paragraph
stringlengths
1
3.47k
Dickens a laissé derrière lui exactement le genre de défi auquel les férus d'histoire littéraire et les amoureux du roman policier n'ont jamais pu résister. D'ailleurs, comme le fait remarquer Angus Wilson, le titre du roman semble en souligner l'aspect whodunit, avec la réserve, cependant, qu'il ne plonge pas vraiment au cœur du sens de l'œuvre, qu'il faut rechercher ailleurs. À l'évidence, cependant, le mystère principal est le sort d'Edwin Drood. A-t-il simulé sa propre disparition ou a-t-il été tué ? S'il est mort, qui l'a tué ? Et qui est Dick Datchery ? S'il n'est pas un personnage nouveau, que Dickens aurait sûrement hésité à introduire à ce stade avancé de l'intrigue, est-il Mr Grewgious, le tuteur de Rosa, son clerc Bazzard, soi-disant proche des milieux du théâtre, le marin Tartar ou même Helena Landless qui, on le sait, s'habille parfois en garçon ? Qui Rosa choisira-t-elle d'épouser parmi ses soupirants ? Si ce n'est ni Drood ni Jasper, le premier ayant déjà été écarté et le deuxième l'ayant fait fuir, pourrait-il s'agir de Tartar ou de Neville ? Et quel rôle joueront dans le dénouement les personnages secondaires, comme la « princesse Puffer », tenancière du bouge à opium londonien où Jasper a ses habitudes, ou encore Durdles, le tailleur de pierre et marbrier qui a guidé ce dernier dans les méandres de la cathédrale lors d'une curieuse expédition nocturne ?
Pour qui essaie de supputer la fin du roman, les indices se cherchent dans la partie écrite par Dickens, ses notes de travail, la liste des titres qu'il avait projetés et ses remarques orales rapportées par des proches. Mais ces sources sont ambiguës et ne font souvent que mettre en évidence les questions au lieu d'y fournir des réponses. Un des indices les plus importants est le dessin de couverture des livraisons mensuelles, esquissé par le beau-fils de Dickens, Charles Collins, puis exécuté par Samuel Luke Fildes sur les indications mêmes de Dickens, encore qu'Angus Wilson, qui analyse la planche, émette la réserve que Fildes est alors très jeune et que sa collaboration avec Dickens, toute récente, manque de la solidité qui l'a uni par exemple à Hablot Browne. Y figurent plusieurs scènes qui n'apparaissant pas dans la partie écrite : un mystérieux soupirant moustachu, qui n'est pas Edwin Drood, courtise Rosa ; une série de personnages en civil gravissent un escalier en spirale à la suite de Jasper. S'y trouve également en position centrale une étrange rencontre entre Jasper, qui pénètre dans une chambre obscure une lanterne à la main, et Edwin Drood, posté tel une hiératique statue de commandeur. Edwin est-il vivant, revenu pour se confronter à son adversaire ? Est-ce un rêve de Jasper en proie aux délires de la drogue comme tendent à l'indiquer les volutes qui cernent la scène, issues des pipes d'opium de la « princesse Puffer » et de son acolyte chinois ? Ou s'agit-il d'un autre personnage, par exemple Dick Datchery, qui simule la présence d'Edwin pour provoquer la confession de Jasper ?
Angus Wilson ne réfute pas l'importance de ce frontispice, mais émet quelques réserves ; les deux plaques gravées par Charles Collins diffèrent sensiblement du résultat final : deux policiers et non deux civils gravissaient l'escalier, le « Chinois » avait les traits d'une jeune femme d'aspect « pas forcément chinois », le marié et le porteur de lanterne étaient une seule et même personne, et le jeune homme ne portait pas moustache. De tout cela, il tire la conclusion qu'entre octobre où Collins a entrepris le travail et novembre ou décembre où Fildes a pris le relais, les idées de Dickens avaient considérablement évolué.
En ce qui concerne le personnage de dernière heure qu'est Dick Datchery, des suites romanesques et une quantité croissante d'essais savants ont été proposés, qu'ont répertoriés en 1912 Sir William Robertson Nicoll dans son ouvrage Le problème du Mystère d'Edwin Drood, puis Richard Stewart dans End Game, publié en 1999. Parmi ces érudits figure l'écrivain et critique Gilbert Keith Chesterton, auteur des cinquante-deux nouvelles policières à succès de la série Father Brown (« le père Brown »). Ces analystes ne sont pas toujours d'accord quant à l'identité de Dick Datchery, mais ils se retrouvent souvent pour faire de Jasper le criminel de l'histoire. Certes, Jasper a lui aussi de vigoureux défenseurs, mais sa culpabilité aurait l'avantage de placer le roman dans la lignée des dernières œuvres de Dickens, avec leurs personnages menant une double vie et leurs meurtriers hantés par le remords.
Première clef liée à la vie même de Dickens, ou plutôt à celle de sa maîtresse Ellen Ternan, il est possible que l'idée du Mystère d'Edwin Drood ait été d'abord inspirée par un fait-divers relatif à l'un des nombreux oncles paternels de la jeune femme, parti un jour en promenade et jamais revenu, piste ténue, car, en réalité, note Paul Schlicke, Dickens a bien gardé son secret, ne révélant qu'à Forster sa « très curieuse et très nouvelle idée » (« very curious and very new idea »).
Que penserait-il, lui écrit-il en substance dès la mi-juillet 1869, de l'histoire de deux jeunes gens, garçon et fille, ou très jeunes, qui s'en vont chacun sur un chemin différent à la fin du livre après avoir été longtemps promis l'un à l'autre ? « Il serait intéressant de suivre leurs routes respectives, tout en restant incapable de prévoir ce qu'il adviendra de leur destinée » (« The interest to arise out of the traing of their separate ways, and the impossibility of telling what will be done with that impending fate »). Forster, qui s'octroie un accès privilégié aux projets du maître, évoque aussi le meurtre d'un neveu par son oncle, d'un anneau resté intact dans la chaux vive dont le corps a été recouvert et qui conduit au meurtrier, et de toute l'histoire, confessée du fond de la cellule du coupable, « racontée comme par un autre » (« as if told by another ») : Rosa épouserait Tartar, Crisparkle s'unirait à Helena Landless ; de plus, mais les dés n'en sont pas encore jetés, Neville Landless perdrait la vie en aidant Tartar et Crisparkle à démasquer Jasper dont ils finiraient par s'emparer,.
Ainsi, semble-t-il, de mystère il n'y aurait point, si ce n'était que cette version de Forster est vite mise en doute ; comme témoin des dernières années de la vie de Dickens, en effet, il n'est pas aussi fiable, d'après certains critiques que relaie Angus Wilson, que celui qu'il a été de 1840 à 1860, les événements domestiques de chacun ayant distendu leur intimité, distance encore accrue par l'agacement ressenti par Dickens à la réprobation de son ami envers ses lectures publiques. Il faudra donc attendre le XXe siècle avant que l'illustrateur Luke Fildes (Sir Samuel Luke Fildes RA, 1843–1927) ne rapporte que Dickens, en effet, ayant précisé que Jasper étranglerait Drood avec son écharpe noire, lui avait commandé une planche de la cellule du condamné à la prison de Maidstone. « Savez-vous tenir votre langue, lui avait-il écrit, il me faut la double écharpe. Elle doit servir à Jasper pour étrangler Edwin Drood » (« Can you keep a secret? I must have the double necktie. It is necessary for Jasper strangles Edwin Drood with it »). Angus Wilson, d'ailleurs, se fait dans l'ensemble et malgré ses réserves l'avocat de Forster, déclarant qu'in fine, son évocation de ce que le roman aurait été s'accorde avec « l'obsession de toute une vie et les applications sociales et éthiques de cette obsession, qui avaient beaucoup évolué au cours de ses deux dernières décennies » (« [his] life-long obsession and the social and ethical application of this obsession, which had greatly changed in the last two decades of his life »).
C'est, en tous les cas, cet intervalle de temps entre la version de Forster et la confirmation très partielle de Fildes qui a ouvert la voie des spéculations, fleurissant dès l'arrêt forcé, « véritable industrie », selon Paul Schlicke, qui s'est déployée, déplore-t-il, au détriment des thèmes du roman ; cette « vague », comme il la qualifie, s'est répartie en deux grandes catégories, les « continuations », en fait des fins virtuelles, et les « solutions », c'est-à-dire des explications argumentées. Ainsi est née ce qu'il est convenu d'appeler « la littérature droodienne » (droodian literature), terme par lequel se désignent articles, livres et contributions diverses destinés à élucider le mystère d’Edwin Drood.
Comme l'écrit Simon J. James, Edwin Drood est un roman dont l'histoire critique est dominée par quelque chose qui n'existe pas : sa fin ; et Charles Mitchell ajoute que l'attention critique s'est portée plus vers la seconde partie que vers la première, donc vers ce que Dickens n'a pas écrit au détriment de ce qu'il a rédigé. De ce fait, pour reprendre la terminologie de Roland Barthes, la signification du livre n'est plus dans l'autorité d'un auteur qui assigne un but à l'intrigue, mais elle est explosée, devenue plurielle, et le texte refuse de « s'assigner une signification ultime ». Un fragment, donc, que dominent d'autre fragments : un cimetière, une crypte, une auberge.
Les spéculations commencent dans les mois qui suivent la mort de Dickens, d'abord dans le but de gagner de l'argent avec un sujet à la mode. Une suite du Mystère d'Edwin Drood est publiée aux États-Unis dès 1871 par Henry Moorland. Une autre tentative, en 1873, est présentée comme « ayant jailli de la plume fantôme de Charles Dickens, par l'intermédiaire d'un médium », épilogue prétendument dicté par l'esprit de Charles Dickens à Thomas P. James, jeune ouvrier typographe, sans doute remarquable et très imaginatif canular. Et dès 1912, J. Cuming Walters publie The Complete Mystery of Edwin Drood, avec texte, solutions, spéculations et suites. Ce n'est qu'un début dont l'apogée est sans doute la « vogue » que décrit Paul Schlicke, celle des multiples procès d'honneur faits à Jasper au début du XXe siècle, le plus célèbre s'étant tenu à Londres en 1914, avec des délibérés de quatre heures et demie, à l'issue desquels George Bernard Shaw, porte-parole des jurés, prononce le non-lieu en omettant de consulter ses pairs.
Les lecteurs de Dickens ont répugné à ce que le héros éponyme du roman soit sacrifié. Gillian Vase, de son vrai nom Elizabeth Newton (1841-1921), écrit en 1878 une longue suite dans la veine sentimentale, qui voit Edwin, déguisé en nouveau secrétaire de Grewgious, épouser Rosa. Richard Proctor,, quant à lui, fait d'Edwin et de Datchery un seul et même individu, et de Jasper un malveillant hypocrite. Cette hypothèse reçoit un large consensus, parce que, écrit Paul Schlicke, le roman apparaît alors comme « un conte moralisateur et religieux dans lequel Jasper est enfin touché par la grâce du repentir » (« a religious and moral tale in which Jasper would ultimately repent »).
Les bibliographies compilées par B. W. Matz et sa fille, parues dans le Dickensian en 1911, 1928 et 1929, recensent des centaines d'ouvrages et d'articles proposant des solutions. Et l'« industrie » ne s'est pas arrêtée là : Paul Schlicke relève la tentative de John Cuming Walters en 1905, reprenant l'hypothèse du meurtre du héros, idée déjà ancienne mais qui séduit le public peut-être oublieux ou ignorant des efforts précédents, et fasciné par les tout nouveaux exploits de Sherlock Holmes. Paul Davis, quant à lui, retient, parmi les propositions les plus notables qui ont suivi, celle de Howard Duffields, John Jasper — Strangler?, paru chez Bookman en 1930, faisant de Jasper un adepte du culte Thugee de Kali, en Inde, et du meurtre un rituel de vengeance. Edmund Wilson reprend l'idée en 1941 et argumente qu'en Jasper, Dickens a romancé sa propre dualité. En cela, il rejoint Kate Perugini pour qui le drame est psychologique, relevant non pas du « Qui ? » (who done it), mais du « Pourquoi ? » (why done it). Felix Aylmer opte en 1964 pour la filière orientale, cette fois en Égypte, avec l'innocence de Jasper et la mort fictive de Drood.
Au cours des dernières décennies du XXe siècle, John Thacker présente en Jasper une réincarnation de l'Antéchrist ; en 1980, Charles Forsyte, également partisan de la filière égyptienne, et Leon Garfield se rejoignent pour considérer en Jasper un Docteur Jekyll et Mr Hyde, le premier protégeant Drood qu'il aime, et le second le supprimant brutalement. Garfield conclut son histoire par la dramatique confession que Jasper livre à Crisparkle, et par son exécution. En 1983, W. W. Robson publie dans le Times Literary Supplement du 11 novembre l'hypothèse que Datchery n'est autre que Dickens lui-même ; et les deux auteurs de romans policiers italiens, Carlo Fruttero et Franco Lucentini, réunissent en 1989 un colloque, The D. Case or the Truth about the Mystery of Edward Drood, animé par des détectives professionnels qui parviennent à des solutions différentes, parmi lesquelles celle de Benny Reece, qui fait d'Edwin un violeur que tue Helena Landless, s'avère l'une des plus originales,.
« En règle générale, écrit Théophile Poitevin pour résumer, le monde intellectuel, à l’instar de grands écrivains comme Vladimir Nabokov, G. K. Chesterton, Anatole France ou André Gide, mais aussi de nombreux chercheurs anonymes se sont passionnés pour le sujet depuis plus d’un siècle. Il existe différents courants interprétatifs : les « croque-morts » qui pensent que Drood a été assassiné (ils sont subdivisés entre ceux qui penchent pour la culpabilité de Jasper et ceux qui privilégient celle des jumeaux Landless), les « innocentistes » qui défendent l’idée que Drood n’a pas été tué par Jasper et les « résurrectionnistes » qui croient que Drood n’est pas mort », mais quelque part caché, malade, ou alors embarqué sur un navire de la Royal Navy, voire installé en Égypte.
Si les « croque-morts » ont raison, se posent bien d'autres questions : où, comment et par qui le meurtre a-t-il été commis ? Paul Schlicke répertorie les « solutions » avancées : le poison, la strangulation, la défenestration, la précipitation du haut d'une falaise. Et le cadavre ? demande-t-il : pour certains, il est retrouvé par Durdles, pour d'autres par Datchery ou encore Deputy ; mais où ? une fosse de chaux vive, une crypte, la tombe de Sapsea. Comment le coupable a-t-il été pris ? Drogué et sous narcose, il avoue tout ; ou alors c'est un repenti ou un schizophrène ; Jasper est peut-être le demi-frère de Drood, ou un imposteur, auquel cas ses mobiles relèvent du mal absolu, dictés qu'ils sont par l'usage de l'opium ou l'addiction au lucre, l'habitation de la haine, l'avidité, la passion. Et si Princess Puffer était sa grand-mère ? Voire sa mère ? Ou encore une parente de Rosa, ou alors un maître-chanteur en jupons ? Les jumeaux Landless sont-ils des parents cachés, Helena usurpe-t-elle l'identité de Neville ? Bref, conclut Paul Schlicke, « les permutations entre ces possibilités sont infinies, et c'est bien là ce qui les rend fascinantes » (« The permutations of these possibilités are endless, and this is their fascination »).
Plus récemment, un ouvrage couramment disponible en français, mêle à la fois le texte original de Dickens, une recherche de la fin du Mystère d'Edwin Drood et une fiction qui lui est propre : il s'agit de L'Affaire D. ou Le crime du faux vagabond, écrit avec humour par le tandem italien Carlo Fruttero et Franco Lucentini. Le roman inachevé y est entrecoupé de scènes se déroulant de nos jours, lors d'un congrès qui a pour but de résoudre le mystère. Cette auguste assemblée réunit la plupart des détectives de fiction, parmi lesquels on remarque Hercule Poirot, Maigret, Philip Marlowe, l'abbé Brown, etc.. Pour sa part, Dan Simmons raconte dans son roman Drood les cinq dernières années de la vie de Charles Dickens, y compris la rédaction de son ultime ouvrage. Dans ce roman maintenant traduit en français, Dickens apparaît hanté par le « fantôme » de Drood, après son accident de train survenu en 1865 à Staplehurst. Le narrateur n’est autre que Wilkie Collins qui, affecté par l’opium et la folie, suit son ami, collaborateur et rival dans ses recherches pour retrouver le fameux Drood. L’auteur d’Hypérion a expliqué au Figaro l’origine de son roman. Découvrant que les biographes ne disposaient que de peu d’informations sur les dernières années de l’auteur, il a décidé de les imaginer en s'appuyant sur ses dernières fictions : « Je considère que j'ai résolu le mystère du Mystère d'Edwin Drood à ma manière, a-t-il confié, tout en sachant bien qu'une multitude de lecteurs a déjà imaginé comment se terminait le roman de Dickens. Je devais l'ignorer et proposer ma propre théorie »,,.
De son côté, Jean-Pierre Ohl, dans Monsieur Dick ou le dixième livre offre une solution fascinante au mystère en plongeant le lecteur de son roman dans une mise en abyme sur la question du double.
Arthur Conan Doyle, l'auteur des aventures de Sherlock Holmes, signale dans son article intitulé « The Alleged Posthumous Writings of Great Authors » (« Les écrits [spirites] posthumes attribués à de grands auteurs ») publié dans The Bookman en décembre 1927, qu'un médium de Brattleboro aurait reçu en écriture sympathique la fin du livre de « l'esprit » de Charles Dickens. Aux dires d'Arthur Conan Doyle, par ailleurs fin connaisseur de la littérature britannique du xixe siècle, on retrouve dans cet ajout de nombreux indices qui rappellent les habitudes d'écriture de Dickens..
Par ailleurs, la Société académique du Boulonnais a publié dans son Bulletin, sous la plume du Dr M. F. Klapahouk, un article présentant les diverses solutions au mystère.
Certes, ce que Dickens entendait faire de ces divers éléments reste inconnu, mais d'emblée, Angus Wilson tempère les modes « solutionnistes » qu'il assimile à « un jeu de boudoir amusant mais hors de propos » (« enjoyable but irrelevant parlour game »), et après quelques commentaires sur les aléas des hypothèses avancées, il se tourne vers ce qui lui paraît plus fondamental, les thèmes du roman, faisant remarquer au préalable que chez Dickens, si le mystère est nécessaire au « mécanisme qui allume la grande lanterne magique de son imagination » (« the mechanism by which the great imaginative magic lantern works »), ses romans s'avèrent cent fois plus riches (greater) que leur intrigue. De plus, ajoute-t-il, rien ne laisse à penser, ni dans le texte, ni dans les documents afférents, que Dickens avait l'intention de se départir de ses romans antérieurs, rien non plus qui puisse inciter à croire qu'il tenait à créer une œuvre uniquement fondée sur le suspense et le mystère, dans le genre du Moonstone de Wilkie Collins.
La scène d'entrée, située dans une fumerie d'opium, dérive de visites effectuées par Dickens en octobre 1869, alors qu'il rédige son premier chapitre, dans un bouge de Ratcliffe Highway, Chadwell, sur la rive nord de la Tamise à Londres, avec James Thomas Fields, George Dolby et une escorte de deux inspecteurs de police, où ils trouvent la vieille femme échevelée (haggard old woman), les « Chinois » et les « Lascars », plusieurs fois mentionnés,,. Paul Schlicke écrit qu'à l'orée de cette entrée en matière rôdent le souvenir des Confessions of an English Opium-Eater de De Quincey que Dickens connaît bien, et celui, plus récent, du roman The Moonstone de Wilkie Collins, publié dans All the Year Round deux ans plus tôt, dans lequel le mystère tourne autour de l'addiction à cette drogue. Vers la même époque, Dolby et Fields l'accompagnent lors d'une visite à la cathédrale de Canterbury où Dickens, paraît-il, est horrifié par l'attitude du clergé quant à sa vocation.
En aval, certains des matériaux du roman semblent avoir été rassemblés dès janvier 1867 par Dickens, alors en visite à la Harvard Medical School (faculté de médecine) de Cambridge (Massachusetts) avec Oliver Wendell Holmes, professeur d'anatomie et homme de lettres ; il s'enquiert d'un fait-divers, survenu en 1849 : un professeur de chimie et de minéralogie, John White Webster, avait assassiné un médecin, le docteur George Parkman, et fait disparaître son corps dans son laboratoire. Dickens, toujours friand de macabres découvertes, se trouve, écrit-il à Edward Bulwer-Lytton, face à « la même chaudière à l'odeur épouvantable (quelque brouet anatomique, sans doute), comme si le corps s'y trouvait encore » (« the identical furnace smelling fearfully (some anatomical broth in it I suppose) as if the body were still there »). Fasciné, il s'interroge : comment un universitaire respecté est-il devenu un assassin promis à la pendaison ? Sa cruauté ne représente-t-elle pas ce qu'il y a de plus authentique en lui, tenu secret aux yeux de ses pairs ? Le cas Parkman-Webster, conclut Peter Preston, « a ainsi servi de modèle pour une histoire de double personnalité, de meurtre, de disparition de cadavre, de recherche et de condamnation » (« thus offered Dickens a model for a tale of divided personality, murder, body-disposal, detection and conviction ».
Autre influence, celle du mesmérisme, très en vogue de la fin du XVIIIe à celle du XIXe siècle : les pouvoirs qu'exerce Jasper sur Edwin et Neville reflètent, écrit Paul Schlicke, « l'intérêt que porte Dickens à cette pratique depuis les années 1840 où il a suivi de près les expériences du Dr John Elliotson » (1791-1868), phrénologue et mesmériste réputé. Lui-même, d'ailleurs, s'est essayé au « magnétisme animal » en 1844, dans l'espoir de guérir l'épouse d'Émile de la Rüe, et vingt-cinq ans plus tard, comme il l'explique à l'écrivain gothique irlandais Joseph Thomas Sheridan Le Fanu (1814–1873), il est toujours sous l'emprise de la même fascination,.
Le décor de Cloisterham est emprunté directement à Rochester, située dans le voisinage de Chatham où Dickens a passé la plus belle part de sa petite enfance. L'atmosphère de la ville, qui doit beaucoup à sa cathédrale, rappelle celle des romans de la série Barchester d'Anthony Trollope et aussi, pour son côté plus sombre, Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, connu outre-Manche comme « Le Bossu de Notre-Dame » (The Hunchback of Notre-Dame). C'est un décor, souligne Simon J. James, que le narrateur « assigne tout entier au passé » (« all things [in Cloisterham] are of the past ») (chapitre 3), et Grewgious déclare que regarder la crypte est « comme une plongée dans la gorge du temps jadis » (« like looking down the throat of Old Time ») (chapitre 9). Même la montre d'Edwin s'arrête au chapitre 14.
Paul Schlicke explique aussi que le personnage de Mr Crisparkle relève du christianisme dit « musclé » (Muscular Christianity (en)) de Kingsley (1819-1875), compagnon de route, du moins pour un temps, du cardinal Newman, et à cette mouvance, il relie le militantisme philosophico-politique de Mr Luke Honeythunder, le tuteur des jumeaux Landless, inspiré à Dickens par le philanthrope d'obédience libérale et député aux Communes, John Bright, à l'activisme notoirement pugnace,.
Peter Preston écrit que, plus que n'importe quel autre roman de Dickens, Le Mystère d'Edwin Drood « tire vers l'est » (pulls to the East) de façon obstinée, reprenant en cela une idée esquissée par Edgar Johnson pour qui les thèmes sociaux du roman sont dominés par « un sombre et vengeur conflit Est-Ouest » (« a dark resentful conflict of East and West »).
La première scène présente des Chinois et des Lascars, et, venus des contes des Mille et Une Nuits (Arabian Nights), les éléphants blancs, les danseuses du ventre et les cimeterres qui secouent la torpeur de Jasper. Là s'affiche d'abord le rôle de l'Angleterre rayonnant sur un empire mondial : les jumeaux Landless, à la peau sombre, viennent d'une possession orientale, et la conduite d'Edwin envers Neville relève, selon Paul Schlicke, « de la pire espèce de condescendance colonialiste » (« the worst sort of colonialist condescension »). Edwin lui-même aspire à un nouvel eldorado, non pas vers l'ouest, mais du côté de l'Orient, l'Égypte, qu'ouvre au monde le tout récent canal de Suez, porte de l'Extrême-Orient et route maritime de l'opium qui alimente la filière dont profite Jasper. Edwin prend très au sérieux son rôle de civilisateur d'un pays dit « attardé », comme il tente sans grand succès d'en convaincre Rosa qui, elle, s'en tient à sa réticence envers ceux qu'elle appelle « les Arabes, les Turcs, les fellahs et tous ces gens-là » (« Arabs, and Turks, and fellahs, and people »). Edwin peut même, sur ce sujet, se faire virulent : au chapitre 8, peu avant qu'il ne se querelle avec Neville Landless, il se déclare prêt à « réveiller un peu l'Égypte » (to wake up Egypt a little). Et Jasper n'est pas en reste, lui qui, lors du dîner réunissant les deux jeunes gens, pérore sur Neville Landless qui, selon lui, a grand besoin d'être secoué et ne montre guère d'intérêt autre que de se prélasser trop facilement. Cette remarque se veut plaisamment ironique mais elle induit chez Edwin un commentaire raciste : « Tu reconnais sans doute un vulgaire noir, ou un vulgaire noir vantard quand tu croises son chemin (et, j'en suis sûr, tu ne manques pas de connaissances de ce côté-là) ; mais tu ne saurais être juge de l'homme blanc » (« You may know a black common fellow, or a black common boaster, when you see him (and no doubt you have a large acquaintance that way); but you are no judge of white men »). Cette remarque, parmi d'autres, ancre bien au thème oriental du roman les jumeaux Landless, depuis trop longtemps en métropole pour ne pas être ressentis comme des gens à part, des « outsiders », dont la différence, comme l'écrit Peter Preston, devient menaçante. Le colonialisme à distance est vertueux, ajoute-t-il, mais il devient dérangeant dans le confinement d'un évêché anglais. D'ailleurs, la gémellité même de Neville et d'Helena se fait suspecte : leur identité manque de certitude, l'un n'est-il pas l'autre ? ils peuvent se déguiser en étrangers mais aussi, et cela représente une vraie menace, en l'un pour l'autre.
Enfin, l'hypothèse avancée d'un meurtre rituel thug renvoie, lui aussi, à l'un des joyaux de la couronne britannique, dont la reine Victoria est l'Impératrice, l'Inde, en l'occurrence la secte hindoue des adorateurs de Kâlî, déesse de la destruction,. À ce compte, selon la pratique attachée à ce genre de croyance, la longue écharpe de soie noire de Jasper se doit d'être l'arme du crime, puisqu'il ignore que la poche d'Edwin recèle un anneau d'or que la chaux vive ne saurait corrompre, et Angus Wilson n'est pas hostile à cette hypothèse quand il rappelle que Dickens a connu le commandant Meadows Taylor, romancier et administrateur d'origine métis, et ses Confessions of a Thug (« Confessions d'un Thug ») dont il utilise l'un des rituels rapportés, la fête précédant un meurtre, en l'occurrence celle que partage Neville Landless.
Angus Wilson accorde encore plus d'importance à cette intrusion de l'Orient dans le roman ; il rappelle l'ambiguïté des sentiments de Dickens à ce propos : d'une part, il est toujours habité par la fascination ressentie dès l'enfance à la lecture des Mille et Une Nuits ; de l'autre, son dégoût de l'« antique civilisation, statique et plombée par l'opium de John Chinaman [monsieur le Chinois] » (« ancient, static, opium-laden civilisation of John Chinaman »), s'accentue encore depuis la révolte des cipayes en 1857. Du coup, Angus Wilson voit dans l'addiction de Jasper à l'opium l'un des éléments essentiels du roman, et son rêve, induit par la fumerie, comme une vision du mal (evil) qui est la clef de l'imagination dickensienne. En effet, argumente-t-il, ce rêve oriental est « mauvais » (evil), « turc plutôt qu'indien », avec des relents d'érotisme et de violence, et qui plus est, il chemine tout au long du livre, conduisant inéluctablement au meurtre du dernier chapitre.
Peter Preston écrit que les thèmes du roman s'organisent en groupes (clusters), le premier, qui domine et gouverne les autres, étant celui qu'il nomme « Péché, culpabilité, repentir et châtiment ».
Paul Davis écrit que la plupart des commentateurs du Mystère d'Edwin Drood raisonnent comme si Dickens avait prévu de le terminer à la manière de Wilkie Collins, c'est-à-dire en roman policier à mystère, et non pas dans la veine des ouvrages précédant son dernier roman : deux jeunes gens, promis l'un à l'autre, se séparent, et chacune de leur destinée devient le sujet principal, comme il l'a été fait de John Harmon et Bella Wilfer dans Our Mutual Friend, voire de Pip et Estella dans Great Expectations. De fait, ajoute-t-il, à bien des égards, le roman commence, comme les autres, par un contraste : ici celui qui oppose le bouge à opium au cloître de Cloisterham, comme se heurtent dans Bleak House l'extérieur et l'intérieur, que représentent le récit public à la troisième personne du narrateur et le récit privé à première d'Esther Summerson. Certes, la fumerie rappelle l'Orient, mais sa fonction première est d'ouvrir une porte sur le monde intérieur de Jasper, si différent de son personnage public et si séparé de lui, ajoute Paul Davis, que l'un reste étranger à l'autre, tant il est vrai que le maître de chœur recherche activement le fumeur d'opium meurtrier de son neveu ; abîme rappelant à bien des égards le gouffre qui sépare la respectabilité comme automatique du maître d'école Bradley Headstone dans Our Mutual Friend et son moi intime passionné et mortifère. À ce compte, la cathédrale, projection d'une des faces de Jasper, fait écho à celles des romans ecclésiastiques d'Anthony Trollope, mais la vie des gens d'église n'intéresse pas Dickens, qui se penche sur l'explication qu'offrent à la présence du « mal » les mystères religieux, « Drood, d'après Davis, se rapproch[ant] plus du monde de Graham Greene que de celui de Trollope » (« Drood is closer to the world of Graham Greene than that of Trollope »).
De fait, le péché est évoqué dès la scène du bouge, où se trouvent des références à l'« esprit souillé » (unclean spirit) et à Jésus chassant les démons. Le chant de la prière, dont les paroles redoutables tonnent sous les voûtes, When the Wicked Man (« Là où l'homme méchant »), est immédiatement suivi, sinon dans le texte mais dans la liturgie (et la conscience collective des croyants, l'un appelant l'autre), par un extrait du Psaume 51 : « Je reconnais mes transgressions et mon péché est constamment devant moi » (« I ackowledge my transgressions: and my sin is ever before me »). La transgression de Jasper sera suivie par d'autres et un jour il lui faudra en répondre, telle est, selon Peter Preston, la direction qu'indique le texte, autant d'allusions, donc, qui posent d'emblée le mystère de sa conduite à venir : acceptera-t-il la réalité de sa corruption, connaîtra-t-il le repentir, aura-t-il à pâtir du châtiment?
Pour Peter Preston, la suite des références bibliques auxquelles Dickens a recours indique assez qu'il va s'agir du meurtre d'un proche parent : Caïn et Abel sont cités et décrits dès la disparition d'Edwin Drood, d'abord par Neville Landless qui, lorsqu'il est pris à partie par l'une des équipes de recherche, se défend avec des mots proches de ceux de la Genèse, 4, 15 : « Et le Seigneur fit une marque sur Caïn de peur que quiconque le trouve ne le tue » (« And the Lord set a mark upon Cain, lest any finding him should kill him »). Et lors de sa rencontre, quelques instants plus tard, avec Jasper qui, d'emblée, lui demande « Où est mon neveu ? » (« Where is my nephew? »), il lui répond : « Pourquoi me demandes-tu cela ? » (« Why do you ask me? »), nouveau rappel de la Genèse, 4, 9 : « Où est ton frère Abel ? » (« Where is Abel your brother? », à quoi Caïn rétorque : « Je ne le sais pas ? Suis-je le gardien de mon frère ? » (« I know not. Am I my brothers' keeper? »). Multiples sont les autres allusions qui accablent Neville, le suspect numéro 1, dont les paroles et les gestes évoquent le fratricide biblique, par exemple lorsqu'il quitte Cloisterham avec la « malédiction sur son nom et sa réputation » (« a blight upon his name and fame »),.
Et le tonitruant Honeythunder de clamer le commandement « Tu ne tueras point » (Thou Shall Not Murder), ce à quoi Mr Crisparkle, moins catégorique et doutant de la culpabilité de Neville, lui répond : « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton voisin » (« Thou shalt not bear false witness against your neighbour »); lui, le chanoine en second, porte en effet le vrai message du Christ, sa mission est d'être auprès de ceux qui souffrent et sont dans la détresse, prêche-t-il à son rigide interlocuteur, paroles bienveillantes dérivées de la litanie du Livre de la prière commune : « Qu'il Te plaise de secourir, d'aider et de réconforter tous ceux que frappent le danger, le besoin et l'affliction » (« That it may please thee to succour, help, and comfort, all that are in danger, necessity, and tribulation », reflet, selon Peter Preston, de la préférence toujours affirmée de Dickens pour le message d'amour et de rédemption du Nouveau Testament.
Autre source de références, la tragédie Macbeth, la plus sombre, la plus meurtrière des tragédies de Shakespeare, dont la première allusion se situe dans un passage apparemment neutre mais avec un écho verbal shakespearien, riche de connotations sinistres, alors qu'est évoqué cet « oiseau clérical et tranquille, le freux qui, à grands coups d'aile, rentre à la tombée de la nuit » (« that sedate and clerical bird, the rook when he wings homeward towards nightfall »),, oblique référence à Macbeth : « La lumière s'épaissit et la corneille va à grands coups d'aile vers les bois des freux » (« Light thickens, and the crow / Makes wing to th' rooky wood »), vers prononcé juste avant la scène du meurtre de Banquo. Même technique à la veille de la disparition d'Edwin quand Dickens fait se lever un vent puissant qui renverse les cheminées dans la rue, tout comme pendant la nuit du meurtre de Duncan « la nuit a été agitée. Là où nous étions couchés / Nos cheminées ont été renversées (et comme on dit) / Des lamentations se firent entendre dans les airs, d'étranges cris de mort » (« The night has been unruly. Where we lay, Our chimneys weer blon down, (and, as they say) Lamentings hera i' t' air; strange screams of death »).
Macbeth sert aussi à Dickens pour décrire le poids de la culpabilité, évoqué à partir du chapitre 10 : Crisparkle va se baigner dans le bief de Cloisterham « aussi confiant dans [s]es pouvoirs lénifiants [...] et dans la santé de son esprit que Lady Macbeth désespérait de toutes les houles de l'océan » (« as confident in [its] sweetening powers [...] and a wholsome mind as Lady Macbeth was hopeless of all the seas that roll »). Si les rapports entre Lady Macbeth et Crisparkle sont inexistants, du moins, précise Peter Preston, la référence à l'océan renvoie-t-elle aux eaux tumultueuses de Neptune, au « rougeoiement des mers multiples » (multidudinous seas incarnadine),, aussi impuissants à laver « la petite main » (little hand) de sa souillure du sang que « tous les parfums de l'Arabie » (all the perfumes of Arabia) ne sauraient la rafraîchir (sweeten). Il y a là un signe prémonitoire puisque c'est dans ce bief que seront retrouvées les affaires d'Edwin, indice, à défaut de preuve, qu'il y a eu assassinat. Autre indice, toujours induit par le vertueux Crisparkle : celui-ci trouve Jasper endormi alors qu'il vient lui rappeler la promesse de Neville de s'excuser auprès d'Edwin et de ne rien dire de ses résolutions envers Rosa ; Jasper soudain bondit et hurle : « Que se passe-t-il ? Qui l'a fait ? » (« What is the matter? Who did it? »), écho des paroles de Macbeth à la vue du fantôme de Banquo : « Lesquels d'entre vous ont fait cela? » (« Which of you have done this? »). Là encore, commente Peter Preston, Dickens semble avoir placé un indice pointant vers le meurtre avant même la disparition d'Edwin, et comme le fantôme de Banquo est une projection de la culpabilité de Macbeth, invisible à tout autre que l'assassin, le lecteur semble indirectement invité à penser que Jasper est lui aussi assailli par d'obscurs tourments intérieurs du même ordre.
Dans son dernier chapitre inachevé, Dickens renvoie Jasper à son bouge londonien et là, au cours de son délire opiacé, il murmure à Princess Puffer : « Je l'ai si souvent fait, et sur de si longues périodes que lorsque cela a été accompli, cela ne semblait plus en valoir la peine, ce fut accompli trop tôt », écho, écrit Peter Preston, des paroles de Macbeth : « Si cela est accompli lorsque cela l'est, c'est bien / Ce fut accompli rapidement », façon, ajoute Preston, d'utiliser un texte familier pour suggérer, plutôt que le raconter, ce qu'a été le sort d'Edwin Drood.
Ainsi, la cathédrale et le bouge à opium servent de centres symboliques au roman, comme le sont la prison de Marshalsea dans Little Dorrit, ou la Tamise et ses tas d'ordure dans Our Mutual Friend, et le thème du ou des doubles reste le grand motif dickensien : comme Sydney Carton (A Tale Of Two Cities), Harmon/Rokesmith (Our Mutual Friend), ou Pip (Great Expectations), à la fois maréchal-ferrant et gentleman, Jasper mène deux vies dont la séparation est au cœur de son mystère. Même dualité chez les Landless dont la gémellité devient parodie comique ; chez Miss Twinkleton aussi, décrite dès le chapitre 3 comme ayant « deux manières d'être, distinctes et séparées » (« two distinct and separate phases of being »),.
En cela, soutient Angus Wilson, rejoignant de ce fait Edmund Wilson, Jasper incarne « la partie immergée de Dickens » (« the submerged part of Dickens himself »), ce qui ne signifie pas, ajoute-t-il, qu'obsédé comme il l'était par la peur de ses propres tendances à la violence, il ne l'eût point condamnée, tant s'affirmait à ce stade de sa vie son aversion de toute criminalité. Edmund Wilson, convaincu qu'ici Dickens délaisse la critique sociale pour la sphère psychologique, abandonnant le thème du rebelle pour celui du criminel,, brosse la comparaison entre le personnage et son auteur : Jasper, comme Dickens, est un artiste, en l'occurrence un musicien doué d'une voix exceptionnelle ; il fume de l'opium alors que Dickens, par son imagination toujours en éveil, vit dans un monde différent de celui des autres hommes ; habile magicien comme lui, l'un avec des notes de musique, l'autre avec des mots, son pouvoir, gangrené par l'égarement de la drogue, peut s'avérer dangereux pour ses semblables ; étranger venu d'ailleurs, comme lui il s'est bâti une vie respectable mais reste en secrète rébellion contre la société traditionnelle. Tel Dickens enfin, conclut Edmund Wilson, Jasper est « deux Scrooge » (two Scrooges), révélation destinée à être partagée à la fin du roman,, et, en définitive, conclut Angus Wilson, bien en accord avec la « majorité des Anglais responsables du siècle dernier [le XIXe] qui ont dépensé une bonne part de leur énergie à réprimer le côté érotique et violent de leur tempérament » (« a great number of responsible Englishmen of the last century spent much of their energies in suppressing the erotic-violent side of their natures »).
Mais Angus Wilson va plus loin, il voit dans l'identification du rêve des Mille et Une Nuits au mal, non pas tellement la peur en Dickens de sa « nature animale » (animal nature), mais une sourde méfiance de la fiction, de son art même, de l'imagination au service du bien : suprême désillusion, écrit-il, de l'imagination et de l'émerveillement innocents
« considérés comme des forces positives » (« as adequate positive forces »). Désormais, cette imagination et cet émerveillement ont été supplantés par les forces du mal que représente Jasper, le bien a rétréci aux dimensions mesquines d'individus responsables prêts à en découdre avec les forces du bien, le courage de Rosa, la virile humanité de Tartar, la dure fierté d'Helena, et même la bonté de Mr Grewgious, premier avocat honnête de toute l'œuvre de Dickens, ou encore le « christianisme musclé » du chanoine Crisparkle. En somme, les rôles traditionnels de sa fiction se sont inversés : la ville de tous les dangers (Londres) est devenue la source des gens de bien et le refuge des innocents, la campagne (Cloisterham, sa cathédrale, son cloître et son cimetière) abrite des êtres troubles (les Crisparkle exceptés) et sue la mesquinerie, la jalousie et la haine. Si meurtre il y a, c'est dans un petit bourg épiscopal qu'il a été perpétré et non dans les bas-fonds, et si l'opium de Jasper a induit le crime, Londres, bien que pourvoyeuse de la drogue, reste exempte de toute tache. Ce n'est plus la Tamise qui est le Styx aux eaux noires des Enfers, mais le minuscule bief apparemment lustral (Crisparkle va s'y baigner) d'un évêché où, par tradition, il ne se passe rien.
Si tel est le cas, « si Drood est un roman dans lequel Dickens met le plus intime de lui-même, écrit Edmund Wilson, il y a lieu de croire que Jasper n'est sans doute pas vraiment conscient de son crime » (« If Drood was to be Dickens's most complete self-revelation, there is reason to believe that Jasper may not be fully aware of his crime »). Et plusieurs commentateurs ont suggéré qu'Edwin, comprenant les intentions meurtrières de Jasper, s'enfuit et disparaît, ou alors que Jasper échoue dans sa tentative, auquel cas l'épilogue projeté du roman serait une surprise pour le lecteur comme pour Jasper. Edwin revient, comme ressuscité, et le pouvoir régénérateur de la cathédrale, évoqué dans les toutes dernières pages écrites par Dickens, prend alors tout son sens :
Paul Davis ajoute que les derniers romans de Dickens exploitent tous le thème de la résurrection, depuis l'exécution « sanctifiée », jusqu'aux noyades lustrales des Grandes Espérances et de L'Ami commun. Ainsi, écrit-il, « le retour d'Edwin aurait apporté à la dernière fable de Dickens une fin surprenante et une plénitude en accord avec le thème de la résurrection présent dans tous ses derniers romans » (« Edwin's return would have provided a surprising turn to end Dickens's last fable and a fulfillment consistent with the resurrection theme in all of his later novels »).
Rien d'étonnant qu'un roman dont l'action se déroule dans les environs et à l'intérieur d'une cathédrale soit riche en connotations religieuses. Dickens sait, en effet, utiliser le parler du doyen, du sacristain, des chanoines et des bedeaux, le vocabulaire spécifique au transept, à la nef, au chœur, à l'autel, aux caveaux et aux voûtes. De même, il puise des citations dans l'Ancien et le Nouveau Testament et se sert volontiers du Book of Common Prayers de l'Église anglicane, faisant parfois passer, comme le souligne Peter Preston, des extraits de ce livre pour des citations bibliques, choix jamais arbitraire, cependant, tant il correspond à certains thèmes du roman, le péché, le repentir, le châtiment.
Dans une certaine mesure, ce décor religieux, cette ville-évêché, cette vie rythmée par les cloches marquant le temps et les offices, tout cela imprime sa marque au récit.
Simon J. James juge les réserves émises par John Forster à l'égard de Drood, et encore plus celles de Henry James sur le prétendu déclin de Dickens dès Our Mutual Friend comme démenties par la maîtrise de sa prose dans The Mystery of Edwin Drood, ramassée en une énergie, écrit-il, « plus potentielle que cinétique » (« potential rather than kinetic »). Selon lui, comme dans La Petite Dorrit, la lenteur de l'intrigue densifie le langage qui en rend compte, un « modèle de compression » renchérit Angus Wilson, idée également avancée par John Thacker qui, en 1990, parle d'une « belle écriture équivalant à une prose poétique » (« fine writing amounting to prose poetry »).
Il y a là un paradoxe, aussitôt expliqué par un autre : « Dans Edwin Drood, ajoute James, paradoxalement, la prose de Dickens s'évertue à exprimer l'absence de mouvement » (« In Edwin Drood, Dickens's prose paradoxicallty exerts itself in expressing a failure of movement »). Voici un roman, en effet, où le récit va de pause en pause puisque rien ou presque ne se passe, et qui s'épuise à prendre son départ, comme si, dès l'abord, la narcose de l'opium embuait la perception et lestait le déchiffrage de l'ensemble ; au point, montre encore James, que « l'écrivain le plus prodigue du verbe débute son roman en l'embrumant d'inexactitudes et de questions sans réponse » (« the most verbally profligate of novelists begins a novel within a haze of inaccurate words and unanswered questions »). Et pour exemple, il cite la description de la cathédrale de Cloisterham au tout premier paragraphe du chapitre 1 :
Rêve ou réalité, partout prévaut la torpeur ; même l'avenir de Rosa, que prédit le narrateur, se bouche mystérieusement à la toute fin du chapitre 3 : « "Est-ce que tu vois un avenir heureux ?" [...] Ce qui est sûr, c'est que ni l'un ni l'autre ne voit de bonheur présent, car s'ouvre et se ferme la porte et l'un entre alors que l'autre s'en va » (« 'Can you see a happy future?' [...] For certain, neither of them sees a happy Present, as the gate opens and closes, and one goes in and the other goes away ») ; même Londres, aux yeux de Rosa, donne l'impression d'« attendre quelque chose qui ne vient jamais » (« of waiting for something that never came »).
De plus, ce roman au début si long et, par la force des choses, privé de fin, a « aussi un vide en son milieu » (« a vacuum at its middle as well »), son centre, Edwin Drood lui-même se définissant à Jasper comme une « non-entité ». « Je ne suis, hélas, qu'un gars superficiel, tout en surface, Jack, et ma pauvre tête n'est pas des meilleures. Mais, cela va sans dire, je suis jeune, et peut-être n'empirerai-je point en prenant des années [...] » (« I am afraid I am but a shallow, surface kind of fellow, Jack, and that my headpiece is none of the best. But I needn't say I am young; and perhaps I shall not grow worse as I grow older »). Et, ajoute malicieusement James, Drood agit en conséquence : il disparaît et son corps reste à jamais introuvable.
En définitive, The Mystery of Edwin Drood s'avère d'une suprême ironie : situé dans une ville épiscopale mais sans spiritualité, comme le signale Morgentaler, écrit par un romancier de la fête de Noël mais où un meurtre présumé est commis le 25 décembre ; une histoire de meurtre sans solution, un fragment de roman dans lequel quelqu'un disparaît, concernant des gens sans substance, et qui se termine par la fin de son auteur,.
En conclusion, Simon J. James écrit que, si The Mystery of Edwin Drood est gâché par sa propre et prompte disparition (demise), ses ruines ont été promues au rang de monument historique ; dès lors, la perte de Drood, dont on ne se préoccupe guère dans le roman, retrouve toute son importance, « à jamais devenue source de deuil pour aussi longtemps que Dickens sera lu » (« one that will always be mourned as long as Dickens is read »).
En 1909, puis en 1912, le roman est porté à l'écran dans des films muets. Plus notable est le film de 1914, lui aussi muet, de la Gaumont British avec Tom Terris en Edwin. En 1935, a paru sous l'égide de Universal Sound Film la version de Stuart Walker, avec Claude Rains, David Manners, Douglass Montgomery, Francis L. Sullivan et Valerie Hobson. Ces deux dernières versions se terminent pas la mort de Jasper.
Peu avant sa mort, Dickens a évoqué avec Dion Boucicault la possibilité de faire une pièce de théâtre de son roman, mais Boucicault s'est ensuite ravisé. La première production scénique est due à T.C. De Leon, donnée à Chicago en octobre 1870, puis, devant son insuccès, elle a été restructurée en Jasper pour le public new-yorkais. La première adaptation anglaise a été réalisée par Walter M. Stephen pour le Surrey Theatre qui s'est ouvert en novembre 1871. D'autres ont suivi, avec diverses fins apportées à l'histoire, par exemple en 1872 avec G. H. MacDermott au Britannia Theatre, puis en 1876 sous le titre Alive or Dead de Robert Hall. Joseph L. Hatton et le fils même de Dickens, Charles Jr., imaginent en 1880 le suicide de Jasper par le poison, mais leur manuscrit n'est jamais parvenu jusqu'à la scène.
Portail du polar Portail de Charles Dickens Portail des années 1870
Marie de Hohenzollern-Sigmaringen, née le 17 novembre 1845 à Sigmaringen et morte le 26 novembre 1912 à Bruxelles, est devenue en 1867 comtesse de Flandre en épousant le prince Philippe de Belgique, comte de Flandre. Elle est la mère du roi des Belges Albert Ier.
Princesse de la maison de Hohenzollern-Sigmaringen, la branche catholique de la famille des rois de Prusse, elle est princesse héritière consort de Belgique de 1869 à 1905. Elle est l'ancêtre de tous les membres actuels de la dynastie régnant sur la Belgique. Elle est également l'ascendante du grand-duc de Luxembourg Henri, et de Victor-Emmanuel de Savoie, prétendant au trône d'Italie.
Petite-fille de la princesse impériale Stéphanie de Beauharnais, fille adoptive de l'empereur des Français devenue grande-duchesse de Bade, la princesse Marie grandit dans un environnement francophile. Élevée dans les diverses résidences de sa famille, elle se révèle très tôt indépendante, pieuse et douée pour les arts. En 1852, elle s'installe avec sa famille à Düsseldorf où son père, Charles-Antoine, chef souverain de sa maison depuis 1848, exerce ses commandements militaires avant de devenir ministre-président de Prusse (de 1858 à 1862).
L'union de sa sœur Stéphanie avec le roi de Portugal Pierre V, en 1858, témoigne de l'importance de la famille sur la scène européenne. Charles-Antoine garde jusqu'à la fin de sa vie un rôle majeur à la cour de Berlin. C'est la reine Victoria qui joue les intermédiaires dans la conclusion du mariage de Marie et Philippe en 1867, anéantissant toute velléité annexionniste de la France envers la Belgique.
Mère de cinq enfants, dont quatre parviennent à l'âge adulte, Marie de Hohenzollern représente, avec son époux, l'avenir de la dynastie belge après la mort du duc de Brabant, Léopold, l'unique héritier successible au trône du roi Léopold II. Son existence, circonscrite dans un univers luxueux, est jalonnée par de nombreux séjours en Ardenne belge, en Auvergne, en Allemagne et en Suisse.
Recevant beaucoup de sollicitations, elle exerce un rôle caritatif, parfois remis en cause par la mouvance anti-monarchiste, tout au long de sa vie en Belgique. Artiste, la comtesse de Flandre s'adonne aux arts de l'aquarelle, de l'eau-forte et de la peinture de paysages qu'elle expose en Belgique, en France et aux États-Unis. Mécène, elle soutient des peintres tels Jean-François Portaels ou Ernest Blanc-Garin, des écrivains comme Charles Van Leberghe et Isabelle Kaiser et des musiciens tels Édouard Jacobs ou Arthur De Greef.
La mort de son mari, en 1905, la prive du statut de princesse héritière consort de Belgique. Cependant, l'accession au trône, en 1909, de son fils le roi Albert Ier lui confère un rôle protocolaire plus important, en sa qualité de mère du roi. Elle meurt à soixante-sept ans, en 1912, et est inhumée dans la crypte royale de Laeken.
Marie (qui porte quatre prénoms en allemand : Maria Louise Alexandrina Karoline,,), née à Sigmaringen le 17 novembre 1845, est la seconde fille et la dernière des six enfants du prince Charles-Antoine de Hohenzollern-Sigmaringen qui fut, de 1858 à 1862, un ministre-président de Prusse pacifique et libéral et de la princesse Joséphine de Bade, elle-même fille du grand-duc Charles II de Bade et de la grande-duchesse née Stéphanie de Beauharnais, fille adoptive de Napoléon Ier et cousine de l'empereur des Français Napoléon III.
Sa sœur aînée, Stéphanie, éphémère reine consort de Portugal de 1858 à 1859, meurt à vingt-deux ans de la diphtérie. Marie a aussi quatre frères, dont deux jouent un rôle politique notable : Carol Ier, premier souverain de la Roumanie moderne, et Léopold, dont la candidature un temps avancée en vue de ceindre la couronne espagnole a été à l'origine de la guerre franco-allemande de 1870. Ses deux autres frères sont Antoine, qui participe activement à la guerre austro-prussienne et meurt en 1866 à la suite de ses blessures lors de la bataille de Sadowa, et Frédéric, militaire dans sa jeunesse et homme assez flegmatique, peu désireux de jouer un rôle de premier plan.
Marie de Hohenzollern-Sigmaringen est élevée dans les différentes résidences de la famille : d'abord dans une demeure dépendant du château de Sigmaringen, ainsi qu'au château de Krauchenwies, résidence solitaire et forestière occupée par sa famille lors de la saison de la chasse. Jusqu'à ses quatre ans, la princesse séjourne également dans l'ancien couvent des sœurs augustines d'Inzigkofen. Son père devient chef de sa maison en 1848 et occupe, dès l'année suivante, l'ancestrale demeure de famille, le château de Sigmaringen dominant le Danube.
Louise de Bade décrit Marie, qu'elle rencontre pour la première fois en 1850, comme « gaie, espiègle et très entreprenante [...]. Rieuse, causante, et toujours expansive, elle charmait tout le monde. ». L'enfant aime particulièrement jouer au billard avec ses frères. Proche de Frédéric, son aîné de deux ans, elle ressent beaucoup de tristesse lorsque ce dernier rejoint ses frères dans leurs études militaires. Elle les retrouve avec plaisir lors de leurs vacances, notamment au château de la Weinbourg où les exigences de l'étiquette sont suspendues. Le prince Charles-Antoine tente alors de distraire ses invités en organisant des loteries ou des jeux de quilles.
En 1852, Marie est âgée de sept ans lorsque sa première gouvernante, Agnes Schäfer, est désignée. Trop calme, celle-ci ne réussit pas à s'accorder pleinement à la nature vive et indépendante de son élève, qui s'attache davantage à Élise von Werner, dame d'honneur et amie de sa mère. Madame von Werner accompagne fréquemment Stéphanie et Marie lors de visites à l'église ou aux pauvres et leur inculque le sens pratique de la vie. Hortense Cornu, amie du futur Napoléon III, recommande à Joséphine de Bade une demoiselle Naudin pour enseigner la musique et la peinture à Stéphanie, puis à sa sœur cadette Marie. De temps à autre, Marie effectue également de longues randonnées à cheval, notamment dans les Alpes.
En automne 1852, la famille de Marie s'installe définitivement au château de Jägerhof, à Düsseldorf, où le prince Charles-Antoine est appelé au commandement des troupes rhénanes. En 1856, Marie, sa mère et sa sœur vont à Londres rendre visite à Marie-Amélie de Bade, épouse de William duc de Hamilton et sœur de Joséphine de Bade, en s'arrêtant à Bruxelles. En Grande-Bretagne, les princesses assistent au retour des troupes de Crimée passées en revue par la reine Victoria. Léopold Ier, roi des Belges, et ses trois enfants, Léopold, Philippe et Charlotte, sont présents dans les tribunes officielles.
En 1858, Stéphanie se fiance avec Pierre V, roi de Portugal, qu'elle n'a jamais rencontré ; ce départ pour Lisbonne constitue une épreuve pour la famille de la mariée. La même année, Marie effectue sa première communion, un événement important pour elle et qui renforce sa piété. Le 17 juillet 1859, Stéphanie meurt de la diphtérie à Lisbonne. Marie, résidant cet été-là au château de Benrath, se souvient : « Un télégramme de mon père annonçait l'état grave de ma sœur [...] Nous passâmes la journée dans les plus affreuses inquiétudes [...] Le matin à 7 heures, mon père et mes frères arrivèrent... Tout était fini ; notre chère sœur n'était plus de ce monde, l'affreux mal l'avait emportée, déjà, la veille !. ». Au printemps 1860, la presse allemande évoque une union entre Pierre V, roi de Portugal, veuf de Stéphanie, avec Marie sœur de la défunte, mais ce projet ne se concrétise pas.
À l'automne 1861, Marie et sa famille séjournent à Hyères jusqu'à la fin de l'hiver 1862. Ce séjour est marqué par la phlébite qui atteint le prince Charles-Antoine et lui laisse des séquelles au niveau des jambes jusqu'à la fin de ses jours. Durant l'hiver 1863, Marie, âgée de 18 ans, assiste avec joie aux fêtes de la cour de Berlin à l'invitation de la reine de Prusse Augusta. Les relations entre Marie et la famille du roi de Prusse sont étroites : Marie devient, en mai 1866, la marraine de Victoria de Prusse. Trois mois plus tard, le 5 août 1866, un nouveau deuil frappe les Hohenzollern-Sigmaringen : Antoine, l'un des frères de Marie, succombe à ses blessures après la bataille de Sadowa. Cet événement clôt, en quelque sorte, la première période de la vie de Marie qui s'apprête à envisager son mariage.
Léopold II, le roi des Belges, est soucieux, dès le début de son règne qui commence en décembre 1865, d'assurer le maintien de l'intégrité nationale et la sécurité de la Belgique, constituée neutre, et entourée par la France et la Prusse, deux voisines puissantes. Il planifie le mariage de son frère Philippe de Belgique, comte de Flandre, avec une princesse prussienne. Marie est la candidate idéale car son père est toujours très influent à la cour de Berlin. Cette union assurerait à la Belgique une alliée précieuse. Pour parvenir à ses fins, Léopold s'adjoint le concours de la reine Victoria qui connaît bien la famille des Hohenzollern-Sigmaringen. En décembre 1866, Marie reçoit donc la visite du frère de Léopold II à Berlin. Cette première rencontre entre Philippe et Marie se passe au mieux. Philippe est atteint de surdité, tout comme Joséphine, mère de Marie. Jusqu'ici Philippe avait refusé de se marier, mais approchant les trente ans, il accepte cette fois la proposition matrimoniale qui lui est faite. La première entrevue est suivie par une nouvelle visite de Philippe en février 1867 et par une demande en mariage, lequel est prévu deux mois plus tard.
Marie épouse donc en la cathédrale Sainte-Edwige de Berlin, le 25 avril 1867, le prince Philippe de Belgique et devient, dès lors, comtesse de Flandre. Ce mariage, dont les cérémonies sont présidées par le roi de Prusse, en présence d'Otto von Bismarck, déplaît à la France de Napoléon III, car il protège la Belgique de toute velléité annexionniste française. L'opinion publique française juge que : « la Prusse avait pris le soin de [nous] enlever toute illusion [...] en préparant une alliance entre les familles de Prusse et de Belgique ». L'historien Émile Bourgeois conclut : « ainsi s'évanouissait le projet belge ».
Le couple s'installe au palais du comte de Flandre au centre de la ville de Bruxelles et a cinq enfants, dont quatre parviennent à l'âge adulte et dont sont issus dix petits-enfants :
Marie débute sa vie conjugale dans une famille où pèse la tragédie : sa belle-sœur, la princesse Charlotte de Belgique, impératrice consort du Mexique, sombre dans la folie après son retour en Europe en 1866 et revient en Belgique trois mois après le mariage de Marie avec le comte de Flandre, en juillet 1867. Marie, qui entretient une relation fusionnelle avec sa mère, souffre de l'atmosphère peu chaleureuse au sein de la famille royale belge et reste nostalgique de la vie épanouie qu'elle menait à Sigmaringen auprès des siens.
Un drame assombrit encore le climat qui prévaut à la cour : en janvier 1869, le roi Léopold II et la reine Marie-Henriette perdent, après une longue maladie qui finit par l'emporter, Léopold, leur seul fils, âgé de neuf ans, ne gardant de leur union que deux filles (Louise et Stéphanie) non habilitées à recueillir la couronne. Un rapprochement des époux royaux donne naissance, en 1872, à un dernier enfant non successible au trône : la princesse Clémentine.
Ce sont donc désormais le prince Philippe, héritier du trône à la mort de son neveu, et la princesse Marie qui représentent l'avenir de la dynastie belge car ils sont déjà parents d'un fils, le prince Baudouin, né en 1869. Ils ont, après deux filles, Henriette et Joséphine, nées en 1870 et en 1872, un second héritier, le prince Albert né en 1875,.
Le comte de Flandre ayant décidé de demeurer en Belgique après qu'on lui a proposé de régner sur les trônes grec et roumain, Marie et lui mènent une vie très confortable et opulente. Ils récréent à Bruxelles cette atmosphère de petite cour allemande que la comtesse a jadis connue auprès de ses parents. Ils vivent entourés d'aides de camp, d'officiers d'ordonnance et de dames d'honneur qui les suivent dans tous leurs déplacements. Le calendrier de leurs séjours demeure immuable durant les premières années de leur mariage : en janvier, ils rendent visite aux parents de Marie, d'abord installés à Düsseldorf, puis à Sigmaringen ; au printemps, ils séjournent au château des Amerois, résidence de plaisance en Ardenne belge méridionale que Philippe a achetée en 1868, en vue de complaire à la comtesse de Flandre qui y retrouve les paysages de sa Souabe natale ; ensuite, en septembre, les Flandre séjournent auprès des Hohenzollern-Sigmaringen dans leur résidence de la Weinbourg. Au printemps 1882, le comte de Flandre emmène Marie à la découverte de contrées qu'elle ne connaît pas : l'Espagne et le Maroc qu'ils visitent durant deux mois inspirent picturalement la comtesse. À Bruxelles, les distractions ne manquent guère car le couple princier donne de fastueux bals et des soirées plus intimes où Marie peut laisser s'exprimer ses qualités de maîtresse de maison.
Marie et Philippe forment un couple aux personnalités complémentaires. Leurs centres d'intérêt divergent en plusieurs domaines : la comtesse est de nature artiste et de tempérament affirmé, tandis que le comte est de nature plus pragmatique et plus taciturne. Tandis que Marie se consacre à réaliser ses œuvres picturales, Philippe parcourt les salles de vente à la recherche d'antiquités de facture classique. Même si, à l'instar des aristocrates de leur époque, l'instruction des enfants princiers est déléguée à des tiers (professeurs, gouverneurs, gouvernantes), le prince laisse toute la responsabilité et l'organisation de l'éducation de leur progéniture à son épouse, qui se sent parfois isolée dans cette tâche.
Les années 1880 marquent une évolution des mentalités en Belgique : le bipartisme (catholiques et libéraux) laisse place à une troisième force politique lors de la naissance, en 1885, du Parti ouvrier belge, dont l'organe de presse Le Peuple n'hésite pas à désigner le comte de Flandre comme un symbole du capitalisme. Il arrive même exceptionnellement que les Flandre soient hués à Bruxelles lors de sorties officielles. Les nombreuses activités caritatives des Flandre sont minorées par les antimonarchistes qui désignent parfois la comtesse de Flandre comme « Madame Sans-Gêne » car, selon eux, étant donné la dotation annuelle perçue par son mari : « Il est facile d'être généreux avec l'argent des autres. ». La presse socialiste reproche le caractère sélectif des œuvres caritatives de la comtesse de Flandre : « toutes, sans exception, ou bien sont marquées au coin de l'orthodoxie la plus stricte, ou bien s'abritent mal sous le manteau d'une neutralité qui ne parvient pas à dissimuler la tendance fanatique ».
En décembre 1868, le comte de Flandre acquiert une propriété à la campagne, Les Amerois, qui rappelle à la comtesse de Flandre les paysages qu'elle a connus dans son enfance. Situé en Ardenne belge méridionale, ce vaste domaine avoisine la ville de Bouillon, distante de dix kilomètres. Chaque année, à partir de 1869, les Flandre y séjournent en été (hormis en 1870 en raison de la Guerre franco-allemande). Un grave incendie détruit la propriété en 1874. Philippe entreprend de la reconstruire en l'agrandissant selon les plans de l'architecte Gustave Saintenoy. Les Amerois constituent un haut lieu du nationalisme historiciste car le comte de Flandre privilégie un style « belge flamand ». Le nouvel édifice est inauguré en juin 1877.
Un train spécial partant de Bruxelles amène la famille à la gare de Florenville. Quand les princes séjournent aux Amerois, le personnel est très nombreux. Même à la campagne, le protocole en usage à Bruxelles est appliqué. Les domestiques d'intérieur chaussent des souliers à boucles et des bas de soie noirs. Les repas sont servis à quatre tables distinctes où les vivres sont servis à volonté. Les moyens de transport comprennent huit chevaux d'attelage, les dix poneys de la comtesse de Flandre, six chevaux de selle et un âne pour la promenade des enfants. La comtesse de Flandre emmène souvent ses enfants dans la ferme voisine de la famille Alardo, où une salle réservée aux Flandre a été décorée de carreaux de céramique d'inspiration hollandaise, peints par la comtesse et d'autres artistes. Marie, dans une volonté pédagogique concrète, veille à ce que ses enfants soient en contact direct avec la nature.
Parmi les privilégiés qui sont invités aux Amerois, Léopold II, Marie-Henriette et d'autres membres du Gotha côtoient des artistes comme le peintre Jean-François Portaels, le sculpteur Thomas Vinçotte, le violoncelliste Édouard Jacobs ou d'autres musiciens issus du Conservatoire de Bruxelles, sans oublier les officiers gouverneurs des princes ou familiers de Marie et Philippe. Cette société variée tâche de se distraire à la campagne : excursions, lecture, charades, dessin, peinture. Mais, si la comtesse de Flandre prise volontiers ces séjours à la campagne, le comte de Flandre finit par s'y ennuyer invariablement,.
En janvier 1891, un drame frappe les Flandre : leur fils Baudouin contracte une pneumonie infectieuse après avoir veillé sur sa sœur Henriette atteinte du même mal. Tandis qu'Henriette se rétablit lentement, Baudouin meurt le 23 janvier 1891, après une longue agonie en présence de ses proches. C'est Marie qui ferme les yeux de son fils. Après cette mort inopinée, le comte de Flandre est souvent la proie d'accès de mélancolie ; tandis que progressivement, la comtesse de Flandre trouve des exutoires dans l'expression de ses talents artistiques et dans la religion.
Après la mort de leur fils Baudouin, Philippe et Marie voyagent souvent séparément : lui à Paris et dans les pays méditerranéens ; elle en Allemagne auprès de sa mère ou en Auvergne, dont elle apprécie les paysages pittoresques. Ils se retrouvent néanmoins lors des séjours qu'ils partagent au domaine des Amerois et évidemment à Bruxelles. Lorsqu'ils sont séparés, ils s'écrivent quotidiennement des lettres où ils confient leurs états d'âme et livrent des réflexions sur leurs contemporains ou des analyses de la situation politique, reflétant un même esprit conservateur.
Les filles de Marie, Joséphine et Henriette, se marient quelques années après la mort de leur frère. Joséphine contracte la seconde union de la famille royale belge avec la famille impériale allemande, en 1894, avec son cousin germain Charles-Antoine de Hohenzollern et s'installe à Potsdam, puis à Berlin ; de son côté, Henriette épouse en 1896 Emmanuel d'Orléans et s'établit en France, à Neuilly-sur-Seine. Seul Albert demeure auprès de ses parents et s'installe, en 1896, dans les anciens appartements de son défunt frère Baudouin. Albert écrit au sujet de leur cohabitation : « L'intimité ne peut exister dans notre famille entre parents et enfants, c'est une habitude qui ne changera pas. » et ajoute dans une autre missive adressée à sa sœur Henriette : « Ma mère est une sainte [...], mais un peu une sainte de glace [...], ma mère est très bonne, mais il n'y a pas d'intimité à cause de sa brusquerie et de sa contradiction. ».
En 1897, Henriette, la fille aînée de la comtesse de Flandre, échappe de peu à l'incendie du Bazar de la Charité où périt sa belle-mère la duchesse d'Alençon. Lors des cérémonies et des réceptions qui suivent les obsèques de cette dernière, le prince Albert de Belgique rencontre, pour la première fois, la duchesse Élisabeth en Bavière, nièce de la défunte. Toutefois, c'est de la princesse Isabelle d'Orléans qu'Albert tombe amoureux. Cependant, le roi Léopold II met son veto à ce mariage afin de ne pas s'attirer les foudres de la Troisième République française car Isabelle est la sœur de Philippe d'Orléans, le prétendant orléaniste au trône de France.
Marie, dont le père, le prince Charles-Antoine est mort en 1885, perd sa mère, Joséphine, princesse douairière de Hohenzollern, en juin 1900. La même année, en octobre, son fils Albert épouse Élisabeth en Bavière. Un an plus tard, en 1901, Albert avec sa jeune épouse quitte le palais de ses parents, juste avant la naissance du futur Léopold III, leur premier enfant. Albert entretient dès lors des rapports plus sereins avec ses parents. Quant aux relations entre les Flandre et le roi Léopold II, elles se raréfient au point de devenir presque inexistantes.
En septembre 1905, Marie se rend durant deux semaines en Roumanie afin d'y revoir, après les morts successives de ses frères Frédéric (en décembre 1904) et de Léopold (en juin 1905), son seul frère survivant, le roi Carol, avec lequel elle correspond presque quotidiennement. Durant ce séjour au château de Peleș, près de Sinaïa, au pied des monts Bucegi, elle excursionne dans les Carpates et elle a le plaisir d'entendre, lorsqu'elle revient au palais, jouer le soir le compositeur roumain Georges Enesco, qu'elle invite ensuite plusieurs fois à Bruxelles lorsqu'il se produit en Belgique. Le 17 novembre 1905, jour des soixante ans de la comtesse, Philippe, dont la santé était déclinante depuis trois ans, meurt à Bruxelles après une courte agonie.
Après la mort de Léopold II, en 1909, la comtesse de Flandre occupe, à la fin de sa vie, un rang plus important en qualité de mère du nouveau roi Albert Ier et tente de rallier ses amies catholiques à l'objectif du jeune roi en faveur de l'instauration du service militaire généralisé. Le quotidien L'Indépendance belge témoigne de l'existence simple qu'elle menait durant ses dernières années : « Rien de plus simple, de plus familial, de plus dénué d'apparat que la vie menée par la comtesse de Flandre à Bruxelles. La comtesse se levait généralement à 7 heures. Le dimanche, elle assistait à la messe à l'église Saint-Jacques-sur-Coudenberg [...]. Depuis la mort de son mari, la comtesse déjeunait en compagnie d'une dame d'honneur [...]. Après avoir dépouillé son courrier, elle sortait en voiture, accompagnée d'une dame d'honneur. Si le temps ne se prêtait pas à la promenade, elle consacrait son temps à la lecture ou à la musique [...]. L'après-midi, elle accordait ses audiences [...]. Elle dînait à 7 h avec une dame et un chevalier d'honneur. Depuis la mort de son mari, elle se rendait rarement au théâtre. En général, elle passait la soirée à entendre chez elle de la musique, en compagnie de l'un ou l'autre virtuose du piano ou de l'archet. Vers 11 h, tout reposait au palais ».
À partir de 1910, sa santé déclinante limite ses déplacements. Toutefois, elle retourne une dernière fois en Allemagne visiter les lieux associés à sa jeunesse. En octobre 1912, elle effectue une cure à Wiesbaden ; de retour à Bruxelles, elle reprend le cours coutumier de son existence et reçoit, peu après, sa fille Henriette et son gendre Emmanuel. Le 21 novembre, elle préside chez elle une réunion d'amis et manifeste son plaisir d'entendre la voix de baryton du comte Arthur de Gabriac.
Marie meurt, d'une congestion pulmonaire, à soixante-sept ans, le 26 novembre 1912, à 5 h 45 du matin, dans son palais de la rue de la Régence à Bruxelles après une affection grippale qui l'avait tenue alitée durant trois jours. Henriette et son mari Emmanuel étaient présents et logeaient auprès de la comtesse. Son état ne paraissant pas grave, le roi Albert avait quitté sa mère la veille à 11 h du soir, mais avait été rappelé à son chevet dans la nuit avant qu'elle n'expire dans ses bras.
La nouvelle de sa mort, après une courte maladie, surprend la population belge et la presse nationale qui salue à l'unanimité sa personnalité appréciée. Le Peuple, pourtant habituellement peu favorable à la royauté, publie, à l'instar de ses confrères, un article assez laudateur : « La comtesse de Flandre avait la réputation d'être une épouse accomplie, une mère admirable, et une grand-mère qui aimait jusqu'à l'adoration ses petits-enfants. On raconte seulement que la belle-mère avait vis-à-vis de la reine Élisabeth, le souci excessif du protocole. Il y a des personnes de sang royal dont on pourrait dire plus de mal. [...] Elle ne joua aucun rôle politique et on prétend qu'elle en eut du regret. Elle occupait ses loisirs par la musique, la peinture et par les exercices d'une dévotion excessive, étroite et quelque peu sectaire. Il ne nous coûte rien de reconnaître que la comtesse - ainsi que toute sa famille du reste - jouissait d'une grande sympathie auprès de la population, à cause de ses allures affables et modestes ».
Le samedi 30 novembre 1912, sous une pluie persistante qui n'a pas empêché la présence d'une foule nombreuse, le cortège quitte la maison mortuaire à 10 h 15, ouvert par un détachement de gendarmes à cheval. Après une musique de la garde civique, les nombreuses députations des régiments de la garde civique et de l'armée, portant des drapeaux endeuillés, se succèdent. La musique du 1er régiment de guides exécutant une marche funèbre précède les généraux, accompagnés de leur état-major, les ministres, les membres du Sénat et de la Chambre. Viennent ensuite le clergé et le char funèbre traîné par huit chevaux caparaçonnés aux armes de la Belgique. Les tambours, voilés de drap noir, battent d'une façon assourdie sur le passage. Lorsque le cortège atteint la rue des Colonies, le gros bourdon de la cathédrale de sainte-Gudule sonne le glas. Le cortège pénètre ensuite dans la cathédrale où le service funèbre se prolonge jusqu'à midi. À l'église Notre-Dame de Laeken, une courte cérémonie religieuse est célébrée par le cardinal Mercier, entouré par l'ensemble des curés de Bruxelles.
Les absoutes terminées, Marie est inhumée dans la crypte royale de l'église Notre-Dame de Laeken, en présence de nombreuses délégations étrangères et de princes apparentés parmi lesquels, ses gendres Emmanuel d'Orléans, Charles-Antoine de Hohenzollern, ses neveux Guillaume de Hohenzollern et Ferdinand de Roumanie, ainsi que le Kronprinz Guillaume de Prusse, le Kronprinz Rupprecht de Bavière, Max de Bade, Aribert d'Anhalt et d'autres invités, comme Antony Klobukowski, ambassadeur de France à Bruxelles.
Dans sa jeunesse, Marie a grandi dans un univers mélomane. Clara Schumann lui a dispensé des leçons de piano et a insufflé à sa jeune élève le goût des concerts. Marie a également été initiée à l'art par des peintres, tels Heinrich Mücke, professeur à l'académie des beaux-arts de Düsseldorf, et Sophus Jacobsen, paysagiste norvégien. Dès l'enfance, elle est à même de réaliser des œuvres picturales de qualité.
À Bruxelles, Marie tisse des relations amicales avec le peintre orientaliste et post-romantique Jean-François Portaels. Ce dernier décore notamment la salle à manger du palais et joue le rôle d'intermédiaire entre les princes et les artistes dont les œuvres ornent progressivement le palais de la rue de la Régence. Dès son installation à Bruxelles, Marie dispose d'un atelier et s'adjoint son premier professeur, Guillaume Van der Hecht, un paysagiste d'une faible notoriété, surtout connu pour la composition et le dessin des arbres. En 1870, elle accorde son patronage à l'éphémère Société internationale des aquafortistes, créée par Félicien Rops.
Plus tard, c'est Ernest Blanc-Garin qui bénéficie de l'appui de la comtesse de Flandre, notamment dans le cadre des Amerois où l'artiste est régulièrement invité. Juliette Wytsman, impressionniste belge, recueille également les suffrages de la comtesse de Flandre et lui donne des cours. Douée pour le dessin et la peinture de paysages, elle a perfectionné sa technique et s'est formée en Belgique à la réalisation de gravures. Elle a laissé de remarquables eaux-fortes, ainsi que des aquarelles, qu'elle a réalisées lors de ses nombreux voyages. Le poète et critique d'art français Antony Valabrègue précise, en 1898 : « [Elle] cultive surtout le paysage ; elle a exposé de ses tableaux en Belgique, en Amérique, lors de l'Exposition de Chicago, et à Paris, en 1896 et 1897, au Salon des artistes amateurs. On l'a vue travailler plus d'une fois en Auvergne où elle fait chaque année une cure au Mont Dore [...] Elle sent la nature largement et l'interprète avec une grâce sincère et un réel savoir-faire. ». Lors de l'Exposition universelle de Bruxelles de 1910, quelques-unes de ses eaux-fortes représentant des paysages de la Semois, réunies en un album, sont exposées.
Sur le plan littéraire, la comtesse de Flandre accorde son soutien à des écrivains tels Charles Van Lerberghe, poète symboliste, ainsi qu'à Isabelle Kaiser, poétesse suisse. Elle affirme des goûts tranchés et n'aime pas « Serres chaudes de Maeterlinck, poésies qu'elle trouve incompréhensibles et absurdes [...] tout comme Salammbô de Flaubert, lecture qu'elle estime peu agréable malgré les beautés du style. ». Dans son salon littéraire, passent des visiteurs illustres : Victorien Sardou, Guy de Maupassant, Robert Browning ou Alexandre Dumas fils qui lisent des extraits de leurs œuvres. Souvent, elle assiste aux opéras représentés au théâtre de la Monnaie, ou aux comédies données au théâtre royal du Parc.
Mélomane avertie, et pianiste, Marie possède une bibliothèque musicale personnelle, comprenant des partitions et morceaux choisis. Elle aime tout particulièrement les Kreisleriana de Robert Schumann et les lieder de Franz Schubert. Souvent, elle assiste aux fêtes données par les sociétés de musique du pays, et tout particulièrement à Bruxelles et à Gand. Elle soutient des musiciens comme les pianistes Arthur De Greef ou Élise Hoeberechts, qui devient sa pianiste attitrée. Elle apporte également son appui aux violoncellistes Édouard Jacobs et Corinne Coryns, organisant même des quatuors avec cette dernière.
Blason de la comtesse de Flandre :