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MÉMOIRES DE SUZON, SŒUR DE D.. B.....
Portier des Chartreux.
S i mon frère Saturnin existe encore, et qu'il lui prenne, comme à moi, l'envie de faire les Mémoires de sa vie, je suis très-persuadée qu'il trompera son Lecteur, s'il est question de sa Sœur Suzon dans le narré de sa vie. Comme il me croit fille du bonhomme Ambroise, il ne manquera pas de transmettre son erreur à la postérité. C'est pour désabuser le public, que je vais faire un aveu qui coûterait à tout autre, mais que la vérité m'arrache malgré moi. D'ailleurs, n'est-ce pas une folie, que de rougir d'une chose qui n'a pas dépendu de moi d'empêcher. Je ne suis donc pas fille du bonhomme Ambroise; il y avait même déjà long-temps que ce vieillard ne s'occupait plus qu'à cultiver son jardin, quand je vins au monde. Sa femme depuis long-temps était un terrain dont la culture était trop difficile pour son âge.
J'ose même assurer qu'il serait toujours demeuré inculte, si ma mère n'eût eu soin de le faire défricher : ma naissance donc l'étonna tellement, que ce ne fut qu'au bout de huit jours qu'on put déterminer Ambroise à signer l'acte de mon baptême.
Dans ce temps-là, le Pere Alexandre, vieillard respectable en apparence, mais le plus grand paillard de son Couvent, venait fréquemment à la maison : il employa toute sa rhétorique pour apaiser le bonhomme Ambroise, qui ne voulait rien moins qu'assommer ma mère. Pourquoi, lui disait-il, faire cette injure à votre femme, qui mène la meilleure conduite ? Vous êtes bien injuste Croyez-vous donc que vous êtes le premier homme qui aurait baisé sa femme en dormant ? Êtes-vous donc venu jusqu'à votre âge, sans savoir qu'il est arrivé à quelques personnes qui couchaient habituellement avec des femmes, de chercher machinalement à soulager les besoins de la nature, pendant des nuits qu'elles étaient couchées avec quelqu'un de leur sexe ?
Comme cela n'était jamais arrivé à Ambroise, dont les nuits n'étaient point assez longues pour le reposer des fatigues du jour, il le regardait comme impossible. Le Pere Supérieur avait donc beau se servir de tous les lieux communs que lui fournissait son imagination fertile : il lui représentait en vain qu'il occasionnerait beaucoup de scandale dans son village, s'il persistait dans son refus; qu'en déshonorant ma mère, il se déshonorait lui-même, et qu'il était à craindre que par sa conduite il ne fût cause de sa mort. Plût à Dieu, s'écria Ambroise, que je fusse débarrassé de cette carogne là; car on ne me retirera jamais de l'esprit que je ne suis pas moins J... F.... que Saint Joseph lui-même. Le Pere Alexandre, en habile Orateur, profita des armes que lui fournissait Ambroise, et lui dit : Eh bien puisqu'il n'est pas possible de vous dissuader, et que vous prétendez avoir reçu le même traitement que ce grand Saint, pourquoi ne vous conduisez-vous pas comme lui ? Il n'a pas à la vérité, été fort content de ce que le Saint-Esprit avait fait sa besogne; mais au moins il s'est soumis aux décrets de la Providence qui le voulait ainsi : aussi sa prudence et sa résignation lui ont mérité une place dans le Ciel; si Dieu a également permis que votre femme vous cocufiât, serez-vous moins cocu pour n'avoir point signé l'acte de baptême de votre enfant ? Tenez, croyez-moi, père Ambroise, un homme sensé, dans la crainte d'apprêter à rire aux autres, fait toujours très-peu de bruit en pareil cas.
Ces derniers arguments firent tant d'effet sur l'esprit du bonhomme, qu'il prit enfin son parti, et quitta le Révérend Pere Alexandre, pour aller à la Paroisse ou je fus bien dûment légitimée.
En son absence, le Révérend qui avait plus de raison qu'aucun de son Couvent, qu'on ne dévoilât pas le mystère de ma naissance, se serait payé sur ma mère des peines qu'il s'était données pour remettre le calme dans la Maison, si la brèche que j'avais faite en venant au monde, eût été réparée. Ma mère, en femme reconnaissante, lui fut toute sa vie bon gré de la chaleur qu'il avait mise à prendre sa défense; tant qu'il vécut, elle le distingua toujours des autres Peres de son Couvent. Étoit-ce, me dira le Lecteur curieux, parce que dans les combats de Cythere il pouvait être comparé au Grand Alexandre ? Non, ce vieillard usé par l'âge et la débauche, traînait, m'a-t-on dit, un membre plus propre à donner des regrets que de l'amour. Il fallait avoir autant de ressources dans l'imagination qu'en avait ma mère, pour redresser la cheville ouvrière du Pere Supérieur : encore se trouvait-elle fort heureuse, quand après un assaut plus fatigant que voluptueux, ils arrivaient au terme désiré. La pure reconnaissance était donc la base de leur liaison ? Non, l'intérêt seul entretenait leur commerce.
La passion de Toinette (c'était le nom de ma mère) pour les hommes, ne l'aveuglait pas au point de traiter sans distinction tous ceux qui lui rendaient visite.
Un Moinillon, par exemple, était si mal reçu chez elle, qu'il n'osait s'y présenter deux fois. Il n'en était pas de même d'un Supérieur, et sur-tout d'un Procureur de Couvent. L'argent qu'ils recevaient, soit pour faire dire des Messes, soit pour faire du bien aux pauvres, était employé à acheter ses faveurs.
Je crois même que ma mère se serait lassée à la fin du mets frugal que lui servait le Pere Alexandre, si elle n'eût eu soin d'apaiser son appétit dévorant avec cinq ou six autres personnes qui venaient fréquemment à la maison. À la vérité, elle ne fut point forcée d'en venir à une rupture ouverte avec ce vieux paillard, qui eut la générosité de mourir un an après ma naissance, pour faire place à des champions plus redoutables.
Le Pere Polycarpe, en sa qualité de Procureur, devint le tenant de la maison d'Ambroise. À présent que je sais apprécier le véritable mérite des hommes, j'avoue qu'on ne pouvait faire un meilleur choix de toutes les façons. Sa taille presque gigantesque, son œil enflammé, son regard hardi, ses sourcils noirs et épais, ses membres nerveux; en un mot, tout en lui annonçait un athlète redoutable.
Cet invincible Hercule aurait effrayé tout autre que Toinette; mais elle était incapable d'une pareille lâcheté. Plus accoutumée à avancer qu'à reculer, cet ennemi lui parut à peine digne de se mesurer avec elle : elle était sûre, sinon de le vaincre, du moins de le lasser. Je puis même dire pour sa justification, qu'ayant quelquefois été témoins de leurs combats, mon frère et moi, je n'ai jamais vu ma mère céder un pouce de terrain. Le Pere, au contraire, quand il sentait ses forces s'épuiser, préférait une retraite glorieuse, à une honteuse suite; l'ennemi cependant, en sortant de la place levait encore sa tête altière et montrait, malgré sa défaite, un air menaçant.
J'avais à peine sept ans, que je commençais à remarquer que ma mère avait plus d'égards pour le Pere Polycarpe, que pour tous ceux qui lui rendaient visite; et cette prédilection ne se faisait jamais mieux voir, que lorsque le bonhomme Ambroise était absent. Les autres me plaisaient beaucoup plus; ils me paraissaient plus honnêtes, plus doux et plus respectueux vis-à-vis de ma mère; mais ce n'était pas des respects qu'il lui fallait; cette monnaie n'avait point de cours auprès d'elle. D'ailleurs la figure, qui pouvait alors décider mon choix, était encore un avantage qu'ils avaient sur le Pere Polycarpe, dont toute la personne ressemblait à un satyre. En un mot, il me semblait plus propre à faire peur qu'à plaire. À présent que je raisonne, je juge bien différemment : un homme, fût-il plus laid qu'un diable, doit l'emporter sur ses rivaux quand on a lieu de soupçonner qu'il a abondamment tout ce qui est nécessaire pour contenter une femme.
Je détestais ce vilain Moine à tel point, que j'étais jalouse des caresses que ma mère lui faisait. Plusieurs raisons m'avaient fait concevoir de la haine contre lui : premièrement, son air dur et méchant; ensuite, il ne paraissait jamais à la maison que je ne fusse condamnée à une sorte de punition qui me déplaisait beaucoup. Je ne savais à quoi attribuer ce châtiment qu'on me faisait subir toutes les fois qu'il nous rendait visite; et je le regardais comme une injustice criante. À la vérité, il était bien dur pour moi d'être condamnée pendant presque des journées entières à une prison des plus sombres et des plus affreuses, pendant que tous mes camarades d'école étaient à jouer et à se divertir. L'endroit où j'étais retirée n'était d'ailleurs propre qu'à m'inspirer de la terreur. J'y étais à peine, que j'entendais pousser des soupirs, des hélas et des plaintes, dont je ne pouvais interpréter le sens.
Je m'imaginais qu'ils n'étaient excités que par le mal que ce vilain Moine faisait à ma mère. Combien j'étais éloignée d'en deviner la véritable cause; Pourquoi, disais-je un jour à ma mère, souffrez-vous chez vous le Pere Polycarpe ? Il n'y vient jamais qu'il ne nous cause du chagrin à vous et à moi. Si j'étais à votre place, je vous jure que je lui ferais défendre la porte par mon père. J'ai même conçu le dessein de lui en parler dès ce soir, quand il reviendra de son travail. Gardez-vous-en bien, me dit ma mère. Si vous le faites, malgré ma défense, vous pouvez vous attendre d'en être punie et très-rigoureusement. Étonnée de la menace de ma mère, et ne pouvant concevoir les raisons de sa conduite, je ne cessais de lui répéter les mêmes raisons. La crainte de m'affliger vous empêche de convenir de ce qui en est, lui disais-je : mais tenez, j'ai prêté hier l'oreille fort attentivement à tout ce qui se passait dans votre chambre; et j'en crois ce que j'ai entendu, je soupçonne qu'il a dû vous faire beaucoup de mal : car j'ai fort bien compris que vous lui disiez : arrêtez, finissez... et puis après... et vite donc...
dépêchez-vous... je me mœurs... Or, quand on souffre à ce degré d'être sur le point de mourir, n'est-ce pas une preuve que la maladie ou la douleur que nous ressentons sont très-considérables ?
Si ma mère écouta pendant long-temps mon petit caquet, ce n'était que parce qu'elle cherchait à deviner dans ce que je lui disais, si je n'étais pas plus instruite que je ne paraissais l'être... Voyant à la fin que je n'étais pas assez familiarisée avec le mensonge, pour chercher à pallier la vérité, elle répondit à toutes mes questions d'une manière assez satisfaisante en apparence; mais il est plus vrai de dire qu'elle les éluda avec beaucoup d'adresse. Par exemple, me dit-elle, si le Pere Polycarpe te renvoie dans le cabinet, et te punit toutes les fois qu'il vient, c'est qu'il devine avec beaucoup de sagacité toutes les sottises que tu as faites dans la journée, ou plutôt c'est qu'il les voit empreintes sur ton visage.
Je menais une vie très malheureuse et fort triste auprès de ma mère. Comme elle n'aimait que ses plaisirs, elle s'occupait peu de mon bonheur. Pour surcroît de malheur, toutes les fois qu'il ne venait personne à la maison lui présenter son offrande, j'étais sûre de recevoir quelques paires de soufflets.
Elle aurait au moins dû sentir qu'elle mettait ses Chevaliers à des épreuves si fréquentes, qu'ils devaient avait besoin de repos; que son petit tempérament aurait lassé une compagnie de Grenadiers les plus aguerris. Mais non, ses désirs étaient trop brûlants; son con, qui donnait le branle à toutes ses autres facultés, la maîtrisait trop, pour qu'elle se contînt dans les bornes de la modération.
J'aurais bien désiré qu'on eût continué de me permettre d'aller jouer avec les enfants de mon village, Toinette elle-même ne s'y opposait pas; la méfiance dans laquelle elle était à mon égard, était une raison pour y consentir; mais les parents des autres enfants ne pensaient pas malheureusement de même : tous avaient défendu, sous les peines les plus rigoureuses, que je fusse associée à aucune partie de jeu. Je pleurais, je gémissais du mépris que mes camarades avaient pour moi, depuis qu'on nous avait surpris dans une grange occupés à des jeux qui m'amusaient autant qu'ils déplurent à tous ceux qui avaient des enfants dans notre bande.
Comme la plus grande, j'étais chargée d'imaginer et de varier les plaisirs de la petite société. Tantôt j'étais une mère de famille; tous mes camarades devenaient mes enfants, tous me devaient des égards et du respect. Lorsqu'il leur arrivait d'y manquer, le fouet était la punition ordinaire : avaient-ils négligé de faire la tâche que je leur avais imposée, ils subissaient le même châtiment. Quelquefois j'établissais une école : les filles comme les garçons y étaient admises : pour dire la vérité, j'aurais été très-fâchée qu'on n'eût pas souffert ceux dont la société me plaisait le plus dès ce temps-là. Les fautes les plus légères comme les fautes les plus graves, étaient également punies. Je présidois à cette école. J'imposais les punitions et fustigeois les coupables. Jamais Collége de l'Université de Paris n'eut une règle aussi sévère que celle que je faisais observer dans ma petite académie. Jamais aussi les écoliers n'eurent autant de plaisirs à l'enfreindre. Quelle joie je ressentais moi-même, quand tous semblaient s'être donné le mot pour faire des fautes qui méritaient châtiment alors affectant un air de sévérité, je les faisais venir auprès de moi : en un instant tous les jupons étaient retroussés, toutes les culottes baissées jusqu'aux talons; dans cette état de nudité je les plaçais sur une même ligne. Est-il un bonheur comparable à celui que je goûtais en considérant tous ces culs plus jolis les uns que les autres. Les coteaux les mieux cultivés, les montagnes couronnées d'arbres toujours verts, ont-ils jamais rien offert qui réjouisse plus la vue que cette chaîne de promontoires blancs comme l'albâtre Si j'étais forcée d'admirer les jolies fesses des petites filles, leur contour, leur délicatesse, leur chute; celles des petits garçons excitaient mes adorations : leur forme mâle, leur fermeté, me paraissaient fort au-dessus de ces faibles agréments. Semblable à un officier qui fait avec soin la revue de sa troupe, la moindre beauté, comme le moindre défaut, ne pouvait échapper à mes yeux pénétrants. Après avoir vu les médailles d'un côté, les autres faces excitaient ma curiosité : les garçons m'offraient alors des beautés qui me ravissaient. L'éguillette qui pendait à leur ceinture, les deux glands qui l'ornaient fixaient mon attention et me paraissaient des ornements bien propres à relever les charmes de leur taille.
Cette différence dans la formation des hommes d'avec celle des femmes, mettait mon esprit à la torture. Plus j'y réfléchissais, et moins je pouvais en découvrir la raison : je sentais bien qu'il en existait une, mon cœur me le disait; mais la nature alors ne m'avait pas encore donné les leçons propres à la deviner. Mes amusements, mes jeux avec mes camarades, tendaient trop à échauffer mon tempérament, pour que je demeurasse long-temps dans cette ignorance parfaite.
Un jour que je revenais à la maison, l'imagination échauffée par tout ce que j'avais fait avec mes camarades et par les objets qui m'avaient frappée, je ne trouvai personne au logis. Ambroise était comme à son ordinaire occupé dans son jardin, Toinette était sortie depuis le matin : lassée apparemment d'attendre depuis deux jours des secours dont elle avait grand besoin, elle était allée faire une visite dans le Couvent des Cordeliers. J'étais accoutumée à ses absences. Ses prétextes vis-à-vis d'Ambroise, qui se plaignait quelquefois de ses fréquentes sorties, étaient tantôt, ou qu'elle allait faire ses dévotions, ou bien qu'elle reportait le linge qu'on lui avait donné à faire.
Accoutumée à mentir, pour couvrir la jolie vie qu'elle menait, il aurait été fort difficile de la mettre en défaut. Que dis-je ? Ambroise l'aurait surprise couchée avec quelque Moine, l'aurait même vu besogner en sa présence que soit elle ou soit les Moines qui avaient beaucoup de poids sur son esprit, lui auraient fait entendre qu'il avait tort de prendre de l'humeur, qu'il devrait au contraire les remercier de la peine qu'ils prenaient de cultiver un terrain qui deviendrait nécessairement en friche comme tant d'autres, malgré sa bonté, si leur état ne les obligeait à aider et soulager leurs frères dans leur travail. En lui citant ce passage de l'Écriture-Sainte, si connu de tous les hommes et si bien pratiqué par les Moines, Crescite et Multiplicate; qui doute qu'Ambroise, qui avait toujours en vue de plaire à Dieu, ne les eût priés à mains jointes, de l'acquitter, vis-à-vis de l'Être-Suprême, d'une dette dont il se reconnaissait insolvable ?
Il y avait une heure que j'étais à la maison et personne ne paraissait.
Ennuyée d'attendre, fatiguée de l'exercice que j'avais fait avec mes camarades, j'étais assise sur un mauvais lit de sangles. En proie à mille pensées différentes, sans pouvoir me fixer à une seule, mon esprit bourrelé, depuis long-temps, ne me donnait pour tout produit que beaucoup d'incertitude et peu d'idées satisfaisantes : enfin pour mon bonheur, quelques baillemens, avant-coureurs d'un sommeil prochain, m'annoncèrent que j'avais besoin de repos.
Je m'étendis sur mon lit ou je ne tardai pas à m'endormir.
SONGE· Il paraît incroyable qu'un enfant dont toute la machine est encore faible, puisse jouir d'un sommeil profond après des secousses aussi violentes et aussi répétées que celles que j'avais reçues. Sans l'expérience que j'en fis, il ne paraîtrait guère raisonnable d'espérer, que le plus grand calme pût succéder rapidement à une tempête furieuse, et de croire qu'une jeune fille dont le tempérament s'annonce par des désirs aussi ardents qu'inconnus, pût tomber dans un repos ou plutôt dans un anéantissement aussi parfait de toutes ses facultés.
J'avais à peine fermé les paupières, que je fis un reve si agréable et si instructif, qu'il n'est jamais sorti de ma mémoire. Il me semblait que j'étais étendue sur un riche sofa, semblable à ceux que j'avais vus chez ma marraine : que j'avais les cuisses extrêmement écartées, une jambe pendante et l'autre soutenue sur les coussins : dans cette voluptueuse attitude, je voyais un enfant, beau comme l'amour, porté dans les airs, et dirigeant sa course vers moi. Il paraissait par son air tendre et amoureux, et par ses regards passionnés, m'inviter de prendre part au plaisir qu'il voulait me procurer; plus il approchait de moi, plus mes yeux avides de l'examiner le considéraient attentivement, Grand Dieu quelle fut ma surprise, en le voyant monté sur un coursier d'une espèce bien singulière Le jeune Écuyer tenait d'une main une bride, et de l'autre un fouet dont il frappait sans pitié sa monture. Mon étonnement augmenta de beaucoup quand je fus à portée de découvrir quel était ce nouveau Pégase; je lui trouvais bien de la ressemblance avec cette charmante éguillette que j'avais eu tant de plaisir à considérer, et qui tenait à la ceinture des enfants de mon âge : cependant, sa grosseur, sa longueur, sa tête fière et rubiconde, le poil noir et touffu qui le couvrait et dérobait presque à la vue deux énormes pelotons, tout me faisait craindre de me tromper.
En le voyant approcher du bosquet de Cythere, je voulais fuir, mais les forces me manquèrent. Semblable aux Béliers dont Îles Anciens se servaient pour abattre les murailles, cet animal furieux et terrible, battait la brèche en ruine, les obstacles ne faisaient que ranimer son courage. Pour donner plus de force aux coups qu'il frappe, il recule en arrière, s'élance avec rapidité, brise la barrière qui avait résisté trois fois à ses attaques, et se plonge en m'arrachant un cri perçant, dans la fontaine du plaisir. L'amour, fier de sa victoire, me tenait étroitement serrée dans ses bras, appliquait sur mon sein des baisers enflammés et me promettait, pour me dédommager de la douleur qu'il m'avait fait souffrir, d'augmenter encore la dose des plaisirs que je goûtais. Bientôt me sentant inondée d'une liqueur chaude et abondante, toutes les facultés de mon con, furent absorbées et je perdis toute connaissance.
Ce plaisir que je n'avais jamais ressenti jusqu'alors, avait été trop grand, pour que mon illusion et mon sommeil continuassent. En ouvrant les yeux je m'aperçus avec surprise que j'étais nue jusqu'à la ceinture, et que mon doigt qui chatouillait encore les lèvres de mon con, avait donné lieu à ce songe agréable. C'était donc à lui seul que j'étais entièrement redevable de ce bonheur inattendu, que je croyais devoir à cet enfant charmant. Soit crainte cependant de me tromper, soit pour graver plus profondément dans ma mémoire cette leçon que la nature seule m'avait donnée, mon doigt officieux recommença sa besogne; aussi-tôt mon âme put à peine suffire aux délices que ce frottement lui causait. Cette heureuse découverte m'indiquait à merveille qu'une fille qui est maitrisée par son tempérament, comme la plupart le sont, peut se soulager de temps en temps.
Qu'on n'aille pas m'objecter que cela offense Dieu; car si ce que disent les Casuistes est vrai, pourquoi l'Être Suprême aurait-il attaché tant de plaisir à la désobéissance ? Seroit-ce pour nous porter lui-même à enfreindre ses lois ?
Pourquoi dans la formation de la femme, aurait-il placé le centre du plaisir dans un endroit où la main se porte sans peine et machinalement dans les démangeaisons cuisantes ? serait-ce pour avoir occasion de nous punir d'avoir suivi en tout les lois de la nature, de cette bonne mère qui indique si bien à ses enfants les moyens de rendre leur existence heureuse ? Dites plutôt, hommes fourbes et trompeurs, que c'est pour satisfaire votre avarice, que vous prêchez une doctrine contraire aux lois que Dieu grava dans le cœur de tous les hommes. Quand vous avez pu abuser de la faiblesse d'esprit, soit de votre auditoire, soit de vos pénitents, au point d'engager par vos discours hypocrites à déshériter, les uns leurs enfants et leurs femmes, les autres leurs frères et leurs parents, dans la vue de plaire à Dieu par cette injustice : n'êtes vous pas mille fois plus heureux qu'une pauvre fille qui par sept à huit décharges a fatigué ses dix doigts ? Croyez-vous que vos Couvens seraient si riches, que les repas que vous donnez dans vos cellules seraient si délicatement servis, si au lieu de représenter l'Éternel toujours précédé par la vengeance, armé de foudres et de tonnerres, vous nous le montriez comme un père qui chérit également tous ses enfants, et qui ne les a mis au monde que pour les rendre heureux ? Si vous étiez amis de l'humanité, vous entendrait-on si souvent vous époumoner pour nous prêcher une morale dure et rebutante, pour nous faire une description aussi fausse que dégoûtante du Paradis et de l'Enfer ?
Auriez-vous enfin imaginé ce Purgatoire dont l'invention vous a procuré plus de richesses que le Perou n'en pourra jamais produire ? Croyez-moi, quittez ce langage, et que les Chaires ne retentissent plus désormais que de ces mots : Foutez, mes chères frères, foutez, si vous ne croyez pas qu'il y ait d'autres moyens de vous rendre heureux. Et vous dont le tempérament devance cet âge d'or heureux, où les amants viennent en foule vous faire la Cour, vous demander à cueillir cette précieuse pomme pour laquelle nos premiers pères eurent tant de goût, pelottez en attendant partie, ou pour parler plus clairement, branlez-vous. Je crois inutile de vous conseiller de préférer pour cette besogne, le plus long, de vos doigts; toutes celles qui feront usage de ma recette, n'ont besoin de l'avis de personne pour se déterminer dans le choix des moyens de rendre le plaisir plus sensible.
Ce godemiché qui servait de monture à l'Amour, serait à la vérité bien plus propre à faire goûter à une fille les joies du Paradis; car les doigts d'une femme n'auront jamais cette grosseur, cette longueur, et sur-tout cette raideur que j'avais tant admirée. Si dans mon songe il m'avait fait goûter tant de plaisir, comment pourrait-on exprimer celui qu'il ferait en réalité ?
Comme ces instruments, qui représentent si au naturel, le vit d'un homme, sont très-rares, en ce qu'ils se font dans les couvents, sources de toutes les inventions qui tendent à se procurer les plaisirs de la chair, je conçois que toutes les filles ne peuvent être pourvues de ce meuble utile. Mais dans ce cas, elles ont leur dix doigts. Si un seul doigt ne remplit pas assez la mortaise, elles n'ont qu'à faire comme moi. J'en ai employé deux à la fois, et souvent trois, sur-tout lorsque je sens que le plaisir commence à s'émousser. Cependant, pour dire la vérité, tous ces différents moyens apaisent plutôt les désirs qu'ils ne les satisfont. C'est un incendie dont on arrête les progrès; mais qu'on n'éteint pas entièrement.
Il y avait long-temps que cherchant à deviner pourquoi cet outil que l'amour avait entre les jambes, était si différent de celui des enfants de mon âge, j'examinais s'il n'y aurait pas moyen de leur faire acquérir cette qualité si essentielle dans les combats amoureux, lorsque ma mère entra dans ma chambre et mit fin à toutes mes réflexions.
Le lendemain, je fus à peine levée, que je me hâtai de rassembler mes camarades.
Il me tardait bien de les voir réunis dans cette grange ou nous avions coutume de jouer. Comme tout ce qui s'était passé la veille m'avait ouvert les yeux sur bien des choses, je désirais de revoir un petit garçon tout nu; ce qui ne fut pas difficile.
Lorsque notre bande joyeuse fut arrivée au rendez-vous ordinaire, je proposai pour amusement de faire notre école : personne ne s'y opposa, et l'on me pria même de continuer d'en être la maîtresse, ce que j'avais bien prévu. L'enfant de qui je voulais examiner scupruleusement les pièces, pinça à propos sa camarade, et me fournit par cette faute, l'occasion de lui faire subir la punition ordinaire. Déjà sa chemise relevée jusques sur ses épaules, était attachée par quatre fortes épingles; déjà caressant ses fesses fermes et rondes, je dévorais des yeux mille beautés ravissantes, lorsque la mère de ce même enfant entra avec tant de précipitation dans cette grange, qu'elle était près de moi, que je ne m'en étais pas encore aperçue. Alors une grêle de coups de pieds et de coups de poings des mieux appliqués, tombèrent sur son fils et sur moi. Les autres enfants craignant le même sort, sortirent avec précipitation.
et se retirèrent chez eux. Je fus ramenée par cette même femme chez ma mère, qui fut obligée de me punir, pour faire voir qu'elle était aussi scrupuleuse sur cet article, qu'aucune femme de son village.
Cette histoire fut bientôt connue de tout le monde. Le Curé même fit un fort mauvais sermon le Dimanche suivant, dans lequel il exhortait les parents de ne pas permettre à leurs enfants de me fréquenter. Cette défense rigoureuse de la part du Curé et des parents m'étonnait beaucoup. Je ne pouvais concevoir pourquoi tout le monde se réunissait pour défendre des jeux dans lesquels, moi et tous mes camarades, nous n'avions trouvé aucun mal jusqu'alors, pour lesquels nous avions tous la même volonté et les mêmes désirs; en un mot, qui nous amusaient tous généralement.
Comme je ne connaissais pas encore toutes les entraves que le préjugé mettait au bonheur de l'homme, je regardais l'action de nos parents comme bien méchante et bien injuste. À présent que j'y réfléchis encore, il me semble que nous devons nous en prendre à nous-mêmes, si nous ne sommes pas heureux sur la terre.
Oui, l'homme même a forgé de ses propres mains son malheur, et aiguisé les traits qui doivent lui percer le cœur. Ne serait-il pas à désirer qu'il n'eût jamais suivi que l'instinct de la nature, plutôt que de s'être soumis à des lois et à des coutumes qui n'ont été inventées que pour le malheur de l'humanité ?
Mais, me dira quelque Jurisconsulte entiché de son art, ces mêmes lois et ces mêmes coutumes que vous condamnez, sont le lien de la société. Eh que m'importe la dissolution entière d'une société dont tous les membres sont malheureux; où chaque individu, presque'en naissant, est obligé de faire le sacrifice de ses goûts, de ses désirs et de ses passions, pour ne point détruire un préjugé plus cruel et plus barbare que les hommes auxquels il doit sa naissance ?
Apportons-nous ce préjugé en venant au monde ? Non la preuve que j'en puis donner, c'est que ma petite république prenait le plus grand plaisir aux jeux que j'avais imaginé; avant qu'on lui en eût fait concevoir de l'horreur, et que dans la suite aucun enfant ne voulait plus venir avec moi.
Cependant Dieu a fait naître tous les hommes avec les mêmes inclinations et les mêmes désirs; en voulant les corriger, nous les détruisons presque'entièrement, et les remplaçons par des vices qui dégradent et déshonorent l'humanité. À qui donc enfin ce maudit préjugé doit-il sa naissance ? Au premier homme, qui, pour être différent des autres, foula sous les pieds les lois sacrées de la nature. Ne vaudrait-il pas mille fois mieux ressembler aux sauvages, qui sont erans et vagabonds dans les déserts, sans lois, sans usages et sans préjugés ces fléaux du genre humain ? Ils coulent des jours heureux et tranquilles. L'opprimé a-t-il jamais habité sous leur cases. Si elles ont quelquefois retenti de leurs cris, peut-on douter que ce soit de ceux que leur arrachent les maux physiques.
Il est temps de finir cette longue digression, et de passer à des faits moins ennuyeux pour le lecteur, On sent très-bien que mon séjour à la maison devenait de plus en plus dangereux.
À mesure que j'avançais en âge, Toinette, qui avait plus de raison que personne, de désirer, mon éloignement, aurait bien voulu pouvoir me mettre dans un Couvent; mais ses moyens ne lui permettaient pas de faire cette dépense.
Comme ma marraine avait une terre auprès de notre Village, elle se détermina à lui faire une visite et à l'engager de s'intéresser à mon éducation.
Il est bon de prévenir le lecteur, que ma mère avait été femme de chambre de Madame d'Inville, et je crois qu'il ne sera plus étonné de la jolie vie qu'elle menait, après avoir été dix ans à une si bonne école. Elle serait demeurée toute sa vie au service de ma marraine, si, contre l'ordinaire des femmes qui savent goûter, tous les plaisirs de l'amour sans en jamais ressentir les amertumes, elle ne fût devenue enceinte. Alors pour éviter tout scandale, il fallut la marier. Ambroise, comme un autre S. Joseph, fut jugé seul digne d'unir sa destinée à celle de Toinette.
Il ne tarda pas à se repentit de l'avoir emporté sur ses rivaux, en se voyant père d'un enfant que, malgré sa bonhomie, il ne s'attendait pas devoir paraître trois mois après son mariage. Comme l'enfant mourut presque'en venant au monde, on lui fit accroire tout ce qu'on voulut, et que ne fait-on pas pour tromper les maris ? Il faut convenir qu'il a été fort difficile de trouver le véritable père de cet enfant, tant il y avait de gens qui y avaient travaillé. C'était à Madame d'Inville que ma mère était redevable de son mariage avec Ambroise.
C'était une dot de 1500 livres qu'elle lui avait donnée, qui avait aveuglé le bonhomme et lui avait fait regarder comme la plus grande calomnie tous les propos injurieux que l'on débitait dans le Village.
Combien l'argent a fait et fera de cocus ? Il aurait été impossible que Madame d'Inville en eût agi moins généreusement avec ma mère, qui savait toute sa vie, et qui aurait pu la trahir, sans les différents présents qu'elle recevait et qui lui ôtaient toute envie de jaser, d'ailleurs elle sentait plus que personne tout le prix de la discrétion.
C'était aussi pour n'avoir point à redouter ma langue, qu'elle cherchait à m'éloigner de la maison à quelque prix que ce fût. Je n'étais pas moi-même fort mécontente d'en sortir. Je menais une vie trop malheureuse dans notre Village, pour désirer d'y rester. Si je sortais, l'on me montrait au doigt avec toutes les marques qui accompagnent le mépris. Si je restais à la maison, ma mère, quand elle était seule, me faisait souffrir de l'humeur qu'elle avait de ne pas recevoir de visites. À quoi passiez-vous donc votre temps, me dira le lecteur ?
J'avais pour tout plaisir mes dix doigts, que je fatiguois tour-à-tour. En un mot, je me branlais du soir au matin. Je le faisais tant et si souvent, que ce plaisir n'avait presque plus rien de piquant pour moi; ma santé même périclitoit chaque jour de ce petit manège.
Encore que cette ressource fasse passer aux filles des moments bien doux, je leur conseille cependant d'en user plus modérément que moi, sur-tout si elles doivent être long-temps réduites à ce régime. À trop user de ce plaisir on l'émousse, la santé s'affaiblit; il est même à craindre qu'après avoir trop fatigué tous les ressorts de la machine, il n'occasionne son entière destruction. Il faut pour thermometre sûr, consulter moins son appétit, qui est toujours très-grand dans une jeune personne, que ses véritables besoins. Alors on sera toujours très-sûr que le tempérament, loin d'en souffrir, ne fera qu'y gagner. Je souhaite que les jeunes Demoiselles profitent, en passant, de cet avis. S'il déplaît à celles qui ont des besoins toujours renaissants, il pourra du moins être utile à d'autres, dont les désirs ne sont pas aussi violents. L'usage immodéré des remèdes les plus salubres, peut les rendre aussi dangereux à la santé que les poisons les plus pernicieux.
En enseignant aux personnes de mon sexe les moyens d'engourdir leurs passions, je serais au désespoir qu'on pût me reprocher que j'eusse été cause de la perte de quelques-unes. Le but que je me propose, en donnant au public les Mémoires de ma vie, est d'être utile à tout mon sexe, bien loin de chercher à lui nuire.
Mais c'est assez raisonner sur cet article; d'ailleurs de quelle utilité tous mes raisonnements pourraient-ils être à celles qui, comme moi, apporteraient en naissant des passions que les jouissances les plus répétées ont peine à satisfaire : On sera sûrement plus curieux de savoir si la démarche de Toinette auprès de Madame d'Inville aura réussi. L'air gai que je trouvai à ma mère à son retour, l'ordre que je reçus de mettre le lendemain mes plus beaux habits et de me rendre de très-bonne heure chez ma marraine, furent des indices certains que je ne resterais pas encore long-temps dans la maison paternelle. Le bonhomme Ambroise fut à peine revenu de son travail, que ma mère lui conta avec emphase la réception qu'elle avait eue au château, et la promesse qu'on lui avait faite de me mettre dans un Couvent, jusqu'au moment où l'on m'établirait.
Cette conversation fournit même plusieurs réflexions sur le bonheur que son cher mari avait eu en l'épousant; que malgré qu'il se plaignait continuellement de son sort, il n'aurait jamais pu espérer de voir ses enfants si bien élevés et si bien établis, s'il se fût uni à une simple paysanne.
La langue de ma mère était si bien pendue ce soir-là, les idées lui venaient avec tant de rapidité, que mon père, qui avait besoin de repos et qui se sentait une très-grande envie de dormir, fut obligé pour faire trêve à cette conversation, qui paraissait l'ennuyer beaucoup, de convenir que son mariage lui procurait des avantages inestimables : je dormis peu cette nuit-là. Le plaisir de me voir parée, un jour de travail, des mêmes habits que je ne portais que les fêtes carillonnées, le désir de changer d'état, et le plaisir que je ressentais de savoir que j'allais bientôt être la compagne et l'égale des Demoiselles les mieux nées, ou pour le moins, d'un état fort au-dessus du mien; toutes ces espérances flattaient tellement mon amour-propre, que j'eus le lendemain la puce à l'oreille de très-bonne heure.
Quand je fus habillée et prête à partir, ma mère me recommanda d'être très-honnête, et de témoigner à ma marraine toute la reconnaissance que j'avais, des bontés quelle avait pour moi. Après une ample leçon sur tout ce que j'avais à dire et à faire, je me mis en route.
Chemin faisant, je repassais tout ce qui m'avait été dit, j'étudiais et préparais mes réponses afin d'intéresser à mon sort Madame d'Inville le plus que je pourrais. Les réflexions que je faisais sur le nouveau genre de vie que je menerois dans le Couvent, et sur le bonheur dont je devais y jouir, me conduisirent jusques dans la Cour du château, sans m'être presque aperçue de la longueur du chemin que j'avais fait. Sa vue me déconcerta beaucoup et m'ôta toute ma hardiesse pour faire place à une timidité qui me rendit presque tremblante. Mais j'eus tout le temps de me remettre. Le Concierge en me voyant paraître, me dit qu'il avait ordre de me faire déjeuner; qu'après cela je pourrais attendre dans le salon de compagnie, où Madame d'Inville viendrait me retrouver sur les onze heures. Je me tirai fort bien du déjeuner, quoiqu'il n'en eût pas été question dans la leçon que m'avait donnée ma mère.
Après avoir copieusement mangé de tout ce qu'on me servit, j'allai attendre que Madame d'Inville fût visible. Ma chère marraine montrait extérieurement beaucoup de piété. Ses entretiens particuliers avec l'abbé Fillot, Chanoine d'une Collégiale voisine du Château, loin de scandaliser ses domestiques, augmentaient encore l'estime et le respect qu'on avait pour elle. Tous croyaient qu'elle ne se retirait ainsi dans son appartement tous les deux jours, que pour faire de pieuses lectures, et ma mère était la seule de tous ses domestiques qu'elle avait jugé digne de sa confiance, par les rapports qu'elle lui avait reconnu de ses sentiments avec les siens. Personne, depuis qu'elle n'était plus à son service, n'avait été initié dans les mystères de sa conduite.
Je trouve qu'elle avait bien raison : moins on a de témoins de son irrégularité, moins [on a à redouter qu'elle devienne publique, il] est des cas ou l'on ne gagne pas à étendre sa réputation. Ma marraine, en femme prudente, sentait qu'elle aurait beaucoup perdu dans l'esprit du public, s'il eût été une fois désabusé sur son compte.
À présent que je réfléchis sur l'état que je fais, qui est à la vérité, très conforme à mon tempérament, mais qui doit toujours répugner à celles qui conservent dans leurs passions un peu de délicatesse; je trouve qu'une fille qui est assez adroite pour couvrir sa conduite du voile du mystère, doit y gagner beaucoup. Elle est toujours sûre, par cette sage précaution, d'augmenter le nombre de ses adorateurs, et, par conséquent, de multiplier ses plaisirs.
La vue d'une putain, fût-elle plus belle que Vénus, excite peu de désirs à un homme. La facilité qu'il aurait à les satisfaire, en faisant seulement le sacrifice d'une pièce d'argent, lui en ôte presque toujours l'envie, s'il aime à acheter ses plaisirs, c'est par des sacrifices, des complaisances, des soins et des égards, mais jamais au poids de l'or. Son amour propre n'est jamais plus satisfait que quand il doit la conquête d'une fille à ses agaceries, à ses importunités, et sur-tout à l'amour qu'elle ressent pour lui. Si les Financiers et presque tous les favoris de Plutus agissent autrement, c'est qu'ils calculent dans tous les instants de leur vie. Le temps précieux qu'ils perdraient à soupirer pour obtenir les faveurs d'une femme, leur coûterait mille fois plus que le sacrifice qu'ils font de quarante ou cinquante mille francs pour entretenir une jolie femme, dont les charmes sont toujours vendus au plus offrant. Me serais-je jamais attendue, dans le temps que je désirais la fin du pieux exercice de Madame d'Inville, et que la perspective la plus agréable s'offrait à ma vue, que je me trouverais un jour fort heureuse qu'il tombât sous ma coupe un de ces riches millionnaires, pour avait le plaisir de le plumer tout à mon aise. J'aurais commencé à m'ennuyer de ne voir paraître personne, (le temps s'écoule bien lentement pour quelqu'un qui attend,) si les ornements du salon où j'étais, ses meubles riches et choisis avec goût, la beauté des glaces qui le décoraient; si tout enfin n'eût excité mon admiration.
Les moindres beautés de cet appartement n'avaient point échappé à mes regards curieux. De tout cet examen que résulta-t-il ? Que je regardais Madame d'Inville comme la plus heureuse personne de toute la terre. Qu'on est sujet à se tromper, quand on apprécie le bonheur de ses semblables en raison de leurs richesses.
L'homme sous des lambris dorés et couvert des vêtements les plus précieux, cache un âme rongée de soucis et d'inquiétude. Envierions-nous le sort de ce riche malheureux, si nous pouvions lire dans son cœur ulcéré ? Celui du vil artisan, dont le travail lui fournit toutes les choses nécessaires à la vie, n'est-il pas mille fois à préférer ? Madame d'Inville était elle-même dans ce cas-là ? À la voir, on aurait cru qu'aucune femme ne menait une vie plus heureuse; mais quand je fus à même de connaître le fond de son cœur, j'en jugeai bien différemment. Je trouvai en elle une femme tyrannisée par des passions toujours renaissantes, d'autant plus malheureuse qu'elle craignait de les satisfaite ouvertement. Elle redoutait avec raison un mari jaloux, qui se serait porté aux plus grands excès, s'il eût seulement soupçonné sa conduite.
Onze heures étaient sonnées depuis long-temps, et la conférence édifiante avec M. l'Abbé Fillot ne finissait point. Comme je n'avais pas dormi la nuit précédente, je ne pus résister à une envie démesurée qui m'en prit, et pour la satisfaire, je m'étendis sur un sofa bien propre à m'inviter au sommeil : Quoique très-jeune, j'avais tellement contracté l'habitude de me branler, que dès que j'étais étendue sur un lit, ma main se portait machinalement vers la source du plaisir. Mais la crainte que j'avais que ma marraine n'arrivât pendant que je dormirois me fit prendre beaucoup de précaution pour éviter d'être surprise. Au lieu de me retrousser jusqu'à la ceinture, comme j'avais coutume de faire, ma main passée dans la fente de mon jupon, chatouillait légèrement les lèvres de mon con. L'habitude, comme on dit, est une seconde nature. La mienne était tellement enracinée chez moi, que semblable aux enfants qu'on a coutume de bercer pour les endormir, j'aurais pu rester huit jours sans fermer l'œil, si j'avais discontinué de me bercer à ma manière.
J'étais à peine dans l'attitude propre au sommeil, que je sentis quelque chose se glisser entre mes cuisses et faire même efforts pour les écarter. Un instant après un dard brûlant et d'une activité incroyable, pénétrait avec beaucoup de vivacité dans le fond de mon con. La crainte que j'avais que ce ne fût un songe à peu près semblable à celui que j'avais fait quelques semaines auparavant, ne m'aurait point fait ouvrir les yeux pour l'empire du monde.
L'illusion avait trop de charme pour moi, pour chercher à en sortir.
J'appréhendais qu'en voulant m'assurer d'où provenait la cause de ce bonheur inopiné, je ne la détruisisse entièrement, et qu'il ne me restât, pour tout fruit de ma curiosité, que le désespoir de l'avoir perdu.
Sans m'inquiéter davantage de ce qui en était, je me prêtai au plaisir que l'on me procurait, et ne tardai point à arriver au port de la grâce.
Revenue de ma pamoison qui avait duré plus longtemps qu'à l'ordinaire, j'ouvris les yeux et reconnus avec une surprise mêlée de peur, que Pyrame, jeune chien, qui appartenait à Madame d'Inville, était ce bienfaiteur, que je n'aurais jamais soupçonné d'être fi bien dressé. Dès qu'il me vit réveillée, il passait et repassait dans mes jambes et semblait s'applaudir du service qu'il m'avait rendu et m'en demander la récompense. J'ignorais ce qu'il voulait me faire entendre par ses caresses, et ne pouvais m'acquitter envers lui qu'en en redoublant à son égard. J'ai su dans la suite que ma chère marraine lui donnait une dragée toutes les fois qu'il lui faisait cette besogne, et moi pour l'exciter, pour ainsi dite, à se surpasser, je lui en donnais deux quand je l'employais; ma générosité avait son but, le désir qu'il avait d'avoir deux dragées, le faisait tellement dépêcher et l'excitait à darder sa langue avec tant de précipitation, que l'affaire se faisait en un instant, et avec tant de plaisir que mon âme pouvait à peine y suffire. Il saut avouer que Madame d'Inville avait bien des ressources dans l'imagination, ou plutôt que la nature est bien ingénieuse. Quel génie heureux cette Dame avait Que de sages précautions elle employait pour cacher, d'un voile impénétrable, ses plaisirs habituels Un Abbé tartuffe par état, et libertin par inclination, un chien fidèle comme tous ceux de son espèce et discret par contrainte; tels étaient les ministres de ses passions. Femmes Voilà votre modèle; livrez-vous si le tempérament vous y porte, à tout ce que l'amour a de plus piquant; mais sur-tout, sauvez les apparences. Si votre société ne peut vous fournir un homme qui soit ou porté par inclination, ou forcé par état à la discrétion, dressez à son exemple un petit chien. Cette ressource ne peut vous manquer, et vous l'aurez quand vous voudrez.
Je ne vous conseille pas de faire comme plusieurs de nos Dames, qui font venir des Negres de l'Amérique et qui les font coucher dans leur lit lorsqu'ils sont jeunes. Le Negre malgré son attachement et sa fidélité envers son maître, pourrait quelquefois, dans un moment de mécontentement, révéler votre conduite. Mais je ne m'aperçois pas que l'envie d'être utile à mon sexe m'emporte trop loin. J'ai tort, cher Lecteur, et je l'avoue, de vouloir donner des conseils à celles de qui je devrais humblement en recevoir.
Verroit-on nos promenades et nos jardins publics, fourmiller d'hommes qui vendent des petits chiens; verrait-on presque toutes les femmes en avoir, qu'elles chérissent plus que leurs maris, en reconnaissance de ce qu'ils leur sont passer plus souvent des moments agréables, pour ne pas dire qu'ils font quelque-fois le devoir du ménage, si l'utilité de ces petits chiens ne leur était pas connue ? Je suis fâchée qu'on ait perdu le goût d'avoir des singes comme autrefois. Cet animal est naturellement si chaud, qu'à défaut de ceux de son espèce, il a souvent forcé des filles et des femmes : le plaisir en tout semblable à celui que procure un homme, serait plus grand. D'ailleurs, on n'aurait point de peine à les dresser.
Mais, me dira quelqu'un, leur laideur affreuse serait trouver mal une femme....
Peut-être celle qui ne connaîtrait pas leur mérite : mais je réponds qu'elle ne tarderait pas à s'y apprivoiser, quand elle aurait une fois éprouvé leur utilité.
La figure décide-t-elle jamais le choix d'une femme amoureuse ? Celui qui lui paraît le plus vigoureux n'est-il pas toujours sûr de l'emporter sur ces rivaux ?
Comme j'ai pris à tâche de mettre la patience de mon Lecteur à l'épreuve, je ne puis terminer cette digression, sans donner conseil aux filles de joie, d'employer utilement leurs moments de loisir. La plupart ne savent comment chasser l'ennui inséparable de l'oisiveté. Qu'elles fassent ce que je vais leur dire : leurs moments perdus seront employés, et utilement et agréablement.
Elles n'ont qu'à se charger, de dresser tous les chiens qui doivent servir aux plaisirs des femmes, soi-disant honnêtes. Je leur réponds autant du débit de ces petits chiens que des godemichés et des condons qui se vendent au Palais Marchand. L'argent circulera dans leurs maisons autant qu'il y est rare, et leur vie se passera dans des plaisirs continuels. Cette branche de commerce une fois connue, peut-être toutes les femmes voudront-elles s'en mêler. Il faudra alors qu'elles redoublent de soins pour rendre leurs élèves mieux dressés que ceux des personnes qui voudront courir la même carrière.
Mais qu'en dites-vous, Lecteur ? Il est temps, je crois de revenir à Madame d'Inville, qui ne tarda plus à paraître qu'autant de temps qu'il en fallut pour réparer le désordre de mes habits. J'étais même encore occupée à caresser Pyrame lorsqu'elle entra. Elle était accompagnée de l'Abbé Fillot qui lui donnait la main. Je courus aussi-tôt l'embrasser et lui témoignai ma reconnaissance des bontés qu'elle voulait bien avoir pour moi. Je t'ai bien fait attendre, mon enfant, me dit ma marraine. Je t'aurais fait dire de ne venir me voir que demain, si je m'étais ressouvenue hier que c'était aujourd'hui mon jour d'exercice. J'en aurais été très fâché, Madame, dit l'Abbé Fillot.... je n'y aurais. pas été... vous m'auriez privé du plaisir de voir cette belle enfant.
Qu'elle est intéressante Qu'elle sera belle, tout en disant cela, le paillard me serrait amoureusement les mains et me regardait avec des yeux si enflammés par la passion, que la timidité me fit baisser la vue. Je lui entendis même dire, entre le haut et le bas, qu'il voudrait être chargé, quand j'aurais quinze ans, de me donner la première leçon d'amour.
Tout ce qu'il disait et faisait était une énigme pour moi, il aurait parlé et agi encore plus indiscrètement, que je n'y aurais rien compris.
Ma marraine, cependant lui fit signe de se taire et me demanda si je serais bien aise d'être mise au Couvent. Sur ce que je lui répondis que je n'avais aucune répugnance à faire la volonté de ma mère et la sienne, elle me promit que si je contentais bien mes maîtresses, et que si je me conduisais bien qu'elle m'attacherait auprès d'elle, lorsqu'elle m'en retirerait. Enfin qu'elle se chargerait de mon établissement. Tiens-toi prête, dit-elle pour demain, je t'irai chercher moi-même et te conduirai dans le même Couvent où il m'est mort une fille, dont la perte me sera toujours sensible. On y est très-bien, tant pour la nourriture que pour l'éducation.
Après avoir fait mes remerciements à ma marraine, on proposa de descendre au jardin. Nous restâmes à la promenade jusqu'au dîner. Une heure après être sortie de table, je quittai le château, pour revenir chez mon père. En traversant mon village, je me vengeai du mépris qu'on avoir témoigné depuis quelque temps pour moi, en affectant de ne saluer personne.
De retour à la maison, je trouvai ma mère enfermée dans sa chambre, c'était apparemment aussi son jour d'exercice : ou plutôt je crois que tous les jours de la semaine auraient été également employés, s'il avait dépendu d'elle.
Si au moins Toinette avait eu un petit chien qui m'eût rendu le même service que Pyrame, les deux heures qu'elle me fit attendre se seraient écoulées plus rapidement.
Dès que le Pere Procureur, avec qui elle était dans sa chambre fut sorti, elle s'occupa jusqu'au souper des préparatifs de mon départ. Le lendemain ma marraine arriva à l'heure dite. Le bonhomme Ambroise versa des larmes en me voyant partir; ma mère affecta un peu de chagrin. Quant à moi, je ne pus m'empêcher d'en répandre dans le sein de mon père, qui m'avait toujours beaucoup aimée : mais je quittai ma mère avec presque autant d'indifférence que si je ne l'avais jamais connue. J'étais depuis long-temps trop malheureuse avec elle pour être fâchée de notre séparation.
Le Couvent où l'on me conduisit n'étant éloigné de notre Village que de quatre lieues, nous y arrivâmes en très-peu de temps : nous nous rendîmes chez la Supérieure, à qui ma marraine me recommanda beaucoup, ainsi qu'aux autres Meres de la maison. Madame d'Inville, en me quittant, m'embrassa tendrement et me glissa un louis dans l'a main, qu'elle me dit d'employer à régaler les autres pensionnaires.
Me voilà donc dans un Couvent, dans ce lieu dont je m'étais fait une idée bien au-dessus de ce que je fus à même d'en juger quand j'y fus entrée. Au milieu de cinquante ou soixante compagnes, de caractères et d'humeurs différentes, toutes me faisaient des questions et tâchaient de pénétrer dans laquelle de leur société je devais être admise; car toutes les pensionnaires en formaient plusieurs. Ce qui me picqua à la fin, ce fut de voir que ma franchise ne me faisait pas faire un pas dans leur confiance.
Ne pouvant deviner le but de leur curiosité, j'étais décidée de mettre moins de sincérité dans mes réponses. Je m'étais imaginée que ma vie au Couvent se passerait dans de continuels amusements; combien je me trompais Je crus le premier mois que je succomberais sous l'ennui mortel qui me consumait. Ce qui me désespèrait le plus, c'est que mes compagnes, en évitant de m'associer à leurs jeux, semblaient me reprocher la bassesse de ma naissance. Pour tout dire, en un mot, les duretés de ma mère me semblaient préférables à l'indifférence que tout le monde témoignait à mon égard.
J'étais déjà décidée à faire écrire à Madame d'Inville, pour qu'elle eût la bonté de me retirer du Couvent, lorsqu'une Sœur novice me fit perdre en un instant cette résolution. C'est de la Sœur Monique dont je veux parler : c'est elle qui m'enseigna les plaisirs réservés aux élus de Dieu. C'est aux nuits charmantes qu'elle me fit passer dans ses bras, que je suis redevable du goût que je pris pour le Couvent. Autant je désirais auparavant de revenir chez mes parents, autant j'aurais été fâchée qu'on me retirât. Adam et Eve étaient moins heureux dans le Paradis Terrestre, que je ne l'étais au Couvent. Ils y avaient des désirs qu'il leur était, dit-on, défendu de satisfaire : quant à moi, je n'en conservais aucuns. Le bonheur de jouir des houris que Mahomet promet aux fidèles observateurs de l'Alcoran, n'est que chimère, en comparaison de celui dont je jouissais. Pour tout dire enfin il n'est pas possible de le comprendre à moins d'avoir goûté les délices qu'il procure.
L'époque de mon bonheur est toujours si présente à ma mémoire, que je ne l'oublierai jamais; c'était précisément la veille du jour que j'avais fixé pour faire écrire à Madame d'Inville afin qu'elle me retirât du Couvent, sous prétexte d'être incommodée. Au sortir du réfectoire, je m'étais retirée dans ma chambre pour méditer les raisons que je donnerais du désir que j'avais de revenir chez mes parents. Toutes celles que j'avais de détester mon nouveau genre de vie me paraissaient à moi très fondées; cependant je craignais qu'elles ne parussent point aussi solides aux yeux des autres.
Désespérée de n'en point trouver d'autres, mon parti était pris : je devais m'en servir, j'étais même bien décidée, dans le cas où elles n'opéreraient pas l'effet que je désirais, de me conduire si mal, qu'on serait à la fin obligé de me renvoyer. Pleine de ces idées, je me mis au lit.
J'étais à peine couchée que j'entendis le tonnerre gronder d'une manière épouvantable. L'orage était si furieux, le temps était si noir, les éclairs, qui se succédaient rapidement, étaient si brillants, que ma chambre paraissait tout en feu. Les coups de tonnerre que répétaient les échos d'alentour qui les rendaient plus terribles, donnaient de telles secousses à la maison, qu'il semblait qu'elle allait s'écrouler.
La peur que j'avais d'être écrasée par la foudre me rendait immobile. N'ayant pas même la force de sortir de mon lit, je m'étais enfoncée la tête sous la couverture, pour ne point voir toutes les horreurs de cette nuit épouvantable.
Foible remède ma crainte ne faisait que s'accroître.
Je regardais cette nuit comme la dernière de ma vie, quand je sentis quelqu'un se glisser sous mes draps. J'étais prête à crier, mais j'entendis une voix qui me rassura et que je reconnus pour être celle de la Sœur Monique. Elle me dit que la peur du tonnerre l'avait déterminée à venir coucher avec moi. Je le crus, et j'en fus sort aise, sur-tout que ce fût elle. Elle avait toujours paru avoir plus d'amitié pour moi que tout le reste du Couvent. Je crus d'abord que la nuit allait se passer à causer de tout ce qui se faisait dans le Couvent, à passer en revue toutes les actions des Sœurs, et à critiquer sur-tout la conduite de la supérieure. Le bruit commun, à la vérité, était qu'elle couchait toutes les nuits avec le Directeur de la maison : et toutes les Meres, jalouses de son bonheur, se plaisaient à l'entretenir. Étoit-ce parce qu'elle faisait mal qu'on blâmait son commerce... Non... rien n'est si naturel. Je voudrais seulement que les Abbesses, et toutes celles qui sont à la tête des maisons de Filles, je voudrais, dis-je, qu'elles ne fussent point aussi rigides à punir les moindres faiblesses des malheureuses victimes qui gémissent sous le poids de leur autorité. En les rendant moins malheureuses, elles trouveraient en elles des critiques moins sévères de leur conduite.
La Sœur Monique, par son silence, m'étonna d'abord. Je voulus, pour entamer la conversation, lui faire quelques questions : mais elle me dit qu'elle n'était point assez rassurée pour me répondre. En disant cela, elle me serrait dans ses bras, et poussait des soupirs où je crus m'apercevoir qu'elle craignait encore plus le tonnerre que moi.
Je ne fus cependant pas long-temps sa dupe. Les différentes postures qu'elle me faisait prendre, m'indiquerent bientôt que l'orage ne lui avoir servi que de prétexte pour venir me trou ver. Nous passâmes enfin la nuit la plus délicieuse, et j'appris que les femmes peuvent se procurer entre elles des plaisirs très-grands, sans avoir à craindre mille dangers qui naissent du commerce des hommes, Je détaillerois ces plaisirs, si je n'étais pas persuadée qu'ils sont très-connus, et sur-tout parmi les femmes du premier rang : ce qui n'est point étonnant, car on n'a point à craindre, en se conduisant ainsi, d'être obligée d'élargir sa ceinture, et de donner de la jalousie à qui que ce soit.
Je ne sais cependant si les hommes doivent être contents de voir régner un pareil goût, et s'ils ne devraient pas plutôt faire tous leurs efforts pour l'empêcher. Ils doivent S'apercevoir que les bonnes fortunes sont devenues bien plus rares pour eux depuis cette épidémie parmi celles de mon sexe. Ne pourrait-on pas aussi leur reprocher d'y avoir un peu contribué, par leur indiscrétion à parler des faveurs qu'ils recevaient ? Qu'ils soient moins fanfarons et plus respectueux auprès des femmes, peut-être opéreront ils ce miracle.
Il en est de ce goût passager, comme de toutes les modes qui s'introduisent dans ce pays ci. Le François est en général trop inconstant pour que leur cour soit de longue durée.
Cette maladie, au reste, serait plus difficile à guérir dans les Couvens : il y aurait même de la barbarie à le tenter. Aurois-je pu y demeurer six mois, si je n'avais passé presque toutes les nuits entre les bras de la Sœur Monique ? D'un lieu qui me paraissait affreux, n'en a-t-elle pas fait un séjour charmant ?
Peut-on donc douter que tout Couvent ne fût un enfer anticipé, si toute espèce de plaisir en était banni ?
Après être demeurée six ans dans le Couvent, j'en fus retirée par Madame d'Inville, qui me rappela auprès d'elle. Combien je versai de larmes en me séparant de la Sœur Monique ? Il semblait, au chagrin que j'éprouvais en la quittant, que je ne devais plus la revoir et que toute espèce de bonheur était fini pour moi. Hélas je ne me trompais pas. Je coulois dans mon Couvent des jours doux et paisibles. Chaque nuit m'amenait avec elle des plaisirs toujours renaissants. Tranquille sur le présent, sans inquiétude pour l'avenir, était-il un bonheur comparable au mien ? Quelles instances n'aurais-je pas fait auprès de ma marraine pour y passer toute ma vie, si j'avais pu prévoir tout ce qui m'est arrivé depuis que j'en suis sortie. Bien loin de faire ces réflexions, ce qui calmait un peu le chagrin que j'éprouvais alors, c'était le désir de juger par moi-même du plaisir que peut procurer un homme.
Mon amie m'avait peint avec des couleurs si vives les moments agréables qu'elle avait passés avec son cher Chapelain, que je portais envie à son bonheur. Je me promettais même de ne point rebuter le premier homme qui viendrait pour me faire sa cour.
Avec ces bonnes dispositions, je revins chez ma marraine, ou je ne pus rester que quelques jours. Comme elle était obligée d'aller prendre les eaux de Spa, pour certaine maladie qui oblige toujours les personnes prudentes d'aller chercher des remèdes fort loin, je revins chez ma mère passer les six semaines que dura le voyage de Madame d'Inville. Je reçus force caresses de mon père, de Toinette, et sur-tout de mon frère Saturnin. Si j'ai connu la vie joyeuse que menait ma mère avec les différentes personnes qui venaient à la maison, c'est à mon frère que j'en ai l'obligation. Il aurait bien désiré que je fisse avec lui ce qu'il voyait faire à Toinette avec ses amants : j'avoue que je ne l'aurais pas refusé si je n'avais été retenue par la crainte de devenir grosse. Je savais avec quelle adresse la Sœur Monique s'était retirée de cet embarras; mais je n'avais pas comme elle un remède de Supérieure de Couvent.
Un jour cependant que Saturnin, pour échauffer mon imagination, m'avait rendu témoin de ce qui se passait entre le Pere Polycarpe et ma mère, je ne pouvais plus résister au feu qui me consumait. Déjà étendue sur le lit de mon frère, je sentais son vit faire des efforts violents pour pénétrer jusques dans la grotte du plaisir. Déjà il avait rompu la première barrière qui s'opposait à son passage, et je commençais à goûter un plaisir aussi grand qu'inconnu pour moi, lorsque son lit, brisé des secousses qu'il lui donnait, tomba avec bruit.
Mon frère, loin d'être effrayé de cette chute, n'en piquait que plus vigoureusement sa monture; nous approchions du souverain bonheur, lorsque ma mère ouvrit la porte du cabinet, accompagnée du Pere Procureur, qui arracha mon amant de mes bras, malgré les efforts qu'il faisait pour y demeurer.
Toinette, après avoir donné quelques paires de soufflets, était à peine sortie avec mon frère, que le Pere Polycarpe voulut achever la besogne que mon frère avait commencée. Malgré que je fusse toute nue, je me défendais assez bien pour donner le temps à ma mère de venir et de me débarrasser des mains de ce vilain paillard que j'avais toujours détesté.
J'espérai d'être une autre fois plus heureuse et de prendre si bien mes précautions, que nous ne serions point surpris.
L'occasion s'en présenta bien-tôt. Madame d'Inville ayant fait savoir son retour à ma mère, elle nous envoya mon frère et moi, lui faire compliment sur le rétablissement de sa santé. Mais j'eus assez de malheur pour que ma marraine devint elle-même amoureuse de mon frère. Si j'avais bien fait, j'aurais consenti aux propositions qu'il me fit en revenant du château. J'eus la sottise de vouloir différer jusqu'au lendemain, que nous devions y retourner; et pour n'avoir pas saisi l'heure du berger, je n'ai jamais pu depuis, terminer avec lui l'ouvrage que nous avions commencé, ainsi qu'on va le voir.
Le lendemain nous nous rendîmes de très bonne heure au château, comme je devais y demeurer, qu'on m'y avait destiné une chambre, j'espérais la faire servir ce jour-la même à nos ébats. J'en avais même parlé à mon frère, qui avait applaudi à mon dessein.
En arrivant, nous trouvâmes Madame d'Inville au lit, qui nous reçut avec beaucoup d'amitié. Les agaceries qu'elle faisait à mon frère, les libertés qu'elle lui donnait n'étaient pas trop de mon goût. Mais il fallait dévorer ce chagrin sans me plaindre. Jusqu'au moment du dîner, on ne pourra jamais s'imaginer tout ce que je souffris en voyant mon frère fourrager à volonté tous les charmes de Madame d'Inville.
Après être sortis de table, quelle fut ma douleur, ou plutôt ma rage, quand je vis que ma marraine m'éloignait à dessein d'être plus à son aise avec Saturnin.
Je feignis d'exécuter l'ordre qu'elle m'avait donnée, mais je les suivis dans le jardin. Là, je fus témoin de tout ce qui se passa. Si j'en voulais à Madame d'Inville, je n'étais pas moins furieuse contre mon frère, l'ingrat dis-je en moi-même, me préfère une femme qui ne peut lui offrir que les restes du libertinage le plus consommé. J'avais beau me plaindre; il fallut avaler la coupe d'amertume jusqu'à la lie; il fallut le voir rentrer dans l'appartement de Madame d'Inville, ou ils demeurèrent deux grandes heures.
La nuit seule put faire trêve aux combats qu'ils y livrèrent. Je serais demeurée vingt-quatre heures en sentinelle à la porte de l'appartement de Madame d'Inville, plutôt que de ne le pas voir sortir. À la fin, cependant, il parut à travers les ténèbres. Je l'entraînai dans ma chambre pour lui reprocher son infidélité, Saturnin se jeta à mes genoux, me fit des excuses qui me parurent sincères, et me promit qu'il ne verrait jamais Madame d'Inville. Cette promesse diminua mon chagrin.
Déjà malgré son épuisement, il cherchait en vain à sceller notre réconciliation, lorsque se sentant frapper par une main invisible il prit la fuite. A-t-il jamais existé un être plus malheureux que moi ? Tout ne semble-t-il pas concourir à me désespérer. Chez ma mère un maudit lit est cause qu'on nous surprend : ici, quoique favorisée par les ténèbres, un démon invisible est jaloux de notre bonheur.
La peur que je ressentis me fit perdre connaissance. L'Abbé Fillot qui était caché dans la ruelle de mon lit, à dessein de satisfaire, pendant la nuit, la passion qu'il avait conçue pour moi, était le spectre qui avait frappé Saturnin.
Ce monstre eut la barbarie d'abuser de mon état pour se satisfaire. Dès que la connaissance me fut revenue, je n'aurais jamais imaginé accorder mes caresses à d'autres qu'à mon frère, et je me livrai toute entière au plaisir qu'il me donnait. Sortie de mon erreur, je voulus fuir et m'arracher de ses bras; mais il me menaça de me perdre dans l'esprit de Madame d'Inville, si je refusais de répondre à ses caresses.
Il fallut donc cèder et faire par force avec lui, ce que j'aurais fait par amour avec mon frère. Je ne tardai pas à m'en repentir; bien-tôt je m'aperçus que les ceintures de mes jupons devenaient fort étroites. J'en fis confidence à l'Abbé Fillot, qui me promit de ne point m'abandonner.
Effectivement, vers le temps à peu près de mettre bas un fardeau qui me gênait beaucoup, il me fit faire des habits d'Abbé avec lesquels je me déguisai, et je partis avec lui.
Le mouvement de la voiture avait tellement avancé ma grossesse, que je fus obligée de m'arrêter à quelques lieues de Paris, pour y faire mes couches.
L'Abbé Fillot ne tarda pas à me faire voir que c'était moins par ménagement pour ma réputation, que pour ne point exciter la jalousie de Madame d'Inville, qu'il avait consenti à se charger de moi; car je fus à peine descendue dans une Auberge, que cet infâme scélérat m'abandonna.
Une Dame de l'endroit eut pitié de mon état, et m'amena à l'Hôtel Dieu de Paris, J'étais à peine rétablie qu'on m'ordonna de sortir. Ainsi on se doute bien que sans argent, je dus être fort malheureuse; ou pour mieux dire je ne savais de quelque côté donner de la tête.
Quoiqu'encore très-faible, je fis ce jour-là presque tous les quartiers de Paris, sans savoir où j'allais. À la fin, épuisée par la fatigue et le besoin, je m'arrêtai à la porte d'un marchand de vin. Réfléchissant alors sur mon malheur, mes larmes coulèrent abondamment. Le garçon marchand de vin qui était sur le seuil de sa porte, s'approcha de moi, et me dit avec un ton poli : pourrais-je, Mademoiselle, vous demander sans indiscrétion le sujet de vos pleurs ? Ah Monsieur, m'écriai-je, je ne crois pas qu'il existe dans la nature une fille plus à plaindre que moi. J'ai été amenée dans ce pays-ci, par un monstre qui m'a abandonnée. Je sors aujourd'hui de l'Hôtel-Dieu : je n'ai pas un sol, et pour comble de malheur je ne connais personne dans cette Ville.
Mon air de franchise, ma jeunesse et quelque peu de beauté, l'intéresserent en ma faveur. Il me pria d'entrer dans son cabaret, et me servit aussi-tôt une demi-bouteille du meilleur vin qu'il avait dans sa cave. Il fit apporter de chez un Traiteur, un très-bon potage, et me pria avec tant d'honnêteté de manger, qu'à la fin je cédai à ses instances. Après que j'eus pris quelque nourriture, je ne puis pas, me dit-il, vous loger ici; cet endroit n'est que ce que nous appelons à Paris une cave en Ville, dont je suis chargé de vendre le vin; mais je vous indiquerai une auberge et je payerai ce qu'il en coûtera.
Après que j'eus mangé ma soupe et bu quelques verres de vin, s'apperçevant que j'étais très-fatiguée, il me conseilla de me retirer, et me donna une lettre pour l'hôte, auquel il me faisait passer pour sa parente Il me recommanda si bien, qu'on eut toutes sortes d'égards pour moi.
Tous les jours je venais rendre visite à mon bienfaiteur; chaque fois j'éprouvais de nouvelles marques de bonté. Je trouvais tant d'honnêteté dans ses procédés que j'en devint amoureuse.
Depuis plusieurs jours, il me sollicitait de répondre à son amour, qu'il me peignit dans des termes si sincères que je n'attendais que le moment d'être pressée plus vivement pour le satisfaire. Enfin ce moment heureux arriva.
Un soir que j'étais sur le point de me retirer, il m'engagea de descendre à la cave avec lui. Je me doutais qu'il avait d'autre envie que de me faire examiner l'ordre qui y régnait. Comme nos cœurs étaient d'accord, j'y descendis volontiers, malgré que je me doutasse bien de son intention. Aux caresses qu'il me fit dès que j'y fus, je jugeai aisément où il en voulait venir; mais je feignis de ne pas m'en apercevoir. L'endroit n'était pas commode pour exécuter son dessein, mais le besoin fournit des moyens.
Il commença par mettre la main dans ma gorge qu'il dévorait par ses baisers. Une autre main passée dans la fente de mon juppon fourrageait d'autres appâts; mais tout cela n'était qu'un prélude de ce qu'il voulait faire. Je faisais quelques difficultés pour la forme seulement : car j'en avais, pour le moins, autant d'envie que lui. Je me plaignais des libertés qu'il prenait; mais il semblait que tout ce que je faisais pour me défendre ne servait qu'à le rendre plus ardent. À la fin nous trouvant tous deux auprès d'un tonneau, il me prit dans ses bras, et me plaça dessus. Ensuite se mettant entre mes cuisses, il me fit un bavolet de ma chemise, aussi-tôt il sortit de sa culotte un vit propre à faire plaisir à la femme la moins amoureuse, et me l'enfonça dans le con jusqu'à la garde. Quoique l'endroit fût encore sensible, je ne tardai pas à sentir les approches du plaisir, Mon cher Nicolas (c'était le nom du garçon) poussait avec tant de vigueur, que si je n'avais eu le dos appuyé contre la muraille, je n'aurais jamais pu soutenir les secousses qu'il me donnait. Il me tenait les jambes sous ses bras, de façon que m'attirant à lui dans le temps qu'il me donnait un coup de cul, il n'y avait pas deux lignes de son vit qui n'entrassent dans mon con.
Après trois amples décharges sans déconner, et toujours dans la même posture, nous quittâmes la partie, très-satisfaits l'un de l'autre; et nous nous promîmes de recommencer le lendemain.
Cette vie agréable aurait duré plus long-temps, si le marchand de vin, sur des rapports qui lui avaient été faits, n'eût menacé Nicolas de le mettre à la porte s'il ne me quittait pas. Cet honnête garçon qui m'aimait autant que je l'aimais, ne put me conter cette nouvelle accablante pour tous deux, sans verser un torrent de larmes. Son chagrin était si grand et me paraissait si sincère, que toute inconsolable que j'étais, je fus obligée de chercher à le consoler.
Qu'allez-vous devenir, me disait-il, si je suis forcé de vous quitter; je retournerai, lui dis-je, dans ma famille, et je vous assure que vos bienfaits ne sortiront jamais de ma mémoire.
Comme mon amant s'attendait que nous serions forcés de nous séparer, il avait pris sur lui tout l'argent qu'il possédait et me l'offrit avec beaucoup de générosité. Je fis des difficultés pour l'accepter, et je n'en voulus prendre que quatre louis, qui me parurent une somme suffisante pour faire ma route. Je retins ce jour là même ma place au coche, et je partis le sur-lendemain.
Les personnes qui étaient dans la voiture publique étaient d'état bien différent. Il y avait des Moines, des Abbés, et des Officiers, et j'étais seule de femme. Sur la route on agita différentes questions. Tous les sujets étaient traités très-superficiellement, comme c'est la coutume. Les Officiers parlaient de leur état, les Abbés de leurs bonnes fortunes; les Moines pendant tout ce temps-là ne tiraient point leur poudre aux moineaux, et s'occupaient à me faire leur cour.
Il y avait entre'autres un Cordelier qui poussait sa pointe vivement auprès de moi : À la dînée, il me fit des propositions très-avantageuses. Il me dit qu'il me donnerait de l'argent pour louer une petite maison dans un village voisin du Couvent, où il allait se fixer et qu'il m'entretiendrait si bien, que je n'aurais qu'à me louer de sa générosité, et qu'il ferait ma fortune. L'envie d'être ma maîtresse; la crainte que j'avais d'être renvoyée de chez ma marraine, après une absence qui avait dû faire beaucoup de scandale, me firent goûter cette proposition.
Après être convenus qu'il me ferait cent louis de rente, sans les petits présents qu'il me promettait, il fut décidé que les arrhes se donneraient à la première couchée.
Nous eûmes soin de choisir deux chambres qui fussent auprès l'une de l'autre dans l'hôtellerie où nous nous arrêtâmes. Il était environ une heure du matin, lorsque j'entendis mon Cordelier donner le signal dont nous étions convenus.
J'ouvris ma porte avec le moins de bruit qu'il me fut possible, et aussi-tôt il entra. Il avait apporté avec lui une bonne bouteille de vin de Champagne que nous eûmes bien-tôt sablée. Tout en buvant il ôta le mouchoir qui me couvrait, la gorge et me délassa. Il s'extasia à la vue de mes tétons, qui étaient à la vérité très-ronds et très fermes et blancs comme l'albâtre. Ensuite mes vêtements lui paraissant incommodes, il me servit lui-même de femme de chambre.
Il me parut qu'il était vraiment Moine, et que ce n'était pas son coup d'essai. Il ne voulut pas même laisser ma chemise, que je n'ai reprise que lorsqu'il eut amplement examiné tout ce qu'il voulait voir.
Dès que je fus toute nue, il me fit placer sur mon lit, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre. Pour lui une chandelle à la main, il examinait toutes les parties de mon corps. À chaque endroit il faisait une station beaucoup plus agréable pour lui, que n'auraient été celles du Jubilé. Il appliquait partout des baisers ardents.
Enfin, après avoir tout vu et revu, après avoir fait à chaque partie de mon corps un éloge particulier, le marché fut conclu sur mon lit, à plusieurs reprises, avec une entière satisfaction de part et d'autre.
Comme il fallait se lever de grand matin, le Moine se retira dans sa chambre; quant à moi, je ne tardai pas à m'endormir. Le lendemain nous laissâmes le coche au bout de deux lieux, étant obligés de quitter la grande route pour aller dans le Village où je devais me fixer. Nos compagnons de voyage, à qui j'avais communiqué où j'allais, furent bien étonnés de me voir descendre avec le Moine.
Ils parurent interdits, en me voyant prendre la même route que lui. Un Officier, ne pouvant retenir la demangeaison qu'il avait de parler, dit à voix haute : mon Révérend, vous ne nous aviez pas prévenus que vous vouliez enrôler cette belle enfant pour votre Couvent. Si vous n'étiez pas Moine, je vous demanderais raison de l'insulte que vous me faites à moi et à tous mes compagnons de voyage. Le Cordelier cherchait plutôt à s'éloigner, qu'à répondre à tous les brocards qu'on lui lâchait : les autres Moines ne disaient rien, mais paraissaient enrager de m'avoir couchée en joue, et de me voir tirée par un autre. Pour moi, je ne fis mes adieux à toute la compagnie que par une profonde révérence.
Tout en gagnant le Village, mon Moine me dit qu'il allait me conduire chez une de ses pénitentes, et qu'il la prierait de me loger jusqu'à ce que j'eusse meublé une maison. Il me pria d'afficher beaucoup de vertus vis-à-vis de cette femme, afin de sauver les apparences.
Dès que nous fûmes arrivés, le Cordelier lui dit qu'ayant eu occasion de me voir fréquemment à Paris dans une maison où il allait, il avait appris l'envie que j'avais, depuis que j'étais veuve, d'aller vivre à la campagne pour rétablir ma santé; qu'il m'avoir conseillé de choisir, de préférence, les environs de son Couvent, tant pour l'air, que pour les promenades qui étaient charmantes : ce qui était effectivement vrai : et qu'il avait enfin déterminé mon choix.
Cette Dame me reçut avec beaucoup de politesse, et je demeurai chez elle les huit jours qui furent employés à mettre en état la maison que je devais occuper.
Mon Cordelier, pendant tout ce temps, ne passait presque point de jours sans venir me voir. Comme ses visites chez cette Dame étaient presque aussi fréquentes avant que je demeurasse avec elle, cela ne parut point suspect; et d'ailleurs nous nous conduisimes de part et d'autre avec beaucoup de prudence et de circonspection.
Comme j'étais un peu instruite sur la Religion, c'était toujours la conversation que j'amenois quand j'étais avec cette Dame. Ainsi, sans afficher une très-grande dévotion, je passai bien-tôt dans son esprit pour une femme très-pieuse. Ce qui lui faisait plaisir, dit-elle un jour au Cordelier, c'était de voir que ma piété ne diminuait pas la gaieté de mon caractère. Je jouais si bien le rôle de Tartuffe, que jusqu'au moment de la scène qui m'arriva dans l'orgue du Couvent, la pénitente de mon amant ne parlait de moi qu'en faisant mon éloge.
Dès que toutes les réparations nécessaires furent faites dans ma petite maison, j'en allai prendre possession avec cette Dame, que j'invitai ce jour-là à dîner, ainsi que mon Moine. Il ne mangeait jamais chez moi, que Madame Marcelle, (c'était le nom de cette femme) ne fût de la partie. Elle admirait elle-même avec quelle adresse je savais accorder mes plaisirs avec ma réputation. Mon amant ne cessait de me répéter qu'il était toujours étonné qu'on fût capable d'autant de prudence à mon âge. La Dame Marcelle était donc la dupe de la fausse piété de son Confesseur et de mon hyppocrisie, ou plutôt elle était notre maquerelle, sans en avoir le moindre soupçon.
Je demeurai six ans dans ce Village avec l'estime de tous les honnêtes gens. Il ne s'y donnait pas de grands repas que je n'y fusse admise; tout le monde se disputait ma connaissance, Les maris me citoient à leurs femmes, comme un exemple de vertus, et les mères à leurs filles.
Il tarde sûrement au lecteur de savoir comment nous pouvions, le Cordelier et moi, nous voir en particulier, sans qu'on s'aperçût de notre intrigue. Il se doute bien que tout ce que je faisais, n'était que pour donner à une conduite des plus déréglées un vernis de sagesse, mais la reconnaissance ne me prescrivait-elle pas aussi de ménager la réputation de mon amant. D'ailleurs aurais-je pu le garder huit jours, si j'en avais agi différemment ?
Pour ne point ennuyer ceux qui liront mes Mémoires, ne différons pas plus long-temps de satisfaire leur curiosité. Voici comment nous nous conduisions.
Le Pere Hercule (c'était le nom du Cordelier) était le premier Moine du Couvent.
On sent bien qu'en cette qualité il jouissait d'une plus grande liberté que les autres Moines. Comme lui-même avait choisi la maison que j'habitais, il avait donné la préférence à une, dont le jardin donnait sur la campagne : une porte de sortie à l'extrémité du jardin, et dont il avait la clef, favorisait ses visites nocturnes. Dès que tous les Moines étaient retirés dans leurs cellules, le Pere Hercule sortait de son Couvent, entrait par la porte du jardin, et venait me trouver dans mon lit. Ainsi nous passions toutes les nuits ensemble, si l'on en excepte quelques-unes qu'il jugeait nécessaires pour rétablir son tempérament. Le lendemain il me quittait de très-grand matin et retournait dans son Couvent, sans que personne s'aperçût de la nuit délicieuse qu'il avait passée. Dieu sait combien nous nous en donnions Je variois tellement les plaisirs de mon Moine, je le provoquois de tant de façons, de répondre à la force de mon tempérament; qu'à la fin je le réduisis à un état d'impuissance. Aussi lassée de trouver toujours dans ses jambes un vit plus flasque et plus mou qu'un linge mouillé, que rebutée de le patiner inutilement, et sans pouvoir lui faire reprendre son ancienne vigueur, je formai la résolution de lui nommer un aide de camp. Je fus donc moi-même la cause de tous les malheurs que j'ai essuyés dans la suite, et j'ai payé bien cher le reste de ma vie, et mon ingratitude et l'imprudence de mon nouvel amant.
Mon choix ne fut pas long à faire. J'avais remarqué en allant entendre la messe au Couvent, que l'Organiste ne passait jamais devant moi, qu'il ne me regardât avec des yeux qui me peignaient la passion qu'il avait pour moi. C'était un luron de bonne mine, qui me paraissait très-propre à contenter une femme qui avait autant de penchant à la fouterie que moi. La difficulté était de trouver un prétexte honnête pour l'attirer chez moi : mais une femme amoureuse manque-t-elle de moyens pour satisfaire sa passion ? Voici, cher lecteur, celui que je pris. Je vous laisse à décider s'il était adroit.
Un jour que je donnais à dîner à Madame Marcelle et au Révérend Pere Hercule, je fis tomber la conversation sur la vie que l'on menait à la campagne. Je finis par dire qu'il fallait y avoir une occupation quelconque pour ne point s'y ennuyer, sur-tout dans l'hiver, où toute promenade était interdite : que quant à moi, je ne pouvais m'imaginer comment une femme pouvoir passer toute l'année à faire du filet ou des nœuds : que ce travail n'occuppait que les doigts et laissait l'esprit dans une inaction insupportable. Pour moi, dis-je, j'aime celles de mon sexe que je vois occupées, soit à dessiner ou à peindre, soit à faire de la musique.
Aimeriez-vous la musique, me dit le Pere Hercule ? Oui, mon Révérend, et même avec passion. J'ai toujours désiré de l'apprendre, mes affaires m'ont empêché jusqu'à ce jour de m'y livrer. Madame Marcelle dit qu'elle regardait cet art comme très-innocent, qu'elle me proposerait même de l'étudier avec moi, si son âge ne lui faisait regarder cette entreprise comme une folie de sa part; qu'il n'en était pas de même de moi, et que je devais me satisfaire.
Mon amant qui était bien aise de trouver une occasion de me faire plaisir, prit aussi-tôt la parole et me dit qu'il m'enverrait l'Organiste de son Couvent : qu'il était très-bon musicien, qu'il jouait supérieurement du Piano forte; qu'il s'était même retiré à la campagne à dessein de donner plus de temps à l'étude de son Art.
On imagine aisément combien cette proposition me fut agréable. Ce qui me réjouissait le plus, c'était de voir que mes deux convives étaient amplement mes dupes, et que mon amant me fournissait lui-même les moyens de le faire cocu sans qu'il s'en aperçût.
Le lendemain je vis entrer mon Organiste, qui venait de la part du Pere Hercule.
Nous ne disputâmes pas long-temps, comme on peut le croire aisément, sur le prix que je devais lui donner pour ses leçons.
Les huit premières leçons se passèrent avec un air si froid de ma part, que j'aurais pu déconcerter toute autre personne qu'un Musicien. Aussi mon indifférence, loin de le rebuter, ne servit qu'à le rendre plus entreprenant; en un mot, il me déclara sa passion, et me fit voir qu'il voulait me donner d'autres leçons que de musique.
Quand deux personnes ont toutes deux le même désir, elles ne tardent pas à le satisfaire. Nous ne différâmes qu'autant de temps qu'il en fallait pour qu'on ne nous surprît pas. Il fut convenu qu'il se rendrait le soir dans ma chambre.
J'étais bien sûre que mon Moine, que je n'avais pu faire bander la nuit précédente, ne serait pas assez hardi pour se présenter de nouveau au combat. À tout hasard, et de crainte de surprise de sa part, j'eus soin de fermer au verrou la porte du jardin, et je fus bien persuadé, après cette sage précaution, que je n'avais plus rien à craindre. Le jeûne austère que mon Moine avait été contraint de me faire observer depuis long-temps, me faisait soupirer après le moment ou l'Organiste devait arriver. Que le temps s'écoule lentement quand on attend Si je n'avais pas toujours eu les yeux fixés sur ma montre, j'aurais imaginé que j'étais jouée et qu'on m'avait manqué de parole; mais je me trompais. L'attente avait été aussi cruelle pour mon amant que pour moi.
Il me dit en entrant dans ma chambre, que les gens qui prétendent que le temps s'écoule rapidement devraient, pour en connaître bien la durée, avait toujours quelque rendez-vous amoureux; et qu'il répondait qu'ils tiendraient un langage bien différent.
Après les embrassements ordinaires en pareille visite, comme nous n'avions pas plus de temps qu'il nous en fallait pour ce que nous nous proposions de faire, et que notre intention était de le bien employer, nous nous mîmes au lit...
Mon amant courut dans deux ou trois heures huit grandes postes, quatre sans lâcher bride, et les quatre autres après des repos très courts. On juge aisément que je n'ai pas trouvé dans ma vie beaucoup d'athlètes aussi vigoureux dans les combats. Je suis même persuadée que s'il n'avait pas été obligé de se retirer de très grand matin, et qu'il eût pu se rendre de meilleur heure chez moi, il aurait completté très facilement la douzaine. J'en jugeai du moins ainsi, en ce qu'il ne me parût point du tout fatigué : il me sollicitait même de recommencer; mais sentant que le jour approchait, craignant d'ailleurs de le réduire à l'état du Pere Hercule, si je ne le ménageais pas davantage, je refusai de me prêter à ses désirs. Je l'engageai même à se retirer,et je ne tardai pas à être obéie qu'autant de temps qu'il lui en fallait pour s'habiller.
Il était à peine sorti que je m'endormis. J'avais, à la vérité, besoin de repos.
J'avoue qu'étant accoutumée depuis long-temps à un très petit ordinaire, j'étais très fatiguée du traitement magnifique que j'avais reçu. Pendant mon sommeil, j'eus les songes les plus agréables que j'aie jamais fait de ma vie. Il me semblait même que j'étais encore entre les bras de mon cher Organiste, qu'il me dardait sa langue dans la bouche, pendant que son vit faisait plus bas son devoir. Je remuais la charnière avec une rapidité inconcevable. J'étais même prête à décharger, quand Madame Marcelle entra dans ma chambre avec bruit et me réveilla.
Il faudrait avoir été dans l'état agréable où je me trouvais, avoir éprouvé le plaisir que je ressentais, pour pouvoir juger du dépit et de l'humeur que me donna cette visite inattendue. Je me contraignis cependant assez bien pour voiler une partie de ma colère.
Un instant après parut mon Cordelier, qui dit avoir été rendre visite à Madame Marcelle, et que ne l'ayant pas trouvée chez elle, il avait présumé qu'elle était venue me voir. Je les priai l'un et l'autre de passer dans une autre chambre pendant que je m'habillerois.
Madame Marcelle resta tout au plus une heure, et laissa avec moi le Cordelier. Il ne se vit pas plutôt seul, qu'il m'avoua que son cher vit lui ayant donné en se levant des preuves d'existence, il s'était hâté de m'apprendre cette nouvelle, espérant qu'elle me ferait plaisir. Il me pressa même de mettre à profit ce moment de vigueur. Comme je n'ai presque jamais su me faire prier en pareille, occasion, je consentis d'en faire sur le champ l'expérience.
Après avoir patiné mes fesses, mes tétons et mon con, il fit des efforts incroyables pour exécuter la belle promesse qu'il m'avait faite; mais ce fut toujours inutilement. J'avais beau le seconder de mon mieux : tout ce que nous faisions l'un et l'autre ne fit que nous fatiguer, sans nous procurer une idée du plaisir. Voyant qu'à la fin son vit perdait entièrement le peu de fermeté qu'il avait je l'engageai à ne pas tenter l'impossible. Je lui conseillai même de se reposer pendant huit ou quinze jours, et que j'espérais que ce temps suffirait pour réparer ses forces épuisées.
Auriez-vous, cher lecteur, la bonne foi de croire que Suzon, qui ne respirait que la foutetie, se serait condamnée à un jeûne aussi long, si elle n'eut pas été très sûre de gagner à l'absence du Moine ? Non, certainement. J'aurais mieux aimé, je crois, faire crever mon débile fouteur, plutôt que de consentir à être dévorée par le feu ardent d'une passion que je n'aurais pas pu satisfaire. Le conseil donc que je lui donnai était médité. L'occasion de me servir s'était présentée, et je me gardai bien de la laisser échapper.
Sûre que mon Moine ne me rendrait point de visites qu'il ne fût en état de paraître devant moi sans rougir, je reçus toutes les nuits mon maître de Musique. Il fallait que cet homme eût, non pas Le Diable dans le corps, mais une tonne de foutre, pour résister à la vie que nous menâmes. Je lui trouvais chaque jour plus de vigueur. Chaque jour amenait de nouveaux plaisirs : je n'ai jamais connu un homme plus ingénieux à les varier.
Si je voulais raconter les différentes postures qu'il me fit prendre, celles qu'il prit lui-même, j'aurais de quoi faire un volume très gros. Je dis plus, ceux qui connaissent les postures de l'Arétin n'ont qu'une faible idée de tout ce que nous fîmes. Je ne veux pas cependant quitter cette endroit de ma vie, sans en citer une seule : je me contenterai d'en rapporter deux. J'espère qu'elle suffiront pour donner au Lecteur une idée de leur singularité.
Une fois après avoir fait usage de cent façons différentes, je croyais toutes les ressources de son imagination épuisées; mais bien-tôt, je lui vis attacher au plancher les deux bouts d'une corde, dont il fit une escarpolette, Il avait eu soin de faire descendre la corde à la hauteur de sa ceinture. Comme je trouvais beaucoup de plaisir à toutes ses folies, je m'y prêtais toujours sans contrainte. Celle-ci me parut d"un gente si nouveau, que je regardais faire fort attentivement, et j'avoue de bonne foi que je ne pouvais pas deviner son dessein. Quand tout fut achevé, il me plaça sur l'escarpolette, m'enjoignit de tenir les genoux élevés, d'écarter les cuisses le plus que je pourrais, et d'avoir bien soin de présenter toujours le con en avant. Dès que je fus bien instruite de tout ce que je devais faire, mon amant donna le branle à l'escarpolette et se tint à quelque distance, le vit en arrêt; il avait si bien pris ses mesures que, lorsque l'escarpolette fut en mouvement, il ne manqua pas de mettre dans le noir. Donnant un coup de cul chaque fois, son vit touchait les lèvres de mon con; il le faisait entrer très avant et rendait le mouvement de l'escarpolette plus actif. De façon que plus le plaisir approchait, plus les secousses propres à l'accélérer, étaient répétées. Quand il se vit près de décharger, pour ne point perdre cette précieuse liqueur, au lieu de me repousser comme il avait fait jusqu'alors, il me prit les jambes sous ses bras et m'appuyant fortement avec ses deux mains le cul contre son ventre, il m'inonda d'un déluge de foutre.
Cette façon m'a toujours beaucoup plu, et je l'ai très souvent répétée dans ma vie, non-seulement avec lui, mais même avec les différents amants que j'ai eus.
La dernière invention de mon cher maître me coûta bien cher et fut cause de la perte de mon bonheur, ainsi qu'on va le voir.
Quand mon Cordelier fut entièrement rétabli, comme ses visites recommençaient, je ne pouvais me trouver seule avec mon cher maître qu'à la dérobée. Je leur partageais mes faveurs avec tant de prudence qu'ils ne me soupçonnaient ni l'un ni l'autre d'infidélité. À la fin cependant le masque qui couvrait mon hypocrisie tomba, et je ne tardai point à être connue pour ce que j'étais.
Mon maître de Musique m'envoyait son commis pour me donner leçon, lorsque ses affaires ne lui permettaient pas de venir lui-même. Ce jeune homme, quoique bien moins savant que son maître, en savait assez pour moi. Les complaisances qu'il avait pendant les leçons, son air doux et honnête me plaisait beaucoup.
J'aurais bien désiré qu'il me fît quelques-avances; mais ce-jeune homme était toujours très froid. Ennuyée à la fin de le voir toujours demeurer dans les bornes du respect à mon égard, je lui fis quelques agaceries qu'il comprit mieux que je ne devais m'y attendre, et l'affaire se termina; quoique ce fût avec moi qu'il chantât sa première messe, il ne me parut pas novice, et je jugeai dès ce moment qu'il mériterait un jour l'applaudissement de toutes les femmes qui sauraient apprécier son mérite. Cette nouvelle intrigue ne put demeurer long-temps cachée à mon maître de Musique, qui médita dès-lors une veangeance conforme à son caractère.
Tous les Dimanches, je me rendais au Couvent des Cordeliers pour entendre jouer mon maître de Musique. Je me plaçais ordinairement à côté de lui : c'était là que nous convenions des jours où nous nous verrions dans la semaine. Ce fut aussi le lieu qu'il choisit pour se venger.
Il avait ordonné à son Commis de ne se rendre à l'Église, que lorsque l'Office serait commencé, et il lui avait fait promettre, sous peine de le chasser de chez lui, qu'il exécuterait tout ce qu'il lui prescrirait.
Le fils d'un homme du Village qui venait tous les Dimanches faire aller les soufflets de l'orgue, avait aussi un personnage à remplir, et il l'avait chargé d'apporter avec lui un petit soufflet.
Dès que mon maître m'aperçut, il me fit force caresses, comme à son ordinaire.
Ensuite il voulut prendre quelques libertés; mais je m'y opposai, sous prétexte que l'endroit n'était pas sûr, et qu'il pourrait venir quelqu'un, vous n'avez rien à craindre, me dit-il : mon Commis, qui est la seule personne qui pourrait venir, est parti ce matin pour aller voir son père qui demeure à quatre lieues d'ici, et ne reviendra que ce soir.
Rassurée par tout ce qu'il me dit, je lui laissai faire tout ce qu'il voulut.
D'abord une chaise penchée contre la muraille, nous tint lieu du lit le plus commode. Et je proteste que l'affaire ne s'en fit pas moins bien. Ceci était à peine une faible esquisse de ce que mon amant se promettait de faire; il me dit de me mettre à genoux : d'incliner le corps jusqu'à terre, et de m'appuyer sur les deux mains. Ainsi placée, il me baisa ce qu'on appelle en levrette. Tout en me besognant il allongeait ses mains par dessus mon dos, sur le clavier de l'orgue, et jouait dans les temps nécessaires. Comme il faisait deux affaires à la sois, je ne sais dans laquelle il réussissait le mieux. Tout ce que je puis dire, c'est que j'étais fort contente du mouvement de la mesure; et si dans les pièces qu'il joua, il fit quelque faux ton, je ne m'en aperçus point.
Lorsqu'après une abondante effusion de liqueur de part et d'autre, je voulais me relever, je sentis qu'il grimpait sur mon dos. Il fallut, malgré moi, céder au poids de son corps. Il était à peine ainsi placé que le Commis entra. Son arrivée parut d'abord le déconcerter, il ne fut cependant pas long-temps à se remettre; tu seras sûrement étonné, lui dit-il, des libertés que je prends avec ta maîtresse; mais apprends, mon ami, quelle était à moi avant de t'appartenir.
Tiens, crois moi, prends ton parti aussi gaiement que je l'ai pris quand je t'ai soupçonné, avec quelque fondement, d'être mon rival. Voilà Madame dans une posture propre à donner du plaisir. Deux trous très appétissants, semblent être deux rivaux qui se disputent la préférence : choisis celui que tu voudras; peu m'importe. Pourvu que tu me branles pour m'amuser pendant que je suivrai l'Office, serai content. Le jeune homme ne se fit pas prier et m'encula. Je fis un cri qui aurait été entendu de toutes les personnes qui étaient dans l'Église s'il ne se fût confondu avec toutes les voix qui chantaient les louanges de Dieu.
J'avais conservé jusqu'alors mon second pucelage. J'ignorais même le plaisir que les hommes trouvaient à cette jouissance. Pendant que nous étions tous trois fort occupés, l'enfant entra ainsi qu'il lui avait ordonné. À la vue du spectacle qu'il avait devant les yeux, il allait se retirer quand mon maître de Musique l'appela : mets, lui dit-il, le bout du soufflet que tu tiens à ta main dans le cul de ce bougre-là, et souffle de toutes tes forces. Comme il commence à perdre haleine, je veux que tu le ranimes par ce moyen-là. L'enfant à cette ordre ridicule, partit d'un éclat, de rire, et n'en exécuta pas moins ce qui lui avait été ordonné. Le groupe que nous formions était si singulier, la scène devint à la fin si comique, que l'Organiste, malgré son grand flegme, perdit tout son sérieux, et oublia tout ce qui se passait. au Chœur. On avait beau sonner pour l'avertir qu'il devait jouer; il n'entendait rien et il interrompit tellement l'Office, qu'un Moine se détacha pour l'avertir que la Messe était suspendue par rapport à lui.
A-t-il jamais été surprise semblable à celle de ce Révérend, en voyant ce qui se passait dans l'Orgue Le bruit qu'il fit en entrant, nous fit à tous quatre tourner la tête du côté de la porte. Jamais aussi surprise ne fut égale à la nôtre ou plutôt nous étions tous quatre pétrifiés.
Le Moine, élevant la voix, nous reprocha dans les termes les plus durs, l'action infâme que nous venions de commettre. Je ne suis plus étonné, dit-il, en adressant la parole à mon maître de Musique, de ce que l'Orgue m'a paru si sourd aujourd'hui. Vous deviez au moins attendre que l'Office fût fini, pour faire l'expérience, de votre nouveau soufflet. Je vous somme de vous trouver au Chapitre que je ferai assembler après la Messe, pour y rendre compte des horreurs que vous venez de commettre.
Pendant tout ce discours, le petit paysan était décampé. Le Commis n'avait pas tardé à en faire de même. Je me disposais pour éviter toute apostrophe injurieuse, de suivre leur exemple, quand le Cordelier m'arrêta, me chargea d'injures outrageantes et me menaça de me faire chasser de leur Église, si jamais j'étais assez hardie Pour oser y reparaître. Confuse et n'ayant point un mot à dire pour ma défense, je me retirai chez moi, d'où je ne sortis que pour quitter le Village.
La nuit suivante le Pere Hercule vint chez moi, m'accabla d'injures, me reprocha mon infidélité et mon ingratitude à son égard, et m'ordonna de quitter promptement le Village. Il m'apprit que mon action avait fait un scandale affreux; que chacun criait à l'impiété et demandait qu'il fût fait un exemple; que le Chapitre avait opiné qu'il fallait me dénoncer à la Justice, comme profanatrice des lieux saints; qu'il avait inutilement cherché à calmer les esprits, qu'on ne l'avait point à peine écouté.
Tous ces discours me firent tant de peur que je ne balançai point un instant à prendre mon parti. Je sortis seule de ma maison, car le Moine me représenta qu'il y aurait trop de risque pour lui de m'accompagner, et je gagnai le premier Village : j'y louai un cheval sur lequel je me rendis à la Ville la plus prochaine. Delà, je députai un homme avec ordre de vendre mes meubles, de m'apporter mes hardes et mon linge, et sur-tout de ne point dire où je m'étais retirée. Ma commission fut faite très-promptement et très-fidèlement.
Mon chargé de procuration m'apprit à son retour, qu'on avait conçu pour moi une telle horreur dans le Village, qu'il avait eu beaucoup de peine à vendre mes meubles, sous prétexte qu'on ne voulait rien avoir qui m'eût appartenu; que l'Organiste avait été chassé ignominieusement; que son Commis avait subi le même sort, qu'on ne savait ce qu'était devenu l'enfant qui avait été trouvé avec nous, et qu'il n'avait pas reparu depuis; mon homme voulut mêler à son récit quelques réflexions; mais je l'interrompis. M'apportes tu de l'argent; lui dis je ? Oui, Madame; c'est bon. Voila ce que je t'ai promis : nous sommes quittes.
L'argent que j'avais économisé dans mon ménage, avec ce que j'avais retiré de la vente de mes effets, faisaient à peu près une somme de mille écus. Comme la passion de l'or augmente à mesure qu'on en possède, je formai dès ce moment des projets de fortune, et pour les exécuter, je pris la route de Paris. J'y louai un appartement dans le quartier le plus beau et le plus fréquenté, et je le meublai magnifiquement. Il est vrai que je ne payai qu'un quart de ce que me coûtaient les meubles, et que je fis des billets pour le reste.
Richement vêtue, j'allais dans toutes les promenades; jamais je ne manquais les jours d'Opéra, espérant de rencontrer quelque bonne fortune.
Il y avait cinq mois que je menais ce genre de vie, et je ne voyais personne se présenter; pour comble de malheur mon argent était dépensé, les billets que j'avais faits n'ayant pas été payés à leur échéance, le tapissier avait obtenu une sentence contre moi. Mon hôte me menaçait de me donner congé; enfin le marchand de vin et le traiteur ne voulaient plus me faire crédit. Je voyais avec la douleur la plus amère, que j'allais retomber dans l'état où j'étais quand je sortis de l'Hôtel-Dieu, lorsque par le plus grand hasard je fus tirée bien à propos de cet embarras.
Un jour que j'étais aux Thuilleries et que je marchais à grands pas, comme une personne qui a la tête fort occupée, je fus rencontrée par un jeune Officier, qui s'aperçut à ma démarche que je devais éprouver de cruels chagrins. Il me suivit long-temps sans que je m'en aperçusse, ou plutôt la nuit m'ayant obligé d'interrompre ma promenade, je sortais des Thuilleries quand il m'aborda. Le cavalier, me dit-il, qui devait vous reconduire chez vous, aura probablement été forcé de manquer à sa promesse, voudriez-vous, Madame, que j'eusse l'honneur de prendre sa place. Je vous avoue que je ne puis avoir la dureté de vous voir aller seule. Après quelques façons j'acceptai son bras.
J'étais enchantée de cette heureuse rencontre, qui devait, selon toutes les apparences, réparer le désordre de mes affaires. Nous prîmes un fiacre au Carrouzel, et j'arrivai chez moi en très peu de temps. Dès que mon hôte, qui attendait mon retour avec impatience, me vit descendre de voiture, il n'attendit pas que je fusse seule pour me dire qu'il s'était passé bien des choses depuis que j'étais sortie; qu'une cohorte d'Huissiers, en vertu d'une Sentence rendue contre moi, était venue saisir mes meubles, et qu'il était bien fâché de n'avoir pas été prévenu; qu'il y aurait fait opposition pour ce que je lui devais. À cette nouvelle je ne pus retenir mes larmes, ni m'empêcher de m'écrier, que je suis malheureuse Mon hôte ne cessait de répéter de son côté : qui me payera les loyers de votre appartement à présent ? Rassurez-vous, Monsieur, dit l'officier, ce sera moi; pour vous, Madame, consolez-vous, comptez que je vous retirerai de l'embarras où vous êtes. Nous montâmes dans ma chambre, dont la vue m'arracha de nouvelles larmes.
Après lui avoir conté toutes mes affaires ou plutôt lui avoir fait une histoire plus propre à toucher sa sensibilité, que conforme à la vérité, il fut décidé que mon hôte serait payé sur le champ de ses loyers, que je quitterais mon appartement dès ce soir là même, et que j'irais demeurer avec cet Officier.
Après toutes ces conventions, l'hôte fut appelé et payé. Cet homme était si content qu'il fatiguait mon nouvel amant par ses remerciements. Il serait, je crois demeuré deux heures avec nous s'il n'eût été chargé de nous faire apporter à souper.
Notre repas fut assez gai, et nous y bûmes raisonnablement, pendant le temps du dessert, je vis que mon amant commençait à s'échauffer. Il s'était approché de moi et m'indiquait par ses caresses une partie de ses désirs.
Il ne vous fut sûrement pas possible de les satisfaire, me dit le lecteur; mais il se trompe beaucoup. L'officier défit ses habits; j'en fis de même. Les uns nous servirent d'oreiller, les autres de matelas; et nous fûmes tous deux fort contents. Après cela nous nous r'habillâmes, et je quittai sans regret une maison où j'avais été si malheureuse.
Mon amant ayant été obligé d'aller rejoindre son régiment, et n'étant point assez riche pour m'entretenir pendant qu'il serait à sa garnison, nous fûmes obligés de nous séparer un mois après notre connaissance. L'argent qu'il me laissa n'était point assez considérable pour fournir long-temps à mes besoins; aussi je ne tardai pas à éprouver tout ce que la misère a de plus affreux.
J'étais réduite à loger dans ces auberges où l'on donne deux sols par nuit, quand il me vint dans l'esprit d'aller voir ce garçon marchand de vin à qui j'avais eu jadis tant d'obligation. J'appris qu'il ne demeurait plus dans le même endroit, qu'il était marié et établi aux Porcherons; en un mot, qu'il faisait très bien ses affaires. J'espérai que conservant encore un reste d'amitié pour moi, il ne m'abandonnerait pas dans mon malheur.
Enhardie par cet espoir, je n'hésitai point de l'aller trouver à son cabaret. En entrant je l'aperçus qui était à son comptoir. Quant à lui, il ne me reconnut point. Après avoir attendu assez long-temps qu'il vînt dans la salle où étaient les personnes qui buvaient, je le vis enfin paraître. Aussi-tôt je m'approchai de lui et lui annonçai à voix basse que j'aurais un mot à lui dire en particulier. Il me fit entrer dans un cabinet; et dès que nous fûmes seuls je lui parlai ainsi : l'état où je suis réduite vous empêche de reconnaître votre chère Suzon. J'eus à peine prononcé mon nom, qu'il sauta à mon col et m'embrassa; comment c'est vous, me dit-il; et mon cœur ne me l'a pas annoncé ? Que j'ai de plaisir à vous voir Mais dans quel état vous trouvai-je ?
Contez-moi donc ce qui vous est arrivé, et pourquoi vous êtes retombée dans la misère. N'y auriez-vous pas un peu contribué ? Avouez-le moi franchement. Je n'eus garde d'en convenir. Je lui fis au contraire une histoire qui était tout à mon avantage. Je ne puis, me dit mon cher Nicolas, faire pour vous ce que je ferais si j'étais encore garçon. Je suis obligé, à présent que j'ai des enfants, de mettre des bornes à ma générosité. Je ne veux cependant pas vous voir ces guenilles sur le corps. Voici de l'argent pour acheter des habits, revenez ce soir me trouver; et vous me demanderez, en présence de ma femme, à entrer chez moi en qualité de Danseuse : je consentirai de vous prendre à raison de 15 sols par jour. Je sents que cette somme est très-modique. Aussi je vous donnerai 15 autres sols, sans que ma femme ni vos compagnes le sachent. J'aurais pu, si j'avais été plus économe, amasser quelque chose; mais je ressemblais à mes autres compagnes, je n'avais jamais un sol, sans savoir à quoi j'employais mon argent. Je fis ce métier l'espace de quatre ans, et je ne le quittai que par rapport à une scène plaisante qui m'arriva, et que je vais raconter.
Je revenais un soir chez moi sort tranquillement, lorsque je rencontrai deux soldats qui me parurent très-échauffés par le jus de la treille. Ces Messieurs-là n'ont pas coutume de laisser passer une femme, sur-tout quand elle est seule, sans chercher à pousser leur pointe : ceux dont je fis la rencontre étaient précisément de ce nombre-là. Ils s'approchèrent de moi, me tinrent des propos assez gaillards auxquels je ne répondais pas. Je les voyais en trop bon train pour chercher à les exciter. Des propos ils en vinrent aux gestes, et malgré ma résistance, ils me prirent l'un et l'autre sous le bras. Au lieu de rentrer dans Paris, mes chevaliers prirent le chemin de Mont-martre. Je fis de nouvelles résistances en voyant la route qu'ils prenaient; mais tous mes efforts furent vains, et il fallut céder à la force. Dès que nous fûmes dans la campagne, le premier blé qu'ils rencontrèrent leur parut propre à satisfaire leurs désirs; ils m'y firent entrer, sans me demander si c'était de mon goût.
Comme les soldats ne sont pas délicats, la première place qu'ils trouvèrent fut celle qu'ils choisirent pour offrir un sacrifice à Vénus. Le cavalier voulut d'abord me présenter son offrande, mais elle était si magnifique, qu'elle ne put jamais entrer dans son temple, malgré les efforts qu'il fit et les douleurs que j'endurai, ou, pour parler plus clairement, je n'ai jamais vu un vit si long et si gros. Il était d'une taille à faire reculer la putain la plus intrépide. Si les cris que je fis, et le mal qu'il souffrait lui-même, n'eût suspendu sa rage, c'en était fait de moi, les deux trous n'en auraient plus fait qu'un.
Je ne pus apaiser l'ardeur de mon redoutable fouteur qu'en le branlant six fois. Quand ce sur le tour du grenadier, autant son camarade m'avait fait souffrir, autant celui-ci me fit de plaisir. Il n'était pas moins vigoureux; mais au moins avais-je de quoi le satisfaire amplement. En revenant, le Cavalier pestoit contre la grosseur de son vit, et se plaignait d'une résistance très peu commune dans les filles de mon état. Déjà nous traversions les Porcherons, quand j'aperçus une brouette de Gagne-petit à la porte d'un cabaret. À cette vue, il me vint une idée très-plaisante.
Vous vous plaignez, dis-je au Cavalier, de la grosseur de votre vit : voici une meule qui se présente très-à propos. En le repassant dessus, vous le rendrez plus aigu et plus propre à vous en servir. Le grenadier ne manqua pas d'applaudir à ce que je disais, et nous nous disposâmes à profiter de cette heureuse découverte. Malheureusement le Gagne-petit, qui était à boire, avait emporté son seau; cet obstacle se serait opposé à notre dessein, si le grenadier ne m'eût proposé de monter sur la brouette, et d'arroser la meule en pissant dessus. L'idée de cette scène étant de moi, je consentis à y jouer un rôle. Je me plaçai sur l'endroit qui soutient la meule, qui se trouvait, par ce moyen, entre mes deux jambes. Ne voulant pas donner plus d'eau qu'il n'en fallait; je serrais d'une main les lèvres de mon con, pour ne laisser à l'urine qu'un très-petit passage, et de l'autre, je soutenais mes jupons et ma chemise qui étaient relevés. Le grenadier, pour ne pas demeurer oisif, sortit son vit de sa culotte aussi-tôt qu'il vit commencer sa besogne, et se branla.
J'étais fort curieuse de voir si le Cavalier aurait le courage de supporter long-temps cette douloureuse opération. Mais nous commencions à peine, lorsque le Gagne-petit parut. Voulant faire part à ceux qui étaient dans le cabaret de la singularité de ce spectacle, il se hâta d'y rentrer en criant : venez, venez voir; venez donc voir. Plusieurs le regardèrent comme un fou; mais le plus grand nombre ne tarda point à le suivre, et en un instant nous nous vîmes entourés par plus de deux cent personnes.
Quoique le frottement de la meule fit faire des grimaces affreuses au soldat, je crois qu'il serait venu à bout de son dessein, sans l'arrivée imprévue de la bande de Durocher. Les deux soldats furent tous deux arrêtés, et j'aurais été moi-même conduite à Saint Martin, si je ne me fusse sauvée à la faveur du monde qui était dans la rue.
Cette histoire ne tarda pas à se répandre dans tout Paris. Et le désir de me voit attira tant de personnes dans le cabaret où je dansais, que mon ancien amant aurait en moins d'un an fait une fortune très-brillante, si je fusse restée chez lui. Entr'autres personnes que la curiosité amena, il vint un vieux garçon fort riche à qui je plus tant dès la première fois qu'il me vit, qu'il me proposa de m'entretenir. Les conditions qu'il me faisait étaient trop considérables, pour refuser son offre. Je fis donc le lendemain mes adieux à mon cher Nicolas, qui me vit partir à son grand regret. Arrivant chez mon vieil amant, le domestique à qui je m'adressai me dit que son maître était à travailler dans son cabinet; mais qu'il avait reçu ordre de m'introduire dès que je me présenterois.
Comme avant d'y arriver il fallait monter plus de deux cent marches, je ne savais pourquoi un homme riche avait de préférence choisi pour son appartement le grenier de sa maison; mais j'en sus bien-tôt la raison aussi-tôt que la porte du cabinet fut ouverte, j'aperçus ce vieillard qui me paraissait très enfoncé dans les calculs et qui me fit signe, en me voyant entrer, de m'asseoir. Pendant tout le temps qu'il resta sans me rien dire, je m'occupai à considérer les instruments de son art, dont son cabinet était rempli. À leur forme je jugeai dans l'instant que mon homme ne respirait que la fouterie.
Je crois, cher lecteur, que la description de deux ou trois de ces instruments vous en fera juger comme moi... Il y avait, par exemple, deux Spheres qui étaient soutenues sur des vis. Le corps d'un télescope qui était sur sa table, en représentait un d'une grosseur énorme, à l'extrémité duquel pendaient deux couilles couvertes d'un poil noir et touffu. J'avais à peine fini mon examen, quand cet Astrologue m'adressa la parole. Je suis fâché, me dit-il, de vous avoir fait une réception aussi peu civile, et je compte assez sur votre bonté pour espérer que vous me la pardonnerez. Il vint ensuite s'asseoir auprès de moi, passa une main dans mon estomac, l'autre sous mes jupon, et me patina tout à son aise.
Je me laissais faire tout ce qu'il voulait, attendant avec impatience ce que produiraient tous ces attouchements; mais ayant mis la main dans les culottes de mon homme, je me doutai, au mauvais état dans lequel je trouvai ses pièces, qu'il n'y aurait rien à gagner pour moi. Ce que j'avais prévu m'arriva.
Je fus conduite dans l'appartement qui m'avait été destiné, très-peu satisfaite de n'avoir pas été étrennée. Les complaisances de ce vieillard adoucissaient mon sort; de plus, l'espérance que par sa mort il me débarrasserait bien-tôt de sa triste figure, et qu'il me laisserait une rente assez honnête pour n'avoir point à redouter les caprices de la fortune, était un motif assez puissant pour m'engager de prendre mon mal en patience. D'ailleurs devais-je exiger de lui plus qu'il ne pouvoir ? Le temps où j'avais le plus à souffrir était l'hiver. On sait que ceux qui donnent dans l'astronomie dorment peu pendant ce temps qui est très-propre à faire leurs découvertes. Quelquefois ce vieillard, enthousiasmé de son art, venait me chercher dans mon lits, ne me donnait souvent pas le temps de m'habiller, pour me faire prendre part à la joie qu'il avait ressentie, d'avoir aperçu le passage de telle Planette sous telle autre qu'il me nommait et dont j'ai oublié le nom. Dans ce moment il me faisait asseoir sur lui. J'avais les cuisses très-écartées. Lorsque son vit avait acquis un peu de fermeté, ce qui arrivait très-rarement, il le faisait entrer dans la mortaise : ensuite il me disait : prends les couilles du télescope dans ta main, cherche le point de vue. Dès que j'avais fait tout ce qu'il m'avait dit; vois-tu, me disait-il, telle chose. Quoique je ne visse rien le plus souvent, je répondais toujours oui, et lui disais : de tout ce que vous me dites, qu'en concluez-vous ? Ce que j'en conclus, me répondait mon insupportable amant, que nous aurons une éclypse de soleil dans vingt ans, une autre dans à-peu-près le même temps, et qu'elles seront toutes deux très visibles en Europe. Ses pronostics devaient toujours arriver dans un temps si éloigné, que je ne pouvais pas le prendre en défaut.
Telle a été la vie que j'ai menée pendant huit ans avec ce vieillard. Elle était peu conforme à l'enjouement et à la gaieté de mon caractère. Je ne serais pas cependant fâchée d'avoir fait le sacrifice de ce temps bien précieux, à la vérité, pour moi qui était déjà parvenue à un certain âge, si je n'eusse eu le malheur de perdre cet homme, qu'une mort subite m'enleva la veille du jour qu'il avait destiné pour me faire une rente viagere de mille écus. Ses parents, qui ne soupiraient qu'après sa succession, me donnèrent à peine le temps d'emporter mes effets, et me renvoyèrent avec le peu que j'avais.
J'appris heureusement, dans ce temps-là, qu'un Baladin de dessus le rempart avait besoin d'une Actrice pour représenter dans les Pantomimes. Quoique je ne connusse point le théâtre, je payai d'effronterie : j'eus la hardiesse de me présenter, et j'eus le bonheur d'être reçue. Huit jours après, je débutai à l'entière satisfaction du Directeur de cette troupe, qui ne s'y connaît pas, et avec les applaudissements d'un public qui n'a pas le sens commun. Car on sait que ce spectacle n'est ordinairement rempli que de petits-maîtres, de laquais et de catins.
Des Sauteurs Espagnols qui représentaient alors sur le même théâtre leurs tours de force, m'offrirent de partager leur chambre avec moi. Ils avaient avec eux une autre femme qui n'entendait pas un mot de François, et à qui j'ai eu l'obligation de donner de l'âme, de l'expression et de l'énergie à mes gestes. Comme nous n'avions que ce moyen pour nous entendre, il fallait que chaque geste signifiât bien ce que nous voulions dire, pour pouvoir être compris.
Ceux qui auront lu ces Mémoires, conviendront, je crois, que mes différents amants, qui avaient tous plus de lubricité les uns que les autres, m'avaient enseigné bien des sortes de postures. J'imaginais même qu'après un cours de leçons aussi variées, il n'était plus possible de me rien montrer : eh bien je me trompais. Avec mes Espagnols nous foutions d'une manière tout-à-fait conforme à leur état, ou pour mieux dire, toujours en sautant. Quand nous voulions faire nos exercices, nous nous mettions tous nus comme la main. La société préférait toujours celui que je vais citer.
Quelquefois ils plaçaient ma compagne à quelque distance de moi, ils la faisaient pencher contre terre, appuyée sur ses pieds et sur ses mains; et moi ils me mettaient dans un sens tout contraire, c'est-à-dire, que j'étais à la renverse, mais également soutenue sur mes pieds et sur mes mains. Alors celui qui avait été assez adroit pour m'enfiler avec son vit en courant sur moi, était jugé digne de me foutre, mais à condition qu'au moment de la décharge il m'enlèverait dans ses bras et ferait un saut périlleux en arrière avec moi. Celui qui mettait à côté du noir devait me sauter par-dessus le corps et essayer son adresse sur ma compagne s'il réussissait, il était également ad mis à l'honneur de la baiser : avec cette différence qu'il devait, dans l'instant du plaisir, enlever sa maîtresse et la relever de terre sans d'autre secours que celui de son vit. Les maladroits payaient une amende que nous partagions, ma compagne et moi.
Les Espagnols ne restèrent que sept à huit mois à Paris. Je les vis partir avec chagrin. Il aurait cependant mieux vallu que je ne les eusse jamais connus car ils me laissèrent, pour me rappeler leur souvenir, une maladie encore plus commune dans leur pays que dans la France. Je veux parler de celle qu'apporta Cristophe Colomb de ses voyages, et que l'Europe doit à la découverte du nouveau monde.
J'aurais été bienheureuse si j'avais pu, en communiquant la vérole que j'avais reçue, la laisser dans cette troupe, quand je fus obligé de la quitter, quelque temps après le départ des Espagnols; et voici ce qui a donné lieu à ma sortie.
Je faisais chambrée depuis quelque temps avec l'Arlequin et le Pierrot du même spectacle. Tous deux étaient très fous et me divertissaient infiniment.
Ils semblaient se disputer tous deux à qui imaginerait l'extravagance la plus complète; un jour qu'ils avaient l'un et l'autre copieusement dîné; veux-tu gager, dit l'Arlequin au Pierrot, que si Mademoiselle consent à s'y prêter, je la baise dans une coulisse pendant la Pantomime de cette nuit, et que je ne manquerai aucune des Entrées de mon rôle. Le Pierrot dit qu'il y consentait, qu'il s'offrait même à lui prêter son dos. J'aurais bien dû m'opposer à cette entreprise. J'avais payé assez cher plusieurs de mes folies pour être corrigée du désir d'en faire de nouvelles. Cependant celle ci me parut d'un genre si comique, que j'aurais été fâché qu'elle n'eût pas eu lieu.
Dans un moment donc de la Pantomime où l'on représentait un orage terrible, accompagné d'éclairs et de coups de tonnerre, dans le temps que le théâtre n'était presque point éclairé, la gageure s'exécuta. Le Pierrot se mit à genoux et s'appuya sur ses mains. Je me plaçai sur le bord de son derrière, les cuisses écartées, et présentais le con en avant le plus qu'il était possible.
La posture de l'Arlequin était toute naturelle. Il devait fléchir les genoux, pour que son vit se trouvât vis-à-vis de l'entrée du bosquet de Cythere.
Ce qu'il fit effectivement. Quand Pierrot, averti par le poids de sa charge qui augmentait, sentant que l'ennemi était près d'entrer dans la place, haussa le cul et le fit parvenir jusques dans l'intérieur de la cité, je commençais à me pâmer; Pierrot nous sollicitait de nous dépêcher; quant à mon cher Arlequin, quoiqu'il ne proférât pas une seule parole, ses coups de cul plus vifs et plus répétés annonçaient qu'il ne me ferait pas attendre long-temps le moment désiré, lorsque le théâtre ayant été éclairé sans que nous nous en apperçussions, nous fûmes à la vue de tous ceux qui étaient placés dans le côté opposé à la coulisse où cette scène se passait. Les éclats de rire obligèrent notre directeur de regarder. Il vint, conduit par les yeux de ceux qui nous regardaient, droit à l'endroit, où nous étions. Furieux qu'un pareil scandale eût été occasionné dans son spectacle, il envoya chercher un sergent Major du Guet; mais nous n'attendîmes point son arrivée. Quant à moi, je me sauvai par dessous le théâtre, et gagnai promptement la porte qui donne sur la rue qui est derrière le rempart. Je ne sais si l'Arlequin et le Pierrot furent arrêtés, si la pièce put être continuée, et je ne m'en suis même jamais inquiétée.
Après m'être cachée pendant quelque temps dans un cabinet que j'avais loué sous un faux nom, dans le faux-bourg Saint Germain, l'argent commençant à me manquer, je fus obligée de me retirer dans un bordel : digne réfuge de celles qui ont mené une conduite semblable à la mienne.
Pour comble d'infortune, j'étais en proie aux douleurs d'une maladie cruelle, qui ne me laissait point un instant de repos. Mon état était d'autant plus triste, qu'il en est d'un bordel comme d'un Couvent. Un Moine qui n'a point assez de talent ou assez de souplesse dans l'esprit pour faire de son confessional un bureau où il force ses pénitents de venir à contribution, est sûr qu'il sera très à plaindre dans sa Communauté; de même une fille de joie recevra toutes sortes de mauvais traitements de la Maquerelle sous qui elle sera, si ses charmes ne sont pas assez appétissants pour conserver les anciennes pratiques et même pour en attirer de nouvelles.
J'éprouvai long-temps ce que je viens de dire, moi sur-tout qui ne pouvais être offerte qu'aux personnes que nous ne connaissions pas, et que nous n'avions pas, par conséquent, grand intérêt à ménager. À la fin cependant ma douceur et mes complaisances obtinrent grâce pour moi auprès de la Mere Abbesse. Elle m'accorda son amitié et sa con fiance, et j'étais l'âme de tous ses secrets. Dans le récit qu'elle m'avait fait de sa vie, j'avais remarqué qu'elle avait eu sûrement beaucoup de tempérament. Un jour que je lui en parlais, elle m'avoua que non-seulement elle en avait eu un des plus violents, mais même qu'elle était obligée encore de se branler presque toutes les nuits. Il faut vous dire, cher Lecteur, que la bonne Dame avait plus de soixante ans, et qu'il y avait à parier qu'elle conserverait ce goût-là jusqu'à la mort.
L'aveu qui venait de m'être fait, me fit venir une idée; et j'espérai faire ma cour en exécutant mon projet. D'abord en travaillant pour la Mere Abbesse, je devais aussi y trouver mon compte. Voici ce que j'imaginai, pour pouvoir nous passer d'hommes.
Il y avait dans la chambre où nous étions, un vieux rouet, qui avait jadis servi à dévider du fil. Je l'armai de huit godemichés, que je plaçai en dehors, vis-à-vis de chaque rayon de la roue; et dès qu'il fut achevé, nous en fîmes l'essai.
Nous nous placions ainsi : l'une était penchée sur un buffet, la chemise relevée jusques sur les épaules, et cul allongé autant qu'il était possible : l'autre également nue, était à peine appuyée à la renverser sur le siège d'un fauteuil, et se tenant les cuisses extrêmement écartées : le rouet était établi entre nous à égale distance. Une jeune personne qui était depuis peu avec nous, et qui n'avait pas besoin de ce secours pour satisfaire sa passion à peine naissante, nous rendait le service de tenir la manivelle de la roue, et de la faire tourner. Lorsque par le frottement des godemichés, nous sentions qu'ils touchaient les lèvres de notre con, nous nous élancions dessus et les faisions entrer très-avant. Nous répétions la même choses autant de fois qu'il le fallait pour provoquer la décharge. Lorsque nous avions fini, les godemichés se démontaient, et le rouet servait à dévider tout comme auparavant.
Tels sont les mets auxquels je suis forcée d'être réduite à présent. Combien je me serais épargné de chagrin, si dans des temps plus heureux pour moi, j'avais su mettre des bornes à mes désirs.
Comme depuis quelque temps je venais de finir d'écrire tout ce qui m'était arrivé dans la vie jusqu'à ce jour, l'habitude de réfléchir, que j'avais nécessairement contractée en rédigeant mes Mémoires, me faisait retomber, presque malgré moi, dans de nouvelles réflexions. Le malheur de celles qui sont obligées, par état, de servir aux plaisirs du public, et le sort encore plus cruel qui les menace, se présentaient souvent à mon imagination. Il est vrai que tout contribuait à nourrir cette idée dans mon esprit, et que je n'entendais de tous côtés que des plaintes. Accoutumée à dire et à écrire tout ce que je pensais, enhardie d'ailleurs par le Ministre qui était à la tête des Finances, et qui avait déclaré publiquement qu'il accueillerait d'un regard favorable tous les Plans sur la partie Économique, je me mis sur les rangs, et j'écrivis le Plan suivant. Quand il fut fait, j'en fis la lecture à une personne de bons sens, qui nous rendait souvent visite. Feignant de ne pas vouloir croire aux éloges qu'il me donna après en avoir entendu la lecture, je lui dis : puisque vous trouvez tant de bon sens dans mon Plan, oseriez-vous, Monsieur, vous en avouer l'Auteur, s'il venait à être exécuté ? Oui, oui, Mademoiselle, me dit-il : je me charge même de le présenter moi-même à Monsieur le Contrôleur Général. La précaution que vous avez eue de le faire au nom d'un homme, empêchera le plus petit changement; et j'y vais de ce pas.
Il sortit aussi-tôt, en m'assurant qu'il le ferait appuyer.
Je ne veux pas, cher Lecteur, vous priver de la lecture de ce petit ouvrage que j'ai nommé avec raison, Chimère raisonnable. : vous le trouverez donc à la suite de mes Mémoires.
CONCLUSION.
Dès que j'eus fini la lecture des Mémoires de ma chère Suzon, je prévins les réflexions qu'allait sûrement faire mon cher Comte, en lui disant que la fin malheureuse de mon amie m'instruisait plus que tout ce qu'on pourrait me dite, et qu'elle n'était qu'une suite de la conduite qu'elle avait menée pendant toute sa vie. Ses faiblesses, lui dis-je, seront continuellement devant mes yeux, pour m'apprendre à être en garde contre les miennes. Je jure, en un mot, par l'amour sincère que j'ai pour vous, et par la reconnaissance éternelle que je vous ai vouée, de vous demeurer toujours fidèle, et n'avoir jamais d'autre volonté que la vôtre. Je lui ai tenu parole, et je coule des jours paisibles dans le sein d'un ami qui m'estime et qui m'aime.
Fin des Mémoires de Suzon.
LA PERLE DES PLANS ÉCONOMIQUES, OU LA CHIMÈRE. RAISONNABLE PREMIÈRE PARTIE La misère des Auteurs et les ris du public n'ont pu couper toutes les têtes à l'hydre renaissant des Économistes. Non, leur mauvais succès et physique et moral ne les a pas tous rebutés. En voici un nouveau qui vient peut-être augmenter l'épais atmosphère d'ennui, qu'a répandu sur nos climats le tourbillon de ses confrères, et que n'a pas encore dissipé le souffle du temps. N'importe, il ose espérer de l'indulgence de M. Turgot qu'il daignera jeter un œil favorable sur un projet intéressant, qui, de plus, se flatte du mérite de la nouveauté.
En effet, de tous ces politiques profonds qui se rongent les doigts, qui se frottent le front, qui mettent leur cervelle à l'alambic, pour en exprimer une idée qui leur procure quelque chose de plus qu'un cure-dent, un verre d'eau et la Gazette; de toutes ces vieilles Sybilles de café, il n'en est point qui air seulement soupçonné le phénix des Plans Économiques. Se sont-ils jamais imaginé qu'un membre toujours pernicieux au corps de l'État, pût lui devenir très-utile, qu'un membre avide du suc de ses voisins pût entretenir en eux tout l'embonpoint, toute la fraîcheur de la santé; enfin qu'un membre souvent gangrené pût rendre les autres plus sains et plus robustes ? Et quel est donc ce membre ? Sans doute la malignité croit déjà que ma plume indiscrète a l'audace d'attaquer les vénérables soixante de l'Académie de Plutus, qui, pour la plupart, nourrissent généreusement les tristes quarante de l'Académie d'Apollon; point du tout. À la vérité, la différence n'est pas grande. Le membre de l'État dont je parle, naît, croît et s'aggrandit comme nos Publicains : en un mot, je parle des Courtisannes.
Ces milliers de sauterelles qui jadis affligèrent l'Égypte, inondent aujourd'hui non-seulement les Villes de la France, mais encore celles de l'Univers entier.
Sans doute la baguette miraculeuse de quelque Magicien leur a ôté leur première forme, pour leur en donner une presque semblable à la nôtre. Comme nous, leur machine se soutient et chemine sur deux jambes; deux bras sont attachés à deux épaules, surmontées d'une tête comme la nôtre : seulement plus de passions, plus d'effronterie, anime leurs regards, un coloris mensonger embellit leurs joues; sur leur sein s'élèvent deux pommes de rambour qu'un ruban officieux empêche souvent de paraître des pommes cuites; et plus bas, plus bas, alte là... Voilà à peu près la différence de leur forme avec la nôtre.
Le Magicien, en changeant la forme de ces sauterelles, leur a laissé malheureusement leur naturel. Comme celles de l'Égypte, elles se répandent dans les rues, dans les places publiques, dans les spectacles; elles se glissent jusques dans l'intérieur des maisons, elles rongent tout, dévorent tout, consument tout ce qui se présente. Si dans l'Égypte il se fût trouvé un homme qui d'un mal si incommode à l'État, eût procuré un bien très-avantageux, je vous le demande, Messieurs les François, que n'eût-il pas obtenu du Monarque ? Eh bien l'Économiste qui prend la liberté de vous communiquer ses vues philosophiques, brûle de rendre ce service à la patrie. Quelles richesses, quels honneurs ne doit-il pas attendre, sur-tout en France, sur-tout lorsque la bienfaisance est assise sur le Trône ?
Rien de plus simple que mon plan, rien de plus avantageux que son exécution.
Procédons d'abord aux moyens. Si la nature du sujet est assez piquante, du moins tâchons de ne la pas rendre plus fastidieuse, par la longueur et la sécheresse des détails.
Elle est sûre de faire rouler les eaux du Pactole dans ces temples enrichis des offrandes de mille adorateurs; elle en est sur cette pomme que produit l'arbre fécond du bien et du mal; cette pomme que le serpent de nos faibles Adams paie à des prix souvent répétés, et toujours extraordinaires. Détournons dans l'État, seulement un filet de ces ondes dorées et intarissables; tout à coup la fertilité reparaîtra, et la disette fera place à l'abondance.
La difficulté est de tromper ces Eves modernes dont la nature est de tromper.
Mais ne nous effrayons pas à l'aspect des obstacles. Combien de fois, même sans nécessité, nos Églises ont-elles vu dépouiller gaiement leurs Saints respectables, qui semblaient devoir glacer d'effroi les ravisseurs, par leur mine flegmatique et silencieuse ? Craindroit-on de porter la main sur les trésors de ces saintes affables, qui se communiquent aux mortels avec tant de douceur et d'humanité ?
Supposons que je sois chargé de l'exécution et que je mette la main à l'œuvre. D'abord je choisis quatre rues aux quatre coins de Paris : ensuite de superbes grilles ferment chaque rue par les deux bouts.
Sans perdre de temps, je prends avec moi les disciples les plus experts de Saint Côme, je les établis mes lieutenants; et nouveau général de Cypris, je fais la revue de ses troupes. Nous courons dans tous les quartiers de Paris, nous visitons nos amazones... de pied en cap. Toutes les héroïnes qui ne sont pas encore guéries de leurs anciennes blessures, ou qui en ont reçu de nouvelles dans les assauts amoureux, obtiennent sur le champ les invalides dans le Château Royal de Bicêtre; toutes celles qui peuvent encore faire des campagnes sont enrolées sous mes drapeaux.
Mais quels cris de rage et de fureur se sont entendre autour de moi. Au secours au secours si le Ministere m'abandonne, mon Plan tombe, l'État est ruiné, et moi je ne suis plus. Je vois ces Madeleines, au-paravent si douces, se changer tout à coup en Bacchantes et s'écrier : arrête, audacieux, quoi ne sommes-nous pas sous l'appui de la Police ? De quel droit viens-tu troubler nos plaisirs ? N'avons-nous pas des Couvens réglès où nous payons, en nous damnant, de quoi nourrir les pauvres élus du Paradis ? Arrête, ou sinon ? avec les compas de nos toilettes, nous t'imprimons, dans toutes les parties du corps, les glorieuses stygmates de Saint François.
D'un autre côté, je vois des Carmes, des Cordeliers et des Capucins, la barbe hérissée, et la main armée de redoutables cordons, me menacer de m'envoyer au Ciel comme Saint Étienne, si j'arrache de leur voisinage des tentatrices salutaires pour mortifier la chair de concupiscence. Ah ? mes Révérends, ah ?
mes charitables Peres ? de quoi vous plaignez-vous ? Je ne porte pas un pied profane dans les piscines délicieuses ou vos corps se purifient de leur taches journalières; retournez-y bien vite et laissez-moi tranquille. Et vous, charmantes poupines, calmez-vous de grâce; écoutez-moi, et vous verrez qu'en cherchant le bien de l'État, je n'oublie pas le vôtre, vous avez déjà des demeures assurées : plus d'inquiétudes, plus de crainte. Les visites importunes d'une grossière Police ne vous arracherons plus inhumainement d'entre les bras de l'amour. De plus, le choix de vos compagnes vous honore. Vous êtes le troupeau d'élus dont on a retranché les brebis galeuses. Sentez-vous, mais sentez-vous bien ce double avantage ?
Écoutez-moi donc, et suivez l'ordre que je veux établir parmi vous.
Toutes mes troupes rassemblées, vues et revues et dûment examinées, je les partage en quatre bataillons; un pour chaque rue. Je divise chaque bataillon eu trois classes, en Minois à croquer, en Minois appétissants, en Minois plaisants.
Après cette division, qui ne peut manquer d'être heureuse, puisqu'elle est faite selon l'ordre ternaire, Je loge le minois à croquer au premier étage; au second les minois appétissants; au troisième, les minois plaisants. À mesure que mes héroïnes perdent le don d'animer l'ouvrier souvent immobile de la génération, je le fais passer du premier étage au second, du second au troisième, du troisième au quatrième, au cinquième, au sixième et même au septième, s'il s'en trouve.
C'est dans ces dernières demeures qu'habiteront les vielles Prêtresses qui auront coulé leurs beaux jours au service de Vénus. Toutes auront l'emploi qui convient à leur mérite. Les unes seront portieres, les autres vivandieres, celles-la cuisinières, celle-ci fripieres; ainsi du reste. Par-là aucun membre ne devient inutile dans ma nouvelle République.
Vous savez que deux grilles ferment chaque rue : autant de grilles, autant des Bureaux. Chaque Bureau est pour un côté de l'enclos et ocupe trois personnes; deux Portieres et un Commis. Des deux Tourrieres l'une ouvre la grille et la referme, l'autre par sa vigilance empêche que le Buraliste, en travaillant pour les intérêts de l'État, ne travaille aussi pour les siens, et ne prenne plus que le quart de la recette. La dévotion amène-t-elle quelque Pélerin dans ces lieux sacrés Il ne se perd pas un seul instant en demandes et en réponses inutiles pour savoir si Monsieur veut monter au premier étage, où sont les Minois à croquer; au second, où sont les Minois appétissants, au troisième, où sont les Minois plaisants ? La surveillante du Commis demande aussi-tôt : Monsieur veut-il du croquer, ou de l'appétit, ou du plaisir ? Cela s'entend, et l'on entre aussi vite qu'à la Comédie.
Mais n'est-il pas a craindre que le zèle, ou la curiosité ne conduise vos adorateurs dans un temple plutôt que dans un autre ? N'est-il pas à craindre que leurs mains ne brûlant leur encens que sur des autels particulièrement chéris, cette partialité ne répande la discorde parmi vos divinités ? Point du tout : la jalousie (Prodige incroyable.) est bannie de ce nouvel Olympe, et comment ?
le voici.
Le Buraliste tient un nombre de billets égal à celui de mes Nymphes; le nom et la demeure de chacune sont écrits sur chaque billet. Jamais on ne donne le même; ainsi tous temples sont fréquentés alternativement. À peine le postulant à-t-il remis la somme prescrite, il reçoit un billet, il est conduit par un garde dans le sanctuaire désiré; et après le sacrifice, il remet fidèlement son billet au Bureau. Mais aussi le changement n'est-il pas dangereux pour les sacrificateurs ? Nullement : ma prudence économique a tâché de prévoir à tout.
D'abord je vous avouerai naturellement que je n'avais pas envie d'introduire dans ma République féminine, la triste faculté de Médecine et de Chirurgie : mais enfin, Dieu ne veut-il pas que les animaux, même les plus malfaisants, vivent ici bas ? En conséquence dans chaque dépôt d'amour, je fonde quatre places pour deux Chirurgiens et deux Médecins. Leur Principale occupation est d'observer tous les jours si les fontaines du plaisir ne sont point, infectées dans leurs sources, et d'en faire un rapport exact au Directeur, La sûreté ne manquera donc pas d'attirer dans le séjour de nos amazones, un grand nombre d'Amateurs; et j'espère que la curiosité n'en procurera pas moins.
Le son de la cloche, appelle t-il à dîner où à souper ces divinités, qui ne le cèdent pas en appétit, aux plus simples mortelles; alors les grilles s'ouvrent gratis pour tout le monde, excepté pour la livrée. Ce qui frappe d'abord les regards, ce sont les différents portraits des Divinités, lesquels sont suspendus aux portes des rez-de-chaussée, avec le titre de chaque étage. C'est la que les lunettes, les besycles et les lorgnettes sont d'un grand usage. Aprés l'examen des copies, l'on passe à celui des originaux, qui se trouvent dans les réfectoirs. Les réfectoirs sont au nombre de trois, l'un pour les minois à croquer, l'autre pour les minois appétissants, et le dernier pour les minois plaisants. Dans cette arène tous les prétendus Beaux-esprits, tous les garçons philosophes sont libres de se le disputer par les pointes, les Calambours et les gentillesses demi-honnêtes. Mais il faut laisser les grossieretés à la porte, sous peine d'y être mis soi-même. La gaieté est l'âme de tous les repas; et l'on est sûr de trouver des antagonistes féminins, dont l'enjouement ne laisse pas languir la conversation. Du moins l'intention du Fondateur est de bannir l'ennui de cet empire amoureux.
C'est à ce but que tendent toutes les occupations de mes Citoyennes.
Chaques classe a un jour dans la semaine pour établir ses appâts dans les promenades publiques, et pour attirer dans son temple de nouveaux adorateurs; tels que des riches Maltôtiers ennuyés de leurs femmes, des Milords Anglois, curieux du bon ton et des Barons Allemands, faisant leur tour de France : sans oublier nos petits Abbès, que le bon Dieu paie exactement tous les mois pour se divertir; pour les Syrennes qui ne quittent point la mer de Tendre, tantôt elles prennent le frais sous les myrtes plantés dans leurs enclos; tantôt elles s'occupent dans leurs chambres à des lectures solides et édifiantes. Point de bibliothèque nombreuse, mais bien choisie. Parmi les livres essentiels, l'on compte le Débauché converti, suivi de l'Ode à Priape, le Moyen de parvenir, la Religieuse en chemise, le Chapitre des Cordeliers, la Pucelle, Therese Philosophe, le Capucin sans barbe, les Lauriers Ecclesiastiques, Margot la Ravaudeuse, le Portier des Chartreux enrichi des postures de l'Arétin, le Compere Mathieu, l'Académie des Dames, la Putain errante, l'Ecole des filles et les, etc. etc. etc. C'est dans ces sources fécondes qu'elles puisent tous les moyens capables, au défaut de leurs attraits, de transporter les hommes dans le Paradis de Mahomet.
Si quelquefois les esprits animaux irrités par une trop grande agitation du sang, osent troubler le repos de mes Nymphes par l'insomnie : j'ai des armes puissantes qui calment soudain la révolte. Une Vieille s'approche du lit, ouvre une grosse vie des Saints, ou un long Mémoire, ou un Mercure de France, ou un Discours Académique, ou le monstrueux Dictionnaire de l'Encyclopédie. À peine la Vieille a-t-elle braqué sur son nez, des lunettes, à peine a-t-elle balbutié quelque ligne De ces livres vantés effet prodigieux La Nymphe en soupirant, baille et ferme les yeux.
Voilà, voilà les secrets merveilleux dont se servent mes agréables solitaires pour plaire aux autres, se plaire à elles-mêmes dans leur retraite et chasser de leur société la maladie de l'ennui; maladie commune aux cercles les plus brillants.
Tout État tomberait bientôt dans la langueur, s'il n'était animé par le ressort Je l'émulation et qui peut mettre ce ressort en mouvement, si ce n'est l'espoir des récompenses ? C'est là le soutien inébranlable de tout établissement : c'est-là le véritable aliment qui entretient le feu sacré sur l'Autel de Vesta. Parmi les récompenses, j'en réserve une aussi flatteuse qu'honorable. Quelle est-t-elle ? Une retraite assurée pour toutes les vétérantes, qui comptent vingt-cinq ans de service sous les drapeaux de Vénus.
Observez cette restriction, qui n'est pas inutile pour le maintien de la paix et du bon ordre. Je, le sais, il n'est guère possible d'empêcher les tracasseries et les querelles parmi les escadrons coëffés; mais dans ces nouveaux Couvens, qu'aucune None, entraînée par son penchant féminin, ne fasse agir trop rudement le Pied ou la main; qu'elle n'arrache point de cheveux, qu'elle ne déchire ni coiffe ni mantelet. Je ne les force point, comme Jupiter à prendre la figure de différents animaux pour échapper à ma fureur : mes Déesses n'en ont point le pouvoir, ni moi la volonté; seulement chaque action violente, recule d'un mois l'entrée au port de la grâce et du salut. Quant à ce port, je le laisse au choix du Ministere. À mon avis, on ne ferait pas mal d'honorer de ce choix le Couvent des Célestins, où trois ou quatre tondus, tout au plus, dans la crainte sans doute d'étourdir les Saints en aboyant le parchemin, emploient une moitié de leur vie à dormir, et L'autre à rien faire. Aucun lieu ne me paraît plus convenable aux Vieilles émérites pour finir leur carrière dans le chemin du salut.
Mais sans m'en apercevoir, je parle déjà des avantages qui résultent de mon établissement. Arrétons-nous un moment pour reprendre haleine. Nous allons entrer dans cette partie intéressante qui doit être le but principal de tout plan Économique.
LA PERLE DES PLANS ÉCONOMIQUES, OU LA CHIMÈRE. RAISONNABLE SECONDE PARTIE C'est une vérité constante : les hommes dans leurs états discordants concourent tous, souvent sans y penser, à l'harmonie générale; les uns par l'emploi purement physique de leurs mains et de leurs bras; les autres, par le mélange du premier emploi avec celui de la raison; d'autres enfin, par le commerce seul de la raison qu'ils consultent dans le silence de la solitude.
Le devoir de ces derniers, que l'ignorance regarde souvent comme des êtres inutiles, est d'éclairer la patrie avec le flambeau de leurs connaissances.
Malheur au mortel qui change ce flambeau divin en feu follet, pour égarer et précipiter dans l'abîme, ses infortunés Concitoyens. L'exécution de la postérité est sa récompense; et cette triste récompense, on cherche à l'obtenir, lorsqu'ennuyé des pas lents de la réflexion, on se laisse entraîner par la fougue d'une imagination trompeuse. C'est un Télescope qui présente tous les objets sous une face attrayante et; flatteuse; c'est une Fée qui transporte tout-à-coup dans des Palais enrichis d'or et de diamants; dans des plaines émaillées de fleurs, et arrosées par le cristal des fontaines; dans des bocages rafraîchis par l'haleine des Zéphirs et égayés par le chant des oiseaux. Le charme cesse-t-il, ce ne sont plus que des landes arrides, des rochers sourcilleux et d'affreux déserts... Si dans ce moment mes yeux enchantés par mon imagination, n'aperçoivent que des avantages chimériques ?
que le Ministere, que la Nation entière soit mon Juge. Mais qu'on ne prononce qu'après m'avoir entendu.
Semblables au suc de la terre qui d'abord nourrit les racines d'un arbre, ensuite se communique au tronc, et de-là se répand jusques dans les Plus faibles branches, mon Plan Économique étend ses avantages et sur l'État en général et sur toutes les familles en particulier.
Je fixe une certaine somme pour chaque classe de Minois qui peuplent ce moderne Paphos. 12 liv. pour les Minois à croquer, 6 liv. pour les Minois apètissants, 3 liv. pour les Minois plaisants. Certainement la taxe n'est pas exhorbitante.
Combien de vieux penards donnent cent fois davantage pour des Minois qui ne sont rien moins qu'apetissans.
Tous les soirs les Commis préposés prennent le quart de la recette pour l'État.
Je n'ai pas envie d'ouvrir le Barême et de remplir des colonnes de chiffres; ma plume se refuse à des calculs réservés pour la main sûre du Ministere. Mais ou je me trompe, ou l'État doit retirer plus que le triple, plus même que le quadruple de ce que la Police arrache avec tant de peine de nos Couvents ordinaires, Voilà tout à coup de nouvelles sommes ajoutées aux millions, dont les Protestants et les Juifs veulent, dit-on, payer à la France la liberté de prier Dieu. Passons aux avantages particuliers.
La portion de l'État séparée, le reste de la masse se partage entre mes Citoyennes, en proportion de la beauté et de services rendus à la république.
Autant de place à remplir, autant de malheureux de moins : et plus les personnes choisies sont infortunées, plus le choix leur devient avantageux.
Précieuse république Quelles ressources l'indigence ne trouvera-t-elles pas dans ton sein L'on sent que pour les quatre enclos, il faut quatre Directeurs qui honorent encore plus leur dignité, que la dignité ne peut les honorer. J'espère que le Ministere Jettera les yeux sur ces fous antiques, qui se sont immortalisés en se ruinant avec les Laïs du bon ton. À ce titre, ils méritent d'être les principeaux de ces Colléges. N'est-il pas juste que les auteurs de leurs désastre en deviennent les réparatrices ? La plupart de mes héroïnes seront charmées de les retrouver, dût-on battre la caisse dans toutes les parties de la France. Mais je crois qu'il ne sera pas nécessaire de sortir de Paris. Depuis long-temps ces tristes Croix de S. Louis, qui ont beaucoup de peine à dîner pour dix sols par repas, excitent ma compassion. Ils éprouvent, mieux que tout autre, combien il est difficile de vivre de promesses. Aussi veux-je suppléer à ces pensions Royales, dont la Cour pour l'ordinaire, fixe le paiement à la Vallée de Josaphat. Je les destine à maintenir le bon ordre dans mes États. En qualité de guerriers, ils ne seront pas fâchés de finir leur carrière avec des Amazones.
Mon humanité s'attendrit aussi sur le sort de tous ces Commis que M. Albert vient d'éconduire de ses Bureaux, persuadé sans doute que je leur trouverais promptement une place. Car, je ne crois pas qu'une âme aussi sensible que la sienne voulût les rendre les victimes de la faim. Allons, mes pauvres enfants, ne pleurez pas, ne vomissez pas des reproches injurieux contre votre ancien supérieur. En voici un autre qui vous tend les bras; entrez et courbez vous tranquillement sur les Bureaux de ma Police.
Et vous; illustres Majors de la Gascogne, qui, l'estomac à jeun, inondez les Portiques de Saint Côme et priez dévotement ce digne Patron, de vous faire la grâce d'envoyer beaucoup de badaux dans l'autre monde, afin de rester plus à votre aise en celui-ci; interrompez vos prières : quittez ce temple pour me suivre. Je n'examine pas si vous entendez seulement les termes de votre art assassin : connaissez vous la maladie à la mode ? En voilà plus qu'il n'en faut pour ma république.
Et vous, glorieux avortons des Raphaël, des le Brun, des Vanloos, qui ne pouvez trouver des figures assez complaisantes pour se laisser, estropier par vos mains, voici, voici de quoi tirer de la poussière vos palettes et vos pinceaux : quel miracle j'opérerois, si j'échauffais votre imagination glacée Sans aller chercher si loin l'Italie vous la trouverez ici. Voyez, consultez ces Nymphes : barbouillez avec ardeur. Chaque année au Carnaval une médaille est le prix du tableau le plus amoureux et le plus voluptueux.
Et vous, rimailleurs infatigables, empoulés prosateurs, qui, tout en louant vos ouvrages, envoyez les Libraires et les Imprimeurs à tous les diables, et vingt fois par jour maudissez le Ciel de vous avoir inspiré la fatale pensée de vous servir de la plume, plutôt que de la lime ou du rabot, descendez, descendez de vos greniers, rassemblez-vous. Sur le Pont neuf, votre véritable Parnasse : de là je vous conduirai en triomphe dans ma brillante république. Je vous en établis les Historiographes et les Panégyristes. Au Carnaval, une médaille est également réservée au livre le plus détestable sur les plaisirs de l'Amour.
Les Académiciens qui jugeront les chef-d'œuvres des concurrents dans la Peinture et l'éloquence sont les Minois à croquer; et les vainqueurs auront la liberté de profiter des nuits vacantes de leurs juges.
Quel heureux succès mon plan ne doit-il pas espérer, puisqu'il est déjà accueilli avec les plus grands éloges, par mes nouveaux protégés Tous élèvent ses avantages jusqu'au Ciel ? tous remplis d'allégresse m'accablent de bénédictions; tous répètent à l'envi : mortel descendu des Cieux pour nous rendre à la vie, ô père des infortunés, sans toi nous étions perdus; sans toi nous serions morts de faim, ou nous nous serions jetés la tête en bas dans la rivière. Je me flatte que tout Paris, que toute la France unira bientôt sa voix à leurs acclamations, en admirant les fruits que fera naître un plan si merveilleux.
Alors les fréquentes séductions, les orgies nocturnes, les maladies honteuses, tout disparaîtra. Des parents sages ne craindront plus que leurs enfants éloignés de la maison paternelle, sur le déclin du jour, ne laissent échouer leur faible innocence contre le premier écueil, et ne raportent sur un lit de douleur le tableau désolant de leur naufrage. Les filles le disputeront moins souvent à leurs mères dans l'art de la population. Les femmes, sous prétexte d'aller au Temple du vrai Dieu, n'iront pas dans celui de l'Amour, y mériter les rentes payées à leurs appâts. Les maris curieux d'y porter leurs offrandes, n'auront pas la honte de rencontrer leurs chastes épouses au nombre des vestales que la Prêtresse fait passer en revue sous leurs yeux. Toutes ces beautés de Province, qui ont cassé leur sabot dans leur pays, ne viendront plus hardiment au milieu des rues, en vendre les débris aux passants. Toute fille reconnue sans état et sans mœurs, sera renfermée dans mes enclos, après l'examen requis.
Toutes les Hélenes importantes qui perdront le généreux mortel qui les louait avec leur appartement, auront la complaisance de se rendre dans mes asiles, pour y attendre qu'un nouveau Pâris daigne les rétablir dans leur premier état.
C'est-là que les Crésus ennuyés de leur fortune, pourront à leur aise marchander les moyens de la renverser en peu, de temps.
Aprés l'exécution de tels règlements; croit-on que les rues seront encore aussi embarrassées de bataillons coëffés, que de voitures ? Croit-on que la tranquillité de la nuit sera troublée par le vacarme, qu'excite chez une voisine incommode, ou la folie ordinaire des jeunes spadassins, ou la présence imprévue de redoutables Alguasils ? Croit-on que les yeux et les oreilles seront scandalisés par des spectacles, par des discours qui révoltent les hommes les plus indifférents ? Non sûrement. Mais qu'on se contente de délasser l'esprit fatigué des Ministres, par la lecture de ces règlements, L'on ne verra, l'on ne verra plus de scène semblable à celle dont je fus témoin dernièrement, même sans le vouloir. Elle mérite d'avoir ici sa place. Je crois qu'elle vaut mieux que toutes mes raisons, pour déterminer en faveur de mon plan, la volonté du Ministère.
Un de mes amis veut résoudre une affaire; il s'engage à payer un souper aux parties intéressées, et m'invite à l'accompagner : je le suis dans un lieu, que je nommerais sans difficulté, s'il était fait pour y voir la comédie dont on nous régala. Les convives arrivés, l'on se met à table.
D'abord, soit la nouveauté des visages, soit plutôt le désir de satisfaire son appétit, l'on mangea plus de morceaux que l'on ne dit de paroles. De temps en temps le silence était interrompu par quelques éloges sur l'Ordonnance du festin.
Pendant ce prélude assez tranquille, entre, l'hôte de la maison, lequel était sûrement connu d'une partie des convives : on le presse de s'armer d'un verre, il ne s'y refuse pas. Il fait plus, il s'assied. Alors l'office des dents cesse un peu pour faire place à celui de la langue.
Le repas commençait à s'égayer lorsqu'il paraît une figure aussi jolie que modeste en apparence : sans un œil fripon, je l'aurais prise pour une None nouvellement échappée du Couvent. Elle salue la compagnie en souriant, s'approche du maître de la maison, qu'elle appelle son oncle, et l'embrasse : mais l'embrasse d'une manière dont je n'ai jamais vu nièces embrasser leurs oncles.
Vous croyez peut-être qu'elle le baisa amoureusement sur les yeux ou à la bouche ? Que vous êtes loin de deviner Il est vrai, ce que vous croyez fut son début; mais bientôt relevant son juppon, elle grimpe sur son oncle prétendu, passe les deux cuisses autour de son col, le serre étroitement, et laisse retomber ses vêtements sur les épaules du cher oncle. Vous jugez bien où pouvaient se trouver la bouche et le nez du patient, qui appelait tranquillement sa nièce une petite espiégle : vous jugez bien aussi que les éclats de rire et les grosses plaisanteries ne furent point épargnés; Pour moi dans ce moment, je pensais à Agamemnon qui se couvrait le visage d'un manteau, pour ne pas voir le sacrifice d'Iphigénie.
Pendant que j'y pensais, arrive une autre nièce, qui prend en folâtrant la place de la première. Je ne sais pas si notre hôte en question a beaucoup de frères et de sœurs, tout ce que je sais, c'est qu'il ne manque pas de nièces, car il en vint encore une troisième qui lui fit subir la même cérémonie. Les fumées du vin, et la singularité du spectacle avait échauffé la tete à la plupart des convives; ils ne voulurent pas rester spectateurs oisifs. L'un tire une nièce vers lui, l'étend sur ses genoux, la trousse, la patine, la claque, et se met en devoir de faire baiser son énorme patêne à son voisin. Celui-ci, profite d'une cuisse de dindon qu'il tient à la main, l'enfonce dans le double moutardier qu'on lui présente, et la passe honnêtement sur la bouche, de son rival. Le premier agresseur ne se décourage point : d'une main robuste il applique les deux promontoires de la Madéleine, sur le visage de son adversaire, puis de l'autre main il saisit une bouteille, et fait couler la liqueur de Bacchus sur la fontaine amoureuse qui rend le tout comme une gouttiere, dans la bouche, le nez et les yeux du pauvre diable. Inondé d'un déluge si inattendu, le vaincu se dégage avec vigueur, la fille jure, et le champion victorieux se pâme de rire avec la compagnie.
Enfin les brouhahas et cette lutte libertine cessent tout à coup, et notre attention se fixe sur une autre Peronelle montée sur la table. Vous n'imagineriez jamais pourquoi faire; avant de l'avoir vu, j'étais, comme vous, dans l'incertitude. Avec un sang, froid admirable, elle commence par affubler ses épaules et des cotillons et de la chemise. Jusques là il, n'y a rien de fort extraordinaire. Voici ce qui m'etonna le plus; sans casser, sans même renverser un seul verre, une seule bouteille, elle dansa un menuet tout entier avec une souplesse, une dextérité qui lui mériterent les applaudissements de toute l'assemblée. Pour voir la danse des œufs sur les remparts, l'on donne 24 sols; mais en vérité, l'on en eût bien donné sans regret 48 pour admirer une danseuse si admirable. Tandis qu'on l'accablait d'éloges, de caresses et de baisers; mon ami, adressant la parole au maître de maison; Signor, lui dit-il, voilà deux de vos nièces qui nous ont déjà beaucoup amusés; il est juste que la dernière paye aussi son écot. À ces mots, il la saisit et me fait signe. Moi, je n'avais pas envie de représenter la Statue du Festin de pierre; je prête la main à mon ami, nous couchons la victime sur un banc. Malgré ses cris nous l'attachons avec nos mouchoirs. Aussi-tôt mon ami faisant l'office de Grand-Prêtre, tire des ciseaux de sa poche, et lui tond délicatement toute la bordure de son labyrinthe; puis semant de ce noir plumage dans tous les verres, il s'écrie que le premier qui refuse d'en boire soit condamné à toute la dépense. À cette menace terrible pour la bourse des convives, chacun, d'une main docile, porte la coupe à la bouche, et l'avale jusqu'à la lie; excepté votre serviteur et mon ami, qui n'y perdait pas beaucoup, puisque d'avance il serait chargé de tous les frais.
Mais sans mon secours, il n'en était pas quitte pour le festin. Nos Nymphes senttirent que nous étions de bons boursiers. Si vous les aviez vues alors Quel sincère attachement leurs bouches nous témoignaient À les en croire, elles ne voulaient aimer que nous seuls; pour nous seuls elles réservaient toutes leurs complaisances. Nous étions seuls des hommes à sentiments, et qui plus est, les plus beaux hommes du monde. Étoit-ce là des compliments flatteurs ? Ils n'eussent point manqué de faire tomber le fromage du bec de jeunes Corbeaux à plumer; mais de vieux renards s'ils sont la dupe de ces avides cigognes, ils le sont une fois, rarement deux. D'abord j'avertis tout bas mon ami de prétexter en sortant un besoin naturel; puis haussant la voix, oui lui dis-je, entrons ici... prés... dans ce Café... tu sais... qui fait le coin... Nous y trouverons de quoi satisfaire ces Dames. J'espère qu'elles auront la complaisance de nous y accompagner. Redoublement d'éloges de leur part. Nous sortons : mon ami docile à mes ordres, n'oublie pas son rôle, et s'arrête à quatre pas du Café. De mon côté je m'empresse d'y faire entrer les Princesses; on s'assied : la liqueur arrive. Je voyais dans leurs yeux qu'elles triomphaient de nous tenir dans leurs filets, mais je leur appris à ne chanter le triomphe qu'après la victoire, Je feins de m'impatienter de la lenteur de mon ami, je sors; mais je sors pour ne plus rentrer. Mon ami et moi nous gagnons lestement notre demeure, sans cesser de rire de la tragi-comédie dont on avait assaisonné le souper, et sur-tout du dénouement dont nous terminions la pièce.
Cette histoire forme un épisode un peu long, je l'avoue; mais tous les détails n'en sont-ils pas nécessaires; Quelle foule de réflexions ne font-ils pas naître ? Cette aventure scandaleuse ne pouvait-elle pas être répétée le même jour, ou par la suite, dans mille endroits de Paris ? Ne pouvait-elle pas l'être devant des jeunes gens sans expérience, puisqu'elle le fut devant nous; devant des hommes faits, devant des têtes, je ne dis pas à perruques, mais des têtes portant perruque ?
De ces réflexions, et de mille autres encore, quelle est la conséquence ?
C'est que mon plan est la seule digue qu'on puisse opposer au débordement des mœurs : C'est que mon plan est un canal heureusement inventé, pour apporter des richesses dans les trésors de l'État; c'est qu'enfin l'exécution de mon plan est d'une nécessité indispensable. Se présentât-il mille obstacles à vaincre, il faut les vaincre tous. Mais heureusement il ne s'en présente aucun. Seroit-ce la naissance trop multipliée des Cupidons, occasionnée par la conduite plus réglée de nos Vénus ? Ouvrez, ouvrez les portes de nos Couvens. Tous les Moines, en reconnaissance des services qu'ils ont reçu des mères, adopteront avec plaisir les enfants, et s'il est vrai que les enfants tiennent toujours de ceux qui leur ont donné d'être, leur éducation ne leur coûtera aucune peine. Ils retrouveront dans ces petits Saturnins toute l'inclination Monacalle.
Resterait-il de l'inquiétude pour les jeunes Nymphes ? on les laissera croître sous les paisibles lois de leurs agréables mères; ce sont des citoyennes tout acquises à la République. Quelle objection peut-on faire encore ? Si ma voix n'est pas assez persuasive, écoutez celle de la Patrie qui demande l'exécution d'un tel plan, non seulement dans la Capitale, mais encore dans toutes les Villes du Royaume.
Écoutez cette mère affligée du désordre de ses enfants, qui voudrait même qu'aux quatre enclos de Pairs on en ajoutât un cinquième, et dans quel lieu ? Près du Palais Royal; et pour qui ? pour toutes les Vierges-mères des Italiens, des François et de l'Opéra, sans oublier celles de Nicolet et d'Audinot.
Ces Reines de Théâtre ne méritent-elles pas de contribuer aux avantages de ma précieuse République ? Divin Platon oui, tu serais cent fois plus divin; si ta cervelle philosophique en eût imaginé une pareille.
À cette belle exclamation, j'allais terminer ma chaude péroraison; mais mon ancien Professeur de seconde, ce respectable pédant de Mazarin, ce cadet Thomas dont la plume emphatique a martyrisé Tite-Live dans une traduction soporifique, ce Juge sourcilleux me blâmerait de finir par une si courte apostrophe, et même me le prouverait par son éloge inconnu du Chevalier Bayard. Docile écolier, j'ajoute encore deux mots et je me tais.
Le Ministère sans doute n'a pas encore, ainsi que les Libraires, abandonné à la voracité des vers le merveilleux ouvrage de mes confrères les Économistes, je veux parler de cet habile Opérateur qui, sans le secours de la Lanterne magique, fit voir au public l'Administration actuelle des revenus royaux, et celle qu'il voulait introduire sous l'emblème de deux Colonnes. L'une chancelente, minée de toutes parts, appuyée sur une faible base, menaçait une ruine certaine; l'on devine aisément ce que cette colonne représentait; l'autre, ferme et solide, appuyée sur une base inébranlable, et de plus couronnée de guirlandes, semblait devoir, par sa durée, braver la faux du temps : l'on devine encore plus aisément que cette Colonne était l'emblème de L'Administration proposée par le modeste inventeur. Si la première Colonne demendait une prompte réparation, le même besoin subsiste encore, puisqu'on n'apporte aucun changement. Qu'on exécute mon Plan, la Colonne est rétablie, et le dessein de mon cher confrère et le mien seront remplis.