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VOYAGE DANS LES ESPACES. CHAPITRE PREMIER.
LE quinze du mois.... dernier, je fus attaqué d'une si violente apoplexie que je restai près de vingt-quatre heures sans connaissance. Qu'on demande à quelqu'un qui se soit trouvé dans un pareil état, ce que faisait pour lors son âme, il répondra qu'elle était dans les espaces. C'est-là précisément que fut la mienne.
Voici qui est intéressant, dira d'abord tout Physicien, un voyage dans ce Pays-là est l'unique moyen de décider la question du vide et du plein, mais je le préviens; il sera trompé dans son attente; je ne puis lui donner là-dessus le moindre éclaircissement, il ne me vint pas seulement l'idée d'en prendre; il n'y aurait je crois pas plus pensé que moi, s'il se fut trouvé tout-à-coup dans ces vastes et effroyables solitudes. J'y errais à-peu-près comme une plume légère, livrée au caprice du souffle qui l'agite; je ne savais si je montois ou si je descendais, ni ou j'allais, ni quand je cessais d'aller, et j'étais en proie à l'inquiétude la plus amère, lorsqu'après quelques heures d'une situation aussi cruelle, je reconnus une Région habitée, et vis devant moi un portail superbe, sur lequel était écrit en grandes lettres d'or, Hôtel des Auteurs François.
Je fus tout réjoüi à cette vue: l'aventure s'est dénouée bien heureusement, me dis-je à moi-même, je vais voir bonne compagnie. J'entrai hardiment et personne ne m'arrêta; je traversai plusieurs grandes cours et j'arrivai enfin à un vestibule immense.
CHAPITRE SECOND Le Vestibule.
IL était plein d'un nombre prodigieux de laquais. Dès qu'ils me virent paraître, ils se levèrent promptement et mirent leur chapeau bas. Ah! me dis-je, il y a de l'ordre dans ce monde, et ils ne sont pas si souples chez les Seigneurs de l'autre. A qui êtes-vous, demandai-je d'un ton assuré à un de ceux qui se trouva le plus près de moi et qui me parut avoir la meilleure façon? A peine lui eus-je fait cette question, que j'aperçus le nom de *** imprimé sur son front: je le vois, ajoutai-je, vous êtes à M. ***, donnez-m'en des nouvelles. Je suis si bien à M. ***, me répondit-il, que je suis M. *** lui-même. Il remarqua l'étonnement que me causait sa réponse: tel est l'arrêt irrévocable que je subis, reprit-il tout de suite; je suis condamné à servir ici, ceux à qui je me croyais, tout au moins, égal là-haut. Qui que vous soyez, mort ou vivant, car vous n'avez la mine ni de l'un, ni de l'autre; écoutez ce que je vais vous apprendre, et si vous n'êtes ici qu'en entrepôt, comme je le soupçonne, ne manquez pas d'en faire part aux Auteurs vivants.
Chacun pèse ici ce qu'il vaut, pas davantage: la brigue et la faveur ne sauraient mettre un grain de plus dans une balance qui est tenue par la Justice la plus sévère. Tout cela est conforme à la croyance commune et n'a rien de nouveau pour vous, mais ceci le sera. Ceux dont les ouvrages doivent passer à l'immortalité, en reçoivent la récompense dans ce Palais, bâti des mains même de la gloire, et duquel c'est ici le vestibule. Ils y sont enivrés de plaisirs et d'honneurs. Les Bossuets, les Fénelons, les Molieres, les Corneilles, les Racines, les Despréaux, les Rousseaux, les Montesquieux, les Fontenelles, etc. en sont les heureux possesseurs; pour nous, nous sommes à leurs ordres, ce nombre confus de gens bigarrés que vous voyez, fait partie de leur maison, et leur bonheur est si solidement établi, que leur train s'accroît tous les jours. A mesure que les Auteurs arrivent, ils sont jugés, et la plupart s'arrêtent ici, malheureusement pour nous; la foule augmente tellement, que bientôt, hélas! nous ne pourrons plus y être contenus, et que nous y serons à la presse, en punition d'y avoir mis nos ouvrages.
Cet appartement est bien vaste, lui dis-je, et ce que vous craignez ne me parait guère vraisemblable, n'allez donc pas vous faire un supplice d'une chose qui n'arrivera jamais; au contraire, ajoûtai-je, pour calmer le chagrin qui éclatait dans toute sa personne, les nouveaux venus vous amuseront par les nouvelles dont ils vous feront part.
Ah! reprit-il amèrement, comment me persuaderiez-vous une chose dont l'expérience me montre tous les jours le contraire. Il faut que la demangaison d'écrire soit devenue épydémique: les Auteurs ne viennent plus un à un et de temps en temps, comme autrefois, ils descendent en troupe, et s'ils étaient amusants, les verrions-nous dans ce lieu? Jettez les yeux sur tout ce monde, voyez le silence qui y règne et l'ennui qui le consume: C'est la réparation de celui que nos ouvrages ont causé. Nous autres du siècle passé disons par fois quel-que chose, mais on ne peut arracher un mot à tous ces nouveaux débarqués, ils sont de plus que nous, condamnés à un baillement perpétuel.
Examinez-en la troupe languissante et soporifique: je les fixai en effet et ils me parurent si prodigieusement ennuyés, que malgré la curiosité que tout cela excitait en moi, je ne pus m'empêcher de bailler par sympathie.
Après quelques efforts réïtérés que je fis, pour me défendre du sommeil contagieux qui allait s'ensuivre; je repris la conversation ainsi: expliquez-moi, je vous en prie, si vous servez en commun les mêmes Maître, et dans ce cas, pourquoi cette différence de livrées? Le Palais est commun, il y a des appartements communs; mais outre cela, chaque Maître a sa maison particulière. Pourquoi donc appartenez-vous à l'un plutôt qu'à l'autre? Quel ordre observeton à cet égard? Cet ordre est tout simple, reprit-il, les mauvais comiques servent Moliere, les tragiques, Corneille ou Racine, ainsi du reste; en qualité de mauvais Poëte, je suis à M. Despréaux.
Dans cet instant on ouvrit une porte des appartements intérieurs, et l'on donna une commission à mon homme qui me quitta.
L'air humble et bas que je remarquai à tous ces Auteurs laquais, me donna l'effronterie de les fixer en face et de les considérer en détail; il n'était pas naturel que je me sentisse là plus de respect pour leurs personnes, que je n'en avais pour leurs ouvrages, la première découverte que je fis, fut qu'ils étaient tous étiquetés au front comme des livres, avec le titre de leurs œuvres, qui leur avait mérité cette condamnation; et que de noms et de titres inconnus ne lus je point! la variété de toutes leurs couleurs, m'en avait d'abord imposé; mais dans la revue que j'en fis, que je les trouvai maussades! A travers les galons et les dorures dont plusieurs étaient décorés, je vis dessous la poudre et les vers qui les rongeaient. Ah! malheureux, dis-je, vous essuyez donc ici le même sort que vos œuvres là-haut. Que ne puis-je vous montrer à quelques Auteurs de ma connaissance. Voyez leur dirais-je, et tremblez. Les uns étaient affaissés sous le poids de leurs corps, tandis que d'autres maigres et décharnés semblaient ne pas peser sur leur base. Ces gens-là, me disais-je, ne sont sûrement pas nourris à la même table: mais tout cela n'est pas sans cause, instruisons-nous de tout. Je cherchai long-temps avant de trouver quelqu'un de connu. Je rencontrai enfin Pradon et ce fut à lui à qui je m'adressai.
Puisque vos tragédies ne vous ont pas rendu maître ici, vous devez, lui dis-je, être vraisemblablement à M. Racine. Vous ne vous trompez pas, me dit-il: je vous vois ici bien des camarades, et s'il faut en juger par le nombre des tragédies nouvelles, votre maître va devenir un des plus grands Seigneurs des Enfers. N'y a-t-il point de jalousse entre Corneille et lui, ou pour éviter tout discord, y aurait-il quelque règlement entre eux?
Les Auteurs, me répondit il, portent leur destination en entrant ici. La force et le sublime, font principalement le caractère de Corneille; ceux qui portent sa livrée, sont ceux qui ayant voulu l'imiter, s'y sont pris comme la grenouille auprès du bœuf. En voilà la bande boursouflée. Je me tournai du côté où il me les montrait, et ils me semblérent tous bouffis et enflés. Rien n'est si doux, continua-t-il, si tendre, si élégant que mon maître; l'air fade de ces gens risquerait de vous donner au cœur si vous vous en approchiez de trop près: et déjà il me faisait éprouver qu'il disait vrai.
Qui sont, Monsieur, ces pauvres gens si décharnés? Ce sont, me dit-il, des Auteurs dont les ouvrages sont aussi secs et aussi maigres qu'eux. Et ceux-ci au contraire qui sont si bien nourris et si prodigieusement grands et gros? Ce sont des in-folio, chargés de beaucoup de matière et de peu d'esprit. Un Régiment de soldats de cette taille, me dis-je tout bas, vaudrait, tout au moins, le gain de la première bataille, comme les éléphants à Pyrhus.
Vous me trouverez bien interrogatif, continuai-je; mais de grâce expliquez-moi, si vous mangez, avec quoi on vous nourrit et qui fournit à cetté dépense? A ces mots il prit un air austère, et je vis dans ses yeux un feu qu'il n'a sûrement que dans ses ouvrages. Si nous avons jamais fait quelque chose de bon, dit-il, il nous vient à la bouche, nous le mâchons, le ruminons et en exprimons tout le suc; c'est-là toute notre nourriture: les aliments de la plupart qui sont ici, se réduisent pour la suite des siècles, à quelque douzaine de vers, ou a quelques lambeaux de phrase, qui, à force d'être mâchés et remâchés, n'ont presque plus pour nous aucune saveur, et nous donnent un dégoût affreux; aussi sommes-nous dévorés de la faim la plus cruelle.
Exhortez, Monsieur, les Auteurs vivants, de notre part, à la souffrir avec patience; représentez-leur fortement qu'il vaut bien mieux pour eux qu'ils l'endurent là-haut pendant leur vie, sans écrire, que de venir l'endurer ici à jamais, pour avoir écrit.
Tout ce que je voyais et ce que je venais d'apprendre, m'inspirait une telle horreur et un tel ennui, que je commençais de partager les tourments de ces misérables. Ne pourrais-je point, lui dis-je, entrer dans les appartements: vous êtes bien le maître, me dit il, et il m'en ouvrit tout de suite la porte.
CHAPITRE III. L'Anti-Chambre.
QUe je me sentis soulagé! les jours en étaient bien différents. Je crus sortir de prison, en sortant de cet ennuyeux et ennuyé Vestibule. Mais sur tout quel contraste dans les physionomies de ceux que j'y trouvai! les autres plates, grossières et manquées, inspiraient le dégoût et le mépris; celles-ci, gracieuses, douces et régulières, s'attiraient d'abord l'estime et l'amitié. La politesse de leurs écrits était aussi dans leurs manières. Je ne tardai pas à l'éprouver. A quoi peut-on vous être utile, me dit l'un d'entre eux, d'un air prévenant, voulez-vous voir nos Maîtres?
Comment vos Maîtres, répondis-je tout ému, est-ce que vous êtes faits pour servir quelqu'un? Et nos grands Auteurs François seraient-ils ici subalternes et au service de ceux de quelque autre nation? Non, Monsieur, me répliqua M. de la Motte: car il était étiqueté comme on l'était au Vestibule, et je le connus là, si je ne l'avais déjà reconnu à sa politesse. Nos Maîtres ne le cèdent à personne, leurs ouvrages seront immortels comme eux, et feront constamment les délices des races futures: il n'en est pas ainsi des nôtres: ces fleurs qui ne se fanent jamais y sont trop clair semées, elles seront étouffées par les épines plus nombreuses qui y sont, et entraînées dans la nuit des siècles. Ces couronnes que j'ai si souvent remportées et que j'imaginais devoir toujours rester vertes, se sont séchées devant celles de Rousseau. J'admire dans ces régions, où l'amour propre ne nous offusque plus, les accents harmonieux de sa lyre que je mettais au-dessous de la mienne: j'étais là-haut son rival, je remplis ici le premier emploi de sa chambre. Heureux encore de n'avoir pas été adjugé pour mes fables à la Fontaine, chez qui l'on ne m'aurait pas fait un sort si doux.
Pendant qu'il me parlait ainsi, je parcourais avec des yeux avides toute sa personne, et rien ne m'y paraissait bien naturel. Ses gestes étaient affectés et sa parure comparable à celle d'une jeune coquette, l'art y éclatait partout et sans ménagement: Ah! me dis-je tout bas, serait-ce la punition de celui qu'il a mis dans ses vers? et les défauts de l'ouvrage passeraient-ils par une espèce de métempsycose, dans les attitudes, les ajustements et la figure de l'Auteur? La curiosité de voir si cette idée avait en effet quelque réalité, devint trop forte pour y résister. Je les examinai, mais à la dérobée, dans la crainte de passer pour impoli ou de leur faire de la peine s'ils s'en apercevaient. Balzac était magnifique, mais son écharpe était trop ample, ses canons trop vastes, son collet trop empesé. Voiture était mince et fluet, et ne marchait que sur la pointe des pieds. Segrais tantôt embouchait la trompette et tantôt le chalumeau; mais le souffle lui manquait pour l'une et il faisait de faux tons sur l'autre. Pavillon tenait une posture agréable et naturelle, mais sans noblesse. Pelisson avait beaucoup de douceur et semblait convalescent. Tout était compassé et symétrisé dans Bouhours. Du Cerceau avec un grand air de vivacité et de gaieté, avait peine à se soutenir sur ses jambes; sa ceinture était liée avec grâce, mais sa robe était lâche et décousue. Campistron était pâle et débile.
Chapelle et la Fare, fort négligés, mais fort gracieux, étaient nonchalemment assis sur un sofa, etc....
Pendant que mes yeux faisaient cette échappée, j'avais cessé de faire attention à ce que me disait M. de la Motte et il s'était arrêté: je revins à lui. Ah!
Monsieur, lui dis-je tout confus, ce que je vois est si nouveau pour moi, que ma distraction est bien pardonnable. Veuillez, je vous en conjure, reprendre le fil de votre discours. Il continua ainsi de la façon du monde la plus polie.
Par ce que vous avez vu au Vestibule, vous pouvez juger de ce qui se passe ici, la différence n'est que du plus au moins. Nos aliments sont les mêmes, mais nous faisons, ajouta-t-il d'un ton ironique, un peu meilleure chère et changeons un peu plus souvent de mets. L'ennui nous gagne quelquefois à la vérité, mais bientôt quelque heureuse saillie nous secoue et nous réveille. La foule ici n'est pas si grande et nous n'avons pas la perspective affreuse d'être un jour écrasés les uns contre les autres. Nous aprochons de près nos Maîtres, qui sont pleins de bonté et d'égards pour nous: nos emplois auprès d'eux ont mille agréments et milles charmes, en les servant dans leurs plaisirs, nous les partageons en quelque façon avec eux; c'en est toujours un bien réel que celui de les entendre.
Je le remerciai, le mieux qu'il me fut possible, de ce qu'il venait de m'apprendre. Mettez le comble à vos bontés, lui dis-je, permettez-moi de parcourir vos appartements? les compliments sont abolis ici, sans doute; laissez-moi donc sans façon faire cette visite tout seul, je n'en verrai que mieux, parce que je ne serai point pressé par la crainte d'abuser de votre complaisance. Comme il vous plaira, reprit il, je ne veux pas vous gêner.
Je profitai sur le champ de la permission qu'il me donnait, et j'employai une heure ou deux à visiter fort en détail plusieurs enfilades de chambres. Ce que j'en dirai, c'est qu'elles présentaient un coup-d'œil agréable, mais que d'ailleurs elles étaient toutes dissemblables, l'une avait trop de jour, et l'autre était un peu obscure. Dans celle-ci il y avait tant d'ordre et de symétrie, qu'on voyait tout, d'un coup-d'œil, et dans celle-là il fallait une attention extrême, pour démêler la confusion. Ici les tables, la cheminée, les encoignures étaient surchargées d'ornements et de colifichets: et là, des mûrs solides et régulièrement bâtis, étaient trop nus. Ici le clinquant jetait de fausses lueurs; et là, l'or éclatait tant soit peu à travers la poussière qui l'éclipsait. Ici les meubles à force d'être fins, n'avaient aucune consistance; et là un peu trop forts, ils approchaient du grossier. Dans toutes l'on trouvait du bon et du beau, mais ils n'étaient nulle part, purs et sans beaucoup d'alliage.
Je sortis cependant assez amusé de ce que je venais de voir. M. de la Motte vint au-devant de moi: je le priai de vouloir bien m'introduire auprès de quelqu'un des Maîtres. M. Despréaux, me dit-il, est tout seul dans le Salon commun, donnez-vous la peine d'entrer.
CHAPITRE IV. Le Salon.
J'Entrai en effet dans un Salon, le plus beau qu'on puisse imaginer. Mes yeux enchantés de la magnificence et de la richesse qui y régnaient, se laissaient entraîner à tous moments, au plaisir de les parcourir, et de l'admirer; et tout de suite ils étaient rappelés, par celui bien plus doux, de contempler le grand homme devant qui j'étais. Son air était sec et austère, et son sourire malin, mais il avait une noblesse infinie dans ses plus petits mouvements. Après quelques compliments mal rangés, qu'apparemment je ne lui débitai pas de meilleure grâce, car le respect dont je fus saisi en le voyant m'avait interdit; il me demanda poliment, par quel hasard je me trouvais-là? Je ne puis vous l'apprendre, lui dis-je, puisque je l'ignore moi-même. Je me suis trouvé, sans savoir, ni pourquoi, ni comment, devant la porte de ce Palais, j'en parcours les différents appartements depuis quelques heures, sans rameau d'or et sans sybile, et autant que je suis réjoui de vous voir, autant j'ai le cœur flétri de ce que j'ai vu au Vestibule. Y avez-vous trouvé quelqu'un de votre connaissance, me dit-il? Les étiquettes m'ont fait faire la découverte de plusieurs. Quelle différence, ô Dieux! de leur état présent, à ces mines discrettes et ce maintien jaloux qui vous les faisait reconnaître Poëtes là-haut! Ils se cachaient de honte, et je n'en avais pas moins de la leur causer. Ils vous auront prié, sans doute, de rendre public leur sort, mais je suis bien sûr que leur état n'effrayera personne: J'eus beau couvrir d'opprobre et de ridicule les Auteurs de mon temps, je ne pus en contenir aucun. La race des Pelletiers et des Cottins ne s'éteindra jamais, elle nous donnera au contraire une postérité plus vicieuse. Ce que vous dites là, repris-je, m'ôte beaucoup de regrets; je m'imaginais que s'il existait un homme comme vous, dont les talents et le goût fussent reconnus, et qui fut juste, vrai, et inexorable dans sa critique; ce serait un frein qui réprimerait la fureur qu'on a d'écrire, et je faisais au Ciel les veux les plus ardents, pour qu'il nous l'accordât; mais ce que vous nous racontez du peu de succès que vous avez eu, me persuade que vous en auriez bien moins à présent, que le mal n'a fait que s'accroître, et que tant de gens sont siflés, que ce n'est plus une honte de l'être.
Mais quoi, dit-il, les belles-lettres sont-elles dans une anarchie si générale, que personne n'y donne le ton? N'y a-t-il point d'Ecrivain habile et zélé qui veuille se charger d'éclairer le public, et de le diriger vers le bon et le beau? Ah! lui répondis-je vivement, c'est l'espèce la plus commune, et quiconque voudrait lire toutes les décisions de leur Parnasse, n'aurait pas d'autre lecture à faire. On doit cette justice à quelques-uns; qu'ils auraient les talents nécessaires pour bien juger, s'ils avaient la sagesse de se renfermer dans leur ressort; mais ils ont la frenésie de vouloir l'étendre sur toute sorte de matière; imaginés les décisions qui doivent émaner de Tribunaux aussi incompétens. Il est d'ailleurs impossible que tant de Juges différents ne rendent des Arrêts qui se contredisent, l'un exalte ce que l'autre avilit. Les cabales, les intrigues, lapolitique et l'intérêt, inspirent trop souvent ces Oracles de la Littérature, et ces Aristarques se comportent trop en Zoiles. Les Auteurs trouvant ainsi à se consoler des mépris des uns par les louanges des autres, continuent sur le même ton, et le public se trouve par conséquent bien moins instruit et éclairé, que s'il restait abandonné à ses propres lumières.
Ce que vous me racontez-là, me dit il, est étonnant, car s'il paraît tant d'ouvrages périodiques; à quelle prodigieuse quantité ne doit pas monter ceux qui en fournissent la matière? Il n'est pas possible, lui dis-je, que vous puissiez imaginer les excès où l'on en est venu Les feuilles à la fin d'Octobre ne tombent pas si épaisses, que les brochures nouvelles, où, pour vous parler plus poétiquement encore, comparez chaque Libraire à un Dieu fleuve, dont la boutique est l'urne intarissable, d'où coulent sans cesse de grands flots, de contes, d'histoires, d'anecdotes, de nouvelles, de mémoires, d'aventures, de voyages et autres fadeurs sous toute espèces de titres ridicules qui inondent le public.
Il faut donc, reprit-il, ou que la France, soit toute peuplée d'Auteurs, ou qu'ils soient aussi fertiles que des Scuderis.
Nous avons, lui répondis-je, l'un et l'autre avantage.
On publie chaque année l'inventaire de nos richesses littéraires, ** il ne serait pourtant pas facile de les calculer; car quoiqu'il ne contienne que les noms des écrivains vivants, et les titres de leurs ouvrages, il forme déjà un volume fort épais, que nous avons la gloire de voir grossir tous les ans et qui parviendra bientôt à l' in-folio. Cela n'est pas si surprenant qu'il vous le paraît: avant de mettre au jour un ouvrage, on lisait autrefois les anciens, on étudiait la nature, on méditait long-temps son sujet pour s'en rendre maître; aujourd'hui l'on a supprimé toutes ces longueurs: les Dictionnaires, et sur quelle matière n'en a-t-on pas fait, épargnent toutes ces peines et sont les sources uniques et abondantes où l'on puise: c'est sur la brochure en faveur qu'on dirige son plan, celles du mois ou de l'an fournissent le remplissage, en sorte qu'il est presque aussi aisé d'en faire une que de l'acheter quand elle est imprimée.
Vous me jetez à présent, me dit-il, dans un autre embarras; comment, excepté pour habiller le sucre et la cannelle, peut-on trouver à vendre tant de mauvais écrits? On n'est pas du bel air, lui répondis-je, si on n'a lu la nouveauté du jour, le bel esprit est à la mode, et vous connaissez l'empire de la mode sur nous; elle fait tout acheter, on n'imprime que des frivolités, et à force d'en lire, on en prend le goût au point, qu'il ne peut être affecté que par elles.
Sçavez-vous, continuai-je, qu'on a trouvé le moyen de rendre les Contes de la Fontaine chastes? Ah! qu'elle est la main habile, dit-il, qui a pu jeter un voile sur ces nudités? La chose vous paraîtra d'autant plus surprenante, que plusieurs y ont travaillé; mais, luidis-je, nous l'entendons dans deux sens bien différents, je veux dire qu'on a fait des romans et des contes si détestables, et en si grand nombre, que les contes sont innocents en comparaison, et par la familiarité qu'ils ont fait contracter avec les obscénités. Ceux de la Fontaine ne disent le fait qu'en gros, les autres le détaillent dans ses moindres circonstances, et en font des peintures si vives, qu'il n'est point de cœur qui puisse se sauver des impressions qu'elles font. Ces corrupteurs des mœurs, reprit-il d'un ton échauffé, sont pires que des Locustes, des Brinvilliers et des Voisins. Il y en a sur-tout quelques-uns, ajoûtai-je, qui sont d'autant plus coupables, qu'ils y ont prodigué tout l'esprit possible.
Ce récit l'avait aigri, je m'en aperçus et je m'arrêtai. Quand il vit que je gardais le silence, il m'interrogea ainsi: la scène française est elle toujours en proie aux Pradons? Nous devons cette gloire à nos Auteurs vivants, lui dis je, que le théâtre a fait sous eux des progrès considérables. On ne travaille plus à présent dans le goût de votre temps, ce genre a vieilli et a passé. Quoi, dit-il tout en feu, la manière dont Moliere, Corneille et Racine ont traité la comédie et la tragédie, qu'ils avaient presque porté à leur perfection, n'est plus de mode? Je suis bien impatient de savoir quel est le genre nouveau qu'ils ont substitué à l'ancien?
La tragédie nouvelle brille en pompeuses déclamations et en fréquentes sentences; on n'y voit point, comme dans l'ancienne, les héros pleins de feu, et de la passion qui les agite, en poursuivre l'objet avec force et sans relâche jusqu'à la fin, ils sont au contraire d'un froid et d'une tranquillité admirable. Au lieu d'action, ils étalent la métaphysique la plus subtile, et font la dissection la plus fine des sentiments dont ils se disent animés. Ces sentiments au reste ne sont ni tels qu'ils devraient les avoir, ni tels qu'ils les ont eus, en quoi la supériorité de génie de nos tragiques est manifeste, car au lieu de piller dans la nature ou dans l'histoire, ils prennent dans leur esprit et leur imagination. Il y a communément une ou plusieurs reconnaissances; ce qui fait, on ne saurait en disconvenir, des coups de théâtre des plus frappants et des plus touchants. L'on voit du commencement du premier acte, le dénouement qui doit arriver au cinquième, malgré les obstacles qu'on accumule dans les autres pour pouvoir les remplir.
C'est-là une très-grande découverte qu'on a faite, au moyen de laquelle on délivre les spectateurs de cette agitation et de cette inquiétude qui les tenait dans les alarmes et la peine jusqu'à la fin. On leur a sauvé aussi cette émotion tendre ou terrible que font éprouver les pièces de Racine et de Corneille. On est d'une tranquillité merveilleuse pendant tout le spectacle, et l'on assiste le plus paisiblement du monde au mariage des parties, qui s'ensuit d'ordinaire fort heureusement. On sort un peu ennuyé, mais fort content, et on n'emporte point avec soi cette tristesse et cette crainte dont on se laisse pénétrer aux pièces anciennes et dont on a peine à se laisser distraire long-temps après.
Le service que ces Auteurs rendent à la nation est essentiel. Ils ont craint que si on continuait à faire des pièces qui excitassent des sentiments aussi tristes que la terreur et la pitié; nous ne devinsions aussi sombres et aussi mélancoliques que des Anglois, vu le goût décidé que l'on a pour le théâtre, et que la gaieté nationale ne s'éteignit totalement, et ils ont bien pourvu à ce malheur. D'un autre côté, le François étant porté à rire comme il l'est, il était également dangereux que si la comédie produisait cet effet, nous ne devinssions trop légers et trop badins; on l'a corrigée et on l'a rendue toute sérieuse. Vous voilà en état d'admirer à présent le sage tempérament qu'ils ont trouvé en faisant des tragédies, où au lieu de verser des larmes, on rit quelquefois; et des comédies, où au lieu de rire, on larmoye.
C'est ainsi que dans le siècle philosophe où nous vivons, on fait usage de ce grand principe: Que le dramatique doit purger les passions et corriger les mœurs.
On ne saurait nier que nos plaisirs n'aient gagné à cette réforme et qu'ils ne soient devenus plus décents. Etoit-il bienséant en effet, Monsieur, d'aller devant le monde, pleurer à chaudes larmes ou rire à gorge déployée? Cela n'est pardonnable qu'au peuple. On fait tout ce qu'on peut pour corriger les honnêtes gens, mais on n'en a pas encore trouvé le moyen, ils ont un penchant étonnant pour les pièces de votre temps, et quoiqu'ils les aient vues un million de fois, elles ne manquent jamais de produire sur eux le même effet, mais on les en déshabitue si bien, qu'il faut espérer qu'on les fera changer.
Quelle différence, Monsieur, entre cet ancien bas comique de Moliere, et le haut comique d'aujourd'hui? On ne peut assister à l'un sans rire, au point qu'on en a honte soi-même; l'autre au contraire, noble et grave, fait, à la vérité, bailler quelquefois, mais est rempli de moralités et d'instructions. Dans l'un on voit un avare, un mysantrope, soutenir tout uniment leur même caractère jusqu'à la fin par leurs actions; l'autre s'est affranchi de cet esclavage: on ne fait plus l'intrigue pour le caractère, afin qu'en agissant, il se développe et se fasse connaître; c'est le caractère qui est destiné sur l'intrigue et qui se plie à tous ses besoins. Aussi au lieu de cette uniformité ancienne, cela produit une variété qui vous étonnerait. Dans l'un le style est simple et naturel; l'autre est sur le ton le plus élevé et le plus précieux, et tout jusqu'à la plaisanterie y est d'un sérieux et d'une dignité admirable.
J'allais continuer, mais il m'interrompit brusquement: votre récit m'échauffe la bile au point que je n'y puis plus tenir. Suivez moi, me dit-il, allons joindre Corneille, Racine et Moliere, qui se promènent dans les jardins, vous leur ferez tout ce beau détail; au retour vous visiterez nos appartements. Il y en a non seulement pour les morts; vous verrez encore ceux qui sont destinés aux Auteurs vivants. Les beautés qu'ils mettent dans leurs écrits se convertissent, à mesure qu'ils les mettent au jour, en autant d'ornements qui les embellissent. Il y en a pour Voltaire, pour Crebillon, Gresset, le Franc, etc. Et par ce que je vous dis vous pouvez juger de leur magnificence; mais les imperfections y passent également, et les ternissent et les dégradent. Vous vous apercevrez que le mien se ressent de l'équivoque et de plusieurs de mes satyres. Qu'ils ne succombent donc pas à la faiblesse de donner de ces éditions si complètes, où avec les chefs d'œuvres de leurs veilles, on trouve les rêves de leur sommeil.
Nous marchions à grands pas tandis qu'il me parlait ainsi, et nous traversions les lieux du monde les plus beaux. J'étais enchanté et ravi; je n'en entreprendrai pas la description; ce que Virgile a dit des Elisées, Milton du Jardin d'Eden, pourrait à peine en donner une idée. C'est ici, me dit mon Conducteur, un parc immense, autour duquel sont rangés les palais des Auteurs des différentes Nations Il est commun à toutes, et chacune y a ses jardins particuliers. Voyez vous, me dit-il, sur votre droite ces bois si mal élagués et si touffus, où il y a tant d'arbres si verts et dont la tête s'élève si haut; et où il y en a tant d'autres si pâles et dont les rameaux pendent si près de terre. Voyez-vous ces allées si magnifiques, et si irrégulières, ces jets d'eau si abondants et si élevés, et ces eaux si plates et si basses: c'est le quartier des Anglois. Tournez-vous sur votre gauche, remarquez ces palissades si charmantes, ces bosquets si riants, ces parterres si ornés où les fleurs recherchées sont en si grande profusion: c'est celui des Italiens.
Mais voici devant nous ceux que nous cherchons, ils sont en bonne compagnie, Homere, Sophocle, Euripide, Virgile et Horace sont avec eux. A ces mots le cœur me battit vivement, nous les joignimes dans un instant et je leur fis la révérence la plus respectueuse: j'étais tout stupéfait du plaisir de les voir, et tandis que mon Guide leur répétait avec l'ironie la plus amère, ce que je venais de lui dire, je m'occupais à le contempler. Je ne pouvais, sur-tout, me lasser d'admirer Homere et Virgile, ces Patriarches de la belle Littérature, au lieu de cette figure antique et de médaille que je leur supposais, la jeunesse la plus fraîche et la plus vigoureuse, les grâces les plus aimables, l'air le plus noble et le plus majestueux brillaient dans toute leur personne; je me sentais pour eux le respect et l'amour les plus vifs. Je me préparais à goûter le charme délicieux d'une conversation avec de tels hommes, lorsqu'à force de saignées et d'émétique, mon âme fut rappelée à la vie, ou plutôt aux douleurs, par le fil délié qui l'y retenait encore. A peine ai-je été rétabli que je me suis empressé de donner la Relation de mon voyage, et de m'acquitter des différentes commissions qu'on m'a données.