eighteenth_century_french_novels / Anonym_Histoire.txt
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CHAPITRE I.
Comment l'Auteur a occasion d'arriver dans l'Isle de la Raison.
Condamné par mon inclination, autant que par la médiocrité de ma fortune, à vivre dans l'activité et dans l'inquiétude, je me suis toujours fait un point de vue du défaut ordinaire de l'homme, qui croit n'être bien que là où il n'est pas. Mon père, qui était Capitaine de Vaisseau, s'attacha à me former le goût pour la marine, lorsqu'à peine j'eus atteint ma dixième année. Sans cesse il me représentait qu'ayant très peu de chose à me laisser par les pertes extraordinaires qu'il avait faites, je serais infalliblement exposé à mener une vie des plus mesquines, hors d'état de soutenir un nom, qui devait être tout mon apanage, si je ne prenais le sage parti d'aller chercher au-delà des mers de quoi suppléer à ma petite fortune. L'amour du gain, qu'il imprima dans mon esprit, avec les couleurs les plus vives, l'emporta sur la répugnance que je lui témoignai quelque temps, et sur le peu de courage que je me sentais d'affronter les périls de la mer; j'entrepris avec lui mon premier voyage. Ce coup d'essai me réussit parfaitement: j'avais gagné deux cent pour cent sur la petite pacotille qu'il m'avait faite à Londres; c'en était assez pour m'encourager. J'en entrepris un second: insensiblement je m'accoutumai au genre de vie des marins, et en peu de temps je devins marin moi-même, mais marin des mieux caractérisés.
Qui aurait dit que je me fusse lassé d'un métier hors duquel rien ne semblait me satisfaire? Cependant cela arriva. L'homme est homme partout: aujourd'hui il rejette ce qu'il approuvait hier, et demain il méprisera ce qui fait actuellement l'objet de sa louange. De retour de mon septième voyage, je rentrai dans le sein de ma famille, avec la ferme résolution d'y jouir le reste de mes jours d'une tranquillité, que nous cherchons vainement ailleurs. Il y avait près d'un an que je goutois cette satisfaction, lorsque je rencontrai un ami que je m'étais fait à la Chine. Son abord me frappa.
Anglois, comme moi, il était bien éloigné de mener la même vie. Que faites-vous, me dit-il, dans votre patrie, vous qui aviez fait une espèce de serment de mourir sur un lit de godron? Avez-vous oublié qu'il n'y a que les Indes où un jeune homme puisse faire valoir ses talents lorsqu'il n'en a que de médiocres? Ce sont les discours que vous m'avez tenus autrefois, et maintenant vous démentez par une vie oisive ces sages conseils que vous me donnâtes lorsque, comme vous, j'étais résolu de revenir dans ma patrie pour ne la plus quitter. Croiez-moi, laissez les Nouvellistes, les Politiques et les Religionnaires se noïer dans l'abîme de leurs pitoïables raisonnements, et retournons dans ces aimables contrées où on laisse les Princes sur leurs Trônes, la Religion dans son Sanctuaire, et la Politique dans son Cabinet. Il y a près d'un mois que je suis ici, mais avant quinze jours, je compte me rembarquer. Faites vos réflexions sur ce que je viens de vous dire, et je suis persuadé que s'il vous reste quelques sentiments pour un ami, ou plutôt quelque retour sur vous-même, vous serez du voyage.
J'eus bientôt pris ma dernière résolution. Les importunités de mon ami compatissoient si bien avec mon inclination, qu'aucun motif ne fut capable de la contrebalancer. Il faut avoir été long-temps sur mer pour savoir qu'un marin ressemble au poisson; hors de l'eau, l'un et l'autre ne sauraient vivre. Je n'avais dans ma famille personne qui s'intéressât assez dans mes affaires pour me détourner du dessein de voguer, excepté une vieille tante, qui fit tout son possible pour m'arrêter, en m'objectant l'inutilité d'un voyage, d'ailleurs si dangereux. Mais mon désir de voïager était irrésistible, et les impressions, qu'il faisait sur mon esprit, étaient si peu communes, que si j'étais resté chez moi, j'aurais cru desobéir aux ordres de la Providence. Je fus trouver mon ami, et il me présenta au Capitaine, avec qui je me trouvai encore en connaissance; il nous reçut avec plaisir à son bord. Il montait le Vaisseau le Boston, et était destiné pour la Chine. Il serait inutile d'arrêter ici le lecteur aux particularités de ce voyage. Comme j'en ai bien d'autres plus essentiels à lui raconter, et qui doivent composer ce Volume, il faut que je passe le tout sous silence, me contentant de parler de notre retour en Europe après trois ans de course, puisque c'est-là le but que je me suis proposé dans cet Ouvrage, et non de donner au Public le récit circonstancié de tous mes voïages. Nous partîmes de la rivière du Canton dans le Vaisseau que nous avions emmené d'Angleterre, et nous fîmes voile vers Batavia, où notre Capitaine avait quelques affaires. Comme nous avions été plus long-temps sur mer que nous ne l'avions compté, et que nos provisions nous auraient manqué, ce fut pour nous une double raison de toucher à Batavia; mais les Hollandois de cette Colonie, nos bons amis, nous firent une si mauvaise réception, que nous fûmes obligés d'aller faire de l'eau à la petite Java, et à continuer notre route pour le Cap, au hasard de ce qui en pourrait arriver.
Jusqu'à la hauteur de Ceilon, notre trajet fut assez heureux. Là nous déliberâmes si nous relâcherions à la côte du Malabar; la pluralité fut pour la négative. Nous avions heureusement dépassé Madascar, lorsque le Mousse de hune découvrit trois voiles. Dans l'incertitude de la guerre ou de la paix, nous nous disposâmes au combat: nos alarmes furent dissipées le matin du jour suivant. La chaloupe fut mise en mer à la vue du pavillon Anglois assuré, et nous apprîmes que le Chevalier Thomas Wood, Commandant de la Frégate l' Amazone,allant porter des ordres à Madras et à Bombai, convoioit jusqu'à la hauteur de l'Isle de Bourbonle petit Tarmouth et l' Exeter destinés pour la Chine. Le Chevalier ajouta à la nouvelle de la déclaration de guerre l'avis de deux gros Navires François qu'il avait laissés à la Côte d'Afrique. Ce dernier nous mit en peine. Nous invitâmes le Chevalier à revirer pour venir faire avec nous cette capture; mais ses ordres portaient de faire route: et malgré le péril où nous devions être sans son secours, il se contenta de nous recommander à notre bonne fortune.
Nous ne savions pas que nous fussions guettés; nous espérions en imposer par notre contenance, et que l'ennemi, prenant notre Vaisseau pour un Vaisseau de guerre, nous laisserait passer, comme il avait fait Sir Thomas et son convoi.
Le 5. d'Avril (vieux style), au sortir d'une brume épaisse qui couvrit la mer jusqu'a midi, nous nous trouvâmes à vue et sous le vent des deux François, qui forcèrent de voiles pour tomber sur nous et pour nous aborder. Nous reconnûmes pour un de nos ennemis l' Hercule, parti de la rivière de Canton huit jours avant nous. Nos Equipages y avaient eu quelque démêlé, où le François n'avait pas eu le dessus, et nous conjecturâmes qu'il voulait se venger. Seul, nous ne l'aurions pas craint; mais son second, nouvellement sorti des ports de France, était mieux monté et mieux agréé que nous.
Notre Capitaine fit néanmoins ses dispositions pour le combat; nous comptâmes, si non tout-à-fait de vaincre, du moins de faire repentir nos ennemis de nous avoir attaqués. Notre manœuvre fut savamment exécutée. Deux fois nous fîmes manquer l'abordage, et par notre habileté à prendre et à laisser le vent, la canonnade nous enleva peu de monde. La nuit vint avant qu'il y eût rien de décidé; l'ennemi remit au lendemain à conclure. Aiant élevé ses fanaux, il s'en tint à nous observer, et notre perte était inévitable, à moins de quel-que miracle, auquel nous n'avions pas beaucoup de foi. Vers minuit il s'éleva un vent frais, que nous prîmes en silence, seulement de nos petites voiles; nous dérivâmes. Lorsque nous fûmes assez loin des ennemis pour n'en être pas entendus, nous chargeâmes toutes les vergues, et au point du jour nous eûmes lieu de nous flatter que nous étions hors de péril; mais nous avions à faire à d'habiles gens, qui, sur ce que notre manœuvre devait être, dévinerent quelle elle avait été. Nous ne tardâmes pas à les voir nous donner vivement la chasse. En nous abandonnant au vent, nous tournions l'arrière à la voie de retour; mais l'unique route, qu'il nous convenait de tenir, était celle qui devait nous dérober à l'ennemi que nous ne pouvions combattre; et nous nous abandonnâmes à nos voiles.
Malgré le désordre où le combat nous avait mis, nous conservions de l'avance. Nous fûmes jusqu'à cinq heures du soir hors la portée du canon, lorsque la misaine cassa. Nous étions résolus d'attendre le second de l' Hercule, qui laissait son camarade loin derrière lui, et de l'aborder. Ce coup de témérité nous aurait peut-être réussi, vu l'animosité de l'Equipage, jointe à la peur que lui faisait le Capitaine du ressentiment des François. Quoi qu'il en soit, nous vîmes, à notre contentement, notre ennemi revirer tout à coup, et s'éloigner de nous comme si nous lui avions donné lachasse. Nous ne manquâmes pas de croire enbons Anglois que nous lui avions fait peur, et nous le huâmes de bonne foi avec le porte-voix. La vérité était pourtant que plus habile, ou plus attentif que nous, apercevant des signes d'une tempête prochaine, aux-quels nous ne faisions pas attention, il ne voulut pas risquer de nous prendre, pour périr ensuite avec nous. Nous ne doutâmes bientôt plus que ce n'eût été là sa véritable raison.
Jusque-là le ciel, parsemé de petits nuages, n'en devint en un moment qu'un seul, qui causa une entière obscurité. Vers les sept heures du soir les vagues mugirent, et le vent devint furieux; la tourmen-te fut horrible dès son commencement. Je ne décrirai point cette affreuse tempête, la plus longue que j'aie jamais essuïée. Un lecteur en terre ferme ne sait point se passionner sur des images dont il n'a que de faibles idées. Pendant ci nq jours et six nuits nous roulâmes, plutôt que nous ne voguâmes à la merci des vents, des vagues, et des courants. Le sixième au matin la mer se calma, et nous pûmes juger, par le danger où nous étions, de celui que nous avions couru. Tous nos mâts avaient été rompus, coupés, ou fracassés; il n'en restait plus que des tronçons, et les voiles, que nous avions de rechange, nous devenaient inutiles, faute d'avoir de quoi y les attacher. Nos grosses ancres avaient été, ou jettées à la mer, ou emportées avec leurs câbles: l'eau était haute de trois pieds au fond de cale, et après une exacte recherche des voïes, on ne trouvait pas celle qui donnait le plus.
Tout l'Equipage était sur les dents. En vain les Officiers et les passagers l'animaient par leur exemple au travail de la pompe. Les matelots les plus déterminés ne voulaient écouter que le Chapelain qui, ayant lui-même perdu la tête, ne leur parlait que de l'Enfer et du Paradis.
Pour comble de malheur, le Capitaine, blessé de la chute d'une vergue, était au lit, et son Contre-maître, qui s'était étourdi sur le péril à force d'eau-de-vie, ne desennyvroit point. Le jour se passa à nous remettre du trouble et de la fraïeur que la tempête avait causée. La nuit vint avant qu'on eût découvert la voie d'eau, qui nous menaçait de couler à fond. Ce fut bien une des plus belles nuits de l'année pour le reste du monde; mais bien la plus douloureuse pour nous. On ne sentait pas le moindre souffle de vent. Cette tranquillité de toute la nature passait jusqu'à l'âme, et y portait l'amour de la vie; cependant il fallait se résigner à mourir.
Quiconque n'a pas été sur mer, ne connaît bien ni la joie, ni la tristesse.
Celle-là y est une espèce de frénesie, celle-ci s'y montre avec tous les accès du désespoir. Le passage de l'une à l'autre est d'une rapidité qui ne souffre point d'intervalle; la Fable n'a point de métamorphose si subite et si complète. Au point du jour nous découvrîmes la terre. Aussitôt ces hommes, abattus de fatigue et de douleur, semblèrent avoir recouvré toutes leurs forces. On chercha la voie d'eau avec une nouvelle ardeur, on tâcha de placer quelques vergues sur le tronçon de nos mâts. Deux petites voiles furent hissées, et le vent, qu'elles prirent, mit le vaisseau en panne. On gouverna assez heureusement pour sortir du courant. La voie d'eau fut découverte, bouchée, et la cale vidée. Enfin, on fit en moins de deux heures plus de besogne qu'on n'aurait osé en entreprendre pendant deux jours. On ne douta plus qu'on n'eût échappé au naufrage, et on prit les mesures que l'on crut propres à se sauver. Chacun mangea, la plupart allèrent ensuite prendre dans leur hamac le repos que l'espérance leur rendait. Le Bothman, homme hardi et prompt à prendre son parti, voulut aller avec le second Pilote reconnaître la terre, dont nous étions encore éloignés d'environ trois lieues. Ce fut notre salut; car la circonspection du Pilote nous aurait fait regarder cette terre comme inabordable. Le Bothman, de retour, s'éleva contre le rapport de cet homme trop prudent. Il prétendit qu'il y avait dans l'Isle une Baye, qui donnerait abri. Nous l'en crûmes d'autant plus facilement, que nous souhaitions que ce qu'il nous disait fût vrai.
On gouverna donc vers la Baye, la chaloupe remorquant, la sonde à la main, à mesure que nous approchions de la Côte. Le Contremaître tenait la sonde; mais cet ivrogne, ayant voulu s'éloigner à l'Est pour chercher un passage où le fond fût meilleur, alla donner sur une pointe de roche à fleur d'eau, qui ouvrit la chaloupe, et mit ses rameurs en danger d'être noyés. Nous vîmes l'accident, nous envoiâmes le canot à temps pour sauver les hommes: mais la chaloupe fut perdue; perte considérable ans les circonstances. Nous embouchâmes la prétendue Baye à l'entrée de la nuit, n'ayant que six brasses sur un fond de roc, où nous jettâmes nos petites ancres, les seules qui nous restaient. On entendait le bruit effroïable de plusieurs ruisseaux qui tombaient en cascades sur des roches, à travers desquelles ils roulaient de l'un et de l'autre côté. L'épouvante augmenta le lendemain au matin, en voyant que le port, annoncé par le Bothman, n'était qu'une crevasse d'une demi-lieue de large, d'un Cap à l'autre, sur environ le double de profondeur, ouverte au Sud, bordée à l'Est et à l'Ouest par de hautes montagnes coupées perpendiculairement, et ayant au Nord son fond palissadé, pour ainsi dire, de quartiers de roche dont l'eau, en les rognant, avait formé autant de gros pains de sucre, qui, semblables à des décombres entassés, faisaient un amphithéâtre hideux jusqu'au niveau de la Côte. Tout le cul-de-sac était semé de rochers, déplacés sans du-te par les flots dans les orages. A peine un canot paraissait pouvoir naviger dans les auges qu'ils formaient. Nous jettâmes le notre à l'eau, après y avoir fait entrer six hommes pour aller reconnaître un coude qui est dans la Baye au N.
O. En attendant qu'à leur retour, ils nous apprissent, comme nous le supposions, la découverte d'un endroit propre à la descente, on tint conseil sur la forme du navire qu'il nous faudrait construire des débris du vaisseau, qui était déjà condamné à être mis en pièces.
La journée se passa toute entière dans l'attente du canot. On n'en pouvait juger autre chose, sinon qu'il s'était perdu dans les brisants. Depuis notre entrée dans la Baye, nous ne cessions de tirer de notre canon de distance à distance; mais la curiosité n'ayant amené personne sur la Côte, nous crûmes que cette Isle, ou Presqu'île était inhabitée.
L'Equipage ne voulut pas entendre parler de remettre le vaisseau en pleine mer; il refusait même de lui faire faire le tour de ce qui nous paraissait être une lsle, où il était vraisemblable que nous trouverions un meilleur abri. On opinait à faire la descente le lendemain au matin, soit à la nage, sur un radeau, ou à l'aide des cordages. Il fallait prendre terre; la chose était résolue.
CHAPITRE II.
L'Auteur descend, lui second, dans l'Isle. Comment et par qui il y est reçu.
Peu après le lever du soleil, nous vîmes notre canot sortir du coude; mais quelle fut notre surprise de n'y apercevoir que quatre de nos hommes, accompagnés de deux Sauvages, vêtus de peaux avec leur poil! L'habillement nous en imposa. Nous soupçonnâmes qu'il y avait eu un combat, où nos gens n'avaient pas été les plus forts, et qu'au-lieu de leurs deux Camarades tués dans l'action, ils amenaient deux prisonniers. La contenance des prétendus Sauvages appuioit notre conjecture. Ils étaient paisiblement couchés au fond du canot, où nous les croiyons liés. Ceux d'entre nous, qui avaient été en Canada, prétendaient que leur air tranquille était une preuve de la férocité de ce peuple. Le canot étant prêt d'amarrer, les deux Sauvages se levèrent, et tendant les mains vers nous avec empressement, ils crièrent à plusieurs reprises, Huza; autre sujet d'étonnement pour nous. On leur aida à monter à bord, et nous vîmes deux hommes, tels que l'on dépeint les anciens Patriarches, ou pour mieux dire, des personnages respectables par leur vieillesse. Ceux-ci avaient le visage frais et vermeil, l'œil vif, la taille droite, et leur âge ne s'annonçait que par une longue barbe épaisse, blanchie par le nombre des années, assortie à des cheveux de même couleur, flottant sur les épaules.
L'un avait dans sa contenance un air rustre, qui nous le fit prendre pour l'inférieur de l'autre. Ce dernier avait dans les yeux je ne sais quoi qu'il nous plaît d'attribuer exclusivement aux gens de qualité. Son geste et le ton de sa voix soutenaient parfaitement le préjugé. Il répondit d'un salut, plein d'affection, aux nombreuses questions dont nous l'accablâmes. „Quels que vous pussiez être, nous dit-il d'un ton ferme, il suffisait que nous vous vissions dans le besoin d'être secourus, pour que nous nous empressassions à vous donner de l'assistance. Vous êtes Anglois, c'est un titre de plus que vous avez à notre charité. Qui de vous est le Capitaine“?
Nous nous hâtâmes de le conduire à la chambre où le Capitaine était au lit.
Après de nouvelles assurances d'amitié, il s'expliqua sur les conditions touchant le secours qu'il nous promettait. „ Je suis, nous dit-il, envoié vers vous par les Chefs d'un peuple généreux et prudent, pour accorder notre sûreté avec les bons offices que nous souhaitons vous rendre. Nous vous croions trop sages pour blâmer une précaution, que nous ne pourrions négliger sans cesser de l'être. Il importe à notre tranquillité que vous ne nous connaissiez que par nos services. Il est vrai que notre Isle n'a rien de tout ce qui est capable d'irriter la cupidité Européenne. J'avoue encore que nous vous présumons trop honnêtes gens pour appréhender que l'envie d'acquérir à votre Roi un nouveau domaine vous porte à être ingrats. Mais nos mœurs ne sont point les vôtres, et il serait dangereux pour notre tranquillité que notre peuple en connût toute la différence. Il faut que vous vous engagiez solennellement à ne tenter aucune descente dans l'Isle, et que pour garants de votre promesse, vous nous donniez en hôtage deux des principaux d'entre vous, qui vous seront rendus lorsque par nos soins vous serez en état de faire voile pour l'Europe, ou pour le lieu de votre destination. A ces conditions, j'ai ordre de vous conduire à un port, formé par la nature à la Presqu'Isle du Continent, qui n'est éloigné pour nous que de quinze lieues en temps calme. Là nous vous fournirons abondamment tout ce que notre Isle produit, et qui peut servir à vos besoins“.
Comme il s'aperçut de l'embarras que causait au Capitaine la demande des hôtages: “Ne croyez pas, reprit-il d'un ton plus ferme, que ce soit la crainte qui nous dicte tant de précautions; nous connaissons nos forces, et nous savons que vous auriez tout le désavantage en prenant le parti de la violence. Nous voulons vous être utiles, pourvoir à notre tranquillité, et vous ôter jusqu'à l'envie de tenter une entreprise, qui causerait votre perte. En un mot ce ne sont point vos forces que nous redoutons, c'est la contagion que vous pourriez porter parmi nous. Remettez-nous à terre; vos deux hommes vous seront rendus, et nous attendrons, sans autre inquiétude que par rapport à vous-mêmes, que vous vous soiyez décidés“.
Le Capitaine se hâta de dissiper l'idée desavantageuse que notre silence donnait de nous au Député. Après l'avoir affectueusement remercié de ses offres de service, il s'excusa sur la perplexité où le mettait la demande des hôtages touchant la difficulté du choix, qui ne se pouvait faire d'autorité, et il le pria de monter sur le pont, tandis qu'on en délibereroit en conseil. A peine fut-il hors de la chambre, que chacun s'offrit et voulut être préferé. On sentait bien que le peuple, qui avait de pareils Magistrats, n'était pas un peuple trop sauvage, ni avec qui il y eût du péril à converser; mais on était bien-aise de se faire valoir, et le moins gascon s'offrait comme à un sacrifice pour le bien général. Dans l'impossibilité de nommer sans faire des mécontents, le Capitaine proposa de laisser le choix des hôtages au Député, qui, ayant été appelé, demanda qu'on tirât le Chapelain du nombre des concurrents. “L'esprit du Clergé, dit-il, est partout le même. Si j'avais le malheur de choisir votre Ministre sans le connaître, je le menerois au milieu de nous, non comme un garant de la paix, mais comme le perturbateur de notre repos“. Le pauvre Chapelain sortit, et rougit de honte. J'eus le bonheur que le choix du Député tomba d'abord sur moi. Il me donna pour second le jeune Villiers, fils du riche Jacob Villiers, le coriphée des François réfugiés qui se sont enrichis parmi nous dans le Commerce. Comme moi, il était venu à la Chine, plutôt par plaisir que pour affaires. Nous avions lié une étroite amitié, et nous vîmes avec joie que le sort confirmait notre union. „Les gens de votre âge et de votre figure, nous dit agréablement le Député, ne nous sont point redoutables, pas-même pour nos filles.“
Nous fîmes jeter nos coffres dans le canot. Le Député s'y plaça avec son second, et nous fîmes forces de rames vers le coude, dont nous l'avions vu sortir le matin. Ce coude se courbait en s'élargissant au Nord. Derrière le cap nous aperçûmes avec surprise une espèce de Brigantin du port d'environ cent vingt tonneaux à voiles latines, soutenues de seize rames de galère. Nous l'abordâmes. Le Député et son second, étant montés dessus, nous firent passer avec nos coffres dans sa chaloupe. Au premier coup d'aviron, les rames du Brigantin frappèrent le leur, et un signal de trois flêches enflammées fut suivi d'un bruïant Huza, qui fut répondu de la côte et du vaisseau avec un éclat qui fit peur à une multitude d'oiseaux. Notre chaloupe était dans un canal naturel, où la mer, à l'abri d'une chaîne de montagnes, est toujours aussi tranquille qu'un lac. Nous trouvâmes à l'Est un bassin, ou petit port, dont les deux côtés d'une montagne, qui du sommet au pied avait une pente insensible, faisaient les deux môles. Le fond était de sept pieds et demi sur la rase. Il y avait un autre Brigantin plus petit, et une Hourque d'environ deux cent tonneaux avec une douzaine de barques de différentes grandeurs pour la pêche. La ville, ou l'habitation était sur le haut de la montagne en face du port. Des degrés, taillés dans son épaisseur, et affermis par des pieux couverts de terre et de fascines, y conduisaient; mais on ne pouvait la voir, qu'après les avoir montés.
Nous fûmes reçus au pied des degrés par un Vieillard, habillé comme le Député, mais d'une taille plus haute, et d'une vieillesse encore plus vigoureuse. Il nous serra entre ses bras avec une affection, qui nous émut.
„ Je pourrai donc encore une fois, s'écria-t-il, m'entretenir avec des hommes du pays qui m'a vu naître! Souvenir agréable et douloureux! Il existe donc encore des Anglois pour moi! Pardonnez les larmes que je ne puis retenir. Soixante ans de réflexions n'ont point effacé tous les préjugés. Ma résignation à mon sort est moins l'ouvrage de ma raison que de la nécessité, et le bonheur, dont je jouis, ne m'a point fait perdre l'idée des malheurs qui m'y ont conduit. Mais à quoi pensai-je, ajouta-t-il en s'essuiant les yeux de sa main? Pourquoi vous parler de mes anciennes souffrances, quand je dois vous consoler de celles auxquelles vous êtes maintenant exposés?“ Il se plaça entre nous deux, et tandis qu'il montait les degrés, voyant la surprise avec laquelle nous l'examinions: “Vous êtes étonnés, poursuivit-il, de trouver en moi le défaut ordinaire des vieillards, et de me voir si peu sujet à leurs infirmités. Quand vous nous connaîtrez plus particulièrement, l'un et l'autre vous paraîtra dans l'ordre. Il y a deux ans, mes chers amis, que j'ai commencé un second siècle, et voici le vingtième lustre depuis que j'ai quitté l'Angleterre.
Que de raisons pour aimer à m'entretenir avec vous, et à parler d'un pays que j'ai perdu de vue depuis si long-temps?“
Parvenus au haut de la montagne, nous nous trouvâmes dans une vaste place de figure carrée. Un grand édifice de bois était sa façade, et des deux côtés une file de maisons uniformes et d'architecture régulière formait ses ailes. Un rang d'arbres hauts et touffus, comme nos plus beaux hêtres, ombrageait ces maisons, et ornait la place, au milieu de laquelle était une fontaine jaillissante avec son bassin octogone, sans autre ornement que le gazon qui couvrait ses bords. Cinq cent hommes ou environ, à peu près de même âge et de haute taille, étaient rangés en double haie sur notre passage. Ils avaient un habillement semblable à celui des Vieillards, à l'exception de la longueur: la tunique de peau, qui en couvrait une autre de laine grossièrement ouvrée, était plus courte. Leurs armes étaient l'arc à la main droite, un épieu, ou javelot à la gauche, le carquois sur l'épaule, et une hâche pendue à la ceinture. Ils étaient armés plutôt pour la chasse que pour la guerre, parce qu'ils n'avaient compté jusque-là n'avoir à faire qu'aux bêtes féroces. Derrière la haie de ces gens d'armes il y en avait une autre beaucoup plus épaisse de femmes avec leurs enfants. Nous fûmes frappés de la variété des teints de l'un et de l'autre sexe. Leurs traits étaient grands, et assez réguliers; mais la couleur mettait une si grande différence entre eux, que loin de les croire un même peuple, on avait peine à ne pas les prendre pour des gens rassemblés de différents climats.
Le Vieillard admirait en silence notre étonnement, qui redoubla à la vue de la régularité du grand édifice où il nous fit entrer. Nous traversâmes la première cour, qui, assez semblable à un Cloître, est un carré bordé de quatre faces de bâtiment à deux étages. Deux autres cours de même largeur se partagent, et sont entourées, comme l'autre, de corridors sur lesquels donnent les portes d'une file de chambres, disposées comme des cellules de Chartreux. Notre conducteur, nous ayant fait entrer dans celle qui nous était destinée, nous y laissa considérer son ameublement, en attendant le dîner, pour lequel il allait donner ses ordres.
La singularité de l'ameublement mérite bien d'être decrit. La chambre était un carré parfait, percé de deux fenêtres, qui, au-lieu de vitrage, avaient un châssis à lozanges, où étaient appliquées des feuilles de corne aussi transparentes que du verre. Aux deux côtés de la porte il y avait deux grands lits à colonnes, tels que celui de la Reine Elisabeth, à la richesse près. D'épais rideaux de laine, ouvrés comme les tuniques, étaient suspendus par des anneaux de corne à des verges de bois. L'impériale avec le chevet était de peaux d'oiseaux, sechées avec leurs plumes; la tenture de la chambre était pareille. La variété des plumages, et la vivacité des couleurs faisaient le coup d'œil le plus charmant. Les chaises étaient bourrées de plumes hâchées, et couvertes de peaux avec leur poil.
Telle était aussi la couverture du lit, dont le dessus avait toute la commodité des lits d'Europe, sans en excepter même les draps, qui étaient d'une toile moins blanche, mais plus douce que celle de lin, ou de chanvre.
Nous admirions que dans une Isle, isolée du reste du monde, l'ndustrie eût suppléé si exactement au défaut du commerce.
CHAPITRE III.
Galanterie que fait le Vieillard à ses bôtes. Portrait de ses deux filles. Propos de table.
LE Vieillard revint après un quart d'heure d'absence ou environ. Il était suivi de deux jeunes filles, qui portaient de quoi couvrir la table. “Voici, nous dit-il, en nous les présentant, les derniers de soixante-et-cinq de mes enfants vivants, et les filles de l'homme du monde le plus respectable, du phénix des amis. Permettez-leur de vous saluer. Pendant le séjour que vous ferez dans l'Isle de la Raison, il leur est libre de souhaiter de vous plaire comme de vous aimer. Livrez-vous sans réserve à la première impression, et n'en craignez pas les suites.
L'amour ne fait point de martyrs parmi nous; la candeur et l'ingénuité font toute notre galanterie. Aimer et être aimé, c'est tout ce que nos lois exigent des amants pour les rendre heureux. Si vous n'êtes pas rivaux, nous nous en féliciterons; si vous l'êtes, ce ne sera pas un malheur au-dessus des remèdes“.
Villiers prit feu au discours du Vieillard. Il avait été salué d'un baiser par l'aînée des filles de l'ami, et son cœur n'y avait pas été insensible. Déjà il aimait, avant que de savoir s'il pouvait faire trophée de sa sensibilité.
Flore, ainsi se nommait cette aimable fille, n'avait pas encore dix-huit ans. C'était une blonde qui aurait passé pour une beauté, même en Europe. Le trouble, où la mit la réponse hardie de Villiers à son père, fut d'un heureux présage à cet amant d'une minute. Il ne douta point que la passion, qu'il déclarait, ne fût païée d'un prompt retour. Pour moi, je l'avouerai à ma honte, aveuglé par les préjugés, je ne vis que du libertinage dans l'union que le Vieillard nous proposait. Quelque charmante que fût la cadette, je me tins en garde contre l'impression de ses attraits, et remis au temps que j'eusse une connaissance plus exacte des lois de l'Isle, pour savoir si je pouvais profiter de leur bénéfice sans blesser ma conscience. Peut-être poussais-je le scrupule trop loin; mais il est bon que j'avertisse le Lecteur que je descends d'une famille Catholique, zélée, pieuse à l'excès, et dont j'avais sucé les principes avec le lait. Nos deux Belles se placèrent à table avec nous. J'eus sans cesse les yeux fixés sur elles, et fus agréablement surpris, après ce que le Vieillard nous avait donné lieu de penser sur leur compte, de ne rien observer, ni dans leur enjouement, ni dans leur tendre maintien, qui ne fût d'accord avec la modestie la plus austère. La cadette, appelée Rose, était une brune de dix-sept ans, dont les yeux, petillant d'esprit et de malice, reveilloient l'amour jusqu'au fond du cœur. L'une et l'autre étaient vêtues d'une longue robe de laine brune qui serrait la taille, en se plissant sous une ceinture de peau tygrée. Elles étaient coiffées de leurs cheveux, et avaient une cravate noire, assez semblable aux palatines, qui relevait merveilleusement la blancheur éclatante d'une gorge formée qu'elles laissaient entrevoir. On pourrait dire qu'elles étaient embellies de la simplicité de leur parure Rien de si touchant que les grâces naïves et la tendre ingénuité de ces deux filles.
Mon embarras fut extrême auprès de Rose. Un peu plus d'expérience du cœur humain m'eût fait connaître que le dessein, que j'avais conçu de résister à l'impression de ses charmes, était un présage de ma défaite. L'inquiétude, dont j'étais agité, était le dernier effort du préjugé. La confusion de mes idées, qui me réduisait au silence, malgré l'envie que j'avais de parler, venait du trouble que jette dans l'esprit une passion naissante. Je voulais plaire, et la crainte de ne pas réussir me fermait la bouche. Le Vieillard pénétra ce qui se passait dans mon intérieur; il affecta d'être curieux d'apprendre l'état de l'Europe. Je ne demandais pas mieux que de sortir de ma perplexité, je saisis avidement sa première question pour me jeter dans la politique. Les vingt lustres, qu'il avait passés loin de l'Angleterre, me donnaient beaucoup de matière à l'entretenir. Je pris l'exorde de mon discours au règne de Charles I. Je faillis même de pousser jusqu'à Guillaume le Conquerant, tant je craignais de finir trop tôt.
En bon Catholique je déplorai le sort du Roi Jacques et celui de sa postérité; mais en bon Anglois, je fis de Guillaume III. le héros de ma conversation. Je parlai de nos guerres depuis son avènement au Trône, de nos conquêtes, de notre crédit, de notre gloire. Enfin, lui dis-je pour conclusion, nous avons des possessions dans toutes les mers, nous sommes les maîtres de l'Océan, les arbitres de l'Europe, et bientôt les vainqueurs de la France et de l'Espagne, les Conquerans du Mexique et du Perou. Je fus un peu déconcerté d'entendre le Vieillard me demander froidement si nous devenions plus riches en devenant plus puissants? La nation, répondis-je en begayant, a environ quatre-vingt millions de livres sterlin de dettes; mais quoiqu'il n'y en ait pas dix-huit en espèces dans les trois Royaumes, il lui en reste plus de vingt bien liquides, puisqu'elle en a plus de cent en papier.
“Et la nation, devenue si riche et si puissante, reprit le Vieillard, en est-elle devenue plus vertueuse?“ Je ne sus que lui répondre. En effet qu'aurais-je pu lui alléguer sans mentir, ou sans médire? Il vit qu'il m'avait trop pressé. “Passons outre, continua-t-il.
“Dites moi, je vous prie, quel est l'état actuel de la République de Hollande?“ Lui ayant répondu que son commerce se soutenait toujours, quoiqu'avec plus de peine, dans son ancienne réputation, “Dieu soit loué!
S'écria-t-il. Les Hollandois sont le peuple de l'Europe qui mérite le mieux d'être heureux. Puisque dans l'état où est depuis long-temps cette partie du Monde, les richesses sont nécessaires au bonheur, je souhaite que les leurs augmentent de plus en plus. C'est la récompense de l'humanité, c'est celle de la tolérance religieuse, qui les distinguent si avantageusement des autres nations. Peut-être qu'aux yeux de ces prétendus sages, que vous nommez Philosophes, mon souhait n'est pas celui d'un ami. Comme la cupidité et la convoitise sont les compagnes de l'opulence, ils croiraient plus faire pour un peuple, auquel ils porteraient affection, s'ils lui souhaitaient un esprit de résignation à une honnête médiocrité. Pour moi, qui n'ai de science que celle de mes réflexions, je pense que les préjugés d'Europe ne comportent point cette modération qui constitue ici notre félicité. Vous ne sauriez jouir du même bonheur parmi vous. Il vous faut, pour être heureux, voler de désirs en désirs. Vos cœurs y sont accoutumés depuis l'enfance, et l'espérance étant ce qui vous soutient dans l'agitation où vous passez votre vie, vous vous dégouteriez bientôt de la vie mê me si de nouveaux désirs ne succédaient pas à ceux qui sont déjà satisfaits.
Cette réflexion en amena d'autres. Le Vieillard, qui était homme à en faire, en fit de solides sur notre voyage et sur les motifs que nous avions eus de l'entreprendre. Il mit en parallèle, avec beaucoup de précision, nos besoins et nos fatigues. Il blâma les Législateurs, qui n'avaient pas limité le superflu; il censura leurs vues d'ordre, dans lesquelles le plus grand nombre des membres de la société est condamné à prodiguer ses sueurs et son sang pour une poignée de fainéants, dont un fol orgueil, ou une sotte piété fait tout le mérite.
“Malheureux Européens! s'écria-t-il avec enthousiasme, dont l'unique bonheur est de ne jamais être heureux! si nous vous sommes jamais connus, nous deviendrons l'objet de vos mépris, nous serons à vos yeux une poignée d'hommes sauvages, à peine dignes d'entrer dans quelque classe du genre humain. Cependant nous vous plaignons, et nous souhaitons de ne jamais vous ressembler. Nous jouissons de cette félicité qui n'est pas faite pour vous. Sans Rois et sans ennemis, sans Prêtres et sans Tyrans, nous n'avons que Dieu pour maître. Nos passions guident notre raison, qui les règle; notre vie est exempte de chagrins et d'inquiétude. Rarement sa fin prévient le terme que la nature marqua pour tous les hommes, et lorsque la mort menace d'en couper le fil, nous envisageons ce moment inévitable avec l'assurance de ces mortels qui ne sont sur la terre que pour obéir aux ordres du Créateur. Son immense bonté, que nous adorons sans la concevoir, nous fait embrasser avec confiance un avenir inconnu. Nous mourons avec tranquillité comme nous avons vécu dans le repos. La dissolution de nos corps nous touche aussi peu que leur formation, parce que nous sommes persuadés que le passage de la vie à la mort ne nous intéresse pas plus que celui du néant à la vie“.
J'étais trop neuf sur des dogmes aussi hardis pour entreprendre de les censurer. Après quelques faibles raisons, telles qu'aurait pu avancer quelqu'un de nos Missionnaires avant que de s'échauffer la bile, je cédai au Vieillard sur ses prétentions à la félicité. Le repas, devenu plus gai sur la fin, finit par de tendres conversations avec nos deux Belles. La nature est un pédagogue incomparable. Rose et Flore n'avaient eu d'autre maître qu'elle. Ces filles parlaient sentiment avec une netteté et une onction que nos Dames cherchent en vain dans le secours de l'art. A l'assaisonnement près de nos mets, que les Traiteurs auraient appelés sauvages, notre dîner pouvait passer pour un festin. Il nous manquait du pain et du vin; mais un cydre de pommes amères, rendu par la fermentation aussi agréable que le meilleur de Cantorbery, et des galettes de ris cuites sous la cendre, ne nous faisaient point regretter les fruits de Cérès et de Bacchus. Nous vîmes sur notre table du gibier excellent, de la volaille de basse-cour, et des pièces de buffalot, égales au plus succulent rôt-beef. Nous eûmes de plusieurs sortes de fruits, aussi agréables au goût qu'à la vue. Le repas fini, quand même la lassitude ne nous aurait pas fait souhaiter de dormir, nous eussions été fort disposés à trouver le lit bon. Le Vieillard et ses deux filles nous inviterent au repos, et prirent tous les trois congé de nous.
Nous vîmes partir à regret nos deux amantes: leur absence nous livra tout entiers à nos réflexions sur ce que nous venions de voir et d'entendre; nous étions encore incertains de notre bonheur. A peine me fus-je jeté sur mon lit, que je me trouvai dans l'état d'un homme qui se rappelle avec peine un songe qui ne lui a donné qu'un plaisir imparfait. Mon imagination errante ne pouvait se fixer sur rien, et je n'osais me souvenir des espérances que le bon Vieillard nous avait laissé concevoir, de peur d'en reconnaître l'illusion.
Villiers, plus amoureux encore que je ne l'étais, eût bientôt tranché sur les doutes que je lui proposais de discuter avec moi. Que me voulez-vous, me dit-il, avec vos scrupules touchant la Religion de nos hôtes! Faut-il qu'une belle fille soit Chrétienne pour être belle à vos yeux? Pour moi, je n'y sais point tant de raffinement. De même que dans un Diocèse de France, où il est permis de manger des œufs dans le Carême, le François le plus pieux mangera volontiers une bonne aumelette s'il a appétit; de même j'aimerai Flore en toute fûreté de conscience, si les ordonnances m'y autorisent dans l'Isle de l'Union. Pour un Marin, vous êtes bien dévot Catholique. Les Aumôniers de Vaisseau ont peut-être donné l'absolution à mille Matelots que de hideuses Negresses avaient fait souvenir qu'ils étaient hommes; et vous, vous appréhenderiez de la manquer pour n'avoir pas été un Ange, ou un bloc de marbre auprès des plus belles filles du monde? Ma foi, je ne vois plus, je n'entends plus que les lois qui me permettent d'être ce que Dieu m'a fait. Que le bonhomme nous les explique si vous voulez, et nous lui prouverons, si elles nous paraissent justes, que les Européens savent aussi bien être heureux que les Insulaires. Déjà nous savons pour sûr que nous ne sommes point tombés parmi des Idolâtres. C'est un obstacle de moins, quoiqu'après tout, Flore n'en serait pas moins Flore quand même on lui aurait recommandé de se mettre à genoux vis-à-vis d'une pièce de bois inconnue à Rome. Cependant j'avoue que c'est un mérite de plus pour une belle fille de n'être pas d'une ignorance crasse et d'une superstition absurde. Le bon père est pénétré des grands principes de la Religion. Je n'aperçois d'autre différence entre lui et le vrai Chrétien que sa grande résignation aux décrets de la Providence, que sa confiance sans bornes en la souveraine bonté de Dieu, que son éloignement enfin pour tout ce qui ne lui paraît pas conforme à la raison. Ses maximes sur l'amour vous paraissent étranges: attendez, pour en juger, qu'il les ait développées. Quant à moi, j'ai un fort pressentiment qu'elles seront conformes à notre raison, et peut-être à la bonne et saine Morale. Le conscientieux Villiers n'en dit pas davantage. Il s'endormit, et je ne tardai pas à l'imiter.
CHAPITRE IV.
De la Religion des Insulaires. Ils n'ont point d'Eglises, et sont Chrétiens. Quelle est leur Foi.
LE Vieillard, jugeant avec raison que nous étions gens à dormir jusqu'au lendemain, ne nous avait point priés à souper. Il faisait déjà grand jour quand nous sortîmes du lit, et un quart d'heure après, survint notre Hôte pendant que je disais ma prière, agenouillé sur une chaise. La circonstance me parut favorable pour m'instruire de la Religion dominante dans l'Isle.
Nous benissons Dieu, lui dis-je, nous lui rendons des actions de grâces de ce qu'il nous a conduits à un port lorsque nous n'attendions plus que le naufrage. Quand il vous plaira de nous mener au Temple, nous nous y acquiterons de ce devoir. „Je vous ai prévenus dès hier, répondit-il. Les familles s'assembleront pour remercier la divine Providence de l'occasion qu'elle nous a donnée d'être utiles à nos frères. Nous vous admettrons, si vous voulez, à la prière du matin, qui va bientôt se faire dans la grande famille; mais puisque nous voilà trois, ne différons pas cet acte de piété.“
Non, repris-je, il nous convient d'aller au Temple. Sans doute qu'on ne dit pas la Messe, qu'on ne prêche pas dans l'Isle, puisque vous n'avez ni Prêtres, ni Ministres; mais du moins je suppose qu'il y aura des Temples. Le Vieillard accompagna sa réponse d'un souris railleur. „Oui, dit-il, nous avons des Temples autant que de maisons. Je connais votre culte, je ne suis point surpris de la préférence que vous donnez à un bâtiment sur un autre pour y faire votre prière. Mais après que je vous ai dit que les idées de vos Ecclésiastiques ne sont point reçues dans l'Isle, comment pouvez-vous trouver étrange qu'étant maîtres de servir Dieu en esprit et en vérité, nous nous en tenions à ce culte, qui ne demande ni Temples, ni Eglises? Le Sauveur n'a-t-il pas enseigné que la Loi de grâce abolissant les sacrifices de la Loi Judaïque, il n'y aurait plus désormais de lieu privilégié pour rendre hommage à la Divinité? N'a-t-il pas dit qu'il honorerait de sa présence le lieu où deux ou trois seraient assemblés en son nom? Fut-ce dans un Temple qu'il apprit à ses Disciples l'Oraison Dominicale? Fut-ce dans un Temple qu'il institua le symbole de la Cène? Fut-ce, dis-je, dans un Temple qu'il mena ses Apôtres prier, et qu'il fut prier lui-même la nuit de sa Passion? Les Apôtres et les premiers Chrétiens eurent-ils des Temples? Si nous en avions, il faudrait aussi que nous eussions des Prêtres, qui oublieraient bientôt qu'ils auraient été tirés du milieu de nous: parce qu'ils se verraient écoutés, ils voudraient être obéis. Les Lecteurs du Dimanche prétendraient être les maîtres de tous les jours, et cette Isle, l'asile de la liberté et de la concorde, serait, avant un demi-siècle, peuplée d'esclaves et de tyrans. Le Christ est venu sur la terre apporter des biens spirituels et temporels. Sa divine doctrine, bien entendue, n'aurait fait que des heureux; interprétée, commentée par des hommes pleins de préjugés sur le culte qu'elle abolissoit, superstitieux, ou dévorés par l'ambition, elle fait acheter par la servitude en cette vie le bonheur qu'elle promet dans l'autre.......“ Vous êtes donc Chrétiens, interrompis-je avec distraction, et vous n'avez point de Temples? Mais vous êtes pourtant de quelque Eglise, ou Communion? Etes-vous de la Protestante, ou de la Réformée, Quakers, ou Sociniens? Je vous prie, éclaircissez mes doutes. Je suis de l'Eglise Romaine, mon Camarade est de l'Eglise Réformée; mais nous n'avons Mission, ni de Rome, ni de Geneve. Ma curiosité ne doit point vous être suspecte.
Fussiez-vous plus héretiques que Luther et Calvin, plus fanatiques que Jean Fox, je verrai toujours nos bienfaiteurs dans vos Insulaires. „Fort bien, reprit-il en soûriant, si j'avais négligé de prendre nos sûretés contre les inspirations du génie convertisseur, vous dissiperiez mes craintes à cet égard. Il serait à souhaiter que tous les Chrétiens pensassent comme vous; ils le feraient, pour peu qu'ils raisonnassent conséquemment. Leurs différends sont sur des points de foi, et la foi est un don de Dieu. Que mérite autre chose l'infortuné, qui ne l'a point cette foi, sinon d'être plaint? On le hait, on le persécute, on est persuadé, faussement il est vrai; mais enfin on tient que su meurt avant que d'avoir renoncé à sa Religion, il souffrira des supplices éternels, inévitables en l'autre vie; et on le punit de mort, parce qu'il ne veut pas changer de système. Fut-il jamais de barbarie plus atroce? Gemissons d'un pareil aveuglement, et félicitons-nous d'être plus éclairés. Vous n'avez commission d'aucun Sectaire; et nous, nous ne sommes attachés à aucune Secte. Nous ne sommes ni Petristes, ni Paulistes, ni Calvinistes, ni Luthériens : nous faisons simplement profession d'être Chrétiens, Disciples de Christ, sans autre Docteur, sans autre Maître que Christ. Le Nouveau Testament, qui contient sa doctrine, est notre unique règle. Tout ce qui y est ordonné, nous l'estimons être de devoir; tout ce qu'il ne prescrit pas, nous le croions licite: voilà tout notre Code. Quelques règlements de police ont pourvu au détail des mœurs; et ce supplément, aussi clair, aussi précis que le texte, nous suffit avec lui pour apprécier à nos actions leur juste valeur.“
Je me souvins que notre Chapelain n'avait répondu à un Hollandois Anabaptiste, qui lui parlait sur ce ton à Batavia, qu'en le regardant en pitié; et malgré le respect que je devais à l'âge du Vieillard, je ne lui aurais fait d'autre réponse, ne fut que voyant Villiers, qui lui applaudissait, je n'eusse craint d'avoir à me reprocher la perversion de mon ami en lui donnant lieu de croire que je n'avais pas de quoi me défendre en règle. Vous seriez assurément, repris-je, un peuple Chrétien fort heureux, si le texte des Livres saints s'offrait toujours à vos yeux sous son véritable sens: chacun de vous, sa Bible à la main, serait un Casuiste infaillible, et l'unité d'opinion rendrait éternelle la concorde qui règne dans l'Isle; mais ce que tant de Sts. Peres ont manqué, ce que tant de Conciles n'ont saisi qu'à l'aide de l'inspiration, prétendez-vous qu'il n'échappera pas à vos Insulaires?...„Arrêtez, interrompit-il: ce que vous dites-là demande une grande explication. Si en faisant de la Ste. Ecriture notre unique oracle, nous la faisions toute entière, ainsi que font les Chrétiens en Europe, l'objet de notre étude et de notre examen, il nous faudrait nécessairement recourir à l'autorité pour étouffer la discorde qui naîtrait de la diversité d'opinions. Les Réformés, qui s'efforçaient de rendre au Christianisme sa première simplicité en rejetant les traditions humaines et les Conciles qui les ont appuiées, ont été obligés, dès que leur culte a été affermi, d'exiger de la déférence pour une de leurs assemblées, fort inférieure à plusieurs des Conciles dont ils méconnaissent l'autorité. Le Synode de Dordrecht les doit fort embarrasser sur les raisons de leur peu de foi aux Conciles de Chalcedoine, de Constantinople, et d'autres. Leurs Docteurs, ou Ministres, qui projetterent la Réformation, manquèrent le double point de vue sous lequel les Livres saints doivent être envisagés, et cette erreur a mis leur Secte de niveau avec celles qu'ils prétendaient réformer. On peut démontrer qu'il n'est pas de la dignité de Dieu d'avoir envoié le Christ son Fils sur la terre pour donner aux hommes une nouvelle Loi qui eût besoin de commentaires perpétuels, et il est aussi aisé de prouver que la Loi du Sauveur a des obscurités impénétrables.
Quiconque croit les Livres saints, ouverts sans réserve à ses conjectures, aura beau poser des principes, et avancer avec justesse de conséquence en conséquence, de concert avec celui qui sera entré avec les mêmes opinions dans la même route que lui. Semblables à deux hommes, partis du même point pour parcourir chacun une des lignes latérales d'un angle, ils s'écarteront l'un de l'autre à mesure qu'ils avanceront, et à la fin de leur course ils auront à faire, pour se rejoindre, le même chemin qu'ils auront fait pour s'éloigner. Il faudra qu'ils reviennent au point d'où ils sont partis.
Si chacun des deux raisonneurs s'obstine à se croire parvenu au vrai, ils auront besoin d'un arbitre. Mais à quel titre cet arbitre exigera-t-il de la soumission à son jugement? La promesse, que les disputants font de leur déférence, vient de la confiance de chacun en la bonté de son opinion; et le perdant s'estimera toujours mal condamné, à moins du dogme absurde de l'infaillibilité du juge. Le repos de la société exige que les disputes religieuses soient traitées comme des points de discipline. L'autorité civile doit appuier le parti le plus nombreux, et écraser le plus faible s'il est opiniâtre. Ce que je vous dis-là, mes amis, est de pratique constante.
“Mais le dogme de l'infaillibilité des arbitres, qui fait changer de nature à la violence qu'il autorise, peut-il se soutenir? L'Ecriture et la raison ne le proscrivent-elles pas? Les portes de l'Enfer ne prévaudront jamais contre l'Eglise de Christ. On ne peut révoquer en doute cette assurance, donnée par le Christ lui-même; mais suppose-t-elle que la véritable Eglise ne se préservera d'erreur que par l'infaillibilité de ses Chefs? Non, sans doute. C'est la force de la vérité elle-même qui soutiendra l'Eglise Chrétienne. Cette vérité immuable fait le caractère de la Loi de Christ; et de même que l'évidence dans les choses, soumises à nos sens, opère la conviction en dépit des sophismes: de même la vérité, que la doctrine Chrétienne respire, la fera éternellement triompher de l'erreur qu'on voudrait lui substituer. L'obscurité du texte en plusieurs endroits cesse d'être le germe de la discorde, dès qu'on distingue dans la sainte Ecriture la règle de foi et la règle des mœurs.
Tout ce qui a rapport à la règle des mœurs, est de la plus grande clarté.
Aimez Dieu sur toutes choses et votre prochain comme vous-même: Ne haïssez point vos ennemis, tâchez de les aimer, faites-leur du bien: Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Voilà le sommaire de la règle des mœurs, donné par le Sauveur. Ce sont des dogmes pratiques, qui sont présentés à tous les Chrétiens, et qui par cette raison ont dû être mis à portée de tous. Est-il quelque animal raisonnable qui hésite sur le sens de ces dogmes?
“Il n'en a pas dû être de même de la règle de foi. Ce sont des dogmes spéculatifs, proposés à croire. Pour croire, il n'est pas besoin d'examiner, de concevoir le comment, le pourquoi; il ne faut qu'avoir confiance en celui qui demande notre assentiment. Une fois persuadés que c'est un Dieu qui nous affirme la vérité des Mystères, nous adorons dans un respectueux silence la supériorité de son intelligence sur la nôtre, et regardant comme un attentat sur la Divinité le désir audacieux de concevoir ce qu'elle a mis hors de notre portée, nous lui rendons l'hommage qui lui est dû, en ne doutant pas de la vérité de ce dont elle se donne à nous pour garant. C'est ainsi que rangeant chaque article dans sa classe, nous nous sommes assûrés l'unité de foi, sans laquelle il n'est point de paix religieuse. C'est ainsi que sans autre secours que de notre raison, nous rejetons pour notre bonheur les opinions des Interprêtes glossateurs, les décisions entortillées des Conciles, et les arrêts sophistiques des Papes.“
“La saine raison aurait dicté ce même procédé à toutes les Sectes Chrétiennes, si l'ambition des Chefs n'avait pas proscrit une méthode qui sapait la considération à laquelle ils aspiraient. Qu'a donc fait le St.
Esprit, se serait dit tout Chrétien, dégagé des préjugés du parti; qu'a fait le St. Esprit, en inspirant ceux qui ont recueilli la Loi du Sauveur, si pour en comprendre le sens, il lui faut perpétuellement inspirer une multitude d'hommes dont la mission est équivoque, aux yeux mêmes des plus crédules? L'Ouvrage des quatre Evangélistes et les Epîtres de St. Paul ne sont donc qu'un canevas grossier, sur lequel le même Esprit Saint, qui les dicta, se sera réservé de tracer de siècle en siècle de nouvelles figures?
La Loi du Sauveur n'aura donc sa perfection qu'à la fin du monde? Que devient alors la Mission de Christ? Le Sauveur a accompli l'ouvrage de la Rédemption; voilà un article de foi. Mais sa prédication ne sera plus qu'une ébauche, si ceux, qu'il a choisis pour en rendre témoignage, qu'il a commis pour la faire passer aux nations, ont laissé leurs Caïers imparfaits. Il faut donc que nous voiyons dans ces Caïers, et de la manière dont nous devons le voir, tout ce qu'il est venu nous enseigner.
“Vous disputez en Europe sur la Cène, sur l'accord de la Grace avec le libre Arbitre, sur l'union des deux Natures en Christ, etc. Qu'ont produit les Ecrits immenses de vos Docteurs sur ces points? Après avoir long-temps raisonné, ils en reviennent à la nécessité de croire: ne valait-il pas mieux croire d'abord? Leurs raisonnements n'ont fait que rassembler des difficultés dont ils reconnaissent la solution impossible. La lecture de leurs Ecrits affaiblit la foi chez les faibles, la rend plus pénible aux esprits religieux, et en éloigne de plus en plus les génies aussi téméraires qu'eux. La foi Chrétienne est la croiance des choses incroyables. Un Dieu triple, et un; un Dieu qui naît d'une Vierge; qui vit trente ans dans l'obscurité de la boutique d'un Charpentier; qui enseigne pendant trois ans dans un petit coin de terre dont il a déjà proscrit la plupart des habitants; qui meurt enfin sur une Croix au milieu de deux voleurs; qui ressuscite, et se cache après sa résurrection avec autant de soin que s'il avait appréhendé que le peuple ne pût douter de son retour à la vie; qui monte au Ciel avec le corps humain qu'il avait revêtu; ce sont-là des abîmes où la raison se perd, si, pour donner son assentiment, elle veut du vraisemblable qu'elle connait. Mais ces prodiges mystérieux ne lui sont point donnés à examiner. Ainsi qu'un Despote, plein de sagesse et de capacité, exige de ses sujets qu'ils soient persuadés que le jeu des intrigues, qu'il leur cache, le conduira au but qu'il ne leur laisse pas plus apercevoir: ainsi Dieu demande de nous que nous aiyons assez de confiance en sa suprême vérité pour ne pas nous faire de notre ignorance une raison de rejeter ce qu'il nous assure être vrai. Il nous dit que l'homme est un agent libre; il nous dit que sa grâce anime l'homme: nous devons croire l'un et l'autre. Est-ce à nous, insectes rampants sur la surface de la terre, de prétendre assigner sa part à l'Etre suprême dans nos actions, peser son influence et la nôtre, et en fixer l'équilibre? Christ, faisant la Cène avec ses Apôtres, prit du pain, qu'il leur partagea, en disant: Mangez. Ceci est mon Corps. Il versa du vin dans une coupe, qu'il leur présenta, en leur disant: Bûvez-en tous. Ceci est mon sang. Faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous le ferez.
Où est dans ces paroles, prises selon notre méthode, le sujet des guerres horribles qui ont désolé l'Europe? Mangeons du pain, bûvons du vin, comme firent les Apôtres. Jesus ne leur dit pas d'étudier, de deviner comment cela était son Corps et son Sang. Il leur ordonna seulement de faire en mémoire de lui ce qu'ils venaient de lui voir faire. Les Apôtres nous ont appris ce qu'ils avaient vu faire à leur Maître. Notre devoir est donc uniquement de ne le point faire, sans le faire en mémoire de lui. Il nous commande de l'imiter, et en l'imitant, de nous souvenir de lui. Le précepte est clair et précis; l'obéissance est-elle si pénible?“
Le Vieillard attendit avec une modeste assurance la réplique que je lui ferais; mais j'étais peu en état de lui répondre. Que je regrettai de n'avoir pas poussé mes études jusqu'à la Théologie!
Villiers triomphait de mon embarras, il voyait dans ma défaite le prélude de la sienne sur des points qui lui étaient infiniment plus à cœur.
En voilà bien assez pour aujourd'hui, dit-il. Demain le Chevalier reviendra à la charge avec de la munition. Déjeûnons, afin qu'il conste que nos disputes seront sans aigreur, et qu'elles n'aboutiront point au schisme, comme toutes les disputes de Religion. Après le déjeuné, je veux que vous me battiez à mon tour. Jamais triomphe ne me fera plus de plaisir que ma prochaine défaite, dont je ne du-te pas; car ce sont plutôt les scrupules du Chevalier que les miens que je veux vous donner à dissiper. Vous nous disiez hier que l'amour ne faisait que des heureux dans l'Isle, et en nous invitant à nous livrer sans réserve à sa première impression, vous ajoutâtes que si nous étions rivaux, ce serait un malheur qui trouverait son remède. J'ai plus pensé aux délicieuses espérances que cette charmante doctrine autoriserait, qu'aux questions de Théologie que vous venez de discuter. Si je la conçois bien, elle ne suppose rien moins que cette union indissoluble qu'on appelle Mariage. Mais vous parlez du Nouveau Testament et des Epîtres de St. Paul; cela m'embarrasse. Jusqu'à présent j'ai ignoré que l'Evangile et les Epîtres de St. Paul continssent qu'Aimer et être aimé fût tout ce que la Loi exige des amants pour les rendre heureux.... Tout surpris que Villiers eût osé demander éclaircissement sur un article aussi délicat, je prêtai une oreille attentive à l'explication du Vieillard; et comme elle ne me parut pas aussi précise que je la souhaitais, je voulus charger la difficulté. Je suis des vôtres, lui-dis-je, et j'abjure la doctrine de mon Eglise, si vous venez à bout de me prouver que la copulation est un acte naturel auquel l'Ecriture nous admet lorsque nous en avons le désir. Je ne veux point biaiser; ce que vous nous avez dit de l'amour aboutit là. Bon Dieu! que deviendrait le Sacrement de Mariage? Le Vieillard ne fit que rire de ma pieuse exclamation. „Déjeûnons, dit-il: si vous tenez parole, Rome va bientôt perdre un de ses enfants“ CHAPITRE V.
Courte Description de l'Isle. Entretien sur le Mariage. Quel il est dans l'Isle de l'Union.
Rose et Flore servirent le déjeuné, et se retirèrent. Le Vieillard nous ayant prévenus qu'il ne voulait point qu'elles assistassent à la dispute, nous ne fîmes point d'instances pour les retenir.
Il semblait que notre inclination pour ces deux filles attendît, pour prendre tous les symptômes de l'amour, que la Religion nous permît de nous livrer aux plaisirs qu'il donne. C'était sans doute un effet du climat, qui rendait nos sens si dociles à la raison. Après le déjeuné, le Vieillard nous proposa de faire un tour de promenade, à quoi nous consentîmes volontiers pour l'obliger. Nous n'étions guère curieux de parcourir une ville, dont les maisons uniformes étaient des cabanes, fort propres à la vérité mais toujours des cabanes de bois et d'argile, colorées de rouge. Du milieu de la grande place on découvrait toute la ville, qui n'a que six rues, dont trois s'étendent depuis la place en patte d'oie au Sud, et trois autres au Nord, de la longueur de quarante toises. Chaque maison est comme les censes de Flandre, moitié ville, moitié campagne, n'ayant que des greniers au-dessus du rez de chaussée. Sur le devant est le logement de la famille: les bestiaux occupent les ailes; et sur le derrière sont des remises, où se mettent les harnais avec les instruments de la chasse, de la pêche et du labourage. La ville n'a point de murailles. Un terrain de plus de deux lieues de circonférence était destiné pour de nouvelles maisons, à mesure que les familles se multiplieroient. Il y en avait déjà quatre cent soixante-et-six de bâties, et on était occupé à en construire une centaine pour de jeunes gens dont l'union se devait célebrer au commencement de Mai. Les magasins publics joignaient le grand bâtiment où nous avions notre logis marqué, et derrière lequel se trouvait un grand verger, qui occupait l'espace parallèle à celui des rues. Tout était prairie jusqu'à l'enceinte désignée pour la ville, lorsqu'elle aurait reçu tout l'accroissement auquel on la bornait. Un large fossé, revêtu de fortes palissades, en fermait l'entrée aux bêtes sauvages, et ces vastes prés étaient pleins de bestiaux de plusieurs espèces, différents en quel-que chose de ceux de l'Europe, mais assez semblables pour l'essentiel. Les bœufs étaient des buffles beaucoup plus petits que ceux d'Italie; les vaches ne différent des nôtres que pour le poil et la grandeur. Elles sont d'un blanc de lait, et guère plus hautes que de grandes chèvres. En revanche les animaux, que nous appellerions moutons, sont plus grands que les nôtres. Ils n'ont ni cornes, ni les pieds fourchus, et leur toison brune n'est point frisée. Nous vîmes une espèce de cheval qui a le col fort long, avec une queue sans crins, pareille à celle d'un cerf. Il a les jambes de devant plus longues que celles de derrière, et quand il marche, il semble n'appuier que sur les hanches. Il est moins agile que celui de l'Europe. Les chèvres, qui sont toutes blanches, ressemblent aux nôtres. Les terres labourées, et ensemencées sont au-delà de l'enceinte. Il y a de distance en distance des lieux marqués pour des habitations, qui seront des villages à mesure que L'Isle se peuplera. Comme elle a vingt-deux lieues de long sur dix-sept de large, et que les montagnes de son centre ne sont point escarpées, il y a apparence qu'elle contiendra un peuple nombreux avant que le terrain manque à ses habitants. Un large fossé tenait lieu de mur au grand verger. Il recevait, partagé en deux branches, une petite rivière qui vient de L'Est. Ces deux branches allaient, l'une au Sud et l'autre au Nord, former dans la grande rue de chaque partie de la ville un canal d'eau vive, qui vient se décharger dans le bassin de la grande fontaine, d'où il s'écoule dans le port.
Nous rangeâmes le fossé au Nord-Est jusqu'aux bords de la rivière. Déjà le soleil avait seché la rosée. Deux rangs de saules, rompant les rayons, ne laissaient sentir sous leur ombrage qu'autant de chaleur qu'il en fallait pour corriger l'humidité du lieu. Nous nous y assîmes, et aussi-tôt le Vieillard réveilla la dispute, en s'adressant à moi.“C'est à vous que j'en veux principalement, me dit-il, parce que je vous vois entiché de préjugés plus forts et plus nombreux. Si je viens à bout de vous convertir, votre Camarade sera bientôt rendu. Vous me parlez du Mariage comme d'un Sacrement. Nous aurons peine à nous accorder, jusqu'à ce que nous soiyons convenus des termes. Qu'entendez-vous par un Sacrement ? que signifie ce mot, inconnu aux Hébreux et aux Grecs, et dont la Langue d'aucun peuple du monde n'a le synonime? Un Sacrement, répondis-je, est le signe sensible d'une chose invisible, institué par le Sauveur pour notre salut. Voilà comment mon Catéchisme le définit.
“J'aimerais autant, reprit le Vieillard,vous entendre dire qu'un Sacrement est un emblème, institué pour notre salut; mais le mot emblème, qui porte à l'esprit une idée, nette et connue, ne satisferoit pas vos Théologiens. Les Hyéroglifes des Egyptiens étaient des emblèmes; tout leur culte consistait en un amas de cérémonies emblématiques. La Circoncision, les Sacrifices, l'Habit du Grand-Prêtre, l'Arche, le Chandelier, le Tabernacle, le Serpent d'airain étaient des emblèmes pour les Juifs; on ne s'est pas avisé d'en faire des Sacremens. Mais tenons-nous en à notre question. Quelle est la chose invisible dont le Mariage est le signe sensible?“ Oh! repartis-je, il n'y a point là de difficulté, c'est l'union de Jesus Christ avec l'Eglise. “Fort bien, dit le Vieillard en soûriant; il ne vous reste plus qu'à m'apprendre quel est ce signe sensible; car il y en a plusieurs dans le Mariage. Comment définissez-vous le Mariage? Le signe, que vous adoptez, doit être la différence dans la définition“. Le Mariage, répondis-je, est encore, suivant mon Catéchisme, un Sacrement institué par le Sauveur pour l'union légitime de l'homme avec la femme, dont la fin est la génération et l'éducation des enfants. “Bravo! s'écria le Vieillard. Vous ouvrez nos yeux à des vérités nouvelles, si vous nous montrez que cette union a été instituée par le Christ pour notre salut. Dites-nous où et comment il a fait cette institution“. Vous êtes pris, interrompit Villiers. Les noces de Cana où Jesus-Christ daigna se trouver.....„ Ainsi, reprit le Vieillard, toutes les cérémonies, auxquelles le Sauveur assista, seront des Sacremens? Soit.
Mais c'est donc le festin des noces qui est le signe sensible de la chose invisible que le Mariage désigne? car Jésus n'honora que la table de sa présence. Il n'assista ni au contrat, ni à la protestation du serment mutuel. Il ne conduisit point les époux au lit nuptial, il ne parut qu'au festin; encore y vint-il qu'il était déjà commencé“. Vous nous perdez, dis-je à Villiers. Ce n'est point des noces de Cana que se prend l'institution du Mariage; c'est des paroles du Sauveur: L'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme; et ils seront deux dans une même chair. “Gare!
S'écria le Vieillard, que de ce texte si formel, selon vous, pour votre Sacrement, on n'en déduise une confirmation de la Polygamie, autorisée dans Abraham, avouée et comblée de bénédictions dans Jacob, permise dans la Loi de Moïse, louée et inspirée dans David. Le dernier article du Décalogue porte: Tu ne déroberas à ton prochain, le mot de convoiter signifiant la même chose, ni son bœuf, ni son âne, ni sa femme. S'agit-il-là d'un seul bœuf, ou d'un seul âne? Non, ni par conséquent d'une seule femme, puisque l'Israélite, suivant ses moyens, pouvait remplir son lit, comme son étable, à discrétion.
Le même Trôpe est emploié dans votre texte, et votre Vulgate le rend de la même manière; l'expliquez-vous diversement? Voiez où vous mènerait la discussion de la lettre, et convenez que vos Prêtres n'ont pas saisi l'esprit. Dans quelles circonstances, à propos de quoi, d'après qui le Sauveur s'exprima-t-il ainsi sur l'union de l'homme avec la femme? voilà ce qu'il faut considérer pour entendre ses paroles.
“Le Christ remontroit aux juifs l'injustice et la dureté du divorce, non pas qu'il voulût abolir ce dernier, puisqu'il l'ordonne au moins dans le cas d'adultère. Il se proposait de corriger la Loi que Moïse n'avait donné telle que par condescendance pour les préjugés de son peuple, pour sa dureté de cœur et d'esprit. Le divorce chez les Juiss n'était favorable qu'aux hommes; la femme répudiée était flétrie, et condamnée à passer le reste de ses jours dans un célibat humiliant, tandis que le mari, sur lequel la femme n'avait pas la réprésaille, puisqu'il lui donnait autant de rivales qu'il voulait, substituait à celle, qu'il répudioit, telle autre qu'il lui plaisait d'admettre à partager son lit. Le Sauveur démontre l'injustice de la Loi, en rappelant les Juifs à l'egalité qui est entre les deux sexes.
Vous assujetissez la femme à un seul homme, leur dit-il, et vous permettez à l'homme de se partager entre plusieurs femmes. Sur quoi fondez-vous cette disparité? La dignité est la même chez l'un et l'autre sexe, et la supériorité, que vous attribuez au sexe masculin, est de votre invention: Au commencement il n'en était pas ainsi. L'homme et la femme furent créés de Dieu lorsqu'il mit dans Adam le germe des deux sexes. L'infériorité particulière d'Eve, qui ne fit que partie du tout humain, ne porte pas plus sur les femelles que sur les mâles de sa postérité, parce qu'elle fut formée pour être le simple instrument, et non pas la cause de la première génération. Dépositaire d'un germe, qu'Adam lui donna à féconder, à nourrir, elle n'a pas plus fourni à l'être des filles qu'à celui des fils. Les deux sexes rapportent également le complet de leur être à Adam: ils sont également provenus du premier homme créé, leur origine est d'égale noblesse, leur formation d'égale dignité. Ils sont destinés à s'unir de façon à ne saire qu'une même chair; pourquoi mettez-vous entre eux une différence si onéreuse? Si vous assujetissez la femme à un seul homme, vous devez assujetir l'homme à une seule femme. Vous ne voulez pas renoncer à votre privilège: soit; mais pour qu'il ne soit pas injuste, donnezen un pareil à un sexe sur lequel vous n'avez d'avantage que par la force et la violence.
“Tel est le sens des paroles du Sauveur. Ce n'est point l'état, c'est l'acte du Mariage qu'il présente aux Juifs, et il le leur présente dans les mêmes termes dont Adam l'avait exprimé. Il cite, est-ce une formule d'institution? Si vous la voiez dans votre texte, ce sera donc Adam qui aura institué votre Sacrement? Mais la Loi de Moïse, qui a perfectionné la Loi naturelle, comme celle-ci l'a été par celle du Sauveur; la Loi de Moïse méconnut cette union indissoluble d'un avec une. Adam ne l'avait donc pas recommandé telle. Jacob, que sa mère envoie par inspiration divine se marier en Mésopotamie, y épouse deux femmes, auxquelles, peu après, il en joint deux autres; et tous les fruits de ces mariages sont comblés des bénédictions du Ciel; ils sont destinés à former un peuple prédestiné, l'objet particulier des bienfaits du Très-Haut.
“Ne vous laissez pas fasciner plus long-temps, mes amis, par les imaginations de vos Prêtres. Le Mariage est d'institution divine pour toutes les créatures, non pas pour leur salut (expression bizarre qui signifie tout ce que les Prêtres veulent), mais pour leur bonheur, pour la conservation et la propagation des espèces créées. Dieu l'a institué lorsqu'il donna aux animaux l'ordre de croître et de multiplier. L'essence du Mariage est connue de tout ce qui respire; elle est une notion infuse, que nos organes portent à notre esprit aussi-tôt qu'ils en peuvent soutenir l'impression.
Cette essence est tout ce que le Créateur nous en a marquê. Tous les hommes et toutes les espèces de brutes, tous les oiseaux et tous les poissons ont reçu le précepte avec l'instinct, ou la raison, qui leur enseigne à le remplir. L'union des deux sexes en une même chair, la préférence que le couple uni donne à sa moitié sur celui auquel il doit sa naissance, son attachement à elle sont de pratique uniforme, constante et générale dans toute la nature. L'attrait du plaisir est le grand ressort de l'âme de tous les animaux; mais chez les hommes, la seule espèce animale que nous connaissions capable de société, il y a de la différence dans les formalités, dans la durée, dans les conditions de cette union.
“Les Législateurs, qui se sont accordés sur les notions naturelles, ont été obligés sur le reste de se plier aux préjugés, au génie, au tempérament, au goût de leurs peuples. Leurs institutions n'ont été que des conventions de valeur arbitraire, jusqu'à ce que l'adoption unanime en ait fait des Loix.
Le Législateur présenta ses idées à tous les membres de la société qu'il voulait former. Réunis pour prononcer sur elles, ceux-ci leur donnèrent le sceau „d'adoption, et la société se soutenant sur cette convention, la génération suivante, qui ne réclama point contre elle, en fit un Code, inviolable pour sa postérité, à moins que l'unanimité, qui l'avait adoptée, ne vint à la proscrire. Mais semblables aux arrets d'une Cour de justice, qui ne portent point hors du district, ces conventions de société particulière n'obligent que ses membres, et le respect, que vous devez en Angleterre aux conventions qui font les Loix du Roïaume, vous le devez parmi nous aux conventions qui font nos lois, sous peine d'être traités comme perturbateurs du repos public.
“Nous avons trouvé un peuple nouveau dont l'esprit n'était gâté par aucun préjugé. Les Saintes Ecritures à la main, nous lui avons donné les règles des mœurs qui nous ont paru les plus conformes à la nature et à la raison. Nous aurions pu le faire donner dans le Mystique, comme dans le Naturalisme; mais nous avons souhaité lui établir sur des fondements solides une félicité durable; et nous aurions manqué notre but, en abusant de sa crédulité. La raison, une fois développée, s'affine de plus en plus; et si elle aperçoit de l'absurdité dans un des “points qu'on lui fit adopter, elle “ne tarde pas à les rejeter tous. Le moyen de faire pour l'avenir un peuple souverainement méchant, est de vouloir le former, lorsqu'il est brute, meilleur qu'il ne peut se soutenir avec les forces de la nature. De là vient la perversité des Européens. Persuadés que c'est pour notre bonheur que Dieu nous a donné les Saints Livres, nous n'avons pas voulu faire croire qu'il exigeât de nous le sacrifice des inclinations et des passions que nous tenons de lui, et qui entrent dans l'économie de notre bien-être.
Nous n'avons point vu, et nous avons refusé de faire voir dans son Evangile ces devoirs et ces abstinences pénibles, qui font des Chrétiens d'Europe des esclaves, et des forçats pour qui la vie est un supplice.
L'union des deux sexes est de précepte; nous en avons fait à notre peuple un devoir indispensable. Nous n'avons point affaibli, par un cérémoniel génant, l'attrait qu'il a plu au Créateur de mettre dans cette union. Les formalités, que le bon ordre exige, sont au contraire parmi nous celles qui nous ont paru les plus capables d'aiguiser les désirs, d'animer les espérances, de combler le plaisir. Chaque homme nubile a sa femme, chaque fille, en âge de se donner à la propagation, a son mari. Attachés l'un à l'autre par leur propre choix, ils n'ont d'autres liens que ceux de leur tendresse. La réproduction de soi-même est l'acte le plus noble de la vie; ne serait-ce pas dégrader l'homme au-dessous des bêtes, que de le priver, pour ce grand œuvre, de la liberté dont elles jouissent?
“L'adultère est un crime horrible dans la société, qu'il trouble. Ce n'est qu'eu égard à la société qu'il est un crime devant Dieu; pourquoi l'envisagerions-nous sous d'autres rapports? Allez, dit le Sauveur à la femme adultère que les Juifs inhumains voulaient lapider, Allez et ne scandalisez plus. Sa faute était punie par le divorce, que la conviction de sa faute lui prononçait: le mari, qu'elle offensait, n'était pas vengé, parce que la vengeance n'est pas une réparation; mais il avait toute la satisfaction qu'il pouvait justement demander, dès que par sa séparation d'avec celle qui avait cessé de l'aimer, il était à l'abri de l'imposture qu'elle lui aurait faite sur les fruits de son nouvel amour. Le Sauveur a marqué la durée de l'union conjugale, lorsqu'après avoir dit que le désir fait l'adultère, il commande le divorce à la suite de ce crime. L'homme, ou la femme, qui souhaite s'unir à un autre objet que celui de son premier choix, est dès lors dans le cas d'adultère.
Ils préviennent ce crime, en faisant l'aveu de leur disposition à le commettre. Le divorce se prononce sur cet aveu, et ils sont rendus à euxmêmes. Leurs désirs rentrent alors dans l'ordre, et une seconde union, qu'on ne peut leur interdire sans une barbarie tyrannique, leur fait retrouver le bonheur avec leur innocence, sans blesser la société. Telles sont nos lois sur le Mariage, c'est sur elles que doivent être fondées vos espérances, si vous aimez parmi nous. Je vous y ai invités, parce que vos désirs d'union peuvent être remplis aussi-tôt que vous aurez su les faire partager à celles qui vous les auront inspirés. En souhaitant que vous ne fussiez pas rivaux, je vous ai dit que votre rivalité ne serait pas un mal sans remède, parce que j'ai compté sur l'inconstance Européenne après la jouissance, et sur la résignation de vos Belles“. Le Vieillard finit-là son explication.
Quel homme! dis-je en François à Villiers. Peut-on avec tant d'esprit et de candeur s'aveugler, ou se tromper sur d'aussi grandes vérités! Je fus fort étonné d'entendre le Vieillard me reprocher en cette langue mes préjugés. Villiers craignit que ma réflexion ne l'eût offensé; il se hâta de lui faire quelques objections, qui le remirent en train. Il cita St. Paul. Le Vieillard lui répondit que St.
Paul n'avait point fait un second Evangile, différent du premier. “Comptez, ajouta-t-il, que serviteurs aussi respectueux que nous le sommes du Maître, nous n'aurons point les Disciples contre nous. Il n'est pas possible que vous saisissiez la justesse de notre façon de penser, si vous ne savez notre Histoire, qui est celle de cette Colonie. Je vois déjà que pour aimer plus parfaitement mes deux filles, vous attendez que je vous aie fait connaître leur généalogie. La voici, vous allez être satisfaits.“
CHAPITRE VI.
De la Naissance et de l'Education du Vieillard. Il est élevé dans le pur Déïsme.
JE suis né à Londres l'an 1642. Mon père ne tint point contre l'esprit de vertige qui s'était emparé de la Nation. Parlementaire zélé, il crut servir sa patrie en s'unissant aux ennemis de son Roi, et il ne connut qu'il avait embrassé une mauvaise Cause que quand les partisans de l'autre étant accablés, il ne lui fut plus possible de réparer le mal qu'il avait aidé à leur faire. Pénétré de douleur sur le sort tragique du malheureux Charles I, et affligé d'avoir contribué à élever un usurpateur sur un Thrône qu'il n'avait ébranlé que pour le faire vider au despotisme, il ne put soutenir la vue du triomphe de Cromwel, et il se bannit volontairement de sa patrie, en se retirant en Hollande avec tous ses biens. Je composais toute sa famille, il se donna tout entier à mon éducation. Dans l'incertitude, où il était sur l'affermissement de la révolution, il s'appliqua à me rendre capable de servir mon Pays sous l'un et l'autre Gouvernement, au cas que je ne m'accommodasse pas de l'échange qu'il avait fait de sa patrie contre la Hollande. Ses soins portèrent principalement sur les idées de Religion, qu'il s'efforça de me donner assez nettes, pour me dérober toute ma vie au fanatisme et à la superstition. Mon goût était pour les armes: il voulut que je ne négligeasse aucun des exercices, aucune des connaissances rélatives à cette profession; mais il m'exhorta à me rendre plus savant sur les autres matières, que n'a coutume de l'être un homme d'épée. Il s'était formé un système de Religion qui ne tenait à aucune des Sectes qu'il connaissait; il me le fit adopter.
Le Roi Charles II. ayant été rétabli après la mort de Cromwel, mon père, qui n'était pas de ceux que ce Prince devait poursuivre comme meurtriers du feu Roi, fut tenté de profiter de l'amnistie; et en attendant qu'il eût tout disposé pour son retour en Angleterre, il voulut me faire rentrer dans ma Nation, en m'obtenant de l'emploi dans les troupes Angloises, qui étaient auxiliaires de France. J'y eus une Compagnie. Une dangereuse maladie, qui mit mon père à deux doigts de la mort, me rappela de Flandres presque aussi-tôt que j'y fus arrivé. Déjà quelques entretiens, que j'avais eus avec des étrangers, m'avaient donné de l'inquiétude sur ma façon de penser en fait de Religion.
Dès que mon père fut rétabli, je le priai de dissiper mes scrupules. Vous avez vu la mort de près, lui dis-je, et vous avez eu le temps de considérer ce passage effrayant d'une manière d'exister connue, à une autre dont nous n'avons pas une idée bien distincte. Qu'avez-vous senti au-dedans de vous-même?
Dans ces moments où la nature fait les plus violents efforts, et où l'imagination agit avec tant de pouvoir, les premières impressions ne se sont-elles point réveillées chez vous? Ne vous êtes-vous point senti rappeler à ces anciens principes contre lesquels vous avez essayé de me prévenir?
Une réponse précise, mon cher fils, me dit-il, ne saurait satisfaire à la question que vous me faites. Je vois que vous n'êtes pas ferme dans la Créance que je vous ai proposée comme la meilleure, et je vous révolterois peut-être si je vous disais tout d'un coup dans quels sentiments je me trouve à présent. Il faut que je vous amène, par les degrés que j'ai suivis, à la sécurité que je souhaite vous inspirer. Dès l'âge où j'ai pu faire usage de ma raison, j'ai senti que je devais m'en servir à me connaître moi-même. Je me suis donc étudié avec soin. Malgré la fougue de mes passions, qui m'ont souvent entraîné dans les plus grands excès, j'ai su discerner le bien du mal, et je ne me suis jamais trouvé coupable par ignorance. Je rapprochais sous un même point de vue les portraits de ceux que je fréquentais, je les comparais aux miens, et en juge impartial, je décidais que la vertu avait pour moi des attraits; mais qu'il m'était impossible de la pratiquer, telle que nos Docteurs me la prescrivent. Je trouvais que mon cœur était franc et droit; mais que mon tempérament était vif et bouillant; que j'étais un mélange de bien et de mal, de grandeur et de faiblesse. Ce jugement, était vrai, mais il ne pouvait me satisfaire que quand je me serais convaincu de sa vérité. Je considérai donc de quel genre étaient ces bonnes et ces mauvaises qualités que je découvrais en moi; qui me les avait données; comment elles m'étaient venues.
Ce sentiment intérieur, qui me forçait d'applaudir au bien, qui me faisait condamner le mal lors même que je m'y laissais entraîner, ne me paraissait point quelque chose d'acquis. Il me semblait qu'il était en moi sans ma participation, et que ceux, qui avaient été chargés de mon éducation, ne l'avaient point formé, puisqu'il était souvent contraire aux notions qu'ils m'avaient données. L'amour du bien, me disais-je, est sans doute une impression de la Divinité, que le Créateur a voulu laisser à chacune de ses créatures, qu'il destinait à penser. Il n'en est point qui n'aime le bien, et ne le connaisse; mais ces inclinations violentes, ces passions, qui partent du tempérament, auxquelles on ne peut résister, et qu'on ne saurait détruire sans se refondre entièrement, quelle est leur cause? Loin que l'éducation les ait fait naître, elle a travaillé à les affaiblir, elle a fait effort pour les anéantir. Ainsi donc je tiens du Créateur deux sentiments, deux penchants tout-à-fait opposés.
Après ces découvertes, je me demandai pourquoi Dieu m'avait donné mon existence. C'est, me répondis-je, suivant ce qu'en dit l'Eglise dans laquelle j'étais né, c'est pour l'aimer, le servir, et me rendre digne de la vie éternelle. Ce prix est immense, il est digne de la munificence d'un Etre bienfaisant. Mais à quoi a-t-il attaché cette récompense? Ce qu'il me faut faire pour la mériter, est au-dessus de mes forces, si c'est réellement ce que nos Docteurs nous prêchent. Oui, il m'est impossible, et cette Loi, qu'on me dit être divine, m'ôte de la bonté suprême l'idée que j'en dois avoir, puisqu'il m'est ordonné, sous des peines infinies, de la suivre, tandis que je ne puis tenir contre l'occasion de m'en écarter. Dieu ne m'aurait-il donc fait exister pendant quelques années, qu'afin de me rendre malheureux pour une éternité? Si sa gloire est intéressée à me voir gagner la récompense qu'il me propose, pourquoi ne m'a-t-il pas donné des dispositions victorieuses à remplir les conditions auxquelles il la met?
C'est lui qui m'a pêtri tel que je suis, et ce n'est qu'à lui que je dois m'en prendre si je mérite qu'il me punisse éternellement. Sa prescience, qui n'a point de bornes, lui a fait connaître, avant que j'existasse, l'usage que je ferais de mon existence. Je ne puis, sans lui faire injure, espérer qu'il se rétracte, ou qu'il se trompe. Ainsi je ne suis plus qu'un aveugle qui doit suivre la route que lui marque son conducteur. Mes efforts et mes précautions ne sauraient me faire éviter l'écueil, s'il est décidé que je doive donner contre. Jugez, mon cher fils, du chagrin que me donnait une perspective aussi désolante. Les distinctions sophistiques de nos Docteurs ne me satisfaisaient point; j'étais embarassé de la multitude des dogmes de leur Religion. Des attributs, contraires l'un à l'autre, qu'elle donne à Dieu, me la firent soupçonner d'erreur. J'osai douter de la vérité de cette Religion qui m'annonçait un malheur éternel; mais ne trouvant rien de suivi à substituer à son système, je m'étourdis sur toutes ses contradictions, et je m'efforçai d'en noyer l'idée dans les plaisirs. Je ne trouvai point la distraction assez forte: malgré moi, mes réflexions se portaient vers mon principal objet; je ne donnais dans le plaisir qu'en tremblant, et dans ses plus vifs élancements je pensais souvent à ce qu'il me devait coûter après cette vie.
Un jour que j'étais d'une de ces parties fines, où tout ce qui peut flatter le goût et piquer les désirs est rassemblé, un Vieillard de notre connaissance souhaita d'y être admis. C'était un de ces hommes chez qui l'âge n'a fait que fortifier le penchant au plaisir, et qu'on pourrait appeler les victimes des passions innées; libertins par tempérament, débauchés par habitude. Il avait passé toute sa vie dans les armes, ou dans les affaires; ce qui ne l'empêchait point d'être savant, je ne dis pas de la science des Collèges. Il s'exprimait avec grâce, pensait hardiment, raisonnait juste et ne dédaignait pas de le faire avec nous. L'esprit de dispute était devenu celui de tous les Anglois. Les trois Royaumes étaient divisés par la Religion, qui servait de masque à l'ambition et à la politique; chaque particulier était sectaire, ou fanatique. Après avoir épuisé les nouvelles de la Cour et de la ville, on se jeta sur la Religion. Un de nous, Gentilhomme de beaucoup d'esprit et d'une probité reconnue, proposa quelque chose d'approchant à ce qui faisait mon inquiétude; j'écoutai attentivement quelle allait être la réponse du vieux Chevalier. Que tu es fou, mon ami, dit-il à l'autre, de t'imaginer que Dieu te défende d'aimer une fille aimable, d'en conter à une belle femme, de profiter du tempérament d'une veuve qui te plaît! Crois-moi, le Dieu de nos Prêtres n'est point le véritable Dieu. Ce dernier est immuable, il n'a pu, ni se tromper, ni se dédire. Le Livre, qu'on nous donne pour venir immédiatement de lui, contient trois Codes qui se démentent l'un l'autre.
Sans examiner s'il est possible qu'ils viennent tous trois de la même source, attachons-nous à celui qui est le plus indulgent, à celui qui s'approche le plus de notre faiblesse. Croissez, et multipliez, dit le premier. Cet ordre n'a pas besoin d'être commenté pour être entendu. On ne voit point qu'il faille un contrat par-devant Notaire, un triple ban, un Prêtre, enfin tout ce cérémoniel préliminaire, si capable d'effrayer l'homme le plus déterminé de travailler au maintien de l'Univers. Croissez et multipliez. Que cette parole est belle!
S'écria le vieux Chevalier avec enthousiasme. Le consentement des parties étant absolument nécessaire à l'accomplissement du précepte, la violence est proscrite de Droit naturel, et divin; mais aussi le consentement des parties est la seule condition. Que veulent dire les réserves de Consistoire et d'Officialité? Dieu s'est-il dédit? Pourquoi aurait-il fait restreindre par Moïse l'exécution de son ordre à certains degrés de parenté?
Pourquoi aurait-il étendu pour nous les exceptions jusqu'à certains degrés d'affinité, que Moïse n'avait pas exceptés? Ce qui n'a point été illicite à ses yeux dans un temps, peut-il le devenir dans un autre? Quels furent les Mariages des fils et des filles d'Adam? Si l'inceste eût été un crime abominable, ainsi qu'onnous le dépeint maintenant, Dieu n'aurait-il pas créé d'autres hommes et d'autres femmes pour que le péché n'eût point lieu?
Mais non, Adam s'unit à une portion de soi-même, et ses fils ont leurs sœurs pour épouses.
Comme le Chevalier s'aperçut que cette doctrine licencieuse nous révoltait, il expliqua sa décision. N'allez pas vous imaginer, jeunes gens, nous dit-il, que l'inceste, l'adultère et la fornication soient licites pour vous, parce que je prétends que la Loi naturelle n'en fait point des crimes.
Les Loix les proscrivent, et nous devons obéir aux Loix. C'est un engagement que nos pères ont contracté pour nous, et auquel nous ne saurions nous refuser, sans déchoir de l'héritage qu'ils nous ont laissé, sans mériter d'être retranchés de la Société qu'ils ont formée, d'être traités comme ses ennemis. L'inceste, l'adultère et la fornication sont illicites; mais ce n'est point un précepte divin qui leur donne leur énormité; les peines corporelles, infligées à l'incestueux, à l'adultère, au fornicateur, prouvent qu'il n'est coupable qu'envers la société. La Religion ne sévit point en cette vie contre les infracteurs de ses devoirs: Dieu, qui se réserve d'être le Juge et le Ministre de sa vengeance, demande comp-te à l'âme, s'il en doit demander quelqu'un. Il serait indigne de sa justice de s'en prendre au corps, qui est un instrument purement passif.
Le discours du Chevalier me parut ce qu'il était. J'y vis un homme sensuel, dont le cœur avait gâté l'esprit; mais il ne m'en dessilla pas moins les yeux sur la confusion où nos Docteurs tiennent les obligations civiles et religieuses. J'appris à distinguer les devoirs, imposés par la société, des devoirs prescrits par la Religion, et je commençai à ne plus rapporter au souverain Etre, comme le don de mes penchants, la défense de m'y livrer.
Emporté dans le tourbillon du monde politique, je me vis obligé de former des liaisons avec des gens pour qui les deux Eglises étaient des objets de raillerie et de mépris. Je voulus entendre leurs raisons, et ils me convainquirent qu'il y avait réellement de l'absurde et du ridicule dans ce qu'ils refusaient d'adopter. J'en trouvai d'autres, aussi contraires à ces derniers que ceux-ci l'étaient aux Anglicans et aux Presbytériens. Je me fis un devoir d'écouter ce qu'ils alleguoient pour autoriser la condamnation qu'ils passaient sur leurs antagonistes, et ils me parurent fondés. Une quatrième, une cinquième, une sixième Secte se présentèrent, et leurs raisons, pesées dans une jus-te balance, me semblèrent d'un poids égal. Ainsi donc, me dis-je à moi-même, tout n'est qu'opinion.
Celui-ci condamne celui-là; l'un réfute l'autre, et tous séparément se croient possesseurs de la vérité. Cette vérité est pourtant une: si quelqu'un la possédait, on la verrait briller d'une manière à ne pouvoir être méconnue; mais l'égalité à cet égard est si grande entre toutes les Sectes, qu'on n'est pas fondé à se déclarer pour l'une préférablement aux autres. Aucune Secte n'a donc la vérité de son parti, et il me la faut chercher ailleurs.
Le désir de me déterminer avec connaissance de cause, me fit étudier toutes les Religions qui ont régné dans l'Univers. Les conférences, que je me procurai avec quelques Savans, me guiderent dans ce chaos. Quel amas d'absurdités ne vis-je pas? Croirez-vous qu'après un mûr examen, je trouvai le Paganisme naissant la Religion la plus raisonnable? Les peuples s'y étaient portés d'eux-mêmes, et leurs erreurs furent un effet de leur reconnaissance. Dans l'impossibilité de concevoir un seul. Etre doué de toutes les perfections, ils saisirent chaque attribut, qu'ils diviniserent; et sous des noms différents, ils adorèrent la sagesse, la puissance, la bonté, la force. Leur attention fut jusqu'à faire partager la divinité aux vices, parce qu'ils ne concevaient pas que le mal eût moins ses auteurs que le bien. La superstition naquit de l'excès de la piété; le Paganisme devint un prodige d'absurdités. Voiez, mon fils, quels durent être mes sentiments sur les Religions, actuellement dominantes dans l'Univers, puisqu'elles me paraissaient inférieures à l'Idolatrie. Je crus qu'elles étaient l'ouvrage des hommes, et je m'estimai assez pour m'arroger le droit de me faire la mienne. Un Etre, créateur et conservateur de tout ce qui existe, également sage et puissant, juste et bon au suprême degré, voilà quel je me peignis l'objet de mon hommage. Je ne le jugeai point capable d'être irrité contre moi par mes actions. Sa grandeur est indépendante, je ne puis ni l'obscurcir, ni l'augmenter; et la colère est une faiblesse que sa perfection ne comporte point. Il m'a créé, me dis-je, je lui dois de la reconnaissance: il m'a donné cette manière d'exister, parce qu'elle est plus capable de me rendre heureux. Mon esprit a l'idée d'une Loi qu'il a gravée dans mon cœur; je dois m'efforcer de ne lui pas être réfractaire. Cette Loi est parfaite, comme son Auteur. Ma desobéissance est assez punie par le sentiment humiliant de mon imperfection. La gloire de cet Etre, dont je me démontre l'existence, sans le concevoir lui-même, n'a pas besoin, n'est pas même susceptible d'accroissement. Elle n'est donc intéressée, ni à mon châtiment, ni à ma récompense. C'est donc par un mouvement gratuit de sa bénéficence, qu'il m'a donné ce qui m'était nécessaire pour me rendre heureux, et il me laisse me punir moi-même d'avoir refusé quelquefois de l'être, par le repentir et le regret d'avoir manqué ce qu'il dépendait de moi d'obtenir.
Telle fut, mon fils, l'idée que je me fis de Dieu. Je suis encore intimement convaincu qu'elle est conforme à la vérité, parce que ma raison ne me fait contre elle aucune objection. Je ne vais point percer dans un avenir que je ne conçois pas, et me forger l'appareil hideux des supplices pour un temps, dont la durée n'est pas proportionnée à celle de mon existence connue.
Je ne rejette pas cette vie future, sans laquelle nos Prêtres ne veulent pas que la divine justice puisse se soutenir; mais je trouve que l'éternité, qu'ils lui donnent, est plus injurieuse à l'Etre souverainement juste, que la négation de sa réalité. Abandonnés aux mouvements naturels de notre cœur, nous plaignons le scélérat le plus déterminé lorsqu'il expie dans un supplice de vingt-quatre heures vingt années de crimes et d'horreurs.
Nous avons pitié de lui, nous le jugeons trop puni; et nous croirons que la miséricorde suprême punit des faiblesses par des tourments sans fin? Le bien général de la société, et l'intérêt de notre sûreté particulière ne nous permettent pas de mettre uniquement l'Enfer des méchants et le Paradis des hommes vertueux dans leur propre cœur; il faut aux uns un plus terrible épouvantail, et aux autres de plus grandes espérances. Mais qu'un feu immortel, attisé par des Démons, enflammé par des Juifs, entretenu par des héretiques; qu'un Palais enrichi d'or et d'azur, où Dieu a mis son Thrône, où il est assis, où il se montre à découvert, où il se fait servir par des domestiques ailés; que ces deux lieux, si différents, soient destinés pour les siècles des siècles aux scélérats et aux gens de bien, c'est ce que je croirai quand les Fables des Poëtes seront aussi respectables que l'Histoire.
Dans ces principes, mon fils, je n'ai point senti, à la vue de la mort, ces frayeurs auxquelles sont en proïe ceux que la corruption de leur cœur n'a fait qu'étourdir sur leurs anciens préjugés. Si un homme sensé pouvait commander à sa raison d'adopter ce qu'elle connaît absurde, sans doute que je me serais dit d'admettre des suppositions, à la suite desquelles il n'y a aucun risque. Mais ce qu'on nomme la Foi n'est point volontaire, et l'impossibilité de l'avoir, telle que nos Docteurs l'exigent, n'aurait fait que me tourmenter si j'avais eu le malheur de penser, comme eux, qu'elle est essentielle à mon bonheur dans l'autre vie.
Je leur accorderai que je crois bien des choses que je ne conçois pas; mais je leur soutiens que ni eux, ni moi nous n'en pouvons croire aucune qui nous paroisse impliquer. Je reconnais l'Esprit divin dans la Morale du Christianisme; la doctrine de Christ respire sa divinité. Je chéris la Loi, j'adore le Législateur; mais si ma raison se perd dans les prodiges mystérieux dont le songe de Joseph est le premier garant, je ferme les yeux sur l'Histoire, je me tais sur les Historiens. Quand l'Etre suprême me demandera compte de ma vie passée, ce ne sera point sur des spéculations qu'il motivera sa sentence. Le peu de justesse de mon esprit ne sera point un grief contre moi à son tribunal, parce qu'il me laissa le maître de le cultiver à mon gré. Il me jugera sur cet-te règle d'équité qu'il mit au fond de mon cœur; et si sa bonté infinie peut me condamner à souffrir, mes souffrances seront en proportion avec mes manquemens. Il en fera une juste représaille du mal que j'aurai fait à ce prochain qu'il m'inspirait d'aimer, et de traiter comme moi-même.
Voilà, mon fils, le système de Religion, auquel je suis redevable d'une sécurité, que la foi aveugle ne donne point. Je me suis efforcé de vous le faire goûter, parce que je le crois capable de vous rendre heureux, et que je me sens comptable de votre bien-être. Parvenu sans peine au point où je ne suis venu qu'avec beaucoup de travail, jouïssez du fruit de mes études, et ne vous proposez dans les vôtres que de vous l'assurer.
Laissez aux autres leurs préjugés, sans vous piquer d'une charité qui ne serait qu'une indiscrétion. Nous ne devons point chercher à instruire ceux, dont l'ignorance ne nous sera point imputée. Le zèle d'un Missionnaire, quel qu'il soit, est un fléau pour ceux dont il fait son objet. Tôt ou tard les préjugés, qu'il entreprend de détruire, reprennent le dessus; et comme c'est lui qui a mis la raison de ses Prosélytes aux prises avec leur conscience, il a à se reprocher les transes cruelles où les tient leur incertitude.
CHAPITRE VII.
Le Vieillard continue son Histoire. Quel ami il se fait. Comment il est rappelé à la véritable Religion. Pourquoi il quitte l'Europe. Son ami passe avec lui en Asie.
JE retournai en France aussi-tôt après que la convalescence de mon père fut assurée. Le tour d'esprit, que l'éducation m'avait donné, ne me laissait aucun goût pour les plaisirs bruians de la Cour et de la Capitale. Je cherchai long-temps et inutilement dans les différents ordres d'une Nation, dont le genre n'est rien moins que sérieux, quelques personnes avec lesquelles la conformité de caractère m'engageât à contracter amitié. La Noblesse, empressée à adopter tous les nouveaux goûts de son jeune Roi, ne cultivait que les Sciences amusantes, et signalait, par la recherche fastueuse de la compagnie des Savans, l'amour des Lettres dont le Monarque se faisait honneur. Livré à son esprit d'intolérance, le Clergé bornait les études de ses plus habiles membres à la Controverse, et l'Ecclésiastique le plus savant ne différait du plus ignorant que par sa subtilité à défendre ses préjugés, à combattre ceux des Huguenots. Parmi le peuple il y avait quelques hommes plus hardis, que les Livres de Descartes, et des relations avec Hobbès et Spinosa avaient fait sortir de la route du vulgaire; mais la crain-te les obligeait de se resserrer dans leur cabinet, et l'intérêt de leur sûreté les rendait dans le commerce d'autant plus complaisants pour les idées reçues, qu'ils en étaient intérieurement plus éloignés.
La paix d'Aix étant conclue, mon goût pour les armes s'éteignit comme une passion d'enfance. Je renonçai à la profession, et une tromperie, que me fit une femme que j'aimais, m'ayant dégoûté des plaisirs, je me trouvai abandonné à moi-même sans distraction, et dans ces dispositions qui ne sont guère connues que des Anglois, où le calme parfait du cœur, laissant l'esprit à son inquiétude naturelle, rend la vie insipide et ne tarde pas à en inspirer le dégoût. Pour me dérober, s'il était possible, aux suites de cette dangereuse mélancolie, je me mis à parcourir les Provinces du Roïaume.
C'était dans la dernière que la Providence m'attendait pour me faire le précieux présent d'un ami. Par une curiosité, peu digne d'un Voyageur Philosophe, je voulais voir la fameuse Isle des Faisans, qui sépare la France de l'Espagne, et où s'était faite l'entrevue des deux Rois. Après avoir visité ce petit théâtre d'une grande scène, je m'amusai du coup d'œil singulier des Pyrénées. Il me sembla voir dans le lointain, sur le penchant d'un coteau cultivé, une jolie maison, et je ne résistai point à l'envie de connaître l'habitant de ce désert. Je gagnai avec beaucoup de peine l'habitation: la porte en était ouverte, j'entrai.
J'y vis trois chambres proprement meublées, une petite bibliothèque avec un laboratoire de Chymiste. Je ne doutai point que le maître de cet ermitage ne fût un Savant que l'amour de l'étude avait séquestré du monde; et plus content de ce rencontre que de la découverte d'une mine, j'attendis avec impatience qu'il parût pour le prier de m'admettre pour quelque temps à partager sa solitude. J'attendis jusqu'au soir. Alors je vis entrer un homme, qui, contre mon attente, n'avait rien de singulier dans son habillement. Au-lieu de la misanthropie, que je comptais trouver peinte sur son visage, je n'y aperçus qu'un air de santé et de fraîcheur, qui annonçait un grand contentement d'esprit. Il paraissait âgé d'environ trente-cinq ans. Il fut d'abord étonné à ma vue; mais il se remit bientôt de sa surprise, et après que je l'eus satisfait sur le motif de ma visite, il se félicita du hasard qui la lui procurait. Nous soupâmes de quelques viandes froides et de fruits. Amis, dès que nous nous connûmes pour compatriotes, nous serrâmes les liens de notre amitié naissante par une confidence réciproque. Mon éducation faisait toute mon histoire: je la lui détaillai, et il en fut saisi d'étonnement. Ne croyez pas, me dit-il quand j'eus fini, n'avoir plus qu'à vous reposer dans le sein de la vérité.
Vous vous imaginez faussement y avoir été conduit par votre père. Dès qu'une fois un homme veut se soustraire aux préjugés de son éducation, la passion le guide dans leur examen, et il leur en substitue d'autres, à mesure qu'il se débarrasse d'eux. Hors des routes frayées, il va toujours de découver-te en découverte. Tant que dure sa ferveur, il va en avant; mais lorsqu'il veut retourner sur ses traces, il est forcé d'avouer que chaque pas, qu'il a fait, l'a égaré, et qu'il ne s'est tiré d'un bourbier qu'en mettant le pied dans un autre. Semblable à un Physicien, à qui la dernière expérience ne prouve autre chose sinon que les autres ont été fautives, il est obligé de revenir aux premiers principes. La raison lui démontre leur vérité, mais elle ne va pas plus loin, et les ressources, qu'elle fournit pour combattre tout ce qui n'est pas eux, prouvent que hors d'eux il n'y a pour nous rien de fixe et de certain. Le Créateur nous a moins faits pour connaître que pour jouir. Nous sortons de la sphère qu'il nous a marquée, si nous voulons plus connaître que nous n'en avons besoin pour jouir comme il nous convient. Si le sentiment de notre excellence nous rend suspect ce que les Prêtres nous disent de notre manière d'exister présente et future, nous pouvons bien nous laisser aller aux doutes sur leurs lumières; mais ce doute nous mène seulement à examiner si ce qu'ils nous disent est fondé sur les premiers principes, dont nous sommes malgré nous d'accord avec eux. Ils nous parlent d'un Code de Loi, donné par l'Etre suprême. Examinons s'il est absolument nécessaire qu'il exis-te un pareil Code: tout nous convaincra de cette nécessité. Voilà dès lors la règle de nos raisonnements. C'est d'après cette découverte que nous chercherons la mesure de la créance que nos Prêtres méritent de nous. Le Code, qu'ils nous présentent, sera l'objet de notre vénération, s'il est celui qui existe le plus digne de Dieu, qu'ils en font l'auteur. Votre père vous a dit que dans l'examen de toutes Religions connues il a trouvé le Paganisme le moins déraisonnable. Ne reconnaissez-vous pas à ce seul trait la passion qui le guida dans l'examen des préjugés de son éducation? Pourquoi s'aller perdre dans le détail immense des idées de tous les peuples, avant que d'avoir examiné le Livre qu'on lui donnait pour en devoir être la règle? Ce peuple est un animal aveugle et indocile; et un homme, qui veut s'élever au-dessus du peuple, doit rechercher à s'instruire dans ce que le peuple doit et peut faire, plutôt que dans ce qu'il fait.
Votre père a reconnu que l'Etre suprême mit au fond de son cœur l'amour du bien et l'horreur du mal, qu'il mit dans son esprit une idée de justice; voilà un préjugé d'où partent toutes ses erreurs. Les idées du bien et du mal, et celles de justice varient chez les différents peuples; elles ne sont donc point des notions infuses pour tous les hommes. Le bien et le mal sont pourtant quelqué chose de réel, indépendant de l'opinion. Il faut donc de toute nécessité qu'il existe un Criterium, une règle sur laquelle se connaissent le mal et le bien. Je ne prétendrais pas vous ramener au vrai, si vous aviez le malheur d'être matérialiste: il n'y a point à disputer avec des gens qui réduisent l'homme au seul instinct. Mais vous admettez que Dieu, en créant l'homme, se propose de faire une créature sociable; vous devez admettre en conséquence que Dieu lui fixa les lois fondamentales de la société, à laquelle il le destinait.
Vous convenez que Dieu fit de l'homme un agent libre; vous devez convenir en conséquence que Dieu ne le détermina point, mais qu'il lui indiqua ce sur quoi il aurait à se déterminer. Le bien est donc pour l'homme ce qu'il lui est permis de faire, et le mal ce qui lui est défendu. Il a été de la sagesse du Créateur d'intimer d'une manière durable le précepte et la défense; et la notion infuse, que votre père supposait de l'un et de l'autre, n'est point une intimation de cette qualité, puisque nous savons que chez la plupart des peuples de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique; que chez quelques-uns même de l'Europe les relations d'homme à homme, de père à fils sont différentes, et souvent même contraires. Le juste et l'injuste, la propriété, la possession ne sont pas chez eux des notions plus univoques: se sont - elles altérées avec le temps? Mais c'eût été un accident que la sagesse divine aurait prévu, et auquel elle aurait donné son remède. Or ce remède ne saurait être qu'un dépôt permanent de cette règle dont Dieu aurait donné la notion. Ce dépôt s'est fait dans la tradition, tant que l'espèce a été assez peu nombreuse pour que le dépôt pût se communiquer à chaque individu, sans être altéré; et cette tradition a conservé son Code à l'homme dans l'état naturel. Ce Code, nous l'appelons la Loi de nature. Ici il faut distinguer la Loi de nature, qui nous est commune avec tous les animaux, d'avec celle qui est propre à notre espèce.
La première est véritablement un sentiment infus, dont toutes les relations se bornent à notre être individuel. La seconde est une connaissance acquise, particulière à l'être sociable, qui embrasse tous les individus de la société. C'est de cette dernière que Dieu a dû faire le dépôt permanent.
L'homme, comme animal, est mû, ainsi que les bêtes et les autres corps, par des lois uniformes et invariables, auxquelles l'instinct seul le fait obéir. Comme être intelligent, il en a reçu de particulières, sur lesquelles il lui a été commandé de se gouverner. De même qu'en donnant les sens à l'animal, Dieu ne lui eût rien donné s'il ne lui eût présenté des objets de ses sens: de même il aurait fait à l'homme intelligent un présent inutile en lui donnant l'entendement et la volonté, s'il ne lui avait marqué le bien et le mal, le juste et l'injuste, sur qui ces deux facultés doivent s'exercer. En créant un être libre, Dieu a dû nécessairement fixer le milieu, autour duquel la liberté avait à faire son option.
Le temps étant venu où la tradition n'était plus un dépôt suffisart, la sage providence du Créateur a dû en établir un autre. Montrez-m'en quelqu'un qui respire plus la divinité que nos Livres Saints, et je le leur préferera.
Votre père regarde les deux Loix écrites comme contradictoires et à la loi de tradition, et à elles-mêmes respectivement. Le préjugé a confondu ses idées. La Loix le Moise et celle de Christ autorisent-elles ce que la première avait défendu? En ce cas, il y a de la contradiction; mais il n'en est rien. Il se borne à objecter que la dernière semble révoquer quelques concessions des deux cui l'ont précédée. Eh quoi! oublie-t-il qu'on la lul annonce dictée pour les perfectionner? C'est principalement dans cette gradation que je reconnais une économie divine. A mesure que l'espèce lumaine s'est multipliée, les réations de l'être sociable font devenues plus nombreuses; l'application des règles de la première loi est devenue plus détaillée. Le Législateur suprême a fait un acte de sagesse et de bonté, en nous guidant pour ce détail. Les objets du juste et de l'injuste ayant multiplié, les espèces ont multiplié à proportion; mais ç'a été par une dérivation méthodique et conséquente du genre qui et le même dans les trois Loix. Ne fais point à autrui et c.
Mon sage et religieux ami ne bornait pas son dessein à m'étonner, il voulait me convaincre et me persuader. Il m'en avait assez dit pour exciter mes réflexions sur les difficultés par lesquelles mon père m'avait amené au Déïsme, et il ne m'en dit pas davantage, assuré qu'il était que durant le séjour que je devais faire avec lui, il aurait occasion d'approfondir l'important sujet de ce premier entretien. Mon histoire, dit-il, n'a de commun avec la vôtre que le dégoût du monde. Je l'ai contracté au milieu du monde même; et à force d'agir sans réflexion, je suis parvenu à mettre le bonheur de la vie dans l'habitude de réfléchir. Mon père étant mort à la bataille de Winchester, je me trouvai avec une modique somme d'argent pour tout patrimoine, réduit à vivre dans une obscure tranquillité, ou à m'attacher à la fortune du malheureux fils de Charles I. L'amour du plaisir était plus fort chez ce Prince que le sentiment de ses malheurs. Ceux, qui approchaient de sa personne, devaient se plier à son goût et à son caractère. Je m'y accommodai sans peine, il paya ma complaisance de son amitié. La jalousie de mes égaux échoüa long-temps dans les tentatives qu'ils firent pour m'ôter ma faveur. Mais un esprit, aigri par l'infortune, est soupçonneux et défiant; on amena enfin le Prince à douter de ma fidélité. Il passa bientôt du doute à la conviction, et je fus disgracié. Je me retirai sans ressentiment, parce que j'espérais que l'occasion viendrait de prouver mon affection par des effets. Dans l'impuissance de figurer dans le monde suivant mon rang et ma naissance, je me me confinai à la campagne, résolu d'y attendre en silence le temps, qu'on disait prochain, de renverser l'usurpateur. J'eus beaucoup de peine à me résigner à ce genre de vie paisible; mais bien-tôt le goût naquit de la résignation. Je m'accoutumai à converser avec moi-même et je désirai, moins pour moi que pour l'intérêt de la justice, le rétablissement de mon Prince. Lorsque je vis les sollicitations infructueuses auprès des Puissances après la mort de l'usurpateur, je crus que la révolution le soutiendrait, et que le chemin lui était absolument fermé au Trône de ses pères. Alors je tins conseil sur le parti qu'il me convenait de prendre. L'idée m'était souvent venue d'imiter quelques-uns de mes compatriotes, qui avaient été chercher chez l'étranger la fortune qu'ils avaient perdue dans leur patrie. Isolé de tout le monde, me dis-je, n'appartenant à personne à qui je veuille appartenir, pour qui travaillerai-je à acquérir des biens et des honneurs? A qui destinerai-je mes sueurs et le fruit de mes peines? Eh! qui m'a dit qu'elles ne seront pas infructueuses? Irai-je de Cour en Cour porter mon nom et mon indigence, et acheter, à prix de bassesses, de quoi soutenir l'un et faire cesser l'autre? Quel est le but de tous les hommes dans toutes les conditions? C'est sans du-te d'être aussi heureux qu'on peut l'être dans cette vie. Mais ai-je jamais été plus heureux que dans ma retraite? Pour ne pas me fermer le retour au monde, ainsi que l'aurait fait une vie casanière au milieu de la France, je résolus d'aller vivre, tant que le goût de la solitude me durerait, dans une solitude que je pusse quitter comme j'y serais venu, sans me faire connaître. Je me rappelai ces montagnes, que j'avais traversées à la suite du Prince. Je vins les reconnaître, et je ne doutai pas que je ne me plûsse, au moins pour quelque temps, dans ce riant désert. Je retournai placer la meilleure partie de mon argent, de façon à me faire un revenu à l'abri de tous les événements.
Après cet arrangement, je vins ici avec des ouvriers. J'y fis bâtir cette maisonnette et défricher le terrain que vous verrez être maintenant un jardin agréable. Au bout de trois mois, tout fut dans l'état où je le voulais. Comme je ne me dérobais au monde que par goût, je n'adoptai point ces austérités, qui ne conviennent qu'à un scélérat converti. Un homme d'un village, éloigné de deux lieues d'ici, s'engagea à me porter mes provisions deux fois la semaine. Je me suis vêtu commodément, j'ai meublé mon réduit avec propreté, je me suis fait un laboratoire amusant, une bibliothèque instructive; enfin ma solitude est d'un honnête homme qui veut être loin du tumulte et du bruit, et non d'un scélérat qui expie le crime. Il y a quatre ans que j'y goutte la tranquillité la plus pure, et je ne prévois pas que je m'en lasse.
Avec un pareil solitaire on ne pouvait avoir que les agréments de la solitude. J'y demeurai avec plaisir pendant un mois; mais je m'ennuiai de cette vie d'une régularité uniforme. En me faisant perdre mes idées singulières sur la Religion, il avait ranimé mon goût pour la société, et je ne craignis point de lui dire que l'innocence de sa vie était sans mérite, puisqu'il n'y en avait point à ne pas faire le mal qu'on n'était point à portée de commettre. Je prétendis même que sa félicité était une illusion, puisqu'en s'ôtant toute communication avec les hommes, il se réduisait à la vie animale des brutes les plus sauvages. Vos réflexions, lui disais-je, ne sont que des spéculations inutiles, tant que vous vous tenez loin de l'occasion d'en faire l'application. Vous en épuiserez bien-tôt les sujets, si vous ne leur donnez aucune distraction. Vous pouvez conserver au milieu du monde l'esprit d'un solitaire. Venez-y reprendre l'étude des hommes; elle est plus variée que celle de la nature, dont vous faites ici votre amusement. Le Prince qui vous a aimé, et que vous souhaitez servir, est maintenant sur le Thrône; cessez de vous dérober à sa reconnaissance.....
Je vis mon solitaire ébranlé; mais il se remit, et je désesperai de le fléchir. Il se contenta de me prier de lui écrire, après m'avoir promis que s'il se dégoutoit de la retraite, il ne me laisserait pas ignorer son retour à la société. Il s'était proposé de travailler à ma conversion, il avait trouvé et saisi l'occasion de l'achever. Tout ce qu'il avait recueilli de ses lectures et de ses méditations fut mis en usage pour m'éclairer sur la divinité des Livres Saints. Mes objections sur la prédilection de Dieu en faveur d'une poignée d'hommes, dont le seul mérite était d'avoir Abraham pour père, ne tinrent point contre la sagacité avec laquelle il sut accorder la justice avec la munificence de l'Etre suprême, établir son pouvoir arbitraire et le gratuit de ses faveurs. Il me fit voir dans le cérémoniel minutieux de la Loi Judaïque la sage économie d'un Législateur éclairé, qui fixe un peuple nombreux sur de petits détails civils pour le rendre capable de saisir dans la suite les détails moraux que sa rudesse et sa grossièreté lui auraient fait manquer, ou rejeter, s'ils lui avaient été présentés sans préparation. Il me fit admirer la vérité de la Loi de Christ, en m'apprenant à y distinguer la règle de foi et la règle des mœurs, et il ne me demanda la créance sur l'inspiration des Ecrivains sacrés qu'après m'avoir fait reconnaître dans leurs Ecrits l'Esprit divin, que tout Chrétien croit qui les dicta.
Aiant trouvé à Paris des lettres de mon père, qui m'annonçaient sa rentrée en Angleterre et son mariage avec la fille d'un de ses anciens ennemis, j'eus envie d'aller m'informer par moi-même des raisons qui l'avaient porté à de secondes noces. Il m'était douloureux de voir qu'il m'eût donné une belle-mère, avant que de m'avoir dit qu'il me la destinait. Cependant j'en reçus la nouvelle avec toute la déférence d'un bon fils. J'applaudis à son choix, quoique je n'en connusse pas l'objet; je promis de m'intéresser à la nouvelle famille qu'il allait former; enfin mes lettres prévinrent ma belle-mère si avantageusement à mon égard, qu'elle me fit solliciter par son mari à entreprendre le voyage que j'avais projeté à leur insu. Je fus reçu de mon père avec une froideur à laquelle je n'étais pas accoutumé; cependant je feignis de ne m'en pas apercevoir. Comme je l'attribuais à la honte d'avoir manqué par faiblesse à l'affection qu'il m'avait toujours portée, je crus que pour lui faire reprendre ses anciennes manières, il fallait lui laisser le temps de connaître que j'étais supérieur aux intérêts de fortune, qui pouvaient me faire désapprouver son mariage. Sa femme, à qui je ne supposais pas les mêmes raisons, me parut mériter ma reconnaissance par le tendre empressement et les attentions dont elle païoit mes froideurs. Je conçus pour elle une véritable estime, et pendant quelques semaines je goutai toute la satisfaction que l'amitié donne à un bon cœur.
Tout à coup ma belle-mère changea de manières à mon égard. Je ne la vis plus m'approcher qu'avec embarras; elle ne m'entretenait qu'avec contrainte.
L'inégalité de son humeur m'indisposa contre elle: je crus que ma présence la génoit, et je me disposai à repasser la mer. A peine eus-je annoncé mon prochain départ, que son inquiétude devint plus marquée. Je vis plusieurs fois ses soins pour ma personne dégénerer en indifférence. Tantôt elle approuvait le dessein où j'étais de retourner en France, tantôt elle me pressait de rester en Angleterre. Cette vicissitude était pour moi une énigme que je n'eusse jamais dévinée, s'il ne m'était tombé par hasard entre les mains un papier, qui m'apprit plus que je ne désirais savoir. C'était l'ébauche d'une lettre, où les fureurs d'une violente passion étaient exprimées avec le plus grand emportement. Je reconnus l'écriture, et animé de ce zèle indiscret, dont un honnête homme sans expérience ne connaît guère le faux, je crus qu'il était de mon devoir de faire part de ma découverte à mon père. J'allais, ce funeste papier à la main, lui révéler par délicatesse de conscience le honteux secret que l'humanité m'ordonnait de lui cacher, lorsque je rencontrai sa malheureuse épouse qui allait précipitamment à son cabinet. Son premier mouvement fut de m'arracher le papier, et le second de me faire reculer jusqu'au cabinet, dont elle ferma la porte sur nous. Cet emportement fut de peu de durée. Un ruisseau de larmes l'ayant fait revenir de son saisissement, elle me fit l'aveu des combats auxquels l'exposaient sa vertu et sa passion depuis que j'étais dans la maison paternelle. Je remarquai dans ses discours sans ordre et sans suite le caractère d'une femme vertueuse, mais en qui le tempérament l'emportait sur les considérations. Elle me toucha, j'essaïai de la ramener à ses devoirs qu'elle semblait si bien connaître, j'entrai dans ses peines, j'essuiai ses larmes, je m'attendris sur la situation de son cœur, enfin je lui donnai lieu de croire que la pitié n'était pas le seul sentiment qui m'intéressât à elle. Sa résolution fut bientôt prise, conformément à ce dont elle s'aperçut en moi. La fuite me devint impossible, et la surprise me fut si desavantageuse, que je ne dus mon innocence qu'à mon intention.
Le bruit, que nous faisions, attira mon père, dont la porte fermée augmenta l'inquiétude. Sa voix nous saisit de crainte et de douleur; nous ne pûmes si bien nous composer, qu'il ne remarquât notre désordre. Ses yeux s'ouvrirent sur le changement qu'il avait observé dans sa femme depuis mon arrivée, il se crut trahi par les deux personnes qui lui étaient les plus chères, et le défaut d'armes l'empêcha seul de laver l'outrage dans notre sang. Sa femme profita de l'instant pour se retirer; pour moi, lorsque je me vis seul avec lui, je pris le parti de réparer mon imprudence en assurant son repos, quoiqu'il m'en dût coûter la perte de son estime et de son amitié. Je n'avais su me dérober au péril, je jugeai que je devais l'essuïer tout entier. J'ignore s'il m'en crut, mais il parut soulagé de n'avoir à se plaindre que de son fils. Mon repentir calma son corroux, et il me promit le pardon, si je voulais le mériter en m'éloignant de l'Angleterre pour quelques années.
La parole, que je lui donnai de n'y revenir que quand il m'y rappellerait, fut récompensée par le don des sommes qu'il avait en Hollande dans les fonds publics, et qui faisaient beaucoup plus que ma légitime. Je le quittai pour aller me disposer à partir, et pendant que les domestiques faisaient mes malles, je rendis compte par une lettre à ma belle-mère de la conduite que j'avais tenue pour lui conserver le cœur de son mari. Satisfait de moi-même, je me chargeai de tout le poids de l'indignation et du mépris de mon père, dans l'espérance que je trouverais de quoi m'en dédommager dans l'amitié.
J'avais écrit à Sir James dans sa solitude, je l'avais informé de mon voyage en Angleterre, où je le priais de venir, ne fût-ce que pour quelque temps; mais j'avais peu compté sur sa complaisance.
En effet sa réponse fut une nouvelle protestation de son indifférence pour le monde. J'admirai sa constance, et m'en tins-là. Disgracié de mon père, je me crus dans la même situation que mon ami lorsqu'il prit le parti de la retraite. Je me servis de ses raisons pour m'exciter à l'imiter, et m'imaginant m'être assez affermi dans ma résolution, je lui écrivis. J'étais alors à Amsterdam, où je mettais ordre à mes affaires. La diversion, que cette occupation faisait à mes chagrins, dissipa insensiblement ma misanthropie. Je me repentis de m'être engagé à aller m'enterrer tout vif dans un désert. La curiosité, ce grand mobile du cœur humain, m'inspira le désir de voir les riches Païs de l'Asie, dont j'entendais parler fréquemment. Si l'Europe m'est odieuse, me disais-je, pourquoi tout l'Univers aura-t-il part à ma haine? Je veux m'éloigner de ma patrie: soit; mais ne puis-je avoir des plaisirs qu'en Angleterre? Si les mœurs des autres Païs de l'Europe me les rendent égaux à ma patrie, qui m'empêche d'aller chez des peuples, où rien ne me rappellera ce que je veux oublier? Bien-tôt je n'eus plus d'autre passion que l'impatience sur le départ de la flotte des Indes. J'écrivis à mon ami mon nouveau dessein, sans lui demander autre chose que de l'approuver. Il soupçonna que j'avais quelques grands chagrins, et il n'hésita pas à venir m'en consoler, ou à les partager avec moi. Je le vis, avec autant de joïe que de surprise, entrer dans ma chambre lors même que je donnais mes ordres au seul domestique, que je voulais emmener avec moi, pour le transport de mes effets au vaisseau. La flotte devait partir au bout de huit jours. Je reçus mon ami avec cordialité; mais il ne fut pas long-temps à connaître que quel-que chose génoit la confiance que j'avais en lui. Il ne me voyait point cet air franc et ouvert, ces manières ingénues qui annoncent l'effusion du cœur. Il n'exigea pas que je lui communiquasse le secret dont je lui faisais mystère; je lui en sus bon gré.
Cependant j'étais fâché qu'il ne me pressât pas assez pour me donner lieu de rejeter sur l'amitié l'indiscrétion à laquelle je sentais que je ne pourrais toujours résister. J'aurais souhaité qu'il eût voulu que je lui prouvasse que ma confiance était sans réserve et j'appréhendais que sa retenue ne fût plutôt l'effet de son peu d'amitié que de sa discrétion.
Cet-te dernière fut la plus forte; je lui fis le détail de ma triste aventure. Je m'attendais qu'il excuserait ma faiblesse et emploierait sa philosophie pour m'en adoucir le sentiment; mais il reçut froidement ma confidence, et n'approuva que faiblement le dessein que j'avais pris de m'éloigner. Il me parla de l'Asie avec tant d'indifférence, que si j'avais pu la prévoir, je l'eusse volontiers dispensé du voyage qu'il avait fait à mon respect.
Le jour du départ de la flot-te étant venu, il me fit dire qu'il était indisposé, et que son indisposition l'empêchait de m'accompagner au Texel, ainsi que nous en étions convenus. Je ne concevais rien à ce refroidissement, sinon que me doutant que j'avais trop abrégé le récit que je lui avais fait, il me jugeait plus coupable que je ne disais et que je n'étais en effet. Sa facilité à se prévenir à mon désavantage me dégouta tout-à-fait de lui. Je fus charmé de perdre un homme qui paraissait si peu connaître l'amitié, et je me félicitai de ne rien laisser en Europe que je dusse regretter. Je fus seul au vaisseau, qui leva l'ancre peu après mon arrivée. Le reste du jour je le passai sur le balcon de la galerie, absorbé dans cette sombre mélancolie, si chère à une âme qu'un chagrin raisonnable possède. Les yeux fixés sur le roulement des vagues, je comparais tristement la froideur de Sir James avec l'empressement dont je me sentais capable pour un ami, que ma sensibilité à ses peines aurait pu consoler, lorsque je me sentis étroitement serré entre les bras d'un homme, qui me terrasse. A l'instant je me retourne pour connaître celui qui me fait violence, et je vois mon ami, ce prétendu malade, qui avait refusé de m'accompagner jusqu'au lieu de mon embarquement. Il s'y était pris avec prudence en me jetant par terre; une surprise subite m'eût peut-être causé un dangereux accident. J'eus un vrai plaisir de le revoir, il ne me parut sensible qu'à celui d'être avec moi. Après les premiers mouvements d'étonnement et de joie, je sentis tout ce que je devais à sa dissimulation, et lui témoignai combien j'étais reconnaissant. C'est moins pour vous ménager la surprise, me répondit-il, que pour avoir tout le mérite du sacrifice, que je vous ai laissé ignorer ma résolution. Elle était prise dès avant que je quittasse mon désert, ou plutôt c'est elle qui me l'a fait quitter. Au reste, ajouta-t-il en riant, n'en attribuez pas tout l'honneur à mon amitié. J'ai toujours souhaité d'aller sous ces heureux Climats, où l'astre du jour, agissant avec plus de force sur la nature, conduit, pour ainsi dire, le Philosophe à la découverte du procédé de ses opérations. Je crois que le Chymiste contribua beaucoup à déterminer l'Ami.
CHAPITRE I.
Suite des Avantures du Vieillard et de son Ami. Leur Séjour à Batavia.
Leur Voïage à la Chine. Ils s'associent un Capucin, qu'ils convertissent.
Observations sur les Lettrés de la Chine.
NOtre navigation dura quatre mois, sans avoir relâché qu'au Cap et à Bantam, et sans autre incommodité que celle qui est ordinaire à quiconque fait son premier voyage sur mer. Nous fûmes agréablement surpris de la beauté et des agréments de Batavia, dont on nous parlait en Hollande comme d'un lieu d'exil. La grande chaleur y rend le peuple plus fainéant, et les riches plus voluptueux qu'en Europe; c'est toute la différence que nous aperçûmes. J'étais naturalisé Hollandois par un séjour de plus de douze ans sur les terres de la République, et j'avais été reçu sur le vaisseau en cette qualité. Nous nous donnâmes pour deux voyageurs que la curiosité avait attirés en Asie. Il n'y eut aucun citoien de quelque considération qui ne s'empressât à nous donner une idée avantageuse de la Colonie; chaque jour amenait une nouvelle fête. Je ne connaissais pas mon tempérament. Les dogmes pratiques de la Religion, dont mon père m'avait fait adopter le système, portaient uniquement sur l'amour du prochain et sur le respect pour la société. Sans espérer de l'indulgence pour mes fautes envers l'un ou l'autre, je m'étais toujours gardé d'en commettre de cette espèce, et avec des sentiments de probité, trop justes pour chercher à paraître meilleur que je n'étais, j'avais tâché d'être réellement tel qu'il me convenait de me montrer. Outre la crainte de décrier par mes mœurs la singularité de mes opinions, qui m'eût rétenu comme un frein, je m'étais constamment étudié à accorder mes goûts et mes passions avec les relations que la société me donnait à soutenir. Ramené aux principes universellement reçus, et devenu Chrétien, comme tous ceux qui le sont par conviction, je perdis insensiblement l'habitude que j'avais heureusement contractée de considérer mes actions avant que de m'y déterminer, dans leurs rapports au prochain; et cherchant plutôt une excuse dans l'infirmité de la nature humaine, que des ressources dans les lumières de la raison, je cessai de regarder comme crimes ce que les autres Chrétiens n'appelaient que faiblesses.
On a grand tort, à mon avis, de tenir en Europe pour gens dangereux dans la société ces raisonneurs téméraires, que la recherche de l'évidence a égarés.
Rarement chez eux la dissolution du cœur suit le libertinage de l'esprit; l'amour-propre demeure toujours le ressort principal de leur conduite. Ils sont flattés de se voir distingués du vulgaire; ils veulent en être estimés, et ils n'ont rien plus à cœur que de ne point donner prise au mépris et à la haine, qui succéderaient à l'étonnement qu'ils causent, si leur morale était aussi licencieuse que leur doctrine. L'intérêt de leur réputation suffirait seul pour les rendre vertueux: ils se croient en spectacle, et ils veulent être modèles. Si la manière de dogmatiser pouvait se détacher de l'esprit de singularité qui les domine, je dirais que dans la société, comme certains poisons dans la Médecine, ils sont de la plus grande utilité.
Sir james, qui m'avait engagé à m'abandonner aux plaisirs, se reprochait l'excès dans lequel je donnais de jour en jour. Il espéra que la satiété me retirerait de l'abîme, où m'avait précipité l'attrait de la nouveauté; mais voyant que je me familiarisois avec la crapule, et que je poussais le mépris des bienséances jusqu'à faire trophée de mes honteuses proüesses, il ne put s'empêcher de prendre pour la première fois le ton de censeur, au risque d'indisposer un ami, qui ne pouvait s'offenser de sa franchise, sans se rendre indigne de son amitié. Je veux croire, cher Ami, me dit-il, que vous ne vous apercevez pas de votre métamorphose. Sans cesse en action, vous n'avez pas le loisir de retourner sur vous-même, et la dangereuse opinion où vous avez été, que Dieu est trop au-dessus de nous, et trop indépendant de ses créatures pour être affecté de nos actions, vous porte encore à ne consulter que votre goût, et vos forces dans le genre et dans la mesure de vos plaisirs. Ce goût s'est gâté par l'excès, il vous a fallu de la variété pour nourrir, ou pour réveiller vos désirs; et vous en êtes maintenant à trouver insipide tout ce qui n'est pas un abus des plaisirs. Laissons-là les idées de Religion, que votre conduite anéantit. Pour vous rappeler à la modération, il suffira de vous recueillir sur celles que vous avez toujours eues de la société, et que vous vous rendiez à celle de la dignité de votre nature et du bonheur dont elle vous rend capable. Depuis six mois quel usage avez-vous fait de votre raison? Qu'avez-vous de votre côté fourni au bien-être de la société, auquel la Loi naturelle vous ordonne de contribuer? Pensez ce qu'il vous plaira du joug que toutes les Religions ont imposé aux hommes; croyez, si vous le voulez, que les passions sont des présents du Créateur, et que les combattre, c'est défigurer son ouvrage; mais vous ne nierez pas que toutes les règles de la Morale tendent au bon ordre de la société, auquel nos passions doivent être subordonnées. Puisque votre tempérament ne s'accommode plus de la régularité qui vous fut autrefois si chère, profitez, à la bonne heure, des adoucissements que la police de ce Pays accorde au Climat; mais respectez les Loix qu'elle fait observer. Cessez de porter le trouble dans les familles, d'exposer à l'opprobre et à l'infamie l'innocence que vous séduisez. Cessez de risquer votre santé, et de vous exposer au ressentiment et au mépris de ceux dont il ne tient qu'à vous de mériter l'estime et l'affection. Enfin redevenez honnête-homme, avant que d'avoir affermi l'opinion que vous avez cessé de l'être. Quand une fois vous vous serez fait le renom qu'il semble que vous cherchiez, vous travaillerez en vain à vous réhabiliter. Tôt ou tard l'illusion se dissipera chez vous, et vous reconnaîtrez alors quel malheur c'est d'être méprisé.
Rompez, pendant qu'il en est encore temps, toutes les liaisons dont vous auriez eu honte il y a six mois. Je ne sais qu'un moyen d'effacer les mauvaises impressions que votre conduite a faites sur l'esprit des gens de bien; c'est de nous éloigner de Batavia.
Faites-vous quelque occupation, et on oubliera que vous n'en avez eu d'autre que vos plaisirs. Entreprenons un voyage aux Moluques, ou aux Philippines; allons-nous instruire par nous-mêmes des mœurs et des sciences des Chinois. Je vous accompagnerai volontiers partout où je n'aurai point à rougir d'être votre ami.
Je quittai brusquement Sir James, sans lui répondre. Il me crut perdu sans ressource, et déjà il pensait à retourner en Europe. Cruel état que celui où m'avait mis son discours! A peine osais-je convenir de mon existence. C'est de mes réflexions de confusion et de repentir en ces moments que ma haine et mon mépris pour les Ecclésiastiques Chrétiens ont pris naissance. J'avais lu plusieurs de leurs livres avec Sir James dans son désert et sur le vaisseau, je pouvais à bon droit attribuer ma chute à leur indiscrétion. Je les avais vus donner indistinctement pour devoirs la pratique du Chrétien et celle des dévots, j'avais confondu les unes avec les autres, et quand ma raison, éclairée par mes passions, me donna de l'indifférence pour celle-ci, je vins bientôt à mépriser celle-là. Si grossissant les préceptes de la Loi, ils n'avaient pas enseigné qu'en en violant un, on se rend coupable de l'infraction de tous, j'aurais adopté la gradation qui est entre eux, sans confondre les fautes avec les crimes. Les plaisirs de la table, que je me moquai de leur entendre proscrire, ne m'auraient pas conduit à l'ivrognerie et à la crapule; la galanterie, contre laquelle ils déclament, ne m'aurait point mené à la fornication, qu'ils mettent dans la même classe; le mépris des louanges, qu'ils confondent avec la modestie, ne m'aurait point porté à abandonner le soin de ma réputation, et à braver le suffrage, ou le blâme du Public. S'ils n'avaient pas mis la conduite exemplaire dans la simplicité de la parure et dans l'extérieur humble, dont je connus que les honnêtes gens se raillaient, j'aurais eu une juste idée du scandale; et comme la matière m'en aurait été désignée précisément, je me serais abstenu de tout ce qui le pouvait produire.
J'étais tout un autre homme lorsque je revins joindre Sir James. Du plus loin que je l'aperçus, je courus à lui les bras ouverts. Pouvez-vous bien, lui dis-je en l'embrassant, me pardonner le chagrin que je vous ai causé? Il ne m'en laissa pas dire davantage. Je vous aime plus que jamais, interrompit-il en me serrant entre ses bras, parce que vous me donnez un nouveau sujet de vous estimer. Cette petite desunion nous était nécessaire; à vous, afin que vous connussiez le prix de mon attachement; à moi, afin que je visse combien j'ai besoin de votre amitié pour cimenter notre félicité réciproque.
Pendant quinze jours ou environ, que nous emploiâmes aux préparatifs de notre voyage, je me tins enfermé dans ma chambre, où par la méditation et le régime je m'affermis dans l'amour de la vertu à laquelle mon ami m'avait rappelé. Nous partîmes pour Canton sur un Jonc Chinois dont je fis la cargaison. Sir james avait voulu que nous nous fissions du Commerce une ressource contre l'oisiveté. Le souvenir de mon égarement me donnait une timidité qui m'était tout-à-fait nouvelle. Je me rendais un compte exact de tous mes mouvements et de toutes mes pensées; je m'affligeais, si dans l'examen j'en trouvais dont j'eusse à me repentir. Il fallait pousser la curiosité bien loin pour sonder le caractère d'un peuple, dont la langue seule demande, pour l'apprendre, une étude aussi longue que la vie. Cependant comme nous étions venus à la Chine plutôt pour nous instruire des mœurs des Chinois que pour négocier avec eux, notre principale attention fut d'observer leur Religion. Pendant un an entier, n'ayant pu fréquenter que quelques Facteurs, qui ne savaient qu'autant de Chinois qu'ils en avaient besoin pour leur commerce, nous bornâmes nos spéculations au petit peuple, que nous trouvâmes ce qu'il est partout ailleurs, incapable de réfléchir et de raisonner, dupe de ses Prêtres et esclave de sa superstition. Plein de confiance en la protection d'une multitude de Saints qu'il croit ses intercesseurs auprès du Très-Haut, il n'avait garde de faire consister ses principaux devoirs en ceux de la société. Les vertus, qu'on l'accoutumait à admirer dans ces Divinités subalternes, ne sont rien moins que les vertus du citoyen. Une vie contemplative et sans action, qu'on lui disait avoir divinisé ses Saints, lui faisait regarder sa condamnation au travail comme une injustice; et comme l'aumône les avait fait subsister aux dépens du Public, ils se figuraient qu'il leur était permis de tâcher de subsister de même par la fraude et le larcin. Les Législateurs ne font pas assez d'attention au choix des objets du culte de la multitude. Si Rome moderne, qui a prétendu donner des lois à tout l'Univers, avait mis des Magistrats intègres, des guerriers humains et généreux, des négociants modestes et fidèles, des artisans industrieux et sobres à la place de ces Prêtres et de ces Moines fainéants qui remplissent son Calendrier et ses Légendes, elle aurait fait des peuples Chrétiens autant d'essaims d'abeilles laborieuses, parmi lesquelles il n'y aurait eu d'émulation que pour l'entretien de la ruche.
Nous étions déjà en état de comprendre les écritures Chinoises, lorsque nous fîmes connaissance avec le Réverend Pere Ferbos, Capucin Portugais, qui avait passé vingt ans à la Chine et au Japon dans le pénible et infructueux travail de Convertisseur. Martyr de l'obéissance qu'il avait indiscrètement vouée dans un âge où il ignorait ce que c'est que la liberté, cet homme infortuné, qui aurait pu mener une vie agréable dans son Pays, sollicitait en vain les Supérieurs, qu'il s'était donnés, à le rappeler de la Chine où il était errant et vagabond, sans fruit pour la Religion qu'on lui commandait de propager. Dès qu'il nous eut assez pratiqués pour connaître que nous étions gens au-dessus des préjugés dont il était la victime, il nous ouvrit son cœur. Il était consolé, s'il nous amenait à plaindre son sort. Le portrait, qu'il nous traça de son Eglise, se trouve conforme à l'état qu'il nous fit de ses Missions. Depuis plus d'un siècle, nous dit-il, que notre Général envoie des Prédicateurs de notre Ordre au Japon et à la Chine, l'Eglise Romaine n'a gagné que l'apparence de l'universalité qu'elle prétend. Les peuples des deux Empires, prévenus de leurs idées et entêtés de leur Religion, ne veulent admettre de la nôtre que ce qui s'accorde avec les notions qu'ils ont reçues de leurs pères; et il nous y faut ajuster notre doctrine. Il y a dix ans que je fus envoié prêcher le Christianisme dans la petite Isle de Jaro, qui se gouverne en République sous la protection de l'Empereur du Japon. Jamais le Daïro, qui est à peu près le souverain Pontife des Japonois, n'a fait que des tentatives inutiles pour y faire recevoir des Bonzes. Ce petit peuple n'a point d'autres Loix que celles de la nature. Les chefs de famille, qui ont atteint cinquante ans, forment le Sénat où réside la souveraineté, et à soixante ans ils cessent de prendre part aux affaires publiques. Les Membres du Sénat élisent leur Président, qui fait sa retraite, comme eux, lorsqu'il vient à l'âge marqué. Il s'appelle Dadiano. Celui, qui était alors en règne, était venu à la Capitale du Japon; et pendant près d'un an que les affaires de sa petite République l'y avaient retenu, un de nos Peres lui avait donné les éléments de notre Religion. Il en avait emporté les principaux Livres. Notre Supérieur ne douta point que la grâce n'eût éclairé son esprit, et il m'envoya avec un second à Jaro, comme à une conquête certaine.
Xufi, ainsi se nommait ce Dadiano, venait de faire sa démission. Les services, qu'il avait rendus, lui devaient conserver un grand crédit; nous nous adressâmes à lui, afin qu'il nous obtint une audience du Sénat. Les Jésuites, qui ont toujours quelque chose de neuf en fait de Religion, l'avaient prévenu, et contre notre doctrine, et contre nos personnes. Quel est votre dessein, nous demanda-t-il, en sollicitant la permission de bâtir dans notre ville une Chapelle? Si vous étiez d'accord avec ces habillés de noir, qui se disent de votre Religion, en en montrant le ridicule, vous sauriez ce que nous en pensons. Mais que ferez-vous quand on vous aura accordé votre demande? Nous travaillerons, lui répondis-je, au bonheur de votre peuple pour l'une et l'autre vie, en lui faisant connaître la vérité. Fort bien, reprit-il, et la vérité est une soumission aveugle aux volontés de votre Daïro, une confiance entière en son infaillibilité. Croiez-moi, de pareilles vérités ne sont point de mise à Jaro.
Depuis des siècles innombrables, nous jouissons d'une paix parfaite. La concorde règne parmi nous, et la singularité des dogmes, que vous nous débiteriez, mettrait bien-tôt la division dans les cœurs et les esprits.
Je lui repartis que l'autorité du Pape n'était qu'un accessoire de la doctrine que nous prêchions. Nous sommes envoiés vers vous par la divine Providence pour substituer le véritable culte à l'idolâtrie et à la superstition. Arrêtez, interrompitil, j'ai étudié votre Religion et je la connais par vos livres; vous ignorez la nôtre. Nous adorons un Etre, créateur de tout ce qui existe. La vertu, que votre Evangile recommande, est prisée parmi nous; les vices, qu'elle défend, nous sont à peine connus, et notre ignorance sur eux est un avantage que nous devons chérir. Jésus, en vous donnant sa Loi, a voulu vous tirer de la corruption et vous élever à Dieu par des idées aussi sublimes que lui. Ici l'homme n'est point corrompu, et il a l'esprit trop borné pour concevoir vos magnifiques spéculations. Notre Morale est saine, et nous faisons consister tout notre culte en un hommage direct au Créateur, que le Daïro du Japon a essayé inutilement d'intercepter. Accoutumés à tout voir par les yeux de la raison, nos sages gouverneurs rejetteroient l'idée d'un Etre mi-dieu et mihomme. La Chapelle, que vous demandez, vous serait accordée comme une maison, et non comme un Temple; et au premier Catéchisme que vous feriez, vous risqueriez d'être regardés et punis comme des blasphémateurs. Mais je veux bien que vous fassiez des Prosélytes: ouï, la nouveauté fera changer quelques Jaronites des moins vertueux; mais le corps de la Nation n'y entendra point. Le zèle deviendra fanatisme chez les nouveaux convertis: ils se feront un point d'honneur d'attirer les autres à leur façon de penser; et s'ils ne réussissent pas, ils les haïront. La Religion, que vous nous apportez, est pour nous une nouveauté dangereuse, puisqu'elle ordonne de tenir ceux, qui la rejettent, pour des victimes de la vengeance céleste, pour de malheureuses créatures que Dieu n'a mises au monde que pour appesantir son bras sur elles. Je crois votre Religion bonne dans les Etats où elle est établie; mais comme on ne pourrait y tenter de lui en substituer une autre, sans causer une révolution, il n'est pas possible de la faire recevoir dans les Pays où elle est ignorée, sans renverser l'ordre et faire bien des malheureux.
Nous n'en crûmes pas le sage Xufi. Aiant obtenu d'être admis à proposer quelque chose aux gouverneurs, je prononçai en Sénat le discours que j'avais préparé. Je m'étendis beaucoup sur l'existence de Dieu, sur son unité, sur sa puissance, et sur la dépendance où sont les créatures par rapport à lui. Les gouverneurs s'imaginèrent que c'était l'usage de notre Pays de faire mention de la Divinité et de ses attributs, avant que de traiter des affaires particulières, et ils m'écoutèrent avec patience. Mais quand j'entamai l'exposition du Mystère de la Trinité, les Dadiano m'interrompirent, en m'ordonnant de passer le reste de mon préambule. Je feignis de ne l'avoir pas compris. Je représentai Jesus dans sa crèche, recevant l'hommage des bergers et des Rois, confondant les Docteurs de la Loi, les Pharisiens et les Saducéens, guérissant les malades, ressuscitant les morts, conversant avec Dieu sur le mont du Thabor, se faisant servir par les Anges après la tentation, refusant la Roiauté que lui offrait un peuple nombreux, entrant en triomphe dans Jerusalem aux acclamations de la multitude. Les gouverneurs crurent que je faisais l'éloge du Souverain qui m'envoioit, et se le peignant semblable au premier Dadiano, qui leur avait donné des Loix, ils ne parurent point s'ennuyer de la longueur du panégyrique. Mais lorsque continuant à exposer ce qu'il y a de plus brillant dans la vie du Sauveur, je leur assurai qu'il était ressuscité après avoir été trois jours dans le tombeau; qu'il était monté au Ciel, où, assis à la droite de Dieu son Pere, il attendait le jour terrible auquel il doit venir sur une nuée juger les vivants et les morts, un bruit sourd et confus se fit entendre plus haut que ma voix. Le Dadiano se leva de son siège, et m'ayant imposé silence, il fut apprendre d'un chacun le sujet du murmure. Ce ne fut qu'une voix pour m'accuser de blasphème. Le Dadiano, de retour à son siège, me tança aigrement de mon irréligion prétendue, et après m'avoir dit de rendre grâces à l'hospitalité, dont les droits étaient sacrés à la Nation, il m'intima l'ordre de sortir de la ville le lendemain, avec défense de jamais revenir dans l'sle, sous peine d'être condamné à mourir de faim et de soif comme un ingrat, indigne de jouir des biens pour lesquels le Très-Haut exige notre reconnaissance. En même temps deux des gouverneurs s'emparèrent de ma personne, et deux autres se saisirent de mon compagnon. Nous restâmes sous cette garde jusqu'à ce qu'il vint un bateau Japonois qui voulût bien nous recevoir. Je fus rendre compte à notre Supérieur à Méaco du succès de ma prédication. Il m'ordonna le secret, et écrivit en Europe que nous plantions la Foi dans l'Isle de Jaro. On célebra dans nos Eglises de Rome une fête solennelle pour l'acquisition de ce nouveau Royaume à l'Eglise. Je ne sais si notre Général n'a pas fait apparoître à Rome des Députés Jaronites, qui venaient de Jaro faire hommage au Pape au nom de leur Nation. Ils seraient bien aussi réels que les Ambassadeurs du Roi de Tirando.
Sir James n'eut pas long-temps pratiqué Ferbos, sans être touché de compassion pour son état. Le contraste, qui était dans l'esprit du Capucin entre sa Religion et son Eglise, le rendait un des hommes les plus malheureux. Il sentait bien qu'il était l'esclave de l'ambition de l'Eglise Romaine, et il n'avait pas assez de liberté d'esprit pour saisir le faux de la doctrine qui le retenait dans les fers.
Il aurait bien voulu n'être point lié par les vœux monastiques; mais ses préjugés étaient si forts, qu'il n'osait concevoir qu'ils fussent des liens dont il pouvait se débarrasser. Sir James entreprit de le rendre à la raison, sans le dérober à la Foi, et de mauvais Catholique qu'il était, d'en faire un bon Chrétien, en le délivrant du joug qu'il était las de porter. Le plus sûr moyen de guérir du préjugé en fait de Religion, c'est de saisir le ridicule de la Créance et les absurdités qu'elle enfante. Sir James, qui connaissait combien de ce côté le Catholicisme donne prise, commença par demander à Ferbos l'histoire de son Eglise. Il fit adroitement le parallèle frappant de Pierre Apôtre et Pêcheur, et de Pierre Monarque et Vicaire de Dien. Ferbos ne put méconnaître ce qu'il y a d'humain dans la métamorphose, et il en fut disposé à voir éplucher les mystères et les dogmes dont l'établissement a son époque dans les Fastes des Papes. Le prétendu Sacrifice de la Messe avec la Transubstantiation, l'invocation des Anges et des Saints exercèrent la subilité du Capucin si heureusement, qu'il eut honte d'être aussi habile à soutenir des erreurs. La petite guerre, que nous lui fîmes, mit de notre côté tous les avantages qu'il avait eus dans celle qu'il faisait aux Bonzes. Avec eux il était sur l'offensive et il triomphait; avec nous il était réduit à la défensive; et poussé sans ménagement, il fallait, ou qu'il cédât et s'avouât vaincu, ou qu'il se mît en colère. Sir James ne voulait point de cette foule d'Interprêtes et de Commentateurs, qui, semblables aux Normans dans l'Europe, ont laissé des marques de leur fureur et de leur ignorance dans tous les endroits des Livres Saints qu'ils ont touchés. Des arguments, tirés du texte même et de la raison, devaient opérer la conviction. Le Sauveur avait dit à ses Disciples que le temps approchait où ils n'auraient plus avec eux le Fils de l'Homme; et après leur avoir donné le pain qu'il avait béni, il leur dit de faire désormais en mémoire de lui ce qu'ils venaient de lui voir faire. Que répondezvous à cela, demandait-il à Ferbos ? Si le Sauveur est dans le pain de la Messe, et si la Messe est de son institution, les Disciples de Christ ont donc toujours eu le Fils de l'Homme avec eux? Ont-ils pu faire en sa présence quelque chose en mémoire de lui? Le Christ vient du Ciel dans le pain et s'y incorpore naturellement d'une saçon surnaturelle.
Expliquez-nous cet énigme. Ce n'est que la Divinité qui peut être Ubiquiste; cependant le Corps, qui sera dans le pain, se mange en plus d'un million d'endroits à la même heure. Sir James lui fit voir en peu de mots l'incompatibilité de ce dogme avec le sens de l'Ecriture et avec la saine raison, dont l'une enseigne, et l'autre prouve l'impossibilité de cette transformation. Passons, poursuivit-il, au tour que les Catholiques font pour obtenir une grâce du Très-Haut. Ils disent une Messe en l'honneur d'un Saint, qu'ils prient d'intercéder auprès de Jesus, afin qu'il daigne fléchir son Pere en leur faveur. Le Sacrifice va droit à Dieu, car c'est à lui, disent-ils, qu'il est offert directement. Dieu se tournera donc vers le Saint, de qui il obtiendra qu'il sollicite Jesus d'intercéder auprès de lui pour celui qui a eu recours au Prêtre? C'est comme si un Anglois allait présenter au Roi une requête, adressée à un de ses courtisans, qu'il y prierait de solliciter le Prince de Galles de recommander son affaire au Roi. Nous direz-vous que Dieu a donné aux Saints le privilège d'entendre et de répondre à toutes les suppliques qui leur sont adressées? Alors vous nous représenterez le Tout-Puissant sous les traits d'un Souverain borné d'un empire si vaste, qu'il serait contraint, ne pouvant pourvoir à tout par lui-même, de le partager en départements. Je suis de vôtres, reprit Ferbos, à la fin d'une longue dispute. Mais êtes-vous disposés à me rendre à la fortune comme vous me rendez à la raison? L'engagement indiscret, que je ratifiai il y a vingt-deux ans, m'a fait mourir absolument à ma famille. Je suis passé dans une autre, qui m'a donné pour ma légitime les fruits d'une industrie que je ne puis plus faire valoir si je la quitte..... Je l'interrompis: le bateau, qui nous a amenés ici, est à nous, lui dis-je, avec sa cargaison; partagez-en avec nous la propriété. Cette société vous sera plus lucrative que ne l'a été celle que nous vous faisons abandonner, et vous y ferez valoir une plus noble et plus louable industrie.
L'acte de l'association ayant été dressé, nous formâmes un triumvirat, à l'entretien duquel chacun contribua de ce qu'il avait de connaissances. Ferbos, qui possédait le Chinois autant que le peut un étranger, nous fit entrer en liaison avec le seul ordre d'hommes qui soient à la Chine plus éclairés que le peuple. Puisque vous venez, nous dit-il, de la rivière du Canton, vous avez sans doute pris une notion générale de la police de l'Empire. La manière, dont le commerce s'y fait à présent, me prouve qu'elle n'a point changé depuis mon départ. Vous savez que les connaissances y sont héréditaires; le savoir y est, pour ainsi dire, une grâce d'Etat. J'ignore si les Lettrés Chinois ont encore en Europe la réputation qu'ils y avaient de mon temps; mais je sais qu'ils la méritaient peu alors. Nous nous attendions de trouver en eux la postérité de ces anciens Prêtres Egyptiens, chez qui les plus fameux Philosophes allèrent puiser la sagesse; nous n'y vîmes que des hommes superficiels, qui ne se distinguaient guère de ceux des autres classes que par un jargon énigmatique qu'ils s'étaient fait pour rendre des idées aussi obscures. Nous les comparâmes à ces Dialecticiens à verbiage, qui passèrent en Europe pour des prodiges de savoir dans les siècles d'ignorance et de barbarie, et dont les subtilités abstraites, chargeant la mémoire de mots vides de sens, ne font qu'embarrasser l'esprit qu'ils prétendaient éclairer. Nulle idée satisfaisante du premier Etre, du commencement du Monde, et de la nature des choses: tout ce que nous apprîmes d'eux, ce fut qu'ils ne pouvaient rien nous apprendre. Ils nous citerent une tradition et une Chronologie immense, dont les preuves portent la certitude au plus haut degré où le témoignage humain puisse atteindre. L'Histoire, que Moïse nous a donnée, ne tiendrait point contre ces Archives, si elle n'avait d'autre garant que lui de sa vérité. Mais l'Esprit, qui le fait pénétrer dans l'ordre et les objets de la création, comme s'il avait été présent au débrouillement du chaos, a donné à sa narration le sceau d'autorité qui manque à la Chronologie Chinoise. Un Chrétien et un Israélite ne sauraient voir dans cette dernière qu'un Roman fabuleux, dont le peu de vraisemblance égale la sécheresse. Le savoir sera toujours à la Chine dans cet anéantissement, tant qu'y étant plus vanté que de raison, la voie n'en sera pas ouverte à quiconque y voudra prétendre. Les Lettrés se contentent de ce qu'ils en ont, parce qu'il suffit pour leur mériter l'estime et le respect de la Nation; les autres ordres de l'Empire manquent de goût et de hardiesse, parce que la subordination ne laisse point de jour à l'émulation.
Nous admirâmes l'ancienneté des connaissances et des arts dans cet Empire, et nous méprisâmes la Nation, qui croyait avoir trouvé depuis tant de siècles son non plus ultrà.
CHAPITRE II.
Retour des trois amis à Batavia. Le Chevalier s'y marie. Ils s'embarquent pour repasser en Europe. Ils quittent le vaisseau en pleine mer.
UN séjour de trois ans dans la Province de Canton nous ayant fait connaître les Chinois au point de nous en dégouter, nous eûmes une égale impatience de quitter la Chine. Les derniers vaisseaux, venus de Batavia, nous annonçaient la désolation de cette florissante Colonie. On avait reçu d'Europe la nouvelle que le Roi de France, étant entré avec une nombreuse armée sur les terres de la République, lui donnait à opter de la sujétion, ou de sa ruine entière. On parlait de la résolution désesperée, prise par la plupart des Hollandois, de sacrifier l'amour de la patrie à celui de la liberté, dont ils jouïroient paisiblement en Asie, si l'ennemi victorieux ne se relâchait point des rigoureuses conditions auxquelles il leur offrait la paix. Le peu d'agréments, que nous devions trouver à. Batavia dans ce temps de trouble et d'alarme, nous détermina à en rester éloignés aussi long-temps que durerait la crise. Il n'y avait pas d'apparence que les Puissances, jalouses, ou ennemies de la France, la vissent tranquillement anéantir un Etat, qu'elles s'étaient accoutumées, depuis sa naissance, à regarder comme le rempart de la liberté générale. Excités au commerce par le désir d'acquérir des richesses capables de nous procurer une vie exempte de soucis, nous fîmes la cargaison d'un Jonc, le double plus grand que celui qui nous avait amenés. Telle fut toute notre ressource dans l'incertitude du sort de la Hollande, où j'avais le reste de mon bien; nous en tirâmes parti en habiles gens. Les retours, que nous eûmes de nos marchandises au Japon, surent destinés pour les Philippines, et du produit de leur vente à Manille nous fîmes l'achat d'un vaisseau avec lequel nous commerçâmes au Pégu et à la Cochinchine. La fortune nous fut si favorable, qu'après le troisième voyage chacun de nous se trouva avoir plus gagné que je n'avais laissé en Hollande. Nous ne nous étions point défendus contre la cupidité, parce qu'elle nous paraissait légitime, eu égard à la fin que nous nous proposions, laquelle n'était autre qu'une retraite consacrée aux plaisirs de l'esprit et une opulence utile au prochain. D'ailleurs l'acquisition de nos moyens était irréprochable.
Nous rentrâmes dans le port de Batavia, sept ans après en être sortis. Je me présentai à mes anciennes connaissances, que j'avais négligées lors de mes écarts, avec la modeste assurance d'un homme qui croit avoir expié ses fautes, et mérité qu'on les oublie. A peine parus-je un mois sous ce nouveau dehors, qu'on le reconnut pour mon état naturel. Je n'aperçus pas dans les esprits la moindre trace des premières impressions. On était instruit du succès de ma course, et comme on ignorait ma naissance, de même que mon long séjour en Asie, et que la ressource, que j'avais cherchée dans un commerce périlleux, ne supposait pas que je fusse un homme fort à mon aise en Europe, on me sollicitait à augmenter la Colonie. Sir James, qu'on regardait comme un Philosophe, sans autre attachement au monde qu'en conséquence de l'ordre que la Providence, en l'y plaçant, lui avait donné d'y vivre, me préparait les voïes à un établissement avantageux, en déclarant hautement son goût pour le célibat, et en me désignant non seulement pour son héritier, mais encore pour le propriétaire de son bien, dont il m'avait remis les titres et les droits. J'ignorais ces nouvelles preuves de sa générosité, je ne les soupçonnais pas même, tant je me sentais éloigné d'en faire usage. En garde contre toutes les femmes, je ne m'imaginais pas qu'aucune pût faire impression sur un cœur dégoûté du libertinage, sur un esprit qui s'était fait un mépris de l'amour, et qui mettait cette passion au nombre des faiblesses. Je m'en expliquais souvent sur ce ton à mon ami, mais je le trouvais incrédule. Vous êtes, me disait-il, dans la ferveur d'un nouveau Converti, qui passe condamnation sur tous les anciens objets de son culte. Lorsque ce premier feu viendra à s'éteindre, vous reconnaîtrez qu'il y a beaucoup de vrai mêlé avec le faux que vous avez abjuré. Le véritable amour vous est inconnu. Vous n'avez encore goûté dans les plaisirs de l'amour que les plaisirs des sens. Je conviens qu'ils entrent pour beaucoup dans la passion la plus délicate; mais il en est d'autres pour le cœur et pour l'esprit: ce sont ceux-là dont l'attrait est irrésistible. J'en appelle au temps, qui vous fera sentir ce que je ne puis vous exprimer, malgré l'expérience que j'en ai. L'amitié est une affection trop douce, ses mouvements sont trop tranquilles et trop uniformes pour un caractère aussi ardent que le vôtre.
Ferbos se joignait ordinairement à lui pour me persuader de leur donner une famille qu'ils pussent adopter. Il se reposait sur les glaçons de son âge, sur sa fidélité au célibat, et il se croyait incapable de prendre d'autres engagements que ceux de l'amitié. L'habitude, où il était de ne tenir à personne, fut précisément ce qui lui fit naître l'envie de tenir à quelqu'un. Il nous découvrit avec sa franchise naturelle qu'il ne se croirait jamais en possession de la liberté que nous lui avions procurée, s'il ne faisait un choix auquel son ancien esclavage mettait obstacle.
J'approuvai son dessein avec Sir James, et pour l'y engager d'autant plus, nous disposâmes tout dans notre maison pour la réception de la femme qu'il jugerait à propos de prendre. Sûr de notre consentement, il fit son choix avec jugement. Les qualités personnelles de son épouse nous promirent un agrément de plus dans notre société, sans craindre aucune altération dans ceux dont nous jouïssions déjà. C'était une amie de la femme d'un ancien Général, qui était venue en Asie se soustraire au dérangement des affaires de feu son mari. Elle avait vécu avec la Générale jusqu'au retour de cet Officier en Europe, où, ayant refusé de suivre son amie, elle était restée à Batavia. La part, que le Général lui avait procurée dans le commerce des denrées, l'avait mise dans l'aisance. Elle était d'un excellent caractère, elle avait l'esprit doux et cultivé, les mœurs simples et innocentes. Elle avait prêté l'oreille aux propositions de Ferbos par les mêmes raisons qui avaient porté celui-là à les lui faire. Lasse d'être seule dans le monde, elle voulait appartenir à quelqu'un, et comme elle recherchait dans le mariage le contentement de l'esprit plus que toute autre chose, Ferbos, quoiqu'âgé de cinquante ans, lui avait paru le mari qui lui convenait le mieux. Ce fut à ces noces de Philosophe que se démentit la Philosophie à laquelle je me croyais fortement attaché. J'y vis une jeune veuve d'une beauté incomparable, mais dont l'esprit et les manières surpassaient encore beaucoup plus le mérite de toutes les amies de Madame Ferbos. Je pris de bonne foi pour simple curiosité l'empressement avec lequel je m'informai d'elle; mais quand je sus qu'un oncle l'avait mandée d' Amsterdam à Batavia, que sa succession et celle de son mari la rendaient la plus riche de la Colonie, et qu'elle était résolue de repasser en Europe, je connus, à l'inquiétude dont je me sentis saisi, que je m'intéressais bien plus à elle que je n'avais cru. Je cherchai l'occasion de la revoir; sa vue me jeta dans un trouble extraordinaire. Elle me parut également troublée, inquiète de mes regards.
Les siens, qui semblaient ne tomber sur moi que par distraction, me firent augurer que la sympathie agissait sur son cœur comme sur le mien. Je me retirai, plein de douces espérances. Lorsque je fus seul dans mon cabinet, j'examinai ce qui se passait audedans de moi-même. Je reconnus avec satisfaction que j'étais dans cette situation dont mon ami m'avait parlé; situation, où, au-lieu de ces mouvements tumultueux causés par le tempérament et soutenus par un besoin naturel, une douce crainte me tenait dans la perplexité. Je désirais la volupté sans oser l'espérer, sans même oser la concevoir. Timide et respectueux, je ne me peignais que traits à traits les charmes de l'aimable veuve qui faisait l'objet de ma flamme. La possibilité de mon bonheur ne se traçait dans mon imagination qu'avec peine, et j'avais besoin d'espérer qu'elle me fît grâce pour me flatter d'obtenir d'elle quelque retour. Ma tendresse était celle que me souhaitait Sir James; je nourris le feu qui me consumait.
Je mis mon ami à portée de lire dans mon cœur, il me félicita de mon désordre. Il n'y a point de temps à perdre, me dit-il; avant deux mois la flotte mettra à la voile. Quand vous n'auriez pas avec votre père les engagements qui vous défendent de vous rapprocher de lui sans avoir détruit ses soupçons, vous devez, pour l'intérêt de votre amour, tâcher de conclure ici, où les rivaux, que vous suscitera la jalousie, n'ont pas sur vous les avantages qu'ils auraient en Europe. Riche et belle, votre veuve trouverait dans sa patrie des adorateurs, dont le rang flatterait son ambition; ici elle ne suivra que son penchant, elle n'écoutera que sa tendresse. Je veux vous mettre à votre aise avec elle, je me charge de lui faire votre déclaration.
Je fus si bien secondé de mes amis et de Madame Ferbos, que l'aimable veuve vit bientôt en moi, tant du côté de la fortune que de celui de la personne, l'homme du Pays le plus digne d'elle. Nous lui exagérâmes les desagrémens du voyage pour une personne de son sexe, qui se trouve à bord d'un vaisseau sans mari; nous réussîmes si bien à la persuader, qu'elle consentit à me donner sa main avant l'embarquement. Nos affaires furent conduites avec tant de secret et de ménagement, que nous étions unis avant que ceux, qui auraient pu traverser notre union, soupçonnassent notre intelligence. Déjà nos effets étaient sur la flotte, et personne dans la Colonie ne dévinoit le motif de mon départ. Ferbos en donnait pour raison la complaisance qu'il devait aux sollicitations de sa femme, et notre attachement qui ne permettait pas que nous nous séparassions. Enfin huit jours de plus, et nous échappions à notre destin. Tout à coup je fus attaqué d'une fièvre pestilentielle qui avait fait de grands ravages dans la Colonie. Il fallut que ma femme, obligée de rester à terre, rendît notre mariage public; ce qui nous attira autant d'ennemis que nous avions eu de rivaux. Leur dépit éclata en murmures tant que ma vie fut en danger; mais il se changea en haine mortelle quand on me sut hors de risque. Chaque famille, qui avait aspiré à l'alliance de la riche veuve, me regarda comme un homme qui avait furtivement empiété sur ses droits. Le Général entre autres, avec qui une discussion d'intérêt pour le bien de Madame Ferbos nous avait brouillés, découvrit que j'étais Anglois, et joignit à la jalousie, que les Colons Hollandois avaient contre moi, les soupçons qu'ils prennent sur un étranger, qui se hasarde à venir partager leur commerce. En un mot dans une ville, une des plus peuplées du monde, nous nous trouvâmes comme dans un désert. Il fallut que nous nous tinssions renfermés dans la maison, si nous voulions éviter les insultes et les avanies. Pour comble de chagrin, la maladie contagieuse emporta Madame Ferbos, et ma femme n'envisageait qu'avec désespoir la nécessité de rester encore un an dans l'Isle.
Pendant notre convalescence nous partîmes pour Bantam, où, me déclarant Anglois, je devais trouver moins de desagrémens. En effet les Facteurs de ma Nation mirent tout en œuvre pour nous rendre le séjour de cette ville agréable jusqu'au retour de la saison. Ils jouïssoient auprès du Roi de Bantam d'une faveur distinguée, que les Hollandois essaïoient en vain de leur ravir, et ils surent rendre inutile tout ce que la malice machina contre moi. Elle alla jusqu'à gagner un de ces Mahometans frénetiques qui se jettent, le poignard à la main, sur tous ceux qu'ils rencontrent, et s'imaginent mériter le Ciel, s'ils sont massacrés après avoir assassiné une demi-douzaine de personnes. Mes ennemis donnèrent de l'argent aux parents d'un de ces enragés bigots, afin qu'ils le déterminassent à n'ensanglanter ses mains que quand il serait sûr de m'envelopper dans ses meurtres. J'échappai heureusement à ce forcené, qui n'était que trop résolu de tenir parole; mais le danger que je courus, fit une telle impression sur ma femme, qu'elle regarda comme un effet surprenant de la Providence l'arrivée d'un vaisseau Anglois qui venait de la Chine, et qui ne demandait qu'à faire de l'eau à Bantam. Des malheureux, prêts à être ensevelis dans les flots, ne voient pas la terre avec plus de joie. Sir James étant convenu avec le Capitaine pour notre passage, nous trompâmes nos surveillants, et gagnâmes son bord dans une chaloupe, qui vint nous prendre à la petite rade.
Ma maison était composée d'un valet-de-chambre, que j'avais amené d'Europe, ancien domestique qui m'avait vu au berceau, et d'un soldat François, nommé Borde, qui, ayant été fait prisonnier de guerre en Flandre et conduit en Hollande, avait été enrôlé par surprise à Rotterdam au service de la Compagnie des Indes.
Je l'avais racheté, lors même qu'on désespérait qu'il guérît de la contagion, qui le mit à deux doigts de la mort. Il était fort reconnaissant, et nous le regardions moins comme un homme à gages, que comme un malheureux à protéger. Une Esclave Javane de vingt ans, et un Nègre d' Angola, plein d'affection et de bravoure,attachés, l'une à ma femme, et l'autre à son premier mari, ne voulurent point la quitter,quoiqu'elle offrît de leur rendre la liberté; ils restèrent avec nous dans la même condition où ils avaient été chez elle. Ferbos retenait un Chinois de trente-cinq ans qui avait servi sa femme, et Sir James avait un laquais qui le servait depuis qu'il était sorti de sa solitude. C'était un des fils du paysan qui lui apportait ses provisions dans sa retraite, et qui s'appelait Léonard.
Nous fîmes porter au vaisseau autant de vivres qu'il en eût fallu pour tout l'Equipage, et nous ne mîmes point en comp-te cet avitaillement, quoique notre convention avec le Capitaine ne nous obligeât à nous munir d'aucune provision; ce qui ne pouvait que nous faire regarder de bon œil à bord du vaisseau: aussi le Capitaine et les Officiers nous firent-ils l'accueil du monde le plus obligeant.
A peine le vaisseau fut sous voiles, que nous régalâmes l'Equipage. Jusqu'au cinquième jour que nous voguâmes dans le Détroit, les Officiers, qui avaient tout loisir, furent continuellement avec nous; de sorte que nous fûmes charmés d'avoir fait leur rencontre. Nous ne jugions d'eux que par les apparences; mais après que la familiarité eut succédé à la politesse, nous craignîmes fort de nous être trompés sur leur compte. Nous remarquâmes que le Capitaine n'était pas maître sur son bord, qu'un esprit de révolte et de piraterie régnait parmi l'Equipage, et nous entrevîmes un scélérat achevé dans la personne du Contre-maître, qui s'était accrédité auprès des matelots au point d'être pour eux le véritable Capitaine. Je me repentis de ne m'être pas concilié ce méchant homme par un présent plus considérable.
Déjà les libertés brutales, qu'il prenait avec ma femme, me faisaient trembler sur les suites de son mépris pour moi; je me hâtai de le gagner.
Dans un moment, où il me parut plus traitable, je le tirai à part sur le pont. Capitaine, lui dis-je, en lui présentant un fort beau rubis que je tirai de mon doigt, avant que de choisir mes amis, je veux les connaître.
Maintenant que je sais la différence que je dois faire entre vous et les autres Officiers, je vous demande votre amitié, et je vous prie de recevoir cette bague comme un gage de la mienne. Il prit la bague d'un souris forcé, puis l'examinant, Ma foi, dit-il, elle est jolie. Voions quelles seront les conditions de notre accommodement. Vous êtes un galant homme, et je ne suis pas jaloux. A çà, je renonce à vous souffler le tendron que vous appelez votre femme; mais par D...... il faut que nous le partagions. Je me mets à la raison, n'allez pas faire le ridicule, ou bien je vous rends votre bague. Capitaine, repris-je en dévorant mon indignation, nous sommes en vérité ce que nous nous disons être l'un à l'autre. Ma femme vous estime; voudriez-vous la chagriner, en poussant plus loin un badinage qui lui est injurieux? Il en sera ce qu'il pourra, répliqua-t-il en jurant.
Je n'ai jamais eu de si gentille cargaison, et je ne la conduirai pas, sans en tâter. Tant d'insolence me mit hors de mesure. J'arrachai ma bague des mains de ce brutal, et lui tournai le dos, en le menaçant de le punir s'il s'écartait du respect qu'il nous devait.
Je ne connaissais pas encore tout mon malheur. Le Capitaine, qui avait la faiblesse de se laisser gourmander par son Contremaître, avait encore celle de le laisser croire maître sur son bord. Lorsque je le pressai de prendre avec nous de justes précautions contre l'esprit de mutinerie qui était dans son Equipage, je n'en pus tirer autre chose, sinon que j'eusse à être sans inquiétude, et qu'il saurait bien contenir ses gens dans le devoir. Je fus tenté de le croire d'intelligence avec le scélérat, et j'ordonnai à nos cinq hommes de se tenir toujours armés à portée de nous. Mes deux amis et moi, nous mîmes deux pistolets dans nos poches, et une crie, ou poignard Javan à notre ceinture. Le jour se passa assez tranquillement. Le Capitaine ayant parlé le soir à son Contre-maître, j'esperai que nous en serions quittes pour la peur; mais ce dernier nous méprisait trop pour se contraindre long-temps: il avait formé le projet de nous braver. Comme nous étions à fumer, après le dîner, dans la chambre avec le Capitaine, le brutal entre tout à coup, et va, sans daigner nous saluer, se jeter au col de ma femme, qu'il accable de baisers, tandis que d'une main sur sa gorge il semble se préparer à lui faire le dernier outrage. Cette indignité me mit en fureur. Il y avait sur la table un grand couteau avec lequel on hâchoit le tabac, je m'en saisis, et courant au brutal, je le lui ensonçai dans le corps avant qu'il se fût aperçu de mon mouvement. Je redoublai, et il tomba en vomissant les plus terribles imprécations. Le Capitaine était honnête homme: il avait été indigné de l'insolence du Contre-maître, et si sa faiblesse ne lui permettait pas d'applaudir à la satisfaction que j'en avais prise, du moins il excusait ce que m'avait fait oser un premier mouvement de colère; mais il en saisit les terribles suites. Pour les prévenir autant qu'il était en son pouvoir, sans faire un coup d'autorité dont il n'était pas capable, il morta sur les ponts, après nous avoir recommandé de dérober la connaissance de ce funeste accident à l'Equipage, au moins pour quel-que temps. Pendant que le Chirurgien, qu'il nous envoia, prit soin du blessé, nous fîmes une barricade derrière la porte, nous disposâmes nos armes, et nous nous tinmes prêts à disputer l'entrée de la chambre, si on entreprenait de nous y forcer. Tous nos gens étaient avec nous, et ce dont nous étions capables, si on nous poussait à bout, fut sans doute une des plus fortes raisons que le Capitaine allégua à son Equipage. L'ayant fait assembler au pied du mât, il avait accompagné d'une distribution de ducats le récit de notre aventure, et feignant d'être plus fâché que personne du malheur de son Contremaître, il remontra aux matelots que pour leur sûreté, tant en mer qu'en Angleterre, il ne devait pas me châtier autrement que par les arrêts. Laissez-moi faire, ajouta-t-il, je me charge de représenter ce jaloux à la Justice plus qu'à demi-puni. Si le Contremaître meurt, il païera le sang par le sang selon les Loix; si le blessé au contraire guérit, ou je lui abandonnerai sa vengeance, ou je lui obtiendrai bonne composition pour qu'il s'en désiste: le Pilote và être mon second. Après avoir ainsi calmé son monde, il revint à la chambre, suivi du Pilote, qui dans le fond n'était pas méchant homme. Nous nous en reposâmes sur la feinte, que nous comptions devoir être d'aussi peu de durée que la vie du blessé. Je fus chargé de fers, et porté en cet état, à la vue de plusieurs matelots, dans la cabine du Pilote, qui nous en laissa les maîtres moyennant quelques ducats. Nous n'y devions être visités que par le Capitaine et le Pilote, qui se donnaient pour mes geôliers. Ma femme n'en dévoit sortir qu'après la mort de notre ennemi, que le Chirurgien nous disait certaine. D'un autre côté nos gens devaient se tenir sans cesse sous les armes, afin d'ôter à l'Equipage la hardiesse de rien entreprendre contre sa parole, donnée au Capitaine.
En dépit des prédictions de notre Esculape, le blessé avançait vers sa guérison avec une vitesse incroyable. Trois semaines après l'aventure, le Chirurgien vint nons avertir qu'il n'était plus maître de le retenir plus long-temps au lit, d'où il ne voulait sortir que pour venir me brûler la cervelle. Quelque affection que le Pilote eût prise pour nous, il refusa de s'engager à nous servir contre ce furieux, sous prétexte qu'il avait avec lui des liaisons qu'il ne pouvait rompre en honneur. Je ne doute point que ce ne fût quelque serment de s'associer à lui pour la piraterie. Tout ce que nos prières et nos présents purent obtenir de cet honnête homme, ce fut qu'à la hauteur de la première Isle, qu'on s'efforceroit de ranger de près, il nous donnerait une des chaloupes, qui nous mettrait à terre avec nos effets et des munitions suffisantes, en attendant le vaisseau que le Capitaine s'engageait à nous envoier du Cap. J'offris en vain de vider la querelle par les armes avec mon furieux ennemi; ma femme et mes amis appuyèrent les oppositions du Capitaine, qui craignait que le Contre-maître ne fît révolter son Equipage. Le Pilo-te se servit de tout son ascendant sur l'esprit du blessé pour le retenir au lit.
Le lendemain de la tenue de ce petit Conseil, le Capitaine, que nous embarrassions, nous annonça la vue d'une Isle, que le Pilo-te assurait être celle de Diego Ruys, et qu'il disait être un lieu charmant, quoique désert. Un matelot, qui s'était amouraché de notre Javane, s'offrit de courir notre fortune, et se fit fort de nous conduire dans notre chaloupe à Ceylan, ou à l'Isle de Maurice, qu'il connaissait mieux. L'offre de cet homme nous détermina. Nous nous plûmes à croire qu'il fallait que le danger ne fût pas bien grand, puisqu'il s'y exposait de gaieté de cœur. Vers le soir le Capitaine et le Pilote, aidés de George, notre Volontaire, mirent en mer la seconde chaloupe. Nos gens y jetèrent avec nos coffres et nos armes deux barils de poudre, deux tonneaux de biscuits, un de viande salée, une futaille d'eau, nos cantines, deux barils d'eau de vie et trois sacs de ris. Nous descendîmes vers le milieu de la nuit, et à peine fûmes-nous placés, que le câble fut coupé.
CHAPITRE III.
Quelle fut la Route des onze Avanturiers. Ils abordent à l'Isle du Scélerat.
NOus fûmes pénétrés de douleur à cette séparation. George, le matelot que l'amour engageait à partager notre fortune, était le seul qui parût ne pas connaître l'horreur de notre situation; mais le mépris, qu'il avait pour la mort, était une stupide témérité, assez familière aux gens de mer. Nos domestiques semblaient ne s'affliger que par compassion pour nous; mais leur affliction ne leur fermait pas les yeux sur le péril dont ils étaient menacés. Jusqu'au jour, nous ne travaillâmes que de quatre rames; nous prîmes courage au lever du soleil. La mer était calme, et nous esperâmes gagner heureusement la prétendue Isle de Diego Ruys, que nous croiyons apercevoir à l'extrémité de l'horizon. Nous fîmes forces de nos huit rames; mais notre espérance diminuait à mesure que nous avancions. Au-lieu d'une Isle, nous ne découvrions, à l'aide d'une lunette, qu'un rocher en pointe, sur le sommet duquel on ne voyait que des pierres couvertes d'une mousse que la fiente des oiseaux avait blanchie. Le désespoir nous prit, en observant que ce rocher était également escarpé de tous côtés, et que nous ne pouvions y aborder sans briser la chaloupe. Immobiles de surprise et de douleur, nous considérions ce bloc de pierre, battu avec fureur par les vagues; nous en fîmes le tour. George lui-même fut accablé de tristesse; Ferbos et Sir James païerent dé résolution dans ce fâcheux moment. A quoi nous sert cet abattement? s'écria le dernier. Lorsque nous sommes entrés dans la chaloupe, avions-nous d'autre espérance que celle de gagner l'Isle de Maurice ? La rencontre de ce rocher ne nous a pas mis hors de route; la mer est dans un état à souhait; George connaît l'Isle; nous avons toutes nos forces, nous ne manquons pas de vivres; remercions Dieu, qui nous donne les moyens de soutenir l'épreuve à laquelle il met notre confiance en lui. Nous ne sommes ni des malfaiteurs, ni des criminels; ôsons croire que la justice divine s'intéresse à notre préservation, et ne doutons pas que sa bonté ne nous soit propice au milieu de tous les dangers qui nous environnent.
Ce discours, prononcé avec feu, rassûra les deux femmes. Elles se firent d'une vieille voile qui nous avait été donnée, un pavillon, sous lequel elles furent à l'abri de la chaleur du jour et de l'humidité de la nuit.
Il m'est impossible d'exprimer combien je me sentis fortifié par la tranquillité de ma chère Judith. A force de souhaiter que Sir James dît vrai, je parvins à me le persuader, et je travaillai à la rame en homme convaincu que ce serait un travail de peu de durée, qui nous ferait bientôt arriver au port. La patience et le courage se soutinrent parmi nous tout le jour suivant et la moitié du troisième, lorsqu'un orage, que nout vîmes se former, nous jeta dans la consternation. Après avoir toujours fait route à l'Oüest-Sud-Oüest, il fallut dériver au Sud, où les courants nous emportaient avec violence. Tout ce que nous pouvions faire avec nos rames, c'était de soutenir la chaloupe, dont nous nous efforcions de présenter obliquement le flanc au courant. Nous luttâmes le reste du jour, jusqu'à ce que nous jugeâmes qu'il valait mieux courir à l'aventure au Sud, que risquer plus long-temps de voir la chaloupe ébranlée se partager en mille pièces. Ce fut alors qu'étant poussés par le vent et le courant avec la rapidité d'une flèche, le pavillon, sous lequel étaient nos femmes et nos munitions, fut emporté au premier coup de l'ouragan, et que l'eau entra dans la chaloupe à plus d'un pied de hauteur. Une seconde vague, qui la heurta à la proue, la mit presque debout, et jeta dans la mer une partie de nos munitions avec le Chinois, pour lors occupé à attacher nos tonneaux aux bancs. Nous renonçames à la manœuvre, et la mort, présente à nos yeux, ne nous laissait point assez de présence d'esprit pour penser à la reculer d'un instant. Enfin la tempête ayant cessé sur le midi, nous commençâmes à nous reconnaître. George, mort-ivre, était couché au fond de la chaloupe; ma femme, avec laquelle je m'étais lié à un banc, était glacée de froid et ne donnait aucun signe de vie; le Nègre, qui avait retiré de l'eau le Chinois et la Javane, était assis à la poupe, nu comme la main; ceux-là avaient leurs habits mouillés d'outre en outre; Sir James tenait le gouvernail, accablé de fatigue, et plus encore de douleur; Ferbos était à ses pieds avec Borde, et mon vieux-valet-de-chambre, qui nous manquait, avait sans doute été culbuté dans la mer lorsque l'avant avait pris eau. Pour moi, j'avais l'esprit si troublé et les membres si engourdis, que je ne pouvais ni parler, ni me soutenir.
A peine me fus-je levé, que mon affliction augmenta, en voyant nos provisions mouillées et gâtées. Un baril d'eau-de-vie, que le Nègre avait attaché à l'arrière, me parut être la seule chose que la tempête eût épargnée; mais sans faire attention au besoin que nous avions de cette liqueur, j'en emploiai la plus grande partie à soulager ma femme, qui reprit ses sens. La mer était encore agitée, l'air commençait à s'éclaircir, et quelques rayons de soleil ramenèrent dans notre âme le calme que la frayeur en avait banni. George et Borde se réveillèrent de leur assoupissement, nous nous regardâmes les uns les autres, je m'approchai de Sir James, dont le cœur était serré d'angoisse. Quel affreux événement, lui dis-je! Qu'ai-je fait en ma vie pour être persécuté par les hommes, par les vents et les flots? Fallait-il qu'un tendre ami partâgeât mes infortunes, et qu'après la satisfaction de l'avoir arraché au repos d'une retraite à l'abri de tous les revers, j'eusse à me reprocher d'être la cause de sa perte, après mille tourments plus cruels que la mort même? Il donna le gouvernail à Borde, et me prenant par une main, tandis que Ferbos tenait l'autre, il me ramena vers ma chère Judith.
Les symptômes de la mort étaient peints sur son visage: elle nous fixa d'un œil égaré; ses sanglots intercepterent sa voix. Ouï, j'éprouvai dans cet instant tout ce que l'imagination de l'homme peut inventer de plus cruel en supplices. Retirée, pour ainsi dire, en elle-même, mon âme se refusait à l'idée de mon malheur. Revenu de mon saisissement, je fus épouvanté de ce qui me restait encore à souffrir. L'œil furieux et la rage dans le cœur, je tirai mon poignard de ma ceinture. Mourez, m'écriai-je, mourez, vous que j'aime plus que moi-même. Une prompte mort est l'unique marque d'amour que je puisse vous donner. A ces mots, je me courbai, le bras levé pour percer ma malheureuse épouse. Un cri, qu'elle jeta, suspendit le coup: mon ami m'arracha le poignard de la main, et je ne me souvins que confusément de l'action atroce que j'avais voulu commettre.
Sir James, pénétré de mon désespoir, y vit la grandeur de mes souffrances, et il fit un nouvel effort pour m'élever par son exemple au-dessus de mes malheurs. Est-ce bien vous, me dit-il, qui vous laissez aller ainsi au découragement, vous, de qui nous devrions recevoir des consolations? Qu'avons-nous donc essuïé qu'une nouvelle épreuve? Nous sommes encore vivants, et nous n'admirons pas le miracle qui nous a préservé du naufrage? Si Dieu demandait notre vie, qui de nous doute que nous l'eussions déjà perdue? Après ce qu'il a daigné faire pour nous la conserver, soions persuadés qu'il nous destine pour quel-que Païs où il est de sa gloire que nous la passions. Oubliez l'Europe, où le retour, selon toute apparence, nous est fermé pour jamais. Nous sommes sur le point de découvrir quelqu'une des Isles dont cette mer est semée. Quelle vie sera comparable à celle que nous y menerons? Vous y aurez une femme digne de toute votre tendresse, et des amis qui s'efforceront de mériter de plus en plus votre estime. Trouveriez-vous en Europe quel-que chose au-dessus de ces deux trésors? Nous ne sommes point encore d'un âge où la résignation à des pertes de l'espèce des nôtres soit si pénible. Nous pouvons encore apprendre à vivre avec nous-mêmes, et à ne désirer de plaisirs que ceux de la nature. Au pis aller, c'est de mourir, et si c'est-là un si grand malheur, au-lieu de le hâter par notre peu de courage, redoublons nos efforts pour le prévenir. Ferbos joignit ses consolations à celles de Sir James; tous deux semblaient être animés de l'esprit prophétique.
A peine eurent-ils fini de parler, que le Nègre cria Terre. En effet plusieurs oiseaux, dont nous pouvions distinguer le vol, confirmaient la nouvelle qu'il nous annonçait. Vers le soir nous vîmes de fort loin une éminence qui, à juger de la variété de ses couleurs, nous paraissait un terrain, couvert d'arbres. On se remit à la rame avec une nouvelle ardeur; mais la mer continuait toujours d'être émue; ce qui nous empêchait d'avancer. Il nous fallut tout le jour suivant pour arriver à portée d'entendre les cris et les hurlements de différentes bêtes sauvages. On avait d'abord résolu de ne pas différer la descente; mais comme nous avions passé le courant, que la mer était fort tranquille, et le ciel sans nuages, ces cris de bêtes féroces nous firent changer d'avis. Nous passâmes la nuit à bord de l'Isle en la tournant; cependant la soif était notre plus pressant besoin. Le courageux Angola, ayant remarqué une rivière qui se déchargeait dans la mer, nagea de l'autre côté avec une corde attachée à un baril, qu'il remplit d'eau douce à une fontaine, celle de la rivière étant saumache. Il nous rejoignit une heure après. Il nous assura qu'il y avait des hommes dans l'Isle; et quoiqu'il ne nous en donnât que son odorat pour garant, nous voulûmes bien l'en croire. Il n'était pas possible que nous leur fissions signal avec nos armes, qui étaient mouillées, ainsi que la poudre. Nous eûmes beau crier de toutes nos forces, le bruit des vagues, qui se brisaient contre l'Isle, empêchait que nos cris parvinssent jusqu'au rivage. Vers le milieu de la nuit nous aperçûmes, à environ une demi-lieue du bord de la mer, un grand feu, qui diminua de moment en moment jusqu'au jour, que nous ne vîmes plus qu'un peu de fumée; d'où nous conclûmes que l'endroit était habité. Nous le souhaitions, c'était assez pour que personne n'en doutât. On ne délibera pas long-temps si on y aborderait ou non; l'impatience fit qu'on prit terre à tout hasard.
CHAPITRE IV.
Quels hommes les trois Amis trouvent dans l'Isle du Scélerat. Quelle est leur Religion.
LA descente se fit au lever du soleil. Notre premier soin fut de rendre grâces à Dieu de notre conservation, et de le conjurer de nous préserver d'autres dangers dans la suite. Après nous être acquittés de ces devoirs avec autant de componction que d'ardeur, nous tirâmes la chaloupe à sec sur la greve. De toute sa charge il n'y avait plus que nos hardes et nos armes avec les deux barils de poudre qui fussent encore d'usage. Nous les portâmes sous un gros arbre, dont les branches devaient nous servir de couvert jusqu'à ce que nous eussions pris nos arrangements pour pénétrer sûrement dans l'intérieur de l'Isle. Nous allumâmes du feu au moyen de deux petits bâtons, que nous frottâmes sur des feuilles sèches et des broussailles, saupoudrées de notre poudre mouillée, dans l'espérance que la flamme et la fumée exciteraient la curiosité des Insulaires. Des coquillages vides et brisés, des morceaux de bois coupés avec le fer, et épars çà et là, étaient des indices certains que l'Isle avait des habitants; mais en vain nous attendîmes jusqu'à midi qu'il se présentât quelqu'un. Notre repas consista en quelques coquillages que nous ramassâmes au bord de la mer, le mauvais état de nos armes et de notre munition ne nous permettant que la vue d'une multitude d'oiseaux, dont l'apprêt eût été plus propre à nous refaire de nos fatigues. Pendant que nous finissions notre chétif régal, Angola se jeta le ventre à terre, et ayant flairé comme un chien qui quête, il nous dit que quelqu'un approchait, et qu'il sentait le Nègre. Aussitôt nous nous levâmes et le suivîmes. A peine fûmes-nous à deux cent pas, qu'il sortit de derrière une touffe de cotonniers une figure humaine de couleur noire, ceinte d'une écharpe de feuillage. Elle s'enfuit d'une extrême vitesse, malgré tout ce que nous pûmes lui dire de plus touchant dans les différentes langues que nous parlions. Il n'en fallut pas davantage pour nous convaincre que l'Isle était habitée par des Sauvages, dont la férocité ne pouvait manquer de nous être funeste. Je brûlais d'envie d'aller à la découverte; mais dès que Judith me perdait de vue, elle tremblait que quelque Antropophage ne vint la dévorer.
Sir James fut battre l'estrade avec Borde, le Chinois et le Nègre. Deux heures après, ils revinrent avec six créatures, vêtues de même que celle que nous avions fait fuir. Je crois, nous dit Sir James, que je vous amène ici tout le peuple de l'Isle. Le naufrage d'une barque, dans laquelle ils ont été abandonnés à la merci des flots, leur a fait, comme à nous, de cet-te petite Isle une patrie, où ils vivent depuis trois ans dans l'horrible attente d'une mort prochaine, ou d'un libérateur inesperé. En effet ce n'était qu'une famille, composée d'un père, homme d'environ cinquante ans, d'une physionomie dure et rebutante, et dont la rudesse était moins une impression du chagrin, qu'un effet de son mauvais naturel; d'une femme Négresse de belle taille, dont les traits étaient grands et réguliers; d'un jeune homme d'une figure revenante, et de trois filles mulâtres, dont la plus âgée ne passait guère les vingt ans. A la peau près, qu'elles avaient olivâtre, et un cercle noir qui leur entourait les yeux, elles n'avaient rien de difforme dans le visage, ni dans le reste du corps. Toute cette famille parlait un mauvais François, que je pris pour le bas Normand.
Ces pauvres gens, qui n'avaient pas trouvé dans l'Isle de quoi se vêtir, semblaient nous présager la vie la plus déplorable. Quelle affreuse perspective pour des personnes élevées dans l'opulence, et accoutumées aux besoins de l'Europe. Je vis ma femme fondre en larmes à ce spectacle. Je feignis de ne pas m'en apercevoir pour m'épargner la douleur de la consoler dans un accablement qui me rendait moi-même inconsolable.
Ce n'était ni le temps, ni le lieu de contenter notre curiosité sur les aventures de nos compagnons d'infortune. Je fis faire pour Judith et la Javane, également épuisées de fatigue, un brancard de branches d'arbres entrelacées, que nous nous entre-aidâmes à porter à l'habitation, qui était environ à une lieue de distance du bord de la mer. Nous traversâmes un beau vallon, qui nous donna une idée peu avantageuse de l'industrie de nos nouveaux compatriotes. Ici on voyait des prés qui servaient de pâturage à toute sorte de bêtes, dont aucune n'était apprivoisée; là d'espace à autre des cottonniers, dont le duvet de plusieurs années était réduit en pourriture. La colline portait de grands arbres, que le fer n'avait point encore entamés. Enfin au lieu d'une cabane commode, nous ne trouvâmes qu'une grotte, ou plutôt une caverne naturelle, dont la grandeur ne servait qu'à en rendre la mal-propreté plus hideuse. C'était-là que le fumet, qu' Angola avait saisi, portait à l'odorat Européen le plus obtus. Je ne voulus pas y faire entrer le brancard. Animant tout notre monde d'exemple et de la voix, je fis abattre avec la hâche une vingtaine de jeunes arbres, dont nous entre lassâmes les branches de manière à pratiquer au-dessous un cabinet à l'épreuve des injures de l'air. J'envoiai les trois jeunes Mulâtres avec leur mère ramasser tout ce qu'elles trouveraient de bon coton; nous allumâmes un grand feu, vis-à-vis duquel nous séchâmes ce qui nous restait de nos hardes. Avant la nuit, notre cabane eut plus de commodités que la famille du premier possesseur ne s'en était procuré pendant trois ans dans sa caverne. La poudre eut le temps de secher pendant la nuit, et dès le lendemain Borde alla chasser dans les prés, où il tua deux chevreaux, et trois oiseaux plus gros que nos oies d'Europe. Ferbos avait été à la découverte des productions de l'Isle. Il revint, chargé de grosses raves noires, qu'il nous dit être une espèce de manioc, dont les Américains font leur pain. Nous en mangeâmes après les avoir pressées, et nous esperâmes que nous en pourrions tirer une farine, capable d'être réduite en pâte, pour en faire du moins des galettes. Angola, qui s'était fabriqué un arc et des flêches, nous apporta du poisson qu'il avait tiré dans la rivière.
Les anciens possesseurs de l'Isle admiraient dans un étonnement stupide la différence de nos vivres et des leurs, la disposition de notre cabane, et les commodités que nous nous étions faites en si peu de temps. Ils déjeûnerent avec nous, et dévorerent nos mets avec une avidité incroyable; mais avant de nous unir plus étroitement, il était à propos que nous connussions les personnages par le récit de leurs desastres. J'avais mauvaise opinion du père, qui me paraissait quelque scélérat dont la Justice avait voulu délivrer l'Europe, en lui faisant grâce de la vie. Il avait la mine de ces hommes pervers, à charge à la société. Ses yeux étincelaient de pétulance, ses regards étaient acariâtres, et on remarquait dans tout son maintien l'impétuosité brutale d'un sauvage, accoutumé à se livrer sans réflexion à tous ses mouvements. Il avait la voix rauque et perçante, il s'exprimait d'un ton brusque et gesticulait à tout propos. En un mot il ne fallait que le considérer et l'entendre pour connaître un homme, qui ne savait penser et réfléchir qu'en conséquence de sa passion. Sa taille était plutôt peti-te que médiocre, et à travers les attitudes fières dont il avait pris l'habitude, on démêlait la lâche timidité, qui faisait le fond de son caractère. Robert, c'était son nom, nous entretint d'une manière confuse et précipitée, moins propre à nous attendrir qu'à nous rendre indifférents sur ses malheurs.
Quant au jeune homme, qui était son second, sa physionomie seule nous prévint en sa faveur. Agé d'environ vingt-sept ans, il avait l'air noble sans fierté, il s'énonçait éloquemment sans affectation, et on entre-voyait dans ses manières une éducation peu commune. Il était né en Allemagne d'un père, dont le principal exercice avait toujours été celui des armes; profession que son fils avait embrassée dès l'âge de quatorze ans. Il avait mis à profit le loisir que lui laissait son état, en s'adonnant à l'étude de la Philosophie, et à force de la pratiquer et de l'approfondir, il s'était forgé les dogmes les plus hardis en matière de Religion, qu'il avait tâché inutilement d'inspirer à son Compagnon d'infortune. Vous serez d'abord surpris, nous dit-il, lorsque vous apprendrez quels sont mes sentiments sur la Religion; mais si vous n'êtes pas remplis de ces préjugés que j'ai trouvés presque partout, je ne désespère pas de vous rendre à la lumière. En vain vous vous érigeriez avec moi en Convertisseur; mes connaissances se sont trop affermies par les réflexions que je ne cesse de faire, et je vous déclare que je perdrais plutôt la vie que de renoncer à une Croiance, qui est, à mon avis, la seule véritable, et celle que j'estime digne de cet Etre que tout animal raisonnable sent qui existe. Nous écouterons volontiers, lui répondit Sir James, ce que vous avez à nous dire; mais aussi ne trouvez pas mauvais que si nous remarquons quelque chose qui ne soit pas conforme à la dignité de votre Etre, nous vous en disions librement notre sentiment. Fort bien, reprit-il, j'y consens; mais prenez garde à ce que je vous ai déjà dit. Tous vos raisonnements n'aboutiront qu'à nous aigrir les uns les autres; ainsi le plus sûr parti est de rester dans celui qu'on croit le meilleur, sans vouloir prétendre y faire entrer ceux qui se sont déjà fixés. J'ai été élevé, comme vous, dans les principes du Christianisme; j'ai cru, ou je me suis imaginé croire tout ce qu'il renferme, et j'en ai fait les fonctions jusqu'à l'âge de dix-neuf ans. Les liaisons, que j'eus alors avec de vrais Savans d'au-delà de l'Europe dans les voïages que j'ai faits outre mer, m'ont ouvert les yeux pour toujours. Ce Dieu, que vous me donnez comme un Monarque absolu, qui fait tout ce qu'il veut, qui accorde ou refuse à son gré des grâces à ses créatures, qui est un Dieu caché, qu'on voit et qu'on ne voit pas, nous le reconnaissons également, mais sous des titres bien différents. Un Esprit monarchique nous épouvante, un Dieu qui se cache est pour nous un Dieu incompréhensible. Nous voyons le châtiment que Dieu inflige aux hommes pour expier la faute de notre premier père, laquelle réjaillit sur toute sa postérité. Chose étonnante! Un Dieu meurt pour tout le genre humain et cependant on en excepte une partie. Dieu choisit les uns, il réprouve les autres comme il le juge à propos, et on nous recommande de l'aimer, sans qu'il nous soit permis d'examiner pourquoi. Le Sauveur trouve le monde sous la condamnation; il parle; il instruit; il meurt de la main des Gentils, dont il aimait sincèrement quelques âmes. Tout a fléchi sous sa puissance, les nations ont subi tour à tour le joug du Messie vainqueur. Sa grâce a été le secret qu'il réservait. Mon secret est à moi, dit-il quel-que part. Voilà le style de vos Ecritures. Mais expliquez-moi comment Dieu a pu mourir pour tous en un sens, que dans un autre il est mort pour quelques-uns; et cela par la pure faute des hommes. Dites plutôt que c'est parce que Dieu ne le veut pas. Il fait ce qu'il veut: vouloir, et faire sont en lui la même chose, par conséquent c'est parce qu'il ne l'a pas voulu. Notre Dieu est bien différent de celui-là, il est bien plus immuable. Nous ne reconnaissons en lui qu'une seule volonté éternelle; elle est aussi simple que son amour.
Nous éloignons de nos esprits ces termes de grâce efficace, ou suffisante; nous n'avons point de subtilité scolastique. Dieu est pour nous un Etre bienfaisant, qui ne se souvient de ses créatures que pour leur faire du bien. Dans ces sentiments j'ai appris à vivre avec cet-te tranquillité qui vous est inconnue; j'ai tâché de la procurer à cette famille qui m'a adoptée; mais ses préjugés sont trop forts pour être capable de raisonnement. Cependant j'ai l'avantage de les voir vivre comme moi, mais c'est une joie qui n'est point complète, puisqu'ils suivent ce que je ne puis leur faire comprendre, et que je suis le seul qui aie la persuasion en partage. Quel raisonnement! s'écria Sir James, et quel aveuglement tout ensemble! J'ignore, mon ami, où vous avez pu puiser tout ce verbiage. Nous vous avons promis de vous écouter, sans entreprendre de vous convertir; mais si c'est à cette lumière que vous voulez nous rendre, vous pouvez dès à présent vous désister de votre entreprise. Laissons cet-te matière pour un autre temps, et voyons si nous pourrons trouver dans l'histoire de vos malheurs quelque chose de plus intéressant que vos opinions sinistres.
Robert nous l'avait déjà contée. Il avait été un des François de la Colonie du Fort-Dauphin dans l'Isle de Madagascar.
C'était nous donner en deux mots l'opinion que nous devions avoir de lui.
Cet-te Colonie fut formée de tout ce qu'on put rassembler de gens en France qui eussent intérêt de s'éloigner de leur patrie. Les Officiers et les soldats étaient de même trempe. Fiers de leurs armes à feu, dont les Insulaires n'avaient pas l'usage, ils s'érigerent en tyrans des habitations voisines de leur Fort, et firent servir la supériorité, qu'elles leur donnaient, à assouvir leur avarice et leur lubricité. Il y a de l'or dans l'Isle: ils emploierent la torture pour arracher de leurs voisins ce qu'ils en pouvaient ramasser. Le sang des Insulaires est beau, si on leur passe le teint. Les pères et les mères furent tourmentés par les supplices les plus atroces lorsqu'ils refusèrent de livrer leurs filles à la brutale passion de leurs impudiques hôtes. Quelques-uns de ces derniers se prirent d'affection pour les malheureuses dont la violence leur avait acquis la possession, et afin d'en recevoir les plailirs qu'ils leur avaient arrachés jusque-là, ils leur en imposèrent par une Cérémonie, que leur inconstance et leur mépris pour les Loix leur faisaient compter pour rien. C'était un mariage de cette espèce qui avait uni Robert avec la Négresse qui était avec lui.
La crainte d'un dur esclavage fit souffrir pendant quelque temps les vexations des tyrans. L'esprit de parti, qui divise l'Isle en autant de peuples qu'elle a d'habitations, ne permettait point que l'on fît un effort tel qu'il aurait fallu pour les chasser. Sans la jalousie, que les Anglois prirent de l'établissement des François, les malheureux voisins du Fort-Dauphin auraient peut-être laissé leurs oppresseurs s'affermir dans leur tyrannie. Aux premières offres, qui furent faites à ces malheureux par un Vaisseau Anglois, ils projetterent leur délivrance. Le dessein fut nourri dans un profond secret, et l'amour de la vengeance agit si puissamment sur ces hommes grossiers, qu'ils purent se contenir à de nouvelles injustices, sans laisser échappper aucunes menaces. Les Anglois tinrent parole; ils se présentèrent à leurs clients avec des troupes et des armes.
Le Fort aurait pu être attaqué et pris à force ouverte, si les Insulaires eussent voulu seconder l'ardeur de leurs auxiliaires; mais outre qu'ils appréhenderent que ceux-ci, en se rendant maîtres du Fort, ne les opprimassent à leur tour, ces hommes généreux ne voulaient pas se mettre en risque de confondre les maris de leurs filles avec leurs ennemis. Pleins de respect pour les liaisons du sang, quelle que fût leur irrégularité, ils s'accordèrent à voir leurs gendres dans ceux qui avaient donné le nom d'épouses à leurs filles que la violence avait rendues esclaves. Ils ménagerent la surprise du Fort et de sa garnison de manière, qu'il dépendit d'eux de faire grâce à qui bon leur semblerait.
Il ne se trouva que neuf François dans le cas d'être sauvés du massacre.
L'Allemand, compagnon de Robert, jouit du privilège, quoique sa femme fût morte peu de temps auparavant. Par les soins des parents de leurs femmes, ils furent tous préservés du sort de leurs compatriotes. Chaque famille donna asile aux siens dans ses cabanes. Elles les y gardèrent autant de temps qu'il en fallut pour leur donner à connaître les obligations qu'ils avaient à leurs femmes. Dans une assemblée générale du Canton, on offrit à ces dix hommes de leur céder un quartier dans l'intérieur de l'Isle, où ils pourraient former une société sur les Loix qu'il leur plairait d'établir. Ils s'obstinèrent à vouloir qu'on leur donnât une habitation au bord de la mer. Les Insulaires se persuadèrent que leur entêtement venait de l'espérance qu'ils recevraient de France les moyens de rétablir la tyrannie, et ils les regardèrent comme des bêtes féroces qu'ils ne pouvaient tenter d'apprivoiser, sans risquer de s'en voir dévorer un jour ou l'autre. La résolution fut prise unanimement d'en délivrer l'Isle. Des neuf femmes épouses il n'y en eut que quatre qui voulussent partager le sort de leurs maris. Robert eut le bonheur que la sienne fût une de ce nombre. Il en avait deux, dont la première, déjà répudiée, l'avait fait père de deux filles. Celle-ci vint s'offrir à partager son malheur, et l'autre l'admit au partage. Elles firent plus. Robert avait eu un fils d'une troisième, qu'il leur avait donnée pour rivale, et qui refusait de le suivre. Elles voulurent servir de mère à cet innocent, et dès lors elles ne mirent aucune différence entre cet enfant et ceux qu'elles avaient mis au monde. La première de ces deux femmes, dont le cœur, uniquement formé par la nature, avait toute la noblesse que l'éducation peut donner, était celle que nous avions alors avec nous, et que nous supposions être la mère des trois filles. Nous interrompîmes Robert, pour témoigner à sa femme l'estime que nous faisions d'elle. L'Allemand, qui s'était attaché à cette famille par inclination, enchérit sur nos compliments. Trop rustique pour répondre à nos politesses, ses larmes, et les caresses qu'elle nous fit, nous tinrent lieu de remerciements; preuves, bien moins équivoques que les paroles, de la bonté de son naturel et de la sensibilité de son cœur. Robert reprit le fil de sa narration. Les Madagascariens, résolus de se délivrer de leurs hôtes, consentirent qu'ils emmenassent des enfants avec eux. On ne voulait point garder des rejetons d'une race que l'on présumait devoir être aussi méchants que ceux dont ils étaient issûs. D'ailleurs, aussi glorieux de leur teint que le plus fier Espagnol au Mexique, les Insulaires avaient beaucoup de répugnance pour le mélange des deux couleurs, qui s'introduirait et se perpétueroit dans l'Isle, s'ils y retenaient des Mulâtres. Ils préparèrent quatre barques pour les quatre familles, auxquelles se joindraient avec leurs enfants les pères que leurs femmes refusaient d'accompagner. On appréhendait trop le retour de ces bannis sur quelqu'une des Côtes, pour leur donner des armes à feu; on leur en refusa. La cargaison de chaque barque consistait en quelques sacs de ris et de café, d'un sabre et d'une épée pour chaque homme, de plusieurs hâches et de noix de Cocos. On porta chacun à son bord, on se boucha les oreilles à leurs cris et à leurs prières, et on les avertit du courant, qui les éloignerait des Isles à l'Est, ou on les exhorta à aller s'établir. Après le dernier adieu, les Insulaires tinrent au bord de la mer l'arc en arrêt, ajusté sur leurs barques, en menaçant de tirer si elles tardaient à voguer. Il fallut obéir.
C'est ainsi que les Madagascariens se délivrerent des perturbateurs de leur repos. Les barques furent de conserve pendant tout le temps que souffla le vent d'Ouest, et il y avait lieu d'espérer qu'elles gagneraient les Isles, si l'indication était juste. Pendant le reste du jour et celui du lendemain elles voguerent de leurs voiles sans aucun accident; mais la nuit du troisième un coup de vent les sépara. Robert se trouva seul, entre le ciel et l'eau, emporté par un courant qui ne lui permettait pas de manœuvrer. Lui et l'Allemand profitèrent si bien du relâche que leur donna la tempête, qu'ils sauvèrent leur barque et l'amenèrent sans encombre à la vue de l'Isle; mais épuisés de lassitude, ils ne purent empêcher qu'elle ne vint échouer sur un banc, où elle demeura ensablée. Les femmes gagnèrent la terre à la nage, avec chacune un des enfants sur leurs épaules. Elles revinrent ensuite prendre les autres, qu'elles sauvèrent de même. Comme elles étaient retournées à la barque pour se charger de ce qui restait de sa cargaison, elles furent surprises par le flux, qui, étant poussé par un violent Nord-Ouest, renversa la barque sur elles. Toutes deux furent blessées, mais l'épouse en règne le fut si dangereusement, qu'ayant perdu le sentiment, elle fut emportée par les flots. L'Allemand, qui l'aimait, se plongea promptement dans la mer pour l'aller secourir. Robert vit dans cet empressement un amour qui l'offensait, et il méditait déjà une cruelle vengeance après le retour de l'Allemand; mais soit par politique, soit par crainte de navoir pas le dessus, il la différa.
Ce scélérat, que la dureté de son caractère, plutôt que sa fermeté, rendait insensible à ses malheurs, ne suivit que l'instinct dans les mesures qu'il prit pour conserver sa vie. Sa généreuse Négresse eut toute la charge des enfants, et il borna son industrie à ne pas les laisser manquer du nécessaire. Son travail n'allait pas au-delà du soin de ramasser les coquillages et les petits poissons que la mer, en se retirant, laissait sur le rivage; à dérober aux oiseaux leurs œufs dans leur nid; à enlever les petits des quadrupèdes dont il découvrait le gîte. Aussi brutal que fainéant, non content de se refuser au travail qui aurait rendu sa misérable situation plus supportable, il défendait à sa femme de jouir des commodités que lui offraient les productions de l'Isle. Son fils étant venu à mourir, il en accusa la mère; il lui reprocha de l'avoir embarassé de sa personne et de ses filles; il porta la dureté jusqu'à imputer à sa jalousie la perte de sa Compagne, comme s'il avait dépendu d'elle de lui conserver la vie; il lui reprochait de l'avoir noïée. En un mot il est impossible d'exprimer ce que cette pauvre femme souffrait avec cet homme féroce, plus sauvage encore que ceux qui n'ont d'humain que la figure. L'affection des enfants était l'unique récompense de ses peines et sa seule consolation.
Dès le premier moment qu'elle nous avait vus, elle s'était figuré que Dieu envoioit des maris à ses filles, qu'elle instruisait, autant qu'elle en était capable, selon la doctrine de l'Allemand, à laquelle elle ne comprenait rien, non plus que son mari. Comme elle était née Mahometane, elle savait une infinité de passages de l'Alcoran, qu'elle tâchait encore de leur mettre dans l'esprit. L'unité et la toute-puissance de Dieu, le crédit qu'il a donné auprès de lui à un homme extraordinaire, étaient les points de Foi qu'elle mêlait avec ceux de l'Allemand, sans en distinguer le peu de vraisemblance. Ses filles, qu'elle avait préservées de l'inceste par sa vigilance et par ses instructions, lui étaient redevables de leur innocence, qu'elles avaient déjà été obligées de défendre contre leur propre père. L'Allemand aurait pu leur servir de mari; mais il s'en était toujours défendu, sous prétex-te qu'il avait des sentiments intérieurs qui lui interdisaient la multiplication. Peut-être avait-il des raisons encore plus fortes. Quoi qu'il en soit, il vivait avec cette famille comme un surnuméraire, incapable de contribuer en rien à l'augmentation de la société, toujours haï du chef-de-famille, et sans ces-te en risque de perdre la vie par ses mains.
Telle était l'histoire des compagnons avec lesquels le destin nous obligeait de vivre. Robert nous effraïoit par la méchanceté de son caractère. Nous le regardions comme un ennemi domestique, d'autant plus difficile à dompter, qu'il n'y avait d'autre prise sur lui que celle de la crainte. Egalement insensible aux caresses et aux bienfaits, endurci contre les impressions de la nature, il n'était susceptible, ni de reconnaissance, ni d'amitié. Si on avait voulu m'en croire, on eût réveillé en lui l'amour de l'Europe, et peut-être aurait-on réussi à le persuader d'y retourner dans notre chaloupe.
Comme il nous importait fort d'être unis de cœur et de sentiment dans la société que nous voulions établir, nous essayâmes avec Sir James à ramener l'Allemand au vrai, persuadés que d'accord avec nous, il nous serait facile de gagner toute la famille. Nous reprîmes la conversation que nous avions déjà eue avec lui, en touchant les endroits les plus délicats. Sir James lui fit voir avec beaucoup de justesse sous quel point de vue nous devions regarder Dieu par rapport à nous. Il est, lui dit-il, contraire à la nature de Dieu de penser que ce qui nous est dit de lui dans l'Ecriture, soit fabuleux, ou déraisonnable. L'autorité de ce Livre Saint une fois prouvée, nous devons, ou croire ce qu'il contient, ou avouer que nous sommes indignes de vivre.
L'Allemand l'interrompit. Quand même vous me prouveriez, lui dit-il, l'autorité de cette Ecriture que vous appelez Sainte, encore resterait-il toujours une difficulté que vous ne pourriez résoudre, qui est de me prouver que ce qu'elle contient est raisonnable. Un homme, qui fait main basse sur nos Articles de Foi, qui se rend sourd à la raison, qui traite les vérités les plus essentielles de pures chimères, qui n'admet ni preuves, ni conséquences, ni conclusions, n'est pas en effet un Incrédule facile à pouvoir être éclairé par des lumières auxquelles il refuse d'ouvrir les yeux. Il nous fit un pitoiable badinage du Paradis, de la gloire des Bienheureux, de la transparence et de l'agilité de leurs corps, de la durée de leur contemplation, de l'arrangement des Chérubins et Séraphins, des Anges et Archanges, des Apôtres et des Martyrs, des Confesseurs et des Vierges, des Saints et des Saintes dans le séjour céleste, suivant les degrés de leur prééminence. Il nous dépeignit l'Enfer, le Diable et ses suppôts avec des traits, qui, quoique sots et risibles, marquaient un dessein formé d'insulter à la Créance des Chrétiens. Voilà, nous dit-il en finissant de vomir ses impiétés, voilà votre Paradis, voilà votre Enfer, tels que l'Ecriture peut vous les démontrer. Ennuiés de ses quolibets, et plus encore rebutés de ses risées, nous lui imposâmes silence avec un air d'autorité et de colère, sans daigner lui répondre.
Nous remîmes au lendemain à discuter le plan de notre société, que notre état présent comportait, et nous regardant comme les restes du genre humain, nous nous exhortâmes réciproquement à réfléchir sur la manière dont nous accorderions la Loi de Dieu avec nos besoins.
CHAPITRE V.
Déliberation sur l'Etablissement des trois Amis et de leur suite dans l'Isle du Scélerat. Discussion sur la possibilité du Mariage de huit hommes avec quatre femmes. Fin de l'istoire du Vieillard.
LA disproportion du nombre des hommes et des femmes de notre petite société fit le principal sujet de mon inquiétude. Nous ne pouvions être heureux sans l'union et la concorde, et dans un lieu, où tous les plaisirs étaient bornés à ceux de la nature, il n'y avait pas à espérer que nous fussions long-temps unis, si une partie pouvait rendre l'autre jalouse de son sort, si l'une jouissait du plus précieux avantage de la société, pendant qu'il serait interdit à l'autre. A peine commencions-nous à discuter, que le Chinois nous apporta la nouvelle que l'Allemand venait de se noïer, sans qu'il eût été possible de le retirer de l'eau. Il avait été à la pêche sur une planche, à laquelle il s'était attaché. Le courant l'avait éloigné des bords de la mer, et dans le trouble où il s'était vu, il avait perdu la tramontane au point de ne pouvoir nager. Le Négre, qui l'avait accompagné, avait exposé sa vie pour sauver la sienne, trop heureux de s'être tiré du danger. Nous fûmes sensibles à cet accident: il fallut le prendre en patience. Sa perte n'était pas d'ailleurs une perte considérable; on s'en consola facilement. Nous étions encore à huit personnes avec quatre femmes. L'idée de la communauté me révoltait: soit raison, ou préjugé, j'aurais cru me ravaler au niveau des brutes, si j'avais douté qu'elle ne fût monstrueuse. La pensée du partage outrageait mon amour pour Judith; les autres me faisaient horreur, et je les rejetais absolument. Cependant je ne voiois pas que je pusse éviter, ou de partager ma femme, ou de faire communauté avec les autres, à moins que de tenir dans une condition servile, et de réduire même nos trois domestiques à celle d'esclaves. Il y aurait eu en ceci autant de péril que d'injustice. Trois hommes faisaient une scission, qui aurait produit une guerre ouverte; Robert se serait joint à eux; peut-être George se serait mis de leur parti, et nous eussions couru grand risque de devenir les esclaves de ceux dont nous aurions voulu être les maîtres. La femme de Robert était accoutumée avec son mari, et loin de penser à donner un second à cet homme féroce, nous devions nous estimer heureux qu'il s'en tint à son bail, sans prétendre à d'autres noces. George avait compté être l'époux de la Javane; son caractère était, à peu de chose près, de la même trempe que celui de Robert. Il était amoureux, par conséquent disposé à être jaloux. Angola et le Chinois étaient bien des maris sortables pour les filles de Robert; mais Borde et Philippe ne se seraient pas contentés de vivre dans le célibat. Sir James et Ferbos étaient des hommes, que l'on supposait aussi enclins que les autres au mariage. Nous étions tous égaux dans notre nouvelle patrie, et comme chacun devait fournir, autant que moi, au bien-être de la société, chaque membre avait autant de droit que moi à ses douceurs. Je passai la nuit à combattre et à concilier ces différentes idées. Le poids en était si accablant, que pour en être délivré, je voulus que ce fût la première chose sur laquelle on déliberât.
Sir James saisit d'abord toute la difficulté. Avant que de rien résoudre, dit-il, sur un sujet aussi important, il est à propos de calmer les inquiétudes qui vous ôtent la liberté d'esprit nécessaire. En vain vous figurerez-vous, d'après les notions que votre père vous a données sur la société, que le partage d'une femme entre plusieurs maris est nécessaire dans cette Isle pour que nous y vivions en paix. Quoiqu'elle soit pour nous tout l'Univers entier, quoique nous devions nous y regarder comme les seuls restes du genre humain, je n'adopterai jamais un système économique sur la propagation, auquel je croirai la Loi de Dieu contraire; et si mon ami s'obstine à l'appuier, j'irai loin de lui, en plaignant son endurcissement, chercher à vivre sans crime. Mais mes amis, j'augure plus favorablement de votre piété, et l'innocence de vos cœurs me répond de votre vertu. En attendant qu'une discussion du pour et du contre nous ait mis en état de décider la question, supposons que la pluralité de maris pour une femme, sous quelque face qu'on l'envisage, est licite, et voyons si vous avez lieu de vous alarmer pour Judith.
Votre tendresse pour cette aimable femme est fondée sur la reconnaissance.
Vous vous devez à cette tendre épouse, qui est en droit de vous imputer ses malheurs. Votre union avec elle est antérieure au changement que la nécessité exige que nous fassions dans les usages. Elle s'est donnée uniquement à vous; il faudrait qu'elle consentît elle-même de plein gré au partage. Toutes ces raisons rendent conforme à l'équité l'exemption que vous souhaitez. Pour ce qui est de Ferbos et de moi, vous n'avez besoin ni d'indulgence, ni d'égards. Nous respectons vos droits, et nous exposerions nos vies, s'il le fallait pour vous y maintenir. Si nos nouveaux frères pensaient raisonnablement, ils n'attendraient pas que vous leur exposassiez vos difficultés, ils vous préviendraient sur vos craintes. En considérant les services que nous sommes en état de leur rendre par la supériorité de notre génie, ils saisiroient l'occasion de faire valoir un acte de justice pour un témoignage de reconnaissance; mais loin de là, ils s'imagineront que l'exception en votre faveur tendra à leur préjudice. Il y a même à craindre que les désirs, que la beauté de votre femme excitera en eux, venant à s'irriter par l'apparence d'injustice qu'ils verront dans votre privilège, ne les portent aux dernières violences pour se satisfaire. Vous devez être assuré de mon affection. Tant que je vous dirai de bouche que je suis votre ami, ne doutez pas que je ne le sois de cœur. Je renonce au mariage, je vous en fais la déclaration, et je suis persuadé que je vous la réitererai tout le temps de ma vie. Je connais mon penchant, je n'en ai que pour l'amitié, et je ne prévois pas que je puisse jamais prendre d'autres engagements. Je ne vous avance rien à la légère; ainsi le conseil, que j'ai à vous donner, ne peut vous être suspect. Si la poli-antropie a lieu, il faudra biner les maris. Or, qui vous empêche, en proposant le partage, de feindre de l'avoir déjà résolu avec moi pour Judith ? Je tiens Ferbos pour incapable de trahir le secret et de s'en prévaloir. George sera obligé d'admettre Borde à contracter avec la Javane sur le pied que nous paroîtrons l'avoir fait ensemble avec Judith. Philippe et le Chinois ne seront pas plus délicats à l'égard des filles de Robert; Angola aura l'autre. Il n'y a que Ferbos, auquel cet arrangement ne pourvoit point; c'est à lui à nous apprendre ses sentiments. Je comptais, interrompit ce dernier, que Sir James m'aurait assez estimé pour répondre de moi, au moins à cet égard. Pour suivre son plan, j'ai bien moins que lui à prendre sur moi. Quand même je n'aurais pas contracté la longue habitude de vivre dans le célibat; encore mon âge aurait dû lui faire pressentir mes dispositions. Il m'eût fort obligé s'il m'avait épargné la peine de m'expliquer là-dessus. Maintenant je veux qu'il sache, et que vous n'ignoriez pas que je n'ai pas moins d'empressement à imiter son exemple que de déférence pour vos volontés. Ouï, je le répète, je me désiste de tout droit et de tout bénéfice en votre faveur. Sir James allait répondre, je l'interrompis. Mes amis, leur dis-je, je vois le principe de la résolution que vous prenez. La Javane et les filles de Robert ne sont point des épouses dignes de vous, et l'amitié étouffe des désirs, que vous croyez propres à m'offenser.
Point du tout, je ne suis pas moins généreux que vous, et moins maître de mes passions que vous ne l'êtes des vôtres. Je puis vous saire le même avantage que je souhaiterais que vous me fissiez. Judith est ma femme, je vous ménagerai moi-même une place dans son cœur, et si par ma tendresse je suis capable de contribuer à la rendre heureuse, quelle ne sera pas sa félicité lorsque je lui aurai su gagner l'amour de deux personnes si dignes du sien? Etonnés de mon discours, mes deux amis se regardèrent en soûriant; peut-être se doutaient-ils que je leur parlais avec sincérité. Ce n'est pas, ajoutai-je, qu'en ceci je ne fasse sur moi un effort qui révolte mon amour et excéde les bons offices qu'exige l'amitié. Vous devez en juger par vous-mêmes en vous mettant à ma place, et je puis vous assurer que si j'étais à la vôtre, je penserais aussi noblement que vous pensez. Mais, repris-je, en m'adressant particulièrement à Sir James, qui persistait à protester qu'il n'entendrait jamais à ma proposition, je sens par moi-même qu'il faut plus d'un attachement pour remplir le cœur de l'homme. L'amitié ne lui suffit pas si l'amour n'y est mêlé. Ces deux passions, quoique différentes l'une de l'autre, s'accordent ensemble et en occupent tout le vide. D'ailleurs votre piété s'oppose au dessein que vous formez de passer le reste de votre vie dans le célibat. L'hommage, que vous rendez au Créateur, ne vous acquitte point envers lui du bienfait de la Création, parce que son but, en vous donnant la vie n'a point été seulement de recevoir le tribut de vos actions de grâces. Si Dieu ne s'était proposé que l'hommage en formant l'homme, pourquoi aurait-il permis que l'Univers, enfoncé dans les ténèbres de l'idolâtrie, ne connût pour Divinité que la créature, et lui rendît le culte qui n'était dû qu'à lui seul? L'intention du Créateur a été que votre existence, indépendamment de l'usage que vous en feriez, manifestât également son pouvoir, et sa sagesse. Il a suivi le mouvement de sa bonté, en faisant des êtres raisonnables, que la seule raison pouvait guider vers le bonheur. Mais quand il créa Adam, ne voulut-il mettre qu'un seul homme sur la terre? Confia-t-il à ce premier homme, pour être infructueux, le germe précieux des individus de son espèce? Non, son commandement est formel; il est conçu dans les mêmes termes que celui qu'il fit aux autres créatures. Comme il a plus fait, en leur donnant la faculté de se reproduire, que si laissant périr chaque génération, il en avait substitué une autre par une Création perpétuelle, on insulte à sa Providence et on trompe ses vues en ne faisant aucun usage de cette faculté. Nous devons penser que nous avons dans cette Isle déserte la destination et les devoirs du premier homme. Si vous n'étiez pas dans l'erreur en croiant pouvoir vous y soustraire, pourquoi votre dessein ne serait-il pas celui de ce que nous sommes ici d'hommes? pourquoi ne nous reposerions-nous pas sur vous, comme vous vous reposez sur nous, du soin de donner à l'Isle de nouveaux habitants, dont nous puissions tirer, au temps de notre vieillesse, les secours que nous ne serons plus en état de nous fournir les uns aux autres? Le propre de la vérité est d'affecter le plus grand nombre, sur-tout quand elle porte sur des points rélatifs à notre nature. Vous, Ferbos, qui avez été élevé dans la doctrine de l'Eglise Romaine, n'avez-vous pas toujours saisi l'absurdité de la préférence que vos Docteurs donnent au Célibat sur le Mariage? Selon eux, le Mariage est un Sacrement; le Célibat n'en est pas un autre. Or, reconnaissent-ils dans l'ordre du salut quelque chose de plus parfait qu'un Sacrement?
Tous deux m'interrompirent avec un chagrin, qui me convainquit de la sincérité de leur affection. Nous vous avons dit quelles sont maintenant nos dispositions, dit Ferbos; déliberons en conséquence, et réservez votre résignation au partage pour un autre temps.
Si jamais il est nécessaire d'en venir là pour notre bonheur, nous verrons le milieu que nous aurons à prendre. Cette pluralité de maris, sur la supposition de laquelle nous avons raisonné, peut avoir lieu de deux manières; la première, en attachant en même temps plusieurs maris à la même femme; la seconde en ne les lui unissant que successivement: c'est-à-dire en restreignant la durée d'un mariage, contracté selon les formes d'usage, en sorte qu'au bout de trois mois, par exemple, le divorce soit d'obligation, et aussi-tôt suivi d'une autre union. Les deux manières sont égales, si je ne me trompe, par rapport à la Loi de Dieu, et afin de mieux examiner si elles sont licites sous cette relation, il faut opter entre elles. Voions laquelle des deux est plus favorable au bon ordre et à la paix de notre petite société.
Sir James décida en faveur de la première. Cette succession des maris, nous dit-il, paraît d'abord favorable, parce qu'elle conserve l'unité du mariage; et si je consultais les idées que me donna l'Eglise dans laquelle je suis né, j'opinerois pour elle. Mais puisque les notions, que nous devons prendre du Créateur, nous permettent de croire qu'il approuvera tout ce que nous ferons pour notre bonheur sans blesser sa Loi, en supposant toujours que celle-ci n'est point contraire à la pluralité des maris vivants, je suis d'avis que l'on préfère l'actuelle à la successive. Cette dernière rendrait la paternité litigieuse, en même temps qu'elle en établirait la prétention; ce qui donnerait matière à la discorde.
D'ailleurs la femme, fixée pendant quelque temps sur un seul objet, pourrait s'y attacher: le changement coûterait à son cœur, et ce que la vicissitude serait capable de lui inspirer de résignation, cette même vicissitude le pourrait ôter, en lui offrant l'objet de son aversion dans la même proximité que celui de son affection. La pluralité actuelle n'a point ces inconvénients. La paternité y étant en commun comme dans l'ancienne Sparte, chacun de ceux, qui seront en droit d'y prétendre, se la pourra adjuger, sans avoir à la disputer; et tous, prenant les sentiments qu'elle inspire, rendront leur émulation avantageuse aux enfants. La reconnaissance dictera à ceux-ci leurs devoirs, dont l'incertitude formera un lien plus étroit dans notre société, et peut-être que la fécondité de ces mariages mettra la génération suivante en état de contracter des mariages moins irréguliers.
Pour moi, reprit Ferbos, qui me suis déjà fait un principe dans votre compagnie de soumettre mes préjugés à ma raison, j'applaudis au choix de Sir James. La voix du sang et de la nature, qui en fait la principale difficulté, est une chimère.
Il est constant qu'il n'y a point d'affection chez nous qui ne vienne de celle que nous nous portons à nous-mêmes. Notre amour pour Dieu, comme celui que nous avons pour le prochain, n'a point d'autre source. Nous aimons le Créateur à cause des bienfaits que nous avons reçus, et de ceux que nous espérons encore de sa bonté; nous le respectons, nous le craignons, nous le prions par des motifs également intéressés. Nous chérissons un ami en vue des avantages que son amitié nous promet: nous aimons une belle femme en considération des plaisirs dont il est en son pouvoir de nous combler; il en est de même de tout ce qui a notre affection. C'est une faible objection que l'exemple d'un père, qui, ayant été séparé par des coups de la fortune d'un fils encore au berceau, et le voyant vingt ans après sans le connaître, aura senti en lui-même ce tressaillement qu'on appelle le mouvement de la nature et le cri du sang. Cet homme sait qu'il a eu un fils: il voit dans ce jeune homme une heureuse physionomie, il découvre en lui de belles qualités; aussi-tôt par amour pour soi-même il souhaite que son fils ressemble à ce jeune homme. Le hasard fait que c'est son fils, et dès lors il nomme voix du sang l'action d'une sympathie raisonnée. Combien de fois ne nous est-il pas arrivé de nous intéresser pour un inconnu dans une assemblée nombreuse? C'est plutôt dans l'esprit que dans le cœur que la sympathie a sa source. L'amour paternel est fondé sur l'espoir des avantages futurs. La nature a mis dans le cœur de tous les hommes la crainte et l'inquiétude sur le temps de leur vieillesse. Ils appréhendent de s'y trouver dans la souffrance, et ils voient ne pouvoir se faire trop de ressources pour le temps des infirmités. L'adoption des Anciens était un effet de cette défiance, et nous voyons en Europe, où l'adoption n'a pas lieu, des pères de famille donner leur prédilection à celui de leurs enfants, à l'existence duquel ils auront le moins contribué. L'illusion, que leur fait l'ignorance, où une femme habile les tient à cet égard, ne saurait influer sur le cœur; ils ne se trompent qu'en ce qu'ils ne démêlent pas bien ses mouvements. Sans doute que l'ingénuïté de la femme éteindroit cette prédilection; mais ce serait l'effet d'une violente passion, qui fermerait les yeux du mari sur les espérances qu'il aurait conçues. Ce ne serait point la voix du sang qui se tairait, ce seraient seulement la jalousie et la colère qui se feraient entendre plus haut qu'elle.
Ainsi, dit Sir James, la tendresse filiale a sa source dans la reconnaissance. De là vient qu'elle est moins forte que la tendresse paternelle. Un enfant, qui est accoutumé à voir son bienfaiteur dans son père, aura pour lui une affection bien supérieure à celle de cet autre, qu'un faux air de grandeur aura tenu, jusqu'à son adolescence, éloigné des yeux de ses parents. A mesure qu'il avance en âge, il connaît de plus en plus la grandeur des services qu'il reçoit de son père, et il s'attachera à lui par la gratitude, dont le sentiment est chez tous les animaux plus ou moins durable, mais également vif. Il sent qu'il doit son éducation, sa conservation à ce protecteur; et comme sa reconnaissance se proportionne au bienfait, l'attachement, qu'elle produit, est d'une espèce supérieure à celui qu'il prendra pour ceux dont il recevra dans la suite des secours et des services. Quel serait-il cet attachement, s'il n'avait pour cause que l'opinion d'avoir reçu la vie? Elle est un bienfait si équivoque, et on sent si bien dans l'âge des passions que l'acte naturel, qui le produisit, ne donne point de droit à notre reconnaissance. De tout cela il résulte que la pluralité des maris, telle que Ferbos la choisit, est la meilleure. L'incertitude sur la paternité fera autant de véritables pères pour notre société, qu'il y aura d'épouses en droit d'y prétendre, et l'incertitude des enfants, sur celui auquel ils devront la vie, les empêchant de se fixer plutôt sur l'un que sur l'autre mari de leur mère, se prendront également de reconnaissance pour tous. Du côté de la femme, Ferbos a, selon moi, saisi le vrai. Il ne nous reste plus qu'à rapprocher notre déliberation de la Loi, qui doit, ou lui donner le sceau, ou nous la faire oublier. Voici, reprit Ferbos, ce que j'ai recueilli à ce sujet.
Il me semble, dit-il, que nous pouvons sans difficulté faire revivre parmi nous le droit des anciens Patriarches, et rétablir le privilège des deux sexes dans l'ordre primitif que nous lisons avoir été altéré par Moïse par condescendance pour le peu de délicatesse et la dureté du cœur des Juifs. Au commencement Dieu créa les deux sexes dans toutes les espèces humaines. La conséquence, que je tire de là, est qu'il voulut que la femme eût les mêmes prérogatives que l'homme. Y avait-il rien de plus juste? L'extraction de l'une n'est-elle pas aussi noble que l'origine de l'autre? Dieu a-t-il eu moins d'attention dans la création de la femme que dans celle de l'homme? Faisons l'homme, dit-il, à notre image et à notre ressemblance. N'a-t-il donc pas prétendu créer aussi la femme de même? et croirons-nous qu'elle doit à Adam son origine, parce qu'étant sortie d'une de ses côtes, elle a été formée d'une partie de lui-même? Non; car si la conformation d'Adam est une première production que Dieu a faite de rien, celle d'Eve en est une seconde qui procède du néant. Or, quelle différence entre le rien et le rien, entre la matière qui constitua l'être du premier homme et de la première femme; quelle autre différence, dis-je, entre le souffle du souverain Ouvrier, qui anima ces deux masses pêtries de ses propres mains? Aucune: par conséquent la femme étant aussi noble, aussi illustre que l'homme, pourquoi n'aurait-elle pas les mêmes avantages, ne jouïroit-elle pas des mêmes privilèges? Enfin si Dieu n'a pas proscrit les droits de l'homme, il est constant qu'il y a admis la femme. Dieu est immuable, sa sainte parole ne peut se démentir. Il permit autrefois la poligamie aux hommes, il permit par conséquent la poli-antropie aux femmes.
Je ne dirai pas que l'Evangile admet aujourd'hui l'une et l'autre. On sait que les temps ne sont plus les mêmes, et que quand il n'y aurait d'autre raison que celle que nos usages sont différents; encore serait-elle une règle qui obligerait de les suivre, sous peine de châtiment. Mais souvent il y a des cas si pressant, des conjonctures si délicates, que si elles ne nous dispensent pas absolument d'obéir aux Loix, au moins elles en excusent la transgression, sur-tout si la nécessité l'arrache à notre répugnance. C'est dans ce sens que je suis d'avis de vous proposer la pluralité avec un égal avantage pour les hommes et les femmes, et que supposé que la Loi divine la défende en termes exprès, je crois que nous pouvons faire exception à la défense, parce que les circonstances, où étaient nos anciens pères dans les premiers âges du Monde, sont les mêmes où vous et moi, et les autres nous trouvons dans celui-ci. Je me joignis à Sir James pour faire valoir le plus fort argument des Chrétiens en faveur de l'unité dans le Mariage; Ferbos nous ayant donné l'explication des textes, il nous porta à ne plus désirer que de trouver la poli-antropie d'accord avec la nature. La femme, reprit-il, a reçu de la nature plus d'aptitude et plus de penchant que l'homme à la pluralité. Toutes les créatures agissent par instinct en conformité de cette disposition naturelle; l'espèce humaine est la seule qui s'y refuse. Est-ce par la rectitude, ou par la dépravation de sa raison? Les observations, que j'ai faites sur les différents peuples que j'ai connus, me fourniraient matière à une discussion peu favorable aux nations d'Europe; mais j'aime mieux dire que les mœurs sont moins l'ouvrage de la raison que de la nécessité. Les sociétés se sont donné des Loix avec les mêmes égards que nous avons en nous donnant les nôtres. Attentives à ne point offenser les Loix divines qu'elles connaissaient, elles n'ont pris de leurs concessions que ce que leur état en comportait. Ainsi, puisque nous nous trouvons dans celui d'être ignorés de toute la terre, et de composer nous-mêmes un autre Monde, je le répète, notre cas est semblable à celui des premiers hommes. Pour propager notre société, il est nécessaire que chacun de nous se porte à se servir des seuls moyens qui nous restent. C'en est assez, lui dis-je, je sens la malheureuse nécessité où nous sommes. Judith m'est chère; mais elle cesserait de l'être si elle se refusait à des conditions, sans lesquelles nous ne composons plus de société. Je conclus donc au partage réel, et mon amour pour ma femme fait place à la raison. Chacun de nous agira avec celle des femmes qui excitera ses désirs, comme en étant le seul possesseur. Il n'y aura point de jalousie parmi nous; l'union, la paix et la concorde y régneront; les inimitiés, les querelles, les divisions en seront bannies; il n'y aura lieu ni à la vengeance, ni à la rancune. Si quelqu'un se plaint d'être offensé, les autres s'entremettront pour concilier les esprits. La raison nous guidera dans toutes nos démarches, elle seule régnera souverainement dans notre Isle. Nous instruirons notre postérité de ses devoirs; mais nous ne lui laisserons pas ignorer que les motifs, qui nous ont portés à établir cette communauté, ont cessé d'être les mêmes, et que ce n'est point à elle à imiter notre exemple. Nous lui transmettrons un Code, qu'elle pourra modifier, à mesure qu'elle s'accroîtra. Enfin notre bonheur augmentera à mesure que nous deviendrons plus nombreux. Nos Loix changeront, nous n'aurons dès à présent, comme désormais, d'autre Maître que Dieu, d'autre pédagogue que la raison, et nous nous aiderons réciproquement à remplir les devoirs de notre société. Ici le Vieillard termine son récit.
Telle est l'Histoire d'un Peuple, qui fait consister son bonheur à n'avoir ni Rois qui les gouvernent, ni Prêtres qui les dirigent, ni Controversistes qui combattent leurs opinions, ni Interprêtes qui leur expliquent leurs dogmes. Leur Isle est fertile; elle fournit abondamment non seulement le nécessaire, mais presque toutes les commodités de la vie. Laborieux, comme ils sont, ils mettent tout à profit, et ils ont tellement multiplié depuis leur établissement, qu'on comptait plus de trois mille familles lorsque nous les quittâmes pour nous rembarquer. Ce ne fut qu'en versant un torrent de larmes que nous nous séparâmes du Vieillard et de ses filles pour retourner en Europe, où nous trouvâmes moins de franchise et d'humanité qu'au milieu de ces Insulaires.