18 À LA UNE Liaisons sociales
magazine n° 233
juin
2022
L
e 21 mars à 9 heures : Charles
Huot amorce son cours sur
le big data et l’intelligence
artificielle en déroulant des
slides entrecoupés de vidéos
devant un parterre d’étudiants. Un vaste
tour d’horizon qui amène l’enseignant à
évoquer les câbles sous-marins qui transportent les données, les applications de
l’IA dans la santé et l’agriculture, l’apprentissage statistique… Bienvenue au 196 rue
de Grenelle dans les locaux de l’École de
la guerre économique (EGE) où une journée ordinaire commence. Traversant le
hall où les blagues potaches du journal
étudiant « Le Harbulot Déchaîné », du
nom du directeur de l’école, côtoient
les brochures de l’institut, on frappe à la
porte d’Hedia Privat, responsable des formations certifiantes qui s’active à peaufiner cette offre. « Ces formations courtes
éligibles au CPF s’adressent surtout aux
cadres qui ne peuvent pas faire de MBA.
Par Frédéric Brillet
À l’École de la guerre
économique
En deux décennies l’EGE s’est imposée comme une formation qui pèse dans
le champ de l’intelligence économique, tant en formation initiale que continue. //
Il s’agit d’un nouvel axe de développement pour l’école. On en a lancé huit. Le
module le plus demandé est dédié à la collecte d’informations en source ouverte »
précise-t-elle. Ce faisant, l’EGE se positionne désormais sur tous les segments
du marché de la formation : dispensant
des sessions courtes ou longues de type
MBA, elle cible des étudiants comme
des cadres confirmés, labourant inlassablement le terrain sur lequel elle a bâti
sa crédibilité en plus de deux décennies
d’existence. Cette expertise vaut à l’école
d’occuper une position hégémonique
dans son domaine. « L’EGE est très gros
sur un marché de niche. On compte une
vingtaine de formations diplômantes
sur ce sujet, mais la moitié des diplômés
passent par chez nous », explique Charles
Pahlawan, directeur adjoint de cet institut
qui forme quelque 350 personnes par an
dont 170 étudiants en formation initiale,
les autres dans le cadre de la formation
continue.
Dans la première catégorie, on croise
Arthur 23 ans à la sortie du cours sur le
big data et l’intelligence artificielle précité. Avec son double diplôme d’école
d’ingénieur et de commerce conforté
par un stage en alternance chez Orange
Business, le jeune homme aurait pu se
lancer sans attendre dans la vie active.
Mais voilà, Arthur est un boulimique qui
ne voulait pas se contenter de ce à quoi il
pouvait prétendre. « Je suis venu à l’EGE
pour acquérir des connaissances en intelligence économique. Ça me permettra de
viser plus haut, idéalement d’intégrer le
monde du conseil ou une entreprise du
secteur de la défense ». Il y côtoie Lucie,
20 ans qui, après une licence en droit, s’est
rendu compte que les métiers du droit
l’attiraient moins que ceux liés à l’intelligence économique et à l’analyse concurrentielle. « Mon horizon s’élargit à mesure
que je découvre les cours de l’EGE et que
j’avance dans mon stage », explique la
jeune fille, actuellement en alternance au
département business intelligence d’une
entreprise du secteur automobile.
Dans l’après-midi au 1 rue Bougainville,
autre lieu, autre ambiance dans cette annexe de l’EGE. Sur la terrasse de l’école se
pressent cette fois des cadres en activité WIRESTOCK/ADOBE STOCK
Sécurité économique, comment la France se protège 19 Liaisons sociales
magazine n° 233
juin
2022
CHRISTIAN HARBULOT, DIRECTEUR DE L’EGE
« Le déficit de culture en
intelligence économique
subsiste »
Pourquoi ce nom martial qui évoque un cousinage avec l’École de guerre?
Christian Harbulot : Il s’agit d’un cousinage assumé qui remonte aux origines
de l’école. En 1996, je dirigeais avec le général Pichot Duclos un think tank en
IE au sein du groupe DCI, qui assure le transfert du savoir-faire du ministère
des Armées au profit des pays partenaires de la France. C’est là que nous avons
posé les bases de la future EGE créée en 1997, à la suite des recommandations
de la commission intelligence économique et stratégie des entreprises, présidée
par Henri Martre au sein du Commissariat général au plan. Dès l’origine,
l’EGE a introduit dans son enseignement la question des rapports de force
économiques qui dépassent le cadre de l’analyse concurrentielle enseignée
dans les écoles de commerce en y ajoutant une dimension géopolitique.
Cette vision a été encore confortée par l’actualité de ces dernières années de
la confrontation économique des États-Unis avec la Chine jusqu’à l’invasion
de l’Ukraine. Ces événements montrent que les entreprises ne peuvent se
contenter d’analyser le monde actuel sous l’angle des opportunités du marché
mondial et des intérêts financiers.
Comment cette vision rejaillit-elle sur le contenu des enseignements?
C. H. : Notre enseignement n’est pas militaire et moins de 10 % de nos
enseignants sont d’anciens militaires. Mais nous entretenons des liens avec
l’État et les armées pour enrichir notre réflexion. Il se mène en effet des
« guerres avant la guerre » auxquelles les entreprises doivent se préparer
car elles peuvent en subir les effets : des guerres de perception, hybrides,
cybernétiques… Pour répondre à de nouvelles menaces, on a ainsi développé un
MBA RSIC en alternance (risques, sûreté internationale et cybersécurité)
qui attire beaucoup de salariés travaillant dans les groupes du CAC 40.
Se forme-t-on suffisamment en France aux enjeux de l’intelligence
économique?
C. H. : Non, le déficit de culture en ce domaine perdure, tant dans le monde
économique que dans l’enseignement supérieur. La plupart des entreprises sont
focalisées sur les résultats financiers à court terme et négligent l’intelligence
économique qui requiert d’anticiper et d’inscrire la stratégie sur le temps long. Les
écoles de commerce et d’ingénieurs intègrent très peu ces questions dans leurs
programmes. Les ingénieurs français pensent qu’il suffit de faire de l’innovation,
de la qualité à des prix compétitifs pour emporter des marchés. Mais à ignorer
les jeux d’influence, les questions géopolitiques, ils se prennent des revers. On
l’a bien vu avec les sous-marins de Naval Group en Australie et précédemment
avec Alcatel dont les comités exécutifs n’ont pas tenu compte des mises en garde
envoyées par les États-Unis sur les risques de transferts de technologie sensible. u
ou en reconversion qui suivent durant
un an le MBA en stratégie et intelligence
économique de l’EGE qui les mobilise une
semaine par mois plus quelques weekends. Parmi eux, Christophe Gauthier, 48
ans, responsable business development du
département médical de Sony Europe qui
équipe les salles d’opération en systèmes
vidéos pour la chirurgie mini-invasive,
présente avec trois comparses un exposé
sur la Chinafrique en se mettant dans la
peau d’un expert en intelligence économique spécialiste du sujet. « N’oubliez pas
que vous vous adressez à un Comex, attention à respecter le temps qui vous est imparti », leur lance Peer De Jong, un ancien
militaire de carrière, désormais consultant
et professeur à l’EGE. Peine perdue, les orateurs qui ont manifestement planché sur
le sujet débordent à force de disserter sur
l’endettement des pays africains auprès
de la Chine, les investissements de cette
dernière, ses initiatives pour développer
son soft power en construisant des équipements de sport et de santé…
Qu’importent ces imprévus, Christophe
Gauthier apprécie ce genre d’exercices
qui le sort de sa routine professionnelle :
« L’intérêt de l’EGE c’est qu’elle vous
inculque une autre manière de penser le
business », explique-t-il. Dans son métier
les circuits de décision à l’hôpital sont
complexes et s’inscrivent dans le temps
long. « Un hôpital peut décider d’affecter
son budget à des systèmes vidéo ou à la
rénovation des chambres », détaille-t-il.
« On doit donc travailler très en amont
pour les convaincre de l’utilité de nos
équipements. De même, il ne suffit pas de
connaître l’organigramme pour savoir qui
décide quoi. Par exemple, un infirmier assistant d’un bloc opératoire peut avoir son
mot à dire sur le choix d’un équipement. »
Pour relever le défi de cette complexité, ce
manager commercial est venu approfondir à l’EGE ses connaissances dans l’approche des cibles qui interviennent dans
les processus de décision des marchés B to
B. « On travaille la méthodologie, la cartographie des acteurs de marché. On apprend ici comment tirer notre épingle du
jeu dans un rapport de force, à concevoir
un plan d’influence, à faire de l’encerclement cognitif. » Dans le même cours, on
fait la connaissance de Thibault, 30 ans,
qui s’est trouvé deux bonnes raisons de
se former dans ce MBA. « À court terme,
ça me donne une grille de lecture des rapports de force inhérents à toute négociation », explique ce responsable des achats
de matières premières, équipements et services dans un grand groupe industriel. Un
exemple? « En tant qu’acheteur je pourrais concevoir des stratégies d’influence
en poussant des contenus médiatiques ou
issus des réseaux sociaux pour inciter des
fournisseurs à baisser leurs prétentions. »
À plus long terme, Thibault compte bien
s’appuyer sur cette formation « pour évoluer en interne ou en externe vers des
postes en prise directe avec l’intelligence
économique ». Qu’ils soient issus de la
formation initiale ou continue, les diplômés de l’EGE vont en tout cas découvrir
dans les prochains mois si les entreprises
ont tiré les leçons de la crise sanitaire puis
géopolitique avec l’invasion de l’Ukraine.
Car c’est en se convertissant à l’intelligence économique, qui élargit la vision
qu’elles peuvent avoir de leurs affaires et
des risques encourus, qu’elles ressentiront
le besoin de mobiliser et de promouvoir les
salariés qui détiennent des compétences
dans ce domaine. u

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