eighteenth_century_french_novels / Arnaud_Sargines.txt
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Philippe-Auguste imprimait le sceau de sa grandeur sur l'empire français; depuis Charlemagne, on n'avait point vu de règne plus éclatant: il a mérité de faire époque dans nos annales. On eût dit que l'âme du monarque s'était répandue sur la nation; il était son modèle, et ceux qui l'approchaient, se croyaient suffisamment récompensés, s'ils obtenaient un de ses regards.
On a déjà observé que les grands rois pouvaient, en quelque sorte, d'un coup d'œil créer de grands hommes: cette espèce de miracle semble être réservée sur-tout à nos ouvenirs; l'amour du français pour ses maîtres lui inspire le même enthousiasme qui enflammait autrefois un spartiate en faveur de sa patrie; et qui était plus digne de ce transport sublime que Philippe? La nature paraissait l'avoir formé pour occuper le trône des Capets; il avait annoncé dès le berceau le vainqueur couronné à Bovines, et le protecteur des vertus et des arts. Les Du-Metz, le cardinal de Champagne étaient venus par de sages leçons échauffer les dispositions heureuses du jeune prince; il n'aimait que ceux qui s'efforçaient de lui ressembler. Parmi ses courtisans, on distinguait les Des-Barres, les De-Roye, les Mauvoisin, les Rouvrai, les Garlandes, les Sargines. Ce dernier respirait cette vertu mâle et franche, cet instinct de loyauté que la chevalerie affermissait dans le cœur de nos ancêtres, caractère propre au français, et qui s'est, pour ainsi dire, éteint avec cette noble institution.
Sargines avait rempli plus de la moitié de sa carrière, lorsqu'il épousa Agnès De Ville-Hardoüin qui mourut cinq ans après son mariage, ne laissant d'autre postérité qu'un fils unique. Cet enfant réunit la tendresse et tous les soins du père; il n'avait pas ouvert les yeux, qu'il fut environné des meilleurs maîtres dans tous les genres. On ne l'entretenait que de ses devoirs, que de l'amour d'un français pour son Dieu, son roi, sa patrie et l'honneur; on mettait des armes dans ses faibles mains; on cherchait à l'animer, en lui peignant les exploits qui avaient signalé les premières croisades, les diverses aventures où s'était fait connaître un nombre de chevaliers dont l'histoire a conservé les noms. Le jeune Sargines, comme il est arrivé depuis à notre célêbre Du-Guesclin, ne marquait aucun de ces goûts qui promettent un développement heureux: il demeurait insensible à ces tableaux intéressants qui auraient dû l'exciter et allumer son courage. Ni les punitions, ni l'espoir des récompenses ne lui arrachaient le moindre présage qu'il serait seulement capable de grossir la foule de ces êtres vulgaires qui bornent leur orgueil à ramper dans les cours et à y mourir oubliés. Il traînait une léthargie continuelle, et les années, au lieu de le réveiller, ne faisaient que le rendre plus rebelle et plus inhabile, malgré toutes les leçons qu'on lui prodiguait. À peine connaissait-il de nom les exercices auxquels on façonnoit de son temps les enfants de notre noblesse, ne sachant ni monter à cheval, ni manier une lance, une épée, encore moins lire et écrire, et repoussant avec humeur ce qui aurait pu le retirer de cette paresse avilissante. Le malheureux père était accablé de douleur; il avait tendrement aimé son épouse; la perte lui en était encore nouvelle; et quel motif de consolation lui restait? Quel avenir pour un brave chevalier qui brûlait de revivre dans sa race! Son fils cependant touchait à cet âge décisif où l'on entre en effet dans la vie, et qui semble déclarer d'une façon distincte ce que nous devons être. Désespéré de le voir dans un engourdissement stupide qui approchait de l'abrutissement, Sargines prend la résolution d'avoir avec lui une conversation détaillée: il le mène dans une des salles du château où étaient suspendues de vieilles armes, ferme la porte sur lui, et ordonne au jeune homme de s'asseoir à ses côtés.
Le vieillard prend la parole:-avant de commencer un entretien que je désire être suivi de quelque succès, répondez-moi: savez-vous qui vous êtes, à qui vous appartenez?-Je sais, mon père que je suis gentilhomme, que vous êtes chevalier, que mes aïeux l'ont tous été.-Non, vous ne connaissez pas votre extraction; vous ignorez l'histoire de votre famille, ce qui même a pu mériter à votre père quelque rayon de gloire: il faut que je mette ce tableau sous vos yeux. À votre âge, j'étais écuyer; je me trouvai à la malheureuse bataille de Brenneville; j'y tuai de ma main deux anglais qui s'étaient saisis de moi, et qui déjà m'emmenoient prisonnier. J'accompagnai le roi Louis à cette croisade où il montra qu'il était digne de nous commander; j'y servis avec ardeur l'état et la religion. Enguerrand De Coucy, le comte de Ponthieu, Archambaud De Bourbon, Hugues De Lusignan, Courtenai, le comte de Montargis, Geoffroi de Rançon, Everard De Breteuil, Mathieu de Montmorency, et une infinité d'autresbarons dont les noms sont également chers à la France, ce sont les respectables modèles que je m'étais proposés; j'ai eu l'honneur d'avoir pour frères d'armes la plupart de ces illustres chevaliers. On a daigné plusieurs fois me confier l'oriflamme; encore aujourd'hui notre auguste souverain me comble de ses bontés: mais ce faible éclat n'est rien auprès de celui dont brille vos ancêtres. Jettez vos regards près de ces deux cottes de mailles, sur cette cuirasse ensanglantée: c'est l'armure d'un de vos braves aïeux, qui suivit Robert à la conquête du duché de Bourgogne, et qui s'élançant dans les bataillons ennemis pour sauver son maître, fut percé du coup destiné au monarque: mort glorieuse que tout gentilhomme français doit envier! Cette épée dont la rouille atteste l'antiquité est celle d'un Raoul De Sargines, qui, sous Lothaire, combattit avec Geoffroi comte d'Anjou, dans cette fameuse journée où l'empereur Othon perdit le fruit de ses conquêtes; un siège mémorable mit le sceau à la gloire de votre intrépide ancêtre: il s'ouvrit un passage jusqu'à l'aigle impériale, et la fit tomber des remparts de la ville assiégée pour y substituer sa bannière. Appercevez-vous plus loin ce heaume presque fracassé? Il servait à votre bisaïeul, qui, après avoir marché sous les drapeaux de cinq rois, et s'être trouvé à trente-sept batailles, succomba dans les troubles qu'excita le comte de Champagne à l'avenement de Henri I. Au trône. Eudes De Sargines, de cette lance, ôta la vie à un sarrasin d'une stature gigantesque, qu'on disait le plus vaillant des infidèles et la terreur des chrétiens. Voilà une partie de ce qu'a fait votre maison, pour affermir l'ancienneté d'une noblesse assise sur un monçeau de trophées, et dont la splendeur se perd dans la nuit des temps... et vous, quel monument devez-vous laisser ici qui parle seulement de votre existence? Vous ne dites mot! Lorsque vous vîntes au monde, avec quel transport je vous reçus sur le bouclier de votre aïeul, en adressant du fond de mon cœur cette prière au ciel! " Ô mon Dieu! Qu'il soit l'honneur de sa race, et qu'un jour il soit mis au rang de nos plus vaillants prud-hommes ! S'il en était indigne, que la mort me l'enlève!... "Méritez-vous de vivre?-Mon père...-je suis l'auteur de vos jours! Moi! Non, non... je n'ai point de fils.
Et à ce mot, il échappe un profond gémissement au chevalier; il poursuit: mon fils se serait déjà distingué; il serait écuyer d'un de nos princes; il aurait l'âme d'un gentilhomme; il porterait le nom de Sargines: et vous... vous mon fils unique!... Oui, tu l'es, malheureux enfant! Je le sens trop à ma tendresse paternelle, à ma douleur! Tu le traîneras dans l'oisiveté, tu l'éteindras dans l'oubli, dans l'avilissement, ce nom si respectable!... Le dernier de nos serfs rougirait de t'avouer pour son fils!... Tu pleures! Ah! Puissent ces larmes être le fruit d'un remords salutaire! Me promettent-elles que tu sentiras mes reproches, que je t'inspirerai la noble ardeur de ne plus les mériter?... Si j'ai retrouvé mon fils, il va se livrer à l'amour de la gloire; il va s'essayer à monter au temple d'honneur... que j'aie la consolation de t'y voir élevé! Que mes derniers regards se fixent sur cette image si touchante pour un père!
Sargines serre dans ses bras son fils qui versait toujours des larmes, sans avoir pu proférer une parole; il interprète favorablement ce silence, le remet entre les mains d'un écuyer vieilli dans la maison, et connu par sa sagesse autant que par sa bravoure:-Raymond, voilà mon fils; qu'il devienne le vôtre; je me flatte qu'il répondra à vos soins; le repentir, si j'en dois croire ses pleurs, s'est élevé dans son âme: il faut espérer qu'il sera docile à vos leçons et à vos exemples.
Les larmes du jeune homme furent bientôt séchées; au bout de quelques jours, il était retombé dans ce sommeil d'indolence où la nature semblait l'avoir condamné à végéter éternellement, ou plutôt, son caractère s'était remontré dans toute son inertie: les reproches et les caresses de son père n'avaient fait naître qu'une impression passagère. En vain Raymond cherchait à éguillonner cette âme lente et paresseuse: elle se refusait à tous les moyens qu'on imaginait pour la remuer, et lui donner la vie; l'émulation, l'amour des plaisirs, ce ressort si puissant sur la jeunesse, rien n'était capable de l'émouvoir. Rebuté d'avoir si peu réussi, le bon écuyer ne dissimula point à son maître qu'il désespérait de vaincre un naturel si ingrat. On alla jusqu'à consulter les physiciens, c'est le nom que nous donnions alors aux médecins; ils examinèrent attentivement le jeune Sargines, et prononcèrent d'une voix unanime que cette espèce d'anéantissement et d'inhabileté aux moins importantes occupations, était un vice sans remède, et qu'il n'y avait que la longueur du temps qui peut-être le corrigerait: quel arrêt accablant pour un père qui n'avait que ce fils, son unique espérance! Il le regardait sans cesse, et laissait couler des larmes; il ordonne qu'on expose à sa vue des chevaux superbement enharnachés, des armes élégamment travaillées, et enrichies d'or et de pierres précieuses, et ensuite qu'on lui en fasse présent; le jeune homme recevait ces dons avec une froide indifférence, et n'y attachait pas le moindre regard. C'en est fait, s'écrie Sargines, puisqu'un spectacle si propre à parler au cœur d'un gentilhomme, à enflammer le courage, ne produit aucun effet sur son âme! Il faut y renoncer...
il faut y renoncer... Raymond, je n'ai point de fils! Je suis le dernier de ma race! Ni ma valeur, ni ma noblesse ne me survivront... Raymond, je mourrai tout entier! J'ensevelirai avec moi dans ma tombe, le prix de tant d'exploits, la splendeur que repandoit l'illustration de tant de siècles accumulés! Les sarrasins n'auront plus de Sargines à redouter! Ah! Mon ami, quelle destinée pour un français qui aime son pays, son maître, sa religion! Je conçois un projet... un second mariage... mais s'il sortait de cet assoupissement, s'il prenait des sentiments convenables à sa naissance, aux distinctions qui l'attendent, quels regrets pour moi d'avoir contracté un engagement qui lui serait si préjudiciable! Raymond, essayons encore de l'animer, de lui faire goûter ses devoirs... ne désespérons point... je sens que je suis père: j'aurai de la peine à prendre un parti qui blesse les intérêts de mon fils. Dernières tentatives de la part du chevalier et de Raymond, et aussi inutiles que les précédentes. Il est décidé que le jeune Sargines, abandonné entièrement à la conduite du sage écuyer, ira cacher une vie obscure dans une des terres de ses ancêtres, distante de plus de quatre-vingt lieues de la capitale. Peut-être sera-t-il retiré un jour de cette léthargie; l'amour paternel a de la peine à bannir tout espoir. C'est à cette séparation que l'âme du chevalier se déploie dans toute sa sensibilité. Il voulait faire éclater son ressentiment, l'excès de son indignation; après avoir accablé son fils des plus violents reproches, il le laissait partir sans l'embrasser, sans lui adresser la moindre parole de tendresse: la nature l'emporte; il le suit des yeux, court après lui, et tombe dans ses bras, en fondant en larmes:-je n'ai donc plus de fils! Mes pleurs...
ils ne t'ont point touché! Quoi! Tu es de mon sang, et tu as si peu d'ardeur!
Être aussi insensible! Dis-moi, ingrat, parle: quels moyens employer pour exciter ces transports que je croyais t'avoir donnés avec la vie? Ouvre ton cœur à ton père; il t'aime, oui, il t'aime; veux-tu faire le déshonneur de mes cheveux blancs, que mon tombeau soit surchargé de ton ignominie? Approche, viens dans mon sein, viens-y puiser cette flamme dont doit brûler tout digne chevalier... ne me contrains pas à un éloignement si douloureux... mon fils...
Sargines, efforce-toi de conserver la noblesse de ce nom... cruel enfant! Tu me causes la mort! La faiblesse du père combat quelque temps; le départ du jeune-homme est différé. Mais ces nouveaux témoignages de complaisance et de tendresse n'ont pas des suites plus heureuses que les premiers. Enfin Sargines a pris une ferme résolution: l'orgueuil fait taire la nature, et son fils est éloigné de ses regards, accompagné du vieux écuyer.
Le malheureux père qu'importunait sa douleur, tâche de repousser le trait qui le déchirait: il cherche à mettre une distance encore plus grande entre son fils et lui; il brigue l'honneur de suivre Philippe-Auguste dans son expédition de la terre-sainte; il s'embarque avec le prince. Ils arrivent au pied des remparts de Ptolémaïs; le roi est reçu comme l'ange même de la victoire qui venait délivrer la Palestine du joug des infidèles, et Sargines mérite d'être nommé parmi les chevaliers sur lesquels le monarque se reposait des soins du commandement.
Raymond ne cessait de faire des réprésentations à son élève; il lui parlait avec chaleur, l'instruisait exactement des divers faits d'armes qui donnèrent tant de célébrité au siège dePtolémaïs, lui montrait son père à la tête des croisés, et attachant les regards du roi: le jeune homme ne prêtait à ces récits que l'attention d'une curiosité stupide qui demande à s'amuser. Nulle impression ne s'arrêtait dans son âme; toujours appésanti dans son inaction, il était si gauche aux exercices de la noblesse, qu'incapable de se tenir seulement à cheval, on avait été obligé de le transporter dans un chariot jusqu'au nouveau séjour qu'il habitait.
Sargines s'efforçait de se consoler dans le sein de la gloire: mais on n'en impose point à la nature; comblé des applaudissements de l'armée, au plus haut degré de la faveur, chéri de Philippe, il n'en était pas moins accablé par l'image cruelle qui le poursuivait; il se représentait sans cesse un fils indigne de son extraction, et languissant oublié au fond d'un château, tandis que l'ardente jeunesse française avait volé en Asie, et s'y distinguait par des miracles de valeur; il recevait des lettres de Raymond qui lui ôtaient toute espérance.
Le chagrin de ce père infortuné augmente; il est déterminé à finir ses jours sur la brèche de la ville assiégée; les comtes de Sancerre et du Perche, Guy De Châtillon, Saint-Valery,Châtelleraut, Raoul de Fougères, sont eux-mêmes étonnés de son audace intrépide; il enflammait par son exemple tous ces héros. Il aperçoit Enguerrand De Fiennesqu'enveloppait un gros de sarrasins: il y court, le dégage, laissant loin derrière lui ses hommes d'armes, et au moment qu'il revenait victorieux, il est atteint d'une flèche, et tombe expirant.
On le transporte dans la tente du roi qui ordonne à ses chirurgiens de visiter sa blessure: ils la jugent mortelle. On raconte au monarque avec quel peu de ménagement le chevalier s'était précipité dans les bataillons ennemis: Sargines, lui dit Philippe, d'un ton attendri, avez-vous pu confondre la témérité et le courage? Vous me faites appréhender tout à la fois la perte d'un fidèle sujet, et celle d'un ami. Ah! Sire, répond le blessé que le sentiment ranime, et en tâchant de se soulever pour baiser une des mains de son maître, sire, que ces marques de bonté me pénètrent! Eh! Qui ne les achèterait de sa vie? Que je suis heureux à mon dernier soupir! Vous accusez ma valeur! Sire, je rougirais de vous tromper: un franc et loyal chevalier qui est sur les bords de la tombe, doit y descendre sans manquer à la vérité; il faut vous l'avouer: ce n'est pas, ô mon roi, le seul amour de la gloire, et le désir de justifier votre choix qui m'emportaient au-devant du péril: une autre cause que je vais vous révéler, se joignait à de si puissants motifs. J'ose demander une dernière grâce à votre majesté: qu'elle commande à sa cour de s'écarter pour un moment. Philippe fait un signe de la main, et il reste avec Sargines, qui reprend ainsi: non, sire, mon devoir, ni l'ardeur, j'ose le dire, d'un chevalier avide de combattre sous les yeux de son souverain, ne m'ont pas seuls guidé: un chagrin violent que je peux confier à votre majesté, m'a fait désirer de terminer ma carrière. Sire, vous connaissez l'honneur: vous êtes français, et roi; eh bien!Apprenez quelle douleur me dévore. J'ai un fils, un fils unique que je n'ai pu encore, sire, vous présenter: jugez de ma situation, puisqu'il a passé l'âge où l'on est élevé au grade d'écuyer. Et cet enfant si peu semblable à ses ancêtres, me serait-il permis d'ajouter, à son père, traîne une incapacité absolue, ne ressent nuls transports, n'est éveillé par aucun aiguillon! La gloire, l'avantage d'être attaché à votre service, et de marcher sous vos drapeaux, votre nom, sire, dont je frappais incessamment son oreille, tout ces traits si sensibles pour le cœur d'un gentilhomme, se sont émoussés et perdus sur cette âme impuissante! Il est enseveli dans un de mes châteaux, éloigné de Paris, et où il existe à peine.Sire, voilà mon héritier, le descendant des Sargines, le serviteur que j'ai à vous laisser.
À ces mots un ruisseau de larmes coule des yeux du chevalier; Philippe l'embrasse avec bonté:-mon cher Sargines, vous irritez votre mal; calmez-vous; songez que votre vie ne vous appartient pas, qu'elle est à votre patrie, et au roi de France; et c'est un de ses biens qu'il est le plus jaloux de conserver.
Je verrai au reste ce fils qui vous ressemble si peu; mes conseils peut-être...-quoi, sire! Vous daigneriez... vous aimeriez assez un malheureux père...-Sargines, je ferai tout pour le ramener à votre exemple.-Sire, vous me rendrez mon fils... il n'est pas possible, non, il n'est pas possible qu'il voie et qu'il entende votre majesté sans sortir de cette affreuse léthargie... il ne serait pas français et votre sujet; je vous dois la vie; je sens... j'espère tout... je renaîtrai pour vous aimer encore davantage, et vous servir avec plus de zèle. En effet ce qu'avait dit Philippe produisit une espèce de miracle.
Sargines se releva du lit de la mort; il ne pouvait contenir sa joie; il écrit à Raymond qu'il ne faut point se décourager à l'égard de son élève, qu'il a un moyen sûr de l'animer de cette flamme que la nature semblait lui avoir refusée; il ajoute par apostille: "n'en doutez point, mon cher Raymond: vous aurez présidé à l'éducation d'un héros: mon fils le sera, je vous le prédis; on ne résiste point à l'épreuve que j'emploierai... le roi... nous serons tous contents." Philippe-Auguste eut donc la satisfaction de voir revivre Sargines: mais il lui était réservé de perdre un de ses plus chers favoris: le maréchal Du-Metz fut une des illustres victimes qui payèrent de leur vie la prise de Ptolémaïs; les courtisans mêmes le regrettèrent; qu'ajouter de plus à son éloge?
Sargines lui succéda dans la familiarité auprès du monarque; il sembla, pour quelques moments, oublier son fils: un revers inattendu vint en quelque sorte, le ravir à lui-même; il aimait tendrement Raoul, sire de Coucy, dont la mémoire est consacrée par un amour malheureux: ce jeune banneret, frappé d'un coup mortel, demande qu'on lui fasse venir Sargines, disant qu'il voulait mourir dans le sein de son ami; il n'eut que le temps de se disposer à sa fin qu'il envisagea sans effroi, et il expira dans les bras du chevalier, en le conjurant de visiter la dame de Fayel à son retour en France. Le spectacle de la mort de Coucy fit r'ouvrir la blessure de Sargines, et le ramena aux portes du tombeau; revenu enfin de l'accablement de sa douleur, et sa blessure étant refermée, il ne tarda point à se rappeler la promesse du roi. Une maladie de langueur, dont on craignait les suites, obligeait ce prince de quitter le champ de ses triomphes, et de l'abandonner à la valeur fougueuse d'un rival jaloux, d'ailleurs un des plus grands hommes parmi les croisés: Richard demeura dans la Palestine, tandis que notre souverain prenait la route de Lyon pour se rendre à sa capitale.
Sargines l'accompagnait: le prince fut le premier à lui parler de son fils.
Informé que la terre où était le jeune-homme se trouvait à peu de distance de son chemin, mon ami, dit le roi, il me vient une idée singulière qui peut-être vous flattera: j'ai envie que nous nous dérobions à ma suite, et que nous allions surprendre votre fils dans sa retraite. Le chevalier transporté, se précipite aux genoux du monarque: les embrasse:-sire... Sire, votre majesté...
comment lui peindre tout l'excès de ma reconnaissance? En me servant, et en m'aimant comme vous faites, répond Philippe, avec ce ton de douceur et d'affabilité qui lui prêtait tant de grâces;Sargines, on ne saurait trop récompenser des sujets tels que vous.-Mais, sire, cette démarche... elle n'aura rien qui puisse vous satisfaire.-Eh! Pensez-vous, Sargines, que les rois n'aient pas un cœur? Le mien le disputerait à tous ceux de mon royaume pour la sensibilité. Je serais charmé de contribuer au changement heureux de votre fils... Si nous allions en faire un nouvel Achille français !
Le bon chevalier versait des larmes, balbutiait des remerciements. Le prince lui passant avec bonté une de ses mains autour du col:-mon ami, je donnerais une victoire pour le plaisir que tu viens de me faire goûter.Oui, je verrai ton fils, je lui parlerai, mais à une condition: ressouviens-toi bien de ne pas me nommer. Je ne veux me découvrir qu'après l'avoir interrogé; ce sera ton ami qui lui donnera des conseils, ensuite le roi paraîtra:-oh, sire, je vous jure...-point de serments. Songe seulement à observer la loi que je t'impose, et promets-moi sur-tout de ne laisser éclater aucun emportement contre ton fils.-Sire, vous me l'ordonnez, je ne lui ferai pas le moindre reproche.-C'est à moi qu'il faut abandonner le soin de ces représentations; sois bien persuadé que j'y mettrai de la chaleur. Sargines, je suis père aussi. Ils poursuivent leur route; Sargines était dans l'ivresse de la joie. À peine a-t-il découvert les tourelles de son château, il pique avec impétuosité son cheval vers le pont-levis, et dans le premier mouvement oubliant sa promesse, s'écrie de toutes ses forces: le roi... le roi... où est mon fils? Où est Sargines? Qu'il accoure... qu'il vienne se prosterner devant son maître. Philippe, pour l'engager à se taire, faisait des signes au chevalier qui n'écoutait, ne voyait que l'honneur dont il était comblé. Il aperçoit Raymond:-Raymond, voilà notre adorable monarque... mon fils n'est pas avec toi? Qu'on l'avertisse, qu'il se hâte.
Il le voit qui s'avançait lentement: malgré la présence du roi, il lui échappe une de ces expressions de vivacité, qui étaient si familières à nos aïeux, et il ajoute: il est toujours le même! À sa place, j'aurais eu des ailes!
Philippe ne fait que regarder Sargines qui entend ce regard, s'arrête à ces mots, court à son fils, l'entraîne au-devant du monarque que ce jeune-homme ne connaissait point, et de son bras le pressant de s'incliner:-tombe aux pieds du roi qui veut bien nous faire la grâce de nous visiter... oui, c'est le roi, malheureux!
Tu ne sentirais point tout le prix de cette faveur insigne!
Philippe s'empresse de relever le jeune-homme, et regardant encore le chevalier:-Sargines, sa physionomie est intéressante; elle me répond d'avance qu'il marchera un jour sur vos traces.-Qu'il cherche à vous atteindre, sire, au chemin de l'honneur; je me charge, moi, de lui apprendre à mourir pour le service de votre majesté: mais à cette mort glorieuse, il préférera une vie obscure et inutile à son maître et à sa patrie... n'as-tu point à rougir de paraître ainsi en présence de notre monarque? N'être pas seulement page!-Laissez-moi avec le jeune-homme, interrompt Philippe. Je vous avertis que je reste ici jusqu'à demain matin; ayez soin de faire savoir où je suis: je serais fâché de causer de l'inquiétude.
Sargines enchanté de posséder le roi, parcourt son château, vole à ses domestiques:-Allons du zèle, mes amis! Ne craignez point de dépenser; j'acheterois de tous mes biens la satisfaction que je goûte aujourd'hui: on ne donne pas tous les jours à souper au roi de France.
Puis il va trouver l'écuyer Raymond, et avec un soupir:-eh bien! Mon cher Raymond, toujours la même incapacité?
-Toujours, monseigneur. Je vous l'ai écrit: ni fauter, ni lutter, ni jeter la barre, ni lancer le dard, la pierre; avoir peur, je crois, de l'ombre d'un cheval.-Avoir peur!-Oui, monseigneur; être, en un mot, décidé à fuir tous les exercices: voilà quel est votre fils. Je vous prierai de m'accorder la permission de retourner auprès de vous. Il ne m'est pas possible de soutenir un pareil spectacle! Le chevalier à ce récit frémissait de colère, levait les yeux au ciel; il aperçoit de loin son fils avec qui Philippe s'entretenait; il fait tous ses efforts pour se contenir: il ne peut s'empêcher de s'écrier: ah! Sire, je suis un père bien à plaindre! Sargines, répond le monarque, j'ai tout lieu d'espérer.-Cela se pourrait, sire!... Oh! Je n'en doute point: ce prodige était réservé à votre majesté... mais... je ne le conçois pas, sire, il n'est point transporté, ravi, hors de lui-même! Un de vos regards me ferait défier une armée entière.
L'heure du souper est arrivée; on doit s'attendre que le paon tenait la première place dans l'appareil du festin. Jamais Philippe n'avait mieux connu le prix de cet amour que tout français ressent pour son maître. À cette noble fierté qui annonçait la grandeur suprême, il mêle une gaieté familière et attirante.
Allons, dit-il à son hôte, d'un ton plein de sentiment, ne nous souvenons plus du roi: c'est votre ami Philippe qui soupe avec vous... est-ce que le jeune-fils ne se mettra point à table?-Je me garderai, sire, de laisser échapper l'occasion; elle est trop favorable, et il aura l'honneur de servir votre majesté, si elle veut bien le permettre; ce sera un glorieux début dans ses fonctions de page.
Le jeune-homme servit donc le roi, mais avec si peu de grâce, et d'une façon si maladroite qu'à chaque instant le chevalier marquait de la mauvaise humeur; puis, au moindre coup d'œil du souverain, il se radoucissoit.
La chevalerie et ses principaux devoirs furent le sujet de l'entretien; Philippe en parlait comme un roi des français, c'est-à-dire avec ce noble transport qu'il fit paraître dans la suite, lorsqu'avant la bataille de Bovines, il offrit la couronne à qui serait plus digne que lui de les commander. Sur-tout, dit le monarque, chevalier, qu'on lui inspire le plus sublime et le premier des sentiments, l'amour de Dieu. Qu'il ait sans cesse la religion devant les yeux, et qu'il soit toujours prêt à combattre et à mourir pour elle. Quel destin comparable à celui de nos preux qui ont pu rougir de leur sang les eaux du Jourdain! Quand il aura atteint l'âge convenable, n'êtes-vous pas d'avis que nous lui fassions entreprendre le voyage d'outre-mer ? C'est-là l'école de la gloire et du vrai courage, et (ajoute le monarque avec ce sourire charmant qui lui gagnait tous les cœurs,) en qualité de roi de France, j'ai aussi à lui recommander l'amour des dames, et la courtoisie; nous lui en choisirons une des plus aimables et des plus vertueuses, pour être l'objet de ses pensées et de ses affections, et il lui sera soumis, fidèle, et se rendra capable de porter ses couleurs... me le promettez-vous, jeune-homme?
Philippe, d'un air affable, lui tendait sa main; le vieux chevalier s'y précipite, et la couvrant de baisers mouillés de larmes:-Je lui ravirai cette faveur! C'est à moi d'imprimer toute mon âme sur la main du plus loyal chevalier qui fut oncques. Allez, sire, vous ne seriez pas roi, vous seriez le premier des hommes.-Et, mon ami, c'est aussi la qualité que j'envie; elle doit aller avant celle de monarque. Oui, vous avez raison de penser que j'ai le cœur d'un franc et loyal gentilhomme; vous me le faites bien sentir en ce moment! On parla encore de combats, d'un prompt retour à la Palestine, du désir ardent qu'avait le prince d'arracher la terre-sainte à ses ravisseurs, de son projet bienfaisant de répandre tous les genres de félicité sur son royaume, et de ne former qu'une famille d'heureux: bien entendu, poursuit Philippe, que j'en serai le père; et le père adoré, s'écrie Sargines pleurant toujours d'attendrissement et de joie; eh! Sire, peuvent-ils vous refuser ce sentiment? Ils goûtent tant de plaisir à vous aimer!-Et moi, Sargines, je ne connais pas d'autre bonheur que d'être cher à mon peuple. De quelle satisfaction je jouis quand je lis sur leur visage qu'ils sont contents de moi! Que leurs acclamations me touchent! Ah! Sargines, que j'éprouve qu'il est doux de commander à des français! Oh! Quel roi! Quel roi! Dit le chevalier, en se tournant vers son fils: vois, misérable, quel maître tu aurais à regretter!Dépêche-toi donc de mériter de lui être attaché.
Le jeune Sargines donna à laver au roi; il eut l'honneur de lui présenter le vin du coucher, et il revint essuyer une longue conversation où le père se dédommagea amplement de sa contrainte, et donna l'essor à tous ces mouvements que la présence du monarque avait retenus.
Sargines court chez son fils à la pointe du jour; il l'amène à la porte de l'appartement où le prince reposait, pour attendre l'un et l'autre l'instant de son réveil. Philippe ne les a pas plûtot aperçus:-chevalier, je n'ai jamais dormi avec autant de tranquillité: voilà ce que produit le plaisir de causer avec gaieté et franchise; on ne connaît guère à la cour ces effusions d'âme! Il y a pourtant une si douce satisfaction à se parler du cœur!... Mon ami, j'ai rêvé que votre fils était la fleur de notre chevalerie.-Sire, les rêves des rois différent-ils de ceux des autres hommes? Puisse au reste le songe de votre majesté se réaliser!J'y gagnerais un fils, et vous, sire, un fidèle sujet de plus: le nombre des bons serviteurs n'est jamais trop grand. Philippe s'apprêtait à monter à cheval; il détache son épée, s'approche du jeune Sargines, et de cet air rempli de bienfaisance qui lui était si naturel, la lui met au côté en disant: "après Dieu, le roi de France te fait écuyer." Sargines, mon ami, (s'adressant au père) je ne perdrai point au change: vous me prêterez la vôtre.
On ne saurait se figurer les transports, le ravissement, l'enthousiasme du chevalier. Ils partent enfin. Sargines a fait encore de vives exhortations à son fils, et lui a promis de le rappeler à Paris au moindre changement heureux qu'on remarquerait dans sa conduite.
Le chevalier vole vers la capitale, enivré d'espérances, et d'illusions séduisantes. Il a l'épée du roi, se disait-il incessamment! Il a l'épée du roi!
Oh! Il ne faut pas douter qu'il ne devienne le modèle de nos preux ! C'est pour le coup que ces vils mescréans auront à trembler.
Le malheureux père est bientôt retiré d'une attente si flatteuse et si légitime; des nouvelles de Raymond lui portent des coups sans contredit plus accablants que les premiers: le jeune homme était retourné à son assoupissement. Sargines n'a plus d'espoir; il confie sa triste situation au roi qui le presse de se remarier: il cède aux conseils du monarque;Raymond vient auprès de lui reprendre sa place, et le fils à qui l'on n'a laissé qu'un revenu borné et suffisant pour son entretien, est livré, si l'on peut le dire, à la pitié d'une espèce de domestique qui avait quelques notions grossières du service de la chevalerie.
L'infortuné Sargines défend expressément qu'on lui parle de son enfant, et le regarde comme au rang des morts. Il ne s'occupe plus que de sa nouvelle épouse, de ses devoirs de courtisan, de l'amitié qu'il a vouée à son maître, et tous les jours, il demande au ciel d'autres successeurs qui le dédommagent de celui dont il semble même avoir oublié la perte.
À quelques lieues de la terre où était confiné le jeune Sargines, demeurait une dame âgée, veuve d'un seigneur d'Apremont chevalier d'ancien lignage, et un de nos premiers croisés, qui avait consumé son bien aux guerres sous Louis le jeune, et à d'excessives libéralités envers ses vassaux. Cette dame venait de quitter la cour des sires de Joinville dont son mari était parent; retirée dans un vieux château que son peu de fortune laissait tomber en ruines, oubliée du monde, et ne cherchant elle-même qu'à l'oublier, elle ne vivait plus, en quelque sorte, que pour achever l'éducation d'une nièce qui lui tenait lieu des enfants que la mort lui avait enlevés.
Sophie, c'est le nom de cette nièce chérie, était digne de toute la tendresse de sa tante. Jamais la nature n'avait rassemblé plus de vertus, de talents et de grâces; rien de plus séduisant, de plus enchanteur; sa physionomie respirait à la fois la noblesse et l'agrément; sa taille réunissait la souplesse de la nymphe, et la majesté de la déesse. On aurait eu peine à déterminer qu'elle impression plus marquée elle excitait, du respect ou de l'amour; c'était, si l'on ose le dire, une espèce de culte religieux qui attachait à cette charmante personne: la vénération ne pouvait se séparer de la tendresse qu'elle inspirait.
À sa vivacité piquante, se mêlait le charme si touchant de cette mélancolie délicieuse qui produit l'intérêt, et rend l'émotion durable; lorsqu'elle parlait, sa beauté prenait un nouvel empire: la raison et la sagesse ne lui dérobaient rien de l'essor brillant de l'imagination. Tant d'avantages étaient encore au-dessous des qualités estimables qu'elle possédait. Une sensibilité exquise que dirigeait un dévouement sans réserve à la vertu; une passion décidée pour tout ce qui ennoblissoit et élevait l'âme; une délicatesse et une fiérté de sentiments, que dans ce siècle matériel et livré à la corruption, on aurait accusées de tenir un peu du romanesque; toutes les connaissances qu'on était alors capable d'acquérir, celles sur-tout de la chevalerie que Sophie regardait comme la source des perfections humaines; une modestie sans exemple, et qui ajoutait encore à l'enchantement; l'âme enfin de Minerve, si l'on me passe ces expressions, sous les traits de Vénus: voilà qu'elle était la nièce de Madame D'Apremont.
On ne sera pas étonné qu'avec de tels principes, une institution dont l'objet était de former des hommes au-dessus du vulgaire, eût arrêté les regards et flatté le goût de Sophie; d'ailleurs nourrie dans la maison des sires de Joinville, elle s'y était pénétrée de cette sorte de vertu chevaleresque dont nous retrouvons encore l'aimable candeur et le noble enthousiasme dans l'historien de Saint Louis.
Sophie entrait dans cet âge si dangereux pour le repos du cœur: elle atteignait sa dix-septième année, et nous avons observé qu'elle était sensible; mais malgré cette sensibilité qui presque toujours fait le tourment de l'âme, elle avait déjà eu la force de s'imposer comme une loi absolue, l'obligation de ne jamais se marier: c'était une espèce de serment qu'elle se renouvelait tous les jours à elle-même. Elle n'ignorait pas que la richesse préside aux alliances, que le défaut de fortune en éloigne, et elle était trop attachée aux convenances qu'exigeait son extraction, pour s'abaisser seulement à l'idée d'un engagement qui eût pu en obscurcir l'éclat. Pierre (on nommait ainsi le domestique auquel on avait confié le jeune Sargines,) aimait tendrement son maître; il voyait avec douleur son oisiveté, et s'efforçait, autant qu'il lui était possible, de l'en retirer. Il le détermine à faire une promenade; il eût été difficile de saisir une occasion plus favorable: c'était dans ce mois où la nature semble nous sourire, et nous montrer avec une sorte d'orgueil la féconde variété de ses richesses naissantes. Ils se mettent en chemin: le pupille avait de la peine à marcher; la moindre fatigue le rebutait. Cependant entraîné par les pressantes sollicitations de son guide, forcé peut-être de céder à la beauté de la saison et du lieu, il continue sa route.
Ils aperçoivent une maison écartée dont l'apparence et les avenues annonçaient un ancien château: le jeune-homme qui se plaignait déjà de lassitude, demanda à s'y arrêter.Pierre combat ce désir, et est contraint de se rendre; ils sont introduits dans cet asile. Le premier objet qui frappe et attache les regards, toute l'âme de Sargines, c'est Sophie brodant un manteau de chevalier. La foudre n'est pas plus prompte que le trait qui atteint le jeune-homme; il a reçu une existence nouvelle; c'est de ce moment, qu'il a commencé de vivre, de sentir, de penser. Madame D'Apremont n'épargna point ces égards, ces politesses prévenantes dus à la société en général, et sur-tout à la haute naissance. Sophie naturellement indulgente et généreuse, le fut encore davantage en faveur de Sargines; il semblait qu'elle cherchât à le consoler de l'espèce d'humiliation où le retenait un juste mécontentement; il était resté immobile, et tel qu'on nous représente ces créatures demeurées enchantées sous la baguette d'un magicien. MademoiselleD'Apremont profère quelques mots: ils vont se lancer dans un cœur ouvert avidement aux premiers effets de l'amour. Sargines désirerait faire l'éloge de tant de charmes, et n'a que la force de balbutier des paroles entrecoupées; on l'enhardit cependant par des louanges semées à propos: on l'entretient des distinctions personnelles qui ont illustré sa famille, des services éclatants qu'elle a rendus à l'état, de la confiance méritée que lui avaient accordée nos souverains. Ces compliments redoublaient son embarras; un mouvement de dépit semblait déjà s'élever dans son âme, et lui reprocher d'être si fort au-dessous du nom qu'il portait. Toujours plus déconcerté, plus accablé sous le tumulte des sensations différentes qui l'agitent, Sargines hors d'état de s'exprimer, ne sachant comment se remettre de son trouble, s'attache à considérer l'ouvrage de Sophie.
C'est, lui dit-elle, un présent que ma tante destine à notre parent le sire de Joinville. Avec quelle ardeur je m'applique à ce travail! Une des occupations les plus flatteuses de notre sexe est de contribuer à l'ornement de la noblesse et de la valeur. Quelle satisfaction pour moi d'apprendre que dans les tournois ou dans les combats, le sire de Joinville se sera paré de cet habillement!
Chaque parole de Mademoiselle D'Apremont était autant d'étincelles qui se communiquaient à l'âme de Sargines, et y excitaient une flamme qui ne devait point s'éteindre. On se sépara; Madame D'Apremont engagea le jeune gentilhomme à revenir, et Sophie en faisant, selon l'usage, les honneurs, le conduisit jusqu'aux portes du château.
Sargines ne fut pas sorti de ce séjour, qu'il détourna la tête pour le regarder, et ses regards ne s'en détachèrent qu'au moment qu'il l'eut entièrement perdu de vue. Il jette un soupir, et tombe dans une profonde rêverie. Le bon domestique s'en aperçoit:-monseigneur, me serait-il permis de vous demander la raison de cet accablement subit? Vous n'ignorez pas que le penchant m'attache à votre service bien plus que l'intérêt.-Oui, mon ami, je le sais, et j'en suis très-reconnaissant.-Peut-être la fatigue...-oh! Non, Pierre, je ne suis point fatigué. (Un moment après,) avec quelle politesse, quelle bonté Madame D'Apremont nous a reçus!-Monseigneur, elle a une nièce bien aimable!
Je n'ai point encore vu de demoiselle plus courtoise, plus attrayante.-Ah!
Pierre, si tu avais été à ma place, que tes yeux eussent pu se fixer sur elle, que tu l'eusses entendue!Combien elle a de charmes! Comme tout ce qu'elle dit se retient! Pierre, je n'en ai pas oublié un mot.
Le jeune-homme s'arrête, et retombe dans le silence et la réflexion. Ils arrivent; il semble hâter l'instant où il se trouvera seul. Est-il débarrassé de son domestique: alors il cherche à se rendre compte des diverses impressions qui le surchargent; tout ce qu'il peut démêler dans ce chaos de sensations, d'idées, c'est qu'il rêvait, qu'il entend toujours Sophie; les éloges donnés à sa famille l'inquiétent, le tourmentent; il s'endort avec une image qui est restée au fond de son cœur, et il en est troublé jusques dans ses songes.
La nièce de Madame D'Apremont avait auprès d'elle une gouvernante digne également de son estime et de sa reconnaissance. Genevieve joignait à beaucoup de vertu, des sentiments de zèle et d'amitié pour son élève; elle l'avait reçue dans ses bras lorsqu'elle vint au monde, et Sophie l'intéressait autant que si elle eût été sa propre fille. Ma chère amie, lui dit la jeune personne d'un ton embarassé, mais... il n'est pas tel qu'on nous l'avait dépeint! Sa physionomie noble et modeste annonce sa naissance; sa timidité lui prête même un certain intérêt... Sûrement, il n'est pas aussi insensible qu'on nous l'a dit.-Et de qui donc parlez-vous, mademoiselle?-Du jeune Sargines... ne pensez-vous pas comme moi que son père a montré trop de sévérité?-Ne blâmons point, mademoiselle, la conduite sage des parents; il faut croire que le chevalier a raison; son discernement ainsi que sa probité sont connus. Le jour ne faisait que paraître: Sargines se promenait dans son parc, l'esprit, ou plutôt le cœur rempli d'un objet dont l'empire se manifestait déjà. Il court à Pierre, qui s'écrie: de si grand matin, monseigneur!-Pierre, n'irons-nous pas aujourd'hui chez Madame D'Apremont?-Vous n'êtes donc point las, mon cher maître?-Las! Mon dessein est de suivre tes conseils, et de m'accoutumer à la fatigue.-Que je suis ravi de vous voir cette ardeur! Allons, je ne désespère point que monseigneur votre père...
il vous rendra sa tendresse.
Ils sont retournés chez Madame D'Apremont. On pouvait remarquer dans l'habillement de Sargines un soin que jusqu'alors il n'avait guère connu. Un hasard, peut-être prémédité, voulut aussi que Sophie, ce jour-là, eût relevé encore par les recherches de la parure, ses grâces naturelles; sa beauté ne s'était jamais montrée dans un appareil plus avantageux. Le trouble du jeune-homme s'accrut avec le pouvoir de Sophie. La conversation retombait incessamment sur les brillants exploits de nos chevaliers, sur les prérogatives que la valeur donne à la noblesse. Sophie s'animait quand elle rappelait quelques actions mémorables de nos paladins, et elle en devenait plus belle et plus séduisante aux yeux de son amant: car Sargines l'était déjà sans le savoir, et l'amant le plus passionné. Quel trait d'humiliation lui perce l'âme, lorsque Mademoiselle D'Apremont lui demande si l'exercice du cheval est de son goût! Le jeune gentilhomme ne laisse échapper que des mots vagues; il est confondu, et s'empresse d'abréger sa visite. Le voilà avec son fidèle Pierre, se hâtant de regagner sa retraite, et bien plus accablé que la veille; il ne peut même cacher des larmes.-Vous pleurez, monseigneur!-Pierre, je suis bien malheureux! Mon père n'a que trop de raison de ne point m'aimer, de m'oublier...
toutes les mortifications... il n'achève pas, et verse encore des pleurs. Le serviteur touché veut engager Sargines à lui confier le sujet de sa peine; il se tait quelque temps, et tout à coup avec transport comme quelqu'un qui s'arracherait à un long sommeil:-Pierre, que j'aie un cheval demain, aujourd'hui; quoique nous soyons peu riches, donne tout ce qu'on demandera. Le domestique, surpris et charmé de ce mouvement de chaleur qu'il n'avait point encore vu à son maître, s'empresse de faire cette acquisition. Sargines n'a pas plutôt aperçu le cheval, qu'il s'élance et s'efforce de le monter. Enfin, grâce à son opiniâtreté et aux soins de Pierre, il est parvenu à ce qu'il désirait: il est à cheval, aidé du peu de leçons qu'il pouvait recevoir de l'honnête serviteur qui s'écriait à chaque instant: quel changement prodigieux! Que je voudrais que monseigneur fût témoin d'un pareil spectacle! Qui vous a donc suggéré une si bonne idée? Sargines ne répondait point, ou ne parlait que de son cheval; sans cesse il faisait à ce sujet des interrogations à Pierre, qui, comme nous l'avons dit, n'avait que des lumières très bornées dans l'art de l'équitation.Plusieurs jours se passent; le jeune-homme brûlait de revoir Sophie: enfin il s'enhardit jusqu'à vouloir la rendre témoin de son nouveau talent:-allons, Pierre, prenons la route du château de Madame D'Apremont, je suis le chevalier, et toi mon digne écuyer.
Sargines enflammé d'une noble émulation, essaye de faire doubler le trot à son cheval, tandis que Pierre lui recommande d'être plus circonspect, et s'étudie à se tenir exactement à ses côtés.
Sophie aperçoit de loin l'apprentis cavalier; elle a de la peine à le reconnaître: tant son inhabileté dans un des premiers exercices de la noblesse le travestissoit à des yeux qui cependant étaient intéressés à lui trouver moins de mauvaise grâce! Ce n'est pas qu'il ne fit aux approches du château tous ses efforts pour cacher son incapacité, et pour se remettre de plusieurs chûtes dont il avait marqué sa carrière. Arrivé auprès de sa nouvelle société, il essuya quelques innocentes railleries de la part de Mademoiselle D'Apremont. Il n'est point de légères blessures pour la vanité, et qu'elles sont sensibles, quand nous les recevons sur-tout d'une main qui nous est chère! Sargines rougissait, palissoit, s'indignait contre lui. Il ne descendait plus de cheval, et retournait incessamment au château qui renfermait son enchanteresse: car Sophie avait opéré un véritable enchantement; il revenait toujours plus impatient d'expier ses premières années. Son trouble augmente; son âme demande à s'épancher: un cœur qui s'ouvre à l'amour a besoin d'un confident. Pierre, lui dit Sargines d'une voix touchante, je dois te paraître bien changé! Je m'étonne moi-même des transports que j'éprouve! Ah! Mon ami, que je sens vivement tous les torts que j'ai aux regards d'un père, à mes propres regards! Quelle honte m'accable, quand je suis devant l'aimable Sophie! Je ne puis soutenir sa présence, et je la cherche avec empressement; cette vue m'est aussi nécessaire que l'air que je respire. Pierre, elle aime la vertu, la gloire, les combats.
Mon ami, si elle allait être informée... donne-moi une lance, un écu, un heaume, une cotte de mailles; voilà désormais ma seule parure; je n'en veux plus d'autre, je n'en veux plus d'autre; j'aurai continuellement l'épée du roi à mon côté... Pierre, je me rendrai digne de la porter. Le domestique en pleurant de joie:-ah! Monseigneur, monseigneur... mais c'est un miracle! Laissez-moi embrasser vos genoux; que cette métamorphose me charme! Quelle obligation nous aurons tous à cette demoiselle si estimable!-Pierre, cela est bien singulier!
Tout ce que m'ont dit Raymond, mon père, le roi, oui, le roi lui-même, n'a pas produit sur mon cœur l'effet d'une parole, d'un seul regard de Mademoiselle D'Apremont; elle a excité en moi une révolution que je ne puis exprimer; il me semble que je suis un autre homme, qu'on m'a transporté dans un autre séjour; mille désirs inconnus m'agitent, me pressent; je suis impatient de me distinguer. Pierre, de grâce, raconte-moi tous les faits d'armes que tu sauras: j'en ferai autant, mon ami; oui, je brûle de posséder toutes les qualités qui forment le parfait chevalier, et... je les posséderai, ou je cesserai de vivre.
Sargines aimait déjà assez pour avoir fait attention à la couleur que Mademoiselle D'Apremont préférait: c'était celle qui annonce la sérénité du ciel, dont se pare le beau jour, la couleur bleu-céleste: elle entra dans les diverses parties de l'habillement du jeune gentilhomme. Cette galanterie qui ne pouvait partir que d'une recherche de sentiment, n'avait point été perdue pour l'objet qui l'avait inspirée. La vertu à proportion de la sévérité qu'elle s'impose, éprouve peut-être plus de sensibilité. Que ne dit pas Mademoiselle D'Apremont à Sargines, lorsqu'elle apprit que son épée était un présent du roi!
C'est alors qu'éclate la noblesse de cette âme éprise de la chevalerie. Sophie demande à voir cette épée, y applique avec respect un baiser de ses lèvres de rose, et la remettant au jeune-homme:-seigneur, avec de pareilles armes, on ferait la conquête de la Palestine entière; il n'est point de miracle de vaillance que vous ne deviez vous promettre; comment n'êtes-vous pas déjà le premier de nos croisés? Je le serai, mademoiselle, répond Sargines emporté par un essor qui l'élève au-dessus de lui-même, si vous daignez applaudir...
Mademoiselle D'Apremont lui jette un coup d'œil imposant qui l'avertit de ne pas s'expliquer. Il reprend: jusqu'ici, mademoiselle, je n'avais point vécu; c'est de vous que je reçois la vie, l'ardeur de la gloire, l'impatience extrême de mériter... vos vertus, vos entretiens pleins de feu ont porté dans tous mes sens... ma famille, mademoiselle, n'aura plus à rougir de moi. Sargines seul avec Pierre:-mon ami, je suis toujours sur le point de me perdre, en revélant à Mademoiselle D'Apremont mes sentiments; je n'imagine pas qu'il en puisse être de plus tendres, de plus enflammés et en même-temps de plus respectueux... Pierre, n'est-ce là pas ce qu'on appelle de l'amour?-Eh oui, monseigneur, c'est de l'amour: je m'en suis trop aperçu. Mais vous convient-il d'aimer sans l'aveu de monseigneur votre père? Les enfants bien nés tels que vous, ne doivent-ils pas être soumis en tout à leurs parents?-Pierre, je renfermerai cet amour dans mon cœur; je me contenterai d'aimer en secret Mademoiselle D'Apremont; après Dieu, je lui adresserai tous mes vœux, tous mes hommages, et... crois-tu que je ne puisse un jour prétendre à sa main? Quel prix plus flatteur de la gloire?-Encore
un coup, monseigneur, c'est à monseigneur votre père à choisir la femme que vous épouserez; qu'il me soit permis de vous faire observer que la fortune de MademoiselleD'Apremont est beaucoup au-dessous de sa naissance...-tu parles de fortune! Et n'est-ce rien que les avantages dont jouit l'adorable Sophie, une haute extraction, l'honneur d'être la parente des sires de Joinville, toutes les vertus, toutes les grâces, la beauté la plus rare, l'âme la plus sublime?...
Ah! Si mon père la voyait, n'en doute pas, Pierre, n'en doute pas, mon père aurait mes yeux, il aurait mon cœur.
La gaieté de Mademoiselle D'Apremont avait perdu de sa vivacité; quand elle se trouvait seule avec Genevieve, elle se livrait sans contrainte à la rêverie; ou rompait-elle le silence, c'était pour faire tomber à chaque instant la conversation sur le jeune-homme. Mademoiselle, lui dit l'adroite gouvernante, avez-vous pris garde que vous me parlez souvent de Sargines?-Je t'en parle souvent, parce que... Son état intéresse; abandonné, pour ainsi dire, de son père, de tout le monde, il mérite qu'on le plaigne.-Eh! Mademoiselle, prenez-vous ces sentiments pour de la pitié? Mademoiselle D'Apremont vole dans les bras de Genevieve:-Ce n'est pas avec toi, ma bonne amie, que j'userai de dissimulation; la franchise de mon caractère en serait blessée; oui, le jeune Sargines a excité en moi des impressions qui dans la suite pourraient... je ne me trompe point, mais je saurais leur imposer des lois, et un silence éternel, s'il m'était absolument impossible de parvenir à les vaincre. Genevieve, continue Sophie, en prenant un ton plus animé, tu me connais; tu n'ignores pas à quel point l'honneur m'est cher: je suis incapable de démentir les exemples que m'offre ma famille, les leçons que j'ai reçues de toi. Il m'est défendu d'aimer; je suis sans fortune, et je ne pourrais être l'épouse que d'un banneret.
Sargines est d'une maison illustre; il aura des richesses; je dois donc m'interdire jusqu'à la pensée de son alliance. Genevieve, je mourrais plutôt que de manquer en la moindre chose à ce que je me dois. C'est t'en avoir dit assez, pour n'en plus reparler jamais; non, l'amour n'entrera point dans mon cœur: mais j'ai conçu des sentiments dont la vertu, je crois, ne sera pas offensée, et auxquels ma vanité même s'applaudit de céder. J'aime à imaginer que je ne suis pas indifférente à Sargines; je t'avouerai aussi que j'ai vu avec quelque sensibilité qu'il portait mes couleurs. Tu ne l'as pas observé comme moi? J'ai donc formé le dessein, Genevieve, de tourner au profit de l'honneur et de la vaillance le penchant que je me flatte de lui avoir inspiré. Quelle satisfaction, ma chère amie, je goûterais, si la France m'allait être redevable d'un de ses plus braves chevaliers!-Comment, mademoiselle!-Sargines rejeté de son père, oublié dans un séjour obscur, peu instruit sur les connaissances qu'il devrait avoir acquises, deviendra, peut-être, grâce à l'amour, un des premiers défenseurs de l'état.
Oui, Genevieve, je mettrais tout mon orgueil à faire ce prodige: c'est une illusion dont j'aime à me flatter, et peut-il être en effet un plaisir comparable à celui d'allumer la passion de la vertu, de la gloire? Je te le répète: n'appréhende rien pour la mienne; encore une fois, Genevieve, qui préférerait la mort à la seule idée d'une faiblesse, n'a point à craindre d'entretenir des mouvements qui ne partent que d'une générosité pure et désintéressée... S'ils prenaient un autre caractère, ce qui ne saurait arriver, sois certaine que je me vengerois de mon vainqueur par le silence et la fierté.
Le père de Sargines n'avait point d'enfants de son nouveau mariage. La hauteur et les caprices de sa femme augmentaient le sombre chagrin dont il était consumé; son cœur lui rappelait une image qu'il s'efforçait d'écarter; il revoyait toujours ce malheureux fils qu'il était obligé de repousser loin des bras paternels. Rencontroit-il un père qui lui parlât de sa famille, ou qui l'eût à ses côtés, cet objet irritait la douleur de l'infortuné vieillard.
C'était dans le sein de son maître qu'il allait épancher ses larmes, et Philippe le recevait avec bonté, et le consolait. Quel délicieux spectacle pour le sentiment, qu'un sujet dont son roi essuie les pleurs! Cette satisfaction si douce, si honorable, retenait le chevalier à la vie, et l'aidait à supporter le fardeau du rôle insipide de vieux courtisan. Un des premiers effets du réveil du jeune Sargines fut d'engager son zélé domestique à ne point informer son père de la métamorphose que l'amour venait d'opérer. Je veux, disait-il, que l'auteur de mes jours n'en apprenne la nouvelle que par des actions où il sera forcé de reconnaître son fils; oui, Pierre, il le reconnaîtra. Mes ancêtres... Pierre, ils n'ont pas aimé comme moi, je les surpasserai. Le jeune-homme brûlait effectivement d'une ardeur dont jusqu'alors on n'avait point vu d'exemple; il prenait sur les heures consacrées à la nourriture et aux repos, pour se livrer sans relâche à ses exercices; c'était l'enchanteresse Sophie, c'était l'amour même qui était son maître. Le bon Pierre se donnait aussi bien de la peine pour lui enseigner tout ce qu'il savait, ou plutôt tout ce qu'il ne savait pas: c'est-à-dire qu'il ajoutait peu à l'ouvrage du cœur. Un travail infatigable, le désir ardent de plaire à Sophie, tous ces moyens réunis semblaient dédommager Sargines des leçons qu'il n'était point à portée de recevoir. Quelquefois Mademoiselle D'Apremont avait la complaisance d'assister à son espèce d'académie; alors ses progrès frappaient les yeux. Courage, monseigneur, s'écriait Pierre, qui se faisait modestement les honneurs de cette éducation, il vous faudra peu de chose pour ne rien ignorer de la chevalerie; et Sargines attachait un œil enflammé sur Sophie, qui feignait de ne pas s'en apercevoir.
Sa sagesse pourtant n'appréhendait point de se compromettre, en témoignant quelque intérêt pour l'instruction du jeune gentilhomme; elle l'aidait même de ses conseils, lui apprenait à se tenir à cheval avec grâce, ainsi qu'à joûter, et à se servir adroitement de la lance et de l'épée; elle apprêtait le but de ses propres mains, et ne manquait pas de lui donner la figure de paon; elle l'aidait même à se revêtir avec goût des divers habillements propres à la chevalerie. Enfin toutes les connaissances que Sophie avait puisées dans la maison de son parent, elle était empressée d'en faire part à Sargines, qui donnait aux expressions de sa reconnaissance, toute la force de celles de l'amour, sans en prononcer le mot. Eh bien! Disoit Sophie à sa gouvernante, je pense que Pierre et moi nous réussirons: car il faut rendre justice à ce bon serviteur, il se tourmente pour exciter les talents de son élève.-Mademoiselle,
n'attribuons point à Pierre un changement si merveilleux: vous devez trop savoir à qui il est dû... vous rougissez, mademoiselle?-Genevieve, eh! Me suis-je cachée à tes regards? Ne lis-tu pas dans mon cœur? Oui, je veux bien croire que Sargines a conçu pour moi des sentiments...-tous ceux de l'amour, mademoiselle, il est impossible de s'y méprendre, et... où ce penchant le conduira-t-il?-À la gloire, Genevieve. Je te l'ai dit: je n'ai d'autre objet que d'enflammer une âme qui a déjà pris son essor, d'échauffer cette noble ardeur qui sans doute portera Sargines aux plus grandes actions. Encore une fois, ne crains rien pourSophie: songe aux leçons que j'ai reçues chez le sire de Joinville, aux exemples d'héroïsme qui ont entouré mon berceau, héritage préférable à tous les dons de la fortune, et le seul bien que m'ait laissé mon père; ce n'est pas dans ma mémoire que ces images sont gravées: voilà où elles sont empreintes; Genevieve, c'est dans mon cœur, et il n'est que la mort qui puisse les effacer. Ces sentiments sublimes qu'on ne manquera point aujourd'hui d'accuser d'être exaltés, étaient dans ce temps la base de l'éducation d'un sexe enchanteur. Combien de chevaliers lui ont dû ces prouesses qui tiennent du merveilleux! Il n'est que l'enthousiasme qui soit capable de nous élever au-dessus de nous-mêmes. Et quelle cause produit plus cette sorte de feu sacré, si ce n'est l'amour, quand l'ardeur de la gloire et des hauts faits lui est associée?
Je désirerais fort qu'on eût transmis jusqu'à nous les conversations intéressantes de Mademoiselle D'Apremont. Comme elles étaient pleines de son âme noble et vertueuse!Quel charme elle prêtait au tableau de la chevalerie! Qu'elle répétait de fois au jeune gentilhomme: office de chevalier est de maintenir femmes, veuves et orphelins, et hommes mésaisés et non puissants! La magnanimité est la première des qualités du vrai héros; le chevalier est ravisseur des biens d'autrui, qui les vaillances d'autrui tait; et celui est reprouvé vanteur qui révèle les siennes. Largesse et courtoisie sont les ailes sur lesquelles l'ardeur du chevalier doit être portée. Avoir une horreur décidée pour l'apparence même du mensonge; sacrifier jusqu'à son orgueil pour son roi, pour sa patrie, pour son Dieu; s'abaisser sans rougir, quand il s'agit de leurs intérêts; plutôt la mort que la moindre faiblesse, et être toujours prêt à offrir sa vie pour conserver celle de ses concitoyens et des malheureux: voilà les fondements de la grandeur où vous devez prétendre: que ces principes vous animent jusqu'au dernier soupir. N'oubliez pas sur-tout que l'amour n'a de droits qu'après ceux de la religion, de l'amitié, de la fidélité et du zèle qu'on doit au souverain; et tâchez d'être nommé parmi les bons chevaliers du roi. C'était la sagesse même qui s'exprimait par la voix de Sophie. Que de passions différentes elle avait allumées dans l'âme de Sargines! Cette âme impatiente s'élançait déjà dans la carrière que Mademoiselle D'Apremont lui présentait; ses regards venaient-ils à se porter sur une carte de la Palestine: il dévorait des yeux ce théâtre de la gloire des chrétiens.
Il faut, lui dit un jour Sophie, que je vous fasse part d'une histoire amusante, dont la simplicité attache: c'est une bagatelle qui renferme de grandes vérités; et aussi-tôt Mademoiselle D'Apremont court à une espèce de cassette, et en tire un manuscrit. Quel moment terrible pour le jeune-homme! On se ressouviendra qu'il n'avait aucun élément d'écriture ni de lecture. Il veut imaginer quelque prétexte pour quitter Sophie: elle ne se rend point à ses raisons, et l'oblige absolument de rester. Sa confusion, le désordre de ses sens augmentent, quand elle lui remet le manuscrit dans les mains. Il est bon, reprend-elle, que vous le lisiez à haute voix; nous pourrons accompagner la lecture d'observations instructives. Sargines déconcerté rougit, pâlit, est accablé de sa situation:-Mademoiselle... mademoiselle, que vais-je vous révéler? De quelle humiliation je me couvre à vos regards! Faut-il vous avouer de nouveaux sujets de honte?... Mademoiselle... (le jeune-homme tout-à-coup verse un torrent de larmes) je ne sais pas même lire et écrire. Sophie n'est point la maîtresse de cacher son étonnement:-le fils du seigneur De Sargines être dénué à ce point des premiers principes de l'éducation!-Mademoiselle, n'en rejetez point la faute sur mon père; c'est moi, c'est moi seul que vous devez accuser; c'est-moi qui ai si mal profité des bontés paternelles, et qui souhaiterais en ce moment être enseveli dans les entrailles de la terre. Je ne pourrai jamais... il s'arrête, et détourne la tête pour pleurer avec plus d'amertume. Mademoiselle D'Apremont en est attendrie:-Sargines, ne me dérobez point ces larmes: elles partent d'un cœur sensible, et... vous réparerez le temps que vous avez perdu; j'en suis presque assurée. Eh bien!
Ce sera moi qui vous apprendrai à lire et à écrire. Il faut croire, ajoute-t-elle en souriant, que le maître s'efforcera de hâter vos progrès. En attendant, écoutez: l'histoire n'est pas longue, et j'imagine qu'elle vous intéressera. Elle est intitulée, force d'amour.
"C'était au temps où le saige empereur Charlemaigne de tant glorieuse mémoire reignoit en France: vivait en la cité de Tholose un certain sire Jehan Hildebert, chevalier moult renommé pour sa chevance et son riche avoir, au demeurant chiche comme villain, et d'humeur rebrousse et mal advenante. Il n'avait point d'hers mâles, si lui était-il restée de légitime mariaige une fille simplette qu'il aimait prou, et lui faisait justice: car icelle avait le parler emmiellé et gracieux, la prunelle attrayante, et qui dardait flamméches d'amour vif. Ses mains étaient doulcelettes comme ermine, et plus blanches que lis; c'étaient dus rouges coraux ou, se mieus aimez, vraies et appétissantes cerises qui formaient sa bouche semi-close; y entre lui soit des perles resplendissantes; elle avait en oultre le corsaige gent et délié, à mettre en les deux palmes. On la nommait Rose d'amour, et était bien nommée, et avait-on ainsy fait pour ce qu'elle était née dans le mois des roses, et que sa soéve haleine avait le balme exquis des fleurs susdictes, et que ses deux joues plaisantes à voir étaient comme deux roses vermeilles et de frèsche venue, si et tant au naturel qu'un chacun ardoit d'y appliquer un savoreux baiser. Il n'y eut oncques pucelle plus émerveillable; aussi n'y avait-il manant, bourgeois, ou sire chevalier qui ne dit mentalement: que voudrais bien que cette Rose d'amour fut mienne! Ô comme l'aimerais! Messer Jehan couvait des yeux sa mignonette; il l'aimait moult grandement, comme nous l'avons susdict: mais n'avait nul voloir ne souci de la fiancer, pour ce qu'il creignoit que frais de noces ne le menassent à trop despendre. Rose d'amour s'en était allée à la maison des champs de monseigneur son père; elle se promenait dans un sien pré merveilleusement flori. C'était un jour du mois de mai, où la saison printanière revient nous visiter, que les vergiers reprennent leur robe verte, que les boutons enclos s'ouvrent et s'épanouissent plaisamment, que les petits oyselets recommencent de gazouiller leurs doulces cansonettes, et qu'avec le beau ciel nous rit toute la nature. Or Rose d'amour s'esbattoit dans celui pré, et s'amusait y à faire recerche de frèsches violettes pour s'atourner un gentil chapel, ou bouquet de fête. Vélà un jouvenceau de beau visaige, et de manières courtoises et accortes qui avise la mignarde, et qui s'approchant pas à pas et tout doulx, tout doulx d'icelle, lui dit d'un ton enamouré et avec blandice: bonjour, belle Rose d'amour, et... qu'allez vous querrant dans ce pré? (La bachelette reconnaît sire Eustace Carloman, jeune banneret d'ancien lignaige, et ayant (...) renom pour ses faits d'armes, jaçoit que le duvet primevère cotonât à peine son menton. )-Sire chevalier, je querre violettes novelles.
Violettes novelles, repart icelui tout tremblottant, et ainsy qu'un qui serait hors de soi; poulide flour, (Note: expression languedocienne qui signifie jolie fleur. ) C'est recerche vaine: ne treuverez céans plus belle fleur que vous.
Puis le rusé tournant souventesfois la tête arrière lui, et n'avisant nulle âme en guize d'escoutant, se prend à dire: ma dame, y a jà long-temps qu'ai désir de vous déclarer un secret qui moult me travaille: l'ai là sur mon cœur comme lourde charge... et quel est ce secret, demande toute émue la jeunesse? Ce secret, fait sire Eustace, en se jetant aux pieds d'icelle, c'est que... c'est que vous aime d'amour à mourir, et ce, depuis l'heure que vous ai vue et remirée au moustier, à la grand'messe, fête de Messieurs s Jaques et s Phélype, je vis du tout en vous, et sui pour jamais votre servant, servant d'amour. La pucelle se met incontinent à rougir pis qu'écarlate.-Est-ce que vous aurais causé, ô ma dame, navrement et angoisse? Vous me paraissez en esmoy!-Oh! Non deà, sire chevalier; ne faut pas mentir: ne serais nullement marie d'être votre dame: vous avez le sembiant si honnête, si loyal! Ne vous cuide aucunement capable de faintise et méchants tours: mais... Sire Eustace, devisez avec mon père; ne puis bailler mon cœur sans son congé, et s'il me l'accorde, vous engaige ma parole que n'aurai d'autre sire que vous. Adonc le gentil chevalier plore de joie, et veut baiser la main de Rose d'amour; nenni, sire Eustace, fit-elle, en retirant sa main, ne baiserez rien que monseigneur mon père ne l'ait permis.
Honnesteté défend que songiez seulement à m'amignarder; tout ce que puis vous bailler est ce bouquet de violettes que garderez en mémoire de moi. Sire Eustace print le bouquet aussi ardamment que se on lui eût mis ès mains le plus beau sceptre de la terre; puis le posant contre son cœur: ceci, fait-il, m'est plus chier que tous les trésors du monde. Fin finale, ils se quittent, en se promettant foi et mariaige; et Rose d'amour dit en oultre qu'elle irait plutôt se clore en nonerie que de faillir à sa promesse.
Sire Eustace revêt soudainement cotte, et mantel de couleur d'émeraude, fouré de ménu vair, prend sa ceinture de vermeil, et autres riches acoutrements, et s'en va monté sur un blanc destrier, en compagnie d'un sien écuyer son fidèle, chez messire Jehan Hildebert. Iceluy ne manque d'abord de s'enquérir de ce qui amène le gentil damoisel.-L'amour, messer Jehan; vous cognoissez mon lignaige; veuillez me bailler en mariaige votre Rose: car l'aime d'amour chier, et se ne l'ai, en trespasseray.-Si ne ferai de par s George, sire chevalier; elle n'est pas encore assez grandelette, et puis n'en ai mie le voloir. Or vélà le pauvre Eustace qui commence à se condouloir, et à se lamenter que c'était pitié. Eh bien, se met à répartir le méchant vieil, vous bailleray ma Rose, se faites ce que vous commanderay.-Commandez, messer Jehan: si ferai-je, ou y périray, et vous le jure par monseigneur saint Denys; je me dédie au service de Rose d'amour.-Sire chevalier, allez vous-en en étranges contrées, et m'amenez un sarrasin tout vif. Le vieil plein de cautèle, arraisonnoit ainsy avec foi: déà il ne fera mie ce que lui ordonne: en sui assuré; il cuide du tout avoir ma pucelle, et il ne l'aura. Sire Eustace est départi pour région lointaine, en se disant le long du chemin: c'est pour Rose d'amour. Qui fut moult et prodigieusement ébahi? Ce fut, comme croyez bien, messer Jehan, quant il avisa le jouvenceau lui amenant un sarrasin tout vif qu'il avait prins en guerre:-sire chevalier, me faut avoir la lance deBrunor.-L'aurez, messire Jehan; et le bon Carloman de se redire: c'est pour Rose d'amour. Il accourt tôt avec la lance du susdict qu'il avait navré de très-grandes plaies, et messire Jehan d'être émerveillé, sans pour cela s'adoulcir de plus.-Sire chevalier, sus gaignez le sommet des Pyrenées, et m'apporterez en hâte de la claire eau d'une fontaine qui s'y trouve au plus haut lieu, et la mettrez dans cette coupe d'or que vélà, et aurez soin que goutte ne s'en espande: je m'affie à votre parole de chevalier que ce ne sera d'autre eau qu'icelle.-Messire Jehan, que je sois un chevalier recreu, deshonté, et puni pour foi mentie, se ne vous baille la même! Disant cela, il férit son cheval des espérons, et pique droit aux Pyrénées; il se reconfortoit en murmurant tout bas en son cœur: c'est pour Rose d'amour: puis il retourne devers messire Jehan, et lui apporte l'eau sans en avoir goutte espandue." "Cependant que faisait la jeunette, tandis que son serviteur subissait épreves si cuisantes pour l'amour d'elle? S'était muée sa doulce pensée en grand'tristesse; elle ploroit à chaudes larmes jour et nuit. Or comme elle sommeillait un petit, vécy qu'en son dormant, lui apparoit une dame merveilleusement belle, habituée en blanc, et toute rayonnante de lumière, qui lui dit: fillette ma mie ne vous affligez tant! Votre bien aimé n'aura nulle male aventure, se mettez confiance en saints et saintes. Rose d'amour, aussi-tôt son réveil, s'humilia, et fict vœu à madame ste Agnès et à monsieur st Saturnin. Elle ne cessait de hanter les moustiers, d'ouïr messes, et d'offrir menus dons, et force chandelles bénites. Or advint par un piteux meschief que la povrette ne put parfaire son vœu; elle tomba en si grand'détresse et pamoison, qu'elle en fut étendue malade sur sa couchette; les physiciens et mires furent tôt mandés, mais physiciens et mires ne curent telle maladie." "Sire Carloman revenait toujours sain et sauf de toutes les entreprinses hazardeuses où l'envoyait le méchant vieil. Finalement icelui moult despité, et deçu comme Guanelon dans ses tromperies et astuces, lui dit: sire chevalier, or oyez bien: ceci sera la dernière chose qu'exigerai: montez sur cette montagne que véez, et vous laissez dévaler la tête en bas. Se Dieu vous gard'et qu'en reveniez, vous promets, foi de chevalier, que sans plus d'épreves, vous espouserez tôt ma Rose. Tout incontinent sire Eustace, après avoir tiré sa miséricorde, et baisé la poignée d'icelle qui représentait une croix, puis s'être signé, en recommandant sa pauvre âme à Dieu, et lui criant merci, court à la montagne, et profère d'un ton lamentable: mourrai voulontiers pour Rose d'amour. De quoi messire Jehan est tant ému, que soudain il va au jouvenceau, le retient comme maugré lui, et chéant dans ses bras, et y plorant à grand'abondance:-gentil chevalier, vous méritez guerdon de tant de fatigues et soucis; à Dieu ne plaise que je porte dommage à si parfaite amitié! Ma Rose est votre: vous la baille pour femme."
"Sur ce s'en vont trouver Rose d'amour qui était grièvement malade, et dont la face découlourée avait la sembiance de feuilles d'automne. Aussytost qu'elle eût aperçu son bien aimé, et son père avec lui, et qu'elle eût oui qu'il la lui bâillait pour épousée, lors si rentra en son cœur la doulceur amoureuse; ses yeux redeviennent vairs et riants; vélà roses et lis qui reluysent à foison et plus qu'avant sur ce beau visaige; on peut bien dire de la pucelle qu'elle fut avivée par l'amour; elle saute d'ayse au cou de son père: en fict autant sireEustace, et le jour même, allèrent au moustier où ils furent mariés à la grand'liesse des deux. Rose d'amour ne fut pourtant oublieuse de son vœu: elle l'accomplit, et en ce démontra son entendement, pour ce que religion doit aller avant joie et contentement de ce monde, et du depuis ils eurent heur sans interruption, ainsy que lignée nombreuse, et s'aymèrent-ils d'amour égal jusqu'à leur trépassement."
On ne saurait se représenter les diverses impressions que cette lecture excita dans l'âme de Sargines; elles se peignaient tour-à-tour sur son visage; sire Carloman l'enflammait, et dans Rose d'amour, il entendait, il voyait, il adorait Mademoiselle D'Apremont. Le trouble du jeune homme augmenta, quand elle vint à lui demander ce qu'il pensait de cette histoire; il craignit de parler: mais que ses yeux en se levant sur Sophie exprimaient de transports! Il lui arriva seulement de dire qu'il concevait comment Rose d'amour avait animé le courage du banneret au point de lui faire surmonter tous les obstacles: à sa place, ajouta-t-il, j'eusse fait peut-être davantage; il était aimé. Sophie eut l'art de paraître n'avoir point fait attention à ces mots, qui cependant lui avaient causé quelque émotion. La voilà montrant à lire à Sargines dans cette même histoire de Rose d'amour. Quel intérêt échauffait ces leçons! Comme le disciple apprenait avec avidité! Et que Sophie prêtait d'empire et de charmes au rôle d'instituteur! On se pénètre aisément des préceptes donnés par un semblable maître. Combien Sargines faisait répéter à MademoiselleD'Apremont les endroits où Carloman laisse éclater sa tendresse! Un jour que Sophie était à ces paroles du jeune banneret: "c'est que vous aime d'amour à mourir; "Sargines redit plusieurs fois ces mots d'une voix tremblante; il regarde ensuite Sophie, que cette altération de ton avait frappée; le manuscrit lui échappe des mains, et il tombe aux pieds de sa maîtresse, privé de connaissance. Revenu à lui, il s'écrie en versant des pleurs, et en voulant embrasser les genoux de Mademoiselle D'Apremont: oui, je vous aime d'amour à mourir; oui, j'en mourrai; jusqu'à ce moment, je m'étais efforcé de me taire; je le vois: mon audace vous offense: mais m'a-t-il été possible de me contraindre, quand je rencontrais une expression qui rend si bien tout ce que vous m'avez inspiré? Et quel est votre espoir, interrompt Sophie qui cherche à s'armer de toute la fierté de sa sagesse?-De vous aimer, de vous révérer comme une divinité qui m'enflamme, et à qui je dois l'existence véritable, de m'attacher de tout mon pouvoir à mériter le don de votre main.-Sargines, cette conversation... vous n'ignorez pas que je ne saurais être votre épouse, que si ma condition est égale à la vôtre, il y a trop de distance entre nos fortunes... d'ailleurs, qui vous a dit que je partagerais vos sentiments? Prenez-vous l'amitié pour l'amour?Je m'intéressais à votre gloire, à votre honneur... oui, je m'y intéressais, et... je ne dois point vous entendre.
Sophie laisse brusquement Sargines qui passe à l'appartement de Madame D'Apremont; elle court porter son trouble dans le sein de sa gouvernante, et lui apprend l'aveu indiscret qui vient d'échapper au jeune homme. Genevieve affermit la vertu de son élève, lui représente ce qu'exige son devoir, et l'oblige, en quelque sorte; de consentir à bannir de ses yeux un objet qui pourrait ne lui pas devenir indifférent. C'est donc Genevieve qui se charge d'annoncer un arrêt si cruel à Sargines; elle le trouve chez Madame D'Apremont, et saisissant le moment où il se retirait, elle lui fait part de la résolution de sa pupille.
Quel coup de foudre pour l'amant le plus épris! La sévère gouvernante n'est point touchée de sa douleur: elle lui déclare sans pitié qu'il ne doit plus reparaître au château.
Sargines de retour chez lui, n'a pas aperçu Pierre, qu'il va tomber dans ses bras, en donnant un libre cours à ses larmes:-ah! Pierre! Ah mon ami, mon seul ami! C'en est fait, je n'ai plus qu'à mourir.-Eh! Qu'avez-vous donc, monseigneur?-Pierre, j'ai parlé, j'ai dit... ce que je ne devais point dire: j'ai découvert à Mademoiselle D'Apremont un sentiment auquel je ne pouvais résister. Je l'ai irritée contre moi; elle m'a prescrit l'arrêt de ma mort: elle ne veut plus que je la voie! Et à ces mots, redouble le désespoir de Sargines.
Il reprend: ne plus la voir! La mort est le seul remède à mes maux; Pierre, l'amour cause bien des tourments!-Je l'avais bien prévu, monseigneur; de quoi vous avisez-vous aussi d'aimer sans la permission de monseigneur votre père?-Eh!
Mon ami, ai-je été le maître de mon cœur? Est-ce ma faute, à moi, si la divine Sophie a tant de charmes, si elle m'a enchaîné pour la vie?... Quelle obligation n'ai-je pas à cet amour? C'est lui qui m'a fait sortir d'un honteux anéantissement, qui m'a animé, qui me rendra digne de m'offrir aux regards de mon père, de soutenir mon nom; j'ose concevoir cette espérance...Pierre,
j'attends de toi un service auquel mes jours sont attachés: cours, vole au château de Madame D'Apremont; tâche de profiter d'un instant où sa nièce sera seule; dis-lui que je me prosterne à ses pieds, que j'implore mon pardon de sa générosité, que c'est par un excès d'amour... non, garde-toi bien de lui parler de ma tendresse... dis-lui... que je me mœurs; observe sur-tout de n'être point entendu de sa cruelle surveillante.
Le fidèle serviteur pleurait avec son maître. Après s'être encore permis quelques réflexions que Sargines n'était guère en état de goûter, il s'empresse d'aller chez Madame D'Apremont; il aperçoit Sophie dans un petit bois contigu au château: elle se promenait avec Genevieve. Mademoiselle D'Apremont reconnaît de loin le domestique du jeune gentilhomme; il se tourmentait avec autant de maladresse que de zèle à faire des signes qui eussent pu être aisément saisis par la gouvernante; un heureux hasard voulut qu'elle n'en vit rien, et qu'elle s'écartât de sa pupille. Pierre court à Sophie:-mademoiselle... c'est de la part de monseigneur: il est si fâché, si fâché de vous avoir déplu! Oh! Il ne vous parlera pas davantage de son amour... de son amour, interrompt Sophie! Non, il ne m'en parlera plus; je lui épargnerai les occasions de manquer à ce qu'il me doit: une absence éternelle...-mademoiselle, ce n'est pas lui...-Pierre, c'en est assez.-Est-ce là votre réponse, mademoiselle?-Je n'en ai point à vous donner... Si Genevieve vous voyait... retirez-vous. Le bon domestique s'en allait tout affligé: Sophie le rappelle:-Pierre, je me plaisais à l'entretenir dans cette noble émulation qui l'anime aujourd'hui, et il a osé... qu'il ne revienne point ici. Pierre, en levant les yeux au ciel, reprenait son chemin; Mademoiselle D'Apremont va encore à lui:-il m'était cher, je le regardais comme un ami... il n'y faut plus songer; qu'il m'oublie... ma tante... Genevieve... il le faut; et elle laissait couler quelques pleurs qu'elle s'efforçait de cacher, et qu'auraient surpris facilement des yeux plus clair-voyant que ceux du confident de Sargines: mais Pierre connaissant peu les mouvements du cœur, s'en tenait simplement aux apparences, et à ce que la bouche prononçait. Il s'en retourne pénétré d'une tristesse qui augmente à l'approche de son maître. Ne me dis rien, s'écrie le jeune-homme, du plus loin qu'il l'aperçoit: je lis mon arrêt sur ton visage; Sophie est donc inexorable!-J'ai eu beau promettre que vous ne feriez plus éclater cet amour...-quoi! Malheureux! Tu as dit...-croyez
que j'ai rempli avec exactitude ma commission; je l'ai beaucoup pressée de vous pardonner; elle est inflexible... deviez-vous aimer une aussi honnête demoiselle? Du-moins, monseigneur, ne fallait-il pas le lui dire.-Pierre, on voit bien que tu n'as pas aimé... Si tu avais pu te remplir de ma situation, tu m'aurais mieux servi; tu m'as perdu!... Laisse-moi... laisse-moi expirer de douleur.
Sophie paraissait s'applaudir de sa fermeté: mais que son cœur souffrait de cette fierté apparente! Se rendait-elle un compte fidèle de ses sentiments, elle éprouvait que l'éloignement de Sargines lui causait quelque peine. Madame D'Apremont demandait quel sujet avait tout-à-coup interrompu les visites du jeune gentilhomme; sa nièce ne lui faisait que des réponses vagues: elle prétextait les exercices auxquels il se livrait ardemment. La seule Genevieve ne savait que trop le motif véritable, et pour assurer le triomphe de Sophie, elle ajoutait aux impressions de la sagesse celles de l'orgueil, qui dans le cœur humain va bien plus loin que la vertu.
On n'ignore pas que l'amour a fait d'un artisan grossier un excellent peintre: Sargines sera un monument éternel d'un prodige à peu près semblable. Convaincu par une triste expérience de la faiblesse des talents de Pierre pour le rôle de son interprète, et craignant de s'exposer aux regards de Mademoiselle D'Apremont, il conçoit un projet qu'un amant passionné pouvait seul imaginer: il n'y avait aussi qu'un amant comme Sargines qui pût l'exécuter. Voilà tous ses regards, toute son âme attachés sur Rose d'amour, que Mademoiselle D'Apremont lui avait laissée: le livre ne sort plus de ses mains; il lit, relit sans cesse, dévore des yeux, examine attentivement, suit la forme des lettres dans leurs moindres linéaments, s'en pénètre, s'enhardit jusqu'à copier ces traits avec une exactitude scrupuleuse; il s'occupe de ce travail avec tant de soin et d'ardeur, qu'en peu de jours, il parvient à tracer et à lier des caractères; enfin, inspiré et conduit par l'amour, il entreprend d'écrire cette lettre à Sophie: mademoiselle, "vous jugerez du désir violent que j'ai d'obtenir mon pardon par les efforts que je tente: vous n'ignorez point que je ne savais pas écrire, et je me flatte que ces caractères seront tracés assez fidèlement pour vous peindre tout l'excès de mon repentir. Je me jette à vos genoux, et implore ma grâce comme la vie même. Si vous persistez à ne vouloir point me pardonner, c'est la dernière fois que je vous importunerai. Puisse ma mort vous faire oublier ma faute! " Sargines ne se lasse point de revoir sa lettre; lorsqu'il croit l'avoir rendue lisible, il se hâte d'appeler son cher confident:-Pierre, vite à cheval, porte ce billet à Mademoiselle D'Apremont.-Une lettre, monseigneur! Et qui l'a donc écrite?-Moi, mon ami.-Que dites-vous?-Cela t'étonne, n'est-il pas vrai?-Et
quel a donc été votre maître? Je n'ai vu personne...-Pierre, comptes-tu pour rien l'amour? J'adore, j'idolâtre la divine Sophie; je lui ai déplu, et je cherche à la fléchir. Mon ami, va, j'éprouve que le sentiment est fait pour opérer des miracles. Dépêche-toi de remettre cet écrit à Mademoiselle D'Apremont; ce prodige est son ouvrage, et peut-être qu'il la touchera.
Pierre, quoique borné dans ses lumières, n'eut pas besoin que son élève lui répétât qu'il devait épier le moment de parler à Mademoiselle D'Apremont sans témoins; il pique son cheval, en se disant continuellement dans la route, tant l'action de son maître lui causait de surprise et de plaisir! Mon dieu! Ce que c'est que d'aimer! L'aurait-on jamais espéré?Oh! Monseigneur sera capable de tout! La fortune se plaisait à favoriser Sargines. Pierre trouve Mademoiselle D'Apremont éloignée de sa tante et de Genevieve, et ensevelie dans une rêverie profonde. Elle s'efforce de cacher le mouvement de satisfaction qu'elle éprouve à la vue du domestique de Sargines:-Pierre, quel sujet vous amène? Vous savez...-une lettre, mademoiselle, que vous écrit monseigneur... oui, c'est lui-même qui l'a écrite. Une lettre, s'écrie la jeune personne! Et votre maître n'avait nulle connaissance de l'écriture.-Il est si chagrin, mademoiselle, de vous avoir offensée, qu'il a fait l'impossible pour mériter son pardon. Sophie est empressée de lire; elle ne revient point de sa surprise; elle reprend à haute voix: lui-même! Écrire ainsi! En si peu de temps!... Pierre, vous attendez ma réponse... il peut revenir, pourvu qu'il ne retombe point dans des fautes... que Mademoiselle D'Apremont ne pardonnera jamais.
Pierre transporté revole vers Sargines. Sophie, la lettre à la main, et peu maîtresse de dissimuler son espèce de triomphe, court à Genevieve qu'elle aperçoit:-Ma chère amie, juge à quel point Sargines est désolé! Sa douleur a produit un miracle: voici une lettre qu'il m'envoie, et qu'il a tracée lui-même; tu sais qu'il n'avait nul principe d'écriture. Genevieve, ma colère n'a pu résister; j'ai permis à Sargines de nous revoir; j'en conviendrai avec toi, je suis flattée d'avoir été la cause d'un prodige aussi inconcevable. Je suis bien assurée qu'il ne fera plus éclater un sentiment... dont je dois rejeter jusqu'à la pensée... Genevieve, il en serait mort. Genevieve profita de ses droits de gouvernante, et ne manqua point de s'arrêter à un nombre d'observations très-sensées sur l'imprudence de cette démarche: mais sa pupille n'écoutait que son cœur. Sargines reparut donc, plein de joie; Sophie plus circonspecte, ne laissa point voir la sienne; elle se contenta de donner au jeune gentilhomme des éloges sur le talent qu'il venait d'acquérir: il avait bien de la peine à taire le motif qui l'avait animé. Mademoiselle D'Apremont qui lui avait enseigné à lire, se chargea avec bonté du soin de le perfectionner dans ce nouveau talent.
L'écolier ne prononçait plus à la vérité le mot d'amour: mais il l'employait souvent dans les morceaux d'écriture qu'il soumettait à l'examen de Mademoiselle d'Apremont; ces occupations ne faisaient point de tort à ses autres exercices; il continuait à s'y livrer avec cet attachement et cette obstination qui ne peuvent être sentis que des âmes qui connaissent tout l'empire de l'amour.
Quel événement pour Sargines! Il surprend un jour Mademoiselle D'Apremont fondant en larmes:-ô Dieu! Mademoiselle! Vous pleurez! Elle était si remplie de sa douleur, qu'elle ne l'avait point vu entrer dans son appartement. Elle marque de la surprise, et cherchant à se montrer moins affligée:-ce n'est rien... ces pleurs... il faudra bien qu'ils s'arrêtent; et en disant ces mots, elle regardait le jeune-homme, et pleurait encore avec plus d'amertume.-Ce n'est rien, s'écrie Sargines avec tout le transport d'un amour qu'il était forcé de contraindre! Et doutez-vous du pouvoir de vos larmes?... Mademoiselle, auriez-vous reçu quelque offense? Parlez, parlez; vous verrez si Sargines est digne de vous venger.-Non, personne ne m'a donné aucun sujet de plainte... ces chagrins... Sont pour moi. Je n'aurais pas cru que l'amitié causât tant de peines!
Mademoiselle D'Apremont se lève pour se retirer: Sargines emporté par un mouvement dont il n'est point le maître, se précipite à ses pieds:-vous ne me quitterez pas, mademoiselle; vous daignerez m'apprendre le sujet de cette douleur qui me tue; oui, je mœurs à vos genoux, si vous n'avez la bonté de m'instruire pourquoi ces larmes... hélas!C'est dans mon cœur qu'elles coulent; c'est mon cœur qu'elles consument, qu'elles dévorent. Mademoiselle D'Apremont retombe sur son siège:-ah! Sargines, Sargines, ne m'en demandez point la cause... il serait inutile de vous la révéler; je vous le répète... l'objet de ce chagrin imprévu... vous ne le saurez point. Sargines lui-même verse des pleurs:-eh! Mademoiselle, je n'ai donc pu mériter votre confiance! Je ne demande qu'à partager vos peines; me priverez-vous de cette douceur? La vertu vous défendrait-elle aussi de m'accorder ce témoignage de votre estime? Tous les sentiments de votre part me seraient refusés?-Ah! Sargines, pourquoi vous ai-je connu?-Qu'entends-je? Sans le savoir, contribuerois-je... je percerois mon sein à vos yeux, si je coûtais une seule larme à la divine Sophie.-C'est vous pourtant qui les faites répandre.-Moi! Vous causer cette affliction! Ô ciel!
Ciel!... Daignez vous expliquer, ou je m'immole en votre présence.-Je vous l'ai dit, Sargines, cet aveu... il ne produira d'autre effet que de nous accabler l'un et l'autre encore davantage. Ne cherchez point à pénétrer mon secret, et laissez-moi seule me plaindre au fond de mon cœur.
Sargines désespéré met la main à son épée; Sophie effrayée l'arrêtant:-eh! Bien!
Vous allez savoir... vous allez savoir... c'est vainement que vous serez informé des motifs qui tourmentent une âme aussi sensible que l'est la mienne à vos intérêts, à votre gloire; je ne peux qu'exciter en vous un désespoir impuissant.-Dussé-je en mourir mille fois! De grâce, éclaircissez...-Sargines...
il se prépare un tournoi; toute la noblesse de l'Europe y va accourir; la France retentira des noms illustres des Montmorenci, des Destaing, des Beaumont, des De-Nesle, des Castellane... et le vôtre, Sargines... Sophie se tait à ces mots; le jeune-homme tombe dans un profond accablement; puis tout à coup:-vos larmes n'auront point coulé en vain; elles allument dans mon cœur des transports...-eh!
Sargines, quel en sera le fruit? À peine avez-vous une idée des exercices de la chevalerie. Il garde quelques moments le silence, et comme sortant d'une pensée qui l'a fortement occupé:-mademoiselle, le temps de ce tournoi est-il fixé?-On
parle de le tenir dans un an: mais laissons ce sujet qui m'afflige.-Dans un an!
... J'en crois le sentiment qui m'enflamme; il m'excitera aux efforts les plus sublimes; promettez-moi seulement d'accepter l'hommage de mon cœur, de ma main, et je vole...-Sargines...-oui, j'avais fait serment de me contraindre, de vaincre... il ne m'est pas possible d'étouffer cette ardeur, qui est pour moi une source de vertu, de gloire, d'actions, que peut-être vous-même applaudirez.-Et savez-vous qu'il n'y aurait qu'un chevalier...-Je le serai, mademoiselle. Daignez m'assurer que mon amour sera récompensé du vôtre, et espérez de mon courage...-est-ce ainsi que vous gardez votre parole?...
Sargines, pourquoi nous abuser? Je ne puis être votre épouse.-Mon père...-votre
père, s'il vous rend sa tendresse, voudra que dans le choix d'une femme, la fortune accompagne la naissance. J'ai peu de bien; je ne puis donc écouter que l'amitié; je suis votre amie, je veux l'être: ce sentiment me coûte autant de peines et de trouble que si c'était l'amour;Sargines, une amante ne serait pas alarmée plus sensiblement sur tout ce qui vous regarde... vous ne serez point à ce tournoi!-Croyez...-encore une fois, que sert de nous tromper? Il est inutile de se flatter: le revenu qu'on vous a laissé ne serait point suffisant pour les dépenses qu'exigent de pareilles fêtes; vous n'avez qu'une faible idée des devoirs et des travaux du chevalier; non, Sargines, vous n'irez point... Sont-ce là les douceurs que fait goûter l'amitié? De ce moment, Sargines est élevé au-dessus de l'homme. Il redouble d'efforts pour suppléer au défaut des connaissances qui lui manquent; plusieurs chevaux sont les victimes de ses fatigues incroyables; il a toujours le heaume en tête, la cuirasse sur le dos, et la lance ou l'épée à la main. Pierre était dans une admiration continuelle, tandis que Mademoiselle D'Apremont, dénuée de toute espérance, s'abandonnait au chagrin qui la dévorait.
Le temps arrêté pour le tournoi arrive; le lieu avait été choisi entre Bray et Corbie; on eût dit que la brillante jeunesse de toutes les cours s'y était donné rendez-vous. La présence de la jeune épouse du prince Louis, successeur de Philippe-Auguste, ajoutait encore un nouvel éclat à cette fête. Blanche était fille d'Alphonse IX roi de Castille, et d'Éléonore d'Angleterre, sœur du roi Jean. Sa mère possédait ces hautes qualités qui semblent désigner l'âme d'une souveraine: elle réunissait les talents et les vertus. La justice et la politique, ces deux principes de la science du gouvernement n'altéraient point en elle la bienfaisance et l'humanité. Ferme et indomptable dans le malheur, ne tirant de ressources que de son seul génie, et dans la prospérité, inaccessible à cet esprit d'orgueil et de vertige qui en est inséparable, cette princesse savait se faire adorer des étrangers comme de ses propres sujets. Elle avait des droits sur tous les cœurs, et recevait de toutes parts ce tribut d'admiration qu'on ne doit qu'au mérite personnel, et qu'on s'empresse de lui payer: il n'y avait point de monarque en Europe qui ne recherchât son alliance, et qui n'aspirât à lui ressembler. La nature, à des dons si rares, s'était plu à joindre les avantages d'un extérieur à la fois aimable et imposant. La noblesse et les grâces prêtaient à ses moindres actions un charme qu'elle n'empruntait point de la majesté du trône. La plus belle en un mot des femmes, Éléonore était le modèle des plus grands hommes. C'était sur de semblables objets que Blanche avait attaché ses premiers regards. Digne fille d'une mère accomplie, elle avait reçu d'elle sa beauté comme son âme sublime. Un teint d'une blancheur éblouissante, relevé d'une vivacité naturelle; un front plein d'affabilité, et fait pour porter le diadème; la fierté espagnole mêlée à une douceur ravissante; l'art si difficile de se concilier à la fois l'amour et le respect; une aversion décidée pour tous ces usages assujettissants qu'a imaginés la fausse grandeur, dans l'intention de masquer sa petitesse réelle; l'air et le port d'une jeune déesse qu'on nous peindroit effleurant la terre d'un pied léger, et ne s'annonçant à nos yeux que sous des traits enchanteurs; la saillie d'une imagination riante qui prêtait de l'agrément à cet esprit vaste et solide qu'on devait admirer un jour; de la franchise et de la gaieté, quoique née et nourrie dans un rang où tout conspire à étouffer ces heureux présents de la nature; regrettée de sa patrie, et idolâtrée des français dont elle faisait les délices: telle était la femme de l'héritier présomptif de la couronne, et à peine avait-elle dix-sept ans. Philippe-Auguste prenait plaisir à donner à Blanche des témoignages publics de sa tendresse; il devait honorer le tournoi de sa présence; ce fut lui même qui nomma la jeune princesse pour présider à cette fête, et pour distribuer les prix. Déjà les fanfares se sont fait entendre, et les rois hérauts et poursuivants d'armes ont proclamé la publication du tournoi.
Les écus de ceux qui se préparaient à entrer dans la lice, étaient exposés le long d'un monastère. Dans le nombre de ces armures, on en distinguait une qui offrait de la singularité: la bordure représentait les douze travaux d'Hercule avec cette devise: tout pour l'amour. Au milieu de l'écu qui était blanc, se lisaient aussi ces paroles: je les attends de l'amour. Par allusion aux armoiries et écussons, qui selon la coutume, remplissaient le bouclier, et annonçaient la maison et le rang de celui qui le portait. Une dame étrangère vint toucher un de ces écus: les juges s'avancèrent, et reçurent la déposition de l'accusatrice. Elle se plaignait qu'un banneret français s'était permis quelques railleries qui intéressaient son honneur. Le chevalier fut condamné. Il fallut qu'en présence de plusieurs gentilshommes, il vint demander pardon à la dame, tête nue et sans heaume, à genoux, et qu'il réclamât la merci des dames, promettant qu'à l'avenir il maintiendrait contre tous la réputation et la vertu de l'offensée. La dame lui accorda sa grâce, et il reprit sa place dans une des cadrilles. S'il n'eût pas été absous, on lui eût fermé la barrière, et il n'aurait osé se montrer dans aucun tournoi. Les essais ou épreuves, comme l'usage l'exigeait, servirent de prélude à cette fête. Les officiers préposés à ce soin, étaient venus visiter les joutes, et les hérauts avaient crié devant eux: seigneurs chevaliers, aurez la veille du tournoi, où prouesse sera vendue au fer et à l'acier. Une foule de musiciens, troubadours, et ménétriers se disposait à célébrer les vainqueurs. L'éclat d'un beau jour vint ajouter à la magnificence d'un si noble spectacle. Un amas d'armes étincelantes réfléchissait les rayons du soleil, et les renvoyait plus éblouissants; les panaches flottants, la variété de banderoles, la richesse des livrées, des harnais, et des habits, cette infinité de pavillons ornés de bannières de diverses couleurs, des tentes somptueuses, éparses au loin dans la campagne, ces tours partagées en loges, et en gradins, où le luxe et le goût s'étaient réunis, et dont chacune d'elles en particulier eût attiré les regards: tous ces objets présentaient un tableau qu'aujourd'hui on ne peut guère se figurer. Les trompettes, les tambours, et les acclamations d'un peuple immense avaient averti que le roi s'approchait. Il parait entouré d'une cour brillante. On distinguait dans cette auguste assemblée, les comtes deFlandres, de Dreux, de Champagne, de Blois, de Périgord, de Soissons, de Nevers, de Bar, de Joigni, de Tonnerre, de Vendôme, de Chimey, de Foix, d'Avalon, etc. Les vicomtes deBéziers, de Limoges, de Couserans, les seigneurs de La Roche, de Montfort, de Sauve, Simon de Joinville, et Geoffroi de Ville-Hardouin, l'un sénéchal, l'autre maréchal deChampagne, les Dampierre, les Châtillons, les Brissac, les De Moüi, les Sabran, les De Termes, ne se faisaient pas moins remarquer. C'étaient deux Montmorenci qu'on avait établis les juges du camp, dignité qui ne se conféroit qu'à des chevaliers de la plus haute noblesse, et de la réputation la plus reconnue. Philippe-Auguste était assis sous une espèce de dais où éclatait une superbe broderie en or qui représentait les armes de France; jamais la majesté ne s'était montrée avec autant de splendeur. Il avait à ses côtés l'héritier de la couronne, et sa jeune épouse, dont les charmes faisaient oublier la parure, quoiqu'elle fût des plus magnifiques. Un cercle de dames, et de demoiselles du premier rang, attachées au service de Blanche, contribuaient encore par leur beauté, et par la somptuosité de leurs atours, à la pompe de cette fête. On eût dit dans les temps fabuleux, que c'était une troupe de dieux et de déesses qui venaient assister aux jeux des mortels. Une satisfaction générale respirait sur tous les visages; la gaieté française se déployait dans son activité; ce sentiment rapprochait tous les ordres de citoyens, et tous les âges: le seul vieillard Sargines, placé à peu de distance du roi, paraissait ne point ressentir cette joie universelle. Il était aisé de saisir dans ses traits flétris, qu'un chagrin sourd le consumait plus que la tristesse inséparable du nombre des années. La faveur dont il jouissait, l'amitié même de son maître, ne le dédommageaient point de la douleur secrète qu'il éprouvait: tant les plaisirs de la nature nous sont nécessaires, et leur privation nous est sensible!
Les juges avaient fait l'examen des armes: les chevaliers destinés à combattre, superbement vêtus, et parés des livrées et des devises de leurs maîtresses, s'avançaient dans la lice, au bruit des fanfares. La plupart, orgueilleux de leur esclavage, étaient conduits par leurs dames, qui les tenaient attachés avec des chaînes d'or et de pierreries, et qui les avaient couverts d'enseignes, de joyaux, etc. L'amour enflamme leur courage: ils s'élancent; on sonne la charge; les combattants se joignent, s'acharnent les uns contre les autres; le hennissement des chevaux se mêle au retentissement des coups qui tombent avec fracas sur les casques, et sur les boucliers; mille cris remplissent les airs; la terre est jonchée des débris de lances et d'épées, de paillettes d'or et d'argent. La victoire demeure incertaine; les tenants, et les assaillants au milieu des applaudissements des spectateurs, se retirent avec un égal avantage, et brûlent de rentrer dans la carrière.
Les joutes à la foule étaient terminées. Anseric de Monréal, Raoul de Hauterive, Renaud de Magni, et Geoffroi de La Rivière, qui par leur bravoure et leur agilité, avaient partagé l'attention et l'intérêt, s'avancèrent dans la lice. Un héraut propose de leur part un défi qui est accepté; plusieurs chevaliers successivement sont mis hors de combat. On s'écrie à diverses reprises: honneur aux fils des preux! louange et prix aux vainqueurs! Le vieux Sargines ne peut s'empêcher de dire au maréchal de France qui était près de lui: qu'ils sont heureux, mon ami, les pères de ces jeunes héros! Hélas! J'ai un fils aussi!
On allait diviser les prix entre ces quatre rivaux. Un chevalier qui ne s'annonce que sous le nom du poursuivant d'amour, se présente au bout de la carrière, et hausse la main, pour signal qu'il demande à se mesurer avec un de ces combattants.
Tous sont impatients de s'essayer contre l'inconnu. Monréal est le premier à qui les juges décernent cet honneur. L'étranger s'avance la visière baissée, son casque sans ornement, et tout son attirail simple et dénué d'armoiries; il portait cet écu qu'on avait déjà remarqué la veille du tournoi, où l'on ne voyait au lieu d'écusson, que ces mots: je les attends de l'amour. Mille différentes conjectures s'élèvent: les uns imaginent que cette armure cache le sire d'Avesne, qu'une passion malheureuse retenait à la cour de France, et qui fuyait les sociétés pour ne s'occuper que de sa tendresse; les autres croient avoir reconnu le vicomte de Melun, dont la valeur modeste se dérobait à l'éclat.
Les deux champions courent l'un contre l'autre, au son des instruments de guerre; ils se choquent si rudement, que Monréal rompt sa lance à demi-pied du fer, et son adversaire met la sienne en cinq ou six pièces. Le bruit des trompettes annonce cet assaut distingué. Ils retournent à la charge; l'inconnu fait par un coup adroit tomber le panache de son antagoniste, qui propose le combat de la hache. Les juges crient: holà, c'est assez, que Monréal se retire.
Le second assaillant qu'ils ont nommé est Geoffroi de La Rivière; il brûle de venger son frère d'armes : Monréal et lui étaient liés depuis quelques années par cette association: il fond avec impétuosité sur l'étranger qui s'ébranle sur ses étriers. Un cri général décèle l'intérêt dont les spectateurs sont animés en faveur du poursuivant d'amour. Il s'est bientôt rassuré, et presse vivement à son tour son ennemi. Les assauts se succèdent comme de rapides éclairs; les lances volent en éclats, et ce jeune présomptueux qui s'était flatté d'être plus heureux que Monréal, se voit enlever la visière; toute la lice retentit d'applaudissements, et de battements de mains. En effet ce coup était le chef-d'œuvre de ce genre d'escrime. Le nom du poursuivant d'amour vole de bouche en bouche; les regards avides sont arrêtés sur lui. Raoul de Hauterive n'attend point que son émule soit sorti du champ; il a déjà pris sa place, et accompagne les mouvements de sa lance, de ces paroles: voyons donc si ce poursuivant d'amour sera invincible; je suis aussi servant d'amour, et c'est au nom de ma dame que je vais le combattre. Au nom de la mienne, repart l'inconnu, je te porte ce coup. Les deux champions se frappent, mais avec un sort bien différent. La lance de Hauterive se brise sans qu'il ait donné la moindre atteinte à son adversaire qui le désarçone et le renverse avec son cheval sur la poussière; aussi-tôt le vainqueur emporté par un sentiment de générosité, se précipite vers son ennemi pour le relever. De Hauterive furieux: ce fer, dit-il, servira mieux mon courage; il tire l'épée; l'étranger a recours aux mêmes armes.
Un nouveau combat recommence; De Hauterive est prêt d'obtenir la victoire; long-temps disputée, elle est enfin le partage dupoursuivant d'amour, qui seul ne convenait point de son triomphe. C'est à ce trait de noblesse et de modestie qu'on est presque assuré que le vainqueur est le vicomte de Melun.Renaud De Magni tente d'arracher la palme: il est obligé comme les autres de la céder, après des efforts incroyables d'adresse et de valeur. Ces quatre chevaliers, malgré leur défaite, s'étaient couverts de gloire; deux sur-tout avaient touché au moment de vaincre. Toute cette jeune noblesse frémissait d'indignation. Un nombre de combattants les remplace, et se mesure tour-à-tour avec le champion victorieux; celui-ci, sans marquer ni lassitude, ni désir de quitter la carrière, s'écrie avec une sorte d'enthousiasme, en agitant sa lance: honneur aux dames! honneur à l'amour! L'assemblée, qui semble ressentir ce transport, répète: honneur aux dames!Honneur à l'amour! L'inconnu était au milieu de la lice, tel qu'on nous peint Jupiter entouré des titans qu'il a foudroyés; on le voyait environné de chevaux halétants sur la poussière, de cavaliers renversés, de tronçons de lances fracassées, d'épées brisées, de boucliers rompus: il avait fourni quinze courses, et avec un égal succès. Il voulut couronner tant d'avantages par la dernière joute, qu'on appelait la lance des dames; et jusqu'à la fin, la fortune se plut à le favoriser.
Jamais il ne s'était vu dans ces écoles de prouesse, un triomphe aussi complet.
L'ivresse s'était emparée des spectateurs; ils ne se lassaient point d'applaudir. Les maréchaux du camp, fidèles observateurs de la coutume, s'apprêtaient à recueillir les jugements, pour établir la nomination du vainqueur: on n'entend qu'un concert de voix qui éclate comme un tonnerre: le poursuivant d'amour, le poursuivant d'amour. On vole à lui au milieu des fanfares et des acclamations redoublées; il est porté de bras en bras; toute l'assemblée se lève pour l'admirer et le combler d'éloges. Les vieillards le montrent à leurs enfants; la jeunesse à son tour se le propose pour modèle; les jeux olympiques n'offrirent jamais une gloire plus brillante. Un de nos preux, qui partageait l'estime de la nation avec l'Achille français, et qu'on eût pris à sa valeur, et à ses traits guerriers pour un de nos célèbres paladins, Brissac trop grand pour être jaloux, s'élance des loges, se précipite des balcons sur les amphithéâtres, traverse la foule, et court se jeter au col de l'étranger, en s'écriant avec des pleurs d'admiration: "va, qui que tu sois, tu es un grand homme! " Tandis que le comte de Soissonsgardant son caractère, et ses expressions naïves, disait à son bon ami Joinville: par la quoise Dieu!
Sénéchal, en vélà un qui nous passe tous. On amenait le héros victorieux au roi; arrivé au lieu où sont les dames, il en reçoit des marques de distinction plus flatteuses encore que toutes celles qu'il vient d'obtenir: écharpes, voiles, colliers, livrées de rubans tirées de leur sein, bracelets, joyaux, enseignes, lui sont jetés avec transport: il en est accablé; il n'y avait pas une de ces beautés qui ne désirât en secret de l'avoir pour son chevalier.
Cependant il parvient aux pieds de Philippe, qui ne doutait point que ce ne fût le vicomte de Melun. Blanche tenait toute prête l'écharpe enrichie de diamants, que le roi avait assignée pour le prix. Les courtisans, tous les spectateurs, l'âme, en quelque sorte, suspendue, attendent que l'objet de tant de curiosité se fasse connaître; il se prosterne aux genoux du monarque et de la princesse, présente au même instant une épée au roi, qui, frappé d'étonnement, n'a point le temps de s'exprimer; l'inconnu a haussé sa visière. Mon fils, s'écrie le vieux Sargines, en tombant aux genoux de son maître! Aussi-tôt le nom deSargines est porté par mille acclamations jusqu'au ciel; en effet c'était lui-même; il embrassait les genoux de son père, ceux de son souverain; il allait prendre la parole: un bruit s'élève du côté de la princesse; un chevalier dont la visière était baissée, avait, à la vue du jeune Sargines, poussé un cri, et perdu l'usage des sens; on s'était rassemblé autour de lui; on lui délaçoit les courroyes de son casque; son visage est découvert. Quelle surprise! On s'attend à voir un guerrier, on aperçoit une jeune beauté: mais de quels mouvements est agité le vainqueur, lorsque cette femme lui offre les traits de Mademoiselle D'Apremont! Il vole vers elle.
Sophie ouvre les yeux, fait signe au jeune homme de retourner auprès du roi et de son père, et demande qu'on la transporte chez la princesse Blanche, qui témoignait le plus vif intérêt à sa situation. Voilà, dit le jeune Sargines, avec toute la vivacité de son amour, celle à qui je dois le peu de gloire dont je suis couvert en ce moment! Sire, j'ose l'avouer aux pieds de votre majesté: Mademoiselle D'Apremont a eu plus d'empire sur moi que les conseils et les exemples paternels, que l'aspect même et les bontés du premier monarque de la terre: elle me rendra peut-être digne de porter cette épée que votre majesté doit reconnaître pour un de ses bienfaits; et vous, mon père, vous avez retrouvé un fils qui brûle de vous imiter. Le vieillard revenu à lui, se précipite dans les bras du jeune-homme, et le couvrant de ses larmes et de ses cheveux blancs, ne peut prononcer ces mots que d'une voix entrecoupée: c'est mon fils! C'est mon fils! Ah! Mon cher Sargines!...
C'est moi qui te dois la vie! Mes sens ne peuvent suffire... mon fils... ô mon Dieu! Puis-je assez te rendre grâces?... Le chevalier fut prêt d'éprouver la destinée de Chilon. Tous les spectateurs sont saisis de ce plaisir si touchant que l'on goûte à s'attendrir. Philippe-Auguste pleurait lui-même, et tenait embrassés le père et le fils. Ville-Hardouin racontait au roi avec quelle ardeur son neveu s'était livré aux exercices de la chevalerie, et il courait à lui, et le pressait contre son sein. Jamais la nature n'avait joui d'un plus doux moment: c'était son triomphe. Blanche ainsi que son époux, partageaient l'émotion générale; elle appelle Sargines pour lui décerner le prix, et le ceint de sa main même de l'écharpe qui lui était destinée. Ce présent, lui dit-elle avec cette grâce qui ajoute tant à la générosité, est celui que vous fait le roi: actuellement recevez le mien, aux conditions que vous serez mon chevalier; le prince mon mari vous permet de prendre ce titre; elle lui donne un de ses bracelets qu'elle détache de son bras, et lui met sur la tête une couronne de roses; il a l'honneur de baiser la main de la princesse. Sargines s'inclinait profondément, et paraissait comme accablé sous tant de faveurs: il se relève avec un noble emportement:-montrez-vous, ennemis de l'état, et de mon roi, je vous présente à tous le défi. Le père toujours pénétré d'un trouble délicieux, n'avait point la force de parler; il se contentait de regarder son fils, de le serrer dans ses bras, et il l'inondait de ses pleurs. Philippe demande au jeune héros son pennon: Sargines le lui présente roulé; le roi le développe, en coupe les extrémités, le rend carré, et le remet entre les mains du nouveau banneret en lui disant: veez ci votre bannière, Dieu vous en laisse votre preu faire.Le
Son des instruments, les applaudissements redoublés, les cris de largesse, noblesse et libéralité, accompagnent cette nouvelle marque de bonté du souverain qui n'en reste point à cette faveur: il passe autour du col de Sargines une chaîne d'or, et ajoute ces paroles si flatteuses pour un sujet: je veux vous enchaîner pour être mien, car aurais trop crainte de vous perdre.
Sargines, dont son père ne pouvait se séparer, est conduit au louvre par le monarque lui-même, et par les premières dames et demoiselles de sa cour, et fut crié mont-joie moult hautement.L'aventure de Mademoiselle D'Apremont commençait à se répandre; son parent, le sire de Joinville avait sur l'honneur toute la délicatesse chevaleresque, qui semblait être sur-tout le partage de cette ancienne maison. Il court, plein de colère, chez la princesse, où Sophie s'était retirée; elle avait quitté son travestissement. À peine le chevalier a-t-il paru qu'elle se précipite à ses genoux; Blanche engage le farouche guerrier à entendre la justification de sa parente. Monseigneur, lui dit Mademoiselle D'Apremont, daignez m'écouter: je n'ai commis qu'une imprudence, qui me coûtera la vie: car je ne soutiendrai point un semblable éclat. Jusqu'ici ma vertu n'avait eu rien à se reprocher; il ne m'appartient pas, du sang dont je suis née, de recourir au VIL mensonge: je conviendrai donc de ma faute. Dès le premier instant que j'ai connu Sargines, j'ai éprouvé une impression, que le temps n'a fait que fortifier; je l'ai prise pour une compassion noble et généreuse, pour une amitié pure à laquelle on pouvait imposer des lois: hélas!
Je me suis trop aveuglée! Mes entretiens, mes conseils, je l'avouerai, ont inspiré à ce jeune gentilhomme, le désir violent de s'arracher à cette espèce d'oubli de soi-même, où il languissait enseveli; je lui ai fait aimer la gloire, la valeur, la réputation: je m'applaudissais de mon ouvrage. Il a quitté sa retraite pour venir, à l'insu de son père, chez son oncle, le seigneur de Ville-Hardouin, se perfectionner dans des travaux, dont les principes lui étaient peu familiers. Son parent l'a accueilli, l'a échauffé dans son projet, et lui a donné le droit d'entrer dans la lice, en le créant chevalier. Il m'a fait savoir qu'il devait se présenter au tournoi. La mort imprévue de ma tante me laissait à ma faiblesse; je la reconnais aujourd'hui cette faiblesse si funeste: mais c'est en vain que mes yeux se sont ouverts; j'ai cédé à ce penchant si impérieux, que je couvrais du nom trompeur d'amitié; j'ai pressé ma gouvernante de me suivre, et d'imiter mon déguisement. J'imaginais, à la faveur de ces habits étrangers pour mon sexe, n'avoir d'autre témoin de mon égarement que Genevieve. Sargines a été vainqueur: je n'ai pu résister au plaisir que m'a fait goûter sa victoire; une émotion trop forte a surpris mes sens, et j'allais expirer, quand j'ai été obligée d'ôter ce casque, si peu fait pour moi! C'est alors que j'ai senti que j'étais la victime d'un malheureux amour; c'est l'amour qui m'humilie à ce point... monseigneur, je saurai m'en punir: je ne me dissimule pas que le défaut de richesse m'interdit jusqu'à la pensée de contracter un engagement avec Sargines; je vais donc renoncer au monde, à ma famille, à moi-même; accordez-moi seulement la permission de me consacrer à une éternelle clôture; et là, mes larmes continuelles, et le reste de ma vie écoulé dans les regrets et le repentir, expieront peut-être un moment d'erreur.
Sargines brûlait de voir Mademoiselle D'Apremont; il avait appris qu'elle était chez Blanche; il volait auprès d'elle: son père le force de revenir sur ses pas, et de se prêter aux soins que, selon l'usage, se donnaient les dames du plus haut rang, pour le désarmer, et le revêtir d'habits magnifiques. Oui, mon père, disait avec chaleur le jeune-homme, je m'applaudis d'en faire l'aveu en présence d'un sexe enchanteur: je lui suis redevable du peu d'éclat que je viens d'acquérir; c'est Mademoiselle D'Apremont qui m'a inspiré une ardeur sublime, qui vous rend un fils... mon père, vous m'aimez, je le vois: mes lauriers sont arrosés de ces larmes si précieuses, que je conserverai au fond de mon cœur; la parente des sires de Joinville ne peut qu'honorer votre choix: souffrez que je la venge des injustices de la fortune; elle est ma bienfaitrice: je ne vous parle point d'un amour qui me causera la mort, si vous vous refusez à ma prière; je dois tout à la divine Sophie; mon père, voudriez-vous que je fusse ingrat?
Le roi entre, suivi du sire de Joinville. Le vieux Sargines va à ce seigneur:-Mon ami, je suis impatient d'acquitter la dette de mon fils; je vous demande votre parente pour son épouse. Le jeune-homme ne laisse pas à Joinville la liberté de répondre; il court dans ses bras, revient dans ceux de son père.
Philippe jouissait du spectacle le plus intéressant pour une âme que n'avait point endurcie l'orgueil des grandeurs, et qui connaissait tout le charme de la sensibilité. Le mariage est décidé, leur dit ce prince; on s'est conformé à mes désirs: je me charge de l'appareil des noces; en attendant, allons célébrer le triomphe du jeune fils; le voilà tel que je le souhaitais; je lui pardonne de m'avoir résisté: l'amour est le premier maître des français. Sire, il ne sera jamais que le second, réplique le jeune Sargines d'un ton pénétré, tant que nous aurons un roi qui vous ressemblera, et Mademoiselle D'Apremont sera elle-même de mon sentiment; des souverains tels que vous auront toujours la préférence sur nos maîtresses. La princesse arrive tenant par la main Sophie, dont la parure relevait encore les attraits. Le vieux Sargines court l'embrasser:-Cette liberté m'est permise avec ma brû. Mon cher chevalier, lui dit Blanche, vous avez prévenu mes sollicitations:-Dites vos ordres, madame, et j'aurais été trop heureux de les exécuter: mais j'étais déjà déterminé à remplir mon devoir; j'avais à satisfaire ma reconnaissance et celle de mon fils, et si Mademoiselle D'Apremont veut bien lui donner la main, je n'aurai plus de vœux à former. On se rend à la salle du festin; le roi fait asseoir le jeune Sargines à ses côtés.
On avait placé Mademoiselle D'Apremont auprès de la princesse; et le sire de Joinville, ainsi que son ami, étaient au-dessous du princeLouis. On ne manqua pas d'apporter dans un grand bassin d'or le faisan paré de ses plus belles plumes: mais ce qui rehaussa encore plus la pompe du banquet, ce fut une de ces représentations muettes, connues alors sous le nom d'entremets. Un rideau se leva au fond de la salle, et découvrit une espèce de théâtre où régnait une obscurité profonde qui désignait le chaos. L'amour, figuré par un enfant, descend du ciel, un flambeau à la main; il secoue ce flambeau, en fait jaillir des étincelles: la lumière paraît; des arbres s'élèvent; des ruisseaux coulent et murmurent; la terre se revêt d'un riant gazon: au milieu de cet enchantement, se voyait sur une petite colline un jeune-homme endormi; l'amour s'approchait, lui présentait son flambeau; le jeune-homme aussi-tôt se réveillait avec surprise, et se précipitait vers une épée et un bouclier que lui offrait la gloire; il s'armait de pied en cap, et il marchait avec impatience précédé de la justice et de la religion. Il est assez inutile d'observer que ce spectacle était une image emblématique de l'aventure de Sargines, et que nos aïeux, jusques dans leurs divertissements, consacraient leur respect pour cette religion qu'ils regardaient toujours comme le premier objet qui devait les animer.
Les dames continuèrent de combler le jeune chevalier de faveurs éclatantes: elles le servirent à table. Il sut par sa modestie ajouter à sa gloire.
Philippe, et tous les courtisans à l'exemple de leur maître, lui prodiguèrent les plus flatteurs éloges; les troubadours le chantent; on inscrit son nom sur les registres publics des officiers d'armes. Au sortir de la table, il trouve sur son passage deux de ses admirateurs qu'il n'attendait point, Raymond et Pierre. Eh bien! Dit-il au premier, mon maître, présentement vous reconnaîtrez votre élève? (Il l'embrasse) et toi, aussi, mon cher Pierre! Viens dans mes bras, mon ami; eh! Par quel hasard te vois-je à la cour? C'est pour le coup que je te fais mon écuyer. Ces bons serviteurs ne répondaient que par des larmes.
Celui-ci était resté au château, tandis que son pupille avait passé six mois chez le seigneur de Ville-Hardouin; craignant que son père ne fût informé de son départ, il avait chargé son fidèle domestique de le tenir secret, et le docile confident n'avait quitté son poste qu'à l'approche du tournoi. Il n'avait point douté, disait-il, du succès du jeune gentilhomme; il prétendait même avoir eu à cet égard, des pressentiments; il était arrivé au moment où l'on proclamait le vainqueur. La naïveté et la franchise touchante de Pierre amusèrent beaucoup le roi, qui ne dédaigna point de s'entretenir familièrement avec lui: ce monarque saisissait toutes les occasions qui pouvaient le rapprocher de la nature; il éprouvait combien la morgue de la représentation et de la grandeur est étrangère à l'homme, et quelles douceurs sont attachées à la simplicité et au sentiment.
Le prince Louis envoya au nouveau banneret, un cheval d'une beauté singulière, avec un bouclier orné de fleurs de lys d'or.Sargines le père voulut que des actions de grâces et un hommage public rendu à la religion fussent le terme d'une journée si glorieuse pour son fils: il le conduisit lui-même à l'église, lui donna sa bénédiction, et y joignit des conseils vraiment paternels et dignes d'un aussi respectable chevalier.
Les deux amants furent bientôt unis. Ce fut une fête éclatante, où Philippe et toute sa cour assistèrent. Il y eut encore une joute, où Sargines fit la galanterie à sa jeune épouse de rompre plusieurs lances en son honneur; il distribua des prix aux vaillants chevaliers, sur lesquels il avait eu l'avantage au tournoi, et il remporta une victoire peut-être plus difficile et plus flatteuse que la première, en sachant consoler ses rivaux de sa supériorité; ils devinrent même ses amis, et ses frères d'armes. Foulques, curé de Neuilly, secondé du savant Heloïn, religieux de l'abbaye de s Denys, profita de cette occasion: il prêcha une croisade; les sires de Moleyne, de Harcourt, de Mailly, de Laval, de Beaujeu, de Resnel de Clermont, de Mirepoix, reçurent la croix des mains du zélé prédicateur. Les Mortaigne, les De Tilières, les De Conflans, les Doffemont, les De Guynes, les Beaugency, les La Tournelle suivirent cet exemple.
On vit avec surpriseSargines quitter le sein d'une épouse qu'il aimait éperdument, s'enrôler parmi eux, et prendre aussi le bourdon; mais ce qui frappa davantage, sa femme elle-même ne démentant point son caractère élevé, dompta sa tendresse, pour applaudir à la ferveur de son mari; loin de l'arrêter, elle anima son courage, et l'exhorta à poursuivre une entreprise qui entretenait cette ardeur chevaleresque, le principe de tant d'héroïsme et d'actions éclatantes.
Nous nous bornerons à dire que Sargines mérita dans la suite l'honneur d'être le favori, ou plutôt l'ami d'un roi, dont l'église, de concert avec la France, a consacré la mémoire: ce fut lui qui recueillit les derniers soupirs de ce héros des saints, et qui le remplaça en Asie pour la défense de la chrétienté; et si le sujet n'eut pas des autels comme son maître, il laissa du moins la réputation immortelle du plus vaillant et du plus vertueux des hommes.
On pourrait comparer l'amour au plus actif des éléments. Nous venons de le voir dans Salvini, tel qu'une flamme sombre et dévorante, répandre les horreurs de l'incendie: dans Sargines, c'est une chaleur douce et féconde, qui fait germer les vertus et les biens, les développe, et les tourne au profit de l'humanité.
Ne blâmons les passions qu'autant qu'elles sont mal dirigées. Sans le feu, les autres éléments ne pourraient subsister: sans les passions, il ne saurait y avoir de grandes âmes. Le fer déchire le sein de la terre, et en fait sortir ce qui contribue à notre conservation, à notre utilité, à nos plaisirs: le fer sert aussi notre aveugle rage, et par nos mains, porte la destruction, et égorge nos semblables. Souvenons-nous que les remèdes les plus salutaires se tirent souvent des plantes vénéneuses, et gardons-nous de mettre sur le compte de la nature, cette mère trop bienfaisante pour des enfants ingrats, l'horrible abus que nous faisons de ses présents.