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[L’homme:] Je suis désolé, je suis désolé. [La Commissaire:] Chéri ! Enfin te voilà ! Je t'ai cherché partout. [Chéri:] Je suis désolé, Marina, je suis désolé. [Marina:] Faut pas, mon amour. [Chéri:] Je voulais tellement... Marina, le couvrant de petits baisers : Enfin, tu es là, mon chéri, mon amour, mon amour. Je suis désolé. Je me sens tellement coupable envers toi... Marina, l'embrassant, le cajolant : Mon amour, mon adoré. J'ai eu si peur que tu ne reviennes pas. Je vais te faire de la peine. [Marina:] Tu es si beau, mon adoré, si beau. [Chéri:] C'est vrai, mais ça n'excuse pas tout. [Marina:] Tout ce que tu voudras, toujours. [Chéri:] J'ai de la peine... Marina : Faut pas. ...parce que je vais te faire de la peine. [Marina:] Jamais, mon chéri. Tu es là, c'est tout ce que je demande. [Chéri:] Hélas, ô ma bien-aimée ! Chéri a encore fauté. [Marina:] Elles étaient encore toutes après toi, pauvre amour ; embrasse-moi, je t'en prie, embrasse-moi. [Chéri:] Je ne voulais pas, j'ai résisté à l'abominable succube... Marina : Toutes des salopes, mon chéri, embrasse-moi, embrasse-moi. Chéri a fauté mais ce n'est pas sa faute. [Marina:] Toutes des putes. Mais tu es si beau, mon chéri, comment les condamner ? Embrasse- moi. [Chéri:] Mais ce qui va te faire de la peine, c'est que celle qui a accouché, tu sais, je t'en avais parlé, elle est arrivée... avec son bébé. [Marina:] Tu es si bon, tu ne pouvais pas l'abandonner. [Chéri:] Un père ne dois pas abandonner ses enfants, ni les séparer de leurs mères. Tu comprends bien ? [Marina:] Je sais, oui. Je ferai ce que tu voudras. Je suis à toi, mon amour. Je t'appartiens. [Chéri:] Il faut que j'aille l'installer avec les autres. [Marina:] Il est si beau. [Latude:] Bof.
[La Commissaire:] Bon, bon, faites venir. Ah, et le bras ? [Giuseppe:] Il congèle. [La Commissaire:] Rien d'autre ? [Giuseppe:] Son examen par le médecin des cadavres n'a rien révélé. Allez, vous. [La Commissaire:] Qu'est-ce qui ne va pas, mon brave ? [Le quidam:] Au secours, Commissaire, au secours. Aidez-moi. [La Commissaire:] Mais bien sûr, on est là pour ça. Dans la mesure où on a du temps disponible, naturellement. [Le quidam:] C'est affreux ce qui m'arrive. [La Commissaire:] Justement on est spécialistes de l'affreux. Dites-moi. [Le quidam:] Moi, simple quidam, je quidamais sur le boulevard Magenta, vous connaissez ? [La Commissaire:] Non, pas l'temps. [Quidam:] Le boulevard, ici, du crime, de la putasserie et de l'oseille. [La Commissaire:] Et tu appartiens auquel de ces clans, hein ? [Quidam:] Aucun, Commissaire. Aucun n'a voulu de moi. Alors je vais aussi à la Cathédrale, vous connaissez ? [La Commissaire:] Non. Pas l'temps. Tu vis d'quoi ? [Quidam:] Tout le monde paie mon silence. Ça rapporte bien, le silence. Je n'avais pas à me plaindre. [La Commissaire:] Qu'est-ce qui a craqué dans cette vie de paix, de silence et d'oseille ? [Quidam:] Je me suis brusquement réveillé au milieu d'hommes et de femmes en blanc, ils me torturaient pour me faire parler, ils riaient de moi. [La Commissaire:] Pas bien, ça. [Quidam:] Mais j'ai rien dit. [La Commissaire:] Et tu sais où il se trouve, ce centre de détention arbitraire ? [Giuseppe:] C'est l'hôpital. [La Commissaire:] Ah... Quidam : J'aimerais mieux l'asile, au moins ils ne coupent pas des bouts des gens. Moi, l'une voulait un bras, un autre une jambe... La Commissaire : Un bras ? Vous n'en auriez pas vu un énorme ? Vous ne sauriez pas à qui il est ? [Quidam:] Si j'enfreins la loi du silence, qu'est-ce que j'ai ? [La Commissaire:] Une place dans un asile allemand, il m'en reste deux à pourvoir. [Quidam:] ... C'est le bras à Hercule. [La Commissaire:] Me voilà bien avancée. [Quidam:] Du champ de foire sur le Champ de Mars. [La Commissaire:] Ah, il soulève des poids ? [Quidam:] Et il faisait le catch. [La Commissaire:] Et il joue des petits rôles dans des films, je parie ? [Quidam:] Des grands dans des films tous pornos. [La Commissaire:] Pauvre Hercule. Quel siècle pour lui. La dégringolade. [Quidam:] Alors ? [La Commissaire sortant un formulaire:] Bon pour l'asile. Emmenez-le. [Quidam sortant avec Giuseppe:] Merci.
[Inspecteur:] Tué. L'autre : Le riche ? L'Inspecteur : Ruiné. L'autre : Le violeur ? " Changeons de chaîne. On entend : "Carambolage sur l'autoroute 10, trois morts, onze blessés." Changeons. Pas gai, tout ça. Changeons. Démoralisant. On entend : "Si vous utilisez votre couteau comme ça, vous allez tuer quelqu'un. L'autre : C'est le but. Le premier, criant : Aououh ! " Stressant, cette télé, oh, oïe oïe. J'vais mettre la radio, avec des chansons. [Allez:] Nous sommes en grève, bien fait." Oup. Tas de faignants. Voyons, j'avais bien commencé un livre, où est-ce que je l'ai mis ? Dans ce tiroir ? Ah, le voilà. "Les tyrannies de l'amour." J'avais fait une corne. Vieillot. Suranné. Avec toutes ces distractions-là, il y a de quoi déprimer tout un commissariat. Voyons, pour me remonter, j'ai déjà bu un verre, j'ai fumé avant de venir parce qu'ici le règlement l'interdit... je vais boire un café. [Giuseppe:] C'est fait, mais l'asile allemand ne le gardera pas, Commissaire. [La Commissaire:] Je sais. Mais j'avais promis de l'y envoyer, pas qu'on l'y garderait. Pour les pornos, va parler avec Bertrand ; vu le temps qu'il passe sur les sites de ce genre sur son ordi de travail, il a sûrement des renseignements de première... des renseignements. [Giuseppe:] Sûrement.
[La Commissaire:] Vous l'avez pris où au juste ? Pas chez moi ? [Latude:] Oh, ben non, bien sûr... La Commissaire, inquiète : Dans le bureau du maire ? Trop p'tit. [La Commissaire:] Alors... ? [Latude:] Les Affaires culturelles. Ils sont très bien équipés. Y a à prendre. Je leur en ai mis à la place un vieux qui traînait dans le débarras près de l'escalier de service. [La Commissaire:] Ah oui, c'est mon mari qui l'y a descendu, il avait oublié de le faire emporter par les livreurs du neuf. [Latude:] De toute façon, aux Affaires culturelles ils ne regardent jamais la télé. Et moi j'en ai un besoin urgent... pour le championnat de foot. [La Commissaire:] Vous pensez à mon petit problème ce soir ? [Latude:] Comptez sur moi. [Le maire:] On peut entrer ? [La Commissaire:] Bien sûr, Monsieur le maire, qu'est-ce que je peux faire pour vous ? [Le maire:] Eh bien voilà... J'ai remarqué... constaté... Il disparaît des choses dans ce château. [La Commissaire:] Oh !... Le maire : Si, si. J'peux pas l'croire... Aux portes de mon commissariat ! [Le maire:] Eh oui... Eh oui... C'est vraiment un manque aux convenances républicaines... qui me désole. [La Commissaire:] Le crime est partout. Il nous cerne. Il nous guette. Il attaque. Presque dans le centre sacré des commissariats ! Qu'est-ce qu'on a volé ? [Le maire:] Hum... Hum... Enfin... Bien sûr sans importance... mais... La Commissaire : Si on néglige le sans importance, le crime s'installe comme chez lui. Voilà... Enfin... On m'a dit... Une simple bouteille de... mais chère... La Commissaire, d'une voix forte, innocemment : Vous aviez une bouteille chère ? Où ça ? Je n'ai pas dit qu'elle était à moi. Ici, vous pensez bien... Mais si vous la retrouvez... La Commissaire : Je l'affiche dans une note de service pour que le ou les coupables tremblent ! Non, non. Jouons plutôt la carte de la discrétion... à ce stade. Apportez- la-moi simplement. Bonne journée. [La Commissaire:] Comptez sur moi.
[La Commissaire:] Déjanire, évidemment. [Bertrand:] Déjà... ? [La Commissaire:] Sa femme. Il en a eu une ? [Bertrand:] Oooh, des tas. [La Commissaire:] Cherchez la femme. Trouvez-la ! [Bertrand:] J'y cours, Commissaire. [Théa:] Commissaire, voilà le triple voleur de bijouteries. [La Commissaire:] Et les bijoux ? [L’homme:] J'en ai restitué une grande partie, il faut en tenir compte. [La Commissaire:] Mais le reste ! Il faut tout restituer ! [L’homme:] Voyons Commissaire, je l'ai donné à ma petite amie, vous comprenez ? En vue de notre mariage. Ce serait indélicat. Et puis devant la famille... La Commissaire :... Bon. Bon. Où est-ce qu'on va l'envoyer purger sa peine d'avant- jugement ? Une prison au soleil avec plage. [La Commissaire:] Mais j'ai encore droit à des places de prison en Suède ! Je n'y pense jamais tellement c'est loin. [L’homme:] Mais il y fait horriblement froid ! Je ne veux pas ! [La Commissaire:] Pas du tout. D'ailleurs, vous avez ici deux agents de ce pays rattachés à mon commissariat centre de l'Europe, ils vous diront. [Théa:] Un peu frais, tout au plus. [Elmer:] Vi. [La Commissaire:] Parle-lui de ton magnifique pays. [Théa:] A Stockholm, la ville blanche, sur la neige douce, au petit matin, les rennes passent en tous sens, transportant fièrement dans leurs gueules le journal qu'ils sont allés chercher pour leurs maîtres ; ils sont quasiment encore seuls car le Suédois fait toujours la grasse matinée. Puis les rennes vont à leur travail au service de la collectivité, les uns tirent les bus, d'autres font les livraisons, d'autres sont guides touristiques... L'homme : Oui, mais moi, je serai en prison. Les prisons, en Suède, sont des prisons ouvertes, car personne ne veut les quitter. Chaque prisonnier a son renne, qui l'accompagne partout. Ce renne ne participe pas aux travaux pour la collectivité. Quand son prisonnier est libéré, de force le plus souvent... il pleure. [L’homme:] Oh. [La Commissaire:] Alors, d'accord pour la Suède ? [L’homme:] Oui. Oui oui. Je veux voir ça. [La Commissaire:] Emmenez. [La jeune prisonnière:] C'est vraiment comme ça là-bas ? [Elmer:] ... Vi. [La jeune prisonnière:] J'veux y aller aussi ! [La Commissaire:] Qu'est-ce qu'elle a fait ? [Elmer:] Elle a emprunté un scooter qu'elle a rendu. [La jeune prisonnière:] Je suis une mauvaise graine. J'ai besoin d'une bonne leçon de Suède. [La Commissaire:] Une admonestation suffira. Je vous admoneste. Rompez. [La jeune fille:] Mais c'est inadmissible ! [Elmer:] Allez, ouste ! [La Commissaire:] Vous ferez mieux la prochaine fois. [La jeune fille:] Comptez sur moi. [Elmer:] J'ai prévenu les parents et je la surveillerai de loin. [La Commissaire:] Au fait, je n'ai pas eu le temps de lire ton dossier, tu travaillais où en Suède ? [Elmer:] J'y suis jamais allé. Mes parents travaillaient à Genève dans une administration d'association et ils m'emmenaient en vacances sur la côte d'azur. [La Commissaire:] Même pas une petite fois ? [Elmer:] Je m'enrhume facilement. Papa a dit : Crois tout c'qu'on raconte et reste là. Mais quand je suis entré dans la police, en Suisse, les Suisses se sont aperçus que j'étais Suédois. Et comme, après avoir regardé un dictionnaire et une grammaire, j'ai renoncé à apprendre la belle langue de mes ancêtres, une entente au plus haut niveau m'a envoyé vers vous. [La Commissaire:] Veinard. [Elmer:] Ya, Commissaire. [La Commissaire:] Le mirage suédois, ça prend toujours.
[La Commissaire:] Et une fiche complète sur elle. [Bertrand:] Oui. [La Commissaire:] Ouais. [Bertrand:] Voici le dossier. [La Commissaire:] Mais il n'y a quasiment que des photos ! [Bertrand:] Superbes. Excitantes ! J'ai copié toutes celles que j'ai pu trouver. [La Commissaire:] Votre nom ? [Bimbo:] Alice. Suivant les spectacles et les films : Alice Bimbo, Alice Montalenvers, Alice Farfouille, Alice Vanille... La Commissaire : Stop. Celui de la carte d'identité. Alice Névrosie. [La Commissaire:] Après votre mariage. Avant... Bimbo, vivement : On passe, hein ? Oui, il fait trop prédestination. Asseyez-vous. Alors vous venez déclarer la disparition de Monsieur Névrosie ? [Bimbo:] Et comment ! Et surtout de l'oseille ! [La Commissaire:] Avec l'oseille ? [Bimbo:] A mon avis des voleurs l'ont volé, il ne me l'a pas dit, et il a disparu avec eux peu après dans la mort. [La Commissaire:] Il y a d'autres cadavres ? [Bimbo:] Je subodorais. [La Commissaire:] Vous voulez qu'on découvre toute la vérité ; c'est logique. [Bimbo:] Surtout l'oseille. [La Commissaire:] Enfin, un mari ! Car vous êtes vraiment mariés ? [Bimbo:] Pour les impôts c'était mieux. Tu gagnes combien par mois, toi ? [La Commissaire:] Dans les 8000 euros. [Bimbo:] Oh, je n'aurais pas cru... La Commissaire : Mais en grattant sur les ministères de la culture, de la justice et des Affaires culturelles en plus de l'intérieur. [Latude:] Permettez... La Commissaire, fâchée : Je travaille ! Ouf, je n'en peux plus. Qu'il est lourd, ce miroir ! [La Commissaire:] Où t'as piqué ça ? Pas chez l'maire ? [Latude:] Ben non, il n'en a qu'un p'tit. Tiens, Alice, bonjour. [Alice:] Salut, t'as fini d'emménager ? [Latude:] Pas encore. Mais j'en suis à la déco. [La Commissaire:] Ça vient d'où ! [Latude:] Des Affaires culturelles, soyez tranquille. C'est arrangé sur leur ordi. [La Commissaire:] Et vous vous connaissez... ? [Latude:] Vous avez vu le costume de prisonnier à l'ancienne que je me suis fait faire ? Hein ? Ça en jette ! [Bimbo:] Faudra qu'on tourne ensemble. [Latude:] Viens me voir dans ma cave. [Bimbo:] Non, pas... pas dans... Oh, le noir, le noir ! J'ai peur. Le noir, l'absence d'air, j'étouffe. Je t'en prie. Ne me jette pas dans le précipice. J'en tremble, j'en tremble, j'ai tellement peur. [La Commissaire:] Qu'est-ce qui lui prend ? [Bimbo:] Commissaire, sauve-moi de ce monstre, j'ai tellement peur, tellement peur ! Chérie, je t'en prie. Aide-moi. Il va m'enfermer dans le noir. Dans la cave infernale. On va m'y torturer ! [La Commissaire:] Mais elle me pelote ! [Bimbo:] Vois comme je suis gentille. Je ferai ce que tu voudras. Mon amour, ma brune. [Latude:] Elle ose tout. [Bimbo:] Mignonne, allons voir si la rose... La Commissaire : Stop ! Arrête de me peloter ou je t'envoie en Suède ! Oh, quel caractère. [La Commissaire:] Dehors ! [Bimbo:] Mais quel sale caractère ! Enfin... A la revoyure, chérie. [La Commissaire:] Non mais... [Bimbo:] Tiens, Chéri, on te revoit bientôt ? [Chéri:] Salut, Bimbo. C'est que j'ai beaucoup de travail en ce moment avec mon nouvel enfant. [Bimbo:] Dieu a inventé la salope et Satan la Commissaire ! [Chéri:] Tu ne devrais pas la laisser entrer dans le commissariat, les agents en perdent le sens du travail. [Latude:] Tout compte fait, je vous laisse le miroir. Il sera trop dur à descendre. [Bertrand:] Alors, Commissaire, pour le découpage d'Hercule ? [La Commissaire:] Eh zut, j'ai oublié de lui d'mander.
[Chéri:] Je suis très méfiant, vois-tu, à l'égard des femmes de ce genre. Sans vouloir faire la morale, il me semble qu'une société a besoin d'ordre, le dévergondage est inapproprié dans des rapports sociaux équilibrés, sobres, non-drogués et... La Commissaire Marina : C'est moi que tu préfères, dis, Chéri ? Si ce n'était pas le cas, je n'aurais pas dix-sept enfants avec toi. La famille, pour moi, tu le sais bien, est essentielle. [La Commissaire Marina:] Oui, chéri. Si on se contentait de dix-sept ?... Embrasse- moi. [Chéri:] Vois-tu, la satisfaction sexuelle par les bimbos est un risque mondial. Leur but ? Elles veulent dominer la planète, y imposer la folie des sens, des boissons, des drogues. Leur guerre contre nous est universelle. Si elles prennent le pouvoir... Marina : Oui, Chéri, oui. Embrasse-moi. Que tu es beau. Si beau. Mon amour, mon adoré... Chéri, impassible : Le devoir ne doit pas se laisser vaincre par la facilité du vice. [Marina:] Bien sûr, mon amour, mon amour, mon adoré. Embrasse-moi. [Chéri:] Ah, j'étais descendu pour te parler d'une tentative d'intrusion des Affaires culturelles à notre étage, elles cherchaient à mettre un énorme bras humain dans notre congélateur. J'ai pu intervenir avec les mères, mais il s'en est fallu de peu. [Marina:] Encore un baiser, mon adoré, mon chéri, encore un. Que tu es beau, beau. [Chéri:] Je te prie de les admonester et de la belle manière. [Marina:] Oui, chéri. Embrasse-moi. [Chéri:] Et remets aussi de l'ordre dans ton commissariat. Il fait pitié.
[Giuseppe:] Commissaire... La Commissaire, brusquement : Fais venir tous les agents présents dans mon bureau, il faut que je leur parle ! Ah ?... Bon. [La Commissaire:] De la fermeté. Du charisme. De l'éloquence. Voilà ce qu'il faut. Et quelques arguments éventuellement. Policières, policiers ! Crème de la crème européenne, Himalaya de la lutte contre le crime ! La rumeur mensongère et la bimbo ravageuse remettent en cause votre suprématie sur cette terre qui doit à votre action la paix, l'entente, le règne de l'amour entre voisins... et non-voisins. L'Ordre que je fais descendre sur vous en donnant des ordres, en vous distribuant des parties d'autorité et de devoir, l'Ordre magnifique, notre astre vivifiant, serait en partie caché par des nuages noirs qui rendront la terre inféconde, triste, sinistrée. Le mal guette. Il est sournois, habile, sans cœur. Vous êtes ses victimes désignées, il est assoiffé de votre sang. [Tous:] Comptez sur nous ! [La Commissaire:] Est-ce que dans ce commissariat tout va bien ? [Tous:] Bien ! Bien ! [La Commissaire:] Alors au travail ! Et rassemblez contre la bimbo les morceaux d'Hercule, reconstituez-le intégralement ! [Tous:] Comptez sur nous ! [Giuseppe:] Bravo, Commissaire, vous leur avez dit ce qu'ils attendaient. [Latude:] Oui, bravo. S'il y avait plus d'ordre dans ce pays, les prisons seraient moins mal famées.
[Un peu de travail d’épuration du crime. Voyons:] Un premier criminel, amenez ! Ah ben, j'ai oublié d'appuyer aussi sur ce bouton. Un premier criminel, amenez ! [Giuseppe:] A conduit drogué à la cocaïne, trois morts. [Le criminel:] Je me repens. Pardon, pardon. [La Commissaire:] En préventive six ans en Pologne, après on jugera. [Giuseppe:] Allez, viens ; en voiture ! [Le criminel:] Je pourrai conduire ? [La Commissaire à l’interphone:] Un autre salopard ! [Lisbeth:] Adam Hichsmith, un Quicain. A violé une vache, ce détraqué, dans un champ. [La Commissaire:] Une vache ? [Le criminel:] Je suis de Quicanie, je ne dépends pas de vos lois européennes. [La Commissaire:] Il a des papiers ? [Lisbeth:] Voilà. [La Commissaire:] Pas de papiers. Typique de ce genre d'individu. [Le criminel:] Qu'est-ce qui se passe là-bas ? [La Commissaire:] Rien du tout. On vous y oublie. Hop ! Suivant ! [Elmer:] Elle escroquait d'autres vieux. [La vieille:] Faut bien survivre. Ma retraite est minuscule. [La Commissaire:] Je vais diminuer tes frais. Allez, en Italie. [Elmer:] Pas à Naples quand même ? [La Commissaire:] Non. J'ai une place libre à Bergame. Allez. [La vieille:] Merci. [La Commissaire dans l’interphone:] Suivant ! Du rythme ! Allez ! Allez ! [Gertrude:] Herbert, on n'a pas encore trouvé son nom de famille. Tueur en série et cannibale. [L’homme:] J'ai faim. [La Commissaire:] Aucun juge ne l'a fait interner ? [Gertrude:] Le dernier qui a eu le dossier, a dit qu'il n'avait pas le temps de s'occuper d'un monstre pareil. [Le criminel:] Ya, je suis un monstre. [La Commissaire:] Prison des sables mouvants. Y a même pas de murs. Tu vas te promener quand tu veux. Pas de gardes non plus. [Le criminel:] Y a plus d'justice. [La Commissaire:] Encore ! Encore ! [Hans:] Gabrielle Licuane, prostituée, droguée, voleuse, et maintenant pilleuse de tombes. [La Commissaire:] Tiens ; ah mais, je te reconnais, toi, je t'ai laissée aller une fois, et la justice... La jeune femme : Six fois. S'il vous plaît... Pardon, pardon !... J'aimerais tellement vous revoir... La Commissaire : Envoie-la en Iran. On leur a pris trois de leurs rebelles, ils nous doivent un service. Encore ! Encore ! Allez ! Du rythme ! [Le criminel:] On m'avait donné une fausse information, c'est pas ma faute. [La Commissaire:] Prison à l'extrême nord de la Suède. [Le criminel:] Quoi ! [La Commissaire:] Vas-y. [Théa:] Ah, quand les rennes, au petit matin, sous les flocons légers de neige saupoudrant les palmiers, vont chercher et rapportent le journal à leurs maîtres... car, figurez-vous, chacun a un renne à son service, là-bas, même les prisonniers... Le criminel : Vraiment ? Oui. C'est mon pays, voyez-vous. Et leurs rennes les emmènent dans les déserts blancs voir les renards blancs, les phoques blancs, les ours blancs... Le criminel, grimaçant : Des ours... Théa : Oh, très gentils, ceux-là. Ils aiment beaucoup être photographiés... et caressés. [Le criminel:] Alors... La Commissaire : Hop ! [La Commissaire:] La pré-justice est faite. Et que Bertrand me ramène la bimbo ! [Réponse venant de l’interphone:] Je vais la chercher, Commissaire, j'y vais !
[La Commissaire:] Un bon début... Il est nécessaire que tout le monde sache qui exerce l'autorité... Et qu'il y en a une... Mais ça fatigue. Je vais encore boire un café. [Le maire:] Je peux entrer ? [La Commissaire:] Bien sûr, Monsieur le maire. Qu'est-ce qui ne va pas ? [Le maire:] Ma bouteille, vous... La Commissaire : On cherche. Une bouteille de quoi, au fait ? Je ne vous l'avais pas dit ? Bah, laissons tomber la bouteille. [La Commissaire:] Cassée, la bouteille. [Le maire:] Oui... Tant pis. [La Commissaire:] Bof... Un café, Monsieur le maire ? [Le maire:] Non, merci. Voyez-vous, Madame la commissaire... Remarquez, je ne veux pas m'ingérer... La Commissaire, qui sent la critique venir : Ouais. Enfin... il y a un bras, un énorme bras, mais un vrai bras humain... que j'ai vu passer trois fois dans la matinée devant mon bureau ! [La Commissaire:] Comment vous pouvez voir devant votre bureau ? [Le maire:] Eh ben, j'avais laissé la porte ouverte. [La Commissaire:] Eh ben, fermez-la. [Le maire:] Excusez-moi, mais je ne trouve pas votre réponse à la hauteur du problème. Un bras qui vient peut-être de vos services... La Commissaire : Ouais... Et il se promène tout seul votre bras ? Non, des gens le portent. [La Commissaire:] Des gens normaux ? [Le maire:] Il y en a d'autres ? [La Commissaire:] Tous ceux que l'on amène dans mon commissariat. [Le maire:] Non, ils ne venaient pas de ce côté. [La Commissaire:] Ouais... Le maire : J'ai cru reconnaître des gens des Affaires culturelles. Ah ! Les Affaires culturelles ! Bien sûr ! M'étonne pas. [Le maire:] Moi non plus, malheureusement. En ce cas, vous, ils vous écouteront mieux... La Commissaire : Je vais arranger ça. J'vais louer un aut'congélo. Hein ? Ee... comment ? [La Commissaire:] Je me comprends. Rien d'autre ? [Le maire:] Si. [La Commissaire:] Le meilleur pour la fin, je suppose... Le maire : Je ne veux évidemment pas me mêler de votre vie privée... La Commissaire, méfiante : Ouais... Le maire : Mais quand elle impacte la mienne... La Commissaire : Elle impacte ? [Le maire:] Et pire, dans l'exercice de mes fonctions ! [La Commissaire:] Ah, ben ça... Le maire, éclatant : En un mot comme en cent, je recevais tout à l'heure un administré influent et c'était le cirque au-dessus de ma tête ! Le cirque ? [Le maire:] Le grand cirque. Cris d'enfants qui jouent, bruits de chutes, bruits de ballon, hurlement de bébés ! Mais enfin, des enfants, vous en avez combien ? [La Commissaire Marina:] Dix-sept... Depuis ce matin. [Le maire:] Dix-sept ? !.... A vous toute seule ! [La Commissaire Marina:] Non, j'ai tellement de travail. Je délègue beaucoup. Déjà comme commissaire, je suis obligée de déléguer. Et chez moi, j'ai aussi tellement de travail, qu'est-ce que vous voulez... Le maire, ébahi : Il s'agit de mères porteuses ? [Marina:] Hein ?... Ah non, non. Pas du tout... Voyez-vous, mon mari est si beau. Si beau ! [Le maire:] Quel rapport ? [Marina la Commissaire:] Je vais faire transférer la salle de jeux qui est au-dessus de votre bureau, au bout de l'autre aile du château. [Le maire:] Mais, vous occupez donc tout l'étage, d'un bout à l'autre ? [Marina:] Il faut bien loger les mères. Vous ne croyez tout de même pas que j'vais séparer les enfants de leurs mamans ! [Le maire:] Ce serait cruel... Mais économique... Mais... vous n'êtes pas jalouse ? [Marina:] Très... Mais je les comprends : mon mari est si beau. Oh, le chéri, mon amour, mon amour... Le mari : Et il ne pourrait pas au moins... à votre instigation... limiter les naissances ? Limiter mon mari ! Empêcher la beauté de se reproduire dans ce monde si laid ! ? [Le maire:] Evidemment, vu comme ça... Marina : Jamais ! Déjà, comme je suis accablée de travail... Le maire : Quoique vous déléguiez tellement... Marina :...je suis obligée de lui imposer le préservatif avec moi, je ne vais pas en plus le lui imposer avec les autres ! ... Alors pour le bras et pour la salle de jeux, n'est-ce pas ?
[La Commissaire:] Ah... elle s'est creusée depuis tout à l'heure. Si j'avais moins de travail aussi ! [Giuseppe entre suivi de Théa:] Le bras est revenu. [Théa:] Mais il a l'air très en forme. [Giuseppe:] On dirait qu'il embellit. [Théa:] Il n'a plus d'odeur. [La Commissaire:] Il n'est pas en train de devenir objet de déco ? [Théa:] Où est-ce que... ? [La Commissaire:] Je plaisantais ! [Bertrand:] Dites, Commissaire, au sujet de Bimbo... La Commissaire : Vous l'avez appréhendée ? Elle a pas voulu. Mais j'ai eu une idée... Giuseppe, d'un ton las : Bertrand, je t'ai dit... Bertrand : Mais c'est le plus simple ! Ecoutez, Commissaire : on en a parlé avec les collègues masculins... et on va se cotiser... La Commissaire : Pour quoi ? [Giuseppe:] Oh, bon sang... Théa : Pourquoi pas ? [Bertrand:] On fait venir Bimbo pour son show. [La Commissaire:] Son show ? [Bertrand:] Oui, comme à l'Etoile de Vénus, son cabaret. Elle donne des représentations privées. [La Commissaire:] Et ça coûte combien un show de Bimbo ? [Bertrand:] 10 000 euros... Un beau chiffre rond. [La Commissaire:] ... Et en vous cotisant vous aurez déjà combien ? [Bertrand:] ...300. [La Commissaire:] ... Mon Dieu... Tout à coup se dressant et hurlant : Dehors ! Dehors ! Et vous ramenez la Bimbo. De force ! C'est clair ? C'est un ordre ! Un ordre ! Toi aussi. Allez, allez ! [Bertrand sortant avec Théa apeurée:] Je crois qu'elle ne m'aime pas. [La Commissaire:] Où j'ai mis le médoc contre les maux de tête ?... Ah. Y a des moments où... Giuseppe : Je sais, Commissaire. Mais ils vous sont dévoués, ils vous sont reconnaissants d'être là. Moi le premier. Quand à Copenhague, ma ville, étant donné mon physique j'ai eu brusquement conscience de ma vocation d'Italien, personne d'autre ne m'a fait confiance. Les Danois m'ont rejeté, les Italiens me reprochaient de ne pas parler l'italien... La Commissaire : Au fait, comment est-ce que tu as appris le français ? [Giuseppe:] Mes parents m'emmenaient toujours en vacances sur la Côte d'Azur. J'ai appris avec les petites Françaises. [La Commissaire:] L'éducation populaire. Tu as appris par envie d'apprendre. [Giuseppe:] Oh que oui. Je vais arranger tout ça.
[Les voleurs aussi probablement. Fusils:] 6. Bon. Y a pas d'excès. Ah, et les boucliers ? Le mystère des boucliers... Dans la marge, qu'est-ce qu'elle a écrit Lisbeth ? C'est du Bavarois ? Ah non, quelle sale écriture ! Elle a écrit : "Renvoyés pour cause de fragilité excessive." Allons bon. Eéééééh... éééh... Ouais, ouais, ouais. Ça va, quoi. Maintenant voyons le dossier pour les Monuments historiques afin qu'ils paient l'isolation thermique de notre toit. Prêt pour être envoyé... Ouf. [Hans:] Commissaire ! On a retrouvé la tête du bras ! [La Commissaire:] Ah, où ça ? [Hans:] Lors d'un contrôle des Services d'hygiène dans les frigos d'un restaurant à la mode. [La Commissaire:] Parfait. L'enquête avance. On est bien sûr que... Hans : Oui. Hercule était très connu. Tenez, voilà la photo de la tête coupée. Et la tête elle-même ? [Hans:] Le chef de la faculté de médecine la réclame. Il est là. [La Commissaire:] Envoie-le balader. [Hans:] I veut pas s'balader. I veut, je cite : "Dans ces conditions, voir le commissaire en personne ! Et tout de suite ! [La Commissaire:] Bon. Faites entrer. [Manitou:] Ah, vous êtes la responsable, je suppose ? Vous avez un bout humain qui appartient à notre université pour études. Veuillez le rendre immédiatement, je vous prie. [La Commissaire:] Asseyez-vous donc... Un café ? [Manitou:] Non, une tête. [La Commissaire:] J'ai un bras du même, vous le voudriez aussi ? [Manitou:] Vous avez un de ses bras ? Oh, je l'ai coupé moi-même, vous savez. Devant mes étudiants, pour leur apprendre. [La Commissaire:] Bravo. Il est supérieurement coupé. [Manitou:] Merci. [La Commissaire:] Vous avez eu ce corps comment ? [Manitou:] Un corps exceptionnel. [La Commissaire:] Oui, vous l'avez récupéré où ? [Manitou:] Non. Sa veuve l'a donné à la science, en toute légalité. [La Commissaire:] Brave veuve, va. [Manitou:] Elle m'a promis en personne de donner aussi son propre corps. [La Commissaire:] Oui oui. Dans un délai lointain... Manitou : Je ne serai malheureusement plus là sans doute pour le découper. Un corps superbe. Ouais.. Et il a fugué ? [Manitou:] Qui ? [La Commissaire:] Le corps d'Hercule. [Manitou:] Ah... Enfin... Quelle importance ? [Hans:] On soupçonne des préparateurs des dissections du professeur d'avoir vendu quelques morceaux. [Manitou:] Voyons, voyons ! [Hans:] On dit que les gens donnent leurs corps à la science mais que votre service est un "foutoir à macchabées", excusez l'expression, Commissaire, c'est celle que les gens utilisent en ville. [Manitou:] L'immaturité scientifique de la population est une honte de l'enseignement. Nous faisons pour le mieux. [La Commissaire:] Votre mieux a des fuites de cadavres. Or vous êtes le responsable du service. [Manitou:] Responsable des découpes, pas de la sécurité. [La Commissaire:] Aussi de la sécurité des morts. Je vais prévenir le procureur de vos aveux et de votre demande. [Manitou:] Le procureur ? On vient vous voir en confiance et vous menacez de poursuites judiciaires ! [La Commissaire:] Mais non, mais non. Le procureur, lui, avisera. [Manitou:] Dans ces conditions, je... Vraiment, dire que j'étais prêt à vous croire un esprit éclairé ! [La Commissaire:] Au revoir. [Hans:] Vous allez vraiment prévenir le procureur ? [La Commissaire:] Et comment !
[Giuseppe:] Commissaire ? [La Commissaire:] Une moto... dans mon bureau ? Enfin, vous perdez la tête ? [Hans:] Et couverte de poussière. [Giuseppe:] Une moto ancienne. [Elmer:] Une vieillerie. [Théa:] On ne sait pas si ça vaut des sous ou si la chose est bonne pour la casse. [Giuseppe:] Alors on vous la pousse pour que vous décidiez. [La Commissaire:] Je ne suis pas un expert ! [Théa:] Oui, mais votre mari... La Commissaire : Je ne mêle pas le bonheur conjugal et le travail. [Elmer:] Très sage. [Giuseppe:] On prend une photo, vous lui montrez juste la photo ? [La Commissaire:] D'abord, vous la tenez d'où, cette moto ? [Théa:] On l'a trouvée chez le receleur de la rue Faure, en cherchant des bouts d'Hercule. [La Commissaire:] Vous cherchiez... chez un receleur ? [Elmer:] Ya. [Giuseppe:] On a découvert qu'il y a une clientèle pour les bouts. Les préparateurs interrogés ont livré des noms. [Elmer:] Y avait pas d'bout. Y avait la moto. [La Commissaire:] Au moins elle se conserve sans congélateur. [Elmer:] Et elle roule. Très pratique. [La Commissaire:] Eh bien, roulez-la jusque dans vos propres bureaux. Ici, je n'ai pas la place pour le garage. [Giuseppe:] Mais... La Commissaire : J'aviserai, j'aviserai... Oh ïoïoïoïe. Ça me cognasse dans la tête. Il faudrait cumuler le médoc, le café, la cigarette et le cognac. Pas de cognac. La survie policière devient difficile.
[La Commissaire:] Quoi encore ! [Le maire:] Je voulais, Commissaire, vous présenter le Délégué des Contribuables, Monsieur Martinon ; son association, vous le comprenez, a une importance considérable. [Le Délégué:] Oh... Le maire : Si, si. On ne saurait trop considérer ceux qui donnent les sous. Il y a tant de citoyens qui se contentent de vœux le Jour de l'an. [Le Délégué des Contribuables:] J'ai vu une moto à l'instant dans les bureaux que Monsieur le maire me faisait visiter, j'espère que ce n'est pas l'actuel moyen de locomotion de notre police ? [La Commissaire:] Non, Monsieur le Délégué. Nous sommes quand même mieux pourvus. [Le maire:] Grâce à vous et aux vôtres, cher Monsieur Martinon. [Le Délégué:] Les lieux sont bien. L'argent a été bien placé. J'espère que le cadre aide à votre haute fonction ? [La Commissaire:] L'Ordre est souvent miteux. Ici il fait envie. [Le maire:] Eh oui, envie d'ordre ! Grâce à vous et aux vôtres, cher Délégué. [Le Délégué:] Des critiques jugent tout cela inutile. Mais ils trouvent même la police très inutile. [La Commissaire:] A mon avis, ce monde ne peut être ni amélioré ni corrigé. Notre inutilité est nécessaire à son mauvais fonctionnement. Notre inutilité lui est indispensable. [Le maire:] Elle plaisante, cher Délégué, elle plaisante. [Le Délégué:] Bien sûr, mais enfin les innocents d'aujourd'hui sont les coupables de demain ; hélas, on n'a jamais vu un monde d'innocents perpétuels. [Le maire:] De condamnés à l'innocence. [Giuseppe:] Commissaire... La Commissaire : Allons bon. [Le Délégué:] Un bras ? [Le maire:] Oh... Giuseppe : Regardez ce qui se passe ! [La Commissaire:] Eh ben, quoi ? [Giuseppe:] Regardez. Touchez ! [La Commissaire:] Mais il est dur comme... Lisbeth : Et la couleur, regardez bien... Elmer : Ce n'est pas encore très net. [Théa:] Il est vraiment beau. [La Commissaire:] Des zones blanches avec des sortes de traits noirs... Giuseppe : Il se marbrifie. [Le maire:] Je vous laisse, excusez-moi, j'ai du travail. [La Commissaire:] ... Il se change en marbre ? [Théa:] Je crois. Il sera digne d'un musée ou d'un salon de millionnaire. [Le Délégué:] Très curieux. [La Commissaire:] Ma foi, on avisera suivant son évolution. Remportez-le. Mettez-le avec la moto puisqu'il n'a plus besoin d'endroit spécial. [Giuseppe:] Prêts ? Aller. C'est qu'il pèse son poids maintenant !
[Le Délégué:] Je crois que j'ai visité toute la partie publique... Vous avez un étage privé d'après ce que j'ai compris ? [La Commissaire:] Ououhein ? [Le Délégué:] J'entendais dans l'escalier nord des cris d'enfants, de bébés... il s'agit de nécessiteux que vous hébergez dans le château ? [La Commissaire:] Eeeh... Le Délégué : Remarquez, je ne suis pas contre, la police n'a pas le monopole du cœur, le contribuable en a un aussi, de petit cœur... Aaah... Latude : Je ne suis pas intempestif ? Of... Boo... Le Délégué : Quel est-ce monsieur ? [Latude:] Latude, le prisonnier du château. [Le Délégué:] Ah, le château a... Latude : Quand j'ai appris votre présence, Monsieur le Délégué, j'ai jugé indispensable que vous visitiez ma prison, je viens juste de finir de l'aménager, venez, venez... Le Délégué, regardant la Commissaire : Eh bien... Latude, insistant : Ce n'est pas une prison banale ; les seigneurs du lieu y ont laissé mourir dans d'atroces souffrances de nombreux coupables et innocents. Venez, venez. Vous nous accompagnez ? [La Commissaire:] Eh ?... Oh, j'ai trop de travail. Pas l'temps. [Latude:] Il y a de nombreux squelettes que j'ai placés dans des positions suggestives. Vous me direz ce que vous en pensez... Le Délégué, suivant bon gré mal gré : Ma foi, si vous y tenez... quoique je ne sois pas expert... La Commissaire, railleuse : Bonne visite. [Le Délégué:] Soit... soit... [La Commissaire:] ... Ouais... [Giuseppe entrant:] Commissaire, si vous pouviez demander à votre mari avant que Bertrand n'arrive avec Bimbo... Voici la photo. [La Commissaire:] Il a réussi à la décider ? [Giuseppe:] C'est-à-dire... il a dû y mettre du sien. [La Commissaire:] Comment l'entendez-vous ? [Giuseppe:] Elle a exigé, paraît-il, d'être capturée au lasso. [La Commissaire:] Au las... ? Oïeoïeoïe. Oh... Alors...oui... je vais voir mon mari. Tu gardes ici parce que Latude a emmené le Délégué à la cave... Giuseppe : Oh... Soyez tranquille, je veille. Comptez sur moi.
[Giuseppe:] Elle est montée voir son mari avec la photo. [Lisbeth:] Tu lui as demandé ce qu'on fait des petits délinquants du jour ? Bob le rouge, Sandra la teigne, Rosi la spirale, Juliette de travers, Trévi la fontaine, Angélo l'incendie ? [Giuseppe:] Mais non. Je t'ai déjà dit qu'on n'embête pas la Commissaire avec le fretin. [Lisbeth:] Bon, qu'est-ce qu'on en fait ? On donne des amendes ? [Giuseppe:] Pour qu'ils volent l'argent afin de les payer ? Tu veux encourager la délinquance ? [Lisbeth:] Quelques jours au trou ? [Giuseppe:] Ici Latude s'y opposerait. Et ailleurs ils ressortiraient pires. Tu veux changer les petits voyous en grands voyous ? [Lisbeth:] Bon, mais qu'est-ce qu'on fait ? [Giuseppe:] On évite d'en faire des héros pour les jeunes, et d'une, donc on leur refuse le niveau de la Commissaire ; on les garde soigneusement à leurs places dans la rue pour que des inconnus peut-être très dangereux ne les occupent pas, et de deux : donc de la clémence, de la bienveillance, et une bonne surveillance. Enfin, on est philosophes, et de trois. [Lisbeth:] Moi, philosophe ? [Giuseppe:] Parfaitement. Nous sommes dans une sorte de confrérie philosophique. [Lisbeth:] ... On est vraiment un commissariat d'élite. Je vous quitte, cher Platon, je vais philosopher avec le fretin. [Giuseppe:] ... Il y a des évidences qu'on a du mal à faire comprendre. [Le Délégué:] Ah, mais je reconnais... c'est sûr... si tous les prisonniers se trouvaient si bien en prison, ils refuseraient d'en sortir, et ainsi on éviterait les récidives. [Latude:] Ce n'est valable que pour les délinquants d'importance comme moi. Il vaut mieux maltraiter les autres. [Le Délégué:] Evidemment. Monsieur Latude a un petit cognac absolument buvable... et rebuvable. [Latude:] On a fini la bouteille, mais je sais où retrouver le même. [Le Délégué:] Alors je repasserai. J'aurais voulu dire au revoir à votre merveilleuse Commissaire. [Giuseppe:] Elle ne va pas tarder.
[Giuseppe:] Mais elle redescend ! [Gertrude:] Oh, Giuseppe ! Le bras a fini de se marbrifier. [Giuseppe:] Tant mieux. Comme ça, nous avons tout notre temps. [La Commissaire:] Peut-être que j'ai mal vu. Bon sang... non... on dirait bien que... du blanc là, avec des sortes de traits noirs... Comme sur le bras. Dis donc, tu crois que ça s'attrape ? [Giuseppe:] Bien sûr que non, Commissaire ; vous vous faites des idées. [Latude:] De quoi s'agit-il ? [Le Délégué:] Je tenais à vous dire au revoir. [La Commissaire:] Alors, c'était bien, la prison ? [Le Délégué:] Monsieur Latude a raison d'être fier : vous serez numéro 1 au classement mondial. [Latude:] Il a beaucoup apprécié "mon" cognac. Je vais devoir retourner m'approvisionner. [La Commissaire:] Peut-être que la source de cognac est tarie. [Gertrude:] Giusep... ah, Commissaire. Non seulement le bras est désormais en marbre, mais la moto a commencé de se marbrifier. [La Commissaire:] La moto ?... Une moto, quel rapport ? Il faut que je me rende compte. [Le Délégué:] Elle est repartie... Latude : Mais de quoi s'agit-il ? [Giuseppe:] Affaires courantes... et non courantes. [Le Délégué:] Ah ? Je ne veux pas m'immiscer dans les secrets... Latude : Pourquoi, s'ils sont cognac ? [La Commissaire:] Ah, nom de Dieu, le bras a contaminé la moto ! Ooooh, là, là, là ! C'est sûr... Moi aussi ? [Giuseppe:] Mais, Commissaire, c'est impossible. Depuis le temps qu'il existe des musées d'antiquités on n'a relevé aucun cas de ce genre. [La Commissaire regardant tout à coup ses mains:] Et mes mains ! Mes mains ! J'ai en plus touché la moto... J'ai été imprudente. Je n'ai pas fait assez attention... Il faut que je voie un médecin. [Giuseppe:] Qu'a dit votre mari au sujet de cette moto ? [La Commissaire:] Il a dit que... mais il va descendre la voir... Il se peut qu'il l'achète pour sa collection à notre vente annuelle des objets confisqués. [Giuseppe:] Alors elle a de la valeur ? [La Commissaire:] Elle date de cette époque où les pauvres gens n'arrivaient pas encore à acheter une voiture, et achetaient une moto, un modèle spartiate conçu pour eux et dont ils étaient fiers comme les riches d'une rolls. [Giuseppe:] Ah, je comprends. Avec le temps, la moto du pauvre est devenue l'égale de la rolls. [La Commissaire:] Ooooh... ça empire. [Giuseppe:] Mais non, elles sont simplement très bien lavées. [Le Délégué:] On ne me dit pas au revoir ? [Latude:] J'aimerais quand même bien comprendre de quoi il s'agit !
[La Commissaire:] Hein ? Qui ? [Elmer:] La fabuleuse... Hans : La merveilleuse... Elmer et Hans : Bimbo ! [Giuseppe:] Je vais la recev... Il s'arrête dans sa phrase car Bertrand entre tirant une corde qui à l'autre bout est autour du cou de Bimbo, menottée par-devant, dans une somptueuse robe bleue fendue des mille et une nuits et dont le dos nu et les épaules sont couverts d'un châle blanc. [La Commissaire:] Qu'est-ce que c'est que ce folklore ! jusqu'au centre de la salle. [Bimbo:] Aaaah... Me voici dans l'antre de la police... traînée comme une bête à l'abattoir... Je me sens perdue... je suis si seule... qui viendra à mon secours ?... Aaaah... J'ai été brutalisée... Fouettée jusqu'au sang ! [La Commissaire:] Quoi ! [Bimbo:] Ils m'ont humiliée, moi ! Moi ! Et pourquoi ?... Pour leur plaisir. Pour le vôtre peut-être ? [La Commissaire:] Mais elle parle à qui, là ? [Giuseppe:] Je ne sais pas... La Commissaire : Qu'est-ce qu'elle a dans la main ? [Bimbo:] Regardez ce qu'ils m'ont fait ! Monsieur, je vous en prie, je vous en supplie, montrez-leur ! [Tous:] Oh... La Commissaire, horrifiée, à Bertrand : C'est toi qui lui ad fait ça ? Réponds non. [Bertrand:] Si, si, Commissaire... Mais c'est de la peinture. J'ai mis une heure à tout dessiner... La Commissaire, fonce et vérifie du doigt sur Bimbo effondrée qui est en train de reprendre son téléphone au Délégué : Ah... ah oui. [Bimbo:] Maintenant je suis devant l'impitoyable commissaire Marina Masson. Elle vient d'appuyer sur mes plaies... sans scrupule, sans état d'âme. Au secours. Protégez-moi de la police ! [La Commissaire:] Ah çà ! Elle se filme... elle nous filme !... Oh, le toupet ! Dans mon bureau ! Au commissariat ! [Bimbo:] La Commissaire veut cacher ce qu'elle fait. Elle m'a arraché mon téléphone avec une violence... inouïe. Mes mains, mes doigts... si délicats... ont été écrasés par sa poigne de fer ! [La Commissaire:] Mais enlève-lui cette corde et ces menottes, c'est ridicule ! [Bimbo:] Maintenant, par peur de l'opinion publique la Commissaire fait la gentille. Peut-être qu'elle n'osera pas me traîner au sous-sol dans sa salle de torture. Oooh. J'ai tellement, tellement peur ! [La Commissaire:] Mais elle parle à qui, là ? Puisqu'elle n'a plus son téléphone... Giuseppe : Je crois que c'est pour sa montre. La montre filme. Enlève-la-lui ! [Giuseppe:] Je n'ose pas. [La Commissaire:] Il faut que je fasse tout, alors ! [Bimbo:] Non, non... S'il vous plaît ! Pas ma montre. Un bijou de famille, qui me vient de ma grand-mère. [Giuseppe:] Ça non, c'est le modèle à la mode de cette année. [Bimbo:] Ecoutez-le ! Voyez-le ! Le complice de la Commissaire dans l'antre policière ! [La Commissaire:] Mais elle fait semblant d'avoir des spectateurs, ou quoi ? Elle n'a plus rien pour... Bertrand : A mon avis, Commissaire, c'est son pendentif. Ah ! [Bimbo:] Aïe... Là, tu m'as fait mal. [La Commissaire:] Tant mieux ! [Bimbo:] Vous l'avez entendue, ô mes chers adorateurs du monde entier ! Elle a plaisir à me faire souffrir ! [La Commissaire:] Cette fois, tu blagues, je sais que tu blagues ! Tu n'as plus rien pour filmer ! Plus rien ! [Bimbo:] Tu crois ? Regarde sur ma robe... là, là, là... et encore d'autres ailleurs... des mini-caméras, plus petites qu'un bouton... j'en ai mis partout !... Est-ce que tu vas aussi m'enlever ma robe, chérie ? lentement d'abord puis plus vite. [La Commissaire:] Oh... Stop ! Ou c'est le chômage ! Compris !
[La Commissaire:] Tu l'as tué comment ? Tous les internautes qui savent quelque chose et qui ne nous en informent pas seront poursuivis pour complicité ! [Bimbo:] Ça va faire du monde. J'ai onze millions de suiveurs. [Latude:] Rappelez-vous, ici y a pas d'place. [Bertrand:] En tout cas, moi, sur un meurtre, je sais rien. [La Commissaire:] Ah, parce que toi, tu... ? [Bertrand:] La police doit être au courant de tout. [La Commissaire:] Ouais. [Bimbo:] J'ai des témoins d'innocence. Je n'ai pas tué mon mari !... Chers spectateurs de ma vie, je vous l'avoue, oui, j'avoue ! Certes je ne suis pas une sainte... j'avoue que j'ai eu quelques projets de ce mauvais genre... Ce salaud me piquait plein de sous ! Durement gagnés... Et pour les récupérer, inutile de compter sur la justice, ni sur la police. [La Commissaire:] Donc tu l'as tué pour l'argent. [Bimbo:] Ben non. Puisqu'il était mort avant. [Giuseppe:] Et donc il y a des témoins de cette mort, quoi ? naturelle ? [Bimbo:] Ben oui. [La Commissaire:] Oh, vraiment ? Dis-nous tout, Bimbo. Mais ils n'ont pas de noms peut-être ? [Bimbo:] Internautes adorés, mes chéris, mes amours, dois-je coopérer avec la police, moi ? Dois- je ternir ma réputation ? [La Commissaire:] Ta réputation va écoper de la taule, vite fait. [Bimbo:] Alors... y avait Lisbeth ici présente, dernière maîtresse de mon mari... [La Commissaire:] Quoi ? Ooh. [Bimbo:] Monsieur le Délégué nous avait fait l'honneur d'assister à un spectacle privé... Intime si tu vois ce que je veux dire... Le Délégué, pour se défendre : Mais j'y était avec mon épouse ! [La Commissaire:] Ouais... Soit. C'est tout ? [Bimbo:] Non. Ecoutez, mes adorés, regardez mes lèvres, elles le diront d'abord sans aucun son juste pour vous. Mes lèvres disent... Giuseppe, d'un ton sec : Eh ? Quoi ! Alors ! ... Monsieur le maire... La Commissaire : Oh ïoïoïe... Bimbo :... Et puis... Chéri ! [La Commissaire:] Ah ! [Giuseppe:] Elle ment sûrement, Commissaire, ne la croyez pas. [Bimbo:] Si on va à un procès, il faudra bien qu'il témoigne. [La Commissaire:] Ooh... Il m'aura trahie complètement... de toutes les façons.. [Giuseppe:] Et de quoi, selon toi, est mort Hercule ? [Bimbo:] Simple crise cardiaque. Et puis, vu les frais d'enterrement qui allaient encore me piquer un tas d'sous, j'ai fait cadeau de son corps à la science, en tout cas à l'Université, sous-service macchabées. [La Commissaire:] Mon Dieu ! Chéri... Chéri ! [Bimbo:] Il allait avoir son dernier bébé en date. Et comme chaque fois il venait pour se remonter le moral. [La Commissaire:] Oooh. [Bimbo:] Maintenant, je voudrais ce que vous avez de mon cher époux à moi. [Giuseppe:] Allez chercher le bras. [Courage:] Il a toujours trouvé... Mais je crois, je suis sûre... tout d'un coup... Giuseppe, je ne l'aime plus !... Dans l'amour, tout m'était léger, Giuseppe. Sans lui, un poids énorme m'écrase. Je ne peux pas le porter. Je supportais le fardeau grâce à cet amour pour Chéri. Maintenant je n'y arrive plus. Il est en train de m'écraser. [Elmer:] Il est complètement en marbre, maintenant. [Hans:] Il est d'un lourd ! [Théa:] On n'a pas encore la tête. Ah, et la moto ne peut presque plus rouler, elle se marbrifie de la même façon. [La Commissaire:] La moto aussi... Ah... [Bimbo:] Internautes adorés, quel commissariat ! Au lieu de s'excuser pour ce que j'ai subi, la Commissaire va se promener !
[Bimbo:] Oh... mais... Bouou... [Hans:] Ben, qu'est-ce qu'on en fait ? [Elmer:] Parce que... Giuseppe : Posez-le... là. On verra plus tard. [Le maire:] Lisbeth m'a dit qu'il y avait un problème... euh... de témoignage ? [Bimbo:] Ça va, toi ? T'as pas l'air en forme. [Le maire:] Je ne savais pas pour le bras. Je l'avais bien vu passer, mais de là à imaginer que... Rentre la Commissaire, l'air égaré, le visage très blanc avec quelques veines noires, presque de marbre. Idem pour son pantalon ou sa jupe. [La Commissaire:] Seigneur ! Qu'est-ce qui m'arrive ? [Le maire:] Je disais que j'ignorais que le bras était celui d'Hercule. [La Commissaire:] Qu'est-ce-que-je-vais-faire ? [Oh:] aidé par Lisbeth. [Chéri:] Marina, regarde-la, quelle merveille ! Elle ne peut pas rester dans un vulgaire cagibi. Elle va embellir ton bureau. [La Commissaire:] J'veux-pas-d'ça ! [Chéri:] Je la traîne jusqu'ici pour toi, mon amour ! Tiens, on va la mettre près du bras... La Commissaire, dans un souffle : Veux-pas... Bimbo : Chers internautes, voyez quelle moto volée Chéri offre à la Commissaire ! Mais je la paierai aux enchères annuelles des confiscations et objets trouvés sans propriétaires. [Le maire:] Ça va de soi. [Bimbo:] Eh oui, chers amis mes suiveurs, s'il y avait moins de voleurs, moins de criminels... Chéri : Mais il faudrait plus de fermeté. [Le maire:] L'ordre ne règne que par la matraque. [Latude:] Si l'on était plus sévère, les prisons seraient moins mal famées. [Chéri:] Les enfants seraient plus en sécurité. [Bimbo:] Et les femmes donc ! Hercule au moins faisait peur. [Le Délégué:] Les malfrats n'ont plus peur de grand chose. [La Commissaire:] Quoi ! -Ils-osent ! [Giuseppe:] Vous, évidemment. [La Commissaire:] Qui me défie ! ? [Giuseppe:] Personne, Commissaire, personne. Ils vous sont tous reconnaissants... La Commissaire, hurlant : Comment ça va, ici ? ! Bien. [Tous les autres policiers:] Bien ! [La Commissaire:] Plus fort, que ceux-ci, sûrement presque sourds, entendent ! Comment ça va, ici ? [Giuseppe:] Bien ! Bien ! [Tous les autres policiers:] Bien ! Bien ! Bien ! [La Commissaire:] Si je donne l'ordre d'arrêter ceux-ci, l'exécuterez-vous ? [Tous:] Comptez sur moi ! Comptez sur moi ! Comptez sur nous ! [Latude:] Et sur moi aussi. [Le maire:] Mais sur tous, voyons. [Bimbo:] Je me sens très policière tout à coup. [Chéri:] Qu'est-ce qu'elle a ? [La Commissaire:] Tu vieilliras et mourras, comme- tout-le-monde, -tu-sais. [Bimbo:] Quand j'atteins quarante ans, je change de corps. Je me réincarne. [Chéri:] Mais qu'est-ce que tu as ? [La Commissaire:] Oooh... Mon-Dieu !... Oh... il-n'y- a-plus-d'espoir. [Chéri:] Je crois que tu ne vas pas bien. [Giuseppe:] Elle avait remarqué. [Chéri:] Mais il faudrait faire... quelque chose ! [Latude:] C'est trop tard. Regardez... La Commissaire, qui va en marchant péniblement vers le bras et la moto : Et-d'a-bord-je... je... vais... foutr'-de-hors-ces-trucs-là.
[Chéri:] Marina ! [Latude:] C'est fini. Pardon... Elle est en marbre. [Le Délégué:] Très beau marbre d'ailleurs. [Bimbo:] Chers internautes, la Commissaire est un Carrare ! J'arrête de filmer pour aujourd'hui. [Le maire:] Ça en fait des ennuis en perspective... Lisbeth : Va falloir donner des explications... Latude : Pas forcément... Chéri : Comment ça ? J'ai dix-sept enfants sur les bras, moi. Et elle me plante là... Latude : Pour l'administration elle était surtout Commissaire M. Masson. Vous vous prénommez bien Michel ? [Giuseppe:] On vous aidera tous. On connaît bien le métier. [Le maire:] Et puis, elle sera là, dans votre bureau, elle vous inspirera. [Théa:] En Suède on fait comme ça. [Chéri:] Enfin, si vous le croyez nécessaire... Latude : Soyez tranquille : l'informatique, ça me connaît, j'arrangerai tout. [Giuseppe:] Il faudrait un discours de deuil. [Le maire:] Bien sûr. Hum... Chers concitoyennes, chers concitoyens, chers internautes. Vous avez devant les yeux la statue commémorative de la Commissaire Marina Masson érigée par la mairie pour reconnaître son mérite exceptionnel. Vous le voyez elle tient un bras qui représente le lointain passé, celui où triomphait la force physique, et s'appuie sur une moto, symbole des progrès techniques. Elle-même rayonne comme l'ère nouvelle, celle où les femmes ont conquis les premières places. Grâce à elle, Frantix, l'agence européenne de la police, a pris son envol. Gloire à la Commissaire ! Gloire à Frantix !
[M:] Tienne, assis dans un -fauteuil, le regarde. M. Tienne est bien habillé. [MONSIEUR CIRQUE:] manipulant un chapeau. Une vraie petite folie, cette cloche ! C'est de la paille de couscous. Comestible, je n'irai pas jusque-là. Mais ça trompe la faim. Et ça se tricote comme de la laine. J'ai passé toute ma nuit à tricoter. [TIENNE:] Détestant les femmes comme elle les déteste, je trouve étrange, de sa part, l'idée de cette exposition. [MONSIEUR CIRQUE:] Il n'y aura pas d'exposition ! Vous êtes dans ses petits papiers. Je vous en félicite. Mais il vous manque ce que j'ai, moi, dans les jambes, des kilomètres, des kilomètres de vie à côté d'elle. L'exposition, je le répète, n'aura pas lieu. [TIENNE:] montrant les chapeaux. Vous ne les vendez pas ? Jamais ? [MONSIEUR CIRQUE:] Les vendre ? A qui ? Nous avons en tout et pour tout une seule cliente. [TIENNE:] La petite Maillard ? [MONSIEUR CIRQUE:] Exactement. Elle est bossue. Elle a soixante-quatorze ans. Amusant, pratique et pointu, pour le lycée, le bureau, le glacier, le vélomoteur, le jardinage et le trottoir. Croissant au beurre pour fruit sec. Se porte avec des yeux verts et si possible, une robe citron. Deux cents grammes de feutre, une cuillerée à soupe de velours sauce mousseline et bouquet garni. De toute façon, la poubelle les recevra. Les chiffonniers en feront des gibelottes. Torcher des bibis n'est pour moi, vous le devinez, qu'un palliatif, un dérivatif. Mais j'ai le droit de trouver que, parfois, ma tambouille se défend. Ne bougez pas. Ça, je crois, c'est de la grande cuisine. Là, franchement, votre opinion ? [TIENNE:] Magnifique, ce bleu ! [MONSIEUR CIRQUE:] C'est le bleu de la mer. Autrefois, j'aimais la mer. [TIENNE:] Le poète ? Quel poète ? [MONSIEUR CIRQUE:] Le poète. Ne cherchez pas. N'importe lequel fera l'affaire. [TIENNE:] C'est vous, le poète. [MONSIEUR CIRQUE:] Pourquoi pas ? De la fanfreluche à la poésie, on va tout droit, tout droit... [TIENNE:] C'est là que vous le mettez ? Le vert du rideau va l'assassiner. Là, dans ce coin, il serait mieux. Il suffirait de déplacer le guéridon. Ça représente quoi, cette statue ? L'automne ? [MONSIEUR CIRQUE:] Oui, c'est l'automne. [TIENNE:] Il faut changer l'automne de place. [MONSIEUR CIRQUE:] Changer l'automne de place ? Vous déménagez ! [TIENNE:] Vous préférez que j'enlève les rideaux ? [MONSIEUR CIRQUE:] Les rideaux de sa chambre ! [TIENNE:] ôtant la statue du guéridon. Donnez-moi un coup de main. [MONSIEUR CIRQUE:] Que je vous donne un coup de main, moi ? [TIENNE:] se saisissant du guéridon. Je ne le lui dirai pas. Un peu de culot, bon sang ! [MONSIEUR CIRQUE:] Jamais ! Ma tête est solide. Je ne... [TIENNE:] Comme vous voudrez. [MONSIEUR CIRQUE:] l'admirant. C'est du marbre. Ça pèse. Dites donc ! Vous êtes fort comme un cheval. Elle vous en fait prendre ? [TIENNE:] Elle m'en fait prendre ? De quoi ? [MONSIEUR CIRQUE:] Farceur ! D'ailleurs, vous avez pu ne pas vous en aviser. Pour que la plus humble tisane se transforme en dynamite, ou devienne la profondeur de la tombe, il suffit qu'au-dessus de la coupe, ou de la tasse, voltigent ses doigts. Des doigts de fée ! Mais pourquoi n'est-elle pas de retour ? Ma fille irait-elle plus mal ? [TIENNE:] Rassurez-vous. Votre fille ne risque rien. [MONSIEUR CIRQUE:] Ma fille, on l'a tout de même transportée à l'hôpital. [TIENNE:] Les pompiers ont insisté. Mais c'est à peine s'il convient de parler d'un commencement d'asphyxie. [MONSIEUR CIRQUE:] La cinquième fois !... La sixième fois !... Je m'y perds. Elle s'arrange toujours pour qu'on arrive à temps. [TIENNE:] Un jour, on n'arrivera pas. [MONSIEUR CIRQUE:] Une incapable. Une velléitaire. [TIENNE:] Vous l'aimez tout de même, votre fille ? [MONSIEUR CIRQUE:] Quand elle était petite, je ne dis pas. Mais une affection qu'on laisse grandir finit par être un infirmité. Pourquoi ma femme ne rentre-t-elle pas ? [TIENNE:] Vous avez envie que je vous dise que vous adorez votre femme. Vous le savez bien. [MONSIEUR CIRQUE:] allant, venant, fébrile, inquiet. Quand elle sort, je ne vis plus. Pourquoi n'est- elle pas rentrée ? Je la connais, moi. Sous un air terrible, elle n'est que délicatesse, inquiétude, fragilité. Savez-vous qu'il n'est pas possible de la laisser seule la nuit ? C'est elle. Je me sauve. Le guéridon, ami, vous le prenez sur vous. J'en appelle à votre sens de l'honneur. Moi, je ne touche à rien, je ne vois rien. Je ne déplace rien. [TIENNE:] Alors, elle va bien ? [MADAME CIRQUE:] Vous avez tout fait pour. Je ne vous le reproche pas. Mais quand ça vous chante, vous galopez. Pas besoin de vous en faire prendre. [TIENNE:] De me faire prendre de quoi, finalement ? [MADAME CIRQUE:] Vous traversez les murs. Vous empiétez sur le privilège des morts. Je commençais tout juste à renifler le gaz. Vous, déjà vous vous précipitiez. Vous cassiez un carreau. Vous fermiez le compteur. Je me demande comment l'odeur est allée jusqu'à votre chambre, à l'autre bout de l'appartement. La sale petite guenon avait dû vous prévenir. Moi, cette odeur, à présent, j'en suis couverte. J'en suis pétrie. Par-dessus le marché, cet hôpital est sordide. On y conserve le pipi de Bossuet. Tout ce qu'il a pour lui, c'est qu'il est à deux pas, c'est pratique quand on se suicide beaucoup. [TIENNE:] Qu'est-ce que vous avez éprouvé quand vous l'avez vue dans son lit ? [MADAME CIRQUE:] Vous n'ouvrez la bouche que pour interroger. [TIENNE:] Dame, je suis professeur. Les professeurs n'arrêtent pas de s'instruire. Alors ? Dans son lit ? [MADAME CIRQUE:] Décidément, elle vous intéresse ! On l'a débarbouillée. C'est toujours ça. Quand elle n'a plus toutes ces saletés qu'elle se colle sur la figure, elle est plutôt joie avec ses sombres prunelles immenses qui brillent trop et cette chair si blanche que vous avez envie de la percer pour voir si c'est du sang qui vient ou du blanc d'œuf. Ça vous excite ? [TIENNE:] Vous la détraquez. [MADAME CIRQUE:] C'est une équilibriste. [TIENNE:] Vous la déséquilibrez. [MADAME CIRQUE:] C'est ça ! Je la déséquilibre. Je déséquilibre la terre. S'il neige le quinze août à Paris, c'est ma faute. Ne vous retenez pas. Tombez-moi dessus. Allez-y ! Moi, si je me plaignais, si je récriminais, vous ririez. Comment voulez-vous que je sois bonne, douce, pommade, huile d'olive, quand pas un foutu chien ne se soucie de moi. Ne m'embrassent que ceux que j'embrasse. [TIENNE:] Les mâles ne font pas toujours les premiers pas. Consultez Buffon. [MADAME CIRQUE:] Celles qui n'ont que vingt ans, les hommes cavalent après. Je me laisserais bouffer vivante par ces sauterelles sous prétexte qu'elles n'ont pas perdu de temps ! Regardez ce que j'en fais, moi, de vos craquantes, de vos libellules ! Ramassez-les dans la sciure, vos amours ! Soudain, elle s'arrête, comme saisie. Là... Ce cauchemar... Ce camembert d'azur brodé d'asticots noirs. Si vous n'étiez pas si réservé, je vous dirais de me pincer. Qu'est-ce que c'est ? [TIENNE:] Votre mari l'a composé pour vous. C'est un chapeau. [MADAME CIRQUE:] Dois-je le mettre pour faire la moisson sur le bord du fleuve infernal ? [TIENNE:] Il ne m'en a rien dit. [MADAME CIRQUE:] Vous n'allez pas me raconter... Ce cochon d'éléphant ne respecte rien. Il profite de ce que sa femme est à l'hôpital pour tout chambarder. Je vais aller lui casser la figure. [TIENNE:] Tenez-vous tranquille. Vous êtes assommante. [MADAME CIRQUE:] Pardon ? [TIENNE:] Vous êtes assommante comme toutes les grosses mères qui font du bruit pour qu'on s'occupe d'elles. [MADAME CIRQUE:] Moi ? Ça vous prend souvent ? Vous n'y allez pas de main morte quand vous cognez. Si seulement vous avertissiez. Le fauteuil n'aurait pas été là, je m'étalais... Les grosses mères qui font du bruit... Et vlan ! Vous semblez oublier que je suis une bête féroce. [TIENNE:] Aucune bête n'est féroce ni douce. La vie est féroce quand elle est féroce. La vie est douce quand elle est douce. Les bêtes et les gens, c'est ça, la vie. [MADAME CIRQUE:] La vie est douce en ce moment puisque tu veux que je sois douce et que tu fais que je le suis. Cette odeur de fourneau, d'hôpital, de tombeau, je vais te dire, je J'entends avec mes narines, mais j'entends une odeur différente qui monte de plus en plus. La fraîcheur, la rosée, oui, la rosée, la jeunesse, les herbes, la tendresse, la rivière, le muguet. Mais cette sale robe me dégoûte. Je n'y tiens plus. Je l'enlève. Restez... Vous pouvez rester. [TIENNE:] Je tourne le dos. [MADAME CIRQUE:] Grossier personnage ! [TIENNE:] Je puis au moins fermer les yeux ? [MADAME CIRQUE:] dont on entend la voix sans la voir elle-même. Je suppose que vous cherchez à me plaire lorsque vous avez l'air de vouloir me déplaire. Au risque de vous déplaire, moi, je veux vous plaire. A propos, ce que je vous avais dit pour le café, vous l'avez oublié, je parie ? Vous retirez d'abord le couvercle de la passoire du dessus... Je vous plais ? [TIENNE:] Je croyais que vous alliez vous mettre nue. [MADAME CIRQUE:] Je suis en rouge, ça revient au même. Le rouge, c'est moi, profondément. Je pense à tout ce chemin que nous avons fait, depuis hier matin, ce n'est pas vieux, quand j'essayais de vous fabriquer avec les morceaux de sucre. [TIENNE:] froid. Nous avons fait du chemin ? [MADAME CIRQUE:] un peu triste. Oh ! Bien sûr, le café, les morceaux de sucre, le gaz, l'argent, c'est aussi moi. Que voulez-vous ? Je m'appuie où je peux pour marcher jusqu'au bout. [TIENNE:] Je ne voulais pas... [MADAME CIRQUE:] Je joue à la logeuse, à la bourgeoise, à la ménagère. Je joue à ce que je suis. [TIENNE:] peut-être, enfin, ému. Le rouge vous va. [MADAME CIRQUE:] montrant son visage et puis celui de Tienne. Le rouge vous gagne. [TIENNE:] Quel incendie ! [MADAME CIRQUE:] Ça s'arrose, les incendies. Elle sent que c'est le moment ou jamais. Et, en effet, Tienne ne peut guère se dérober. Je suis sûre, à présent, que nous avons fait du chemin. [TIENNE:] s'approchant un petit peu. Le paysage s'est modifié. [MADAME CIRQUE:] Si je vous embrassais, vous ne m'embrasseriez pas. Donc, il faut que vous m'embrassiez ! Personne ne viendra... Personne... Il faudrait que tu sois fort, que tu sois très fort, pour que quelqu'un ou quoi que ce soit t'empêche d'être à moi. Tu es vraiment très fort. Je parie que le géranium est démoli. C'est un miracle, le géranium n'a rien. Vous êtes idiot. Vous êtes un idiot. Vous vous prenez pour un moineau, pour un chérubin ? J'aurais pu vous tirer dessus. Je vous avais répété sur tous les tons de ne plus mettre les pieds ici. Vous n'allez pas dire que je ne vous l'avais pas dit. [ANTOINE:] J'étais monté directement dans sa chambre. La porte était ouverte. [MADAME CIRQUE:] Oui... Oui... Oui... Oui ! Une clé, pas plus tôt je la lui donne, elle la perd. A Antoine. Vous savez combien ça coûte, une clé ? Six cents francs. Oui, mon cher, six cents francs ! C'est comme l'aspirateur. Dès qu'elle s'en sert, elle te détraque. On y trouve jusqu'à des clous longs comme ça, dans l'aspirateur, quand c'est elle qui s'en sert. [ANTOINE:] Où est-elle ? Où est Christine ? [MADAME CIRQUE:] Crista, vous voulez dire ? Où voulez-vous qu'elle soit ? Elle est à l'hôpital. Nous dépendons de Laënnec, le plus abominable hôpital de Paris ! [ANTOINE:] Ne vous inquiétez pas. J'ai de quoi. J'ai de quoi la mettre dans les cliniques, maintenant, dans ce qu'il y a de mieux comme cliniques... [MADAME CIRQUE:] Mais qu'est-ce qui vous a pris, de sauter, de là-haut, sur le balcon ? [ANTOINE:] poursuivant sa description des cliniques.les billards électriques, le tennis, le gazon... [MADAME CIRQUE:] Vous n'y avez pas songé, que vous alliez m'esquinter mon géranium ? [TIENNE:] Il aurait pu finir en bas, sur les pavés. [MADAME CIRQUE:] Laissez donc ! A vingt ans, ils sont comme les chats. Jetez-les par terre, ils rebondissent. [TIENNE:] à Antoine. Pourquoi n'êtes-vous pas redescendu par l'escalier ? [ANTOINE:] J'ai vu que Christine n'était pas chez elle. J'ai marché dans le couloir. Il y avait une fenêtre, sur la façade de la rue. J'étais juste au-dessus de votre chambre. J'ai pensé que vous seriez là. Pour la clinique, nous prendrons ce qu'il y a de mieux. Elle parlait tout le temps de Neuilly. C'est farci de cliniques, Neuilly, fatalement. Choisissons Neuilly. J'ai de quoi ! [TIENNE:] Ça veut dire quoi : "J'ai de quoi ? " Vous avez de l'argent ? Combien ? Quel argent ? [ANTOINE:] Cinq cent mille francs. [MADAME CIRQUE:] Cinq cent mille francs ! Vous la voyez, ma puissance. Vous la touchez ! Vous la mesurez ! Je dis trois ou quatre mots, cet étourneau se met à voler dans tous les sens. Une goutte de moi suffit pour les changer. Tenez... Prenez-en une tasse. Il est encore à peu près chaud. Il était épris de ma fille. Il se le figurait. Mais c'est pour moi qu'il bouillait, c'est pour moi ! [ANTOINE:] admirant madame Cirqué. C'est pas pour dire, avec ce rouge, vous en jetez ! [MADAME CIRQUE:] mettant sa manche rouge près du visage d'Antoine. Ça ne te va pas mal non plus, petit bandit. [TIENNE:] Cinq cent mille. Maintenant, racontez vite ! Je suis pressé. [ANTOINE:] Raconter... Il faut que je raconte ?... On aurait dit qu'une force me poussait... [MADAMH CIRQUE:] Forcément ! [TIENNE:] à madame Cirqué. Fichez-nous la paix, voulez-vous ? [MADAME CIRQUE:] Si vous me le demandez... [TIENNE:] Qu'il vide d'abord son sac ! Tu vas parler, oui ? [ANTOINE:] Dans les journaux, je regarde quoi ? La bourse, les sociétés, la partie finances. [MADAME CIRQUE:] Mon mari, lui, c'est la mode. Chacun sa colonne ! [ANTOINE:] L'idée m'est venue de fonder une société. Petit à petit, dans ma tête, j'y suis arrivé. [TIENNE:] Quelle société ? [ANTOINE:] Une... Une parfumerie. [MADAME CIRQUE:] flairant les cheveux d'Antoine. Il s'en colle tellement, ça finit par pénétrer... [ANTOINE:] Cette société, pour ainsi dire, c'était une filiale de ma boîte. Les filiales, je connais la musique. On consent une avance. C'est par là que ça commence. L'avance, elle était d'un million. [TIENNE:] C'était enfantin. [ANTOINE:] Sur le bon de caisse, comme nous disons, j'ai mis les deux signatures, la mienne et celle du chef. La mienne, ça va tout seul. Je n'ai pas besoin de l'imiter. [TIENNE:] Là, je n'ai que cinq cent mille francs. Et le reste ? Où est le reste ? [ANTOINE:] Le reste est resté là-bas, dans la caisse. [TIENNE:] Tu le passes, ton film, oui ? [ANTOINE:] Le caissier, je lui présente le papier. J'avais la voix qui... J'avais les mains, elles tremblaient... Il me regardait. Je me suis figuré qu'il se doutait. Il y avait ce paquet de billets, près du caissier. J'ai sauté dessus. J'ai sauté sur les billets. J'ai foutu le camp, c'était pour elle. A madame Cirqué. A présent, c'est pour vous. [MADAME CIRQUE:] montrant Antoine. Ce garçon est un crétin. Je n'ai cessé de l'affirmer. A Antoine. Vous allez, tout de suite, rapporter cet argent, tout de suite. Je ne veux pas d'embêtements. [TIENNE:] à madame Cirqué. Pour une bête féroce, je vous trouve bien à cheval. [MADAME CIRQUE:] à Tienne. La police ne me fait pas peur. Elle me fait horreur. Et puis je voudrais vous y voir. Le loyer, les impôts, ce mari qui se décompose dans la passementerie, cette fille abonnée aux pompes funèbres, vous... [TIENNE:] Moi ? [MADAME CIRQUE:] Vous, je ne sais pas encore... D'habitude, pourtant, même avant de savoir, je sais. Là-dessus, celui-là... Vous riez. Je vous fais rire. Donnez- moi cet argent. Ne m'exaspérez pas. [TIENNE:] Cet argent n'est pas à vous. Tenez-vous tranquille. Je défends les intérêts de la société, de la société, soyons précis, qu'il a fondée et dont je suis le Président. [MADAME CIRQUE:] Vous me fatiguez. Si je vous fais rire, vous me fatiguez. [TIENNE:] Je n'ai pas l'étoffe d'un Président ? Qu'est-ce que vous pensiez ? Que je vous laisserais les fonds ? [ANTOINE:] J'ai chaud, Madame. J'ai soif. [MADAME CIRQUE:] énervée, à Antoine. Vous êtes encore là ? Votre fiancée s'est tuée. Elle n'est pas morte, pas cette fois, mais elle s'est tuée. Disparaissez. Vous m'obligerez. [ANTOINE:] Elle, je m'en moque. Ce que je veux, c'est m'endormir. Je voudrais dormir à côté de vous, près de vous. [TIENNE:] Il n'a pas l'air bien. Il vaut mieux qu'il s'étende. Debout, mon vieux. [MADAME CIRQUE:] s'interposant. Vous ne songez pas à le mettre là ? [TIENNE:] autoritaire, à madame Cirqué. Dégagez, bon sang ! [MADAME CIRQUE:] Pour mon lit, c'est moi seule qui place les gens. [ANTOINH:] tendant les mains vers madame Cirqué. Ne me laissez pas ! Vous n'allez pas me laisser. Christine, elle peut courir. Le pognon, c'est pour vous ! [MADAME CIRQUE:] Lâchez-moi. Vous transpirez. C'est un tissu délicat. Le teinturier se fait payer. [ANTOINE:] hurlant. C'est la police. Ils étaient derrière moi. C'est la raison que je suis pas redescendu par l'escalier. Ne me laissez pas ! Ne me laissez pas ! [TIENNE:] à madame Cirqué. Couchez-le. Je vous les envoie. [MADAME CIRQUE:] Vous êtes fou ! Qu'est-ce que je vais leur sortir ? [TIENNE:] Amusez-les... Amusez-vous... Vous n'en ferez qu'une bouchée, bête féroce ! [ANTOINE:] répétant mécaniquement. Ne me laissez pas. Ils vont me taper dessus. Ils tapent dans le ventre, pour que ça ne marque pas. [MADAME CIRQUE:] comme s'adressant à la sonnerie. Bande de gorilles ! Ça va comme ça ! Ne bougez pas. N'ayez pas peur. Elle jette sur lui son propre manteau, et dispose sur le tout deux ou trois chapeaux. [MADAME:] CIRQUE. Je suis dans les préparatifs. J'expose dans trois jours. C'est vous dire les tracas. Vous êtes les premiers. Asseyez-vous. [LE JEUNE INSPECTEUR:] Comment ? [L'INSPECTEUR AGE:] Pardon ? [MADAME CIRQUE:] Je vous dis de vous asseoir. Vous êtes chez moi. [L'INSPECTEUR ÂGÉ:] C'est pas pour être assis que nous sommes ici. [LE JEUNE INSPECTEUR:] agressif. Vous avez une fille. Elle a dans les vingt ans. [MADAME CIRQUE:] Je suis au courant. [LE JEUNE INSPECTEUR:] Elle se baguenaude... [L'INSPECTEUR AGE:] Elle fréquente... J'interroge. Tu permets ? Elle fréquente... elle fréquente... Qui voulez-vous qu'elle fréquente ? Le pape ? Il est trop vieux. Elle fréquente un jeune homme... Antoine... Antoine... A son camarade. Aide-moi. Mon collègue veut dire que ce jeune homme, le bon ami de votre fille, Antoine, par conséquent... Le nom, tu l'as ? Fouille-toi... Il a dévalisé la caisse là où c'est qu'il travaille, où il a son travail, en d'autres termes, dans une usine de nettoyage, produits chimiques, pour faire les cuivres, le parquet, l'encaustique, les robinets, tout ce que la ménagère a besoin. Comme il n'est pas rentré chez lui, dans la banlieue, et que votre demoiselle, elle est de tout cœur pour lui... [LE JEUNE INSPECTEUR:] se dressant de nouveau. C'est clair. Le mironton a mis le cap, tout fumant, sur l'écurie de la pépée. On va jardinier un peu partout dans la chaumière. Et puis, surtout, pas de jérémie, pas de rébecca. Nous avons le fantômas avec toute la paraffine voulue. [L'INSPECTEUR AGE:] à son camarade. Je te le disais... Le papelard, c'est toi qui l'avais. Pour une fois, je ne sais pas ce qui leur a pris, pour une fois, nous avons un mandat. C'est ce qu'il voulait dire quand il disait le fantômas, étant donné que le papier c'est comme les fantômes, c'est blanc. [LE JEUNE INSPECTEUR:] On n'est pas aux langues orientales. Moi, je perquisitionne. [MADAME CIRQUE:] Asseyez-vous. Vous avez l'air gêné dans vos mouvements. Ce qui vous ennuie, je le sens... n'ayez pas honte, allons ! Donnez ! Je sais ce que c'est. En venant dans cette maison, vous ne saviez pas au juste sur qui vous tomberiez. Que j'aime la grosse odeur des armes bien graissées ! [L'INSPECTEUR AGE:] Je ne bouge pas. Non ! Je ne bouge pas. [LB JEUNE INSPECTEUR:] soudain, cessant de parler argot. Je vous demande pardon. Madame, je débute. De même qu'il y a des délinquants primaires, je suis, en quelque sorte, un inspecteur primaire. Je ne prévoyais certes pas, que, d'entrée, mon métier me conduirait chez la plus délicieuse des femmes, des femmes délicieuses, des femmes du monde, naturellement. [MADAME CIRQUE:] ayant suivi avec une indulgence amusée ce compliment. Bravo ! Whisky ? [L'INSPECTEUR AGE:] Pour boire ça, ce que vous dites, ça demande de la pratique. Ce qui me plairait, moi, ce serait du Fernet, vous savez, le truc italien, Branca, comme on dit, avec, dedans, une larme de Ricard, pour égayer le tableau. Digestif et apéritif en même temps. On peut se passer de dîner. [MADAME CIRQUE:] au jeune inspecteur. Vous, Monsieur ? [LE JEUNE INSPECTEUR:] avisant la cafetière. Comme elle est belle, cette cafetière ! J'aimerais, si c'était possible, un peu de café. [MADAME CIRQUE:] Mais il est froid ! [LE JEUNE INSPECTEUR:] Ça ne fait rien. Donnez-m'en, je vous en prie. Donnez-m'en. Je croirai que j'habite chez vous. [MADAME CIRQUE:] Vous ne perdez pas de temps. [L'INSPECTEUR AGE:] On attend du monde ? [MADAME CIRQUE:] Je n'attends personne. Ils sont déjà là. [LE JEUNE INSPECTEUR:] Qui ? [MADAME CIRQUE:] Les hommes, les hommes, pardi ! Je les aime vivants. Je les aime vivants aussitôt qu'ils sont morts. Donnez-moi votre main. [L'INSPECTEUR AGE:] Vous lisez dans les mains ? [MADAME CIRQUE:] prenant aussi l'autre main. J'admire celles-ci. Je pense à tout ce qu'elles ont fait comme dégâts. Vous êtes loin, pourtant, d'avoir l'air d'une brute, et vos mains... vos mains ne manquent ni d'élégance, ni même de douceur, mais je parie qu'elles ne boudent pas à la besogne dès qu'il s'agit de punir. [L'INSPECTEUR AGE:] Ne vous montez pas. Je n'abuse pas. Sur le tabassage on a brodé tant et plus. [MADAME CIRQUE:] Un voleur s'obstine à se taire. Vous êtes bien obligé de le secouer. [L'INSPECTEUR AGE. A:] la rigueur, si c'est le client lui-même personnellement, s'il insiste, s'il vous oblige à lui taper dessus, tout peut arriver. Mais il faut faire la part de la broderie. [MADAME CIRQUE:] au jeune inspecteur. Mais vous ? [LH JEUNE INSPECTEUR:] Frapper quelqu'un qui ne peut pas se défendre ? Je préférerais démissionner ! [L'INSPECTEUR AGE:] Et allons-y ! Démissionner ! Ah ! C'est fin ! Et, pour les collègues, quel madrigal ! Quand ils sont jeunes, tout est sacré. Tout est sucré. Par la suite, ça se modifie. On saisit le bien-fondé du badaboum. Même les plus idéalistes ! [MADAME CIRQUE:] Selon vous, il s'y mettra ? [L'INSPECTEUR AGE:] Lui ? Comme les autres ! Plus vite que les autres ! Parfaitement ! La JEUNE INSPECTEUR. Je sais ce que je dis. [MADAME CIRQUE:] Et que dites-vous ? C'est extraordinaire, ce qu'il a l'air d'un cygne dans un jardin privé. [LE JEUNE INSPECTEUR:] Je dis que, sous aucun prétexte, je ne porterai la main sur un homme impuissant. [MADAME CIRQUE:] Je suis exactement comme vous. Mais j'en reviens à votre compagnon. Ce galurin d'il y a cinq ans. Ce petit pardessus fagoté. Le salaire ne doit pas être monumental. Il a sa femme, il a ses gosses, qui sont tout pour lui. Je me trompe ? Pourtant, il n'hésite pas. Il fonce franc du collier pour que la loi soit respectée. Et je te calotte ! Et je te tamponne ! Et je te rentre dans le meilleur ! Tiens ! Comme ça ! [LE JEUNE INSPECTEUR:] Vous n'y êtes pas. Madame. Vous n'y êtes pas du tout. Ces gens-là, quand ils cognent, je vous certifie que la loi, ils n'y pensent pas ! Ce qu'ils cherchent, je vais vous le dire. Ils cherchent leur plaisir. Il s'agit de natures élémentaires. Ne pas l'oublier ! [L'INSPECTEUR AGE:] furieux, menaçant. Elémentaires ! Qu'est-ce que tu racontes ! Petit morveux de fils à papa ! De quel droit tu me méprises ? De quel droit ? [MADAME CIRQUE:] s'interposant. Vous perdez la tête ! Ne vous disputez pas ! Faites-moi plaisir. Montrez-moi. Montrez-moi comment vous travaillez. [L'INSPECTEUR AGE:] montrant son camarade. Sur lui ? [MADAME CIRQUE:] Si vous voulez. Mais il n'a rien fait. [L'INSPECTEUR AGE:] Il est de la police. [MADAME CIRQUE:] Vous trouvez que c'est mal ? [L'INSPECTEUR AGE:] Il est de la police et de la police il dit du mal. [LH JEUNE INSPECTEUR:] Pardon ! Tout ce que je dis c'est que... [MADAME CIRQUE:] au jeune inspecteur. Arrêtez donc de vous agiter. Quel adolescent ! A l'inspecteur âgé avec gourmandise. Vous, Monsieur, j'ai ce que vous demandez, tout ce qu'il y a de tendre, de joli, de crémeux. [L'INSPECTEUR AGE:] Moi ? Ce que je demande ? [MADAME CIRQUE:] Rappelez-vous ! Rappelez-vous votre mandat. Allons ! Debout, mauvaise graine ! Debout ! Vous faites languir vos visiteurs ! [ANTOINE:] Madame ! Ne me donnez pas, Madame ! Ils vont m'esquinter. Ils visent au ventre. On leur apprend. Ils tapent dans ce qu'il y a de plus mou. [MADAME CIRQUE:] tendant son bras à l'inspecteur âgé. Je brûle. Touchez-moi ! Je brûle de voir par où vous allez le commencer. [L'INSPECTEUR AGE:] Le cadre ne s'y prête pas. Je ne vais pas cabosser quelqu'un dans une bonbonnière. On a beau prendre les précautions voulues, il y a toujours du sang qui saute partout. Ln JEUNE INSPECTEUR. Si vous avez le malheur de vous approcher de lui, c'est moi qui vous répondrai. Vous entendez ? C'est moi. au jeune inspecteur. J'en ai plié des plus grands que toi. Les fils à papa, je fais de la charcuterie avec. Je fais de la saucisse plate, avec les fils à papa, c'est ce que je fais ! [LH JEUNE INSPECTEUR:] Amène-toi, charcutier ! J'en ai un, là, il va te dire deux mots. [MADAME CIRQUE:] riant aux éclats. Toutes les vacheries sont permises. Partez ! Foncez ! Pas d'attendrissement, surtout. [TIENNE:] Chacun dans son coin ! Tout de suite. Vous n'avez donc pas peur d'être pris pour des coqs ! Vous, parfait ! Deux minutes de plus je ne trouvais que leurs débris. Je vous avais dit de les amuser, pas de les casser. C'est à qui ? [LE JEUNE INSPECTEUR:] penaud. C'est à moi. [TIENNE:] mettant l'arme dans sa poche. Vous vous trompez, mon ami. C'est à moi. Ceci ? Ah ! Je vois. Les jeunes gens qui font des coups de tête montrent qu'ils en ont une. Ils sauront la mettre plus tard au service du bien public. Vous n'allez pas briser sa vie. [L'INSPECTEUR AGE:] conciliant. Si vous estimez qu'il faut passer l'éponge... [LE JEUNE INSPECTEUR:] Moi, personnellement, qu'on le laisse courir, je ne demande pas mieux. [TIENNE:] à madame Cirqué. Vous, Madame, je dois maintenant vous parler. [MADAME CIRQUE:] exultant. Me parler ? Tout est dit. Que diriez-vous de plus ? Vos mains parlent. Votre voix parle. Non ! Non ! Ne me parlez pas. Pour vous je parlerai. Venez, tous ! Venez tous ! L'éléphant, viens vite ! Dépêche-toi ! C'est ma fête, ce soir, pour la première fois ! Pierre ! Pierre ! Vous êtes là ? Venez ! C'est moi. Venez donc ! Tout est oublié, pardonné. Je vous attends. Les hommes que j'ai ne comptent pas. Ne compte que l'homme qui m'a. [MONSIEUR CIRQUE:] Quand elle crie, j'ai toujours peur qu'elle se déchire la gorge. Qu'est-ce qu'il y a ? Que se passe-t-il ? [MADAME CIRQUE:] rayonnante. J'ai tort ! [MONSIEUR CIRQUE:] Ça, c'est nouveau. [MADAME CIRQUE:] montrant Tienne. Pour lui, j'ai tort, Pour lui je ne suis pas toujours en train d'avoir raison. Heureusement ! Car j'avais faim. Ah ! cette faim, cette faim que j'avais. Mais tu étais là ! Vous étiez là, tous ! Vous n'arrêtiez pas de m'apporter vos yeux, pour que je les mange, vos yeux, votre sang, votre cerveau. Moi j'avais faim d'être une femme, si c'est être une femme que d'être dessous. Dessous physiquement, tu comprends ? Pratiquement. Ah ! Pierre ! Notre ami... notre voisin. Vous êtes venu sans votre musique ? [PIERRE:] Ma musique, pour ce qu'elle vaut... [MADAME CIRQUE:] Pas d'humilité. Vous m'agaceriez. Si vous saviez ce que j'ai pu vous envier. Je ne me moque pas de vous. J'aurais aimé que quelqu'un soit sur moi comme j'étais sur vous. Moi, je n'avais le poids de personne sur moi. C'était affreux, le vide, le silence, le désert. Rien ne s'interposait. Vous auriez pu refuser, vous révolter. Jamais ! De tous les côtés dans l'espace il fallait que je me prolonge comme si je tombais, vertigineusement. Les bourricots ! Les abrutis ! Ma fille était la seule à me tenir tête, c'est-à-dire à me comprendre Mais c'est ma fille. C'est une femme. Une femme est toujours de trop. Je n'avais pour mon amitié que les choses, les objets. Les objets quelquefois mordent et disent non. Entrez, Grégoire, entrez ! Laissez le parquet. Vous le ferez demain. Vous trinquez ! [GREGOIRE:] homme corpulent et rougeaud. Vous m'excuserez. Tout le monde, salut... Salut i Vous êtes en plein quatorze juillet ? [MADAME CIRQUE:] Je suis conquise, Grégoire, je suis amoureuse. Amoureuse ! [GREGOIRE:] Toute la maison, du haut jusqu'en bas, elle est remplie de gens qui ne sont plus vivants. Toute la maison et toute la rue. Ils sont partout. On marche dessus. [MADAME CIRQUE:] Lequel, cette nuit ? Allons ! Dites-nous. [GREGOIRE:] Cette nuit ? L'écrivain. Il est venu. C'est lui qui vient le plus souvent. Quand il est passé sous la camionnette, il avait une petite marque, là, pas plus grosse qu'une pastille de menthe. Une blessure de quatre fois rien du tout. Il est mort sans y penser. Mais il pensait trop. Il pensait à vous, Madame. Sa pensée, quoi ! c'était vous. [MADAME CIRQUE:] Buvez, mon vieux ! Buvez Buvez à ma naissance. Une femme vient de naître. Une petite femme. Une gentille femme. Un amour de femme. [MONSIEUR CIRQUE:] Tu es en effet plus jolie qu'à vingt ans. Vous me comblez. [MADAME CIRQUE:] posant ses mains sur la poitrine de Tienne. Dans ma propre caverne je rencontre ma force. Elle n'est plus à moi. Mon regard me domine par des yeux étrangers. Le bonheur, enfin, le bonheur. [MONSIEUR CIRQUE:] officiel. Ma chère épouse, mon cher séducteur, à défaut d'autres mérites, mon ancienneté dans l'intimité de notre femme chérie me vaut le privilège d'exprimer, au nom de mes camarades et confrères, combien nous remue et nous bouleverse, par sa franchise, par sa simplicité, l'aveu que de sa joie elle vient de nous faire. Je lève mon verre... GREGOIRE. Il y en a un ! Je le vois. C'est pas de la blague, cette fois ! Je le vois comme je vous vois ! Entre en scène un personnage décharné, d'une maigreur extrême, couvert de poussière. Tous se taisent, saisis d'horreur, en présence de cette apparition. Arrivé au centre de la scène, il porte la main à ses yeux et trébuche. On le retient. On l'assied. [MADAME CIRQUE:] renseignant les autres. C'est un vieux locataire. Vous êtes sorti de votre trou ? Vous avez bien fait. Vous aviez juré de ne vous montrer que quand vous ne m'aimeriez plus. Mais qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Moi-même j'aime, désormais. J'aime et je tremble. J'aime pour tout l'amour du monde. Sans doute on tremble sitôt qu'on aime. Mais réponds... [TIENNE:] Messieurs, je suis désolé. Je l'emmène. [MADAME CIRQUE:] Tu m'emmènes ? Quel gaillard ! Où m'emmènes-tu ? [TIENNE:] à madame Cirqué. Vous le verrez quand vous y serez. La voiture est en bas. Nous partons. [MADAME CIRQUE:] Hier, ce dompteur, ce cornac, il faisait semblant de pâlir, de bafouiller, quand nous étions sur le sucre, sur le gaz. Caméléon ! Napoléon ! Où allons-nous ? Il faut que j'aie une idée, pour savoir ce que je dois emporter. Si c'est à la campagne, moi qui suis si frileuse... [TIENNE:] Nous n'allons pas plus loin que Melun. Dépêchez-vous. [MADAME CIRQUE:] L'Ile-de-France est pleine de buissons. Les toits sont gris, les arbres sont bleus. C'est le bout du monde puisque c'est là que commence mon avenir. Je le sentais que nous partirions... [MONSIEUR CIRQUE:] C'est une grande sensitive. [MADAME CIRQUE:] à Tienne. Ma valise est prête, nigaud chéri. Une maison, grande, très grande, une pelouse, la rivière, la forêt, des rafales de muguet. Je t'adore, brigand ! [MONSIEUR CIRQUE:] à Tienne. Il est de mon devoir, là, je suis intransigeant, de vous rappeler que Georgette suit un régime. Jamais de féculents, surtout ! Des pommes, par contre, tant que vous voudrez. Des pommes tout court. Pas cuites, crues. Comme elles tombent du pommier. De la salade à tous les repas. Sans être recommandé, le vinaigre n'est pas interdit. [TIENNE:] Soyez sans crainte. La surveillance médicale va de soi. [MONSIEUR CIRQUE:] à Tienne. Prenez garde, dans la forêt, qu'elle ait son écharpe, toujours. à Tienne. Puis-je en outre vous prier de m'indiquer, oh ! à peu près, sans que cela, bien entendu, vous engage en quoi que ce soit, la durée éventuelle de l'absence de ma femme ? [TIENNE:] La loi du trente mars est muette sur ce point. [MONSIEUR CIRQUE:] La loi du trente mars ? [TIENNE:] Peu importe le millésime. Il suffit de savoir qu'elle est du trente mars. [MONSIEUR CIRQUE:] Je ne saisis pas. [MADAME CIRQUE:] à Tienne. Marcel, qu'est-ce que tu racontes ? La loi... Quelle loi ? [TIENNE:] Les pénitenciers débordent. Les asiles sont assiégés. Le suicide frappe plus de gens qu'autrefois le choléra. Jusqu'ici qu'a-t-on fait ? Rien. La statistique nous démontre... [MADAME CIRQUE:] C'est une conférence. [TIENNE:] Les registres des commissariats el des hôpitaux nous apprennent que le corps social comporte des foyers actifs de débâcle mentale et de pourriture morale. Pour combattre cette gangrène les pouvoirs publics se trouvèrent dans l'obligation de l'assimiler à n'importe quelle autre maladie épidémique et de la soumettre par conséquent aux méthodes de dépistage et aux diverses mesures préventives qui valent pour la paralysie infantile, pour la tuberculose pulmonaire. Depuis que vous faites commerce de louer des chambres, sans d'ailleurs délivrer de reçus... [MADAME CIRQUE:] Je reçois des amis. Ce sont eux les reçus. [TIENNE:] continuant.douze cas de démence, cinq suicides, trois meurtres. Tel est votre palmarès homologué. Vos amis deviennent fous. Vous faites, de vos amis, des assassins. [MADAME CIRQUE:] à Tienne. En somme, vous êtes un flic. [TIENNE:] Si le mot vous plaît. Je relève, à vrai dire, du département médical de la préfecture. [MADAME CIRQUE:] C'était un flic. [PIERRE:] Ça ne tient pas debout. [ANTOINE:] Il ne va pas l'arrêter. Je voudrais voir ça. [GREGOIRE:] L'immeuble est considéré. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a des morts. Les morts ne font de mal à personne. [L'INSPECTEUR AGE:] C'est pas la vraie police. C'est de la pharmacie ! [LE JEUNE INSPECTEUR:] C'est de la publicité ! C'est de la fantaisie ! [MADAME CIRQUE:] montrant à Tienne les hommes qui t'entourent. Et eux, vous ne les comptez pas ? Vous trouvez qu'ils se portent bien ? [TIENNE:] Il s'agit, certes, de cas douloureux mais qui ne sont pas consommés. [MADAME CIRQUE:] Pas consommés ? Vous les irritez, je vous préviens. [GREGOIRE:] Je travaille de nuit aux établissements Mercœur. Vous savez peut-être pas ce que ça veut dire, quand on est manœuvre de nuit chez Mercœur. Je porte des éléments de conduite forcée sur le dos, en béton plastique, des cerceaux de cette taille-là, ça ne vous dit rien ? Soixante kilos la pièce, et, par conséquent, si elle lève le quart d'un doigt, je te balance en bas, sale flicard ! [ANTOINE:] furieux, à Tienne. Salaud ! Salaud ! Venir ici pour l'embarquer, ça me rend malade, moi, des salauds pareils ! [L'INSPECTEUR AGE:] Nous deux, nous sommes de l'usine Poulette. Nous devrions plutôt lui prêter main-forte, à ce salaud-là. Mais ça me dégoûte aussi de voir ça, surtout que c'est un médecin. Il est vraiment pas fier, pour un médecin ! S'introduire chez une dame bien habillée, distinguée... [MADAME CIRQUE:] à l'Inspecteur âgé. Vous êtes armé ? Vite. Donnez ! Donnez-moi ça ! [L'INSPECTEUR AGE:] lui remettant son pistolet après avoir annulé le dispositif de sécurité. Méfiez- vous. Il pète tout seul. Y a pas ventriloque comme ces outils. [MADAME CIRQUE:] s'adressant au locataire décharné. Flugelmann ! Tu m'entends, Flugelmann ? Tu n'es pas mort. Tu as bien cinq minutes. Lève- toi ! Marche. Va vers lui. Va ! Crache-lui dans la gueule. S'il bouge, s'il te touche, je l'abats. Va, mon amour ! les bras levés au-dessus de sa tête, intervient, avec l'empressement à la fois obséquieux et confus de quelqu'un qui aurait à cœur de réparer une négligence. [MONSIEUR CIRQUE:] Une seconde, mes amis... Rien qu'une seconde. se place entre Flugelmann, qui s'arrête d'avancer, et Tienne. A Tienne. La loi est du trente mars mil neuf cent quarante-huit. car il s'agit bien d'un internement administratif ? un droit souverain et sans appel. Pas d'équivoque là-dessus. [TIENNE:] Je suis heureux que vous reconnaissiez la légalité de ma mission. [MONSIEUR CIRQUE:] ôtant son tablier. Je n'en conteste pas la légalité mais la légitimité. Vous- même, d'ailleurs, dans le fond de votre cœur, vous déplorez la désinvolture barbare d'une manière d'agir où se perpétue la puanteur d'une des périodes les pires de notre récent passé. Mais laissons nos sentiments de côté. J'interpelle le savant, le logicien. Quelle peut être la valeur d'une prophylaxie qui s'appuie sur des pratiques à ce point : grevées d'arbitraire et d'absolutisme qu'elles constituent pour le destin national une menace autrement sérieuse que les atteintes en somme matérielles et limitées qu'elles prétendent prévenir ? [TIENNE:] ébranlé. Ces raisons, je l'avoue, ne me laissent pas indifférent, loin de là. Mon père lisait Zola. [MONSIEUR CIRQUE:] poursuivant son avantage. Dès lors qu'il s'abandonne à des procédés que je taxerais de sommaires et d'instinctifs, le régime provoque et, je dirai plus, il justifie le réflexe populaire lui-même spontané qui se dispose à le balayer. [TIENNE:] Vous pensez vraiment que... [MONSIEUR CIRQUE:] Pour ma part soyez assuré que, si je reviens au pouvoir, et j'y reviendrai ! vous aurez mon appui. L'initiative du préfet... [MADAME CIRQUE:] à son mari. Tais-toi ! [MONSIEUR CIRQUE:] Tu dis ? Tais-toi, je te dis. Je vais avec vous. Mais qu'est-ce qui te prend ? J'étais sur le point... [MADAME CIRQUE:] à M. Cirqué. Sage. Energique. Eloquent. Bravo ! Parfait ! Merci. Que tu me protèges, que tu te permettes de me protéger, de me détendre, tu sais ce que ça prouve ? Oh ! C'est très clair. Ça prouve que déjà je ne suis plus ici. A Tienne. Je pars avec vous, Monsieur. Partons ! Ne manque pas de faire venir le plombier. Le lavabo perd de nouveau. [MONSIEUR CIRQUE:] tendant à madame Cirqué, avec une affection désespérée, le trousseau de clefs qu'elle avait déposé sur un meuble. Tu ne prends pas tes clefs ? [MADAME CIRQUE:] Pas la peine. Je ne rentrerai pas de sitôt. [ANTOINE:] Elle est partie. On se sent vide. On se sent creux. [PIERRE:] à M. Cirqué. Il faut courir, voyons ! [GREGOIRE:] Elle a rien fait. Juste quelques morts... [ANTOINE:] Ce n'est pas normal. C'est contre la liberté. [PIERRE:] Nous n'allons pas rester là les bras ballants. [MONSIEUR CIRQUE:] Vous l'avez entendue. Elle n'a pas voulu que j'intervienne. [GREGOIRE:] allant à la fenêtre et regardant la rue. Ils ont fait vite pour descendre. [ANTOINE:] Elle regarde par ici ? [GREGOIRE:] Non. Elle monte dans le taxi. [PIERRE:] Alors, qu'est-ce qu'on décide ? [L'INSPECTEUR AGE:] Nous, par le fait, nous allons retourner à la boîte. Pas vrai, toi, grand ? [ANTOINE:] ravagé d'exaltation. Elle avait une manière de se passer la main le long du bras. Et puis, quand elle marchait, toute droite, grande jusqu'au ciel. Vous allez le revoir, ce salaud. Vous lui direz qu'à cause de lui personne ne sait plus comment se tourner. [L'INSPECTEUR AGE:] à Antoine. Je veux bien me charger de la commission, mais je ne promets rien. Les services sont séparés. [ANTOINE:] Vous lui direz qu'il est un dégueulasse. [LE JEUNE INSPECTEUR:] Vous, doucement ! Doucement ! Vous avez de la veine qu'il se soit trouvé là pour vous tirer de la marmelade. [L'INSPECTEUR AGE:] Tâchez moyen de ne pas repiquer au truc. La prochaine fois ça pourrait vous coûter chaud. [LH JEUNE INSPECTEUR:] La police a bonne mémoire. Ne l'oubliez pas. Messieurs... [GREGOIRE:] C'est pourtant la vérité, que la police elle se rappelle de tout. Et la police, c'est rien auprès des gens. Ils ne pensent qu'à se porter tort, l'un contre l'autre à jet continu, quand c'est pas eux-mêmes qui se dénoncent. Pourquoi ? Pour qu'on s'occupe d'eux, pas plus que ça. Dans la rue il y a une vieille, au-dessus du boulanger. Elle dit qu'elle a tué son mari. Quatorze ans qu'il est mort. Mort de sa belle mort. Elle dit qu'elle l'a tué, dans l'escalier, d'un coup de pelle à charbon. Pourquoi qu'elle raconte ça ? Pour qu'on vienne l'interroger, la farfouiller, photos, journaux, tous les honneurs. Je le sais, moi, qu'il est mort de sa belle mort, belle si on veut, le pneu qui crève, bonsoir ! [MONSIEUR CIRQUE:] Les morts vous disent tout. [GREGOIRE:] Ils me disent tout ? Je me le demande, s'ils me disent tout. Et, en admettant, j'en ai plein la bosse, à la fin, de voir les morts. J'aurai bien le temps quand j'y serai. J'aurai bien le temps ! Manœuvre de nuit chez Mercosur, la nuit, le boulot le plus dur, concierge, rue Vaneau, le jour, si je fais le visionnaire par-dessus le marché, c'est comme le marchand de cerises à Noël. Ça tient pas debout. Par bonheur, quand la pluie est finie, comme on dit, il pleut plus. [MONSIEUR CIRQUE:] cependant, s'entretient avec Pierre. Je suis heureux, Pierre, de vous revoir. Je vous savais là, tout près. Elle ne voulait plus vous voir. Mais vous aviez la musique. Où en êtes-vous ? [PIERRE:] Pour aimer la musique, il n'y a que les musiciens. Vous ne m'avez jamais pris pour un de ces cornichons, j'espère ? Musicien ? Va pour musicien ! Lui faire plaisir, pourquoi pas ? Mais finir comme lui. Ça non ! J'ai des amis, dans l'auto- mobile. Je ne les ai jamais perdus de vue. Ils me feront une place. Je ne rentre pas dans la course les mains vides. Je n'ai pas cessé de remuer le problème de la vitesse. J'apporte des formules, des solutions. Injecter dans le moteur directement, l'avenir est là... [GREGOIRE:] soliloquant devant son verre qu'il n'a toujours pas bu. Les morts, ils peuvent crever. C'était avec le vin qu'elle m'avait. Dindon ! Je vais le foutre dans le géranium. [ANTOINE:] Christine ! Christine ! Christine ! On ne va pas l'abandonner ! Il faut qu'elle vienne, Christine. Nous étions pour nous marier. [MONSIEUR CIRQUE:] Bon sang ! Ce garçon a raison. Ma fille... Quand je pense que j'ai pu me laisser manœuvrer, me laisser dominer par... Enfin... Venez, mon enfant. Venez... Nous allons chercher votre fiancée. Tout de suite. Ma fille. Ma fille à moi. [GREGOIRE:] revient avec son verre toujours plein. Si je l'administre au géranium, ça risque de l'empoisonner. Vous voudriez pas le boire, vous ? Ça peut plus vous nuire beaucoup. Au fond on ne sait pas s'il est avec elle ou s'il est avec nous. [MONSIEUR CIRQUE:] à Pierre. Il vit depuis six ans dans le cagibi de l'aspirateur. [PIERRE:] Il ne peint plus ? Son nom partait pour être connu. [MONSIEUR CIRQUE:] Comment peindre dans le noir avec un aspirateur ? Ho ! Ho ! pour tout le monde, madame Cirqué. On attend. retentit. Ils demeurent stupéfaits. On sent qu'ils pensent que c'est madame Cirqué qui revient. Le concierge avale le contenu de son verre précipitamment. M. Cirqué est effaré. Il esquisse quelques mouvements désordonnés. Il remet, avec précaution, la cafetière debout.
[ANTOINE:] interrompant son travail, excédé. Je n'y arrive pas. Tu crois vraiment que c'est une bonne idée, une penderie démontable ? [CRISTA:] Comment ? Mais c'est tout ce qu'il y a de pratique ! En cas d'alpinisme, ou dans le désert, on emporte la penderie, on a tout de suite une cabane pour camper. [ANTOINE:] Ça n'a l'air de rien, mais c'est cosaque à travailler. De quoi suer, même en hiver ! Il faudrait que tu tiennes par ici. Seul, je n'y arrive pas. Ce que tu fais, c'est urgent ? [CRISTA:] désignant du pinceau le séchoir. Tu vois, je finis de le peindre. [ANTOINE:] Combien de couches tu lui mets, finalement ? [CRISTA:] Je peins sans compter. [ANTOINE:] Dis-donc, la tête qu'elle ferait si elle voyait tout ce qu'on a dans la tête, nous, comme projets d'embellissements, sans parler de ce qu'on a déjà fait. A force de bricoler... On a sonné ? [CRISTA:] Tu y vas ? J'y vais ? [ANTOINE:] Vas-y. [CRISTA:] La dernière fois, rappelle-toi, c'était moi. Antoine sort pour aller ouvrir. Restée seule, Si je ne vivais pas, que j'aimerais la vie ! Mais je vis. De mon corps, tel que par moi voulu, Dois- je me séparer pour qu'il me fasse envie ? Non ! Le tiède bonheur... Pierre ! Ça, c'est gentil. On ne vous voit plus. [PIERRE:] posant sa valise. Je suis bouffé par le salon. Cette année il faut à tout prix que nous y figurions. [ANTOINE:] Ça marche, avec Bavini ? [PIERRE:] Bavini ? Ah ! Celui-là ! Je me tue à lui répéter que tant que nous n'aurons pas une vraie commandite et que nous serons obligés de faire à la dernière seconde toute la foire aux puces pour trouver de quoi remplacer une boîte de vitesse trouée comme une casserole, les petits amis continueront à nous appeler les géants de la routine. L'illustre Bavini vous savez ce qu'il fait ? Il pleure. Un constructeur automobile qui pleure, il y a de quoi rigoler ! Que voulez-vous ! C'est un artiste, un sensible. Alors, on s'installe toujours ? [CRISTA:] Antoine est un virtuose de la scie. [ANTOINE:] Ma femme, son dada, c'est le pinceau. Nous préparons la chambre des petits. Un jour ou l'autre, il arrivera qu'ils seront là. Madame, pour l'instant, se fait tirer l'oreille. [CRISTA:] Tu dévoiles nos secrets d'alcôve à présent ! [ANTOINE:] L'usinage, il sait ce que c'est. Pas vrai, vieux ? D'ailleurs, nous couchons là- haut, dans son berceau de jeune fille. C'est peut-être pas l'endroit. [PIERRE:] Elle est une enfant. Vous avez le temps. Votre père, je n'ai pas besoin de vous demander... Il monte... Il monte... Gouverneur général, mazette ! [CRISTA:] La nomination n'a pas encore paru. [PIERRE:] Les doigts dans le nez, allons, jusqu'au coude ! Et ce n'est pas là qu'il s'arrêtera, je vous le garantis. Je le revois encore, quand il avait ce tablier. Vous vous souvenez ? Penser qu'un homme de cette valeur a pu se laisser traiter comme le dernier des misérables, si longtemps, par cette... par cette... Enfin, c'est votre mère. Mais si votre mère n'était pas votre mère... [ANTOINE:] Mais, comme vous dites, c'est sa mère. [PIERRE:] inquiet. Vous attendez quelqu'un ? [ANTOINE:] avec un regard sur Crista. A part les enfants, personne. [CRISTA:] En tout cas, pas aujourd'hui. [ANTOINE:] levant les yeux vers l'emplacement approximatif du timbre électrique, qui doit être dans le couloir. Ça suffit ! On a compris. C'est à toi, hein ? [CRISTA:] Sois gentil ! [ANTOINE:] Bon. Mais tu me dois un tour. Tu devrais le marquer. [CRISTA:] Cette sonnerie est trop forte, beaucoup trop. [PIERRE:] Ça me rappelle quand elle est partie. Juste après son départ on avait sonné. La frousse que nous avons eue ! Flugelmann, lui, son pauvre cœur n'a pas tenu le coup. Elle ne l'a pas tué mais c'est d'elle qu'il est mort. Christine, que vous êtes belle ! Cristi ! [CRISTA:] désignant sa robe. Vous la reconnaissez, n'est-ce pas ? Ma robe de mariée, voyons ! Je vais la transformer. Une robe du soir toute trouvée. Tout comme si le ciel me l'avait envoyée. [PIERRE:] Pardonnez-moi. Pourquoi l'avez-vous mise ? [CRISTA:] Vous seriez femme, vous saisiriez. Il faut que je l'aie sur moi pour me rendre compte de ce qu'il est possible d'en tirer. Une fois les manches coupées, si je dénude les épaules jusqu'ici, ça fait grand soir. Papa nous aura des places pour les petits lits blancs. [PIERRE:] inquiet, regardant la porte. Votre mari tarde à revenir. [CRISTA:] Les manches me donnent une ceinture drapée. Je ne vais pas laisser perdre du tissu. [PIERRE:] de plus en plus inquiet. Mais qu'est-ce qui se passe ? Ecoutez... [CRISTA:] Les petits lits blancs, après tout, ce n'est jamais qu'une fois par an. [PIERRE:] C'était qui ? Parlez donc ! Allons, parlez. [CRISTA:] Antoine ! Tu nous fais peur ! Qui c'était ? [ANTQINE:] C'était... Je peux pas le dire. Ça sort pas.. C'était Flugelmann. [PIERRE:] Flugelmann ! [CRISTA:] Mais il est mort. [PIERRE:] Avant tout, ne perdons pas de vue qu'il est mort. [ANTOINE:] Il dit qu'il s'appelle Flugelmann. C'est ce qu'il a dit. Moi, je n'en sais rien. [PIERRE:] En tout cas ce n'est pas Flugelmann. [ANTOINE:] Pardon. C'est Flugelmann. C'est Flugelmann qu'il s'appelle. Du moins c'est ce qu'il m'a dit. [CRISTA:] Mais ce n'est pas le bon. [PIERRE:] Ce n'est pas le mort. [ANTOINE:] Il vient de la part de Flugelmann. [PIERRE:] Donc, ce n'est pas Flugelmann. [ANTOINE:] toujours comme en proie à une vision. Il s'appelle Flugelmann. [CRISTA:] Flugelmann n'avait pas de famille. [PIERRE:] Pour la dernière fois, Flugelmann est mort ! [ANTOINE:] Il dit qu'il aime beaucoup le quartier. Il dit qu'il veut se rapprocher. [PIERRE:] De quoi ? [CRISTA:] De qui ? [ANTOINE:] Mais je ne sais pas, moi. La chambre de Flugelmann, du fait qu'à présent elle est libre, il aurait voulu... bref, il demande qu'on la lui loue. [CRISTA:] Qu'on la lui loue ? Dieu merci ! Nous ne louons plus. Ensuite, c'est un cagibi, c'est un sépulcre. Il n'y a que Flugelmann qui pourrait tenir là dedans. Va lui dire que c'est impossible. [ANTOINE:] C'est impossible. [CRISTA:] Qu'est-ce que tu racontes ? [ANTOINE:] Je refuse d'y retourner. Va le lui dire, si tu veux. Moi, je l'ai vu, le gars. Ça me suffit. Il a de beaux effets. Il a plutôt pris du poids. Mais ils se ressemblent. Ce qu'ils peuvent se ressembler ! C'est pas normal de se ressembler comme ça. [CRISTA:] poussant Antoine vers la porte. Toi, tu me tapes sur les nerfs. [ANTOINE:] La même figure, la même voix, c'est Flugelmann. Il n'était plus là. [PIERRE:] Comment ? Il est parti sans attendre la réponse ? [CRISTA:] Il fallait bien qu'il parte puisqu'il était venu. Le plus tôt c'était le mieux. [ANTOINE:] Il a laissé cette valise. Qu'est-ce que j'en fais ? [CRISTA:] haussant les épaules. Moi, je la ficherais sur la palier. [ANTOINE:] Elle est bien là. J'y touche plus. [CRISTA:] à Pierre. Je parie que c'est mon mariage. [PIERRE:] manipulant les bobines. Les clichés semblent bons. Le photographe m'affirme que je m'en suis très bien tiré pour un débutant. [CRISTA:] Vous avez d'autant plus de mérite qu'il a fait gris, ce jour-là. [PIERRE:] C'est le temps de Paris, rien à faire. Où nous mettons-nous ? [CRISTA:] Ici, pourquoi pas ? [PIERRE:] C'est parfait. Il me faudrait un drap. [ANTOINE:] donnant un coup de pied dans la valise de Flugelmann. Je l'arracherai, moi, cette sonnerie. J'en ferai de la marmelade, moi, de cette saleté de sonnerie. [PIERRE:] Ne vous frappez pas. Je vais y aller. [ANTOINE:] C'est un monde ! On est chez soi, peinard, à l'abri. C'est ce qu'on croit. Et, toute la journée, à chaque instant, la serinette, zrrrini ! zrrrim ! zrim ! Quand c'est pas le gaz, c'est le facteur, quand c'est pas le facteur, c'est le gaz. [CRISTA:] elle rêve devant l'armoire ouverte dont on voit mal ce qu'elle contient. Elle referme l'armoire. Non, je n'ose les déranger, ces piles de toile neigeuse, qui sentent le confort, le silence, l'amour. Mais j'ai mieux, j'ai beaucoup mieux. [PIERRE:] rentrant. C'était un marchand. Un marchand de bibles. Je l'ai renvoyé. [CRISTA:] Je suis sûre que c'est lui. [PIERRE:] Qui, lui ? [CRISTA:] Un homme. Il se déguise en marchand de n'importe quoi, jarretelles, cartes postales, poignées de fer à repasser. C'est elle, qu'il veut. La voir, lui parler. [PIERRE:] Qu'est-ce qu'ils ont tous à rappliquer ? [ANTOINE:] Des bibles, vous dites, qu'il vendait ? Nous avons déplacé l'armoire. Une belle pièce, blague à part ! C'est solide. C'est breton. L'armoire déplacée. on a vu cette porte. Derrière, tout de suite, là, c'est le couvent. Les frères de sainte Marie. D'habitude, le dimanche, ils font de l'orgue. Ils ont dû prendre un nouvel artiste. C'est plus seulement le dimanche, c'est aussi le samedi soir. Pas besoin de bibles ! Comme chanson du ciel on est paré. [CRISTA:] Aidez-moi Prenez. Ça suffira ? [ANTOINE:] Son lit fait presque deux mètres de large. [CRISTA:] Elle aimait ne pas être gênée quand elle dormait. [ANTOINE:] C'était pas pour dormir qu'elle avait besoin d'avoir du recul. [CRISTA:] C'était pour quoi ? [ANTOINE:] Demande au fabricant. Il te renseignera. [CRISTA:] Décidez-vous. Fixez-le quelque part. Contre ce mur. En le ramenant derrière les cadres. Vous n'avez qu'à le pincer. [PIERRE:] Son odeur... L'odeur de sa chambre... [ANTOINE:] L'odeur de ses bras. Je les ai touchés, moi, ses bras. Je les ai respirés. [PIERRE:] La profondeur des bois. L'humidité du feu. [ANTOINE:] Ça m'entreprend dans les vertèbres. Je suis comme pour m'envoler. [CRISTA:] Hé bien ! Messeigneurs ! Vous rêvez ? [PIERRE:] Quoi ? Oui ! Tout de suite ! Antoine ! Mon cher Antoine, tirez un peu de votre côté. Là... Comme ça... Bravo ! [CRISTA:] sarcastique. D'après vous, c'est tendu ? Ah ces hommes ! Ces hommes ! [PIERRE:] Ce n'est jamais que du cinéma d'amateur. [CRISTA:] Soyez franc ! Vous comptez sur les plis pour donner le relief. [ANTOINE:] On a sonné. [PIERRE:] C'est exact. On a sonné. [CRISTA:] Je dirais même qu'on est en train de sonner. [ANTOINE:] à Christine. Ce coup-ci, pas de boniment, c'est à ton tour ! [CRISTA:] Avec cette robe ? Tu perds la tête. [ANTOINE:] Quoi, cette robe ? C'est une robe de mariée. Tu es mariée, non ? Tu as la robe de ce que tu es. [CRISTA:] Quelle nervosité ! Va te faire soigner ! [ANTOINE:] Ça tombe toujours sur moi. [PIERRE:] C'est le moment le plus délicat. Avant tout, il faut bien vérifier si les joues, c'est le terme, si les joues de la bobine ne sont pas faussées, ce qui aurait pour conséquence d'empêcher le film de s'enrouler sur le moyeu. Le film s'accumulerait sur le parquet. Nous serions envahis par les spirales à l'infini. C'est long ! Vous me direz que je n'aurais qu'à graisser les griffes. Mais si je colle trop d'huile sur les griffes, je risque d'endommager... Vous arrivez juste à temps. Nous allions commencer. [ANTOINE:] Ce serait le moment qu'il attaque, l'organiste ! [CRISTA:] à M. Cirqué. Mais tu n'es pas seul ! [ANTOINE:] à Pierre. On les a déjà vus, ces deux cocoricos. [MONSIEUR CIRQUE:] à Antoine. Ne craignez rien, mon fils. Ne craignez rien. J'en suis au point où le personnage public se trouve nez à nez, dans les journaux, chaque matin, avec sa propre tête, à croire qu'elle est mise à prix. Ces messieurs veillent sur moi. [LE JEUNE INSPECTEUR:] aimable, à Christine. La fille est aussi jolie que la maman. [L'INSPECTEUR AGE:] Il y a des endroits qu'on ne sait pas ce qu'ils ont de particulier. Ils vous attirent. C'est comme un aimant. C'est dans l'atmosphère. [MONSIEUR CIRQUE:] à Crista. Tu regardes ces valises. Ce sont bien des valises. Tranchons le débat dans l'œuf. Ce sont mes valises ! Comprends. Je m'étais installé dans ce grand hôtel, rue Montalembert, afin d'avoir à ma portée, à chaque instant, le clavier complet de ces moyens d'action dont un homme qui monte ne saurait se passer, le téléphone, le restaurant, le bureau de tabac, le coiffeur... [ANTOINE:] L'ascenseur... [MONSIEUR CIRQUE:] Maintenant, tout va recommencer. [CRISTA:] Qu'est-ce qui va recommencer ? [MONSIEUR CIRQUE:] Ma carrière. Ma trajectoire. Les gros et les grands qu'il me fallait conquérir, je les ai conquis. Pourquoi m'éterniserais-je hors de chez moi ? Pourquoi ? Je réintègre. Je prends sa chambre. [PIERRE:] Sa chambre ? [MONSIEUR CIRQUE:] Une chambre est une chambre. Et les maris sont les maris. Mes enfants, à ce soir. Je suis obligé de vous laisser. Vous n'imaginez pas le nombre de gens... [CRISTA:] tapant du pied. Tu ne vas pas nous fausser compagnie avec tout le mal qu'ils se sont donné... C'est moi qui suis au programme. Quand je pense que j'ai dû me marier pour tourner. [MONSIEUR CIRQUE:] regardant sa montre. Chimère ! Je regrette. Chimère ! Chimère ! Chimère ! [CRISTA:] C'est comme ça. Très bien. Si tu passes cette porte je cracherai sur toi dans les journaux... Je te chiffonnerai... Je te découperai... [ANTOINE:] à Pierre. Ça la reprend comme quand... Ça la reprend comme autrefois. [MONSIEUR CIRQUE:] Ma fille... Ma petite fille. Crotouillette... Mamounoute... Cette voix... Cette fureur... [CRISTA:] à M. Cirqué. Pardonne-moi. En effet, c'est venu comme autrefois, comme quand elle était là. J'ai peur, maintenant. Vous ne croyez pas qu'elle va rentrer ? Vous ne croyez pas qu'elle est déjà là ? [PIERRE:] Rassurez-vous. Ce n'est ni ce soir, ni demain, que nous la verrons. [L'INSPECTEUR AGE:] Ce qui est sûr et certain c'est qu'elle en tient une sacrée rame sur son sommier ! [LE JEUNE INSPECTEUR:] à Crista. Madame, je connais l'établissement. C'est un endroit très bien, très calme, bibliothèque, eau chaude et froide, mais avec des mitrailleuses sur le toit. [L'INSPECTEUR AGE:] Le courant électrique passe dans les grilles du parc. Deux mille volts, danger de mort, pas le moindre danger ! [MONSIEUR CIRQUE:] Comment peux-tu supposer, réfléchis donc, petite ingrate chérie ! Comment peux-tu supposer que mon premier soin ne fut pas d'employer le renouveau de mon crédit à ce que ta mère soit coupée, non seulement de la liberté, mais de l'hypothèse même de la liberté. Ce qui me sourit, c'est que tu souries, Je reste. [CRISTA:] Merci, papa, merci. Que quelqu'un aille prendre les chaises du couloir ! [PIERRE:] La prise... La prise... Où est-elle donc ? Ah ! la voilà ! [CRISTA:] parodiant un boniment forain. N'hésitez pas ! Venez tous au cinéma des familles. Le seul où pour ouvreuse vous avez la vedette, le plumard-scope du professeur Christine. Elle avise l'inspecteur âgé. Il vient de rentrer avec deux chaises qu'il tient par le dossier. Il a, sur l'épaule, lui pendant dans le dos, une grande écharpe rouge, à franges. Mais... Qu'est-ce que vous avez dans le dos ? [L'INSPECTEUR AGE:] Moi, dans le dos ? Il faisait noir dans le couloir. C'est en passant sous le portemanteau. Je sais pas comment, j'ai dû l'accrocher. [CRISTA:] C'est l'écharpe de maman. [ANTOINE:] Il y a toujours tant de fringues de tout le monde après ce portemanteau que c'était à pré- voir. Allons, coco... Te fais pas des idées ! On va se voir en blanc et noir. D'abord, c'est samedi soir. Deux fauteuils de balcon ! [PIERRE:] Voulez-vous éteindre, je vous prie. Voix DE MONSIEUR CIRQUE. Le titre importe peu. Nous connaissons tous le sujet. Voix DE PIERRE. Ça commence par la mairie. Je vous demande quelques secondes. Je règle le mécanisme d'entraînement. Voix DE MADAME CIRQUE. Mes amis, calmez-vous, c'est moi. C'est maman ! [ANTOINE:] violent et résolu. C'est ici que j'habite et je suis le beau-fils, étant donné que je suis le mari de la fille, c'est-à-dire de ma femme. Et c'est pourquoi je dis que c'est un malheur si elle est revenue. Moi, je le dis. [MONSIEUR CIRQUE:] toujours orateur. Mais, en toute justice, peut-on lui faire grief qu'on l'ait laissée revenir. Quand une nation s'affranchit, la terre entière applaudit. De même, qu'une personne, quelle qu'elle soit, même alourdie de crimes, obtienne l'indépendance, nous devons nous en féliciter. Messieurs, pour le principe, pour le principe exclusivement, et sous réserve de nous prémunir contre l'éventuel abus de cette indépendance, fût-ce en la supprimant, haut la main, sans retard. [MADAME CIRQUE:] Mes amis, je comprends... Je comprends toute votre émotion... Si vous êtes émus, je ne le suis pas moins que vous. [PIERRE:] ironique. Emus ? Pas moi ! Surpris, à la rigueur. [ANTOINE:] En plus, il faudrait qu'on soit émus ! Mais moi, je suis pas surpris. [M:] Cirqué s'est mis là marcher de long en large, important, voûté, concentré. Arrivant dans sa promenade à la hauteur de madame Cirqué, il lui dit, à mi-voix, quelques mots que l'on peut en- tendre. [MONSIEUR CIRQUE:] Tu ne te changes pas ? Tu ne veux pas te reposer ? [LE JEUNE INSPECTEUR:] s'avançant. Avec l'assentiment de M. le Gouverneur Général, je me permettrai d'inviter la personne à nous exposer dans quelles conditions elle est sortie de là-bas. [MONSIEUR CIRQUE:] Non, je vous en prie. Pas d'interrogatoire ! [MADAME CIRQUE:] Là-bas, ils m'ont dit de m'en aller. Je déteste m'imposer. Je me suis en allée. [MONSIEUR CIRQUE:] Cela fait près d'une quinzaine que le bruit court, dans les milieux autorisés, qu'une sorte d'amnistie était sur le point d'intervenir en matière d'internement arbitraire, je veux dire administratif, en même temps d'ailleurs que serait signé le mouvement, non moins administratif, dans lequel je suis. [CRISTA:] Tu sais, maman, ta chambre n'a pas bougé. Tout est là comme quand tu étais là. JE vais faire ton lit. Le film, ce sera pour une autre fois. [ANTOINE:] à madame Cirque. Regardez-la, votre progéniture ! Vous la voyez... Propre, soigneuse, gentille. Comme il faut. Moi, désormais, je suis un bon employé de banque, le chef me le disait encore hier matin, je suis peut-être le premier de tous les employés de banque, comme exactitude, comme régularité... [MADAME CIRQUE:] Vous n'avez pas besoin d'avoir peur. Je suis là. [ANTOINE:] Je ne vais pas tomber parce que j'ai la vérole sous mon toit. [MADAME CIRQUE:] se tournant vers le jeune inspecteur, pour un bref aparté. Vous, l'apprenti, sincèrement, est-ce que je vous plais ? Je n'ai pas le visage abîmé, n'est-ce pas ? Parlez-moi comme si vous étiez un miroir. C'est très important. [LE JEUNE INSPECTEUR:] Vous me glacez. Mais ça me donne chaud. [MADAME CIRQUE:] Je le sais. Ce n'est pas ça que je vous demande. Mais suis-je jolie, comme une femme est jolie ? [LE JEUNB INSPECTEUR:] De beaux cheveux, des yeux merveilleux, une bouche, une bouche... [MADAME CIRQUE:] réconfortée, semble-t-il, par la réponse du jeune, inspecteur et déçue par ce visiteur, comme si elle en attendait un autre. Grégoire ! Monsieur Grégoire ! Quelle élégance ! [GREGOIRE:] Il y a toutes les raisons. Je suis plus chez Mercœur. C'est fini le béton. [MADAME CIRQUE:] Que faites-vous donc ? Où êtes-vous ? [GREGOIRE:] Les morts, vous vous rappelez ? Elle m'avait fait croire que je les voyais. Mais quand on arrive à les voir en ville, mauvais, très mauvais ! On comprend que ça va pas tar- der. Ils vont vous faire signe de venir avec eux. J'ai pris les devants, oui, Madame ! Je suis entré aux pompes funèbres, le bureau de la rue du Bac. Nous sommes dans mon secteur. [MADAME CIRQUE:] Mes compliments ! Je suis heureuse pour vous ! [GREGOIRE:] Les morts, je les aime mieux morts que vivants. C'est comme un fait exprès, vous êtes de retour. Ça me reprend. Flugelmann... Il est mort, Flugelmann. Il est enterré, Flugelmann... Madame Cirqué, qui a repris son écharpe, se dirige vers la cuisine, suivie par Grégoire qui, néanmoins, ne quittera pas la pièce....Ça fait six mois. Eh bien, aujourd'hui, je l'ai vu, de mes yeux vu, dans la rue. Madame Cirqué vient de quitter la pièce. Grégoire continue. Il est monté ici, chez vous. Il n'est pas redescendu. Et je vous conseille pas de me raconter que c'est pas lui, que c'est un cousin. A ce qu'il paraît, il est pour louer le cagibi. C'est la meilleure preuve que c'est lui. Collez-le dans le cagibi ! Allez-y ! Je ferme les yeux. Mais qu'il ne mette pas le nez dehors. Jamais ! Un mort qui va, qui vient, chez les boutiquiers, dans le métro, ça, les pompes funèbres ne l'admettent pas, sous aucun prétexte. Vous témoignerez. Je l'ai prévenue. En ma qualité de concierge de l'immeuble... [PIERRB:] Ah ! taisez-vous ! Ça va ! Ça va ! Qu'est-ce qu'elle manigance d'après vous ? [MONSIEUR CIRQUE:] Je n'ai pas d'idée. Tu es là ? Qu'est-ce que tu fais ? qu'elle pose bien en évidence. Tous regardent la cafetière avec méfiance. Entre Christine. [CRISTA:] à madame Cirqué. Ça y est. Ta chambre est prête. J'espère que tu... Mais... Cette horrible cafetière. Qu'est-ce qu'elle fiche ! là ? [MADAME CIRQUE:] Ma chérie, pardonne-moi. Je sais la parfaite ménagère que tu es devenue. Tu as tenu la maison mieux que je l'eusse fait. Quand je suis rentrée, vous étiez tous ici, très affairés. Ce fut plus fort que moi. Je suis allée à la cuisine, tout droit, voir le compteur, entre parenthèses, les mètres cubes, ça file ! voir le compteur et faire du café. J'en avais tellement envie ! Avec grâce, elle prend la cafetière en l'élevant-un peu et marche vers les hommes. Crista, immobile, la regarde. Qui veut de mon café ? [PIERRE:] refusant de la main. Je suis dans le dessin industriel. Tout se passe au centième de milli- mètre. Les excitants font trembler la main. [MONSIEUR CIRQUE:] refusant à son tour. La seule éloquence qui n'invite pas à dormir est celle qu'un parfait sommeil a préparée. Conclusion : pas de café. [ANTOINE:] Moi, c'est pas avec un filtre que je me laisse avoir. [GREGOIRE:] sans la regarder, solennel. Je n'ai pas encore épuisé tous les agréments de la vie. [MADAME CIRQUE:] s'arrêtant devant l'inspecteur âgé. Vous, peut-être, Monsieur ? A la surprise générale, l'inspecteur âgé accepte, par son attitude. Elle fait de la main gauche signe à Crista., Celle-ci, machinalement passe à sa mère le premier récipient qui lui tombe sous la main, un verre qui traîne, là. Madame Cirqué verse le café dans le verre qu'elle tend ensuite à l'inspecteur âgé. Il n'est pas sucré. Je vous avertis. [L'INSPECTEUR AGE:] il boit. Les autres le regardent. Il fait la grimace. C'est amer ! [MADAME CIRQUE:] Il n'est pas sucré. Je vous l'avais dit. [L'INSPECTEUR AGE:] Quand je dis que c'est amer, je ne dis pas que c'est amer. Je dis que c'est amer ! [ANTOINE:] Il faut tout de suite prendre du lait, tout de suite. [GREGOIRE:] Dans ces cas-là, pas besoin de médecin. Le mieux, c'est le lait. [L'INSPECTEUR AGE:] Contre le café ? Le lait contre le café ? [LE JEUNE INSPECTEUR:] Contre le poison, Fernand ! [GREGOIRE:] Ça va pas, vous ? Même si vous n'êtes pas du secteur, ne vous retenez pas. [MADAME CIRQUE:] Il y avait peut-être un rien de poussière au fond de ce verre. L'aspirateur se détraque pour un oui pour un non. [CRISTA:] sortant de son tragique silence, à madame Cirqué. Maman ! Un point me tracasse. Quand tu es revenue, comment as-tu fait pour ouvrir la porte ? Tu n'avais pas la clé. [MONSIEUR CIRQUE:] Je ne peux pas lambiner davantage, vraiment. [PIERRE:] J'ai moi-même un boulot fou. [MADAME CIRQUE:] Je n'avais pas la clé ? Je n'avais pas la clé de chez moi ? J'avais sept fois la clé. Sept fois ! [CRISTA:] Qui t'a donné toutes ces clés ? [MADAME CIRQUE:] Sept fois sept quarante-neuf. Faites sept parts de ce qui reste. Divisez, [CRISTA:] Je comprends. Ces clés, tu les as reçues là-bas. Eux, ces perroquets grelotteurs, ces chiens de mer dégoulinants. C'est eux qui t'ont ramenée. On n'a pas su me sauver. Mais moi, je connais le truc. [MADAME CIRQUE:] cessant de rire, les arrête, les clouant sur place. Restez ! Tous ! Ils sont à croquer ! Ils sentent tous ensemble la ratatouille sans ail. Mais qu'est-ce que je pourrais bien tirer de ce plat ? Vous osez vivre. Ils osent vivre ! Que par l'os et le sel je sois de leur potage, j'en mourrais. Mais la mort c'est vous, c'est encore vous. [MONSIEUR CIRQUE:] se détachant du groupe. Ma toute grande... [MADAME CIRQUE:] Ainsi, l'on vous fait gouverneur général ? [MONSIEUR CIRQUE:] Gouverneur général, n'exagérons rien. Assimilé, tout au plus. Assimilé pour le traitement et les dégrèvements, pour la retraite et pour les indemnités. J'allais être nommé délégué permanent à l'institut de l'avenue Mac-Mahon pour les échanges spirituels. Mais je laisse tomber. Que ce camembert cosmopolite pourrisse sans moi ! Le tablier. Le tablier ! Je veux mon tablier. Je me demande où cette écervelée... Ah ! le voilà ! Mocassins, sacs de ville, accessoires couleur moka, je ferai mille petits travaux pimpants et délicats. Guide-moi. Mène-moi. Ton énergie... Ta sérénité... [MADAME CIRQUE:] Allons, Edouard ! Allons ! Tranquille. Tranquille. Tu vas faire ce que je te dis. [MONSIEUR CIRQUE:] Dis ! [MADAME CIRQUE:] Pas de mocassins, pas de sacs à main. Du spirituel, mon éléphant. Du culturel ! Ton poste t'attend. Tu t'y montreras charmeur et précis. Tu te reclasseras tambour battant. Mais, ne l'oublie pas, la vraie mamelle, c'est la politique, les électeurs, les comités. Tu me suis ? Ton parti ne s'est pas en allé, toi parti. Je m'arrangerai pour qu'il te présente dans le Loir-et-Cher. Tu seras député. Tu seras ministre. Tu seras président. Répète. [MONSIEUR CIRQUE:] Je me présente. Je suis élu. Je suis député. Je suis ministre. Je suis... [MADAME CIRQUE:] Qu'est-ce qui se passe ? [MONSIEUR CIRQUE:] Je suis président. Je suis président ! Mais, sans que je veuille faire la mauvaise tête, ma tourterelle, puis-je te demander pourquoi le Loir-et-Cher ? [MADAME CIRQUE:] Le Loir-et-Cher n'est pas plus cher. On m'a renseignée. Quelqu'un de très bien. Je ne demande pas à notre ami Pierre de nous raconter ce qu'il éprouve chaque fois qu'une voiture de course bondit hors de son usine et tente une chance et que, devant la route, il écoute la gamme de vitesse, cette longue note tendue, tendue jusqu'au cri de joie ; elle s'enfle, elle décroît, n'est-ce pas, Pierre ? Quand la machine vibre de toutes ses cordes, pédales et soufflets, tonalité, modalité, le prélude, le choral... achevez, je m'y perds... [PIERRE:] aux autres. Je l'avoue. Je suis l'organiste du couvent. [MADAME CIRQUE:] Pour aller jouer de l'orgue à l'église, chez nos voisins, vous n'avez qu'à passer par là. Vous embaumez le cierge et l'encensoir. Et puis, ce n'est pas avec l'automobile que je vous ai marié. C'est avec la musique. Rappelez-vous. [ANTOINE:] D'autant que, ce soir, c'est samedi soir. [MADAME CIRQUE:] Antoine est toujours précis. C'est qu'il faut l'être, dans sa partie ! Les accents, je ne sais pas les imiter. Mais le contenu, je le garantis. Par ma voix, ce trésor d'Antoine va vous raconter ses exploits. C'est lui qui parle. Ecoutez-le. Rien qu'à sa tête, je devine s'il le porte à droite ou à gauche. Désormais je ne regarde plus qu'un carré de veston. C'est scientifique. Les portefeuilles se mettent en mouvement quand je m'hypnotise dessus... [ANTOINE:] enchaînant. Toute la police, à ce moment, toute la police m'admirerait, je ne m'en apercevrais pas. J'ai l'air de lire le journal. Ça se passe dans le métro. Le journal me sert à masquer ma main. Les grands journaux sont les meilleurs. [MADAME CIRQUE:] Montrez-nous comment vous vous y prenez. Qu'on lui donne un journal ! [ANTOINE:] Inutile. Je ne suis pas en état. Je me sens comme paralysé. Ça se porte sur les membres supérieurs. [MADAME CIRQUE:] Levez les bras. [LE JEUNE INSPECTEUR:] Mon portefeuille ! C'est le mien ! [L'INSPECTEUR AGE:] Mon chronomètre ! Saligaud ! [ANTOINE:] à madame Cirqué. Avant, j'aurais pas volé même un morceau de sucre. Mais vous me l'avez mis dans la tête, le vol ! Depuis ce jour, il faut que je vole. C'est plus fort que moi. C'est plus fort que tout. Maintenant, c'est fini. Je ne ferai pas les encaissements. [MADAME CIRQUE:] Vous ferez les encaisseurs. [ANTOINE:] Ma femme ne voudra plus de moi. [MADAME CIRQUE:] Votre femme ? Ah oui ! La petite.. On filmera le divorce. Une bobine de plus. [ANTOINE:] Qu'est-ce qu'elle va devenir ? [MADAME CIRQUE:] montrant le jeune inspecteur. Un beau garçon ici rêve de l'épouser. [LE JEUNE INSPECTEUR:] avançant d'un pas. En effet, Madame. En effet. Je pourrais vous voir tous les jours. [MADAME CIRQUE:] Chacun veut avoir son roman avec moi. Ce policier rêve que je l'empoisonne. Ce croque-mort n'attend qu'un signe de mes doigts pour faire des morts, les faire lui-même, avec son couteau. Vous êtes mes ennemis. Vous n'avez d'autre loi que moi. Je suis votre nature. Je suis votre destinée. Mais vous êtes ma nécessité, ma fatalité. Si vous vous figurez que ça me réjouit ! Je suis née près d'une montagne fertile en végétaux bâtards. Mon père était riche. Il avait des mines, le charbon, le fer, le feu. D'abord ma surprise fut d'être une femme. Les femmes, dit-on, ne sont que des formes. Certes, la plupart. Moi, pas. Pour commencer, ma vigueur m'amusa. Plus tard, elle m'inquiéta. Je ne peux plus la supporter. Je ne peux plus vous supporter. Sitôt que je vous parle, que je vous regarde, vous tremblez, vous bafouillez, vous vous décomposez. Il vous vient des têtes de bêtes. Elles ont le relief de votre vérité. C'est affreux ! N'approchez pas ! Non ! Ne m'approchez pas. Ce qui m'épouvante, ce qui me dégoûte, c'est le reflet de ma sentence sur vos museaux. Toi, l'homme, viens avec ta lame. Ouvre-moi le ventre. Cette île où je suis la maîtresse, vous ne savez pas en sortir. L'unique espoir, c'était ce type. Vous voyez qui je veux dire ? Parce qu'il est venu m'arrêter ? Non. Pas pour ça. Mais son mensonge, moi, je ne l'ai pas flairé. Cette grosse bête, elle a cru pour de bon que c'était un professeur. Il puait le problème et le dictionnaire. Ah ! le cochon ! Après, dans la voiture, nous étions tous les deux. Une heure à peu près. "Oui Madame. Non Madame." Métallique, glacial. Une espèce d'homme du monde, mais pas de ce monde-ci. De quoi me désarmer, me démolir. De quoi m'épanouir. Tu as tout fait pour que je sois relâchée. Mais cette cage, là-bas, je m'y cramponnais. Je l'attendais. Lui, je pensais, lui me changera. Moi changée, vous changiez. Vous deveniez des soleils de cristal. Vous démarriez dans la splendeur illimitée. Il n'est pas venu. Vous êtes foutus. Allez-vous-en tous. Partez ! Quittez-moi ! [MONSIEUR CIRQUE:] Moi, je reste avec toi. Je ne vais pas te laisser dans cet état. [MADAME CIRQUE:] Il faut que tu t'en ailles, mon petit éléphant. [MONSIEUR CIRQUE:] Pourquoi ? [MADAME CIRQUE:] Pour que j'aie une chambre de plus, une chambre à louer. Mon annonce a paru, ce matin, dans le journal. Dans ce journal. On sonne. [ANTOINE:] Voleur. [MONSIEUR CIRQUE:] Loir-et-Cher. [GREGOIRE:] Charognard. [PIERRE:] Maestro. [LE JEUNE INSPECTEUR:] Cornichon. [L'INSPECTEUR AGE:] Intoxiqué. [MADAME CIRQUE:] aux autres. Voulez-vous me débarrasser le plancher ! Je n'ai plus besoin de vous, sincèrement. Emportez celle du fantôme. Emportez le fantôme en passant. Ramassez ce couteau. Pierre, passez par là ! Prenez garde. Pendant quelques mètres c'est noir. Vite ! Plus vite ! Filez ! Galopez ! Asseyez-vous. Je vous en prie. [TIENNE:] sèchement. Je ne m'assieds pas. Je vise beaucoup plus haut. Asseyez-vous. Elle s'assied sur le fauteuil. [MADAME CIRQUE:] C'est un séchoir, paraît-il. N'allez pas croire que j'y sois pour quoi que ce soit. Je suis bien de votre avis ! La maison est une écurie. La cafetière n'a rien à faire ici. N'empêche ! Vous en prendrez bien une tasse ? [TIENNE:] Avec plaisir. [MADAME CIRQUE:] Il vient d'être fait. Mais il est presque froid. Je le porte sur le gaz. [TIENNE:] Plus tard. [MADAME CIRQUE:] J'en ai pour trois minutes. [TIENNE:] Je vous ai dit : "Plus tard ! " Asseyez-vous. [MADAME CIRQUE:] gaie et empressée. Je m'assieds. Je m'assieds. [TIENNE:] énergique. Posez cette cafetière. Allons ! Posez ! Bien. Il faut que je vous pose une question. Il est impossible de faire autrement. [MADAME CIRQUE:] malicieuse. Posez. [TIENNE:] Vous y êtes ? Qu'est-ce qui ne cesse pas d'arriver sans arriver jamais ? [MADAME CIRQUE:] Qu'est-ce qui ne cesse pas... Oh ! je peux vous répondre. [TIENNE:] J'écoute. [MADAME CIRQUE:] C'est une devinette. Excusez-moi. Votre cravate est un peu de côté. Ça me chiffonne. [TIENNE:] rectifiant sa cravate. Je ne plaisante pas. L'histoire, Madame ! L'histoire ! [MADAME CIRQUE:] Quelle histoire ? [TIENNE:] La grande, l'universelle. L'histoire ne cesse pas d'arriver, de se produire. Néanmoins... [MADAME CIRQUE. A:] suivre qui ? [TIENNE:] L'histoire, voyons ! Si nous nous bornons à la suivre, elle nous distancera. Nous devons nous organiser pour que l'histoire, ce soit nous. [MADAME CIRQUE:] Nous ? [TIENNE:] Nous, les êtres humains. Comment agir ? Il n'y a qu'une façon. Renouveler sans trêve la vie et la pensée par un travail de pointe, lucide, inventif, tendu ! [MADAME CIRQUE:] bienveillante. Vous me passionnez. [TIENNE:] marchant de long en large. Il va de soi qu'il faut que chacun se livre sans marchander, sans lésiner. Moi, mon œuvre est achevée. [MADAME CIRQUE:] Achevée ? Votre œuvre ? Racontez-moi ! [TIENNE:] Dans ma tête, elle est achevée. Elle est prête. Pour se manifester, que réclame-t-elle ? Une étincelle. Je l'attends de vous. s'arrête devant elle. [MADAME CIRQUE:] Toutes mes étincelles sont pour vous. [TIENNE:] lyrique. Des âmes, partout, sont... comment dirais-je ? Elles sont clôturées. A ce moment on entend venir, par la porte basse demeurée ouverte, le bruit de l'orgue, assez lointain, mais perceptible. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, elles aspirent à briser ce qui les enferme. Mais elles butent. Leurs ailes s'écorchent. Toutefois, dans l'obscurité, des lianes de lumière commencent à briller, qui vont de l'une à l'autre de ces âmes, ces âmes dont chacune est une solitude, tout en dessinant des losanges, des losanges superposés, toute une pergola d'arabesques de feu. La source, la clé de ces guirlandes, c'est, vous l'avez déjà compris, ne me faites pas marcher ! c'est l'école par correspondance. mais très faible et très lointain. [MADAME CIRQUE:] J'ai mal entendu le dernier mot. [TIENNE:] L'école par correspondance, Madame. N'est-ce pas l'œuvre la plus généreuse, la plus admirable, pétrir la jeunesse, la pétrir à distance, avec l'aide du facteur, dans le secret des échanges silencieux ! Les copies... l'encre rouge... [MADAME CIRQUE:] indignée. Vous avez du courage, de revenir. [TIENNE:] Il m'en aurait fallu davantage pour ne pas revenir, pour ne plus vous voir. Dans la voiture, déjà, quand j'étais tout près de vous, la prophylaxie psychologique, la police sociologique, elles en ont entendu de belles, je vous certifie ! et que je leur balançais du fond du cœur ! ces imbéciles qui m'obligeaient à n'être à vos yeux qu'un gendarme alors que, dans cette voiture, sur cette route, si la circonstance eût été différente... Pardonnez-moi. [MADAME CIRQUE:] perspicace. Vous avez démissionné le lendemain. [TIENNE:] fièrement. Le lendemain ? Le soir même ! Ce masque de professeur... Quand je me suis glissé chez vous, dans cette chambre... C'était ma chambre... Le matin, nous nous rencontrions dans la cuisine, tous les deux. Vous ne trouvez pas que ça sent le gaz ? [MADAME CIRQUE:] Le parfum du souvenir... Ce masque, vous avez compris, vous êtes intelligent ! Vous avez compris que c'était votre véritable visage. Il m'avait convaincue. Or moi, même quand on me trompe, on ne me trompe pas. J'ignorerai toujours le luxe d'avoir tort. A la fraîcheur du mensonge il m'est interdit d'apaiser ma soif. Je vous ai cru pétrisseur par correspondance... [TIENNE:] sans l'interrompre. Professeur... Professeur... [MADAME:] CIRQUE.aussitôt vous le devenez... Vous vous montez à votre compte. Vous avez besoin d'un local. Et, ce matin, dans le journal... Merveilleuse télépathie... Sur quoi tombez-vous ? ...cé-ache cé-o-ène-effe-dé-esse ème-a-i-esse cé-o-ère a elle pé-ère ème majuscule esse pé-esse esse apostrophe a-bé-esse u-ère-gé-té ! U-ère, -gé-té ! [TIENNE:] Déesse ! C'est ça ! "Chambre confortable dans maison correcte à louer pour Monsieur seul. Pas sérieux s'abstenir. Urgent." Je suis seul. Je suis sérieux. [MADAME CIRQUE:] Après la mienne, c'est ma meilleure chambre. Je ne vais pas la gaspiller. [TIENNE:] suppliant. Ma valise est sur le palier. Ne me rejetez pas. [MADAME CIRQUE:] J'ai besoin d'un éléphant. Je vous mettrai dans la chambre de mon mari. Ce brave Edouard n'est pas ici. Le Loir-et-Cher compte sur lui. Vous m'aviez dit qu'un siège allait être vacant. Toutes vos paroles s'inscrivaient là. Prenez ce tablier. C'est le sien. Prenez ce balai. Nettoyez-moi tout ça. Le divan est dans l'entrée. Vous le mettrez là. Vous m'enlèverez ce chef-d'œuvre do l'art abstrait. Dépêchez-vous. Si quelqu'un vient il faut que tout soit net. [TIENNE:] le balai à la main. Je vous assure que ça sent le gaz de plus en plus. [MADAME CIRQUE:] humant l'air. Ça sent le repassage et le teinturier. Un homme très soigné, certainement. Faites donc un tour à la cuisine. La marche à suivre, vous la connaissez. Vous fermez le compteur et vous giflez ma fille. Vous la mettrez dans un courant d'air. Si vous le jugez nécessaire, vous appelez les pompiers. Vous n'aurez qu'à crier par la fenêtre. Le voisinage a l'habitude. L'avertisseur est au coin de la rue. Allez donc ouvrir ! Vous êtes sourd ? Il est froid. Elle sort à son tour pour accueillir le visiteur présumé. Naturellement, pour trente mille francs, vu la cherté des denrées, je ne fournis pas le petit déjeuner. Si vous avez un réchaud électrique, il vous sera facile de le faire vous-même. La prise est ici. Mais, croyez-en mon expérience, rien ne vaut le gaz. Vous donnez sur la cour, une vieille cour de ce vieux quartier de monastères et de ministères. La cour est plus calme que la rue, mais tout aussi distrayante. Vous savez ce que vous ferez ? Vous vous servirez de mon propre fourneau, le matin, avec moi. Ce que vous userez de gaz n'entre pas en ligne de compte. Ce ne sont pas les petits déjeuners qui me ruinent en gaz. Si vous l'exigez, nous calculerons votre dépense sur la base, mettons, d'un quart d'heure par jour, un quart d'heure, une demi-heure... Je ne suis pas gour- mande. Avec les hommes, je m'entends toujours ! Avec les hommes je m'entends toujours...
[LE DOMESTIQUE:] Je vous répète, brigadier, que M. le marquis ne peut pas vous recevoir ; il n'est pas encore levé. [LE DUC:] A neuf heures ! Au fait, le soleil se lève tard pendant la lune de miel. A quelle heure déjeune-t-on ici ? [LE DOMESTIQUE:] A onze heures... Mais qu'est-ce que ça vous fait ? [LE DUC:] Vous mettrez un couvert de plus. Pour votre colonel ? Oui, pour mon colonel... C'est le journal d'aujourd'hui ? Donnez ! Je ne l'ai pas encore lu. Vous ne voulez pas me donner le journal ? Alors vous voyez bien que je ne peux pas attendre. Qui, vous ? Farceur !
[GASTON:] Tiens, c'est toi ? [LE DOMESTIQUE:] j'ai dit une bêtise... Cher Gaston ! Cher Hector ! parbleu ! je suis content de te voir ! Et moi donc ! [GASTON:] Tu ne pouvais arriver plus à propos ! A propos ? Je te conterai cela... Mais, mon pauvre garçon, comme e voilà fait ! Qui reconnaîtrait, sous cette casaque, un des princes de la jeunesse, l'exemple et le parfait modèle des enfants prodigues ? Après toi, mon bon. Nous nous sommes rangés tous les deux : toi, tu t'es marié ; moi, je me suis fait soldat, et, quoi que tu penses de mon uniforme, j'aime mieux mon régiment que le tien. Bien obligé !
[VERDELET:] A la bonne heure ! [POIRIER:] Très honoré, monsieur le duc ! Très bien, monsieur Poirier. Hector occupera le pavillon du jardin. Est-il en état ? J'y veillerai. Je suis confus, monsieur, de l'embarras... Pas du tout ! monsieur Poirier sera trop heureux... Vous aurez soin, n'est-ce pas, qu'on tienne aux ordres d'Hector le petit coupé bleu ? Celui dont je me sers habituellement ? Oh ! il y a une place de fiacres au bout de la rue. Cassandre ! Ganache ! [GASTON:] Et maintenant, allons visiter mes écuries... J'ai reçu hier un arabe dont tu me diras des nouvelles... [LE DUC:] Vous permettez, monsieur ? Gaston est impatient de me montrer son luxe, et je le conçois : c'est une façon pour lui de me parler de vous. [GASTON:] Tu vas me gâter mon beau-père. A propos, monsieur Poirier, vous savez que j'ai demain un grand dîner ; est-ce que vous nous ferez le plaisir d'être des nôtres ? Ah ! monsieur Verdelet ! je vous en veux de m'enlever mon beau-père chaque fois que j'ai du monde ici. Impertinent ! [VE RDELET:] Géronte, va !
[POIRIER:] Quand mon gendre m'aura ruiné ? Tu es fou ! Au train dont il y va, tu sais trop bien compter pour ne pas voir que cela ne peut pas durer longtemps. Bien, bien, c'est mon affaire. Et pourquoi ne souffleriez-vous mot ? vous ne me portez donc aucun intérêt ? cela vous est égal qu'on me ruine, moi qui ai fait votre fortune ? Qu'est-ce qui te prend ? Je n'aime pas les ingrats ! Diantre ! tu te rattrapes sur moi des familiarités de ton gendre. Je te disais donc que, s'il ne s'agissait que de toi, je prendrais ton mal en patience, n'étant pas ton parrain ; mais je suis celui de ta fille. Ma foi ! tu pouvais lui choisir un parrain qui l'aurait moins aimée ! Nous retombons dans cette litanie ? Va ton train ! Oui, j'irai mon train. Croyez-vous qu'il me soit agréable de me voir expulsé, par un étranger, du cœur de mon enfant ? Ce n'est pas vrai, tu me supplantes ! elle n'a de confiance et de câlineries que pour toi. C'est que je ne lui fais pas peur, moi. Comment veux-tu que cette petite fille ait de l'épanchement pour un hérisson comme toi ? Elle ne sait par où te dorloter, tu es toujours en boule. Doucement, Poirier ; quand les vrais intérêts de ta fille ont été en jeu, ses fantaisies n'ont rencontré de résistance que chez moi. Je l'ai assez contrariée, la pauvre Toinon, à l'occasion de son mariage, tandis que tu l'y poussais bêtement. Elle aimait le marquis. Laissez-moi lire mon journal. Tu as beau dire que l'enfant avait le cœur pris, c'est toi qui le lui as fait prendre. Tu as attiré M. de Presles chez toi. Encore un d'arrivé ! M. Michaud, le propriétaire de forges, est nommé pair de France. Qu'est-ce que ça me fait ? Comment, ce que ça te fait ? Il t'est indifférent de voir un des nôtres parvenir, de voir que le gouvernement honore l'industrie en appelant à lui ses représentants ? N'est-ce pas admirable, un pays et un temps où le travail ouvre toutes les portes ? Tu peux aspirer à la pairie et tu demandes ce que cela te fait ? Dieu me garde d'aspirer à la pairie ! Dieu garde surtout mon pays que j'y arrive ! Pourquoi donc ? M. Michaud y est bien ! [M:] Michaud n'est pas seulement un industriel, c'est un homme du premier mérite. Le père de Molière était tapissier : ce n'est pas une raison pour que tous les fils de tapissier se croient poètes. Je te dis, moi, que le commerce est la véritable école des hommes d'État. Qui mettra la main au gouvernail, sinon ceux qui ont prouvé qu'ils savaient mener leur barque ? Une barque n'est pas un vaisseau, un batelier n'est pas un pilote, et la France n'est pas une maison de commerce. J'enrage quand je vois cette manie qui s'empare de toutes les cervelles ! On dirait, ma parole, que, dans ce pays-ci, le gouvernement est le passe-temps naturel des gens qui n'ont plus rien à faire... Un bonhomme comme toi et moi s'occupe pendant trente ans de sa petite besogne ; il y arrondît sa pelote, un beau jour il ferme boutique et s'établit homme d'Etat... Ce n'est pas plus difficile que cela ! il n'y a pas d'autre recette ! Morbleu ! que ne vous dites-vous aussi bien : "J'ai tant auné de drap. que je dois savoir jouer du violon. [JE:] ne saisis pas le rapport... [POIRIER:] Est-ce pour moi que tu dis cela ?
[LES MEMES:] Bonjour, mon père ; comment allez-vous ? Bonjour, parrain. Tu viens déjeuner avec nous ? tu es bien gentil ! Il est gentil !... Qu'est-ce que je suis donc alors, moi qui l'ai invité ? Vous êtes charmant ! Je ne suis charmant que quand j'invite Verdelet. C'est agréable pour moi ! Où est mon mari ? [POIRIER. A:] l'écurie. Où veux-tu qu'il soit ? Est-ce que vous blâmez son goût pour les chevaux ?... Il sied bien à un gentilhomme d'aimer les chevaux et les armes. [POIRIER:] Peuh ! ce sont des arts d'agrément. Tu voudrais qu'il aimât des arts de désagrément peut-être ; qu'il jouât du piano ? C'est cela ; prends son parti devant Toinon, pour te faire bien voir d'elle. Il me disait encore tout à l'heure que ton mari me ruine... Le disais-tu ? Oui, mais tu n'as qu'à serrer les cordons de ta bourse. Oui, à dépenser de l'argent matin et soir. Je lui voudrais une occupation plus lucrative. Laquelle ?... Il ne peut pourtant vendre du drap ou de la flanelle. Prendre une ambassade ! Ça ne se prend pas comme un rhume. [II:] n'eu a qu'une, c'est la paresse. Vous êtes injuste, mon père ; mou mari a ses convictions. A défaut de conviction, il a l'entêtement chevaleresque de son parti. Crois-tu que ton gendre renoncera aux traditions de sa famille, pour le seul plaisir de renoncer à sa paresse ? [POIRIER:] Tu ne connais pas mon gendre, Verdelet ; moi, je l'ai étudié à fond. avant de lui donner ma fille. Que tu es bête ! j'aurais eu l'air de lui proposer un marché ; il aurait refusé tout net. On n'obtient de pareilles concessions que par les bons procédés, par une obsession lente et insensible... Depuis trois mois, il est ici comme un coq en pâte. Je comprends : tu as voulu graisser la girouette avant de souffler dessus. Tu l'as dit, Verdelet. On est bien faible pour sa femme, pendant la lune de miel. Si tu lui demandait ça gentiment... le soir... tout en déroulant tes cheveux... Oh ! mon père ! Dame ! c'est comme ça que madame Poirier m'a mandé de la mener à l'Opéra, et je l'y ai menée le lendemain... Tu vois ! Je n'oserai jamais parler à mon mari d'une chose si grave. Il lève les épaules quand tu lui parles ? Oh ! oh ! tu baisses les yeux... Il paraît que ton mari te traite un peu légèrement. C'est ce que j'ai toujours craint. Est-ce que tu as à te plaindre de lui ? [NON:] Est-ce qu'il ne t'aime pas ? Je ne dis pas cela. Qu'est-ce que tu dis, alors ? Voyons, ma fille, explique-toi franchement avec tes vieux amis. Nous ne sommes créés et mis au monde que pour veiller sur ton bonheur ; à qui te confieras-tu si tu te caches de ton père et de ton parrain ? — Tu as du chagrin. Je n'ai pas le droit d'en avoir... mon mari est très doux et très bon. Eh bien, alors ? Est-ce que cela suffit ? Il est doux et bon, mais il ne fait guère plus attention à toi qu'à une jolie poupée, n'est-ce pas ? C'est ma faute. Je suis timide avec lui ; je n'ose lui ouvrir ni mon esprit ni mon cœur. Je suis sûre qu'il me prend pour une pensionnaire qui a voulu être marquise. Cet imbécile ! 83 VERDELET. Que ne t'expliques-tu à lui ? J'ai essayé plusieurs fois ; mais le ton de sa première réponse était toujours en tel désaccord avec ma pensée, que je n'osais plus continuer. Il y a des confidences qui veulent être encouragées ; l'âme a sa pudeur... Tu dois comprendre cela, mon bon Tony ? Eh bien, et moi, est-ce que je ne le comprends pas ? Vous aussi, mon père. Comment dire à Gaston que ce n'est pas son titre qui m'a plu, mais la grâce de ses manières et de son esprit, son humeur chevaleresque, son dédain des mesquineries de la vie ? comment lui dire enfin qu'il est l'homme de mes rêveries, si, au premier mot. il m'arrête par une plaisanterie ? [POIRIER:] S'il plaisante, c'est qu'il est gai, ce garçon. Tu ennuies ton mari ? Hélas ! j'en ai peur ! Parbleu ! ce n'est pas toi qui l'ennuies, c'est son oisiveté. Un mari n'aime pas longtemps sa femme quand il n'a pas autre chose à faire que de l'aimer. Est-ce vrai. Tony ? Puisque je te le dis, tu n'as pas besoin de consulter Verdelet. Je crois, en effet, que la passion s'épuise vite et qu'il faut l'administrer comme la fortune, avec économie. Pourquoi ai-je toujours adoré ta mère ? c'est que je n'avais jamais le temps de penser à elle.
[GASTON:] Vous ne vous trompez pas, madame ; vous me faites comprendre qu'un instant peut suffire pour improviser une vieille amitié. Elle est charmante, ta femme ! Que c'est aimable à vous, monsieur ! J'espère que votre congé est long ? Vous donnez là un noble exemple, monsieur le duc ; c'est bien à vous de n'avoir pas considéré l'oisiveté comme un héritage de famille. Une pierre dans mon jardin ! Il finira par le paver, ce bon monsieur Verdelet. Mettez-le sur cette chaise, près de la fenêtre... là ! c'est bien ! Viens voir cela, C'est charmant ! le joli effet de soir ! Ne trouvez-vous pas, madame ? Oui, charmant !... et comme c'est vrai !... que tout cela est calme, recueilli ! On aimerait à se promener dans ce paysage silencieux. [POIRIER:] Pair de France ! Regarde donc cette bande de lumière verte, qui court entre les tons orangés de l'horizon et le bleu froid du reste du ciel ! comme c'est rendu ! Et le premier plan !... quelle pâte, quelle solidité ! Et le miroitement presque imperceptible de cette flaque d'eau sous le feuillage... est-ce joli ! Voyons ça. Verdelet... Eh bien, qu'est-ce que ça représente ? Parbleu ! ça représente neuf heures du soir, en été, dans les champs. Ça n'est pas intéressant, ce sujet-là, ça ne dit rien ! J'ai dans ma chambre une gravure qui représente un chien au bord de la mer, aboyant devant un chapeau de matelot... à la bonne heure ! ça se comprend, c'est ingénieux, c'est simple et touchant. Eh bien, monsieur Poirier, puisque vous aimez les tableaux touchants, je vous en ferai faire un d'après un sujet que j'ai pris moi-même sur nature. Il y avait sur une table un petit oignon coupé en quatre, un pauvre petit oignon blanc ! le couteau était à côté... Ce n'était rien et ça tirait les larmes des yeux. [II:] se moque de toi. [POIRIER:] De qui est ce paysage ? Et combien avez-vous payé ça ? [GASTON:] Cinquante louis. Cinquante louis ! le tableau d'un inconnu qui meurt de faim ! A l'heure du dîner, vous l'auriez eu pour vingt-cinq francs. Oh ! mon père ! Voilà une générosité bien placée ! Comment, monsieur Poirier ! trouveriez-vous mauvais qu'on protège les arts ? Qu'on protège les arts, bien ! mais les artistes, non... ce sont tous des fainéants et des débauchés. On raconte d'eux des choses qui donnent la chair de poule et que je ne me permettrais pas de répéter devant ma fille. [VERDELET:] Quoi donc ? [POIRIER:] Tu crois ces choses-là, toi ? Je l'ai entendu dire à des gens qui le savaient. Vous monterez une fiole de mon pomard de 1811... année de la comète... monsieur le duc !... quinze francs la bouteille ! Le roi n'en boit pas de meilleur. Tu n'en boiras pas... ni moi non plus. Il se moque toujours de toi, et tu le souffres ?
[GASTON:] Eh bien, Hector, qu'en dis-tu ? Voilà la maison ! c'est ainsi tous les jours que Dieu fait. Crois-tu qu'il y ait au monde un homme plus heureux que moi ? Ma foi ! j'avoue que je te porte envie, tu me réconcilies avec le mariage. [ANTOINETTE:] Quel charmant jeune homme, que de M. Montmeyran ! [GASTON:] Oh ! monsieur le marquis ! Appelez-moi Gaston, que diable ! Et vous, mon cher monsieur Verdelet, savez-vous bien que j'ai plaisir à vous voir ? Touchez donc là, mon oncle ! [VERDELET:] A part. Conviens. Hector, que j'ai eu de la chance ! Tenez, monsieur Poirier, j'ai un poids sur la conscience. Vous ne songez qu'à faire de ma vie une fête de tous les instants ; ne m'offrirez-vous jamais une occasion de m'acquitter ? Tâchez donc une fois de désirer quelque chose qui soit en mon pouvoir. Je me retire. Au contraire, monsieur, faites-nous l'amitié de rester. Nous allons tenir en quelque sorte un conseil de famille ; vous n'êtes pas de trop, non plus que Verdelet. Diantre, cher beau-père, un conseil de famille ! voudriez-vous me faire interdire, par hasard ? [POIRIER:] Dieu m'en garde, mon cher Gaston ! Asseyons-nous. Vous êtes heureux, mon cher Gaston, vous le dites, et c'est ma plus douce récompense. Je ne demande qu'à doubler la gratification. Palsambleu ! vous parlez comme un livre ; pensons à l'histoire, je le veux bien. Que comptez-vous faire ? Aujourd'hui ? Sans doute, mon plan est arrêté : je compte faire aujourd'hui ce que j'ai fait hier, et demain ce que j'aurai fait aujourd'hui... Je ne suis pas un esprit versatile malgré mon air léger, et. pourvu que l'avenir ressemble au présent, je me tiens satisfait. Trop raisonnable, vous l'avez dit, et trop ferré sur l'astronomie... Mais vous n'êtes pas sans avoir lu Henri Heine ? Tu dois avoir lu ça, Verdelet ? Je l'ai lu. j'en conviens. Je ne saisis pas... 45 GASTON. Mais sérieusement, mon gendre, la vie un peu oisive que vous menez ne vous semble-t-elle pas funeste au bonheur d'un jeune ménage ? Ne craignez-vous pas, mon ami, que l'ennui ne vous gagne ? Vous vous calomniez, ma chère. Je n'ai pas la vanité de croire que je puisse remplir votre existence tout entière, et, je vous l'avoue, je serais heureuse de vous voir suivre l'exemple de M. de Montmeyran. [GASTON:] Me conseillez-vous de m'engager, par hasard ? Mais quoi donc, alors ? Nous voudrions vous voir prendre une position digne de votre nom. Nous nous devons tous à la France : la France est notre mère. Je comprends le chagrin d'un fils qui voit sa mère se remarier ; je comprends qu'il n'assiste pas à la noce ; mais, s'il a du cœur, il ne boudera pas sa mère ; et. si le second mari la rend heureuse, il lui tendra bientôt la main. et déjà plus d'un grand nom a donné l'exemple : M. de Valchevrière, M. de Chazerolle. M. de Mont- Louis... Pourquoi donc, mon ami ? Brisons là, monsieur Poirier ; il n'est pas question ici de politique. Les opinions se discutent, les sentiments ne se discutent pas. Je suis lié par la reconnaissance : ma fidélité est celle d'un serviteur et d'un ami... Plus un mot là-dessus. Je te demande pardon, mon cher ; c'est la première fois qu'on parle politique ici, je te promets que ce sera la dernière. [LE DUC:] Ah ! monsieur, je le sens trop tard ! [VERDELET:] Te voilà dans de beaux draps ! Sans rancune, monsieur Poirier ; je me suis exprimé un peu vertement, mais j'ai l'épiderme délicat à cet endroit, et. sans le vouloir, j'en suis certain, vous m'aviez égratigné. Je ne vous en veux pas, touchez là. Vous êtes trop bon. [UN DOMESTIQUE:] mon gendre. Vous nous quittez déjà ! Tiens ! laquelle ? Est-ce un reproche ? Eh bien, je veux être jaloux. Monsieur Verdelet, au nom de la loi, je vous enjoins de me dévoiler ce mystère. Et pourquoi, s'il vous plaît ? Vous êtes la main droite d'Antoinette, et la main droite doit ignorer... Ce que donne la main gauche. Vous avez raison., j'ai été indiscret, et je me mets à l'amende. [POIRIER:] Comme il y va ! Me permettez-vous, madame, de vous voler aussi un peu de bénédictions ? Ça n'a pas le sou, et ça fait l'aumône ! Et toi, Poirier, n'ajouteras-tu rien à ma récolte ?
[LES MEMES:] Ah ça ! monsieur Poirier, parce que ces gens-là m'ont prêté de l'argent, ne vous croyez pas tenu d'être poli avec eux. — Ce sont d'abominables coquins... Tu as dû les connaître, Hector ? le père Salomon, M. Cliavassus, M. Cogne. Si je 1es ai connus !... Ce sont les premiers arabes auxquels je me sois frotté. Ils me prêtaient à cinquante pour cent, au denier deux, comme disaient nos pères. Quel brigandage ! Et vous aviez la sottise... Pardon, monsieur le duc... pardon ! Que voulez-vous ! Dix mille francs au denier deux font encore plus d'usage que rien du tout à cinq pour cent. [POIRIER:] Mais, monsieur, il y a des lois contre l'usure. Et le reste ? [POIRIER. A:] cinquante pour cent ! [GASTON:] Ni plus ni moins. Et vous avez touché des lézards empaillés ? Que ne m'avez-vous dit cela plus tôt ? Avant votre mariage, j'aurais obtenu une transaction. C'est justement ce que je ne voulais pas. Il ferait beau voir que le marquis de Presles rachetât sa parole au rabais, et fît lui-même cette insulte à son nom ! Je n'ai reçu que moitié, mais je dois le tout ; ce n'est pas à ces voleurs que je le dois, c'est à ma signature. [POIRIER:] Permettez, monsieur le marquis, je me crois honnête homme ; je n'ai jamais fait tort d'un sou à personne, et je suis incapable de vous donner un conseil indélicat ; mais il me semble qu'en remboursant ces drôles de leurs déboursés réels, et en y ajoutant les intérêts composés à six pour cent, vous auriez satisfait à la plus scrupuleuse probité. Quelle différence faites-vous donc entre les deux ? [GASTON:] L'honneur est la probité du gentilhomme. Ainsi, nos vertus changent de nom quand vous voulez bien les pratiquer ? Vous les décrassez pour vous en servir ? Je m'étonne d'une chose, c'est que le nez d'un noble daigne s'appeler comme le nez d'un bourgeois. [LE DUC. A:] six pouces près. Croyez-vous donc que les hommes ne le soient pas ? [GASTON:] La question est grave. nous resterons toujours soumis à un code plus sévère que la loi, à ce code mystérieux que nous appelons l'honneur. Ah ! vous serez bien fin si vous faites lâcher prise à ces bandits : ils sont maîtres de la situation. Nous verrons, nous verrons. J'ai mon idée, je vais leur jouer une petite comédie de ma façon. Je ne veux pas les irriter en les faisant attendre plus longtemps. Non, diable ! ils vous dévoreraient. [POIRIER:] sort.
[GASTON:] Pauvre M. Poirier ! j'en suis fâché pour lui... Cette révélation lui gâte tout le plaisir qu'il se faisait de payer mes dettes. [MM:] de Ligny et deChazerolles demandent à parler à M. le marquis de la part de M. de Pontgrimaud. C'est bien. Va recevoir ces messieurs. Hector. Tu n'as pas besoin de moi pour arranger la partie. [ANTOINETTE:] Une partie ? [LE DUC:] Quand te reverrai-je ? sort.
[GASTON:] s'assied sur un canapé, ouvre une revue, bâille, et dit à sa femme : Viendrez-vous ce soir aux Italiens ? J'y vais... Quelle robe mettrez-vous ? Oh ! cela m'est égal... je veux dire que vous êtes jolie avec toutes. Vous qui avez si bien le sentiment de l'élégance, mon ami, vous devriez me donner des conseils. Je ne suis pas un journal de modes, ma chère enfant ; au surplus, vous n'avez qu'à regarder les grandes dames et à prendre modèle... Voyez madame de Nohan, madame de Villepreux... Pourquoi madame de Montjay plus qu'une autre ? Où prenez-vous cela ? L'autre soir, à l'Opéra, vous lui avez fait une longue visite dans sa loge. Elle est très jolie... A-t-elle de l'esprit ? Pourquoi ne m'avertissez-vous pas, quand je fais quelque chose qui vous déplaît ? Je n'y ai jamais manqué. Oh ! vous ne m'avez jamais adressé une remontrance. Je n'y pensais déjà plus. Et quand vous auriez un peu de vanité, le grand crime ! Je n'en ai pas. je vous jure. Alors, ma chère, vous êtes sans défauts, car je ne vous en voyais pas d'autres... Savez-vous bien que vous avez fait la conquête de Montmeyran ? Il y a là de quoi être fière. Hector est difficile. Vous me croyez difficile ? Vous voyez bien que vous avez de la vanité, je vous y prends. Je ne me fais pas d'illusion sur moi-même, je sais tout ce qui me manque pour être digne de vous... mais si vous vouliez prendre la peine de diriger mon esprit, de l'initier aux idées de votre monde, je vous aime assez pour me métamorphoser. Je ne pourrais que perdre à la métamorphose, madame ; je serais d'ailleurs un mauvais instituteur. Il n'y a qu'une école où l'on apprenne ce que vous croyez ignorer : c'est le monde. Étudiez-le. Encore ce nom !... me feriez-vous l'honneur d'être jalouse ? Prenez garde, ma chère, ce sentiment est du dernier bourgeois. Apprenez, puisque vous me permettez de faire le pédagogue, apprenez que, dans notre monde, le mariage n'est pas le ménage ; nous ne mettons en commun que les choses nobles et élégantes de la vie. Ainsi, quand je suis loin de vous, ne vous inquiétez pas de ce que je fais ; dites-vous seulement : "II fatigue ses défauts pour m'apporter une heure de perfection... ou à peu près. Je trouve que votre plus grand défaut, c'est votre absence. [LES MÊMES:] Qui vient là ? Vous ici, monsieur Chevassus ? vous vous êtes trompé de porte, l'escalier de service est de l'autre côté. Je ne voulais pas sortir sans vous voir, monsieur le marquis : ces messieurs qui étaient avec moi auraient eu le même désir, mais ils ne sont pas entrés, par modestie, et je viens de leur part... Pardon ! en leur nom et au mien, je viens chercher les vôtres. Qu'est-ce à dire ? Vous nous avez assez longtemps traités de Gobsecks, de grippe-sous et de fesse-mathieux... Je ne vous en fais pas mes excuses. Je suis bien aise de vous dire que nous sommes d'honnêtes gens. Quelle est cette plaisanterie ? Comment dites-vous ? Mes billets n'ont-ils pas été acquittés intégralement ? Comme qui dirait deux cent dix-huit mille francs. Hélas ! oui, il a fallu en passer par là ou tout perdre. Votre beau-père voulait absolument qu'on vous mît à Clichy. Mon beau-père voulait ?... Oui. oui ! il paraît que vous lui en faites voir de cruelles, à ce pauvre homme. Ce n'est pas que je le plaigne au surplus. il a fait une sottise qui ne lui coûtera jamais En attendant, elle nous coûte cher à nous. Votre père, madame, a joué là une comédie indigne. Je reste votre débiteur et celui de ces messieurs. J'ai vingt-cinq mille livres de rente. Vous savez bien que vous n'y pouvez pas toucher sans le consentement de votre femme. Nous avons vu le contrat ; on vous a lié les mains, et vous ne rendez pas votre femme assez heureuse... Sortez ! Doucement ! on ne chasse pas comme des chiens d'honnêtes gens dont on est l'obligé... qui ont cru que la signature du marquis de Presles valait quelque chose... et qui se sont trompés ! [ANTOINETTE:] Vous ne vous êtes pas trompés, monsieur : vous êtes tous payés. [GASTON:] intercepte le papier, le lit et le donnant à Chevassus. Et maintenant, dehors ! [CHEVASSUS:] Trop bon, monsieur le marquis ! mille fois trop bon !
[GASTON:] Tiens, toi, je t'adore ! Où diable monsieur ton père a-t-il pris le cœur qu'il t'a donné ? Ne jugez pas mon père trop sévèrement, mon ami !... Il est bon et généreux, mais il a des idées étroites et ne connaît que son droit. C'est la faute de son esprit, et non celle de son cœur. Enfin, mon ami, si vous trouvez que j'ai fait mon devoir à propos, pardonnez à mon père le moment d'angoisses... Vous ne lui ferez pas mauvais visage ? bien sûr ? Non. puisque c'est votre bon plaisir, chère marquise... marquise, entendez-vous ? Appelez-moi votre femme... c'est le seul titre dont je puisse être fière ! Vous m'aimez donc un peu ? Vous ne vous en étiez pas aperçu, ingrat ? Si fait... mais j'aime à vous l'entendre dire... Surtout dans ce moment-ci. Trois heures ! Diable !... madame de Montjay qui m'attend chez elle. A quoi pensez-vous en souriant ? Voulez-vous faire un tour de promenade au Bois avec moi ? Vous jetterez un châle sur vos épaules... Sonnez votre femme de chambre.
[LES MÊMES:] Eh bien, mon gendre, vous avez vu vos créanciers ? [GASTON:] Permettez-moi de vous témoigner mon admiration pour votre habileté... vous avez joué ces drôles-là sous jambe, Je suis gentil ? Vous prenez la chose mieux que je n'espérais... j'étais préparé à de fières ruades de votre honneur. Je suis raisonnable, cher beau-père... Vous avez agi selon vos idées : je le trouve d'autant moins mauvais, que cela ne nous a pas empêchés d'agir selon les nôtres. [POIRIER:] Hein ? Vous n'avez soldé à ces faquins que leur créance réelle ; nous avons payé le reste. Antoinette fait signe que oui. Ah ! Dieu du ciel ! qu'as-tu fait là ? Je vous demande pardon, mon père... Je me mets la cervelle à l'envers pour te gagner une somme rondelette, et tu la jettes par la fenêtre ! Deux cent dix-huit mille francs !
[POIRIER:] Ah ! mais... il m'ennuie, mon gendre ! Je vois bien qu'il n'y a rien à tirer de lui... Ce garçon-là mourra dans la gentilhommerie finale. Il ne veut rien faire, il n'est bon à rien, il me coûte les yeux de la tête, il est maître chez moi... Il faut que ça finisse. — Faites monter le portier et le cuisinier. Mous allons voir, mon gendre !... J'ai assez fait le gros dos et la patte de velours. Vous ne voulez pas faire de concession, mon bel ami ? A votre aise ! je n'en ferai pas plus que vous : restez marquis, je redeviens bourgeois. J'aurai du moins le contentement de vivre à ma guise.
[LE PORTIER:] Monsieur m'a fait demander ? Oui, François, monsieur vous a fait demander. Vous allez mettre sur-le-champ l'écriteau sur la porte. L'écriteau ? L'appartement de monsieur le marquis ? [POIRIER:] Vous l'avez dit, François. Qui est le maître ici, imbécile ? à qui est l'hôtel ? Allez, François. Approchez, monsieur Vatel ; vous préparez un grand dîner pour demain ? Avez-vous le menu sur vous ? Vous remplacerez ces deux potages inconnus par la bonne soupe grasse avec des légumes sur une assiette. [VATEL:] Comment, monsieur ? Je le veux. Continuez ! Je suis le maître ici, entendez-vous ? Continuez ! le faisan étoffé à la Montpensier ; les perdreaux rouges, farcis à la Bohémienne. c'est l'essentiel. [POIRIER:] Je prends ça sur moi. Voyons vos rôtis. je vous donne ma démission. Un domestique ! Monsieur, je suis un cuisinier.
[GASTON:] Il n'y a pas à dire, elle est plus jolie que madame de Montjay... Que le diable m'emporte si je ne suis pas en train de devenir amoureux de ma femme !... L'amour est comme la fortune : pendant que nous le cherchons bien loin, il nous attend chez nous, les pieds sur les chenets. Eh bien, cher beau-père, comment gouvernez-vous ce petit désespoir ? Etes-vous toujours furieux contre votre panier percé de gendre ? Avez-vous pris votre parti ? Violent ? Y a-t-il de l'indiscrétion à vous demander... ? Je n'y reviens que pour mémoire... Je reconnais que j'ai eu tort d'imaginer qu'un gentilhomme consentirait à s'occuper comme un homme, et je passe condamnation si, dans mon erreur, je vous ai laissé mettre ma maison sur un ton que je ne peux pas soutenir à moi seul ; puisqu'il est bien convenu que nous n'avons à nous trois que ma fortune, il me paraît juste, raisonnable et nécessaire de supprimer de mon train ce qu'il me faut rabattre de mes espérances. J'ai donc songé à quelques fermes mesures que vous approuverez sans doute. Sully ! allez, Turgot !... coupez, taillez, j'y sens ! Vous me trouvez en belle humeur, profilez-en ! Je suis ravi de votre condescendance. J'ai donc décidé, arrêté, ordonné... Ah ! vous ne me consultez pas ? Cela vous étonne ? Un peu ; mais, je vous l'ai dit, je suis en belle humeur. [POIRIER:] Ma première réforme, mon cher garçon... Tous voulez dire mon cher Gaston, je pense ? La langue vous a fourché. Et, de votre part, monsieur Poirier, elle me flatte et m'honore... Vous disiez donc que votre première réforme ?... C'est, monsieur, que vous me fassiez le plaisir de ne plus me gouailler. Je suis las de vous servir de plastron. Là, là, monsieur Poirier, ne vous fâchez pas ! Je sais très bien que vous me tenez pour un très petit personnage et pour un très petit esprit ; mais... Où prenez-vous cela ? Ah ! fi ! voilà qui est trivial... vous parlez comme un homme du commun. Je ne suis pas un marquis, moi ! [GASTON:] Ne le dites pas si haut, on finirait par le croire. Qu'on le croie ou non, c'est le cadet de mes soucis. Je n'ai aucune prétention à la gentilhommerie, Dieu merci ! je n'en fais pas assez de cas pour cela. Vous n'en faites pas de cas ? Non. monsieur, non ! Je suis un vieux libéral, tel que vous me voyez ; je juge les hommes sur leur mérite, et non sur leurs titres ; je me ris des hasards de la naissance ; la noblesse ne m'éblouit pas, et je m'en moque comme de l'an quarante : je suis bien aise de vous l'apprendre. Me trouveriez-vous du mérite, par hasard ? Non ? Alors, pourquoi m'avez-vous donné votre fille ? [POIRIER:] Pourquoi je vous ai donné... ? [GASTON:] Vous aviez donc une arrière-pensée ? Une arrière-pensée ? Permettez ! Votre fille ne m'aimait pas quand vous m'avez attiré chez vous ; ce n'étaient pas mes dettes qui m'avaient valu l'honneur de voire choix ; puisque ce n'est pas non plus mon titre, je suis bien obligé de croire que vous aviez une arrière-pensée. [POIRIER:] Quand même, monsieur !... quand j'aurais tâché de concilier mes intérêts avec le bonheur de mon enfant, quel mal y verriez-vous ? qui me reprochera, à moi qui donne un million de ma poche, qui me reprochera de choisir un gendre en état de me dédommager de mon sacrifice, quand d'ailleurs il est aimé de ma fille ? J'ai pensé à elle d'abord, c'était mon devoir ; à moi, ensuite, c'était mon droit. Je ne conteste pas, monsieur Poirier. Vous n'avez eu qu'un tort, c'est de manquer de confiance en moi. C'est que vous n'êtes pas encourageant. Me gardez-vous rancune de quelques plaisanteries ? Je ne suis peut-être pas le plus respectueux des gendres, et je m'en accuse ; mais, dans les choses sérieuses, je suis sérieux. Il est très juste que vous cherchiez en moi l'appui que j'ai trouvé en vous. Comprendrait-il la situation ? Voyons, cher beau-père, à quoi puis-je vous être bon ? si tant est que je puisse être bon à quelque chose. Eh bien, j'avais rêvé que vous iriez aux Tuileries. [GASTON:] Encore ! c'est donc votre marotte de danser à la cour ? Il ne s'agit pas de danser. Faites-moi l'honneur de me prêter des idées moins frivoles. Je ne suis ni vain ni futile. Qu'êtes-vous donc, ventre-saint-gris ! expliquez-vous. [POIRIER:] Je suis ambitieux ! On dirait que vous en rougissez ; pourquoi donc ? Avec l'expérience que vous avez acquise dans les affaires, vous pouvez prétendre à tout. Le commerce est la véritable école des hommes d'État. C'est ce que Verdelet me disait ce matin. Oh ! je ne prétends pas... Mais qu'est-ce qui pourrait donc bien lui convenir, à ce bon monsieur Poirier ? Une préfecture ? fi donc ! Le conseil d'État ? non ! Un poste diplomatique ? justement l'ambassade de Constantinople est vacante... Attendez ! Je crois que la pairie vous irait comme un gant. Oh ! croyez-vous ? Mais, voilà le diable ! vous ne faites partie d'aucune catégorie... vous n'êtes pas encore de l'Institut... Soyez donc tranquille ! je payerai, quand il le faudra, trois mille francs de contributions directes. J'ai à la banque trois millions qui n'attendent qu'un mot de vous pour s'abattre sur de bonnes terres. [GASTON:] Ah ! Machiavel ! Sixte-Quint ! vous les roulerez tous ! Je crois que oui. Mais j'aime à penser que votre ambition ne s'arrête pas en si bon chemin ? Il vous faut un titre. Oh ! je ne tiens pas à ces hochets de la vanité : je suis, comme je vous le disais, un vieux libéral. Celle qu'on ne doit qu'à soi-même ! Vous serez comte. Le baron Poirier !... cela sonne bien à l'oreille. [POIRIER:] Oui, le baron Poirier ! [GASTON:] Je vous demande pardon ; mais là, vrai ! c'est trop drôle ! Baron ! monsieur Poirier !... baron de Catillard ! [LES MÊMES:] Arrive donc, Hector ! arrive donc ! — Sais-tu pourquoi Jean Gaston de Presles a reçu trois coups d'arquebuse à la bataille d'Ivry ? Sais-tu pourquoi François Gaston de Presles est monté le premier à l'assaut de La Rochelle ? Pourquoi Louis Gaston de Presles s'est fait sauter à La Hogue ? Pourquoi Philippe Gaston de Presles a pris deux drapeaux à Fontenoy ? Pourquoi mon grand-père est mort à Quiberon ? C'était pour que M. Poirier fût un jour pair de France et baron ! Que veux-tu dire ? [GASTON:] Voilà le secret de l'assaut qu'on m'a livré ce matin. [LE DUC:] Je comprends. Savez-vous, monsieur le duc, pourquoi j'ai travaillé quatorze heures par jour pendant trente ans ? pourquoi j'ai amassé, sou par sou, quatre millions, en me privant de tout ? C'est afin que M. le marquis Gaston de Presles, qui n'est mort ni à Quiberon, ni à Fontenoy, ni à La Hague, ni ailleurs, puisse mourir de vieillesse sur un lit de plume, après avoir passé sa vie à ne rien faire. Bien répliqué, monsieur ! [GASTON:] Voilà qui promet pour la tribune. Quel appartement ? Le prend-on pour un muséum d'histoire naturelle ? Hein ? Et où comptez-vous me loger ? L'arche de Noé ! [POIRIER:] Il va sans dire que je loue les écuries et les remises. Et mes chevaux ? Vous les logerez au deuxième aussi ? Vous les vendrez. J'irai donc à pied ? [LE DUC:] Ça te fera du bien. Tu ne marches pas assez. D'ailleurs, je garde mon coupé bleu. Je vous le prêterai. Quand il fera beau. Ah ça ! monsieur Poirier !... [M:] Vatel demande à parler à monsieur le marquis. [GASTON:] Qu'il entre ! Quelle est Cette tenue, monsieur Vatel ? êtes- vous d'enterrement, ou la marée manque-t-elle ? [VATEL:] Je viens donner ma démission à M. le marquis. [GASTON:] Votre démission ? la veille d'une bataille ! Que vous impose M. Poirier ? Voyons cela. Le lapin sauté ? [POIRIER:] C'est le plat de mon vieil ami Ducaillou. [GASTON:] La dinde aux marrons ? Vous traitez la rue des Bourdonnais ? J'accepte votre démission, monsieur Vatel. Ainsi, demain, mes amis auront l'honneur d'être présentés aux vôtres ? Vous l'avez dit, ils auront cet honneur. M. le duc sera-t-il humilié de manger ma soupe entre M. et madame Pincebourde ? Nullement. Cette petite débauche ne me déplaira pas. Madame Pincebourde doit chanter au dessert ? Après dîner, nous ferons-un cent de piquet. [LE DUC:] Ou un loto. Et. de temps en temps, j'espère, nous renouvellerons cette bamboche ? Décidément, monsieur Poirier, votre maison va devenir un lieu de délices, une petite Capoue. Je craindrais de m'y amollir, j'en sortirai pas plus tard que demain. [POIRIER:] J'en serai au regret... mais mon hôtel n'est pas une prison. Quelle carrière embrasserez- vous ? la médecine ou le barreau ? Qui parle de cela ? Les ponts et chaussées peut-être ? ou le professorat ? car vous ne pensez pas tenir votre rang avec neuf mille francs de rente ? Neuf mille francs de rente ? Dame ! le bilan est facile à établir : vous avez reçu cinq cent mille francs de la dot de ma fille. La corbeille de noces et les frais d'installation en ont absorbe cent mille. Vous venez d'en donner deux cent dix-huit mille à vos créanciers, il vous en reste donc cent quatre-vingt deux mille, qui. placés au taux légal, représentent neuf mille livres de rente... Est-ce clair ? Est-ce avec ce venu que vous nourrirez vos amis de carpes à la Lituanienne et de volailles à la Concordat ? Croyez-moi, moi cher Gaston, restez chez moi ; vous y serez encore mieux que chez vous. Pensez à vos enfants... qui ne seront pas fâchés de trouver un jour dans la poche du marquis de Presles les économies du bonhomme Poirier. Au revoir, mon gendre ; je vais régler le compte de M. Vatel. [LE DUC:] Tu trouves cela drôle, toi ? Ma foi, oui ! Voilà donc ce beau-père modeste et nourrissant comme tous les arbres à fruit ? ce Georges Dandin ? Tu as trouvé ton maître, mon fils. Mais, au nom du ciel, ne fais pas cette piteuse mine ! Regarde-toi, tu as l'air d'un paladin qui partait pour la croisade et que la pluie a fait rentrer ! Tu as raison !... Parbleu ! monsieur Poirier, mon beau-père, vous me rendez là un service dont vous ne vous doutez pas. Un service ? Laisse-moi donc tranquille ! Elle ressemble à son père. Je te dis qu'elle a un air de famille... je ne pourrais plus l'embrasser sans penser à ce vieux crocodile. Et puis je voulais bien rester au coin du feu... mais du moment qu'on y met la marmite... Bonsoir ! Où vas-tu ? Non, Gaston, n'y va pas. Ah ! on veut me rendre la vie dure ici, on veut me mettre en pénitence !... Ecoute-moi donc ! Tu n'as rien à me dire. Et ton duel ? Tiens ! c'est vrai... je n'y pensais plus. Tu le bats demain à deux heures, au bois de Vincennes. Très bien ! De l'humeur dont je suis, Pontgrimaud passera demain un joli quart d'heure. [LES MÊMES:] Vous sortez, mon ami ? Dis donc, Toinon ? il ne paraît pas d'humeur aussi charmante que tu le disais. Je n'y comprends rien... Ambitieux !... Poirier ? [LE DUC:] Il avait compté sur le nom de son gendre pour arriver... A la pairie, comme M. Michaud ! Vieux fou ! Comment cela ? Des distractions dehors ? [M:] Verdelet a mis le doigt sur le danger, et vous seule pouvez le prévenir. Si votre père vous aime, mettez-vous entre lui et Gaston. Obtenez la cessation immédiate des hostilités ; rien n'est encore perdu... tout peut se réparer. Rien n'est encore perdu ! tout peut se réparer ! " Vous me laites trembler ! Contre qui donc ai-je à me défendre ? Non. vous ne me dites pas tout... Les torts de mon père ne m'enlèveraient pas mon mari en un.jour... Il fait la cour à une femme, n'est-ce pas ? Je le devine, je le sens, je le vois... Il est auprès d'elle. [LE DUC:] Non, madame, il vous aime. Il ne me connaît que depuis une heure ! Ce n'est pas à moi qu'il a senti le besoin de raconter sa colère... Il a été se plaindre ailleurs. [ANTOINETTE:] Il est sorti ; mettez-la là. Une écriture de femme ! De quelle part ? De madame de Montjay ! Je verrai Gaston avant vous, madame ; si vous voulez, je lui remettrai cette lettre ? Craignez-vous que je ne l'ouvre ? [LE DUC:] Oh ! madame ! Qu'est-ce que tu vas supposer là ? La maîtresse de ton mari n'aurait pas l'imprudence de lui écrire chez toi. Pour ne point oser lui écrire chez moi, il faudrait qu'elle me méprisât bien ! D'ailleurs, je ne dis pas que ce soit sa maîtresse. Je dis qu'il lui fait la cour. Je le dis parce que j'en suis sûre. Je vous jure, madame... L'oseriez-vous jurer sérieusement, monsieur le duc ? [ANTOINETTE:] Ah ! je viens de perdre tout ce que j'avais gagné dans le cœur de Gaston... Il m'appelait marquise, il y a une heure... Mon père lui a rappelé brutalement que je suis mademoiselle Poirier. Eh bien, est-ce qu'on ne peut pas aimer mademoiselle Poirier ? Mon dévouement aurait fini par le toucher peut-être, ma tendresse par attirer la sienne ; il était déjà sur la pente insensible qui le conduisait à moi ! mon père lui fait rebrousser chemin ! — Sa maîtresse ! Il est impossible qu'elle le soit déjà, n'est-ce pas, Tony ? Est-ce que tu crois qu'elle l'est ? Moi ? pas du tout ! Qu'il lui fasse la cour depuis quelques jours, je le comprends ; mais, pour être son amant, il faudrait qu'il eût commencé le lendemain de notre mariage et ce serait infâme ! Tu n'en as pas l'air bien sûr... Es-tu fou, Tony, d'accueillir un soupçon si odieux ! Je te jure que mon mari est incapable d'une infamie. Réponds donc que c'est évident ! Le prends-tu pour un misérable ? Non pas ! Alors tu peux jurer qu'il est innocent... jure-le, mon bon Tony, jure-le ! Je le jure ! je le jure ! Pourquoi lui écrit-elle ? Une soirée bien pressée, puisqu'elle envoie l'invitation par un domestique. — Oh ! quand je pense que le secret de ma destinée est enfermé sous ce pli... Allons-nous-en... cette lettre m'attire... je suis tentée. Viens, tu as raison. Dis donc, fifille... Antoinette... Qu'est-ce qu'elle regarde là ? une lettre ? Laissez, mon père ! c'est une lettre pour M. de Presles. [POIRIER:] Jolie écriture ! Ça ne sent pas le tabac. C'est une lettre de femme. Comme tu as l'air agité... Est-ce que tu as la fièvre ? Tu as la fièvre ! Si fait ! Il y a quelque chose. Est-ce que le marquis te ferait des traits, par hasard ? Nom de nom ! si je le savais ! Si je t'aime ! Est-ce que je le tourmente ! je fais des économies, voilà tout. Tu fais des taquineries, et elles retombent sur ta fille. Mêle-toi de ce qui te regarde. Voyons, qu'est-ce qu'il t'a fait, ce monsieur ? je veux le savoir. Rien... rien... n'allez pas le quereller, au nom du ciel ! Pourquoi mangeais-tu des yeux cette lettre ? Est-ce que tu crois que madame de Montjay... ? Elle le croit, n'est-ce pas, Verdelet ? Mon père !... le secret d'une lettre est sacré ! Il n'y a de sacré pour moi que ton bonheur. Prends garde, Poirier !... Que dira ton gendre ? Je me soucie bien de mon gendre ! Ne lisez pas, au nom du ciel ! Je lirai... Si ce n'est pas mon droit c'est mon devoir. "Cher Gaston." Ah ! le scélérat ! Oh ! mon Dieu !... C'est toi qui m'as laissé faire ce mariage-là ! C'est trop fort ! Quand je t'ai consulté, pourquoi ne t'es-tu pas mis en travers ? pourquoi ne m'as-tu pas dit ce qui devait arriver ? Je te l'ai dit vingt fois !... mais monsieur était ambitieux ! Ça m'a bien réussi ! Ah ! mon Dieu ! [VERDELET:] Toinon, mon enfant ! reviens à toi... [POIRIER:] Ote-toi de là... Est-ce que tu sais ce qu'il faut lui dire ? Toinon, mon enfant, reviens à toi ! Qu'ai-je donc fait au bon Dieu pour être éprouvée de la sorte ? Après trois mois de mariage ! Non ! le lendemain ! le lendemain ! Il ne m'a pas été fidèle un jour ! Il a couru chez cette femme en sortant de mes bras... Il n'avait donc pas senti battre mon cœur ? il n'avait donc pas compris que je me donnais à lui tout entière ? Le malheureux ! j'en mourrai ! Tu en mourras ?... je te le défends ! Qu'est-ce que je deviendrais, moi ! Ah ! le brigand !... Où vas-tu ? Veux-tu que je t'accompagne ? Quel mariage ! quel mariage ! Je t'en supplie, pas de coup de tête ! [LES MÊMES:] Vous cherchez quelque chose, monsieur ? [GASTON:] L'auriez-vous ouverte, par hasard ? Vous l'avez ouverte ? Savez-vous bien, monsieur, que c'est une indignité, que c'est l'action d'un malhonnête homme ? Monsieur le marquis !... Poirier ! Il n'y a qu'un malhonnête homme ici, c'est vous ! Pas de reproches ! En me volant le secret de mes fautes, vous avez perdu le droit de les juger ! Il y a quelque chose de plus inviolable que la serrure d'un coffre-fort, monsieur ; c'est le cachet d'une lettre, car il ne se défend pas. Qu'est-ce que je te disais ? C'est trop fort ! Un père n'aurait pas le droit... Mais je suis bien bon de répondre ! Vous vous expliquerez devant les tribunaux, monsieur le marquis. Les tribunaux ? Ah ! vous croyez qu'on peut impunément apporter dans nos familles l'adultère et le désespoir ? Un bon procès, monsieur ! un procès en séparation de corps ! Un procès ? où cette lettre sera lue ? Eu public ; oui, monsieur, en public ! Es-tu fou, Poirier ? un pareil scandale... Mais vous ne songez pas que vous perdez une femme ! [POIRIER:] Vous allez me parler de son honneur, peut-être ? Tant mieux, morbleu, j'en suis ravi ! Elle ne sera jamais trop punie, celle-là ! En voilà une, par exemple, qui n'intéressera personne ; Prendre le mari d'une pauvre jeune femme après trois mois de mariage ! Si vous croyez que je ne vous méprise pas comme le dernier des derniers !... N'êtes-vous pas honteux ? sacrifier une femme charmante... Que lui reprochez-vous ? Trouvez-lui un défaut, un seul, pour vous excuser ! Un cœur d'or ! des yeux superbes ! Et une éducation ! Tu sais ce qu'elle m'a coûté, Verdelet ? Crois-tu que je ne me modère pas ? Si je m'écoulais !... mais non... il y a des tribunaux... je vais chez mon avoué. [GASTON:] Ah ! vous ne le connaissez pas ! Prenez garde, monsieur. Je dois sauver cette femme, je dois la sauver à tout prix... Comprenez donc que je suis responsable de tout ! [POIRIER:] Je l'entends bien ainsi. Vous ne savez pas jusqu'où le désespoir pourrait m'emporter ! Des menaces ? Oui ! des menaces ; rendez-moi cette lettre... Vous ne sortirez pas ! De la violence ! faut-il que je sonne mes gens ? C'est vrai ! ma tête se perd. Écoutez-moi, du moins. Vous n'êtes pas méchant... c'est la colère, c'est la douleur qui vous égare. Colère légitime, douleur respectable ! Oui, monsieur, je reconnais mes fautes, je les déplore... mais, si je vous jurais de ne plus revoir madame de Montjay, si je vous jurais de consacrer ma vie au bonheur de votre fille ? Arrêtez ! vous aviez raison ce matin, c'est le désœuvrement qui m'a perdu. Ah ! vous le reconnaissez maintenant. Eh bien, si je prenais un emploi ?... Un emploi ? vous ? Vous avez le droit de douter de ma parole, je le sais ; mais gardez celte lettre, et. si je manque à mes engagements, vous serez toujours à temps... C'est vrai ! oui, c'est vrai. Eh bien, tu acceptes ? Tout vaut mieux qu'une séparation. Ce n'est pas tout à fait mon avis... Cependant puisque tu l'exiges... Je souscris pour ma part, monsieur, au traité que vous m'offrez... Il ne reste plus qu'à le soumettre à ma fille. Oh ! ce n'est pas ta fille qui demandera du scandale. à VERDELET. A moins pourtant qu'il ne rende ma fille si heureuse... si heureuse !...
[GASTON:] Tu l'as voulu, marquis de Presles ! Est-ce assez d'humiliations ! Ah ! madame de Montjay ! — En ce moment, mon sort se décide. Que vont-ils me rapporter ? Ma condamnation ou celle de cette infortunée ? la honte ou le remords ? Et tout cela pour une fantaisie d'un jour ! Tu l'as voulu, marquis de Presles... n'accuse que toi !
[LES MÊMES:] Non, mon père, non, c'est impossible !... Tout est fini entre M. de Presles et moi ! Je ne te reconnais plus là, mon enfant. Mats puisque je te dis qu'il prendra une occupation ! qu'il ne reverra jamais cette femme ! qu'il te rendra heureuse ! Il n'y a plus de bonheur pour moi ! Si M. de Presles ne m'a pas aimée librement, croyez-vous qu'il m'aimera par contrainte ? [POIRIER:] Parlez donc, monsieur ! [M:] de Presles se tait ; il sait que je ne croirais pas à ses protestations. Il sait aussi que tout lien est rompu entre nous, et qu'il ne peut plus être qu'un étranger pour moi... Reprenons donc tous les deux ce que la loi peut nous rendre de liberté... Je veux une séparation, mon père. Donnez-moi cette lettre : c'est à moi, à moi seule, qu'il appartient d'en faire usage ! Donnez-la-moi ! Je t'en supplie, mon enfant, pense au scandale qui va nous éclabousser tous. Il ne salira que les coupables ! Pense à cette femme que tu vas perdre à jamais... A-t-elle eu pitié de moi ?... Mon père, donnez-moi cette lettre. Ce n'est pas votre fille qui vous la demande, c'est la marquise de Presles outragée. Donnez. Je tiens ma vengeance, monsieur, clic ne saurait m'échapper. Vous aviez engagé votre honneur pour sauver votre maîtresse, je le dégage et vous le rends. Eh bien, qu'est-ce qu'elle fait ? Mon devoir ! Brave enfant ! Noble cœur ! Oh ! madame, comment vous exprimer ?... Orgueilleux que j'étais ! je croyais m'être mésallié... vous portez mon nom mieux que moi ! Ce ne sera pas trop de toute ma vie pour réparer le mal que j'ai fait. Je suis veuve, monsieur,
[VERDELET:] Je te dis que tu l'aimes encore. Et moi, je te dis que tu le hais. Mais si !... Ce qui s'est passé hier ne te suffit pas ? Tu voudrais que ce vaurien m'enlevât ma fille à présent ? Je voudrais que l'existence d'Antoinette ne fût pas à jamais perdue, et, à la façon dont tu t'y prends... Je m'y prends comme il me plaît, Verdelet... Ça t'est facile de faire le bon apôtre, tu n'es pas à couteaux tirés avec le marquis, toi ! Une fois qu'il aurait emmené sa femme, tu serais toujours fourré chez elle, et, pendant ce temps, je vivrais dans mon trou, seul, comme un chat-huant... voilà ton rêve ! Oh ! je te connais, va ! Egoïste comme tous les vieux garçons !... Prends garde, Poirier ! Es-tu sûr qu'en poussant les choses à l'extrême, tu n'obéisses pas toi-même à un sentiment d'égoïsme ?... Nous y voilà ! C'est moi qui suis égoïste ici ! parce que je défends le bonheur de ma fille ! parce que je ne veux pas que mon gueux de gendre m'arrache mon enfant pour la torturer ! Mais dis donc quelque chose !... Ça te regarde plus que moi. Je ne l'aime plus, Tony. Il a tué dans mon cœur tout ce qui fait l'amour. Ah ! Je ne le hais pas, mon père ; il m'est indifférent, je ne le connais plus. [POIRIER:] Ça me suffit. Mais, ma pauvre Toinon, tu commences la vie à peine. As-tu jamais réfléchi sur la destinée d'une femme séparée de son mari ? T'es-tu jamais demandé... ? Ah ! Verdelet, fais-nous grâce de tes sermons ! Elle sera, pardieu, bien à plaindre avec son bonhomme de père, qui n'aura plus d'autre ambition que de l'aimer et de la dorloter ! Tu verras, fifille, quelle bonne existence nous mènerons à nous deux... A nous trois ! car je vaux mieux que toi, gros égoïste !... Tu verras comme nous t'aimerons, comme nous te câlinerons ! Ce n'est pas nous qui te planterons là pour courir après des comtesses !... Allons, faites tout de suite une risette à ce père... dites que vous serez heureuse avec lui. Tu l'entends, Verdelet ? Quant à ton garnement de mari... tu as été trop bonne pour lui, ma fille... nous le tenions !... Enfin !... Je lui servirai une pension de mille écus, et il ira se faire pendre ailleurs. Ah ! qu'il prenne tout, qu'il emporte tout ce que je possède. Non pas ! Je ne demande qu'une chose, c'est de ne jamais le revoir. Il entendra parler de moi sous peu... Je viens de lui décocher un dernier trait... Qu'avez-vous fait ? Eh bien ? Vous avez fait cela ? Et toi, Tony, tu l'as laissé faire ? Il aura raison. Je vais voir si les affiches sont prêtes, des affiches énormes dont nous couvrirons les murs de Paris. — "A vendre, le château de Presles ! Depuis hier soir ? Allons donc ! je vais chez l'imprimeur.
[VERDELET:] Ton père est absurde ! si on le laissait faire, il rendrait tout rapprochement impossible entre ton mari et toi. Qu'espères-tu donc, mon pauvre Tony ? Mon amour est tombé de trop haut pour pouvoir se relever jamais. Tu ne sais pas ce que M. de Presles était pour moi... Ce n'était pas seulement un mari, c'était un maître dont j'aurais été fière d'être la servante. Je ne l'aimais pas seulement, je l'admirais comme un représentant d'un autre âge. Ah ! Tony, quel réveil ! [M:] le marquis demande si madame peut le recevoir ? A quoi bon ? Rassurez-vous, madame, vous n'aurez pas longtemps l'ennui de ma présence. Vous l'avez dit hier, vous êtes veuve, et je suis trop coupable pour ne pas sentir que votre arrêt est irrévocable. Je viens vous dire adieu. Comment, monsieur ? Je vous entends... Ne craignez rien de l'avenir et rassurez M. Poirier. J'ai un état, celui de mon père : soldat. Je pars demain pour l'Afrique avec M. de Montmeyran, qui me sacrifie son congé. [ANTOINETTE:] Je n'ai jamais dit qu'il fût lâche. Ah ! s'il était une expiation ! Il n'en est pas, monsieur. Je vous laisse mon nom, madame, vous le garderez sans tache. J'emporte le remords d'avoir troublé votre vie, mais vous êtes jeune, vous êtes belle, et la guerre a d'heureux hasards. Je viens te chercher. Allons ! Adieu, monsieur Verdelet, Adieu, madame ; adieu pour toujours ! Tais-toi ! Mademoiselle Poirier l'emporte sur madame de Montjay ?... quel triomphe !... Ah ! tu es cruelle ! C'est justice, monsieur. Elle était digne de l'amour le plus pur, et je l'ai épousée pour son argent. J'ai fait un marché ! un marché que je n'ai pas même eu la probité de tenir. Oui, le lendemain de notre mariage, je vous sacrifiais, par forfanterie de vice, à une femme qui ne vous vaut pas. C'était trop peu de votre jeunesse, de votre grâce, de votre pureté : pour éclairer ce cœur aveugle, il vous a fallu en un jour me sauver deux fois l'honneur. Quelle âme assez basse pour résister à tant de dévouement ? et que prouve mon amour, qui puisse me relever à vos yeux ? En vous aimant, je fais ce que tout homme ferait à ma place ; en vous méconnaissant, j'ai fait ce que n'eût fait personne. Vous avez raison, madame, méprisez un cœur indigne de vous ; j'ai tout perdu, jusqu'au droit de me plaindre, et je ne me plains pas... Viens, Hector. Attends... Savez-vous où il va, madame ? Sur le terrain. [VERDELET:] et ANTOINETTE. Sur le terrain ? Que fais-tu ? Ah ! Tony, sa vie est en danger... Que vous importe, madame ? Tout n'est-il pas rompu entre vous ? [LE DUC:] Gaston ! Tu vois bien qu'elle t'aime encore ! [GASTON:] Ah ! madame, s'il est vrai, si je ne suis pas sorti tout à fait de votre cœur, dites un mot... donnez-moi le désir de vivre. Qu'est-ce que vous faites donc là, monsieur le marquis ? Un duel ! cela t'étonne ? Les maîtresses, les duels, tout cela se tient. Qui a terre a guerre. Que voulez-vous dire, mon père ?... Supposeriez-vous... Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas, monsieur ? Vous ne répondez pas ? [POIRIER:] Crois-tu qu'il aura la franchise de l'avouer ? Je ne sais pas mentir, madame. Ce duel est tout ce qui reste d'un passé odieux. Il a l'impudence d'en convenir ! Quel cynisme ! Et on me dit que vous m'aimez !... Et j'étais prête à vous pardonner au moment où vous alliez vous battre pour votre maîtresse !... On faisait de cette dernière offense un piège à ma faiblesse... Ah ! monsieur le duc ! [GASTON:] Quoi ! monsieur, faire des excuses ? Il s'agit de donner à Antoinette une preuve de votre sincérité ; c'est la seule que vous puissiez lui offrir. Le sacrifice qu'on vous demande est très grand, je le sais ; mais, s'il l'était moins, pourrait-il racheter vos torts ? Voilà cet imbécile qui va les raccommoder, maintenant ! Je ferais avec joie le sacrifice de ma vie pour réparer mes fautes, mais celui de mon honneur... la marquise de Presles ne l'accepterait pas. Et si vous vous trompiez, monsieur ? si je vous le demandais ? Quoi ! madame, vous exigeriez ?... Que vous fassiez pour moi presque autant que pour madame de Montjay ? Oui, monsieur. Vous consentiez pour elle à renier le passé de votre famille, et vous ne renonceriez pas pour moi à un duel... à un duel qui m'offense ? Comment croirai-je à votre amour, s'il est moins fort que votre vanité ? D'ailleurs, vous serez bien avancé quand vous aurez attrapé un mauvais coup ! Croyez-moi, prudence est mère de sûreté. Vieux serpent ! Qui oserait douter de votre courage ? N'avez-vous pas fait vos preuves ? Et que vous importe l'opinion d'un tas de godelureaux ? Vous aurez l'estime de mes amis, cela doit vous suffire. Vous le voyez, madame, on rirait de moi... vous n'aimeriez pas longtemps un homme ridicule. Comment ! tu es aussi d'avis... ? Des excuses, sur le terrain ?... [POIRIER:] J'en ferais, moi... Décidément, Poirier, tu veux forcer ton gendre à se battre ? Moi ? Je fais tout ce que je peux pour l'en empêcher, Allons, Gaston, tu n'as pas le droit de refuser cette marque d'amour à ta femme. [GASTON:] Eh bien... non ! c'est impossible. Antoinette... au nom du ciel !... [LE DUC:] Elle a mille fois raison. Des excuses ! moi ! Ah ! vous n'avez que de l'orgueil ! Voyons, Gaston, fais-toi violence. Je te jure que, moi, la place, je n'hésiterais pas. Eh bien... A un Pontgrimaud ! — Va sans moi. Êtes-vous contente de lui ? Oui, Gaston, tout est réparé. Je n'ai plus rien à vous pardonner, je vous crois, je suis heureuse, je vous aime. Et maintenant, va te battre, va !... Oh ! chère femme, tu as le cœur de ma mère ! Que les femmes sont bêtes, mon Dieu ! Allons vite ! nous arriverons les derniers. Vous tirez bien l'épée, n'est-ce pas ? Comme Saint Georges, madame, et un poignet d'acier ! M. Poirier, priez pour Pontgrimaud. [II:] en sera quitte pour une égratignure, puisque tu m'aimes. — Partons. Hector. Encore une lettre ? [GASTON:] Ouvrez-la vous-même. Oh ! j'en suis sûr. Bah ! [ANTOINETTE:] " Nous avons fait tous les deux nos preuves. Je n'hésite donc pas à vous dire que je regrette un moment de vivacité... Vous êtes le seul homme du monde à qui je consentisse à faire des excuses. Et je ne doute pas que vous ne les acceptiez aussi galamment qu'elles vous sont faites. [VERDELET:] Tout s'arrange pour le mieux, mon cher enfant : j'espère que vous voilà corrigé ? pour rompre irrévocablement avec les folies de mon passé, je vous demande une place dans vos bureaux. Dans mes bureaux ! vous ? un gentilhomme ? Ne dois-je pas nourrir ma femme ? Vous étiez digne d'être un bourgeois ; nous pouvons nous entendre. Faisons la paix et restez chez moi. Faisons la paix, je le veux bien, monsieur. Quant à rester ici, c'est autre chose. Vous m'avez fait comprendre le bonheur du charbonnier qui est maître chez lui. Je ne vous en veux pas, mais je m'en souviendrai. Et vous emmenez ma fille ? vous me laissez seul dans mon coin ? [POIRIER:] Ma fille va être la femme d'un commis marchand ! Bon Tony !... Vous me permettez d'accepter, Gaston ? [M:] Verdelet est de ceux envers qui la reconnaissance est douce. Je quitte le commerce, — je me retire chez vous, monsieur le marquis, si vous le trouvez bon, et nous cultiverons vos terres ensemble : c'est un métier de gentilhomme. Eh bien, et moi ? on ne m'invite pas ?... Tous les enfants sont des ingrats, mon pauvre père avait raison. [POIRIER:] Tiens, c'est une idée. Pardieu ! tu n'as que cela à faire : car tu es guéri de ton ambition, je pense. Oui, oui. Nous sommes en mil huit cent quarante-six ; je serai député de l'arrondissement de Presles en quarante-sept, et pair de France en quarante-huit.
[DES RILLETTES:] Ces Boulingrin que j'ai rencontrés l'autre jour à la table des Duclou et qui m'ont invité à venir de temps en temps prendre une tasse de thé chez eux, me paraissent de charmantes gens et je crois que je goûterai en leur compagnie infiniment de satisfaction. [FELICIE:] Si monsieur veut bien prendre la peine de s'asseoir ?... Je vais aller avertir mes maîtres. [DES RILLETTES:] Je vous remercie. — Ah ! [FELICIE:] Monsieur ? [DES RILLETTES:] Comment vous appelez-vous, ma belle ? [FELICIE:] Je m'appelle Félicie, et vous ?... Oh ! ce n'est pas par indiscrétion, c'est pour savoir qui je dois annoncer. [DES RILLETTES:] Trop juste. Des Rillettes. [FELICIE:] Des Rillettes ? [DES RILLETTES:] Des Rillettes. [FELICIE:] Ma foi, j'ai connu pire que ça. Ainsi tenez, dans mon pays, à Saint-Casimir près Amboise, nous avions un voisin qui s'appelait Piédevache. [DES RILLETTES:] Oui ? Eh bien, allez donc informer de ma visite Mme et M. Boulingrin. [FELICIE:] J'y vais. [DES RILLETTES:] Au fait, non. Un moment. Approchez un peu, que je vous parle. Vous n'êtes pas qu'une jolie fille, vous. [FÉLICIE:] Peuh... [DES RILLETTES:] Vous êtes aussi une fine mouche. [FELICIE:] Peuh... [DES RILLETTES:] De mon côté, j'ose prétendre que je ne suis pas un imbécile. [FELICIE:] Peuh... Pardon, je pensais à autre chose. [DES RILLETTES:] Je crois que nous pourrons nous entendre. Il y a longtemps que vous servez ici ? [FELICIE:] Bientôt deux ans. [DES RILLETTES:] A merveille ! Vous êtes la femme qu'il me faut. [FELICIE:] Vous voulez m'épouser ? [DES RILLETTES:] Ne faites pas la bête, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. [FELICIE:] On peut se tromper. Excusez. [DES RILLETTES:] Félicie, écoutez-moi bien, et surtout répondez franchement. Si vous mentez, mon petit doigt me le dira. En revanche, si vous êtes sincère, je vous donnerai quarante sous. [FELICIE:] C'est trop. [DES RILLETTES:] Cela ne fait rien ; je vous les donnerai tout de même. [FELICIE:] En ce cas, allez-y. Questionnez. [DES RILLETTES:] Entre nous, Mme et M. Boulingrin sont de fort aimables personnes ? [FELICIE:] Je vous crois. [DES RILLETTES:] Je l'aurais parié ! Gens simples, n'est-ce pas ? [FELICIE:] Tout ce qu'il y a de plus. [DES RILLETTES:] Un peu popote ? [FELICIE:] Un peu beaucoup. [DES RILLETTES:] Très bien ! Ménage très uni, au surplus ? [FELICIE:] Uni ? Uni ? Mais c'est au point que j'en suis quelquefois gênée ! Jamais une discussion, toujours du même avis ! Deux tourtereaux, monsieur ! deux ramiers ! [DES RILLETTES:] Allons, je constate que mon flair aura fait des siennes une fois de plus. Je vais être ici comme dans un bain de sirop de sucre. Voilà vos deux francs, mon petit chat. [FELICIE:] Ça ne vous gêne pas ? [DES RILLETTES:] Non. [FELICIE:] Alors... merci, monsieur. [DES RILLETTES:] Laissez donc !... Jamais je n'ai moins regretté mon argent. Salut ! demeure calme et tranquille, asile de paix où je me propose de venir trois fois par semaine passer la soirée cet hiver, les pieds chauffés à des brasiers qui ne me coûteront que la fatigue de leur présenter mes semelles, et abreuvé de tasses de thé qui ne me coûteront que la peine de les boire. Oh ! agréable perspective ! rêve longtemps caressé ! vision cent fois douce à l'âme du pauvre pique-assiette qui, sentant la vieillesse prochaine et pensant avec Racan que l'instant est venu de faire la retraite, ne demande pas mieux que de la faire, à l'œil, sous le toit hospitalier d'autrui. C'est que, voyez-vous, mon enfant, plus on avance dans la vie, plus on en voit l'inanité. Qu'est la volupté ? Un vain mot ! Qu'est le plaisir ? Une apparence ! Vous me direz que pour un vieux célibataire, la vie de café a bien ses charmes. C'est vrai, mais que d'inconvénients ! A la longue, ça devient monotone, onéreux, et puis il arrive un âge où... [FELICIE:] Oh ! [DES RILLETTES:] Qu'est-ce qu'il y a ? [FELICIE:] J'ai oublié de refermer le robinet de la fontaine. [DES RILLETTES:] Petite bête ! Ça doit être du propre. [FELICIE:] Je me sauve. Je vous annoncerai en même temps.
[DES RILLETTES:] d'ailleurs. Ameublement bourgeois mais confortable, bourrelets aux fenêtres et sous les portes... La cheminée ronfle comme un sonneur et tire comme un maître d'armes. Non, mais voyez donc ce ressort !... Des Rillettes, mon petit lapin, tu me parais avoir trouvé tes invalides, et tu seras ici, je te le répète, ni plus ni moins que dans un bain de sirop de sucre. Je te fais bien mes compliments. Du bruit ! Ce sont probablement M. et Mme Boulingrin.
[DES RILLETTES:] Madame et monsieur Boulingrin, je suis bien votre serviteur. [BOULINGRIN:] Eh ! bonjour, monsieur des Rillettes. [MADAME BOULINGRIN:] C'est fort aimable à vous d'être venu nous voir. [BOULINGRIN:] Vous tombez à propos. [DES RILLETTES:] Bah ! [MADAME BOULINGRIN:] Comme marée en carême. [DES RILLETTES:] J'en suis bien aise. [MADAME BOULINGRIN:] Dites-moi, monsieur des Rillettes... [DES RILLETTES:] Madame ?... [BOULINGRIN:] Pardon ! moi d'abord. [MADAME BOULINGRIN:] Non. Moi ! [BOULINGRIN:] Non ! [MADAME BOULINGRIN:] N'écoutez pas, monsieur des Rillettes. Mon mari ne dit que des bêtises. [BOULINGRIN:] Que des bêtises !... [MADAME BOULINGRIN:] Oui, que des bêtises. [BOULINGRIN:] Tu vas voir un peu, tout à l'heure, si je ne vais pas aller t'apprendre la politesse avec une bonne paire de claques. Espèce de grue ! [MADAME BOULINGRIN:] Voyou ! [BOULINGRIN:] Comment as-tu dit cela ? [MADAME- BOULINGRIN:] J'ai dit : "Voyou. [BOULINGRIN:] Tonnerre !... Et puis tu embêtes monsieur. Veux-tu bien le lâcher tout de suite ! [MADAME BOULINGRIN:] Lâche-le toi-même. [BOULINGRIN:] Non. Toi ! [MADAME BOULINGRIN:] Non ! [DES RILLETTES:] Oh ! [MADAME BOULINGRIN:] Tu entends. Tu le fais crier. [DES RILLETTES:] Excusez-moi, madame et monsieur Boulingrin, mais je vois que vous êtes en affaires et je craindrais d'être importun. [BOULINGRIN:] Nullement. [MADAME BOULINGRIN:] Point du tout. [BOULINGRIN:] Au contraire. [DES RILLETTES:] Cependant... [BOULINGRIN:] Au contraire, vous dis-je. Tenez ! [MADAME BOULINGRIN:] C'est cela. Prenez un siège. [DES RILLETTES:] Merci. [BOULINGRIN:] Non. Pas celui-ci ; celui-là ! [DES RILLETTES:] Mille grâces. [MADAME BOULINGRIN:] Non. Pas celui-là ; celui-ci. [BOULINGRIN:] Non. [MADAME BOULINGRIN:] Si. [BOULINGRIN:] Est-ce que ça va durer longtemps ? Vas-tu ficher la paix à M. des Rillettes ? [DES RILLETTES:] En vérité, je suis désolé. [MADAME BOULINGRIN:] Pourquoi donc ? [BOULINGRIN:] II n'y a pas de quoi. [MADAME BOULINGRIN:] et BOULINGRIN, ensemble. — Asseyez-vous. Là ! [BOULINGRIN:] Pas sur celle-là, je vous dis ! [MADAME BOULINGRIN:] Tu vois ! : Imbécile ! Imbécile i Tandis que : [BOULINGRIN:] Eh ! c'est de ta faute, aussi ! Pourquoi as-tu voulu le forcer à s'asseoir sur une chaise qui le répugnait ? Tu serais bien avancée, n'est-ce pas, s'il s'était cassé la figure ?... Imbécile ?... Imbécile toi-même ! Quel monstre de femme, mon Dieu ! Pourquoi faut-il que j'aie trouvé ça sur mon chemin ? Vous ne vous êtes pas blessé, j'espère ? [DES RILLETTES:] Oh ! si peu que ce n'est pas la peine d'en parler. [BOULINGRIN:] Vous m'en voyez ravi. Approchez-vous du feu. [DES RILLETTES:] Je suis fâché d'être venu. [MADAME BOULINGRIN:] Prenez ce coussin sous vos pieds. [DES RILLETTES:] Merci beaucoup. [BOULINGRIN:] Prenez également celui-ci. [DES RILLETTES:] Bien obligé. En vérité... [BOULINGRIN:] Cet autre encore. [MADAME BOULINGRIN:] Ce petit tabouret. [DES RILLETTES:] De grâce. [BOULINGRIN:] Eh ! laisse-nous tranquilles avec ton tabouret ! Tu assommes M. des Rillettes. [DES RILLETTES:] Quelle idée ! [MADAME BOULINGRIN:] C'est toi qui le rases. [BOULINGRIN:] Allons, tais-toi ! [MADAME BOULINGRIN:] Je me tairai si je veux. [BOULINGRIN:] Si tu veux ? [MADAME BOULINGRIN:] Oui, si je veux. [BOULINGRIN:] de Dieu ! [MADAME BOULINGRIN:] Et je ne veux pas, précisément. [BOULINGRIN:] C'est trop fort !... Coquine ! [MADAME BOULINGRIN:] Cocu ! [BOULINGRIN:] Gaupe ! [MADAME BOULINGRIN:] Gouape ! [BOULINGRIN:] Quelle existence ! [MADAME BOULINGRIN:] Je te conseille de te plaindre. Un fainéant doublé d'un escroc, qui ne fait œuvre de ses dix doigts et se saoule avec l'argent de ma dot : les économies de mon vieux père ! [BOULINGRIN:] Ton père !... Dix ans de travaux forcés pour faux en écritures de commerce. [MADAME BOULINGRIN:] En tout cas, on ne l'a pas fourré à Saint-Lazare pour excitation de mineure à la débauche, comme la mère d'un imbécile que je connais. [BOULINGRIN:] Vous l'entendez ? [DES RILLETTES:] Ne trouvez-vous pas que le temps s'est étrangement rafraîchi depuis une quinzaine de jours ? [BOULINGRIN:] Ne me force pas à révéler en l'infection de quel cloaque je t'ai pêchée de mes propres mains. [MADAME BOULINGRIN:] Pêchée !... Tu ne manques pas d'audace et je serais curieuse de savoir lequel de nous a péché l'autre ! [BOULINGRIN:] Ernestine ! [MADAME BOULINGRIN:] Silence, ou je dis tout ! ! ! [BOULINGRIN:] Ah !... Ah !... Ah !... [DES RILLETTES:] Du calme !... Madame a raison. [BOULINGRIN:] Raison ? [DES RILLETTES:] Oui. [BOULINGRIN:] Raison ! [DES RILLETTES:] Mais... [BOULINGRIN:] Raison !... Ah ça ! monsieur des Rillettes, vous voulez donc que je vous extermine ? [DES RILLETTES:] En aucune façon, monsieur. Je vous prie même de n'en rien faire. [BOULINGRIN:] Certes, je puis le dire à voix haute : au cours de ma longue carrière, j'ai entendu bien des crétins proférer des extravagances. Ça ne fait rien, je veux que mon visage se couvre de pommes de terre si j'ai jamais, au grand jamais, ouï la pareille insanité ! [DES RILLETTES:] Ah ! mais pardon ! [BOULINGRIN:] Raison ! [DES RILLETTES:] Voulez-vous me permettre ? Écoutez-moi. [BOULINGRIN:] Une trique ! Qu'on m'apporte une trique ! Je veux casser les reins à M. des Rillettes, car la patience a des limites et, à la fin, ceci passe la permission. Comment ! Voilà une bougresse, fille de voleurs, voleuse elle-même, qui me fait tourner en bourrique, m'écorche, me larde, me fait cuire à petit feu, et c'est elle qui a raison !... une gueuse qui me suce le sang, me ronge le cerveau, le poumon, les reins, les pieds, le foie, la rate, l'œsophage, le pancréas, le péritoine et l'intestin, et c'est elle qui a raison ! [DES RILLETTES:] Voyons... [MADAME BOULINGRIN:] Ne faites pas attention, il est fou. [BOULINGRIN:] Raison !... Vous dites qu'elle a raison parce que vous parlez sans savoir, comme une vieille bête que vous êtes. [DES RILLETTES:] Trop aimable. [BOULINGRIN:] Mais si vous étiez à ma place, vous changeriez d'opinion. Oui, ah ! je voudrais bien vous y voir ! Vous en feriez une, de bouillotte, si on vous mettait à la broche avec une gousse d'ail dans le derrière, et qu'on vous foute ensuite à roter devant le feu, depuis le premier janvier jusqu'à la Saint-Sylvestre. [DES RILLETTES:] Comment ! à roter devant le feu !... [BOULINGRIN:] A rôtir... Je ne sais plus ce que je dis. [MADAME BOULINGRIN:] II est fou à lier. [BOULINGRIN:] Fou à lier ?... Gueuse ! Scélérate ! Plaie de ma vie ! Mais monsieur, jusqu'à mon manger !... où elle fourre de la mort aux rats, histoire de me ficher la colique ! [MADAME BOULINGRIN:] Quel toupet ! C'est lui, au contraire, qui met des bouchons dans le vin, afin de le rendre imbuvable ! [BOULINGRIN:] Menteuse ! [MADAME BOULINGRIN:] Je mens ? C'est bien simple.
[BOULINGRIN:] C'est ça ! File, que je ne te revoie plus !... que je n'entende plus parler de toi ! [DES RILLETTES:] Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ?... Qu'est-ce que c'est que ces gens- là ? Fuyons avec célérité. [BOULINGRIN:] Monsieur des Rillettes ? [DES RILLETTES:] Monsieur ? [BOULINGRIN:] J'ai des excuses à vous faire. Je crains de m'être laissé aller à un fâcheux emportement et de ne pas vous avoir traité avec les égards voulus. [DES RILLETTES:] Quand cela ? Où ? [BOULINGRIN:] Tout à l'heure. Ici. [DES RILLETTES:] Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous avez été, au contraire, d'une correction irréprochable, et je suis touché au plus haut point de votre excellent accueil. [BOULINGRIN:] Quoi ! déjà ! [DES RILLETTES:] Hélas, oui. Je suis appelé au-dehors par une affaire des plus pressantes, et je dois prendre congé de vous. [BOULINGRIN:] Vous plaisantez. [DES RILLETTES:] Du tout. [BOULINGRIN:] Allons, vous allez accepter un rafraîchissement. [DES RILLETTES:] N'en croyez rien. [BOULINGRIN:] Si fait, si fait, nous ne nous quitterons pas sans avoir bu un coup et choqué le verre à notre bonne amitié. N'insistez pas, vous me blesseriez. Je croirais que vous avez de la rancune contre moi. Allez me chercher une bouteille de Champagne. [FELICIE:] Bien, m'sieu. [DES RILLETTES:] Enfin !... [BOULINGRIN:] Ah ! [DES RILLETTES:] J'accepte votre invitation pour ne pas vous désobliger, mais j'entends ne plus être mêlé à vos dissensions intestines. Elles sont sans intérêt pour moi et me mettent dans des positions fausses, — sans parler des boutons de mon habit qui y restent, et de mes fesses, qui s'en ressentent. [BOULINGRIN:] Marché conclu. [DES RILLETTES:] Tope ? [BOULINGRIN:] Tope ! [DES RILLETTES:] En ce cas, asseyons-nous. [BOULINGRIN:] J'ai idée, monsieur des Rillettes, que nous allons faire, à nous deux, une solide paire d'amis. [DES RILLETTES:] C'est aussi mon avis. [BOULINGRIN:] Vous m'êtes fort sympathique. Je vous le dis comme je le pense. Sans doute, j'apprécie vivement l'agrément de votre causerie, pleine d'aperçus ingénieux, fertile en piquantes anecdotes et en mots à l'emporte-pièce, mais une chose surtout me plaît en vous : le parfum de franchise, de droiture, qui émane de votre personne. Gageons que la sincérité est votre vertu dominante ? [DES RILLETTES:] Forcé d'en convenir. [BOULINGRIN:] A merveille ! Nous allons l'établir sur l'heure. Donnez-moi votre parole d'honneur de répondre sans ambages, sans détours et sans faux-fuyants, à la question que je vais vous poser. [DES RILLETTES:] Je vous la donne. [BOULINGRIN:] Bien. Dites-moi. Tout de bon, là, le cœur sur la main, croyez-vous que depuis la naissance du monde on vit jamais rien de comparable, comme ignominie, comme horreur, comme infamie, comme abjection, à la figure de ma femme ? [DES RILLETTES:] Ça recommence ! [BOULINGRIN:] Ah ! vous en convenez ! [DES RILLETTES:] Permettez. [BOULINGRIN:] Et encore, si ce n'était que sa figure ! Mais il y a pis que cela, monsieur, il y a sa mauvaise foi sans nom, sa bassesse d'âme sans exemple. Tenez, un détail dans le tas. Nous faisons lit commun, n'est-ce pas ! [DES RILLETTES:] Eh ! que diable !... [BOULINGRIN:] Sapristi, laissez-moi donc parler. Vous vous expliquerez tout à l'heure. Donc, nous faisons lit commun. Moi, je couche au bord, elle dans le fond. Ça l'embête. Très bien ; qu'est-ce qu'elle fait ? Elle m'envoie des coups de pied dans les jambes toute la nuit ! Comme ceci. [DES RILLETTES:] Oh ! [BOULINGRIN:] Hein ? Quelle sale bête !... Ou alors, elle me tire les cheveux ! Comme cela. [DES RILLETTES:] Ah ! [BOULINGRIN:] N'est-ce pas, monsieur, que ça fait mal ?... Bien mieux ! Quelquefois, le matin, est-ce qu'elle ne m'envoie pas des gifles à tour de bras, sous prétexte de s'étirer ? Parfaitement ! Tenez, voilà comment elle fait. Vous croyez que c'est agréable ? [DES RILLETTES:] Non ! Non ! Et, en voilà assez ! Et je ne suis pas venu dans le monde pour qu'on m'y fasse subir des mauvais traitements ! Et si, au grand jamais, je remets les pieds chez vous... [MADAME BOULINGRIN:] Buvez.
[DES RILLETTES:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [MADAME BOULINGRIN:] Buvez ! [BOULINGRIN:] Comment ! Tu n'es pas encore morte ! [MADAME BOULINGRIN:] Zut, toi ! Mais buvez donc, monsieur. Je vous dis que ça sent le bouchon ! [BOULINGRIN:] Mauvaise gale ! Tu ne l'emporteras pas en paradis !
[MADAME BOULINGRIN:] Bonjour ! Quel débarras ! [DES RILLETTES:] Quel monde ! [MADAME BOULINGRIN:] A la fin, allez-vous boire, vous ? [DES RILLETTES:] Sérieusement, j'aime autant pas. [MADAME BOULINGRIN:] Ce n'est pas sale ; c'est mon verre. [DES RILLETTES:] Je ne vous dis pas le contraire, mais je suis forcé de me retirer. [MADAME BOULINGRIN:] Comme ça ? Tout de suite ? [DES RILLETTES:] A l'instant même. — Qu'est-ce que j'ai fait de mon chapeau ? Madame... [MADAME BOULINGRIN:] Écoutez, monsieur des Rillettes, voulez-vous me rendre un service ? [DES RILLETTES:] Très volontiers. [MADAME BOULINGRIN:] Bien. Enlevez-moi. [DES RILLETTES:] Vous dites ? [MADAME BOULINGRIN:] Je dis : "Enlevez-moi. [DES RILLETTES:] Ça, par exemple, c'est le bouquet ! Vous voulez que je vous enlève ? [MADAME BOULINGRIN:] Je vous en prie. [DES RILLETTES:] Eh ! Je ne peux pas ! [MADAME BOULINGRIN:] Pourquoi donc ? [DES RILLETTES:] J'ai un vieux collage, ça me ferait avoir des histoires. [MADAME BOULINGRIN:] Vous refusez ? [DES RILLETTES:] A mon grand regret ; mais enfin soyez raisonnable... Puisque je vous dis... [MADAME BOULINGRIN:] Eh bien ! je vous préviens d'une chose : c'est que vous allez être la cause de grands malheurs. [DES RILLETTES:] Moi ? [MADAME BOULINGRIN:] Vous. Oh ! inutile de faire les grands bras. Avant — vous entendez ? — avant qu'il soit l'âge d'un petit cochon, il y aura, à cette place, un cadavre ! ! ! Puisse le sang qui aura coulé par votre faute ne pas retomber sur votre tête ! [DES RILLETTES:] Mais c'est à devenir fou ! Mais qu'est-ce que je vous ai fait ? Mais ça devient odieux, à la fin ? [MADAME BOULINGRIN:] Ah ! c'est qu'il ne faut pas, non plus, tirer trop fort sur la ficelle, ou alors tout casse, tant pis ! Voilà dix ans que j'y mets de la bonne volonté ; ça ne peut pas durer toute la vie. Vous comprenez que j'en ai assez. [DES RILLETTES:] Sans doute ; mais... ça m'est égal. [MADAME BOULINGRIN:] C'est tout naturel, parbleu ! Qu'est-ce que ça peut vous faire à vous ? Ce n'est pas vous qui tenez la queue de la poêle et qui payez les pots cassés. Alors vous tranchez la question avec le désintéressement d'un bon gros diable de pourceau confit dans son égoïsme. Trop commode ! Il est probable que vous changeriez de langage si vous étiez, pieds et poings liés, livré à la fureur d'une brute sanguinaire qui vous traiterait en esclave et vous battrait comme un tapis. Car il me bat. Vous ne le croyez pas ? [DES RILLETTES:] Si ! si ! si ! [MADAME BOULINGRIN:] Non seulement, entendez-vous bien, il me meurtrit de bourrades au point de m'en défoncer les côtes, mais il me pince, qui plus est !... à m'en faire hurler, le misérable !... et pas comme ceci, ce ne serait rien... non ; entre l'os de l'index et la deuxième phalange du pouce ! Comme ça. Vous voyez ; ça forme l'étau. [DES RILLETTES:] Ah ! Eh ! Oh ! Hi !
[BOULINGRIN:] Goûtez ! [DES RILLETTES:] Qu'est-ce que c'est que ça, encore ? [BOULINGRIN:] C'est de la mort aux rats. Goûtez ! Goûtez donc, tonnerre de Dieu ! Ça va vous fiche la colique. [DES RILLETTES:] Je m'en rapporte à vous. [MADAME BOULINGRIN:] Canaille !... Je n'en aurai pas le démenti ! — Buvez ! [DES RILLETTES:] Non ! [BOULINGRIN:] Goûtez ça ! [DES RILLETTES:] Jamais. [MADAME BOULINGRIN:] Je vous promets que ça empeste ! [BOULINGRIN:] Je vous jure que c'est du poison ! oppose une héroïque défense. [MADAME BOULINGRIN:] Est-il bête ! [BOULINGRIN:] C'est curieux, cette obstination ! Puisque je vous dis que vous êtes fichu d'en claquer ! [MADAME BOULINGRIN:] Dis donc, quand tu auras fini de gaver M. des Rillettes !... Est-ce que tu le prends pour une volaille ? [BOULINGRIN:] Et toi, le prends-tu pour une éponge ? [MADAME BOULINGRIN:] Saleté ! [BOULINGRIN:] Gueuse ! [MADAME BOULINGRIN:] Peste ! [BOULINGRIN:] Choléra !... Et puis, tiens ! [DES RILLETTES:] Oh ! [BOULINGRIN:] Pardon ! simple inadvertance. [MADAME BOULINGRIN:] Goujat ! Ignoble personnage ! Tiens ! [DES RILLETTES:] Ah ! [MADAME BOULINGRIN:] Excusez. C'est bien sans l'avoir fait exprès. Là-dessus, nous allons en finir. C'est toi qui l'auras voulu. [BOULINGRIN:] A moi ! Au secours ! [MADAME BOULINGRIN:] Tu vas mourir ! [DES RILLETTES:] Ah non, eh !... Lâchez-moi ! Pas de blagues ! [BOULINGRIN:] Ne bougez pas, bon sang de bonsoir ! [MADAME BOULINGRIN:] Otez-vous, monsieur des Rillettes ! [BOULINGRIN:] Non ! Non ! [MADAME BOULINGRIN:] Otez-vous de là ! Je tire. [BOULINGRIN:] Restez ! Je suis un homme perdu. Je la connais, elle est capable de tout ! Protégez- moi, monsieur des Rillettes ! C'est à ma vie qu'elle en a !... Ah ! la misérable ! la gueuse ! Au secours ! Au secours ! [MADAME BOULINGRIN:] Ah ! c'est comme ça ? Vous ne voulez pas vous retirer ? Eh bien ! tant pis pour vous si vous y laissez votre peau ! Il faut que ça finisse ! Il faut que ça finisse ! La mesure est comble ! Gare l'obus ! [DES RILLETTES:] Monsieur Boulingrin, par pitié !... Madame Boulingrin, je vous en prie !... je ne veux pas mourir encore !... Quelle sale inspiration j'ai eue de venir passer la soirée !... [BOULINGRIN:] Oh ! Quelle idée !... Vise-moi donc, maintenant !... surgissent, en hurlements, les phrases suivantes : [LA:] voix DE BOULINGRIN. — Ah ! tu voulais m'assassiner ?... Pif ! voix DE DES RILLETTES. — Oh ! voix DE MADAME BOULINGRIN. — A mon tour... Paf ! Voix DE DES RILLETTES. — Ah ! Tumulte nocturne. On entend : "Canaille ! Crapule ! Poison ! Escroc ! " et le bruit de quatre nouvelles gifles, que l'infortuné des Rillettes reçoit, non sans protestation, les unes après les autres. Voix DE MADAME BOULINGRIN. — Et puis, feu ! Voix DE DES RILLETTES, éploré. Une balle dans le gras ! ! ! Voix DE BOULINGRIN. — Ah ! tu tires ? Eh bien, je casse la glace ! Voix DE MADAME BOULINGRIN. — Ah ! tu casses la glace ? Eh bien ! je casse la pendule ! Voix DE BOULINGRIN. — Ah ! tu casses la pendule ? Eh bien ! je casse tout. Voix DE MADAME BOULINGRIN. Ah ! Tu casses tout ? Eh bien je mets le feu ! Ah ! tu casses Galopades, hurlements. Voix DE DES RILLETTES. — Faites donc attention, nom de Dieu ! Vous me marchez sur la figure ! Voix DE BOULINGRIN. — Chamelle ! Voix DE MADAME BOULINGRIN. — Enfant de coquine ! Voix DE BOULINGRIN. — Fille de voleur ! Voix DE MADAME BOULINGRIN. — Gredin ! [DES RILLETTES:] L'incendie ! ! ! Au feu ! Au feu ! [FELICIE:] Le feu ?... Voilà ! [DES RILLETTES:] Charmante soirée !
[BOULINGRIN:] Ne vous en allez pas, monsieur des Rillettes. Vous allez boire un verre de Champagne.
[LE COMMISSAIRE:] N'insistez donc pas, sacrebleu ! Je n'ai pas que vous à entendre. [LE MONSIEUR:] Vous pouvez bien m'autoriser à porter une arme sur moi ! [LE COMMISSAIRE:] Non. [LE MONSIEUR:] Qu'est-ce que ça vous fait ? [LE COMMISSAIRE:] Ça me fait que je ne le veux pas. [LE MONSIEUR:] Le quartier n'est pas sûr. Il est infesté de souteneurs qui bataillent entre eux toute la nuit et attaquent les passants pour les dévaliser. Or, la profession que j'exerce m'oblige à rentrer tard chez moi. [LE COMMISSAIRE:] Exercez-en une autre. [LE MONSIEUR:] Je veux bien. Trouvez-m'en une. [LE COMMISSAIRE:] Vous voulez rire, j'imagine. Est-ce que vous vous croyez dans un bureau de placement ? [LE MONSIEUR:] Et si on m'attaque, moi, cette nuit ? [LE COMMISSAIRE:] Vous viendrez me le dire demain. [LE MONSIEUR:] Et alors ? [LE COMMISSAIRE:] Alors, mais seulement alors, je vous autoriserai à sortir avec un revolver sur vous. [LE MONSIEUR:] En sorte que j'aurai le droit de défendre ma peau après qu'on me l'aura crevée ? [LE COMMISSAIRE:] Oui. [LE MONSIEUR:] Charmant ! [LE COMMISSAIRE:] En voilà assez. Aux ordres du gouvernement que j'ai l'honneur de servir, je suis ici pour expliquer les lois et non, comme vous semblez le croire, pour en discuter la sagesse. [LE MONSIEUR:] Si ça tenait à moi !... [LE COMMISSAIRE:] Hein ? Quoi !... Un mot de plus, je vous fais empoigner ! A-t-on idée d'un ostrogoth pareil, qui vient semer la perturbation et faire le révolutionnaire jusque dans le commissariat !... Vous avez de la chance que je sois bon enfant. En voilà assez, je vous dis ! Fichez-moi le camp, et que ça ne traîne pas, ou je vais vous faire voir de quel bois je me chauffe. Allez, allez ! J'aurai l'œil sur cet anarchiste. Priez M. Punèz de venir me parler.
[LE COMMISSAIRE:] Bonjour, monsieur Punèz. Dites-moi, monsieur Punèz, savez-vous bien que votre service est fait comme par un cochon et que, si cela doit continuer, je me verrai contraint de demander au préfet votre révocation ou votre déplacement ? Cent fois, monsieur Punèz, cent fois, je vous ai ordonné de procéder le matin à un travail d'élimination de nature à simplifier le mien et à désencombrer, du coup, ma tâche, ma table et ma pensée. Mais ouat ! Je vous aurais chanté Femme sensible sur l'air de M. Malbrough, que le résultat serait le même. Voyez-moi plutôt ce courrier ! "Plainte d'une servante contre son maître qui aurait tenté d'abuser d'elle." Qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans ? Pas de suite à donner. Enlevez ! Et ça !... "Plainte d'un particulier contre un cocher de fiacre qui l'aurait traité de pourriture ! " Je m'en bats l'œil ; est-ce que ça me regarde ?... Enlevez ! Bon ! voilà un concierge qui a l'oreille paresseuse et un locataire qui se plaint d'être resté deux heures à sa porte, sous la pluie !... Qu'il s'en prenne au propriétaire. Espère-t-il que j'irai lui tirer le cordon ?... Enlevez ! Et cette cuisinière qui réclame huit jours de gages ! Affaire de justice de paix. Enlevez encore ! Et cela aussi ! Et cela de même ! — En vérité, monsieur Punèz, je pense que vous êtes absorbé par l'amour ou que j'ai trop auguré de votre intelligence. Il faut en finir. Taisez-vous ! Je veux bien être bon enfant, mais j'entends ne pas être dupe. Que ce mot vous serve de leçon ! C'est d'ailleurs la dernière que vous recevrez de moi ; vous pouvez vous le tenir pour dit. Je vous salue, monsieur Punèz. [MONSIEUR PUNEZ:] Je suis d'origine espagnole. Mon nom se prononce Pougnèze.
[LE COMMISSAIRE:] Au suivant. Ce feu ne va pas ! C'est une Sibérie, ici ! [LA DAME:] Le commissaire ? [LE COMMISSAIRE:] C'est moi. [LA DAME:] J'ai à me plaindre... [LE COMMISSAIRE:] De votre mari. [LA DAME:] Précisément. [LE COMMISSAIRE:] Vous voyez que je suis tombé juste. Eh bien, madame, je ne puis rien pour vous. J'ai le regret de vous l'apprendre, mais j'en ai également le devoir. [LA DAME:] Monsieur... [LE COMMISSAIRE:] Ne vous asseyez pas, madame ; c'est inutile. Vous allez perdre votre temps et me faire perdre le mien. C'est curieux, ce parti pris, chez les trois quarts des femmes, de considérer le commissaire pour un raccommodeur de ménages cassés ! Madame, les petites querelles d'intérieur ne sont pas de la compétence du commissaire de police. Sorti des flagrants délits d'adultère, le commissaire ne doit, ne peut intervenir qu'en cas d'entretien de concubine au domicile conjugal. Est-ce le cas de votre mari ? Oh ! pas de paroles inutiles, je vous en prie ! C'est oui ou non. [LA DAME:] Mais... [LE COMMISSAIRE:] Si c'est oui, déposez une plainte au parquet, qui me transmettra des instructions. Si c'est non, votre démarche est nulle et non avenue, et vous pouvez vous retirer. [LA DAME:] Mon mari ne me trompe pas. [LE COMMISSAIRE:] Alors quoi ? Il vous bat ? En ce cas, madame, faites constater le fait par témoins, introduisez une instance en divorce, et les juges vous donneront gain de cause. Je vous répète que les femmes ont la rage de s'emparer du commissaire et de le mettre à toutes les sauces. Que diable, soyez raisonnable ! S'il me fallait intervenir, la branche d'olivier à la main, dans tous les salons où l'on se cogne, il me faudrait soixante jours au mois et quarante heures à la journée. [LA DAME:] Eh ! monsieur le commissaire, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mon mari ne me bat pas plus qu'il ne me trompe. [LE COMMISSAIRE:] Non ? Je parie qu'il est fou ! [LA DAME:] C'est vrai. [LE COMMISSAIRE:] Vous me rendrez cette justice que j'ai plutôt l'air d'un monsieur connaissant les choses dont il parle. [LA DAME:] Comment avez-vous pu deviner ?... [LE COMMISSAIRE:] J'ai tellement l'habitude de ces sortes de choses !... Mais votre histoire, ma chère dame, je la connais depuis A jusqu'à Z, et, des visites comme la vôtre, j'en reçois jusqu'à dix par jour ! Voulez-vous un conseil ?...un bon ? Rentrez donc tranquillement chez vous préparer votre déjeuner. Votre mari n'est pas plus fou que moi. [LA DAME:] II est fou à lier. Si. [LE COMMISSAIRE:] Non. Est-ce qu'il se saoule, votre mari ? [LA DAME:] Du tout. [LE COMMISSAIRE:] Avez-vous connaissance qu'il ait eu la fièvre typhoïde ou qu'il ait reçu un coup de soleil ? [LA DAME:] Aucun souvenir. [LE COMMISSAIRE:] Appartient-il à une famille d'alcooliques, d'épileptiques ou d'aliénés ? [LA DAME:] Je ne crois pas. [LE COMMISSAIRE:] Eh bien ! [LA DAME:] Eh bien, quoi ? C'est une raison, parce qu'il n'y a pas de fou chez lui, pour qu'il n'y en ait pas un chez moi ? [LE COMMISSAIRE:] Permettez ! [LA DAME:] II ne boit pas !... Après ? Cela empêche-t-il qu'il ne fasse rien comme personne, qu'il ne tienne des discours auxquels on ne comprend goutte, et qu'il n'accomplisse des actions sans devant ni derrière, autant dire ? [LE COMMISSAIRE:] Quels discours ? Quelles actions ? [LA DAME:] Comment, quelles actions !... Et les nuits, les nuits blanches que je passe à l'écouter causer tout seul, combiner je ne sais quoi, menacer je ne sais qui, ruminer des heures entières !... sans parler des moments où il saute du lit, en chemise, le revolver au poing, en criant : "Je brûle la figure au premier qui touche à ma femme ! " C'est naturel, ça, peut-être ? [LA COMMISSAIRE:] II est jaloux. [LA DAME:] Jaloux. C'est facile à dire. Je voudrais bien savoir si c'est par jalousie qu'il s'enferme dans les cabinets pendant des fois deux et trois heures pour déclamer tout haut contre la société, hurler que l'univers entier a une araignée dans le plafond, une punaise dans le bois de lit, et un rat dans la contrebasse. [LE COMMISSAIRE:] II dit que l'univers entier a un rat dans la contrebasse ? [LA DAME:] Parfaitement ! Il voit des fous partout, monsieur !... Et avec ça, notez qu'il ne fait plus un pas sans hurler : "Une, deux ! " à tue-tête sous prétexte de se développer les pectoraux. Au point qu'il est devenu la risée du quartier et que les enfants lui donnent la chasse en criant à la chie-en-lit !... [LE COMMISSAIRE:] Vous exagérez. [LA DAME:] Pas de cela. [LE COMMISSAIRE:] Allons donc ! Mais si c'était vrai, il y a longtemps que les agents lui auraient mis la main dessus et l'auraient amené à mon commissariat pour scandale sur la voie publique. [LA DAME:] Les agents ne sont occupés qu'à dresser des contraventions aux marchandes des quatre-saisons. [LE COMMISSAIRE:] Les agents sont de braves gens, qui se conforment de leur mieux aux obligations de leur charge. Si vous êtes venue ici pour y exercer votre esprit caustique, vous vous êtes trompée d'adresse. Je suis bon enfant d'écouter vos sornettes ! Ne croyez pas que par-dessus le marché j'encaisserai vos impertinences. Pour en revenir à votre mari, vous voulez qu'il soit fou ? Vous le voulez à toute force ? Eh bien, c'est une affaire entendue ; il est fou. Après ? [LA DAME:] Après ? [LE COMMISSAIRE:] Oui ; après ? Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ? [LA DAME:] Je supposais... [LE COMMISSAIRE:] Vous vous trompiez. Suis-je médecin-aliéniste et puis-je le guérir ? Non. Alors ?... Car il faut pourtant se décider à dire des choses raisonnables et à présenter les faits sous leur véritable jour. Madame, le cas de votre mari — puisque cas il y a, dites-vous — n'est pas du ressort du commissaire, mais de celui de l'Assistance Publique ; c'est donc, non à moi, mais à elle que vous devez faire part de vos craintes et adresser votre requête. Je m'empresse d'ajouter d'ailleurs, qu'à moins d'un miracle... improbable, il n'y sera donné aucune suite. [LA DAME:] Parce que ? [LE COMMISSAIRE:] II n'y a que les femmes pour poser des questions pareilles ! Parce que l'Assistance Publique n'est pas ce qu'un vain peuple pense et que les moyens dont elle dispose sont loin, bien loin d'être en rapport avec les charges qui lui incombent et sous lesquelles elle succombe. [LA DAME:] Eh bien, monsieur le commissaire, je dois vous avertir d'une chose : mon mari n'est encore dangereux que pour moi ; le moment n'est pas éloigné où il le deviendra pour tout le monde. [LE COMMISSAIRE:] Quand ce moment sera venu, madame, nous aviserons. En attendant, comme les asiles regorgent à la fois de pensionnaires et de demandes d'admission ; que je ne puis procéder d'office, sur la première requête venue, à la séquestration d'un homme dont l'exaltation cérébrale n'existe vraisemblablement que dans l'imagination de sa femme ; que je ne puis enfin, avec la meilleure volonté du monde, perdre une matinée tout entière à rabâcher les mêmes choses sans arriver à me faire comprendre, vous trouverez bon que nous en restions là. [LA DAME:] Enfin, monsieur le commissaire... [LE COMMISSAIRE:] Vous avez une conversation charmante, pleine d'intérêt ; malheureusement, le devoir m'appelle, comme on dit dans les opéras. — Madame, au plaisir de vous revoir.
[UNE:] voix, à la cantonade. — Monsieur le commissaire ! [LE COMMISSAIRE:] Vous demandez ? [LA:] voix. — Une audience, une courte audience. [LE COMMISSAIRE:] Si courte que cela ? [LA:] voix. — J'en ai pour une minute. [LE COMMISSAIRE:] Pas plus ? [LA:] voix. — A peine, monsieur. LE COMMISSAIRE. — En ce cas... [LE COMMISSAIRE:] Veuillez vous expliquer. [BRELOC:] Monsieur le commissaire, c'est bien simple. Je viens déposer entre vos mains une montre que j'ai trouvée cette nuit au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Monsieur-le- Prince. [LE COMMISSAIRE:] Une montre ? [BRELOC:] Une montre. [LE COMMISSAIRE:] Voyons. [BRELOC:] Voici. [LE COMMISSAIRE:] C'est une montre, en effet. [BRELOC:] Oh ! il n'y a pas d'erreur. [LE COMMISSAIRE:] Je vous remercie. [BRELOC:] Je puis me retirer ? [LE COMMISSAIRE:] Pas encore. [BRELOC:] Je suis un peu pressé. [LE COMMISSAIRE:] Je le regrette. [BRELOC:] On m'attend. [LE COMMISSAIRE:] On vous attendra. [BRELOC:] Ah ? Mais... [LE COMMISSAIRE:] C'est bien. Un instant. Vous ne supposez pas, sans doute, que je vais recueillir cette montre de vos mains sans que vous m'ayez dit comment elle y est tombée. [BRELOC:] J'ai eu l'honneur de vous expliquer tout à l'heure que je l'avais trouvée cette nuit au coin de la rue Monsieur-le-Prince et du boulevard Saint-Michel. [LE COMMISSAIRE:] J'entends bien ; mais où ? [BRELOC:] Où ? Par terre. [LE COMMISSAIRE:] Sur le trottoir ? [BRELOC:] Sur le trottoir. [LE COMMISSAIRE:] Voilà qui est extraordinaire. Le trottoir, ce n'est pas une place où mettre une montre. [BRELOC:] Je vous ferai remarquer... [LE COMMISSAIRE:] Je vous dispense de toute remarque. J'ai la prétention de connaître mon métier. Au lieu de me donner des conseils, donnez-moi votre état civil. [BRELOC:] Je m'appelle Breloc. Je suis né à Pontoise, le 28 décembre 1861, de Pierre-Timoléon-Alphonse-Jean-Jacques-Alfred- Oscar Breloc et de Céleste Moucherol, son épouse. [LE COMMISSAIRE:] Où demeurez-vous ? [BRELOC:] Rue Pétrelle, 47, au premier au-dessus de l'entresol. [LE COMMISSAIRE:] Quelles sont vos ressources ? [BRELOC:] J'ai vingt-cinq mille livres de rente, une ferme en Touraine, une chasse gardée en Beauce, six chiens, trois chats, une bourrique, onze lapins et un cochon d'Inde. [LE COMMISSAIRE:] Ça suffit ! — Quelle heure était-il quand vous avez trouvé cette montre ? [BRELOC:] Trois heures du matin. [LE COMMISSAIRE:] Pas plus ? [BRELOC:] Non. [LE COMMISSAIRE:] Vous me faites l'effet de mener une singulière existence. [BRELOC:] Je mène l'existence qui me plaît. [LE COMMISSAIRE:] Possible ; seulement, moi, j'ai le droit de me demander ce que vous pouviez fiche à trois heures du matin au coin de la rue Monsieur-le-Prince, vous qui dites habiter rue Pétrelle, 47. [BRELOC:] Comment, je dis ? [LE COMMISSAIRE:] Oui, vous le dites. [BRELOC:] Je le dis parce que cela est. [LE COMMISSAIRE:] C'est ce qu'il faudra établir. En attendant, faites-moi le plaisir de répondre avec courtoisie aux questions que mes devoirs m'obligent à vous poser. Je vous demande ce que vous faisiez, à une heure aussi avancée de la nuit, dans un quartier qui n'est pas le vôtre. [BRELOC:] Je revenais de chez ma maîtresse. [LE COMMISSAIRE:] Qu'est-ce qu'elle fait, votre maîtresse ? [BRELOC:] C'est une femme mariée. [LE COMMISSAIRE:] A qui ? [BRELOC:] A un pharmacien. [LE COMMISSAIRE:] Qui s'appelle ? [BRELOC:] Ça ne vous regarde pas. [LE COMMISSAIRE:] C'est à moi que vous parlez ? [BRELOC:] Je pense. [LE COMMISSAIRE:] Oh ! mais dites donc, mon garçon, vous allez changer de langage. Vous le prenez sur un ton qui ne me revient pas, contrairement à votre figure, qui me revient, elle ! [BRELOC:] Ah bah ! [LE COMMISSAIRE:] Oui ; comme un souvenir. Vous n'avez jamais eu de condamnations ? [BRELOC:] Et vous ? [LE COMMISSAIRE:] Vous êtes un insolent ! [BRELOC:] Vous êtes une foutue bête. [LE COMMISSAIRE:] Retirez cette parole ! [BRELOC:] Vous vous fichez de moi. Me prenez-vous pour un escroc ? [ENSEMBLE:] BRELOC. — Et puis j'en ai plein le dos, à la fin ; vous m'embêtez avec votre interrogatoire. A-t-on idée d'une chose pareille ? Je trouve dans la rue une montre ; je me détourne de mon chemin pour vous la rapporter, et voilà comment je suis reçu ! D'ailleurs, c'est bien fait pour moi ; ça m'apprendra à rendre service et à me conduire en honnête homme. LE [COMMISSAIRE:] Ah ! c'est comme ça ? Eh bien attendez, mon gaillard, je vais vous apprendre à me parler avec les égards qui me sont dus ! En voilà encore, un voyou ! Est-ce que je vous connais, moi ? Est-ce que je sais qui vous êtes ? Vous dites habiter rue Pétrelle : rien ne me le prouve ! Vous dites vous nommer Breloc : je n'en sais rien. Et d'ailleurs, c'est bien simple, la question va être tranchée. [LE COMMISSAIRE:] Emparez-vous de cet homme-là, et collez-le-moi au violon ! [BRELOC:] Ça, par exemple, c'est un comble ! [L'AGENT:] Allez ! Allez ! Au bloc ! Et pas de rouspétance ! [BRELOC:] Eh bien, que j'en trouve encore une !... que j'en trouve encore une, de montre !
[LE COMMISSAIRE:] Breloc ! Breloc ! Est-ce que je sais, moi, si cet homme-là s'appelle Breloc ! A la rigueur, moi aussi, je pourrais m'appeler Breloc ! Si on les écoutait, ils s'appelleraient tous Breloc ! Saperlipopette, il vient un vent par cette fenêtre ! [FLOCHE:] Le commissaire ! Où est le commissaire ? Je veux parler au commissaire ! [LE COMMISSAIRE:] Qu'est-ce qu'il y a ? [FLOCHE:] C'est vous le commissaire ? [LE COMMISSAIRE:] Oh ! pas tant de bruit, s'il vous plaît. Vous parlerez quand je vous y inviterai. — De quoi s'agit-il, Lagrenaille ? [L'AGENT LAGRENAILLE:] C'est monsieur qui faisait de l'esclandre à l'angle de la rue de Dunkerque et du faubourg Poissonnière, en débinant la République. Comme les passants assemblés concouraient de toutes parts au désordre de la rue, nous avons hâté le pas, mon collègue et moi, et avons engagé monsieur à satisfaire de bonne grâce aux lois de la circulation. [LE COMMISSAIRE:] A-t-il fait de la rébellion ? [L'AGENT LAGRENAILLE:] Non, monsieur le commissaire. [LE COMMISSAIRE:] Vous a-t-il injuriés ? [L'AGENT LAGRENAILLE:] Du tout. [FLOCHE:] Je n'avais pas de raison pour être malhonnête avec des agents comme il faut. Quant à de la rébellion, j'aime trop l'autorité pour n'en avoir pas le respect. [LE COMMISSAIRE:] Voilà un principe de conduite auquel vous auriez dû vous conformer plus tôt. [FLOCHE:] Par exemple ? [LE COMMISSAIRE:] Quand les agents vous ont prié de circuler. [FLOCHE:] Oh ça !... [LE COMMISSAIRE:] Quoi, oh ça ? [FLOCHE:] Je dis : oh ça !... Dire : "oh ça ! ", c'est le droit de tout le monde. [LE COMMISSAIRE:] Oui, mais ce qui n'est le droit de personne, c'est de se livrer, comme vous l'avez fait, à des démonstrations publiques et de tenir à haute voix des propos séditieux. [FLOCHE:] La République me dégoûte. [LE COMMISSAIRE:] Ce n'est pas une raison suffisante pour que vous essayiez d'en dégoûter les autres. [FLOCHE:] Ça encore !... [LE COMMISSAIRE:] Quoi, ça encore ? [FLOCHE:] Je dis : "Ça encore !..." Ça vous choque ? [LE COMMISSAIRE:] Oui, ça me choque ; et puisque vous le prenez comme ça, le paysage va changer d'aspect. Je vous remercie. Ça encore !..." Comment vous appelez- vous ? [FLOCHE:] Floche. [LE COMMISSAIRE:] Avec ou sans S ? [FLOCHE:] Sans S. [LE COMMISSAIRE:] Vos prénoms ? [FLOCHE:] Jean-Edouard. Domicile : rue des Vieilles-Haudriettes, 129. [LE COMMISSAIRE:] Et votre profession ? [FLOCHE:] Je n'en ai pas. J'ai un petit capital qui travaille pour moi. [LE COMMISSAIRE:] Vous êtes décoré ? [FLOCHE:] Qui ? Moi ? Non. [LE COMMISSAIRE:] Alors ça. [FLOCHE:] Ça ? C'est un pense-bête. J'ai la mémoire assez indocile, je vous dirai. Elle a tendance à faire l'école buissonnière, si bien que je suis contraint de lui mettre un licou. D'où ce ruban qui la rappelle, quand le besoin s'en fait sentir, au sentiment de sa mission. C'est nouveau et ingénieux, supérieur au mouchoir corné, qui perd toute efficacité si vous n'êtes affligé du rhume de cerveau, et à l'épingle sur la manche qui a le tort de vous signaler comme étourneau à la raillerie des imbéciles. [LE COMMISSAIRE:] Soit ! Mais si ce ruban ne vous signale pas à la raillerie des imbéciles, il peut vous signaler à l'attention des juges et vous valoir six mois de prison. Enlevez-moi ça ! hein. Votre âge ? [FLOCHE:] Avez-vous idée d'un poète composant une tragédie dans un salon où un professeur de piano ferait des gammes du matin au soir ? Non, n'est-ce pas ? Eh bien, ma mémoire est à l'image de ce poète : elle est logée en un cerveau où le génie fait trop de musique. [LE COMMISSAIRE:] Vous êtes un faiseur d'embarras. Je vous invite à garder pour vous vos phrases à panache dont je n'ai que faire et à répondre à mes questions ? Je vous demande quel âge vous avez ? [FLOCHE:] Vingt-cinq ans. [LE COMMISSAIRE:] Plaît-il ? Comment, vingt-cinq ans !... Vous avez vingt-cinq ans ? [FLOCHE:] Oui. [LE COMMISSAIRE:] Vous les avez eus. [FLOCHE:] C'est bien pourquoi je les ai gardés. [LE COMMISSAIRE:] Drôle de raisonnement ! [FLOCHE:] Drôle en quoi ? Il est logique comme une démonstration d'algèbre, lumineux comme un clair de lune et simple comme une âme d'enfant. J'ai eu vingt-cinq ans ! Oui, parbleu ! Seulement, le jour où je les eus, je me suis dit à moi-même : "Bel âge ! Tenons-nous-y ! " Je m'y suis donc tenu, je continue à m'y tenir, et je m'y tiendrai jusqu'à ce que mort s'ensuive, avec votre permission. [LE COMMISSAIRE:] Un mot. Il est bien entendu que vous ne vous moquez pas de moi ? [FLOCHE:] Je ne vois rien dans mes allures, dans ma tenue ni dans mon langage, qui puisse vous autoriser à une supposition semblable. [LE COMMISSAIRE:] C'est que, précisément... [FLOCHE:] J'attendais l'objection. Elle était fatale en un temps où la raison se promenant gravement par les rues, la tête en bas et les jambes en l'air, on en est venu petit à petit à ne plus distinguer nettement ce qui est le vrai de ce qui est le faux, puis à prendre le faux pour le vrai, l'ombre pour la lumière, le soleil pour la lune et le bon sens pour l'égarement. C'est ainsi que ma femme, qui est devenue folle au contact d'un air saturé de folie, tire des plans pour me faire fourrer à Charenton. [LE COMMISSAIRE:] Se peut-il !... Elle aurait une punaise dans le bois de lit ? [FLOCHE:] Et un rat dans la contrebasse ! [LE COMMISSAIRE:] Je suis fixé. Monsieur. [FLOCHE:] Le cas de cette malheureuse, qui est, à peu de chose près, celui de la foule tout entière, devait naturellement tenter l'esprit de logique et d'analyse d'un moraliste équilibré. Aussi ai-je conçu le projet de l'étudier tout au long, avec ses effets et ses causes, en un ouvrage intitulé : le Daltonisme mental... [LE COMMISSAIRE:] Monsieur... [FLOCHE:] ouvrage d'une haute portée philosophique... [LE COMMISSAIRE:] Sans doute, mais... [FLOCHE:] fruit de mes réflexions, filles elles-mêmes de mes longues veilles... [LE COMMISSAIRE:] Mon Dieu... [FLOCHE:] et dont je prendrai la liberté de vous développer les grandes lignes. Monsieur... Pardon. [LE COMMISSAIRE:] Oh ! mais il m'embête, cet homme-là ! — Ah ça ! il ferme la porte ! [FLOCHE:] Vous voyez : je fais comme chez moi. [LE COMMISSAIRE:] En effet, et c'est le tort que vous avez. — Ma clef. [FLOCHE:] Votre clef ? [LE COMMISSAIRE:] Oui ; ma clef. [FLOCHE:] Quelle clef ? [LE COMMISSAIRE:] La clef de cette serrure. [FLOCHE:] Eh bien ? [LE COMMISSAIRE:] Rendez-la-moi. [FLOCHE:] Non. [LE COMMISSAIRE:] Non ? [FLOCHE:] Non. [LE COMMISSAIRE:] Pourquoi ? [FLOCHE:] Parce que j'aime mieux la garder dans ma poche. Vous n'avez aucun intérêt à ce que cette porte soit ouverte, et moi, j'en trouve un grand à ce qu'elle soit fermée. Je veux bien, vous, magistrat officiel, vous mettre dans le secret des dieux ; mais l'aller confier au hasard d'une porte qui peut s'entrebâiller sans bruit, l'aller jeter en pâture à l'oreille indiscrète du premier goussepin qui passe, c'est une autre paire de manches. Monsieur, le vent de folie qui souffle de toutes parts prend naissance dans un quiproquo : dans le malentendu survenu entre la Nature qui commande, et l'Homme, qui n'exécute pas ; entre les intentions bien arrêtées de l'une et l'interprétation à rebrousse-poil de l'autre. [LE COMMISSAIRE:] Si vous ne me rendez pas ma clef à l'instant même, j'appelle à l'aide, j'enfonce la porte, et je vous fais expédier à l'infirmerie du Dépôt, ficelé comme un saucisson. Vous avez compris ? [FLOCHE:] A merveille. Si vous dites un mot, si vous faites un geste, si vous cessez un seul instant de me regarder dans le blanc de l'œil, je vous envoie six coups de revolver par le nez et je vous fais éclater la figure comme une groseille à maquereau !... Qui est-ce qui m'a bâti un fou furieux pareil ? [LE COMMISSAIRE:] Ah, c'est moi le... ? [FLOCHE:] Silence ! ou ça va mal tourner. Je suis bon enfant, mais je n'aime pas les fous ! [LE COMMISSAIRE:] Je comprends ça ! [FLOCHE:] Le fou, c'est mon ennemi d'instinct, entendez-vous ?... c'est ma haine, c'est ma rancune ! La vue d'un fou suffit à me mettre hors de moi, et quand je tiens un fou à portée de ma main, je ne sais plus, non, je ne sais plus de quoi je ne serais pas capable ! [LE COMMISSAIRE:] C'est la crise ! Je suis dans de beaux draps. [FLOCHE:] Savez-vous que, pour un commissaire, vous êtes plutôt sujet au trac ? [LE COMMISSAIRE:] Moi ? [FLOCHE:] Vous en avez eu, une peur ! [LE COMMISSAIRE:] Je vous assure... [FLOCHE:] Allons, ne faites pas le modeste. Vous en tremblez encore comme de la gelée de veau ! Comment, vous n'avez pas compris que je vous faisais une farce ?... Ai- je donc la figure d'un homme qui caresse de mauvais desseins ? [LE COMMISSAIRE:] Non, certes ! Mais c'est ce... [FLOCHE:] Ce quoi ? [LE COMMISSAIRE:] Ce revolver. Un malheur est si vite arrivé, comme on dit ! [FLOCHE:] Vous dites des enfantillages. Une arme n'est dangereuse qu'aux mains d'un maladroit, et je suis maître de la mienne comme un bon écrivain est maître de sa langue. Songez que je vous crève un as à vingt-cinq pas, ou que je vous guillotine une pipe, le temps de compter jusqu'à quatre ! [LE COMMISSAIRE:] Vraiment ? [FLOCHE:] Vraiment ! — D'ailleurs, vous allez en juger. [LE COMMISSAIRE:] Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que vous allez faire ? [FLOCHE:] Vous allez voir. Ne bougez pas. [LE COMMISSAIRE:] Non ! Non ! [FLOCHE:] Ne bougez donc pas, crebleu ! Je vous dis qu'il n'y a pas de danger. La balle va vous passer au ras de l'oreille gauche ; vous allez l'entendre siffler ; c'est très curieux. Attention ! ... Une !... Deux !... [LE COMMISSAIRE:] Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! [FLOCHE:] Nom de Dieu d'imbécile ! Buse ! Brute ! Une seconde de plus, le coup partait ; je lui logeais une balle dans la peau ! Et vous croyez que, des êtres pareils, la société ne ferait pas mieux de les détruire ? Tenez, je ne sais ce qui me retient de vous clouer au mur comme une chauve- souris avec vingt pouces de fer dans le ventre ! [LE COMMISSAIRE:] Ça recommence ? Après le feu, le fer ?... Zut ! à la fin ! C'est assommant ! On ne peut pas être tranquille une minute, avec vous ! [FLOCHE:] Insensé ! [LE COMMISSAIRE:] Eh non ! [FLOCHE:] Grelot vide ! Timbre fêlé ! Tête sans cervelle ! [LE COMMISSAIRE:] Je vous jure que vous êtes dans l'erreur. Vous vous faites, de mes facultés, une idée qui n'est pas la bonne. [FLOCHE:] Je sais ! Vous êtes le fou traditionnel, classique, celui qui prêche et qui vend la sagesse. Mais, pauvre idiot, tout, en vous, respire et trahit la démence !... depuis la bouffonnerie de votre accoutrement jusqu'à l'absurdité sans nom de votre visage ! [LE COMMISSAIRE:] Trop aimable ! [FLOCHE:] Et puis, qu'est-ce que c'est que toute cette paperasserie ? Ça ne sert à rien ! [LE COMMISSAIRE:] Mais si. [FLOCHE:] Mais non ! Erreur de vos sens abusés ! [LE COMMISSAIRE:] Oh ! cré nom ! [FLOCHE:] Et ces cartons !... Ça n'a aucune utilité. [LE COMMISSAIRE:] Permettez ! [FLOCHE:] Illusions !... Chimères !... [LE COMMISSAIRE:] Ah ! c'est gai ! [FLOCHE:] Et ça ! [LE COMMISSAIRE:] Quoi ça ? [FLOCHE:] Ça ! [LE COMMISSAIRE:] C'est du feu. [FLOCHE:] Du feu ! Du feu au mois de janvier ! [LE COMMISSAIRE:] Eh bien ? [FLOCHE:] Est-il bête ! Alors non ? Vous ne comprenez pas qu'à moins d'être un énergumène on ne doit faire de feu que pendant les grandes chaleurs ? [LE COMMISSAIRE:] A cause ? [FLOCHE:] A cause que la Nature — qui, seule et toujours, a raison — exige que l'homme ait chaud l'été, comme elle veut qu'il ait froid l'hiver ! Eteignez-moi ce brasier. Vous ne voulez pas l'éteindre ? [LE COMMISSAIRE:] Si ! [FLOCHE:] Et au trot ! La nature ordonne que, l'hiver, l'homme soit exposé à mourir de congestion pulmonaire, phtisie galopante, pleurésie, pneumonie et autres. Ouvrez cette fenêtre. Vous ne voulez pas l'ouvrir ? [LE COMMISSAIRE:] Si. [FLOCHE:] Et que ça ne traîne pas ! Enfin, elle veut et commande que l'homme, l'hiver, ait les pieds gelés. Enlevez vos godillots. [LE COMMISSAIRE:] Ah ! non ! [FLOCHE:] Vous ne voulez pas les enlever ?
[FLOCHE:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [LE COMMISSAIRE:] Le placard au charbon. [FLOCHE:] Bien. Entrez-y. [LE COMMISSAIRE:] Vous dites ? [FLOCHE:] Je dis : "Entrez-y ! [LE COMMISSAIRE:] Mais... [FLOCHE:] Vous ne voulez pas ? [LE COMMISSAIRE:] Je ne fais que ça. automatiquement, en faisant aller les bras, il manœuvre en criant : une, deux ; une, deux. ouvre la porte, voit les deux agents de garde, les salue poliment et sort.
[L'AGENT:] Lagrenaille ! Lagrenaille ! [LAGRENAILLE:] Hé là ? [L'AGENT:] Où est donc le patron ? [LAGRENAILLE:] Je n'en sais rien. [L'AGENT:] Eh bien, elle est raide, celle-là ! Sa pelure ! [LAGRENAILLE:] Son riflard. [L'AGENT:] Ah ! nom de Dieu ! [LAGRENAILLE:] La fenêtre ! [L'AGENT:] Rien ! [LAGRENAILLE:] Rien ! [L'AGENT:] Ça m'a donné un coup ! [LA:] Voix DU COMMISSAIRE. — Lagrenaille ! [LAGRENAILLE:] Ecoute voir. [LA:] Voix DU COMMISSAIRE. — Garrigou ! [L'AGENT:] On m'appelle ! [LA:] Voix DU COMMISSAIRE. — A moi ! [LAGRENAILLE:] C'est le patron ! [L'AGENT:] Dieu me pardonne, est-ce qu'il n'est pas dans le charbon de terre ! [LE COMMISSAIRE:] Au fou ! Au fou !... Des cordes !... des courroies !... des chaînes !... Qu'on aille chercher le panier à salade !... Téléphonez au préfet de mobiliser les pompiers et la garde républicaine !... La ville est menacée !... Au fou !
[Alice:] Oh, ma tête... Me lever à des heures pareilles... Quelle plaie... Ça ne me réussit pas... du tout. Oh... Bon sang... Jo... Qu'est-ce que tu fais là ? [Jo:] Bonjour chérie. [Alice:] Oui... Ici c'est chez moi. [Jo:] Je n'ai pas bien payé le loyer hier soir ? [Alice:] Hier soir ? [Jo:] Enfin, après trois ans de mariage on ne peut pas s'attendre à l'enthousiasme des premiers temps de Madame ma femme. Aujourd'hui n'est pas hier mais hier sera peut-être demain. [Alice:] Quoi ?... Qu'est-ce que tu racontes ?... Toi, toi tu as de la chance que je sois si pressée ce matin, je ne veux pas rater mon avion, mais à mon retour on s'expliquera. Non mais. Je ne vais pas m'être levée à cinq heures pour rien. [Jo:] Il est huit heures. [Alice:] Cinq heures ! Mon réveil vient de sonner, : là. [Jo:] Eh bien, elle, elle a sonné cinq heures il y a trois heures, là. [Alice:] Et qu'est-ce que tu aurais fait chez moi il y a trois heures ? [Jo:] Oh !... Arrête cette plaisanterie !... Le téléphone a sonné, je n'ai pas pu me rendormir. Je suis allé faire un jogging. [Alice:] Mais alors... je suis en retard ? En r'tard ?... : Oh... Maintenant, dans la chambre il est huit heures aussi. [Jo:] La logique l'emporte. [Alice:] J'ai manqué le bus. [Jo:] Tu prendras ta voiture. [Alice:] J'ai manqué le train. [Jo:] Avec l'autoroute tu regagneras du temps. [Alice:] Et j'ai manqué l'avion. [Jo:] Je ne savais pas que tu devais prendre l'avion ; tu aurais pu m'en informer ; je t'aurais réveillée à l'heure. [Alice:] I a pas... : Il est la même heure dans la cuisine. [Jo:] C'est étonnant... Tu as vu le petit déjeuner sur la table ? : Il est pour toi. [Alice:] Pas faim. : En r'tard. En r'tard. Fini le séminaire à Rio. A l'entrepette on va me trépasser. [Jo:] Je peux te faire un certificat de maladie. [Alice:] Je croyais que tu étudiais pour être dentiste ? [Jo:] Je suis dentiste... Abcès dentaire grave, ça va ? [Alice:] Je n'ai jamais vu Rio. [Jo:] Il suffit de continuer. Le train-train de ne pas voir Rio. Déjeune, il y a des croissants. Je me suis arrêté à la boulangerie exprès pour toi... [Alice:] En r'tard. Je suis sûre d'avoir bien réglé mon réveil sur cinq heures. Je suis sûre qu'il a sonné. J'ai regardé les aiguilles. : Il était cinq heures ! [Jo:] Oui, chérie. [Alice:] Quand il disent "oui" sur ce ton-là, c'est que j'ai dit une grosse bêtise. [Jo:] Et que tu t'entêtes. [Alice:] Et que je m'entête. Parce que ma grosse bêtise, elle a raison. Je sais que j'ai raison ! Je vais me recoucher. Je n'ai pas pu me rendormir. En r'tard le jour de Rio ! Me r'voilà après trois minutes. [Jo:] Deux heures. : Il est dix heures. [Alice:] Qu'est-ce c'est que cette blague ! : Oh. : Il était huit heures, là, et maintenant, là aussi, il est dix heures. [Jo:] Comme le temps passe. [Alice:] Même la cuisine est du complot. En plus elle a repris mon petit déjeuner. [Jo:] Je l'ai mis là. Heureusement que le café est dans une thermos. Tu m'as habitué à des levers tardifs. Mais aujourd'hui tu réussis ton record. [Alice:] Tout a l'air vrai. Tout est vrai. Sauf l'heure. Et toi. [Jo:] Je le connais pas coeur. [Alice:] Le café a l'air de café. : C'est du café... Mais est-ce que je suis Alice ? [Jo:] Tu es Alice. [Alice:] Et c'est un faux Jo qui me le dit. [Jo:] Je suis ton mari depuis trois ans, j'ai j'ai j'ai... cru en toi, Alice, je t'ai fait confiance. Mais qui étaient ces gens ? Tu fréquentes des gens sans me le dire, sans me les présenter ! [Alice:] Quoi ? [Jo:] Non, des explications, des explications ! [Alice:] Quoi ? Quoi ? [Jo:] Coin ! Coin ! Après quatre ans de mariage il me semble que j'y ai droit ! [Alice:] Ah ! Tu avais dit trois ans de mariage ! Et, au fait, on n'est pas marié... [Jo:] Oh Alice, ma chérie, mon amour, ma salope, quel mauvais choix j'ai fait en tombant amoureux de tes grands yeux olympiens, ou plutôt je n'ai pas eu le choix, ils m'ont pris traîtreusement dans leur filet, mes forces m'ont abandonné et je me suis retrouvé ici, prisonnier. [Alice:] Quoi ? Quoi ? [Jo:] Coin ? Coin ? Tu ne pourrais pas répondre quand on te parle au lieu de faire le canard ! [Alice:] Je quoi fais moi ? [Jo:] Oh ! [Alice:] ... D'ailleurs comment aurais-je pu épouser un dentiste, un type penché en permanence sur les chicots des bouches égouts, un éboueur de bouches, c'est dégoûtant. [Jo:] Tu n'as pas toujours dit ça. [Alice:] Bon. Quand j'ai mal aux dents je trouve que dentiste est le métier le plus utile de la terre ; quand les déchets débordent des poubelles à cause d'une grève d'éboueurs, que les déchets couvrent les trottoirs, que les rues puent et que des rats énormes se promènent dessus et me dévisagent avec insolence, je pense que le métier le plus utile du monde, c'est éboueur ; mais si j'ai absolument besoin d'un taxi, c'est chauffeur de taxi ; besoin des pompiers, c'est pompier ; besoin d'un pain, c'est boulanger ; besoin de... [Jo:] Bref, tu n'as aucune suite dans les idées. Tu n'as aucune logique. [Alice:] La logique consiste paraît-il à travailler, à vieillir, à travailler pour vieillir... se couvrir de rides... à en baver dans l'existence, à voir pourrir son corps lentement, et à mourir. Pourquoi est-ce que j'aimerais la logique ? [Jo:] Les milliards d'étoiles, les galaxies, les amas de galaxies, les myriades d'atomes, de particules élémentaires, et leurs lois, nos lois en fait, leurs lois sont celles de nos cerveaux, tu n'admires pas cette logique, Alice ? [Alice:] Rien à foutre... Occupe-toi plutôt de tes chicots.... Pas faim. Plus faim... Je n'avais pas de courrier ? Oh, voilà que je lui parle comme s'il était vraiment mon mari... [Jo:] Si, je l'a posé sur la commode. Comme d'habitude. [Alice:] Il y a vraiment du courrier. : Pub. Pub. Pub. Ah... : [Jo:] Je sais, je l'ai lu dans le journal. J'ai préféré que tu ne l'apprennes pas par moi. [Alice:] Bof, je ne le connaissais pas. Un vrai salaud, ce type... Je vais hériter selon la lettre. [Jo:] Tu vas hériter d'un salaud. [Alice:] ... Tu crois que je devrais refuser ? [Jo:] Alors quelqu'un d'autre héritera d'un salaud. Tu te débarrasses de la culpabilité sur quelqu'un d'autre. [Alice:] Culpabilité ? Coupable de quoi ? [Jo:] L'argent a été mal acquis. Si tu le sais, tu sais que tu hérites de la faute originelle ; si tu ne le sais pas, tu pourrais le savoir, tu fais l'autruche, tu refuses de savoir parce que tu te doutes qu'à la base de la fortune il y a un péché originel et que tu en hérites avec la fortune ; on n'est pas innocent parce qu'on a détourné les yeux. [Alice:] Je regrette d'avoir épousé ce dentiste... que je n'ai pas épousé d'ailleurs. Hé, on ne te demande pas de soigner tous les maux de l'espèce humaine ! Juste les dents. [Jo:] Je remarquais simplement que tu ne peux pas séparer l'effet de la cause. [Alice:] Eh bien si, je peux... Je ne vais pas renoncer à du fric pour un raisonnement. [Jo:] Répare les forfaits de l'oncle. [Alice:] On ne les connaît pas. [Jo:] Répare au moins un peu. [Alice:] Je sens venir le caritatif. [Jo:] Le caritatif est un détachant qui a fait ses preuves. [Alice:] Oh ben, puisque c'est déjà fait... Je vais plutôt rêver à la manière dont je vais profiter de cet argent... Rio ; sans séminaire. : L'oncle Louis a réparé mon retard. Mes jonquilles s'ouvrent !... Eh bien il n'est pas revenu ?... Ah, la blague est finie, c'est fini ?... Tu peux revenir, je pardonne : les jonquilles sont en fleur. [Jo:] Qu'est-ce que tu dis ? [Alice:] Oh... : Pas fini. [Jo:] Oui, du Porto à cette heure. Bon, et alors ? Au lieu de toujours critiquer les autres tu ne pourrais pas t'occuper ? [Alice:] J'ai déjà beaucoup fait aujourd'hui. [Jo:] Ah ?... Qu'est-ce que tu as fait ? [Alice:] ... J'ai raté un bus, raté un train, raté un avion et raté un séminaire. Pour une journée c'est largement suffisant. J'ai bien le droit de me reposer jusqu'à demain. [Jo:] Alors tu vas rester à la maison ? Je vais t'avoir dans les jambes toute la journée ? [Alice:] Dis donc, je suis chez moi ici ! [Jo:] On le saura. [Alice:] L'appartement me vient de mon père, il est à moi. [Jo:] Oui. Qu'est-ce que tu compte faire ici aujourd'hui puisque tu n'as plus de ratage en vue ? [Alice:] Je ne sais pas. On verra bien. J'occuperai mon temps comme il me plaira. Je n'ai pas d'ordres à recevoir de quiconque, et toi tu es un quiconque. [Jo:] Je me sens si fatigué, Alice. [Alice:] Non mais. On est mariée sans même l'avoir invité, il picole mon Porto, il critique sans arrêt... Moi j'aime qu'on soit gentil... [Jo:] ... aimable... [Alice:] ... doux... [Jo:] ... attentionné... [Alice:] Et me sentir protégée. Je n'en demande pas plus.. Mais avec toi c'est la lune. [Jo:] Donc maintenant tu te souviens qu'on est mariés ? [Alice:] Non. [Jo:] Mal à la tête de toi. [Alice:] Tu ne te sens pas bien ? Tu es malade ? Tu veux que j'appelle un médecin ? [Jo:] ... Alice... J'ai cinquante ans, mon métier m'ennuie, mes loisirs m'ennuient, je suis fatigué et entre nous... tu ne crois pas qu'on devrait faire le point ? [Alice:] Après deux heures de mariage ? Ce n'est pas un peu tôt ? [Jo:] Souviens-toi, Alice : nous nous promenons la main dans la main à l'Exposition florale, dans l'autre main tu portes fièrement un petit pot avec une tulipe pour ta terrasse... [Alice:] Ah oui, je me souviens, tu n'as même pas pensé à m'inviter au restaurant. [Jo:] Nous venions de nous avouer notre amour. [Alice:] Oh ça, c'est surtout toi. Parce que moi... Enfin je voulais bien... pour voir... [Jo:] Le discours de ton père le jour de notre mariage... [Alice:] Papa a fait un discours ? Qu'est-ce qu'il a dit ? [Jo:] Les détails, je ne sais plus... [Alice:] Et v'lan. V'là le Jo ! Pour une fois qu'un souvenir m'aurait intéressée, il ne sait plus. [Jo:] Mais il était revenu exprès de Norvège et il semblait un renne au milieu d'un magasin de faïences. [Alice:] Il n'a jamais eu l'air très civilisé. Mais c'est un homme solide sur qui sa fille peut compter quand il est là... il est rarement là. [Jo:] A sa mort tu n'es même pas allée à son enterrement. [Alice:] Il est déjà mort ? On n'en était qu'au mariage ! [Jo:] Tu as le coeur dur, Alice Alice : Non, non, au contraire ! J'avais tellement de peine qu'il soit mort pour les autres, je n'allais pas le laisser mourir pour moi. Papa ne mourra jamais, tant que je serai là, j'y veillerai. Alice, tu vas me dire ensuite qu'il est sûrement au ciel. Tu n'as plus dix ans, Alice. [Alice:] Il est sûrement au ciel. Ou un truc comme ça parce qu'Alice n'a plus dix ans... Et puis le ciel n'a pas besoin que papa meure, il peut attendre l'éternité, le ciel, il a tout son temps... Ou il est en vacances, comme moi aujourd'hui ? A quoi ça sert la mort ? On n'est pas bien chez moi ? [Jo:] Dans un ménage on dit : chez nous. [Alice:] Les souvenirs sont de la mort, ils ne me rendent pas heureuse. [Jo:] J'ai de moins en moins de forces, de vie, et de plus en plus de souvenirs. Un jour je ne serai plus que souvenirs. [Alice:] Je ne me souviendrai pas, Jo. Je ne me souviendrai pas. Pour moi les souvenirs sont comme l'eau, ils glissent sur moi, ils fuient, ils sont insaisissables. Ils ne me rendent pas heureuse. [Jo:] Tu m'invites à rester ? [Alice:] Tu voudrais m'abandonner sous prétexte qu'on se connaît à peine, que tu as vieilli trop vite pour moi, sans m'attendre ? En voilà une drôle de raison ! On n'est même pas mariés, on ne peut pas divorcer ! On n'a jamais vécu ensemble, on ne peut pas cesser de vivre ensemble ! On n'a même jamais fait l'amour... ou alors je ne m'en souviens pas... Reste Jo. Alice t'invite chez elle... Alice t'invite à être chez elle chez toi. [Jo:] ... Alice a réalisé brusquement un grand progrès... Tardif mais, pour elle, géant. [Alice:] Je suis même en train d'oublier mon retard. Tout va mieux. [Jo:] Je suis invité maintenant. Je peux finir son Porto sans complexe. [Alice:] Oui, assez pour la journée, je ne veux pas d'un alcoolique à la maison. : L'alcool sous clef ; ça coûte cher, ce truc-là. : Je l'achète pour les éventuels visiteurs ; si on se met à en boire, le jour où il vient quelqu'un, y en a plus. [Jo:] Tu as la logique, l'économie et la convivialité pour toi. En tant que mari officiellement installé je ne peux que t'approuver. [Alice:] Voilà. Un mari, je veux dire un mari à domicile, doit être une sorte d'écho. [Jo:] Avec tes souvenirs dans la tête. [Alice:] Est-ce inévitable ? Tu penses à quoi par exemple ? [Jo:] A notre fille. [Alice:] Une fille ? Je voulais un garçon. [Jo:] Et Sandra est née. [Alice:] La maman n'a pas trop souffert ? [Jo:] Non. Sandra et Alice étaient contentes de se retrouver, d'être enfin toujours ensemble. L'une promenait l'autre avec Nick le fidèle chien se méfiant de tout le monde, prêt à intervenir en cas d'attaque. [Alice:] Il y a tant de méchants en ce bas monde. Si on montait dans un monde supérieur ? [Jo:] Dans un monde supérieur Alice a invité Jo et il lui demande si elle va se réconcilier avec sa fille. [Alice:] Elle a eu des torts envers moi ? Une fille envers sa mère, quelle horreur ! Jamais je ne lui pardonnerai. [Jo:] Comme tu réinventes les faits. [Alice:] On se disputait sans arrêt, elle était im-pos-si-ble. Satanée gosse ! [Jo:] Tu, oui toi, tu lui rendais la vie impossible. Tu écrasais sa vie. Tu ordonnais, ordonnais. [Alice:] Tu pourrais éteindre la lumière électrique, s'il te plaît, le soleil est assez fort maintenant. [Jo:] Alice, mère de Sandra, gâchait le temps de vie de Sandra. Sandra pourrissait dans l'appartement à fleurs si joliment décoré. [Alice:] Il est grand temps qu'une bonne fée intervienne ; quelle horrible histoire. [Jo:] Non, pas une fée. Le prince charmant. [Alice:] Le prince charmant m'a volé ma fille ? Salaud de prince charmant. [Jo:] Je crois me souvenir qu'Alice a essayé de voler le prince charmant de sa fille. [Alice:] Eh ben évite de te souvenir... Quoi ! Les princes charmants ça ne court pas les rues ; quand on en rencontre un on a le droit, et peut-être même le devoir, de sa l'approprier, de se le planquer pour éviter les jalousies malsaines, d'en profiter un max ! On n'a qu'une vie. [Jo:] Alice ! Il était à ta fille, ta fille ! [Alice:] Une bonne fille doit céder son prince charmant à sa mère. [Jo:] C'est un onzième commandement ? [Alice:] Elle a fait preuve d'égoïsme, de mesquinerie envers celle qui lui a donné, oui donné, sans exiger un centime, la vie, tout simplement. [Jo:] ... Tu devrais lui téléphoner... t'excuser... Elle attend son premier enfant. [Alice:] Ah oui ? Et quel âge elle a ? [Jo:] Vingt-sept ans. [Alice:] C'est tardif. [Jo:] Il a fallu qu'elle se remette de sa mère. Cette maladie naturelle est difficilement guérissable. [Alice:] Une fille qui ne prête pas son prince charmant à sa mère ne peut qu'être une mère épouvantable. Ses gosses vont en baver, les pauvres. J'ai de la peine pour eux... Et si on la faisait stériliser, ma fille ? Trop tard, hein ? Ah la garce, elle a bien monté son coup. : [Jo:] Alice sera la bonne fée. Pour ses petits-enfants. Elle réparera sur eux les erreurs commises avec leur mère. Mais avant Alice doit téléphoner, elle doit se réconcilier avec Sandra. [Alice:] ... Bon... Peut-être... Si je retrouve le numéro. : Dieu sait où je l'ai fourré. : Ah c'est dur de monter d'un monde à celui du dessus. Il y a combien de ondes avant le meilleur ? [Jo:] Je me sens fatigué. On dirait que mes forces me fuient, je n'arrive pus à les retenir. [Alice:] Eh bien va te reposer. Comme ça je serai sans mémoire et je pourrai me reposer aussi. [Jo:] Oui... oui... il faut que je m'étende un moment. [Alice:] Dans ma chambre ! Pas gêné, l'invité ! Bououou. Quand je n'y suis pas c'est moins embêtant, mais quoi !... Enfin !... Oh après tout... Onze heures. Quelle journée... Si je suis en retard pour le travail je me trouve très en avance pour les petits-enfants... : Alice escalade les mondes, s'il vous plaît. On doit avoir une vue magnifique du dernier, tout en haut. : Au fait, il y en a combien ? Maman. [Mère:] Bisous, chérie. Tu devrais fermer ta porte. Tu devrais aussi tirer les rideaux, le soleil devient gênant. C'est quoi ce verre ? : Du Porto à cette heure ? Oh, Alice ! [Alice:] Ce n'est pas moi, c'est Jo, mon mari installé... mais je ne le connais pas vraiment. [Mère:] Je suis contente que tu te sois réconciliée avec Sandra... [Alice:] Ah ? [Mère:] Si j'avais été aussi salope avec toi que tu l'as été avec elle tu ne serais pas la fille épanouie que tu es aujourd'hui. [Alice:] Moi ? Moi ! Mais je n'ai pas pu être une mère pareille. Alice est la gentillesse même. [Mère:] Alors tu as choisi d'être pire. [Alice:] J'ai simplement essayé de lui inculquer le douzième commandement ! : Là on dit : Lequel ? : Tu aimeras Alice plus que toi-même. [Mère:] Moi j'ai aimé Alice plus que moi-même. Mais tu es impossible. J'ai reporté mon amour sur ma petite-fille, Sandra. [Jo:] Où as-tu mis l'aspirine ? Bonjour mère. [Alice:] Il n'y en a pas. Je ne suis jamais malade. [Jo:] Maintenant que tu as une mémoire, il faudrait y penser. Pourvu que ce jour... : ce jour après six mois d'absence, d'hôpital, de maison de santé, voit un Jo tout neuf. Le vrai Jo habite en moi de nouveau. Je suis lui de nouveau... Mais tu ne m'accueilles pas les bras ouverts, on dirait que je te dérange... Je ne m'attendais pas à cette froideur, Alice. [Mère:] Elle a toujours été comme ça. Mon pauvre Jo. Tu es parti six mois, elle n'a plus pensé à toi. J'ai essayé de parler de toi tous les jours, pour qu'elle se souvienne, pour préparer ton retour, mais bast... avec elle... [Jo:] J'ai beau la connaître, j'espérais... [Alice:] Que d'histoires ! A quoi aurait servi que je pense à lui sans arrêt ? Il se serait mieux porté ? J'aurais dû être malade de sa maladie ? Au lieu de profiter de ma santé j'aurais dû agir en malade, me sentir malade, déprimée ? J'aurai mon tour de maladie et personne n'y peut rien, inutile d'être malade par procuration, et je ne suis pas médecin, j'ai horreur des médecins, des infirmières et des malades, si on liquidait ceux qui profitent de la maladie peut-être qu'on supprimerait la maladie, tout est affaire d'intérêt, tu étais psychologiquement attiré par la maladie pour te faire plaindre, pour me retenir dans tes filets, elle était conforme à ton intérêt de mari geignard qui veut qu'on s'occupe de lui tout l'temps... seulement tu as raté ton coup ; ça n'a pas marché. Alice a été plus forte que ta maladie et au lieu d'être culpabilisée elle s'est donné du bon temps. [Jo:] Alors, Carmen, tu ne m'aimes donc plus ? [Alice:] Mon pauvre José,, comment pourrais-je t'aimer quand tu n'es pas là ? [Mère:] Elle a la logique de son père, elle finira comme lui, chez les rennes. [Jo:] J'ai souffert tout ce temps, Alice, et pour me soutenir, quoique tu ne viennes jamais me voir, je pensais à toi. [Alice:] ... Tu vois, je t'ai été utile... Moi, je suis utile... Toi, tu es malade. Je ne te reproche rien. [Jo:] C'est vrai, elle a raison... J'ai été égoïste. Pourtant je croyais... Quand on est malade on manque de logique. Mais... Mes yeux s'ouvrent. Je vois la vérité de ce que tu dis. [Mère:] Elle finira avec les rennes. [Alice:] Je ne m'essaie pas souvent à la logique... Je dois reconnaître qu'elle peut avoir du bon... Je suis presque convaincue par ce que j'ai dit. [Jo:] Je te préfère quand tu hais la logique. [Mère:] Avec elle, de toute façon, la résultat est le même, elle ne pense qu'à elle pendant que les autres les autres, Alice, peinent dans la vie, ils en bavent, ils en prennent plein la gueule. Tu comprends ? [Alice:] Cela prouve seulement ou bien qu'ils ne savent jamais raisonner ou bien qu'ils ne savent jamais déraisonner ; ils sont imparfaits... Trêve de commentaires, pourquoi est-ce que tu es venue ? [Mère:] Je suis venue chercher mon complément-retraite. [Alice:] Ah ?... [Mère:] Une fille doit la vie à sa mère, elle doit tout à sa mère, ce qui était à la mère était à la fille, ce qui est à la fille est à la mère, ton argent est donc aussi à moi... Hein ? [Alice:] Pfitt... Je ne me laisse déjà pas taper par la générosité, je ne vais pas me laisser taper par un raisonnement. [Mère:] Tu sais combien il me reste quand j'ai payé le loyer ? [Alice:] Non, moi je suis propriétaire. [Jo:] Alice, sois moins dure. [Alice:] Mais elle m'énerve aussi !... L'argent je le tiens de mon papa et de mon travail ; j'ai en mon domicile, à nourrir, un mari que je n'ai pas épousé et par délicatesse je ne parle pas des frais d'hôpital ; si j'ajoute le coiffeur, le club de sport, les produits de maquillage, les robes, la voiture et surtout les impôts, je n'ai pas les moyens de me payer une mère. L'aide aux personnes âgées, même à une seule, n'est malheureusement pas pour moi. [Mère:] Alice, je ne suis jamais allée à Venise, moi ! [Alice:] Eh bien, je ne suis jamais allée à Rio... Enfin, grâce à l'oncle Louis, le salaud Louis, j'irai peut-être. Sûrement même, parce que, avec tous les soucis que vous me procurez, j'ai besoin de repos. De décompresser... Tiens, puisque tu aimes tant ta petite-fille, demande à Sandra. [Mère:] Et pourquoi à elle ? [Alice:] Ma fille me doit tout, la vie etc... Son argent est donc le mien oh la brave fifille - ; on est réconciliées, tu lui diras que je te cède tous mes droits. Et voilà... Pour une fois, avoir une fille va me servir à quelque chose. [Jo:] Alice !... Tu es épouvantable. [Alice:] N'oublie pas que je travaille dans une entrepette de recouvrement de dettes, vraies ou fausses là-bas on s'en fout. [Mère:] Eh bien je voulais recouvrer. [Alice:] Ça ne marche pas avec une professionnelle. La loi elle se remplit les poches avec moi et on partage. Quant à m'attaquer moi, elle serait devenue une douce rêveuse. [Jo:] Que dirait papa ? [Alice:] Papa il était toujours d'accord avec moi, y compris au sujet de ma mère. [Jo:] Les anges des heures doivent souffrir d'Alice. [Alice:] Les heures ont des anges ? [Jo:] Chaque heure de la journée est sous la garde d'un ange. [Mère:] Etant donné ma fille, j'espère pour eux que des réservistes viennent les relayer. [Alice:] Ils m'ont octroyé l'accès à un onde supérieur. Au fait il y en a combien de ces mondes ? [Jo:] Vingt-quatre. [Alice:] Ah... Et je n'en suis qu'au deuxième à onze heures ?... Décidément, je suis en r'tard pour Rio, en r'tard pour l'ascension spirituelle... Je crois que le plus simple est d'y renoncer... Cette journée est bizarre, sûrement un coup de Phul, le génie de la lune... Mais il va apprendre à qui il a affaire. : Dis donc, l'ange des onze heures il est costaud ? [Jo:] Sûrement. [Alice:] Un grand baraqué ? A nous deux on va bien réussir à grimper au troisième monde... Et pour cela, allez, je vous invite à déjeuner, je vais vous nourrir. [Mère:] Et mon complément de retraite ? [Jo:] Nourrir son mari c'est normal. [Alice:] Seulement il faut faire les courses. : Tiens je te confie une de mes cartes de crédit, fais attention et pas de folies. Après ta maladie un peu d'exercice te fera du bien. : Tu accompagnes le malade et tu portes les paquets ; enfin tu l'aides. [Mère:] Je n'ai pas très faim. [Alice:] Allez, allez. [Jo:] Je vais encore vieillir, Alice. [Alice:] Oui, allez, allez. Prenez plutôt l'escalier, ça entretient la forme. : Surtout que l'ascenseur est en panne. Quand ils sont là ils m'énervent, quand ils sont partis je ne sais plus quoi faire... Me voilà bien. Cinq minutes toute seule et je m'ennuie. Pourtant quelle plus agréable compagnie que celle d'Alice ?... Tout est en panne : Le bus sans Alice, le train sans Alice, l'avion sans Alice, Rio, mon mari invité, mon ascension spirituelle, l'ascenseur d'l'appart... Quelle dure vie j'ai. Que la vie est dure pour y creuser sa mine et en rapporter quelques pépites de bonheur ! Suis-je vraiment égoïste avec maman ? Je me rappelle tous les jours ses disputes avec papa, je les entendais malgré moi, je me bouchais les oreilles pour ne pas les entendre, je les entends toujours, malgré moi... je ne cesserai jamais de les entendre... Lui donner un sou de papa ce serait comme une trahison... Je ne lui donnerai rien... Jamais... On ne peut pas pardonner au nom de quelqu'un d'autre. Et quand l'autre est mort il n'y a plus de pardon possible sur cette terre... J'aime bien maman mais je trouve juste pour elle une punition éternelle genre enfers... Je lui enverrai des oranges. [Hidaly:] Ma pauvre Alice, je t'ai entendue de l'autre côté de la cloison, non tu n'es pas seule, [Alice:] Ouais, tu écoutais tout ce qui se passait chez moi, comme d'habitude. [Hidaly:] Qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre à longueur de journée ? Et aujourd'hui c'était vraiment bien. Du mouvement, du nouveau... Tu m'as épatée quand tu lui as donné ta carte de crédit. [Alice:] Oh, pour celle-là, il n'y a presque plus d'argent sur le compte. [Hidaly:] Mais c'est tout de même un mari coûteux. Le rapport qualité-prix n'est pas bon. Tu n'aurais pas dû épouser celui-là. [Alice:] Je n'ai aucun souvenir de l'avoir épousé. [Hidaly:] Alors moi non plus je n'en ai aucun souvenir. Je n'ai de souvenirs que les tiens puisque je ne sors jamais. Est-ce que nus nous souviendrons de cette journée-ci ? [Alice:] J'en ai bien peur... Il faut que je grandisse un jour, paraît-il, et à vingt-quatre ans ce jour est arrivé. [Hidaly:] Tiens, tu as de nouveau le même âge que moi. [Alice:] Encore une remarque pareille et j'te renvoie à ta cloison. [Hidaly:] J'aime mieux ici. J'ai mis le mot sur la porte pour le cas où mon mari reviendrait. [Alice:] Après plus de cent vingt-trois d'absence tu crois encore qu'il va revenir ? [Hidaly:] Il m'aime, il ne peut pas vivre sans moi. [Alice:] C'était un biologique, Hidaly. Ton Villiers d'Adam est clampsé depuis longtemps. Je suis ta seule famille désormais !... Ah, le soleil se cache, va rallumer. [Hidaly:] Tu pourrais dire "s'il te plaît". Elle se lève et pour la première fois on voit son dos dénudé : des rouages savants et délicats, animés sans bruit un hologramme permet l'effet -, recouverts d'une peau transparente. Elle rallume. Mon mari reviendra à la maison, il s'est perdu ou on l'a retenu, en prison peut-être ? Il pense à moi, chaque seconde, je remplis son coeur, et il remplit le mien... Nous serons toujours ensemble quoi qu'il arrive. Le temps lui-même ne peut pas nous séparer. J'aurai éternellement vingt-quatre ans pour lui et il sera éternellement le même pour moi. [Alice:] Bravo. Pour ma part je n'ai pas de prétention à l'éternité, un mari à ma guise me suffira. Mais quel mari me faut-il, Hidaly ? Je ne le sais pas. [Hidaly:] On n'est pas bien comme ça, tous les quatre ? [Alice:] Non, je préfère grandir. Même escalader les vingt-deux mondes restants si nécessaire... Je ne suis pas emballée par cet escalier des anges, leur ascenseur à eux aussi est en panne, mais pour Alice rien d'impossible. Tu m'aideras, Hidaly ? Tu seras une amie fidèle ? [Hidaly:] Tant que j'aurais de la mémoire je me souviendrai de toi. [Alice:] Mais c'est un pléonasme, une tautologie, cela ! C'est vrai pour tout le monde ! [Hidaly:] Hidaly est un pléonasme ? : Et je suis comme tout le monde !... Mon mari sera content. Il croyait que je ne saurais pas m'intégrer dans la société. Mais un pléonasme est chez lui partout. J'envisage de sortir ! [Alice:] Oui. Change de robe avant. Sois un pléonasme moins tentant... De face. Et cache le dos. [L'homme:] Allez, allez, entrez, elle ne va pas vous manger, n'ayez pas peur, je suis là. : Laquelle est Alice ? Vous, je présume ? Oui, leur description... Je vous les ramène. Ils ne voulaient pas rentrer, ils erraient dans nos rues, sans mendier toutefois je le précise, ils se laissaient mourir de faim plutôt que de mendier, j'ai fini par les interroger au nom de notre petite société... Cette querelle est absurde, Alice. Vous ne pouvez pas les laisser à la rue pour une divergence d'opinion sur la cuisson des tomates !... C'est inhumain insupportable inacceptable. Ah je suis un modéré mais quand je constate des absurdités, des gâchis pareils, tout mon moi se révolte. Je suis... je suis hors de mon moi habituel. [Alice:] Si j'étais à Rio je n'aurais pas ce problème : s'habiller, s'habiller. Là-bas, tu te déshabilles en arrivant et tu es tranquille pour l'année. [Mère:] Elle ne saurait même pas s'y occuper. [Alice:] Là-bas, on danse ! On danse tout l'temps alors on n'a pas de problème de temps ! [Jo:] Ah j'peux plus moi. : Essayez, vous. [L'homme:] Remarquez, je le précise, que c'est à la demande de votre mari. En tout bien tout honneur. [Alice:] On n'est pas venus jusqu'à Rio pour l'honneur ! On s'est pas déshabillés pour l'honneur ! [Mère:] Tu ne trouves vraiment rien de mieux que de lui repasser ta femme ? [Jo:] J'ai une responsabilité envers elle, je dois penser à son avenir. [Mère:] T'es déprimant grand-père... Jamais je ne m'habituerai aux vieux. [Jo:] Moi non plus. Même pas à moi. [Hidaly:] Si je pouvais aimer en-dehors de mon mari, je crois que j'aimerais la danse. A l'homme : Vous qui venez sans doute de loin, vous n'avez pas vu mon mari, Villiers d'Adam, un homme parfait ? [L'homme:] Ah non, j'ai toujours habité cette rue. Je m'occupe du quartier, gestion, police, bénévolement je le précise, je tiens à être utile à la collectivité ; [Mère:] Qu'est-ce qui vous intéresse à part votre utilité ? [L'homme:] Alice. Je guette ses passages depuis deux ans. Ses sorties, ses retours. Je faisais seulement semblant de ne la connaître tout à l'heure. [Jo:] Mais qu'est-ce qui vous occupe, on veut dire, à longueur de journée ? [L'homme:] Alice. Je désire Alice. Je n'ai pas de loisirs d'Alice. Elle est ma tentation permanente, mon souci permanent. [Hidaly:] Venez chez moi, on entend très bien derrière la cloison. [Jo:] Enfin, vous avez un métier, je suppose ! Vous n'allez pas vivre à ses crochets ! [L'homme:] Ah... oui, oui. Dans l'immobilier. Je tiens une agence, là, au coin de la rue. Mais j'ai des employés pour les visites hors du quartier. Ah oui, oui, j'ai les moyens d'Alice. [Jo:] Bon. Pour moi, ça colle. [Mère:] Sacré grand-père. Et il se prend pour un sage. [Alice:] J'ai peut-être simple hypothèse, que personne ne se formalise surtout peut-être mon mot à dire au sujet de l'occupant de mon plumard ? [L'homme:] On ne couche pas à cette heure, ma chérie. Va plutôt t'habiller. Il est grandement temps. Des gens pourraient venir. [Alice:] Quels gens ? [Hidaly:] Il a raison tu sais, c'est un homme très bien, je trouve, très comme il faut, il est parfait pour toi, il va te prendre en main. [Mère:] Il pourrait l'améliorer un peu. Au sujet du complément de retraite de sa mère, par exemple. [Alice:] Ah ! Ça, elle ne l'a pas oublié !
[N'embêtez pas Alice. Tenez:] prenez toujours ça. Tut tut, pas de gêne entre nous, non, ne me remerciez pas. La mère d'Alice doit être traitée en reine, par moi. [Mère:] Il est con mais c'est un brave con. Il en faudrait plus des comme lui. [Jo:] A condition qu'il pense à l'entretien du premier mari. [L'homme:] Tu restes avec nous, bien sûr, comme conseiller ; Alice n'est pas un cas facile, l'avis d'un connaisseur m'est indispensable. Mais, que les choses soient claires, je suis le mari principal ! [Jo:] Evidemment. Tu décides. [Mari principal:] La réforme d'Alice est une tâche considérable. Je l'aime. Je la soulèverai de marche en marche, de monde en monde jusqu'à... on verra, en tout cas haut. Alice épatera les anges. [Mère:] Tu as rêvé d'Alice alors tu rêves Alice, mais elle ne changera jamais, je la connais ; ma fille est une salope, ce n'est pas un brave con qui y peut quelque chose. [Alice:] Non, pas de robe du soir, ah ! [Hidaly:] Tu serais tellement plus belle. Regarde-moi. [Alice:] Elle n'a qu'un programme d'habillement dans la tête ; pour elle toutes les femmes devraient se promener en robes du soir partout et toute la journée. [Hidaly:] Je pense que cet avis est très général. [Alice:] Ah ! [Mari principal:] Mais pourquoi cet habit de voyage ? Tu vas quelque part ? [Alice:] Je suis dans l'avion pour Rio, j'ai les vêtements que je prévois pour huit heures d'avion. [Mari principal:] C'est vrai, pauvre chérie. Quelle déception pour toi. Je t'y emmènerai pour fêter nos cinq ans de mariage. [Alice:] Faut attendre cinq ans ? [Mari principal:] Cinq ? Oh la petite farceuse. Trois ans. Ah ma chérie, comme ces deux années ont été belles pour toi grâce à moi. Je t'ai tout sacrifié mais je suis heureux car je lis le bonheur dans tes yeux. [Mère:] Elle a une sacrée veine de t'avoir rencontré. [Jo:] J'y suis pour quelque chose tout de même ! [Mari principal:] Alice, il faut que je te parle sérieusement. La vie, vois-tu, ne peut pas être un perpétuel amusement. Je prends sur moi toutes les corvées, toutes les peines, toutes les difficultés, toutes les responsabilités. C'est normal. Je suis homme et mari principal. Mais imagine sois courageuse -, imagine qu'il m'arrive un accident, ou une maladie, ou que je sois assassiné par des voleurs demeurés, ah, il y en a, le vaste monde est mal fréquenté, que ferais-tu ? [Alice:] ... Pleurer ? [Mari principal:] Oh, le trésor ! La chérie ! : Comme elle va bien pleurer son mari principal. Mais je ne veux pas que les vilaines larmes noient ces beaux yeux, que les vilains cernes éteignent tes regards. [Alice:] Chic. Alors, pas pleurer. [Mari principal:] Enfin, un petit peu quand même. Et après... après, Alice... [Alice:] ... Elle va à Rio ? [Mari principal:] Non. Elle est trop triste. Mais courageuse. Elle doit s'occuper de Jo, de mère, d'Hidaly !... Alice doit apprendre à gérer mes affaires. [Hidaly:] Moi je vais peindre ton portrait sans tarder. A ta mort je le vendrai à Alice. Très cher. [Mari principal:] A quoi est-ce que ça t'avance de vendre des peintures ? [Hidaly:] A payer le loyer. [Mari principal:] Tu passes ton temps ici... [Hidaly:] Oui mais j'ai mis le petit mot sur la porte. [Alice:] Pénélope. [Hidaly:] ... ?... 1230-1160. [Mari principal:] Ah ? [Alice:] Hidaly peint comme Léonard de Vinci et le divin Raphaël réunis, sur fond de Monet, avec des raffinements à la Kandinsky et des audaces à la Dubuffet. Elle appelle le résultat, issu de ses recherches sur le sens de l'Histoire, "originalité". Les spécialistes l'ont incendiée, les critiques ridiculisée, les musées ignorée, et puis un nouveau critique y a vu la lecture des codes cachés de la modernité ; les spécialistes ont écrit le contraire de ce qu'ils avaient écrit, les musées ont acheté. [Hidaly:] Mon mari trouvera un beau pécule quand il rentrera. En somme tu voudrais qu'Alice fasse comme moi ? [Mari principal:] Voilà. [Alice:] P'tite faim, moi. Il est largement midi. Ah oui, faim. [Mari principal:] Alice ! On parle sérieusement ! [Mère:] Je vais la raisonner. [Jo:] Elle va se goinfrer la vieille, tu parles. Je vais superviser. [Mari principal:] O dure tâche du mari principal. O héros de tous les temps. Nous nous sacrifions sans cris et sans plaintes au pur amour. Rien n'est trop beau, trop cher, rien n'est trop pour la garce aimée. Plus on aime Alice, plus on devient misogyne. Elle se lamente sans arrêt. Elle a tout. Elle ne cesse de prétendre que je l'étouffe, que je l'empêche de vivre sa vie. D'elle-même elle ne prend pas l'ombre d'une responsabilité. La seule fois où j'ai été absent, elle s'est contentée de reproduire minutieusement ce que je fais d'habitude. Et qu'elle me reproche. Justement sous prétexte que je m'enterre et que je l'enterre dans des habitudes. [Hidaly:] Vous seriez contre de poser nu ? [Mari principal:] Nu ? Ah, contre, oui. Une amie de ma femme que je rencontre quotidiennement... [Hidaly:] Vous n'êtes pas mal, nu, pourquoi avoir des complexes ? [Mari principal:] Mais je n'ai pas... D'ailleurs comment le savez-vous ? [Hidaly:] Je m'ennuie chez moi, alors je reste ici. [Mari principal:] Oui, vous êtes inévitable dans cet appartement. [Hidaly:] Mère occupe l'ancien bureau. Jo ce canapé... Je n'ai trouvé une place que sous le lit d'Alice. Oh mais j'avais enlevé la poussière avant, j'ai nettoyé à fond ! [Mari principal:] Et Alice sait que... [Hidaly:] Ben, pas encore. [Alice:] Tiens, chéri, tu vois comme Alice prend soin de toi ? [Hidaly:] Il ne veut pas que je le portraiture nu parce que je passe mes nuits sous ton lit. [Alice:] Ah, les hommes ! [Mari principal:] Oh... Quand même !... Je ne suis pas un homme à principes, mais j'ai des principes. Je ne suis pas contre les différences, y compris la vôtre, mais je ne me sens pas obligé de les accueillir dans ma chambre. Comprenez mon point de vue : moi, je suis pour la vie de couple à deux. En famille, mais à deux. Je suis un homme simple. Fidèle. Attentionné. Pas coincé, je le précise. Mais mon lit... ce qui s'y passe... [Hidaly:] Alice n'a pas été satisfaite hier soir. [Mari principal:] Là... [Hidaly:] J'ai eu envie de monter la réconforter mais comme elle ne me savait pas... enfin je crois... Avec elle on n'est jamais sûre... J'ai apporté ma couette de chez moi, je l'ai placée sur le sol, je suis très bien. Et ça me distrait. J'écoute vos conversations, je participe quasiment aux actions. J'aime bien ce climat intime. Je n'ai pas l'occasion avec mon mari parce que... [Mari principal:] Ecoute Pénélope, 12.. je ne sais plus combien... Au fait, je croyais qu'elle était mythique et qu'il n'y avait pas de dates... [Hidaly:] Ah ?... En ce cas, je les retire. [Mari principal:] Quoi ? [Hidaly:] Les dates. Je n'y tiens pas spécialement. [Mari principal:] Comment est-ce qu'on peut retirer une date ? Soyons précis, nom de nom. [Hidaly:] Dessous... Mais je veux bien dessus... On va manquer de place, non ? [Mari principal:] Enfin le lit, mon lit, passe encore, mais les dates ! [Hidaly:] C'est parce que j'avais oublié qu'il n'y en avait pas... : J'ai des trous de mémoire... Je ne sais pas comment le vol s'est opéré, car on me l'a sûrement volée, un matin, au réveil, je me suis rendu compté que des tas de connaissances avaient disparu. Envolées. Chapardées par je ne sais qui je ne sais comment. Et pourquoi ? Je ne le sais pas non plus. Depuis, pour combler les vides, tu comprends ? j'invente. Sinon Alice me renverrait sûrement chez moi. Elle apprécie que je sache tout. Mais là, si personne ne peut savoir, si elle n'a même pas existé... J'aime assez inventer, c'est très amusant, comme une aventure, moi Hidaly je vis des aventures... [Mari principal:] Quand on perd la mémoire on vit plutôt de moins en moins. Je me demande pourquoi Alice t'a fait ça. [On entend Alice crier:] Périmé, oui périmé. Et qu'est-ce que j'y peux ! Les yaourts sont périmés, les plats cuisinés sont périmés, Jo est périmé, Mère est périmée ! [Jo:] En voilà une crise pour une simple observation ! [Mère:] Elle a un caractère épouvantable. On ne peut rien lui dire. [Alice:] Mais si vous n'êtes pas contents... allez ailleurs ! Alice ne retient personne ! Personne ! Vous ne me servez à rien. Vous êtes des bouches édentées à nourrir. Et en plus je règle les frais de dentiste même pour le dentiste. Périmé ! Périmé ! Vous n'aviez qu'à faire les courses ! Les courses... dans les magasins... avec un chariot à pousser !... [Hidaly:] J'aimerais, moi, mais ils ne veulent pas m'emmener. [Mère:] Ben tiens, en robe du soir. On va passer pour bizarres. [Alice:] Mais vous êtes des bizarres ! Vous croyez qu'à l'entrepette j'oserai dire que mon premier mari est devenu plus vieux que ma Mère ? Que mon unique amie couche sous mon lit... [Jo:] C'est confortable ? Ici ce canapé est d'un dur. [Alice:] Qu'on discute devant moi comme si je n'étais pas là... [Hidaly:] J'ai bien aménagé. Venez si vous voulez, il reste une place. [Alice:] Et que ma Mère ne peut pas me dire deux mots sans une provocation ! [Mère:] Tu ne changeras jamais. Petite déjà tu étais une salope. [Alice:] Je suis une salope parce que ma mère était une salope ! [Mère:] Ça, c'est vrai. [Alice:] Et que papa n'était jamais à la maison. [Mère:] Bien contente d'en être débarrassée de celui-là. [Alice:] Alice est toute seule au milieu des périmés. [Mari principal:] Non, non ma chérie. Ton mari principal ne t'abandonne pas. [Alice:] Quand est-ce qu'on va à Rio ? [Mari principal:] Mon p'tit amour, tu n'es pas prête pour un si long voyage. Et puis les avions sont dangereux, ils plongent dans l'océan démonté comme des goélands mais ils nagent très mal. Nous irons néanmoins, nous irons. [Alice:] Quand ? [Mari principal:] Ah. Dès que Mère et Jo auront clampsé. Tu vois, il ne peut pas y avoir longtemps à attendre. [Hidaly:] Mais moi, je viens ? Je sais danser. [Alice:] Ah. Pourquoi est-ce que j'ai tant de responsabilités ! Je croule sous le poids du périmé. Je ne sais rien jeter. Je garde tout et tous. Même sous mon lit c'est complet. [Mari principal:] Mais je prends le poids sur mes épaules ! Je plie sous la charge à ta place ! [Alice:] Un bon mari ne plie pas sous la charge, il la balance par la fenêtre. Toi aussi tu es un poids pour moi. En plus je ne te connais même pas ! Je ne me souviens pas de t'avoir rencontré. Je ne me souviens pas de t'avoir épousé. Et pourquoi est-ce que je t'aurais épousé ? Il y en a des tas bien mieux que toi. Je suis sûre que si Alice est gentille avec eux ils aimeront Alice. Tout le monde aime Alice... sauf les détraqués, les boursouflés du ciboulot. Moi, que veux-tu ? Je suis une grande fille toute simple. Je ne suis pas exigeante : je voudrais être comprise. Je vis entre quatre vaguement personnes, quatre murs d'incompréhension. Je voudrais qu'on m'écoute, on ne m'écoute jamais, que l'on apprécie ce que je dis, mais on s'en fout, je voudrais compter chez moi, alors que j'ai l'impression d'y être tolérée malgré une ribambelle de défauts que l'on invente exprès pour mes faire de la peine. Car Alice a de la peine. Soudain Mari principal se retourne. Alice, estomaquée : Oh. [Mère:] Il a pris un coup de vieux, ton mari principal. [Jo:] Le pauvre, il a produit de trop grands efforts. [Mère:] Elle les fait tous vieillir. Il n'y a pas de solution avec elle. [Hidaly:] J'espère que mon mari n'est pas devenu comme ça. [Mari principal:] Alice, ma chérie, calme-toi. Un peu de patience suffit pour laisser se dissoudre les problèmes les plus épineux. Je suis là, je t'aime. Rien ne peut t'atteindre. [Jo:] Malgré l'avalanche des maux, des difficultés, des catastrophes, tu restes un héros des maris. [Mari principal:] Est-ce qu'elle a bu son petit café, Alice ? [Alice:] Nan. A cause de ceux-là. [Mari principal:] Ils ont été très vilains, mais Mari principal va aller préparer un café pour Alice. [Ne t'en fais pas:] Et vous, restez tranquilles ; de la cuisine j'entends, j'entends ! [Mère:] Il aurait pu remporter mon verre. [Hidaly:] Quand mon mari rentrera à la maison, j'emploierai tous tes trucs, il sera content, il ne s'ennuiera plus. Je n'avais pas su le fidéliser... on dit comme ça ? [Alice:] Pour la clientèle seulement. Mais toi... si tu veux. [Hidaly:] ... Hier soir tu n'as pas été bien. [Alice:] Alors ça vient, c'café ! : Hier soir, j'vois pas. [Hidaly:] Tout à fait hier soir... Juste avant de t'endormir... Ou alors je n'ai pas compris. [Alice:] Oh... Tu demanderas à ton mari. [Jo:] Je t'expliquerai... cette nuit. Jo est un expert d'Alice. [Mari principal:] Voilà le café. Tiens ma chérie. Attention, tu vas te brûler. Tourne le sucre tout doucement. [Alice:] Comme ça ? [Mari principal:] Oui, c'est bien. Très bien. Maintenant une tout petite gorgée. Là. Il est bon, hein ? Tourne encore un peu. Plus lentement. Pas de précipitation. Ne te laisse pas perturber. Voilà. [Alice:] Fini. On va à Rio ? [Mari principal:] Bien sûr, ma chérie. [Alice:] Ah ! : Annonce les horaires, toi. [Hidaly:] Oui... : Allons bon... Oïe... [Mari principal:] Tu sais bien le mois... février... [Hidaly:] Oui... février mais maintenant, forcément, de l'année prochaine... : [Alice:] Pas avant ? [Hidaly:] Non. [Mari principal:] On va réserver. [Jo:] Rien ne presse. [Mari principal:] Quand la décision est prise, je vais jusqu'au bout. Rien n'arrête un mari principal. [Jo:] Il est magnifique. [Mère:] Si j'avais flanqué plus de claques à ma fille, on n'en serait pas là. Mon complément- retraite tomberait dans ma poche chaque mois sans que j'aie besoin de demander. Et au lieu de partir à Rio elle irait bosser tous les matins, tous les après-midi, pas d'balades, au boulot, le fric i vient pas en l'appelant : fric ! fric ! Faut le gagner. J'ose même plus aller au club des mères âgées ; quand j'entends les autres papoter sur leurs descendances, montrer les gros chèques signés pas leurs filles, j'ai honte. J'ose pas dire la vérité. Alors j'invente. [Hidaly:] Ah oui ?... Par exemple ? [Alice:] Y en a marre. Y en a marre ! [Mari principal:] Calme-toi, ma chérie. : Ne l'énervez pas, elle est très sensible, ne la brutalisez plus, c'est la dernière fois que je vous le dis ! : Tu vois, ma chérie, j'ai été ferme. [Alice:] Oui ; pour une fois tu t'es montré utile. [Jo:] Et ne recommencez plus ! : Tu vois, je peux aider encore. [Hidaly:] Mais l'exemple ? J'aurais bien voulu en avoir un, moi. [Mère:] Si on se ligue, je me tais. [Alice:] Enfin. [Mère:] Mais... [Mari principal:] Non ! Il suffit ! : Tu vois, je reste ferme. Et je vais réserver pour Rio. Je vais dans ton bureau et dans trois minutes... [Mère:] C'est ma chambre, maintenant ! [Mari principal:] Qu'est-ce que vous avez fait de l'ordinateur ? [Mère:] Il me gênait. Je m'en suis débarrassée. [Alice:] Elle a balancé l'ordi ! [Mère:] Je l'ai donné à Hidaly. [Hidaly:] ... Il est sous le lit... Il faut bien que je m'occupe à longueur de nuit... Il sait des tas de choses, il est passionnant. : Avec lui je réapprends la nuit ce que j'ai oublié dans la journée. [Mari principal:] Pas grave. Je reviens. Tu es sûre que tu as payé les abonnements. [Alice:] Oh ! Zut... J'avais oublié. [Jo:] Ma pauvre Alice. Elle doit penser à tant de choses, il en tombe forcément quelques-unes du panier. [Mère:] Elle n'a qu'à ranger, dans le panier. Si c'est un foutoir dans sa tête comme dans ses affaires, pas étonnant qu'elle ne retrouve rien. [Hidaly:] Moi, je range. : Pour ce que ça sert. [Jo:] Autrefois j'avais une mémoire de vieil éléphant... Maintenant j'ai une mémoire de jeune éléphant... Tant qu'on a un éléphant dans la tête ça ne va pas si mal. [Mari principal:] Alice n'est pas malade, juste un peu déprimée par les contrariétés de la vie... Le pouls est bon. [Jo:] La respiration régulière. [Hidaly:] L'incarnat des oreilles sans reproche. [Mère:] As-tu rédigé ton testament, au moins ? [Mari principal:] Elle a besoin de repos. [Jo:] Oui... Pas de Rio. [Hidaly:] Ah ! J'me rappelle tous les horaires ! [Mère:] La mémoire vous joue de ces tours. Surtout quand on se souvient. [Alice:] Moi, au mieux, je ne me souviens des bons moments qu'avec effort ; les mauvais, par contre, reviennent tout seuls, sans arrêt. [Mari principal:] Aucune gravité, ma chérie. Simple aérophagie de souvenirs. Du repos, voilà ce qu'il te faut. [Jo:] On pourrait soulever un peu plus le lit ? [Mère:] Il faudrait qu'elle rédige son testament. [Hidaly:] Comme la reine Jeanne d'Arc... [Alice:] Ah je ne savais pas. Où est-ce qu'elle l'a rédigé ? [Mari principal:] A... à Sedan. [Alice:] C'est où ? [Jo:] Dans le Maine. Vieille station balnéaire... : je crois. [Hidaly:] Jo, sous l'lit, quand il a fini d'me faire des trucs, il s'amuse toujours avec l'ordinateur. [Jo:] Mais avant elle avait flanqué la branlée à Cochon. : Je crois. [Mère:] Alice, toute petite déjà, était passionnée par l'Histoire. [Alice:] Elle a été brûlée vive, n'est-ce pas ? Quelle horreur ! [Hidaly:] Ah bon, c'est douloureux ? [Mari principal:] Elle a tout de même moins souffert que Napoléon empoisonné par Wellington. [Alice:] Oh... : Quel poison ? [Jo:] Arsenic. Si, là, je suis sûr. [Mère:] Je la revois, Alice, assise sagement sur mes genoux avec le beau livre d'images des grands héros de notre autrefois... [Alice:] Et où c'était ? [Hidaly:] A... à Sedan ? [Mari principal:] Un peu à Sainte-Hélène aussi. [Jo:] Une sainte passée aux Anglais... [Alice:] A qui se fier ! [Mère:] Des années d'école et qu'est-ce qu'elle sait aujourd'hui, Alice ? [Alice:] Eh bien, et toi ? [Mère:] Tu ne réponds jamais aux questions. Il s'agit de toi ! [Alice:] On m'a dit, tu m'as dit que les math étaient essentielles, je me suis abrutie de math ; et elles ne m'ont servi à rien. Tu m'as dit que la physique, la chimie étaient capitales, je me suis abrutie de physique, de chimie ; mais elles ne m'ont servi à rien. Je n'étais pas douée pour ces machins-là, je ne risquais pas d'en faire mon métier, ils m'ont abrutie, alors qu'ils étaient censés me cultiver. Me cultiver à quoi ? A être la reine des poires ? [Mari principal:] Ces professeurs ont mal agi avec Alice. [Jo:] Elle sait lire et écrire, n'exagérons pas. [Alice:] Heureusement que j'ai Hidaly. Sinon je ne saurais rien. [Mari principal:] Personnellement je n'ai pas aimé les études. Elles m'endormaient. Elles m'endorment toujours d'ailleurs. Tous ces anormaux qui ont fait progresser l'humanité au lieu de nous laisser tranquilles, et pour quel résultat réel, je vous le demande ? leur bilan est effroyable, en vieux que les médecins de force empêchent de mourir, en malades maintenus en vie malgré eux, en voitures dont le bruit abrutit, qui écrabouillent des piétons, qui s'écrabouillent elles- mêmes contre des murs, en trains qui déraillent, en avions qui s'écrasent... Je suis bien chez moi, j'y reste. [Alice:] Chez moi ! [Mère:] Elle va recommencer. Je vais faire la sieste. [Jo:] Moi aussi. [Alice:] Laisse Hidaly. [Jo:] Elle va réviser avec l'ordinateur. [Alice:] Hidaly n'a pas besoin de révisions ! [Mari principal:] Ainsi nous serons tous les deux, comme deux amoureux aux premiers jours ; est-ce que ce ne sera pas merveilleux ? [Alice:] Mais non, c'est pas merveilleux ! J'te connais même pas ! D'où i sort çui-là ? Oh... je l'ai encore fait vieillir... : Alors il ne me servira plus à rien. [Mari principal:] Alice, ma chérie, adorable petite ordure, garce de mon coeur, ne t'énerve pas comme ça. Tu te fais du mal. [Alice:] Tu as raison. Pousse le rideau. Au moins que je profite du soleil. [Mari principal:] Il faut que nous parlions sérieusement de nos enfants. [Alice:] On a des enfants ? Combien ? [Mari principal:] Oh, elle plaisante. Nos trois enfants : Hubert, Juliette et Joséphine. [Alice:] Ah, cette fois j'ai eu un garçon. [Mari principal:] Installe-toi bien, ma chérie, pose tes jambes sur le pouf, oui, tu seras plus décontractée. Car l'heure est grave, Alice. Hubert, notre fils, ton fils, bref cet abominable voyou est encore en taule. [Alice:] Hubert n'est pas un voyou ! [Mari principal:] Ne t'énerve pas. Tu vas te gâcher la santé. Que veux-tu ? Il tape sur tous ceux qui lui déplaisent dans les boites de nuit, à leurs sorties surtout, et comme tous les autres hommes lui déplaisent... Juliette est poursuivie pour proxénétisme... [Alice:] ... ? Elle m'a dit qu'elle gagnait bien sa vie... Qu'elle avait beaucoup d'employés... [Mari principal:] Quant à Joséphine, la catch professionnel et la drogue ne lui réussissent pas trop. [Alice:] On dirait que le seul but des enfants dans leurs vies est de créer le désespoir de leur mère... Vraiment ceux-là, ils seraient à r'faire, je n'les r'ferais pas. [Mari principal:] Alors voilà mon idée... On les réunirait tous les trois chez nous quelques temps... [Alice:] Mais c'est petit ! Ils vont gêner ! [Mari principal:] Et on discuterait, on construirait l'avenir avec eux pour qu'ils repartent sur de bonnes bases. [Alice:] Quoi, des bonnes bases. Je me suis crevée à leur en donner pendant des années, pour ce qu'ils en ont fait... En plus, chaque fois que je les rencontre, il y a des reproches à mon égard ! Ils renversent la réalité tant ils ont l'esprit tordu... Et puis quoi, Hubert cogne un peu... parce qu'il est particulièrement viril... Juliette exploite un peu la faiblesse de certaines filles et de certains garçons mais elle leur laisse sûrement un pourcentage plus élevé que ses concurrentes... [Mari principal:] Un peu de morale dans un univers de dépravation en somme. [Alice:] Oui... Joséphine est très heureuse... Elle a toujours aimé les hôpitaux... Souviens-toi, elle voulait être chirurgienne, au minimum médecin... Comme elle a raté tous ses examens, elle est devenue cliente... mais elle s'y rend régulièrement quand même, c'est l'essentiel. [Mari principal:] Alice ! Alice ! Même moi, ton Mari principal, tu finis pas m'excéder. [Alice:] Pas tellement. Tu me dis des choses affreuses. [Mari principal:] Mais oui, mais ma chérie, ma responsabilité de mari principal m'oblige à te les dire, tu me le reprocherais un jour si je ne t'avertissais pas des problèmes. [Alice:] Tu pourrais peut-être les résoudre au lieu de m'en parler... Pour moi un bon mari règle les problèmes au lieu de vous casser la tête avec. Mon pauvre, tu fais ce que tu peux mais tu ne peux pas grand'chose. Tu n'est vraiment pas à la hauteur d'Alice. Tu as été une vraie mère pour nos enfants, mais Alice n'est pas un père, alors le résultat s'affiche en trois tarés. On n'y peut plus rien. Il est trop tard pour toi. Tu as eu ta chance, tu n'as pas su être le père des enfants d'Alice. [Mari principal:] On a eu du bon temps tout de même tous les deux. [Alice:] Surtout toi... parce que moi... [Mari principal:] Je ferme les yeux, je nous revois jeunes mariés, mon coeur se remplit d'émotion. Mon amour se confond avec moi. Que faire, Alice ? [Alice:] Ne pas fermer les yeux. [Un homme:] Bonjour chérie, alors c'est fini, le ramolli est viré ? [Alice:] Oh mon chéri, mon chéri, ma bête, j'ai pensé à notre après-midi sans arrêt. Oh, j'ai soif de toi, ma bête, mon adoré... [Mari principal:] Tu m'as trompé ? Alice m'a trompé... [Alice:] Ueh, si tu savais comme il est au lit. Hein, mon Michel, dis-lui comme tu es au lit. [Michel:] Oh non, pas moi, toi plutôt. Tu racontes si bien. [Mari principal:] Voilà, je suis prêt à écouter, vas-y Alice, ma chérie. Et qu'ça croustille ! [Alice:] Je crois qu'il est légèrement jaloux. [Michel:] Oh ? C'est laid, la jalousie. [Alice:] Oui, je n'aurais pas cru ça de lui. Il me déçoit beaucoup. [Michel:] Ne te laisse pas déprimer, ma p'tite chatte. On va aller courir et après le marathon on baisera jusqu'à demain. Mais tu n'es pas encore en tenue ! Tu nous retardes : pour l'après. [Alice:] Je fais vite. [Michel:] Elle adore le sport. Je suis le nouveau. [Mari principal:] J'avais compris. [Michel:] Le successeur. [Mari principal:] Ooh. Il faudra réussir l'examen. Le conseil de famille décidera. Alice, elle s'enthousiasme, elle veut ceci, elle oublie cela, mais nous veillons à ses intérêts, qu'elle soit d'accord ou non. Moi, je suis le Mari principal, je le précise, que ce soit clair ; je ne badine pas sur le bonheur d'Alice. Voyons, qu'est-ce que vous avez comme métier ? Quels sont vos revenus ? Qu'est-ce que vous aimez dans la vie ? [Michel:] Le sexe. [Mari principal:] ... Au moins vous ne développez pas comme Cyrano. Mais le travail ? [Michel:] Bizness, politique. [Mari principal:] Ah. Et ça marche ? [Michel:] Le sexe. Les femmes vous procurent les contrats de leurs maris, les relations de leurs maris, de leurs amants précédents, leurs amies parlent de vous, vous invitent à la radio, à la télé... [Mari principal:] A ce point-là ? Je ne savais pas du tout. Mais vous serez fidèle à Alice ? [Alice:] Cesse de raisonner en sénile. Michel a une carrière devant lui. On ne se laissera pas arrêter par des raisonnements et des conventions. [Michel:] Allons-y. [Mari principal:] ... Pauvre Alice. Pauvre chérie. Séduite et bientôt abandonnée par un Casanova. Il faut veiller sur elle comme sur une petite fille. Elle est fofolle. On lui a dit sans doute : Ah oui, Michel, essayez-le donc. Elle a dû croire au début qu'il s'agissait d'une marque de lessive. Après... les hormones ont fait le reste... Heureusement que ton Mari principal ne se vexe pas et ne t'abandonne pas aux sinistres pattes de la bête que tu prends pour Apollon. Priape et Apollon il n'y a qu'Alice pour les confondre. Mais, naturellement, elle ne m'a pas demandé de conseils, elle a voulu s'aventurer toute seule... Maintenant la bêtise est faite, elle est faite ; on ne peut plus revenir en arrière. Dans sa tête rien n'est grave parce qu'elle a toujours cru que dans la vie la marche arrière existait. Quand Alice s'excuse, par exemple, elle croit que ses actes n'existent plus... effacés comme sur une ardoise... alors qu'il y a toujours les actes et maintenant les excuses en plus. Oublier ne suffit pas. L'existence n'a pas besoin de la mémoire... Il y a des aveugles, il y a quand même des couleurs... Pauvre Alice, comme elle a besoin de moi. Pas de danger que je parte, va. Ton Mari principal t'attend à la maison, Hidaly n'est pas plus fidèle que moi. [Michel:] N'aie pas peur, Chatte, ce n'est rien. [Mari principal:] Un accident ? [Michel:] Non, non. Seulement au lieu de descendre à pied les quatre étages avec moi elle a voulu prendre l'ascenseur toute seule... Et en sortant de la boîte infernale, le faux pas. Certains sportifs ont des problèmes de chute, de malchance, des carrières s'y sont perdues. [Alice:] J'aurais tellement voulu courir pendant deux heures sur les chemins les plus tordus de nos sous-bois. Avec toi. [Mari principal:] Doucement. Pose-la sur le canapé. [Alice:] Le grand air enfin. Le bel air. Au lieu de rester confinée ici. Alors qu'il fait si beau. [Mari principal:] Où est-ce que tu as mal ? Là ? Ou j'appuie ? Non ? Alors là ? [Michel:] Peut-être surtout le choc psychologique de la chute. Il faut lui rendre confiance en elle. [Mari principal:] Quand on ne trouve rien, c'est parfois le plus grave. [Alice:] Voui. Alice en a besoin... Mais toi, ma bête, ne reste pas sans exercice ; cours, vole et nous reviens encore plus vite. Ton Alice t'attendra, remise en forme pas son Mari principal, comme prix du guerrier vainqueur. [Michel:] Oh, elle est héroïque, ma petite chatte. Ooh, câlins, câlins ? Puisque tu le veux, je dépasserai le vent de l'orage, je rendrai honteux les cyclistes, je lutterai à armes égales contre les minutes, les secondes, leurs dixièmes, leurs millièmes. Ah, chérie, chacun de mes pas écrasera un coureur du dimanche, ces misérables qui osent se comparer à moi, qui s'imaginent être comme moi. Je t'apporterai mon tableau de chasse comme à la déesse de l'amour. [Mari principal:] Des écrabouillés à la maison. Avec le mal que j'ai pour le ménage. [Alice:] Oh oui, oui, oui ! Va, va, va ! : Et cesse de me tripoter, toi... Je me souviens tout d'un coup que j'ai oublié d'arroser mes fleurs. Oh. : Est-ce qu'il vieillirait aussi ? [Michel:] A la bonne heure, tu as retrouvé la forme. [Alice:] Voui... Mari principal a massé. Comme soigneur il est merveilleux. [Michel:] Eeh, à l'occasion je ne dis pas non. [Mari principal:] Mes miracles... je les réserve à Alice. [Alice:] Un gros bisou à Mari principal. [Mère:] Alors, Michel, mon complément-retraite, tu l'as obtenu ? [Michel:] J'attends le moment opportun. [Mère:] Avec elle il n'y a jamais de moment opportun. T'es aussi nul que les autres. [Michel:] Mère, tu fais gaffe à tes mots ou tu prends une baffe, compris ? [Mari principal:] Tu ne taperais pas sur une vieille ! [Michel:] Sur les vieux aussi si tu ne te tiens pas tranquille. Moi je veux qu'on m'obéisse. [Jo:] Quel barouf. On se dispute encore ? [Michel:] Cui-là c'est le plus beau. On a combien, le pépé ? Cent dis ? Cent trente ? Comment est- ce qu'Alice a pu te faire vieillir autant et aussi vite ? Bande de débris. [Mère:] Sauvage. [Hidaly:] Vous devez respecter le passé d'Alice. [Michel:] Et elle ! La mémoire d'Alice ! 1515 ? [Hidaly:] Vous tombez mal, je connais toutes les stations de métro et de RER par coeur. [Michel:] Mais t'es vraiment mignonne. Si de sous l'lit, tu veux passer d'ssus. [Alice:] Elles sont superbes ! Mais elles avaient soif. [Michel:] Tu sais qu'Hidaly fait des photos de nous dans la chambre ? [Hidaly:] Ben quoi, j'ai un appareil tout neuf... à sensibilité même dans le noir... mais il ne fait pas seulement des photos, je filme également. [Alice:] Il faut bien qu'elle essaie son appareil. [Hidaly:] Alice sera rudement contente de trouver tous ses souvenirs plus tard. [Jo:] J'aide Hidaly à les ranger. [Mari principal:] Le canapé ici est d'un dur. Dis donc, je pensais, le vaste fauteuil dans la chambre... [Michel:] Tu veux venir t'y installer ? Pas de problème. Je n'ai pas peur du public. : J'assure, moi !
[Mari principal:] Ne bouge pas, ma chérie. Je m'occupe de tout. Ton mari principal sera fin cuisinier, tu verras. Et sans avoir étudié, je le précise. [Michel:] Si on se débarrassait d'eux ? [Mère:] Il a voulu nous frapper ! [Alice:] Comme tu es viril. Avec toi je suis tranquille, jamais je n'arriverai à t'expédier chez les rennes, les enfants auront toujours leur père, aucune femme n'est capable de faire partir un homme comme toi. [Michel:] Des enfants ? Rien ne presse... Je suis encore jeune. : Allez, allez, dans la cuisine, débarrassez-moi le plancher. Alice et Michel ont à discuter. [Hidaly:] Justement, dans ces cas-là Alice a besoin de moi. [Michel:] Eeh, t'as du muscle, toi. [Mère:] Ne me touche pas, la bête, j'ai mon téléphone portable sur moi, un coup de fil et la bête est dans la cage. [Jo:] Juste le temps de prendre un livre. [Alice:] Tu lis, toi, maintenant ? Un dentiste ! [Jo:] Je ne suis pas médecin quand même ! Et puis je n'aime pas cuisiner. [Michel:] Enfin seuls. [Alice:] On va s'embêter. [Michel:] Parlons de notre avenir. Parlons affaires. [Alice:] Quel livre est-ce qu'il a pu prendre ? Il n'y a pourtant pas de bandes dessinées dans la bibliothèque laissée par papa. [Michel:] Vérifie ! Tu connais tes livres, je suppose ! [Alice:] Non, pourquoi est-ce que je les connaîtrais ?... Je travaille dans une entrepette de recouvrement... de dettes souvent inexistantes... Pas besoin de lire des livres avec des tas de pages pour ça... Il en a pris un gros, t'as vu ? [Michel:] Il l'ouvrira à peine. [Alice:] Et s'il le lisait ? [Michel:] Il n'osera pas. [Alice:] Je me méfie. Jo, jeune, il était intelligent. [Michel:] Tu sais que tu as beaucoup plu à Gaspard ? A Vladimir aussi ? Et à Rosa ? [Alice:] Alice plaît à tout le monde ; tout le monde ne plaît pas à Alice. [Michel:] Mais si Alice était gentille avec eux, elle ferait avancer nos affaires. [Alice:] Tu veux me vendre ? [Michel:] Ah, t'es bête, c'est du troc, pas d'la vente. [Mari principal:] Je suggère pour le dessert un gâteau praliné. Ou au chocolat ? [Michel:] Tire-toi. [Mari principal:] Ah ?... Bon... Praliné avec chocolat. [Alice:] Si je comprends bien, tu veux me prêter à l'un, puis à l'autre etc... en échange de... ? [Michel:] Mais non. Une partouze, c'est tout. Et ça leur fera tellement plaisir. Ils seront si heureux. Hein ? Alice aime rendre heureux ? [Alice:] Je n'voyais pas du tout notre avenir de la sorte ; ah pas du tout. [Mari principal:] Je vais plutôt remplacer le praliné par du chocolat, non ? [Michel:] On a fixé la date, tu as l'temps de t'faire à l'idée... d'ici mercredi soir. [Alice:] Mercredi ?... Sans m'en avoir dit un mot ? Tu t'es engagé ? [Michel:] Tu es mon gage. Notre équipe va s'unir en toi. Par toi. Alice est une valeur d'échange universelle, plus forte que les monnaies, que l'or même... On partagera les bénéfices. [Alice:] Quoi ! D'où est-ce que tu sors ? Je ne te connais pas ! On n'a pas pu se marier, je m'en souviendrais. [Michel:] Alice, ne me force pas à te flanquer une correction... Oh, je me sens tout drôle, là... on dirait un coup de pompe après un effort excessif. Respire à fond. Tu te détends. Relâche les muscles. Vide ta tête on ne rit pas. Marche lentement. Très lentement. Pas de panique. Rentre en toi-même maintenant... : Ça va. [Alice:] Ah, pas moi ! Ah non ! Que penseraient de moi ma Mémoire et mes deux maris ? Pour ma mère, soit, de toute façon... Je suis une fille honorable, je ne couche pas en échange de fric ou d'autres avantages ! J'ai même une conscience, figure-toi. Pas une grande grande. Pas le modèle monumental. Mais elle est là, in la caput, comme disait Marcus Aurelius selon papa et j'ai un curé également, lequel ne m'a pas dit un mot de la partouze dans les obligations du mariage. [Michel:] Il n'est peut-être pas au courant ? Il ne suit peut-être pas les dernières modes du Salon du mariage ? [Alice:] Possible. Mais je suis une grande fille toute simple à l'ancienne... Parfois... Oh, et puis zut, va te faire voir chez les Grecs. [Michel:] Trafalgar. Waterloo. Finale du mondial de foot 2006. Ma vie coule dans le temps sans fond, le capitaine... [Alice:] Coule avec. [Michel:] Ah ? J'avais une version avec une barque de sauvetage jusqu'à une île peuplée de jolies indigènes pas farouches. Dans ce paradis, tout le monde baisait avec tout le monde. Frénétiquement et à longueur de journée. Si on y allait ? [Alice:] Sans moi. Maintenant, si je pouvais regarder mon émission tranquille... [Mari principal:] Tout baigne ? [Alice:] Non. [Mari principal:] Moi non plus. Le chocolat a fondu quand j'ai voulu cuire le gâteau ; je ne m'y attendais pas du tout. Il a coulé sur le rosbeef. Vous avez quelque chose contre le rosbeef au chocolat ? [Alice:] Je regarde mon émission sur les jardins. Les jardins ! Est-ce qu'on pourrait me laisser écouter ! [Mari principal:] Je la trouve nerveuse. Vous n'avez pas fait ce qu'il fallait ? Pour la calmer, je veux dire. Entre nous, mon vieux, depuis quelque temps, je vous trouve en baisse. [Michel:] Laisse-moi tranquille, pépé. [Mari principal:] Eh ! Oh ! Je suis le Mari principal ! Je le précise ! Je ne me laisserai pas intimider par un simple mari d'appoint ! [Michel:] Mari d'appoint, moi ! Va faire bouillir ton chocolat, Mathusalem ! Ah ! Vous me déprimez tous, ici, il faut que je sorte. : Mais toi, ne t'en crois pas quitte à si bon compte. On en reparlera quand je rentrerai. [Alice:] Cours toujours. 20. Mari principal : On mange ? Pas faim. Le soir tombe déjà. [Mari principal:] Voyons, ne te tracasse pas. Quel couple échappe aux disputes ? A part le nôtre. Mais moi je suis spécial. [Alice:] Toi tu es trop gentil. Quand je suis avec toi j'ai l'impression que ma mère a raison à mon sujet. [Mari principal:] Elle a trop aimé la petite fille pour pardonner à la jeune femme. [Alice:] Alice n'arrive pas à vieillir. [Mari principal:] Jo vise le record, il n'a pas de problème de ce côté-là. [Alice:] Il lit vraiment ? Qu'est-ce qu'il lit ? [Mari principal:] "Pensées du monde entier." Et il en fait profiter les autres. Hidaly demande des explications sans arrêt, mère l'agonit d'injures et me donne des conseils de cuisine... [Alice:] Elle n'a jamais su faire la cuisine. [Mari principal:] D'où le rosbeef au chocolat... [Michel:] Je ne vais pas me laisser déprimer par une salope même ta mère le dit. Un mec comme moi il va te mater. Le mec comme moi que je suis... parce qu'il est de retour en moi, je le sens au complet... il surmonte la tempête, il hurle dans la tempête ! La bouteille de rhum à la main ! Et il chante ! : Ipaho ! Bouteille de rhum ! Sur la houle qui roule, sous le vent dément, ipaho ! Bouteille de rhum ! [Alice:] Il est encore saoul. [Mari principal:] Pas de grands gestes, je veux juste t'aider à gagner ton lit. Non, par là. [Michel:] Et Alice ? [Alice:] J'accours, ma bête ; avant, je mange, il est tard ; on t'a attendu, j'ai très faim. [Mari principal:] Tu penses, elle a hâte de te rejoindre. [Michel:] Ça oui. J'la connais. : La bête, c'est elle. [Mari principal:] J'avais remarqué également. [Mère:] Ah. Aussi taré qu'les deux premiers. De toute façon elle n'attire que ceux-là. [Voix d'Hidaly:] Ah bon, y en a d'autres ? [Michel:] Je voulais écraser les démons d'Alice. Y en avait trop... Ils m'ont eu. [Mari principal:] Des idées tout ça. [Alice:] Oui, des idées. Alice a des anges ! Vingt-quatre. Et un seul ennemi, Phul l'espiègle. Il m'a envoyé un mari d'appoint à durée si limitée qu'on n'a même pas pu avoir une conversation complète. Ma bête n'a pas tenu tête aux pièges de Phul, elle ne savait que cogner, elle cognait dans le vide. Autour de moi il y a le vide, on ne peut que tomber. [Mari principal:] Il s'est endormi comme une brute. [Alice:] Il est une brute. [Michel:] Alice, j'ai pris la décision, nous allons avoir un enfant. Il sera un Hercule comme son père. Quand je ne serai plus là il te défendra. [Mère:] Un petit-fils. Ah oui, ça me distraira. [Hidaly:] Je lui apprendrai les mathématiques : c'est ce dont je me souviens le mieux. [Jo:] Et moi la philosophie, je commence justement de l'étudier. [Mari principal:] Je crois qu'il préférera discuter avec moi. [Alice:] Dès sa naissance il aura surcharge de travail. [Michel:] C'est vrai. Alors des jumeaux. [Hidaly:] Oui, j'en prendrai un, je l'élèverai en attendant mon mari. [Michel:] Ou des triplés. [Mari principal:] Le mieux serait qu'on en ait chacun un. [Michel:] Bon, alors... [Alice:] Hé ! Oh !... C'est encore moi qui porte les mamelles dans cette maison !... Non, mais ! [Mari principal:] Elle n'a pas tort. [Mère:] Quand elle n'a pas tort, le résultat est encore pire. [Hidaly:] On se contente de jumeaux ? [Alice:] Alice n'a pas besoin des décisions des autres. Je sais parfaitement choisir, ce n'est pas une bête qui m'apprendra. Alice n'allaitera pas Hercule, tu peux le garder, ton Hercule ; Alice veut d'abord trouver un mari... gentil... [Jo:] Attentionné... [Alice:] Amusant... [Hidaly:] Avec de la mémoire. [Alice:] Pas trop. Qu'il se souvienne toujours d'Alice, voilà l'important. [Mère:] Sportif, tu l'oubliais. [Alice:] Aussi sportif que moi. Un tout p'tit peu plus, disons. Mais pas... Sans exagération, quoi. [Mari principal:] Et qui sache protéger Alice. [Alice:] Ben oui, j'ai besoin de sécurité... Ah, tiens, j'ai faim. Je te dirai mon avis sur ton rosbeef ! [Mère:] Ah, comme fille, elle n'est pas le modèle à vie facile... pour les autres. [Michel:] Elle me fatigue. Elle me donne soif, sans arrêt.. Avant Alice le temps me semblait court, avec Alice il passe plus vite et il semble long, long. Il me fatigue, le temps, à courir de la sorte. Je voudrais me reposer. Me sentir bien comme autrefois. Avant je fonçais, je rigolais, je ne pensais à rien ; maintenant je réfléchis malgré moi, à ma vie, à la vie en général, j'ai beau m'arc-bouter, c'est comme l'alcool et Alice, plus fort que moi, je réfléchis quand même. [Jo:] Je peux t'aider. Là-d'dans y a du prêt-à-penser sur tout. Sauf Alice Mère : Ils ont évité le plus gros des problèmes. [Hidaly:] Socrate s'est fait sauter la cervelle quand il l'a rencontrée, Confucius s'est empoisonné, [Boudu s'est noyé:] Ma mémoire revient ! [Mari principal:] Je vous laisse, il faut que j'aille aider Alice à manger ou elle va répandre du chocolat partout. [Michel:] Qu'est-ce que j'vais faire ? [Jo:] Essaie encore. Sois plus caressant : elle adore les caresses. Fais le plein d'hormones pendant les pauses. Tu es un sportif, quoi, tu connais le tiercé gagnant : rigueur, ascèse, dopage. Applique les bons principes. [Mère:] Il n'a pas l'moral. A la base, il faut le moral, qui est essentiel Michel : Alors je bois. Mais le moral n'est pas au fond des bouteilles. Au fond des bouteilles, il y a Alice. [Jo:] Va dans ta chambre, va, repose-toi et ne pense pas. [Hidaly:] Je trouve la situation très intéressante car elle est très dramatique. [Jo:] Sa dépression me déprime. Si on allait coucher ailleurs cette nuit ? Chez toi, par exemple ? [Hidaly:] Ah non ! Chez moi je m'ennuie, il ne se passe jamais rien. Je suis curieuse de savoir comment ça va se passer entre eux cette nuit. Je veux suivre les événements de près, coller à l'actualité. Ensuite je le raconterai à mes copains sur l'internet. [Mère:] Parce que tu le racontes ? [Hidaly:] Je mets mes films aussi. Mais payants. C'est plus moral... : Tu paies pour voir, tu achètes l'indulgence sociale, pouvoir regarder sans culpabiliser puisque, après tout, tu as payé. : C'est ça ? [Mère:] Les films... ? Pas... de la nuit ? [Hidaly:] Qui est-ce qui paierait pour les autres ? [Jo:] Quand la morale rencontre l'argent au sein de la logique, que voulez-vous qu'ils fassent ? Ils baisent. Le caritatif n'est qu'un enfant illégitime. [Mère:] Et Alice le sait ? [Hidaly:] Pas encore. La pauvre, elle a tellement de problèmes avec sa bête. Je vais les filmer d'abord, elle sera si contente de les visionner plus tard, dans des années, pour se souvenir ! [Jo:] Hidaly est la mémoire d'Alice ; avec elle rien ne se perd, et rien ne se perdra car moi, je range. [Mère:] Eh bien, moi, quand la pensée du type chez les rennes m'effleure, je suis contente de mes trous de mémoire ; il en faut pour vivre heureux. [Voix d'Alice:] Jo ! Viens nous aider. Il y a une tonne de vaisselle et la machine est en panne ! [Jo:] Perdus sans Jo, hein ? [Voix de Mari principal:] Les grandes recettes font les grandes vaisselles. [Hidaly:] Ah. Je me demandais si j'allais pouvoir disposer de la salle de séjour sans expliquer à tout l'monde. : Vous pourriez me laisser ? J'ai un rendez- vous. [Mère:] Ah... Bon... Quel rendez-vous ? [Hidaly:] Allez vous reposer. [Mère:] Je ne suis pas fatiguée. [Hidaly:] Pile ! [Le jeune homme:] Que les aigles prennent leur envol et étendent leurs ailes pour tourner au-dessus de nos têtes. Bonjour Hidaly. [Hidaly:] Les fleurs de la montagne fleurissent sous la menace. Les chants des fêtes sont sans écho. Bonjour Joël. [Joël:] Et ce fut la rencontre. [Hidaly:] Hidaly l'attendait. [Joël:] Il revenait d'un monde où il ne l'avait jamais quittée. [Hidaly:] Elle le regardait pour la première fois et elle le reconnaissait. [Mère:] Ah, pardon. [Joël:] J'ai franchi le temps du charcutier, le temps du boulanger, le temps du marchand de sacs, le temps du marchand de vêtements, la rue est sage la rue est folle pour arriver à Hidaly. [Hidaly:] Et aucun de ces temps n'a pu te piéger. [Joël:] Je savais où j'allais. [Hidaly:] Tu voulais vraiment venir, n'est-ce pas ? [Joël:] Une force en moi l'exigeait. Je n'aurais pas pu lui résister. [Alice:] Vous savez l'heure ? 22 par là. Vous trouvez que c'est une heure pour les visites ? [Joël:] Vous êtes la soeur d'Hidaly, n'est-ce pas ? J'ai beaucoup entendu parler de vous. [Alice:] Ah oui ?... Mon mari d'appoint est inutilisable, il m'en faut un autre. [Hidaly:] Tu nous déranges. [Alice:] M'en fout. [Mari principal:] Il m'a l'air fragile. [Jo:] Il est trop jeune, il ne tiendra pas l'coup. [Joël:] Ma rencontre avec votre jeune soeur a fait battre mon coeur toute la journée ; elle est si jolie, si naïve aussi, elle semble découvrir la monde. [Alice:] Quéqu'chose comme ça, oui. [Hidaly:] Joël et moi nous avons projeté d'aller maintenant au cinéma. [Alice:] Hidaly ne sort pas... Elle n'est pas biologique, vous avez vu son dos ? [Hidaly:] Et alors ? Moi aussi je suis entièrement biodégradable. [Alice:] Et ton mari ? [Hidaly:] Ah bon, j'ai un mari ? [Alice:] Tu crois qu'il sera content d'apprendre comment tu occupes tes loisirs ? [Hidaly:] J'voulais pas lui faire de peine, je l'avais juste oublié. [Alice:] Je t'entends à son retour. : Cher mari, je t'ai trompée mais tu ne peux pas m'en vouloir car j'ai simplement eu des trous de mémoire, à ces moments-là je t'avais oublié. Sinon j'ai beaucoup pensé à toi. : Tu sais ce qui arrivera ? Il repartira pour cent vingt ans ! [Hidaly:] Oh non. [Mari principal:] Ne la brutalise pas. Je l'emmène dans la cuisine.. A [Hidaly ):] Viens. Jo va te réconforter. [Hidaly:] Jo ? [Alice:] Oh ! Une femme mariée ! : Mais moi, je ne suis pas mariée. [Joël:] Je suis désolé... pour Hidaly. [Alice:] Pourquoi serais-tu désolé ? Tu viens de rencontrer Alice. [Joël:] Je devrais, je pense, rentrer chez moi. Vous direz à Hidaly... [Alice:] C'est tout l'effet que te produit une belle fille en nuisette ? [Joël:] Non. Justement. Il vaudrait mieux que je rentre. [Alice:] Il vaudrait mieux pour qui ? [Joël:] Je ne sais pas. [Alice:] Est-ce que tu as beaucoup de mémoire ? [Joël:] Pour être franc, pas terrible. [Alice:] Tant mieux... Tu vois, Hidaly, elle ne sera pas rancunière, elle ne se souviendra pas qu'elle devrait l'être. [Joël:] Ah... Moi, pas à point-là. [Alice:] Je n'ai pas beaucoup de mémoire non plus... Enfin, pour la rancune, assez quand même... [Je me demande pourquoi elle t'a fait venir:] Mais non, tu n'en sais rien. [Elle non plus. Inutile de le lui demander:] Ton visage, ton allure, disent quelque chose à Alice. Qu'est-ce que tu faisais dans ma mémoire ? D'où viens-tu ? [Jo:] De la rue à côté. [Mari principal:] Ah non, non ! : Il recommence. [Ton mari d'appoint. Il veut tout diriger:] Je voulais préparer des beignets pour demain matin, une surprise qui plairait à notre Alice, il critique ! Il critique sans arrêt ! La pâte, les pommes, la cuisson, selon ce grand expert rien ne convient, rien n'est satisfaisant ! : Il faut que tu le mettes ailleurs. Débarrasse-nous-en... Si tu le remettait au lit il libérerait la cuisine. [Alice:] Je rêve d'amour et ils viennent m'assommer avec des histoires de cuisine. Alice n'en a rien à faire de leurs disputes. Alice t'a rencontré, par hasard, c'était au coin de ma rue qui est le coin de ta rue, elle a dit : "Oh, je crois que nous avons failli nous heurter", tu as répondu : [Quel dommage que nous ayons eu des réflexes. Nous ne pourrions pas recommencer ?" Et nous avons recommencé:] Sans réflexes. [Mari principal:] Bon, je vais régler le problème tout seul. [Joël:] Qui est-ce ? [Alice:] Qui ça ? [Jo:] Bravo Hidaly. Pousse. Pousse-le. [Mari principal:] Va voir ailleurs si la cuisine est bonne. [Joël:] Qui sont ces gens ? [Alice:] Regarde les épaules d'Alice, mon chéri, tu aimes la douceur des épaules ? Embrasse-moi dans le cou... Plus doucement... Moins doucement... J'aime toutes les façons d'embrasser avec toi. [Joël:] Alice voudrait-elle m'hypnotiser ? [Alice:] Tu as bien hypnotisé Alice. [Joël:] J'ai envie de te dire des folies. Mais même des folies avec Alice me paraîtraient mièvres. [Alice:] En amour il n'y a rien de mieux que le mièvre, mon chéri. Oh oui, dis le mièvre à Alice. [Joël:] Ils vont rire de nous tous ces gens. [Alice:] Donnons-leur vite le ridicule de rire de nous. Et les seins d'Alice, tu aimes les seins d'Alice ? Ils sont jolis, n'est-ce pas ? Plus que ceux d'une nana d'ciné club qui se détaillait. [Mère:] Fais gaffe, ma fille est une salope. Elle ne changera jamais ! [Joël:] Ta mère, chérie ? Comme j'aimerais la connaître. [Alice:] Et la taille d'Alice ? Prends la taille d'Alice dans tes mains. Elles sont puissantes, tes mains. Tu sens comme la taille d'Alice plie ? J'ai vingt-trois ans... [Hidaly:] Vingt-cinq. Si, je suis sûre ! Je me souviens très bien. [Mère:] Exact. [Alice:] Et je n'ai qu'un désir, plier sous tes mains. Alice est la douceur, la caresse. Je t'aime tellement. [Michel:] C'est une bête, une vraie bête. Elle m'a démoli ! [Jo:] Je confirme. [Alice:] Touche les jambes d'Alice, mon chéri, caresse les jambes d'Alice. Hein ? C'est-i-pas-d'la belle jambe, ça ! Cuisse galbée à fondre, mollet délicat à hurler, petit pied adorable à exploser. [Mère:] C'est une salope. Elle ne changera jamais. [Alice:] Alice est une merveille. Mais toi aussi tu es une merveille. Si, si. Tu as des lèvres à dévorer Alice, des dents à dévorer Alice, un corps à dévorer Alice. [Mari principal:] Oui, soit. Mais qu'est-ce qu'il fait dans la vie ? J'aimerais tout de même avoir les renseignements de base pour te conseiller ! [Joël:] Ton père, sans doute ? [Alice:] Non, papa est chez les rennes. [Mère:] Elle aussi elle finira chez les rennes ! [Michel:] C'est une bête ! Une bête ! [Alice:] Moi je travaille dans une entrepette de recouvrement de dettes... vraies ou fausses je recouvre. [Joël:] Oh. Franchement ces métiers-là... [Jo:] En fait l'entrepette est en grande partie à elle. [Alice:] Ben quoi, ça vaut mieux que d'braquer des banques ! Et d'se r'trouver en taule... On risque gros en magouillant contre la loi et on gagne tellement plus en magouillant avec elle... : Si tu préfères, je la vendrai. Alice redeviendra avocate, ça gagne bien aussi. D'ailleurs Alice ne se soucie pas de l'argent, elle a hérité de l'oncle Louis... [Jo:] Le salaud d'oncle Louis. [Alice:] Avec l'argent duquel elle se livre au caritatif. Qui est bon pour l'image. Surtout pour une entrepette de recouvrement de dettes. : Seul ton amour compte pour moi. [Mari principal:] Oui, mais lui, lui ! il a un métier ? [Alice:] Quelle importance puisque j'aime !... Allez, dis-lui ton métier ; qu'il nous laisse tranquilles ! [Joël:] Je travaille à la décoration d'appartements. [Alice:] Pas terrible. Enfin, avec mes relations... [Mari principal:] Mais vous avez des économies ? Des héritages en vue ? [Joël:] Ah non. Non. [Alice:] Quelle importance, chéri ? Un fauché, pour moi, c'est nouveau, mais Alice n'est pas contre la nouveauté car elle t'aime. [Michel:] Elle ne sait même pas ce que ça veut dire ! C'est une bête ! Une bête ! [Mère:] Une salope. [Mari principal:] Malheureusement, par honnêteté intellectuelle, je confirme. [Joël:] Ils n'ont pas l'air de beaucoup t'aimer, tous. [Alice:] Mais si. Ils m'aiment trop au contraire. Et mal. C'est-à-dire à leur façon à eux au lieu d'aimer Alice à la façon d'Alice. Tu ne deviendras pas comme eux, toi, chéri ? [Joël:] Je suis pire, Alice. J'exige l'exclusivité et de vivre à deux. [Alice:] Allons bon ! [Joël:] J'ai des principes. [Mari principal:] Moi aussi, je n'emmerde pas tout l'monde pour autant. J'ai investi des années de ma vie dans Alice. [Jo:] Alice est une sorte de société par actions. [Michel:] On est intoxiqué d'Alice. Tu ne peux pas exiger un manque total immédiat. [Jo:] Petit à petit, sur des années... [Mari principal:] Je suis le Mari principal ! Je le précise ! Les autres, on peut s'en passer. Moi, je suis statutairement indéboulonnable ! [Mère:] Si elle me donnait mon complément-retraite je pourrais vivre ailleurs ; vivre enfin ! [Michel:] J'essaierai de cesser de boire. [Jo:] J'essaierai de revenir coucher sur le canapé. [Hidaly:] Ah, pas moi ! Comment est-ce que je filmerais ? [Mari principal:] Qui lui mettra les petits coussins sans le dos ? Sous les pieds ? Toi ? Je ne le crois pas. Je suis indispensable. [Mère:] Tire-lui mon fric et j'me tire. [Michel:] Je promets de ne plus chercher à commander. [Jo:] Je ne ronflerai même plus la nuit. [Hidaly:] Mes films sont très demandés, ils se vendent très bien. [Joël:] Alice, tu dois choisir. Pourquoi gardes-tu ces gens ? [Alice:] Ils sont mon passé. Je ne vais pas virer mon passé. [Mari principal:] Evidemment. Quel idiot. [Joël:] Tu n'as pas notre avenir avec ce passé-là. [Alice:] Mais qu'est-ce que je ferais sans eux ? Sans Hidaly, qui est ma mémoire... [Hidaly:] Qui c'est, Hidaly ? [Jo:] Mais c'est toi. [Hidaly:] Ah bon, je suis Hidaly ? [Alice:] ... un peu fatiguée en ce moment. Mari principal, si bon cuisinier... [Mari principal:] Spécialité : rosbeef. [Alice:] Jo, le penseur. Michel, un fin politique. [Mère:] Et moi ? Pourquoi est-ce que tu me gardes au lieu de me donner de l'argent ? [Alice:] Tu sers à me rappeler papa. Il me manque. [Joël:] Bref, des vieilleries de grenier. Balance-les, Alice. On croit que ce sera dur. Qu'il s'agira d'une lourde perte. Puis hop. Et on n'y pense même plus. [Mari principal:] Hop ? [Jo:] Hop ? [Michel:] Hop ? [Mère:] Oh. Assassin ! [Jo:] C'est un tueur ! [Mari principal:] Un tueur en série ! [Michel:] Alice, ne sois pas complice de ce monstre ! [Hidaly:] Qu'est-ce qu'ils ont tous contre mon amoureux ? Alice, rends-le moi. [Alice:] Laissez-moi tranquille ! Vous me donnez mal à la tête à crier comme ça. : Vraiment, chéri, je te trouve d'une intransigeance. Ils ne gênent pas. Ils chercheront même tous à se rendre utiles. Ce ne sont guère que des fantômes. [Joël:] Il y a encore de la place en Ecosse. [Mari principal:] J'ai des renseignements précis sur l'Ecosse ! Il y fait froid. [Mère:] Il y pleut sans arrêt. [Jo:] Je n'ai pas l'équipement nécessaire ! [Michel:] Ils vont se moquer de moi, là-bas, j'en suis sûr. [Alice:] Mais non. [Hidaly:] Si, j'en suis sûre aussi ! : Hein ? [Alice:] Prends mes souvenirs à l'essai. Ils ont du bon. Ils en valent bien d'autres. Tous ne sont pas très brillants. Mais ils veulent tellement aider. Ils sont si touchants. Ils m'aiment. [Joël:] Vire ces vieilleries, Alice. Je ne coexiste pas. Une et un. Personne, rien, entre nous. Autour de nous. [Alice:] Ah... Bon... [Mari principal:] Quoi ? Quoi ? Nos fiançailles ? Souviens-toi, souviens-toi ! Nous avons été si heureux ! [Alice:] Oui, mais le passé gêne l'avenir. [Mari principal:] Nous avons trois enfants, si charmants, nous les aimions tellement, souviens- toi, souviens-toi ! [Alice:] Alors là, pas du tout. [Jo:] J'ai vieilli avec toi, Alice ; mes rides sont Alice, mes cheveux blancs sont Alice. Souviens-toi, [Alice:] Jo... Je me souviens. Il était dentiste... Un métier dégueulasse... J'aime mieux décorateur. [Michel:] Et ta bête ? Alice, tu m'as démoli. Tu ne peux pas me jeter en plus à la rue ! Souviens- toi, souviens-toi ! [Alice:] J'ai peut-être quelques responsabilités ici ou là dans ce que vous êtes devenus, je le confesse... si ça peut vous faire plaisir... vous consoler... [Mari principal:] Me consoler ? Ah mais, pas question. J'ai passé ma vie à tenter de corriger tes erreurs... [Alice:] Tout le monde se trompe, ce n'est pas de ma faute. [Mari principal:] Trop facile, ma p'tite. Ses responsabilités il ne suffit pas de les confesser, il faut les assumer. Nos trois enfants, pense à ce qu'ils sont devenus ! [Alice:] C'est pas ma faute ! Ils étaient comme ça ! [Jo:] Et Sandra ? Tu ne lui as plus adressé la parole pendant des années ! [Alice:] Au prix du téléphone je n'avais pas les moyens des excuses. [Michel:] J'avais un bel avenir devant moi, qu'en as-tu fait, Alice ? [Alice:] Un tocard de politique en moins. Quel drame ! [Michel:] Tu me dois ma vie ! Elle est démolie ! [Alice:] C'est pas ma faute ! C'est pas ma faute ! [Jo:] J'ai cent trente ans ! [Hidaly:] Est-ce qu'il est mon mari ? [Alice:] C'est pas ma faute. Tant pis pour toi. Moi j'en ai vingt-cinq ! [Mari principal:] Je t'ai tout donné. Ce que je ne voulais pas donner tu me l'as pris. Je n'ai plus rien. [Alice:] ... Alors tu n'es plus rien. Ce n'est pas ma faute. Il fallait savoir garder au lieu de te vider comme une outre. [Mère:] Alice, je t'ai donné le jour, je t'ai élevée, je t'ai appris à lire sur mes genoux, je t'ai tant aimée. Donne-moi de l'argent. [Alice:] Non... J'ai un avenir à vivre, j'en ai besoin. Ma vie, elle a été de ton choix, pas du mien ; elle est de ta responsabilité d'abord, maintenant seulement elle va être de la mienne. [Mari principal:] Tu nous rejettes ? [Alice:] Allez-vous-en. [Joël:] Ah, chérie, chérie ! Enfin tu seras à moi au lieu d'être habitée par eux. [Alice:] Oh, cela fut si dur pour Alice. Elle a été courageuse, n'est-ce pas ? [Joël:] Alice est une héroïne de l'amour. [Jo:] Où est-ce que nous allons vivre désormais ? Il nous faut un toit tout de même ! [Alice:] Alice vient encore d'escalader un monde. Elle en est au troisième, tu sais ? Plus que vingt et un. Alice est en grand progrès. Les anges sont enchantés de ses fulgurants progrès. [Joël:] Si elle est bien notée par les anges comment ne serais-je pas, moi aussi, enchanté ? [Mari principal:] Hidaly doit nous héberger. [Hidaly:] Où ça ? Ah oui, oui, je me souviens... Mais que dirait mon mari ? [Jo:] C'est moi ton mari. [Hidaly:] Oh, chéri, tu reviens à temps... j'allais t'oublier. Je suis si heureuse. [Alice:] Phul, diablotin rigolard, est vaincu. : Il m'a suffi de ta rencontrer et la vie est retournée sur ses rails. [Mari principal:] On se relaiera derrière la cloison et chacun rédigera son rapport pour les autres. [Michel:] Est-ce qu'il y a une télé pour suivre aussi les matches ? [Jo:] Hidaly est riche. On achètera un grand format et elle, elle paiera les abonnements, j'y penserai. [Alice:] Comme je me sens libérée ! [Hidaly:] Jo, il a cent trente ans mais il a une de ces mémoires ! Moi je suis une vraie tête de linotte. [Mère:] Ma fille est une salope. Si quelqu'un en doutait encore, je pense que ses doutes sont levés. [Alice:] Je suis libre de tout souvenir, chéri, Alice redevient Alice, elle redevient vierge du temps. Il n'y a eu aucun homme dans ma vie avant toi. [Joël:] Je sais. [Alice:] Ma mémoire est neuve. Mon corps est neuf. Tout Alice t'attendait. Oh, chéri, mes erreurs se sont dissipées, évanouies ! Elles n'existent plus ! [Jo:] Elle exagère, je trouve. [Michel:] Elle n'a même pas la pudeur d'attendre qu'on soit sortis. [Alice:] Ah ! Que c'est bon d'oublier ! L'oubli est comme un doux vent frais après une journée de canicule. : Pourvu que toi je ne t'oublie pas, je sais assez. [Joël:] Je sais assez. [Mari principal:] Touchant, vraiment. Attends la suite, mon gaillard. Avec elle, tu vas déchanter ! [Alice:] Avant de te rencontrer je ne pouvais pas être moi-même. Je n'existais pas. [Mère:] Une salope ; elle ne changera jamais. [Hidaly:] Oh !... Comment est-ce que je filmerai ? [Michel:] Tu ne filmeras plus. [Hidaly:] Mais j'ai pris des engagements. C'était comme un feuilleton... [Mari principal:] On fera des trous. J'ai une chignole. [Hidaly:] Ah, bien. [Alice:] Attends. Regarde, chéri. Alice a mis ce bouton d'or, poussé tout seul dans une des vasques, à son corsage. Tu sais ce que veut dire ce bouton d'or ? [Joël:] Liberté, amour, et quoi d'autre, Alice ? [Alice:] Le bouton d'or arrête le temps. Dans un instant cette journée s'effacera, on sera hier, à minuit ; et le temps ne se remettra pas en mouvement avant que nous ayons élevé nos trois enfants. : Ah !... Je sais pourquoi Hidaly t'a fait venir ! Je t'ai rencontré au supermarché du coin, à une caisse... On a parlé... Tu m'as dit que tu allais à Rio... Ah, mon chéri ! Comme tu vas m'aimer ! : Vivement aujourd'hui !
[Léonie:] Pffue ! [Toudoux:] Ça... ça ne va pas mieux ? [Léonie:] Ah ! tais-toi ! Ne me questionne pas ! Tu me fatigues ! [Toudoux:] Oui ! [Léonie:] Serre-moi les mains ! Serre-moi fort ! Fais-moi mal ! [Toudoux:] Oui ! [Léonie:] Mais plus fort donc ! Je ne te sens pas ! [Toudoux:] Oui ! : Pffu ! [Léonie; le corps courbé en deux:] Ah ! tu ne sais pas ce que c'est ! [Toudoux:] Non ! [Léonie:] Attends ! Je veux un peu m'asseoir ; je suis fatiguée ! [Toudoux:] C'est ça !... là !... [Léonie:] Ah ! non ! non ! Serre-moi les mains, tu ne vas pas me laisser ! Tu finiras de dîner plus tard ! [Toudoux:] Ah ?... bon !... bon... [Léonie:] Serre-moi bien les mains ! là ! fort !... fort ! [Toudoux:] Oui ! [Léonie:] Tu n'as pas l'air de t'amuser ! [Toudoux:] Ben... ! [Léonie:] C'est admirable ! Monsieur ne s'amuse pas ! Mais, est-ce que tu crois que je m'amuse, moi ? [Toudoux:] Mais je ne dis pas ça ! [Léonie:] C'est moi qui souffre, et c'est Monsieur qui se pose en victime ! [Toudoux:] Mais, est-ce que je me plains ? Tu me demandes si je m'amuse, tu ne voudrais pas que je te dise que je m'amuse quand je te vois souffrir ! [Léonie:] Oh ! souffrir, tu peux le dire, et par toi ! [Toudoux:] Par moi, oui ! : Eh ben, ça se calme ? [Léonie:] Un peu, oui ! [Toudoux:] Ah ! [Clémence:] Monsieur ne mange pas ? [Toudoux:] Si, si, tout à l'heure ! ne vous occupez pas ! [Léonie:] Dites-moi, Clémence... [Clémence:] Madame ? [Léonie:] On a prévenu Maman ? [Clémence:] Par téléphone, oui, Madame ! [Léonie:] Et la sage-femme ? [Clémence:] J'ai envoyé le concierge, en même temps que chez l'accoucheur ! [Léonie:] Bien !... : Oh ! tiens, va dîner ! va ! Tu as un air de sacrifié ! [Toudoux:] Moi ?... mais pas du tout ! [Léonie:] Si, si ! ça se comprend ! : Tu ne souffres pas, toi ! tu peux songer à manger !... Va ! profite du moment de répit ! Va manger, va ! [Toudoux:] Non, mais je ne voudrais pas... [Léonie:] Mais va, je te dis ! [Toudoux:] C'est bien parce que tu l'exiges ! [Léonie:] Mais oui ! mais oui ! [Toudoux:] Mais si tu as besoin de moi, tu sais, ne te gêne pas, je suis là ! [Léonie:] Mais oui, je te vois, merci ! [Toudoux:] Tu ne veux pas manger un petit quelqu'chose ? ça te remonterait ! [Léonie:] Oh ! là là ! Manger, moi ! Non ! non ! moi, : je souffre ! chacun son rôle ! [Toudoux:] Bon ! : Qu'est-ce que vous apportez là ? [Clémence:] Du macaroni à l'italienne. [Léonie:] A moi le calvaire ! A toi les jouissances ! [Toudoux:] Oh ! les jouissances ! du macaroni à l'italienne ! [Léonie:] Non ! Moi, entre deux douleurs, je fais une patience !... Voilà ! [Toudoux:] Tu es courageuse ! [Léonie:] Tu pourras raconter ça à bébé plus tard ! : A bébé ! [Toudoux:] N...de D... qu'il est fort ! [Léonie:] Bébé ? [Toudoux:] Non, le macaroni ! [Léonie:] Ah ! [Toudoux:] Qu'est-ce que c'est ce fromage-là ? oh ! [Clémence:] C'est du parmesan et du gruyère ; je l'ai pris chez l'épicier ! [Toudoux:] Eh ! ben !... il est agressif !... Et il y a du poivre ! [Léonie:] Comme tu es matériel ! Un jour où tu vas être père ! [Toudoux:] Mais non, je te dis ça parce que... [Léonie:] Oh ! pourvu qu'il arrive bien, mon Dieu ! [Toudoux:] Qui ? [Léonie:] Comment, qui ? eh bien, bébé ? Je ne suis pas comme toi à ne penser qu'au macaroni ! [Toudoux:] Ben ! pourquoi n'arriverait-il pas bien ? [Léonie:] Mais, parce que ! parce qu'il arrive beaucoup plus tôt qu'on ne comptait ! [Toudoux:] Eh ben ! oui, quoi !... Ça prouve qu'il est prêt ! [Léonie:] Ah ! oui ! oh ! tu arranges ça à ton gré, toi ! : Songe !... : Songe qu'on ne l'attendait qu'à partir du 20 du mois prochain ! : Et un mois et quatre jours d'avance !... [Toudoux:] Oui, ah ! oui ! ça... il se presse un peu !... : Maintenant, au fond, est-ce un mal ? [Léonie:] Ah... [Toudoux:] Il aura toujours un mois et quatre jours de plus que les gens de son âge. Quelle avance sur les autres ! [Léonie:] Oui, mais il faut en arriver là !... et naître à huit mois !... [Toudoux:] Quoi ! On vient très bien ! Ainsi, tiens ! Chose, Machin ! Oh ! voyons... tu ne connais que lui... euh... Philippe le Bel ! [Léonie:] Lebel ?... Connais pas ! [Toudoux:] Mais si ! Eh bien... j'ai lu ça quelque part, lui aussi est né à huit mois ! [Léonie:] Ah !... et... il vit ? [Toudoux:] Ah ! non, il est mort ! [Léonie:] Ah ! tu vois ! [Toudoux:] Oh ! mais il a vécu... et très bien ! quarante-six ans !... alors tu vois ! [Léonie:] Ah ! c'est égal, je voudrais que ce soit passé ! [Toudoux:] Ah ! ben ça, moi aussi ! Oh ! ce macaroni fait une éponge sur l'estomac ! [Léonie:] Oh !... Oh ! voilà que ça recommence ! [Toudoux:] Allons, bon ! [Léonie:] Viens ! Viens ! Marchons ! [Toudoux:] Attends que je boive ! [Léonie:] Mais viens donc, voyons ! tu boiras plus tard ! [Toudoux:] Oui, oui ! [Léonie:] Mais non !... Serre-moi les mains ! Serre-moi les mains ! Marchons ! marchons ! [Toudoux:] Oui ! oui ! [Léonie:] Ah ! non ! tu sais ! tu sais... [Toudoux:] Oui ! du courage ! du courage ! [Léonie:] Oh ! du courage !... [Toudoux:] Ce ne sera rien ! Ce ne sera rien ! [Léonie:] Comment "ce ne sera rien", mais si ! si ! j'espère bien que ce sera quelque chose ! [Toudoux:] Quoi ?... Ah ! ben, évidemment que ce sera quelque chose ! [Léonie:] Si je devais souffrir comme ça pour rien... ! [Toudoux:] Mais oui, mais naturellement ! sssse ! [Léonie:] Ah ! pffu ! Ah ! quelle horreur !... [Toudoux:] Quoi ? [Léonie:] Mais tu sens le fromage ! [Toudoux:] Ah ! le... c'est le macaroni ! [Léonie:] Mais ça m'est égal que ce soit le macaroni ! Tu sens le fromage, voilà tout ! [Toudoux:] Je suis désolé ! [Léonie:] Vraiment, tu vois que je suis malade, tu ne peux même pas avoir l'attention de ne pas manger de macaroni ! [Toudoux:] Si tu me laissais aller boire ! parce que j'étouffe un peu, tu sais ! : Pffu ! [Léonie:] Oh ! mais, je t'en prie, enfin, tu empestes ! [Toudoux:] Pardon ! [Léonie:] Tu peux bien marcher en tournant la tête de l'autre côté ! [Toudoux:] Oui ! : Ben ! oui, mais ça me donne le vertige, à moi, de marcher comme ça ! [Léonie:] Ça ne fait rien ! serre-moi ! fais-moi mal ! [Toudoux:] Oui. [Léonie:] Ah ! le sale moment ! [Toudoux:] Yupp ! [Léonie:] Quoi "yupp ! " Oh ! je t'engage à dire "yupp ! " je voudrais t'y voir ! [Toudoux:] Mais je n'ai pas dit "yupp ! " j'ai le... yupp... hoquet. [Léonie:] Ah ! tu as le hoquet, maintenant !... Tu choisis bien ton moment ! : Ah ! que j'ai mal ! [Toudoux:] C'est pas de ma faute !... c'est le maca... yupp !... roni qui m'étouffe ! [Léonie:] Eh ! ben, ne respire pas ! c'est pas difficile ! ça passera ! [Toudoux:] "Respire pas, c'est pas difficile". Yupp !... c'est commode à dire, "yupp" oui ! [Léonie:] Oh ! ce que tu es égoïste ! [Toudoux:] Yupp ! Moi ? [Léonie:] Evidemment, tu n'es occupé que de toi. [Toudoux:] Ah ! par exemple ! yupp ! Mais qu'est-ce que je... yupp ! fais, voyons ? [Léonie:] Ah ! et puis, encore une fois, je t'en prie, ne me parle pas tout le temps dans la figure avec ton fromage ! [Toudoux:] Pardon !... Yupp ! Léonie : Ah ! ce que tu m'agaces avec tes yupp ! Mais j'ai le... yupp... hoquet, enfin ! [Léonie:] Eh bien ! aie le hoquet, mais ne fais pas "yupp" tout le temps ! [Toudoux:] Mais je ne le fais pas... yupp... exprès ! Je ne peux pas ne pas faire "yupp" quand j'ai le... yupp... hoquet, sapristi ! [Léonie:] Mais va boire, si tu as le hoquet ! va boire ! [Toudoux:] Ah ! ben je ne... yupp... demande pas... yupp... mieux, par exemple ! Voilà une heure que je... yupp ! [Léonie:] Eh ! bien, oui ! ne parle pas tant et bois ! [Toudoux:] Yupp !... oui ! [Léonie:] Ah ! quelle journée ! [Toudoux:] Ah ! c'est passé... ça va mieux !... Yupp !... ça va mieux !... [Léonie:] Ah ! tu as de la chance, je voudrais bien pouvoir en dire autant ! [Toudoux:] Tu as toujours mal ? [Léonie:] Evidemment, j'ai mal ! [Toudoux:] Elle est gentille !... Ma pauvre enfant, va ! je te plains ! [Léonie:] Tu peux !... [Toudoux:] Si je pouvais faire ça pour toi ! [Léonie:] Quoi ? quoi ? "si je pouvais faire ça pour toi ! " Qu'ça veut dire ? Tu ne t'engages pas à grand'chose en disant ça ! [Toudoux:] Je fais ce que je peux... [Léonie:] Oh ! oh ! Marchons, marchons ! [Toudoux:] Oui !... oui ! [Léonie:] Non, tiens ! asseyons-nous ! [Toudoux:] C'est ça ! Léonie, qui n'a ainsi trouvé que le bras de la bergère pour tout siège, se relevant : Mais pas toi ! moi ! C'est ça ! pas toi, moi !... euh ! non ! pas moi, toi ! [Léonie:] Tu peux bien rester debout ! [Toudoux:] Je peux bien rester debout, oui ! [Léonie:] Ah ! quel supplice ! J'en ai des transpirations. : Donne-moi à boire, veux-tu ? [Toudoux:] Comment ? [Léonie:] A boire ! [Toudoux:] A boire, oui ! [Léonie:] Ce besoin de me faire répéter. [Toudoux:] C'est quand je n'ai pas bien entendu. [Léonie:] Oui ! oh ! tu as toujours de bonnes raisons ! [Toudoux:] Tiens ! [Léonie:] Merci. : Ah ! pffu ! mais c'est le verre dans lequel tu as bu ! [Toudoux:] Hein ? Oui !... oui. [Léonie:] Mais il sent le fromage ! [Toudoux:] Le ?... Ah ! c'est le macaroni ! [Léonie:] Ce que tu es empoté, mon pauvre ami ! [Toudoux:] Qu'est-ce que tu veux ? c'est la première fois que ça m'arrive ! [Léonie:] Eh ben ! moi aussi ! je ne perds pas la tête pour ça ! [Toudoux:] Tiens ! tu seras mariée cette année ! [Léonie:] Oui, ah ! tu trouves le moyen de rire, toi ! [Toudoux:] C'est une facétie ! [Léonie:] Une facétie !... [Toudoux:] Là, doucement ! va doucement ! [Léonie:] Merci ! [Toudoux:] Eh ! ben ! c'est calmé ? [Léonie:] Oh !... Pour un moment, oui ! [Toudoux:] C'est terrible ! [Léonie:] Ah ! on ne s'en fait pas idée !... ça vous prend en ceinture, c'est comme si on vous écartelait ! [Toudoux:] Oui, oh ! je connais ça ! [Léonie:] Comment tu connais ça ! [Toudoux:] C'est un peu ce que j'ai éprouvé dans ma crise de coliques néphrétiques. [Léonie:] Ta crise de coliques néphrétiques ! Tu oses comparer ? Mais ta crise, à côté de ça, c'est rien ! c'est délicieux ! [Toudoux:] Oh ! délicieux ! [Léonie:] Mais oui ! mais oui ! C'est drôle, ce malin plaisir que tu éprouves à diminuer mon mal au bénéfice du tien ! [Toudoux:] Moi ? [Léonie:] Je souffre, c'est suffisant ! Laisse-moi au moins l'entière satisfaction de ma souffrance !... [Toudoux:] Oh ! moi, je veux bien, je disais ça !... [Léonie:] Oui, la vanité ! Toujours la vanité ! [Toudoux:] Oh ! la vanité ! [Clémence:] Monsieur a fini avec le macaroni ? [Toudoux:] Ah ! oui, j'ai fini !... sûr, que j'ai fini !... Qu'est-ce que vous apportez là ? [Clémence:] Du fromage ! [Léonie:] Quoi ? : Ah ! non !... Non ! assez de fromage comme ça ! [Toudoux:] Assez..., assez de fromage comme ça ! [Clémence:] Oh ! un si beau morceau de roquefort ! [Léonie:] Justement ! du roquefort, merci ! Monsieur m'a déjà imposé le macaroni ! [Toudoux:] Oh ! je t'ai imposé !... [Léonie:] Seulement, comme je ne dis rien ! comme je ne me plains jamais ! [Toudoux:] Ça ! tu ne te plains jamais !... [Léonie:] Tu trouves que je me plains, moi ? [Toudoux:] Non, non ! [Léonie:] Quand je fais tout pour ne pas compliquer ! tu trouves que je me plains ! [Toudoux:] Non ! non ! [Léonie:] Ah ! ben, vrai ! on voit que tu ne connais pas les autres ! Je voudrais te voir si tu avais épousé une femme embêtante ! [Toudoux:] Mais, tu as raison, je te dis ! Tu as raison ! Je me suis mal exprimé ! [Léonie:] Dire que je me plains, moi ! : Oh !... oh !... ça recommence ! [Toudoux:] Ah ! là...là. Tu vois ! tu t'agites ! [Léonie:] Vite ! Marchons ! marchons ! [Toudoux:] Oui ! [Léonie:] Serre ! serre ! : Oh ! la chamelle !... qu'elle est violente, celle-là ! [Toudoux:] N'y pense pas ! n'y pense pas ! [Léonie:] Ah ! tu en as de bonnes, toi ! "N"y pense pas ! " C'est facile à dire ! c'est pas toi qui es en train d'accoucher ! [Toudoux:] Non. [Léonie:] Attends ! attends ! Han ! han ! [Toudoux:] Hh ! oui ! Hh ! oui ! [Léonie:] Oh ! je m'en souviendrai, de celle-là ! [Toudoux:] Hh ! oui ! [Léonie:] Sale gosse, va ! Je l'aime déjà... han ! [Toudoux:] Moi aussi ! han ! [Léonie:] Han !... : Marchons ! [Toudoux:] Marchons !
[Clémence:] Madame, voilà Madame, la maman de Madame ! [Léonie:] Ah ! bon, bon ! [Madame de Champrinet:] Eh bien ! ma chérie ! Qu'est-ce que j'apprends ! C'est pour aujourd'hui ? Oui, bonjour ! bonjour ! oh ! [Léonie:] Ah ! c'est horrible, maman ! [Madame de Champrinet:] Ma pauvre mignonne ! [Léonie:] Serre-moi les mains ! maman ! serre-moi les mains ! [Madame de Champrinet:] Oui ! : Allez-vous-en donc de là, vous ! Chérie, va ! [Toudoux:] Je ne suis pas fâché de m'asseoir un peu, moi ! [Léonie:] Marchons ! marchons ! [Madame de Champrinet:] Oui, oui ! [Léonie:] Ah ! maman ! si tu savais... [Madame de Champrinet:] Mais... j'ai su, mon enfant ! j'ai su ! [Léonie:] C'est vrai, tu as aussi passé par là, toi, maman ! [Madame de Champrinet:] Mais oui, ma chérie !... Tu m'as fait connaître ces doux instants... [Léonie:] C'est égal, tu n'as pas dû avoir aussi mal que moi ! [Madame de Champrinet:] Mais... aussi mal, ma chérie ! [Léonie:] Oh ! non, ce n'est pas possible ! de ce temps-là !... [Madame de Champrinet:] De ce temps-là, c'était comme aujourd'hui, le progrès n'a rien changé. [Léonie:] Oh ! tout de même, si tu pouvais comparer !... : [Madame de Champrinet:] Ah ! tu vois ! [Léonie:] Oh ! mais comme c'est pour recommencer !... : Je voudrais m'asseoir ! [Madame de Champrinet:] Oui ! oui ! : Mais enlevez-vous donc de là, vous ! [Toudoux:] Pardon ! [Madame de Champrinet:] Vous voyez votre femme qui souffre, qui veut s'asseoir, et vous faites le veau dans un fauteuil ! [Toudoux:] Je fais le veau ? [Madame de Champrinet:] Oui, le veau ! : Assieds-toi, ma chérie ! [Toudoux:] Je n'ai jamais vu un veau dans un fauteuil. [Madame de Champrinet:] Oui, oh ! c'est bien le moment de faire de l'esprit. Vous êtes content de votre oeuvre ? [Toudoux:] Je serai content quand ce sera fini ; pour le moment, je ne suis pas à la noce. [Madame de Champrinet:] Vraiment ! et ma fille, est-ce qu'elle y est, à la noce ? Vous n'êtes pas à la noce, mais vous avez un petit air malin et satisfait !... [Léonie:] Oh ! ne l'attrape pas, maman, va ! le pauvre garçon, il n'y est pour rien. [Madame de Champrinet:] Ah ! [Toudoux:] Comment : "Je n'y suis pour rien" ? [Léonie:] Hein ?... Non, je veux dire qu'il n'y a pas eu préméditation. [Toudoux:] Ah ! bon ! [Léonie:] C'est arrivé parce que ça devait arriver !... et, comme fatalement un jour ou l'autre !... [Madame de Champrinet:] Justement !... Il aurait mieux valu que ce fût l'autre !... Cette façon de mettre les bouchées doubles !... c'est inconvenant !... Enfin, pour le monde !... la simple éducation !... [Toudoux:] Je regrette, belle-maman, de ne pas vous avoir consultée !... [Madame de Champrinet:] Spirituel ! [Toudoux:] Non. Seulement, comme, quand je me suis marié, vous m'avez dit : "J'espère que vous allez bientôt me donner des petits-enfants..." [Madame de Champrinet:] C'est possible ! Mais vous n'aviez pas besoin de mettre ma fille dans cet état ! [Toudoux:] Je ne pouvais pas autrement ! [Madame de Champrinet:] Ma pauvre chérie, va ! [Léonie:] Ne me plains pas, va, maman ! C'est notre lot, à nous ! [Madame de Champrinet:] Quel stoïcisme ! : As-tu dit qu'on fasse bouillir de l'eau ? [Léonie:] Oui, maman, c'est fait ! Tu n'as pas prévenu papa, j'espère ! [Madame de Champrinet:] Comment ? Si ! tout de suite ! J'ai envoyé l'avertir au cercle. [Léonie:] Oh ! Pourquoi ? il aurait mieux valu lui annoncer quand tout aurait été fini, ça lui aurait épargné l'émotion. [Madame de Champrinet:] Pourquoi donc ça ? Pourquoi n'aurait-il pas sa part... comme les autres ? [Léonie:] Oh ! ce pauvre papa ! [Madame de Champrinet:] Oh ! ce pauvre papa ! ce pauvre papa ! est-ce que je ne suis pas aussi intéressante que lui ? On a toujours trop d'égards pour les hommes, c'est comme ça qu'ils deviennent égoïstes. [Toudoux:] Merci. [Léonie:] Papa, c'est pas un homme ! [Madame de Champrinet:] Pour moi... c'en est un ! : Ça recommence ? [Léonie:] Oui. [Madame de Champrinet:] Veux-tu marcher ? [Toudoux:] Oui, c'est ça, marchons. [Léonie:] Non, j'veux pas marcher. [Toudoux:] Eh bien ! non, ne marchons pas ! [Léonie:] Elle est petite, celle-là ! c'est supportable !
[Clémence:] On apporte des objets des Trois Quartiers. [Léonie:] Ah ! oui ! [Toudoux:] Quels objets ? [Clémence:] Une toilette d'enfant, une baignoire, des brocs... [Léonie:] Oui, oui ! c'est pour la chambre de M. Achille ! [Toudoux:] Ah ! [Léonie:] C'est bien, apportez-moi tout ça ici, que je voie ! [Clémence:] Oui, madame. [Léonie:] Est-ce que tout est prêt chez Monsieur Achille pour le recevoir ? [Clémence:] Oui, madame. [Léonie:] Vous n'oublierez pas de mettre une boule dans le berceau de Monsieur Achille ! [Clémence:] Oui, madame. [Léonie:] Va donc aider Clémence, Julien ! [Toudoux:] Ah !... bien ! : Eh ! Clémence, je vais vous aider pour les choses de monsieur Achille !
[Madame de Champrinet:] M. Achille ! M. Achille ! alors quoi, c'est décidé, c'est un garçon ? [Léonie:] C"est un garçon, oui, maman ! [Madame de Champrinet:] Ah !... Tu sais ça d'avance, toi ! [Léonie:] Nous n'avons jamais envisagé autre chose qu'un garçon. [Madame de Champrinet:] Ah ! alors... Et si c'était une fille ?... Alors quoi ! on la rentre ? [Léonie:] Ce sera un garçon ! : Je n'ai presque pas eu de maux de coeur dans les débuts ; et ça, j'ai pris mes renseignements, c'est un signe absolu ! [Madame de Champrinet:] Ah ! [Léonie:] Et puis aussi, d'après les quartiers de la lune ! On a remarqué que quand la lune, au moment de la gestation... [Madame de Champrinet:] Oh ! non !... non !... si tu dois me faire un cours d'astronomie, non ! j'aime mieux te croire sur parole. : Va pour M. Achille... jusqu'à nouvel ordre !...
[Toudoux:] Voilà le fourniment ! [Léonie:] Montre !... Oh ! j'ai mal ! [Madame de Champrinet:] Ne t'écoute pas ! ne t'écoute pas ! [Léonie:] Ça, c'est la baignoire, bon ! : La petite toilette !... les brocs !... Tout ça dans la chambre ! Au moment où Clémence fait le geste d'emporter le tout, apercevant le vase au fond de la baignoire, et le prenant : Oh ! son pot ! : son pot ! Quand on pense que ce sera son popot ! Comme il est déjà grand ! : Oh ! chéri, va ! [Madame de Champrinet:] Tout à fait moi, au moment de sa naissance. [Toudoux:] Ah ! [Madame de Champrinet:] Je l'aimais déjà avant même qu'elle fût née. [Toudoux:] Ah ! [Madame de Champrinet:] Oui. [Toudoux:] Moi, ç'a été plus tard. [Léonie:] Tiens, va le poser ! [Toudoux:] Oui ! [Léonie:] Ça ne t'émeut pas, toi ? Son popot. [Toudoux:] Oh ! si ! [Léonie:] Pas autant que moi ! [Toudoux:] Oh ! si ! Chéri, va ! [Léonie:] Oh ! oui, chéri ! [Toudoux:] Qu'est-ce qui te fait rire ? [Léonie:] Rien ! [Toudoux:] Mais si, quoi ? [Madame de Champrinet:] Dis-le, voyons ! [Léonie:] Non ! C'est en te voyant avec ce vase à la main, ça me fait penser au rêve stupide que j'ai fait cette nuit. [Toudoux:] Tu as rêvé de vase de nuit ? [Léonie:] Oui ! [Madame de Champrinet:] Ah ! c'est bon signe ! [Léonie:] Figure-toi, nous étions tous les deux aux courses à Longchamp. Moi, j'avais ma robe grise, toi, tu avais ton complet-jaquette. Mais au lieu de ton chapeau haut de forme, tu avais mis ton vase de nuit ! [Toudoux:] Moi ! [Madame de Champrinet:] Oh ! quelle drôle d'idée ! [Toudoux:] C'est idiot ! [Léonie:] Et tu étais très fier ! tu saluais tout le monde avec ! Moi, j'étais gênée. Je te disais : : "Julien ! Julien ! enlève donc ton vase de nuit ! on te remarque ! " [Tu me répondais:] "Laisse donc ! C'est très bien ! Je vais lancer la mode ! " [Toudoux:] Tu as vraiment de ces rêves ! [Léonie:] Ah ! si tu l'avais vu comme ça, maman ! ce qu'il était drôle ! [Madame de Champrinet:] Je m'en doute. [Léonie:] Ça ne lui allait pas mal ! [Toudoux:] C'est charmant ! ah ! c'est charmant ! [Léonie:] Tiens ! mets donc un peu le vase sur ta tête pour montrer à maman. [Toudoux:] Moi ! [Léonie:] Tu vas voir, maman ! [Toudoux:] Mais, jamais de la vie ! En voilà une idée ! [Léonie:] Tu peux bien le mettre sur la tête, quand je te le demande. [Toudoux:] Non, mais, tu ne m'as pas regardé ! [Léonie:] C'est pour montrer à maman. [Toudoux:] Mais quand ce serait pour montrer au Pape ! tu te fiches de moi ! Vouloir que je mette un pot de chambre sur ma tête ! tu n'es pas folle ? [Léonie:] Quoi, il est tout neuf ! C'est pas un vieux ! [Toudoux:] Neuf ou vieux, c'est un pot de chambre tout de même ! [Madame de Champrinet:] Voyons, nous sommes entre nous ! [Toudoux:] Mais ça suffit, et ma dignité d'homme !... [Léonie:] Voilà, il ne peut rien faire pour me faire plaisir ! [Toudoux:] Tiens, tu en a de bonnes ! [Madame de Champrinet:] Je comprendrais si on vous demandait d'aller aux courses ou de monter au cercle avec. Mais là !... [Toudoux:] Mais ni là, ni ailleurs ! [Léonie:] Et moi je veux que tu mettes le pot sur ta tête, là ! [Toudoux:] Oui, eh bien ! moi, je ne veux pas ! [Léonie:] Je veux que tu le mettes ! Je veux que tu le mettes ! [Toudoux:] Non ! non ! non ! et non ! [Madame de Champrinet:] Julien ! Julien ! puisque ma fille vous le demande ! [Toudoux:] Mais non, je vous dis ! [Léonie:] Je veux, là ! je veux ! j'en ai envie ! j'en ai envie ! [Madame de Champrinet:] Mon Dieu ! là ! elle en a envie ! elle en a envie ! [Toudoux:] Eh bien ! elle en a envie ! [Madame de Champrinet:] Julien, je vous en supplie ! Songez à son état ! à ce que c'est qu'une envie ! [Toudoux:] Ah ! ouat ! [Léonie:] Je veux ! j'en ai envie ! [Madame de Champrinet:] Vous l'entendez ! Songez que si par la faute de votre obstination votre fils naissait avec un pot de chambre sur la tête ! [Toudoux:] Eh ! bien, v'là tout ! on l'utiliserait ! Les deux femmes : Oh ! Et on rendrait celui-là, tenez, qui n'a pas servi ! [Madame de Champrinet:] Oh ! oh ! oser dire une chose pareille ! [Léonie:] Mauvais père ! Mauvais père ! [Toudoux:] Mais c'est vrai, ça ! [Léonie:] Tu vas mettre le pot ! Tu vas mettre le pot ! [Toudoux:] Non, j'mettrai pas le pot ! Non, j'mettrai pas le pot ! [Léonie:] Il ne veut pas mettre le pot ! ah ! ah ! ah !... ah ! j'ai mal ! [Madame de Champrinet:] Là ! là ! vous voyez ce dont vous êtes cause ! vous voyez l'état dans lequel est votre femme ! [Léonie:] Et il refuse de satisfaire mes envies ! ah ! ah ! [Madame de Champrinet:] Mais mettez donc le pot puisqu'on vous le dit ! [Toudoux:] Mais mettez-le, vous, si vous y tenez tant ! [Madame de Champrinet:] Mais, si ma fille me le demandait... [Léonie:] Oh ! le sans-coeur, le sans-coeur ! [Madame de Champrinet:] Julien, je vous en supplie ! J'en appelle à vos sentiments d'époux ! de père ! [Toudoux:] Mais enfin, voyons !... songez à ce que vous me demandez !... je ne suis pas arrivé à l'âge de trente-huit ans pour... allons, voyons ! Allons ! allons ! allons ! [Madame de Champrinet:] Mais n'importe l'âge ! : Soyez gentil. Coiffez-vous ! coiffez-vous ! [Toudoux:] Mais enfin !... [Léonie:] Oh ! j'ai mal ! [Madame de Champrinet:] Voyez ! elle a mal ! Julien !... Mettez le pot ! Mettez le pot ! [Toudoux:] Non ! écoutez, vraiment !... Et puis d'abord... il ne me va pas ! [Madame de Champrinet:] Qu'est-ce que vous en savez, vous ne l'avez pas essayé ! [Toudoux:] Mais je vois bien !... Il n'est pas à ma tête ! [Madame de Champrinet:] Mettez, voyons ! [Toudoux:] Ah ! non, vous savez... : Là ! là ! vous êtes contentes ! Je l'ai mis, le pot ! vous êtes contentes ! [Madame de Champrinet:] Là ! là ! Léonie. C'est un amour ! il l'a mis ! il l'a mis ! [Toudoux:] Oui, je l'ai mis ! Oui ! [Léonie:] Montre ! : Oh !... quelle horreur ! [Toudoux:] Quoi ? [Léonie:] Va-t'en ! va-t'en ! Tu es ridicule comme ça ! [Toudoux:] Moi ! [Léonie:] Mais cache-toi, voyons ! Je ne pourrai plus te voir autrement qu'avec ça sur la tête ! [Toudoux:] Ah ! elle est raide, celle-là ! [Madame de Champrinet:] Allons ! ne la taquinez pas, voyons ! [Toudoux:] On se fiche de moi à la fin !...
[Clémence:] Madame ! Madame ! c'est la sage-femme. [Toudoux:] Fichez-la à la porte ! Les deux femmes : Quoi ? [Clémence:] Ah !... Monsieur est fou ! [Léonie:] Comment, fichez-la à la porte ! [Madame de Champrinet:] Faites-la entrer au contraire. [Toudoux:] Quoi ! faites-la entrer ! : [Cette façon de me tourner en bourrique ! On me demande de mettre le pot;:] et au lieu de me savoir gré de l'humiliation que je m'impose... [Léonie:] Mais retire ça, voyons ! [Toudoux:] Oui ? eh ben, non ! Je ne le retirerai pas, maintenant ! j'en ai assez de faire vos mille caprices ! Vous l'avez voulu ? Je le garde ! Ah ! mais, je ne suis pas un toton, moi ! si vous êtes des girouettes ! [Léonie:] Girouettes ! [Madame Virtuel:] Bonjour, mesdames ! : Monsieur !... : Tiens ! [Toudoux:] Bonjour madame ! [Madame Virtuel:] C'est ça qui vous sert de calotte grecque ? [Toudoux:] Non, madame, non ! ce sont ces dames qui ont des envies !... [Madame de Champrinet:] Ah !... pas moi ! [Toudoux:] Ceci vous représente un mari qui a mis un pot sur sa tête pour satisfaire les envies de sa femme ! [Madame Virtuel:] Ah ! très bien ! c'est d'un bon mari ! Alors, restez couvert ! je vous en prie, restez couvert ! [Toudoux:] Comment ! restez couvert ! Oh ! mais... Oh ! mais !... j'en ai assez ! [Madame Virtuel:] Et c'est vous, alors, Madame, la jeune prochaine maman ? [Léonie:] Oui, Madame, oui. [Madame de Champrinet:] Je crois même que ça ne saurait tarder, à voir comme les douleurs se rapprochent de minute en minute. [Madame Virtuel:] Ah ? Tant mieux ! tant mieux ! Autant être débarrassée le plus tôt possible ! : N'est-ce pas ? [Léonie:] Oh ! oui, Madame, oui ! [Madame Virtuel:] C'est égal, je ne supposais pas que ce serait si tôt ! Quand je pense que vous m'avez écrit hier de la part du docteur pour me retenir pour dans un mois... et ma première visite coïncide avec votre délivrance ! [Léonie:] Comment prévoir que je serais d'un mois en avance ! [Madame Virtuel:] Vous n'avez pas fait d'imprudence ? [Léonie:] Aucune. [Madame Virtuel:] Vous vous serez peut-être trompée dans vos calculs ? [Léonie:] Oh ! impossible ! il y a à peine huit mois que nous sommes mariés. [Madame de Champrinet:] Huit mois, oui ! [Madame Virtuel:] Et... : pas avant ? non ? [Madame de Champrinet:] Oh ! oh ! [Léonie:] Oh ! Madame, oh ! [Madame Virtuel:] Non ! Non, je vous demande ça, comprenez donc, c'est pour savoir ! [Léonie:] Je comprends bien, oui. : Oh ! Oh ! en voilà une, oh ! [Madame Virtuel:] Ah ! bon ça !... bon ça ! [Léonie:] Comment : "Bon ça" ? [Madame Virtuel:] Ça prouve que le travail se fait. [Léonie:] Ah ! je voudrais vous y voir ! [Madame Virtuel:] Oui, oh ! c'est pas tout rose ! Je sais ce que c'est, j'ai passé par là ; j'ai eu deux enfants ! et chaque fois que j'ai accouché... ! [Léonie:] Mais, vous, madame, c'est votre métier ! Vous êtes habituée. [Madame Virtuel:] Je suis habituée ! Je suis habituée !... Mais pas côté passif ! [Léonie:] Oh ! Madame, est-ce que ça va durer longtemps ? [Madame Virtuel:] Je ne peux pas vous dire ça comme ça ! Voyez-vous, vous devriez commencer à vous préparer ! Allez dans votre chambre, avec votre maman qui vous aidera à vous mettre au lit ! J'irai vous voir quand vous serez couchée. Pendant ce temps-là, moi, je vais disposer mes petites affaires. [Léonie:] Oui, madame ! [Madame de Champrinet:] C'est ça. Viens, ma chérie, viens ! [Madame Virtuel:] Allez madame.
[Madame Virtuel:] R'tirez-vous de là, vous ! [Toudoux:] Pardon ! [Clémence:] Monsieur a sonné ? [Toudoux:] C'est madame ! [Madame Virtuel:] Oui, c'est moi ; vous avez préparé de l'eau bouillie ? [Clémence:] Il y a plusieurs bassines qui chauffent. [Madame Virtuel:] Bien ! Et toute la pharmacie est là ? [Clémence:] Par là ! oui. [Madame Virtuel:] Bien, vous l'apporterez ! : R'tirez-vous de là, vous ! [Toudoux:] Oui ! [Madame Virtuel:] Vous mettrez le tout sur la cheminée. [Toudoux:] A qui parlez-vous ? [Madame Virtuel:] A la bonne ! [Toudoux:] Elle est partie. [Madame Virtuel:] Ah !... Oh ! ben, je lui dirai quand elle reviendra ! : R'tirez-vous d'là ! Encore vous ! Ah ! çà ! non, mais... qu'est-ce que vous êtes ici, vous ? [Toudoux:] Le mari. [Madame Virtuel:] Le m... Ah ! ben, oui, au fait, naturellement... puisque vous aviez le pot de chambre !... [Toudoux:] Comment, puisque j'avais !... : Oh ! j'suis à la limite ! : Hum !... ça... ça doit être un métier bien fatigant que celui de sage-femme ! [Madame Virtuel:] Oui ! [Toudoux:] Oui !... Est-ce que vous faites beaucoup d'accouchements par an ? [Madame Virtuel:] Beaucoup ! beaucoup ! [Toudoux:] Quand vous faites un accouchement, est-ce que ?... [Madame Virtuel:] Ah ! non ! non, hein ?... vous n'espérez pas, n'est-ce pas, que je vais vous initier aux détails de ma profession ? [Toudoux:] Non !... Non !... [Madame Virtuel:] Tenez, je ne sais pas encore où on m'a logée, moi, ici ! Portez donc mon manteau et mon chapeau dans ma chambre, voulez-vous ? Oui ! [Toudoux:] Bon ! : Non ! C't'inouï ! c't'inouï ! ça ! [Madame Virtuel:] Qui est là ? [Clémence:] J'apporte la pharmacie. Ah ! bon ! mettez-ça là ! Oui, madame. [Toudoux:] Voilà ! [Madame Virtuel:] On n'entre pas ! [Toudoux:] Ah ! pardon, je ne savais pas ! [Madame Virtuel:] Vous ne pouvez pas frapper avant d'entrer ? [Toudoux:] Ben ! écoutez, je pensais que dans la salle à manger... [Madame Virtuel:] Il n'y a pas de "salle à manger". : J'avais la poitrine et les épaules nues ! [Toudoux:] Oh ! ben... [Madame Virtuel:] Enfin dites donc, hein ?... est-ce que l'on va vous avoir là comme ça tout le temps ? [Toudoux:] Ah ! il faut que !... [Madame Virtuel:] C'est que je n'aime pas à avoir des gens sur mon dos quand je travaille. [Toudoux:] Ah ! ah ! [Madame Virtuel:] R'tirez-vous d'là... [Toudoux:] Oui. [Madame Virtuel:] Tenez, portez ça dans ma chambre ! [Toudoux:] Clémence ! [Madame Virtuel:] Non ! non ! Pas Clémence ! si j'avais voulu que ce soit Clémence, j'aurais dit : "Clémence ! " J'ai besoin de la bonne, moi ! [Toudoux:] Ah ! [Madame Virtuel:] Oui ! [Toudoux:] Bon ! : Oh !... la barbe !... [Madame Virtuel:] Là, très bien, mon enfant ! Maintenant, allez voir si votre eau bout ! Quand vous en aurez de la prête vous m'en apporterez une bassine dans la chambre de madame, pour qu'on en ait sous la main. [Clémence:] Bien, madame. [Madame Virtuel:] Entrez ! C'est vous qui frappez ? [Toudoux:] Ben, oui ! [Madame Virtuel:] Mais est-ce que vous avez besoin de frapper, maintenant que je suis habillée ! [Toudoux:] Ah ! ben, je ne sais pas, moi ! je n'ai pas regardé par le trou de la serrure. [Madame Virtuel:] Oui, oh ! [Toudoux:] On n'a plus rien à me faire faire, non ? [Madame Virtuel:] Mais non, mais non ! On ne vous demande rien ! R'tirez-vous d'là !... [Clémence:] Et moi, madame ? [Madame Virtuel:] Non !... A quelle heure dînez-vous ? [Toudoux:] Mais... on a dîné. [Madame Virtuel:] Déjà ? Mais moi, je n'ai pas dîné ! Naturellement ! J'allais me mettre à table, moi, quand on est venu me chercher. Alors, quoi ! il n'y a rien à manger ?... [Toudoux:] Vous avez faim ? [Madame Virtuel:] On ne mange pas par faim ; on mange parce que c'est son heure ! [Toudoux:] Oh ! ben, il doit bien rester quelque chose. : Hein ? [Clémence:] Oui, monsieur. [Madame Virtuel:] Qu'est-ce que vous aviez comme potage ? [Clémence:] Pas ! [Madame Virtuel:] C'est pas beaucoup ! [Toudoux:] Nous n'en mangeons jamais. [Madame Virtuel:] Moi, si ! Oui !... [Toudoux:] Bon ! [Madame Virtuel:] Oui, oh ! Je sais ! aujourd'hui, c'est le genre ! : On ne mange plus de potage ! : Moi, je suis de la vieille école ! la bonne ! celle qui ne fait pas de progrès ! [Toudoux:] Aha ! Et puis après ? Oui ! Et puis après, rien ! [Madame Virtuel:] Comment ! pas de potage ! et puis après, rien ! [Toudoux:] Hein ? ah ! non ! si ! si !... non ! parce que je croyais que vous me disiez : "Je suis de la vieille école, moi ; et puis après !..." [Madame Virtuel:] Mais non ! Et puis après... le potage ? [Toudoux:] Ah ! "et puis après le potage", oui, oui ! Eh bien ! et puis après le potage... et puis après le potage... et puis après le potage que nous n'avions pas ! un faux filet et du macaroni. [Madame Virtuel:] Et puis ? [Toudoux:] C'est tout. [Madame Virtuel:] C'est maigre ! [Clémence:] Un morceau de roquefort. [Madame Virtuel:] Oui ! ça ne compte pas ! [Toudoux:] Ben !... [Madame Virtuel:] Enfin, je mangerai ça, puisqu'il n'y a que ça ! [Clémence:] Qu'est-ce que madame boira ? du vin blanc ? du vin rouge ? [Madame Virtuel:] Oh ! n'importe quoi ! ça m'est égal !... un peu de champagne ! [Toudoux:] Du champagne ? [Madame Virtuel:] Oui ! c'est ce qui réussit le mieux à mon estomac ! [Toudoux:] Vous en buvez donc chez vous ? [Madame Virtuel:] Quand mes clients m'en envoient ! [Toudoux:] Bon ! : Alors, ma fille, vous descendrez chez l'épicier et vous demanderez de la tisane, vous savez, à... [Clémence:] Il n'y a peut-être pas besoin ! Il reste dans l'office une bouteille de Pommery. [Madame Virtuel:] Mais oui ! [Toudoux:] Ah ! là, l'autre ! [Madame Virtuel:] Mais oui ! Mais oui ! du Pommery ! Qu'est-ce que ça me fait ? je m'en contenterai. Je ne bois pas plus d'une bouteille, vous pensez bien ! [Toudoux:] Vraiment ? [Madame Virtuel:] Avant tout, je ne veux pas être cause de dérangement. [Toudoux:] Vous êtes pleine d'attentions ! [Clémence:] Quand faudra-t-il servir ? [Madame Virtuel:] Quand ce sera prêt, faites réchauffer et servez ! [Clémence:] Faudra peut-être dix minutes. [Madame Virtuel:] Oh ! on a le temps ! Madame, ce n'est pas encore pour tout de suite ! [Toudoux:] Ah ! Ce sera encore long ? [Madame Virtuel:] Dame, vous savez, chez les primipares ! [Toudoux:] Chez les !... [Madame Virtuel:] Primipares... ça ne va pas si vite ! Madame est bien primipare ? [Toudoux:] Ben !... [Madame Virtuel:] Quoi ? Est-ce qu'elle est primipare ou multipare ? [Toudoux:] Euh !... : Vivipare... [Madame Virtuel:] Quoi ! : Ah ! ben, ça, évidemment, vivipare ! Nous sommes tous vivipares ! [Toudoux:] C'est ça, nous sommes tous vivipares. [Madame Virtuel:] Ah ! pas vous ! [Toudoux:] Pas moi, non, pas moi ! [Madame Virtuel:] Enfin, ça ne me dit pas si elle est primipare. [Toudoux:] Euh !... : Non ! [Madame Virtuel:] Ah ! ben, tant mieux ! Ça ira plus vite ! Combien a-t-elle eu d'enfants ? [Toudoux:] Aucun. [Madame Virtuel:] Eh bien ! alors, elle est primipare ! [Toudoux:] C'est ça, primipare. Elle est primipare ! [Madame Virtuel:] Eh bien ! c'est tout ce que je vous demande. [Toudoux:] Je n'avais pas bien entendu votre question. [Madame Virtuel:] Allons ! on pourrait peut-être aller voir un peu notre malade ! [Toudoux:] Si vous voulez, allons ! [Madame Virtuel:] Ah ! non... non ! pas vous ! Vous, vous allez rester ici. Je ne veux personne ! Personne ! personne ! Quand j'accouche, moi, les maris, les amants, n'en faut pas. [Toudoux:] Les amants ! mais dites donc, ma femme n'a pas d'amants. [Madame Virtuel:] Je ne vous dis pas qu'elle a des amants, je vous dis que les maris, les amants, j'en veux pas, un point, c'est tout ! [Toudoux:] Ah ! oui, mais... [Madame Virtuel:] Ah ! restez là !...
[Toudoux:] Oh ! mais elle est embêtante ! [Clémence:] Si monsieur voulait ouvrir, parce que je suis occupée avec madame ? [Toudoux:] Enfin, quoi ! Benoît n'est pas encore rentré de ses courses ? [Clémence:] Non, monsieur et il faut que je porte la bassine. [Toudoux:] Chez madame ? Oh ! ben, c'est inutile ! on ne veut personne, pas même moi, ainsi ! [Clémence:] Oh ! oui, mais, moi... Si monsieur veut toquer parce que j'ai les mains prises. [Toudoux:] Oui, oh ! je veux bien, mais... [Voix de madame Virtuel:] On n'entre pas. [Toudoux:] Là ! [Clémence:] C'est moi, la femme de chambre. [Voix de madame Virtuel:] Ah ! c'est vous ! Entrez ! [Clémence:] Là ! [Toudoux:] Charmant ! C'est charmant ! Eh ! oui ! voilà ! [Voix de Champrinet:] Eh bien ! on en met un temps ! [Voix de Toudoux:] Qu'est-ce que vous voulez ! c'est moi qui ouvre ! [De Champrinet:] Ah ! non ! non ! vous savez ! non, celle-là ! [Toudoux:] Eh ben ! oui, qu'est-ce que vous voulez ? [De Champrinet:] J'en suis dans tous mes états ! Vraiment, on ne peut pas avoir la paix cinq minutes dans la vie ! Je ne sais pas comment vous vous arrangez, ma parole ! [Toudoux:] Quoi ? C'est pas de ma faute. [De Champrinet:] C'est pas la mienne non plus !... : [J'étais là tranquillement au cercle:] Je suis le premier désolé ! [De Champrinet:] Oui, oh ! ça arrange quelque chose ! : Eh bien ! quoi ! Est-ce qu'on peut voir ma fille ? [Toudoux:] Ah ! ben, écoutez, pas pour le moment, elle est entre les mains de la sage-femme, qui n'est pas précisément commode ! [De Champrinet:] Ah !... : Au moins, vous allez pouvoir me donner quelque chose à manger, je n'ai pas dîné, avec tout ça ! [Toudoux:] Mon Dieu, si vous voulez vous contenter de ce qu'il y a ? [De Champrinet:] Oh ! pour ce que j'ai faim ! Vous pensez bien que tout ça m'a enlevé l'appétit. [Toudoux:] Ah ! Clémence, vous mettrez également le couvert de Monsieur de Champrinet. [Clémence:] Bien monsieur ! [De Champrinet:] Pourquoi "également" ? Il y a donc du monde ? Ah ? [Toudoux:] La sage-femme. [De Champrinet:] Aha ! je vais dîner avec la sage-femme. Oui ! Bien ! bien ! oh ! [Toudoux:] Pour aujourd'hui, n'est-ce pas ? [De Champrinet:] Oui, oui ! : La sage-femme !... c'est vrai ! : Mais enfin, que diable avez-vous fabriqué pour que ça arrive aujourd'hui ? Vous qui n'attendiez que pour dans un mois ! [Toudoux:] Léonie est en avance. [De Champrinet:] Oui, ah ! c'est gai, ça, un enfant ! un enfant au bout de huit mois de mariage ! Qu'est-ce que le monde va penser ? Jamais on ne croira... [Toudoux:] Oh ! ben !... [De Champrinet:] On insinuera, parbleu, que vous aviez pris des acomptes avant. On n'avait déjà pas compris au Faubourg qu'un de Champrinet donnât sa fille à un Toudoux, on va dire évidemment que l'on a fait cette union pour réparer. Comme c'est agréable ! [Toudoux:] Enfin, quoi, il arrive tous les jours qu'on ait une avance d'un mois. [De Champrinet:] Evidemment, ça arrive ! la preuve. : Ça arrive, mais pas pour le monde. Ah ! vous avez une façon de faire les choses !... : A vous de jouer ! [Toudoux:] S'il faut s'occuper de ce que dit... : le monde ! Pique... De Champrinet : Evidemment, il faut s'en occuper ! J'ai le roi... vous comprenez que ça m'embête... je coupe... si on dit de ma fille... atout, atout... qu'elle a eu un enfant au bout de huit mois... roi de carreau ; dame de coeur... Le roi et la vole : trois points. : A vous !... On peut se moquer de l'opinion des gens... Oh ! ça !... [De Champrinet:] On peut s'en moquer, mais il faut tout de même compter avec elle. [Toudoux:] Vous comprenez, n'est-ce pas, que si dans la vie, il faut toujours penser à ce que dira un tel ou un tel !... alors !... [De Champrinet:] Evidemment, il faut y penser !... j'ai le roi !... : Coeur ! [Toudoux:] Oui, oh !... je coupe !... [De Champrinet:] Voilà ! ah ! tout ça est très embêtant ! : Je coupe !... atout, atout et atout... J'ai gagné !... Vous me devez cinq louis. [Toudoux:] Comment "je vous dois..." ? Mais j'ai pas joué ! [De Champrinet:] Vous n'avez pas joué ! Eh bien, qu'est-ce que vous venez de faire ? [Toudoux:] J'ai joué, j'ai joué ! mais j'ai pas joué cinq louis ! [De Champrinet:] C'est admirable, ça ! mais vous pouviez bien le dire ! [Toudoux:] Mais c'était à vous de le dire ! [De Champrinet:] Je fais toujours la partie à cinq louis ! je vous l'ai dit encore tout à l'heure ! Si vous aviez gagné, je vous aurais payé ! [Toudoux:] Peut-être, mais c'est pas une raison pour que je vous donne cinq louis quand j'ai perdu ! [De Champrinet:] C'est trop fort ! ah ! ben ! quand je jouerai encore avec vous ! [Toudoux:] Eh ! si vous croyez que j'ai l'esprit à jouer ! [De Champrinet:] Hein ? : Mais moi non plus, dites donc ! C'est machinalement ! Ce n'est pas quand ma pauvre enfant traverse une aussi pénible épreuve ! [Toudoux:] Et longue, ah !... Mais qu'est-ce qu'ils peuvent faire là-dedans ? [De Champrinet:] Oui ! Enfin, je voudrais bien pouvoir embrasser ma fille. arrivant de dos, elle se retourne dans l'embrasure de la porte et, dans son mouvement, va donner de sa bassine en plein sur Toudoux qui est au-dessous d'elle et l'inonde à moitié. De Champrinet, par un mouvement de recul, a évité l'inondation. [Toudoux:] Oh !
[Madame Virtuel:] Ah ! là, tenez, regardez-moi ça, tenez ! [Toudoux:] Non, mais, c'est ça ! non seulement vous m'inondez... [Madame Virtuel:] Eh bien ! tant pis pour vous ! Si vous n'étiez pas toujours dans les jambes !... [Toudoux:] Je suis trempé ! [Madame Virtuel:] Ça vous apprendra à regarder par le trou de la serrure, là, tous les deux. [De Champrinet:] Quoi ? [Toudoux:] La serrure ! [De Champrinet:] Non, mais dites donc !... [Toudoux:] Nous n'avons pas l'habitude de regarder par la serrure ! Avec tout ça, il faut que j'aille me changer, moi, maintenant. Moi ! [Madame Virtuel:] Allez ! allez ! [Toudoux:] Oh ! mais quelle barbe ! [De Champrinet:] Dites donc, madame, je voudrais bien voir ma fille, moi. [Madame Virtuel:] Oui... Oh ! ben !... faudra attendre parce qu'en ce moment j'ai pas besoin d'étrangers ! [De Champrinet:] Comment, d'étrangers ! vous trouvez que je suis un étranger, moi, son père ? [Madame Virtuel:] Vous êtes un étranger à l'accouchement. [De Champrinet:] Ah ! ça !... [Madame Virtuel:] C'est bon ! Tout à l'heure je vous autoriserai à embrasser votre demoiselle. [De Champrinet:] "Ma demoiselle", d'abord c'est une dame ! [Madame Virtuel:] Je ne vous dis pas ! Mais pour vous, c'est toujours votre demoiselle. Vous l'embrasserez, mais le temps d'entrer et de sortir ! en attendant je vais dire à votre dame que vous êtes là, si ça lui chante de vous voir. R'tirez-vous d'là ! [De Champrinet:] Ecoutez, madame, vous n'êtes pas précisément gracieuse ! [Madame Virtuel:] Gracieuse ! gracieuse !... je ne suis pas une cocotte, moi, vous saurez ! [De Champrinet:] Quoi ! [Madame Virtuel:] J'ai passé l'âge de faire du chichi avec les hommes ! [De Champrinet:] Pardon, je ne vous demande pas de faire du chichi. [Madame Virtuel:] Vous faites aussi bien. Quand je travaille, moi, je suis sérieuse. Entre temps, je veux bien rire. [De Champrinet:] Ah ! [Madame Virtuel:] Mais, à l'heure du combat. : Je suis là ! [De Champrinet:] Ah ! bon ! bon ! allez ! [Madame Virtuel:] Oui ! [De Champrinet:] Et maintenant va te battre ! [Madame Virtuel:] Vous me tutoyez ? [De Champrinet:] Non ! C'est une citation ! [Madame Virtuel:] Ah !... J'espère !... Je vous envoie votre dame. [De Champrinet:] C'est ça !
[De Champrinet:] Oh ! là ! là !... Oh ! là ! là ! là ! là ! là ! là ! là ! là ! : "Je ne suis pas une cocotte." Ah ! j'te crois que tu n'es pas une cocotte ! : Pique ! : Il a le roi. : A lui de jouer ! [Madame de Champrinet:] Comment, tu es seul ? [De Champrinet:] Eh ! ben ! oui ! M. Toudoux est allé changer de pantalon ! [Madame de Champrinet:] Il pense à sa toilette quand sa femme est sur son lit de douleur ! [De Champrinet:] Il a trouvé drôle de se faire arroser par la sage-femme ! Comment va-t-elle ? [Madame de Champrinet:] Qui ? La sage-femme ? [De Champrinet:] Mais non, Léonie ! Je me fiche de la sage-femme ! [Madame de Champrinet:] Ben, ça suit son cours. [De Champrinet:] Ah ! oui, ah ! on avait besoin de c't'histoire-là. Je ne décolère pas depuis une heure ! Un accouchement... après huit mois de mariage ! [Madame de Champrinet:] Oui, ah ! c'est très contrariant ! [De Champrinet:] Le voilà, ton Toudoux ! Voilà comme il travaille, ton Toudoux. [Madame de Champrinet:] Mon Toudoux ! C'est pas mon Toudoux ! [De Champrinet:] C'est toi qui as poussé à ce mariage. Moi, je n'en voulais pas ! [Madame de Champrinet:] Mais toi, toi, tu ne voulais d'aucun mari ! Toudoux ou un autre, tu le détestais d'avance ! [De Champrinet:] Qu'est-ce que tu veux, c'est plus fort que moi ; il me dégoûte, ce monsieur ! Penser qu'on n'a qu'une fille, que pour bien l'élever on sacrifie tout, que pour ne pas souiller son cerveau on évite de prononcer un mot plus haut que l'autre, de faire un geste douteux, et crac ! du jour au lendemain, voilà un monsieur, un monsieur... qu'on ne connaît pas ! et ça y est, voilà !... il emporte votre fille et il couche avec ! : Et nous le savons ! et nous n'avons qu'à dire "amen" ! : Tu ne trouves pas ça dégoûtant ? [Madame de Champrinet:] Qu'est-ce que tu veux ? C'est le mariage, ça !... [De Champrinet:] Ben oui, je ne te dis pas ! : Son Toudoux ! son Toudoux ! : Tu l'aimes, cet homme-là ? [Madame de Champrinet:] Mon Dieu !... [De Champrinet:] Ah ! là ! là ! S'il me fallait coucher avec lui, moi, je ne pourrais pas ! [Madame de Champrinet:] Aussi, il ne t'a pas demandé de l'épouser ! [De Champrinet:] Oh ! il pouvait ! [Madame de Champrinet:] En somme, il rend ta fille heureuse. [De Champrinet:] Il ne manquerait plus que cela ! [Madame de Champrinet:] Il est même d'une gentillesse !... On peut bien lui rendre justice, il n'est pas là. Il se plie avec une complaisance aux fantaisies de sa femme ! Encore tout à l'heure, j'ai pu le constater. Léonie n'a-t-elle pas eu une envie !... une envie de femme enceinte ! [De Champrinet:] Il l'a satisfaite ? il n'a fait que son devoir... [Madame de Champrinet:] Tout de même, je sais bien des hommes qui !... Elle a absolument voulu qu'il mette un pot de chambre sur sa tête ! [De Champrinet:] Et... il l'a mis ? [Madame de Champrinet:] Il l'a mis ! [De Champrinet:] Oh ! que c'est bien ! que je suis content ! Mon gendre avec un pot de chambre sur la tête ! Je suis ravi ! [Madame de Champrinet:] Mauvaise âme ! va ! [De Champrinet:] Qu'est-ce que tu veux ?... Je ne peux plus le voir, ce garçon ! A toi de jouer ! [Madame de Champrinet:] Quoi ? [De Champrinet:] J'ai le roi. [Madame de Champrinet:] Quoi ? "J'ai le roi" ! je ne joue pas à l'écarté ! [De Champrinet:] Hein ? : Mais moi non plus, je ne joue pas à l'écarté, je dis "j'ai le roi", parce que j'ai le roi ! C'est par distraction ! je suis tellement préoccupé ! [Madame de Champrinet:] Ah ! pas plus que moi, je t'assure !
[Toudoux:] J'ai dû me changer du tout au tout, de cette affaire-là ! [De Champrinet:] Ah ! vous voilà ! [Toudoux:] Me voilà, oui ! [Madame Virtuel:] La jeune dame demande son papa et sa maman. [De Champrinet:] Ah ! [Madame Virtuel:] Ah ! mais... pas longtemps, vous savez ! pas longtemps ! [De Champrinet:] Mais oui, mais oui ! [Madame Virtuel:] Oh ! mais, il me bouscule ! [De Champrinet:] Ah ! ce qu'elle m'embête, cette vieille ! [Madame Virtuel:] J'aime pas qu'on me violente ! [Madame de Champrinet:] Voilà ton papa, ma mignonne ! [De Champrinet:] Eh bien ! ma chérie, quoi donc ? [Toudoux:] Eh bien ! Madame, ça avance-t-il un peu ? [Madame Virtuel:] Heuheuheuheu ! [Toudoux:] Pas encore beaucoup ? [Madame Virtuel:] Pffeu !... Elle est à vingt sous. [Toudoux:] Ah ! elle est !... [Madame Virtuel:] Et quand je dis à vingt sous, j'exagère ! Elle est plutôt entre dix et vingt sous. [Toudoux:] Oui, enfin... elle est à quinze sous. [Madame Virtuel:] Quoi ! "quinze sous" ? Qu'ça veut dire "quinze sous" ? C'est de la monnaie, quinze sous ! c'est pas une dimension. [Toudoux:] Hein ! ah ! oui, oui... en effet, c'est... c'est de la monnaie ! [Madame Virtuel:] Non, enfin... comme ça. [Toudoux:] Comme ça ! oui... C'est... c'est pas grave ? [Madame Virtuel:] Non !... non ! seulement, ça n'est pas pour tout de suite. [Toudoux:] Ah ! oui !... mais enfin, ça ne s'annonce pas mal ? [Madame Virtuel:] Mais non ! : Quoiqu'il y ait des choses que je ne m'explique pas ! J'ai palpé la jeune mère, je ne sens pas de points précis. Ça tient peut-être à un peu d'hydramnios. [Toudoux:] Ça ne m'étonnerait pas, tenez ! [Madame Virtuel:] Et pourtant, en insistant, à côté de ça, il m'a semblé peut-être sentir trois points résistants. Elle appuie son dire en décochant trois coups de ses index, alternativement droit, gauche, droit, dans l'abdomen de Toudoux. [Toudoux:] Alors ? [Madame Virtuel:] Ben, je ne sais pas ! : C'est peut-être une grossesse gémellaire ! Gémel... ? ...laire. : Vous ne savez pas s'il y a déjà eu des cas dans votre famille ou dans celle de madame, de naissance gémellaire ? Toudoux, lentement, écarte les bras tandis que son cou s'enfonce dans son épaule dans une mimique d'ignorance :... ? Vous ne vous rappelez pas ? Non ?... [Toudoux:] Ben... ! [Madame Virtuel:] Oui, vous ne vous rappelez pas. [Toudoux:] Non, non, je ne me... Mais qu'est-ce que ça peut amener ça ? [Madame Virtuel:] Comment "ce que ça..." ? : Eh ben !... des jumeaux ! [Toudoux:] Des... des jumeaux !... : Sapristi ! deux layettes ! deux berceaux ! [Madame Virtuel:] Enfin, je dis ça ! sans stéthoscope, n'est-ce pas. : Savez-vous si on lui a appliqué le stéthoscope ? [Toudoux:] Le stétho... [Madame Virtuel:] ...scope. [Toudoux:] Ah ! non... Non !... : Mais ce que je sais, c'est qu'elle a pris un bain ce matin. [Madame Virtuel:] Oh ! mais ça n'a aucun rapport ! C'est comme si je vous disais : "Est-ce que vous êtes sujet au rhume de cerveau ? " et que vous me répondiez : "Non, mais je porte des bretelles américaines ! " C'est aussi bête que ça ! [Toudoux:] Ah ! pardon ! [Madame Virtuel:] Je vous demande si on lui a appliqué le stéthoscope, parce que ça aurait été une indication par les battements de coeur. [Toudoux:] Oui, oui. [Madame Virtuel:] Maintenant, il est possible que ce soit tout simplement un sacro-iliaque gauche postérieur, siège décomplété, mode des fesses. [Toudoux:] Mode des fesses ? [Madame Virtuel:] Mon Dieu, oui. [Toudoux:] Et, dites donc... euh ! madame Chose ! [Madame Virtuel:] Oh ! [Toudoux:] "Mode des fesses..." c'est bon ça ? [Madame Virtuel:] Ben !... J'aimerais mieux un sommet ! [Toudoux:] Un sommet ! ah ! ben, oui, un sommet ! évidemment. [Madame Virtuel:] Il est évident qu'un occipito-iliaque droit ou gauche, antérieur ou postérieur... [Toudoux:] Oui, oui ! ne vous donnez pas la peine ! [Madame Virtuel:] Ah ! on voit des choses si étranges dans notre profession ! : Tenez, l'autre jour, n'ai-je pas eu une cliente qui m'a fait une môle hydatiforme ? [Toudoux:] Allons donc ! [Madame Virtuel:] La grappe, vous savez ? [Toudoux:] Mais, voyons ! la grappe ! parbleu, la grappe ! [Madame Virtuel:] Je suis sûre que c'est un cas que vous n'avez pas dû rencontrer souvent. [Toudoux:] Ah ! non !... Non, je ne me rappelle pas !... : Oh ! mais elle m'embête avec ses termes techniques ! [Madame Virtuel:] La môle hydatiforme, c'est très curieux, très curieux ! [Toudoux:] Ah ! oui ! oui, ça, la... : Eh ben ! tenez, moi, je n'ai pas vu la... môle hydatiforme, mais ce que j'ai vu comme ça aussi... c'est un cas de... Je ne sais pas si vous connaissez ça ! [Madame Virtuel:] Evidemment, je connais ça ! [Toudoux:] De... mistamboulocolite ! [Madame Virtuel:] De quoi ?... [Toudoux:] De mistamboulocolite. [Madame Virtuel:] Ah ! oui, oui, ça arrive ! [Toudoux:] Vous en avez vu ? [Madame Virtuel:] Ben... des fois ! [Toudoux:] Eh ben ! elle a du culot ! [Madame Virtuel:] Ah ! çà ! mais on ne va pas dîner ? [Toudoux:] Ben, je pense, oui. [Madame Virtuel:] C'est que j'ai un creux, moi ! [Toudoux:] Servez, Clémence !
[Madame Virtuel:] Ah ! vous voilà, vous ! [De Champrinet:] Oui ! [Madame Virtuel:] J'avais dit : "entrer et sortir" ; vous n'êtes pas sérieux ! [De Champrinet:] Oh ! ben !... [Madame Virtuel:] Pas sérieux ! [De Champrinet:] Eh bien ! oui, c'est entendu ! Dites donc... la pauvre petite, je l'ai vue, elle est courageuse. Est-ce qu'il y en a encore pour longtemps ? [Madame Virtuel:] Dame !... [Toudoux:] Elle est à vingt sous ! [De Champrinet:] Qu'ça veut dire ? [Toudoux:] Ah ! ah ! ah ! [Madame Virtuel:] Oh ! [Toudoux:] Ah ! vous non plus ! Je ne suis pas fâché ! eh bien ! demandez à madame Machin, là ! [Madame Virtuel:] Machin ! [Toudoux:] A madame Virtuel. [De Champrinet:] Qu'ça veut dire : "elle est à vingt sous" ? [Madame Virtuel:] Hein ?... Eh ben ! voyons, c'est quand le... : Et puis, non ! c'est pas des choses pour les enfants ! : Tididi didididi ! [Toudoux:] Ah ! c'est un numéro ! [Clémence:] Madame est servie ! [Madame Virtuel:] Ah ! [De Champrinet:] Qu'est-ce qu'il y a ? [Madame Virtuel:] Je prends votre bras, c'est servi ! [De Champrinet:] Oh ! pardon ! [Madame Virtuel:] On est gérance ! [De Champrinet:] Comme vous dites, "on est gérance". [Madame Virtuel:] Quelle place prenez-vous ? [De Champrinet:] Celle que vous ne prendrez pas ! [Madame Virtuel:] Alors je prends celle-ci, parce que là vous avez le courant d'air de la porte dans le dos. Pour moi, j'aime autant pas. [De Champrinet:] Merci ! [Madame Virtuel:] Tenez, mon enfant, pendant que je dîne, si vous alliez auprès de madame ! Si elle a besoin de quelqu'un... pendant que je mange !... [Clémence:] Mais pour le service ?... [Madame Virtuel:] Oh ! ben, on s'arrangera. S'il y a besoin, : monsieur, qui a dîné, nous passera les plats ! D'ailleurs, il y en a pas tant ! y a qu'à les mettre sur la table. [De Champrinet:] Mais oui, pas besoin de cérémonie. [Clémence:] Bien, madame. [Toudoux:] Vous êtes trop aimable ! [Voix de Madame de Champrinet:] Entrez ! [Madame Virtuel:] Ah ! c'est gentil ! [De Champrinet:] Quoi donc ? [Madame Virtuel:] Là ! tous les deux !... [De Champrinet:] Ah ! oui ? [Madame Virtuel:] Je me souviens, nous avons fait la dînette, comme ça, avec le duc de Cussinge... : Tenez, servez-vous ! [De Champrinet:] Merci ! [Madame Virtuel:] ... pendant que la duchesse accouchait. [De Champrinet:] Ah ! c'est vous qui ?... [Madame Virtuel:] C'est moi, oui ! ça s'est fait par mon intermittence ! [De Champrinet:] par votre intermittence ! ah ! oui-da ! [Madame Virtuel:] Nous avons soupé... en tête-à-tête... comme ça, avec le duc ! : Ah ! il est coquin ! [De Champrinet:] Voyez-vous ça ! [Madame Virtuel:] Comme ici, ce soir ; à part qu'il y avait un tas de larbins ! [Toudoux:] Ecoutez, je regrette ! [Madame Virtuel:] Oh ! c'est pas un reproche ! Chez moi, j'ai pas de larbins. [Toudoux:] Ah !... alors !... [Madame Virtuel:] Tenez, débouchez donc ce champagne ! Naturellement, vous ! [Toudoux:] Bon !... bon ! bon ! [Madame Virtuel:] Mais au fait : "De Cussinge", "de Champrinet" ! c'est compère et compagnon ! Vous êtes aussi de la haute ? [De Champrinet:] Mon Dieu !... [Madame Virtuel:] Qu'est-ce que vous êtes ? Marquis ? vicomte ? commandant ? quoi ? [De Champrinet:] Comte. [Madame Virtuel:] Ah ! Comte ! C'est bien ! Mais alors, si vous êtes comte, comment se fait-il que vous ayez un gendre... : [De Champrinet:] Ben... on ne choisit pas ! [Madame Virtuel:] Comme vous dites, "on ne choisit pas". [Toudoux:] Ils sont charmants ! [Madame Virtuel:] Ouf ! mon Dieu ! ce macaroni est d'un lourd ! Vous ne trouvez pas ? [De Champrinet:] J'étais en train de me le dire ! [Madame Virtuel:] Youp !... oh ! ça me donne le "loquet" ! youp !... pas vous ? [De Champrinet:] Non, moi, je n'ai jamais le hoquet. [Madame Virtuel:] Vous avez de la chance ! Youp ! : Mais dépêchez-vous donc de déboucher votre bouteille... youp... vous ! [Toudoux:] Je ne peux pas arriver à enlever le bouchon, il est collé ! [Madame Virtuel:] Comme c'est agréable ! il n'y a... youp... même pas à boire... youp ! [De Champrinet:] Le fait est... youp... qu'on a soif ! Allons, bon, youp !... j'ai le hoquet aussi ! [Madame Virtuel:] Mais prenez un tire... youp... bouchon ! [De Champrinet:] Attendez ! donnez-moi... youp... ça ! [Toudoux:] Ah ! volontiers ! si vous vous en tirez ! [Madame Virtuel:] Dépêchez-vous... youp !... [De Champrinet:] Mais oui ! mais oui ! youp !...
[Madame Virtuel:] Youp ! [De Champrinet:] Youp ! [Madame Virtuel:] Youp !... Oh !... Youp ! [Toudoux:] Non, mais c'est que c'est vrai que c'est embêtant les gens qui ont le hoquet quand on ne l'a pas ! [De Champrinet:] Mais qu'est-ce qu'elle a cette... youp... bouteille ? [Madame Virtuel:] Mais enfin, de l'eau !... un liquide !... youp !... quelque chose ! [De Champrinet:] ou alors, trouvez le tire-bouchon !...youp !... [Madame Virtuel:] Ah ! là ! là ! : L'eau distillée, là ! youp ! [De Champrinet:] Ah ! oui ! l'eau distillée... youp ! [Madame Virtuel:] Ne vous trompez pas ! youp ! ne prenez pas le sublimé ! youp ! [De Champrinet:] Non, non, voilà ! "Eau distillée", youp ! [Madame Virtuel:] Plus !... plus ! youp ! encore ! Ah ! ça fait du bien ! [De Champrinet:] Ah ! oui...
[Madame de Champrinet:] Madame la sage-femme, s'il vous plaît. Voulez-vous venir ? [Madame Virtuel:] Qu'est-ce qu'il y a ? [Madame de Champrinet:] Je ne sais pas ! Il faudrait que vous voyiez ! une chose que je ne m'explique pas ! [Madame Virtuel:] Ah ! [Toudoux:] Quoi ! qu'est-ce que c'est ? [De Champrinet:] Ça ne va pas ? [Madame de Champrinet:] Rien ! rien ! c'est madame la sage-femme que... [Madame Virtuel:] Voilà, j'y vais ! : Oh ! pardon. : Faites-moi du café !... Du café ! : Youp ! oh ! voilà que ça revient ! [Toudoux:] "Faites-moi du café" ! : Elle me prend pour son valet de chambre ! [De Champrinet:] Ah ! bon, moi aussi ! du café ! [Toudoux:] Ah !... parfait !... Rien d'autre ? non ? [De Champrinet:] Rien d'autre, merci !
[Toudoux:] Clémence ! [Clémence:] Monsieur ? [Toudoux:] Du café, vivement ! [Clémence:] Oh ! j'ai pas le temps ! [Toudoux:] Ah ! ah ! je vous demande pardon ! : Mille regrets ! elle n'a pas le temps ! alors n'est-ce pas ?... ce sera pour plus tard ! [De Champrinet:] Charmant ! quelle journée ! mal dîné ! l'accouchement de ma fille ! le hoquet ! pas de café ! c'est complet ! [Toudoux:] Je suis désolé ! [De Champrinet:] Oui, oh ! vous êtes désolé... : Et alors ? [Toudoux:] Quoi, alors ? [De Champrinet:] Qui est-ce qui va le nourrir, ce petit ? [Toudoux:] Pour le moment, c'est sa mère, c'est pas moi ! [De Champrinet:] Sa mère ! vous avez la prétention de faire nourrir ma fille ?... [Toudoux:] Pourquoi pas ? ça se fait beaucoup chez les femmes ! [De Champrinet:] Chez les femmes du peuple, oui ! mais chez celles de notre condition... [Toudoux:] Oh ! [De Champrinet:] Je ne vous ai pas donné ma fille pour la transformer en cantine !... pour la convertir en siphon ! Une de Champrinet ! [Toudoux:] Pardon, une Toudoux ! [De Champrinet:] Oui, oh ! posez, oui ! posez ! "Une Toudoux ", c'est chic ! : [Toudoux:] On ne fait que des ratés au biberon. [De Champrinet:] Merci bien ! j'ai été nourri à ça ! [Toudoux:] Eh bien ! regardez un peu ! je n'en savais rien ! [De Champrinet:] Faire nourrir Léonie ! [Toudoux:] Ecoutez, non !... L'enfant n'est pas encore là ! Attendez au moins qu'il soit venu ! [De Champrinet:] Demandez-lui donc de vous fournir le lait de votre café, pendant que vous y êtes ! [Toudoux:] Oh ! que vous êtes exagéré ! [De Champrinet:] C'est vrai ça !
[Madame Virtuel:] La bonne ? Où est la bonne ? [De Champrinet:] Qu'est-ce qu'il y a ? [Madame Virtuel:] Je vous demande la bonne. : Adèle ? [Toudoux:] Quoi, "Adèle" ? C'est pas la peine de l'appeler "Adèle" ! elle s'appelle Clémence ! [Madame Virtuel:] Ah ! oui, je confonds... avec la maison avant. : Clémence ! [Voix de Clémence:] Voilà ! [Toudoux:] Elle fait le café de mon beau-père ! [Madame Virtuel:] Oui, oh ! ben, il attendra ! [Toudoux:] Et le vôtre. [Madame Virtuel:] Ah ! bon. [Clémence:] Madame m'appelle ? [Madame Virtuel:] Apportez une boule d'eau chaude chez Madame ! vite ! [Clémence:] Bien ! [Toudoux:] Madame Virtuel ! Madame Virtuel ! : Je vous vois affairée ! Est-ce qu'il y a du nouveau ? [Madame Virtuel:] Ah ! oui, il y a du nouveau, sûr qu'il y a du nouveau ! [De Champrinet:] Ah ? [Madame Virtuel:] Pas besoin d'en voir davantage, je suis fixée ! ça y est ! [Toudoux:] Ça y est ? [De Champrinet:] Déjà ? [Toudoux:] Alors, on sait ce que c'est ? [Madame Virtuel:] Oh ! oui ! Tous les deux : Ah ! [Toudoux:] C'est un garçon ! [Madame Virtuel:] Non ! [De Champrinet:] Une fille ? Ni fille, ni garçon ? [Toudoux:] Alors, quoi ? [Madame Virtuel:] Rien du tout ! [De Champrinet:] Rien ? [Toudoux:] Comment, rien du tout ! [Madame Virtuel:] Ffut ! ! La grossesse nerveuse !... [De Champrinet:] La grossesse nerveuse !... [Toudoux:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [Madame Virtuel:] Une chose qu'arrive ! même qu'on s'y trompe ! [De Champrinet:] Oh ! [Madame Virtuel:] J'ai connu une femme comme ça qui a porté pendant vingt-cinq mois, on était même un peu étonné. On disait : "C'est pourtant pas un éléphant ! "... Et puis un beau jour, ffutt !... comme dans la fable de La Fontaine. [Toudoux:] Mais, quoi... la fable ? quelle fable ? [Madame Virtuel:] Eh ben ! la seule que nous connaissons toutes, nous les sages-femmes ! parce qu'elle est professionnelle. "La montagne qui accouche" ! Madame Toudoux est en train de faire sa petite montagne ! [Toudoux:] Alors, quoi, une souris ? [De Champrinet:] Hein ! [Madame Virtuel:] Mais non, quoi ? C'est à recommencer, mon pauvre monsieur ! il y a maldonne. [Toudoux:] Maldonne ! il y a maldonne ! [De Champrinet:] Ah ! vous faites du joli ouvrage ! Je vous félicite ! Même pas capable de faire un enfant ! Quand vous engendrez, vous, voilà à quoi ça aboutit : un lapin ! [Toudoux:] Ah ! mais dites donc !... Est-ce que c'est de ma faute ? [Madame Virtuel:] Allons, messieurs, messieurs ! [De Champrinet:] Allez vous coucher, vous ! [Madame Virtuel:] Oh ! mais quel bousculeur !
[Madame de Champrinet:] Une grossesse nerveuse ! Une grossesse nerveuse ! [Toudoux:] Ah ! v'là l'autre ! [De Champrinet:] Oui, le voilà, ton Toudoux ! Voilà ce qu'il nous fait... ton Toudoux. [Madame de Champrinet:] Ah ! si j'avais pu prévoir ! [Toudoux:] Ah ! mais... [De Champrinet:] Quand je te répétais que nous devions prendre un gendre dans notre monde ! [Toudoux:] Ah ! mais à la fin, vous m'embêtez... "dans votre monde, dans votre monde ! " après tout c'est votre fille qui a eu une grossesse comme ça, c'est pas moi ! Eh bien ! elle est de votre monde, votre fille. Allons ! allons ! du calme ! moins de bruit ! Oui ! la ferme ! [Madame Virtuel:] Mais enfin, il y a des malades ! [Toudoux:] Tout à l'heure, vous me faites une sortie parce que je vais avoir un enfant ! Maintenant, c'est parce que je n'en ai pas ! Vous ne savez pas ce que vous voulez à la fin ! [De Champrinet:] Quoi ? [Madame de Champrinet:] Ah ! taisez-vous, Monsieur, vous êtes absolument ridicule ! [Toudoux:] Eh bien ! je suis ridicule ! ça me plaît comme ça ! [Madame de Champrinet:] D'ailleurs, ça ne m'étonne pas !... Un monsieur qui consent à mettre les pots de chambre sur sa tête ! [Toudoux:] Qu'est-ce que vous dites ? [Madame de Champrinet:] Parfaitement ! [Toudoux:] Ah ! tenez ! j'aime mieux m'en aller ! [Madame de Champrinet:] C'est ça ! Tenez, monsieur, tenez ! voilà votre chapeau ! [Toudoux:] Ah ! "mon chapeau" ! [De Champrinet:] Oh ! non, non ! [Toudoux:] Hein ? [De Champrinet:] Oh ! Mettez-le ! Que je puisse dire que je vous ai vu avec ! [Madame Virtuel:] Oh ! oui ! oh ! oui ! [De Champrinet:] Car vous êtes bien le premier homme qu'on aura vu avec un pot de chambre sur la tête ! [Toudoux:] Ah ! vraiment ! [De Champrinet:] Tu parles ! [Toudoux:] Oui-da ! eh bien ! vous pourrez dire que vous avez été le second. [Tous:] Oh ! [Clémence:] J'apporte la b... ah ! [Toudoux:] Ah ! mais, on me fichera la paix, à la fin !
[Follavoine:] Voyons : "Iles Hébrides ?... Iles Hébrides ?..." Zut ! entrez ! Quoi ? Qu'est-ce que vous voulez ? [Rose:] C'est Madame qui demande Monsieur. [Follavoine:] Eh bien, qu'elle vienne !... Si elle a à me parler, elle sait où je suis. [Rose:] Madame est occupée dans son cabinet de toilette ; elle ne peut pas se déranger. [Follavoine:] Vraiment ? Eh bien, moi non plus ! Je regrette ! Je travaille. [Rose:] Bien, Monsieur. Je ne sais pas, Monsieur. [Follavoine:] Eh bien, allez lui demander ! [Rose:] Oui, Monsieur. [Follavoine:] C'est vrai ça !... Au fait, dites donc, vous... ! [Rose:] Monsieur ? [Follavoine:] Par hasard, les... les Hébrides... ? [Rose:] Comment ? [Follavoine:] Les Hébrides ?... Vous ne savez pas où c'est ? [Rose:] Les Hébrides ? [Follavoine:] Oui. [Rose:] Ah ! non !...non ! C'est pas moi qui range ici !... c'est Madame. [Follavoine:] Quoi ! quoi, "qui range" ! les Hébrides !...des îles ! bougre d'ignare !... de la terre entourée d'eau... vous ne savez pas ce que c'est ? [Rose:] De la terre entourée d'eau ? [Follavoine:] Oui ! de la terre entourée d'eau, comment ça s'appelle ? [Rose:] De la boue ? [Follavoine:] Mais non, pas de la boue ! C'est de la boue quand il n'y a pas beaucoup de terre et pas beaucoup d'eau ; mais quand il y a beaucoup de terre et beaucoup d'eau, ça s'appelle des îles ! [Rose:] Ah ? [Follavoine:] Eh bien, les Hébrides, c'est ça ! c'est des îles ! par conséquent, c'est pas dans l'appartement. [Rose:] Ah ! oui !... c'est dehors ! [Follavoine:] Naturellement ! c'est dehors. [Rose:] Ah ! ben, non ! non je ne les ai pas vues. [Follavoine:] Oui, bon, merci, ça va bien ! [Rose:] Y a pas longtemps que je suis à Paris, n'est-ce pas... ? [Follavoine:] Oui !... oui ; oui ! [Rose:] Et je sors si peu ! [Follavoine:] Oui ! ça va bien ! allez !... Allez retrouver Madame. [Rose:] Oui, Monsieur ! [Follavoine:] Elle ne sait rien cette fille ! rien ! qu'est-ce qu'on lui a appris à l'école ? C'est pas elle qui a rangé les Hébrides" ! [Je te crois:] : C'est extraordinaire ! je trouve zèbre, zébré, zébrure, zébu !... Mais pas de Zhébrides, pas plus que dans mon oeil ! Si ça y était, ce serait entre zébré et zébrure. On ne trouve rien dans ce dictionnaire !
[Julie:] peignoir-éponge dont la cordelière non attachée traîne par derrière ; petit jupon de soie, sur la chemise de nuit qui dépasse par le bas ; bigoudis dans les cheveux ; bas tombant sur les savates. Elle tient un seau de toilette plein d'eau à la main : Alors, quoi ? tu ne peux pas te déranger ? non ? [Follavoine:] Ah ! je t'en prie, n'entre donc pas toujours comme une bombe !... Ah !... [Julie:] Oh ! pardon ! Tu ne peux pas te déranger ? non ? [Follavoine:] Eh bien ! et toi ? Pourquoi faut-il que ce soit moi qui me dérange plutôt que toi ? [Julie:] C'est juste ! c'est juste ! nous sommes mariés, alors !... [Follavoine:] Quoi ? Quoi ? Quel rapport ?... [Julie:] Ah ! je serais seulement la femme d'un autre, il est probable que !... [Follavoine:] Ah ! laisse-moi donc tranquille ! je suis occupé, v'là tout ! [Julie:] Occupé ! Monsieur est occupé ! c'est admirable ! [Follavoine:] Oui, occupé ! Ah ! [Julie:] Quoi ? [Follavoine:] Ah çà ! tu es folle ? tu m'apportes ton seau de toilette ici, à présent ? [Julie:] Quoi, "mon seau" ? où ça, "mon seau" ? [Follavoine:] Ça ! [Julie:] Ah ! là ! c'est rien. : C'est mes eaux sales. [Follavoine:] Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ? [Julie:] Mais c'est pas pour toi ! C'est pour les vider. [Follavoine:] Ici ? [Julie:] Mais non, pas ici ! Que c'est bête ce que tu dis là ! Je n'ai pas l'habitude de vider mes eaux dans ton cabinet de travail ; j'ai du tact. [Follavoine:] Alors, pourquoi me les apportes-tu ? [Julie:] Mais pour rien ! Parce que j'avais le seau en main pour aller les vider quand Rose est venue me rapporter ta charmante réponse : alors, pour ne pas te faire attendre... [Follavoine:] Tu ne pouvais pas le laisser à la porte ? [Julie:] Ah ! et puis tu m'embêtes ! Si ça te gêne tant, tu n'avais qu'à te déranger quand je te demandais de venir ; mais Monsieur était occupé ! à quoi ? je te le demande. [Follavoine:] A des choses, probable ! [Julie:] Quelles ? [Follavoine:] Eh bien, des choses... Je cherchais "Iles Hébrides" dans le dictionnaire. [Julie:] Iles Hébrides ! T'es pas fou ? Tu as l'intention d'y aller ? [Follavoine:] Non, je n'ai pas l'intention ! [Julie:] Alors, qu'est-ce que ça te fait ? En quoi ça peut-il intéresser un fabricant de porcelaine de savoir où sont les Hébrides ? [Follavoine:] Si tu crois que ça m'intéresse ! Ah ! bien !... je te jure que si c'était pour moi !... Mais c'est pour Bébé. Il vous a de ces questions ! Les enfants s'imaginent, ma parole ! que les parents savent tout !... "Papa, où c'est les Hébrides ? Quoi ? : Où c'est les Hébrides, papa ? " Oh ! j'avais bien entendu ! j'avais fait répéter à tout hasard... : "Où c'est, les Hébrides" ! est-ce que je sais, moi ! Tu sais où c'est, toi ? [Julie:] Bien oui, c'est... J'ai vu ça quelque part, sur la carte ; je ne me rappelle pas où. [Follavoine:] Ah ! comme ça, moi aussi ! Mais je ne pouvais pas lui répondre ça, à cet enfant ! Qu'est-ce qu'il aurait pensé ! J'ai essayé de m'en tirer par la tangente : "Chut ! allez ! ça ne te regarde pas ! Les Hébrides, c'est pas pour les enfants ! [Julie:] En voilà une idée ! C'est idiot. [Follavoine:] Oui ! Ah ! c'était pas heureux ; c'était précisément dans les questions de géographie que lui avait laissées Mademoiselle. [Julie:] Dame, évidemment ! [Follavoine:] Eh ! aussi est-ce qu'on devrait encore apprendre la géographie aux enfants à notre époque !... avec les chemins de fer et les bateaux, qui vous mènent tout droit !... et les indicateurs où l'on trouve tout ! [Julie:] Quoi ? Quoi ? Quel rapport ? [Follavoine:] Mais absolument ! Est-ce que, quand tu as besoin d'une ville, tu vas la chercher dans la géographie ? Non, tu cherches dans l'indicateur ! Eh ! ben, alors !... [Julie:] Mais alors, ce petit ? Tu ne l'as pas aidé ? tu l'as laissé dans le pétrin ? [Follavoine:] Bédame ! Comment veux-tu ? C'est-à-dire que j'ai pris un air profond, renseigné ; celui du monsieur qui pourrait répondre mais qui ne veut pas parler et je lui ai dit : "Mon enfant, si c'est moi qui te montre, tu n'as pas le mérite de l'effort ; essaye de trouver, et si tu n'y arrives pas, alors je t'indiquerai". [Julie:] Oui, vas-y voir ! [Follavoine:] Je suis sorti de sa chambre avec un air détaché ; et, aussitôt la porte refermée, je me suis précipité sur ce dictionnaire, persuadé que j'allais trouver ! Ah ! bien, oui, je t'en fiche ! Nibe. [Julie:] Nibe ? [Follavoine:] Enfin, rien ! [Julie:] Dans le dictionnaire ? Elle pose son seau par terre à gauche de la table et, écartant son mari pour examiner le dictionnaire à sa place. Allons, voyons ! voyons !... [Follavoine:] Oh ! tu peux regarder !... Non ! Vraiment, tu devrais bien dire à mademoiselle de ne pas farcir la cervelle de ce petit avec des choses que les grandes personnes elles-mêmes ignorent... et qu'on ne trouve seulement pas dans le dictionnaire. [Julie:] Ah çà ! mais !... mais !... [Follavoine:] Quoi ? [Julie:] C'est dans les Z que tu as cherché ça ? [Follavoine:] Hein ?... mais... oui... [Julie:] Dans les Z, les Hébrides ? Ah ! bien, je te crois que tu n'as pas pu trouver. [Follavoine:] Quoi ? C'est pas dans les Z ? [Julie:] Il demande si c'est pas dans les Z ! [Follavoine:] C'est dans quoi, alors ? [Julie:] Ah ! porcelainier, va !... Tiens, tu vas voir comme c'est dans les Z. [Euh !... «Ebraser:] Tiens ! Comment ça se fait ? [Julie:] Ça n'y est pas ! [Follavoine:] Ah ! ah ! Je ne suis pas fâché !... Toi qui veux toujours en savoir plus que les autres !... [Julie:] Je ne comprends pas : ça devrait être entre "ébrécher" et "ébriété". [Follavoine:] Quand je te dis qu'on ne trouve rien dans ce dictionnaire ! Tu peux chercher les mots par une lettre ou par une autre, c'est le même prix ! On ne trouve que des mots dont on n'a pas besoin ! [Julie:] C'est curieux ! [Follavoine:] Tout de même, je vois que la "porcelainière" peut aller de pair avec le "porcelainier". [Julie:] En tous cas j'ai cherché dans les E ; c'est plus logique que dans les Z. [Follavoine:] Ah ! là, là ! "plus logique dans les E" ! pourquoi pas dans les H ? [Julie:] Dans les H... dans les H..." ! Qu'est-ce que ça veut dire ça, "dans les H" ? Mais, au fait... dans les H... pourquoi pas ?... mais oui : Hébrides... Hébrides", il me semble bien que ?... oui ! H !... H... H... [Follavoine:] Quoi, "achachache" ? [Julie:] Hèbre, Hébreux, Hébrides" ! : [Mais oui:] Hébrides", ça y est ! [Follavoine:] Tu l'as trouvé ? : Ah ! là, voyons ! [Julie:] En plein : "Hébrides, îles qui bordent l'Ecosse au nord". [Follavoine:] Eh ! bien, voilà ! [Julie:] Ah ! et puis encore : "Nouvelles-Hébrides, îles de Mélanésie". [Follavoine:] Mélanésie", voilà ! C'est bien ça ! Tout à l'heure nous n'avions pas d'Hébrides du tout, et maintenant nous en avons trop ! Voilà ! C'est l'éternelle histoire ! C'est la vie ! [Julie:] Oui, mais lesquelles lui faut-il, maintenant, à ce petit ! [Follavoine:] : Oh ! ben ça, ça m'est égal ! Il choisira celles qu'il voudra ! On avait besoin d'Hébrides ; on en a, c'est l'essentiel ! S'il y en a trop, on en laissera ! [Julie:] Et dire qu'on cherchait dans les "E" et dans les "Z"... [Follavoine:] On aurait pu chercher longtemps ! [Julie:] Et c'était dans les "H" ! [Follavoine:] Qu'est-ce que je disais ! [Julie:] Comment, "ce que tu disais" ! [Follavoine:] Eh ! ben, oui, quoi ? C'est peut-être pas moi qui ai dit : "Pourquoi pas dans les "H" ? [Julie:] Pardon ! Tu l'as dit !... tu l'as dit... ironiquement. [Follavoine:] Ironiquement ! En quoi ça, ironiquement ? [Julie:] Absolument ! pour te moquer de moi : : "Ah ! pourquoi pas aussi dans les H" ? [Follavoine:] Ah ! bien, non, tu sais !... [Julie:] C'est moi alors qui subitement ai eu comme la vision du mot. [Follavoine:] Comme la vision du mot" ! c'est admirable ! "Comme la vision du mot" ! Cette mauvaise foi des femmes ! Je te dis : Pourquoi pas dans les H ? " Alors tu sautes là-dessus, tu fais : "Au fait oui, dans les H, pourquoi pas ? " Et tu appelles ça : "avoir la vision du mot" ? Ah ! bien, c'est commode ! [Julie:] Oh ! c'est trop fort ! Quand c'est moi qui ai pris le dictionnaire ! quand c'est moi qui ai cherché dedans ! [Follavoine:] Oui, dans les E ! [Julie:] Dans les E... dans les E d'abord ; comme toi avant, dans les Z ; mais ensuite dans les H. [Follavoine:] Belle malice, quand j'ai eu dit : "Pourquoi pas dans les H" ? [Julie:] Oui, comme tu aurais dit : "Pourquoi pas dans les Q ? [Follavoine:] Oh ! non, ma chère amie, non ! si nous en arrivons aux grossièretés !... [Julie:] Quoi ? Quoi ? quelles grossièretés ? [Follavoine:] Moi, je te préviens que je ne suis pas de force, alors !... [Julie:] Où ça, des grossièretés ? parce que je te tiens tête ? parce que je dis ce qui est ? Mais oui, c'est moi qui ai trouvé ! Oui, c'est moi qui ai trouvé ! [Follavoine:] Eh ! bien, oui, oui !... bon ! c'est bon ! [Julie:] Quoi ? Qu'est-ce que tu cherches ? [Follavoine:] Je cherche... je cherche... je cherche où mettre ça. [Julie:] Eh ! bien, pose-le par terre. [Follavoine:] Oui. [Julie:] Non, tu sais, avoir l'aplomb de prétendre !... [Follavoine:] Oh !... mais oui, là ! Puisque c'est entendu ! C'est toi qui as trouvé. [Julie:] Mais, parfaitement, c'est moi ! Il ne s'agit pas d'avoir l'air de me faire des concessions. [Follavoine:] Ah ! et puis, je t'en prie, en voilà assez, hein ! avec tes E, tes Z, tes H et tes Q ! c'est vrai ça ! Tiens, tu ferais mieux d'aller t'habiller ! [Julie:] Me dire que je n'ai pas eu la vision !... [Follavoine:] Mais oui, là !... Il est près de onze heures et tu es encore à traîner en souillon... [Julie:] Oui, oh ! change la conversation, va !... change ! [Follavoine:] ... avec ton peignoir sale, tes bigoudis et tes bas qui traînent sur tes talons ! [Julie:] Eh ! bien, sur lesquels veux-tu qu'ils traînent ? Sur les tiens ? [Follavoine:] Mais sur aucun talon du tout ! [Julie:] Là ! voilà, ils sont relevés ! [Follavoine:] Oui ! oh ! si tu crois que ça va les empêcher de retomber, ce que tu fais. Enfin, tu ne peux pas les attacher ? [Julie:] Avec quoi ? j'ai pas de jarretelles. [Follavoine:] Eh bien ! mets-en ! [Julie:] A quoi veux-tu que je les accroche ? j'ai pas de corset. [Follavoine:] Eh bien !, mets un corset que diable ! [Julie:] Ah ! puis zut ! Dis tout de suite que tu veux que je me mette en robe de bal pour faire mon cabinet de toilette ! [Follavoine:] Mais, nom d'une brique ! qui est-ce qui te demande de le faire, ton cabinet de toilette ? On dirait que tu n'as pas de domestique ! Tu as une femme de chambre, sacrebleu ! [Julie:] Faire faire mon cabinet de toilette par ma femme de chambre ! [Follavoine:] Oh !... [Julie:] Ah ! bien merci ! pour que tout soit cassé, ébréché ! Non, non ! Je fais ça moi-même. [Follavoine:] Alors, ce n'est pas la peine d'avoir une bonne, si elle ne te sert à rien. [Julie:] Je te demande pardon, elle me sert : elle est là ! [Follavoine:] Ouais ! Et qu'est-ce qu'elle fiche, pendant que tu fais son ouvrage ? [Julie:] Eh ! ben, elle... elle me regarde. [Follavoine:] C'est ça ! voilà ! : elle te regarde ! Je paye une fille quatre cents francs par mois pour qu'elle te regarde ! [Julie:] Oh ! je t'en prie ! ne parle donc pas tout le temps de ce que tu payes ! C'est d'un parvenu ! [Follavoine:] D'un parvenu tant que tu voudras ! je trouve que du moment que je paye une femme quatre cents francs par mois !... [Julie:] Non, mais dis donc ! je ne te demande par de gages, moi, n'est-ce pas ? Eh bien ! dès l'instant que ça ne te revient pas plus cher, qu'est-ce que ça te fait que ce soit elle ou moi qui fasse l'ouvrage ? [Follavoine:] Cela me fait... cela me fait... que j'ai une bonne pour qu'elle fasse le service de ma femme ; et non une femme pour qu'elle fasse le service de ma bonne !... ou alors, si c'est ça, je supprime la bonne. [Julie:] Voilà ! voilà ! nous devions en arriver là ! il me marchande une domestique ! [Follavoine:] Là ! là ! Je lui marchande une domestique, maintenant ! [Julie:] Mais absolument. [Follavoine:] Ah ! tiens, remonte donc tes bas, va ! tu ferais mieux ! [Julie:] Oui, oh !... : Tout ça parce que je préfère faire mon cabinet de toilette moi-même ! Ah ! tu es bien le premier mari qui reproche à sa femme de s'occuper de son ménage. [Follavoine:] Pardon ! pardon, entre s'occuper de son ménage et... [Julie:] Tu aimerais mieux, n'est-ce pas, que je fasse comme toutes ces dames que je vois ?... Que je ne pense qu'à m'attifer, qu'à créer de la dépense ?... [Follavoine:] Oh ! là !... Oh ! là ! [Julie:] Toujours dehors : au Bois, aux courses, dans les grands magasins... [Follavoine:] Non, je t'en prie !... je t'en prie !... [Julie:] ... Au skating le matin, au skating l'après-midi ! [Follavoine:] Je t'en prie, veux-tu... ? [Julie:] Quel joli but dans l'existence ! [Follavoine:] Non ! Ça ne va pas là ! laisse ! laisse ! [Julie:] Mais quoi ? [Follavoine:] Mais mes papiers, cré nom d'un chien ! Je ne t'ai pas demandé de ranger ! [Julie:] Je ne peux pas voir une table en désordre. [Follavoine:] Eh ! bien, ne la regarde pas ! mais laisse-la tranquille. [Julie:] Eh ! je m'en fiche de la table. [Follavoine:] Oui ! Eh bien, prouve-le-lui ! et va ranger chez toi ! : Ce besoin de faire le ménage partout ! [Julie:] Oui, enfin ! voilà comment tu voudrais que je sois, hein ! [Follavoine:] Quoi "que tu sois" ? que tu sois quoi ? Je ne sais pas de quoi tu me parles. [Julie:] Comme ces femmes-là ? [Follavoine:] Est-ce que je sais ? Je ne te demande que de ne pas fouiller dans mes papiers ; c'est pas beaucoup ! [Une mondaine ? une madame Benoîton?:] Désolée, mon cher ; mais je n'ai pas été élevée à ça. [Follavoine:] Oui ! bon ! eh ! bien tant mieux ! [Julie:] Tu sauras que ma famille... ! [Follavoine:] Oh !... Allons, voyons ! [Julie:] ...que ma famille... [Follavoine:] Oh ! [Julie:] ... quand il s'est agi de mon éducation, n'a eu qu'une chose en vue : c'est faire de moi une femme d'intérieur !... et une bonne ménagère ! [Follavoine:] Ecoute, je t'assure, c'est très intéressant, mais il est onze heures et... [Julie:] Ça m'est égal !... C'est ainsi qu'on m'a appris à faire tout par moi-même !... et à ne compter que sur moi ! parce qu'on ne sait jamais, dans la vie, si on aura toujours des gens pour vous servir. [Follavoine:] Tes bas ! [Julie:] Ah ! Zut ! : J'ai été dressée à ça toute petite ; si bien que c'est devenu chez moi comme une seconde nature. Maintenant est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je ne peux dire qu'une chose : je tiens ça de ma mère. [Follavoine:] Ah !... ma belle-mère. [Julie:] Non !... "ma mère" ! [Follavoine:] Eh ! bien, oui ; c'est la même chose. [Julie:] C'est possible ! mais "ma mère", c'est tendre, c'est affectueux, c'est poli ; tandis que "ma belle-mère", ça a quelque chose de sec, d'aigre-doux, de discourtois que rien ne justifie. [Follavoine:] Oh ! moi, tu sais, je veux bien. [Julie:] J'ai dit "ma mère" ; eh bien, c'est "ma mère". Inutile de me corriger pour me dire "ma belle-mère". [Follavoine:] Je t'assure que si j'ai dit "ma belle-mère", c'est que vis-à-vis de moi... [Julie:] Quoi ? Elle n'a pas toujours été correcte ? Tu as quelque chose à lui reprocher ? [Follavoine:] Mais non ! mais non ! Qu'est-ce que tu vas chercher ? Seulement, ça n'empêche pas tout de même que vis-à-vis de moi, ta mère... [Julie:] Ah ! Et puis, je t'en prie, hein ? En voilà assez avec ma mère ! [Follavoine:] Quoi ? [Julie:] C'est vrai ça ! Cette façon de tomber toujours sur cette malheureuse !... de la cribler de lardons à tout propos... ! [Follavoine:] Moi ! [Julie:] Tout ça, parce que j'ai eu le malheur d'apporter mon seau de toilette dans ton cabinet de travail ! [Follavoine:] Ah ! non, celle-là, par exemple... ! [Julie:] Mais on va l'enlever, mon seau ! Voilà, je l'enlève ! il n'y a pas de quoi faire une histoire ! Je l'enlève ! [Follavoine:] Eh ben !... C'est pas un mal. [Julie:] Non ! faire une sortie pareille pour un misérable seau de toilette, vraiment, on aurait commis un crime !... Arrivée sur le seuil de la porte, elle s'arrête. Une réflexion a traversé son cerveau, elle fait volte-face, redescend jusqu'à la table, pose son seau dessus et à la même place que précédemment, puis : [Follavoine:] Non, pardon ! .. pardon !... [Julie:] Quoi ? [Follavoine:] Voilà le seau revenu ! [Julie:] Idiot ! :... Quand tu auras un reproche à me faire, tu voudras bien me dire les choses en face !... et ne pas t'en prendre à maman ! [Follavoine:] Mais, nom d'un petit bonhomme ! qu'est-ce que j'ai dit, sacrebleu ? [Julie:] Oh ! rien, rien. C'est entendu ! Il ne te manque plus que de faire l'hypocrite ! [Follavoine:] Oh ! [Julie:] Comme si je ne comprenais pas toujours très bien ce que tu veux dire... quand tu ne dis rien ! [Follavoine:] Non ! ça, c'est un comble ! Comment ! Je dis... Ah ! non, non ! laisse mes papiers tranquilles à la fin des fins !... Qu'est-ce que c'est que cette manie que tu as... ? [Julie:] J'aime l'ordre. [Follavoine:] Ah ! "tu aimes l'ordre ! tu aimes l'ordre" ! Regarde ça. [Julie:] Eh ! ben, quoi ?... [Follavoine:] Tu aimes l'ordre" ! Tu ne ferais pas mal d'aller en mettre un peu dans ta toilette ! Je t'en supplie ! tu avais eu un bon mouvement tout à l'heure ; tu étais presque partie avec ton seau ; il a fallu que tu me le rapportes... [Julie:] J'ai à te parler. [Follavoine:] Oui, eh bien, plus tard ! [Julie:] Non, pas plus tard. Tu penses bien que si tout à l'heure, je t'ai fait demander... [Follavoine:] Je t'en prie, il est onze heures ; tu n'as pas encore commencé à t'habiller ; nous avons les Chouilloux à déjeuner... [Julie:] Les Chouilloux ! les Chouilloux ! " Je m'en fiche, moi, des Chouilloux. [Follavoine:] Oui, mais pas moi ! Chouilloux est un homme que j'ai le plus grand intérêt à ménager... [Julie:] Possible, désolée ! mais il attendra. Il s'agit de Bébé, et, entre Bébé et Chouilloux, je crois qu'il n'y a pas à hésiter ! [Follavoine:] Oh ! Mais quoi ? Quoi "Bébé" ? [Julie:] Ou alors dis que tu préfères Chouilloux ! [Follavoine:] Mais non, mais non ! ça n'a rien à voir ! Je ne mets pas Bébé et Chouilloux en parallèle ; ça n'empêche pas que, quand on reçoit un étranger d'importance, on se met en frais pour lui ; ça n'implique pas qu'on le préfère à sa famille ! Chouilloux doit venir un peu avant le déjeuner pour conférer avec moi d'une grosse affaire que j'ai en vue... [Julie:] Eh bien ! conférez ! Qu'est-ce que ça me fait ? [Follavoine:] Mais il va arriver d'un instant à l'autre ! Tu ne peux pourtant pas le recevoir avec ton peignoir sale, tes bigoudis, ton seau de toilette sur les genoux et tes bas qui tombent sur les talons ! [Julie:] Oh ! que tu m'embêtes avec mes bas ! : Alors, quoi ? ton Chouilloux, il ne sait pas ce que c'est que des bas qui ne sont pas attachés ? Non ? [Follavoine:] Je ne sais pas comment est Madame Chouilloux, quand elle se lève, mais je dis que ta tenue n'est pas une tenue pour recevoir des gens que l'on a pour la première fois à déjeuner. Moi, je suis correct ! : Qu'est-ce tu cherches ? Qu'est-ce tu cherches ? [Julie:] Tes élastiques. [Follavoine:] Quoi ? quoi ? Pourquoi ? [Julie:] Comme ça tu me ficheras la paix avec mes bas !... [Follavoine:] Mais c'est des caoutchoucs pour mes dossiers ! ce n'est pas des jarretières ! [Julie:] Ce n'est pas des jarretières, parce qu'on n'en fait pas des jarretières ; mais puisque j'en fais des jarretières, ça devient des jarretières. [Follavoine:] Ah ! non ! ce désordre !... [Julie:] Tu es correct ! " Si ce n'est pas grotesque : à onze heures du matin, se mettre en redingote !... pour M. Chouilloux !... ce cocu !... [Follavoine:] Quoi, "ce cocu" ?... Qu'est-ce que ça signifie : ce cocu" ? Qu'est-ce que tu en sais ? [Julie:] Ah !... c'est toi qui me l'as dit. [Follavoine:] Moi ? [Julie:] Je ne l'ai pas inventé, n'est-ce pas ? Je ne connais pas Chouilloux. Ce n'est pas un de mes amis ; je n'ai donc pas de raison d'en dire du mal. [Follavoine:] Chouilloux, cocu ! Si on peut dire ! [Julie:] Faut croire qu'on peut, puisque tu me l'as dit. [Follavoine:] Je te l'ai dit, je te l'ai dit... quand je n'avais pas besoin de lui ! mais maintenant que j'ai besoin de lui... [Julie:] Quoi ? Il n'est plus cocu ? [Follavoine:] Non !... Si !... Enfin, nous n'avons pas à le savoir !... Ce n'est pas comme tel que nous le recevons. [Julie:] En vérité ! [Follavoine:] C'est un homme qui, actuellement, peut m'être très utile... [Julie:] En quoi ? [Follavoine:] Pour une grosse affaire que je mijote ; ce serait trop long à t'expliquer. [Julie:] Oui. Oh ! je sais, tu as des idées larges, quand ton intérêt est en jeu ! [Follavoine:] Enfin, quoi ? Ça te gêne qu'il soit cocu ? [Julie:] Ah ! là, là, non ! Il peut bien l'être dix fois plus ! Mais ce qui me gêne c'est que tu m'amènes sa femme à déjeuner ; ça oui ! [Follavoine:] Je ne pouvais pas inviter monsieur sans madame ; ça ne se fait pas. [Julie:] Oui ? Et son amant, M. Horace Truchet ? tu étais obligé d'inviter son amant ! [Follavoine:] Mais évidemment ! c'est l'usage, ma chère amie ! On les invite partout comme ça. C'est-à-dire que si je n'avais pas convié M. Truchet, c'eût été un manque de tact ! [Julie:] C'est admirable ! Ce qui fait que nous les avons tous les trois ! l'adultère au complet ! Ah ! c'est moral ! Joli contact pour ta femme ! et bel exemple pour Toto ! [Follavoine:] Oh ! Toto... il a sept ans... ! [Julie:] Il ne les aura pas toujours. [Follavoine:] Bien oui, mais, en attendant, il les a. [Julie:] Oh ! Evidemment ! évidemment ! Sa santé morale, c'est comme sa santé physique : tu t'en soucies comme de l'an quarante ! [Follavoine:] Là ! Là ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que ça signifie encore ça ? [Julie:] Mais... mais il n'y a qu'à voir : voilà une heure que j'essaye de te parler de Bébé ; de t'entretenir de sa santé ; et qu'il n'y a pas moyen de placer un mot ! [Chaque fois que j’ouvre la bouche:] Bébé", tu me réponds : Chouilloux" ; il n'y en a que pour Chouilloux ! "Chouilloux, Chouilloux", et encore "Chouilloux" ! [Follavoine:] Mais enfin, quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que tu as à me dire ? [Julie:] J'ai à te parler. [Follavoine:] Eh bien, parle ! [Julie:] Ah ?... c'est pas trop tôt ! [Follavoine:] Ah ! non ! non ! [Julie:] Quoi ? [Follavoine:] Tu ne peux pas te fourrer autre part que sur ton seau ? tu trouves qu'un seau de toilette est fait pour s'asseoir ? [Julie:] Ça n'a pas d'importance ! je suis très bien. [Follavoine:] Mais il ne s'agit pas de savoir si tu es bien ! Un seau de toilette n'est pas un siège ; je te prie de te mettre sur une chaise. [Julie:] Ah !... ce que tu es snob ! [Follavoine:] Il n'y a pas de snobisme ; tu peux faire un faux mouvement, me flanquer ton seau par terre, je n'ai pas envie d'avoir tes eaux sales sur mon tapis. [Julie:] Le beau malheur ! ça le lessiverait. [Follavoine:] Merci, trop aimable ! j'aime mieux autre chose. Enfin, quoi, "bébé" ? Qu'est-ce qu'il y a, "bébé" ? [Julie:] Ah !... je peux ? [Follavoine:] Bien oui, tu peux ! [Julie:] Eh bien, voilà : je suis très ennuyée. [Follavoine:] Ah ! [Julie:] Je ne suis pas contente de Toto. [Follavoine:] Oui !... Qu'est-ce qu'il a fait ? [Julie:] Il n'a pas été ce matin. [Follavoine:] Il n'a pas été ! [Julie:] Non. [Follavoine:] Il n'a pas été... où ça ? [Julie:] Quoi ! "où ça" ? Nulle part ! "Il n'a pas été", un point, c'est tout. Il me semble que c'est clair. [Follavoine:] Ah ! oui, au... [Julie:] Eh ! bien oui !... Nous avons essayé... ! quatre reprises différentes ! Pas de résultat !... Une fois, oui ! Oh !... rien ! Grand comme ça !... Et dur ! [Follavoine:] Oui !... c'est de la constipation. [Julie:] C'est de la constipation. [Follavoine:] Oui !... Eh ben ?... Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? [Julie:] Comment, "ce que je veux" ! [Follavoine:] Dame ! Je ne peux pas aller pour lui. [Julie:] Oh ! c'est malin ! c'est malin, ce que tu dis là. Evidemment, tu ne peux pas aller pour lui ! [Follavoine:] Alors ?... [Julie:] Ça me ferait une belle jambe, que tu ailles pour lui ! Mais ce n'est pas une raison parce qu'on ne peut pas aller pour les gens, pour les laisser crever. Vraiment, tu es d'une indifférence ! [Follavoine:] Enfin, tu ne veux pas pourtant que je me mette à pleurer parce que ce petit est un peu constipé. [Julie:] Pourquoi donc pas ? Il ne faut jamais plaisanter, avec la constipation !... [Follavoine:] Oh ! [Julie:] J'ai lu dans un livre qui s'appelle : "Les coulisses de l'histoire", qu'un bâtard de Louis XV avait failli mourir à sept ans des suites d'une constipation opiniâtre. [Follavoine:] Eh ! bien oui ! mais elle était opiniâtre et il était bâtard, ce qui n'est pas le cas de Toto ni d'un côté ni de l'autre. [Julie:] Oui, mais Toto a sept ans comme lui ! et il est constipé comme lui ! [Follavoine:] Eh bien, mon Dieu ! il n'y a qu'à le purger. [Julie:] Oh !... Evidemment. [Follavoine:] Eh bien, purge-le ! [Julie:] Merci ! ce n'est pas ton autorisation que je demande ! Seulement avec quoi le purger ? Il y a les purgations minérales... et les purgations végétales. [Follavoine:] Donne-lui de l'huile de ricin ; il la prend facilement et ça lui réussit très bien. [Julie:] Ah ! non ! non ! L'huile de ricin, non ! j'peux pas la supporter ! je la rends immédiatement. [Follavoine:] Mais... il ne s'agit pas de te la faire prendre à toi, c'est à ton fils. [Julie:] Oui, mais c'est la même chose ! Rien que de la voir, rien que d'en parler... ! Ah ! non !... D'ailleurs, je ne vois pas pourquoi tu fais toutes ces complications ! Nous avons de côté, dans le placard à pharmacie, une bouteille d'Hunyadi-Janos, je ne vois pas pourquoi on ne l'utiliserait pas, parce que tu préfères l'huile de ricin ! [Follavoine:] Moi ! [Julie:] Il y a de l'Hunyadi-Janos, Bébé prendra de l'Hunyadi-Janos ! [Follavoine:] Eh bien ! donne-lui de l'Hunyadi-Janos !... Seulement, je ne vois pas pourquoi tu es venue me consulter. [Julie:] Pour savoir ce que j'avais à faire. [Follavoine:] Ah ? bon ! il n'y paraît pas ! [Julie:] C'est gai d'avoir à le purger, cet enfant ! Mais c'est toujours comme ça ! Chaque fois que je le confie à sa grand-mère... [Follavoine:] Quelle grand-mère ? [Julie:] Eh ! bien... sa grand-mère !... Il n'en a pas trente-six. Ta mère habite Dusseldorf, ça ne peut être que maman. [Follavoine:] Ah ! oui ! oui !... ta mère. [Julie:] Eh bien, oui, ma mère. : "Ta mère ! Ta mère ! " Je le sais qu'elle est ma mère ! Cette façon de dire : "Ta mère". Tu as toujours l'air de me la reprocher. Non, mais c'est bien ça : toutes les fois qu'elle sort avec Bébé, ça ne manque pas ; elle le bourre de gâteaux, de bonbons... ! [Follavoine:] Oh ! bien !... toutes les grands-mères sont comme ça. [Julie:] C'est possible ! mais elle a eu tort ! Surtout que je l'avais priée de n'en rien faire. [Follavoine:] Oh ! bien, elle n'a pas cru, la pauvre femme... [Julie:] Elle n'a pas cru, elle n'a pas cru", c'est entendu ! mais elle a eu tort tout de même. [Follavoine:] Oh ! ben... ! [Julie:] Mais si ! mais si ! il n'y a pas d'"oh ben" ! C'est curieux, ça, cette affectation que tu mets à donner toujours raison à maman !... à prendre son parti contre moi ! Je te dis qu'elle a eu tort : eh bien, elle a eu tort. [Follavoine:] Bon !... Bon ! [Julie:] Résultat : Bébé ne va pas et on est obligé de le purger. [Follavoine:] Eh bien, oui, mon Dieu, c'est embêtant ; mais il n'en mourra pas. [Julie:] Mais je l'espère bien ! qu'il n'en mourra pas ! Ah ! bien, merci ! Mais c'est monstrueux, ce que tu dis là !..."Il n'en mourra pas" ! en parlant de ton fils ! Mais c'est ton enfant, tu sais ! Tu n'as pas l'air de t'en douter ; il est de toi ! [Follavoine:] Mais je l'espère bien ! [Julie:] Je ne suis pas comme madame Chouilloux, moi ! Je ne fais pas faire ton ouvrage par mes petits cousins ! [Follavoine:] Ah ! tiens, laisse-moi tranquille ! [Julie:] Quand j'ai un enfant, moi, il est de mon mari ! [Follavoine:] Mais qui est-ce qui te dit le contraire ? [Julie:] Ah ! c'est que c'est si peu d'un père, ta façon d'être ! Tiens, tu mériterais qu'il ne fût pas de toi, ton fils ! [Follavoine:] Oh ! tu es bête ! [Julie:] Tu mériterais que ce fût un bâtard, lui aussi !... Et que je l'aie eu... : avec Louis XV ! [Follavoine:] Avec Louis XV ! [Julie:] Oui, monsieur ! [Follavoine:] Eh bien, n... de D... ça t'en ferait de la cave ! [Julie:] Oh ! je t'engage à rire, va ! je t'engage à rire ! [Follavoine:] Ah ! et puis écoute, hein ? en voilà assez, je crois ! l'incident est clos ! C'est décidé qu'on purge Bébé ; eh bien, va purger Bébé ! [Julie:] Ah ! Ça va être un drame ! [Follavoine:] Eh bien, ça sera un drame ; tant pis ! Je t'en prie, maintenant, laisse-moi ! j'ai à me recueillir avant l'arrivée de Chouilloux, pour savoir comment disposer mes batteries. Va ! va !... va t'habiller ! [Julie:] Ah ! ce pauvre petit !... quand je pense qu'il va falloir le purger... j'en suis malade d'avance... [Follavoine:] Julie ! Julie ! [Julie:] Quoi ? [Follavoine:] Je t'en prie ; ton seau !... Je t'assure, je l'ai assez vu. [Julie:] Eh ! quoi, "mon seau, mon seau" ! toujours "mon seau" !... "Chouilloux, mon seau !... mon seau, Chouilloux ! " on n'entend que ça ! [Follavoine:] Mais, sacristi ! un cabinet de travail n'est pas un endroit pour promener des seaux de toilette ! [Julie:] Ah !, bien, non tu sais, tu as du culot ! Tu me fais une scène pour mon seau et tu te ballades avec un pot de chambre ! [Follavoine:] Un pot de chambre ! [Julie:] Dame, à moins que ce ne soit une coiffure que tu lances. [Follavoine:] Un pot de chambre ! Tu oses comparer ton seau de toilette... à ça ! Mais ton seau de toilette, ça n'est que... ton seau de toilette ! c'est-à-dire un objet vil, bas, qu'on n'étale pas, qu'on dissimule !... : Tandis que ça, c'est... [Julie:] C'est, c'est"... un pot de chambre ! c'est-à-dire un objet vil, bas, qu'on n'étale pas, qu'on dissimule. [Follavoine:] Oui, pour toi, pour n'importe qui, pour les profanes ; mais pour moi c'est quelque chose de plus noble, de plus grand, que je ne rougis pas d'introduire ici ! C'est le produit de mon travail ! un échantillon de mon industrie ! ma marchandise ! mon... gagne-pain ! [Julie:] Eh ! bien, mange, mon ami, mange ! [Follavoine:] Oui ! Blague ! Blague ! Tu ne blagueras pas toujours ! Quand nous nous en ferons trois cent mille livres de rente... ! [Julie:] Trois cent mille livres de rente de pots de chambre ? [Follavoine:] De pots de chambre, parfaitement ! ça t'étonne et pourtant, si Dieu le veut... et Chouilloux ! ça se fera ! [Julie:] Quoi ? Quoi ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? [Follavoine:] Il n'y a pas d'histoire ! Je ne t'en parlais pas, pour te réserver la surprise si je réussissais ; mais puisque c'est comme ça... ! Alors tu ne sais pas... tu ne sais pas qu'aujourd'hui le gouvernement n'a plus qu'un objectif : améliorer le sort du soldat ! On le soigne, on le dorlote, on le met dans du coton ; dernièrement on a été jusqu'à lui coller des pantoufles ! [Julie:] Des pantoufles au soldat ! [Follavoine:] Comme je te le dis. [Julie:] C'est martial. [Follavoine:] Et naturellement on ne veut pas en rester là. C'est comme cela que maintenant on vient de décider, afin que les hommes ne soient plus exposés à attraper froid en descendant la nuit par le vent, par la pluie, que désormais chaque soldat de l'armée française aurait son vase de nuit ! [Julie:] Non ! [Follavoine:] Personnel et à son matricule. [Julie:] Ah !... ce que ça en fera ! [Follavoine:] Conséquence : prochainement adjudication de cette nouvelle... fourniture militaire ; et moi, comme fabricant de porcelaine, j'ai décidé de soumissionner. Et c'est ici que Chouilloux apparaît comme le Deus ex machina !... [Julie:] Qu'ça veut dire ? [Follavoine:] Quoi ? [Julie:] Chose, là !... "ta quina" ? [Follavoine:] Quoi ? "tachina" ? : "machina" ! [Julie:] Eh bien c'est ce que je dis : ta quina ! Je te demande ce que ça signifie ? [Follavoine:] Ce que ça... ? [Julie:] Oui ! [Follavoine:] Eh ! ben, euh... ! [Julie:] Eh ! bien, va ! [Follavoine:] Ah ! c'est pas facile à dire. [Julie:] Pourquoi ? c'est cochon ? [Follavoine:] Mais non, c'est pas cochon ! Deus ex machina, c'est... c'est une expression comme ça ! Les Grecs... les Grecs employaient cette locution pour désigner un gros bonhomme !... un gros manitou. [Julie:] Un obèse ! [Follavoine:] Mais, non, un homme de grosse influence. [Julie:] Ah ! un... C'est au figuré ! [Follavoine:] C'est au figuré. Eh ! bien, Chouilloux, c'est ça ! Chouilloux, c'est le président de la commission d'examen, chargée par l'Etat d'adopter le modèle qui sera imposé comme type à l'adjudicataire. Comprends-tu maintenant l'intérêt qu'il y a à se le ménager ? J'ai le brevet de la porcelaine incassable, n'est-ce pas ? Que par l'influence de Chouilloux la commission adopte la porcelaine incassable ; ça y est ! l'affaire est dans le sac et ma fortune est faite ! [Julie:] Oui !... et ça te mènera à quoi, ça ? [Follavoine:] A quoi ? Mais si je réussis, c'est le pactole ! Je deviens du jour au lendemain le fournisseur exclusif de l'armée française. [Julie:] Le fournisseur des pots de chambre de l'armée française ? [Follavoine:] De tous les pots de chambre de l'armée française ! [Julie:] Et... on le saura ? [Follavoine:] Mais naturellement qu'on le saura ! [Julie:] Oh ! non... Oh ! non, non, non, non, non, non !... je ne veux pas être la femme d'un monsieur qui vend des pots de chambre. [Follavoine:] Hein !... Mais en voilà des idées ! Mais songe que c'est la fortune ! [Julie:] Ça m'est égal ! c'est dégoûtant ! [Follavoine:] Mais, nom d'un chien ! qu'est-ce que je fais donc d'autre, aujourd'hui ? j'en vends des vases de nuit ! j'en vends tous les jours !... pas sur ce pied-là ; mais j'en vends ! [Julie:] Oh ! "tu en vends, tu en vends"... comme tu vends d'autres choses ; tu es fabricant de porcelaine, c'est tout naturel que tu vendes les articles qui relèvent de ton industrie ; c'est normal, c'est bien ! mais te spécialiser ! devenir le monsieur qui vend exclusivement des pots de chambre ! Ah ! non, non ! même pour le compte de l'Etat, non ! [Follavoine:] Mais tu es folle ! mais réfléchis ! [Julie:] Oh ! c'est tout réfléchi ! Tu es bien aimable ; mais je n'ai pas envie de marcher dans la vie auréolée d'un vase de nuit ! je n'ai pas envie d'entendre dire, chaque fois que j'entrerai dans un salon : "Qui est donc cette dame ? C'est Madame Follavoine, la femme du marchand de pots de chambre ! " Ah ! non ! non ! Oh ! je n'ai rien à dire à Chouilloux ! [Follavoine:] Ecoute ! Je verrai... Il y a peut-être moyen d'arranger les choses, de... de mettre un homme de paille, je ne sais pas ! mais ne me fais pas rater ça, je t'en supplie ! et, quand Chouilloux sera là, surtout sois aimable ! sois polie ! [Julie:] Non, mais, dis donc : je n'ai pas l'habitude d'être impolie ! J'ai l'usage du monde ! [Follavoine:] Je n'en doute pas, je... [Julie:] Mon père a reçu M. Thiers ! [Follavoine:] Oui, oh !... tu n'étais pas née. [Julie:] C'est possible, mais mon père l'a reçu tout de même ! alors, n'est-ce pas... ? [Follavoine:] Oui ? bon ! Alors, ça va bien ! Là ! : [Julie:] Mais quoi ? quoi, je l'ai, mon seau ! Je t'en prie, je n'ai pas besoin que tu me dises toujours ce que j'ai à faire. [Follavoine:] Tiens ! on sonne. Sûrement c'est Chouilloux. Je t'en supplie, dépêche-toi ! Si on l'introduisait... ! [Julie:] Eh ! bien, quoi ? Il me verrait ! [Follavoine:] Justement ! comme ça, j'aime autant pas ! : Oh ! les femmes, les femmes ! ce que ça vous complique la vie !... Eh ! bien, qu'est-ce qu'on attend pour introduire Chouilloux ? Personne ?... : Ah ! çà !... Rose !... Rose !...
[Rose:] Monsieur ? [Follavoine:] Qu'est-ce que c'était ! Qui est-ce qui a sonné ? [Rose:] C'est une dame qui venait pour que Monsieur lui arrache une dent. [Follavoine:] Moi ! est-ce que c'est mon affaire ? Il fallait l'envoyer chez le dentiste. [Rose:] C'est ce que j'ai fait. Elle est montée au-dessus. [Follavoine:] C'est insupportable ! C'est tout le temps la même chose ! [Rose:] Oh !... Est-ce que Monsieur sait ? Qu'il a son vase de nuit à la main ? [Follavoine:] Oui, je sais ! je sais ! merci. [Rose:] Ah ?... Je croyais que c'était une distraction !... pardon ! [Follavoine:] D'ailleurs, ce n'est pas un vase de nuit ! c'est un article d'équipement militaire. [Rose:] Ah ?... Eh bien, c'est curieux comme ça ressemble à un vase de nuit ! [Follavoine:] Oui ! ça va bien, ma fille !... Allez. Allez ! Rose sort par le fond. [Julie:] Bastien ! viens un peu ! [Follavoine:] Chut !... j'ai pas le temps ! [Julie:] Je te dis de venir ! Bébé ne veut pas se purger. [Follavoine:] Eh bien, force-le ! Tu as assez d'autorité... ! Ah !... [Julie:] Quoi ? [Follavoine:] Tu me rapportes encore ton seau ! [Julie:] Je n'ai pas eu le temps d'aller le vider. Je t'en prie, viens ! je... [Follavoine:] Ah ! non ! non ! je l'ai assez vu celui-là !... remporte-moi ça ! remporte-moi ça ! [Julie:] Oui ! bon !... Je t'en prie ; il y a Bébé qui... [Follavoine:] Allez ! Allez ! remporte-moi ça ! [Julie:] Mais je te répète... [Follavoine:] Je m'en fiche, remporte-moi ça ! [Julie:] Mais je... [Follavoine:] Remporte-moi ça ! remporte-moi ça ! [Julie:] Ah ! Et puis tu m'ennuies à la fin, avec mon seau ! Remporte-moi ça ! Remporte-moi ça ! " Je ne suis pas ta domestique ! [Follavoine:] Qu'est-ce que tu dis ! [Julie:] C'est vrai ça ! C'est toujours moi qui fais tout ici ! Il te gêne, mon seau ? Eh bien, tu n'as qu'à le remporter. Je l'ai bien apporté, tu peux bien le rapporter à ton tour. [Follavoine:] Mais, sacristi ! ce sont tes eaux sales, ce ne sont pas les miennes ! [Julie:] Oui ?... Eh bien, je te les donne ! Tu n'as donc plus de scrupules à avoir ! [Follavoine:] Julie !... Julie ! tu n'es pas folle ! [Julie:] Je te les donne, je te dis ! Je te les donne ! [Follavoine:] Julie ! Veux-tu remporter ça !... Julie !
[Rose:] Monsieur Chouilloux ! [Follavoine:] Veux-tu remp... ! [Chouilloux:] Bonjour, cher monsieur Follavoine ! [Follavoine:] Ah ! foutez-moi la p... ! Oh ! pardon !... monsieur Chouilloux ! Déjà ! [Chouilloux:] Est-ce que j'arrive trop tôt ? [Follavoine:] Du tout ! du tout ! Seulement je conversais avec madame Follavoine ; alors, je n'avais pas entendu sonner. [Chouilloux:] J'ai sonné, cependant ; et on m'a ouvert. : Je n'ai pas encore le don de traverser les murailles ! [Follavoine:] Ah ! Charmant ! Charmant ! [Chouilloux:] Oh ! mon Dieu... ! [Follavoine:] Si vous voulez vous débarrasser ! [Chouilloux:] Trop aimable ! Tiens ! [Oh ! pardon ! Excusez! Je vous en prie ! C’est ma femme qui est venue ici tout à l’heure; elle tenait ça à la main:] Rose !... Rose ! [Voix de Rose:] Monsieur ! [Follavoine:] Eh bien, venez ! Je suis confus, vraiment ! Surtout un jour où j'ai l'honneur... ! [Chouilloux:] Oh ! je vous en prie ! je vous en prie. [Follavoine:] Je dis ce que je pense, monsieur Chouilloux ! je dis ce que je pense ! [Chouilloux:] Trop aimable !... oui ! vraiment... ! [Rose:] Monsieur m'a appelée ? [Follavoine:] Oui. Tenez ! Enlevez donc le seau de madame. [Rose:] Ah !... Qu'est-ce qu'il fait là ? [Follavoine:] C'est madame qui l'a laissé... par mégarde. [Rose:] Ah ! ben... ! Madame a dû bien sûr le chercher ! [Follavoine:] Oui, c'est bien, allez ! Et tenez ! allez donc dire à madame que M. Chouilloux est là ! [Rose:] Oui, monsieur. [Chouilloux:] Oh ! Je vous en prie ! Ne dérangez pas madame. [Follavoine:] Laissez ! Laissez ! Si je ne la presse pas un peu... ! Les femmes ne sont jamais prêtes ! [Chouilloux:] Ah ! bien ! Je ne peux pas dire ça de la mienne !... Tous les matins, c'est la première sortie ! le footing lui est recommandé ; moi ce n'est plus de mon âge ; alors elle a son cousin... qui marche avec elle. [Follavoine:] Oui ! oui ! en effet ! C'est... c'est ce qu'on m'a dit !... [Chouilloux:] Ça fait tout à fait mon affaire. [Follavoine:] Oui, ça... ça ne sort pas de la famille. [Chouilloux:] Ça ne sort pas de la famille... et puis ça ne me fatigue pas !... Ah ! je vois qu'on s'occupe de notre affaire ! [Follavoine:] Ah ! oui !...oui ! [Chouilloux:] C'est le pot de chambre. [Follavoine:] C'est le... oui !...oui... Ah ! vous avez reconnu ? [Chouilloux:] Oui, oh !... : Eh ! bien, mais ça ne paraît pas mal !... bien conditionné !... [Follavoine:] Oh ! pour être conditionné, ça ! [Chouilloux:] Et alors, c'est de la porcelaine incassable ? [Follavoine:] Incassable, parfaitement. [Chouilloux:] Ainsi voyez !... Non, je vous demande ça, parce que c'est le point qui avait retenu notre attention, à M. le sous-secrétaire d'Etat et à moi. [Follavoine:] Aha ! oui, oui ? [Chouilloux:] Parce que, pour la porcelaine ordinaire, après mûre réflexion, nous n'en voulons pas. [Follavoine:] Oh ! que je vous comprends ! [Chouilloux:] La moindre des choses, c'est cassé ! [Follavoine:] Ah !... tout de suite ! [Chouilloux:] Ce serait gaspiller l'argent de l'état. [Follavoine:] Absolument ! Tandis que ça : bravo ! c'est solide ! on n'en voit pas la fin ! Non, mais, tenez, prenez en main, vous qui êtes connaisseur ! [Chouilloux:] Oh !... pas plus que ça ! [Follavoine:] Si ! Si ! Voyez comme c'est léger ! [Chouilloux:] Oh ! c'est curieux ! ça ne pèse pas son poids ! [Follavoine:] Et comme c'est agréable à la main ?... hein ?... C'est-à-dire que ça devient un plaisir. : Bien entendu, nous faisons ça en blanc et en couleur ; si vous le désirez, pour l'armée, rayé comme les guérites, par exemple... aux couleurs nationales... ? [Chouilloux:] Oh ! non ! Ce serait prétentieux. [Follavoine:] Je suis de cet avis ; et vraiment une augmentation de dépense inutile. [Chouilloux:] Eh bien, mais c'est à voir, ça ! c'est à voir ! On nous a présenté également des vases en tôle émaillée, ce n'est pas mal non plus. [Follavoine:] Oh ! monsieur Chouilloux ! non !... ce n'est pas sérieux !... Vous n'allez pas prendre de la tôle émaillée ! [Chouilloux:] Pourquoi pas ? [Follavoine:] Mais parce que !... Il ne s'agit plus là de mon intérêt personnel ; je le laisse de côté ! Mais la tôle émaillée, monsieur Chouilloux ! mais ça sent tout de suite mauvais ; et puis ça n'a pas la propreté de la porcelaine ! : ça, à la bonne heure ! [Chouilloux:] Evidemment, il y a du pour et du contre. [Follavoine:] Sans parler de la question d'hygiène !... Vous n'êtes pas sans savoir qu'il est reconnu que la plupart des appendicites sont dues à l'emploi des ustensiles émaillés. [Chouilloux:] Oui, oh ! bien là ! étant donné l'usage qu'on en veut faire, je ne crois pas que... [Follavoine:] On ne sait jamais, monsieur Chouilloux ! la jeunesse est si légère ! On veut étrenner le récipient tout neuf ; on fait un punch monstre ; la chaleur fait craquer l'émail ; quelques parcelles tombent ; on boit, on en avale... Enfin, vous savez ce que c'est ? [Chouilloux:] Moi ? non !... Non, je vous jure qu'il ne m'est jamais arrivé de boire du punch dans... [Follavoine:] Non ! mais vous avez été soldat. [Chouilloux:] Pas davantage ! J'ai passé mon conseil de révision ; on m'a fait mettre tout nu et on m'a dit : "Vous ne devez pas avoir une bonne vue ! " ça a décidé de ma vocation militaire : j'ai fait toute ma carrière au ministère de la Guerre. [Follavoine:] Ah ?... Ah ? Eh bien, croyez-moi, monsieur ! pas de tôle émaillée ! prenez, si vous voulez, du caoutchouc durci ! du celluloïd ! soit ! Quoique au fond rien ne vaut la porcelaine ! le seul défaut, c'est la fragilité ; eh bien, du moment qu'on a paré à cet inconvénient ! Tenez, d'ailleurs, vous allez voir. Pardon ! [Chouilloux:] Pardon ! [Follavoine:] Non, je vais... [Chouilloux:] Ah ! pardon ! [Follavoine:] Vous allez voir la solidité. : [Non ! ici:] mais là, dans le couloir, c'est du plancher... Vous allez voir ! Il est allé, tout en parlant, ouvrir la porte du fond toute grande et redescend avec son vase devant le trou du souffleur, à côté de Chouilloux.- Indiquant à Chouilloux le point où il faut regarder : Là-bas, monsieur Chouilloux ! : Non, restez ici, mais regardez là-bas ! : Suivez-moi bien ! Une !... deux !... trois !... Hop ! Voilà. [Nota:] Dans le cas, qui s'est parfois présenté, où le vase en retombant ne se casserait pas, l'artiste chargé du rôle de Follavoine dirait simplement : "Vous voyez ! incassable ! et vous savez, vous pouvez le lancer autant de fois que vous voulez... [D’ailleurs:] une, deux, trois... Hop ! voilà ! etc... [Chouilloux:] C'est cassé ! [Follavoine:] Hein ? [Chouilloux:] C'est cassé ! [Follavoine:] Ah ! oui, c'est... c'est cassé. [Chouilloux:] Il n'y a pas !... ça n'est pas un effet d'optique. [Follavoine:] Non ! non ! C'est bien cassé ! C'est curieux ! Je ne comprends pas ! car, enfin, je vous jure, c'est la première fois que ça lui arrive. [Chouilloux:] Il s'est peut-être trouvé une paille. [Follavoine:] Peut-être oui !... D'ailleurs, au fond, je ne suis pas fâché de cette expérience ; elle prouve justement que... que... Enfin, comme on dit : "l'exception confirme la règle". Parce que, jamais ! jamais ça ne se casse ! [Chouilloux:] Jamais ? [Follavoine:] Jamais ! Ou alors, je ne sais pas : une fois sur mille ! [Chouilloux:] Ah ! Une fois sur mille. [Follavoine:] Oui, et... et encore ! D'ailleurs vous allez voir ! [Ne tenez pas compte de celui-là:] c'est une mauvaise cuisson. [Chouilloux:] Oui, c'est un mal cuit. [Follavoine:] Voilà. Regardez bien : une... deux... Non, tenez ! lancez-le vous-même ! [Chouilloux:] Moi ! [Follavoine:] Oui ! Comme ça vous vous rendrez mieux compte. [Chouilloux:] Ah ? [Follavoine:] Allez ! [Chouilloux:] Oui ! : Une... deux... [Follavoine:] Eh bien, allez ! Qu'est-ce qui vous arrête ? [Chouilloux:] C'est que c'est la première fois qu'il m'arrive de jouer au bowling avec... [Follavoine:] Allez ! Allez ! N'ayez pas peur ! : Je vous dis : un sur mille ! [Chouilloux:] Une ! deux ! et trois ! [Follavoine:] Hop ! : Voilà ! [Chouilloux:] C'est cassé ! [Follavoine:] C'est cassé, oui ! C'est cassé !... [Chouilloux:] Deux sur mille !... [Follavoine:] Deux sur mille, oui ! Ecoutez ! Je n'y comprends rien ; il y a là quelque chose que je ne m'explique pas ! Evidemment ça doit tenir à la façon de lancer le vase ; je sais que, quand c'est mon contremaître qui l'envoie, jamais, au grand jamais... ! [Chouilloux:] Ah ! jamais ? [Follavoine:] Jamais ! Oui, oh ! mais non !... ça n'est pas encore ça !... Evidemment vous avez pu vous rendre compte de la différence qui existe entre la porcelaine cassable et... [Chouilloux:] ... la porcelaine incassable. [Follavoine:] Oui !... Mais tout de même ces expériences ne sont pas assez concluantes pour fixer votre religion. [Chouilloux:] Mais si, mais si, je me rends très bien compte... Quoi ! c'est ces mêmes vases-là ! [Follavoine:] Voilà ! [Chouilloux:] Tout à fait intéressant !
[Julie:] Bastien, je t'en prie, viens ! ce petit me rendra folle ! Je ne peux pas en venir à bout ! [Follavoine:] Ah ! ça, tu perds la tête ! [Julie:] Je m'en fiche de M. Chouilloux !... [Chouilloux:] Hein ? [Follavoine:] Mais non ! mais non ! Je t'en prie ! : Monsieur Chouilloux ! Ma femme ! [Chouilloux:] Madame ! [Julie:] Oui ! bonjour, monsieur ! Vous m'excuserez, n'est-ce pas, de me montrer ainsi... ! [Chouilloux:] Mais je vous en prie, madame ! une jolie femme est bien de toutes les façons ! [Julie:] Trop aimable ! merci ! : Je t'en prie, il n'y a pas moyen de venir à bout de ce petit ! Quand on lui parle de purgation... [Follavoine:] Oui ! Eh bien, tant pis ! je regrette ! Je suis là à causer sérieusement avec M. Chouilloux ! j'ai autre chose à faire que de m'occuper des purgations de ton fils. [Julie:] Oh !... voilà un père, monsieur ! Voilà un père ! [Chouilloux:] Oui, madame ! oui ! [Follavoine:] Je te prie d'aller t'habiller ! Je suis honteux pour toi de voir dans quel état tu oses te montrer ! Il faut vraiment n'avoir aucun souci de sa dignité... [Julie:] Ah ! bien, si tu crois que je vais m'occuper de ma toilette dans des moments pareils ! [Chouilloux:] Vous avez un enfant souffrant, madame ? [Julie:] Oui, monsieur, oui ! [Follavoine:] Mais il n'a rien, monsieur Chouilloux ! il n'a rien ! [Julie:] Enfin il n'a pas été ce matin. [Chouilloux:] Ah ? Ah ? [Follavoine:] Eh ! bien, oui ! il a un peu de paresse d'intestin. [Julie:] Il appelle ça rien, lui ! il appelle ça rien ! On voit bien qu'il ne s'agit pas de lui ! [Follavoine:] Enfin, quoi ? c'est l'affaire d'une purgation ! [Julie:] Oui, oh ! je sais bien ! Mais purge-le, si tu peux, toi. C'est pour ça que je te dis de venir. [Follavoine:] Vraiment, ne dirait-on pas qu'il s'agit de quelque chose de grave ! [Chouilloux:] Ce n'est pas grave, en effet ; mais, tout de même, il ne faut pas jouer avec ces choses-là ! [Julie:] Ah ! Tu vois ce que dit monsieur... qui a du savoir. [Follavoine:] Ah ! vraiment, monsieur Chouilloux... ? [Chouilloux:] Evidemment !... Evidemment !... : Est-ce que l'enfant est sujet pardonnez-moi le mot à la constipation ? [Julie:] Il a plutôt une tendance, oui. [Chouilloux:] Oui ? Eh bien... il faut surveiller ça ! parce qu'un beau jour, ça dégénère en entérite, et c'est le diable pour s'en défaire. [Julie:] Là ! Là ! Tu vois ? [Chouilloux:] Je peux vous en parler savamment : j'en ai eu une, qui m'a duré cinq ans ! [Julie:] Ah ! : Pauv'bébé ! [Chouilloux:] Merci ! [Julie:] Comment ? [Chouilloux:] Ah ! pardon, je croyais que c'était à moi que... [Julie:] Non !... Non ! [Chouilloux:] Oui, madame, cinq ans ! J'avais attrapé ça à la guerre. [Julie:] En 70 ! [Chouilloux:] Non, en 98. [Julie:] En 98 ? Mais... il n'y a pas eu de guerre, en 98. [Chouilloux:] A la guerre, à la guerre" ! au ministère de la Guerre !... où je suis fonctionnaire. [Julie:] Ah ! bon ! [Follavoine:] Oui, parce que M. Chouilloux est... [Julie:] Oui, oui, je sais. [Chouilloux:] Souvent, j'avais soif... je buvais de l'eau, qu'on prenait là, n'importe où... [J’étais le monsieur qui disait:] Ah ! là, là !... les microbes !... l'eau du robinet, voilà !..." Oui, eh bien, à ce régime, je me suis collé la bonne entérite ! et, résultat : j'ai dû aller trois ans de suite à Plombières ! [Julie:] Ah ! Alors, pour Bébé, vous croyez que Plombières... ? [Chouilloux:] Ah ! Non !... non, lui, il aurait plutôt l'entérite à forme constipée : Châtel-Guyon conviendrait mieux. Moi, j'avais en quelque sorte l'entérite... Mais si on s'asseyait ? [Follavoine:] C'est ça, monsieur Chouilloux ! tout ça est si intéressant ! [Chouilloux:] ... J'avais plutôt, dis-je, l'entérite pardonnez-moi cette confidence ! l'entérite relâchée... [Julie:] Ah ?... Ah ? [Follavoine:] Ah ! comme c'est intéressant, monsieur Chouilloux ! [Chouilloux:] Alors, Plombières était désigné. Ah ! quel régime ! [Julie:] Et... qu'est-ce qu'on vous fait faire, à Châtel-Guyon ? [Chouilloux:] Hein ! à... ? Je ne sais pas madame ; je n'y ai pas été. : Mais à Plombières... ! Tous les matins, une douche ascendante : un litre, un litre et demi. [Julie:] Oui, ça, ça m'est égal ! Mais vous ne savez pas si à Châtel-Guyon... ? [Chouilloux:] Mais non, madame, je vous dis, je n'y ai pas été !... : Une fois la douche terminée, je prenais un bain... un bain d'une heure ; après quoi un massage... [Julie:] Oui !... oui... [Chouilloux:] Après quoi, le repas ; rien que des plats blancs : purées, pâtes, macaroni, nouilles ; gâteaux de riz, de semoule... [Julie:] Oui, mais... à Châtel-Guyon... ? [Follavoine:] Oh ! mais puisque M. Chouilloux te dit qu'il n'y a pas été ! [Chouilloux:] Oui, je suis désolé, mais... [Follavoine:] Il ne peut te parler que de son régime de Plombières. [Julie:] Mais je m'en moque, moi, de son régime de Plombières. [Chouilloux:] Ah ?... pardon ! [Julie:] En quoi veux-tu que ça m'intéresse le régime de Plombières de M. Chouilloux, puisque pour Bébé c'est Châtel-Guyon ! [Chouilloux:] Mais oui ! mais oui ! [Julie:] Il pourrait aussi me raconter comment on pêche la morue à Terre-Neuve ; ça serait très intéressant ; ça n'aurait rien à voir avec la santé de Toto. [Chouilloux:] Evidemment ! évidemment ! [Julie:] Je ne suis pas là pour écouter des histoires ; j'ai à purger Bébé ! [Follavoine:] Eh ! ben, bon ! bien ! ça va bien ! va purger Bébé ! [Julie:] Vous m'excusez, n'est-ce pas, monsieur ? [Chouilloux:] Je vous en prie, madame. [Julie:] Alors, tu ne veux pas venir ? non ? [Follavoine:] Ah ! non ! non ! [Julie:] Oh ! ce père ! ce père ! [Follavoine:] Oui ! C'est entendu ! bon ! Et habille-toi ! [Julie:] Oui ! Oh !... Oh ! ce père !
[Follavoine:] Se montrer dans une tenue pareille ! On n'a pas idée... ! [Chouilloux:] Ça a l'air d'une femme bien charmante que madame Follavoine. [Follavoine:] Hein !... Délicieuse, délicieuse, monsieur Chouilloux ! Elle est quelquefois un peu... ! mais, sans ça, délicieuse. Vous n'avez pas bien pu la voir ; je regrette qu'elle se soit présentée ainsi, pas habillée... [Chouilloux:] Oh ! mais je me rends compte très bien de ce qu'avec des... [Follavoine:] Oui, oh ! mais non !... Ainsi, pas coiffée... avec ses bigoudis... ! Justement, ses cheveux, c'est ce qu'elle a de mieux !... des cheveux superbes !... frisant naturellement ! [Chouilloux:] Ah ?... ah ? [Follavoine:] Alors, quand vous la voyez comme ça... ! Mais la coquetterie et elle !... et alors, quand, par-dessus le marché, elle croit devoir s'inquiéter pour son fils... ! [Chouilloux:] Il n'a rien, somme toute, cet enfant ! [Follavoine:] Mais rien !... Seulement allez donc lui dire ça ! Tenez : vous lui avez parlé de Châtel-Guyon ? ça y est : maintenant, il ne va plus y en avoir que pour Châtel-Guyon ! [Chouilloux:] Oh ! Je suis désolé si à cause de moi... ! [Follavoine:] Mais du tout, du tout ! Seulement, alors, quand après ça, vous êtes venu lui parler de votre régime à Plombières ; en dedans de moi-même, je ne pouvais m'empêcher de me tordre. [Chouilloux:] Ça ne l'intéressait pas du tout. [Follavoine:] Mais pas pour un sou ! [Chouilloux:] Oh ! cette pauvre madame Follavoine ! Et moi qui... ! Oh !
[Les mêmes:] petit tablier à manches par-dessus son costume. [Julie:] Oui ! eh ! bien, tu vas un peu voir ton père ! Elle lâche Toto, le temps de refermer la porte ; après quoi, le reprenant par la main, elle l'entraîne vers son père tout en parlant : Il est furieux après toi, papa ! : Veux-tu dire à ton fils... : Ah ! je t'en prie, hein ? [Follavoine:] Allons ! Voyons ! [Julie:] Je dis à Toto que tu es furieux après lui ; s'il te voit te tordre avec M. Chouilloux... ! [Follavoine:] Quoi ? Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a encore... ! [Julie:] Il y a que je te prie de faire obéir ton fils !... Fais-moi le plaisir de le purger ! Oui, toi ! Voilà la bouteille ! voilà le verre ! Moi, j'y renonce ! [Follavoine:] Mais ce n'est pas mon affaire ! est-ce que ça me regarde ? [Julie:] Je te demande pardon ! tu es son père ! C'est à toi à faire montre d'autorité. [Follavoine:] Je vous demande pardon, monsieur Chouilloux... ! [Chouilloux:] Je vous en prie ! [Follavoine:] Qu'est-ce que c'est, monsieur ? Je suis très mécontent ! [Toto:] Ça m'est égal ! J'veux pas me purger ! [Follavoine:] Comment ? [Julie:] Voilà ! voilà ce que j'entends depuis une demi-heure ! [Chouilloux:] Comment, mon petit ami !... [Follavoine:] Qu'est-ce que c'est ?... D'abord, dis bonjour à monsieur ! [Toto:] Ça m'est égal ! j'veux pas me purger ! [Follavoine:] Oui ? Eh bien, on ne te demande pas ce que tu veux !... Dis donc, espèce de petit garnement, est-ce que tu t'imagines... [Julie:] Ah ! tu n'as pas fini, toi ! [Follavoine:] Ah ! Zut ! [Julie:] On ne peut pourtant pas ne pas le purger !... il a une langue d'un blanc !... : Fais voir ta langue au monsieur ! [Chouilloux:] Attendez ! pardon ! Il met un genou à terre, pour être à la hauteur de Toto, tire de la poche de son gilet un lorgnon qu'il ajuste sur son nez par-dessus ses lunettes, puis à Toto : Voyons ? [Julie:] Là ! fais voir ta langue ! [Chouilloux:] Mon Dieu ! Elle me paraît plutôt... noire. [Julie:] Ah ! c'est parce qu'il a travaillé !... : [Mais il est facile de se rendre compte qu’il a l’haleine trouble:] Tiens, fais "hhah" dans le nez de monsieur ! [Chouilloux:] Non, merci ! non ! [Julie:] Quoi ? vous n'êtes pas dégoûté de l'haleine d'un enfant ? [Chouilloux:] Du tout ! Du tout ! mais... [Julie:] Eh ben, alors ?... : Va ! fais : "hhah" dans le nez du monsieur ! [Chouilloux:] Mais non ! mais non ! je vous assure, je n'ai pas besoin ; je me rends très bien compte... ! : Qu'est-ce que c'est, mon petit ami ? c'est comme cela qu'on est raisonnable ?... Comment vous appelez-vous ? [Follavoine:] Eh ! bien, réponds, voyons ! Comment t'appelles-tu ? [Toto:] J'veux pas me purger ! [Follavoine:] Oh ! : Il s'appelle Toto. C'est un diminutif d'Hervé. [Chouilloux:] Tiens ! Ah ?... C'est curieux !... Et... vous avez quel âge ? Six ans ! [Julie:] Sept ans, monsieur ! [Chouilloux:] Ainsi, voyez ! Sept ans ! et vous vous appelez Toto ! Mais, quand on s'appelle Toto et qu'on a sept ans, est-ce qu'on fait une histoire pour se purger ! [Toto:] Ça m'est égal, j'veux pas me purger ! [Chouilloux:] C'est très mal ! Qu'est-ce que vous direz donc plus tard quand vous irez à la guerre ? [Julie:] Ah ! Taisez-vous ! [Toto:] Ça m'est égal ! j'irai pas à la guerre. [Chouilloux:] Vous n'irez pas ! Vous n'irez pas ! " S'il y en a une, cependant, il faudra bien... ! [Toto:] Ça m'est égal ! j'irai en Belgique. [Julie:] Ah ! chéri, va !... Est-il intelligent ! [Chouilloux:] Mes compliments !... C'est vous qui l'élevez dans ces idées ? [Follavoine:] Mais non ! mais non ! : C'est très mal de dire des choses comme ça !... Tu entends... Hervé ! [Julie:] Mais laisse-le donc tranquille, cet enfant ! Tu ne vas pas l'ennuyer, avec des choses qui ne sont pas de son âge ! : [Toto:] J'veux pas m'purger ! [Julie:] Mais puisqu'on te dit qu'il faut ! [Follavoine:] Regarde, Toto ! Si tu avais obéi tout de suite, ce serait fait ; tu serais débarrassé. [Toto:] Ça m'est égal, je veux pas ! [Follavoine:] Veux-tu être raisonnable, voyons ! [Toto:] Non j'veux pas ! [Chouilloux:] Mon petit ami, moi, quand j'avais votre âge... que j'étais tout petit, quand mes parents me disaient de faire une chose, eh bien !... [Toto:] Ta gueule !... [Follavoine:] Oh ! [Chouilloux:] Comment ?... [Follavoine:] Rien ! Rien ! [Chouilloux:] Ah ! pardon ! [Follavoine:] Ah ! Et puis en voilà assez ! Tu vas me faire le plaisir d'obéir, hein ! Ce n'est pas un avorton de ton espèce... [Julie:] Ah çà ! tu es fou ! Tu ne vas pas bousculer ce petit, maintenant ? [Follavoine:] Mais tu n'as pas entendu ? il a dit "Ta gueule ! [Julie:] Eh bien, il a dit : "Ta gueule" ! Quoi ? c'est français ! [Follavoine:] Oh ! [Julie:] Mon pauvre chéri, va ! [Follavoine:] Ah ! non, zut ! alors ! zut ! C'est ça ! voilà ! Mets-lui bien ces idées-là dans la tête ! [Julie:] Mais, absolument !... Maltraiter ce petit qui n'est déjà pas bien ! [Follavoine:] Dorénavant, tu sais, tu t'adresseras à qui tu voudras ! [Julie:] Oui, oh ! : Prends ta purgation, mon chéri ! [Toto:] Non, je veux pas ! [Julie:] Si !... pour me faire plaisir. [Toto:] Non, j'veux pas ! [Julie:] Je t'en prie, mon chéri, prends ta purgation. [Toto:] Non... [Julie:] Oh ! : Ah ! quand tu te mêles d'une chose, toi ! Naturellement, toi ! : Ecoute, Toto ! Si tu prends bien ta purgation, eh bien, maman te donnera une pastille de menthe ! [Toto:] Non ! j'veux la pastille d'abord ! [Julie:] Non, après. [Toto:] Non, avant. [Julie:] Oh !... Eh bien, soit, là ! On te donnera la pastille avant ; seulement, après, tu prendras ta purgation ? [Toto:] Oui. [Julie:] Tu me promets ? Tu me donnes ta parole d'honneur ? [Toto:] Oui ! [Julie:] C'est bien ! j'ai confiance en toi. : [Papa !:] Bastien !... [Chouilloux:] Bastien ! [Follavoine:] Hein ? [Julie:] La boîte de pastilles ! [Follavoine:] Voilà ! : Je vous demande pardon de vous faire assister à cette scène de famille. [Chouilloux:] Mais comment donc ! c'est très intéressant !... pour un homme qui n'a pas d'enfant. [Follavoine:] Voilà la boîte de pastilles ! [Julie:] Merci. : Ouvre ton becquot, mon chéri. Là ! [Follavoine:] Ça n'est pas pour ça que je vous ai invité à déjeuner ! [Chouilloux:] Oh ! ben !... [Julie:] C'était bon ? [Toto:] Oui ! [Julie:] Là ! Eh bien, maintenant, bois, mon chéri ! bois ta purgation. [Toto:] Non, j'veux pas me purger ! [Follavoine:] Voilà, parbleu ! Voilà ! [Julie:] Mais, ce n'est pas sérieux, Toto ? Je t'ai donné un bonbon ! [Toto:] Ça m'est égal, j'veux pas me purger ! [Follavoine:] Oh ! C't enfant ! C't enfant ! [Julie:] Quoi "c't enfant" ! Quand tu répéteras : "C't'enfant ! C't'enfant ! " au lieu de m'aider ! tu vois que j'y perds mon Latin ! [Follavoine:] Mais quoi ? Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? [Julie:] Oh ! rien ! rien ! naturellement ! : Ah ! Dieu de Dieu ! [Follavoine:] Eh bien, quoi ? quoi ? Où vas-tu ? [Julie:] Eh bien, qu'est-ce que tu veux ? Je vais essayer d'un autre moyen !... Oh !... et c'est ce jour-là qu'il choisit pour m'inviter des gens à déjeuner ! [Follavoine:] Oh ! [Chouilloux:] Comment ? [Follavoine:] Quoi ? [Chouilloux:] Qu'est-ce qu'a dit madame Follavoine ? [Follavoine:] Rien ! rien !... Elle dit : "Je ne sais vraiment pas à... quelle heure on pourra déjeuner. [Chouilloux:] Ah ?... Oh ! ben, qu'est-ce que vous voulez !... [Follavoine:] C'est honteux, [Chouilloux:] Oh ! moi, je ne dis plus rien ! je ne dis plus rien ! [Follavoine:] Voyons, Toto ! Tu as sept ans ! tu es un petit homme ! tu n'as plus le droit d'agir comme un enfant ! Eh bien, si tu avales gentiment ta purgation, moi, je te ferai une surprise. [Toto:] Quoi ? [Follavoine:] Eh ben, je te dirai où sont les îles Hébrides. [Toto:] Oh ! ça m'est égal, j'veux pas le savoir. [Follavoine:] C'est un tort !... : Surtout après tout le mal qu'on s'est donné pour les trouver ! : C'est au nord de l'Ecosse. [Toto:] Ah ? [Follavoine:] Et puis, il y en a d'autres aussi, dans la Ménalé... dans la Ménala... Manélé... Ah ! zut ! Enfin, quoi ! tu as celles du nord de l'Ecosse, ça doit te suffire ! [Toto:] Et le lac Michigan ? [Follavoine:] Quoi ? [Toto:] Où qu'c'est qu'il est le lac Michigan ? [Follavoine:] Où qu'c'est qu'il est le lac Michigan ! [Toto:] Oui ? [Follavoine:] Oh ! j'avais bien entendu !... : Ce qu'il est embêtant avec ses questions, ce petit ! : Dites-moi !... Je vous demande ça comme ça : le lac Michigan... Vous ne vous rappelleriez pas par hasard où c'est ? [Chouilloux:] Le lac Michigan ?... [Follavoine:] Oui ! [Chouilloux:] Eh bien, mais... c'est en Amérique !... aux Etats-Unis ! [Follavoine:] Oh ! que je suis bête ! Mais oui ! [Chouilloux:] ... dans l'Etat de Michigan ! [Follavoine:] De Michigan ! Voilà : c'est le nom de l'Etat qui ne me revenait pas ! [Chouilloux:] Le lac Michigan ! En 77, j'ai pris un bain dedans ! [Follavoine:] Non ! Vous ? : Eh bien, tu vois, Toto ! Tu cherchais le lac Michigan, eh ben, ce monsieur-là... qui n'a l'air de rien, eh ! bien, il a pris un bain dedans ! : J'espère qu'après ça, tu vas être raisonnable et prendre sagement ta purgation ! [Toto:] Non ! j'veux pas ! [Follavoine:] Oh ! [Chouilloux:] Ah ! C'est un enfant qui a de la volonté ! [Follavoine:] Ah ! oui, il en a ! [Julie:] Là ! j'apporte un autre verre !... :... Et pour que Bébé avale sagement son Hunyadi-Janos... : Eh bien ! papa en prendra un grand verre avec lui ! [Follavoine:] Quoi ? [Julie:] N'est-ce pas ? [Follavoine:] Moi ! Mais jamais de la vie ! J'en veux pas, je te remercie bien ! [Julie:] Ah ! je t'en prie, n'est-ce pas ? tu ne vas pas dire non ! [Follavoine:] Mais absolument ! je n'ai aucune envie de me purger ! Bois-le, ton verre, toi, si ça te fait plaisir ! [Julie:] Oh !... tu ne peux même pas faire ça pour ton fils ? [Follavoine:] Pour mon fils ! Pour mon fils ! " Il est aussi bien le tien ! [Julie:] Voilà ! Toutes les corvées, alors ? : Oui, toutes les corvées ! Tu trouves que je n'ai pas fait assez pour lui depuis qu'il est né ?... et surtout avant ?... tu trouves que ce n'est pas suffisant de l'avoir porté pendant neuf mois dans mes flancs !... [Follavoine:] Ah ! là ! "dans tes flancs ! " Qu'est-ce que tu vas chercher : "Dans tes flancs" ? [Toto:] Maman ! Pourquoi c'est toi qui m'as porté dans tes flancs ! pourquoi c'est pas papa ? [Julie:] Ah ! pourquoi... parce que, ton père !... S'il avait fallu compter sur lui !... mais comme il savait que ce devait être moi... alors ! [Follavoine:] Je vous demande un peu si c'est des choses à dire à un enfant ! [Toto:] T'avais qu'à prendre un autre monsieur. [Follavoine:] Voilà : "T'avais qu'à prendre un autre monsieur ! " C'est charmant ! [Julie:] Oh ! tu sais, un homme ou un autre !... [Toto:] Ah ! ben, j'serai pas comme ça ! [Julie:] Chéri, va ! Au moins tu as du coeur, toi ! [Follavoine:] C'est insensé, monsieur Chouilloux ! C'est insensé ! [Chouilloux:] Mais non, c'est charmant ! Les enfants ont de ces réflexions ! [Julie:] Tu vois la différence entre un père et une mère ! Ton père ne veut même pas se purger pour toi ! [Toto:] Ça m'est égal ! J'veux pas qu'il se purge ! [Follavoine:] Ehé !... Tu entends ! Il est plus raisonnable que toi. [Chouilloux:] Ehé !... Il ne veut pas qu'on fasse boire son papa ! [Toto:] Je veux qu'on fasse boire le monsieur ! [Chouilloux:] Quoi ? [Julie:] Tu veux qu'on fasse boire le monsieur ? Eh ! bien, on va faire boire le monsieur ! [Follavoine:] Ah ! çà ! tu n'y penses pas ! [Julie:] Chut ! Laisse donc ! [Chouilloux:] Vraiment, ce petit est d'un mal élevé ! Oh ! [Julie:] Tenez, cher monsieur Chouilloux !... [Chouilloux:] Ah ! pouah ! [Julie:] Soyez gentil, buvez un peu pour faire plaisir à Toto ! [Chouilloux:] Ah ! pfutt ! : [Follavoine:] Ah ! çà ! tu perds la tête ! [Julie:] Oh ! la moindre des choses, voyons ! La moitié du verre, ça suffira ! [Chouilloux:] Mais, non, madame ! je vous en prie !... Je suis désolé !... [Follavoine:] Tu n'y penses pas ! M. Chouilloux n'est pas ici pour se purger ! [Julie:] Quoi ! Il n'y a pas de quoi faire une affaire pour un peu d'Hunyadi-Janos ! [Chouilloux:] Je ne vous dis pas, mais... [Julie:] Je comprends ça d'un enfant, mais d'une grande personne !... : Allons, monsieur Chouilloux. [Follavoine:] Julie, voyons ! [Chouilloux:] Mais non, madame ! je regrette beaucoup, mais une purge ! Je vous ai dit que, précisément, l'état de mes intestins me défendait !... [Follavoine:] Mais c'est évident ! [Julie:] Eh bien ! oui, mais ce n'est pas un demi-verre d'Hunyadi-Janos qui peut leur faire du mal, à vos intestins ! [Follavoine:] Julie ! Julie ! [Julie:] Et vraiment, entre la santé de Toto et vos intestins, je trouve que !... [Follavoine:] Je t'en prie, Julie ! [Chouilloux:] D'ailleurs, madame, je vous assure !... je ne sais même pas jusqu'à quel point une purge est bonne pour monsieur votre fils... [Julie:] Ah ! non, je vous en prie, hein !... Si maintenant vous allez dire des choses pareilles devant cet enfant ! Ah ! bien, c'est complet ! [Follavoine:] Julie !... Julie !... [Chouilloux:] Je vous demande pardon, madame ! Si je vous dis ça !... [Julie:] Vous voyez tout le mal que j'ai avec bébé ! toute la diplomatie que je suis obligée d'employer !... Si vous allez par-dessus le marché le persuader maintenant qu'il ne doit pas prendre sa purge ! [Chouilloux:] Mais non ! Mais non !... Seulement je croyais... [Julie:] Ah ! "Vous croyiez ! Vous croyiez ! Qu'est-ce que vous en savez ? Où avez-vous appris ? dans votre régime de Plombières ? Mais puisque c'est le contraire, le régime de Plombières ! puisque c'est le contraire ! [Chouilloux:] Ecoutez, madame, je retire ! [Follavoine:] Je t'en prie, Julie ! En voilà assez ! [Julie:] C'est vrai, ça ! Est-ce que je me mêle, moi, si sa femme le fait cocu avec son cousin Truchet ? [Chouilloux:] Cocu ! [Follavoine:] Oh ! n... de D... ! [Chouilloux:] Qu'est-ce que vous avez dit ?... Cocu ! .. Ma femme !... Truchet !... [Follavoine:] C'est faux, monsieur Chouilloux ! C'est faux ! [Chouilloux:] Laissez-moi ! Laissez-moi ! Ah !... Ah ! j'étouffe ! [Toto:] Maman ! Maman ! [Julie:] Eh bien !... Vous ne pouviez pas faire ça tout de suite ?... au lieu de faire toutes ces histoires ! [Follavoine:] Monsieur Chouilloux, je vous en prie ! La physionomie de Chouilloux brusquement se contracte, ses yeux deviennent hagards, c'est la purgation qui lui tourne le coeur ; il jette des regards éperdus à droite et à gauche ! Puis, soudain, se rappelant d'où Follavoine extrayait ses vases, il se précipite comme un fou vers la bibliothèque fond droit. Non ! pas par là ! il n'y en a plus ! il n'y en a plus ! : Par là, tenez ! par là !
[Follavoine:] Ah ! je te félicite ! C'est du joli ! Voilà ce que tu fais, toi ? [Julie:] Eh bien, il n'avait qu'à ne pas se mêler de ce qui ne le regardait pas ! [Follavoine:] Aller dire à ce malheureux qu'il est cocu ! [Julie:] Quoi ? Il ne l'est peut-être pas ? [Follavoine:] Ce n'est pas une raison pour le lui dire ! [Julie:] Quoi ! mon chéri ? Tu veux te purger ? [Toto:] Non !... Qu'est-ce que c'est qu'un cocu ? [Julie:] Ah ?... : [Follavoine:] Mais non ! Mais non !... En voilà des choses à dire à un enfant. [Julie:] S'il avait bu tout de suite, comme on le lui demandait ! [Follavoine:] Tu es superbe, toi : une purgation ! [Julie:] Eh ! ben !... Quand on est invité chez des gens, on prend ce qu'ils vous offrent ! il n'a aucune éducation, ton Chouilloux ! Cet homme qui vient ici pour la première fois et qui nous parle de ses intestins relâchés !... Mais où a-t-il été élevé ? [Follavoine:] Mais, enfin, tu lui demandes de se purger !... [Julie:] Moi, je lui ai demandé de se purger ? Mais je m'en moque, qu'il se purge ! Je lui ai demandé de boire un verre d'Hunyadi-Janos ! Je ne lui ai pas demandé de se purger ! [Follavoine:] Mais ça le purge tout de même ! [Julie:] Ah ! bien, ça, ça le regarde. En somme quoi ? il l'a avalée tout de même, sa purge ? alors ! qu'est-ce qu'il nous ennuie ? [Follavoine:] Oui, ah ! ça me met en bonne posture... pour la concession des vases militaires ! [Julie:] Voilà !... voilà tout ce que tu vois, toi !... [Follavoine:] Comment vais-je rabibocher ça, maintenant ?
[Rose:] Madame Chouilloux ! Monsieur Truchet ! [Follavoine:] Ah ! non ! non ! Reçois-les ! Moi, après ça, je ne veux pas les voir. [Julie:] Hein ? Mais non ! Mais non ! Bastien !... Je ne les connais pas ! [Follavoine:] Ça m'est égal, arrange-toi ! [Madame Chouilloux:] Madame Follavoine, sans doute ? [Julie:] Hein ? Non !... Oui ! [Madame Chouilloux:] Ah ! madame, enchantée ! : Je craignais que nous fussions en retard ; je vois que non. [Julie:] Non !... non !... Excusez-moi, je... je n'ai pas encore eu le temps de m'habiller... [Madame Chouilloux:] Mais comment donc ! Je vous en prie ! si vous allez faire des cérémonies... ! : Monsieur Truchet, mon cousin, que vous avez eu l'extrême amabilité... [Truchet:] Madame, je suis confus de mon indiscrétion !... pour la première fois que j'ai l'honneur... ! [Julie:] Mais je vous en prie... ! Oui !... oui ! seulement c'est un petit garçon. [Madame Chouilloux:] Ah ? ah ? : A cet âge-là, n'est-ce pas ?... il n'y a rien pour distinguer. [Julie:] En effet oui !... oui ! [Truchet:] Et M. Follavoine n'est pas là ? [Julie:] Si ! si, par là !... par là ! [Toto:] Avec le cocu ! [Julie:] Oh ! [Madame Chouilloux:] Comment ? [Julie:] Rien ! Rien ! C'est... c'est un employé de mon mari. [Madame Chouilloux:] Qui s'appelle Lecocu ! Ah ! Quel nom fâcheux ! [Julie:] N'est-ce pas ?... n'est-ce pas ? [Truchet:] Et difficile à porter ! difficile ! [Julie:] Oui !... oui ! [Madame Chouilloux:] A-t-on idée : "Lecocu" ! : Oh ! Mais ça me fait penser : mon mari doit être arrivé ! [Julie:] Oui !... Oui, parfaitement ! il est là. [Madame Chouilloux:] Aha !... avec eux ! [Julie:] Eux ! Qui, "eux" ? [Truchet:] Eh bien, M. Follavoine et M. Lecocu. [Julie:] Ah !... Oui !... oui, oui !... Asseyez-vous donc, je vous en prie ! asseyez-vous donc !
[Follavoine:] Monsieur Chouilloux ! Je vous jure... ! [Chouilloux:] Non, laissez-moi ! laissez-moi ! [Madame Chouilloux:] Ah ! Adhéaume ! [Chouilloux:] Vous misérable ! [Truchet:] Quoi ? [Follavoine:] Dieu ! [Chouilloux:] La voilà, tenez ! la femme adultère ! [Madame Chouilloux:] Moi ! [Chouilloux:] Le voilà, tenez ! l'ami félon ! [Truchet:] Mon ami ! [Chouilloux:] Le voilà, tenez, le cocu ! le voilà ! Mon Dieu ! mon Dieu ! [Madame Chouilloux:] Mais c'est fou, mon ami, c'est fou ! [Truchet:] Mais qui est-ce qui vous a dit... ? [Chouilloux:] Qui m'a dit ? Tenez ! : Demandez à monsieur ! : Demandez à madame ! [Follavoine:] C'est faux, monsieur Chouilloux ! c'est faux ! [Madame Chouilloux:] Mon ami... ! [Chouilloux:] Arrière, madame ! Je ne veux plus vous voir. : Quant à vous, monsieur, vous recevrez mes témoins ! [Madame Chouilloux:] Mon ami, je t'en prie, écoute-moi !... [Truchet:] Chouilloux, mon ami... [Chouilloux:] Non ! [Truchet:] C'est vous qui avez dit ça ? [Follavoine:] Mais, non ! il y a un malentendu ! [Truchet:] C'est bien, vous m'en rendrez raison. [Follavoine:] N...de D... ! [Truchet:] J'attends vos témoins ! [Follavoine:] Oh ! nom de nom ! oh ! [Julie:] Eh bien, tu es content ! Voilà ce que tu nous amènes avec toutes tes histoires ! [Follavoine:] Moi !... Moi !... Tu oses dire que c'est moi ! [Julie:] Naturellement, toi ! Si tu n'avais pas invité tous ces gens-là à déjeuner ! [Follavoine:] Moi ! Moi ! [Julie:] Ah ! laisse-moi tranquille ! tu n'en fais jamais d'autres ! [Follavoine:] C'est ma faute ! C'est ma faute ! J'ai un duel à cause d'elle, et c'est ma faute ! [Toto:] Oh ! [Follavoine:] Ah ! pouah !
[Toto:] Chic ! Chic ! : Chic ! Chic ! : Maman !... Maman ! [Voix de Julie:] Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? [Toto:] Maman ! viens ! [Julie:] Qu'est-ce que tu veux, mon chéri ? [Toto:] Voilà !... J'ai bu ! La purgation ! [Julie:] Tu as bu ! Ah ! Chéri, que c'est gentil ! Eh bien tu vois : ce n'était pas bien terrible ! [Toto:] Oh ! non ! [Follavoine:] Non ! Non ! J'aime mieux m'en aller ! j'aime mieux quitter la maison ! [Julie:] Bastien ! Bébé a pris sa purgation. [Follavoine:] Je m'en fous ! [Julie:] Il s'en fout !... Il s'en fout ! : Tiens, le voilà ton père ! Il s'en fout ! Ah ! heureusement, tu as ta mère ! Va ! aime-la bien, mon chéri ! aime-la bien !
[PREMIER HOMME MASQUÉ:] Qui Va là ? [DEUXIÈME HOMME MASQUÉ:] Dantzig ! [PREMIER HOMME MASQUE:] Approchez !... Dallberg ! [DEUXIÈME HOMME MASQUÉ:] Parfait. [PREMIER HOMME MASQUE:] Il fait froid aujourd'hui. [DEUXIEME HOMME MASQUE:] Température de saison. [PREMIER HOMME MASQUE:] J'ai marché sur les bassins... La glace est d'un froid... [DEUXIÈME HOMME MASQUÉ:] C'est tout ce que vous avez à me dire ? [PREMIER HOMME MASQUE:] Cela dépend. [DEUXIÈME HOMME MASQUÉ:] Compris. [PREMIER HOMME MASQUÉ:] Ernestus ! [DEUXIÈME HOMME MASQUÉ:] Europa ! [PREMIER HOMME MASQUE:] Voilà le second cadenas dérouillé, n'est-ce pas ? Nous pouvons sortir des discussions sur la température. [DEUXIEME HOMME MASQUE:] En effet. J'ai reçu la lettre. [PREMIER HOMME MASQUE:] Je n'ai plus qu'à vous donner mes ordres. [DEUXIEME HOMME MASQUÉ:] Votre ordre sans doute. Quand je suis convoqué par la lettre modèle C, je prévois ce qui en est... J'ai remporté tous les prix de tir depuis trois ans. [PREMIER HOMME MASQUE:] Que faites-vous maintenant ? [DEUXIEME HOMME MASQUE:] Je suis le Guillaume Tell de la pièce suisse du Volkstheater. J'enlève à la carabine une pomme de la tête d'un gosse, tous les soirs, et une fois en matinée, pour son jeudi. [PREMIER HOMME MASQUÉ:] Votre fils ? [DEUXIEME HOMME MASQUÉ:] Non. Un fils sûrement. Mais pas le mien. La mère est dans la salle. [PREMIER HOMME MASQUE:] Ne vous trompez pas tout à l'heure. La tête n'a pas de pomme. [DEUXIEME HOMME MASQUE:] De qui s'agit-il ! [PREMIER HOMME MASQUE:] Contre un nom propre, je veux un nom propre. [DEUXIÈME HOMME MASQUÉ:] Soit ! [PREMIER HOMME MASQUÉ:] Émilia ! [DEUXIEME HOMME MASQUE:] Emden ! [PREMIER HOMME MASQUE:] C'est l'amiral qui a choisi les mots de passe cette semaine. Ils sont ridicules mais c'est tout ce qui reste de la marine allemande... Maintenant que ses sous-marins nous ont conduits au cœur du secret et que le tutoiement entre nous, à cette dernière écluse, est de rigueur, mon ami, au travail ! Tu as des armes sur toi ? [DEUXIEME HOMME MASQUE. A:] peine. [PREMIER HOMME MASQUE:] Cela suffit. Un homme habite depuis hier soir Nymphenbourg. Il doit périr. Il s'agit de la grandeur de notre pays. Tu comprends ? [DEUXIEME HOMME MASQUÉ:] J'ai tué pour moins, la semaine dernière. [PREMIER HOMME MASQUÉ:] Pour quoi ? [DEUXIEME HOMME MASQUE:] Pour la grandeur du plus petit État de l'Allemagne, pour Saxe- Anhalt. [PREMIER HOMME MASQUE:] Cache-toi dans le parc et attends. [DEUXIEME HOMME MASQUE:] Son signalement ? [PREMIER HOMME MASQUE:] Grand, mince, triste. Ces mots vagues font de lui un portrait si précis que tu le reconnaîtras entre mille. [DEUXIEME HOMME MASQUE:] Vous pouvez me décrire son visage. Si je suis bon tireur, c'est que je vois aussi bien de cinquante mètres que de cinq. Ses yeux ? [PREMIER HOMME MASQUE:] Bruns. L'un vairon. [DEUXIEME HOMME MASQUE:] Excellent pour le tir. Des fossettes ? [PREMIER HOMME MASQUE:] Une marque, au front. [DEUXIEME HOMME MASQUE:] C'est un Allemand ? [PREMIER HOMME MASQUÉ:] On l'a dit. [DEUXIEME HOMME MASQUE:] J'aime mieux. Je préfère tirer l'étranger au fusil. Le revolver est si famille. [PREMIER HOMME MASQUE:] Voilà. Regagnons la foule. [PREMIER HOMME MASQUÉ:] Dantzig ! [DEUXIEME HOMME MASQUE:] Darmstadt ! [PREMIER HOMME MASQUE:] Comment ? [DEUXIEME HOMME MASQU É:] Ah ! je me suis trompé ! C'est le faux mot de passe qu'on donne aux espions pour les pincer. Dallberg ! [PREMIER HOMME MASQUE:] Pas de plaisanterie... Il fait froid aujourd'hui ! [DEUXIEME HOMME MASQUE:] Temps de saison. Le marbre de la galerie est d'un froid !
[LE PRINCE DE S AXE-ALTDORF:] Un Secret, Robineau, vous voulez m'apprendre un secret ? [ROBINEAU:] Oui, Prince, un grand secret... [LE PRINCE:] Tant pis... Je trouve que les secrets se lassent bien vite de leur fonction de secret, depuis quelque temps. La vérité, pas plus que les hommes, n'a la force de se contenir. Vous n'avez qu'à chatouiller un être humain, une nation, du bout du doigt, pour qu'ils éprouvent aussitôt, autrefois il fallait une longue étreinte, — accès sur accès de vérité. Même en ce qui concerne les Saxe-Altdorf, des vingt secrets de famille ou d'État que mon père m'a transmis intacts, des trente sources dérobées aux yeux des hommes auxquelles seul je buvais et puisais mon humeur et ma raison de souverain, c'est tout juste s'il m'en reste cinq ou six. Vous verrez que l'on m'enterrera, moi le descendant de la famille la plus ancienne de l'Europe, sans un secret. Il vous suffirait d'insister bien peu, mon cher Robineau, pour que je vous dise le secret du Masque de Fer et celui de Rodolphe. Enfin, parlez. Que se passe-t-il aujourd'hui dans le monde des vérités ? [ROBINEAU:] Il s'agit de Siegfried von Kleist. [LE PRINCE:] On l'a tué ? [ROBINEAU:] Non. Il vit. [LE PRINCE:] Je respire, pour l'Allemagne. [ROBINEAU:] Ne respirez pas, Prince. Il est français. Zelten a découvert sa naissance. Sa fiancée l'a rejoint dans ce château, où il s'est réfugié depuis hier. Je regrette de vous causer cette peine. [LE PRINCE:] Je respire, Robineau, malgré votre défense. Il n'est pas américain ? [ROBINEAU:] Non. [LE PRINCE:] Il n'est pas chinois ? [ROBINEAU:] Non. Il est de notre malheureuse Europe. [LE PRINCE:] Eh bien, il n'en sort pas, c'est l'essentiel. Lui, que dit-il ? [ROBINEAU:] Il se tait. Il cherche un royaume neutre entre ses deux patries. Il n'a guère trouvé que le silence. [LE PRINCE:] J'aurais dû avoir des soupçons. Quand vous touchez un Allemand au crâne, même d'une caresse, il n'est plus que détresse et vertige. Siegfried, de sa blessure au front, avait tiré des manuels de droit international, des dissertations sur le socialisme, une vue d'horloger sur notre politique... De quelle contrée de France est-il ? [ROBINEAU:] Du Limousin. [LE PRINCE:] Comment est-ce, le Limousin ? [ROBINEAU:] C'est en granit... une des seules provinces françaises composées des mêmes roches. [LE PRINCE:] Il ne s'agit pas de la terre où doit reposer Siegfried, Robineau. Ce n'est pas un cadavre que nous rendons au Limousin. Je parle de ses paysages, de ses villes. [ROBINEAU:] C'est un vicomté. Le Limousin a sa langue propre, bien antérieure au provençal. La cour de Catalogne n'a jamais parlé que le Limousin. C'est un pays que ne traverse aucune rivière étrangère. Toutes ses rivières naissent en son centre. [LE PRINCE:] Quelle délicatesse est la vôtre, Robineau ! Dieu me pardonne, vous vous imaginez que j'aurai moins de regret à rendre Siegfried au Limousin qu'à la France, et à un patois qu'au français ! Vous allez me dire que les sous-préfets, en Limousin, battent monnaie et lèvent des troupes ! J'apprécie votre tact mais il n'a pas ici de raison. Non, ce n'est pas à vos ruisseaux limousins que je rends Siegfried. Ce n'est pas en source ou en granit que je veux changer l'audacieux étranger qui a vu l'Allemagne nue. Je le rends à la France, sa présence parmi nous a été une suffisante rançon. ROBINEAU. Quel généreux souverain vous avez dû être, Prince ! Deux erreurs en deux mots, Robineau. Je n'ai pas été un souverain, je le suis toujours. ma sœur, qui épousa un roi en Orient ; ma cousine, qui épousa un grand-duc, et ma fille aînée, qui épousa Ernest le Scandinave. Ne croyez pas que j'aie voulu combler, en les laissant partir, la nature cristalline ou crétacée de leur nouvelle patrie. C'est bien à la Suède, à ces luttes de modérés et de socialistes, que j'ai donné Augusta, et non à la neige. C'est à la Bulgarie, aux ruses et aux élans balkaniques que j'ai donné Charlotte, et non aux roses. Allons-y pour Siegfried. C'est le premier holocauste que je fais à la France, mais je le rends à vos jeunes gens, à vos âmes les plus malléables et les plus ductiles, et non à vos granits... Quel est son nom ? [ROBINEAU:] Forestier. [LE PRINCE:] Nous aimons beaucoup les prénoms dans notre métier. [ROBINEAU:] Son prénom est Jacques. [LE PRINCE:] Sa famille ? [ROBINEAU:] Une famille de ces fonctionnaires ou gentilshommes provinciaux qui dans ces régions fournissent la France en bons esprits moyens. [LE PRINCE:] Je sais, Robineau, ces familles qui ont donné Pascal, Montaigne. C'est de l'excellente moyenne, en effet... Vous voulez que je voie Jacques ? [ROBINEAU:] Oui, je voudrais que vous lui disiez votre avis, et son devoir... Je l'ai fait prévenir. [LE PRINCE:] Il en reste cinq ou six, des vieux, qui furent internés et qu'on a repris depuis. Vous les trouverez au Nymphenhotel. C'est l'ancienne villa Couillard, qu'on a débaptisée à la guerre... [ROBINEAU:] Quel Jacques ? [LE PRINCE:] Jacques Forestier, mon ami. Celui que vous appelez Siegfried. Vous voyez, c'est vous qui voulez le maintenir en Allemagne.
[SIEGFRIED:] Vous souriez, Prince ! [LE PRINCE:] C'est exactement, je crois, ce que l'on doit faire quand on apprend qu'un Allemand endurci est changé par le destin en Français. Une méduse qui fait sourire, c'est assez bien votre nouveau pays. [SIEGFRIED:] Je souris donc. De toute façon, il est décent de sourire à l'heure de sa mort, car je vais mourir devant vous maintenant. D'une mort factice, évidemment. Tous mes amis sont d'avis de ne pas favoriser un scandale. Waldorf et Fontgeloy vont dire que j'aî été tué dans l'émeute et dans le triomphe de notre cause. Le destin de Siegfried et de Kleist est de mourir jeune, et je vais vous rendre ces noms comme il convient. Il y aura un monument Siegfried Kleist en Allemagne. Il paraît qu'il y a un monument Forestier en France. Me voici bien inutile entre ces deux cadavres. [LE PRINCE:] Profonde erreur, Jacques. Projet stupide. Une vie humaine n'est pas comme un ver. Il ne suffit pas de la trancher en deux pour que chaque part devienne une parfaite existence. En quoi les familles de l'intelligence peuvent-elles différer des familles royales ? Est-ce que nos princesses bavaroises et autrichiennes simulaient la mort et laissaient enterrer un mannequin à leur image, lorsqu'elles partaient épouser un prince français ou belge ? [SIEGFRIED:] Je ne me marie pas, aujourd'hui, Prince, je divorce. [LE PRINCE:] Voilà votre premier mot français, Jacques. Je m'en réjouis. Vous me comprenez donc. Vous savez ce que je pense de nos deux pays. La question de leur concorde est la seule question grave de l'univers. Tous les autres problèmes du monde relèvent de la finance ou de la calamité. Vous avez vu beaucoup de vos compatriotes, Jacques ? [SIEGFRIED:] Quelques-uns. [LE PRINCE:] N'avez-vous pas remarqué ce visage qu'ils mettent pour voyager en Allemagne ? C'est un masque. C'est un masque contre ces gaz délétères qu'on nomme la passion, l'élan, le paroxysme humain. Ils le portent d'ailleurs chez eux, et plus ces gaz sont nocifs, comme aujourd'hui, et abîment des peuples entiers, plus le sourire et le teint intérieur des Français fleurissent. Mais le système a ses inconvénients. Dès que les lois du monde, morales ou sociales, ne se développent plus selon le germe qu'on enferme dans chacun d'eux à sa naissance, ce masque fait qu'ils n'en sont plus avertis, et comme un pêcheur après un long sommeil qui retrouve les raies larges de vingt mètres et les requins gros comme des maquereaux, quand ils se décident à sortir pour des congrès ou des guerres, ils retrouvent les âmes des autres peuples établies sur des échelles différentes. Vous serez le Français au visage nu, cela vaut, croyez-moi, l'Allemand sans mémoire. [SIEGFRIED:] Le malheur est que je suis aussi le Français sans mémoire, Prince. Je vais vous paraître égoïste. Si vous me voyez triste, ce n'est pas parce que j'ai perdu l'Allemagne. J'ai l'impression que soixante millions d'êtres et leurs aïeux s'envolent de moi, et me laissent seul et visible, comme le renard glissé dans l'assemblée des oiseaux, mais on ne perd pas des oiseaux. Ce n'est pas parce que je trouve la France. J'estime à sa valeur pareil cadeau. C'est que je ne me retrouve pas moi-même. Je croyais que ce moment serait une révélation, un éblouissement, qu'un frère jumeau allait venir vers moi porteur de ma vie et se confondre avec moi-même. Il reste muet, avare, invisible. Ma fiancée me raconte sa vie. Il écoute, hargneux, ironique. Il va devenir mon ennemi. [OTTILIE:] Bonjour, Siegfried. [LE PRINCE:] Embrasse notre ami, Ottilie, il part pour la France, il devient français. [OTTILIE:] Il se marie ? [LE PRINCE:] Voilà sa fiancée, Ottilie. Je vous présente ma fille, Mademoiselle. Vous ferez vite connaissance. C'est une personne sans secrets, vous la connaîtrez vite. [OTTILIE:] Vous êtes belle, Mademoiselle. [GENEVIEVE:] Que répond-on, dites-moi, quand on vous dit cela ? [OTTILIE:] Vous êtes très belle. [GENEVIEVE:] Je ressemble de loin, de très loin, à ma mère. [OTTILIE:] Oui, je sais, on peut répondre cela. C'est même une bonne réponse. Votre mère répondait que de loin, de très loin, elle ressemblait à votre grand-mère. On arrive ainsi à faire de sa première ancêtre au monde quelque chose d'incomparable. On fait Eve. Quelles mains elle devait avoir, si j'en juge par les vôtres. Que touchez-vous pour avoir les mains si douces ? [GENEVIEVE:] De la terre, de la boue, je suis sculpteur. [LE PRINCE:] Ottilie est une personne bavarde, Mademoiselle. Si vous l'acceptez, elle reste sur votre âme comme une coccinelle. Impossible de s'en débarrasser. [OTTILIE. M:] Robineau nous attend, père. Les porcelainiers veulent vos ordres. M. Robineau a cassé un de leurs modèles et ils se méfient.
[SIEGFRIED:] Il n'est pas encore là, Geneviève. [GENEVIEVE:] De qui parles-tu, Jacques ? [SIEGFRIED:] Il ne reviendra jamais. [GENEVIEVE:] Explique-toi. [SIEGFRIED:] Sur chaque pensée, sous chaque mot, je sens un vide, un trouble : c'est lui. GENEVIEVE. De qui parles-tu, Jacques ? De Jacques... De celui qui m'a précédé dans mon enfance, dans ma jeunesse, qui a tenu ma place trente ans, et dont j'ignore tous les gestes... Son appartement existe-t-il encore ? [GENEVIEVE:] Ton appartement, Jacques ? Il existe... [SIEGFRIED:] Ses vieux papiers sont là ? Je vais avoir à les lire, à apprendre à lire mon écriture. Ses vieux habits ? Je vais les essayer. J'hérite de moi-même, Geneviève, mais je ne me retrouve pas. Il y a des vêtements noirs dans ma garde-robe, j'espère ? M'as-tu trouvé très différent de moi, Geneviève ? [GENEVIEVE:] Comme un fils d'un père, Jacques. Plus inquiet, plus chargé de conscience. Un fils plus âgé que son père. [SIEGFRIED:] Je vous aimais beaucoup, Geneviève ? [GENEVIEVE:] J'ai des papiers en règle, Jacques. Vos lettres. Vous verrez. [SIEGFRIED:] Où vous ai-je connue ? [GENEVIEVE:] Au coin d'une rue, près d'un fleuve. [SIEGFRIED:] Il pleuvait. Je vous ai offert un parapluie, comme on fait à Paris ? [GENEVIEVE:] Il faisait beau. Un soleil incomparable. J'avais besoin d'être protégée contre ce ciel inhumain, ces rayons, cette beauté. Je vous ai accepté pour ma promenade. A chaque minute de cette journée je vous ai découvert comme vous vous découvrez en ce moment vous-même. Je savais, à la fin du jour, quels sont vos auteurs, vos musiciens, qui vous aviez aimé déjà. Je vous dirai cela aussi, si vous le désirez. Nous nous promenions le long de la Seine, on eût dit que vous me chargiez de tous vos souvenirs, avant d'y plonger... J'ai été gardienne fidèle. Je les ai tous là... presque la même, mais à cheval. Le surlendemain, dans votre automobile. Je me préparais à faire cette promenade toute ma vie, à une vitesse chaque jour décuplée. [SIEGFRIED:] Comment, je sais conduire ! [GENEVIEVE:] Tu sais conduire. Tu sais danser. Tu sais être heureux. [SIEGFRIED:] Nous étions seulement fiancés, Geneviève ? [GENEVIEVE:] Non, amants... Tu sais être cruel. Tu sais tromper. Tu sais mentir. Tu sais combler une âme d'un mot. Rien de trop particulier pour un homme, tu vois ? Tu as des livres préférés. Tu détestais voir arriver des gens dans nos tête-à-tête. Tu fuyais aussitôt. Tu rêvais beaucoup, mais je ne puis guère te renseigner sur tes rêves, sinon que tu voyais souvent d'une colline à pic descendre en compagnie des jeunes filles et des tigres... [SIEGFRIED:] Souvent je te prenais, je te retenais dans mes bras ? [GENEVIEVE:] Tous les jours. Toutes les heures. [SIEGFRIED:] Que me disais-tu ? [GENEVIEVE:] Je te parlais de mon passé à moi. Tu en étais jaloux. Tu ne me croyais pas. J'étais le Forestier d'alors. [SIEGFRIED:] Voilà des gens, Geneviève, reçois-les. Je vais une minute dans le parc. Je reviens.
[LA VIEILLE DAME:] Nous sommes les Français, madame. [GENEVIEVE:] Les Français ? [LA VIEILLE DAME:] Je suis la Française de M. Robineau. [GENEVIEVE:] Vous êtes Mme Robineau ? [LA VIEILLE DAME:] Je suis l'institutrice que M. Robineau a chargée de rassembler les Français de Munich. Il s'agit de créer autour de quelqu'un, paraît-il, une bonne petite atmosphère française. Qu'avons-nous à faire en somme ? [GENEVIEVE:] Attendez M. Robineau, il revient. Enlevez vos manteaux. [LA VIEILLE DAME:] Nous nous sommes habillés de façon à bien créer l'atmosphère. [DURAND:] Je pose Grévy ? [LA VIEILLE DAME:] Prends garde, Durand. La garniture de cheminée est en faïence. J'adore créer des atmosphères, Madame. Quand passait la troupe Barret, avant la guerre, le consul s'adressait toujours à moi pour la figuration. C'était commode alors. J'avais les ouvriers brasseurs alsaciens. Ils m'ont bien servi pour les Cadets, dans Cyrano. Pour Hamlet aussi, j'ai trouvé à M. Barret un fond de Français de premier ordre... J'ai pensé aujourd'hui que les bibelots remplaceraient les hommes. Voilà un portrait de Grévy. Ce n'est rien, mais on se sent tout de suite chez soi. Il est très ressemblant. Je sais cela par Sarah Bernhardt. [GENEVIEVE:] Qu'est-ce que vous êtes, monsieur Durand. [DURAND:] Cuisinier. [LA VIEILLE DAME:] Si vous le faites parler vous aurez de la chance. Il ne dit jamais qu'un mot à la fois. C'est comme cela qu'il m'explique ses recettes. [GENEVIEVE:] Où êtes-vous ici ? [DURAND:] Où je suis ? [LA VIEILLE DAME:] Il ne pourra jamais vous le dire. Il est à la Vierjahreszeitenhotelwarmbràtenabteilung. J'ai essayé en vain de lui apprendre ce nom par cœur, au cas où il se perdrait. [DURAND:] Je ne peux pas me perdre. Je suis seul ici. [LA VIEILLE DAME:] Et vous, Madame, vous êtes de Munich ? [GENEVIEVE:] Non, de Paris. [LA VIEILLE DAME:] Tiens ! C'est étonnant. C'est un chapeau plutôt autrichien, pourtant, que vous avez. II n'a pas de plumes. Depuis que les Allemands ont perdu leurs colonies d'Afrique, ils boycottent les plumes d'autruche. Votre chapeau est sûrement de chez eux. Toute la guerre, quand j'entendais parler d'une victoire française, je mettais mon chapeau, j'y ajoutais même quelques plumes et me promenais dans les rues. Ils n'osaient rien me dire, mais la ville entière était furieuse. Je suis la seule qui ait pavoisé nos victoires à Munich. Je riais quand les Allemands appelaient cela des pleureuses. [GENEVIEVE:] Je suis inquiète. Personne ne vient. [LA VIEILLE DAME:] Oh ! Madame, quand un acteur tardait, M. Barret disait à l'auteur : "Ne te tourmente pas, le monde est surpeuplé, il arrive toujours quelqu'un. [GENEVIEVE:] Vous avez entendu !... [LA VIEILLE DAME:] Nous aurons fort à faire, Durand. J'ai remarqué qu'il est plus difficile de créer une atmosphère dans un appartement que dans un théâtre, dans une famille que dans une pièce. Défais le paquet, tant pis pour l'Autrichienne. Mets Grévy bien en vue. Et sors la garniture de cheminée... Jamais sur la cheminée, mon pauvre ami, la fumée l'abîme... Mets-y le Henner, ça lui donne de la patine. Oh, mon Dieu, qu'est-ce que je vois dans la glace. Oh ! je n'ose pas me retourner. Qu'apportent-ils ? [DURAND:] Quelqu'un sur une civière. [LA VIEILLE DAME:] Robineau aurait dû me dire qu'il s'agissait d'un malade. Enlève cette femme, Durand. Non, laisse Grévy. Je l'ai eu pendant toute ma typhoïde. Et mon chapeau, Durand, est-ce qu'il faut enlever mon chapeau ? [DURAND:] Personne ne le verra, Mademoiselle. C'est un blessé. Il saigne. Tournez-vous. C'est mal de regarder le malheur dans la glace. [LA VIEILLE DAME:] C'est moi que je regarde. Quelle mine ! Le cendrier de mon grand-père. Ah ! Je peux me vanter de créer une belle atmosphère aujourd'hui. [DURAND:] Silence !
[GENEVIEVE:] Il est mort ? [LE PRINCE:] Attendons le médecin, Robineau court le chercher. La même blessure que voilà six ans. Le même tireur... Un destin en tout cas précis au millimètre. [LA VIEILLE DAME:] Enlève l'Albert-Guillaume. [LE PRINCE:] Une glace... [SIEGFRIED:] Qui es-tu ? [LE PRINCE:] Vous dites, Siegfried ? [SIEGFRIED:] Qui es-tu, toi qui viens de te pencher sur moi, qui as plongé tes yeux dans mes yeux ? [GENEVIEVE:] Personne, Jacques. [SIEGFRIED:] Si, il a un bandeau au front. Il a des yeux de mourant. On ne devrait pas permettre aux mourants de se promener ainsi dans l'hôpital et d'embrasser les blessés. Est-il encore là, puis-je ouvrir les yeux ? Je voudrais revoir cet homme. [LE PRINCE:] Ne parlez pas, vous vous fatiguez. [SIEGFRIED:] Je. veux le revoir. [LE PRINCE:] Le voilà. [SIEGFRIED:] Je m'en doutais. C'était moi... Ce mourant, c'était moi. Mourons donc !... Tu es là, [GENEVIEVE:] Oui, derrière toi. [SIEGFRIED:] J'en aurais juré. Cette inclinaison qu'a ma tête, qu'ont mes regards, tes mains seules jusqu'ici me l'ont donnée. Que vises-tu, toujours ainsi, avec ma tête ? Comme tout est calme, pas de canon... Nous sommes loin du front ? [GENEVIEVE:] Assez loin. [SIEGFRIED:] Sais-tu si la tranchée Delta est reprise ! Mes camarades te l'ont-ils dit ? GENEVIEVE. Tout entière ? Si la partie gauche seule est reprise, autant rien. Elle est trop menacée... Les vingt-cinq mètres tout entiers ? [GENEVIEVE:] Tout entiers. [SIEGFRIED:] Je puis donc mourir... Est-ce toute Geneviève qui est là, derrière moi, ou simplement sa pitié ? [GENEVIEVE:] Je suis là tout entière. [SIEGFRIED:] Viens devant moi. Tu n'as pas changé depuis ces six mois de front. Tu te ressembles au contraire plus encore qu'alors. Tu ressembles à ta propre statue, si jamais tu la fais toi-même. Tu es le seul monument que je souhaite sur ma tombe... Toi, monument, et moi cadavre, c'est un destin très supportable... Dans quel château sommes-nous ? Je croyais tous les châteaux français démolis. [GENEVIEVE:] Celui-là reste. [SIEGFRIED:] J'ai de la chance, mourir dans le seul château du front qui soit intact ! Ce chapeau aussi est intact, Madame. Quel beau chapeau. La guerre n'a pas tout détruit, voyez-vous. Et vous, mes amis, qui êtes-vous ? LES PORGELAINIERS. Nous sommes les porcelainiers. Des porcelainiers. C'est pour cela que vous m'avez porté si doucement, à cause de cette étiquette "fragile" que j'ai à la tête. Vous me porterez aussi en terre, amis. Je suis sûr avec vous d'être bien enterré, de ne pas être couché face contre le sol. C'est vous qui avez fait cela ? [UN PORCELAINIER:] Non, c'est du Gien. [LA VIEILLE DAME:] Pas du tout, c'est du Sèvres, c'est du Sèvres de Paris. [LE PORCELAINIER:] C'est du Gien. [SIEGFRIED:] Je bénis Dieu qui a donné à l'homme, au moment de sa mort, la force de vouloir connaître la différence entre le Sèvres et le Gien. [LE PORCELAINIER:] Elle est bien simple. Je vais vous l'expliquer. [SIEGFRIED:] Inutile. Dans une heure, je saurai tout. Et la différence entre le Limoges et le Saxe, et entre le devoir et le non-devoir, et entre la vie et la non-vie. Et toi ami... Tiens, quels sont ces vêtements ? Quelle horrible couleur ! Tu me les enlèveras, mon garçon. Je déteste le marron. DURAND. Oui, Monsieur. [GENEVIEVE:] Tu te fatigues. Ne parle pas tant, Jacques... Silence... [SIEGFRIED:] C'est que je n'ai jamais autant pensé, mon amie : je déteste le marron. Ce n'est pas à ma dernière heure que je vais renoncer à mes goûts. Je sens le marron intriguer autour de moi, essayer de m'attendrir, profiter de ma faiblesse... Ma mère avait une robe marron quand elle est morte... Je ne céderai pas. Rien à faire... [LE PORCELAINIER:] Nous vous gênons, peut-être ? [SIEGFRIED:] Non. Pour les hommes au contraire je n'ai plus de parti pris, plus aucun... Pour les animaux non plus, je crois. Dieu sait si j'ai pu détester les singes, les rats, mais je les verrais sans ennui entrer par centaines dans ma chambre... Tu peux les faire entrer, mon ami... [DURAND:] Oui, Monsieur... [SIEGFRIED:] Tu feras entrer, aussi... Ah ! comment s'appelait-il ? Geneviève, comment s'appelait ce grand blond qui nous bousculait toujours au restaurant et soudoyait le garçon pour qu'il nous refusât des grillades ? [GENEVIEVE:] Marlan. [SIEGFRIED:] Tu feras entrer Marlan... Et celui qui m'accusa dans un journal ? GENEVIEVE. Je croyais que c'était Robenet. Quelle mauvaise mémoire je peux avoir. Tu feras entrer Rebonet... Et celui-là, qui est-il ? [LA VIEILLE DAME:] C'est Grévy... [SIEGFRIED:] Salut, cher président de mon père. Tu viens me décorer sans doute. Il est doux de recevoir sa croix de qui a tant souffert d'une croix de la Légion d'honneur. Elle est plus vraie, venant de toi... Et toi, jeune fille, qui es-tu ? Parle. OTTILIE. Je ne sais pas bien le français. Que sais-tu ? [OTTILIE:] L'allemand. [SIEGFRIED:] Tu es la sœur allemande de Geneviève. Ton nom ? [OTTILIE:] Ottilie... [SIEGFRIED:] Comme Dieu a eu raison de créer les nations, Geneviève chérie, de te donner cent formes. Ne pleurez pas... Je ne répéterai pas votre prénom. La mort ne l'effleurera pas de ma bouche. Le prénom de Geneviève peut supporter seul cela... Tu me permets d'y mordre à pleine bouche, Geneviève. Que c'est doux, le fruit de la mort, Geneviève ! [GENEVIEVE:] Jacques ! [SIEGFRIED:] Qu'il fasse entrer Marlan et Rebonet. [GENEVIEVE:] Ils entrent, Jacques. [SIEGFRIED:] Non, non, qu'il ouvre la porte ! Que mes deux seuls ennemis ne soient pas absents de cette cérémonie. Qu'il les mette entre les porcelainiers et cette dame. Je demande seulement qu'ils ne parlent pas. Les amis seuls peuvent me dire un mot aujourd'hui... Vous entendez ? Tu as toujours peur, Geneviève ? [GENEVIEVE:] De quoi, Jacques ? [SIEGFRIED:] De tout ce qui te faisait peur, de ma vitesse aux virages, de me voir choisir des champignons, de m'entendre sonner du cor dans l'appartement ? [GENEVIEVE:] Toujours, Jacques. [SIEGFRIED:] Et de la mort ? [GENEVIEVE:] Aucune crainte. [SIEGFRIED:] Moi non plus... Il manque encore mon premier maître, celui qui est chargé de mes plus anciens souvenirs. Qu'il se hâte ! Qu'il arrive vite, avec cette tendre panoplie... Ah ! Le voilà, il entre... [SIEGFRIED. O:] Geneviève, je vais te dire ce que l'on voit à cette sombre porte. Il me semble que je recouvre une mémoire infiniment contraire, celle d'une existence de loin antérieure à celle qui a été la nôtre, de la vie qu'a effacée ma vie sur cette terre, de la vie que j'ai eue avant d'être un être humain et ton ami. Les souvenirs m'affluent de silences, de gestes immuables. Je retrouve toutes mes habitudes dans un vide infini. Tu vois, Geneviève, tu vois ? [GENEVIÈVE:] Quoi ? [SIEGFRIED:] Si tu ne vois pas, c'est que ta vraie mémoire n'est pas encore revenue... Tu entends ? [GENEVIEVE:] J'entends quoi, Jacques ? [SIEGFRIED:] Ce que nul n'entend ici-bas... Je sais maintenant ce qu'est la vie, Geneviève. [GENEVIEVE:] Un poids effroyable. [SIEGFRIED:] Erreur. Un souffle. [GENEVIEVE:] Un casque de plomb. [SIEGFRIED:] Un bandeau ailé. [GENEVIEVE:] Une iniquité... [SIEGFRIED:] L'aube... Et l'heure des legs approche, Geneviève. Il n'y a pas de mort française sans héritage. cela date de mon enfance, je me demande qui m'a donné cette habitude, je ferme les yeux, je ressens une joie. Je vous lègue ce privilège. Les humains prononcent infiniment plus souvent qu'on ne croit, — fermez les yeux, vous verrez, — le mot délices. [LE PRINCE:] Le médecin va venir, mon ami. Ne parlez pas trop. [SIEGFRIED. A:] vous, je lègue André Charrier. C'est un ami sans parents qui est mort depuis vingt ans. Moi seul sais encore qu'il exista. Geneviève vous trouvera quelque photographie, quelque souvenir. C'est un beau dépôt que je vous donne... Geneviève ? GENEVIEVE. Jacques ? [SIEGFRIED:] Je vais partir. Je n'ai plus le temps. Tu me distribueras toi-même, il y a suffisamment pour tout le monde ici ; mon amour du vent, du grand vent, de celui qui balaye les oiseaux, des grands plateaux plantés de genièvre ; tu sais, enfin, tout ce qui peut se rassembler de poussière d'or dans les plis d'une âme humaine... Secoue-la bien... Tu vois, je n'ai déjà plus envie de parler à la première personne. Une dernière fois, je vais le faire : je t'aime. C'est fini. Le pronom personnel a disparu de ta vie, Jacques... [GENEVIEVE:] Voilà le médecin, Jacques. [SIEGFRIED:] Évidemment. Ce n'est sûrement pas la mort, avec ces-pas là. Qu'il attende... Qu'il attende un peu avant de se pencher sur moi, de tâter ma main, d'écouter mon cœur, et, se relevant, de prononcer ce mot à la fois sonore et étouffé : il est mort... Qu'il attende... A peine d'ailleurs une minute... Juste le temps de recevoir l'autre visite... Adieu Geneviève. Toi, va à cette porte... [DURAND:] Je n'entends rien. [SIEGFRIED:] Tu es de l'autre côté du tympan du monde, mon ami. Tu ne peux entendre... Tes oreilles, Jacques, en sont assourdies... Ouvre. [DURAND:] Voilà... [SIEGFRIED:] Non ! non ! Ouvre vraiment. Pour celle-là il faut ouvrir vraiment ! [DURAND:] C'est ouvert. [SIEGFRIED:] Fais entrer, mon ami. [DURAND:] Voilà, Monsieur. [SIEGFRIED:] Non, non, pour cette visite, il faut ouvrir la porte toute grande... Toute grande. L'instrument qu'elle porte est de travers. Elle ne peut passer... A deux battants... La voilà... Er ist gestorben !
[EVA:] Pas maintenant... Ce soir, à neuf heures. [MUCK:] Son Excellence le Président Rathenau ! [EVA:] Ce soir, à neuf heures... Tu sais parfaitement que cet après-midi est sacré pour Monsieur Siegfried. Parfait. Monsieur le Conseiller Siegfried va le recevoir dans un moment. [LE DOMESTIQUE:] Monsieur Kratz ! Madame Schmidt ! [EVA:] Très bien. Ils sont à l'heure, Monsieur Siegfried va les voir tous. [MUCK:] C'est le tort qu'il aura... [EVA:] Qui te demande ton avis ? [MUCK:] au domestique. J'ai regardé sous le nez tous ces prétendus parents qui viennent des quatre coins de l'Allemagne reconnaître en lui un fils disparu à la guerre... Aucun ne lui ressemble ! [LE DOMESTIQUE:] Ah ! [MUCK:] Tu me diras que des ressemblances, il en est comme des maladies, qu'elles sautent une génération ? [MUGK:] J'ai regardé les photographies qu'ils m'ont tendues à la porte, les photographies de leur enfant, — leurs tickets d'entrée. Celui-là porte des lunettes. Celui-là a un soupçon de bec de lièvre. Aucun ne ressemble à Monsieur Siegfried ! [LE DOMESTIQUE:] Tu ne sais peut-être pas voir les ressemblances ? [MUCK:] Au contraire. Dans les musées, dans les théâtres, sur les tableaux, sur les statues, sur tous ces gens en costumes anciens ou tout nus, sur Alexandre le Grand, sur Lohengrin, il est bien rare que je ne retrouve pas quelque chose de Monsieur Siegfried en veston... Sur ceux-là, rien... Tu connais Lohengrin ? Le lustre est réparé... J'ai mis des lampes neuves... [EVA:] Monsieur Siegfried est habillé ? [MUCK:] Il s'habille. Il hésite. Il ne sait s'il va couper ses moustaches, comme la dernière fois. Je l'ai laissé devant là glace. Il se demande sans doute comment il sera le plus ressemblant. S'habiller avec les traits de son enfance est plus long que de prendre un veston. [EVA:] Fais entrer le baron de Zelten. C'est ce que je te reproche. Pourquoi l'as-tu laissé entrer, malgré ma défense ? Pourquoi lui permets-tu de se mêler à nos visiteurs et de les questionner ? [MUCK:] J'ai cru bien faire, c'est le cousin de Mademoiselle. [EVA:] Les bruits les plus fâcheux courent sur le compte de Zelten. Il est le grand homme des cafés, des coulisses, des piscines. On raconte qu'il a acheté la police et qu'hier soir même, tous les agents étaient convoqués chez lui. [MUCK:] Mademoiselle se trompe. Il leur avait donné des billets de théâtre. Ils étaient tous à Salomé pour voir quels uniformes ont les gardes d'Hérode. [EVA:] Va... Je l'attends. Elle congédie l'autre domestique.
[EVA:] Que cherches-tu ici, Zelten ? [BARON VON ZELTEN:] Je vois que tu fais toujours bonne garde autour de ton nourrisson. Il est rentré du Parlement ? [EVA:] Es-tu pour nous ou contre nous, Zelten ? [BARON VON ZELTEN:] Il est rentré, il t'a mise au courant de son succès, je le vois à ton visage ! Tu rayonnes, cousine. Que l'adoption par nos députés d'une constitution aussi étique donne cet éclat aux joues d'une jolie Allemande, cela me rend moins sévère pour elle ! [EVA:] Une Allemande peut se réjouir de voir l'Allemagne sauvée. Après avoir accolé pendant trois ans l'adjectif "perdue" au mot Allemagne, il est doux de le changer par son contraire. [BARON VON ZELTEN:] Les épithètes contraires sont les plus facilement interchangeables, cousine, surtout quand elles s'appliquent au mot Allemagne. Tu as à me parler ? [EVA:] Pourquoi as-tu voté tout à l'heure contre le projet Siegfried ? [BARON VON ZELTEN:] Le projet Siegfried ! Ne dirait-on pas que j'ai voté contre les Walkyries et toute la légende allemande !... Parce qu'il t'a plu, voilà sept ans, dans ton hôpital, de baptiser du nom. de Siegfried un soldat ramassé sans vêtements, sans connaissance, et qui n'a pu, depuis, au cours de sa carrière politique et de ses triomphes, retrouver ni sa mémoire ni son vrai nom, tout ce qu'il peut dire ou faire jouit du prestige attaché au nom de son parrain !... Qui te dit que ton Siegfried ne s'appelait pas Meyer avant sa blessure, et que simplement je n'ai pas voté contre le projet Meyer ? [EVA:] C'est tout cela que tu venais dire dans sa propre maison ? [ZELTEN:] chien, chat, café au lait. Aujourd'hui, c'est de lui que tu apprends à prononcer les mots ravissants de Constitution, Libéralisme, Vote plural, peut-être Volupté. Non ? [EVA:] Le mot Allemagne, oui. [ZELTEN:] L'Allemagne de ton Siegfried ! Je la vois d'ici. Un modèle de l'ordre social, la suppression de ces trente petits royaumes, de ces duchés, de ces villes libres, qui donnaient une résonance trente fois différente au sol de la culture et de la liberté, un pays distribué en départements égaux dont les seules aventures seront les budgets, les assurances, les pensions, bref une nation comme lui théorique, sans mémoire et sans passé. Ce fils du néant a une hérédité de comptable, de juriste, d'horloger. Imposer la constitution de ton élève à l'Allemagne, c'est faire avaler un réveille-matin au dragon de Siegfried, du vrai, pour lui apprendre à savoir l'heure ! [EVA:] Avec Siegfried, l'Allemagne sera forte. Cette éternité est finie... [ZELTEN:] Finie, Éva ! Au lieu de promener Siegfried dans les cités modèles, amène-le seulement là- bas, sur les premiers contreforts de nos Alpes. Va surprendre l'aube avec lui. Tu y verras si l'Allemagne du Saint-Empire ne survit pas dans l'air gelé, à cette heure où les ruisseaux, tout en glace, sont sillonnés d'une rigole à leur thalweg où l'on ne rencontre encore que les humains et les animaux qui n'ont pas changé depuis Gustave-Adolphe, les belettes, les chevaux pie, les courriers à voiture jaune dont le cor fait surgir entre deux volets qui s'entrouvrent la joue droite et le sein d'une chambrière. Tu y verras le paysage même de notre Allemagne d'autrefois, de conjuration et de travail, de pillage et de sainteté, si chargé à la fois de poésie et de vérité, que tu t'attendras à apercevoir soudain, flottant dans l'air, comme dans les gravures du moyen âge, un gros petit enfant céleste, tout nu ou des mains seules priant... C'est là, l'Allemagne... [EVA:] Je suis pressée. Que veux-tu ? [ZELTEN:] Je peux voir Siegfried ? [EVA:] Pourquoi ? [ZELTEN:] C'est mon affaire. [EVA:] Il n'est pas visible pour toi. [ZELTEN:] Il repose ? [EVA:] Ne fais pas l'ignorant. Tu sais à quoi il se prépare. [ZELTEN:] Je le devine !... Il se rase. Il met un col bas, il rafraîchit sa chevelure ; pour cette heure qui va lui donner, pense-t-il, une famille, il fait une toilette de condamné à mort. Les entrevues précédentes ne l'ont pas découragé ? Il espère encore ? EVA. Il espère, ne t'en déplaise. Et toi, tu espères ? [EVA:] Évidemment. [ZELTEN:] Tu n'es pas sincère. [EVA:] Zelten ! [ZELTEN:] Ne seras-tu pas désolée le jour où l'un de ces visiteurs viendra retirer ton élève de ce domaine idéal pour en faire un simple Bavarois, un vulgaire Prussien ? Un père, à cet Allemand créé sans matière première ! Toutes les vierges de l'Allemagne l'ont déjà reconnu comme leur enfant légitime... Qui me dit d'ailleurs qu'il ne joue pas lui-même un jeu ? [EVA:] Tu es fou ? [ZELTEN:] C'est à son mystère que Siegfried doit sa popularité ! Celui que l'Allemagne regarde comme son sauveur, celui qui prétend la personnifier, lui est né soudain voilà six ans dans une gare de triage, sans mémoire, sans papiers et sans bagages. Les peuples sont comme les enfants, ils croient que les grands hommes arrivent au monde par un train... Au fond, l'Allemagne est flattée que son héros ne soit pas dû aux épanchements peu sacrés d'un couple bourgeois. Un juriste qui naît comme meurt un poète, quelle aventure ! Son amnésie a donné à ton Siegfried tous les passés, toutes les noblesses, et aussi, ce qui n'est pas inutile non plus à un homme d'État, toutes les rotures. Qu'il retrouve famille ou mémoire, et il redeviendra enfin notre égal... J'espère, moi, et j'ai de bonnes raisons de croire que ce moment n'est pas loin. [EVA:] Que veux-tu dire ? [ZELTEN:] Ce court-circuit, qui a enlevé Siegfried à sa vie véritable, c'est peut-être un ouvrier bien inattendu qui va le réparer... [EVA:] Que sais-tu sur Siegfried ? Prends garde, Zelten... Reconduis Monsieur de Zelten.
[MUCK:] C'est toujours pour demain, Monsieur le baron ? [ZELTEN:] Oui, Muck. [MUCK. A:] quelle heure ? [ZELTEN. A:] la fin de l'après-midi. Signal : deux coups de canon. Écoute, Muck. On va sonner. Tu verras deux étrangers, deux Français. Tu sais reconnaître des Français en voyage... [MUCK:] Naturellement, à leur jaquette. Pourquoi ? Aux tranchées, entre les assauts, nous bavardions quelquefois, avec les Français. Il est dur de se taire quand on se tait depuis des mois. Nos officiers ne parlaient guère. Nos familles étaient loin... Nous n'avions qu'eux... Parfait, je les cacherai. [ZELTEN:] Garde-t'en bien. Qu'ils attendent dans cette salle. L'un de ces Français est une Française. Préviens-moi aussitôt. Dès que je les aurai vus, annonce à Siegfried qu'une institutrice canadienne demande une audience. On sonne ? [MUCK:] Il faut que j'appelle les parents. Monsieur Siegfried va descendre. [ZELTEN. A:] tout à l'heure.
[MUCK:] Monsieur l'architecte municipal Schmidt ! [M. SCHMIDT:] Présent. [MUCK:] Vous pouvez poser votre chapeau, Monsieur l'architecte municipal. [M. SCHMIDT:] J'aimerais mieux le garder... C'est un chapeau d'avant la guerre. Je me suis habillé un peu comme autrefois... [MUCK. A:] votre aise... Madame la rentière Hoepfl ! [MUCK:] Vous avez votre lettre de convocation ? Mme HOEPFL. Je vous l'ai montrée, avec la photographie... C'est exact. Celui qui a le bec de lièvre ? Le soupçon de bec de lièvre... Monsieur le relieur Keller ! [M. KELLER:] Présent... J'ai la vue faible, Monsieur l'huissier. J'ai pris la liberté d'amener Monsieur Kratz, notre voisin et apothicaire, qui aimait beaucoup Frantz. Monsieur Kratz le gâtait. On faisait pour Frantz plus de bonbons que de remèdes dans cette pharmacie. L'un d'eux est devenu une spécialité connue. [M. KRATZ:] En tout état de cause... Je ne le remporterai pas. [MUCK:] Madame et Monsieur Patchkoffer... Je vous ai écrit, Madame Patchkoffer ! Il me semblait que votre voyage n'avait pas beaucoup de raison. Vous disiez dans votre lettre que votre fils est petit et brun. Monsieur Siegfried est grand et blond. [M. PATCHKOFFER:] Nous avons déjà vu des bruns à Berlin, à la clinique de rééducation. [M. KELLER:] Mais la taille, Madame ? Mme PATCHKOFFER. Nous avons vu tous les petits aussi, n'est-ce pas Patchkoffer ? [MUCK:] Bien, bien. Monsieur Meyer ! [M. MEYER:] C'est moi... Comment cela se passe-t-il, Monsieur l'huissier ? [MUCK:] Comment cela se passe ? Rassurez-vous. Rapidement. Vous allez entrer dans cette baie. [MEYER:] Merci... Vous dire que j'aie l'espoir de retrouver mon pauvre Ernest, si complaisant, mais toujours le dernier en classe, dans le premier homme d'État de notre pays, mon Ernest si bon, mais qui trouvait le moyen de se faire prendre en grippe par tous ses professeurs, dans celui qui est devenu en quelques mois le favori de l'Allemagne ; ce serait vraiment mentir... Frise-t-il, Monsieur ? [MUCK:] Entrez, Mesdames et Messieurs. les salue obséquieusement, et disparaît avec un sourire d'entente.
[GENEVIEVE:] Où sommes-nous enfin, Robineau ? [ROBINEAU:] Au kilomètre onze cent cinquante de Paris, Geneviève, devine. [GENEVIEVE:] Quel froid ! Tout ce que je devine, c'est que ce n'est pas à Nice ! Où sommes-nous ? Ce n'est pas Nice... Je vois à ma droite un burg avec des échauguettes, des bannières et des ponts-levis. Je vois devant moi un temple grec, au milieu des cèdres, tout couvert de neige. [ROBINEAU:] C'est l'Orpheum !... [GENEVIEVE. A:] ma gauche enfin, un building de dix étages, percé de verrières en forme de licorne. [GENEVIEVE:] Et enfin, en contrebas, un palais florentin à fresques et arcades. ROBINEAU. Le palais de Maximilien ! Le Maximilianeum, sans doute ? [ROBINEAU:] Tu l'as dit ! Mais à Gotha, Geneviève, nous sommes à Gotha ! La ville même où j'ai rencontré Zelten voilà quinze ans, un jour de carnaval. Il était déguisé en Zoulou, moi en Alcibiade. Aucun préjugé de nationalité à la base de notre sympathie. [GENEVIEVE:] Que cherchais-tu à Gotha ? [ROBINEAU:] Que venaient faire les Français en Allemagne avant la guerre ? De la philologie. Je faisais partie de ce raid de douze sorbonnards que la France lâcha victorieusement, aussitôt après Agadir, sur les dialectes saxons. Je suis un des douze Français cités dans toutes les histoires allemandes du moyen âge. Tu peux chercher dans leurs histoires des temps modernes. Tu n'y trouveras pas le nom de douze de nos généraux. Je l'ignore. On vient, d'ailleurs ! Peur. De quoi ? [GENEVIEVE:] D'être ici... D'avoir quitté hier soir, si brusquement, ma rue du Bac et d'être ici. [ROBINEAU:] Qu'as-tu à craindre ? Zelten m'a fait remettre des passeports de Canadiens. Si tu sens sur toi des regards soupçonneux, sors une expression de Québec, appelle un orchestre une bande, un wagon-restaurant un char réfectoire. Je t'ai fait une liste de ces idiotismes. Tu as froid, tu trembles ? [GENEVIEVE:] Une Canadienne ne tremble pas de froid. C'est de peur, Robineau. [ROBINEAU:] Ce n'est pas vrai, tu es le courage même. [GENEVIEVE:] Justement, c'est une peur de personne courageuse que j'éprouve. Je me suis reproché toute la nuit, dans ce rapide, de t'avoir obéi. [ROBINEAU:] Zelten m'adjure depuis plusieurs jours, par vingt télégrammes, de te rechercher, de t'amener de gré ou de force, aujourd'hui, dans cette maison. Il assure, à trois francs le mot, qu'il s'agit de ce qui t'intéresse le plus au monde. Il affirme que le sort même des relations de la France et de l'Allemagne peut dépendre de ton voyage. C'est quelque chose, les relations de la France et de l'Allemagne pour qui étudie, comme moi, le ch aspiré dans les régions rhénanes !... Qu'est-ce qui t'intéresse le plus au monde ? [GENEVIEVE:] Au monde ? Rien. Depuis la mort de Jacques, depuis sa disparition du monde ? Rien. C'est d'ailleurs pour cela que je t'ai écouté. ROBINEAU. Pourquoi as-tu peur alors ? Parce que c'est la première fois de ma vie, je crois, que je reçois une nouvelle. [ROBINEAU:] Les malheurs ne t'ont pourtant pas manqué ? [GENEVIEVE:] Mes malheurs jusqu'ici me sont du moins arrivés dans le silence. Je n'ai pas de parents : c'est seulement par le silence de toute mon enfance, à force de silence, par des télégrammes ininterrompus de silence, que j'ai appris mon état d'orpheline... J'ai aimé Jacques Forestier ? Dès le début de la guerre, il disparaît. Jamais, depuis sept ans, je n'ai reçu un mot de lui, une indication de sa mort. Voilà la première fois que le sort daigne s'occuper de moi et m'avertir. J'ai peur... D'ailleurs tu n'as pas l'air très à ton aise non plus, Robineau. Qu'y a-t-il ? [ROBINEAU:] Depuis sept ans, je n'ai plus vu l'amitié sous ce visage. Je me demande ce qu'elle va être ? [GENEVIEVE:] Tu l'aimais, ton Allemand ? [ROBINEAU:] Zelten n'est pas ce que tu appelles mon Allemand, à moins que ce ne soit au contraire le seul Allemand qui subsiste. Il a tous ces défauts sonores et voyants dont on ornait chez nous les Allemands avant 1870, les cheveux blonds, l'intimité avec les chimères, les distances avec les réalités, l'emphase sincère, et dont il va bien falloir doter un autre peuple, s'ils s'entêtent à brûler nos villes et à se raser le crâne. Tu l'as vu d'ailleurs, Zelten, à Montparnasse ? Pour une sculptrice comme toi, c'était un beau modèle ! [GENEVIEVE:] Beau modèle ? Il avait une côte en moins, à en juger par sa démarche. [ROBINEAU:] Il se l'était cassée en plongeant dans le Rhin à l'endroit où s'était suicidé Schumann. [GENEVIEVE:] Il avait une cheville plus grosse que l'autre. [ROBINEAU:] Il avait pris une entorse en sautant du rocher d'où s'était jeté Louis de Bavière... Il voulait, m'expliquait-il, goûter la dernière minute de chacun des grands hommes de l'Allemagne. Si tu lui trouves le nez brisé ou l'omoplate en large, c'est sûrement la faute de Wagner ou de Frédéric Barberousse. [GENEVIEVE. A:] moins que ce ne soit celle d'une balle française. [ROBINEAU:] N'insiste pas, Geneviève. N'alourdis pas de plomb ces ombres qui vont flotter tout à l'heure autour de nous. [GENEVIEVE:] Ces ombres ? Quelles ombres ? [ROBINEAU:] Nous avons le choix, de Vercingétorix à Blùcher, pour ne parler que des ombres en uniforme... [GENEVIEVE:] Alors, Robineau. J'aime mieux vous laisser seuls pour cette première rencontre. Je suis lasse, et j'ai vu un divan dans l'antichambre. Appelle-moi si ma présence est nécessaire. [ROBINEAU:] Va-t'en ! C'est lui !
[ZELTEN:] Voilà ! [ROBINEAU:] Voilà ! [ZELTEN:] C'est toi, Robineau, Hippolyte-Amable ? [ROBINEAU:] Otto-Wilhelmus von Zelten-Buchenbach, c'est moi. [ZELTEN:] C'est toi, brachicéphale brun, surchargé de lorgnons, de gilets de laine, terrible dans les assauts ? [ROBINEAU:] Oui, crème de culture, beurre de carnage, fils d'Arminius, c'est moi. [ZELTEN:] J'ai l'impression que nous nous parlons de très loin au téléphone, Robineau, qu'un rien suffirait pour couper la communication... Tiens bien l'appareil !... Je te vois pourtant. Tu n'as pas changé. [ROBINEAU:] Ni toi... Qu'as-tu fait pourtant depuis ces douze ans, Zelten ? Toi qui aimais le printemps, la musique, la joie, la paix, qu'as-tu fait ? [ZELTEN:] La guerre ! La guerre contre trente-cinq nations. Le combat contre une seule... Et toi, le porte-lunette, le démocrate paisible des bibliothèques royales et impériales, toi, mon ami le plus cher, depuis douze ans, qu'as-tu fait ? [ROBINEAU:] La guerre, contre toi... [ZELTEN:] Heureusement nous sommes maladroits, Robineau, nous nous sommes manqués. Tu me visais ? [ROBINEAU:] Plusieurs fois, dans les attaques, en pensant à toi, j'ai levé mon fusil et tiré vers le ciel. [ZELTEN:] Tu l'as raté aussi ! Il continue ses errements, du moins au-dessus de l'Allemagne. Mais je pensais bien en effet que tu ne t'acharnais pas contre ton ancien ami. Toutes les fois qu'une balle me ratait, je me disais : c'est encore ce brave Robineau qui tire ! Toutes les balles qui atteignaient, comme tes paroles d'ailleurs, des objets qui n'avaient rien à faire avec elles, des bouteilles, des poires sur des arbres, je ne pouvais m'empêcher de penser que c'étaient les tiennes. Mon adjudant a été touché une fois à la fesse, tout le monde riait : j'ai pensé à toi... Bonjour, Robineau ! [ROBINEAU:] Bonjour, Zelten. [ZELTEN:] Tu vas bien ? [ROBINEAU:] Pas mal, et toi ? [ZELTEN:] Que fais-tu maintenant ? [ROBINEAU:] Je termine ma thèse sur les dentales. [ZELTEN:] Toujours philologue ? La voix de la guerre ne t'a pas détourné de nos petits langages ? [ROBINEAU:] Mais toi, pourquoi m'as-tu appelé ? Que veux-tu ? Que fais-tu ? [ZELTEN:] Ce que je fais ? Je continue. En Allemagne, l'on continue. Je fais la guerre... ROBINEAU. La guerre ? Pas la même, la guerre civile. Je combats contre les vrais ennemis de l'Allemagne. Les pays sont comme les fruits, les vers sont toujours à l'intérieur. Non, je fais la révolution. Nous sommes le 12 janvier 1921. Je fais la révolution du 13 ou 14 janvier 1921. C'est même pour cette opération que je t'ai appelé à l'aide. Tu arrives in extremis, mais tu m'es indispensable. [ROBINEAU:] J'en doute ! Ma présence a toujours fait rater les événements historiques. L'histoire se méfie de moi comme si, au lieu d'être agrégé de grammaire, j'étais agrégé d'histoire. [ZELTEN:] Reste seulement trois jours à Gotha. D'ailleurs ce n'est pas toi seulement que je réclame, c'est Geneviève, c'est surtout Geneviève. Elle est là ? [ROBINEAU:] Oui. Elle repose. Je l'ai surprise au milieu de la nuit. Elle dort. [ZELTEN:] Elle n'a pas maugréé d'être ainsi réveillée ? [ROBINEAU:] C'est quelqu'un qui ne maugrée jamais. Mais la grippe espagnole sévit à Paris, et elle est sculptrice. On l'avait réveillée deux nuits de suite pour prendre le moulage de mains ou de têtes célèbres. [ZELTEN:] C'est pour une opération de ce genre que je l'ai dérangée. [ROBINEAU:] Comment, il s'agit d'un mort ? [ZELTEN:] De quelqu'un qui est à la fois mort et vivant... Tu as entendu parler de notre Siegfried ? [ROBINEAU:] Du conseiller Siegfried ? Certes, comme tout le monde en Europe. Votre nouveau grand homme ? Celui qui veut doter l'Allemagne de sa constitution modèle, de son âme précise, comme disent ses partisans ? [ZELTEN:] Et Forestier, tu connais Forestier ? [ROBINEAU:] L'écrivain français ? L'ami disparu de Geneviève ? Je parlais de lui tout à l'heure avec elle... Je ne connais que son œuvre. Œuvre admirable ! C'est lui qui prétendait redonner à notre langue, à nos mœurs, leur mystère et leur sensibilité. Qu'il avait raison ! Chaque fois que je lis le Roman de la Rose j'en suis convaincu davantage... Introduire la poésie en France, la raison en Allemagne, c'est à peu près la même tâche. [ZELTEN:] Et accomplie par le même homme. [ROBINEAU:] Tu dis ? [ZELTEN:] Siegfried a été trouvé nu, sans mémoire, sans langage, dans un amas de blessés. Je soupçonne que Siegfried et Forestier sont le même homme. [ROBINEAU:] Mon cher Zelten, les grands hommes morts changent de planète, non de nation. [ZELTEN:] Tu ne sais pas voir, mais tu sais lire. A la place de saint Thomas, tu aurais été convaincu non par les mains de Jésus mais par son autographe. Après avoir lu les œuvres de Forestier, lis donc celles de Siegfried ! Ce sont les copies des premières. L'inspiration, le style, jusqu'aux expressions, en sont les mêmes. [ROBINEAU:] Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d'ailleurs est inconnue. [ZELTEN:] Ah ! ces philologues français, quels philologues allemands ! J'espérais t'amadouer plus vite par des arguments de ta science. En fait, ce n'est pas la méthode des grands savants qui m'a conduit à la vérité. [ROBINEAU:] Je m'en doute. C'est la méthode plus courante, et non moins féconde, des dénonciations anonymes. [ZELTEN:] Tu devines tout ! Un visiteur anonyme m'a prévenu que Siegfried avait été son voisin à la clinique et qu'il n'était pas Allemand. Son nom, il l'avait même lu sur une plaque d'identité trouvée par lui dans la civière : Jacques Forestier. Je sais : mon drame débute par où finissent les mélodrames, par la croix de ma mère, mais tu vois d'ici ma joie ! [ROBINEAU:] Je la vois ! Changer un homme d'État que l'on hait en un écrivain que l'on aime, c'est une chance. [ZELTEN:] Se débarrasser sur une autre patrie d'un grand homme qui encombre la vôtre, c'est une chance plus grande encore. J'ai fait mon enquête. J'ai besoin qu'elle aboutisse aujourd'hui et nous allons en avoir le cœur net dans une minute. [ROBINEAU:] Le cœur net, Zelten ? Quel cœur ? Pas le cœur de Geneviève, en tout cas ? Que fais- tu ? [ZELTEN:] Muck. Préviens le conseiller Siegfried que l'institutrice canadienne demande à lui parler. Voilà ! Nous n'avons plus qu'à attendre. Siegfried adore les universitaires étrangers, surtout ceux du Nouveau Monde. Il les interroge avec passion sur les conseils académiques, sur le règlement des prisons, sur l'éducation mixte. Attiré par ces appâts irrésistibles, il va descendre dans une minute pour voir Geneviève. [ROBINEAU:] Descendre ? Pourquoi descendre ? [ZELTEN:] Nous sommes dans sa maison. Il est là, au premier... Appelle Geneviève. [ROBINEAU:] Jamais de la vie. Il faut les préparer... On tue les somnambules quand on leur crie leur nom, même dans une langue étrangère. [ZELTEN:] Ne l'appelle pas, la voilà. Le personnel du destin obéit sans sonnettes.