950 et 1960. Les cassettes et les baladeurs portatifs firent fureur dans les années 1970. Le disque numérique enfin, dont le règne est en train de finir à cause des nouveaux modes de consommation musicale que sont : l\'accès direct aux sites musicaux d\'Internet l\'échange entre pairs sur la toile et les baladeurs numériques téléchargeables dont la firme Apple a jusqu\'à présent assuré le succès international. Comme tous les divertissements industrialisés que sont le cinéma, la radio, la télévision et le jeu vidéo, loisirs caractéristiques du vingtième siècle, la musique enregistrée vit sur un marché mondial que nous qualifierons par simplicité de « variétés » : les vedettes des années 1930 (Fred Astaire, Maurice Chevalier ou Lili Pons par exemple), celles des années d\'après-guerre (Elvis Presley ou Franck Sinatra), celles de la fin du XXe. siècle ( les grands du jazz : Ray Charles ou du classique : von Karajan) ont fait leur fortune et celle de leurs producteurs grâce aux millions de disques vendus dans le monde entier . Mais tous furent aussi des grands « performers » comme on dit en Amérique, enchaînant concert sur concert de New York à Tokyo, de Stockholm à Buenos Aires. Si le disque fut un vecteur de richesse, il ne fut souvent qu\'une chambre d\'écho favorable à la reconnaissance internationale de ces talents exceptionnels, comme le cinéma ou la télévision. Que se passe-t-il depuis que le net permet d\'échanger librement des programmes numériques sans péage ? Les adeptes de la musique enregistrée échangèrent d\'abord entre eux les fichiers musicaux qu\'ils préféraient ils en partagèrent la jouissance en mutualisant le coût d\'un catalogue bien plus large que celui que le plus fortuné d\'entre eux aurait pu s\'offrir. Le succès rapide de cet échange (peer to peer) a stimulé l\'imagination de jeunes entrepreneurs : ainsi sont nées des plate-formes coopératives comme Napster qui industrialisèrent ce processus avec un succès mondial immédiat. Cette attaque frontale suscita une réaction très vive des « majors » du disque : les procès en contrefaçon abondèrent et, après diverses péripéties, Napster disparut au profit d\'autres innovateurs dont le principal est désormais Apple. ## Le cauchemar de l\'industrie du disque Entre temps, l\'industrie du disque a perdu les deux tiers de son marché, une crise aussi profonde que celle qui marqua le cinéma au tournant des années 1920 lors de l\'apparition du parlant. Après avoir tenté, sans succès évidemment, de casser l\'innovation en étouffant judiciairement les tentatives comme Napster, ces industries dégraissent à vitesse accélérée depuis deux ans. Alors que certaines transigeaient depuis quelques années (particulièrement avec Apple), toutes sont désormais à la recherche du partenaire qui les aidera à sauver les meubles et à sortir de cette crise technologique. Le Midem de Cannes, au début 2008, en fut la démonstration. Sur quoi débouchent ces ajustements? Sur un retour à la scène d\'abord : jamais les organisateurs de concerts n\'ont eu la part si belle : le marché mondial de la variété et la technologie des décibels qui permet de sonoriser des scènes immenses^1^ leur ouvrent un boulevard. Le disque tente de s\'y refaire. Des mariages avec la seconde génération des entrepreneurs du net sont en cours, sortant le disque de son isolement technique : les groupes musicaux acquièrent un savoir-faire qu\'ils ont plutôt méprisé jusqu\'ici ils découvriront ainsi que faire et comment le faire pour rétablir leur « business » sur le net . Leurs réserves financières le leur permettent . Une nouvelle consolidation mondiale est donc engagée, comme cela se produit dans les industries majeures : les compagnies du disque reprennent le collier et les entrepreneurs en profitent pour faire leur pelote. Après l\'informatique, le jeu vidéo, le téléphone portable, la concentration se poursuit c\'est un signe qui révèle de nouvelles richesses, matérialisées par ces rachats que facilitent l\'innovation financière et le marché . La musique ? Une démonstration éclatante de la « destruction créatrice » sur le marché mondial du divertissement. Cela valait de le signaler, n\'est-ce pas ? *^1^* *illustrées* *par* *les* *festivals* *type* *Woodstock,* *les* *Zéniths* *et* *les* *grands* *concerts* *du* *Stade* *de* *France,*
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2008-05-01
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[ "françois ecalle" ]
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DÉPENSES PUBLIQUES EN FAVEUR DE L\'AGRICULTURE : LA VÉRITABLE ADDITION
# Dépenses publiques en faveur de l\'agriculture : la véritable addition Le débat public se concentre actuellement sur le prix des produits alimentaires et les « émeutes de la faim » qui secouent un certain nombre de pays en voie de développement. Il ne remet cependant pas en cause un autre débat, plus ancien mais toujours d\'actualité, sur la nécessaire réduction des dépenses publiques agricoles en Europe. L\'année agricole 2008 en Europe est marquée par les débats sur le « bilan de santé » de la politique agricole commune (la PAC) dressé par la Commission européenne mais les dépenses publiques en faveur de l\'agriculture française ne se limitent pas aux 11 Md€ d\'aides européennes qui lui sont attribuées. Le total de ces dépenses publiques s\'élève en réalité à 38 Md€ alors que la valeur ajoutée de l\'agriculture est de seulement 26 Md€. La protection sociale des agriculteurs y contribue pour 16 Md€, écart entre les prestations versées et les cotisations prélevées sur les agriculteurs (CSG comprise) par les régimes sociaux agricoles (exploitants et salariés), dont 8 Md€ correspondent à des compensations du déséquilibre démographique de ces régimes payées par les autres régimes. Pour le reste, outre les aides européennes, on trouve : 2,5 Md€ d\'aides nationales 3,5 Md€ de dépenses administratives (services généraux, enseignement et recherche) 3 Md€ de dépenses fiscales (taux réduit de TIPP.) 1 Md€ de dépenses des collectivités locales et 1 Md€ de dépenses d\'organismes professionnels financées par des fonds publics (taxes affectées). Hors concours publics à la protection sociale agricole, dont la nature est assez particulière, les dépenses publiques représentent donc 85 % de la valeur ajoutée de l\'agriculture. Encore existe-t-il aussi des soutiens cachés à l\'agriculture, payés par les consommateurs, sous la forme de prix supérieurs aux cours mondiaux et garantis par des systèmes de quotas de production (quotas laitiers par exemple) ou de barrières, tarifaires ou non, à l\'importation. Les réformes de la PAC menées depuis 1992 ont progressivement réduit ce type de soutien, désormais marginal, et transféré le financement des aides à l\'agriculture du consommateur vers le contribuable, ce qui a au moins le mérite de la clarté et permet, par exemple, de voir que les aides sont très inégales d\'un secteur à l\'autre (62 % de la valeur de la production pour le tabac contre 2 % pour la volaille) et d\'une exploitation à l\'autre (10 % des exploitations reçoivent 30 % des aides). Les réformes des aides européennes intervenues depuis 1992 sont plutôt allées dans le sens d\'une plus grande efficacité, d\'une meilleure prise en compte des impacts environnementaux de l\'agriculture et d\'une plus grande compatibilité avec les règles du commerce internationale. Ces aides peuvent certainement être diminuées et mieux réparties mais il faut convenir qu\'elles ont été profondément transformées, parfois dans la douleur. Les concours nationaux n\'ont en revanche jamais été vraiment réformés, ni même évalués. Les aides nationales sont foisonnantes (environ 50 dispositifs, hors mesures d\'urgence temporaires, pour le seul secteur de l\'élevage). Les dépenses administratives ont augmenté de 47 % pour l\'enseignement et de 36 % pour les services généraux en euros constants depuis quinze ans alors que l\'emploi agricole a diminué de 33 % dans le même temps. On pourrait aussi s\'interroger sur les déséquilibres des régimes sociaux agricoles, dont l\'origine n\'est pas seulement démographique. Enfin, les dépenses fiscales connaissent depuis quelques temps une très forte croissance (elles passeront de 3 à 4 Md€ de 2006 à 2008) dont la raison principale est qu\'elles ont toutes les caractéristiques de subventions, si ce n\'est qu\'elles sont comptabilisées comme de moindres recettes fiscales et non comme des dépenses. Quand la priorité est donnée à la réduction du poids des dépenses publiques, c\'est plus facile ! Alors que la croissance des prix mondiaux soutient fortement les revenus agricoles depuis quelques mois, inégalement selon les types de production il est vrai, et que l\'heure est à la révision générale des politiques publiques, une réduction des dépenses publiques agricoles (dépenses fiscales comprises) devrait nécessairement s\'imposer.
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entretiens de saintes-royan-amboise
1998-02-01
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[ "xavier de roux", "sophie robert", "philippe callaud" ]
2,235
INTRODUCTION : LE JUGE, LE JOURNALISTE ET LE CITOYEN
# introduction : le juge, le journaliste et le citoyen - Xavier de Roux, Vice-Président des Entretiens de Saintes - Maire de Chaniers. Nous allons, à Saintes, parler de liberté, aussi souhaiterais-je évoquer Claude Érignac, assassiné hier et dont la mort montre bien que la liberté dans ce pays n'est pas ce qu'elle devrait-être. - Sophie Robert, Présidente d\'honneur de la fnps. Cette journée ne peut être qu\'intéressante. Pourquoi ? Parce qu\'elle est consacrée au juge, au journaliste et au citoyen. Pour traiter cette question, nous tiendrons deux tables rondes qui s\'articuleront chacune autour d\'un thème : le juge et le journaliste, image publique et image privée. La première sera composée de deux magistrats - un juge et un procureur --, trois hommes de presse, magazine et parisienne, deux avocats. La seconde comprendra quatre avocats, dont un député, deux hommes de presse - un homme de la presse magazine et un homme de télévision - et le président des Entretiens de Saintes. Enfin, à l\'issue de nos discussions, M. Pierre Drai, premier Président honoraire de la Cour de cassation, présentera nos conclusions car, vous l\'avez compris, il s\'agit d\'entretiens, donc d\'échanges et de dialogues. Nous comptons sur chacun d\'entre vous. Pourquoi avons-nous tous accepté de nous réunir ici, aujourd\'hui ? Certes, parce que nous concevons de l\'estime pour les organisateurs des Entretiens de Saintes, dont les colloques sont désormais réputés mais aussi parce que le sujet proposé, s\'il est d\'une éternelle actualité devient - je le pense sincèrement - un sujet prioritaire à l\'heure de la globalisation des médias et de la rapidité croissante des moyens de communication. La présence de diverses personnalités parmi nous aujourd\'hui prouve que les différents acteurs mis en scène dans cette globalisation veulent tous jouer leur rôle dans les meilleures conditions, tout en refusant d\'être plus ou moins manipulés et, peut-être aussi, plus ou moins manipulateurs. Pour cette même raison se sont tenues récemment plusieurs réunions sur ces thèmes, comme celle de Reporters sans frontières, ou celle de l'assemblée de la Fédération nationale de la presse française, dont je salue le président M. Jean-Pierre de Kerraoul. En France, des affaires financières ont éclaté, des affaires politiques ont pris des proportions considérables. La Belgique a connu l\'affaire Dutroux. Il y a eu et il y a la vie et la mort de la princesse Diana. Enfin, voici maintenant l\'apothéose - mais j\'ose à peine employer le terme - avec le \"sex scandal\" de Bill Clinton ! La presse est aujourd\'hui présente dans de multiples supports, dont Internet n\'est pas le moindre. Tout va vite. Tout va sans doute trop vite, mais tout s'accélère, et les barrières protégeant les interdits s\'effacent ou sont renversés. Qui voudrait aujourd\'hui limiter la liberté de la presse, dans la mesure où cela est possible ? Aucune des personnes ici présentes. En revanche, cette liberté de la presse n\'a de signification, comme le soulignait récemment Roland Cayrol, que par rapport à la liberté du citoyen. Informer, pour quoi faire ? Pour faire connaître au citoyen la réalité des faits, des débats d\'idées, et lui donner ainsi la possibilité d\'être responsable, éclairé et capable d\'assurer son rôle dans la cité, le pays, le monde. La liberté de la presse reste la condition nécessaire à la disponibilité de l\'information. C\'est le métier du journaliste que de rechercher, d\'enquêter, de rapporter pour que, le plus vite possible, la vérité soit connue, en toute liberté. Cependant, la liberté de la presse rencontre vite des limites : secret d\'État, secret défense, secret de l\'instruction, secret professionnel, secret de la vie privée... Face au désir de bien informer, complètement et rapidement, se trouve l\'obligation de respecter les limites, les interdits. Cet équilibre est difficile à trouver et doit parfois être évalué à la balance de la justice. Comment trouver des solutions adaptées à l\'heure où le journaliste - et je reprends les propos d\'Albert Duroy à la journée de Reporters sans frontières - reconnaît lui-même que l\'explication des faits est devenue un produit commercial ? Par quelques questions, je me contenterai d\'introduire la réflexion et les débats. Au juge et au journaliste de remplir les rôles qui leur reviennent. Le journaliste est le premier acteur. Certes, il n\'existe pas une catégorie de journalistes : il y a celui qui recherche et rapporte, celui qui commente, celui qui travaille pour la presse politique, la presse spécialisée ou pour l\'audiovisuel, etc. Pourtant, ils sont tous journalistes, et, pour chacun, on peut se poser le même type de questions : est-il compétent ? Que lui demande son entreprise de presse ? Quelle autodiscipline aujourd\'hui ? Quelles sanctions pour les fautes professionnelles ? Dans l\'exercice de cette profession, peut-on dire qu\'il y a diffamation condamnable et inexcusable, et diffamation condamnable et excusable ? Comment informer sans condamner ? Et comment faciliter l\'exercice du droit de réponse ? Quant au juge, de quels moyens dispose-t-il ? Quel état des lieux peut-on dresser à partir des libertés réglementées et celles effectivement pratiquées ? Je rappellerai l\'article 11 de la déclaration des droits de l\'Homme, l\'article 10 de la Convention européenne et, bien entendu, la loi de 1881. Quel rôle joue la jurisprudence ? Les communiqués judiciaires sont-ils efficaces ? Quel rôle pour le parquet dans la poursuite des fautes contre la presse ? Le juge serait-il le créateur d\'une déontologie des journalistes ? Enfin, quelle information donnent les journalistes et les juges à l\'heure d\'Internet ? Et pour cela, je prendrai un exemple qui, maintenant, date un peu, celui de l\'administration américaine et de Microsoft. En novembre dernier, le Département de la justice américain porte plainte contre Microsoft pour abus de position dominante dans le domaine du navigateur Web. Conformément à la loi américaine, le tribunal de l\'État de Virginie est chargé de statuer sur l\'affaire. Or, depuis le début de la procédure, les avocats des deux parties ont pris l\'habitude de présenter sur Internet toutes les pièces du dossier et leurs arguments respectifs. Et, dans certains cas, avant même que le juge en ait pris connaissance ! Le citoyen peut donc en savoir autant, sinon plus, que le juge chargé de l\'affaire. Le « sex scandal » du président américain : en moins d\'une semaine, via cnn et Internet, la planète a vu déferler des informations de tous ordres, incalculables et de qualité tout à fait variable. On a vu le meilleur et le pire et nous en reparlerons sûrement. Mais, à ce propos, en lisant la presse américaine et certains chroniqueurs internationaux, une chose est sûre : Internet est considéré comme une opportunité, permettant à un plus grand nombre de voix de se faire entendre et, finalement, la démocratie y trouve son compte. Le rôle du journaliste évolue : il n\'est plus le passage obligé entre la justice, les avocats, les juges, les parties et le grand public. La justice et le public peuvent commencer à communiquer directement, sans le filtre de la presse. Le contenu des articles de presse devra sans doute s\'enrichir d\'informations, avec une plus grande valeur ajoutée, mise en perspective, scoop. Mais, dans cette course au toujours plus, il est à craindre que le secret de l\'instruction ou celui de la délibération n\'aient plus de secret que le nom. L\'image du juge évoluera, elle aussi. La transparence des débats qu\'autorise Internet, légitime du point de vue du citoyen, obligera le juge à un « sans faute » Dans le cas de Microsoft, les deux parties insinuaient officieusement que l\'affaire était complexe, techniquement et juridiquement, pour un petit juge. D\'où le besoin de mettre sur la place publique toutes les pièces du dossier afin de permettre aux spécialistes éclairés de juger par eux-mêmes. Mais, au fond, les deux parties cherchaient à créer des groupes de pression puissants et bien informés, pour les soutenir. Autre exemple : un citoyen japonais, débouté par la justice de son pays pour une affaire immobilière, a créé un site Web où il expliquait pourquoi il avait été victime d\'une erreur judiciaire et sur lequel il a publié toutes les pièces du dossier. Son but était de prendre à témoin l\'opinion publique et de parvenir à faire rejuger l\'affaire. Dans l\'affaire de la jeune Anglaise qui avait tué un bébé ; l'on a ouvert un forum sur Internet ; les gens ont communiqué largement entre eux. Enfin, compte tenu de la liberté régnant sur Internet et de l\'absence de contrôle des contenus qui y circulent, il est difficile d\'imaginer les types d\'intoxication possibles qui fragiliseront l\'action du juge : photos truquées, témoignages de prétendus témoins non retenus par la justice\... La bonne entente, voire la connivence, qui peut parfois exister entre certains juges et certains journalistes spécialisés - « donnant-donnant », règles de bonne conduite de part et d\'autre - aura du mal à résister à cette déferlante Internet qui permettra à chaque citoyen d\'obtenir ou de produire les informations qu\'il désire. Pour ce qui est des images publiques et privée, quelques questions viennent immédiatement à l\'esprit. Comment trouver l\'équilibre nécessaire entre liberté de la presse et le droit de la personne : vie privée contre droit à l\'image, présomption d\'innocence et droit de réponse ? Existe-t-il un débat collectif à l\'intérieur des médias ? Quel rôle joue la concurrence entre les médias ? Pourquoi le sensationnel paie-t-il ? Quelle est la responsabilité des directeurs de publication ? Et des lecteurs ? Un médiateur, pour quoi faire ? L\'exemple fourni par des pays voisins, comme l\'Espagne ou la Suisse, pourrait sans doute nous aider dans notre réflexion. Doit-on s\'interroger sur le pouvoir médiatique qui prend de l\'importance parce que les autres pouvoirs seraient en état de déshérence ? L\'information est-elle un pouvoir ? Ou a-t-elle du pouvoir ? À l\'heure de l\'Europe, de la mondialisation et d\'Internet, comment progresser ? La presse aura sans doute des difficultés à maîtriser l\'information, à se responsabiliser Par un exemple qui se veut un peu provocateur, j\'essaierai d\'illustrer mon propos. En effet, comme vous le savez, les outils informatiques permettent aujourd\'hui de créer des photos virtuelles, qui ont l\'air d\'être vraies, mais qui ne le sont pas. Un journal a publié une telle photo de X et Y s\'embrassant sur une plage de Guadeloupe. De quoi s'est-il rendu vraiment coupable ? Il a voulu réaliser une œuvre multimédia originale, représentant un paysage des Antilles et il illustre son article. Les journalistes n\'ont harcelé personne, ni cherché à dégrader l\'image de X et Y ; ce n\'est d\'ailleurs pas tout à fait la leur... La photo est placée dans un journal « on line », hébergé sur un ordinateur lui-même localisé aux îles Caïman. Comment peuvent faire X et Y pour empêcher les « Internautes » d\'aller consulter cette photo ? L\'éditeur du journal « on line », dont le siège est dans un autre pays où il publie l\'essentiel de ses revues, met sur son propre serveur un article sur les vacances de X et Y. Prudent, il n\'incorpore pas la photo en question, mais indique dans le texte que le lecteur peut trouver des images intéressantes dans l\'édition électronique, sur le serveur des Caïman. Et il en précise les références, comme tout bon journaliste fait référence à ses sources. Grâce à un lien hypertexte, il n\'y a plus qu\'à cliquer sur la source pour obtenir instantanément la photo. L\'éditeur peut de plus mentionner l\'adresse Internet sur sa publication papier, qui a pignon sur rue et, en dix secondes, grâce aux nouveaux terminaux Internet que l\'on branche sur son poste de télévision, chacun pourra dans son salon, avant le journal télévisé, contempler les ébats de X et Y dont il sera peut-être question ce jour-là dans l\'actualité politique ou économique. Quelle est la responsabilité de l\'éditeur ? Comment X et Y pourront-ils essayer d\'interdire la diffusion de cette photo sur toute la planète ? Le juge des îles Caïman sera-t-il à la pêche quand ils essaieront de le joindre ? Mais, c\'est là un autre débat. À la Fédération nationale de la presse française, le président est entendu, et sans doute suivi, lorsqu\'il demande aux organes de presse d\'afficher leur politique éditoriale et qu\'il constate que, de toute façon, les organes de presse seront jugés par leurs lecteurs. Le but de journées comme celle-ci est d\'aider à la réconciliation du citoyen, de la justice et de la presse et d\'aller dans le sens des avis émis par la commission Truche. Mais enfin, qui faut-il servir en premier ? Le citoyen. C\'est pourquoi j\'aurais volontiers changé l\'ordre du titre de notre journée. Et je dirai que sont ouverts nos travaux sur le citoyen, le journaliste et le juge ! - M. Callaud, Adjoint au maire de Saintes. Je voudrais accueillir chacun des membres de cette prestigieuse assemblée à l'abbaye-aux-Dames qui fut à l\'origine un lieu spirituel avant de devenir, pendant la période révolutionnaire, une prison, dans les murs de laquelle, aujourd\'hui, on débat de la justice. Il n\'y a pas de hasard. Je tiens également à vous remercier de tenir de tels débats sur la cour d\'assises, l\'abus de biens sociaux, et, aujourd\'hui sur les relations entre la presse et la justice. Il s\'agit à chaque fois de questions d\'actualité ; mais, en réalité, vous précédez l\'actualité. Il faut effectivement se poser la question des limites aux interventions de la presse pour en même temps garantir les libertés individuelles. Nous sommes fiers que vous ayez choisi notre ville de Saintes pour aborder ces vraies questions.
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entretiens de saintes-royan-amboise
1998-02-01
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[ "jean-yves monfort", "éric de montgolfier", "jean-marie pontaut", "patrick maisonneuve", "patrick devedjian", "bernard villeneuve", "xavier de roux", "olivier metzner", "christian charrière-bournazel", "jacques morandat", "jean-françois bège", "gilles martin-chauffier", "pierre guerder", "jean-marie burguburu", "édith dubreuil", "rémy gaston-dreyfus", "kyril bourgatchev", "jean-rené farthouat", "pierre guerder", "jean touzet du vigier", "jean-yves le borgne" ]
12,198
LE JUGE ET LE JOURNALISTE
# Le juge et le journaliste - Jean-Yves Monfort, Vice-président au Tribunal de grande instance de Paris. Le droit de la presse n\'est pas un droit austère, et j\'espère que nous aurons très bientôt l\'occasion de nous en rendre compte. Ceux qui le pratiquent n\'ont pas l\'impression d\'exercer une science, mais plutôt d\'assouvir une passion, presque un vice. Le titre de notre colloque \"Le juge, le journaliste et le citoyen\" n\'est pas sans évoquer celui d\'une fable de La Fontaine. Je commencerai donc par vous raconter une anecdote toute simple. Il y a une quinzaine de jours, à l\'issue d\'une audience assez tendue, une jeune fille, très aimable au demeurant, s\'est approchée, papier et crayon à la main, pour venir me demander\... un autographe. J\'en ai été surpris - la chose est tout de même rare - et j\'ai objecté que les magistrats n\'avaient pas pour habitude de distribuer des autographes. Elle m\'a alors demandé s\'il s\'agissait d\'un caprice de star. J\'ai démenti et lui ai fait part de mon devoir de réserve. Je l\'ai sentie déçue de mon refus. Elle m\'a cependant confié son admiration - je la cite. J\'ai senti le malentendu poindre entre nous alors qu\'elle s\'éloignait quelque peu dépitée. Elle est revenue au moment où nous levions l\'audience pour me demander si c\'était bien moi qui venais régulièrement à la fin du journal de TF1\... J\'ai soudain compris, tout amour propre mit à part, que je n\'étais pas celui auquel elle pensait et qu\'à défaut de me confondre avec M. Poivre d\'Arvor, ce qui paraît difficile, elle avait peut-être pu m\'identifier à Roger Hanin dans un rôle de justicier ou bien encore à l\'un des Cordier, père ou fils. À la réflexion, au-delà des faits, j\'y vois l\'illustration de la place grandissante du juge, donc du droit, dans l\'imaginaire collectif, dans le Panthéon de ces mythes qui accompagnent la société contemporaine. Car, enfin, elle n\'est pas allée voir l\'avocat, le représentant du citoyen, ni le prévenu, journaliste ou écrivain, qui se trouvaient là. Non, elle est allée à la rencontre de celui qui est censé représenter la loi. Et je me suis finalement demandé, dans l\'esprit de notre colloque, si le journaliste lui-même devait éprouver à l\'égard de la loi et de celui qui l\'appliquait le même respect. Le sous-titre provisoire du colloque qui a disparu dans le programme définitif interrogeait : \"Le journaliste respecte-t-il la loi ?\" On pourrait tenter une double approche, à la fois quantitative et qualitative. En termes quantitatifs, l'on compte relativement peu de procès de presse ; et encore moins de condamnations. On pourrait donc en inférer que les journalistes respectent la loi. À Paris, où sont plaidées bon nombre d\'affaires de presse, les statistiques des premières chambres civiles, compétentes pour les procès civils en matière de presse, et de la 17e chambre correctionnelle, compétente en matière pénale, désespèrent, par leur faiblesse, le président du tribunal. Le rendement de ces chambres s'avère particulièrement faible : peu de procès contre la presse écrite, contre le livre par rapport à la masse de ce qui est publié ; moins encore contre les médias audiovisuels, radio, télévision. C\'est là un vrai mystère sur lequel il nous faudra se pencher, car le sujet se pose également sur le plan de la protection de la vie privée. C\'est un véritable problème. Et que dire des rarissimes actions qui mettent en cause des moyens encore plus modernes tels Internet, dont l\'importance dans l\'actualité n\'est plus à souligner. Assez curieusement, le procès de presse n\'a pas changé d\'objet depuis la loi de 1881. On continue à travailler sur du texte, beaucoup plus que sur des images ou sur les autres moyens évoqués. La réponse à cette question sur le plan qualitatif apparaît quelque peu différente. Le procès de presse relève par son essence même de la symbolique judiciaire. D\'une certaine façon, chaque affaire en matière de presse a vocation à poser un problème de principe. Chaque affaire est l\'occasion de tracer, d\'essayer de délimiter cette difficile frontière qui sépare la liberté d\'expression de la protection de l\'ordre public, chère à M. de Montgolfier, ou de la défense de l\'honneur et de la considération des personnes. À mon sens, et de manière un peu provocante, la justice pénale ne remplit à peu près correctement sa mission que dans l\'ordre du symbolique, quand il s\'agit de rappeler une norme, des valeurs. On le voit, les contentieux de masse ou les difficiles affaires financières lui posent incontestablement bien des problèmes. Et le procès de presse se situe sur ce terrain du symbolique, avec un particularisme très marqué. La loi de 1881, loi pénale, loi civile - on connaît les évolutions de la jurisprudence civile en ce domaine - commence par la déclaration d\'un principe cardinal, fondateur de la République, celui de la liberté d\'expression, « de la liberté de l\'imprimerie, de la librairie » pour citer le texte, ce qui conduit tout naturellement à une appréhension libérale, c\'est-à-dire indulgente, bienveillante des éventuelles fautes commises par ceux qui usent de la liberté de la presse : « un juge répressif libéral » si tant est qu\'on puisse dire les choses ainsi. Au détour d\'un colloque l\'année dernière, j\'avais eu l\'occasion de dire - faut-il encore voir un signe de l\'âge dans cette auto-citation - que la 17e chambre était plus fière de ses relaxes que de ses condamnations ? Était-ce un hommage à la liberté de la presse ? Ou plutôt une forme de complaisance à l\'égard de médias trop puissants ? Ou encore un effet du « politiquement correct » dont vous êtes aussi les vecteurs, messieurs les journalistes ? Ou enfin une forme d\'indifférence au sort des victimes, des parties civiles, des demandeurs ? Il est vrai que les victimes n\'ont pas le beau rôle dans la loi de 1881 : infraction difficile à caractériser, procédure chicanière, pénalités peu dissuasives, dommages et intérêts la plupart du temps dérisoires ; notre unité de compte, dans ce domaine, reste, même si la Cour de cassation nous interdit de parler de symbole, le franc symbolique. Ne dit-on pas souvent du procès de presse que c\'est un procès que le plaignant se fait à lui-même ? Dans la pratique, il est vrai, quand il prend à une partie civile l\'idée d\'être présente à l\'audience au lieu d\'y être représentée par son avocat, elle s\'expose au feu des questions du tribunal et des parties, et passe souvent un très mauvais moment, tout autant que le prévenu. Alors, pour répondre dès à présent à la question de Mme Robert, il y a bel et bien des diffamations excusables, par la preuve de la vérité des faits, souvent proposée, rarement admise, et surtout par la bonne foi. C\'est sans doute sur ce point que le juge est « créateur de déontologie ». Dans la loi de 1881, dans son esprit en tout cas, le procès de presse se gagne sur la nullité de procédure, sur la preuve de la vérité, mais, au-delà, point de salut pour le journaliste poursuivi ! Et c\'est finalement au travail de la jurisprudence que l'on doit l'élaboration de cette notion de bonne foi évolutive au fil des époques, adaptable au genre d\'expression utilisée. Selon qu\'il s\'agit de polémique, d\'information politique ou de faits divers, la bonne foi n\'est pas appréciée de la même façon. Mais c\'est là le bagage minimum que doit connaître tout bon journaliste, la base de l\'enseignement dispensé dans les écoles de formation. Qu\'est-ce que la bonne foi au regard d\'un juge ? C\'est là le b, a, ba de la déontologie. Quel besoin, alors, d\'un Conseil de déontologie, d\'un médiateur façon \"Le Monde\" qui soulève tout de même bien des problèmes ? Alors, peut-être nous faudra-t-il aborder la question du secret, c\'est-à-dire des limites extérieures à la loi de 1881. Le journaliste qui détient une pièce maîtresse, extraite d\'un dossier d\'instruction, commet-il un recel de violation du secret professionnel, du secret de l\'instruction ? Un recel matériel ou immatériel ? La Cour de cassation s\'est également prononcée dans ce domaine. La jurisprudence a beaucoup à réfléchir sur ce sujet. Et au-delà de ces questions, faudra-t-il réformer, légiférer, mettre à bas ce monument républicain qu\'est la loi de 1881 et le reconstruire ? Mais comment ? Et peut-on faire mieux à l\'heure actuelle ? La commission présidée par M. Truche s\'est, me semble-t-il, montrée hésitante sur le sujet. On le voit, le menu est copieux. Nous allons tout de suite en venir à notre débat en commençant par donner la parole peut-être à l\'accusation qui ne semble pas se reconnaître dans ce rôle. Nous entendrons ensuite M. Pontaut, car s\'il y a procès ce matin, c\'est forcément celui de la presse. - M. Éric de Montgolfier, Procureur de la République de Valenciennes. Je ne m\'aventurerai pas à promettre d\'être bref pour m\'épargner un premier mensonge ! Juge, journaliste et citoyen, tel est le thème de notre débat. J\'avoue avoir un peu cherché ma place, car juge, je ne le suis pas. Les juges me reprocheraient d\'oser prétendre être des leurs... Je ne suis qu\'un procureur et le procureur n\'a pas à juger. Journaliste ? J\'ai un peu plus hésité : pourquoi pas ? Non, ce n\'est pas pour moi. Mais citoyen, oui. Un magistrat est d\'abord un citoyen, et la justice d\'abord l\'affaire des citoyens de ce pays. Dans un système républicain et démocratique comme le nôtre, la justice appartient aux citoyens de ce pays. Elle ne saurait appartenir à personne d\'autre, certainement pas aux magistrats et pas davantage aux journalistes. Alors, au moment où le Garde des Sceaux nous invite à sortir du Moyen Âge, je serais tenté d\'espérer que ces Entretiens de Saintes pourraient déjà nous inciter à sortir de l\'hypocrisie. Ce ne serait déjà pas si mal car, en réalité, l\'hypocrisie règne en maître autour de ce débat. Hypocrisie autour de principes que l\'on affirme et que l\'on respecte si peu. Un exemple récent sur la présomption d\'innocence si chère au cœur de chacun surtout quand c\'est aux autres de la pratiquer... J\'ai trouvé un article de presse relatant des poursuites que j\'avais engagées à l\'encontre de médecins qui se livraient en quelque sorte à une double facturation au préjudice de la cpam Le journaliste, c\'est beaucoup dire, plutôt le rédacteur de l\'article écrit : « Au sujet de leurs vingt confrères dont les noms ont fait le tour des cabinets de la ville (ndlr : ils sont, pour l\'instant, couverts par la présomption d\'innocence)\...» C\'est beau. Mais ce serait mieux encore de ne pas trouver, en tournant la page, l\'encart suivant : « Vols à la roulotte en série : Djamal Kharbash -- un hasard, sans doute - vingt ans, sans profession, sans domicile fixe, a été écroué à la maison d\'arrêt de Valenciennes, en détention provisoire » Oui, vraiment, c\'est la présomption d\'innocence à géométrie variable, tout comme le secret de l\'instruction à géométrie variable. Au fond, pourquoi sommes-nous réunis ici sur ce thème, sinon parce que, depuis quelque temps, la justice s\'intéresse à autre chose qu\'au menu fretin ? C\'est vrai, la justice semble avoir sauté à pieds joints dans la démocratie ! Dans ce contexte, quel est le rôle de la presse ? De mon point de vue, il est nul. La presse ne sert à rien si les institutions fonctionnent normalement. Car, en fait, dans une République bien faite, dans une démocratie bien constituée où les principes et le droit seraient respectés par tous et pour tous, la presse n\'a pas de rôle. Elle pourrait tout au plus raconter et tenter de s\'approcher de la vérité Or, la justice, chacun le sait, s\'est empêtrée, d\'abord dans des conflits institutionnels, ensuite dans la connivence sociale. De ce point de vue, elle ne fonctionne guère. Il lui faut donc un moteur. Je préférerais de loin que les citoyens de ce pays soient ce moteur, que les citoyens prennent connaissance de l\'institution et que, l\'ayant comprise, ils puissent alors demander aux magistrats de faire ce qu\'ils doivent : rendre la justice, convenablement, dans le respect des lois, des principes et des personnes. Nous n\'en sommes pas tout à fait là... Dès lors, il faut bien un intermédiaire, complexe, dont on oublie trop souvent que c\'est aussi, et peut-être d\'abord, une entreprise économique. Or, ce moteur économique peut conduire la presse à prendre des positions asservies à l\'économie. Mais, la presse a essentiellement un rôle subsidiaire. On la qualifie de quatrième pouvoir ; elle est simplement un vecteur démocratique : son principal objectif est de faire en sorte que les institutions fonctionnent conformément aux lois et aux principes qui nous gouvernent. Si telle est la presse, alors vive la presse ! Malheureusement, la presse n\'est pas que cela. Nos rapports, nous magistrats, vous journalistes, baignent aussi dans l\'hypocrisie, la première consistant sans doute à montrer du doigt celui qui parle ouvertement en oubliant que plus nombreux sont ceux qui, dans l\'ombre, violent allégrement nos principes. Car enfin, je considère hors de la dignité du magistrat, juge ou procureur, de faire dans l\'ombre ce qu\'il ne peut faire ouvertement. Dans l\'ombre, les lois se violent plus commodément, sans contrôle. Le magistrat, homme public, homme de vérité, ne peut agir que sur le devant de la scène. Il y a, certes, des risques ; il y a toujours des risques à s\'écarter des sentiers battus et des gens pour prêter à des ambitions diverses le soin que l\'on prend de la justice. J\'aimerais que nos discussions soient l\'occasion de poser clairement les problèmes et de se dire qu\'il n\'y a pas de déshonneur à respecter les lois. Le plus grand déshonneur, c\'est de faire semblant de les respecter. - Jean-Marie Pontaut, L'Express. À la suite de M. de Montgolfier, selon moi, la presse n\'existe pas. Encore faut-il savoir de quoi on parle en matière de presses. La presse en général est une notion beaucoup trop large ; il faudrait parler de presses et de systèmes de presse, c\'est important. On commence toujours par dire qu\'il y a une presse sérieuse et puis, une autre ! Or, la presse sérieuse, c\'est précisément celle qui se bat pour sa crédibilité, à l'inverse des propos de M. de Montgolfier, la valeur commerciale d'une presse tient à sa crédibilité ! L\'autre presse répond à de tout autres critères, car elle ne cherche pas la crédibilité. Ainsi, France Dimanche - deux cent mille exemplaires vendus, soit un million de lecteurs ! - expliquait, il y a quelque temps, que la police venait d\'identifier l\'homme qui avait tiré dans le pneu de la Mercedes dans laquelle se trouvait la princesse Diana ! Et bien cela n\'a eu aucune importance ! Parce que cette presse ne recherche pas la crédibilité. Cela pose d\'ailleurs un problème par rapport à la presse « sérieuse ». Les techniques de presse sont différentes, l\'audiovisuel n\'obéit pas aux mêmes règles, en particulier pour le droit de réponse. Je ne peux parler qu\'au nom de la presse que je connais : les hebdomadaires d\'information et les « news ». Pour une fois que la presse comparaît en victime, je vais la défendre en montrant comment les choses se passent concrètement, quels sont les problèmes qu\'elle rencontre sur le terrain. Tout d\'abord, la presse tient sa légitimité de l\'article onze de la Déclaration des droits de l\'Homme inscrite dans la Constitution : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l\'homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement\...» - la suite est plus menaçante - «\... sauf à répondre de l\'abus de cette liberté dans des conditions déterminées par la loi. » - ce qui est normal. Mais la loi s\'est beaucoup penchée sur la presse ; vous allez le constater en suivant l\'exemple que je vais vous livrer. Une personne est mise en examen, arrêtée et placée en garde à vue. Peu importe qu\'elle soit célèbre ou non, même si, évidemment, dans le premier cas, la presse s\'y intéressera fatalement. De toute façon, l\'opinion est intéressée par l\'arrestation d\'un individu quelconque. À partir de là, quels sont mes droits de journaliste ? Pour me plier au texte, je vais devoir me livrer à des acrobaties. D\'abord, la loi de 1881 m\'interdit de diffamer, c\'est-à-dire de porter atteinte à son honneur ou à sa considération. C\'est difficile, car l'arrestation rend probable un problème. Il faut prouver alors la véracité de mes propos diffamatoires ou ma bonne foi. Mais, pour ce faire, je n\'ai pas le droit de révéler ce qui s\'est dit lors des interrogatoires ou au cours de l\'instruction, sinon je commets un viol ou un recel de viol de ce fameux secret de l\'instruction, article 11 du code pénal. Je n\'ai pas le droit non plus de parler des actes de procédure - article 38 de la loi. Je ne peux pas, et c\'est normal, présenter cette personne comme coupable, sauf à porter atteinte à sa présomption d\'innocence, article 9 du code civil. Je ne peux pas non plus évoquer sa vie personnelle faute de quoi je porterais atteinte à sa vie privée, article 9 du Code civil, ou pire encore, « à l\'intimité de sa vie privée », article 226-1 du nouveau code pénal. Il faut encore avoir veillé à ne pas avoir photographié cette personne car, dans pareil cas, je peux être poursuivi en vertu du droit à l\'image. En l\'espèce, il s\'agit d\'une jurisprudence, mais qui se révèle fort coûteuse. Ainsi que vous pouvez le constater, les moyens dont je dispose sont extrêmement limités. En outre, je dois m\'assurer que cette affaire n\'a pas donné lieu à une plainte avec constitution de partie civile, ce qui me dénierait le droit de dire quoi que ce soit avant la décision judiciaire, article 2 de la loi de juillet 1931. Si je franchis indemne ces différentes étapes, il demeure la faute, au sens le plus large de l\'article 1382 du code civil qui prescrit : « Tout fait quelconque de l\'homme qui cause un dommage à autrui, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». À ce titre, les fils Hernu ont réclamé trente millions de francs à l\'Express. Face à cette montagne juridique, j\'ai le droit de ne rien faire, excepté de reprendre les communiqués du procureur, quand ils existent ! Je suis contraint d\'attendre le procès auquel je suis tout de même invité, mais qui n\'interviendra pas avant plusieurs années... C\'est tout de même la réalité de la pratique juridique ; l\'Express a trente-trois procès en cours. Au-delà, et plus sérieusement, je constate que notre arsenal juridique est entièrement limitatif. La presse, en France, ne jouit d\'aucun droit, d\'aucune prérogative, alors, qu\'au contraire, les journalistes américains peuvent accéder aux procédures des commissariats. La liberté de la presse existe, mais ne repose sur aucun droit tangible. Seule la protection des sources lui a été accordée récemment, encore que très partiellement, puisque le journaliste ne peut refuser de révéler ses sources qu\'en tant que témoin. S\'il est mis en examen, il ne peut plus protéger ses informateurs ; le juge peut le jeter en prison. C\'est un peu caricatural, mais tels sont les textes ! Pour conclure, je rappellerai la formule du Canard enchaîné : « La liberté de la presse ne s\'use que si l\'on ne s\'en sert pas ! » - Patrick Maisonneuve, Avocat au Barreau de Paris - modérateur. M. Pontaut vient de définir a contrario le bon journaliste, celui qui ne commente pas toutes les fautes énumérées et qui dispose d\'un terrain de jeu relativement large. - Patrick Devedjian, Avocat au Barreau de Paris - député maire d'Antony. Je partage les doutes du président Monfort sur la nécessité de rapporter la loi de 1881, d\'abord parce que c\'est un monument symbolique de la République et que les mentalités s\'en sont fortement imprégnées et ensuite parce qu\'autour de cette loi s\'est forgée toute une jurisprudence très fine, qui n\'est pas parvenue partout à des équilibres définitifs, mais qui correspond à un vrai travail de civilisation. Et si l\'on devait en faire table rase, ce serait véritablement du gâchis. Alors, la loi de 1881 peut sans doute être améliorée sur un certain nombre de points - des facilités procédurales pourraient être apportées --, mais repartir à zéro me paraîtrait une véritable catastrophe. - Jean-Yves Monfort. Céder à la tentation de modifier ce texte résulte d\'un travers typiquement français qui consiste à penser que seul le législateur et le texte écrit permettent au droit d\'évoluer. Or, cent ans de jurisprudence, ce n\'est pas négligeable. Le travail que les juridictions spécialisées en ce domaine et la chambre criminelle de la Cour de cassation ont réalisé sur le texte de 1881 est tel que nous disposons d'un ensemble complexe, certes, mais particulièrement élaboré qui semble tout à fait opérationnel, ce qui me conduit à une très grande réserve sur une refonte d\'ensemble. Au surplus, je puis seul le dire, et encore à titre tout à fait personnel, je n\'ai pas tout à fait confiance dans la qualité du travail législatif sur des sujets comme celui-là. - Bernard Villeneuve, Secrétaire général du syndicat de la presse parisienne. Le fait qu\'il y ait peu de procès de presse n\'est pas, en lui-même, un mauvais signe. Pour les journalistes, la presse, n\'est pas le quatrième pouvoir mais un contre-pouvoir. La première vertu, peut-être un peu oubliée, du journaliste, est de faire passer la vie, l\'évolution de la société où se trouvent le citoyen et le juge. Sans la presse, la loi et le juge seraient coupés de la vie des gens. Alors, pour exercer cette mission, il est bien sûr obligé de décrire des situations, ce qui signifie prendre des risques. Mais, sans lui, vous seriez dans une bulle ; vous auriez affaire à des individualités, vous risqueriez de passer à côté des grands faits de société, les tendances lourdes. - Xavier de Roux, Avocat au Barreau de Paris, maire de chaniers. Il serait souhaitable de mettre un peu d\'ordre dans les propos tenus en distinguant le but de chacun des textes évoqués. La loi de 1881 n\'a pas le même objet que les autres règles de droit qui visent à protéger procéduralement le secret de l\'instruction et la présomption d\'innocence. D\'un côté, la loi de 1881 est très protectrice à l\'égard de la personne ; de l\'autre les lois de procédure veulent l\'être également. Je partage le sentiment de M. de Montgolfier : il y a une certaine hypocrisie dans le maniement de la présomption d\'innocence compte tenu des textes qui régissent le secret de l\'instruction. Personne ne peut faire respecter le secret de l\'instruction dès lors que tant de personnes qui participent à l\'instruction n\'y sont pas tenues. La modification législative à entreprendre ne doit pas tant s'attacher à la loi de 1881 qu\'à la loi de procédure. Car, il est clair, au vu des affaires récentes, le seul fait d\'être, ou même de voir certaines de ses relations, entendues comme témoins, et pas seulement celui d\'être mis en examen, crée dans l\'opinion un procès public alors qu\'aucune pièce n\'est sur la table et que personne ne sait rien. Nous sommes non dans le procès, mais dans la rumeur avec tout ce qu\'elle comporte. Et le Parlement devrait y réfléchir à nouveau. L\'on ravaude perpétuellement ces textes sur le secret de l\'instruction et sur l\'instruction tout court. Mais si nous restons dans le cadre d\'une procédure inquisitoriale plutôt que de revenir à une procédure accusatoire, on ne réglera jamais la question du secret de l\'instruction. Avant les gens étaient inculpés ; aujourd'hui, pour faire plus joli, ils sont mis en examen ou examinés ; la modification terminologique n\'a rien changé. Dans l\'opinion publique, la mise en examen équivaut à une précondamnation. Alors, s\'il faut évoluer, c\'est précisément sur ce point. - Éric de Montgolfier. Ce n\'est pas tant un problème de texte qu\'un problème de culture. La présomption d\'innocence est la volonté de considérer les mots pour ce qu\'ils sont, que l\'apparence ne se confond pas nécessairement avec la réalité. En écoutant rtl, j\'ai entendu une phrase tout à fait significative de cette culture ; un journaliste du Monde décernait un carton rouge à Roland Dumas pour n\'avoir pas fait une démonstration convaincante de son innocence. C\'est un glissement grave et, si l\'on n\'y met pas bon ordre, il sera bientôt inutile de réunir des juges pour rendre la justice. - Jean-Marie Pontaut. Plutôt que les commentaires des journalistes, ce sont les perquisitions effectuées publiquement par des juges, devant l\'opinion publique qui portent le plus atteinte à la présomption d\'innocence de M. Dumas. - Olivier Metzner, Avocat au Barreau de Paris. Trois observations-questions. La première : M. le président Monfort regrettait qu\'il n\'y ait pas plus de saisines des juridictions spécialisées en matière de presse. Peut-être est-ce dû à deux éléments. D\'abord, le procès de presse sera, par principe, une caisse de résonance, parce qu\'en fait, il s\'agit de venir rediscuter à l'audience si telle ou telle personne est coupable de ce qu\'on dit ou non. Ce débat sera ouvert et repris par la presse, ce qui va finir de convaincre certains. Ensuite, il n\'est intéressant d\'assigner ou de citer en diffamation que si l\'on est certain du résultat, car, bien que la vérité ne puisse être prouvée, si le journaliste est relaxé simplement sur sa bonne foi, celui que l\'on défend sera encore plus coupable qu\'il ne l\'était avant la procédure, même si, par la suite, il se révélait véritablement innocent. Par ailleurs, la question se pose de savoir si, non seulement le principe même de liberté de la presse, mais également si la justice, dans sa pratique, ne sont pas antinomiques avec la présomption d\'innocence. Dès lors que l\'on perquisitionne médiatiquement, dès lors que l\'on encadre, pour la photo, celui chez qui l\'on perquisitionne, dès lors que l\'on met en examen ou en détention, peu importe qui, peut-on faire en sorte que la présomption d\'innocence existe en France alors que les institutions, de la presse ou de la justice, empêchent sa mise en application ? Ma troisième interrogation porte sur l\'interaction entre le travail du journaliste et celui de la justice. L\'un est chargé d\'informer, l\'autre de rechercher la vérité. Ce n\'est que parfois le même but. Mais l\'un va se servir de l\'autre. Encore que ce ne soit plus toujours le journaliste. La justice peut désormais utiliser les travaux du journaliste ; à tel point que le mercredi matin, certains juges signent une commission rogatoire après la publication de certains hebdomadaires, pour faire vérifier tel ou tel élément. Autre preuve : récemment, une tribune s\'écroule en Corse. Bien sûr, il faut ouvrir une information. Tous les magistrats sont là, tous les policiers, tous les gendarmes. Sur quel document sera ouverte l\'information à Bastia ? Sur un article de presse rendant compte de la catastrophe ! Étrange, tout de même... Pareillement, un juge d\'instruction interrogeait l\'un de mes clients en lui faisant valoir qu\'il était coupable parce que, cinq ans auparavant, il n\'avait pas attaqué un article diffamatoire. La question figure au procès-verbal. Ainsi, la presse en vient maintenant à alimenter la justice. Cette interaction est-elle forcément une bonne chose ? Est-ce là le but du journalisme ? - Patrick Maisonneuve. Je voudrais que M. le président Monfort réagisse à la première partie des propos de M. Metzner. Le justiciable est dissuadé d\'aller devant la 17e Chambre correctionnelle en raison du procès \"caisse de résonance\" et aussi du peu de chance d\'obtenir quoi que ce soit. - Jean-Yves Monfort. Il est incontestable qu'un tel risque freine considérablement les initiatives des victimes, personnes diffamées, injuriées ou mises en cause. Dans le procès de presse, on hésite toujours à engager l\'action parce qu\'une éventuelle audience peut donner lieu aussi bien au procès de la partie civile qu\'à celui de l\'auteur des paroles ou écrits attaqués. Au surplus, le jugement de relaxe, fondé sur la qualité du travail journalistique, qui, par principe, ne désavoue pas la victime, sera pourtant compris comme tel. Cela peut entraîner des répercussions pour celui qui, s\'estimant innocent des faits qui lui sont reprochés dans le cadre d\'une procédure judiciaire, n\'obtient pas une condamnation en diffamation. Il est \"coupable\", avant même que l\'affaire principale soit venue au fond, parce qu\'il a perdu un procès de presse, même si les motivations du jugement de relaxe sont très nuancées. Les victimes prennent donc un risque considérable. Il est exact que le système judiciaire lui-même génère l\'atteinte majeure à la présomption d\'innocence. Je pense à la garde à vue, aux menottes, à la présentation au Parquet, à l\'incarcération, qui constituent le « cérémonial » des premiers pas de la procédure pénale. Le journaliste filme l\'arrivée d\'un suspect, le blouson retourné sur la tête, il rend compte de cette scène : il n\'est que le témoin de ce cérémonial de la Justice qui, déjà, porte atteinte à la présomption d\'innocence et c\'est peut-être dans une réforme de la procédure pénale elle-même qu\'il faut chercher la solution. - Christian Charrière-Bournazel, Avocat au Barreau de Paris. Le nom de Roland Dumas ayant été prononcé tout à l\'heure, je me sens contraint d\'intervenir. La réalité appelle la nécessité de travaux pratiques, et nous devons tirer aujourd'hui les enseignements du quotidien. Quand on parle de ce genre de sujet, il faut toujours énoncer deux principes liminaires : la liberté d\'expression est sacrée ; la nécessité de juger est impérieuse, rien ne doit l\'entraver, sauf les droits de la personne humaine. La liberté d\'expression appartient à chacun de nous et aucun des professionnels, à cette tribune, ne peut parler au nom d\'une liberté qui est commune. Vous êtes les propriétaires des moyens de l\'expression, vous n\'êtes pas propriétaires de la liberté d\'expression. Par conséquent, en ce domaine, ma parole de citoyen, titulaire de la liberté d\'expression, est une parole tout aussi valide. À propos des affaires en général, et de la dernière en particulier, nous sommes en train de courir - une fois de plus ! - un grave péril. La gravité ne tient pas dans la volonté de la presse d'informer l\'opinion sur les mésaventures éventuelles d\'un haut personnage de la République, c\'est légitime. Ce n\'est pas que la justice demande des comptes à ce citoyen, c\'est légitime, car il n\'y a pas de « grands » citoyens protégés par des immunités et des citoyens de seconde zone qui répondraient de tout. La gravité réside dans le constat suivant : alors que le principal intéressé n\'a, en aucune manière, accès au moindre élément du dossier, tel journaliste peut citer, dans un article bouclé moins de trois heures après la déposition, l\'exact contenu du procès-verbal rédigé sur le moment, dans le cabinet du juge d\'instruction ! - Jean-Marie Pontaut. La fuite vient de l\'avocat ! - Christian Charrière-Bournazel. Monsieur Pontaut, on peut en effet plaisanter de tout, mais pas avec n\'importe qui ! Et en ce moment, je ne suis pas porté à la plaisanterie sur ce sujet grave... On s\'aperçoit ensuite que, sur le lieu de la perquisition, sans que l\'on puisse tout de même soupçonner la personne visée de vouloir que cela se sache - ni son avocat de l\'avoir fait savoir, ni même qu\'il en ait été informé --, le plus grand dispositif de caméras est en place. Les choses pourraient peut-être se passer ainsi à la condition que le but recherché ne soit pas de substituer à l\'enceinte de la justice et à l\'instruction judiciaire le procès en place publique et la mise au pilori. En réalité, l'on ne se trouve pas confronté à la logique de la rumeur, mais à celle de la clameur. Moins ceux qui parlent en savent, plus ils en disent. Monte alors dans l\'opinion publique l\'idée qu\'il est scandaleux qu\'on ne lui ait pas encore demandé des comptes à celui-là Demain on se demandera : « Que fait-il en liberté ? », sans connaître le détail d\'un dossier qui est encore caché au principal intéressé. Le juge lui-même, qui n\'est peut-être pas étranger à la publicité de certains actes, se trouve finalement l\'otage de cette opinion, relayée quotidiennement par les journaux appelant à davantage de sévérité Ainsi, la sentence se déplace de la salle d\'audience à la place publique, dans des conditions qui n\'ont rien à voir avec l'exercice d'une justice républicaine. Il faut être très clair. Quiconque a commis un acte délictueux doit pouvoir en répondre, mais à personne d\'autre qu\'à ses juges. Il est inadmissible que vous, journalistes, continuiez à présenter comme coupables, sans aucune preuve, sur la base de présomptions que vous enjolivez, des gens contre lesquels ne pèse ni mise en examen ni jugement en instance. À force d\'agiter la rumeur, finissent par surgir des pratiques judiciaires formidables : la généralisation des perquisitions chez les avocats par exemple, notamment les saisies d\'agendas, de dossiers, voire de cabinets tout entiers ! Lorsque la loi du 7 avril 1997 sur le secret professionnel de l\'avocat a été votée, un avocat général a pu écrire dans un quotidien du soir : « Les cabinets d\'avocats ne sont pas des sanctuaires. » Pourtant, ne devraient-ils pas l\'être, dans l\'enceinte du Temple des Libertés ? Ce n\'est pas parce que, quelquefois, un avocat a pu manquer, comme gardien du sanctuaire, à son serment, à son honneur, qu\'on acquiert le droit de soupçonner tous les avocats de faillir un jour. Se dessine peu à peu une philosophie nouvelle des rapports sociaux qui considère que la nécessité de juger primerait tout. Eh bien, non ! Les libertés fondamentales, les libertés individuelles, parmi lesquelles le respect et la protection du secret de la confidence, le respect de la présomption d\'innocence priment la nécessité de juger. Vous êtes en train, vous, journalistes, vous, juges, dans une sorte de fièvre - conséquence probable de ce que, pendant trop longtemps, vous avez été comprimés, opprimés - de faire en sorte que tout s\'efface devant le pouvoir absolu de juger, quelles que soient les circonstances et quelle que soit l\'enceinte de justice. Vous vous trompez ! Et vous menacez la République ! - Jacques Morandat, Directeur de la Fédération des agences de presse. Je crois, tout au contraire, que ni la fonction de juger, ni la liberté individuelle, ne doivent primer l\'une sur l\'autre, mais simplement s\'articuler entre elles. Libertés fondamentales, elles ne peuvent s\'opposer. Il est ridicule d\'en mettre une en avant. - Jean-François Bège, Sud Ouest. Personne n\'a réagi sur une partie du propos de M. Pontaut. On n\'avance pas - et c\'est l\'éternel problème à cause duquel l'on a redit ce matin des choses entendues depuis dix ans dans les colloques, sur les raisons de l\'absence, en France, de texte qui, à l\'instar du premier amendement américain, garantisse la liberté et l\'accès aux sources dans des conditions normales et licites ; ce manque s'avère extrêmement pernicieux. C\'est la raison pour laquelle nous sommes toujours dans cette situation fausse de présomption de culpabilité qui naît des actes de justice. Jean-Marie Pontaut a eu raison de dire que ce n\'est pas la presse qui a perquisitionné chez Roland Dumas. Au départ, il y a toujours un acte de justice. Que voudriez-vous que nous fassions face à ce type d\'information ? Rien, sinon laisser la rumeur se répandre et chuchoter : « Il paraît que la justice va chez Roland Dumas, mais on n\'a pas le droit d\'en parler parce que c\'est quelque chose de très important. » Il est parfaitement absurde de rêver d\'un monde pareil. Mme Robert a très clairement souligné que les moyens d\'information actuels, comme la possibilité d\'exposer les attendus d\'un procès ou n\'importe quel autre document sur Internet, impliquent une obligation d'explication. M. de Montgolfier a évidemment raison de qualifier de maladroite la formulation du journaliste, selon laquelle M. Dumas n\'a pas convaincu de son innocence. C\'est une phrase stupide. Mais on voit très bien ce qu\'il a voulu signifier. Face à une présomption de charges, qui découle de la procédure lancée contre lui, nous ne disposons d'aucun élément à décharge à opposer, parce que pas la moindre forme d\'audience publique et contradictoire n'aurait permis de se forger une quelconque idée de ce qui peut être reproché. Tout le problème vient de là. - Patrick Maisonneuve. Donc, au nom de la transparence, de la vérité sur la place publique, il faut aller jusque-là ? - Jean-François Bège. Il convient de fournir davantage d\'explications. - Gilles Martin-Chauffier, Rédacteur en chef de Paris-Match. Nous avons commencé les débats avec le droit à la vie privée qui, à mon avis, est en France un réel problème. Il est d\'ailleurs intéressant de constater que, très souvent, dans notre pays, les puissants, les privilégiés, ceux qui ont le pouvoir souhaitent tout déréglementer : la vie économique, la vie sociale, les salaires, le droit de licenciement... sauf une chose, qu\'ils veulent plus que jamais réglementer : la protection de la vie privée ! Or la protection de la vie privée, évidemment très précieuse pour tous, est au fond, dangereuse, car sous prétexte de défendre la vie privée, on cache la vie publique. L\'affaire de Roland Dumas est exactement symbolique de ce risque. (Protestations.) Je retire le mot « affaire » au sujet de Roland Dumas. Jusqu\'à présent, Maître, la presse n\'a jamais écrit que Roland Dumas était coupable. On a simplement écrit sur lui, on a décrit d\'où il venait, quel était son entourage. À aucun moment, on en déduit quoi que ce soit. - Patrick Maisonneuve. La sortie de Roland Dumas, encadré par deux magistrats instructeurs a été reprise par tous les journaux, par tous les journaux télévisés. - Gilles Martin-Chauffier. Je crois que, dans ce cas précis, il ne faut pas attaquer la presse. L\'affaire qui, depuis cinq ans, passionne le plus les Français, est celle du Crédit Lyonnais. Le juge d\'instruction a été saisi, voici cinq ans ; la première perquisition a eu lieu il y a trois mois, et ce, en présence d\'une équipe de télévision ! Je ne sais pas qui a prévenu cette équipe de télévision. Si la presse est intriguée, si la presse s\'insurge, c\'est que pendant cinq ans un dossier qui passionne tout le monde a été enterré. Et Jean-Yves Haberer, le patron du Crédit Lyonnais, n\'a jamais encore été interrogé ! Dans ces conditions, vous ne pouvez évidemment pas demander à la presse d\'avoir vos prudences, votre componction, votre lenteur, votre sagesse ! Les Français ne le comprendraient pas. - Patrick Maisonneuve. Vous vous étonnez que Jean-Yves Haberer n\'ait pas encore été interrogé ? N\'y a-t-il pas un dérapage ? Est-ce à vous de dire cela ? - Gilles Martin-Chauffier. Tous les citoyens s\'interrogent et même s\'indignent ! Il est tout à fait normal que nous le fassions ! - Pierre Guerder, Conseiller à la Cour de cassation. J\'aimerais donner un point de vue de professionnel de la magistrature. Le débat tourne autour d\'une personne dont on ignore la situation juridique exacte et d\'une affaire en cours d\'instruction. Cela démontre à l\'évidence que plusieurs lois sont allégrement transgressées jusque dans cette enceinte. En tant que citoyen, je suis friand d\'informations. Plus elles sont croustillantes, plus elles me séduisent. Mais comme juge, je ne peux que déplorer cette situation, à tous égards, contestable. Je rejoins l\'analyse qui a été faite par M. Pontaut sur le journaliste idéal. Il a tout à fait raison d\'indiquer quelles sont les balises, quelles sont les frontières. J\'émettrai peut-être une réserve à propos de l\'article 1382 du Code civil. Je voudrais apporter une précision sans être l'avocat de quiconque : il faut que la règle soit respectée par tous, y compris par les juges. Est-il normal que la presse anticipe l\'action des juges comme cela s\'est produit récemment ? Au début d\'un week-end, j\'ai ainsi lu dans un journal qu\'il était étonnant qu\'il n\'y ait pas encore eu de perquisition chez une certaine personne, conséquence de quoi la perquisition a eu lieu deux jours après. Je viens de retrouver un document relativement ancien, mais qui conserve beaucoup de son actualité, puisqu\'on peut y lire ceci : « Tant que nos concitoyens, professionnels du droit ou non, ne comprendront pas que la presse ne doit pas être utilisée pendant le déroulement d\'une procédure pénale à des fins tactiques, voire à des fins purement mercantiles, l\'institution judiciaire ne pourra remplir normalement sa mission. La protection de tous, collectivités ou individus, n\'est plus assurée si le secret de l\'instruction est régulièrement violé. Cette exigence du secret, loin d\'exclure un contrôle de l\'activité des juridictions, parfaitement légitime dans une démocratie, est indispensable pour permettre aux magistrats d\'exercer leurs fonctions à l\'abri de toute influence extérieure ». Ce texte est extrait d\'un communiqué publié, il y a quelques années, par le premier président et le procureur général de la Cour d\'Appel de Dijon, à propos de l\'affaire Villemin parce qu\'un hebdomadaire à très grand tirage avait publié les réquisitions écrites d\'un procureur général. Bien entendu, il est toujours intéressant de publier des actes de procédure mais, comme l\'a très justement souligné M. Pontaut, c\'est défendu par l\'article 38, de même que la publication d\'informations relatives à l\'incarcération ou à la mise en examen d\'une personne constituent une diffamation. Reste à prouver éventuellement la vérité des faits ou la bonne foi. Prouver la vérité sur la base de documents qui proviennent d\'une infraction pénale est difficile, cela a été dit, même si certaines juridictions admettent actuellement que les documents puissent être produits quelle que soit la manière dont ils ont été obtenus. J\'insiste sur cette jurisprudence en matière de presse, car il ne me paraît pas possible de la maintenir plus longtemps. Il me semble en effet extrêmement choquant que des documents provenant d\'une infraction pénale soient utilisés pour établir sa bonne foi ou la vérité de faits diffamatoires. Quant à démontrer la bonne foi dans de telles circonstances est toutefois possible, même si la Chambre criminelle semble s\'orienter en ce domaine vers une jurisprudence rigoureuse. Elle a récemment posé en principe, par un arrêt du 27 novembre 1997, que « le but légitime d\'information du public ne dispense pas le journaliste du respect de la présomption d\'innocence ainsi que des devoirs de prudence et d\'objectivité dans l\'expression de la pensée ». L'affaire portait sur un article paru dans la Voix du Nord, indiquant qu\'une personne mise en examen pour différentes infractions avait été incarcérée en raison des conséquences pénales qu\'impliquaient ses actes. Nous sommes donc tout à fait d\'accord, M. Pontaut et moi-même, sur l\'existence de bornes et, du côté de la loi de 1881, elles sont tout à fait strictes. Mais dans le même temps où, en vertu de l'article 11 de la déclaration des droits de l'homme, comme de la convention européenne de sauvegarde, il existe une loi spécifique qui régit la liberté de presse et ses abus, on ne doit pas, normalement, pouvoir utiliser l'article 1382 du code civil, de portée générale, comme un parachute ventral ou une roue de secours pour poursuivre les abus d'une publication si cette dernière ne tombe pas sous le coup de la loi spéciale. Il y a peut-être là quelque chose à définir plus précisément, mais je crois qu\'il faut se méfier des excès, et ce serait, me semble-t-il, un excès que d\'aller chercher dans l\'article 1382 une sécurité pour laquelle il n\'avait pas été conçu, et pour laquelle actuellement il ne devrait pas servir. - Éric de Montgolfier. Quand la justice fonctionne bien, je ne vois aucun inconvénient à ce qu\'elle travaille dans la discrétion ! Je souhaite aussi que tous ceux qui appellent à la vertu de cette discrétion soient également ceux qui n\'en profitent pas pour, dans l\'ombre, se livrer à des comportements qui s\'écartent de la loi. J\'ai tout de même passé huit ans au Ministère de la Justice et j\'ai vu quelques rapports qui paraissaient davantage fondés sur des considérations d\'opportunité politique que sur le strict respect de la loi. L\'hypocrisie est toujours de mise ! Que doivent faire les magistrats quand des éléments sont portés sur la place publique ? Si j\'étais juge du siège, j'en suis certain, je ne dirais rien car celui qui détient la fonction de juger doit se taire, parce que c\'est lui qui, au bout de l\'allée, va dire le droit et la vérité. Le parquetier n\'est pas exactement dans cette situation-là. Je suis un magistrat et je suis tenu en conscience au respect d\'une éthique professionnelle et au respect des textes. Mais puis-je vous rappeler que deux circulaires récentes incitent les procureurs de la République à communiquer ? Qu\'on me reproche de l\'avoir fait sur un mode non traditionnel, d\'avoir préféré la parole à l\'écrit, d\'être plutôt de mon temps que du temps passé, je peux accepter le reproche. Mais il se trouve que les circulaires de deux Gardes des Sceaux ont poussé les procureurs de la République à communiquer. La question est de savoir ce qu\'on veut qu\'ils communiquent quand l\'ordre public doit être protégé ; mais il y a parfois des moments où l\'on souhaiterait qu\'ils se taisent... On ne peut pas demander à un magistrat de se taire ou de parler en fonction des situations ou des accommodements du Prince. Cela n\'est pas digne de la République. Sans être pour la République des juges, je souhaite simplement que les juges conservent, dans la République, toute leur place. À cet égard, si je souscris aux propos sur l\'atteinte par la justice elle-même à la présomption d\'innocence, je rappelle que le fonctionnement de la République n\'est pas une partie de rugby : il ne s\'agit pas de passer le ballon quand on vous reproche de le détenir. Nous avons tous une coresponsabilité. Quand le juge, par le fonctionnement normal de la justice, atteint la présomption d\'innocence -- mettre un innocent en détention provisoire porte d\'une certaine manière atteinte à cette présomption d\'innocence --, il le fait en vertu de la loi. C\'est le législateur qui le lui commande et, au nom du respect des lois, il le fait. Par contre, quand on utilise la détention comme moyen de pression on s\'écarte de la volonté du législateur, il faut en convenir. Le journaliste vient nous dire « Je ne suis pas responsable de ce qui se passe. On a mis les menottes à un personnage puissant, il faut que mes lecteurs, que tout le monde le sache. Je n\'y suis pour rien, ce n\'est pas moi qui suis à l\'origine de cette situation ». Mais, qui donc déclenche les appareils photos et les caméras ? Qui diffuse les images ? Qui les commente ? Je me rappelle avoir entendu des journalistes belges plaindre, tout en le filmant, un ministre inculpé devant la porte d\'un juge d\'instruction. C\'est vrai, c\'était affreux, mais qui les obligeait à tourner et à diffuser ces images ? Alors, une fois de plus, arrêtons d\'être hypocrites, car je maintiens que c\'est bien d\'hypocrisie qu\'il s\'agit. Chacun a sa part dans le débat : le législateur parce qu\'il fait les lois, le juge parce qu\'il les applique - et parfois mal --, le journaliste qui se repaît de ces images\.... et le citoyen parce qu\'il les consomme, parce qu\'il les accepte et parce que, péché suprême, il refuse de comprendre et d\'apprendre les institutions. - Jean-Yves Monfort. J\'approuve en grande partie les propos de M. de Montgolfier. Il rejoint ceux de Maître de Roux qui a souligné le caractère culturel du problème. Cela me semble plus déterminant que la question des textes ou des comportements de professionnels. Ces derniers sont confrontés, dans leur action, à une mauvaise information du public sur la signification précise d'une mise en examen, d'une perquisition, qui ne sont nullement des déclarations de culpabilité. Pour revenir à l'état de fait dénoncé par M. de Montgolfier, je considère qu\'il n\'y a pas d\'hypocrisie quand les rôles sont clairement établis. Lorsqu\'un procureur s\'exprime, d\'une façon traditionnelle ou non, on sait qu\'il est une partie au procès et qu\'il ne détient pas forcément la vérité : il n\'y a pas d\'hypocrisie. En ce qui concerne les magistrats du siège, je n\'ai pas d\'exemple en tête de la prise de parole, par l\'un d\'entre eux, pour exprimer son point de vue, que ce soit avant d\'avoir rendu son jugement ou même après. Son jugement se suffit à lui-même. Le problème se pose en revanche à propos du juge d\'instruction dont le rôle est, il est vrai, ambigu dans nos procédures. Tout le monde le sait. Enquêteur ou juge ; juge ou enquêteur ? Il est, d\'une certaine façon, propriétaire de son dossier, parfois pendant longtemps, et, s\'identifiant à lui, il peut être tenté d\'en livrer le mode d\'emploi ou d'en faire transparaître quelques éléments, même s\'il est tenu au silence. Une fois de plus, on peut s\'interroger sur le comportement du juge d\'instruction dans certaines affaires. Comment exclure qu\'un juge d\'instruction seul, trop souvent seul, même si maintenant on désigne de plus en plus souvent plusieurs juges pour instruire les dossiers les plus lourds, qui tient l\'affaire de sa vie, ne voie pas là peut-être l\'occasion pour lui de se révéler ? Sans vouloir faire preuve d\'esprit de mauvaise camaraderie - j\'ai été aussi huit ans juge d\'instructio -- le juge constate trop souvent que le magistrat instructeur n\'a pas suffisamment intégré ce que doit être la culture d\'un juge d\'instruction et qu\'il peut y avoir de ce fait des dérapages. Les avocats, quant à eux, sont parties au procès. Ils sont identifiés comme tels. Ils ne détiennent pas la vérité. Quand ils font une déclaration à la sortie d\'un cabinet d\'instruction, tout le monde sait cela, le journaliste est là, en témoin, parfois un peu trop curieux. Mais ce qui importe, c\'est que chacun sache clairement identifier. C'est insuffisamment le cas dans le fonctionnement actuel de la procédure pénale. - Jean-Marie Burguburu, *Avocat au Barreau de Paris*. Je voudrais revenir sur un propos de Jean-Marie Pontaut qui n\'a peut-être pas été relevé. Il est assez choquant - mais peut-être cela participe-t-il de la destruction de l\'hypocrisie - de distinguer entre une bonne et une mauvaise presse. La bonne presse serait entravée par un arsenal juridique insupportable. La mauvaise presse devrait, quant à elle, souffrir de cet arsenal juridique. Je pense que cette distinction est insupportable et je vous en donnerai dans un instant un exemple vécu. L\'arsenal juridique qui pèse sur la presse pèse également sur tous les citoyens, comme sur les juges, ils viennent de nous le dire, et sur les avocats. Il y a quelques années, le premier numéro d\'un hebdomadaire, qui a fait beaucoup parler de lui depuis, portait à sa « une » le portrait d\'un personnage fort connu, supposé atteint d\'une maladie très grave. Le juge parisien des référés ordonna la saisie du numéro. Il a été interjeté appel de cette saisie. Une négociation intervint et que croyez-vous qu\'il arrivât ? Le numéro est bien sûr paru. Autrement dit, certains, qui pourraient se retrancher derrière un droit absolu à l\'image, à la vie privée, à l\'honneur et à la réputation, préfèrent parfois trouver des arrangements financiers. Dans une telle hypothèse, peut-on dire qu\'il y a bonne ou mauvaise presse ? Non. Il y a équilibre entre des intérêts divergents et peut-être est-ce là la marche normale de la démocratie. Distinguer ainsi la presse, surtout de la part d\'un journaliste, est une mauvaise chose. - Jean-Marie Pontaut. Mon propos était relativement ironique. J\'ai simplement voulu dire que la presse, contrairement au barreau ou à la magistrature, n\'était pas un corps unique, régi par un statut commun. Très raisonnablement, on ne peut pas comparer Le Monde à France-Dimanche ! Ce serait aberrant ! Il est clair qu\'une partie de la presse tient à sa légitimité, à sa crédibilité et fait un effort pour respecter les lois, les devoirs d\'information qu\'elle se fixe à elle-même, respecter une déontologie. Il existe aussi une autre presse. L\'adjectif « mauvaise » est impropre, qui propose des éléments spectaculaires, pour plaire à un certain public. On ne peut pas comparer ces deux presses. De la même façon, les règles de la télévision et de la radio ne sont pas celles de la presse écrite. La presse professionnelle, qui est considérable en France et dont on ne parle jamais, a un autre statut. La presse régionale fonctionne aussi selon d\'autres réseaux. Il est absurde de procéder par amalgame. Voilà ce que j\'ai voulu dire, par une boutade, en parlant de bonne et de mauvaise presse. - Patrick Devedjian. Quoi qu\'il en soit, la présomption d\'innocence, idéal hors d\'atteinte, ne peut pas maintenir une personne mise en examen sur le même plan que quelqu\'un qui ne le serait pas. Véritablement, la réflexion devrait tourner autour des droits de l\'accusé, plutôt que de se contenter de ce faux-semblant qui voudrait nous faire croire que la situation d\'un accusé doit être identique à celle de n\'importe qui d\'autre. C\'est impossible, l\'opinion ne le permettrait pas. Dans le cas où un ministre en exercice est incarcéré, le droit à l\'information est aussi un droit politique pour les citoyens. Alors, imaginons que le ministre ait disparu et qu\'il faille attendre l\'arrêt de la Cour de cassation... Le vrai problème est bien celui de la situation des droits de l'accusé. En second lieu, je souhaite préciser que la publicité constitue également une garantie pour les droits du citoyen. L'on se plaint des caméras qui filment un citoyen menotté, mais c'est un contrôle exercé par tous sur le fonctionnement de la justice. La justice reste la chose la plus grave de notre société. Le juge, peut vous priver de votre liberté, vous déshonorer et vous ruiner ; il n'y a pas de pouvoir plus puissant dans une société ! Comment se garantir contre les abus d'une telle puissance ? La meilleure garantie reste le contrôle de tous sur l'ensemble de la procédure. Dans ce cadre, la presse est indispensable. - Patrick Maisonneuve. Vous êtes donc pour un contrôle par les médias de la Justice. - Patrick Devedjian. Je suis pour une transparence du fonctionnement de la justice en vue d'un contrôle du citoyen. Je suis pour la procédure accusatoire qui autorise la publicité des débats, l'on sait la nature des accusations et l'accusé peut faire valoir ses réponses. - Édith Dubreuil, Vice-Présidente du tribunal de grande instance de Paris. M. Devedjian vient de déclarer ce que je voulais soumettre à votre réflexion. Outre le plaisir de nous rencontrer, la journée ne trouvera son plein intérêt que si l'on arrive à poser des questions susceptibles, à terme, d'être résolues. À la suite des réflexions de Jean-Yves Monfort, si la fameuse loi de 1881 n'a pas besoin d'être changée, les textes de procédure pénale appellent sans doute des modifications. Face à ce besoin de transparence qui meut la presse dans une action puissante, à laquelle la Justice se heurte parfois, l'on peut s'interroger sur la capacité de notre procédure inquisitoire à sauvegarder la présomption d'innocence. Au contraire, face à ce besoin de transparence, je crois qu'elle la compromet définitivement. Telle est la grande question du jour. L'on ne fera pas reculer le besoin de transparence, exigence désormais fondamentale liée à l'évolution de notre démocratie. Pour préserver cette présomption nous serons sans doute amenés à aménager notre procédure pour que les charges soient dès l'abord débattues contradictoirement sous les yeux de l'opinion qui pourra en juger comme les juges eux-mêmes. - Patrick Maisonneuve. L'on supprime le juge d'instruction. - Rémy Gaston-Dreyfus, Président de l'agence Gamma. Pour répondre à une question qui n'aurait jamais dû être posée par M. de Montgolfier, « à quoi sert la presse ? » - je répondrai qu'à mon sens elle a servi au moins à garantir l'indépendance de la justice. L'on évoque les pouvoirs et les contre-pouvoirs dans un sens différent d'il y a vingt ans ; aujourd'hui l'on rencontre beaucoup moins de pressions du pouvoir exécutif sur le judiciaire, précisément en raison d'une certaine transparence. La victime de ce contre-pouvoir est bien évidemment la présomption d'innocence. Nous avons, les uns et les autres, livré en pâture cette présomption d'innocence dans le souci initial de cette indépendance et pour éviter que le pouvoir exécutif ne puisse faire pression. Peut-être faudra-t-il réviser le fonctionnement des institutions, replacer la présomption d'innocence dans un autre contexte. Il y a quelques années l'on a changé le mot inculpé qui faisait trop penser à « accusé » pour les termes « mis en examen » ; la réforme apparaît manifestement trop cosmétique et il faudra entrer dans le vif du sujet. - Kyril Bourgatchev, Avocat au Barreau de Paris. Deux remarques et une question. La première vise à souligner que la loi de 1881 est essentiellement protectrice des droits des journalistes. Cette réglementation tient compte autant de délais et de chausse-trappes que dans une acquisition de fonds de commerce ! Je ne sais s'il existe une bonne ou une mauvaise presse, mais il existe des affaires non encore nées et d'autres que l'on crée de toutes pièces. Sur ce point, porte ma deuxième remarque : je suis surpris que l'on parle d'affaires avant même qu'elles ne naissent, je le dis à l'attention de Paris-Match. Il ne faut pas confondre justice spectacle et spectaculaire injustice ! Enfin, une question à M. de Montgolfier : l'on parle beaucoup de morale -- si j'ai bien compris c'est la légitimité du juge - à propos du citoyen, du juge et de la presse. Je m'interroge sur le point de savoir si cette morale n'est pas dangereuse ; dans la mesure où l'exécutif est élu, quelle est, pour vous, monsieur le Procureur de la République, la vraie légitimité du juge ? - Éric de Montgolfier. Pardonnez-moi, je n'ai guère de problèmes existentiels sur ma propre légitimité. Il m'a suffit de passer un concours et d'être nommé par décret du Président de la République. C'est de là que je tire ma légitimité. - Kyril Bourgatchev Vous n'êtes pas juge, monsieur de Montgolfier. - Éric de Montgolfier. Non, mais je suis magistrat ! - Jean-Yves Monfort. La question est double. La loi de 1881 donne d'abord l'initiative au Procureur de la République et puis la question porte aussi sur la légitimité de celui qui juge, qui s'insinue dans un rapport entre un politique et un journaliste. - Kyril Bourgatchev. M. de Montgolfier avait parfaitement compris la question. Il répond tirer sa légitimité de l'enm et non d'une élection ! - Éric de Montgolfier. Dans notre régime constitutionnel, toute légitimité ne procède pas de l'élection. Le Conseil constitutionnel dispose d'une légitimité telle qu'il se permet de reprendre le législateur quand celui-ci ne respecte pas la constitution. C'est la loi qui permet au Président de la République de me nommer à l'issue d'un concours. Monsieur Monfort vous introduisez le rapport du magistrat et de la morale. Il est vrai que la perspective est un peu délicate. Je la vis ainsi : quand j'ouvre un dossier, ma première appréhension est morale. Quand j'examine les faits caractérisés, la première question que je me pose est celle de la nécessité morale ou non d'une sanction. Là réside le jeu du principe de l'opportunité des poursuites. C'est seulement après cette approche morale que l'on passe à une approche légale. L'on devrait commencer par la loi, mais il est vrai que je commence par la morale. Au nom de la morale, je classe ; au nom de la loi je poursuis. - Jean-Yves Monfort. Vos propos sur la morale valent également pour le juge. La bonne foi reste à l'appréciation du juge et ses critères évolutifs, adaptables, procèdent également d'une approche morale du juge. C'est ce qui rend le droit de la presse aussi difficile à saisir, à appliquer. - Jean-René Farthouat, Avocat au Barreau de Paris. Je me demande si nous ne sommes pas en train de porter une confiance excessive à la légitimité du juge. Ce dont ont besoin le citoyen et le journaliste c'est d'une sécurité juridique. Le Premier président Drai me connaît trop. Jamais je n'aurais eu l'idée de professer un tel propos, mais, mercredi matin, devant une chambre d'accusation, j'ai entendu un avocat général déclarer à propos de l'article 105 du code de procédure pénale que la Cour de cassation aurait dit tout et son contraire ! Nous connaissons dans le domaine de la presse des variations de jurisprudence qui me laissent pantois. Un conseiller a récemment décidé que la jurisprudence qui voulait obliger, depuis cent ans, de dénoncer au procureur de la République les actions en diffamation introduites était une jurisprudence stupide qu'il convenait de renverser. Il a mis fin ainsi à toute une série de procès, laissant le citoyen et le journaliste dans un état d'insécurité. Je pourrais multiplier les exemples, tel le secret professionnel : le législateur s'évertue à demander au juge de respecter le secret de l'avocat qui est un confident. Le juge passe son temps à avancer qu'il n'a pas compris ce que dit le législateur et à autoriser la saisie d'agendas dans les cabinets d'avocats, ce qui constitue une violation fondamentale de ce secret. L'on ne peut bouleverser un monument comme la loi de 1881, mais l'on peut souhaiter que le législateur m'offre la sécurité dont j'ai besoin pour exercer mon rôle de conseil comme de citoyen. - Pierre Guerder, Conseiller à la Cour de cassation. Le premier exemple est intéressant. Je ne sais s'il relève de la diffamation ou de la fausse information car, actuellement, personne n'a jugé cette question ! Le Bâtonnier Farthouat, très en avance sur son temps, attribue à la Cour de cassation des revirements qu'elle n'a pas opérés ! Voyez comment l'on peut se tromper et chacun croit que c'est vrai. Désormais, l'information précède l'action. Il faut que cela change ! Telle est la raison de mon hostilité aux publicités que l'on voudrait développer. Le secret de l'instruction a été conçu pour protéger les investigations à un certain stade et, contrairement aux propos de M. Devedjian, des fenêtres existent - peut-être sont-elles à élargir. Lors de l'instruction, une fenêtre relative s'ouvre au stade de la chambre d'accusation, une autre reste grande ouverte devant la Cour de cassation. En ce qui concerne les juridictions de jugement, nous sommes tous d'accord, le journaliste a le devoir et le droit d'en rendre compte sous la seule réserve du respect de la bonne foi. Il n'y a là aucune obscurité. La justice devant les juges du fond est transparente ; elle ne l'est pas devant les juges d'instruction, sauf débordement que je réprouve - d'où qu'il vienne. Le secret de l'instruction reste préférable à une pratique accusatoire qui permettrait de débattre des charges, sauf à admettre que l'instruction soit beaucoup plus longue. Le secret de l'instruction n'est pas une institution uniquement française, il existe dans d'autres pays d'Europe qui le conservent, car c'est l'un des facteurs de l'efficacité des institutions policières et judiciaires. Il faut prendre garde à vouloir tout changer. Que l'on améliore la loi sur la presse sur certains points, d'accord, notamment l'article 46, pour permettre que dans tous les cas la victime ait le choix entre une voie civile et pénale. Sous cette réserve, le monument peut perdurer. - Jean Touzet du Vigier, Avocat au Barreau de la Seine-Saint-Denis. Vos débats sont passionnants. Toutefois, si chacun défend sa corporation, l'on n'avancera pas. J'entends des avocats taper sur la presse qui défend des intérêts autres que ceux de leurs clients ; j'entends des magistrats qui lui reprochent de dévoiler des choses qui devraient rester cachées ; enfin, la presse accuse certains de jouer un certain jeu avec elle. Tout cela constitue un ménage à trois où chacun utilise l'autre lorsqu'il en a besoin. Je crois qu'il faut interpeller les personnes à l'origine de la loi, c'est-à-dire les politiques. Je rappelle qu'en mars 1993 est intervenue une réforme intéressante en matière d'instruction. La nouvelle majorité l'a abrogée ; M. Devedjian, défenseur des droits des accusés, pourrait expliquer les raisons de cette abrogation d'un texte qui pouvait donner satisfaction... - M. Devedjian. J'ai voté la loi du 4 janvier 1993, non son abrogation. - Jean Touzet du Vigier. Vous pourriez défendre la majorité de l'époque à l'origine d'un changement législatif important ! À l'origine de cette loi de 1993, présidait l'excellent rapport de Mireille Delmas-Marty. Je crois que le justiciable a intérêt à ce que le juge juge, que le journaliste enquête et que l'avocat défende. Pour cela deux moyens : que les politiques votent des budgets dignes d'une grande démocratie et que la procédure pénale permette un travail serein dans de bonnes conditions et que l'on ouvre ainsi des fenêtres afin d'offrir à la presse des moyens d'information de façon légale. Je ne crois pas qu'elles existent actuellement. Au terme de deux ans d'instruction pour une demande de mise en liberté devant les chambres d'accusation, les audiences ne sont pas publiques. - Patrick Maisonneuve. Nous sommes donc tous d'accord pour ouvrir des fenêtres. - Jean-Marie Pontaut. Pour répondre d'un mot sur le secret de l'instruction, je pense que l'on peut rêver d'un monde idéal où la presse n'existerait pas et ou l'opinion ne ressentirait pas le désir d'être informée. C'est impossible et le statut du secret de l'instruction n'est parfois plus supportable. Quand le maire d'une grande ville, ancien ministre, est mis en examen et incarcéré, que se passe-t-il ? La presse doit-elle se taire ? Les citoyens vont-ils découvrir un jour que le maire a disparu ? Que sont les fenêtres par rapport à la mise en examen et à la détention provisoire ? La chambre d'accusation devrait être parfois publique, mais les magistrats refusent systématiquement qu'elle le soit ! L'on ne peut maintenir un système dans lequel on ignore ce que l'on reproche à des citoyens dont la mise en détention a porté une atteinte considérable à sa réputation. Il s'agit là d'une loi que l'on sait violée chaque jour, mais l'on se refuse à franchir le pas pour la transformer. - Jean-Yves Monfort. Je veux, pour abonder en ce sens, citer l'exemple d'Alain Carrignon. Une rumeur entourait le début de cette affaire. Devant la chambre d'accusation, le Parquet général de Lyon a exposé le contenu du dossier. La défense s'est exprimée à cette occasion, les nombreux journalistes présents ont été informés du dossier. La rumeur, la clameur est retombée à ce moment. Si la loi prévoit de telles fenêtres de manière régulière, l'on peut espérer le même résultat, car l'instruction est toujours trop longue. J'ai jugé la semaine dernière une affaire d'escroquerie qui datait de dix ans. S'agissant d'affaires comme celle du Crédit Lyonnais, comment peut-on attendre quatre ou cinq ans avant que la presse ait accès à l'information ? Il y a nécessité à revoir ces fenêtres dans le cadre de réformes de procédure pénale. Cela n'a rien à voir avec la loi de 1881. Attention toutefois, car, dans les systèmes qui utilisent ces fenêtres, les périodes qui précèdent sont totalement secrètes. Plus question de rumeurs. Nous l'avons remarqué à l'occasion de l'assassinat de Mme Toscan du Plantier en Irlande. Les Britanniques sont tout à fait stricts sur le secret, notamment de l'identité de la personne soupçonnée. En plaidant pour un système de fenêtres, l'on plaide, par là même, un respect strict du secret dans la phase qui précède. - Patrick Maisonneuve. Les journalistes sont-ils d'accord sur ce point ? - Jean-Marie Pontaut. L'on ne peut comparer les deux législations. Je suis toutefois d'accord, sous réserve de ne pas attendre trois ans l'ouverture de la fenêtre ! - Jean-Yves Le Borgne, Avocat au Barreau de Paris. La presse est un contre-pouvoir et la plupart des régimes autoritaires, voire tyranniques, la musellent ou la censurent. Les sociétés qui évoluent dans le sens de la liberté ont une presse libre. Je voudrais interpeller les journalistes : ne souscrivez-vous pas à l'idée selon laquelle un droit à la transparence, à l'information sans limite ne constitue pas une atteinte à la liberté ? La notion de transparence ce n'est pas tout à fait la vérité. La vérité s'oppose au mensonge, la transparence c'est la négation de toute zone de secret. Cette exigence de transparence, tant du point de vue de la presse que de celui de la justice - c'est une religion de la presse, mais aussi de plus en plus une religion de la justice - n'est pas attentatoire à la liberté. Les uns et les autres, dans des fonctions différentes, n'avons-nous pas à considérer qu'un espace de secret est une expression de réserve de liberté ? Concrètement, d'un point de vue judiciaire, il est inadmissible que rien ne puisse résister à l'investigation. Il faut conserver un droit de confidence ; ce n'est pas du corporatisme, c'est un problème de libertés publiques. L'avocat n'existe pas en soi, il existe comme liberté au service d'autrui, de son client. Il est extrêmement choquant de voir des camionnettes remplies de juges d'instruction au pied des cabinets d'avocat ! Au fond, nous ne sommes pas dans des situations si différentes du côté de la presse. L'on considère que rien ne peut être caché à l'opinion publique. Elle aurait le désir de tout connaître sur tout et tout de suite, mais je ne suis pas sûr qu'il faille répondre à tous les désirs. Un respect minimum de ce qui est encore imprécis, incertain, s'avère nécessaire, car peu importe ce que dira la justice plus tard. Dès lors que l'on a parlé d'eux, le mal est fait, l'on ne peut plus le réparer. Ce n'est pas une condamnation pour réparation civile ou pénale qui changera le cours des choses. Dans une opinion publique aussi assoiffée de nouvelles que distraite de la réalité et le sérieux de celles-ci, les choses filent ; quand on atteint à l'honneur le mal est définitif. Acceptez-vous que la liberté individuelle suppose que votre légitime droit d'agir ne soit pas sans limite et qu'il faille réserver une part de liberté qui s'appelle « le secret » ? - Xavier de Roux. L'habitude des Entretiens de Saintes consiste à dégager une orientation, des propositions éventuelles. Il est clair, à ce moment du débat, que la loi de 1881 est un monument qui ne pose pas réellement problème, sauf sur des aspects mineurs. Ce qui fait problème c'est la procédure pénale. Notre procédure inquisitoriale avec tout ce qu'elle recèle de contradictions et d'hypocrisie ne se trouve-t-elle pas en contradiction avec les moyens d'expression moderne ? Dès lors que le secret de l'instruction n'est pas absolu, des lors que la presse peut avoir accès d'une façon légale ou illégale à la réalité du dossier d'instruction et où l'on peut instruire par un intérêt tactique ce dossier sur la place publique pour mener un procès virtuel sur la base de pièces qui ne sont pas nécessairement celles du dossier, à partir du moment où l'image l'emporte parfois sur la réalité, le rôle du législateur n'est-il pas de sortir de ce vieux système inquisitorial parfois un peu barbare ? Nul n'ignore que des personnes sont laissées en prison pour qu'elles finissent par privilégier l'aveu. Si l'on manque de preuves, l'on peut penser qu'une personne normale, au terme de quatre semaines de prison, finira par craquer. Ne pourrait-on réfléchir à l'autre système, créé par les médias modernes où, après une phase d'enquête policière secrète, on présente les charges rassemblées sur la place publique, chacun pouvant s'en expliquer ? Ce serait une façon moderne d'aborder la procédure pénale appelant de la part du législateur un effort de culture, d'imagination. L'on s'efforce toujours de replâtrer notre vieille inquisition. L'effort est vain. Jean-Yves Le Borgne évoquait les perquisitions dans les cabinets d'avocat, ce qui n'est guère sérieux. Il se trouve que j'ai été l'auteur de l'amendement qui a renforcé le secret professionnel de l'avocat, mais est-il sérieux qu'un juge se rende dans des cabinets d'avocats pour saisir les dossiers des clients et, menacer d'une mise en examen l'avocat qui résiste ? Même si l'on bénéficie d'un non-lieu trois mois plus tard, la mise en examen pèsera sur l'un des acteurs de la confidence. Je crois inutile un système qui, plus on le replâtrera, moins il fonctionnera. - Éric de Montgolfier. Je crois, en effet, à la nécessité de sortir d'un système périlleux pour éviter de s'engluer dans des débats stériles et lointains. Je regrette que la formule « la République des juges » soit un reproche qui leur est fait d'appliquer la loi, alors que la vraie République des juges est celle où le législateur rapporte des réformes considérables, parce que le juge n'en veut pas ! Là réside à mes yeux le plus grand scandale de la République. J'accepte bien les injures que l'on adresse aux magistrats, j'en fais partie, mais il n'est pas très sain de continuer ainsi. Nous sommes dans un système démocratique où chacun doit avoir sa place et où l'action des uns complète celle des autres. Le juge n'est pas le possesseur de la justice. Comment pourrait-il l'exercer dans l'ombre ? Il me semble absolument nécessaire d'agir sous le regard des autres. Les fenêtres valent pour une procédure ouverte, mais quand les pressions s'exercent dans l'ombre, qu'en est-il du débat démocratique ? Mon souhait est que tous les magistrats communiquent. Ce jour-là il n'y aura plus de vedettes, il n'y aura plus que des juges.
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entretiens de saintes-royan-amboise
1998-02-01
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IMAGES PUBLIQUES, IMAGES PRIVÉES
# Images publiques, images privées - Gérard Christol, Président de la conférence des bâtonniers. Le problème posé est politique au sens le plus élevé et je suis très heureux que ce soit M. Devedjian qui prenne ensuite la parole. Qu'est-ce que la société française en 1998 souhaite sur ces sujets ? Que veulent les politiques ? Et que peuvent-ils en l'état des réalités technologiques, financières, économiques et, en l'état de notre démocratie ? Que pouvons-nous vraiment pour essayer de régler les problèmes que nous avons abordés ? Le premier sentiment qui se dégage est certainement l'humilité, ainsi que la nécessité de parler vrai. Je crois pouvoir dire que, pour avancer, il faut d'abord incontestablement éviter de manier la langue de bois. Je ne crois pas qu'il y ait d'adversité entre le juge, le citoyen et le politique. Mais, eu égard au cheminement de notre démocratie, nous allons devoir trouver ensemble les points d'équilibre entre ce que j'appellerai « l'ordre de l'intime » et « le fanatisme de la transparence ». M. Leborgne a déclaré que la transparence absolue - j'ai utilisé le terme caricatural de « fanatisme » - avait quelques relents totalitaires. Vouloir traquer, au nom de l'information, de façon absolue, tout ce qui constitue l'ordre de l'intime, forme une menace réelle. J'ignore, comme cela fut dit, si la République est en danger à cause des médiats et des juges, mais le problème se pose de façon tangible. Il n'est pas simple de trouver un point d'équilibre, car, incontestablement, ne serait-ce que pour des raisons financières et économiques, nous savons que dans l'ordre de l'entreprise, prévalent des pesanteurs et des nécessités. La loi ne permettra pas d'arrêter certaines évolutions, elle ne pourra qu'organiser les conséquences de la transgression. La notion de secret évoquée me paraît être une notion fondamentale de protection des libertés. Il est très malvenu de parler de secret de l'information notamment. Je considère, pour ma part, que les sociétés de transparence et de médiatisation outrancière sont en danger si elles ne préservent pas le secret de base sur lequel se construit la dignité. Je suis frappé - et je terminerai par là - par la fécondation in vitro. C'est la première fois dans l'humanité qu'un futur sujet se construit comme un objet à travers une glace, totalement dépouillé de sa vérité secrète. L'enfant, au premier sens du terme, se construit dans l'intime, dans un rapport secret. C'est par cette intimité et ce secret qu'il est sujet. Quand il se construit et se développe à travers un tube de verre, il est objet, regardé par les personnnes qui l'ont conçu. C'est en ce sens que la dimension de secret me semble indispensable au bon fonctionnement d'une démocratie. Il y a, bien sûr, nécessité de l'information, car une démocratie se construit dans la transparence, mais il faut garder à cette dimension la limite protectrice de la dignité. « Image privée, image publique ». Monsieur le représentant de la souveraineté populaire, je vous cède la parole. - Patrick Devedjian, Avocat au Barreau de Paris - député maire-d'Antony. Je voudrais essayer de permettre la continuité entre le débat de ce matin et celui de cet après-midi, en le prolongeant à partir d'une réflexion, celle de M. Martin-Chauffier, qui a déclaré en substance : « Sous prétexte de vie privée, on cache la vie publique. » Tel est bien le sujet qui nous est posé cet après-midi. Cela me fait également penser à ce que vous disiez tous à cette tribune : y a-t-il deux presses ? Y a-t-il une presse à deux vitesses ? C'est là un vrai débat. Je rappelle l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme : « La presse véhicule la pensée ou une opinion. » Parlant de la vie privée, entre-t-on véritablement dans cette définition ? N'y aurait-il pas un abus de langage à conférer l'anoblissement du mot « presse » à ce qu'il est souvent : un véritable acte de commerce, qui n'a rien à voir avec la transmission de la pensée ou de l'opinion ? Je perçois la distinction entre les dommages et intérêts. Nous connaissons un vrai problème. J'entends bien que les dommages et intérêts en cas de condamnation peuvent être de nature à menacer l'existence de la presse, mettent sa vie en péril s'ils se révélaient trop élevés. Mais, là aussi, j'introduis une véritable distinction. En France, l'on considère que le préjudice moral est inappréciable ; on ne l'apprécie pas et donc on ne dédommage pas. À l'inverse, aux États-Unis, le préjudice moral est incommensurable et il n'est pas rare de voir qu'un million de dollars est accordé pour réparation du préjudice moral. Dans le cadre de la démarche de la presse, prise globalement, je distinguerai deux attitudes. D'une part, la presse qui, dans son activité de transmission de la pensée et de l'opinion, dérape, commet une erreur, un accident du travail, une faute. Elle en doit une réparation. En ce cas, le juge dans l'appréciation des dommages et intérêts doit prendre garde à ne pas mettre en péril l'entreprise de presse. D'autre part, il y a la presse qui a le profit pour unique vocation. Je sais que les magistrats sont peu habitués à lire les bilans. Je voudrais appeler votre attention sur un mécanisme comptable, bien connu de la presse à sensation et avec laquelle elle gagne sa vie. Quand un journal à sensation fait l'objet d'un procès, cela lui profite par la publicité induite. On dit traditionnellement que la répression ordonnée par les tribunaux n'est pas en rapport avec le profit tiré de la publicité. C'est là un premier avantage que tout le monde connaît. Il en est un second, très cynique, jamais pris en considération par les tribunaux : il s'agit de la disproportion entre la demande et le montant de la condamnation. Je m'en explique. Lorsqu'une personne a fait l'objet d'un article à sensation dans ce type de presse, elle est furieuse, envoie une assignation, par laquelle elle demande des dommages et intérêts très élevés - un million de francs. Elle se présente devant le tribunal ; on sait qu'elle obtiendra quarante mille francs. Que fait la société éditrice qui reçoit l'assignation par laquelle on lui demande un million de francs ? Elle provisionne cette somme dans son bilan. À la fin de l'année, au niveau des résultats, l'entreprise enregistre un million de moins, ce qui est extrêmement rentable, la provision rapportant plus que les quarante mille francs auxquels elle sera condamnée in fine. La procédure étant ce qu'elle est, l'affaire dure deux ou trois ans. Vous me rétorquerez qu'au bout du compte il va bien falloir réintégrer la provision. Certes, mais, entre-temps, trois autres procès seront intervenus qui auront permis d'inscrire trois autres provisions ! On voit bien que de telles opérations profitent comptablement et sont quantifiables par le juge. La presse qui vit du scandale peut donc également gagner de l'argent grâce aux procès. - Jean Lesieur, Rédacteur en chef de Gala. Quel serait l'impact d'un secret sur le bon fonctionnement de la démocratie ? Un homme public peut-il avoir quelque chose à cacher ? Je m'exprime en tant que citoyen : un homme, à qui je confierai la défense de mes intérêts en tant que citoyen, peut-il avoir quelque chose à cacher ? Nous pouvons retenir l'exemple, aujourd'hui parfaitement connu, de Mazarine. N'eût-il pas été plus sain pour le bon fonctionnement de la démocratie française que les futurs électeurs de François Mitterrand en 1981 sachent qu'il cachait quelque chose ? Un homme public qui a quelque chose à cacher est potentiellement l'objet d'une opération de chantage de la part d'une puissance étrangère, d'un parti politique qui lui veut du mal. Ne serait-il pas normal, avant de voter pour cette personne, de savoir que sa vie cache un secret ? J'aimerais poursuivre et terminer mon propos par trois petites histoires, symboliques, je crois, du fonctionnement de la justice. Pour avoir travaillé dans la bonne presse avant d'avoir travaillé dans la mauvaise, je connais un peu le fonctionnement de chacune. Il y a une quinzaine d'années, j'avais accusé dans Le Point un personnage d'être un traficant de drogue. J'avais été absolument incapable d'en apporter la preuve devant la 17e Chambre. J'ai été condamné à un franc de dommages et intérêts. Quelques années plus tard, dans un autre journal, j'ai accusé un préfet de la République de se livrer à un trafic d'armes, accusation tout aussi grave. Incapable d'en apporter la preuve devant la 17e Chambre, mon journal a été obligé de payer 20 000 francs de dommages et intérêts. Ce qui n'est rien en comparaison avec la troisième affaire qui concerne la publication par Gala d'une photo de Caroline de Monaco, prise lors d'un banquet à New York, réunissant 1 200 personnes, alors qu'elle était assise aux côtés de son ami Ernst August. Des dizaines de photographes et de journalistes accrédités étaient présents. Nous avons publié la photo, en identifiant simplement la princesse de Monaco et son ami le prince. Nous avons été condamnés à 200 000 francs de dommages et intérêts. - Jean-René Farthouat. Si l'on considère les dommages et intérêts punitifs évoqués par Patrick Devedjian du système américain, cela reste relativement peu élevé ! Avant de poursuivre ce débat, je souhaiterais que nous entendions le point de vue de Candide. Pendant des années, Michel Rouger fut un citoyen tout à fait ordinaire, puis il est devenu juge pour se retrouver au centre d'une petite tempête médiatique. J'aimerais que nous entendions le point de vue de ce citoyen ordinaire. - Michel Rouger, Président des Entretiens de Saintes. Puisqu'il en est ainsi, nous allons faire dans le banal ! Il est vrai que j'ai été pendant soixante ans un citoyen ordinaire et qu'après quelques aventures, je me suis retrouvé à gérer les archives intéressantes du royaume, celles qui avaient échappées aux incendies. De ce fait, par l'intérêt que ce sacro-saint contribuable pouvait porter à nos affaires, mon image privée est devenue une image publique. Je vous livrerai le témoignage de ce qu'un citoyen banal ressent, lorsque brutalement il se retrouve médiatisé. Je rappelle que le dossier en question est celui du Crédit lyonnais et qu'il participe au « top » des fantasmes nationaux ! Que peut attendre du juge un citoyen mis dans la situation de voir l'image que lui renvoie le miroir le matin quand il se rase déformée par la médiatisation ? Simplement un peu de recul. J'ai constaté que la starisation, thème évoqué par M. Monfort, était réelle. Par bonheur, elle se limite à quelques cas, mais elle a entraîné une compétition. Il existe actuellement dans le corps judiciaire des compétiteurs à la starisation qui se ruent sur les dossiers qui leur permettraient d'accéder au statut de star ! Je l'ai subi. Il faut que vous le sachiez. Et je lance un appel général à la retenue du juge qui ne parvient pas toujours à se retenir comme le citoyen souhaiterait qu'il le puisse. Trois éléments de réflexion. Le premier vise la presse audiovisuellle. Ce n'est pas la maladie de Kreutzfeld Jakob qui met les journalistes de la presse audiovisuelle en danger, mais celle de Darger-Couderc. Ceux qui regardaient la télévision en noir et blanc il y a quelques dizaines d'années se souviennent de ces phénoménaux combats de catch, arbitrés par les deux grands journalistes à l'instant cités. Il est resté dans l'inconscient collectif français cette volonté permanente télévisuelle d'opposer l'ange blanc au bourreau de Béthune. Regardez la télévision après ce que je viens de vous dire. Vous constaterez qu'elle est uniquement construite sur cet arbitrage, traduisant une dérive de l'audiovisuel en France, d'où le fait que, si l'on se retrouve ange blanc, on se sent très bien et très mal si l'on se retrouve bourreau de Béthune, sans jamais comprendre pourquoi l'on est l'un ou l'autre ! Cela se traduit jusque chez les producteurs d'images, car la télévision n'est pas la seule à produire des images -- privé/public. Face à la presse magazine, qu'ai-je ressenti ? C'est une tendance fondamentale à l'affabulation ! Elle ne sait pas régler la limite de sa capacité d'affabulation. Un exemple précis : je lis dans un hebdomadaire extrêmement sérieux que tel jour, à telle heure, j'ai dîné en compagnie de mon épouse dans tel restaurant avec un personnage présenté préalablement comme un personnage sulfureux, dont la fréquentation ne peut que détruire mon image. Il se trouve que, ce soir-là, je me trouvais bien au restaurant indiqué avec mon épouse, mais aussi avec une personne sans doute les plus connues au monde après le Président des États-Unis et qui n'avait rien à voir avec le personnage sulfureux que l'on m'accusait d'avoir rencontré. Il s'agissait de M. Kissinger. J'ignore pourquoi la confusion fut faite, mais l'on a cherché à nuire à ma réputation. Que fis-je ? Un procès ? Non, car j'ai décidé, une fois pour toutes, qu'ayant été victime à de multiples reprises de la capacité d'affabulation de la presse magazine, il était inutile d'aller rechercher le secours de la justice, car je craignais que cela se termine par une condamnation au franc symbolique et n'entraîne de vaines discussions. En outre, je savais que mon passage à la fonction que j'occupais était temporaire et considérais inutile d'encombrer la justice de tous ces petits problèmes. Le dernier point, plus positif, concerne la presse quotidienne. Entre le juge et la presse quotidienne, nous entrons là dans une confusion générale, dont il est extrêmement difficile de sortir, et ce pour deux raisons. Dans l'intervention de la presse quotidienne sur l'ensemble des rapports sociaux, économiques et juridiques, pèse une relative faiblesse de la formation de base. En d'autres termes, la presse, par des signatures de qualité, vient affirmer l'existence de situations, de rapports sociaux, économiques et politiques sans rapport aucun avec la réalité qui découle de l'application des lois et des normes de la vie associative. Alors juge, je me suis efforcé d'entreprendre un travail pédagogique. L'on a constaté ce matin que tous considéraient que la presse marquait une tendance à se mettre en position de juge. Je l'accepte pour la protection des libertés, pour la transparence, je l'accepte en tant que citoyen, mais à une seule condition : que ceux qui écrivent dans la presse quotidienne aient le courage et la volonté de se former comme il conviendrait qu'ils le soient, pour que ce qu'ils écrivent ne comporte pas de dérives considérables par rapport à la réalité des rapports sociaux dans l'État de droit où nous vivons. J'en appelle à cette prise de conscience et, si possible, aux réalisations qui s'ensuivraient. - Gilles Martin-Chauffier, Rédacteur en chef de Paris-Match. Je remplace Roger Thérond, le directeur de notre journal, homme extrêmement respectable, très grand collectionneur de photos, d'une intelligence raffinée et qui, paradoxalement, n'a pas voulu venir. Je me suis demandé pourquoi - peut-être est-ce en raison de son casier judiciaire extrêmement chargé. S'il avait su, au surplus, que nous étions ici reçus dans une prison et que les événements de ce matin tournaient au procès de la presse, il aurait été encore moins tenté de participer ! (Protestations.) Nous adorons cela, rassurez-vous ! Du moment que l'on parle de nous, nous les journalistes, nous sommes enchantés ! Continuez le procès, nous n'en sommes pas mécontents. Même si ce matin j'ai éprouvé un malaise, je crois intéressant d'évoquer le vrai problème qui sépare les journalistes et les juges. D'abord, il y a un vrai problème entre les juges et la France. Messieurs les juges, on ne vous comprend pas, votre langage est obscur, vous citez des articles du code que nul ne connaît, vous entretenez une confusion terrible entre le domaine pénal et le civil. Nul n'est censé ignorer la loi, mais personne ne la connaît et personne ne l'enseigne. (Protestations.) Les journalistes ne sont pas partenaires des juges, ils sont proches de leurs lecteurs. Si nous éprouvons un tel sentiment, c'est que la France l'éprouve. (Nouvelles protestations.) Au lieu de m'attaquer vous devriez juger mes propos troublants et vous demander pourquoi personne ne vous comprend dans votre pays. Si cela ne vous trouble pas, ce n'est pas grave, mais je tiens à vous le dire tout de même ! Il est clair que juges et journalistes connaîtront toujours un problème de relations. Il se trouve l'on devient journaliste par envie de dire des choses, de raconter. M. Devedjian déclarait que les journalistes devaient transmettre une pensée ou une morale, non ! La Déclaration des droits de l'homme a tort, les journalistes doivent raconter des faits. Je ne pense pas que nous soyons des juges, nous sommes des concierges et tel est notre plaisir, notre vice et nous aimons à raconter la société telle qu'elle fonctionne. Tant que nous serons des concierges, les juges et les moralistes trouveront notre activité peu convenable. Mais il faut bien comprendre que l'information intéressante, celle qui fait progresser le débat, qui fait que la société française lit les journaux et devient par là même acteur du débat national, est une information dérangeante. William Hearth, fondateur de la presse moderne américaine, qui a servi de modèle à Citizen Kane, disait : « Une information c'est quelque chose que quelqu'un, quelque part, ne veut pas voir publier ». Je souscris absolument à cette définition. Je suis journaliste, parce que j'ai envie d'écrire ce que quelqu'un n'a pas envie de voir publier. L'on m'a demandé le sujet que je voulais voir aborder, j'ai répondu la vérité. Le mot a été insuffisamment prononcé ici. Il existe un véritable problème. Une seule allusion a été faite ce matin au livre du docteur Gubler. J'estime très grave de vivre dans un pays où l'on publie un livre - où tout est vrai --, écrit par Michel Gonot, qui fut typiquement un miterrandolâtre, raconté par quelqu'un qui peut éprouver des ressentiments envers quelques personnes de l'entourage de François Mitterrand, mais qui voue toujours un culte à François Mitterrand, et dont le ton est parfaitement respectueux ; or la justice se penche sur le livre et l'interdit ! Ce qui m'inspire la morale suivante : en France, la vérité peut se révéler inégale. La loi fait écran entre le peuple et la vérité sur ses dirigeants. Dans ce cas, le droit à l'information s'efface et c'est très grave. Vous devriez vous pencher sur la question et je viendrai vous aider autant que faire ce peut. Les gens qui détiennent le pouvoir en France sont obsédés par la déréglementation et un seul secteur appelle, à leurs yeux, une réglementation plus stricte, celui de leur vie privée et de leur droit à l'image. Vous avez à plusieurs reprises rendu hommage à la loi de 1881. Je suis d'accord avec l'idée selon laquelle ce serait un monument de la République. Du reste, je suis très sensible à la démocratie française, très content de vivre dans notre pays et m'accommode parfaitement de la justice française, même si je suis décidé ce soir à lui tailler des croupières ! Je ne crois pas que l'on puisse dire que la loi de 1881 est un modèle admirable. Elle est extravagante. Que chacun ait droit à sa vie privée, je le conçois. Mais l'organisation de sa défense est si puissante que si quelqu'un se plaint d'atteinte à sa vie privée, le journaliste ne peut apporter la preuve de ses dires car, pour ce faire, il faudrait à nouveau faire allusion à la vie privée, ce qui est interdit. Je juge cette loi exorbitante en droit, car elle prive les journalistes de la possibilité de pratiquer correctement leur travail. Elle donne lieu à des scènes burlesques. Un journal a été condamné à verser des dommages et intérêts assez élevés, parce qu'une très grande star du cinéma français avait été, paraît-il, bouleversée d'y apprendre que son petit chien était mort, et l'on s'était en plus trompé sur le nom du chien ! Pour cela, elle a obtenu plusieurs dizaines milliers de francs de dommages et intérêts et une rectification en première page. Je trouve ces entorses à la loi évidemment cocasses et amusantes. Le résultat est là : en France, on a établi un mur infranchissable autour de la vie privée et l'on maintient le système verrouillé, car il rend service à nos dirigeants et à eux seuls. Je suis d'accord avec les propos d'Éric de Montgolfier, mais la France a connu ce procureur, non parce qu'il est sorti de son palais pour parler des petits délinquants de Valenciennes, mais pour parler de Bernard Tapie. C'est toujours autour des stars et des élites que se nouent les problèmes de la presse et de la justice. - Jean-François Bège, Sud Ouest. Une remarque : c'est effectivement autour des stars et des éléments exceptionnels que les problèmes se posent. L'opinion a découvert le sujet de la détention préventive à l'occasion de celle de certains personnages de haut niveau. Au-delà de cette remarque, vos propos au sujet du livre du docteur Gubler m'ont frappé : « Tout était vrai, donc tout pouvait parfaitement être exprimé ». Mais alors quid du secret d'avocat, du secret médical ? Qu'en est-il de ces zones minimales sans lesquelles nous entrons dans une société totalitaire ? S'il n'y a plus d'espace intime chez un particulier ou d'espace minimum chez celui qui reçoit la confidence et le secret, espace qui garantie la dignité d'un être humain dans sa profondeur, il n'y a plus rien. Nous sommes totalement en transparence et totalement devenus objet. La société française doit savoir - et en tirer des conséquences par le biais de son législateur - jusqu'où elle accepte d'aller dans cette perspective. Je ne crois pas que prévaudrait un antagonisme entre l'avocat, le juge et le journaliste, pas du tout. Chacun a ses logiques inéluctables, philosophiques et humaines. Non, il s'agit de rechercher ensemble les points d'équilibre. C'est très compliqué. On se trouve face à des intérêts contradictoires, mais au moins faut-il poser le problème en des termes assez simples. Celui du secret élémentaire en est un - ce n'est pas le seul. - Gilles Martin-Chauffier. Il est à remarquer que dans l'affaire que j\'évoquais, il s'agissait du Président de la République qui, lui-même, des années durant, établissait de faux rapports médicaux ! Lorsque l'on est Président de la République, l'on doit pouvoir s'expliquer sur quasiment tout. Quand un journal révèle que le Président a une fille, les tartuffes trouvent que c'est une honte que de l'annoncer, alors que l'information met en lumière un élément important du caractère d'un homme qui va être élu pour diriger la France ; savoir qu'il peut avoir un enfant élevé sous un autre nom et qu'il peut avoir deux couples constituent autant d'éléments éclairants sur la personnalité d'un homme. De telles informations doivent être portées à la connaissance du public. Cela ne créerait aucun problème dans la plupart des autres pays. Je vous rappelle que quand Paris-Match avait révélé la véritable histoire de Mazarine, la presse française, dans son ensemble très bien pensante, ne nous avait pas soutenus. C'est suite à la réaction de la presse anglo-saxonne qui s'est insurgée et a montré le débat français comme un débat tartuffe au-delà de toute mesure que l'on a fini par ne plus être seuls face à la marée des personnes qui nous critiquaient. - Un intervenant. Mais que cela amène-t-il de plus ? - Gilles Martin-Chauffier. La vérité aux gens ! - Pierre de Kerraoul, Président de la Fédération de la presse française. Les propos qui viennent d'être tenus par M. Martin-Chauffier sont proprement scandaleux ! L'affaire Mazarine reste sans rapport avec le non-respect du secret médical, qui, lui-même inexcusable, n'a rien à voir avec la liberté de la presse. - Gilles Martin-Chauffier. Vous ne parlez pas au nom de la Fédération de la presse française, je suis désolé de vous le dire, qui n'accepte pas que l'on ne puisse écrire que le Président de la République publie des années durant de faux bulletins. Moi je crois que l'on doit l'écrire et que la Justice nous aidera. - Pierre de Kerraoul. Cela n'a rien à voir ! Vous avez mis en cause le fait de ne pas avoir été soutenu. C'est faux, nous l'avons fait ! Nous avons publié un communiqué indiquant que, dans l'affaire Mazarine, il n'y avait rien à vous reprocher. Vous avez été largement soutenu dans cette affaire, qui est un problème d'information. En revanche, s'agissant du viol du secret médical, vous ne trouverez aucune solidarité. Vous n'en bénéficierez que quand il s'agira d'informations, d'intérêt du public. Les propos que vous avez tenus sont inacceptables et ne sont pas ceux que tient l'immense majorité des éditeurs et des journalistes de la presse française. - Jean-René Farthouat. Je souhaiterais que l'on termine le tour de table. Pour qu'il y ait des photos, il faut des agences. Rémy Gaston-Dreyfus est Président de l'agence Gamma. - Rémy Gaston-Dreyfus, Président de l'agence Gamma. Gamma et les autres agences, avant d'être des fournisseurs d'images, sont des agences de presse de photo-journalisme. Pour certains, le mode d'expression est la plume, pour nous c'est la photographie. Sans recourir à la provocation, je voudrais vous faire partager quelques perplexités. Comme le souhaitait Éric de Montgolfier, levons les hypocrisies pour mieux exercer nos respectives responsabilités. En matière d'image et de droit à l'image, notre fonction d'agence de presse consiste bien entendu à apporter de l'information. Si, demain matin, l'on nous demandait de réaliser des portraits d'hommes politiques à l'occasion de la promotion de leur discours, les portraits des célébrités de la télévision, du cinéma à l'occasion de la promotion d'un film ou d'un disque, nous serions les agents des artistes et des politiques ; or nous sommes une agence de presse. Alors où commencent notre liberté et notre devoir et où s'arrête l'interdit ? Il va de soi que notre vocation d'agence de presse ne se résume pas à la saisie d'images convenues, elle s'étend à la prise d'images volées. Un journalisme de plume ne soumettra pas systématiquement, voire rarement, je l'espère, son papier à la personne sur qui il est en train d'écrire. Pour ce qui nous concerne, les images volées oui, les images violées non. Ne se pose plus le problème de la loi, mais de la déontologie qui se trouve au cœur de toutes les professions - de la nôtre comme des autres. La déontologie de notre métier consiste à éviter, dans la façon d'acquérir les photos, d'agresser, par un flash, une cible ou d'aller chercher par un téléobjectif une information totalement sortie de son contexte et déshonorante pour la personne photographiée. L'image volée est notre devoir. La deuxième question que nous nous posons par rapport à l'arsenal législatif qui nous gouverne nécessite de lever les hypocrisies. Lorsque nous réalisons un sujet sur une personne publique, l'on nous reprochera d'avoir porté atteinte à l'intimité de sa vie privée. Nous répondrons que, compte tenu des lieux, des circonstances ou du sujet, l'intimité de la vie privé n'a pas été atteinte. L'on nous reprochera, après en avoir convenu, qu'il s'agissait de la vie privée. Nous aurons donc à nous défendre sur le terrain de la vie privée pour démontrer, quand nous le pourrons, que ce que nous exposons n'en relève pas. Enfin, le joker, c'est le droit à l'image. Le droit à l'image d'une personne publique est une hérésie. Une personne publique, dans un lieu public, peut exiger -- et elle l'obtiendra - le contrôle de la diffusion de son image en totalité. Nous abordons là un sujet essentiel, car commercial, et il convient d'éviter, à mon sens, que l'arsenal judiciaire soit dévoyé et détourné de son objet initial. Le droit à l'image a été créé par le législateur pour protéger toute personne d'une utilisation de son image, non pour en faire un commerce et des réserves d'exclusivité. Voilà les problèmes que nous rencontrons au quotidien dans notre métier et dont je voulais vous faire part. - Jean-René Farthouat. Nous sommes tout à fait au cœur du sujet : le problème des frontières. Christian Charrière-Bournazel rappelait l'existence d'une frontière à ne pas franchir, le juge ne devant pas violer un certain nombre de secrets ; Jean-Pierre de Kerraoul, au nom de la Presse, précisait que le secret médical trace la frontière au-delà de laquelle on ne peut aller ; Rémy Gaston-Dreyfus propose une autre distinction, qui paraît plus dangereuse, plus audacieuse : image volée, oui, image violée non. Quelle sera la différence entre le vol et le viol ? Je suis sûr qu'Éric de Montgolfier arrivera à établir cette distinction sans difficulté. J'ai été très frappé d'entendre Mme le Garde des sceaux déclarer qu'une des limites serait l'homme menotté. Comme si la menotte, que l'on ne devrait pas passer aussi souvent si les textes étaient appliqués, prenait toute importance. Olivier Metzner, quel est votre point de vue ? - Olivier Metzner, Avocat au Barreau de Paris. La publication de l'image peut effectivement porter atteinte à la vie privée, mais également à d'autres principes qui régissent notre société, notamment la présomption d'innocence. Rien n'est pire, pour la présomption d'innocence, que de voir en photos, à la télévision ou sur Internet, un homme présenté avec des menottes. Il est vrai que, depuis 1993, un texte réprime la publication de photos prises avec des menottes. La semaine dernière, un homme n'a pas été présenté dans la presse ainsi, mais encerclé des deux juges d'instruction les plus connus en France. N'était-ce pas là une atteinte à la présomption d'innocence de ce personnage que l'on aurait pu montrer en photo seul et non avec deux des juges d'instruction connus pour placer les gens en détention ? C'est une situation grave. Mais, là encore, les journalistes et photographes sont le miroir de situations réelles. Il est extraordinaire de constater que l'institution qui a le plus de mal à respecter nos principes est la Justice. Depuis 1993, l'article 803 du code de procédure pénale, interdit le port des menottes qui n'est possible que si la personne présente un risque pour elle-même ou autrui, ou risque de prendre la fuite. Chaque jour, dans nos palais de justice, nos commissariats, des femmes enceintes entravées, des hommes âgés entravés et l'on présente leur image aux uns et aux autres. Est-il difficile de respecter ce texte ? Nous disposons des textes adéquats ; ils ne sont pas appliqués. Récemment, un capitaine s'opposait à l'application du texte ; devant le magistrat qui la lui imposait, il a évoqué une circulaire de 1903, ignorant toute réglementation plus récente ! Le juge n'a pas emporté gain de cause. Il a fallu que j'assigne le ministre de la Défense en référé pour voie de fait pour qu'aussitôt la solution se dessine. Je le fais pour une personne. Pourquoi les autres n'auraient-elles pas droit, aussi, au respect de leur présomption d'innocence ? Pourquoi certains journaux publient-ils des photos prises par les services de police judiciaire ? Certaines paraissent dans Paris-Match, dans d'autres revues. Comment cela est-il possible ? Comment une photo peu valorisante, connotée, peut-elle figurer dans les colonnes d'un journal ? Comment se fait-il que Paris-Match ait pu publier des photos de filature policière ? Une instruction est ouverte. Le juge ne disposait pas des photos découvertes dans Paris-Match ; pourtant, les policiers travaillaient sur sa commission rogatoire ! Voilà les dérives. Je crois qu'il faut en revenir à une application stricte de la loi. Ce n'est pas tant la presse la plus coupable que la justice, qui ne fait pas respecter les textes. - Jean-René Farthouat. Au-delà de l'homme accusé, le débat sur la vie intime est essentiel. La parole à la salle. - Marie-Thérèse Feydeau, Vice-Présidente du Tribunal de grande instance de Paris. Je suis présidente à la première Chambre et il est vrai que le contentieux de la vie privée est devenu un contentieux de masse. Je voudrais faire part du point de vue du juge qui ne peut faire plaisir à chacun et qui, en ce domaine, est bien placé pour mécontenter tout le monde, à la fois les victimes et les organes de presse. Nous sommes ces méchants juges qui allouons des dommages et intérêts exorbitants ou qui acceptons des publications scandaleuses. J'aimerais cependant voir produite la décision concernant le chien de la star ; je ne crois pas qu'une publication rectificative ait été ordonnée. On demande au juge civil de réguler une certaine presse par le biais de l'article 9 qui protège la vie privée. Le juge civil, avant tout, doit réparer un dommage. Plaider la transparence est sans doute une bonne chose, mais je n'ai pas entendu ici qu'une certaine presse commerçait à coup d'images volées ! On demande à des juges civils d'être répressifs ; je considère que nous ne le sommes pas. Nous mécontentons toujours les victimes qui considèrent absolument ridicules les dommages et intérêts que nous allouons. Nous le savons et sommes convaincus que ces dommages et intérêts ne représenteront rien au regard des gains des organes de presse. Cela dit, il faut réparer un préjudice et nous devons l'apprécier à l'aune des préjudices moraux subis dans d'autres domaines. Allouer 300 000 francs à une personne qui, longtemps, fut complaisante avec la presse et qui un jour souhaite, c'est son droit, que l'on ne parle plus d'elle, est dissuasif pour l'avenir, mais, en termes de préjudice, la somme est exorbitante. Le même juge allouera le lendemain moins de 100 000 francs pour la perte d'un être cher. Que faire ? Nous utilisons des critères, d'où une divergence d'appréciation entre Paris et Nanterre. Les magistrats de Paris sont davantage orientés sur la réparation, les magistrats de Nanterre sur la sanction. « Il faut en finir avec cette presse ! » pensent-ils. J'estime que tel n'est pas notre rôle ; si cette presse existe c'est qu'elle compte un lectorat. Toute l'ambiguïté tient dans la dualité réparation-sanction. Il existe un texte pénal auquel on ne recourt pas. Certes, il est d'un usage plus strict, puisqu'il concerne l'atteinte à l'intimité de la vie privée, mais les plaignants s'orientent davantage au civil qu'au pénal. Si l'on souhaite réguler cette presse qui, parfois, va beaucoup trop loin, nous n'y arriverons pas par le biais de l'article 9. Je ne sais s'il faut légiférer, je voulais faire part du malaise quotidien face à ce contentieux. - Jean Lesieur, Rédacteur en chef de Gala. Je reviens sur une distinction légitime entre photos volées et photos prises avec l'accord de la personne. C'est très facile et, en tant que journaliste, je suis tout à fait conscient que, publiant une photo volée -- ce que je ne fais pas --, je m'exposerais aux foudres de la loi. Si un photographe s'introduit de manière illicite dans la propriété privée de quelqu'un ou s'il surprend une personne dans une position privée, je ne trouve pas la sanction anormale. Mais quand je publie la photographie de Caroline de Monaco prise au premier rang d'un défilé de mode, circonstance publique s'il en est, je suis condamné à hauteur de 200 000 francs ! La loi sur l'image permet à tout citoyen, même au Président de la République, d'entamer une procédure judiciaire contre un journal qui publie une photo officielle sans son accord express ! C'est insupportable. Sur les photos volées, on peut débattre ad nauseam de la notion d'information ; à cet égard, Gilles Martin-Chauffier a raison de dire qu'une bonne information est souvent une information volée. Quand on parle de M. Dumas, n'oublions pas qu'il a le droit de porter plainte contre tous les journaux qui ont publié sa photo le représentant entouré de deux juges. - Un intervenant. Il le fera ! - Jean Lesieur. Je suis heureux de l'apprendre, car cela éclairera la distinction entre la bonne presse et une certaine presse. Depuis deux ans, je travaille dans la « certaine presse » et je lis souvent la bonne presse. Il y a quelques jours, on y évoquait un monsieur qui a « succédé à Roland Dumas dans l'intimité de la vie privée de Mme Deviers-Joncourt. » - Le même intervenant. Ce journal sera poursuivi également. - Jean Lesieur. Vous, messieurs les avocats, poursuivez également l'atteinte à la vie privée dans la bonne et la certaine presse. Avez-vous lu l'article de Marianne de cette semaine, où l'on se félicite que la France ne soit pas comme les États-Unis de M. Clinton, avant de raconter en détail, sur six pages, tous les ragots et les informations vraies sur la vie privée d'un certain nombre d'hommes politiques français depuis de Gaulle ? Cet article-là sera-t-il poursuivi, messieurs les avocats ? Allez-vous poursuivre ce journal avec la même ardeur que celle dont vous faites preuve pour attaquer les journaux d'une "certaine presse" qui montrent Caroline de Monaco dans ses fonctions officielles ou de Catherine Deneuve sur les marches du palais des festivals qui nous valent des dommages et intérêts absolument scandaleux par rapport à ce que nous méritons tout à fait de payer lorsque nous violons de manière grave l'image de quelqu'un ou lorsque nous écrivons quelque chose qui n'est pas vrai ? - Jean-René Farthouat. Les Entretiens de Saintes ont toujours été le lieu des scoops ! On nous avait annoncé la réforme de la Cour d'assises ; aujourd'hui, l'on nous annonce un certain nombre de procès. Président Monfort, vous n'êtes pas encore au chômage, l'alimentation arrive très directement ! - Serge Challon, Président du Saphir. Je suis directeur d'une agence de presse et président d'un syndicat, le Saphir. Le débat tombe dans le piège de la médiatisation. Mesdames, messieurs les avocats, vous êtes en train de tomber dans ce piège, car la réalité de nos agences et de nos métiers au quotidien n'est pas de s'occuper de Patrick Poivre d'Arvor ou de Caroline de Monaco. Ce n'est pas là notre essentiel et ne doit pas devenir le vôtre. Je voulais rappeler quelques faits rencontrés tous les jours. Au sujet des vedettes qui se font photographier, vous pouvez demander la fiscalisation des indemnités, puisqu'un certain nombre d'entre elles demandent des indemnités au tribunal pour éviter d'avoir à payer les impôts qu'elles devraient si le paiement était direct par l'agence. La médiatisation au niveau des citoyens nous la retrouvons aujourd'hui ; pourtant, elle nous pose d'énormes problèmes au quotidien, puisque ce droit à la vie privée, le droit de ne pas être photographié, a pour conséquence directe que l'on ne peut plus documenter notre époque, ce qui reste pourtant le premier métier des photographes. Il ne s'agit pas simplement de transmettre des images ou des idées pour le lendemain, mais bien de les garder pour conserver des traces de toutes les opinions exprimées. Les agences de presse photographique, condamnées systématiquement, ne peuvent plus réaliser un tel travail. Un certain nombre de photographes déclarent ne plus photographier dans la rue. Je ne fais plus de photos de manifestations, parce que même le droit à l'information n'arrive pas, à tout coup, à nous protéger des certaines situations totalement interdites. Des mécanismes existent. Si l'on devait utiliser la photographie de quelqu'un, il faudrait disposer de son autorisation écrite pour une utilisation précise. Dans le meilleur des cas, cela signifie qu'il ait lu l'article. Dès lors, il ne s'agit plus de presse, mais de communication. Un mot va déplaire, la photo ne sera jamais publiée ! Sur les indemnités, je suis totalement scandalisé. Messieurs les magistrats, vous pensez que nous sommes de mauvaise foi et je comprends maintenant pourquoi nous sommes condamnés systématiquement. Depuis ce matin, je m'aperçois avec bonheur que si l'on parle toujours de « la meute » des photographes, il existe aussi une « meute » de magistrats ! Vous êtes extrêmement sévères, vous nous attribuez une mauvaise foi préalable à la prise de toute photographie et vous pensez que l'on ne fait cela que pour gagner notre vie. Il est vrai, il nous faut tout de même la gagner, mais je vous indique que les agences de presse photographique sont toutes déficitaires, y compris celles qui ne travaillent pas pour les magazines à sensation. Notre problème principal est de documenter, non de montrer Johnny Halliday. S'il n'y avait que ce métier-là pour les photographes, il est certain qu'on ne le ferait pas. Par ailleurs, les photographes signent leurs photographies ; ils assument leurs responsabilités devant les juges de la République. Dernière remarque : mon agence produit un chiffre d'affaires de 5 millions de francs, c'est une toute petite boutique. Je reçois quatre à cinq courriers par mois de personnes qui se sont vues dans la presse et qui écrivent : « Je manifestais avec un parti politique ; pour autant, je vous demande des indemnités. Vous pouvez me faire un chèque si vous ne souhaitez pas aller au tribunal. » Un certain nombre de magazines se sentent obligés de payer. Imaginez un amphithéâtre d'étudiants. Une jeune fille regarde en l'air, semblant ne pas être attentive au cours. La photo de la scène est publiée dans un magazine, la jeune fille téléphone en disant : « Je porte plainte, car mes parents me paient mes études et ils auront l'impression que leur argent est mis à la poubelle et, quand je chercherai du travail, on me dira que je n'ai pas été une étudiante très attentive ». Le magazine a fait un chèque de huit mille francs uniquement pour cela ! Les magazines sont terrorisés au quotidien à l'idée des procès et ils préfèrent ne pas affronter les juges de la République, parce qu'ils craignent une condamnation systématique, même quand ils sont, comme les auteurs des images, de bonne foi. Voilà les problèmes auxquels nous sommes confrontés chaque jour. C'est une vraie question de société. Si l'information écrite ne donne pas lieu à un procès, l'information photographiée donne de plus en plus lieu à une menace de procès. Dans notre agence nous répondons à ces gens qu'ils devront s'adresser aux juges de la République auxquels il revient de tracer les limites de notre métier ; nous ne les connaissons pas, nous le pratiquons avec notre bonne foi. - Jean-René Farthouat. Je voudrais éviter la propagation de fausses nouvelles : la situation de l'Agence Gamma est redressée. L'on ne peut laisser croire qu'elle serait au bord du dépôt de bilan. Mais, vous avez raison, le problème tient dans l'existence d'une loi qui énonce des prescriptions. Si on les viole, un juge décide des conséquences. L'on peut discuter de leur gravité, mais j'aimerais que l'on revienne à l'aspect économique. L'idée court que la distance entre les dommages et intérêts payés et les bénéfices réalisés est intéressante. - Jean-Yves Monfort. Nous sommes au cœur des problèmes. Ils ne concernent pas tant l'activité directe de la 17e chambre, dans la mesure où la vie privée reste surtout du ressort de mes collègues de la 1re lorsque l'on évoque la dimension économique. Patrick Devedjian a centré son intervention sur ce point à juste raison. Pour répondre au président de Saphir, je demande que l'on cite un seul exemple d'un journal ou d'une agence de presse qui aurait disparu sous le poids des condamnations à des dommages et intérêts ou à des peines d'amendes. Nous nous flattons de défendre la liberté d'expression sous tous ces aspects, fussent-ils, aux yeux de certains, les plus révoltants. Nous défendons l'existence de journaux ouvertement révisionnistes comme Révision ; nous défendons l'existence de n'importe quelle feuille de choux qui peut paraître dans ce pays, serait-elle condamnée par 99,9 % de la population, parce que c'est une façon d'user de la liberté d'expression. Il n'est pas question d'asphyxier, par le montant des amendes ou des dommages et intérêts, des feuilles qui n'ont pas l'heur de plaire. Nous n'avons aucun jugement moral à porter. Pourtant, dans l'exemple avancé, le négationisme constitue un délit, il est condamné, mais je prétends que ce n'est pas par le biais des dommages et intérêts que l'on doit supprimer Gala ou sanctionner Paris-Match. Nous réparons des préjudices par le jeu de dommages et intérêts. Il n'est pas question de porter atteinte à l'existence de journaux, aussi détestables seraient-ils, aux yeux de certains. Je lis Gala chez mon coiffeur, je ne l'achète pas tous les jours ; il a le droit d'exister, il a son public et je ne vois pas au nom de quoi les dommages et intérêts seraient plus élevés pour Gala que pour le Monde. C'est une façon inadmissible de comprendre la répression. - Jean-Marc Coblence, Avocat au Barreau de Paris. Je voudrais insister sur un hiatus relatif au respect de la vie privé. La question n'intéresse que 0,2 % de la population. Encore la population concernée se distingue-t-elle en deux catégories : la vie politique d'un côté, la vie des stars de l'autre. C'est-à-dire des gens qui font forcément appel aux médias pour leur promotion. Ils attendent un service de la part des médias et se retrouvent en conflit lorsque les médias s'intéressent à eux par la suite. De quoi parlons-nous en famille ? De la vie privée de chacun d'entre nous. Est-il anormal que les médias s'intéressent à la vie privée d'une personne qui invite le monde entier à son mariage, à la naissance de ses enfants et qui prend la presse à partie pour son divorce et qui, après, voudrait qu'on le laisse en paix, une fois qu'elle a trouvé l'homme de sa vie ? Ce n'est pas raisonnable. Dans aucune famille au monde, on n'accepterait un tel comportement. Il faut relativiser, ce que font les juges en calibrant les dommages et intérêts en fonction de l'attitude de la personne vis-à-vis des médias tout au long de sa vie. Cela peut paraître brutal, mais c'est une appréciation de son comportement passé. Le second problème est celui de l'image. Notre législation est inadaptée. Aujourd'hui, je puis dire sans risque que chacun d'entre vous était à cette tribune et je puis l'écrire sans courir aucun danger. Si je prends la photo d'un seul d'entre vous et la publie, j'encours le danger que vous veniez, au nom de votre droit à l'image, réclamer quelque chose. Les juges sont allés beaucoup plus loin que la loi : ils ont inventé, pour réguler cette démocratie, le droit à l'information, invention jurisprudentielle essentielle pour que les choses se poursuivent normalement. - Jean-René Farthouat. Je vous avais dit que les avocats de la presse étaient bons ! - Gilles Martin-Chauffier. Je n'aime pas l'expression « photo volée » sans doute à cause de son contraire : la photo posée, composée, retouchée, acceptée, officielle. Les paparazzi ont tous les défauts du monde, mais ils ont énormément fait évoluer l'image depuis cinquante ans. Avant la guerre, une star se montrait grâce aux studios Harcourt, vision officielle, parfaite. La vie, la qualité de l'information, font que le principe d'une photo volée n'est pas, en soi, choquant. Je tiens à dire qu'il n'y a pas tant de photos volées. Lors du décès de la princesse Diana, l'on a beaucoup écrit que sa vie avait été malheureuse du fait du harcèlement de la presse. Paris-Match a voulu retracer sa vie et particulièrement sa romance avec Dody Al Fayed. On ne sait pas quand elle l'a rencontré et il est impossible de retrouver des photos entre novembre 1996 et juin 1997. Nous ne disposions que de photos officielles. La princesse Diana n'était pas si harcelée qu'on veut bien le prétendre. Du reste, elle savait merveilleusement bien se servir de la presse. Quelques mois avant sa mort, elle dîna avec le patron de Virgin, qui lui annonça que son anniversaire tombait le mardi suivant. Elle lui promit un cadeau et, le mardi suivant, tous les journaux publiaient une photo où on la voit sortir avec un garçon de son club de gymnastique un tee-shirt Virgin sur le dos. Il lui suffisait qu'elle soit avec un garçon pour que son image paraisse - et elle le savait. Attribuer la photo où elle embrasse Dody al Fayed sur un bateau dans le golf de Saint-Tropez aux paparazzi relèverait d'une vision par trop partielle. La photo est prise le matin du jour où, à Londres, Charles offre une soirée pour les quarante ans de Camilla Parker. Si elle embrasse Dody al Fayed c'est qu'elle veut pour elle « la une » des journaux du lendemain. Les rapports de la presse et de ses soi-disantes victimes sont toujours compliqués. (Protestations.) Sur l'aspect économique des dommages et intérêts, je souhaite dire que la question des provisions, évoquée par M. Devedjian, est totalement ignorée des journalistes. Je tombe des nues ! Honnêtement, ne croyez pas que ce type de considérations entre en ligne de compte. Lorsque nous éditons un journal, nous essayons de le réaliser le mieux possible. Si le directeur financier fait des prodiges tant mieux ; il est payé pour cela ! - Un intervenant. Je comprends mieux pourquoi M. Thérond n'est pas venu ! - Gilles Martin-Chauffier. Il ne s'occupe pas non plus des problèmes financiers. Ce n'est pas son souci. Il n'en est pas moins que le directeur de Saphir a raison. Il est choquant que, pour des préjudices très faibles, les stars de la télévision obtiennent, pour avoir été prises dans la rue, des dédommagements bien supérieurs à ce que touche un hémophile contaminé par le virus du sida. Les montants sont de plus défiscalisés. Les juges devraient vraiment tenir compte de la situation des personnes qui portent plainte contre la presse. La plupart du temps, elles se servent de la presse et passent moins de temps à la défendre qu'à la négocier. - Éric de Montgolfier. J'avais acquis le sentiment que le débat glissait vers la caricature. Je veux intervenir, non en qualité de magistrat, mais pour vous faire profiter de la rencontre de la presse et de ma vie de star. (Rires.) Je me souviens qu'un journal, au nom de Paris-Match, m'a demandé : "Monsieur le procureur, vous allez à la messe ; j'aimerais prendre une photo de vous à la messe." Cela m'avait paru absolument inintéressant pour la société française. J'ai répondu que cela ne présentait aucun intérêt et que je ne voulais pas que l'on me prenne en photo à la messe. On ne l'a pas fait. Il faut aussi admettre l'existence du respect de la parole donnée. « La photo volée », ce sont des photos auxquelles certains acceptent de se prêter. Quoi qu'il en soit, j'ai compris que la presse s'intéressait aux médiocres et que, si l'on refusait la médiocrité, on n'était pas forcé de la subir. Un autre aspect doit aussi être évoqué. Je n'étais pas malheureux, à un moment donné, que l'on publie l'information selon laquelle j'étais finalement quelqu'un de très insignifiant, menant une vie tout à fait normale après m'être retrouvé dans une affaire où l'un des protagonistes -- qui avait tout de même une grande gueule, il faut s'en souvenir -- propageait l'idée que j'avais ouvert la procédure parce que, dans un premier temps, j'appartenais au Front national, dans un second temps parce que j'appartenais au psu, dont j'ignorais qu'il existait encore ; dans un troisième temps, fut avancé un temple maçon auquel je me rendais religieusement. Dans ces cas-là, quand on est l'objet d'un intérêt public et d'un intérêt dévoyé, la presse peut avoir du bon. - Rémy Gaston-Dreyfus. J'aimerais répondre à la question sur les chiffres et peut-être rappeler des vérités. Si l'on ne se comprend pas toujours c'est aussi par manque d'informations. L'agence Gamma collecte chaque année un million d'images nouvelles. C'est assez considérable. Ce million va être sélectionné, soigneusement trié, certains sujets ne seront jamais distribués pour des raisons d'éthique. Nous allons retenir environ cent mille images qui vont composer environ dix mille nouveaux sujets, soit une moyenne de trente sujets par jour. Ces sujets nous allons les diffuser dans quarante-cinq pays au quotidien et vous observez que vous ne retrouvez pas dans vos magazines cent cinquante sujets par semaine, pas plus que vous ne retrouvez dans la presse quotidienne trente sujets par jour. C'est dire que nos clients vont de News Week à Gala en passant par Paris-Match et Le journal de Mickey. L'ensemble des publications de cette planète a, un jour ou l'autre, acheté des images de l'agence Gamma qui, aujourd'hui, en compte quinze millions en stock. En ce qui concerne les dommages et intérêts, on se retrouve devant des situations invraisemblables. J'ai reçu une assignation sur le fondement du droit à l'image, dont le demandeur était un mannequin professionnel qui avait manifestement posé pour un photographe. Cette image avait été diffusée et avait réalisé « la une » d'un magazine. Le mannequin demandait des dommages et intérêts, car il n'avait pas expressément consenti à la publication de son image ayant expressément consenti à poser. Le plus cocasse c'est que j'ai cru à une faute de frappe quand j'ai lu la date de la publication : 1987. Non, c'était effectivement une action au nom du droit imprescriptible à l'image sur une publication d'il y a dix ans ! Soyons mesurés dans la demande, l'objet, les circonstances ; ne faisons pas du droit à l'image la raison d'un commerce en dehors de la raison pour laquelle il a été créé. Une image se commercialise deux mille francs pour un petit format, dix mille francs pour une grande page. Les scoops ne connaissent plus de tarifs. Les procès sur le droit à l'image c'est souvent le petit quart de pages non autorisé, que l'on aura commercialisé deux mille francs et qui n'aura pas fait vendre un exemplaire de plus et pour lequel nous allons subir une condamnation qui peut s'élever entre vingt mille et cinquante mille francs. - Michel Rouger Quand la presse, spécialement audiovisuelle, commence à s'intéresser à une cible, cela prend de l'ampleur. J'ai vécu un incident amusant jusqu'à une certaine décision du tribunal, un certain soir de décembre 1994. La veille au soir, 45 minutes durant à la télévision, il y avait eu un passage fort d'une personnalité en liaison directe avec la décision attendue. L'Île de la Cité était envahie de cars de télévision, de motards. J'ai réussi à m'échapper et, depuis ce jour-là, je n'ai plus du tout été ennuyé par la télévision, car j'avais tenu à rompre cette espèce de vedettariat dans lequel on voulait m'emmener dans ce combat de l'ange blanc et du bourreau de Béthune. - Jean-René Farthouat. L'un de mes confrères, avant une audience, me prend par le bras, m'avance devant les caméras de télévision où nous disons trois mots, puis me souffle : "Nous avons fait l'essentiel" ! - Laurence Germain, Bâtonnier de Saintes. Il me semble que la presse ne touche pas que les vedettes. À deux occasions au moins, j'ai été l'objet d'une pression, voire d'un certain harcèlement personnel et professionnel. J'en ai souffert et je me suis posé la question de l'aspect manichéen de la presse et de son manque de déontologie. Dans l'affaire dite « de la petite Aurore », j'étais l'avocat de la famille d'accueil de la fillette. Suite à une intervention de ma cliente auprès de la télévision et de la presse écrite, j'ai été, pendant les quinze jours qui ont précédé une audience devant la Chambre des mineurs de la Cour d'appel de Poitiers, l'objet d'un véritable harcèlement téléphonique, notamment de M. de Chavannes qui me demandait si j'avais des enfants et comment je pouvais être l'avocat d'une telle famille. J'ai été, sur un plan professionnel, l'objet d'un même harcèlement. Heureusement, j'ai été protégée par mes proches et mes associés. J'ai acquis le sentiment qu'il y avait d'un côté le bien, de l'autre le mal, et que j'étais l'incarnation de ce dernier. J'en ai souffert, parce que je n'étais pas habituée. Monsieur le Président de la conférence des bâtonniers, il faut que les avocats apprennent à dialoguer avec la presse. Il est des éléments que nous devons cacher, d'autres que nous devons divulger. L'an passé, au cours des Entretiens de Saintes, j'ai fait l'objet d'une interview dont je n'ai pu lire le texte. Je me suis mise à dos l'un des participants et peut-être certains des associés des Entretiens de Saintes. Si j'avais pu disposer du texte avant sa parution, j'aurais pu conserver des relations normales et claires qui sont la base de toute communication. L'image publique ne concerne pas que les stars, mais aussi l'avocat lambda que je suis. Il faut que la presse cesse d'être simplement manichéenne. - Jean-Yves Le Borgne, Avocat au Barreau de Paris - Comité directeur de l'adap. Je voudrais reprendre le problème général de ce qui doit rester secret et de ce qui doit être et peut être public. Les magistrats qui se penchent sur le problème de la vie privée estiment qu'ils ont un préjudice à réparer et rejettent la proposition de M. Devedjian de faire des dommages et intérêts une sorte de sanction civile dissuasive. On peut comprendre une telle position des magistrats, car elle est logique en droit, mais je pose la question, à la lumière du débat entre journalistes, de ce qui peut être divulgué et ce qui doit demeurer secret. Quel sera le critère permettant d'unifier une politique journalistique et déterminant une zone inviolable parce que privée ? Déterminer des critères clairs est l'intérêt de tous, excepté de ceux pour qui cette zone n'existe pas et qui estiment que tout devrait être public. Pour aller plus loin dans l'aspect pratique de la question, je voudrais demander aux journalistes pourquoi, dès lors qu'ils sont réticents à l'intervention judiciaire, ne pas envisager de s'organiser professionnellement pour déterminer la nature et le contenu de ce qui serait la déontologie de la presse à l'égard de la vie privée ? Pourquoi tant de réticences à l'égard de ce qui serait un ordre ? - Jean Lesieur. La première partie de votre intervention, la délimitation d'une zone au-delà de laquelle il ne faudrait pas aller, décrit une noble ambition, à mes yeux impossible. Ces contours ne sont pas les mêmes selon le type de personnage public auxquels l'on a affaire. Il n'est pas de l'intérêt public de savoir que des acteurs ou chanteurs ont des enfants avec des femmes autres que la leur. Peut-on dire la même chose de tout homme politique chargé de défendre l'intérêt public ? Personne n'a répondu à une question liminaire : je veux savoir, en votant pour quelqu'un, si cet homme peut vraiment défendre mes intérêts. Or s'il cache quelque chose, il ne le pourra pas. Le problème ne se pose donc pas à l'identique pour un homme public et pour les stars dont nous parlons. Pour ce qui est de l'ordre, je suis assez d'accord. - Gilles Martin-Chauffier. Ce serait d'autant mieux si l'ordre disposait d'un code de déontologie qui, à l'instar du code anglais, tenait sur un feuillet recto verso. L'ensemble des ordres a très mauvaise presse. À chaque fois que l'on parle d'un ordre c'est pour pointer un problème. Il convient de reconnaître que la France est l'endroit au monde ou la vie privée est la mieux défendue, sauf dans la mesure où la protection offerte à la population normale constitue une défense indue de la vie privée des gens qui appartiennent au domaine public. L'affaire évoquée d'un avocat qui affirme qu'il va attaquer tout le monde ne peut être comprise si l'on isole la vie privée de ce personnage de sa vie publique. Tout au long de sa carrière publique, il a placé dans son entourage d'homme public des relations privées rendant l'affaire insoluble. C'est un gros problème pour la démocratie. - Un intervenant. Êtes-vous persuadé qu'un homme public totalement dépouillé de son identité, de son secret personnel, est mieux à même d'assurer ses fonctions ? La totale transparence rendrait-elle plus à même d'assurer la responsabilité d'une conduite d'une nation. Dépouillé est-il plus fort ? - Un intervenant. Quand un homme public pratique le mélange des genres, quand il mêle sa vie privée à sa vie publique, il s'expose très largement à ce qu'elle soit publiée de la même manière. Quand la vie privée d'un homme public est sans effet sur sa vie publique, nulle raison d'y faire des incursions. - Un intervenant. Il y a toujours des incursions ! M. Mitterrand, élu en 1981, créait tout de même, sur l'argent du contribuable, un nouveau service de police destiné à la protection exclusive de sa double vie privée. Celle-ci a donc une influence sur la manière dont il gère les deniers publics. Il ne faut pas exclure la possibilité d'opérations de chantage. Combien de romans n'ont-ils pas été écrits à partir d'éléments réels ! Souvenez-vous d'un ministre anglais de la défense démissionnaire, parce que tombé amoureux d'une femme qui couchait aussi avec un agent du kgb. La vie privée d'un homme peut avoir une influence directe et considérable sur la manière dont cet homme exerce ses fonctions publiques. - Gilles Martin-Chauffier. L'affaire des écoutes téléphoniques est née d'une volonté de garder secrète la vie de Mazarine. La vie privée débouche sur une mise en cause de la vie publique. - Un intervenant. Vous avez raison sur ce point, mais quand la fille du Président se promène avec son petit ami, quai des Orfèvres, je ne vois pas la nécessité que votre journal publie la photo en gros plan. - Olivier Metzner. On vient d'affirmer que les écoutes de l'Élysée seraient nées d'un souci relatif à la vie privée ; tel n'est pas le cas. Sur la valeur symbolique, aux yeux de M. Monfort, de ces jugements et d'une valeur réduite des photos, 2 000 francs précisait M. Gaston-Dreyfus, j'aimerais que nos amis de la presse nous disent le prix plus le plus élevé payé par chacune de leur publication. La rumeur évoque des centaines de milliers de francs dans certains cas. N'est-ce pas du commerce ? - Marie-Thérèse Feydeau, Vice-Présidente du Tribunal de grande instance de Paris. Le débat tourne beaucoup autour des hommes publics. Je voudrais préciser que le procès de vie privée des personnes publiques est chose rarissime. Je souhaiterais que l'on évoque la masse des procès, d'autant que j'ai cru comprendre que M. Lesieur n'était pas fermé à un code de déontologie pour les personnes qui ne pouvaient pas opposer le secret de leur vie privé. - Jean Lesieur. Je ne suis pas opposé à un code ; d'ailleurs le journal que je dirige a décidé de ne pas publier de photos de paparazzi. C'est clair. J'aimerais que cette clarté ait son équivalent du côté de la justice et que la loi, que je qualifiais de totalitaire, soit appliquée à tous et de manière identique. Johnny Halliday, par exemple, donne des interviews sur sa vie privée et quand un journal écrit quelque chose de méchant sur sa vie privée, il engage un procès au cours duquel le juge ne tient aucun compte des interviews ! Cela m'agace et je suis tout à fait prêt à signer un code de déontologie concernant la presse - bonne et mauvaise. Mais j'aimerais rencontrer dans le monde judiciaire des interlocuteurs également cohérents et se comportant de façon identique avec la bonne comme avec la mauvaise presse. J'aimerais que des journaux comme Marianne deviennent les victimes du monde judiciaire tout autant que le journal auquel j'appartiens. - Jean-Yves Monfort. Commis d'office, autoproclamé pour la défense de Gala et de Paris-Match, je me dois de prendre quelques distances avec mes "clients" dans la perspective d'obtenir malgré tout les circonstances atténuantes ! Leurs propos de la vie privée des hommes publics reposent sur un postulat qui me semble inexact : la vie privée expliquerait la vie publique, les deux seraient liées. Je prends un exemple très simple : supposons que l'on apprenne que M. de Montgolfier a sa carte du parti communiste. Les justiciables vont exiger de savoir s'il va vraiment à la messe ou s'il a sa carte du pc pour apprécier le procureur dans l'exercice de ses fonctions. Il peut, quel que soit son engagement privé, exercer ses fonctions de la façon la plus droite, la plus rigoureuse et l'un n'expliquera pas l'autre. Il ne faudra pas chercher dans le personnage de M. de Montgolfier public ce qu'est le M. de Montgolfier privé. Le postulat contraire est une erreur. L'homme est multiple, complexe. Il peut avoir une vie privée dissolue - je quitte l'exemple de M. de Montgolfier - et être un homme public parfaitement droit. L'homme est à facettes, dont l'une ne répond pas des autres. Si, en 1981, le Président avait insisté sur le fait que la famille était à ses yeux une valeur qui comptait avec le travail et la Patrie, l'on aurait, certes, pu lui renvoyer sa vie privée, mais le postulat du monolithisme reste inexact. - Jean Lesieur. Je ne pars pas du tout du postulat selon lequel le comportement privé d'un homme entraîne des effets sur son attitude publique et il n'entre dans ma réflexion aucun jugement de valeur. Ce qui m'intéresse c'est la certitude que sa vie dissolue risque de l'amener à subir un chantage de la part d'un groupe. Et pour cacher sa vie dissolue, il peut être amené à des décisions non conformes à mes intérêts de citoyen. - Un intervenant. Vous décrivez là un processus totalitaire qui vous permet de tout justifier. Vous pouvez justifier toutes les investigations sur la vie d'un homme au prétexte de protéger la démocratie de ses errements ou de ses faiblesses. Et si vous n'en avez pas détecté de manière normale, rien ne vous autorise à aller investiguer au-delà des apparences. - Gilles Martin-Chauffier. Si je dois plaider coupable pour la presse, ce serait au prétexte que la presse n'a pas dit précisément en 1981 tout ce que l'on savait sur François Mitterrand avant 1945. La justice permet de défendre des silences qui ne devraient pas être, c'est très gênant. Nous devons tout savoir d'un homme politique. Pas seulement les faits qui pourraient l'amener à faire l'objet d'un chantage. Le caractère d'un homme qui négocie apparaît d'une façon claire dans sa vie privée. Aux États-Unis, toute vérité est bonne à dire. (Vives protestations dans la salle.) - Un intervenant. Il est tout de même amusant que la presse à scandale vienne nous donner des leçons de morale ! - Gilles Martin-Chauffier. Je ne comprends pas que l'on classe Paris-Match, dans la presse à scandale. Paris-Match est le plus grand journal de photos au monde, qui compte dix pages de culture chaque semaine, dix pages politiques ; il est absurde de dire cela, c'est une façon caricaturale de présenter vos adversaires. - Un intervenant. Qui déterminera la limite ou la procédure ? Certainement pas les médias quel qu'ils soient, qui vont décrire les règles sur lesquelles une société démocratique fondera son quotidien et l'articulation de ses pouvoirs. Qui le fera ? Le législateur d'abord, le juge ensuite. La limite doit procéder du suffrage universel. - Patrice de Charette, Président du Tribunal de grande instance de Saintes. Sur la mesure des dommages et intérêts, je présente la particularité pittoresque d'être le juge susceptible de prononcer des condamnations et d'avoir été le sujet d'images à l'occasion d'aventures passées. Au milieu des années soixante-dix, ma tête à fait « la une » de Paris-Match avec le titre fracassant « On les appelle les juges rouges ! » J'ai appris, à cette occasion, que j'étais un militant marxiste-léniniste infiltré dans l'appareil d'État pour le déstabiliser. J'apprends aussi, par le patron de Gamma, que j'ai perdu une véritable fortune en oubliant d'assigner tous les journaux, cela aurait amélioré mon ordinaire. Cela dit, il est encore temps, la prescription est trentenaire. En reprenant ma casquette de juge, si j'avais à connaître de l'action engagée par un mannequin pour une photo de 1987 se serait d'abord zéro franc en matière de dommages intérêts et il se prendrait ensuite une amende civile carabinée pour procédure abusive ! - Kyril Bourgatchev. Monsieur Lesieur, quel est votre jardin secret ? À vous entendre depuis tout à l'heure, on acquiert le sentiment qu'un homme public ne peut pas avoir de vie privée et qu'un homme privé n'a nécessairement pas d'accès à la vie publique, ce qui s'avère fâcheux. Je crois beaucoup au consentement. Je puis consentir aujourd'hui à voir ma photo dans la presse et ne pas consentir demain à voir ma photo à la messe. Réfléchissez à votre jardin secret. - Jean Lesieur. Si je décidais de me présenter à une élection, je le ferais, parce que je sais que mon jardin secret est parfaitement disponible à tous. (Protestations.) - Jean-René Farthouat. La vertu faite homme ! - Jean-Pierre de Kerraoul. Pour moi, journaliste et éditeur, et pour la majorité d'entre nous, il existe une limite. Toute la difficulté est de savoir comment la dessiner et comment traiter les zones floues. C'est pourquoi, nous nous refusons absolument à la tracer nous-mêmes. C'est totalement exclu. La seule légitimité d'une telle limite est d'être tracée par la main du législateur. C'est aussi la raison pour laquelle nous ne voulons pas d'ordre des journalistes. À partir du moment où il y aurait un ordre pour se pencher sur l'éventuelle culpabilité de l'un ou l'autre d'entre nous, cela signifierait, aux yeux du public, que nous serions nos propres juges, nous contribuerions, par là même, à affecter notre légitimité. La légitimité à laquelle nous aspirons, journalistes et éditeurs comme les juges eux-mêmes, et le débat d'aujourd'hui le révèle amplement, pose un sentiment commun vis-à-vis de la société française : comment l'asseoir ? La meilleure façon de le faire reste le respect d'une règle fixée par le législateur, même si cela s'avère difficile tant cette règle laisse nécessairement un flou, et l'amélioration permanente de nos pratiques professionnelles par un effort de meilleure formation de journalistes ou de meilleure articulation des chaînes de décision. Tous ceux d'entre nous qui avons été directeurs de rédaction, rédacteurs en chef, patrons de presse, savons qu'un pépin est très souvent le fait d'une défaillance de la chaîne de décision. C'est aussi parce que beaucoup de journalistes, pour de petites affaires, n'affichent pas toujours la formation et le professionnalisme nécessaires. Ces défauts relèvent de notre responsabilité. Pour les corriger, il faut une règle précisée et une pratique professionnelle mieux maîtrisée. - Jean-René Farthouat. Ainsi, ce débat enflammé s'achève d'une façon apaisée !
572
entretiens de saintes-royan-amboise
1998-02-01
3
[ "xavier de roux" ]
137
CONCLUSION
# Conclusion Ces entretiens de Saintes auront permis de dégager deux idées sur ces rapports parfois étranges entre la justice et les médias. Tout d'abord, notre vieille loi sur la presse de 1881 semble inusable. Parfois, les parlements fonds de bons textes ! Des textes centenaires. La procédure pénale semble, par contre, tout à fait inadaptée à la protection de la présomption d'innocence. Si l'on veut faire exister cette présomption c'est le code de procédure pénal qu'il faut revoir en profondeur. Personne ne souhaite vraiment un code de déontologie des journalistes géré par un Conseil de l'Ordre ; le pouvoir des corporations n'est plus à l'ordre du jour. Il serait sans doute plus simple que les journalistes soient mieux formés au droit applicable à leur métier, et qu'ils cessent de s'étonner en dépassant la bande jaune !
573
entretiens de saintes-royan-amboise
1999-02-01
0
[ "alain minc" ]
2,701
INTRODUCTION : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
# Introduction : Au nom du Peuple Français Mon ami Michel Rouger m'a assigné vis-à-vis du monde juridique le rôle que les monarchies assignaient au fou du roi. Je tâcherai de remplir ma mission de la manière dont ils ont toujours fonctionné : dire des choses très sérieuses sur un ton d'apparente irresponsabilité ! L'univers juridique a gagné. Je voudrais cadrer cette victoire avant de vous poser sept questions. Vous avez gagné, par le jeu concomitant de trois révolutions, liées l'une à l'autre. Première révolution : les démocraties contemporaines et leurs forces portantes sont manifestement le produit d'une double victoire : la victoire du marché et la victoire de l'opinion. Ce sont les deux seules forces actives dans nos sociétés. Or, la montée de l'univers juridique -- et donc du pouvoir judiciaire - est l'enfant du marché et de l'opinion. Du marché, parce que le marché appelle la règle de droit ; le marché et le droit sont l'avers et le revers de la même réalité. Le marché sans la règle de droit, c'est la jungle, comme aujourd'hui en Russie. La règle de droit sans le marché, c'est la bureaucratie et s'appelle « l'Union Soviétique ». Marché et règle de droit ne peuvent qu'aller de conserve. Plus le marché avance et plus la règle de droit ne peut que l'accompagner et l'encadrer. Quant à l'opinion, c'est la seule force sociale qui a le vent en poupe. C'est une énigme sociologique, mais c'est le seul moteur, surtout dans un pays comme le nôtre où les grands acteurs sociaux se sont effondrés. L'opinion est d'autant plus forte que nous sommes le pays d'Europe au plus faible taux de syndicalisation après la Turquie, aux partis politiques les moins nombreux, aux fondations les plus faibles, aux associations les plus étiques, aux églises les moins représentatives, où l'opinion a besoin de se créer, de manière réflexive, un partenaire, en l'occurrence le pouvoir judiciaire. Si l'on considère que la démocratie contemporaine fonctionne durablement comme le couple du marché et de l'opinion, le pouvoir judiciaire, au cœur de ce face à face, est nécessairement gagnant. Deuxième révolution qui vous a montés sur le pavois : la révolution institutionnelle fait que la souveraineté populaire a trouvé sa limite, dans un processus lent qui commence avec la création du Conseil constitutionnel en 1958 et qui met fin au vieux principe selon lequel la loi pouvait tout. À partir de 1958, par le jeu subreptice qui a vu un organisme purement régulateur se muer peu à peu en demi-Cour Suprême, on a admis un fait révolutionnaire pour les enfants de Rousseau que nous sommes : le droit est supérieur à la loi. Il existe des règles de droit supérieures à la loi. Qu'un organisme judiciaire puisse censurer le législateur, est, avec le recul historique, un bouleversement abyssal. Mais ce bouleversement est irréversible, parce qu'il se double d'une deuxième révolution radicale pour ce pays d'État-nation, autocentré, satisfait et convaincu de porter en lui-même sa propre limite : le fait que le droit international soit plus fort que le droit national et s'impose obligatoirement, et ce dans un univers qui véhicule lui aussi la victoire du marché et de la démocratie telle qu'elle fonctionne dans le monde de culture anglo-saxonne. Le système français, sans le vouloir, a décidé que le droit serait supérieur à la loi. Puis nos engagements internationaux ont permis au droit international de contraindre le droit national. Ces deux phénomènes rendent cette révolution tout aussi irréversible. La troisième révolution, elle aussi irréversible, assoit encore plus fortement la victoire du système juridique et judiciaire : c'est le passage d'un État administrant à un État régulateur. L'État français a eu du mal à passer d'un modèle à l'autre et a longtemps résisté à cette ligne de plus grande pente. Aujourd'hui, il a accepté l'évolution et parfois même il la crée ou l'anticipe : en témoigne la multiplicité des autorités indépendantes, avec tous les problèmes qui y sont afférents et, de ce point de vue, je crois l'arrêt de la Cour de cassation d'hier un élément majeur : ces autorités administratives indépendantes ne sont plus administratives ; elles sont indépendantes, quasi juridictionnelles et doivent donc respecter les procédures de droit. C'est la rupture du cordon ombilical qui liait les autorités indépendantes avec ce que l'on croyait être encore l'Administration. L'État continue à se dessaisir pour des raisons qui renvoient à l'opinion : il n'a plus la force d'imposer des règles sans qu'elles soient contestées ; il préfère donc se défausser sur des corps extérieurs pour imposer ses règles, car ces corps extérieurs, bizarrement, seront moins contestés que lui. En effet, il n'y pas d'illégitimité des sources de droit, alors que la société contemporaine, pour des raisons inquiétantes, est en train de créer l'illégitimité du pouvoir politique. Le passage à un État régulateur se traduit par l'abandon du décret au profit de la source de droit indépendante ; de l'abandon, dans le jeu de la société civile toujours plus forte, du décret au profit du contrat qui appelle un régulateur. Ces trois éléments mis bout à bout - le marché et l'opinion fabriquent le pouvoir juridique et judiciaire ; la souveraineté s'est inversée et désormais les règles de droit sont supérieures à la loi ; la régulation a pris le pas sur l'administration -- composent les ingrédients de votre victoire durable et définitive. Il ne s'agit pas d'un phénomène passager ; cela donne à la société civile le droit de vous interpeller. C'est ce que je veux faire en vous posant sept questions. ## Le postulat « indépendance égale corporatisme » est-il légitime ? La France a une si faible habitude de l'indépendance d'institutions ou de pouvoirs autres que politique qu'elle est entrée dans cette dynamique qui oblige l'indépendance à être assise sur le corporatisme. Dans les vieilles démocraties, le problème ne se pose pas : en Grande-Bretagne, le pouvoir exécutif nomme, mais, à la seconde de sa nomination, le nommé est indépendant et considérerait outrageant de ne point l'être. Le débat s'est posé exactement dans les mêmes termes dans l'ordre monétaire : la manière dont la France a du mal à accepter l'indépendance de sa banque centrale est très proche de l'enchaînement ayant conduit à l'idée selon laquelle l'indépendance ne peut dans notre pays que passer par le corporatisme. Sans doute était-ce une étape nécessaire pour violer l'État et couper de force le cordon ombilical. Toutefois, à long terme, le corporatisme peut lui-même saper l'indépendance. Penchons-nous sur la réforme constitutionnelle visant le Conseil supérieur de la magistrature. On se dit qu'il faudrait arrêter de plaisanter : que les magistrats aient la majorité moins un ou la majorité plus deux ne changera rien, parce que les non-magistrats ne peuvent être de vrais régulateurs d'un système qu'ils ne connaissent pas. Le débat sur deux postes n'a aucune importance. En réalité, vous vivez sur le postulat que l'indépendance ne peut que passer par le corporatisme. Ce n'est pas une règle absolue, c'est la règle des démocraties faibles et, comme par hasard, elle est surtout appliquée dans les pays latins, les pays de démocratie les plus faibles en Europe. ## Peut-on exercer un pouvoir sans recourir à la responsabilité individuelle ? Telle est aujourd'hui la situation. Vous, magistrats, arguez de l'existence des voies de recours pour réduire au minimum votre responsabilité individuelle. À mes yeux, une telle attitude est le « marqueur » du corporatisme selon lequel les individus ne sont pas responsables, puisque le système introduit les recours. Refuser le corporatisme revient à déclarer que tout pouvoir exige la responsabilité individuelle. Or, aujourd'hui, vous vous trouvez dans une situation telle que vous saperiez une partie de votre légitimité face au pays si vous n'assumiez pas le passage à la responsabilité individuelle. La responsabilité individuelle implique que la responsabilité disciplinaire fonctionne, ce qui n'est pas le cas, que la responsabilité pénale fonctionne. Aujourd'hui, un magistrat ne peut être attaqué même si les attendus d'un jugement sont contraires à certaines lois ; ainsi en a décidé la Cour de cassation. Lors d'une récente conférence aux jeunes magistrats de l'Enm, je demandais ce qui se passerait si un magistrat tenait un propos raciste dans la motivation d'un jugement. Réponse : on ne peut l'attaquer. Ce sera le cas jusqu'au jour où la Cour de cassation renversera sa jurisprudence. Enfin, cela implique la responsabilité médiatique : vous ne pouvez exercer un pouvoir dominant dans la société et refuser d'être médiatiquement responsables, comme nous le sommes tous. Les magistrats seront jugés par la presse, critiqués. Ils devront changer leur peau de jeune fille pour une peau de crocodile, comme toute personne engagée dans le débat public. Quand les magistrats de la Commission d'instruction de la Cour de justice de la République demandent au Garde des sceaux d'intenter contre moi un procès en diffamation pour avoir critiqué leur arrêt de renvoi dans des termes bien plus modérés qui arrivent aux oreilles de n'importe quel homme politique, chef d'entreprise ou intellectuel, cela révèle-t-il un refus d'accepter son rôle dans la société ? Il faut accepter les contreparties du pouvoir que l'on détient. Vous ne pourrez pas durablement avoir l'indépendance sans la responsabilité. ## Peut-on régir la société sans être ouvert sur la société ? Tant que vous étiez un modeste contre-pouvoir, cela n'avait guère d'importance et je comprends très bien que vous vous soyez retranchés dans un syndrome de type Fort Alamo ! Vous étiez agressés, vous étiez dominés, vous étiez souvent humiliés et vous aviez raison de vous enfermer et de vous protéger. Désormais, vous êtes en position ascendante, voire dominante. Dès lors, il est normal d'être ouverts sur la société. C'est dire que beaucoup partent vers la société civile et en reviennent. Le corps des magistrats devient bien davantage l'image syncrétique de la société. Comme dans les grandes démocraties, on recrute à des niveaux élevés des magistrats venant de l'extérieur et non plus pour combler des vides. C'est dire que vous acceptez la symbiose que tout milieu doit accepter. Quand on est dominant, on est obligé de s'ouvrir sur le monde que l'on domine. C'est une interpellation majeure ; vous êtes suffisamment forts pour entrer dans cette dialectique. Si tel n'était pas le cas, le syndrome Fort Alamo ne pourra pas mettre à bas votre pouvoir, mais pourra en écorner la légitimité morale ! ## Le droit a gagné, le pouvoir judiciaire a triomphé, mais sommes-nous vraiment un État de droit achevé ? Il serait temps que l'univers juridique que vous représentez sous toutes ses formes - magistrats, avocats, universitaires, experts -- qu'ensemble vous dressiez un livre blanc pour déterminer les dysfonctionnements qui révèlent que, sur certains plans, nous sommes très en deçà de cet *habeas corpus* européen qui subrepticement, et je m'en réjouis, est en train de s'imposer à nous. Ne croyez-vous pas nécessaire d'expliquer que la loi douanière est contraire aux libertés fondamentales, que la loi fiscale donne des pouvoirs exorbitants, que la procédure inquisitoire mérite d'être largement toilettée, même si, pour des raisons historiques, il ne peut être question de passer à un système accusatoire ? Pour un pays où le droit a gagné, nous ne nous sommes pas offert cette mise à niveau qui ferait de nous un État de droit achevé. Si elle venait à naître du mouvement même de votre univers, des forces portantes que vous représentez dans la société civile, ne croyez-vous pas que ce serait là une manière d'asseoir votre légitimité vis-à-vis du pays et de montrer à quel point vous savez, pour le bien des citoyens, en faire bon usage ? On ne peut admettre, d'un côté, le triomphe du droit comme source de pouvoir ; de l'autre, le non-achèvement de l'État de droit au plan des libertés individuelles. Certes, il est en progrès pour les raisons déjà citées : la règle de droit est supérieure à la loi, et -- la société de marché gagnant, le juge de l'économie de marché gagne avec elle - les règles internationales, heureusement, nous imposent des règles nationales, des principes, qui participent à éliminer certaines scories qui faisaient de nous une démocratie étrange. Il n'en reste pas moins que le travail de nettoyage n'est pas achevé. ## Peut-on faire du pénal le principal régulateur dans des sociétés complexes ? On perçoit aujourd'hui l'incapacité à résoudre un certain nombre de problèmes par des voies consensuelles. On retombe sur la question de la disparition des acteurs sociaux. Dans un pays qui ne sait pas établir de compromis entre acteurs sociaux, le système connaît des difficultés à se réguler, ce qui pousse à renvoyer vers le juge des problèmes situés hors de sa sphère et à survaloriser le pénal. Les affaires de mémoire historique en sont un bon exemple. Sans même parler du cas très spécifique du procès Papon, les débats entre historiens sont désormais traités devant des tribunaux. On se pose alors la question de savoir si la France est capable d'un débat démocratique normal. Pensons à celui sur la parité, recherche d'une norme juridique. Comment cette affaire aurait-elle prospéré dans une vraie démocratie ? Le Gouvernement aurait réuni autour de lui les forces vives du pays -- les syndicats, le patronat, les grandes associations, le monde universitaire, le monde médiatique - et il en serait sorti un engagement de promouvoir la parité. Dans la mesure où le fonctionnement n'est pas démocratique, nous empruntons immédiatement le biais de la norme de droit avec le côté extraordinairement chaotique s'attachant à ce détour. Cela est vrai de manière générale : la société ne sait pas réguler ses problèmes autrement qu'en poussant vers les normes de droit et, à l'intérieur de cette régulation, elle utilise le pénal pour des raisons symboliques, surtout à un moment où l'opinion domine, où les partis politiques s'affaissent, où le populisme s'impose. Je pense, par exemple, à l'affaire du sang contaminé. Il n'est pas possible de traiter des phénomènes d'emballement en habillant la demande collective de sanctions du halo du droit et de la justice. Si le système judiciaire n'essaie pas de lutter contre la survalorisation du pénal, il risquera un retour de manivelle. ## Le fonctionnement de La Trinité « juge-médias-opinion » correspond-il à un optimum démocratique ? Elle y a correspondu et je suis de ceux qui pensent que le pouvoir judiciaire méritait cette réhabilitation, mise en route par cette trinité. Elle a sainement fonctionné pour rééquilibrer les pouvoirs. Mais son fonctionnement n'est-il pas passé au-delà du rééquilibrage pour installer un nouveau déséquilibre des pouvoirs ? Pour l'heure, le jeu de ce trio est irrésistible et m'amène à ma septième question. ## Existe-t-il un pouvoir sans contre-pouvoir ? Vous étiez un contre-pouvoir humilié, vous êtes devenus un contre-pouvoir respecté et vous êtes en passe de devenir le premier des pouvoirs. Le seul pouvoir qui pourrait s'opposer à vous institutionnellement, le pouvoir politique, est en réalité devant vous comme un papillon aveuglé par la lumière. Dès lors, la question est de savoir, et vous devez être les premiers à la poser, comment faire pour que le premier des pouvoirs que vous êtes devenus fonctionne, non pas en procédant à l'ablation de ce qui lui a été donné ou de ce qu'il a légitimement pris, mais en acceptant que des contre-pouvoirs s'imposent à lui. Cela renvoie aux questions que je vous ai posées tout à l'heure sur la responsabilité individuelle, sur le mode de fonctionnement, sur la réflexion collective, car si vous ne vous posez pas cette question vous-mêmes, c'est un retour de bâton de l'opinion qui vous obligera à vous la poser. Laboratoire de l'Europe, l'Italie est un pays qu'il faut toujours prendre au sérieux. Ce n'est pas un hasard si le fascisme y est né, si le communisme y a disparu, si la révolution judiciaire y a eu lieu et si elle s'est close en Italie. À travers l'exemple italien, on perçoit comment, à un moment, on ne sait trop pourquoi, cette opinion se retourne soudainement et oblige à une adaptation forcée. Pour éviter ce retournement d'opinion, que je ne souhaite pas, il appartient au pouvoir judiciaire lui-même de s'interroger. Permettez-moi de conclure en vous disant, parce que vous avez gagné, cette phrase que le Pape Jean-Paul II ne cessait de répéter à ses compatriotes polonais : « N'ayez pas peur ! »
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entretiens de saintes-royan-amboise
1999-02-01
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[ "michel rouger", "hubert haenel", "dominique barella", "paul martens", "guy canivet", "michel de salvia", "jean-rené farthouat", "alain minc", "francis bernard", "kiril bourgartchev", "daniel labetoulle", "philippe léger", "jean-pierre zanoto", "xavier de roux", "louis bartolomeï", "valéry turcey", "michel joubrel", "christian charrière-bournazel", "jean moulineau", "alain lacabarats" ]
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LE JUGE CONTRE LA LOI : LE POUVOIR ET LA JURISPRUDENCE
# Le Juge contre la Loi : Le Pouvoir et la Jurisprudence - Michel Rouger,Président honoraire du tribunal de commerce de Paris Selon Alain Minc, la Loi a été soumise à la règle de droit. J'aimerais bien connaître le point de vue de la Loi ! - Hubert Haenel, *Sénateur du Haut-Rhin* Je crois qu'Alain Minc était tout à fait dans de rôle que vous lui aviez défini, de provocateur, d'interpellateur, de procureur. Mais, à l'entendre, j'aurais aimé que, de temps en temps, au lieu de dire « vous », il dise « nous ». Car c'est nous tous, le législateur - que je suis censé représenter ici - mais aussi toutes les forces économiques, sociales, politiques, qui pouvons être mis en accusation. Aujourd'hui on assiste, nous a-t-on dit, à une montée en puissance du droit. Il est en soi souhaitable que la loi soit soumise à la Loi, avec un grand L, c'est-à-dire à l'État de droit. Mais ne nous plaignons pas non plus d'une montée en puissance de la justice. Qui se plaint aujourd'hui de la justice ? À la fois les puissants du monde économique, social et politique, et les modestes qui ne se reconnaissent pas toujours dans la justice de tous les jours. Que peut dire le législateur qui est interpellé ? Je crois qu'Alain Minc a tort quand il vous dit que vous avez gagné Parlant ainsi, je crois entendre certains de mes collègues parlementaires de tous bords politiques qui ont le sentiment, à mon avis à tort, qu'il existe une sorte de conjuration des juges. Or, l'on sait que, par essence, les juges sont des individualistes, donc peu portés à la conjuration. On nous dit que les juges ont gagné et que tous les autres ont perdu, et que ce changement est durable, voire définitif. Or je ne crois rien de définitif en ce domaine : nous traversons simplement une phase de montée en puissance un peu brouillonne et désordonnée. Peut-être est-ce là que le bât blesse, car le législateur ne remplit pas son office. Si, au lieu de redouter les magistrats, voire les policiers, le législateur avait le courage de parler des sujets que les différents acteurs sociaux sont en droit d'attendre de la justice, cela redonnerait du sens et de la cohérence au débat sur ces problèmes. Alain Minc ramène l'ensemble au marché et à l'opinion. Outre l'économie et les finances, bien d'autres choses animent la vie sociale. Je déplore le travers actuellement si répandu dans les milieux politiques, particulièrement chez les chefs d'État et de Gouvernement ou chez les ministres, de considérer que seuls les économistes et les financiers sont capables de régler tous les problèmes de la société. J'ai vu à l'œuvre de hauts personnages et je me suis rendu compte qu'eux-mêmes, une fois qu'ils accédaient aux responsabilités, réalisaient qu'il ne suffisait pas d'être Inspecteur des finances ou Conseiller-maître à la Cour des Comptes ; qu'il fallait aussi être un humaniste, un honnête homme, au sens ancien du terme. Je terminerai en réaffirmant mon désaccord avec Alain Minc : la responsabilité de la situation présente est partagée, notamment par la classe politique. Il est regrettable que la justice ne figure jamais dans les débats lors des campagnes électorales les plus importantes, excepté sous la forme des « affaires » qu'on se jette à la figure. - Dominique Barella, Juge d'instance à Saintes, ancien membre du Csm Tout le monde sait qu'Alain Minc est un fanatique de la Pax Americana ! Mais je voudrais lui faire observer que tout ne se résout pas à l'économie. Il existe, par exemple, le juge constitutionnel, juge politique, désigné sur des critères politiques. Il existe des juges, les conseillers prud\'homaux, qui sont des non professionnels de la magistrature. Tous travaillent et fonctionnent. Le positionnement d'Alain Minc dans le débat est celui d'un homme politique, d'un homme de pouvoir, déçu de voir fuir la surpuissance. Notre démocratie est évoluée ; il existe une sphère politique, un exécutif, un législatif, mais le « pouvoir judiciaire » tel que le conçoit Alain Minc n'existe pas. Tous les juges, professionnels ou non, rendent des décisions sur des litiges individuels, en appliquant des textes. Alain Minc rêve d'un système anglo-saxon. Mais le système anglo-saxon repose sur une société communautariste où chacun se définit par ses origines ethniques ou sociales. Telle n'est pas la tradition française. Dans la société américaine, tout se résout par la jurisprudence, ce qui n'est pas la garantie d'un choix légitime. Nous, juges français, ne souhaitons pas laisser un espace trop large à la jurisprudence ; nous souhaitons que le législateur fasse naturellement et complètement son métier, le plus profondément possible. Ce qui nous manque, c'est, précédée de larges débats, une intervention claire du législateur, tandis que, très logiquement, ceux qui comme Alain Minc souhaitent la prééminence de la jurisprudence vont répétant qu'il y a trop de lois, qu'il faut laisser agir l'économie de marché, laisser opérer cette régulation sauvage qui convient à l'homme naturel, chacun devant y trouver son intérêt. Une telle conception, particulièrement en matière judiciaire, avantage le fort par rapport au faible ; or la justice doit protéger le faible face au fort. - Paul Martens, Juge à la Cour d'arbitrage de Belgique Plutôt que de la victoire des juges, il faudrait parler d'un recul de la représentation politique. La justice a avancé, parce que la loi a reculé. Est-ce parce que le politique manque de courage ? Je ne crois pas que ce soit par défaut de courage que le Parlement ne parvient plus à des lois claires, c'est plutôt la rançon du pluralisme. Il était bien plus facile de légiférer quand on élaborait un Code civil qui excluait la femme, l'enfant, l'absent, l'étranger, qui avançait que la convention fait la loi des parties, sans se soucier des inégalités présidant entre elles. Dès que l'on entre dans le détail de la correction, fatalement, les lois deviennent moins claires. Les lois claires, j'en ai fait mon deuil et c'est un deuil plutôt gai ! En effet, les lois claires sont le fait des sociétés d'exclusion alors qu'une société d'intégration veut ménager tout le monde, n'exclure personne avec pour conséquence de renvoyer la balle au juge. Le juge n'a pas pris le pouvoir ; il est simplement l'ailier à qui l'on fait la dernière passe ! Alain Minc affirme qu'après la victoire des juges, il faudrait élaborer un livre blanc des dysfonctionnements. Je lui adresserai une réponse étroitement corporatiste, puisque je vais faire l'éloge des juridictions constitutionnelles ! Notre juridiction, contrairement au Conseil constitutionnel français, reçoit le recours immédiat du citoyen et les questions préjudicielles des juges. Chaque fois qu'un juge a le sentiment qu'on le contraint à appliquer une loi contraire au principe d'égalité, il interroge la Cour d'arbitrage qui l'autorise au besoin à ne pas l'appliquer. Nous avons tous eu à connaître les exemples cités. En matière de procédure pénale, subsistaient dans la loi des cas où le ministère public pouvait faire appel alors que le prévenu n'y était pas autorisé. Nous avons argué que c'était contraire à la Constitution. Désormais, un droit d'appel équivalent est reconnu au prévenu. Des questions nous ont été adressées sur le caractère contradictoire des expertises, d'innombrables questions en matière fiscale. Des juges nous interrogeaient pour savoir, non pas si la loi était contraire à la Constitution, mais si la loi interprétée de telle ou telle manière était contraire à la Constitution ! Or ce qu'ils nous soumettaient ainsi, sans le dire, c'était l'interprétation de la Cour de cassation. On nous demandait donc de condamner une jurisprudence de la Cour de cassation et de lui substituer une jurisprudence présumée meilleure de la Cour d'arbitrage ! Il y a donc une évaluation permanente de ce qui demeure contraire à l'*habeas corpus* ou à l'égalité en matière fiscale. Dans toutes les cours constitutionnelles d'Europe, de tels recours permettent au citoyen, qui ne se sent plus suffisamment représenté par les hommes politiques ou qui ne se sent pas la voix assez forte pour être entendu des lobbies influençant la confection des lois, de venir face à son juge lui demander de confronter une loi à la norme constitutionnelle supérieure et de l'écarter si elle est en contradiction avec elle. Se posent bien sûr, d'autres problèmes : ceux de la légitimité de ce juge ou de la séparation des pouvoirs. - Guy Canivet, Premier président - Cour d'appel de Paris Pour éviter de parler en termes de pouvoir, je réfléchirai en termes de fonction. Derrière toutes les questions posées par Alain Minc, on peut, semble-t-il, se demander si la justice ne devient pas une fonction supra-étatique. Le juge applique un droit supra-étatique : celui de la Convention européenne des droits de l'homme ou le droit communautaire. Il existe de fait un espace judiciaire international. Ainsi les commissions rogatoires s'exécutent-elles dans de nombreux pays du monde. Il existe de plus en plus de tribunaux internationaux pour juger des affaires pénales internationales, permettant au juge d'évincer le droit national. De sorte qu'on se demande si la justice, pouvoir régalien, n'est pas devenue une activité qui dépasse celle de l'État et si les contrôles dont elle est l'objet ne doivent pas être trouvés ailleurs que dans l'État. - Michel de Salvia, Greffier à la Cour européenne des droits de l'homme. Peut-être faudrait-il préciser le cadre du contrôle européen en matière de droits fondamentaux. Une évidence n'est peut-être pas toujours perçue comme telle : une justice est rendue, non plus au nom du peuple français ou du peuple allemand, mais au nom des peuples d'Europe, sur la base d'un texte, la Convention, instrument constitutionnel de l'ordre public de l'Europe. Cette Convention est interprétée par une Cour, c'est-à-dire par un pouvoir judiciaire de nature constitutionnelle. Quel était l'objectif de la Convention ? Nous pouvons nous reporter à ce que disait M. Teitgen en 1949 : le principal danger qui menace les sociétés est la raison d'État au sens le plus général du terme et, face à la raison d'État, il faut dresser la seule souveraineté qui vaille qu'on meure pour elle, la seule qui mérite d'être en toute hypothèse respectée et défendue, la souveraineté de la morale et du droit. Voilà le sens de la Convention européenne des droits de l'homme. Elle fonde une jurisprudence très simple : le rôle des apparences, le principe d'efficacité, le principe d'effectivité, le principe de proportionnalité. Cette justice est rendue par une cour constitutionnelle faite d'une légitimité parlementaire, puisque les juges ne sont pas désignés par les États, mais élus par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Cela lui donne une dimension supranationale : la Cour élabore un droit commun à partir de paramètres très abstraits. Le pouvoir politique est totalement absent. Les États ont confié à la Cour une mission, assortie de quelques jalons simples. À elle d'élaborer les principes suprêmes de l'ordre juridique auxquels ils entendent se référer. Par ailleurs, je ne crois pas légitime de traduire la montée du droit comme une montée au combat, qui se solderait par des vainqueurs et des vaincus. S'il y a un vainqueur, c'est l'État de droit. Si aujourd'hui toutes les personnes doivent répondre devant la loi de la même manière, il me semble que nul ne peut s'en plaindre. Qui soutiendrait l'idée d'un droit pénal à deux vitesses ? Il n'y a pas, en règle générale, d'activisme des juges. Les juges ne cherchent pas les affaires, ce sont les affaires qui viennent à eux. C'est parce que les contre-pouvoirs ne jouent plus efficacement que le juge est saisi par des personnes qui n'ont pas trouvé dans leur milieu social la solution qu'elles recherchaient. Dans la société française, on le sait, les pouvoirs sont concentrés entre les mains d'un petit nombre de personnes : le chef de parti, le haut fonctionnaire ou le chef d'entreprise... Dans l'entreprise, par exemple, tous les pouvoirs sont détenus par le président-directeur général. Où sont les contre-pouvoirs quand la loi de 1966, qui donnait à l'assemblée des actionnaires le droit de nommer et de révoquer les administrateurs et à ceux-ci le droit de nommer et de révoquer le Président, n'est pas opérante ? En fait, le pouvoir est entre les mains d'un président ou d'un gérant. Quel peut être le pouvoir d'une assemblée générale majoritairement contrôlée par une famille ou un grand groupe ? Dès lors que la régulation interne est absente, la régulation s'opérera naturellement à l'extérieur et on se tournera vers le juge. C'est dans ce contexte que le juge se trouve de plus en plus souvent saisi et non par l'effet d'un quelconque complot des juges. De par la défaillance des régulations, le juge est, en somme, saisi par défaut. - Jean-René Farthouat, Ancien Bâtonnier de Paris Je ne veux pas prendre la défense d'Alain Minc qui n'en a nul besoin, mais je crois que l'on aurait tort d'évacuer les questions qu'il nous a posées et qui me paraissent fondamentales. Je reviens aux propos de M. de Salvia au sujet de la place de la morale dans la jurisprudence, en cours d'édification sur le plan européen. C'est un problème que nous rencontrons aussi dans notre système judiciaire interne : lorsqu'un juge a décelé un fait à ses yeux amoral, il a une volonté bien compréhensible - et sans doute en phase avec l'opinion - de le réprimer. Pour y parvenir, il est conduit, sinon à prendre des libertés avec la loi, du moins à se livrer à des interprétations qui peuvent paraître contestables. J'illustrerai mon propos par deux exemples. Le premier est celui de la prescription : il est vrai que le législateur a largement montré la voie au juge en élargissant certaines prescriptions sous la pression de l'opinion ; ainsi en matière de délits sexuels commis contre des mineurs, avec d'ailleurs certains excès qui ne laissent pas d'inquiéter. Le juge lui emboîte le pas en inventant des prescriptions à géométrie variable. Il suffit pour s'en convaincre de se reporter à la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de prescription des crimes contre l'humanité et les variations, au fil des arrêts, des critères retenus. Le second exemple est celui du secret professionnel des avocats : le législateur s'est efforcé, par des lois successives, d'affirmer les fondements et la prééminence du secret professionnel. Or, l'on constate que l'évolution de la jurisprudence consiste à battre chaque fois en brèche les barrières posées par le législateur pour le protéger, et le juge - on le constate dans les cas de perquisitions - dans son souci de pourchasser l'immoralité, n'hésite pas à percer le secret professionnel. - Alain Minc Je voudrais répondre à quelques-unes des interventions. Monsieur le Sénateur Haenel, je ne veux nullement opposer le marché et l'humanisme. Nous sommes tous des humanistes. J'ai déclaré que, dans une société moderne, le marché et la règle de droit vont de pair, non que le marché avait raison. Dans une société moderne comme la France, plus le marché avance et plus la règle de droit avance - et il convient de s'en réjouir. Nous avons collectivement fait franchir à ce pays un pas vers un système capitaliste plus normal. Les droits des minoritaires commencent à être préservés, les administrateurs commencent à être responsables, les assemblées commencent à fonctionner... Tout cela participe de ce que doit être la démocratie d'entreprise. Alors, n'opposons pas le marché et l'homme ! Dominique Barella m'a interpellé en fonction de l'image de l'économiste membre de l'*establishment* que je suis, non en fonction des propos que j'ai tenus. Cela a conforté le message que je vous adressais en vous incitant à sortir de vos tours d'ivoire. Et pour cela, la première démarche est d'écouter ! J'ai fait l'éloge de la régulation juridique, je me suis réjoui que la France ait avancé vers la démocratie grâce à la montée du pouvoir judiciaire. Or, la simple image que vous avez de moi fait que vous avez entendu autre chose. Venant d'un citoyen de base, cette confusion m'aurait paru normale. Ce l'est moins venant d'un juge exerçant des fonctions d'autorité. Je vous demande d'avoir l'amabilité de relire mon intervention et vous constaterez qu'un véritable écart sépare ce que vous vouliez entendre de ce que j'ai dit. Un seul mot à ceux d'entre vous qui se sont sentis agressés par mon propos : je n'ai jamais parlé de complot des juges. Quand je parle de « la montée du pouvoir judiciaire » et que l'on traduit par « complot des juges », cela me fait penser à des comploteurs qui voient des complots partout ! Je n'ai pas évoqué la corporation des juges dans un désir de pouvoir. Dans les sociétés complexes, des interactions interviennent comme dans le domaine physique et quand un pouvoir s'abaisse, un autre s'élève. Ce ne sont pas les hommes qui l'on voulu et provoqué, c'est le résultat d'une physique élémentaire des institutions et des rapports de force. Je crois m'être suffisamment plaint du fait que nous ne soyons pas une vraie démocratie fonctionnant par accords consensuels et collectifs entre les acteurs sociaux pour être prêt à déceler la raison de la montée, par compensation, du juridique. Il n'en reste pas moins que nous sommes confrontés à la question de savoir pourquoi ce jeu de physique élémentaire entre le pouvoir politique et ce qu'il faut bien appeler « le pouvoir judiciaire » prend une telle ampleur. Notre société civile est pauvre et anémique. Elle fonctionne mal, plus mal que dans les autres pays. L'accord entre les acteurs sociaux est absent. On se réfugie dans l'ordre juridique comme on se réfugiait autrefois dans l'ordre du pouvoir politique absolu : parce que nous ne savons pas fabriquer du consensus. Et c'est autrement plus important que d'imaginer que nous sommes ici, certains des juges en tant que représentants du faible et moi en tant qu'émanation des forts, dans un tête-à-tête trop commode. En venir à cette forme de réflexion inspirée d'une vision quelque peu datée de la société est une manière très douillette d'éluder un vrai débat : nous sommes collectivement responsables du mauvais fonctionnement de notre société civile. Or, dans la mesure où vous êtes devenus un des régulateurs majeurs de la société civile, vous êtes plus directement interpellés. J'ajouterai que je ne me soucie guère d'interpeller sur ces sujets des hommes politiques. Maintenant que l'euro est fait, ils ne sont plus là que pour mettre en musique, le moins mal possible, un processus dont on peut écrire note pour note la partition pour les vingt années à venir. Ce n'est plus chez eux que se situe le débat et si je vous interpelle, vous, c'est précisément parce que le poids de votre action rétroagit sur chacun de nous avec une intensité autre que celle des politiques. Le fait de vous interpeller d'une manière un peu plus brutale que vous n'en avez l'habitude n'est que la rançon de votre nouvelle position. Je terminerai en indiquant à M. Haenel que la société civile n'a pas de problème avec le monde politique : le monde politique a disparu ! - Michel Rouger L'affaiblissement du pouvoir politique vient de ce qu'il n'a pas su gérer efficacement les contradictions dès lors que le pouvoir exécutif et l'expression majoritaire du pouvoir législatif ont écrasé les minorités. Il ne faudrait pas que la justice, qui gagne tout naturellement en pouvoir, n'accepte pas un principe de contradiction. Le fond du débat d'aujourd'hui est de voir dans quelle mesure comment il est possible d'accepter de fortes contradictions à l'intérieur de notre système judiciaire. - Hubert Haenel En écoutant M. Minc, je me suis rendu compte que l'on était passé du « vous » au « nous ». En même temps, il a suggéré que si la société civile est complexe, le fonctionnement de la justice ne l'est pas moins. Il est un point sur lequel je suis parfaitement en accord avec lui : le pouvoir politique a disparu, ce qui imprègne tous les autres débats. - M. Francis Bernard, *Chambre régionale des comptes de Poitou-Charentes* La démarche que nous devons tenir est une démarche d'analyse conceptuelle d'une société développée à la fin du XXe siècle, s'accompagnant de phénomènes de gestion et de localisation des pouvoirs qui ont considérablement évolué. D'une économie administrée, nous sommes passés à une économie de concurrence, en conséquence, d'un système administratif à une société de liberté, et à un droit, qui n'est plus un droit d'administration, mais de régulation. Accessoirement, on est passé d'un système de valeurs morales, imposé par l'État, avec ses grands principes républicains, à des valeurs morales plus diffuses et complexes. Des propos tenus, j'ai retenu que l'on considère le droit supérieur à la loi, c'est-à-dire que l'on a quitté une société de droit positif pour une société de droit naturel où la loi ne revêt plus la même légitimité. Cela me permet de revenir sur les hésitations qu'entraîne la morale dans l'application de la loi. Ainsi, voit-on le législateur hésiter dès lors qu'il est confronté à certains domaines particulièrement délicats : la politique concernant les étrangers, la réforme de l'instruction et du régime de la détention qui a fait l'objet de sept ou huit projets successifs, restés sans application. On constate tout autant la grande hésitation du juge : ainsi que le rappelait M. Farthouat, cela le conduit, par exemple, à une extension de la prescription pour appliquer sa morale. Graves hésitations encore de la Chambre Criminelle dans l'incrimination de l'empoisonnement ou ses incertitudes sur le délit d'abus de biens sociaux. D'où de grandes variations entre les juridictions. Nous sommes tous ici confrontés à de telles hésitations tant il est vrai que la loi ne revêt plus l'universalisme et la souveraineté qu'elle présentait. La morale intervient qui permet au juge d'être présent. La souveraineté de la loi a disparu : on en trouve des exemples frappants dans les équilibres qui s'établissent entre les exigences d'une morale collective, souvent relayées par les médias, et le respect des libertés individuelles. Le secret professionnel de l'avocat en est une excellente illustration : en 1990, la loi affirmait que le secret professionnel de l'avocat en tant que défenseur, mais aussi en tant que rédacteur d'actes ou négociateur, était absolu. Or, immédiatement après, une jurisprudence de la Chambre criminelle a permis des perquisitions et des saisies de pièces se rapportant directement à l'activité de l'avocat. Devant l'émoi manifesté, le texte a été modifié en 1993 pour l'élargir encore et pour spécifier que le droit au secret professionnel était absolu, non seulement dans le domaine des droits de la défense, mais aussi dans celui du conseil. Malgré cela, la jurisprudence s'est maintenue et la perquisition et les saisies de pièces sont admises dès lors qu'elles ne concernent pas seulement les droits de la défense. Le législateur est intervenu une nouvelle fois en 1997 pour déclarer le droit au secret professionnel absolu en toutes matières ; néanmoins, la jurisprudence a persisté à le limiter aux droits de la défense. Il y a là une difficulté qui tient au fait que les exigences de morale dépassent le contenu explicite de la loi. Ainsi les juges ont-ils la possibilité d'appliquer le droit naturel, entravant la défense qui ne peut plus invoquer l'application d'une norme claire. C'est pourquoi les défenseurs se félicitent que la Convention européenne des droits de l'homme étende son champ d'application, car cela leur permet de retrouver des éléments de référence qui pondèrent les réflexes moralistes et redonnent au tout un aspect juridique. Certes, le droit positif a besoin de se nourrir d'une morale. Il n'est pas seulement l'organisation de règles de marché, mais une exigence de morale et d'éthique, et la justice, au cœur de la Cité, doit faire rayonner ces valeurs morales et éthiques. Mais il convient que ce soit une morale collective et non la morale d'un juge. - Kiril Bourgartchev, *Avocat au Barreau de Paris* Je ne sais pas si nous sommes un État achevé, mais en adoptant les valeurs du système accusatoire que l'on oppose à notre système inquisitoire, trop souvent réduit à un rite d'autodafé, n'allons-nous pas tout simplement achever l'État ? - Michel Rouger Il est vrai que l'on peut s'interroger sur l'origine de notre droit processuel et de sa pratique inquisitoriale. Mais, en définitive, nous y sommes habitués et avons domestiqué ses inconvénients ; ce n'est pas un débat sur lequel se concentrer actuellement alors que nous vivons une période de transition. Les risques d'insécurité juridique et judiciaire sont suffisamment nombreux pour ne pas en rajouter avec cette querelle. - Daniel Labetoulle, *Président de la section du Contentieux du Conseil d'État* Je souhaiterais apporter quelques nuances aux propos relatifs à la disparition de la souveraineté de la loi et à la substitution de la morale ou du droit naturel à la loi. Certes, la loi n'est plus aussi majestueuse et souveraine qu'elle l'était voilà quelques décennies. Le Conseil constitutionnel peut empêcher la promulgation d'une loi. Les juges judiciaires ou administratifs peuvent constater qu'elle est intervenue en méconnaissance d'un engagement international et écarter son application. Cela peut arriver, mais est-ce très fréquent ? Non, fort heureusement ! Par conséquent, au quotidien, le juge applique la loi, ce que du reste il souhaite ! Le juge ne manifeste pas un désir d'imposer sa vision du monde, sa morale, aux dépens de la loi. Un juge se sent serviteur de la loi. Pour autant qu'il trouve une loi dans ses codes dès lors qu'un litige est à trancher, il l'appliquera. Il se prêtera parfois à regretter son insuffisante précision. Par exemple, dans un département maritime, lorsque la loi sur la protection du littoral explique en substance que l'urbanisation dans les « espaces proches du rivage » sera « limitée », le juge, certes, regrettera de ne pas savoir très bien où commencent et où s'arrêtent les « espaces proches du rivage », ni en quoi consiste une « urbanisation limitée », mais, à partir de ces notions et se plongeant dans les travaux parlementaires, il essaiera de trouver une définition. Lorsque, il y a quelques semaines, le Conseil d'État a eu à statuer sur l'élection du Président du conseil régional de Rhône-Alpes, il a trouvé un texte, plutôt mal rédigé, aux termes duquel, lors de l'élection de son président par le Conseil Régional, le vote ne devait être précédé d'aucun débat. Cette disposition pouvait paraître étrange. Au reste, on constate qu'elle a été introduite dans la loi suite à un débat parlementaire qui avait affirmé d'emblée un désir de transparence. En fait, l'élection du président devant avoir lieu sous la présidence du doyen d'âge du Conseil régional, on s'est avisé que, dans *moult* cas, le doyen pouvait se trouver quelque peu diminué par l'âge et qu'il convenait de lui épargner un débat préalable au vote, qui risquait de lui échapper. De là est née la disposition interdisant le débat avant le vote. Or, au cours de l'élection incriminée, il y avait bel et bien eu débat entre M. Millon et M. Gollnisch. Le juge s'est contenté d'appliquer la loi ! Peut-être faudra-t-il, pour la prochaine fois, modifier le texte. Mais on peut dire que, dans la grande majorité des cas, le juge trouve un texte et l'applique. Nous n'avons nulle envie d'y substituer je ne sais quels principes tirés de la morale ou du droit naturel. De ces choses, un juge se méfie grandement ! Le juge souhaite des lois claires et précises, non inventer un pouvoir supra-législatif. - Philippe Léger, Avocat général à la Cour de Justice de Luxembourg À ce point du débat, je ne veux pas intervenir sur la dimension internationale, mais observer qu'il révèle un paradoxe de notre société. Ceux qui s'efforcent d'orienter ou de façonner l'opinion parlent de la réforme de la justice. On a l'impression que la justice est en réforme permanente depuis trente-cinq ans ! En fait, les débats révèlent que la justice, sans doute, a besoin de se réformer en permanence comme toute autre institution. Mais ce n'est pas principalement la justice qui a besoin de se réformer, c'est le fonctionnement de l'État. Quantité de rapports ont souligné que la loi et la réglementation étaient souvent mal faites. Pourquoi donc attribue-t-on toujours à la justice des problèmes qui sont ceux de notre société, de l'État ? Certes, la justice est un révélateur de la société. Mais il conviendrait de parler aussi de la réforme de l'État ! - Jean-Pierre Zanoto, Juge d'instruction au Tgi de Paris Je veux réagir à la notion de morale qui pourrait interférer dans les décisions du juge et revenir sur l'exemple évoqué du secret professionnel des avocats. Ce sujet fait, selon moi, l'objet d'un grand malentendu : le secret professionnel n'est pas un droit, mais une obligation pour l'avocat, l'obligation de ne pas révéler les informations qu'il a recueillies dans sa relation avec son client, obligation au reste sanctionnée pénalement. On confond très souvent l'obligation au secret professionnel et les droits de la défense. Pour la Chambre criminelle, l'obligation au secret professionnel n'est absolue que dans un cas : quand elle touche aux droits de la défense. Par conséquent, si les avocats ne veulent pas que leur cabinet soit perquisitionné, ce n'est pas la loi de 1971 organisant le secret professionnel qu'il fallait invoquer en 1997, mais le Code de procédure pénale en tant qu'il évoque les droits de la défense. Ce n'est pas par souci de morale que le juge a voulu rechercher dans tel cabinet les éléments de son information, non parce qu'il pensait que l'avocat apportait son soutien à une personne moralement condamnable ; ces perquisitions, extrêmement rares, se fondent sur des éléments d'enquête, réunis préalablement et donnant à penser que l'avocat s'est associé aux agissements de son client. - Xavier de Roux, *Avocat au barreau de Paris, ancien député* Le Président Labetoulle évoquait la possibilité de toujours trouver un texte. Dans cette querelle sur le secret professionnel qui a rebondi avec l'arrêt de la Chambre criminelle, celle-ci a cherché un texte et s'est interrogée sur le point de savoir si la protection absolue du secret professionnel de l'avocat devait se trouver dans le Code de procédure pénale ou dans les règles qui organisent le fonctionnement de notre profession. C'est pour moi aller à l'encontre de l'esprit de législateur. Il suffit de se reporter aux débats parlementaires pour comprendre que le législateur a évidemment entendu mettre fin à ce qui constituait une dérive. La modification de la loi intervenue en 1997 est arrivée après qu'un certain nombre de juges d'instruction eurent trouvé que le plus simple était d'aller chercher la preuve dans le dossier du défenseur ! C'est pour mettre à l'abri ce que le client confie à son avocat que le Parlement est réintervenu pour affirmer que l'information confiée est couverte par le secret professionnel et que la violation du secret professionnel par un tiers, et donc par un juge, est réprimée pénalement. La Cour a prétendu trouver ailleurs des textes lui permettant de contourner la volonté explicite du législateur. Cela démontre que le juge, s'il sait jouer avec la loi, peut faire prévaloir sa propre politique pénale. En l'espèce, la politique pénale de la Cour de cassation s'est opposée à la politique pénale voulue par le législateur. - Louis Bartolomeï, *Substitut général à la Cour d'appel de Lyon* Alain Minc a présenté d'excellentes analyses, que je partage totalement, mais il en est une qui me paraît contestable et que je conteste de par mon expérience provinciale. Il déclare : « Vous avez gagné ! », et parle de l'émergence d'un pouvoir judiciaire fort. Gagné quoi ? Gagné contre qui ? Je me demande si, derrière cette exclamation, ne se cache pas une vision théorique, abstraite et, si j'ose dire, parisienne, fondée sur quelques affaires « hypermédiatisées ». Magistrat de province, j'ai une autre vision du fonctionnement de la justice, qui demeure, à mes yeux, extrêmement classique. Je voudrais illustrer mon propos d'un exemple relevé dans l'actualité : vous avez tous en mémoire ce jeune homme, tombé inanimé de la soute du train d'atterrissage de l'avion Dakar-Satolas. Comment le pouvoir judiciaire fonctionne-t-il quand un péril majeur menace un mineur étranger ? Ce mineur, inconscient, fut transporté en secret à l'hôpital. Le Parquet était informé, mais il n'a été fait aucun usage de la législation sur l'assistance éducative dont relevait pourtant, de toute évidence, ce mineur. Grâce à une indiscrétion, le juge des enfants fut saisi, lança une ordonnance aux fins d'audition et d'expertise du mineur et de son placement. Le commissaire de police prétendit d'abord l'exécution de l'ordonnance impossible, le pavillon de l'hôpital où était soigné le mineur présentant, selon lui, le caractère d'une zone internationale. Il fallut attendre 22 heures pour que le juge reçoive par l'intermédiaire du Parquet l'avis que son ordonnance allait finalement pouvoir être exécutée, « le Ministre de l'Intérieur ayant donné son accord » ! Que l'on me dise où se situe l'émergence d'un pouvoir judiciaire ! - Michel Rouger La notion de gain trouve un sens dans le sport ou en économie, mais n'a guère sa place dans la justice. Je suis président d'un centre de formation pour les juges consulaires qui coopère depuis cette année avec l'Enm. Trois éléments de la formation des juges leur permettent notamment d'intégrer l'ordre judiciaire : en premier lieu, l'apprentissage de la contradiction, peu naturelle aux hommes d'entreprise. En deuxième lieu, l'apprentissage d'une forme de déontologie spécifique, dont la notion de gain doit être exclue : la vie judiciaire n'est pas une vie de combat et la notion de gagner n'y a pas place. Quant au principe hiérarchique, à la base du fonctionnement de l'entreprise, il ne peut se retrouver à l'intérieur de la justice pour des raisons évidentes de sécurité et d'indépendance. - Valéry Turcey, *Juge au Tgi de Paris, Président de l'Usm* Poser le problème en termes de lutte de pouvoir serait faire fausse route. Beaucoup d'hommes de pouvoir raisonnent ainsi, mais nous, juristes, devons raisonner autrement. Existe-t-il un pouvoir judiciaire ? La réponse est toute faite : Tocqueville l'a donnée dans *De la démocratie en Amérique*. Par nature, le pouvoir judiciaire est sans action, il ne se saisit pas lui-même. À la différence des pouvoirs politiques, on s'adresse à lui. La montée en puissance du rôle du juge ne vient pas des juges eux-mêmes si ce n'est de la montée du contentieux et du fait que de plus en plus de plaideurs et d'avocats s'adressent aux juges pour trancher des litiges. C'est pourquoi on focalise sur eux. Autre erreur à ne pas commettre : confondre le droit et le juge. Une montée en puissance du droit s'observe dans tous les États démocratiques. Pour autant, les juges n'y trouvent pas intérêt. Beaucoup aimeraient être moins souvent saisis, pouvoir rendre des décisions plus argumentées, plus sereines. Si les lois, les règles de droit étaient bien faites, si elles s'imposaient d'elles-mêmes, l'on n'aurait pas autant besoin des juges pour les appliquer. La jurisprudence prend une place grandissante, parce que les lois sont mal faites. Le juge, une fois saisi, ne peut refuser de trancher et, dans le silence des textes, il lui faut se référer à quelque chose. C'est ce qui fait l'utilité et le caractère irremplaçable du juge. Mais si le droit pouvait s'appliquer sans que l'on ait recours aux juges, ces derniers s'en féliciteraient. - Michel Joubrel, *Substitut général à la Cour d'appel de Versailles, membre du Csm* Il ne faut certes pas parler en termes de gain ou de lutte de pouvoir. Cela étant, restent des problèmes que l'on ne peut se cacher. Il n'est pas exact que l'on s'adresse au juge - qui ne demande rien. Lorsque le juge revendique l'indépendance du Parquet, il la revendique en termes de pouvoir et prévaut alors une dynamique de positionnement de pouvoir. - Christian Charrière-Bournazel, *Avocat* Je suis interpellé par cette intrusion de la morale dans le domaine du pouvoir de juger. Nous sommes tous ici d'accord sur la nécessité de juger. Sans la force du jugement, la loi est inerte et comme le disait l'un de nos grands anciens « Elle n'est plus qu'un précepte moral aussitôt bafoué par les cyniques ». Pour autant, ne perdons pas de vue que le juge ne juge qu'en fonction du droit, non de la morale. Je dénie au juge le droit de se comporter en régulateur moral, pour deux raisons. La première : il n'est jamais qu'un homme qui juge un homme. La seconde : il juge au nom d'un droit variable. Nous savons depuis Voltaire qu'un homme peut être coupable en un ou deux points de l'hémisphère et absolument innocent dans le reste du monde. Nous savons que le droit ne se confond ni avec la vérité, ni avec la justice, ni avec la morale. Ainsi, jusqu'en 1972, le droit campait même contre la vérité : il était interdit d'établir en justice une filiation adultérine. Pour ces deux raisons, j'affirme qu'il est exclu qu'un juge puisse prétendre dire la morale là où il ne sait pas dire le droit. - Jean Moulineau, *Conseiller municipal de Saintes* Je souhaiterais que l'on ne dénature pas la pensée d'Alain Minc. En fait, Alain Minc a évoqué la notion de gain et de victoire en référence à des lois physiques qui se résument ainsi : la nature a horreur du vide. Il nous a dit que le politique avait disparu ; de nos débats il ressort, en effet, que si le droit l'a emporté sur la loi, si la loi a aujourd'hui moins de légitimité, c'est que le politique est de moins en moins capable de la rattacher au légitime. M. Léger a évoqué une réforme de l'État. Si la loi en soi a moins de légitimité, n'est-ce pas le fait du manque de légitimité de la loi suprême, la Constitution, et ne faut-il pas envisager de la réformer afin de redonner au Parlement un véritable pouvoir de créer une loi pleinement légitime, plus détachée des lobbies des marchés, c'est-à-dire mettre fin à cette stérilisation du Parlement qui a résulté de la Constitution de 1958 et aujourd'hui responsable du vide auquel se disent confrontés les magistrats ? Les magistrats se sentent « déboussolés », car on ne leur demande plus simplement d'appliquer la loi ou des règles éthiques ou morales ; on leur demande de fabriquer la morale et l'éthique. En effet, le monde bouge, les technologies et les mœurs évoluent. En outre, dans la mesure où nos institutions conduisent la représentation nationale à être défaillante, dans la mesure où la nature a effectivement horreur du vide, il faut bien que la jurisprudence vienne le remplir. Et si elle fait, c'est bien à la demande du citoyen, du justiciable, puisque le juge ne se saisit pas lui-même. Peut-être y a-t-il une certaine volonté de pouvoir chez les juges, par exemple, s'agissant de la question de l'indépendance du Parquet, mais, dans la majorité des cas, c'est le peuple qui les saisit. Or le peuple a besoin de références, de valeurs, de morale. Le juge aujourd'hui incarne ces valeurs et peut-être est-il le seul à les incarner. Au nom de qui et au nom de quoi le juge est-il fondé dans notre société à créer la morale ? Alain Minc avance que le droit va de pair avec le marché. Or le procès du sang contaminé pose le problème de la confrontation entre la logique du marché, inspirant des décisions prises par des politiques dans l'intérêt général de l'économie, et la valeur individuelle de la vie. On perçoit le risque que le juge, dans cette affaire, ne soit obligé de s'accaparer ce qui était jusqu'ici l'apanage du politique : la raison d'État, la morale et l'éthique. - Alain Lacabarats, Vice-Président du Tgi de Paris Une nouvelle Sainte Trinité a été évoquée : le marché, l'opinion et le juge. Le juge serait, d'une part, un produit de marketing ; de l'autre, un produit des médias. Cela le positionne dans la situation d'un sportif dopé qui a usurpé sa victoire. Quel est le problème du juge ? Avant tout, il doit décider. Une chronique célèbre du Premier Président Drai s'intitulait *Pour un juge qui toujours décide*. Le juge tient sa légitimité et sa responsabilité de la loi elle-même. Rappelons l'article 4 du code civil : *Le juge ne peut pas refuser de statuer au prétexte de silence, d'obscurité ou d'insuffisance de la loi*.. Même en l'absence de loi, le juge doit décider, c'est sa responsabilité. Il faut garder en mémoire ce texte extraordinaire. De même, quand il poursuit, indiquant que le juge doit exercer cette responsabilité *sous peine d'être poursuivi comme coupable de déni de justice*. Bien sûr, je suis d'accord avec maître Charrière-Bournazel pour dire que le juge ne doit qu'appliquer la loi, rien de plus, notamment pas la morale. Si la loi est claire, le juge possède un pouvoir considérable. Le texte sur la protection de la vie privée paraît clair et bien fait. Mais si l'on considère les pouvoirs extraordinaires dont dispose le juge pour décider ce qui fait ou non partie de la vie privée et fixer les limites de protection, on constate que, même avec un texte clair, le juge conserve des pouvoirs considérables. Je conçois que les pouvoirs du juge paraissent effrayants. Un empereur chinois du XVIIe disait qu'il souhaitait que ceux qui s'adressent aux tribunaux soient traités sans pitié aucune pour qu'ils soient écoeurés du droit et tremblent à l'idée de comparaître devant un magistrat. Tel n'est pas du tout mon idéal de la justice. Et si ceux qui ne sont pas juges peuvent considérer que les pouvoirs du juge sont effrayants, ils sont ressentis de même façon par le juge lui-même. Songez à la situation du juge des référés auquel on demande parfois de prendre des décisions épouvantables, immédiatement exécutoires ! Beaucoup a été dit sur le rôle du juge. Il doit être ouvert et ne pas se replier sur lui-même. À Alain Minc j'aurais recommandé de demander son admission au Csm dont les délibérés profiteraient beaucoup de sa présence ! Je suis également d'accord avec lui quand il indique que le juge doit être bien formé. Il doit être indépendant ; sans doute est-ce une tarte à la crème de l'indépendance à l'égard du pouvoir politique, ce qui, pour moi, civiliste, n'est pas une difficulté, mais il faut aussi être indépendant à l'égard de toutes les autres formes d'influences, dont certaines nous concernent particulièrement. Ainsi, faut-il être indépendant à l'égard de ses propres préjugés, ne pas être de parti pris, douter, être humble et savoir se renouveler. Ce n'est guère aisé et il y a de quoi parfois donner l'envie de ne plus être magistrat !
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entretiens de saintes-royan-amboise
1999-02-01
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[ "hubert haenel", "paul martens", "francis zapata", "michel rouger", "daniel labetoulle", "jean-rené farthouat", "daniel labetoulle", "philippe marchand", "christian rœhrich", "guy canivet", "michel de salvia", "odile valette", "francis teitgen", "serge guinchard", "jacques bon", "philippe léger", "jacqueline de guillenchmidt" ]
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LE JUGE ET L'ÉTAT
# Le Juge et l'État - Paul Martens, *Juge - Cour d'arbitrage de Belgique* Trois éléments frappent le « toursiste juridique » belge en France. Tout d'abord, la survivance de l'esprit jacobin. Ensuite, l'esprit républicain. Enfin, la notion de souveraineté qui semble spécifique à la France en même temps qu'un peu incompréhensible. Lors d'un récent débat à la télévision, de grands esprits déploraient que la France perdait sa souveraineté dans l'Europe. Je m'étonnais d'entendre attribuer à l'Europe des maux auxquels l'État est tout aussi incapable que l'Union de remédier. Il y a là une sorte d'instrumentalisation du concept de souveraineté qui échappe aux Belges, parce que la Belgique est un pays anti-jacobin. Chez nous, le pouvoir a toujours été le pouvoir de l'occupant. Ainsi, y renoncer ne représente-t-il pas un grand mal ; échanger un pouvoir occupant contre la supra-nationalité ou la supra-constitutionnalité serait plutôt une bonne opération. Je me pose alors la question : me faites-vous envie ? La part culturelle -- gastronomie, œnologie, football - qui est en moi répond : oui ! En tant que juge, je vous dirai : non ! Beaucoup des débats entendus ici ou que j'entends souvent à l'Enm me paraissent totalement impossibles dans mon pays. On nous appelle pouvoir judiciaire, notre constitution rénovée nous reconnaît indépendants. Toute volonté de l'administration de ne pas s'incliner devant le pouvoir judiciaire ou suspicion vis-à-vis d'un éventuel pouvoir des juges n'existe pas chez nous et n'est pas, selon moi, enviable. Nous sommes contents de disposer d'un contrôle de constitutionnalité *a posteriori*, auquel, me semble-t-il, vous répugnez encore. Nous sommes satisfaits d'avoir admis assez facilement et assez tôt la suprématie du traité sur la loi interne, ce que le Conseil d'État français a mis un certain temps à admettre. Nous sommes porteurs d'une foi européenne un peu naïve. Quand nous admettons la supra-nationalité, nous n'avons pas du tout le sentiment de trahir Jeanne d'Arc, Napoléon ou Astérix ! La jurisprudence du Conseil d'État français a connu une révolution des droits subjectifs et le pouvoir régalien de l'État n'est plus ce qu'il était. De fait, au Conseil d'État de Belgique, nous nous inspirons beaucoup de la jurisprudence du Conseil d'État français. Je terminerai par une question : existe-t-il encore un noyau dur d'inviolabilité de l'État, d'« injusticiabilité » de l'État qui subsisterait en France et que je ne ressens pas en Belgique ? J'avais été frappé de lire, il y a quelques années, un livre qui présentait encore le Conseil d'État comme le défenseur de l'administration et le juge judiciaire comme le défenseur du citoyen. Je ne trouve plus trace d'un tel clivage aujourd'hui dans la jurisprudence du Conseil d'État. Mais subsistent encore des éléments pour les Belges tout à fait exotiques : le secret défense, les actes de gouvernement que nous n'avons jamais osé consacrer en Belgique. Telle est donc ma question : existe-t-il encore en France un secteur régalien privilégié de l'administration, où le juge ne peut s'immiscer ? - Hubert Haenel Certains progrès ont été accomplis récemment, et c'est une bonne chose, en ce qui concerne le secret défense. C'était auparavant un moyen commode de dire : « Il n'y a rien à voir ! », dont on a usé et abusé. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui et vous pouvez être rassuré sur ce point. Mais pour être provoquant, je devrais dire que la police judiciaire est encore un domaine sur lequel l'État et les juridictions ne se penchent qu'insuffisamment. On évoque très souvent l'indépendance des parquets à l'égard du pouvoir, jamais l'indépendance des parquets à l'égard de leurs mandataires naturels. - Francis Zapata. *Président rapporteur, Cour administrative d'appel de Bordeaux* L'examen de la jurisprudence du Conseil d'État depuis trente ans révèle un recul considérable de la notion d'actes de gouvernement dans nombre de domaines. Les seuls pans à subsister sont résiduels, le secteur des activités diplomatiques notamment. Une illustration nous a récemment été offerte avec l'affaire Greenpeace qui avait mis en cause le décret du Président de la République concernant la reprise des essais nucléaires. Il s'agit là d'un acte de haute politique ; de même le décret du Président de la République prononçant la dissolution de l'Assemblée nationale. En tant que juges administratifs, nous n'avons ni la légitimité ni les pouvoirs pour annuler de tels actes pour excès de pouvoir. Pour ce type d'actes, nos mécanismes de régulation démocratique offrent d'autres modes de sanction, notamment la responsabilité du Président de la République devant l'électorat, sa responsabilité politique, ce qui explique le caractère permanent, mais restreint, de la notion d'actes de gouvernement en France. Je dois aussi évoquer la pratique un peu nouvelle des cours administratives d'appel, créées en décembre 1987. Elles furent initiées par une réforme essentielle s'inspirant grandement des structures et des modèles de nos collègues judiciaires. En effet, ces juridictions examinent désormais l'ensemble des appels formés contre les décisions des tribunaux administratifs, y compris dans le domaine de l'excès de pouvoir. Seuls restent de la compétence exclusive du Conseil d'État en premier ressort les actes réglementaires et, en appel, d'autres types de décisions prises par des instances collégiales nationales. Nous voilà confrontés à un grand défi, celui de la croissance forte et continue de la demande de droit. Il est positif de nous trouver confrontés à des centres d'intérêts élargis, avec le droit européen notamment. Le défi n'en reste pas moins écrasant. Il y a environ dix ans, à leur naissance, les cours administratives d'appel comptaient 5 000 dossiers en stock provenant du Conseil d'État. Le nombre atteint aujourd'hui 25 000. Même si les effectifs ont parallèlement augmenté, il nous faut relever le défi en ne laissant pas s'allonger les délais de traitement juridictionnel. - Michel Rouger Je reviens sur la capacité de l'État à imposer sa volonté dans différents domaines et sur la substitution opérée au profit des autorités administratives indépendantes. Alain Minc nous a dit que celles-ci parvenaient à une meilleure régulation que l'État. Les décisions de ces autorités posent toutefois problème. Dès lors que l'on occupe des responsabilités dans l'économie d'État, on se retrouve en permanence aux prises avec des procédures originales, souvent critiquées par le Barreau, avec des décisions, prises très en amont, et aux conséquences non négligeables. Une critique feutrée de l'action et des décisions de ces autorités administratives indépendantes se fait jour ; je n'en ai pas retrouvé trace dans les interventions de la salle. - Jean-René Farthouat, *Ancien Bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris* Je m'interroge de longue date sur la légitimité d'une juridiction particulière pour juger des rapports entre les citoyens et l'État ou entre les citoyens et les organismes para-étatiques. Si confronté, par exemple, à un dossier d'infection par du sang contaminé au cours d'une transfusion réalisée dans une clinique privée, l'on remonte jusqu'à des responsabilités administratives, on se heurte une mauvaise justice et à sa mauvaise organisation. Je voudrais que soit ôté aux juridictions administratives tout ce qui relève des rapports avec les citoyens. Pourquoi deux ordres de juridiction différents pour traiter des rapports entre un malade et un hôpital public et entre un malade et une clinique privée ? - Daniel Labetoulle Il existe deux ordres de juridiction en France, mais est-ce une originalité française ? L'Espagne compte une juridiction administrative, de même que l'Italie, l'Allemagne, la Belgique. Certes, l'Angleterre ne dispose pas tout à fait d'une juridiction administrative, mais comment se règlent les litiges entre l'administration britannique et les citoyens ? Devant des juridictions spécialisées, même si elles relèvent, elles aussi, de la Chambre des Lords. Il y a quelques mois, lors d'une réunion à Stockholm, un représentant de la Chambre des Lords déclarait : « Oui, en Grande-Bretagne, nous n'avons pas de juridiction administrative. C'est l'effet de l'histoire et de la tradition. Mais si c'était à refaire, nous en créerions ! » Pourquoi, monsieur le Bâtonnier, une cinquantaine de pays au monde ont-ils une juridiction administrative ? N'est-ce pas un rouage utile au bon fonctionnement d'une société démocratique ? L'État, mais aussi, ne les oublions pas, les collectivités locales, les communes, les départements, les régions, les établissements publics détiennent une part de la vie démocratique du pays. Une idée très simple est à la base de cette organisation politique nationale ou décentralisée : en démocratie, les citoyens remettent à un pouvoir issu de l'élection le soin de prendre des décisions en leur nom. Les décisions des différents organismes élus ne peuvent évidemment pas être tout à fait de même nature que des décisions individuelles par mise en jeu de règles et de prérogatives particulières. Il n'est pas nécessaire de remonter à Montesquieu ou à Rousseau pour constater qu'un pouvoir démocratique appelle un contrôle, qui ne peut être de même nature - parce qu'il n'est pas exercé avec les mêmes yeux - que le contrôle qui s'exerce sur chacun d'entre nous. Une telle distinction trouve d'ailleurs tout son sens un sens dans les cas d'hospitalisation dès lors que l'on admet que, dans notre société, l'hôpital est tout autre chose qu'une simple clinique publique. La décision du maire de Saintes délivrant un permis de construire, celle de son conseil municipal révisant le Pos, sont-elles de même nature que celles que prend tout un chacun ? Je ne le crois pas ! Et puis, qu'y a-t-il de gênant à cela ? Le fait que l'on puisse hésiter entre deux juges ? En France, le tribunal des conflits est chargé de trancher la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction. De combien d'affaires traite-t-il chaque année ? Une trentaine, dont une bonne vingtaine est à peu près évidente. Reste le bilan de la juridiction administrative : il ne semble pas qu'elle soit plus tolérante qu'il ne convient à l'égard de l'État ou des collectivités locales. Les requérants accèdent au prétoire, le Préfet nous saisit en annulation d'un acte d'une commune, une commune nous demande d'annuler un acte de l'État... Nous ne connaissons pas de problèmes d'indépendance. - Philippe Marchand, *Conseiller d'État, ancien Ministre* On a beaucoup parlé jusqu'ici du juge, moins du peuple. C'est au nom du peuple que j'ai la prétention d'intervenir ! Que veut le peuple ? Il veut comprendre, il veut des choses simples. Le juge veut des codes simples, lui permettant d'appliquer des lois simples. L'exemple de l'hôpital est particulièrement frappant : le peuple n'est pas intéressé de savoir si la question relève de la compétence judiciaire ou administrative, mais il est choqué qu'en cas de plainte contre un chirurgien pour faute professionnelle, la décision prise par l'autorité judiciaire ne soit pas forcément la même que celle prise par la juridiction administrative, il est choqué que les jurisprudences soient différentes, puisque le Conseil d'État, beaucoup plus que le judiciaire, se dirige doucement vers l'obligation de résultat et abandonne l'ancienne obligation de moyens. Un effort est à porter sur la clarté. Je veux maintenant m'exprimer en qualité d'ancien ministre de l'Intérieur. On évoque beaucoup la réglementation de nos institutions, mais il existe, dans ce pays, des pratiques qu'il ne faut pas avoir peur de dénoncer, qui ne doivent plus durer. Dès lors qu'un officier de police judiciaire mandaté par un magistrat interroge quelqu'un et dresse un procès-verbal, est-il normal qu'il le transmette au ministère de l'Intérieur ? Est-il normal qu'un Ministre de l'Intérieur se voit poser par le policier la question de savoir quand il « devra » transmettre le document au magistrat qui l'a commis pour procéder à l'enquête ! - Christian Rœhrich, *Avocat général à la Cour de cassation* Je reviens sur la séparation de l'autorité judiciaire et de l'autorité administrative dans notre pays. Bien sûr, monsieur le Président Labetoulle, vous êtes indépendant. Mais vous ne partagez pas la culture judiciaire en ce qui concerne l'examen des intérêts respectifs en litige dans un procès. Je parle ici des intérêts de l'administré, de la personne, non des collectivités locales que vous avez mentionnées. L'imbrication des matières est telle qu'il arrive de plus en plus souvent que les juridictions administratives aient à connaître de questions intéressant les individus en tant que personnes Au vu de certaines jurisprudences administratives, je crains que le souci de sauvegarder les droits de l'individu face aux intérêts supérieurs de l'État diffère selon les ordres de juridictions. Ainsi en est-il du droit des étrangers. J'ai à l'esprit un avis récent du Conseil d'État sur le droit au mariage : un préfet avait la possibilité de prendre une mesure d'éloignement d'urgence. La « Haute Assemblée » s'est uniquement préoccupée de la question de l'examen de l'urgence, donc de l'intérêt supérieur de l'État, sans se préoccuper, me semble-t-il, du droit au mariage qui figure parmi les droits fondamentaux de la personne humaine, invoqué par l'étranger concerné Le Conseil d'État ne s'est nullement posé la question. C'est pourquoi je parle de différence de culture. Mon autre point porte sur la répartition des compétences. Tous les juristes les plus qualifiés, tant magistrats qu'avocats, passent des heures et des journées avant que l'action ne soit engagée. On se demande si elle relève du domaine judiciaire ou administratif. La difficulté, pour une évolution ultérieure vers la réunification, réside dans la validation de la séparation par le Conseil constitutionnel ; on accorde valeur constitutionnelle à ce principe, bloquant toute évolution et figeant la France dans un système de jupe plissée qui ne présente pas que des avantages et qui comporte de plus en plus, dans le domaine économique, des franges qui se recoupent et qui posent de réelles difficultés au Tribunal des conflits. Malgré les efforts réguliers et approfondis des deux ordres de juridiction pour se concerter, on ne peut juger le système français satisfaisant : il fait perdre du temps aux juristes, de l'argent aux particuliers, il laisse planer l'incertitude sur des points essentiels -- on l'a vu à propos du sang contaminé. - Michel Rouger Je crois nécessaire quelques précisions sur l'arrêt récent de la Cour de cassation. Un chef d'entreprise a été condamné par la Cob à payer une amende. Il est allé devant la Cour d'appel qui a censuré la commission, laquelle s'est pourvue devant la Cour de cassation. La Cour de cassation a rappelé un certain nombre de principes issus de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme pour affirmer que les procédures employées par la Cob contrevenaient à l'article 6 de ladite Convention. - Guy Canivet, Premier Président - Cour d'appel de Paris La procédure de sanction de la Cob prévoit qu'un rapporteur désigné et doté de pouvoirs d'investigation participe au délibéré du Conseil. La Cour d'appel, saisie d'un recours, a notamment indiqué qu'une personne investie de pouvoirs d'instruction participant à la formation de jugement est un fait contraire à l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La décision pose le problème fondamental de savoir si cet article s'applique aux autorités administratives indépendantes. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre la décision de la Cour d'appel de Paris. - Michel de Salvia, *Greffier à la Cour européenne des droits de l'homme* La Convention n'opère pas de choix entre tribunal de l'ordre judiciaire et tribunal de l'ordre administratif. En revanche, elle opère un choix quant à la compétence *ratione materiae*.. Elle dessine une dichotomie entre droits et obligations de caractère civil d'une part, accusations en matière pénale de l'autre. Relève de la garantie de l'article 6 toute contestation civile, non pas au regard du droit national, mais au regard du droit autonome de la Convention. Ainsi, une matière administrative peut-elle relever de la catégorie « droit civil » ou encore de la matière pénale ; l'arrêt Bendenoun en est un exemple. Certains comportements peuvent faire basculer une affaire du domaine purement administratif au domaine pénal. Avec l'émergence d'une contestation en matière civile comme en matière pénale, la Convention exige qu'il y ait un tribunal, premier droit garanti par la Convention. Ensuite, le tribunal doit décider selon les critères et les principes inscrits dans la Convention elle-même. La jurisprudence recourt à la notion d'égalité des armes - *Waffengleichheit* - considérée comme indispensable à l'équité de la procédure : l'accusé ne doit pas être mis dans une situation de désavantage par rapport à l'accusation. Je signale qu'une grande appréhension s'est, semble-t-il, manifestée en France à la suite d'un arrêt qui ne concernait pas la France, mais le Luxembourg : l'arrêt Procola. Dans cet arrêt, la Cour a estimé que la composition du Conseil d'État luxembourgeois où siégeaient des personnes ayant pris part à une formation consultative du Conseil constituait une infraction au principe de l'égalité des armes. La Convention considère le problème en amont : à partir du droit, elle exige un tribunal répondant aux principes de l'article 6. - Odile Valette, *Procureur de la République - Beauvais* La dissociation et les hésitations des juristes n'étaient-ils pas, parmi d'autres, un facteur de choix de l'un des juges judiciaires particulier qui est le juge pénal ? - Daniel Labetoulle Pour ce qui concerne l'arrêt de la Cour de cassation, je crois que tout ce qui en a été dit est exact. La Cour de cassation, en validant l'arrêt de la Cour d'appel, a-t-elle entendu entrer dans un raisonnement selon laquelle la Cob est une juridiction, dès lors que l'article 6 de la Convention s'applique aux tribunaux ? - Francis Teitgen, *Avocat au Barreau de Paris, Bâtonnier désigné* L'État a, durant des décennies, fonctionné comme un arbitre, y compris dans des domaines où la société civile ne requérait pas forcément sa présence, notamment dans le débat social, quand la négociation entre patronat et syndicats ne semblait pas pouvoir aboutir. Le recul de l'État se situe d'abord à ce niveau ; dès lors, la régulation sociale passe nécessairement par le recours au droit, c'est-à-dire, tôt ou tard, par le recours aux juges et aux tribunaux. Ce que la Cour européenne entend signifier, c'est qu'à chaque fois qu'un débat de droit aura lieu, l'on débattra sur une contestation concernant un droit de caractère civil ou sur une accusation pénale - et quel que soit le type de juge saisi. L'application de la loi résultera nécessairement d'une procédure garantissant les droits élémentaires des personnes, ce qui incontestablement n'était pas le cas devant la Cob. Quiconque a plaidé devant la Cob pour un justiciable risquant une sanction de nature quasi pénale et particulièrement lourde a pu en faire l'expérience. Un élément paraît décisif : dans la mesure où l'État recule, le droit avance et la régulation par le droit passe nécessairement par une procédure qui offre les garanties du procès équitable : le juge indépendant et impartial, l'égalité des armes, la présence de l'avocat, la prévisibilité par la loi, la sécurité juridique. - Serge Guinchard, *Professeur à Paris II* La question du dualisme juridictionnel et celle des autorités administratives indépendantes me semblent liées, précisément par la jurisprudence de la Cour européenne. Certes, le Conseil constitutionnel a laissé entendre que le dualisme juridictionnel faisait partie de notre droit constitutionnel ; néanmoins, cela n'empêche en rien la Cour européenne de juger un jour autrement. Une décision mettant en cause la lisibilité et la prévisibilité de notre droit dans les cas de conflits de compétence est déjà intervenue. Même s'il n'y a que trente affaires au rôle du Tribunal des conflits, c'est déjà trop et enlise le justiciable dans une insécurité juridique au départ de son action. Sur ce point, un plaideur fera un jour condamner la France à Strasbourg, *nonobstant* la conformité de constitutionnalité conférée à ce dualisme par le Conseil constitutionnel. Il y a très longtemps déjà que le Conseil constitutionnel et la Cour européenne ont reconnu que les décisions rendues par les autorités administratives indépendantes, qualifiées ou non de juridictions, sont soumises à l'attraction des principes du procès équitable et de l'article 6. Le procès équitable, si on se réfère à l'étymologie latine, c'est l'équilibre entre les deux plateaux de la balance. Ce qui pose problème aux autorités administratives indépendantes, c'est la confusion des genres dans tous les domaines, parce qu'elles font partie du pouvoir législatif - puisque, dans certains cas, elles édictent des règlements -- ainsi que du pouvoir exécutif, puisqu'elles sont chargées de faire exécuter les règlements qu'elles ont édictés. Enfin, du pouvoir judiciaire. Elles constituent donc, dans leur organisation, une atteinte à la séparation des pouvoirs, à l'encontre de notre tradition française. Autre grave difficulté : leur fonctionnement en tant qu'instances juridictionnelles est également marqué par la confusion des genres, puisque ce sont souvent les mêmes hommes qui enquêtent, qui instruisent et qui jugent. Je crois comprendre qu'une telle confusion a été sanctionnée par l'arrêt du 5 février de la Cour de cassation. Les conditions d'un procès équitable ne sont pas réunies, ce qui fera vraisemblablement l'objet d'une censure prochaine de la Cour de Strasbourg. C'est probablement par la Cour européenne que nous, Français, serons sauvés de cette confusion des genres. - Jacques Bon, *Président honoraire du tribunal de commerce de Paris, membre du Conseil de la concurrence*. Au fond, chacun s'accorde sur la nécessité de juridictions spécialisées. Pour ma part, je n'imagine pas que les missions du Csa, de la Cob, du Conseil de la concurrence ou d'autres puissent être éclatées sur quelques dizaines ou centaines de juridictions différentes. La nature des problèmes à traiter justifie des juridictions et des organismes administratifs indépendants spécialisés. En sens inverse, je continue à m'interroger sur leurs modalités de fonctionnement. Si des juridictions, au sens étroit du terme, avaient été créées, bien des difficultés eussent été évitées. À l'heure actuelle, ces quasi-juridictions cherchent en permanence leur propre code de procédure alors que nous en avons en France d'excellents, qui, pour des raisons étranges, restent inutilisés. Revenant quelque peu en arrière, je voudrais souligner la notable différence entre le juge administratif et le juge judiciaire : le juge judiciaire n'a jamais été, avant le procès, le conseil de l'une des parties. - Un participant Les autorités administratives indépendantes ont été créées par hypocrisie. On n'a pas voulu les nommer « juridictions » pour camoufler le retrait fait au juge naturel - le juge judiciaire - d'un pouvoir qu'il aurait dû exercer. Quand on évoque aujourd'hui en France la plénitude de juridiction du juge pénal, on n'entend pas par là l'exclusivité. Aux termes des décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme, le droit pénal est appliqué par des autorités administratives indépendantes : « Vous appliquez du droit pénal en dehors du juge naturel qui est le juge judiciaire ». Si je m'en réfère à ma Constitution, le juge judiciaire est le protecteur des libertés, non les autorités administratives indépendantes. La garantie des droits fondamentaux dans les procès tant civils que pénaux est bafouée par les autorités administratives indépendantes, quelle que soit la qualité de ceux qui y siègent. Le débat va s'accentuant et conduira à revoir la question dans leur fonction de juridictions et non, bien sûr, dans leur fonction de régulation. - Philippe Léger, *Avocat général à la Cour de justice, des Communauté européennes* Ma première remarque se réfère à notre débat sur le juge et l'État. Certes, aujourd'hui, l'État est l'État de droit et la loi, valeur et référence suprême, est dorénavant subordonnée au droit. Dans dix ans, sans doute y aura-t-il matière à un colloque des Entretiens de Saintes sur le thème : « Qui juge le droit ? ». Ma deuxième remarque porte sur le juge international. Les juridictions internationales sont multiples : la Cour internationale de justice de La Haye, la Cour de Strasbourg, la Cour de Luxembourg, le Tribunal pénal international. Comment qualifier le juge dans ces cas ? Il est le juge, non de l'État, mais le juge des États ou le juge des États membres. Ainsi s'est créée une catégorie de juges ayant pour seule mission d'être les juges d'États ou de groupes d'États. Chaque État membre de l'Ue, par exemple, s'il manque à ses obligations, peut être poursuivi par la Commission devant la Cour de justice pour ne pas avoir transposé en temps utile une directive. L'an dernier, la France a été condamnée dans des circonstances très particulières. Les fraises et les tomates sont à maturité en Espagne avant de l'être en France. Aussi, vers la fin mai, franchissent-elles la frontière pour être vendues sur nos marchés. Dans le Sud Ouest de la France, des agriculteurs produisent aussi des fraises et des tomates. Depuis des lustres, lorsque les fraises et les tomates espagnoles arrivent sur le marché français, les agriculteurs français ont tendance à bloquer les camions espagnols, à déverser leur chargement sur la voie publique et à le brûler. En France, on avait pris pour habitude de déployer quelques forces de police à titre préventif, la police judiciaire était prête à constater les infractions, les parquets disposés à poursuivre. En réalité, pendant toutes ces années, il ne se passait pas grand-chose. Simplement, l'État français indemnisait. La Commission a considéré, il y a longtemps, que pratiquant ainsi, la France manquait à ses obligations d'assurer la libre circulation des biens et des personnes entre les États membres et elle a formé un recours en manquement contre la France. Quel était le manquement visé ? Il visait au moins trois grands types d'inactions : l'inaction des forces de police dans le cadre de la prévention, l'inaction des forces de police judiciaire à dresser un procès-verbal, inaction des Parquets dans les poursuites. La France a été condamnée et pourrait l'être encore si de telles situations perduraient, avec cette fois-ci la possibilité pour la Cour de prononcer contre la France une astreinte journalière d'un montant propre à faire frémir le ministre des Finances du moment ! - Un participant, *Procureur* Je veux d'abord remercier Philippe Marchand pour ses propos. Il était hors de question qu'un procureur s'exprime après lui sans lui rendre hommage, même si ses propos n'étaient pas vraiment une révélation ! Pour autant, il a fait avancer le débat davantage que bien des articles ou des propos tenus. Je reviens maintenant à la question posée par Paul Martens : « Des sphères de l'autorité de l'État demeurent-elles ou tendent-elles à disparaître ? » Je penche pour la disparition. L'enjeu de pouvoir reste à situer. Se trouve-t-il dans la décision judiciaire ou dans son efficacité ? En effet, si on se situe dans une lutte de pouvoir et si le pouvoir pouvait ne pas tenir compte de la décision judiciaire, sans doute serions-nous aujourd'hui en train de parler d'autre chose. Par ailleurs, le divorce entre l'opinion publique et le pouvoir est très net ; peut-être explique-t-il la propension des citoyens à se tourner vers la justice et à lui demander toujours plus contre un pouvoir qui emploie un langage assez étonnant. A-t-on réfléchi à ce que signifiait l'expression pouvoir régalien de l'État ? « Régalien » signifie-t-il « absolu » ? Est-ce en ce sens que le terme est employé ? Mais alors ! quelle crainte de voir un pouvoir que l'on ressentait comme absolu disparaître ? D'où une tendance des gouvernants à se crisper, à rejeter sur celui qui vient rendre la décision la responsabilité de ce qui se révèle, en fait, la marque de la nécessité profonde de la réforme de l'État. On voit se développer un courant d'idées extrêmement profond en réaction à une demande de nos concitoyens. - Jacqueline de Guillenchmidt, *Conseiller d'État* J'ai le sentiment d'avoir, tout au long de ma carrière, fait les mauvais choix ! J'ai d'abord été magistrate : nous nous sommes fait sérieusement tancer. J'ai ensuite été Conseiller d'État : après la charge conjuguée du Bâtonnier Farthouat et de l'Avocat général Roehrich, je me sens quelque peu en position d'accusée. Heureusement ! le Président Labetoulle est venu au secours de notre institution. Enfin, depuis quinze jours, je siège au sein d'une autorité administrative indépendante, au Conseil supérieur de l'audiovisuel ! Cela dit, le débat fut d'un grand intérêt. Furent évoqués de vrais problèmes, la dualité de juridictions, si tant est qu'elle constitue un problème. Le Président Labetoulle a fort bien expliqué les spécificités du Conseil d'État dans le contrôle de l'État et les évolutions à l'œuvre. On relève, de plus en plus, dans la façon dont l'État est traité, une tendance à donner au Conseil d'État le pouvoir de traiter l'État comme un justiciable ordinaire. Enjoindre l'État à faire est possible : plusieurs décisions ont condamné sous astreinte le Premier ministre à prendre des décrets réglementaires en application d'une loi. Un tel pouvoir était impensable il y a quelque années. Par ailleurs, le Conseil d'État est extrêmement vigilant à la motivation des actes administratifs et la non-communication des documents administratifs est très sévèrement sanctionnée. La spécificité du Conseil d'État existe donc, elle doit être conservée, mais elle est considérablement atténuée par le fait que l'État est de plus en plus un justiciable comme les autres. Ni le juge judiciaire ni le juge administratif n'a le monopole du cœur, et les libertés publiques sont, à mon avis, traitées aussi bien d'un côté que de l'autre, avec autant de précautions et de respect de la personne humaine. Je ne reviendrai pas sur la question de la police judiciaire, même si j'ai été particulièrement satisfaite des propos de Philippe Marchand. Sur les autorités administratives indépendantes, je ne puis qu'être extrêmement prudente. Je crois que le Professeur Guinchard a parfaitement mis en exergue les deux fonctions de régulation et de juridiction de ces autorités administratives. Nous sommes certes interpellés par l'arrêt de la Cour de cassation ; je crois toutefois qu'il ne faut pas lui accorder plus de sens que ses auteurs ont voulu lui donner. Il est vrai que la nature de ces autorités est hybride. Dans sa décision concernant le Conseil de la concurrence, le Conseil constitutionnel a déclaré qu'elles n'étaient pas des juridictions. Mais que sont-elles, si n'étant pas des juridictions, on leur impose, ce qui est d'ailleurs positif, de se conformer aux prescriptions de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ? La réflexion sur les autorités administratives indépendantes est lancée.
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entretiens de saintes-royan-amboise
1999-02-01
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[ "bruno cotte", "hubert haenel", "bernard vatier", "louis bartolomeï", "michel de salvia", "pierre kramer", "patrick beau", "jean-pierre pech", "michel rouger", "valéry turcey", "yves bot", "edmondo bruti-liberati", "christian charrière-bournazel", "odile valette" ]
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LE POUVOIR ET LA LOI - AVOCAT DE LA LOI OU AVOCAT DE L\'ÉTAT LE PARQUET
# Le pouvoir et la loi - Avocat de la Loi ou Avocat de l\'État le Parquet - Bruno Cotte, *Avocat général à la Cour de cassation* Avocat général à la Cour de cassation, je ne suis que le défenseur de la loi. Certes, dans le cadre d\'éventuels pourvois dans l\'intérêt de la loi, je suis amené à porter la parole du Garde des sceaux devant la chambre criminelle ; néanmoins, l\'avocat général à la Cour de cassation agit comme il lui semble opportun tout comme la Chambre devant laquelle se discute le pourvoi. Le thème \" Avocat de la loi ou avocat de l\'État : le parquet \" concerne évidement l\'actuel projet de loi sur le statut du parquet déposé devant l\'Assemblée nationale et en attente d\'être débattu. Alors que la question de l\'instruction préparatoire agite les esprits et suscite de nombreuses réflexions depuis de longues années, le statut du parquet n\'a jamais fait l\'objet de débats aussi controversés ; il suffit de constater les rares attentions qui lui ont été accordées : En 1976, un congrès de l\'Union syndicale des magistrats a traité de la question ; Au milieu des années 1980, les projecteurs se sont braqués sur le parquet lorsque sa commission de discipline s\'est intéressée au cas du procureur de Valence ; Au début des années 90, le rapport de la commission dite « Delmas-Marty » traite du statut du parquet ; En mai 1990, M. Chirac et M. Toubon ont lancé l\'idée d\'une \" libération \" du parquet, en partie à l\'origine des récents débats et de l\'installation de la commission Truche ; Dans le cadre de la campagne pré-présidentielle - fin 1994-début 1995 --, des hommes politiques se sont exprimés à son sujet dans des libres opinions parues dans les journaux. M. Barre, M. Millon et M. Sapin ont écrit des phrases relativement définitives, laissant entendre qu\'il était impératif de libérer le Parquet. Mais les préoccupations qui transparaissent des débats de politique générale de janvier 1998, tant à l\'Assemblée nationale qu\'au Sénat, semblent éloignées de ces grandes envolées pré-présidentielles. J'incline à penser que le ministère public est avocat de la loi, car, d\'une part, la loi fixe son cadre d\'activité et légitime son action ; d\'autre part, son rôle est de la faire appliquer. Par ailleurs, d\'une certaine façon et sous certaines conditions, il est également l\'avocat de l\'État dans trois cas, lorsqu'il est le représentant d\'un gouvernement ayant constitutionnellement la responsabilité d\'assurer l\'exécution des lois, lorsqu'il est investi de la mission de mettre en œuvre les grandes orientations de politique judiciaire - notamment de politique pénale - arrêtées par le gouvernement ; enfin, lorsqu'il est amené à remplir, de temps à autre, le rôle de porte-parole du gouvernement qui, à mon sens, ne doit pas rester silencieux dans certaines circonstances où il se trouve dans l\'obligation de faire connaître à la juridiction - qui appréciera - le point de vue des pouvoirs publics à un moment donné dans une affaire déterminée. Le débat encore ouvert doit conduire à définir les garanties statutaires qui sont ou seront données au magistrat du parquet \" new look \" et pose la question de la police judiciaire. Il est impératif, dès lors que la situation du parquet est déjà équivoque, d\'éviter d\'augmenter encore le champ des ambiguïtés. J\'ai tendance à penser que le projet de loi déposé ne présente pas toutes les garanties statutaires souhaitables. En effet, les pouvoirs de proposition de nomination restent entre les mains du Garde des sceaux et toutes les garanties ne sont pas réunies en ce qui concerne la police judiciaire. - Hubert Haenel, *Sénateur du Haut-Rhin* Lorsque les questions de l\'organisation du parquet et du statut de ses membres sont abordées, il faut se souvenir qu\'il s\'agit d\'un problème d\'État avec un grand \" E \", non d\'un simple problème de statut de la magistrature à traiter comme on le ferait d'une question de statut des fonctionnaires. Pour ouvrir un débat relatif au statut du parquet, il faut se rappeler que le projet du Garde des sceaux, trop peu abordé et n\'ayant jamais rencontré de réel écho, doit faire l\'objet d\'un examen. En effet, il a été question de l\'affaissement du politique et du soupçon qui pèse sur la classe politique en général, sur les ministres en particulier ; par conséquent, aussi longtemps que la question de savoir si le Garde des sceaux peut être une personne politique comme les autres n\'aura pas été tranchée, celle du statut du ministère public ne sera pas résolue, même si les pouvoirs des procureurs généraux et procureurs de la République auront, d\'ici là, été définis. En effet, le Garde des sceaux reste la clef de voûte de l\'ensemble du système juridique. À l\'occasion de l\'examen du statut du parquet, il serait souhaitable que soient réaffirmés le pouvoir du procureur de la République sur son parquet ainsi que la subordination hiérarchique de l\'ensemble des procureurs adjoints, premiers substituts et substituts, afin d\'éviter que, dans un même parquet, chaque membre considère détenir une parcelle de pouvoir et de prérogatives indépendantes. Il s\'agit ensuite de savoir si le Garde des sceaux peut, dans l\'état actuel de notre société continuer à être simplement un ministre qui, tout à coup - au journal de vingt heures, par exemple --, se permet de répondre aux questions sur la réforme et les problèmes de la justice de manière politicienne. Inévitablement, les personnes écoutant ce type d\'interventions sont prises d\'un soupçon à l\'égard de l\'ensemble du dispositif juridique. Je souhaite que notre rencontre donne l\'occasion de débattre de la question du statut du Garde des sceaux. - Louis Bartolomeï Tout d\'abord, je souhaite rendre hommage à Philippe Marchand pour ses aveux publics qui ont permis de comprendre comment une chambre d\'hôpital à Lyon, territoire étranger à quatorze heures, pouvait se métamorphoser en territoire français à vingt heures, grâce au bon vouloir du ministre de l\'Intérieur. Sans ironie aucune, je regrette que de tels aveux complets n\'aient pas été précédés par des initiatives au moment où il en avait le pouvoir. La présente table ronde pose le problème du parquet en termes de statut. Selon les circonstances, selon la matière, selon le rapport de forces, selon l\'interlocuteur - préfet, police... --, le magistrat du parquet, au civil comme au pénal, apparaît davantage tel l\'avocat de la loi que l\'avocat de l\'État. Les événements algériens illustrent ce propos : durant la difficile période où la France se trouvait au bord de la guerre civile, le magistrat du parquet, quel que fut son statut, n\'a pu être qu\'avocat de l\'État. La création de la Cour de sûreté de l\'État répondant à son besoin d\'unifier les jurisprudences flottantes condamnant à mort ou à la réclusion perpétuelle tel ou tel général confirme cette allégation. En fonction des régions et des matières, le parquet défendra soit la loi, soit l\'État ; en effet, l\'action publique n\'est pas exercée uniformément, car elle intègre les particularités locales et ne peut revêtir les mêmes formes pour toutes les matières du droit en traitant, par exemple, les questions touchant aux mineurs de la même manière que celles relatives à l\'immigration. Enfin, notons, après examen des réactions de l\'ensemble des procureurs, qu\'ils sont le plus souvent avocats de l\'État. - Bernard Vatier, *Avocat au Barreau de Paris* Le Barreau ne peut être absent du débat sur le statut du parquet en raison de la nécessité de veiller au respect du processus juridictionnel, c\'est-à-dire à l\'application des principes d\'équité. Une réflexion s\'impose sur la perception de la justice. Dans la mesure où il est fait grief au procureur de dépendre des actions politiques, en raison également de l\'unité de statut entre les deux types de magistrature, la notion d\'indépendance du juge est affectée dans l\'esprit du citoyen. C\'est pourquoi, l\'évidente différence entre l\'indépendance de celui qui juge et l\'indépendance de celui qui requiert doit se retrouver au niveau des différents statuts. La quasi-identité de leurs statuts pose également la question du rôle du juge du siège par rapport à celui du parquet et l\'avocat qui exerce les droits de la défense peut se demander s\'il est admissible, à la fin du XXe siècle, que le procureur se rende à l\'audience avec le tribunal -- en empruntant la même porte, la porte de la salle des délibérés --, qu\'il puisse se tenir à une hauteur particulière et qu\'ainsi perdure un apparent déséquilibre. L\'apparence de la justice est mise en cause par cette erreur du charpentier ! J\'irai plus loin : nées de cette confusion entre les statuts, des fonctions de poursuites sont implicitement confiées de fait aux juges du siège. Par exemple, au cours d\'un procès pénal, le juge d\'instruction peut s\'autosaisir d\'un mandat de dépôt alors que celui-ci constitue une pré-peine au sens de la Cour de Strasbourg. Est-il tolérable qu\'un juge d\'instruction puisse, *proprio motu*, se saisir en vue de prendre une décision de justice, car la défense n\'y trouve pas son compte ; elle a besoin d\'un argumentaire pour en déterminer la portée et critiquer. Dans le cas d'une telle saisine, le débat contradictoire apparaît étroit et insuffisant pour assurer l\'équité du procès. En poussant l\'analyse en ce sens, on constate que même lorsque défense et parquet tombent d\'accord devant une juridiction pour renoncer aux poursuites, le tribunal, seul, peut continuer et sanctionner. Ainsi des chambres d\'accusation maintiennent-elles en détention alors que le parquet et la défense réclament la mise en liberté. L\'exemple le plus flagrant de cette identité de statut est peut-être offert par la Cour de justice de la République où, alors que le parquet général plaide la relaxe en accord avec la défense, le juge du siège porte l\'accusation. L'ensemble de ces éléments conduit à penser qu\'une distinction statutaire claire doit être opérée entre l\'avocat général à la Cour de cassation, juge qui fournit l\'idée d\'un délibéré et ainsi introduit le délibéré de la juridiction - mode de travail parfaitement acceptable - et les procureurs des juridictions du premier degré et des cours d\'appel dont le rôle doit être clairement défini par rapport à celui du juge du siège. Ainsi, le contradictoire prendra toute sa mesure. Sans pour autant rendre la procédure accusatoire - car le juge d\'instruction constitue une garantie pour les libertés individuelles --, le parquet pourra plus efficacement mettre en œuvre un argumentaire et amorcer le débat contradictoire nécessaire à la défense. En conséquence, celle-ci ne souffrira plus de ne pas savoir si le parquet est un juge ou un *alter ego* et les avocats ne seront plus gênés pour faire respecter les droits de la défense. Selon le récent rapport de la commission Truche, la nécessité d\'une politique d\'action publique d\'ensemble s\'impose ; elle devra s'étendre au-delà du domaine pénal et concerner le domaine économique et social. Pour mettre en œuvre une politique cohérente, la présence du parquet dans les tribunaux de commerce et les juridictions sociales s\'impose. Dans ce cas de figure, le procureur deviendra avocat de l\'État et non pas de la loi, car les intérêts qu\'il défendra, à l\'appui de l\'action publique, seront ceux d\'une politique voulue par un gouvernement. Le statut actuel des membres du parquet constitue un handicap et les empêche de satisfaire aisément aux exigences du débat contradictoire et de se mettre au service de l\'action publique ; c\'est pourquoi, le parquet doit obtenir un statut cohérent et voir clairement définis les intérêts qu\'il doit défendre. Le Barreau souhaite une réelle réflexion afin qu\'émerge une distinction de statut entre le parquet et le siège, condition indispensable au respect du principe d\'égalité de traitement que pose l\'article 6 de la Convention européenne des droits de l\'homme. Nettement plus cruciale que celle de l\'indépendance du parquet, l\'identité du statut doit être abolie, car elle pollue l\'image de l\'indépendance de la justice et le débat contradictoire. - Michel de Salvia, Greffier de la Cour européenne des droits de l\'homme La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l\'homme définit clairement le rôle d\'accusateur du procureur ainsi que la place qu\'il occupe dans le contradictoire. En principe, l\'opportunité de l\'action publique échappe à la compétence de la Cour, chaque procureur étant libre d\'intenter les actions en fonction des critères propres au système juridique dans lequel il opère. Mais, dans certaines affaires, il a été dérogé à ce principe et le fait même de diligenter une action publique a été mis en cause, car elle constituait une atteinte aux libertés publiques. Par exemple, entamer une action contre des journalistes pour exercice déraisonnable de la liberté d\'expression porte considérablement atteinte à cette même liberté et sera sévèrement condamné par la Cour de Strasbourg, extrêmement attentive à son respect. Les toutes premières affaires du rôle du procureur dans le cadre du procès pénal ont été des contentieux autrichiens dans les années 1960. En Autriche, le procureur général pouvait être présent devant la Cour Suprême - en appel, à la fois juge du droit et du fait - et remettre au juge du siège un document schématique indiquant comment il comprenait l\'affaire. À l'époque cette pratique a été censurée par la Commission et le gouvernement autrichien avait modifié la loi. Plus récemment, dans certaines affaires belges, l\'avocat général a pu apparaître comme l\'adversaire de la défense. Par conséquent, il n\'est pas permis qu\'il assiste aux délibérés en l\'absence de la défense. En matière de contentieux de la mise en liberté, dans le cadre d'une mise en détention, un certain nombre d\'affaires - belges et polonaises entre autres - soulèvent le problème de l\'égalité des armes, prévue par le principe du procès équitable, entre accusation et défense, car cette dernière ne dispose pas de l\'ensemble du dossier à l'instar du procureur. Sur le rôle du procureur en tant qu\'avocat des droits de l\'homme, la jurisprudence fait appel à la théorie des obligations positives. Afin de faire respecter les droits et libertés, l\'État, dans certaines conditions, est tenu à une action positive. Par exemple, il devra diligenter ou faire diligenter des actions pénales efficaces. La Turquie, notamment, a été sanctionnée pour atteinte à l\'article 2 de la Convention des Droits de l\'homme, lequel prévoit que toute personne a droit au respect de la vie, la loi devant le protéger. Le procureur, saisi de plaintes, avait clos le dossier de façon hâtive sans remplir son devoir d\'enquêter sur les meurtres et assassinats. Non seulement ces procureurs n\'ont pas respecté la Convention, mais, de surcroît, ils ont causé un dommage à leur État : l\'enquête n\'ayant pas été diligentée en Turquie, elle a finalement été effectuée par un organe supranational, ce qui est contraire au principe de subsidiarité. - Pierre Kramer, *substitut général - Cour d'appel de Paris* Le Bâtonnier Vatier s\'étonne de la possibilité pour les chambres d\'accusation ou les commissions d\'instruction, à un moment donné, le plus souvent en se fondant sur des raisons juridiques, d'estimer les charges suffisantes pour poursuivre. Confier au seul parquet la compétence de décider de la tenue d\'un procès lui conférerait un pouvoir par trop considérable et introduirait une confusion entre les propositions qu\'il peut présenter et l\'autonomie des juges qui apprécient. La racine de « ministère public » est la même que celle de « ministre », c\'est-à-dire « serviteur ». Par conséquent, la mission du parquet comprend l\'accusation, mais celle-ci n\'est ni obligatoire ni systématique. Il est parfaitement légitime qu\'un procureur abandonne l\'accusation s\'il estime les charges insuffisantes. Dans ce cas, le juge d\'instruction peut se ranger à son avis et rendre l\'ordonnance de non-lieu requise par le parquet. Si la partie civile a fait appel, la chambre d\'accusation sur des réquisitions contraires du parquet général pourrait considérer que les charges suffisent pour renvoyer l\'inculpé devant la Cour d\'assise et une condamnation à dix ans de réclusion criminelle pour meurtre pourrait en résulter. Il est donc parfaitement légitime que, parfois, le dernier mot appartienne au juge lorsque les charges existent. Un autre point important porte sur la suspicion qui pèse sur les processus de nomination des membres du parquet, question déjà évoquée par le Président Chirac il y a deux ans lors de la réforme de la justice. Pour cette raison, il serait fondé de dissocier le projet de réforme du Conseil supérieur de la magistrature de celui du statut du parquet. Bruno Cotte peut témoigner : récemment, alors qu\'il était procureur de Paris, il a été prié de regagner la Cour de cassation, probablement parce qu\'il s\'était trop intéressé à des affaires concernant les problèmes de logement des membres du gouvernement. L\'indépendance du parquet ne peut reposer que sur une refonte des processus de nomination. - Patrick Beau, *Substitut général - Cour d'appel de Colmar* Le rôle d\'avocat de la société tenu par le magistrat du parquet a été oublié au cours du débat. Pourtant, le ministère public a vocation à « collectiviser » un procès. Dans la culture juridique française, il représente la société et évite que l\'on assiste à un procès de justice pénale privée entre un auteur et une victime. Il lui donne une dimension particulière consacrée par le statut de magistrat auquel nous sommes attachés. Savoir si ce statut doit être proche de celui du siège est un autre débat, mais la qualité de magistrat est liée à cette fonction particulière de collectivisation des intérêts. Je souhaiterais que cette dimension et cette culture particulière ne soient pas oubliées par la Cour de Strasbourg. - Jean-Pierre Pech, *Premier président de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence* Le problème de la fonction des magistrats du parquet se pose de manière nouvelle et particulière. Un certain malaise résulte des conditions de nomination : d'une part, les procureurs généraux, magistrats les plus importants du parquet dans le système judiciaire français, sont nommés par le Conseil des ministres en dehors de tout contrôle du Conseil supérieur de la magistrature ; en d'autres termes, le pouvoir politique est seul à les nommer. D'autre part, les autres membres du parquet connaissent également des conditions de nomination différentes des magistrats du siège, car le Conseil supérieur de la magistrature n\'intervient absolument pas de la même manière. Quand il a souhaité l\'adoption de l\'amendement parlementaire conduisant à la nomination des procureurs généraux par le Conseil des ministres, M. Hubert Haenel était animé des meilleures intentions du monde, mais il faut craindre qu\'elles aient été détournées. Les réflexions des premiers présidents de Cour d\'appel réunis au cours du séminaire de Saclay en juin 1998 concluent à la nécessité de dissocier le statut des juges du parquet de celui des juges du siège. Bien que tous magistrats, ils emprunteraient des voies différentes, parallèles ; ainsi se verrait écarté le malaise, perceptible dans les juridictions, résultant de l\'ambiguïté du rôle des procureurs de la République et de leur soumission à l\'égard du Garde des sceaux. - Hubert Haenel Un bref rappel historique et chronologique s\'impose : c\'est avant 1993 que Henri Nallet et moi-même avons imaginé la nomination des procureurs généraux en Conseil des ministres. Or, à cette époque, le Conseil supérieur de la magistrature n\'était en aucune façon compétent à l\'égard des magistrats du parquet et n\'émettait ne serait-ce qu\'un simple avis. Voulant rehausser les procureurs généraux au niveau des préfets et leur conférer un certain pouvoir par rapport à ces derniers, la solution consistait à leur donner une réelle légitimité en les faisant nommer en Conseil des ministres, c\'est-à-dire étendre à tous la procédure de nomination spéciale du procureur de Paris. À la tête des Cours d\'appel, les premiers présidents étaient nommés sur proposition du Conseil supérieur dans un grand conseil appelé \" Conseil présidé personnellement par le Président de la République \" - qui s\'oppose au petit conseil qui, dans le jargon, est simplement \" présidé par le Garde des sceaux \". Entre temps, la réforme de 1993 a bouleversé les règles de nomination, le conseil supérieur devenant à la fois l\'organe de régulation des carrières des magistrats et l\'instance de contrôle et de garantie de leur indépendance. Pour maintenir l\'équilibre, au moins au niveau des cours d'appel, entre procureur général et premier président, il faut avoir à l\'esprit les procédures de nomination. L\'objectif de ce rappel historique tient en ceci : il n\'était en rien question d\'abaisser les procureurs généraux en les faisant nommer par le Conseil des ministres. Les donnes ayant été bouleversées, l\'ensemble de la procédure de nomination est donc aujourd'hui à revoir. - Michel Rouger Il y a dix-huit ans, alors que j\'étais magistrat du parquet, un animateur d\'un syndicat répondit par la négative à ma demande d\'adhésion au motif que son syndicat n\'avait pour vocation de défendre uniquement les juges de métier. Quel est donc le rôle du syndicat ? - Valéry Turcey, *Juge - Tribunal de Grande instance de Paris* J\'admire ceux qui ont des certitudes sur leur rôle d\'avocat de la loi ou de la société, à la possibilité de s\'en passer ou non - certains pays semblent y parvenir, à la différence de la magistrature du siège. Personnellement, à défaut d'imaginer des magistrats idéaux du parquet, je sais ce qu\'ils ne doivent pas être : les avocats du gouvernement en place. Certes, des progrès restent à accomplir ; néanmoins, le processus de réforme entrepris depuis des années tend à mettre le parquet, instrument de l\'État, mais non du pouvoir en place, hors d\'atteinte de l\'influence politique. Tout au début de l\'affaire Urba, j\'ai été choqué par une intervention d\'un collègue, haut magistrat à l\'École nationale de la magistrature affirmant que « certains juges d\'instruction instruisent contre l\'État » En l\'espèce, le juge instruisait, non contre l\'État, mais contre le parti au pouvoir. Or la tentation de tous les pouvoirs politiques d\'utiliser le parquet dans un sens conforme à ses intérêts nous amène à nouveau à l\'ambiguïté du rôle et du statut du Garde des sceaux. La réforme du statut du parquet au nom de la nécessaire augmentation des droits à la défense, de l\'indispensable égalité des armes au cours du procès, ne conduit pas pour autant à une diminution de ses droits. Une réforme qui irait dans le sens d\'une scission des carrières entre siège et parquet mérite un minutieux examen ; en effet, ceux qui prônent la scission ne sont pas les juges du parquet, mais les représentants du barreau et les magistrats du siège - tout au moins les premiers présidents. J\'insiste sur le fait que le siège et la défense ne pourront être rehaussés en abaissant le ministère public par une \" fonctionnarisation \" qui ne contribuerait qu\'à aggraver certains états de fait déplorables, tel le peu d\'autorité du parquet sur les officiers de police judiciaire. Un ancien ministre de l\'Intérieur nous a confirmé que, finalement, c\'est lui qui décidait de la transmission, par les officiers de police judiciaire, des procès-verbaux aux magistrats mandants. La protection des libertés publiques ne peut accepter une réforme qui positionnerait les magistrats du siège en haut de l\'estrade et les magistrats du parquet en bas en raison de procédures de recrutement différentes. Faire des magistrats du parquet des fonctionnaires dirigés directement par le ministère de l\'Intérieur, des \" super \" officiers de police judiciaire, ne peut constituer un progrès au regard de l\'étendue de leurs attributions dans le domaine des libertés publiques. Pour l\'heure, le Conseil constitutionnel considère que l\'autorité judiciaire est la gardienne des libertés individuelles et les magistrats du parquet, compte tenu de leur recrutement, de leur statut et de l\'unicité de la carrière concourent à leur défense. En cas de rupture du lien entre siège et parquet, les magistrats du ministère public deviendraient des officiers de police judiciaire, fonctionnaires soumis au ministère ; une telle rupture constituerait une régression. Quant au rôle des syndicats, évitons d\'assimiler syndicalisme et corporatisme. En effet, les évolutions de la magistrature sont le fruit du travail effectué par l\'ensemble des syndicats. Au sein de la magistrature, le syndicalisme ne peut être qualifié de pouvoir : il est un contre-pouvoir au pouvoir hiérarchique et concourt ainsi à la bonne marche de l\'ensemble de la justice. Les moyens d\'expression des syndicats liés à la magistrature sont nettement moins puissants que ceux développés par d\'autres professions. Si les magistrats étaient corporatistes, ils seraient tous d\'accord sur les intérêts de la profession. - Yves Bot, *Procureur de la République, Tribunal de grande instance de Nanterre* La question préalable est de savoir si nous ne nous créons pas artificiellement des problèmes qui en réalité n\'existent pas. Le parquet, par principe, gêne le barreau et l\'intervention du bâtonnier le laisse clairement entendre. Il s\'agit ici de savoir s\'il faut systématiquement procéder avec un esprit catégoriel lorsqu\'on s\'interroge sur un élément aussi fondamental pour les libertés individuelles que le parquet - ainsi que l\'atteste sa pérennité dans l\'institution judiciaire après de nombreux siècles d\'évolution. En effet, j\'ai le sentiment qu\'il s\'agit d\'une lutte de pouvoir. Ce n\'est pas l\'institution judiciaire qui cherche à le conquérir, mais le barreau. D\'où une question à mes collègues du siège : le parquet n\'est-il pas simplement un rempart qui dérange certains intérêts ? Une réflexion plus détachée et approfondie s\'impose. Enfin, le Conseil constitutionnel, dans deux décisions de 1993, a introduit la notion de parquet, gardien des libertés. L\'enjeu est de savoir si cette vision du parquet est un service supplémentaire rendu à nos concitoyens, un élément de défense de leurs libertés. Dans l'affirmative, le statut du parquet serait à aménager pour que l\'action menée au quotidien et qui mérite d\'être examinée avant d\'être jugée ne puisse être critiquée. Dernière interrogation : parmi ceux qui agitent la question du parquet, je me demande ce qu\'ils connaissent du travail d\'un substitut de permanence lorsqu\'il se transporte sur les lieux d\'une infraction au milieu de la nuit. Estiment-ils que se joue là la sauvegarde matérielle, concrète de la liberté et qu\'elle mérite d\'être protégée en faisant passer les intérêts personnels au second plan ? - Hubert Haenel Outre voir dans le magistrat du parquet un gardien des libertés, il me semble que le Conseil constitutionnel souhaitait exprimer son opinion sur le statut des membres du parquet en indiquant qu\'ils devaient nécessairement être des magistrats, deux de leurs pouvoirs relevant du travail d\'un juge : ils sont compétents pour classer sans suite -- véritable pouvoir de juge ; ils contrôlent les officiers de police judiciaire compétents pour placer les personnes en garde à vue et perquisitionner au cours d\'une enquête. En contrepartie, il n\'est nullement choquant que les magistrats du parquet soient avocats du gouvernement, car celui-ci représente d\'une certaine manière l\'État. En effet, l\'action publique est une partie de l\'action politique et la Constitution donne compétence au gouvernement pour conduire la politique. Par conséquent, en poussant au bout de la logique des nominations, l'on conclut que les pouvoirs du parquet auraient sans doute pu être traités différemment. Les futurs débats parlementaires s\'intéresseront probablement à cet aspect. En ce qui concerne le syndicalisme dans la magistrature, un débat de même nature que celui relatif à l\'aspect politique - avec un petit \" p \" - du Garde des sceaux mérite d\'être ouvert. J\'entends parfois les membres du syndicat critiquer ouvertement, voire malhonnêtement, d\'autres institutions. Je me demande si l\'exercice d\'une parcelle du pouvoir régalien de l\'État permet de remplir des fonctions syndicales de la même manière qu'elles le sont dans une entreprise privée. - Edmondo Bruti-Liberati, *Substitut général - Cour d\'appel de Milan* Le rôle et le statut des magistrats du ministère public sont objets de débats dans de nombreux pays d\'Europe : Belgique, Espagne, Portugal, Pays-Bas, France et Italie. Avant tout, une distinction doit être opérée entre les questions de statut du parquet et celles concernant les garanties dans le procès pénal, même si le statut du ministère public - tout comme la question des pouvoirs du juge d\'instruction - est intimement lié à l\'égalité des armes, aux garanties des droits et libertés, à l\'amélioration des procédures pénales. En Italie, le ministère public a été déplacé depuis plusieurs années dans les salles d'audience et mis au niveau des avocats, ce qui est sa vraie place. Il s\'agit ensuite de confronter les statuts et la pratique. Depuis la Constitution italienne de 1848, les lois relatives au Conseil supérieur de la magistrature devraient réellement garantir l\'indépendance des juges du siège et du parquet. En réalité, grâce à une hiérarchie stricte, une certaine autocensure s\'est installée. En Italie, même si les textes interdisent au Garde des sceaux de donner des instructions individuelles ou générales aux chefs de juridiction ou aux procureurs de la République, en pratique, des demandes orales dérogent à cette totale indépendance de la magistrature. Depuis 1990, une révolution est à l'œuvre, rendue possible par le recours aux garanties inscrites dans la loi et la Constitution. Les textes approuvés - tels que les lois sur le financement politique --, jamais appliqués auparavant, l\'ont enfin été. Par exemple, pour certaines infractions classiques comme la corruption, seule la « petite corruption » faisait l\'objet de poursuites ; la « grande » était protégée. Dans quelques jours, entrera en vigueur la Convention de l\'Ocde - à ce jour signée par la France, non encore par l\'Italie - relative à la corruption et à l\'incrimination de la corruption des fonctionnaires et des agents publics étrangers. Les États-Unis et le commerce international ont fait pression pour éviter que la possible corruption des entreprises sur le marché international devienne la principale composante de la concurrence. L'un des rôles essentiels de la magistrature consiste certainement à mettre en pratique des textes de lois pour éviter qu\'ils ne restent lettre morte. Par ailleurs, la capacité d\'intervention des magistrats du parquet a certainement favorisé la lutte contre le terrorisme. Dans un moment très difficile pour les institutions en Italie, de nombreux pouvoirs d\'intervention ont été délégués au ministère public qui, grâce à son indépendance et à sa capacité d\'ordonner et de diriger la police judiciaire, a remarquablement rempli son rôle. Ainsi s\'explique la montée en force du ministère public. Quelques mots sur la légitimité, la responsabilité et le corporatisme. En ce qui concerne la légitimité des magistrats et des membres du parquet, elle découle de la sujétion à la loi et aux droits fondamentaux. L\'engagement de la responsabilité pénale des magistrats semble dangereux : grande pourrait être la tentation de l\'utiliser à des fins inavouables comme cela s'est produit en Italie. Régler la question de la responsabilité au plan disciplinaire serait plus prudent. Le Conseil supérieur de la magistrature italien use de plus en plus fréquemment des procédures disciplinaires, vouées à devenir plus sévères. Ainsi, les juges du parquet encourent-ils une sanction disciplinaire en cas de non-respect des règles de procédure même si aucune sanction entraînant la nullité n\'est prévue. L\'institution du Conseil de la magistrature, qui a vu le jour en France au milieu du XIXe siècle, est une voie que l\'on essaie d\'utiliser de plus en plus en Europe. Prévu pour endiguer les risques de corporatisme, il a également ouvert les magistrats sur la société plutôt que l\'inverse. Dans le même sens, il serait certainement judicieux d\'augmenter l\'importance de la contribution des membres dits « laïcs » en Italie, c\'est-à-dire les non-magistrats - avocats, personnes nommées par le Parlement. En conclusion, d\'une part, le maintien du ministère public près du juge constitue une garantie pour les libertés, car il rend possible un échange d\'expériences entre siège et parquet ; d\'autre part, le ministère public sera en mesure de contrôler la police judiciaire s\'il est suffisamment éloigné d\'elle. - Un participant Pour le simple citoyen, les États-Unis ont en apparence créé le procureur réellement indépendant ; mais l\'examen plus approfondi du système judiciaire américain, révèle que l\'essence de ce procureur indépendant n\'est pas si éloignée d\'une action de politique partisane. La notion d\'indépendance mérite d\'être approfondie et clairement expliquée. - Christian Charrière-Bournazel, *Avocat au Barreau de Paris* Voir se profiler un représentant du ministère public indépendant, qui s\'érige en gardien des libertés et titulaire de pouvoirs de puissance publique, est effrayant. Cela pourrait être pris sur le ton de la plaisanterie qui fut, il y a un long temps, celui d\'un confrère au flagrant délit : alors qu\'un magistrat du parquet très progressiste à l\'époque avait, au cours de son réquisitoire, dans une affaire de vol d\'une bouteille de whisky par un vagabond, exprimé son incompréhension face à une telle poursuite, l\'avocat, en guise de défense avait rétorqué par la formule : « Application de la loi, monsieur le Président ! » Par cette plaisanterie, s\'exprime la confusion des genres qui prévaut aujourd\'hui, car le parquet, accusateur public, organe de poursuites se veut aussi gardien des libertés. Par exemple, récemment, à la XVIIe Chambre, le ministère public, ne s\'est pas opposé à ce que le journaliste qui comparaissait présente pour sa défense des procès-verbaux extraits d\'un dossier d\'instruction, bien que le secret de l'instruction soit toujours protégé par la loi et que sa violation constitue un délit pénal au nom des droits de la défense. Prévaut une même confusion lorsque les magistrats, au cours de perquisitions chez des avocats, saisissent les notes manuscrites de l\'entretien entre le client et son avocat, c\'est-à-dire touchent au cœur même du secret. Le rôle du parquet en devient des plus flous. Or, l\'administration de la justice nécessite un accusateur public, un juge comme gardien des libertés et un défenseur des intérêts personnels en jeu ; le parquet devrait s\'en tenir à son rôle de poursuites et laisser les avocats remplir leur rôle de défenseurs des droits et libertés. - Valéry Turcey, *Juge - Tribunal de grande instance de Paris* « Personne n\'a le monopole du cœur » disait un ancien Président de la République. Personne n\'a le monopole de la défense des libertés publiques. Le monde n\'a pas à être obligatoirement pensé de manière manichéenne et percevoir le parquet uniquement en tant qu\'accusateur public est dépassé. Chaque acteur de la justice œuvre pour le respect des libertés publiques. L\'indépendance du parquet n\'est demandée par personne. La suppression des instructions individuelles, consistant à éliminer les immixtions du pouvoir politique dans le cours individuel de la justice, n\'a rien à voir avec l\'indépendance. Le projet de réforme - que je ne viens pas défendre ici et que je critique sur de nombreux autres points -- comporte un véritable gage d\'égalité de tous devant la loi. Bien que les magistrats du parquet ne soient pas libres et aient à appliquer scrupuleusement les directives de politique pénale du ministère de la Justice, il sera interdit au Garde des sceaux d\'intervenir ponctuellement dans les dossiers individuels. Le système judiciaire américain se targue de placer les personnes à égalité en supprimant toute trace de procédure inquisitoire. Il ne faut cependant pas oublier les tarifs exorbitants des hommes de loi américains, les verdicts surprenants rendus par cette justice comme dans l\'affaire Simpson, où le footballeur a été acquitté au pénal et condamné au civil sans que sa culpabilité ait été établie. Les systèmes américain et français ne peuvent être comparés ; personne ne veut introduire en France ni l\'indépendance du parquet à l\'italienne ni un parquet totalement politisé d\'inspiration américaine. - Odile Valette, *Procureur de la République - Beauvais* Les questions fondamentales que posent actuellement les parquets portent sur la capacité de traitement des contentieux par les juridictions qui se sont vu assaillir par les affaires. En effet, la masse des affaires effectivement poursuivies ne constitue qu\'une faible partie de la masse des litiges « poursuivables » Pour cette raison - mais également parce qu\'elles recelaient des vertus propres et apportent des solutions que ne saurait offrir la juridiction pénale - se sont développées des procédures qualifiées d\'alternatives à la poursuite, dont l\'objectif est de remédier aux insuffisances de la capacité de jugement des juridictions. Pourtant, des décisions restent à prendre, essentiellement dans les vingt-six départements considérés comme sensibles par le gouvernement, où les justiciables souffrent de toute une série de situations de délinquance extrêmement forte. Pour effectuer des choix et prendre des décisions quotidiennes et ordinaires, ces parquets ne peuvent s\'aider des directives de politique pénale, relativement inutiles ; la seule qui soit d\'un quelconque secours conseille de traiter les affaires en temps réel. En effet, toutes les directives de politique pénale invitent le parquet à s\'intéresser successivement, mais également cumulativement, à la délinquance des mineurs - qui devrait être traitée dans son ensemble, y compris les « incivilités » non pénales : le racisme, les sectes, les fraudes communautaires, le travail clandestin. Les plus récentes prescrivent d\'intervenir, par exemple, en matière de sécurité routière, d\'abus sexuels commis sur les mineurs. La plupart des parquets décidant de tout traiter n\'ont comme unique choix que de décider du mode de traitement : procédures alternatives ou procédures classiques. Certains parquets utilisent le critère de l\'importance financière du litige : ainsi seront soumis à la juridiction soit un petit nombre de litiges ayant un gros intérêt financier, soit un grand nombre de litiges ayant un petit intérêt financier. À Beauvais, je tente d\'écarter l\'une et l\'autre de ces solutions et de ne pas effectuer de tels choix pour les raisons suivantes : s\'il n\'est pas répondu aux petites infractions entraînant de petits préjudices pour de petites gens, le fonctionnement démocratique de la justice est remis en cause ; en matière de choix de procédure se pose la question de la légitimité d\'une telle conduite. Une troisième voie subsiste : elle consiste à user des deux sortes de procédures, alternatives ou classiques, tout en mettant en place une politique du parquet cohérente, afin qu\'il n\'y ait pas plusieurs parquets au sein d\'un même parquet, et où le parquet se prononce préalablement, régulièrement sur ce qu\'il envisage en matière de vol à l\'étalage, sécurité routière, abus sexuel, délinquance des mineurs... Une cohérence départementale entre les politiques des différents parquets peut même être visée. Mais cette démarche expérimentée dans le département de l\'Oise, où il est tenté d\'unifier les positions des trois parquets en matière de délinquance routière, aboutit au paradoxe suivant : le département de l\'Oise a décidé de s\'orienter vers des procédures éducatives, non répressives en matière de sécurité routière et de délit routier alors qu\'au moins deux tribunaux du département de la Somme ont décidé de poursuivre les infractions routières selon les modes classiques. Il s\'agit de savoir si ces divergences sont à l\'origine de problèmes et qui régulera la répartition des modes de traitement des contentieux. Le Parquet général est à même de remplir le rôle de régulation - comme tente de le faire celui de la Cour d\'appel d\'Amiens - ainsi que les collectivités locales. Il y a quelques mois, le parquet de Beauvais a signé un contrat local de sécurité en vue d\'améliorer la sûreté de la population. Bien que cette démarche soit du plus grand intérêt, nombreuses sont les questions soulevées lors de la signature de tels contrats entre l\'Éducation nationale représentée par l\'inspecteur d\'académie, la ville par son maire, l\'État par le préfet et le parquet. En raison de ma culture juridique, il a fallu me convaincre que ce n\'était pas un « contrat » au sens juridique, mais une catégorie *sui generis*. Cet accord est-il une convention, une pétition, une déclaration d\'intention ? Sera-t-il suivi d\'effets ? Dans le cas contraire, qu\'en pensera la population ? De ces nouvelles questions nous devons débattre. - Bruno Cotte Je suis frappé par l\'intervention de maître Charrière-Bournazel. Malgré l'aspect caricatural qu'elle revêtait, je comprends ses doutes. Les membres du parquet, eux aussi, doutent, ne savent plus quel est exactement leur rôle. Cela n\'a rien de surprenant, car il leur est beaucoup demandé et il est difficile de sortir de l\'alternative dans laquelle nous nous sommes enfermés qui est « des garanties sans directives ou des directives sans garanties » selon le propos d'Alain Minc. Pourtant, il s\'agit de parvenir à faire œuvre de synthèse, car un projet de loi déposé devant l\'Assemblée nationale est en attente d\'être débattu et le grand principe d\'égalité de tous devant la loi ne permet pas d'envisager 180 parquets agissant chacun à leur guise. Dès lors que prévaut le principe d\'égalité devant la loi, il ne semble pas choquant que, dans certains cas, le Garde des sceaux, membre d\'un Gouvernement, chargé de participer à l\'élaboration de la loi et de surveiller son application, demande à un parquet les raisons qui l\'ont conduit à ne pas poursuivre. En effet, un dialogue devrait être engagé dès que, pour des situations analogues, certains parquets poursuivent alors que d\'autres classent. Alain Minc parlait de démission de l\'État et de démocratie faible. Je pense que nous sommes à une époque où l\'État doit tenir sa place. En ce sens, il doit disposer d\'un porte-parole face au juge. Faire tenir ce rôle aux avocats ou aux Macj comme cela a pu être avancé par la commission présidée par Pierre Truche ne me semble pas pertinent. Il existe un porte-parole naturel, à savoir le magistrat du ministère public doté de garanties statutaires. La carence des projets de textes déposés résident dans ce point. En complément, le Conseil supérieur de la magistrature rénové et élargi devrait pouvoir proposer au gouvernement les candidats aux postes de procureurs généraux et les procureurs de la République. En effet je ne crois pas que, par le passé, furent commises tant d\'erreurs s\'agissant de la nomination des premiers présidents et des présidents. Un procureur général ou un procureur de la République ainsi nommé pourrait très naturellement porter de temps à autre la parole du Garde des sceaux lorsque celui-ci, de manière écrite, motivée et versée au dossier, entend faire valoir, non une préoccupation d\'intérêt partisan, mais une préoccupation d\'intérêt général. Si le magistrat du parquet chargé de porter cette parole sait qu\'il est libre d\'y apporter un bémol, il lui sera possible de tenir compte des considérations locales dans l\'exercice de cette mission ; le juge du parquet pourra également laisser le juge du siège arbitrer, que ce soit à l\'instruction, au tribunal ou au deuxième degré de juridiction. Ce serait possible avec un magistrat du parquet disposant de réelles garanties statutaires car c'est là que réside l'ambiguïté. Pour avoir vécu une situation fort ambiguë, j'ai le sentiment que, contrairement à ce qui se dit, on ne souhaite pas en réalité laisser trop de franchise au parquet. Les garanties statutaires revêtent une extrême importance. - Yves Bot L\'enjeu de la question du statut du parquet concerne l\'institution tout entière. En effet, le ministère public est né avec l\'État moderne, c\'est-à-dire qu\'il apparaît avec la fin de la justice privée et l\'ordonnance de prise par Philippe le Bel. À ce moment, se produit une mutation dans l\'État français. Notons que le mot « État » n\'existe pas dans le vocabulaire ni même dans le traité de Jean Bodin, contrairement au terme de « République » défini comme étant un droit au gouvernement. Par-delà les siècles, est apparu le concept de l\'État de droit défini par les juristes contemporains comme l\'état d\'une société où une norme hiérarchisée des valeurs privilégie les droits individuels. Ainsi, agissant pour l\'application de la loi et du droit, il arrive que le parquet s\'oppose, non à l\'État - il n\'est pas possible d\'opposer la loi et l\'État - mais au Gouvernement qui ne peut exiger du parquet qu\'il adopte des comportements contraires à l\'esprit de la loi. Comme le disait précédemment M. Turcey, la réforme n\'est pas demandée par le parquet et ce n\'est pas par culture de soumission. À certaines époques, la réforme du parquet a constitué un message politique ; l\'indépendance de l\'institution a participé d\'un combat politique qui dépassait largement les magistrats. Il est évident que le statut du parquet devenait un élément de la communication politique. Un gouvernement qui dit rendre le parquet indépendant et ne plus se mêler de la justice respecte cette règle. Par conséquent, la question de l\'indépendance du parquet est à aborder avec infiniment de recul et toujours dans le sens de la scrupuleuse recherche de l\'intérêt général. Il est évident que la satisfaction et le respect de l\'intérêt général imposent un certain nombre de règles. Le parquet doit remplir la mission de gardien des libertés confiée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel - contrairement à l\'affirmation de Maître Charrière Bournazel qui prétend que le parquet se serait instauré gardien des libertés de sa propre initiative. Les contrats locaux de sécurité demandent au parquet de jouer le rôle de dernière barrière, c\'est-à-dire de réconcilier parents et enfants, élèves et professeurs, citoyens et policiers ; un rôle tout à fait nouveau est attribué à l\'institution. Il consiste à agir dans le cadre d\'un État de droit tout en respectant la liberté individuelle qui nécessite parfois une opposition aux consignes venues de la hiérarchie. D\'où toute l\'importance des garanties évoquées par Bruno Cotte. Il est naturel et indispensable que le parquet occupe une place à part. Cependant, le reproche actuellement adressé à la justice serait d\'agir sur de trop nombreux plans. Réduire le statut du parquet consisterait à en finir avec l\'opportunité des poursuites, ce qui entraînerait un accroissement de l\'inquisition pénale dans tous les domaines de la vie. Si l'on souhaite éviter cette inflation supplémentaire de l\'inquisition pénale dans la vie familiale ou dans les affaires industrielles et commerciales, il faut conserver le principe de l\'application de l\'opportunité des poursuites. Dans la mesure où décider de poursuivre ou non équivaut à préjuger, il n\'est pas possible de conserver ce principe sans en confier la mise en œuvre à un corps de magistrats ayant un statut lui permettant de remplir les différents aspects de sa fonction « d\'interface ». Au-delà, le service quotidien rendu par le ministère public aux citoyens est inestimable : lorsqu\'un magistrat du parquet se déplace lors d\'un événement grave, il est le premier à vérifier que l\'enquête respecte les règles de procédure, qu\'une éventuelle arrestation respecte les droits de l\'homme. Il en est de même pour la détention ou de la protection de la victime en appliquant la loi dans un souci d\'égalité pour remplir sa mission selon la définition de Portalis : \" Le parquet doit être un accusateur redoutable ou méchant, un appui consolant à la faiblesse de l\'opprimé, un régulateur à la jurisprudence et, enfin, un représentant du corps entier de la société \". Quelles que soient les réformes envisagées, j\'émets le vœu que cette définition s\'applique et constitue un idéal pour ceux qui s\'attachent à réfléchir sur le parquet.
577
entretiens de saintes-royan-amboise
1999-02-01
4
[ "xavier de roux" ]
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CONCLUSION
# Conclusion Les débats nourris ces dernières années relatifs aux rôles de la justice et du juge semblent découler de la formidable émergence d\'un État de droit dû, probablement, à la complexification de la société, à la soumission de la loi - c\'est-à-dire du pouvoir parlementaire - aux normes constitutionnelles et aux règles internationales, en premier lieu les traités de l\'Union européenne, qui font que la moitié des sources de droit aujourd\'hui est d\'origine européenne. On doit aussi l'émergence de l'État de droit au respect des grands principes issus des jurisprudences des juridictions internationales ; enfin, à un rétrécissement de la planète de par le phénomène de globalisation. Ainsi, l\'État dans son rôle traditionnel se trouve-t-il désarmé, car il est toujours attaqué sur le terrain du droit. Toutes les lois font l\'objet de recours. La critique de l\'État de droit national en invoquant un État de droit supérieur ainsi que la décentralisation ont créé un besoin d\'arbitrage considérable, notamment entre les décisions multiples des collectivités locales prises à l\'égard du citoyen. La réforme des tribunaux administratifs a largement pris en compte cette explosion de la contestation de la décision. Dans ce contexte, le rôle du législateur est moins éminent : notre société a effectué ses grands choix politiques en signant traités et conventions ; la marge de manœuvre des gouvernements s\'en trouve considérablement réduite. Le travail du législateur consiste actuellement à voter des textes de circonstance chargés de parer le plus rapidement à la demande pressante de la société et c\'est dans ce maquis de textes empilés que le juge trouve tout son pouvoir : il y trouve le pouvoir de dire le droit en interprétant la loi et de créer la sécurité juridique selon la demande de la société. Le juge dans sa fonction de décider, de plus en plus, devient le régulateur de la sécurité juridique. Saisis de plus en plus fréquemment, les juges doivent réaliser l\'importance qu\'ils acquièrent : chargés de trancher dans des situations personnelles, ils deviennent l\'image du régulateur social et prennent ainsi de nombreuses responsabilités, d\'autant qu\'il arrive au gouvernement de ne pas respecter la loi. Le déroulement de nos travaux peut se résumer ainsi. La prise de position un peu vive d'Alain Minc a soulevé, de façon peut-être exacerbée, les vraies questions. Tout d'abord, l\'inévitable corrélation entre le pouvoir et la responsabilité. Bien qu\'il soit quelque peu caricatural de parler de responsabilité pénale du juge, il est certain que le magistrat qui dit le droit a aussi à rendre des comptes. Ensuite, l'origine de la légitimité du magistrat : elle lui est conférée par le peuple français, car il rend ses jugements et arrêts en son nom. Cela laisse à penser que le juge ne peut être indépendant, non pas intellectuellement ou dans les choix qu\'il retient au moment de juger, mais dans la création de son rôle et de son pouvoir. Dire que le juge tire sa légitimité de l\'application de la loi constitue une tautologie. La complète indépendance du parquet par rapport au gouvernement n'est pas possible. Le ministère public ne peut s\'opposer à la politique judiciaire - notamment la politique pénale - voulue par un gouvernement, car elle est l\'expression la plus naturelle de notre démocratie. Opposer le parquet au gouvernement reste assez caricatural, car le gouvernement dispose d\'autant de légitimité par la façon dont il est constitué que le corps de la magistrature et ne perd sa légitimité que lorsqu\'il enfreint la loi qu\'il ne peut violer délibérément sans être poursuivi. Mais une prétendue indépendance du parquet ne peut se justifier par une insuffisance du gouvernement, c\'est-à-dire de notre démocratie. Enfin, nous assistons à la disparition du temps de l\'administration -- telle que nous l\'avons connue pendant des siècles --, la règle de droit l\'emportant sur le pouvoir régalien qui bientôt n\'existera plus. Peut-être sommes-nous au stade où l\'État, après avoir permis l\'émergence de la règle de droit et assuré son application, s\'efface derrière les normes par lui créées. La réforme constitutionnelle de 1958 en inversant les rôles par rapport à la Constitution précédente, c\'est-à-dire en permettant au pouvoir exécutif d\'être le vrai maître du jeu, en tempérant le pouvoir législatif, car il rendait le pouvoir exécutif instable, achève sans doute sa carrière et demande à être profondément modifiée. L\'émergence de la règle de droit comme régulateur principal ne modifiera pas profondément nos institutions dans les années à venir. Je me souviens d\'un magistrat député, qui, un jour que l\'on serrait un peu les boulons d\'un texte, déclarait « Ne précisez pas trop, il ne faut pas attacher les mains du juge. » Finalement, entre le juge et le législateur, une règle de droit suffisamment précise pour être comprise par tous doit former l'équilibre. Il faut probablement attacher les mains du juge, mais surtout laisser la liberté l\'emporter !
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entretiens de saintes-royan-amboise
2000-02-01
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[ "françois ewald" ]
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INTRODUCTION : FAUT-IL TOUJOURS UN COUPABLE ? LA RESPONSABILITÉ DES DÉCIDEURS
# Introduction : Faut-il toujours un coupable ? La responsabilité des décideurs Judiciarisation, responsabilisation et pénalisation sont les trois phénomènes qui caractérisent la question de la responsabilité des décideurs. Il convient de distinguer les notions, car le débat existe aujourd'hui, par la montée de la responsabilisation qui s'est accompagnée d'une réduction de la pénalisation. Trois dimensions caractérisent le phénomène. Il est récent et va à l'encontre du mouvement de civilisation des délits, du mouvement vers l'indemnisation. Jean Lacroix écrivait en 1953 : \"L'homme moderne est en constante position d'accusé\". Jean Guitton, en 1948, disait: \"Nous sommes dans la saison des juges\". Peut-être nous illusionnons-nous aujourd'hui sur la modernité du phénomène. C'est, ensuite, un phénomène peu attesté par les statistiques. Si je me réfère aux nombreux rapports ayant trait à cette question, le phénomène de pénalisation constitue une menace ressentie plutôt qu'une tendance qui s'afficherait dans les statistiques judiciaires. L'idée prévaut que l'élu, le décideur, trouve son identité dans l'exposition au risque, en particulier au risque pénal. Troisième caractéristique, le phénomène est vécu comme anomique, selon le vocabulaire de Durckheim. Non comme quelque chose de désagréable pour ceux qui en sont les victimes, quoi qu'ils aient fait, mais comme un phénomène néfaste, qui n'est pas sain et qu'il faut éliminer, non pas dans l'intérêt des personnes concernées, mais pour remédier à ce qui serait un mauvais usage de la justice et du droit pénal. À partir de cette présentation, je proposerai une rapide phénoménologie, puis une esquisse d'analyse pour enfin en tirer quelques conséquences. ## 1 - Quels éléments caractérisent le phénomène de pénalisation? Il est perçu comme un phénomène anomique, peut-être comme le début d'une nouvelle inflexion dans le processus séculaire dirigée à l'inverse, du côté de l'indemnisation. Deuxième caractéristique, il ne concerne qu'une certaine catégorie de personnes : les décideurs, c'est-à-dire ceux qui jusqu'alors pouvaient penser bénéficier d'une certaine impunité pénale -- les préfets, les ministres, les patrons, le Premier ministre et pourquoi pas, demain, le Président de la République. Finalement, ceux qui édictent la loi, ceux qui posent les normes, semblent désormais privés d'une impunité hier accordée. Cela se présente tel un renversement, voire une révolution. Troisième caractéristique phénoménologique : on ne se plaint pas tant des condamnations que des mises en examen. Le point essentiel réside dans l'infamie, dans le déshonneur, dans la honte d'être mis en examen. La pénalisation ne réside pas dans les faits, mais dans le statut attribué aux décideurs. La pénalisation s'est imposée comme le lieu de la vie de l'élu ou du décideur. La découverte d'une réalité pénale dessine une sorte d'horizon pénal de la vie publique. Une transformation de son statut implique une nouvelle reconnaissance et a pour conséquence la défection. Tous les rapports le montrent: en fonction de cette nouvelle prise de conscience de soi, comme « être pénalisable » l'élu se refuse à vivre dans cette ambiance. Quatrième point: ce mouvement de pénalisation n'a pas pour origine la justice, mais les victimes. Les victimes exercent une demande pénale. Cela signifie que l'élu ou le décideur, dans son rapport avec ses administrés, est pris dans une relation pénale très singulière. Désormais, l'élu qui rencontre son administré a le sentiment de se trouver face à quelqu'un constamment en posture de lui intenter un procès. Il ne noue pas avec lui une relation de confiance, mais de défiance fondamentale. ## 2 - Comment comprendre ce phénomène? Nous ne comptons guère aujourd'hui de sociologues du droit pénal, mis à part M. Salas et M. Garapon qui sont des juges. C'est pourquoi il nous faut remonter à Durckheim pour acquérir une compréhension du processus pénal. Durckheim tire l'exigence pénale de la notion de conscience collective. Il y a pénalisation quand, dans une société, la conscience collective se défend contre un élément qui la menace, cette conscience collective étant l'expression même de la solidarité sociale. Durckheim distingue deux formes de solidarité: une solidarité mécanique qui s'exprime par le droit pénal et une solidarité organique, liée à la division du travail, qui s'exprime plutôt par le droit civil. Selon lui, l'histoire de la civilisation va de la pénalisation et des solidarités mécaniques à des solidarités de division du travail qui s'expriment à travers le droit civil. Ce qui nous conduit à cette synthèse singulière qu'un mouvement de pénalisation, aujourd'hui, est un mouvement contre la civilisation. Si on se tient à l'aspect pénal et que l'on cherche quelques conséquences, on trouve les écrits d'un élève de Durckheim, nommé Fauconnet. Son propos est susceptible de rassurer les élus, car, pour lui, être responsable c'est être capable de se voir appliquer une peine - peu importe le crime, peu importe la faute, la question n'est pas la faute. Cette recherche d'une sanction, d'une peine, s'effectue dans deux hypothèses. Cela peut être parce que la conscience collective est extrêmement forte, qu'elle ressent une menace venue de l'extérieur et qu'elle entend la combattre. Mais il est une seconde hypothèse, celle de Fauconnet, fort intéressante pour notre propos: la pénalisation augmente au fur et à mesure que la conscience collective diminue. Lorsque la conscience collective, la solidarité s'effritent, émerge un besoin de pénalisation, parce que, au travers de la pénalisation, s'effectue la \"cérémonie\" de la reconstitution du lien social. Ainsi, la pénalisation n'est-elle pas liée à un excès, mais à un défaut de solidarité. Lorsque donc une collectivité ressent que le lien social s'affaiblit, elle cherche des coupables pour mettre en scène son unité. C'est ici que Fauconnet est rassurant pour les élus et les décideurs : il nous indique que cette recherche s'effectue de la façon la plus arbitraire qui soit! La société a besoin d'une cérémonie et savoir sur qui \"ça tombe\" est secondaire! La liaison entre le crime et le responsable, écrit Fauconnet, est de l'ordre de ce que. Freud appelait \" l'association d'idée \". Cette liaison est de type symbolique: on cherche quelqu'un qui incarne la possibilité de mettre en œuvre ce cérémonial de la punition au travers de laquelle se reconstitue le lien social. ## 3 - Quelles sont les conséquences de cette thèse? Dans les nombreux rapports relatifs à ce problème, des propositions sont avancées pour revenir sur la pénalisation. Il en est deux fondamentales. D'abord, il y a les instruments juridiques et, ici, le Sénateur Fauchon et M. Massot font preuve d'excellence dans la manière de distinguer entre les formes de causalité, les formes d'imputation, *etc*. La question est de savoir si la sophistication juridique peut être à la mesure de ce mouvement plus profond, d'ordre sociologique. Pour essayer de trouver quelque chose de plus fort que la décriminalisation, on a inventé la loi du talion : \" Puisque vous, messieurs les juges, vous nous mettez en cause, il serait bon qu'on vous mette en cause, vous aussi! \" On a donc inventé la responsabilité des juges. On peut ainsi établir le règne de la terreur équitablement partagée! Il est une deuxième proposition qui repose, non plus sur des solutions juridico-judiciaires, mais sur des solutions administratives qui donnent un statut à l'élu. Cela revient à \" moderniser\" l'élu pour l'adapter aux nouvelles réalités. Je dirais même qu'il faut aller au-delà et s'interroger, précisément si on s'inscrit dans ce modèle durckheimien, sur les institutions susceptibles de favoriser à nouveau le partage du lien social entre la population et les décideurs. Et puisque le point central, dans cette rupture du lien, porte sur le problème du risque, comment créer une communauté autour du risque? Il me semble que, d'un point de vue plus politique, nous devrions nous engager dans un débat sur les conditions et caractéristiques d'une démocratie du risque - sans doute ce qui nous manque aujourd'hui. La démocratie du risque, c'est d'abord une démocratie de l'information car le risque n'est pas perçu par la population comme également partagé. Certains font courir des risques à d'autres qui les subissent. Est donc soulevé un problème d'information sur les risques et se pose la question de savoir comment les risques doivent être partagés, attribués, répartis au sein de la société. Récemment, y compris dans l'enceinte parlementaire, des propositions ont été présentées pour introduire des éléments de démocratie du risque qui ne peuvent être, me semble-t-il, exactement la démocratie politique. Citons, par exemple, le référendum d'initiative locale : c'est la solution suisse, qui a été appliquée, après un large débat, aux risques liés à la génétique et à la biologie. En France, nous avons eu la Conférence des citoyens, organisée par M. Le Déaut dans le cadre de l'Office parlementaire des choix technologiques. Peut-être, à travers cette notion d'une démocratie du risque, le risque qui est actuellement pour les élus un point de vulnérabilité, un talon d'Achille, pourrait-il devenir un jour une force.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2000-02-01
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LA RESPONSABILITÉ DES ÉLUS
# La responsabilité des élus - **Philippe Houillon,** *Député du Val-d'Oise, Juge titulaire à la Cour de justice de la République* Les élus et les citoyens attendent beaucoup de ces entretiens de Saintes, car ils ont pris conscience de ce que le droit se faisait ou du moins se suggérait ici. Vous avez traité du pouvoir des juges l'année dernière et des textes en train de sortir sur la responsabilité des juges. Vous aviez parlé de la Cour d'assises : le texte sur la présomption d'innocence, adopté par la Commission des lois cette semaine et qui vient la semaine prochaine en séance, traite de la Cour d'assises et s'inscrit dans le sens de vos propositions. Toutefois, cette année, le Sénat a précédé les Entretiens de Saintes en adoptant en première lecture une proposition sur le sujet dont nous débattons aujourd'hui. Les élus, et spécialement les élus municipaux, vivent dans une psychose de la responsabilité pénale. Et encore n'ont-ils peut-être pas lu *Paris Match* de cette semaine! Les Français, à qui on demandait quelle personnalité ils souhaitaient voir se présenter en 2002 à la Présidence de la République, ont placé au premier rang, avec 40 % des suffrages, Mme Eva Joly! Ils vivent dans cette psychose pour des raisons très simples : on est passé du principe \" responsable, mais pas coupable \" à \" responsable, donc coupable \". Parallèlement, les élus considèrent qu'ils n'ont pas les moyens d'assumer leurs responsabilités. On assiste à une inflation législative terrible : 80000 décrets, 700000 circulaires, 7200 lois, des textes en matière de sécurité des personnes, d'environnement, de déchets, de réseaux d'assainissement\... À chaque fois, une sanction pénale est prévue en cas de non-respect du texte. L'élu est coupable, parce que de plus en plus les problèmes de la société sont traités comme dans un vaste jeu de *Cluedo*, par la recherche de la responsabilité pénale. On a besoin, selon la démonstration de M. Ewald, d'assouvir quelque chose par le jeu de la responsabilité pénale. Le pilori était infiniment plus doux que ce à quoi les élus sont voués aujourd'hui : seulement deux heures par jour, pendant trois jours de marché consécutifs! Le pilori a été aboli en 1789 pour être remplacé par le carcan qui a été, à son tour, remplacé par l'exposition publique, elle-même abolie en 1848, mais on en est toujours un petit peu là! Car le procès médiatique est ressenti par les élus comme d'autant plus injuste que les infractions involontaires ne comportent aucune intention fautive. On semble être passé de l'adage : \" C'est l'intention qui compte \" placée au cœur de la sanction pénale, au principe : \" C'est le résultat qui compte \". Il y a là un vrai débat. Je ne suis pas favorable à un système dérogatoire de la responsabilité pénale des élus. En effet, par ce moyen, nous ne réglerions pas le problème général de la société qui est, selon moi, une exigence de dépénalisation. Si on établit un régime dérogatoire, on ne traite pas le problème de la \" surpénalisation \" qui affecte l'ensemble des citoyens. Je voudrais donc saluer la proposition du sénateur Fauchon qui s'inscrit en ce sens. Préalablement, un texte avait été inclus par le Sénat dans la loi sur la présomption d'innocence pour instituer un régime dérogatoire. La majorité de l'Assemblée nationale l'a rejeté. Elle a bien fait. Il vaut mieux aller, comme la proposition de loi du sénateur Fauchon, dans le sens de l'intérêt général; ce texte, en effet, est applicable à tous. En revanche, je me trouve, en total désaccord avec ce texte sur un autre point : pourquoi vouloir instituer la responsabilité pénale des personnes morales? N'est-ce pas céder à cette mode dont nous parlons? N'est-ce pas dire à l'opinion: \" Nous définissons restrictivement la responsabilité pénale en matière d'homicides et de blessures involontaires pour les élus comme pour l'ensemble des citoyens, mais on vous livre en pâture la responsabilité pénale de la personne morale \"? Cela ne s'inscrit pas dans le sens de la modernité. À une époque où plus de 80 % des affaires pénales sont classées sans suite, indicateur d'un affaiblissement de la norme, notamment en matière d'infractions volontaires\... - **Jean-Pierre Dintilhac,** *Procureur de la République, Paris* Je ne peux pas laisser dire les choses de cette façon! Les affaires classées sans suite sont celles dont les auteurs sont inconnus. Ils ne peuvent donc être poursuivis. - **Philippe Houillon** Je conçois que ce que j'ai dit vous agace. Mais dans nos circonscriptions, dans nos permanences, dans les cafés du Véxin, votre argument est irrecevable ; dans l'esprit des gens, des actes de délinquance, de plus en plus fréquents, ne trouvent pas une réponse. - **Jean-Pierre Dintilhac** Répandue, une erreur ne peut devenir vérité. Un vrai classement en opportunité appelle la connaissance d'un auteur et la décision de ne pas le poursuivre! Le classement d'un vol dont on ne connaît pas l'auteur reste sans rapport avec un classement en opportunité. Parler de classement induit, dans l'opinion commune, un laxisme. C'est totalement faux! Il y a simplement impossibilité physique à poursuivre un auteur que l'on ne connaît pas. - **Philippe Houillon** Je ne veux pas polémiquer, monsieur le Procureur. Je veux simplement avancer que le classement s'explique souvent par l'absence de moyens d'élucider les affaires. On ne recherche pas les coupables. Certes, le problème des moyens et des méthodes de la police est un autre débat. J'ai seulement voulu indiquer que, dans une société moderne, et s'agissant des infractions involontaires, il paraît préférable de privilégier la réparation plutôt que la sanction et, ce faisant, de revenir aux missions régaliennes de l'État en sanctionnant de manière systématique les infractions volontaires qui aujourd'hui ne le sont pas - **Marc Cimamonti***, procureur de la République adjoint à Marseille* Y a-t-il un véritable sujet à notre rencontre sur la responsabilité des décideurs? Un décideur est quelqu'un qui a nécessairement une approche rationnelle des dossiers. Or, on évoque ici un sentiment de malaise dont il faut savoir s'il est fondé. Que constate-t-on? Entre 1995 et 1999, on compte 48 décisions en matière d'infractions non intentionnelles. À Marseille, le tribunal correctionnel a rendu, en janvier 1997, 1127 jugements. D'où une question : doit-on légiférer sur un simple malaise? Seconde observation : dans 99 % des affaires, les procureurs n'ont pas d'états d'âme. La délinquance est assez évidente et elle ne met pas souvent en cause des personnalités. Quand c'est le cas, je puis vous assurer que dans un Parquet on pèse le pour et le contre, des réunions sont tenues, la décision est mûrie. Mais ce n'est pas toujours le Parquet qui met en mouvement les poursuites. Enfin, on met en examen et l'on propose de recourir à la notion de témoin assisté. Je me souviens du glissement sémantique de 1993 avec le passage de l'inculpation à la mise en examen. N'allons-nous pas connaître le même type de problème? La véritable réponse ne serait-elle pas un appel de la mise en examen qui permettrait à une juridiction collégiale d'intervenir? - **Michel Rouger,** *Président des Entretiens de Saintes* Monsieur le Procureur, vous faites un parallèle avec le passage de l'ancienne formule de l'inculpé au mis en examen,qui, effectivement, n'a rien changé. Mais le témoin assisté bénéficierait d'un autre statut que le mis en examen. - **Marc Cimamonti** L'appréciation ne viendra pas des magistrats, mais de la presse, car, dans tous les cas, nous avons affaire à un triptyque : responsabilité des magistrats, responsabilité des décideurs, mais aussi responsabilité de la presse. L'appel de la mise en examen poserait également le problème de la lenteur. Or, le problème du temps judiciaire est très important. Nous sommes lents et cette lenteur ne correspond pas au temps médiatique. Nous devons le prendre en compte. Certes, il existe une lenteur incompressible de la justice, mais l'on rencontre aussi un problème de moyens. On parlait, il y a un instant, des services de police. Je voudrais donner un exemple concernant la justice économique et financière. Pour le ressort de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, nous comptons de 50 à 60 policiers spécialisés en matière économique et financière. Dans une affaire de favoritisme que nous avons envoyée en enquête en décembre 1997, les investigations n'ont pu commencer qu'en janvier 1999. Ce délai d'un an peut être effectivement stigmatisant pour la personne en cause. - **Michel Rouger** Vous estimez donc qu'on ne peut parler d'une \" surresponsabilité \" pénale des décideurs et particulièrement des élus? Si tout va bien, nos entretiens sont effectivement sans objet!Il faut mesurer la difficulté. Sur le plan quantitatif, je ne la vois pas très aiguë. Mais soyons conscients du fait que l'action publique est mise en œuvre, le cas échéant, par des personnes privées ou par des élus. Des règlements de compte se jouent dans l'enceinte pénale entre des équipes de décideurs qui se sont succédé dans le temps. Il y avait autrefois la pré-campagne et la campagne, nous avons maintenant la post-campagne sous formes de plaintes, souvent avec constitution de parties civiles. - **Patrick Maisonneuve,** *Avocat au Barreau de Paris* Jean Massot, sur ce point, je lis en page 3 de votre rapport, qui, je l'espère, connaîtra un autre destin que beaucoup d'autres rapports remis au Garde des Sceaux : \"sentiment d'insécurité que toutes les auditions ont souligné \". Ainsi, ce sentiment d'insécurité serait constant? - **Jean Massot,** *Conseiller d'État* Il faut dépasser le débat statistique. Nous l'avons constaté, les statistiques ne sont pas au point. Il arrive qu'on mélange pêle-mêle une photographie à un instant donné et un nombre cumulé. Avancer à un moment donné 54 mises en examen d'élus est peu significatif; il serait préférable de savoir combien il y en a eu pendant une période donnée. Je crois que la seule chose que l'on puisse affirmer du point de vue statistique c'est une augmentation indéniable du nombre des cas. Je rappelle que nous ne nous sommes pas seulement intéressés aux élus, mais à l'ensemble des décideurs publics, donc aussi aux fonctionnaires, notamment les fonctionnaires d'autorité que sont les préfets. On enregistre incontestablement une montée du nombre des mises en cause pénales de ces décideurs par rapport au milieu des années quatre-vingt-dix. Il y avait alors des mises en examen; l'on en relève aujourd'hui davantage. Je parle de la courte période où ce sentiment de psychose paraît s'être répandu. Il correspond à une réalité, y compris statistique. J'ajoute que le nombre total rapporté aux 500000 élus ou aux quelques millions de fonctionnaires n'a pas grande signification. Mais il est plutôt intéressant de faire des études de cas, car il en existe un certain nombre, très largement médiatisés, qui sont à l'origine de cette psychose. On pourrait parler du cas de Grenoble. - **Michel Bénichou,** *Président de la Conférence des Bâtonniers* Je suis incapable de vous dire s'il y a effectivement augmentation du nombre des mises en examen de décideurs publics. Je ne peux que me référer aux chiffres du rapport Massot qui semblent le souligner. Je peux constater, en revanche, dans une municipalité, l'accroissement du sentiment d'insécurité. Compte tenu de la complexité, de la difficulté des affaires, l'on est confronté à une double paralysie. Paralysie des élus qui, avant de prendre une décision, passent beaucoup de temps sur les problèmes juridiques ou de procédure. Paralysie des agents municipaux, qu'il ne faut pas oublier, parce qu'ils ressentent aussi cette responsabilité et ils hésitent, de ce fait, à engager certaines actions. J'ai rencontré le problème à propos des aires de jeux des enfants, qui, pour beaucoup, n'étaient pas du tout conformes, ce qui provoqua un affolement des élus, affolement qui s'est communiqué aux agents municipaux alors qu'on se trouvait devant une impossibilité matérielle de régler le problème. À Grenoble, la mise en conformité aurait exigé la mobilisation immédiate d'un budget de 5 à 6 millions de francs! Soit on les fermait, et alors on soulevait l'indignation des familles; soit on les laissait ouvertes au risque d'encourir la responsabilité pénale d'un accident. Le dilemme est impossible à trancher, pour les élus comme pour les agents municipaux. À Grenoble, nous avons choisi de les laisser ouvertes, excepté les plus dangereuses que nous avons réparées pour environ 2 millions de francs et engagé un programme pour la suite. C'est un grave problème de budget municipal. Or le budget municipal reste à la charge des contribuables! **Pierre Fauchon,** *Sénateur du Loir-et-Cher* La montée du sentiment d'insécurité est évidente. Mais il ne faut pas regarder de trop près les statistiques publiées par la Chancellerie. La Chancellerie est encore incapable de fournir des statistiques fiables dans quelque domaine que ce soit! Soyons donc prudents! Ce qui est certain, c'est l'existence, d'un bout à l'autre de la France, d'un nombre suffisamment élevé de mises en examen, et d'un nombre de cas beaucoup plus réduit, mais très important par sa valeur symbolique, de condamnations de maires. Tous ceux qui sont un peu au courant de leurs affaires reconnaissent qu'ils ne pouvaient absolument pas empêcher ce qui s'est passé dans leur commune. Leur condamnation, le fait qu'ils servent de boucs émissaires, pour des affaires, certes très malheureuses pour les victimes, mais dont ils sont innocents, nous font dire que l'important n'est pas de savoir si les cas sont nombreux; le seul fait qu'il en existe est déjà de trop! - **Patrick Maisonneuve** Ne pensez-vous pas, toutefois, que la mise en cause de la responsabilité pénale des élus a entraîné un renforcement de la vigilance en matière de sécurité? - **Pierre Fauchon** Certes et c'est là une des raisons pour lesquelles il ne faut pas évacuer la responsabilité collective des communes à l'exemple de ce que font nos amis anglais. La responsabilité est fréquemment diffuse et c'est une erreur de la faire assumer par tel ou tel maire, alors que c'est sur 15, 20 ou 30 ans de gestion municipale qu'il faudrait rechercher la responsabilité d'économies excessives, d'équipements mal conçus, de défauts d'entretien\... Je suis tout à fait partisan de reconnaître la responsabilité, diffuse, mais néanmoins réelle, des personnes morales. Je ne crois pas que ce soit une idée archaïque, bien qu'elle figure déjà dans l'ordonnance de 1670. Il est beaucoup moins grave de mettre en cause la responsabilité pénale d'une personne morale que celle d'une personne physique. Ce n'est pas le même dommage. Cela semble possible. - **Pierre Kramer,** *Substitut général à Paris* C'est aller un peu vite en besogne que d'avancer l'unanimité sur l'existence d'une pénalisation excessive. Je ne sais pas ce que valent les statistiques du Ministère, mais, dans l'annexe V du rapport de M. Massot, les mises en examen d'élus locaux pour des infractions non intentionnelles sur cinq ans se montent à 48 et les condamnations à 14. Pour environ 500000 élus locaux, c'est effectivement epsilon. - **Pierre Fauchon** À quoi correspondent ces condamnations? Vous ne les trouverez pas dans le texte. Il y a les atteintes à l'environnement dont on ne parle pas et qui font l'objet de quantité de poursuites, les blessures par imprudence et d'autres catégories encore qui ne sont pas distinguées dans cette statistique. - **Pierre Kramer** Le rapport de M. Massot, dans son annexe V, est très précis : il s'agit d'infractions non intentionnelles; il n'est pas question de délits en matière de pollution, de blessures involontaires ou d'homicides involontaires\... - **Pierre Fauchon** Deux éléments de réponse. La vérité concrète, réelle, quels que soient les tollés que cela provoque : ce sont les cabinets ministériels qui influent sur la loi en alourdissant les sanctions pénales. À la Chancellerie, les cabinets ministériels sont essentiellement composés de magistrats. Ensuite, des textes n'ont pas changé depuis des lustres, notamment ceux ayant trait aux blessures et aux homicides involontaires. Ce qui a changé, c'est l'application qu'en a fait la jurisprudence. Il y a donc, probablement, une nécessité pour le législateur de contrôler l'adéquation entre la volonté du législateur issue du suffrage universel et l'application qui en est faite par les juges. - **Serge Guinchard,** *Professeur à l'Université de Paris II* Je ne suis en rien d'accord avec les propos tenus. On se trompe de cible et on oublie la victime. On se trompe de cible quand on vise uniquement les juges par rapport au législateur. On vient de le faire par deux fois, à mon grand malaise. La première fois, on oublie que ce sont les parlementaires qui élaborent les lois; ce ne sont pas les juges qui les refont. Certes, les juges ont aujourd'hui d'énormes pouvoirs, puisqu'ils peuvent, d'une part, interpréter les lois; d'autre part, écarter son application au nom de la Convention européenne. Mais jusqu\'à présent un juge ne peut réécrire la loi. Dans la hiérarchie des normes, si le législateur n'est pas d'accord avec une jurisprudence, il peut la briser par un texte. Il faut donc que les politiques prennent leurs responsabilités. Chacun sait que je suis souvent très sévère sur la manière dont certains juges exercent leurs fonctions. Je ne cherche donc pas à flatter l'assistance. L'on se trompe également de cible quand on avance que ce sont les cabinets ministériels qui introduisent des sanctions pénales. Cela je ne puis l'entendre : quelle démission des élus que de laisser faire les cabinets ministériels! Cela signifierait qu'ils n'assureraient pas leurs fonctions et que, selon les termes de notre débat d'aujourd'hui, les élus seraient irresponsables! On se trompe, donc, en mettant l'accent sur la responsabilité des juges. M. Ewald a précisé avec justesse que certains voulaient répondre à la mise en cause de la responsabilité des élus par la mise en cause de la responsabilité des juges. Enfin, ayant eu douze ans la charge d'adjoint aux finances de la ville de Lyon, je récuse l'argument du manque de crédits. Il est valide sans doute pour les petites communes, mais quand on gère un budget de 4 milliards de francs et qu'il faut 8 millions pour la mise aux normes des aires de jeux, on les trouve! - **Jean Massot** Juste un mot sur la responsabilité du législateur. La confection des lois est un peu plus compliquée que le travail des cabinets ministériels. Les intervenants sont très nombreux : les services, les cabinets des ministres, le Conseil d'État et les assemblées parlementaires. Nous tous qui avons participé à ce processus législatif sommes responsables de cette multiplication des sanctions pénales. Il suffit de vouloir réagir : la semaine dernière, nous avons, au Conseil d'État, dans un projet de texte de loi, écarté plusieurs sanctions pénales proposées qui nous ont paru tout à fait inutiles, dans la mesure où on pouvait très bien trouver d'autres formes de sanctions, notamment financières. Ce texte provenait bien d'un cabinet ministériel, mais on voit qu'il est possible d'écarter la sanction pénale qu'il propose : il suffit de le vouloir! Nous allons proposer dans notre rapport un moratoire des sanctions pénales pour l'année 2000; je suis persuadé que c'est possible. - **Marie-Odile Bertella-Geffroy,** *juge d'instruction à Paris* La notion d'infraction involontaire ne recouvre pas celle d'infraction intentionnelle, mais elle comporte la notion de faute, même si elle est involontaire. C'est une faute d'imprévoyance et d'indiscipline. Imprévoyance, parce qu'on n'a pas prévu les conséquences de ses actes qui peuvent nuire à des vies humaines, ce qui débouche sur le pénal. Indiscipline, parce qu'on a violé les règles de la prudence. Quand une personne est mise en examen, qu'il s'agisse ou non d'un élu ou d'un décideur, on prend en considération les éléments constitutifs de ses fautes. Une simple maladresse n'est que très rarement retenue à charge. On évoque parfois une \"poussière de fautes\" qui fonderait de telles poursuites pénales. Je le nie. On ne prend en considération que des fautes établies et graves. Reprenez la cinquantaine d'affaires et la vingtaine de condamnations pour homicides ou blessures involontaires : elles concernent des manquements graves aux conséquences fortes. - **Jean-René Farthouat,** *Ancien Bâtonnier de Paris - Président du CNB* Trois remarques. La première porte sur la norme : on avance le reproche d'un changement trop fréquent de normes. On change de normes en cas d'accidents. La durée de vie des rillettes est brutalement abrégée au détriment de la rentabilité du fabriquantà cause de la listériose. Et le département ministériel concerné engagerait gravement sa responsabilité, y compris pénale, si le déclenchement de l'épidémie ne lui faisait pas changer la norme. Le changement de la norme n'est pas gratuit, mais lié aux circonstances. Deuxième remarque : ces changements de normes ne sont pas toujours le fait des départements ministériels. Lors du naufrage de l'Erika, j'ai été frappé de constater que députés et sénateurs, avaient été les premiers à interpeller les ministres sur l'insuffisance de la norme pour exiger de nouvelles règles et des sanctions. Ils n'ont pas eu tort, car une règle sans sanction n'est pas respectée. S'ils placent des sanctions pénales en regard des règles qu'ils édictent, c'est parce qu'ils estiment que là réside le meilleur moyen de les faire respecter. Ma troisième observation porte sur la responsabilité pénale des personnes morales. Certes, les statistiques sont toutes trompeuses! Mais que l'on présente la statistique des affaires dans lesquelles la responsabilité pénale d'une personne morale a été mise en cause sans que la responsabilité pénale d'une personne physique ne l'ait également été! Ce n'est pas sur trente ans qu'il faut apprécier une responsabilité, mais dans l'instant, et je ne crois pas que la responsabilité pénale des personnes morales soit une réponse à la question posée. - **Pierre Fauchon** Je connais au moins une affaire où la responsabilité pénale d'une commune a été recherchée, alors même qu'était intervenue originellement une mise en examen du maire et d'un conseiller municipal qui s'était conclue par un non-lieu. Depuis cette affaire, je suis tout à fait défavorable, et je partage le point de vue de M. Houillon, à l'extension de la responsabilité pénale des personnes morales de droit public. À quoi prétend-on ainsi échapper? À la loi du pilori? Cela ne marche pas, puisque, dans ce cas, l'élu est présent devant le tribunal en tant que représentant de la personne morale incriminée. Il va donc être partie à la cérémonie expiatoire dont parle M. Ewald. Simplement, l'amende sera supportée, non par lui, mais par la collectivité, ce qui sera donc encore une fois interprété comme un principe scandaleux d'impunité personnelle des élus! - **Xavier de Roux,** *Ancien député, maire de Chaniers - Avocat au Barreau de Paris* Un exemple sur ce thème : un médecin fait un parcours de santé avec son fils. Il rencontre un obstacle, une grosse barre de bois horizontale. Le père franchit la barre. Le fils, derrière lui, saute et se prend les pieds dans la barre. Il tombe, la barre lui tombe sur la tête et il décède d'une fracture du crâne. On a poursuivi la commune, personne morale, et l'ancien maire. Le tribunal a relaxé l'ancien maire et condamné la commune, personne morale, au motif que le parcours avait été organisé par les services de la commune, sans qu'il soit possible d'identifier une personne responsable. Pourquoi le pénal et non le recours au tribunal administratif? Mais pourquoi, parmi les infractions non intentionnelles, le législateur laisse-t-il figurer la maladresse et l'imprudence? J'ignore ce que sont la maladresse et l'imprudence. En revanche, je sais ce qu'est un règlement que je dois connaître quand il concerne mon activité; si je ne le respecte pas, je commets une faute. La maladresse et l'imprudence seront appréciées par le juge, mais, au départ, vous êtes dans une totale insécurité juridique, car vous ignorez si vous êtes maladroit ou imprudent! Je me tourne donc vers le législateur. Le nouveau code pénal introduit l'inobservation d'un règlement de sécurité : il faut donc supprimer la maladresse et l'imprudence comme fondements d'infractions, puisque l'ensemble des activités sont réglementées. - **Pierre Fauchon** Nous avons abordé cette question au Sénat. Dans le droit positif actuel, la moindre imprudence, la moindre négligence engage la responsabilité civile comme la responsabilité pénale, sur les mêmes bases, en vertu d'une jurisprudence de 1912. Ce qui fait que, contrairement à ce qui a été dit, des \" poussières de fautes \" conduisent bien à des condamnations pénales. Cette approche a été retenue à l'époque, parce qu'elle paraissait le seul moyen d'aboutir à la réparation du préjudice. Mais nous avons bien évolué, au point qu'il est aujourd'hui absurde d'assimiler la faute civile et la faute pénale. La faute civile a une raison d'être, celle d'asseoir une condamnation de réparation. La faute pénale en a une autre, celle de faire respecter les valeurs de la société. Notre démarche consiste à distinguer les deux définitions afin de rompre avec les notions de la \" moindre imprudence \" ou de la \" moindre négligence \" qui sont insaisissables. En effet, il faut savoir que la jurisprudence actuelle ne dit pas seulement: \" Vous avez été imprudent, parce que vous n'avez pas fait ceci ou cela \". Elle dit: \" Vous auriez dû savoir, vous pouviez savoir. Dès lors que vous pouviez savoir et donc prendre telle ou telle mesure préventive, qu'il y ait ou non une norme, vous devez être reconnu responsable \". C'est cet élément qui nous a paru ne plus avoir du tout de raison d'être en matière pénale. Nous pensons qu'il faut revenir à une conception pénale normale, qui suppose un minimum d'intention et donc que la faute saisie, qu'il s'agisse ou non de la violation d'un règlement, ne soit pas une simple imprudence ou une simple négligence, mais une faute caractérisée. Nous avons hésité sur la définition de cette \"faute caractérisée \". La commission Massot proposait de l'appeler tout simplement la \" faute grave \". Cela nous a semblé une formulation trop générale. Nous avons préféré une formulation plus précise : \" violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité \". Voilà ce que nous avons voté, afin de focaliser sur l'hypothèse où le délit a pour fondement un élément intentionnel - la volonté de commettre une imprudence, puisque, bien entendu, on n'a pas la volonté de causer le dommage comme dans la délinquance classique. On sait que l'on commet une imprudence et la volonté de la commettre. Voilà ce que nous avons voté et qui, me semble-t-il, répond à vos attentes. - **Jean Massot** Les entretiens de Saintes sont par nature une instance de propositions. Aujourd'hui, nous devons, je crois, nous attacher à cette question de l'intentionnalité. La faute intentionnelle est la seule qui doit être prise en compte par le juge pénal. Je me souviens de l'époque où tout le monde avait ri d'une ministre qui s'était déclarée \"responsable mais pas coupable \". Mais ce n'était pas si bête que ça! Cela signifie que l'on prend en compte la victime qui doit avoir réparation. Or, si on analyse la jurisprudence, à vrai dire peu abondante, pour ce qui concerne les décideurs et les élus, on constate que c'est la jurisprudence de la chance. Si un maire a de la chance, aucun accident ne surviendra dans sa commune. S'il n'a pas de chance, eût-il passé tous ses dimanches matins à inspecter sa commune, il arrivera qu'un gamin se prendra les pieds dans un mobilier urbain et il sera condamné pour son manque de chance. C'est pourquoi il faut s'attacher à l'intentionnalité. Une loi a été votée en matière d'accidents de la route, qui recourt à la notion de \" véhicule impliqué \". Ne pourrait-on trouver une notion du même ordre pour résoudre le problème qui nous préoccupe aujourd'hui? - **Pierre Fauchon** Vous avez fourni vous-même la réponse à la question que vous posez. Vous ne pouvez pas entrer sur la voie qui consiste à ne considérer comme des délits que les seuls délits intentionnels où prévaut la volonté de causer le dommage, précisément à cause des accidents de la route. Si vous ne condamnez pénalement que les auteurs d'accidents de la route ayant commis intentionnellement le délit, vous ne condamnerez alors plus personne et vous multiplierez les accidents de la route. Malheureusement, nous devons veiller à maintenir un haut niveau de sécurité pour lutter contre les accidents de la route et la crainte de la correctionnelle doit peser sur chacun. Vous ne pouvez évacuer, comme vous venez de le faire, une délinquance non intentionnelle. - **M. Alain Guglielmi,** *Premier Procureur adjoint à Toulouse* J'ai toujours eu en tête un principe fondamental de la République: \" La Loi s'applique à tous \". Je comprends, nous magistrats comprenons l'indignation des notables qui nous voient faire notre travail et appliquer les lois que les élus de la République votent. Je voudrais procéder à un parallèle avec un autre secteur de mon activité où j'ai affaire à l'indignation des médecins qui trouvent tout à fait anormal que l'on vienne rechercher leur responsabilité au pénal et qui multiplient les colloques sur le sujet. Je voudrais aussi, pour revenir à cette notion technique d'imprudence et de maladresse, rappeler que, puisque la loi s'applique à tous, les textes sur les blessures involontaires et sur l'homicide involontaire s'appliquent dans toutes sortes de domaines, et pas seulement aux élus. Si on évacue les notions d'imprudence et de maladresse, qu'adviendra-t-il de la responsabilité médicale, domaine où tout n'est pas réglementé? Je rappelle enfin que, dans le domaine du droit du travail, ces textes sont d'une application très fréquente et que leur interprétation jurisprudentielle a conduit incontestablement, en matière de sécurité au travail, à une amélioration et à une prise en compte beaucoup plus sérieuse de la réglementation. En matière de droit du travail, les chefs d'entreprises confrontés depuis quelques décennies à la recherche de leur responsabilité pénale ont trouvé la solution : la délégation de pouvoir. Tout le problème, me semble-t-il, pour les élus qui tiennent leur pouvoir d'un mandat électif par hypothèse non déléguable, est peut-être de trouver une solution juridique à ce niveau. Je veux aussi faire état de la grande inquiétude des secrétaires généraux de mairie et plus généralement des cadres de la fonction publique territoriale, eux aussi susceptibles de voir rechercher leur responsabilité pénale. Ils se trouvent placés entre le marteau et l'enclume, entre un élu qui a tout pouvoir sur eux et le magistrat recherchant leur responsabilité pour une imprudence qu'ils auraient commise. - **Xavier de Roux** Nous sommes là au cœur du débat: faut-il avoir une pénalisation pour des comportements non intentionnels? Ce n'est pas seulement le problème des élus : c'est la manière dont la loi est faite en France, avec cette manie d'introduire du délit partout! Ce sont ces mêmes élus qui votent les lois et qui sont les premiers à céder à la manie! Au États-Unis, préside une grande responsabilisation, notamment en matière médicale où la responsabilité est le plus recherchée, avec des dommages et intérêts considérables, sans pour cela recourir à l'action pénale. En France, les tribunaux sont parfaitement habitués à accorder des dommages intérêts à la hauteur qu'ils souhaitent. Pourquoi faudrait-il toujours passer par le canal pénal? Dès qu'on est au pénal, on se trouve toujours confronté à des incriminations relativement vagues. Je me souviens qu'à la Commission des lois, alors qu'avec Pierre Mazeaud nous resserrions les boulons d'un texte, un ancien magistrat nous disait: \" Vous attachez la main du juge! \". Parce qu'il pensait que nous voulions restreindre un délit par une incrimination étroite. De fait, lorsqu'on parle de maladresse, on peut imaginer tout ce que l'on veut. M. Guinchard indiquait que si le législateur n'est pas d'accord avec le juge, il n'a qu'à changer la loi. Il n'est que de regarder ce qui s'est passé pour les perquisitions dans les cabinets d'avocats : le législateur a expressément modifié la loi pour dire qu'on ne pouvait pas perquisitionner dans les cabinets d'avocats sans violer le secret professionnel. Le texte a été voté par les deux Chambres et pourtant, la Cour de Cassation s'est assise dessus! - **Philippe Marchand,** *Ancien ministre, Conseiller d'État* Je suis élu depuis 25 ans, j'ai connu la présidence du Conseil général, la commission des lois, la vie municipale. Il n'y a pas 500000 élus qui risquent des poursuites. Qui risque des poursuites? Un député ou un sénateur en tant que député ou sénateur? Certainement pas! Il ne gère rien! Le maire ou le président du Conseil général? Oui! On dit, pour déstresser ces élus, qu'il faut moins pénaliser, mais il y a tout aussi important à faire : légiférer, dans certains domaines, afin qu'ils n'aient plus l'occasion de commettre une faute. Ainsi, pour moi, une cause de stress de l'homme politique est aujourd'hui prescrite : celle qui résultait du financement des partis politiques. Sur le point de signer les contrats pour le pont de l'île de Ré, je savais, et je ne pouvais rien y faire, que si je n'étais pas battu à la présidence du Conseil général, 8 millions de francs partiraient à URBA! Heureusement, j'ai été battu à la présidence du Conseil général! Ce qui m'a évité d'être poursuivi. Mon successeur, appartenant à une formation politique beaucoup plus intelligente, qui, au lieu de tout enregistrer par écrit, transportait les billets dans des valises, a heureusement échappé à cela! Observant la vie politique, je constate qu'autrefois, pour réussir en politique au plus haut niveau, il fallait de préférence être le meilleur. Aujourd'hui, cela ressemble à une course de Formule 1 : beaucoup doivent s'arrêter au stand, et pour s'arrêter au stand, il suffit d'une mise en examen! C'est ce qui se passe au niveau du Gouvernement: Dominique Strauss-Kahn est actuellement au stand, ce qui a permis à Christian Sautter de passer à une position plus favorable. Je vais maintenant sortir un peu du sujet pour évoquer le stress des élus : ce n'est pas tant le juge pénal que nous craignons que le juge administratif. Je me tourne ici vers les élus pour évoquer les règles relatives aux campagnes électorales. Pour les candidats à de modestes mandats comme le Conseil général, je me demande s'ils ne feraient pas mieux de passer leur campagne au fond de leur lit sans rien faire! Car c'est un stress considérable que de se présenter aujourd'hui à une élection : le Tribunal administratif va, par exemple, examiner de près la nature, le nombre, la taille de toutes les salles où auront eu lieu les réunions électorales, pour les imputer aux dépenses électorales du candidat. Je souhaiterais que la réglementation du financement des compagnes électorales soit beaucoup plus simple, surtout pour les candidats peu juristes, qui ont peu de moyens, pas de mandataire financier, comme nous les voyons au Conseil d'État, qui, par exemple, croyant bien faire, paient eux-mêmes des frais de campagne de 5000 francs et se retrouvent inéligibles en raison des rigueurs de la loi, que les élus ont votée! Pour ce qui est des cabinets ministériels, je ne suis pas du tout d'accord avec les propos tenus. C'est aux parlementaires de faire la loi, même si le système majoritaire actuel tend à faire du parlementaire le soutier des ministères. - **Serge Guinchard,** *Professeur à Paris II* On a évoqué deux fonctions de la responsabilité: l'indemnisation des victimes et la moralisation des comportements. Incidemment, on a abordé une troisième fonction: l'exemplarité. Avec un peu de recul, on comparerait la situation des décideurs et des élus d'aujourd'hui à la situation des chefs d'entreprise il y a trente ans. Malgré le coût pour certains chefs d'entreprise, il faudrait évaluer l'enrichissement des réglementations d'hygiène et de sécurité du à cette pénalisation de l'époque. À l'heure actuelle, les élus mis en cause pénalement le sont généralement, soit en tant que maires, soit parce qu'ils sont à la tête de sociétés d'économie mixte. Dans ce dernier cas, ils sont parfaitement assimilables à des chefs d'entreprise. Cette fonction d'exemplarité, destinée aux victimes potentielles d'accidents qui se renouvelleraient parce qu'on aurait continué à ne pas respecter les règlements, est recherchée au pénal. Aux États-Unis, on pratique des dommages-intérêts punitifs extrêmement élevés, distincts des dommages intérêts \" réparatifs \". Une telle solution n'a jamais été explorée en France ; elle n'appartient pas à notre culture. Ce n'est pas forcément une bonne solution, parce que l'application de la Convention européenne pourrait amener à requalifier dans le champ de la matière pénale les dommages-intérêts punitifs et on reviendrait donc à la norme pénale. C'est une piste que nous devrions tout de même explorer. - **Jérôme Dufort** La pénalisation de la société constitue une régression. L'exigence pénale vient de la notion de conscience collective, à l'heure actuelle manipulée, en particulier par un certain nombre de médias, et orientée vers la recherche de boucs émissaires. On a d'abord mis en prison les chefs d'entreprise, puis les élus qui sont tous des maffieux, puis les médecins qui ne font pas bien leur travail et, en fin de course, s'exprime une loi du talion généralisée, où chacun recherche à tout prix un coupable. L'essentiel est que la victime trouve réparation. Pour cela, il faut que la justice civile, la justice de réparation fonctionne correctement. Mais la victime d'un accident de parc de jeux, si elle dépose un recours contre la commune devant la justice administrative, attendra plus de trois ans avant d'avoir justice alors que si elle porte plainte contre le maire, la procédure ira beaucoup plus vite. - **Docteur Meunier,** *Maire de Pont l'Abbé d'Arnoult* M. Marchand a évoqué le problème des "valises". Je n'ai jamais été stressé par ce sujet dans ma commune quand je faisais construire une passerelle de trois mètres de long! Je veux nous ramener à la réalité d'un maire rural. Je suis très intéressé par ce débat, mais, sur le terrain, les choses ne se passent pas tout à fait ainsi. Nous sommes élus et dès lors gestionnaires d'un patrimoine très important. Or nous sommes absolument incapables de connaître les risques que représente ce patrimoine et, si nous les évaluons, nous ne disposons pas du budget nécessaire pour pallier tous les risques potentiels. Ont été évoquées la chance et la malchance, et c'est bien notre réalité. Notre commune a été condamnée parce qu'un quidam, traversant une pelouse interdite, a renversé une haie et s'est fracturé le poignet. Tous les étés, des gamins escaladent les grillages de la piscine; un jour, il y aura un noyé, nous le savons, mais ne pouvons pas entourer la piscine d'un blockhaus. Nous sommes condamnables en permanence sans même savoir pourquoi. - **Serge Guinchard** Un équilibre reste cependant à trouver. Vous êtes maire d'une commune et on ne peut exiger de vous une obligation absolue de résultat en matière de sécurité. Mais on a constaté pendant très longtemps que, faute d'un engagement de la responsabilité des élus, leur vigilance n'était pas totale, notamment en ce qui concerne la sécurité des enfants et le mobilier urbain. - **Docteur Meunier** La commune de Grenoble peut affecter 8 millions de francs à ces problèmes. Dans une commune rurale, où l'on décèle un risque, le budget est si limité et si contrôlé qu'on ne pourra pas débloquer ne serait-ce que 20000 francs dans la semaine! Mme la Juge d'instruction souhaitait faire condamner les fautes. Chez les élus ruraux, il existe un contexte non intentionnel dont il faut tenir compte; il faudrait que la législation s'adapte à cette situation au lieu de l'ignorer. - **Jean-Pierre Dintilhac** Déterminer si la pénalisation est une bonne ou une mauvaise chose ne mérite pas de se renvoyer la balle et de chercher des boucs émissaires, tels les magistrats, membres des cabinets ministériels, qui seraient à l'origine des dispositions pénales dans les nouveaux textes de loi. La pénalisation s'inscrit dans une évolution fluctuante de la société. Fondamentalement, elle tient au besoin de sécurité et au refus d'accepter la fatalité. La notion de sécurité peut s'avérer elle-même dangereuse si elle empêche la prise de risques. Le risque est pourtant naturel : un chef d'entreprise prend un risque et s'il perd, il paie. La victime d'infraction en revanche n'a pris aucun risque et aucune raison ne peut justifier qu'elle supporte quelques conséquences. Jadis, la société acceptait la notion de *fatum*, alors que toute victime veut aujourd'hui obtenir réparation. Or, il n'existe pas de système qui permette une réparation en l'absence de faute ou de risque. C'est là un problème qui affecte la société dans son ensemble. Je distinguerai toutefois un point qui a connu probablement des dérives : dans certains domaines, les juges, face à ce vide de réparation, ont cherché à pousser la responsabilité, peut-être par souci de réparation; aussi parce que les victimes, aidées de leurs avocats, exerçaient une forte pression en se constituant parties civiles, ou encore par une démarche de compassion: pour aider les victimes à faire leur deuil. On aboutit alors à des cas où des faits minimes, en termes de charges, de responsabilité morale, entraînent des conséquences juridiques considérables. L'opinion publique a tendance à considérer que la détermination d'un coupable facilite le deuil. Dès lors, l'on retombe dans des réactions très primitives, très semblables à ces sociétés où, lorsque la sécheresse annonçait une famine, on cherchait une jeune fille à immoler! Il faut être très attentif, d'autant qu'à l'origine de la pénalisation, et c'est une bonne chose en soi, s'exprime l'attente d'une solidarité nationale pour la réparation des préjudices des victimes qui, sans avoir pris aucun risque, se sont trouvés confrontés à des conséquences dramatiques. - **Jean-Marie Burguburu,** *Avocat au barreau de Paris* Dans son rôle d'avocat de la pénalisation, M. le procureur est à sa place. Mais je crois qu'il confond la réparation et la sanction. Le Bâtonnier Farthouat précisait avec justesse qu'il n'y avait pas de norme sans sanction. Cette sanction doit-elle nécessairement être pénale? Je prends un exemple dans un domaine un peu différent: dans le drame du guide des Orres, une réparation civile est intervenue. Lorsque la sanction pénale tombe et que le guide n'est condamné qu'à de la prison avec sursis, tollé des parents! Sans doute faut-il "faire le deuil", mais je ne suis pas sûr que la sanction pénale soit le meilleur moyen. La sanction nécessaire, sans laquelle la norme est impuissante, peut être une sanction civile, professionnelle, financière. Si la juridiction administrative était à la fois plus rapide et plus contradictoire -- elle le devient - comme l'est la juridiction civile, peut-être aurait-on des sanctions adaptées pas nécessairement de nature pénale. Car la réparation civile est nécessaire, mais la sanction pénale, la sanction lourde, où M. le Procureur finit par reconnaître la loi du talion, de l'antique expiation, n'est pas indispensable au fonctionnement normal de la société et au respect de la norme. - **Michel Bréard,** *Procureur de la République à Toulouse* Il serait temps de se remettre à faire du droit pénal. Le constat est net: dans beaucoup d'affaires, on recherche d'abord un coupable pour avoir un responsable. Les victimes, par la voie de la constitution de parties civiles, forcent la main du Parquet qui normalement n'aurait pas poursuivi et interviennent en permanence au procès. Je peux le comprendre, mais le problème auquel nous sommes confrontés est celui de la responsabilité pénale qui fonctionne de plus en plus selon les principes de responsabilité du droit civil. Cela a commencé en matière médicale et se poursuit dans de nombreux domaines, puisque l'on en arrive à retenir de purs principes de droit civil en matière de responsabilité pénale. Avec une difficulté particulière: en matière de responsabilité pénale, notamment dans un fait involontaire, il y a très fréquemment des \" chaînes de fautes \" et non des \" poussières de fautes \" pour arriver au dommage. Ne pourrions-nous pas, de manière assez simple, définir une limite au moyen de la notion de \"contravention connexe \" que l'on a connue longtemps en matière automobile? Ainsi, faute de trouver des contraventions connexes définies par les textes, il ne pourrait y avoir, en matière de délit involontaire, de responsabilité pénale. - **Jean Massot** J'ai passé une partie de ma vie à faire du contentieux administratif. Or, j'ai entendu des propos qui ne m'ont pas paru tout à fait conformes à la réalité. Je ne peux laisser dire que le juge administratif ignore le contradictoire! Il a sûrement d'autres défauts, sur les délais ou sur l'insuffisance de ses pouvoirs d'instruction, mais je ne pense pas que ce soit là son défaut majeur. Par ailleurs, j'ai été très intéressé d'entendre qu'il fallait aller devant le juge pénal pour voir reconnaître la responsabilité pour risque. J'ai pourtant le sentiment que, dans ce domaine aussi, le juge administratif a quelque antériorité! - **Jean-Pierre Michel,** *Député* J'ai été quelque peu choqué d'entendre critiquer une pénalisation excessive de la vie publique. Le droit pénal d'un pays démocratique est l'expression d'une volonté générale, d'un consensus social et l'État doit intervenir pour faire appliquer le droit pénal. Il est possible qu'il y ait trop de sanctions, mais je suis plutôt favorable à une pénalisation excessive de la vie publique qu'à une privatisation excessive. Je m'élève aussi contre l'idée qui prévaut aujourd'hui, selon laquelle tout doit être réparé, tout le monde est victime. C'est le système américain, cela fait travailler les cabinets d'avocats, les compagnies d'assurances, les conseils juridiques. Je ne pense pas que tout doive être réparé par la société. La tendance ne nous conduit pas vers la modernité, mais vers une privatisation excessive de notre droit pénal. Tout à l'heure, le procureur de la République nous en parlait et je pense comme lui que la privatisation de l'action publique par le biais des constitutions de parties civiles est une dérive néfaste. L'action publique est entre les mains des procureurs, qui sont soumis à l'autorité hiérarchique du Garde des sceaux, pouvoir politique, pour faire appliquer la loi pénale. L'action publique n'est pas entre les mains des supposées victimes ou d'associations qui engagent des actions auprès des juges d'instruction sans avoir à prouver le début du commencement de l'existence d'une infraction et quelquefois uniquement dans le but de nuire à la personne contre laquelle elles déposent plainte avec constitution de partie civile. - **François Ewald** Le mouvement de civilisation de la responsabilité qui a caractérisé le XX^e^ siècle connaît-il aujourd'hui un ralentissement ou un arrêt? Serions-nous entrés dans un nouveau processus de pénalisation. Peut-être pourrions-nous demander au ministère de la Justice d'orienter les travaux de ses services de recherches et d'études statistiques sur ces questions. Penser la responsabilité des élus locaux suppose de la resituer dans un débat plus général sur l'existence, ou non, d'une inflexion de la tendance à la dépénalisation. En ce qui concerne le problème que nous traitons aujourd'hui, je voudrais, en tant que philosophe, vous proposer l'idée suivante : à travers la question de la pénalisation, nous cherchons avec difficulté à savoir comment donner un statut pénal au problème du risque. On a réussi à donner un statut civil et administratif au problème du risque, pas encore un statut pénal. Affirmer qu'il n'y a d'infraction pénale qu'intentionnelle me rend perplexe. Cela reviendrait à dire que, devant un juge pénal, on peut s'exonérer au prétexte de ne pas l'avoir fait exprès! Une telle excuse n'est pas même valable entre un enfant et son père! La question se pose donc de savoir quel statut pénal donner à l'erreur, c'est-à-dire un acte qui n'a pas le caractère d'une faute, mais qui pourtant est susceptible de causer un dommage. Avancer la nécessité de dépénaliser l'erreur me semble soulever un problème philosophique important, car cela revient à admettre que nos conduites ne sont pas susceptibles d'éliminer une part de risque dommageable. On accepte donc une certaine forme d'irrationalité dans les conduites, ce qui me paraît une thèse très dangereuse, car, jusqu\'à présent, nos sociétés ont vécu dans l'idée qu'il était possible d'avoir une maîtrise rationnelle des conduites. Comment dès lors traiter le problème du risque? Par un axe législatif. Nos discussions de ce matin me confirment dans l'idée que les notions de faute, de négligence et d'imprudence sont totalement inadéquates pour penser le risque. J'invite le législateur à traiter ces questions de risque sans recourir à des catégories aussi générales, mais à d'autres qui relèveraient plutôt d'une économie de la décision. Le législateur devrait préciser la bonne allocation du risque entre des mesures de prévention parfois très onéreuses et des mesures de sanction ou d'indemnisation qui sont liées à un dommage possible. Or, sur ce point, le législateur est totalement muet. Nous avons besoin aujourd'hui que le législateur fournisse, non pas des schémas moraux de sanction, mais des normes de décision. C'est en fonction de ces normes de décision, me semble-t-il, que pourrait être retrouvée une sécurité juridique. Le dernier point est politique: qu'est ce qui explique aujourd'hui, qu'une personne ayant subi un dommage ne considère pas que cet événement lui appartient? Qu'est-ce qui la pousse à l'imputer à quelqu'un d'autre et ce d'une manière extrêmement agressive, par la voie pénale? Ici se pose le problème de ce que j'appelais la \" démocratie du risque \". Les citoyens aujourd'hui vivent le risque comme quelque chose non également partagé. Le risque a un auteur. Le phénomène juridique le plus fascinant dans l'histoire de la responsabilité n'est pas le passage de la faute au risque, mais la disparition de la force majeure. Tout événement renvoie à un responsable, tout risque renvoie désormais à une cause qui est un responsable. La victime considère qu'elle a été placée dans une situation dont quelqu'un avait la maîtrise et dont elle n'a pas été informée. Se pose un problème de confiance : la victime considère qu'elle est trahie dès lors que survient l'accident. Le rétablissement de la confiance relève de la démocratie du risque. Il s'agit de trouver des formes d'organisations, d'institutions telles que le risque ne soit pas caché, qu'il ne soit pas uniquement vécu sous la forme d'une victimisation. Il doit être assumé par la collectivité, le maire annonçant l'état des lieux. On a alors la possibilité d'une réallocation du risque, d'une redistribution, susceptible de maintenir la confiance à travers l'information et donc de diminuer le nombre des plaintes. - **Maître François Sarda,** *Avocat honoraire - Barreau de Paris* J'ai été 45 ans avocat, 18 ans maire rural et 6 ans membre de la Commission de révision du Code pénal. J'en conserve quelques souvenirs : avoir été battu quand je demandais la suppression de la maladresse, avoir été critiqué à gauche, bien qu'ayant un dossier préparé avec Robert Badinter, pour avoir préconisé la responsabilité des personnes morales, car on m'accusait de vouloir protéger les personnes physiques. Je prendrai 50 % de l'intervention de M. Jean-Pierre Michel et j'en abandonnerai 50 %! Je ne reprendrai pas ce qu'il a indiqué sur le dévoiement qui multiplie les constitutions de parties civiles. Revenons à des propositions simples pour progresser vers le civil. Bien souvent, les gens veulent d'abord savoir ce qui s'est passé : « Pourquoi ma femme est-elle morte en couches? », « Pourquoi le panneau de basket est-il tombé? » Si l'on multipliait les référés civils aussi bien qu'administratifs d'exploration, d'expertise avant d'ouvrir une possibilité d'action au fond, on permettrait aux gens de savoir, d'obtenir une explication. Par ailleurs, on ne peut pas aller vers la dépénalisation sans développer les réparations sans faute. Il est vrai, M. Dintilhac le soulignait tout à l'heure, que se fait jour chez les magistrats une envie de remplir les vides. Quand, après trois ans d'instruction autour d'une responsabilité médicale, autour d'une responsabilité de sortie scolaire, des magistrats se préoccupent de savoir s'il y a des infirmes à vie sans réparation, ils trouvent le moyen de bâtir une faute, en indiquant que le responsable aurait pu \" faire mieux \". Par exemple, la loi de 1996 veut atténuer le Code pénal en préconisant de tenir compte des pouvoirs, des moyens, des compétences. La réaction des magistrats est claire et consiste à dire : \" Vous aviez le pouvoir et la compétence de faire mieux! \"et à déclarer la responsabilité pénale malgré la loi de 1996. Dernier exemple : un texte permet aux magistrats de dire qu'il n'y a pas de responsabilité pénale et de condamner sur le terrain civil, possibilité de passerelle infiniment peu utilisée. On méprise ce texte qui permettrait, sans refaire un parcours de procédure, d'aboutir à une réparation et à une condamnation civile. La Cour de cassation, en 1912, a proclamé l'identité de la faute civile et de la faute pénale. Quand vous en parlez à des conseillers à la Cour de cassation, ils vous disent tous individuellement que c'est une stupidité depuis 1912, mais collectivement, ils la répètent avec constance! Pourquoi ne pas donner plus de moyens d'investigation aux magistrats civils et aux magistrats administratifs? Pourquoi la recherche de la vérité serait-elle une attribution pénale? - **Jean-François Burgelin,** *Procureur général près la Cour de cassation* La noble institution qu'est la Cour de cassation a été mise en cause pour une jurisprudence de 1912, vingt-cinq ans avant ma naissance! Cette jurisprudence était à ce point ancrée que tous nos professeurs de droit nous l'enseignaient comme une vérité d'évidence. Cette vérité d'évidence, à mes yeux comme à ceux de beaucoup de mes collègues, était une stupidité. Restait à revenir sur cette stupidité. L'occasion nous en sera prochainement donnée par l'affaire tristement célèbre des enfants noyés par le Drac il y a quelques années et qui vient devant la Cour de cassation. Cette affaire ne sera pas jugée par la Chambre criminelle, mais, à ma demande, sera portée devant l'Assemblée plénière au cours des mois qui viennent, devant laquelle le Parquet général conclura à une remise en cause de la jurisprudence de 1912 et proposera à la Cour de cassation de distinguer la faute civile de la faute pénale. Ce faisant, si la Cour nous suit, nous irons dans le sens d'une amélioration de l'état de droit et, par conséquent, vers une dépénalisation d'une partie du contentieux qui nous préoccupe aujourd'hui. - **José Gois,** *Procureur adjoint de Lisbonne* Il y a quelque temps, un garçon de treize ans a voulu traverser une voie rapide à Lisbonne. Les feux de signalisation n'étaient pas automatiques. Il a appuyé sur le bouton du feu pour le faire passer au vert, mais, suite à une panne, il a été électrocuté. Il est mort. C'est une tragédie terrible et ses parents ont présenté des charges devant le Parquet criminel de Lisbonne contre la mairie. Ils se sont également constitués partie civile. Au Portugal, on peut profiter du dossier pénal pour juger l'affaire civile, mais ce sont deux choses tout à fait indépendantes. Si le dossier est classé, l'affaire civile peut poursuivre. La mairie a allégué qu'elle avait passé un contrat avec une société privée qui se chargeait des vérifications techniques de tous les feux de signalisation dans la capitale. Les administrateurs de la société ont été interrogés et ont réussi à prouver que la veille même de l'accident l'un de leurs techniciens avait vérifié les conditions techniques du feu de signalisation et que tout fonctionnait. Le Parquet de Lisbonne a décidé de classer le dossier par manque de preuves, car l'on a considéré que l'on ne pouvait établir un lien direct entre une éventuelle omission négligente de la part des techniciens ou de la mairie et la panne qui avait provoqué la mort de l'adolescent. Les parents n'ont pas accepté la décision et ont demandé au juge d'instruction la réouverture de l'enquête. L'investigation est en cours, mais je crois que la décision du juge d'instruction ne sera pas différente de celle du Parquet. Je suis d'accord avec cette décision de mes collègues, car je crois qu'il faut absolument distinguer les fautes civiles des fautes pénales. Quel est le but de la responsabilité civile? Réparer les dommages. La responsabilité pénale a pour objet de protéger les intérêts plus vastes des personnes et de la société en général. Le régime pénal instauré depuis 1982 prévoit que, sauf dispositions contraires, seules les personnes physiques sont susceptibles d'engager leur responsabilité pénale. La négligence n'est punissable que dans les cas expressément prévus par la loi. La négligence existe dès lors que l'on ne procède pas avec le soin auquel on est tenu et dont on est capable, la loi opérant une distinction entre une négligence consciente et une négligence inconsciente. Le code prévoit également que sera punissable le représentant d'une personne morale, même s'il ne s'agit que d'une simple association de fait, même si la commission du crime exige certains éléments personnels déterminés ou quand cette personne physique agit dans l'intérêt exclusif de la personne morale qu'elle représente. Selon la règle générale, les personnes morales ne sont pas pénalement responsables, mais peuvent être sanctionnées pour les fautes commises par leurs représentants. À côté de la juridiction strictement pénale, une juridiction administrative, non pénale, traite du respect de ce que nous appelons « contre-ordonnances ». L'exemple d'un code qui ne prévoit que des contre-ordonnances est celui de la route, mais les homicides ou les blessures consécutifs à des négligences suite à un accident de la route sont prévus au code pénal. Ces infractions administratives sont punies par une amende de caractère non pénal, qui s'appelle "coima", et la loi qui les régit prévoit que les personnes morales sont toujours responsables des infractions commises par leurs représentants. La règle selon laquelle les personnes morales ne sont pas responsables pénalement connaît quelques exceptions: en cas de crimes contre l'économie, les droits d'auteurs ou la propriété industrielle. En ce qui concerne les élus locaux et les élus pour des organes du pouvoir central, le code pénal ne contient aucune règle. Une loi prévoit la commission du crime comme le détournement de fonds, la corruption, *etc*. Les parlementaires, quant à eux, bénéficient d'un système très curieux d'immunité. Pour l'exemple, si une affaire pénale les concerne et si le Parquet veut interroger un parlementaire, le tribunal doit demander au Président de l'Assemblée de la République, notre Parlement, de lever son immunité. La commission d'éthique du Parlement s'en charge; elle demandera à ce parlementaire s'il souhaite voir son immunité levée. Et c'est pourquoi, comme vous l'imaginez, nous n'avons nul ennui avec nos parlementaires car, bien évidemment, cela n'arrive jamais! Le Président du Parlement a annoncé que le système allait changer, malheureusement pour nos parlementaires! Peut-être a-t-il entendu parler des Entretiens de Saintes! Au Portugal, la mise en jeu de la responsabilité pénale appelle un lien de causalité entre une imprévoyance, une action ou une omission imprévoyante et un résultat qui a engendré un dommage. - **David Curry,** *ancien ministre des collectivités locales Parlementaire britannique* Lorsque Michel Rouger m'a invité à participer à ce colloque, il m'a demandé de parler du rôle des collectivités locales. Or, je suis tombé dans un débat sur le rôle du juge et l'intervention judiciaire dans les affaires des municipalités. N'étant ni Français, ni juge, ni juriste, ni élu local, imaginez la suite! *(Rires.)* Simple député et ancien ministre, j'ai décidé que la réticence était à l'ordre du jour. Je vous ferai donc part d'un discours sur le bœuf britannique! Il est évident que le bœuf français engendre des risques considérables pour le consommateur. Ayant épousé une Charentaise, j'ai mon mot à dire! Pendant quatre ans, j'ai été ministre de sa Majesté, responsable pour les collectivités locales, le logement et les questions urbaines - on essayait d'économiser! Un de mes principaux rôles était de distribuer chaque année environ 60 milliards de livres aux 388 collectivités locales du Royaume-Uni, soit un nombre déjà trop élevé à mes yeux, mais représentant 1 % de l'effectif des collectivités françaises. La question juridique qui préoccupe les élus locaux français ne touche pas leurs correspondants britanniques, car elle n'existe pas. Ce n'est donc pas un sujet sur lequel je puis vous éclairer. Bien entendu, en Angleterre ou en France, il est des cas où une municipalité peut être mise en cause pour négligence par les victimes. Le conseil municipal est poursuivi et pénalisé, éventuellement se retourne contre les entreprises qui ont effectué les travaux, mais, en fait, il n'y a pas de réel problème : les élus ne sont pas poursuivis en tant que personnes physiques. L'équivalent du maire est le *leader* majoritaire au conseil. Il n'est jamais poursuivi. Alors ministre, j'ai reçu des milliers de délégations municipales. Pas une seule n'a évoqué le problème dont vous débattez aujourd'hui. Elles souhaitaient parler du financement des municipalités. L'argent est le seul sujet qui préoccupe les élus britanniques! Mais le sujet qui domine désormais et majoritairement le débat en Angleterre et qui figurera dans vos débats futurs est celui des rapports politiques et administratifs entre le Gouvernement et les mairies, notamment l'ingérence croissante de l'État dans les administrations locales. Ce débat deviendra inévitable en France, car la globalisation du marché se fera de plus en plus sentir en imposant des contraintes sur les choix économiques et donc politiques. La globalisation modifie le pouvoir dans deux sens, car elle transfère le pouvoir de l'État vers le marché et des collectivités locales vers l'individu et les groupes de pression. Bien sûr, le marché ne remplace pas les compétences traditionnelles du Gouvernement, mais il nie ses choix. Dans un monde sans frontières économiques, les gouvernements sont obligés de créer et de supprimer une économie compétitive. C'est dire qu'il faut qu'ils assurent un marché de travail possible, un contrôle des dépenses publiques de plus en plus rigoureux, une réglementation minimale, une réforme du système fiscal et de la sécurité sociale et un marché compétitif pour les consommateurs. Ce programme ne devrait pas favoriser l'action des gouvernements. C'est la conséquence inévitable de l'Union économique et monétaire. Je n'imagine pas un seul instant que M. Delors, M. Mitterrand et M. Khol envisageaient le projet de l'Union monétaire européenne comme un bond en avant vers la thatchérisation de l'économie européenne. L'on doit bien reconnaître que l'Union monétaire pousse inévitablement à la globalisation. L'État napoléonien, l'État gaullien, l'État socialiste sont bel et bien morts. L'économie libérale n'est pas une question de choix, c'est une nécessité! (*Protestations*.) J'ai raté le tournoi des six nations pour être présent aujourd'hui, j'ai donc mon mot à dire! (*Rires.*) La technologie permet aux affaires d'opérer à une échelle globale, mais cette même technologie agit tout autant en faveur de l'individu et des groupes de pression. L'internet et l'e-mail sont des instruments irrésistibles de démocratisation. Les gouvernements se sont retrouvé dénudés à la réunion de Seattle. Ils ont été confrontés à des manifestations dans la rue, rendues possibles par la technologie de M. Bill Gates. Le pouvoir a été globalisé, il a été également diffusé. Vous vous demandez certainement ce que tout cela a à voir avec les collectivités locales. C'est un tout, car ces deux tendances menacent l'institution démocratique dotée d'une autorité locale. Des gouvernements qui essayent d'établir une économie compétitive ne peuvent tolérer que les collectivités locales jouissent d'une autonomie limitée. De son côté, le citoyen, armé de son ordinateur, peut courcircuiter les élus locaux. Les assemblées locales sont de plus en plus érodées par le sommet et par la base. Nous sommes plus avancés dans ce processus en Angleterre qu'en France, car nous nous sommes lancés dans la création d'une économie libérale il y a vingt ans déjà. Ironiquement, notre gouvernement travailliste poursuit cette tendance. Quels sont en Angleterre les instruments par lesquels le gouvernent central contrôle les collectivités locales? On peut en identifier trois sortes principales. Tout d'abord, un contrôle très strict par l'État des dépenses pour chaque municipalité. Les subventions d'État représentent 80 % du budget et l'État se réserve la possibilité d'intervenir pour limiter les dépenses globales de chaque municipalité et la fiscalité imposée par les municipalités qui, bien entendu, n'ont pas de possibilités d'emprunts commerciaux. L'insistance sans compromis de la qualité et la rentabilité des services offerts par les municipalités était également imposée sous le gouvernement conservateur. Ainsi, par exemple, une collectivité n'était autorisée à confier à ses propres équipes, que ce soit la réparation des routes ou l'entretien des corps de bâtiments publics, sans demander des devis au secteur privé. Leurs équipes devaient se soumettre à la loi de la compétition et n'avaient pas un droit de privilège. Ce programme a permis de réaliser des économies d'environ 7 % sur les dépenses totales des collectivités. Le gouvernement travailliste a introduit l'obligation légale de soumettre chaque département des collectivités locales, que ce soit en matière d'éducation, de services sociaux ou de logement, à un examen sévère de leurs performances en matière financière et d'efficacité. Cet examen est fondé sur les critères établis pour la nation entière et maintenu par un service d'inspecteurs indépendants. Les autorités sont obligées de rendre publiques leurs performances afin d'encourager la concurrence. En France, vous vivez le régime des juges; en Angleterre, nous vivons le régime des inspecteurs! En cas de performances insatisfaisantes, le gouvernement intervient et exige que le service soit transféré au secteur privé. Dans un certain nombre de collectivités, de très grandes villes d'ailleurs, traditionnellement travaillistes, des entreprises privées ont été appelées à prendre en main la gestion du système scolaire. Enfin, les collectivités locales ont perdu certaines de leurs fonctions traditionnelles. Par exemple, le logement passe sous le contrôle des compagnies du secteur privé, avec ou sans but lucratif, parce que ces compagnies peuvent être éligibles au fonds commercial sur le marché financier pour moderniser et reconstruire les HLM. Cette année, quelque 240000 logements seront vendus au secteur privé par les collectivités; l'année prochaine, en Angleterre, est envisagé le transfert de 300000 habitations, dont 92000 dans la deuxième ville d'Angleterre, Birmingham. Modestement, je revendique la création de ce programme. Dans dix ans, les collectivités auront cédé leur rôle de propriétaire quasi exclusif d'HLM. En ce qui concerne l'éducation, chaque école a son propre budget et les décisions de gestion sont entre les mains des parents gouverneurs et non des municipalités. M. Blair part en campagne contre la bureaucratie d'État. Les fonctionnaires, les syndicats, la totalité des partis et gouvernements socialistes sur le continent et les collectivités locales. Tout le monde doit être modernisé. Quelles conclusions devons-nous en tirer? L'idée même de l'autorité locale a besoin d'être redéfinie devant le défi de l'ingérence inévitable - mais, selon moi, nécessaire - de l'État et l'émancipation parallèle du citoyen. Les collectivités locales doivent abandonner l'ancienne tradition d'autonomie et rechercher dans tous les secteurs d'activité, qu'ils soient financiers, de planification ou de développement économique, de l'éducation, une association active avec les partenaires privés. Le rôle majeur dans cette association doit même être concédé au secteur privé pour assurer la rentabilité et la gestion à base de principes commerciaux. L'homme d'État et l'élu local doivent reconnaître que l'avance des techniques nouvelles change sans retour le contexte de la vie politique et publique. Son rôle est de créer des institutions qui font lien efficace entre les décisions au niveau mondial et leur résonance au niveau local. - **Pierre Fauchon** Nous revenons en ce pays de France, où nous sommes riches, soyez-en assurés, à la fois de juges et d'inspecteurs. Quand nous échappons aux uns, c'est pour tomber sous la coupe des autres! Je reviens sur la question de l'articulation entre la responsabilité de la collectivité territoriale, personne morale, et la responsabilité d'une personne physique qui peut être le maire ou un adjoint disposant des pouvoirs. Cette question épineuse se heurte à l'une des vaches sacrées de la tradition juridique française : le problème des pouvoirs publics, de leur responsabilité, de l'impossibilité pour un juge de porter atteinte à l'autorité des pouvoirs publics. C'est un débat que nous ne pouvons aborder ici. Je veux simplement indiquer l'esprit de la proposition de loi que nous avons votée avec l'accord de Sénateurs tels que M. Mauroy ou M. Badinter la semaine dernière et, je dois le reconnaître, en dépit d'une certaine opposition du Gouvernement. Nous avons posé la distinction suivante : la personne morale pourra éventuellement être responsable, quelle que soit la compétence qu'elle exerce - nous supprimons une ancienne distinction entre les compétences déléguables et celles qui ne le sont pas - à condition qu'il n'y ait pas responsabilité pour faute caractérisée d'une personne physique. Cette idée figure dans le rapport de M. Massot contrairement à ma proposition qui lui était antérieure. Il faut donc prendre cette proposition pour ce qu'elle est. L'idée est celle-ci : soit on est en présence d'une faute caractérisée, ce que j'ai appelé « la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité commise par une personne physique ». Il est clair qu'en ce cas, la personne morale n'y est pour rien, à moins qu'elle ne soit responsable pour un autre fait, ce qui peut arriver. Soit il n'y a pas faute caractérisée, mais l'examen des faits laisse apparaître une responsabilité diffuse, étendue sur plusieurs budgets, sur plusieurs maires, ce qui renvoie bien à une responsabilité pénale de la personne morale. C'est une idée assez nouvelle en France, bien que posée il y a déjà quelques années. Mais en entendant nos amis portugais et anglais, vous aurez compris que ce qui est nouveau pour nous est le droit fondamental pour eux. Notre proposition consiste donc à maintenir les deux en concurrence. C'est l'une des raisons de la poursuite pénale et le fait qu'elle reste nécessaire. M. Dintilhac l'a parfaitement exprimé: il faut penser aux victimes, qui ont besoin d'un débat à ciel ouvert. C'est d'ailleurs notre intérêt à tous : il doit faire apparaître toutes les circonstances qui ont pu conduire à l'accident, mêmes si ces circonstances ne font pas apparaître un bouc émissaire, ce qui serait alors une injustice, mais parce qu'il est de l'intérêt général pour l'avenir que ces circonstances soient élucidées. Tel est donc l'esprit de notre proposition. Monsieur le ministre Marchand, vous avez prononcé, avec l'autorité qui est la vôtre, un jugement qui me semble quelque peu sommaire sur l'utilité du Sénat. Eh bien, j'interjette appel de ce jugement devant cette assemblée populaire! Pas de décision sans appel et, si vous le voulez bien, la parole sera à la défense. Je me permets de vous dire que la question - vous l'avez tranchéequelque peu sous forme de boutade et je l'ai conçue comme telle - nous donne l'occasion d'un débat fort intéressant. Comparons le rôle des deux assemblées. Quelle est leur fonction? Pour l'essentiel, voter la loi, exercer un contrôle sur le Gouvernement. En ce qui concerne le vote de la loi, nous savons l'un comme l'autre et tous les parlementaires ici savent que la large majorité de la matière législative est le fait du Gouvernement. Pour le reste, il est tout à fait normal qu'une assemblée comme le Sénat, qui subit moins directement la pression des événements et les responsabilités politiques, puisse consacrer plus de temps au travail législatif. Ce qui donne un argument dans la querelle sur l'utilité respective des deux assemblées. En ce qui concerne la possibilité de contrôle, il faut avouer qu'une assemblée qui est plus loin du gouvernement, qui parfois n'est pas du même bord, dispose probablement d'une plus grande liberté pour apprécier la gestion gouvernementale. Que l'on considère le rôle législatif ou le rôle de contrôle, on s'aperçoit que la question peut être retournée et qu'on peut s'interroger tout autant sur l'utilité de l'Assemblée nationale que sur celle du Sénat. Dans le cadre de l'évolution actuelle de nos sociétés, la question de l'utilité et du rôle du Parlement est une vraie question. À quoi servent les Parlements dans un processus d'européanisation qui transfère la production de la plupart des normes législatives et réglementaires à Bruxelles, que nous ne faisons qu'entériner? - **Marie-Odile Bertella-Geffroy** Je voudrais répondre de manière un peu polémique en signifiant mon incompréhension devant la volonté quasi passionnelle des parlementaires, parce qu'ils se sentent touchés personnellement, de modifier un pan entier de la responsabilité pénale, autrement dit les infractions non intentionnelles, qui couvrent d'autres domaines que celui des élus -- responsabilité médicale, accidents de la circulation, accidents du travail - dans le seul but de protéger une cinquantaine des leurs. Cela dit, il est vrai que la question du rôle du Parlement peut être posée. En effet, pourquoi recourir au pénal pour des affaires qui n'ont rien à y faire? Maître Sarda a expliqué que c'était pour comprendre ce qui s'était passé. On le voit surtout dans les affaires de responsabilité médicale : il y a constitution de parties civiles par défaut de communication entre les médecins et les patients. Dans de tels cas, on commence par la saisie du dossier médical et on le montre à la partie civile. Parfois, l'affaire s'arrête là, sinon il est procédé à une expertise et ce avant toute mise en examen. Selon mon expérience, dans 75 % des cas, ces affaires ne vont ni jusqu'à la mise en examen ni, *a fortiori*, jusqu\'à la condamnation. Il en est de même pour ce qui concerne les prises de décisions politiques : il manque la transparence, l'information. On vient voir le juge d'instruction, parce qu'il dispose de moyens d'investigation. Les décisions politiques prises à un haut niveau, lesquelles impliquent des conseillers, des responsables administratifs et politiques, ne peuvent pas, en fait, être tirées au clair au tribunal administratif ni au tribunal civil. Les parties civiles recourent donc au juge d'instruction du fait de ses pouvoirs d'investigation et parce que c'est gratuit! Je voudrais donc poser le problème du rôle du Parlement: des commissions parlementaires non politiques ne pourraient-elles pas prendre en charge ce type d'affaires pour éviter leur pénalisation? Je pense à l'affaire du sang contaminé. Les commissions d'enquête instituées par les politiques n'ont rien pu faire pour régler le problème et il a fallu deux procès pénaux et un procès devant la Cour de justice de la République! S'est-on donné les moyens, notamment sur le plan politique, d'éviter la pénalisation? - **Philippe Houillon** Après avoir entendu nos amis portugais et anglais, je suis conforté dans l'idée que l'Europe rendra service à la France, car nous y ferons notre marché et y retiendrons, pour chaque matière, les meilleures solutions. Nous pourrons également en finir avec notre tendance au nivellement par le bas. Nombre des positions qui viennent d'être exposées sont manifestement archaïques. Pour preuve: tout autour de nous, on procède différemment. On ne peut continuer de penser que nous avons raison contre tout le monde, tout le temps. Je relève avec satisfaction que la proposition de loi de Pierre Fauchon adoptée par le Sénat et que nous allons soutenir à l'Assemblée s'inscrit dans le sens de ce qui se pratique dans les autres pays européens. Et j'ai cru comprendre tout à l'heure, monsieur le Procureur général, que, peut-être, la Cour de Cassation allait - mieux vaut tard que jamais! - modifier la jurisprudence de 1912, à la faveur de l'affaire du Drac. Deuxième réflexion, l'accusation d'autoprotection est une accusation quelque peu facile, alimentée par les médias, par \"l'information marchandise \" où le soupçon se vend bien. On en rajoute donc. Il est aisé pour ceux qui n'assument pas encore de responsabilités d'avancer que ceux qui en ont s'autoprotègent. Rappelez-vous cette affaire de la juge aux affaires familiales qui, au mépris d'expertises psychiatriques évidentes, a confié une enfant à la garde de sa mère qui lui a donné la mort. Aucune responsabilité pénale n'a été engagée. Peut-être en sera-t-il autrement demain? Peut-être tiendrez-vous alors, madame la Juge, un autre discours? Sur ce qui est involontaire, j'ai trouvé l'intervention de M. Ewald très pertinente. On souhaite le risque zéro; or la vie est risque. Il doit exister une responsabilité personnelle. Or, on accroît la responsabilité des responsables et on \"sous-responsabilise \", sur le plan pénal, ceux qui ne le sont pas, en souhaitant externaliser systématiquement la responsabilité, la reporter sur quelqu'un, alors que la vie est faite de risques et que nous ne devons pas construire une \"République des légumes\"! En revanche, il doit évidemment y avoir matière à réparation, soit en vertu des responsabilités civiles, soit même, comme l'a justement déclaré M. Dintilhac, en vertu de la solidarité nationale, là où elle doit s'appliquer. Une telle vision me paraît offrir des pistes en faveur d'un équilibre infiniment plus moderne que les solutions que nous appliquons aujourd'hui. - **Marc Cimamonti** Évitons tout système dérogatoire, que ce soit sur la responsabilité pénale de fond ou sur le mécanisme procédural de mise en œuvre de la responsabilité. J'ai la conviction qu'en voulant se défendre contre un sentiment de malaise et d'insécurité, les élus accroîtront la réaction de défiance que certains de nos concitoyens éprouvent à l'égard des personnages publics. C'est à notre sens de l'égalité devant la loi et devant la justice de faire en sorte que les mêmes mécanismes de fond et de forme soient applicables à l'ensemble des citoyens. Je voudrais dire ma conviction de magistrat pénaliste, que je crois partagée par beaucoup de mes collègues : il faut réserver le pénal aux fautes volontaires et quasi volontaires. Il est vrai que préside chez nous une culture du non-risque. De plus en plus de victimes écrivent, se plaignent des classements sans suite. Il faut leur offrir d'autres recours et réserver la voie pénale à ce qui est important. On a parlé de la voie civile, de la voie administrative, en attribuant éventuellement aux juges des moyens d'investigation comparables à ceux des juges pénaux. On a également évoqué la responsabilité pénale des personnes morales. Etudiez l'évolution de la jurisprudence sur ce point; elle précise que l'on ne peut caractériser la responsabilité de la personne morale que si l'on caractérise la faute de la personne physique de son dirigeant. Nous nous situons dans le domaine propre de la responsabilité pénale qui est individuelle et appréciable au niveau des personnes physiques. Dernier point: on a beaucoup parlé de dépénalisation pour les infractions non intentionnelles. Je lisais les conclusions de la commission Massot. Le délit de favoritisme, que nous n'avons pas abordé aujourd'hui, se situe à la marge de l'intentionnel et du non intentionnel. La jurisprudence sur le favoritisme est limitée, mais la doctrine s'élargit, notamment par les travaux de la Mission interministérielle d'enquête sur les marchés publics. C'est un délit intentionnel : en s'affranchissant délibérément des règles des marchés publics, on permet à une entreprise de contracter avec la collectivité publique et par là on l'avantage. D'aucuns estiment qu'il faudrait distinguer les comportements et ne pas sanctionner toute irrégularité au moyen du délit de favoritisme. Il faut maintenir le délit de favoritisme, même s'il est nécessaire de toiletter la réglementation des marchés publics, par exemple, en relevant le seuil des 300000 francs pour l'achat sur commande pour offrir plus de souplesse aux collectivités publiques. Peut-être convient-il également d'envisager des structures d'intercommunalité sur le plan juridique. Mais il ne faut pas toucher au délit de favoritisme qui fait obstacle. Il permet la moralisation de la vie publique, de prévenir d'autres délits de corruption, des trafics d'influence, des abus de biens sociaux qui, certes, ne sont pas la norme chez les décideurs publics, mais qui sont difficiles à caractériser et à prouver. C'est pourquoi a été érigé le délit intentionnel de favoritisme. Dans ma pratique de parquetier, c'est un délit que je poursuis quand j'ai la conviction que l'élu ou le décideur s'est délibérément affranchi des règles des marchés publics. Pour autant, même si j'ai cette conviction, il m'arrive très fréquemment de classer le dossier si la faute est vénielle et a été régularisée, moyennant un avertissement à l'élu et parfois une information à la Chambre régionale des comptes. - **Un participant** Il ne faut pas oublier que notre peuple a une mémoire collective et que résonnent encore dans ses oreilles ces phrases terribles et maladroites d'une ministre affirmant qu'elle était \"responsable, mais pas coupable\". Deuxièmement, je ne peux m'empêcher de procéder à un parallèle entre la réforme de la magistrature et celle des prisons en 1945, qui a été mise à l'ordre du jour parce qu'un certain nombre de personnalités, du fait des aléas de l'histoire, avaient connu les geôles de la République et les avaient trouvées extrêmement inconfortables. On s'est donc soucié de les rendre un peu plus humaines. Troisième thème de réflexion : à propos de cette distinction entre la voie civile, réputée propre et non déshonorante, et la voie pénale gênante et sale, on ne peut évacuer la notion de \" drama \". Les victimes, singulièrement en cas d'accident collectif, mais aussi individuel, ont besoin d'exprimer leur douleur, d'être entendues, écoutées. Or, quel journaliste s'intéresse à un procès civil où n'interviennent que des professionnels du droit? Quel journaliste ignore un procès pénal où comparaissent des personnalités? Quatrième thème de réflexion: ne peut-on établir un lien entre les lois de décentralisation de 1982 qui ont entraîné un allégement considérable de la tutelle de l'État sur les collectivités locales alors que, dans le même temps, les Chambres régionales des comptes font preuve d'une remarquable pudeur dans leurs investigations? Ne doit-on pas, dis-je, faire le lien entre ces phénomènes qui ont renforcé les pouvoirs des responsables des collectivités locales et les préoccupations actuelles des élus? Enfin, sur la responsabilité des magistrats, je rappelle un principe essentiel : la décision d'un magistrat peut faire l'objet d'un recours et il ne faut pas confondre le jugement que l'on porte sur la décision judiciaire d'un magistrat et la faute personnelle que, par négligence, imprudence ou méconnaissance de la loi, il pourra commettre. **Serge Guinchard** Il faut absolument que nous songions aux victimes. Je m'inquiète donc d'un mouvement de dépénalisation d'un certain nombre d'infractions, dont je souhaite qu'il ne soit pas trop précipité. Il faut faire attention: on bouleverse les fondements mêmes de notre Code pénal. Cela mérite réflexion, même si je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire. Il convient de réfléchir aux conséquences et se projeter dans l'avenir: que vont devenir les victimes? Elles ressentent le besoin de connaître le dossier et d'obtenir une compensation affective, pas seulement pécuniaire. La responsabilité des législateurs consiste aussi à se placer en aval des lois qu'ils préparent et de s'interroger sur les méthodes de contournement que trouveront les justiciables et sur le développement possible d'effets pervers. À propos du délit intentionnel, je ne partage pas l'avis de M. Cimamonti sur le délit de favoritisme. J'ai cru comprendre que la circulaire d'application avait été laborieusement rédigée. C'est un délit dont on aurait bien pu se passer. L'arsenal pénal dont nous disposons pour coincer les hommes politiques sur des affaires de trafic d'influence ou autres me paraissait largement suffisant. Nous aurons là un exemple de mauvaise pénalisation. L'insécurité juridique se situe davantage dans ce délit que dans les infractions non intentionnelles évoquées aujourd'hui. - **Michel Bénichou,** *Président de la conférence des Bâtonniers* Le débat est révélateur de ce qui peut se produire dans l'opinion publique après les propositions de réformes de M. Fauchon. D'aucuns pourraient penser que les élus souhaitent une nouvelle impunité, que le délit, en se transformant, entraîne une auto-amnistie. Il faut faire très attention et tout bien expliquer, sinon l'on assistera à un nouveau rejet de l'opinion publique, ce qui serait dramatique pour le lien de confiance entre la population et les élus. Sur la responsabilité des personnes morales de droit public, j'ai pu constater que les magistrats et les élus se connaissaient peu. Je sais que certains magistrats du parquet peuvent être placés en disponibilité dans des entreprises. Pourquoi ne songeraient-ils pas à travailler dans des collectivités territoriales, des communautés d'agglomérations où ils seraient certainement les bienvenus, pour examiner la façon dont les choses se passent, pour travailler avec les élus et les agents municipaux et prendre la mesures de leurs difficultés sur le terrain? - **Jean Massot** Merci de me confier la responsabilité de conclure cette matinée. J'ai été très intéressé par tout ce que j'ai entendu. Cela ne m'a pas donné de remords d'avoir accepté de présider le Groupe d'études qui a présenté le rapport évoqué. J'ai trouvé dans beaucoup des propositions présentées ce jour des éléments auxquels nous avions songé. En particulier, j'ai été très intéressé par les considérations de M. Ewald sur la manière de gérer le risque. Notamment dans le domaine de la multiplication des normes, il est essentiel qu'avant d'en édicter de nouvelles, on procède à des études d'impact, c'est-à-dire de faisabilité des normes, pour ensuite permettre aux collectivités de se mettre en accord avec ces normes, en tenant compte des délais et des moyens nécessaires. Je ne dirai rien sur la responsabilité des personnes morales, car le Sénateur Fauchon me reprocherait encore de me désolidariser abusivement du groupe que j'ai présidé! M. Bénichou a excellemment relevé tout ce que j'aurais souhaité évoquer sur le sujet. Mais s'il me le permet, je voudrais préciser au Sénateur Fauchon que sa proposition sur la responsabilité des personnes morales et le renvoi qui est fait entre les articles 121, 122 et 123 me paraît poser problème, car elle conduirait, totalement dans certains cas, à substituer la responsabilité des personnes morales à celle des personnes physiques. Il y a là, me semble-t-il, un obstacle constitutionnel majeur. Je crois enfin qu'un consensus général s'est formé pour reconnaître qu'il n'est ni nécessaire ni souhaitable de prendre des mesures spécifiques en faveur des élus et des décideurs publics. À cet égard, les propositions présentées, notamment la proposition de M. Fauchon, sous réserve de ce que je viens d'indiquer sur la responsabilité des personnes morales, ne sont pas spécifiques aux décideurs publics; cela s'inscrit donc tout à fait dans le bon sens. J'ajoute, pour répondre aux critiques de certains magistrats instructeurs et à celles du Doyen Guinchard, que notre proposition d'ébranler les colonnes du temple est venue des magistrats judiciaires membres de notre groupe. Elle rejoint d'ailleurs, comme l'a déclaré M. le Procureur général, les intentions de la Cour de cassation sur l'identité de la faute civile, de la faute pénale, ainsi que la théorie de la causalité par référence à celle de l'équivalence des conditions ou de la causalité adéquate. Qu'elle soit discutable, nous pouvons en débattre, mais je m'y associe sans en revendiquer seul la paternité. Voilà ce que j'ai retenu de nos débats de ce matin qui, même s'ils ont été parfois très vifs, ont permis d'atteindre un consensus sur bon nombre de points. J'espère qu'il se maintiendra quand il s'agira de mettre en œuvre les différentes propositions avancées.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2000-02-01
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LA LOI DU PILORI
# La loi du pilori - **Michel Rouger** Le pilori s'est révélé être le condensé de nos travaux préparatoires pour cette deuxième partie de notre journée. J'ajoute que je suis personnellement convaincu que nous avons besoin du pilori et pour encore un certain temps encore, même si je regrette ce besoin. Le phénomène conjugue trois mouvements importants de notre société. Un de ces trois mouvements a été parfaitement décrit par M. Ewald : nos sociétés sont complexes, les risques s'y développent et on a peine à les accepter et à les gérer. Deuxième mouvement : dans le milieu des années quatre-vingt, un peu partout en Europe, nous sommes entrés dans un régime de suspicion. Ceux qui ont entendu mon premier discours de Président de tribunal en 1992, se souviendront quej'avais relevé que nous entrions dans l'ère du soupçon et que la justice connaîtrait de grandes difficultés à gérer ce régime de suspicion. Troisième élément: nous sommes confrontés dans notre pratique, dans notre vie quotidienne, aux manifestations de la société de consommation de masse. Quand on conjugue ces trois éléments, on constate que la justice subit l'évolution de ce que nous appelons « la consommation de masse ». Dans les années 1960-1970, au sortir des années de pénurie, nous avions tous un besoin de consommer. La consommation de masse nous a apporté la satisfaction d'un besoin d'usage de biens et de services. Petit à petit, le système a dérapé et le besoin d'achat a remplacé le besoin d'usage, même si quelquefois, et de plus en plus souvent, l'achat ne correspondait plus à aucun usage utile. Ainsi, avons-nous tous un besoin de justice et, progressivement, le besoin de punition est venu remplacer le besoin de justice. Des éléments manifestes concourent à cette évolution. Tout d'abord, le juge de la punition a pris le pas sur le juge du jugement. Ce n'est pas par hasard si l'on voit arriver en tête du « top » des futurs candidats à la Présidence, Eva Joly, « la juge de la punition », la plus connue en France. Ce qui d'ailleurs me frappe n'est pas tant qu'elle occupe la tête du classement, mais qu'elle y ait pris la place de celui qui était son principal client, il y a six ou sept ans! Deuxième élément : il n'y a pas de consommation de masse allant vers une primauté de l'acte d'achat sans distribution à prix cassés. Malheureusement, dans l'activité de la justice, la voie pénale est ce qui correspond aux prix cassés, aux petits prix, aux coûts réduits dans la consommation de masse. Il est beaucoup moins coûteux de requérir le juge pénal que de requérir le juge civil. Ainsi, le développement de la pénalisation est-il tout naturellement inscrit dans notre vie quotidienne, qu'on le déplore ou non. Troisième élément qui concerne plutôt l'aspect visuel : on constate que le juge de la punition n'hésite pas à expliquer à la télévision pourquoi et comment il punit vite. Il vante sa punition un peu comme le présentateur du télé-achat vante ses produits! Dans ce système qui repose sur une difficile analyse du risque, sur un régime de suspicion et sur des pratiques qui s'apparentent à la consommation de masse, nous sommes engagés pour un bon moment dans une phase où on éprouve un fort besoin d'utiliser le pilori. - **Francis Teitgen,** *Bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris* Je voudrais, un instant, avoir une pensée pour l'épouse d'un de mes amis, homme politique mis en examen, qui a fait l'objet d'une ordonnance de non-lieu, quatre ans et demi après sa mise en examen. Cela fait dix-huit mois qu'elle est dans un hôpital psychiatrique. C'est aussi cela la loi du pilori! Il y a des enjeux humains qui sont des enjeux majeurs. Je n'ai pas aimé la présentation du pilori par M. Houillon. Qu'est-ce qu'était le pilori? Essentiellement une peine accessoire : on passait au pilori avant d'être envoyé aux galères. Comme peine principale, elle était réservée aux commerçants ayant fait usage de faux poids, aux banqueroutiers, aux concussionnaires, aux faux témoins, aux courtiers de débauche, aux proxénètes et aux entremetteuses. Il est très intéressant de relever que ce type de délinquance, qui cultive à la fois la malignité et le secret, a nécessairement comme peine l'exposition au public, celui qui a été floué. Une des dernières condamnations au pilori a touché un homme poursuivi pour avoir extorqué de l'argent à sa victime en prétendant lui avoir vendu une poule noire qui pondait des œufs en or! Prévalaient une malignité et une forme de discrétion de l'infraction. Et la punition de cette malignité, de cette discrétion, de cette capacité à calculer, de tromper l'autre, donnait lieu à une peine principale qui est précisément l'exposition populaire. Que se passe-t-il pendant qu'on est au pilori? Je vous rappelle qu'on y est de l'heure de prime jusqu\'à celle de nonne, trois jours de marché consécutifs, et qu'il est autorisé au public de jeter de la boue \" ou autres ordures \" mais ni pierres ni objets blessants, après quoi on est mis au pain et à l'eau. Cela pour la première exposition, car, à la deuxième, on a la lèvre supérieure fendue de manière à laisser voir les dents. À la troisième exposition, c'est la lèvre inférieure qui est fendue. À la cinquième, dans un premier temps, la langue est coupée. Et à la septième\... Tout cela fut aboli en 1789. Subsisteront la peine du carcan, puis l'exposition dans une cour du Palais de justice, supprimés en 1848. Cela pour dire que, parlant de pilori, on parle de choses d'une gravité extraordinaire. Il est singulier de penser que tout cela est très confortable. Ce sont en ces termes, me semble-t-il, qu'il faut essayer de comprendre ce qu'est la loi du pilori, qu'on appelle aujourd'hui « lynchage médiatique ». Il me semble que nous sommes bien dans une même continuité historique. Celui qui est médiatiquement lynché est irrémédiablement condamné, très rapidement, alors qu'il est présumé innocent, sans aucun accès à son dossier, sans aucune possibilité de faire valoir ses propres arguments. C'est grave et devrait nous porter à y réfléchir. Pour conclure, j'indique que la réforme qui nous est proposée sur la présomption d'innocence s'inscrit dans la droite ligne de ce que personnellement je souhaite. Le pilori c'est l'incapacité à répondre à une demande de justice extrêmement forte. Plus nous introduirons du contradictoire dans notre procédure inquisitoire et plus nous irons dans le bon sens. Tel est le cœur du débat, si j'ai bien compris la présentation que nous a faite M. Rouger. - **Pierre Kramer** Je voudrais faire une observation par rapport au sondage évoqué à deux reprises. On constate que certains magistrats - Jean-Pierre Michel en est un exemple - ont franchi le pas pour devenir des hommes politiques. Ils n'ont pas eu cette réaction de crainte ou de fuite dont on a parlé. D'ailleurs, il y a des précédents célèbres : Jean Tibéri, Simone Veil étaient des magistrats et l'on pourrait en citer bien d'autres. Le mouvement se fait plutôt en ce sens : on voit parfois des ministres devenir avocats, on n'en voit pas devenir juges. Cet attrait pour la politique est positif. Dès lors, on comprend mal la psychose évoquée. Sur le pilori, je remonterai un peu plus loin que M. le Bâtonnier Teitgen. Sur le Capitole, devant le temple de Jupiter, il y avait une pierre qu'on appelait la \" pierre d'achoppement \" sur laquelle on exposait les personnes qui avaient failli à leur parole, aux contrats. Dans le dictionnaire historique de Furetière, on peut lire que ces hommes étaient exposés \" cul nu \" et, par trois fois, ils devaient toucher la pierre; ils devenaient \" intestables \", c'està-dire que leur parole perdait toute valeur. On retrouve la promesse dont parlait le Professeur Ewald. Vient ensuite l'institution du pilori. Vous avez évoqué également la télévision, la présomption d'innocence. Je voudrais donner tout de même une petite lueur d'espoir, notamment aux avocats qui sont nombreux ici, en évoquant une affaire et sa motivation: le jugement rendu il y a à peine un an contre les ministres, dans l'affaire du sang contaminé. Si vous analysez les motifs de cette décision, en ce qui concerne notamment Edmond Hervé qui a été déclaré coupable - faut-il un coupable? - mais dispensé de peine, il est déclaré par la Cour que, compte tenu des accusations auxquelles, dit-on curieusement, il n'était pas en mesure de répondre, ayant été présenté comme coupable et condamné -- au pilori, dirions-nous - avant la déclaration de sa culpabilité par la Cour, il n'y avait plus lieu de le condamner à une peine qu'il avait déjà subie. Ainsi, cette \" pilorisation \" qui intervient en temps réel, avant toute condamnation, pourrait paradoxalement aboutir à un blanchiment. Cette idée, d'ailleurs, se retrouve dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur le procès équitable. - **Philippe Houillon** Par rapport au débat de ce matin, je remarque que l'opposition entre les hommes politiques d'un côté et les magistrats de l'autre est très forte. Moi qui fréquente un peu les uns et les autres, je l'entends dire et je crois que c'est une très mauvaise chose pour la démocratie. Les députés, dans les couloirs, traitent les magistrats de personnes frustrées de ne pas occuper dans la société la position sociale à laquelle ils aspirent et qui se vengent sur les législateurs légitimes. Quant aux magistrats, ils pensent que les politiques n'ont pas fait correctement leur travail, notamment par rapport à la justice et, après certaines réformes avortées et une non-réévaluation des moyens budgétaires de la justice, grand fut le ressentiment du corps judiciaire. - **Jean-Pierre Michel** Les hommes publics qui se présentent devant les électeurs doivent rendre des comptes publiquement. Cette "pilorisation" ne me gêne pas. Quand on aspire à exercer une fonction publique à laquelle nul n'oblige, la sanction est celle-là; elle n'est pas toujours justifiée, cela relève d'une autre question. Mais réclamer ou sembler réclamer une impunité serait très grave. Ce matin, M. le sénateur Fauchon a su éviter certains écueils, mais quand j'entends les déclarations du Président de l'association des maires de France, je suis très choqué et j'ai décidé de ne plus adhérer à cette association, car je ne pense pas que les élus puissent réclamer un statut qui, aux yeux de l'opinion publique, serait conçu au seul motif de les protéger. Au surplus, la vraie question est, selon moi, celle évoquée par le Bâtonnier Teitgen. Elle a trait à la procédure et concerne tous les justiciables, pas uniquement les décideurs. L'on compte, certes, quelques mises en examen, quelques poursuites, mais très peu de condamnations. Les magistrats, chacun en convient, savent rester raisonnables dans l'étude des faits. Toutefois, subsiste la question de la procédure inquisitoire. Je regrette que, malgré certaines avancées, comprises dans le texte en débat - dues davantage au Parlement qu'au ministre - la réforme que nous allons voter en deuxième lecture n'ait pas pris franchement le parti de la procédure accusatoire. La mise en examen ou la mise en accusation devrait composer la phase ultime d'une procédure et devrait être publique afin de lever tout secret durant la procédure pénale. Dès lors, la règle étant la publicité, les fuites organisées, chuchotées dans les couloirs, inspirées par tel mobile et reproduites dans la presse d'une manière toujours orientée, n'auraient plus lieu d'être. Là réside la vraie question : une procédure accusatoire dans le cadre de laquelle on s'échange des preuves; un secret levé et une mise en examen repoussée à l'extrême limite. À partir de cette réforme, tout le monde serait traité à l'identique. Ceux qui prétendent recevoir les suffrages de leurs citoyens et parler en leur nom doivent s'attendre à être sanctionnés, dès lors qu'ils faillissent ou même dès lors qu'ils ne prennent pas toutes les précautions nécessaires, car nos concitoyens pensent que les élus doivent prendre toutes les précautions pour eux et c'est normal : par l'élection, ils s'en remettent à lui et ne comprennent pas le défaut de précaution. Dès lors, je ne trouve pas anormal que soient ouvertes des poursuites. Il faut cependant pouvoir se défendre, ce qui n'est guère aisé tant la procédure inquisitoire apparaît inadaptée. Pour autant, les élus ne peuvent revendiquer des pouvoirs supplémentaires - les élus locaux en assument déjà d'extraordinaires - et un régime spécial d'examen de leurs faits et gestes pour être condamnés moins que les simples particuliers. - **Patrice de Charrette,** *Président du TGI de Saintes* Juge, je suis intéressé par la loi. Faut-il changer la loi qui conduit à trop de pénal et, si oui, comment faire? Une conversation dans un train entre un promoteur immobilier et un architecte à propos d'un chantier à Royan. L'architecte relève : « Pour la sécurité nous avons intérêt à verrouiller; il y a de Charette à Saintes. » Je reste convaincu du caractère indispensable de la justice pénale pour l'inobservation d'une règle de sécurité. Le contre-exemple est fourni par les audiences correctionnelles. Dans une affaire d'accident mortel de la circulation, la conductrice précise : « J'étais en train de mettre une cassette dans l'autoradio, elle est tombée; machinalement, je me suis baissée ». J'ai prononcé une condamnation à une peine de prison avec sursis en sachant qu'elle ne servait à rien ni pour la conductrice ni pour l'exemplarité, dans la mesure où nous étions confrontés à un comportement de simple inattention. À ce titre, le projet du sénateur Fauchon, très subtilement articulé, est un système à double déclenchement selon le type de causalité. Je crains qu'il manque un peu son objectif. Un sénateur n'a-t-il pas déclaré au cours du débat : « D'ailleurs, quelles que soient les lois que nous votons, les juges ne les appliqueront pas si cela leur déplaît et cela ne leur plaira pas. Ils se sont mis en tête de condamner tout le monde, sauf eux, bien sûr, même s'ils ont commis une faute. » Vous avez reconnu là l'excellent M. Charasse qui, un peu plus tard, devait proposer de délocaliser la Cour de cassation à Saint-Pierre-et-Miquelon. (*Rires*.) Quant à moi, j'imagine volontiers M. Charasse siéger sur l'îlot de Clipertown. Cela dit et quelles que soient les outrances de cet auteur, je ne suis pas loin de penser la même chose. Que se passera-t-il avec la proposition de M. Fauchon? Si le tribunal veut condamner, il qualifiera de direct le lien de causalité; s'il veut acquitter, il recourra à la causalité indirecte. Ensuite, il développera une magnifique motivation juridique sur l'équivalence des conditions ou sur la causalité adéquate selon le résultat recherché. Le texte, en effet, laisse une marge d'appréciation au juge. Je plaide peut-être contre ma paroisse, mais je crois qu'un tel texte ouvre un champ d'insécurité juridique alors même que l'on recherche l'exact opposé. Changer la loi appelle la définition de critères objectifs. Sur la détention provisoire, nous collectionnons depuis vingt ans une loi par an pour compliquer la procédure; les juges protestent mais elle s'applique. Il a été imposé aux juges de motiver spécialement leurs décisions. Pas de problème: c'est leur métier. Ils ajoutent un paragraphe dans la décision et le taux de détention provisoire ne diminue pas. Un seul moyen pourrait faire baisser la détention provisoire : recourir à un critère objectif en augmentant le seuil de la peine encourue. Telle est la proposition de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Si on fixe le seuil à trois ou cinq ans, l'effet sera mécanique. L'abus de confiance peut être puni de deux ans maximum; il n'y aura pas de détention provisoire pour abus de confiance. Je proposerai, pour notre sujet, une démarche similaire : retirer de la définition des infractions non intentionnelles toutes références à l'imprudence, à la négligence ou à l'inattention, ne laissant que l'inobservation d'une obligation de sécurité imposée par la loi ou par le règlement. L'on m'objectera l'inconséquence, dans la mesure où des imprudences gravissimes peuvent causer des dommages considérables. Sans doute, mais les victimes ne seront pas pour autant abandonnées, elles recevront une indemnisation. Ainsi l'on ne conservera au pénal que la violation d'une règle précise. L'on resserrera le champ du pénal ne laissant à la justice pénale que les seuls contentieux pour lesquels elle est faite. - **Jean Massot** J'observe que la proposition du Président de Charette est tout de même une proposition qui modifie la loi. Comme lui, je crois que les solutions ne passent pas toutes par une modification de la loi et que l'adoption de la proposition de loi du sénateur Fauchon, qui recoupe deux chapitres du rapport que nous avons rendu au Garde des sceaux, ne suffit pas à résoudre le problème. Mais la réflexion en cours actuellement peut être l'occasion de remettre en cause certaines jurisprudences - nous en avons eu ce matin un exemple éclatant. Viennent d'être évoquées les questions de procédures pénales qui sont également riches de possibilités d'évolution par voie jurisprudentielle. On se plaint des constitutions de parties civiles abusives; que je sache, il existe des textes susceptibles de les réprimer, appliquons-les! (*Protestations.*) On se plaint de mises en examen un peu trop rapides ou trop larges. Là encore, c'est une question qui touche à l'application raisonnable du juge. Nous pouvons faire évoluer les situations, certes par modification des textes, mais aussi par évolution de l'application de ces textes. D'où l'intérêt de réflexions comme celle-ci ou de débats parlementaires qui constituent autant d'occasions d'évolution dans le bon sens. - **Hervé Témime,** *Avocat au Barreau de Paris - Membre du Conseil de l'ordre* La proposition de Patrice de Charette, à laquelle je suis tout à fait favorable, frappe par sa simplicité biblique. Elle présente le double mérite d'éviter le débat complexé pour les uns comme pour les autres entre un sort particulier qui devrait être réservé à l'élu - tous les élus ne sont pas aussi parfaits que M. Michel - ou de fixer un objectif plus large que les propositions de M. Fauchon. En effet le système de la proposition de loi du Sénat est certes extrêmement subtil, mais trop compliqué tout en laissant une marge d'appréciation trop grande aux juges. M. de Charette est mieux placé que moi pour savoir combien il faut être précis avec les magistrats dans le cadre des prescriptions de la loi. Si une telle marge d'appréciation est laissée aux juges, par le biais de la motivation - l'une de leurs spécialités - ils arriveront à considérer les obligations de cette loi comme un simple moyen leur permettant de condamner les mêmes quand ils en auront envie. Sur la procédure, je suis d'accord avec les propos du Bâtonnier Teitgen. Il met en avant le problème du double temps médiatique et judiciaire. Si vous décrivez le temps du pilori comme le lynchage médiatique, il est clair que les réformes de procédure pénale, quelles qu'elles soient, ne suffiront jamais. Le lynchage médiatique ne touche pas de façon égale les personnes médiatiques et celles qui ne le sont pas. Voilà pourquoi, s'il n'existe aucune raison d'adopter un statut de l'élu sur un plan pénal, on ne peut contester le fait que les personnes publiques se distinguent quant à l'intervention judiciaire et particulièrement pénale dans leur vie. Le temps médiatique est indifférent à la réforme du code de procédure pénale, mais il est vrai qu'avec l'arrivée de l'intervention judiciaire, il faut lever le secret de l'instruction pour éviter au moins l'hypocrisie absolue du temps. Toutefois, sur la procédure pénale, ne croyons pas que les parlementaires puissent fuir leurs responsabilités. Ne croyons pas non plus à la jurisprudence pour améliorer en quoi que ce soit la détention provisoire. La jurisprudence -- pardon à la Cour de cassation - ne présente strictement aucun intérêt par rapport à la pratique de la détention provisoire; cela ne souffre aucune contestation. Il convient, là aussi, de s'orienter vers des solutions de ce type. En réalité, il faut rendre objectifs les critères, sans quoi le système ne pourra s'améliorer. Parallèle évident au malaise des politiques face aux réformes législatives, l'on constate, par rapport à notre débat d'aujourd'hui et à celui du code de procédure pénale, les politiques adoptent un discours guerrier tout en étant d'une frilosité sans nom. Ils sont très habiles, entre l'Assemblée nationale et le Sénat, à se rejeter la responsabilité du vote des lois. Mais il était tout de même pitoyable d'entendre ce que nous avons entendu si ce n'est qu'ils veulent régner sous la règle de l'absolue irresponsabilité. Pourquoi attendre si longtemps pour oser s'approcher du seuil des trois ans? Cela fait des années que les avocats pénalistes - je les ai représentés longtemps, je ne suis pas objectif - proposent: « Oublions de nous en prendre aux juges d'instruction, juges ou pas de la détention; oublions d'aller ailleurs que vers cette seule objectivisation des critères de la mise en détention provisoire et de sa durée. Seules ces avancées pourront faire progresser le système. » Dans les couloirs, on entend des déclarations fortes. Nous sommes face à une absence totale de courage politique! Je le dis comme je le pense! Soit la loi ne sert à rien et, en ce cas, nul besoin de réforme; soit l'on souhaite qu'elle fasse avancer profondément le fonctionnement de la justice. Pour cela, elle doit permette aux mentalités de progresser en même temps que la loi change. Je suggère, puisque vous êtes à l'aube d'un débat parlementaire sur une réforme de procédure, de porter la réforme plus loin que la commission des lois. La plus grave entorse à la présomption d'innocence, la vraie loi du pilori, c'est la détention provisoire et le contrôle judiciaire. Si les politiques sont prêts à assumer leurs responsabilités, pourquoi n'envisagent-ils pas de lever le secret d'instruction et de rendre la détention provisoire quasiment impossible en matière correctionnelle. Allez plus loin! - **Jean-Pierre Michel** Je ne souhaite pas réagir à ces propos, car j'ai écrit il y a trente ans que j'étais opposé au secret de l'instruction et à la détention provisoire en matière délictuelle. Les évolutions sont plus lentes. Les amendements proposés en commission et qui seront durcis en séance nous orientent vers des conditions objectives pour la mise en détention. Il faut interdire aux juges de mettre en détention. - **Xavier de Roux** Je suis en accord avec les propositions de M. de Charette. Seul le choix de critères objectifs permet de résoudre plusieurs questions tenant à la présomption d'innocence et au placement en détention. Mais ne nous laissons pas aller à l'angélisme et, au prétexte de régler telles ou telles questions, notamment celles des élus, prenons garde à ne pas heurter durement l'opinion publique qui demande fortement la mise en détention en cas de délits flagrants. En tant que maire je constate que si un délinquant est arrêté pour un délit mineur et n'est pas placé en détention, la réaction de l'opinion publique ne la porte pas à considérer avec bienveillance la décision du juge. Elle pense qu'il y a là objet de scandale et qu'il eût été préférable d'appliquer la loi du pilori et de le jeter en prison. Dans la situation pénale en France, un élément assez délicat reste à régler. On ne s'en sortira que par des normes totalement objectives. Il faut éventuellement attacher la main du juge par des critères objectifs, mais prenons garde à ne pas basculer de l'autre côté de la pente pour priver le droit pénal de sa finalité. - **Roger Doumith,** *Avocat au Barreau de Paris* Nous discourons depuis ce matin pour en arriver aux éléments objectifs. Mais enfin! le droit pénal est, par excellence, le droit des éléments objectifs. *Nula crimen sine lege*. Le vrai problème, auquel nous sommes confrontés aujourd'hui tient dans le fait que les éléments constitutifs de l'infraction sensés se trouver très précisément dans les dispositions législatives n'existent plus. Par le biais d'une jurisprudence, on laisse aller et les éléments constitutifs de l'infraction ne sont plus ce critère absolu. Prenons l'exemple de l'abus de biens sociaux, délit dévoyé. On a souhaité, au moment de l'éclosion des affaires de corruption et de trafic d'influence, poursuivre et punir des trafics d'influence prescrits en utilisant la notion d'abus de biens sociaux, voire maintenant la notion de recèle d'abus de biens sociaux. Quelles que soient les modifications législatives, le juge s'adapte. On l'a bien noté avec les lois ayant réformé la détention provisoire, qui pourtant précisent que la détention est l'exception, mais où a subsisté la catégorie fourre-tout « d'atteinte à l'ordre public ». Il suffit de motiver en précisant que les faits portent atteinte à l'ordre public. M. de Roux a raison : l'opinion publique réclame la détention provisoire; dans certains cas, l'atteinte à l'ordre public vient au secours. Même si on élève le seuil au-delà duquel peut être envisagée la détention provisoire, il suffira de changer d'incrimination, donc de pénalisation possible et on tombera à nouveau dans les mêmes errements. Une véritable réforme des structures mentales des acteurs de la justice s'impose. Ce n'est pas seulement par des textes, mais par un état d'esprit, que nous pourrons progresser. - **Francis Teitgen** Nous entrons au cœur du débat en posant la problématique en termes de légitimité. Seule la loi est légitime et le travail du juge est d'être « la bouche de la loi » pour reprendre l'expression de Montesquieu. Si l'on commence à bricoler la loi au prétexte que le juge a une stratégie en vue d'un objectif autre que celui de la loi, on se trompe forcément. La loi doit être claire; le juge est sa bouche et ne peut avoir de stratégie extra-légale. S'il en allait autrement, nous devrions réfléchir à une autre voie : l'élection du juge. - **Alain Blanchot,** *Premier substitut TGI Paris* J'ai lu dans la presse que le projet viserait à limiter la détention provisoire en dessous de trois ans de peine encourue, sauf en matière d'abus de biens sociaux. Je ne comprends pas les raisons de cette distinction qui fait que le voleur n'ira pas en détention contrairement au chef d'entreprise. Une femme, tout en conduisant, se penche pour ramasser son téléphone portable, elle provoque un accident, dont l'une des victimes perd son enfant. Cette femme a été placée en détention. Pour quel motif? Elle ne pouvait ni se sauver ni nuire à l'enquête dont tous les éléments étaient établis. C'est l'opinion publique qui demande la détention. En sens inverse, un voleur de sacs, armé d'un couteau, ne se retrouvera pas en détention au prétexte que moins de trois ans de peine encourue ne permet pas de placer en détention. Le débat contradictoire chez le juge d'instruction s'apparente à de la mascarade. Si le procureur demande une mise en détention et que le juge ne le veut pas, le procureur ne peut s'expliquer. Je souhaite que le procureur vienne devant un juge et explique l'action des policiers durant les 48 heures de garde à vue : « Ils ont fait le maximum, mais des investigations restent à mener; j'ai donc besoin de conserver un certain secret pour mon enquête. Par conséquent, je vous demande huit jours, trois semaines ou un mois d'incarcération pour poursuivre. » Dès lors, le débat peut s'ouvrir et le juge d'instruction peut estimer que 48 heures étaient suffisantes pour faire le tour des investigations et donc refuser l'incarcération. Pour l'heure, point de débat, mais le règne de l'hypocrisie! - **Patrick Maisonneuve** Les avocats sont toujours invités pour les mises en détention, mais leurs propos ne sont guère entendus. - **Jean-René Farthouat** D'un mot, je veux revenir au premier temps du débat pour m'étonner que l'on nous propose la juridiction administrative comme palliatif à la juridiction pénale. Tel n'est pas son rôle. Je suis de ceux qui pensent, au contraire, qu'il conviendrait de dessaisir la juridiction administrative de toutes les questions de responsabilité. Pourquoi distinguer la responsabilité du médecin à l'intérieur de l'hôpital et en ville? Je ne crois pas que l'avenir soit dans une extension d'un *imperium* de la juridiction administrative dans nos rapports sociaux. Parmi les mesures proposées, j'estime illusoire de penser que le seuil de la peine encourue changera la nature du rapport entre le justiciable et son juge. L'élévation ou la modification des incriminations permet à cet égard une série de pratiques qui risquent de réduire la réforme à un simple effet d'annonce. La réalité de la loi du pilori est d'être la loi de la mise en cause, y compris l'annonce faite de la mise en garde à vue de tel ou tel. Ne faut-il pas réfléchir à cet égard à la réinsertion de l'enquête préliminaire à l'intérieur de l'instruction? En 1897, la réforme a fait rentrer l'avocat dans le cabinet du juge d'instruction, mais c'est l'instruction qui en est sortie. On a abouti à des pré-dossiers instruits lors de l'enquête préliminaire. La Cour de cassation nous dira que quand une personne présente un certain nombre de présomptions, les juges doivent faire procéder à des vérifications par les services de police avant la mise en examen. On parle des décideurs, parlons de la mise au pilori des défenseurs. Je veux évoquer les perquisitions dans les cabinets d'avocats et les mises en examen d'avocats qui se terminent également par des non-lieux. Il n'y a pas que les décideurs qui nous intéressent; les défenseurs également ont droit au respect. - **Jean Massot** Chaque fois que M. le bâtonnier Farthouat et moi-même avons l'occasion d'échanger des propos sur ces sujets, il me taquine sur la juridiction administrative, mais je reste persuadé qu'il est conscient que ce qui est porté devant la juridiction administrative diffère de ce qui est porté devant le juge civil. La mission de service public exige une appréciation différente de celle de l'activité privée. Dès lors que la recherche du profit sous-tend le motif, le comportement ne doit pas être apprécié à l'identique de celui qui sous-tend le fonctionnement du service public. Le projet de loi que nous avons proposé tient compte, dans l'appréciation des fautes, des missions que la loi impartit. Concrètement, si un accident survient dans un atelier qui ne répond pas à l'ensemble des normes de sécurité, selon moi, le proviseur de lycée technique devrait être jugé moins sévèrement que celui qui dirige un atelier clandestin dans le Sentier et qui y provoque un accident identique. - **Jean-Pierre Dintilhac** Je défendrai la loi du pilori, elle-même jusqu'à présent mise au pilori. La loi du pilori fonde notre justice, en ce sens que la justice est rendue au nom du peuple français en audience publique. Lorsqu'une personne est coupable, on veut que nul ne l'ignore, on recherche l'exemplarité. La loi du pilori est une bonne loi. Le jugement est rendu en audience publique. La publicité des débats avec la télévision pose la question du choix. Si un jour s'offre la possibilité de retransmettre toutes les audiences de toutes les salles d'audience par internet en permanence, pourquoi pas? Le problème de la loi du pilori se pose pour les seules personnes qui ne sont pas condamnées. Il convient d'être clair : la loi du pilori est nécessaire dans sa forme moderne et publique. À relever également le rôle majeur des médias non développé ici et qui n'apparaît pas dans la proposition de loi, ni en termes de mesures nouvelles ni de reprise du dispositif à l'œuvre dans certains pays pour que le temps nécessaire du soupçon, incontournable jusqu'à la certitude de la délinquance, soit un temps préservant ce qui se révélera une culpabilité ou une innocence. Comment procéder? Il existe des solutions sur lesquelles je ne reviens pas; je veux simplement souligner les contradictions et indiquer qu'il est toujours facile de lancer des anathèmes. Montesquieu écrit que le juge est la bouche de la loi. Au quotidien, la loi parle par le législateur qui ne cesse de prôner le caractère exceptionnel de la détention provisoire. Or, dès que survient un traumatisme lié à un événement mineur, les parlementaires de s'exclamer : « Mais que font donc les juges! Que fait la Justice! » D'où une contradiction issue de la bouche même de la loi. Un Procureur de la République ne cesse d'être interpellé par l'absence de décision. Il convient également de relever une autre contradiction : le besoin de rapidité et de justice. Je veux bien qu'on limite le recours à la détention provisoire, y compris dans les cas où cela pose problème, mais soucions-nous de la célérité de la justice dès lors que les faits sont établis. Je citerai un exemple qui sans doute ne sera pas populaire. On a réduit massivement - nous sommes quelques-uns à y avoir travaillé -- la détention provisoire des mineurs, mais, lorsque les faits sont patents, établis et graves, la justice, avec toutes les garanties, doit tendre à la comparution immédiate. Quand un jeune de quatorze ans ou de dix-sept ans commet des faits graves, que l'affaire est jugée quinze mois après, la situation devient insupportable pour les victimes et sans efficacité pour les mineurs. Il conviendrait, sur ce problème grave, de faire preuve d'un peu de lucidité et d'éviter tout angélisme. Je suis partisan de formules visant à réduire la détention provisoire - c'est le sens des législations --, mais également de trouver des formules, lorsque les faits sont établis, pour que les affaires soient jugées rapidement, entourées, bien entendu, de toutes les garanties de la défense et d'interprétation, car on ne peut supprimer la détention provisoire si, parallèlement, le jugement n'est pas prononcé rapidement, sans quoi ce *no mans land*, s'il n'est pas supprimé, incitera forcément à adopter des mesures populistes et conduira à un retour en arrière, à une régression. - **Pierre Kramer** Très souvent, les juges reçoivent deux messages contraires, ce qui mène tout droit à la schizophrénie! Ils reçoivent de l'opinion publique un message de fermeté, de réponse ferme, et de respect de la présomption d'innocence, sorte d'idéalisme qui conduirait presque à supprimer la détention provisoire. Pour traiter de la loi du pilori, la présence des médias aujourd'hui eût été nécessaire. Il existe une quatrième dimension comme il existe un quatrième pouvoir, également reconnu par la convention européenne des droits de l'homme et la jurisprudence de Strasbourg, laquelle utilise le terme de « chiens de garde » en évoquant les médias à propos d'une affaire anglaise. Dans une démocratie - ce sont les termes mêmes de cet arrêt - l'intrusion des médias et la publicité donnée aux affaires avant même jugement de faits, est devenue une donnée incontournable, qui fait partie, non du lynchage ou du pré-jugement, mais d'un débat dans une démocratie d'opinion. À l'heure actuelle, le « bar » judiciaire est ouvert à toute heure. Les avocats ne s'en privent pas. On a même vu le terroriste Carlos faire une citation directe contre le juge Bruguière. Il y a porte ouverte en matière pénale. Je n'évoque pas d'autres affaires qui visent des magistrats de tous grades. Peut-être, non pas parce que ce sont des magistrats qui sont mis en cause - d'une manière générale, on assiste à un détournement de l'action publique -- peut-être, disais-je, les magistrats ou la Chambre criminelle pourraient-ils balayer devant leur porte, par exemple sur les refus d'informer, où la jurisprudence est extrêmement ouverte, avec cette conséquence : le juge instructeur est tenu d'informer, quasiment en l'absence d'éléments constitutifs au début d'une plainte avec constitution de partie civile. Enfin, en tant que parquetier, je ne suis pas d'accord avec Patrice de Charette pour évacuer l'imprudence comme critère de responsabilité dans un pays où l'insécurité routière est sans commune mesure avec la situation des pays scandinaves et de la Grande-Bretagne, où l'on enregistre trois ou quatre fois moins de tués sur les routes. Et je ne parle pas du volet sur le droit pénal du travail. Quand on évoque la pénalisation, notamment dans le droit pénal du travail, force est de constater une sous-pénalisation. La déperdition entre le nombre de procès-verbaux d'inspecteurs du travail et celui des poursuites est considérable. Sur ces points, et sans rien dire sur la détention provisoire, je relève quelque emballement de l'assistance. - **Patrice de Charette** Statistiquement, on constate une sous-pénalisation. En matière d'accidents du travail, le procès-verbal est pour l'inspecteur du travail l'arme ultime, parce qu'il négocie. Il l'envoie au Parquet, qui reçoit son procès-verbal, parmi d'autres. Le Parquet applique alors ses critères propres et procède à des classements sans suite, d'où l'incompréhension totale entre l'inspection du travail et le Parquet et on aboutit à une sous-pénalisation. Je voudrais maintenant réagir sur les propos du bâtonnier Teitgen, selon lesquels le juge étant la bouche de la loi, il n'y a pas nécessité de bouleverser ou de modifier la loi, il suffit que le juge l'applique. Cette expression de Montesquieu renvoie, selon moi, à une vision idéalisée de la loi : la loi conçue comme un monolithe, comme gravée dans le marbre, d'une clarté absolue et d'une précision irréprochable. La loi n'est plus telle aujourd'hui. La loi c'est tout d'abord une succession de textes adoptés dans le cadre de rapports de forces politiques ou sociaux, à tel point que, dans les litiges civils, dans neuf dossiers sur dix, le juge peut adopter une solution et son contraire, en motivant, pour chacun des deux cas, de façon parfaite. - **Michel Bénichou** Le seul moyen de sortir de la notion de pilori est précisément de se révéler suffisamment convaincants vis-à-vis des citoyens pour bien leur faire comprendre la différence. Car enfin je suis citoyen et j'ai tout de même droit à deux ou trois garanties! J'ai droit, messieurs les députés, incontestablement, à une norme accessible et raisonnable. La Convention européenne des droits de l'homme est parfaitement claire à ce sujet. L'interprétation de la Cour impose à la loi d'être impérativement accessible et prévisible. J'ai droit à une sécurité juridique et je n'accepte pas le risque d'insécurité juridique permanent, avec une loi claire sur le secret des avocats et une jurisprudence contraire à cette loi! Lorsque la Cour de cassation retient le contraire de la volonté législative, elle viole mon droit fondamental de citoyen et ce n'est pas tolérable! - **Michel Rouger** L'évolution découle de l'affaiblissement du politique qui n'est plus capable d'exprimer ou de conduire avec sûreté l'opinion publique. Le juge s'est mis en tête de le faire à la place du politique et les juristes que nous sommes ne peuvent trouver, quant à eux, que des réponses de procédure; ils ne peuvent trouver de réponses politiques. Or la seule vraie réponse à la période que nous vivons est une réponse politique, délivrée par des gens qui expriment ce que veut le peuple. Là n'est pas le rôle du juge! - **Jean Massot** J'ai été très intéressé par le débat qui a surtout pris la forme d'un débat de procédure pénale. Je comprends très bien les raisons du Bâtonnier Teitgen : là se trouvent les clés de la liberté. J'indique simplement, sans faire de publicité abusive, que notre étude contient d'autres propositions, au-delà de la procédure pénale.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2000-02-01
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[ "denis salas", "michel rouger" ]
1,927
CONCLUSION
# Conclusion - **Denis Salas** Notre débat fut extrêmement riche et passionné. Pour conclure ces entretiens, je voudrais relever trois questions centrales qui, me semble-t-il, ont dominé nos discussions. Tout d'abord, il faut revenir sur les causes de la pénalisation. Ensuite, sur les questions plus particulièrement soulevées par les infractions non intentionnelles. Enfin, reprendre les solutions, car il convient de donner une dynamique propositionnelle à nos entretiens. En premier lieu, il convient de procéder à un bon diagnostic sur cette question des causes. Un ensemble de facteurs a été évoqué. D'abord, la soif de punir, le besoin de vengeance. On peut évoquer aussi la pulsion sacrificielle proposée par François Ewald en introduction. Fut également énoncé le quadruple activisme, médiatique, judiciaire, législatif, associatif. On aurait pu évoquer, plus encore qu'on ne l'a fait, la loi du pilori et la démocratie d'opinion, car je crois à un véritable enracinement de la pénalisation dans un consensus émotionnel, qui se fait jour à travers des faits que les médias montent en épingle. Mais le cœur de la question me semble plutôt se situer dans la place que la victime occupe aujourd'hui dans notre société en général et dans la justice pénale en particulier. C'est dans cette direction que je veux me tourner pour trouver un des motifs de la pénalisation à laquelle nous assistons. Il ne faut pas se tromper: ce n'est pas la victime dans sa singularité qui est en cause. Au-delà des situations individuelles, se dégage un horizon plus vaste : le besoin de sécurité, si fort dans nos démocraties modernes. Ayant moins besoin d'être protégés contre des périls extérieurs, on voit aujourd'hui émerger une demande de protection adressée à l'État pour conjurer les périls intérieurs, l'insécurité, les catastrophes, la corruption. Ce n'est pas seulement la souffrance singulière de l'individu qui est en cause. C'est, bien au-delà, le contrat, le pacte social lui-même qui, au moment où les citoyens demandent à l'État de les protéger face à l'insécurité, est réactivé par la pulsion de pénalisation que nous vivons. L'affaire Dutroux en est un exemple particulièrement significatif. C'est un grand procès pénal intenté à l'État belge, au nom du droit des victimes à être protégées par la société. Aujourd'hui, la société, blessée dans ses bases fondatrices, demande justice à l'État et s'indigne de toute réponse qui paraît inadaptée. C'est là une évolution très forte qui touche le pacte social, que l'on pourrait d'ailleurs retrouver dans une lecture du nouveau Code pénal, où l'on constate un basculement de la défense de l'ordre public en général vers la défense des personnes. On a évoqué le pilori, à juste titre, mais le pilori, ne l'oublions pas, était la protection du souverain - Foucault l'a dit admirablement. Face à une souveraineté étatique, blessée dans ses intérêts fondamentaux, le pilori, supplice éclatant, allait compenser par cet éclat même la blessure de la souveraineté. Aujourd'hui, ce n'est plus du tout la souveraineté qui réclame justice; c'est, en profondeur, une société qui réclame qu'on lui rende justice avec les instruments du droit pénal et c'est bien là que le problème se pose, puisque la victime demande à intervenir dans la définition de l'infraction et de la peine. Il a été relevé à plusieurs reprises que la victime ou les associations forçaient la main du parquet ou liaient celle du juge. La main de la justice est mise au service d'intérêts privés, quelque légitimes qu'ils puissent être. La dialectique entre l'infraction et la peine a été évoquée, mais, aujourd'hui, c'est le dommage qui, *a posteriori,* redéfinit la peine et sa qualification. Ainsi, un travail d'élucidation est demandé à la justice par les victimes et, du coup, juger n'est plus seulement être la bouche de la loi ou dire le droit. C'est aussi \" rendre justice \", mission beaucoup plus vaste et plus difficile. Deuxième point: les délits intentionnels et non intentionnels et les problèmes qu'ils posent. La querelle un peu mimétique entre juges et politiques, où chacun dénonce à l'infini l'activité de l'autre, a dominé notre débat. Des positions très différentes se sont affrontées, parfois de façon très agressive. La psychose de la responsabilité pénale a été dénoncée. Nous avons retrouvé dans notre propre assemblée cette recherche d'un coupable : responsables administratifs, cabinets ministériels. Les journalistes ont été interpellés. Des attitudes plus dépressives se sont révélées, avec ce malaise identitaire des élus, le traumatisme bien réel de la mise en examen et toutes sortes de conduites imposées aux agents de l'État. Il ressort indiscutablement de nos débats que la pénalisation est quantitativement minime. On a parlé de 48 affaires et de 14 condamnations. Alors, pourquoi tant d'émotions, pourquoi tant de passion? Pourquoi le rapport Massot et les propositions de M. Fauchon? C'est, me semble-t-il, parce que nous vivons une véritable révolution culturelle dans le domaine politique. C'est, non seulement la fin des privilèges qui connaît une nouvelle extension en politique, mais aussi le principe de l'égalité devant la loi qui fut écarté au XIX^e^ siècle au profit d'une juridiction administrative qui avait assigné à l'administration un juge issu de ses propres rangs et qui réapparaît aujourd'hui. On externalise le contrôle de l'administration au profit du juge ordinaire qui aura pour mission de respecter cette promesse démocratique de l'égalité devant la loi. Nous sommes peu habitués à une telle démarche, en raison de l'héritage historique qui a fait de notre culture politique une culture de l'unité et de la solidarité qui répugne à tout contrôle extérieur venant d'un pouvoir judiciaire. Révolution culturelle donc, où cet État de puissance qui se vit dans l'unité de sa souveraineté devient un État de droit où le justiciable lui-même a un pouvoir de contrôle. Il faut identifier et analyser ce renversement en lui donnant sa vraie dimension historique. Le problème est qu'il s'opère avec les armes du système inquisitoire, une série d'armes que l'État a utilisées essentiellement pour se défendre contre des ennemis extérieurs et pour défendre sa souveraineté. Aujourd'hui, cette arme est parfois retournée contre les décideurs eux-mêmes, contre les agents de l'État sans discrimination. Il y a des réformes législatives, mais il y a une culture de l'État dans laquelle nous vivons tous, dont nous sommes imprégnés, et qui génère des normes de conduite, des habitudes professionnelles, lesquelles évoluent beaucoup plus lentement que les réformes législatives. Les solutions. Au niveau législatif, fut abordée la dépénalisation, au moins pour partie, des infractions non intentionnelles, en essayant de les rapporter à d'autres types de normes : civiles, financières ou administratives. A également été évoquée la nécessité de tracer une frontière entre le volontaire et le non intentionnel. Pour une grande part, notre tâche est là. Toutefois, n'ayons pas l'illusion: le débat ne sera pas clos par le seul travail du législateur. Le droit ne se résume pas à la loi, il est jurisprudentiel, il est européen, il est issu des pratiques. Il s'imprègne des lectures médiatiques de certains phénomènes juridiques. Toutes les interprétations sont possibles, au-delà du simple travail législatif. Le droit aujourd'hui ne peut pas se concevoir uniquement dans le champ clos d'une réforme de la loi, si complète soit-elle. Les espaces d'interprétation s'ouvrent de toutes parts et notre vigilance devra s'exercer au-delà du travail de la loi. Le droit est interaction dans de multiples dimensions et si la dépénalisation est sans doute nécessaire, elle n'épuisera pas ce travail interprétatif. On disait que le juge était la bouche de la loi, ce qui était vrai au temps de Montesquieu, mais il est beaucoup plus que cela aujourd'hui: il combine l'interprétation de la loi et son application, la création de normes et la recherche du juste. Au niveau des décideurs - deuxième acquis de notre débat - nous avons avec force démontré qu'il fallait réarticuler pouvoir et responsabilité chez les décideurs publics. Mais nous n'avons peut-être pas suffisamment insisté, bien que certains élus l'aient rappelé, sur le fait que la décentralisation n'a pas jusqu\'à présent doté les exécutifs locaux de moyens de réflexion, d'investigation, d'outils d'aide à la décision en rapport avec leurs pouvoirs nouveaux. Comment un élu peut-il être aujourd'hui conseillé pour s'orienter au milieu d'un maquis de textes législatifs ou réglementaires en évolution constante? La pénalisation révèle des dysfonctionnements de l'État au niveau local. Au-delà de ce symptôme, il conviendrait donc d'examiner de plus près l'exercice même du pouvoir de décision en fonction des charges qui lui sont attribuées aujourd'hui. Une réflexion est à mener sur les conditions d'exercice d'une action politique, sur le contrôle des responsabilités et l'organisation même des prises de décisions, en fonction des enjeux. Enfin, dernier point au niveau de la justice: revenant à notre débat et à la question des victimes, je ne peux m'empêcher de repenser à la déposition de Paul Ricoeur, lors de l'affaire du sang contaminé, qui disait: \" Les victimes attendent trois choses. : un récit intelligible des faits; l'identification des responsabilités; en dernier, une indemnisation \". En quoi ces trois fonctions relèvent-elles du pénal? Aucune des trois ne relève abstraitement du pénal, même si c'est aujourd'hui le pénal qui les exerce. Elles peuvent être partagées, sans aucune difficulté de principe, par d'autres instances administratives ou juridictionnelles, à condition qu'elles soient présentées comme des recours acceptables par les victimes. Prenons l'exemple de cette nécessaire réinvention de l'investigation que nous avons évoquée à propos de l'affaire du sang contaminé, en souhaitant la relance du contrôle politique et des enquêtes parlementaires. Pourquoi ne pas réfléchir à des investigations non pénales qui auraient pour mission de démêler les dysfonctionnements complexes de ce que l'on appelle aujourd'hui la \" malgouvernance \"? Pourquoi ne pas évoquer -- le rapport Massot y fait allusion - un parquet administratif qui aurait, au sein de la juridiction administrative, une position plus distanciée par rapport à l'administration et pourrait exercer des contrôles plus efficaces? Pourquoi ne pas nourrir d'expertises, au sein des différentes administrations, la réflexion, le contrôle, la délibération? Nous ne sommes pas dans la faute individuelle, nous ne sommes pas non plus dans l'erreur collective, nous sommes à la charnière. Or, le pénal, compte tenu de son angle d'approche, ne peut saisir que la faute individuelle et non la globalité d'un dysfonctionnement collectif. Nous devons donc réinventer la fonction d'investigation à ces différents niveaux et mieux identifier les responsabilités. Si le pénal occupe aujourd'hui cette fonction, c'est qu'il comporte le face-à-face, l'échange direct, le rituel judiciaire qui réactualise la norme qui a été transgressée. Si nous parvenons à trouver des scènes d'explications publiques, politiques, administratives, qui permettent de rencontrer les décideurs, de parler avec eux, d'écouter leurs explications, de les entendre assumer leur part de responsabilité, peut-être aurons-nous avancé en laissant de côté la stigmatisation. Mais l'État administratif français est fondé sur une procédure écrite à laquelle les victimes n'accèdent pas. Il faudra donc introduire, à un niveau ou à un autre, des espaces d'oralité qui permettent de construire des moments d'explication et d'échange. Le pénal, aujourd'hui, permet de réactualiser la dialectique entre la publicité et l'opinion et, pour la victime, de passer de la violence à la parole, du désordre à l'ordre, du ressentiment au pardon. Il exerce seul cette fonction rituelle, mais rien ne nous empêche de réfléchir ensemble à d'autres possibilités. Nous y gagnerions un usage plus modéré de la justice pénale et des contre-pouvoirs qui font actuellement défaut à notre démocratie. - **Michel Rouger** Notre journée se termine. Je n'ai pas eu de réponse à la question: \" Faut-il toujours un coupable? \" Pire! Je ne sais pas si le juge est la bouche de la loi au nom du peuple ou la bouche du peuple au nom de la loi! Il conviendra d'y réfléchir!
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entretiens de saintes-royan-amboise
2001-02-01
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[ "xavier de roux" ]
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INTRODUCTION : FAIT-ON ENCORE LA LOI CHEZ SOI ?
# *Introduction* : Fait-on encore la loi chez soi ? Fait-on encore la loi chez soi ? C'est la question agacée de celui qui n'est plus tout à fait maître de sa maison. La loi, la règle commune, celle qui commande et organise la vie de notre société, était fabriquée depuis quelques lustres dans des ateliers bien connus, ceux de la représentation nationale, élue au suffrage universel des citoyens ou dans quelques-unes de ses appendices. Pas toujours aussi claire et brève que nous pourrions le souhaiter, avec ses défauts et ses qualités, nul n'est pourtant censé l'ignorer. La société connaissait et connaît encore quelques formules très efficaces pour la modifier si elle devient obsolète, injuste ou impraticable. Les recettes sont nombreuses : elles vont du changement de majorité à la manifestation de rue, voire au renversement du régime. Parfois, l'on ne renverse pas le régime, l'on se contente de le laisser tomber ! Voilà donc la République française, active, directe, où les citoyens s'expriment, s'expliquent et gouvernent. Or, depuis une vingtaine d'années et avec une très récente accélération, la Nation a grand ouvert ses fenêtres au vent du large et laissé pénétrer les pans entiers d'un droit qui vient d'ailleurs. Mais le système juridique français, contrairement à d'autres droits comme le droit anglais ou italien, recourt à un principe moniste, ce qui signifie que le traité international s'applique d'emblée comme la loi interne. Et c'est ce principe même, essentiel de notre droit qui, à l'évidence, provoque cette intrusion massive - et très souvent sans débat préalable -- de la règle de droit international. Je rappelle l'article 55 de notre Constitution : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à la loi ». C'est sur ce fondement que tout le droit issu du Traité de Rome est devenu immédiatement applicable dans notre ordre public interne et Dieu sait s'il est considérable ! Le Parlement n'en finit pas de transposer des directives parfois d'ailleurs, comme c'est le cas actuellement, par simples ordonnances, tandis que d'innommables règlements du Conseil deviennent la loi commune. Pour prendre exemple, l'on apprend, un matin, la création de Réseau ferré de France, car la SNCF ne peut plus être propriétaire de ses voies. De même, le marché de l'électricité et du gaz s'ouvre à la concurrence. L'on s'interroge sur le statut des entreprises publiques et sur le statut de leurs salariés. La notion très française de service public est remise en question par les normes du droit de la concurrence et l'on s'est même demandé, un moment, si le principe de libre circulation dans l'Union européenne devait l'emporter sur celui de la sécurité alimentaire. Le citoyen, quelque fois un peu éberlué, ne sachant pas très bien ce qui lui arrive, a le sentiment d'être atteint dans ce que l'on nomme "ses droits acquis" ou dans ce qu'il pense être ses droits acquis. Lorsqu'il se tourne vers ses élus, il s'entend souvent répondre qu'ils n'y peuvent rien et que le coupable du texte ou de la décision c'est Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg. Drôles de villes, jadis dans la banlieue de l'histoire et où l'histoire s'écrit aujourd'hui. Comme si cela ne suffisait pas, le Parlement ratifie, sans grands débats préalables, des textes essentiels négociés par le Gouvernement. C'est, par exemple, le grand accord sur le commerce mondial avec ses règles de concurrence et d'arbitrage propres. C'est la création d'une justice pénale internationale avec des règles internationales du droit de poursuite et des incriminations nouvelles ou d'acceptations différentes comme celles sur le blanchiment de l'argent. C'est l'application de la convention des droits de l'homme et des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme qui pèsent ou qui améliorent nos procédures... Voilà donc un corpus considérable qui s'intègre à notre ordre interne sans que les représentants des citoyens mènent de longs débats sur ces points, souvent essentiels, pour l'organisation de notre société, c'est-à-dire simplement pour la démocratie. L'on donne d'ailleurs généralement tout texte nouveau pour un progrès et cela a fait dire récemment au vice-président du Conseil d'État qu'il existe maintenant 150000 textes à appliquer chaque jour et 7500 lois qu'il qualifie de bavardes. Et il n'a pas tout à fait tort ! La loi faite pour interdire ou pour ordonner et devenue descriptive et, très souvent, les juristes traducteurs n'ajoutent pas à la qualité des textes. Il appartient donc au juge d'appliquer une norme de droit, aux contours flous et parfois incertains. L'on passe ainsi insensiblement de l'application de la loi à l'application du droit. Ce n'est pas exactement la même chose. La loi lie le juge, parce qu'elle commande ; le droit libère le juge, parce qu'il s'agit d'appliquer une doctrine ou une théorie qui porte en elle-même sa téléologie propre quand elle ne se résume pas à l'équité que souhaite une opinion changeante. Mais le citoyen dans tout cela ? Comment reconnaît-il sa République ? À quoi sert l'expression de son suffrage ? Notre démocratie a-t-elle les institutions adaptées à ce nouveau système ? La mondialisation est-elle en train d'emporter nos règles et les libertés qui s'y attachent ? La régulation du marché l'emportet-elle sur l'organisation de la société ? Le libéralisme mondialisé est-il porteur de nouvelles libertés ou destructeur des protections élevées à grand mal dans nos sociétés pour que le loup ne soit pas le gardien du troupeau ? Comment donc faire la loi chez nous ?
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entretiens de saintes-royan-amboise
2001-02-01
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[ "jean-pierre spitzer", "jacques arrighi de casanova", "marie-dominique hagelsteen", "xavier de roux", "emmanuel decaux", "henri leclerc", "françois terré", "jean-marie burguburu", "philippe marchand", "thierry massis", "bernard vatier", "michel rouger", "jacques arrighi de casanova", "henri de richemont", "paul-albert iweins", "patrick beau", "henri marque", "jean-pierre raffarin", "jean-marie pontaut" ]
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LA LOI NATIONALE EN QUESTION
# *La loi nationale en question* ## introduction - **Jean-Pierre Spitzer** *La loi nationale en question?* L'intitulé nous montre à quel point elle n'est plus en question, mais déjà défaite. Il y a vingt ans, aucun d'entre nous n'aurait eu l'idée de qualifier la loi de « nationale ». Ce serait apparu redondant. La loi, selon Carré de Malberg, est le texte adopté par le Parlement. Il ne peut exister de loi que nationale. Dès lors que nous sommes obligés d'ajouter l'adjectif "nationale" à la loi c'est que nous savons qu'il y a d'autres lois, ce qui n'a jamais existé dans notre République depuis 1789\. Une première réponse est déjà contenue dans l'intitulé de la table ronde. Il y a vingt ans, à Luxembourg, j'étais jeune référendaire aux côtés du procureur général Adolf Touffait. La tradition - toujours respectée aujourd'hui - voulait que le juge français à la Cour de justice accueille chaque année une trentaine de hauts magistrats systématiquement par ces mots : « Notre culture se résume en une phrase - la loi, c'est la loi ! - mais vous êtes ici dans la maison où cela a été balayé ! La loi n'est plus la loi ! » Après cette sortie, il me demandait de les entretenir de la notion de primauté ou l'effet direct. Je terminais mon propos en soulignant que nous étions entrés dans un état de droit selon les théories kelseniennes. Les magistrats protestaient alors : « Nous avons toujours été dans un état de droit ! » et je terminais en précisant « Je pense que la notion d'état de droit dans notre bon pays signifie droit de l'État. » ## *a - les droits économiques* - **Jacques Arrighi de Casanova,** *Maître des requêtes au Conseil d'État, Conseiller technique du Secrétaire général du Gouvernement* Je souhaite livrer quelques réflexions, inspirées de ma pratique professionnelle, du suivi des problèmes juridiques posés par les lois. Quelles normes encadrent le pouvoir législatif et contraignent le travail gouvernemental au stade de l'élaboration des projets de lois et conduisent, le cas échéant après leur adoption, à quelques déboires, soit dans le cadre du contrôle de constitutionnalité de la loi, soit ensuite devant les juges chargés d'appliquer des textes votés par le Parlement s'il s'avère que ces textes ne sont pas conformes aux engagements internationaux de la France? Je voudrais montrer comment cette double contrainte se combine. La loi est d'abord expression de la volonté générale, et la volonté générale est normalement la volonté nationale. Cependant, selon la formule du Conseil constitutionnel à laquelle le doyen Vedel tient beaucoup « La loi n'exprime l'intérêt général que dans le respect de la Constitution », d'où la question : qu'est-ce que la Constitution? Se résume-t-elle aux seuls articles clairement écrits au cœur de son dispositif principal ou bien faut-il inclure des principes d'ordre général dégagés des préambules? Poser ainsi la question c'est naturellement y répondre. Avant que ces principes ne soient exprimés par le juge, il n'est pas toujours très facile de les pressentir exactement. À côté de cela, l'article 55 de la Constitution fait prévaloir les engagements internationaux, les traités au sens large - y compris le droit dérivé communautaire pris en application du traité - sur la loi nationale. Même si un temps le Conseil d'État a eu un peu de mal à l'admettre, ce que la Cour de cassation avait accepté dès 1975, il est désormais clair pour tous les juges que si, au stade de l'application d'une loi, des questions de compatibilité sont soulevées, le conflit de normes de lois doit être tranché au profit du traité, voire de la directive ou du règlement. Quand il s'agit d'anticiper ou d'évaluer des difficultés en amont, l'on peut isoler trois types de situations. Première hypothèse : la situation dans laquelle la contrainte est la même; deuxième hypothèse : la contrainte constitutionnelle s'est amplifiée sous l'influence de la contrainte européenne; enfin, troisième hypothèse : les deux séries de contraintes entrent franchement en collision. Sur le plan matériel du contenu des normes, un certain nombre de grands principes qui, certes, sont énoncés par le préambule de la Constitution, le cas échéant, par référence à la Déclaration des droits de l'homme, sont donc des principes constitutionnels qui s'imposent au législateur. Si une loi risque de se trouver en délicatesse avec ces principes, il existe un verrou constitutionnel. Cela peut concerner une atteinte excessive au droit de propriété, à la liberté d'expression ou au principe d'égalité\... tous les grands principes que l'on connaît et que l'on rencontre souvent au centre du débat constitutionnel, parfois en amont, pour évaluer si tel ou tel projet de loi - par exemple, quelques innovations fiscales - peut tenir la route au regard de ces principes bien connus mais dont la portée exacte reste parfois quelque peu incertaine. Est devenue vaine la tentation de « passer en force » de ceux qui veulent, à tout prix, faire aboutir un projet et qui se disent « le texte est consensuel; le Conseil constitutionnel ne sera pas saisi; d'ailleurs, dans notre pays, il n'existe qu'un contrôle *a priori* et, en l'absence de la saisine de soixante parlementaires, la loi, expression de la volonté générale, définitivement promulguée, s'appliquera ». En effet, l'on ressent bien que, dans tous les cas où le contenu matériel des normes internationales, par exemple la Convention européenne des droits de l'homme et certains protocoles additionnels comme le protocole n° 1 sur la propriété, peu importe que la loi ait été promulguée, il suffit qu'une partie à un procès soulève la question par exemple sur le fondement du principe de non-discrimination tel qu'il s'exprime à l'article 14 de la Convention européenne appliqué à des droits garantis de la Convention, ce qui revient à rouvrir un débat sur le principe d'égalité dans le meilleur des cas ou un débat sur l'atteinte excessive au droit de propriété au regard du protocole n° 1. Ainsi, le travail du législateur peut se trouver, sinon complètement défait, du moins écarté dans un litige déterminé. Si l'affaire remonte devant la Cour de cassation ou le Conseil d'État et que la jurisprudence est bien fixée, l'on aura une loi, mais qui deviendra effectivement inapplicable. C'est là la première catégorie de contraintes. Les mêmes contraintes peuvent se présenter à un stade chronologiquement différent. Si elles n'ont pas été relevées au stade du contrôle constitutionnel préalable, elles peuvent toujours l'être au stade de l'application de la loi par tous les juges. Dans le même ordre d'idée, une deuxième série d'hypothèses se caractérise par l'existence d'une contrainte constitutionnelle faible, mais qui prend une autre tournure sous l'influence européenne. Je citerai un seul exemple, celui des validations législatives. Nous avons longtemps jugé normal que, de temps en temps, le Parlement intervienne, non pour défaire ce que les juges ont fait, mais pour déclarer que conservent la qualité de fonctionnaires ceux qui furent nommés après un concours que le juge administratif devait annuler pour irrégularité dans le déroulé des épreuves. Cette régularisation est indispensable compte tenu du temps nécessaire pour juger et de l'effet rétroactif de l'annulation contentieuse. Longtemps, les validations se sont opérées sans difficulté. Si, en 1980, le Conseil constitutionnel a fixé quelques garde-fous, c'était dans l'optique de l'indépendance des juridictions et sur la base suivante : le juge décide, le législateur peut intervenir dans l'intérêt général, à condition qu'il ne défasse pas franchement ce que le juge a fait. Depuis lors, s'est développée la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur le fondement de l'article 6- § 1 à travers la notion de procès équitable qui envisage la même question sous un autre angle : celui de l'égalité des armes et de l'ingérence de la puissance publique partie au procès dans le déroulement de celui-ci à travers le vote d'un texte législatif ayant pour objet, ou présentant pour effet, de contrarier ce qui avait été jugé. Les exigences sont ici un peu renforcées; est évoquée la « nécessité impérieuse » Dès lors, sans reprendre l'expression, le Conseil constitutionnel, apparemment dans le cadre de sa même jurisprudence, renforce ses propres exigences en assurant la réception en ordre interne des règles européennes et en intégrant aux principes que dégage le bloc de constitutionnalité les modes de raisonnement imaginés à Strasbourg. Troisième catégorie de problèmes, moins fréquents, mais plus difficile à évaluer, l'hypothèse où deux séries de normes risquent d'entrer en conflit de manière frontale. Récemment, dans un article des *Petites affiches,* était évoqué le problème posé par un arrêt du Conseil d'État du 20 décembre dernier sur le problème posé par les règlements de la COB relatifs à la possibilité de présenter des documents financiers dans une langue étrangère. Le Conseil d'État a considéré que le règlement de la COB en question heurtait directement, à la loi dite "Toubon" sur l'utilisation de la langue française ; il l'a donc partiellement annulé. On peut imaginer qu'une règle de ce genre, incluse dans une loi, soit confrontée à la Constitution qui précise que la langue de la République est le français, ce qui implique, selon la jurisprudence, que la loi des services publics soit le français. En sens inverse, ces exigences risquent d'être considérées de Bruxelles ou de Luxembourg comme une entrave ou une mesure d'effet équivalent sur le fondement du traité. Dans ce type de cas, et à vouloir en faire trop pour respecter la Constitution, l'on risque de se heurter à une autre censure et à rendre la loi inapplicable si les justiciables font prévaloir la primauté du droit communautaire lors d'un procès. Le même type de problèmes s'est posé pour un texte voté il y a quelques mois concernant les ventes aux enchères publiques. C'est une affaire déjà ancienne et relative à la partie de l'activité des commissaires priseurs qui ne consiste pas à appliquer les décisions de justice, mais à bénéficier du monopole des ventes aux enchères. L'on vote donc une loi, qui risque cependant de porter atteinte à la valeur économique de l'activité de ces professionnels. Pendant longtemps, nous aurions pu considérer qu'il n'y avait rien de spécial à prévoir et, qu'en cas d'action en responsabilité contre l'État, les intéressés pourraient être indemnisés devant la juridiction administrative sur le fondement de la responsabilité du fait des lois - jurisprudence Laflorette. Les choses ont cependant évolué et l'on prend en compte, dans la loi, la contrainte constitutionnelle en prévoyant une indemnisation généreuse. Mais l'on se rend compte que le projet risque de heurter Bruxelles, dans la mesure où une indemnisation excessive accordée à des professionnels, qui vont agir en concurrence avec d'autres, risque d'être considérée comme une aide du point de vue du droit communautaire. À trop vouloir en faire, pour respecter la Constitution, l'on risque, là aussi, de se heurter de front à une impossibilité communautaire. Tout cela est donc bien compliqué et il n'est pas étonnant que l'on arrive à se tromper de temps à autre - **Marie-Dominique Hagelsteen,** *Conseillère d'État, Présidente du Conseil de la Concurrence* Nous avons en France un droit périphérique de la concurrence qui correspond à des thèmes nationaux qui nous sont particulièrement chers et qui tiennent au secteur très performant de la grande distribution française. Aussi, le législateur national a-til introduit dans notre droit de la concurrence deux concepts particuliers pour protéger nos producteurs : l'abus de la situation de dépendance économique et la prohibition des prix anormalement bas. Ces concepts existent, ils nous arrivent de les appliquer. Il est bien évident que s'ils venaient à entrer en contradiction avec les prédictions du droit communautaire, nous ne pourrions les faire prévaloir. Autrement dit, la législation française du droit de la concurrence est très largement prédéterminée. Alors même que les articles 81 et 82 du traité de Rome sont suffisamment clairs et précis et remplissent toutes les conditions pour être d'effet direct, le législateur lui-même, par une loi de décembre 1992, a précisé que le Conseil de la concurrence était habilité à appliquer directement ces articles sans passer par le droit national. La seule réserve tient en ce que ces articles sont applicables lorsque les dispositions en cause risquent d'affecter les échanges intracommunautaires. Mais le marché français a été qualifié pour son importance de « marché de dimension communautaire ». Bon nombre de dossiers est donc susceptible d'être traité directement par des articles de droit communautaire. Comment s'opère aujourd'hui le départ entre les autorités françaises et communautaires - en l'espèce la Commission ? À cet égard, il faut distinguer deux sujets qui connaissent des règles de partage distinct : le contrôle des concentrations et la répression des pratiques anticoncurrentielles. Dans les deux cas, un règlement du Conseil a défini les règles. Pour le contrôle des concentrations, il existe un critère objectif - le montant des chiffres d'affaires - qui détermine clairement qui fait quoi. Audelà de certains seuils de chiffres d'affaires, l'opération de concentration est traitée à Bruxelles ; en deçà, elle relève de la compétence nationale. Une exception toutefois si les entreprises réalisent deux tiers de leur chiffre d'affaires sur le marché national, l'affaire reste traitée au niveau national. Enfin, il faut préciser que si la commission l'estime nécessaire pour des raisons de meilleure gestion, elle peut renvoyer un dossier de concentration de dimension communautaire aux autorités nationales. C'est ce qu'elle a fait dans le cas des marchés aval de la fusion Carrefour-Promodès. Pour la répression des pratiques anticoncurrentielles, le partage est beaucoup moins net. En effet, ici, le principe n'est plus celui de la compétence partagée sur la base d'un critère objectif, mais celui de la compétence concurrente : au même moment, la même affaire peut être portée devant la Commission et devant le Conseil de la concurrence. Quelle est alors la règle applicable ? Il faut se rapprocher et se concerter. Si la Commission a déjà engagé une procédure, si elle prend en charge le dossier, l'autorité nationale se dessaisira, du moins en ce qui concerne l'application du droit communautaire. Mais la commission a aussi la faculté de mettre en œuvre ou de suggérer le renvoi de l'affaire aux autorités nationales si, à leurs yeux, l'affaire ne revêt pas un intérêt communautaire. En revanche, l'application par les autorités nationales de leur propre droit rend la question plus compliquée, mais, en tout état de cause, et en vertu d'une jurisprudence fort ancienne - 13 février 1969 - de la Cour de Justice, il faudra veiller, sur la base du droit national, à ne pas prendre de décision qui pourrait compromettre l'effet utile du Traité. Le Conseil de la concurrence, qui se trouvait récemment dans une situation de ce type, a décidé de surseoir à statuer sur son droit national au motif que la Commission n'avait pas pris de position en droit communautaire. Dans ce cadre, il est à noter que la Cour de justice a posé des règles qui vont déjà particulièrement loin, non plus sur la compatibilité des décisions prises par la Commission et par les autorités nationales de concurrence, toutes deux autorités administratives, mais sur la compatibilité des décisions que prendrait la Commission - qui, dans les catégories intellectuelles, relève plutôt du pouvoir exécutif - avec celles des juridictions nationales lorsqu'elles font application du droit communautaire de la concurrence et qui, clairement, représentent le pouvoir judiciaire. Dans un arrêt préjudiciel récent du 14 décembre 2000 sur la distribution de glace en Irlande, la Cour de Luxembourg a, en effet, affirmé : d'une part, que la Commission, autorité exécutive, ne saurait être liée par une décision rendue par une juridiction nationale appliquant les articles 81 et 82 du Traité de Rome ; d'autre part et surtout, qu'une juridiction nationale lorsqu'elle se prononce sur des accords ou des pratiques ayant déjà fait l'objet d'une décision de la Commission, ne peut prendre de décision allant à l'encontre de celles prises par la Commission. Autrement dit, le pouvoir judiciaire national est tenu par les décisions de la Commission qui sont en fait, et en droit, des décisions administratives. Je préfère ne pas songer à ce qu'en aurait pensé Montesquieu ! Cette situation qui laisse aujourd'hui peu de place au législateur national connaît une pleine évolution qui ne va pas dans le sens d'un desserrement de la contrainte communautaire sur le législateur national et sur les autorités chargées d'appliquer le droit de la concurrence. Deux projets sont en cours de débat. Ils ne sont pas votés, mais ils cheminent. Il s'agit, d'une part, d'un abaissement sensible des seuils du règlement concentration ; ces seuils qui déterminent la compétence partagée entre la Commission et les autorités nationales seront abaissés, ce qui, *ipso facto*, provoquera un nombre beaucoup plus élevé d'opérations de concentration qui relèveront directement de Bruxelles et non plus des autorités nationales. D'autre part, la réforme du règlement 17 est en cours. Le projet marque une volonté de la Commission de décentraliser le contrôle et la répression des pratiques anticoncurrentielles en en confiant une large part aux autorités nationales de concurrence des quinze États membres qui seront constitués en réseau avec la Commission avec des possibilités de coopération accrues. En contrepartie de cette décentralisation et pour assurer la cohérence de l'ensemble, un certain nombre de dispositions sont prévues ; elles vont toutes dans le sens du renforcement de la cohérence du droit communautaire. En ce qui concerne le droit applicable, nous allons vers la prédominance de plus en plus forte, voire l'exclusivité, de l'application du droit communautaire, c'est-à-dire que le droit national sera, *a priori,* exclu ; l'on s'oriente vers des formalités de consultation obligatoire de la Commission par les autorités nationales de concurrence avant qu'elles prennent certaines décisions -- leur indépendance est remise en question - et l'on tend vers une obligation pour les juridictions nationales, dès lors qu'elles sont saisies d'un litige de droit communautaire, de fournir à la commission, sur sa demande, des informations sur ce litige, y compris des documents de procédure. L'on se dirige au surplus vers la possibilité pour la Commission de présenter des observations écrites ou orales devant les juridictions nationales saisies. L'on tend enfin vers une intervention directe de la Commission dans les procédures suivies devant les juridictions nationales. Ce schéma, s'il est adopté, restreindra très largement la liberté d'appréciation et de jugement des juridictions nationales. Les causes de cette situation sont nombreuses et assez simples. Le droit de la concurrence est un droit économique et l'économie obéit à certaines lois relativement universelles. Il n'y a pas de raisons de penser que la concurrence recouvre des réalités différentes selon les pays. Ce droit économique est donc en soi unitaire. Dès lors que les auteurs du Traité de Rome visaient la constitution d'un marché unique dès 1957, le droit de la concurrence a été conçu, dès l'origine, comme un facteur d'unification du marché ; ce fort mouvement d'unification était prévisible dès 1958. Ce qui frappe, c'est que cette évolution s'opère à chaque étape par accord de nos dirigeants nationaux. Le traité de Rome a été négocié par le Gouvernement et les dispositions décrites résulteront de règlements du Conseil qui réunit nos Gouvernements. Ces évolutions sont donc, ou devraient être, contrôlées par nos Gouvernements. Le deuxième facteur tient dans le fait que ces évolutions sont soutenues très fortement par des entreprises qui, naturellement, vont toujours rechercher l'unité et la simplicité. L'on voit bien que les entreprises sont extrêmement inquiètes à l'idée que la réforme du règlement 17 les oblige à traiter un dossier, non plus en tête-à-tête avec Bruxelles, mais en contact avec trois autorités de concurrence dès lors que le dossier touche dans le même temps la Grèce, la France et le Danemark. Les entreprises demandent donc cohérence et unification. Elles supportent très largement le mouvement que je viens de décrire. En conclusion, fait-on encore la loi chez soi ? Non. À qui la faute ? Probablement à nous tous. Est-ce grave ? Chacun en jugera. Pour les règles du droit de la concurrence, ce n'est pas très grave ; mais chacun appréciera les évolutions institutionnelles que cela entraîne, les bouleversements très profonds dans nos conceptions du rôle respectif de nos institutions exécutives, législatives et judiciaires. Que faire ? Se lamenter et résister ? L'évolution va toujours dans le même sens. Je pense préférable de peser sur le cours des choses en s'appuyant sur nos traditions juridiques, grandes et fortes, et si nous ne faisons plus la loi chez nous, essayons au moins de la faire à Bruxelles ou à Strasbourg. Il faut préférer un pouvoir d'influence que de résistance. - **Xavier de Roux** Madame la Présidente, vous avez parfaitement dit que le droit de la concurrence était un droit unique qui s'appliquait partout. Actuellement, en France, et malgré les perspectives de réformes évoquées, une loi est en train d'être votée au Parlement sous le titre des « nouvelles régulations économiques ». Elle modifie considérablement les seuils des notifications des concentrations en France. Si bien que l'on peut se trouver dans des situations étranges avec des seuils très bas en France et la nécessité de notifier des opérations d'importance faible sans que le marché soit concerné, mais *quid* de l'intervention des autorités communautaires ? Peut-on avoir des seuils différents dans chaque pays dès lors que le marché est unifié ? - **Marie-Dominique Hagelsteen** C'est une question. Ce qui restera, ce sont les seuils communautaires en dessous desquels les parlements nationaux pourront décider de seuils nationaux. - **Xavier de Roux** En sommes-nous assurés ? Sur un marché unique, l'intervention unilatérale s'accompagnant de règles particulières de l'un des États membres sur un marché substantiel est, en ellemême, de nature à fausser la concurrence. - **Marie-Dominique Hagelsteen** C'est une des raisons pour lesquelles les autorités de Bruxelles demandent un abaissement de leurs propres seuils afin d'être compétentes plus rapidement. Le législateur subira un recul. ## *b - les libertés individuelles* - **Emmanuel Decaux,** *Professeur à l'université de Paris II* Avant d'essayer de dire que le droit international c'est la loi poursuivie par d'autres moyens, il faut revenir au titre de la table ronde et à l'horizon de son petit chez-soi. Nous pourrions partir de l'individu face à la société, de l'individu ennemi des lois ou du citoyen radical vu par Alain. Un autre horizon est celui de l'Europe. Quand maître de Roux parlait des banlieues de l'histoire en évoquant Strasbourg et Bruxelles, l'on pourrait évoquer une banlieue de banlieue : Waterloo. Dans une vision de l'Europe, il est également très important de se rappeler cette banlieue-là. Le troisième horizon, le plus large, est celui de la communauté internationale. On peut s'interroger sur la place du droit international dans la société internationale ou celle du droit international face aux forces d'anarchie, de dérégulation et à la tendance à l'unilatéralisme des pays qui veulent faire la loi chez les autres. Là s'ouvre la perspective d'un débat. Nous aurions pu inviter le sénateur Helms à élargir cette problématique et à initier un anti-Davos ou un anti-Seattle. L'enjeu du droit international est celui posé par Léon Bourgeois il y a un siècle : "Qu'est ce qui l'emporte : la force du droit ou le droit de la force ? Je reviens à notre sujet et au postulat selon lequel chez nous c'est la France. Évidemment, il existe des risques de dérives politiques « La France aux Français », mais, sur le plan juridique, l'essentiel est d'éviter de réinventer le dualisme. L'article 55 de la Constitution est évidemment à la charnière. Il est très curieux que les juristes français considèrent que le droit international est là pour suppléer les lacunes du droit interne. La fonction du droit international est tout autre. Il y a vraiment un jeu de vases communicants entre le droit international et le droit interne. Finalement, sur la forme comme sur le fond, le droit international alimente le droit interne. La Constitution française fait que le droit international est incorporé, intégré dans le droit Français. Un grand débat est engagé pour savoir si le monisme marque la suprématie du droit international ou du droit constitutionnel. C'est là une question piège posée aux candidats français aux fonctions de juge à la Cour européenne des droits de l'homme : « La constitution estelle plus forte que la convention européenne ? » Question très embarrassante ! De même, devant le comité des droits de l'homme des Nations-Unies, lorsque la France a présenté son deuxième rapport, l'expert soviétique de l'époque a demandé à Jean-Pierre Puyssochet, alors directeur des affaires juridiques, ce qui primait dans le droit français : le pacte des NationsUnies sur les droits civils et politiques ou la convention européenne des droits de l'homme ? Nouvelle question piège ! Si l'on retient l'hypothèse basse, le droit constitutionnel fixe la validité du droit international, l'on reste dans un système bien cadré et calé. L'État est libre de ratifier ou non un traité. Nous avons attendu 25 ans pour ratifier la Convention européenne des droits de l'homme. Nous pouvons ratifier avec des réserves. En invoquant une notion de *jus cogens,* certains organes internationaux peuvent tendre à remettre en cause ces traités. Il y a là un risque : si le Comité des droits de l'homme considère qu'une réserve portant sur les minorités nationales est contraire au *jus cogens* et donc l'invalide, que se passera-t-il ? L'on peut aussi dénoncer un traité ; c'est là l'épreuve contraire de la souveraineté. Le Conseil constitutionnel, saisi de la question de la constitutionnalité du protocole 6 à la Convention européenne des droits de l'homme qui abolit la peine de mort, avait considéré qu'un des éléments de la souveraineté tenait dans le fait que le protocole n° 6 pouvait être dénoncé. Cela explique que la France n'a pas ratifié le protocole n° 2 du pacte sur les droits civils et politiques qui abolit la peine de mort de manière perpétuelle. Autrement dit, la France n'admet pas les traités en forme de souricière où l'on entre sans pouvoir ressortir. Il est un peu paradoxal que la France demande à tous les États de ratifier le protocole 2 du pacte sur les droits civils et politiques et qu'elle ne puisse pas le faire ligoter par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il existe une série de verrous très solides si l'on reste vigilant. On ne peut pas être pris par surprise par le droit international. J'ajoute que ce droit national est souvent influencé par la France. La Poste a fait une série de timbres sur les grands événements ayant marqué le XXe siècle, parmi lesquels figure la Déclaration universelle des droits de l'homme qui, selon les commentaires des Postes, aurait été rédigée par René Cassin avec l'assistance de Mme Roosvelt, qui présidait la Commission à l'époque. Sur le fond, le droit international peut-il se retourner contre la loi française ? Ce sont là les mauvaises surprises de la jurisprudence. Mais avancer le fait que le juge européen serait hostile à la loi procure un alibi facile. Souvent, c'est la mauvaise application ou la violation de la loi française qui est dénoncée par la Cour européenne. Pour exemple, la première affaire où la France a été condamnée à Strasbourg, l'affaire Bosano en 1986, le juge français avait refusé une extradition en Italie pour des raisons d'ordre public ; la contumace en Italie n'est pas rejugée. L'exécutif au plus haut niveau avait passé outre et donc la Cour européenne s'est appuyée sur le juge français et a défendu le juge face à l'exécutif. Il en va de même dans l'affaire Huvig et Kruslin sur les écoutes téléphoniques. Il n'est pas inintéressant de noter que c'est l'absence de loi plutôt que la loi qui a été condamnée. Et, là aussi, les plus hautes juridictions comme les responsables de l'exécutif savaient ce qui allait advenir. Il existait des jurisprudences concernant la Grande-Bretagne et l'Allemagne, dont le principal intérêt était de montrer que pour la Cour européenne, la loi ce n'est pas seulement la loi votée par le législateur mais, au sens anglais, l'ensemble du droit. La Cour de cassation aurait pu pallier les limites ou les lacunes de la loi française en offrant des garanties. Les lois mises en cause par des autorités internationales sont rares. Dernier exemple : la loi Gayssot a été évoquée devant le Comité des droits de l'homme des Nations-Unies qui ne l'a pas mise en cause en tant que telle ; il s'est contenté d'en apprécier l'application pour admettre qu'il n'y avait pas eu violation du principe de la liberté d'expression. Ces organes internationaux sont relativement prudents et ne mettent pas en cause la loi française. L'engagement de René Cassin pour les droits de l'homme est né d'une séance de la SDN où il avait entendu Goebbels répondre aux critiques envers l'Allemagne par la formule « Charbonnier est maître chez soi. » - **Henri Leclerc,** *Avocat au barreau de Paris ancien président de la Ligue des droits de l'homme* Mme Hageltseen précisait tout à l'heure que le droit de la concurrence était un droit économique et qu'en la matière les questions posées étaient de l'ordre de l'universel. C'est vrai, c'est un constat. Si l'économie n'est pas encore universelle, du moins est-elle mondialisée. L'on peut se poser la question en ce qui concerne les libertés fondamentales. Pour les droits de l'homme, l'universel n'est-il pas une règle plus nécessaire encore que pour l'économie ? L'on constate que s'il y a des affirmations, en particulier la déclaration universelle des droits de l'homme - c'est René Cassin qui a insisté pour que le terme "universel" soit préféré à "international" avec toutes les conséquences que cette différence sémantique peut impliquer - il existe des principes internationaux qui sont sur ce plan mal appliqués. Des progrès furent à l'œuvre sur des définitions portant d'abord sur la condamnation d'actes qui vont dans le sens du préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme, laquelle précisait que ce régime de droit était nécessaire en raison des actes de barbarie qu'avait connus l'humanité et qui révoltaient sa conscience, d'où les conventions internationales sur le génocide ou la torture et puis les conventions de Genève avec tout ce qu'elles comportent dans les définitions des infractions graves. La création de la Cour criminelle internationale par l'accord de Rome de 1998 représente une avancée considérable, le tribunal pénal international de La Haye ou le tribunal d'Arusha ne sont que des esquisses face à cette compétence universelle de cette juridiction chargée de juger les crimes qui ne sont pas commis contre des personnes, mais qui peuvent dépasser ce cadre. Dans le cadre de la Déclaration des droits de l'homme, il existe la Convention des droits de l'homme à Genève où les pays peuvent présenter des rapports susceptibles de donner lieu à des rappels à l'ordre et dont il faut bien dire que la compétence en matière de recours individuels reste particulièrement faible. À propos de ce souhait de voir la Déclaration universelle des droits de l'homme recevoir une traduction concrète dans les rapports de droit, nous percevons une évolution - à peine esquissée. En revanche, s'agissant du droit et non pas tellement de la loi, les instruments régionaux ont beaucoup progressé. Laissons de côté le problème de l'Union européenne qui constitue une entité supra-nationale d'une nature particulière. Retenons, dans le cadre du Conseil de l'Europe, l'application de la Convention européenne des droits de l'homme par la Cour de Strasbourg. Des principes fondamentaux de droit seront définis et s'appliqueront en vertu des dispositions de l'article 55 de la Constitution. Le législateur français et les juridictions françaises, après avoir quelque peu résisté, sont en train d'appliquer de façon constante les décisions prises et de les traduire dans les faits. D'où la nouvelle question : fait-on la loi chez soi sur l'indication de normes définies par une cour internationale dont on s'est engagé à respecter les avis ? Pour autant, ce n'est pas encore faire la loi chez soi que d'accepter par des votes ce qui a été décidé ailleurs. Le professeur Decaux nous rappelait que ce n'est pas tellement sur la loi, mais sur son application que le problème se pose. S'agissant des arrêts Huvig et Kruslin, c'est-à-dire l'absence en France de loi sur les écoutes téléphoniques, c'est sur la décision de la Cour européenne des droits de l'homme que le législateur français a adopté la loi de 1990 acceptant le principe de leur existence. Le législateur s'est plié à cette injonction. Pourquoi ? La Cour de cassation a résisté. Alors que dans les arrêts Huvig et Kruslin, la Cour européenne avait condamné la France en raison de l'illégalité d'un certain nombre d'écoutes, la chambre criminelle de la Cour de cassation a refusé de s'incliner et a validé une écoute : la même que celle qui avait été précédemment condamnée. Dès lors, le législateur a été obligé d'intervenir. Les choses ont évolué pour deux raisons. D'abord, la Cour de cassation s'est délibérément pliée aux décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, en entrant en contradiction avec la loi nationale. Deux exemples le relèvent. Tout d'abord, la procédure de mise en l'état. La Cour de cassation a appliqué la décision de la Cour européenne avant que la loi du 15 juin 2000 ne supprime cette obligation. La Cour de cassation a statué contre la lettre de la loi en estimant que, compte tenu des dispositions de la Convention européenne et de l'article 55 de la Constitution, qu'il ne convenait pas d'appliquer en France une loi contraire à la convention. Ensuite, la Cour européenne des droits de l'homme vient, dans un arrêt du 6 octobre 2000, du Roy et Malaurie, de décider que l'article 2 de la loi du 31 juillet 1931 qui interdit de publier des informations relatives à une constitution de partie civile est contraire à l'article 10 de la Convention sur la liberté de la presse. La chambre criminelle de la Cour de cassation, alors que la loi n'a pas encore été supprimée, vient d'entériner la jurisprudence de la Cour européenne contre la loi française, estimant que celleci n'était plus applicable. J'approuve la chambre criminelle pour une raison simple : l'article 55 de la Constitution estimant que les traités ont une valeur supérieure à la loi française, il suffit d'interpréter le traité conformément à l'interprétation de la Cour européenne. L'interprétation consiste à considérer que le traité étant de valeur supérieure, la loi française contraire ne peut s'appliquer. Je pense qu'il s'agit là d'une application rigoureuse de l'article 55. On va plus loin avec un certain nombre de décisions prises cette année par la Cour européenne qui, soit touchent à la pratique, soit touchent à la loi elle-même. Le procès équitable en matière de contentieux de la puissance publique a donné lieu cette année à deux arrêts de la Cour européenne qui montrent manifestement que la Cour européenne ne veut plus maintenir l'exception, jusqu'à maintenant admise en cette matière. Un arrêt, assez drôle, concerne une pension de fonctionnaire. Une fois admis à la retraite, l'agent a rompu le lien particulier qui l'unissait à l'administration. L'arrêt considère qu'il s'est défait de la particularité de la participation à l'exercice de la puissance publique et conclut que l'article 6 doit s'appliquer en matière de contentieux de la fonction publique. C'est là une interprétation de la loi, mais la Cour européenne va beaucoup plus loin. Il y a plusieurs années, elle avait estimé que les conclusions de l'avocat général de la Cour de cassation devaient être communiquées pour respecter une règle du procès équitable. Elle va désormais plus loin, considérant qu'en l'absence d'avocat général à la Cour de cassation, c'est-à-dire dans une affaire ou la partie elle-même intervient, il faut communiquer les conclusions de l'avocat général et l'intégralité du dossier pour un procès équitable. La loi du 15 juin 2000 vient de préciser que l'avocat pouvait être présent dès la première heure de garde à vue. Un tel dispositif est en vigueur dans beaucoup d'autres pays depuis longtemps. Or la Cour européenne des droits de l'homme vient de rendre une décision dans une affaire Magee et Averill contre le Royaume-Uni, dans laquelle elle condamne la Grande-Bretagne parce qu'un accusé n'a pas été, pendant les 48 heures de sa garde à vue, assisté en permanence d'un avocat. Cela montre que la loi française, bien qu'elle ait progressé, se trouve encore en recul. Un arrêt Van Pelt vient de confirmer un arrêt Poitrimol. Une cour refuse, en France, de renvoyer une affaire et, conformément à la loi française, interdit à l'avocat de plaider. La Cour européenne a estimé que si une cour prenait une affaire en l'absence du prévenu, elle se trouverait confrontée à l'obligation d'entendre les explications de l'avocat. On relève donc un certain nombre de modifications. Ces décisions ne sont pas absurdes ; elles paraissent contraires à ce qui est pour nous une conception du droit. Cette conception du droit et de la procédure est enracinée depuis l'Ancien régime, que l'on qualifie d'inquisitoire. L'intérêt de la Cour européenne est de définir des principes valables tout autant pour des pays qui ont une procédure de droit écrit que pour des pays qui ont une procédure de *common law*. Et d'ailleurs les condamnations du Royaume-Uni sont plus fréquentes encore que les condamnations de la France. L'intérêt réside dans la recherche de règles communes dans le domaine des libertés individuelles. De par l'article 10 de la Convention sur la liberté de la presse, l'on peut dire que, petit à petit, ce qui est appliqué en France n'est plus la loi de 1881 mais, par l'interprétation des tribunaux et en vertu de la suprématie née de l'article 55 de la Constitution, les principes de la liberté de la presse avec les restrictions limitées aux nécessités de la démocratie. Cette application sera quasi directe, dans la mesure où la liberté de la presse est une liberté fondamentale. Cela signifie que nous ne pouvons pas encore envisager un droit international. Chacun s'accorde à considérer que les frontières nationales protègent encore l'État de droit. Le droit s'édicte à l'intérieur des frontières. Mais, dans le même temps, s'esquissent des principes communs à des normes démocratiques, à des normes de défense des libertés individuelles, qui, progressivement, me semblent être les balbutiements d'un espoir de l'humanité : le fait qu'il existe un droit commun de l'humanité, car l'on sait que le droit protège toujours les libertés. Dans ces conditions, ce qui s'esquisse et qui oblige parfois le législateur français ou le juge français à reculer me parait un progrès, dans la mesure où cela promeut des règles qui me paraissent devoir être plus universelles encore que celles du droit économique. - **François Terré,** *Professeur à l'université de Paris II* Je me trouve dans une position commode. Au fond, il existe trois manières de s'exprimer en droit dans la communauté des juristes. Le législateur et le juge disposent - les dispositions de la loi, le dispositif de jugement; les avocats proposent et, ainsi, le droit progresse ; les professeurs exposent. À partir de là, je m'accorde une certaine liberté ! Fait-on la loi en France ? Non, ce pour deux raisons : parce qu'on la défait et parce qu'on la fait ailleurs. Je me permettrai un certain nombre de remises en cause, même si je ne peux, au passage, m'élever avec indignation contre le fanatisme mondial qui se développe sous le pavillon de cette religion frelatée des droits de l'homme ! L'universalisme et le reste aboutissent à des folies ; je suis prêt à en débattre. Cela s'appelle le principe de contradiction, bien antérieur à la déclaration impérialiste et colonialiste des droits de l'homme qui ne convient ni à la Chine ni aux palabres africaines. Mais voilà, il n'y a plus de noirs ni de gens de couleur ! En France, on défait la loi, à l'occasion de processus empruntés à je ne sais quels exemples étrangers qui seraient le signe même de ce génie français dont les Français se gargarisent. Un sénat unanime n'a-t-il pas donné au monde entier un exemple du génie juridique de la France par la loi du 16 décembre 1999 qui confère au Gouvernement la possibilité de procéder par voie d'ordonnances à la codification de sept codes fondamentaux ? Il est vrai que dans un temps ancien - en 1993 - maître de Roux, député au parlement, qui paraît-il fait la loi, avait, avec notre connivence et celle de Pierre Mazeaud, mis à bas un texte infâme, un code de commerce confectionné par une commission de technocrates et par les représentants d'un "réseau". N'oublions pas, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel ne sont séparés que par la Comédie française ! *Et je vous dis monsieur que mon sonnet est bon*, alors que c'était un code infâme. Je prends l'exemple d'un code ignoble, ratifié ou non, qui ne suscite que des critiques des juristes dans la communauté du droit privé - le parent pauvre pour la confection de la loi, même quand il s'agit des sociétés commerciales, du chèque, de la lettre de change, de la mutualité et de bien d'autres problèmes. Je constate que de nombreux problèmes s'attachent à ce code. Ils ne concernent pas les seuls commerçants, mais aussi, par exemple, les administrateurs judiciaires. Ils ne concernent pas uniquement des affaires de commerce, mais aussi des actions et des procédures contre les personnes morales de droit privé non commerçantes. Il comporte des dispositions sur le droit maritime, non les grandes lois du droit maritime qu'il faut chercher ailleurs. Il comportait des sanctions des règles sur l'émission des obligations à lot, règles qu'il faut aller chercher ailleurs. Imaginons qu'un salarié d'une entreprise vienne à souhaiter, par des accords possibles de rééquilibrage, de devenir administrateur de sa société anonyme moins de deux ans après avoir été embauché ; je ne puis le conseiller. Avant la loi Madelin, il eût fallu lui dire d'attendre deux ans, mais la loi a abrogé cette exigence des deux ans. Elle a été rétablie à l'occasion de la publication d'un code que l'on dit "à droit constant", mais qui permet de rétablir des dispositions abrogées par des lois du Parlement! Deuxième exemple : une banque pratique des taux usuraires à l'égard d'une autre banque ou un particulier à l'égard d'un autre particulier. La loi de 1966 sur l'usure a été abrogée et remplacée par des dispositions du code de la consommation, lequel entre constamment en conflit avec le droit de la concurrence. Je peux écrire 700 pages sur les télescopages dans le droit positif. D'ailleurs, depuis 1973, l'on peut pratiquer l'usure interdite seulement entre le professionnel et le consommateur. Conseil aux amateurs : allez-y ! Trois affaires pendantes devant la Cour de Cassation posent le problème ; le président de Chambre Dumas m'a dit son embarras. Mais le code monétaire et financier a rétabli cette disposition ! Cela s'appelle du droit constant, de la hiérarchie des normes avec l'abominable incursion dans tout cela du kelsénisme, c'est-àdire l'onanisme juridique ! En bref, une législation infâme ! Et je ne parle pas de toutes les dispositions pénales de ce code qui, pour la plupart, permettront aux avocats de créer des contentieux, dans la mesure où la plupart des dispositions est contraire aux principes de la légalité des délits et des peines. Tout cela démontre que l'on ne fait plus la loi, on la défait. Avant même de savoir si l'on peut trouver des moyens de la faire, il faudrait d'abord ne pas la défaire dans des conditions qui démontrent que ceux qui s'occupent de ces questions n'y connaissent rien ! L'on ne consulte pas la communauté des juristes de droit privé. Je prends leur défense, car je crois que les avis donnés au Gouvernement par le Conseil d'État en cette matière devraient être publics. Si l'on ne peut plus obtenir le concours du Parlement au prétexte que le Conseil d'État s'occupera de l'ordonnance, l'avis ne devrait pas être seulement livré au Gouvernement, mais à la communauté des citoyens. Lorsqu'il s'agit de droit privé, pourquoi ne pas demander à la Cour de cassation son avis ? Entre l'ordre judiciaire et l'ordre administratif, des complexes réciproques sont en jeu : d'un côté un complexe d'infériorité, de l'autre de supériorité. Chacun y reconnaîtra les siens ! C'est alors ailleurs que se fait la loi, et de diverses manières, notamment par le Conseil constitutionnel, avec son attirail de réserves d'interprétations et l'utilisation de la notion d'erreur manifeste. Il refait assez largement la loi sur le PACS et dépouille ainsi le Parlement de ses pouvoirs - il est vrai qu'il ne s'en n'était pas servi en l'espèce de manière glorieuse. Le Parlement lui-même accepte de telles démissions. Le Sénat vote à l'unanimité la « loi de pleins pouvoirs », en fait d'habilitation à utiliser la voie des ordonnances sur les codes et, de désespoir en désespoir, il n'a pas même saisi le Conseil constitutionnel sur celle du 3 janvier 2001 qui confère au Gouvernement la possibilité de procéder par voie d'ordonnances à l'adoption d'une cinquantaine de directives bruxelloises. L'exposé des motifs du projet de loi est confondant : il s'agit de questions non essentielles, mais essentiellement techniques. Voyons les directives en cause. La protection de la santé des travailleurs : essentiellement technique ! La protection de la vie privée contre le développement des télécommunications : essentiellement technique ! La réforme du droit des assurances : essentiellement technique! La réforme du droit de la mutualité : essentiellement technique! Et du réseau routier français : essentiellement technique ! Mensonges, mensonges, mensonges ! Ce sont toujours les mêmes qui confectionnent ces textes, ils circulent seulement de Paris à Bruxelles ou à Strasbourg, de Strasbourg à Bruxelles et de Bruxelles à Paris et ce sont les mêmes qui circulent autour de la Comédie française ! Nous sommes revenus à l'époque de Rome avant les douze tables, à la Chine d\'avant les légistes. La régression est à l'œuvre. Cela ne signifie pas qu'il faille aller dans le sens de l'Europe, mais il faut y aller en travaillant davantage les textes. Il est anormal que l'on décide les textes à une rapidité confondante au Parlement de Strasbourg où, lorsque l'heure est venue, les traducteurs s'en vont. - **Henry Leclerc** Sans répondre à la provocation, je veux dire mon désaccord sur les propos relatifs au droit de l'homme. Le professeur Terré préfère les normes de la communauté juridique dont il a parlé à celle des conventions internationales. - **François Terré** Si l'on pouvait dénoncer la Convention européenne des droits de l'homme, l'on retrouverait le paradis ! - **Jean-Marie Burguburu,** *avocat au Barreau de Paris* Une fois n'est pas coutume : l'intitulé des Entretiens de Saintes n'est pas celui qu'il eût fallu. Fait-on encore la loi chez soi ? Non, chacun s'accorde sur cette réponse. Où est le débat ? La vraie question est : que fait-on, puisque l'on ne fait plus la loi chez soi ? Le professeur Terré apporte une première réponse : on défait la loi. Peut-être ne sait-on plus la faire ? Quand elle est faite, elle est défaite autrement. Trois exemples récents : dans une procédure pénale, l'on invoque un décret-loi de 1939 que chacun avait oublié ; dans une autre, l'on exhume la loi du 3 juillet 1931 qui interdit de faire référence à une plainte avec constitution de partie civile. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 16 janvier 2001, a précisé que cette loi qui n'est pas abrogée ne sera plus respectée, parce que contraire à la Convention européenne des droits de l'homme. Troisième exemple, le Parlement s'est prononcé sur une loi - peut-être expression de la volonté générale - mais elle n'est pas une disposition que les juristes classiques avaient l'habitude de lire ou d'entendre. Elle déclare un fait historique accompli : la reconnaissance du génocide arménien. Est-il vraiment du rôle du Parlement de se prononcer sur cette réalité historique ? Le législateur français doitil se prononcer sur les guerres napoléoniennes ? Faut-il évoquer le vase de Soissons ou l'envahissement de la Gaule par les Romains et demander réparation à Rome ? Le Parlement en estil réduit à se prononcer sur cette législation, faute de ne pouvoir faire la loi comme il l'écrivait auparavant? Je pose la question : puisque l'on ne peut plus faire la loi, qu'est-ce que l'on fait ? Allons-nous attendre que Bruxelles ou Strasbourg dicte la loi à notre place ou essayons-nous de relever la tête, de trouver des solutions, de prendre des décrets contraires aux lois que l'on nous impose ou de limiter l'effet des conventions ? Ou, au contraire, nous adaptons-nous, jugeant que cette adaptation est un progrès ? Le fait de ne pas faire la loi chez soi est-il un progrès ? Encore faut-il déterminer le chez-soi ? La France dans ses frontières traditionnelles ? Ou l'Europe, voire le monde, voire l'universalité ? - **Philippe Marchand,** *Ancien ministre, Conseiller d'État* Mon propos sera moins élevé, mais je ne puis oublier avoir été un temps parlementaire. Avais-je alors l'impression de faire la loi ? J'y réfléchis souvent, mais désormais je ne comprends plus rien. Il est vrai que pour le parlementaire national, le champ d'exercice se rétrécit de plus en plus. C'est là une évidence. Pris entre le droit communautaire et la décentralisation, il ne lui reste plus qu'à boire du pineau lors des vins d'honneur! Mais m'exprimant à titre personnel sans engager la maison à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, je ne comprends pas que ce même parlementaire, qui se plaint de ne plus disposer d'assez de pouvoirs législatifs, est prêt à déléguer son propre pouvoir législatif dans une région. De cela nous parlerons dans quelque temps. - **François Terré** Nous répondons tous "non" à la question titre, mais en fait nous édictons tout de même la loi, dans la mesure où nous adaptons. Nous ne sommes pas tenus d'uniformiser la loi de tous les états de l'Union, il convient d'indiquer ce à quoi il faut tendre : une bonne adaptation des directives. Deux exemples dénoncent une mauvaise technique législative : l'adaptation de la directive sur la responsabilité des produits défectueux aboutit à un cumul de réglementations ; l'adaptation de la directive sur l'écrit électronique qui laisse place à toute une série de questions trop rapides. La communauté des juristes doit davantage s'intéresser à ces questions ; il faut ressusciter la société d'études législatives, faute d'enseigner le droit à l'École nationale d'administration. - **Thierry Massis,** *Avocat au Barreau de Paris* Le débat, très bien posé, semble être un débat de valeurs au sens de la loi. La Convention européenne porte des valeurs fondatrices qui ont amélioré la loi nationale. Il n'est pas possible aujourd'hui de raisonner de façon régressive à l'égard de la Convention européenne des droits de l'homme en ce qui concerne les valeurs fondatrices du procès équitable et de la liberté d'information. Elle a amélioré et améliore notre loi nationale et je crois qu'il convient de parler en termes de complémentarité. Il est aussi dans la Convention des conflits de valeurs, notamment sur l'état des personnes, la filiation. À ce titre, on doit s'interroger au nom des valeurs pour savoir si la norme internationale améliore ou non notre loi nationale. Dans le cadre de la loi, certains tribunaux, en particulier le TPI, qui affirme de manière claire le respect de la valeur humaine, suivent une procédure non toujours respectueuse des droits de la défense, notamment en ce qui concerne les témoins anonymes. La norme internationale peut entrer en contradiction avec le souci de défense des droits de l'homme. C'est au niveau du conflit des valeurs que le débat me semble se nouer. - **Xavier de Roux** L'échange révèle un problème de clarté. Revenons aux principes de base, à Montesquieu, à la loi, à l\'organisation de nos sociétés. Renaud Denoix de Saint-Marc déclarait il y a peu que nous étions dans une situation où plus personne ne connaissait la loi, qu'elle était descriptive et bavarde, ce qui rendait difficile son interprétation ; il n'avait pas tort, il parlait en expert. L'accumulation des normes de droit, l'impossibilité d'en connaître l'origine, crée une confusion extraordinaire. À la suite du professeur Terré, je pense à la nécessité, en amont du Conseil d'État, d'une réflexion sur la clarification de notre système législatif. Je viens d'apprendre que l'on va bientôt demander, en se fondant sur le dernier arrêt de la cour de Strasbourg, la présence d'un avocat pendant toute la durée de la garde à vue alors que la loi française prévoit un avocat au terme de la première heure de garde à vue. En cas de refus à une demande de présence immédiate de l'avocat, commencerait un long parcours judiciaire qui se terminerait devant la Cour de cassation qui précisera qu'elle est aux ordres, ou aux pieds, de la norme supérieure au nom du monisme. Et l'on annulera la totalité de la procédure menée en infraction à ces nouvelles dispositions. C'est là une vraie question pratique. - **Henri Leclerc** C'est effectivement une vraie question, mais comment ne pas voir que la procédure pénale française a progressé dans des proportions considérables en fonction des normes internationales de Convention et selon les interprétations de la Cour européenne des droits de l'homme ? Depuis l'abrogation de la torture en 1788, un seul progrès sérieux a eu lieu : l'introduction de l'avocat à l'instruction en 1897, mesure considérée par la Cour de cassation unanime de l'époque comme une atteinte fondamentale au principe de répression possible. Cela n\'a pas si mal fonctionné, mais la procédure n'a pratiquement plus évolué, excepté depuis quelques années. La Cour européenne vient de rendre une décision au sujet du maintien en détention ordonné par le procureur de la République, notamment en matière de comparution immédiate. Pour la Cour qui statuait à partir du cas d'un autre pays, il n'est plus possible de procéder ainsi. L'évolution actuelle sur la séparation des fonctions d'instruction et de placement en détention s'avère pleinement conforme à des orientations que l'on voyait poindre dans des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. Toutes les réformes en matière de procédure pénale tiennent compte d'une tendance internationale. Il est intéressant de noter que la procédure pénale anglaise évolue parfois en se rapprochant de la procédure française en fonction de ces normes internationales. Thierry Massis évoquait la question des valeurs. La loi doit être conforme à des valeurs fondamentales. Celles des droits de l'homme, qui peuvent être contestées, sont en tout cas acceptées dans le cadre du conseil de l'Europe par plus de quarante pays. Elles paraissent essentielles en ce qu'elles incarnent une conception démocratique de la société et une conception de l'égalité des hommes. Elles sont aussi modernes en ce qu'elles concernent l'avenir de notre société. L'on peut les contester et il est vrai que les musulmans et les Chinois les contestent, mais, au moins au niveau de la région européenne, elles sont acceptées. Il existe des normes internationales acceptées partout, par exemple les droits \"indérogeables\", la torture ou la réduction de l'esclavage. Il y a quand même dans un espace juridique très restreint des principes fondamentaux que tous les pays, quels qu'ils soient, acceptent. Les pays européens, dans une conception de la société démocratique, se partagent des normes plus avancées et, au surplus, viennent d'adopter la charte dans le cadre plus restreint de l'Union européenne. Le problème d'une extension régionale de normes fondamentales qui s'imposent à tous les législateurs me parait un progrès important définissant une conception commune : celle de la société démocratique. - **Xavier de Roux** Sur le fond, nous ne pouvons être que d'accord mais, sur la méthode et la clarté, le bât blesse. Les grands principes, chacun les connaît et tous y souscrivent. - **François Terré** Je ne les conteste pas, je conteste le discours. Je suis fondamentalement attaché à la liberté, à l'égalité et à tous les droits. Mais, plus on en ajoute, plus on les superpose, plus on les télescope, plus on s'éloigne de la réalité qui les dément! Voilà tout. Il existe deux manières de défendre la liberté : s'attacher à la liberté formelle ou à la liberté réelle. - Bernard Vatier, *ancien bâtonnier de Paris* Au fond, qu'est-ce que recouvre l'expression « chez soi » aujourd'hui? S'agit-il d'un régionalisme international ou une universalité ? Je souscris aux propos du professeur Terré : notons la difficulté considérable à laquelle se heurtent les juristes en prise à une évolution de la norme de droit face à une évolution de l'espace. Cette question recouvre le problème de la légitimité de la norme. Nous sommes habitués à l'expression majoritaire d'une volonté nationale pour aboutir à une norme. Dès lors que les frontières changent, quel est le lieu géométrique que nous devons prendre en compte ? Aujourd'hui, nous sommes face à une loi nouvelle qui n'offre plus grande légitimité face à celle que nous connaissions sous l'angle de Montesquieu. L'on se retrouve, par l'effet des traités internationaux, face à un droit qui va devenir du droit interne, mais en provenance de l'extérieur sans qu'il y ait nécessairement une légitimité consentie. Je prends un exemple touchant à l'Union européenne. Quelle est la légitimité des règlements pris par la Commission et des propositions de directives adoptées par le Conseil, parfois avec le concours du Parlement ? Nous sommes dans une situation de technicité et d'apparente illégitimité de la norme qui paraît artificielle. Lorsqu'au niveau de la concurrence s'organise une nouvelle méthode pour régir le droit de la concurrence en Europe, l'évolution émane d'une superstructure - la Commission - qui ne jouit pas nécessairement de la légitimité acquise pour ce qui concerne nos habitudes nationales. Il en va de même pour les droits de l'homme : une évolution du droit se révèle sur la base d'un traité par l'activité d'une juridiction qui déclinera des concepts qui s'intégreront à terme. Or, il s'agit en réalité d'une série de poupées russes dans le traité. Aucun accord formel des États n'est intervenu sur la déclinaison opérée du traité par les juges de la cour de Strasbourg. L'on se retrouve avec un droit qui évolue postérieurement à la ratification est intervenue préalablement à cette évolution. L'évolution est similaire avec l'OMC, les panels, la libéralisation des échanges ou la négociation dans le cadre du GATT sur la libéralisation des services. Une norme européenne sera adoptée à Genève où de profondes réformes structurelles, par exemple la réforme des professions réglementées, interviendront sur la base d'un traité adopté, mais sans ratification. En d'autres termes, la norme nouvelle que l'on commence à connaître a été acceptée par anticipation sans qu'intervienne de ratification formelle, ce qui nourrit parfois un doute métaphysique sur sa légitimité. C'est là le grand problème d'un espace qui évolue et de ces nouveaux organes de législation qui jouent désormais un rôle déterminant. - **Jean-Pierre Spitzer** La France a, en Europe, un problème particulier, car la loi y a toujours été l'expression de la volonté générale, c'est-à-dire nationale. L'on confond toujours : le concept est de Rousseau, non de Montesquieu. Nous sommes « rousseauistes » et nous sommes les seuls en Europe. Montesquieu a posé un principe de séparation des pouvoirs On a tenté de s'en approcher en 1958 avec un Président ayant plus de pouvoirs qu'il n'en détenait auparavant. Dans un régime de confusion, la majorité faisait ce qu'elle voulait. Or, Montesquieu définit la situation idéale comme suit : "Une manière de constitution qui a tous les avantages intérieurs du Gouvernement républicain et la forme intérieure d'une monarchie. Je parle de la République fédérative." Nous parlons de cet empilement de normes, car nous avons toujours confondu une norme unique - la loi - à des normes devant régir des problèmes de communes. En matière d'environnement, quelle est la norme ? On ne réglementera pas par une loi la manière dont on traitera les déchets municipaux. Lorsqu'il y a un problème de rivière, l'on ne peut plus demander à la commune de le régler. Rencontrant d'autres problèmes, il faudra recourir à l'État, et, pour d'autres problèmes encore, une norme communautaire s'appliquera. Enfin, confrontés à Tchernobyl, nous sommes bien obligés d'envisager des normes supra-européennes. - **Marie-Dominique Hagelsteen** La description est exacte, mais les règlements européens sont approuvés par le Conseil au sein duquel siègent les gouvernements. Le pouvoir politique dispose de la capacité de mieux contrôler ces situations ; il lui faut, toutefois, négocier avec quatorze autres gouvernements. En tout cas, la règle selon laquelle les initiatives et le vote restent au pouvoir politique est encore observée. Nous rencontrons - c'est un trait du monde moderne -- des problèmes techniques et complexes. Il est assez difficile, sous la technique, de retrouver les grands principes. Beaucoup de personnes s'en désintéressent, mais, fondamentalement, subsiste une responsabilité des politiques. Le professeur Terré prétendait que la loi serait faite au Palais royal entre le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel. J'ai passé trente ans dans cette bonne maison du Conseil d'État ; je n'ai jamais vu que nous ayons pris l'initiative d'une loi ni que nous l'ayons votée. Il faut savoir que c'est le Gouvernement qui nous apporte des projets de loi et que c'est ensuite le Parlement qui les vote en les amendant beaucoup. L'examen des amendements parlementaires n'indiquera sans doute pas qu'ils sont tous orientés dans le sens de la simplification. Je reste d'accord avec François Terré sur un seul point : si l'on pouvait publier les avis du Conseil d'État sur les lois - à titre personnel, je regrette que cela soit impossible -- l'on remarquerait que, très souvent, l'avis du Conseil est plutôt d'abandonner telle ou telle orientation législative trop complexe. Notre responsabilité est plus mince que vous ne le pensez. - **Michel Rouger,** *Président honoraire du Tribunal de commerce de Paris* La notion de village gaulois permet d'éclairer le débat. Il se trouve que je vis en partie dans un village anglo-saxon qui présentait la particularité de ne pas avoir de frontières entre les propriétés. Chacun fait ce qu'il veut sur son terrain dans la limite où son action ne gêne pas les droits de la communauté universelle du village. Cela n'a rien à voir : le village gaulois relève d'une autre conception et c'est elle qui nous conduit à la situation qui veut que nous ne puissions faire la loi chez nous. Y vivant depuis 20 ans, j'ai vu, petit à petit, s'y construire le village gaulois. Dans un premier temps, les voisins ont édifié des murs de verdure. Ensuite, chacun a bâti son mur, non plus sur la mitoyenneté, mais sur son propre terrain afin d'être sûrs que son mur ne sera que le sien. Ainsi, nous voyons se multiplier les doubles rangées de thuyas de 4 mètres de haut, laissant un passage pour les chiens entre les deux murs. J'ai le sentiment que le débat n'est, ni plus ni moins, que l'expression fondamentale du comportement des peuples qui ont leur façon de vivre dans leurs villages différents. Les villages américains construits en France expriment bien les différences entre les deux comportements. - **Jacques Arrighi de Casanova** J'hésite à intervenir, car, à entendre le Professeur Terré, doué du sens de la nuance que chacun lui connaît, j'appartiens à une maison où l'on n'a pas appris le droit et où l'on se prête à la fabrication de textes infâmes. Je ne veux pas dire que les propos tenus sont excessifs ; cela pourrait conduire à les considérer insignifiants. Cela dit, un débat technique sur la codification inciterait à reconnaître qu'elle ne mérite ni l'excès d'honneur ni l'excès d'indignité, et que certains codes, dont celui de la consommation, ont été adoptés par le Parlement. Les défauts sont inhérents au système. Ignare formé au droit public, qui n'est pas le bon, je voulais juste, en réponse à la remarque très intéressante du bâtonnier Vatier sur la légitimité, préciser qu'il existe une différence fondamentale entre les contraintes : la différence entre la jurisprudence constructive du Conseil constitutionnel et celle de la Cour de Strasbourg. Quand le juge constitutionnel dit « ce n'est pas possible », le constituant se rend à Versailles pour que cela le devienne. Il est donc possible de déverrouiller la contrainte ; nous l'avons vu encore avec la loi sur la parité. Mais la contrainte équivalente venant de Strasbourg ou de Luxembourg ne peut être déverrouillée. Par provocation, le Professeur Terré proposait de dénoncer la Convention européenne des droits de l'homme pour nous débarrasser de cette superstructure juridique tout en continuant à appliquer les droits fondamentaux. En tout état de cause, c'est inconcevable. Quant au droit communautaire, ce n'est pas seulement politiquement inconcevable, c'est techniquement, mécaniquement inconcevable. Depuis la ratification du Traité de Rome, si un règlement impose une conséquence non prévue et que la Cour de justice dit autre chose encore, le dernier mot lui revient ! Cela paraît important. On ne doit pas trop se bercer d'illusions sur l'existence des verrous ni sur la possibilité pour le législateur de rattraper les choses ou de faire prévaloir son point de vue. Dans le modeste domaine constitutionnel, c'est possible et cela joue parfois ; dans le domaine des normes internationales, cela paraît radicalement impossible. - **Emmanuel Decaux** Sur ce terrain, la Convention reste un instrument bien singulier. L'on ne peut transposer le raisonnement pour le droit communautaire qui s'infiltre partout avec la Cour européenne. Quand le bâtonnier dit que nous sommes pris par surprise, il faut préciser que la France s'est tout de même entourée des précautions. Elle a attendu 1974 pour ratifier la Convention européenne et 1981 pour accepter les requêtes individuelles. Nous avions le temps de voir venir ! À l'époque, Michel Jobert, dans un débat parlementaire, avait précisé que nous ne serions pas les derniers ; nous n'étions pas non plus les premiers ! Dans de grandes démocraties comme la Grande-Bretagne où la Suisse, des débats ont eu lieu dans la presse et au Parlement pour savoir s'il était opportun de renouveler la déclaration d'acceptation. Les choses n'allaient pas de soi. Aujourd'hui, la contrainte peut paraître inéluctable, mais la Convention européenne est fragile et, avec la concurrence de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, l'on pourrait très bien connaître un glissement, que la mauvaise monnaie chasse la bonne ou que l'on change de juristes. Quand les juristes du Département d'État lui donnaient des conseils qui n'avaient pas l'heur de lui convenir, Madeleine Albright recherchait de meilleurs juristes ! Le Conseil de l'Europe recouvre 800 millions d'habitants seulement. Est-ce là l'universalité ? Je voudrais défendre les Chinois. La Chine nationaliste a voté l'adoption de la déclaration universelle des droits de l'Homme. La Chine communiste d'aujourd'hui a entériné ces principes et a signé les deux pactes, ce qui est une reconnaissance juridique de l'universalité des principes. - **Henri de Richemont,** *Sénateur* Face aux règlements de Bruxelles, aux décisions de Luxembourg ou de Strasbourg, la loi nationale n'est-elle pas un peu la ligne Maginot? L'on connaît l'avenir de cette ligne ; elle va craquer et nous allons être envahis par toutes ces normes dont vous venez de faire état. Finalement, ce ne sera pas seulement le Sénat, mais l'Assemblée, qui bientôt représentera une anomalie dans les démocraties. Pour mettre un terme à cette situation, ne faut-il pas voir la réalité telle qu'elle est ? Demain, dans un an, nous aurons une seule monnaie en Europe. Ne faudraitil pas accepter, dès lors, d'aller vers un état fédéral ? Je le dis alors même que j'ai voté contre le traité de Maastricht. Si nous avions vraiment un État fédéral, nous saurions quelle est la loi fédérale et qu'elle est la loi des États. Nous ne serions pas confrontés à cette situation où la Cour de justice impose aux États une loi dont ils ne veulent pas alors qu'aux États-Unis la Cour suprême est là pour protéger les États contre le droit fédéral. Par le fédéralisme, nous arriverons sans doute à régler le problème auquel nous sommes confrontés et faire en sorte que la Cour suprême défende la loi des États et qu'il y ait un droit fédéral accepté par tous. - **Jean-Pierre Spitzer** Voilà un début de réponse politique! - **François Terré** La loi sur le génocide arménien constitue une violation même de la Constitution. Il est certain que souvent le Parlement en « rajoute », mais le Conseil d'État sait y faire et a révélé à plusieurs reprises son ignorance du droit privé. À propos de la réforme de la tutelle émancipation, j'exposai au Conseil d'État la distinction de l'usufruit et de la nue propriété ; l'on m'a demandé s'il s'agissait de termes techniques! La loi sur la réforme des régimes matrimoniaux a été l'occasion d'une deuxième expérience. Le doyen Carbonnier, assis à côté de moi, me disait « J'essaie d'attraper des mouches ». Il m'a été demandé pourquoi je n'essayais pas d'appliquer à tous le régime matrimonial s'il était bon. Le débat sur ce point fut long. Un vote incertain a finalement eu lieu en assemblée pour maintenir la liberté des conventions matrimoniales! Un certain nombre de professeurs de droit, spécialistes de la matière, préparent un projet de loi sur l'écrit électronique. Je vous recommande d'examiner l'avant-projet établi par l'équipe Catala and-co avant et après son passage en Conseil d'État. C'est exactement comme l'abattoir de Chicago : nous retrouvions tout autre chose que ce que nous y avions fait entrer ! Cette loi est très mauvaise et l'on ne sait si les écrits régis par cette loi sont seulement *approbation em* ou *ad validitatem.* Au surplus, il existait des possibilités de dérogations à la directive de Bruxelles en ce qui concerne les actes authentiques qui n'ont pas été utilisés par le Parlement. La nécessité s'impose de faire appel à des spécialistes de la matière. - **Jean-Pierre Spitzer,** *Avocat au Barreau de Paris* Que peut-on faire ? Notre pays est au cœur de la construction européenne, dans la mesure où les hypothèses sont françaises ou franco-allemandes. Notre pays est confronté à une révolution culturelle et le sénateur de Richemont avance une solution : marcher enfin sur la voie fédérale. Je réponds à cela que nous sommes dans un système fédéraliste depuis 1957 du fait de l'intégration juridique à laquelle nous allons assister et du rôle extraordinaire du couple Commission-Cour de justice qui est indiscutablement un couple de nature fédérale. En revanche, nous avons avancé dans ce système de manière inavouée, cachée et surtout non citoyenne, d'où les justes reproches introductifs de Xavier de Roux. En effet, où se situe le citoyen dans tout cela ? À cette interrogation, il convient d'ajouter la nouvelle question de Jean-Marie Burguburu : où allons-nous ? Les réflexions commencent à émerger. La dernière livraison du *Nouvel Oberservateur* comprend deux pages de Jacques Delors qui propose « *Ma préférence va à la coopération renforcée et donc à une avant-garde qui tracerait la route à une intégration européenne et en assurerait le dynamisme sur le plan institutionnel. Elle prendrait la forme d'une fédération des États Nations avec sa double dimension : fédérale pour clarifier compétences et responsabilités, nationale pour assurer la permanence et la cohésion de nos sociétés et de nos nations*. » C'est la réponse à la question fondamentale de Xavier de Roux. Voilà des idées en germe. Dans notre pays, ce sont des idées difficiles puisque, encore une fois, la loi, expression de la volonté générale -- c'est-à-dire volonté nationale - a toujours été exclusive de tout système fédéral. Nous avons vécu dans le passé la difficulté des questions préjudicielles en termes juridiques ; ce qui était facile pour les Allemands et les Italiens qui connaissaient déjà un contrôle de constitutionnalité par voie d'exception ne l'était pas pour nous. C'est vraisemblablement à cette révolution culturelle et philosophique que nous devons nous livrer pour résoudre cette question de la superposition sans hiérarchie des normes. Chers professeurs, nous ne pourrons pas nous passer de Kelsen ! - **Xavier de Roux** Ce qui s'est passé au sommet de Nice est intéressant et pas du tout aussi négatif que nous avons bien voulu le dire. Une révolution culturelle est à entreprendre et, au-delà du règlement des questions institutionnelles pendantes depuis le traité d'Amsterdam, l'on a parlé de l'influence et du poids des États de cette Europe en construction que l'on peut rêver fédérale. Le grand problème de la France est révélé par le sujet sur lequel nous nous sommes battus becs et ongles : peser statutairement 9 %. Au départ de l'aventure, nous représentions 22 % ou 23 % de l'ensemble - et 100 % du poids politique. Nous arrivons arithmétiquement à 3,3 % dans le cadre de l'élargissement. La mesure des poids respectifs a été la grande bagarre avec l'Allemagne et le combat de tous les États entre eux. Le Portugal a protesté en invoquant cinq siècles déjà passés sous le joug espagnol. La Belgique a agi de même et tous les États ont joué un psychodrame sur leur poids respectif et c'est un débat très dur et très brutal, pour chacun et pas seulement pour la France. La marche vers le fédéralisme constitue une révolution culturelle et politique profonde qui ne peut s'opérer d'un coup de baguette magique. Ce ne sont pas des évolutions que l'on proclame sans en connaître les conséquences. L'Allemagne c'est une réalité géographique et démographique qui pèse 80 millions d'habitants. Elle est la première puissance industrielle et l'on ne peut aller vers le fédéralisme sans le poids de l'Allemagne. On comprend parfaitement que l'Allemagne, longtemps embarrassée, par son propre poids se sente désormais assez libérée. Nice a été un psychodrame, mais fut un sommet assez positif pour le futur à partir du moment où ces grandes questions tombèrent. On a un peu progressé vers un fédéralisme européen qui semble inéluctable et je préfère les propositions de Joschka Fischer qui dit clairement les compétences des états et les compétences confédérales en les traçant et en précisant les ressources financières plutôt que ce flou intégrationnisme qui passe totalement à côté des peuples et qui avance par le mouvement d'une vis sans fin sans aucune lecture de la légitimité - ce n'est pas la co-décision qui a beaucoup apporté à l'affaire ni les gesticulations du Parlement européen. Aucune opinion publique ne croit réellement que le Parlement européen soit un siège de pouvoir. Il faut nous engager dans cette voie sachant qu'il s'agit d'une révolution culturelle. - **Paul-Albert Iweins,** *Avocat au Barreau de Paris* Les entretiens sont toujours passionnants : de prime abord, l'on se dit que le sujet n'est pas dans l'actualité ; on s'aperçoit ensuite qu\'on la devance. Depuis un mois, le Président de l'Assemblée nationale a été conduit à prendre sa plume à trois reprises : une première fois pour se plaindre du site Internet du Conseil constitutionnel, insolent à l'égard du législateur ; une deuxième fois pour s'adresser au Vice-président du Conseil d'État, insolent à l'égard du législateur. Une troisième fois à Mme le Garde des sceaux qui a laissé dire, lors des audiences de rentrées solennelles, que la loi était calamiteuse. M. Forni passe son temps à se plaindre de la façon dont la loi est considérée en France. N'est-ce pas ce que nous sommes en train de nous dire ? Si la loi est si mal considérée, c'est qu'elle est en train de se faire supplanter par autre chose : la norme. Nous n'avons pas encore bien compris ce qu'était la norme, puisque nous avons été élevés dans l'idée selon laquelle la loi est l'expression politique de la majorité et nous avons à l'oreille la formule "*Vous avez juridiquement tort, puisque vous êtes politiquement minoritaires"*. C'est là un point de vue que plus personne n'admet. Lorsque M. Forni se plaint auprès du Président Magendie qu'une loi est calamiteuse, ce dernier répond *: "Nous sommes là pour appliquer la loi, mais aussi le droit"*. Nous en sommes au conflit entre la loi et le droit et, en ce moment, la norme est définie par des sages, elle n'est plus définie par des élus. Il me semble donc utile que des élus émergent au niveau européen de sorte qu'il n'y ait plus ce conflit entre sages et élus. - **Henri Leclerc** Il restera toujours des normes juridiques qui devront être appliquées. À ce titre, la formule "*Vous avez juridiquement tort, puisque vous êtes politiquement minoritaires"* est tout à fait significative. On ne peut pas laisser celui qui fait la loi entièrement maître des normes juridiques. Contrairement à la plupart des autres pays européens, nous n'avons pas en France de Cour constitutionnelle, une juridiction permettant aux particuliers de recourir contre la loi qui n'appliquerait pas les normes juridiques fondamentales qui sont des valeurs. Il est vrai que ces valeurs ont toujours été affirmées dans notre droit. Curieusement, tout ce qui est contenu dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789, repris sous des formes beaucoup moins bien écrites dans les conventions modernes, a toujours été placé en tête des constitutions. Cela signifie que les normes juridiques telles que définies dans le préambule de la Déclaration des droits de l'homme se retrouvent dans le préambule de la Constitution de 1946 et le Conseil constitutionnel en fait application. Ces normes juridiques marquent, en effet, la définition d'un certain nombre de valeurs communes qui doivent se refléter dans la loi, mais qui sont au-dessus de la loi. C'est l'essentiel. Si nous évoquons souvent la Cour européenne des droits de l'homme actuellement en France c'est qu'elle "fait un peu fonction" par défaut d'une Cour constitutionnelle alors qu'en Belgique une telle cour fixe des normes extrêmement précises. La formule "*Vous avez juridiquement tort, puisque vous êtes poli-* *tiquement minoritaires"* est une sottise, car elle fait totalement abstraction de l'idée qu'il existe des normes et des valeurs juridiques supérieures à la loi, que le législateur a l'obligation de respecter. - **Patrick Beau,** *Procureur de la République à Bastia* La question *Fait-on encore la loi chez-soi* ? est fondamentalement domestique. C'est l'interrogation du père de famille désarçonné par l'indépendance de sa femme qui travaille et par ses enfants qui s'arrogent d'un coup le droit de parler à table, et qui ne sait plus se situer. Cette interrogation sur la loi est spécifique à la France, dans la mesure où le culte de la loi est le fondement de la France moderne. La loi que l'on juge aujourd'hui trop uniformisante a d'abord été le chemin de notre liberté et de la négation des privilèges et des inégalités. Peut-être est-ce pour cela que notre culte de la loi est atteint par toutes ces incertitudes nées d'une norme différente. Les interrogations de ces entretiens s'avèrent fondamentalement démocratiques : la loi fait-elle encore quelque chose ? A-t-on encore l'impression de la faire lorsque la mode est « aux technos » et que l'on procède par ordonnance ou par le travail des commissions ? Dès lors, le législateur traditionnel se trouve quelque peu mal à l'aise. Deuxième interrogation fondamentalement démocratique : que protège la loi : des valeurs ou des puissances ? L'on se retrouve devant ce qui fut l'interpellation de ceux qui ont créé le culte de la loi. Peut-être aurait-on avantage à se poser un peu plus de questions de ce type. La troisième interpellation est liée à la participation populaire à la norme. Le peuple est distant par rapport aux légiférants d'aujourd'hui dès lors que ces normes ne sont plus strictement nationales - **François Terré** À partir du moment où la loi n'est plus faite par ceux qui doivent la faire, il est clair que le droit connaît deux sources nouvelles : la colère des victimes et les clameurs de la rue. Cela prouve que le besoin populaire de participer à la création de la loi correspond à un besoin viscéral. Les lois peuvent d'ailleurs être différentes d'un état à l'autre dans un système fédéral. Aristote avait raison : *La loi est une intelligence sans passion*. Elle est devenue une passion sans intelligence. C'est grave. À Bruxelles, on légifère beaucoup trop. Croyez-vous utile de disposer d'une directive sur la dimension des lits superposés ? - **Jean-Pierre Spitzer** Très souvent, les décisions bruxelloises arrivent par des suggestions nationales. Les ministres qui se rendent à Bruxelles présentent un double caractéristique : ils y vont pour gagner et reviennent en ayant gagné. Ils veulent éviter d'avoir à prendre personnellement des mesures qui ne seraient guère populaires. La France avait à prendre des mesures sanitaires importantes. Le ministre de l'Agriculture français préfère en général transporter le problème à Bruxelles au motif que la politique agricole serait commune, d'où la nécessité d'une directive. Dès lors, le ministre revient en se voyant obligé d'imposer en France le nombre des kilos de paille dans une porcherie. D'où les faux reproches adressés à Bruxelles où chacun a pour habitude d'exporter ses problèmes. - **Henri Marque, journaliste à Valeurs Actuelles** L'une des questions les plus importantes à été posée par M. Marchand. Ce n'est pas un hasard si l'ancien ministre de l\'Intérieur soulève la même question que Jean-Pierre Chevènement ! Que va-t-il rester du chez soi ? Que va-t-il rester de la confection de la loi lorsque des transferts législatifs permettront à des assemblées régionales de défaire des lois nationales pour leur en substituer d'autres ? Il ne s'agit pas que de la Corse. Pour arroser la fleur Corse, on s'apprête à arroser le jardin national et déjà des initiatives telles celles du Président Giscard d'Estaing par exemple se manifestent à l'Assemblée nationale et ailleurs pour que toutes les régions bénéficient des nouveaux. pouvoirs législatifs que l'on va accorder à la Corse. N'est-ce pas, à l'égard de la loi nationale, une menace plus importante et urgente que les problèmes d'adaptation de la loi française aux conventions européennes, voire aux normes universelles au nom de la mondialisation ? - **Xavier de Roux** Vous posez un problème constitutionnel d'égalité devant la loi. Dans quelles conditions, peut-on permettre à telle région, selon quels critères, d'avoir un régime différent de celui de telle ou telle autre région ? Pourquoi ce que l'on proclame en Corse n'est-il pas bon pour la Bretagne ou le Pays Basque ? La réponse peut aussi tenir dans la formule : à chaque problème sa solution. L'insularité Corse peut faire l'objet d'une loi entière sans affecter pour autant le régime des autres régions françaises. - **Jacques Arrighi de Casanova** Il existe en réalité deux approches différentes à ce problème d'uniformité. Peut-il y avoir des règles différentes localement, comme c'est le cas depuis un certain temps en Alsace-Moselle ? L'autre question consiste à déterminer qui arrête ces règles un peu différentes. Les questions sont séparées. Ainsi, une approche peut-elle consister à faire du « sur mesures » pour chacun, mais à recourir au seul législateur national pour ce faire. On peut aussi concevoir que ce ne soit pas lui qui élabore les règles. - **Henri Leclerc** Un élan général nous portait vers un état fédéral européen. Dans ce cadre, la question des régions peut se poser. À partir du moment où nous irions vers un état fédéral, les normes de la Catalogne ne pourraient-elles pas s'appliquer à certaines régions françaises ? - **Jean-Marie Burguburu** Nous passons de la prégnance du droit communautaire sur notre droit national aux mouvements qui, venant de l'intérieur, peuvent la modifier. Dans l'état d'esprit des propos du professeur Terré, je voudrais citer deux exemples. D'abord, celui de l'émotion contre la loi votée. Faisant son miel des Entretiens de Saintes de l'an dernier sur la responsabilité des décideurs publics, le législateur a modifié la notion de faute non intentionnelle des décideurs publics. Vous avez vu l'émotion des parents des victimes du Dracq après la décision de la Cour de Cassation qui constate que la loi nouvelle exonère de la responsabilité les décideurs en question. Le second exemple est celui de l'émotion des parents des victimes dans l'Yonne. La question est cette fois celle de la prescription. Le député du Calvados, Alain Tourret, du Parti radical de Gauche, dépose une proposition de loi visant à unifier toutes les prescriptions pour éviter l'émotion qui s'empare d'une certaine opinion publique, celle que nos grands anciens du Barreau traitaient de prostituée et qu'on laissait en dehors du prétoire, mais qui y pénètre désormais comme elle entre à l'Assemblée nationale. Cette opinion donc s'insurge : l'on ne peut laisser prescrire des crimes pareils alors que la loi est claire et que l'on ne s'interroge pas assez pour savoir s'il y a eu des actes de prescription. Cette foi-ci la loi est en danger, non par une norme communautaire, mais parce que, de l'intérieur même de l'État, montent des réflexions contre la manière dont la loi existe ou doit être faite. - **Jean-Pierre Raffarin, Président du Conseil régional Poitou-Charentes, ancien ministre** Nous ne sommes pas candidat au pouvoir législatif en PoitouCharentes. Toutes les régions, la Corse exceptée, sont d'accord au sein de la Session des Régions de France pour demander des responsabilités, mais nous ne sommes ni la Nation ni une portion de Nation, nous sommes un échelon de décision. Ce que nous souhaitons c'est avoir des responsabilités déléguées. On pense que l'État doit définir la norme et assurer l'évaluation et, entre les deux, laisser le plus possible de liberté. Dans ce débat, nous craignons les blocages qui détruiraient l'espoir d'une vraie décentralisation en posant le débat sur le fédéralisme. On voit bien notre pays en grande difficulté sur ce sujet et les facteurs de blocage. L'on voit bien notre Éducation nationale, notre administration des Finances. On note comment ces forces, dont nous avons malgré tout besoin, entreraient en réaction si naturellement nous avions une approche stratégique brutale. Les Régions souhaitent obtenir obtenir des délégations. On doit dépasser le simple débat décentralisationdéconcentration, car si on poursuit les deux voies parallèlement, on arrive à des services concurrents. La construction des lycées a été confiée aux Régions, mais les agents qui, dans les rectorats s'occupaient des lycées, s'en occupent toujours ! Chacun se surveille et parfois l'on se gêne. Comme le maire peut avoir une autorité de police judiciaire ou d'officier d'état civil, nous demandons des délégations, mais la délégation ne fonctionne bien que si l'État assume en amont la norme et en aval l'évaluation. - **Un intervenant** Une question. M. le Pen vient d'être rétabli dans ses droits de député européen par une décision de la Cour de Luxembourg. Sur quelle base ? Un décret l'avait privé de ses droits, une décision les rétablit. Est-ce la négation du droit national ou la suprématie du droit communautaire ? - **Jean-Pierre Spitzer** J'ai cru comprendre que la Cour de justice avait annulé la décision du Parlement européen pour un motif de forme. - **Henri Leclerc** Le respect des formes est toujours garant des libertés, même si un juge d'instruction vient de déclarer récemment qu'il fallait faire passer le fond avant la forme. Il est clair que l'article 7 de la Déclaration des droits de l'homme sur le respect de la forme reste un principe absolu des libertés. M. Le Pen sauvé par l'Europe c'est un hommage que la vertu rend au vice ! - **Jean-Marie Pontaut,** *Journaliste l'Express* Dans l'affaire Papon, certains aspects paraissent contradictoires. On évoque une détention abusive. Or, la Cour européenne va statuer en urgence, ce qui prendra dix-huit mois ! - **Henri Leclerc** Sur la procédure, la Cour européenne ne respecte guère les délais raisonnables qu'elle impose et la réforme récente de la Cour n'a pas encore réussi à dégager des conditions satisfaisantes de fonctionnement. La cour est confrontée à son succès : le nombre de recours. La résorption n'aura pas lieu avant trois ou quatre ans. Sur le fond de l'affaire, l'on ne résout pas un problème sur les conditions de la dignité de la détention à propos d'un seul homme. En France, un problème général de condition de la dignité en prison doit être posé. J'ai rencontré en prison beaucoup de détenus qui y sont morts ou qui furent renvoyés dans leur famille la veille de leur décès. Je pense en particulier à l'époque où le sida n'était pas soigné. Nous avons eu beaucoup de mal à faire passer ce problème dans l'opinion publique qui n'a jamais été secouée par tous ces décès. Aujourd'hui, c'est le problème général des prisons qui doit être posé, non celui de M. Papon !
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entretiens de saintes-royan-amboise
2001-02-01
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[ "serge portelli", "michel rouger", "bernard vatier", "bernard piot", "jean-pierre spitzer", "xavier de roux", "jean-pierre raffarin", "jacques bon", "henri de richemont", "henri leclerc", "françois terré", "thierry massis", "jean-françois burgelin" ]
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L'INTÉRÊT NATIONAL ET SES LIMITES
# *L'intérêt national et ses limites* - **Michel Rouger** Contrairement à la "loi", le terme "intérêt" accolé à "national" ne crée pas de redondances. Ayant eu à opérer dans le domaine de l\'intérêt national pendant quelques années, j'y ai acquis la conviction que c'était là un marché très vaste où ceux qui en avaient le goût pouvaient venir y installer boutique. La notion est multiforme et, en raison de cette caractéristique, nous avons tenu à débattre cet après-midi de ses limites. Ces dernières peuvent être définies de manière très géographique : ce sont celles des eaux territoriales rattachées à la terre où s'exerce la loi nationale. Pour introduire le débat par un élément concret, je ferai référence à cette notion d'eaux territoriales. Il y a quelques années, lorsque des pêcheurs de pays voisins venaient braconner sur des bancs de poissons de nos eaux territoriales, nous leur envoyions une canonnière pour les conduire rapidement à Saint-Jean-de-Luz. C'était là l'exercice de notre souveraineté dans les limites de notre intérêt national. Aujourd'hui, lorsqu'un bateau déverse 10000 tonnes de fuel lourd qui détruisent aussi bien les poissons que les oiseaux et empêchent le tourisme, nous constatons les dégâts, mais nous ne disposons d'aucun moyen d'envoyer la canonnière pour préserver notre intérêt national. - **Henri de Richemont** Le fuel lourd n° 2 de l'Érika était extrait d'une raffinerie française, mais en France où nous recourons à l'énergie nucléaire nous n'utilisons pas ce type de fuel, qu'il nous faut vendre et, pour cela, transporter par voie maritime. Quatre-vingt-dixneuf pour cent des cargaisons d'hydrocarbures ne rencontrent aucun problème ; la difficulté tient dans le 1 % qui tombe à la mer. Les 20000 tonnes du Tanio ont pollué nos côtes et cette pollution a été aussi importante que les 220 000 tonnes de l'Amoco-Cadiz, car le fuel était visqueux, difficile à ramasser et, à la mer, il se divisait en nappes et était quasi impossible à disperser. Il faut accepter l'idée qu'un fuel de cette nature, à la mer, se dirige obligatoirement sur les côtes françaises. C'est par cet oubli que l'intérêt national a été imprévoyant. Le Préfet de Charente-Maritime, nommé en décembre 1999 préfet coordinateur, s'est aperçu, lorsqu'il a mis en œuvre le plan Polmar, que cette procédure n'avait pas été modifiée depuis 1980. Aucun des numéros de téléphone ou des noms figurant dans les documents de procédures n'était à jour ! En Loire-Atlantique, le plan n'avait pas été mis à jour depuis 1984, dans le Morbihan depuis 1989. L'intérêt national semblait penser que les mesures prises après l'Amoco-Cadiz ou le Tanio suffisaient à nous préserver de ce type de catastrophes. L'intérêt national exige parfois de reconnaître humblement que les textes internationaux sont plus protecteurs pour la sécurité que le texte national. L'on critique souvent le droit européen comme source de tous nos maux. Il peut être parfois bienfaiteur, car la Commission de Bruxelles, exceptionnellement pour les armateurs, permet l'aide des États par la taxe aux tonnages. Tous les États maritimes européens, excepté la France et la Belgique, ont imposé la taxe au tonnage, ce qui a permis de rapatrier plus de 30 % de la flotte aux Pays-Bas, la même chose au Danemark et, récemment, la compagnie britannique PNO vient de rapatrier six navires grâce à la taxe forfaitaire au tonnage. La France, avec la Belgique, refusent, pour des raisons dites "d'intérêt national", d'aider d'une façon "inique" les armateurs par la taxe au tonnage ! Nous voulons donner des leçons au monde alors que notre flotte représente 0,5 % de la flotte mondiale, deux cents bateaux dont une moitié bat pavillon de Kerguelen et l'autre divers pavillons de libre immatriculation, c'est-à-dire de complaisance. Cela signifie que, faute de flotte, nous n'avons pas de marins et donc pas de sécurité maritime. Le mémorandum de Paris nous oblige d'inspecter 25 % des navires qui entrent dans nos ports. Nous n'en inspectons que 15 % avec 55 inspecteurs. Ils sont 250 en Angleterre et 150 en Allemagne. À la suite de la catastrophe du Tanio, le Gouvernement a voulu recruter des inspecteurs. Vu les salaires, deux candidats seulement se sont présentés au concours. Nous n'avons pas de marins, pas de contrôleurs compétents. À bord d'un bateau grec, si vous n'êtes pas marin, vous serez complètement "promené" par le commandant! Un fonctionnaire, dépourvu de connaissances maritimes, s'attachera à l'aspect cosmétique du bateau, sans savoir exactement ce qui s'y passe. Ainsi, au registre Siréna qui attribue des notes aux navires dans le cadre du mémorandum de Paris, l'Érika était noté dix comme un excellent navire alors que les meilleurs bateaux sont côtés cinq ! L'intérêt national passe par la création d'une autorité européenne d'inspection qui puisse procéder d'une manière uniforme sur toutes les côtes européennes afin d'éviter des détournements de trafics. En effet, les Belges ou les Néerlandais, quand ils ont un navire en mauvais état chez eux, ne souhaitent pas le retenir. Ils inscrivent alors "Inspection obligatoire dernier port avant le franchissement de l'Atlantique". Le bateau arrive au Havre où il est retenu, ce qui influe sur la mauvaise image du port du Havre et détourne le trafic sur les ports belges ou néerlandais. Si nous continuons à manquer d'une autorité européenne qui, de manière uniforme, puisse contrôler les navires en mauvais état, nous jouerons toujours contre les intérêts français. - **Michel Rouger** Dans un quotidien du matin, le président d'un mouvement qualifié de souverainiste s'appuyait sur la catastrophe de l'Érika pour prétendre que l'on ne pouvait pas défendre l'intérêt national autrement que par une très forte action politique et, à coup sûr, la sphère juridico-médiatique n'était pas capable d'assurer la défense de l'intérêt national dans de telles circonstances. Force est de constater que dans le débat consécutif à la catastrophe de l'Érika, la colère des victimes et la clameur de la rue ont davantage étéentendues par la sphère juridico-médiatique que par la sphère politique. Pourquoi? Entre les deux, n'y aurait-il pas une défaillance de l'État ? Comment avancer une expression politique autrement que par la force de la raison d'État ? - **Jean-Pierre Raffarin** Un concubinage malsain pollue les rapports entre intérêt national et État. L'exemple d'Henri de Richemont éclaire parfaitement : où se trouve l'intérêt national dans cette affaire ? Du côté de la qualité des plages, de l'eau, des rivages atlantiques qui devraient être protégés dans le même temps que les rivages anglais ou néerlandais. Au fond, il ne faut pas dresser une limite géographique et évidente à l'intérêt national. Où se déroulent les débats sur l'intérêt national ? La question est-elle politique ? L'on parle assez peu de la fonction, surtout de l'organe, dans la mesure où l'intérêt national apparaît comme une production d'État. L'on assiste à une captation de l'intérêt national par l'État ce qui, pour des Girondins républicains, s'avère assez désagréable, car l'on voit bien que l'intérêt national dépasse, dans bien des cas, la sphère de l'État. Quand l'intérêt national paraît en déclin, au fond, ce n'est que la puissance de l'État qui est affectée. Le message national est perçu menteur. Sur le terrain politique, c'est évident : le "politique national" affirme qu'il fait l'emploi. Personne ne vous explique qu'une croissance internationale porte l'emploi. Non, c'est le politique qui prétend le faire et les campagnes électorales d'ailleurs se gagnent par la promesse de l'emploi ; le "politique national" promet une capacité. On note que le national perd beaucoup de sa puissance par le *supra* : un ministre des Finances, avant de lire l'instruction de Matignon, étudie l'évolution des marchés, examine ce qui se passe à Bruxelles. À cela s'ajoute l'érosion par l'*infra*. Le national est très fragile, ce qui l'oblige au mensonge pour "faire croire". Un ministre sur trois se réveille le matin en se demandant comment parvenir à convaincre des pouvoirs qu'il n'a pas. Que fait le ministre du Tourisme ? Il fait croire qu'il fait le tourisme. Que fait le ministre du Commerce, des PME et de l'Artisanat ? Il fait croire qu'il s'occupe du commerce, des PME et de l'artisanat. Heureusement que tout cela fonctionne sans eux ! Le niveau national cherche à s'expliquer et ne convainc pas. Nous en avons eu la révélation avec M. Strauss-Kahn, personnage considérable, consistant - HEC, ÉNA --, bon carnet d'adresses, un homme solide, sérieux, bien marié... Il démissionne, la bourse monte ! Chacun, en effet, a bien compris que le déficit budgétaire est encadré, la masse salariale tout autant, les leviers sont assez peu nombreux et, quel que soit celui qui prend sa place, finalement les marges d'actions restent faibles. Nous serions tentés de dire que le national et l'intérêt national sont en déclin. Pas du tout ! C'est sa prise en compte par l'État qui est en déclin. L'intérêt national peut se défendre par une réglementation européenne en matière d'actions maritimes. L'on confond un peu le "national espace", effectivement en déclin, et le "national puissance", qui, lui, revêt d'autres formes. Dans une région comme Poitou-Charentes, les fonds européens sont à peu près équivalents aux crédits de l'État en termes d'aménagement du territoire. L'Europe ne fait pas d'aménagement du territoire, mais elle finance amplement. Aujourd'hui, quand on est dépourvu de la compétence, mais que l'on dispose des fonds, l'on agit quand même. Les ministres européens sur ce sujet pratiquent par la voie de "sommets informels" où ils distribuent beaucoup d'argent ; la compétence reste nationale. Mais au fond, l'on sait qu'en 2006 l'Europe s'élargira et que la politique actuelle en termes d'aménagement du territoire sera revue. Il serait utile de réfléchir à l'intérêt national de la France pour déterminer les sujets d'engagement. Aujourd'hui, la politique européenne se fonde sur la solidarité au profit des plus pauvres. Si l'on reste dans cette logique, demain, l'on donnera plus à l'Est qu'à l'Ouest, ce qui signifie qu'une région comme la nôtre perdra environ deux milliards de francs sur une période de cinq ans. Essayons donc d'inventer des thématiques d'intérêt national susceptibles d'intéresser l'Europe, d'entraîner des solidarités. De tels sujets doivent pouvoir être défendus en supranational au niveau européen et en infranational au niveau régional. Je pense à la « maritimité ». L'Europe à six, la France est au cœur ; l'Europe à trente, la France est périphérique. La périphéricité, la maritimité, ce sont des termes européens sur lesquels nous pouvons nouer des alliances pour construire avec la péninsule ibérique, le Royaume-Uni, la Méditerranée. Nous pouvons, sur ces thèmes, peser lourd, gagner une capacité politique et juridique. Il s'agit d'un thème d'intérêt national, mais non limité à l'espace national. Ce qui est choquant dans ce pays, c'est qu'au fond, l'on subit une sorte de monopole de l'intérêt national par l'État. L'État n'a plus la capacité d'assumer, à lui seul, l'intérêt national. Je ne veux pas le mettre en cause, je conteste le monopole. Il est clair que les régions peuvent aider l'État à régler nombre de problèmes. Certainement pas en les dotant d'un pouvoir législatif - les régions apporteraient la dispersion - mais en leur demandant d'apporter l'énergie d'en-bas qui est la marque d'une République plus fertile, car plus proche. La proximité est la force des régions, la cohérence la force de l'État. Quand le sujet appelle principalement de la cohérence, il doit relever de l'État ; en revanche, pour traiter de sujets territoriaux, mieux vaut que la proximité s'affirme. Il faut une redistribution des pouvoirs ; l'État doit abandonner son monopole sur l'intérêt national. - **Jean-François Burgelin,** *Procureur général près la Cour de cassation* Fait-on encore la loi chez soi ? Je n'ai plus d'angoisse sur ce point depuis que j'ai compris dans la première partie des Entretiens qu'il ne fallait pas entendre le "chez soi" par le territoire national, j'ai compris que le "chez soi" recouvrait désormais l'Europe. Certes, en Europe, on fait la loi, non au sein du Parlement, mais au travers de traités internationaux appliqués par la Cour de justice des Communautés européennes ou la Cour de Strasbourg. Il serait intéressant de songer à des modifications à venir dans la rédaction de nos décisions de Justice. L'on indique toujours que nous rendons la justice « au nom du peuple français » ; il serait désormais souhaitable de juger « au nom du peuple européen ». J'attends un juge qui, prenant son courage à deux mains, commencera sa décision par cette nouvelle formule. La loi ne sera plus la loi votée par le Parlement français, mais découlera de conventions européennes telles qu'elles sont interprétées par nos juridictions strasbourgeoises et luxembourgeoises. Cela signifie que l'on verra progressivement disparaître le code de procédure civile, le code de procédure pénale et se substitueront à ces vieilles institutions les grands principes qui découlent de l'article 6, 8, 10 ou 13 de la Convention interprétée. Quelle facilité dans l'enseignement du droit : quatre articles vont permettre d'interpréter l'ensemble de la procédure civile, pénale et administrative française ! Avec quatre articles, nous mettrons sur pied un ensemble procédural qui aura la vertu de la cohérence. Contrairement au Président Raffarin, je pense que l'État n'offre pas toujours un exemple de cohérence puisqu'il laisse subsister, coïncider des ensembles législatifs, des codes, avec des normes internationales qui, par le jeu de l'article 55, sont des normes supérieures aux lois votées au sein de l'Hexagone. Les années à venir verront se poursuivre la montée en puissance de la fonction juridictionnelle. Cette montée ne s'accompagne malheureusement pas d'une légitimation et ce nouveau pouvoir qui va se substituer à l'autorité judiciaire ne bénéficiera d'aucune onction démocratique. Je suis convaincu que nous allons vers un heurt frontal entre le pouvoir législatif, tel qu'il existe en France, et une autorité judiciaire qui aura revêtu, de fait, toutes les apparences d'un pouvoir. Là réside, au cœur de notre nation, une incohérence fondamentale que nous allons avoir à résoudre dans les années qui viennent. - **Michel Rouger** Dans la période que nous vivons d'affrontement entre le pouvoir législatif et ce qui est encore l'autorité judiciaire, les phénomènes de corruption sont fortement opérationnels. La corruption prospère d'une façon endémique dans le monde. Chez nous, elle donne l'impression de procéder d'une caractéristique de notre intérêt national. La France serait un État de passedroit. La corruption, depuis quelques années, ne serait ni plus ni moins que la financiarisation mondiale de notre État de passe-droit. - **Jean-François Burgelin** L'État n'a plus la possibilité réelle de faire régner la paix chez lui. Il a donc trouvé un moyen dérivé intéressant d'occuper le pouvoir législatif : se préoccuper des délits commis en dehors du territoire. D'où une très belle loi du 29 septembre 2000 qui transpose dans notre ordre juridique interne la Convention OCDE sur la corruption des fonctionnaires étrangers. C'est une loi merveilleuse qui, sur le plan de la vertu, nous satisfait pleinement. Y a-t-il quelque chose de plus insupportable pour un esprit dont la formation judéo-chrétienne voit dans la vertu le fondement de toute société de constater des pays riches verser des pots de vin à des pays pauvres ? Le législateur, appliquant à nouveau une Convention internationale, celle de l'OCDE, a décidé de réprimer la corruption des agents publics étrangers. Nous avons décidé d'appliquer cette convention, alors que d'autres pays signataires ne l'ont pas fait. Nous nous appliquons à nous-mêmes « une vertu » que certains voisins n'ont pas mis en pratique. Au surplus, cette convention, devenue loi française, réprime la corruption des agents publics étrangers. Toute définition en matière pénale étant d'interprétation étroite, cela signifie que toute corruption qui ne touche pas un "agent public" étranger échappe à la loi pénale. En pratique, l'effet est le suivant : si vous versez un pot de vin à un fonctionnaire d'un état étranger, vous commettez un péché qui vous traînera devant les tribunaux correctionnels français. En revanche, si vous donnez ce pot de vin à son conjoint, à son parti politique, ou encore à un tiers qui se trouverait dans un paradis fiscal, vous échappez à l'application de la loi française ! J'attends avec intérêt les premières décisions contentieuses. Cette loi a montré le côté pervers du principe de non-rétroactivité de la loi pénale. Il est une bonne chose de poursuivre le versement des pots de vin, mais, à partir de quelle date ? À partir du vote de la loi, le 29 décembre 2000 ? Pas du tout, le législateur, dans sa sagesse, a considéré que les conventions passées avant et qui prévoyaient le versement des pots de vin échappaient à la poursuite pénale. Si le pot de vin est versé en vertu d'un contrat antérieur au 29 décembre 2000, aucune poursuite ne sera possible. La vertu est pour le futur, absolument pas pour le présent. Tout cela doit nous inciter à la modestie dans l'appréciation de l'effectivité de notre dispositif anticorruption. Si modification il doit y avoir, elles viendront bien davantage de la modification des pratiques des entreprises françaises et étrangères que de l'application de cette loi. Le niveau d'exigence morale a profondément changé au sein de notre société, et des pratiques couramment admises hier dans l'opinion ne le sont plus. Des ONG, du type *Tranparancy international,* ont beaucoup joué pour faire prendre conscience à l'ensemble de l'opinion publique et des décideurs que la corruption n'était pas un moyen normal de pratiquer le commerce, même international. Cette modification d'état d'esprit, notamment parmi les jeunes cadres des entreprises, imposera finalement une baisse du processus de corruption. Je remarque qu'au sein des entreprises contemporaines se met en place une véritable culture fondée sur le refus de la corruption. Cela passe par l'élaboration de codes de conduite applicables à tous les directeurs et salariés ainsi qu'aux filiales en faisant interdiction de tout acte de corruption à l'étranger. Une telle pratique peut engendrer, pour les entreprises, un avantage concurrentiel. J'ai relevé l'exemple de Texaco, grande entreprise, qui a acquis la réputation de ne jamais accepter de demandes de pot de vin. Même en Afrique, les véhicules de Texaco passent les frontières sans qu'on leur réclame quoi que ce soit ! Texaco, en se donnant une telle réputation, en a tiré un bénéfice pour faire réfléchir l'ensemble des entrepreneurs. L'évolution est à l'œuvre et les jeunes générations ne veulent plus de corruption, ils exigent une certaine vertu. - **Michel Rouger** L'intérêt national n'est pas que strictement matériel. L'image donnée dans la communauté internationale constitue un élément de référence qui est venu s'ajouter à la bonne qualité d'appréciation. - **Jean-Pierre Spitzer** Il n'y a pas de limites géographiques à notre intérêt national, il n'y a de limites qu'à notre État. Qu'est-ce que l'intérêt national pour le communautariste ? Consiste-t-il à se rendre dans un conseil à Bruxelles tous les quinze jours pour défendre la PAC qui touche 6 à 7 % des Français ? N'est-ce pas, bien davantage, la défense de ce qui est bon, non pas pour l'État, mais pour les Français ? Dans ces mêmes Conseils, l'intérêt national consiste-t-il à défendre ce que nous estimons être notre modèle social universel ? Les Alsaciens préfèrent celui de Bismark! Il faudra bien, un jour, commencer à réfléchir, en abandonnant la connotation qui fait dire avec humour au Procureur général que demain nous pourrions avoir une procédure civile uniforme. Non ! Le monde dans lequel nous vivons n'est pas uniforme et, d'ailleurs, dans notre propre pays des dispositions spécifiques concernent l'Alsace. La Corse en revendique et d'autres encore en revendiqueront. Cet intérêt national s'exprime dans un monde de réseaux ; nous ne sommes plus à l'époque où une personne dans son bureau du ministère des finances, de Matignon ou de l'Élysée pouvait décider seule. Nous sommes dans un monde de réseaux où l'intérêt se forme par une réunion d'informations et c'est cette réunion dont il faudra déterminer un jour le cadre. Notre intérêt national est-il de conserver un système juridique forcément jacobin ? Nous entrons dans un système qui ne peut plus être jacobin ; au mieux, il sera girondin national ou girondin européen. À partir de ce moment, l'intérêt national peut conduire le Président et le Premier ministre à aller à Nice défendre le poids de la France dans les votes, mais il se peut aussi que l'intérêt national - très souvent commun à d'autres --, pour être défendu, soit défini au sein de notre pays et pourquoi pas au sein de l'État afin d'essayer de participer à la définition d'un intérêt général communautaire, qui nous permettra de lutter plus efficacement contre des Érika ou la maladie de la vache folle. - **Jean-Pierre Raffarin** J'éprouve une grande déception dans la vie politique. J'ai été député européen où j'ai vraiment rencontré le lobbying. Ceux qui aiment la politique, qui aiment participer au débat et essayer de répondre aux questions ont pour premier adversaire le lobbying. C'est, au fond, une somme d'intérêts particuliers qui se prend pour l'intérêt général. L'on oublie ce qu'est la politique, ce qu'est l'intérêt général. En France, est-ce le service de l'électricité ou l'avenir d'EDF ? L'avenir du transport ferroviaire ou celui de la SNCF ? Aujourd'hui, le pays se bat pour protéger EDF et la SNCF. On voit bien que celui qui devrait faire de la politique fait du lobbying pour ses organes étatiques. La France abandonne le terrain politique alors même que le vrai débat serait de refondre l'intérêt national par des choix politiques. La politique s'est laissée dévorée par la technique. La gauche a dit 35 heures, la droite réfléchit entre 34 et 36. On se complaît dans une course de techniciens. L'on assiste en fait à une dérive d'une trop grande technicité de la politique. - **François Terré** Ce n'est pas la peine de tuer l'État. Je crois que l'on peut être jacobin et européen. Mais je voudrais dissiper une confusion développée dans l'opinion : l'Alsace ! Que l'on cesse, une fois pour toutes, de se saisir du modèle alsacien et mosellan à propos de la Corse. Soyons clairs : l'Alsace a été annexée par un certain Bismark; le droit local d'Alsace et de Moselle n'a rigoureusement rien à voir avec ce que l'on envisage pour la Corse. La loi de 1924 sur l'introduction des lois françaises a conservé les règles sur la société à responsabilité limitée. Elles avaient une signification très particulière sous Bismark. Les Français l'ont compris et elle est devenue, entre leurs mains, un instrument de fraude fiscale. C'est très intéressant, mais est-ce fondamental pour la souveraineté étatique ? On a gardé le juge foncier de préférence au conservateur des hypothèques, simplement parce que les juges du livre foncier relevaient du ministère de la Justice alors que les conservateurs relevaient des Finances, d'où un obstacle bureaucratique absolu qui se résume à trois idées : la rivalité entre bureaux, l'orgueil mandarinal et la peur des responsabilités ! Il est beaucoup plus difficile de changer les règles relatives aux formes, aux procédures et aux compétences que les règles substantielles. L'on a gardé les règles, également les règles sur la faillite et les tribunaux de commerce avec mixage ainsi que les avantages des notaires. Tout cela est merveilleux, mais croyez-vous que cela doive servir de modèle à la Corse ? Non et je ne réclame qu'une chose : l'indépendance de l'Ile-de-France ! - **Xavier de Roux** Peut-on, au nom de l'intérêt national, s'opposer à la norme de droit planétaire, internationale qui entre par nos fenêtres et qui s'applique en vertu de l'article 55 directement dans notre droit ? Il y a là un socle dur pour un conflit entre le souverainiste restant, alors que la France appartient à l'Union européenne et, au travers d'autres conventions, au reste de la planète. Quel est ce socle sur lequel s'appuyer ? Quels en sont les contours ? Il existait une réponse partielle dans l'article 36 du Traité de Rome mis en œuvre plus ou moins bien au moment de l'émergence de la crise de la vache folle. Quel est le rôle des autorités publiques et du législateur ? Quels sont leurs droits et leurs possibilités de rester, y compris en n'appliquant pas la norme de droit extérieur, préalablement entrée pourtant en droit interne ? Ce conflit s'est fait jour sur la question de la sécurité alimentaire. La Commission menaçait de poursuive l'Allemagne et la France si les farines animales ne circulaient pas librement. Le principe de libre circulation, entré dans notre droit, devait l'emporter sur des considérations de sécurité alimentaire qui étaient, apparemment pour Bruxelles, purement circonstancielles. Jusqu'où aller et quelle capacité détenons-nous, dans ce qui reste de notre Nation, pour nous opposer, à partir de notre socle législatif, à la règle déjà entrée dans notre droit ? - **Henri de Richemont** Je ne suis pas d'accord avec Xavier de Roux quand il laisse entendre que l'intérêt national serait de s'opposer à la mise en œuvre de la norme internationale. Je voudrais reprendre l'exemple de l'Érika, car beaucoup de bêtises ont été dites sur les conventions de 1969, 1971 et 1992 sur la limitation de la responsabilité du propriétaire du navire et la création du FIPOL. Ces conventions ont été créées dans l'intérêt des victimes et privilégient l'indemnisation sur la responsabilité. Grâce à ces conventions, la responsabilité objective du propriétaire du navire fonctionne sans faute, l'assurance est obligatoire, le recours peut être direct contre l'assureur et l'on peut casser le fonds en cas de fautes intentionnelles ou inexcusables. L'on crie au scandale en comparant les 80 millions d'indemnisation au milliard du FIPOL et aux 6 milliards de préjudice. En fait, seules 3 400 personnes ont demandé une indemnisation au FIPOL pour un montant total de 380 millions de francs aujourd'hui. Sans ce texte international, nous nous retrouverions dans le cas de l'*Amoco-Cadiz* où il a fallu plaider quinze ans pour obtenir 1,2 milliard de franc pour l'État et 130 millions de francs pour les collectivités locales. L'État a rémunéré les avocats pour que les collectivités locales soient remboursées ! La logique des conventions internationales tend à ignorer la procédure et à indemniser sans faute ; or, des communes ont engagé, devant le tribunal de Saint-Nazaire, une action pour juger que le fuel lourd n° 2 serait un déchet et non un hydrocarbure persistant. Dès lors, il faudrait appliquer la loi nationale de 1975 sur les déchets et donc condamner Total à payer les frais de nettoyage sur les plages. Si le tribunal de SaintNazaire avait donné raison à ces communes, cela se serait avéré catastrophique pour toutes les victimes de l'Érika, car les conventions de 1969 et 1992 ne s'appliquaient plus. Dans ces conditions, disparaissait la responsabilité objective sans faute du propriétaire, plus d'assurances directes et plus de mise en jeu du fonds. L'on se retrouvait dans une logique de responsabilisation et donc de procédure et les victimes qui avaient touché une indemnité de l'assureur, du fonds d'indemnisation et du Fipol auraient dû rembourser. La loi nationale, en s'opposant et en rendant inapplicable la loi internationale protectrice des victimes, pénalisait ces mêmes victimes. Lorsqu'un tel sinistre survient, je crois qu'il est préférable d'abandonner la voie judiciaire de la responsabilisation pour s'en tenir à l'indemnisation. - **Michel Rouger** Un mot sur le contrôle de l'État par le Parlement. - **Jean-Pierre Raffarin** Ce contrôle est très médiocre aujourd\'hui, d'abord parce que le Parlement travaille mal et que l'État contrôle tout. L'État propose et évalue. Les directions du Budget ou du Trésor jouissent d'un grand privilège ; les projets de réformes sont toujours évalués par les mêmes services et, selon qu'ils souhaitent ou non la réforme, celle-ci sera évaluée avec des écarts extraordinaires. J'ai fait l'expérience en tant que ministre des PME ou rapporteur du budget des PME au Parlement de lire des notes identiques avec des chiffres qui varient de trente ou quarante milliards sous les mêmes signatures. D'ailleurs, il a été procédé à des dissolutions sur des perspectives de croissance non avérées par les faits. Le Parlement travaille mal aussi car, depuis un certain temps, tous les textes sont débattus en urgence et aboutissent à une norme juridique très instable. Dans le domaine qui est le mien, deux lois contradictoires se sont succédé : la loi Voynet et la loi Chevènement. Aujourd\'hui, des batailles sur le terrain affrontent les deux logiques qui ont sous-tendu les textes. Le contrôle est évidemment très faible, car tout ce qui a été envisagé en termes d'évaluation par le Parlement n'a pas été construit et nous n'avons pas les outils nécessaires. Heureusement que nous bénéficions des évaluations de la Cour des comptes et des chambres régionales des comptes pour l'évaluation de certaines politiques publiques car, sans évaluations, pas de contrôle. L'on ne progressera dans les contrôles que si nous progressons dans les systèmes d'évaluation. Je termine sur un point que les hommes de droit ne devraient pas ignorer, c'est l'appel de la société à la loi. Depuis que je fais de la politique, l'on me demande des lois. Quand j'étais ministre l'on me demandait des lois. Je suis parlementaire, on me demande des lois. Pour les 25 ans de la FNSEA, devant le Président de la République et le Premier ministre, une loi d'orientation a été réclamée. Pour les 25 ans de l'Union professionnelle artisanale, devant le Président et le ministre des Finances, les artisans ont demandé une loi d'orientation ! Et si vous voulez être un homme politique sérieux, il faut promettre la loi ! Si vous ne le faites pas, vous n'êtes qu'un homme politique superficiel. Le lobbying, la notabilisation de la société française font appel aujourd'hui à la loi, ce qui explique la sortie de 120 textes par an contre 70 il y a quinze ans. J'ai participé récemment à une initiative sur le sujet grave des accidents d'enfants dans les piscines privées. Il meurt chaque année trente à quarante enfants. Sur ce sujet, l'on ne peut intéresser personne. Je n'y suis pas parvenu jusqu'au jour où j'ai préparé une proposition de loi pour mettre des barrières autour des piscines. Dès lors, les ministres et la télévision, sont venus ensemble et le sujet a commencé à intéresser le jour où s'est précisée la menace de la loi. Cet appel à la loi explique cette situation inflationniste et ainsi le Parlement passe plus de temps aujourd'hui à chercher la nouvelle loi qu'à contrôler l'ancienne. - **Un intervenant** La loi nationale est-elle toujours en conformité avec l'intérêt national ? L'exemple de la traduction de la Convention OCDE prouve qu'il est possible que la loi votée par la représentation nationale soit contraire à l'intérêt national. Il n'est pas question pour moi de prétendre qu'il est inutile de lutter contre la corruption; il est indispensable que les entreprises et les forces vives luttent contre, mais, en votant cette loi dans les termes dans lesquels elle le fut, on fait courir aux entreprises françaises un danger considérable, car personne n'a voulu voir que la Convention OCDE, inspirée par les Américains, constituait une dangereuse entreprise de déstabilisation du commerce économique mondial au seul profit des États-Unis. Cela, aucun parlementaire ne l'a dit expressément. - **Serge Portelli,** *Vice-Président TGI Paris* Le juge de base se sent dépassé par les débats. À la lecture de l'intitulé, je pensais que la question concernait certes les parlementaires, les fonctionnaires de la Commission ou les membres du Conseil d'État, mais aussi les centaines de magistrats et les avocats qui avaient à appliquer la loi tous les jours. Le droit n'est pas créé uniquement par le Parlement ou par Bruxelles ; il l'est quotidiennement par les décisions rendues chaque jour dans les tribunaux. Quel est donc le pouvoir créateur du magistrat face à la norme internationale ? Lundi prochain, en matière de garde à vue, que décidera le substitut de permanence à Paris quand un avocat viendra dès la première heure, eu égard à la décision de la Cour européenne évoquée par maître Leclerc ? Le magistrat fera-t-il sa loi chez lui dans son tribunal ? Si un avocat se présente dans une affaire par défaut, le laisseraije plaider ou pas ? Enfin, j'ai bien entendu la suggestion du Procureur général et, dès lundi, je vais rendre mes décisions « au nom du peuple européen ». J'attends avec curiosité les réactions du président de tribunal et du Premier président de Cour d'appel et, avec beaucoup d'inquiétude, l'arrêt de la Cour de cassation. - **Jean-François Burgelin** La situation concrète dans laquelle nous évoluons est intermédiaire. Nous passons d'un régime national à un régime européen. Ce passage se fait, non pas à la suite d'une décision prise par les autorités politiques françaises, mais par application progressive d'engagements internationaux, que la France a souscrits par le passé. Le Traité de Rome date de 1957, la Convention de 1950. Les gouvernements et des parlements de l'époque ne mesuraient pas l'ampleur que les dispositions de ces conventions prendraient dès lors qu'elles seraient appliquées par les juges. Nous sommes dans une période intermédiaire et le passage s'opère épisodiquement dans la douleur, dans l'incertitude et l'incohérence. Nous quittons un régime normatif pour un autre régime normatif sans explication claire pour le citoyen. Les décisions de la Cour de Strasbourg, qui modifient très profondément notre dispositif normatif interne, ne sont que très rarement publiées dans la grande presse. Nous assistons à une évolution subreptice d'un régime à un autre qui, clairement, produit de l'incertitude juridique. À plusieurs occasions déjà, le juge national a appliqué des dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme pour réduire à néant des dispositions de la loi nationale. On a évoqué l'article 38 de la loi de 1881 sur la presse - l'interdiction de la publication des plaintes avec constitution de parties civiles - considéré par la Cour de cassation comme contraire à l'article 10 de la Convention. Le même article 38 interdisait la publication de tout document relatif à un crime. La compatibilité de cette règle avec l'article 10 de la Convention sera prochainement débattue devant la Cour. Dans d'autres cas encore, les juges français ont pris des décisions qui annihilaient les dispositions formelles de la loi nationale en contradiction avec les principes de la Convention européenne. Je vous rappelle les dispositions du code de procédure pénale qui autorisaient le procureur général à faire appel des contraventions, alors que l'appel était refusé aux contrevenants. La Cour de cassation a considéré qu'il y avait une entorse à l'égalité des armes entre les parties et a considéré que la disposition ne devait plus recevoir effet. On note donc une application concrète, de plus en plus fréquente, par le juge national des dispositions internationales contraires à la législation de notre pays. Je reste convaincu que cette évolution se poursuivra. - **Jean-Pierre Spitzer** La fin de l'autorité judiciaire et la naissance du pouvoir judiciaire étaient inéluctables. Ce juge, applicateur de la loi, est devenu, à l'instar du préteur romain, un créateur de droit. Vous, les juges, êtes chaque jour créateurs de droit ; à nous, avocats, d'être suffisamment audacieux ! - **Michel Rouger** Un texte *ad hoc*, créé pour le sauvetage de deux banques, recélait en lui-même d'assez fortes contraventions aux règles de concurrence dont la garde est confiée à la Commission de Bruxelles. Il s'en est suivi un conflit avec la France. Dans un premier temps, le juge s'est plutôt appuyé sur la loi française pour résister, mais, *in fine,* il a abdiqué. Les situations de résistance ne sont pas toujours aisées. - **Bernard Vatier** L'avocat ressent aujourd'hui le juge comme créateur de la norme. Cela tient à une évolution claire des catégories juridiques que l'on applique et qui sont de plus en plus extensives : la notion de procès équitable, de délais raisonnables... On retrouve notre droit écrit, riche de concepts empruntés au droit anglo-saxon qui, progressivement, vont donner une légitimité à ceux qui appliquent les règles, c'est-à-dire aux juges. On voit se dessiner, dans l'évolution de la jurisprudence de Luxembourg, un mélange entre un droit écrit - le droit européen - aux principes tellement généraux que son application est, en lui-même, créateur de droits. La notion de proportionnalité, par exemple, est l'un des aspects les plus tangibles de cette évolution. Derrière cette évolution, se profile une autre question liée à la légitimité du juge comme créateur de droits. En France, il apparaît comme créateur de droits. Indépendamment du juge pénal qui utilise des concepts de définition d'infractions suffisamment large pour permettre à l'imagination une explication extensive, nous connaissons des situations de vide où le juge fait la loi. Je pense notamment à l'arrêt Perruche où, dans un vide juridique, s'affirme la création d'un droit issu d'une assemblée plénière de la Cour de cassation. Les problèmes ne relèvent pas tous du domaine de la norme législative, ils sont multiples. Voilà pourquoi le juge développe un droit prétorien. Cet aspect-là des choses représente un élément important de la norme moderne. Le droit nominal existe et sa création jurisprudentielle est de plus en plus efficace. Il suffit d'évoquer la jurisprudence en matière sociale marquée par des créations de la Cour de cassation sur l'annulation d'une transaction avant licenciement. Pourtant, le droit nous avait appris que les conventions sont librement formées, s'appliquent. Le juge a basculé les règles écrites pour imposer de nouveaux concepts. Au surplus, le législateur n'ose pas toujours s'opposer au juge. La notion d'intérêt national ne recouvre certes pas un nationalisme chauvin, tant il est vrai que des causes régionales, au niveau européen, obligent à une appréciation de cet intérêt en fonction du problème posé. Mais une construction juridique, telle celle qui émerge aujourd'hui avec la Convention des droits de l'homme et le Traité de Rome, pose un vrai problème : quel est l'intérêt de préserver notre culture juridique et nos modes de pensée face à ce formidable brassage issu de la réunion de systèmes de droit différents ? L'on s'aperçoit alors que certaines cultures sont récessives, d'autres expansionnistes ; j'en veux pour preuve le heurt qui existe entre la théorie française du service public et la notion d'intérêt général avec le développement du libéralisme anglo-saxon et l'évolution de notre économie et de notre droit de la concurrence sur le modèle anglo-saxon. Dès lors que l'on visait le marché commun, l'on se trouvait nécessairement confronté au problème observé aujourd'hui. Pour le juriste, derrière ce mouvement, se cache le problème de l'équilibre entre le pluralisme culturel : d'un côté, les grands thèmes des droits anglo-saxons et les pratiques de *common law* ; de l'autre, les qualités du droit écrit. En termes politiques, la difficulté consiste à trouver les équilibres permettant de sauvegarder l'intérêt national au sens le plus noble du terme - un pluralisme culturel, la préservation de ce qui doit l'être au niveau du pays ou de la région - tout en développant la supranationalité. Je ne suis pas sûr que nous soyons parvenus à cet équilibre. - **Bernard Piot,** *Membre du Conseil de la Concurrence* Xavier de Roux parlait tout à l'heure, non de l'intérêt national, mais de l'intérêt général, ce qui est un peu différent. Dans le droit européen, il est reconnu pour les États la possibilité de s'exonérer de l'application d'un texte européen au nom de « l'intérêt général des nationaux ». Que faut-il en penser ? - **Jean-Pierre Spitzer** Au nom de l'article 36, l'on peut, en effet, exciper d'un intérêt -- l'ordre public, la santé publique, la protection des œuvres intellectuelles... La Cour de justice a posé cette nomenclature dans un arrêt, Cassis de Dijon, rendu en 1979. Des principes fondamentaux peuvent être qualifiés d'intérêt général, un État membre pouvant demander que le principe de l'article 30 soit altéré et qu\'une marchandise ne circule pas au nom de cette défense. Mais le propos de Xavier de Roux consistait à s'interroger : avons-nous encore assez de force, de capacité et de puissance pour utiliser cet article 36 pour défendre notre intérêt national ? J'ajoute une réponse-question : est-ce la meilleure façon de défendre notre intérêt national que d'être défensifs sur quelques éléments dont nous disposons dans le traité ? N'avons-nous pas intérêt à conceptualiser notre intérêt général et à le défendre en amont dans les conseils avant d'avoir besoin de le défendre *ex post* en contestant les mesures prises ? - **Xavier de Roux** Mon propos n\'était pas abstrait ; j'avais en tête le problème de la sécurité alimentaire. Reportons-nous au dernier épisode : lorsque la France s'est lancée dans une politique de contrôle de l'ESB, immédiatement, on a trouvé des bêtes et des troupeaux atteints sur notre territoire. Souvenez-vous de la réaction de nos partenaires allemands et italiens qui ont arrêté immédiatement l'importation de la viande française. En Bavière, huit jours plus tard, l'on trouvait deux cas d'ESB, de même en Italie. À partir de là, la Commission a fait volte-face et a décidé d'appliquer, à l'ensemble du territoire européen, le principe de précaution. Nous sommes vraiment confrontés à des questions où il ne s'agit pas de défendre son droit très en amont, mais sur le terrain au moment où les problèmes se posent. Sur le pouvoir du juge, nous sommes tous d'accord pour dire, à cette heure, que le juge est créateur de droit. Mais ce passage du juge chargé d'appliquer la loi au juge qui applique le droit, entraîne une modification dans la théorie juridique à sa disposition. À partir du moment où le juge devient l'utilisateur et le créateur du droit, l'on peut se demander si, dans une société de plus en plus judiciarisée, ne va pas se poser le problème de la légitimité du juge. L'opinion n'en est plus très loin. - **Jean-François Burgelin** L'Académie des sciences morales et politiques m'avait demandé une communication sur la Justice et l'État. Dès lors qu'une autorité, judiciaire en l'occurrence, s'érige *de facto* en pouvoir, on se dirige nécessairement vers des difficultés de cohabitation entre ce nouveau pouvoir de fait et les deux anciens pouvoirs de droit. L'autorité judiciaire devenant un pouvoir, il convenait de lui donner une légitimité qui, dans nos pays, ne peut venir que de l'exercice de la démocratie, c'est-à-dire du peuple, d'où un grand chantier pour nos enfants : trouver un système pour donner un fondement démocratique à ce qui sera devenu le pouvoir judiciaire. Bien entendu, ce qui vient à l'esprit c'est l'élection du juge. L'idée provoque cependant une révulsion quasi unanime. L'on comprend pourquoi : ce qui est attendu du peuple français, de sa justice, ne correspond pas forcément à ce que nous percevons nous-mêmes. En outre, le domaine ultra-sensible du désir un peu fou de la sécurité pourrait se traduire par des bulletins de vote non exactement conformes aux souhaits des uns et des autres. Très concrètement, l'on peut craindre que l'élection directe des juges par le peuple aboutisse à la création d'un corps judiciaire qui irait à l'encontre des principes démocratiques. Exit l'élection des juges ! Il sera nécessaire, pour la génération à venir, de trouver un mode d'introduction du suffrage populaire dans la vie judiciaire. J'avais suggéré l'élection d'un Conseil supérieur de la magistrature rénové qui aurait véritablement autorité dans la gestion du corps judiciaire, cela dans la perspective extrêmement libérale de la disparition de tout lien entre les juges et le pouvoir exécutif. Tout cela relève de l'imaginaire et de la provocation, mais trouvera une traduction dans les années à venir. - **Henri de Richemont** En Angleterre, les juges sont créateurs de droit de longue date. Le problème de légitimité ne se pose pas, mais, en plus, les juges bénéficient d'un prestige énorme. Pourquoi eux et pas nous ? - **Jean-Pierre Raffarin** Chez les politiques, la politisation des juges est un vrai sujet. Aujourd'hui, l'on s'interroge sur le degré de politisation. Dans le cadre de l'élection, l'on ne s'interrogera plus ! Sur l'attitude hypocrite du passage du national à l'européen, l'opacité relève d'une stratégie. Elle est voulue et je crois qu'aujourd\'hui le "national" dans sa faiblesse récupère "l'européen" pour faire croire au maintien d'une force à son niveau. Le vignoble de Cognac appelle une rénovation, une restructuration. L'État annonce qu'il versera des crédits en faveur de la diversification. L'on apprend par la rumeur que la Commission a jugé la procédure illégale. En réalité, il y a déjà eu une décision et obligation est faite aux viticulteurs de rembourser. Chacun occulte les faits car, en réalité, des fonds européens sont captés par le national qui oublie de mentionner que l'Europe est partenaire et fait croire qu'il a la maîtrise de la décision. Le passage opaque nous promet des jours difficiles, parce que la politique nationale ne dit pas la vérité. - **Jacques Bon,** *Président honoraire du tribunal de commerce de Paris* Pour des raisons historiques, je ne suis pas hostile aux juges élus, mais je doute que l'on puisse utilement généraliser le dispositif. En revanche, j'ai été très frappé par l'expression "le pouvoir judiciaire". J'ai toujours compris que le juge avait une autorité, mais pas de pouvoir et qu'il serait dangereux d'imaginer l'émergence d'un vrai pouvoir judiciaire. - **Jean-François Burgelin** Le constituant de 1958 a créé une autorité judiciaire ; il n'y a aucun doute, *de jure,* n'existe en France aujourd'hui que deux pouvoirs -- législatif et exécutif - et la Justice ne constitue qu'une autorité. Au-delà du droit, cependant, s'érige sous nos yeux l'autorité judiciaire en pouvoir. Cette émergence nécessairement conduira à des conflits avec les deux pouvoirs. Il est évident que l'article 55 de la Constitution, tel qu'il existe, donne au juge le pouvoir de ne pas appliquer la législation nationale par référence à des textes internationaux. C'est là un véritable pouvoir créateur de droit. Le juge doit disposer d'une légitimité démocratique pour exercer ce pouvoir. - **Henri de Richemont** Pourquoi la question de la légitimité démocratique ne se poset-elle qu'en France ? - **Jean-François Burgelin** En Angleterre, il existe une justice unanimement respectée avec des grands juges qui font l'objet de la révérence nationale. Comment atteindre une situation identique en France ? Le Premier ministre, en dehors de toute concertation, choisit les magistrats au sein du Barreau ou du corps universitaire. L'arbitraire total du politique préside au choix des juges. Je ne suis pas très convaincu qu'une telle formule puisse être reçue sans difficulté en France. Chaque pays a sa culture et si les Anglais ne se posent pas la question de la légitimité des juges c'est d'abord que leurs Gouvernements, de toute éternité, ont fait preuve d'une extrême sagesse et que les juges sont choisis avec une grande équanimité. Jamais les choix n'ont fait l'objet de contestation de la part de l'opposition. Je constate que travaillistes et conservateurs ont pu alterner au pouvoir sans que le choix des juges n'ait jamais été contesté. C'est là une tradition d'un pays riche d'un grand sens du civisme. Je vous rappelle que l'essentiel de la justice en Grande-Bretagne est rendu par des *magistrats,* des citoyens non rémunérés qui consacrent une journée par semaine à un service public qu'ils considèrent relevant de leur devoir. Cela semble inapplicable en France, faute d'un consensus. Cela dit, le Royaume-Uni est soumis comme nous à la Convention européenne des droits de l'homme et je n'écarte pas l'hypothèse d'un avocat qui soumettrait à la Cour de Strasbourg le processus de désignation des juges anglais contestant l'absence de garantie d'impartialité. - **Henri Leclerc** Il faut bien voir la nécessité du changement d'une culture. Ce changement de notre culture juridique est directement le résultat de la confrontation européenne. J'indique au Procureur général qu'en Angleterre des contestations fortes affectent l'organisation même du service judiciaire. Nous savons les crises qui secouent l'Italie. Tous les systèmes judiciaires européens sont affectés. En France, nous avons quelque mal à nous débarrasser de la tradition de la procédure inquisitoriale qui nous semble être la meilleure. Tradition fondée aussi sur le discours d'un grand parlementaire -- Montesquieu - qui précisait que le pouvoir judiciaire était nul et que le juge ne devait être que la bouche de la loi. Cette conception est restée très forte, elle a explosé par l'analyse de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans les arrêts Huvig et Kruslin, sur les écoutes téléphoniques, la Cour européenne des droits de l'homme a écrit un propos stupéfiant pour nous : la qualité de la loi et sa prévisibilité ne reposent pas en France sur la loi écrite, mais sur la loi telle qu'elle est interprétée par la jurisprudence. Autrement dit, la création jurisprudentielle a été considérée comme une partie de la loi. On ne peut plus s'écarter de ce point de vue. Il est vrai que le juge n'a pas cessé de créer. La procédure civile en matière de presse relève d'une création purement prétorienne qui ne reposait sur aucune création législative, puis-qu\'elle se trouve actuellement en contradiction avec le code de procédure civile. Le premier juge civil qui a décidé d'entendre des témoins à l'audience, hors de la procédure d'enquête civile prévue par le CPC, a pris des risques, mais sa démarche a fini par être acceptée. Le problème est effectivement celui de la légitimité du juge. Notre vieille tradition est celle de la démocratie par le concours, ce qui peut poser problème et la Justice française n'ignore pas complètement des procédures électives non à l'abri de toutes critiques - le conseil des prud'hommes ou le tribunal de commerce. Il existe aussi une sorte de démocratie athénienne par le tirage au sort pour la Cour d'assises. L'élection du juge est un problème qui peut être posé, mais il est tellement en contradiction avec notre culture que ce serait bousculer les choses et, à trop bousculer, on ne parvient nulle part. Subsistent deux problèmes : celui du corps unique pour les fonctions de poursuites et de jugement, surtout si les fonctions de poursuites deviennent indépendantes, ce qu'elles ne sont pas totalement au sens de la Constitution; problème aussi de la responsabilité du juge. Où et comment cette responsabilité peut-elle s'exprimer lorsqu'il a commis un certain nombre de fautes ? Est-elle seulement disciplinaire ? Peut-elle être mise en cause uniquement en cas de faute lourde ? Quant à la désignation du Conseil supérieur de la magistrature, une question est posée, mais de tels mécanismes sont communs à divers pays. Les réformes prévues ne sont pas encore satisfaisantes. Un corps ne peut se dire le contre-pouvoir du corps luimême. Faut-il l'élire ? Peut-être pas, mais les modes de désignation approchant de ceux de la Cour suprême des États-Unis - une majorité qualifiée du Congrès - peuvent inspirer des solutions. La désignation serait du second degré par rapport au corps électoral, mais l'exigence d'une majorité qualifiée permettrait au CSM de ne pas être directement liée aux variations des majorités politiques. Il faut trouver des solutions à la responsabilité du juge à partir du moment où il est créateur de droits et contre-pouvoir au juge. - **François Terré** L'ambiguïté fondamentale tient dans un conflit de hiérarchie. Maître Spitzer précisait que l'on admettrait la supra-constitutionnalité des engagements internationaux en droit interne ; il anticipe. Prévalent deux hiérarchies différentes et contradictoires. Pour la Cour de cassation et le Conseil d'État, une hiérarchie en droit interne établit la supériorité de la Constitution sur le droit européen. La loi est soumise à ce droit européen, non la Constitution. C'est aux yeux des seules juridictions internationales que se dégage une supériorité des normes européennes. La difficulté que nous éprouvons réside dans la présence d'un conflit de hiérarchie au cœur de nos embarras du moment. Un monde sépare les juges anglais et français. L'on compte entre 400 et 500 juges en Angleterre, 7000 en France. L'on ne peut raisonner à l'identique à partir d'une telle différence d'échelle. En Angleterre, ils sont recrutés parmi les avocats les plus réputés. C'est une tradition qui explique leur rémunération élevée qui ne pourrait être versée à 7000 magistrats. Comment expliquer la différence de nombre ? Nous sommes les héritiers de traditions. En Angleterre, à côté des magistrats, 6000 assistants les aident et éclusent un très grand nombre de contentieux. Enfin, un abîme sépare la justice des pays de *common law* et celle des pays d'Europe occidentale. En Angleterre et aux États-Unis *judge may law*. Ce n'est pas le cas en France, où nous sommes encore les héritiers d'une conception de la législation, seule créatrice du droit. Que le juge crée la loi est clair, mais pas nouveau. Le code civil avait interdit la stipulation pour autrui. Pourtant, une interprétation très habile des articles 1321 et suivants permit la création de toute l'industrie de l'assurance. Il faut se méfier des juges qui créent le droit, car nous sommes héritiers d'une tradition qui remonte à l'ancienne France. Au XVIIIe siècle, l'on a conféré aux juges une totale absence de légitimité. La seule époque où les juges ont été indépendants - il n'est pas politiquement correct de le dire - c'est le temps où ils étaient propriétaires de leurs offices ! Ces juges, de plus en plus indépendants et de plus en plus jansénistes, ont empoisonné la vie des rois de France. Louis XV a essayé de les contrôler, mais il est mort trop tôt. Maurepas a remplacé Maupeou, et ils ont fini par provoquer la Révolution française, car, du temps de la Régence, le testament de Louis XIV avait été annulé. Les magistrats qui voulaient tant de pouvoirs ont payé aussi ; selon Edgar Quinet « Ils ont été supprimés en 24 heures sans qu'aucune voix ne s'élève pour les regretter. » Attention à ceux qui jettent des codes place Vendôme ! Pourquoi élire les magistrats ? Demandons à ceux des tribunaux de commerce ce qu'ils en pensent. Quant au carnaval des Prud'hommes c'est encore autre chose. Élire les membres du CSM ! On a vu ce qu'il en advenait sous la quatrième République! Demandez aux anciens à quel point la magistrature était alors politisée ! Qu'ils soient élus au second degré, au troisième ou au quarante-cinquième comme le Doge de Venise n'y changera pas grand-chose ! Montesquieu, que l'on cite toujours sans jamais le lire, est pourtant clair : le pouvoir judiciaire doit être subordonné aux autres fautes d'une légitimité populaire. Je ne crois pas à l'élection des juges. À eux de faire leur police et qu'ils ne réclament pas trop de pouvoirs qu'ils ne peuvent exercer. Il en va de même avec la Cour de cassation dont les membres se plaignent en permanence d'une excessive charge de travail. À qui la faute ? Ils se sont transformés en juges du fait, ils ont bricolé le manque de base légale... - **Un intervenant** Géographe, il y a, pour moi, dans l'identité nationale, une idée forte. Quand vous, les juristes, parlez de l'intérêt national, je me demande si quelque chose ne vous échappe pas et si vous n'êtes pas en train d'évoquer l'intérêt des multinationales ! Le peuple voit son intérêt national ailleurs que là où vous l'entrevoyez. - **Thierry Massis,** *Avocat au Barreau de Paris* Je ne crois pas à une antinomie entre les droits fondamentaux de la Convention européenne et nos lois internes. L'article 10 équilibre la liberté d'information et le respect des droits d'autrui. La loi de 1881 a connu des assauts de la part d'avocats. Une quarantaine de décisions a été rendue et la Cour de cassation a, chaque fois, estimé que la loi de 1881 est conforme à l'article 10. Véritablement, une volonté d'harmonie prévaut entre la Convention européenne et la loi nationale, car l'une comme l'autre poursuivent un but d'intérêt général : le respect des droits fondamentaux. Ce n'est qu'en cas de cassure que la Cour européenne censure les décisions des juges internes. Je ne crois pas qu'il faille vivre les normes internationales comme opposées à nos normes internes, bien au contraire : l'on doit tendre à une harmonie. Un système juridique ne se substituera pas à un autre, une harmonie présidera aux rapports entre droits fondamentaux. - **Jean-François Burgelin** "Harmonie, harmonie" c'est comme "Atmosphère, atmosphère" ! Lorsque le juge français écarte une disposition nationale au profit d'une norme internationale, je ne suis pas toujours convaincu de l'harmonie. S'agissant du droit de la presse, la loi de 1881 d'une part, l'article du code civil 9 d'autre part, constituaient un dispositif d'équilibre entre le droit à la libre information et le respect de la personne. Je crois que l'article 10 de la Convention européenne dans l'interprétation donnée par la Cour de Strasbourg porte plus fortement l'accent sur la nécessité de protéger la liberté d'information au détriment de la vie privée. Les juges européens protègent systématiquement la liberté d'information. Cet accent mis par la Cour de Strasbourg sur ce droit se comprend par sa composition même : 41 juges représentant les 41 pays adhérents au Conseil de l'Europe. La majorité de ces pays se situait, il y a quelques années, au-delà du rideau de fer et a connu un régime d'oppression concernant la liberté d'information. Voilà pourquoi l'article 10 entre en contrariété avec les dispositions de la loi française, plutôt protectrice de l'intimité, de la vie privée, du droit à l'image... L'harmonie est souhaitable ; nous en sommes encore loin. Il subsiste véritablement des heurts de concept entre les nations et la conception du droit de la juridiction européenne.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2002-02-01
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[ "xavier de roux" ]
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INTRODUCTION : PEINES PERDUES
# Introduction : PEINES PERDUES Il nous a semblé observer que les chiffres de la délinquance augmentant -- 4 millions de faits délictueux ou criminels ont été recensés l'année dernière --, l'appareil judiciaire pénal continuait à classer, pour des raisons très diverses, environ 80 % des procès verbaux d'infractions. L'on compte, *grosso modo,* le même nombre de décisions rendues par les tribunaux chaque année et finalement un nombre de personnes incarcérées qui ne varie guère : autour de 50 000 à 53 000 détenus. L'on acquiert, de l'extérieur, l'impression que notre appareil judiciaire, que nous essayons de longue date de modifier, n'est plus dimensionné pour traiter les affaires de justice pénale en France et que, par le fait, les peines prononcées sont exécutées dans la faible proportion d'une sur deux. Si l'on prend en compte 80 % des classements et si on applique un taux de 50 % d'exécution des peines finalement prononcées, l'on enregistre une perte en ligne. Une telle « part de l'ange » préoccupe et pose la question des réformes à apporter à l'appareil judiciaire, cœur du pouvoir régalien de l'État qui s'impose, justement, pour rendre la Justice et répondre aux besoins de Justice et de sécurité de nos concitoyens. Cet appareil est-il toujours adapté ? Les tribunaux jouent-ils toujours leur rôle ? Les peines ont-elles encore un sens ? Faut-il les rendre plus efficaces ou rechercher d'autres types de peines ? Faut-il changer l'échelle de notre appareil judiciaire et de ses ressources ? En France, l'on aime à rédiger des lois et l'on croit ainsi régler la question, même si la loi s'avère totalement inapplicable par défaut de moyens de mise en œuvre. Nous l'avons vu avec le texte sur la présomption d'innocence, probablement excellent, mais qui a, semble-t-il, posé d'immédiats soucis d'application à la police judiciaire. Cela ouvre un vaste débat. Retrouvons le sens de la peine.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2002-02-01
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[ "guy parayre", "patrick beau", "jean-paul havrin", "jean-paul delevoye", "christian estrosi", "jean-marie bockel", "odile valette", "paul-albert iweins", "xavier de roux", "jean-pierre michel", "alain blanchot", "philippe marchand", "bernard legras", "dominique raimbourg", "christophe caresche", "jean-paul lévy", "henri de richemont", "jean-pierre dintilhac", "françois roger", "hervé dupond-monod", "jean-rené farthouat", "jean-régis vechambre", "paul-henri denieul", "franck natali", "jean-marie burguburu", "hervé témime", "betty barnaud", "geoffroy du mesnil du buisson" ]
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DÉLINQUANCE : MYTHE OU RÉALITÉ
# Délinquance : mythe ou réalité ## a - les constats. - Général Guy Parayre, *direction générale de la gendarmerie* *Délinquance mythe ou réalité ?* Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt, le phénomène ne peut être nié, même si les chiffres doivent être relativisés et qu'il faille leur préférer l'observation du phénomène dans sa dimension sociale. Le constat souligne d'abord une augmentation de plus de 9 % de la délinquance sur la voie publique. Cette catégorie recouvre tout ce qui est lié aux vols, cambriolages, dégradations, *etc.* La deu-xième constatation tient dans une augmentation de la violence, y compris contre les forces de l'ordre. Pour les seuls gendarmes, l'on compte six cents blessés l'an dernier et je suis persuadé que le chiffre de la police est supérieur. Cette violence par les crimes et délits contre les personnes se traduit aussi par les vols à mains armées et les vols violents. La troisième constatation tient dans la part prise par les mineurs, même si en 2001 la tendance est à la baisse. Vingt et un pour cent de la délinquance sont le fait de mineurs comme plus du tiers de la délinquance de voie publique est le fait de mineurs. L'on observe au surplus une délinquance de jeunes mineurs, y compris de moins de treize ans. La dernière caractéristique réside dans la mobilité croissante. D'abord, au point de vue géographique, car la délinquance ne s'en tient désormais plus aux villes : le périurbain et le milieu rural sont touchés. La mobilité se retrouve dans les façons d'opérer. Nous observons de plus en plus de « raids », une délinquance itinérante, des bandes et également une délinquance liée aux migrations touristiques d'été. La délinquance se déplace avec la population. Il faut cependant relativiser nos chiffres, même si prévaut aujourd'hui une meilleure prise en compte statistique, en elle-même facteur de hausse, d'abord par une attention accrue des services ; ensuite, par une incitation de nos partenaires, notamment les assurances, à déposer plainte. C'est également l'attitude des victimes et des usagers à qui l'on a facilité la tâche pour porter plainte au plus près de leur domicile. Il faut ensuite différencier le phénomène constaté au travers de ces chiffres et le sentiment d'insécurité. Aujourd'hui, les journaux avancent que la gendarmerie a enregistré plus d'un million de crimes et de délits contre 1,1 million en 1993 et 1994. Le phénomène de la délinquance était-il, alors, à ce point d'actualité ? L'insécurité gagne le monde rural ; si l'on s'en tient au taux de délinquance pour 1 000 habitants, il a progressé en zone gendarmerie d'un peu plus de 4 %. Ce taux mérite que l'on examine le détail des taux pour les différentes catégories de zones. Il est à peu près en zone gendarmerie de 37‰ ou 38‰ contre 68‰ pour l'ensemble de la France et atteint 100‰ dans les zones urbaines les plus touchées. Or, la zone gendarmerie recouvre des disparités très grandes : dans des zones quasi urbaines, on note des taux comparables à ceux des grandes villes ; en revanche, dans des zones rurales profondes, des disparités de l'ordre de 10‰. Malgré tout, cette situation est mal perçue par les personnes qui subissent un accroissement des vols. - Jean-Paul Havrin, *contrôleur général de la police, directeur départemental - Haute-Garonne* Pour la police, la sécurité au quotidien est un vrai problème. Au cabinet du ministre de l'Intérieur, nous recherchons les moyens concrets de la combattre. Nous avons trouvé une solution : la police de proximité. Elle suscite quelques débats ; l'idée est de rapprocher la police et la population en vue de combattre l'insécurité sur le terrain et, dans le même temps, ce sentiment d'insécurité dont la police jusqu'alors ne s'était pas vraiment préoccupée. Quittant Paris, je suis arrivé à Toulouse au moment d'incidents que nos amis journalistes appellent « des émeutes » - des jeunes lançaient des pierres sur la police - et au moment ou la banlieue du Mirail pouvait être considérée comme une zone de non-droit, dans la mesure où les pompiers et le Samu n'y entraient plus. Il a fallu installer une police de proximité et, pour ce faire, réinstaller la paix sociale sur le terrain. Cela signifiait, d'un côté, prévention et maillage de terrain ; de l'autre, une dépense annuelle de 110 000 francs de grenades lacrymogènes ! Il a fallu mobiliser des moyens de toutes sortes pour y parvenir. La première année, 1999, nous avons été satisfaits d'abaisser globalement la délinquance sur Toulouse de moins 2 %, ce qui était rare ; la performance s'est renouvelée en 2000. Mais, en 2001, nous avons subi une hausse de 20 % ! Tout le débat est là. J'aimerais, un jour, que le débat sur la sécurité ait lieu sans évoquer la police et la gendarmerie. Nous ne sommes que les maillons d'une chaîne beaucoup plus vaste. Certes, en fin d'année, on se tourne vers nous pour obtenir des chiffres ; néanmoins, il convient de considérer la sécurité comme une chaîne qui débuterait avec l'éducation proposée par les parents et qui finirait par la justice. N'oublions pas le maillon le plus important de cette chaîne : le citoyen, qui, souvent, la revendique, mais ne se sent pas concerné par les exigences liées à sa propre sécurité. La délinquance trouve sa première cause dans le défaut de transmission de valeurs par l'éducation. - **Patrick Beau ,** *Procureur de la République à Bastia* Le ressort de Bastia doit présenter une dimension particulière au regard des problèmes de sécurité ! Je n'ai connu que 35 assassinats et tentatives d'assassinats pour un ressort de 140 000 personnes et une centaine d'explosions diverses manifestant quelques désaccords qui, ailleurs, auraient pu, sans doute, se régler sur le plan civil. En revanche, la Corse ne souffre pas de la même évolution de la délinquance de voie publique. Je m'en réjouis. Et, lorsque j'ai des problèmes à traiter, je parviens à mieux les localiser. L'insécurité est sans doute davantage un vécu qu'un fait. Partant de cette banalité, j'ai essayé d'analyser le vécu de mon ressort. Dans le cadre du contrat local de sécurité, nous avons fait établir un sondage sur ce sentiment dans l'agglomération de Bastia. Nous avons demandé aux habitants ce qui les contrariait le plus pour l'avenir. Arrivait en tête le stationnement abusif, puis, peu après, au même niveau que les assassinats et les explosions, il y avait le *laccacore,* c'est-à-dire le laisser-faire, le laisser-aller. Je ne pense pas que ce soit une situation typiquement corse. L'insécurité vécue par la population c'est d'abord sa propre tendance à se laisser aller, que les autorités, en même temps, ont tendance à suivre. Cela nous concerne donc absolument tous. « Peines perdues ». Le second degré, toujours présent dans les titres des *Entretiens de Saintes*, incite à penser à la première des peines : celle de la victime. La peine perdue par l'oubli est celle vécue par la victime. Cette peine-là compose l'un des fondements du sentiment d'insécurité, car la victime peut avoir le sentiment de la désespérance judiciaire *ab initio* ; elle vient porter plainte sachant l'inutilité de la démarche, du moins c'est ce qu'elle croit. Elle vient porter plainte devant des services à ce point accoutumés qu'eux-mêmes s'avèrent assez désespérants. Et l'on s'adresse à la Justice en exigeant une réponse forte sans rien lui donner. Et la Justice classera ce pourcentage considérable d'affaires pour une seule raison : on ne lui donne pas le quart du début d'un commencement d'indice pour avancer. Ensuite, se pose le problème de la peine perdue que se donnent les enquêteurs. Ils travaillent avec des résultats difficiles, dans un milieu difficile, car le problème consiste à déterminer le degré de collaboration de la société. J'en viens à la remarque de fond. Nous sommes dans une société malade, chacun le sait et s'en gargarise, mais le traitement donné n'est qu'une pénalisation palliative. À chaque problème posé, on exige une réponse pénale, une nouvelle infraction, la saisine de la justice. Une telle attitude évite surtout de s'interroger sur le pourquoi des évolutions. Pourtant les dysfonctionnements en cause trouvent souvent leur origine dans un autre ordre normatif : celui de la morale publique, de la morale individuelle, de la politesse, de l'éducation. Dès lors, le procureur se retire et renvoie le problème à la société civile. Trop de pénal, trop de sophistication et trop de demandes sont adressés à une justice mythique en charge de résoudre tous les problèmes que nous n'osons pas nous poser à nous-mêmes. - **Jean-Paul Delevoye,** *Président de l'association des maires de France* Je réagis en tant que Président de l'association des maires de France, laissant les représentants des partis politiques mener un débat politique. L'esprit cartésien qui nous marque me semble de plus en plus insupportable, qui consiste à dire aux gens : *Rassurez-vous, vous êtes en dessus - ou en dessous - de la norme* Je ne le dis pas pour agresser quiconque, mais j'ai le souvenir d'avoir entendu dans une assemblée départementale de maires un préfet répondre au désarroi des élus face à la violence : « Ne vous inquiétez pas ; votre ratio de gendarmes par habitant est supérieur à la moyenne nationale ». Assez de statistiques ! Examinons les conséquences. Sur la problématique de société, l'association des maires à une lecture qu'elle soumet au débat. Comme celle du procureur Beau, elle pose l'analyse du fonctionnement sociétal. Nous cherchons une réponse homogène alors que deux sociétés cohabitent sur le même territoire. Une société classique qui fonctionne : école, diplômes, travail, statut social, *etc*. Une autre société s'excluant d'elle-même ou étant exclue et trouvant d'autres ressources de richesses génère sa propre morale à sa propre lecture de l'interdit, sa propre police, sa propre hiérarchie, sa propre économie souterraine. Ces deux sociétés sur un même territoire ne peuvent cohabiter que dans des rapports de violence. Au constat d'une délinquance de plus en plus jeune et de plus en plus violente, les deux réponses qui semblent être les facteurs paramétriques les plus importants sont l'absence d'autorité ou de suivi parental et l'absentéisme à l'école. Ainsi, les deux facteurs de socialisation de base, la famille et l'école, ne jouent plus leur rôle. À l'évidence, le vrai débat devrait rechercher entre ces deux sociétés les passerelles de désocialisation et de resocialisation. Première question qui frappe les hommes politiques : nous n'avons jamais d'effets comportementaux des politiques publiques que nous mettons en place. Les politiques d'assistance, philosophiquement souhaitées par tous, ont une utilité, elles n'ont pas de sens. Lorsque l'on aide des jeunes femmes isolées qui reconnaissent que l'allocation de parent isolé est plus intéressante que le Rmi et que, pour cela, elles « font un gamin », celui-ci devient un produit, non un objet d'amour. À l'évidence, plus tard, cet enfant à qui l'on donnera tout sur le thème « Je n'ai rien, je donne tout » ne découvrira plus le sens de l'interdit. Comment imaginer un seul instant que cet enfant agressé, n'ayant pas le sens de l'interdit, puisse, demain, se comporter dans une société qui lui demandera un effort alors qu'il ne connaît que l'association de plaisirs ? Voilà des mécaniques que nous nourrissons nous-mêmes de façon parfois hypocrite ; nous accélérons ainsi par les politiques publiques, dont les objectifs ne sont pas contestables, des comportements de désocialisation, de rapports de force, de violence. À côté des flux économiques mondiaux que chacun cherche à réguler, nous connaissons aujourd'hui un vrai problème de prostitution et de drogue, où les zones de consommation comme de production sont contrôlées par des systèmes mafieux ou des systèmes de complicité. Paradoxalement, avec les mafias, la non-expression de la violence apparaît comme un phénomène bien plus préoccupant, bien plus dangereux que son expression, car une société parallèle génère des victimes cachées, loin de celles qui ne cherchent qu'à protéger leur confort en exigeant des réponses de ceux qui ont l'apparence de l'autorité. Les mécaniques d'augmentation des statistiques, c'est « pas vu, pas pris ». À partir du moment où nous sommes fondés sur l'identification des auteurs et qu'une facilité est offerte au délit par la proximité du bien de consommation, par la capacité d'agression que permettent la bande et l'absence de sanctions en cas de délit, on constitue une incitation à aller toujours plus loin. Après la préparation du passage à l'acte, l'acte lui-même et la réaction à l'acte, à ces trois étapes, on perçoit une incitation à commettre un délit, pas forcément par l'emprise d'un tempérament délictueux, mais par le jeu d'un plaisir, d'une violence expressive, d'une violence agressive. Lors du passage à l'acte, il n'y a pas de sanction, voire elle n'est pas effectuée, représentant ainsi une incitation à aller plus loin sur la voie de la délinquance. Dernier point, l'absence de réaction à l'acte pose un vrai problème, celui de l'absence de responsabilité parentale, de l'absence de la coordination des acteurs sociaux ; la peine est toujours l'échec d'une éducation. Il faut faire jouer une articulation très forte. À partir du constat selon lequel une politique sans moyen est inefficace, que des moyens sans objectifs politiques très clairs restent inefficaces et que des moyens et objectifs inadaptés le sont tout autant, nous proposons d'instaurer sur un bassin de délinquance des sanctions très claires : tout constat de faute engendre une sanction, toute sanction prononcée est exécutée. Peut-être conviendrait-il de mettre en place un tribunal de flagrant délit permettant de déconnecter les flux et de promouvoir des peines de réparation, qui doivent revêtir aussi une valeur éducative et non purement répressive. Sur ce dernier point, nous renvoyons les élus locaux à une réflexion. La pression de nos concitoyens sur le sentiment d'insécurité a remplacé l'angoisse du chômage. Si chacun a le sentiment que demain il peut être au chômage ou agressé, il provoque une réaction politique. À l'évidence, soit l'on traitera les conséquences en atténuant la douleur, soit l'on essaiera de réfléchir aux causes et d'apporter une réponse globale. - **Christian Estrosi,** *député des Alpes-Maritimes* Nous sommes au cœur des statistiques ; elles sont bien en deçà de la réalité. Un commissaire hier dénonçait les méthodes de calcul et de camouflage du ministère de l'Intérieur depuis l'année 2000. Merci à Jean-Paul Delevoye d'apporter cette dimension humaine, si nécessaire aujourd'hui. La délinquance et la montée de la violence sont vécues à l'heure actuelle comme un vrai phénomène de détresse, de peur, de privation de liberté. Dans ma circonscription, à la fois urbaine et rurale, pas une seule famille n'a été épargnée au cours des dix dernières années par un acte de provocation ou de violence. C'est le vécu quotidien de tout Français aujourd'hui. Face à cela, je n'accepte plus le discours qui consiste à prétendre que *ce ne serait pas une affaire d'État, mais un simple phénomène de société* selon les propres termes de M. Jospin tenus à l'Assemblée nationale mardi dernier en réponse à une de mes questions. C'est un phénomène de société conduit par les dérives des différents responsables politiques - toutes tendances confondues - depuis plus de 20 ans. Les hommes politiques ont failli considérablement en matière d'autorité de l'État ces dernières années. Il faut appréhender la situation de façon transversale ; c'est le pacte républicain tout entier qui explose aujourd'hui. Il n'y a pas un citoyen qui le matin ne se dise : « Est-ce ce matin que ma fille sera rackettée, violée dans les toilettes du lycée, provoquée ? » (*Protestations dans la salle*.) L'affaire doit donc être traitée de façon transversale entre Education nationale, force de sécurité et justice. Dénoncer la justice est une mauvaise chose, dénoncer l'action de la police qui agit avec beaucoup de conviction est une erreur ; il faut considérer le problème à la base, mais nous ne le réglerons qu'en redonnant pouvoir et autorité à la justice, qu'en donnant les moyens à la police. Je n'ai pas le sentiment qu'une volonté politique aujourd'hui le permette. Prenons l'exemple, après les menaces terroristes ayant suivi le 11 septembre, de cette période au cours de laquelle des plaisantins envoyaient des enveloppes de poudre blanche pour faire peur à leurs voisins. Des instructions très fermes du Garde des sceaux ont permis, en moins de huit jours, de régler le problème : comparution immédiate, peines de prison fermes. Dès lors, la question qui se pose est de savoir qu'elles sont les instructions générales données à l'ensemble des parquets aujourd'hui. Par ailleurs, j'aimerais connaître les conséquences des dernières législations. La loi sur la présomption d'innocence comprend certes d'excellentes dispositions - j'en ai soutenu un certain nombre - mais, sur les 147 articles, 6 ou 7 sont contestables. Lorsque l'on enregistre en 2001 une baisse des gardes à vue de 7 % au moment où les statistiques sur les faits signalés augmentent, j'ai le sentiment que la police, comme la gendarmerie, tous les officiers de police judiciaire ressentent la mise en application de cette loi comme une loi de défiance à leur égard, qui est en train de paralyser l'ensemble de leurs moyens d'investigation. Ne pas se donner les moyens nécessaires pour rendre applicables les lois votées par le Parlement et ne pas donner les moyens à la police, comme à la Justice, de les appliquer, est une façon de faire grave et de plus en plus préjudiciable. Nous devons en être conscients. Le Parlement travaille jour et nuit et empile les lois les unes derrière les autres. Le Procureur de Bastia rappelait l'excès de pénalisation ; je crois qu'il faut parvenir à une simplification des règlements. Reste le problème de l'Education nationale, système de faillite aujourd'hui. À entendre un caïd de quartier, interviewé à la télévision et qui n'arrive pas à aligner trois mots de français à quinze ans alors qu'il est passé par l'école maternelle, l'école élémentaire et vraisemblablement par les premières années de collège, on se demande où est le facteur d'intégration que l'école a apporté dans notre pays pendant des décennies ! Tant que nous n'aurons pas réussi à régler de manière transversale ces trois principes d'organisation de l'éducation, de la police et de la justice nous ne pourrons pas résoudre le problème. - **Jean-Marie Bockel,** *député maire de Mulhouse, pdt. de l'association des maires, des grandes villes de France* C'est le premier samedi depuis un mois où je ne suis pas dans les rues de Mulhouse à régler des problèmes liés à des bandes armées. Ainsi mon sentiment d'insécurité diminue-t-il en ce moment. Pourvu que cela dure ! La question « Que faire ? » n'a pas de réponse immédiate, d'où l'intérêt du constat. Il faut sortir du travers bien français qui veut des boucs émissaires - successivement, les flics, les politiciens et les juges -- comme la nécessité prétendument absolue de nouvelles lois ou de refonte l'ordonnance de 1945. Tout cela n'est pas sérieux ! Une grande confusion règne ; elle n'empêche pas certains constats. L'augmentation de la violence au quotidien est incontestable ; elle se situe dans un contexte de dégradation de nos comportements, de tous nos comportements d'adultes, d'automobilistes, de voisins, *etc*. Les personnes ne savent plus être polies ou conviviales les unes avec les autres. Dans un tel contexte, l'on note, il est vrai, une augmentation de la délinquance des mineurs. Deux remarques sur ce point. Ma philosophie profonde s'appuie sur l'éducation, la prévention, la nécessité d'agir sur les causes. J'essaie dans mon travail de privilégier cette démarche. Mais, à Mulhouse, les acteurs sociaux, les bénévoles comme les professionnels, viennent me voir pour me prévenir qu'ils ferment le centre social ou tel autre établissement faute de pouvoir travailler, car une partie des gens qu'ils aident, avec qui ils travaillent et dialoguent, manifeste une dérive des comportements qui empêche tout travail. Il faudra d'une certaine manière que nous reprenions la main. Autre polémique française : la querelle sur les chiffres, la violence dans les écoles. Le ministre à l'Assemblée a annoncé une légère baisse des faits constatés opposée au sentiment perçu par les chefs d'établissements pour qui la prévention demeure la priorité. Cela signifie-t-il que les statistiques sont fausses ? Je ne le crois pas, mais le ressenti, le climat, la réalité de la violence existent au-delà des statistiques. C'est la raison pour laquelle je crois au caractère indispensable du diagnostic partagé ou des observatoires de la délinquance. Il est indispensable que nous parlions tous de la même réalité si l'on veut pouvoir agir de manière efficace sur ce qui doit ou ne doit plus relever de la justice et qui doit constituer une réponse partagée. Être en mesure d'aborder ces questions sérieusement suppose d'être au clair, de manière précise et complète, sur le diagnostic. La proposition du rapport Caresche-Pandraud sur la création d'un observatoire de la délinquance semble d'une urgente actualité. ## b - la recherche de solutions - Odile Valette,** *Procureur de la République - Beauvais* Sur le constat, un élément fait défaut : l'augmentation des procédures sur les mineurs victimes d'agressions sexuelles ou de viols, l'augmentation des procédures dans lesquelles les mineurs sont victimes de faits de violence comme des procédures de signalement d'enfance en danger. L'addition de ces trois catégories aboutit à 1700 enfants victimes ou en danger sur le ressort du Tgi de Beauvais sur une année, à comparer aux 1 000 mineurs mis en cause. L'on sait, par ailleurs, que les mineurs mis en cause sont plus faciles à mettre en cause que les braqueurs de banques ou les vendeurs de stupéfiants. Pour un constat sérieux et pour marcher sur nos pieds, il faut bien mettre en parallèle ces deux phénomènes, sans quoi nous n'avancerons pas. Je ne suis pas un chantre de la prévention, mais de la répression. Preuve en est que l'année prochaine, nous enregistrerons mille procès verbaux de plus portant sur des infractions commises par des mineurs. Je viens, en effet, de réunir les responsables des grandes surfaces ; je leur demande de signaler tous les vols à l'étalage, y compris de 10 euros, commis par les mineurs. Mille Pv supplémentaires l'an prochain donneront lieu à des rappels à la loi et permettront de dépister, du moins je l'espère, la situation de quelques mineurs en péril. Voilà une facette. Si la société ne met pas au premier plan de ses préoccupations la protection de ses enfants et les moyens de faire en sorte qu'ils s'élèvent dignement et dans le respect des règles, c'est fichu ! - **Jean-Paul Delevoye** Il est clair que la socialisation passe par l'éducation et que toute faute commise sanctionne un échec de l'éducation. L'éducation est aussi influencée par la sanction : tout défaut de sanction après une faute commise est une incitation à aller plus loin. La vraie question qui me perturbe en tant que républicain est la coexistence en chacun d'entre nous du citoyen et de l'usager. La légitimité de l'action publique peut, du point de vue du citoyen, être remise en cause si l'usager estime qu'elle n'est pas efficace dans les résultats qu'il escompte. L'on voit poindre aujourd'hui des contestations et des obligations de résultats. Ainsi, le débat sur la participation des maires à la coordination, voire à la responsabilisation de la sécurité, se pose tout simplement car c'est à eux que les citoyens s'adressent considérant que la politique publique menée ne les satisfait pas en tant que consommateurs. Sur la réactivité, lorsque l'on constate une faute, la rapidité avec laquelle la sanction est prononcée et exécutée me paraît un facteur amplificateur du résultat. Faut-il imaginer des circuits rapides pour réorganiser, sur un bassin de délinquance, la police judiciaire et la coordination des travailleurs sociaux ? Nous serons obligés d'y réfléchir dans un souci de réactivité. Le travail social sur les mineurs doit être repensé ; la justice produit beaucoup d'efforts en matière de réactivité, mais le sentiment, sans doute erroné, des victimes reste la faiblesse du nombre des sanctions prononcées. - Général Guy Parayre On ne peut qu'être d'accord avec les propos de Mme la procureure sur l'aspect pluridisciplinaire et l'approche sociale, mais également pour les mineurs auteurs. En revanche, la perspective d'un millier de Pv supplémentaires suscite une interrogation, car cela suppose de disposer des réponses adaptées. Récemment, des jeunes ont été mis en garde à vue parce qu'ils molestaient une patrouille de gendarmerie. Sitôt après, trente jeunes de la cité d'à côté ont caillassé la gendarmerie et les voitures des particuliers qui se trouvaient à l'intérieur et ont provoqué une petite émeute dont les auteurs arrêtés sont convoqués par l'Opj au mois d'avril. Voilà une réponse pénale, mais elle n'est pas adaptée, car les procureurs sont tenus de choisir dans le panel mis à leur disposition. Il faut une réponse plus adaptée plus rapide, qui ne fasse pas de ces jeunes libérés des caïds. - **Paul-Albert Iweins,** *Bâtonnier de l'ordre, des avocats à la Cour de Paris* Je suis surpris par ce consensus qui n'est pas tout à fait celui que l'on entend par ailleurs. Je propose d'aller au fond des problèmes pour rendre le débat plus vivant. Sur le constat, chacun s'accorde sur l'augmentation de la délinquance. Personne ne dit qu'elle augmente proportionnellement à la croissance démographique. Certes, le phénomène de la violence des mineurs prend de l'ampleur et l'on se doit de le prendre en considération ; mais pourquoi cette mayonnaise politique depuis deux mois ? Deux éléments méritent d'être évoqués. Il y a six mois, nous parlions des peines à propos de la loi pénitentiaire. Les membres des commissions d'enquête parlementaires visitaient les prisons et jugeaient indigne l'exécution des peines. J'ai alors assisté à des réunions avec des élus de droite comme de gauche où il était même question de supprimer les prisons. Dès lors, je ne comprends plus très bien ; l'on envisageait, l'an dernier, la suppression des prisons ; aujourd'hui, l'on envisage d'y envoyer de plus en plus de mineurs. Deuxième élément, le malaise des policiers et des gendarmes. Que s'est-il passé ? La campagne électorale nous renvoie à un débat politique dans les journaux d'un niveau zéro. Nous pouvons tous raconter des anecdotes dramatiques : le jour même de l'affaire Bonnal, un homme a été acquitté dans l'affaire des fiancés de Fontainebleau après trois années de détention provisoire. Est-ce normal ? Chacun est choqué par le fruit de ses propres souhaits. Les politiques se sont mis à « taper » sur les magistrats et sur la loi ; les magistrats et les policiers se sont mis à taper sur la loi. L'an dernier, nous nous sommes interrogés ici : « Fait-on encore la loi chez soi ? ». Nous pouvons nous demander aujourd'hui « Respectons-nous la loi ? » Quand les politiques, les magistrats et les gendarmes, de conserve, attaquent la loi, seuls les avocats la défendent en rappelant une vieille mise en garde : la procédure est la garantie de la liberté et la garantie des honnêtes gens. J'affirme que les réponses de l'après 11 septembre et du « tout sécuritaire » sont scandaleuses. Réfléchissons plutôt ensemble à l'éducation. - Xavier de Roux Que les prisons ne soient pas adaptées, que les procédures ne soient pas nécessairement respectées et que le sentiment et la réalité de l'insécurité existent sur de larges territoires de la République, tout cela n'est pas contradictoire. C'est finalement cohérent et la question qui se pose est de savoir comment remettre de l'ordre. Il ne s'agit pas d'accuser police, justice ou éducation, mais de se dire que notre société est confrontée à un grave problème : n'y a-t-il pas, sur le même territoire, deux sociétés qui cohabitent ? - **Christian Estrosi** L'après 11 septembre : le Parlement, à l'unanimité, vote des dispositions pour autoriser policiers et gendarmes à procéder à la fouille des coffres de voiture et un syndicat de magistrats - certes minoritaire - incite à ne pas appliquer la loi. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure image à offrir aux citoyens français. Vous évoquez les mineurs délinquants, les centres de détention ; mais, à partir du moment où l'État n'apporte pas à la justice des moyens nécessaires pour prendre des sanctions adaptées à l'ensemble des mineurs délinquants, notamment des internats spécialisés - certains sont trop jeunes pour aller en prison et trop violents pour rester en liberté - l'on ne facilite pas la tâche des magistrats. Il est de notre devoir, à nous les politiques, de leur donner les moyens de régler ce problème de société. - **Jean-Pierre Michel,** *député maire, vice-président de l'association des maires des petites villes.* Il est vrai que dans nos villes de 3500 ou 4000 habitants, nous assistons à des phénomènes nouveaux de violence urbaine, d'incivilité, d'insécurité et, liée à cela, une revendication de nos concitoyens. Mais, recherchant les causes du phénomène, il faut s'interroger sur les conséquences de la politique internationale sur les jeunes de banlieue. Cette politique a développé une sorte d'identité arabe ou islamique que nous ne savons pas traiter. Pourquoi la République encourage-t-elle le communautarisme, en Corse par exemple ? Ce communautarisme s'installe dans nos cités. Il est encouragé, y compris par les plus hautes autorités de l'État. Le Président Delevoye n'évoque-t-il pas deux sociétés, celle d'en haut et celle d'en bas ? Les victimes d'Aix-en-Provence ou demain de Toulouse s'aperçoivent que les responsables de catastrophes ne sont condamnés à rien ! L'insécurité n'est-elle pas liée à la non-condamnation d'hommes politiques ou d'hommes d'affaires ? Lorsque la presse fait état d'un salaire de 600 000 francs versés à un ancien ministre pour organiser un déjeuner, quel exemple ! Cela vous choque peut-être, mais telle est la réponse que m'opposent de jeunes délinquants que je reçois dans mon bureau pour les engueuler ! - **Jean-Marie Bockel** Je ne partage pas totalement ce propos sur la nouvelle intifada, mais au moins a-t-il le mérite de poser la question des jeunes issus de l'immigration qui, à Mulhouse, composent le tiers de la population. Bien sûr, le 11 septembre n'est pas resté sans effet, mais ces problèmes existaient largement avant l'attentat. Ils sont dus, pour une part, à la discrimination. Il faut savoir le rappeler, car elle existe, le racisme aussi, et génère des réactions de révolte et de violence. Se posent également des problèmes de fonctionnement de la famille : la place du père, son autorité, le rapport de la mère à ses garçons. Entre l'exploitation malsaine de ce que l'extrême-droite appelle la « sur-délinquance immigrée » et la réalité vécue, il nous faut intervenir sur la famille. C'est une vraie difficulté. Entre le nécessaire soutien, le travail d'assistance, le souci de l'éducation et l'obligation de rétablir le contact avec une délinquance, la justice peut parfois faciliter la tâche à condition d'œuvrer de façon intelligente et adaptée. Nous sommes tous d'accord pour convenir qu'à tous faits commis, il faut trouver une réponse rapide et adaptée. Rêvons d'un monde idéal où les moyens de la justice seraient surabondants. Croyez-vous qu'alors nous arriverions à apporter une réponse par la seule justice ? Je ne le crois pas. Nous ne pouvons pas faire l'économie d'une réflexion sur d'autres réponses que judiciaires, ni sur l'implication citoyenne au travers d'un tissu associatif. Je le dis avec cœur, car les maires se situent en première ligne. Le maire est responsable de tous les dysfonctionnements. Comment répondre à tout fait commis ? Voilà une question centrale. - **Alain Blanchot,** *avocat* Citoyen, le soir dans la ville, surtout si je porte une cravate, j'ai peur si je me trouve face à deux ou trois individus avec des battes de base-ball. Je n'ai pas le droit de porter une bombe lacrymogène. Le commissaire de police, à la question « Qu'allez-vous faire ? » répond : « Il ne vous est rien arrivé, je ne peux rien faire ; de toute façon il n'y a pas assez de policiers » Si je rappelle au maire qu'il est officier de police judiciaire, il me répond qu'une circulaire de la chancellerie demande aux parquets de ne pas s'adresser aux maires en cette qualité. Lors des débats parlementaires sur la loi sécurité quotidienne, il avait été envisagé de permettre aux maires de se constituer partie civile -- ce ne fut pas retenu. On avait demandé aux procureurs de la République de tenir le maire informé des suites données aux affaires - ce ne fut pas retenu. On fouille les coffres, mais rien de ce qui concerne les pouvoirs du maire ne fut retenu. Messieurs les députés-maires, que faites-vous pour vous donner les moyens d'intervenir ? - **Christian Estrosi** En effet, lorsque le citoyen n'a pas le contact direct avec le procureur ou le préfet, c'est au maire qu'il s'adresse. Aujourd'hui, le maire n'est même pas destinataire des mains courantes des commissariats ; il apprend dans la presse locale, 24 heures ou 48 heures après, les délits commis sur le territoire de sa commune. J'ai déposé des amendements pour permettre aux maires de se constituer partie civile et d'être destinataires de l'ensemble des mains courantes. Nous avons reçu une fin de non recevoir. Je le regrette d'autant, car je crois réellement que le maire est le mieux placé pour apprécier ce qu'il y a lieu de faire pour organiser les forces de sécurité sur son territoire en relation avec le procureur et le préfet. À défaut de nous engager dans cette direction, nous ne rapprocherons pas les forces de justice et de sécurité de l'ensemble de nos concitoyens. - **Philippe Marchand,** *ancien ministre de l'Intérieur* Le facteur temps est essentiel. Pour les jeunes, le temps n'est pas le même que pour nous. La lecture de Saint-Augustin pourrait suffire à nous en convaincre. Pour un jeune ayant commis un délit en février, une convocation en avril représente une échéance trop lointaine. Il faut juger les jeunes très rapidement. Autre facteur temps central, celui qui influe sur les décisions prises pour gérer le pays. Xavier de Roux, président du foyer de l'enfance de Saintes, le sait : cela fait dix ans que l'on envoie dans ces foyers des gamins qui n'ont rien à y faire. Les juges ne peuvent les placer ailleurs. Dans un foyer parfois calme, il suffit qu'un jeune dangereux arrive pour introduire la pagaille. Depuis des années, les élus, toutes tendances confondues, demandent des établissements adaptés ; on attend toujours. Quant aux statistiques, je n'y crois pas du tout ; je le dis, car je me souviens d'un ministre - Charles Pasqua - qui les avait commentés à sa façon, provoquant la démission immédiate du préfet de police de Paris. Il y a trente ans, l'on nommait à Saintes des commissaires à deux doigts de la retraite ; ils quittaient leur bureau pour l'apéritif. Il n'y avait pas de statistiques, les policiers restaient chez eux. Depuis que les policiers travaillent, les statistiques ont fait un bond. Dans les Hautes-Pyrénées, les gendarmes enquêtent pour identifier le chien qui a mangé les poules de la femme du garde champêtre. On ouvre un dossier. Pendant ce temps, en Région parisienne, un coup de couteau peut être classé. Laissez les statistiques où elles sont et écoutons le témoignage des maires. Me levant ce matin, je n'ai pas pensé à la sécurité de mes petits enfants, je ne suis pas comme Estrosi. Figurez-vous qu'à Saintes je ne ferme toujours pas les portes de ma voiture. Je me promène à Paris et je n'ai pas vu de batte de base-ball ! Luttons contre ce sentiment, oublions les statistiques et réagissons rapidement. Je suis à 90 % d'accord avec le président Delevoye ; pourtant nous ne sommes pas du même bord. - **Bernard Legras,** *procureur général - Colmar* À la suite des propos du général Parayre, je voudrais revenir sur la montée de ce sentiment d'insécurité. N'y a-t-il pas, parallèlement, une baisse considérable des capacités de tolérance de notre corps social ? Quotidiennement, des plaintes sont déposées pour des faits d'une grande banalité qui n'auraient jamais donné lieu, quelques années auparavant, à la moindre dénonciation. Ainsi, nous demandons aux procureurs de la République d'établir des rapports annuels d'activité. À l'examen des bilans d'activité des parquets de mon ressort, j'ai ainsi constaté que des plaintes étaient reçues, par exemple, pour une bagarre entre deux enfants de cinq ans dans une cour d'école, pour un jet de boule de neige et pour un racket de sucettes entre enfants dans une cour d'école maternelle. Tous ces faits, que j'ai vérifiés, ont donné lieu à procédure et ont été transmis aux parquets qui ont eu la faiblesse de les classer, ce qui a provoqué des réactions très négatives des plaignants. De ce fait, nous avons alimenté le discours sur le laxisme de la justice. Serons-nous d'accord sur la nécessité d'éviter la pénalisation de tels faits ou devra-t-on considérer que les parquets doivent les prendre en compte dans le cadre d'une approche consensuelle de la tolérance zéro ? Un consensus semble aujourd'hui se dégager pour considérer que tout acte de délinquance doit recevoir une réponse répressive de l'institution judiciaire. L'état actuel de notre institution nous interdit absolument d'envisager de telles réponses, et la Chancellerie, dans sa dernière circulaire sur l'Artt des magistrats, précise : *La politique pénale doit prendre en considération la capacité de traitement du tribunal et les exigences d'un débat judiciaire de qualité, sauf à poursuivre dans des conditions et des délais incompatibles avec la notion de traitement réel.* Lorsque je suis arrivé à Colmar, j'ai rencontré tous les magistrats des parquets et tous, en forme de leitmotiv, m'ont parlé de temps : celui qu'ils peuvent consacrer à l'exercice de leurs fonctions et au traitement de chacune des affaires. Ils m'ont dit n'avoir pas le temps de réfléchir, pas le temps de prendre la moindre distance par rapport à l'événement, rester en permanence sur le fil du rasoir, vivre en permanence avec la crainte de déraper et de commettre de graves erreurs. Dans un tel contexte, plutôt que de parler de moyens supplémentaires -- il faut deux ans pour « fabriquer un magistrat » - il serait préférable de parler en termes de redéfinition du cadre d'intervention du judiciaire. Il faut clarifier ce point pour savoir ce que l'on peut aujourd'hui utilement demander à la justice. La tolérance zéro, de nos jours, ne peut pas passer par nous. - **Xavier de Roux** La loi est à la disposition du citoyen. C'est elle qui fixe les contraventions, les délits et les crimes. Le périmètre de la justice que vous déplacez n'est-il pas fixé par la loi ? - **Bernard Legras** La tolérance zéro n'est pas dans la loi. Elle est même en contradiction avec le principe législatif de l'opportunité des poursuites. En l'état des moyens à leur disposition, les magistrats du parquet sont obligés d'offrir des réponses qui se révèlent de moins en moins adaptées. Pour lutter contre cette montée de l'insécurité, nous avons mis en place le traitement en temps réel des procédures, aujourd'hui complètement saturé. En effet, face à des faits de plus en plus graves, la justice recourt à des convocations par officier de police judiciaire -- considérées comme des procédures rapides - et dans un certain nombre de parquets, ces convocations se font à plus de neuf mois et interviendront bientôt à plus de douze mois. Ce qui, à l'origine, marquait le souci d'une réponse rapide est devenu une non-réponse. Aussi bien pour les services de police et de gendarmerie que pour le corps social, l'auteur et la victime, il s'agit de réponses inacceptables. Nous ne pouvons pas donner aux parquets les moyens qui leur permettraient de faire face de manière efficace à l'intégralité de ces problèmes ; au-delà de toute démagogie, il convient de réfléchir ensemble à une nouvelle dimension de l'intervention judiciaire. - **Christophe Caresche,** *député --- adjoint au maire de Paris* La tolérance zéro n'est pas le principe retenu par l'actuelle politique pénale. Vous avez sans doute raison de souligner le besoin d'une véritable politique pénale, mais un autre élément doit être introduit celui d'une territorialisation. C'est un élément central à la résolution des problèmes. À Paris, nous mettons en place des groupes locaux de traitement de la délinquance. Dans certains secteurs, l'idée d'un dispositif plus serré, plus fort et plus concentré de certains actes délictueux et un suivi plus précis de certains délinquants me semblent aussi un élément de réponse face à la masse des affaires que la Justice doit traiter. Philippe Marchand insistait sur l'inutilité des statistiques. On peut être intellectuellement en accord avec cette idée, mais les statistiques interviennent semestriellement. Elles ponctuent le débat sur l'insécurité en se focalisant sur le chiffre global des quatre millions de crimes et de délits ! Le débat s'organise donc autour de chiffres extrêmement insuffisants, à la fois dans leur élaboration et dans la prise en compte du phénomène de délinquance. Ces chiffres sont issus d'un mode de récolement contestable dans ses modalités. Avec Robert Pandraud, nous avons tenté de sortir le débat de cet enfermement pour dégager un outil statistique fiable avec l'idée qu'aucun outil statistique ne peut, par lui-même, livrer une vision précise. Il convient de recourir à plusieurs outils à disposition pour croiser les informations. Voilà le concept de base de cet observatoire dont nous préconisons la création. Je veux évoquer un autre problème : la continuité des statistiques entre la police ou la gendarmerie et la justice. Nous proposons des pistes de réflexion. Je reste persuadé qu'une partie des malentendus entre la justice et la police serait levée si nous avions la possibilité d'une continuité statistique. D'un côté, l'on constate des faits, de l'autre on comptabilise des procédures. Une meilleure continuité permettra aux policiers de mieux comprendre que les classements sont, pour l'essentiel, dus à l'absence d'identification des auteurs. Les magistrats trouveront là une possibilité de justifier leur travail. - **Dominique Raimbourg,** *député - adjoint au maire de Nantes* Nous ne devons pas parler de délinquance au singulier mais « des délinquances » : économiques, sexuelles, routières - cette dernière catégorie n'affole personne bien qu'elle tue 8 000 personnes par an -- et de cette délinquance de comportement que l'on qualifie généralement de « délinquance urbaine », qui, elle, inquiète beaucoup de nos concitoyens. Face à cela, le traitement judiciaire reste insuffisant : problème de moyens ; sans doute faudra-t-il dépénaliser un certain nombre de cas pour se concentrer. Visiblement, il faudra aussi organiser des liens avec les locaux pour apporter des réponses. Le traitement judiciaire est insuffisant aussi symboliquement. La justice travaille énormément, de même que la police et la gendarmerie. Cela ne rassure pas nos concitoyens. Le paradoxe est assez curieux et il faut inventer les mesures symboliques pour, de temps en temps, les rassurer. Le secret judiciaire est un problème très compliqué, mais il serait nécessaire que la justice sache mieux expliquer son action, surtout localement. Voilà une réforme importante à laquelle la police travaille ; la justice a encore à l'apprendre. Nous entretenons avec la violence des relations très compliquées. S'il y a une montée de la violence, nous assistons également à une montée de l'intolérance face à la violence. Il y a cinquante ans, l'on réglait les problèmes à coups de poing et les zones de non-droit étaient des ghettos beaucoup plus hermétiques qu'aujourd'hui. Nous sommes dans un monde qui a tendance à se civiliser et nous supportons de moins en moins, les lieux de « non-civilisation ». Enfin, il faut produire un effort en termes de peines. Des peines sont perdues, car l'on attrape trop peu de gens et on les condamne trop lourdement. Il faut condamner plus souvent et moins fortement. Le débat politique ne doit pas être évacué : quelle est la place du partage de la richesse, de la misère ? Comment se fait-il que les zones de non-droit soient liées à la misère ? On n'échappe pas à de telles questions, ni à un débat institutionnel sur la position des élus locaux : ils sont seuls à devoir rendre des comptes que l'on ne demande pas aux grandes administrations d'État. Il n'y a pas de compte rendu d'activités des administrations d'État si ce n'est leur interpellation par les collectivités locales. Ici encore, nous avons besoin d'un débat politique. - **Jean-Paul Havrin** Avec la justice, la police acquiert parfois le sentiment de ne pas parler le même langage et de mal se comprendre. Nous ressentons la même chose avec la société Ces derniers temps, le malaise de la police et de la gendarmerie que certains, à tort, attribuent aux élections, tient en fait dans le déchirement des demandes multiples et opposées de la société Le policier de base, en permanence, ne comprend pas ce que la société lui demande, quelle action il doit mener et comment il doit la mener. Si l'on pouvait retenir un langage commun pour parler des mêmes sujets avec la justice, l'on progresserait, de même si l'on pouvait, grâce aux politiques, faire en sorte que la demande de la société s'exprime, de telle façon que la police puisse y répondre. - **Patrick Beau** La difficulté se pose essentiellement dans la perspective de rendre compte. Effectivement, il est tout à fait normal que je rende compte au peuple de l'état de la justice à laquelle je participe. J'y procède au travers de l'audience de rentrée solennelle délicieusement obsolète, et je me déplace personnellement dans les quartiers et les villes de mon ressort ; j'anime des réunions publiques ouvertes aux élus dans un premier temps, à la population dans un second et nous parlons librement. J'entends, mais je me donne aussi le droit de répondre. Cela ne me gêne pas de dire que nous agissons aujourd'hui, dans nos juridictions, comme des chefs d'entreprise en nous posant la question : sur quelle capacité de jugement tabler cette année ? Je dois savoir qu'au-delà les magistrats du siège opposeront un « On ne peut pas » et qu'avec l'Artt l'évolution ne s'améliorera pas. De même, il faut savoir que le parquet a une capacité limitée même si les substituts sont réveillés la nuit pour cent euros. Il ne faut pas penser à une amélioration continuelle des moyens. La société doit s'interroger sur les domaines qui relèvent du judiciaire et sur les seules réponses que les juridictions peuvent donner. Pour les autres réponses, à la société de les chercher ! - **Jean-Paul Lévy,** *avocat* Nous souffrons aussi d'un mal français qui consiste à revenir sur la loi sans laisser au juge le soin et le temps de l'interpréter. L'on empêche l'office du juge. Au surplus, l'on instrumentalise le juge et le débat le relève. L'on ne peut revenir sur l'affaire Bonnal en reprenant des faits sans rapport pour condamner la loi. Il ne convient pas davantage de se prévaloir d'une défiance envers la défense au nom d'une prétendue sophistication de la procédure pénale. Soyons sérieux. Toute audience de comparution immédiate à la 23e chambre révèle ce qu'il en est de la sophistication. M. Delevoye souhaitait un tribunal des flagrants délits, mais venez à ces audiences, vous comprendrez qu'il existe. Il est prévu par la loi, il fonctionne et il représente la majeure partie de la réponse judiciaire. - **Jean-Paul Delevoye** Nous constatons, peut-être injustement, une dépénalisation de fait, parce que les procureurs traitent les affaires en fonction de leur capacité, selon les propos de M. Beau. Ainsi, les structures imposent-elles leurs logiques, d'où une inadéquation entre la capacité structurelle et la montée de la violence. Le vrai problème auquel nous devons réfléchir vise à déterminer comment organiser l'activité des travailleurs sociaux pour restaurer l'autorité parentale - vrai débat -- face à des gamins qui ont compris qu'ils avaient intérêt à créer un rapport de forces. Si nous sommes d'accord sur le principe et l'objectif politique selon lequel, au constat d'une faute, l'on doit s'interroger sur le déficit d'éducation à propos duquel notre propre responsabilité est engagée, et si, par ailleurs, la resocialisation est en débat, c'est dire qu'au lieu de mettre les délinquants derrière les murs, on considère qu'ils se sont mis en « a-socialisation », on peut affirmer que, à partir d'une faute constatée, la vertu éducative tient dans le prononcé d'une sanction immédiate. La capacité de resocialisation c'est l'exécution de la sanction avec une réflexion sur la quête d'une vertu éducative. Mais prononcer une sanction sans que celui qui la subit ne soit accompagné dans la vertu éducative ne sert pas à grand-chose. Tout cela nous conduit peut-être à réfléchir sur un bassin territorial de délinquance. Au moment où l'on parle de pays et d'intercommunalité, nous, élus locaux, ne devrions-nous pas, dans ce souci de coordination, non pas mettre en place un tribunal de flagrant délit, qui doit rester sous l'autorité des magistrats, mais promouvoir des moyens de médiation de proximité, de mobilisation pour être immédiatement en mesure de décider que telle ou telle personne, par exemple, doit travailler immédiatement au profit de la collectivité ? Nous devons rechercher comment, en mobilisant la coordination des acteurs locaux, augmenter la capacité structurelle du traitement du problème. Le système qui prévaut dans notre pays aujourd'hui cloisonne les structures, ce qui vaut pour quelqu'un qui a un handicap d'être pris en charge par vingt-cinq acteurs différents qui ne se parlent pas ! - **Henri de Richemont,** *maire* Dans mon département rural, la délinquance a augmenté de 22 %. Les structures imposent, dit-on, leur logique, celle-ci menant à la non-sanction. Ce n'est pas acceptable. Dès lors que les magistrats n'ont plus le pouvoir de juger, pour mille causes, dont l'Artt, pourquoi ne pas changer les structures et pourquoi ne pas faire juger les délits de proximité par une justice de proximité et rétablir le juge de paix dans nos cantons ? Ce dernier, saisi directement pas la gendarmerie ou la police, pourrait nous rapprocher d'une tolérance zéro. - **Jean-Marie Bockel** Je reste convaincu que la réponse judiciaire ne suffira pas. À l'opposé de Christian Estrosi, je ne souhaite pas que le maire acquiert un pouvoir très large. Je souhaite que chacun garde ses actuelles responsabilités et que le maire soit au cœur des coordinations des actions menées ensemble. Malgré les insuffisances des contrats de sécurité, je compte parmi les maires qui pensent qu'il s'agit là d'une bonne démarche, y compris pour des actions à mener au plus près et y compris pour des actions extrajudiciaires. Les groupes locaux de traitement de la délinquance fonctionnent bien et associent tous les acteurs de la prévention, la justice, la police le maire, les acteurs sociaux. Il faut recourir au « secret partagé », au traitement rapide. L'on ne pénalise pas tout, mais l'on apporte une réponse tant aux victimes qu'à leur famille ou aux auteurs. Le maire ne doit remplacer ni le juge ni le policier, il doit coordonner. - **Jean-Pierre Michel** Le maire doit occuper une place plus grande et mieux reconnue, y compris par la justice et les forces de sécurité, non seulement comme coordinateur au sein du contrat local de sécurité. Il doit être associé aux choix de l'emploi des forces de police. Dans ma commune, qui relève de la police nationale, est-il normal que dix policiers relèvent les infractions dans la journée et qu'il n'y ait plus personne la nuit ? Le maire devrait avoir son mot à dire sur l'emploi des forces de police. Sa connaissance de la délinquance dans sa ville reste supérieure à celle des forces de police, parce qu'il recueille le sentiment de ses concitoyens. C'est un élément à prendre en compte. Il devrait avoir son mot à dire sur le choix des procédures par les parquets. Le procureur doit accepter de débattre avec le maire. Dans la loi de sécurité intérieure, un article introduit par le Gouvernement insiste sur le fait que le maire doit être associé au traitement de la délinquance, soit dans le cadre des contrats locaux de sécurité, soit dans celui des réunions de coordination. De même, les procureurs peuvent développer les délégués du procureur. Pour les concitoyens et les élus, il faut une présence de justice et une réponse immédiate à de petits cas d'incivilité qui empoisonnent la vie ; cela rassure les gens. - **Jean-Pierre Dintilhac,** *procureur de la République de Paris* Pour mieux cerner la réalité, il faut parler, non de « la délinquance », mais « des délinquances ». J'aimerais que l'on me dise en quoi la justice pénale peut répondre à la délinquance née, notamment, du phénomène des troubles mentaux. En audience correctionnelle, le nombre de personnes perturbées est considérable. Une sanction, et une sanction plus rigoureuse, réglera-t-elle le problème ? Il faut distinguer petite et grande délinquance de prédation, délinquance passionnelle, délinquance de l'ennui qui est considérable, délinquance culturelle par la perte des racines, l'anomie... Sans procéder à de telles distinctions, l'on ne traitera pas la question. Le partage entre procureur et élus est une question de respect et de débat. J'ai été étonné de constater aux Pays-Bas que chaque jour, dans les quartiers difficiles, maire, préfet, commissaire et procureur dissertaient ensemble dans le souci du respect des compétences réciproques. Je crains que le souci du rapprochement recouvre parfois des arrière-pensées et qu'on veuille soumettre l'action de l'un à la volonté de l'autre. Je ne voudrais pas que le procureur de la République devienne un fonctionnaire municipal et, qu'au nom de la pression exercée par la population, on en vienne à lui demander de trouver un biais pour mettre en prison tel ou tel individu dont on voudrait se débarrasser. Une telle évolution s'avérerait très dangereuse car, par essence, le procureur est garant des libertés individuelles. Je ne souhaite pas davantage que le commissaire dise : « Sans doute, monsieur le procureur, une petite irrégularité émaille-t-elle la procédure, mais comprenez, nous avons eu tellement de mal à l'interpeller qu'il serait gênant qu'il ne soit pas poursuivi ». Je dis : non ! nous sommes là pour respecter la loi. Oui au dialogue, à condition que chacun reste dans son rôle. Contrairement à Jean-Pierre Michel, on ne peut, selon moi, débattre du choix de la procédure qu'à la seule condition qu'il est clair pour tous que la décision en dernière instance revient au seul procureur et que ce choix n'est pas ouvert à la critique du maire. - **François Roger,** *conseiller à la Cour de cassation* Confirmant les propos de maître Lévy au président Delevoye, j'indique que les flagrants délits existent ; leur montée en puissance fabrique des détenus fermes de plus en plus nombreux. Il est possible qu'un syndicat de magistrats ait déclaré qu'il ne fallait pas appliquer la loi, signifiant que si la loi sur la sécurité quotidienne permettait un jour à des vigiles non formés, issus du milieu, de contrôler les gens à la sortie des supermarchés avec possibilité de fouilles à corps, il y aurait atteinte à la liberté et que les magistrats seraient autorisés à appliquer les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Je ne suis plus un homme du terrain, mais je commence à être lassé par les statistiques de la délinquance. Parlons d'autres statistiques, celles qui attestent que le rapport entre les riches et les pauvres s'accroît, que les Sdf sont en nombre toujours croissant ou que 6 millions de Français vivent en dessous du seuil de la pauvreté. Avons-nous le droit devant tous ces chiffres de réclamer une tolérance zéro ? Je ne le crois pas. Que ceux qui la souhaitent au plus haut poste de la République se l'appliquent à eux-mêmes ! Je souhaite aussi que le débat porte sur l'hyper-médiation des problèmes de sécurité. Un coup de gong a autorisé cette brèche le 14 juillet dernier ; depuis, les journalistes s'y sont engouffrés. En banlieue, les gens savent lire et écrire. L'un d'entre eux écrivait il y a peu : *Le dialogue sera possible, les sanctions légitimées et les délinquants isolés dans leur propre quartier le jour où la justice sera la même pour tous.* - **Général Guy Parayre** Sur les maires et leur rapport aux forces de l'ordre, je rappelle qu'il fait partie du quotidien des gendarmes d'informer les maires, c'est en tout cas ce que l'on demande à nos responsables ; cela ne se passe pas mal dans la plupart des cas. Nous sommes prêts à aller encore plus loin dans le respect des responsabilités de chacun. Sur le temps évoqué par M. Marchand et M. Legras, les forces de police et de gendarmerie ont à intervenir sur des questions de procédure pénale, mais également pour des questions sociales. De plus en plus, les gendarmes interviennent pour tout et rien dans les querelles familiales ou dans les problèmes psychologiques. La police et la gendarmerie sont mobilisées en dehors du cadre judiciaire. Il y a un problème social, auquel il faut y répondre. Deuxième aspect, n'oublions pas l'évolution de notre procédure pénale qui a entrepris son évolution, bien avant juin 2000, d'un système inquisitorial à un système accusatoire. Nous nous situons au milieu du gué. Nous pourrions réfléchir à ce que nous voulons. Notre procédure est de plus en plus complexe pour les fonctionnaires qui assurent la police judiciaire de base. Ils y perdent du temps qu'ils ne peuvent consacrer à la prévention ou au contact avec les populations. - **Hervé Dupond-Monod,** *Avocat* Le président Delevoye s'interrogeait sur le partage du public entre une conception de citoyen et une conception d'usager. Cette attitude se retrouve un peu chez les élus. Un exemple : celui des cartes judiciaires, policières et administratives. Nul n'ignore que la carte judiciaire n'a pas été modifiée depuis 1958 et que si la carte policière a fait l'objet de tentatives plus récentes, c'est avec le succès que l'on sait ! Nous sommes bien là au cœur du problème du partage et de celui de l'organisation. Certes, il convient de se poser des questions sur l'étendue de la pénalisation. Néanmoins, il reste des questions plus matérielles : des structures géographiques inadaptées restent-elles pertinentes ? Le personnel politique n'est pas toujours coopératif pour adapter les cartes. - **Jean-Marie Bockel** Ce problème s'intègre à la grande réforme de l'État que l'on évoque toujours sans jamais l'engager. Il en va ici comme de la réforme des services fiscaux. Tant qu'il n'y aura pas un candidat à la présidentielle, qui osera se déclarer hostile aux corporatismes à l'œuvre ? Je voudrais répondre vivement à François Roger. Élu socialiste, je suis fier de mes convictions, mais une certaine bonne conscience de gauche m'agace parfois quelque peu. Si l'on veut faire passer le message selon lequel tous les élus sont des pourris, continuons ! Quand on fait de la politique, il faut être honnête, prudent et avoir de la chance. Sur la question du lien entre misère et délinquance, bien sûr nous sommes d'accord, mais il faut cesser de mettre cette idée en avant si l'on souhaite résoudre les problèmes. Avec l'embellie économique et le travail effectué en matière d'accès à l'emploi, on a démontré que l'on ne pouvait rien comprendre par le recours à ce seul lien mécanique. - **Jean-Paul Delevoye** Dans mon esprit, le bassin de délinquance est bien évidemment une réponse territoriale dotée d'outils coordonnés. Elle passera forcément par la refonte de la carte judiciaire et policière. Cela ne fonctionne pas, car chaque administration suit sa propre logique d'organisation. Quand, sur le même territoire, en quelques années, on déclare au maire que l'on ferme une classe, la poste, la gendarmerie, les tribunaux... il se sent agressé. Cela signifie que nous sommes prêts à l'adaptation des structures si l'alternative de la réponse du service public est meilleure pour la population. Un travail préparatoire s'impose, car si chacun y va de sa petite réforme, le procès des élus locaux continuera longtemps sur ce thème. Nous avons donc à réfléchir à l'instrumentalisation des élus locaux par les syndicats de fonctionnaires eux-mêmes. Dans la réforme du Trésor, les syndicats hostiles au projet ont alimenté le mouvement des élus. À partir des lois Pasqua et Voynet sur les pays et sans doute en recourant à des expérimentations de réorganisations, autorisées par les nouvelles technologies, l'on pourrait revoir les cartes et les politiques d'évaluation où les statistiques n'auraient plus pour but d'alimenter un débat politique, mais serviraient à une évaluation des politiques publiques. - **Patrick Beau** Lorsque, magistrats, nous précisons que nos capacités sont limitées, cela ne signifie pas un appel à la création de tribunaux de quartiers ou de solutions para-judiciaires au préjudice de la protection des libertés des citoyens. Je veux simplement préciser que toute difficulté n'appelle pas de solutions en forme judiciaire. Un litige de voisinage reflète un problème de vie collective, de vie en communauté. Le fait que des mineurs posent problème n'appelle pas un tribunal de quartier qui décidera de déplacer autoritairement une famille d'un quartier. Il faut cesser de se retourner vers la justice pour obtenir une solution à tout. On ne peut se contenter de créer des contre-structures para-judiciaires. L'autorité doit rester à sa place. Quand elle est judiciaire, administrative, parentale ou politique, elle doit rester judiciaire administrative, parentale ou politique. - **Paul-Albert Iweins** Je suis radicalement opposé à une justice de proximité, exercée par les citoyens. La justice est une affaire de professionnels, non une affaire de citoyens de quartier qui doivent régler les problèmes du quartier. En revanche, il faut s'assurer que les citoyens soient mieux associés à la justice. L'une des solutions peut être l'échevinage dans les tribunaux correctionnels et dans les tribunaux de police pour y résoudre la question du juge unique. Nous avons tous l'exemple de personnes ayant acquis, en tant que jurés d'assises, une conception citoyenne de la justice. - **Jean-Paul Delevoye** La bonne volonté et le bénévolat s'avèrent souvent catastrophiques en termes de résultats pour la justice de proximité comme pour la vie associative pour des personnes en situation morale et sociale délicate. Nous devons réfléchir à la mise en place de professionnels pour les actions éducatives, de réinsertion et de sanction. À mes yeux, justice et police de proximité doivent être pilotées par des professionnels. - **Jean-René Farthouat,** *président du Conseil national des barreaux* J'ai déclaré devant une commission parlementaire qui cherchait les voies et moyens pour économiser le budget de la justice tout en améliorant son fonctionnement qu'il convenait de revoir la carte judiciaire. On peut en effet y réfléchir quand un département compte trois tribunaux. Grâce au ciel, nul ne lit les comptes rendus des commissions de l'Assemblée nationale et, pendant plusieurs mois, je n'ai reçu aucun retour. Malheureusement, Gérard Gouzes les a lus et les a transmis au Bâtonnier de Marmande. La lettre que ce dernier m'a adressée révèle que je suis le fossoyeur du barreau français ! Il n'y a pas que les élus, il y a les professionnels réactionnaires qui devraient apprendre à bouger. - **Colonel Jean-Régis Vechambre,** *commandant du groupement, de gendarmerie de la Gironde* J'ai travaillé en Charente-Maritime, comme en Gironde, sur le regroupement d'unités pour un meilleur service public. Nous n'y sommes pas parvenus. Nous avons adopté une autre solution - moins satisfaisante - liée au redéploiement d'effectifs. Nous assistons à une augmentation de la délinquance dans les zones où nous avons retenu cette solution. Il y a là une véritable réflexion de fond ; elle pose un autre problème, celui du lien avec l'autorité municipale. Dans les zones relevant de la gendarmerie, les unités sont compétentes sur plusieurs communes. Notre difficulté est de faire passer nos priorités sur l'ensemble des communes, ce qui pose bien la question de l'échelle d'adaptation sur le territoire des moyens de sécurité. Je suis favorable à une analyse des statistiques de plus en plus fine. Aujourd'hui, en Gironde, les taux de résolution s'établissent à 4 % pour les vols de roulottes, à 7 % pour les vols de véhicules. Nous sommes inefficaces et l'impunité totale du malfaiteur débute chez nous avant même de mettre en cause l'inefficacité de la justice qui ne joue que sur 4 % ou 7 % des faits enregistrés. Nous n'éviterons pas une politique de moyens forts, au moins sur un temps court, pour faire face aux situations difficiles auxquelles nous sommes confrontés. Nous choisissons les délinquants que nous traitons, mais nous sommes constamment renvoyés à notre politique de moyens. La délinquance routière représente la moitié des audiences correctionnelles. Nous perdons un temps considérable avec ce contentieux qui devrait être dé-judiciarisé. Nous y gagnerions en clarté pour le citoyen et nous pourrions nous recentrer sur des questions essentielles. La sanction administrative doit être admise par le citoyen qui devrait la comprendre. La démocratie est un difficile équilibre entre le respect des libertés individuelles et la défense de la société ; nous sommes allés trop loin, à mon sens, dans la protection de la liberté individuelle ; aussi est-il utile et urgent de réfléchir au moyen de reconstruire cette cohésion. - **Paul-Henri Denieul,** *directeur du cabinet Deloitte et Touche* Les Parisiens constatent simplement avoir peur. Ainsi sont-ils les complices des auteurs de délits ou d'incivilité. Complices, ils ne participent pas à l'aide qu'ils pourraient apporter à la police ou à la justice. Dans un souci citoyen, il faudrait rechercher les voies et moyens utiles à renverser la situation et permettre aux citoyens d'apporter une contribution à la lutte contre l'insécurité. - **Franck Natali,** *avocat* Des dispositions légales - la médiation et la composition pénale - ont été mises en place. J'aurais aimé savoir si les intervenants ont constaté les effets de la mise en application de ces textes. Notamment pour ce qui concerne la préoccupation légitime de l'indemnisation des victimes à travers les maisons de quartier et de justice. Le souhait du législateur, à savoir la mise en place de ces processus de responsabilisation de l'auteur et de l'indemnisation immédiate de la victime, a-t-il été suivi d'effets ? - **Jean-Marie Bockel** C'est parce que nous croyons à ces mesures que les uns et les autres nous avons financé l'instauration des maisons de la justice et du droit. Cela existe déjà et nous sommes même prêts à rendre possibles dans nos services des mesures de réparation. Il est vrai qu'une fois la décision prise, il faut un bras. Nous sommes cependant très en deçà de ce que nous pourrions faire en ce domaine. Pour la réponse extrajudiciaire, s'ouvre là un vaste champ encore trop inexploré. - **Patrick Beau** Ce sont deux instruments différents. On recourt beaucoup à la médiation, qui pour autant n'est pas une panacée universelle ; il faut prendre garde à ce que la médiation-réparation s'analyse comme un mode de justice privatisé qui ne prendrait en considération qu'une relation duale auteur/victime. En tant que procureur de la République, je souhaite que la société soit présente. Elle l'est dans la limite où elle ordonne la mesure, mais celle-ci n'est une panacée. Je n'ai pas d'expérience de la composition pénale ; à l'échelon de ma juridiction, nous avons estimé que nous n'en avions pas besoin, car nous n'avions pas de contentieux de masse à traiter ; au surplus, beaucoup de praticiens pensent qu'il s'agit là d'une usine à gaz. La mise en œuvre est extrêmement lourde au vu des résultats recherchés. - **Philippe Marchand** Je suis très intéressé par ces propos. Nous avons connu l'affaire du travail d'intérêt général. Le législateur prend une mesure, puis une opposition de magistrats, des années durant, empêche sa mise en oeuvre. J'ai rapporté le décret de la composition pénale devant la section de l'intérieur du Conseil d'État bien trop longtemps après le vote de la loi. Dans ces affaires sensibles qui font la une des journaux, il serait nécessaire que l'administration prépare plus rapidement ses décrets, voire qu'elle les prépare avant le vote de la loi. Je constate que la composition pénale, qui peut être utile, reçoit de la part des magistrats un accueil tiède. Il faut pourtant savoir ce que l'on veut. Les décrets doivent être pris rapidement et doivent être exécutés. - **Bernard Legras** La composition pénale est une procédure extrêmement lourde à mettre en œuvre ; ce fut le cas au Tgi de Colmar. Nous avons tiré un bilan très précis de l'expérience sur douze mois qui ne recouvre qu'une quinzaine de procédures. Elles s'avèrent beaucoup plus lourdes à mener que l'ouverture d'une information pour une affaire criminelle de haut vol. Il y a environ six allers et retours entre le parquet et les différents intervenants, lesquels doivent absolument être sollicités dans le cadre de cette procédure. Pour que le législateur soit suivi par les juges, encore faut-il qu'il propose des outils utiles et en mesure d'être exploités. - **Xavier de Roux** Philippe Marchand aurait dû simplifier les projets de décrets. Effectivement, l'on crée des textes sans savoir s'ils sont applicables. Généralement, les décrets compliquent encore les choses. - **Jean-Marie Bockel** Pour les textes qui posent des problèmes d'application, pourquoi, sous le strict contrôle du juge, ne pas recourir à l'expérimentation ? Il existe en France, d'ailleurs sous le contrôle de parquets, des expérimentations de conseils de sages qui permettent de dégager des solutions alternatives compatibles avec la loi, notamment dans le cadre associatif sous le contrôle des parquets. On peut ainsi avant de légiférer, de généraliser, tester les solutions qui marchent. - **Xavier de Roux** Il est difficile d'expérimenter la loi avant de l'avoir rédigée ! La réaction du parquet à la délinquance de masse est une vieille affaire dont nous avions déjà parlé en termes simples. Il s'agissait, pour les parquets, de classer une affaire moyennant un acte positif - le rappel à la loi notamment. Mais le problème pratique tient en ceci que citer trois mois plus tard un délinquant ne constitue pas une réponse. L'idée du législateur était de faire simple, rapide et pratique ; or, c'est devenu lent et compliqué. - **Jean-Marie Burguburu,** *avocat* Abordons les solutions. Le procureur général Legras évoquait le racket de sucettes dans la cour de récréation. Inversement, quand un professeur gifle un élève, il est mis en examen. Réduire les cas d'ouverture de constitution de partie civile serait-il une première solution ? En fait, il s'agit d'une fausse piste qui inciterait les citoyens à se faire justice eux-mêmes. La solution passe donc, aux trois niveaux des problèmes que nous traitons, par la nécessité de trouver les moyens matériels. Au niveau de la police d'abord - polices de prévention et de répression - et, dans les communes de gauche comme de droite, oui à une police municipale sous le contrôle du parquet. Au niveau de la justice, il faut aussi des moyens plus importants - ce n'est pas qu'une question d'argent. Il en va de même au niveau de l'administration pénitentiaire, car l'on sait bien qu'au bout de la chaîne, l'enfermement est criminogène. Il y a quarante ans, la France a produit un effort considérable en matière d'éducation à cause du *baby boum*. Il y a vingt ans, à la suite de l'élection d'un nouveau président, un effort considérable a été consenti en faveur de la culture. Aujourd'hui, ne faut-il pas produire un effort considérable sur le plan financier en faveur de ces trois volets du triptyque que sont la police, la justice et l'administration pénitentiaire ? À la lecture des journaux du matin, quand tel parti politique annonce trente milliards d'euros de réduction d'impôts, l'on se dit que nous n'y arriverons pas. Il faut que des moyens financiers soient orientés dans les directions explorées aujourd'hui. - **Hervé Témime,** *avocat* Je m'adresse à tous les élus : je trouve que vos propos sont d'une très grande qualité. J'ai le plus grand respect pour la politique et pour les politiques. Vous donnez de vos fonctions une image passionnante et quel contraste entre vos débats qui ne soulignent pas le clivage gauche-droite et les échanges entendus, en ce temps de pré-campagne présidentielle, autour de la sécurité, de la police et de la justice ! L'électoralisme a, sur un plan public et médiatique, ramené ce débat au niveau zéro de la dignité. Deux propositions relatives au traitement judiciaire. Quatre-vingt-dix pour cent des infractions échappent à la justice qui ne traite pas un fait délictueux sur vingt. Non seulement la justice n'est qu'un maillon d'une chaîne, mais encore elle ne traite qu'un volant très faible du phénomène en débat aujourd'hui. Le temps est primordial. Un très grand nombre d'infractions doit connaître un traitement judiciaire rapide. L'avenir est dans le progrès du traitement judiciaire dans le temps. Les réformes judiciaires ont été, à mon sens, largement obérées dans leur qualité par le fait qu'elles ont été élaborées en référence aux affaires ; or, la justice ne se résume pas aux affaires. N'oublions pas l'essentiel : l'urgence d'une réforme de la justice afin que de plus en plus de faits délictueux soient jugés rapidement. Hélas, le champ de la comparution immédiate ou de la justice rapide a été abandonné par le législateur et déserté par le barreau. C'est à ce réinvestissement que nous devons réfléchir. M. Beau précise qu'il doit se comporter comme un chef d'entreprise. Pour désengorger la justice et pour faire en sorte qu'elle réponde mieux à son devoir de pacification sociale, il faut que nous instaurions le « plaidé coupable ». - **Jean-Pierre Michel** Sur les procédures d'urgence, je rappelle que nous sommes tous d'accord pour que les petits délits soient traités rapidement. J'ai signé une proposition de loi en vue d'autoriser la comparution immédiate pour les mineurs. Mais la mise en œuvre de cette réforme appelle la réorganisation territoriale des tribunaux ; en effet, si un tribunal accentue les comparutions immédiates, il va moins traiter d'affaires importantes. L'accroissement des procédures de comparution immédiate qui concerne la classe du dessous s'opérera au profit de ceux du dessus qui seront beaucoup moins poursuivis. Cela suppose une réorganisation totale de l'institution judiciaire. Les projets du ministre Nallet formaient une bonne réforme : si l'on ne veut pas aller jusqu'à une suppression de tribunaux, l'idée de parquets départementaux mieux structurés, va de pair avec la possibilité de spécialiser un de ces tribunaux dans les comparutions immédiates. Sur le plaidé coupable, M. Beau a dit des paroles vraies ; ensuite, l'on a confondu. La médiation pénale marche convenablement - comme maire, elle m'a évité d'aller devant le tribunal - et je comprends bien que les magistrats veuillent que la loi soit présente et qu'il ne s'agisse pas seulement d'un face-à-face de l'auteur et de la victime. Mais dans le cadre de cette procédure, c'est tout de même le procureur qui saisit l'association de médiation qui, ensuite, lorsqu'elle a entendu les parties, présente son rapport au procureur. C'est bien ce dernier qui décide et notifie, soit d'accepter les mesures proposées, soit de renvoyer l'affaire devant la juridiction. Ensuite, la composition pénale n'est pas appliquée, car il s'agit d'une procédure très lourde et, à mes yeux, de mauvaise qualité. Les nouvelles procédures de délégués du procureur qui ne sont pas de vraies procédures, mais des expérimentations au sens souhaité par Jean-Marie Bockel, ne doivent pas être oubliées. Si l'on mettait en place tout cet arsenal et si nous parvenions à une meilleure coordination entre les différents services dans le respect de chacun - je dis oui à ce souci de Jean-Pierre Dintilhac, il ne s'agit pas de faire du procureur l'annexe du maire - je pense qu'un grand pas serait fait pour répondre au sentiment d'insécurité. - **Jean-Marie Bockel** Je suis assez ouvert aux deux propositions de Hervé Témime, mais pendant que nous y réfléchissons « les ventes continuent ». Pendant les campagnes électorales et leurs dérives démagogiques, nous avons, sur le terrain, besoin d'avancer. Je demande dans le strict respect des compétences de chacun - l'ancien avocat que je suis n'imagine pas une seconde instrumentaliser quiconque - que l'on instaure un climat de confiance avec les magistrats et les forces de l'ordre autour d'un diagnostic partagé qui, au-delà des statistiques, prend aussi en compte la souffrance sociale à laquelle nous sommes confrontés et à une demande souvent légitime. Dès lors qu'est avérée cette volonté de travailler ensemble, au niveau du moral, cela peut changer les états d'esprits. Aujourd'hui, il est insupportable de se sentir seul face à une demande très forte de nos concitoyens. - **Jean-Paul Delevoye** À Lyon récemment, était réunie une vingtaine de maires d'une dizaine de pays : les États-Unis, l'Allemagne, l'Italie... La question posée était : quel est le problème numéro un que vous pensez devoir relever dans votre exercice ? La réponse unanime a été l'intégration. Quelle est la capacité pour un élu local de faire vivre ensemble des gens de cultures, de revenus de situations différentes ? Le mandat qui s'ouvre à eux est celui de la confrontation ou de l'intégration. Les habitants se supportent de moins en moins et les rapports entre eux sont des rapports de violence. L'association des maires de France a demandé que les formations de travailleurs sociaux comprennent un volet sur l'attitude à tenir face à la violence, car des agents publics venant apporter une réponse sont soumis à l'agressivité des personnes qu'ils sont en charge d'aider. Sur l'urgence, il ne convient pas de limiter le débat à la réponse judiciaire. Il faut inclure l'intervention du travailleur social d'urgence. Nous sommes frappés de l'échec des politiques sociales préventives. Les locataires en situation difficile viennent nous voir, non pas aux premiers 150 euros impayés, mais à 1 500 euros ou 2 000 euros impayés, quand la situation est devenue irréversible. Il existe aujourd'hui de multiples dispositifs où les bénéficiaires ont parfois plus d'avantages à ne pas agir. De même, l'absentéisme scolaire est parfois toléré, parce que l'enfant, absent, ne perturbe pas l'école, *etc*.. Nous avons tous une complicité un peu « jésuitique », parfois satisfaite par l'incarcération du gamin qui va ramener la tranquillité dans le quartier quinze jours. Nous baignons dans une hypocrisie qui consiste à déplacer un problème plutôt qu'à le regarder en face. Sur ce sujet de fond, nous devons retenir une approche globale, cohérente et de coordination. Toutes nos réponses publiques traitent les handicaps et marginalisent les gens dans leur handicap. Lorsque les travailleurs sociaux rencontrent des parents qui ne savent pas comment élever un enfant, ils pratiquent un langage qui fragilise davantage encore les parents qui ne maîtrisent pas ce même langage. Nous-mêmes, élus locaux, devrions être formés à un langage qui ne culpabiliserait pas les personnes auxquelles nous nous adressons. Nos attitudes peuvent créer une vraie agression. Enfin, sur le plan des symboles, je souhaiterais que nous réfléchissions au sens littéral de l'autorité. L'autorité, c'est ce qui fait grandir quelqu'un. Or elle apparaît aujourd'hui comme une contrainte et une réduction de son plaisir individuel. Nous devons réfléchir symboliquement à la façon de restaurer le sens de l'autorité et la notion de vivre ensemble. C'est un vrai défi que nous ne réglons pas en nous renvoyant les responsabilités. Nous sommes tous aujourd'hui condamnés à travailler ensemble. Il y a plusieurs types de délinquance et des réponses « en gants blancs » qui respectent encore nos principes républicains, mais nous avons devant nous toute une série de systèmes mafieux - drogue ou prostitution - qui se mettent en place et qui ne quitteront pas leur territoire si nous luttons contre eux avec des gants blancs. Sommes-nous capables d'accepter un discours politique quelques fois en transgressant les attentes des populations ? Je crains que l'on considère aujourd'hui le discours politique comme étant de complaisance. Enfin, attention à l'usure de celles et ceux qui servent l'État. Beaucoup sont fatigués. Attention aussi à l'usure des élus locaux. Si la République, c'est le vivre ensemble, il faut comprendre qu'une économie sans règle c'est la jungle et qu'une société sans morale et sans respect de la loi c'est la barbarie. Nous avons donc à retrouver le sens de l'éducation. C'est un défi formidable à relever. - **Paul-Albert Iweims** J'adhère totalement aux propos de M. Delevoye. Quand, ensemble, nous ouvrons ce débat, reconnaissant tous que la loi est bonne, que la justice est de qualité et que l'on doit donner des repères à la société, on peut regretter l'absence de débats publics de cette qualité afin que les habitants des cités sachent que les magistrats, les élus locaux, les avocats, les policiers et les gendarmes sont capables de se parler en ayant tous à l'esprit le souci de construire, de donner des valeurs, des repères. Cela dit, je suis sidéré par les propos de Hervé Témime qui a l'expérience des flagrants délits. Allez à la 23 et 24e chambres à Paris. C'est l'abattage ! Les prévenus passent à 20 par audience sans véritables garanties des droits de la défense, sans avoir eu le temps de prévenir leur famille, sans être mis en capacité de réunir des bulletins de paye ou des contrats de travail. L'abattage des flagrants délits est sûrement une très mauvaise solution qui conduit tout droit à l'incarcération. Voilà la justice à deux vitesses. Ceux qui passent plus tard, pour des faits plus graves, ont eu le temps de s'organiser et n'iront pas en prison. Les flagrants délits généralisés c'est l'erreur de l'erreur. - **Xavier de Roux** Hervé Témime n'a pas dit cela ; il a ouvert le débat sur le plaidé coupable. - **Paul-Albert Iweims** Le plaidé coupable, je suis pour. - **Hervé Témime** C'est parce que les comparutions immédiates, inévitablement, vont être encore plus nombreuses, qu'il faut s'en soucier au premier chef. - **Betty Barnaud,** *viticultrice* Ne croyez-vous pas que la télévision présente un très mauvais exemple pour les prédélinquants ? **Jean-Paul Delevoye** Nous fonctionnons avec l'intellect, l'affectif et le physiologique. La civilisation de l'écrit et de l'oral « nous tirait par le haut », car elle touchait l'intellect. L'image joue sur le physiologique et, avec la télévision, l'émotion l'emporte sur les convictions. Les pulsions émotionnelles collectives nourries par l'image créent des débats politiques médiocres. Sur ce sujet comment renverser l'ordre des choses ? Nous pouvons considérer que la télévision, au contraire, peut être un formidable outil de pédagogie. Pour un certain nombre d'individus, la réalité de la vie est tellement douloureuse et insupportable, parce que l'exacerbation du moi provoque douloureusement des échecs, que virtuellement ils se créent des personnages, plus agréable à faire vivre. D'où des phénomènes des dédoublements de la personnalité. Des jeunes dans les cités se comportent effectivement comme le héros qu'ils ont vu à la télévision. Nous avons un vrai problème de reconstitution du moi et de sa découverte. Le père doit aider à l'éveil du moi ; aujourd'hui, cette rupture éducative du père fait que nous sommes en train de basculer dans une société qui réclame de plus en plus de libertés individuelles et pose de plus en plus d'interdits collectifs, car nous estimons, à tort ou à raison, que l'individu est incapable d'assumer certains choix de dimension collective. Là s'ouvre un autre débat sur la resocialisation : comment se servir de l'émotion visuelle, car souvenons-nous des phrases des conseillers nazis qui disaient à leur leader : « Ne vous inquiétez pas de la vérité ou non de vos convictions ; ce qui compte c'est l'impression que vous produisez sur les opinions ». Nous vivons une dictature de l'image qui, paradoxalement, recrée un esclavage moderne par rapport à des émotions fabriquées par d'autres. - **Christophe Caresche** Il existe un véritable bombardement médiatique sur ces questions. Une exploitation politique de la délinquance est à l'oeuvre ; il ne faut pas oublier l'exploitation commerciale. L'exploitation de la délinquance aux 20 heures s'explique par le souci de faire grimper l'audimat, créant ainsi un climat tout à fait détestable. Souvenez-vous de l'affaire de l'anthrax ; elle a donné lieu à un accord entre les chaînes pour ne plus diffuser ce type de faits - qui ont ainsi pris fin. Il faut débattre avec les responsables des médias pour accéder à une approche plus sereine. - **Geoffroy du Mesnil du Buisson,** *maître de conférence à l'Énm* J'enseigne les fonctions de Jap et de juge correctionnel. Nous avons évoqué la composition pénale avec les difficultés de mise en œuvre qui l'accompagnent. Une question de fond s'impose : qui a vocation à juger dans les petites affaires ? Est-ce le juge ou le parquetier ? Dans une session de formation continue, un procureur adjoint de Marseille indiquait ne pas comprendre : « On m'a enseigné que le parquet poursuit et que le juge décide ; maintenant je poursuis, je juge et je contrôle l'application de la décision. Je ne reconnais plus le triple rôle que l'on me fait jouer. » Au surplus, les juges, en cas de récidive, ne voient plus guère d'inscriptions sur le casier judiciaire, mais l'on ressort des procédures, car le parquet précise les procédures déjà suivies par le prévenu. En ce cas, s'agit-il d'un coupable ou d'un présumé innocent ? Doit-on considérer l'aggravation de son comportement ou s'agit-il d'une première infraction, faute pour les autres d'avoir été constatées officiellement ? La question pose le problème ; a-t-on plus besoin de procureur pour juger ou de juges de proximité ?
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entretiens de saintes-royan-amboise
2002-02-01
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LA PEINE : EXÉCUTÉE ?
# La peine : exécutée ? - **Philippe Bilger,** *avocat général à la cour d'appel de Paris* Vous ne pouvez imaginer le plaisir intellectuel pour moi, emmuré dans une expérience particulière et dans une réalité criminelle, d'écouter des collègues, des élus et des avocats parler avec ambiguïté et richesse d'une réalité judiciaire que je ne connais plus. Dans le débat, qui a un peu opposé les élitistes aux populaires, je me situe davantage du côté des populaires, voire des concierges. Je n'ai pas jugé scandaleuse l'angoisse, peut-être à la marge politicienne, de M. Estrosi. Et je n'ai pas approuvé l'intervention du bâtonnier Eweins qui renvoyait le peuple à ses phantasmes et illusions. Il existe une attente et l'insécurité n'est pas un phantasme, mais une réalité. Je suis d'abord surpris que le pouvoir politique, quelle que soit sa couleur, ne s'interroge pas sur l'échec du système d'exécution de la peine. Imagine-t-on aujourd'hui une entreprise qui, pour une part importante de son activité, serait condamnée au fiasco, ce dont personne ne se soucierait ? Nous savons que les chiffres indiquent que nous serions à trois peines exécutées sur dix. D'aucuns avancent même que dans la région parisienne, huit peines sur dix ne seraient pas exécutées. Quelles que soient les statistiques, personne ne discutera l'échec du système d'exécution. Est-il concevable que, face à une telle réalité, les politiques s'orientent vers l'établissement d'une bureaucratie judiciaire au lieu d'affronter cette réalité qui, faute d'être résolue, fera perdre au système pénal sa cohérence et sa finalité ? Il est indispensable de traiter prioritairement le système de l'exécution des peines, car, contrairement à ce que l'on croit, ceux qui réclament un système cohérent de l'exécution des peines ne sont pas les seuls magistrats qui, un temps, furent perçus comme appartenant à une droite extrême, conservatrice et peut-être rigide. Récemment, un syndicat de magistrats éminemment modéré s'est lui-même ému de notre système d'exécution des peines et a accepté d'en débattre. La faillite du dispositif d'exécution des peines a une double conséquence ravageuse au regard même d'une conception humaniste de la Justice. D'abord, notre système, dans sa médiocrité, nous condamne à concevoir la prison tel un horizon indépassable. Elle l'est pour le magistrat, par un rejet systématique et mécanique ; elle l'est surtout pour le prévenu qui ne considère avoir été condamné que lorsque la prison s'est abattue sur lui. Malheureusement, la prison est un horizon indépassable, car dans ce système médiocre, il n'existe, hélas ! aujourd'hui que la prison pour présenter une réalité douloureuse immédiatement exécutée, d'où les dérives des détentions provisoires trop souvent utilisées, d'où ces sanctions trop souvent appliquées par le jeu des comparutions immédiates, d'où ces condamnations parfois non justifiées en matière de peines d'emprisonnement, tout simplement parce que la prison est devenue l'unique recours dans un système d'exécution de la peine où toutes les autres sanctions peu ou prou sont invalidées. Quel dommage ! Nous disposons, dans notre arsenal, d'un éventail pénal très large de peines et de sanctions dont on pourrait penser qu'elles offrent une image très sophistiquée de l'ensemble des situations auxquelles les magistrats pourraient répondre, mais, en réalité, qui songe à appliquer une peine avec sursis, le travail d'intérêt général, une peine d'amende, la composition pénale... - toutes ces sanctions qui s'adaptent à la réalité humaine et délinquancielle dans l'étendue de ces manifestations ? Si on ne le fait pas, c'est que notre système d'exécution et si peu fiable que l'on s'oriente naturellement, tel un fleuve vers la mer, en direction de la prison. C'est dévastateur. Pour utiliser la prison à bon escient, il faut d'abord restaurer un système cohérent et structurant d'exécution des peines. Deuxième conséquence : on aboutit à un système inadapté des peines. Combien de casiers judiciaires sont-ils remplis de peines considérables prononcées avec sursis ? Par des sursis probatoires répétés, par un arsenal pénal non guidé, par absence de finalité claire et cohérente, l'on a condamné à beaucoup de sursis ; faute de pouvoir les faire révoquer, l'on condamne à beaucoup d'années avec sursis, ce qui n'a rigoureusement aucun sens, dans la mesure où, heureusement, nul n'osera jamais les révoquer. Autrement dit, le système actuel, extrêmement médiocre d'exécution de la peine, fait de la prison presque l'unique recours et nous conduit à la mise en œuvre d'un dispositif pénal critiquable. Au-delà de nos philosophies, et si l'angélisme des avocats peut parfois affronter un réalisme des magistrats, l'on devrait s'accorder sur la nécessité absolue d'une exécution des peines structurantes et cohérentes. Je n'ose pas croire que ce système serait accepté uniquement, parce que l'on considérerait que la Justice et la crise seraient presque synonymes, que l'institution judiciaire marche mal parce que structurellement vouée à fonctionner aussi mal. Plus grave, certains estimeraient que toute peine inexécutée est une chance pour la justice. Je ne le crois pas. Je crois au contraire qu'une exécution des peines cohérente, rigoureuse, humaine et fiable, constitue le seul moyen de sauver l'humanité de la justice, son équité et son équilibre auxquels nous croyons tous. - Jean-Pierre Michel Il existe beaucoup d'autres peines que la peine de prison : l'amende, le travail d'intérêt général, la suspension de permis, l'interdiction de séjour, qui mériterait d'être une peine principale... Deuxième réflexion : tout est fait pour que la peine ne soit pas exécutée. La peine n'est pas faite pour être exécutée, la loi elle-même ne cesse de rechercher des moyens pour qu'elle ne le soit pas. Tout au moins, dès qu'une personne est condamnée à une peine de prison, sa famille vient interroger les élus pour, en fonction de sa condamnation, savoir « combien il va faire ». Voilà la seule question qui se pose. C'est le juge qui prononce la peine, le parquet qui la met à exécution. Il fait ce qu'il veut : si un parquet refuse d'exécuter une peine d'emprisonnement ferme, qui le lui reprochera ? Qui le sanctionnera ? Et la loi ne cesse de répéter que la peine est faite pour être exécutée ! Sans doute faut-il partir de cette constatation : si on veut que la peine soit exécutée, il faut supprimer toutes les mesures de libération conditionnelle et revenir sur l'échelle des peines. Lorsque le magistrat prononce deux ou trois ans fermes, il sait sciemment que l'accusé ne fera pas deux ou trois ans fermes, voire ce sera encore un peu moins s'il se conduit bien. Sur quoi se fonde donc le raisonnement du magistrat ? Pourquoi ne pronostique-t-il pas un an, en étant assuré que la peine sera totalement exécutée ? - **Dominique Raimbourg,** *député de Loire-Atlantique - avocat* Le rapport entre le judiciaire et le réel : il est rare que dans un colloque comme celui d'aujourd'hui on se préoccupe du réel. C'est-à-dire que le judiciaire se préoccupe assez peu du réel. J'en veux pour exemple le problème de la qualification des peines. Les cours d'assises rendent chaque année trois mille arrêts. Or, la police, à elle seule, dénombre 7000 viols, nous dénombrons environ 2500 homicides, soit environ 10 000 dossiers. Les cours d'assises ne pourront jamais écouler une telle production. Peu importe ! Symboliquement, il faut que des faits soient qualifiés de crimes, indépendamment de la capacité des cours à gérer les flux de dossiers. Ce qui nous conduit à réfléchir dans deux directions : d'une part, la peine a un sens symbolique. Un organisme déclare une personne coupable, et cela, en soi, est très important ; dans un magma d'informations, quelqu'un est désigné comme coupable ; c'est le premier point important. Deuxième point, la peine doit devenir réelle. À défaut de réalité de la peine, la seule chose visible serait la prison. Adjoint au maire de Nantes en charge de la sécurité, j'ai un point de vue de citoyen : la justice est totalement opaque, l'on ne comprend pas ses procédures en cours. La seule réalité visible, c'est la disparition de quelqu'un ; on sait alors qu'il est incarcéré. Ici encore, la peine doit être visible et négociée ; cela me semble souhaitable, contrairement à ce que pense Jean-Pierre Michel. L'individualisation de la peine montre que l'on tient quelqu'un par un échange et cela simplifie la vie. Toute la difficulté se concentre sur l'articulation de plusieurs modes d'intervention. Dès l'instant où un sursis avec mise à l'épreuve a été prononcé, l'on croise un mode d'intervention judiciaire, le mode d'intervention sociale qui fonctionne au contrat et qui ne se pense jamais à l'encontre du bénéficiaire du travail social. Enfin, le mode d'intervention psychiatrique qui fonctionne sur la relation de soins. Tous ces modes doivent être articulés. Mais de la même façon que l'articulation s'opère difficilement en amont du procès pénal, elle s'opère très mal en aval. L'effort pour rendre ces peines véritablement alternatives à l'emprisonnement doit être produit. À défaut, c'est une explosion de l'emprisonnement qui nous attend. Or, à mon sens, elle n'est ni souhaitable ni supportable. - **Jean-René Farthouat** Il est vrai que tous avec nos clients, nous nous livrons à des calculs de la peine liés notamment à la proximité ou non d'un 14 juillet au moment du prononcé. Mais il existe une limite à ce raisonnement, c'est la manière dont la peine s'exécute. Si l'on prononce des peines fermes, je ne suis pas sûr que l'administration pénitentiaire sera très à l'aise. Il faut tout de même que la conduite du condamné à une peine de prison trouve une certaine récompense. L'on ne peut arrêter des peines intangibles, sauf à entrer dans le système américain dans lequel, au final, on reste en prison toute sa vie ; je préfère une certaine modulation. Le propos de Philippe Bilger est surtout incantatoire. Les magistrats s'interrogent-ils sur la faisabilité de la peine ? Lorsque vous condamnez à une peine, vous interrogez-vous une seconde sur la manière dont elle va pouvoir être exécutée ? Des juges d'instruction placent des gens en détention pour des raisons généralement excellentes, parfois plus douteuses, sans s'assurer que la maison d'arrêt est en mesure d'offrir une cellule disponible qui permettra d'éviter un accident. Je n'ai jamais eu l'impression que les magistrats s'interrogeaient sur la manière dont la détention provisoire ou la peine définitive allait pouvoir s'exécuter. J'aimerais, sur cette question, que Philippe Bilger quitte les grandes généralités pour entrer dans le concret. - **Philippe Bilger** Je ne voudrais pas que se mette en place une justice à double répression, c'est-à-dire qu'une réalité criminelle à laquelle je faisais allusion trouve une exécution forte, cohérente et rigoureuse, et qu'une réalité délictuelle entraîne une application carcérale qui ne serait ni efficace ni rigoureuse. Je redoute que dans la part de justice qui intéresse le citoyen, prévale une déficience absolue de l'application alors qu'en matière criminelle, il n'y a guère de problème, même si l'on peut toujours s'interroger sur les quantums réclamés par les avocats généraux ou les décisions des cours d'assises. Pour vous répondre, monsieur Farthouat, je reste persuadé que pas un magistrat ne s'interroge sur le drame de la prison, sa nécessité, son utilité. Simplement, je serais confronté, en qualité de juge d'instruction, à la terrible alternative d'avoir ou non à opérer une mise en détention au regard des conditions de détention, au risque de vous désobliger, j'opterais très clairement pour la première branche de l'alternative. Lorsque mes collègues mettent en prison, c'est parce qu'ils estiment la décision nécessaire et faute d'avoir réellement le choix. Vous ne pouvez pas demander perpétuellement à un magistrat un arbitrage qui ne serait plus entre sa conscience et son intelligence, mais entre les nécessités et les capacités pratiques. - **Geoffroy du Mesnil du Buisson** Pour répondre au bâtonnier Farthouat, je précise que l'on peut distinguer entre ce qui relève d'un automatisme et ce qui relève d'une mesure d'individualisation. Il peut exister pour un certain nombre de peines, chaque année, des décrets de grâce signés par le Président de la République et contresignés par le Premier ministre et le Garde des sceaux, c'est-à-dire arrêtés selon un consensus certain sans aucune réflexion sur les personnes concernées ni sur les infractions commises. La presse nous dit, au début juillet, que seront exclus du décret de grâce les délinquants sexuels et les trafiquants de stupéfiants - l'on respire ; mais l'on pourrait bien préciser que sont inclus dans le décret de grâce les cambrioleurs multirécidivistes, les voleurs d'autoradios et les agresseurs de personnes âgées. On s'est ainsi habitué à l'idée que des peines puissent être totalement érodées voire supprimées, 14 juillet oblige ! Par ailleurs, l'individualisation des peines recouvre les dispositifs judiciaires fondés sur le comportement de la personne ou son souci d'indemnisation de ses victimes. L'idée est différente. Mais les peines perdues ne seraient-elles pas celles que l'on ne voit pas, celles qui jamais ne seront exécutées ? Beaucoup de juges correctionnels devraient se réjouir que l'on parle, enfin, du devenir de leurs décisions, domaine judiciaire marqué par l'incertitude et la désillusion des professionnels. Une audience correctionnelle n'est que le long examen des peines d'abord prononcées avec sursis, dont les sursis furent plus tard révoqués, qui ont fait ensuite l'objet d'une grâce. Les condamnations à des Tig n'ont pas davantage été exécutées faute pour les intéressées d'avoir rencontré le Jap. D'étape en étape, le juge découvre qu'un certain nombre de peines n'ont pas été mises à exécution. Deux études vont conforter ce sentiment. La première, réalisée en 1989 pour le ministère de la Justice et le Cesdip, signée de Mme Bernat de Cellis précise : *Les condamnés n'ayant pas subi leur peine d'emprisonnement ont été finalement de 73 % sur la cohorte examinée*. La seconde de M. Le Toqueux date d'octobre 1990. On y lit : *Sur les peines fermes, l'écrou a été effectif dans 30 % des cas.* Et encore : *Lorsque la condamnation est une peine d'intérêt général, celle-ci a commencé dans 7 % des cas*. Imaginez le découragement des juges correctionnels au moment de la prise de décision ! Imaginez que le prévenu, après le prononcé, demande au juge quand il effectuera sa peine. Heureusement, la question est rare. Ensuite, à défaut d'incarcération à l'audience, le parquet va se lasser et, pour les seuls multirécidivistes, l'on aboutira à des comparutions immédiates et à des incarcérations à l'audience. C'est la conséquence de la perversité de fonctionnement qui finalement provoque un tardif raidissement. Comment se fait-il que la justice soit incapable de faire ce qu'elle dit ? On parle de justice en temps réel. Alors certes, l'on poursuit et on juge en temps réel en recourant notamment à une frange non négligeable de comparutions immédiates et de mises à dépôt à l'audience, mais cela ne doit pas cacher que pour les autres cas les décisions sont rarement mises à exécution ! Ne devrait-on pas envisager la mise en œuvre des peines en temps réel ? Que toute personne condamnée reçoive, à l'audience, une convocation à se présenter devant le magistrat qui aura à mettre en œuvre la peine. En fait cela fonctionne pour les Sme localement si la personne habite le ressort et ne déménage pas. - **Franck Natali** Contrairement à ce que j'entends, j'avais l'impression qu'un certain nombre de peines étaient exécutées et que les peines d'emprisonnement prononcées étaient même de plus en plus sévères. Pour ce type de débat, il faudrait mener une analyse sérieuse de l'application du nouveau code pénal depuis 1994 et examiner les statistiques qui montrent qu'en centres de détention les peines sont de plus en plus lourdes et qu'elles sont de plus en plus nombreuses à être de plus en plus lourdes. Ainsi ne comptait-on que quelques dizaines de réclusions criminelles à perpétuité il y a quelques années contre plus de six cents à l'heure actuelle. L'on relève aussi un accroissement de toutes les peines, notamment au-delà de quatre ou cinq ans. Le nombre des détenus pour des infractions à caractère sexuel s'accroît fortement. On assiste à une répression importante, massive et de plus en plus lourde. La peine est exécutée pour tous ces détenus. Posons la question à l'administration pénitentiaire qui a réalisé, en deux ans, une véritable révolution culturelle pour accepter les modifications des procédures disciplinaires, mais aussi la mise en place des nouvelles dispositions relatives à l'application des peines. Des peines non exécutées ? Je ne dispose pas de statistiques, mais je vois tous les jours des personnes en infraction au code de la route auxquelles l'on commence par retirer le permis de conduire six mois ; on les fait ensuite comparaître à l'audience, dont elles sortent avec un rendez-vous chez le juge de l'application des peines. Quand je pense aux Jap, mais aussi, aux éducateurs des services pénitentiaires d'inversion et de probation et à d'autres qui s'échinent à trouver des solutions d'application pratique pour la mise en œuvre des décisions prononcées, je trouve trop sévères les propos qui voudraient faire croire qu'en France l'exécution des peines serait en faillite. Le livre du docteur Vasseur a versé la France dans l'émotion sur la situation dans les prisons. Des rapports parlementaires l'ont décrite et une réflexion s'est engagée sur le sens de la peine. On entre mieux dans le débat dès lors que l'on essaye de déterminer les objectifs recherchés. La peine c'est punir, protéger la société, mais aussi favoriser l'amendement, préparer la réinsertion et s'occuper du sort des victimes. Sur l'ensemble du spectre de ces objectifs doivent être envisagées les modalités d'exécution de la peine. Notre débat devrait prendre en compte la réalité concrète des évolutions à l'œuvre sur les alternatives à l'incarcération, les peines d'intérêt général, la composition pénale, voire sur les médiations pénales. Au moins sur l'emprisonnement les chiffres sont-ils clairs : depuis 1994 les peines prononcées sont de plus en plus longues. - **Jean-Louis Pelletier,** *avocat* Je rejoins le bâtonnier Natali, car nous sommes deux hommes de terrain. Notre vécu du terrain ne nous permet pas d'entendre Philippe Bilger déclarer que les peines ne seraient pas exécutées. J'ai le souvenir des accusés que, par son talent, il a envoyés en prison et pour très longtemps ! Un fossé sépare ses propos de son activité quotidienne. Je suis également un peu surpris des propos de Jean-Pierre Michel qui étaient de nature à satisfaire Christian Estrosi. Cet œcuménisme répressif était de nature à les renforcer dans leur foi. Affirmer que les peines ne sont pas appliquées n'est pas une réalité rencontrée sur le terrain. Philippe Bilger sait parfaitement que les cours d'assises sont de plus en plus sévères. Il sait aussi que depuis que la loi a modifié la mise en l'état - les accusés qui ont eu la chance d'être libérés avant leurs procès n'ont plus à se constituer la veille de l'audience - nombreux sont les mis en cause qui se présentent à l'audience sachant qu'ils vont être incarcérés. Prétendre que les peines ne sont pas appliquées est totalement inexact. Entendre Jean-Pierre Michel proposer dans le cadre des peines de substitution la résurgence de l'interdiction de séjour me laisse pantois ! Ce n'est pas au praticien qu'il a été que j'apprendrai que cette institution complètement dévoyée a été abandonnée. Elle est de moins en moins prononcée et de moins en moins prévue par la loi, car chacun s'est aperçu, depuis des années, qu'elle allait totalement à l'encontre du but recherché. L'interdiction de séjour c'était sans doute éloigner le délinquant de l'endroit où il avait commis ses méfaits, mais c'était aussi l'éloigner de ses racines, de sa famille et des possibilités de trouver ou retrouver un emploi. C'était, en quelque sorte, dans les villes ouvertes créer de véritables foyers de délinquance renouvelée. Voilà pourquoi cette mesure s'estompe. Monsieur Michel, retrouvez les travaux qui furent les vôtres, fréquentez les prisons, demandez-vous pourquoi la population carcérale est aussi élevée ! Malgré les moyens considérables que l'on se donne pour désengorger les prisons, il y reste encore 50 000 détenus qui exécutent leurs peines. - **Jean-Pierre Michel** Je me suis mal fait comprendre. Totalement hostile à la prison, je suis abolitionniste. Mais je considère le système actuel mauvais. Trop de peines de prison sont prononcées, trop de peines de plus en plus lourdes ; dans le même temps, une incertitude totale préside à l'exécution. Il faut aller vers une exécution sûre, quitte à ne plus prononcer du tout de peines de prison. - **Maurice Nussenbaum,** *professeur à Paris Dauphine* Une réflexion d'économiste. La théorie économique enseigne que le délinquant est sensible, non pas à la peine théorique, mais à la peine anticipée qui est égale à la probabilité de se faire prendre multipliée par celle d'être jugée et multipliée par celle de voir sa peine mise à exécution. Cela fait beaucoup de probabilités. La théorie précise encore que la peine doit être inversement liée à cette probabilité. Ainsi plus la probabilité baisse, plus la peine doit augmenter. Si la délinquance s'accroît, et comme les moyens de détection sont limités, la probabilité de se faire prendre diminue, la peine anticipée aussi. L'on entre ainsi dans un phénomène auto-entretenu, puisque la baisse de la peine anticipée entraîne l'accroissement du nombre de délinquants. La seule façon de sortir de ce cercle vicieux consiste à augmenter l'effectivité de la peine. - **Jean Danet,** *maître de conférence à lafaculté de droit de Nantes* Les peines exécutées recouvrent trois notions distinctes : l'érosion systématique, l'individualisation des peines, les peines non exécutées. L'on ne peut aborder ces questions sans mener en amont la critique du prononcé de la peine correctionnelle, car la peine d'assise est bien sûr prononcée. Les politiques pénales du parquet aujourd'hui sont explicitées en externe de l'institution judiciaire, aux élus par exemple, dans le cadre des contrats locaux de sécurité, mais les magistrats du siège se plaignent de ne pas connaître la politique pénale du parquet. Les barreaux dans la plupart des cas ne sont pas concernés par la politique pénale du parquet. Le débat en audience sur la peine est ensuite très souvent médiocre. Mais nous sommes tous concernés et nous ne pouvons pas nous contenter d'interroger les juges sur le thème : pensez-vous suffisamment à ce que vous prononcez ? Cela concerne souvent les réquisitions peu ou pas justifiées. L'on feint d'appliquer le tarif, alors que chacun sait qu'il n'y en a pas et que des divergences, même sur le « petit pénal », séparent un juge l'autre, un tribunal l'autre, mais par-là même l'on se dispense de discuter les réquisitions. Dès lors, le siège ne peut plus motiver ses décisions - et ne les motive plus par écrit, sauf en cas d'appel - et, pris dans une tradition trentenaire, ne motive plus à l'audience sous prétexte qu'à l'époque le président en profitait pour procéder à un discours moral, dont la teneur n'était pas partagée par ses assesseurs. Après un excès d'explications moralistes, le tribunal est devenu taisant. Aujourd'hui, l'on ne motive donc ni par écrit ni par oral et les prévenus ne comprennent rien à ce qui leur arrive. Les juges sont tentés de faire ainsi, car le débat était médiocre, les réquisitions peu justifiées et la défense n'abordait pas la question de la peine. Si pour le moins, le plaidé coupable avait pour effet d'ouvrir davantage le débat de la peine dans les tribunaux correctionnels, ce serait une bonne chose ; enfin, le vrai problème serait traité complètement. Ce débat, depuis l'adoption du nouveau code pénal, aurait dû revêtir une plus grande ampleur par le jeu de l'ensemble des nouvelles peines. Sans doute l'institution judiciaire est-elle en retard par rapport à la modernité du code pénal. Si les peines sont perdues c'est qu'elles ont un peu de mal à être véritablement pensées. - **Xavier de Roux** La probabilité de la peine par rapport aux faits constatés est faible. Il est certain que cette improbabilité provoque une aggravation des peines réellement prononcées, ce qui peut expliquer le nombre élevé à l'heure actuelle de détenus de longue durée dans des prisons qui n'ont pas augmenté leur capacité depuis très longtemps. Après la probabilité de la peine, le débat sur le plaidé coupable -- moyen de discuter de la peine - est un bon fil conducteur. - **Patrick de Maisonneuve** À partir du moment où les faits sont reconnus - l'on plaide implicitement coupable --, le débat porte effectivement sur la peine. - **Michel Joubrel,** *substitut général Versailles* J'ai été intéressé d'entendre, dès l'abord, évoquer l'inexécution des peines. Tout semble être fait pour qu'il en soit ainsi. Derrière la provocation, se cache beaucoup de vérité. L'examen des mesures adoptées, telle la judiciarisation de l'application des peines, explique que régulièrement l'on peut remettre en cause les décisions des magistrats des sièges. De même les requêtes en relèvement de diverses incapacités se multipliant, elles donnent une quasi-assurance de voir relever une incapacité - suspension de permis de conduire, interdiction de séjour, voire une interdiction du territoire français - par les cours d'appel. Il y a plus qu'une incertitude sur la peine, il y a une certitude sur l'inexécution. Geoffroy Du du Mesnil du Buisson précisait que 30 % seulement des courtes peines étaient exécutées et 7 % des travaux d'intérêt général. Plus grave, nous aboutissons à une justice à deux vitesses. Celui qui comparait détenu est « sûr d'y aller », celui qui comparait libre est sûr du contraire. Tout l'enjeu désormais est d'obtenir des mises en liberté avant le jugement au fond de l'affaire. Voilà la pratique des tribunaux aujourd'hui. Certes, les très fortes peines prononcées par les cours d'assises sont exécutées. Mais la majorité des peines prononcées forme de petites peines inférieures à un an qui sont automatiquement transférées au Jap au titre de l'article 49-a pour qu'il en étudie les modalités. Au parquet général de Versailles, j'ai eu l'occasion de constater que des condamnations étaient envoyées au Jap, ne revenaient pas au parquet dans les délais prévus par la loi et émergeaient au bout de trois ans avec trois tampons de décrets de grâce successifs et une mention manuscrite : *Je crois qu'il ne reste plus rien à exécuter*. De même, nous considérons tous qu'une amende est une peine, mais tel n'est pas l'avis des trésoreries qui ne les recouvrent qu'à partir d'un certain seuil de rentabilité. Si vous oubliez un tiers provisionnel au premier franc, on vous la réclamera ; en revanche, les amendes connaissent un seuil - 150 ou 200 euros - en dessous duquel elles ne sont pas recouvrées. Je n'évoque même pas l'attente de l'amnistie, chacun sait que tous les sept ans, tous les cinq ans désormais, on pourra empiler les procédures dans les parquets, sachant l'inutilité de poursuivre. Le plus grave réside dans la parfaite inégalité des citoyens devant la sanction pénale, tout cela accentuant le sentiment d'impunité, ce qui n'est pas bon pour la démocratie. - **Jean-François Monteils,** *sous-préfet de Saintes* Les retraits de permis de conduire recouvrent une forme d'insécurité peu évoquée ce matin et pourtant très importante. Sur ce sujet, l'on a commencé à donner une réponse fondée sur le souci de rendre la peine probable. Pour lutter contre l'improbabilité, on a transféré le prononcé de ladite peine d'un magistrat à un fonctionnaire, le sous-préfet. La peine est automatique et prononcée par un fonctionnaire sans toutes les garanties qui accompagnent le prononcé de la décision par le juge -- quelle mise en cause pour celui-ci ! - mais cela n'a pas abouti à une baisse drastique de l'insécurité routière, car, au-delà de ce dispositif, encore faut-il que les personnes soient sanctionnées quand elles conduisent sans permis et cette dernière question ne dépend plus du sous-préfet. - **Hervé Dupond-Monod,** *avocat* Sur la probabilité de la peine, on confond l'exécution du jugement et l'application de la sentence. Les deux problèmes ne sont pas totalement similaires. On connaît d'autres exemples de l'exécution du jugement prononcé par une juridiction de jugement, où un juge est spécialisé pour l'exécution. L'on pourrait très bien concevoir qu'un juge du siège soit particulièrement chargé d'étudier l'exécution de son jugement. Mais la question de l'application pratique - savoir si la sentence qui reste ne pourrait pas être exécutée - ne recouvre pas les mêmes réalités. - **Dominique Raimbourg** À ce stade des débats, l'on peut avancer l'idée que, tant les décrets de grâce que les lois d'amnistie régulières, constituent des erreurs profondes. Non parce qu'elles diminuent la peine, mais parce qu'elles luttent contre l'individualisation et qu'elles effacent tous les casiers. Une des propositions à avancer tendrait à revenir sur ces dispositifs. Les décrets de grâce ont permis de faire pièce au recul de la date d'éligibilité qui a sévi une dizaine d'années et qui commençait à poser problèmes. Si la libération conditionnelle fonctionne correctement nul besoin de décret de grâce ni d'amnistie. - Geoffroy du Mesnil du Buisson. Une idée reprise par beaucoup de praticiens consiste à avancer qu'il serait préférable de condamner moins pour condamner mieux et ne pas accumuler les peines papiers qui ne servent à rien. De ce point de vue, chacun a bien compris que cela ne concernait que la petite et la moyenne délinquance. Quels moyens trouver ? Quand j'avance que tout condamné libre doit sortir de l'audience avec une convocation pour exécution du jugement, l'on me répond que tel est le cas à Évry. Ce n'est vrai, à Évry comme ailleurs, que pour certains types de peines : le travail d'intérêt général ou le sursis avec mise à l'épreuve. Mais on ne procède pas ainsi pour les courtes peines de prison ni pour les personnes qui résident hors de l'Essonne, car il n'existe aucun dispositif national de mise en œuvre des sanctions pénales. Des cuisines internes plus ou moins sympathiques, ne résolvent pas le problème simple : rendre visible aux yeux du juge correctionnel la mise en œuvre des peines. L'on a évoqué la distinction exécution/application des peines. Les professeurs de droit ne sont pas toujours clairs sur cette question. On note plus simplement que la mise en œuvre des peines est le fait du parquet ; or rien n'est dit sur l'existence d'une opportunité de la mise en œuvre des peines et pourquoi il s'agit d'un service différent de celui du juge qui met en œuvre les peines. Finalement, permettre au juge correctionnel d'acquérir une visibilité des peines éviterait d'entendre au cours des délibérés l'ignorance qui conduit à la suppression. En effet, un jeune juge apprend, en prenant ses fonctions, que le parquet ne met pas à exécution à moins de deux mois, qu'en dessous de 600 euros le Trésor ne fait rien. S'il est curieux, il comprendra que ce n'est ni toujours ni partout vrai et en déduira qu'un rattachement de l'exécution des peines au siège permettrait une plus grande célérité, une plus grande clarté et peut-être une plus grande modération. - Xavier de Roux Je suis frappé par la rupture de ton d'un débat initialement très fort et vif sur l'insécurité et la nécessité de la réponse, qui se poursuit par le problème de l'exécution. À ce stade, nous sommes, comme toujours, dans l'incapacité de nous interroger sur l'utilité de la peine et sur ce qu'elle doit être. - Serge Portelli , conseiller à la Présidence de l'Assemblée nationale. Les parlementaires ont réuni deux commissions d'enquête sur la prison. Ils auraient pu aboutir à une loi pénitentiaire ; ce n'est pas le cas, nous pouvons le regretter. Une des questions fondamentales et récurrentes qu'ils se sont posée en voyant certains détenus était : *que font-ils là ?* Cette question renvoyait au sens de la peine et à la responsabilité des magistrats. J'étais particulièrement heureux d'entendre le bâtonnier Danet revenir sur le thème fondamental : *Quelle motivation anime ces décisions de condamnation ?* Une peine est dépourvue de sens si le magistrat n'indique pas pourquoi il la prononce. La constatation chacun la connaît : en France, les principaux pourvoyeurs de prison n'indiquent pas les motifs de leurs décisions. Les cours d'assises pour des raisons de droit et les tribunaux correctionnels pour des raisons de commodité. Dans n'importe quel tribunal correctionnel de France, seule une décision sur dix est motivée. C'est là une proportion constante. Elle ne recouvre que les décisions qui seront frappées d'appel. Dès lors, comment expliquer à une personne, lors de l'audience correctionnelle ou ensuite lors de l'exécution, le sens de la peine qu'elle a à accomplir ? Un effort considérable a été conduit en France, qui ne concerne que l'instruction. On a imposé au juge des libertés de motiver les décisions de placement en détention. En la matière, il existe une loi très contraignante, des cas très précis de mise en détention, mais cela ne concerne que la moitié des placements en détention provisoire. Le juge correctionnel lui n'a aucune obligation. Ses jugements sont vides. Cette suggestion consiste en fait à appliquer le code pénal qui oblige le juge correctionnel à motiver les peines supérieures à un an et à revenir sur une interprétation très lâche de la cour de cassation qui exige très peu des magistrats. Ainsi les parquets, au moment où ils mettent à exécution des condamnations se posent moins de questions. Ce débat sur les motivations aurait plus de sens si les citoyens participaient aux délibérés. Nous n'avons pas - ni les magistrats ni les avocats - de culture judiciaire de la peine. Le débat correctionnel sur la peine est toujours court, alors qu'il est particulièrement profond, vif et riche en cours d'assises. - Jean-Pierre Dreno, *procureur de la République à Pau* Je voudrais livrer à l'assemblée une information surréaliste : depuis le milieu de l'année 2000, l'on nous a demandé de requérir et même de susciter des requêtes en relèvement d'interdiction du territoire national. Cela pose problème quand, dans les semaines qui ont précédé la condamnation, l'on a requis cette même sanction. Nous sommes déboussolés et, dans le cadre du rapport annuel que tous les parquets doivent établir, nous devons dresser le bilan de notre action en ce domaine du relèvement de la peine qui a été critiqué au titre de la double peine au regard de la Convention européenne. Je connais un certain nombre de parquetiers qui s'ils ont cessé le tabac, continuent de tousser un peu tout de même ! - Claudine Bansept, *chargée de mission au Conseil national des Villes* Il est nécessaire de recentrer le débat sur une perspective politique. Hervé Prudon qui travaille sur les banlieues explique dans un texte magnifique que les jeunes des cités ont une drôle de vision du code pénal. Selon eux, le seul fait d'habiter là leur laisse fort peu de chance de s'en sortir. Ils pensent que face à la justice, le code pénal ne peut rien pour eux, « parce qu'ils ont déjà payé. » Travaillant depuis vingt ans sur la politique de la ville, je suis fort inquiète. La situation est devenue très grave. Il y a vingt ans, les questions de ségrégations urbaines ont donné le coup d'envoi des politiques de développement social, puis d'insertion des jeunes. Aujourd'hui, l'on a une cité à deux vitesses, une ethnisation des rapports en banlieue et bientôt la constitution de sociétés contre la ville. Les juges le constatent tous les jours. Les plus pauvres, ceux qui ne savent pas se défendre, payent assez rapidement et n'échappent pas à la peine. On ne peut plus réformer les structures sans mettre en cause notre façon de penser : si nous ne nous demandons pas qui nous sommes, ce que nous faisons et le sens de ce que nous construisons, alors les jugements produiront toujours les mêmes conséquences : un accroissement de la fracture sociale. - Philippe Bilger J'ai retrouvé, dans le propos de Mme Bansept, le discours beaucoup entendu qui vise à noyer la responsabilité individuelle sous les données politiques, les considérations sociales et les phénomènes de société. Je ne suis pas persuadé qu'un tel discours soit de nature à nous faire avancer dans l'approfondissement de la question sur l'exécution de la peine et l'analyse du phénomène d'insécurité. Il me semble qu'aujourd'hui la justice, en dépit de ses dysfonctionnements structurels, ne peut plus être jugée avec le regard d'hier. Lorsque vous utilisez ce discours qui consiste à parler de justice à deux vitesses entre les pauvres et les riches, je me demande si nous habitons la même maison judiciaire. Je ne crois pas que vous pouvez dire de la justice ce que l'on pouvait en dire il y a trente ans. Si j'osais l'ironie, j'aimerais bien que les puissants et les riches soient aujourd'hui traités avec la considération que l'on accorde aux gens dits « pauvres » dans notre système judiciaire ! - Claudine Bansept Effectivement, nous ne vivons peut-être pas dans le même monde ! - **Odile Valette** La justice peine à exécuter un certain nombre de décisions, même quand ces décisions sont des décisions intégratrices. Je pense au Tig, au Sme et autres peines alternatives. À cet égard, je suis loin d'être convaincue que la solution passe par le transfert de l'exécution des peines du parquet au siège. Que ce soit le parquet ou le siège, il faudra dégager des priorités. Si je me réfère à mon exemple local, nous avons essayé de dégager les priorités ensemble, magistrats du siège et du parquet. Nous avons mis sur pied l'exécution provisoire avec remise de convocation à l'audience des révocations de sursis Tig des Sme, ainsi que l'exécution immédiate des peines lorsqu'il y a un détenu ou un détenu pour autre cause pour éviter les sorties et les réincarcérations. Nous avons donc défini des priorités et je me suis « assise » sur une des circulaires récentes du Garde des sceaux qui demandait d'exécuter en priorité les contraventions de vème classe d'excès de vitesse pour obtenir des mentions au casier judiciaire et des délits de grand excès de vitesse. Quoi qu'il en soit, le siège et le parquet ont défini cette politique. Il n'en reste pas moins - sur ce point, nous n'avons pas trouvé de réponses - que la plupart des prévenus et des condamnés mènent une vie plus rapide que le temps judiciaire, même accélérée. Pour la convocation, nous comptons des délais de six semaines à Beauvais. Très souvent, les prévenus ont changé de résidence entre le moment de l'audience et le moment où ils reçoivent la convocation. On leur donne la convocation à l'audience pour se présenter chez le juge de l'application des peines. Huit fois sur dix, ils se rendront effectivement au premier rendez-vous. Mais le deuxième, ils l'auront oublié. Ils sont fragiles, ils ont perdu la convocation, *etc*. Pour les retrouver, il faut recourir à la mise en place d'un processus bureaucratique lourd. Le Jap ou le service pénitentiaire d'insertion et de probation enverront des lettres qui n'arriveront pas. Notre temps judiciaire sera toujours trop lent, il faut donc trouver des solutions aux confins du judiciaire, du social et du psychiatrique. Cela renvoie aussi à une exécution qui associerait les citoyens du quartier. Des solutions doivent être trouvées. Il faut faire coïncider le temps judiciaire au temps de celui qui est dans la galère. Le temps reste une notion individuelle et l'on ne réglera pas le problème avec des solutions du type comparution immédiate pour tous, y compris des mineurs. La question est donc celle de la capacité de l'autorité judiciaire et d'autres à promouvoir des temps différenciés. Je n'ai pas de recettes. - **Franck Natali** C'est un vrai problème, car les sanctions mises en œuvre recouvrent à la fois un caractère de sanction, de réinsertion, de résolution et d'indemnisation des victimes. Mais ce sont des mesures très exigeantes en moyens. Une fois la décision du juge rendue, il faut rassembler des moyens considérables pour son suivi et son effectivité. Une des pistes de réflexion qui a émergé au cours des travaux de préparation d'un projet de loi pénitentiaire - qui j'espère aboutira un jour, car c'est un projet fondamental - essayait de tisser dans le cadre de la procédure pénale des notions de relais et de contrats. En effet, quand une personne, dont la culpabilité n'est ni sérieusement contestée ni sérieusement contestable, comparait à l'audience correctionnelle, des techniques comme celle de l'ajournement du prononcé de la peine, qui permet de lier avec la personne condamnée un contrat sur le thème *On se retrouve dans six mois ; d'ici là, vous payerez la pension alimentaire que vous n'avez jusqu'alors pas payée...*, évitent précisément la mise en œuvre immédiate des mesures plus lourdes de Sme ou de Tig et peuvent concourir à une effectivité dans l'indemnisation des victimes. Sur l'application des dispositions de d 49-1, l'esprit de la loi est justement de permettre jusqu'à un an l'application particulière de la loi, notamment en semi-liberté, pour permettre à la personne de ne pas perdre son emploi. Il est vrai que des peines de deux mois peuvent couper de toute socialisation. - **Dominique Barella,** magistrat Il faut changer le temps du procès pénal pour aboutir à un procès de qualité et non plus de flux. L'on a connu des juges uniques avec 80 affaires en correctionnelle ; ce temps-là est révolu. Si nous voulons être crédibles et exécuter correctement les décisions, nous devrons un jour convoquer les parties à une heure fixe, prendre le temps d'entendre les personnes et remettre la décision à un éducateur qui sera présent, prendre le temps de faire consigner une amende, *etc*. Pendant ce temps de l'audience, devront être gérés à la fois l'intégralité de la sanction et le début de l'exécution. Faute d'être capables d'entrer dans cette voie de la qualité, nous continuerons à débiter de façon peu compatible avec la Convention européenne des droits de l'homme des audiences non satisfaisantes, comme celles qui ont trait notamment aux étrangers dans certains tribunaux de la banlieue de Paris. À défaut d'être capables d'exécuter correctement les décisions, nous verrons augmenter le nombre des peines de prison lourdes. Une peine de 15 euros réellement payée peut être beaucoup plus efficace que des peines répétées plus lourdes non exécutées. C'est la crédibilité de l'institution et de tous les acteurs qui est en jeu dans ce dossier. Pour cela, il faut être capable de mobiliser l'appareil judiciaire sur des priorités. Pour ce faire, il faudra, un jour ou l'autre, s'orienter vers des dépénalisations lourdes et recruter suffisamment de juges ou éventuellement solliciter les citoyens. Il faudra aussi prévoir des procédures alternatives crédibles et envisager le plaidé coupable pour vraiment recentrer l'audience sur ce qu'elle doit être : un débat éclairé entre le représentant de la société et la défense qui donne la certitude à la victime et à l'auteur qu'elles ont été réellement entendues. - **Patrick de Maisonneuve** J'observe que la présence du citoyen à l'audience correctionnelle est un thème qui revient de façon régulière. - **François Roger** Malgré l'admiration que je lui porte, je vais être obligé de contredire Philippe Bilger. Dans sa forteresse de cour d'assise, où il excelle, il n'a pas souvent entre les mains des décisions de tribunaux correctionnels ou de cours d'appel. Lorsque les petites gens comparaissent devant des tribunaux correctionnels pour des faits graves, mais qui causent un préjudice social minime, il n'est pas rare qu'ils soient condamnés à de la prison ferme. En revanche, la délinquance financière se traduit en mois de prison avec sursis. Il existe une différence certaine et parler de justice à deux vitesses n'est pas le fait d'un soixante-huitard attardé ! La loi précise que les condamnations qui conduisent à des peines de prisons fermes doivent être motivées. Si le législateur a pris le soin de cette précision c'est que cela ne se pratiquait pas auparavant ; en réalité, cela ne se fait guère davantage depuis 1994. Les tribunaux correctionnels ne motivent pratiquement pas, les cours d'appel motivent davantage, car les avocats, c'est leur honneur et leur rôle, leur demandent et la cour de cassation qui n'est pas lâche, contrairement à un propos tenu - elle est laxiste, ce que je regrette - répond. Je souhaite que l'an prochain *Les* *Entretiens de Saintes* soient consacrés au statut du parquet, parce que « je suis resté assis » d'entendre un procureur dire qu'il « s'asseyait » sur les circulaires du Garde des sceaux ! - **Xavier de Roux** Le trouble à l'ordre social n'est pas seulement fonction de la somme. Qu'une vieille dame se fasse arracher son sac à main et se fasse voler 150 euros est un trouble à l'ordre social important, car la victime est sans défense. - Jean-Pierre Dintilhac Je suis également choqué qu'une collègue qui tient des propos forts intéressants puisse dire qu'elle « s'assied » sur une circulaire du Garde des sceaux ; pour moi, elles doivent être mises en œuvre dans la mesure du possible. Dans la conception traditionnelle de la Justice, le siège était bien entendu indépendant, mais à la condition que le parquet l'enserre des deux côtés : pour saisir et exécuter. Si bien qu'une hiérarchie de l'exécutif au procureur permettait de s'assurer qu'elle n'était saisie que de ce que l'on voulait lui donner et que l'on exécutait que les peines que l'on voulait bien exécuter. Dans ce cas de figure, l'on pouvait clamer haut et fort l'indépendance de la justice ; j'en conclus que l'indépendance du parquet est consubstantielle à celle de la justice. Je reviens au sujet du temps en évoquant la mondialisation, l'européanisation et la circulation. Si de nombreuses peines ne sont pas exécutées c'est faute de le pouvoir. Le conducteur d'une voiture étrangère, si on ne l'a pas saisi, ne viendra pas à l'audience et le parquet sera confronté à une difficulté redoutable pour exécuter la peine. Les affaires qui viennent devant le préfet et au titre desquelles il peut retirer le permis sont plus aisées, mais en audience correctionnelle le nombre d'auteurs restés introuvables est considérable. Si l'on n'exécute pas une partie des décisions c'est tout à fait dommageable, mais c'est faute pour les organisations judiciaires et policières de disposer des moyens propres à s'adapter à l'organisation du monde et au déplacement des personnes. Il faut donc trouver des solutions s'appuyant sur le principe de la saisie qui permettent des exécutions plus rapides. Je voudrais m'élever contre le propos de Philippe Bilger, car cette affirmation selon laquelle il y aurait une justice à deux vitesses inversée où les puissants seraient moins bien traités que les faibles n'est pas acceptable. Je l'invite à passer un après-midi au pôle financier, puis une autre à la 23e chambre : il verra ce qu'il en est. Les jeunes avocats y font un travail de qualité, mais je n'ai pas vu de prévenu en comparution immédiate être entouré d'une vingtaine d'avocats, ce qui est fréquent dans une affaire devant le pôle financier. Pour autant, je ne prétends pas qu'il faille privilégier tel pou tel, chacun doit être traité également. Enfin, il faut rappeler à Philippe Bilger que le vieux débat entre la prévention et la répression est un débat éculé. Le dentiste doit arracher les dents mauvaises et, dans le même temps, conseiller le brossage régulier. Je suis partisan de la sanction et de sanctionner davantage quand la délinquance augmente, mais ne croyons pas que la sanction suffise en elle-même, il faut aussi s'occuper des quartiers difficiles, des personnes sans espoir. - **Philippe Bilger** Sur le vieux débat prévention/répression, je suis de votre avis. J'ai réagi, croyant que l'on ne me proposait que la prévention. Il y avait un peu de provocation dans ma comparaison entre les pauvres et les riches, mais, sans votre expérience, je me permettrai de comparer la réalité judiciaire d'aujourd'hui à celle d'hier. Un discours du Syndicat fut très positif il y a trente ans, parce qu'il a permis une prise de conscience de la magistrature ; j'ose dire que l'on ne peut plus parler de cette justice d'hier comme si elle était là. On ne peut plus dire que la magistrature traite le justiciable modeste d'une manière indigne et c'est un grand progrès de s'être attaqué aux puissants qui ont commis des délits et des crimes. La Justice doit prendre garde à ne pas s'enivrer d'un pouvoir conquis. - **Geoffroy du Mesnil du Buisson** La vivacité du débat m'a laissé à penser que nous avions grand besoin de développer un consensus autour de la notion de la peine. J'ai souhaité que, parmi la prochaine promotion, certains des auditeurs de justice travaillent sur les attentes sociales vis-à-vis de la peine. Quelle juste peine ? Lorsque nous avons été conduits a écrire dans *Le Monde* avec mon excellent collègue Bruno Lavielle *Insécurité : que fait la justice ?* plusieurs journalistes nous ont questionné sur nos arrière-pensées ; ils nous ont demandé si nous n'avions pas un *a priori* répressif. Comme si la peine était qualifiée de mauvaise avant d'être juste ! La semaine dernière, neuf Jap, soit un vingtième des effectifs, étaient en formation continue à l'Énm. C'est dire que l'on ne compte que 180 Jap alors que nous avons trente mille détenus condamnés et cent trente mille condamnés libres qui purgent une sanction judiciaire. Que l'on ne s'étonne pas qu'après le verrou du Parquet, d'autres verrous bloquent le processus. Pourtant, je voudrais plaider pour la peine qui comporte des virtualités considérables. Deux exemples. Une peine de Sme, que l'on peut considérer comme une alternative à l'emprisonnement, permettra au juge, dans le cadre de la politique de la ville, d'interdire au jeune de résider au lieu où il est chef de bande. Je me souviens d'un condamné qui, libre, avait demandé une permission de revenir dans son département d'origine. Au travers une peine d'emprisonnement de six mois ou d'un an, le Jap peut décider que le condamné perdra sa liberté sans aller en prison, qu'il sera, par exemple, contraint à une activité dans le cadre d'une association. Cela dit, ce dispositif de placement extérieur ne bénéficie quasiment d'aucune subvention et les Jap sont des mendiants de justice, qui cherchent des associations de placements extérieurs subventionnés. J'ai regretté que Michel Joubrel critiquer le rôle du Jap. Il n'a pas perçu que ce sont là les seules décisions pénales actuellement toutes motivées après un débat contradictoire en présence du procureur de la République et d'un avocat. Au surplus, le condamné peut dire oui ou non à une semi-liberté ou à un placement extérieur. L'on glisse vers une intelligence de la peine qui va se situer non pas là où on l'attend toujours - le jugement - mais au moment du post-sentenciel. Il faut réenchanter les désenchantés du tribunal correctionnel. En même temps, quelle articulation entre les Jap, les services de probation et les correspondants locaux qui voient revenir dans les communes d'anciens détenus sans savoir ce qu'il en est ? Faut-il un correspondant justice dans chaque commune ? La matière est très technique et le législateur n'a pas simplifié le droit de l'exécution des peines devenu très compliqué, mais l'on peut s'interroger : ne serait-il pas bon qu'il y ait un regard citoyen ? On a évoqué l'échevinage, mais l'on peut avoir besoin d'une commission d'enquête parlementaire, éventuellement d'un observatoire de la justice, voire - ils furent envisagés par la commission Canivet sur les prisons -- de comités citoyens : quelques personnes qui pourraient, tout au long de l'année, se déplacer dans les différents services du tribunal pour poser toutes les questions qu'ils souhaitent, et produire un rapport annuel comportant une critique structurelle dans des domaines qui intéressent l'opinion, mais qui lui échappent totalement. - **Henri de Richemont** Je recevais dans ma mairie un employé de la scierie de ma commune condamné à trois mois fermes, à une amende et à indemniser la victime. Il a purgé sa peine, mais il a perdu sa situation. Il est absolument incapable de payer l'amende et d'indemniser la victime. À quoi sert cette courte peine de trois mois de prison ? N'est-il pas préférable de privilégier la logique d'indemnisation sur celle de la peine ? Ne serait-il pas utile de réétudier le dispositif de transaction pénale proposée par Pierre Méhaignairie ? - **Geoffroy du Mesnil du Buisson** Normalement, pour les peines jusqu'à un an, l'extrait est transmis au Jap. Certains parquets s'assoient sur un décret vieux de bientôt vingt ans qui la prévoient et décident d'incarcérer. Il a pu s'agir d'une comparution immédiate et peut-être peut-on souhaiter que dans ce cas le tribunal décide d'une exécution provisoire en semi-liberté. - **Xavier de Roux** Henri de Richemont a posé la question du sens des courtes peines. L'on a parlé de la sanction et de la peine ; pas un instant nous ne nous sommes inquiétés des lieux où les sanctions étaient appliquées, de notre système pénitentiaire qui pose des questions. En France, l'on ne veut guère réfléchir sur la peine et pas du tout sur la façon dont elle s'exécute. Quelles suites aux travaux parlementaires ? - **Jean-Pierre Michel** Je serai très négatif. Au motif que Mme Vasseur a publié un livre, les parlementaires se sont émus du sort des prisons. Pourtant rien de nouveau ! Il y a trente ans que nous nous sommes émus du sort des prisonniers. Lorsqu'un Jap de Troyes, Albert Petit, s'était ému de la situation à la maison centrale de Clairvaux, il était passé devant le Conseil supérieur de la magistrature. Aujourd'hui, l'on affiche des états d'âme et des poussées de bonne conscience. Des parlementaires de droite comme de gauche s'émeuvent du sort des prisons. C'est aussi ridicule que lamentable ! Le ministère a alors annoncé un projet de loi, sachant dès le départ qu'il n'aboutirait pas, car comment concilier l'inconciliable : l'écoute des syndicats pénitentiaires et un angélisme en faveur des personnes incarcérées ? Tout cela reste de la bouillie pour les chats ! - **Dominique Raimbourg** Le calendrier, en effet, ne permettra pas de sortir le texte. Sur le fond, on n'échappera pas à ce débat et il faudra bien trouver une solution aux contradictions du système. - **Jean-Pierre Dintilhac** La réforme des prisons est une œuvre permanente qu'il faut poursuivre de toute évidence, même si la prison a déjà connu des changements profonds. Pour l'exemple, le quartier des mineurs de Fleury-Mérogis, que j'ai visité récemment, a connu un changement considérable qui n'est pas que le fait de la loi, mais aussi d'efforts conduits au quotidien. La médecine prise en charge par le service public de santé ou la formation prise en charge par l'Éducation nationale sont des exemples de ces progrès incontestables qui attestent de nombreux efforts. À propos de l'exécution, il ne faut pas oublier un parent pauvre oublié de longue date : le milieu ouvert. Certes, je suis partisan de prisons neuves. J'ai considéré à l'époque que le projet d'Albin Chalandon visant à construire des prisons à gestion mixte apportait un grand progrès par rapport à nos prisons d'alors, dans un état lamentable. Lors du changement de majorité en 1988 certains voulaient abandonner le projet Chalandon. J'ai milité pour qu'il soit amendé, mais maintenu, car nous en avions besoin. Les prisons comptent à peu près autant de places que nécessaire, même si des améliorations sont toujours à apporter. Le milieu ouvert, en revanche, est extrêmement démuni. Il faut savoir que la population carcérale est stabilisée autour de 52 000 détenus pour un coût public assez lourd de l'ordre de 60 euros par jour et par détenu contre moins d'un euro pour le milieu ouvert pour une population qui ne cesse de progresser. Si l'on veut éviter le travers ci-dessus dénoncé de la réponse uniquement carcérale, encore faudrait-il disposer d'un milieu ouvert solide musclé et contraignant. Par exemple, en cas d'interdiction de quitter la nuit son appartement, il faudrait des agents pour contrôler l'effectivité de la mesure. Les éducateurs en charge de ce milieu ouvert, au-delà de soixante-dix dossiers, ne peuvent plus travailler, moyennant quoi, à partir du soixante et unième, il n'y a plus de contrôle. Les condamnés peuvent bénéficier de libérations conditionnelles, nul ne sait ce qu'ils deviennent. Voilà un véritable problème dont la résolution serait à la portée, non pas seulement d'une émotion, mais d'une volonté politique de mobiliser quelques moyens. - **Xavier de Roux** Mais alors que pensez-vous du bracelet électronique ? - **Jean-Pierre Dintilhac** Je ne suis hostile à rien, sauf au fait de présenter les projets comme autant de solutions miracles. Le bracelet c'est très bien, mais il faut mobiliser derrière des moyens humains importants. En prison, l'on s'assure d'une personne entre les murs, mais quand le condamné s'échappe des contraintes du bracelet, on ne dispose pas des moyens électroniques de lui remettre la main dessus immédiatement ! Le bracelet est donc l'une des multiples solutions. Nous avons bien fait de l'adopter, mais n'en attendons pas des miracles. - **Geoffroy du Mesnil du Buisson** Je souscris tout à fait aux propos de Jean-Pierre Dintilhac. L'on envisage de développer dans quatre à cinquante Tgi l'expérience du bracelet électronique. Chacun des élus pourra donc étudier dans sa circonscription les modalités de mise en œuvre de la réforme. À l'heure où l'on parle de contrôle social, il faut développer les services pénitentiaires d'insertion et de probation et les associations trop peu sollicitées dans ce domaine. Elles sont mandatées pour le contrôle judiciaire, les enquêtes rapides, mais pas du tout après la condamnation. L'application des peines ne m'intéresse pas, seul m'intéresse l'application de la justice. À travers la peine, des virtualités considérables permettent de prendre enfin en compte la souffrance causée par l'infraction., que ce soit en termes de réparation ou de rapprochement, voire en termes de prévention. La peine n'est pas une violence absurde dès lors qu'elle est contrôlée. Elle a un sens : répondre à une souffrance et de manière pacifiée. Le *moderato* à apporter serait le suivant : à condition que cette peine soit mise en œuvre avant la récidive.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2002-02-01
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[ "xavier de roux" ]
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POUR CONCLURE
# Pour conclure Le constat, nul besoin d'y revenir, porte sur le consensus relatif à l'état inquiétant de notre société, conduisant à examiner l'adaptation de l'appareil judiciaire au traitement de cette vaste matière. Les idées émises à ce sujet tiennent à la simplification des procédures et singulièrement au plaidé coupable, projet qui nous renvoie à la difficulté de traiter de la sanction. Au fond, cela reste, soit technique, soit obscur. Certes, le législateur, en général, montre le chemin, puisqu'il assortit la définition des infractions d'une échelle de peines extrêmement large, à laquelle les juges se réfèrent. Mais comment déterminer une peine ? Comment la motiver ? Quelle est-elle et surtout comment l'exécute-t-on ? Nous avons appris que la peine est relativement peu effective et l'on peut se demander si, pour le délinquant, ce long chemin n'est pas une sorte de casino judiciaire. L'idée de l'échevinage des tribunaux correctionnels est sortie. Il peut être l'objet d'une controverse, loin d'être réglée. La question du temps judiciaire nous a beaucoup interpellés. Elle est encore liée à l'effectivité de la sanction et à sa réaction. Enfin, nous avons à peine abordé la question pénitentiaire très vaste dans sa symbolique, mais nous avons tous retenu qu'il fallait, fût-ce pour des questions budgétaires, examiner davantage les sanctions en milieu ouvert où le législateur a procédé à quelques avancées, notamment au travers du bracelet électronique. Peines improbables ou, au moins, incertaines, je crois que nous pouvons conclure nos entretiens sur le travail considérable à réaliser en ce domaine et en nous réjouissant que des élus aient apporté aux solutions judiciaires un consensus par la mobilisation d'une très grande hauteur de vue. Cette intelligence laisse bien espérer du lien nécessaire entre les responsables municipaux en charge de l'ordre public, les forces de l'ordre police et gendarmerie, le parquet et les juges.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2003-02-01
0
[ "thierry meneau", "pierre rancé", "jean-pierre spitzer", "paul-albert iweins", "paul martens", "henri nallet", "éric de montgolfier", "marc guillaume", "régis de gouttes", "claude goasguen", "alain blanchot", "thierry massis", "philippe marchand", "claude heurteux", "xavier de roux", "jean-françois monteils", "françois sarda", "hervé dupond-monod", "florence fresnel", "patrick maire", "jean-pierre dréno", "philippe labarde", "michel rondeau", "pierre fauchon", "jean-yves dupeux", "michel pierchon" ]
27,201
QUI T\'A FAIT JUGE ?
# QUI T\'A FAIT JUGE ? - **Thierry MENEAU, adjoint à Madame le Maire de Saintes** Mesdames, Messieurs, Il me revient l\'honneur de vous accueillir ici aujourd\'hui, au nom de Madame **Schmidt**, maire de Saintes, dont je vous prie de bien vouloir pardonner l\'absence. Saintes, c\'est une ville de lumière et de caractère. Pour la lumière, aujourd\'hui, vous m\'en excuserez nous n\'avons pas garanti ni assuré le soleil qui d\'habitude donne une couleur si belle à notre cité, qui mérite de prendre le temps de s\'y promener pour l' apprécier. Le caractère de notre ville est né de son histoire et des hommes qui la composent mais je crois aussi des événements qui, comme le vôtre aujourd\'hui, contribuent à le forger. Saintes est une ville dont le monde judiciaire a marqué de son empreinte quelques-uns uns de nos principaux monuments. Je pourrais citer le \"Présidial\" et traduire ici tout le long passé de l\'ancien régime. Je voudrais aussi évoquer avec vous son Palais de Justice, qui est un des hauts lieux de la vie de notre cité devant lequel se marquent tous les événements importants de notre République. Votre sujet est aujourd\'hui : \"Qui t\'a fait juge ?\". On a envie de dire, immédiatement après \"Qui t\'a fait roi ?\". Je crois qu\'il y a entre la cité de Saintes et ses magistrats, une osmose et j\'espère que Madame la Présidente ne me démentira pas. Les entretiens de Saintes sont un moment important dans notre cité et nous ne pouvons que nous réjouir de les voir s\'y ancrer encore plus profondément. J\'ai promis d\'être bref, je le serai. Je voudrais vous dire que cette Abbaye aux Dames est habituée depuis de très longs moments maintenant à recevoir les Académies musicales - je vous invite à venir dès le mois de juillet nous y retrouver --. Ici vous allez démontrer aujourd\'hui, par la qualité de vos propos, par leur pertinence et parfois aussi par leur audace, que le droit est aussi un art.. - **Pierre Rancé** Merci, Monsieur le maire. Pour participer à cette première table ronde \"Qui t\'a fait juge ?\", sur laquelle il y a beaucoup de choses à dire, je vous présente, successivement, Jean-Pierre Spitzer qui va faire l\'introduction, Monsieur le Bâtonnier de Paris Paul-Albert Iweins, Monsieur Paul Martens -- vous n\'êtes pas Président de la Cour d\'arbitrage, vous êtes Juge à la Cour d\'arbitrage de Belgique, vous nous expliquerez ce qu\'est la Cour d\'arbitrage de Belgique - Monsieur Henri Nallet, ancien Garde des Sceaux, Monsieur Eric de Montgolfier, Procureur de la République de Nice, Monsieur Marc Guillaume, Directeur des affaires civiles au ministère, Monsieur Régis de Gouttes, premier avocat général à la Cour de Cassation et Monsieur Claude Goasguen, Député UMP de Paris et ancien Ministre. - **Jean-Pierre Spitzer** Mesdames, Messieurs, Il me revient, je ne sais pas si c\'est un honneur, en tout cas la lourde charge d\'introduire ce sujet . Avant de vous dire pourquoi nous l'avons choisi, je vous dirai, comme certains hebdomadaires ou mensuels en avaient la pratique un certain temps, à quel titre vous avez échappé. Vous avez échappé à un titre auquel nous avions pensé, Xavier **de Roux**, Michel **Rouger** ,et moi-même il y a quelques mois : \"Hold-up sur la loi : le fabuleux destin du juge judiciaire\". Nous avions pensé que ce titre était, comme diraient nos enfants \"trop\". Nous nous sommes donc contentés de vous soumettre, **\"Qui t\'a fait juge ?\".** Alors pourquoi ? Parce que, et aujourd\'hui c\'est devenu presque un lieu commun, une évidence, ce juge, depuis vingt ans - je ne dirai pas qu\'on ne parle que de lui - on parle beaucoup de lui et de ce pouvoir qu\'il a ou aurait conquis. Comment l\'a-t-il fait ? Quelle est la genèse ? Je me souviens, jeune référendaire à Luxembourg il y a vingt-cinq ans, des \"Unes\" du Monde de l\'époque où successivement, à un rythme mensuel, il y avait soit un article de Michel Debré, soit un article de Maurice Duverger, les deux titrant : \"Ce pouvoir des juges est insupportable\". Le premier, Michel Debré, disant en résumé que ce pouvoir du juge était intolérable parce que c\'était un pouvoir qui s\'exerçait de Luxembourg vers la France. Le second disant que ce pouvoir était insupportable parce que la Constitution française comportait dans son titre III une \"autorité\" judiciaire, et sûrement pas un pouvoir\" judiciaire, et que la tradition républicaine ne pouvait pas supporter un  « pouvoir » judiciaire. Que reprochait-on à ce pouvoir judiciaire ? On disait à l\'époque que ce juge qui, dans le silence des traités, avait édicté dès les années 63, 64, deux principes fondamentaux qui gouvernent nos vies juridiques et judiciaires au quotidien, c\'est-à-dire la primauté du droit communautaire et l\'effet direct de celui-ci, avait par-là même créé un droit, donc était devenu une sorte de législateur ***praeter legem*** qui était totalement éloigné de la tradition française. Par la suite, durant les années 80, est apparu celui qui domine encore la scène mais il semblerait, depuis quelques jours, que son étoile soit un peu en baisse : le juge d\'instruction. Le juge d\'instruction dont on a pu lire pendant vingt ans dans la presse qu\'il avait \"droit de vie et de mort\". Il fait ressusciter cette phrase de Napoléon - ou attribuée à Napoléon - quand on lui posait la question \"vous êtes l\'homme le plus puissant d\'Europe\" il répondait - ou aurait répondu -- \"après mon juge d\'instruction\". Je ne ferais pas de commentaires à son sujet devant une telle assemblée, d'autant que ce n'est pas notre propos d'aujourd'hui. Deux exemples : 1. l\'arrêt Perruche, 2. et la transaction, revue et corrigée par la chambre sociale de la Cour de cassation. Cette transaction, fondée sur les articles 2044 et suivants du Code civil qui nous enseignent qu\'elle a \"autorité de chose jugée\" , est devenue, par la grâce de la chambre sociale de la Cour de cassation, un droit relatif, puisque le juge dit , en résumé,\"moi j\'ai le droit de reconsidérer cette transaction\". Alors est-ce que le juge s\'est approprié la loi ? Il semblerait que dès lors qu\'il se donne le droit de reconsidérer des articles aussi importants du Code civil que les articles 2044 et suivants, indiscutablement on peut conclure qu\'il s\'arroge le droit de dire le droit, et qu\'il n\'est plus soumis à la loi. Est-ce une bonne ou une mauvaise évolution ? On peut soutenir, d\'un côté, qu\'en tout cas cela pose un problème fondamental de notre pacte républicain, c\'est-à-dire en termes de Constitution puisque la Constitution de 58 prévoit une autorité judiciaire et je rappelle cette phrase extraordinaire du Général de Gaulle en 1964 lorsqu\'on lui demande d\'où procèdent les pouvoirs, il répond \"à l'évidence, de moi-même, puisque je suis le seul qui représente la France, donc tous les pouvoirs procèdent de moi, et bien évidemment le pouvoir judiciaire !\". Vous allez voir que ce n\'était pas si faux que cela, en termes de philosophie politique. D'un autre côté, on peut parfaitement estimer que la jurisprudence de la Cour de cassation, notamment de sa chambre sociale, est une jurisprudence \"extraordinaire\" puisqu\'elle est protectrice des faibles . En quelque sorte, si j\'ai bien compris ce qu\'elle a voulu dire : \"il n\'y a pas de concessions réciproques entre un subordonné et son employeur, dès lors il faut permettre au juge de reconsidérer la manière dont cela s\'est fait et de ne pas accepter que la transaction soit *de jure, un acte* qui a l\'autorité de la chose jugée\". La volonté indiscutable de la Cour est d'être protectrice des faibles. Voilà le débat :  « bonne chose », « mauvaise chose ». Mais ce débat pose une question, d\'où le titre d\'aujourd\'hui, qui est celle de la légitimité. Lorsqu\'on essaie de réfléchir à ce thème de la légitimité de quelque pouvoir que ce soit, et du juge en particulier, on s\'aperçoit qu\'il y a très peu de littérature. J\'ai relu quelques passages de **Max Weber** et surtout d\'un juge européen aux côtés duquel j\'ai un peu travaillé, il y a vingt-cinq ans, qui a beaucoup réfléchi sur ce sujet , **Pierre Pescatore**, qui a \"commis\" des articles sur la légitimité du juge. La typologie de **Max Weber** sur la légitimité du pouvoir, est triple : 1. Première légitimité historiquement apparue, la [légitimité du sacré]{.underline}, en termes laïcs, de la tradition. Le chef, le père, est légitimement en droit de contraindre son fils et cela ne se discute pas. C\'est le pouvoir sacré traditionnel. 2. Deuxième fondement, la légitimité démocratique - qui se comprend par elle-même, qui est « self explaining » comme diraient nos amis Anglo-saxons. 3. Troisième légitimité - le terme utilisé par **Max Weber** peut prêter à sourire - c\'est la légitimité charismatique. Mais lorsqu\'on lit ce qu\'il entend par légitimité charismatique, on arrive à ce que disait le Général de Gaulle. Il explique que la légitimité charismatique, notamment des agents de l\'Etat qui exercent un pouvoir, est une légitimité fonctionnelle et que les personnes qui exercent un pouvoir au sein de l\'Etat ont une légitimité, du fait de leurs compétences et de par les fonctions qu\'ils exercent au sein de l\'Etat. Rapprochons cette dernière analyse des réflexions de **Pierre Pescatore.** Depuis vingt-cinq ans sur ce sujet. Il part d\'un présupposé consistant à dire que dans toutes nos démocraties modernes il y a aujourd\'hui une confusion de deux des pouvoirs normatifs, exécutif et législatif, d'où une nécessité d\'un contre-pouvoir, qui ne peut être que judiciaire. En effet, on scinde l\'Etat, dès lors qu\'il n\'y a plus en termes de ***checks and balances*** d' opposition entre le législatif et l\'exécutif puisque tous les Etats modernes sont gérés par une majorité, tant gouvernementale que législative. Dès lors qu'existe cette confusion du fait de la gestion majoritaire d\'un Etat, obligatoirement on assiste à une possibilité de dérive. Dérive en ce sens que le droit que l\'on veut appliquer soit le droit de l\'Etat, et qu\'on ne se retrouve pas dans l'état de droit. Donc, il faut qu\'il y ait, en face, un juge. Le juge doit-il avoir la même légitimité ? Non, dit **Pierre Pescatore**. Parce que ce juge a comme mission d\'appliquer l\'état de droit. Il est compétent parce que formé, - c\'est un juge professionnel - et il est \"soumis au droit\". C\'est sur ce dernier membre de phrase que je voudrais insister à la fin de mon introduction ou de mon propos introductif. Il est \"soumis au droit\". Pour nous français, c\'est une chose qui n\'est pas normale parce que le juge de tradition était \"soumis à la loi\" et dans notre vocabulaire juridique \"loi\" et \"droit\" ne sont pas tout à fait la même chose. Depuis 1958, déjà, nos Constituants ont introduit une différence importante puisqu\'il y a les articles 34 et 37, et le droit n\'est plus seulement la loi, dans le sens de la définition classique de celle-ci, c\'est-à-dire l'expression de la volonté générale édictée au sein du Parlement français - selon la formule de **Carré de Malberg** -- puisque l'exécutif lui-même peut édicter des textes qui ont valeur de lois. Mais, concomitamment à cela, est arrivé le droit communautaire qui vient ajouter, dans le bloc de compétence soumis au juge, qu\'il y a un droit supérieur à la loi, et que non seulement il peut, ce juge, mais il doit, écarter la loi, si celle ci est contraire à ce droit communautaire. Ce juge a donc aujourd\'hui le choix entre plusieurs règles applicables, et n\'est plus soumis à la loi. Reste-t-il soumis au droit ? S\'il reste soumis au droit on pourrait dire : Monsieur **Pescatore** a raison, sa légitimité \"charismatique\" pour utiliser le vocabulaire de **Max Weber** est largement suffisante. J\'ai lu les Considérants, Monsieur le Bâtonnier Farthouat, de l\'arrêt rendu par la cour d\'appel de Paris avant-hier, pour lequel je vous félicite. A leur lecture on s\'aperçoit que la cour d\'appel analyse chacune des infractions, elle examine les moyens et arguments développés de chaque côté et conclut que sur le plan du droit il n\'y a aucune autre solution que la relaxe. Et elle ajoute deux considérants - je n\'ai pas eu le temps de feuilleter le Code pénal dans son intégralité pour trouver le fondement légal de ce qui va suivre - et dit : \"néanmoins, le comportement de ce citoyen, qui n\'a pas rompu avec son environnement alors qu\'il connaissait les faits délictueux, qu\'aujourd\'hui la cour constate, est blâmable\". Je m'interroge : est-ce une soumission au droit que de ne pas respecter la présomption d\'innocence qui est un droit fondamental, pour \"inventer\" un blâme qui n\'existe nulle part ? Voilà la raison pour laquelle je pense que si le juge s\'empare du droit de cette manière-là. La question de sa légitimité, question du jour, \"**Qui t\'a fait juge** ?\" est une bonne question. - Pierre Rancé Maître **Spitzer** merci beaucoup. Il est prévu que tout le monde puisse s\'exprimer, c\'est-à-dire ceux qui sont sur l\'estrade et ceux qui sont dans la salle. Il y a une règle qui est que, notamment pour les intervenants sur l\'estrade, on ne dépasse pas la dizaine de minutes pour intervenir, sachant qu\'on pourra revenir sur tous les points développés par Maître **Spitzer**. **Claude Goasguen**, vous êtes Député UMP, vous êtes ancien Ministre, vous êtes professeur de droit, spécialiste du droit romain. Je parle sous votre contrôle : les juges ont pris du pouvoir, en plus il y a cette presse, les journalistes qui ne sont là que pour les encourager... cela devient intolérable, insupportable... cela vous agace... il va falloir changer tout cela. C\'est bien cela ? - **Claude Goasguen** Je ne sais pas ce qu\'il va falloir changer, mais il faut changer. D\'ailleurs, cela a constamment changé. La question de la légitimité du juge par rapport au pouvoir politique se pose. Les juges sont antérieurs au pouvoir politique, je ne vais pas refaire l\'histoire, mais la démocratie athénienne se fonde contre les juges, ce n\'est pas d\'hier que le problème existe. Cela fonctionne plus ou moins et il arrive des moments où la stabilité domine, par exemple en France au XIXème au profit de l\'Etat, et qui explique en grande partie d\'ailleurs l\'hypertrophie de l\'Etat en France. L\'Etat s\'invente quand même une juridiction sur mesure parce qu\'il trouve, à un moment, que les juges judiciaires en font trop, cette stabilité ne marche plus. Je crois qu\'aujourd\'hui nous sommes arrivés à ce moment de l\'Histoire où il va falloir changer en profondeur. Soyons clairs, je ne veux pas imposer une réforme supplémentaire, je crois que les justiciables pâtissent de la multiplicité des réformes qu\'on leur impose, qui sont d\'ailleurs finalement ,quand on y regarde avec le recul, des \"réformettes\" pratiques qui dispensent de poser la question fondamentale. Même si je suis conscient de l\'évolution qui a été prise depuis 1970 et notamment à partir de 1993. Cela étant il faut arriver un jour à poser les questions fondamentales de la relation entre ce que vous citiez tout à l\'heure : l\'Etat de droit - le terme ne me plaît pas du tout ,d\'ailleurs parce qu\'il y a l \"Etat\"- Je préfère la société de droit plutôt que l\'Etat de droit , l\'Etat Français qui oublia le droit rappelle de mauvais souvenirs. D\'autre part, le système politique de la Vème République qui n\'est pas du tout fondé sur une participation du juge à l\'exercice de la souveraineté et de l\'autorité, est clair, c\'est l\'autorité en 1958, même s\'il y a eu des réformes depuis qui ont déstabilisé le système. Ce qui fait dire à certains que c\'est probablement de cette situtaion que viendra la \"crise majeure\" de la Vème République. Que l\'on soit pour ou contre le juge, l\'homme politique... cela fait du papier... c\'est important on va y revenir. Il y a deux questions qu\'il ne faut pas négliger et qui vont sans doute imposer l\'évolution. La première, c\'est d\'abord la construction européenne. Je crois que la construction européenne, vous l\'avez déjà dit tout à l\'heure, par l\'intermédiaire de directives \"plaquées\" sur le système juridique français sans ménagement - je sais bien comment on adopte les directives européennes à l\'Assemblée, à la va-vite sans même les regarder --. Nous pousse à \"franciser\" l\'Europe à toute vitesse : on a tort. Le système qui est imposé, la construction européenne, tôt ou tard, va aboutir, si on veut construire une société européenne, non pas à l\'uniformisation des procédures ou de la justice mais au moins à une réflexion commune. Je comprends bien que chacun garde sa spécificité, mais il arrive un moment où on ne va pas pouvoir continuer à vivre avec des systèmes juridiques qui sont fondés sur d\'autres pensées, différentes - le système anglo-saxon, qui n\'est pas notre système -- tout le monde le sait. Sans aliéner notre spécificité, il va falloir trouver des rapprochements. Ces rapprochements il faut les provoquer, on ne les a pas encore recherchés, on y réfléchit c\'est tout. C\'est pourtant une question fondamentale, dont les réponses qui seront apportées conditionnent notre vie quotidienne. Deuxième question fondamentale, qu\'on ne peut pas nier qu\'on soit pour ou contre, c\'est la naissance d\'une [société de l\'information]{.underline}. La société de l\'information, je sais bien que cela dérange tout le monde, les hommes politiques comme les juges d\'ailleurs, je crois. La justice s\'est faite au XIXème siècle ou à d\'autres moments, dans une société relativement fermée et élitiste où finalement la sanction donnée et par l\'homme politique et par le juge était acceptée parce que la société d\'information n'avait pas encore généré un contre-pouvoir implicite. C\'est aujourd\'hui le cas. Cela transforme complètement le système. Les Anglo-saxons ont mieux préparé, probablement par hasard, la société moderne que nous, mais nous, nous sommes complètement à contresens. Evidemment, de cette société de l\'information - que j\'aborde vraiment en toute neutralité et sans aspect ni négatif ni positif - doit sortir une démarche de l\'homme politique et du juge, et du juge par rapport à l\'homme politique, et du juge par rapport à l\'information et de l\'homme politique par rapport à l\'information. Le point le plus extrême c\'est bien entendu ce qu\'on appelle les \"fuites\". Dire qu\'il y a une article 11 du Code de procédure pénale aujourd\'hui qui fait \"rigoler\" tout le monde, c\'est clair ! L\'article 11 du Code de procédure pénale est indicatif pour les étudiants, il est purement symbolique. Maintenant, on considère tout à fait anormal de ne pas trouver, le lendemain d\'une décision, des extraits complets dans les journaux quotidiens. Récemment on cherchait désespérément à acheter le journal presque pour cela, en disant \"tiens, il y a eu un coup sur untel... on va certainement trouver du croustillant !\". Et il n\'y en avait pas. Et on se demandait pourquoi il n\'y en avait pas. Nous sommes tellement habitués désormais à ce que l\'instruction ait des fuites - je n\'accuse personne, il y a une fuite c\'est comme cela : la police, les avocats, les magistrats... on ne sait pas --. Soyons clairs ou bien ce secret de l\'instruction redevient ce qu\'il est, en droit, mais il ne le pourra pas, en fait, car la presse n\'est pas responsable de la fuite, elle fait son métier qui est un métier d\'information. Il faut donc constater ce fait politique et vivre avec, comme l\'Europe. Qu'on soit pour ou contre. Voilà deux faits fondamentaux qui vont changer spécifiquement les relations. Après, la question qui va se poser, bien entendu c\'est la construction de cette société de droit à laquelle je crois personnellement, et qui dépasse très largement nos conceptions juridiques héritées d\'un XIXème siècle qui est caduc. Que l\'on soit de droite ou de gauche, du centre ou l\'extrême centre, la société de droit est une construction permanente à laquelle nous devons aspirer. Se pose à ce moment-là la question de la légitimité. Comment organiser le système judiciaire ? C\'est là où le bât blesse. Je me permettrai juste une réflexion : je crois que le juge français va beaucoup changer car il est dans un système intermédiaire où il est à la fois fonctionnaire et à la fois société civile et qu\'on ne peut pas être à la fois fonctionnaire et société civile, au sens propre du terme. Il y a une école intéressante, l\'Ecole Nationale de la Magistrature qui est une création récente - on critique souvent l\'ENA mais nous avons créé une ENA judiciaire dont on ne peut pas mésestimer l\'importance -- et qui a, je crois, les mêmes défauts en même temps que les mêmes qualités. Elle était sans doute nécessaire mais elle a très largement contribué à créer un problème, qui pour être important, n\'en est pas moins désormais un problème majeur. Il faudra se poser la question de la relation du magistrat par rapport à la société judiciaire. Moi qui suis un anglophile, je pense qu\'il y a d\'autres systèmes qui sont plus adaptés, tels que ceux qui recrutent au sein de la société civile des magistrats auxquels on peut donner cette indépendance qui est nécessaire. Le système de l\'école de la magistrature me paraît tout aussi contestable que le système de l\'ENA. L\'école de la magistrature est une nécessité pour les magistrats de formation permanente, c\'est une école de \"guerre\" comme l\'ENA pour les Hauts fonctionnaires. Je ne crois pas pour autant à sa modernité. Voilà des questions que j\'ai jetées en vrac. Bien entendu, j\'interviendrai à nouveau dans le débat. Cela étant, je pense à ce qui s\'est passé récemment et à quel point la société de l\'information pénètre désormais le système. Quand on a vu le procès auquel on faisait référence tout à l\'heure - mais je ne fais pas de publicité à l\'avocat de la cause - je voudrais dire à quel point, au fond, la sanction d\'un homme politique célèbre qui a exercé des charges importantes - je ne désigne personne - n\'était plus dans la décision judiciaire. La sanction était déjà portée. Qu\'est-ce qui peut traumatiser un homme politique ? C\'est, pendant dix ans ou cinq ans, avec le délai raisonnable qu\'on ne connaît pas dans ce pays, d\'avoir la \"casserole\" qu\'on porte partout. C\'est la vraie sanction. A la limite je dirais que la personne politique qui est acquittée se voit frappée d\'une deuxième sanction, puisqu\'on se dit \"s\'il est acquitté, c\'est qu\'il y a un problème \" et on lui met une \"casserole\" de plus. A la limite il faut presque souhaiter, par le paradoxe, qu\'il soit condamné, comme cela au moins il est tranquille ! La vérité est là. C\'est vous dire, par une illustration un peu caricaturale, à quel point la société de l\'information a perturbé complètement le procès au sens classique du terme. - **Pierre Rancé** Merci Monsieur le Ministre. .L\'avocat a parlé, le politique a parlé. Nous allons donner la parole au magistrat. Monsieur de Montgolfier, vous êtes un magistrat particulier vous êtes le magistrat du Parquet, un fonctionnaire. Vous allez nous dire ce que vous pensez de tout cela. - **Eric de Montgolfier** J\'ai envie de répondre simplement : la loi et après, l\'autorité. L\'autorité nous la tenons de la Constitution, de la loi. J\'avoue que c\'est une réponse un peu simpliste, à laquelle je ne peux pas me tenir. Pourquoi la question se pose-t-elle aujourd\'hui de l\'émergence de ce qui n\'existe pas, c\'est-à-dire du pouvoir judiciaire alors que, de mon point de vue, il vaut mieux avoir de l\'autorité. Le pouvoir cela n\'a pas beaucoup de sens. Il y a tellement de gens de pouvoir qui n\'ont aucune autorité, que je préfère avoir un peu d\'autorité et moins de pouvoir. Cependant, cela ne répond pas à la question. Est-ce que, finalement, l\'émergence du juge n\'est pas due au vide ? Je crois que c\'est dû au vide en termes de responsabilité de la classe politique. Je suis toujours un peu effaré de voir que le juge, de plus en plus, est conduit à occuper une place qui n\'est pas la sienne, parce que ceux qui doivent la tenir ne la tiennent plus. Il y a un certain nombre d\'exemples qui font qu\'aujourd\'hui le juge nécessairement émerge, et pas seulement par rapport ou contre la classe politique mais de manière globale. C\'est le problème de l\'euthanasie par exemple. On sent bien qu\'il y a un vrai problème aujourd\'hui - compte tenu du vieillissement de la population française, des phénomènes de dégénérescence - c\'est celui de savoir si on doit ou non abréger la souffrance. On connaît un texte qui est celui qui réprime l\'assassinat. Qui va décider ? C\'est le juge. En définitive, il va, au coup par coup, en considération d\'une situation qui lui est déférée, décider si \"la mise à mort\" était ou non licite. Je tends à considérer que c\'est ainsi donner du pouvoir au juge. En matière de stupéfiants également. Nous savons tous que la loi de 1970 est complètement dépassée. Il y quelques quatre ans à peu près, je m\'entretenais avec un ancien Premier Ministre de cette question - dans le Nord c\'est une question qui préoccupe toujours beaucoup --. Je lui disais \"il faut changer la loi\". Je crois me souvenir qu\'il nous a été promis à plusieurs reprises - à la population pas au juge - de légiférer. Je crois qu\'il y a eu même des \"grandes gueules\" politiques qui n\'ont pas hésité à nous dire : \"on va légiférer\". On attend toujours. Cet ancien Premier Ministre, à qui je disais, il faut légiférer me répondait \"oui, bien sûr, il faut légiférer, nous sommes tous d\'accord !\". Alors faites-le ! \"Non, ce n\'est pas possible\". Pourquoi n\'est-ce pas possible ? \"Parce qu\'on ne sait pas ce que veut l\'opinion publique\" et que le législateur dans cette société française a de plus en plus tendance à \"coller\" à l\'opinion publique plutôt qu\'à la guider. Tant que nous aurons cette défaillance du pouvoir législatif, on créera un vide que le juge va remplir. Oui, le juge devient législateur parce que le législateur n\'est plus législateur. Il y a certain nombre d\'exemples que l\'on peut donner. En voici un que j\'affectionne tout particulièrement parce qu\'il est assez saisissant, c\'est celui du changement d\'état civil. Josette veut devenir Etienne, parce qu\'elle se sent plus Etienne que Josette. Elle va devant le juge. Elle lui demande de changer son prénom. Au terme d\'un processus assez élaboré -- ce n\'est pas très compliqué - on va changer de prénom. (S\'adressant à la salle : vous n\'êtes pas d\'accord ? Vous le direz après, moi c\'est l\'expérience que j\'en ai - de l\'extérieur rassurez-vous !) Cela dit, c\'est pourtant comme cela que cela se passe. C\'est vrai que la jurisprudence s\'est formée progressivement et a admis cette idée qu\'on pouvait le faire. Est-ce une chose normale ? Je dirais que ce n\'est pas une chose normale. Il y a un certain nombre d\'exemples qui font que progressivement le juge a pénétré dans le système législatif, se substituant au législateur par défaillance de celui-ci. Qui doit s\'en plaindre ? Est-ce que le juge doit passer sa tête sous le couperet au motif qu\'il a rempli un vide ? Il a sans doute eu tort d\'accepter parfois de le remplir mais il lui est difficile aussi de refuser de statuer quand lui est déférée une cause, parce que la loi le lui interdit. Le problème, ensuite, si ce juge a pris la place qu\'on lui connaît aujourd\'hui, c\'est aussi parce qu\'il y a une opinion publique - pas seulement des défaillances - qui à un moment donné a fait connaître sa préférence pour un système plus égalitaire. C\'est vrai que les élus s\'en \"mordent un peu les doigts\", n\'acceptent pas cette idée d\'être remis en cause comme ils le sont - je parle de ceux qui sont justement mis en cause, pas du cas que vous évoquiez tout à l\'heure, parce que je crois à la présomption d\'innocence, surtout quand elle est constatée --. C\'est vrai qu\'il y a eu des mises en cause de chefs d\'entreprise, des mises en causes de responsables politiques et c\'est sans doute là que tout a basculé. Si l\'opinion publique avait dit \"non, le juge va trop loin\", tout se serait arrêté. Mais l\'opinion publique a dit le contraire. Elle a dit \"enfin !\" \"enfin, tous ceux qui sont des sujets de droit vont avoir, devant le juge, un statut comparable\". Le problème c\'est que ce n\'est pas vraiment un statut comparable parce que le statut initial n\'était pas le même et que, effectivement, cela a pris une autre tournure, celle d\'un combat entre les juges et les politiques, ce qui est extrêmement malsain. Alors quand vous attribuez, semble-t-il, Monsieur Goasguen, à l\'Ecole Nationale de la Magistrature une partie de cette responsabilité : oui, on peut observer qu\'elle a été créée par les politiques, pas par les juges. Si vous voulez supprimer l\'ENM, je suis d\'accord pour qu\'on le fasse à condition qu\'on supprime l\'ENA, qui est son pendant. Le problème c\'est que, dans un équilibre démocratique on ne peut pas toucher aux autres sans toucher à soi-même ! Je crois effectivement que l\'Ecole Nationale de la Magistrature a vécu. Je crois à un autre système, qui est effectivement plus proche de celui que connaissent les Britanniques, un système où l\'émergence du juge se fait dans l\'expérience et pas seulement à partir du juge de base mais à partir des avocats - l\'avocat de la partie privée et l\'avocat de la société --. Je crois à un système dans lequel, initialement, nous serions tous avocats, avec un choix : partie publique, partie privée, avec une même formation et puis au bout de quelques années, avec un système d\'écrémage par le haut, deviendraient juges ceux qui auraient montré les meilleures qualités pour l\'être. Le problème est de savoir qui va décider de cela. On sait, d\'expérience, que ceux qui occupent les premières places ne sont pas forcément les meilleurs, pas seulement dans le système judiciaire, dans tous les systèmes... La légitimité du juge on ne l\'aura pas réglée en disant que c\'est le pouvoir politique qui va désigner le juge, pas plus que le système électoral. Je voyais dans une contribution du Parti Socialiste récemment qu\'on pensait à un \"juge élu\", à un procureur notamment - cela me concernait un peu plus -- qui n\'était pas seulement le représentant de la société mais qui était aussi celui du Gouvernement. Je crois qu\'il y a, de ce point de vue là, un petit risque aujourd\'hui - un gros risque de mon point de vue - à nous parler constamment de \"politique pénale\" comme si un procureur avait une légitimité particulière là où il se trouve de décider ce qui doit être appliqué de la loi ou pas. Je crois que partout, sur l\'ensemble du territoire, la loi doit être appliquée. Il faut trouver un système de cohérence. Or, nous sommes dans l\'incohérence totale lorsqu\'on nous parle, qu\'on nous dit : \"vous devez avoir une politique pénale\". Ce n\'est pas vrai. La politique pénale elle est issue, purement et simplement, de la volonté du Parlement. C\'est le Parlement qui dit ce qui est contraire ou pas à la loi. Si le Parlement ne veut pas assumer cette mission fondamentalement et totalement, alors le juge conservera - dans un système où l\'opinion publique est le véritable ferment démocratique de la loi - une place qui ne lui est pas due, qui n\'est pas une place conquise mais qui est une place que le vide lui a conférée. - **Pierre Rancé** Merci. Le constat est fait. Soit nous continuons à parler de l\'affrontement politiques/magistrats soit on passe à autre chose. Il faudrait envisager les solutions. Vous avez commencé à les ébaucher, après la coordination, la cohérence à trouver, vous m\'aviez parlé Monsieur le Ministre **Henri NALLET** de cohérence de hiérarchisation, de coordination ? Que fait-on ? - Monsieur **Henri Nallet** Quoi faire ? on le sait. J\'ai constaté et je le constate encore aujourd\'hui, ce matin, que ce n\'est pas très compliqué. C\'est le faire qui est difficile. Parce que je suis passé place Vendôme, je suis extraordinairement prudent, vis-à-vis de toutes les propositions de réforme de la justice. Mon hypothèse de travail c\'est que la chose est \"irréformable\". La meilleure preuve c\'est ce qui s\'est passé en 98, 99, 2000. Toutes les conditions étaient remplies, toutes : un Président de la République qui voulait réformer profondément, un Premier Ministre qui était tout à fait d\'accord avec lui, le Ministre de la Justice, arrivant Place Vendôme disant, \"on change complètement \", une majorité disant \"faut pas le faire !\"... une opposition réduite Résultat : rien, strictement rien ou peut-être quelques désastres par-ci par-là. Donc, la réforme de fond de l\'institution judiciaire, Monsieur l\'animateur, je passe mon tour ! Par contre, je voudrais savoir si nous avons la même lecture de ce qui s\'est passé et de ce qui se 0passe. Alors, Monsieur le procureur, à nous ! Parce que c\'est vrai que la question qui se pose aujourd\'hui : \"quelle est la légitimité du juge\" est bien le résultat d\'un double mouvement. Un mouvement de bouleversement complet de notre conception traditionnelle de la loi. Notre conception traditionnelle de la loi, qui est commune à la gauche et à la droite, qui est commune aux socialistes, aux sociaux-démocrates, traditionnels et aux Gaullistes, c\'est la volonté générale, l\'Assemblée Nationale fait la loi. Le juge est la bouche de la loi, et s\'il déborde, on tape ! C\'est cela la conception traditionnelle. Ce qui fait que les responsables politiques sont formidablement irrités devant une évolution qu\'ils n\'ont pas analysée, qu\'ils connaissent très mal et qu\'ils refusent au fond d\'eux-mêmes, qui est l\'apparition du droit communautaire. Oui, le droit communautaire est supérieur au droit national ! Qu\'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que la loi n\'a pas le dernier mot. Deuxièmement, ils sont tout aussi choqués et perturbés profondément par une institution qu\'a créé le Général de Gaulle, qui est le Conseil Constitutionnel, qui peut dire : \"la loi que vous avez votée est contraire au droit\". C\'est insupportable, pour un homme politique, élu par le peuple et qui se considère comme détenteur de la seule légitimité qui vaille, en démocratie et en république : l\'élection. C\'est donc une situation insupportable pour la part de ceux que j\'ai fréquentés à l\'Assemblée Nationale, au Sénat, sur les bancs de tous les partis politiques. Si le pouvoir du juge est arrivé à prendre la place qu\'il occupe aujourd\'hui au point que nous nous interrogeons sur sa légitimité, c\'est bien en effet - et là je suis d\'accord avec M. le procureur Montgolfier - parce que la nature institutionnelle, la nature sociétale a horreur du vide et qu\'il y avait en effet un vide à combler qui était celui de la défaillance du système traditionnel de régulation dans notre culture politique, qui est le pouvoir politique. Le pouvoir politique peine à réguler cette société depuis, en gros, 1974, c\'est-à-dire depuis qu\'il n\'a pas pu et qu\'il a montré qu\'il n\'était pas en mesure de résoudre la crise de la société dans laquelle nous vivons depuis lors. Rappelez-vous la réflexion d' un chef d\'Etat disant : \"le chômage ? On a tout essayé\".... Face à cette crise de la régulation, dans notre système institutionnel, en effet, le vide a été en partie comblé par des magistrats qui en tant que \"corps\" - je le crois et il faut l\'intégrer - avait un certain nombre de revendications à faire valoir : \"on nous marche dessus, on ne nous aime pas beaucoup, on se méfie de nous et en plus on ne nous donne pas les moyens !\". J\'arrive Place Vendôme en 1990, tout le monde est dans la rue, à cause du décret protocolaire, on me dit : \"comment, vous n\'augmentez le budget de la justice que de 500 millions ? Quelle honte, il faut le doubler !\". Voilà pourquoi je crois que depuis 15 ans nous assistons à ce conflit qui est, me semble-t-il surdéterminé par la demande de l\'opinion publique, par la demande de nos concitoyens qui veulent une solution à leurs problèmes et qui considèrent que les politiques en sont incapables et prêtent donc le recours aux magistrats. C\'est parce qu\'on en veut aux politiques, qu\'on est content de les voir enfin être traités comme cela par les magistrats. D\'où, me semble-t-il, les débordements d\'un certain nombre de magistrats que je trouve tout à fait compréhensibles. J\'espère, Monsieur le Bâtonnier, que nous avons vécu la semaine dernière le début de la fin et que nous changeons un petit peu d\'époque. Un certain nombre de débordements sont terminés, j\'allais dire à **Claude Goasguen** qui est dans la majorité aujourd\'hui, \"vous pourriez supprimer le juge d\'instruction maintenant\", je pense que plus personne ne dirait le contraire. Peut-être ! En tout cas il me semble que nous arrivons maintenant dans une époque un petit peu plus pacifiée et qu\'il faudrait en profiter. J\'arrive à la question que vous me posez. Je crois qu\'au cours de la dernière décade on a acquis deux choses, qui me semblent très utiles pour répondre à la question de **Jean-Pierre Spitzer :** Premièrement, je pense que l\'indépendance de la justice en tant qu\'objectif, en tant que nécessité, en tant qu\'accord social, ne fait plus problème dans notre société. Alors il peut y avoir des dérapages individuels, il peut y avoir de petits retours en arrière, mais à mon avis momentanés. Je crois que le fond est acquis. Il faut en effet une justice indépendante si on veut qu\'elle fonctionne comme système de régulation de nos rapports individuels ou sociaux. De ce point de vue-là il reste peut-être quelque chose à mettre à plat, de manière calme - je ne veux pas entrer trop dans le détail parce que je suis sûr qu\'on en reparlera : c\'est le statut. Là il y a un vrai problème parce que le travail est fait à moitié, c\'est un peu désordonné cela ne fonctionne pas très bien. Il faudrait réfléchir à quoi ? A ce que vous disiez, je crois Monsieur le procureur, c\'est-à-dire la hiérarchisation du parquet et l\'assurance donnée aux citoyens qu\'ils seront traités, au regard de la loi, partout de la même façon. C\'est un problème qui, à mon avis, n\'est pas insurmontable. La deuxième chose qui me paraît acquise depuis 15 ans, parce que deux majorités successives s\'y sont attelées et considèrent que c\'est normal, ce sont les moyens matériels mis à la disposition de la justice. C\'est fait, c\'est réglé. Aujourd\'hui, la justice, est un des budgets prioritaires. Il n\'y en a pas assez, bien sûr, je le sais, je connais les revendications des uns et des autres, je vous entends déjà. Mais, quand même, on a bougrement progressé. Je me rappelle les efforts qu\'il fallait faire pour obtenir une amélioration du budget du Ministère de la justice de quelques centaines de millions de francs. Tout le monde aussi est d\'accord pour que la justice soit plus efficace. Dès lors je pense qu\'on pourrait poursuivre un certain nombre d\'actions, de modernisations et de rationalisations du type de celles auxquelles on avait pensé à un moment, ce qui illustrerait peut-être le thème cher à Monsieur **de Montgolfier** sur la démission des responsables politiques. C\'est vrai que si j\'ai un regret dans ce que j\'ai fait à la Place Vendôme, ce n\'est pas tellement l\'affaire **URBA,** parce qu\'après tout, **Jacques Toubon** et moi sommes sans doute ceux qui ont rendu le plus grand nombre de services pour l\'indépendance de la justice. Je crois que ce que je regrette le plus, avec quinze ans de distance, c\'est de ne pas avoir imposé aux élus, qui s\'y sont opposés, aux avocats qui ont semé un bazar dans la France entière et aux procureurs des TGI de seconde importance : la départementalisation de l\'institution judiciaire. S\'il y avait quelque chose à imposer, sans discussion, c\'était cela. Mais, en bon politique, bien formé, il fallait discuter, faire des commissions, des groupes de travail... et la chose est morte. Nous entrons peut-être aujourd\'hui dans une période moins secouée, moins agressive, peut-être un peu plus stable, dans laquelle on pourrait faire avancer un certain nombre de solutions du type de celles qui ont été évoquées par les uns et par les autres. Il ne faudrait pas élire les magistrats, il faudrait peut-être mieux les former. Il y a trente ans qu\'on n\'en a pas reparlé on pourrait peut-être en parler : comment mieux les former ? On pourrait aussi parler, si vous le voulez bien, de \"comment ouvrir le corps davantage ?\". C\'est difficile. Vous vous rappelez quand on voulu, en 90, juste un petit peu, et en plus c\'étaient des fonctionnaires qui auraient dû y venir... la porte s\'est fermée immédiatement : quand même on a fait l\'**ENM** ! On n\'a pas fait grand chose, alors que nous avons des exemples qui montrent que l\'entrée de la société civile dans un corps chargé de réguler peut être une chose très positive. Je crois enfin et c\'est ma troisième proposition, après la formation, l\'ouverture, qu\'il faudrait achever la réforme que nous avons ratée, qui est celle du Conseil Supérieur de la Magistrature, pour moi c\'est une des clés de l\'origine de la légitimité des magistrats, que la société civile soit largement majoritaire, et que les magistrats soient très peu nombreux, pour donner un avis technique, pour être interrogés. C\'est la société civile aujourd\'hui qui doit dire : voilà celui ou celle dont nous estimons qu\'il est en mesure d\'assumer ce rôle qui est en effet, non seulement un rôle de \"balance\" comme diraient les anglo-saxons, de cette espèce de conglomérat de pouvoir que décrie celui que vous citiez tout à l\'heure, mais aussi celui qui fait en sorte que la vie entre nous soit possible. Si le magistrat aujourd\'hui remplit des tâches de régulation, n\'oublions pas qu\'il s\'agit de tâches de régulation qui autrefois étaient en effet assumées de manière différente, en partie par d\'autres, et qui ont simplement pour but d\'assurer entre nous la paix civile et le fait que la société puisse fonctionner. - **Pierre Rancé** Merci Monsieur le Ministre. Je ne sais pas si on assiste au début de la fin, la fin de quoi mais je vais vous donner des nouvelles de la société civile. Peut-être avez-vous lu la presse hier. La \"Une\" de mes excellents confrères du Parisien c\'était \"Pourquoi les hommes politiques s\'en sortent si bien ?\". Nous allons pouvoir y revenir. Nous allons nous donner un peu d\'air. On va quitter ce débat et on va se demander si ce débat est franco-français ou s\'il est ailleurs. Monsieur **Martens**, vous êtes juge du Siège, juge à la Cour d\'arbitrage de Belgique. C\'est un peu l\'équivalent du Conseil Constitutionnel ? Expliquez-nous comment vous voyez les choses par rapport à ce qui vient d\'être dit. - **Paul Martens** Je vous remercie. Je regrette qu\'on n\'ait pas pris le titre à la Charly Hebdo \"Hold-up sur la loi\" ou bien on aurait pu dire \"Les juges ont-ils fait un push ?\". En Belgique on discute la question, on ne parle plus du gouvernement des juges. Gouvernement ce n\'est pas assez péjoratif. On parle de la République des juges. Mais vous devez savoir que dans une monarchie on désigne sous le terme de République les Etats qui sont mal tenus ! Nous sommes, nous aussi, amenés à parler de ce sujet. Si on était partis du titre \"hold-up sur la loi\", j\'aurais dit, vous prenez le problème à l\'envers. C\'est la société qui est pluraliste, c\'est la société qui n\'admet plus les lois d\'exclusion, les lois claires. La loi est devenue un produit semi-fini. L\'expression avait déjà été employée parce qu\'elle n\'est valide que si le Conseil Constitutionnel la laisse passer. Elle n\'est applicable que si elle ne méconnaît pas le surplomb du droit européen et enfin c\'est le juge qui va dire ce que dicte le droit européen. J\'ai été frappé de voir avec mes étudiants le nombre de décisions rendues, tant en France qu\'ailleurs, en refusant d\'appliquer une loi ou un contrat au nom de la dignité humaine. Or, qu\'est-ce que la dignité humaine ? C\'est évidemment quelque chose qui n\'a de densité que celle que le juge décidera d\'y mettre, en fonction de ses convictions, de son identité narrative. Par conséquent je partage ce que dit Monsieur **de Montgolfier** mais j\'accorde énormément de circonstances atténuantes au pouvoir politique. Je crois qu\'il n\'est plus possible de faire des lois claires à notre époque. C\'est **André Jean Arnoux** qui disait du Code civil que c\'est un chef d\'œuvre. Pourquoi ? Parce qu\'il exclut la femme incapable, l\'enfant incapable, donc le mineur, l\'étranger, l\'absent, le dément... alors dans les temps d\'exclusion rien n\'est plus facile que de faire des lois claires. Mais nous vivons une époque d\'inclusion. Je prends deux exemples : le juge de la famille. Je suis assez vieux pour avoir connu l\'époque où on disait \"la garde des enfants sera confiée à celui qui a gagné le divorce\". C\'était une prime à la vertu apparente. Et puis on a modifié tout cela et maintenant que doit-on faire ? On doit s\'intéresser à \"l\'intérêt de l\'enfant\", consacré par une Convention internationale. Le juge des procédures collectives doit tenir compte de l\'intérêt de l\'entreprise. Mais tout cela, ce sont des paramètres flexibles, dont on ne dit pas au juge quelle est la hiérarchie. Par conséquent je crois que c\'est le pluralisme de la société qui interdit au Parlement de faire des lois claires et moi, les lois claires j\'en ai fait mon deuil et c\'est un deuil que j\'ai plutôt gai. Parce que le jour où on refera des lois claires, c\'est qu\'on en reviendra à des époques d\'exclusion. Alors, dire \"il faut que le politique reprenne ses responsabilités\", personnellement je le souhaiterais, mais je crois que ce n\'est plus possible. Comme le politique ne parvient plus à faire que des lois de compromis, donc des lois obscures - c\'est d\'ailleurs pour cela qu\'elles sont votées - comme les autorités qui jadis avaient les magistères que ce soit le Prêtre, le Père, ont démissionné ou plutôt ont pris leur retraite... il ne reste plus qu\'un acteur, c\'est le juge. Ce n\'est pas lui qui a pris le pouvoir. Le titre \"Le juge s\'est-il emparé de la loi ?\" je dirais c\'est la loi qui s\'empare du juge. Bien des lois comportent une délégation explicite ou implicite au juge de dire le droit. Il ne le dit pas parce qu\'il a envie de le faire, il le dit parce qu\'on ne le dit pas ailleurs. Je le répète c\'est quelque chose qui me paraît être la rançon du pluralisme et je n\'en ferai pas mon deuil. Voilà un pouvoir qui est grandissant. La Cour d\'arbitrage à laquelle j\'appartiens c\'est une Cour constitutionnelle qui a un peu plus de pouvoir quand même que votre Conseil Constitutionnel, disons qu\'elle est à mi-chemin entre la Cour italienne et la Cour allemande. Tous les jours j\'annule des lois ou je dis qu\'elles sont contraires à la Constitution, sur questions préjudicielles. Alors je suis évidemment le juge le plus suspect d\'illégitimité. C\'est une atteinte à la mémoire de **Jean-Jacques Rousseau** et en plus je remarque que ma génération, qui sortait du totalitarisme, a compris que l\'arrivée du totalitarisme dans bien des pays s\'était faite dans le plus pur respect du suffrage. Il y a un déficit de légitimité de la loi que nous a appris l\'Histoire. Ce sont d\'ailleurs tous les pays qui ont connu le totalitarisme, l\'Allemagne, l\'Italie, le Portugal, l\'Espagne, qui ont estimé devoir donner à des juges constitutionnels un pouvoir que ne veut pas leur donner un état jacobin comme le vôtre. Je constate que mes jeunes étudiants - parce que je tiens un discours corporatiste en tant que juge mais aussi un peu pédant en tant que professeur excusez-moi - n\'admettent plus cela. Ils sont rétro-Rousseauistes pour moi : \"quelle est votre légitimité ? \"Vous n\'êtes pas élu, vous n\'allez jamais devant l\'électeur, vous êtes nommé à vie !\". Je termine ma carrière à 70 ans. Par conséquent il y a un véritable problème. C\'est une question qui m\'a taraudé : la légitimité du juge. La réponse que j\'en fais, m\'est personnelle c\'est l\'état actuel de mes réflexions : c\'est que c\'est une question archaïque. Je crois qu\'il ne faut pas essayer de retrouver une légitimité à l\'ancienne, de dire ou bien c\'est une procédure sacrée de nomination ou bien c\'est une élection. Nous raisonnons, encore une fois, dans un système hiérarchique qui est celui de notre Code civil, de notre organisation judiciaire, un système pensé par un Général pour un Empire. Nous n\'en sommes plus tout à fait à ce système-là. Ce qui m\'a fait réfléchir ce sont trois petites choses. On parlait de la Grèce tout à l\'heure. Un des grands moments de la démocratie grecque c\'est quand les magistrats étaient tirés au sort. Je ne sais plus qui a dit que c\'était peut-être le meilleur système. Parce que quand quelqu\'un est tiré au sort, il est là, il a prouvé qu\'il est le meilleur. Mais quand quelqu\'un est nommé parce qu\'il est le premier au concours, il est le meilleur *a priori* donc il n\'a plus grand chose à prouver. La première chose que j\'ai apprise c\'est qu\'il n\'est peut-être pas bon d\'avoir une légitimité de départ. La deuxième chose que j\'ai lue d\'un de mes auteurs de chevet **Marcel Gaucher**, s\'interrogeant dans un très beau livre \"La révolution des pouvoirs\" : \"faut-il une autorité qui soit habilitée à contrôler la loi ?\" Il dit qu\'il ne faut pas qu\'elle ait une trop grande légitimité cette autorité. Il a cette belle phrase : \"une légitimité élective l\'armerait à l\'excès contre ceux qui veulent contrôler\". Je crois qu\'une certaine fragilité est quelque chose qui est plutôt rassurant, en face du pouvoir considérable qu\'ont les juges aujourd\'hui. Je peux vous parler d\'une petite affaire belge, bien connue, l\'affaire **Dutroux** qui a bouleversé la Belgique. Nous avons mis en place une Commission parlementaire. Cette Commission parlementaire a fait un rapport qui était remarquable à 90 % où il y avait 10 % d\'âneries. On leur a dit \"est-ce que vous ne voudriez pas rectifier ce qu\'il y a d\'idiot dans ce que vous avez dit ?\". Ils ont dit \"Non, nous sommes les élus du peuple\". Je me suis aperçu que cette légitimité trop forte, trop dure et élective est peut-être un handicap pour l\'esprit critique. Par conséquent , je crois que des juges qui ont de plus en plus de pouvoir, sans l\'avoir cherché mais qui ont de moins en moins de légitimité, cela les oblige à être en fusion avec la société civile. Je crois que les véritables contrôles que nous devons avoir aujourd\'hui, ce sont ceux de la doctrine, de l\'opinion publique, de la presse, en étant capables de sélectionner et de ne pas entrer dans le jeu de la démagogie. Il ne faut pas raisonner en termes d\'infaillibilité. Je crois que le dogme de la faillibilité est inscrit dans nos systèmes, c\'est la raison pour laquelle nous avons deux degrés de juridiction et que même au plus haut niveau, nos sentences restent critiquées. Il faut, en termes modernes songer à des contrôles latéraux, des contrôles horizontaux. Dans la société de l\'information, je crois qu\'il faut que la magistrature apprenne à communiquer avec l\'opinion publique. Il y a deux garanties qui me paraissent tout à fait fondamentales, dont la première est la collégialité. Si les vérités d\'aujourd\'hui - les vérités juridiques - c\'est demander au juge de franchir la loi pour arriver au droit et peut-être même pour arriver au bien - Madame **Frison Roche** disait : \"on ne demande même plus aux juges d\'être des dieux comme chez **Thomas** ou chez d\'**Aguesseau** on demande un juge christique, on veut un juge qui aime, qui écoute, qui soit capable d\'en pâtir\". Par conséquent je crois qu\'il n\'est pas possible de rester dans nos thébaïdes. Nous sommes tous dans nos institutions menacés par la tentation bureaucratique, c\'est-à-dire d\'avoir une rationalité propre, circulaire, qui fait le bien de l\'institution mais pas le bien de la finalité pour laquelle nous sommes là. Nous faisons tous des paragraphes au nom de **Thomas** comme disait **Max Weber.** Par conséquent il faut l\'ouverture de la justice sur la société civile, par des systèmes d\'échevinage. J\'ai été juge professionnel au tribunal de commerce, j\'avais des commerçants avec moi, j\'étais Conseiller d\'Etat , j\'avais les professeurs et maintenant dans ma Cour nous sommes nommés à vie, mais la moitié des juges sont d\'anciens parlementaires. Je crois que cela nous aide, nous oblige à décoaguler nos rigidités professionnelles et comme je disais tout à l\'heure : collégialité et échevinage avec toutes les nuances qu\'il mérite, c\'est ce qui pourrait réconcilier un pouvoir judiciaire, qui a peut-être trop de pouvoir, avec une société civile qu\'il a eu trop tendance jusqu\'ici à prendre à la hautaine. - **Pierre Rancé** Merci Monsieur **Martens.** Monsieur le Premier avocat général, se poser la question de savoir si juge s\'emparait de la loi. C\'est une question archaïque selon vous ? - **Régis de Gouttes** Le juge s\'est-il emparé de la loi ? Je voudrais dire d\'abord que cette interrogation, ce débat sur le pouvoir du juge et la légitimité est le lieu, me semble-t-il, de toutes les contradictions, de beaucoup en tout cas. J\'ai remarqué dans la presse toutes ces contradictions : Trop de pouvoirs aux juges disent les uns. Pas assez de moyens pour la justice, disent les autres. Judiciarisation excessive dans notre société, peut-on entendre. Mais cette judiciarisation n\'est-elle pas le fait, d\'abord, des citoyens eux-mêmes, qui multiplient les recours à la justice ? Déclin de la loi, on vient de le dire, au profit du pouvoir judiciaire clament les parlementaires. Mais n\'est-ce pas le silence, on l\'a dit tout à l\'heure, du législateur, qui oblige parfois le juge à suppléer aux lacunes de la loi ? Il suffit de songer, par exemple, aux débats sur le statut pénal du Chef de l\'Etat ou sur la protection juridique et, on en parlera tout à l\'heure je pense, de l\'enfant à naître, du fœtus ? En bref, j\'ai le sentiment que souvent le juge est beaucoup plus l\'instrument que la cause de l\'extension de ses pouvoirs. Le Premier président, Monsieur **Canivet,** disait au cours de la dernière rentrée de la Cour de cassation \"nous sommes comme des nains\" -- parlant des juges bien sûr - \"face au poids de notre culture\". Lieu de contradictions mais pourquoi cette montée du pouvoir du juge ? Il y a de très nombreuses raisons que nous avons évoquées et je voudrais en évoquer une : l\'effet direct des traités internationaux. Je ne parlerai pas du traité de Rome mais d\'un autre instrument, dont l\'impact est considérable : la Convention européenne des droits de l\'Homme. L\'effet est immense. Pourquoi ? Parce que la Convention européenne des droits de l\'Homme a au moins deux effets sur le juge national : 1. d\'abord elle lui fournit une charte supérieure qu\'il peut appliquer au-delà et même contre la loi, 2. mais aussi et c\'est un aspect moins connu je crois, parce qu\'elle donne un nouveau fondement à la légitimité du juge, un fondement européen. La Convention européenne est d\'abord, c\'est sûr, un facteur, une source d\'évasion pour le juge national. Il faut rappeler que le juge n\'a pas le choix : il doit appliquer la Convention européenne des droits de l\'Homme parce qu\'elle a une autorité supérieure à la loi -- en vertu de l\'article 55 de la Constitution - elle est d\'application directe et parce que, aussi, le juge national est au premier chef le maître d\'œuvre de l\'application de la Convention européenne, la Cour de Strasbourg n\'intervenant que subsidiairement.. La Convention européenne des droits de l\'Homme est rédigée en des termes généraux et elle fait l\'objet d\'une interprétation très dynamique de la Cour européenne des droits de l\'Homme. Par conséquent le juge national en vient à disposer d\'une certaine latitude dans l\'interprétation, dans l\'application de cette Convention européenne des droits de l\'Homme. Cela conduit le juge parfois à appliquer la Convention, pour compléter la loi mais aussi à écarter souvent la loi nationale au profit de cette Convention européenne. Je vous donnerai trois exemples - d\'arrêts de la Cour de cassation -- parce qu\'ils sont connus et je crois qu\'ils sont tout à fait exemplaires : Par un arrêt du 4 septembre 2001, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a déclaré incompatible avec l\'article 10 de la Convention européenne, un article du Code électoral qui interdisait la publication des sondages d\'opinion dans la semaine précédant l\'élection. On a écarté la loi. Nous savons que le législateur est intervenu ensuite. Deuxième arrêt, par un arrêt du 8 juin 2000, la Chambre sociale a déclaré incompatibles avec le principe de la prééminence du droit à un procès équitable - article 6 de la Convention européenne -- les lois de validation législative, lorsqu\'elles constituent ou représentent une ingérence du pouvoir législatif dans l\'administration de la justice, afin d\'influer sur le dénouement d\'un litige. Vous le savez peut-être, l\'Assemblée Plénière de la Cour de cassation - le 24 janvier dernier - vient d\'entériner la jurisprudence de la chambre sociale en disant qu\'elle contrôle désormais - la Cour de cassation -- les motifs impérieux d\'intérêt général pouvant justifier les lois de validation rétroactives, au regard de l\'article 6 de la Convention européenne des droits de l\'Homme. Il y a là un pouvoir immense donné à la Cour de cassation. Dernier exemple, l\'Assemblée Plénière de la Cour de cassation a déclaré incompatibles avec l\'article 6 de la Convention européenne, les articles 410 et 411 du Code de procédure pénale que M. le Bâtonnier connaît bien, et on affirme dans cet arrêt, le droit des prévenus absents à être représentés par un avocat devant les tribunaux correctionnels ou devant les tribunaux de police, de façon générale, contrairement donc aux dispositions du Code de procédure pénale. On pourrait multiplier les exemples et, dans tous ces cas, il est vrai : le juge a écarté et refusé d\'appliquer la loi interne, par l\'effet de la Convention européenne des droits de l\'Homme. Le deuxième aspect que je voulais indiquer c\'est que la Convention européenne fournit au juge une nouvelle légitimité, une légitimité européenne. Il ne faut pas se dissimuler qu\'un changement très important de perspective est en train de se produire dans le statut du juge national et le fondement de sa légitimité. Jusqu\'à présent ce statut relevait seulement de l\'Etat et la légitimité du juge procédait d\'une délégation de l\'Etat souverain - articles 64 et suivants de la Constitution et la loi portant statut de la magistrature --. Désormais, comme l\'avait relevé une très intéressante étude du Professeur **Jean-Claude Soyer** qui était un ancien membre de la Commission des droits de l\'Homme au Conseil de l\'Europe, ce statut du juge se voit protégé aussi par la Convention européenne et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et bientôt, peut-être, par la Charte des droits fondamentaux de l\'Union européenne lorsqu\'elle sera devenue obligatoire. Ceci apparaît à travers deux principes qui sont consacrés par la jurisprudence de la Cour européenne : 1. Le premier principe c\'est celui de la [consécration européenne de l\'existence d\'un pouvoir judiciaire]{.underline} car cette notion de \"pouvoir\" judiciaire - on l\'oublie un peu - est mentionnée à la fin de l\'article 10 § 2. de la Convention européenne des droits de l\'Homme. Et elle est regardée par la jurisprudence européenne comme le support nécessaire du droit au procès équitable et plus largement, dit-elle, du principe de la prééminence du droit. C\'est important. Elle a été précisée par plusieurs arrêts de la Cour de Strasbourg. 2. Le second principe, c\'est celui de la garantie européenne de l\'indépendance du pouvoir judiciaire. De nombreux arrêts de la Cour européenne - vous le savez - ont précisé la raison d\'être, la portée de cette indépendance du pouvoir judiciaire au sens de la Convention européenne. Une indépendance que la Cour européenne dit, bien sûr, comprise comme une garantie due aux citoyens et non pas comme une protection corporatiste du juge mais une indépendance, aussi, qui est protégée par les dispositions de la Convention européenne et qui doit garantir l\'indépendance du juge face au pouvoir exécutif et au pouvoir législatif, comme à l\'égard des parties. A travers cette jurisprudence de la Cour européenne s\'ébauche un nouveau statut européen du juge, qui devient un statut à la fois plus autonome et plus fort. Plus autonome pourquoi ? Parce que ce statut ne dépend plus seulement de l\'Etat. Désormais il dépend d\'une source extérieure à l\'Etat. A présent et c\'est ce que notait le Professeur **Soyer** dans cette étude : \"l\'indépendance de la justice - la légitimité du juge - résulte d\'un vaste contrat liant l\'Etat à d\'autres Etats, dans un ensemble multilatéral régi, tant par le statut du Conseil de l\'Europe que par la Convention européenne\". C\'est en même temps plus fort, parce que l\'indépendance du juge résulte désormais de valeurs inscrites au fronton de l\'ensemble européen, qui englobent à la fois le Conseil de l\'Europe et l\'Union européenne par le jeu de la Convention européenne des droits de l\'Homme et par le jeu de la Charte des droits fondamentaux, dès qu\'elle va devenir obligatoire. Cela signifie - et le Professeur **Soyer** le souligne également - que l\'indépendance de la justice passe désormais sous le contrôle de juridictions et de conventions internationales dont il deviendra beaucoup plus difficile politiquement de s\'affranchir. Cela signifie qu\'un Etat Membre peut changer de Constitution, peut-être, mais qu\'il aura du mal à sortir de cet ensemble démocratique européen. Cela représente pour le statut du juge et le pouvoir judiciaire, autant de remparts contre un éventuel arbitraire. Autrement dit, c\'est peut-être là l\'indication que l\'Europe, si souvent l\'objet d\'interrogations, d\'inquiétudes, peut également fournir certaines réponses à nos interrogations sur le statut et la légitimité du juge national. C\'est une interrogation que je voulais poser ici dans le débat. - **Pierre Rancé** Merci Monsieur **de Gouttes.** Nous allons redescendre au niveau le plus basique en revenant vers Josette et Etienne, ces deux prénoms 'un même personnage évoqué tout à l'heure Entendons-nous bien, mettons les choses au point. De quoi parle-t-on ici ? Est-ce qu\'on parle du problème de la légitimité du juge par rapport au droit européen, au droit communautaire... des problèmes que rencontrent les politiques face aux juges d\'instruction ou du service public de la justice... il faudrait que tout cela soit clarifié. Je compte sur la salle pour poser des questions .Mais, auparavant, Monsieur **Marc Guillaume**, vous qui êtes Directeur des affaires civiles, j\'aimerais que vous nous disiez pourquoi tout à l\'heure vous avez interrompu Monsieur de Montgolfier, dans ses réquisitions, au sujet d\'Etienne et de Josette. J\'aimerais le savoir. - **Marc Guillaume** Je vais vous le dire mais à la fin, pour que vous écoutiez ce que je vais dire au début... Je partage ce que vous venez de dire, notre débat est bien celui que vous aviez indiqué : le pouvoir d\'appliquer, de dire le droit. \"Le juge s\'est-il emparé de la loi ?\" et pas le débat, finalement, sur les rapports du politique et du juge, qui est un débat beaucoup plus vaste. Je dirais que le débat, tel que vous l\'avez inscrit, est plus intéressant parce qu\'il est - non pas en termes de philosophie du droit - en termes de théorie des pouvoirs, beaucoup plus fondamental. Il est d\'ailleurs très ancien comme l\'a rappelé Monsieur le Ministre tout à l\'heure. Depuis toujours on s\'interroge pour savoir si le juge a une fonction de fonctionnaire de la loi ou s\'il a une fonction qui peut ajouter au droit. Dans ce cadre-là je voudrais dire un acquis et cinq évolutions. Un acquis que peut-être le caractère passionné des interventions ou des débats sur ces questions tend parfois à estomper, c\'est que l\'évolution profonde qui a conduit à ce que le juge ne soit plus simplement un fonctionnaire de la loi à appliquer, dans le cadre d\'un positivisme aigu mais qu\'il aille au-delà de cela, c\'est un progrès de l\'Etat de droit. On peut préférer d\'autres expressions, mais c\'est un progrès. Il y a un progrès depuis une vingtaine d\'années en la matière, important, qu\'il ne faudrait pas abandonner sur cette place nouvelle du droit. Je ne partage pas tout à fait ce qu\'a dit **Henri Nallet** aujourd\'hui sur, par exemple, le contrôle de constitutionnalité, j\'ai l\'impression que nous avons plutôt un paysage apaisé, nous ne subissons plus les critiques du Conseil Constitutionnel qu\'on pouvait rencontrer il y a vingt ans, à l\'époque des décisions sur les nationalisations ou à l\'époque des premières alternances. Au jour d\'aujourd\'hui nous avons un contrôle de constitutionnalité apaisé qui fonctionne comme dans la plupart des grandes démocraties. De même il me semble qu\'en ce qui concerne les traités communautaires et l\'application du droit communautaire - on reviendra sur la Convention européenne des droits de l\'Homme qui est un bouleversement beaucoup plus considérable et beaucoup moins souvent évoqué dans l\'équilibre des pouvoirs -- finalement, cela ne pose pas un problème au juge, cela pose un problème à la démocratie pour savoir si les normes communautaires sont élaborées de manière démocratique. Cela ne pose pas un problème quant au fond du droit lui-même, quant à l\'action du juge sur ces normes. Le juge reçoit des Directives sur la chasse et vous dit \"je dois appliquer ces directives sur la chasse\" mais il n\'a pas de liberté quant à l\'application de ces Directives donc on ne peut pas lui faire le reproche d\'élaborer de la norme. Il a une norme précise et il applique cette norme précise. Est-ce que cette norme précise a été mal élaborée, dans des conditions adémocratiques, c\'est une autre question, ce n\'est pas la question de savoir si le juge est illégitime à appliquer ces normes. C\'est le premier point, il me semble qu\'il faut rappeler qu\'il y a un acquis et que cet acquis - non pas qu\'il ne faut pas jeter le bébé avec l\'eau du bain - il ne faut pas le confondre avec des interrogations sur les rapports du politique et de la justice. En revanche, il y a plusieurs évolutions récentes. Une des évolutions récentes c\'est quand même, dans cet équilibre des pouvoirs, les rapports du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif avec le pouvoir de juger. Il y a un respect beaucoup plus grand. Pour prendre chacun des deux : le pouvoir législatif ne s\'aventure plus du tout comme hier ou beaucoup moins, par exemple, dans des lois d\'amnistie. On l\'a bien vu dans la dernière loi d\'amnistie, comme on l\'a vu dans les lois d\'amnistie qui ont été votées depuis vingt ans. Il n\'y a pas eu de loi d\'amnistie sur les affaires, - toujours sur des questions proches - on n\'a pas voté de réforme de l\'abus de bien social... Il y a un respect du pouvoir législatif sur le pouvoir de juger, les lois de validation en sont un bon exemple : le pouvoir législatif ne peut plus empiéter sur l\'autorité de la chose jugée ; on trouve la même chose pour le pouvoir exécutif. On a parlé des avancées considérables en matière statutaire, du rôle nouveau du Conseil Supérieur de la Magistrature. Il faut voir qu\'en ce qui les concerne le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, dans une évolution des dernières années, ont un respect de l\'autorité \"de juger\" qui pose la question inverse qu\'on retrouvera et qui est : de quelle manière le pouvoir de juger respecte-t-il le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ? Dans le sens contraire, il faut noter cette première évolution. Deuxième évolution : quand on dit \"est-ce que le juge s\'est emparé de la loi ?\", la loi elle-même a beaucoup changé. Elle a changé de plusieurs manières. La nature de la norme a changé d\'abord parce que -- les députés sont mieux placés que moi pour le dire - l\'élaboration de la norme fait place à beaucoup de débats, de participations, de concertations. C\'est plutôt bien, il ne faut pas le regretter, ce n\'est pas pour cela qu\'on fait une norme \"unanimiste\", mais le fait qu\'on se concerte avant de faire de la norme est plutôt bien. Je ne peux pas m\'associer au pessimisme qui a été dit sur la norme trop précise ou qu\'on ne saurait plus faire. Ce n\'est pas vrai. Regardons les travaux au Parlement sur la bioéthique et, après les affaires ENRON sur les commissaires aux comptes, sur le gouvernement d\'entreprises. Le législateur fait son travail. Il ne sert à rien de critiquer en disant que le juge serait devenu l\'unique régulateur de la société. Le législateur essaie d\'élaborer des normes qui sont la réponse aux questions posées. Parfois il n\'en fait pas de nouvelles mais c\'est aussi une réponse. S\'il n\'a pas envie de changer la loi sur l\'euthanasie il ne va pas voter une loi pour dire \"je ne change pas la loi sur l\'euthanasie\". Il faut voir qu\'à la fois dans son action normative et dans sa non-action normative, le pouvoir législatif est un pouvoir sur lequel on peut s\'interroger mais qui fait son travail avec qualité. Par ailleurs, dans l\'évolution de la norme, il est exact qu\'on a parlé plusieurs fois de l\'évolution de la norme communautaire, mais comme je le disais tout à l\'heure il ne faut pas se leurrer non plus sur le contenu de la norme, c\'est bien le problème démocratique et pas le problème de l\'intervention du juge. Enfin, l\'Etat lui-même a favorisé - et la société civile qui est bien représentée ici - le fait que la norme ne soit plus seulement une norme qui émane de lui. Les normes sont aujourd\'hui beaucoup plus professionnelles, certaines autorités administratives ne sont pas celles de l\'Etat. Finalement, là aussi, la norme a changé parce qu\'elle s\'est diversifiée et elle est de qualité. C\'est une deuxième évolution profonde qu\'il faut prendre en compte quand on se demande comment le juge fait face à la loi, parce qu\'il ne fait pas seulement face au législateur. Quand on voit toute la jurisprudence de la cour d\'appel de Paris sur la COB, le juge fait face à la COB, il ne fait pas face au Parlement, en la matière. Troisième évolution de nature un peu différente, dont a parlé Monsieur **Goasguen** tout à l\'heure, ce n\'est pas celle sur le rôle du juge mais celle sur le recours au juge. Aujourd\'hui, ce qui a beaucoup changé c\'est la nature du recours au juge. Finalement dans la justiciabilité ce qui est important pour beaucoup c\'est de saisir le juge et non l\'issue du procès qui interviendra très longtemps après -- non pas qu\'elle n\'ait pas d\'importance --. Dans cette justiciabilité, dans ce recours au juge, le juge a changé ,lui-même, il est instrumentalisé d\'une certaine manière. Mais ne lui faisons pas reproche de la fonction que d\'autres lui donnent. La norme a changé, le juge a changé et pas seulement à cause de lui. Quatrième évolution. Je crois que l\'évolution dont a parlé Monsieur le premier avocat général est beaucoup plus fondamentale, consubstantielle et en réalité non dite, que celle sur le juge et le politique. En réalité aujourd\'hui quel est le problème ou quelle est la question, dans le fait qu\'on écarte la loi ? Ce n\'est pas le fait de donner, de temps en temps, une interprétation différente de telle norme de droit, il faut bien qu\'il y ait un juge pour interpréter la norme de droit, la norme législative qui a été votée ? Le problème est beaucoup plus fondamental. Ce n\'est pas du tout la question de la construction de l\'Union européenne parce qu\'il y a bien un pouvoir législatif en face du pouvoir judiciaire dans la construction communautaire. Dans la Convention européenne des droits de l\'Homme, certes il n\'y a pas d\'intervention du pouvoir législatif parce que faire une convention du Conseil de l\'Europe à plus de quarante, c\'est à peu près impossible. Comme l\'a dit Monsieur le premier avocat général, le juge ne s\'en préoccupe même pas puisqu\'il va dire \"je vais chercher dans un article - d\'une généralité extrême quand même - sur le procès équitable, tous les instruments qui vont me faire plaisir pour écarter telle ou telle norme\". Là c\'est un problème beaucoup plus fondamental parce que quand on écarte par exemple la loi sur les sondages dans la dernière semaine des élections, la loi était précise et c\'est ce que voulait le législateur. Aller trouver dans un texte général et pour tout dire imprécis mais sympathique, le fondement à écarter ceci, c\'est cela le vrai problème démocratique sur lequel il faut s\'interroger et pas celui de savoir s\'il est normal ou non que le juge complète une loi et, de toutes façons, - on ne l\'a jamais critiqué sur les articles 1382 qui étaient bien lapidaires - il faudra bien qu\'il la complète. Dernière évolution ,je voudrais dire mon optimisme en la matière parce que, finalement, le corps social l'accompagne . Evidemment le corps social a idéalisé le juge et s\'est tourné vers lui pour essayer de régler l\'ensemble des problèmes de la société qu\'on ne savait plus très bien régler. Non pas que le politique ne savait plus les régler mais parce que la société civile elle-même ne savait plus générer des corps collectifs intermédiaires capables de l\'aider à les régler. L\'individualisme roi a conduit à ce que des églises aux collectivités locales, des syndicats à toute structure collective finalement, on a du mal à trouver entre l\'Etat et l\'individu des structures intermédiaires capables de régler ces problèmes collectifs. Finalement, il n'y a plus que le juge. Mais la société va re-sécréter des structures collectives capables de l\'aider. Le juge lui-même va retrouver sa place du juste milieu parce qu\'il sait bien que sinon, sur le long terme il y perdra beaucoup. En réalité dans cette idéalisation il sait très bien qu\'il n\'a pas les moyens de répondre à l\'ensemble de ces besoins sociaux. Quand on parlait de l\'intérêt de l\'entreprise ou de l\'intérêt de l\'enfant, le juge sait très bien qu\'il est démuni, ce n\'est pas lui qui va faire renaître l\'harmonie dans une famille où l\'harmonie n\'existe plus, qui va faire renaître des emplois dans une société, dans une entreprise, où ils n\'existent plus. Le corps social lui-même des juges se modifie et se modifiera sûrement grâce aux actions qui sont dites de formation, d\'ouverture etc. mais il contribuera lui-même, non pas à ce que le fleuve rentre dans son lit mais à ce qu\'un nouvel équilibre se crée et comme l\'a très bien dit Monsieur **Martens**, cet équilibre-là sera plus pluriel qu\'avant. Il ne faut pas désespérer de cet équilibre. - **Pierre Rancé** Et Josette et Etienne alors ? - **Marc Guillaume** Tout simplement parce qu\'en la matière comme dans l\'ensemble des règles d\'état civil, les lois en matière de changement de nom existent, simples et générales, qu'il appartient au juge de compléter de l'instant où la norme ne peut pas tout régler, tant les cas auxquels elle s'applique sont infiniment variés. La norme sur la responsabilité, l'article 1382 est de même nature. - Dans la salle Peut-on être le serviteur de la loi qu\'on a soi-même forgée? Je crois que l\'indépendance du juge tient à cela aussi, à ce qu\'il soit extérieur à la règle. C\'est pour cela que je refuse cette idée trop souvent répandue qu\'on va consulter les magistrats sur les lois qu\'ils doivent appliquer. Parce que si vous êtes aussi la loi qu\'on vous propose, il y a toutes les chances ensuite que vous l\'appliquiez mal.... - **Pierre Rancé** Nous allons terminer et en parler. Monsieur le Bâtonnier de Paris, vous plaidez pour le juge, ou vous faites la synthèse ? - **Paul-Albert Iweins** Nous allons descendre d\'un cran, quittant , un instant le sérieux de nos échanges C\'est extraordinaire **Saintes**, Il s'y passe chaque fois des choses parfaitement inattendues. Qui aurait pu prévoir le *coming out* du procureur **Montgolfier** par son exemple d' Etienne, devenant Josette... , ou vice-versa ? Qui aurait pu prévoir qu\'on n\'ait pas à défendre le juge ? En fait, dans les titres auxquels on a échappé, il y avait également \"Main basse sur la loi\", toute cette charge que l\'on entend souvent de la part des politiques pour lesquels les juges sont devenus des gens qu\'il faut abattre parce qu\'ils ont pris trop de pouvoir. Finalement nous n\'avons pas entendu cela ce matin. On a entendu un discours très raisonnable et raisonné y compris et à commencer par celui de Monsieur **Goasguen** ce qui fait que moi, qui aurais pu me commettre d\'office, je me dis que je ne vais pas me commettre d\'office je fais faire quelques observations si vous me le permettez. Nous n\'avons pas distingué - et cela amène à des confusions - la matière civile de la matière pénale. En matière civile le juge, à mes yeux de praticien, d\'observateur, a toujours eu une très grande liberté dans son délibéré. J\'ai eu cette surprise quand j\'ai participé comme étudiant à un délibéré, arrivant avec le culte de la Cour de cassation et de la norme absolue, de voir des juges qui cherchaient à savoir comment ils allaient donner raison à celui à qui ils avaient envie de donner raison. J\'en ai déduit que mon travail d\'avocat c\'était de donner envie au juge de donner raison à mon client ! Au civil, sauf l\'ordre public, c\'est ce que m\'avait dit ce Président de cour d\'appel : \"vous savez, en dehors de l\'ordre public nous avons une très large marge d\'appréciation\". Les magistrats se sont toujours considérés - me semble-t-il - comme libres d\'interpréter et finalement pas si mal que ça puisque le corps jurisprudentiel français n\'est pas si contesté. Mais, le juge en matière civile hésite à faire la loi. Je trouve même qu\'il y a une grande timidité des juges français en matière civile, ce qui a généré en France la constitution de toute une série d\'organismes chargés d\'élaborer les normes alors qu\'on aurait pu le confier au juge. Pourquoi la **COB**, pourquoi le **CSA**, la **CNIL** etc. ? Je me souviens, il y a longtemps, 85, 86, d\'un débat qu\'une organisation de jeunes avocats avait organisé avec l\'**USM** sur le sujet \"Faut-il des autorités indépendantes ?\". Nous essayions de faire dire au juge \"non, c\'est à nous de dire le droit\" et les juges disaient \"non, vous savez, on dit le droit du Code civil, le droit du Code pénal... on n\'a pas du tout envie d\'aller dans les matières nouvelles\". Il y a donc une grande timidité du juge en matière civile. Est-ce raisonnable ou déraisonnable ? Moi j\'aime bien mes juges, donc je préférerais que ce soit eux qui le fassent. Cela dit, force est de constater que les autorités administratives, les comités, commissions etc. arrivent peut-être à une meilleure maturation avec des formations techniques que n\'ont pas les magistrats. Cela dit, les magistrats français par rapport à leurs homologues anglo-saxons ont manqué d\'ambition et ne se sont pas emparés de tout cet aspect éthique de la société. Voila pour le juge civil. Le juge pénal lui, en fait, ne fait que son métier. Ce qui est frappant c\'est qu\'on a proclamé l\'égalité en 1789 - l\'égalité de tous devant la loi - et on a tout de suite établi des Cours spéciales, des Hautes cours pour les hommes politiques, des privilèges de juridiction... A la fois on proclamait l\'égalité et la toute puissance du juge pénal et à la fois on mettait à l\'abri le politique. Que s\'est-il passé depuis 25 ans maintenant - je dis des banalités j\'en suis désolé - les juges se sont mis à appliquer la loi, avec l\'aide, comme vous le disiez de la presse. Ils n\'auraient pas pu le faire tout seuls, le quatrième pouvoir a fait que l\'autorité judiciaire est redevenue le troisième pouvoir dont elle était écartée depuis 1958. Est-ce si grave que cela ? Moi je m\'en réjouis et ce d\'autant plus que cela nous a permis d\'améliorer notre procédure pénale. Il s\'est passé en matière de procédure pénale ce qui s\'est passé en matière d\'administration pénitentiaire juste après la guerre entre 1935 et 1945 ; Beaucoup de gens bien sont allés en prison. Ils y ont découvert un monde abominable et en sortant, ils ont voté la loi de 45 sur les prisons et reconnu le caractère éducatif de l\'administration pénitentiaire. Nous sommes obligés de dire que depuis que des gens d\'un certain niveau sont allés en prison, la procédure pénale est apparue comme beaucoup plus abominable que quand elle s\'appliquait à \"**Mouloud\"** ! Je plaidais avec le Bâtonnier **Farthouat** aux comparutions immédiates et nous disions : \"la garde à vue c\'est abominable\" ; avant que ce ne soit dit par un homme politique, c\'était considéré comme assez banal. Je ne suis pas d\'accord avec vous Monsieur **Nalle**t quand vous dites qu\'il ne s\'est rien passé dans les années 2000 parce qu\'il y a quand même eu la loi **Guigou**. Je devrais dire la loi **Guigou**-**Devedjian** parce que l\'opposition d\'alors y a largement contribué. Nous étions dans une espèce de bonheur, de consensus républicain. Cette loi a consacré un équilibre de procédure qui est largement dû au fait que le juge a appliqué la loi à tout le monde et qu\'on s\'est dit qu\'il fallait que la procédure soit meilleure. Ce qui se passe peut-être actuellement - nous arrivons dans l\'actualité -- c\'est que précisément parce que le juge - je parle du juge du Siège -- a maintenant une procédure avec un équilibre des droits de la défense et de l\'accusation qu\'il est contesté par le pouvoir. On essaie de contourner le juge d\'instruction en renforçant les pouvoirs du Parquet et de l\'enquête parce qu\'on s\'est aperçu que finalement on avait imposé trop de respect des droits de la défense au juge d\'instruction, ce qui est tout fait étonnant mais devient une réalité à l\'égard de laquelle je mets tout le monde en garde. Actuellement nous avons un contournement du juge d\'instruction pour essayer de contourner les droits de la défense, alors que les droits de défense ont été renforcés grâce à la mise en cause des politiques : merci les politiques ! Pour en terminer sur la légitimité**, Saintes** c\'est toujours **Saintes**. L\'année dernière nous avions parlé de l\'échevinage. Reparlons de l\'échevinage ! Là il y a une véritable légitimité : il y a la technicité du juge et puis il y a le citoyen. Cet échevinage a un double effet, d\'une part il renforce la légitimité de la décision de justice mais aussi il renforce la bonne image que le citoyen peut avoir de sa justice. Toute personne qui a pu parler avec un juré d\'assises se rend compte qu\'il est arrivé dans ces fonctions de juré avec des *a priori* souvent pendables, et qu\'il en ressort en disant \"finalement c\'est difficile de rendre la justice... je me rends compte que ce n\'est pas si clair... que je ce que je pensais etc.\". Les jurés, dans l\'ensemble, sont d\'excellents avocats de la justice pénale française. Si on généralisait l\'échevinage, je pense que les jurés, les citoyens qui participeraient à rendre la justice, participeraient à la défendre plutôt qu\'à la critiquer, ce qui est un travers - pas seulement belge, Monsieur le juge - ! - **Pierre Rancé** Merci Monsieur le Bâtonnier. Il nous reste une heure et demi pour poser des questions et y répondre. - *Monsieur **Blanchot***, *Avocat, ancien magistrat du parquet de Paris* .... C\'est vrai qu\'en matière civile le juge a un pouvoir d\'interprétation large, qu\'il n\'a pas en matière pénale. Mais n\'oubliez pas qu\'en matière pénale il y a aussi, à la base de la définition de l\'infraction, du délit, l\'élément moral et c\'est le juge qui apprécie l\'élément moral. Il pourrait très bien relaxer sous l\'élément moral, je ne sais pas s\'il le fait toujours. Mais il y a un mot qui n\'a pas été prononcé jusqu\'ici depuis ce matin sur le pouvoir du juge, est-ce que c\'est un fonctionnaire, qui applique la loi strictement, est-ce qu\'il n\'a pas aussi une certaine nécessité d\'avoir le bon sens qu\'avait le juge de dans le temps ? Le mot bon sens n\'a pas été prononcé jusqu\'ici. Et c\'est le bon sens qui est déterminant dans le rôle du juge, dans le rôle de l\'application de la loi. *Vous parliez de la décision de la Cour de cassation en matière de sondages. Heureusement que la Cour de cassation a pu faire référence à la Convention européenne des droits de l\'Homme. Etait-il normal que la presse écrite ne puisse pas publier des sondages dans les jours précédant l\'élection, alors qu\'internet les publiait ? Cela n\'existait pas au niveau de loi mais le législateur n\'avait pas rectifié. Heureusement que le bon sens des magistrats de la Cour de cassation a pu intervenir pour rectifier une position qui était absolument absurde.* *Ma question est la suivante : comment le juge peut-il acquérir le bon sens ? Qui lui enseigne le bon sens ?* - **Pierre Rancé** C\'est une sacrée question ! Cela suppose qu\'ils en sont dépourvus puisqu\'il faut qu\'ils l\'acquièrent ! Monsieur le Bâtonnier ? - **Paul-Albert Iweins** Je ne veux pas répondre à la question mais je suis surpris de voir combien votre question, Monsieur **Blanchot**, correspond à l\'actualité de Portalis puisque Portalis, définissant le rôle du juge en expliquant que la loi ne peut pas tout prévoir et disait : \"il est donc nécessairement une foule de circonstances dans lesquelles un juge se trouve sans loi. Il faut donc laisser alors au juge la faculté de suppléer à la loi par les lumières naturelles de la droiture et du bon sens. Rien ne serait plus puéril que de vouloir prendre des précautions suffisantes pour qu\'un juge n\'eut jamais qu\'un texte précis à appliquer\". Vous faites donc du Portalis, vous le saviez ! - **Eric de Montgolfier** Sur le bon sens et la réponse que vous venez de faire, Monsieur le Bâtonnier, je crois que cela nous conduit tout droit à la prescription en matière d\'abus de biens sociaux. Est-ce que c\'est le bon sens ? Est-ce que c\'est la sécurité juridique ? Au nom du bon sens on va dire : oui, de toutes façons comme cela se passe dans le secret de l\'entreprise, c\'est bien finalement qu\'on décale le point de départ. Seulement, on n\'a pas fixé le point d\'arrivée. Aujourd\'hui dans la prescription en matière pénale, personne ne sait plus où il en est. Il y a une tentation de la tricherie permanente au nom du bon sens et de la morale. Je ne suis pas certain que ce soit la fonction du juge. - *Thierry **Massis** - avocat au Barreau de Paris* Je voudrais faire une observation concernant le pouvoir créateur du juge dont on n\'a pas suffisamment parlé. Le pouvoir prétorien du juge. Je suis extrêmement favorable à ce que le juge crée du droit parce que c\'est sa fonction et sa légitimité. Monsieur le Bâtonnier a évoqué le discours de Portalis, c\'est ce que disait déjà Portalis. Cela me paraît essentiel parce que le juge, par ce biais-là est créateur de principes fondamentaux. Je pense qu\'on a évoqué le droit à la dignité. Le droit à la dignité ne serait jamais apparu, en tant que tel, si le juge n\'avait pas eu l\'audace de se référer à un principe fondateur et de faire entrer ce principe fondateur dans le droit positif. Je pense aussi au droit au respect des croyances, où le Président **Drai** a créé la jurisprudence fondamentale du droit au respect des croyances, grâce à son pouvoir prétorien. Je crois que là, véritablement, c\'est un rôle essentiel du juge et j\'allais dire du fonctionnement de la justice, de trouver un juge créateur qui nous aide, nous avocats, à solutionner les grandes questions. - **Pierre Rancé** Vous aviez une question ? - *Thierry **Massis** - avocat au Barreau de Paris* Non c\'est une observation dans le cœur du débat, qui est essentielle. - **Pierre Rancé** Qui veut répondre sur \"le pouvoir créateur du juge\" ? - Monsieur **Marc Guillaume** Deux petites choses. La première c\'est que derrière votre propos il y a le danger quand même d\'un droit qui ne va pas être le même pour tous. Nous avons des juges et un pouvoir d\'unification ensuite par la Cour de cassation mais cette espèce de pouvoir qui serait donné à chaque juge de faire le droit qui lui plaît, c\'est tout le contraire de la démocratie et de la République. Il y a un législateur, un pouvoir exécutif, qui sont là pour poser les normes. Je ne peux pas vous rejoindre quand vous dites que le fondement de la mission du juge, c\'est d\'édicter du droit. Non, le fondement de la mission du juge c\'est de trancher des différends au regard du droit qui a été édicté par d\'autres, dont c\'est la légitimité, et parfois toujours même, comme on l\'a dit depuis deux heures cette loi n\'est jamais suffisamment précise, il va bien falloir la compléter et l\'interpréter. Mais le fondement de la légitimité du juge ce n\'est pas de créer du droit. - Monsieur **Claude Goasguen** Juste un mot. Je crois que la question est dépassée. Que le juge soit créateur de droit, on le sait bien, il a toujours été créateur de droit, il est source interprétative du droit depuis les origines. En réalité ce n\'est pas la question. La question c\'est, désormais, comment allons-nous pouvoir établir un équilibre vers une société du droit entre, d\'une part, la loi qui est une expression générale certes, et d\'autre part, une société qui permet une adaptation plus précise, par le juge, d\'une société où chacun se voit respecté dans ses droits. J\'ai toujours considéré que le droit issu du droit romain, était un droit vraiment décadent. Je préférais la \"plasticité\" du droit romain initial qui était beaucoup plus personnalisé. N\'oublions pas que la règle juridique, au départ, n\'a pas de volonté générale. L\'intérêt des anciens c\'est que l\'on puisse juger dans l\'équité, dans la proximité, dans la plasticité du droit et non pas qu\'on se soumette, souvent d\'une manière artificielle, à une règle de droit qui est conçue comme générale et lointaine. - **Pierre Rancé** Nous sommes peut-être remontés un petit peu trop haut ! - **Claude Goasguen** On va remonter vers l\'avenir ! Aujourd\'hui nous allons disposer de moyens qui nous permettront de juger beaucoup plus près de la réalité des choses. Je crois qu\'il est important que la loi soit de plus en plus générale et que le règlement de justice soit, lui, de plus en plus précis. C\'est cela la modernité. On peut le faire désormais et je pense que le système anglo-saxon, ce que l\'on appelle le système de la Common Law est un système qui a sans doute plus d\'avenir dans une société médiatisée et d\'information comme la nôtre et une société ouverte, que notre système romano-germanique. D\'ailleurs, entre nous, il n\'y a qu\'un domaine dans lequel le juge n\'est pas vertueux, parce qu\'il ne peut pas l\'être : c\'est lorsque l\'Etat est en cause. Le juge s\'est contenté, tout Portalis qu\'il était au XIXème siècle de se laisser déshabiller du jugement de l\'Etat. N\'oublions pas qu\'au XIXème siècle on a frappé le juge dans une de ses réalités fondamentales qui était d\'ordonner à l\'Etat d\'avoir la même vertu que le citoyen. Par conséquent nous sommes dans une société bancale. Cette société bancale, les citoyens la ressentent. Aujourd\'hui on sait que l\'Etat n\'est pas toujours vertueux, le citoyen le sait. Quand il a une affaire d\'expropriation vous croyez qu\'il est content le citoyen ? En général il n\'est pas satisfait. Quand il a une affaire de permis de construire, il n\'est pas satisfait non plus. Où est le juge ? Il n\'est pas là. Je sais bien qu\'il y a la justice administrative et je suis tout à fait reconnaissant, parce que je sens les \"yeux furibards\" de mon voisin... Très franchement, il y a là une limite de la société du droit qui n\'est plus acceptable. Par conséquent, se poser la question de savoir si le juge est source de droit, il est source de droit, la vraie question n\'est pas là. La question c\'est de savoir, en réalité, comment nous allons arriver à une adéquation entre une loi générale et qui doit le rester et une plasticité, une proximité du droit qui est nécessaire dans une société ouverte. - Monsieur **Régis de Gouttes** Un mot pour répondre à Maître **Massis**. Thierry **Massis** a très justement parlé du pouvoir créateur. Ce qui me frappe en entendant les avocats ici, je les vois très favorables à ce pouvoir créateur de la loi donné au juge. Je suis très frappé par cela. Pour ma part, je préférerais parler de \"pouvoir d\'interprétation\" de la loi que de \"pouvoir de création\", je préfère le pouvoir interprétatif que le pouvoir créatif. Mais il est vrai que l\'on glisse de l\'un à l\'autre très facilement. Pourquoi ? Parce qu\'en faisant de l\'interprétation, dès lors que la loi n\'est pas suffisamment précise, on crée et dès lors surtout que la Convention européenne des droits de l\'Homme par exemple, les traités internationaux, donnent un pouvoir d\'interprétation immense, on glisse insensiblement du pouvoir interprétatif au pouvoir créatif, c\'est vrai. - Monsieur **Philippe Marchand** Je constate que vous avez coupé la parole à un membre du Conseil d\'Etat, accessoirement Directeur des affaires civiles et du Sceau, vous permettrez à un membre modeste du Conseil d\'Etat, qui a une vie complètement tordue d\'ailleurs, de s\'exprimer. J\'ai sévi comme avocat au pénal pendant trente ans, je me suis un peu occupé des affaires de police, et étant Ministre de l\'Intérieur beaucoup des affaires de justice. Je me suis expliqué sur ce point il y a quelques années et cela avait fait un peu de bruit je pense. J\'ai été surpris quand même mais c\'était une boutade, de l\'intervention du Ministre **Goasguen.** L\'expropriation ! - Monsieur **Claude Goasguen** Ce n\'était pas une boutade ! - Monsieur **Philippe Marchand** Alors si ce n\'était pas une boutade, c\'est encore plus grave ! Peut-on organiser un colloque sur la justice administrative ? Je pense que ce serait très difficile car les citoyens ne s\'en plaignent pas. C\'est une justice qui fonctionne. Je maintiens mon point de vue. Lisez la presse, est-ce que vous voyez souvent critiquer des décisions du Conseil d\'Etat ? Pourquoi ? Je me pose la question. Il y a aussi peut-être un problème de fonctionnement de ces institutions. Pour être à l\'intérieur de l\'institution, je peux vous dire qu\'il y a quand même, y compris pour la justice judiciaire, quelques idées à prendre, des idées simples. Moi je vis au Conseil d\'Etat dans le mélange des générations et dans le mélange de l\'origine des juges. L\'échevinage là il existe en réalité. Je dois vous dire que ce que nous faisons , Henri **Nallet** l**'** a connu , n\'est pas un si mauvais travail que cela. Nous avons des règles, dont une que je cite pour l\'anecdote : nous sommes pratiquement les seuls fonctionnaires rémunérés en partie au rendement ! En effet, au contentieux on m\'a dit qu\'il fallait faire tant de dossiers par trimestre pour un peu \"arrondir\" la fin de mois. Ce n\'est pas si mal que cela ! Un jour j\'avais proposé cette idée à mon ancien Directeur de cabinet du Ministère de l\'Intérieur qui était devenu Directeur du cabinet du Garde des Sceaux. Il m\'a répondu : \"je crains qu\'elle ne prospère pas\". Effectivement cette idée ne prospérera jamais, on ne va quand même pas demander aux magistrats judiciaires de se livrer à la statistique et au rendement. Voilà sous esprit de provocation, ce que je voulais répondre à Monsieur **Goasguen.** - **Pierre Rancé** Il y a des contrats d\'objectifs Monsieur le Ministre ! - Monsieur **Philippe Marchand** Au Parquet, il n\'y a pas de statistiques, je vais vous dire pourquoi ! J\'ai vu un substitut faire des statistiques il y a très longtemps dans cette ville, c\'est vrai que les statistiques sont ce qu\'elles sont. Il était là : \"alors on a eu combien de suicides cette année ? .... on va mettre tant de pendus... tant de...\". C\'est cela les statistiques ! Au Ministère de l\'Intérieur, c\'est encore pire ! Si les policiers ne travaillaient pas, il n\'y aurait pas d\'augmentation de la délinquance puisqu\'il y aurait beaucoup moins de coups de feu ! Nous sommes d\'accord là-dessus. Voilà une petite parenthèse un peu folklorique dans ces propos extrêmement sérieux. Mais je m\'inquiète et je me tourne vers les organisateurs : à chaque fois, aux entretiens de **Saintes**, il y a un scoop. Cela a été parfois très fort. Souvenez-vous quand nous avons, sans la présence des membres du Parquet d\'ailleurs, abordé l\'affaire du double degré de juridiction en matière pénale, le Garde des Sceaux de l\'époque a retiré son projet le matin même et nous n\'avions rien à y voir..., ce qui fait qu\'on avait eu beaucoup de succès ! Ma question c\'est de savoir ce que l\'on va retirer de nos entretiens de ce matin. Le ton est excellent mais en dehors de Henri **Nallet** qui a dit que c\'était irréparable, qu\'il n\'y aurait rien à faire ! je crois quand même qu\'il faudra que sortent un certain nombre de propositions et là, plus sérieusement, je pourrais peut-être moi aussi y contribuer. - **Pierre Rancé** Merci Monsieur le Ministre - Claude **Heurteux,** Co président du Groupe **Vendome Rome** Je suis chef d\'entreprise et, jusqu\'à ce jour, pas poursuivi pour ABS, ni mis en examen... Nous avons beaucoup parlé ce matin du rôle grandissant du juge dans les décisions de justice. Il y a quand même quelque chose qui me frappe, c\'est le juge intervenant pour les règles du jeu et je pense par exemple à la \"prescriptibilité\" dont parlait tout à l\'heure Monsieur **de Montgolfier,** la prescriptibilité en matière d\'ABS. La prescriptibilité qui dit \"une fois que le fait est découvert etc.\" qui peut porter à 5, 10, 15 ans, pourquoi pas ! Je trouve qu\'à la fois le politique n\'intervient pas, quand il y a une proposition de la gauche, la droite dit : amnistie, horrible ! Quand la droite fait quelque chose la gauche dit : amnistie, horrible ! Moyennant quoi, le chef d\'entreprise est exposé, il ne connaît pas les règles du jeu, et les deux questions que je voudrais vous poser sont les suivantes : est-ce qu\'il n\'appartiendrait pas au\ pouvoir législatif à la place du juge, à la place de la Cour de cassation, de fixer les conditions de la prescription ? Enfin, peut-on bien rendre une justice au bout de cinq ou dix ans sur des faits qui n\'étaient peut-être pas d\'ailleurs préjudiciables au moment où ils ont été commis mais qui compte tenu de l\'évolution de la jurisprudence sont devenus préjudiciables ? Je terminerai par une anecdote que vous connaissez sans doute : c\'est l\'anglais qui est à Rouen et qui demande la rue Jeanne d\'Arc. Le Rouannais le regarde, lui dit \"vous êtes anglais ?\" et lui met une gifle colossale. L\'anglais lui dit \"mais attendez, je n\'y suis pour rien, je vous demande ma rue !\". Le Rouannais lui dit \"oui, mais je viens d\'apprendre que vous avez brûlé Jeanne d\'Arc !\". Merci. - **Pierre Rancé** Monsieur **Martens**, avez-vous le même problème en Belgique ? - **Paul Martens** Pas comparable à ce qui se passe en France. Nous n\'avons pas ce problème-là en Belgique. Cela existe beaucoup moins qu\'en France. Les éléments constitutifs de l\'infraction sont beaucoup moins larges qu\'en France. - dans la salle ils sont comme en France, mais on les applique vraiment! On disait tout à l\'heure que le bon sens pourrait peut-être apporter une solution. Cela me fait peur. J\'ai eu un maître qui disait \"**le bon sens c\'est la médiocrité dans son costume du dimanche »**  . C\'est un peu fort mais... Je suis d\'accord avec l\'intervention disant qu\'un juge doit nécessairement être animé de bon sens, mais cela ne peut pas devenir une norme. La dignité humaine, c\'est vraiment la limite entre l\'éthique et le droit. On peut encore éventuellement y mettre une certaine densité, mais c\'est la \"voiture balai\" de la normativité. On a tenté à une époque aussi de parler de \"l\'équité\". Je crois que les juges doivent être équitables, avoir du bon sens, mais c\'est une exigence préalable, pré-juridique. Il faut rester quand même dans un niveau de technicité juridique qui permette le contrôle, notamment de la Cour de cassation sinon, si on fait du bon sens, la Cour de cassation devrait dire dans toute affaire que c\'est jugé en fait et qu\'elle y échappe. Je voudrais dire un dernier petit mot sur un propos optimiste de Monsieur **Guillaume** tout à l\'heure : c\'est tout à fait vrai que nous sommes dans une période de transition et nous avons laissé s\'effondrer les valeurs et les porteurs des valeurs parce que nous n\'avons qu\'une valeur pour le moment, qu\'un contrôle, c\'est le marché. Il est bon que les juges se soient aperçus qu\'il fallait faire quelque chose. Ils ont reconstitué un corps intermédiaire, ce qui est évidemment très peu républicain mais en attendant que d\'autres prennent la succession. Justement, ce qui se passe pour le moment chez vous avec le clonage me paraît tout à fait révélateur. On s\'aperçoit qu\'on avait laissé la régulation de la science et du marché et qu\'on avait oublié l\'éthique ! Ce qu\'on discute maintenant c\'est un retour du législateur dans l\'éthique. Cela me rappelle les propos de Bernard **Edelmann** qui disait de manière tout à fait démonstrative que les trois grands mythes du progrès sont : l\'Etat, la science et le marché. Or l\'Etat nous a amené le Goulag et Auschwitz, la science nous amène le clonage et le marché nous amène le Professeur **Antinori**. Les trois grands mythes du progrès nous ramènent à la barbarie s\'il n\'y a pas un contrôle. Le législateur, le constituant, recommence, en tout cas à partir du problème du clonage, à jouer son rôle. Mais, s\'il ne le joue pas, c\'est le juge qui doit le faire. J\'ai écrit un jour que le juge, dans l\'état actuel, c\'est un usurpateur toléré ou un régent provisoire. Je crois que nous, juges, nous souhaitons que les pouvoirs authentiques et les pouvoirs légitimes reprennent leurs pouvoirs. Dernière chose, on a dit que les avocats souhaitent un pouvoir créateur du juge et là je suis étonné. Dans les colloques auxquels j\'assiste et qui sont généralement des colloques avocats contre magistrats, il y a toujours un avocat qui se lève pour dire \"et la sécurité juridique ?\". Nous n\'avons pas entendu cela aujourd\'hui, c\'est un problème qui n\'existe pas ? - Monsieur **Xavier de Roux** Je voudrais revenir sur l\'histoire de l\'abus de biens sociaux parce que c\'est justement, je crois, le concentré des contradictions dans lesquelles est notre système. On part de quoi ? On part d\'un problème qui est celui de la prescriptibilité d\'un délit, chose assez simple, avec des lois de prescription qui sont bien connues dans notre droit. La Cour de cassation invente un point de départ de la prescriptibilité du délit pourquoi ? Pour une raison opérationnelle très simple, parce qu\'il s\'agissait de \"coincer\" un certain nombre de personnes, comme receleurs d\'abus de biens sociaux, délit qui ne se prescrit pas, et on voit très bien la manœuvre judiciaire montée à partir de l\'interprétation de ce texte, pour obtenir le résultat souhaité, c\'est-à-dire pouvoir retenir dans les liens de la prévention un certain nombre de personnes qui avaient reçu des aides ou des subventions de la part d\'entreprises. Il est évident que ce faisant, on crée, en fait, un délit imprescriptible, ce qui n\'est pas acceptable. Vous parliez de l\'insécurité juridique, nous retombons là clairement, et tous les juristes le disent, dans l\'insécurité juridique absolue puisque nous sommes dans un système où il n\'y a plus aucune \"prescriptivité\" possible. - **Pierre Rancé** ... Monsieur **de Roux,** la question était de savoir si les politiques vont intervenir là-dessus... Vous êtes politique, vous allez faire quelque chose ? - Monsieur **Xavier de Roux** J\'en arrive à ce point-là, c\'est important. C\'est là où l\'on voit la relation entre le pouvoir de l\'information et le pouvoir judiciaire. Il se passe quelque chose de tout à fait étonnant. - **Pierre Rancé** L\'information des commissaires aux comptes ou l\'information des journalistes ? - Monsieur **Xavier de Roux** Le législateur met sur le métier un projet de texte - c\'était **Pierre Mazeaud** qui le pilotait - qui était me semble-t-il assez simple, on venait immédiatement à une norme. Campagne de presse disant quoi ? Ne parlant pas du tout du problème de droit mais parlant, uniquement, : prescriptibilité égal amnistie. Et toute la campagne de presse - y compris par des grands journaux comme **Le Monde** - porte sur quoi ? Sur l\'amnistie des corrompus. Nous passons donc d\'un problème de droit qui est un problème de \"sécurité juridique\" réel et important, notamment pour les chefs d\'entreprise, à un problème totalement politique avec \"le\" pouvoir de l\'information qui s\'en mêle et qui rend impossible jusqu\'à aujourd\'hui une modification législative qui est moins nécessaire depuis que la Cour de cassation a mis \"un peu d\'eau dans son vin\" et a essayé de fixer, tant bien que mal, un point de départ à la prescriptivité. Mais on voit bien \"le pouvoir\" judiciaire faisant une manœuvre pour obtenir un moyen paralysant le pouvoir législatif avec l\'aide de la presse c\'est-à-dire de l\'opinion. Nous sommes au cœur de notre débat. - **Pierre Rancé** Il est dommage que nous n\'ayons pas d\'italiens ici... Mais nous avons un niçois... - **Eric de Montgolfier** Simplement pour revenir sur la prescription, poursuivre le raisonnement et montrer à quel point le risque est d\'une politisation du juge. On cite l\'abus de biens sociaux, c\'est un débat déjà ancien et j\'ai cru, un moment donné, que le pouvoir politique prendrait ses responsabilités et nous trouverait une loi claire. Nous avons eu récemment un autre exemple qui lui était encore plus significatif. C\'est l\'affaire d\'Auxerre où au regard des règles habituelles de prescription allais-je dire, je pensais que le dossier allait être considéré comme prescrit. Je me souviens d\'un ou deux parlementaires me téléphonant, comme si j\'y pouvais quelque chose d\'ailleurs, en me disant \"... mais Monsieur le Procureur, ce n\'est pas prescrit quand même, parce que, si c\'est prescrit, qu\'est-ce que je vais dire à mes électeurs ?\". Vous direz que c\'est la loi et que cette loi dit qu\'au bout de dix ans un crime est prescrit. Contre toute attente, - je vous le dis comme magistrat du Parquet - et quelle que soit la moralité de la décision, sa légalité m\'a surpris. La Cour de cassation s\'est emparée d\'un soit transmis, ce qui n\'était pas habituel, pour dire \"il est interruptif de prescription\". Cette décision a rasséréné tout le monde. Je ne suis pas sûr qu\'elle soit de nature à rasséréner les juristes. C\'est tout le problème. En matière d\'entreprise tout le monde s\'en accommode, ce n\'est pas grave, ce sont des patrons, des banquiers, on peut les mettre au trou, cela ne fera de peine à personne... mais quand il s\'agit de libérer quelqu\'un, c\'est autre chose et sur un crime multiple, c\'est vrai que cela pose un vrai problème. Le problème est aussi que l\'on reproche constamment au juge de faire de la politique mais on le conduit, de plus en plus, à en faire. - **Claude Goasguen** C\'est vraiment le débat politique. Je voudrais dire, pour répondre aux chefs d\'entreprise, à quel point on est conscient de ce qui se passe. Très nettement, il m\'étonnerait fort que le législateur intervienne dans les années qui viennent. Il faut avoir le courage de le dire. Quelle est la seule manière, en réalité, et qu\'est-ce qui est le plus choquant dans cette affaire ? C\'est qu\'on a l\'impression que l\'ABS constitue juridiquement une \"anormalité\". L\'anormalité crée la crispation, crée, ce qui est légitime, le débat d\'opinion. Je trouve qu\'il est légitime que la question se pose sur la délinquance financière devant la presse. Encore une fois, j\'ai dit tout à l\'heure qu\'il fallait \"accepter\" la société d\'information. Comment s\'en sortir ? Comment sortir de situations qui sont injustes et tout à fait paradoxales ? On ne peut s\'en sortir que par la généralité. La généralité est double, dans un sens ou dans un autre, tôt ou tard il faudra poser la question. Il y a des systèmes juridiques qui fonctionnent très bien et il n\'y a pas de prescription. La notion de prescription n\'existe pas en droit anglais. Lorsqu\'il y a un élément nouveau qui apparaît, la prescription s\'éteint, c\'est d\'ailleurs la signification originelle de la prescription. Le problème de l\'imprescriptibilité ne se posait pas dans l\'ancien droit. C\'est une possibilité qui, entre nous, va rencontrer dans l\'opinion publique un certain nombre de réserves car si vous supprimez la prescription, il y a un certain nombre de gens qui vont comprendre qu\'ils sont concernés et pas seulement sur l\'ABS cette fois. Vous allez voir que le problème va se poser tout à fait différemment. Ou bien, il y a une autre solution, c\'est le délai raisonnable. Un jour ou l\'autre il faudra quand même arriver à se poser la question du délai raisonnable. Je rappelle quand même que l\'Europe nous y incite fortement et que nous sommes loin aujourd\'hui d\'avoir abordé même le sujet du délai raisonnable tant la matière est brûlante. Vous ne pourrez pas faire autrement si vous voulez régler cette \"anormalité\" que représente l\'imprescriptibilité de l\'ABS dans notre droit, que d\'aller dans une généralisation du droit, soit par le délai raisonnable consenti et en accord avec les directives européennes, soit par un système qui à ce moment-là généralise une autre conception de la prescription. Ce que je trouve regrettable c\'est que nous restons entre ces deux écueils et que c\'est parce que nous y restons et que nous refusons de trancher dans le débat, que la question continue à se poser. Encore une fois, elle est légitimement posée. En tout cas je peux vous dire que le législateur, dans l\'état actuel des choses, qu\'il soit de droite ou de gauche, ne l\'abordera pas car ce ne serait pas une solution. Vous voyez le débat à l\'Assemblée Nationale sur la prescription de l\'ABS ? D\'abord, vous n\'aurez pas un député en séance, parce que tout le monde partira.... - Question .... à propos de l\'interprétation et l\'insécurité juridique. Que pensez-vous des arrêts de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui, de l\'interprétation passe à l\'édiction d\'une norme et pas seulement d\'une norme mais d\'une norme rétroactive ? Regardez les arrêts récents en matière d\'annulation de la clause de non-concurrence, en matière d\'annulation du plan social... la chambre sociale de la Cour de cassation édicte la loi - elle va bien au-delà de l\'interprétation -- et non seulement elle édicte la loi mais elle édicte une loi rétroactive qui d\'ailleurs viole finalement le principe absolu de non-rétroactivité de la loi pénale et de la sécurité juridique. Deuxième observation sur ce qui a été dit par M. le Bâtonnier Iweins tout à l\'heure :sur la légitimité du juge, et sa nomination. Regardez le Conseil Constitutionnel - si on met à part le cas d\'un client célèbre, d\'un Bâtonnier célèbre - combien les hommes politiques ont su nommer des hommes et des femmes qui se sont rendus légitimes, alors qu\'en réalité le mécanisme de la nomination par le Président de la République et le Président de l\'Assemblée, le Président du Sénat, pouvait faire craindre que ces hommes et ces femmes ne soient pas légitimes, ils se sont légitimés et de ce point de vue-là aujourd\'hui, le Conseil Constitutionnel est assez peu critiqué. Enfin, le jury de la Cour d\'Assises : chaque fois que l\'on rencontre des gens qui ont siégé en Cour d\'assises, ils disent combien c\'est une juridiction légitime - et là pourtant les juges sont tirés au sort. - **Pierre Rancé** La Cour de cassation, la rétroactivité, Monsieur le premier avocat général. - **Régis de Gouttes** Si vous me le permettez, je ne répondrai pas sur la jurisprudence de la chambre sociale. Je regrette mais je ne répondrai pas. Je voudrais parler de la chambre criminelle parce que j\'ai une expérience plus complète de la chambre criminelle, sur la prescriptibilité. Je peux vous dire qu\'à la chambre criminelle où je suis resté assez longtemps le vœu de tous les magistrats c\'est qu\'enfin le législateur intervienne. Vous dites que ce n\'est pas possible, qu\'on ne peut pas l\'espérer mais pourquoi ? Il faut que le législateur intervienne. Nous sommes critiqués, nous sommes constamment critiqués sur cette jurisprudence concernant la prescription en matière d\'ABS mais nous avons besoin de l\'intervention du législateur. C\'est un vœu très fort et vous dites que ce n\'est pas possible, voilà la contradiction. - Jean-François **Monteils** Sous-préfet de Saintes Je suis là \"incognito\" je n\'ai pas mis mon uniforme mais mes habits du dimanche... donc je vais essayer de tenir des propos de bon sens comme disait tout à l\'heure Monsieur Martens. Il y a une petite \"escarmouche\" qui me stupéfie c\'est celle sur le juge administratif. Si on reprend nos questions de ce matin, en l\'occurrence \"Qui t\'a fait juge ?\" et \"Le juge s\'est-il emparé de la loi ?\", tout accuse le juge administratif en premier, tout. D\'abord en termes de création jurisprudentielle je crois qu\'il est difficile de faire mieux que le Conseil d\'Etat. Avec toute l\'admiration que je porte à Marc Guillaume je suis stupéfait de l\'entendre parler de la création jurisprudentielle du juge à propos de la Convention européenne des droits de l\'Homme, alors que le Conseil d\'Etat invente les principes généraux du droit, tirés de quoi, si ce n\'est de son imagination ? Donc, premièrement \"création jurisprudentielle\". Deuxièmement, \"statut\". Le Conseiller d\'Etat n\'est même pas magistrat, il n\'est même pas protégé par un statut ! Il a un statut, mais ce n\'est pas celui de magistrat. Troisièmement, \"liens\" avec le politique et l\'exécutif : on peut difficilement faire mieux là aussi en termes d\'échanges et de liens que le Conseil d\'Etat. Ce n\'est pas le plus important finalement, pourquoi est-ce qu\'on ne pose pas la question de la légitimité à propos du Conseil d\'Etat ou du juge administratif en général ? Pour trois raisons à mon avis : 1. Pour vivre heureux, vivons cachés - comme vous le disiez, le Conseil d\'Etat, finalement, on n\'en parle pas - et M. le Ministre avait raison de dire que si on voulait faire un débat sur ce point à propos du juge administratif, ce n\'est pas que ce serait impossible mais cela n\'intéresserait pas grand monde... 2. Deuxième point à mon avis très important : c\'est un \"tout petit\" corps, si je puis me permettre. Cela renvoie à des questions importantes en ce qui concerne le juge judiciaire. 3. Troisième point, peut-être le plus important : le juge administratif est crédible. Pourquoi ? Parce que ses décisions sont exécutées, tout simplement. Je crois que ces trois points, sont peut-être les points les plus importants pour notre débat de ce matin. a\) Le juge administratif vit-il caché ? En ce qui concerne le juge judiciaire : il ne vit vraiment pas caché, c\'est sûr. Je dois dire que je suis stupéfait quand j\'entends le consensus sur la remarque du type \"on ne peut pas faire respecter le secret de l\'instruction !\". Pourquoi ne peut-on pas ? On réussit bien à faire respecter le secret du nom des mineurs mis en cause ? On y arrive bien ! Pourquoi, parce qu\'on considère qu\'il y a peut-être là un consensus social... mais je n\'arrive pas à comprendre pourquoi ce consensus social n\'existerait pas pour le secret du nom des personnes mises en cause majeures. Quand on voit les dégâts que cela peut produire une fois qu\'ils ont été considérés comme innocents mais que leur nom a été livré en pâture ! Autre exemple : la présomption d\'innocence. Pourquoi ne peut-on pas faire respecter la présomption d\'innocence, de la même façon d\'ailleurs que le secret de l\'instruction ? Cet aspect-là me semble très important. b\) Le juge administratif appartient à un petit corps Le juge administratif appartient à un petit corps, en nombre. Je crois que c\'est aussi un point très important. Le juge judiciaire a à juger une masse de contentieux absolument délirante, dont une grande partie pourrait largement lui être ôtée. Le juge administratif se contente du plus important, cela va assez facilement rajouter à sa crédibilité. c\) L\'exécution des décisions L\'année dernière, nous avons eu des débats très intéressants sur le ce point, de l\'exécution des décisions. C\'est finalement cela qui est le plus admirable ce matin, nous sommes en train de nous interroger, avec des débats riches et intéressants, sur le pouvoir d\'une institution dont 85 % des décisions n\'auront aucun effet, en matière pénale comme en matière civile. On parlait d\'expropriation, c\'est 85 % des décisions qui sont exécutées. Parlons-en si vous voulez. En matière d\'expropriation, certes le juge administratif est crédible et du coup on ne va pas s\'interroger sur sa légitimité puisque quand une expropriation a suivi tout le cursus et est passée devant le juge administratif, ensuite cela va s\'appliquer. Parlons maintenant du droit de propriété et par exemple de la déclaration d\'une occupation illicite par le juge judiciaire. Que va-t-il se passer derrière ? On va avoir 25 instances qui vont se prononcer - moi le premier d\'ailleurs - pour savoir s\'il faut vraiment faire exécuter cette décision de justice ! Je crois que nous avons inversé complètement le débat. Il ne s\'agit pas de savoir si le juge est légitime, s\'il s\'empare du droit etc. Je crois qu\'il l\'est. Pour le coup, je partage totalement les remarques optimistes de Marc Guillaume : il l\'est parfaitement, il est légitime, il n\'y a pas de problème de légitimité, il y a un problème gigantesque de \"crédibilité\". Le juge sera légitime parce qu\'il sera crédible. - François **Sarda**, avocat honoraire au Barreau de Paris Quatre questions, en quatre phrases : 1. La première à Monsieur l\'avocat général de Gouttes. Le juge français doit s\'incliner devant le droit européen, le droit des traités européens. Doit-il s\'incliner devant les jurisprudences de la Cour européenne des droits de l\'Homme par exemple, ou peut-il directement interpréter, à sa manière, la Convention en se moquant de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg ? 2. Deuxième observation sur une réflexion de M. le Bâtonnier Iweins à propos des autorités indépendantes. Pourquoi cette timidité du juge judiciaire face aux autorités administratives et indépendantes ? Je prends un exemple, vous allez devant le tribunal de Paris, vous protestez contre un défaut de respect du pluralisme à la télévision par une chaîne publique qui manque à son cahier des charges. Réponse du tribunal de Paris, par son Président - pas l\'actuel - : \"non, le CSA n\'a rien dit... nous n\'avons pas, nous, juges judiciaires, à nous mêler d\'un manquement au respect des charges du statut des moyens audiovisuels\". Pourquoi cette abdication judiciaire disant : \"nous ne nous en mêlons pas\" alors que l\'on admet tout à fait le recours d\'une victime d\'un permis de construire accordé par le Préfet ou, au contraire, de l\'abstention d\'une autorité administrative ? 3. Troisième observation sur ce qu\'a dit Monsieur de Montgolfier à propos des magistrats que l\'on consulte pour faire les lois : vous trouvez abusif que l\'on consulte des magistrats sur des projets de lois. Comment peut-on tolérer - je ne voudrais pas soulever des vagues -- que des magistrats, individuellement ou en corps, s\'occupent de projets de lois et protestent, à l\'avance, contre des projets de lois en discussion, est-ce tolérable ? 4. Enfin, réflexion à Monsieur Goasguen sur la \"timidité\" ou la \"dépossession\" du juge judiciaire par rapport à l\'Etat. Il se trouve que j\'ai plaidé cinquante ou soixante fois pour l\'Etat, notamment pour les fautes de la justice, en défendant l\'absence de faute de la justice et je me trouvais avec un procureur qui se levait et qui disait que, contrairement à ce que je soutenais, il y avait bien eu faute de la justice et un tribunal qui condamnait l\'Etat ! Je veux dire qu\'il n\'y pas dans ces domaines, une timidité judiciaire face à l\'Etat. Par contre, il y en a - je le déplore -- face aux autorités administratives indépendantes, exemple pour le CSA que l\'on laisse libre juge des moyens audiovisuels. - **Pierre Rancé** Monsieur de Gouttes, la première question : la marge de manœuvre du juge par rapport à Strasbourg ? - **Régis de Gouttes** C\'est une très bonne question. Le juge national applique la Convention à la lumière de l\'interprétation qu\'en fait la Cour européenne des droits de l\'Homme mais il applique la Convention et non pas directement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l\'Homme. On distingue en général toujours l\'effet relatif car les arrêts de la Cour européenne, il ne faut pas l\'oublier, ont un effet \"relatif\" en vertu même de la Convention. Ils n\'ont d\'effet qu\'à l\'égard de l\'Etat concerné et pour l\'affaire concernée. C\'est inscrit dans la Convention. D\'autre part, ils n\'ont pas pour effet, sous réserve de la procédure de réexamen qui existe maintenant dans le domaine pénal, d\'obliger à annuler ou à reprendre le procès interne. Le seul effet d\'un arrêt de la Cour européenne des droits de l\'Homme c\'est de condamner l\'Etat à verser une indemnisation à celle qui prétend être victime. Mais, tout le débat actuel porte sur cette autorité dite \"interprétative\" des arrêts de la Cour européenne des droits de l\'Homme et il y a, je vous le signale puisqu\'on y travaille actuellement, dans le cadre de la réforme de la Cour européenne des droits de l\'Homme, certaines propositions qui nous inquiètent, qui tendraient à élargir l\'effet obligatoire des arrêts de la Cour européenne des droits de l\'Homme pour leur donner un effet erga omnes, c\'est-à-dire que les arrêts auraient effet sur l\'ensemble des Etats avec un effet erga omnes. On peut légitimement avoir quelques réticences sur une telle proposition. - **Pierre Rancé** Monsieur Iweins, sur la \"timidité\" du juge judiciaire par rapport aux organismes de régulation ? - **Paul-Albert Iweins** Ce n\'était pas vraiment une question, je crois que c\'était une observation. J\'en profite puisque vous me rendez la parole pour dire que je suis d\'accord avec Monsieur le sous-préfet sur le fait que le petit nombre de juges peut contribuer à sa qualité. Il est amusant de noter que Balzac disait dans \"L\'interdiction\" - je crois - que \"la France a besoin de 6.000 juges\" ce qui est d\'ailleurs le chiffre encore aujourd\'hui. Balzac le dit à son époque : \"la France a besoin de 6.000 juges, malheureusement la France n\'a pas 6.000 esprits exceptionnels, et pourquoi - disait-il - seraient-ils dans la magistrature ?\". Balzac n\'aimait pas les juges mais c\'est quand même une vraie question ! - **Eric de Montgolfier** ... c\'est peut-être pour cela, M. le Bâtonnier, qu\'il faut le prendre au Barreau de temps en temps ! Vous en avez tellement en ce qui vous concerne ! - **Pierre Rancé** Sur la consultation des magistrats sur la loi ? - **Eric de Montgolfier** Je suis toujours un peu étonné de voir ce que la notion de démocratie connaît de travers dans notre société. La démocratie c\'est le gouvernement du peuple et ce n\'est pas le gouvernement populaire. J\'ai l\'impression que chaque groupe de pression installe ses intérêts en différents points de la société française, les magistrats compris. Ce qu\'il y a de plus néfaste pour la justice, c\'est le corporatisme judiciaire. Si vous demandez aux magistrats ce qu\'ils pensent des lois qui leur sont directement applicables, ils vont cultiver leur propre intérêt. Nous savons tous que depuis dix ans il y a tout un \"train\" de réformes qui est constamment remis sur le métier. Que répondent les magistrats ? \"Attendez, pour l\'instant cela nous fait 130 et quelques postes de présidents, 130 et quelques postes de procureurs, cela fait des galons, des indemnités... et vous voulez réduire cela au nombre de départements ? Mais ce n\'est pas possible ! On va tous souffrir !\". Et, c\'est fini ! On sait très bien que cette réforme de la départementalisation est fondamentale aujourd\'hui pour la justice. C\'est à peu près une des rares pistes qui nous permettra de rendre la justice cohérente sur l\'ensemble du territoire. Et bien non, on ne le fait pas parce que cela ne plaît pas aux magistrats, que les politiques ont peur de leur déplaire et que l\'opinion publique soutient un mouvement qui est un peu plus démagogique que démocratique. - **Pierre Rancé** Monsieur **Goasguen,** sur la co-existence de deux ordres de juridicrion. - **Claude Goasguen** J\'ai lu avec beaucoup de profit les arrêts du Conseil d\'Etat sur des histoires de tramways, de gazoducs, de chemins de fer, c\'est incroyable ce que le Conseil d\'Etat a été productif mais fondamentalement la société du droit passe par la remise en cause de l\'arrêt **Blanco**, ne vous faites pas d\'illusion. C\'est cela aussi que j\'ai voulu dire, ce n\'était pas une boutade. C\'était fondamentalement une pensée politique : la société du droit s\'applique d\'abord à l\'Etat. - **Pierre Rancé** Merci Monsieur **Goasguen.** - Hervé **Dupond-Monod** - Barreau de Paris Nous allons revenir à l\'arrêt **Blanco** et à l\'observation de Monsieur Marchand. Je crois qu\'en ce qui concerne l\'utilité de la juridiction administrative et de savoir si la juridiction administrative et les deux ordres qui sont quand même la revanche des bureaux et de l\'administration sur les parlementaires tels qu\'ils ont été vécus par les révolutionnaires, satisfait encore les citoyens comme le prétend Monsieur Marchand ou est au contraire un obstacle à la société de droit, les citoyens ont répondu ! Ils ont répondu comment, avec la pénalisation excessive de la responsabilité des élus locaux ! Qu\'ont-ils fait les citoyens lorsqu\'il fallait mettre en cause la responsabilité des maires et des administrations ? Ils ont dit \"c\'est très simple, on va filer vers le pénal et ce sera plus simple !\". Evidemment, la juridiction administrative n\'a pas de critiques parce qu\'elle est discrète, elle est cachée et elle fait des arrêts de qualité, après de nombreuses années de procédure, mais lorsqu\'il s\'agit de rendre une justice qui est celle d\'un citoyen contre l\'Etat ou contre son élu, il dit \"la juridiction administrative, je m\'en fiche, je file voir le procureur et je dépose plainte\" d\'où le fait qu\'un tiers des maires disent \"vous comprenez si c\'est pour être maire et inculpé dans la minute qui suit la prise de mes fonctions... vous irez voir ailleurs !\". C\'est la réponse citoyenne des utilisateurs de la justice aux deux ordres de juridictions qui ont été votés il y a deux cents ans. Ce n\'est pas une réponse mais une question : je suis un peu surpris de voir que le thème des entretiens de cette année, toujours aussi passionnants, lorsqu\'il dit \"Le juge s\'est-il emparé de la loi ?\", s\'arrête, je dirais, au stade du jugement. Parce que j\'estime que le citoyen à l\'heure actuelle pense que le juge s\'est emparé de la loi \"avant\" le jugement et que le juge s\'est emparé de la loi au moment de la poursuite. J\'ai été très étonné de ne pas entendre parler de \"l\'opportunité\" de la poursuite opposée à la \"légalité\" de la poursuite. Elle est l\'un des sentiments d\'injustice des citoyens en face de la justice à l\'heure actuelle .Lorsqu\'il porte plainte, il n\'est pas sûr que sa plainte - c\'est-à-dire son appel à la justice - va être suivie d\'une réponse de la justice en raison du principe de l\'opportunité de la poursuite. Si le citoyen a tendance à dire que le juge s\'est emparé de la loi, ce n\'est pas forcément au niveau de l\'élaboration de son jugement, c\'est aussi au niveau du mécanisme qui va déclencher la machine judiciaire. - Mme Florence **Fresnel** - avocat au Barreau de Paris Je voudrais reprendre les propos de Monsieur le Haut Conseiller lorsqu\'il a parlé de Monsieur **Edelmann** sur le problème de la philosophie du droit, les propos de Monsieur le sous-préfet qui a dit que les choses les plus importantes étaient jugées par le juge administratif. Je peux vous dire, Monsieur le Préfet, que cela m\'a fait froid dans le dos. Pourquoi ? Parce que ce qu\'il y a de plus important : c\'est l\'homme. Et l\'homme est jugé par les tribunaux de l\'Ordre judiciaire. Ma question est la suivante : pourquoi ne pas complètement casser et annuler les tribunaux de l\'ordre administratif qui avaient été simplement faits par Bonaparte pour garder l\'Etat ? - **Pierre Rancé** Très bonne question ! Qui veut répondre ? - **Marc Guillaume** Je suis assez surpris de certains propos parce que, finalement, depuis deux siècles , cette question de la dualité de juridiction a d'abord conduit à penser que la juridiction administrative manquait d\'indépendance à l\'égard de l\'exécutif alors que plus personne ne le prétend aujourd\'hui. Tout le problème de l\'indépendance de la justice, qui est sur la table depuis vingt ans et sur lequel il y a de nombreux colloques, c\'est le problème de l\'indépendance de la justice judiciaire. Il ne faut pas oublier ce point. Dans certaines des interventions il y a quand même un manque de connaissances de la situation qui est que la justice administrative est devenue aujourd\'hui une justice de masse, elle juge plus de 100.000 affaires par an, alors que quand certains participants à nos travaux faisaient leurs études, elle en jugeait 2.000 ! Donc ce n\'est pas au vu de ce que l\'on apprenait en fac il y a quelques années qu\'il faut juger cette juridiction mais au vu de la situation d\'aujourd\'hui, c\'est-à-dire d\'un corps riche de plusieurs centaines de magistrats, bientôt un millier, qui jugent 100.000 affaires par an. Aujourd\'hui - ce qui est important, ce sont les tribunaux administratifs et les cours administratives d\'appel qui jugent toutes ces affaires dans des délais beaucoup plus courts que ceux de la justice judiciaire - globalement quand on regarde les statistiques ! - et surtout ce qui est important et c\'est ce qui nous a été dit, d\'une efficacité d\'exécution beaucoup plus grande. Donc je crois que ce débat-là, très honnêtement, est d\'autant plus dépassé que quand on va regarder dans l\'ensemble des Etats de l\'Union européenne il y a, quel que soit le système de droit, une juridiction spécialisée en matière administrative. Je n\'ai pas compris votre intervention, maître, tout à l\'heure sur la pénalisation parce que vous déduisiez du recours au droit pénal à l\'égard des chefs d\'entreprise des effets sur la juridiction en matière commerciale ? Vous déduisez des effets au recours au droit pénal en matière sociale à l\'égard de la juridiction prud\'homale, mais cela n\'a rien à voir avec l\'efficacité de la juridiction prud\'homale ou l\'efficacité de la juridiction commerciale ou administrative, c\'est un mouvement de fond de notre société, la pénalisation qui n\'a pas à voir avec cela mais avec la recherche de la victimisation, la recherche du pénal, notre tempérament judéo-chrétien de recherche de la faute et de la victime. Cela n\'a rien à voir avec l\'efficacité des autres juridictions ! Ce point-là me semble être un problème mais auquel vous attachez trop de conséquences. - **Pierre Rancé** Visiblement, il faut conserver la juridiction administrative. - Monsieur Michel **Lernout --** Inspecteur des services judiciaires Ce n\'est pas une question c\'est une réponse à Monsieur de Montgolfier sur : \"est-il légitime que le juge puisse participer à l\'élaboration de la loi ?\". Je réponds par l\'affirmative. Je pense qu\'il n\'est pas sain qu\'on élabore des textes sans s\'entourer de tous les savoirs. Trop souvent justement on élabore des textes en oubliant, notamment en matière judiciaire, qu\'il faut non seulement qu\'il y ait un train mais qu\'il faut des rails pour faire circuler les trains. C\'est la raison pour laquelle les magistrats ont été amenés très souvent à intervenir, même quand on ne leur demandait pas de le faire. J\'ai pour coutume de le dire - et ce n\'est pas pour flatter Monsieur Nallet - que le dernier Garde des Sceaux qui ait vraiment pratiqué la véritable négociation, c\'est Henri Nallet. Je me souviens de marathons -- peut-être était-ce son passé de ministre de l\'Agriculture qui faisait cela - notamment sur les questions statutaires où on discutait du matin jusqu\'au soir et personne n\'y a perdu, ni le ministre ni les magistrats. Sur la départementalisation, là aussi, sous forme de boutade, on disait : Henri Nallet a bien réussi à départementaliser les abattoirs il réussira bien à départementaliser la justice ! Mais ce que vous oubliez de dire cher collègue c\'est que la départementalisation a été refusée par les magistrats, parce qu\'on n\'a pas évoqué le problème fondamental du statut des magistrats du Parquet à l\'époque. Je vous rappelle que le contexte politique était un peu inquiétant. Henri Nallet l\'a rappelé, il y avait l\'affaire URBA qui était en cours, les magistrats ont eu très peur d\'une \"préfectoralisation\" du corps des Parquets. Ce n\'était pas simplement un réflexe, comme vous le laissez entendre, de \"boutiquiers\" c\'est parce qu\'il y avait des problèmes fondamentaux qui n\'étaient pas réglés. - Patrick **Maire --** Conseiller à la cour d\'appel de Bordeaux Je voudrais revenir sur les interrogations soulevées ce matin autour de la notion de la légitimité, une question sur la légitimité qu\'on se pose à travers les accusations faites au juge de s\'approprier la loi, le titre évité \"Hold-up sur la loi\" me rappelant d\'ailleurs curieusement celui de \"Cambriolage judiciaire\" et, derrière cette notion de légitimité, se pose me semble-t-il la véritable question qu\'on n\'ose pas toujours poser : \"le juge a-t-il le droit de se tromper ?\" et \"parce qu\'il s\'est trompé, sa légitimité est-elle en\ cause ?\". J\'avais deux observations à faire, la première c\'est qu\'il est inévitable, à mon sens, étant juge d\'appel je le constate quotidiennement, que les juges puissent se tromper, compte tenu en particulier de la prolifération des textes, compte tenu de ce que nous vivons, nous, au quotidien et de ce que nous vivons depuis plusieurs années en cette matière. Deuxièmement ce n\'est pas, à mon avis, parce que le juge a pu se tromper que sa légitimité doit être remise en cause. Ce n\'est pas parce qu\'un juge, qu\'il soit juge d\'instruction, magistrat du Parquet, juge de première instance... voire juge d\'appel puisque dans ce cas-là c\'est la Cour de cassation qui dira qu\'il s\'est trompé, que pour autant sa légitimité est remise en cause. Voilà ma question : faut-il remettre en cause la légitimité du juge en l\'accusant de s\'être trompé et le fait de s\'être trompé est-il légitime de la part du juge ? - **Pierre Rancé** Il y a une double question : faut-il mettre en cause sa légitimité ou faut-il mettre en cause sa légitimité en l\'accusant de s\'être trompé ? - **Claude Goasguen** La réponse est relativement simple, la question qui est posée est celle, non pas de la légitimité du juge mais de la responsabilité du juge. Parce que si le juge s\'est trompé, est-il responsable ? C\'est cela la réponse à cette question. Le problème de la légitimité du juge n\'est pas là. Il est évident que toute personne qui dispose d\'une légitimité peut se tromper. Lorsque dans le cadre de sa légitimité elle se trompe, est-elle responsable ? Mais ce n\'était pas le débat de ce matin, et c\'est un fait ce n\'est pas une accusation - (ce qui me frappe c\'est qu\'on parle toujours en termes d\'accusation ou de non-accusation). Il est un fait aujourd\'hui et je crois que Monsieur **de Gouttes** l\'a dit de manière très claire, que le juge aujourd\'hui \"dispose\", il ne se l\'est pas arrogé ce droit, c\'est la situation juridique de la Constitution de 1958, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l\'Homme, du droit communautaire avec la succession des traités, qui l\'a conduit à non seulement pouvoir mais devoir écarter la loi. Le fait que ceci ait changé j\'en suis très heureux parce que Monsieur **Martens** l\'a dit c\'est archaïque mais comme je répète cela depuis trente ans et qu\'à chaque fois j\'ai l\'impression de dire des choses révolutionnaires, pour moi c\'est que c\'est un fait acquis. Mais cela pose une question dans notre pays où le juge a toujours été un applicateur de la loi. Je me souviens de Monsieur le procureur général Adolphe **Touffait**, quand il accueillait il y a vingt-cinq ans les Hauts magistrats français venant faire une visite à la Cour de justice, il leur disait : \"mes chers amis, on nous a appris, nous avons vécu, sous une formule : la loi c\'est la loi ! Et moi je viens vous dire aujourd\'hui du haut de mes 72 ans : la loi n\'est plus la loi !, nous sommes foutus ! Il faut réfléchir !\". Voilà le problème de la légitimité du juge. - Jean-Pierre **Dréno** - procureur de la République à Pau Monsieur Goasguen a évoqué la société de l\'information et on s\'est posé la question de la pénalisation. Je me demande si la réponse n\'est pas à rechercher dans les \"travers\" de la société de l\'information, dans les errements de certaines chaînes de télévision. Nous avons évoqué une décision un peu spectaculaire qui est intervenue cette semaine mais, moi, j\'ai encore une image qui a dû être diffusée ces derniers jours mais qui remonte à cinq ans, d\'une troisième personne de l\'Etat entre deux juges d\'instruction montant dans un véhicule à l\'issue d\'une perquisition à son domicile. Cela pose quand même - cela a été évoqué tout à l\'heure - un vrai problème. Est-ce qu\'il ne faudrait pas entreprendre une réflexion sur les travers de la société de l\'information sur ses dérapages ? Peut-on continuer à accepter toutes ces choses-là qui influent, y compris sur le travail du législateur, je pense à l\'épisode des \"menottes\" également qui avait ému un ancien Garde des Sceaux, ce qui a conduit le législateur à prendre une disposition à cet égard et pour autant on peut, quelques mois plus tard, observer qu\'on s\'indigne que Monsieur Papon n\'ait pas les menottes lorsqu\'il erre dans les châteaux du Bordelais ou encore récemment on s\'indigne qu\'un terroriste de l\'ETA qui est placé dans une cellule de garde à vue n\'ait pas eu les menottes. Nous arrivons à des discours qui sont complètement contradictoires. Je voyais encore hier soir une affaire qui pourrait déboucher sur une loi, qui est l\'accident de cette jeune fille, l\'affaire **Marie-Lou** qui est liée à l\'usage de cannabis au volant. Etait-ce bien nécessaire de nous montrer le père de l\'une des victimes, qui s\'est indigné en insultant la justice... - **Pierre Rancé** ... quelle est votre question Monsieur le procureur ? - Jean-Pierre **Dréno** - procureur à Pau Ma question c\'est de savoir si on ne pourrait pas pousser la réflexion sur tous ces dérapages et sur tous ces errements du monde de l\'information ? Je pourrais aussi parler de Julien Courbet. On a dit en début de matinée : \"l\'émergence du juge elle est liée au vide\" au \"vide politique\" notamment. Est-ce que maintenant l\'émergence de Julien Courbet elle n\'est pas liée, non plus, au \"vide judiciaire\" ou alors est-ce que, effectivement, on ne peut pas revoir le problème d\'une régulation à ce niveau ? - **Pierre Rancé** Julien Courbet c\'est un animateur de télévision qui fait une émission sur une grande chaîne, qui traite des problèmes de société et des affaires de justice. Bien que le procureur de la République ait pris des réquisitions, pour l\'instant je n\'ai pas vraiment besoin d\'avocat, il y en a un excellent là, éventuellement je le prendrai mais... - **Henri Nallet** Je crois qu\'il faut considérer la société d'information comme une donnée de société, - vous pouvez faire toutes les restrictions que vous voulez, vous n\'y arriverez pas - . Bien sûr il faut essayer de discuter mais cela ne sert à rien. Je note que la sanction médiatique a des effets complexes parce que c\'est une sanction foudroyante, mais je note aussi que lorsque les électeurs sont consultés dans un certain nombre de cas - ce qu\'un de mes collègues célèbre qui est parti de Paris récemment appelait \"l\'effet casserole\" - produit des effets qui sont tout à fait étonnants. Nous avons vu un certain nombre d\'hommes politiques foudroyés soi-disant par la sanction médiatique, se retrouver élus triomphalement au premier tour, alors qu\'ils étaient encore sous l\'effet de \"casseroles\" ! Par conséquent, au fond le citoyen est aujourd\'hui arrivé à un degré de maturité qui lui permet de voir l\'importance qu\'il donnera à la \"casserole\" de la sanction médiatique. Moi je fais confiance à la démocratie et en toute hypothèse je crois qu\'il n\'est pas possible non plus dans notre société de frapper la société de l\'information : elle l\'est, il faut tourner autour, il faut l\'adapter, mais certainement pas la restreindre ou la sanctionner, parce que c\'est peine perdue. - Philippe **Labarde** J\'ai été journaliste mais pas journaliste judiciaire. Je suis ici à l\'invitation d\'un ami pour être \"le Huron\". Je voudrais répondre à ce qui vient d\'être dit sur la société de l\'information. Je ne sais pas ce que c\'est Monsieur le Ministre \"présider\" à l\'information. Etant journaliste je bénéficie d' une masse d\'informations qui découlent de mes travaux.. Sommes-nous mieux informés, je ne sais pas. Nous sommes dans une société de la communication et c\'est quelque chose de très différent. En tout cas, s\'il faut la vivre, il faut certainement, non pas l\'encadrer mais en tout cas prendre des distances. C\'est un problème qui concerne également les gens de l\'information. J\'attends avec plaisir un jour les journées de Saintes ou peut-être de Rochefort, où l\'on dira : \"qui t\'a fait journaliste et quelle est ta légitimité ?\". Ce serait un remarquable débat ! Pour ce qui me concerne, je suis prêt à y participer ! Je voudrais remercier tous les gens qui étaient là - comme huron maintenant, je ne connais pas le mot judiciaire - je suis donc un observateur, tout ce qui a été dit m\'a stupéfié ! J\'en étais resté aux débats pour savoir s\'il y avait des collusions entre les juges d\'instruction et la presse. Ce débat est largement dépassé et au fond, même s\'il est intéressant, parce qu\'on a vu certaines fois des dérives, j\'ai découvert aujourd\'hui des choses que j\'ignorais. A la question de savoir si les juges font la loi : \"la réponse est claire oui !\". Pour moi, c\'est une découverte, je ne le savais pas ! Je ne savais pas, moi, que les juges faisaient la loi, qu\'ils l\'interprétaient, qu\'au fond... il y avait Bruxelles... et Paris... je découvre une situation exceptionnellement complexe et sur cette situation complexe, je découvre qu\'il y a encore des réponses politiques. Monsieur Goasguen et Monsieur Nallet ne sont pas d\'accord à l\'évidence, même si cela n\'apparaît pas tout à fait dans le débat mais c\'est très bien ainsi. Quand Monsieur Goasguen dit \"la loi doit être générale\" et se rapprocher du particulier, nous voilà dans un discours qu\'on connaît, celui de la proximité. Est-ce qu\'il y aura des justices de proximité ? Et y aurait-il même des justices qui iraient encore plus loin qui feraient que ce sont les gens des professions qui, pour la plus grande proximité, se jugeraient eux-mêmes ? On serait vraiment dans le self-service judiciaire ! C\'est ce genre de questions que je me pose. Franchement, découvrir cela grâce à ce formidable débat, je voulais vous remercier tous parce que, comme citoyen, j\'ai vraiment beaucoup appris ! - **Michel** **Rondeau** Je suis un simple citoyen. Ma question va peut-être être polémique mais j\'aurais souhaité que soit abordé le sujet du \"secret d\'appartenance\" à des associations de scientologie... ou confréries multiples et variées... - **Pierre Rancé** Vous voulez savoir qui est franc-maçon ? - **Michel** **Rondeau** Non. Je voudrais aborder le sujet du juge et ce qui se passe en Italie ou en Grande-Bretagne actuellement où en quelque sorte on dévoile le secret d\'appartenance ou on écarte les magistrats. Est-ce qu\'il est possible que ce sujet soit abordé en séance. **Pierre Rancé** On peut faire un débat là-dessus, bien sûr mais il faudrait quand même \"ongler\" un petit peu. Il n\'y a pas de question ! Est-ce qu\'on peut être magistrat en étant franc-maçon. - **Eric de Montgolfier** Je crois que, plus simplement, la question est celle de l\'indépendance en réalité et que nous l\'avons abordée très rapidement tout à l\'heure comme si, en général, l\'indépendance était absolument due aux magistrats. Je suis de ceux qui pensent l\'inverse. L\'indépendance c\'est un devoir, c\'est une obligation pour le magistrat, c\'est-à-dire que nous devons à ceux auxquels nous rendons la justice, l\'indépendance de nos décisions. L\'indépendance c\'est d\'abord une lutte contre soi-même. C\'est vrai que rendre la justice c\'est extrêmement compliqué, parce que nous sommes tous tributaires d\'une manière ou d\'une autre de convictions de naissance, d\'un certain nombre d\'éléments qui nous appartiennent. Je me dis que si nous devons en ajouter d\'autres en dehors de ceux qui nous viennent quasi naturellement, nous compliquons encore notre tâche et nous nous écartons un peu plus, en tous les cas nous prenons des risques pour cette indépendance. La difficulté pour moi est là. C\'est toujours plus risqué pour le magistrat, plus que pour aucun d\'autre, me semble-t-il, d\'aller chercher, en plus de ces éléments naturels qui l\'attachent personnellement à des décisions, à des convictions, d\'aller chercher d\'autres appartenances. La seule protection que je vois, parce que je ne refuse pas qu\'on puisse être maçon, même appartenir à une \"secte\" tant que ce n\'est pas illégal. Je ne le refuse pas, je dis simplement qu\'il y a des situations où il est légitime que les parties sachent quel est le type d\'appartenance qui peut lier le juge à l\'une des autres parties. Ce qui est gênant c\'est de fausser le débat judiciaire, pas d\'être maçon, c\'est de pouvoir, en étant magistrat maçon, intervenir dans une affaire où l\'une des parties appartient à la maçonnerie et l\'autre pas et qu\'il puisse y avoir une collusion. Je ne dis pas que la collusion est forcément attachée à cette appartenance, je dis qu\'il y a un risque et qu\'il est légitime que l\'on essaie de prémunir le magistrat contre ce risque en informant. Je ne dis pas, ne le faites pas. Je ne crois pas qu\'on ait écarté en Italie ou ailleurs des magistrats maçons. On leur a juste demandé de se déclarer. Parce qu\'en se déclarant, ils assuraient cette protection nécessaire de la justice. - **Pierre Rancé** Personne n\'est parfait, on le savait. Sur la déclaration de soupçon, cet outing, cette transparence, Monsieur le Bâtonnier ? - **Paul-Albert Iweins** Je suis très hostile à cela. Il y a d\'ailleurs un véritable danger dans l\'impartialité poussée à l\'extrême, c\'est-à-dire dans la recherche de l\'impartialité du juge qui amène le juge à se \"déshabiller\" totalement pour savoir s\'il est véritablement apte à juger telle ou telle affaire. L\'indépendance et l\'impartialité sont les deux sœurs qui font que le juge rend la justice. Allez demander au juge : \"êtes-vous franc-maçon, êtes-vous catholique, avez-vous été scout, êtes vous au P.S. ?\". On ne trouvera plus de juges ! Parce qu\'on aura toujours une bonne raison de suspecter son impartialité. On arrivera à cette situation qu\'on connaît aux Etats-Unis du questionnement du jury par les avocats : on ne trouve plus de jurés ! Je crois qu\'il faut être raisonnable, autant on est attentifs les uns et les autres à l\'indépendance du juge, à son impartialité, autant il me semble que le passage au scanner de la personnalité du juge porte en lui-même un véritable danger, d\'abord parce que chacun a le droit d\'avoir ses convictions. Je suis très hostile à cela. - **Régis de Gouttes** Je suis tout à fait d\'accord avec **Eric de Montgolfier** quand il dit que l\'exigence, le devoir, l\'obligation pour le magistrat, c'est d\'être impartial. Mais je suis plus réservé sur son objectif de déclaration. Le problème n\'est pas simplement la franc-maçonnerie, c\'est aussi le syndicalisme. On ne peut pas empêcher un magistrat d\'avoir des convictions et même des engagements. Mais, faut-il pour autant qu\'il les déclare, c\'est-à-dire qu\'il donne l\'apparence vis-à-vis de l\'extérieur, qu\'il peut adhérer à telle ou telle conviction ? Je ne le crois pas. A lui de faire l\'effort, en effet, de résister à cette tentation de juger en fonction de son appartenance. Je ne crois pas - cela peut être connu - mais je ne pense pas qu\'il faille \"déclarer\" nécessairement. Je crois que c\'est de vous, Monsieur le Haut conseiller, l\'expression \"la tyrannie de l\'apparence\", il me semble avoir lu cela quelque part. Il faut faire attention à cette tyrannie de l\'apparence. - **Pierre Rancé** Et de la transparence. Monsieur Martens ? - **Paul Martens** Je crois savoir que le Conseil Supérieur Italien avait considéré qu\'il y avait \"incompatibilité\" entre l\'appartenance à la maçonnerie et la justice, et que cela a été condamné à Strasbourg, mais il faudrait revoir mes notes. La seule chose qui me gêne dans cette affaire, c\'est la focalisation sur l\'appartenance à la maçonnerie. Nous avons tous des appartenances diverses et jusqu\'où devrait aller la révélation ? Evidemment, le problème de la franc-maçonnerie c\'est que c\'est une société qui se veut, qui se dit et qui est \"secrète\". Mais il y a toutes les autres sociétés qui sont tellement secrètes qu\'on ne sait pas qu\'elles sont secrètes. Là je crois qu\'il y a un problème. Si on dit, \"le juge doit déclarer son appartenance\", pour savoir s\'il y a un risque de collusion avec les parties, il faudrait obliger les parties également à se déclarer ! Je pense que nous entrons dans les **Big** **Brother\'s**. Ce qui s\'est passé, si j\'ai bien lu la presse, dans votre juridiction, c\'est qu\'il y avait à l\'intérieur d\'une maçonnerie une dérive mafieuse. Alors, là c\'est quelque chose qu\'il faut poursuivre et vous avez bien raison de le faire. Mais de là à dire que, uniquement pour la maçonnerie, il y aurait une obligation de divulgation alors que les appartenances sont beaucoup plus multiples que celle-là, c\'est l\'indépendance du juge qui doit savoir faire passer son statut d\'indépendance avant ses appartenances, qu\'elles soient secrètes ou non. J\'ai peur de la focalisation. - **Pierre Rancé** Nous allons passer à autre chose. - Pau**l-Albert Iweins** Je voudrais faire observer que sur le même genre d\'idées, le Barreau de Paris en 1831, sauf erreur, a refusé **Lacordaire** comme avocat. Je crois qu\'on a commis une erreur ce jour-là ! - **Pierre Rancé** J\'aurais aimé que se dégagent de cette table ronde des propositions, parce que nous sommes supposés être là pour dire où on voit les problèmes dans la justice, certainement aussi chez les juges ou avec les juges, faits de d'incompréhensions ou de frustrations. Ou sont les solutions ? Deuxièmement, j\'aurais aimé que des magistrats du Siège, des juges, des juges d\'instruction, des juges qui jugent, des juges de tribunaux, qui se sont tus, prennent la parole puisque c\'est leur colloque .. Hier, un Magistrat qui partageait ma table a dit des choses intéressantes. J\'espère qu\'il a toujours de la voix ! Est-ce que Dominique **Barella** est là ? Il vient de partir ! Il a échappé au gong ! Si ce n\'est lui, c\'est donc son frère, est-ce que Monsieur **Blot** est là ? Il vient de partir aussi ? **L\'USM** à quitté la salle ! Y a-t-il un magistrat dans la salle ? On va continuer à prendre les questions de la salle mais j\'aimerais qu\'on termine sur des propositions. - **Pierre Fauchon,** Sénateur Je voudrais dire quelque chose d\'assez limité. \"Qui t\'a fait juge ?\" il y a diverses façons techniques de faire un juge, l\'ENM, des recrutements extérieurs, l\'élection... toutes sortes de solutions. Ceci étant, en me référant à ce qui a été dit tout à l\'heure je me demande si on ne demande pas tellement au juge qu\'on provoque des critiques inutiles. Finalement on lui demande, non seulement de régler des litiges ou de protéger la société mais d\'édicter, en quelque sorte, une règle morale. Est-ce que ce n\'est pas un reste plus ou moins théocratique qui, dans nos sociétés actuelles, n\'a plus sa place ? On demanderait seulement au juge de contribuer à protéger la société contre des excès, à régler les différends individuels de la façon la plus sereine, la plus paisible qui soit, sans assortir tout cela d\'un commentaire, disant \"c\'est bien\", \"c\'est mal\"... bien sûr ce n\'est pas très bien de voler, ce n\'est pas très bien d\'assassiner... mais ce n\'est pas au nom de la morale que l\'on condamne l\'assassin ou le voleur c\'est tout simplement pour protéger la société. Au bout du compte, la devise que l\'on pourrait garder c\'est \"ne jugez pas\" et en fin de compte, c\'est peut-être le mot de \"juge\" qui est inadapté. Il faudrait supprimer le mot \"juge\". - **Pierre Rancé** Merci. Maître vous aviez demandé la parole ? - Jean-Yves **Dupeux** - avocat au Barreau de Paris Je m\'aperçois que les questions vieillissent au fur et à mesure que le débat s\'écoule... Je voudrais revenir d\'un mot sur la presse. Est-ce qu\'on ne peut pas penser que si le juge se sent un peu \"orphelin\" de légitimité, il aura tendance à se tourner vers la presse pour asseoir une légitimité qu\'il trouve un peu défaillante ? Je vois deux exemples, l\'un qui date de l\'affaire Buffalo Grill, où Madame **Bertella-geoffroy** a demandé que le dossier soit intégralement communiqué, ou révélé, et l\'autre qui concerne un procureur du Midi de la France, qui dans une interview tonitruante au Nouvel Observateur avait là aussi fait des révélations et avait semblé peut-être un peu s\'appuyer sur la presse. Je ne dis pas que c\'est une mauvaise chose mais je voudrais savoir ce que tous les intervenants de ce matin peuvent en penser. Y a-t-il une aide de la presse ou par la presse, à la légitimité du juge ? - **Paul-Albert Iweins** C\'est une évidence. Cela dit, dans le fameux débat de \"l\'œuf et de la poule\" est-ce l\'opinion qui s\'intéresse au problème, ce qui fait que la presse s\'intéresse à la question et soutient les juges ? Ou est-ce que parce que la presse s\'intéresse aux juges, l\'opinion les soutient ? Je pense que l\'opinion est première. Quitte à déplaire aux journalistes, je ne pense pas que ce sont les journalistes qui ont fait les affaires, je pense que c\'est l\'opinion qui voulait l\'égalité et qui a donc entendu les juges et à ce moment-là les affaires ont pu se développer. - **Eric de Montgolfier** Monsieur le Bâtonnier, je ne comprends pas pourquoi vous liez presse et légitimité ? Si l\'on travaille avec la presse ce n\'est pas parce qu\'on est en \"mal\" de légitimité. Moi, je n\'ai pas de problème de légitimité. D\'ailleurs, qui a des problèmes avec la légitimité du juge ? Pas les juges ! Ce sont plutôt les autres, ceux qui ont affaire au juge. Quand les juges ne s\'occupaient que du tout venant des justiciables, on ne se posait jamais la question de leur légitimité. C\'est depuis qu\'ils ont rétabli l\'équilibre qu\'on a commencé à se dire \"mais est-ce bien légitime ?\". Comment, il s\'en prend à des élus, mais au nom de quoi ? Où est sa légitimité à le faire, alors que l\'autre incarne le suffrage universel, la souveraineté populaire ? La question est là. Pourquoi est-ce qu\'on se pose ce titre \"Qui t\'a fait roi ?\". Et qui le pose ? Est-ce que c\'est le justiciable moyen qui le pose ? Non, il ne se pose pas la question. Le juge est le juge. Il va le contester, le critiquer, trouver qu\'il devrait faire ceci ou cela, il ne va pas dire \"au nom de quoi ?\". Ce sont les autres qui disent \"pourquoi ?\". La presse n\'est rien dans ce débat de la légitimité. La presse sert à autre chose. Cela sert, parfois, à faire en sorte que les pales des hélicoptères qui tournent un peu fort, on les entende mieux ! - **Pierre Rancé** Nous allons passer à autre chose. Merci Monsieur le procureur de la République. Madame **Bertella-Geoffroy** a dit exactement ceci : \"Je trouve paradoxal qu\'on nous demande à nous, magistrats, de faire la lumière sur des dossiers de chantiers publics, de corruption et d\'escroquerie, et que dans le même temps la justice fonctionne elle-même dans l\'opacité\". Elle estime donc qu\'un système de communication publique devrait être mis en place. - **Paul-Albert Iweins** La question de la légitimité du juge c\'est Henri Emmanuelli, Président de l\'Assemblée Nationale qui répond : \"ce sont mes électeurs qui me jugeront\". - **L'avocat inconnu** Il y a quand même un point fondamental ! Vous ne pouvez pas l\'éviter ! On ne peut pas poser la question de la légitimité du juge sans parler du problème de l\'instruction ! La justice ne peut pas être à la fois ouverte et fermée. La question de l\'instruction se trouve au centre de l\'émergence du pouvoir informatif et par conséquent notre procédure est tout à fait inadaptée, c\'est-à-dire que, qu\'on le veuille ou non et je constate d\'ailleurs de plus en plus de magistrats rejoignent cette opinion, la procédure accusatoire est à l\'ordre du jour, il convient désormais d\'en finir avec une procédure qui correspond à un état social dépassé ! Cela pose d\'autres problèmes, le problème de l\'accès, les moyens etc. Mais il faut les poser ces questions, ou alors il faudra taper sur l\'information. Taper sur l\'information ce n\'est pas possible ! A partir du moment où ce n\'est pas possible, il faut mettre les parties à égali - **Pierre Rancé** Nous étions là pour savoir qui avait fait juge ce pauvre magistrat, et les magistrats ont peu parlé, c\'est dommage ! - **Henri Nallet** Puisque vous avez eu la gentillesse de demander que pense le politique de cette question, je crois que nous sommes deux ici, on pourrait peut-être répondre. Je crois que Monsieur **Goasguen** a répondu et, malgré ce que dit le sénateur **Fauchon,** je crois que la réaction **d\'Henri Emmanuelli** est compréhensible lorsqu\'on la remet, d\'abord, dans la période où il l\'exprime, et d\'autre part lorsqu\'on tient compte du fait qu\'Henri Emmanuelli, comme quelques autres, appartient et revendique cette conception de la loi dont j\'ai parlé tout à l\'heure, c\'est-à-dire, pour lui, et il s\'en est très clairement exprimé - on ne peut pas lui faire le reproche de ne pas l\'avoir dit clairement - la loi, c\'est le Parlement, et personne d\'autre ! Dès lors qu\'il était contesté dans sa responsabilité politique, il a estimé qu\'il devait faire \"juges\" de sa situation ceux qui lui avaient - de son point de vue - conféré sa légitimité. Voilà pourquoi il a démissionné ! Je ne partage pas ce point de vue et je le lui ai dit. Mais j\'indique, Monsieur le sénateur, qu\'il a une cohérence, qu\'il est respectable et que de son point de vue il a fait sa démonstration. Je pense qu\'il se trompe mais comme il a été mis en cause par Monsieur **Iweins,** il est assez juste que quelqu\'un rappelle au moins son raisonnement. - **Un inconnu** Sur ce thème, est-ce que ce n\'est pas la loi elle-même qui est incohérente ? Il y a quand même dans notre dispositif en matière pénale quelques dispositions qui posent un réel problème. Ce sont celles sur l\'inéligibilité, c\'est-à-dire qu\'on peut écarter l\'élu de son mandat, au motif qu\'il a commis une infraction pénale, ce qui me paraît assez juste jusque-là, pourquoi ? Parce que, finalement, le juge dit \"vous avez trompé l\'électeur, vous avez commis une infraction, vous n\'êtes plus digne de votre mandat\", donc je vous écarte. Jusque-là cela me paraît très clair. C\'est après que cela ne me paraît plus clair, quand on vient dire : \"vous ne pourrez plus vous présenter devant l\'électeur\". Là je crois que le législateur devrait y réfléchir parce qu\'il donne au juge un pouvoir extrême. Il n\'est plus le juge de l\'élu, il devient le juge de l\'électeur, auquel il dit \"vous ne pourrez plus choisir celui-ci\". Cela devient grave en termes de souveraineté mais c\'est la loi qui le fait, pas le juge. - **Pierre Rancé** Résolution adoptée à l\'unanimité ! Autre question ? - Michel **Pierchon** - avocat en droit social à Montpellier Je vais sans doute vous décevoir de ne pas vous parler d\'affaires mais le thème aujourd\'hui c\'est \"Qui t\'a fait juge ?\" et il me semble qu\'il serait important de parler d\'une juridiction qui intéresse très peu de monde habituellement et c\'est fort regrettable alors qu\'elle a été réélue, peut-être pas suffisamment, c\'est le Conseil de Prud\'hommes. .Conseil de Prud\'hommes, une des plus belles juridictions, bien que méprisée ! Pourquoi ? Elle est élue par des gens compétents dans leur domaine puisqu\'il y a le côté employeur, le côté salarié, des gens qui sont proches, juridiction de proximité. Le mode d\'élection de désignation est parfait. Il n\'y a rien à redire, personne n\'a rien redit y compris le Président **Sargos** qui a tout à fait approuvé ce mode d\'élection et cette juridiction dans un article de Libération de début décembre. Deuxièmement, garantie d\'impartialité puisqu\'il y a la parité Donc \"vive le Conseil de Prud\'hommes\" juridiction élue. Ceci dit, j'apporte une précision : tout à l\'heure on nous a parlé d\'une jurisprudence rétroactive, je sais bien qu\'on n\'arrivera jamais à résoudre ce problème mais surtout : jurisprudence normative et parfois jurisprudence qui va à l\'encontre de la loi et qui est même tout à fait contraire à la loi Je donne l\'exemple, non pas de la transaction mais de la rupture du contrat d\'apprentissage au-delà de deux mois où, là encore, même dans le droit ouvrier nous avons un professeur de droit social qui a reconnu que la situation était tout à fait contraire à la loi. Il y a là une insécurité juridique totale. Est-ce que, Messieurs les professeurs de droit, Messieurs les magistrats, on peut approuver une jurisprudence - parfois on se pose la question de savoir si la jurisprudence devait interpréter la loi, c\'est évident - je suis en désaccord total avec maître **Massis** quand il nous dit elle doit \"créer\" le droit mais en tous les cas on pourrait en discuter mais ce qui est certain... - **Pierre Rancé** Merci, Maître. Vous allez pouvoir régler votre différent avec votre confrère à table car le moment est venu du repas. Vous pourrez aussi reparler des prud'hommes cet après midi. C'est au programme. Grand merci à tous pour la qualité des débats qui seront ,impérativement repris à 14 h 15. Bon appétit
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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
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[ "michel rouger" ]
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LE JUGE SAISI PAR LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION
# *L*e juge saisi par le principe de précaution ## Avant-propos Le juge saisi par le principe de précaution? Sous ce titre interrogatif, les « Entretiens de Saintes » de 2005 ont organisé un débat partagé entre constitutionnalistes, législateurs, magistrats et avocats, au moment même où le principe de précaution allait se trouver gravé dans le marbre de notre constitution. Dorénavant, le citoyen français, laïque et républicain, devra non seulement parler la langue française, mais encore adopter un comportement de précaution, sauf, heureusement, dans ses propos, dont les habitués de l'Abbaye aux Dames ont largement profité en se disputant sur une charte d'autant plus controversée qu'elle a fait l'objet de longs débats préliminaires à son adoption. C'est ainsi que les intervenants, tant sur l'estrade que dans la salle, reconnus parmi les meilleurs spécialistes sur le sujet, ont échangé avec vigueur, pertinence, et souvent impertinence - comme il est d'usage grâce à la forte « interactivité » qui caractérise notre colloque -- arguments, réflexions et convictions. Privés que nous étions cette année du verbatim suite à la défaillance technique de l'enregistrement automatique, le conseil d'administration de notre association tient à remercier chaleureusement ceux et celles qui ont fait appel à leur mémoire pour écrire leur intervention après coup, ce qui a permis de reconstituer l'essentiel des débats. Pour cette édition 2005, avaient pris place sur l'estrade : Roselyne BACHELOT, Guy CARCASSONNE, François EWALD, Daniel LABETOULLE, Corinne LEPAGE, Didier MAUS, Michel PIRON et Jean-Pierre PUISSOCHET. ## Introduction Pour construire cette contribution introductive et narrative, en respectant le contenu des échanges, je vais traiter séparément ce qui tient au principe et ce qui se rattache à la précaution. ### Sur le principe\... en son principe. Manifestement, l'innovation juridique de l'introduction d'un principe, à géométrie plus que variable, dans la constitution, a interpellé nos meilleurs constitutionnalistes. Certes, les risques inconnus, cachés, virtuels, qui peuvent affecter chaque individu, et plus généralement notre environnement local, régional, national, voire planétaire, ainsi que les équilibres naturels sur lesquels repose la vie biologique, justifient une alarme à la mesure des dangers, donc le recours à la loi suprême. Les enjeux de la mise en application de ce principe de précaution, évalués sur le long terme, peuvent justifier que la règle d'application établie par la charte soit moins fragile que les normes classiques issues de la loi, toujours vulnérable lorsque survient un texte qui l'abroge ou la transforme. Mais la pertinence apparente de ces affirmations n'a pas empêché l'expression de doutes, de scepticismes, de critiques quant aux fondements mêmes de la démarche. En analysant les argumentations respectives et opposées, il m'est apparu plus judicieux d'en faire la narration en ayant recours au propos de trois grands anciens. Ils appartiennent au siècle des Lumières et s'y sont croisés entre la Révolution et le Premier Empire, période fertile en débats enflammés, préliminaires à quelques tragédies, sur les principes en général et sur la constitution en particulier. Laissons-les parler. DIDEROT, le philosophe, le plus ancien des trois, a dit: *« Je ne sais pas ce que c'est que le principe, sinon des règles qu'on prescrit aux autres, pour soi »* Plus de deux siècles après, ce propos a inspiré les réflexions de ceux qui, au-delà du débat sur la pertinence du principe de précaution à la française, ont considéré que la personnalité du chef de l'E´tat, dans un système que d'aucuns qualifient de monarchique, a imposé sa volonté au parlement. Alors le pas a été vite franchi vers une querelle politicienne. La règle prescrite est apparue, aux yeux de ses contempteurs, comme comportant un banal retour sur investissement politique, chacun sachant que le « pour soi » dans la compétition politique signifie le plus souvent pour « le bon vote » de l'électeur. La vivacité agressive des mouvements écologiques et le charisme de certains de leurs leaders ont pu expliquer, selon ces critiques présentes dans le débat, le « pour soi » du décideur régalien. Le suivant, mort en 1794, dix ans après Diderot, de sa belle mort aussitôt que rescapé de la guillotine grâce à la chute de Robespierre, le fabuliste FLORIAN a dit, en fabulant sur le « chat et la lunette » : *« Chacun de nous a sa lunette qu'il retourne devant l'objet, on voit là ce qui déplait, on voit ici ce qu'on souhaite.* » Nous y sommes! Partisan ou opposant, chacun verra, dans le sacro-saint principe, matière à nourrir sa querelle, fondée ou non. L'unanimité s'est faite sur l'opinion que l'application de la charte empruntera à l'esprit de la fable de FLORIAN. D'autant plus facilement, qu'à son origine, elle est marquée par l'incertitude, substantielle mais incontournable, sur la nature même des risques qui demeurent inconnus, cachés ou virtuels, qu'il faut néanmoins prendre en compte. Chacun aura sa lecture. Alexandre le Bienheureux, doux pécheur en son ruisseau, écolo militant, verra la pollution partout et fera tout pour exiger qu'on y mettre fin. Surtout, lorsqu'à sa proximité, un adversaire politique, entrepreneur productiviste, déversera les résidus de son usine, en amont, dans la rivière que notre écolo voudrait voir réservée à ses lignes et à ses épuisettes. Ce sera le retour vers Clochemerle. Le juge lui-même, encore plus les experts sollicités sur ces sujets incertains, chausseront leurs propres lunettes devant l'objet de la dispute et de la controverse, opposant aux belligérants leur déplaisir ou leurs souhaits selon leurs convictions de tiers décideurs, porteurs de la parole de la loi et de la justice. N'insistons pas, l'avenir produira suffisamment d'interrogations et de décisions pour nous éclairer sur le long terme. Un principe a besoin de temps et de contradictions pour prospérer dans son application. Faisons confiance aux juges et aux experts : ils se sont très largement et clairement exprimés sur le sujet au cours du débat. Passons au troisième ancien, NAPOLEON I^er^, le conquérant, qui a dit : *« La faute est dans les moyens plus que dans les principes »* Décidément, l'Abbaye aux Dames est un lieu propice à l'expression de grandes références. Inutile de s'attarder sur cette évocation du conflit entre les moyens et les principes. Elle a retenu l'assentiment de presque tous les participants. Comme souvent, le choix politique a indiqué la voie sans la boussole, ou l'équilibre sans la balance; celle de la justice y pourvoira, en attendant les moyens. Espérons les avant le bicentenaire de Waterloo. ### Sur la précaution, la protection, la prévention. Après le principe, je passe à la précaution. Beaucoup plus rapidement, convaincu que je suis que nous avons allègrement mélangé ce qui appartient à la précaution, ce qui ressort de la protection et ce qui est lié à la prévention. Le temps qui vient permettra de faire le tri, et de mettre chaque concept à sa place. En complément de mon propos, je dis mes convictions après une écoute très attentive des débats.. On peut être précautionneux sans être préventif, avoir le sens du danger sans avoir celui du temps qui en aggrave ou atténue les risques de réalisation. On ne peut pas être préventif sans être précautionneux. Les hommes politiques le savent. Leurs décisions, inspirées par un souci de précaution, prises dans l'instant politicien, produisent souvent un résultat inverse faute d'une démarche préventive efficace et réfléchie. C'est ainsi que naissent les « lois jetables » \... et les revers électoraux. L'application du principe de précaution, au travers de la charte qui en est l'instrument opérationnel, ayant pour but de protéger d'éventuelles victimes, nous serons bien obligés de ne pas mélanger précaution, protection, prévention. Ce n'est pas évident à réaliser, même si sont apparus, en filigrane des débats, des éléments pour opérer le tri. Il est vrai qu'en une cinquantaine d'années, depuis 1945 et le début des « trente glorieuses », nous avons vécu trois application différentes de ces trois concepts. Avec le développement des risques industriels, la déruralisation et deux guerres, chaque individu fut comptable de sa protection par sa propre précaution, la collectivité ayant d'autres problèmes à régler. Puis, à force de souffrances, les individus ont exigé de la protection collective, sous toutes les formes. Bien « couverts », ils en ont oublié leurs devoirs de précaution. Les pouvoirs publics, eux-mêmes, tout occupés à produire de la protection, ont oublié leurs devoirs de précaution. C'est ainsi que quelques désastres sont survenus, au cœur de l'Etat, dans la santé, la finance, l'économie et l'écologie. Le temps est venu de repenser la répartition des charges de la précaution, de la protection et de la prévention entre l'individu et la collectivité. A l'évidence, le devoir de précaution reviendra à charge de l'individu, la collectivité ne conservant le sien que pour le domaine oùelle génère ou subit des risques. C'est en cela que la charte controversée pourra apparaître comme anticipatrice et pertinente. Pareillement, l'individu devra admettre d'alléger le fardeau de la protection imposé à la collectivité, et accepter de voir la protection collective inégalement répartie, comme toujours lorsque les conséquences de la réalisation des risques dépassent la capacité de ceux qui les subissent également. Cela signifie que, face aux risques écologiques et naturels, réels, seule l'acceptation d'un devoir général de prévention, pour l'individu comme pour les pouvoirs publics, permettra d'éviter des conflits violents nés d'une répartition, égale mais déséquilibrée, des charges de protection. Leurs montants sont déjà trop lourds pour la collectivité, on sait qu'ils seront insupportables si nous conservons les comportements des « trente glorieuses », alors que nous entrons dans les « trente dangereuses ». Nos Entretiens 2005 ont voulu favoriser cette prise de conscience, préventivement. Si elle s'affirme, notre principe constitutionnel de précaution pourrait se révéler créateur de vraie valeur. Les participants à ces Entretiens 2005 ont dit bien d'autres choses encore; vous en trouverez l'essentiel dans les textes qui suivent.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
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[ "xavier de roux" ]
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LES AMBIGUITES DE LA CHARTE DE L'ENVIRONNEMENT
# LES AMBIGUITES DE LA CHARTE DE L'ENVIRONNEMENT En proposant de constitutionnaliser la Charte de l'Environnement, le Président de la République a suivi la démarche de la Commission présidée par le Professeur Coppens qu'il avait constituée. Au sein de cette Commission, déjà, les choses ne sont pas allées simplement. Depuis toujours, dans notre pays, les relations de l'homme et de la nature ont donné lieu à des flots de littérature philosophique. Deux écoles se sont toujours affrontées : l'école naturaliste que l'on retrouva, très vivace, autour de Charles Maurras et de l'Action Française, et l'école humaniste qui inspire traditionnellement la gauche républicaine, et notamment le radicalisme. Ces deux écoles se retrouvèrent naturellement au sein de la Commission, les naturalistes, pour lesquels l'ordre de la nature doit l'emporter sur l'action humaine, étaient menés par Nicolas Hulot, tandis que les humanistes étaient plutôt derrière Yves Coppens, Professeur au Collège de France. C'est donc un texte de compromis que l'on baptisa « Charte de l'Environnement ». Cette Charte proclame un engagement solennel du peuple français dans le droit fil de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 et des principes économiques et sociaux du préambule de la Constitution de 1946. La Charte marque ainsi une troisième et nouvelle étape du pacte républicain et son exposé des motifs indique : *« Elle édicte une norme qui s'impose à tous, pouvoirs publics, juridictions et sujets de droit. Ainsi sera comblée une lacune de notre droit de l'environnement préjudiciable à son effectivité ».* Et c'est là oùle juriste retient son souffle. Si l'article 2 n'est pas très révolutionnaire lorsqu'il affirme *« que la préservation de l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la nation »*, si la Charte proclame que chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et favorable à sa santé, ou encore que toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement, l'article 5 est par contre, lui, effectivement, une norme de droit d'application directe et cette norme de droit crée une responsabilité directe des autorités publiques. C'est cette responsabilité directe des autorités publiques qui a fait l'objet de débats, notamment à l'Assemblée Nationale, et qui n'est toujours pas tranchée aujourd'hui. Certes, le texte est voté, toute juridiction doit l'appliquer, chaque citoyen peut l'invoquer. Or, que dit-il? : *« Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter* *de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution, à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées, afin d'éviter la réalisation du dommage, ainsi qu'à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques encourus ».* Là encore, deux écoles d'interprétation sont apparues : l'une est largement soutenue par le Garde des Sceaux, qui ne voit pas malice dans cette disposition et ne pense pas que la veille que doivent exercer les autorités publiques soit de nature à créer pour ces dernières une responsabilité particulière. C'est cette interprétation qui l'a emporté lors des discussions à la Commission des Lois, puis en séance publique. Il semble que ce soit également à cette interprétation que se rallie le Conseil d'Etat. Pourtant, et c'est la deuxième interprétation, un certain nombre de juristes, Cassandre, habitués à ce qu'un texte mis dans les mains d'un Juge, ait tendance à produire tous ses effets, même ceux que le législateur n'a pas prévus, craignent que cette obligation de veille des autorités publiques, pour éviter la réalisation d'un dommage, soit source d'une responsabilité autonome, la faute étant de n'avoir pas veillé suffisamment, de s'être laissé surprendre, ou de n'avoir pas veillé du tout. Or on sait bien qu'une obligation, en matière judiciaire, s'évalue généralement à son résultat. Si ce dernier est désastreux, c'est que la veille n'a pas été bien conduite, et donc que l'obligation de faire n'a pas été remplie. Or, comment définir les conditions de la veille lorsqu'il s'agit de mesurer, d'évaluer ou de prévoir la réalisation d'un dommage incertain en l'état des connaissances scientifiques, mais qui pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, et quelles sont ces mesures provisoires et proportionnées que l'autorité publique doit alors prendre pour éviter la réalisation de ce dommage incertain? Face à une telle rédaction, le Juge saisi d'une action en responsabilité par celui ou celle ou tous ceux qui auront subi le dommage, aura évidemment un très large pouvoir d'appréciation. Et si le dommage consiste en des blessures ou en un homicide par imprudence, l'imprudence étant de ne pas avoir adopté de mesures provisoires et proportionnées par application du principe de précaution, les parties civiles pourront mettre en route l'action publique conformément à notre Code de Procédure Pénale. On voit dont apparaître un champ possible et nouveau de responsabilité de tous ceux détenant une partie de l'autorité publique et, par voie de conséquence, une extension de la responsabilité des collectivités publiques et de l'Etat, ce qui pourrait encore compliquer une tâche difficile. Nous sommes, en effet, dans une époque oùtout préjudice quelconque doit trouver un coupable et faire l'objet d'une réparation. On prépare même pour cela des procédures à l'américaine de *class actions*, en d'autres termes d'actions collectives : vache folle, sang contaminé, utilisation de l'amiante, grippe aviaire, etc. Le champ de la responsabilité ministérielle pénale pourrait bien ainsi trouver à s'appliquer à l'avenir, à moins que le Juge, solidement arc-bouté sur son bon sens, ne prive d'effet les dispositions de cet article 5. Alors, la Charte sera vidée de tout effet utile. Le Conseil d'Etat semble pencher dans cette direction. Mais le Juge civil ou pénal suivra-t-il, dès lors qu'il aura été saisi sous la pression de l'opinion? Voilà encore une grande page blanche. Soyons certains qu'elle ne le restera pas longtemps.
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entretiens de saintes-royan-amboise
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[ "michel piron" ]
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A PROPOS DE LA « CHARTE DE L'ENVIRONNEMENT »
# A PROPOS DE LA « CHARTE DE L'ENVIRONNEMENT » Adopté par le Parlement réuni en Congrès, et en dépit des nombreuses discussions qui ont entouré sa préparation, le texte de la « Charte de l'environnement » continue de soulever de nombreuses questions d'ordre scientifique, philosophique, juridique et politique. Portant sur une interrogation non seulement française mais planétaire - comment « concilier, à terme, la protection de l'environnement avec le développement économique et social qui seul peut permettre la réduction des tensions que créent les inégalités géographiques\... et l'évolution démographique ? » --, il propose une réponse qui ne semble pas satisfaisante, suscitant même de sérieuses réserves de la part des trois académies des sciences, de médecine, des sciences morales et politiques. ## Juridiquement et politiquement\... Du point de vue juridique et politique, en inscrivant un « principe de précaution » dans notre Constitution, on ouvre d'abord la voie à tous les recours qui s'y réfèreront : c'est dire l'importance de sa définition. D'autre part, en confiant directement au juge l'application de ce « principe », le législateur renonce (au moins partiellement) au pouvoir qu'il avait de définir par la loi les conditions dans lesquelles s'exercent « les droits et les devoirs des citoyens à l'égard de la protection de l'environnement ». Avec l'article 5 de la « Charte », en effet, le juge saisi, au nom du « principe de précaution », pourra décider des « mesures » à prendre selon des procédures pouvant échapper totalement au contrôle du Parlement, ce qui constitue un affaiblissement considérable - s'il est consenti - de la démocratie représentative. Et le fait qu'on inscrive, dans l'article 34 de la Constitution, que l'« environnement » peut relever de la loi n'enlève rien au pouvoir nouveau que la « Charte » accorde au juge, pouvoir dont s'est émue, le 10 mai 2004, l'Académie des sciences morales et politiques. Que dit, précisément, l'article 5 (le plus controversé) censé définir le « principe de précaution » ? *« Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution, à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin d'éviter la réalisation du dommage ainsi qu'à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques encourus. »* ## \... un principe indéfini Certains ont cru pouvoir dire que la portée environnementale de cet article serait limitée parce qu'il ne viserait que des risques de dommage « grave et irréversible ». N'est-ce pas oublier un peu vite que l'important n'est pas là, mais dans l'expression « la réalisation d'un dommage, [bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques]{.underline} » ? A partir d'une telle rédaction, en effet, et puisqu'il ne s'agit que d'examiner des possibilités (« pourrait affecter »), posons-nous les questions suivantes : Qu'est-ce que la « réalisation » scientifiquement « incertaine » d'un « dommage » ? Qu'est-ce alors que la gravité et l'irréversibilité d'un dommage incertain? Que peuvent être des « mesures proportionnées » à une valeur dont la principale qualité est d'être une possibilité « incertaine » ? Sur ces bases, les « autorités publiques », désignées comme responsables, ne pourront prendre que des « mesures » reposant sur des hypothèses invérifiables, et donc attaquables par tous. Tel est, nous semble-t-il, le problème majeur posé par le « principe de précaution » dont l'article 5, en l'état, fait un « principe d'incertitude ». Comment ne pas être inquiet, alors, de savoir que le juge pourra être saisi et devra se prononcer en toute « méconnaissance de cause » puisque, faute de « certitudes scientifiques », la simple possibilité d'un dommage « grave et irréversible » pourra être invoquée à tout propos et, notamment, contre toute innovation qui, par définition, comporte des risques hypothétiques? Cela pourrait conduire, comme l'ont rappelé les Académies déjà citées, à renoncer à toute mesure pouvant avoir des effets négatifs alors même qu'elle présenterait des avantages plus grands, c'est-à-dire à condamner la plupart des progrès scientifiques. Plutôt que d'en arriver là, ne vaudrait-il pas mieux se demander si l'« indéfinition » du « principe de précaution » proposée par l'article 5, loin d'apporter une protection nouvelle, n'ouvre pas, au contraire, un champ quasi illimité au contentieux juridique? La difficulté n'est pas mince, il est vrai, de s'entendre sur une approche commune de ce « principe de précaution ». Ainsi, en dépit de nombreuses déclarations internationales y faisant référence (celles de Londres en 1987, de Rio en 1992\...), aucune définition stable n'en a été donnée, y compris par le droit communautaire. Certes, s'agissant de la recherche et de l'innovation, tous s'accordent sur la nécessité de « prendre des précautions », notamment en évaluant, préalablement à toute décision, les conséquences négatives et positives de telle ou telle action sur l'environnement, dans le cadre de ce que l'on appelle, fort justement, « la gestion des risques » ; mais l'accord cesse rapidement, dès lors que certains veulent ériger ces « précautions » en un « principe » général permettant de renoncer à tout risque; ce qui est évidemment inacceptable pour les chercheurs, les inventeurs et, nous semble-t-il, quelques autres\... ## De la « précaution » à la « prévention » Une grande partie des difficultés d'interprétation ne pourrait-elle pas, cependant, être levée si l'on consentait à revenir sur deux postulats douteux, bien que fort répandus. Le premier consiste à vouloir faire de la « précaution » un principe d'action, au même titre que la « prévention ». Or, si le « principe de prévention » porte sur des risques connus et identifiés, et débouche donc sur des procédures qui permettent de les maîtriser, le « principe de précaution » renvoie, lui, à des risques de dommages éventuels qui, « en l'absence de certitudes scientifiques », n'autorisent pas les mêmes conclusions. Autant la « prévention » justifie des normes précises et des actions anticipatrices, autant la « précaution » ne peut qu'inviter à une approche probabiliste, c'est-à-dire à évaluer le degré de probabilité plus ou moins grand de la réalisation d'un dommage putatif : on n'est donc plus en présence d'un principe d'action mais de « présomption » ; ce que confirme une résolution du Conseil européen de Nice de décembre 2000, qui souligne la nécessité d'en préciser les lignes directrices d'application (lignes à décrire, précisément, par la déclinaison des lois). Voilà pourquoi, si l'on veut reconnaître au « principe de précaution » une valeur théorique (le droit de dire : « Attention »\...), son application pratique (le droit de dire : « Comment faire attention »\...) relève, elle, de la « prévention ». Au lieu de confondre ou de séparer ces deux notions complémentaires, il nous semble donc plus éclairant de constater que la « précaution » n'a de sens et de portée, en pratique et en droit, qu'exprimée et traduite en termes de « prévention ». C'est d'ailleurs ce qu'on a très exactement fait avec les lois « sur l'eau », « sur l'air »\... ; et l'approche du « principe de précaution » dans l'article L.110-1 de notre Code de l'environnement ne dit rien d'autre quand on y parle de « mesures visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles\... ». ## Le risque et le danger Le second postulat consiste à considérer tout « risque » comme « un danger ». Cautionner cette autre confusion, lourde de conséquences (paralysantes et prévisibles, celles-là\...), ce serait oublier que la notion de « risque », qui est au cœur de toute innovation (ce fut vrai de l'invention des allumettes à celle de la fusion nucléaire\...), demeure ambivalente. Tandis que le « danger » ne comporte que des aspects négatifs qu'il convient d'éviter, le « risque » est, en effet, porteur de gains ou de pertes qui méritent d'être « calculés », dans la mesure oùl'on peut en attendre des avantages supérieurs aux inconvénients. A cet égard, encore, comment ne pas s'interroger sur la rédaction de la Charte qui ne parle de « risques » que corrélés au « dommage » ? Pour ces raisons, et parce que nous craignons, notamment, que l'article 5 de la Charte consacre dans le « principe de précaution » un « principe d'incertitude », fondant un savoir (et un pouvoir) juridique sur un non-savoir scientifique, il nous semble que deux voies méritent encore d'être explorées, afin de répondre à la double exigence d'innovation et de protection qui traverse nos sociétés : la première, plus formelle, consisterait à laisser au seul législateur le soin de définir le degré de risque collectivement acceptable; la seconde, plus fondamentale, pourrait donner au « principe de précaution » un contenu probabiliste évaluable, en substituant aux mots « bien qu'incertain » le terme « probable (en l'état des connaissances scientifiques)\... ». Les deux démarches ont leurs arguments. Elles résultent, surtout, d'une interrogation commune: entre un Rousseauisme compassé et un Saint-Simonisme exacerbé, saura-t-on avoir la prudence\... d'ouvrir, dans le champ de l'environnement, de nouveaux chemins de rationalité?
593
entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
3
[ "corinne lepage" ]
2,191
DEFENSE ET ILLUSTRATION DU PRINCIPE DE PRECAUTION
# DEFENSE ET ILLUSTRATION DU PRINCIPE DE PRECAUTION Les récentes polémiques autour du principe de précaution ont l'immense mérite de bien poser les données du problème, qu'elles soient politiques, économiques, éthiques ou scientifiques. Un constat s'impose: si on parlait d'écologie comme on parle d'économie, on pourrait dire que les clignotants sont au rouge. Changement climatique, pollutions chimiques persistantes qui pénètrent la chaîne alimentaire, pollution génétique délibérément créée par les OGM ou plutôt leurs promoteurs, explosion des maladies animales dont les répercussions sur l'espèce humaine sont plus ou moins connues, à commencer par le prion, les exemples ne manquent pas pour nous appeler non seulement à la vigilance, mais à un changement dans nos modes de gouvernance, pour la simple raison que nous ne pouvons continuer à considérer l'espèce humaine comme un troupeau de cobayes, chargé de tester tout ce dont le progrès technologique est capable d'inventer, et dont les limites sont sans cesse repoussées. C'est dans ce nouveau contexte que s'ébauche ce qui deviendra une politique de précaution, dont ni l'objectif ni l'effet ne visent, comme le proclament ses détracteurs, à s'opposer au progrès. Il s'agit, en réalité, d'assurer le seul progrès qui vaille, le progrès humain, dont nous avons appris à nos dépens qu'il ne coïncide pas toujours avec le progrès technologique, même si celui-ci, notamment dans le domaine médical, a accompli des prodiges. Mais l'explosion des cancers, la réduction de la fertilité humaine et animale, les désordres écologiques gravissimes que notre développement a créés, nous conduisent désormais à nous projeter davantage dans l'avenir pour envisager les effets potentiels de ces « progrès », dont l'irréversibilité, d'une part, l'importance des effets, d'autre part, peuvent mettre en péril les espèces, à commencer par la nôtre. Cette politique de précaution, qui ne se réduit pas au débat, voire à la controverse scientifique repose néanmoins d'abord sur une expertise indépendante et plurielle, c'est-à-dire pluridisciplinaire, recouvrant une palette de sensibilité par rapport au scientisme ambiant, et surtout déconnectée des intérêts économiques ou de la contrainte politique. Il s'agit, pour nous Français, d'une forme de révolution, puisque nous ne connaissions ni la gestion des conflits d'intérêt ni l'indépendance par rapport aux ordres du pouvoir exécutif, sans parler de nos grands organismes publics qui dépendent des études privées pour pouvoir survivre\... La création de l'AFSSA a constitué un réel progrès dans la connaissance des risques et dans la communication indispensable qui en est faite au public, même si son indépendance pourrait être renforcée par la dépendance du seul Parlement. On peut, en revanche, regretter que la création d'une agence de la sécurité environnementale n'ait été accompagnée que de moyens très modestes et d'une capacité d'expertise insuffisante, preuve de la frilosité du monde politique face à ce besoin pourtant vital des citoyens, et de sa crainte de voir la réalité des enjeux, des risques et des incertitudes exposée au grand jour. Car si l'expertise honnête et indépendante est une nécessité pour la décision politique, elle est aussi une exigence démocratique. Le décideur politique ne réduira pas son choix à celui qu'exprimeront les experts, dans la mesure oùla précaution intègre d'autres données que les seules données scientifiques. L'avantage collectif ou le coût collectif, des considérations éthiques, notamment, peuvent conduire à des choix opposés à ceux préconisés par les experts. Mais, au-delà, les exigences démocratiques imposent que la loi du silence, même prétextant les risques de panique, soit brisée. Les peurs des consommateurs tiennent beaucoup plus à la découverte d'un risque nié et dont la réalité apparaît brutalement, parce qu'il ne peut plus être occulté, qu'à l'exposé des incertitudes, que nombre de citoyens sont capables d'apprécier aux fins de déterminer l'attitude qu'ils souhaitent adopter. Ainsi, le tabagisme, qui est un fléau indéniable, doit être combattu. Il est connu de tous, ce qui n'empêche pas chacun de faire son choix et le gouvernement de refuser d'interdire son usage. En conséquence, sur le plan démocratique, deux exigences paraissent devoir être formulées. D'une part, la rétention d'une information sur la possibilité d'un risque, dans le domaine de la Santé Publique, doit être prohibée, à charge pour les experts d'assortir leur avis des précisions utiles sur le degré de potentialité de réalisation et de faire connaître régulièrement l'évolution des connaissances. D'autre part, si le principe de précaution ne doit pas se réduire à un principe d'interdiction en présence d'un risque insuffisamment avéré, il faut permettre à tout citoyen de prendre lui-même les mesures de précaution individuelles qu'il souhaite, et par conséquent l'informer convenablement. Cette condition est la seule qui permette de concilier liberté individuelle, principe de plaisir et principe de précaution. En revanche, la mesure d'interdiction sera utile, soit en présence d'un risque avéré, soit si le citoyen ne peut pas lui-même agir, ce qui était le cas des farines animales, puisque le consommateur ne peut pas choisir l'alimentation de la bête dont il achète la viande, et ce qui reste le cas des OGM, car le citoyen ne peut rien faire contre la pollution génétique et la contamination des champs et des espèces. Ainsi, progressivement, c'est la totalité de la sphère de la gouvernance qui est interpellée, sans parler du pouvoir judiciaire qui aura, de manière croissante, tant pour juger de la légalité des décisions que de la responsabilité de ceux qui les ont prises, à définir le champ exact de ce principe fondateur. En effet, appelé à servir de curseur pour déterminer les limites de la liberté de circulation des biens et du droit de mettre sur le marché n'importe quel produit ou process nouveau, le principe de précaution traduit également la volonté de la société civile de se réapproprier un droit sur la définition des finalités. Et, en dehors de la sécurité sanitaire, alimentaire et environnementale, c'est tout le domaine bioéthique qui est concerné, ce qui explique le combat de sape acharné que mènent certains lobbies contre le principe de précaution. S'il faut désormais se préoccuper des effets, à moyen et long terme, des produits sur les hommes et les ressources naturelles, quelles en seront les conséquences? Si le risque de développement n'est plus assumé par la victime potentielle ou le contribuable, il est certain que certains produits nouveaux seront plus coûteux ou trop risqués pour voir le jour. Est-ce immoral? On peut en douter lorsqu'on mesure le coût financier de la vache folle ou de l'amiante, sans parler des détresses qui les ont accompagnées. Le récent rapport de l'Agence européenne de l'environnement, intitulé « signaux précoces, décisions tardives : le principe de précaution, 1896-2000 » démontre de manière suffisamment claire que le refus systématique au cours du XX^e^ siècle d'appliquer le principe de précaution a eu un coût immense sur le plan humain, économique et financier : humain, du fait de pertes de vies (300 à 500 000 morts en Europe du fait de l'amiante), économique du fait de retard dans la mise en place de produits de substitution et des coûts collectifs indûment supportés (les Hollandais ont évalué à 18 Mds d'euros les dépenses générées par le fait d'avoir interdit l'amiante en 1995 et non en 1965), financier enfin par les sommes versées à titre de préjudice par les compagnies d'assurance ou les sociétés elles mêmes, ainsi que les pertes des victimes elles mêmes. C'est précisément à cela que doit s'attaquer le principe de précaution. Définir les finalités, c'est faire de la politique, ou plutôt, cela devrait l'être. Depuis longtemps, le citoyen ressent que ce qui fait le sens même de la politique a été délaissé au bénéfice des enjeux purement économiques, sur lesquels les politiques nationales ont de moins en moins de prise, et des luttes partisanes, oùles mots comptent plus que les idées souvent inexistantes et oùles programmes ne se différencient plus sur le fond des choses. Le vrai débat politique, celui qui intéresse vraiment le citoyen, est précisément le débat de société au sujet des grands choix, et l'émergence de la politique de précaution en est un des éléments majeurs. Selon la réponse que nous apporterons, nous construirons deux sociétés bien différentes. Dans un cas, celui du progrès purement technologique à tout coût et sans contrôle, nous construirons une société de moins en moins démocratique, puisque les choix auront échappé aux citoyens, et les questions écologiques et sanitaires prendront un tour catastrophique, très coûteux en vies et en finances, mais qui perdurera grâce à une croissance forte, jusqu'à ce que la croissance devienne impossible, faute de ressources, ou que les catastrophes provoquent des réactions violentes. A l'opposé de ce modèle, il en existe un autre, dont la politique de précaution est le principe fondateur, qui vise la durabilité, la primauté de la vie et de la santé sur l'intérêt économique (de court terme, car à long terme l'un ne peut aller sans l'autre) et qui repose sur la responsabilité dans le temps et dans l'espace. Hans Jonas en a esquissé la mise en pratique. Cette problématique est nouvelle et elle transcende les divisions droite-gauche traditionnelles. Le « parler précaution », que nous voulons contribuer à introduire en France, a déjà frappé les esprits, au moins négativement. Si crispation il y a autour du mot nouveau, importé d'autres langues et d'autres cultures politiques et intellectuelles, ce sont les effets du désarroi. Des clivages invétérés sont débordés, et les formations les plus récentes ne trouvent pas leur place sur l'échiquier gauche/droite : ce clivage est social, lié à la prospérité industrielle et au partage des bénéfices. La France contemporaine ne saisit toujours pas le lien entre la critique sociale et l'écologique, et la tentative d'accaparement que la seconde réalise par rapport à la première. Il en résulte bien des perplexités, d'autant plus que le clivage gauche/droite ne tient pas, ou plus, à des différences de classe, de niveau de vie, mais à une sensibilité intime, de plus en plus ineffable, indéfinissable, incluant aussi bien des appartenances religieuses ou idéologiques opposées. On pourrait ironiser, brocarder des PDG de gauche qui spéculent sur la faim dans le monde pour écouler des stocks de nourriture transgénique, mal acceptés en zone développée, à des cobayes providentiels situés à l'autre bout de la planète, non sans fustiger la droite cléricale qui n'aime pas manger biochimique! On y perdrait son latin. Tous hésitent, on ne saisit pas encore le changement de bord, ni surtout le débordement des bords pré-définis, et on reste figé du côté qui penche. A l'opposé de ces jeux fatigués, la préoccupation environnementale égalise et unifie radicalement : nous serons tous frappés, à un niveau basique : respirer, manger\... La vie dans l'écosphère de l'homme et de ses congénères (les insectes résistent mieux) est déjà menacée. Le développement durable doit être rendu à son sens d'origine, anglo-saxonne, puisqu'il veut dire acceptable, admissible, et non pas simplement « de longue durée » (la longue durée est ce qu'il permet, non ce qui le constitue). La question des devoirs envers elles-mêmes des sociétés développées et des citoyens qui les animent est posée. S'agissant des thèmes retenus, quatre enjeux paraissent majeurs : les progrès scientifiques, le lien santé-environnement, la réorientation de l'économie et le mode de prise de décision. S'agissant du progrès scientifique, la définition du progrès humain, l'orientation de la recherche publique, l'application de la précaution et de la responsabilité, et le contrôle démocratique sont des sujets majeurs qui commandent à la fois notre capacité à trouver des solutions technologiques à nos problèmes quand elles existent, et à évaluer les conséquences de nos actes pour faire de la science un outil de résolution des problèmes et non d'accélération. Ce premier sujet est lié au second dans la mesure oùles pathologies, au nord comme au sud mais pour des raisons différentes, ont des liens de plus en plus forts avec la détérioration des milieux naturels. Le troisième enjeu a été magistralement expliqué par Lester Brown sous le concept d' « éco-économie ». Il s'agit de réorienter le développement industriel en l'asseyant sur des industries pourvoyeuses d'éco-efficacité, d'éco-produits et sur les énergies renouvelables. Le dernier enjeu majeur est celui de la gouvernance (y compris la lutte contre la corruption), c'est-à-dire d'un autre mode de rapports entre les trois piliers de la société, de manière à permettre, comme le propose Ulrich Beck dans son dernier ouvrage: « Pouvoir et contre-pouvoir à l'ère de la mondialisation », une réinvention de la défense des intérêts collectifs. Celle-ci présuppose une définition des valeurs de base et les conditions de leur respect : justice, égalité notamment entre les sexes, probité, droit à l'intégrité, etc. A partir de ce socle, des thèmes sont incontournables : l'énergie et les transports, l'agriculture, les règles du commerce international, la comptabilité publique et les modalités d'internalisation des coûts, la stratégie des entreprises, l'aide publique, l'organisation internationale, etc. L'union des mystificateurs et des pollueurs a vécu. Beaucoup sont conscients que nous allons de manière accélérée dans le mur. Il est encore temps d'admettre que l'économie n'est qu'un sous-système de l'écologie entendue comme l'écosystème global. De même qu'il ne peut y avoir de progrès économique s'il n'y a plus les ressources physiques permettant d'asseoir ce développement, il ne peut y avoir d'avenir pour l'espèce humaine si elle oublie qu'elle est homo sapiens avant d'être homo economicus. Sonnera l'heure de la raison ou ne sonnera plus l'heure.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
4
[ "henri nallet" ]
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HENRI NALLET
# Henri NALLET Je partage l'avis de ceux qui, comme Monsieur CARCASSONNE ou Monsieur LABETOULLE, soutiennent que l'inscription du principe de précaution dans la Constitution relève plus de l'annonce politique que de la nécessité juridique. Les textes ordinaires nécessaires à la mise en cause des responsables existent déjà et se sont révélés suffisants. On voit mal quelles peuvent être les conséquences politiques d'une telle inscription et le Gouvernement et sa majorité l'ont bien senti qui ont multiplié les déclarations pour assurer que le principe ne s'appliquerait pas en matière médicale. Mais on sait qu'une déclaration en séance n'a, aux yeux des juges, qu'un faible effet juridique\... On est donc conduit à penser que cette réforme constitutionnelle fait partie de cette législation déclamatoire et communicante qui encombre nos codes, que le Conseil d'Etat dénonce régulièrement, mais à laquelle se livrent tous les gouvernements pour satisfaire à cette croyance bien ancrée dans notre culture politique selon laquelle un problème, de quelque nature qu'il soit, est résolu dès lors qu'il a connu une formalisation législative. Enfin, je crois aussi que l'on peut voir dans cet empressement à constitutionnaliser un principe dont les applications restent floues, une manière symbolique de rendre les armes devant tous ceux qui, depuis quelques années, s'en prennent, avec de bonnes et de moins bonnes raisons, à tout ce qui leur semble menacer une conception archaïque de la nature, du progrès et des moyens de sauvegarder notre environnement. Il n'est pas sûr que ceux qui fauchent les champs d'expérimentation publique et contrôlée d'OGM soient les meilleurs défenseurs de notre environnement, mais tout le monde s'incline devant leur sectarisme et leur violence\... Jusqu'à cette « satisfaction constitutionnelle » qui n'apporte pas grand chose au débat dont nous avons besoin sur une société du risque.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
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[ "jean-pierre puissochet" ]
4,191
LE PRINCIPE DE PRECAUTION S'INTRODUIT DANS LE DROIT COMMUNAUTAIRE
# LE PRINCIPE DE PRECAUTION S'INTRODUIT DANS LE DROIT COMMUNAUTAIRE Les hommes ne prennent, en général, de précautions que lorsqu'ils sont confrontés à des risques potentiels et s'ils ont la conscience de ces risques. Assumer une prise de risque appartient le plus souvent au choix de chacun, de sorte que les précautions que l'on prend avant de décider ou d'agir relèvent de la liberté individuelle. La précaution a cependant été progressivement érigée en principe, à la suite d'accidents dramatiques, de grande ampleur, mettant en cause la puissance publique. Ces évènements ont pu survenir à la suite d'une insuffisante prise en compte des connaissances scientifiques disponibles, par exemple l'affaire du sang contaminé, mais également à l'issue de décennies de méconnaissance scientifique dans certains domaines industriels. Durant des années, les usines d'amiante à ciel ouvert ont ainsi fonctionné sans précaution particulière, de nombreux ustensiles ménagers à base d'amiante étaient manipulés dans les cuisines familiales, jusqu'à ce que l'on découvre que l'ingestion de poussière d'amiante était fortement cancérogène. Ces accidents déclencheurs peuvent avoir des origines humaines liées à l'évolution industrielle ou à une volonté commerciale de réduction des coûts. On pense à Seveso, Tchernobyl, le Torrey-Canyon ou l'Erika. Mais ils peuvent provenir de phénomènes naturels, dont les conséquences auraient pu être limitées par une action préventive. Ce sont les tempêtes qui créent régulièrement des crues ou qui endommagent forêts et toitures, c'est plus récemment le tsunami qui a eu des conséquences ravageuses sur une partie des côtes asiatiques. Or, transformer le concept de précaution en principe revient à lui donner une force obligatoire. En faire une obligation a pour effet de déterminer a priori les comportements individuels en encadrant la liberté d'action et le pouvoir décisionnel. Il est donc indispensable de déterminer le contenu du principe et d'en délimiter le champ d'application, afin qu'il ne constitue pas un frein systématique à toute entreprise nouvelle. Ce serait sans doute la tâche des seuls sociologues si l'apparition de ce principe et la nécessité de son existence n'avaient pas des racines essentiellement politiques, ainsi que le relève Mme le professeur Dutheil de la Rochère dans son article « La prudente émergence du principe de précaution dans la jurisprudence communautaire » (« Une communauté de droit » ; Festschrift für Gil Carlos Rodriguez Iglesias, BWV, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2003, p. 523). Aujourd'hui, la réflexion s'inscrit dans une perspective de plus long terme, induite par les évolutions climatiques et l'action humaine dans l'appauvrissement des ressources planétaires. Dans la conscience populaire ébranlée et inquiétée par la recrudescence de ces évènements dont l'impact est amplifié par une médiatisation souvent dramatisante, la conviction est ancrée que les responsables publics et privés doivent, par les moyens appropriés, assurer la protection commune, en tentant de maîtriser l'évolution des techniques et des périls pour tendre vers le risque zéro. Et, dans la réflexion de l'autorité politique, vont se confronter un certain nombre d'impératifs parfois inconciliables et certains impalpables dans leur importance : détecter un signal de risque potentiel, évaluer sans exagération l'ensemble de ses effets après en avoir si possible déterminé la cause, assurer l'équilibre d'un budget au regard du coût de la mesure à prendre ou encore conserver la confiance d'une population pour des raisons légitimes de sécurité et de tranquillité publique mais aussi, parfois, pour des raisons plus discutables dont une certaine dose de démagogie n'est pas forcément exclue. L'Union européenne, expression d'une volonté d'union économique et politique des Etats membres, n'échappe pas à cette nécessité de prendre en compte le principe de précaution. Sans avoir cherché à définir avec précision la notion, relativement hétérogène, de principe de précaution, le législateur communautaire a encadré ledit principe, de façon restrictive et dans des domaines limités. Toutefois, par une démarche constructive, la Cour de justice semble, d'une part, se prêter à une ébauche de définition et,d'autre part, participer à l'élargissement de son champ d'application. ## I - Un concept juridiquement flou, encadré de façon restrictive par la réglementation communautaire. ### A) Des tentatives de définition L'interprétation extrême du principe de précaution est donnée par l'association Greenpeace, qui l'a invoquée à propos des rejets en mer du Nord et pour les OGM : c'est l'exigence de la preuve de l'innocuité préalable à toute autorisation. C'est une vision qui tient compte à sens unique des incertitudes scientifiques : l'incertitude implique l'abstention et le refus d'autorisation. Un certain nombre d'autres idées ont été émises : Contenant une obligation de résultat, le principe de précaution exigerait que soient prises toutes les précautions pour éviter la réalisation d'un dommage. Tout écart engagerait la responsabilité de la personne publique. Arme des victimes d'un dommage, elle leur permettrait de stigmatiser l'action aventureuse ou l'inaction d'un décideur public pour rechercher sa responsabilité dans la survenance dudit dommage. La précaution permettrait de caractériser comme des fautes, à la lumière de connaissances postérieures, des actions dommageables réalisées au cours d'une période au cours de laquelle les connaissances étaient insuffisantes pour en connaître les effets. Le principe de précaution, enfin, ne permettrait d'autoriser que des activités et des produits « sûrs ». Ces définitions font appel à la notion de « preuve de l'absence de risque » et reposent, chacune, sur un niveau différent de preuve. Il ressort au moins des différentes approches du concept de principe de précaution que ce dernier impose l'engagement précoce d'une prévention face à des risques dont l'existence n'est pas scientifiquement avérée avec certitude. Les risques doivent être graves. Et, enfin, celui qui se prévaut de ce principe, notamment pour édicter une interdiction, doit pouvoir apporter les informations scientifiques nécessaires pour justifier la prise en compte du risque dans la décision qu'il envisage de prendre. La démarche du législateur communautaire s'inscrit dans ce contexte, sans, dans un premier temps, qu'il cherche à faire de ce principe une source autonome générale du droit communautaire. ### B) La prise en compte du principe de précaution dans le droit de l'Union L'entrée en vigueur de l'Acte unique européen en 1987 a constitué la réforme déterminante pour l'environnement, en instaurant un titre spécifique dans le traité instituant la Communauté européenne. A partir de ce moment, les mesures communautaires ont pu se fonder sur une base juridique explicite définissant les objectifs et les principes fondamentaux de l'action de la Communauté européenne au niveau de l'environnement. Il a également été prévu que les exigences en matière de protection de l'environnement deviennent une composante des autres politiques de la Communauté. Mais c'est l'entrée en vigueur du traité sur l'Union européenne en novembre 1999 (traité d'Amsterdam) qui a permis d'introduire le concept de « croissance durable respectant l'environnement » dans les missions de la Communauté européenne, ainsi que les principes de précaution et d'action préventive dans l'article fixant les fondements de la politique de l'environnement (article 174 CE) Ce n'est donc que dans ce domaine que le traité consacre le principe de précaution. L'article 174 est repris dans les mêmes termes dans le projet de traité établissant une Constitution européenne, à l'article III-129. La doctrine estime toutefois que, de façon moins claire, ce principe s'appliquerait à la protection de la santé publique. Mais si l'on s'en tient à la lettre du texte, on ne peut que constater que le principe de précaution ne concerne la santé publique que dans le cadre de la politique de l'environnement et non pas dans celui d'une politique autonome de la santé. La Cour de justice (cela sera examiné plus loin) semble avoir cependant étendu la mise en œuvre du principe de précaution en matière de santé publique. Cette timidité du traité n'a d'ailleurs pas empêché la Commission, en 2000, de fixer des orientations sur le recours au principe de précaution. Cette communication est d'autant plus importante que ses éléments les plus significatifs ont été partagés par la résolution du Conseil européen de Nice (2000) sur le principe de précaution. La Commission constate que le principe de précaution n'est pas défini dans le Traité, qui ne le prescrit qu'une seule fois - pour protéger l'environnement. Mais elle estime que, dans la pratique, son champ d'application est beaucoup plus vaste, plus particulièrement lorsqu'une évaluation scientifique objective et préliminaire indique qu'il est raisonnable de craindre que les effets potentiellement dangereux pour l'environnement ou la santé humaine, animale ou végétale soient incompatibles avec le niveau élevé de protection choisi pour la Communauté. Si, dans ces domaines, une action est jugée nécessaire, les mesures basées sur le principe de précaution devraient notamment: - Etre proportionnées au niveau de protection recherché. Une interdiction totale peut ne pas être dans tous les cas une réponse proportionnée à un risque potentiel. Cependant, dans certains cas, elle peut être la seule réponse possible à un risque donné. - Ne pas introduire de discrimination dans leur application. Les situations comparables ne devraient pas être traitées différemment, et les situations différentes ne devraient pas être traitées de la même manière, à moins qu'un tel traitement soit objectivement justifié. - Etre cohérentes avec des mesures similaires déjà adoptées dans des domaines équivalents, oùtoutes les données scientifiques sont disponibles. - Etre basées sur un examen des avantages et des charges potentiels de l'action ou de l'absence d'action, en faisant toutefois prévaloir la protection de la santé sur les considérations économiques. - Attribuer la responsabilité de produire les preuves scientifiques nécessaires pour permettre une évaluation plus complète du risque, soit à l'entreprise soit à l'autorité publique en fonction des possibilités de le faire qui appartiennent à l'une ou à l'autre. La résolution du Conseil européen de Nice, qui confie aux autorités publiques la responsabilité d'assurer un haut niveau de protection de la santé et de l'environnement, met ainsi également l'accent sur le fait que le principe de précaution s'applique aussi à la santé humaine, ainsi d'ailleurs que dans les domaines zoo et phytosanitaires. Elle rappelle, en outre, une règle qui fait partie de l'examen du caractère proportionné de la mesure assurant le respect du principe de précaution : lorsqu'il existe plusieurs possibilités d'atteindre le même niveau de protection de la santé ou de l'environnement, les mesures les moins restrictives pour les échanges doivent être recherchées. Le principe de précaution appliqué au domaine de la santé est enfin reconnu dans la réglementation dérivée. On peut citer à titre d'exemple le règlement du Conseil no 258/97 relatif à la mise sur le marché de nouveaux aliments. Une clause de sauvegarde de ce règlement fondée sur le principe de précaution a été jugée compatible avec le traité dans l'arrêt du 9 septembre 2003, Monsanto Agricoltura Italia e.a. (C-236/01, Rec. p. I-08105). Mais l'extension du principe de précaution au domaine de la santé publique est l'œuvre jurisprudentielle de la Cour de justice, qui a joué un rôle déterminant. Il doit être noté, à cet égard, que la résolution du Conseil européen de Nice attribue la responsabilité de la mise en œuvre du principe de précaution à la fois à la Communauté et aux E´tats membres et revendique le droit tant de la première que des seconds d'établir le niveau de protection qu'ils estiment approprié dans le cadre de la gestion du risque. Il ne fait guère de doute que la Cour de justice aura à se prononcer sur les conflits qui ne manqueront pas de survenir entre les initiatives de l'une et des autres. ## II - Rôle de la juridiction communautaire dans la définition et le champ d'application du principe de précaution. ### A) Définition Le cadre dans lequel s'exerce le contrôle par la Cour de l'exercice par une autorité publique nationale ou une institution communautaire du principe de précaution est résumé avec pertinence par M. l'avocat général Mischo dans ses conclusions sur l'affaire National Farmers' Union (arrêt du 22 octobre 2002, C-241/01, Rec. p. I­9079). Cette affaire, soumise à la Cour sur renvoi préjudiciel du Conseil d'E´tat, faisait suite au recours en manquement contre la France en raison de son refus de mettre fin à l'embargo frappant la viande de bœuf britannique dans les conditions arrêtées par les décisions 98/256/CE du Conseil, du 16 mars 1998, concernant certaines mesures d'urgence en matière de protection contre l'encéphalopathie spongiforme bovine. La National Farmers' Union, instance professionnelle représentant les agriculteurs d'Angleterre et du pays de Galles, avait introduit devant le Conseil d'E´tat un recours en annulation dirigé contre le rejet implicite, par le gouvernement français, des demandes de levée de l'embargo qu'elle lui avait adressées. Dans ses conclusions, M. Mischo précise tout d'abord - ce n'est pas une formule de style pour la Cour - que le contrôle du respect du principe de précaution par le juge doit s'opérer suivant une démarche prudente car il ne saurait être question, pour les États membres, de s'en prévaloir pour faire obstacle à leur gré à l'application des mesures arrêtées dans le cadre de l'action communautaire. Il estime ensuite que le juge ne peut, en la matière, exercer qu'un contrôle minimal, les autorités politiques devant se voir reconnaître un large pouvoir d'appréciation. Le principe de précaution, loin d'ouvrir un espace béant à l'irrationnel, s'affirme en tant qu'élément d'une gestion rationnelle des risques, visant non pas à parvenir au risque zéro mais à limiter les risques auxquels sont exposés les citoyens au plus bas niveau raisonnablement envisageable. Cette définition a le mérite de la concision et de la clarté mais laisse au juge, au cas par cas, un espace d'appréciation non négligeable. Le Tribunal de première instance, moins « précautionneux » que la Cour (comme il convient habituellement à une juridiction du premier degré), s'est voulu plus précis, notamment dans l'arrêt du 26 novembre 2002 Artegodan (T-141/00 Rec. p. II-4945). Dans cette affaire, Artegodan et d'autres laboratoires pharmaceutiques contestaient les décisions de la Commission, notamment fondées sur le principe de précaution, concernant le retrait des AMM des médicaments à usage humain qui contiennent respectivement de la phentermine, de l'amfépramone, ainsi que diverses autres substances (clobenzorex, fenbutrazate, fenproporex, mazindol, méfénorex, norpseudoéphédrine, phenmétrazine, phendimétrazine ou prophylhexédrine). L'arrêt présente d'abord une définition générale. Le principe de précaution peut être défini comme un principe général du droit communautaire imposant aux autorités compétentes de prendre des mesures appropriées en vue de prévenir certains risques potentiels pour la santé publique, la sécurité et l'environnement, en faisant prévaloir les exigences liées à la protection de ces intérêts sur les intérêts économiques. En effet, dans la mesure oùles institutions communautaires sont responsables, dans l'ensemble de leurs domaines d'action, de la protection de la santé publique, de la sécurité et de l'environnement, le principe de précaution peut être considéré comme un principe autonome découlant des dispositions susmentionnées du traité. Il faut retenir principalement de cette définition que, pour la première fois, le juge considère qu'il s'agit d'un principe autonome de droit communautaire (cela répond aux interrogations sur ce point de Mme Dutheil de la Rochère, dans son article précité). L'arrêt se fonde ensuite sur une jurisprudence antérieure pour analyser le contenu du principe dans des situations précises. Le principe de précaution implique que, lorsque des incertitudes subsistent quant à l'existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, les institutions peuvent prendre des mesures de précaution sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées (arrêt du 5 mai 1998, RoyaumeUni/Commission, C-180/96, Rec. p. I-2265 et arrêt du Tribunal du 16 juillet 1998, Bergaderm et Goupil/Commission, T-199/96, Rec. p. II-2805). Le Tribunal précise en outre, sur le fondement d'une jurisprudence antérieure à la reconnaissance formelle dans le traité du principe de précaution, que lorsque l'évaluation scientifique ne permet pas de déterminer l'existence du risque avec suffisamment de certitude, le recours ou l'absence de recours au principe de précaution dépend du niveau de protection choisi par l'autorité compétente dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire (sur la distinction entre, d'une part, l'avis scientifique et, d'autre part, cette appréciation discrétionnaire de l'autorité compétente, voir arrêt du 24 novembre 1993, Mondiet, C-405/92, Rec. p. I-6133). La Cour, dans des arrêts récents, tout en se référant plus qu'auparavant au principe de précaution, aborde toujours la question avec la plus grande prudence et, sans faire véritablement prévaloir la liberté des échanges sur la santé publique, vérifie avec la plus grande acuité si cette dernière est réellement menacée. Dans l'arrêt du 23 septembre 2003, Commission/Danemark (C-192/01, Rec. p. I-9693), la Cour précise que, s'il doit être admis qu'un E´tat membre peut, en vertu du principe de précaution, prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées (arrêt du 5 mai 1998, National Farmers' Union e.a., C-157/96, Rec. p. I-2211), l'évaluation du risque ne peut pas se fonder sur des considérations purement hypothétiques (voir également arrêt 9 septembre 2003, Monsanto Agricoltura Italia e.a., C-236/01Rec. p. I-8105). Toutefois, dans ce dernier arrêt, la Cour se livre à son tour à une analyse de la nature du risque potentiel à prendre en compte: une application correcte du principe de précaution présuppose l'identification des conséquences potentiellement négatives pour la santé de la mesure et une évaluation compréhensive du risque pour la santé, fondée sur les données scientifiques disponibles les plus fiables et les résultats les plus récents de la recherche internationale. Et, lorsqu'il s'avère impossible de déterminer avec certitude l'existence ou la portée du risque allégué en raison de la nature insuffisante, non concluante ou imprécise des résultats des études menées, mais que la probabilité d'un dommage réel pour la santé publique persiste dans l'hypothèse oùle risque se réaliserait, le principe de précaution justifie l'adoption de mesures restrictives. Enfin, dans un dernier arrêt concernant cette fois l'environnement, seul domaine, rappelons-le, dans lequel le traité prévoit d'appliquer le principe de précaution, la Cour se montre plus restrictive. Il s'agit de l'arrêt du 7 septembre 2004, Landelijke Vereniging tot Behoud van de Waddenzee (C-127/02, non encore publié au recueil) concernant la pêche mécanique de la coque dans la zone de protection spéciale de la mer des Wadden, classée en application de la directive visant à la conservation des oiseaux sauvages. Le juge constate d'abord que le critère d'autorisation de plan ou de projet (en l'espèce de pêche) prévu à l'article 6, paragraphe 3, seconde phrase, de la directive habitats intègre le principe de précaution (arrêt du 5 mai 1998, National Farmers' Union e.a., C-157/96, Rec. p. I-2211) et permet de prévenir de manière efficace les atteintes à l'intégrité des sites protégés dues aux plans ou aux projets envisagés. Il en déduit que les autorités nationales compétentes, compte tenu des conclusions de l'évaluation appropriée des incidences de la pêche mécanique à la coque sur le site concerné au regard des objectifs de conservation de ce dernier, n'autorisent une telle activité qu'à la condition qu'elles aient acquis la certitude que l'activité est dépourvue d'effets préjudiciables pour l'intégrité de ce site. Il en est ainsi lorsqu'il ne subsiste aucun doute raisonnable d'un point de vue scientifique quant à l'absence de tels effets. Il semble, ici, que la Cour impose à l'autorité publique une sorte d'obligation de résultat qu'il tempère à peine par la notion de « doute raisonnable », qu'elle introduit presque à contre cœur. En revanche, la Cour, s'agissant du champ d'application du principe de précaution, paraît plus ouverte à une certaine extension. ### B) Champ d'application du principe de précaution. La doctrine a été unanime à souligner l'importance de la jurisprudence de la Cour de justice étendant le domaine d'application du principe de précaution au domaine de la santé publique. Il ressort sans aucun doute de l'arrêt de mai 1998, suscité par le conflit intracommunautaire sur la justification de l'embargo sur le bœuf britannique décrété par la Commission en mars 1996, que la Cour reconnaît à ce principe le caractère d'un principe général autonome du droit communautaire. On peut donc déjà déduire de cet arrêt que le principe peut être d'application directe et tenir légitimement en échec les grands principes économiques consacrés par le traité. C'est ce que traduit le Tribunal de première instance dans l'arrêt Artegodan, précité, en jugeant que, bien qu'il soit uniquement mentionné dans le traité en relation avec la politique de l'environnement, le principe de précaution a un champ d'application plus vaste. Il a vocation à s'appliquer, en vue d'assurer un niveau de protection élevé de la santé, de la sécurité des consommateurs et de l'environnement, dans l'ensemble des domaines d'action de la Communauté. Le juge de première instance justifie son analyse en la déduisant des objectifs poursuivis par d'autres dispositions du traité. Il relève que l'article 3, sous p), CE prévoit, parmi les politiques et actions de la Communauté, « une contribution à la réalisation d'un niveau élevé de protection de la santé », que l'article 153 CE vise un niveau de protection élevé des consommateurs, et l'article 174, paragraphe 2, CE assigne un niveau élevé de protection à la politique de la Communauté dans le domaine de l'environnement. Il fait enfin valoir, en outre, que les exigences relatives à ce niveau élevé de protection de l'environnement et de la santé humaine sont explicitement intégrées dans la définition et la mise en œuvre de l'ensemble des politiques et actions de la Communauté, en vertu, respectivement, des articles 6 CE et 152, paragraphe 1, CE. La jurisprudence récente de la Cour donne de nombreux exemples d'examen du principe de précaution, que ce soit en matière environnementale ou dans les domaines de la santé et de la sécurité publique. Parfois même, deux domaines sont concernés parce que difficilement dissociables. L'arrêt du 23 septembre 2004, Commission/France (C-280/02, non encore publié au Recueil), concernant le rejet d'eaux résiduaires d'un grand nombre d'agglomérations, met en situation le principe de précaution pour des questions environnementales mais également de santé publique. Il y est fait référence à une étude de l'IFREMER de 1998 qui souligne le risque que les eaux de l'étang de Thau puissent être atteintes par la malaïgue, phénomène se traduisant par une anoxie des eaux, la production de sulfures et la mort massive de tous les êtres vivants présents dans les zones affectées, y compris les huîtres. Par ailleurs, toute une série d'arrêts concernent des réglementations nationales qui interdisent certaines substances nutritives pouvant être ajoutées aux denrées alimentaires. Deux arrêts du 5 février 2004, l'un, Commission/France (C-24/00) à propos d'ajout de caféine dans la boisson Red Bull, l'autre, Greenham (C-95/01) à propos d'ajout de vitamines et de minéraux dans des denrées alimentaires, sont intéressants pour examiner la démarche de la Cour dans la recherche de la preuve dans l'évaluation du risque. Dans l'arrêt Commission/France, la Cour considère que la Commission n'a pas justifié que le risque était insuffisant : en réponse à l'avis du Conseil supérieur d'hygiène publique de France, qui démontre des risques concrets pour la santé publique liés à l'excès de consommation de caféine, la Commission n'a pas expliqué les raisons pour lesquelles un tel avis est insuffisant aux fins de justifier une interdiction de commercialisation, sur le fondement de l'article 36 du traité, des boissons énergétiques dont la teneur en caféine est supérieure à celle autorisée en France. La Commission ne pouvait donc mettre en cause l'analyse des autorités françaises quant aux dangers que posent lesdites boissons pour la santé publique. Dans l'arrêt Greenham, la Cour rappelle qu'il appartient aux E´tats membres, à défaut d'harmonisation et dans la mesure oùdes incertitudes subsistent en l'état actuel de la recherche scientifique, de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé et de la vie des personnes et d'instituer un régime d'autorisation de mise sur le marché de denrées alimentaires, tout en tenant compte des exigences de la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté (voir également arrêt Commission/Danemark, précité). La Cour renvoie également au juge national le soin d'examiner, sur le fondement de la définition du principe de précaution dégagée par la Cour de justice, si, dans les circonstances de droit et de fait qui caractérisent la situation de l'E´tat membre concerné, l'interdiction de la commercialisation des denrées alimentaires en cause répond aux exigences du droit communautaire pour que la restriction à la libre circulation des marchandises puisse être justifiée. Il doit être noté, enfin, que dans ses derniers arrêts relatifs à des questions de santé publique, la Cour de justice ne se rapporte plus à l'article 174 CE, ce qui montre bien qu'elle a reconnu que ce principe constituait une source autonome de droit. En conclusion, on doit non pas s'interroger sur l'avenir du principe de précaution qui paraît assuré dès lors, notamment, que le bien fondé des décisions des autorités publiques, quelles qu'elles soient, sont de plus en plus souvent contestées et que l'autorité publique est souvent considérée par certains comme le coupable idéal de dommages dans la recherche d'une réparation. Ce qu'il faut sans doute espérer est que la Cour de justice conserve sa ligne de conduite prudente dans l'analyse concrète, au cas par cas, de l'application de ce principe. Une telle démarche ne présente certes pas que des intérêts dès lors qu'elle peut être source d'insécurité juridique, le plaideur ne sachant pas à l'avance si ses arguments mis en balance avec ceux de son adversaire convaincront le juge d'une potentialité suffisante de risques. Mais il faut rappeler que l'appréciation du risque, d'une part, comprend une large part de subjectivité et que, d'autre part, cette subjectivité s'inscrit dans un contexte politique qui, par hypothèse, n'est jamais figé.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
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[ "didier quentin" ]
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DU BON USAGE DE LA CHARTE DE L'ENVIRONNEMENT ET DU PRINCIPE DE PRECAUTION
# DU BON USAGE DE LA CHARTE DE L'ENVIRONNEMENT ET DU PRINCIPE DE PRECAUTION La Charte de l'environnement suscite deux grandes séries de réserves auxquelles il nous faut être attentif, mais qui me paraissent assez contradictoires, et tout à fait réfutables. 1. Certains pensent que ce texte n'est pas assez ambitieux, en retenant un principe de précaution a minima selon eux. Ils regrettent également que le principe du « pollueur-payeur » ait été remplacé par une contribution à réparation, insuffisante de leur point de vue. 2. Pour d'autres à l'inverse, la Charte va trop loin. Ils craignent qu'elle n'entraîne une multiplication des plaintes contre les élus et une paralysie de la recherche et de l'innovation. C'est ainsi que l'on a osé dire qu'avec la Charte, Pasteur n'aurait pu mettre au point ses vaccins et qu'il aurait même été immédiatement traduit devant les tribunaux! Aux sceptiques, il est aisé de répondre que l'article 1er affirmant que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et favorable à sa santé », et instituant ce droit comme un objectif fondamental de la Nation, à égalité avec les autres droits fondamentaux, constitue en soi une avancée très importante. Certes, on peut prétendre qu'il s'agit d'une avancée purement symbolique, mais l'affirmation d'un principe nouveau de valeur constitutionnelle ne saurait être tenue pour négligeable. Le principe des droits de l'Homme revêt, après tout, aussi un caractère purement symbolique, et nul ne peut dire qu'il s'est avéré inefficace! J'ai donc la conviction que la Charte s'inscrira dans ces grands textes fondateurs qui ponctuent notre histoire. Il devrait même trouver sa place dans les salles de classe. Ne sous-estimons pas en effet son impact sur les jeunes générations très sensibles au devenir de leur environnement, comme le montre chaque année, au Parlement des enfants, le nombre des propositions de lois à ce sujet présentées par les députés juniors. Aux alarmistes qui dénoncent les dangers d'une « judiciarisation tous azimuts », je dirais que les contentieux sont déjà là. L'amendement Delattre - Pecresse a redonné la main au législateur et a encadré les juges. Alors, ne jouons pas à nous faire peur\... A ceux, enfin, pour qui ce texte est un frein au développement de la recherche et de l'innovation, avec des relents d'obscurantisme, il convient de signaler l'article 9 qui précise que « la recherche et l'innovation doivent apporter leur concours à la préservation de l'environnement et à sa mise en valeur ». Le principe de précaution ne nuit donc pas à la recherche scientifique, sauf si on le confond avec la revendication d'un risque zéro. En recommandant l'adoption de mesures « provisoires et proportionnées » visant à prévenir le danger sans attendre d'avoir levé toute « incertitude scientifique », le principe de précaution renvoie à l'évaluation du danger, ce qui implique un effort constant d'amélioration des connaissances scientifiques; - à l'investissement en recherche et développement pour élargir la palette des options technologiques et institutionnelles disponibles pour la prévention, l'adaptation et la réparation des risques. Un effort de recherche accru est ainsi nécessaire pour maîtriser, sinon réduire les incertitudes. On est donc loin d'un principe anti-science. Ce qui est vrai, en revanche, c'est qu'il y a dans le principe de précaution une interrogation utile au monde scientifique pour qu'il redéploie en partie ses efforts en direction de l'étude prospective des implications ultimes de la technologie. Cela va exiger un renforcement des dispositifs interdisciplinaires entre sciences de l'univers, sciences du vivant, sciences de l'ingénieur et sciences humaines. A cet égard, il importe de souligner que la recherche en environnement n'échappe pas à la règle qui vaut pour toutes les disciplines scientifiques : elle ne peut progresser qu'à partir d'une recherche fondamentale de haut niveau. Le soutien public est donc primordial et toutes les disciplines sont concernées par la recherche en environnement. Une priorité devrait être donnée au développement des observatoires de l'environnement pour assurer une meilleure surveillance quantitative et qualitative des océans, des surfaces continentales, de l'atmosphère, des populations animales et végétales. Un important effort doit aussi être réalisé pour les industries de dépollution. La recherche sur les sources d'énergie alternatives ou complémentaires doit être renforcée, comme celle sur les technologies de traitement des déchets. Il importera également de soutenir davantage la recherche sur la faune et la flore, notamment dans nos départements et territoires d'outre-mer qui sont d'une diversité biologique exceptionnelle. Agir pour l'environnement suppose par conséquent un effort de recherche mieux réparti. Tout en renforçant la place déjà éminente de la France dans l'approche physico-chimique de l'environnement, un profond changement devrait s'opérer en sciences de la vie. Cet important changement ne peut se traduire dans la seule action du ministère de l'Ecologie et du Développement durable. Les ministères de la Recherche, des Affaires étrangères et de l'Outre-mer sont également concernés au premier chef. Ainsi l'on voit bien que cette Charte n'est ni un texte d'affichage platonique, ni un texte régressif et obscurantiste, mais au contraire un texte équilibré incarnant une « logique de veille », s'inscrivant dans « notre volonté de nouer avec la nature un lien nouveau, un lien de respect et d'harmonie », comme l'avait dit le Président CHIRAC dans son discours de Johannesburg. Une nouvelle fois, la France, fidèle à sa tradition, s'est montrée exemplaire en étant l'une des premières à affirmer dans un texte constitutionnel le respect de l'écologie - une écologie humaniste - et son universalisme.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
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[ "dominique barella" ]
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LE PEUPLE, LE JUGE ET LE PRINCIPE DE PRECAUTION
# LE PEUPLE, LE JUGE ET LE PRINCIPE DE PRECAUTION *Article 5 de la loi constitutionnelle:* « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution, à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin d'éviter la réalisation du dommage ainsi qu'à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques encourus. » Quand Madame Roselyne Bachelot explique, avec sa franchise habituelle, que la nouvelle loi constitutionnelle n'est pas faite pour être formellement appliquée, mais pour être en quelque sorte le phare du législateur écologiste du XXI^e^ siècle, elle se trompe ou trompe le peuple. Dans une démocratie la loi est faite pour être appliquée, a fortiori la loi constitutionnelle. En douter, c'est considérer que l'écriture de texte est une gentille occupation pour politicien désœuvré ou un leurre pour citoyen naïf. Hors du respect de la loi résident le mépris du citoyen, le mépris de l'élu ou les aventures césaristes. Jean-Louis Debré, le président de l'Assemblée nationale, et Pierre Mazeaud, le président du Conseil constitutionnel, l'ont tous deux rappelé avec force début 2005 : la loi est le socle de la démocratie; elle doit être claire, simple, applicable et appliquée. La loi n'est pas une pétition de principe, une tête de gondole pour supermarché d'élections. Le juge est la bouche de la loi : nous, juges, croyons toujours à notre obligation d'appliquer la loi votée par les représentants du peuple. Sauf à accentuer la perte de repères d'un peuple déboussolé, affolé par les incertitudes de l'avenir et l'impuissance de ses élus, il est plus que temps d'arrêter de voter des lois symboles, des lois déclamatoires, des lois bavardes et impuissantes. A cet égard, la lecture de l'article 5 de la charte de l'environnement est effrayante pour le juriste chargé d'interpréter, d'expliquer et d'appliquer ce texte. « Une réalisation incertaine\... qui pourrait affecter\... de manière irréversible l'environnement\... les autorités veillent à l'application\... de mesures\... proportionnées\... mise en œuvre de procédures d'évaluation », ou quand l'aléa conditionnel devient une règle de gouvernement. En clair, quand l'aléa règne sur un sujet technique mais qu'un dommage conditionnel irréversible non évalué est envisagé, les autorités veillent à prendre des mesures proportionnées! L'hésitation sera la maîtresse du terrible choix des responsables de tout bloquer ou de ne jamais rien faire. De plus, ce texte constitutionnel, qui s'impose donc au législateur, sera soumis à l'aléa du juge constitutionnel. Le peuple sera seul face aux promesses de protéger la nature, aux projets d'intérêts généraux bloqués, aux responsables impuissants et impotents. A tout constitutionnaliser, c'est la Politique et les Politiques que l'on ampute si le présidentiel décide de se comporter en grand guide de l'avenir. Les visionnaires sont parfois presbytes, le référendum constitutionnel vient de le prouver.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
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[ "françois ewald" ]
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FRANÇOIS EWALD
# François EWALD J'aurais préféré qu'on laisse le principe de précaution dans l'ordre juridique qui est le sien : celui des pouvoirs de police de l'administration. Celle-ci, en effet, a pour tâche, depuis fort longtemps, d'assurer la sécurité, la salubrité, la tranquillité des populations. Elle dispose pour cela de pouvoirs importants. Le principe de précaution vient les renforcer. J'étais, pour ma part, favorable à la reconnaissance dans la constitution d'un principe « d'anticipation », qui exprime bien l'idée essentielle que nous avons à nous préoccuper des conséquences de nos actions sur le long terme. Cela aurait évité d'introduire de nouvelles confusions sur le principe de précaution. Il y a au moins quatre principes de précaution selon que l'on vise le court ou le long terme, et que l'on a du principe de précaution une vision « substantive » ou « procédurale ». Jusqu'à présent, en matière d'environnement, le principe de précaution s'inscrit dans une vision de long terme. C'est pour cela que sa mise en œuvre relève du législateur, comme le prévoit la loi Barnier. Le principe de précaution préside à des programmes qui, sur la durée, doivent permettre de transformer une situation d'environnement dégradé en une situation d'environnement valorisé. C'est vrai pour les grandes conventions sur le climat ou sur les mers ou les océans. Il ne s'agit pas, sous prétexte de réchauffement climatique, d'arrêter instantanément toute production industrielle, mais de s'engager collectivement dans un effort progressif tel, que l'on peut penser que les mesures prises vont transformer la situation, sans que l'on puisse en être complètement certain en l'état des connaissances scientifiques. Selon une autre version, le principe est fait pour parer à des menaces dans l'urgence. Cet usage s'est sans doute répandu pour traiter de grandes crises sanitaires comme la vache folle. On retrouve alors une attitude très ancienne : face à la menace, les pouvoirs publics, sans attendre, suspendent, interrompent, interdisent, contrôlent, détruisent, quadrillent, mettent en quarantaine. Le cours normal des activités, l'exercice habituel des libertés sont, un moment, suspendus. C'était déjà comme cela que l'on combattait la peste au Moyen Age. Cette différence de vue, qui n'a pas du tout les mêmes implications, s'exprime selon que l'on fait appel dans le texte constitutionnel à l'idée que le principe de précaution est immédiatement et directement applicable ou selon que sa mise en œuvre passe par la loi. La seconde solution me semble celle qui correspond à une protection de l'environnement conçue dans une optique de développement durable. Mais ce n'est pas celle qui a été retenue. Une autre distinction est celle de savoir si le principe impose à l'autorité qui en est destinataire une conduite déterminée - veiller à empêcher la réalisation d'un dommage potentiel - ou le respect d'une procédure au terme de laquelle l'autorité saisie choisira, après évaluation, la décision la plus convenable aux données de la situation. Dans le texte, c'est plutôt la version « substantive » qui est retenue : lorsqu'une certaine situation est donnée, les autorités publiques n'ont pas le choix; elles doivent prendre des mesures pour empêcher la réalisation du dommage, alors même qu'il est incertain. Si l'on examine ces différentes options, il faut bien constater que le texte de l'article 5 privilégie une version du principe de précaution qui peut conduire à ce que l'on traite les problèmes d'environnement, qui sont en principe de long terme, comme des situations d'urgence, contraignant les autorités publiques à prendre des décisions qui ne peuvent pratiquement être que d'arrêt, de suspension, de moratoire. L'idée d'urgence, d'immédiateté, d'instantanéité peut faire craindre que, au nom de la protection de l'environnement et de la santé, certains ne cherchent à instituer une sorte d'état d'exception permanent. Les situations d'urgence ne sont jamais très favorables aux libertés. Et c'est un aspect oùla constitutionnalisation du principe de précaution paraît fort importante. Il ne faudrait pas que son invocation comme principe constitutionnel ne serve à suspendre le fonctionnement régulier des institutions. La Constitution prévoit que les dispositions qui ont des conséquences sur les libertés publiques relèvent de la seule compétence du législateur. Pourquoi faire une exception pour l'environnement oùpourtant les conséquences sur les libertés publiques sont fort élevées ? En quoi l'environnement mérite-t-il que l'on outrepasse la règle qui fait du parlement l'organisateur des libertés publiques? En matière d'environnement, comme ailleurs, les décisions précipitées ne sont pas nécessairement les meilleures. Elle peuvent nous donner, dans l'émotion de l'instant, un sentiment de sécurité, parce que paraissant nous prémunir contre une menace; mais c'est en nous privant des bénéfices espérés d'une activité, alors même que la menace est incertaine et se révèlera peut-être imaginaire. C'est un peu le régime naturel des alertes de précaution que d'entraîner la déception. Rappelons-nous l'affaire de la « mort des forêts » imprudemment attribuée à la circulation automobile. Et plus récemment, ces « armes de destruction massive » dont l'imminence de la menace ne pouvait être plus longtemps supportée. Il est normal que, en situation d'incertitude, on se trompe. Peut-être faut-il chercher à minimiser le coût de l'erreur. Il faut peut-être distinguer deux types d'urgence. Il y a certainement urgence à engager et développer des politiques de protection de l'environnement. Mais cela ne veut pas dire qu'il faille agir dans la précipitation, sans discriminer l'essentiel de l'accessoire, en se laissant aller à subir toutes les alarmes qui peuvent être, ici ou là, sonnées. On peut constater, dans le discours de certains grands défenseurs de la nature comme Nicolas Hulot ou Hubert Reeves, la montée de cette pression de l'urgence. L'espèce humaine serait si prochainement menacée qu'il faudrait tout interrompre tout de suite. On peut préférer la démarche du danois Lombord et des prix Nobel qu'il a réunis, et qui consiste à établir des priorités dans l'idée que l'on ne peut pas tout faire tout de suite et qu'agir dans la précipitation peut être contre-productif. L'idée de nous gouverner en fonction d'un « principe de précaution » est à la fois récente, difficile et déroutante. Récente : il semble bien, en effet, que l'âge classique en ait rejeté la morale. Les logiciens de Port Royal ont ainsi argumenté qu'il n'y a pas plus de sens à vouloir sacrifier sa fortune à une loterie dont le lot serait mirobolant, en oubliant la faible probabilité que le bon numéro sorte, qu'à vouloir interrompre une action qui paraît associée à un grand dommage sans prendre en compte sa probabilité d'occurrence. L'idée est difficile en raison de la place qui y est donnée à l'incertitude qui demande de prendre en compte non pas tant des « risques » (le terme ne figure d'ailleurs pas dans le texte actuel de l'article 5) que des « menaces ». Non pas ce qui est probable, et qui relève d'une expérience accumulée, mais tout le possible qui dépend de l'imagination. Elle est déroutante enfin par les droits qu'elle peut créer comme par les pouvoirs qu'elle peut bouleverser. En elle-même, la constitutionnalisation du principe de précaution ne va pas améliorer la situation de l'environnement. Cela, on peut espérer l'obtenir par ce que permet l'introduction du principe dans la constitution : une modification dans la répartition des pouvoirs. La question que nous devons nous poser est de savoir comment le principe de précaution constitutionnalisé est susceptible de redistribuer les pouvoirs. Qui va prendre le pouvoir? Sur qui ? Les « autorités publiques » comme il est dit dans le texte ? Le parlement? Les juges ? Qui va perdre, gagner du pouvoir? Les scientifiques, les experts, les industriels, les associations de protection de l'environnement, les générations futures? La formule de l'article 5 actuel est construite en deux parties : elle commence par décrire une situation - « lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, \... » - pour en tirer une conséquence: « les autorités publiques veillent (\...) à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin d'éviter la réalisation du dommage\... ». Telle que la formule est construite, il semble que, si la situation de précaution est constituée, les autorités publiques n'ont plus qu'à obtempérer. Mais qui a le pouvoir d'invoquer cette situation oùun dommage menacerait l'environnement? Les autorités publiques? Sans doute. Comme le Conseil d'Etat vient récemment de le rappeler en matière d'amiante, les autorités publiques ont un devoir d'enquête. Mais elles peuvent être saisies par d'autres qu'elles-mêmes : des associations, des partis politiques, des chercheurs, toute personne intéressée à la protection de l'environnement. Or, dans le texte, la situation de précaution est définie d'une manière extrêmement large et floue. Il s'agit de menaces. La Commission Coppens, beaucoup plus précise, avait parlé de risques « identifiés ». Si les autorités publiques peuvent être saisies par n'importe quel lanceur d'alerte, elles garderaient ainsi un pouvoir d'appréciation sur la réalité de la menace. Ainsi la seule présence ou absence de ce mot « identifié » dans le texte modifie la distribution des pouvoirs : dans un cas, les pouvoirs publics seront placés sous l'autorité des lanceurs d'alertes, dans l'autre ils seront seulement saisis, tout en gardant leur pouvoir d'appréciation. Le problème est qu'on est en situation d'incertitude, c'est-à-dire dans une situation où, comme l'avaient bien noté Philippe Kourilsky et Geneviève Viney dans leur rapport sur le principe de précaution, il est particulièrement difficile de discriminer entre des allégations purement fantaisistes et des allégations sérieuses. Par précaution, nous nous plaçons dans une situation oùil n'est plus possible de distinguer les énoncés par le vrai et le faux. On glisse de l'ordre du savoir dans celui de la croyance et de la foi. Il devient très difficile de discriminer entre les alarmes, et cela d'autant plus que, par précaution, on dira qu'il faut accorder plus de poids à ce qui est moins argumenté si les conséquences paraissent plus graves. La formule actuelle expose les autorités publiques à se trouver sous la dépendance d'allégations non prouvées, les contraignant à prendre, dans l'urgence, des mesures de précaution. Elle permet en quelque sorte la captation des pouvoirs publics par ceux qui sauront brandir avec suffisamment de conviction les dangers de telle ou telle menace. Cela revient à rétablir au profit des défenseurs de l'environnement un mécanisme comparable aux anciennes lettres de cachet, qui, sous l'Ancien Régime, permettaient aux familles de convoquer le secours de la puissance pour faire cesser un trouble dont elles se plaignaient. Le principe de précaution constitutionnalisé peut se révéler vraiment révolutionnaire, en donnant à des minorités le pouvoir sur l'Etat. Le souhait général est que les « autorités publiques » soient les seules destinataires du principe de précaution. Malheureusement, les formules utilisées ne manquent pas d'être équivoques. L'exposé des motifs du projet de loi précise que les dispositions de la Charte « devront être mises en œuvre par l'ensemble des juridictions administratives et judiciaires ». Et le texte de l'article qui vise le principe de précaution comporte une incise - « par application du principe de précaution » - qui peut être entendue comme si le principe avait une valeur en soi, indépendante de son application aux autorités publiques et à l'environnement. Et lorsque l'on sait comment les juges aujourd'hui se légitiment à partir de « principes », on peut penser qu'ils s'estimeront destinataires de cette nouvelle norme constitutionnelle, si on vient à en revendiquer l'application devant eux. Ce qui reviendrait à créer une sorte de droit subjectif à la précaution : m'estimant menacé par telle ou telle activité, je vais demander au juge d'y mettre bon ordre. On pourrait limiter ce risque de judiciarisation en supprimant l'incise et en proposant une formule qui avait été utilisée par la Commission Coppens : « Le principe de précaution selon lequel\... ». Ce droit à la précaution, entre particuliers et autorités publiques, entre particuliers et particuliers, ne peut que développer la judiciarisation de la société. Imaginons quel pouvoir il donnerait à des concurrents déloyaux qui brandiraient « des expertises » pour dénoncer les risques des produits de leurs concurrents. Comme cela a été noté depuis longtemps par les juristes, le principe de précaution est susceptible d'ouvrir sur de nouvelles actions judiciaires, en particulier quand la preuve n'est pas constituée. Alors que traditionnellement le demandeur a la charge de la preuve de sa demande, il pourrait par précaution bénéficier de l'incertitude. De quoi susciter une explosion de plaintes, de contentieux qui feront surtout le bonheur des avocats. Des associations ou des citoyens pourront saisir la justice pour exiger, tout de suite, que l'on mette fin au trouble qu'ils dénoncent. On donne ainsi à des individus le pouvoir de mobiliser le pouvoir judiciaire sur des bases incertaines. Certaines affaires récentes, comme celle de l'insecticide Régent dont Philippe de Villiers dénonce les méfaits supposés, donnent un exemple de ce que pourrait devenir ce qu'on peut appeler la figure de « l'agression judiciaire ». Le droit des preuves, la présomption d'innocence, le droit de la diffamation en protégeaient jusqu'à présent. Mais la constitutionnalisation du principe de précaution pourrait bien changer la donne. La responsabilité de l'Etat et de l'administration, plus largement des « autorités publiques », va considérablement s'accroître. La constitutionnalisation du principe de précaution marque, à n'en pas douter, un moment dans l'histoire de l'organisation et de la responsabilité de l'Etat. Si nous voulons que ce soit l'Etat qui organise la bonne gestion des risques, il convient de le placer dans une situation oùil puisse exercer dans les meilleures conditions ces fonctions difficiles, garder son impartialité, disposer d'une expertise indépendante. Tout cela demande que l'on prenne la voie d'un renforcement de l'Etat plutôt que d'un affaiblissement. Aussi convient-il de faire que l'Etat ne soit pas ballotté, soumis à la pression permanente de tous les lanceurs d'alerte, surtout qu'il va voir sa responsabilité indéfiniment engagée. Il n'est pas sûr que cette situation soit la meilleure pour arbitrer entre des risques dans une situation d'incertitude. On peut craindre que, dans cette situation, les choix soient des choix de protection\... de l'administration. Comme on a parlé de médecine défensive, on parlera peut-être bientôt d'administration défensive. Ce serait tout à fait contre-productif. Il faut éviter avant tout que la constitutionnalisation du principe de précaution n'ouvre sur une sorte de contestabilité infinie de l'Etat et de l'administration dont le résultat ne pourra être qu'une perte de confiance du citoyen désarçonné entre des opinions contradictoires sur des menaces potentielles, et qui ne pouvant plus croire personne se réfugiera dans l'abstention. C'est la forme moderne de la panique, comme on l'a expérimenté à certains moments de l'histoire de la vache folle. Le principe de précaution doit être l'occasion de gérer rigoureusement les risques, et non pas de multiplier les doutes et les défiances, laissant la démocratie désemparée.
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entretiens de saintes-royan-amboise
2005-02-01
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[ "christian espagno" ]
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PRINCIPE DE PRECAUTION ET MEDECINE
# PRINCIPE DE PRECAUTION ET MEDECINE Le principe de précaution est loin d'être une nouveauté en médecine. « Primum non nocere » apprend-t-on depuis l'Antiquité aux jeunes médecins, et le concept même est inclus en toutes lettres dans le serment d'Hippocrate. Il est bien connu de tout temps que la médecine est loin d'être une science exacte; c'est pourquoi la réflexion médicale contient par essence l'évaluation du rapport bénéfices-risques. Au cours de ces dernières décennies, la principale évolution dans le monde médical de la mise en application du principe de précaution relève plus, à mon sens, de la forme que du fond. Le grand danger serait qu'un excès de forme tue le fond. Incontestablement, depuis une vingtaine d'années, les médecins sont confrontés à une judiciarisation croissante de leur pratique professionnelle. Les malades, et parfois les juges, leur demandent maintenant de souscrire à de multiples obligations parmi lesquelles, et non des moindres, deux sont à rattacher au principe de précaution : - la preuve d'une information éclairée - la traçabilité de la réflexion bénéfices-risques. En théorie, ces exigences sont certes parfaitement louables, voire nécessaires. Chacun sait bien pourtant, tant du côté du malade que du médecin, que l'exhaustivité dans ce domaine est une utopie. Par ailleurs, la remise en mains propres au malade de documents décrivant en détail tous les risques encourus n'est certainement pas la preuve d'une information éclairée et s'avère souvent très nuisible. Dans le nécessaire colloque singulier entre le médecin et « son » patient, deux mots paraissent être la clé de voûte d'une relation vraie et efficace: *établir la confiance par un respect réciproque.* Ces réserves étant émises, on peut toutefois constater ces dernières années un certain nombre d'avancées indéniables dans les pratiques médicales : - Aucun médecin, même se considérant comme le meilleur, ne détient la vérité absolue et ne doit se dispenser d'expliquer et d'argumenter ses choix thérapeutiques. - Le travail médical en équipe, qui permet la synergie de différentes compétences et expériences, est devenu indispensable. Cela n'est d'ailleurs pas en contradiction avec la notion de « médecin traitant », pilier du colloque singulier. - La révolution informatique a non seulement permis d'immenses progrès dans les domaines diagnostiques et thérapeutiques, mais elle rend à la portée de tous une somme infinie d'informations. Encore faut-il être capable d'en exploiter au moins une partie. Dans ce domaine, le dossier médical partagé (DMP), qui est un des piliers de la loi de réforme de l'assurance maladie du 13 août 2004, sera un progrès considérable lorsqu'il sera mis en application. Le principe de précaution devrait constituer, en médecine comme ailleurs, un moteur pour la qualité de la production. Pourtant, force est de constater tous les jours, au nom de ce principe, de nombreux effets pervers : - blocage de l'innovation thérapeutique par peur du risque ; - perte de confiance entre le médecin et le malade; - déresponsabilisation paradoxale des acteurs qui se réfugient en fait derrière l'écran d'une forêt de documents, listes, protocoles, procédures\...; - avalanche incontrôlable et inapplicable de lois, décrets, arrêtés (pour ne pas avancer), circulaires (pour tourner en rond) qui finissent pas stériliser le système et brouillent la mise en application des mesures indispensables ou simplement utiles; - désintéressement de la part des médecins pour leur métier en raison des permanentes mises en cause qui se sont substituées aux manifestations de reconnaissance. Tout cela pourrait aboutir rapidement, si l'on n'y prend pas garde, a une véritable dégradation de la qualité de l'offre de soins. Trop de précaution mal gérée peut tuer la précaution. Il est donc plus que temps pour tous les acteurs concernés - malades, médecins, juges, médias - de prendre conscience des risques du principe de précaution tel qu'il est trop souvent appliqué dans notre pays, et de réfléchir à la mise en œuvre d'une véritable et raisonnable gestion des risques.