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Jeune ménage
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésie : Jeune ménage Titre : Jeune ménage Poète : Arthur Rimbaud (1854-1891) La chambre est ouverte au ciel bleu-turquin ; Pas de place : des coffrets et des huches ! Dehors le mur est plein d'aristoloches Où vibrent les gencives des lutins. Que ce sont bien intrigues de génies Cette dépense et ces désordres vains ! C'est la fée africaine qui fournit La mûre, et les résilles dans les coins. Plusieurs entrent, marraines mécontentes, En pans de lumière dans les buffets, Puis y restent ! le ménage s'absente Peu sérieusement, et rien ne se fait. Le marié a le vent qui le floue Pendant son absence, ici, tout le temps. Même des esprits des eaux, malfaisants Entrent vaguer aux sphères de l'alcôve. La nuit, l'amie oh ! la lune de miel Cueillera leur sourire et remplira De mille bandeaux de cuivre le ciel. Puis ils auront affaire au malin rat. - S'il n'arrive pas un feu follet blême, Comme un coup de fusil, après des vêpres. - Ô spectres saints et blancs de Bethléem, Charmez plutôt le bleu de leur fenêtre !
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Le rossignol
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Le rossignol Titre : Le rossignol Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Comme un vol criard d'oiseaux en émoi, Tous mes souvenirs s'abattent sur moi, S'abattent parmi le feuillage jaune De mon cœur mirant son tronc plié d'aune Au tain violet de l'eau des Regrets, Qui mélancoliquement coule auprès, S'abattent, et puis la rumeur mauvaise Qu'une brise moite en montant apaise, S'éteint par degrés dans l'arbre, si bien Qu'au bout d'un instant on n'entend plus rien, Plus rien que la voix célébrant l'Absente, Plus rien que la voix, — ô si languissante ! — De l'oiseau qui fut mon Premier Amour, Et qui chante encor comme au premier jour ; Et, dans la splendeur triste d'une lune Se levant blafarde et solennelle, une Nuit mélancolique et lourde d'été, Pleine de silence et d'obscurité, Berce sur l'azur qu'un vent doux effleure L'arbre qui frissonne et l'oiseau qui pleure.
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Premier amour
Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869)
Poésie : Premier amour Titre : Premier amour Poète : Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) Printemps, que me veux-tu ? pourquoi ce doux sourire, Ces fleurs dans tes cheveux et ces boutons naissants ? Pourquoi dans les bosquets cette voix qui soupire, Et du soleil d'avril ces rayons caressants ? Printemps si beau, ta vue attriste ma jeunesse ; De biens évanouis tu parles à mon coeur ; Et d'un bonheur prochain ta riante promesse M'apporte un long regret de mon premier bonheur. Un seul être pour moi remplissait la nature ; En ses yeux je puisais la vie et l'avenir ; Au souffle harmonieux de sa voix calme et pure, Vers un plus frais matin je croyais rajeunir. Ô combien je l'aimais ! et c'était en silence ! De son front virginal arrosé de pudeur, De sa bouche où nageait tant d'heureuse indolence, Mon souffle aurait terni l'éclatante candeur. Par instants j'espérais. Bonne autant qu'ingénue, Elle me consolait du sort trop inhumain ; Je l'avais vue un jour rougir à ma venue, Et sa main par hasard avait touché ma main.
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La prière d'un païen
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : La prière d'un païen Titre : La prière d'un païen Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Sonnet. Ah ! ne ralentis pas tes flammes ; Réchauffe mon coeur engourdi, Volupté, torture des âmes ! Diva ! supplicem exaudi ! Déesse dans l'air répandue, Flamme dans notre souterrain ! Exauce une âme morfondue, Qui te consacre un chant d'airain. Volupté, sois toujours ma reine ! Prends le masque d'une sirène Faite de chair et de velours, Ou verse-moi tes sommeils lourds Dans le vin informe et mystique, Volupté, fantôme élastique !
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Celle, de qui l'amour vainquit la fantaisie
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Celle, de qui l'amour vainquit la fantaisie Titre : Celle, de qui l'amour vainquit la fantaisie Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Poésies diverses (1587). Celle, de qui l'Amour vainquit la fantaisie, Que Jupiter conçut sous un Cygne emprunté ; Cette sœur des Jumeaux, qui fit par sa beauté Opposer toute Europe aux forces de l'Asie, Disait à son mirouer (1), quand elle eut saisie Sa face de vieillesse et de hideuseté (2) : « Que mes premiers Maris insensés ont été De s'armer pour jouir d'une chair si moisie ! « Dieux, vous êtes jaloux et pleins de cruauté ! Des Dames sans retour s'envole la beauté : Aux serpents tous les ans vous ôtez la vieillesse. » Ainsi disait Hélène, en remirant son teint. Cet exemple est pour vous : cueillez votre jeunesse : Quand on perd son Avril, en Octobre on s'en plaint. 1. Mirouer : Miroir. 2. Hideuseté : Laideur, répugnance.
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Aux femmes
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Aux femmes Titre : Aux femmes Poète : Victor Hugo (1802-1885) Quand tout se fait petit, femmes, vous restez grandes. En vain, aux murs sanglants accrochant des guirlandes, Ils ont ouvert le bal et la danse ; ô nos soeurs, Devant ces scélérats transformés en valseurs Vous haussez, — châtiment ! — vos charmantes épaules. Votre divin sourire extermine ces drôles. En vain leur frac brodé scintille ; en vain, brigands, Pour vous plaire ils ont mis à leurs griffes des gants, Et de leur vil tricorne ils ont doré les ganses ; Vous bafouez ces gants, ces fracs, ces élégances, Cet empire tout neuf et déjà vermoulu. Dieu vous a tout donné, femmes ; il a voulu Que les seuls alcyons tinssent tête à l'orage, Et qu'étant la beauté, vous fussiez le courage. Les femmes ici-bas et là-haut les aïeux, Voilà ce qui nous reste ! Abjection ! nos yeux Plongent dans une nuit toujours plus épaissie. Oui, le peuple français, oui, le peuple messie, Oui, ce grand forgeron du droit universel Dont, depuis soixante ans, l'enclume sous le ciel Luit et sonne, dont l'âtre incessamment pétille, Qui fit voler au vent les tours de la Bastille, Qui broya, se dressant tout à coup souverain, Mille ans de royauté sous son talon d'airain, Ce peuple dont le souffle, ainsi que des fumées, Faisait tourbillonner les rois et les armées, Qui, lorsqu'il se fâchait, brisait sous son bâton Le géant Robespierre et le titan Danton, Oui, ce peuple invincible, oui, ce peuple superbe Tremble aujourd'hui, pâlit, frissonne comme l'herbe, Claque des dents, se cache et n'ose dire un mot Devant Magnan, ce reître, et Troplong, ce grimaud ! Oui, nous voyons cela ! Nous tenant dans leurs serres, Mangeant les millions en face des misères, Les Fortoul, les Rouher, êtres stupéfiants, S'étalent ; on se tait. Nos maîtres ruffians À Cayenne, en un bagne, abîme d'agonie, Accouplent l'héroïsme avec l'ignominie ; On se tait. Les pontons râlent ; que dit-on ? rien. Des enfants sont forçats en Afrique ; c'est bien. Si vous pleurez, tenez votre larme secrète. Le bourreau, noir faucheur, debout dans sa charrette, Revient de la moisson avec son panier plein Pas un souffle. Il est là, ce Tibère-Ezzelin Qui se croit scorpion et n'est que scolopendre, Fusillant, et jaloux de Haynau qui peut pendre ; Eclaboussé de sang, le prêtre l'applaudit ; Il est là, ce César chauve-souris qui dit Aux rois : voyez mon sceptre ; aux gueux : voyez mon crime Ce vainqueur qui, béni, lavé, sacré, sublime, De deux pourpres vêtu, dans l'histoire s'assied Le globe dans sa main, un boulet à son pied ; Il nous crache au visage, il règne ! nul ne bouge. Et c'est à votre front qu'on voit monter le rouge, C'est vous qui vous levez et qui vous indignez, Femmes ; le sein gonflé, les yeux de pleurs baignés, Vous huez le tyran, vous consolez les tombes, Et le vautour frémit sous le bec des colombes ! Et moi, proscrit pensif, je vous dis : Gloire à vous ! Oh ! oui, vous êtes bien le sexe fier et doux, Ardent au dévouement, ardent à la souffrance, Toujours prêt à la lutte, à Béthulie, en France, Dont l'âme à la hauteur des héros s'élargit, D'où se lève Judith, d'où Charlotte surgit ! Vous mêlez la bravoure à la mélancolie. Vous êtes Porcia, vous êtes Cornélie, Vous êtes Arria qui saigne et qui sourit ; Oui, vous avez toujours en vous ce même esprit Qui relève et soutient les nations tombées, Qui suscite la Juive et les sept Machabées, Qui dans toi, Jeanne d'Arc, fait revivre Amadis, Et qui, sur le chemin des tyrans interdits, Pour les épouvanter dans leur gloire éphémère, Met tantôt une vierge et tantôt une mère ! Si bien que, par moments, lorsqu'en nos visions Nous voyons, secouant un glaive de rayons, Dans les cieux apparaître une figure ailée, Saint-Michel sous ses pieds foulant l'hydre écaillée, Nous disons : c'est la Gloire et c'est la Liberté ! Et nous croyons, devant sa grâce et sa beauté, Quand nous cherchons le nom dont il faut qu'on le nomme, Que l'archange est plutôt une femme qu'un homme ! Jersey, le 30 mai 1853.
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Beaucoup d'amour
Pierre-Jean de Béranger (1780-1857)
Poésie : Beaucoup d'amour Titre : Beaucoup d'amour Poète : Pierre-Jean de Béranger (1780-1857) Malgré la voix de la sagesse, Je voudrais amasser de l'or : Soudain aux pieds de ma maîtresse J'irais déposer mon trésor. Adèle, à ton moindre caprice Je satisferais chaque jour. Non, non, je n'ai point d'avarice, Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour. Pour immortaliser Adèle, Si des chants m'étaient inspirés, Mes vers, où je ne peindrais qu'elle, A jamais seraient admirés. Puissent ainsi dans la mémoire Nos deux noms se graver un jour ! Je n'ai point l'amour de la gloire, Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour. Que la Providence m'élève Jusqu'au trône éclatant des rois, Adèle embellira ce rêve : Je lui céderai tout mes droits. Pour être plus sûr de lui plaire, Je voudrais me voir une cour. D'ambition je n'en ai guère, Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour. Mais quel vain désir m'importune ? Adèle comble tous mes vœux. L'éclat, le renom, la fortune, Moins que l'amour rendent heureux. A mon bonheur je puis donc croire, Et du sort braver le retour ! Je n'ai ni bien, ni rang, ni gloire, Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour.
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Le dormeur du val
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésie : Le dormeur du val Titre : Le dormeur du val Poète : Arthur Rimbaud (1854-1891) Recueil : Poésies (1870-1871). Sonnet. C'est un trou de verdure où chante une rivière, Accrochant follement aux herbes des haillons D'argent ; où le soleil, de la montagne fière, Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons. Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme : Nature, berce-le chaudement : il a froid. Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
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L'ascension humaine
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : L'ascension humaine Titre : L'ascension humaine Poète : Victor Hugo (1802-1885) Tandis qu'au loin des nuées, Qui semblent des paradis, Dans le bleu sont remuées, Je t'écoute, et tu me dis : « Quelle idée as-tu de l'homme, « De croire qu'il aide Dieu ? « L'homme est-il donc l'économe « De l'eau, de l'air et du feu ? « Est-ce que, dans son armoire, « Tu l'aurais vu de tes yeux « Serrer les rouleaux de moire « Que l'aube déploie aux cieux ? « Est-ce lui qui gonfle et ride « La vague, et lui dit : Assez ! « Est-ce lui qui tient la bride « Des éléments hérissés ? « Sait-il le secret de l'herbe ? « Parle-t-il au nid vivant ? « Met-il sa note superbe « Dans le noir clairon du vent ? « La marée âpre et sonore « Craint-elle son éperon ? « Connaît-il le météore ? « Comprend-il le moucheron ? « L'homme aider Dieu ! lui, ce songe, « Ce spectre en fuite et tremblant ! « Est-ce grâce à son éponge « Que le cygne reste blanc ? « Le fait veut, l'homme acquiesce. « Je ne vois pas que sa main « Découpe à l'emporte-pièce « Les pétales du jasmin. « Donne-t-il l'odeur aux sauges, « Parce qu'il sait faire un trou « Pour mêler le grès des Vosges « Au salpêtre du Pérou ? « Règle-t-il l'onde et la brise, « Parce qu'il disséquera « De l'argile qu'il a prise « Près de Rio-Madera ? « Ôte Dieu ; puis imagine, « Essaie, invente ; épaissis « L'idéal subtil d'Égine « Par les dogmes d'Éleusis ; « Soude Orphée à Lamettrie ; « Joins, pour ne pas être à court, « L'école d'Alexandrie « À l'école d'Edimbourg ; « Va du conclave au concile, « D'Anaximandre à Destutt ; « Dans quelque cuve fossile « Exprime tout l'institut ; « Démaillote la momie ; « Presse Œdipe et Montyon ; « Mets en pleine académie « Le sphinx à la question ; « Fouille le doute et la grâce ; « Amalgame en ton guano « À la Sybaris d'Horace « Les Chartreux de saint Bruno ; « Combine Genève et Rome ; « Fais mettre par ton fermier « Toutes les vertus de l'homme « Dans une fosse à fumier ; « Travaille avec patience « En puisant au monde entier ; « Prends pour pilon la science « Et l'abîme pour mortier ; « Va, forge ! je te défie « De faire de ton savoir « Et de ta philosophie « Sortir un grain de blé noir ! « Dieu, de sa droite, étreint, fauche, « Sème, et tout est rajeuni ; « L'homme n'est qu'une main gauche « Tâtonnant dans l'infini. « Aux heures mystérieuses, « Quand l'eau se change en miroir, « Rôdes-tu sous les yeuses, « L'esprit plongé dans le soir ? « Te dis-tu : — Qu'est-ce que l'homme ? — « Sonde, ami, sa nullité ; « Cherche, de quel chiffre, en somme, « Il accroît l'éternité ! « L'homme est vain. Pourquoi, poète, « Ne pas le voir tel qu'il est, « Dans le sépulcre squelette, « Et sur la terre valet ! « L'homme est nu, stérile, blême, « Plus frêle qu'un passereau ; « C'est le puits du néant même « Qui s'ouvre dans ce zéro. « Va, Dieu crée et développe « Un lion très réussi, « Un bélier, une antilope, « Sans le concours de Poissy. « Il fait l'aile de la mouche « Du doigt dont il façonna « L'immense taureau farouche « De la Sierra Morena ; « Et dans l'herbe et la rosée « Sa génisse au fier sabot « Règne, et n'est point éclipsée « Par la vache Sarlabot. « Oui, la graine dans l'espace « Vole à travers le brouillard, « Et de toi le vent se passe, « Semoir Jacquet-Robillard ! « Ce laboureur, la tempête, « N'a pas, dans les gouffres noirs, « Besoin que Grignon lui prête « Sa charrue à trois versoirs. « Germinal, dans l'atmosphère, « Soufflant sur les prés fleuris, « Sait encor mieux son affaire « Qu'un maraîcher de Paris. « Quand Dieu veut teindre de flamme « Le scarabée ou la fleur, « Je ne vois point qu'il réclame « La lampe de l'émailleur. « L'homme peut se croire prêtre, « L'homme peut se dire roi, « Je lui laisse son peut-être, « Mais je doute, quant à moi, « Que Dieu, qui met mon image « Au lac où je prends mon bain, « Fasse faire l'étamage « Des étangs, à Saint-Gobain. « Quand Dieu pose sur l'eau sombre « L'arc-en-ciel comme un siphon, « Quand au tourbillon plein d'ombre « Il attelle le typhon, « Quand il maintient d'âge en âge « L'hiver, l'été, mai vermeil, « Janvier triste, et l'engrenage « De l'astre autour du soleil, « Quand les zodiaques roulent, « Amarrés solidement, « Sans que jamais elles croulent, « Aux poutres du firmament, « Quand tournent, rentrent et sortent « Ces effrayants cabestans « Dont les extrémités portent « Le ciel, les saisons, le temps ; « Pour combiner ces rouages « Précis comme l'absolu, « Pour que l'urne des nuages « Bascule au moment voulu, « Pour que la planète passe, « Tel jour, au point indiqué, « Pour que la mer ne s'amasse « Que jusqu'à l'ourlet du quai, « Pour que jamais la comète « Ne rencontre un univers, « Pour que l'essaim sur l'Hymète « Trouve en juin les lys ouverts, « Pour que jamais, quand approche « L'heure obscure où l'azur luit, « Une étoile ne s'accroche « À quelque angle de la nuit, « Pour que jamais les effluves « Les forces, le gaz, l'aimant, « Ne manquent aux vastes cuves « De l'éternel mouvement, « Pour régler ce jeu sublime, « Cet équilibre béni, « Ces balancements d'abîme, « Ces écluses d'infini, « Pour que, courbée ou grandie, « L'oeuvre marche sans un pli, « Je crois peu qu'il étudie « La machine de Marly ! » Ton ironie est amère, Mais elle se trompe, ami. Dieu compte avec l'éphémère, Et s'appuie à la fourmi. Dieu n'a rien fait d'inutile. La terre, hymne où rien n'est vain, Chante, et l'homme est le dactyle De l'hexamètre divin. L'homme et Dieu sont parallèles : Dieu créant, l'homme inventant. Dieu donne à l'homme ses ailes. L'éternité fait l'instant. L'homme est son auxiliaire Pour le bien et la vertu. L'arbre est Dieu, l'homme est le lierre ; Dieu de l'homme s'est vêtu. Dieu s'en sert, donc il s'en aide. L'astre apparaît dans l'éclair ; Zeus est dans Archimède, Et Jéhovah dans Képler. Jusqu'à ce que l'homme meure, Il va toujours en avant. Sa pensée a pour demeure L'immense idéal vivant. Dans tout génie il s'incarne ; Le monde est sous son orteil ; Et s'il n'a qu'une lucarne, Il y pose le soleil. Aux terreurs inabordable, Coupant tous les fatals noeuds, L'homme marche formidable, Tranquille et vertigineux. De limon il se fait lave, Et colosse d'embryon ; Epictète était esclave, Molière était histrion, Ésope était saltimbanque, Qu'importe ! — il n'est arrêté Que lorsque le pied lui manque Au bord de l'éternité. L'homme n'est pas autre chose Que le prête-nom de Dieu. Quoi qu'il fasse, il sent la cause Impénétrable, au milieu. Phidias cisèle Athènes ; Michel-Ange est surhumain ; Cyrus, Rhamsès, capitaines, Ont une flamme à la main ; Euclide trouve le mètre, Le rythme sort d'Amphion ; Jésus-Christ vient tout soumettre, Même le glaive, au rayon ; Brutus fait la délivrance ; Platon fait la liberté ; Jeanne d'Arc sacre la France Avec sa virginité ; Dans le bloc des erreurs noires Voltaire ses coins ; Luther brise les mâchoires De Rome entre ses deux poings ; Dante ouvre l'ombre et l'anime ; Colomb fend l'océan bleu... — C'est Dieu sous un pseudonyme, C'est Dieu masqué, mais c'est Dieu. L'homme est le fanal du monde. Ce puissant esprit banni Jette une lueur profonde Jusqu'au seuil de l'infini. Cent carrefours se partagent Ce chercheur sans point d'appui ; Tous les problèmes étagent Leurs sombres voûtes sur lui. Il dissipe les ténèbres ; Il montre dans le lointain Les promontoires funèbres De l'abîme et du destin. Il fait voir les vagues marches Du sépulcre, et sa clarté Blanchit les premières arches Du pont de l'éternité. Sous l'effrayante caverne Il rayonne, et l'horreur fuit. Quelqu'un tient cette lanterne ; Mais elle t'éclaire, ô nuit ! Le progrès est en litige Entre l'homme et Jéhovah ; La greffe ajoute à la tige ; Dieu cacha, l'homme trouva. De quelque nom qu'on la nomme, La science au vaste voeu Occupe le pied de l'homme À faire les pas de Dieu. La mer tient l'homme et l'isole, Et l'égare loin du port ; Par le doigt de la boussole Il se fait montrer le nord. Dans sa morne casemate, Penn rend ce damné meilleur ; Jenner dit : Va-t-en, stigmate ! Jackson dit : Va-t-en, douleur ! Dieu fait l'épi, nous la gerbe ; Il est grand, l'homme est fécond ; Dieu créa le premier verbe Et Gutenberg le second. La pesanteur, la distance, Contre l'homme aux luttes prêt, Prononcent une sentence ; Montgolfier casse l'arrêt. Tous les anciens maux tenaces, Hurlant sous le ciel profond, Ne sont plus que des menaces De fantômes qui s'en vont. Le tonnerre au bruit difforme Gronde... — on raille sans péril La marionnette énorme Que Franklin tient par un fil. Nemrod était une bête Chassant aux hommes, parmi La démence et la tempête De l'ancien monde ennemi. Dracon était un cerbère Qui grince encor sous le ciel Avec trois têtes : Tibère, Caïphe et Machiavel. Nemrod s'appelait la Force, Dracon s'appelait la Loi ; On les sentait sous l'écorce Du vieux prêtre et du vieux roi. Tous deux sont morts. Plus de haines ! Oh ! ce fut un puissant bruit Quand se rompirent les chaînes Qui liaient l'homme à la nuit ! L'homme est l'appareil austère Du progrès mystérieux ; Dieu fait par l'homme sur terre Ce qu'il fait par l'ange aux cieux. Dieu sur tous les êtres pose Son reflet prodigieux, Créant le bien par la chose, Créant par l'homme le mieux. La nature était terrible, Sans pitié, presque sans jour ; L'homme la vanne en son crible, Et n'y laisse que l'amour. Toutes sortes de lois sombres Semblaient sortir du destin ; Le mal heurtait aux décombres Le pied de l'homme incertain. Pendant qu'à travers l'espace Elle roule en hésitant ; Un flot de ténèbres passe Sur la terre à chaque instant ; Mais des foyers y flamboient, Tout s'éclaircit, on le sent, Et déjà les anges voient Ce noir globe blanchissant. Sous l'urne des jours sans nombre Depuis qu'il suit son chemin, La décroissance de l'ombre Vient des yeux du genre humain. L'autel n'ose plus proscrire ; La misère est morte enfin ; Pain à tous ! on voit sourire Les sombres dents de la faim. L'erreur tombe ; on l'évacue ; Les dogmes sont muselés ; La guerre est une vaincue ; Joie aux fleurs et paix aux blés ! L'ignorance est terrassée ; Ce monstre, à demi dormant, Avait la nuit pour pensée Et pour voix le bégaiement. Oui, voici qu'enfin recule L'affreux groupe des fléaux ! L'homme est l'invincible hercule, Le balayeur du chaos. Sa massue est la justice, Sa colère est la bonté. Le ciel s'appuie au solstice Et l'homme à sa volonté. Il veut. Tout cède et tout plie. Il construit quand il détruit ; Et sa science est remplie Des lumières de la nuit. Il enchaîne les désastres, Il tord la rébellion, Il est sublime ; et les astres Sont sur sa peau de lion.
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Compensation
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Compensation Titre : Compensation Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Il naît sous le soleil de nobles créatures Unissant ici-bas tout ce qu'on peut rêver, Corps de fer, cœur de flamme, admirables natures. Dieu semble les produire afin de se prouver ; Il prend, pour les pétrir, une argile plus douce, Et souvent passe un siècle à les parachever. Il met, comme un sculpteur, l'empreinte de son pouce Sur leurs fronts rayonnants de la gloire des cieux, Et l'ardente auréole en gerbes d'or y pousse. Ces hommes-là s'en vont, calmes et radieux, Sans quitter un instant leur pose solennelle, Avec l'œil immobile et le maintien des dieux. Leur moindre fantaisie est une œuvre éternelle ; Tout cède devant eux ; les sables inconstants Gardent leurs pas empreints, comme un airain fidèle. Ne leur donnez qu'un jour ou donnez-leur cent ans, L'orage ou le repos, la palette ou le glaive : Ils mèneront à bout, leurs destins éclatants. Leur existence étrange est le réel du rêve : Ils exécuteront votre plan idéal, Comme un maître savant le croquis d'un élève ; Vos désirs inconnus, sous l'arceau triomphal Dont votre esprit en songe arrondissait la voûte, Passent assis en croupe au dos de leur cheval. D'un pied sûr, jusqu'au bout ils ont suivi la route Où, dès les premiers pas, vous vous êtes assis, N'osant prendre une branche au carrefour du doute. De ceux-là chaque peuple en compte cinq ou six, Cinq ou six tout au plus, dans les siècles prospères, Types toujours vivants dont on fait des récits. Nature avare, ô toi, si féconde en vipères, En serpents, en crapauds tout gonflés de venins, Si prompte à repeupler tes immondes repaires, Pour tant d'animaux vils, d'idiots et de nains, Pour tant d'avortements et d'œuvres imparfaites, Tant de monstres impurs échappés de tes mains, Nature, tu nous dois encore bien des poètes !
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theophile-gautier-poeme-compensation
Bûchers et tombeaux
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Bûchers et tombeaux Titre : Bûchers et tombeaux Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Le squelette était invisible, Au temps heureux de l'Art païen ; L'homme, sous la forme sensible, Content du beau, ne cherchait rien. Pas de cadavre sous la tombe, Spectre hideux de l'être cher, Comme d'un vêtement qui tombe Se déshabillant de sa chair, Et, quand la pierre se lézarde, Parmi les épouvantements, Montrait à l'oeil qui s'y hasarde Une armature d'ossements ; Mais au feu du bûcher ravie Une pincée entre les doigts, Résidu léger de la vie, Qu'enserrait l'urne aux flancs étroits ; Ce que le papillon de l'âme Laisse de poussière après lui, Et ce qui reste de la flamme Sur le trépied, quand elle a lui ! Entre les fleurs et les acanthes, Dans le marbre joyeusement, Amours, aegipans et bacchantes Dansaient autour du monument ; Tout au plus un petit génie Du pied éteignait un flambeau ; Et l'art versait son harmonie Sur la tristesse du tombeau. Les tombes étaient attrayantes : Comme on fait d'un enfant qui dort, D'images douces et riantes La vie enveloppait la mort ; La mort dissimulait sa face Aux trous profonds, au nez camard, Dont la hideur railleuse efface Les chimères du cauchemar. Le monstre, sous la chair splendide Cachait son fantôme inconnu, Et l'oeil de la vierge candide Allait au bel éphèbe nu. Seulement pour pousser à boire, Au banquet de Trimalcion, Une larve, joujou d'ivoire, Faisait son apparition ; Des dieux que l'art toujours révère Trônaient au ciel marmoréen ; Mais l'Olympe cède au Calvaire, Jupiter au Nazaréen ; Une voix dit : Pan est mort ! - L'ombre S'étend. - Comme sur un drap noir, Sur la tristesse immense et sombre Le blanc squelette se fait voir ; Il signe les pierres funèbres De son paraphe de fémurs, Pend son chapelet de vertèbres Dans les charniers, le long des murs, Des cercueils lève le couvercle Avec ses bras aux os pointus ; Dessine ses côtes en cercle Et rit de son large rictus ; Il pousse à la danse macabre L'empereur, le pape et le roi, Et de son cheval qui se cabre Jette bas le preux plein d'effroi ; Il entre chez la courtisane Et fait des mines au miroir, Du malade il boit la tisane, De l'avare ouvre le tiroir ; Piquant l'attelage qui rue Avec un os pour aiguillon, Du laboureur à la charrue Termine en fosse le sillon ; Et, parmi la foule priée, Hôte inattendu, sous le banc, Vole à la pâle mariée Sa jarretière de ruban. A chaque pas grossit la bande ; Le jeune au vieux donne la main ; L'irrésistible sarabande Met en branle le genre humain. Le spectre en tête se déhanche, Dansant et jouant du rebec, Et sur fond noir, en couleur blanche, Holbein l'esquisse d'un trait sec. Quand le siècle devient frivole Il suit la mode; en tonnelet Retrousse son linceul et vole Comme un Cupidon de ballet Au tombeau-sofa des marquises Qui reposent, lasses d'amour, En des attitudes exquises, Dans les chapelles Pompadour. Mais voile-toi, masque sans joues, Comédien que le ver rnord, Depuis assez longtemps tu joues Le mélodrame de la Mort. Reviens, reviens, bel art antique, De ton paros étincelant Couvrir ce squelette gothique ; Dévore-le, bûcher brûlant ! Si nous sommes une statue Sculptée à l'image de Dieu, Quand cette image est abattue, Jetons-en les débris au feu. Toi, forme immortelle, remonte Dans la flamme aux sources du beau, Sans que ton argile ait la honte Et les misères du tombeau !
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Les foules
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Les foules Titre : Les foules Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage. Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui êtres fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées. Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente. Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe. Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la vaste famille que leur génie s'est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.
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Le balcon
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le balcon Titre : Le balcon Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs ! Tu te rappelleras la beauté des caresses, La douceur du foyer et le charme des soirs, Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses ! Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. Que ton sein m'était doux ! que ton coeur m'était bon ! Nous avons dit souvent d'impérissables choses Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! Que l'espace est profond ! que le coeur est puissant ! En me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison, Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison ! Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles. La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison. Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux. Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux ? Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses ! Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaîtront-il d'un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s'être lavés au fond des mers profondes ? - Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !
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À Sainte-Beuve
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : À Sainte-Beuve Titre : À Sainte-Beuve Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Recueil : Poésies nouvelles (1850). Ami, tu l'as bien dit : en nous, tant que nous sommes, Il existe souvent une certaine fleur Qui s'en va dans la vie et s'effeuille du coeur. "Il existe, en un mot, chez les trois quarts des hommes, Un poète mort jeune à qui l'homme survit." Tu l'as bien dit, ami, mais tu l'as trop bien dit. Tu ne prenais pas garde, en traçant ta pensée, Que ta plume en faisait un vers harmonieux, Et que tu blasphémais dans la langue des dieux. Relis-toi, je te rends à ta Muse offensée ; Et souviens-toi qu'en nous il existe souvent Un poète endormi toujours jeune et vivant.
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Es-tu brune ou blonde ?
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Es-tu brune ou blonde ? Titre : Es-tu brune ou blonde ? Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Chansons pour elle (1891). Es-tu brune ou blonde ? Sont-ils noirs ou bleus, Tes yeux ? Je n'en sais rien, mais j'aime leur clarté profonde, Mais j'adore le désordre de tes cheveux. Es-tu douce ou dure ? Est-il sensible ou moqueur, Ton cœur ? Je n'en sais rien, mais je rends grâce à la nature D'avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur. Fidèle, infidèle ? Qu'est-ce que ça fait. Au fait ? Puisque, toujours disposé à couronner mon zèle Ta beauté sert de gage à mon plus cher souhait.
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L'innocence
Anna de Noailles (1876-1933)
Poésie : L'innocence Titre : L'innocence Poète : Anna de Noailles (1876-1933) Si tu veux nous ferons notre maison si belle Que nous y resterons les étés et l'hiver ! Nous verrons alentour fluer l'eau qui dégèle, Et les arbres jaunis y redevenir verts. Les jours harmonieux et les saisons heureuses Passeront sur le bord lumineux du chemin, Comme de beaux enfants dont les bandes rieuses S'enlacent en jouant et se tiennent les mains. Un rosier montera devant notre fenêtre Pour baptiser le jour de rosée et d'odeur ; Les dociles troupeaux, qu'un enfant mène paître, Répandront sur les champs leur paisible candeur. Le frivole soleil et la lune pensive Qui s'enroulent au tronc lisse des peupliers Refléteront en nous leur âme lasse ou vive Selon les clairs midis et les soirs familiers. Nous ferons notre coeur si simple et si crédule Que les esprits charmants des contes d'autrefois Reviendront habiter dans les vieilles pendules Avec des airs secrets, affairés et courtois. Pendant les soirs d'hiver, pour mieux sentir la flamme, Nous tâcherons d'avoir un peu froid tous les deux, Et de grandes clartés nous danseront dans l'âme À la lueur du bois qui semblera joyeux. Émus de la douceur que le printemps apporte, Nous ferons en avril des rêves plus troublants. — Et l'Amour sagement jouera sur notre porte Et comptera les jours avec des cailloux blancs...
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Le baiser
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Le baiser Titre : Le baiser Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Recueil : Poésies fugitives (1787). Tableau V. Ah ! Justine, qu'avez-vous fait ? Quel nouveau trouble et quelle ivresse ! Quoi ! cette extase enchanteresse D'un simple baiser est l'effet ! Le baiser de celui qu'on aime A son attrait et sa douceur ; Mais le prélude du bonheur Peut-il être le bonheur même ? Oui, sans doute, ce baiser là Est le premier, belle Justine ; Sa puissance est toujours divine, Et votre cœur s'en souviendra. Votre ami murmure et s'étonne Qu'il ait sur lui moins de pouvoir : Mais il jouit de ce qu'il donne ; C'est beaucoup plus que recevoir.
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La nuit
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : La nuit Titre : La nuit Poète : Victor Hugo (1802-1885) I. Le ciel d'étain au ciel de cuivre Succède. La nuit fait un pas. Les choses de l'ombre vont vivre. Les arbres se parlent tout bas. Le vent, soufflant des empyrées, Fait frissonner dans l'onde où luit Le drap d'or des claires soirées, Les sombres moires de la nuit. Puis la nuit fait un pas encore. Tout à l'heure, tout écoutait ; Maintenant nul bruit n'ose éclore ; Tout s'enfuit, se cache et se tait. Tout ce qui vit, existe ou pense, Regarde avec anxiété S'avancer ce sombre silence Dans cette sombre immensité. C'est l'heure où toute créature Sent distinctement dans les cieux, Dans la grande étendue obscure Le grand Être mystérieux ! II. Dans ses réflexions profondes, Ce Dieu qui détruit en créant, Que pense-t-il de tous ces mondes Qui vont du chaos au néant ? Est-ce à nous qu'il prête l'oreille ? Est-ce aux anges ? Est-ce aux démons ? A quoi songe-t-il, lui qui veille A l'heure trouble où nous dormons ? Que de soleils, spectres sublimes, Que d'astres à l'orbe éclatant, Que de mondes dans ces abîmes Dont peut-être il n'est pas content ! Ainsi que des monstres énormes Dans l'océan illimité, Que de créations difformes Roulent dans cette obscurité ! L'univers, où sa, sève coule, Mérite-t-il de le fixer ? Ne va-t-il pas briser ce moule, Tout jeter, et recommencer ? III. Nul asile que la prière ! Cette heure sombre nous fait voir La création tout entière Comme un grand édifice noir ! Quand flottent les ombres glacées, Quand l'azur s'éclipse à nos yeux, Ce sont d'effrayantes pensées Que celles qui viennent des cieux ! Oh ! la nuit muette et livide Fait vibrer quelque chose en nous ! Pourquoi cherche-t-on dans le vide ? Pourquoi tombe-t-on à genoux ? Quelle est cette secrète fibre ? D'où vient que, sous ce. morne effroi, Le moineau ne se sent plus libre, Le lion ne se sent plus roi ? Questions dans l'ombre enfouies ! Au fond du ciel de deuil couvert, Dans ces profondeurs inouïes Où l'âme plonge, où l'oeil se perd, Que se passe-t-il de terrible Qui fait que l'homme, esprit banni, A peur de votre calme horrible, Ô ténèbres de l'infini ? Le 20 mars 1846.
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Compagne savoureuse et bonne
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Compagne savoureuse et bonne Titre : Compagne savoureuse et bonne Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Compagne savoureuse et bonne À qui j'ai confié le soin Définitif de ma personne, Toi mon dernier, mon seul témoin, Viens çà, chère, que je te baise, Que je t'embrasse long et fort, Mon coeur près de ton coeur bat d'aise Et d'amour pour jusqu'à la mort : Aime-moi, Car, sans toi, Rien ne puis, Rien ne suis. Je vais gueux comme un rat d'église Et toi tu n'as que tes dix doigts ; La table n'est pas souvent mise Dans nos sous-sols et sous nos toits ; Mais jamais notre lit ne chôme, Toujours joyeux, toujours fêté Et j'y suis le roi du royaume De ta gaîté, de ta santé ! Aime-moi, Car, sans toi, Rien ne puis, Rien ne suis. Après nos nuits d'amour robuste Je sors de tes bras mieux trempé, Ta riche caresse est la juste, Sans rien de ma chair de trompé, Ton amour répand la vaillance Dans tout mon être, comme un vin, Et, seule, tu sais la science De me gonfler un coeur divin. Aime-moi, Car, sans toi, Rien ne puis, Rien ne suis. Qu'importe ton passé, ma belle, Et qu'importe, parbleu ! le mien : Je t'aime d'un amour fidèle Et tu ne m'as fait que du bien. Unissons dans nos deux misères Le pardon qu'on nous refusait Et je t'étreins et tu me serres Et zut au monde qui jasait ! Aime-moi, Car, sans toi, Rien ne puis, Rien ne suis.
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Les voiles
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Les voiles Titre : Les voiles Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Quand j'étais jeune et fier et que j'ouvrais mes ailes, Les ailes de mon âme à tous les vents des mers, Les voiles emportaient ma pensée avec elles, Et mes rêves flottaient sur tous les flots amers. Je voyais dans ce vague où l'horizon se noie Surgir tout verdoyants de pampre et de jasmin Des continents de vie et des îles de joie Où la gloire et l'amour m'appelaient de la main. J'enviais chaque nef qui blanchissait l'écume, Heureuse d'aspirer au rivage inconnu, Et maintenant, assis au bord du cap qui fume, J'ai traversé ces flots et j'en suis revenu. Et j'aime encor ces mers autrefois tant aimées, Non plus comme le champ de mes rêves chéris, Mais comme un champ de mort où mes ailes semées De moi-même partout me montrent les débris. Cet écueil me brisa, ce bord surgit funeste, Ma fortune sombra dans ce calme trompeur ; La foudre ici sur moi tomba de l'arc céleste Et chacun de ces flots roule un peu de mon coeur.
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Le papillon
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Le papillon Titre : Le papillon Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Recueil : Nouvelles méditations poétiques (1823). Naître avec le printemps, mourir avec les roses, Sur l'aile du zéphyr nager dans un ciel pur, Balancé sur le sein des fleurs à peine écloses, S'enivrer de parfums, de lumière et d'azur, Secouant, jeune encor, la poudre de ses ailes, S'envoler comme un souffle aux voûtes éternelles, Voilà du papillon le destin enchanté ! Il ressemble au désir, qui jamais ne se pose, Et sans se satisfaire, effleurant toute chose, Retourne enfin au ciel chercher la volupté !
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Je ne t'aime pas en toilette
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Je ne t'aime pas en toilette Titre : Je ne t'aime pas en toilette Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Chansons pour elle (1891). Je ne t'aime pas en toilette Et je déteste la voilette Qui t'obscurcit tes yeux, mes cieux, Et j'abomine la « tournure » Parodie et caricature, De tels tiens appas somptueux. Je suis hostile à toute robe Qui plus ou moins cache et dérobe Ces charmes, au fond les meilleurs : Ta gorge, mon plus cher délice, Tes épaules et la malice De tes mollets ensorceleurs. Fi d'une femme trop bien mise ! Je te veux, ma belle, en chemise, — Voile aimable, obstacle badin, Nappe d'autel pour l'alme messe. Drapeau mignard vaincu sans cesse Matin et soir, soir et matin.
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La lune
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : La lune Titre : La lune Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Espana (1845). Le soleil dit à la lune : « Que fais-tu sur l'horizon ? Il est bien tard, à la brune, Pour sortir de sa maison. L'honnête femme, à cette heure, Défile son chapelet, Couche son enfant qui pleure, Et met la barre au volet. Le follet court sur la dune ; Gitanas, chauves-souris, Rôdent en cherchant fortune ; Noirs ou blancs, tous chats sont gris. Des planètes équivoques Et des astres libertins, Croyant que tu les provoques, Suivront tes pas clandestins. La nuit, dehors on s'enrhume. Vas-tu prendre encor ce soir Le brouillard pour lit de plume Et l'eau du lac pour miroir ? Réponds-moi. — J'ai cent retraites Sur la terre et dans les cieux, Monsieur mon frère ; et vous êtes Un astre bien curieux ! »
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Invraisemblable mais vrai
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Invraisemblable mais vrai Titre : Invraisemblable mais vrai Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Parallèlement (1889). Las ! je suis à l'Index et dans les dédicaces Me voici Paul V... pur et simple. Les audaces De mes amis, tant les éditeurs sont des saints, Doivent éliminer mon nom de leurs desseins, Extraordinaire et saponaire tonnerre D'une excommunication que je vénère Au point d'en faire des fautes de quantité ! Vrai, si je n'étais pas (forcément) désisté Des choses, j'aimerais, surtout m'étant contraire, Cette pudeur du moins si rare de libraire.
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Chelles
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Chelles Titre : Chelles Poète : Victor Hugo (1802-1885) J'aime Chelles et ses cressonnières, Et le doux tic-tac des moulins Et des coeurs, autour des meunières ; Quant aux blancs meuniers, je les plains. Les meunières aussi sont blanches ; C'est pourquoi je vais là souvent Mêler ma rêverie aux branches Des aulnes qui tremblent au vent. J'ai l'air d'un pèlerin ; les filles Me parlent, gardant leur troupeau ; Je ris, j'ai parfois des coquilles Avec des fleurs, sur mon chapeau. Quand j'arrive avec mon caniche, Chelles, bourg dévot et coquet, Croit voir passer, fuyant leur niche, Saint Roch, et son chien saint Roquet. Ces effets de ma silhouette M'occupent peu ; je vais marchant, Tâchant de prendre à l'alouette Une ou deux strophes de son chant. J'admire les papillons frêles Dans les ronces du vieux castel ; Je ne touche point à leurs ailes. Un papillon est un pastel. Je suis un fou qui semble un sage. J'emplis, assis dans le printemps, Du grand trouble du paysage Mes yeux vaguement éclatants. Ô belle meunière de Chelles, Le songeur te guette effaré Quand tu montes à tes échelles, Sûre de ton bas bien tiré.
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Ère des Césars
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Ère des Césars Titre : Ère des Césars Poète : Victor Hugo (1802-1885) Un philosophe grec, persan ou byzantin, Débarqua sur les bords du Tibre un beau matin. Maint bourgeois tout de suite étourdit le pauvre homme Des curiosités de la ville de Rome. « Vous arrivez, monsieur ? Si vous le permettez, Nous visiterons Rome et toutes ses beautés : Dès demain, nous irons, le jour levant à peine, Voir le pommier punique et la porte Capène, L'Aventin, la cavale aux satyres, les bains, La chapelle du vieux Sangus, roi des sabins, Les Thermes, Cypris chauve, Isis patricienne, Les faiseurs de cercueils bordant la voie ancienne, Je vous montrerai tout, Jupiter Viminal, L'autel de la Santé sur le mont Quirinal, Le forum tout rempli de bruit et de scandales, Apollon au colosse, Apollon aux sandales, Le temple que Vénus a chez Salluste, et puis Le vieux et noir quartier des Couvercles de Puits ; Ensuite, le Marché des Baladins, l'Auberge Des Muses, le Juturne à côté de l'Eau Vierge, Petit bois Somélis, grand bois Petilinus, Nous verrons tout, endroits connus et non connus ; Enfin, pour que ce jour marque à jamais sa date, Nous verrons les chevaux d'airain de Tiridate, Et nous terminerons par les courses en char... » « Romain, dit l'étranger, je voudrais voir César. » « Lequel ? dites celui que vous voulez. Nous sommes Fort riches en Césars. Nous avons plusieurs Rome Et nous avons plusieurs Césars, jeunes et vieux. Deux qui sont empereurs, et trente qui sont dieux. » Le penseur répondit : « C'est là votre misère. Pour qu'un peuple soit fort et règne sur la terre. Un grand homme suffit, ô fils de Romulus, Et vous en avez tant que vous n'en avez plus ! » Le 16 août 1846.
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Inscription
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Inscription Titre : Inscription Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Toute la lyre (1888 et 1893). Un sculpteur, qui vivait voilà bien trois mille ans, Fit pour le noir Pluton, qu'en leurs cachots brûlants Les ombres ont horreur de voir au milieu d'elles, Ce temple, qu'aujourd'hui Dieu donne aux hirondelles. Le 17 juillet 1846.
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Ambition
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Ambition Titre : Ambition Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Poésies diverses (1838-1845). Poète, dans les cœurs mettre un écho sonore, Remuer une foule avec ses passions, Écrire sur l'airain ses moindres actions, Faire luire son nom sur tous ceux qu'on adore ; Courir en quatre pas du couchant à l'aurore, Avoir un peuple fait de trente nations, Voir la terre manquer à ses ambitions, Être Napoléon, être plus grand encore ! Que sais-je ? Être Shakespeare, être Dante, être Dieu ! Quand on est tout cela, tout cela, c'est bien peu : Le monde est plein de vous, le vide est dans votre âme... Mais qui donc comblera l'abîme de ton cœur ? Que veux-tu qu'on y jette, ô poète ! Ô vainqueur ? — Un mot d'amour tombé d'une bouche de femme !
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La tristesse
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : La tristesse Titre : La tristesse Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) L'âme triste est pareille Au doux ciel de la nuit, Quand l'astre qui sommeille De la voûte vermeille A fait tomber le bruit ; Plus pure et plus sonore, On y voit sur ses pas Mille étoiles éclore, Qu'à l'éclatante aurore On n'y soupçonnait pas ! Des îles de lumière Plus brillante qu'ici, Et des mondes derrière, Et des flots de poussière Qui sont mondes aussi ! On entend dans l'espace Les choeurs mystérieux Ou du ciel qui rend grâce, Ou de l'ange qui passe, Ou de l'homme pieux ! Et pures étincelles De nos âmes de feu, Les prières mortelles Sur leurs brûlantes ailes Nous soulèvent un peu ! Tristesse qui m'inonde, Coule donc de mes yeux, Coule comme cette onde Où la terre féconde Voit un présent des cieux ! Et n'accuse point l'heure Qui te ramène à Dieu ! Soit qu'il naisse ou qu'il meure, Il faut que l'homme pleure Ou l'exil, ou l'adieu !
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Charlot mystique
Louis Aragon (1897-1982)
Poésie : Charlot mystique Titre : Charlot mystique Poète : Louis Aragon (1897-1982) Recueil : Feu de joie (1920). L'ascenseur descendait toujours à perdre Haleine Et l'escalier montait toujours Cette dame n'entend pas les discours Elle est postiche Moi qui déjà songeais à lui parler d'amour Oh le commis Si comique avec sa moustache et ses sourcils Artificiels Il a crié quand je les ai tirés Étrange Qu'ai-je vu Cette noble étrangère Monsieur je ne suis pas une femme légère Hou la laide Par bonheur nous Avons des valises en peau de porc À toute épreuve Celle-ci Vingt dollars Elle en contient mille C'est toujours le même système Pas de mesure Ni de logique Mauvais thème.
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Ribeira
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Ribeira Titre : Ribeira Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Il est des cœurs épris du triste amour du laid. Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse Que Naples a salué du nom d'Espagnolet. Rien ne put amollir ton âpreté féroce, Et le splendide azur du ciel italien N'a laissé nul reflet dans ta peinture atroce. Chez toi, l'on voit toujours le noir Valencien, Paysan hasardeux, mendiant équivoque, More que le baptême à peine a fait chrétien. Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque : Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux Étalant un ulcère à côté d'une loque ; Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux, Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise, Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux. Tu ne dédaignes rien de ce que l'on méprise ; Nul haillon, Ribeira, par toi n'est rebuté : Le vrai, toujours le vrai, c'est ta seule devise ! Et tu sais revêtir d'une étrange beauté Ces trois monstres abjects, effroi de l'art antique, La Douleur, la Misère et la Caducité. Pour toi, pas d'Apollon, pas de Vénus pudique ; Tu n'admets pas un seul de ces beaux rêves blancs Taillés dans le paros ou dans le pentélique. Il te faut des sujets sombres et violents Où l'ange des douleurs vide ses noirs calices, Où la hache s'émousse aux billots ruisselants. Tu sembles enivré par le vin des supplices, Comme un César romain dans sa pourpre insulté, Ou comme un victimaire après vingt sacrifices. Avec quelle furie et quelle volupté Tu retournes la peau du martyr qu'on écorche, Pour nous en faire voir l'envers ensanglanté ! Aux pieds des patients comme tu mets la torche ! Dans le flanc de Caton comme tu fais crier La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche ! D'où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier ? Quelle dent t'a mordu, qui te donne la rage, Pour tordre ainsi l'espèce humaine et la broyer ? Que t'a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage, Quel ennemi secret de tes coups poursuis-tu ? Pour tant de sang versé quel était donc l'outrage ? Ce martyr, c'est le corps d'un rival abattu ; Et ce n'est pas toujours au cœur de Prométhée Que fouille l'aigle fauve avec son bec pointu. De quelle ambition du ciel précipitée, De quel espoir traîné par des coursiers sans frein, Ton âme de démon était-elle agitée ? Qu'avais-tu donc perdu pour être si chagrin ? De quels amours tournés se composaient tes haines, Et qui jalousais-tu, toi, peintre souverain ? Les plus grands cœurs, hélas ! ont les plus grandes peines ; Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs ; Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines. Un jour, las de l'horrible et des noires couleurs, Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige, Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs, Des nymphes dans les bois que le satyre assiège, Des amours endormis sur un sein frémissant, Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrège ; Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang, Et quand du haut des cieux apportant l'auréole, Sur le front de tes saints l'ange de Dieu descend, En détournant les yeux, il la pose et s'envole !
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Money !
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Money ! Titre : Money ! Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Ah oui, la question d'argent ! Celle de te voir pleine d'aise Dans une robe qui te plaise, Sans trop de ruse ou d'entregent : Celle d'adorer ton caprice Et d'aider s'il pleut des louis, Aux jeux où tu t'épanouis, Toute de vice et de malice. D'être là, dans ce Waterloo, La vie à Paris, de réserve, Vieille garde que rien n'énerve Et qui fait bien dans le tableau ; De me priver de toute joie En faveur de toi, dusses-tu Tromper encore ce moi têtu Qui m'obstine à rester ta proie ! Me l'ont-ils assez reprochée ! Ceux qui ne te comprennent pas, Grande maîtresse que d'en bas J'adore, sur mon cœur penchée, Amis de Job aux conseils vils, Ne s'étant jamais senti battre Un cœur amoureux comme quatre À travers misère et périls ! Ils n'auront jamais la fortune Ni l'honneur de mourir d'amour Et de verser tout leur sang pour L'amour seul de toi, blonde ou brune !
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La prière pour tous (V)
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : La prière pour tous (V) Titre : La prière pour tous (V) Poète : Victor Hugo (1802-1885) V. Ce n'est pas à moi, ma colombe, De prier pour tous les mortels, Pour les vivants dont la foi tombe, Pour tous ceux qu'enferme la tombe, Cette racine des autels ! Ce n'est pas moi, dont l'âme est vaine, Pleine d'erreurs, vide de foi, Qui prierais pour la race humaine, Puisque ma voix suffit à peine, Seigneur, à vous prier pour moi ! Non, si pour la terre méchante Quelqu'un peut prier aujourd'hui, C'est toi, dont la parole chante, C'est toi ! ta prière innocente, Enfant, peut se charger d'autrui ! Ah ! demande à ce père auguste Qui sourit à ton oraison Pourquoi l'arbre étouffe l'arbuste, Et qui fait du juste à l'injuste Chanceler l'humaine raison ? Demande-lui si la sagesse N'appartient qu'à l'éternité ? Pourquoi son souffle nous abaisse ? Pourquoi dans la tombe sans cesse Il effeuille l'humanité ? Pour ceux que les vices consument, Les enfants veillent au saint lieu , Ce sont des fleurs qui le parfument, Ce sont des encensoirs qui fument, Ce sont des voix qui vont à Dieu ! Laissons faire ces voix sublimes, Laissons les enfants à genoux. Pécheurs ! nous avons tous nos crimes, Nous penchons tous sur les abîmes, L'enfance doit prier pour tous ! Mai 1830.
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L'amour
Albert Mérat (1840-1909)
Poésie : L'amour Titre : L'amour Poète : Albert Mérat (1840-1909) Recueil : Les chimères (1866). L'Amour, l'autre soir, fantasque et moqueur, Passant près de moi, prit une balance : Dans l'un des plateaux il jeta mon cœur, Il jeta mon cœur avec violence. Dans l'autre, il plaça deux yeux presque verts. Deux bras potelés et deux lèvres roses, Des cheveux ; enfin ces petites choses Qui m'ont toujours mis la tête à l'envers. Or voilà du coup la balance folle : Le plateau des yeux verts, des jolis bras. Sous un tel fardeau s'enlève, s'envole. L'autre comme un bloc tombe ; et patatras ! Enseignement vif sinon salutaire, Mon cœur lourdement a roulé par terre.
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Chevaux de bois
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Chevaux de bois Titre : Chevaux de bois Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Tournez, tournez, bons chevaux de bois, Tournez cent tours, tournez mille tours, Tournez souvent et tournez toujours, Tournez, tournez au son des hautbois. Le gros soldat, la plus grosse bonne Sont sur vos dos comme dans leur chambre, Car en ce jour au bois de la Cambre Les maîtres sont tous deux en personne. Tournez, tournez, chevaux de leur coeur, Tandis qu'autour de tous vos tournois Clignote l'oeil du filou sournois, Tournez au son du piston vainqueur. C'est ravissant comme ça vous soûle D'aller ainsi dans ce cirque bête : Bien dans le ventre et mal dans la tête, Du mal en masse et du bien en foule. Tournez, tournez sans qu'il soit besoin D'user jamais de nuls éperons Pour commander à vos galops ronds, Tournez, tournez, sans espoir de foin Et dépêchez, chevaux de leur âme : Déjà voici que la nuit qui tombe Va réunir pigeon et colombe Loin de la foire et loin de madame. Tournez, tournez ! le ciel en velours D'astres en or se vête lentement. Voici partir l'amante et l'amant. Tournez au son joyeux des tambours !
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À quatre prisonniers
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À quatre prisonniers Titre : À quatre prisonniers Poète : Victor Hugo (1802-1885) (Après leur condamnation) Mes fils, soyez contents ; l'honneur est où vous êtes. Et vous, mes deux amis, la gloire, ô fiers poètes, Couronne votre nom par l'affront désigné ; Offrez aux juges vils, groupe abject et stupide, Toi, ta douceur intrépide, Toi, ton sourire indigné. Dans cette salle, où Dieu voit la laideur des âmes, Devant ces froids jurés, choisis pour être infâmes, Ces douze hommes, muets, de leur honte chargés, Ô justice, j'ai cru, justice auguste et sombre, Voir autour de toi dans l'ombre Douze sépulcres rangés. Ils vous ont condamnés, que l'avenir les juge ! Toi, pour avoir crié : la France est le refuge Des vaincus, des proscrits ! - Je t'approuve, mon fils ! Toi, pour avoir, devant la hache qui s'obstine, Insulté la guillotine, Et vengé le crucifix ! Les temps sont durs ; c'est bien. Le martyre console. J'admire, ô Vérité, plus que toute auréole, Plus que le nimbe ardent des saints en oraison, Plus que les trônes d'or devant qui tout s'efface, L'ombre que font sur ta face Les barreaux d'une prison ! Quoi que le méchant fasse en sa bassesse noire, L'outrage injuste et vil là-haut se change en gloire. Quand Jésus commençait sa longue passion, Le crachat qu'un bourreau lança sur son front blême Fit au ciel à l'instant même Une constellation ! Conciergerie, Paris en novembre 1851.
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Ghazel
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Ghazel Titre : Ghazel Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Dans le bain, sur les dalles, À mon pied négligent J'aime à voir des sandales De cuir jaune et d'argent. En quittant ma baignoire, Il me plaît qu'une noire Fasse mordre à l'ivoire Mes cheveux, manteau brun, Et, versant l'eau de rose Sur mon sein qu'elle arrose, Comme l'aube et la rose, Mêle perle et parfum. J'aime aussi l'odeur fine De la fleur des Houris, Sur un plat de la Chine Des sorbets d'ambre gris, L'opium, ciel liquide, Poison doux et perfide, Qui remplit l'âme vide D'un bonheur étoilé ; Et, sur l'eau qui réplique, Un doux bruit de musique S'échappant d'un caïque De falots constellé. J'aime un fez écarlate De sequins bruissant, Où partout l'or éclate, Où reluit le croissant. L'arbre en fleur où se pose L'oiseau cher à la rose, La fontaine où l'eau cause, Tout me plaît tour à tour ; Mais, au ciel et sur terre, Le trésor que préfère Mon cœur jeune et sincère, C'est amour pour amour !
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L'espoir en Dieu
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : L'espoir en Dieu Titre : L'espoir en Dieu Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Tant que mon pauvre cœur, encor plein de jeunesse, A ses illusions n'aura pas dit adieu, Je voudrais m'en tenir à l'antique sagesse, Qui du sobre Épicure a fait un demi-dieu Je voudrais vivre, aimer, m'accoutumer aux hommes Chercher un peu de joie et n'y pas trop compter, Faire ce qu'on a fait, être ce que nous sommes, Et regarder le ciel sans m'en inquiéter. Je ne puis ; — malgré moi l'infini me tourmente. Je n'y saurais songer sans crainte et sans espoir ; Et, quoi qu'on en ait dit, ma raison s'épouvante De ne pas le comprendre et pourtant de le voir. Qu'est-ce donc que ce monde, et qu'y venons-nous faire, Si pour qu'on vive en paix, il faut voiler les cieux ? Passer comme un troupeau les yeux fixés à terre, Et renier le reste, est-ce donc être heureux ? Non, c'est cesser d'être homme et dégrader son âme. Dans la création le hasard m'a jeté ; Heureux ou malheureux, je suis né d'une femme, Et je ne puis m'enfuir hors de l'humanité. Que faire donc ? « Jouis, dit la raison païenne ; Jouis et meurs ; les dieux ne songent qu'à dormir. — Espère seulement, répond la foi chrétienne ; Le ciel veille sans cesse, et tu ne peux mourir. » Entre ces deux chemins j'hésite et je m'arrête. Je voudrais, à l'écart, suivre un plus doux sentier. Il n'en existe pas, dit une voix secrète ; En présence du ciel, il faut croire ou nier. Je le pense en effet ; les âmes tourmentées Dans l'un et l'autre excès se jettent tour à tour, Mais les indifférents ne sont que des athées ; Ils ne dormiraient plus s'ils doutaient un seul jour. Je me résigne donc, et, puisque la matière Me laisse dans le cœur un désir plein d'effroi, Mes genoux fléchiront ; je veux croire et j'espère. Que vais-je devenir, et que veut-on de moi ? Me voilà dans les mains d'un Dieu plus redoutable Que ne sont à la fois tous les maux d'ici-bas ; Me voilà seul, errant, fragile et misérable, Sous les yeux d'un témoin qui ne me quitte pas. Il m'observer il me suit. Si mon cœur bat trop vite, J'offense sa grandeur et sa divinité. Un gouffre est sous mes pas si je m'y précipite, Pour expier une heure il faut l'éternité. Mon juge est un bourreau qui trompe sa victime. Pour moi, tout devient piège et tout change de nom L'amour est un péché, le bonheur est un crime, Et l'œuvre des sept jours n'est que tentation Je ne garde plus rien de la nature humaine ; Il n'existe pour moi ni vertu ni remord . J'attends la récompense et j'évite la peine ; Mon seul guide est la peur, et mon seul but, la mort On me dit cependant qu'une joie infinie Attend quelques élus. — Où sont-ils, ces heureux ? Si vous m'avez trompé, me rendrez-vous la vie ? Si vous m'avez dit vrai, m'ouvrirez-vous les cieux ? Hélas ! ce beau pays dont parlaient vos prophètes, S'il existe là-haut, ce doit être un désert Vous les voulez trop purs, les heureux que vous faites, Et quand leur joie arrive, ils en ont trop souffert. Je suis seulement homme, et ne veux pas moins être, Ni tenter davantage. — À quoi donc m'arrêter ? Puisque je ne puis croire aux promesses du prêtre, Est-ce l'indifférent que je vais consulter ? Si mon cœur, fatigué du rêve qui l'obsède, À la réalité revient pour s'assouvir, Au fond des vains plaisirs que j'appelle à mon aide Je trouve un tel dégoût, que je me sens mourir Aux jours même où parfois la pensée est impie, Où l'on voudrait nier pour cesser de douter, Quand je posséderais tout ce qu'en cette vie Dans ses vastes désirs l'homme peut convoiter ; Donnez-moi le pouvoir, la santé, la richesse, L'amour même, l'amour, le seul bien d'ici-bas ! Que la blonde Astarté, qu'idolâtrait la Grèce, De ses îles d'azur sorte en m'ouvrant les bras ; Quand je pourrais saisir dans le sein de la terre Les secrets éléments de sa fécondité, Transformer à mon gré la vivace matière Et créer pour moi seul une unique beauté ; Quand Horace, Lucrèce et le vieil Épicure, Assis à mes côtés m'appelleraient heureux Et quand ces grands amants de l'antique nature Me chanteraient la joie et le mépris des dieux, Je leur dirais à tous : « Quoi que nous puissions faire, Je souffre, il est trop tard ; le monde s'est fait vieux Une immense espérance a traversé la terre ; Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux ! » Que me reste-t-il donc ? Ma raison révoltée Essaye en vain de croire et mon cœur de douter De chrétien m'épouvante, et ce que dit l'athée, En dépit de mes sens, je ne puis l'écouter. Les vrais religieux me trouveront impie, Et les indifférents me croiront insensé. À qui m'adresserai-je, et quelle voix amie Consolera ce cœur que le doute a blessé ? Il existe, dit-on, une philosophie Qui nous explique tout sans révélation, Et qui peut nous guider à travers cette vie Entre l'indifférence et la religion. J'y consens. — Où sont-ils, ces faiseurs de systèmes, Qui savent, sans la foi, trouver la vérité, Sophistes impuissants qui ne croient qu'en eux-mêmes ? Quels sont leurs arguments et leur autorité ? L'un me montre ici-bas deux principes en guerre, Qui, vaincus tour à tour, sont tous deux immortels ; L'autre découvre au loin, dans le ciel solitaire, Un inutile Dieu qui ne veut pas d'autels. Je vois rêver Platon et penser Aristote ; J'écoute, j'applaudis, et poursuis mon chemin Sous les rois absolus je trouve un Dieu despote ; On nous parle aujourd'hui d'un Dieu républicains. Pythagore et Leibniz transfigurent mon être. Descartes m'abandonne au sein des tourbillons. Montaigne s'examine, et ne peut se connaître. Pascal fuit en tremblant ses propres visions. Pyrrhon me rend aveugle, et Zénon insensible. Voltaire jette à bas tout ce qu'il voit debout Spinoza, fatigué de tenter l'impossible, Cherchant en vain son Dieu, croit le trouver partout. Pour le sophiste anglais l'homme est une machine. Enfin sort des brouillards un rhéteur allemand Qui, du philosophisme achevant la ruine, Déclare le ciel vide, et conclut au néant. Voilà donc les débris de l'humaine science ! Et, depuis cinq mille ans qu'on a toujours douté, Après tant de fatigue et de persévérance, C'est là le dernier mot qui nous en est rester Ah ! pauvres insensés, misérables cervelles, Qui de tant de façons avez tout expliqué, Pour aller jusqu'aux cieux il vous fallait des ailes ; Vous aviez le désir, la foi vous a manqué. Je vous plains ; votre orgueil part d'une âme blesses, Vous sentiez les tourments dont mon cœur est rempli Et vous la connaissiez, cette amère pensée Qui fait frissonner l'homme en voyant l'infini. Eh bien, prions ensemble,-abjurons la misère De vos calculs d'enfants, de tant de vains travaux ! Maintenant que vos corps sont réduits en poussière J'irai m'agenouiller pour vous sur vos tombeaux. Venez, rhéteurs païens, maîtres de la science, Chrétiens des temps passés et rêveurs d'aujourd'hui ; Croyez-moi' la prière est un cri d'espérance ! Pour que Dieu nous réponde, adressons-nous à lui, Il est juste, il est bon ; sans doute il vous pardonne. Tous vous avez souffert, le reste est oublié. Si le ciel est désert, nous n'offensons personne ; Si quelqu'un nous entend, qu'il nous prenne en pitié ! Ô toi que nul n'a pu connaître, Et n'a renié sans mentir, Réponds-moi, toi qui m'as fait naître, Et demain me feras mourir ! Puisque tu te laisses comprendre, Pourquoi fais-tu douter de toi ? Quel triste plaisir peux-tu prendre À tenter notre bonne foi ? Dès que l'homme lève la tête, Il croit t'entrevoir dans les cieux ; La création, sa conquête, N'est qu'un vaste temple à ses yeux. Dès qu'il redescend en lui-même, Il l'y trouve ; tu vis en lui. S'il souffre, s'il pleure, s'il aime, C'est son Dieu qui le veut ainsi. De la plus noble intelligence La plus sublime ambition Est de prouver ton existence, Et de faire épeler ton nom. De quelque façon qu'on t'appelle, Brahma, Jupiter ou Jésus, Vérité, Justice éternelle, Vers toi tous les bras sont tendus. Le dernier des fils de la terre Te rend grâces du fond du coeur, Dès qu'il se mêle à sa misère Une apparence de bonheur. Le monde entier te glorifie : L'oiseau te chante sur son nid ; Et pour une goutte de pluie Des milliers d'êtres t'ont béni. Tu n'as rien fait qu'on ne l'admire ; Rien de toi n'est perdu pour nous ; Tout prie, et tu ne peux sourire Que nous ne tombions à genoux. Pourquoi donc, ô Maître suprême, As-tu créé le mal si grand, Que la raison, la vertu même S'épouvantent en le voyant ? Lorsque tant de choses sur terre Proclament la Divinité, Et semblent attester d'un père L'amour, la force et la bonté, Comment, sous la sainte lumière, Voit-on des actes si hideux, Qu'ils font expirer la prière Sur les lèvres du malheureux ? Pourquoi, dans ton oeuvre céleste, Tant d'éléments si peu d'accord ? À quoi bon le crime et la peste ? Ô Dieu juste ! pourquoi la mort ? Ta pitié dut être profonde Lorsqu'avec ses biens et ses maux, Cet admirable et pauvre monde Sortit en pleurant du chaos ! Puisque tu voulais le soumettre Aux douleurs dont il est rempli, Tu n'aurais pas dû lui permettre De t'entrevoir dans l'infini. Pourquoi laisser notre misère Rêver et deviner un Dieu ? Le doute a désolé la terre ; Nous en voyons trop ou trop peu. Si ta chétive créature Est indigne de t'approcher, Il fallait laisser la nature T'envelopper et te cacher. Il te resterait ta puissance, Et nous en sentirions les coups ; Mais le repos et l'ignorance Auraient rendu nos maux plus doux. Si la souffrance et la prière N'atteignent pas ta majesté, Garde ta grandeur solitaire, Ferme à jamais l'immensité. Mais si nos angoisses mortelles Jusqu'à toi peuvent parvenir ; Si, dans les plaines éternelles, Parfois tu nous entends gémir, Brise cette voûte profonde Qui couvre la création ; Soulève les voiles du monde, Et montre-toi, Dieu juste et bon ! Tu n'apercevras sur la terre Qu'un ardent amour de la foi, Et l'humanité tout entière Se prosternera devant toi. Les larmes qui l'ont épuisée Et qui ruissellent de ses yeux, Comme une légère rosée S'évanouiront dans les cieux. Tu n'entendras que tes louanges, Qu'un concert de joie et d'amour Pareil à celui dont tes anges Remplissent l'éternel séjour ; Et dans cet hosanna suprême, Tu verras, au bruit de nos chants, S'enfuir le doute et le blasphème, Tandis que la Mort elle-même Y joindra ses derniers accents.
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La prière pour tous (VIII)
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : La prière pour tous (VIII) Titre : La prière pour tous (VIII) Poète : Victor Hugo (1802-1885) VIII. Quand elle prie, un ange est debout auprès d'elle, Caressant ses cheveux des plumes de son aile, Essuyant d'un baiser son oeil de pleurs terni, Venu pour l'écouter sans que l'enfant l'appelle, Esprit qui tient le livre où l'innocente épelle, Et qui pour remonter attend qu'elle ait fini. Son beau front incliné semble un vase qu'il penche Pour recevoir les flots de ce coeur qui s'épanche ; Il prend tout, pleurs d'amour et soupirs de douleur ; Sans changer de nature il s'emplit de cette âme, Comme le pur cristal que notre soif réclame S'emplit d'eau jusqu'aux bords sans changer de couleur. Ah ! c'est pour le Seigneur sans doute qu'il recueille Ces larmes goutte à goutte et ce lis feuille à feuille ! Et puis il reviendra se ranger au saint lieu, Tenant prêts ces soupirs, ces parfums, cette haleine, Pour étancher le soir, comme une coupe pleine, Ce grand besoin d'amour, la seule soif de Dieu ! Enfant ! dans ce concert qui d'en bas le salue, La voix par Dieu lui-même entre toutes élue, C'est la tienne, ô ma fille ! elle a tant de douceur, Sur des ailes de flamme elle monte si pure, Elle expire si bien en amoureux murmure, Que les vierges du ciel disent : c'est une soeur ! Mai 1830.
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Pren ceste rose aimable comme toy
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Pren ceste rose aimable comme toy Titre : Pren ceste rose aimable comme toy Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le premier livre des Amours (1552). Pren ceste rose aimable comme toy, Qui sers de rose aux roses les plus belles, Qui sers de fleur aux fleurs les plus nouvelles, Qui sers de Muse aux Muses et à moy. Pren ceste rose, et ensemble reçoy Dedans ton sein mon coeur qui n'a point d'ailes : Il vit blessé de cent playes cruelles, Opiniastre à garder trop sa foy. La rose et moy differons d'une chose : Un Soleil voit naistre et mourir la rose, Mille Soleils ont veu naistre m'amour Qui ne se passe, et jamais ne repose. Que pleust à Dieu que mon amour éclose, Comme une fleur, ne m'eust duré qu'un jour.
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Sappho
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Sappho Titre : Sappho Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Parallèlement (1889). Furieuse, les yeux caves et les seins roides, Sappho, que la langueur de son désir irrite, Comme une louve court le long des grèves froides, Elle songe à Phaon, oublieuse du Rite, Et, voyant à ce point ses larmes dédaignées, Arrache ses cheveux immenses par poignées ; Puis elle évoque, en des remords sans accalmies, Ces temps où rayonnait, pure, la jeune gloire De ses amours chantés en vers que la mémoire De l'âme va redire aux vierges endormies : Et voilà qu'elle abat ses paupières blêmies Et saute dans la mer où l'appelle la Moire, - Tandis qu'au ciel éclate, incendiant l'eau noire, La pâle Séléné qui venge les Amies.
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À cette terre, où l'on ploie
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À cette terre, où l'on ploie Titre : À cette terre, où l'on ploie Poète : Victor Hugo (1802-1885) À cette terre, où l'on ploie Sa tente au déclin du jour, Ne demande pas la joie. Contente-toi de l'amour ! Excepté lui, tout s'efface. La vie est un sombre lieu Où chaque chose qui passe Ébauche l'homme pour Dieu. L'homme est l'arbre à qui la sève Manque avant qu'il soit en fleur. Son sort jamais ne s'achève Que du côté du malheur. Tous cherchent la joie ensemble ; L'esprit rit à tout venant ; Chacun tend sa main qui tremble Vers quelque objet rayonnant. Mais vers toute âme, humble ou fière, Le malheur monte à pas lourds, Comme un spectre aux pieds de pierre ; Le reste flotte toujours ! Tout nous manque, hormis la peine ! Le bonheur, pour l'homme en pleurs, N'est qu'une figure vaine De choses qui sont ailleurs. L'espoir c'est l'aube incertaine ; Sur notre but sérieux C'est la dorure lointaine D'un rayon mystérieux. C'est le reflet, brume ou flamme, Que dans leur calme éternel Versent d'en haut sur notre âme Les félicités du ciel. Ce sont les visions blanches Qui, jusqu'à nos yeux maudits, Viennent à travers les branches Des arbres du paradis ! C'est l'ombre que sur nos grèves Jettent ces arbres charmants Dont l'âme entend dans ses rêves Les vagues frissonnements ! Ce reflet des biens sans nombre, Nous l'appelons le bonheur ; Et nous voulons saisir l'ombre Quand la chose est au Seigneur ! Va, si haut nul ne s'élève ; Sur terre il faut demeurer ; On sourit de ce qu'on rêve, Mais ce qu'on a, fait pleurer. Puisqu'un Dieu saigne au Calvaire, Ne nous plaignons pas, crois-moi. Souffrons ! c'est la loi sévère. Aimons ! c'est la douce loi. Aimons ! soyons deux ! Le sage N'est pas seul dans son vaisseau. Les deux yeux font le visage ; Les deux ailes font l'oiseau. Soyons deux ! – Tout nous convie À nous aimer jusqu'au soir. N'ayons à deux qu'une vie ! N'ayons à deux qu'un espoir ! Dans ce monde de mensonges, Moi, j'aimerai mes douleurs, Si mes rêves sont tes songes, Si mes larmes sont tes pleurs ! Le 20 mai 1838.
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À Dona Rosita Rosa
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À Dona Rosita Rosa Titre : À Dona Rosita Rosa Poète : Victor Hugo (1802-1885) I. Ce petit bonhomme bleu Qu'un souffle apporte et remporte, Qui, dès que tu dors un peu, Gratte de l'ongle à ta porte, C'est mon rêve. Plein d'effroi, Jusqu'à ton seuil il se glisse. Il voudrait entrer chez toi En qualité de caprice. Si tu désires avoir Un caprice aimable, leste, Et prenant un air céleste Sous les étoiles du soir, Mon rêve, ô belle des belles, Te convient ; arrangeons-nous. Il a ton nom sur ses ailes Et mon nom sur ses genoux. Il est doux, gai, point morose, Tendre, frais, d'azur baigné. Quant à son ongle, il est rose, Et j'en suis égratigné. II. Prends-le donc à ton service. C'est un pauvre rêve fou ; Mais pauvreté n'est pas vice. Nul coeur ne ferme au verrou ; Ton coeur, pas plus que mon âme, N'est clos et barricadé. Ouvre donc, ouvrez, madame, A mon doux songe évadé. Les heures pour moi sont lentes, Car je souffre éperdument ; Il vient sur ton front charmant Poser ses ailes tremblantes. T'obéir sera son voeu ; Il dorlotera ton âme ; Il fera chez toi du feu, Et, s'il le peut, de la flamme. Il fera ce qui te plaît ; Prompt à voir tes désirs naître ; Belle, il sera ton valet, Jusqu'à ce qu'il soit ton maître.
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Lever
Louis Aragon (1897-1982)
Poésie : Lever Titre : Lever Poète : Louis Aragon (1897-1982) Exténué de nuit Rompu par le sommeil Comment ouvrir les yeux Réveil-matin. Le corps fuit dans les draps mystérieux du rêve Toute la fatigue du monde Le regret du roman de l'ombre Le songe où je mordais Pastèque interrompue Mille raisons de faire le sourd La pendule annonce le jour d'une voix blanche Deuil d'enfant paresser encore Lycéen j'avais le dimanche comme un ballon dans les deux mains Le jour du cirque et des amis Les amis Des pommes des pêches sous leurs casquettes genre anglais Mollets nus et nos lavalières Au printemps On voit des lavoirs sur la Seine des baleines couleur de nuée L'hiver On souffle en l'air Buée À qui en fera le plus Pivoine de Mars Camarades Vos cache-nez volent au vent par élégance L'âge ingrat sortes de mascarades Drôles de voix hors des faux-cols On rit trop fort pour être gais Je me sens gauche rouge Craintes Mes manches courtes Toutes les femmes sont trop peintes et portent des jupons trop propres CHAMBRES GARNIES Quand y va-t-on HOTEL MEUBLÉ Boutonné jusqu'au menton J'essaierai à la mi-carême Aux vacances de Pâques on balance encore Les jours semblent longs et si pâles Il vaut mieux attendre l'été les grandes chaleurs la paille des granges le pré libre et large au bout de l'année scolaire la campagne en marge du temps les costumes de toile clairs On me donnerait dix-sept ans Avec mon canotier mon auréole Elle tombe et roule sur le plancher des stations balnéaires Le sable qu'on boit dans la brise Eau-de-vie à paillettes d'or La saison me grise. Mais surtout Ce qui va droit au cœur Ce qui parle. La mer La perfidie amère des marées Les cheveux longs du flot Les algues s'enroulent au bras du nageur Parfois la vague Musique du sol et de l'eau me soulève comme une plume En haut L'écume danse le soleil Alors l'émoi me prend par la taille Descente à pic Jusqu'à l'orteil un frisson court Oiseau des îles Le désir me perd par les membres Tout retourne à son élément Mensonge Ici le dormeur fait gémir le sommier Les cartes brouillées Les cartes d'images Dans le Hall de la galerie des Machines les mains fardées pour l'amour les mannequins passent d'un air prétentieux comme pendant un steeple-chase Les pianos de l'Æolian Company assurent le succès de la fête Les mendiants apportent tout leur or pour assister au spectacle On a dépensé sans compter et personne ne songe plus au lendemain Personne excepté l'ibis lumineux suspendu par erreur au plafond en guise de lustre La lumière tombe d'aplomb sur les paupières Dans la chambre nue à dessein DEBOUT L'ombre recule et le dessin du papier sur les murs se met à grimacer des visages bourgeois La vie le repas froid commence Le plus dur les pieds sur les planches et la glace renvoie une figure longue Un miracle d'éponge et de bleu de lessive La cuvette et le jour Ellipse qu'on ferme d'une main malhabile Les objets de toilette Je ne sais plus leur noms trop tendres à mes lèvres Le pot à eau si lourd La houppe charmante Le prestige inouï de l'alcool de menthe Le souffle odorant de l'amour Le miroir ce matin me résume le monde Pièce ébauchée Le regard monte et suit le geste des bras qui s'achève en linge en pitié Mon portrait me fixe et dit Songe sans en mourir au gagne-pain au travail tout le long du jour L'habitude Le pli pris L'habit gris Servitude Une fois par hasard regarde le soleil en face Fais crouler les murs les devoirs Que sais-tu si j'envie être libre et sans place simple reflet peint sur le verre Donc écris À l'étude Faux Latude Et souris que les châles les yeux morts les fards pâles et les corps n'appartiennent qu'aux riches Le tapis déchiré par endroits Le plafond trop voisin Que la vie est étroite Tout de même j'en ai assez Sortira-t-on Je suis à bout Casser cet univers sur le genou ployé Bois sec dont on ferait des flammes singulières Ah taper sur la table à midi que le vin se renverse qu'il submerge les hommes à la mâchoire carrée marteaux pilons Alors se lèveront les poneys les jeunes gens en bande par la main par les villes en promenade pour chanter à bride abattue à gorge déployée comme un drapeau la beauté la seule vertu qui tende encore ses mains pures.
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Chanson : Bonjour, Suzon
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Chanson : Bonjour, Suzon Titre : Chanson : Bonjour, Suzon Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Recueil : Poésies posthumes (1888). Bonjour, Suzon, ma fleur des bois ! Es-tu toujours la plus jolie ? Je reviens, tel que tu me vois, D'un grand voyage en Italie. Du paradis j'ai fait le tour ; J'ai fait des vers, j'ai fait l'amour. Mais que t'importe ? (Bis.) Je passe devant ta maison ; Ouvre ta porte. Bonjour, Suzon ! Je t'ai vue au temps des lilas. Ton coeur joyeux venait d'éclore. Et tu disais : " Je ne veux pas, Je ne veux pas qu'on m'aime encore. " Qu'as-tu fait depuis mon départ ? Qui part trop tôt revient trop tard. Mais que m'importe ? (Bis.) Je passe devant ta maison ; Ouvre ta porte. Bonjour, Suzon !
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L'échelonnement des haies
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : L'échelonnement des haies Titre : L'échelonnement des haies Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Sagesse (1881). L'échelonnement des haies Moutonne à l'infini, mer Claire dans le brouillard clair Qui sent bon les jeunes baies. Des arbres et des moulins Sont légers sur le vert tendre Où vient s'ébattre et s'étendre L'agilité des poulains. Dans ce vague d'un Dimanche Voici se jouer aussi De grandes brebis aussi Douces que leur laine blanche. Tout à l'heure déferlait L'onde, roulée en volutes, De cloches comme des flûtes Dans le ciel comme du lait.
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Mon Dieu m'a dit : Mon fils, il faut m'aimer
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Mon Dieu m'a dit : Mon fils, il faut m'aimer Titre : Mon Dieu m'a dit : Mon fils, il faut m'aimer Poète : Paul Verlaine (1844-1896) I Mon Dieu m'a dit : Mon fils, il faut m'aimer. Tu vois Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne, Et mes pieds offensés que Madeleine baigne De larmes, et mes bras douloureux sous le poids De tes péchés, et mes mains ! Et tu vois la croix, Tu vois les clous, le fiel, l'éponge et tout t'enseigne À n'aimer, en ce monde où la chair règne. Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix. Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même, Mon frère en mon Père, ô mon fils en l'Esprit, Et n'ai-je pas souffert, comme c'était écrit ? N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits, Lamentable ami qui me cherches où je suis ? » II J'ai répondu : Seigneur, vous avez dit mon âme. C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas. Mais vous aimer ! Voyez comme je suis en bas, Vous dont l'amour toujours monte comme la flamme. Vous, la source de paix que toute soif réclame, Hélas ! Voyez un peu mes tristes combats ! Oserai-je adorer la trace de vos pas, Sur ces genoux saignants d'un rampement infâme ? Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements, Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma houle, Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous dont l'amour monte, Ô vous, fontaine calme, amère aux seuls amants De leur damnation, ô vous toute lumière Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière ! III — Il faut m'aimer ! Je suis l'universel Baiser, Je suis cette paupière et je suis cette lèvre Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre Qui t'agite, c'est moi toujours ! il faut oser M'aimer ! Oui, mon amour monte sans biaiser Jusqu'où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre, Et t'emportera, comme un aigle vole un lièvre, Vers des serpolets qu'un ciel cher vient arroser. Ô ma nuit claire ! Ô tes yeux dans mon clair de lune ! Ô ce lit de lumière et d'eau parmi la brune ! Toute celle innocence et tout ce reposoir ! Aime-moi ! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes, Car étant ton Dieu tout-puissant, Je peux vouloir, Mais je ne veux d'abord que pouvoir que tu m'aimes. IV — Seigneur, c'est trop ? Vraiment je n'ose. Aimer qui ? Vous ? Oh ! non ! Je tremble et n'ose. Oh ! vous aimer je n'ose, Je ne veux pas ! Je suis indigne. Vous, la Rose Immense des purs vents de l'Amour, ô Vous, tous Les cœurs des saints, ô vous qui fûtes le Jaloux D'Israël, Vous, la chaste abeille qui se pose Sur la seule fleur d'une innocence mi-close. Quoi, moi, moi, pouvoir Vous aimer. Êtes-vous fous Père, Fils, Esprit ? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche, Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche Et n'a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût. Vue, ouïe, et dans tout son être — hélas ! dans tout Son espoir et dans tout son remords que l'extase D'une caresse où le seul vieil Adam s'embrase ? V — Il faut m'aimer. Je suis ces Fous que tu nommais, Je suis l'Adam nouveau qui mange le vieil homme, Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome, Comme un pauvre rué parmi d'horribles mets. Mon amour est le feu qui dévore à jamais Toute chair insensée, et l'évaporé comme Un parfum, — et c'est le déluge qui consomme En son Ilot tout mauvais germe que je semais. Afin qu'un jour la Croix où je meurs fût dressée Et que par un miracle effrayant de bonté Je t'eusse un jour à moi, frémissant et dompté. Aime. Sors de ta nuit. Aime. C'est ma pensée De toute éternité, pauvre âme délaissée, Que tu dusses m'aimer, moi seul qui suis resté ! VI — Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute. Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant, Ô Justice que la vertu des bons redoute ? Oui, comment ? Car voici que s'ébranle la voûte Où mon cœur creusait son ensevelissement Et que je sens fluer à moi le firmament, Et je vous dis : de vous à moi quelle est la route ? Tendez-moi votre main, que je puisse lever Cette chair accroupie et cet esprit malade. Mais recevoir jamais la céleste accolade. Est-ce possible ? Un jour, pouvoir la retrouver Dans votre sein, sur votre cœur qui fut le nôtre, La place où reposa la tête de l'apôtre ? VII — Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui, Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église, Comme la guêpe vole au lis épanoui. Approche-toi de mon oreille. Épanches-y L'humiliation d'une brave franchise. Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi. Puis franchement et simplement viens à ma table. Et je t'y bénirai d'un repas délectable Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté, Et tu boiras le Vin de la vigne immuable, Dont la force, dont la douceur, dont la bonté Feront germer ton sang à l'immortalité. - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - Puis, va ! Garde une foi modeste en ce mystère D'amour par quoi je suis ta chair et ta raison, Et surtout reviens très souvent dans ma maison, Pour y participer au Vin qui désaltère. Au Pain sans qui la vie est une trahison, Pour y prier mon Père et supplier ma Mère Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre, D'être l'agneau sans cris qui donne sa toison. D'être l'enfant vêtu de lin et d'innocence, D'oublier ton pauvre amour-propre et ton essence, Enfin, de devenir un peu semblable à moi Qui fus, durant les jours d'Hérode et de Pilate Et de Judas et de Pierre, pareil à toi Pour souffrir et mourir d'une mort scélérate ! - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs Si doux qu'ils sont encore d'ineffables délices, Je te ferai goûter sur terre mes prémices, La paix du cœur, l'amour d'être pauvre, et mes soirs — Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice Éternel, et qu'au ciel pieux la lune glisse, Et que sonnent les angélus roses et noirs, En attendant l'assomption dans ma lumière, L'éveil sans fin dans ma charité coutumière, La musique de mes louanges à jamais, Et l'extase perpétuelle et la science. Et d'être en moi parmi l'aimable irradiance De tes souffrances, enfin miennes, que j'aimais ! VIII — Ah ! Seigneur, qu'ai-je ? Hélas ! me voici tout en larmes D'une joie extraordinaire : votre voix Me fait comme du bien et du mal à la fois, Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes. Je ris, je pleure, et c'est comme un appel aux armes D'un clairon pour des champs de bataille où je vois Des anges bleus et blancs portés sur des pavois, Et ce clairon m'enlève en de fières alarmes. J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi. Je suis indigne, mais je sais votre clémence. Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici Plein d'une humble prière, encore qu'un trouble immense Brouille l'espoir que votre voix me révéla, Et j'aspire en tremblant. IX — Pauvre âme, c'est cela !
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Tristesses de la lune
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Tristesses de la lune Titre : Tristesses de la lune Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Sonnet. Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse ; Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins, Qui d'une main distraite et légère caresse Avant de s'endormir le contour de ses seins, Sur le dos satiné des molles avalanches, Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons, Et promène ses yeux sur les visions blanches Qui montent dans l'azur comme des floraisons. Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive, Elle laisse filer une larme furtive, Un poète pieux, ennemi du sommeil, Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, Aux reflets irisés comme un fragment d'opale, Et la met dans son coeur loin des yeux du soleil.
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Aimons toujours ! Aimons encore
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Aimons toujours ! Aimons encore Titre : Aimons toujours ! Aimons encore Poète : Victor Hugo (1802-1885) Aimons toujours ! Aimons encore ! Quand l'amour s'en va, l'espoir fuit. L'amour, c'est le cri de l'aurore, L'amour c'est l'hymne de la nuit. Ce que le flot dit aux rivages, Ce que le vent dit aux vieux monts, Ce que l'astre dit aux nuages, C'est le mot ineffable : Aimons ! L'amour fait songer, vivre et croire. Il a pour réchauffer le coeur, Un rayon de plus que la gloire, Et ce rayon c'est le bonheur ! Aime ! qu'on les loue ou les blâme, Toujours les grand coeurs aimeront : Joins cette jeunesse de l'âme A la jeunesse de ton front ! Aime, afin de charmer tes heures ! Afin qu'on voie en tes beaux yeux Des voluptés intérieures Le sourire mystérieux ! Aimons-nous toujours davantage ! Unissons-nous mieux chaque jour. Les arbres croissent en feuillage ; Que notre âme croisse en amour ! Soyons le miroir et l'image ! Soyons la fleur et le parfum ! Les amants, qui, seuls sous l'ombrage, Se sentent deux et ne sont qu'un ! Les poètes cherchent les belles. La femme, ange aux chastes faveurs, Aime à rafraîchir sous ses ailes Ces grand fronts brûlants et rêveurs. Venez à nous, beautés touchantes ! Viens à moi, toi, mon bien, ma loi ! Ange ! viens à moi quand tu chantes, Et, quand tu pleures, viens à moi ! Nous seuls comprenons vos extases. Car notre esprit n'est point moqueur ; Car les poètes sont les vases Où les femmes versent leur coeurs. Moi qui ne cherche dans ce monde Que la seule réalité, Moi qui laisse fuir comme l'onde Tout ce qui n'est que vanité, Je préfère aux biens dont s'enivre L'orgueil du soldat ou du roi, L'ombre que tu fais sur mon livre Quand ton front se penche sur moi. Toute ambition allumée Dans notre esprit, brasier subtil, Tombe en cendre ou vole en fumée, Et l'on se dit : " Qu'en reste-t-il ? " Tout plaisir, fleur à peine éclose Dans notre avril sombre et terni, S'effeuille et meurt, lis, myrte ou rose, Et l'on se dit : " C'est donc fini ! " L'amour seul reste. Ô noble femme Si tu veux dans ce vil séjour, Garder ta foi, garder ton âme, Garder ton Dieu, garde l'amour ! Conserve en ton coeur, sans rien craindre, Dusses-tu pleurer et souffrir, La flamme qui ne peut s'éteindre Et la fleur qui ne peut mourir !
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À des âmes envolées
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À des âmes envolées Titre : À des âmes envolées Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : L'art d'être grand-père (1877). Ces âmes que tu rappelles, Mon coeur, ne reviennent pas. Pourquoi donc s'obstinent-elles, Hélas ! à rester là-bas ? Dans les sphères éclatantes, Dans l'azur et les rayons, Sont-elles donc plus contentes Qu'avec nous qui les aimions ? Nous avions sous les tonnelles Une maison près Saint-Leu. Comme les fleurs étaient belles ! Comme le ciel était bleu ! Parmi les feuilles tombées, Nous courions au bois vermeil ; Nous cherchions des scarabées Sur les vieux murs au soleil ; On riait de ce bon rire Qu'Éden jadis entendit, Ayant toujours à se dire Ce qu'on s'était déjà dit ; Je contais la Mère l'Oie ; On était heureux, Dieu sait ! On poussait des cris de joie Pour un oiseau qui passait.
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À Climène (II)
Jean de La Fontaine (1621-1695)
Poésie : À Climène (II) Titre : À Climène (II) Poète : Jean de La Fontaine (1621-1695) (Peines causées par un rival.) 1671. Ah ! Clymène, j'ai cru vos yeux trop de légers ; Un seul mot les a fait de langage changer. Mon amour vous déplaît ; je vous nuis, je vous gêne : Que ne me laissiez-vous dissimuler ma peine ? Ne pouvais-je mourir sans que l'on sût pourquoi ? Vouliez-vous qu'un rival pût triompher de moi ? Tandis qu'en vous voyant il goûte des délices, Vous le rendez heureux encor par mes supplices : Il en jouit, Clymène, et vous y consentez ! Vos regards et mes jours par lui seront comptés ! J'ose à peine vous voir ; il vous parle à toute heure ! Honte, dépit, amour, quand faut-il que je meure ? Hélas ! étais-je né pour un si triste sort ? Sont-ce là les plaisirs qui m'attendaient encor ? Vous me deviez, Clymène, une autre destinée. Mais, puisque mon ardeur est par vous condamnée, Le jour m'est ennuyeux, le jour ne m'est plus rien. Qui me consolera ? je fuis tout entretien ; Mon coeur veut s'occuper sans relâche à sa flamme : Voilà comme on vous sert ; on n'a que vous dans l'âme. Devant que sur vos traits j'eusse porté les yeux, Je puis dire que tout me riait sous les cieux. Je n'importunais pas au moins par mes services ; Pour moi le monde entier était plein de délices : J'étais touché des fleurs, des doux sons, des beaux jours ; Mes amis me cherchaient, et parfois mes amours. Que si j'eusse voulu leur donner de la gloire, Phébus m'aimait assez pour avoir lieu de croire Qu'il n'eût en ce besoin osé se démentir ; Je ne l'invoque plus que pour vous divertir. Tous ces biens que j'ai dits n'ont plus pour moi de charmes ; Vous ne m'avez laissé que l'usage des larmes ; Encor me prive-t-on du triste réconfort D'en arroser les mains qui me donnent la mort. Adieu plaisirs, honneurs, louange bien-aimée : Que me sert le vain bruit d'un peu de renommée ? J'y renonce à présent ; ces biens ne m'étaient doux Qu'autant qu'ils me pouvaient rendre digne de vous. Je respire à regret, l'âme m'est inutile ; J'aimerais autant être une cendre infertile Que d'enfermer un coeur par vos traits méprisé : Clymène, il m'est nouveau de le voir refusé. Hier encor, ne pouvant maîtriser mon courage, Je dis sans y penser : " Tout changement soulage ; Amour, viens me guérir par un autre tourment. Non, ne viens pas, Amour, dis-je au même moment Ma cruelle me plaît ; vois ses yeux et sa bouche. Ô dieux ! qu'elle a d'appâts ! qu'elle plaît ! qu'elle touche ! Dis-moi s'il fut jamais rien d'égal dans ta Cour : Ma cruelle me plaît ; non, ne vient pas, Amour. " Ainsi je m'abandonne au charme qui me lie : Les noeuds n'en finiront qu'avec ceux de ma vie. Puissent tous les malheurs s'assembler contre moi, Plutôt que je vous manque un seul moment de foi ! Comme ai-je pu tomber dans une autre pensée ? Un premier mouvement vous a donc offensée ? Punissez-moi, Clymène, et vengez vos appâts ; Avancez, s'il se peut, l'heure de mon trépas. Lorsque je vous rendis ma dernière visite, Votre accueil parut froid, vous fûtes interdite. Clymène, assurément mon amour vous déplaît : Pourquoi donc de ma mort retardez-vous l'arrêt ? Faut-il longtemps souffrir pour l'honneur de vos charmes ? Eh bien ! J'en suis content ; baignez-vous dans mes larmes ; Je suis à vous, Clymène : heureux si quelque jour Je vous plais par ma mort plus que par mon amour !
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Rondalla
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Rondalla Titre : Rondalla Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Enfant aux airs d'impératrice, Colombe aux regards de faucon, Tu me hais, mais c'est mon caprice, De me planter sous ton balcon. Là, je veux, le pied sur la borne, Pinçant les nerfs, tapant le bois, Faire luire à ton carreau morne Ta lampe et ton front à la fois. Je défends à toute guitare De bourdonner aux alentours. Ta rue est à moi : - je la barre Pour y chanter seul mes amours, Et je coupe les deux oreilles Au premier racleur de jambon Qui devant la chambre où tu veilles Braille un couplet mauvais ou bon. Dans sa gaine mon couteau bouge ; Allons, qui veut de l'incarnat ? A son jabot qui veut du rouge Pour faire un bouton de grenat ? Le sang dans les veines s'ennuie, Car il est fait pour se montrer ; Le temps est noir, gare la pluie ! Poltrons, hâtez-vous de rentrer. Sortez, vaillants ! sortez, bravaches ! L'avant-bras couvert du manteau, Que sur vos faces de gavaches J'écrive des croix au couteau ! Qu'ils s'avancent ! seuls ou par bande, De pied ferme je les attends. A ta gloire il faut que je fende Les naseaux de ces capitans. Au ruisseau qui gêne ta marche Et pourrait salir tes pieds blancs, Corps du Christ ! je veux faire une arche Avec les côtes des galants. Pour te prouver combien je t'aime, Dis, je tuerai qui tu voudras : J'attaquerai Satan lui-même, Si pour linceul j'ai tes deux draps. Porte sourde ! - Fenêtre aveugle ! Tu dois pourtant ouïr ma voix ; Comme un taureau blessé je beugle, Des chiens excitant les abois ! Au moins plante un clou dans ta porte : Un clou pour accrocher mon coeur. A quoi sert que je le remporte Fou de rage, mort de langueur ?
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Quand tu me racontes les frasques
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Quand tu me racontes les frasques Titre : Quand tu me racontes les frasques Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Quand tu me racontes les frasques De ta chienne de vie aussi, Mes pleurs tombent gros, lourds, ainsi Que des fontaines dans des vasques, Et mes longs soupirs condolents Se mêlent à tes récits lents. Tu me dis tes amours premières : Fille des champs avec des gars, Puis fille en ville aux fols écarts Et les trahisons coutumières Et mutuelles sans remord Des deux parts et comme d'accord. Tout d'un coup un caprice vite Mûri, par l'us, en passion Sauvage, tel l'humble scion Grandissant en palme subite Qu'agiterait dans quelque vert Paysage un vent du désert. Fidèle, toi, l'autre, infidèle. Toi douloureuse, lâche, enfin Furieuse, soûle du vin Du vice, essorant d'un coup d'aile Ton cœur comme un aigle blessé, Mais sans pouvoir fuir le passé... Je t'écoute, et ma pitié toute. Toute mon admiration, Une indicible affection, Sinon celle d'un pur amour Te vont de moi par quelle route Qui souffrirait, chère, à son tour, Qui souffrira, j'en ai la crainte. Qui souffre déjà, tu le sais, Toi parfois mauvaise à l'excès. Charmante aussi comme une sainte Envers ce moi, bon vieil amant, Le dernier, hein, probablement ?
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Ha ! que je porte et de haine et d'envie
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Ha ! que je porte et de haine et d'envie Titre : Ha ! que je porte et de haine et d'envie Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le second livre des Amours (1556). Ha ! que je porte et de haine et d'envie Au médecin qui vient soir et matin Sans nul propos tâtonner le tétin, Le sein, le ventre et les flancs de m'amie ! Las ! il n'est pas si soigneux de sa vie Comme elle pense, il est méchant et fin : Cent fois le jour ne la vient voir, qu'à fin De voir son sein qui d'aimer le convie. Vous qui avez de sa fièvre le soin, Je vous supplie de me chasser bien loin Ce médecin, amoureux de m'amie, Qui fait semblant de la venir panser : Que plût à Dieu, pour l'en récompenser, Qu'il eût mon mal, et qu'elle fût guérie !
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Le poète et la muse
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Le poète et la muse Titre : Le poète et la muse Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Jadis et naguère (1884). La chambre, as-tu gardé leurs spectres ridicules, Ô pleine de jour sale et de bruits d'araignées, La chambre, as-tu gardé leurs formes désignées Par ces crasses au mur et par quelles virgules ! Ah fi ! Pourtant, chambre en garni qui te recules En ce sec jeu d'optique aux mines renfrognées Du souvenir de trop de choses destinées, Comme ils ont donc regret aux nuits, aux nuits d'Hercules ? Qu'on l'entende comme on voudra, ce n'est pas ça. Vous ne comprenez rien aux choses, bonnes gens Je vous dis que ce n'est pas ce que l'on pensa. Seule, ô chambre qui fuis en cônes affligeants Seule, tu sais ! mais sans doute combien de nuits De noce auront dévirginé leurs nuits depuis !
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À l'obéissance passive (VIII)
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À l'obéissance passive (VIII) Titre : À l'obéissance passive (VIII) Poète : Victor Hugo (1802-1885) VIII. Ô Dieu, puisque voilà ce qu'a fait cette armée, Puisque, comme une porte est barrée et fermée, Elle est sourde à l'honneur, Puisque tous ces soldats rampent sans espérance, Et puisque dans le sang ils ont éteint la France, Votre flambeau, Seigneur ! Puisque la conscience en deuil est sans refuge Puisque le prêtre assis dans la chaire, et le juge D'hermine revêtu, Adorent le succès, seul vrai, seul légitime, Et disent qu'il vaut mieux réussir par le crime, Que choir par la vertu ; Puisque les âmes sont pareilles à des filles ; Puisque ceux-là sont morts qui brisaient les bastilles, Ou bien sont dégradés ; Puisque l'abjection, aux conseils misérables, Sortant de tous les cœurs, fait les bouches semblables Aux égouts débordés ; Puisque l'honneur décroît pendant que César monte ; Puisque dans ce Paris on n'entend plus, ô honte, Que des femmes gémir ; Puisqu'on n'a plus de cœur devant les grandes tâches, Puisque les vieux faubourgs, tremblant comme des lâches Font semblant de dormir, Ô Dieu vivant, mon Dieu ! prêtez-moi votre force, Et, moi qui ne suis rien, j'entrerai chez ce corse Et chez cet inhumain ; Secouant mon vers sombre et plein de votre flamme, J'entrerai là, Seigneur, la justice dans l'âme Et le fouet à la main, Et, retroussant ma manche ainsi qu'un belluaire, Seul, terrible, des morts agitant le suaire Dans ma sainte fureur, Pareil aux noirs vengeurs devant qui l'on se sauve, J'écraserai du pied l'antre et la bête fauve, L'empire et l'empereur ! Jersey, du 7 au 13 janvier 1853.
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À propos d'Horace
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À propos d'Horace Titre : À propos d'Horace Poète : Victor Hugo (1802-1885) Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues ! Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues ! Car, dans votre aplomb grave, infaillible, hébété, Vous niez l'idéal, la grâce et la beauté ! Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles ! Car, avec l'air profond, vous êtes imbéciles ! Car vous enseignez tout, et vous ignorez tout ! Car vous êtes mauvais et méchants ! — Mon sang bout Rien qu'à songer au temps où, rêveuse bourrique, Grand diable de seize ans, j'étais en rhétorique ! Que d'ennuis ! de fureurs ! de bêtises ! — gredins ! — Que de froids châtiments et que de chocs soudains ! « Dimanche en retenue et cinq cents vers d'Horace ! » Je regardais le monstre aux ongles noirs de crasse, Et je balbutiais : « Monsieur... — Pas de raisons ! — Vingt fois l'ode à Plancus et l'épître aux Pisons ! » Or j'avais justement, ce jour là, — douce idée. Qui me faisait rêver d'Armide et d'Haydée, — Un rendez-vous avec la fille du portier. Grand Dieu ! perdre un tel jour ! le perdre tout entier ! Je devais, en parlant d'amour, extase pure ! En l'enivrant avec le ciel et la nature, La mener, si le temps n'était pas trop mauvais, Manger de la galette aux buttes Saint-Gervais ! Rêve heureux ! je voyais, dans ma colère bleue, Tout cet Éden, congé, les lilas, la banlieue, Et j'entendais, parmi le thym et le muguet, Les vagues violons de la mère Saguet ! Ô douleur ! furieux, je montais à ma chambre, Fournaise au mois de juin, et glacière en décembre ; Et, là, je m'écriais : « Horace ! ô bon garçon ! Qui vivais dans le calme et selon la raison, Et qui t'allais poser, dans ta sagesse franche, Sur tout, comme l'oiseau se pose sur la branche, Sans peser, sans rester, ne demandant aux dieux Que le temps de chanter ton chant libre et joyeux ! Tu marchais, écoutant le soir, sous les charmilles, Les rires étouffés des folles jeunes filles, Les doux chuchotements dans l'angle obscur du bois ; Tu courtisais ta belle esclave quelquefois, Myrtale aux blonds cheveux, qui s'irrite et se cabre Comme la mer creusant les golfes de Calabre, Ou bien tu t'accoudais à table, buvant sec Ton vin que tu mettais toi-même en un pot grec. Pégase te soufflait des vers de sa narine ; Tu songeais ; tu faisais des odes à Barine, À Mécène, à Virgile, à ton champ de Tibur, À Chloë, qui passait le long de ton vieux mur, Portant sur son beau front l'amphore délicate. La nuit, lorsque Phœbé devient la sombre Hécate, Les halliers s'emplissaient pour toi de visions ; Tu voyais des lueurs, des formes, des rayons, Cerbère se frotter, la queue entre les jambes, À Bacchus, dieu des vins et père des ïambes ; Silène digérer dans sa grotte, pensif ; Et se glisser dans l'ombre, et s'enivrer, lascif, Aux blanches nudités des nymphes peu vêtues, La faune aux pieds de chèvre, aux oreilles pointues ! Horace, quand grisé d'un petit vin sabin, Tu surprenais Glycère ou Lycoris au bain, Qui t'eût dit, ô Flaccus ! quand tu peignais à Rome Les jeunes chevaliers courant dans l'hippodrome, Comme Molière a peint en France les marquis, Que tu faisais ces vers charmants, profonds, exquis, Pour servir, dans le siècle odieux où nous sommes, D'instruments de torture à d'horribles bonshommes, Mal peignés, mal vêtus, qui mâchent, lourds pédants, Comme un singe une fleur, ton nom entre leurs dents ! Grimauds hideux qui n'ont, tant leur tête est vidée, Jamais eu de maîtresse et jamais eu d'idée ! » Puis j'ajoutais, farouche : « Ô cancres ! qui mettez Une soutane aux dieux de l'éther irrités, Un béguin à Diane, et qui de vos tricornes Coiffez sinistrement les olympiens mornes, Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyez maudits ! Car vous êtes les vieux, les noirs, les engourdis, Car vous êtes l'hiver ; car vous êtes, ô cruches ! L'ours qui va dans les bois cherchant un arbre à ruches, L'ombre, le plomb, la mort, la tombe, le néant ! Nul ne vit près de vous dressé sur son séant ; Et vous pétrifiez d'une haleine sordide Le jeune homme naïf, étincelant, splendide ; Et vous vous approchez de l'aurore, endormeurs ! À Pindare serein plein d'épiques rumeurs, À Sophocle, à Térence, à Plaute, à l'ambroisie, Ô traîtres, vous mêlez l'antique hypocrisie, Vos ténèbres, vos mœurs, vos jougs, vos exeats, Et l'assoupissement des noirs couvents béats ; Vos coups d'ongle rayant tous les sublimes livres, Vos préjugés qui font vos yeux de brouillards ivres, L'horreur de l'avenir, la haine du progrès ; Et vous faites, sans peur, sans pitié, sans regrets, À la jeunesse, aux cœurs vierges, à l'espérance, Boire dans votre nuit ce vieil opium rance ! Ô fermoirs de la bible humaine ! sacristains De l'art, de la science, et des maîtres lointains, Et de la vérité que l'homme aux cieux épèle, Vous changez ce grand temple en petite chapelle ! Guichetiers de l'esprit, faquins dont le goût sûr Mène en laisse le beau ; porte-clefs de l'azur, Vous prenez Théocrite, Eschyle aux sacrés voiles, Tibulle plein d'amour, Virgile plein d'étoiles ; Vous faites de l'enfer avec ces paradis ! » Et ma rage croissant, je reprenais : « Maudits, Ces monastères sourds ! bouges ! prisons haïes ! Oh ! comme on fit jadis au pédant de Veïes, Culotte bas, vieux tigre ! Écoliers ! écoliers ! Accourez par essaims, par bandes, par milliers, Du gamin de Paris au groeculus de Rome, Et coupez du bois vert, et fouaillez-moi cet homme ! Jeunes bouches, mordez le metteur de bâillons ! Le mannequin sur qui l'on drape des haillons À tout autant d'esprit que ce cuistre en son antre, Et tout autant de cœur ; et l'un a dans le ventre Du latin et du grec comme l'autre à du foin. Ah ! je prends Phyllodoce et Xantis à témoin Que je suis amoureux de leurs claires tuniques ; Mais je hais l'affreux tas des vils pédants iniques ! Confier un enfant, je vous demande un peu, À tous ces êtres noirs ! autant mettre, morbleu ! La mouche en pension chez une tarentule ! Ces moines, expliquer Platon, lire Catulle, Tacite racontant le grand Agricola, Lucrèce ! eux, déchiffrer Homère, ces gens-là ! Ces diacres ! ces bedeaux dont le groin renifle ! Crânes d'où sort la nuit, pattes d'où sort la gifle, Vieux dadais à l'air rogue, au sourcil triomphant, Qui ne savent pas même épeler un enfant ! Ils ignorent comment l'âme naît et veut croître. Cela vous a Laharpe et Nonotte pour cloître ! Ils en sont à l'A, B, C, D, du cœur humain ; Ils sont l'horrible Hier qui veut tuer Demain ; Ils offrent à l'aiglon leurs règles d'écrevisses. Et puis ces noirs tessons ont une odeur de vices. Ô vieux pots égueulés des soifs qu'on ne dit pas ! Le pluriel met une S à leurs meâs culpâs, Les boucs mystérieux, en les voyants s'indignent, Et, quand on dit : « Amour ! » terre et cieux ! ils se signent. Leur vieux viscère mort insulte au cœur naissant. Ils le prennent de haut avec l'adolescent, Et ne tolèrent pas le jour entrant dans l'âme Sous la forme pensée ou sous la forme femme. Quand la muse apparaît, ces hurleurs de holà Disent : « Qu'est-ce que c'est que cette folle-là ? » Et, devant ses beautés, de ses rayons accrues, Ils reprennent : « Couleurs dures, nuances crues ; Vapeurs, illusions, rêves ; et quel travers Avez-vous de fourrer l'arc-en-ciel dans vos vers ? » Ils raillent les enfants, ils raillent les poètes ; Ils font aux rossignols leurs gros yeux de chouettes : L'enfant est l'ignorant, ils sont l'ignorantin ; Ils raturent l'esprit, la splendeur, le matin ; Ils sarclent l'idéal ainsi qu'un barbarisme, Et ces culs de bouteille ont le dédain du prisme. » Ainsi l'on m'entendait dans ma geôle crier. Le monologue avait le temps de varier. Et je m'exaspérais, faisant la faute énorme, Ayant raison au fond, d'avoir tort dans la forme. Après l'abbé Tuet, je maudissais Bezout ; Car, outre les pensums où l'esprit se dissout, J'étais alors en proie à la mathématique. Temps sombre ! Enfant ému du frisson poétique, Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mes barreaux, On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux ; On me faisait de force ingurgiter l'algèbre ; On me liait au fond d'un Boisbertrand funèbre ; On me tordait, depuis les ailes jusqu'au bec, Sur l'affreux chevalet des X et des Y ; Hélas ! on me fourrait sous les os maxillaires Le théorème orné de tous ses corollaires ; Et je me débattais, lugubre patient Du diviseur prêtant main-forte au quotient. De là mes cris. Un jour, quand l'homme sera sage, Lorsqu'on n'instruira plus les oiseaux par la cage, Quand les sociétés difformes sentiront Dans l'enfant mieux compris se redresser leur front, Que, des libres essors ayant sondé les règles, On connaîtra la loi de croissance des aigles, Et que le plein midi rayonnera pour tous, Savoir étant sublime, apprendre sera doux. Alors, tout en laissant au sommet des études Les grands livres latins et grecs, ces solitudes Où l'éclair gronde, où luit la mer, où l'astre rit, Et qu'emplissent les vents immenses de l'esprit, C'est en les pénétrant d'explication tendre, En les faisant aimer, qu'on les fera comprendre. Homère emportera dans son vaste reflux L'écolier ébloui ; l'enfant ne sera plus Une bête de somme attelée à Virgile ; Et l'on ne verra plus ce vif esprit agile Devenir, sous le fouet d'un cuistre ou d'un abbé, Le lourd cheval poussif du pensum embourbé. Chaque village aura, dans un temple rustique, Dans la lumière, au lieu du magister antique, Trop noir pour que jamais le jour y pénétrât, L'instituteur lucide et grave, magistrat Du progrès, médecin de l'ignorance, et prêtre De l'idée ; et dans l'ombre on verra disparaître L'éternel écolier et l'éternel pédant. L'aube vient en chantant, et non pas en grondant. Nos fils riront de nous dans cette blanche sphère ; Ils se demanderont ce que nous pouvions faire Enseigner au moineau par le hibou hagard. Alors, le jeune esprit et le jeune regard Se lèveront avec une clarté sereine Vers la science auguste, aimable et souveraine ; Alors, plus de grimoire obscur, fade, étouffant ; Le maître, doux apôtre incliné sur l'enfant, Fera, lui versant Dieu, l'azur et l'harmonie, Boire la petite âme à la coupe infinie. Alors, tout sera vrai, lois, dogmes, droits, devoirs. Tu laisseras passer dans tes jambages noirs Une pure lueur, de jour en jour moins sombre, Ô nature, alphabet des grandes lettres d'ombre ! Paris, mai 1831.
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Prince mort en soldat à cause de la France
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Prince mort en soldat à cause de la France Titre : Prince mort en soldat à cause de la France Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Prince mort en soldat à cause de la France, Âme certes élue, Fier jeune homme si pur tombé plein d'espérance, Je t'aime et te salue ! Ce monde est si mauvais, notre pauvre patrie Va sous tant de ténèbres, Vaisseau désemparé dont l'équipage crie Avec des voix funèbres, Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages Semblent écrits d'avance... Ma jeunesse, élevée aux doctrines sauvages, Détesta ton enfance, Et plus tard, cœur pirate épris des seuls côtes Où la révolte naisse, Mon âge d'homme, noir d'orages et de fautes, Abhorrait ta jeunesse. Maintenant j'aime Dieu dont l'amour et la foudre M'ont fait une âme neuve, Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre, Humble, accepte l'épreuve, J'admire ton destin, j'adore, tout en larmes Pour les pleurs de ta mère, Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes, Comme un héros d'Homère. Et je dis, réservant d'ailleurs mon vœu suprême Au lys de Louis Seize : Napoléon qui fus digne du diadème, Gloire à ta mort française ! Et priez bien pour nous, pour cette France ancienne, Aujourd'hui vraiment « Sire », Dieu qui vous couronna, sur la terre païenne, Bon chrétien, du martyre !
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Qui voudra voir comme un Dieu me surmonte
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Qui voudra voir comme un Dieu me surmonte Titre : Qui voudra voir comme un Dieu me surmonte Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le premier livre des Amours (1552). Qui voudra voir comme un Dieu me surmonte, Comme il m'assaut, comme il se fait vainqueur, Comme il renflamme et renglace mon coeur, Comme il reçoit un honneur de ma honte, Qui voudra voir une jeunesse prompte A suivre en vain l'objet de son malheur, Me vienne voir : il verra ma douleur, Et la rigueur de l'Archer qui me dompte. Il connaîtra combien la raison peut Contre son arc, quand une fois il veut Que notre coeur son esclave demeure : Et si verra que je suis trop, heureux, D'avoir au flanc l'aiguillon amoureux, Plein du venin dont il faut que je meure.
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Hermina
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Hermina Titre : Hermina Poète : Victor Hugo (1802-1885) J'atteignais l'âge austère où l'on est fort en thème, Où l'on cherche, enivré d'on ne sait quel parfum, Afin de pouvoir dire éperdument Je t'aime ! Quelqu'un. J'entrais dans ma treizième année. Ô feuilles vertes ! Jardins ! croissance obscure et douce du printemps ! Et j'aimais Hermina, dans l'ombre. Elle avait, certes, Huit ans. Parfois, bien qu'elle fût à jouer occupée, J'allais, muet, m'asseoir près d'elle, avec ferveur, Et je la regardais regarder sa poupée, Rêveur. Il est une heure étrange où l'on sent l'âme naître ; Un jour, j'eus comme un chant d'aurore au fond du coeur. Soit, pensai-je, avançons, parlons ! c'est l'instant d'être Vainqueur ! Je pris un air profond, et je lui dis : - Minette, Unissons nos destins. Je demande ta main. - Elle me répondit par cette pichenette : - Gamin !
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Le laurier du Generalife
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Le laurier du Generalife Titre : Le laurier du Generalife Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Espana (1845). Dans le Generalife, il est un laurier-rose, Gai comme la victoire, heureux comme l'amour. Un jet d'eau, son voisin, l'enrichit et l'arrose ; Une perle reluit dans chaque fleur éclose, Et le frais émail vert se rit des feux du jour. Il rougit dans l'azur comme une jeune fille ; Ses fleurs, qui semblent vivre, ont des teintes de chair. On dirait, à le voir sous l'onde qui scintille, Une odalisque nue attendant qu'on l'habille, Cheveux en pleurs, au bord du bassin au flot clair. Ce laurier, je l'aimais d'une amour sans pareille ; Chaque soir, près de lui, j'allais me reposer ; A l'une de ses fleurs, bouche humide et vermeille, Je suspendais ma lèvre, et parfois, ô merveille ! J'ai cru sentir la fleur me rendre mon baiser...
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Seigneur, vous m'avez laissé vivre
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Seigneur, vous m'avez laissé vivre Titre : Seigneur, vous m'avez laissé vivre Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Seigneur, vous m'avez laissé vivre Pour m'éprouver jusqu'à la fin. Vous châtiez cette chair ivre, Par la douleur et par la faim ! Et Vous permîtes que le diable Tentât mon âme misérable Comme l'âme forte de Job, Puis Vous m'avez envoyé l'ange Qui gagea le combat étrange Avec le grand aïeul Jacob Mon enfance, elle fut joyeuse : Or je naquis choyé, béni Et je crûs, chair insoucieuse, Jusqu'au temps du trouble infini Qui nous prend comme une tempête, Nous poussant comme par la tête Vers l'abîme et prêts à tomber ; Quant à moi, puisqu'il faut le dire. Mes sens affreux et leur délire Allaient me faire succomber, Quand Vous parûtes, Dieu de grâce Qui savez tout bien arranger, Qui Vous mettez bien à la place, L'auteur et l'ôteur du danger, Vous me punîtes par moi-même D'un supplice cru le suprême (Oui, ma pauvre âme le croyait) Mais qui n'était au fond rien qu'une Perche tendue, ô qu'opportune ! A mon salut qui se noyait. Comprises les dures délices, J'ai marché dans le droit sentier, Y cueillant sous des cieux propices Pleine paix et bonheur entier, Paix de remplir enfin ma tâche, Bonheur de n'être plus un lâche Épris des seules voluptés De l'orgueil et de la luxure, Et cette fleur, l'extase pure Des bons projets exécutés, C'est alors que la mort commence Son œuvre inexpiable ? Non, Mais qui me saisit de démence Bien qu'encor criant Votre nom. L'Ami me meurt, aussi la Mère, Une rancune plus qu'amère Me piétine en ce dur moment Et me cantonne en la misère, Dans la littérale misère, Du froid, et du délaissement ! Tout s'en mêle : la maladie Vient en aide à l'autre fléau. Le guignon, comme un incendie Dans un pays où manque l'eau, Ravage et dévaste ma vie, Traînant à sa suite l'envie, L'ordre, l'obsèque trahison, La sale pitié dérisoire, Jusqu'à cette rumeur de gloire Comme une insulte à la raison ! Ces mystères, je les pénètre ; Tous les mystères, je les connais, Oui, certes, Vous êtes le maître Dont les rigueurs sont les bienfaits. Mais, ô Vous, donnez-moi la force, Donnez, comme à l'arbre l'écorce. Comme l'instinct à l'animal, Donnez à ce cœur votre ouvrage, Seigneur, la force et le courage Pour le bien et contre le mal. Mais, hélas ! je ratiocine Sur mes fautes et mes douleurs, Espèce de mauvais Racine Analysant jusqu'à mes pleurs. Dans ma raison mal assagie, Je fais de la psychologie Au lieu d'être un cœur pénitent Tout simple et tout aimable en somme. Sans plus l'astuce du vieil homme Et sans plus l'orgueil protestant... Je crois en l'Église romaine, Catholique, apostolique et La seule humaine qui nous mène Au but que Jésus indiquait, La seule divine qui porte Notre croix jusques à la porte Des libres cieux enfin ouverts. Qui la porte par vos bras même, O grand Crucifié suprême Donnant pour nous vos maux soufferts. Je crois en la toute-présense, A la messe de Jésus-Christ, Je crois à la toute-puissance Du Sang que pour nous il offrit Et qu'il offre au seul Juge encore Par ce mystère que j'adore Qui fait qu'un homme vain, menteur, Pourvu qu'il porte le vrai signe Qui le consacre entre tous digne, Puisse créer le Créateur. Je confesse la Vierge unique, Reine de la neuve Sion, Portant aux plis de sa tunique La grâce et l'intercession. Elle protège l'innocence, Accueille la résipiscence, Et debout quand tous à genoux, Impêtre le pardon du Père Pour le pécheur qui désespère... Mère du fils, priez pour nous !
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Le voyage manqué
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Le voyage manqué Titre : Le voyage manqué Poète : Évariste de Parny (1753-1814) À M. de F... Abjurant ma douce paresse, J'allais voyager avec toi ; Mais mon cœur reprend sa faiblesse ; Adieu ; tu partiras sans moi. Les baisers de ma jeune amante Ont dérangé tous mes projets. Ses yeux sont plus beaux que jamais ; Sa douleur la rend plus touchante. Elle me serre entre ses bras, Des dieux implore la puissance, Pleure déjà mon inconstance, Se plaint et ne m'écoute pas. À ses reproches, à ses charmes Mon cœur ne sait pas résister. Qui ! moi, je pourrais la quitter ! Moi, j'aurais vu couler ses larmes, Et je ne les essuierais pas ! Périssent les lointains climats Dont le nom causa ses alarmes ! Et toi qui ne peux concevoir Ni les amants, ni leur ivresse ; Toi qui des pleurs d'une maîtresse N'as jamais connu le pouvoir, Pars ; mes vœux te suivront sans cesse. Mais crains d'oublier ta sagesse Aux lieux que tu vas parcourir ; Et défends-toi d'une faiblesse Dont je ne veux jamais guérir.
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Vendanges
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Vendanges Titre : Vendanges Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Jadis et naguère (1884). Les choses qui chantent dans la tête Alors que la mémoire est absente, Écoutez ! c'est notre sang qui chante... Ô musique lointaine et discrète ! Écoutez ! c'est notre sang qui pleure Alors que notre âme s'est enfuie, D'une voix jusqu'alors inouïe Et qui va se taire tout à l'heure. Frère du sang de la vigne rose, Frère du vin de la veine noire, Ô vin, ô sang, c'est l'apothéose ! Chantez, pleurez ! Chassez la mémoire Et chassez l'âme, et jusqu'aux ténèbres Magnétisez nos pauvres vertèbres.
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La sagesse
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : La sagesse Titre : La sagesse Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Ô vous, qui passez comme l'ombre Par ce triste vallon des pleurs, Passagers sur ce globe sombre, Hommes! mes frères en douleurs, Ecoutez : voici vers Solime Un son de la harpe sublime Qui charmait l'écho du Thabor : Sion en frémit sous sa cendre, Et le vieux palmier croit entendre La voix du vieillard de Ségor ! Insensé le mortel qui pense ! Toute pensée est une erreur. Vivez, et mourez en silence ; Car la parole est au Seigneur ! Il sait pourquoi flottent les mondes ; Il sait pourquoi coulent les ondes, Pourquoi les cieux pendent sur nous, Pourquoi le jour brille et s'efface, Pourquoi l'homme soupire et passe : Et vous, mortels, que savez-vous ? Asseyez-vous près des fontaines, Tandis qu'agitant les rameaux, Du midi les tièdes haleines Font flotter l'ombre sur les eaux : Au doux murmure de leurs ondes Exprimez vos grappes fécondes Où rougit l'heureuse liqueur ; Et de main en main sous vos treilles Passez-vous ces coupes vermeilles Pleines de l'ivresse du coeur. Ainsi qu'on choisit une rose Dans les guirlandes de Sârons, Choisissez une vierge éclose Parmi les lis de vos vallons ! Enivrez-vous de son haleine ; Ecartez ses tresses d'ébène, Goûtez les fruits de sa beauté. Vivez, aimez, c'est la sagesse : Hors le plaisir et la tendresse, Tout est mensonge et vanité ! Comme un lis penché par la pluie Courbe ses rameaux éplorés, Si la main du Seigneur vous plie, Baissez votre tête, et pleurez. Une larme à ses pieds versée Luit plus que la perle enchâssée Dans son tabernacle immortel ; Et le coeur blessé qui soupire Rend un son plus doux que la lyre Sous les colonnes de l'autel ! Les astres roulent en silence Sans savoir les routes des cieux ; Le Jourdain vers l'abîme immense Poursuit son cours mystérieux ; L'aquilon, d'une aile rapide, Sans savoir où l'instinct le guide, S'élance et court sur vos sillons ; Les feuilles que l'hiver entasse, Sans savoir où le vent les chasse, Volent en pâles tourbillons ! Et vous, pourquoi d'un soin stérile Empoisonner vos jours bornés ? Le jour présent vaut mieux que mille Des siècles qui ne sont pas nés. Passez, passez, ombres légères, Allez où sont allés vos pères, Dormir auprès de vos aïeux. De ce lit où la mort sommeille, On dit qu'un jour elle s'éveille Comme l'aurore dans les cieux !
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Vers en assonances
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Vers en assonances Titre : Vers en assonances Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Chair (1896). Les variations normales De l'esprit autant que du cœur, En somme, témoignent peu mal En dépit de tel qui s'épeure, Parlent par contre, contre tel Qui s'effraierait au nom du monde Et déposent pour tel ou telle Qui virent ou dansent en rond... Que vient faire l'hypocrisie Avec tout son dépit amer Pour nuire au cœur vraiment choisi, À l'Âme exquisément sincère Qui se donne et puis se reprend En toute bonne foi divine, Que d'elle, se vendre et se rendre Plus odieuse avec son spleen. Que la faute qu'elle dénonce, Et qu'au fait, glorifier, Plutôt, en outre, hic et nunc, L'esprit altier et l'âme fière !
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Dernier vœu
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Dernier vœu Titre : Dernier vœu Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Émaux et Camées (1852). Voilà longtemps que je vous aime : - L'aveu remonte à dix-huit ans ! - Vous êtes rose, je suis blême ; J'ai les hivers, vous les printemps. Des lilas blancs de cimetière Prés de mes tempes ont fleuri ; J'aurai bientôt la touffe entière Pour ombrager mon front flétri. Mon soleil pâli qui décline Va disparaître à l'horizon, Et sur la funèbre colline Je vois ma dernière maison. Oh ! que de votre lèvre il tombe Sur ma lèvre un tardif baiser, Pour que je puisse dans ma tombe, Le coeur tranquille, reposer !
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À ceux qu'on foule aux pieds
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À ceux qu'on foule aux pieds Titre : À ceux qu'on foule aux pieds Poète : Victor Hugo (1802-1885) (Extrait) Ce n'est pas le canon du noir vendémiaire, Ni les boulets de juin, ni les bombes de mai, Qui font la haine éteinte et l'ulcère fermé. Moi, pour aider le peuple à résoudre un problème, Je me penche vers lui. Commencement : je l'aime. Le reste vient après. Oui, je suis avec vous, J'ai l'obstination farouche d'être doux, Ô vaincus, et je dis : Non, pas de représailles ! Ô mon vieux coeur pensif, jamais tu ne tressailles Mieux que sur l'homme en pleurs, et toujours tu vibras Pour des mères ayant leurs enfants dans les bras. Quand je pense qu'on a tué des femmes grosses, Qu'on a vu le matin des mains sortir des fosses, Ô pitié ! quand je pense à ceux qui vont partir ! Ne disons pas : Je fus proscrit, je fus martyr. Ne parlons pas de nous devant ces deuils terribles ; De toutes les douleurs ils traversent les cribles ; Ils sont vannés au vent qui les emporte, et vont Dans on ne sait quelle ombre au fond du ciel profond. Où ? qui le sait ? leurs bras vers nous en vain se dressent. Oh ! ces pontons sur qui j'ai pleuré reparaissent, Avec leurs entreponts où l'on expire, ayant Sur soi l'énormité du navire fuyant ! On ne peut se lever debout ; le plancher tremble ; On mange avec les doigts au baquet tous ensemble, On boit l'un après l'autre au bidon, on a chaud, On a froid, l'ouragan tourmente le cachot ; L'eau gronde, et l'on ne voit, parmi ces bruits funèbres, Qu'un canon allongeant son cou dans les ténèbres. Je retombe en ce deuil qui jadis m'étouffait. Personne n'est méchant, et que de mal on fait !
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Le refroidissement
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Le refroidissement Titre : Le refroidissement Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Recueil : Poésies érotiques (1778). Ils ne sont plus ces jours délicieux, Où mon amour respectueux et tendre À votre cœur savait se faire entendre, Où vous m'aimiez, où nous étions heureux. Vous adorer, vous le dire, et vous plaire, Sur vos désirs régler tous mes désirs, C'était mon sort ; j'y bornais mes plaisirs. Aimé de vous, quels vœux pouvais-je faire ? Tout est changé : quand je suis près de vous, Triste et sans voix, vous n'avez rien à dire ; Si quelquefois je tombe à vos genoux, Vous m'arrêtez avec un froid sourire, Et dans vos yeux s'allume le courroux. Il fut un temps, vous l'oubliez peut-être ? Où j'y trouvais cette molle langueur, Ce tendre feu que le désir fait naître, Et qui survit au moment du bonheur. Tout est changé, tout, excepté mon cœur !
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Comme aux âges naïfs
Émile Verhaeren (1855-1916)
Poésie : Comme aux âges naïfs Titre : Comme aux âges naïfs Poète : Émile Verhaeren (1855-1916) Comme aux âges naïfs, je t'ai donné mon coeur, Ainsi qu'une ample fleur, Qui s'ouvre pure et belle aux heures de rosée ; Entre ses plis mouillés ma bouche s'est posée. La fleur, je la cueillis avec des doigts de flamme, Ne lui dis rien : car tous les mots sont hasardeux C'est à travers les yeux que l'âme écoute une âme. La fleur qui est mon coeur et mon aveu, Tout simplement, à tes lèvres confie Qu'elle est loyale et claire et bonne, et qu'on se fie Au vierge amour, comme un enfant se fie à Dieu. Laissons l'esprit fleurir sur les collines En de capricieux chemins de vanité, Et faisons simple accueil à la sincérité Qui tient nos deux coeurs vrais en ses mains cristallines Et rien n'est beau comme une confession d'âmes L'un à l'autre, le soir, lorsque la flamme Des incomparables diamants Brûle comme autant d'yeux Silencieux Le silence des firmaments.
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Le faisan doré
Auguste Angellier (1848-1911)
Poésie : Le faisan doré Titre : Le faisan doré Poète : Auguste Angellier (1848-1911) Quand le Faisan doré courtise sa femelle, Et fait, pour l'éblouir, la roue, il étincelle De feux plus chatoyants qu'un oiseau de vitrail. Dressant sa huppe d'or, hérissant son camail Couleur d'aube et zébré de rayures d'ébène, Gonflant suri plastron rouge ardent, il se promène, Chaque aile soulevée, en hautaines allures ; Son plumage s'emplit de lueurs, les marbrures De son col vert bronzé, l'ourlet d'or de ses pennes, L'incarnat de son dos, les splendeurs incertaines De sa queue où des grains serrés de vermillon Sont alternés avec des traits noirs sur un fond De riche, somptueuse et lucide améthyste, Tout s'allume, tout luit... ... Et, sur ces yeux muants de claires pierreries S'unissant, se brisant en des joailleries Que sertissent le bronze et l'acier, et l'argent, Court encore un frisson d'or mobile et changeant, Qui naît, s'étale, fuit, se rétrécit, tressaille, Éclate, glisse, meurt, coule, ondule, s'écaille, S'écarte en lacis d'or, en plaques d'or s'éploie, Palpite, s'alanguit, se disperse, poudroie, Et d'un insaisissable et féerique réseau Enveloppe le corps enflammé de l'oiseau.
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Pourquoi triste, ô mon âme
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Pourquoi triste, ô mon âme Titre : Pourquoi triste, ô mon âme Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Pourquoi triste, ô mon âme Triste jusqu'à la mort, Quand l'effort te réclame, Quand le suprême effort Est là qui te réclame ? Ah, tes mains que tu tords Au lieu d'être à la tâche, Tes lèvres que tu mords Et leur silence lâche, Et tes yeux qui sont morts ! N'as-tu pas l'espérance De la fidélité, Et, pour plus d'assurance Dans la sécurité, N'as-tu pas la souffrance ? Mais chasse le sommeil Et ce rêve qui pleure. Grand jour et plein soleil ! Vois, il est plus que l'heure : Le ciel bruit vermeil, Et la lumière crue Découpant d'un trait noir Toute chose apparue Te montre le Devoir Et sa forme bourrue. Marche à lui vivement, Tu verras disparaître Tout aspect inclément De sa manière d'être, Avec l'éloignement. C'est le dépositaire Qui te garde un trésor D'amour et de mystère, Plus précieux que l'or, Plus sûr que rien sur terre, Les biens qu'on ne voit pas, Toute joie inouïe, Votre paix, saints combats, L'extase épanouie Et l'oubli d'ici-bas, Et l'oubli d'ici-bas !
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L'horloge
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : L'horloge Titre : L'horloge Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Vulnerant omnes, ultima necat. La voiture fit halte à l'église d'Urrugne, Nom rauque, dont le son à la rime répugne, Mais qui n'en est pas moins un village charmant, Sur un sol montueux perché bizarrement. C'est un bâtiment pauvre, en grosses pierres grises, Sans archanges sculptés, sans nervures ni frises, Qui n'a pour ornement que le fer de sa croix, Une horloge rustique et son cadran de bois, Dont les chiffres romains, épongés par la pluie, Ont coulé sur le fond que nul pinceau n'essuie. Mais sur l'humble cadran regardé par hasard, Comme les mots de flamme aux murs de Balthazar, Comme l'inscription de la porte maudite, En caractères noirs une phrase est écrite ; Quatre mots solennels, quatre mots de latin, Où tout homme en passant peut lire son destin : " Chaque heure fait sa plaie et la dernière achève ! " Oui, c'est bien vrai, la vie est un combat sans trêve, Un combat inégal contre un lutteur caché, Qui d'aucun de nos coups ne peut être touché ; Et dans nos coeurs criblés, comme dans une cible, Tremblent les traits lancés par l'archer invisible. Nous sommes condamnés, nous devons tous périr ; Naître, c'est seulement commencer à mourir, Et l'enfant, hier encor chérubin chez les anges, Par le ver du linceul est piqué sous ses langes. Le disque de l'horloge est le chant du combat, Où la mort de sa faux par milliers nous abat ; La Mort, rude jouteur qui suffit pour défendre L'éternité de Dieu, qu'on voudrait bien lui prendre. Sur le grand cheval pâle, entrevu par saint Jean, Les Heures, sans repos, parcourent le cadran ; Comme ces inconnus des chants du Moyen Age, Leurs casques sont fermés sur leur sombre visage, Et leurs armes d'acier deviennent tour à tour Noires comme la nuit, blanches comme le jour. Chaque soeur à l'appel de la cloche s'élance, Prend aussitôt l'aiguille ouvrée en fer de lance, Et toutes, sans pitié, nous piquent en passant, Pour nous tirer du coeur une perle de sang, Jusqu'au jour d'épouvante où paraît la dernière Avec le sablier et la noire bannière ; Celle qu'on n'attend pas, celle qui vient toujours, Et qui se met en marche au premier de nos jours ! Elle va droit à vous, et, d'une main trop sûre, Vous porte dans le flanc la suprême blessure, Et remonte à cheval, après avoir jeté Le cadavre au néant, l'âme à l'éternité !
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Ce beau corail, ce marbre qui soupire
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Ce beau corail, ce marbre qui soupire Titre : Ce beau corail, ce marbre qui soupire Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le premier livre des Amours (1552). Ce beau corail, ce marbre qui soupire Et cet ébène ornement du sourcil, Et cet albâtre en voûte raccourci, Et ces saphirs, ce jaspe et ce porphyre, Ces diamants, ces rubis qu'un Zéphyre Tient animés d'un soupir adouci, Et ces oeillets, et ces roses aussi, Et ce fin or, où l'or même se mire, Me sont au coeur en si profond émoi, Qu'un autre objet ne se présente à moi, Sinon, le beau de leur beau que j'adore, Et le plaisir qui ne se peut passer De les songer, penser et repenser, Songer, penser et repenser encore.
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La vie profonde
Anna de Noailles (1876-1933)
Poésie : La vie profonde Titre : La vie profonde Poète : Anna de Noailles (1876-1933) Recueil : Le cœur innombrable (1901). Être dans la nature ainsi qu'un arbre humain, Étendre ses désirs comme un profond feuillage, Et sentir, par la nuit paisible et par l'orage, La sève universelle affluer dans ses mains. Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face, Boire le sel ardent des embruns et des pleurs, Et goûter chaudement la joie et la douleur Qui font une buée humaine dans l'espace. Sentir, dans son cœur vif, l'air, le feu et le sang Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre ; — S'élever au réel et pencher au mystère, Être le jour qui monte et l'ombre qui descend. Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise, Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l'eau, Et comme l'aube claire appuyée au coteau Avoir l'âme qui rêve, au bord du monde assise...
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À un myrte
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : À un myrte Titre : À un myrte Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Recueil : Poésies érotiques (1778). Bel arbre, je viens effacer Ces noms gravés sur ton écorce, Qui par un amoureux divorce Se reprennent pour se laisser. Ne parle plus d'Éléonore ; Rejette ces chiffres menteurs ; Le temps a désuni les cœurs Que ton écorce unit encore.
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Je n'ay plus que les os, un Schelette je semble
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Je n'ay plus que les os, un Schelette je semble Titre : Je n'ay plus que les os, un Schelette je semble Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Derniers vers (1586). Je n'ay plus que les os, un Schelette je semble, Decharné, denervé, demusclé, depoulpé, Que le trait de la mort sans pardon a frappé, Je n'ose voir mes bras que de peur je ne tremble. Apollon et son filZ deux grans maistres ensemble, Ne me sçauroient guerir, leur mestier m'a trompé, Adieu plaisant soleil, mon oeil est estoupé, Mon corps s'en va descendre où tout se desassemble. Quel amy me voyant en ce point despouillé Ne remporte au logis un oeil triste et mouillé, Me consolant au lict et me baisant la face, En essuiant mes yeux par la mort endormis ? Adieu chers compaignons, adieu mes chers amis, Je m'en vay le premier vous preparer la place.
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Les plaintes d'un Icare
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Les plaintes d'un Icare Titre : Les plaintes d'un Icare Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Les amants des prostituées Sont heureux, dispos et repus ; Quant à moi, mes bras sont rompus Pour avoir étreint des nuées. C'est grâce aux astres nonpareils, Qui tout au fond du ciel flamboient, Que mes yeux consumés ne voient Que des souvenirs de soleils. En vain j'ai voulu de l'espace Trouver la fin et le milieu ; Sous je ne sais quel oeil de feu Je sens mon aile qui se casse ; Et brûlé par l'amour du beau, Je n'aurai pas l'honneur sublime De donner mon nom à l'abîme Qui me servira de tombeau.
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Un voyage à Cythère
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Un voyage à Cythère Titre : Un voyage à Cythère Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux Et planait librement à l'entour des cordages ; Le navire roulait sous un ciel sans nuages, Comme un ange enivré d'un soleil radieux. Quelle est cette île triste et noire ? - C'est Cythère, Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons, Eldorado banal de tous les vieux garçons. Regardez, après tout, c'est une pauvre terre. - Ile des doux secrets et des fêtes du coeur ! De l'antique Vénus le superbe fantôme Au-dessus de tes mers plane comme un arôme, Et charge les esprits d'amour et de langueur. Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses, Vénérée à jamais par toute nation, Où les soupirs des coeurs en adoration Roulent comme l'encens sur un jardin de roses Ou le roucoulement éternel d'un ramier ! - Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres, Un désert rocailleux troublé par des cris aigres. J'entrevoyais pourtant un objet singulier ! Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères, Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs, Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs, Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ; Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches, Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches, Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès. De féroces oiseaux perchés sur leur pâture Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr, Chacun plantant, comme un outil, son bec impur Dans tous les coins saignants de cette pourriture ; Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses, Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices, L'avaient à coups de bec absolument châtré. Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes, Le museau relevé, tournoyait et rôdait ; Une plus grande bête au milieu s'agitait Comme un exécuteur entouré de ses aides. Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau, Silencieusement tu souffrais ces insultes En expiation de tes infâmes cultes Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau. Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes ! Je sentis, à l'aspect de tes membres flottants, Comme un vomissement, remonter vers mes dents Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ; Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher, J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires Des corbeaux lancinants et des panthères noires Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair. - Le ciel était charmant, la mer était unie ; Pour moi tout était noir et sanglant désormais, Hélas ! et j'avais, comme en un suaire épais, Le coeur enseveli dans cette allégorie. Dans ton île, ô Vénus ! je n'ai trouvé debout Qu'un gibet symbolique où pendait mon image... - Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût !
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Ciel brouillé
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Ciel brouillé Titre : Ciel brouillé Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). On dirait ton regard d'une vapeur couvert ; Ton oeil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert ?) Alternativement tendre, rêveur, cruel, Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel. Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés, Qui font se fondre en pleurs les coeurs ensorcelés, Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord, Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort. Tu ressembles parfois à ces beaux horizons Qu'allument les soleils des brumeuses saisons... Comme tu resplendis, paysage mouillé Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé ! Ô femme dangereuse, ô séduisants climats ! Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas, Et saurai-je tirer de l'implacable hiver Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ?
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Grotesques
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Grotesques Titre : Grotesques Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Leurs jambes pour toutes montures, Pour tous biens l'or de leurs regards, Par le chemin des aventures Ils vont haillonneux et hagards. Le sage, indigné, les harangue ; Le sot plaint ces fous hasardeux ; Les enfants leur tirent la langue Et les filles se moquent d'eux. C'est qu'odieux et ridicules, Et maléfiques en effet, Ils ont l'air, sur les crépuscules, D'un mauvais rêve que l'on fait ; C'est que, sur leurs aigres guitares Crispant la main des libertés, Ils nasillent des chants bizarres, Nostalgiques et révoltés ; C'est enfin que dans leurs prunelles Rit et pleure - fastidieux - L'amour des choses éternelles, Des vieux morts et des anciens dieux ! - Donc, allez, vagabonds sans trêves, Errez, funestes et maudits, Le long des gouffres et des grèves, Sous l'oeil fermé des paradis ! La nature à l'homme s'allie Pour châtier comme il le faut L'orgueilleuse mélancolie Qui vous fait marcher le front haut, Et, vengeant sur vous le blasphème Des vastes espoirs véhéments, Meurtrit votre front anathème Au choc rude des éléments. Les juins brûlent et les décembres Gèlent votre chair jusqu'aux os, Et la fièvre envahit vos membres, Qui se déchirent aux roseaux. Tout vous repousse et tout vous navre, Et quand la mort viendra pour vous, Maigre et froide, votre cadavre Sera dédaigné par les loups !
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Quand je cause avec toi
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Quand je cause avec toi Titre : Quand je cause avec toi Poète : Paul Verlaine (1844-1896) « Quand je cause avec toi paisiblement, Ce m’est vraiment charmant, tu causes si paisiblement ! Quand je dispute et te fais des reproches, Tu disputes, c’est drôle, et me fais aussi des reproches. S’il m’arrive, hélas ! d’un peu te tromper, misère ! tu cours la ville afin de me tromper. Et si je suis depuis des temps fidèle, Tu me restes, durant juste tous ces temps-là, fidèle. Suis-je heureux, tu te montres plus heureuse Encore, et je suis plus heureux, d’enfin ! te voir heureuse. Pleuré-je, tu pleures à mon côté. Suis-je pressant, tu viens bien gentiment de mon côté. Quand je me pâme, lors tu te pâmes. Et je me pâme plus de sentir qu’aussi tu te pâmes. Ah ! dis quand je mourrai, mourras-tu, toi ? » Elle : « Comme je t’aimais mieux, je mourrai plus que toi. » ... Et je me réveillai de ce colloque Hélas ! C’était un rêve (un rêve ou bien quoi ?) ce colloque.
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Le Ciel ne veut, Dame, que je jouisse
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Le Ciel ne veut, Dame, que je jouisse Titre : Le Ciel ne veut, Dame, que je jouisse Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le premier livre des Amours (1552). Le Ciel ne veut, Dame, que je jouisse De ce doux bien que dessert mon devoir ; Aussi ne veux-je, et ne me plaît d'avoir Sinon du mal en vous faisant service. Puisqu'il vous plaît, que pour vous je languisse, Je suis heureux, et ne puis recevoir Plus grand honneur, qu'en mourant, de me voir Faire à vos yeux de mon coeur sacrifice. Donc si ma main, malgré moi, quelquefois De l'amour chaste outrepasse les lois, Dans votre sein cherchant ce qui m'embraise, Punissez-la du foudre de vos yeux, Et la brûlez : car j'aime beaucoup mieux Vivre sans main, que ma main vous déplaise.
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Plan d'études
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Plan d'études Titre : Plan d'études Poète : Évariste de Parny (1753-1814) De vos projets je blâme l'imprudence : Trop de savoir dépare la beauté. Ne perdez point votre aimable ignorance, Et conservez cette naïveté Qui vous ramène aux jeux de votre enfance. Le dieu du goût vous donna des leçons Dans l'art chéri qu'inventa Terpsichore ; Un tendre amant vous apprit les chansons Qu'on chante à Gnide ; et vous savez encore Aux doux accents de votre voix sonore De la guitare entremêler les sons. Des préjugés repoussant l'esclavage, Conformez-vous à ma religion ; Soyez païenne ; on doit l'être à votre âge. Croyez au dieu qu'on nommait Cupidon. Ce dieu charmant prêche la tolérance, Et permet tout, excepté l'inconstance. N'apprenez point ce qu'il faut oublier, Et des erreurs de la moderne histoire Ne chargez point votre faible mémoire. Mais dans Ovide il faut étudier Des premiers temps l'histoire fabuleuse, Et de Paphos la chronique amoureuse. Sur cette carte où l'habile graveur Du monde entier resserra l'étendue, Ne cherchez point quelle rive inconnue Voit l'Ottoman fuir devant son vainqueur : Mais connaissez Amathonte, Idalie, Les tristes bords par Léandre habités, Ceux où Didon a terminé sa vie, Et de Tempé les Talions enchantés. Égarez-vous dans le pays des fables ; N'ignorez point les divers changements Qu'ont éprouvés ces lieux jadis aimables : Leur nom toujours sera cher aux amants. Voilà l'étude amusante et facile Qui doit parfois occuper vos loisirs, Et précéder l'heure de nos plaisirs ; Mais la science est pour vous inutile. Vous possédez le talent de charmer ; Vous saurez tout quand vous saurez aimer.
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Le flacon
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le flacon Titre : Le flacon Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Il est de forts parfums pour qui toute matière Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre. En ouvrant un coffret venu de l'Orient Dont la serrure grince et rechigne en criant, Ou dans une maison déserte quelque armoire Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire, Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, D'où jaillit toute vive une âme qui revient. Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres, Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres, Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or. Voilà le souvenir enivrant qui voltige Dans l'air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ; Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire, Où, Lazare odorant déchirant son suaire, Se meut dans son réveil le cadavre spectral D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral. Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé, Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé, Je serai ton cercueil, aimable pestilence ! Le témoin de ta force et de ta virulence, Cher poison préparé par les anges ! Liqueur Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !
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Puis, déjà très anciens
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Puis, déjà très anciens Titre : Puis, déjà très anciens Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Bonheur (1891). Puis, déjà très anciens, Des songes de souvenirs, Si doux nécromanciens D'encor pires avenirs : Une fille, presque enfant, Quasi zézayante un peu, Dont on s'éprit en rêvant, Et qu'on aima dans le bleu. Mains qu'on baisa que souvent Bouche aussi, cheveux aussi ! C'était l'âge triomphant Sans feintise et sans souci. Puis on eut tous les deux tort, Mais l'autre n'en convient pas. Et si c'est pour l'un la mort, Pour l'autre c'est le trépas. Montrez-vous, Dieu de douceur, Fût-ce au suprême moment, Pour qu'aussi l'âme, ma sœur, Revive éternellement.
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Baraques de la foire
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Baraques de la foire Titre : Baraques de la foire Poète : Victor Hugo (1802-1885) Lion ! J'étais pensif, ô bête prisonnière, Devant la majesté de ta grave crinière ; Du plafond de ta cage elle faisait un dais. Nous songions tous les deux, et tu me regardais. Ton regard était beau, lion. Nous autres hommes, Le peu que nous faisons et le rien que nous sommes, Emplit notre pensée, et dans nos regards vains Brillent nos plans chétifs que nous croyons divins, Nos vœux, nos passions que notre orgueil encense, Et notre petitesse, ivre de sa puissance ; Et, bouffis d'ignorance ou gonflés de venin, Notre prunelle éclate et dit : « Je suis ce nain ! » Nous avons dans nos yeux notre moi misérable. Mais la bête qui vit sous le chêne et l'érable, Qui paît le thym, ou fuit dans les halliers profonds, Qui dans les champs, où nous, hommes, nous étouffons, Respire, solitaire, avec l'astre et la rose, L'être sauvage, obscur et tranquille qui cause Avec la roche énorme et les petites fleurs, Qui, parmi les vallons et les sources en pleurs, Plonge son mufle roux aux herbes non foulées, La brute qui rugit sous les nuits constellées, Qui rêve et dont les pas fauves et familiers De l'antre formidable ébranlent les piliers, Et qui se sent à peine en ces profondeurs sombres, A sous son fier sourcil les monts, les vastes ombres, Les étoiles, les prés, le lac serein, les cieux, Et le mystère obscur des bois silencieux, Et porte en son œil calme, où l'infini commence, Le regard éternel de la nature immense. Juin 1842.
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Un cœur
Auguste Angellier (1848-1911)
Poésie : Un cœur Titre : Un cœur Poète : Auguste Angellier (1848-1911) Recueil : Le chemin des saisons (1903). Sitôt que j'eus le franc usage de mon cœur, Je le mis en des mains qui s'ouvraient pour le prendre ; C'étaient de douces mains, si belles de blancheur, Dont le toucher était délicieux et tendre. Heureux et frémissant de les sentir sur lui. Mon cœur, comme un oiseau, resta dans leur caresse ; Les vents n'ont parfumé, le clair soleil n'a lui Qu'à travers leur tiédeur de nid et leur mollesse. Mais, un jour, ces deux mains aux fins doigts cerclés d'or, Devinrent brusquement glaciales et roides, Et, le serrant toujours par un dernier effort, Se crispèrent sur lui dans des étreintes froides.
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Perspective
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Perspective Titre : Perspective Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Espana (1845). Sur le Guadalquivir, en sortant de Séville, Quand l'oeil à l'horizon se tourne avec regret, Les dômes, les clochers font comme une forêt : A chaque tour de roue il surgit une aiguille. D'abord la Giralda, dont l'angle d'or scintille, Rose dans le ciel bleu darde son minaret ; La cathédrale énorme à son tour apparaît Par-dessus les maisons, qui vont à sa cheville. De près, l'on n'aperçoit que des fragments d'arceaux : Un pignon biscornu, l'angle d'un mur maussade Cache la flèche ouvrée et la riche façade. Grands hommes, obstrués et masqués par les sots, Comme les hautes tours sur les toits de la ville, De loin vos fronts grandis montent dans l'air tranquille !
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Le puits mystérieux
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Le puits mystérieux Titre : Le puits mystérieux Poète : Théophile Gautier (1811-1872) À travers la forêt de folles arabesques Que le doigt du sommeil trace au mur de mes nuits, Je vis, comme l'on voit les Fortunes des fresques, Un jeune homme penché sur la bouche d'un puits. Il jetait, par grands tas, dans cette gueule noire Perles et diamants, rubis et sequins d'or, Pour faire arriver l'eau jusqu'à sa lèvre, et boire ; Mais le flot flagellé ne montait pas encore. Hélas ! Que d'imprudents s'en vont aux puits, sans corde, Sans urne pour puiser le cristal souterrain, Enfouir leur trésor afin que l'eau déborde, Comme fit le corbeau dans le vase d'airain ! Hélas ! Et qui n'a pas, épris de quelque femme, Pour faire monter l'eau du divin sentiment, Jeté l'or de son cœur au puits sans fond d'une âme, Sur l'abîme muet penché stupidement !
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Je l'aime d'amour profond
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Je l'aime d'amour profond Titre : Je l'aime d'amour profond Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Élégie VI. Nuit et jour, malgré moi, lorsque je suis loin d'elle, A ma pensée ardente un souvenir fidèle La ramène ; — il me semble ouïr sa douce voix Comme le chant lointain d'un oiseau ; je la vois Avec son collier d'or, avec sa robe blanche, Et sa ceinture bleue, et la fraîche pervenche De son chapeau de paille, et le sourire lin Qui découvre ses dents de perle, — telle enfin Que je la vis un soir dans ce bois de vieux ormes Qui couvrent le chemin de leurs ombres difformes ; Et je l'aime d'amour profond : car ce n'est pas Une femme au teint pâle, et mesurant ses pas Au regard nuagé de langueur, une Anglaise Morne comme le ciel de Londres, qui se plaise La tête sur sa main à rêver longuement, A lire Grandisson et Werther, non vraiment ; Mais une belle enfant inconstante et frivole, Qui ne rêve jamais ; une brune créole Aux grands sourcils arqués; aux longs yeux de velours Dont les regards furtifs vous poursuivent toujours ; A la taille élancée, à la gorge divine, Que sous les plis du lin la volupté devine.
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À l'obéissance passive (I)
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À l'obéissance passive (I) Titre : À l'obéissance passive (I) Poète : Victor Hugo (1802-1885) I. Ô soldats de l'an deux ! ô guerres ! épopées ! Contre les rois tirant ensemble leurs épées, Prussiens, autrichiens, Contre toutes les Tyrs et toutes les Sodomes, Contre le czar du nord, contre ce chasseur d'hommes Suivi de tous ses chiens, Contre toute l'Europe avec ses capitaines, Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines, Avec ses cavaliers, Tout entière debout comme une hydre vivante, Ils chantaient, ils allaient, l'âme sans épouvante Et les pieds sans souliers ! Au levant, au couchant, partout, au sud, au pôle, Avec de vieux fusils sonnant sur leur épaule, Passant torrents et monts, Sans repos, sans sommeil, coudes percés, sans vivres, Ils allaient, fiers, joyeux, et soufflant dans des cuivres Ainsi que des démons ! La Liberté sublime emplissait leurs pensées. Flottes prises d'assaut, frontières effacées Sous leur pas souverain, Ô France, tous les jours, c'était quelque prodige, Chocs, rencontres, combats ; et Joubert sur l'Adige, Et Marceau sur le Rhin ! On battait l'avant-garde, on culbutait le centre ; Dans la pluie et la neige et de l'eau jusqu'au ventre, On allait ! en avant ! Et l'un offrait la paix, et l'autre ouvrait ses portes, Et les trônes, roulant comme des feuilles mortes, Se dispersaient au vent ! Oh ! que vous étiez grands au milieu des mêlées, Soldats ! L'œil plein d'éclairs, faces échevelées Dans le noir tourbillon, Ils rayonnaient, debout, ardents, dressant la tête Et comme les lions aspirent la tempête Quand souffle l'aquilon, Eux, dans l'emportement de leurs luttes épiques, Ivres, ils savouraient tous les bruits héroïques, Le fer heurtant le fer, La Marseillaise ailée et volant dans les balles, Les tambours, les obus, les bombes, les cymbales, Et ton rire, ô Kléber ! La Révolution leur criait : — Volontaires, Mourez pour délivrer tous les peuples vos frères ! — Contents, ils disaient oui. — Allez, mes vieux soldats, mes généraux imberbes ! — Et l'on voyait marcher ces va-nu-pieds superbes Sur le monde ébloui ! La tristesse et la peur leur étaient inconnues. Ils eussent, sans nul doute, escaladé les nues Si ces audacieux, En retournant les yeux dans leur course olympique, Avaient vu derrière eux la grande République Montrant du doigt les cieux ! Jersey, du 7 au 13 janvier 1853.
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La prière pour tous (IV)
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : La prière pour tous (IV) Titre : La prière pour tous (IV) Poète : Victor Hugo (1802-1885) IV. À genoux, à genoux, à genoux sur la terre Où ton père a son père, où ta mère a sa mère, Où tout ce qui vécut dort d'un sommeil profond ! Abîme où la poussière est mêlée aux poussières, Où sous son père encore on retrouve des pères, Comme l'onde sous l'onde en une mer sans fond ! Enfant ! quand tu t'endors, tu ris ! L'essaim des songes Tourbillonne, joyeux, dans l'ombre où tu te plonges, S'effarouche à ton souffle, et puis revient encor ; Et tu rouvres enfin tes yeux divins que j'aime, En même temps que l'aube, oeil céleste elle-même, Entrouvre à l'horizon sa paupière aux cils d'or ! Mais eux, si tu savais de quel sommeil ils dorment ! Leurs lits sont froids et lourds à leurs os qu'ils déforment. Les anges autour d'eux ne chantent pas en choeur. De tout ce qu'ils ont fait le rêve les accable. Pas d'aube pour leur nuit ; le remords implacable S'est fait ver du sépulcre et leur ronge le coeur. Tu peux avec un mot, tu peux d'une parole Faire que le remords prenne une aile et s'envole ! Qu'une douce chaleur réjouisse les os ! Qu'un rayon touche encor leur paupière ravie, Et qu'il leur vienne un bruit de lumière et de vie, Quelque chose des vents, des forêts et des eaux ! Oh ! dis-moi, quand tu vas, jeune et déjà pensive, Errer au bord d'un flot qui se plaint sur sa rive, Sous des arbres dont l'ombre emplit l'âme d'effroi, Parfois, dans les soupirs de l'onde et de la brise, N'entends-tu pas de souffle et de voix qui te dise : -- Enfant ! quand vous prierez, prierez-vous pas pour moi ? - C'est la plainte des morts ! - Les morts pour qui l'on prie Ont sur leur lit de terre une herbe plus fleurie. Nul démon ne leur jette un sourire moqueur. Ceux qu'on oublie, hélas ! - leur nuit est froide et sombre, Toujours quelque arbre affreux, qui les tient sous son ombre, Leur plonge sans pitié des racines au coeur ! Prie ! afin que le père, et l'oncle, et les aïeules, Qui ne demandent plus que nos prières seules, Tressaillent dans leur tombe en s'entendant nommer, Sachent que sur la terre on se souvient encore, Et, comme le sillon qui sent la fleur éclore, Sentent dans leur oeil vide une larme germer ! Mai 1830.
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Vœu à Vénus
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Vœu à Vénus Titre : Vœu à Vénus Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Poésies diverses (1587). Belle Déesse, amoureuse Chyprine, Mère du Jeu, des Grâces et d'Amour, Qui fais sortir tout ce qui vit au jour, Comme du Tout le germe et la racine ; Idalienne, Amathonte, Erycine, Défends des Turcs Chypre ton beau séjour ; Baise ton Mars, et tes bras à l'entour De son col plie, et serre sa poitrine. Ne permets point qu'un barbare Seigneur Perde ton Île et souille ton honneur ; De ton berceau, chasse autre-part la guerre. Tu le feras : car, d'un trait de tes yeux, Tu peux fléchir les hommes et les Dieux, Le Ciel, la Mer, les Enfers et la Terre.
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Elégie à Janet, peintre du roi
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Elégie à Janet, peintre du roi Titre : Elégie à Janet, peintre du roi Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Peins-moi, Janet, peins-moi, je te supplie Dans ce tableau les beautés de m'amie De la façon que je te les dirai. Comme importun je ne te supplierai D'un art menteur quelque faveur lui faire : Il suffit bien si tu la sais portraire Ainsi qu'elle est, sans vouloir déguiser Son naturel pour la favoriser, Car la faveur n'est bonne que pour celles Qui se font peindre, et qui ne sont pas belles. Fais-lui premier les cheveux ondelés, Noués, retors, recrêpés, annelés, Qui de couleur le cèdre représentent ; Ou les démêle, et que libres ils sentent Dans le tableau, si par art tu le peux, La même odeur de ses propres cheveux, Car ses cheveux comme fleurettes sentent, Quand les Zéphyrs au printemps les éventent. Que son beau front ne soit entrefendu De nul sillon en profond étendu, Mais qu'il soit tel qu'est la pleine marine, Quand tant soit peu le vent ne la mutine, Et que gisante en son lit elle dort, Calmant ses flots sillés d'un somme mort. Tout au milieu par la grève descende Un beau rubis, de qui l'éclat s'épande Par le tableau, ainsi qu'on voit de nuit Briller les rais de la Lune qui luit Dessus la neige au fond d'un val coulée, De trace d'homme encore non foulée. Après fais-lui son beau sourcil voûtis D'ébène noir, et que son pli tortis Semble un croissant qui montre par la nue Au premier mois sa voûture cornue. Ou si jamais tu as vu l'arc d'Amour, Prends le portrait dessus le demi-tour De sa courbure à demi-cercle dose, Car l'arc d'Amour et lui n'est qu'une chose. Mais las ! mon Dieu, mon Dieu je ne sais pas Par quel moyen, ni comment, tu peindras (Voire eusses-tu l'artifice d'Apelle) De ses beaux yeux la grâce naturelle, Qui font vergogne aux étoiles des Cieux. Que l'un soit doux, l'autre soit furieux, Que l'un de Mars, l'autre de Vénus tienne ; Que du bénin toute espérance vienne, Et du cruel vienne tout désespoir ; L'un soit piteux et larmoyant à voir, Comme celui d'Ariane laissée Aux bords de Die, alors que l'insensée, Près de la mer, de pleurs se consommait, Et son Thésée en vain elle nommait ; L'autre soit gai, comme il est bien croyable Que l'eut jadis Pénélope louable Quand elle vit son mari retourné, Ayant vingt ans loin d'elle séjourné. Après fais-lui sa rondelette oreille, Petite, unie, entre blanche et vermeille, Qui sous le voile apparaisse à l'égal Que fait un lis enclos dans un cristal, Ou tout ainsi qu'apparaît une rose Tout fraîchement dedans un verre enclose. Mais pour néant tu aurais fait si beau Tout l'ornement de ton riche tableau, Si tu n'avais de la linéature De son beau nez bien portrait la peinture. Peins-le-moi donc grêle, long, aquilin, Poli, traitis, où l'envieux malin, Quand il voudrait, n'y saurait que reprendre, Tant proprement tu le feras descendre Parmi la face, ainsi comme descend Dans une plaine un petit mont qui pend. Après au vif peins-moi sa belle joue Pareille au teint de la rose qui noue Dessus du lait, ou au teint blanchissant Du lis qui baise un oeillet rougissant. Dans le milieu portrais une fossette, Fossette, non, mais d'Amour la cachette, D'où ce garçon de sa petite main Lâche cent traits, et jamais un en vain, Que par les yeux droit au coeur il ne touche. Hélas ! Janet, pour bien peindre sa bouche, A peine Homère en ses vers te dirait Quel vermillon égaler la pourrait, Car pour la peindre ainsi qu'elle mérite, Peindre il faudrait celle d'une Charite. Peins-la-moi donc, qu'elle semble parler, Ores sourire, ores embaumer l'air De ne sais quelle ambrosienne haleine. Mais par sur tout fais qu'elle semble pleine De la douceur de persuasion. Tout à l'entour attache un million De ris, d'attraits, de jeux, de courtoisies, Et que deux rangs de perlettes choisies D'un ordre égal en la place des dents Bien poliment soient arrangés dedans. Peins tout autour une lèvre bessonne, Qui d'elle-même, en s'élevant, semonne, D'être baisée, ayant le teint pareil Ou de la rose, ou du corail vermeil, Elle flambante au Printemps sur l'épine, Lui rougissant au fond de la marine. Peins son menton au milieu fosselu, Et que le bout en rondeur pommelu Soit tout ainsi que l'on voit apparaître Le bout d'un coin qui jà commence à croître. Plus blanc que lait caillé dessus le jonc Peins-lui le col, mais peins-le un petit long, Grêle et charnu, et sa gorge douillette Comme le col soit un petit longuette. Après fais-lui, par un juste compas, Et de Junon les coudes et les bras, Et les beaux doigts de Minerve, et encore La main pareille à celle de l'Aurore. Je ne sais plus, mon Janet, où j'en suis, Je suis confus et muet : je ne puis, Comme j'ai fait, te déclarer le reste De ses beautés, qui ne m'est manifeste. Las ! car jamais tant de faveurs je n'eus Que d'avoir vu ses beaux tétins à nu. Mais si l'on peut juger par conjecture, Persuadé de raisons, je m'assure Que la beauté qui ne s'apparaît, doit Du tout répondre à celle que l'on voit. Doncque peins-la, et qu'elle me soit faite Parfaite autant comme l'autre est parfaite. Ainsi qu'en bosse élève-moi son sein, Net, blanc, poli, large, profond et plein, Dedans lequel mille rameuses veines De rouge sang tressaillent toutes pleines. Puis, quand au vif tu auras découvert Dessous la peau les muscles et les nerfs, Enfle au-dessus deux pommes nouvelettes, Comme l'on voit deux pommes verdelettes D'un oranger, qui encore du tout Ne font qu'à l'heure à se rougir au bout. Tout au plus haut des épaules marbrines, Peins le séjour des Charites divines, Et que l'Amour sans cesse voletant Toujours les couve, et les aille éventant, Pensant voler avec le Jeu son frère De branche en branche ès vergers de Cythère. Un peu plus bas, en miroir arrondi, Tout poupellé, grasselet, rebondi, Comme celui de Vénus, peins son ventre ; Peins son nombril ainsi qu'un petit centre, Le fond duquel paraisse plus vermeil Qu'un bel oeillet entrouvert au Soleil. Qu'attends-tu plus ? portrais-moi l'autre chose Qui est si belle, et que dire je n'ose, Et dont l'espoir impatient me point ; Mais je te prie, ne me l'ombrage point, Si ce n'était d'un voile fait de soie, Clair et subtil, à fin qu'on l'entrevoie. Ses cuisses soient comme faites au tour A pleine chair, rondes tout à l'entour, Ainsi qu'un Terme arrondi d'artifice Qui soutient ferme un royal édifice. Comme deux monts enlève ses genoux, Douillets, charnus, ronds, délicats et mous, Dessous lesquels fais-lui la grève pleine, Telle que l'ont les vierges de Lacène, Allant lutter au rivage connu Du fleuve Eurote, ayant le corps tout nu, Ou bien chassant à meutes découplées Quelque grand cerf ès forêts Amyclées. Puis, pour la fin, portrais-lui de Thétis Les pieds étroits, et les talons petits. Ha, je la vois ! elle est presque portraite, Encore un trait, encore un, elle est faite ! Lève tes mains, ha mon Dieu ! je la vois ! Bien peu s'en faut qu'elle ne parle à moi.
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Bien qu'à grand tort il te plaît d'allumer
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Bien qu'à grand tort il te plaît d'allumer Titre : Bien qu'à grand tort il te plaît d'allumer Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Poésies diverses (1587). Bien qu'à grand tort il te plaît d'allumer Dedans mon cœur, siège à ta seigneurie, Non d'une amour, ainçois (1) d'une Furie Le feu cruel, pour mes os consumer, L'âpre tourment ne m'est point si amer Qu'il ne me plaise, et si n'ai pas envie De me douloir (2), car je n'aime ma vie Sinon d'autant qu'il te plaît de l'aimer. Mais si le Ciel m'a fait naître, Madame, Pour être tien, ne gêne plus mon âme, Mais prends en gré ma ferme loyauté. Vaut-il pas mieux en tirer du service, Que par l'horreur d'un cruel sacrifice L'occire aux pieds de ta fière beauté ? 1. Ançois veut dire : avant que. 2. Douloir : Souffrir.
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Dédain
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Dédain Titre : Dédain Poète : Victor Hugo (1802-1885) À LORD BYRON, EN 1811. Yo contra todos y todos contra yo. ROMANCE DEL VIEJO ARIAS. I. Qui peut savoir combien de jalouses pensées, De haines, par l'envie en tous lieux ramassées, De sourds ressentiments, d'inimitiés sans frein, D'orages à courber les plus sublimes têtes, Combien de passions, de fureurs, de tempêtes, Grondent autour de toi, jeune homme au front serein ! Tu ne le sais pas, toi ! — Car tandis qu'à ta base La gueule des serpents s'élargit et s'écrase, Tandis que ces rivaux, que tu croyais meilleurs, Vont t'assiégeant en foule, ou dans la nuit secrète Creusent maint piège infâme à ta marche distraite, Pensif, tu regardes ailleurs ! Ou si parfois leurs cris montent jusqu'à ton âme, Si ta colère, ouvrant ses deux ailes de flamme, Veut foudroyer leur foule acharnée à ton nom, Avant que le volcan n'ait trouvé son issue, Avant que tu n'aies mis la main à ta massue, Tu te prends à sourire et tu dis : À quoi bon ? Puis voilà que revient ta chère rêverie, Famille, enfant, amour, Dieu, liberté, patrie ; La lyre à réveiller ; la scène à rajeunir ; Napoléon, ce dieu dont tu seras le prêtre ; Les grands hommes, mépris du temps qui les voit naître, Religion de l'avenir ! II. Allez donc ! ennemis de son nom ! foule vaine ! Autour de son génie épuisez votre haleine ! Recommencez toujours ! ni trêve, ni remord. Allez, recommencez, veillez, et sans relâche Roulez votre rocher, refaites votre tâche, Envieux ! — Lui poète, il chante, il rêve, il dort. Votre voix, qui s'aiguise et vibre comme un glaive, N'est qu'une voix de plus dans le bruit qu'il soulève. La gloire est un concert de mille échos épars, Chœurs de démons, accords divins, chants angéliques, Pareil au bruit que font dans les places publiques Une multitude de chars. Il ne vous connaît pas. — Il dit par intervalles Qu'il faut aux jours d'été l'aigre cri des cigales, L'épine à mainte fleur ; que c'est le sort commun ; Que ce serait pitié d'écraser la cigale ; Que le trop bien est mal ; que la rose au Bengale Pour être sans épine est aussi sans parfum. Et puis, qu'importe ! amis, ennemis, tout s'écroule. C'est au même tombeau que va toute la foule. Rien ne touche un esprit que Dieu même a saisi. Trônes, sceptres, lauriers, temples, chars de victoire, On ferait à des rois des couronnes de gloire De tout ce qu'il dédaigne ici ! Que lui font donc ces cris où votre voix s'enroue ? Que sert au flot amer d'écumer sur la proue ? Il ignore vos noms, il n'en a point souci, Et quand, pour ébranler l'édifice qu'il fonde, La sueur de vos fronts ruisselle et vous inonde, Il ne sait même pas qui vous fatigue ainsi ! III. Puis, quand il le voudra, scribes, docteurs, poètes, Il sait qu'il peut, d'un souffle, en vos bouches muettes Éteindre vos clameurs, Et qu'il emportera toutes vos voix ensemble Comme le vent de mer emporte où bon lui semble La chanson des rameurs ! En vain vos légions l'environnent sans nombre, Il n'a qu'à se lever pour couvrir de son ombre À la fois tous vos fronts ; Il n'a qu'à dire un mot pour couvrir vos voix grêles, Comme un char en passant couvre le bruit des ailes De mille moucherons ! Quand il veut, vos flambeaux, sublimes auréoles Dont vous illuminez vos temples, vos idoles, Vos dieux, votre foyer, Phares éblouissants, clartés universelles, Pâlissent à l'éclat des moindres étincelles Du pied de son coursier ! Avril 1830.
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Auburn
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Auburn Titre : Auburn Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Tes yeux, tes cheveux indécis, L'arc mal précis de tes sourcils, La fleur pâlotte de ta bouche, Ton corps vague et pourtant dodu, Te donnent un air peu farouche À qui tout mon hommage est dû. Mon hommage, ah, parbleu ! tu l'as. Tous les soirs, quels joie et soulas, Ô ma très sortable châtaine, Quand vers mon lit tu viens, les seins Roides, et quelque peu hautaine, Sûre de mes humbles desseins. Les seins roides sous la chemise, Fière de la fête promise À tes sens partout et longtemps. Heureuse de savoir ma lèvre, Ma main, mon tout, impénitents De ces péchés qu'un fol s'en sèvre ! Sûre de baisers savoureux Dans le coin des yeux, dans le creux Des bras et sur le bout des mammes, Sûre de l'agenouillement Vers ce buisson ardent des femmes Follement, fanatiquement ! Et hautaine puisque tu sais Que ma chair adore à l'excès Ta chair et que tel est ce culte Qu'après chaque mort, — quelle mort ! — Elle renaît, dans quel tumulte ! Pour mourir encore et plus fort. Oui, ma vague, sois orgueilleuse Car radieuse ou sourcilleuse, Je suis ton vaincu, tu m'as tien : Tu me roules comme la vague Dans un délice bien païen, Et tu n'es pas déjà si vague ?
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La mansarde
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : La mansarde Titre : La mansarde Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Sur les tuiles où se hasarde Le chat guettant l'oiseau qui boit, De mon balcon une mansarde Entre deux tuyaux s'aperçoit. Pour la parer d'un faux bien-être, Si je mentais comme un auteur, Je pourrais faire à sa fenêtre Un cadre de pois de senteur, Et vous y montrer Rigolette Riant à son petit miroir, Dont le tain rayé ne reflète Que la moitié de son oeil noir ; Ou, la robe encor sans agrafe, Gorge et cheveux au vent, Margot Arrosant avec sa carafe Son jardin planté dans un pot ; Ou bien quelque jeune poète Qui scande ses vers sibyllins, En contemplant la silhouette De Montmartre et de ses moulins. Par malheur, ma mansarde est vraie ; Il n'y grimpe aucun liseron, Et la vitre y fait voir sa taie, Sous l'ais verdi d'un vieux chevron. Pour la grisette et pour l'artiste, Pour le veuf et pour le garçon, Une mansarde est toujours triste : Le grenier n'est beau qu'en chanson. Jadis, sous le comble dont l'angle Penchait les fronts pour le baiser, L'amour, content d'un lit de sangle, Avec Suzon venait causer. Mais pour ouater notre joie, Il faut des murs capitonnés, Des flots de dentelle et de soie, Des lits par Monbro festonnés. Un soir, n'étant pas revenue, Margot s'attarde au mont Breda, Et Rigolette entretenue N'arrose plus son réséda. Voilà longtemps que le poète, Las de prendre la rime au vol, S'est fait reporter de gazette, Quittant le ciel pour l'entresol. Et l'on ne voit contre la vitre Qu'une vieille au maigre profil, Devant Minet, qu'elle chapitre, Tirant sans cesse un bout de fil.
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Booz endormi
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Booz endormi Titre : Booz endormi Poète : Victor Hugo (1802-1885) Booz s'était couché de fatigue accablé ; Il avait tout le jour travaillé dans son aire ; Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ; Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé. Ce vieillard possédait des champs de blés et d'orge ; Il était, quoique riche, à la justice enclin ; Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin ; Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge. Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril. Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ; Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse : - Laissez tomber exprès des épis, disait-il. Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques, Vêtu de probité candide et de lin blanc ; Et, toujours du côté des pauvres ruisselant, Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques. Booz était bon maître et fidèle parent ; Il était généreux, quoiqu'il fût économe ; Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme, Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand. Le vieillard, qui revient vers la source première, Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ; Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière. Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ; Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres, Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ; Et ceci se passait dans des temps très anciens. Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ; La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait, Etait mouillée encore et molle du déluge. Comme dormait Jacob, comme dormait Judith, Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ; Or, la porte du ciel s'étant entre-baillée Au-dessus de sa tête, un songe en descendit. Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ; Une race y montait comme une longue chaîne ; Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu. Et Booz murmurait avec la voix de l'âme : " Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ? Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt, Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme. " Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi, O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ; Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre, Elle à demi vivante et moi mort à demi. " Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ? Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants ? Quand on est jeune, on a des matins triomphants ; Le jour sort de la nuit comme d'une victoire ; Mais vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau ; Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe, Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe, Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau. " Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase, Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ; Le cèdre ne sent pas une rose à sa base, Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds. Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une moabite, S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu, Espérant on ne sait quel rayon inconnu, Quand viendrait du réveil la lumière subite. Booz ne savait point qu'une femme était là, Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle. Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ; Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala. L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ; Les anges y volaient sans doute obscurément, Car on voyait passer dans la nuit, par moment, Quelque chose de bleu qui paraissait une aile. La respiration de Booz qui dormait Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse. On était dans le mois où la nature est douce, Les collines ayant des lys sur leur sommet. Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire ; Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ; Une immense bonté tombait du firmament ; C'était l'heure tranquille où les lions vont boire. Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ; Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ; Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre Brillait à l'occident, et Ruth se demandait, Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous ses voiles, Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été, Avait, en s'en allant, négligemment jeté Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.
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