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[CHOEUR DES BRIGANDS:] Ah ! mes enfants ! Certes ! se la coule douce ! Nous attendions sous l'ondée Que Monsieur daigne venir. Ce voyageur qu'on détrousse Vraiment se la coule douce ! Quel chien de temps ! [TOUS:] Voilà le chef ! Voilà Cartouche ! [CARTOUCHE:] C'est bien, mes enfants ! Vous êtes prêts ?... [TOUS:] Oui, chef, oui ! [CARTOUCHE:] Chut ! Ecoutez !... des claquements de fouet ! Des grelots de chevaux. C'est la chaise ! [TOUS:] C'est la chaise ! [CARTOUCHE:] Allez ! Tous ! Dans les plis de terrain. Derrière les rochers !... Dissimulez- vous ! Et à mon signal, en avant ! [TOUS:] En avant ! [FOLLENTIN:] Eh bien ! Ça y est ! C'est la panne ! La panne au beau milieu de la campagne ! Avec des seaux d'eau sur la tête ! C'est un rêve ! [BIENENCOURT:] Excusez-moi, Monsieur le voyageur. Je suis désolé de l'accident. Mais les routes sont si mauvaises ! Et la nuit est si noire ! [FOLLENTIN:] Bah ! Laissez donc, mon brave. Quoi ! Nous avons versé ! Eh ! bien, après ? Cela jette un peu d'imprévu dans le voyage ! Et comme c'est romanesque ! Voyager en chaise de poste, la nuit, avec un bel orage ! un orage Louis XV ! Ah ! Voilà une époque au moins ! J'avoue que j'en avais soupé, moi, de Charles IX ! Allez, mon ami, allez relever votre voiture et quand ce sera fait, vous viendrez me prévenir. [BIENENCOURT:] Bien, Monsieur le Voyageur, et encore mille excuses ! [FOLLENTIN:] Mais allez donc ! J'exulte, je vous dis, j'exulte. [BIENENCOURT:] Oui, va toujours ! Va toujours ! [FOLLENTIN:] Ah ! je crois que cette fois je le tiens, mon âge d'or ! Ce que ma femme va être contente !... Ah ! nom d'un chien !... Ma femme ! Ma fille !... Mon Dieu ! j'ai oublié ma femme sous Charles IX ! Hein ? Qu'est-ce que c'est ? Les grelots de la voiture !... Mon Dieu ! Mais il a l'air de s'en aller ! Eh bien ! postillon ! postillon !... [VOIX DE BIENENCOURT:] Oui, mon vieux, cours après !... [FOLLENTIN:] Cette voix ! Bienencourt ! Bienencourt ! Hein ? Qu'est-ce que c'est que ça ?... Mais c'est un signal ! Où m'a-t-il mené, mon Dieu ! Où m'a-t-il mené ! Ciel ! [CARTOUCHE:] Emparez-vous de cet homme ! Ficelez-le ! Bâillonnez-le !... Les brigands le ficellent et le bâillonnent. Lutte. Pendant ce tumulte on entend une musique souterraine qui s'échappe de la grotte. Et maintenant, rentrons !... Finies les affaires !... A mes devoirs de maître de maison ! Justement, c'est le jour de Madame Cartouche... entre, tout le monde est en train d'applaudir. [TOUTES LES DAMES:] Ah ! Monsieur Cartouche ! [CARTOUCHE:] Moi-même, Mesdames ! Bonsoir, ma chérie ! Ah ! Madame Mandrin ! Quelle charmante surprise ! Votre mari n'est pas venu ? [MADAME MANDRIN:] Non, il dîne ce soir chez le lieutenant de police. Il doit venir me chercher tout à l'heure. [CARTOUCHE:] Ah ! Je le verrai avec plaisir ! [MADAME CARTOUCHE:] Mais comme tu viens tard, mon ami. [CARTOUCHE:] Pardonne-moi, ma chère femme aimée, mais nous avons été retenus par une opération importante, et même je vous amène un invité. [LES DAMES:] Ah ! vraiment ! [CARTOUCHE:] Introduisez le voyageur !... Vous l'excuserez, mesdames, d'être en costume de voyage, mais il ne s'attendait pas à passer la soirée ici. [LES DAMES:] Comment donc !... Comment donc !... [CARTOUCHE:] Entrez donc, mon cher hôte ! [MADAME MANDRIN:] Mais si vous gardez ce foulard, vous attraperez froid en sortant. [CARTOUCHE:] C'est juste ! Enlevez donc le foulard de Monsieur ! [FOLLENTIN:] Où suis-je ? [CARTOUCHE:] Mais chez nous !... Vous êtes notre hôte, l'hôte de Cartouche. [FOLLENTIN:] Cartouche ! [CARTOUCHE:] Madame Cartouche, ma femme ! [FOLLENTIN:] Madame !... Enchanté !... Qu'est-ce qu'ils vont me faire ? [CARTOUCHE:] Je ne vous fais pas enlever ces cordes tout de suite, parce que ce serait imprudent d'enlever tout à la fois. Vous pourriez vous enrhumer. [FOLLENTIN:] Vous êtes bien aimable ! [CARTOUCHE:] Mais, chère Madame, vous étiez en train de chanter quand nous sommes entrés. J'espère que ce n'est qu'un plaisir interrompu et que nous aurons la bonne fortune... TOUTES LES DAMES. — Oh ! oui ! Oh ! oui ! chère Madame ! [MADAME MANDRIN:] C'est que ce soir, je suis un peu enrouée. [MADAME CARTOUCHE:] Oh ! vous êtes trop modeste. [UNE DAME:] Vous n'avez jamais été plus en voix. [TOUTES LES DAMES:] Oh ! oui ! Certes ! Jamais plus ! [CARTOUCHE:] Allons ! un fauteuil ! [FOLLENTIN:] Vous me comblez ! [UNE DAME:] Un programme, Monsieur ! [TOUS:] Bravo ! Charmant ! [CARTOUCHE:] Eh ! bien, vous n'applaudissez pas ? [FOLLENTIN:] Si ! Si ! Bravo ! Bravo ! [CARTOUCHE:] De qui est donc cet air charmant ? [MADAME MANDRIN:] Mais de Lulli ! [CARTOUCHE:] Ah ! ce Lulli !... plein de talent... Vous le connaissez ? [FOLLENTIN:] Lulli !... Oui !... Oui !... Comment donc ! Mounet-Lully ! [CARTOUCHE:] C'est possible !... Je ne sais pas son petit nom ! [LE VALET:] Le souper est servi ! [MADAME CARTOUCHE:] Mesdames, choisissez vos cavaliers !... Si vous voulez passer dans la salle à manger, le souper est servi ! Voulez-vous m'offrir votre bras, monsieur ?... [FOLLENTIN:] Comment donc !... Seulement. Madame, ne marchons pas trop vite, parce que j'ai un peu de peine à avancer. [CARTOUCHE:] Un peu d'ankylose, peut-être ? [FOLLENTIN:] Un peu d'ankylose ! [LE BRIGAND:] C'est bien. Attendez ! Je vais porter la carte au chef ! [CARTOUCHE:] Qu'est-ce que c'est ? [LE BRIGAND:] C'est un gentilhomme qui vous demande audience. CARTOUCHE. — Quel gentilhomme ? Voici sa carte ! [CARTOUCHE:] Le Prince Gabriel de Morteval de Villemar, lieutenant de brigands du xxe siècle ! " Un confrère !... Faites entrer ! habit, monocle ; les yeux bandés comme un parlementaire. [LE BRIGAND:] Par ici !... [FOLLENTIN:] Mon Dieu !... Qu'est-ce que c'est encore que celui-là ? [CARTOUCHE:] C'est vous qui m'avez fait passer votre carte ? Prince Gabriel de Morteval de Villemar, lieutenant de brigands du xxe siècle !... [GABRIEL:] C'est moi, mon cher Maître ! [CARTOUCHE:] Et que demandez-vous ? [GABRIEL:] Je suis envoyé par notre bande qui s'inquiète de l'absence prolongée de notre chef, le célèbre brigand Adolphe Follentin !... [FOLLENTIN:] Qu'est-ce qu'il dit ?... Moi ! chef de brigands !... Mais jamais de la vie ! [GABRIEL:] Ah ! le voilà ! J'entends sa voix. C'est bien lui. Bonjour, chef !... [FOLLENTIN:] Mais non !... Mais non !... Mais il est fou !... Qu'est-ce que c'est que ce bonhomme-là ! [CARTOUCHE:] Qu'est-ce que ça veut dire ? Retirez le bandeau ! [FOLLENTIN:] Gabriel ! C'est Gabriel ! [GABRIEL:] Ah ! chef ! [CARTOUCHE:] Vous connaissez notre prisonnier ? [GABRIEL:] Prisonnier !... Croyez-vous bien qu'il le soit ?... Et s'il est ici, ne vous êtes-vous pas dit que lorsqu'on tient un homme comme le célèbre Follentin, c'est que lui-même veut bien qu'on le tienne ? [CARTOUCHE:] Qu'est-ce que vous dites ? [FOLLENTIN:] Où veut-il en venir ?... [GABRIEL:] Vous le croyez bien ligoté, bien ficelé, mais, seigneur Cartouche, regardez comme il est ficelé !... Une, deux, trois !... tombez cordes et liens !... [CARTOUCHE:] Mais c'est de la sorcellerie ! [TOUS:] De la sorcellerie ! [FOLLENTIN:] Il est étonnant ! [GABRIEL:] Sorcellerie ?... Progrès ! Ah ! Cartouche ! Saluez ! Saluez votre maître qui a bien voulu remonter le cours des siècles pour vous apporter les résultats de deux cents ans d'expérience ! [CARTOUCHE:] Eh ! quoi ! Se peut-il qu'il y ait tant de progrès dans notre industrie ? [GABRIEL:] Mais vous êtes dans l'enfance de l'art ! N'est-ce pas, Capitaine Follentin ? [FOLLENTIN:] Dans l'enfance ! Dans l'enfance ! [GABRIEL:] Ainsi, tenez ! Qu'est-ce que ce trousseau d'objets ridicules et embarrassants que je vois pendu à la ceinture de cet homme ? [CARTOUCHE:] Mais ce sont mes outils de travail !... Un trousseau de fausses clefs ! [GABRIEL:] Allons donc !... Est-ce qu'on se sert de cela aujourd'hui !... Capitaine !... Montrez votre trousseau ! [FOLLENTIN:] Mais je n'en ai pas. [GABRIEL:] Mais si !... Mais si !... Il n'y a pas à faire de mystère avec le seigneur Cartouche ! Nous savons bien tous où vous avez coutume de cacher votre trousseau ! [FOLLENTIN:] Moi !... [GABRIEL:] Mais oui !... dans la fosse nasale de votre narine gauche. [FOLLENTIN:] Dans la... [GABRIEL:] Mais oui !... Tenez ! [CARTOUCHE:] C'est admirable ! [FOLLENTIN:] Comment, j'avais tout ça dans le nez ?... [CARTOUCHE:] Oh ! Messieurs !... Mesdames !... Vous qui vous y connaissez ! Regardez tous ces objets comme c'est fait !... [GABRIEL:] Et grâce à cet attirail !... Voulez-vous voir le butin de sa journée ? [FOLLENTIN:] Le butin de ma journée !... [TOUS:] Oui, oui ! Le butin ! bijoux, portefeuilles. A chaque objet, exclamation d'admiration de l'assistance. [FOLLENTIN:] Qu'il est fort, ce Gabriel, qu'il est fort ! [CARTOUCHE:] Oh ! Monsieur Follentin !... Je suis vraiment heureux d'avoir fait votre connaissance. Désormais, vous êtes des nôtres. Follentin !... Capitaine Follentin, faites-moi l'honneur de devenir mon associé ! [FOLLENTIN:] Mais ce n'est pas possible !... Je ne peux pas !... J'ai ma bande ! [CARTOUCHE:] Eh ! bien, elle fusionnera avec la nôtre. Allons, Follentin. mon ami... [TOUS:] Follentin !... Voyons ? [FOLLENTIN:] Mais... [GABRIEL:] Acceptez, pour gagner du temps ! [FOLLENTIN:] Eh ! bien, soit ! [TOUS:] Vive Follentin !... Vive notre nouveau chef ! [FOLLENTIN:] Oh ! Co-chef, Messieurs, co-chef ! [TOUS:] Vive le co-chef ! [FOLLENTIN:] Il n'y a pas !... Même dans la bouche de vulgaires fripouilles, une ovation, ça fait plaisir... [CARTOUCHE:] Quant à vous, prince Gabriel de Villemar de je ne sais pas quoi ! Allez prévenir votre bande que désormais elle est des nôtres !... [GABRIEL:] J'y cours, co-chef !... Je vais quérir la maréchaussée !... [CARTOUCHE:] Et maintenant, je vais vous faire donner des armes !... [FOLLENTIN:] Des armes ? [CARTOUCHE:] Qu'on apporte une paire de pistolets et un fusil à pierre. [FOLLENTIN:] A pierre ? [CARTOUCHE:] A pierre !... mais oui, mon cher collègue, et le dernier modèle ! Capitaine Follentin, il est d'usage dans les chasses à courre, quand on a un invité de marque, de lui faire les honneurs du pied. Nous allons vous faire les honneurs du premier voyageur qui passera !... [FOLLENTIN:] Comment ça ? [CARTOUCHE:] Vous avez vos armes, vous allez vous mettre là !... Et maintenant qu'il passe quelqu'un, c'est à vous qu'appartiendra le détroussage d'honneur. [FOLLENTIN:] Comment ! Il faut que je détrousse ? [CARTOUCHE:] Eh ! mon Dieu, oui !... J'espère qu'on vous donne là un témoignage... [FOLLENTIN:] Dont je me serais bien passé !... [CARTOUCHE:] Allons, bonne chasse, Capitaine ! Ah ! en cas d'alerte, si vous avez besoin qu'on vous prête main-forte, vous n'avez qu'à presser sur ce bouton. [MADAME CARTOUCHE:] Maintenant, si vous désirez un verre d'eau, même, ou autre chose, deux coups !... [FOLLENTIN:] Merci bien. C'est gai ! Me voilà chef de brigands, moi !... On a beau dire, ça ne doit pas être rose tous les jours, ce métier-là !... C'est curieux, cette manie des brigands d'aller toujours se fourrer dans des endroits pas sûrs !... Brrrou ! regardez-moi ça !... Ces terrains vagues, c'est le désert !... Où sommes-nous, mon Dieu ?... Qu'est-ce que ça peut être au XXe siècle que ce pays perdu ? [UNE VOIX SURNATURELLE:] Tu veux le savoir, Follentin ! Eh ! bien, regarde. grouillante de monde et de voitures. Mêler à la foule, autant que possible, des personnages connus. [FOLLENTIN:] La Place de la Trinité !... Tiens, moi !... Eh ! bien, non, vrai !... Jamais je n'aurais reconnu ici la Place de la Trinité !... Comme tout change !... Mon Dieu !... Qu'est-ce que je vois là ?... On dirait un homme qui se dirige de ce côté ! Quel idiot ! Qu'est-ce qu'il vient faire ? Il y a vraiment des gens qui sont d'une imprudence !... Si je lui faisais comprendre sans en avoir l'air, comme si je me parlais à moi-même !... Hum ! Hum ! Il y a des brigands ici !... Il y a des brigands ! Le premier voyageur qui s'y frotte, on le détrousse !... L'HOMME, descendant en scène. — Ah ! quelqu'un !... Comment ! Il vient !... Mais est-il bête ! Il est donc sourd ! [L'HOMME:] Ah ! Dites-moi, l'ami ! [FOLLENTIN:] Ah ! ma foi, tant pis !... C'est lui qui l'aura voulu... La bourse ou la vie !... [L'HOMME:] Qu'est-ce que c'est ? [FOLLENTIN:] Il n'y a pas de "qu'est-ce que c'est" ! . La bourse ou la vie ! [L'HOMME:] Oh ! mais, ma parole, c'est un fusil nouveau modèle que vous avez là, le dernier fusil à pierre ! [FOLLENTIN:] Hein !... Oui... bien incommode ! [L'HOMME:] Oh ! mais c'est curieux !... Voulez-vous me permettre ?... [FOLLENTIN:] Mais je vous en prie ! [L'HOMME:] Merci !... Et maintenant, à votre tour ! La bourse ou la vie ! Allons, allons ! dépêchons ! [FOLLENTIN:] Oui, monsieur !... Oui, monsieur !... [L'HOMME:] Vos pistolets d'abord. [FOLLENTIN:] Voilà, Monsieur, voilà !... [L'HOMME:] Et la bourse maintenant ! [FOLLENTIN:] Voilà, Monsieur ! [L'HOMME:] Enfin tous les menus objets que vous pouvez avoir sur vous ! [FOLLENTIN:] Bien, Monsieur ! [L'HOMME:] Allons, mon ami, je vois que vous êtes encore jeune dans le métier. Et maintenant, annoncez à votre Capitaine Cartouche, son collègue et ami, le Capitaine Mandrin ! [FOLLENTIN:] Mandrin !... C'est Mandrin ! [L'HOMME:] Allez ! [FOLLENTIN:] Oui, Mandrin !... [TOUS:] Qu'est-ce qu'il y a ? [CARTOUCHE:] Comment, vous ?... Eh bien ! et le détroussage ? [FOLLENTIN:] Ça y est !... Il m'a pris tout ce que j'avais sur moi. [CARTOUCHE:] Qui ? Monsieur ! [TOUS:] Mandrin ! [MANDRIN:] Mon Dieu, oui !... Il faut bien s'amuser un brin, n'est-ce pas, Monsieur ?... Il a besoin d'apprendre son métier, le jeune homme. [CARTOUCHE:] Lui !... Mais c'est le premier chef de brigands du 20e siècle ! . [MANDRIN:] Non !... Eh bien ! il n'est pas fort ! [MADAME CARTOUCHE:] Une coupe de Champagne, Monsieur Mandrin ? [MANDRIN:] Tout de même !... A votre santé, mesdames ! A vous, Cartouche ! A vous, le brigand du XXe siècle ! [TOUS:] A la santé du Capitaine Mandrin ! [UN BRIGAND:] accourant. — Capitaine !... Capitaine ! [CARTOUCHE:] Pardon !... Les affaires !... [LE BRIGAND:] La Maréchaussée se dirige de ce côté. [TOUS:] La Maréchaussée ! [CARTOUCHE:] La Maréchaussée ! [FOLLENTIN:] La Maréchaussée !... Sauvons-nous... [MANDRIN:] Pas par là ! Pas par là ! Chacun pour soi ! A la caverne ! [FOLLENTIN:] Ah ! mon Dieu !... Ils arrivent par là !... Ils arrivent par là !... Eh bien, quoi ? C'est fermé ! Ils ont fermé la grotte ! [TOUS LES BRIGANDS:] à l'intérieur. — Mais fermez donc ! Fermez donc ! FOLLENTIN. — La Maréchaussée !... C'est la Maréchaussée ! [CARTOUCHE:] Mais allez-vous fermer, malepeste ! [GABRIEL:] A la grotte ! En avant !... [FOLLENTIN:] Mais fermez donc, nom d'un chien !... [GABRIEL:] En joue ! Rendez-vous ou vous êtes morts ! [MANDRIN:] Nous sommes pris ! [CARTOUCHE:] Ah ! vous êtes encore un malin, vous ! [GABRIEL:] Allez ! arrêtez-moi tous ces gens-là !, [FOLLENTIN:] Dieu !... C'est Gabriel. [GABRIEL:] en montrant FOLLENTIN. — A celui-là, seul, la liberté ! [FOLLENTIN:] Sauvé !... Merci, mon Dieu ! [BIENENCOURT:] apparaissant en uniforme archi-galonné de Maréchal de France. — Pas encore ! [TOUS:] Hein ?... [BIENENCOURT:] Soldats, pas de passe-droit !... Et empoignez-moi tout le monde ! Obéissez, Lieutenant, je suis Maréchal de France ! [FOLLENTIN:] Bienencourt ! [GABRIEL:] Malédiction ! [BIENENCOURT:] Et maintenant, à la Bastille ! [FOLLENTIN:] Ah ! zut ! [UN CACHOT A LA BASTILLE:] rivées au mur, des chaînes. [FOLLENTIN:] Combien ? [CARTOUCHE:] Deux. [MANDRIN:] Trois. [FOLLENTIN:] Servi !... Cartouche, vous n'avez pas mis au jeu ! [CARTOUCHE:] J'avais oublié ! [FOLLENTIN:] Vous oubliez toujours ! A vous de parler ! [CARTOUCHE:] Passe parole ! [MANDRIN:] Parole ! [FOLLENTIN:] Dix francs ! [CARTOUCHE:] Vous dites ? [FOLLENTIN:] Deux écus ! [MANDRIN:] Je passe ! [CARTOUCHE:] Je les tiens ! Brelan d'as ! [FOLLENTIN:] Floche ! [CARTOUCHE:] Animal ! [FOLLENTIN:] A vous de faire ! [CARTOUCHE:] A moi !... Décidément, c'est très amusant, le poker ! Ecoutez ! [FOLLENTIN:] Le signal que j'ai indiqué au prisonnier du dessous. Il nous annonce que le geôlier fait sa ronde. [CARTOUCHE:] Brave prisonnier !... Vite ! gagnons nos chaînes. [MANDRIN:] Flûte ! J'avais full d'entrée ! [CARTOUCHE:] Oui, ce sera pour une autre fois !... Vite ! dissimulons le matériel. [MANDRIN:] Là !... et à l'attache ! [FOLLENTIN:] Il était temps ! [BIENENCOURT:] une lanterne à la main. — Ah ! Ah ! vous faites honneur au repas, je vois ! [TOUS:] Sauter le pas ? [BIENENCOURT:] Mon Dieu, oui !... votre dernier dîner. Demain, pour vous, le fouet, la roue, la mort ! [TOUS:] La mort ! [FOLLENTIN:] La mort !... mais non ! C'est impossible !... D'abord, Louis XV m'attend ! [BIENENCOURT:] Oui, mais, pour cela, il faudrait pouvoir arriver jusqu'à lui. Ah ! Ah ! Follentin, tu ne m'échapperas pas ! Et pour plus de précautions, j'ai fait demander le serrurier de la Bastille pour qu'il s'assure que vos chaînes sont bien rivées et que les barreaux de cette fenêtre sont bien solides !... Bon appétit, messieurs ! [TOUS:] Ah ! [CARTOUCHE:] Mais nous ne pouvons pas rester ici !... [TOUS:] Non ! [MANDRIN:] Si demain, au petit jour, nous somme encore là,... c'en est fait de nous ! [FOLLENTIN:] Et moi, je me connais. Quand on me fait faire quelque chose de trop bon matin, ça me fiche à bas pour toute la journée ! [CARTOUCHE:] Aussi faut-il fuir ! [TOUS:] Fuyons ! [MANDRIN:] Mais comment ? [FOLLENTIN:] Oui ! Eh bien ! nous n'avançons pas. Je crois qu'il vaut mieux chercher le moyen avant. [TOUS:] Cherchons ! [FOLLENTIN:] Ce qui me paraît le plus naturel, c'est la fenêtre. [MANDRIN:] Mais les barreaux ! [FOLLENTIN:] Ah, oui ! sacrés barreaux !... Ah ! ils ne tiennent pas ! [TOUS:] Ah ! [FOLLENTIN:] Sauvés, nous sommes sauvés ! [MANDRIN:] Comment, sauvés ! mais c'est à trente-cinq mètres du sol ! [FOLLENTIN:] C'est vrai ! mais enfin, c'est déjà quelque chose, nous savons qu'on peut sortir par là ! [CARTOUCHE:] En se cassant le cou ! [FOLLENTIN:] Oui, mais enfin, c'est déjà quelque chose ! Maintenant, ce qu'il faut trouver, c'est justement le moyen de ne pas se casser le cou !... Eh bien ! en attachant des rideaux, les uns aux autres, sur une longueur de 35 mètres !... [MANDRIN:] Oui, mais nous n'avons pas de rideaux ! [FOLLENTIN:] Oui, mais nous savons que si nous en avions... c'est déjà quelque chose ! Attendez donc !... J'ai une idée !... nos chemises, nos vêtements, en les effilant... et en les tressant après, nous faisons une corde. [CARTOUCHE:] Mais il faudra quinze ans ! [FOLLENTIN:] Quinze ans !... oui, oui !... En effet ! d'ici demain matin, nous ne trouverons jamais les 15 années nécessaires. Mais alors, j'ai trouvé !... Mandrin sort le premier et se suspend par les mains au rebord de la fenêtre, vous, Cartouche, vous descendez le long de Mandrin, et vous vous accrochez à ses pieds. Moi je descends le long de Mandrin et puis le long de vous, et je m'accroche à vos pieds ! [MANDRIN:] Oui, mais ça ne fera jamais trente-cinq mètres ! [FOLLENTIN:] Oui !... mais c'est déjà quelque chose !... Et puis alors,... attendez !... Mandrin, lui, qui n'a plus rien à faire là-haut, descend le long de vous et le long de moi... [CARTOUCHE:] Mais pour cela, il lâche la fenêtre !... [FOLLENTIN:] Naturellement ! [MANDRIN:] Mais alors, nous dégringolons tous les trois ! [FOLLENTIN:] C'est vrai !... Je n'y avais pas pensé ! Mon Dieu ! tout de même, si au lieu de trois nous avions été cinq !... Ça allait tout seul ! [TOUS:] Ah ! non ! Ah ! non ! Il faut trouver !... Il faut trouver !... Tous. — Le geôlier ! le geôlier !... A nos chaînes !... non, pas par là !... Ah ! les barreaux ! [BIENENCOURT:] Hein !... Ah, çà ! vous jouez donc aux quatre coins, vous ! Dieu !... les barreaux !... Ils ont scié les barreaux !... Ah ! mes gaillards, vous allez bien, mais vous avez compté sans moi. Entrez, serrurier ! [GABRIEL:] Voilà, patron ! [BIENENCOURT:] Vous voyez ces gredins-là ! Vous allez leur mettre doubles chaînes et les river solidement !... Après quoi, vous rescellerez les barreaux ! [GABRIEL:] Oui, patron !... Compris !... [BIENENCOURT:] Je vous enferme !... Je viendrai vous chercher dans un quart d'heure. [FOLLENTIN:] TOUS, pendant que GABRIEL va déposer sa trousse de serrurier tout à fait sur le devant de la scène et s'accroupit. — Parti ! Oh ! quelle idée !... Ma foi ! tant pis ! c'est le pied dans le crime ! [TOUS:] Allons ! [GABRIEL:] se débattant. — Eh ! là ! Eh ! là ! tout beau, vous autres !... Si c'est comme ça que vous recevez les gens qui viennent à votre secours ! [CARTOUCHE:] Votre lieutenant ! [GABRIEL:] Lui-même ! [FOLLENTIN:] Ah ! Gabriel !... Dieu soit béni ! [GABRIEL:] Et maintenant, mes amis, pas de temps à perdre !... Il s'agit de filer ! Déjà, pour faciliter la chose, j'ai scié les barreaux. [MANDRIN:] C'était vous ! [GABRIEL:] C'était moi ! [FOLLENTIN:] Brave garçon ! [GABRIEL:] Et maintenant, vous n'avez qu'à prendre une échelle de corde ! [FOLLENTIN:] C'est ça !... C'est ça !... une échelle de corde ! [CARTOUCHE:] Mais nous n'en avons pas ! [FOLLENTIN:] Ah ! c'est vrai ce qu'il dit là !... Nous n'en avons pas ! [GABRIEL:] La belle affaire !... Ne suis-je pas prestidigitateur ! Et n'avez-vous pas votre chapeau ! [FOLLENTIN:] C'est vrai ! [GABRIEL:] Une ! deux ! trois !... Une échelle, une !... [TOUS:] Une échelle ! [GABRIEL:] Oh ! Il ne s'agit pas de danser en ce moment. Vous vous réjouirez quand vous serez hors d'ici !... Accrochez l'échelle ! [FOLLENTIN:] Ça va ? [CARTOUCHE:] Oui !... Elle arrive juste au raz du sol... [MANDRIN:] Alors, filons ! Tiens ! Attendez donc ! Quel est cet homme qui tourne autour de la Bastille ! [TOUS:] Un homme ? [CARTOUCHE:] Oui !... Il a vu l'échelle !... Il lève la tête de notre côté... Mon Dieu !... serait-ce un espion ! [FOLLENTIN:] Mais, ma parole, il grimpe à l'échelle !... [TOUS:] Mais oui ! [MANDRIN:] Si nous laissions tomber l'échelle ? [CARTOUCHE:] Mais alors nous ne l'aurions plus ! [FOLLENTIN:] Vous avez raison ! Mieux vaut le laisser monter !... Et si c'est un espion, couic !... [TOUS:] C'est ça !... [FOLLENTIN:] Oh ! maintenant, rien ne m'arrête plus ! [TOUS:] Lui ! [LATUDE:] Enfin ! [TOUS:] Qui vive ! [LATUDE:] Hein ! quoi ? [FOLLENTIN:] Allons, parlez, qui êtes-vous ? [LATUDE:] Moi ?... Latude ! [TOUS:] Latude ! [LATUDE:] Merci, mes amis !... Merci de m'avoir donné le moyen de réintégrer ma chère Bastille ! [TOUS:] Comment ? [LATUDE:] Voilà des années, monsieur, que l'administration me met à la porte chaque fois que je reviens ici. On aura beau faire, chaque fois qu'on me chassera, je saurai bien y revenir. [FOLLENTIN:] A votre aise, monsieur Latude ! Mais nous qui n'avons pas les mêmes raisons que vous, nous allons jouer la fille de l'air. A vous, Cartouche ! [CARTOUCHE:] Par obéissance !... [FOLLENTIN:] A vous, Mandrin ! [MANDRIN:] même jeu. — Ça me connaît ! [GABRIEL:] A vous, M. Follentin ! [FOLLENTIN:] A moi !... Oh ! nom d'un chien ! Oh ! que c'est haut ! [GABRIEL:] Eh ! bien, allez ! [FOLLENTIN:] Mais je ne peux pas !... Il n'y a pas mèche !... j'ai le vertige ! [BIENENCOURT:] Oh ! une évasion !... Allez-vous-en, vous ! [FOLLENTIN:] Mais je ne peux pas !... J'ai le vertige ! [BIENENCOURT:] Allez-vous-en donc ! Mandrin et Cartouche qui se sauvent !... Oh ! mais toi, du moins, tu ne te sauveras pas !... A la garde ! A la garde ! [GABRIEL:] Vous voilà bien, maintenant ! [FOLLENTIN:] Qu'est-ce que vous voulez !... même avec l'échelle, j'aurais pas pu !... Mon Dieu !... Comment sortir d'ici ! Dans mon chapeau... vous ne trouveriez pas encore quelque chose ? [GABRIEL:] Attendez donc !... peut-être !... A moi les trucs de Robert Houdin et de Buatier de Cola ! Vous voyez ce foulard ! [FOLLENTIN:] Et qu'est-ce que vous voulez que je fasse d'un foulard ? [GABRIEL:] Attendez donc !... Voyons, où voulez-vous aller ? [FOLLENTIN:] Où ?... Chez Louis XV. Il m'attend ! [GABRIEL:] Va pour Louis XV !... Mettez-vous là ! Une, deux, trois, passez Follentin. Et d'un ! Et vous, M. Latude !... Eh ! M. Latude ? [LATUDE:] passant sa tête à travers la paille. — Quoi ? [GABRIEL:] Pendant que vous me tenez, vous ne voulez pas en profiter pour sortir d'ici ? [LATUDE:] Quitter la Bastille ? Jamais ! [GABRIEL:] Eh bien ! rendez-moi un service ! [LATUDE:] Un service ! [GABRIEL:] J'ai des dames à aller rechercher sous Charles IX, couvrez-moi de ce foulard et dites : un, deux, trois !... Et escamotez-moi ! [LATUDE:] Mais je ne sais pas ! [GABRIEL:] Ne vous inquiétez pas, faites ce que je vous dis !... Ça ira tout seul ! [LATUDE:] Vous y êtes ? [GABRIEL:] J'y suis ! [LATUDE:] Un, deux, trois ! [BIENENCOURT:] Par ici !... Par ici !... Oh ! il a filé !... Qu'est-ce que c'est que celui-là ? [LATUDE:] Moi ? Latude ! [BIENENCOURT:] Vous !... Encore !... Chassez-moi cet homme !... Mettez-le dehors ! [LATUDE:] se débattant. — Non, non ! Je veux de la prison ! Je veux qu'on me condamne ! [BIENENCOURT:] On ne vous condamnera pas ! [LATUDE:] C'est ce que nous verrons !... Mort aux vaches ! [TOUS:] Hein ? [LATUDE:] Mort aux vaches !... Mort aux vaches !...
[LOUIS XV:] Hein ! Ah ! non ! [JEANNE:] Elle ne s'est pas regardée ! [LOUIS XV:] Mais si vous tenez à notre royale faveur, j'avoue que j'honorerais volontiers cette jeune fille. [FOLLENTIN ET MADAME FOLLENTIN:] Qu'est-ce que vous dites ? [LOUIS XV:] Et si vous y mettez un peu de complaisance... [FOLLENTIN:] Ah çà ! dites donc ! Pour qui me prenez-vous ? [LOUIS XV:] Tenez ! J'ai justement une bonne ferme générale ! [FOLLENTIN:] Une ferme générale ?... Eh bien ! la ferme ! [LOUIS XV:] N'est-ce pas ainsi que j'ai fait avec le père de la Pompadour ! Ce brave Poisson ! [FOLLENTIN:] Justement ! Je ne suis pas un Poisson ! [MADAME FOLLENTIN:] Il n'y en a jamais eu dans notre famille ! Ah ! mais !... [MARTHE:] Oh ! [MADAME FOLLENTIN:] Voulez-vous laisser ma fille ! mon enfant ! [LA POMPADOUR:] Non ! Mais voyez-vous ces airs dégoûtés ! [FOLLENTIN:] A-t-on jamais vu ! [MADAME FOLLENTIN:] Marthe ! Mon enfant ! [LEBEL:] Sire !... C'est trop d'honneur que vous leur faites de discuter avec eux !... N'êtes-vous pas le Maître !... [LOUIS XV:] Tu as raison, Lebel. Tu conduiras Mademoiselle Follentin à mes appartements particuliers. [MARTHE:] Maman ! Maman ! Je ne veux pas ! [JEANNE:] Mais moi non plus ! [FOLLENTIN:] Voulez-vous laisser ma fille !... Voulez-vous ?... [LEBEL:] Il a porté la main sur Sa Majesté. [FOLLENTIN:] Ah ! Je n'ai vraiment pas de chance avec les rois ! [LEBEL:] Sire ! Une bonne lettre de cachet, et je me charge du reste ! [LOUIS XV:] Vous avez raison, Lebel ! M. de Sartine, qu'on appelle monsieur de Sartine ! [TOUS:] A la Bastille ! A la Bastille ! [FOLLENTIN:] Encore ! Ah ! Zut ! [LEBEL:] Voici M. de Sartine ! Ah ! Ah ! Ah ! [FOLLENTIN:] Bienencourt ! [GABRIEL:] Vous m'avez fait appeler, Sire ? [TOUS LES FOLLENTIN:] Gabriel ! [LOUIS XV:] L'homme du 20e siècle ! A la Bastille ! LOUIS XV remonte avec la Cour. [BIENENCOURT:] Ordre du Roi, monsieur. [GABRIEL:] Oui, Monsieur. [FOLLENTIN ET BIENENCOURT:] Oh ! [GABRIEL:] Emparez-vous de cet homme ! [BIENENCOURT:] Moi ! Mais jamais de la vie ! Il y a erreur ! [LOUIS XV:] Allez ! Allez ! Ce Follentin à la Bastille ! [GABRIEL:] A toi, la première manche, Bienencourt, mais à moi la seconde. [LOUIS XV:] Et toi, Lebel. [FOLLENTIN:] Sire ! [MADAME FOLLENTIN:] Comment, Lebel ! [FOLLENTIN:] Chut ! Tais-toi ! [LOUIS XV:] Conduis ces dames à mes appartements ! [FOLLENTIN:] Comptez là-dessus, Sire ! [LOUIS XV:] Venez, Madame ! [JEANNE ET LA POMPADOUR:] Oui, Majesté. [FOLLENTIN:] Et maintenant, filons ! [MADAME FOLLENTIN:] Oh ! oui ! filons ! [FOLLENTIN:] J'en ai assez de Louis XV. [MADAME FOLLENTIN:] Et nous donc ! [FOLLENTIN:] La vérité, c'est que je me suis trompé de route, au lieu d'aller chercher le bonheur dans le passé, j'aurais dû aller le demander à l'avenir. [MADAME FOLLENTIN ET MARTHE:] Oh ! oui, alors. [FOLLENTIN:] Vous êtes de mon avis ? [LES DAMES:] Oh ! oui ! [FOLLENTIN:] Alors, donnons-nous la main et disons ensemble ! Sale époque ! Ah ! sale époque ! [LE TEMPS:] Tu voudrais aller dans l'avenir, Follentin ? [TOUS LES FOLLENTIN:] Oh ! oui ! oui ! l'avenir ! [LE TEMPS:] Montez donc avec moi ! Et en route pour l'an 2000 ! [LE CAPITAINE:] Le Concert du Roi ! [LOUIS XV:] Prenez place, mesdames !
[LES PELOTINETTES:] Nous sommes les pelotinettes, Tout en fumant des cigarettes Nous guettons les petits trottins. [LA CONDUCTRICE:] Les voyageurs pour Mantes, Dieppe, Le Havre, en cigare ! [LES PELOTINETTES:] Voulez-vous qu'on fasse un petit gueul'ton ?
[GODAIS:] Auguste !... Auguste ! Auguste ! [AUGUSTE:] Hein ?... Tiens ! c'est le patron ! [GODAIS:] Il est onze heures et demie... il ne viendra plus de voyageurs... Tu peux aller te coucher. [AUGUSTE:] Bonsoir, monsieur... Ah ! je savais bien... Et le turbot, monsieur ? [GODAIS:] Eh bien, quoi, le turbot ? [AUGUSTE:] Voilà cinq jours qu'il est là !... il commence à... s'impatienter. [GODAIS:] Que veux-tu que j'y fasse ? il n'est venu personne à Fontainebleau cette semaine. Tu diras au chef de le mettre en mayonnaise. [AUGUSTE:] Oui... la mayonnaise prolonge le turbot... mais pas longtemps. [GODAIS:] Si, dans deux ou trois jours, je n'en ai pas trouvé le placement... eh bien, vous le mangerez à l'office... Un turbot de douze francs... je vous gâte ! [AUGUSTE:] Ah ! c'est bien le mot !... Bonsoir, monsieur. [GODAIS:] Bonsoir !
[GODAIS:] puis UN GARÇON D'HOTEL. Je vais faire ma ronde, pour voir si tout est en ordre... et je me coucherai aussi. [UN GARÇON D'HOTEL:] Patron !... une lettre que le facteur apporte à l'instant. [GODAIS:] Une lettre ?... donne. "A M. Godais, maître d'hôtel à Fontainebleau." C'est bien pour moi. "Monsieur, je me marie aujourd'hui, j'arriverai à Fontainebleau avec ma jeune femme par le train de minuit cinq." Comment ! ce soir ? "Je désire un appartement confortable, pour y passer ma lune de miel. Faites faire du feu partout et préparez-nous un petit souper délicat. Je veux que ce soit très bien ; je ne regarde pas au prix..." Il n'y a pas une minute à perdre. Auguste ! Auguste ! [AUGUSTE:] Bonsoir, monsieur... Je suis couché ! [GODAIS:] Habille-toi... et viens tout de suite... tout de suite ! [AUGUSTE:] Saprelotte !... qu'est-ce qu'il y a ? [GODAIS:] Ah ! il y a un Post-Scriptum. "Vous me mettrez deux oreillers, je ne peux pas dormir la tête basse ; cela fera trois oreillers, en comptant celui de ma femme..." Mais, dans le cas où elle aussi aimerait à avoir la tête haute... ce que je ne sais pas encore... je vous le dirais... alors il nous faudrait quatre oreillers... Je ne regarde pas au prix... je veux que ce soit très bien. Recevez mes salutations. Ernest de Maxenville. Paris, le 1er avril 1868." Je vais lui donner la chambre numéro 7... avec salon... C'est l'appartement réservé aux lunes de miel... Fontainebleau est très à la mode depuis quelque temps pour ces sortes d'expéditions.
[AUGUSTE:] Me voilà ! Est-ce qu'il y a le feu ? [GODAIS:] Non... Une lune de miel qui nous arrive par le train de minuit cinq... [AUGUSTE:] Aujourd'hui ?... ce n'est pas possible ! [GODAIS:] Voici la lettre ! [AUGUSTE:] er avril..." J'en étais sûr... c'est un poisson d'avril... Ils ne viendront pas... allons nous coucher... [GODAIS:] Un moment ! Attendons au moins l'arrivée du train. [AUGUSTE:] Quelle rage ont ces gens-là de venir pendre la crémaillère chez les autres ! [GODAIS:] Puisque c'est la mode ! [AUGUSTE:] Pas pour tout le monde !... moi, je me suis marié l'année dernière... [GODAIS:] Oui, une fameuse idée ! [AUGUSTE:] Eh bien, je suis resté chez moi... et je n'ai pas eu à le regretter... ma femme non plus ! [GODAIS:] Ah çà ! pourquoi diable t'es-tu marié, à ton âge ? [AUGUSTE:] Monsieur, j'avais depuis longtemps le projet de m'unir à une jeune et jolie femme... Julie a vingt-deux ans... [GODAIS:] Elle louche... [AUGUSTE:] Non, monsieur... elle ne louche pas... elle a un œil qui regarde en haut... un œil qui implore... mais elle ne louche pas. [GODAIS:] Mais à quoi te sert ta femme ?... elle est placée à Paris, et toi, tu es à Fontainebleau. [AUGUSTE:] Je prends le train tous les samedis soir... Mais, dans ce moment, la pauvre enfant est sans place... et si Monsieur avait besoin de quelqu'un... [GODAIS:] Ici, chez moi ? [AUGUSTE:] Ça m'épargnerait des déplacements... [GODAIS:] Merci... je n'ai besoin de personne. Une gaillarde pareille... il passe trop de cavalerie à Fontainebleau. [AUGUSTE:] Monsieur... minuit et demi... Quand je vous disais que c'était un poisson d'avril ! [GODAIS:] Non, je ne puis croire à une pareille gaminerie. [AUGUSTE:] Alors je vais allumer le feu. [GODAIS:] Un instant !... s'ils ne viennent pas... Ils devraient être ici depuis un quart d'heure... attendons encore cinq minutes. [AUGUSTE:] Attendons !... Monsieur, il me vient une idée pour le turbot. [GODAIS:] Laquelle ? [AUGUSTE:] L'employé de l'octroi est très enrhumé du cerveau... Si vous lui en faisiez hommage ? [GODAIS:] Par exemple !... un turbot de douze francs. Minuit trente-cinq... ils ne viendront pas ! Tu peux aller te coucher. [AUGUSTE:] Si j'ai un regret... c'est de m'être relevé... Bonsoir, monsieur.
[GODAIS:] C'est la première fois qu'on me fait une aussi sotte plaisanterie ! Il y a des gens qui ne savent qu'inventer. Hein ? une voiture ! Un jeune homme... une dame... ce sont eux. Auguste ! Auguste ! [LA VOIX D'AUGUSTE:] Bonsoir, monsieur !... Je suis couché... [GODAIS:] Habille-toi ! tout de suite !... tout de suite ! [LA VOIX D'AUGUSTE:] Encore ! nom d'un petit bonhomme ! [ERNEST:] Entrez, mademoiselle... n'ayez pas peur... nous serons ici comme chez nous. [GODAIS:] Monsieur... madame... [ERNEST:] Ah ! c'est vous le nommé Godais ?... [GODAIS:] J'ai reçu votre lettre... je vous attendais... [ERNEST:] Nous avons eu toutes les peines du monde à trouver une voiture à la gare. Voyons, tout est-il prêt, l'appartement ? [GODAIS:] Voici le salon... et la chambre à côté, numéro 7. [ERNEST:] Je veux que ce soit très bien ! je ne regarde pas au prix... Le souper ? [GODAIS:] Dans un quart d'heure... je puis vous offrir un joli perdreau rôti... [ERNEST:] Acceptez-vous le perdreau ? [MARIE:] Oh ! tout ce que vous voudrez... Je n'ai presque pas faim. [ERNEST:] L'émotion... [GODAIS:] Je connais ça... Ici, on ne commence à manger que le troisième jour. [ERNEST:] Et après le perdreau ? [GODAIS:] Turbot sauce mayonnaise... bien frais. [ERNEST:] Non... je vais peut-être vous faire bondir... mais je n'aime pas le turbot... [GODAIS:] Ah ! c'est fâcheux !... Je puis le remplacer par une truite saumonée. [ERNEST:] Acceptez-vous la truite saumonée ? [MARIE:] Oh ! tout ce que vous voudrez ! [GODAIS:] Macaroni au gratin... c'est le triomphe de la maison. [ERNEST:] Très bien... Maintenant, fricassez-nous quelque chose de sucré... [GODAIS:] Parfait glacé... vanille et orange... c'est le triomphe de la maison. [ERNEST:] Accepté ! mais dépêchez-vous. Ah ! monsieur Godais !... [GODAIS:] Monsieur ? [ERNEST:] N'oubliez pas mes deux oreillers... [GODAIS:] Oui, monsieur... j'en ai pris note... Et pour Madame, est-ce un ou deux ? [ERNEST:] Je ne sais pas encore... vous comprenez... je suis marié de ce matin... je vais le lui demander. Mademoiselle... [MARIE:] Quoi, monsieur ? [ERNEST:] Je ne voudrais pas que ma question vous parût indiscrète... mais chacun a ses petites habitudes. Comment lui tourner ça... sans la faire bondir ? En ménage... quand on est destiné à vivre ensemble, il faut se mettre à son aise... parce que là où il y a de la gêne... il n'y a pas de plaisir. Non !... ce n'est pas ça... Enfin, les uns ont la tête haute, les autres l'ont basse... Ainsi, monsieur votre père... [MARIE:] Mon père, monsieur, n'a aucune raison de baisser la tête, je vous prie de le croire. [ERNEST:] Pardon... vous ne me comprenez pas... Loin de moi la pensée... [MARIE:] Mais quoi ? [ERNEST:] Rien... rien... Allez, je vous le dirai demain matin. [GODAIS:] Très bien !... Je vais réveiller tout le monde.
[ERNEST:] Je suis un peu ému... c'est la première fois que je me trouve seul avec elle... pas de maman... d'oncles... de tantes... de cousines... Elle... Fontainebleau et moi !... Mademoiselle... [MARIE:] Monsieur... [ERNEST:] Vous paraissez triste... contrariée... [MARIE:] Je le crois bien... après la façon dont vous venez de traiter mon père... [ERNEST:] Je me suis fait bien mal comprendre : quand je me suis permis de dire que monsieur votre père avait la tête basse, cela signifiait qu'il ne mettait qu'un oreiller. [MARIE:] Eh bien ? [ERNEST:] Cela n'attaque en rien son honorabilité ni son intelligence. [MARIE:] Quelle singulière conversation ! [ERNEST:] Le fait est que... Pour un jour de noce ! je ne sais pas pourquoi je me suis embarqué dans les oreillers. Nous serons très bien ici... [MARIE:] Vous croyez ? [ERNEST:] C'est simple... [MARIE:] Oh ! oui !... il n'y a pas de luxe... Mais vous aviez mis dans votre tête de faire ce voyage... malgré tout le monde... malgré mon père surtout, un homme de bon sens, quoi que vous en disiez... [ERNEST:] Moi ? Je n'ai jamais prétendu le contraire... [MARIE:] Je ne comprends pas, vous disait-il, quand vous avez un appartement bien chaud, bien commode, bien meublé... que vous alliez faire vingt lieues, au beau milieu de la nuit, pour tomber dans une misérable chambre d'auberge... [ERNEST:] C'est l'usage... après la cérémonie... on disparait, on fait ce qu'on appelle le petit voyage, c'est consacré. On éprouve le besoin de fuir les regards indiscrets, de se soustraire aux sottes interprétations, aux questions équivoques... [MARIE:] Quelles questions ? Je n'en redoute aucune ! [ERNEST:] Aujourd'hui... c'est possible. Mais demain !... Enfin, ce que je voulais, c'était m'isoler du monde... avec vous... Nous ne nous quitterons pas, nous ferons de longues promenades à pied... dans la forêt... [MARIE:] Il n'y a pas encore de feuilles... et il pleut. [ERNEST:] J'ai apporté des parapluies... Mais ne vous tourmentez pas... ces huit jours passeront comme un rêve. [MARIE:] Comment ! nous allons rester huit jours ici ? [ERNEST:] Vous les regretterez peut-être... Tenez, asseyons-nous près du feu. [MARIE:] Il n'y en a pas. [ERNEST:] Tiens ! c'est vrai... Ils ont oublié d'allumer, je vais sonner. Eh bien, la sonnette est cassée ! Garçon ! garçon !... Personne ! [MARIE:] Oh ! moi, j'ai juré que je ne mangerai jamais dans un restaurant ! [ERNEST:] Pourquoi ? [MARIE:] Je n'y suis allée qu'une seule fois... avec mon père... et j'y ai vu faire une chose !... [ERNEST:] Laquelle ? [MARIE:] Il y avait dans le salon, tout près de nous, un monsieur... bien désagréable, il faut en convenir !... il ne trouvait rien de bon... Son filet était trop cuit, son poisson ne l'était pas assez... il dérangeait le garçon à chaque instant. "Garçon !... du citron !... Garçon !... de la moutarde ! Garçon !... un cure-dent !..." Le pauvre homme n'était occupé qu'après lui... et il le traitait d'imbécile, d'idiot... [ERNEST:] Oh ! ils sont habitués à ça... et avec un bon pourboire... [MARIE:] Oui, mais celui-là s'est joliment vengé ! [ERNEST:] Et de quelle manière ? [MARIE:] De ma place, mes yeux plongeaient dans l'escalier par où se faisait le service, et j'aperçus ce garçon montant un macaroni destiné à ce monsieur... Avant d'entrer, savez-vous ce qu'il fit ? [ERNEST:] Non. [MARIE:] Il tenait son plat comme ça... devant lui... et il osa... Oh ! non ! je ne peux pas le dire... c'est trop vilain !... [ERNEST:] Il y jeta du poivre ?... [MARIE:] Si ce n'était que cela !... [ERNEST:] De la cendre de cigare ? [MARIE:] Non. [ERNEST:] Du tabac ? Ah ! j'y suis !... Il éternua dedans ! [MARIE:] Pis que cela !... [ERNEST:] Je comprends... il le traita comme le dernier des lâches. Ah ! c'est affreux ! [MARIE:] Et il eut le front d'entrer en criant : "Macaroni... soigné !... [ERNEST:] Vraiment ! [MARIE:] J'avais envie de prévenir notre voisin, lorsqu'il s'écria : "Enfin ! voilà un plat réussi ! [ERNEST:] Ah ! charmant ! [MARIE:] C'est horrible ! et voilà pourquoi jamais je ne mangerai dans un restaurant !... [ERNEST:] Oh ! à Fontainebleau, il n'y a rien à craindre, les garçons sont sans malice... Tiens !... un briquet !... je vais allumer le feu. En voyage, il faut se servir soi-même. Comme dit le proverbe : "Aide-toi, le ciel t'aidera." Ah ! c'est insupportable ! Garçon ! garçon !...
[AUGUSTE:] Voilà !... [ERNEST:] Allumez le feu... Vos allumettes ne prennent pas... [AUGUSTE:] Monsieur... cela dépend de la manière de les frotter... Regardez... Ce n'est pas bien difficile. Et cela croit appartenir aux classes supérieures... [MARIE:] Oh ! c'est singulier... ce garçon... il m'a semblé reconnaître... Ah ! je me trompe... [ERNEST:] C'est bien... Maintenant, allumez dans la chambre... au numéro 7... [AUGUSTE:] Monsieur, je n'en prends qu'une... il ne m'en faut pas davantage à moi. J'en ai d'autres dans ma poche
[MARIE:] Oh ! je me trompe... Quelle apparence que ce garçon se retrouve juste à Fontainebleau ? [ERNEST:] Ce bois est mouillé... il ne flambe pas... je vais baisser la trappe... Bien !... elle est rouillée ! Ah ! un soufflet !... Il fait manœuvrer le soufflet, qui jette des cris plaintifs. [MARIE:] Écoutez... on dirait un enfant qui pleure... [ERNEST:] Non ! c'est ce soufflet qui est crevé... Ah çà ! c'est donc un magasin de bric-à-brac que cette maison ?... [MARIE:] Il me semble que mon père n'avait pas tout à fait tort... [ERNEST:] Moi, ces petites mésaventures ne me déplaisent pas... Tenez, je vais peut-être vous faire bondir... eh bien... Sapristi !... Est-ce que vous ne sentez pas un courant d'air... là... derrière la tête ?... Allons, bon !... un carreau cassé ! Garçon ! garçon !...
[AUGUSTE:] Monsieur ? [ERNEST:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [AUGUSTE:] Tiens ! Monsieur a cassé un carreau ? [ERNEST:] Ce n'est pas moi... imbécile ! [MARIE:] Prenez garde ! [ERNEST:] Va me chercher un vitrier ! [AUGUSTE:] A une heure du matin ?... Monsieur veut rire... [ERNEST:] Nous ne pouvons pourtant pas rester dans un courant d'air, sacrebleu ! Oh ! pardon ! [MARIE:] Il jure ! [AUGUSTE:] Calmez-vous !... j'ai une idée... je la crois bonne... Attendez cinq minutes.
[ERNEST:] puis AUGUSTE. Brrr ! Ordinairement je porte de la flanelle... mais un jour de noces... Je sens que je m'enrhume. Je vous demanderai la permission de remettre mon paletot. [MARIE:] Et moi, mon manteau... [ERNEST:] Il fait un froid de loup... [MARIE:] Je suis gelée... [ERNEST:] Un jour de noces... quel drôle d'uniforme !... C'est égal... je sens la chaleur qui revient. Mademoiselle... non, permettez-moi de vous appeler Marie... ma chère Marie... [MARIE:] Mon Dieu, que j'ai froid aux pieds ! [ERNEST:] Voulez-vous une chaufferette ? [AUGUSTE:] Voilà l'affaire !... [ERNEST:] Quoi ? [AUGUSTE:] Le carreau ! Au moins, si vous cassez celui-là... ça ne vous coûtera pas cher. [ERNEST:] Mon ami. voulez-vous avoir l'obligeance d'apporter une chaufferette pour Madame ? [AUGUSTE:] Une chaufferette ? [ERNEST:] Vous devez en avoir ? [AUGUSTE:] Il y en a une... mais je ne sais pas si elle est complète... je vais voir. [MARIE:] Il faut avouer que nous ne pouvions pas plus mal tomber. [ERNEST:] C'est l'installation qui est pénible... mais, une fois que nous aurons pris nos petites habitudes... Ce carreau... en papier... est déjà une amélioration... Je sentais sur la nuque un courant d'air... [MARIE:] Tiens ! voilà le feu qui prend ! [ERNEST:] C'est, ma foi, vrai ! Approchez-vous ! chauffez-vous les pieds... [MARIE:] Ah ! avec plaisir. [ERNEST:] Notre horizon s'éclaircit !... un bon feu... un bon souper et... Marie !... permettez-moi de vous appeler Marie... [MARIE:] Je le veux bien, monsieur. [ERNEST:] Et vous... vous m'appellerez Ernest... plus tard !... [MARIE:] Oh ! pas devant le monde ! [ERNEST:] Non !... quand nous serons seuls... tous les deux, votre main dans la mienne... comme en ce moment... moment délicieux ! Ah ! j'ai trop chaud maintenant... Revenant s'asseoir près d'elle. Marie... permettez-moi de vous appeler Marie !... c'est la première fois que je me trouve seul avec vous... car, en chemin de fer, nous avions dans notre compartiment... un capitaine de dragons dont la présence m'empêchait de vous exprimer tous mes sentiments... [MARIE:] Oh !... il sentait affreusement le cigare ! Fumez-vous, monsieur ? [ERNEST:] Moi je fume... c'est-à-dire... je fume quand on le désire... [MARIE:] Eh bien, moi, monsieur, je ne le désire pas ! [ERNEST:] Cela suffit, mademoiselle, un mot de vous... [MARIE:] Papa dit que tous les fumeurs deviennent fous ou imbéciles... [ERNEST:] Oh !... Monsieur votre père a des idées... [MARIE:] Quoi ? [ERNEST:] Un peu arriérées... [MARIE:] Encore !... Ah ! je le vois bien... vous n'aimez pas mon père !... [ERNEST:] Mais si ! [MARIE:] C'est de l'antipathie !... [ERNEST:] Je vous jure... Voyons, Marie... ma petite Marie... ne me boudez pas... mais votre père... je l'adore... et vous aussi !... [AUGUSTE:] Monsieur, c'est la chaufferette... il manque le couvercle. [ERNEST:] C'est inutile... le feu est pris... [AUGUSTE:] Ça, c'est votre oreiller... [ERNEST:] Ah ! très bien !... [AUGUSTE:] Je vous gâte... c'est le mien !... [ERNEST:] Comment, le sien ?... Mets-le par- dessous ! Par-dessous ! Je n'ai pas envie de poser ma joue... Ah çà ! mais... notre souper ne vient pas... Ils dorment à la cuisine... je vais les réveiller... Vous permettez ?... deux minutes...
[MARIE:] puis ERNEST. Quand je pense que nous allons passer huit jours ici... [AUGUSTE:] J'ai réfléchi... Un jeune ménage, ils doivent avoir besoin d'une femme de chambre. Madame... [MARIE:] La ressemblance est frappante... [AUGUSTE:] J'oserai vous adresser une petite requête... Ma femme... [MARIE:] Est-ce qu'il y a longtemps que vous êtes à Fontainebleau ? [AUGUSTE:] Trois ans... Ma femme... [MARIE:] Et auparavant ? [AUGUSTE:] Je servais à Paris, dans un des premiers restaurants du boulevard Montmartre. [MARIE:] Boulevard Montmartre ! c'est lui ! [AUGUSTE:] Ma femme, Julie... désirerait se placer comme femme de chambre, et, si vous n'avez personne en vue... [MARIE:] Oh ! cela ne me regarde pas ! Adressez-vous à Monsieur... c'est lui qui est chargé de choisir les domestiques... [ERNEST:] On va servir... [MARIE:] Vous me ferez appeler... je vais procéder à notre installation. Surtout, soyez très poli avec ce garçon ! Je vous dirai pourquoi.
[ERNEST:] Il me semble que je n'ai pas l'habitude d'être malhonnête avec les domestiques... [AUGUSTE:] Monsieur... j'oserai vous adresser une petite requête... je connais une femme de chambre à placer. [ERNEST:] Justement j'en cherche une. [AUGUSTE:] Elle coud, elle repasse, elle raccommode... elle touche même un peu du piano... [ERNEST:] Hein ? [AUGUSTE:] Quand les maîtres sont sortis... Elle s'appelle Julie... [ERNEST:] Tiens ! j'en ai connu une... qui louchait... [AUGUSTE:] Celle-là ne louche pas... elle a un oeil qui implore... mais elle ne louche pas... [ERNEST:] Ma tante !... Ah ! c'est la Julie qui était chez ma tante ?... une grande... belle fille ?... [AUGUSTE:] Superbe ! [ERNEST:] Eh bien ! mon ami, c'est impossible ! [AUGUSTE:] Pourquoi ? [ERNEST:] Ma tante l'a renvoyée parce qu'elle s'est aperçue de notre liaison... Ne parle pas de ça à ma femme ! [AUGUSTE:] Quelle liaison ? [ERNEST:] Eh bien, notre liaison !... tu comprends ? [AUGUSTE:] C'est faux ! [ERNEST:] Comment ? [AUGUSTE:] Il y a dans le monde une foule de petits crevés... [ERNEST:] Hein ? [AUGUSTE:] Qui se vantent d'avoir des femmes et qui ne sont que des hâbleurs et des rien du tout ! [ERNEST:] Ah ! mais prends garde ! [AUGUSTE:] Et des rien du tout ! [ERNEST:] Insolent !... Tiens ! [AUGUSTE:] Il lève la main sur moi !... Il me le payera. Et des rien du tout !
[ERNEST:] puis GODAIS. [MARIE:] Eh bien, monsieur, si c'est comme cela que vous tenez compte de mes recommandations. [ERNEST:] Quoi donc ? [MARIE:] Je vous avais prié d'être très poli avec ce garçon... [ERNEST:] Oh ! une petite altercation... je lui donnerai cent sous... MARIE. — Frapper un domestique ! Ah ! je vois que j'ai épousé un homme violent, emporté... Mais non !... c'est tout le contraire ! [MARIE:] Vous avez su vous contenir tant que je n'étais pas votre femme... mais maintenant... [ERNEST:] Je vous assure que je suis un mouton... Tenez, je vais vous raconter mon caractère... avec tous ses défauts. Voici mon caractère : Je suis bon, je suis doux, je suis généreux... Oh ! je ne vous cache rien ! [MARIE:] Oui, mais vous commencez par les qualités... [ERNEST:] J'arrive aux défauts... A vrai dire, je ne m'en connais qu'un... [MARIE:] Vraiment ? [ERNEST:] Je suis doué d'une extrême sensibilité... je ne peux pas voir un malheureux... je le fuis ! [MARIE:] Ah ! [ERNEST:] Mes aspirations me portent à la rêverie, à la mélancolie... Je suis ce qu'on appelle un homme mélancolique. Ça y est, me voilà enrhumé ! Je puis le dire sans fausse modestie... je porte un cœur de poète... [MARIE:] Vous faites des vers ? [ERNEST:] Oh ! quelques romances... assez réussies... Je suis organisé d'une façon exceptionnelle, j'entends vibrer en moi toutes les harmonies de la nature... Je comprends les voix qui ne parlent pas... le frémissement des feuilles sous les pieds de la femme aimée, la chanson plaintive du vent qui souffle dans les grands bois, le concert des étoiles... la goutte de rosée... qui dit à sa sœur... Sapristi ! il y a encore un courant d'air ! On a crevé le carreau ! [MARIE:] Vous êtes enrhumé ? [ERNEST:] Non... ce n'est rien... Marie... permettez-moi de vous appeler Marie !... Je vous le dis du fond du cœur... ce que j'aime avant tout... c'est le bruit harmonieux de vos pas... c'est le frissonnement de votre robe... c'est... Ah ! je deviens impossible ! Marie !... [MARIE:] Monsieur ? [ERNEST:] Je vais peut-être vous faire bondir... Si nous retournions à Paris... chez nous ? [MARIE:] Oh ! ça, avec plaisir... tout de suite ! [ERNEST:] C'est-à-dire après souper. [MARIE:] Comment, monsieur, vous aurez le courage de souper... et de vous faire servir par ce garçon ?... [ERNEST:] Pourquoi pas ? [MARIE:] Si vous saviez... [GODAIS:] Monsieur est servi. [ERNEST:] Ah ! ce n'est pas malheureux ! Nous repartons dans une heure. [MARIE:] Le plus tôt possible. [ERNEST:] Chargez-vous de nous procurer une voiture. [GODAIS:] Est-ce que Monsieur n'est pas content de la maison ? [ERNEST:] Mon ami... je n'ai apporté qu'une douzaine de mouchoirs... et je vois que c'est insuffisant... [GODAIS:] Je puis en prêter à Monsieur. [ERNEST:] Merci, mon ami. [GODAIS:] Comme Monsieur voudra... et, dès qu'Auguste sera rentré... [MARIE:] Ah !... il est sorti ? [GODAIS:] Il est parti comme un fou, pour envoyer une dépêche à Julie. [MARIE:] A sa femme ? [ERNEST:] Comment !... Julie !... c'est sa femme ? [MARIE:] Sans doute... Qu'avez-vous donc ? [ERNEST:] Rien... c'est le rhume ! Et moi qui lui ai raconté... Saprelotte !...
[AUGUSTE:] Macaroni... soigné ! [MARIE:] Lui ! Pour rien au monde, ne touchez à ce macaroni. Plus tard, je vous dirai... Je vais chercher les manteaux... les sacs de nuit.
[ERNEST:] Je l'ai trompé... et il le sait !... ce sourire sardonique... et vindicatif... Ce macaroni doit être empoisonné ! ! ! [AUGUSTE:] Monsieur... ça va refroidir. [ERNEST:] Comme il est pressé ! Malheureux, tu comptes sans doute sur l'impunité... mais ce macaroni, je puis le faire analyser ; car. aujourd'hui, il n'y a plus de secrets pour la science... La chimie a su trouver des appareils... qui permettent de découvrir de l'arsenic dans un bâton de chaise. [AUGUSTE:] Monsieur ne me paraît pas avoir bien faim. [ERNEST:] Je pourrais me transporter immédiatement chez le procureur impérial... [AUGUSTE:] Il est à la chasse... [ERNEST:] Mais non !... mais non !... je serai clément, car j'ai eu des torts envers toi... torts involontaires... j'ignorais que cette Julie fût ta femme... [AUGUSTE:] Ah ! monsieur, pour ce qui est de Julie, je vous engage à ne pas continuer votre petite balançoire... J'ai dans ma poche la preuve de son innocence... [ERNEST:] La preuve ?... Ah ! c'est un peu fort. [AUGUSTE:] Nous avons un télégraphe de nuit à Fontainebleau... et je l'ai fait jouer. Lisez ! [ERNEST:] Imbécile... [AUGUSTE:] C'est à moi qu'elle s'adresse. [ERNEST:] Je le vois bien. "Tu crois les cancans du premier cocodès venu... [AUGUSTE:] Ça, c'est pour vous... [ERNEST:] M. Ernest m'a offert une montre en or avec sa chaîne ; je l'ai refusée..." A part. Elle a préféré un bracelet. [AUGUSTE:] Brave fille ! [ERNEST:] Sois tranquille... si jamais je te trompe, je te le dirai... [AUGUSTE:] Vous entendez... elle me le dira... Eh bien, qu'est-ce que vous avez à répondre à ça ? [ERNEST:] Bien... mon ami... rien !... je me vantais. Mais alors qu'as-tu fourré dans ce macaroni ? [AUGUSTE:] Rien, parole d'honneur !... J'ai eu un moment l'idée... quand vous avez levé la main sur moi... d'y déposer l'expression de mon mécontentement... mais la dépêche de Julie est arrivée...
[LES MEMES:] puis MARIE. [GODAIS:] La voiture est en bas. [ERNEST:] C'est bien... prévenez Madame. [AUGUSTE:] Monsieur... c'est la petite note... [ERNEST:] Souper... feu... bougies... service... un carreau cassé... recollage dudit carreau... Total : soixante-cinq francs." Tiens voilà cent francs... tu garderas le reste... Je lui dois bien ça !... [AUGUSTE:] Trente-cinq francs de pourboire !... il a des remords. [GODAIS:] Si Madame est contente et veut avoir la bonté de le certifier... voici le livre des voyageurs. [MARIE:] Moi ?... Qu'est-ce qu'il faut écrire là-dessus ? [ERNEST:] Êtes-vous contente ? [MARIE:] Mais non ! [ERNEST:] Moi non plus ! Alors écrivez : "Jeunes époux, restez chez vous ! [MARIE:] Oh ! approuvé ! [ERNEST:] Marie... permettez-moi de vous appeler Marie !... pardonnez-moi ce voyage... inutile... et acceptez mon bras. [MARIE:] Volontiers. [ERNEST:] Vous aussi ? Sauvons-nous ! [AUGUSTE:] Moi, je vais manger le macaroni.
[CARBONEL:] puis BERTHE.
[CARBONEL:] entre et place des albums, un stéréoscope sur la table du salon, où sont des journaux. CARBONEL essuie un candélabre. [MADAME CARBONEL:] Enlève tous ces journaux, Carbonel... Mon salon a l'air d'un cabinet de lecture. [CARBONEL:] Je t'assure que des journaux font très bien sur une table. [MADAME CARBONEL:] C'est possible... quand on n'a pas autre chose à y mettre... j'ai mes albums, mon stéréoscope... Il manque un vase avec des fleurs. [CARBONEL:] Il y en a un dans le salon de madame Césénas. [MADAME CARBONEL:] J'en achèterai un pour mercredi prochain. [CARBONEL:] Décidément, c'est le mercredi que tu as choisi pour être notre jour ? [MADAME CARBONEL:] Sans doute. [CARBONEL:] Et c'est aujourd'hui notre début... l'inauguration. Crois-tu qu'il nous vienne du monde ?... MADAME CARBONEL. — Certainement !... j'ai envoyé des cartes à toutes nos connaissances, avec ces mots : "Madame Carbonel restera chez elle le mercredi" ! Oui, et pourquoi pas "Monsieur et Madame Carbonel" ? [MADAME CARBONEL:] Quand on dit madame... cela signifie monsieur, puisque nous ne faisons qu'un. [CARBONEL:] C'est juste ! [MADAME CARBONEL:] Eh bien, Joséphine, et ce feu ?... [JOSEPHINE:] Voilà, madame, il est prêt ! [CARBONEL:] Il va falloir ouvrir la fenêtre maintenant... [MADAME CARBONEL:] Pourquoi ? [CARBONEL:] Chaque fois qu'on allume du feu dans le salon, ça fume... dès qu'on ouvre la fenêtre, ça ne fume plus... et, aussitôt qu'on la referme, ça refume... C'est très agréable. [MADAME CARBONEL:] Tu devais voir le propriétaire. [CARBONEL:] Je l'ai vu. [MADAME CARBONEL:] Eh bien ?... [CARBONEL:] Il m'a dit : "Que voulez-vous, mon cher ! vous avez un bail... nous verrons cela à la fin de votre bail... [MADAME CARBONEL:] Mais il a encore huit ans à courir, notre bail. [CARBONEL:] Nous serons passés à l'état de jambonneau. Tiens ! voilà que ça commence... je vais ouvrir la fenêtre... [MADAME CARBONEL:] C'est intolérable ! [CARBONEL:] Oh ! ce n'est ennuyeux que le mercredi... à cause de notre jour... car, comme m'a très bien dit le propriétaire, le salon est une pièce qu'on n'habite pas. [BERTHE:] Maman, me voilà prête. [MADAME CARBONEL:] Ah ! tu as mis ta robe neuve ?... [BERTHE:] Puisque c'est notre jour ! [CARBONEL:] Elle est jolie, ma fille ! [BERTHE:] Et puis, hier, j'ai rencontré Henriette ! [CARBONEL:] Qui ça, Henriette ? [BERTHE:] Madame Césénas... et elle m'a annoncé sa visite pour aujourd'hui ! [MADAME CARBONEL:] Les Césénas vont venir ! [CARBONEL:] Saperlotte ! quel dommage que nous n'ayons pas notre vase ! des millionnaires ! les seuls que nous connaissions. [MADAME CARBONEL:] Sais-tu si elle viendra avec sa voiture ?... [BERTHE:] Ça, je ne le lui ai pas demandé. [CARBONEL:] Ça ferait pourtant bien devant la porte. [BERTHE:] Et son chasseur ! [CARBONEL:] Oui !... un grand gaillard tout galonné qui reste dans l'antichambre en tenant le paletot de Monsieur... C'est magnifique !... Dis donc, ma bonne amie, tu aurais peut-être le temps d'aller acheter le vase ?... [MADAME CARBONEL:] Chut ! on sonne. [CARBONEL:] Déjà ! il n'est que midi ! [MADAME CARBONEL:] Une visite !... je cours mettre mon bonnet. [CARBONEL:] Et moi, mon habit... [MADAME CARBONEL:] Berthe, tu vas recevoir... nous revenons... [BERTHE:] Oui, maman ! CARBONEL.—Si c'est un monsieur... jeune ! tu lui diras : "Pardon, quelques ordres à donner... et tu viendras nous rejoindre. Oui, papa !
[BERTHE:] Qui est-ce qui peut venir si tôt ?... [DUPLAN:] On ne m'annonce pas, moi... je suis un ami... sans cérémonie... [BERTHE:] Tiens, c'est M. Duplan. [DUPLAN:] Moi-même... J'arrive de Courbevoie. Permettez que je dépose ceci, c'est fragile. [BERTHE:] Ah bien, vous avez joliment fait peur à papa et à maman... ils ont cru que c'était quelqu'un. [DUPLAN:] Vraiment ! Et où sont-ils, ces chers amis ? [BERTHE:] Quand papa a entendu sonner... il est allé mettre son habit noir. [DUPLAN:] Comment ! Carbonel fait des façons pour moi ? [BERTHE:] Ce n'est pas pour vous, ah bien, oui ! Mais c'est aujourd'hui mercredi et maintenant, tous les mercredis, papa mettra son habit noir. [DUPLAN:] Ah ! tous les mercredis !... pourquoi ?... [BERTHE:] Vous n'avez donc pas reçu la carte de maman ? [DUPLAN:] Non... [BERTHE:] Au fait, je crois qu'on n'en a pas envoyé aux personnes qui habitent la campagne. [DUPLAN:] Je suis venu pour parler à Carbonel d'une affaire importante... qui vous concerne un peu... [BERTHE:] Moi ? [DUPLAN:] Voyons, quel âge avez-vous ?... [BERTHE:] J'aurai vingt ans dans un mois... Pourquoi ?... [DUPLAN:] Parfait !... et, entre nous... est-ce qu'il n'est question de rien ?... [BERTHE:] De quoi voulez-vous qu'il soit question ? [DUPLAN:] Dame !... une demoiselle qui va avoir vingt ans... dans un mois... [BERTHE:] Pardon... quelques ordres à donner...
[DUPLAN:] puis M. et MADAME CARBONEL ; puis JOSEPHINE. Il n'est question de rien... j'arrive à temps. Ah ! Carbonel !... Madame... [MADAME CARBONEL:] Monsieur Duplan... [CARBONEL:] Que le bon Dieu vous bénisse !... vous nous avez fait peur !... Nous avons cru que c'était quelqu'un. [DUPLAN:] On me l'a déjà dit... [CARBONEL:] Vous permettez que j'achève ma toilette ? [DUPLAN:] Faites donc !... entre nous. La belle madame Carbonel voudra-t-elle me faire l'amitié d'accepter ?... [MADAME CARBONEL:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [DUPLAN:] Des œufs frais... de mes poules. [MADAME CARBONEL:] Ah ! que c'est aimable ! [CARBONEL:] Diable de Duplan ! toujours galant. [DUPLAN:] Je garantis la fraîcheur... la date est écrite au crayon sur chaque oeuf... Chez moi, dès qu'un œuf paraît, je le guette et je le date... En voici trois du 18... deux du 19... mes poules se sont un peu ralenties le 19... mais elles ont repris le 20... en voilà cinq du 20... bonne journée ! [MADAME CARBONEL:] Que de remerciements ! Joséphine ! [JOSEPHINE:] Madame ! [MADAME CARBONEL:] Mettez ces œufs au frais... [DUPLAN:] Dans un endroit bien sec... Je vous redemanderai le panier. [CARBONEL:] Et vous habitez toujours Courbevoie, papa Duplan ? [DUPLAN:] Mon Dieu, oui ! le paysage est joli... je m'y plais... voilà quarante ans que j'y suis... [MADAME CARBONEL:] Ah bah ! pas plus ?... [DUPLAN:] Il y a très peu de mutations à Courbevoie, et encore moins de contrats de mariage... la garnison n'épouse pas... ce qui, du reste, n'empêche pas la population d'augmenter tous les ans. [CARBONEL:] Enfin, vous avez là vos petites habitudes, votre maison, vos poules, votre jardin. [DUPLAN:] Et ma collection de rosiers... la plus belle des environs, j'en ai trois cent vingt-sept espèces... [MADAME CARBONEL:] Il y a tant de rosiers que ça !... [DUPLAN:] Et je n'ai pas tout !... il me manque la chromatella, la centifolia cristata. [CARBONEL:] Oh ! quel dommage ! [DUPLAN:] Mais je me les donnerai au jour de l'an... c'est mon seul luxe... je passe ma vie dans ma serre. Est-ce que c'est exprès que vous laissez votre fenêtre ouverte ? [CARBONEL:] Oui ; sans cela, la cheminée fume. Vous allez voir... ça va fumer. [DUPLAN:] Pourquoi ne faites-vous pas comme moi ? J'avais à Courbevoie une cheminée qui fumait... j'ai fait poser un petit appareil très ingénieux. [MADAME CARBONEL:] Quoi donc ?... [DUPLAN:] C'est en tôle... ou en zinc... je ne sais pas au juste... ça se place au-dessus de la cheminée... et ça tourne avec le vent... comme un petit moulin... C'est très gentil... je passe des heures à regarder ça... avec ma bonne... Seulement, quand le vent est trop fort, ça dégringole... mais on le repose. Je vous donnerai l'adresse du fabricant... ça coûte vingt- sept francs. [CARBONEL:] Ce n'est pas cher... mais vous comprenez... quand on n'est pas chez soi. [MADAME CARBONEL:] Nous n'avons pas envie de reconstruire la maison du propriétaire. [CARBONEL:] Mais on ne vous voit presque plus, papa Duplan ! [DUPLAN:] Que voulez-vous ! je ne viens plus à Paris que tous les six mois, pour toucher mes obligations... Ah ! ce n'est pas comme autrefois... je ne mettais pas le pied dans la capitale sans aller prendre ma demi-tasse dans votre établissement... au café Carbonel. [CARBONEL:] Ce cher Duplan... Il a toujours la rage de me parler de mon café ! [DUPLAN:] Je commençais par m'approcher du comptoir, pour rendre mes hommages à la belle madame Carbonel... comme nous vous appelions alors... [MADAME CARBONEL:] Vraiment !... [DUPLAN:] Vous étiez majestueuse... en manches courtes... trônant au milieu de tous vos petits tas de sucre. [CARBONEL:] C'est bien... il est inutile de rappeler... DUPLAN. — Ah ! je ne vous le cache pas... j'ai un peu soupiré pour vous... Du reste, nous soupirions tous, les habitués !... [MADAME CARBONEL:] Taisez-vous, mauvais plaisant ! [DUPLAN:] Et papa Carbonel le savait bien ! [CARBONEL:] Moi ? [DUPLAN:] Car, à partir du jour où il s'en aperçu, ses demi-tasses n'avaient plus que trois morceaux de sucre au lieu de quatre. [CARBONEL:] Ah ! quelle idée... ce n'est pas cela... Mais, si je n'avais pas eu un peu d'ordre, je ne serais jamais parvenu à me retirer avec trente mille livres de rente... [DUPLAN:] Trente mille livres de rente... c'est joli !... surtout quand on n'a qu'une fille... qui est déjà une grande demoiselle. [MADAME CARBONEL:] Vingt ans... ça ne nous rajeunit pas... [DUPLAN:] Ça nous pousse... c'est ce que je me disais hier en regardant Maurice. [M:] et MADAME CARBONEL. — Maurice ?... [DUPLAN:] Mon fils... [MADAME CARBONEL:] Au fait, c'est vrai, vous avez un fils... vous l'avez amené une fois au café avec vous. [DUPLAN:] Il avait huit ans... je lui ai fait prendre un canard dans mon café. Un de vos trois morceaux... Vous l'avez fait entrer dans le comptoir et vous avez daigné l'embrasser... vous-même. [CARBONEL:] Je m'en souviens parfaitement... et qu'est-il devenu ? qu'est-ce qu'il fait ? [DUPLAN:] Il fait ses dents de vingt-sept ans... c'est un grand monsieur aujourd'hui... beau garçon, distingué, instruit, qui a voyagé... c'est ce qui fait que je songe à le marier. [CARBONEL:] Ah ! [DUPLAN:] Et, ce matin, en voyant votre fille... il m'est venu une idée... [MADAME CARBONEL:] Ah ! mon Dieu ! une demande en mariage. [DUPLAN:] Vous ne devinez pas ? [CARBONEL:] Non ! Un père de six mille francs de rente, ça ne me va pas. [DUPLAN:] Carbonel, j'irai droit au but. [CARBONEL:] Tiens ! voilà la cheminée qui fume... la fenêtre est fermée... elle fume ! [DUPLAN:] Ça ne me fait rien... Carbonel, j'irai droit au but. [JOSEPHINE:] M. madame et mademoiselle Pérugin. [CARBONEL:] Il était temps ! [DUPLAN:] Que le diable les emporte !...
[MADAME CARBONEL:] Ah ! que vous êtes aimable, chère belle !... Bonjour, mon enfant ! [PERUGIN:] Madame... [MADAME CARBONEL:] Asseyez-vous donc... Carbonel, une bûche... Joséphine, un tabouret. [DUPLAN:] J'attendrai qu'ils soient partis. [LUCIE:] Est-ce que Berthe est sortie ? [MADAME CARBONEL:] Non, elle doit être de l'autre côté, à son piano. [LUCIE:] Je vais la retrouver... j'ai justement apporté un morceau délicieux... la Rêverie de Rosellenn... nous allons le déchiffrer ensemble ! [MADAME PERUGIN:] Va, mon enfant.
[MADAME PERUGIN:] Voyons, avez-vous déjà reçu beaucoup de visites pour votre jour d'inauguration ? [CARBONEL:] Vous êtes les premiers... nous n'avons vu absolument personne. Que monsieur... M. [DUPLAN:] Madame... monsieur... [MADAME PERUGIN:] Il est sans façon... Il fait ses visites en paletot !... [MADAME CARBONEL:] C'est un homme de la campagne, il va s'en aller !... [PERUGIN:] Mon cher, votre cheminée fume. [CARBONEL:] Attendez... je vais ouvrir la fenêtre. Là... maintenant, ça ne fumera pas. [DUPLAN:] Alors, je vous demanderai la permission de mettre mon chapeau. [PERUGIN:] Pourquoi ne faites-vous pas comme moi ? J'avais une cheminée qui fumait... [DUPLAN:] Monsieur a fait poser un petit moulin ?... [PERUGIN:] Non... j'ai fait construire une espèce de ventilateur à soupape... avec cinq tuyaux, j'en suis très content. [DUPLAN:] Et ça coûte ?... [PERUGIN:] Soixante-cinq francs tout posé. [DUPLAN:] Eh bien, moi, monsieur, à Courbevoie, pour vingt-sept francs... [MADAME CARBONEL:] C'est bien... laissons cela. Chère amie, que vous êtes donc bonne d'être venue me voir !... [MADAME PERUGIN:] J'ai reçu votre carte... et je me serais bien gardée de manquer à votre invitation ; nous, nous allons prendre le lundi !... c'est un jour distingué... [CARBONEL:] Distingué ! pas plus que le mercredi... [MADAME PERUGIN:] Oh ! certainement !... seulement, le lundi... c'est plus... à la mode... [PERUGIN:] C'est le jour où les ministres reçoivent. [CARBONEL:] Très bien ! nous le prendrons. [MADAME CARBONEL:] Chère amie... que vous êtes donc bonne d'être venue me voir ! [DUPLAN:] Elle l'a déjà dit ! [MADAME PERUGIN:] Nous avons pris une voiture à l'heure... il fait un temps épouvantable. [MADAME CARBONEL:] Oh ! épouvantable ! [PERUGIN:] Épouvantable ! [CARBONEL:] É-pou-van-ta-ble ! [DUPLAN:] Si c'est pour se dire cela qu'ils prennent un jour ! [MADAME PERUGIN:] Quel hiver ! [CARBONEL:] Affreux ! [PERUGIN:] Du vent, de la pluie, de la neige... [CARBONEL:] De la neige, de la pluie, du vent ! [DUPLAN:] Ah çà ! est-ce qu'ils ne vont pas s'en aller ?... [MADAME CARBONEL:] Dites donc quelque chose... vous me laissez faire tous les frais !... [CARBONEL:] Oui. Qu'est-ce que fait la rente ?... [PERUGIN:] Je crois que ça baissotte ! [CARBONEL:] Ah ! [TOUS:] Quoi ? [CARBONEL:] Connaissez-vous l'accident du chemin de fer de Rennes ? [PERUGIN:] et MADAME PERUGIN. — Non ! [CARBONEL:] Un accident terrible ! Quelle chance ! [MADAME PERUGIN:] Combien de blessés ? [CARBONEL:] Personne... Un convoi de marchandises... chargé de beurre de Bretagne... la machine a mis le feu aux wagons... le beurre s'est enflammé... dans la nuit sombre... et le convoi, semblable à un météore... répandait sur sa route des torrents de lampions... [MADAME PERUGIN:] Ça devait être magnifique. [PERUGIN:] Oui ; mais, au lieu de beurre, supposez des voyageurs. [JOSEPHINE:] Monsieur et Madame Césénas ! [TOUS:] Les Césénas ! [CARBONEL:] Ils sont venus avec leur voiture. [MADAME CARBONEL:] Quel bonheur ! [CARBONEL:] Quel honneur ! Otez donc votre chapeau.
[MADAME PERUGIN:] Les voici ! [MADAME CARBONEL:] Carbonel, vite ! un tabouret, une bûche ! Ah ! chère belle ! que vous êtes bonne d'être venue me voir ! [CARBONEL:] Monsieur... madame... prenez donc la peine de vous asseoir... Un tabouret... oh ! non ! pardon ! [DUPLAN:] Encore du monde !... je vais attendre qu'ils soient partis ! [MADAME CARBONEL:] Mais êtes-vous aimable d'être venue par un temps pareil... [CARBONEL:] Peut-on vous offrir quelque chose ? [CESENAS:] Merci ! Le fait est que nous jouissons d'un temps déplorable. [MADAME PERUGIN:] Oh ! déplorable ! [PERUGIN:] Nous le disions tout à l'heure. [CESENAS:] Du vent, de la pluie, de la neige. [DUPLAN:] Ils vont recommencer ! [CARBONEL:] Heureusement que vous avez une voiture. [MADAME CESENAS:] Oh ! je ne pourrais vivre sans cela... j'aimerais mieux manger du pain sec. [MADAME CARBONEL:] Oh ! du pain sec ! [CESENAS:] C'est une manière de parler ! [CARBONEL:] Je le pense bien ! je n'ai jamais eu l'honneur de dîner chez vous... mais je suis bien sûr... [CESENAS:] J'espère que vous nous ferez ce plaisir-là... un jour. [CARBONEL:] Volontiers... bien volontiers !... [DUPLAN:] Il se fait inviter à dîner. [MADAME CARBONEL:] Carbonel est d'une indiscrétion ! Que vous avez un joli chapeau ! [MADAME CESENAS:] Il vient de chez Lise Duval... [MADAME PERUGIN:] Il n'y a qu'elle pour coiffer. [MADAME CESENAS:] C'est cher... mais, plutôt que de prendre ailleurs, j'aimerais mieux manger du pain sec... [CARBONEL:] Moi aussi. [CESENAS:] Quel temps !... mon Dieu, quel temps ! [PERUGIN:] Affreux ! Je plains les gens qui sont en route... [DUPLAN:] Sans parapluie... [CARBONEL:] La conversation languit... Connaissez-vous l'accident de chemin de fer ?... [CESENAS:] Ah ! c'est horrible ! [MADAME CESENAS:] J'en suis encore toute malade... [CESENAS:] Voyez-vous d'ici cette montagne de beurre enflammée sillonnant l'horizon... C'est très grave. [CARBONEL:] Il n'en faut pas davantage pour désaffectionner les campagnes ! [PERUGIN:] Maintenant, monsieur, au lieu de beurre, supposez des voyageurs... [CARBONEL:] Ça s'anime... il est gentil, notre mercredi. [MADAME CESENAS:] C'est singulier... je sens comme un courant d'air... [DUPLAN:] Merci !... c'est la fenêtre !... [MADAME CARBONEL:] Carbonel, mon ami, ferme donc la fenêtre ! [CARBONEL:] Je veux bien, moi !... mais ça va fumer !... [CESENAS:] Votre cheminée fume ?... Pourquoi ne faites-vous pas comme moi ?... J'avais une cheminée qui fumait... [JOSEPHINE:] M. Edgard Lajonchère... [DUPLAN:] Décidément, c'est une procession !
[CARBONEL:] Bonjour, cher ami. [EDGARD:] Mesdames... Messieurs... [CARBONEL:] Asseyez-vous donc ! [EDGARD:] Quel temps ! quel temps ! [TOUS:] Affreux ! affreux ! [DUPLAN:] Encore !... J'aime mieux revenir. Adieu, [CARBONEL:] Vous partez ?... allons, bonjour... bonjour... [DUPLAN:] Voulez-vous, sans déranger personne, me faire donner mon parapluie ? Mesdames !... Messieurs... [CARBONEL:] Eh bien, jeune homme, nous apportez-vous des nouvelles ?... Vous un homme lancé, un homme à la mode !... [CESENAS:] Est-ce que vous venez du Bois ?... [EDGARD:] Non, je viens de faire une visite à mon conseil judiciaire... [MADAME CARBONEL:] Comment ! vous avez un conseil judiciaire ?... [EDGARD:] Certainement... vous ne le savez pas ?... Depuis un an, je suis pourvu... [PERUGIN:] Mais pourquoi ? [EDGARD:] Des niaiseries !... Que voulez-vous !... moi, je suis d'une nature trop tendre... je ne sais rien refuser aux femmes... [MADAME CESENAS:] Ah ! vraiment ! [EDGARD:] Aux jolies femmes... Elle m'a lancé un petit coup d'œil... Je suis orphelin... j'ai vingt-neuf mille livres de rente... [CARBONEL:] C'est très joli ! [EDGARD:] Et parce que, l'année dernière, j'ai dépensé soixante-cinq mille francs... [PERUGIN:] Ah ! diable ! [EDGARD:] Ils se sont assemblés... des oncles... des burgraves... et ils m'ont fait interdire... c'est colossal !... [CARBONEL:] Dame ! soixante-cinq mille francs... [EDGARD:] Oui... j'ai été un peu vite... mais, comme je leur ai dit : "Messieurs, je vais lâcher Clara... l'année prochaine, je n'en dépenserai que quarante... [CARBONEL:] Mais ça ne fait pas encore le compte... [PERUGIN:] Puisque vous n'en avez que vingt-neuf... [EDGARD:] Bah ! on fera une moyenne ! [CARBONEL:] C'est un polisson ! [EDGARD:] Aujourd'hui, mon conseil était réuni... je me suis présenté pour lui demander de l'augmentation... Croiriez-vous qu'ils ne me donnent que mille francs par mois ?... C'est colossal ! [PERUGIN:] Dame ! un garçon !... [EDGARD:] Alors le président... un marchand de vin en gros... m'a répondu : "Jeune homme, mariez-vous... revenez à une vie régulière... et le conseil avisera. [CARBONEL:] A la bonne heure ! [CESENAS:] Et qu'avez-vous fait ?... [EDGARD:] Je lui ai demandé la main de sa fille... séance tenante ! [CARBONEL:] Il a de l'esprit... mais c'est un polisson... [EDGARD:] On dirait que ça fume chez vous... [CARBONEL:] C'est la fenêtre... [EDGARD:] J'aurais cru que c'était la cheminée. [MADAME CESENAS:] Oh ! voici ces demoiselles !
[LES MEMES:] puis UN CHASSEUR ; puis JOSEPHINE. [BERTHE:] et LUCIE, derrière le canapé. — Henriette ! [MADAME CESENAS:] Berthe, embrasse-moi, et toi, Lucie !... [EDGARD:] Elles sont gentilles, ces deux petites... La brune surtout !... Et la blonde principalement !... [BERTHE:] Pourquoi ne nous as-tu pas fait dire qu'Henriette était là ?... [MADAME CARBONEL:] Je vous croyais à votre piano. [LUCIE:] Nous étions en train d'étudier le Journal des modes. [BERTHE:] Regardez donc ce joli mantelet. [LUCIE:] C'est comme cela que nous en voudrions un. [BERTHE:] Deux. [MADAME PERUGIN:] Voyons ! [MADAME CARBONEL:] C'est charmant ! [MADAME CESENAS:] Tiens ! je viens précisément d'en prendre un semblable chez Gagelin ; il est en bas, dans ma voiture... [MADAME PERUGIN:] Combien cela coûte-t-il ? [MADAME CESENAS:] Cinq cents francs... [CARBONEL:] Trop cher ! [PERUGIN:] Trop cher ! [EDGARD:] Ils me font l'effet de deux membres de mon conseil judiciaire. [MADAME CARBONEL:] On pourrait peut-être en simplifiant les garnitures... [BERTHE:] Mais non, maman, il ne faut rien simplifier !... [LUCIE:] Si l'on simplifie, il n'y a plus de mantelet. [MADAME PERUGIN:] Je ne vois qu'un moyen !... Si Madame voulait avoir la bonté de nous prêter le sien... [MADAME CARBONEL:] Nous en prendrions le patron... et nous les ferions à la maison... [BERTHE:] et LUCIE. — Ah ! oui ! [MADAME CESENAS:] Bien volontiers... je vais le faire monter... Mon ami, voulez-vous appeler Ludovic. [CESENAS:] Ludovic ! [CARBONEL:] Oh ! il est superbe. [MADAME CESENAS:] Apportez le carton qui est dans la voiture. [LE CHASSEUR:] Oui, madame. [CARBONEL:] Dire qu'il a pris un homme à l'année, rien que pour tenir son paletot. [CESENAS:] Quand vous voudrez, chère amie... [MADAME CARBONEL:] Vous nous quittez déjà ! [CESENAS:] Nous allons au Bois... Il y a une partie de cricket à laquelle nous devons assister... [CARBONEL:] De cricket !... qu'est-ce que c'est que ça ?... [EDGARD:] Un jeu anglais qui vous démanche l'épaule... [BERTHE:] Ah ! je serais bien curieuse de voir ça. [LUCIE:] Moi aussi... [MADAME CESENAS:] Rien de plus facile... venez avec nous... j'ai trois places à offrir dans ma voiture... M. Pérugin vous accompagnera... [PERUGIN:] Mais c'est que nous allons bien vous gêner... [CESENAS:] Du tout !... du tout !... C'est convenu. [BERTHE:] Ah ! quel bonheur !... Joséphine, mon chapeau ! [EDGARD:] J'ai envie d'aller voir ça aussi... je me jette dans un coupé... [CARBONEL:] Un coupé... vous ?... un homme seul... pourquoi ne prenez-vous pas l'omnibus ?... [EDGARD:] Tenez !... vous, à la première vacance, je vous fais nommer de mon conseil. [CARBONEL:] Mais je n'y serais pas plus mal placé qu'un autre... et je vous dirais comme votre président : "Mariez-vous, monsieur Edgard. [LUCIE:] Ah ! oui ! monsieur Edgard, mariez-vous. Ça nous fera un bal ! [BERTHE:] Ah ! mariez-vous, monsieur Edgard, je vous en prie. [EDGARD:] Ces petites, elles me dévorent des yeux ! J'y songerai, mesdemoiselles. J'y songerai. [CESENAS:] Adieu, chère madame. [CARBONEL:] Adieu, chère belle.
[CARBONEL:] puis LE CHASSEUR. Est-elle heureuse, cette madame Césénas ! en voilà une qui a eu de la chance. [MADAME PERUGIN:] Pourquoi ? [CARBONEL:] Quand je pense que son père... le père Durand, venait tous les matins avec ses échantillons m'offrir ses rhums et ses eaux-de-vie. [MADAME PERUGIN:] Ah ! il faisait la commission ? [CARBONEL:] Parfaitement, et à pied ! Il était sur le point de marier sa fille à un commissaire- priseur... lorsque M. Césénas parut avec son million, il en devint épris et, ma foi !... hein ! quel rêve ! [MADAME CARBONEL:] Quoi ? [CARBONEL:] Un million ! [MADAME PERUGIN:] Quant à moi, je ne voudrais pas faire faire à ma fille un mariage aussi disproportionné. [MADAME CARBONEL:] Ni moi ! [CARBONEL:] Oui, connu ! les millions sont trop verts. [MADAME CARBONEL:] Moi, j'appelle ça vendre son enfant ! [CARBONEL:] Puisqu'elle est heureuse ! [MADAME PERUGIN:] Le bonheur, à ce prix-là, je n'en voudrais pas pour ma fille. [MADAME CARBONEL:] Ah ! nous sommes des mères, nous... nous nous comprenons. [MADAME PERUGIN:] Oh ! oui !... j'étais venue pour vous faire une confidence... vous êtes nos meilleurs amis... Il est question d'un parti pour Lucie. [CARBONEL:] Ah bah ! contez-nous donc ça ? [MADAME PERUGIN:] Ce n'est encore qu'à l'état de projet... il s'agit d'un jeune architecte, M. [MADAME CARBONEL:] Je l'ai vu chez vous... il est fort bien. [MADAME PERUGIN:] Il a une clientèle... et deux cent mille francs... C'est ce que nous donnons à Lucie. [CARBONEL:] Et nous à Berthe. [MADAME PERUGIN:] Ma fille semble ne pas le voir avec déplaisir... moi, je ne suis pas ambitieuse... ce que je désire... c'est le bonheur de mon enfant ! [MADAME CARBONEL:] Cela vaut mieux qu'un million, monsieur ! [CARBONEL:] Quand on peut avoir les deux ! [MADAME CARBONEL:] Quand donc les hommes cesseront-ils de sacrifier au veau d'or !... je ne demande pas plus pour Berthe... un bon jeune homme... dans les deux cent mille francs. [CARBONEL:] Deux cents et quelques... [LE CHASSEUR:] Madame... [CARBONEL:] Ah ! très bien... C'est le mantelet. Il le prend des mains du chasseur, le met sur le guéridon, et, s'approchant des dames, bas. Dites donc, faut-il lui donner quelque chose ? [MADAME PERUGIN:] Dame !... je ne sais pas ! [MADAME CARBONEL:] Je crois que ce n'est pas l'usage. [CARBONEL:] Un beau monsieur comme cela... on ne peut pas lui offrir moins de cinq francs, et c'est trop ! Mon ami, ces dames vous remercient infiniment... infiniment. [MADAME PERUGIN:] Je passe dans votre chambre avec ce carton... je découperai le patron en vous attendant. [MADAME CARBONEL:] Oui, je vous rejoins dans l'instant.
[M:] et MADAME CARBONEL ; puis JOSEPHINE ; puis DUPLAN ; puis MADAME PERUGIN. [MADAME CARBONEL:] Il est cinq heures, il ne viendra plus personne, on peut éteindre le feu. [CARBONEL:] C'est le meilleur moyen d'empêcher de fumer. [MADAME CARBONEL:] Joséphine, apportez l'étouffoir... [CARBONEL:] Je vais chercher de l'eau. [JOSEPHINE:] Voilà l'étouffoir, madame ! [MADAME CARBONEL:] Très bien, prenez les pincettes. [CARBONEL:] Attendez... il faut d'abord éteindre la bûche du fond. [DUPLAN:] Enfin, vous voilà seuls... tout le monde est parti. [CARBONEL:] Duplan ! [MADAME CARBONEL:] Il va nous faire sa demande ! Joséphine, laissez-nous. [CARBONEL:] Vous venez chercher votre petit panier... Ce n'était pas la peine de vous déranger, je vous l'aurais renvoyé. [DUPLAN:] Oh ! Ça ne m'éloigne pas... en retournant au chemin de fer... [CARBONEL:] Vous partez ? alors je ne vous offre pas de vous asseoir. [DUPLAN:] Je n'ai qu'un mot à vous dire, j'irai droit au but... J'ai un fils que je désire marier le plus tôt possible... votre fille est jolie, bien élevée... [MADAME CARBONEL:] Permettez !... [DUPLAN:] Vous êtes de braves gens, de vieux amis, vous me plaisez. [CARBONEL:] Bien flatté, mais la fortune de M. Maurice... [DUPLAN:] Elle est superbe ! vous avez bien connu mon frère Etienne ? [CARBOXEL:] Non... [DUPLAN:] Le parrain de Maurice... une espèce d'idiot, qui n'a jamais pu être reçu bachelier... alors il est allé en Italie entreprendre des travaux de terrassement pour les chemins de fer... il m'écrivait tous les ans : "Ça va bien, embrasse Maurice pour moi." J'embrassais Maurice parce que ça me faisait plaisir et je ne pensais plus à sa lettre. Mais voilà qu'il est mort, il y a six mois, en instituant mon fils son héritier. [M:] et MADAME CARBONEL. — Eh bien ? [DUPLAN:] Eh bien, il lui a laissé cinquante mille livres de rente, cet imbécile-là. [M:] et MADAME CARBONEL. — Un million ! [DUPLAN:] Mon Dieu, oui, Maurice a un million de dot. [MADAME PERUGIN:] Un million ! son fils ! [CARBONEL:] Un million ! Asseyez-vous donc... je vais rallumer le feu. [MADAME CARBONEL:] Une bûche ! un tabouret ! [DUPLAN:] C'est inutile... je m'en vais. [MADAME CARBONEL:] Cher monsieur Duplan... votre proposition nous trouble... nous émeut. [CARBONEL:] Ah ! c'est que nous sommes des amis, de vieux amis ! [DUPLAN:] Habitués du café Carbonel ! Ah çà ! pour se marier, il faut que les jeunes gens se connaissent ; où pourront-ils se voir ? [CAHBONEL:] Voyons ! [MADAME CARBONEL:] Cherchons ! [CARBONEL:] Au Jardin d'Acclimatation ! [MADAME CARBONEL:] Non ! chez madame Césénas ! elle est riche... elle aime beaucoup Berthe... nous la prierons de donner une petite soirée. [CARBONEL:] A laquelle nous vous ferons assister. [DUPLAN:] C'est cela, vous m'écrirez... Où est mon panier ? [MADAME CARBONEL:] Nous irons vous le porter nous-mêmes à Courbevoie. [DUPLAN:] C'est convenu... Adieu !... [MADAME PERUGIN:] Comment ! vous partez déjà, monsieur Duplan ? [DUPLAN:] J'ai tout juste le temps d'arriver au chemin de fer. [MADAME PERUGIN:] Je vais de ce côté-là... j'ai une voiture en bas... je vous déposerai à la gare... [CARBONEL:] C'est à merveille !... acceptez. [MADAME PERUGIN:] Donnez-moi votre bras, cher monsieur Duplan. [MADAME CARBONEL:] Un million ! quel parti pour Berthe ! [MADAME PERUGIN:] Quel parti pour Lucie !
[EDGARD:] puis CESENAS, MADAME CARBONEL. Ce bal est délicieux, tout est d'un goût parfait ! Les toilettes, les coiffures... c'est colossal !... [CESENAS:] Allons, messieurs, vous n'entendez donc pas l'orchestre ?... La main aux dames. Notre bal commence à s'animer... il sera charmant !... [MADAME CARBONEL:] Comprenez-vous cela ?... M. Maurice qui n'est pas arrivé. [CESENAS:] Un peu de patience, chère madame : il n'est pas dix heures. [MADAME CESENAS:] Nous attendons encore plus de la moitié de nos invités. [MADAME CARBONEL:] S'il allait ne pas venir... si son père était souffrant... [CESENAS:] Il viendra... tranquillisez-vous et rentrez dans le bal... [MADAME CESENAS:] Que fait Berthe ? [MADAME CARBONEL:] Elle danse... avec M. Jules Priés, l'architecte. [MADAME CESENAS:] Allez la rejoindre... Dès que ces messieurs seront arrivés... je vous préviendrai. [MADAME CARBONEL:] Oh ! tout de suite, n'est-ce pas ? Je ne vis plus. [MADAME CESENAS:] puis DUPLAN et MAURICE ; puis BERTHE et JULES. Pauvre femme !... Elle a tort de s'inquiéter. Berthe est charmante ce soir, et, pour peu que M. Maurice ait du goût... Ah ! voici M. Duplan. [DUPLAN:] et MAURICE, saluant. — Madame... Permettez-moi de vous présenter mon fils. [MADAME CESENAS:] Monsieur... Il est bien ! [MAURICE:] J'ai à vous remercier, madame, de l'invitation que vous avez bien voulu me faire l'honneur de m'adresser... [MADAME CESENAS:] Je devrais vous gronder, car vous êtes en retard... [DUPLAN:] C'est la cravate de Maurice... [MADAME CESENAS:] Elle est arrivée... elle danse... restez là... Restez là ! [MAURICE:] Qui est-ce qui est arrivé ?... qui est-ce qui danse ? [DUPLAN:] Une demoiselle charmante... La fille de la belle madame Carbonel. [MAURICE:] Eh bien, après ? qu'est-ce que ça me fait ? je ne la connais pas. [DUPLAN:] Non, mais tu vas la connaître... un ange, mon ami, un ange ! je n'ai pas voulu t'en parler avant de partir, parce que tu aurais refusé de venir au bal... il s'agit d'une entrevue. [MAURICE:] Une entrevue ?... vous voulez me marier ?... Oh ! papa, qu'est-ce que je vous ai fait ? M'empailler à vingt-sept ans ! [DUPLAN:] Je ne veux pas t'empailler... Je veux seulement t'empêcher de faire des sottises... [MAURICE:] Quelles sottises ?... [DUPLAN:] Mon ami, tu es un charmant garçon ; tu es bon, généreux, sobre, instruit. [MAURICE:] Amadouez-moi... je vous vois venir... [DUPLAN:] Mais tu as un défaut... tu es faible, irrésolu... tu te laisses dominer par ceux qui t'entourent... je ne t'en veux pas... je suis de même... [MAURICE:] Moi ? ce matin encore, j'ai flanqué mon domestique à la porte... il s'était mis dans mes bottes ! [DUPLAN:] Oui, avec les hommes, ça va encore... mais avec les femmes ! [MAURICE:] Ah ! les femmes !... elles sont si gentilles. [DUPLAN:] Certainement, elles sont gentilles... du moins, elles étaient gentilles... mais, contre elles, tu n'as pas de défense... Le premier minois chiffonné qui se présente... te voilà pris ! tu tiens de ton père... autrefois... [MAURICE:] Oh ! vous exagérez... [DUPLAN:] Je n'en veux pour preuve que ton voyage en Italie... tu étais parti pour six semaines et tu es resté onze mois... Tu devais me rapporter des roses, et tu ne m'as rapporté que des mèches de cheveux... [MAURICE:] J'avoue que j'ai perdu un peu de temps à Florence... mais si vous aviez vu la chevelure de Barbara... [DUPLAN:] Qu'est-ce que ça me fait, Barbara ? Elle était donc bien belle, sa chevelure ? [MAURICE:] Deux ruisseaux d'ébène qui descendaient jusqu'à terre ! [DUPLAN:] Oh !... oh !... allons, passe pour Barbara !... Mais à Venise ! qu'as-tu fait à Venise ? impossible de te faire décamper ! [MAURICE:] Ah ! si vous connaissiez Zirzina ! [DUPLAN:] Allons !... Zirzina maintenant ! [MAURICE:] Quelle taille ! quelle cambrure !... la souplesse du serpent, la rigidité du marbre ! et ses yeux, moitié velours, moitié feu ! [DUPLAN:] Oh ! oh ! Et dire que je n'ai jamais vu l'Italie !... voilà ce que c'est que de s'acoquiner à Courbevoie ! [MAURICE:] Ce n'était qu'une marchande de fleurs... Mais il y avait du sang des doges chez cette femme-là ! [DUPLAN:] C'est possible... Mais, à Paris, le sang des doges est extrêmement rare... et, comme avec ton caractère tu finirais par me donner pour belle-fille quelque cabrioleuse de ton choix, je me suis occupé moi-même de te trouver une femme... elle ne descend pas des doges... je ne pense pas que Carbonel élève cette prétention... elle appartient à une excellente famille bourgeoise. [MAURICE:] Est-elle jolie ? [DUPLAN:] Exceptionnellement jolie ! [MAURICE:] Ah ! [DUPLAN:] Ça te fait sourire, drôle ! [MAURICE:] Un mot... Est-elle brune ou blonde ? [DUPLAN:] Adorable blonde ! [MAURICE:] Voilà une chance ! il y a très longtemps que je n'ai aimé de blondes... depuis un an, la veine est aux brunes. [DUPLAN:] Mais, cette fois, c'est sérieux... il ne s'agit pas de coqueter, il s'agit d'épouser. [MAURICE:] C'est convenu... mais je demande à voir. Tiens ! Jules Priés !... bonjour !... Oh ! la ravissante personne ! l'éblouissante beauté ! [DUPLAN:] Eh bien, mon ami, c'est elle... [MAURICE:] Comment ? [DUPLAN:] Voilà comme je les choisis ! [MAURICE:] Mon compliment !... vous vous y connaissez encore en jolies femmes. [DUPLAN:] L'habitude de cultiver les roses... Eh ! eh ! eh ! Chut ! les parents ! [MAURICE:] puis BERTHE et JULES. [MADAME CARBONEL:] Ah ! monsieur Duplan... [CARBONEL:] Cher ami... [DUPLAN:] Madame... permettez-moi de vous présenter Maurice, mon fils... M. et Madame Carbonel... [MADAME CARBONEL:] Enchantée, monsieur, de faire... ou plutôt de renouveler connaissance avec vous... [MAURICE:] Comment, madame, j'aurais été assez heureux ?... [DUPLAN:] Oui... je t'ai déjà présenté une fois à Madame ; il est vrai que tu avais huit ans. [CARBONEL:] Ma femme vous a fait sauter sur ses genoux et elle vous a embrassé !... [MAURICE:] Alors madame, j'ai dû faire bien des envieux. [M:] et MADAME CARBONEL. — Oh ! très joli, très joli !... [MAURICE:] Et je serais bien heureux, madame, si monsieur votre mari voulait nous permettre de reprendre nos relations... au point où nous les avons laissées. [M:] et MADAME CARBONEL. — Ah ! très joli !... très joli !... [MADAME CARBONEL:] Il a de l'esprit. [CARBONEL:] Je crois bien, il en a pour un million ! Vous arrivez d'Italie, jeune homme ? [MAURICE:] Oui, monsieur, de Venise ! [CARBONEL:] Ah ! Venise !... vous avez vu la place Saint-Marc, le pont des Soupirs ? [MAURICE:] Bien souvent ! [DUPLAN:] Zirzina ! [CARBONEL:] Et qu'est-ce qui vous a le plus bouleversé à Venise ? [MAURICE:] C'est la Douane ! [M:] et MADAME CARBONEL. — Ah ! très joli ! très joli ! [MAURICE:] Ils ont l'air de bien braves gens. [DUPLAN:] Parbleu ! ils rient de tout ce que tu dis ! [BERTHE:] Je vous remercie, monsieur ! [MAURICE:] C'est elle ! Ah ! décidément, il n'y a que les blondes. [JULES:] Bonjour, Maurice. [MAURICE:] Bonjour, mon ami... [MADAME CARBONEL:] Ah ! vous connaissez M. Jules Priés ? [MAURICE:] Beaucoup... c'est un ami ! je lui dois mes deux oreilles... [TOUS:] Comment ? [MAURICE:] Aimez-vous les histoires de brigands, mademoiselle ? [BERTHE:] Oh ! oui ! c'est gentil ! [MAURICE:] Je vous préviens que celle-ci est très corsée. [JULES:] Ne parlons pas de ça... [CARBONEL:] Allez ! allez ! [MAURICE:] C'était aux environs de Naples... nous étions cinq jeunes gens, dont un médecin sans clientèle, qui s'était ordonné le ciel d'Italie pour cause de santé... Nous voyagions à pied, un âne portait nos bagages, plus une petite pharmacie de voyage qui servait au docteur pour se droguer... et bon nombre de bouteilles de bordeaux, qu'il faisait entrer dans son régime... et que nous nous prescrivions de temps en temps. [CARBONEL:] Mais les brigands ! [MADAME CARBONEL:] Chut donc, Carbonel ! [MAURICE:] Pendant une halte... l'idée me vint de m'aventurer aux environs, dans la montagne... Je n'avais pas fait quatre cents pas, que je me trouvai entouré, garrotté... j'étais tombé au milieu d'une bande... [BERTHE:] Ah ! mon Dieu ! [CARBONEL:] Nous y voilà ! voilà les brigands ! [MAURICE:] Je leur raconte mon histoire... aussitôt ils expédient un des leurs à mes quatre amis, avec une lettre ainsi conçue : "Si, à deux heures, vous n'avez pas déposé cinq mille piastres au pied du grand chêne Della-Grotta, vous y trouverez votre ami attaché avec deux oreilles de moins. [BERTHE:] C'est affreux ! [M:] et MADAME CARBONEL. — C'est horrible ! [DUPLAN:] Moi, je connais l'histoire... ça ne m'émeut pas... [MAURICE:] C'est alors que Jules, n'ayant pas cinq mille piastres... eut un trait de génie !... Il ouvrit la pharmacie du docteur, y prit un flacon de laudanum dont il versa le contenu dans les bouteilles de bordeaux, puis il poussa l'âne, chargé de vin, au pied du grand chêne Della-Grotta... et s'en revint bien vite... A deux heures précises... les brigands arrivèrent, et, trouvant l'âne au lieu des cinq mille piastres, ils se mirent à jurer en italien... ils m'attachèrent à l'arbre et se préparèrent à me découper... [BERTHE:] Vous deviez avoir bien peur ? [MAURICE:] Je n'étais pas gai... lorsque le chef... un gros nez rouge... qui caressait de l'œil les bouteilles de bordeaux... proposa de les boire à la santé de mes oreilles avant de les couper. [CARBONEL:] Ah ! je devine ! [MADAME CARBONEL:] Tais-toi donc, Carbonel ! [BERTHE:] Laisse raconter, papa... [MAURICE:] A peine en eurent-ils vidé quelques bouteilles, que je les vis tomber sur le gazon, fermer les yeux, et s'endormir d'un sommeil qui ressemblait horriblement à celui de l'innocence... [CARBONEL:] Ah ! bravo ! [BERTHE:] Chut donc, papa ! [MAURICE:] J'ai fini, mademoiselle... Un quart d'heure après, mes amis arrivèrent et me ramenèrent en triomphe sur l'âne. [CARBONEL:] Et les voleurs ?... [MAURICE:] Au premier poste, nous avertîmes les gendarmes, qui n'eurent d'autre peine que de les cueillir sur la pelouse comme un bouquet de violettes. [MADAME CARBONEL:] C'est palpitant ! [CARBONEL:] Il raconte comme Alexandre Dumas ! [MAURICE:] Et voilà comment M. Jules Priés est devenu le meilleur de mes amis... et le second père de mes oreilles... [JULES:] Tu es fou de raconter cela en plein bal... [BERTHE:] J'en suis encore tout émue... [MADAME CARBONEL:] Ah ! l'orchestre !... [MAURICE:] Mademoiselle, je ne vois qu'une contredanse pour vous faire oublier les terreurs que mon récit vous a causées... [MADAME CARBONEL:] Il l'invite ! [BERTHE:] Volontiers, monsieur... Tiens, maman... garde mon éventail... [MAURICE:] Ravissante ! ravissante ! [DUPLAN:] Alors... je puis aller ? [MAURICE:] Allez ! je m'abandonne à vous... Mademoiselle... [MADAME CARBONEL:] Eh bien ? [CARBONEL:] Qu'est-ce qu'il vous a dit ? [DUPLAN:] Il est subjugué !... [MADAME CARBONEL:] Ah ! le charmant garçon !... Je veux les voir danser ! [CARBONEL:] Moi aussi. Ma fille aura son petit million ! [MADAME CARBONEL:] Et un château ! [CARBONEL:] Et un chasseur ! Je lui ferai tenir mon paletot. [DUPLAN:] puis JULES. Allons ! ça marche !... et, une fois Maurice marié, je pourrai retourner cultiver en paix mes rosiers. [MADAME PERUGIN:] Eh ! mais c'est ce cher M. Duplan ? [DUPLAN:] Madame... [MADAME PERUGIN:] Mon ami, je te présente M. Duplan. [DUPLAN:] Monsieur... [MADAME PERUGIN:] Eh bien, Lucie, tu ne salues pas notre excellent ami M. Duplan ? [DUPLAN:] Mademoiselle... Oh ! la jolie toilette de bal ! [PERUGIN:] Elle coûte assez cher. [LUCIE:] Je voudrais bien savoir si M. Jules est arrivé. [MADAME PERUGIN:] Et vous êtes venu aujourd'hui de Courbevoie ? [DUPLAN:] Par le train de cinq heures... J'ai dîné au restaurant avec mon fils... [MADAME PERUGIN:] Oh ! c'est mal ! Pourquoi n'êtes-vous pas venu nous demander à dîner ? [DUPLAN:] Vous êtes trop bonne... mais je n'aurais pas osé me permettre... [MADAME PERUGIN:] Vous auriez parlé rosiers avec mon mari, qui est très amateur. [DUPLAN:] Ah ! vraiment, monsieur ? [PERUGIN:] Moi ? c'est-à-dire... je ne crains pas une jolie rose. Qu'a donc ma femme ? [MADAME PERUGIN:] Est-ce que M. Maurice ne vous a pas accompagné ? [DUPLAN:] Si, il danse ! [MADAME PERUGIN:] Vous nous le présenterez... M. Pérugin brûle de faire sa connaissance. [PERUGIN:] Moi ? [DUPLAN:] Ah ! monsieur ! [MADAME PERUGIN:] Nous étions hier dans une maison où l'on ne tarissait pas en éloges sur son compte. [DUPLAN:] Ah ! [MADAME PERUGIN:] Non, je ne dirai pas chez qui... Je me suis permis d'ajouter : "Je ne connais pas M. Maurice, mais je ne lui souhaite qu'une chose, c'est d'être un homme aussi accompli et aussi parfait que l'est son père. [DUPLAN:] Oh ! oh ! madame... [MADAME PERUGIN:] Je le dis comme je le pense. [DUPLAN:] Elle est vraiment très aimable ! [PERUGIN:] Pourquoi donc ma femme flatte-t-elle ce petit rentier ? [LUCIE:] Ah ! M. Jules... [PERUGIN:] Mon futur gendre. Bonjour, cher ami ; je suis bien heureux de vous voir !... [JULES:] Monsieur... madame... mademoiselle... Êtes-vous jolie ce soir ! [LUCIE:] Vous trouvez ? [MADAME PERUGIN:] Ne t'avance pas trop avec ce jeune homme. [PERUGIN:] Tiens ! [MADAME PERUGIN:] Je te dirai pourquoi ! [JULES:] Mademoiselle, on se place pour la valse... Voulez-vous me faire l'honneur ?... [LUCIE:] Avec plaisir, monsieur... [DUPLAN:] Entre hommes, ça peut se dire... moi... je vais à la découverte du buffet. [MADAME:] et M. PERUGIN. [PERUGIN:] Eh bien, quoi ? qu'est-ce qu'il y a ? [MADAME PERUGIN:] Il y a que vous ne comprenez rien... Le fils de ce bonhomme qui sort... [M:] Maurice Duplan... a un million de dot ! [PERUGIN:] Eh bien ? [MADAME PERUGIN:] Ce serait un parti superbe pour Lucie... [PERUGIN:] Mais l'autre... l'architecte ? [MADAME PERUGIN:] Il se mariera ailleurs ! voilà tout ! [PERUGIN:] Au fait ! [MADAME PERUGIN:] Pas un mot ! [MADAME CARBONEL:] Ils valsent ensemble avec une grâce... tout le inonde les regarde. Ah ! chère bonne, mille pardons, je ne vous avais pas aperçue... [PERUGIN:] Nous arrivons. [MADAME CARBONEL:] Ah ! mes amis, vous me voyez bien heureuse ! [PERUGIN:] En effet ! [MADAME CARBONEL:] Je puis vous dire cela, je vous dis tout, vous êtes nos meilleurs amis... Je crois que nous allons marier Berthe ! [PERUGIN:] Vraiment ! et avec qui ? [MADAME CARBONEL:] Ah ! un mariage inespéré... un million de dot... le fils de M. Duplan. [PERUGIN:] Vlan ! [MADAME PERUGIN:] Oh ! mes compliments bien sincères, cette nouvelle me cause une joie !... [MADAME CARBONEL:] Oh ! je le sais... ma bonne madame Pérugin !... [MADAME PERUGIN:] Félicitez donc Madame... [PERUGIN:] Certainement... je suis on ne peut pas plus heureux. [MADAME CARBONEL:] Les deux jeunes gens se sont vus ce soir pour la première fois... mais ils se conviennent déjà !... elle est si jolie, ma fille ! une tête de Raphaël ! [MADAME PERUGIN:] Oh ! c'est bien vrai !... [MADAME CARBONEL:] En ce moment, ils valsent ensemble... c'est un plaisir de les voir... Vous permettez ?... [PERUGIN:] Dis donc, puisque le mariage est à peu près conclu... il ne faut plus y penser. [MADAME PERUGIN:] Vous êtes fou ! tant qu'un mariage n'est pas fait, il peut se défaire ! [PERUGIN:] Sans doute... mais aller sur les brisées... [MADAME PERUGIN:] Les brisées... les brisées... de qui ? un jeune homme à marier appartient à tout le monde... il est dans le domaine public... [PERUGIN:] Certainement !... mais tu vas nous brouiller avec nos amis... ! [MADAME PERUGIN:] Taisez-vous !... vous n'aimez pas votre fille ! [PERUGIN:] à part. — Je ne la reconnais plus, elle devient féroce ! [MADAME CARBONEL:] Les voici !... ils reviennent... [MADAME PERUGIN:] M. Maurice ! Envoyez-moi Lucie ! [PERUGIN:] Je le veux bien, mais je ne m'en mêle pas... ça te regarde... [MAURICE:] Vous êtes reine de ce bal ! vous valsez à ravir ! [BERTHE:] Vous me faites trop de compliments, vous m'embarrassez... [MADAME CARBONEL:] Pauvre enfant ! comme tu as chaud. [MAURICE:] Adorable ! adorable ! belle-maman ! [MADAME CARBONEL:] Belle-maman ! Il a dit : "Belle- maman ! [MADAME PERUGIN:] Présentez-le moi donc... [MADAME CARBONEL:] Oh ! c'est juste. M. Maurice Duplan, madame Pérugin... la meilleure de mes amies. [MAURICE:] Madame... [MADAME CARBONEL:] Vous l'aimerez tout de suite, car elle aime bien Berthe... [MADAME PERUGIN:] Oh ! oui ! [MADAME CARBONEL:] Je vous laisse ensemble... parlez-lui de ma fille... ça ne peut pas nuire... [MADAME PERUGIN:] Comptez sur moi... [MADAME CARBONEL:] Viens, mon enfant, ton père nous cherche !
[MAURICE:] puis LUCIE. [MADAME PERUGIN:] Et Lucie qui ne vient pas ! Quelle charmante jeune fille que Berthe ! [MAURICE:] Une délicieuse personne, en effet... Madame la connaît depuis longtemps ? [MADAME PERUGIN:] Oh ! depuis son enfance ! je l'ai vue naître !... aussi j'ai pour elle une amitié... [MAURICE:] Qu'elle vous rend, j'en suis sûr... car mademoiselle Berthe paraît avoir un cœur... [MADAME PERUGIN:] Un cœur d'or !... ça se voit sur sa figure... En contemplant ces beaux yeux dont l'expression sommeille toujours, cette bouche gracieuse et immobile... on croit voir... [MAURICE:] Une statue ? [MADAME PERUGIN:] La sérénité d'un beau lac... Et pourtant elle est gaie. [MAURICE:] Ah ! tant mieux ! [MADAME PERUGIN:] Elle sourit continuellement... même de choses qui ne sont pas plaisantes... Avant-hier, son maître de piano est tombé dans l'escalier... elle a souri... Quel heureux caractère ! [MAURICE:] Oui. Est-ce qu'elle serait bête ? [MADAME PERUGIN:] Et puis elle a un esprit d'ordre ! Croyez-vous qu'elle ne peut jamais parvenir à dépenser l'argent qu'on lui donne pour sa toilette... Elle place, cette chère petite, elle met à la caisse d'épargne... [MAURICE:] Elle est intéressée ! [MADAME PERUGIN:] Ah ! c'est une adorable enfant ! [MAURICE:] Oui... adorable... [MADAME PERUGIN:] Je donnerais tout au monde pour que ma fille lui ressemblât !... [MAURICE:] Ah ! Madame a une fille ? [MADAME PERUGIN:] Oui... du même âge que Berthe, elles ont été élevées dans la même pension. [MAURICE:] Est-ce qu'elles se ressemblent ? [MADAME PERUGIN:] Oh ! du tout !... le jour et la nuit... D'abord Lucie n'est pas jolie... elle est brune. [MAURICE:] Mais je vous assure qu'il y a des brunes... [MADAME PERUGIN:] Elle a de l'expression... voilà tout ! [MAURICE:] Connu ! c'est une petite laideron ! [LUCIE:] Tu m'as fait demander, maman ? [MADAME PERUGIN:] Enfin !... Oui, mon enfant. [MAURICE:] Ah ! [MADAME PERUGIN:] Ma fille... M. Maurice Duplan... le fils d'un de nos bons amis... [MAURICE:] Mademoiselle... Les yeux de Barbara ! et elle dit qu'elle n'est pas jolie ! [LUCIE:] Papa vient de me gronder parce qu'en valsant avec M. Jules j'ai déchiré mon volant de dentelles... [MADAME PERUGIN:] Il a raison, tu ne fais attention à rien. [MAURICE:] Le mal n'est pas bien grand... [MADAME PERUGIN:] Tu n'es qu'une petite gaspilleuse. [LUCIE:] Je ne le ferai plus, maman. [MAURICE:] Pauvre enfant ! est-elle gentille ! [LUCIE:] Avec tout ça, j'ai perdu mon danseur ! [MAURICE:] Oh ! charmant ! Mademoiselle voulez-vous me permettre de le remplacer ? [LUCIE:] Volontiers, monsieur ; mais vous prendrez bien garde de marcher sur ma robe... [MAURICE:] Et vous dites qu'elle n'a pas de soin !... Soyez tranquille, mademoiselle, je resterai en l'air le plus que je pourrai. [MADAME PERUGIN:] puis MADAME CARBONEL. Je le tiens ! [MADAME CARBONEL:] Mais où peut-il être ? [MADAME PERUGIN:] Qui cherchez-vous donc ? [MADAME CARBONEL:] M. Maurice a invité ma fille... et il ne se présente pas... [MADAME PERUGIN:] Il vient de rentrer dans le salon à l'instant. [MADAME CARBONEL:] Eh bien, lui avez-vous parlé ? [MADAME PERUGIN:] Sans l'orchestre, il serait encore là... A mon tour, j'ai un petit service à vous demander. [MADAME CARBONEL:] Parlez. [MADAME PERUGIN:] Il s'agit de l'avenir de Lucie... [MADAME CARBONEL:] Chère enfant ! [MADAME PERUGIN:] Il se présente un parti brillant pour elle... ceci est entre nous... un jeune homme qui nous plaît beaucoup. [MADAME CARBONEL:] M. Jules Priés... vous m'en avez déjà parlé. [MADAME PERUGIN:] Non, c'est rompu. [MADAME CARBONEL:] Ah ! [MADAME PERUGIN:] Il est question d'un ingénieur qui a quatre cent mille francs. [MADAME CARBONEL:] C'est très joli pour vous... [MADAME PERUGIN:] Ce jeune homme est ami intime de M. Maurice... il ne fait rien sans le consulter... et vous me donneriez une grande preuve d'amitié en faisant un peu l'éloge de ma fille devant votre futur gendre. [MADAME CARBONEL:] Je comprends... Maurice le répétera à son ami... et... [MADAME PERUGIN:] C'est cela ! [MADAME CARBONEL:] Du reste, pour louer Lucie, je n'aurai qu'à dire ce que je pense. [MADAME PERUGIN:] Que vous êtes bonne ! [MADAME CARBONEL:] Et comme nous nous entendons ! [MADAME PERUGIN:] Ah ! j'oubliais ! le jeune homme est un peu artiste... il est inutile de poser Lucie en femme de ménage, ne craignez pas de lui donner des goûts un peu exaltés... [MADAME CARBONEL:] Parfait !... je dirai qu'elle a horreur de l'aiguille... [MADAME PERUGIN:] La danse finit, je vous laisse avec votre gendre.
[MADAME CARBONEL:] Mon gendre, que ce mot est doux à prononcer ! [MAURICE:] Quelle grâce ! quel esprit ! Ah ! décidément il n'y a que les brunes !... Oh ! madame Carbonel ! [MADAME CARBONEL:] Monsieur Maurice, je vous croyais avec Berthe ? [MAURICE:] Je l'ai laissée dans le grand salon... avec son amie mademoiselle Lucie... [MADAME CARBONEL:] Ah ! vous avez vu Lucie ? comment la trouvez-vous ? [MAURICE:] Mais... [MADAME CARBONEL:] Charmante ! n'est-ce pas ? Oh ! vous pouvez le dire, nous ne sommes pas jalouses... [MAURICE:] Eh bien, franchement, elle est ravissante, des yeux ! une tournure ! un entrain ! une gaieté ! [MADAME CARBONEL:] Et un esprit ! elle en a autant que ma fille, pas plus, mais autant !... [MAURICE:] Oui... c'est un autre genre... [MADAME CARBONEL:] Et puis elle est artiste... Elle peint, elle chante, elle danse... enfin, elle connaît tout son Lamartine ! [MAURICE:] Vraiment ? [MADAME CARBONEL:] Et deux cent mille francs de dot ; par exemple, elle n'aime pas l'aiguille... [MAURICE:] Oh ! ça... [MADAME CARBONEL:] Il ne faut pas venir lui dire : "Mon enfant, voilà un bouton qui tombe, veux-tu me le raccommoder ? " Non, non, ça ne lui va pas ! [MAURICE:] Il y a des tailleurs pour cela ! [MADAME CARBONEL:] Ce qui ne l'empêchera pas d'être une excellente petite femme. [MAURICE:] Vous croyez ? [MADAME CARBONEL:] J'en suis sûre ! Je n'ai qu'une chose à vous dire. Si j'avais un fils... ne pouvant pas le donner à Berthe... je ne lui souhaiterais pas une autre femme que Lucie !... vous pouvez le répéter à qui vous voudrez !... [MAURICE:] Oh ! je vous comprends, madame ! [MADAME CARBONEL:] Il a compris ! [MAURICE:] Pardon ! j'entends l'orchestre... [MADAME CARBONEL:] Et vous avez invité quelqu'un ? [MAURICE:] Oui, madame... [MADAME CARBONEL:] Allez, monsieur Maurice... ne faites pas attendre votre danseuse... comme tout à l'heure. [MAURICE:] Oh ! non, chère petite... Je cours bien vite...
[MADAME CARBONEL:] Est-il amoureux ! Ah ! je crois que Berthe sera heureuse ! [PERUGIN:] Vous n'avez pas vu ma femme ? [MADAME CARBONEL:] Monsieur Pérugin, je viens de travailler pour vous... J'ai vu Maurice... cela marche à merveille. [PERUGIN:] Quoi donc ? [MADAME CARBONEL:] Le mariage de Lucie... [PERUGIN:] Avec l'architecte ? [MADAME CARBONEL:] Mais non ! avec l'autre ! [PERUGIN:] Avec M. Maurice... [MADAME CARBONEL:] Hein ? [PERUGIN:] Vous y renoncez ?... Ah ! madame, que vous êtes bonne ! [MADAME CARBONEL:] Mais qui vous parle de M. Maurice ? Voyons, répondez ! [PERUGIN:] très ahuri. — Moi ?... Je ne sais pas... c'est ma femme qui a eu l'idée... mais je n'y suis pour rien... ça ne me regarde pas.
[MADAME CARBONEL:] puis CARBONEL. Je suis jouée !... et elle m'a fait faire l'éloge de sa fille ! et, comme une sotte, j'ai donné dans le piège !... Oh ! elle me le payera... Carbonel... sais-tu ce qui se passe ? [CARBONEL:] Non... je viens de jouer aux dominos... [MADAME CARBONEL:] On veut nous voler notre gendre ! [CARBONEL:] Ah bah ! qui ça ? [MADAME CARBONEL:] Les Pérugin... [CARBONEL:] Allons donc ! c'est impossible... des amis ! [MADAME CARBONEL:] Quand on a une fille à marier, il n'y a pas d'amis... je l'apprends trop tard. [CARBONEL:] Je me disais aussi : Voilà deux fois de suite que Maurice fait danser Lucie. [MADAME CARBONEL:] Comment... [CARBONEL:] Ah ! mais, ça ne se passera pas comme ça... je vais aller trouver Pérugin. [MADAME CARBONEL:] Eh bien, après ? [CARBONEL:] Je lui reprocherai sa conduite, je le provoquerai, s'il le faut... [MADAME CARBONEL:] Non. reste là !... pas de bruit, pas d'éclat !... c'est un duel de femmes... un duel de ruses... tu n'y comprendrais rien... Maurice !... laisse-moi faire... Dis comme moi...
[MAURICE:] Après tout, ce mariage n'est pas tellement avancé... Justement les voici. Monsieur et vous, madame... je suis bien aise de vous rencontrer seuls dans ce salon... [CARBONEL:] Il va retirer sa demande ! [MADAME CARBONEL:] Oui, mais je suis là ! Nous aussi, nous vous cherchions, monsieur Maurice. [MAURICE:] Moi ? [MADAME CARBONEL:] Nous sommes chargés près de vous d'une commission délicate... [MAURICE:] Est-ce qu'ils voudraient rompre ? . Parlez, madame... [MADAME CARBONEL:] Votre ami nous quitte à l'instant. [MAURICE:] Mon ami... [MADAME CARBONEL:] Ce jeune architecte qui vous a sauvé la vie avec un dévouement... [MAURICE:] Jules ?... Brave garçon ! [MADAME CARBONEL:] Je ne sais s'il vous a fait la confidence d'un amour... [MAURICE:] En effet... il m'a dit qu'il désirait se marier... mais il n'a pas nommé la personne... [MADAME CARBONEL:] Elle est charmante, je vous parlais d'elle ici, tout à l'heure... [MAURICE:] Lucie ! Est-il possible ? [MADAME CARBONEL:] Entre nous, ces enfants s'aiment... [MAURICE:] Ah ! Mademoiselle Lucie ?... [MADAME CARBONEL:] M'a confié qu'elle serait heureuse d'accorder sa main à un aussi galant homme. [CARBONEL:] Très fort ! [MADAME CARBONEL:] Du reste, le père et la mère ont depuis longtemps autorisé ses assiduités. [MAURICE:] Je comprends... [MADAME CARBONEL:] Mais, comme, en se prolongeant, elles pourraient devenir compromettantes... M. Jules a été mis en demeure de faire sa demande aujourd'hui même. [MAURICE:] Mais ce sont des affaires de famille, et je ne vois pas en quoi... [MADAME CARBONEL:] Vous savez que M. Jules n'a pas de parents à Paris... et, pour faire cette demande, il a pensé à vous, son meilleur ami. [MAURICE:] Moi ? permettez, c'est impossible ! [MADAME CARBONEL:] Impossible, dites-vous ? [CARBONEL:] Après le service qu'il vous a rendu... [MAURICE:] Vous avez raison... refuser serait de l'ingratitude... Allons, du courage, puisque c'est lui qu'elle aime... Comptez sur moi... je rentre dans le bal. [MADAME CARBONEL:] Inutile... voici cette bonne madame Pérugin... [CARBONEL:] Ah ! je suis bien aise de voir ça !
[MADAME CARBONEL:] Vous arrivez à propos, chère amie... Voici M. Maurice qui désire vous parler. [MADAME PERUGIN:] A moi ? [MAURICE:] Oui, madame... j'ai vu ce soir mademoiselle Lucie pour la première fois... et l'impression qu'elle a produite sur moi... comme sur tous ceux qui la connaissent... justifiera, je l'espère, la démarche que je fais auprès de vous... [MADAME PERUGIN:] Devant eux !... c'est cruel ! [MAURICE:] J'ai l'honneur, madame, de vous demander la main de mademoiselle votre fille... [MADAME PERUGIN:] Ah ! monsieur Maurice... [MAURICE:] Pour mon ami M. Jules Priés. [MADAME PERUGIN:] Ah ! [CARBONEL:] Attrape ! [MADAME CARBONEL:] Oui, chère bonne, c'est moi qui ai eu cette heureuse pensée... [CARBONEL:] Oui, chère bonne madame, c'est nous. [MADAME PERUGIN:] Merci ! [MADAME CARBONEL:] Vous nous avez parlé du désir que vous aviez de voir se réaliser cette union... modeste mais sortable... et j'espère recevoir vos remerciements. [CARBONEL:] Nous l'espérons !
[MAURICE:] Quelle réponse dois-je porter à mon ami, madame ? [MADAME PERUGIN:] Mais vous paraissez souffrir ? [MAURICE:] Oh ! ce n'est rien ! un peu de contrariété... la chaleur du bal. [MADAME PERUGIN:] Il l'aime ! Monsieur Maurice, je vais vous parler avec la plus entière franchise... Il est vrai qu'un moment, nous avons pensé à ce mariage... mais, s'il faut vous l'avouer, l'état d'architecte ne nous flattait que médiocrement... Vous comprenez... le plâtre... les maçons... Il nous semblait, à tort, peut-être, que Lucie, avec son esprit, ses grâces, son éducation, pouvait prétendre à devenir une femme du monde... [MAURICE:] Et du meilleur monde ! [MADAME PERUGIN:] Certainement, M. Jules Priés est un excellent jeune homme... mais ses goûts sont simples et bourgeois... il ferait un excellent mari pour Berthe... [MAURICE:] Tiens... c'est une idée ! mais, au point où en sont les choses... [MADAME PERUGIN:] Oh ! personne n'est lié, ce mariage n'est encore qu'à l'état de projet... comme le vôtre, n'est-ce pas ? [MAURICE:] Certainement ! [MADAME PERUGIN:] Et puis... j'ai peut-être tort de vous dire cela... Lucie, qui acceptait d'abord cette union, je ne dirai pas avec plaisir, mais sans répugnance... vient de me déclarer tout à coup... tenez, après votre valse... qu'elle n'épouserait jamais M. Jules. [MAURICE:] Est-il possible ? [MADAME PERUGIN:] Oui, ses idées ont changé... Je ne sais, en vérité, à quelle cause attribuer ce revirement... mais ce qu'il y a de certain, c'est que, M. Pérugin ni moi, nous ne violenterons jamais les inclinations de notre enfant. [MAURICE:] Oh ! vous avez raison, madame ! L'excellente femme ! Ainsi mademoiselle Lucie n'aime pas Jules ? [MADAME PERUGIN:] Oh ! du tout ! [MAURICE:] Oh ! madame ! je ne puis vous exprimer le plaisir que vous me faites... [MADAME PERUGIN:] Comment ? [MAURICE:] Oui... vous saurez tout, j'ai besoin de vous voir... de vous parler... mais ici... au milieu d'un bal... et dans la position où je me trouve avec la famille Carbonel... Madame, voulez- vous me permettre de me présenter demain chez vous ? [MADAME PERUGIN:] Demain... Chut ! on vient !
[PERUGIN:] Je ne vois personne... C'est inouï !... [MADAME PERUGIN:] Je n'y comprends rien... laisse-moi regarder. [LUCIE:] Qu'est-ce qu'ils ont donc ? depuis cinq jours, il ne font que regarder sur la route par cette longue-vue... Est-ce que vous attendez quelqu'un ? [PERUGIN:] Non, personne. [MADAME PERUGIN:] Nous nous amusons, ton père et moi, à regarder passer le chemin de fer dans le lointain. [PERUGIN:] A la campagne, ça égaye. Tu n'aperçois rien ? [MADAME PERUGIN:] Rien... [PERUGIN:] Laisse-moi voir. [MADAME PERUGIN:] C'est inconcevable... M. Maurice, au bal de madame Césénas, m'avait pourtant bien annoncé sa visite. [PERUGIN:] Il ne viendra pas... il se sera décidé pour Berthe... Ah ! [LUCIE:] Hein ? [MADAME PERUGIN:] Rien ! Qu'est-ce que c'est ? [PERUGIN:] Une voiture. [MADAME PERUGIN:] Voyons ? [PERUGIN:] Non, c'est un bœuf ! [MADAME PERUGIN:] Que le bon Dieu te bénisse ! comment peux-tu prendre un bœuf pour une voiture ? [PERUGIN:] Ce sont les cornes... de loin... Oh ! un nuage de poussière !... il y a un cheval dedans... et un homme dessus. [MADAME PERUGIN:] Un jeune homme ? [PERUGIN:] Il approche... il s'arrête à la grille. [MADAME PERUGIN:] Ah ! mon Dieu ! [PERUGIN:] Il sonne, c'est lui ! [MADAME PERUGIN:] Tu l'as reconnu ? [PERUGIN:] Parfaitement... dans la poussière. [EDGARD:] C'est moi... je viens vous surprendre ! [PERUGIN:] Monsieur Edgard ! [MADAME PERUGIN:] Quel ennui ! [EDGARD:] Je me suis dit : "Ces pauvres Perugin, ils doivent s'ennuyer là-bas, dans leur Montmorency..., je vais aller leur demander à dîner... [MADAME PERUGIN:] Trop aimable ! [EDGARD:] Et comment se porte la charmante mademoiselle Lucie ? [LUCIE:] Très bien, monsieur Edgard... je vous remercie. [EDGARD:] Je ne sais pas si je me trompe... mais, depuis que je suis entré, il me semble que ses petites joues ont pris des couleurs. Tout à l'heure je vous parlerai sérieusement. [PERUGIN:] A moi ?... [EDGARD:] Oui... Mais c'est très gentil, ici : il n'y a pas de luxe, c'est meublé simplement. [MADAME PERUGIN:] Nos vieux meubles de Paris. [EDGARD:] Du bric-à-brac, ça se voit. [MADAME PERUGIN:] Eh bien, il est poli... [EDGARD:] Je ne vous demande pas si vous avez une écurie pour mon cheval ? [PERUGIN:] C'est que j'y mets mon bois. [EDGARD:] On ôtera le bois.. Très gentil, ce que vous faites là. A [PERUGIN:] Je vous demanderai aussi quelques litres d'avoine. [MADAME PERUGIN:] Comment ! l'avoine de mes poules ? [EDGARD:] C'est un bonnet grec pour papa ? [LUCIE:] Non, monsieur, c'est un fauteuil. [EDGARD:] Ah ! c'est un fauteuil ? Elle rougit chaque fois que je lui adresse la parole... [LUCIE:] Maman, je n'ai plus de laine bleue. [MADAME PERUGIN:] Tu en trouveras dans ma chambre. [EDGARD:] Prétexte pour me laisser seul avec ses parents... c'est colossal ! [MADAME PERUGIN:] Il pourrait peut-être nous donner des renseignements sur M. Maurice. [PERUGIN:] Oui, c'est une bonne idée... je vais l'interroger. Ce brave Edgard !... je suis bien content de vous voir, je vous aime beaucoup, moi ! [EDGARD:] Des avances ! des avances ! [PERUGIN:] Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu M. Maurice ? [EDGARD:] Je l'ai vu avant-hier... chez les Carbonel, à Ville-d'Avray... [MADAME PERUGIN:] Ah ! il était à Ville-d'Avray ?... [PERUGIN:] Chez les Carbonel ? [EDGARD:] Oui, il y va tous les jours... il apporte des bouquets. [MADAME PERUGIN:] Déjà ! [EDGARD:] Entre nous, je crois qu'il en tient pour la petite. [PERUGIN:] J'en étais sûr !... [EDGARD:] Alors je me suis décidé à venir vous voir pour ce que vous savez. [MADAME PERUGIN:] Pour quoi ? [EDGARD:] Ah ! d'abord, il faut que je m'occupe de mon cheval... une bête de cinq mille francs ! [PERUGIN:] Vous avez acheté un cheval de cinq mille francs ? [EDGARD:] Oh ! non ! et mon conseil judiciaire !... Le président prétend que le cheval est une machine perfectionnée par les Anglais pour faire du mal aux Français. [PERUGIN:] Alors, comment faites-vous ?... [EDGARD:] Je vais tous les matins chez un marchand de chevaux... je marchande un animal... je le demande à l'essai... et je le ramène le soir en disant : "Décidément, il ne me convient pas... il fauche. [MADAME PERUGIN:] Ce n'est pas cher ! [EDGARD:] Il ne peut pas se plaindre : je le nourris, son cheval. [MADAME PERUGIN:] Avec l'avoine des autres ! [EDGARD:] Nous disons que votre écurie est située ?... [PERUGIN:] A gauche... dans la cour... Mais vous vouliez me parler ? [EDGARD:] Oui, je vous parlerai sérieusement tout à l'heure. [MADAME PERUGIN:] Eh bien, il est à Ville-d'Avray ! [PERUGIN:] Les Carbonel l'emportent. [MADAME PERUGIN:] Ils sont si intrigants ! la femme surtout ! Quant à votre M. Maurice, je ne le regrette pas, c'est un sauteur ! [PERUGIN:] Un drôle ! [MADAME PERUGIN:] Ah ! qu'il y revienne !... je le recevrai bien. [PERUGIN:] J'aurais du plaisir à lui flanquer ma porte au nez. [MADAME PERUGIN:] Et c'est pour lui que vous avez congédié M. Jules Priés... un charmant garçon... [PERUGIN:] Ce n'est pas moi... c'est toi... Mais je t'ai ménagé une surprise, il va venir. [MADAME PERUGIN:] Qui ça ? [PERUGIN:] L'architecte... Voyant que l'autre nous abandonnait... je me suis décidé à écrire hier soir à Jules. [MADAME PERUGIN:] Oh ! quelle bonne idée ! [PERUGIN:] Je ne lui ai pas parlé de mariage !... J'ai pris le prétexte d'un kiosque à construire dans le jardin. On sonne, c'est lui. [MADAME PERUGIN:] Si c'était Maurice... [PERUGIN:] Ah ! diable ! C'est Jules. [LES MEMES:] puis LUCIE ; puis EDGARD. [PERUGIN:] Entrez donc, mon cher ami, entrez donc ! [MADAME PERUGIN:] Monsieur Jules Priés !... soyez le bienvenu. [JULES:] Madame... monsieur... [PERUGIN:] Vous avez reçu ma lettre... et vous êtes venu tout de suite. [MADAME PERUGIN:] C'est bien aimable à vous... [JULES:] Je ne vous cache pas que j'ai hésité un instant... après l'accueil qui m'avait été fait au bal de M. Césénas. [MADAME PERUGIN:] En vérité, je ne sais plus ce que je vous ai dit... j'avais ma migraine... [PERUGIN:] Caroline était souffrante... ne parlons plus de ça... Ah ! vous vous êtes occupé de nous... pour le kiosque ? [JULES:] Oui, j'ai essayé un petit plan. Je ne sais s'il aura votre approbation... et surtout celle de Madame. [MADAME PERUGIN:] Il est encore piqué... Envoyez-moi Lucie ! [PERUGIN:] Tout de suite ! [MADAME PERUGIN:] Oh ! c'est charmant !... mais vous savez, Pérugin et moi, nous n'entendons pas grand-chose à toutes ces petites lignes grises et rouges. [JULES:] Je vais vous les expliquer. [MADAME PERUGIN:] Non... ma fille va venir... elle connaît le dessin... et vous examinerez ensemble. [JULES:] Oh ! bien volontiers. [LUCIE:] Tu me demandes, maman ? [MADAME PERUGIN:] Oui, mon enfant. [LUCIE:] Ah ! monsieur Jules ! [JULES:] Mademoiselle... [LUCIE:] Je comprends !... c'est lui qu'on attendait dans la lorgnette ! [MADAME PERUGIN:] Regarde donc ce plan avec M. Jules... et dis-nous ce que tu en penses... [LUCIE:] Ah ! c'est un kiosque ! [PERUGIN:] Pour le jardin !... elle a vu ça tout de suite. [LUCIE:] A quelle échelle ? [JULES:] Deux millimètres par mètre. [LUCIE:] Avez-vous votre compas ? [JULES:] Le voici, mademoiselle. [LUCIE:] Votre toit ne tombe pas assez... [JULES:] On l'avancera, mademoiselle... Pour vous être agréable... tout est possible. [PERUGIN:] Dis donc... nous ferons bien de hâter ce mariage-là. [MADAME PERUGIN:] Je veux qu'il soit fait avant celui de Berthe. [EDGARD:] Je viens de faire donner de l'avoine... Tiens, M. Priés. Qu'est-ce que vous faites donc là ? [LUCIE:] Ne nous dérangez pas... nous travaillons ! A [JULES:] Vos fenêtres sont bien petites. On peut les agrandir. [EDGARD:] Une jeune fille architecte... c'est très commode si je veux faire bâtir. J'ai à vous parler sérieusement. [LUCIE:] Maintenant, allons au jardin choisir l'emplacement. [PERUGIN:] Oui, c'est une bonne idée ! [MADAME PERUGIN:] Moi, je voudrais le kiosque près du bassin. [EDGARD:] Il ne m'a pas entendu. J'ai à vous parler. [PERUGIN:] Oui... plus tard... tout à l'heure. Il m'ennuie, ce petit jeune homme ! [EDGARD:] puis DUPLAN et MAURICE. Mon parti est pris... je me suis décidé pour la brune... j'avais d'abord songé à la blonde... Mais Maurice était installé... c'est un ami... je n'ai pas voulu le désobliger... Et puis ça m'est égal... je les aime autant l'une que l'autre... je crois même, si c'était permis, que je les épouserais toutes les deux... c'est colossal ! [MAURICE:] Entrez, mon père, entrez ! [EDGARD:] Lui !... qu'est-ce qu'il vient faire ici ? [MAURICE:] Tiens ! Edgard. [EDGARD:] Peut-on savoir, messieurs, ce qui nous procure le plaisir ? [MAURICE:] Ces dames sont-elles ici ? [EDGARD:] Tout le monde est au jardin. [MAURICE:] Vous me paraissez être un peu de la maison... voulez-vous prier un domestique de prévenir M. et madame Pérugin de notre arrivée. [EDGARD:] Mais... [MAURICE:] Vous m'obligerez. [EDGARD:] J'y vais. Mais qu'est-ce qu'il vient faire ici ?... [DUPLAN:] Je proteste ! Ta conduite est indigne, révoltante ! ça n'a pas de nom ! [MAURICE:] Voyons, papa... calmez-vous. [DUPLAN:] Jamais !... je crierai jusqu'à la dernière goutte de mon sang !... je croyais ton mariage lancé... j'étais retourné tranquillement à Courbevoie... j'étais dans ma serre, je greffais... tout à coup tu me tombes sur le dos en disant : "Ce n'est pas celle-là... c'est l'autre ! [MAURICE:] Eh bien ? [DUPLAN:] Faire une pareille injure à la belle madame Carbonel ! c'est monstrueux. [MAURICE:] D'abord, il n'y a là aucune injure... Tous les jours un mariage se rompt... surtout quand il n'est pas plus avancé que le mien... quatre ou cinq visites n'engagent pas. [DUPLAN:] Tu appelles ça des visites... après y avoir déjeuné deux fois et dîné trois ! Parasite !... pique-assiette ! [MAURICE:] Mais ce n'est pas une question d'estomac, c'est une question de cœur. [DUPLAN:] Mais qu'est-ce que tu as à lui reprocher, à cette demoiselle ? [MAURICE:] Moi ?... je ne lui reproche rien. Seulement, elle est bien blonde. [DUPLAN:] C'est là ce qui te plaisait. [MAURICE:] Et puis elle manque d'expression, de vivacité... elle n'a pas de sang. [DUPLAN:] Comment, elle n'a pas de sang ? [MAURICE:] Ses yeux sont calmes, son front est calme, sa bouche est calme. [DUPLAN:] Mais elle n'a pas de raison pour se mettre en colère ! [MAURICE:] Non... mais elle pourrait au moins parler... elle ne sait que répondre : "Oui, monsieur ; non, monsieur" ; enfin, s'il faut vous le dire... je la trouve gnangnan ! [DUPLAN:] Gnangnan ! qu'est-ce que c'est que ça ? [MAURICE:] Elle me fait l'effet d'une jolie petite salade de laitue dans laquelle on aurait oublié le vinaigre. [DUPLAN:] Elle est pourtant musicienne. [MAURICE:] Ah ! oui, parlons-en ! [DUPLAN:] Il m'a semblé qu'elle touchait du piano. [MAURICE:] Trop ! [DUPLAN:] Quoi ? [MAURICE:] Trop de piano ! Le matin de sept à neuf... après déjeuner de deux à quatre... et le soir de huit à dix... six heures de piano, aux applaudissements de sa famille... et toujours le même air... la Rêverie de Rosellenn. Cela prenait les proportions d'une scie... c'était à vous rendre enragé. [DUPLAN:] Que tu es bête !... on fait comme moi, on n'écoute pas... On dort. [MAURICE:] Ma foi, je me suis sauvé... C'est alors que le souvenir de Lucie m'est revenu ! oh ! les brunes ! voilà les vraies femmes ! c'est gai, c'est vif, ça parle ! [DUPLAN:] Quelquefois ça crie ! [MAURICE:] Après tout, qu'est-ce que vous voulez ? Que je me marie ? [DUPLAN:] Oui. [MAURICE:] Eh bien, qu'est-ce que ça vous fait que j'épouse l'une ou l'autre ? [DUPLAN:] Sans doute.,, ça ne me fait rien... cependant... [MAURICE:] Vous ne voudriez pas me voir malheureux, n'est-ce pas ? [DUPLAN:] Non... mais, sapristi ! qu'est-ce que je vais dire à la belle madame Carbonel ? [MAURICE:] Rien... c'est fait. Je lui ai écrit une petite lettre... charmante... dans laquelle je lui annonce qu'une affaire imprévue m'oblige d'interrompre mes visites pendant quelque temps... je lui parle d'un voyage. [DUPLAN:] Eh bien... elle attendra ton retour. [MAURICE:] Mais non !... elle comprendra à demi-mot ; dans le monde, ça ne se passe jamais autrement. [DUPLAN:] Et moi... je n'aurai rien à lui dire ? bien sûr, bien sûr ? [MAURICE:] Absolument rien. [DUPLAN:] C'est égal... si quelqu'un m'avait dit, il y a vingt-cinq ans : "Vous causerez un gros chagrin à la belle femme qui est là dans ce comptoir, en manches courtes... au milieu de ses petits tas de sucre... [MAURICE:] Voyons, papa ! .ne pensez pas à cela. [DUPLAN:] Maurice... si tu revoyais la demoiselle ? [MAURICE:] Tenez, je vous déclare une chose... j'épouserai Lucie... ou je resterai garçon toute ma vie ! [DUPLAN:] Garçon ! malheureux !
[LES MEMES:] puis M. et MADAME PERUGIN ; puis LUCIE. [MADAME PERUGIN:] Ah ! messieurs... on nous prévient à l'instant de votre visite. [PERUGIN:] Nous étions... au fond du jardin... [MADAME PERUGIN:] Nous avons couru. [PERUGIN:] Et comment vous portez-vous ? [DUPLAN:] Très bien... il ne fallait pas tant vous presser. [MADAME PERUGIN:] Monsieur Maurice... Nous ne comptions plus sur le plaisir de vous voir. [MAURICE:] Je ne voulais pas venir seul... et, depuis quelques jours... mon père a été souffrant. [DUPLAN:] Moi ? [PERUGIN:] Ah ! pauvre ami ! [MADAME PERUGIN:] Qu'aviez-vous donc ? [DUPLAN:] Je ne sais pas... [MAURICE:] Oh ! rien de grave... des rhumatismes !... [DUPLAN:] Tais-toi donc !... Ça les fait venir ! [MADAME PERUGIN:] Vite ! envoyez-moi Lucie. [PERUGIN:] La voilà ! [LUCIE:] Ah ! messieurs... quelle charmante surprise !... [MAURICE:] Mademoiselle !... Regardez-la donc ! [DUPLAN:] Laisse-moi donc me moucher ! [MAURICE:] Vous aimez les fleurs, mademoiselle ? [LUCIE:] Je les adore... celles-là surtout. C'est M. Jules qui me les a cueillies ! [MAURICE:] Je ne suis pas surpris, mademoiselle, de vous voir aimer les fleurs, car... [LUCIE:] Ah ! non !... ne vous donnez pas la peine, à la campagne... [MAURICE:] Quoi ?... [LUCIE:] Vous allez chercher une comparaison entre mon bouquet et ma personne. [MAURICE:] Mais... la comparaison... se présente d'elle-même, mademoiselle... [LUCIE:] Allons... faites-la, puisque vous y tenez... mais dépêchez-vous ! [DUPLAN:] à part. — Elle se moque de lui ! Allons !... Fais ta comparaison !... [MAURICE:] Non, mademoiselle, je passe la parole à mon père... un horticulteur des plus distingués. [LUCIE:] Mais il n'a rien dans sa collection, mademoiselle, qui puisse égaler l'éclat de vos yeux, la fraîcheur de votre teint... Et cœtera et cœtera !... [MADAME PERUGIN:] Folle ! [MAURICE:] A la bonne heure ! elle parle, celle-là !... Papa, faites la demande !... [DUPLAN:] Comment !... comme ça ?... tout de suite ? [MAURICE:] Madame, mon père vous demande une minute d'entretien. [DUPLAN:] Réfléchis ! [MADAME PERUGIN:] Lucie ! [LUCIE:] Maman ? [MADAME PERUGIN:] Accompagne M. Maurice dans la salle à manger. [DUPLAN:] Oui, il a besoin de se rafraîchir. [LUCIE:] Monsieur... [MAURICE:] Allez... dépêchez-vous ! Sinon... je reste garçon ! [DUPLAN:] Est-il ardent !... on voit qu'il a mordu dans le Vésuve. [PERUGIN:] puis JULES. Si M. Duplan veut accepter un verre de sirop... ou de bière ? [DUPLAN:] Merci ; je ne prends jamais rien entre mes repas... Il m'embarrasse avec ses demandes... je ne sais par où commencer. Vous avez une fille charmante, madame. [PERUGIN:] Ce n'est pas pour me vanter, mais tout le monde dit qu'elle a une tête de Murillo. [MADAME PERUGIN:] Elle est encore bien enfant. [DUPLAN:] Quel âge a-t-elle ? [PERUGIN:] Vingt ans... bientôt. [DUPLAN:] Eh bien, mais voilà le moment de songer à son établissement. J'ai trouvé un biais. Et s'il était dans vos intentions de la marier... je pourrais peut-être vous proposer... [JULES:] Je viens de planter les piquets ; demain, nous commencerons les travaux... Ah ! monsieur Duplan. [PERUGIN:] L'architecte ! [MADAME PERUGIN:] Si Maurice le voit... tout est perdu ! [PERUGIN:] Il faut le cacher ! attends ! Mon ami... j'ai réfléchi... au lieu d'un kiosque ordinaire, je voudrais un kiosque chinois. [JULES:] Ah diable ! ça va modifier mon plan. [PERUGIN:] Entrez là, dans mon cabinet... Personne ne vous dérangera. [JULES:] Un kiosque chinois ! [PERUGIN:] Oui... avec des clochettes... C'est fait ! [MADAME PERUGIN:] Très bien ! Que disions-nous donc quand ce jeune homme est entré ? [DUPLAN:] Nous parlions mariage... et je songeais à un parti pour mademoiselle Lucie. [MADAME PERUGIN:] Un parti... [DUPLAN:] Tenez... avec vous... je n'irai pas par quatre chemins... il s'agit de Maurice. Il a vu votre fille... elle lui plaît... et j'ai l'honneur de vous demander sa main. [PERUGIN:] Ah ! [MADAME PERUGIN:] Du calme ! [DUPLAN:] La fortune de Maurice... [MADAME PERUGIN:] Nous ne voulons pas la connaître !... [PERUGIN:] C'est inutile. [DUPLAN:] Ah ! Ils sont très larges ! [MADAME PERUGIN:] Cher monsieur Duplan, votre demande nous flatte. [PERUGIN:] Autant qu'elle nous honore... et je puis vous dire avec toute l'effusion de mon cœur... [MADAME PERUGIN:] Pas si vite ! Nous vous demanderons quelques minutes avant de vous faire connaître notre réponse. [PERUGIN:] Tiens ! [MADAME PERUGIN:] J'ai besoin de consulter mon mari... qui est le maître ici. [PERUGIN:] C'est vrai ! [MADAME PERUGIN:] Je dois aussi consulter ma fille... car pour rien au monde... je ne voudrais violenter les inclinations de mon enfant. [DUPLAN:] C'est trop juste... Elle est là... voulez-vous me permettre de vous l'envoyer ? [PERUGIN:] Ah ! c'est trop de bonté. [DUPLAN:] Que dira la belle madame Carbonel ? [MADAME PERUGIN:] puis LUCIE. Théophile ! PERUGIN. — Caroline ! Embrasse-moi. [LUCIE:] Tiens, papa et maman qui s'embrassent. [MADAME PERUGIN:] Oui, ma fille. Tu nous vois bien heureux. [PERUGIN:] Un grand bonheur nous arrive. [LUCIE:] Quoi donc ? [MADAME PERUGIN:] On vient de nous demander ta main. [LUCIE:] Ah ! [MADAME PERUGIN:] Nous ne voulons pas te contraindre... tu es libre. [LUCIE:] Ah ! maman !... ah ! papa ! [PERUGIN:] Tu devines qui ?... [LUCIE:] Je crois que oui... M. Jules. [MADAME PERUGIN:] Il s'agit bien de M. Jules !... M. Maurice. [LUCIE:] M. Maurice, je n'en veux pas ! [PERUGIN:] Comment ? [MADAME PERUGIN:] Et pourquoi ? [LUCIE:] Dame, moi, je ne sais pas... j'ai commencé à aimer l'autre... laissez-moi continuer. [PERUGIN:] Mais il a un million, malheureuse... un million de dot ! [LUCIE:] Ça m'est bien égal !... Alors, s'il s'en présente un second avec deux millions, il faudra encore que je change... C'est ennuyeux de déménager son cœur tous les jours ! [PERUGIN:] Assez, fille rebelle. [MADAME PERUGIN:] Le devoir d'une jeune fille est d'obéir à ses parents. M. Maurice Duplan nous a fait l'honneur de demander ta main... nous la lui avons accordée, et... le voici... Souris !... [PERUGIN:] Souris !... [LUCIE:] Oh ! certainement non, je ne l'épouserai pas. [DUPLAN:] Eh bien, quelle réponse ? [MADAME PERUGIN:] Elle accepte !... elle est enchantée ! [DUPLAN:] Elle accepte !... elle est enchantée ! [MAURICE:] Ah ! madame, que de remerciements. Mademoiselle, je ne puis vous exprimer combien je suis heureux. [LUCIE:] Pardon... j'ai à travailler. [MAURICE:] Qu'est-ce qu'elle a donc ? Mademoiselle, me permettez-vous de vous tenir compagnie... si toutefois ma présence ne vous gêne pas ? [DUPLAN:] Le voyez-vous ?... le voilà qui se lance !... [MAURICE:] Ce travail paraît vous absorber beaucoup ? [LUCIE:] Oui, monsieur. [MAURICE:] C'est pour une fête ? [LUCIE:] Non, monsieur. [MAURICE:] Oh ! le charmant dessin ! C'est un fauteuil que vous faites ? [LUCIE:] Oui, monsieur... [MAURICE:] Un fauteuil-bergère ? [LUCIE:] Non, monsieur ! [MAURICE:] Oui, monsieur !... non, monsieur"... Est-ce qu'elle serait comme l'autre ? [MADAME PERUGIN:] Lucie fait la moue. [PERUGIN:] Il faut la camper au piano ! [MADAME PERUGIN:] M. Maurice est-il musicien ?... [DUPLAN:] Oh ! comme Rossini. [MADAME PERUGIN:] Lucie !... Joue-nous donc quelque chose sur ton piano. [LUCIE:] Je veux bien... [MAURICE:] La douceur du mouton. [PERUGIN:] Elle a un très joli talent... vous allez voir. [MADAME PERUGIN:] La Rêverie de Rosellenn ! [MAURICE:] Oh ! je la connais... [DUPLAN:] On ne s'en lasse jamais. [PERUGIN:] Tiens ! une visite. [MADAME PERUGIN:] Oh ! quel ennui ! [PERUGIN:] C'est la famille Carbonel ! Tais-toi donc ! ne joue pas. Les Carbonel ! [MAURICE:] Diable ! [DUPLAN:] Saperlotte ! [MADAME PERUGIN:] Ils vont vous trouver ici. [MAURICE:] Et ils me croient en voyage ! [DUPLAN:] Nous aimerions autant ne pas les rencontrer... Vous ne pourriez pas nous cacher quelque part ? [MADAME PERUGIN:] Non, pas par là ! [PERUGIN:] L'architecte ! [MADAME PERUGIN:] Par ici... dans la salle à manger. [PERUGIN:] Soyez tranquilles, nous allons les congédier promptement. puis JULES ; puis EDGARD. Les voici ! [MADAME PERUGIN:] Du sang-froid. Ah ! chère amie ! quelle délicieuse surprise ! [MADAME CARBONEL:] Vous ne vous attendiez pas à notre visite, chère bonne ? [MADAME PERUGIN:] Non... et cependant, j'en avais comme un pressentiment. Nous parlions de vous ce matin avec Pérugin. [PERUGIN:] C'est vrai... nous nous disions : "Ces bons Carbonel, mais ils ne viendront donc pas nous voir ! [CARBONEL:] Et nous voilà ! [PERUGIN:] Cher ami ! [LUCIE:] J'ai à te parler. [BERTHE:] Moi aussi... [LUCIE:] De choses très graves... [BERTHE:] Moi aussi... Allons au jardin. [LUCIE:] Maman, veux-tu que j'aille faire un bouquet pour Berthe ? [MADAME PERUGIN:] Certainement... allez, mes enfants. [CARBONEL:] Nous nous sommes trompés, je ne vois personne. [MADAME CARBONEL:] J'ai entendu piaffer un cheval dans l'écurie... Maurice est ici. [CARBONEL:] Je vais fureter dans tous les coins. [MADAME PERUGIN:] Asseyez-vous, chère amie... [CARBONEL:] Merci, je préfère circuler. [MADAME CARBONEL:] Avez-vous vu M. Maurice depuis peu ?... [MADAME PERUGIN:] Quel Maurice ? [MADAME CARBONEL:] M. Maurice Duplan. [MADAME PERUGIN:] Ah ! ce jeune homme ?... Non... pas depuis le bal... [MADAME CARBONEL:] Elle l'a vu... [MADAME PERUGIN:] Je ne sais plus qui nous a dit qu'il était en voyage... [PERUGIN:] Oui... en Dauphiné. [CARBONEL:] Je ne sais si je me trompe... mais voici une canne qui ressemble terriblement à la sienne. [PERUGIN:] Aïe ! [MADAME PERUGIN:] Maladroit ! Cette canne est à mon mari... [PERUGIN:] Oui... un cadeau de Caroline... Elle a acheté ça, passage des Panoramas... le jour de la fête de Montmorency. [CARBONEL:] Et ce chapeau ?... vous n'avez pas la tête si forte que cela. [PERUGIN:] Ce chapeau ?... [MADAME PERUGIN:] C'est celui de M. Jules !... Jules Priés ! [MADAME CARBONEL:] Comment ! il est ici ?... [MADAME PERUGIN:] Oui... il vient tous les jours... [MADAME CARBONEL:] Vous avez donc renoué ? [PERUGIN:] Oh ! complètement !... [MADAME PERUGIN:] C'est un si excellent jeune homme !... [MADAME CARBONEL:] Je n'en crois pas un mot ! [MADAME PERUGIN:] Montrez Jules. [PERUGIN:] Plaît-il ?... [MADAME PERUGIN:] Montrez Jules ! ! ! [PERUGIN:] Tout de suite... Il est là, ce brave garçon... il travaille dans mon cabinet. [MADAME CARBONEL:] Oui... et vous ne voulez pas le déranger ? [CARBONEL:] Parbleu !... [PERUGIN:] Au contraire... j'ai une recommandation à lui faire... Monsieur Jules ! monsieur Jules ! [JULES:] J'ai presque fini... Ah ! monsieur et madame Carbonel... [CARBONEL:] Il y est !... [MADAME CARBONEL:] Réinstallé ! [PERUGIN:] Mon ami, j'ai réfléchi... Ce n'est plus un kiosque chinois, avec des clochettes... que je voudrais, c'est quelque chose dans le genre turc... avec des croissants en l'air. [JULES:] Style oriental... Diable ! ça va modifier mon plan. [PERUGIN:] Oui, ma fille l'aime mieux comme ça. [JULES:] Alors, c'est très facile. [PERUGIN:] Piochez-moi ça dans le genre de Constantinople... [MADAME CARBONEL:] Nous nous étions trompés... [CARBONEL:] Complètement !... [MADAME CARBONEL:] Chère amie... nous allons vous dire adieu... [MADAME PERUGIN:] Comment ! déjà ? [CARBONEL:] Ville-d'Avray est loin. [PERUGIN:] Faites au moins le tour du jardin. [MADAME CARBONEL:] Volontiers... nous prendrons Berthe en passant... [EDGARD:] Tiens ! Monsieur et madame Carbonel... je ne m'étonne plus si Maurice est ici... [M:] et MADAME CARBONEL. — Maurice ! [MADAME PERUGIN:] L'imbécile ! [PERUGIN:] L'animal !... [EDGARD:] Est-ce qu'il est parti ?... [MADAME PERUGIN:] Mais vous savez bien que nous ne l'avons pas vu. [PERUGIN:] Depuis cinq jours. [EDGARD:] Ah ! c'est colossal... Je lui ai serré la main tout à l'heure. [MADAME CARBONEL:] Il suffit, madame... nous savons ce que nous voulions savoir... Si tu souffres ça... tu n'as pas de sang dans les veines. [CARBONEL:] Sois tranquille ! [MADAME PERUGIN:] Mais je vous assure... [MADAME CARBONEL:] Je vais chercher ma fille... [PERUGIN:] Madame... [MADAME CARBONEL:] Vous n'avez pas, je pense, la prétention de retenir ma fille ! [EDGARD:] Qu'est-ce qu'il y a donc ? [MADAME PERUGIN:] C'est vous qui êtes cause de tout ! [EDGARD:] Cause de quoi ?... [CARBONEL:] A nous deux, monsieur ! [PERUGIN:] Quoi ?... [CARBONEL:] Ceci demande une explication... Dès le premier jour où ce jeune homme a manifesté l'intention de se marier... [EDGARD:] Moi ? [CARBONEL:] Je me suis aperçu de vos manœuvres déloyales. [PERUGIN:] Monsieur !... [CARBONEL:] A vos ordres. [EDGARD:] Voyons, messieurs !... messieurs ! [PERUGIN:] Si vous croyez me faire peur ! Après tout, il n'est pas défendu de chercher à marier sa fille... [CARBONEL:] C'est à la mienne qu'il a songé d'abord. Il est venu à Ville-d'Avray ! [EDGARD:] C'est exact... j'ai commencé par Ville-d'Avray ! [PERUGIN:] Eh bien... après, il est venu à Montmorency... ce n'est pas défendu... [EDGARD:] Ça, j'ai eu tort ! [CARBONEL:] C'est-à-dire que vous l'y avez attiré par vos intrigues. [PERUGIN:] Il y est venu de lui-même. [EDGARD:] Permettez !... [CARBONEL:] C'est faux ! [PERUGIN:] Un démenti ? [EDGARD:] Voyons, messieurs !... de vieux amis ! [PERUGIN:] Laissez-nous. [CARBONEL:] Mêlez-vous de vos affaires. Renoncez-vous au jeune homme ? [PERUGIN:] Non !... [EDGARD:] Permettez... cela me regarde un peu !... [CARBONEL:] Mais taisez-vous donc, vous ! Demain, monsieur, je vous enverrai mes témoins ! [PERUGIN:] Demain, monsieur, vous recevrez les miens... [EDGARD:] puis BERTHE. Comment ! un duel ?... On vont se battre pour moi ?... C'est colossal !... comment empêcher ? [BERTHE:] Ah ! c'est indigne !... Lucie m'a tout raconté... Ce M. Maurice... Je crois que je l'aimais déjà... Oh ! je ne resterai pas une minute de plus !... Ah ! monsieur Edgard ! [EDGARD:] Mademoiselle Berthe ! [BERTHE:] Vous ne savez pas où est ma mère ? [EDGARD:] Écoutez-moi !... il s'agit d'empêcher un grand malheur ! [BERTHE:] Un grand malheur ? [EDGARD:] Votre père et M. Pérugin veulent se battre. [BERTHE:] Se battre !... Et pourquoi ?... [EDGARD:] Mon Dieu... puisqu'il faut vous le dire... c'est colossal !... à cause d'un prétendu... qu'ils ont la bonté de se disputer. [BERTHE:] Un prétendu ?... Je comprends... [EDGARD:] Mais le brave garçon n'y est pour rien... il n'est coupable tout au plus que d'un peu de fluctuation. [BERTHE:] Un duel !... c'est affreux ! [EDGARD:] Calmez-vous !... Je vais les retrouver... je vais tâcher de leur faire entendre raison... [BERTHE:] Oh ! allez... je vous en prie... je vous en serai reconnaissante toute ma vie... [EDGARD:] Berthe... ce mot me décide !... Comptez sur moi... j'empêcherai l'effusion du sang... [BERTHE:] puis MAURICE. Oh ! ce M. Maurice... je le hais maintenant... [MAURICE:] Je n'entends plus personne... ils sont partis sans doute... Mademoiselle Berthe ! [BERTHE:] Vous, monsieur ?... Excusez-moi... [MAURICE:] Un mot, mademoiselle... permettez-moi de me justifier... [BERTHE:] Vous justifier ! de quoi, monsieur ? [MAURICE:] De n'avoir pu donner suite à des projets... [BERTHE:] Mais c'est à moi de vous remercier, monsieur... car ces projets n'avaient pas reçu mon assentiment... [MAURICE:] Ah !... [BERTHE:] Et puisque vous avez l'audace de m'interroger, j'aurai la franchise de vous répondre... Non, monsieur, vous ne me plaisez pas, vous ne m'avez jamais plu... [MAURICE:] Mais, mademoiselle... [BERTHE:] On dit que vous avez un million... tant mieux pour vous !... allez le promener de famille en famille. [MAURICE:] Permettez... [BERTHE:] Quant à moi, je n'y prétends nullement... ce serait le payer trop cher ; et, si jamais je me marie, je ferai choix d'un homme qui ne jette pas son cœur à tous les vents... [MAURICE:] Écoutez-moi... [BERTHE:] Je rechercherai, par-dessus tout, l'esprit, le tact, le goût, la bonne éducation... toutes choses que ne donne pas la fortune. [MAURICE:] Mais... [BERTHE:] Enfin, monsieur, je remercie le ciel qui m'a permis de vous connaître et n'a pas voulu que je devinsse votre femme. [MAURICE:] Mais elle parle !... elle s'anime !... elle déchire !... elle mord !... Et moi qui la croyais gnangnan !... quelle vivacité !... Je ne l'ai jamais vue comme ça !... Ah !... il n'y a rien de joli comme une blonde en ébullition. Allons ! est-ce que je vais encore tourner ?... Non !... j'aime Lucie !... il faut que j'aime Lucie !... Tiens !... voilà son album... Etait-elle jolie, quand elle m'a dit : "Vous ne me plaisez pas !... vous ne m'avez jamais plu !..." Ça, ce n'est pas bien sûr !... Car, sans fatuité, j'ai cru remarquer... Mais j'aime Lucie !... il faut que j'aime Lucie ! Voyons ses petites galettes... Portrait de fantaisie... mais, je reconnais ce bonhomme-là... C'est le portrait de Jules !... Tiens !... tiens !... tiens !... Autre portrait de fantaisie !... autre portrait de Jules !... en Romain ou en pompier... il porte un casque !... Oh ! oh ! oh ! trop de fantaisie... impossible de me loger dans ce cœur-là... il y a un locataire... Je pense à cette petite Berthe... comme elle a bien dit : "Allez promener votre million de famille en famille..." Elle avait des couleurs... ses yeux brillaient... elle est charmante... elle est... Où est papa ?... puis DUPLAN ; puis LUCIE ; puis JULES. [PERUGIN:] Enfin, ils sont partis ! [MADAME PERUGIN:] Nous voilà maîtres de la place... [MAURICE:] Trop tard ! [DUPLAN:] Peut-on entrer ? [MADAME PERUGIN:] Mais certainement. [DUPLAN:] Est-ce que la belle madame Carbonel... ? [PERUGIN:] Elle va reprendre le chemin de fer... [MADAME PERUGIN:] Nous sommes en famille maintenant. [PERUGIN:] Avez-vous jeté un coup d'oeil sur l'album de ma fille ? [MAURICE:] Oui... [PERUGIN:] Tenez... il est bien fait, ce Romain-là... M. Jules trouve qu'il a beaucoup de chic... [MADAME PERUGIN:] Ne parle donc pas de Jules ! Lucie ! [LUCIE:] Maman ?... [MADAME PERUGIN:] Si tu prenais l'air que tu as commencé... la Rêverie de Rosellenn. [MAURICE:] Oh ! les dents m'en claquent !... [LUCIE:] Comme tu voudras, maman. [MADAME PERUGIN:] Asseyez-vous, messieurs... [PERUGIN:] Vous allez voir, la coda est charmante. [DUPLAN:] Je la connais... Je l'ai assez entendue à Ville-d'Avray... [PERUGIN:] Très bien ! charmant ! [MAURICE:] Délicieux ! C'est à dévorer son mouchoir. J'ai le temps d'arriver pour le train. [JULES:] à part. — Elle est au piano !... [PERUGIN:] Charmant ! charmant ! n'est-ce pas ? Jules ! Eh bien, et l'autre ? [MADAME PERUGIN:] M. Maurice ? [JULES:] Je n'ai vu personne... [PERUGIN:] Le voilà... il court sur la grande route ! [MADAME PERUGIN:] Parti !... [M:] et MADAME PERUGIN secouant DUPLAN. — Monsieur Duplan ! monsieur Duplan ! [DUPLAN:] Bravo !... bravo !... [PERUGIN:] Votre fils est parti ! [DUPLAN:] Ah ! bah !
[DUPLAN:] Tu as beau dire... je ne suis pas content... [LE JARDINIER:] Mais, monsieur... [DUPLAN:] Comment ! je m'absente deux jours à peine... et, quand je reviens, tout souffre... tout languit... [LE JARDINIER:] Il fait si chaud... [DUPLAN:] Il fallait arroser... [LE JARDINIER:] J'ai arrosé, monsieur... [DUPLAN:] Oui... tu as arrosé ton gosier. [LE JARDINIER:] Oh ! si on peut dire... [DUPLAN:] Bon ! voilà les pucerons qui mangent mes roses... Pour les tuer, il n'y a rien comme la fumée de tabac... Dis donc...tu peux fumer ta pipe, ça ne me gêne pas. [LE JARDINIER:] Oh ! pas devant Monsieur ! [DUPLAN:] Si !... moi, je ne suis pas fier... va ! va ! [LE JARDINIER:] Alors, puisque Monsieur le permet... Ah ! bon ! je n'ai plus de tabac ! Si Monsieur veut prendre l'arrosoir... je vais aller en acheter... [DUPLAN:] C'est ça !... et moi, je ferai ton ouvrage !... Garde tes arrosoirs... tu achèteras du tabac plus tard... A midi, je suis obligé d'aller à la mairie pour l'élection du conseil municipal... c'est un devoir !... qu'à mon retour tout soit mouillé à fond. [LE JARDINIER:] Soyez tranquille... je vais vider le bassin... Ah ! voilà M. Maurice... Monsieur Maurice... [MAURICE:] Bonjour, papa. [DUPLAN:] Ah ! te voilà !... Ah çà, d'où viens-tu ?... qu'es-tu devenu depuis hier au soir ?... [MAURICE:] Moi ? j'arrive de Paris... [DUPLAN:] Tu es un joli garçon ! tu es parti de Montmorency sans dire adieu à personne... tu nous as tous plantés là... [MAURICE:] J'ai eu tort, c'est vrai... Mais que voulez-vous, je n'y tenais plus... [DUPLAN:] Le piano t'ennuyait ?... il fallait faire comme moi... te recueillir... Madame Pérugin était très mécontente... heureusement, j'ai réussi à la calmer... [MAURICE:] Ah ! vraiment... [DUPLAN:] J'ai été très adroit... je lui ai dit que tu avais un rendez-vous important... chez un homme d'affaires... que tu m'avais prévenu... [MAURICE:] Très bien ! [DUPLAN:] Enfin, je t'ai excusé !... Seulement j'ai été obligé de redoubler d'amabilité pour faire oublier ton impolitesse... Du reste, ils ont été charmants pour moi... le père a cherché à causer roses... mais c'est un âne. [MAURICE:] Hein ?... [DUPLAN:] Un profane ! il n'y entend rien ! ils m'ont retenu à dîner... un dîner excellent !... puis à coucher... [MAURICE:] Bah !... vous y avez couché ?... [DUPLAN:] Dans la chambre bleue... la plus belle de la maison... et un lit !... ils vous ont des lits qui sont d'un moelleux !... tu verras ça... je ne me suis réveillé qu'à neuf heures... pour déjeuner... [MAURICE:] Vous y avez aussi déjeuné ?... Vous allez bien, papa ! [DUPLAN:] Il fallait bien te faire excuser !... A propos, si tu as envie de fumer un cigare, ne te gêne pas... [MAURICE:] Merci... j'ai jeté le mien avant d'entrer. [DUPLAN:] Il ne fallait pas le jeter... une autre fois, je te prie de ne pas le jeter... Le soir, nous avons fait un wisth... et, quand la jeune fille est montée dans sa chambre, nous avons causé du contrat. [MAURICE:] Quel contrat ?... [DUPLAN:] Le tien, parbleu ! [MAURICE:] Comment ?... [DUPLAN:] Hier, ne m'as-tu pas fait demander la main de la demoiselle ?... [MAURICE:] Oui... mais... [DUPLAN:] J'ai pris des notes... et, en ma qualité d'ancien notaire, je l'ai rédigé ce matin... [MAURICE:] Allons, bon ! .,, mais vous allez trop vite ! Qu'est-ce qui nous presse ? [DUPLAN:] Mais l'amour... [MAURICE:] Non... c'est changé !... [DUPLAN:] Hein ?... qu'est-ce que tu dis là ?... [MAURICE:] Hier, en vous quittant, j'ai été assez heureux pour rejoindre la famille Carbonel au chemin de fer... Je suis monté dans leur wagon... presque de force... ils étaient furieux, ils ne voulaient rien entendre... Berthe surtout... mais j'ai prié... supplié... Pleuré même... Enfin, j'ai été si éloquent que j'ai fini par les attendrir... [DUPLAN:] Eh bien, après ?... [MAURICE:] Arrivé à Paris, j'étais pardonné... le mariage était convenu ! [DUPLAN:] Le mariage... avec qui ?... [MAURICE:] Avec Berthe... car c'est elle que j'aime... [DUPLAN:] Ah çà ! vas-tu me laisser tranquille, à la fin ! [MAURICE:] Quel esprit ! quelle vivacité !... Ah ! j'étais injuste avec elle !... [DUPLAN:] Mais, malheureux, la famille Pérugin compte sur toi ! [MAURICE:] Vous m'excuserez auprès d'elle... [DUPLAN:] Jamais ! tu me fais passer pour une girouette, un toton ! Je refuse mon consentement ! [MAURICE:] Oh ! vous ne voudriez pas faire ce chagrin-là à la belle madame Carbonel ?... [DUPLAN:] Maurice, tais-toi ! [MAURICE:] Elle a été si bonne pour moi... elle m'a aussi retenu à diner... un dîner excellent ! [DUPLAN:] Ah ! [MAURICE:] Et, le soir, nous avons causé du contrat avec son mari... il va le faire rédiger par son notaire... et toute la famille Carbonel doit venir vous voir et l'apporter aujourd'hui même... avec votre petit panier... [DUPLAN:] Ah ! nous voilà bien ! Et la famille Pérugin qui doit venir aussi aujourd'hui pour prendre connaissance du contrat que j'ai là ! [MAURICE:] Ah diable ! [DUPLAN:] Qu'est-ce que je vais leur dire ?... C'est ta faute aussi !... Tu tournes comme un écureuil !... Tu veux la blonde, je demande la blonde... bien, on te l'accorde !... Le lendemain, ce n'est plus ça... Tu veux la brune, je demande la brune... bien, on te l'accorde !... et voilà que tu retournes à la blonde... et les parents de la brune vont venir... avec ceux de la blonde, quelle journée !... et mon jardinier qui n'arrose pas !... et les pucerons qui mangent mes roses ! Mon Dieu ! quelle journée ! quelle journée !... [MAURICE:] Voyons... calmez-vous... Cette fois-ci, c'est sérieux... j'épouserai Berthe ou je resterai garçon ! [DUPLAN:] Eh ! tu m'as déjà dit la même chose pour l'autre ! Elle est pourtant bien gentille, cette petite Pérugin... elle est vive... pétulante... et elle a des yeux !... [MAURICE:] C'est vrai... elle a des yeux !... [DUPLAN:] Ah ! tu en conviens... et puis songe que j'ai engagé ma parole... la parole de ton père... [MAURICE:] Oh ! un détail ! [DUPLAN:] Ah ! un autre détail que j'oubliais... le père Pérugin donne deux cent cinquante mille francs... cinquante mille francs de plus que l'autre... j'ai obtenu ça... en prenant le thé... [MAURICE:] Oh ! qu'importe l'argent ! je suis assez riche !... [DUPLAN:] Enfin, pèse tout cela... les yeux... les cinquante mille francs... la parole de ton père... et décide-toi... Il est midi... je vais déposer mon bulletin à la mairie... je reviens dans cinq minutes... Tâche d'avoir pris un parti... A mon retour, j'écrirai ! Nous écrirons à l'une des deux familles de ne pas se déranger... [MAURICE:] C'est cela... allez voter... [DUPLAN:] En m'attendant, tu peux fumer... ça ne me gêne pas... Fume, mon garçon, fume ! [MAURICE:] puis JULES ; puis LE JARDINIER. Ah ! je suis bien en train de fumer !... me voilà avec deux futures et deux familles sur les bras ! Que diable aussi, mon père s'est trop pressé... Tiens ! c'est Jules ! [JULES:] Je te cherche depuis ce matin... je viens de chez toi... on m'a dit que je te trouverais ici... [MAURICE:] Quelle figure renversée ! qu'y a-t-il ? [JULES:] Mon ami, je viens t'adresser une question à laquelle je te prie de répondre franchement. [MAURICE:] Parle... [JULES:] Est-il vrai que tu épouses mademoiselle Pérugin ? [MAURICE:] Pourquoi ? [JULES:] C'est qu'hier, au moment où je me croyais au mieux dans la famille... madame Pérugin m'a tout à coup signifié, pour la seconde fois, d'avoir à cesser mes visites comme prétendu et comme architecte... J'ai voulu réclamer, elle m'a fermé la bouche en me disant : "Ma fille est fiancée à M. Maurice Duplan. [MAURICE:] Rassure-toi... ce mariage ne se fera pas, pour deux raisons : la première, c'est que tu es mon ami... la seconde, c'est que mademoiselle Lucie a pour moi un défaut impardonnable... [JULES:] Lucie... [MAURICE:] C'est son album... [JULES:] Son album ?... [MAURICE:] Elle y dépose des petits portraits de fantaisie qui ressemblent terriblement à un architecte de ma connaissance... [JULES:] Il serait possible ! j'aurais le bonheur de figurer... [MAURICE:] Tu figures ! avec un casque !... Elle t'aime, mon cher... c'est pourquoi elle sera ta femme et non la mienne... [JULES:] Oh ! c'est impossible ! Non, vois-tu, c'est un rêve !... jamais madame Pérugin ne voudra entendre parler de moi... Je suis un parti trop modeste... [MAURICE:] Allons donc ! [JULES:] Ton million lui a porté à la tête... c'est de l'ivresse, de la folie... et, si tu n'épouses pas sa fille, elle se mettra en quête d'un autre millionnaire... [MAURICE:] Diable ! comment lui extirper cette idée-là de la cervelle ?... [JULES:] J'ai besoin de toi... Peux-tu me donner une heure ?... Deux... trois... ma journée si tu veux... [MAURICE:] Laisse-moi écrire un mot à mon père... oui... je pourrai revenir par le train de trois heures... Félix !... Félix !... [LE JARDINIER:] Monsieur ?... [MAURICE:] Dès que mon père rentrera, tu lui remettras ce billet. [LE JARDINIER:] Oui, monsieur... [MAURICE:] Viens, je t'expliquerai tout en route. [LE JARDINIER:] puis DUPLAN. Dieu ! que c'est ennuyeux d'arroser ! Ils ont fait des petits trous au fond des pots, on a beau y mettre de l'eau... ça s'en va toujours. [DUPLAN:] Ça y est ! J'ai voté pour Frangibar... c'est mon charcutier... on ne sait pas ce qui peut arriver... Eh bien, où est donc Maurice ?... [LE JARDINIER:] Il vient de partir avec un autre monsieur... mais v'là ce qu'il m'a dit de vous remettre. [DUPLAN:] Un billet ?... "Tranquillisez-vous, j'ai trouvé un moyen splendide de tout arranger... je reviendrai par le train de trois heures." Mais je ne suis pas plus avancé que tout à l'heure... il ne me dit pas laquelle il épouse... et les deux familles qui vont arriver... J'ai envie de m'en aller ! je reviendrai par le train de trois heures. [LA VOIX DU JARDINIER:] Dans la serre !... il y est ! [DUPLAN:] Une visite ! puis LE JARDINIER. [EDGARD:] Donnez-lui deux litres d'avoine... ça suffit ! [DUPLAN:] Monsieur Edgard ! [EDGARD:] Bonjour, cher monsieur Duplan. [DUPLAN:] Qu'est-ce qui me procure l'honneur ?... [EDGARD:] J'espérais trouver Maurice... on m'apprend qu'il vient de repartir pour Paris... [DUPLAN:] Il ne tardera pas à revenir... si vous voulez l'attendre... en fumant un cigare. [EDGARD:] Au fait, vous pouvez me donner le renseignement que je venais lui demander... [DUPLAN:] Asseyez-vous !... et fumez... ne vous gênez pas ! [EDGARD:] Non merci... [DUPLAN:] Pourquoi ?... Tenez, voilà du feu... [EDGARD:] Vous êtes trop bon... mais aujourd'hui, j'ai l'estomac fatigué... [DUPLAN:] Il faudra que je fasse venir quelqu'un de la caserne. [EDGARD:] Monsieur, c'est une démarche toute de courtoisie que je viens faire auprès de vous... je sais qu'on ne s'adresse pas en vain à votre franchise et à votre loyauté... [DUPLAN:] Monsieur... Qu'est-ce qu'il me veut ?... [EDGARD:] Je me suis bien rendu compte de l'état de mon cœur... et je ne vous le cache pas, j'aime ces demoiselles... [DUPLAN:] Lesquelles ? [EDGARD:] Berthe et Lucie... [DUPLAN:] Comment !... toutes les deux ? [EDGARD:] Cela vous étonne ?... [DUPLAN:] Oh ! non ! Absolument comme Maurice !... [EDGARD:] Et je désire en épouser une... n'importe laquelle... [DUPLAN:] Ah ! permettez, mon fils... [EDGARD:] Je sais qu'il est en pourparlers avec une des deux familles... et comme il m'est parfaitement indifférent d'épouser l'une ou l'autre de ces demoiselles... je viens vous prier de me dire, cher monsieur, laquelle il a choisie... afin de demander la vacante. [DUPLAN:] Laquelle ?... vous me demandez laquelle ? [EDGARD:] Je vous répète que je fais appel à votre franchise et à votre loyauté. [DUPLAN:] J'entends bien... mais c'est que je n'en sais rien du tout. [EDGARD:] Comment ! vous ne savez pas qui votre fils épouse ? vous ! le père ! [DUPLAN:] Ma foi, non ! [EDGARD:] C'est colossal ! [DUPLAN:] Je ne vous en remercie pas moins de la démarche... [EDGARD:] Toute de courtoisie... [DUPLAN:] Toute de courtoisie !... que vous voulez bien faire ; mais, dans ce moment, je ne puis vous dire qu'une chose : attendez le train de trois heures ! [EDGARD:] Pourquoi le train de trois heures ? [LE JARDINIER:] Monsieur... il y a un monsieur, une dame et une demoiselle qui vous demandent... [DUPLAN:] Ah ! mon Dieu ! ce sont eux ! mais lesquels ?... les Pérugin ou les Carbonel ?... que leur dire ?... Enfin !... faites entrer ! [EDGARD:] Vous êtes en affaires ?... [DUPLAN:] Oui... une visite... très gênante... [EDGARD:] Je vous laisse... Nous reprendrons cette conversation ! [DUPLAN:] Les Carbonel ! [EDGARD:] Eux !... je veux savoir à quoi m'en tenir. [MADAME CARBONEL:] Ah ! le voilà ! ce cher monsieur Duplan... [CARBONEL:] Bonjour, mon vieil ami... [DUPLAN:] Mademoiselle... ah ! le beau rosier !... [CARBONEL:] Va !... c'est le moment !... [BERTHE:] Monsieur Duplan... permettez-moi de vous l'offrir... [DUPLAN:] Comment ! c'est pour moi ?... mais je le reconnais... c'est la chromatella. [CARBONEL:] Elle manquait à votre collection... [MADAME CARBONEL:] Et Berthe a eu l'idée de vous l'apporter... [DUPLAN:] Vraiment !... ah ! chère petite... c'est trop de bonté ! [MADAME CARBONEL:] Elle vous aime déjà comme un père... [CARBONEL:] Embrasse-le, c'est le moment !... [BERTHE:] Monsieur... [DUPLAN:] Ah ! volontiers !... Elle est charmante !... Pourvu que Maurice choisisse celle-ci ! Asseyez-vous... Je vais lui donner la place d'honneur... et je l'arroserai moi-même. [MADAME CARBONEL:] Vous avez reçu la visite de Maurice, ce matin ? [DUPLAN:] Oui... oui... [CARBONEL:] Il vous a dit que nous avions passé la soirée ensemble hier... que nous avions causé. [DUPLAN:] Oui... oui... Nous y voilà ! [MADAME CARBONEL:] Tout est pardonné... Les enfants se conviennent... Les mêmes idées... Les mêmes goûts... [BERTHE:] Maurice s'est excusé... et je puis vous le dire à vous... je suis bien heureuse ! [DUPLAN:] Allons ! tant mieux ! tant mieux ! Et les Pérugin qui vont venir ! [CARBONEL:] Il a été convenu que je ferais rédiger le contrat... Le voici... [DUPLAN:] Très bien... Ça m'en fait deux ! [CARBONEL:] Vous le lirez à votre aise... [DUPLAN:] Oui... ça ne presse pas. [MADAME CARBONEL:] Nous avons une petite visite à faire à Puteaux... nous reviendrons dans quelques minutes... [DUPLAN:] Très bien ! Ils s'en vont ! [CARBONEL:] Ah ! j'oubliais... il y a dans le contrat une clause... que vous trouverez peut-être un peu dure... mais nous n'y tenons pas... [DUPLAN:] Moi non plus... [MADAME CARBONEL:] Et, cette fois, j'espère que rien ne s'opposera plus à nos projets... [DUPLAN:] Dame !... attendez le train de trois heures... [M:] et MADAME CARBONEL. — Comment ? [DUPLAN:] Je veux dire le retour de Maurice... Tenez, passez par là... Vous prendrez la petite porte du jardin... Comme ça, ils ne se rencontreront pas avec les autres... [CARBONEL:] Embrasse-le ! c'est encore le moment ! [BERTHE:] Monsieur Duplan... [DUPLAN:] Chère enfant ! Je n'ose pas me livrer !... puis EDGARD. Elle est vraiment très gentille !... et, malgré moi, je me sentais... Mais si par hasard ce n'était pas celle-là. [EDGARD:] Comme on a raison d'écouter ! Dites donc, papa Duplan... vous êtes un farceur ! [DUPLAN:] Tiens ! je vous croyais parti ! [EDGARD:] Non, j'étais là... j'ai tout entendu... sans le vouloir... Le contrat est prêt... et vous me dites que vous ne savez pas celle que Maurice épouse ! [DUPLAN:] Mon ami... je vous jure... Attendez le train... [EDGARD:] A quoi bon ?... Puisqu'il a choisi Berthe, je choisis Lucie... je cours à Paris... chez les Pérugin... Justement, les voici. [DUPLAN:] Allons, bien ! et les autres qui vont revenir dans cinq minutes ! [MADAME PERUGIN:] Ah ! le voilà !... ce cher M. Duplan... [PERUGIN:] Bonjour, mon bon ami !... [DUPLAN:] Mademoiselle... Encore un rosier ! [MADAME PERUGIN:] Lucie... offre ton petit souvenir à ce bon M. Duplan... [EDGARD:] Est-ce que c'est sa fête ? [DUPLAN:] Comment !... c'est pour moi ?... mais je ne sais si je dois... [PERUGIN:] C'est le centifolia cristata. [DUPLAN:] Mais oui !... c'est lui !... il manquait à ma collection... [MADAME PERUGIN:] Lucie vous l'avait entendu dire... et elle a eu la bonne pensée... [DUPLAN:] Ah ! mademoiselle... que de bonté ! [PERUGIN:] Embrasse ! c'est le moment !... [LUCIE:] Mais, papa... [PERUGIN:] Embrasse !... [LUCIE:] Le pauvre homme... ce n'est pas sa faute ! Monsieur Duplan... [DUPLAN:] Avec plaisir, chère enfant... Elle est charmante !... Pourvu que Maurice choisisse celle-là. Je vais lui donner la place d'honneur... et je l'arroserai moi-même. Mais vous me gâtez... vous n'êtes pas raisonnables. [MADAME PERUGIN:] Ne parlons pas de ça... au point où nous sommes... [PERUGIN:] A la veille de la signature du contrat. [EDGARD:] Comment ! Mademoiselle se marie ? [M:] et MADAME PERUGIN. — Encore là, monsieur Edgard ! [MADAME PERUGIN:] Au fait, on peut en parler devant lui... la chose est presque publique... oui, monsieur, Lucie va se marier. [EDGARD:] Et avec qui ? [PERUGIN:] Avec Maurice ! [EDGARD:] Maurice ! [LUCIE:] Mais, maman... [MADAME PERUGIN:] Taisez-vous... [LUCIE:] Je proteste ! [MADAME PERUGIN:] Le mariage est convenu, n'est-ce pas, monsieur Duplan ?... [DUPLAN:] Oui... oui... [EDGARD:] C'est colossal !... M'expliquerez-vous ?... [DUPLAN:] Je ne sais rien... Attendez le train ! [EDGARD:] Eh ! le train !... [PERUGIN:] Avez-vous eu le temps de rédiger notre petit projet de contrat ?... [DUPLAN:] Oui... oui... certainement... Je l'ai là ! Ah ! mon Dieu ! j'entends les Carbonel !... PERUGIN, prenant le contrat. — Si vous le permettez, nous allons en prendre connaissance. Pas ici ! Sous le marronnier... vous serez mieux... personne ne vous dérangera... [PERUGIN:] Viens, ma bonne... Embrasse encore... c'est ton bonheur... [LUCIE:] Mais, papa... [PERUGIN:] C'est ton bonheur ! ! ! [LUCIE:] Monsieur Duplan... Oh ! je rage. [DUPLAN:] Je n'ose pas me livrer... Voyons si les Carbonel... [EDGARD:] Un instant, monsieur... à nous deux ! [DUPLAN:] Pardon... Je n'ai pas le temps... [EDGARD:] Et voilà le métier que vous faites... à votre âge ! [DUPLAN:] Quoi ?... [EDGARD:] Un ancien notaire ! berner deux familles honorables, entretenir leurs espérances... et tout cela pour se faire donner des rosiers ! C'est ignoble et colossal ! [DUPLAN:] Oh ! mais vous m'ennuyez, vous ! [EDGARD:] Il suffit... [DUPLAN:] Hein ! [EDGARD:] Je respecte votre âge... Et moi qui me présentais en gentilhomme, qui venais faire appel à votre loyauté... [DUPLAN:] Attendez le train... [EDGARD:] Non, monsieur, je n'attendrai pas le train... dès que mon cheval aura mangé votre avoine... je quitterai ces lieux... [DUPLAN:] Très bien ! [EDGARD:] Mais vous trouverez bon que je consulte maintenant mes propres sentiments... et non les convenances de Monsieur votre fils... je suivrai droit mon chemin, dussé-je briser en passant certaines spéculations horticoles... [DUPLAN:] Mais je vous répète... [EDGARD:] J'ai l'honneur de vous saluer avec toute la considération... que vous méritez... [DUPLAN:] Bon voyage ! puis M. et MADAME PERUGIN ; puis BERTHE, [LUCIE:] et EDGARD. [DUPLAN:] Trois heures moins un quart ! Maurice va arriver... et tout s'éclaircira... Dieu ! que j'ai chaud ! [MADAME CARBONEL:] Notre visite s'est un peu prolongée... Vous nous attendiez ?... [DUPLAN:] Moi ? Oui... ardemment ! [CARBONEL:] Vous cherchez Berthe ?... La petite folle s'est arrêtée devant vos fraisiers... [DUPLAN:] Elle a bien fait... [MADAME CARBONEL:] D'ailleurs, ils sont presque à elle... [DUPLAN:] Oui... Attendons le train. [CARBONEL:] Eh bien, qu'est-ce que vous pensez de la clause ?... [DUPLAN:] Quelle clause ?... [CARBONEL:] L'article 8... [DUPLAN:] Je n'ai pas encore lu... [MADAME CARBONEL:] Tant mieux ! nous avons réfléchi... nous biffons la clause... [CARBONEL:] Nous préférons nous en rapporter, pour le douaire, au bon plaisir de Monsieur votre fils... Donnez-moi le contrat, je vais biffer... [DUPLAN:] C'est ça... biffez !... Ça nous fera gagner du temps !... [CARBONEL:] Nous disons, article 8... [MADAME CARBONEL:] Le voilà ! [CARBONEL:] M. Maurice Duplan... [MADAME CARBONEL:] Biffe... [CARBONEL:] En témoignage de son affection... Pour mademoiselle Lucie Pérugin..." Hein !... [MADAME CARBONEL:] Pérugin ! [DUPLAN:] Ah ! saprelotte ! je me suis trompé de contrat ! [CARBONEL:] Partout le nom de Pérugin !... Monsieur, qu'est-ce que cela signifie ?... [PERUGIN:] C'est une indignité !... [MADAME PERUGIN:] Une mystification ! [PERUGIN:] Partout le nom de Carbonel ! [DUPLAN:] Bien ! les autres ! voilà le choc ! [M:] et MADAME CARBONEL. — Les Pérugin ici ! et MADAME PERUGIN. — Les Carbonel ! [CARBONEL:] J'ai attendu vos témoins, monsieur... [PERUGIN:] Et moi les vôtres, monsieur... [BERTHE:] Qu'est-ce qu'il y a donc ?... [LUCIE:] On se dispute... [EDGARD:] Il faut les séparer ! [CARBONEL:] Il est temps de s'expliquer, monsieur... on ne se moque pas comme ça d'une famille... [PERUGIN:] De deux familles ! [EDGARD:] De trois ! [CARBONEL:] Vous plairait-il de nous dire enfin lequel de ces contrats est le bon ? [TOUS:] Oui... oui... parlez... [DUPLAN:] Mon Dieu, c'est bien simple !... moi, je suis un ancien notaire... je ne demande qu'à vivre tranquille... et à cultiver mes rosiers... Maurice est parti pour Paris, et attendez... [TOUS:] Oh !... [MAURICE:] Eh bien, qu'y a-t-il donc ?... [TOUS:] Maurice ! [DUPLAN:] Enfin ! le train est arrivé !... Cinq minutes de plus, je devenais fou ! [MAURICE:] Calmez-vous, mon père... [DUPLAN:] Tu vas en finir, je pense, avec tes hésitations ?... [MAURICE:] Oui, mon père... [TOUS:] Ah !... [MAURICE:] Quoi que je dise, ne vous étonnez de rien... ayez confiance ! Vous avez raison, mon père... mes hésitations n'ont que trop duré... et je prie ces dames de me les pardonner... Mais mon excuse est dans la grâce et dans la beauté de ces deux demoiselles... [EDGARD:] C'est vrai ! moi-même je ne suis pas encore fixé. [MAURICE:] Il faut cependant se décider... Madame Pérugin, voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder la main de mademoiselle votre fille ? [M:] et MADAME CARBONEL, londissant. — Comment ! Lucie ? [BERTHE:] Ayez donc confiance ! [DUPLAN:] Voilà une affaire terminée ! [LUCIE:] Ah ! je n'ai pas de chance ! [MAURICE:] Plaît-il ?... [MADAME PERUGIN:] Rien ! un peu d'émotion !... [PERUGIN:] Monsieur... [MAURICE:] Monsieur, avant de vous engager définitivement, il est un fait dont je dois vous donner connaissance... [PERUGIN:] Parlez, mon gendre... [MAURICE:] J'ai un ami... un ami qui m'a sauvé la vie en Italie... [BERTHE:] M. Jules... [MAURICE:] Je m'étais juré, si jamais je devenais riche, de ne pas oublier le service qu'il m'avait rendu... [TOUS:] Très bien. [MAURICE:] Je viens de faire un acte de donation entre vifs, par lequel je déclare lui donner dès à présent une somme de cinq cent mille francs. [TOUS:] Hein ?... [PERUGIN:] Combien dites-vous ?... [MAURICE:] Cinq cent mille francs !... Nous avons partagé en frères... [MADAME PERUGIN:] C'est insensé ! [DUPLAN:] C'est trop ! [MAURICE:] Je ne suis plus qu'une moitié de million, madame... [MADAME CARBONEL:] Attrape !... c'est bien fait ! [MAURICE:] Mais, comme vous me l'avez fort bien dit, c'est moins pour ma fortune... [MADAME PERUGIN:] Certainement... [PERUGIN:] Sans doute... sans doute... Il est stupide ! [LUCIE:] C'est drôle ! c'est M. Jules qui est le plus riche maintenant. [PERUGIN:] Mais elle a raison !... Cinq cent mille francs de la donation... [MADAME PERUGIN:] Et deux cents qu'il a... [PERUGIN:] Ça fait sept... [MADAME PERUGIN:] Et deux cent cinquante mille que nous donnons. [PERUGIN:] Ça fait neuf cent cinquante ! [MADAME PERUGIN:] Il a son million ! [PERUGIN:] Caroline, nous ne devons pas sacrifier notre fille ! [MADAME PERUGIN:] J'allais te le dire... [PERUGIN:] Monsieur, je serai franc... ma fille a disposé de son cœur depuis longtemps... [MADAME PERUGIN:] Elle vient de m'en faire l'aveu à l'instant... [PERUGIN:] Et, au moment suprême... une voix nous crie que nous ne devons pas sacrifier notre enfant... Lucie épousera le noble jeune homme auquel vous devez la vie ! [LUCIE:] et BERTHE. — Oh ! quel bonheur ! [M:] et MADAME CARBONEL. — Ils le refusent ! [LUCIE:] Merci, monsieur Maurice... [MAURICE:] J'avais consulté votre album ! Maintenant, mon cher monsieur Carbonel, je suis libre... et mon cœur est d'accord avec mes paroles pour vous demander la main de mademoiselle Berthe. [TOUS:] Comment ! [EDGARD:] Eh bien, et moi ?... il ne fait que tourner ! [CARBONEL:] Permettez, mon cher... c'est que la position n'est plus la même... [BERTHE:] Oh ! papa ! [MADAME CARBONEL:] Bah ! acceptons-le... [CARBONEL:] Une donation de cinq cent mille francs... ça change la thèse. [MAURICE:] Chut !... elle est révocable. [CARBONEL:] Comment ? [MAURICE:] Demandez à papa... un vieux notaire ! [DUPLAN:] Pour cause de survenance d'enfants... article 953 et suivants... Tu es un fier gueux ! [CARBONEL:] Ah ! bah ! ah ! bah ! La donation est révocable pour cause de survenance d'enfants... [MADAME CARBONEL:] Ah ! ah ! ah ! [BERTHE:] Quoi donc ?... [MADAME CARBONEL:] La donation est révocable pour cause de... [CARBONEL:] Je voudrais voir leur figure le jour du baptême... Ah ! mais, dites donc... Si le ciel allait ne pas bénir leur union ! [DUPLAN:] Soyez tranquille... je réponds de mon fils !
[GUSTAVE:] La journée ne finira pas ! Cinq heures viennent à peine de sonner à la grande tour, et moi, qui vais bien, j'ai cinq heures trente-cinq : ces horloges de prison, ça retarde toujours ! Ma foi, c'est une chose assez ennuyeuse que d'être en prison ; cela m'a amusé le premier jour, parce qu'un colonel en prison, c'est assez original, mais on se fait à tout... Heureusement me voilà au huitième et dernier jour, ce sera demain que je retournerai à Paris ; que je reverrai ma femme ! Ma jolie petite Mathilde, il y a si longtemps que je ne l'ai embrassée. Allons ! allons ! encore un peu de patience. Mais qu'est-ce que je vais faire d'ici là ? Je me suis donné tous les divertissements que comportait ma situation ; je me suis méthodiquement promené en long et en large ; j'ai dessiné le plan de la dernière bataille ; j'ai chanté tous mes airs d'opéra-comique ; j'ai pensé à ma femme... il fallait bien s'occuper ! Mais à présent à qui vais-je penser ? Qu'est-ce que je vois là de mon belvédère ? c'est un uniforme qui est à la croisée en face. Comment diable établir une ligne télégraphique ? Il m'a vu, car il répond à mes signes. Bonjour, camarade ! Ça vous va-t-il bien ? Ah ! vous vous ennuyez ! moi, c'est différent, je m'amuse beaucoup. Qui je suis ? Gustave de Montemart, colonel au sixième de hussards. Et vous ? Hein !... à peine si on entend. Léon, sous-lieutenant. Mais il s'en va... Tiens, Léon ; eh ! nous nous sommes déjà vus... oui, lors de la dernière affaire : un officier de dix-sept ans, qu'on prendrait pour une demoiselle, qui ne boit pas, ne jure jamais, et qui rougit en saluant une dame. Ah ! c'est lui qui est en prison ; à la bonne heure, il commence à se lancer. Ah ! le voilà qui revient. Hein !... vous voudriez me parler ? et moi aussi. Bonjour, monsieur Doucet ! Si j'ai été content ? oui, le dîner était bon, mais un peu cher. J'ai autre chose à vous demander : voulez-vous que le prisonnier en face vienne me rendre visite ? Comment, si on m'entendait ! Eh ! qui voulez-vous qui m'entende ? votre conscience ? Oh bien alors, j'y suis. [AIR:] du Bouffe et le Tailleur. Je sais comment il faut s'y prendre Pour la faire capituler... A vous !... c'est ça ; la conscience ne dit plus rien : je savais bien que je la ferais taire. Camarade, on va vous ouvrir. Ma foi, je suis charmé de la rencontre ; je ne passerai pas ma soirée tout seul. Et quant à notre jeune sous- lieutenant, je devine pourquoi il veut me parler ; sans doute pour me remercier du service que je lui ai rendu dans la dernière affaire... Je ris encore en y pensant ; je le vois, pendant que les balles sifflaient autour de nous, arrangeant sa cravate et les boucles de ses cheveux ! Un instant après, il était au milieu des ennemis, et au moment du plus grand danger, lorsqu'une vingtaine de sabres le menaçaient... ne voilà-t-il pas qu'il se baisse pour ramasser un flacon d'eau de Cologne qu'il avait laissé tomber... Eh ! le voici.
[GUSTAVE:] Ah ! colonel, que je suis aise de vous voir, après tout ce que je vous dois... On me permet d'habiter jusqu'à demain la même prison que vous ! Je n'ai qu'un regret : c'est que vous ne soyez pas venu huit jours plus tôt. Je vous remercie de votre obligeance. Comment, voilà huit jours que vous êtes ici ? Ah ! mon Dieu, oui ; je ne suis jamais resté aussi longtemps dans le même endroit. Vous mettre en prison après la conduite que vous avez tenue ! Lorsque de toute l'armée votre régiment s'est le plus distingué ! N'est-ce pas ? mes hussards allaient joliment. Il est vrai que nous avions reçu l'ordre de rester en réserve, et que nous nous sommes trouvés sur la cavalerie ennemie je ne sais pas trop comment. Ils disent tous que j'ai crié : "En avant ! " Le diable m'emporte si je m'en souviens, je crois plutôt que ce sont eux. Mais comme on ne pouvait pas mettre ici tout le régiment, c'est sur moi que cela est tombé : cela m'a valu la croix d'officier, et huit jours de prison. Quand serai-je aussi heureux ! Des calembours, ah ! c'est trop fort ! L'un disait que j'étais un militaire à l'eau rose, et l'autre prétendait que cette action-là me mettrait en bonne odeur dans le régiment. Vous concevez comme c'est désagréable. [AIR:] J'en guette un petit de mon âge. Jugez un peu quelle équipée ! Mais, c'est un diable que ce petit garçon-là. Allons, allons, il ira bien. Ma foi, mon jeune cama- rade, je vous avoue que je n'y tiens plus ; et au risque de recevoir aussi un coup d'épée qui me blesserait bien fort, il faut que je vous demande d'où vient votre prédilection pour les flacons d'eau de Cologne ! Oh ! à vous, colonel, c'est différent, je puis vous confier cela... c'est qu'il venait d'une certaine per- sonne... De la constance ! qu'est-ce que c'est que cela ? Oh ! je me suis trompé, il n'ira pas. J'ai donc eu tort ? Parbleu, voilà une question ! .. Ecoutez, voulez-vous me croire ? Oh ! oui, colonel, je vous croirai, je ferai tout ce que vous me direz. Je comprends bien ; ce n'est pas la bonne volonté qui me manque, c'est que je n'ose pas. [GUSTAVE:] Elle est donc bien jolie ? Si vous l'aviez vue, comme moi ! un son de voix qui va là... J'ai passé trois soirées avec elle... il y a deux mois, lorsque je me rendais au régiment. C'est juste, cela doit compter double, et vous avez bien avancé vos affaires ? Oh ! oui : ce jour-là j'ai été bien hardi ; je m'étais emparé de son flacon, de ses gants, de son mouchoir, et je les ai embrassés sans qu'elle le vît. Diable ! et vous n'avez pas eu peur de la compromettre ? Je comprends. Voilà l'origine de ce trésor si précieux ; et pendant que vous étiez dans votre jour de hardiesse, vous ne lui avez pas dit que vous l'aimiez ? J'ai été bien près, mais je n'ai jamais pu ; elle était si jolie, sa toilette était si brillante... tout cela intimide, et je ne conçois pas comment on peut venir à bout de faire une déclaration en face à une femme ; est-ce que vous avez jamais osé, vous, colonel ? Allons, allons, c'est une éducation qui est entièrement à faire. Voyez, pourtant, si j'avais terminé mes Mémoires ! Comment ! vos Mémoires ? Eh bien ! pendant que vous étiez en prison ? Oh ! j'y ai bien pensé, j'avais même déjà écrit le titre. Vous pouvez voir : Le Mentor de la jeunesse, ou Mémoires d'un colonel de hussards. Mais à chaque instant on est distrait... Eh ! parbleu, une superbe occasion qui se présente. Pour combien de temps êtes-vous en prison ? [LEON:] Permettez donc, colonel ; est-ce que vous êtes marié ? Eh ! sans doute, à cause de mon ouvrage ! il fallait bien un dénouement, et vous verrez celui que j'ai choisi. La plus jolie petite femme, qui m'aimait éperdument, que j'ai presque enlevée... Mais nous verrons plus tard, dans la seconde partie : il ne s'agit pas ici de ma femme. CHAPITRE [PREMIER:] Des fredaines du colonel, et de ses premières inclinations. Vous voulez dire, sa première inclination, car je suppose que vous avez commencé par une. Ah, mon Dieu ! qu'est-ce que vous me dites là ?
[GUSTAVE:] Je suis très content de mon élève ; un joli sujet qui me fera de l'honneur, et qui en attendant m'aura fait passer gaiement ma dernière soirée. [LEON:] Oh ! le beau clair de lune ! Vous ne serez pas longtemps ? Je vais boire à votre santé et à vos succès futurs. [AIR:] Dans un castel dame de haut lignage. Je vais enfin quitter ce vieux donjon. Au prisonnier tu donnes la gaîté : Tu viens encor lui fermer la paupière, Et tu lui fais rêver la liberté.
[MATHILDE:] Ce cher Gustave... Oh ! c'est que j'ai une tête aussi, moi ! et je veux lui prouver que j'étais digne d'être la femme d'un colonel de hussards ! Si je l'avais su plus tôt, je serais venue partager sa captivité ; mais ne pas m'écrire, pas une seule lettre depuis huit jours... il devait bien se douter que je n'y tiendrais pas, que je prendrais la poste, que je viendrais moi-même savoir de ses nouvelles, et j'en ai appris de jolies... en prison depuis huit jours ! .. Voilà donc son appartement, ce n'est pas joli une prison, cela ne vaut pas notre petit salon de la rue du Helder ! c'est une horreur, une injustice d'y envoyer le plus aimable, le plus joli garçon de l'armée ; et puis enfin, un homme marié... Si j'étais à la place de Gustave, je sais bien ce que je ferais, je demanderais ma retraite, je quitterais le service, et je ne quitterais plus ma femme. Hein ! ah, mon Dieu ! j'ai cru que c'était lui : non, non, personne. Anna, Anna, tenez, vous donnerez cette bourse à madame Doucet, la femme du concierge ! Cette bonne Marguerite, mon excellente nourrice ! j'étais bien sûre qu'elle me donnerait les moyens de surprendre mon mari. Cette porte dont j'ai seule la clef... c'est charmant, il me croit à quatre-vingts lieues de lui. Aussitôt que tout le monde sera endormi, au milieu de l'obscurité, j'ouvre la porte secrète, et comme une fée bienfaisante qui prend pitié de sa solitude, je viens le consoler de l'injustice du sort ; et d'abord pour commencer, une musique mystérieuse. [AIR:] Celle que j'aime tant. Qu'une douce harmonie en cette erreur le plonge ! Ah, ah ! j'oubliais cette fenêtre, si elle pouvait me servir ; elle donne sur une terrasse... ah ! comme c'est triste... Il y a quelqu'un, un officier ; si c'était lui. Non ; oh ! Gustave est bien mieux, plus grand... Eh ! mais, comme il me regarde ! du vaudeville de Turenne. Voyez donc quelle impertinence ! Quoi ! des signes d'intelligence ! Eh ! mais, quels sont donc ses projets ? Un lieutenant !... mais, juste ciel, Que devient donc la discipline ?
[LEON:] Elle était là ! je l'ai vue... oh ! oui, c'était bien elle, je l'ai parfaitement reconnue. Par où s'est-elle échappée ? qui peut l'avoir introduite dans la tour ? qui l'amène ici ? Si c'était... oh ! non : par exemple, il y aurait de quoi en perdre la tête de bonheur. Qu'entends-je ? elle est là.
[GUSTAVE:] Bonsoir, messieurs, bonsoir ! il n'y a qu'eu prison que l'on boit du bon vin de Champagne. Ah ! c'est vous, colonel ! [LEON:] Silence ! ne faites pas de bruit. Qu'est-ce que c'est donc ? Une femme ! eh bien, ne tremblez donc pas comme cela ! Où donc ? [AIR:] Las ! j'étais en si doux servage. Quelle aventure singulière ! Est-ce à moilui que l'on cherche à plaire ? Et que l'on promet le bonheur ? Comment, colonel, vous pensez que ce n'est pas pour moi qu'elle est ici ? [LÉON:] Mon ami, ce sont des considérations en théorie, mais en pratique ça ne dit rien ; ainsi, attention ! chacun pour soi, la campagne est ouverte. Ah ! mon Dieu, mon Dieu, colonel ! encore un mot. Qu'est-ce que vous me conseillez de faire ? Parbleu ! si je vous le dis, le beau mérite ! Je crois que, dans les principes, il faut d'abord sommer la place de se rendre ; vous verrez cela au CHAPITRE TROISIÈME. Je suis déjà en train de composer mon manifeste. Eh ! vite, mettons-nous à l'ouvrage. [AIR:] Tigre femelle. Vois un cœur tendre Qui brûle, hélas ! Qu'entre nous deux Ton cœur prononce ! Mets ta réponse Dans mou colback. Oui, c'est fort bien ! [ENSEMBLE:] Fort bien, c'est admirable ! Ah ! oui, vraiment, Vois un cœur tendre Qui brûle, hélas ! Fort bien, c'est impayable ! Ah ! c'est charmant ! [LEON:] Maintenant, comment faire parvenir ? .. Si je pouvais gagner le geôlier, et l'engager à remettre ce billet. Le plus terrible, c'est qu'il est toujours là ; s'il s'en allait ! [GUSTAVE:] Ah ! çà, mon jeune ami, est-ce que nous ne nous couchons pas de bonne heure au régiment ? [LEON:] Si vraiment : et vous, colonel ? Oh ! moi, non : je ne rentrerai pas encore, Je vois que vous êtes pour la guerre d'observation. Il ne me quittera pas ! Si je pouvais l'endormir avec mes campagnes d'Allemagne. Oh ! la bonne idée : une fois sur le lit de camp, le vin de Champagne qu'il a bu... ce ne sera pas long, et pendant son sommeil... Ma foi, mon général, j'ai beau regarder, l'ennemi ne se montre pas ; je crois qu'il n'y aura rien à faire ce soir. Je le crois aussi. Nous ferons bien de battre en retraite, et de remettre l'attaque à demain matin. [AIR:] nouveau de M. Granier. Allons sans défiance Nous livrer au sommeil ; [GUSTAVE:] Ciel ! de la lumière ; Quoi donc ? Quelle voix douce et légère ! Une guitare, entendez-vous ? Eh ! non, quelle chimère : Je n'ai rien entendu. Quoi, vous n'avez rien entendu ? [LEON:] Eh ! non, quelle chimère, etc. Je n'ai rien vu. Allons sans défiance Nous livrer au sommeil,
[MATHILDE:] c'est bien son écriture. Quelle lettre ! lui que je croyais la fidélité même, il ne sait pas plus tôt qu'il y a une femme près de lui, qu'il lui écrit ; et sans la connaître, sans l'avoir jamais vue, il ose lui demander... Oh ! par exemple, cela me passe : un mari qui demande un rendez-vous à une autre qu'à sa femme ! c'est une horreur, c'est une indignité. Eh bien, ce rendez-vous, il l'obtiendra, j'y viendrai, et nous verrons... Mais s'il n'avait voulu que s'amuser ; s'il ne venait pas ! Eh bien, maintenant j'en serais fâchée ; oui, j'en serais fâchée, parce que cela me laisserait des doutes... Oui, décidément j'irai, et puis sa femme, il n'y a pas de danger. Voilà ma réponse... Sous mon colback, à main droite." Ah ! le voici, oui, c'est bien son colback ; c'est moi qui l'ai brodé ; je n'aurais jamais pensé qu'il dût servir... Je l'entends. Sauvons- nous.
[AIR:] de Toberne. Qu'elle juge elle-même Mon amour et le sien ! Se peut-il que l'on aime Lorsque l'on dort si bien ? Comme il dort bien ! Il faisait d'abord semblant, mais à la fin le voilà parti. Si j'appelais, au moindre bruit, le colonel serait sur pied... Ah ! en montant sur cette chaise, je puis atteindre à cette lucarne, la voir, lui parler, ce sera toujours cela. Le colonel a raison, je crois que je me forme. Qu'est-ce que je vois là ? une lettre sous le colback du colonel ! elle n'est pas cachetée, lisons : Impossible, colonel, de résister à votre style séduisant ; ce soir, à minuit, attendez-moi dans cette salle." Je sens une sueur froide qui me prend, c'est lui qu'on aime, et c'est moi qui suis dédaigné. Elle a raison, je l'aimais réellement, je l'idolâtrais, tandis que lui... Oh ! voilà une bonne leçon : il a réussi, parce qu'il était mauvais sujet ; mais patience, je n'ai encore que dix-huit ans, je parviendrai, et je jure à mon tour de n'épargner personne. Un rendez-vous ! on lui accorde un rendez-vous ! est-il heureux ! Mais comment a-t-il pu faire ! et quel est donc son ascendant ? il ne l'a pas vue, je n'ai pas quitté cette place, et en moins d'un quart d'heure, il lui écrit, il reçoit une réponse, il obtient un rendez-vous... oh ! j'en conviens, c'est mon maître, et je ne pourrai jamais lutter avec lui... Et pourquoi donc ? il parlait de ruses de guerre : oui... celle-ci peut réussir. Ce rendez-vous qu'on lui accorde ! je l'aurai, et par une perfidie ; c'est cela, c'est bien commencé. [GUSTAVE:] Eh ! camarade...
[GUSTAVE:] Dieu me pardonne, en voulant l'endormir, je crois que j'ai fait un somme, et voilà que l'ennemi est déjà sur pied. Dites donc, mon jeune ami, est-ce que vous êtes somnambule ? Je conçois ! un début... [AIR:] L'amour qu'Edmond a su me taire. L'ennemi, je n'y songe plus ; oh ! mon Dieu ! ce n'est pas à un écolier à se mesurer avec son maître. Mais puisque vous dormiez si bien, pourquoi donc êtes-vous venu ici ? Ah ! c'est que... c'est que j'avais oublié mon colback, je ne puis pas dormir sans lui. C'est bien cela... morbleu ! Hein ? il me semble que vous jurez. Moi ! colonel ? Je tiens la réponse. Encore une leçon comme celle-ci, et votre éducation sera bien avancée. [A:] minuit, sur la terrasse." A merveille, mais comment pourra-t-elle me rejoindre ? Il y a sans doute quelque escalier secret ; d'ailleurs, l'amour y pourvoira. Ah ! çà, camarade, Et moi donc, je ronfle quelquefois ! [LEON:] Je conçois, nous nous ferions du tort ; ainsi, chacun pour soi. [AIR:] Mais en amour, comme à la guerre. Il est dupe de ce mystère, Dormirez-vous bien là ?
[LEON:] Eh ! bien, il me laisse sans lumière, il m'enferme ; c'est égal, le champ de bataille me reste. Je suis encore tout étonné d'avoir pu le mettre en défaut, j'ose à peine croire à mon triomphe ; oui, il est là-bas à se morfondre, et c'est ici qu'elle va venir ! elle va venir... Oh ! j'ai une peur, et jamais mon coeur n'a battu ainsi. Que vais-je dire ? comment justifier une pareille hardiesse ? Si elle se fâche... Ah, mon Dieu ! pourquoi ai-je surpris ce rendez-vous ? J'ai envie d'appeler le colonel, de lui tout avouer ; mais c'est pour le coup qu'il m'appellerait un écolier, qu'il rirait de ma faiblesse. Allons, du courage ; oui, tant pis, j'en aurai ; voilà que j'en ai ! Je crois entendre du bruit ; non, non, ce n'est pas encore elle. C'est que c'est terrible ! se trouver ainsi en tête-à-tête, et pour la première fois de ma vie ! Oh ! si elle pouvait ne pas venir... La porte s'ouvre, c'est fini, je suis perdu.
[MATHILDE:] LEON. [AIR:] de Joconde : Ah, monseigneur, je suis tremblante. Dieu, quel moment ! mon cœur palpite : Comment cacher mon embarras ? Dieu, quel moment ! mon cœur s'agite, Je n'ose, hélas ! faire un seul pas. Dieu, quel moment ! mon cœur s'agitepalpite, L'obscurité me favorise, et si je puis contrefaire ma voix, il ne me reconnaîtra pas. Etes-vous là ? [MATHILDE:] Comme il est ému ! tant mieux, c'est qu'il pense à moi, et qu'il a des remords. Je fais mal en venant ainsi, car je suis sûre que vous me trompez. [LEON:] Ah, mon Dieu ! elle se doute de quelque chose. Non, madame, je ne vous trompe pas. Il veut aussi déguiser sa voix, mais mon cœur l'a reconnu. Eh bien ! me voilà ; que voulez- vous me dire ? Ne le devinez-vous pas ? Non, je veux que vous m'appreniez vous-même... vous hésitez. Vous avez raison. Vous croyez que j'ai raison ? La jolie main ! il me semble que ma frayeur se dissipe ; oh ! que c'est joli, une femme ! Mon ami ! Que ce nom-là est doux ! jamais on ne m'appela ainsi. Oui, c'est le moment ; souvenons-nous des leçons du colonel. Eh bien ! oui, madame ; oui, je crois que je vous aime. Vous m'aimez ? Ah ! ne vous fâchez pas. [MATHILDE:] Le perfide ! [AIR:] Ce que j'éprouve en vous voyant. [MATHILDE:] Qui peut venir ? Fuyons.
[GUSTAVE:] Ouf ! je suis gelé ; une heure de faction par un vent diabolique ! et personne ! Ah çà, colonel ! est-ce que vous êtes somnambule ? Pourquoi donc ? Vous n'avez pas quitté la terrasse de la nuit, cela m'a inquiété pour vous ; heureusement que vous aviez pris votre colback. Qu'est-ce qu'il a donc, le petit sous-lieutenant ? ses yeux éveillés... Colonel, si vous vouliez mon fauteuil ? Maintenant que j'ai ce qu'il me faut, je vais achever mon somme. [AIR:] A Paris, et loin de sa mère. [LÉON:] Quoi ! vraiment vous n'avez rien vu ? Moi, je crois que la nuit entière Vous auriez de même attendu. Quoi ! tout de bon ? Ai-je profité de votre leçon ? [GUSTAVE:] Voyez-vous mes élèves ! c'est bien, c'est très bien ; oh çà, vous n'avez pas fait de gaucheries ?
[MATHILDE:] si je n'étais pas certain qu'elle ne peut avoir quitté Paris, il y aurait de quoi donner des idées. Quel bruit ? eh mais, cette porte s'ouvre. Ah, mou Dieu ! ma femme ! Il n'y a plus de doute.
[MATHILDE:] Comment, monsieur ! voilà l'accueil que vous me faites, moi qui arrive de Paris pour vous délivrer ? [GUSTAVE:] Non, non, ma bonne amie. Vous arrivez à l'instant même, n'est-ce pas ? [MATHILDE:] Pourquoi donc cette question ?
[LES MEMES:] LEON. Colonel, quand vous voudrez partir ? Eh bien, qu'est-ce que vous faites donc ? voilà où j'en étais resté. Un officier ! [LEON:] Sa femme ! Ah, colonel ! si je l'avais su... Me faire honneur ! joliment, ça commence bien. A Perpignan ! c'est un peu loin ; mais c'est égal. Colonel, je vous remercie de la leçon. Je crois bien ; c'est moi qui l'ai payée. [AIR:] du vaudeville du Piège. [GUSTAVE:] Que de noms le temps sut détruire ! [MATHILDE:] Vous devinez, messieurs, en ce moment Quelle crainte nous inquiète : Ce droit fatal qu'on achète en entrant Nous impose à tous une dette.
[LAURE:] est assise sur le canapé. [THERESE:] Voyons, maman... ma sœur... ne pleurez pas !... je sens que ça va me gagner... et j'aurai les yeux rouges pour la cérémonie. [MADAME LEPINOIS:] La cérémonie !... On va me prendre ma fille. [LAURE:] Un monsieur que nous ne connaissons presque pas !... [MADAME LEPINOIS:] Ah ! je n'aurais jamais cru que ce jour viendrait si vite... Quand je pense que c'est aujourd'hui à midi... une pareille séparation ! [THERESE:] Je viendrai vous voir tous les jours. [LAURE:] Oui, on dit cela... [THERESE:] M. Olivier de Millancey, mon prétendu, est un excellent jeune homme... qui sera heureux de vivre en famille... au milieu de vous. [LAURE:] Ton M. Olivier... c'est un gandin !... pas autre chose ! [MADAME LEPINOIS:] Laure ! [THERESE:] Tu es injuste... tu lui en veux ! [LAURE:] Pourquoi vient-il m'enlever ma sœur ?... Nous étions si heureuses... nous ne nous quittions pas... Mais depuis que ce monsieur est entré dans la maison, vous chuchotez ensemble toute la journée... et on ne fait plus attention à moi ! [THERESE:] Jalouse ! [LAURE:] Dame ! Il me semble que je suis plus que lui... je suis ta sœur. [MADAME LEPINOIS:] Mais lui va devenir son mari !... dans deux heures... J'ai à peine le temps de te donner quelques conseils. [THERESE:] A moi, maman ? [MADAME LEPINOIS:] Ah ! ma fille, tu ne sais pas ce que c'est qu'un mari !... Il y en a qui sont grognons, tatillons, désagréables comme ton... comme certaine personne que je ne dois pas nommer. [LAURE:] Elle veut parler de papa ! [MADAME LEPINOIS:] Heureusement, M. Olivier n'a pas ce caractère... il paraît doux, aimable, facile... Aime-le donc, puisqu'il le faut... [LAURE:] Mais pas plus que nous ! [MADAME LEPINOIS:] Tâche de conserver son affection par tes soins, tes prévenances, tes câlineries même ! [LAURE:] Ah ! [MADAME LEPINOIS:] J'entends par câlineries les bons procédés qu'on se doit entre époux ! La petite me gêne. Voilà à peu près ce que j'avais à te dire... Quand tu seras à ton compte, écris tes dépenses tous les jours... et chaque soir, avant de te coucher, n'oublie pas de faire ta balance. [THERESE:] Oui, maman. [MADAME LEPINOIS:] Pauvre enfant ! comme la maison va nous sembler vide sans toi ! Ah ! j'oubliais... si ton mari est mécontent de son tailleur... fais-lui prendre celui de ton père... On lui fournit l'étoffe, et il est très raisonnable... Je te recommande aussi son bottier... c'est un Suisse... qui a de la famille... Mon Dieu, que je souffre ! [JOSEPH:] Madame ! [MADAME LEPINOIS:] Quoi ? [JOSEPH:] On apporte ceci pour mademoiselle Thérèse... de la part de madame Trochu. [THERESE:] Ma tante Trochu ! [MADAME LEPINOIS:] Son cadeau de noce, sans doute ! [LAURE:] Voyons ! voyons ! [MADAME LEPINOIS:] Qu'est-ce que ça peut être ?... Une cafetière en argent ! [THERESE:] Une cafetière ! [LAURE:] Avec ton chiffre... Elle est superbe !... [MADAME LEPINOIS:] Elle contient au moins dix-huit tasses... voilà ce que j'appelle un présent utile !... Joseph ! [JOSEPH:] Madame ! [MADAME LEPINOIS:] Placez-la sur une des deux consoles, en évidence. C'est le nouveau domestique que j'ai arrêté pour toi... il frotte et met le vin en bouteille. Le coiffeur et la couturière sont-ils arrivés ? [JOSEPH:] Pas encore, madame. [MADAME LEPINOIS:] Où est Monsieur ? [JOSEPH:] Dans sa chambre... il s'habille... [MADAME LEPINOIS:] Pour le sacrifice ! Je vais m'habiller aussi !... je veux être prête la première, pour présider à vos toilettes. A bientôt, chère petite... Embrasse-moi encore !, .. encore !...
[LAURE:] A nous deux maintenant... maman est partie, nous pouvons causer librement... car, moi aussi, j'ai mes petits conseils à te donner. [THERESE:] Toi ? [LAURE:] Oui, j'ai beaucoup réfléchi sur le mariage... c'est un événement qui peut m'arriver d'un moment à l'autre. [THERESE:] Dans quelques années... [LAURE:] J'ai dix-sept ans et demi... et je crois qu'un de ces jours notre cousin Robert demandera ma main. [THERESE:] Robert ! qui peut te faire penser ?... [LAURE:] Oh ! mille petits signes particuliers... à moi connus. [THERESE:] Mais espères-tu que mon père voudra l'accorder à un peintre... à un artiste ? [LAURE:] Pourquoi pas ? Robert est un excellent garçon... très rangé... et qui a du talent... Il a gagné vingt mille deux cent sept francs l'année dernière... c'est gentil, de trouver cela sur sa palette !... Enfin, si nous nous arrangeons... si je l'épouse, j'ai mon programme tout prêt... et je vais te le donner. [THERESE:] Voyons ton programme... [LAURE:] C'est surtout dans les commencements qu'il faut mettre son mari au pas et lui faire prendre de bonnes habitudes... aussi, dès demain matin, je te conseille de mettre ton chapeau et de sortir... [THERESE:] Pour quoi faire ? [LAURE:] Pour établir ton droit... Si ton mari te demande où tu vas, tu lui répondras fièrement : Je vais voir ma bonne petite sœur... nous avons à causer !..." De son côté, quand il sortira... il devra te rendre compte de ce qu'il aura fait, des personnes qu'il aura vues... [THERESE:] Ça, c'est juste !... [LAURE:] Oh ! j'ai étudié la question, va !... Ah ! une recommandation capitale !... N'abonne jamais ton mari à un journal du soir ! [THERESE:] Où est le danger ? [LAURE:] Vois papa... son journal arrive à sept heures... il le lit après dîner... le sang lui monte à la tête... il s'endort... et la soirée est perdue ! [THERESE:] Oh ! mais tu es très forte ! [LAURE:] Autre détail très important !... donne l'ordre à ta cuisinière de lui servir, pendant quelques jours, son potage froid et sa salade dans des assiettes chaudes... [THERESE:] Ah ! par exemple !... et pourquoi ? [LAURE:] Tiens ! pour essayer son caractère !... Tu verras tout de suite s'il est aimable ou grognon... et alors, si toutes ces épreuves-là réussissent, s'il est bien gentil, bien sage, s'il te laisse venir voir souvent ta bonne petite sœur... tu auras bien soin de lui, tu lui feras faire des petits plats sucrés, et tu le mettras dans du coton... Voilà comment je compte me gouverner avec mon cousin Robert... s'il demande ma main. [JOSEPH:] Mademoiselle... c'est encore un cadeau qu'on apporte, de la part de M. et madame Langlumé. [THERESE:] Nos cousins !... Oh ! qu'ils sont bons !... Veuillez faire mes remerciements. [LAURE:] C'est amusant de recevoir des cadeaux toute la journée. Dépêche-toi donc ! [THERESE:] Ah !... une cafetière ! [LAURE:] Encore !... [THERESE:] Ça m'en fera deux. [LAURE:] Sans compter le courant... la journée n'est pas finie. [THERESE:] Je vais la mettre sur l'autre console. [LAURE:] Ça fera pendant.
[LEPINOIS:] il porte des gants blancs. — Me voilà prêt ! [THERESE:] Oh ! papa, que tu es beau !... gilet blanc, cravate blanche... [LAURE:] Et des gants blancs !... tu les as mis trop tôt, ils ne seront plus frais pour la messe. [LEPINOIS:] C'est pour les faire... mais je vais les ôter. Thérèse !... [THERESE:] Papa ? [LEPINOIS:] Ne t'éloigne pas... nous avons à causer... Comme père, j'ai le devoir de t'adresser quelques conseils à propos de la nouvelle carrière que tu vas embrasser. [THERESE:] Lui aussi ! Je n'en manquerai pas. [LAURE:] Alors je vous laisse... [LEPINOIS:] Non, reste... et écoute... cela pourra te servir... plus tard... Ma fille... ce jour est un grand jour... parce que... un mari... vois-tu... un mari... Attends ! j'ai jeté quelques notes ! [LAURE:] Oh ! mais c'est un manuscrit ! [LEPINOIS:] Ma fille, ce jour est un grand jour... tu vas associer ta destinée à celle d'un être supérieur... un mari est tout à la fois un ami, un frère, un père... presque un être divin. [LAURE:] Oh ! ça... [LEPINOIS:] Laure, taisez-vous ! "La femme toujours gracieuse et souriante doit... doit..." Qu'est-ce que j'ai mis là ? Ah ! "Doit s'appliquer à chasser du bout de son aile les nuages qui de temps en temps viennent obscurcir le front de l'époux... [LAURE:] Mais, papa... [LEPINOIS:] Laure, taisez-vous ! "Le front de l'époux..." Qu'est-ce que j'ai mis là ?... Ah ! va te promener ! j'ai écrit ça très vite... Je te le recopierai. [LAURE:] En double, papa ? [LEPINOIS:] Je terminais en te disant que tu faisais un mariage inespéré... Tu épouses M. [LAURE:] Mais il me semble que nous le valons bien. [LEPINOIS:] Laure, taisez-vous ! Une ère nouvelle s'ouvre pour toi, Thérèse... Tu vas te trouver lancée dans un monde étincelant... tu vas nouer des relations considérables... Au sein des grandeurs, n'oublie jamais ton père... ni ta mère... ni ta sœur. [LAURE:] A la bonne heure ! [LEPINOIS:] Et tâche de nous faire inviter dans les brillantes réunions auxquelles tu seras conviée. [THERESE:] Comment ? [LEPINOIS:] Car, je ne te le cache pas... j'ai de l'ambition... une noble ambition !... celle de sortir de ma médiocrité bourgeoise... Ainsi, mon enfant, je me résume... sois toujours d'humeur égale avec ton mari, qu'un sourire perpétuel fleurisse sur tes lèvres... Garde-toi d'être acariâtre, jalouse, quinteuse comme ta... comme certaine personne que je ne dois point nommer. [LAURE:] Il veut parler de maman... [LEPINOIS:] Enfin, ma fille, songe que le mariage... [JOSEPH:] Mademoiselle... c'est encore un cadeau ! [LAURE:] Troisième cafetière ! [LEPINOIS:] De quelle part ? [JOSEPH:] De la part de M. Barbara. [THERESE:] Mon parrain ! le marchand de porcelaine... Voyons ! [LAURE:] Tiens ! il y a sur la caisse : "Fragile. [LEPINOIS:] Une assiette !... deux assiettes ! [THERESE:] Un plat... [LAURE:] Une soupière... [LEPINOIS:] Un saladier... Ah çà ! c'est son fond de magasin qu'il t'envoie là. [LAURE:] J'ai entendu dire qu'il allait liquider. [LEPINOIS:] Bah ! tout cela est utile en ménage.
[ROBERT:] Peut-on entrer ? [LAURE:] Le cousin Robert ! Oui, oui, entrez ! [LEPINOIS:] Et prends garde de mettre les pieds dans les plats... Tu vois, nous rangeons les cadeaux de noce. [ROBERT:] Bonjour, mon oncle... Cousines... [THERESE:] Bonjour, Robert. [ROBERT:] Comment ! vous n'êtes pas encore habillées ? [THERESE:] Oh ! nous avons le temps !... la cérémonie n'est que pour midi. [ROBERT:] C'est juste... c'est moi qui suis en avance... [LAURE:] Voyons, si vous êtes présentable... Oui... pas trop mal !... Seulement la cravate est horriblement mise... Approchez ! que je donne un peu de tournure à cela. [ROBERT:] Franchement, je comptais sur vos jolies petites mains. [LEPINOIS:] Trop de familiarité ! trop de familiarité ! [LAURE:] Là !... à la bonne heure ! vous avez l'air de quelqu'un. [ROBERT:] Merci, cousine. Maintenant, ma chère Thérèse, en ma qualité de parent et de garçon d'honneur, permettez-moi de vous offrir... [THERESE:] Comment ! vous aussi, Robert ? [LAURE:] Si c'est une cafetière, remportez-la. [THERESE:] Oh ! le joli coffret ! c'est d'un travail exquis. [LAURE:] Voyons... Il est signé Froment-Meurice. [LEPINOIS:] C'est gentil. c'est gentil ! [LAURE:] Ça remue... il y a une petite bête dedans ! [THERESE:] Encore une folie ! [LAURE:] Ça ne mord pas ? [ROBERT:] Non ! [LAURE:] Ah !... un dé... et un paquet d'aiguilles... [ROBERT:] L'emblème du ménage !... les attributs d'une honnête femme ! [THERESE:] Je comprends... et je vous remercie. Elle pose le coffret sur le guéridon. [LAURE:] Eh bien, moi, j'aurais trouvé un petit diamant beaucoup plus spirituel... [LEPINOIS:] Le fait est qu'un dé et une aiguille... Il ne manque plus que des boutons de chemise. [JOSEPH:] M. Olivier de Millancey ! [LEPINOIS:] Mon gendre ! Faites entrer !
[LES MÊMES:] puis MADAME LEPINOIS. [LEPINOIS:] Arrivez donc, mon cher. [OLIVIER:] Bonjour, beau-père ! Ma chère Thérèse ! A [LAURE:] Et vous, petite sœur, mon ennemie intime ! Tu vas bien, Robert ? [ROBERT:] Pas mal... merci. [LEPINOIS:] Eh bien, mon gendre, vous voilà sous les armes... la tenue est irréprochable... [OLIVIER:] N'est-ce pas ? cela a son cachet... regardez-moi un peu cet habit, coupe de Darnet frères ; chemise de Longueville, chaussure de Sakowski... Rien de trop beau... le dessus du panier ! [LEPINOIS:] N'est-ce pas qu'il est splendide ? [LAURE:] Oui... Il est très bien mis. [MADAME LEPINOIS:] Préparez mes gants et mon mouchoir de dentelles... Comprend-on ça ?... le coiffeur et la couturière ne sont pas encore arrivés. Ah ! monsieur Olivier ! [OLIVIER:] Belle-maman ! Ah ! mais vous êtes radieuse... [MADAME LEPINOIS:] J'ai mis ce que j'avais de mieux... un jour comme celui-ci... [OLIVIER:] Bonnet à barbe d'Angleterre... robe de moire antique... volants de dentelle... nœud duchesse... manches boutonnées et franges. [LEPINOIS:] Où va-t-il chercher tout ça ?... [LAURE:] On jurerait qu'il a été modiste. [OLIVIER:] Adorable ! adorable ! une petite critique seulement... je n'aime pas votre corsage montant, je le préférerais à châle, et des manches pagodes à revers... à la place de vos manches fermées. [LEPINOIS:] bas à sa femme. — Il se connaît à tout !... il est prodigieux. [MADAME LEPINOIS:] C'est égal, je le trouve un peu tatillon. [LEPINOIS:] sur le canapé ; Robert reste debout. — Voyons, mon gendre, parlez-nous de vos projets... Après la noce, vous faites sans doute monter votre femme en chaise de poste... et vous la conduisez dans le pays des orangers, sous le beau ciel de l'Italie. [OLIVIER:] Moi ? pour quoi faire ? [MADAME LEPINOIS:] Vous êtes donc bien pressé de voir partir votre fille ? [LEPINOIS:] Dame ! de mon temps, c'était la mode... on voyageait... Je me rappelle que, le jour de mes noces, nous avons pris un fiacre... et il nous a descendus à Nanterre, à la Boule blanche... [MADAME LEPINOIS:] Oui, un joli établissement ! Il n'y avait seulement pas de rideaux aux fenêtres ! [ROBERT:] Ah çà ! qu'est-ce que vous avez été faire à Nanterre ? [LEPINOIS:] Dame !... nous nous sommes promenés... on construisait le chemin de fer... nous avons examiné les remblais. [OLIVIER:] Eh bien, beau-père, si Mademoiselle est de mon avis, nous resterons à Paris. [LEPINOIS:] Ah bah ! [OLIVIER:] Voici le mois d'octobre, on rentre... les salons vont s'ouvrir... et il faut que je sois là ! [ROBERT:] Pour quoi faire ? [OLIVIER:] Eh bien, pour produire ma femme... pour la lancer ! [MADAME LEPINOIS:] La lancer ?... où voulez-vous la lancer ? [OLIVIER:] Partout où l'on rit, partout où l'on s'amuse ! Je veux l'initier à toutes les surprises, à tous les enchantements de la vie parisienne. [LEPINOIS:] A la bonne heure ! [THERESE:] Voilà d'excellentes dispositions. [OLIVIER:] Il y a des gens qui, à peine mariés, déposent au vestiaire de la mairie toute la joyeuse défroque de leur célibat. [LEPINOIS:] C'est bien vrai ! [OLIVIER:] Le lendemain de la noce, ils coiffent leur jeunesse d'une calotte grecque... ouatée... [LEPINOIS:] Oh ! [OLIVIER:] Ils s'enterrent dans une vaste robe de chambre, mettent leurs pantoufles, prennent du ventre et offrent chaque soir à leur fiancée l'aimable régal d'un mari qui s'endort en lisant son journal... [LAURE:] Comme papa ! [LEPINOIS:] Laure, taisez-vous ! [OLIVIER:] Moi, j'entends agir d'une autre façon ; j'entends que ma femme prenne sa part de toutes les fêtes, de tous les plaisirs... [LEPINOIS:] Bravo ! ça va marcher ! [LAURE:] Il a du bon ! [THERESE:] Quand je te le disais. [OLIVIER:] La vie, c'est le mouvement, le bruit, le théâtre, le bal, les courses. [LEPINOIS:] Oui... le monde ! le monde avec ses girandoles ! [MADAME LEPINOIS:] Mais tout cela va bien fatiguer ma fille. [LEPINOIS:] Allons donc ! femme bourgeoise !... Est-ce que le plaisir fatigue ?... Mon rêve à moi serait de me promener dans des salons... sous des lambris dorés... de voir de grands personnages... Malheureusement, mon genre de commerce ne m'a pas lancé ! [OLIVIER:] Oh ! moi ! j'ai toujours eu pour système de me créer des relations... Quiconque est riche, quiconque brille, quiconque reçoit... celui-là est mon ami ! [LEPINOIS:] Mon gendre, vous êtes dans le vrai. [ROBERT:] Je comprends ça tant qu'on est garçon... On ne risque rien ; mais un homme marié doit être un peu plus réservé dans le choix de ses relations... [LEPINOIS:] Et pourquoi cela ? [MADAME LEPINOIS:] Il a raison... [ROBERT:] Je pense que l'épouse, qui doit être la gardienne de notre foyer, la mère de nos enfants, ne saurait être lancée étourdiment dans le salon du premier venu. [LEPINOIS:] Oh ! quel paradoxe ! tu veux faire l'original ! [ROBERT:] Il ne suffit pas que les gens soient riches et allument beaucoup de bougies pour conduire chez eux la jeune fille qui vous a été confiée... Il faut savoir, avant tout, s'ils sont dignes de l'honneur de recevoir une honnête femme... enfin il faut prendre ses renseignements. [OLIVIER:] Ah ! je l'attendais ! [LEPINOIS:] Des renseignements ! Il est adorable ! [MADAME LEPINOIS:] Je ne vois rien de risible là dedans. [LEPINOIS:] Prendre des renseignements... sur des gens qui ont des salons ! [ROBERT:] Il me semble... [LEPINOIS:] Puisqu'ils ont des salons... ça suffit ! [OLIVIER:] Me voyez-vous, lorsque je recevrai une invitation pour un bal ou pour une soirée... faisant une enquête comme un juge d'instruction, épluchant la liste des invités, tâtant le pouls à la moralité des danseuses ? [LEPINOIS:] Très spirituel ! très spirituel ! [OLIVIER:] Mais un bal... c'est comme un voyage... on se lie, on fait des excursions ensemble, et, le voyage fini, on ne se connaît plus ! [LEPINOIS:] Voilà ! [ROBERT:] Voilà ! j'ai mangé vos petits gâteaux, savouré vos sirops, dégusté vos sorbets... mais je vous défends de me saluer... C'est très commode ! [LEPINOIS:] Tiens ! tu m'agaces avec tes raisonnements à la Prudhomme !... Et c'est un peintre, un artiste qui parle ainsi ! [ROBERT:] Calmez-vous ! [LEPINOIS:] Sais-tu ce que c'est qu'un artiste ? mais un artiste... c'est un insensé, un fou, un braque... un homme sans conduite, sans domicile, sans mœurs, un sacripant... [ROBERT:] Merci... [LEPINOIS:] Couvert de dettes, buvant de l'absinthe, passant toutes ses nuits dans l'orgie avec un chapeau de feutre et des gants blancs ! voilà ce que c'est qu'un artiste ! [ROBERT:] Certainement, mon oncle, le portrait que vous en faites est très séduisant... mais je ne crois pas qu'il soit absolument nécessaire d'être un homme mal élevé pour avoir du talent... [LEPINOIS:] Hein ? [ROBERT:] J'ai un domicile et je paye exactement mon terme... De plus... et j'en suis honteux... il m'arrive quelquefois, aux fins de mois, d'acheter des obligations... [LEPINOIS:] Des obligations ? [ROBERT:] Comme un simple chocolatier. [LEPINOIS:] Un artiste ! tiens ! tu me fais pitié ! [ROBERT:] J'aime mieux cela que de venir emprunter de l'argent à mon bon oncle... qui ne m'en prêterait peut-être pas. [LEPINOIS:] Quant à ça, je ne te blâme pas. [ROBERT:] A force de volonté et de sagesse, je suis parvenu à mettre de côté ce bon petit morceau de pain tendre qui s'appelle l'indépendance... Je travaille à mon heure, dans un ciel... sans huissiers... Je puis refuser le portrait d'un millionnaire... si le millionnaire est trop laid... [MADAME LEPINOIS:] Bravo, Robert ! [LAURE:] Comme il parle bien ! [LEPINOIS:] Allons donc ! il nous débite de vieilles rengaines ! Ah çà ! mais cette couturière n'arrive pas. [MADAME LEPINOIS:] Et le coiffeur ?... Je n'y comprends rien ; j'ai envoyé Joseph. [OLIVIER:] Mes témoins ne vont pas tarder à arriver. [LEPINOIS:] Ils vont venir ici ? [OLIVIER:] Sans doute... [LEPINOIS:] Et... sont-ce des personnages... un peu... considérables ? [OLIVIER:] L'un est le baron de Grandgicourt... Quatre cent mille livres de rente... [LEPINOIS:] Tu entends, ma bonne. Quatre cent mille livres de rente !... Je n'ai jamais adressé la parole à un homme... de cette valeur-là ! [OLIVIER:] Il donne des fêtes splendides... c'est étincelant ! je vous ferai inviter... [LEPINOIS:] Oh ! quel monde nous allons voir ! [OLIVIER:] Ne vous montez pas la tête, Grandgicourt est un noble de 1842. [LEPINOIS:] Ah ! pas plus ? [OLIVIER:] Ne le dites à personne... son père, son grand-père et trois de ses oncles étaient des maîtres de forge... Il a hérité de ces cinq fortunes, et voilà pourquoi il a été créé baron. [LEPINOIS:] Je vois ce que c'est... Un parvenu ! [OLIVIER:] Il a, du reste, épousé une femme charmante, une femme de race et de grandes manières. [LEPINOIS:] Mais comment vous y prenez-vous pour faire ces connaissances-là ? [OLIVIER:] J'ai connu Grandgicourt à mon cercle... [LEPINOIS:] Ah ! voilà ! je n'ai pas de cercle, moi. Et l'autre ? votre second témoin ? [OLIVIER:] Oh ! celui-là est un vrai gentilhomme... le comte de Jonsac, très riche aussi... [LEPINOIS:] Il a un salon ? [OLIVIER:] Non... il est célibataire, et refuse absolument de se marier... C'est un homme charmant... un peu mystérieux, un peu railleur... mais plein d'esprit... surtout près des dames... [LEPINOIS:] Et où l'avez-vous connu ? [OLIVIER:] Au bois de Boulogne, sur la glace, en patinant... [LEPINOIS:] Ah ! voilà ! je ne patine pas, moi ! [JOSEPH:] Madame... je ramène le coiffeur. [MADAME LEPINOIS:] Et la couturière ? [JOSEPH:] Les robes n'étaient pas prêtes... [MADAME LEPINOIS:] Ah ! mon Dieu ! [LAURE:] Pas de robes ! [MADAME LEPINOIS:] Et nous n'avons plus qu'une heure... Que faire ? [OLIVIER:] Voyons, du sang-froid !... Les couturières, il faut savoir les prendre... je me jette dans une voiture, et je vous ramène la vôtre, morte ou vive ! [MADAME LEPINOIS:] Oh ! vous nous sauvez ! [OLIVIER:] L'adresse ? [MADAME LEPINOIS:] Pauline... [OLIVIER:] Rue Louis-le-Grand, 29, je ne connais que ça ! [LEPINOIS:] Il connaît tout ! il est prodigieux ! [OLIVIER:] Madame... mesdemoiselles. [MADAME LEPINOIS:] Vite, mes enfants ! ne faisons pas attendre le coiffeur.
[LEPINOIS:] Ah ! voilà un gendre ! il est brillant, il est élégant, il a des relations... [ROBERT:] Eh bien, mon oncle, cet heureux choix doit vous encourager. [LEPINOIS:] M'encourager... à quoi ? [ROBERT:] Mais... à marier votre seconde fille... [LEPINOIS:] Oh ! nous avons le temps ! dix-sept ans et demi... c'est une enfant ! Mais comprends-tu ce baron de Grandgicourt ? Quatre cent mille livres de rente amassées... en forgeant. [ROBERT:] C'est merveilleux !... Mais, dans six mois, elle aura dix-huit ans. [LEPINOIS:] Qui ça ? [ROBERT:] Laure... ma cousine... [LEPINOIS:] Sa mère ne s'est mariée qu'à vingt-deux. [ROBERT:] Oui, mais sa sœur se marie à dix-neuf... [LEPINOIS:] Oh ! tu sais... l'occasion... un parti renversant. [ROBERT:] Et s'il s'en présentait un pour Laure, plus modeste sans doute... [LEPINOIS:] Je ne veux pas d'un parti modeste ! [ROBERT:] Enfin si l'on vous offrait un brave garçon... que vous connaissez... qui mettrait tous ses soins à rendre votre fille heureuse... [LEPINOIS:] Un instant ! Quelle est sa position dans le monde ? [ROBERT:] Au fait, à quoi bon ces détours ? Il s'agit de moi... j'aime ma cousine depuis longtemps... [LEPINOIS:] Je m'en étais bien aperçu... mais j'espérais que tu ne m'en parlerais jamais. [ROBERT:] Vous êtes bien bon !... et pourquoi ? [LEPINOIS:] Mon cher ami, je t'aime beaucoup... tu es mon neveu... tu seras toujours le fils de ma sœur... mais un peintre... [ROBERT:] Eh bien ? [LEPINOIS:] Voyons, réfléchis !... Quand on dira dans le monde : "Vous savez bien, Lépinois... le beau-père de M. Olivier de Millancey, il vient de marier sa seconde fille ! — Ah bah ! à qui ? — A un petit jeune homme qui fait des tableaux. [ROBERT:] Si mes tableaux sont bons et se vendent très cher... [LEPINOIS:] Non, vois-tu, je ne veux pas donner à mon gendre, M. Olivier de Millancey, un beau-frère qui ne soit pas... de notre monde. [ROBERT:] Oh ! quant à cela, je réponds d'Olivier, c'est un ami de collège. [LEPINOIS:] Et puis, entre nous, comme mari, tu es un bonhomme impossible. [ROBERT:] Moi ? [LEPINOIS:] Tu n'aimes pas le monde, tu es un ours, un sauvage... Avant d'accepter une invitation, tu te crois obligé de prendre des renseignements... de faire une enquête, comme l'a très spirituellement dit mon gendre, M. Olivier de Millancey. [ROBERT:] Il en a plein la bouche ! [LEPINOIS:] Mais j'y vois clair : tout ça, c'est un prétexte... pour faire coucher ta femme à neuf heures. Eh bien les femmes n'aiment pas à se coucher à neuf heures ! Ce qu'il leur faut, c'est le bruit, le luxe, le monde, le monde avec ses girandoles ! mais, toi, tu ne connais personne... tu n'as pas de relations... [ROBERT:] Permettez... [LEPINOIS:] Où sont tes relations ? montre-moi seulement un baron ? [ROBERT:] Si c'est une commande... je chercherai... [LEPINOIS:] Eh bien, cherche !... lance-toi !... et nous verrons ! Je suis bien tranquille !
[LES MEMES:] puis GRANDGICOURT et JONSAC. [JOSEPH:] Monsieur ! ce sont les témoins... [LEPINOIS:] Les nôtres, les Barbara ? [JOSEPH:] Non, les autres. [LEPINOIS:] Le baron !... saprelotte ! et mon gendre qui n'est pas là ! Aide-moi à les recevoir... Fais entrer... et annonce-les avec tous leurs titres ! JOSEPH sort. A [ROBERT:] Je ne les connais pas, qu'est-ce que je vais leur dire ? Voyons, mon oncle. du calme ! [JOSEPH:] M. le baron de Grandgicourt ! M. le comte de Jonsac ! [LEPINOIS:] Entrez donc, monsieur le comte... monsieur le baron... [GRANDGICOURT:] Ah ! mon cher monsieur, que vous demeurez haut ! [LEPINOIS:] Un petit troisième... [JONSAC:] L'escalier est fort doux... [GRANDGICOURT:] Doux ! bien obligé !... Vous permettez ?... Moi, dans mon hôtel, j'occupe le rez-de-chaussée et le premier... le reste est pour mes domestiques. [LEPINOIS:] Ce doit être le baron ! [ROBERT:] Il commence bien ! [JONSAC:] C'est M. Lépinois que j'ai l'honneur de saluer ? [LEPINOIS:] L'honneur est pour moi, monsieur le comte. [JONSAC:] Je suis heureux, monsieur, d'avoir été choisi pour témoin par mon ami, M. Olivier de Millancey... [LEPINOIS:] Ah ! monsieur le comte ! [ROBERT:] Au moins celui-là est poli ! [JONSAC:] Monsieur est votre parent, sans doute ? [LEPINOIS:] Mon neveu... M. Robert Taupier... [JONSAC:] Le peintre ? [LEPINOIS:] Oui... il est peintre comme ça... pour s'amuser... [JONSAC:] Mon compliment, monsieur !... vous avez du talent... un talent vrai, sans charlatanisme... [LEPINOIS:] Vraiment ?... vous croyez qu'il ira ? [JONSAC:] J'ai couvert d'or ce matin un tableau de Monsieur... les Glaneuses. [LEPINOIS:] Ah ! oui, de vieilles femmes qui ramassent de la paille... C'est donc joli, ça ? [JONSAC:] Si M. Robert Taupier veut me faire l'honneur de visiter ma galerie, nous choisirons pour son tableau le jour le plus convenable. [ROBERT:] Monsieur le comte... [LEPINOIS:] Une relation ! [GRANDGICOURT:] Taupier ! mais je n'ai pas de Taupier dans ma galerie... vous m'en ferez un, jeune homme... un grand !... j'ai de la place. [LEPINOIS:] Deux relations ! [ROBERT:] Si M. le baron veut prendre la peine de venir à mon atelier... je lui montrerai une esquisse... c'est une famille de forgerons. [GRANDGICOURT:] Hein ? [LEPINOIS:] Est-il maladroit ! [GRANDGICOURT:] Non ! je veux des nymphes... avec des satyres... vous arrangerez ça ! Qu'est-ce que je vois là-bas ?... Est-ce que vous déménagez ? [LEPINOIS:] Ce sont les cadeaux de noce. [GRANDGICOURT:] Ah ! bah ! vous mangez dans de la terre... Moi, je ne me sers que de vaisselle plate. [LEPINOIS:] Les deux cafetières sont en argent... [GRANDGICOURT:] Chez moi, les cafetières sont en or... Tout le service de dessert est en or... j'aime beaucoup l'or... jusqu'à mes bouchons qui sont coiffés en or... Quant à mon vin... [ROBERT:] Il est de la Côte-d'Or ? [JONSAC:] Ah ! très joli ! [GRANDGICOURT:] Charmant ! charmant ! c'est un mot ! Mais je ne vois pas Olivier... Où est donc Olivier ? [LEPINOIS:] Il est allé chercher la robe... Concevez-vous, la robe qui n'arrive pas ?
[MADAME LEPINOIS:] Pas de couturière ! Olivier n'est pas de retour ? [LEPINOIS:] Non, ma chère amie, je te présente M. le baron et M. le comte. [MADAME LEPINOIS:] Messieurs, j'ai bien l'honneur... Oh ! je ne tiens pas en place... nous n'avons plus qu'une demi-heure... et la robe n'arrive pas. [GRANDGICOURT:] C'est un vrai désastre. [MADAME LEPINOIS:] Vite ton chapeau, et cours rue Louis-le-Grand... [LEPINOIS:] Les remises sont à la porte... je vais en prendre un ! Vous permettez ?... ma femme vous tiendra compagnie... [JONSAC:] Voilà un contretemps... [MADAME LEPINOIS:] Pardon... le coiffeur est là... Messieurs...
[ROBERT:] Il paraît que c'est moi qui suis chargé de faire les honneurs... [GRANDGICOURT:] Comte, qu'est-ce que vous dites de cela ? [JONSAC:] Je dis que la demoiselle ne peut pas se marier sans robe. Attendons la robe. [GRANDGICOURT:] C'est étourdissant ! Où diable Olivier a-t-il été décrocher cette famille-là ? [JONSAC:] Le père est un ancien chocolatier qui a des écus... [GRANDGICOURT:] Je m'en doutais... En entrant, je me suis dit : "Tiens ! ça sent le chocolat ! [JONSAC:] Et la mère, comment la trouvez- vous ? [GRANDGICOURT:] Monumentale ! c'est une femme qui doit réussir le mironton ! [ROBERT:] Ils ne savent pas que je suis là ! Hum ! hum ! [JONSAC:] Prenez garde ! [GRANDGICOURT:] Ne faites pas attention... c'est le peintre ! Ah ! je suis bien curieux de voir la mariée. ROBERT, de l'autre côté de la scène, à part. — Décidément je n'en suis pas ! [JONSAC:] On la dit jolie. [GRANDGICOURT:] Jolie ? laissez-moi donc tranquille ! je ne la connais pas, mais je la vois d'ici... des mains rouges, des pieds très accentués... et un peu de piano... Le dimanche, ça doit jouer au volant dans la cour ! [ROBERT:] Elles vont bien, les relations d'Olivier ! [JONSAC:] Quelle singulière idée a eue M. de Millancey de se marier un jour de première représentation à l'Opéra. [GRANDGICOURT:] C'est juste ! et un jour de ballet encore !... il n'aura personne à sa soirée... Est-ce que vous irez au repas, chez le nommé Lemardelay ? où est-ce ça, Lemardelay ? [JONSAC:] Rue Richelieu, je crois. Je ne compte pas m'y rendre. [GRANDGICOURT:] Ni moi ! [ROBERT:] Très bien ! nous aurons de la place ! [JONSAC:] J'ai promis à une dame de la conduire ce soir à l'Opéra... [GRANDGICOURT:] Une dame ? je sais qui ! [JONSAC:] Je ne crois pas. [GRANDGICOURT:] C'est la petite Cascadine. [JONSAC:] Oh ! non ! Cascadine, je ne la sors pas ! [GRANDGICOURT:] Passion domiciliaire !... de quatre à six... je connais ça ! [JONSAC:] Tiens ! vous me faites songer que j'ai promis d'envoyer le coupon de ma loge à... [GRANDGICOURT:] A qui ? [JONSAC:] A la dame que vous ne connaissez pas... Vous permettez que j'écrive un mot ? [GRANDGICOURT:] Faites donc... Moi, mon cher, j'ai renoncé aux petites liaisons... [JONSAC:] Vraiment ? [GRANDGICOURT:] C'est toujours la même chose... J'en ai par-dessus la tête... Dans ce moment, je suis amoureux... [JONSAC:] Allons donc ! [GRANDGICOURT:] Oui, mon cher !... un roman de pensionnat... Dix-huit printemps à peine... Je l'ai rencontrée, il y a trois jours, rue de Luxembourg, accompagnée d'une bonne... Elle avait des livres et une pancarte... sous le bras... Ça m'a touché... Je l'ai suivie... Elle se rendait au cours de M. Livarez... un Espagnol... qui apprend le français aux demoiselles... Elle était fraîche... jolie... Une goutte de rosée sur une rose pompon. [JONSAC:] Mauvais sujet ! [GRANDGICOURT:] J'ai chargé mon domestique de s'informer où demeurait la petite... Il doit me rendre réponse ce soir. Je vais suivre ce petit roman. [JONSAC:] Eh bien, et madame LA BARONNE ? [GRANDGICOURT:] Ma femme ?... Oh ! elle mûrit bien depuis deux ans !... Elle prend ses quartiers d'hiver, la pauvre baronne ! [ROBERT:] Très gentil pour Madame !
[OLIVIER:] Enfin ! elle est arrivée ! [GRANDGICOURT:] La fameuse robe ! [OLIVIER:] Ah ! vous savez ?... la couturière est chez ces dames... Vous êtes bien gentils d'être venus de bonne heure.. Vous dînez ce soir avec nous chez Lemardelay ? [JONSAC:] Certainement. [GRANDGICOURT:] Je m'en fais une fête. [JONSAC:] Pardon... Une lettre à faire porter. [OLIVIER:] Donnez. [JONSAC:] Non... C'est un billet sans adresse... Il faut que j'explique moi-même à mon domestique... Je reviens.
[LES MEMES:] puis JOSEPH et LA COMTESSE DE TREMBLE. [OLIVIER:] Quel homme mystérieux que ce Jonsac ! Il a toujours une lettre secrète à faire porter. [GRANDGICOURT:] Celle-ci est adressée à une femme... [OLIVIER:] Ah bah ! contez-moi ça ! [GRANDGICOURT:] Impossible ! Il m'a défendu de la nommer. [JOSEPH:] Madame la comtesse de Tremble ! [ROBERT:] Une comtesse ! [OLIVIER:] Ah ! comtesse, que vous êtes aimable, je n'espérais vous voir qu'à l'église ! [MADAME DE TREMBLE:] Ne vous hâtez pas de me remercier... Bonjour, baron. [GRANDGICOURT:] Comtesse ! [MADAME DE TREMBLE:] Vous me voyez désolée... J'ai envie de pleurer. Quel est ce jeune homme ? [OLIVIER:] C'est un peintre... un de mes amis... [MADAME DE TREMBLE:] J'aime beaucoup les artistes... Vous me le présenterez ? [ROBERT:] On dirait qu'elle me lorgne ! [MADAME DE TREMBLE:] Je viens pour vous dire qu'il me sera impossible d'assister à votre soirée... [OLIVIER:] Ah ! et pourquoi ? [ROBERT:] L'Opéra ! [MADAME DE TREMBLE:] Un cas de conscience... je vous en fais juge... Vous connaissez M. de Tremble ? [OLIVIER:] Non... je me suis présenté plusieurs fois pour lui faire ma visite... [GRANDGICOURT:] C'est comme moi... je ne le connais pas, ce cher ami ! [MADAME DE TREMBLE:] Il n'est jamais chez lui... c'est l'activité même... Hier, je suis sortie... j'ai chiffonné dans les magasins... j'ai acheté une robe qui arrivait de Lyon... comme échantillon... M. de Tremble l'a trouvée si jolie, qu'il est parti immédiatement pour Lyon, afin de faire briser le métier... Il ne veut pas la voir sur le dos d'une autre femme... [OLIVIER:] Oh ! c'est magnifique ! [GRANDGICOURT:] C'est sublime ! [MADAME DE TREMBLE:] Ah ! il est doux d'être aimée comme cela... le comte revient ce soir à neuf heures... et je veux aller au-devant de lui à la gare... c'est bien le moins.
[JONSAC:] Ma lettre est partie... Hein ! ma femme ! [MADAME DE TREMBLE:] Mon mari ! [OLIVIER:] M. le comte de Jonsac, madame la comtesse de Tremble... [JONSAC:] Madame... [MADAME DE TREMBLE:] Monsieur... [OLIVIER:] Vous me voyez désolé... Madame de tremble m'annonce que nous ne l'aurons pas ce soir... [JONSAC:] Ah ! vraiment... comtesse ! [GRANDGICOURT:] Une histoire touchante... Madame va au-devant de son mari qui arrive ce soir de Lyon... [JONSAC:] Ah bah ! [GRANDGICOURT:] Connaissez-vous M. de Tremble ? [JONSAC:] Beaucoup... c'est un homme charmant ! [OLIVIER:] Et un mari modèle ! il est allé à Lyon tout exprès pour faire briser un métier afin que Madame ne voie sa robe sur le dos de personne. N'est-ce pas ? [MADAME DE TREMBLE:] Mon Dieu, oui ! [GRANDGICOURT:] C'est admirable ! [JONSAC:] Allons ! elle est très gentille pour moi... quoique séparés depuis trois ans... c'est peut-être à cause de cela... Mon compliment, madame, vous méritez à tous égards d'avoir un mari pareil... un phénix, à ce que je vois ! [MADAME DE TREMBLE:] Oh ! il a bien aussi ses défauts ! [JONSAC:] Qui n'a pas les siens ? Mais, quand on aime bien sa femme, l'amour efface tout... [MADAME DE TREMBLE:] J'ai voyagé ! [JONSAC:] Seule ? [MADAME DE TREMBLE:] Vous êtes curieux. [JONSAC:] Oh ! pardon ! Du reste, vous êtes toujours jolie... un peu moins fraîche que l'année dernière... mais l'hiver a été si fatigant. [MADAME DE TREMBLE:] Moi, je vous trouve toujours galant... mais vous avez vieilli. [JONSAC:] Ah ! [MADAME DE TREMBLE:] Considérablement... [JONSAC:] Trop bonne de vouloir bien le remarquer. [GRANDGICOURT:] Voyez-vous de Jonsac !... il pousse sa pointe.
[JOSEPH:] Madame la princesse Douchinka. [ROBERT:] Une princesse à présent !... [OLIVIER:] Une femme charmante ! une Valaque ! Chère princesse... [DOUCHINKA:] Un siège... je suis morte ! Dieu, que c'est haut ici ! [ROBERT:] Le refrain de l'escalier ! [DOUCHINKA:] à MADAME DE TREMBLE. — Vous allez bien, ma chère amie ?... Bonjour, baron !... bonjour, comte !... Mon cher, vous me voyez désolée, il me sera impossible d'assister à votre soirée... [OLIVIER:] Comment ! vous non plus ? [ROBERT:] Toujours l'Opéra ! [DOUCHINKA:] Non... je sens qu'il me faut renoncer au monde... Les veilles me tuent... je suis d'une santé si délicate... une mouche me renverserait... OLIVIER. — Oh ! princesse !... un petit effort ?... Je me traînerai jusqu'à l'église... mais c'est tout ce que je pourrai faire... [JONSAC:] Elle pose pour la langueur, mais elle ne manque pas un bal. [GRANDGICOURT:] J'espère, princesse, que vous serez rétablie pour la fête champêtre que je dois donner cet hiver. [TOUS:] Une fête champêtre ? [GRANDGICOURT:] Oui... le costume villageois sera de rigueur... je veux que ce soit nature ! [DOUCHINKA:] Oh ! ce sera charmant ! très original !... j'ai précisément chez moi un costume de paysanne lithuanienne... je vais le faire faire... JONSAC, à part. — Allons, elle va mieux ! [MADAME DE TREMBLE:] Vous verra-t-on ce soir à l'Opéra ? J'ai une place à vous offrir dans ma loge. [DOUCHINKA:] Oh ! impossible ! le monde... la musique... je suis trop nerveuse... cela me tuerait. [MADAME DE TREMBLE:] Je parie qu'elle y sera. [DOUCHINKA:] Est-ce qu'on ne va pas bientôt nous montrer la mariée ? [MADAME DE TREMBLE:] Je l'espère bien... je ne suis venue que pour la voir ! [DOUCHINKA:] Moi aussi !
[MADAME LEPINOIS:] Viens, Thérèse... Enfin, nous voilà prêtes !... [OLIVIER:] Mesdames... messieurs... Mademoiselle Thérèse... ma fiancée... [GRANDGICOURT:] Mademoiselle, voulez-vous me permettre, en ma qualité de témoin et d'ami, de vous offrir ce petit souvenir ?... [THERESE:] Oh ! monsieur... c'est trop de bonté... Un éventail ! [JONSAC:] En or ! il est en or ! [MADAME DE TREMBLE:] C'est charmant ! [DOUCHINKA:] Délicieux ! [MADAME LEPINOIS:] Ça vaut au moins cinq cents francs ! [GRANDGICOURT:] Cinq cents francs !... il m'en coûte mille ! [MADAME LEPINOIS:] Je crois que nous pouvons partir... Il est midi... Ah ! mon Dieu ! et M. Lépinois ? [THERESE:] Mon père... [ROBERT:] Vous l'avez envoyé chez la couturière... [MADAME LEPINOIS:] Et tout le monde qui nous attend ! [JONSAC:] On a perdu le père ! [GRANDGICOURT:] C'est étourdissant ! étourdissant ! [DOUCHINKA:] Alors, je vais me rasseoir !
[LES MEMES:] puis LAURE. [LEPINOIS:] Me voilà ! La couturière est-elle arrivée ? [MADAME LEPINOIS:] Depuis une heure... on n'attend plus que toi... [LEPINOIS:] Il y a eu un malentendu... On a cru que je venais chercher la robe d'une princesse Douchinka, qui va ce soir à l'Opéra... [TOUS:] Ah bah ! [DOUCHINKA:] Je croyais en effet en avoir la force... mais je sens bien que je n'irai pas... [LEPINOIS:] Comment ! une princesse chez moi ? [OLIVIER:] Allons, partons ! [LEPINOIS:] Et Laure ? où est Laure ? [MADAME LEPINOIS:] C'est vrai ! je n'y comprends rien... elle était prête. Laure ! Laure ! [JONSAC:] On a perdu la sœur à présent ! [GRANDGICOURT:] Je me roule ! je me roule ! [LAURE:] Me voici, maman. [GRANDGICOURT:] Ah ! saprebleu ! [ROBERT:] Quoi donc ? [GRANDGICOURT:] C'est elle ! la petite qui va au cours ! [ROBERT:] Ah bah ! [DOUCHINKA:] Comment les trouvez-vous ? [MADAME DE TREMBLE:] Il n'y a que le mari qui soit passable. [GRANDGICOURT:] Elle est ravissante ! Mon cher, quand cela devrait me coûter un million... je tenterai l'aventure ! [ROBERT:] Je vous remercie de cette confidence. [GRANDGICOURT:] Tiens, le peintre !... je croyais que c'était Jonsac !
[LE GARDE CHAMPETRE:] Monsieur et madame de Bertaloir... [GRANDGICOURT:] Entrez donc... Vous voyez... de la verdure, du gazon, du feuillage partout, comme s'il en poussait... Entrez... On danse par là. Dépêchez-vous donc, baronne ; vous n'en finissez pas ! [LA BARONNE:] Comment trouvez-vous mon costume ? [GRANDGICOURT:] Parfait... C'est rustique... et on voit un peu d'or par-ci, par là... Ça fait toujours bien... [LA BARONNE:] Nous avons déjà beaucoup de monde ? [GRANDGICOURT:] Beaucoup, et j'en attends encore... mais je vous préviens que ce sera mêlé. [LA BARONNE:] Vraiment ?... [GRANDGICOURT:] J'ai invité un peu de commerce... la famille Lépinois... [LA BARONNE:] Ah ! la petite Lépinois sera de la fête ?... [GRANDGICOURT:] Naturellement !... Je ne pouvais pas dire aux parents de coucher leur fille, avant de venir... [LA BARONNE:] Vous vous en seriez bien gardé... [GRANDGICOURT:] J'attends aussi madame de Tremble... la princesse Douchinka, Monsieur et madame de Millancey... J'ai été leur témoin il y a six mois... [LA BARONNE:] Alors, je ne vous demande pas si M. Jonsac viendra... [GRANDGICOURT:] Ça ne fait pas question... il est devenu l'ami du mari... et le cavalier de Madame... [LA BARONNE:] On commence à en parler... on s'étonne d'autant plus de sa conduite que le bruit a couru, il y a quelque temps, qu'Olivier s'était battu pour lui... [GRANDGICOURT:] C'est vrai !... Il paraît qu'un soir, au cercle, on parlait de la vie un peu mystérieuse de Jonsac... Un monsieur qui se trouvait là prétendit que Jonsac, qui se donne comme célibataire, était parfaitement marié... [LA BARONNE:] Ah bah ! [GRANDGICOURT:] Et qu'au bout de quelques mois, ses mauvais procédés envers sa femme avaient provoqué une séparation... Il ajouta que, si Jonsac tenait à Paris un certain rang, il le devait à sa victime qui avait acheté son repos et sa liberté au prix d'une pension de trente mille francs... [LA BARONNE:] Est-ce vrai ? [GRANDGICOURT:] C'est possible... Olivier, qui avait écouté tranquillement ce petit drame, en fumant son cigare, se leva et appliqua au conteur... un vigoureux... [LA BARONNE:] Ah ! mon Dieu ! [GRANDGICOURT:] Non ! un vigoureux démenti... une rencontre eut lieu et Olivier eut la chance d'administrer à son adversaire un joli coup d'épée... ce qui fait que Jonsac courtise la femme d'Olivier ! Je l'aime, ce Jonsac... il est vicieux ! [LA BARONNE:] Oh ! ce n'est pas possible ! il ignore sans doute qu'Olivier s'est battu pour lui... [GRANDGICOURT:] Dans tous les cas, il ne faut pas le lui dire... ça le gênerait...
[LE GARDE CHAMPETRE:] Monsieur, madame et mademoiselle Lavalard. [GRANDGICOURT:] Le commerce ! Lavalard !... [LAVALARD:] Ah ! baron... c'est splendide !... c'est féerique !... [MADEMOISELLE LAVALARD:] On se croirait à la fête de Saint-Cloud... [MADAME LAVALARD:] Cela donne envie de déjeuner sur l'herbe. [GRANDGICOURT:] C'est assez réussi, n'est-ce pas ?... c'est un décorateur de l'Opéra qui a arrangé tout cela... Je lui ai dit : "Je ne regarde pas à l'argent... mais que ce soit nature !... [LAVALARD:] En entrant, j'ai vu de vrais gazons... qu'on fauchait... [GRANDGICOURT:] Oui... je fais mes foins... [MADAME LAVALARD:] Oh ! quelle odeur !... [GRANDGICOURT:] Voilà quinze jours qu'on les couvre de guano... par exemple, j'ai été obligé d'ouvrir les fenêtres... j'avais semé aussi quelques oiseaux... [MADAME LAVALARD:] Dans les bosquets ?... Pas possible !... [GRANDGICOURT:] Mais ils se comportaient mal... ils étaient trop nature... J'ai encore été obligé d'ouvrir les fenêtres !... [LAVALARD:] On ne reconnaît plus votre appartement... [GRANDGICOURT:] Ici, c'est ma chambre à coucher... Dans le salon, il y a des chevaux de bois... et, dans la salle à manger, un tir à l'arc... [LAVALARD:] C'est fabuleux !... [MADAME LAVALARD:] Que le baron a d'esprit !... C'est un poète !... [UN MARCHAND DE PLAISIR:] Voilà le plaisir, mesdames !... voilà le plaisir !... [UN MARCHAND DE COCO:] A la fraîche !... qui veut boire ?... [UN MARCHAND DE MACARONS:] Macarons !... à tout coup l'on gagne !... [LAVALARD:] Baron, votre fête sera l'événement de l'hiver... [GRANDGICOURT:] Oui... c'est assez gentil !... J'espère que les journaux auront le bon goût d'en parler... [TOUS:] Ah ! qu'est-ce que c'est que ça ? [GRANDGICOURT:] Mon orchestre... c'est l'accord. La musique des pompiers que j'ai fait venir de la Villette. Mesdames... messieurs, je crois qu'on va nous racler une contredanse. [LEPINOIS:] Par ici, mes enfants, par ici !... mais regardez donc !... de vraies feuilles !..., de vrais arbres !... des pommes !... c'est féerique !... on se croirait à Ménilmontant !... [LAURE:] Oh ! papa, que je suis contente !... C'est la première fois que je me costume. [LEPINOIS:] Ah ! dame !... nous voilà lancés !... Quant à moi, ce monde, ces diamants, ces girandoles... ça me grise !... ça me... Tu as l'air triste ?... [MADAME LEPINOIS:] Ça va se passer... j'ai envie de dormir. [LAURE:] Ah maman !... [LEPINOIS:] Dormir !... dans la fournaise !... Tiens, madame Lépinois, tu es ridicule !... [MADAME LEPINOIS:] Dame ! il est onze heures... et puis je ne suis pas tranquille... [LEPINOIS:] Pourquoi ?... [MADAME LEPINOIS:] J'ai laissé le panier à l'argenterie sur la table de la salle à manger... [LEPINOIS:] Allons, bon ! elle va penser à son panier toute la soirée... [LAURE:] Maman, il n'y a aucun danger... [LEPINOIS:] Vraiment, ma chère amie, il n'y a pas de plaisir à te mener dans le monde... Que diable !... nous avons fait des frais de costume... nous avons pris une voiture... pour toute la nuit...
[LE GARDE CHAMPETRE:] Madame la princesse Douchinka. [LEPINOIS:] La princesse ! [JULES:] Ah ! princesse... enfin ! [DOUCHINKA:] Taisez-vous, du monde ! [JULES:] Je vous ai attendue hier aux Italiens... [DOUCHINKA:] Impossible de m'échapper... je vous dirai pourquoi... revenez ici dans cinq minutes. [JULES:] Princesse... [DOUCHINKA:] Mes compliments à votre excellent père. [LEPINOIS:] La princesse... qui est venue au mariage de ta sœur... je crois que nous devons la saluer. Princesse... oserai-je vous demander comment vous vous portez ?... [DOUCHINKA:] Mal... très mal... Une valse !... [LEPINOIS:] Vous souffrez ?... [DOUCHINKA:] Non... je me sens mieux. Un danseur ! [LAVALARD:] Mademoiselle... voulez-vous me faire l'honneur... [LAURE:] Volontiers, monsieur... [DOUCHINKA:] Cette musique me porte sur les nerfs... je ne peux pas tenir en place... Vous ne valsez pas, monsieur ?... [LEPINOIS:] Moi ? Rarement... et, à moins d'une occasion... [DOUCHINKA:] Pour celle-ci ?... volontiers, monsieur... [LEPINOIS:] Hein ?... [MADAME LEPINOIS:] Comment !... tu vas valser ?... [LEPINOIS:] Une princesse !... pas moyen de refuser !... Tiens !... garde-moi mon chapeau !... Trop heureux, princesse... A trois temps, n'est-ce pas !... [MADAME LEPINOIS:] Il valse !... [JULES:] Elle m'a dit que je la retrouverais ici... A MADAME [LEPINOIS:] Pardon, madame, vous n'avez pas aperçu madame la princesse Douchinka ? [MADAME LEPINOIS:] Elle vient d'entrer dans la salle de bal... [JULES:] Merci, madame... Je vais la rejoindre. [MADAME LEPINOIS:] En vérité, M. Lépinois devient fou ! [THERESE:] Le bal est déjà commencé !... cette maudite couturière nous met toujours en retard... Ah ! bonjour, maman. [MADAME LEPINOIS:] Ma fille !... [OLIVIER:] Belle-maman... [JONSAC:] Madame... [MADAME LEPINOIS:] Mais que deviens-tu ?... Je suis allée dix fois chez toi sans te rencontrer... [THERESE:] Ce que je deviens ?... je n'en sais rien moi-même... je ne rentre chez moi que pour changer de toilette. [MADAME LEPINOIS:] Combien donc en fais-tu par jour ?... [THERESE:] Je ne les compte pas... je ne m'appartiens plus... j'appartiens à mes robes ; le jour, ce sont les emplettes, les visites, le Bois, les courses... [MADAME LEPINOIS:] Eh bien... et ton ménage ? [THERESE:] Le soir, les concerts, les bals, les théâtres... On a à peine le temps de mettre ses gants... [MADAME LEPINOIS:] Mais ton ménage ? [THERESE:] Il est toujours à la même place... [OLIVIER:] Il garde la maison... Quant à nous... [THERESE:] Nous ne savons jamais le matin ce que nous ferons le soir... Ainsi, aujourd'hui, nous sommes allés aux courses de la Marche... [MADAME LEPINOIS:] A Chantilly ? [OLIVIER:] Mais non... on vous dit les courses de la Marche !... [THERESE:] Un coup d'oeil charmant ; j'ai vu un monsieur se fouler le poignet. [MADAME LEPINOIS:] Ah ! mon Dieu !... [THERESE:] C'est un détail !... mais j'ai gagné vingt-cinq louis... [MADAME LEPINOIS:] A quoi faire ? [THERESE:] J'ai parié... [JONSAC:] Et c'est moi qui les ai perdus. [MADAME LEPINOIS:] Ah ! Monsieur était de la partie ? [OLIVIER:] Jonsac... nous ne nous quittons pas... [MADAME LEPINOIS:] Malheureuse !... risquer une pareille somme !... tu pouvais la perdre. [THERESE:] Impossible ! je connais les chevaux... En voyant Plick-Plock je me suis dit tout de suite : "Voilà un cheval qui a du bouquet ! [OLIVIER:] Oh ! du bouquet !... un cheval qui fauche ! [THERESE:] Non, monsieur, il ne fauche pas... il billarde seulement... [OLIVIER:] Il fauche ! [THERESE:] Il billarde ! [MADAME LEPINOIS:] Ah çà ! de quoi parlent-ils ? [THERESE:] En revenant de la Marche, notre dîner nous attendait... un dîner de ménage... mais comme Olivier n'aime pas le bœuf... [OLIVIER:] Nous sommes allés dîner au cabaret. [THERESE:] Au café Anglais... [MADAME LEPINOIS:] Au café Anglais !... on m'a affirmé qu'un radis coûtait trois francs... [JONSAC:] C'est exagéré !... Pour ce prix-là, on a la paire... [THERESE:] Oui ; mais on est servi dans un cabinet blanc et or... avec un piano... [OLIVIER:] Brouillé avec l'accordeur... [JONSAC:] C'est égal... nous avons bien dîné. [MADAME LEPINOIS:] Ah ! Monsieur en était ? [JONSAC:] Jamais ! [MADAME LEPINOIS:] Un ménage à trois... je n'aime pas ça ! [THERESE:] Nous rentrons pour nous habiller... pas de couturière... [JONSAC:] Il nous a fallu l'attendre une heure... [MADAME LEPINOIS:] Que lui as-tu dit ? [THERESE:] Je lui ai dit : "Mademoiselle, je la trouve mauvaise. [OLIVIER:] Oui, elle nous fait toujours poser, celle-là ! [THERESE:] C'était d'autant plus grave qu'elle devait me livrer deux costumes. [MADAME LEPINOIS:] Deux costumes ? [THERESE:] Oui... nous avons un second bal... un bal Renaissance. [OLIVIER:] Je me suis composé un Charles Quint tapageur... qui fera monter sur les chaises... [MADAME LEPINOIS:] Deux bals dans une nuit ! mais tu vas te fatiguer... [OLIVIER:] Oh ! en voiture ! [JONSAC:] C'est une promenade. A quelle heure partirons-nous ? [MADAME LEPINOIS:] Ah ! Monsieur en est ? Décidément, je n'aime pas ça... Mon enfant, il faut que je te parle. [THERESE:] A moi ? Bon ! voilà ma faucille détachée... Comte... tenez-moi mon bouquet, je vous prie... [MADAME LEPINOIS:] Comment !... c'est à lui qu'elle donne... Eh bien, et le mari, à quoi sert-il ? [OLIVIER:] Ah ! la valse est finie !... [MADAME LEPINOIS:] Nous nous reverrons ; il faut que j'aille rejoindre ta sœur... et rendre le chapeau à ton père... [JONSAC:] Madame... permettez-moi de vous épargner cette peine. [MADAME LEPINOIS:] Trop bon, monsieur... je n'accepte pas les services que je ne suis pas dans l'intention de payer. [JONSAC:] Qu'a donc madame votre mère ?... [THERESE:] Je ne sais pas... C'est son heure de dormir... Comte, mon bouquet ?... [JONSAC:] Le voici... [THERESE:] Ah !... vous vous payez... [JONSAC:] Non, je me décore. [OLIVIER:] J'ai tourné la manivelle et j'ai gagné trois douzaines de macarons... chacun la sienne... [THERESE:] Tiens ! ils sont à la vanille ! [JONSAC:] C'est plus champêtre... [OLIVIER:] Ah ! vous en verrez bien d'autres !... Il y a là-bas, au fond de la pelouse, un bœuf en carton, qui laisse échapper par les narines des bavaroises toutes sucrées. [THERESE:] Oh ! je veux voir cela !... [JONSAC:] Moi aussi !... Un bœuf qui produit des bavaroises. [OLIVIER:] Nous nous retrouverons à minuit, ici... [THERESE:] Vous ne venez pas avec nous ? [OLIVIER:] Non... liberté complète !... Chacun pour soi, et le plaisir pour tous !... Nous ne nous connaissons plus, je redeviens garçon, vous êtes veuve !... Ce soir à minuit, rendez-vous sous le pommier, sous l'horloge... [THERESE:] Comme au bal de l'Opéra ! [JONSAC:] Allons voir le bœuf... [OLIVIER:] puis MADAME DE TREMBLE ; puis DOUCHINKA et LEPINOIS. C'est égal... je suis un peu éreinté... voilà trois nuits que je passe. [MADAME DE TREMBLE:] Eh bien, il est aimable, mon danseur !... [OLIVIER:] Tiens ! la petite comtesse de Tremble... Vous cherchez quelqu'un ? [MADAME DE TREMBLE:] Je cherche mon danseur, M. de Sivry... il m'a invitée pour la prochaine contredanse... et je ne sais ce qu'il est devenu... [OLIVIER:] Si j'osais m'offrir pour le remplacer... [MADAME DE TREMBLE:] Vous ? allons donc !... Est-ce que vous dansez encore ?... [OLIVIER:] Comment, encore ?... [MADAME DE TREMBLE:] Sans doute... un homme marié... C'est un homme qui ne compte plus... un homme éteint... [OLIVIER:] Tiens ! on dirait qu'elle met du bois dans le feu !... [MADAME DE TREMBLE:] Vous cherchiez un quatrième pour le wisth ? [OLIVIER:] Non, comtesse, je cherchais... [MADAME DE TREMBLE:] Quoi ? [OLIVIER:] Une petite aventure. [MADAME DE TREMBLE:] Ah ! [OLIVIER:] Voulez-vous que nous cherchions ensemble ?... A deux, ces choses-là se trouvent plus facilement... [MADAME DE TREMBLE:] Oh ! non... je vous gênerais... Comment trouvez-vous mon costume ? [OLIVIER:] Charmant ! la jupe est trop longue... [MADAME DE TREMBLE:] Ah ! par exemple ! [OLIVIER:] Elle me fait l'effet de ces feuilletons qui s'arrêtent juste au point où l'intérêt commence... [MADAME DE TREMBLE:] Si vous continuez, je vais mettre mon masque... [OLIVIER:] Oh ! non ! je ne vous verrais plus... [MADAME DE TREMBLE:] Mais c'est une déclaration que vous me faites là ! [OLIVIER:] Tant pis ! ma femme n'est pas là ! Eh bien, oui ! c'est une déclaration ! mais à qui la faute ? Je vous demande s'il est permis de promener, sans crier gare, une figure aussi adorable, des grâces aussi charmantes... Vous semez sous vos pas une traînée de poudre... et chacun de vos regards est une étincelle... [MADAME DE TREMBLE:] Vous regardez toujours par là... vous avez peur de voir entrer votre femme ?... [OLIVIER:] Moi ?... du tout !... je ne vois que vous... je n'entends que vous... Oh ! si vous saviez tout ce qu'il y a dans ce cœur... [MADAME DE TREMBLE:] Monsieur Olivier... laissez-moi... je n'aime pas à déranger les jeunes ménages. [OLIVIER:] Je ne vous demande qu'un souvenir... une fleur de votre bouquet... [MADAME DE TREMBLE:] Que vous êtes enfant !... mais vous promettez d'être raisonnable... [OLIVIER:] Je le jure... sur vos yeux ! [MADAME DE TREMBLE:] A la bonne heure ! [DOUCHINKA:] Monsieur, je vous remercie mille fois... [LEPINOIS:] Princesse... c'est au contraire moi, qui... Elle est ravissante ! [OLIVIER:] Mon beau-père !... de la tenue !... [LEPINOIS:] Mon gendre ! du flegme !... [DOUCHINKA:] Où est donc M. Jules ? [LEPINOIS:] Elle s'en va !... je voulais l'inviter pour la suivante ! Vous n'avez pas vu ma femme ? elle a mon chapeau... [OLIVIER:] Elle vient de sortir par là ! [LEPINOIS:] Par ici... très bien ! Il faut que je rejoigne la petite princesse... Je me lance ! [OLIVIER:] Je compte sur vous pour la danse. C'est convenu... [MADAME DE TREMBLE:] Je ne demande pas mieux... mais j'ai promis... Voyez M. de Sivry... arrangez ça... [OLIVIER:] Tout de suite ! tout de suite ! Elle est étourdissante ! elle me grise !
[MADAME DE TREMBLE:] puis JONSAC ; puis OLIVIER. Oh ! les hommes mariés... tous les mêmes !... je n'écouterai certainement pas les galanteries de M. Ollivier... Il est bien, ce jeune homme ; mais sa femme est mon amie. Quand je dis mon amie... une connaissance... nous nous saluons... voilà tout... [JONSAC:] Ma femme ! [MADAME DE TREMBLE:] Mon mari ! [JONSAC:] Enchanté, madame... Il y a longtemps que je n'avais eu la bonne fortune de vous rencontrer... [MADAME DE TREMBLE:] En effet... depuis six mois... depuis le mariage de M. de Millancey... [JONSAC:] Et votre santé a toujours été bonne ? [MADAME DE TREMBLE:] J'ai été un peu grippée cet hiver... [JONSAC:] Oh ! comme tout le monde... Je regrette de ne l'avoir pas su !... J'aurais envoyé prendre de vos nouvelles. [MADAME DE TREMBLE:] C'est trop de bonté... [JONSAC:] Madame... Mais, je n'avais pas remarqué... Vous avez un costume délicieux... [MADAME DE TREMBLE:] Vous trouvez ? [JONSAC:] Seulement la jupe est un peu courte. [MADAME DE TREMBLE:] Bon ! [JONSAC:] Mais je ne m'en plains pas... [MADAME DE TREMBLE:] Ah çà ! qu'est-ce qui vous prend ? [JONSAC:] Je ne sais... ce costume villageois... nouveau pour moi... Comtesse, vous êtes en beauté ce soir... [MADAME DE TREMBLE:] Vraiment ? [JONSAC:] Oui... Vous me faites l'effet de la femme d'un autre. [MADAME DE TREMBLE:] Alors, je dois vous plaire ? [JONSAC:] Mais beaucoup... parole d'honneur ! [MADAME DE TREMBLE:] Ah !... si j'en étais bien sûre... je vous demanderais un service... [JONSAC:] A moi ? [MADAME DE TREMBLE:] Oui... je ne sais comment cela se fait... j'ai beau faire des économies... réduire mes dépenses... A la fin de l'année, ça ne se balance pas... Enfin, j'ai un passif ! [JONSAC:] Je flaire un emprunt ! Allons, comtesse, à l'avantage de vous revoir. [MADAME DE TREMBLE:] Un moment... Nous avons si peu d'occasions de nous trouver ensemble... Figurez-vous qu'en sortant de chez moi... on m'a remis un papier timbré... Mais je vous ennuie... [JONSAC:] Ça ne fait rien... Continuez. [MADAME DE TREMBLE:] Il paraît que c'est un parfumeur dont j'ai oublié de payer la note depuis deux ans... Il me poursuit pour deux mille francs. [JONSAC:] C'est un faquin ! Allons, comtesse... [MADAME DE TREMBLE:] Ça vous gênerait donc beaucoup de me prêter ces cent louis ? [JONSAC:] Je vous avoue que dans ce moment... [MADAME DE TREMBLE:] Soyez tranquille... Je vous ferai un billet. [JONSAC:] Oh ! non ! [MADAME DE TREMBLE:] Pourquoi ! [JONSAC:] Comtesse, le tribunal m'a condamné à vous servir une pension de trente mille francs par an... C'est un compte rond... Je vous en prie, ne nous lançons pas dans les fractions... cela compliquerait nos écritures. [MADAME DE TREMBLE:] N'en parlons plus... Voulez-vous me rattacher ce ruban qui tombe ? [JONSAC:] Bien volontiers... Je ne vous connaissais pas ces épaules-là... Ah ! les belles épaules ! [MADAME DE TREMBLE:] Dépêchez-vous donc. [JONSAC:] Et vous dites, comtesse, que ce croquant de parfumeur vous a envoyé du papier timbré ?... Je veux vous débarrasser de cet ennui... et... [OLIVIER:] C'est arrangé... Nous dansons ensemble... [MADAME DE TREMBLE:] Chut ! du monde !... [OLIVIER:] Ne craignez rien... C'est un ami. Adorable, mon cher, divine ! [JONSAC:] Hein ?... [OLIVIER:] Occupez ma femme !... Venez ! venez !... [JONSAC:] puis DOUCHINKA et LEPINOIS. Tiens ! il fait la cour à ma femme... il pourrait avoir des chances... [LEPINOIS:] Princesse ! vous cherchez quelqu'un ?... Veuillez accepter mon bras... [DOUCHINKA:] Mais non, monsieur ; je ne veux rien ! je ne demande rien ! [LEPINOIS:] Charmante ! charmante ! Je ne la quitte pas... [JONSAC:] Il va bien, le beau-père ! puis ROBERT. [THERESE:] Ah ! monsieur de Jonsac... je vous cherchais... [JONSAC:] Comme vous avez l'air troublé !... [THERESE:] Je viens d'avoir avec ma mère une conversation très sérieuse. [JONSAC:] Sur quel sujet ? [THERESE:] Elle dit... je ne sais comment vous répéter cela... elle dit que vos assiduités me compromettent... [JONSAC:] Comment ! [THERESE:] Elle prétend que vous me suivez partout... qu'on vous prendrait pour mon mari... [JONSAC:] Oh ! [THERESE:] Enfin, je suis venue pour vous prier... d'avoir l'obligeance... [JONSAC:] D'avoir l'obligeance ? [THERESE:] De ne pas tant vous occuper de moi... Ainsi, dans nos soirées, vous m'invitez quatre ou cinq fois à danser... c'est trop... Deux suffisent. [JONSAC:] Oh ! trois ? [THERESE:] Non, deux !... Vous m'avez fait danser une fois... je ne vous accorderai plus qu'une valse... la première... [JONSAC:] Et un lancier ? [THERESE:] Oui... le lancier, ça ne compte pas !... Voilà qui est convenu ? [JONSAC:] C'est convenu... ici... mais dans l'autre bal... celui où nous allons aller... [THERESE:] Là... c'est différent... ce n'est plus la même société !... Ah !... je vous recommande encore de ne pas être sans cesse à me regarder comme vous le faites... [JONSAC:] Je vous jure... [THERESE:] Je sais bien que c'est sans le vouloir... Mais on pourrait croire que vous me faites la cour... [JONSAC:] Moi ? Ah ! par exemple ! [THERESE:] C'est ce que j'ai répondu à maman : "Ah ! par exemple ! " Elle a hoché la tête en me disant : "Ma fille, je m'y connais ! [JONSAC:] Elle ne peut pas le savoir mieux que vous... [THERESE:] Certainement... mais ne me regardez pas tant devant le monde... Qu'est-ce que ça vous fait ? [JONSAC:] C'est bien !... à votre vue, je détournerai les yeux... [THERESE:] Je ne vous demande pas cela... on croirait que c'est arrangé entre nous... et cela me compromettrait davantage. [JONSAC:] Cela devient très embarrassant ! [THERESE:] C'est pourtant bien simple... regardez-moi... avec modération ! Est-ce convenu ? [JONSAC:] C'est convenu... Voilà ma main pour signer le traité !... [ROBERT:] Encore ensemble !... [THERESE:] Je rentre dans le bal par ici... Vous, rentrez par là... Je crois que maman sera contente.
[ROBERT:] Pardon, monsieur... j'aurais un mot à vous dire... Monsieur... je suis allié à la famille Lépinois... Olivier est mon ami... Thérèse, sa femme, est presque une sœur pour moi... j'irai donc droit au but... [JONSAC:] Convenez que votre interpellation est au moins singulière ?... Mais je veux bien y répondre : vous êtes dans l'erreur, je ne fais pas la cour à madame de Millancey. [ROBERT:] Je n'insisterai pas sur ce point ; mais je vous sais homme d'honneur, et je me contenterai de vous apprendre un fait que vous ignorez sans doute... [JONSAC:] Lequel ? [ROBERT:] M. Olivier de Millancey s'est battu pour vous, il y a trois mois, à propos d'une calomnie qui touchait à votre honneur... [JONSAC:] Je le savais, monsieur. [ROBERT:] Ah ! [JONSAC:] Vous permettez ?... la valse commence... et ce serait mal reconnaître le service du mari que d'être impoli envers la femme. Monsieur...
[ROBERT:] puis GRANDGICOURT et LAURE ; puis UN MARCHAND DE COCO. Parle-t-il sérieusement... ou se moque-t-il de moi ? [GRANDGICOURT:] Venez dans ce salon... sous ses ombrages... nous serons seuls... j'ai à vous parler... [ROBERT:] Turcaret ! [LAURE:] Vous avez quelque chose à me dire ? [GRANDGICOURT:] Oui... vous ne devinez pas ? [LAURE:] Non... pas du tout... [GRANDGICOURT:] J'ai à vous dire que vous êtes jolie comme une fleur... et que je n'ai pu vous voir... [ROBERT:] Hum ! hum ! [GRANDGICOURT:] Encore ce monsieur... il est toujours sur mes talons... je ne l'ai pas invité, moi... [LAURE:] Tiens, c'est mon cousin !... je ne le reconnaissais pas sous ce costume... [ROBERT:] Bonjour, cousine... [LAURE:] Ah ! que c'est aimable à vous de l'avoir invité !... [GRANDGICOURT:] Oui... j'ai pensé que cela vous ferait plaisir... parce qu'un parent... A part. Il me gêne ! Vous ne dansez donc pas, jeune homme ? [ROBERT:] Jamais... [GRANDGICOURT:] Ah !... avez-vous vu les chevaux de bois ? c'est une chose à voir... [ROBERT:] Merci... j'aime mieux rester avec vous... [GRANDGICOURT:] Trop aimable... C'est un clou. [LAURE:] Mais vous aviez quelque chose à me dire. [GRANDGICOURT:] Oui... voilà... Il est très gênant. Je voulais vous demander... si vous alliez toujours au cours ? [LAURE:] Tous les matins... il me semble vous avoir aperçu hier à la porte. [ROBERT:] Ah ! [GRANDGICOURT:] Oui... j'étais là... je faisais raccommoder mon parapluie... [ROBERT:] Un parapluie, avec votre fortune... [GRANDGICOURT:] Et qu'est-ce que vous apprenez à votre petit cours ? [LAURE:] J'apprends la grammaire, l'histoire, la géographie... Aimez-vous la géographie ? [GRANDGICOURT:] Je l'aime certainement... Mais il y a des choses que j'aime mieux. [ROBERT:] Quoi donc ?... [GRANDGICOURT:] Dieu ! que le cousin m'ennuie !... Un verre de coco ? [LAURE:] Volontiers... je n'en ai jamais bu... Tiens, ça pique ! [ROBERT:] Comment ? [GRANDGICOURT:] C'est du Champagne ! [LAURE:] Oh ! j'ai bu du Champagne !... ne le dites pas à maman ! [GRANDGICOURT:] Non... nous ne lui dirons rien à maman... nous aurons nos petits secrets, à nous deux ! [ROBERT:] A nous trois ! [GRANDGICOURT:] Dieu, que le cousin m'ennuie ! Avez-vous vu la salle de jeu ? [LAURE:] Non. [GRANDGICOURT:] Elle est tapissée de camélias blancs... Venez ! [ROBERT:] Allons voir la salle de jeu ! [GRANDGICOURT:] Oh ! il est indiscret, ce petit !... il manque de tact.
[LE MARCHAND DE COCO:] puis MADAME LEPINOIS. [DOUCHINKA:] Ce vieux monsieur est insupportable... il me suit partout... enfin, je crois que j'ai réussi à le perdre... Ah ! le voilà ! [LEPINOIS:] Charmante princesse, je tremblais de vous avoir perdue... [DOUCHINKA:] A la fin, monsieur, que me voulez-vous ? [LEPINOIS:] Mais vous voir... vous parler... j'ai tant de choses à vous dire. [DOUCHINKA:] Si vous continuez à me persécuter... je le dis à votre femme. [LEPINOIS:] Oh ! vous ne ferez pas cela, méchante ! [DOUCHINKA:] Donnez-moi à boire... il fait une chaleur... [LEPINOIS:] A moi aussi ! Non ! dans le même verre ! dans le même verre ! Oh ! ma femme ! [DOUCHINKA:] C'est ce que je demande ! Madame, gardez votre mari... il me fait la cour ! [MADAME LEPINOIS:] Hein ?... une pareille conduite !... à votre âge !... [LEPINOIS:] Non... je vais t'expliquer... [MADAME LEPINOIS:] Et vous me faites tenir votre chapeau pendant que vous courez les aventures !... Mais reprenez donc votre chapeau ! [LEPINOIS:] Oui... merci... Mais cette dame se trompe... je l'invitais à danser, et elle a cru... [MADAME LEPINOIS:] A danser ! et moi... moi, vous ne m'avez seulement pas invitée. [LEPINOIS:] Toi ? [MADAME LEPINOIS:] Et pourquoi pas ?... puisque vous aimez la danse... dansons ! et toute la soirée. monsieur ! [LEPINOIS:] Comment donc !... avec plaisir... C'est le châtiment. [GRANDGICOURT:] puis ROBERT. Voyons... voyons... ne vous désolez pas... [LAURE:] Ah ! monsieur, c'est affreux ! vous m'avez fait jouer au baccarat... je ne savais pas ce que c'était... et j'ai perdu vingt-cinq louis... Une demoiselle ! [GRANDGICOURT:] Consolez-vous... puisque je les ai payés pour vous... [LAURE:] Mais je vous les dois... J'ai des dettes, à mon âge ! que dira maman ? [GRANDGICOURT:] Elle est encore plus gentille quand elle pleure ! Pleurez toujours... mais ne vous faites pas de chagrin ! [LAURE:] Si vous croyez que c'est agréable d'avoir des créanciers ! [GRANDGICOURT:] Soyez tranquille !... nous ne vous enverrons pas d'huissier... je suis trop heureux... parce que, si je pouvais vous dire... Mademoiselle, le premier jour où je vous vis... [ROBERT:] Hum ! hum ! [GRANDGICOURT:] Encore cet animal-là !... Tenez, mademoiselle, passons par ici. [ROBERT:] Pardon ! j'aurais un mot à vous dire... [GRANDGICOURT:] Plus tard... je suis en affaires. [ROBERT:] Non... tout de suite... Mademoiselle, votre mère vous cherche. [LAURE:] Mademoiselle ! " Il a l'air fâché... il me croit joueuse, il ne voudra plus m'épouser !...
[GRANDGICOURT:] Voyons... dépêchez-vous... Qu'est-ce que vous me voulez ? [ROBERT:] Voici d'abord les vingt-cinq louis que vous avez payés pour mademoiselle Laure. [GRANDGICOURT:] Comment ! c'est pour cela ?... Que le bon Dieu vous bénisse !... Gardez... je réglerai avec elle... [ROBERT:] Non... c'est avec moi qu'il faut régler... Prenez... il le faut ! [GRANDGICOURT:] Ah !... Allons, puisque vous le voulez... Adieu !... [ROBERT:] Ce n'est pas tout... encore un mot. [GRANDGICOURT:] Pour l'amour de Dieu, dépêchez-vous ! je suis pressé ! [ROBERT:] Oh ! ce ne sera pas long... Vous me ferez grand plaisir en cessant vos assiduités auprès de mademoiselle Laure. [GRANDGICOURT:] Vraiment ? [KOBERT:] C'est une prière... que je vous intime. [GRANDGICOURT:] Et si je n'y fais pas droit... qu'arrivera-t-il ? [ROBERT:] Oh ! rien... Connaissez-vous les nouveaux embellissements du bois de Vincennes ? [GRANDGICOURT:] Non !... [ROBERT:] C'est une chose à voir... et je serais bien heureux de vous en faire les honneurs... [GRANDGICOURT:] Un médecin ! pour quoi faire ? [ROBERT:] C'est une société... Nous reviendrons par le polygone et nous pourrons essayer la portée de mes pistolets. [GRANDGICOURT:] Un duel ? Mais je ne l'ai pas invité. Et voilà, jeune homme, ce que vous inspire la vue de ces bocages, le spectacle de la nature... décorée de capucines et de saucissons... Vous êtes donc altéré du sang de vos semblables ? [ROBERT:] J'ai dit. [GRANDGICOURT:] Mais, après tout, qu'est-ce que cela vous fait ? de quoi vous mêlez- vous ?... [ROBERT:] C'est juste... j'oubliais un détail... J'aime mademoiselle Laure, et je compte l'épouser... Réfléchissez.
[GRANDGICOURT:] puis THERESE et JONSAC ; puis OLIVIER. L'épouser !... elle... dans les bras d'un autre ?... L'épouser !... quelle idée !... et pourquoi pas ?... Où est le père ?... Il me faut le père !... je vais le chercher ! suivie de JONSAC. [THERESE:] C'est horrible ! c'est odieux ! [JONSAC:] Mais, qu'avez-vous ? [THERESE:] Je n'en croyais pas mes yeux... Tout à l'heure... derrière moi, dans un bosquet... j'entends un bruit... celui d'un baiser... je me retourne... c'était mon mari avec madame de Tremble. [JONSAC:] Diable ! [THERESE:] Ils ne m'ont pas vue... Oh ! je suis d'une colère... vous ne pouvez me comprendre. [JONSAC:] Pardon ! je vous comprends parfaitement. [OLIVIER:] Garçon ! deux couverts !... à cette table... tout de suite... Oh ! ma femme ! [THERESE:] Ah ! c'est vous, monsieur ? je vous attendais !... [OLIVIER:] Moi ? [THERESE:] Il est minuit... vous m'avez donné rendez-vous sous l'horloge... j'y suis... partons ! [OLIVIER:] Comment, partir ? [THERESE:] Ne devons-nous pas aller à cet autre bal ? [OLIVIER:] Et moi qui ai pris rendez-vous pour souper avec la petite comtesse. Mais, qu'irions-nous faire là-bas ?... nous sommes bien ici... la réunion est fort gaie... et... je préfère rester. [THERESE:] Mais nous avons promis... et je désire, moi, tenir ma promesse. [OLIVIER:] Mon Dieu !... je ne demanderais pas mieux que de vous être agréable... mais je suis fatigué, souffrant... je n'irai pas à ce bal. [THERESE:] Ainsi, vous me refusez votre bras ?... C'est bien, j'irai seule. [OLIVIER:] Hein ? [THERESE:] M. de Jonsac m'accompagnera. [JONSAC:] Moi ? [OLIVIER:] Thérèse, je vous défends... [THERESE:] Vous me défendez... vous ?... Je vais prendre mon manteau... Monsieur de Jonsac, voulez-vous avoir la bonté de faire avancer ma voiture ?
[OLIVIER:] On n'a pas idée d'une pareille folie... C'est un coup de tête, mais je ne céderai pas. [JONSAC:] Olivier... me croyez-vous votre ami ? [OLIVIER:] Sans doute. [JONSAC:] Eh bien, laissez-moi vous donner un conseil... accompagnez votre femme. [OLIVIER:] C'est impossible. [JONSAC:] Prenez garde !... vous jouez votre bonheur... votre femme est blessée... plus que vous ne croyez, peut-être... [OLIVIER:] Comment ! [JONSAC:] C'est moi qui vous le demande... partez !... [OLIVIER:] Mais j'ai donné rendez-vous... ici... à cette table... à la petite comtesse... pour souper... elle, si jolie !... si provocante ! Ah ! vous ne la connaissez pas ! [JONSAC:] Si... j'en ai entendu parler ! [OLIVIER:] D'un autre côté... ma femme allant seule, là-bas... ce serait d'un effet déplorable ! [JONSAC:] Déplorable !... [OLIVIER:] Il n'y a que vous qui puissiez me sauver. [JONSAC:] Moi ?... [OLIVIER:] Oui... voyez la comtesse... inventez une excuse... dites-lui... que je l'aime toujours... que j'irai la voir demain... prenez rendez-vous... [JONSAC:] Permettez... [OLIVIER:] Enfin ! arrangez cela comme pour vous !... Adieu !...
[JONSAC:] puis MADAME DE TREMBLE. Eh bien ! il me charge là d'une jolie commission. Allons ! attendons ma femme... ma chère moitié... [JULES:] Pardon... [DOUCHINKA:] Qu'avez-vous donc ?... [JULES:] Je suis un peu fatigué... voilà vingt minutes que nous valsons... [DOUCHINKA:] Oh ! moi !... je ne suis pas lasse... quoique bien souffrante... [JULES:] Elle a une maladie... en acier ! [DOUCHINKA:] Tiens !... avez-vous faim ? [JULES:] Oh ! non... près de vous... [DOUCHINKA:] Alors reposons-nous. Garçon, qu'est-ce que vous avez ? [JULES:] Comment ! elle va souper ? [LE GARÇON:] Foie gras... chaud-froid de volaille avec truffes, jambon d'York... homard... pâté de Pithiviers. [DOUCHINKA:] C'est bien... donnez-nous un peu de tout cela. Je souffre de l'estomac. [MADAME DE TREMBLE:] Il m'a dit : "La première table, à droite. Monsieur Ollivier !... [JONSAC:] Non... Edmond ! [MADAME DE TREMBLE:] Mon mari ! [JONSAC:] Enchanté, madame ! il paraît que nous allons souper ensemble... c'est une bonne fortune pour moi ; mais veuillez donc prendre la peine de vous asseoir. [MADAME DE TREMBLE:] Merci... je n'ai pas faim ! [JONSAC:] Je comprends... la surprise... Quand on compte sur un convive et qu'un autre... Mon Dieu, comtesse, que vous êtes jolie, ce soir ! Ah ! cela vous fait sourire... à la bonne heure !... Voyons ! vous accepterez bien une tranche de foie gras, avec un verre de Champagne ? [MADAME DE TREMBLE:] Oh, non ! je ne prendrai rien. [JONSAC:] A propos, j'ai envoyé solder cette vilaine note de parfumeur pour laquelle on vous tourmentait. [MADAME DE TREMBLE:] Ah ! vraiment ? [JONSAC:] C'est deux mille huit cents francs avec les frais... Vous aviez oublié les frais. [MADAME DE TREMBLE:] Comte, vous êtes un homme charmant. [JONSAC:] Voyons... Une tranche de foie gras... sans Champagne ? [MADAME DE TREMBLE:] Oh ! merci ! [JONSAC:] Vous êtes seule à ce bal ?... Vous me permettrez au moins de vous remettre chez vous ?... Ma voiture est en bas... [MADAME DE TREMBLE:] Edmond... je le regrette beaucoup... mais cela ne se peut pas. [JONSAC:] Pourquoi ? [MADAME DE TREMBLE:] Mon avoué me l'a défendu. [JONSAC:] Ah !... M. votre avoué ? Elle est devenue très forte, ma femme ! [DOUCHINKA:] Monsieur Jules, donnez-moi un verre de madère ?
[LES MEMES:] puis GRANDGICOURT ; puis LAURE. [LEPINOIS:] Voyons, calme-toi !... Tu es rouge comme un coq. [MADAME LEPINOIS:] C'est la colère !... Je vous en donnerai des princesses ! [LEPINOIS:] Mais je n'en veux pas... je ne veux que toi... Tu es belle !... Si tu veux, nous allons souper ensemble, comme deux tourtereaux... Je te paye à souper ! [GRANDGICOURT:] Ah ! je vous cherche... il faut que je vous parle... à Madame aussi. [LEPINOIS:] Qu'y a-t-il ? [GRANDGICOURT:] Monsieur, madame... vous avez une fille charmante... adorable... une rose !... Moi, j'ai quatre cent mille livres de rente, et j'ai l'honneur de vous demander sa main. [MADAME LEPINOIS:] Sa main ? [LEPINOIS:] Mais vous êtes marié ! [GRANDGICOURT:] Eh bien, puisqu'il faut vous l'avouer... non, je ne suis pas marié... [LEPINOIS:] et MADAME LEPINOIS, bondissant. — Pas marié ! [TOUS:] Pas marié ! [GRANDGICOURT:] Aïe ! j'ai parlé trop haut ! [JONSAC:] Pas marié ! voilà un homme qui a de la chance ! [DOUCHINKA:] Pas marié ! Emmenez-moi, monsieur ; allons souper ailleurs. [MADAME DE TREMBLE:] Mais chez qui suis-je donc ici ? Ma voiture ! [GRANDGICOURT:] Mesdames... monsieur... [MADAME LEPINOIS:] Laissez-nous ! quelle société ! Viens, ma fille ! nous partons ! [LEPINOIS:] Quatre cent mille livres de rente, c'est un joli parti !...
[JOSEPH:] Il y a de la brouille dans le jeune ménage... Monsieur et Madame sont rentrés ce matin à trois heures... avec des costumes Renaissance et des mines longues de ça !... A peine Madame était-elle rentrée chez elle, qu'elle m'a sonné et m'a remis une lettre, avec ordre de la porter à sa mère à la première heure... Je suis allé chez maman Lépinois à six heures du matin... elle était debout, ainsi que son mari... ils avaient l'air de se disputer... ils parlaient de la Valachie.
[MADAME LEPINOIS:] Joseph !... ma fille ? ma fille est-elle levée ?... [JOSEPH:] Je vais voir, madame. Quelle figure ébouriffée ! [LEPINOIS:] Ah çà ! de quoi s'agit-il ?... me diras-tu pourquoi tu nous amènes ici dès l'aurore ? [MADAME LEPINOIS:] Huit heures... vous appelez ça l'aurore ?... mais cela ne m'étonne pas. La débauche se lève tard ! [LEPINOIS:] Elle me garde rancune... Mais enfin pourquoi cette visite matinale à nos enfants qui dorment ? [MADAME LEPINOIS:] Chut ! tout à l'heure... pas devant Laure. [LAURE:] Je n'ai pas encore osé avouer à maman la perte de mes vingt-cinq louis... et les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures ! [MADAME LEPINOIS:] Laure... est-ce que tu ne vas pas dire bonjour à ta sœur ? [LAURE:] Je veux bien, maman... je ferai tout ce qui te fera plaisir... et à papa aussi... [LEPINOIS:] Quel charmant caractère ! [LAURE:] C'est pour les préparer. [MADAME LEPINOIS:] Va, mon enfant. [LAURE:] Oui, maman... mais, auparavant, j'aurais quelque chose à te confier. [MADAME LEPINOIS:] Plus tard, mon enfant, va retrouver ta sœur. [LAURE:] Oui, maman. [LEPINOIS:] Va retrouver ta sœur. [LAURE:] Oui, papa ! Il faudra pourtant bien leur dire... [LEPINOIS:] Oui, maman... oui, papa... c'est extraordinaire comme son caractère s'est adouci... depuis hier !... Voyons, maintenant que nous voilà seuls... parle !... [MADAME LEPINOIS:] Monsieur Lépinois, votre gendre ne rend pas sa femme heureuse. [LEPINOIS:] Olivier ? [MADAME LEPINOIS:] J'ai reçu ce matin un billet d'un laconisme poignant : "Venez tout de suite... il y va de mon repos... de mon bonheur... je suis bien malheureuse ! Votre fille, Thérèse. Comprenez-vous maintenant ? [LEPINOIS:] Rien du tout ! qu'est-ce qui peut lui manquer ?... Je lui ai donné pour mari un garçon charmant... toujours gai... un vrai boute-en-train... qui la conduit dans un monde... tout à fait grandiose... elle fréquente des baronnes, des comtesses... [MADAME LEPINOIS:] Et des princesses, n'est-ce pas ?... [LEPINOIS:] Une pierre dans mon jardin ! Enfin elle est toujours en fête... Elle vit au milieu des fleurs !... des girandoles !... [MADAME LEPINOIS:] Mais laissez-moi donc tranquille avec vos girandoles ! Vous me faites l'effet de ces papillons qui prennent la bougie pour le jour ! Voilà ce que c'est ! vous avez voulu lancer votre fille... vous lui avez donné pour mari une espèce de joli monsieur, qui ne songe qu'à chiffonner le nœud de sa cravate... ou à conduire un cotillon... et qui, au lieu de regarder sa femme, se regarde dans la glace. [LEPINOIS:] Tu es sévère avec Millancey. [MADAME LEPINOIS:] Vous auriez mieux fait de la marier à un brave garçon, élevé simplement, comme nous... Au moins, elle aurait un intérieur, un ménage... comme toutes les honnêtes femmes... et elle ne passerait pas sa vie à se faner le teint, à se brûler le sang au milieu de toutes ces sauterelles de salon, qui s'intitulent baronnes, comtesses ou princesses... [LEPINOIS:] Décidément, tu n'aimes pas la noblesse. [MADAME LEPINOIS:] Ni la Valachie, monsieur ! [LEPINOIS:] Il ne s'agit pas de ça ! parlons de ta fille !... [LES MEMES:] puis GRANDGICOURT. [JOSEPH:] M. le baron de Grandgicourt ! [MADAME LEPINOIS:] Lui ! [LEPINOIS:] Le baron !... Faites entrer ! Entrez donc, monsieur le baron... Asseyez-vous donc, monsieur le baron. [MADAME LEPINOIS:] Baron ! baron ! si on ne dirait pas qu'il mange du sucre ! [GRANDGICOURT:] Madame... je viens de chez vous... on m'a dit que vous étiez ici... je suis accouru... car je n'ai pas dormi de la nuit... [LEPINOIS:] Vraiment, baron ? [GRANDGICOURT:] J'avais hâte de vous donner une explication... devenue indispensable... après la demande un peu brusque que j'ai eu l'honneur de vous adresser hier au soir. [LEPINOIS:] Certainement... nous sommes on ne peut plus flattés... [GRANDGICOURT:] L'incident qui s'est produit à la fin de mon bal a dû vous laisser une impression fâcheuse... C'est un devoir pour moi de la combattre... Madame, je vais vous raconter ma jeunesse... [MADAME LEPINOIS:] Arrêtez, monsieur ! [GRANDGICOURT:] Rassurez-vous, madame... je suis homme du monde. [LEPINOIS:] Du plus grand monde ! asseyez-vous donc, monsieur le baron. [MADAME LEPINOIS:] Qu'est-ce qu'il va nous raconter ? [GRANDGICOURT:] Je ne vous parlerai pas de mes premières années... elles n'eurent rien de remarquable... J'étais ce qu'on appelle un bel enfant... [LEPINOIS:] Il en reste quelque chose, monsieur le baron. [MADAME LEPINOIS:] S'il est possible... le buste de la maigreur monté sur deux tringles ! [GRANDGICOURT:] En 1829, mes ancêtres... [MADAME LEPINOIS:] Des maîtres de forges ! [GRANDGICOURT:] Mes ancêtres m'envoyèrent à Paris... pour y compléter mon éducation... Que vous dirai-je ?... j'avais les yeux bleus, le teint frais, les passions vives... [MADAME LEPINOIS:] Monsieur ! [GRANDGICOURT:] Oui... un jour, par une chaude soirée d'août, je fus au Jardin Marbeuf... C'était alors le rendez-vous des femmes à la mode... [LEPINOIS:] Des biches... J'y allais aussi... [MADAME LEPINOIS:] Vous dites ? [LEPINOIS:] Rien ! je n'ai rien dit ! [GRANDGICOURT:] Dans ce jardin, émaillé de pelouses et de bosquets... s'élevait un temple... le temple de Cythère... [LEPINOIS:] A gauche... on y prenait de la bière et des échaudés. [GRANDGICOURT:] Tout à coup je vis apparaître une jeune fille entourée de ses compagnes... Vénus au milieu de sa cour ! c'était Églé... [MADAME LEPINOIS:] Églé ? [GRANDGICOURT:] Oui... la personne... [LEPINOIS:] Ah ! la vieille d'hier ! [GRANDGICOURT:] J'étais jeune, elle était belle ; j'étais tendre, elle fut sensible. [LEPINOIS:] Vous aviez fait ce qu'on appelle une petite connaissance. [GRANDGICOURT:] Je le croyais... Mais Églé, qui n'avait rien à faire... elle était rentière... venait me visiter souvent. Mon appartement lui plut, elle y fit apporter son armoire à glace, puis sa commode, puis le portrait de sa mère. [LEPINOIS:] Aïe ! [GRANDGICOURT:] Et, un beau jour, mon argenterie et mon linge se trouvèrent marqués à son chiffre... Un domestique... qui me volait... l'appela madame la baronne... Les autres l'imitèrent... J'eus la faiblesse de fermer les yeux. Les années se passèrent... l'habitude s'en mêla... Et voilà comment Églé porte mon nom, habite mon hôtel et passe pour baronne... O jeunes gens ! quelle leçon pour vous ! [LEPINOIS:] Il se repent... C'est déjà quelque chose. [MADAME LEPINOIS:] Laissez-moi donc tranquille ! [LEPINOIS:] Et qui nous garantit, monsieur le baron, que cette chaîne est à jamais rompue ? [GRANDGICOURT:] Oh ! je vous le jure... De mon amour pour Églé, il ne reste plus que des cendres ! Je lui ferai une pension... ainsi qu'aux enfants ! [MADAME LEPINOIS:] Comment ! il y a des enfants ? [GRANDGICOURT:] Deux petits orphelins, que nous avons adoptés... L'un est dans la marine... et l'autre dans le notariat. [LEPINOIS:] Enfin, ils sont casés ? [GRANDGICOURT:] Le second, le notaire... est un excellent sujet... Marié sérieusement... avec des enfants aussi. [MADAME LEPINOIS:] Alors, ma fille serait grand-mère... bien obligée ! [GRANDGICOURT:] Madame, laissez-vous fléchir... [LEPINOIS:] Et d'ailleurs, qu'est-ce qui n'a pas eu ses petites faiblesses ?... Moi-même je... [MADAME LEPINOIS:] C'est bien, monsieur, on ne vous demande pas vos Mémoires. [GRANDGICOURT:] Je n'ajouterai plus qu'un mot... J'aime mademoiselle Laure... et, le jour du contrat je m'engage à lui constituer par préciput une rente de cinquante mille francs. [LEPINOIS:] Cinquante mille livres de rente dans la corbeille ! [MADAME LEPINOIS:] Certainement, monsieur, nous sommes très flattés de votre demande... mais ma fille est trop jeune. [GRANDGICOURT:] J'attendrai, madame. [MADAME LEPINOIS:] Mais alors... c'est vous qui ne le serez plus assez. [GRANDGICOURT:] Moi ? [LEPINOIS:] Par exemple ! Qu'est-ce que vous avez ?... quarante-deux ans ? [GRANDGICOURT:] A peu près ! [MADAME LEPINOIS:] Ah ! pardon ! vous fréquentiez le Jardin Marbeuf en 1829... il y a trente-quatre ans. [GRANDGICOURT:] Je l'avoue... j'ai quelques années de plus. [LEPINOIS:] Qu'est-ce que l'âge, quand les convenances y sont ? [MADAME LEPINOIS:] Mais elles n'y sont pas ! [LEPINOIS:] Qu'en savez-vous ? Il faudrait au moins consulter votre fille. [MADAME LEPINOIS:] Ça, je ne demande pas mieux !... Elle va venir. [LEPINOIS:] Soyez tranquille... Je la verrai... je la raisonnerai. [GRANDGICOURT:] Parlez-lui de mon affection... de mon amour... [LEPINOIS:] Oui... de votre fortune. [GRANDGICOURT:] Adieu ! je reviendrai tantôt chercher la réponse... Saluant MADAME [LEPINOIS:] Madame... permettez-moi de conserver quelque espoir. [MADAME LEPINOIS:] Je ne m'engage à rien. [GRANDGICOURT:] Ah ! vous êtes cruelle ! [LEPINOIS:] puis LAURE. Vraiment, ma chère amie, tu as trop de raideur dans le caractère. [MADAME LEPINOIS:] Quoi donc ?... [LEPINOIS:] Ce pauvre baron !... tu l'as reçu... comme un monsieur qui viendrait t'offrir du vin... un homme qui a quatre cent mille francs de rente ! [MADAME LEPINOIS:] Eh bien, qu'est-ce que ça me fait ? est-ce que vous croyez que je veux vendre ma fille ? [LEPINOIS:] Ah ! voilà les grands mots ! vendre ma fille ! d'abord ce n'est pas une vente... c'est un échange... Tu échanges contre la fortune du baron les charmes et les vertus de ton enfant. [MADAME LEPINOIS:] C'est un pré pour une lande... je ne veux pas de ce marché-là... [LEPINOIS:] Une lande ! le baron... [MADAME LEPINOIS:] Dame ! il est de ton âge ! il est fatigué, délabré, ruiné... j'ai eu la faiblesse de t'écouter quand il s'est agi de marier Thérèse... mais, aujourd'hui, je tiendrai bon. [LEPINOIS:] Mais, si ce mariage plaît à ta fille, tu n'as pas le droit de la sacrifier. [MADAME LEPINOIS:] Laure ? Essaie de lui parler de ce vieux bonhomme... elle éclatera de rire à ton nez ! [LEPINOIS:] Je ne crois pas ; il y a manière de présenter les choses... [MADAME LEPINOIS:] La voici !... parle !... je ne l'influencerai pas... [LAURE:] Thérèse achève de s'habiller... elle va venir. [LEPINOIS:] C'est bien... ma chère enfant... Je suis bien aise de te voir... nous avons à te poser une question solennelle ! [LAURE:] A moi ? [LEPINOIS:] M. le baron de Grandgicourt sort d'ici. [LAURE:] Ah ! mon Dieu ! il est venu pour chercher son argent. [LEPINOIS:] Tiens ! elle paraît émue ! Comment le trouves-tu, M. le baron de Grandgicourt ? [LAURE:] Mais... bien bon... bien complaisant... [MADAME LEPINOIS:] Hein ?... [LEPINOIS:] Voilà comme elle me rit au nez ! Ainsi, il ne te déplaît pas ? [LAURE:] Oh ! pas du tout ! Mon créancier, il faut le ménager. [MADAME LEPINOIS:] C'est incroyable ! [LEPINOIS:] C'est comme ça ! Mon enfant, je suis charmé de te voir dans ces dispositions... j'irai droit au but... M. le baron de Grandgicourt vient de nous faire l'honneur de demander ta main. [LAURE:] Comment ! il veut m'épouser ? [MADAME LEPINOIS:] Oui, mais rien ne t'engage... tu es libre... [LAURE:] Ah ! maman !... il faut que je te dise tout... c'est bien mal... mais ce n'est pas ma faute. [MADAME LEPINOIS:] Qu'y a-t-il ? [LEPINOIS:] Elle l'aime ! [LAURE:] Pardonne-moi... d'abord je ne savais pas ce que je faisais... il m'avait fait boire du Champagne... [MADAME LEPINOIS:] Il l'a enivrée ! [LEPINOIS:] Ah ! mon Dieu ! [LAURE:] Ensuite, il m'a entraînée dans une salle garnie de camélias. [M:] et MADAME LEPINOIS. — Eh bien ?... [LAURE:] Il y avait là une grande table... avec des messieurs et des dames tout autour... ils tenaient des cartes... on m'a fait jouer... et j'ai perdu vingt-cinq louis ! [LEPINOIS:] Voilà tout ? [MADAME LEPINOIS:] Joueuse ! à dix-sept ans ! le voilà donc, ce monde, avec ses girandoles ! [LAURE:] Alors, comme je n'avais pas d'argent, M. de Grandgicourt a payé pour moi... Et, maintenant, je ne sais comment m'acquitter... parce qu'avec les soixante francs que tu me donnes par mois pour ma toilette... [LEPINOIS:] Sans doute, ta faute est grande, ma fille... mais un breuvage perfide avait troublé ta raison... Heureusement la Providence a placé sur ton chemin un homme illustre par sa naissance, puissant par sa fortune, recommandable par ses vertus privées. [MADAME LEPINOIS:] Il faut le dire vite ! [LEPINOIS:] Cet homme t'a ouvert généreusement sa bourse... il t'a tendu la main quand tu étais dans le malheur... je te connais, ma fille, tu ne répondras pas par l'ingratitude un à si noble procédé... [LAURE:] Je ne demande pas mieux que de le rembourser... [LEPINOIS:] Sois tranquille, ce soir même, M. de Grandgicourt sera payé. [LAURE:] Oh bien, s'il est payé, j'aime mieux épouser mon cousin. [LEPINOIS:] Comment ? [MADAME LEPINOIS:] Tiens ! que je t'embrasse pour le mot... [THERESE:] Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre. [MADAME LEPINOIS:] Parle ! de quoi s'agit-il ?... [LEPINOIS:] Nous avons lu ton billet. [THERESE:] Tout à l'heure... éloignez ma sœur... [MADAME LEPINOIS:] Laure... tu as tout juste le temps de faire tes devoirs... Entre là... dans le petit salon... [LEPINOIS:] A midi, je te conduirai à ton cours... Va, mon enfant. puis JOSEPH. [THERESE:] Ah ! maman... je suis bien malheureuse ! [MADAME LEPINOIS:] Voyons... calme-toi ! [THERESE:] Olivier ne m'aime plus... il me trompe ! [MADAME LEPINOIS:] Après six mois de mariage ? [LEPINOIS:] C'est impossible ! [THERESE:] J'en ai la preuve... Hier, au bal du baron, dans un bosquet, je l'ai surpris embrassant madame de Tremble... [MADAME LEPINOIS:] Comment ! cette petite pimbêche... ? [LEPINOIS:] Tu as peut-être mal vu ?... [THERESE:] Non, mon père... j'étais à deux pas de lui... je ne pouvais me tromper... Aussi, je ne veux plus rester ici... Je vous en prie, emmenez-moi ! [MADAME LEPINOIS:] Y songes-tu ?... Une séparation ! [LEPINOIS:] Voyons... mon enfant... il ne faut rien exagérer... ton mari a été... courtois avec cette dame... [MADAME LEPINOIS:] Vous appelez ça être courtois ? [LEPINOIS:] Ma chère amie, le grand monde a des usages auxquels nous ne sommes pas initiés... Ainsi, moi-même, j'ai été empressé auprès d'une personne... étrangère... [THERESE:] Mais vous ne l'avez pas embrassée ?... [LEPINOIS:] Non ! Je le regrette ! Mais un baiser... dans un bal masqué... où le Champagne pétille sous le feu des girandoles... cela ne prouve rien !... c'est une politesse. [MADAME LEPINOIS:] Il faut voir ton mari... dis-lui ce que tu as sur le cœur, ne te gêne pas, ça soulage... Moi, c'est mon système... demande à ton père ! [LEPINOIS:] Oui... ta mère se soulage souvent. [THERESE:] Lui parler... et pourquoi ?... [MADAME LEPINOIS:] Mais pour qu'il s'explique... qu'il s'excuse... qu'il s'humilie... qu'il se traîne à tes genoux. [LEPINOIS:] Mais, ma chère amie... [MADAME LEPINOIS:] Taisez-vous !... vous n'avez pas le droit de parler... nous causerons tantôt... [LEPINOIS:] Encore ! nous ne faisons que ça depuis hier ! [JOSEPH:] Madame, une lettre pour Monsieur. [THERESE:] C'est bien... laissez-nous ! "A M. de Millancey... Personnelle ! [LEPINOIS:] Cela veut dire que c'est pour la personne. [THERESE:] Ce n'est pas une écriture d'homme ! [MADAME LEPINOIS:] Sentez-moi ça ! [LEPINOIS:] Ah ! [MADAME LEPINOIS:] C'est d'une femme ! [THERESE:] Que fais-tu ?... [LEPINOIS:] Il y a "Personnelle... [MADAME LEPINOIS:] Ah ! ça m'est égal ! Moi, j'ai lu "Péronnelle..." "Mon ami... j'ai à vous gronder... J'irai aujourd'hui à trois heures faire visite à votre femme... Tâchez de l'éloigner... [THERESE:] Hein ? [MADAME LEPINOIS:] La petite vendangeuse, qui veut bien croire encore à votre amour. [THERESE:] Un rendez-vous ? Chez moi ! [MADAME LEPINOIS:] Jour de Dieu ! Ne vous avisez jamais de ça, vous ! [LEPINOIS:] Moi ?... Mais, ma bonne... Que ces femmes du monde sont compromettantes !... [OLIVIER:] Joseph ! Joseph !... Que vois-je !... Mon beau- père... Madame Lépinois... à cette heure matinale ? [MADAME LEPINOIS:] Oui, monsieur, c'est nous ! Soyez digne ! [LEPINOIS:] Sois tranquille ! Oui, monsieur, c'est nous ! [OLIVIER:] Ah ! mon Dieu, quel accueil solennel ! [THERESE:] Monsieur, j'ai prié mon père et ma mère de venir pour assister à l'explication qui doit avoir lieu entre nous. [OLIVIER:] Une explication ?... [LEPINOIS:] Niez la lettre ! [OLIVIER:] Quelle lettre ?... [MADAME LEPINOIS:] Vous dites ?... [LEPINOIS:] Rien, ma bonne. [THERESE:] Il ne me convenait pas hier de provoquer un scandale dans le salon de M. le baron de Grandgicourt ; mais vous n'avez pas espéré, je suppose, que je fermerais les yeux sur votre conduite ? [OLIVIER:] Ma conduite ? [THERESE:] Je veux parler de vos assiduités auprès de madame de Tremble. [MADAME LEPINOIS:] La petite vendangeuse ! OLIVIER. — Ah ! une scène de jalousie !... et c'est pour cela que vous avez convoqué le conseil de famille ?... [THERESE:] J'ai voulu que mon père et ma mère apprissent jusqu'à quel point vous avez trompé leur confiance et la mienne. [OLIVIER:] Voyons, ma chère, ne faisons pas de mélodrame, c'est un genre que je déteste... Qu'avez-vous à me reprocher ? [LEPINOIS:] Il va s'enferrer ! [OLIVIER:] Quelques attentions d'un homme bien élevé, auprès d'une jolie femme, quelques galanteries banales... [MADAME LEPINOIS:] Banales !... un baiser !... [OLIVIER:] Comment ! vous savez ?... [THERESE:] Oui, monsieur, j'étais là !... [OLIVIER:] Et vous avez pris au sérieux une plaisanterie ?... [LEPINOIS:] De salon ! [OLIVIER:] D'ailleurs, un baiser sous le masque n'a rien de compromettant... c'est une sorte d'hommage familier... un compliment des lèvres... où le cœur n'est pour rien. [LEPINOIS:] Pour rien du tout ! [OLIVIER:] Il serait temps cependant de laisser de côté vos scrupules de petite bourgeoise effarouchée... et de prendre un peu le diapason du monde dans lequel vous êtes entrée. [THERESE:] Je vous remercie du conseil. [OLIVIER:] Où diable avez-vous rêvé que mes soins auprès de madame de Tremble pouvaient être un danger pour vous ?... Je la connais à peine, cette dame... je ne la reverrai probablement jamais... [THERESE:] Pardon... vous la reverrez... je vous annonce sa visite pour aujourd'hui. [OLIVIER:] Comment ?... [LEPINOIS:] Niez la lettre ! [OLIVIER:] Quelle lettre ? [THERESE:] Celle-ci !... [OLIVIER:] De la comtesse ! Maladroite ! [THERESE:] A l'avenir, je suivrai vos conseils... monsieur... j'essayerai de me familiariser avec les habitudes et les mœurs de votre monde... je ne suis encore qu'une petite bourgeoise... je perdrai ces scrupules que vous me reprochez ! [OLIVIER:] Thérèse ! [THERESE:] On me dit souvent que je suis jolie... je refusais de le croire... je le croirai... [MADAME LEPINOIS:] Très bien ! moi aussi ! [THERESE:] J'accueillerai les propos galants... je me laisserai même embrasser... [MADAME LEPINOIS:] Moi aussi ! [THERESE:] On me fera la cour ! on me la fait déjà ! [OLIVIER:] Comment ! permettez... [THERESE:] Un homme charmant, distingué, spirituel, dévoué. [MADAME LEPINOIS:] Je le connais ! [OLIVIER:] Son nom ? [MADAME LEPINOIS:] Que vous importe ! c'est un cavalier parfait... qui s'est montré plein d'égards et de petits soins pour moi... [LEPINOIS:] Pour toi ? Laisse-moi donc tranquille ! [MADAME LEPINOIS:] Pourquoi pas ?... Ah çà, monsieur, vous me croyez donc finie ?... [LEPINOIS:] Mais... [MADAME LEPINOIS:] Je vous prouverai le contraire !... je me lancerai aussi !... Viens, ma fille ! [LEPINOIS:] puis LAURE. Lance-toi, ma bonne, lance-toi !... elle a quarante-huit ans... Trop tard ! [OLIVIER:] Beau-père... connaissez-vous ce cavalier accompli qui fait la cour à sa femme ?... [LEPINOIS:] Ah çà ! est-ce que vous allez devenir jaloux, à présent ?... [OLIVIER:] Non... mais, malgré moi, cela me préoccupe... Le dépit pousse quelquefois les femmes à faire des choses si extravagantes !... [LEPINOIS:] Laissez vos soupçons, mon cher, ce n'est pas de notre monde... c'est bourgeois !... regardez-moi... vous avez entendu les menaces de madame Lépinois... Eh bien, je suis calme ! un roc ! [OLIVIER:] Parbleu ! vous ! [LAURE:] Papa, mes devoirs sont terminés... voici l'heure d'aller au cours... [LEPINOIS:] Très bien ! [LAURE:] Oh ! bonjour Olivier... Je viens de voir votre bouquet, il est superbe ! [OLIVIER:] Mon bouquet ? [LAURE:] On vient de l'apporter pour ma sœur pendant que je faisais mes devoirs... il m'a donné des distractions. [OLIVIER:] Mais quel bouquet ?... je n'ai pas envoyé de bouquet à ma femme ! [LAURE:] Comment ! ce n'est pas vous ?... Oh ! que c'est vilain ! alors je sais qui... [OLIVIER:] Ah ! [LAURE:] Vous ne devinez pas ?..., [OLIVIER:] Non ! [LAURE:] C'est M. de Jonsac ! [LEPINOIS:] Tais-toi donc ! [OLIVIER:] Est-il possible ?... [LAURE:] Ah ! c'est un ami, celui-là !... il aime bien Thérèse ! [OLIVIER:] Ah ! mon Dieu, lui !... [LAURE:] Et Thérèse l'aime bien aussi ! [OLIVIER:] Thérèse ? [LEPINOIS:] En voilà assez, mademoiselle ! suivez-moi !... vous verrez que nous arriverons après la dictée !... Petite bavarde ! [LAURE:] Quel mal y a-t-il à cela ? [OLIVIER:] puis ROBERT. Et Thérèse l'aime bien aussi !..." Jonsac !... un ami ! Allons donc ! c'est impossible ! Lui que je reçois comme un frère, qui vit dans notre intimité... Au fait, il est toujours ici, galant, empressé, souriant... Oh ! cette pensée... ce serait odieux ! [ROBERT:] Bonjour, Olivier ! [OLIVIER:] Robert... Écoute, tu es mon ami, toi... promets-moi de me répondre franchement ? [ROBERT:] A quoi ? [OLIVIER:] Que dit-on dans le monde de M. de Jonsac ?... et de ma femme ?... [ROBERT:] Mais... rien... je ne sais... [OLIVIER:] Tu hésites !... J'ai compris... Jonsac est l'amant de ma femme ! [ROBERT:] Tu es fou ! on ne dit pas cela ! [OLIVIER:] Alors, que dit-on ?... Voyons... Robert... il s'agit de mon repos... de mon bonheur... il s'agit de ton vieil ami... parle, je t'en prie ! [ROBERT:] Tu veux savoir la vérité ? [OLIVIER:] Oh oui ! [ROBERT:] J'aurai le courage de te la dire... car je souffre... pour toi et pour Thérèse, de tout ce que je vois depuis trois mois. [OLIVIER:] Va ! va ! [ROBERT:] Eh bien, l'on s'étonne dans le monde que, marié à une jeune femme, tu aies admis M. de Jonsac dans une intimité aussi grande... on s'étonne de le voir l'hôte assidu de ton foyer... on s'étonne de voir ta femme bien plus à son bras qu'au tien, se montrant publiquement au Bois, aux courses, au théâtre, partout enfin où la médisance publique peut exercer sa langue... de là des suppositions... des conjectures... des calomnies qui font dire... [OLIVIER:] Qui font dire ?... [ROBERT:] Que Jonsac fait la cour à ta femme... Et lui-même ne manque aucune occasion de laisser accréditer ce bruit. [OLIVIER:] Comment ? [ROBERT:] Hier encore, il portait à sa boutonnière une fleur de son bouquet. [OLIVIER:] C'est une preuve ! [ROBERT:] Comme tu en portais une du bouquet de madame de Tremble. [OLIVIER:] Alors ce n'est pas une preuve ! [ROBERT:] Froissé de ces familiarités, j'ai cru devoir m'en expliquer avec lui. [OLIVIER:] Toi ?... [ROBERT:] Oui... pendant le bal... je me suis adressé à sa loyauté, à sa reconnaissance... en lui apprenant cette rencontre dans laquelle tu as failli te faire tuer pour lui... [OLIVIER:] Eh bien ?... [ROBERT:] Il la connaissait... et il m'a répondu d'un air passablement ironique : "Ce serait mal reconnaître les services du mari que de manquer de politesse envers la femme... Je l'ai invitée à valser... Elle m'attend... Vous permettez, monsieur ?..." Et il m'a quitté ! [OLIVIER:] Oh ! le misérable ! [JOSEPH:] M. de Jonsac est au salon... il demande Madame ! [OLIVIER:] Lui !... faites entrer ! [ROBERT:] Olivier... que vas-tu faire ?... du calme ! [OLIVIER:] Sois tranquille... Entre chez ces dames... je puis avoir besoin de toi tout à l'heure... Tu me comprends... Pas un mot de tout ceci à Thérèse !
[JONSAC:] C'est moi... je viens savoir ce que nous faisons aujourd'hui... Comment va Thérèse ?... [OLIVIER:] Je vous remercie... elle va bien... Thérèse ! [JONSAC:] Qu'avez-vous donc ? [OLIVIER:] Oh ! peu de chose... Le bruit court, monsieur le comte, que vous faites la cour à ma femme... [JONSAC:] Ah ! vous vous en apercevez ? . [OLIVIER:] Comment ! vous osez en convenir ?... [JONSAC:] Du calme !... On voit bien que vous êtes un jeune mari... vous n'avez pas l'habitude de ces choses-là ! [OLIVIER:] Je vous préviens, monsieur, que je prends l'affaire au sérieux... [JONSAC:] Vrai !... Eh bien, tant mieux !... vous voilà arrivé au point où je voulais... Asseyons- nous et causons... [OLIVIER:] Inutile, monsieur. [JONSAC:] Restez debout, si vous voulez. Moi, je préfère m'asseoir. [OLIVIER:] Dépêchons-nous, je vous prie ! [JONSAC:] Mon ami... Attendez !... Vous vous êtes battu pour moi avec un faquin dont j'attends la guérison pour lui proposer une seconde partie... Je ne croyais plus guère au dévouement, vous m'avez prouvé que je me trompais, et je vous en remercie... [OLIVIER:] Ce langage !... [JONSAC:] Vous étonne... Je vais vous étonner bien davantage tout à l'heure... Le lendemain du jour où vous vous êtes battu pour moi, je me suis demandé quel service je pourrais vous rendre à mon tour... j'ai regardé dans votre vie comme dans celle d'un ami... et j'ai trouvé... [OLIVIER:] Ah !... [JONSAC:] Vous veniez de vous marier... vous aviez épousé une femme jolie, spirituelle, sensible à la flatterie et aux hommages... aux hommages respectueusement présentés, bien entendu... Je vous ai vu lancer cette jeune fille étourdiment dans le courant d'une société équivoque... je puis en parler... c'est la mienne !... je vous ai vu la conduire dans un monde de plaisirs, d'intrigues, de tentations... et je me suis dit : "C'est dommage !..." et j'ai prévu que votre femme ne pourrait respirer longtemps cet air malsain, sans faiblir, sans succomber peut-être... [OLIVIER:] Monsieur... [JONSAC:] Ah ! j'en ai un exemple fatal... dans ma famille... Un mari imprudent, étourdi... comme vous... facile sur le choix de ses relations... Il a cédé comme vous à l'entraînement de ce monde faux et brillant... il y a jeté sa femme... et, aujourd'hui... ils sont séparés... pour toujours... [OLIVIER:] Comme il est ému ! [JONSAC:] Vous veniez de défendre mon bonheur, je résolus de préserver le vôtre !... [OLIVIER:] Je ne saisis pas... [JONSAC:] J'ai compris qu'au milieu de toutes ces intrigues, il serait bien difficile à votre femme de ne pas en rencontrer une... j'ai compris qu'il lui fallait un roman, pour éviter une chute... et j'ai été ce roman... roman plein de réserve, de tact, de mesure... j'ai occupé son esprit en respectant son cœur... enfin, j'ai joué près d'elle le rôle ingrat d'un amoureux... qui ne veut pas être aimé. Olivier, croyez-moi, je puis avoir des défauts, des vices même... mais deux choses me sont restées : la reconnaissance et la loyauté. [OLIVIER:] En vérité... je ne sais ce que je dois croire... [JONSAC:] Voyons, réfléchissez, si j'avais cherché à séduire votre femme, si j'avais été capable de cette lâcheté, vous aurais-je donné hier au soir le conseil de quitter madame de Tremble pour suivre madame de Millancey ? [OLIVIER:] C'est vrai... cette insistance... ces paroles honnêtes... [JONSAC:] Oui... c'est vrai, j'ai prêché un peu... ce n'est pas dans mes habitudes... mais pour un ami qui allait se perdre... [OLIVIER:] Je vous crois, monsieur... mais vous avez joué un jeu dangereux... [JONSAC:] Non... je suis sûr de moi... [OLIVIER:] Mais elle ? [JONSAC:] Comment ? [OLIVIER:] Si ma femme, subjuguée par vos soins, vos hommages, votre esprit... si elle vous aimait ? [JONSAC:] Elle ? que dites-vous ? Allons donc, c'est impossible ! [THERESE:] Bonjour, comte... On m'a dit que vous étiez ici... et je suis accourue... J'ai à vous remercier pour le charmant bouquet que vous m'avez envoyé... c'est une merveille... je le porterai ce soir aux Italiens ! Je compte sur votre bras, n'est-ce pas ? Mon mari a affaire, je crois... Demain, vous me conduirez aux courses... Oh ! ce sera une journée de fête ! [OLIVIER:] Vous entendez ? [JONSAC:] Si c'est une comédie, nous allons le savoir. Monsieur de Millancey, dans une heure, mes témoins seront à vos ordres. [THERESE:] Des témoins ? un duel ! mais pourquoi ? Je devine ! Tu es jaloux ! A [JONSAC:] De quel droit venez-vous provoquer mon mari ? je ne vous connais pas. Je ne veux pas que tu te battes ! je t'aime !... Allons donc ! voilà ce que je voulais vous faire dire ! [OLIVIER:] Chère Thérèse ! [JONSAC:] Excusez-moi, madame, vous êtes bien jolie... mais je ne vous ai jamais aimée. Oh ! mais du tout ! du tout !... [OLIVIER:] Oh ! quel ami nous avons là ! [LES MEMES:] puis JOSEPH. [ROBERT:] Hein ! ils se serrent la main ! [LEPINOIS:] Qu'est-ce que cela signifie ? [OLIVIER:] J'étais fou... M. de Jonsac est le plus galant homme que je connaisse. [LEPINOIS:] Je ne comprends plus. [MADAME LEPINOIS:] C'est égal, je le surveillerai. [JOSEPH:] Madame la comtesse de Tremble est au salon. [TOUS:] La comtesse ? [MADAME LEPINOIS:] La vendangeuse ! [JONSAC:] Eh bien, mais il faut la recevoir. Faites entrer !... [THERESE:] C'est que... [JONSAC:] Dites à madame de Tremble que M. de Jonsac est ici... et qu'il sera enchanté de la voir... [THERESE:] Oh ! cette femme !... [MADAME LEPINOIS:] Sois tranquille... je vais lui dire son fait ! [LEPINOIS:] Soyez froid et digne ! [JOSEPH:] Cette dame vient de partir ! [TOUS:] Comment !... [JOSEPH:] Quand j'ai prononcé le nom de M. de Jonsac !... elle a pris la porte et elle court encore !... [THERESE:] Qu'est-ce que cela veut dire ? [JONSAC:] Rien... c'est une question d'électricité ! [LEPINOIS:] Eh bien, qu'est-ce que tu attends ?... [JOSEPH:] Monsieur... il y en a une autre... une dame bien souffrante... la princesse Douchinka. [LEPINOIS:] La princesse ?... Je vais la recevoir. [MADAME LEPINOIS:] Je vous ordonne de rester ! Dites à madame la princesse que nous sommes tous indisposés !... [GRANDGICOURT:] C'est inutile de m'annoncer... Je suis de la maison. [TOUS:] Monsieur de Grandgicourt ! [GRANDGICOURT:] C'est moi... un peu tremblant... mais plein d'espoir encore. [LEPINOIS:] Monsieur le baron, permettez-moi d'abord de vous remettre les vingt-cinq louis que vous avez bien voulu prêter à ma fille. [GRANDGICOURT:] Non... Vous ne me devez rien... Monsieur m'a remboursé. [TOUS:] Robert !... [GRANDGICOURT:] Il l'a exigé absolument... Mademoiselle, vos parents vous ont sans doute fait part de mes projets... Puis-je espérer qu'une réponse favorable... ? [LAURE:] Désolée, monsieur, mais j'épouse celui qui paye mes dettes ! [ROBERT:] Laure ! [GRANDGICOURT:] Comment ?... Ce n'est pas possible !... Est-ce que Monsieur votre père ne vous a pas parlé du douaire ?... Je le double ! [LAURE:] Oh ! ça m'est égal ! j'aime mieux mon cousin. [GRANDGICOURT:] Un petit peintre... Je lui ferai des commandes éloignées. Je lui dirai de me peindre l'Egypte. [LEPINOIS:] Monsieur le baron, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ?... [GRANDGICOURT:] Je vous remercie, mais ça ne me tente pas beaucoup... Sans rancune, jeune homme... Je vous commande un portrait des Pyramides... [ROBERT:] Volontiers... Mais vous me les ferez voir. [GRANDGICOURT:] Il se méfie... c'est un petit ménage qu'il faut laisser dormir pendant un an... Je reviendrai au printemps. comme les asperges, comme le soleil... Mesdames-messieurs...
[Lucette:] Ça va ? Lulu peut défier l'objectif ? [L’assistant:] Les frisettes, super mérinos, parfaites. La bouche, attends, encore plus incandescente. V'là. [Lucette:] Bon, je finis d'préparer la cuisine et j'appelle Riri. [L’assistant:] Evite un moment palpitant du match, sinon... Lulu, agacée : Mais oui, j'entends les cris, je suis pas sourde. Maman va vous pousser par là, parce que vous êtes trop petits pour les photos... enfin surtout pas dans le ton de celles-là. Allez, cuisine cuisine. Bououh. Un peu de musique pour le moral. [Eur eur eur eur:] Je vous aime ! [Lulu:] Le match ne doit pas être fameux, les chéris, papa se fâche. Voilà, voilà, j'y suis presque ! [La tête de l’assistant apparaît par la porte du salon entrebâillée:] Ici on a du loisir. Vu le début du match... Lucette, agacée : Ouiii... une minute ! Je vais remettre les lunettes, ça ira plus vite. Zut, j'ai haché l'avocat au lieu d'un poivron. Et un bout du poireau. Après ça, bien petit...... tout se ressemble. [Riri:] Bon sang, tu vas les atteindre ! [Lulu:] Ahah ! [Riri:] Regarde... historique... historique ! [Lulu:] Manquent six Riri : Cinq. Quatre, trois, deux. [Riri:] Un. [Ensemble:] Zéro ! [Riri:] Tu les as ! Dix millions ! Dix millions de vues de notre vidéo ! En trois jours ! [Lulu:] Dix millions de mateurs... Riri, corrigeant : A-mateurs. Ça impressionne, quand même ! Où est la chaise que j'tombe assise ? Ah oui j'lai poussée là-bas pour avoir plus de place. [Riri:] Et puis t'as tes lunettes, et l'appareil est dans la pièce à côté. On f'ra la photo historique du moment historique plus tard. [Lulu:] Ça s'ra plus professionnel. [Riri:] Si la firme Macroni ne trouve pas ce chiffre suffisant pour la pub de ses produits, on en trouvera une autre. Mais sûr que leurs clients sportifs en voyant tes formes et la forme très inférieure de ceux qui t'ont attrapée... Lulu : Eh ! J'ai tenu la tête les trois quarts du terrain ! T'as pas marqué l'but mais tu l'as marqué. [Lulu:] Dix millions d'a-très-mateurs, à deux yeux chacun : vingt millions ! Et t'y croyais pas ! [Riri:] C'est vrai. Mais je t'ai suivie... Lulu : Au téléobjectif. T'avais raison. Allez, je te laisse cinq minutes pour finir tes préparatifs, je retourne au match. [Lulu:] Ah mais !... Quoi je hachais, d'jà ? Eh, les jumeaux ? quoi ? Ah. Entrez ! Salut, les filles ! Salut Mimile. [Vanessa:] Alors, l'héroïne, c'est la gloire ! [Lulu:] S'lut Vani. S'lut, Sara. [Sara:] Tu es folle. Courir nue dans un stade archiplein. [Lulu:] J'allais pas courir nue dans un stade vide. [Mimile:] Riri, par là ? [Lulu:] Ouais, mais il paraît que l'match a mal commencé. Attention l'humeur. [Mimile:] Tes dix millions d'"amis" doivent le maintenir sur son nuage, non ? [Vanessa:] Quand je pense que je me crève à courir le 10000 mètres, que je m'entraîne tous les jours et que je ne dépasse pas les soixante mille habitués sur les réseaux sociaux... Sara : Çà, pour être bien vue... T'étais maquillée super, sur les gros plans t'es parfaite : c'était prémédité ou quoi ? [Lulu:] Le dieu de la pub soufflait en mon esprit depuis quelque temps. Je n'en disais rien à Riri, tu comprends ? il aurait répondu : Mais t'es folle ! J'lui ai dit juste avant. Il a dit : "Mais t'es folle ! " J'ai tombé la robe et j'ai foncé. [Vanessa:] Le nom du produit Macroni-sport écrit sur ton dos et sur ton ventre. S'ils te lâchent, ces salauds-là... Sara : J'aurais pas pu. Mais pourquoi tu t'es lancée là-dedans ? [Lulu:] Depuis la naissance des jumeaux on glissait, on glissait. Les rentrées d'argent ne compensaient plus les sorties. Riri était grincheux. Alors j'ai médité. Des jours et des nuits entières. Enfin le dieu de la pub m'a parlé. [Vanessa:] A moi il cause jamais celui-là. [Lulu:] C'est ton calendrier que tu as là ? [Vanessa:] Toujours la première. [Sara:] Oui. Je te le laisse, tu n'as pas l'air d'avoir le temps... Lulu : Tu plaisantes ! Montre ! J'ai intérêt à être la première. Avec ta concurrence cette année. Et celle de Vanessa. [Vanessa:] T'es gentille. Mais moi je n'en vends jamais beaucoup. [Lulu:] Oh... Seule avec la cascade... mais je n'la connais pas celle-là ? [Vanessa:] La plus difficile d'accès au monde, en pleine montagne. Aucune fille n'a été photographiée déshabillée là. [Lulu:] I f'sait combien de degrés ? Et t'as l'air dans un salon. Tu changes la montagne en salon... coquin. [Vanessa:] Et puis elle a pris un sacré photographe. On voit, on sent qu'elle y était vraiment, qu'elle y est. Moi, avec Mimile, quel que soit le coin, on dirait t'jours que j'ai été photographiée devant une photographie du paysage. [Lulu:] Max Lindro. Ououh, il a dû te coûter cher, çui-là. [Sara:] Mais il est bon. Ça vaut la peine. C'est comme un placement. [Vanessa:] A risque. [Lulu:] Que je ne risquerais pas. Et puis Riri i s'défend pas mal. On tourne ? [Vanessa:] Un lac de montagne à l'évidence. Et tu y entrée jusqu'à mi-corps ! [Sara:] J'ai fait des photos nue aussi. Une est offerte si on achète le calendrier. [Lulu:] Sans doute la première fois que ce lac n'est pas glaçant rien qu'à l'regarder. Titre : La nature se réchauffe ! [Vanessa:] Parce qu'elle est naturelle dans la nature, notre blonde ! [Sara:] Arrête ! [Vanessa:] Moi, mes nibards m'ont coûté une fortune, elle rien ! La nature. Donnés ! A ne pas croire. [Lulu:] Et ils t'ont rapporté combien ? Allez, on tourne. Oh ! Amie-amis avec... des requins... Ah, on a changé d'coin. Mais ce ne sont pas des mignons de lagon ?... Toi t'es dans la cage et eux viennent voir la blonde ! [Vanessa:] Ils ont de ces dents... Sara : Les requins gentils, on a trop photographié de filles avec. [Lulu:] I veulent plus. [Vanessa:] Mimile m'a photographiée devant leur aquarium à Brest. [Lulu:] Photographie de Théo Valberg. Ah, on s'y croirait. [Vanessa:] Que les meilleurs. Mais gare à la surenchère dans le risque, quand même. [Sara:] Allez, on tourne. [Lulu:] Ah, plus classique. Sous la douche de camping... mais en pleine jungle. Moi j'ai une collection sous la douche dans des hôtels de luxe. [Vanessa:] Moi, dans les douches des stades. Femmes et hommes. Seule ou accompagnée. [Riri:] Ah, les nuls ! Alors, t'es prête ? Qu'est-ce que vous regardez ? [Lulu:] Le calendrier de Sara. [Riri:] Ah, on fait les premiers clichés et j'veux voir. Allez, vous reculez par là, siouplè. Lulu ? [Lulu:] Prête ! [Riri:] Plus de lumière à ma droite. Lulu, déhanchée, hachoir à la main, tête vers moi. Air angélique. Air câlin. Air menaçant. Bouche plus ouverte, yeux plus grands ouverts. Face au haché. Bien droite. Air d'assassine. Plus de lumière vers le fond, Manuel. Atténue-la sur la gauche. Voilà. Bouge pas Lulu ! Face à moi, doigt qui baisse la culotte sur la gauche, regard vers tes seins. Tu te penches. Tu te penches. [Lulu:] Et je tombe ! Ah ! [Riri:] Parfait. Reste tombée et lève les bras pour prendre le ciel à témoin. Bras derrière le dos, tête renversée. Sors la langue. [Lulu:] J'suis sûre que j'me suis fait un bleu. [Riri:] Ah oui ? Fausse joie. Manuel ! Peins-lui un bleu. Allez, pronto, pronto. [Marcel:] V'là. [Lulu:] Ooooh. [Riri:] Tu r'gardes ta jambe avec horreur. Tu l'allonges et te penches sur elle. Te penches. Te penches. [Lulu:] J'peux pas tomber, j'suis déjà par terre. Mais m'pencher plus, j'peux pas. [Riri:] Bon. Manuel ! Enlève le bleu... [Manuel:] V'là. [Lulu:] Comme neuve. [Riri:] Grimpe sur la table. [Lulu:] Séquence Grand naturel ! [Riri:] Elles font toutes ça dans leurs cuisines. [Manuel:] Ah, les femmes !... Riri : Grand air innocent devant les produits frais. Air vampire. Ecarte les jambes, renverse la tête en arrière. Prends du vert haché dans ta main droite et laisse tomber en pluie. [Lulu:] Manqué. Attends, j'enlève de la pluie et je r'commence. [Riri:] Tu gardes le vert haché et tu ajoutes du rouge haché par-ci par-là. Non, Manuel plutôt. [Manuel:] V'là. [Riri:] A genoux devant le réfrigérateur dont tu tiens la porte ouverte. Tête contre la porte, regard vers moi. La bouche plus ouverte. Allez, assise sur la cuisinière. [Deux bretelles défaites. Tu le tiens:] Tu me prêtes le calendrier ? Tu changes de costume et tu m'appelles. [Lulu:] Tu veux pas entendre les commentaires de Sa ra ? [Riri:] Y a pas d'texte, j'ai pas besoin de commentaires ! [Lulu:] Riri est un intello... de la photo. Comme Mimile. [Vanessa:] Non, Mimile, sport, sport, sport. Il appuie sur le bouton de l'appareil photo ou du telphone, c'tout. [Sara:] Le telphone, je l'utilise, moi, quand je vois quelque chose qui me plaît particulièrement. Avant-hier, de l'avion, on voyait une immense surface blanche de nuages et tout au bout, loin, loin, un liséré jaune incandescent, et, en plein milieu, un demi-soleil couchant. [Sur mon site:] Incendie sur la banquise. [Lulu:] Je l'ai vue : superbe. [Vanessa:] Mimile a dit : "Quel drôle de texte ! Elle croit qu'on r'connaît pas des nuages ? [Lulu:] Qui vous êtes ? [Voix d’homme:] Police ! Ça s'voit, non ! [Lulu:] Ça s'voit mieux en l'disant. Vous voulez quoi ? [Voix de femme:] Entrer, évidemment. [Lulu:] Ahaaah ?... Bon, une seconde, je me revêts. [Voix de Riri:] Wooah ! [Voix de Mimile:] Stoppe-le ! Stopopopop ! [Voix de Riri:] Ouhouh ! [Voix de Manuel:] Ouh ! [Lulu:] Tiens, la bière commence d'arranger l'match. [Vanessa:] Tu veux qu'on t'laisse ? [Sara:] Ça va pas, non ? On n'abandonne pas une copine dans les problèmes ! [Vanessa:] Oui... j'disais ça... si elle voulait... Lulu : T'en fais pas, Vani. Avec mon avocat, j'ai tout préparé... à ma façon. [Sara:] Alors, je veux voir ça. [Lulu:] Bonjour, la police. Comment allez-vous ? Vous avez un métier bien fatigant. Pour le visage vous devriez essayer le masque aux concombres. [Le policier:] J'essaierai pas le masque aux concombres. [La policière:] Mais moi non plus ! Qu'est-ce que tu crois ? [Lulu:] Mes amies, Sara et Vanessa... Mesdames, je vous présente la police. [Le policier:] Madame, nous sommes venus désolés pour vous notifier l'arrêt de la justice vous concernant. Vu que vous ne vous êtes pas rendue au tribunal... La policière, renchérissant dans le solennel : Vous avez refusé de comparaître ! [Lulu:] Ben, ils ont, les types à la loi, r'fusé que j'siège à leur tribu-mâle en tenue de travail. [Le policier:] C'est-à-dire, selon votre lettre au juge, en sous-vêtements sexy, ou, je cite "nue puisque c'est la question, le problème, le vu et à voir. [Lulu:] Parfaitement, et les types de la loi d'noix, non et non. Et ils ont r'fusé que Riri fasse les photos. Alors moi, j'ai dit : Dans c'cas j'y vais pas. J'ai pas d'temps à perdre. J'ai des jumeaux. Je suis mère de famille. [La policière:] Tout de même et même, pour eux, vous auriez pu vous défendre vraiment, parce que faire confiance à un avocat... Lulu : Ben tiens, ils avaient décidé le procès à huis clos. Un procès à huis clos, à quoi ça m'sert ? [Sara:] Très juste. [Vanessa:] Bien envoyé. [Le policier:] D'abord on doit vérifier l'existence in modo du prétexte-jumeaux. Où sont-ils ? [Lulu:] Là ! Venez témoigner mes chéris ! [Les jumeaux:] Ouinouinouin ! [Le policier:] Excuse validée. [Les jumeaux:] Ouinouinouin. [Le policier:] N'en rajoutez pas ; pas de violence sonore envers la police. [Lulu:] C'est justement à cause de leur naissance que j'ai dû me lancer dans la surenchère, en traversant le stade nue. Pour prouver aux employeurs que ma plastique est intacte. [Le policier:] Superbe. J'étais au match et... La policière, sévèrement : Agent Gustave ! Excusez ce commentaire personnel. Je le retire. Il était déplacé. [La policière:] Faites-vous appel ? [Lulu:] Appel de quoi ? [La policière:] Ah oui. Donne les feuilles. Vous êtes condamnée à manifester votre repentir devant un juge ou gare. Faites-vous appel ? [Lulu:] Appel ? Les juges, i nous aiment pas. On n'est pas du même monde. Et si on nous flanque une jugesse, cette fois elle nous condamnera à pire. Y a pas d'justice, y a des juges. Et en plus ils veulent t'jours des sous, des dépens qu'ils disent, pour pas parler comme tout l'monde. [La policière:] Pas de refus de vous repentir non plus ?... Bon. Signez là. Et sur le double, là. [Le policier:] Je téléphone au juge de l'exécutoire. Allô ? [Lulu:] Inutile de me convoquer, j'irai pas ! Il n'a qu'à venir ! [Le policier:] Pas d'appel, non... Vous l'avez entendue... Bien. On vous attend. M. Cujas va venir. [Lulu:] Ah, on se dérange. Mon avocat a dit juste. Pas si nul. Tout est prêt. [La policière:] Qu'est-ce qui est prêt ? [Riri:] T'es prête ? Oh... Lulu, joyeusement : La police est arrivée. Oui... B'jour. [Lulu:] Je vous présente mon mari. Car on est mariés. Les jumeaux étaient au mariage, ils pourraient vous confirmer. [Riri:] Et... qu'est-ce que vous faites de beau là ? [La policière:] On attend. [Le policier:] On attend le juge. [Lulu:] Ça roule. Tout baigne. R'tourne voir le match, je te préviens dès que je suis prête. [Sara:] Peut-être que la police pourrait aller regarder le match ? [La policière:] Du tout, nous surveillons la délinquante. [Le policier:] Le devoir... Qu'est-ce que c'est comme match ? [Lulu:] Paris contre Bastia. [Le policier:] Oh alors... Lulu : Préviens Abigail du jugement, Vani. Bon, je vais vous laisser un instant, la police, pour aller changer de tenue. [La policière:] Où ? [Lulu:] Là, dans notre chambre. [La policière:] Je vais me rendre compte. [Le policier:] Pour l'instant, restez. [Vanessa:] Abigail répond "Bravo" et ajoute qu'elle est inquiète pour Laïs. [Sara:] Qu'est-ce qui lui arrive à Laïs ? [Lulu:] Je la croyais au Mexique pour un shooting ? [Vanessa:] Quinze jours sans nouvelles ! [Sara:] Ce n'est certes pas le genre de Laïs. [Lulu:] Je m'étonnais de ne pas avoir de message d'elle ni de réponse à mes messages. Où est-ce qu'elle était exactement la dernière fois qu'elle s'est manifestée ? [Vanessa:] Vers la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. [Sara:] A risque, zone à gros risque. [Lulu:] Dieu sait ce qu'elle a tenté pour une photo qui se remarque vraiment dans la masse. [La policière:] Pas d'issue dans la chambre et la salle de bains. Elle ne s'enfuira pas. [Le policier:] Une de leurs amies semble avoir de gros ennuis. [La policière:] Quel genre ? [Sara:] Au minimum un enlèvement. [La policière:] Minimum ? Aïe. [Le policier:] A la frontière du Mexique avec les Etats-Unis. Un peu loin de notre juridiction. [La policière:] Oui... Mais si c'est sérieux on peut avertir le capitaine. Il lancera un "Avis de recherche" et contactera la police mexicaine. [Lucette:] C'est sérieux. [Vanessa:] Faites ça, madame. Si Abigail n'a pas de nouvelles depuis quinze jours, personne n'en a. [La policière:] Bon. Je téléphone au capitaine ou tu le fais ? [Le policier:] Oui. Vas-y. [La policière:] Mais t'es d'accord ? [Le policier:] Ouiii. Je téléphone, moi ? Tu as peur que le capitaine ne te croie faible avec elles ? Laïs comment ? [Sara:] Isabelle Combrais. [Dedans trois touristes:] une Russe, un Chinois, un Etasunien. [Le père:] Si j'ai ajouté cet arrêt à ceux des sites touristiques, ce n'est pas parce que Lulu est ma fille. Pas du tout. Mais l'ère nouvelle doit être présentée et avec elle est bien représentée. [Lulu:] Papa ! [Le père:] Elle a été précoce et surdouée dans des domaines certes différents de Einstein, Freud, [Léonard:] s'ils avaient pu la rencontrer, [Sara:] Da. [Le Chinois:] Yuan ! L'Etasunien cow-boy : Hugh ! [Le père:] A tout à l'heure les filles. 10. Lulu : A t't'à l'heur', pa'. Alors ? Qu'est-ce qu'il dit, votre capitaine ? [Le policier:] Il a contacté l'équipe de Laïs. Qui s'énervait de l'attendre et qui semble avoir curieusement pris peur quand il lui a demandé si elle ne devrait pas plutôt s'inquiéter. [La policière:] Alors il va contacter la police du pays. Ce sera long. [Le policier:] Ils n'aiment guère les Français là-bas. [Vanessa:] Mais Laïs ne ferait pas de mal à une mouche ! [La policière:] Dommage. Ceux qui ne se font pas craindre sont les victimes préférées. [Sara:] Et notre consulat du coin, il doit avoir un réseau de relations ? [Le policier:] ... On peut toujours espérer. [Lulu:] Ouais. Je vais changer de costume, Riri va s'impatienter. [La policière:] Jeune fille, j'ai rêvé de votre activité. Je me voyais dans des défilés de robes du soir, sur des podiums, devant une armée d'objectifs sans conscience ni morale. [Vanessa:] Moi aussi. Et je fais du sport toute la journée. Sinon Mimile en trouverait une autre. [Sara:] A mon hublot, lors de mon voyage au Mozambique, le mois dernier, il y a eu comme un dédoublement, une sorte de... diffraction ?... le soleil avait un frère. Sur ma photo ils sont aussi vrais l'un que l'autre, et d'ailleurs quel est le vrai ? En-dessous j'ai écrit : "Nos deux soleils se couchent aujourd'hui simultanément. [Le policier:] La police, là-bas, suit les étrangers de près, me dit-on, elle avait constaté la disparition de votre amie. Puisque la demande est officielle elle s'engage à la rechercher activement. [Sara:] Ah çà !... Je me suis souvent fringuée en miss Noël sexy... [Vanessa:] Moi en paquet cadeau et le carton et le joli papier à décor de sapins et de boules tombaient peu à peu... [La policière:] Mais déguisée en arbre de Noël ! C'est sûrement une première ! [Le policier:] Une superbe première ! Je retire ce commentaire personnel déplacé. [Lulu:] Riri a de ces idées, hein ?... Il faut se renouveler pour attirer l'attention. Et regardez ! Je m'allume ! Et je m'éteins ! Et je me rallume ! [Les autres:] Superbe ! [Lulu:] Ça n'vaut pas un stade plein. Mais ça va surprendre. [La policière:] Sur ce point, aucun doute. [Lulu:] Ah, non ! Tu perds tes poils !... il va m'en mettre dans l'sapin ! Retourne te coucher. Allez ! [Sara:] Il a dû en falloir du travail pour réaliser ça. [Lulu:] Cent pour cent fait maison. [Vanessa:] Toi toute seule ! [Lulu:] Non, avec mes bébés ! Pas vrai, les jumeaux ? Elle est jolie, maman ? [Les jumeaux:] Ouinouinouin. [Lulu:] Et le minet, il a aidé ! [Le chat:] Miiiii. [Lulu:] Et Lazare ? [Le chien:] Ou-ah, ou-ah, ou-ah. [Lulu:] En fait toute la maison a contribué, vous voyez ? [Vanessa:] Même Riri ? [Lulu:] Eh ben... il a bu les bières. Non, j't'ai dit ! Tu perds tes poils ! [Vanessa:] Le pauvre... [Lulu:] Et pour Laïs ? [La policière:] Les recherches ont commencé. [Lulu:] J'ai pensé à vous me dites si vous trouvez l'idée bonne à une vidéo sur nos sites. On montre la photo de Laïs, j'en ai une là et on appelle les internautes à l'aide pour la retrouver. Hein ? [Sara:] Oui, je suis d'accord. [Vanessa:] Mimile va sûrement créer des problèmes, vous le connaissez. J'aimerais mieux qu'il ne sache pas. [Lulu:] Vous aidez ? Vous nous filmez ? [La policière:] Pourquoi pas... Il n'y a qu'à appuyer sur un bouton ? [Lulu:] Oui. J'ai sorti la photo dans ma chambre, je reviens. Tenez. Je l'ai mis sur "filmer", tu appuies ici. [Le policier:] Je me mets devant cette porte pour que vos hommes, éventuellement, se heurtent d'abord à moi. [Vanessa:] Oui, merci. Qu'ils ne puissent pas nous surprendre. [Lulu:] T'es prête ? Troisdeuxun. Top... Nous sommes les amies de Laïs, dont vous voyez le visage sur la photo que je tiens. Elle a disparu, probablement à la frontière du Mexique et des USA. Nous sommes très inquiètes. Je vous en prie, si l'un de vous sait où elle est, qu'il envoie un message, même anonyme, à la police, mexicaine ou française, peu importe. Aidez- nous, aidez-la. [Sara:] Aidez-la. [Lulu:] Voyons voir.... Parfait. Je la mets en ligne sur mes sites. [Sara:] Moi, je la copie sur les miens. [Vanessa:] Moi aussi. Mimile ne les regardera pas avant demain soir ; je l'enlèverai juste avant. [La policière:] Pour le coup, tes dix millions de curieux vont pouvoir être utiles. Espérons qu'ils ont vraiment de la sympathie pour toi. [Le policier:] Ça bouge là-derrière. [Voix de Riri:] Oui ! Vas-y ! [Voix de Mimile:] Stop ! [Lulu:] Je suis prête. [Voix de Riri:] Oui ! Une minute ! Y a pas l'feu ! [Lulu:] On est tranquilles un moment. Jusqu'à ce que leur champ de vision dépasse à nouveau le terrain de foot. [Le policier:] Votre Mimile n'a pas l'air d'accord avec les deux autres. [Vanessa:] Il est de Bastia. [Lulu:] Riri, de Paname. [La policière:] Et l'assistant ? [Lulu:] Si l'on convient à Riri, il ne pose pas de question. [La policière:] Heureusement on n'a pas non plus la mission d'en poser. [Lulu:] Faudrait pas que ce match traîne trop, il va falloir s'occuper des biberons. J'aimerais que le travail soit fini avant. Surtout que j'ai aussi la repentance. [Le policier:] Ce sera bref. [Sara:] Je croyais que tu étais pour l'allaitement maternel ? [Lulu:] Riri veut pas que j'allaite. Il dit que les jumeaux risquent d'abîmer mes outils de travail. [Vanessa:] L'inventeur du biberon, en voilà un qui en a tué des emplois. ... Les emplois de nourrice... Il ne pouvait pas réfléchir avant d'inventer ! [Lulu:] Regardez s'ils sont mignons. [Vanessa:] Mimile veut pas, lui. Comment t'as fait pour convaincre Riri ? [Lulu:] Après sa maladie, et bien sûr que je l'ai soigné au mieux, il m'a regardée comme ça, tu sais, comme s'il réfléchissait pleins gaz, et il m'a dit : "D'accord pour le gosse." Seulement, cause le traitement que j'ai dû suivre, y en a eu des jumeaux. Il les a r'gardés et a dit à l'infirmière : "Vu qu'on ne distingue pas celui qu'on a fait de celui dû au traitement, on va prendre les deux." Moi qui avais toujours voulu un garçon et une fille, d'un bon coup j'ai eu la paire. [Vanessa:] Si je pouvais convaincre Mimile que ses enfants ne pourront qu'être de grands sportifs... [Lulu:] Tu peux t'approcher, Sara ; ils ne vont pas s'emparer de force de tes outils de travail. [Sara:] ... J'aime pas trop les gosses. [Le policier:] Il s s'appellent comment ? [Lulu:] Elle, Céleste... [Vanessa:] Pas un peut trop prometteur, ça ? [Lulu:] Et lui, Jean. Je voulais Evariste ou Athanael, un truc qui sorte de l'ordinaire, quoi. Riri a dit : "A l'école, ça lui créerait des ennuis." Alors, Jean. Vous avez aussi des enfants ? [Le policier:] Non. Ma femme en a un, ça m'suffit. [Lulu:] Et toi ? [La policière:] Non. [Lulu:] Ah... Comme Sara, alors ? [Le policier:] Non. [La policière:] Quoi ?... Oh... [Le policier:] Son type craint les pensions alimentaires, il trouve qu'elle ne gagne pas assez pour sa sécurité. [La policière:] Je travaille le concours de sergent. [Riri:] Ah, les nuls ! Tu surveilles Mimile. I s'rait capable d'entrer dans l'écran pour marquer des buts contre nous. [Lulu:] Voilà ! [Sara:] Très originale, ton idée d'arbre de Noël. [Riri:] Ah bon, c'est moi... ? [Lulu:] Ben oui... quoi... Je suis constamment la victime de ses inventions bizarres : l'arbre de Noël, Blanche-Neige et le huitième nain, Marie Curie pétant le feu-radium, Marie-Antoinette guillotinant Danton et Robespierre... et main'nant nue dans le stade coursée par les footballeurs jaloux du ballon... [Riri:] En piste, la nymphe. Et qu'on fasse rêver papa Noël ! Vers la table, éteinte, gros yeux ronds, langue tirée. Allumée, même jeu. Tu te balances de droite à gauche un doigt dans la bouche. Assise par terre, jambes écartées, l'air éploré. Même pose mais l'air de défi et bras d'honneur. Même pose avec doigt d'honneur. Fini, repos. [Mimile:] Tiens, je te le rends. Superbe. [Riri:] On a admiré. Sincère. [Sara:] Merci. Il est pour Lulu. Je le pose où ? [Lulu:] Merci, Sara ! [Mimile:] Pour finir le nôtre, Vani elle a un nouveau tatouage. Tu l'as montré à tes amies ? [Vanessa:] Elles le verront bien sur les photos. [Mimile:] Mais quoi, il est beau ! Montre ! Puisqu'on le verra sur les photos !... [Riri:] La force pas, ça sert à rien. [Mimile:] Non, d'accord. Mais elle est bizarre quand même. J'la comprends pas. Tiens, regardez les miens, les filles. Eh ?... Su'l'dos, avez vu ? Eh ?... Su'l'ventre à Mimile, eh ?... R'gardez l'ensemble du tableau. Eh ?... Peut s'rhabiller le Michel-Ange. [Riri:] Oui, toi aussi. [Mimile:] Et su'les fesses, eh ? [Riri:] C'est pas le lieu, on verra sur les photos. [Mimile:] C'est toujours le lieu ! [Vanessa:] Au début, Mimile il photographiait t'jours mes fesses, un vrai obsédé d'la fesse. Un jour, j'lui dis : "Eh, j'ai une tête aussi ! " Et il répond : "Heureusement, elle met en valeur tes fesses. [Mimile:] Ben quoi. [Lulu:] Ah, c'est François ! [Riri:] Mon frère ? [Lulu:] Salut ! Mais qu'est-ce que tu fais dehors ? [Riri:] Pour une surprise... [Frère François:] Le maire socialiste nous a virés du couvent. Un merveilleux promoteur va réaliser là, paraît-il, des logements sociaux... entre autres. [Lulu:] Je croyais ce projet idiot enterré ! [Riri:] Cela devait être construit à l'est vers le fleuve... [Frère François:] Oui, mais le maire y habite. Les logements sociaux auraient bouché la vue, anéanti sa perspective versaillaise. [Mimile:] Tous des pourris. [Frère François:] Ce matin, les bulldozers sont arrivés. Je suis venu vous dire au revoir avant de partir plus loin. Et aux jumeaux. [Lulu:] Ils sont poussés dans ce coin. [Frère François:] Bonjour, les mignons. On va bien ? [Lulu:] On va très bien. [Riri:] Montrez à tonton François comme vous allez bien. [Les jumeaux:] Ouinouinouin ! [Frère François:] Pas de doute, ils tiennent la forme. [Le chien:] Ou-ah, ou-ah, ou-ah Le chat : Miiiii. [Frère François:] Oui, oui, bonjour à tous. [Lulu:] Et ça empire. [Le policier:] C'est un vrai ? [Frère François:] Et les amies, les amis... Bonjour. [Lulu:] Presque. [Riri:] Lulu a fait des siennes. [Lulu:] Mais ils sont venus pour que je me repente. Dans vingt minutes, ce sera exécuté. [Frère François:] Est-ce à cause de ce costume ? [Lulu:] Ah... j'y pensais plus. [Riri:] Elle a couru nue dans un stade. [Frère François:] Plein ? [Sara:] A quoi ça servirait dans un stade vide ? [Mimile:] Elles ont leur logique à elles, mon Frère ; moi, je vis avec Vani depuis six ans et j'ai r'noncé à la comprendre. Même moi. Alors vous, je présume... [Riri:] Présume pas. [Lulu:] J'vois pas l'mal. Dieu m'a bien faite, il m'a pas ratée, je gagne ma vie avec l'atout qu'il m'a donné. C'est pas logique ? [Riri:] En un sens... [Frère François:] Un sens interdit en principe. [Riri:] Tu sais, elle ne pense pas à mal. [Frère François:] Je sais qu'elle est sincère, elle croit en Dieu comme elle le peut. Elle est semblable au jongleur de Notre-Dame autrefois, qui prouvait sa foi en jonglant ; elle, si Dieu utilisait la poste, elle lui enverrait ses photos. Et elle ajouterait de sa grosse écriture : Gratuit pour vous. Persuadée qu'il comprendra qu'elle a fait ce qu'elle peut faire de mieux. Sincère, oui, je le sais, Lulu. Sinon je ne viendrais plus. Et la meilleure chance que tu aies eue dans ta vie de païen, toi. [Riri:] P't'être bien. [Lulu:] J'sais plus où m'mettre. [Mimile:] Je retourne voir le match. [Riri:] Je reviens. [Le policier:] Le juge Cujas arrive. [Frère François:] J'en profiterai pour lui demander quelle justice il y a à chasser des moines de leur couvent. [Le père-conducteur:] Ma fille, c'est le génie de la famille... Toute petite déjà elle avait tellement d'idées qu'elle en faisait profiter tout l'monde. Le chat du voisin comme transporteur de casserole, attachée à sa queue, le perroquet de sa marraine qui a appris tous les gros mots, mais surtout les enfants de son école, sur qui elle a essayé les ingrédients les plus divers en les mêlant à leur nourriture, dans le but scientifique d'en connaître les effets et la volonté louable de ne pas expérimenter sur les animaux. Un modèle pour le monde entier si elle n'avait été incomprise. Prix du plus bébé français présentée par sa mère -, puis élue Bébé Monde, elle n'a cessé ensuite de remporter des concours dans des lieux prestigieux : La Sorbonne, Harvard, Cambridge l'ont fêtée ; elle a défilé dans sept universités, pour trois présidents de la République et huit championnats du monde : boxe poids lourd, boxe mi-lourd, boxe quart lourd, rugby... récemment elle a ouvert le championnat du monde de pétanque... mais il est moins suivi qu'un grand match de football comme celui d'il y a trois jours, dont elle a été la vedette incontestée. [Lulu:] Papa, tu m'gênes. [Le père:] Faut pas, fifille, faut pas. L'mérite est le mérite. Bon, tout compris les sauvages ? [La Russe chinoise:] Da. [Le Chinois cow-boy:] Yuan. [Frère François:] Bonjour, père Maheu. [Le père:] Tiens. B'jour le frère ! Evadé ? [Frère François:] Vous pourriez me déposer à la mairie ? Si je parlais au moins une fois à ce maire socialiste... Je reviens. [Lulu:] Bonne chance. [Sara:] Bonne chance. [Lulu:] Si j'ai l'temps avant son retour et l'arrivée du juge, encore quelques photos et je finis mon calendrier. Je m'dépêche. [Le policier:] Dans le fond, est-ce qu'on sait ce qu'ils font réellement, là-dedans ? [La policière:] Jette un œil. [Sara:] Je vous assure, il n'y a rien de suspect ici. [Vanessa:] Ce sont des gens tranquilles, des gens bien, qui ne cherchent pas les histoires. [Voix de Mimile:] Descente de police ! [Voix de Riri:] Bonjour la police ! [Voix de l'assistant:] Eh, la police, faut coffrer tous les joueurs, ces nuls volent notre argent. [Le policier:] Etat normal pour le nombre de bières. [Sara:] Je vous l'avais bien dit. [Vanessa:] Bon sang, qu'est-ce que c'est que ça ! [Sara:] Encore une invention de Riri ? [Lulu:] Il n'arrête pas. Vani, tu peux serrer le bandeau derrière ma tête ? Les oreilles tombent et je n'arrive pas à serrer plus. C'est un chien-lapin. [Le chien:] Ou-au, ou-ah, ou-ah. [La policière:] L'intention est louable. [Le policier:] Et la réalisation, sexy et carrément band... Je retire ce commentaire personnel déplacé. [Lulu:] J'ai aussi en réserve la chatte-escargot. Mais ce sera pour une autre fois. [Le policier:] Quel dommage ! [La policière:] Avec Gustave, y a pas de problème de ce côté. [Lulu:] Ooh. Le match est si mauvais ou l'eau dans l'gaz ? [Vanessa:] Les deux. [Lulu:] Riri ! Si tu trouv'l'temps entre l'match, la bière et l'tour de chant, viens chasser l'chien-lapin. [Voix de Riri:] J'arrive ! [Lulu:] On va finir ! [Riri:] J'peux chasser dans ma cuisine sans risque de contravention ? [Lulu:] Ah, ce s'rait plus vivant, oui, s'il y avait un chasseur en tenue d'officiel ! Ou une chasseuse... chasseur... [Je renonce à ma lumineuse idée:] Prête ? [Lulu:] J'suis lapin. Je suis chien. Je suis chien-lapin ! Allez, avec les menottes aux oreilles. Aux pattes de chien. La laisse au collier et l'chien étranglé qui ne veut pas suivre. Le lapin qui ne veut pas suivre. Le lapin mange du haché vert. [Le chien Lazare:] Ou-aaaaaaah... [Riri:] Faut aimer l'bizarre quand même. [Vanessa:] T'as encore eu une drôle d'idée. [Lulu:] Tout l'monde aime le bizarre s'il est assez sexy, voire sexe. Tu r'tournes voir le match ? [Riri:] Ah, il est nul. 0-0 pour deux équipes de zéros. 20. Lulu, regardant : Qui vous êtes ? [Voix:] Juge Cujas. Ouvrez ! [Lulu:] Bonjour, la justice ! [Cujas:] Oh. Qu'est-ce que c'est qu'ça ! [Lulu:] J'suis chien-lapin. Vous connaissez pas, hein ? Mes amies, Sara et Vanessa. [Sara:] B'jour. [Lulu:] Mon mari. Et la police, mais, là, vous connaissez. Ils sont excellents dans leur travail. Je n'ai que du bien à en dire. [Cujas:] Faudra leur écrire une lettre de recommandation... pour le cas où ils auraient à postuler pour un nouvel emploi. [Lulu:] Ben pourquoi ? [Cujas:] Ce n'est certes pas l'atmosphère que je m'attendais à trouver en arrivant ! [Lulu:] Vous vouliez quoi, comme atmosphère ? [Cujas:] Une saine terreur de la justice. [Lulu:] Bien sûr, Monsieur le Juge, ça va venir. [Cujas:] Ah ? [Lulu:] Il n'est pas si mal. Il va faire l'affaire. Je vais me vêtir ad hoc. Une minute, la justice. Chien-lapin s'en va, la repentante aura sa grande tenue en un clin d'oeil. [Cujas:] Qu'est-ce que c'est que cette femme ! Explications ! [Riri:] Ah, te r'voilà ! [Frère François:] Je voulais voir le maire, je l'ai vu. J'ai perdu mon temps, il a prétendu que je lui faisais perdre le sien... Il lui a fallu moins d'une minute pour rayer deux millénaires dans le louable but d'être réélu. Enfin, pas d'amertume. Je suis juste revenu vous dire au revoir, mes frères m'attendent. [Riri:] Lulu ! [Voix de Lulu:] Seconde ! [Riri:] François part pour de bon cette fois. [Lulu:] Alors ? [Frère François:] Eh non. Dieu doit avoir d'autres vues pour nous. [Lulu:] Ben oui, il a la longue vue et on est des myopes, comme tu me l'as expliqué. [Cujas:] Eh bien, elle repart ? Elle me fait attendre ! [Riri:] Elle revient, elle revient. [Frère François:] Qui est-ce ? [Riri:] Un juge qu'on nous assigne pour que Lulu se repente. [Frère François:] Oui, nous ne suffisons plus, paraît-il. [Cujas:] Vous pardonnez à tout le monde, avec nous c'est plus sérieux. [Frère François:] Vous êtes un proche de Monsieur le maire, peut-être ? [Cujas:] Parfaitement. Et puis qu'est-ce que vous faites là ? Si vous étiez un saint homme, vous ne seriez pas là, chez une fille pour le moins douteuse. [Frère François:] Douteuse ? Non. Les apparences sont des illusions. La vérité des êtres ne se trouve pas dans leur jeu social. Lucette a bénéficié d'une grâce divine très rare, très spéciale. [Cujas:] Ah ! Et laquelle ? [Frère François:] Quelque chose que vous n'aurez jamais quoique juge : l'innocence. [Cujas:] L'innocence ! Elle est bien bonne, celle-là ! [Frère François:] Elle peut tout traverser sans qu'il y ait seulement une tache sur elle. Aucune des souillures de la misère, de la médiocrité, de la bêtise, de la méchanceté etc. ne peut l'atteindre. [Cujas:] Et vous, un illuminé. [Frère François:] Devenez-en un : vous avez, à l'évidence, beaucoup à y gagner. [Cujas:] Alors, vous... grosses bagues aux doigts, énormes bracelets aux poignets et aux chevilles, collier à clous, très hauts talons. [Lulu:] Hé hé, où tu plonges, regard du juge ? [Cujas:] Moi ? Mais pas du tout. [Lulu:] Allons, plonge, mon grand, c'est pas grave. Lulu en vaut la peine. En échange, mets ta robe. [Cujas:] Quoi ? [Lulu:] T'aurais pu venir équipé quand même. Mais je m'étais doutée qu'il valait mieux que j'me précautionne. Allez, mets ! [Cujas:] Sûrement pas. [Lulu:] J'l'ai louée chez l'fripier de la place Colette, une excellente adresse. Tu peux l'enfiler, y a pas d'puces. [Cujas:] Stop, vous ! Stop, hein ? Ou gare... [Lulu:] Gare à quoi ? Gare à qui ? Gare à tabac ? Gare omnibus ? Gare terminus ? Allez, l'plongeur... Si ! T'as encore plongé, j't'ai vu !... Il va mettre la jolie robe, si si sisisisi. Pour les photos ! [Cujas:] Quelles photos ? Stop, vous ! Stop, ou... Mais intervenez, espèces d'imbéciles ! [La policière:] Imb... Il nous insulte ? Téléphone au capitaine ! Le policier, également outré, téléphone, en allant vers le fond. [Cujas:] Je vous tiens pour responsable ! [Riri:] Ah bon ? [Le policier:] Le capitaine a dit : N'bougez pas tant qu'il n'a pas présenté d'excuses. [Cujas:] Des excuses à des flics, moi ? Jamais ! [Lulu:] Aidez-moi les filles ! [Cujas:] Mais que fait la poliiiiice ! [Le policier:] Elle regarde. [La policière:] Et elle photographie ! [Lulu:] Pardon la justice, pardon ! Repardon ! Papardon ! A genoux, cuisses écartées. Langue sortie. Tête baissée, bretelles du soutif tombées, je l'retiens ! Mains suppliantes, bouche ouverte. [Attends:] Paaardon ! Voilà. Assez repentie pour aujourd'hui. [Cujas:] Bon sang, mais qu'est-ce que c'est que cette fille-là ? [Lulu:] Maman est en règle avec la justice, les chéris ! Elle s'est bien repentie ! [Les jumeaux:] Ouinouinouin ! [Cujas:] Non mais !... Ah, et tu perds tes poils, toi ! [Lulu:] T'as vu, Lazare, comme j't'ai bien imité avec l'juge ? [Le chien:] Ou-ah, ou-ah, ou-ah. [Les jumeaux:] Ouinouinouin ! [Lulu:] Et toi, l'minet, t'as apprécié ? [Le chat:] Miiiii. [Cujas:] Sûrement un coup des élus de droite. [Vanessa:] Gare à toi si tu essaies ! [Sara:] Laissez-moi vous aider, Monsieur le juge. [Lulu:] I sont mignons, les jumeaux, ouiouiouioui. [Les jumeaux:] Ouinouinouinouin ! [Lulu:] Oui, toi aussi. Et toi. [Cujas:] Merci. [Vanessa:] Ça oui, ils sont mignons. [Cujas:] Mais elle me filme, la connasse ! [La policière:] Oh ! [Le chien:] Ou-ah ! [Le chat:] Miiiii ! [Les jumeaux:] Ouinouinouin ! [Le père-conducteur:] Ma fille, c'est le génie de la famille... [Cujas:] Tu parles ! Une feignassse ! Y en a pas une qui ait jamais travaillé ! [Lulu:] Je travaille pas, moi ? [Cujas:] Je parle d'un vrai travail ! [Vanessa:] J'm'entraîne toute la journée ! [Riri:] Vous devriez vous excuser. [Cujas:] Moi ! [Sara:] J'ai été aide-soignante à l'hôpital pendant deux ans, entre autres en gérontologie. [Cujas:] Eh bien voilà ! Un métier utile au moins, vous auriez dû continuer. Et puis quoi... on finit tous là, non ? [Sara:] Pas moi... J'en suis sortie, je n'y retournerai jamais. [Le père:] Toute petite déjà, Lucette aimait la justice. Elle jugeait tout le monde et inventait des peines extraordinaires : faire la vaisselle à sa place, enlever la poussière à sa place, apprendre les leçons à sa place... [Lulu:] Les conditions sont dures parfois, vous savez. Ça me rappelle un shooting en hiver, j'étais en nuisette en bas d'un escalier, il faisait un froid ! Et je devais sourire. [Le policier:] C'était une publicité pour quoi ?... [Lulu:] Eh ben, de nuisettes, pas d'escaliers. [Cujas:] Qu'est-ce que j'ai fait au Procureur pour mériter ça ? [Le policier:] Laïs a été retrouvée ! [Les autres:] Ah ! [Le policier:] Grâce à un renseignement anonyme. Elle avait été kidnappée. [Lulu:] On va chanter ensemble. [Je vous remercie:] Pour Laïs ! [La chat:] Miiiii ! [Riri:] Bah ! Tant que la bière est bonne... [Le chien:] Ou-ah, ou-ah, ou-ah ! [Le chat:] Miiiii ! Et vot'Lulu va bien !
[Don Diègue avait raison de Jean Sibil A droite:] sur la gauche, un square avec trois bancs visibles, dont un presque en face de l'entrée de l'immeuble le plus près de la rampe, quelques arbres, un toboggan pour petits enfants. Vers le fond, à gauche, extrémité d'un immeuble concave lui aussi, qui ferme presque le square, laissant juste place à l'allée ; sur le devant, une autre allée, qui permet d'accéder au square également par la gauche et par la droite. appuie et appuie sur une sonnette de l'entrée au premier plan. [L'homme:] Ouvrez ! Ou-vrez ! C'est le livreur Damercot. Ouvrez ! Ou-vrez ! Y a personne dans c't'immeuble ! Ça marche pas. Les sonnettes, aucune ne marche. Saleté. Saleté. Ou-vrez ! Quelqu'un ! Ou-vrez ! Ça marche pas. Saleté. Saleté ! [Un homme sort de cet immeuble. Il est déjà âgé:] Attendez ! Laissez ouvert ! Laissez ou-vert ! Ah ! La porte vient de se refermer comme il se précipitait pour entrer. Il cogne contre elle. [L'excité:] Ouvrez. J'veux entrer. [L'homme bien mis:] Sonnez. Si la personne le veut bien, elle vous ouvrira. [L'excité:] Les sonnettes, elles march'pas ! [L'homme bien mis:] Elles fonctionnent parfaitement, je le sais. [L'excité:] Tu t'crois malin. J'veux qu'tu ouvres. [Le Monsieur:] Si on met des sonnettes et des portes de ce genre, c'est justement pour que n'importe qui ne puisse pas entrer. Voyons, soyez raisonnable. Partez. [L'excité-insolent:] T'es un crétin. La sonnette, elle march'pas. J'veux entrer. File-moi la clef. [L'excité-violent:] Ah oui ? P'tit con. P'tit con ! J'te tutoie si j'veux ! Et j'veux entrer ! [Le Monsieur:] Si j'en juge par votre attitude, vous laisser entrer serait un drame pour la personne que vous voulez voir. Je me garderai bien de vous ouvrir. [L'excité-insolent-violent:] Tu vas voir ça, j'vais t'flanquer une gifle. [Le Monsieur:] Vous me menacez physiquement ! [L'excite-insolent-violent:] Ça va pas qu'être une menace, attends. Toujours avec ses pas inutiles, en arrière, à droite, à gauche une sorte de danse de saint-guy -, il s'approche du Monsieur. [Le Monsieur:] Attention, je vais appeler la police. [L'excité-insolent-violent-lâche:] T'auras pas l'temps, j'suis beaucoup plus fort que toi, vieux con. [Le Monsieur:] Je porterai plainte. [L'excité-insolent-violent-lâche:] Les flics me ralâch'ront vite. T'en fais pas pour moi. J'ai l'habitude. Et eux aussi. quoiqu'elle n'ait fait aucun bruit, le Monsieur la voit et alors l'excité se retourne. [Le Monsieur:] Attention ! [L'excité-insolent-violent-lâche:] C'est vous, madame Isard ? [L'excité-le lâche:] Signez. Là. Là ! [Le Monsieur:] Un livreur ? C'était un livreur !... Et qui est cette femme ?... Peut- être la nouvelle femme de ménage chez Madame Isard ? Est-ce que ça s'est passé ?... Je crois... C'est passé mais ça a eu lieu... Réellement lieu... Je n'y crois pas... Je n'arrive pas à y croire... Holà ! Des témoins ? Des témoins ? ! Incroyable que ça me soit arrivé. L'année de mes soixante ans. Passés d'un mois et demi... La veille de la fête nationale... Une fête de respect, il me semble ! Quoiqu'avec les télés, les radios... où on en est, hein ? Où on en est... Quand j'étais jeune, j'étais fort, personne ne m'insultait... Je ne suis plus fort. Enfin, je le suis moins. Beaucoup moins... Et l'époque n'est plus la même. La voyoucratie médiatique domine notre pays. Un temps. Il se met à marmonner quelques mots indistincts, peut-être "complices", "misérables", "voyous", "drogués"... [Enfin:] Quand le lâche a la force et que le courage ne l'a pas, le monde est à l'envers... Il marmonne à nouveau : "salopards", "incompétence", laxisme", "complices". [Distinctement:] La force du faible est celle de la police et de la justice. Mais la police, elle intervient quand elle ne peut vraiment plus faire autrement. Et la justice, en relâchant, oh par pure humanité, ceux qui pourraient s'en prendre à elle un jour, elle les achète. Les juges passent leur temps à s'acheter de la sécurité aux dépens des victimes... Il faut que je parle à cette femme. [La femme déjà âgée:] Eh bien, hein ? [Le cinquantenaire:] Rien entendu. [La femme déjà âgée:] Moi non plus. Ou vers la fin. Ça criait. Mais j'entends si mal... sans mon appareil. [Le cinquantenaire obèse:] Les livreurs sont dangereux aujourd'hui, il faut se méfier. On n'en est plus à leur offrir un coup à boire pour les remercier. [Une femme d'une trentaine d'années arrivant par la gauche à travers le square:] Surtout quand ils sont drogués. A la cocaïne, paraît-il, je l'ai lu dans notre journal local. [La femme déjà âgée:] Les discours officiels condamnent les drogues, mais chanteurs, acteurs et nombre de politiques sont plus ou moins des drogués. [La trentenaire:] Beaux exemples pour les autres, dans l'hypocrisie totale. [Le cinquantenaire obèse:] S'il n'y avait pas tant de clients, il n'y aurait pas tant de drogues. Je crois que la demande n'a pas besoin de pub. Et qu'elle précède l'offre. [La femme déjà âgée:] Revoilà Monsieur Barnabé. [Monsieur Barnabé:] Une employée de maison sourde soi-disant... alors elle ne pouvait pas entendre la sonnette, et, seule dans l'appartement, sortait pour ne pas manquer le livreur. Je la crois, mais oui mais oui. Qui emploie une sourde pour ne pas rater un coup de sonnette ?... C'est possible, soit. Mais... Ah. Vous avez entendu mon agression ? [La femme déjà âgée:] Hélas, pas vraiment, Monsieur Barnabé ; vous savez bien, moi, sans mon appareil... Vaguement. [Le cinquantenaire obèse:] J'étais dans ma salle de bains. Et le temps que je me déplace... [La trentenaire:] Avec mes deux gosses à la maison, je n'entends guère la rue. [Monsieur Barnabé:] La vallée des larmes est la vallées des sourds. [La femme déjà âgée:] Croyez bien que je regrette. Mais racontez-nous. [La trentenaire:] Oui, dites-nous. [Le cinquantenaire obèse:] Qu'est-ce qui est arrivé exactement ? [Monsieur Barnabé réfléchit:] Excusez-moi mais il faut que j'aille à la police d'abord. Je veux porter plainte. [La femme déjà âgée:] On ne peut pas dire qu'il incite à la compassion. [Le cinquantenaire obèse:] Il n'est pas très sympathique, ce monsieur. [La trentenaire:] Il est un peu particulier. Il se donne beaucoup d'importance. Je crois qu'il a de l'argent. [La femme déjà âgée:] Ah oui. Il avait une petite entreprise à lui, il l'a vendue il y a quelques mois, c'était dans le journal. [Le cinquantenaire obèse:] Il y a des gens qui ne savent pas s'adapter quand ils ne comptent plus. [La trentenaire:] N'exagérons pas, il a toujours de l'argent. [La femme déjà âgée:] Assez pour se passer toutes ses fantaisies, pas assez pour avoir encore de l'importance. [Le cinquantenaire obèse:] Je n'ai pas eu sa chance. [La femme déjà âgée:] Moi non plus. [La trentenaire:] Si mes gosses étudient comme je le leur répète, eux aussi ils auront tout. [Le cinquantenaire obèse:] Y compris la scène d'aujourd'hui ? [La trentenaire:] C'est mon fils ça ; dès que j'ai le dos tourné, il allume la télé. Ah, vivement que les vacances soient finies. Louis ! Arrête la télé ! [La femme déjà âgée:] Il n'entend pas. Encore un sourd. [La trentenaire:] Un peu précoce. Excusez-moi, j'y vais. [Le cinquantenaire obèse:] Les heureux de ce monde doivent subir parfois eux aussi, ne serait-ce que pour comprendre un peu les autres. [La femme déjà âgée:] Qui est heureux ? De toute façon on ne peut pas le savoir, l'argent ne prouve rien. [Le cinquantenaire obèse:] L'argent ne me rendrait pas plus mince et ne me permettrait pas de marcher plus vite, c'est sûr. Mais de jolies femmes me trouveraient peut-être séduisant, non ? M. Barnabé, grommelant : Ah... ah !... police, tu parles. Tuouinouin... tuouinouin. De la frime. On ne peut pas compter sur elle. Vous êtes encore là ? [La femme déjà âgée:] Oui, on voulait savoir si la police avait eu une idée sur le coupable. M. Barnabé, railleur, amer : Mais la police est bourrée d'idées, Madame. Surtout sur les hommes âgés, seuls, qui se font des peurs facilement. On n'en finirait plus de les défendre tous ! C'est l'âge. Allez, rentrez chez vous, va, rentrez chez vous, et cessez de vous croire persécuté... [Le cinquantenaire obèse:] Elle a fait ce qu'elle a pu. M. Barnabé, le regardant fixement : Vous vous fichez de moi ou de la police ? Alors, tout est fini ? M. Barnabé, le regardant toujours fixement : Fini ? Moi, fini ? [La femme déjà âgée:] Oh, mais non ; l'incident. M. Barnabé : L'incident !... Soit, in-ci-dent. Une sorte de crevasse, Madame, je suis tombé dedans. Si on l'oublie, on m'oublie ; je reste au fond. Au fond ! Vous dramatisez. M. Barnabé, ironique : Tiens, seriez-vous de la police ? Vous parlez comme le policier de service qui m'a reçu. Mal reçu. [Le cinquantenaire obèse:] Ça ne m'étonne pas. Une fois je me suis rendu au commissariat pour me plaindre d'insultes, j'dis au type d'l'accueil : "Enfin, qu'est-ce que j'peux y faire si je suis si gros ? " Il me répond : "Maigrissez. [La femme déjà âgée:] Vous auriez dû porter plainte. M. Barnabé, qui ne s'intéresse aucunement au cas du Cinquantenaire : Et on nous dit : Gare à vous si vous faites la police vous-même ! Par-dessus le marché, elle nous menace. [Le cinquantenaire obèse:] A croire qu'elle protège les criminels. [La femme déjà âgée:] Pour s'occuper de nous elle attend que ce soit trop tard. [Le cinquantenaire obèse:] Tout cela est bien triste. Allez, n'y pensez plus, c'est le mieux. [La femme déjà âgée:] Oui, ne vous laissez pas abattre, Méprisez l'autre imbécile. M. Barnabé : Je ne vais pas me laisser casser les pieds ; d'abord ce type-là, puis ce serait un autre... Vous avez les pieds trop délicats. 6. M. Barnabé, comme seul : Trop délicats ? Peut-être. Mais ce sont les miens et on ne marche pas dessus. Si ce n'est pas la loi de la police, c'est ma loi. Mort aux salauds ! [Voix des femmes battues:] Laisse-moi. Laisse. Arrête. Arrête. [Voix des enfants martyrs:] Papa, non ! Qu'est-ce que j'ai fait ? [Voix de blessés:] Que j'ai mal. Personne ne viendra ? Je vais crever là, sur la route ? M. Barnabé : Ah... Je vous entends, moi, je vous entends. Vous n'êtes plus seuls. Vous n'êtes plus perdus. [Voix des vieillards frappés:] Mes forces m'ont fui. Mes proches m'ont abandonné. On m'a frappé. Battu. Humilié. Un médicament par douleur. Tant de douleurs... [Voix des enfants martyrs:] Si, je l'ai apprise, la leçon je la sais, je te jure que je la sais. [Voix des femmes battues:] Ne me bats plus, je t'en prie. Je ferai ce que tu veux. [Voix des blessés:] Ma jambe ! Elle est cassée, je ne peux plus la bouger... M. Barnabé : Je comprends, mais... la vallées des larmes est la vallée des sourds, je suis le seul à entendre encore, je n'ose dire "normalement" car la normalité est d'être sourd. [Voix des enfants martyrs:] Pardonne-moi ! [Voix des femmes battues:] Je t'en prie ! Non ! [Voix des vieillards frappés:] Qu'est-ce que vous me voulez encore ? Me rendre complètement impotent ! [Voix des blessés:] Par pitié... quelqu'un ! M. Barnabé, plus fort également : Je suis là ! Mais je ne peux rien. Je suis faible, moi aussi, voyez-vous. Il est trop tard pour moi. Je suis trop faible, moi aussi. [Voix des vieillards frappés:] Bientôt tu seras comme nous. Entièrement à la merci des autres. [Voix des femmes battues:] On te battra. [Voix des enfants martyrs:] On te punira. [Voix des blessés:] On te réduira à une loque humaine. M. Barnabé, criant : Jamais ! [L'ensemble des voix:] Tu vas nous rejoindre. Viens ! M. Barnabé, criant : Non ! Jamais ! J'ai préparé quelque chose tout à l'heure. En sortant du commissariat et avant de revenir... Je suis passé par mon garage. J'ai eu une idée, une inspiration plutôt, oui, voilà, une inspiration. [La trentenaire:] Ça va, Monsieur Barnabé ? [Le cinquantenaire obèse:] Mais oui, il va bien. [La trentenaire:] Ah, tant mieux. Tu peux jouer ici, Louis, tu ne gêneras pas le monsieur. M. Barnabé : Un rat ! Mais celui-là ne vous gênera pas. Il ne mord pas. Il est obéissant. [Le cinquantenaire obèse:] Dites à votre gosse de ne pas me l'envoyer dans les jambes. [La trentenaire:] Oh, bien sûr. Tu as entendu, Louis ? Evidemment. Il va faire attention. M. Barnabé, rêveur : Un rat mécanique. Donc obéissant. Mais l'enfant, lui, est-il obéissant ? Oh bien sûr, M. Barnabé ; n'est-ce pas, Louis ? Chéri ? Bien sûr. Heureusement. Je te laisse un moment, chéri, tu es sage, n'est- ce pas ? Tu ne déranges pas. Je vais m'occuper de ta petite sœur. [Le cinquantenaire obèse:] Ah, encore ! Sale gosse ! Je vais finir par te le casser ! D'un seul coup de pied je le peux ! [Louis:] Maman me défendra. On sait que vous n'aimez pas les enfants. [Le cinquantenaire obèse:] Moi ! Si vous ne m'embêtiez pas chaque fois que vos parents ont le dos tourné... [Louis:] Qu'est-ce que vous faites ! Posez-le ! M. Barnabé, regardant les petites pattes bouger frénétiquement : Tu n'aimerais pas mieux un vrai ? Si, mais même les souris maman n'en veut pas à la maison. [Le cinquantenaire obèse:] Oh, comme c'est bizarre. [Louis:] J'en avais deux, bien cachées, pour les glisser dans les cartables des filles. Mais elle les a trouvées et papa les a portées dans ce square. Des souris blanches. [Le cinquantenaire obèse:] Ah oui, j'ai vu un chat se régaler... M. Barnabé : Et qu'est-ce qu'il ferait d'intéressant un vrai rat, selon toi ? [Louis:] Eh bien, déjà, il ferait les poubelles... Il en sortirait des choses, il en grignoterait d'autres. Je regarderais ce qu'il mange. Il ne fait rien tout seul. ...on m'accuse, moi. Après tout, c'est quand même lui qui les commet. M. Barnabé : Je le repose sur ses pattes, mais tu vas jouer plus loin, sinon je le confisque. D'accord ? J'ai le choix ? M. Barnabé : Je ne me sens pas très libre non plus. Et je ne veux pas avoir d'esclaves pour m'en créer l'illusion. [Le cinquantenaire obèse:] Vous pensez trop, ce gosse est un sale gosse, c'est tout. M. Barnabé : Tiens, mon Père. Comment allez-vous ? [Le curé:] Je... Attendez... M. Barnabé : Vous n'avez pas l'air de bonne humeur. Ooooh ! M. Barnabé : Vous vous souvenez que la colère est un péché. Alors dans ce cas précis... fff... oui, véniel... moins que véniel. Enfin, comment avez-vous osé ! M. Barnabé : Je ne suis pas responsable. J'ai eu une inspiration. Oh, pas une vision carrément ? Il ne vous est pas venu à l'idée de m'en parler, de votre "inspiration", avant de passer à l'acte ? Il s'agit de mon église, que je sache. Oui, ne jouons pas sur les mots. Enfin, comment avez-vous pu... ? M. Barnabé : Je m'entraîne encore régulièrement à l'escalade. Ce n'était pas le sens de ma question. Madame Victoire qui vous a vu grimper a été assez claire sur... votre remarquable ascension. Je voulais dire : moralement. Ah oui... Ah ben oui. M. Barnabé : Vous ne savez pas ce qui m'est arrivé avant... Si, si... Votre voisine, Madame Lercagne me l'a expliqué au téléphone. M. Barnabé : Elle vous a téléphoné ? Non, moi. Pour essayer de comprendre avant de venir vous voir. M. Barnabé : Et vous avez compris ? Que le choc vous a fait dérailler, enfin disons... M. Barnabé : Absolument pas. Au contraire. Mes yeux se sont dessillés. Je vois clair à présent. Je vois le monde tel qu'il est, vraiment horrible, épouvantable... et le boulot à faire. Par la prière, en principe. Enfin... !... De là à aller mettre un revolver dans une main de la Vierge Marie !... Mais qu'est-ce que vous voulez qu'elle en fasse ! Elle est douceur, mansuétude, pardon... M. Barnabé : Les temps ont bien changé. Je suis sûr qu'elle en a pleinement conscience. Elle n'a rien à faire d'un revolver ! M. Barnabé : Vous n'avez pas à lui dire ce qu'elle a à faire. Elle n'a pas d'ordre à recevoir de vous. Certes, mais... M. Barnabé : Vous n'avez pas enlevé le... ? Je ne suis pas champion d'escalade, moi. Mais, vous savez, je finirai par appeler les pompiers, tant pis pour le scandale. Et il rejaillira sur vous. ...du curé. Mais très provisoirement. [La femme encore jeune:] Il va bien ? [Le curé:] Ça se discute. [Le cinquantenaire obèse:] Bonjour, Marina. [Marina:] Bonjour, Adolphe. Vous avez vu ce qui s'est passé ? [Le cinquantenaire obèse:] Malheureusement non. Et l'actualité directe m'échappe. [Marina:] Eh bien, Monsieur vient d'armer la Vierge Marie, n'est-ce pas, mon Père, c'est ça ? [Le curé:] Oui. [Marina:] Bonjour, chéri. M. Barnabé : Je te rappelle qu'on est séparés, depuis avant-hier. Je n'étais pas encore là pour ta crise de le quarantaine, mais pour celle de la soixantaine, chapeau ! M. Barnabé : Rien à la quarantaine, ni à la cinquantaine d'ailleurs. Mais on devrait être en crise permanente. On somnole, on vivote béat, et le réveil... ah, le réveil ! Il est amer. [Le curé:] Je vous laisse. Tâchez de le raisonner. A tout à l'heure, d'accord ? Je vous attends. M. Barnabé, à Marina : Tu ne sais pas ce qui m'est arrivé avant ? J'ai été insulté, menacé. Moi ! [Marina:] Je sais. Une amie m'a téléphoné. M. Barnabé : Ah ? Non. Une autre. Si j'avais été là, ça ne se serait pas passé comme ça. Et il y aurait eu un tas de témoins. M. Barnabé, tristement : Ça se serait passé comme ça et, en plus, tu aurais été témoin. C'était absurde de nous séparer. M. Barnabé, dans un souffle : Mais à quarante ans, tu as encore de belles années. Il faut que tu puisses les vivre ! Je ne t'aimerais pas si je ne t'écartais pas. Je ne vais pas te faire un enfant à mon âge. Le temps est le temps, je n'ai pas besoin que tu le gères à ma place et sans que j'aie à décider. M. Barnabé :... Mais tu n'as plus ton cours pour migrants ? Oui, je serai un peu en retard. Ou si tu as besoin de moi... Bon. Mais je repasserai tout à l'heure. M. Barnabé, au cinquantenaire obèse : A part suivre mon actualité, vous n'avez rien d'autre à faire, vous ? [Le cinquantenaire obèse:] Si. Les mots croisés. M. Barnabé, qui semblait réfléchir, criant : Ce salauddemeurécrétinlâcheperversdroguéarrièréminable va me l'payer ! Tiens, il est déjà onze heures. Ah ! Tu sais de quoi on t'a menacé ! Je compte sur vous. Vaste tâche. M. Barnabé : Je ne pourrais pas à moi tout seul. Il va y en avoir des logements vides. Les loyers sont s'effondrer. J'aurai enfin un logement plus grand. M. Barnabé, la découvrant : Madame Isard ! Ma dignité et mon honneur en ont subi de rudes à cause de vous. [Mme Isard:] Condoléances à votre dignité, condoléances à votre honneur, condoléances à votre vie passée, inexorablement passée. J'échappe à un second récit du triste événement, j'espère ? Trois coups de téléphone au pire moment. Je ne donne pas de cours de philosophie à l'université d'été pour paraître une dingue du téléphone. Mais non, ce n'est pas vous, mais si vous aviez eu plus de présence d'esprit, plus de... Comment, peut-être ? Enfin, revenons à nos moutons. Ou plutôt vous avez été le mouton de l'histoire. De la sale histoire, je le reconnais, et je n'achèterai plus rien à ceux qui utilisent cette entreprise de livraison. Vous avez été faible et par conséquent vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous-même. Ce n'est pas ce que je voulais dire... Essayez de comprendre. L'homme, l'être humain, est-il une simple combinaison génétique, laquelle règle son apparence, son comportement et ses capacités intellectuelles, généralement faibles ? Ou est-ce que l'on ne devient pas humain quand on dépasse l'animalité génétique ? M. Barnabé : Ah. On naît animal, on devient homme ? Ou on ne le devient pas. En fait rarement. Les vrais humains, sont obligés, à l'heure actuelle, de vivre au milieu de ces innombrables animaux qui ont la même apparence qu'eux. La nature, la création si vous voulez, n'a pas eu pour but l'existence de la bête humaine, mais celle de l'intelligence... au moyen de ce support bestial, donc transitoire. Qui va disparaître, pour que l'essentiel, l'intelligence, puisse se développer. Avouez que le progrès intellectuel ne peut pas compter sur votre type, cette brute droguée, insolente et prétentieuse. [Et pas tellement sur vous:] M. Barnabé : Hum. Mais alors il y aurait une humanité supérieure et une inférieure ? Ce ne serait pas une conception raciste ? [Mme Isard:] Aucune conception de races là-dedans : toute l'humanité animale doit disparaître après avoir accouché de l'intelligence qui va se détacher d'elle. Peut-être pour passer dans des formes mécaniques qu'elle commence de créer. Croyez-moi, dans cette affaire, adoptez le point de vue de Sirius, à la façon des sages antiques. M. Barnabé : Mais les sages antiques... d'abord ils étaient des sages... et en plus ils étaient antiques... Je n'ai pas d'ambition, la rancune est plus adaptée à ma personne. [Choeur des voix des enfants martyrs:] Pourquoi me fais-tu mal ? Pourquoi ? Qu'est-ce que je t'ai fait, moi ? Pardonne-moi. Laisse-moi ! [Choeur des femmes battues:] Laisse-moi ! [Choeur des enfants martyrs:] Pardonne-moi ! [Choeur des vieillards frappés:] Je vous dénoncerai. [Choeur de toutes les voix:] Qui nous aidera ? M. Barnabé, criant : Moi ! [Le cinquantenaire obèse:] Vous me parliez ? M. Barnabé, qui a levé la tête : Où sont les oiseaux ? Les oiseaux ? Tiens, c'est vrai. Ils doivent avoir affaire ailleurs. Ou les pétards... M. Barnabé : Peut-être ont-ils abandonné le square au profit d'oiseaux supérieurs, d'oiseaux mécaniques. Au moins ils ne nous fienteront pas dessus en passant. je me suis dit : Puisque je m'approche de la mort, je veux que ce soit les yeux ouverts. La période des amours devrait être morte en moi, je vais un peu l'aider on pourrait parler d'euthanasie de l'amour... Je regrette ma femme... Mais, c'est mieux pour elle, rationnellement mieux ; elle a une chance d'avoir une plus belle vie. [Le policier:] Ah, ben le voilà notre plaignant. [La policière:] Bonjour Monsieur. Ça va ? Ça s'arrange ? M. Barnabé : Avez-vous arrêté le salaudlâchecrétin ? [Le policier:] Mais je vous ai expliqué... M. Barnabé : Alors, si nous ne pouvez rien contre lui, qu'est-ce que vous venez faire ? [La policière:] On va recueillir le témoignage de la jeune femme, Monsieur. Viens. C'est la police. Pour le témoignage... Je connais le langage des signes. [Le policier:] C'est pour ça qu'elle est avec moi. [Le cinquantenaire obèse:] Eh bien, où allez-vous ? [La trentenaire:] Jouez tous les deux... Mais si, ta petite sœur sait jouer... Je m'assieds là, je vous surveille. Ouf, un moment tranquille. [La femme déjà âgée:] J'ai l'oeil sur eux, soyez sans inquiétude, vous pouvez même dormir un peu. [La trentenaire:] Merci, mais côté sommeil, maintenant ça va, ils sont assez grands. [Mme Isard:] Décidément cette climatisation fonctionne mal. J'aime encore mieux me mettre à la fenêtre. [La femme déjà âgée:] La clim ne doit pas bien fonctionner non plus chez le juge. [La trentenaire:] C'est plutôt comme pour nous : Monsieur Cujas n'a pas dû en acheter une assez puissante pour cette canicule. Mais notre clim fonctionne. [La femme déjà âgée:] Des économies que l'on regrette. [La trentenaire:] Oh... pour une exception... un jour ou deux... [Le policier:] Je l'avais dit, c'était du temps perdu. Cherchant M. [La policière:] Pour lui, dirait-on, c'était nous attendre qui aurait été du temps perdu. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? [Le policier:] Que tout témoin de l'agression contre M. Barnabé ici-même se manifeste ! [La policière:] Sûrement... Si on attendait Monsieur Barnabé à l'ombre ? [Le policier:] Pourquoi l'attendre ? [La policière:] Pour être à l'ombre. [Cujas:] Alors, c'est vrai, cette histoire ? Monsieur Barnabé a été passé à tabac en pleine rue ? [Le policier:] Ah, Monsieur le juge... Mais la rumeur amplifie, vous le savez mieux que moi. [Cujas:] Oui. Dans quelle proportion ? [Le policier:] Astronomique. [La policière:] L'agression fut uniquement verbale. [Le policier:] Avec menace physique quand même. [Cujas:] Ah oui. Rien du tout, quoi. [Le policier:] Vous, on ne vous dérangera pas pour si peu. [La policière:] Juste nous. [Le cinquantenaire obèse:] Tout de même, agresser un homme déjà âgé... [Voix de M. Barnabé:] Je ne te le dirai pas. [Voix de Marina:] Qu'est-ce que tu en as fait ? [Voix de M. Barnabé:] Je ne veux pas te le dire. [Voix de Marina:] Tu me dois cette explication ! [Voix de M. Barnabé:] Pas du tout. [Voix de Marina:] Qu'est-ce que tu en as fait ! [Marina:] Ah ouais, un sabre, tu parles ! Une kalachnikov. Un objet de collection. M. Barnabé : Avec munitions... de collection sans doute ? Ton père l'avait achetée pour se défendre, éventuellement. Il m'a toujours affirmé que c'était un souvenir. M. Barnabé, ironique : Un souvenir de quoi ? Ton père n'a jamais quitté son coin. Tu n'avais pas le droit d'aller chez lui et de la lui prendre. C'est mon père à moi, pas le tien. Et en plus on est séparés. M. Barnabé : Je la lui rendrai, je le lui ai promis. Qu'est-ce que tu veux en faire ? ! M. Barnabé : Tu as vite fini ton cours, dis donc. Ne détourne pas de la question. M. Barnabé : Je m'intéresse, c'est tout, ma ch... mon ex-chérie. Faire un cours d'histoire de notre pays à des migrants qui s'en fichent et qui parlent à peine notre langue, ma vocation n'a pas voulu prolonger leur ennui. Qu'est-ce-que-tu-veux-en... Réponds-moi ! M. Barnabé, à voix basse : Ce n'est pas pour moi, rassure-toi. Je l'ai prêtée. A un... ami. A un ami ? [Le policier:] Nous avons terminé d'interroger. Nous allons classer votre affaire. [La policière:] En pire ? [La trentenaire:] En pire ? [La femme déjà âgée:] En pire ? [Mme Isard:] Et qui a été agressé ? [La policière:] Oui, qui ? [Tous:] Qui ? Qui ? Qui ? [Cujas:] On s'en serait pris à quelqu'un du système judiciaire ? Du parquet ? Ah, les monstres ! Mais la police, qu'est-ce qu'elle faisait la police ? [Le policier:] Elle était ici la police. [Cujas:] A perdre son temps au lieu d'être où la justice avait besoin d'elle. [Le policier:] Quoi ? [La policière:] Deux ! [Le policier:] Les criminels ne respectent plus rien. [Cujas:] Quoi ? [La policière:] Dans quel commissariat ? M. Barnabé : Je crois que... c'est le vôtre. Ah. M. Barnabé : Et dans les hôpitaux, aux urgences. Les malades se révoltent contre l'attente interminable. Trois médecins à terre ! Bons pour les urgences, en changeant de côté. Ah mon Dieu, le monde est en train de s'effondrer. [Cujas:] S'en prendre à la justice... [Le policier:] S'en prendre à la police... [La trentenaire:] S'en prendre à la médecine... M. Barnabé, passant à l'attaque : Mais vous allez réagir, comme moi, n'est-ce pas ? La justice est prête à se corriger ? [Cujas:] Quoi ?... La justice ! Hein ! M. Barnabé : La police n'intervient que pour ceux qui ont des relations ! [Le policier:] Quoi ? [La policière:] Hein ! M. Barnabé, à Mme Isard : Et les brutes visent désormais l'intelligence. J'ai vu, de mes yeux vu ! l'intelligence à terre. [Mme Isard:] Quoi ? M. Barnabé : Le doyen de l'Université bousculé, tombant poussé par un cancre géant, frappé à coups de pied ! Hein ! Le doyen ? L'intelligence vaincue par la brute, c'est la ruine de l'humanité. M. Barnabé, criant : Le mal monte ! L'ordre meurt ! La civilisation s'écroule ! [Tous:] Oh... M. Barnabé, toujours criant : Qui réagira ? Qui agira ? Qui est prêt à changer pour un renouveau de l'humanité ? La justice, bien sûr... [Cujas:] Hein ? [Le policier:] Hein ? [La trentenaire:] Hein ? M. Barnabé, toujours criant : L'école ! Ah ! L'école ! [Marina:] Hein ? [Mme Isard:] Hein ? Quoi, l'école ? Pas l'université quand même ! M. Barnabé, toujours criant : Et tous les bons citoyens se donneront la main pour s'entraider contre les infâmes. Révolution ! [Tous:] Hein ? M. Barnabé, ton normal tout d'un coup, railleur : Que de "hein" ! Les Huns sont de retour et ils n'en sont plus à nous assiéger, ils sont autour de moi. Malheureusement la violence, au pays des Huns, elle est chez elle. Ces barbares, à ce que j'entends, sont notre société d'aujourd'hui. Si sainte Geneviève intervenait, après, dans la ville, il n'y aurait plus guère que moi. Au maximum nous serions deux ou trois cents... à errer sur la terre de justice. Quasi déserte. [La policière:] Mais qu'est-ce qu'il raconte ? [Le policier:] Allons au commissariat, voir si ce qu'il a dit est vrai. [Mme Isard:] Oh, se moquer des gens comme ça ! [Cujas:] Il s'est moqué de la justice ? Votre comportement, je vous le dis sans détour, est inexcusable ! [La dame déjà âgée:] Tout était faux ? [La trentenaire:] Oh... [Le cinquantenaire obèse:] Moi, je n'y ai pas trop cru. [La trentenaire:] Ah oui ? [Le cinquantenaire obèse:] Parce que je sais, par expérience, que la barbarie s'en prend d'abord aux gens comme moi. Aux faibles. M. Barnabé : Les gens âgés par exemple ?... [Marina:] Tu es content de toi ? Chéri... il vaudrait mieux que tu laisses l'humanité se sauver toute seule, crois-moi. M. Barnabé, à lui-même, à voix basse : La vie, quelle horreur... Donner la vie c'est donner la vieillesse, c'est aussi donner la mort. Ma mère a enfanté ce vieillard. Je ne pourrais même plus défendre ma femme, mes enfants contre l'attaque des brutes... Chantonnant "Les roses blanches, paroles de Charles-Louis Pothier, musique de Léon Raiter : [Tiens:] Mais qu'est-ce qui te prend ? Tu sais bien que je suis avec toi... Tu ne découvres pas la vie à soixante ans ! [Marina:] Comment, si ! Nous avons parlé de tout, sur tous les sujets, tu n'ignorais rien, tu avais des idées, des principes, des jugements qui... M. Barnabé : Je ne voyais pas, je ne comprenais pas. J'étais aveugle au monde et fier de l'être. Je ne voyais que mes illusions, que mes espérances. Je suis debout sur leur cimetière, sur leurs cadavres nauséabonds. Je vois... et j'ai honte de moi. Mais qu'est-ce que tu dis ! Je n'ai jamais rencontré d'homme meilleur et plus ouvert aux autres que toi. Voyons... Jean... Quo... Qu'est-ce qu'il y a ? [Le curé:] Ah, vous voilà ! Il vous a dit ? [Marina:] A quel sujet ? [Le curé:] Une kalachnikov ! [Marina:] Et alors ? [Le curé:] Donc il ne vous a rien dit. Figurez-vous que j'ai d'autres églises en charge et d'autres activités. M. Barnabé : Je sais bien, mon Père, ne vous fâchez pas. Je ne me fâche pas. Je vous avais prévenu : cette fois j'appelle les pompiers et la police. [Marina:] La police, pourquoi ? [Le curé:] Monsieur Barnabé a jugé bon d'équiper saint Joseph d'une kalachnikov ! [Marina:] Ah ! C'était cela son idée ! Voilà une belle offrande pour l'église. [Le curé:] Riez, oui riez, mais l'effet est terrible. Les fidèles qui entrent restent ébahis. Qui va prier devant une kalachnikov ? [Marina:] Evidemment... elle n'incite pas. [Le curé:] Non. Pourquoi pas un canon à l'enfant Jésus tant que vous y êtes ? mais la Vierge Marie et saint Joseph, rien. Alors qu'ils sont du monde. De notre monde. Les Huns sont chez nous. Il faut pouvoir se défendre contre ces barbares. Ecoutez... Je renonce à discuter avec vous. Je vais... [Marina:] Le temps de passer mettre un pantalon et je viens la décrocher, monsieur le curé. La kalachnikov, qui est à mon père, un objet de collection... Et l'autre objet aussi, le revolver. Je m'entraîne souvent à l'escalade avec lui. [Le curé:] Bon. Une heure : dernier délais. [Marina:] A eux deux, la Vierge Marie et saint Joseph ont sûrement fini le boulot, non ? Allez, je me dépêche avant que le curé ne les dénonce tous les deux à la police. [Mme Isard:] Elle a bien du mérite avec vous. M. Barnabé, stupéfait, levant la tête vers elle : Non mais, de quoi elle se mêle ! Je l'aime bien, moi. [Le cinquantenaire obèse:] Moi aussi. Je regrette son départ. [La femme déjà âgée:] Tout le monde regrette son départ. [La trentenaire:] C'est vrai. [Cujas:] Abstention. [Mme Isard:] Enfin, entre nous, comment avez-vous pu... bref... nous pourrions d'ailleurs être l'un ou l'autre, ou les deux, mort à l'heure actuelle, lors d'un attentat, ou d'un accident d'avion, ou... bref... je ne savais pas qu'un jour j'aurais soixante ans !... enfin si, je le savais bien sûr... mais en même temps je ne le savais pas. C'est clair. [Cujas:] Comme un cours de philo. [Mme Isard:] Ou un jugement de notre tribunal. [Le cinquantenaire obèse:] Mais pourquoi l'avez-vous chassée ? M. Barnabé, scandalisé : Chassée ! Mais non ! Je me suis sacrifié. Pour elle. Pour qu'elle ait une vraie vie. Tandis que moi j'en paie le prix par la solitude. [La femme déjà âgée:] Au moins vous ne vous disputez plus, tous les deux. [La trentenaire:] C'est pour ça qu'il vient se disputer dans la rue. M. Barnabé, réfléchissant, presque entre ses dents : Solitude, folitude, salitude... ! A force de raisonner je voyais ma retraite professionnelle aboutir à la retraite de l'ermite. Mais je n'ai pas la vocation. [Mme Isard:] Vouloir raisonner quand on n'en a pas l'expérience, risque de nuire gravement à la santé. [Cujas:] Tout le monde n'a pas une tête capable de vraiment penser. Mais de réaliser quelques déductions et inductions simples seulement. [Mme Isard:] Il est bien certain que l'intelligence a besoin d'un peuple pour la nourrir. Mais essayer d'élever son niveau est une tâche vaine, quoique nécessaire pour mon revenu mensuel. [Le cinquantenaire obèse:] Je me sens étonnamment concerné. [La jeune fille:] Est-ce que Bertrand est arrivé ? M. Barnabé : Pourquoi ? Il devait venir ? Je suis Anne-Lise, vous me remettez ? Bonjour. Anne-Lise : Je bôzarde, oui. Et en venant j'ai pensé à une action artistique pour vous. A vrai dire je vous croyais à l'hôpital après avoir été roué de coups comme vous l'avez été. Un happening pour la tolérance. Anne-Lise : Oui, on dit ça. La négation prouve la violence de la commotion. J'ai envie d'ajouter au happening de la musique, qui adoucit les mœurs, qu'est-ce que vous en pensez ? Anne-Lise, interloquée : Ah... Je ne vous dérange pas plus, je vais attendre Bertrand là, sur un banc, en peaufinant notre projet. Il apporte mes affaires. M. Barnabé : Vos affaires... pour le projet artistique ? M. Barnabé, moins touché : Ah... Et son studio à lui ? Car je lui en paie un. comment ont-ils pu tenir avec le reste dans 9 m2 ! [Mme Isard:] Ils sont chez moi. Puisqu'il réintègre, j'aimerais bien qu'il m'en débarrasse le plus tôt possible. M. Barnabé : Chez vous ? Vous faites le recel de meubles ? La philo mène à tout... Je connais Bertrand depuis qu'il est tout petit, alors... Eh bien vous y perdez. C'est un brave garçon. Complètement fermé à la philosophie, d'ailleurs. M. Barnabé, ironique : Il ne va pas participer à l'envol de l'intelligence, se libérant de notre matière humaine ? Oh, puisqu'il me connaît depuis qu'il est tout petit... Même avec ses études de marketing... M. Barnabé, réfléchissant : Je me demande si mon fils a une âme. Quoi ? [La dame déjà âgée:] Hein ? [Cujas:] On avait compris. [Le cinquantenaire obèse:] Mais tout le monde a une âme ! M. Barnabé, riant : Ah non. Madame Isard, avez-vous une âme ? [Mme Isard:] Sûrement pas. M. Barnabé, au cinquantenaire obèse : Vous voyez. [Le cinquantenaire obèse:] Il y a peut-être des exceptions... pour les philosophes. M. Barnabé : Et vous croyez que la brutelâchecrétin a une âme ? Eh bien... C'est plutôt l'affaire du curé, non ? M. Barnabé : Un curé qui est brouillé avec la Vierge Marie, ah !... Revenons à mon fils. Il n'est peut-être pas une intelligence... [Mme Isard:] Un peu plus quand même. M. Barnabé :... Bon... Mais dans la vallée des larmes qui est la vallée des sourds, et où les sans- âme, à mon avis, pullulent, et beaucoup d'entre eux le reconnaissent, en a-t-il une ou n'en a-t-il pas ? Elle ne se transmet pas ? qu'est-ce qu'ils pèsent ? Je n'avais rien dit de tel. [Le cinquantenaire obèse:] C'est sûrement pour moi : est-ce que l'âme d'un obèse pèse plus. M. Barnabé, reprenant sa réflexion : Des gens vous disent qu'ils n'ont pas d'âme : pourquoi ne pas les croire ? Ils sont bien placés pour le savoir. Et puis, si l'on en a une, on la sent vivre de notre vie, on ne l'ignore pas... Non, il y a ceux avec, un petit nombre, et les simples machines biologiques, nombreuses. [Mme Isard:] C'est du racisme par l'âme, dites donc ! [Cujas:] Des années de prison en vue pour délit d'âme. [La jeune femme:] C'est lui. [Le jeune homme:] Je t'assure, grand-père, on ferait mieux de s'en aller. [Le très vieux monsieur:] Je veux lui dire ce que je pense de lui, moi ! [La jeune femme:] Mais oui, grand-père ; avec modération, tu l'as promis. [Le très vieux monsieur:] C'est vous l'homme qui a été incapable de se montrer un homme face à un voyou ? M. Barnabé, stupéfait : Comment ! [Le jeune homme:] Aïe. [La jeune femme:] Avec modération. [Le très vieux monsieur:] Quoi ?... Hein ?... Comme, confuse, elle ne répond pas, il revient à M. Barnabé. Je vous le dis bien en face, moi, et c'est ce que tout le monde pense : Vous êtes un psycho-rigide qui manque de courage. J'ai fait deux guerres... M. Barnabé, qui sent la moutarde lui monter au nez : Ah, saleté de paix ! Tant de vies sacrifiées pour aboutir à un nanti comme vous, de votre espèce, ou plutôt de votre sous-espèce ; j'ai honte pour notre pays ! [Personne:] M. Barnabé, au très vieux monsieur : Qu'est-ce que tu fais là, hein, qu'est-ce que tu fais là ! Tu veux entrer ? [Le très vieux monsieur:] Mais pas du tout. Et puis... M. Barnabé, dansant la danse du livreur : Ah, tu ajoutes un "et puis", tu ne te gênes pas, toi ! Et puis je vous interdis de me tuteyer... tutoyer. M. Barnabé, dansant, haussant le ton : J'te tutoie si j'veux. Et qu'est-ce que tu vas faire, hein ? Mais... prenez garde à vos paroles ! M. Barnabé, dansant, féroce : Et pourquoi, idiot, tu crois que j'ai peur de toi ? Je suis un homme respectable, j'ai fait... M. Barnabé : Plus pour longtemps, peut-être. Et si je te flanquais une gifle ? A moi ? A moi ! M. Barnabé, dansant, haineux : Eh ben oui, à toi. Pour m'amuser ! Le très vieux monsieur cherche du secours en tournant la tête à droite et à gauche, vers la jeune femme et vers le jeune homme. M. Barnabé, le prenant en pitié, arrêtant la danse du livreur et reprenant son ton habituel : Je ne le ferai pas, moi, évidemment. Rassurez-vous. Je cherchais juste à vous faire prendre conscience de... Sale voyou ! Ça ne m'étonne plus, ce qui vous est arrivé ! Des gens comme vous... [La jeune femme:] Viens, grand-père. [Le très vieux monsieur:] Misérable ! Vous en prendre à un homme de mon âge ! Quand j'étais jeune, vous auriez pris une bonne volée ! [La jeune femme:] Mais oui, grand-père, viens, viens. [Le très vieux monsieur:] Et toi, tu laisses faire ! Tu n'interviens pas ! [Le jeune homme:] Tu m'avais fait jurer de ne pas intervenir, sinon tu ne m'emmenais pas. Je ne suis pas intervenu. [Le très vieux monsieur:] Mais devant une agression pareille, ton comportement est... [Le jeune homme:] Oh, je connais assez bien M. Barnabé, j'étais tranquille. [Le très vieux monsieur:] C'est un fou furieux, oui. Un danger public. [Mme Isard:] Est-ce un sans-âme ? Un satanique ? [Le cinquantenaire obèse:] Qu'est-ce que c'est qu'ça ? [Cujas:] Du gibier de justice. [Mme Isard:] Infernale est le mot. [La femme déjà âgée:] Là, je suis d'accord avec vous, Monsieur Barnabé. [La trentenaire:] Moi aussi. [Mme Isard:] Mais... est-ce qu'ils ont vraiment une âme ? Anne-Lise, joyeuse : Ah ! M. Barnabé, se retournant et le voyant : Bertrand ! Qu'est-ce que tu nous apportes ? [Bertrand:] 'Jour p'pa. J'ai mis du temps parce que je suis passé au Refuge des animaux pour choisir un chien de garde, celui-là, pas comme celui de Marina. Eh bien, comme retraité, tu as le temps... moi, j'ai mes études. [Mme Isard:] Bertrand ! Tu pourrais me débarrasser enfin de tes affaires ? Elles m'encombrent, tu sais. [Bertrand:] Je viens cet après-midi, Magali, promis. Et merci, de les avoir hébergées. M. Barnabé, criant : Et mon avis, alors ?... Après tout, je ne lui ai rien demandé, c'est son choix... Moi, j'avais dit et fait ce qu'il fallait... Magali ? [Voix du choeur des femmes battues:] Tu me fais mal, laisse-moi. [Voix du choeur des enfants martyrs:] Je n'ai rien fait, ce n'est pas moi. [Voix des choeurs des femmes:] Arrête. Je t'en prie. Arrête. [Voix du choeur des vieillards frappés:] Pourquoi me faites-vous ça ! Vous êtes mauvais, mauvais ! [Voix des choeurs des femmes:] Assez. Arrête. Pourquoi ? Tu me fais mal, mal... M. Barnabé, respirant fort : Je vous entends mais je ne sais pas comment vous aider. Où êtes- vous ? Donnez-moi une adresse, un indice. J'irai avec des amis. J'en ai encore, et j'en trouverai d'autres. Où êtes-vous ? [Cujas:] De quoi parle-t-il ? [Mme Isard:] Des sans-âme ou des sataniques, probablement. [L'homme:] Muslin, des "Droits de la presse" ; où est la victime ? [Le journaliste:] Ah... Vous avez l'air en pleine forme. [L'homme:] Docteur Frémusse de "Médecins illico"... Où est la victime ? [Le journaliste:] C'est lui. [Le médecin:] Tiens, salut Muslin. Et alors ? Il semble en pleine forme. [Le cinquantenaire obèse:] Même pas frappé. [Le journaliste:] Il est sans intérêt pour toi et pour moi. [Le médecin:] Je me méfiais. C'est un quartier de nantis, hein ? Un bel appart, vue sur le square, ça coûte dans les combien ? [Le journaliste:] Dans les cinquante mille blessés ou malades. [Le médecin:] Pour le moment je ne fais que remplacer les titulaires, mais après, je ne dis pas... Bref, y a rien pour moi ? [Le journaliste:] Ni pour moi, à moins de retrouver le pauvre type... presque miséreux... qui à cause d'un emploi incertain et provisoire s'est retrouvé face aux profiteurs du système. [Le médecin:] Alors on comprend sa réaction. [Le journaliste:] A la Robespierre. [Le médecin:] Il aurait besoin d'une aide psychologique. [Cujas:] Il parlait de votre agresseur. M. Barnabé : Ah ? [Le journaliste:] De la victime sociale de l'injustice sociale. Vous n'êtes qu'un incident collatéral ; lui, il subit la vérité de notre époque. [Le médecin:] Allez, salut. Si tu le retrouves, tu m'appelles. Qui sait ? [Le journaliste:] Il a surtout besoin de justice sociale, le pauvre. [Mme Isard:] La mort et la liberté sont incompatibles ; si on meurt c'est que l'on n'est pas libres ; à part l'intelligence, tout est bétail bon pour les charognards. M. Barnabé, qui, pendant que Mme Isard parle, a vu Marina, et qui la regarde approcher sans aller l'aider : Tu déménages ? [Marina:] Je rem-ménage. Ah ! Tout est arrangé avec le curé et papa. M. Barnabé : Et mon revolver ? Là, dans cette valise. Je vais te le garder. Tu es si impulsif... M. Barnabé, railleur : Me voilà bien protégé. Mais tu ne sais pas, j'ai vu un médecin : je suis en pleine forme. Ah, tant mieux. Tiens... Je suis contente de rentrer. M. Barnabé : Et mon avis ? Tu as vu ce que ça donne sans moi ? Tu as besoin d'une femme à la maison. M. Barnabé : Va falloir m'épouser si tu reviens. Pourquoi pas ? M. Barnabé : Tu as toujours été opposée au mariage, "chaîne d'esclavage des femmes". J'ai changé d'avis. Et je veux un enfant ! J'ai quarante ans, toi soixante, c'est ma dernière chance. [Bertrand:] Marina ! Tu reviens aussi ? Anne-Lise. Elle va vivre avec moi. [Marina:] Ce sera charmant. [Bertrand:] On va te monter ça. M. Barnabé, fort, à Bertrand : Je vais l'épouser ! Bien. M. Barnabé, plus fort : Elle veut un enfant. Tu vas avoir une demi-soeur ou un demi-frère. Tant mieux. Elle a été une bonne mère pour moi, alors je suis ravi pour elle. M. Barnabé, exaspéré : Il te faudra partager mon héritage ! Tu as toujours dit que tu dépenserais tout avant ta mort. M. Barnabé, faisant quelques pas dans sa direction comme s'il allait rentrer, grommelant : Je disais ça comme ça... pour te mettre face aux difficultés de la vie... Est-ce qu'il m'aurait cru ? [Le choeur des femmes battues:] Ne nous abandonne pas. [Le choeur des enfants martyrs:] Ne nous laisse pas. [Le choeur des vieillards frappés:] Nous sommes sans défense, ne nous oublie pas. [Les trois choeurs:] Tu es encore si fort. Tu peux encore tellement pour nous. [Le choeur des femmes battues:] Ne les laisse pas continuer. [Le choeur des vieillards frappés:] Aide-nous. [Le choeur des enfants martyrs:] Ne nous abandonne pas ! M. Barnabé, criant : Mais je ne sais pas quoi faire ! Comment change-t-on ce monde ? Où est la justice ? Alors, c'est vrai, le monde entier repose sur chaque homme, le monde entier repose sur moi... Je ne me voyais pas en Atlas ni en Héraclès... Et pourtant... je serais honteux désormais de ne pas porter le monde sur mes épaules... Je vais déjà créer un site de soutien aux gens frappés ; si je convaincs assez de gens, ce sera un outil de pression sur des politiques... [J'ai voté:] Ah ah ah ah ! Quoi quoi quoi quoi ! Nous aaa-avons voté. Pour qui ? Pour qui ? Pour qui ? J'ai voté. Tu as voté. [Nous botte:] Pour qui quoi ? Pour quoi qui ? Qui qui qui ? Quoi quoi quoi ? [J'ai voté oui:] Me voilà avec plus de boulot qu'avant ma retraite. [Mme Isard:] Renoncez à la vengeance, Monsieur Barnabé. [Cujas:] Vous ne devez en aucun cas vous faire justice vous-même. [Le cinquantenaire obèse:] Oh, moi, si je pouvais... [La femme déjà âgée:] Ma petite-nièce étudie "Le Cid" et... vous vous souvenez du "Cid" ?... eh bien, la vengeance y tourne très mal. [La trentenaire:] Pas du tout. Rodrigue devient le "Cid", il devient lui-même grâce à elle. [Mme Isard:] Le duel est d'un autre temps. [Cujas:] J'en suis moins sûr que vous. Si vous voyiez certaines affaires que je traite... M. Barnabé, joyeusement : Ah, mon fils ! [Bertrand:] Quoi ? M. Barnabé, d'un ton ferme : Mon fils ! "As-tu du cœur ? Hein ?
[Destrouin:] Çoua vâ pâ ? Çoua vâ pâ ? L'Archi, qui a posé sa canne et met sa perruque : Tu as un nouveau dentier, alors parle normalement. Pas ma faute : l'habitude d'être vieux. [Le Jacquot:] La machilaver, elle machilave plus. Non. J'vais opérer moi-même. Médecin, ah ! Tu parles. J'ai fait trois AVC, mon méd'cin aucun ; il consulte par ouï-dire, et quand j'lui explique, i croit pas c'que j'lui cause. [Destrouin:] Ils servent la mort à leur manière, ils cherchent à nous entretenir pour elle, en échange de sa bienveillance pour leurs pommes. [Le Jacquot:] Grâce à eux elle nous croque lentement, tout doucement, elle a plus de plaisir. L'Archi, criant et tapant violemment de sa canne : Des bêtises, tout ça ! Ce qu'il faut, c'est s'occuper des chiens ! [Destrouin:] Et du gigot. [Le Jacquot:] La fête au dentier, jourd'hui, hein ? L'Archi : Et le chihuahua qu'on nous a donné à garder hier ? Pas vu. [Destrouin:] Moi non plus. L'Archi, tapant de sa canne : Où peut bien être passée cette fichue bête ? Il fait si peu chien que les autres... Le Jacquot :...l'ont peut-être... L'Archi, fâchée : Parlez pas d'malheur, ça le fait venir ! Secouez-vous plutôt ! Cherchez ! Cherchez le chihuahua ! Cherche, cherche. L'Archi, fâchée : Ah ! J'suis bien, moi ! avec deux vieux à nourrir... Destrouin, implorant : Au gigot. L'Archi, continuant :...dont personne ne voulait plus, que j'ai recueillis, par bonté... Le Jacquot : Hééé, on travaille, quand même ! L'Archi : Faudrait pas que j'aie la bonté gratuite, en plus ! Deux ex-pézident d'la publique dont même la famille ne voulait plus entendre parler. Ah, quand on traîne trop... Le Jacquot, amer : Les miens, i m'ont tout volé et i viennent même pas m'voir. Un petit reste de tendresse peut-être... L'Archi, sèchement : Si j'avais dû recueillir tous mes anciens amants, il m'aurait fallu... bouh... le Louvre ! Mais à défaut, pour survivre, j'ai dû créer une petite entreprise. Faut qu'ça tourne. Le fric, j'le fais pas. Je l'gagne ! Toi, Destrouin, cherche, cherche le chihuahua... Destrouin, mécontent : Ah... J'aurais préféré m'occuper du gigot. [Le Jacquot:] Mais pourquoi on doit les plucher ! Y a des machines pour ça ! L'Archi, à la jeune femme : Sèche, oui ? [Destrouin:] Je cherche le chihuahua. Tu ne l'aurais pas vu, Marina ? [Marina:] Oui. L'Archi : Tes élèves ont bien bossé ? ... Ils travaillent toujours bien. L'Archi, agacée : Détaille ! Sylvain a fait du zèle pour l'entraînement au sauvetage, il n'arrêtait pas de me sauver. Albert a dû se fâcher pour avoir son tour. L'Archi : Tu autorises ça pendant les cours, des disputes ! Il ne doit pas se laisser dominer. Il défendait son droit à me sauver, après tout. L'Archi, qui réfléchissait : Soit. Eric ? Frédéric ? Après l'entrée dans l'eau juste derrière moi, ils sont passés devant tournant la tête souvent pour vérifier que je suivais. A mi-parcours, quand j'en ai donné l'ordre ils ont cédé leur place à Sylvain et Albert, sans problème : ils savent récupérer, se ménager, ils ne font plus les fous. A leur tour ils m'ont impeccablement sauvée. Je sais. L'Archi : Ils prendront bien la séparation ? Mes chiens savent qu'ils reviendront en stage régulièrement, ils ne me quittent pas, ils vont travailler. Je sais. Mais un chien éduqué par moi est à jamais avec moi... Mes chiens veillent sur la ville. Et la surveillent. Par eux, je suis partout. Virtuellement. Aucune ambition de ma part. Ah... Mais ma sœur en a deux. Brigitte, tout à l'heure, m'a photographiée nageant avec mes quatre labradors blancs, la photo souvenir avant le départ d'Eric et Frédéric. L'Archi : Ta sœur n'a pas le don, elle ne peut pas le transmettre. Pour qu'il continue d'exister, il faut que tu te continues. Je ne suis pas à son service. Je vais me chercher quelque chose à croquer. L'Archi, presque criant : Ce lycée a besoin de professeurs doués comme toi ! Il ne peut pas continuer sans son élite pédagogique ! [Destrouin:] C'est tout ce que j'ai retrouvé. Je t'assure, il n'est nulle part. Les chances de le revoir sont infinitésimales. A mon avis, il vaut mieux arrêter les recherches... Les gros l'ont bouffé, c'est sûr. Je clos l'enquête. [Le Jacquot:] Vous l'avez ? [Destrouin:] Hélas, une disparition prématurée, je le crains, est à déplorer. [Alors:] L'Archi, éclatant : Perdu ! Dévoré ! Volé ! Qu'est-ce que j'en sais ! Qu'est-ce qui est arrivé ? La réputation de cet établissement est foutue ! Qui nous confiera encore son chien pour l'éduquer ou, comme pour celui-ci, le garder tout simplement pendant une absence ? Qui ? On va vivre de quoi ? hein ? de quoi ? La vie c'est le fric, sans lui on crève tous. Je suis entourée de bons à rien. Deux archives de l'état qui les f'rait volontiers flamber dans un incendie sans crime, une enseignante qui ne se reproduit pas... Je vais le retrouver, moi, ce chihuahua, même s'il est dans les ventres de tes labradors. Je les fendrai en deux pour récupérer les morceaux et je le réassemblerai jusqu'à ce que vie s'ensuive ! [Le Jacquot:] Ah... L'Archi, plus calme : N'empêche que si Destrouin l'avait cagé convenablement hier, si Le Jacquot l'avait surveillé pendant sa garde de nuit, et si dame Marina avait bien expliqué à ses chiens que la boule de poils appartenait à leur espèce, on ne risquerait pas le chômage. [Marina:] La reine de la ville s'emparera de sa ville. [Le Jacquot:] Quoi ? [Destrouin:] Tu as vu le gigot, il est beau, hein ? [Marina:] Un gigot ? non, pas vu. [Destrouin:] Quoi ! [Le Jacquot:] Tiens, c'est vrai, il est plus sur la table... J'ai dû le rimake au frigo. [Brigitte:] Admire la peinture, [Fifine:] J'ai l'impression d'habiter dans mon portrait, tellement je suis parfaite. [Brigitte:] Elle a été épatante l'esthéticienne à maman. L'Archi, amusée, jouant le jeu : Mais qui sont ces divinités de la Renaissance italienne ? Mes arrière-arrière-j'sais plus ? O prodige ! [Fifine:] Qui l'eût cru ? Des êtres nouveaux issus de simples terriennes du XXIe siècle ! [Brigitte:] Ça a coûté mes économies. [Le Jacquot:] J'ai laissé quelques oignons à plucher. [Fifine:] Pas aujourd'hui. On est trop belles pour petits et grands boulots. [Brigitte:] Les extra-terrestres ne feront rien de terrestre. [Destrouin:] Ça tombe bien que vous ne mangiez pas, parce que, le gigot, il n'est pas dans le frigo. [Le Jacquot:] Ah... P't-être ben que j'avais laissé la f'nêtre verte, un moment, c'matin, pour aérer. [Destrouin:] Ouverte ? L'Archi, furibonde : Et y avait combien de chiens pas cagés convenablement ? [Brigitte:] E.N.T. ! C'est Alex. Il nous a aperçues tout à l'heure et il nous envoir un message de félicitations. [Fifine:] J'm'suis dit : Qui c'est, c'est qui ? Ah ! Salut les bombassent. [Brigitte:] E.N.T. ! Il écrit "les bombasses" avec e.n.t. à la fin. Il est fort en orthographe comme tante Marina. [Fifine:] Tu t'es déjà maquillée, tante Marina ? [Destrouin:] On ne maquille pas le marbre. Dis donc, Fifine, si tu pouvais j'ter un œil sur le nouveau chapitre de mes mémoires, pour le cas où j'aurais laissé passer... Brigitte : Tiens, c'est plus moi ? Fifine prend un euro de moins. [Fifine:] Je casse les prix ; je gagne des parts de marché. [Brigitte:] Attends : on crie ensemble... Brigitte et Fifine qui a compris : E.N.T. ! Je l'envoie. [Fifine:] Il répond : "Ben quoi ? [Brigitte:] Qu'est-ce qu'il a fait ? [Destrouin:] Mangé, à mon avis. [Fifine:] Manger un chihuahua ? C'est dégoûtant. [Brigitte:] Le monde est atroce. [Destrouin:] Brigitte ! On ne doit pas rire de ce qui est "atroce". [Brigitte:] Moi, je ris tout l'temps. L'Archi : Et tu as bien raison. Brigitte numéro 2 sera digne de Brigitte numéro 1. Tu es moi à ton âge, tu seras moi à mon âge. [Fifine:] Je peux pas m'imaginer Brigitte avec une canne, des rides... L'Archi : Tu crois que je m'imaginais comme ça en sortant de ma première visite à une esthéticienne ? [Brigitte:] On se fait à tout. L'Archi, ironique : Celle des autres, sans problème. Et leurs morts, j'ai l'habitude. Je n'ai pas de temps à perdre en sentimentalisme, j'ai à m'occuper des chiens. Et puis on meurt partout, même en Asie, en Afrique, chez les nè... Marina, fermement : L'Archi ! Tu dois l'dire en anglais ! Sinon, c'est raciste. L'Archi : Hein ? Ah. Oui. Quelle époque. Une époque où pullulent sur les ondes les pé... Marina, fermement : L'Archi ! Tu dois l'dire en anglais ! Sinon, tu es homophobe. C'est très mal vu en Angleterre et aux Etats-Unis. [Marina:] Et tu ne penses pas non plus... L'Archi, hypocritement : Ah ? Non plus ? Tous ceux qui cherchent un emp... Marina : Tu dois l'dire en anglais ! L'Archi :...ou qui combinent des af... Marina : En anglais ! L'Archi, éclatant : Ah ! Qu'est-ce qu'ils font encore en France tous ces Englishes d'Américains ! [Fifine:] Qu'est-ce qu'elle a ? [Brigitte:] L'Archi est une contestataire, c'est viscéral. L'Archi, ironique : Tu dois l'dire en anglais. [Destrouin:] Bon, j'peux lire mon jour-nul maintenant ? L'Archi : Il y a quelque chose de remarquable à la une ? Non. On meurt partout, on s'entretue partout, on baise partout, on fait n'importe quoi partout. Journée standard. Conforme. [Marina:] Je vais me changer. L'Archi, lui crie tandis qu'elle monte l'escalier : Et une tenue qui présente bien ! On attend des visiteurs ! Ah... [Destrouin:] Pas de... L'Archi, sèchement : Si ! [Le Jacquot:] Fini de pleurer pour jourd'hui. Elle est partie ? On en cause aux p'tites ? [Fifine:] P'tites ! L'Archi : On écoute ! [Brigitte:] Quels visiteurs ? [Le Jacquot:] On s'est bien gardé de l'avertir. [Destrouin:] Vaut mieux pas, en effet. tcetra, tcetra. Des bêtises, quoi. Faut faire attention aux gènes qu'on introduit dans la famille, je suis d'accord, mais quand un mâle a la génétique valable... un mâle est un mâle... après on s'en débarrasse. Si on n'a pas eu la connerie de se marier, allez, vite fait, sans l'maire et sans l'curé, sans avocat... La morale est sauve enfin, grosso modo -, et les nouveau-nés peuvent brailler en paix. Tout va bien. [Le Jacquot:] La vie continue. [Destrouin:] Pour eux les emmerdes commencent. L'Archi : Au lieu de se lamenter sur ce qu'est ou pas la vie, selon moi il vaut mieux ne pas la contrarier, ne pas la contredire, aller dans son sens pour ne pas la fâcher. Les filles et les garçons de la maison se sont toujours reproduits. Moi, par exemple, dont vous descendez. Ma déroge. Je ne souffrirai pas d'exception. L'hôtel-lycée canin fonctionnerait mal sans son don ; elle représente la moitié à peu près du rendement de l'affaire ; sans elle, c'est-à-dire sans lui, qu'elle doit transmette, économiquement on plonge. Et qu'est-ce que vous ferez dans la vie, les bombasses ? [Brigitte:] E.N.T. L'Archi : Quel emploi ? Pas d'argent, pas d'études sans travailler dur à côté. Vous vous en sentez capables ? ... L'Archi : Et votre mère, une avocate tête dans les nuages du droit ; si je n'étais pas là pour vous élever... Enfin, on ne peut pas compter sur elle pour les chiens non plus... Je passe la parole au Jacquot qui m'a beaucoup aidée pour la réalisation de notre projet d'avenir, il va vous en expliquer les modalités Le Jacquot, tout fier, après s'être éclairci la voix : Nous avons procédé rationnellement, comme lorsque j'étais pézident d'la publique et que j'menais le pays à la survie, à la puissance, à la gloire ! [Destrouin:] Hum, hum. [Le Jacquot:] Nous avons inscrit Ma sur des sites de rencontres internet, avec photos, et tout de suite les candidats à l'investiture ont été nombreux. Trop. On était débordés. Est vrai qu'i savaient pas d'quoi vraiment question. Le tri fut rationnel selon un protocole élaboré scientifiquement. Par moi. J'ai écarté les moches : soixante pour cent, les quelconques : trente- neuf pour cent, les biens : zéro virgule neuf pour cent. Pour les ders des ders, des compléments d'enquête indispensables, notamment pour connaître la fécondité du postulant, ont contraint à engager un détective privé. Ainsi un petit boulot a pu gagner de quoi grâce à nous. Bref, en restent deux, qui ont été convoqués pour un entretien préalable. Deux bons pères de famille qui ont, entre autres, l'un des jumeaux, l'autre des triplés. [Brigitte:] Des triplés... L'Archi : Si Ma en a trois d'un coup, des gosses, ça lui évitera d'avoir à recomencer. Ah oui. [Fifine:] Et qu'est-ce qu'on peut faire pour aider tante Ma ? [Le Jacquot:] La surveillance a permis d'établir que les enfants des postulants sont de santé remarquable et que eux-mêmes sont sans MST : on a piraté leurs cartes de sécurité sociale. [Destrouin:] Hum, hum. [Brigitte:] Donc on doit aider à l'entente cordiale entre Ma et ses... soupirants ? c'est ça ? [Fifine:] J'ai hâte de les voir. Choisis par le Jacquot et L'Archi ils doivent valoir la peine. [Destrouin:] Hum, hum. [Le Jacquot:] Ai-je été à la hauteur ? [Destrouin:] Si la jeunesse n'a pas été éduquée par ton discours, c'est qu'elle est idiote. J'ignorais que l'immoralité maquerelle était de rigueur. L'Archi : Aider Marina à aider les autres par sa reproduction, y a qu'du bon pour tout l'monde ! [Le Jacquot:] J'ai t'jours été un homme à principes. Mais quand les principes échouent, on est obligé d'avoir recours à l'absence de principes. Pas'qu'on a vraiment pu ien. [Destrouin:] Et un gigot non périmé ? [Voix de la Voisine:] Vous partez ? Je venais vous voir pour... Voix de L'Archi :...vous plaindre. Entrez. Mon bras droit et mon bras gauche seront ravis de votre visite. [La Voisine:] Messieurs, je viens me plaindre. [Le Jacquot:] Comme d'habitude. [Destrouin:] Mais comment donc, Madame, vous êtes dans le bon bureau ; je vous demande juste un instant... pour enlever mon appareil auditif. Voilà, plaignez-vous. [Le Jacquot:] Une infirmité que je n'ai pas. La seule utile. [La Voisine:] On ne peut pas tout avoir. [Le Jacquot:] Bien sûr. Chacun son joyeux lot. A vous. [La Voisine:] Ah... Aaaah... Ah ! ! !... [J’en ai marre des chiens gueulant ouah pour rien le jour la nuit ouah sur mon thé ouah sur mon bifteck ouah sur ma soupe ouah dans mon lit ouah dans ma salle de bains ouah dans ma cuisine ouah !:] J'ai mal aux oreilles j'ai mal aux dents le ouah à dents fait souffrir le mal à jambes souffrir le ouah à cheveux souffrir le ouah à bras le ouah à ongles le ouah à digestion le ouah à rots le ouah à voir le ouah à boire le ouah ! [Le Jacquot:] Remets... On en est à la compréhension et aux consolations. [Destrouin:] Oh, ma pauvre madame, comme ce doit être éprouvant. Que je vous plains ! [Le Jacquot:] Ici c'est parfaitement insonorisé. Mais je me mets un instant à votre place : quelle horreur ! [Destrouin:] Vous avez toute ma sympathie apitoyée. [Le Jacquot:] On est de tout cœur avec vous. Pour le reste, malheureusement ça ne dépend pas de nous. [La Voisine:] Votre hypocrisie me fait du bien. [Destrouin:] Une hypocrisie qui vient du cœur, Madame, croyez-le. [Le Jacquot:] On a été chefs d'état, alors sur ce chapitre on n'craint personne. Ma pauv', pauv'p'tite et si mignonne dame. [La Voisine:] Quel dommage que vous ne soyez pas jeunes, beaux et vigoureux, je crois que je me serais vite rétablie psychologiquement... Le Jacquot : On attend deux messieurs, tiens ; restez donc, ici on n'a besoin que d'un. [Destrouin:] Au point où on en est... Deux bons coups au lieu d'un résoudront nos problèmes. Non lex. Deux types canons, paraît-il. [La Voisine:] ... Je ne me sens pas la force de rentrer chez moi. [Le Jacquot:] Eh bien, restez. [Destrouin:] D'après les renseignements pris par le Jacquot, vous ne regretterez pas d'être venue vous plaindre. [L’homme:] Excusez-moi. Une vieille dame, très vieille, m'a dit d'entrer et qu'elle revenait vite... La Voisine, l'examinant, déçue, bas à Destrouin : Pas terrible. [Destrouin:] Tu avais tes lunettes pour regarder les photos ? [Le Jacquot:] Je ne le reconnais pas du tout. [L’homme:] ... J'ai peut-être eu tort de... Destrouin : Non, bien sûr que non, elle est chez elle ici. [Le Jacquot:] Et vous désirez ? [L’homme:] Je viens pour mon chien, pour qu'on lui enseigne une bonne éducation. [Le Jacquot:] Oui... c'est ce qu'il faut dire... Destrouin : Mais à nous ce n'est pas la peine. [L’homme:] Ah ?... Oui... vous êtes trop vieux. [Destrouin:] Quoi ! [La Voisine:] Il a son appareil auditif : il peut tout entendre ; confiez-vous. [L’homme:] Suis-je tombé dans une secte religieuse... ? [Le Jacquot:] Très libre, très libre. Détendez-vous. [L’homme:] Ah, tant mieux. [Destrouin:] Madame est une voisine. [Le Jacquot:] Oui, ce n'est pas elle. [L’homme:] ... Allons bon... Elle n'est pas elle, la voisine ? [Le Jacquot:] Voilà. [L’homme:] ... Et qu'est-ce qu'elle fait chez vous ? [La Voisine:] J'attends le suivant. [L’homme:] Je peux m'asseoir ?... Je suis Maximilien d'Argencourt. [Destrouin:] Pas mieux, hélas. C'est de naissance ou par accident ? Moi, c'est de vieillesse. [L’homme:] Comment ? [La Voisine:] Il n'est pas lui. Il se nomme seulement lui. [Le Jacquot:] Je ne vous reconnais pas du tout. [Maximilien:] On ne s'est jamais vus. [La Voisine:] Vous devez avoir un très bon photographe, vous me donnerez l'adresse. [Le Jacquot:] Vous êtes le guitariste ou le plombier ? [Maxi:] ... Moi ?... Je suis professeur de physique. [Destrouin:] En somme... vous venez pour un chien. [Maxi:] Oui. [Le Jacquot:] Et où est-il, le chien ? [Maxi:] Je l'ai laissé à la maison, j'ai voulu venir me renseigner d'abord, je suis venu en éclaireur. [L’homme:] L'est là le p'tit lot ? [Le Jacquot:] Ah, je l'reconnais çui-là. [L’homme:] J'ai un chien très vilain qui a b'soin de cours particuliers. [Le Jacquot:] C'est le plombier. [L’homme:] Enfin, quand j'trouve un boulot dans la plomberie. Sinon, maçon, masseur, danseur à l'heure, jardinier, boîtes de strip-tease... Destrouin : Vous êtes polyvalent. Salut, l'vieux. [Le Jacquot:] Nous nous sommes causés au telphone. [L’homme:] Ouiiii. Vous êtes le recruteur ? On m'appelle Yaya : ma famille serait d'origine allemande. [Destrouin:] Il paraît que vous êtes un bon père de famille ? [Le Jacquot:] Jamais dit ça. [La Voisine:] Moi, je m'appelle Geneviève. [Yaya:] Gigi et Yaya, une épopée en vue, comme Marilyne et Tractopelle, l'Etoile et Hugo, [Destrouin:] Et côté famille ? [Yaya:] Nombreuse. [Destrouin:] Et elle vous laisse des loisirs ? Vous vous occupez de vos enfants ? [Yaya:] J'te crois. Je veille à ce qu'ils naissent dans les meilleures conditions. [Gigi:] Ah, c'est bien. [Le Jacquot:] Genre : le coucou. [Gigi:] Ah. [Yaya:] Je rends des services à des femmes en peine dont le mari veut être vraiment père : ni médecin ni laboratoire... Dites donc, elle est moins bien que sur les photos. [Le Jacquot:] Ce n'est que la Voisine. [Yaya:] Ah oui. Bonne pour le dessert, mais pas le plat principal. [Gigi:] Et ça ne vous gêne pas de tromper des maris honnêtes ? [Yaya:] J'aide juste leurs épouses à les rendre heureux. Le ciel n'a pas béni leur union ? [Eh bien… 11:] une fois, deux fois. L'Archi rentre, l'air triomphant. [Destrouin:] Déjà ? [Le Jacquot:] Ah oui, sinon comment qu'on f'rait pour la nourr'ture ! [Destrouin:] Moi, les promesses... toutes celles que j'ai torchées quand j'étais pézident d'la publique... Le Jacquot : Ouais... L'Archi, toujours triomphante, aux visiteurs : Bonjour, je suis à vous dans une minute. Vous vous demandez pourquoi j'ai l'air si joyeuse, hein ? Eh bien, figurez-vous, j'ai retrouvé la Matra de course rouge de ma jeunesse ! [Je cherchais la camionnette:] toutes ces années sans toi, me disait-il, et enfin on est de nouveau ensemble. Je suis allée à l'hyper sans excès de vitesse, l'âge m'a rendue prudente... ou un... p't-être deux... Sur le parking de l'hyper, ce n'était plus le regard "tiens, la vieille", c'était le regard "quelle beauté ! " Je suis sûre que, grâce à elle, j'avais retrouvé mon physique d'autrefois ! Ensuite il y a eu le problème avec l'idiot, mais ça ne fait rien, je suis bien contente ! [Maximilien:] C'est une voiture de collection. L'Archi : Pourquoi "de collection" ? Est-ce que je suis "de collection", moi ? Et je suis son aînée. ... Oui... Mais... elle n'était pas unique. Pour vous, bien sûr. Mais... la production de voitures n'est jamais à l'unité... L'Archi, cassante : C'est la mienne ! [Le Jacquot:] Tu es toute décoiffée. L'Archi, joyeuse : C'est la vitesse. J'avais ouvert toutes les vitres pour la sentir par le mouvement de l'air. Je fonçais comme les nuages. Plus vite que les nuages. Tiens. Je vais mettre la noire. Je la repeigne tout de suite. [Destrouin:] Qui fait les présentations ? [Le Jacquot:] Suis occupé. L'Archi, finissant d'arranger sa perruque, crie joyeusement à Marina : J'ai retrouvé ma Matra ! [Destrouin:] Deux nouveaux clients et la Voisine que tu as déjà entendu se plaindre. [Yaya:] On voit tout de suite que c'est le plat principal. Je suis venu pour un chien très vilain qui... Marina, d'une voix basse, presque un souffle : Quel ? Comment ? L'espèce ? [Destrouin:] Eh bien oui, votre chien il est d'une espèce ? [Yaya:] Ah bon ? [Le Jacquot:] M'avez bien causé d'un berger allemand t'à l'heure ? [Marina:] Un berger allemand. Quel âge ? [Yaya:] Trente-trois ans. Bon, trente-six. [Destrouin:] Surtout pour étudier dans un lycée. [Le Jacquot:] Trois ans. [Marina:] A-t-il peur de l'eau ? [Yaya:] Peur, non. Je ne nage pas souvent souvent mais... Le Jacquot, fort : Il ne suit pas son maître dans la mer, il aboie sur le bord. [Maximilien:] Je n'ai qu'un fox-terrier à vous offrir. Quand ma femme m'a quitté elle a obstinément prétendu qu'il était à moi. Depuis il se juge maître de la maison : il occupe le canapé dans la journée, s'installe sur le lit le soir et m'aboie après si je veux me coucher, il vient manger dans mon assiette et décide des heures de sortie. C'est intenable. [Marina:] Un fox-terrier... Brigitte lui enseignera les bases. Je m'en occuperai quand il aura déjà un certain niveau. Et vous ? Quel niveau dans les études ? [Yaya:] J'suis plombier... pour le moment. [Le Jacquot:] Un berger all'mand intelligent mais autodidacte. [Marina:] Bon chien mais mauvais maître. L'Archi, bas au Jacquot : Finalement le guitariste s'en est mieux tiré. Le Jacquot me dit que Monsieur est guitariste, il pourra te jouer un peu de guitare ? [Le Jacquot:] Comment qu't'as su qu'c'étaot un guitariste ? [Destrouin:] Bon, on n'en a plus qu'un. [Maximilien:] Si seulement elle voulait bien me rendre la clef de ma Matra. [Marina:] L'Archi, il prétend que ta Matra est à lui. [Maximilien:] En fait, à mon père. Moi, je n'ai pas le sou. J'enseigne la physique. L'Archi, tranquillement : Ma Matra a des caractéristiques uniques, faites à ma demande. Je l'ai parfaitement reconnue. Qu'elle loge chez le père de ce monsieur et qu'il s'en occupe, c'est comme pour les chiens de Ma, c'est très bien, c'est très très bien. Vous savez faire démarrer une Matra sans la clef ? Non, je ne suis pas un voyou. [Yaya:] Moi, je sais. L'Archi : Ta gueule, le plombier. La Matra, je vais la garder encore un peu. En gage du paiement pour le chien, le fox-terrier. Si le papa n'est pas content, envoie-le-moi, je fais sûrement partie de ses souvenirs ! [Le Jacquot:] Tu vas manquer ton émission culturelle. [Le Présentateur:] Avec qui il couchait, Madame ? Ah ah ! Allez, allez, dites-nous tout. [Destrouin:] Ah non... J'vais voir si les chiens ont tout ce qu'il faut. [Le Présentateur:] Mais il couchait bien ou il couchait mal ? Hein ? Ah ah ! [Le Jacquot:] Je n'ai pas entendu la réponse, Destrouin a parlé d'ssus. L'Archi, furieuse : Et toi, qu'est-ce que tu viens de faire ? I faut que j'aille aider Destrouin. L'Archi, qui n'a pas entendu la réonse, furieuse : Ah, c'est facile de se cultiver ! [Le Présentateur:] Et toi, farceur, avec qui tu couches ? Ah ah ! I veut pas l'dire ! Ah ah ! [Après on s’étonne que ce soit un auteur confidentiel. Dinosaure de la culture:] L'Archi : C'est vrai, ça, pourquoi i veut pas l'dire ? [La Voisine:] Il a peut-être ses raisons. L'Archi : Comme quoi, l'idiote ? Eh ben... L'Archi : Il veut vendre ou i ne veut pas vendre. S'il veut vendre, il répond. Sinon, qu'est-ce qu'il fait dans l'émission ? [Le Présentateur:] Hugo ne couchait pas qu'avec Juliette, sur les autres vous ne détaillez pas, comment voulez-vous intéresser à la littérature ! [La Voisine:] J'crois pas. L'Archi, pas contente : Et d'abord, qu'est-ce que tu fais encore là ? Tu t'es assez plainte pour aujourd'hui. Tire-toi ! Oh ! Quelle humeur de chien ! L'Archi : Une humeur de chien que l'on empêche d'apprendre ! [Le Présentateur:] Mais c'est bourré de pédés dans ce milieu du théâtre, alors vous ne l'êtes pas ? Et vous vous étonnez des cabales ? L'Archi, couvrant la voix de celui qui répond, à Yaya et Maximilien qui se sont approchés d'elle au fur et à mesure que le vide se créait autour : Toute ma vie j'ai aimé étudier. L'étude entretient les neurones. Mais quand tu trouves enfin une bonne émission, tu es toujours dérangée. Un essai philosophique, Madame ! Oh ! Un régal rare !... Avec qui tu couches ? Ah ah ! [Maximilien:] J'vois pas l'rapport. [Le Présentateur:] On comprendrait Heidegger sans connaître sa sexualité ? On comprendrait Socrate ? Et Sartre ? Il s'envoyait des p'tites préparées pas la Simone, hein ? [Brigitte:] Oh ! C'est vrai, ça ? [Le Présentateur:] Suivez bien tous notre émission spéciale : "Histoire de la philosophie" tout à l'heure. L'Archi : Je n'y manquerai pas. Et j'espère ne pas être dérangée. [Brigitte:] Je regarderai avec toi. La philo au programme de Terminale, pour le moment elle m'endort. [Maximilien:] Là, il ne s'agit pas de dormir, c'est sûr. 14. L'Archi, sévèrement : La transmission de notre culture est difficile, jeune homme ; il faut certes avoir enterré autant de générations que moi pour bien s'en rendre compte. La vôtre ? Elle est ce qui reste quand l'océan se retire. Vous suffoquez en attendant la marée. Et en plus, sur notre côte, l'océan recule... Des falaises s'effondrent, des plages s'effacent, les glaciers fondent, les montagnes de la terre se tassent, celles de la mer sortent à la suface... Marina, tranquillement : Heureusement qu'on a à s'occuper des chiens. j'y ai mis tout ce qu'il m'restait côté finances, tout l'monde disait autour de moi : "Elle est folle, la vieille ; cette fois, c'est l'asile." Ce tout l'monde-là a été remplacé par un tout l'monde client. [J’ai travaillé:] nous sommes devenus La référence dans l'éducation canine, La référence ! [Marina:] L'Archi sait parler aux chiens. Ils la comprennent. [Pendant trois jours il a hurlé:] Apprends-moi." Il me fixait toujours. Finalement il a posé une patte contre la grille. A tout hasard, j'ai posé une main de la même façon, à tout hasard, oui... mais il a commencé à m'apprendre... Ensuite, il a été le seul chien à se promener partout sans jamais que je l'enferme. [Marina:] Le seul... jusqu'à Buonyx. [Fifine:] Quand il veut, Buonyx sait ouvrir la porte de sa cage privée ; quand il veut, il y retourne, pousse la porte qui se referme. [Brigitte:] Buonyx a reçu l'enseignement de Ma. Un jour son proprio, avec lui, la rencontre et, comme il n'y a peronne dans le coin, ce salaud veut l'agresser, la violer quoi. Ma a crié "Buonyx ! " le vrai nom de ce chien que l'proprio appelait "Rusti", il s'est libéré de sa chaîne comme elle le lui avait appris, il l'a protégée, il a attaqué le faux maître, qui en justice a prétendu que Ma criait "Les couilles ! Les couilles ! [Maximilien:] Ce n'était peut-être qu'un mauvais coucheur... Marina, tranquillement mais gaiement : Eh bien, ça a dû empirer. [Fifine:] Le type il a fait un procès à Buonyx pour qu'il soit condamné à mort. [Brigitte:] Mais maman, qui est avocate, l'a sauvé. [Fifine:] Comme quoi, elle est parfois utile. [Brigitte:] Oui, entrez, mon père, entrez. Monsieur le curé veut voir Ma. L'Archi, en bienvenue : Ça va, curé ? Vous t'nez le coup ? [La curé:] La foi me soutient. [Le curé:] Je les rencontrerai avec sérénité. Bonjour à tous. j'dis pas. A consommer avec modération. Je n'ai vraiment prié Dieu avec ferveur qu'une fois : pour lui demander de faire crever mon sixième mari, cet abominable salaud, qui m'battait : le lend'main sa voiture a dérapé et l'a expédié directo en enfer. Notre Seigneur n'y était pour rien, l'Archi. Les mauvaises raisons d'y venir peuvent être de bonnes raisons d'y être venu. L'Archi, qui ne comprend pas : Ah ? Oh oh, le superficiel l'emporterait-il sur le spirituel ? [Brigitte:] Pas du tout. L'âme chez vous, la figure chez l'esthéticienne. [Fifine:] Faut que tout le monde ait du travail. [Le curé:] Néanmoins ce n'est pas sans danger. [Fifine:] On n'sortira qu'avec Buonyx. [Le curé:] Danger... spirituel. [Fifine:] J'ai été spirituelle ? [Brigitte:] Tu t'élèves, tu t'élèves. [Le curé:] Je me suis décidé pour la bénédiction dimanche. Je rends visite aux paroissiens demandeurs pour être sûr qu'il n'y aura aucun problème. [Marina:] Ah, enfin ! [Brigitte:] Tous les chiens invités, qu'ils soient en étude ici ou chez leurs maîtres seront des anges. [Fifine:] On sera là aussi. L'Archi : Vous auriez dû attendre le 22 avril. [Marina:] Je viendrai avec mes quatre labradors blancs. Je nommerai chacun par son vrai nom, pas celui que leur donnent leurs maîtres illusoires selon un système de lettres et de calendrier ridicule. Pour les autres chiens présents je citerai leurs vrais noms sans les regarder afin que leurs maîtres illusoires ne comprennent pas. [Le curé:] ... Donc ceux des labradors ne seront pas... invités. [Marina:] Non. [Fifine:] Ou alors toute petite. [Brigitte:] Inférieure à celle de leurs chiens. [Fifine:] Je viendrai avec Buonyx. Vous voyez, vous pouvez être tranquille. [Brigitte:] Moi, avec mes propres élèves, des débutants au Cours moyen : Brittany et Armax. [Marina:] Vous risquez d'être accusé d'élitisme, mon père. [Le curé:] Je te rappelle qu'il n'y aura pas que des chiens : Madame Saugier viendra avc son cheval, Catherine Isfiard tient à venir avec ses trois chèvres, le petit Pierre avec son lapin et la Fernande, bien sûr, avec son chat, et pas dans son panier. [Marina:] Mes chiens ne regarderont même pas ces animaux. Ils n'aboieront pas. Ils ne gémiront pas. Ils attendront la bénédiction ; je le leur ai expliqué ; cela fera partie de leur savoir qui les lie à moi. [Le curé:] ... Donc ils vous suivront dans le droit chemin. Après tout l'essentiel est le chemin. Je vais vous laisser, j'ai le baptême de la petite fille des Mansart dans moins d'une heure. L'Archi, tandis qu'il se dirige vers la sortie : Dites donc, j'ai retrouvé ma Matra. Vous n'auriez pas une bénédiction pour les voitures ? Je crois qu'avec moi au volant, elle en aurait besoin. [Tous les autres:] Au revoir, Monsieur le curé. 16. L'Archi : Ça vous irait d'voir ma Matra de course, les bombasses ? [Brigitte:] E.N.T. ! L'Archi : Venez. Je vais cous commenter l'œuvre d'art comme un Officiel du Louvre. Et j'vous f'rai faire un tour. J'aurai le volant ? [Fifine:] Tu la laisseras essayer ? [Yaya:] Moi ? Volontiers, mais... L'Archi, petite marrante : Lui, il la connaît. Je te laisser parlementer du contrat avec le guitariste... Au fait tu t'appelles comment, petit ? [Maximilien:] Maximilien d'Arg... L'Archi, lui coupant la parole : Le futur célèbre guitariste Maxi ! Olé olé. Pas de blague, hein ! C'est du premier choix, garanti par Le Jacquot. Chaud, chaud, le guitariste. Chante-lui un morceau. Fais-la fondre, Maxi ! [Maxi:] Mais... vous auriez peut-être aussi voulu voir la Matra de papa ? [Marina:] ... Non, pourquoi ? [Maxi:] Eh bien... Oui, pourquoi... Je ne suis pas guitariste. [Marina:] J'avais compris... Je suis censée vous occuper avec le contrat... Le prix est élevé. Mais quand on aime son chien, rien n'est jamais trop cher. Vous aimez beaucoup votre chien, naturellement ? [Maxi:] ... J'aimais beaucoup ma femme qui avait décidé d'avoir un chien. [Marina:] Mais vous l'avez choisi ensemble ? [Maxi:] C'est-à-dire que j'étais avec elle. [Marina:] Il a subi un grave traumatisme quand elle l'a abandonné. [Maxi:] Et moi donc ! Mais ce chien ne m'a été d'aucune aide. [Marina:] ... Le pauvre. Comme il doit se sentir perdu. [Maxi:] Mais moi aussi. [Marina:] Que vous êtes égoïste. Vous ne pensez qu'à vous. Vous avez un métier sans doute, qui vous occupe ? [Maxi:] Professeur de physique. [Marina:] De physique... Ça doit être passionnant, la physique. [Maxi:] Faut bien gagner sa vie. [Marina:] Et les enfants, leur transmettre un savoir... Maxi : Des adolescents. En quantité. Y en a partout : dans la salle de classe c'est inévitable -, plein les couloirs, plein la cour. Et ça bouge, ça remue, ça braille... Marina, tranquillement : Les chiens, jamais. [Maxi:] Oh. [Marina:] Vous devriez faire comme pour les moutons : un chien pour rassembler le troupeau et veiller à l'ordre en classe... Maxi, avec grand doute : J'ai vu beaucoup de réformes scolaires, mais celle-là... Marina, déjà passée à une autre idée : J'expliquerai à votre fox-terrier comment aider à votre thérapie : il se choisira une nouvelle maîtresse. [Maxi:] Avec mon avis ? [Marina:] Soit. Votre avis sera probablement idiot, mais il en tiendra compte... Un peu. [Maxi:] Excusez-moi.... Oui, tout va bien... Ta Matra n'a rien, je me suis juste arrêté au lycée canin pour... Ange... Oui, bientôt. Mon père m'a exceptionnellement prêté sa Matra de collection pour me remonter le moral, mais il tremble en permanence... pour elle. [Marina:] Vous lui avez confié votre chien ? [Maxi:] A papa ? Non ! Il n'aime que les voitures... Marina : Oh... Il faut aller le chercher... le chien. Oui. Mais comment faire ? Ce n'est pas la porte à côté. [Marina:] Demandez à L'Archi de vous conduire... 18. L'Archi : Où je l'ai mise... ? Ah, la voilà. Au moment de démarrer, pas de clef. Heureusement que j'ai toute ma tête, je me suis souvenue que j'avais pu la poser là. Tu peux emmener Maxi chercher son chien ? L'Archi : Ah, c'est déjà fini ? Bon, eh bien je vais t'envoyer l'autre. Vous pouvez aller devant ? J'ai deux mots à dire à Ma. [Maxi:] Bien sûr. Vous me confiez la clef ? Ouais. Je vais attendre. 19. L'Archi, sévèrement à Marina : Tu as quarante ans. Qua-ran-te ! Il est temps d'être adulte, quand même ! Moi je l'ai été à treize ans. Enfin tout le monde n'est pas doué pour ça. Soit. Mais il est temps que tu prennes tes responsabilités. Tes responsabilités envers ta famille. Tes responsabilités reproductives. Pense un peu aux autres. Et à l'avenir de l'établissement. Aux chiens, qui, sans lui, seront laissés à l'état de brutes. Ces deux mâles ont été convoqués pour ça... dans ce noble but. Le Jacquot et moi les avons sélectionnés parmi des centaines. Ce sont de remarquables exemplaires : des reproducteurs de qualité. Confirmés. Alors fais pas ta bégueule et laisse-toi sauter. Pour que l'avenir soit conforme aux espérances... Allez, j'y vais. Je compte sur toi ! [Marina:] Pfff... 19. [Yaya:] L'Archi m'a viré de la voiture pour y mettre le Maxi. Elle m'a dit que vous aviez hâte de me voir. [Vous voulez voir mon « book » comme disent les mannequins ?:] Buonyx ! [Yaya:] Bon. Je te laisse du temps. J'ai l'habitude. Les femmes ont besoin de temps pour ne plus réfléchir. Une retraite s'impose. A bientôt... Poulette. [Marina:] Pfff... 20. [Le Jacquot:] N'a pas t'nu longtemps, l'plombier. [Marina:] ... Heureusement que la fenêtre de la cuisine se pousse mais ne ferme plus. [Le Jacquot:] Ah oui... J'pense jamais qu'il faut la réparer. [Marina:] Eh bien, continue d'oublier. Beau chien. [Le Jacquot:] Pour une fois qu'on me félicite presque... Ça explique pour le gigot... [Une Présentatrice:] Votre émission "Les larmes du jour" sera consacrée aujourd'hui d'abord aux pauvres pauvres malades qui se déplacent sur des fauteuils à pédales sans volant et à qui les autorités refusent des courses de compétition dans les stades. [Le Jacquot:] Que c'est triste... La Présentatrice : Oh que c'est triste. Faut faire quéqu'chose. [La Présentatrice:] Nous, les athées, nous ne nous contentons plus d'informer par les journalistes, nous déplorons. Alors, tous ensemble... Ouininin ! [Le Jacquot:] Ouininininin ! [La Présentatrice:] Oh que c'est abominable, péniiible ! [Le Jacquot:] Ouinininin ! [La Présentatrice:] Ah, plus jamais ça, quel monde affreux, que le mal est mal, que la souffrance est souffrante, que la peine est pénible. Ouinininin ! [Le Jacquot:] Ouininininin ! [La Présentatrice:] Que notre plainte exprime notre compassion, que notre compassion soutienne les malheureux, que les malheureux sachant que notre cœur bat pour eux. [Le Jacquot:] Oui. Oui. Bien. [La Présentatrice:] Votre émission "Les larmes du jour" revient dans moins d'une heure. Je compte sur vous. [Le Jacquot:] Je ferai mon possible pour être là. [Yaya:] Elle a réfléchi, la poulette ? Ah. Où qu'elle a filé ? [Le Jacquot:] Par là... Elle est en compagnie. [Yaya:] Sans le chien tout se passait bien. [Le Jacquot:] Pour qui ? [Yaya:] Pour les deux. Je veux son bonheur. [Le Jacquot:] L'Archi aussi... La conception change légèrement, mais la rebelle au bonheur reste rebelle. [Destrouin:] Bououh, je n'en peux plus. J'ai trop travaillé à suivre... Et ici, ça s'arrange ? On va retrouver la paix ? C'est fini ? [Le Jacquot:] Non, des conceptions du bonheur s'affrontent. Le Niagara file vers ses chutes. [Destrouin:] Aaah. Le travail me permettait d'oublier tout ça. Mais on ne peut pas travailler tout l'temps. [Marina:] Buonyx ! il est revenu ! [Yaya:] Revenu, non. Pas parti. L'est vraiment là, la bête ? [Marina:] C'est vous, la bête. [Yaya:] On l'est tous, ma belle. Laisse-moi t'emmener et tu verras mieux que Montmartre. [Le Jacquot:] Qui mangera qui ? [Yaya:] Toi, t'es trop belle. Je fais retraite encore une fois mais je reviendrai. [Destrouin:] Ma pauvre petite, les reproducteurs sélectionnés ne me semblent pas conformes à ton idéal. [Le Jacquot:] Je peux produire leurs références. [Marina:] Pour le plombier, je les ai même vues, ce qui s'appelle vues. [Le Jacquot:] Ah. Et elles étaient fiables, reconnais-le ? [Marina:] Oh, fiables, oui. Aucun doute. [Le Jacquot:] Tu vois. [Destrouin:] Mais... ? [Marina:] ... Vous savez que je suis catholique, moi ? [Le Jacquot:] Je croyais que c'était l'dimanche... [Destrouin:] Si l'âme s'en mêle, L'Archi va devoir lutter fort contre l'ange. L'Archi : On parle de moi ? Beau sujet, non ? [Le Jacquot:] Oh, tu es encore toute décoiffée ! L'Archi, se regardant dans la glace : C'est vrai. Tiens, repeigne-la. Je vais en mettre une autre. La brune, oui, la brune. Figurez-vous que l'on m'a volé ma Matra ! J'avais conduit jusque chez Maxi, les p'tites étaient entrées à son appel pour capturer la bête féroce qui refusait de quitter son divan, je descends pour me dégourdir les gambettes... je n'avais pas fait dix pas qu'un vieux se précipite, fait démarrer la bagnole et file avec. T'avais laissé la clef d'ssus ? L'Archi : Ben oui. Pour quelques pas... Destrouin : Maxi a appelé la police ? [Marina:] Et le chien ? L'Archi, regard noir : On est rentrés tous les cinq dans la 2 CV du guitariste... Ils t'attendent à l'entrée pour que tu examines le candidat. Ah, chic ! [Le Jacquot a fini de peigner la perruque:] 27. L'Archi, au Jacquot : Ça s'est passé comment ? [Le Jacquot:] Mal. L'Archi, furieuse : Oh, pourtant je lui ai expliqué ! Bien expliqué ! [Destrouin:] L'âme a placé son grain de sable. L'Archi : Quelqu'un a prévenu le curé ? Non. Du tout. L'âme est intervenue directement. [Le Jacquot:] Et ce n'est pas une âme arrangeante. d'une morale étroite, et la morale lui cachera l'âme. Elle pensera comme tant et tant qu'elle se débarrasse de préjugés. Qu'elle est une femme libre et que l'homme du lit est un homme libre ! Deux libertés dans la même cage. [Marina:] Vite fait, bien fait. Mon diagnostic à distance était bon... Brigitte va d'abord lui enseigner les bases. L'Archi, hypocritement : Ma pauvre petite ! Comme tu es pâle ! Pâle ? Vraiment ? [Le Jacquot:] Oh oui. L'Archi : Tu manques de vitamines. De fer. Il lui faut du fer. [Marina:] Pourtant je me sens bien. Un peu. Mais j'ai nagé ce matin pendant... Le Jacquot : Normalement ça ne te fatigue pas. Et tu recommences l'après-midi. Il faut que j'assure les cours. L'Archi : Tu exiges trop de toi. Quelques vitamines ne font de mal à personne. Je vais en mettre dans ton café, tu ne les sentiras même pas. Tu n'as pas encore bu de café ce matin ? Si. L'Archi : Eh bien une tasse de plus, bien assaisonnée de vitamines... des B, des C, des D, des E... ça va te rendre la forme de tes vingt ans. Tu te souviens de tes vingt ans ? Oui, quand même... Le Jacquot : Tu vas remonter le temps. Ça m'est arrivé à moi aussi, avec L'Archi. [Destrouin:] A moi aussi. Oh la la ! L'Archi : Oui, ma chérie, tu vas voir. Ja vais préparer le café. [Fifine:] Ma ! Ma ! Le fox est suicidaire dans sa cage ! Maximilien veut lui ouvrir et Brigitte n'arrive pas à les contrôler. [Marina:] Ah !... Un temps. L'Archi : Voilà les vitamines ! Tiens. Elle est partie ? [Le Jacquot:] Brigitte n'était pas à la hauteur... L'Archi : A la hauteur d'un fox-terrier... ce n'est pourtant pas bien haut. [Destrouin:] Pour les "vitamines", je ne suis pas d'accord. L'Archi : Et tu as une proposition constructive ? Non. Mais je ne suis pas d'accord. [Le Jacquot:] Quel rebelle. L'Archi, à Destrouin : J'ai retrouvé il y a des années le "philtre d'Yseult". Celui pour Tristan et elle. On sait qu'il opère des miracles ! Je l'ai retrouvé dans les papiers secrets de mon arrière- grand-mère. Bref, une bombe atomique mais genre constructif. Alors, le rebelle, il va se reposer dans le bureau. Que ta rebellion fasse un petit somme le temps qu'on arrange tout. Mais à table il est t'jours d'accord ! L'Archi : Ça c'est vrai ! [Destrouin:] Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites mais j'apprécie votre gigot rare- et votre camembert. [Maxi:] Madame Marina est furieuse. Elle a tout de suite compris que j'avais menti sur le nom du chien. Une rage ! Puis elle l'a calmé avec quelques sons et quelques gestes. Et elle m'a envoyé ici pour une "explication". [Le Jacquot:] Je vous plains, elle se fâche très rarement, mais alors on dirait L'Archi autrefois. [Maxi:] Eh bien... Si je pouvais filer... 31. Aboiements. Marina rentre, elle fulmine, sa beauté de marbre est en feu, elle est hors d'elle- même ou bien elle apparaît enfin telle qu'elle est vraiment ? [Marina:] Qui est-il ? Qu'est-ce que tu as fait ? Pourquoi as-tu menti ? [Maximilien:] Ça m'a semblé sans importance... Marina, s'avançant sur lui, terrible : Sans importance ! Le pauvre était perdu, dans la nuit totale. Dites donc, changez de ton ou... je m'en vais. [Marina:] Tu ne t'en iras pas, mes chiens gardent la porte. Si tu ne t'expliques pas, je les fais entrer. [Maximilien:] ... Une bêtise... Rien. [Marina:] Tu es un pervers qui torture les chiens ? Après avoir torturé ta femme, probablement. Mais elle n'aurait pas dû partir sans son chien. [Maximilien:] Mais vous déraillez... Il s'agit d'une simple bêtise... de famille... que je préférais garder pour... la famille. [Marina:] Quelle bêtise ? ! [Maximilien:] ... Il ne s'appelle pas Ange, mais... "Il répond... au joli nom... d'Aga... d'Aga... oh... d'Aga-men-non. L'Archi, ahurie : Oh... C'est pas un peu martial pour un fox-terrier ? Le chat de ma mère s'appelait Agamemnon, le cheval de mon grand-père s'appelait Agamemnon, la perruche mâle de mon arrière-grand-mère s'appelait Agamemnon... L'Archi : Avec une généalogie pareille, pas de doute qu'il soit spécial. Je ne connaissais que le premier du nom. Ah, ces Grecs... quelle décadence. [Le Jacquot:] Mais où est la bêtise ? [Maximilien:] Eh bien, selon grand-mère, il s'agit d'une réincarnation de l'animal domestique avec une progression vers l'état supérieur : le chien. [Le Jacquot:] De perruche à chien ? [Marina:] Les drôles d'idées sont peut-être les idées vraies. L'Archi, verse du café dans une tasse, à Marina : Tiens, bois. Tu en as doublement besoin après cette crise. Bon, si tu crois que c'est nécessaire. [Maximilien:] J'en boirais bien une tasse aussi. Vous êtes terrible. [Marina:] Finalement je vous trouve plutôt sympathique. L'Archi, hésitant : Mais ce café-là... Le Jacquot, intervenant brusquement : Mais si... au contraire ! Il en a plus besoin que moi. [Maxi:] Il est fort. [Le Jacquot:] ... J'ai à faire dans la cuisine. [Marina:] T'es un rigolo, toi, plutôt, hein ? [Maxi:] Oh mais j'sais m'faire respecter, faut pas croire. [Marina:] Pas des chiens. [Maxi:] Non, pas des chiens. [Marina:] Et pas des femmes. [Maxi:] Oh, pas des femmes, ah ah, faut pas croire. [Marina:] Pourquoi elle a filé la tienne, tu assurais pas, hein ? [Maxi:] Elle voulait un tas d'enfants, moi j'écope d'jà au bastringue-lycée, alors non, merci. [Marina:] Pas d'petits ? Mais t'es vraiment un minable, toi, hein ? [Maxi:] C'est vrai, mais faut pas croire, j'me blâme. [Marina:] J'crois plutôt qu't'es pas à la hauteur. [Le Jacquot:] Je vous rapporte du café, l'aut'il a r'froidi. [Maxi:] Oui, café. [Marina:] Tu as rajouté des vitamines, toi aussi ? [Le Jacquot:] Quéquezunes. Des bonnes. Allez, cul-sec. [Maxi:] Oh... Il est plus fort que l'autre. [Marina:] On sent bien les vitamines mais pas l'café. [Le Jacquot:] Permettez... mon émission... Mais faites comme si je n'étais pas là. [La Présentatrice:] Re-bienvenue dans votre émission "Les larmes du jour", l'émission qui prouve que les athées valent les chrétiens. [Le Jacquot:] On va gagner. [Marina:] Hein ? [Maxi:] Faut pas croire. [La Présentatrice:] Pensez aux pauvres pauvres malââades, tout seuls dans des murs verdâtres, harcelés par les médecins qui rigolent d'eux avec les infirmières, derrière leur dos, et, quand ils vont assez mal, devant eux. Plaignons-les. Ouinouininin ! [Le Jacquot:] Ouiouininin ! [La Présentatrice:] Tous ces gens qui vont mourir dans la sadisme médical, coupés de tous, privés de leur dignité, quelle horreur, quelle horreur ! Ouiouinin ! [Le Jacquot:] Ouinouinininin ! [Marina:] Ouinouinin ! [Maxi:] Ouinouininin ! [La Présentatrice:] Je crois que nous avons fait de notre mieux encore aujourd'hui, tous ensemble, pour l'entraide. Nous ne sommes pas de simples animaux, nous sommes des humains, et les plus humains des humains ! A demain ! [Le Jacquot:] A demain ! [Marina:] Où l'est... Versailles ? [Maxi:] J'vais r'trouver ma salope de femme. J'vais lui montrer, moi ! [Le Jacquot:] Mais non, mais non. C'est pas ça. Toi, monte dans ta chambre. Et toi, Maxi, je vais te refaire un peu d'café. Viens dans la cuisine, vite fait, vite bu. Et j'vais t'expliquer la vraie vie... et la bonne chambre ! [Destrouin:] J'en ai marre de me reposer. Si seulement c'était fini, que l'on retouve une vie tranquille... A défaut de pouvoir empêcher, on peut sûrement accélérer ?... Je les connais, [Marina:] L'est là, l'Maxi Maxi ? [Destrouin:] Maxi ! [Voix de Maxi:] Présent ! [Voix du Jacquot:] Un instant. Je finis de préparer le café et j'lui explique. [Marina:] Tonnerre de Dieu de tonnerre de Dieu ! [Destrouin:] Pour elle, ça va. Mais lui n'a pas été assez dopé, il lui faut une dose plus forte... ça traîne, ça traîne... J'vais arranger ça. [Alex:] Ben quoi ? Ah ? L'Archi : Je vais te montrer, gamin, à quoi je ressemblais à cet âge. Regarde-moi sur cette phto, c'est pas u corps de rêve en tenue sexy, ça ? Ah oui. Vous fêtiez vos anniversaires dans ce minikini... L'Archi, riant, lui envoyant un coup de coude : Mais non, pas le mien, idiot ! Ah, ben oui. L'Archi : Attends. Voilà. Toute nue. Hein ? Quelle plastique j'avais, mon mignon ! Ça t'fait bander, hein, mon cochon ? Enfin, pas si cochon qu'ça... L'Archi : Eh ben, t'as tort, j'te trouve joli joli. Tiens là, des photos de mes strip-teases. Ah, c'est très... dénudé. L'Archi : Un strip, c'est pas pour s'habiller, t'es au courant ? Vi vi vi... L'Archi : J'ai même tourné quelques films pornos, attends, je vais t'en montrer un extrait... [Destrouin:] Voilà : une cafetière dans la cuisine et une cafetière ici. [Alex:] Oh oui, j'en prendrais bien une tasse. [Destrouin:] Oh. J'crois pas qu'ce soit une bonne idée. [Alex:] Mais si, mais si. [Maxi:] Ma femme est là-haut ? Ah ah, t'vas voir, sââalope ! Faut pas croire ! [Brigitte:] Oh, donne-le-moi, Alex, j'suis crevée ! [Destrouin:] Eh ben, voilà autre chose... Le Jacquot, bas à Destrouin : Avec la dose que tu as ajoutée... L'Archi, qui est à côté, bas : Ben quoi ? On a deux Yseult. [Le Jacquot:] Il faudrait deux Tristan. Ce serait plus convenable. [Brigitte:] Oh, y a pas qu'le goût qu'est fort. [Le Jacquot:] La réaction après l'effort ! Va te reposer un instant dans ta chambre. Va... Brigitte :... Oui. [Alex:] Oh, c'est pas grave. L'Archi : Mais si, mais si. Tiens, la coupe bien pleine. Bois tout. Hop. Allez, allez, allez ! On boit !... Reste une goutte. On boit tout ! Oh, il n'est vraiment pas bon. L'Archi : Mais si, tu vas voir l'effet. [Le Jacquot:] Elle a été très vilaine avec toi, Brigitte, elle t'a fait attendre, puis elle t'a piqué ton café. [Alex:] C'est vrai, j'lui dirai c'que j'pense, moi ! [Destrouin:] Pourquoi tarder ? [Alex:] Et tout d'suite encore ! J'y vas, nom de Dieu ! J'y vas ! [Fifine:] Qu'est-ce qu'il a ? [Destrouin:] Excès de testostérone. C'est de son âge. [Le Jacquot:] Il pète la forme, ce garçon, ça se voit tout d'suite. une main l'agrippe, la porte se referme. Deux Tristan, deux Yseult... Destrouin : Mais pas placés dans l'ordre... Aïeaïeaïe. [Fifine:] Mais qu'est-ce qui se passe ? L'Archi : Le Jacquot, mets d'la musique ! Pourquoi, la musique ? [Destrouin:] Ça sert à ne pas entendre... pour ceux qui entendent bien. L'Archi : Plus fort ! [Le Jacquot:] Voilà. Comme ça ? [Fifine:] L'Archi, je ne comprends pas, qu'est-ce qui s'passe ? L'Archi, fort : Eh, c'est la vie... Fifine : C'est quoi la vie ? L'Archi : Un piège à âmes. Allons, monte le son, Le Jacquot ! [Le Jacquot:] Voilà, voilà. Comme ça ? [Fifine:] Mais pourquoi la voix de tante Marina, là-haut... ? Ah bon, la liberté a un prix ? Et qui est dans l'autre chambre ? Je ne reconnais pas la voix. L'Archi : Le Jacquot, monte la musique ! [En bas:] L'Archi : Au fait, la poseuse de questions, j'en ai une à te poser, moi. Il a quel âge, Alex ? [Fifine:] Alex ? J'sais pas au juste : trente ans pour les maths, trois pour l'orthographe, et pour la maturité... six ans. L'Archi, effondrée : Six ans ! Le Jacquot, monte la musique ! [Le Jacquot:] J'peux plus. [Fifine:] Ils sont morts l'année dernière dans un accident d'avion. Le pauvre ! Brigitte l'a bien consolé. L'Archi, cyniquement : Ça nous fait un poids de moins dans sa vie. Tout d'même, six ans ! [Le Jacquot:] Y a des prématurés dans tout : à la naissance, à la mort... donc au sexe... L'Archi : Faut chanter. Allez, tous ensemble, tous ensemble ! [Yaya:] Qu'est-ce qui s'passe ? L'Archi : Encore là, vous ? On s'amuse sans moi ? L'Archi : On ne s'amuse pas, ici, monsieur ! on assure l'avenir. J'vais les aider. J'peux pas m'ôter poulette Ma de l'idée. [Le Jacquot:] Elle est très occupée. L'Archi, criant : Buonyx ! [Yaya:] J'voulais juste aider. [Le Jacquot:] Ils se débrouillent très bien tout seuls, v's'entendez pas ? [J’aurais préféré… Le Jacquot:] Non. [Le Jacquot:] Effet intense mais pas trop long. [Marina sort de sa chambre:] elle a les cheveux drerssés sur la tête comme un porc-épic, l'air hagard, elle s'est habillée de travers jupe à l'envers, tee-shirt d'Alex qui lui est trop étroit, écharpe d'hiver autour des hanches, pas de chaussures. [Destrouin:] La retombée du septième ciel semble avoir été dure. [Le Jacquot:] Trop de bonheur nuit au bonheur. [Fifine:] Elle n'a pas l'air dans son état normal, tante Ma. [Marina:] Aïeaïeaïe. C'que c'est bas, la marche... J'peux pas r'monter mon pied... faudrait monter la marche... Destrouin, à mi-voix : Sacrées vitamines. [Le Jacquot:] Mais qu'est-ce qu'i a dans l'élixir d'Yseult ? [Destrouin:] Parmi les ingrédients, ne se seraient pas glissés haschich, alcool, marijuana, des trucs comme ça ? [Le Jacquot:] Et viagra, viagrette, des trucs qui multiplient les perform'ces sexuelles ? [Marina:] J'veux descendre. Ah... Je suis a'ivée. [Maxi:] Oh la la. Ma tête ! Ça éclate encore dedans. [Marina:] ...les pieds i s'mettent bien l'un d'vant l'aut'. Ma est très contente de vous, les pieds. [Maxi:] Mince, i z-ont mis un scalier là... ooooh... Qué vé fére ? Qué vé fére ? [Marina:] I faut met'un pied plus bas qu'l'aut'. [Maxi:] Vi aah vi vi. Ouïe ! Dur d'met'un pied en bas. Ça fé mal !... Oh, z-ont mis des marches... Marina : Cou'age. J'y suis ben arr'vée, moi. Ouïe ! [Marina:] Tombé ! Aah !... Moi, pas tombée. [Fifine:] Et dans cette chambre-là, c'était Brigitte ! [Le Jacquot:] Les apparenc'sont parfois trompeuses. L'Archi : Bon, eh bien, ils me remercieront plus tard. Je vais dans la cuisine faire ressortir Buonyx, j'crois qu'il va prendre des vacances. [Maxi:] J'aurais tell'ment voulu... Marina, à Maxi, dans un souffle :...que ce soit toi. Est-ce que tout est per- du ? [Marina:] On est à nous, quand même ! [Maxi:] A toi, seulement. [Marina:] A toi... seulement. Pour de vrai. [Maxi:] Ce n'est sûrement pas une première rencontre idéale... Marina : L'important est de... s'être rencontrés. Laissez-moi vous dire, Mademoiselle, que je suis avec vous de tout mon cœur. [Marina:] Agréez, Monsieur, mes salutations distinguées. Ah non. Ê pâ çâ ! C'est toi qui me plaît. [Le Jacquot:] J'suis tout ému ! 41. L'Archi, ressortant de la cuisine le chihuahua dans les bras vrai ou peluche : J'ai retrouvé le chihuahua ! [Destrouin:] Et le gigot ? [Le Jacquot:] Mais où il était passé ce cabot ? L'Archi : Il s'était trouvé un coin tranquille dans le bas du placard, pour déjeuner. Ah, j'suis contente ! Que des bonnes nouvelles aujourd'hui. J'ai r'trouvé ma Matra ! J'ai r'trouvé l'chihuahua ! L'puté vient de me phoner que pour l'hyper c'est arrangé ! Et on aura p't-êt'plein de bébés dans neuf mois ! Ça s'fête ! Avec de la zizique de mon temps à moi. [Yéyé yé yé Yéyé yé yé L’Archi:] Yé !
[Un homme âgé:] mêmes cheveux blonds longs, mêmes silhouettes, mêmes vêtements à la fois élégants et accrocheurs, coûteux, mode et pourtant un peu vulgaires, oh très peu. Le vieil homme a une tenue négligée. Le plus jeune, d'allure sportive, sans aucun doute adepte de la musculation, porte un costume gris strict haut de gamme. [Le vieil homme:] Apprendre le mariage de son fils après le mariage, un mois après, et le jour où il a besoin de s'installer chez moi... L'homme plus jeune, son fils, Marc, très calme : Tu as toujours dit que chez toi c'est chez moi. M. Barnabé : Oui, pas chez vous... Enfin, si... Marc, très calme : Tes rencontres avec mes compagnes antérieures m'ont laissé de cuisants souvenirs. Cette fois, j'ai évité Charybde et Scylla, j'ai navigué prudemment. Et, tu vois, je rentre au port. M. Barnabé : Vous ne devez pas circuler en ville sans être remarquées, mesdames. [La plus âgée:] M. Barnabé : Et la jeune mariée, qu'est-ce qu'elle pense de tout ça ? [La jeune:] Oh la la... M. Barnabé, ironique : Pas plus ? [Samantha:] Je disais un "oh" gêné par convenance, et "la la" parce que la maison est si belle qu'elle me donne envie de chanter. Lalala-la, lalala-la. [Marc:] C'est trop tôt. [Samantha:] Oui. M. Barnabé, incertain :... Oui... Qu'est-ce que... jusqu'à ce mariage, vous avez étudié... ?... Vingt et un ans, c'est ça ? Marc, trente-cinq. Il a eu le coup de foudre et il était beaucoup mieux que les autres, alors je n'ai pas hésiter à l'aimer. [Elisabeth:] Eh, le cœur, ça se commande pas. [Samantha:] Le grand n'est pas venu, et le petit est très bien aussi. Marc est une chance d'amour, il faut savoir saisir sa chance, il faut savoir saisir l'amour. Avec vos femmes, ce fut Roméo et Juliette ? [Marc:] Maman a joué Juliette une fois, au théâtre, mais ce n'était pas avec papa. [Elisabeth:] Je l'ai élevée à dire ce qu'elle pense. Carrément. Le fard, c'est pour les yeux. M. Barnabé, à Samantha : Et vous... Samantha : On ne se tutoie pas ? M. Barnabé : Et tu... Samantha : Moi, c'est Sa ou Sam, ou Sami. Seul Marc m'appelle Claire : mon vrai prénom.
[Le voisin:] Ne vous dérangez pas. Marc ! Depuis le temps ! Ah, ma femme sera bien contente. [Marc:] Monsieur Potasse ! Je serais allé bientôt lui présenter la mienne. Comment allez-vous tous les deux ? [Le voisin:] Ta femme ? ! M. Barnabé : Voilà : il ira. Alors, le jardin, ça pousse ? alors, ça pousse ? Le chien a bien chié, le chat a bien griffé ? Les petits pois sont verts. [Marc:] Mon épouse, Samantha, et sa maman. M. Barnabé, mécaniquement, pour se débarrasser de l'intrus : Alors ça pousse, alors ça pousse ? M. Potasse m'a appris la pêche, la chasse ; sa femme, les philosophes allemands et la tarte aux cerises. Je ne voudrais pas vous surprendre. Quand... ? [Le voisin:] Demain... venez déjeuner toi et ta femme ? Et sa maman, si elle veut. [Marc:] Avec Samantha, oui.
[Samantha:] J'ai horreur des surprises de ce genre : on est tranquille, on se croit en sécurité et un type louche entre de force chez vous... Elisabeth : Mais non, il a aidé à élever Marc, il avait hâte de le revoir, c'est tout. M. Barnabé : Je suis contre la chasse et contre la pêche. Moi aussi. M. Barnabé, curieux :... Et tu as une activité sociale outre être la femme de mon fils ? [Marc:] Elle gagne de l'argent : ça l'occupe. [Elisabeth:] Ma fille met à profit mon enseignement. Elle surpasse sa maman comme Mozart son papa. [Samantha:] Je suis Influenceuse sur internet. Je me photographie, on me filme, je discute, j'écris, et je vends. M. Barnabé, perplexe et ironique : Vous vous vendez ? [Elisabeth:] Pas plus que n'importe qui, monsieur l'ours. M. Barnabé, par provocation, à Samantha : Des photos de nus, peut-être, sirène ? [Samantha:] Pour ce que ça rapporte... j'aime mieux servir la dignité de la femme. M. Barnabé : La jalousie fait vendre ? L'envie fait acheter.
[Elisabeth:] Je viens aussi. Je vais préparer le nid. Ton vieux, il m'éner-erve !
[Samantha:] On n'allait tout de même pas aller à l'hôtel en attendant que notre appart soit prêt, alors que vous avez une si grande... et belle... maison. Et l'appartement de ma mère est très petit. J'ai un studio pas loin... M. Barnabé, souriant : Oh, Marc dans un studio, en effet... Samantha : C'est surtout que je l'ai déjà loué. [Marc:] Avec moi l'appart aurait été prêt. M. Barnabé : Ah ? [Samantha:] J'ai fait un bon placement à ton avis ? M. Barnabé : Veille à ce qu'il ne soit pas trop gentil... Samantha, battant des cils, très petite mignonne : Je te promets d'être vigilante.
[Marc:] La tienne est si simple, papa, une belle route droite. M. Barnabé : Si l'on veut. Et notre Sam ? [Samantha:] Tu pourras bientôt la lire dans mes Mémoires ; je suis en train de les terminer. M. Barnabé : Tu écris tes mémoires, à vingt et un ans ! [Marc:] Mémoires d'une jeune fille dérangée pour servir de modèle aux jeunes filles rangées. [Samantha:] Elles vont a-do-rer. J'en vendrai au moins trois cent mille.
[Samantha:] Pas du tout. Une départementale serpent de montagne. Avec torrents, cimes, neige, glacier, pluies torrentielles, soleil saharien... M. Barnabé : Oooh. Tu n'en rajoutes pas un peu dans tes Mémoires ? Ça fait plus vrai. Le mensonge donne du sel à la vérité. Et moi j'aime la vérité. Je fais ce qu'il faut pour qu'elle tienne la une.
[Elisabeth:] Un sauvage sur une mine d'or, quoi. [Samantha:] Excuse-moi, beau-papa, mais il faut que je travaille. M. Barnabé, à Elisabeth, de Samantha : Elle sait cuisiner ?... tenir une maison ?... passer l'aspirateur ?... Elisabeth, aigrement : J'ai tenu à ce que ma fille ignore tout des tâches masculines. M. Barnabé :... C'est beau de protéger ses enfants. Moi, sur ce point, pareil pour Marc... Bravo, la maman. Et quels autres services féministes lui avez-vous rendus ? [Elisabeth:] Je lui ai fait refaire le nez pour ses seize ans. Afin de lui éviter des complexes. [Samantha:] Maman a estimé qu'à la naissance je n'étais pas finie. Elle m'a finie après. M. Barnabé, hypocrite : Quel bel anniversaire ! Brâvô, lâ mââmanan... Elisabeth, bas à Samantha : Oh, il m'énerve. M. Barnabé, détaillant Samantha : Et il y a autre chose de... d'amélioré ? Juste des projets d'avenir. [Elisabeth:] Le corps est un gagne-pain... Samantha, lui coupant la parole, sans lever la tête de son smartphone :....très gagne-petit... Elisabeth : Par une belle apparence... Samantha :...on grossit les bénéfices. Sans se compromettre. M. Barnabé, faussement admiratif : Quels beaux principes éducatifs !... Brââvô lâ mââmanan ! Et l'école ? Lycée, fac ? Ooh !... Je préfère rentrer. A demain, ma chérie. Sois courageuse. M. Barnabé : Mais je voua raccompagne. Si, si. Je suis encore chez moi. [Samantha:] Voilà ! Pause.
[Samantha:] Tu as atteint ton but, beau-papa. M. Barnabé, riant : Oui... Et alors, les études ? Avec tout ce que j'ignore on peut écrire une encyclopédie. D'ailleurs on l'a fait. Brâvôô mâ mââmanan. M. Barnabé : La sirène serait donc un vrai diable ? Le beau-papa est un vrai feu-follet.
[Samantha:] Sans mon mari ? Quelle drôle d'idée. [Marc:] Il ne me manque plus que deux grands chiens, des bergers allemands, comme autrefois. Qu'en penses-tu ? Ils t'adoreront, te défendront... Samantha, sans enthousiasme : Oh, tu m'suffis, tu sais. [L’huissier:] M. Barnabé ? Une assignation au tribunal. [Marc:] Une assignation ? Qu'est-ce que tu as fait ? M. Barnabé : Rien ! Rien du tout. C'est ce sale con de maire qui a fait. Ou plutôt défait. Tu as insulté le maire ? [Samantha:] Sale con" ce n'est pas une insulte ? [Marc:] Enfin, papa, de quoi s'agit-il ? comprise de travers, il s'agit d'honneur, d'admiration, de ne pas couper les ailes du temps... [Samantha:] Continuez sans moi. Boulot, boulot. [Marc:] Raison sur quoi ? [Samantha:] Aujourd'hui la visite se limite au rez-de-chaussée et au jardin, l'étage est encore en travaux. Eh oui, ce sont les aléas d'être les premières à visiter ! [Une admiratrice:] Ah, je pourrai t'imaginer ici, donnant une réception... M. Barnabé, stupéfait : Qu'est-ce que c'est qu'ça ? [Marc:] Tu n'en as pas fini avec les explications ! [Samantha:] Cette grande salle fut projetée par mon arrière-arrière grand-père, le colonel de Beauségur, au retour de Pondichéry, ville de l'Inde où il s'était habitué à loger dans un palais de marbre rose aux statues d'or. M. Barnabé, à Samantha qui passe à côté de lui, bas : Il y a une petite vérité dans ce tas de sel ? Sa construction fut achevée par son beau-fils, dont le portrait est ici. Des meubles d'origine reste ce secrétaire, un Bolludé 1925 dont la marqueterie représente justement le port de Pondichéry. M. Barnabé, s'approchant : Ah bah... Marc, à son père : Tu ne me l'avais jamais dit. La génération suivante a laissé ce tableau de Jules Chéret : ces femmes somptueuses et légères semblent voler dans le ciel bleu et les fleurs, un incroyable ballet de femmes heureuses et qui portent le bonheur comme un enfant pour créer l'avenir. Mais aussi cette horloge napoléonienne, avec ses statuettes, du temps à gauche, de la sagesse à droite... l'ensemble d'un goût affreux à mon avis. Le reste est sans intérêt, il a été installé par beau-papa. La visite se continue par l'étonnante cuisine marquetée de...
[Marc:] Personne n'est parfait par son conjoint. M. Barnabé : Je voulais juste dire... enfin, elle vient d'arriver ici et... Ses imperfections sont nécessaires aux miennes. Et je n'ai pas ton côté vampire, je ne cherche pas à conformer les autres à ma façon de vivre et à mes idées, je n'en ai aucune envie. J'aime les regarder exister librement près de moi. M. Barnabé : Eh bien, mon fils, avec Samantha, tu ne pouvais pas trouver... mieux.
[Samantha:] Evitez seulement de photographier mon mari et mon beau-père. regarde Marc qui lui sourit. [Une jeune fille:] Tu mets ton autographe sur mon téléphone, Sami ? Là. [Seconde jeune fille:] Moi aussi, là. [Troisième jeune fille:] Et moi. [Quatrième jeune fille:] Moi, signe-moi derrière le cou. Sois gentille. Bien visible. Elle penche la tête, écarte ses cheveux pour dégager sa nuque. [Les quatre jeunes filles:] Au revoir tout l'monde.