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[MADAME LATOUR:] Là ! assez pour les rideaux ! Au canapé maintenant ! Hum ! le canapé !... C'est généralement le terrain où s'engage l'action !... Très important !... De la première escarmouche dépend presque toujours la victoire... Double ration au canapé. Ah ! dame ! je vaporise stratégiquement. Ainsi, là, tenez ! j'en mets... par acquit de conscience, parce qu'à vrai dire, quand on est arrivé à cette phase... Enfin, quand ce ne serait que des libations d'actions de grâces ! Allons, j'espère que M. Moricet, notre nouveau locataire, sera content. Je viens de lui vaporiser là pour seize francs d'Impérial Russe. Eh bien, j'aime les hommes comme ça, moi ; les hommes qui, en amour, ne regardent pas à la dépense ! D'ailleurs, y a-t-il rien d'assez cher pour une femme aimée ? Ah ! nous sommes un bien heureux sexe... Ah ! que n'ai-je eu, moi, comtesse de Latour du Nord, quand j'étais encore du noble faubourg Saint-Germain, des faiblesses pour un homme comme celui-là au lieu d'aimer un numéro de cirque... Mon mari ne m'aurait pas pincée et je ne serais pas concierge à l'heure qu'il est. Ah ! c'est loin tout ça ! ., heureux temps ! Ces parfums m'engourdissent... Je me sens tout alanguie !... à quoi bon ?... Encore si le proverbe était vrai ! "Il n'est pas de si grande dame que le muletier ne trouve son heure", dit-on ! Ah ! ouat, il n'est jamais là, le muletier ! [VOIX DE DUCHOTEL:] Madame Latour ! [MADAME LATOUR:] C'est le muletier ? [DUCHOTEL:] entrant, tenue du premier acte, son fusil dans son étui sur l'épaule gauche. — Madame Latour, vous êtes là ? [MADAME LATOUR:] Monsieur Zizi ! [DUCHOTEL:] Voilà un quart d'heure que je vous cherche... Cristi ! que ça infecte ici... Est-ce qu'il y a un chat ? [MADAME LATOUR:] Un chat ! c'est de l'Impériale Russe... [DUCHOTEL:] Pffu ! il y a de quoi tomber à la renverse. Dites donc ! voilà dix minutes que je sonne à la porte en face, chez Mme Cassagne, elle n'est pas chez elle ? [MADAME LATOUR:] Non, monsieur. [DUCHOTEL:] Comme c'est agréable, je l'ai attendue à la Maison d'Or avec un dîner pour deux... et j'ai dû le manger tout seul... Elle n'a donc pas reçu ma dépêche ? [MADAME LATOUR:] Si, monsieur. Mme Cassagne m'a dit : "Mon oncle Zizi... [DUCHOTEL:] Voilà ! C'est moi !... MADAME LATOUR. —... Mon oncle Zizi arrive aujourd'hui de sa province ; il descend chez moi ainsi qu'à l'ordinaire ; vous lui direz que si j'avais reçu sa dépêche plus tôt, je lui aurais consacré ma soirée, malheureusement j'en ai disposé ; vous lui remettrez ma clé et le prierez de m'attendre. Comme si elle n'aurait pas mieux fait de rester chez elle. [MADAME LATOUR:] Voilà la commission faite. Et à part ça, monsieur Zizi, qu'est-ce qu'on dit de neuf à Lons-le-Saunier ? [DUCHOTEL:] Ce que l'on dit de neuf à Lons-le-Saunier ? [MADAME LATOUR:] Oui ! [DUCHOTEL:] Est-ce que je sais, moi ! [MADAME LATOUR:] Comment ? je croyais que Mme Cassagne m'avait dit que si vous descendiez quelquefois chez elle... c'est que vous aviez votre habitation à Lons-le-Saunier. [DUCHOTEL:] Hein ! ah ! moi ? parfaitement ! non, j'avais compris... tiens, parbleu si, j'habite Lons-le-Saunier. [MADAME LATOUR:] Vous devez bien vous y ennuyer ? [DUCHOTEL:] Mais non... le jardin public.la musique militaire... [MADAME LATOUR:] Et puis enfin, vous venez à Paris... Pourquoi apportez- vous toujours votre fusil quand vous venez à Paris ? [DUCHOTEL:] Ça !... c'est pas un fusil, c'est un nécessaire de toilette, c'est comme ça qu'on les fait à Lons-le-Saunier. Mais dites donc, comtesse, elle est bien installée la cocotte qui habite ici... [MADAME LATOUR:] La cocotte !... Qui ça ?... Mlle Urbaine des Voitures ? Mais elle n'habite plus ici, monsieur Zizi... Nous lui avons donné congé. Oh ! monsieur, nous ne pouvions pas garder une locataire comme ça ; elle déconsidérait la maison ! Une demoiselle qui prenait des collégiens au sevrage ! Ça me fait penser qu'il faut que j'aille réclamer une des clés d'ici à son petit dernier !... Une femme, monsieur, qui n'attendait même pas qu'ils fussent bacheliers pour leur inculquer les principes de la licence !... palsambleu ! quand j'avais à lui tirer le cordon, à celle-là, mon sang de patricienne se révoltait !... [DUCHOTEL:] Vous êtes farouche, comtesse ! [MADAME LATOUR:] Pour les cocottes, oui ! Je flétris les amours vénales. Je n'ai de respect, moi, que pour les écarts des femmes honnêtes. Heureusement, depuis le départ de cette demoiselle, je puis dire hautement que la maison est irréprochable ; tous gens mariés !... et même quelques-uns ensemble. [DUCHOTEL:] Parfait ! Eau, gaz et gens mariés à tous les étages. Alors ici, les nouveaux locataires, ils sont mariés ? [MADAME LATOUR:] Lui, non, mais elle certainement, si j'en juge par le mystère et les égards dont il l'entoure. [DUCHOTEL:] Ah ! le sacripant !... et qu'est-ce qu'il est, lui ? [MADAME LATOUR:] Médecin. [DUCHOTEL:] Ah ! c'est un médecin qui se paie une femme mariée !... voyez-vous ça !... Et dire que pendant ce temps-là le mari dort sur les deux oreilles. Quelle moule !... Allons, au revoir, comtesse, je vais voir si Mme Cassagne n'est pas rentrée. [MADAME LATOUR:] C'est ça, monsieur Zizi ! Non, attendez, on monte. Ah ! mon Dieu !... ce sont les locataires d'ici, ils vont m'attraper pour vous avoir laissé entrer. [DUCHOTEL:] Eh bien, laissez-moi partir. [MADAME LATOUR:] Non !... vous vous rencontreriez. Tenez, entrez là !... Je dirai que vous êtes un parent à moi, que je vous ai fait venir pour faire l'appartement à fond. [DUCHOTEL:] Comment ! mais... [MADAME LATOUR:] Et attendez que je vienne vous délivrer. [DUCHOTEL:] Cristi ! ça sent le camphre là-dedans ! [MADAME LATOUR:] Eh bien ! ça conserve... Entrez. Ouf ! il était temps. [MORICET:] Voici le sanctuaire. Entrez, n'ayez pas peur. [LEONTINE:] Oh ! non, non, je n'ose pas. [MORICET:] Allons, voyons, est-ce donc bien terrible ?... Là, qu'est-ce qui vous fait peur ? [LEONTINE:] Ah ! c'est que si on me voyait !... [MADAME LATOUR:] Toute ma jeunesse, ça. [LEONTINE:] Une femme !... [MORICET:] Hein ! où ça ? Ça ? c'est rien du tout ! [MADAME LATOUR:] Hein ! [MORICET:] La comtesse de Latour du Nord. [LEONTINE:] Ah ?... madame ! [MORICET:] Ma concierge. [LEONTINE:] Votre concierge ? [MADAME LATOUR:] Hélas ! oui, madame, et une vraie Latour du Nord encore. [MORICET:] Oui, une Latour qui a fini par s'effondrer dans une loge de concierge... On vous racontera ça... Comtesse !... nous n'avons plus besoin de vos services. [LEONTINE:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [MORICET:] On a éternué là-dedans ! [MADAME LATOUR:] Ah ! oui, monsieur, j'avais oublié, c'est un de mes parents que j'ai prié de venir pour faire l'appartement. [MORICET:] Vous auriez dû le congédier plus tôt. [MADAME LATOUR:] Mais si Monsieur désire qu'il ne voie pas Madame... [MORICET:] C'est ça, faites vite. Tenez ! vous donnerez cent sous à votre parent pour sa peine. [MADAME LATOUR:] Ah ! Monsieur, il vous en sera bien reconnaissant. [MORICET:] Bien ! bien ! Allons, venez, belle effarouchée ! [MADAME LATOUR:] Vite, monsieur Zizi, partez ! DUCHOTEL, sortant du placard et gagnant l'avant-scène en passant devant Mme LATOUR et le canapé. — Ah ! on peut ! Oui ? ce n'est pas malheureux, je suis camphré !... Et ce n'est pourtant pas le moment. Oui, c'est bien, faites vite ! tenez, voilà pour vous ! [DUCHOTEL:] Cent sous ? [MADAME LATOUR:] De la part du docteur, pour avoir fait l'appartement. [DUCHOTEL:] Ah ! comme parent ? c'est mon pourboire. Gardez, comtesse. On ne dira pas que je ne soutiens pas ma famille. [MADAME LATOUR:] Merci ! et maintenant... [DUCHOTEL:] Voilà ! voilà !... S'arrêtant à la hauteur du lit. — A Mme LATOUR d'un air malin, indiquant la porte par laquelle sont sortis LEONTINE et MORICET. Eh ! dites donc !... Hein ? [MADAME LATOUR:] Quoi ? [DUCHOTEL:] Ils sont là ? [MADAME LATOUR:] Qui ? [DUCHOTEL:] Lui !... et la dame adultère ? [MADAME LATOUR:] Eh bien ! après ?... oui. ils sont là. [DUCHOTEL:] Ah ! ils sont là ! Ah ! ah ! ah ! ils sont là ! [MADAME LATOUR:] Pourquoi riez-vous ? [DUCHOTEL:] Pour rien !... Vous me dites : "Ils sont là..." alors quand je pense que tout à l'heure. Tra de ri dera ! Eh bien... ça me fait rire ! [MADAME LATOUR:] Oui ? Eh bien, il n'y a pas de quoi... Pauvre petite femme !... je parie que c'est son premier coup de canif. [DUCHOTEL:] Vrai ?... Un de plus sur terre, comtesse !... saluons !... Et vous, Faust et Marguerite, que Cupidon vous protège !... Moi, je suis Méphisto. Ah ! ah ! ah ! ah ! Je cours chez Dame Cassagne. [MADAME LATOUR:] C'est ça, la porte en face. [DUCHOTEL:] Oui, sur le même palier ! je connais, merci et au revoir ! [MADAME LATOUR:] Enfin ! il est parti ! J'ai cru qu'il ne s'en irait pas ! Vous pouvez venir. [MORICET:] Ce n'est pas dommage ! [MADAME LATOUR:] Vous n'avez plus besoin de moi, monsieur Moricet ? [MORICET:] Non ! merci, comtesse. [MADAME LATOUR:] Allons ! bien bonne nuit, monsieur, madame. [MORICET:] C'est ça ! vous aussi. [MADAME LATOUR:] Oh ! moi. [MORICET:] Léontine ! [MADAME LATOUR:] Dans le cas où vous auriez à m'appeler, la sonnette, là, va à ma loge. [MORICET:] Oui. Eh ! bien, faites comme la sonnette ! allez-y aussi. Léontine !... [LEONTINE:] Moricet ? [MORICET:] Enfin ! Seuls !... LEONTINE. — Ah ! Moricet, est-ce moi ! est-ce bien moi qui suis là, dans vos bras ? Léontine ! je n'ose y croire moi-même, j'ai besoin de vous regarder, j'ai besoin de vous serrer contre moi. J'ai besoin de vous... [LEONTINE:] Non ! [MORICET:] Oui !... pour me dire que c'est vous ! vous que j'ai désirée tant de jours !... [LEONTINE:] Tant de jours ? [MORICET:] Et tant de nuits donc ! [LEONTINE:] Ah ! Moricet, dites-moi que ce n'est pas une grande folie que je fais là. [MORICET:] Une folie ! mais en quoi ? en quoi ? [LEONTINE:] Mais en tout ! en tout ! en tout ! Pensez qu'à l'heure présente, je suis encore une femme honnête et que demain... [MORICET:] Mais vous le serez encore, demain ! [LEONTINE:] Ah ! vous trouvez, vous ? [MORICET:] Dame ! à moins que vous n'alliez le raconter à tout le monde. [LEONTINE:] Oh ! non. [MORICET:] Eh bien, alors ?... Mais qu'est-ce que c'est donc, je vous en prie, que l'honnêteté des femmes ? c'est l'opinion publique. Eh bien, nous n'avons qu'à ne pas la mettre au courant de nos petites affaires, l'opinion publique ! [LEONTINE:] Oh ! en voilà une morale ! [MORICET:] Comment ! est-ce que vous allez me dire que cette honnêteté-là n'est pas une convention sociale ! En quoi donc n'êtes-vous plus une femme honnête parce que vous vous donnez à celui que vous aimez, si ce n'est parce que la société vous a dit : "Vous n'aimerez pas d'autre homme que votre mari, l'amant légal que je vous concède ! " C'est elle qui a institué ce... fonctionnaire, "le mari". Mais la vérité, Léontine, la loi naturelle, c'est nous ! Le mariage n'est-il pas l'union de deux cœurs qui s'aiment ? Eh bien, alors, le vrai mari, c'est l'amant ; l'époux n'est que le mari que la société vous donne, tandis que l'amant, c'est le mari que le coeur choisit ! [LEONTINE:] Un mari en second. [MORICET:] C'est ça, un lieutenant. Ce sont toujours eux qui font la besogne. D'ailleurs à quoi bon discuter, argumenter, nous nous aimons, n'est-ce pas ? Eh bien ! que nous importe le reste !... Avez-vous donc oublié la lettre que vous m'avez écrite tantôt dans un élan généreux ? [LEONTINE:] Mais non... Je rageais !... [MORICET:] Eh bien ! dans un élan de rage généreuse... Ah ! Cette lettre qui m'a ouvert le paradis ! cette lettre... [LEONTINE:] Vous l'avez ? [MORICET:] Comment, si je l'ai ? Je la garde sur mon cœur. [LEONTINE:] Oh ! je voudrais bien la voir ! [MORICET:] La voilà ! [LEONTINE:] Oh ! Son cœur ! [MORICET:] Le cœur est partout ! Oui, la voilà, cette lettre, telle que vous l'avez écrite. [LEONTINE:] Naturellement. [MORICET:] Dans cette langue émue, grande et simple à la fois, celle qui vient de là. [LEONTINE:] Comme la lettre. [MORICET:] Mon ami." "Mon ami, je n'ai qu'une parole ; à l'heure qu'il est, il n'y a plus d'obstacle entre nous." Comme c'est concis et éloquent ! [LEONTINE:] De l'éloquence. [MORICET:] Oui. "Libre de moi-même, c'est à vous que je m'engage. [LEONTINE:] Oh ! oui, mais après, qu'est-ce que j'ai ajouté ? [MORICET:] Oh ! après... après... c'est sans importance. [LEONTINE:] Dites-vous bien que je n'agis de la sorte que parce qu'"IL" l'a bien voulu." Que parce qu'"IL"... ! [MORICET:] Oui, ça, c'est la petite concession à l'amour-propre féminin. [LEONTINE:] Ah ! vous croyez, vous ? [MORICET:] Et c'est après m'avoir écrit cela que vous voudriez revenir en arrière ?... Non, il est trop tard ! Léontine, est-ce que tout autour de nous ne nous invite pas à l'amour ?... De sa main droite, il lui a pris la taille et la faisant pivoter doucement autour dé lui, il gagne avec elle le fond de la scène. [LEONTINE:] Tiens ! c'est vrai, ça sent bon. [MORICET:] LEONTINE 1 près de la table. MORICET 2. — Voyez cette petite table à deux couverts où nous attend le souper inséparable des tendres entrevues. [LEONTINE:] Oh ! des perdreaux ! des écrevisses !... mon mari qui adore ça ! [MORICET:] Oui ? eh bien ! il n'en aura pas ! Regardez cette lumière discrète. Que de mystère et de promesses dans cette demi-darté que nous ferons plus faible encore, juste assez pour nous aimer et pas assez pour nous voir ! [LEONTINE:] Que faites-vous ? [MORICET:] Je mets la mèche à la hauteur de la situation. Et tenez, la lune elle-même se met de la partie ! La lune, cette confidente des amoureux ! [LEONTINE:] Oh ! le beau clair de lune ! [MORICET:] Oui, regardez-le, l'astre de la nuit ! [LEONTINE:] Oh ! mais vous avez un balcon. MORICET, emporté par le mouvement, sur le même ton de lyrisme. — Un balcon qui fait le tour de la maison !... Nous voilà comme Roméo et Juliette, la scène du balcon. Seulement, vue de l'intérieur. [MORICET:] C'est Roméo et Juliette pendant l'hiver. Et là, voilà le... [LEONTINE:] Oh ! Oh ! non, pas ça... pas ça ! [MORICET:] Comment, mais c'est le... [LEONTINE:] Oui, oui, oh ! non ! pas ça, pas ça ! [MORICET:] Hein ? Eh bien ! non, là, pas ça... là ! pas ça ! C'est comme en chirurgie, il ne faut pas étaler les instruments d'avance ! Allons, voyons, [LEONTINE:] Oh ! Moricet ! [MORICET:] Que vois-je ? Vous tremblez, vous pleurez !... [LEONTINE:] Ah ! Moricet... Il me semble que je me remarie. [MORICET:] Hein ! [LEONTINE:] Lui aussi, le soir de son mariage, il était là, seul, près de moi !... [MORICET:] Ah ! là !... [LEONTINE:] Et il me tenait des propos d'amour comme vous... Brusquement, repoussant MORICET et se dégageant de ses bras. Et puis, tout à coup..., le lit ! comme là et alors, dans un élan passionné... [MORICET:] Non, assez ! assez !... Oh ! lui, mon ami ! c'est dégoûtant ! [LEONTINE:] Oh ! Que n'est-il resté ce qu'il était ! Je ne serais pas là en ce moment. [MORICET:] Ah ! je vous en prie, Léontine, ne parlons pas tout le temps de votre mari... ou si vous l'avez tellement à l'esprit, du moins que ce soit pour le voir tel qu'il est aujourd'hui. [LEONTINE:] Oh ! ne me parlez pas de ça ! [MORICET:] Au contraire, je veux vous en parler, parce qu'après tout sa conduite est indigne ! [LEONTINE:] C'est vrai, le misérable. [MORICET:] Et vous auriez des scrupules ? Ah ! non ! [LEONTINE:] Non, pas de scrupules. [MORICET:] Ah ! il a une maîtresse ! [LEONTINE:] Eh bien ! moi, j'ai 'un amant ! [MORICET:] Voilà !... Et tenez ! il l'embrasse, l'infidèle. Il la serre dans ses bras !... [LEONTINE:] Serrez ! Serrez ! [MORICET:] Oui !... Il la réembrasse. [LEONTINE:] Oh ! Allez ! Allez ! [MORICET:] Oui. Si ce n'est pas indigne ! [TOUS LES DEUX:] avec une indignation l'une sincère l'autre simulée. — Oh ! [MORICET:] Et tenez !... Voilà que c'est elle, à présent, elle qui lui rend ses baisers. [LEONTINE:] Non ? [MORICET:] Si ! [LEONTINE:] Ah ! elle l'embrasse ? Eh ! bien, tiens ! tiens ! tiens ! [MORICET:] Ah ! Léontine ! toute ma vie pour ce moment d'ivresse ! [LEONTINE:] Ah !... J'ai soif ! MORICET, arpentant la scène vers la droite, touché aux larmes qu'elle puisse avoir soif. — Elle a soif ! Elle a soif ! Qu'est-ce que vous voulez boire ? N'importe quoi, du Champagne ! [MORICET:] Bon ! du Champagne ! où est-il, le Champagne ? Allons, bon ! la mère Latour a oublié le Champagne... A quoi pense-t-elle ? [LEONTINE:] Ah ! vous n'avez pas soif, vous ? [MORICET:] Il est juste au-dessus du siège où est assise LEONTINE et tout contre elle, sa figure contre la sienne dans la position d'un amoureux qui murmure des mots d'amour à l'oreille de sa belle. — Moi, non, je n'ai soif que de toi... Je n'ai soif que de ton amour. [LEONTINE:] Ah ! c'est ça, des vers ! parle, ô mon poète ! [MORICET:] Tout mon corps frissonner d'ardente volupté ! [LEONTINE:] Va ! après, après !... [MORICET:] Je n'ai fait que ces quatre-là. [LEONTINE:] Ah ! quand tu me parles en vers, je sens que je ne peux pas te résister. [MORICET:] Elle ne peut pas !... Elle ne peut pas me résister ! Qui est là ? [VOIX DE MADAME LATOUR:] C'est moi, comtesse Latour. [MORICET:] Ah ! c'est la concierge, c'est Latour. Entrez ! Eh ! bien, comtesse ! Où avez-vous eu la tête ? Vous me préparez un souper et vous ne mettez pas de Champagne ? [MADAME LATOUR:] Mais non, monsieur ! Vous m'avez dit : "Faites comme pour vous ! " ! Moi, le Champagne, ça me fait mal à l'estomac. [MORICET:] Oh ! si vous faites intervenir l'hygiène !... Est-ce qu'il y a des épanchements possibles au bordeaux ? [MADAME LATOUR:] Mais si Monsieur en veut tout de même, du Champagne, il y en a deux bouteilles dans la chambre à côté sur la dernière planche du bahut. [MORICET:] Je crois bien que j'en veux ! [MADAME LATOUR:] C'est facile ! je vais aller... [MORICET:] Non, laissez ! c'est trop haut pour vous ! J'aurai plus vite fait moi-même. Tenez un instant compagnie à Madame. [MADAME LATOUR:] Bien, Monsieur ! [MORICET:] Grisé de ton sourire, ivre de ta beauté". [MADAME LATOUR:] Ah ! voilà un homme comme il faut, M. Moricet. [LEONTINE:] Vous trouvez ? [MADAME LATOUR:] Certes, avec un homme comme ça, je comprends qu'une femme du monde se permette une faiblesse. [LEONTINE:] Pour qui dites-vous ça ? [MADAME LATOUR:] C'est une réflexion générale !... Pour moi, si vous voulez, Madame ! Pour moi, dont le grand tort a été justement de favoriser un jour un homme qui n'était pas de mon rang. [LEONTINE:] Vraiment ? [MADAME LATOUR:] Ça m'a coûté ma position dans le monde, ça, Madame !... parce que le monde, il vous pardonne une mauvaise conduite, il ne vous pardonne pas un scandale ! Mise à l'index par le faubourg Saint-Germain, chassée par mon mari... voilà où j'en suis arrivée aujourd'hui. [LEONTINE:] Pauvre comtesse ! Et qu'est-ce qu'il était donc, cet homme ? [MADAME LATOUR:] Il était dompteur... au cirque Fernando ! [LEONTINE:] Est-il possible, un dompteur ! [MADAME LATOUR:] Oh ! madame... il était si beau ! Je me rappelle encore le jour où je le vis pour la première fois : j'étais aux stalles de premières avec mon mari !... Ah ! il avait un thorax ! [LEONTINE:] Ah ! Monsieur votre mari avait... ? [MADAME LATOUR:] Hein ?... Mon mari ? non ! au contraire, lui, ça rentrait ! Non, le dompteur !... Quel gars ! il fallait le voir dans sa cage, frappant les animaux féroces, et allez donc !... Ah ! cet homme, me disais-je avec transport, ah ! comme il doit bien taper sur une femme ! [LEONTINE:] Oh ! quelle horreur !... Mais un homme qui me ferait cela à moi... ! [MADAME LATOUR:] avec le ton d'un connaisseur. — Ne parlez pas, Madame, d'une chose que vous ne connaissez pas ! Quinze jours après, ce dompteur de mon cœur me recevait mystérieusement dans une petite garçonnière aussi élégante et parfumée que celle-ci... [LEONTINE:] Il se mettait bien, votre dompteur ! [MADAME LATOUR:] Heu !... c'était à mes frais ! [LEONTINE:] Ah ? bon ! [MADAME LATOUR:] Ah ! Madame, n'ayez jamais de faiblesse pour un dompteur de chez Fernando. [LEONTINE:] Je n'en ai pas l'intention. [MADAME LATOUR:] Aussi ne saurais-je trop vous approuver d'avoir choisi un galant homme comme M. Moricet. [LEONTINE:] Mais... M. Moricet n'est pour moi rien de ce que vous croyez, madame. [MADAME LATOUR:] Oh ! pardon. Elle s'éloigne un peu à droite. — Silence. LEONTINE commence à déchiffrer le morceau — après l'avoir écouté. Bien !... Très bien !... piano là, piano ! Rubinstein fait ça piano. [LEONTINE:] Rubinstein ! vous connaissez Rubinstein ? [MADAME LATOUR:] Oh ! nous avons fait souvent de la musique ensemble. [LEONTINE:] Non !... Quand ? [MADAME LATOUR:] Oh ! avant la décadence ! Je dois dire... que depuis que je suis concierge, M. Rubinstein ne met plus les pieds chez moi !... Non. Tenez, voulez-vous me permettre, c'est à quatre mains. [LEONTINE:] Mais, très volontiers, comtesse. [MADAME LATOUR:] Merci bien, Madame, merci bien. Là ! deux mesures pour rien. [LEONTINE:] Deux mesures pour rien. [LEONTINE ET MADAME LATOUR:] Une, deux... [MORICET:] Dites donc, comtesse, j'ai bien les... Ah !... Léontine au piano avec ma concierge... Il n'y a plus de Pyrénées !... Qu'est-ce que vous faites là ? [LEONTINE:] Vous voyez, nous déchiffrons à quatre mains. [MORICET:] Tableau de genre ! voilà ! Mes compliments ! Dites donc, comtesse ? Comtesse !... eh ! bien, comtesse ! [MADAME LATOUR:] La, la, la, la, la, la, la... la, hein ? [MORICET:] Hein ? " Eh ! bien "hein ? " j'ai bien trouvé le Champagne. Mais le tire-bouchon, où est-il ? [MADAME LATOUR:] Dans le tiroir, sous les serviettes ! [MORICET:] Ah ? bon !... bien, bien ! ne. vous dérangez donc pas !... [MADAME LATOUR:] Oh ! pardon, je vais vous le chercher. [MORICET:] Non ! non ! je serais désolé de vous interrompre... Allez donc, comtesse !... allez donc, !... je ferai ça moi-même. [MADAME LATOUR:] Merci bien, monsieur Moricet, merci bien ! A [LEONTINE:] Reprenons-nous ? Non ! c'est trop difficile ! Et il y a longtemps, comtesse, que cette histoire vous est arrivée avec votre dompteur ? [MADAME LATOUR:] Oh ! il y aura douze ans... à l'Immaculée Conception. [LEONTINE:] Ça doit tout de même vous faire un drôle d'effet de se voir pincée en pareille situation. [MADAME LATOUR:] Ah ! ne m'en parlez pas !... mais ce qu'il y a de plus bête là-dedans, c'est le piège banal auquel je me suis laissée prendre. [LEONTINE:] Vraiment ? [MADAME LATOUR:] Le départ simulé, madame ! le mari qui va à la chasse ! [LEONTINE:] Hein ! [MADAME LATOUR:] Est-ce assez vieux jeu ? [LEONTINE:] A la chasse ! son mari aussi, oh ! tous les mêmes ! [MADAME LATOUR:] Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'y allait pas, à la chasse. [LEONTINE:] Parbleu ! Un prétexte pour aller chez sa maîtresse. [MADAME LATOUR:] Voilà !... Hein ? mais non, mais pas du tout. Quand un mari va chez sa maîtresse, il dit qu'il va au cercle ! c'est le cliché,, mais quand il dit qu'il va à la chasse... [LEONTINE:] Ça ne prouve pas qu'il a une maîtresse ? [MADAME LATOUR:] Non ! ça prouve qu'il se méfie de sa femme et qu'il a l'intention de revenir pour la pincer. [LEONTINE:] Ah ! mon Dieu ! [MADAME LATOUR:] Quoi donc ? LEONTINE, se levant d'un bond et descendant à l'avant-scène extrême gauche. — Ah ! mon Dieu ! mais je n'avais pas envisagé la question sous ce jour-là ! Cependant, madame... madame, quand le mari a déjà prétexté comme cela plusieurs fois qu'il allait à la chasse. Eh ! bien, ça prouve que ses premières enquêtes n'ont pas abouti et qu'il recommence. [LEONTINE:] Ah ! mon Dieu ! mais c'est affreux ! et moi qui me figurais que... Passant brusquement devant Mme LATOUR et gagnant la porte par laquelle est sorti MORICET ; l'ouvrant et appelant. Moricet ! Moricet ! [MADAME LATOUR:] Qu'est-ce qu'elle a ? [LEONTINE:] Eh ! bien, Moricet, voyons ! [MORICET:] Eh ! mais quoi donc ? Qu'est-ce qu'il y a ? [LEONTINE:] Vite, mon chapeau, mon manteau. [MORICET:] Hein ! [LEONTINE:] Je ne veux pas rester une seconde : de plus dans cet appartement. [MORICET:] Ah ! mon Dieu ! Léontine, mais qu'est-ce qui vous prend ? [LEONTINE:] Ce qui me prend ? Il me prend que vous avez abusé de ma confiance en me faisant croire à des choses que vous n'avez même pas pu me prouver. [MORICET:] Oh ! [LEONTINE:] Mais, Dieu merci ! je n'ai rien à me reprocher, je suis fidèle à mon mari. [MORICET:] Oh ! bien, par exemple. [LEONTINE:] Oui, monsieur, comme lui aussi, il m'est fidèle, le pauvre chéri ! [MORICET:] C'est trop fort ! comment ? quand il va chez sa maîtresse en vous faisant croire qu'il va à la chasse !..., [LEONTINE:] Allons donc ! vous savez bien que quand on va chez sa maîtresse, on dit qu'on va au cercle, tout le monde sait ça ! on ne dit pas qu'on va à la chasse. [MORICET:] Oh ! mon Dieu ! le cercle, la chasse !... [LEONTINE:] Non, monsieur ! la chasse, ça signifie que le mari a des soupçons sur sa femme et qu'il fait semblant de s'en aller pour revenir et la pincer. [MORICET:] Oh ! mais ou avez-vous pris ça ? [LEONTINE:] Eh ! [MORICET:] Hein ? C'est vous qui avez dit cela ? [MADAME LATOUR:] Oh ! j'ai dit... j'ai dit que très souvent... [MORICET:] Ah ! çà ! de quoi vous mêlez-vous ? qui est-ce qui vous a demandé quelque chose, à vous ? [MADAME LATOUR:] Oh ! monsieur, si j'avais pu prévoir ! [MORICET:] Latour ! prends garde. [LEONTINE:] Mais laissez donc la comtesse tranquille. Elle est en dehors de tout cela... Je veux m'en aller. Eh bien ! je veux m'en aller et voilà tout. [MORICET:] Mais jamais de la vie ! Allons, filez, vous ; allez-vous-en ! [MADAME LATOUR:] Oui, monsieur Moricet, merci bien, monsieur Moricet, merci bien ! [MORICET:] Merci bien", hou ! vieille commère, va ! Léontine ! voyons, ce n'est pas sérieux ? [LEONTINE:] Oui ? Ah. ! bien vous allez voir, si ça n'est pas sérieux. [MORICET:] Ah ! là, mon Dieu, mais qu'est-ce qui vous prend ? comment, je vous quitte tranquille... [LEONTINE:] Oui. [MORICET:] Calme. [LEONTINE:] Oui ! [MORICET:] Parfaitement disposée. [LEONTINE:] Oui... Non ! [MORICET:] Je vais chercher le tire-bouchon, et quand je reviens, crac ! changement complet, vous trépignez, vous voulez vous en aller ! [LEONTINE:] Certainement ! [MORICET:] Mais quelle bonne raison pouvez-vous donner ? [LEONTINE:] Je n'ai pas de raison à donner ! je veux m'en aller, ça suffit ! je suis libre, je suppose. [MORICET:] Mais certainement non, vous n'êtes pas libre, j'ai votre parole !... et la parole, c'est sacré !... c'est... [LEONTINE:] Oh ! c'est ça qui m'est égal. [MORICET:] D'ailleurs vous m'avez donné une mission à remplir, celle de vous venger, j'accomplirai mon ministère jusqu'au bout. [LEONTINE:] Eh ! il n'y a pas de ministère qui tienne ! [MORICET:] Dans le gouvernement, c'est possible, mais ici, ce n'est pas la même chose. [LEONTINE:] Eh bien ! vous allez voir comme vous allez me venger. [MORICET:] Léontine, voyons, Léontine !... mais c'est de la cruauté, mais je vous aime, moi. [LEONTINE:] Ha ! [MORICET:] Ah ! oui, je vous aime ! "Grisé de ton sourire, ivre de ta beauté. [LEONTINE:] Non, mon ami, non ! c'est inutile. [MORICET:] Ah ! [LEONTINE:] Oui, il y en a quatre comme ça, je les connais. [MORICET:] — Ah ! cruelle ! et vous disiez que vous ne pouviez pas me résister quand je vous parlais en vers. [LEONTINE:] Oui ! Eh bien ! maintenant, je peux, là ! je peux et la preuve... [MORICET:] avec énergie. — Léontine ! vous allez rester là ! [LEONTINE:] est tombée assise sur le canapé. — De la violence ! [MORICET:] Eh ! bien, oui, de la violence, puisqu'il faut en employer ! [LEONTINE:] Oh ! [MORICET:] Vous oubliez qu'en pénétrant sous ce toit, vous m'avez commis de ce fait le soin de votre réputation : eh bien ! j'entends la défendre jusqu'au bout, et cela même contre vous- même. [LEONTINE:] Contre moi-même ! [MORICET:] Oui, contre vous-même ! Pour vos gens, pour tout le monde, vous êtes à la campagne, chez votre, marraine. Eh bien ! vous devez y rester chez votre marraine... ! si vous ne voulez pas que tout le monde comprenne que votre marraine est une vieille balançoire, ah ! bien ! vous verrez alors les commérages. [LEONTINE:] Une fois ! deux fois ! vous ne voulez pas me laisser partir ? [MORICET:] Non ! — non ! — non ! [LEONTINE:] C'est très bien ! je passerai la nuit... sur ce canapé ! [MORICET:] Eh bien ! très bien !... et moi, sur cette chaise. [LEONTINE:] Comme vous voudrez ! [MORICET:] Ah ! Je me souviendrai de celle-là. [LEONTINE:] Oh ! pas plus que moi. [MORICET:] Une nuit d'amour passée chacun sur une chaise ! [LEONTINE:] Mais je vous en prie, ne vous dérangez pas pour moi, vous avez votre lit, couchez-vous ! [MORICET:] Eh bien ! et vous ? [LEONTINE:] Oh ! moi, moi j'irai dans la pièce à côté, il y a bien un fauteuil, une chaise longue... [MORICET:] Mais je ne le souffrirai pas, c'est vous ! vous qui prendrez cette chambre. [LEONTINE:] Moi, coucher dans votre lit ? Oh ! jamais ! [MORICET:] Mais sans moi, voyons, sans moi. [LEONTINE:] Oh ! non, mais je l'espère bien ! il ne manquerait plus que ça ! [MORICET:] Eh ! bien, alors ! [LEONTINE:] Mais sans vous, comme avec vous, le résultat serait le même. [MORICET:] Ça dépend du point de vue auquel on se place ! [LEONTINE:] Non, non !... Je m'installerai à côté sur la chaise longue et je dormirai comme ça, ou je ne dormirai pas ! ce sera ma punition. [MORICET:] Ah ! là, mon Dieu ! et tout ça pour... Oh ! cette concierge ! [LEONTINE:] Vous me donnerez seulement une couverture, quelque chose ? [MORICET:] Je veux bien... Il rejette le couvre-pied sur le pied du lit, avec mauvaise humeur — après un léger temps. Mais vous savez, vous regretterez ! [LEONTINE:] Quoi ? [MORICET:] D'abord, il fait un froid de loup là-dedans. [LEONTINE:] Allez ! allez toujours !... j'allumerai du feu. [MORICET:] Oh ! cette concierge ! [LEONTINE:] Ah ! on m'y reprendra encore. [MORICET:] si bien qu'à un moment il manque de tomber, ses pieds s'enchevêtrant dans la couverture. — A part, tout en plissant un des côtés de la couverture de façon à la contenir dans ses deux mains. — Ah bien ! merci, en voilà une scène ! Si elle croit que c'est délicat ce qu'elle fait là ! me promettre, et puis ensuite... ah non ! je suis bon garçon ! mais après tout, si elle doit faire tant d'histoires !... il y en a d'autres. Car, au fond, elle n'est pas si jolie que ça ! Oh ! il fera chaud quand on m'y reprendra. Qu'est-ce que c'est ? [MADAME LATOUR:] C'est moi, monsieur Moricet. [MORICET:] C'est encore vous ? Ah ! non. ! allez-vous-en, vous ! Merci, je vous ai assez vue. [MADAME LATOUR:] Mais, Monsieur, c'est le locataire d'à côté, votre voisin de palier, qui m'envoie vers vous. [MORICET:] Eh bien ! je m'en fiche, je ne le connais pas. [MADAME LATOUR:] Je sais bien !... seulement sa nièce vient d'avoir une attaque de nerfs et comme il sait que vous êtes médecin... [MORICET:] Eh bien ! dites-lui que je ne suis pas médecin de nuit. Et maintenant filez, n'est-ce pas ! je n'ai pas envie que vous compliquiez encore la situation. [MADAME LATOUR:] Merci, Monsieur, merci bien, je lui dirai. [MORICET:] A-t-on jamais vu ! il a de l'aplomb, ce locataire. Je me fiche de sa nièce et de son attaque de nerfs. Qu'est-ce que vous cherchez ? [LEONTINE:] Des allumettes pour allumer le feu. [MORICET:] Là, sur la cheminée. [LEONTINE:] Eh bien ! je vois bien, je ne suis pas aveugle. [MORICET:] la regarde partir, interloqué, puis descendant à gauche avec un ricanement amer. — Oh ! non, quel caractère ! Quel caractère !... Et son mari ! son pauvre mari, obligé de vivre avec elle !... je le plains. Oh ! encore ! Qu'est-ce que c'est ? [VOIX DE DUCHOTEL:] C'est moi, votre voisin. [MORICET:] Oh ! mais il m'embête ! je vais l'envoyer promener. Quoi ?... Qu'est-ce que vous voulez ? [DUCHOTEL:] Mon Dieu ! monsieur... [MORICET:] Duchotel ! On n'entre pas ! [DUCHOTEL:] Oh ! aïe ! [MORICET:] Oh ! mon Dieu ! et sa femme qui est là. [DUCHOTEL:] Mais vous me faites mal au bras ! [MORICET:] Je vous dis qu'on n'entre pas ! [DUCHOTEL:] presque au milieu de la Chambre. — Ah çà ! mais vous allez finir, n'est-ce pas ? [MORICET:] Oh ! [DUCHOTEL:] Moricet ! [MORICET:] Duchotel !... Ah ! ah ! toi ?... Elle est bien bonne ! [DUCHOTEL:] Comment, c'est toi qui habites ici ? [MORICET:] Mais comme tu vois ; je ne te l'avais pas dit ? [DUCHOTEL:] Non ! [MORICET:] Ah ! c'est que je viens de louer ce soir, voilà. [DUCHOTEL:] Ah ! mais alors, c'est toi le médecin ? [MORICET:] Mon Dieu ! oui, c'est moi le médecin, c'est moi le médecin. A part. Oh ! là, là ! pourvu que Léontine... [DUCHOTEL:] Qu'est-ce que tu as ? [MORICET:] Moi ? rien, rien... Allons, bon ! elle fait marcher la trappe de la cheminée ! [DUCHOTEL:] Qui est-ce qui est par là ? [MORICET:] Hein ? Rien ! des ramoneurs pour la cheminée ! [DUCHOTEL:] A cette heure-ci ? [MORICET:] Oui, ce sont des ramoneurs de nuit... Ça se fait la nuit maintenant. Ouf ! comme ça, elle ne sortira pas !... [DUCHOTEL:] Pourquoi pousses-tu le verrou ? [MORICET:] C'est pour la suie..., pour que la suie n'entre pas ici ! [DUCHOTEL:] Allons donc, mon cher, tu me racontes des histoires !... avoue donc que tu es en bonne fortune. [MORICET:] Moi ?... [DUCHOTEL:] Mais quoi, il n'y a pas de honte ; d'ailleurs je n'ai qu'à voir ce petit souper à deux couverts. [MORICET:] Mais non, mais non, le souper, le souper, il y était quand j'ai loué l'appartement ! [DUCHOTEL:] Mâtin ! on garnit bien les appartements... Allons ! voyons, ne fais donc pas le cachottier. D'abord on me l'a dit... que tu avais une liaison avec une femme du monde. [MORICET:] Qui ?... Qui t'a dit ? [DUCHOTEL:] Madame Latour, la concierge ! [MORICET:] La c... oh ! cette concierge ! cette concierge ! Eh bien ! oui, là, je l'avoue, je suis en bonne fortune. [DUCHOTEL:] Ah ! ah ! allons donc ! et... quelle est l'heureuse victime ? [MORICET:] Ah ! mon ami, la discrétion !... [DUCHOTEL:] Allons, voyons, à moi ? [MORICET:] Tiens ! justement, à toi. [DUCHOTEL:] Tu as peur que j'aille le dire ? [MORICET:] Oh ! non. [DUCHOTEL:] Eh ! bien, alors !... Allons, voyons ! [MORICET:] Eh bien !... c'est... [DUCHOTEL:] C'est ?... [MORICET:] Euh !... Madame Cassagne !... là ! [DUCHOTEL:] Blagueur ! [MORICET:] Parole ! [DUCHOTEL:] Allons donc !... Je suis avec elle ! [MORICET:] Hein ! [DUCHOTEL:] Oui ! enfin, tu n'as pas confiance en moi, à ton aise ! En attendant, je suis enchanté que tu sois le médecin et je t'emmène. [MORICET:] Hein ! où ça ? [DUCHOTEL:] Mais chez ta voisine, madame Cassagne, qui vient d'avoir une attaque de nerfs. [MORICET:] Hein ! tu m'emmènes chez... Oh ! et Léontine, mon Dieu ! [DUCHOTEL:] Allons, viens, c'est la porte en face !... moi, je descends chez la concierge pour l'envoyer chez le pharmacien, et je te retrouve. [MORICET:] Allons bon ! la porte qui s'agite !... [DUCHOTEL:] Dis donc, il y a ton ramoneur qui veut sortir. [MORICET:] Oui, oui ! Ça ne fait rien ! Elle va crier, il reconnaîtra sa voix. [DUCHOTEL:] Qu'est-ce qui te prend ? [MORICET:] Ne fais pas attention ! Chantant à tue-tête pendant que les cris de LEONTINE continuent et que la porte ne cesse de s'agiter. Dieu juste, à toi je m'abandonne. [DUCHOTEL:] Dieu bon, je suis à toi, pardonne ! [MORICET:] C'est ça, chante aussi. et DUCHOTEL, ayant chacun un bras sur l'épaule de l'autre, et face au public, chantant en chœur pendant que la porte s'agite. — Anges purs, anges radieux !... [DUCHOTEL:] Oui, mais tu sais, tu m'ennuies... tu m'ennuies avec tes chants ; je cours chez la concierge... Toi, tu vas chez madame Cassagne. Tu entends ce que je te dis ? MORICET sans interrompre son chant fait signe que oui. Allons, à tout à l'heure ! [MORICET:] ferme vivement la porte derrière DUCHOTEL et, dès qu'il est sorti, s'adossant anéanti au chambranle de la porte. — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quelle affaire ! [VOIX DE LEONTINE:] Ouvrez ! allez-vous ouvrir ? [MORICET:] Voilà ! voilà ! [LEONTINE:] Ah ! çà ! Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? Qu'est-ce qui vous prend de m'enfermer et de hurler à tue-tête ? | MORICET. — Oh ! hurler... Léontine ! je m'éloigne un instant, au nom du ciel ne bougez pas ! ne vous montrez pas : il y va de votre honneur ! Qu'est-ce que vous dites ? [MORICET:] Je ne peux pas vous en expliquer davantage ; si on frappe, n'ouvrez à personne, je m'en vais et je reviens. [LEONTINE:] brusquement. — Eh : bien ! qu'est-ce qu'il fait ? il s'en va ! Moricet ! Moricet ! Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-ce qu'il lui prend ? Oh ! non, non, je vais passer mon manteau et descendre demander à la concierge, il n'y a que ça à faire... Ah ! quelle nuit !... Mon Dieu ! quelle nuit !...
[LEONTINE:] DUCHOTEL, descendant en scène. — Là, des sels, de la fleur d'oranger, j'ai ce qu'il faut !... voyons si Moricet !... Je suis sûr qu'il est encore là... Oui, on remue par là. Eh ! bien, allons, voyons ! Ah ! c'est heureux !... Ciel ! mon mari !... [DUCHOTEL:] Hein ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Ah ! mon Dieu ! ça marche !... En voilà une idée de se déguiser en revenant. Prenez garde ! madame, vous allez vous brûler. Eh ! parbleu, ce doit être la femme du monde en question ! Ne craignez rien, madame ! je respecterai votre incognito !... LEONTINE s'incline sous sa couverture en signe de remerciement. Je venais savoir seulement si M. Moricet était encore là. Il est parti ? Merci, madame, c'est tout ce que je voulais savoir. Il la salue profondément. LEONTINE lui répond par une grande révérence. Désolé de vous avoir dérangée. Ah ! te voilà ! [MORICET:] Encore lui !... [DUCHOTEL:] Eh bien ? [MORICET:] Et elle !... elle devant lui ! [DUCHOTEL:] Qu'est-ce que tu as encore ? [MORICET:] Rien, rien. [DUCHOTEL:] Ah ? oui... [MORICET:] Oui, oui ! Ah ! mon Dieu ! s'il se doutait. [DUCHOTEL:] Mais dis donc ! Tu as été là-bas ? [MORICET:] Hein ? non ! heu ! oui ! oui ! [DUCHOTEL:] Quoi ? non ! oui ! Y as-tu été ? [MORICET:] Mais oui ! c'est fait, je l'ai saignée !... [DUCHOTEL:] Saignée ? mais on ne saigne pas pour cela ! [MORICET:] Non, je sais bien, mais enfin ! quand on est pressé, ça ne lui a pas fait de mal, c'est tout ce qu'il faut. Va, va, on t'attend. [DUCHOTEL:] Bon ! bon ! je te comprends : tu as hâte de... Dis donc, charmante ta conquête !... un peu couverte. [MORICET:] Oui, oui ! c'est exprès, c'est une cure ! c'est une cure ! [DUCHOTEL:] Ah ? Alors !... Allons, au revoir, heureux coquin ! [MORICET:] Au revoir ! au revoir !... [DUCHOTEL:] Madame ! A ce mot de "madame", [LEONTINE:] se lève tout d'une pièce et salue ; DUCHOTEL gagne la porte d'un pas allègre. — Gaiement à MORICET : Allons ! bonne chance, toi. [MORICET:] Merci ! [DUCHOTEL:] Eh ! dis donc !... pense à moi. [MORICET:] Je n'y manquerai pas ! Ouf !
[LEONTINE:] Parti ! Ah ! que j'ai eu peur ! je sens mes jambes qui se dérobent. MORICET, descendant en scène. — Ah ! quelle situation ! mon Dieu ! Quelle situation ! Qu'est-ce que nous allons faire à présent ? je suppose que nous allons partir, hein ? [MORICET:] Partir ! Ah ! jamais de la vie ! moins que jamais. [LEONTINE:] Comment ? vous voulez que je reste ici quand mon mari... [MORICET:] Mais justement !... Si nous partons, il peut nous rencontrer, nous voir !... tandis qu'ici, au moins, nous sommes à l'abri.. La porte est fermée à double tour, je mets la clé sur la table de nuit et personne ne peut plus entrer. [LEONTINE:] Ah ! non, non, j'aime mieux tout que ces émotions-là. [MORICET:] Allons, voyons... du courage ! Tout danger est à présent écarté ! Eh bien ! ce que nous avons de mieux à faire, c'est de tâcher de dormir jusqu'à demain matin. Alors vous pourrez sans risque réintégrer votre domicile comme une personne qui revient bien tranquillement du château de sa marraine, mais jusque-là, dormons. [LEONTINE:] Si vous croyez que je vais pouvoir dormir !... [MORICET:] Eh ! bien, tâchez ! moi, je vais essayer d'en faire autant ! Bonsoir ! [LEONTINE:] Bonsoir ! Ah ! je ne vous la pardonnerai jamais, celle-là. [MORICET:] Ah ! pfutt ! [LEONTINE:] Vous dites ? [MORICET:] Hein ? Je dis : Ah ! là, là, là, là ! [LEONTINE:] Ah ? bon.
[MORICET:] Oh, bien ! au point où nous en sommes !... Ah ! j'ai eu une fière idée de me fourrer dans ce guêpier-là. Pauvre petite femme ! elle sera très mal, couchée par là !... Enfin ! moi, je serai très bien ! Ah ! on m'y reprendra encore à vouloir subjuguer des femmes du monde. Voyons, c'est bien fermé... ? oui, pas de danger qu'on entre, je puis me coucher. Eh bien ! voilà !... on ne le dirait pas !... je suis en bonne fortune !... Moi ici, elle là-bas : ça s'appelle une intrigue d'amour. Ah ! dors, va, imbécile ! C'est ce que tu as de mieux à faire. Au surplus, ces émotions-là m'ont brisé. Au diable, les femmes du. monde ! [LEONTINE:] Tout en marchant. — Ah ! Vous êtes déjà couché, vous ! [MORICET:] Mais dame, oui !... puisque je n'ai que ça à faire. [LEONTINE:] Ah ! quand vous négligerez vos aises, vous !... pourvu que vous ne vous gêniez en rien, le reste vous est bien égal. [MORICET:] C'est... pour me dire ça que vous êtes revenue ? [LEONTINE:] Non, je suis revenue pour chercher un coussin pour mettre sous ma tête. [MORICET:] Eh bien ! vous l'avez ? [LEONTINE:] Eh ! bien, oui, je l'ai. Ah ! peu vous importe, à vous, que je passe la nuit sur une chaise longue. Monsieur est bien couché... [MORICET:] Oh ! voyons, Léontine !... [LEONTINE:] Et monsieur va dormir tranquille avec la conscience du devoir accompli. [MORICET:] Ah ! la ba da ! [LEONTINE:] Monsieur a failli perdre de réputation une femme honnête, une épouse fidèle, car enfin, sans ma bienheureuse couverture, ça y était !... j'étais surprise chez vous. J'avais beau avoir ma conscience pour moi... pour tout j'étais la femme coupable... et vous me direz que vous êtes un galant nomme... ? allons donc !... Non, mais osez donc le dire que vous êtes un galant homme ! Il dort !... oh ! indignée, elle rentre dans son appartement dont elle referme avec colère la porte sur elle. — Obscurité. — MORICET continue à dormir.
[GONTRAN:] Oh ! cristi ! qu'il fait noir !... et je n'ai pas d'allumettes. N'aie pas peur, ma petite Urbaine, c'est moi, Gontran. Elle ne répond pas... elle doit dormir. Comme c'est commode d'avoir sa clef, on peut venir à n'importe quelle heure ! Elle va être joliment contente de me voir. Oui, elle dort, je viens de l'entendre respirer avec la régularité d'une personne qui repose... Seulement, elle a l'air un peu enrhumée ; pourvu qu'elle n'ait pas peur ! Non !... je vais la réveiller par un baiser : une personne qui vous embrasse n'est jamais bien effrayante. Oh ! mais elle est fortement enrhumée. Elle a le sommeil dur. [MORICET:] Qu'est-ce que c'est ?... [GONTRAN:] Un homme ! [MORICET:] Léontine, c'est vous ? [GONTRAN:] Laissez-moi !... charivari énorme au bout duquel GONTRAN finit par glisser dans la ruelle entre le lit et le mur. [MORICET:] Qui est-ce qui est là ? Il y a un homme ici ! Ah ! mon Dieu ! où sont les allumettes ? Et Léontine ? Il est peut-être chez Léontine. [VOIX DE LEONTINE:] Qu'est-ce qu'il y a ? [GONTRAN:] Ce doit être le vieil ami d'Urbaine. Vite ! gagnons le placard.
[MORICET:] elle a une bougie allumée à la main. — Je vous dis qu'il y a un homme ! je vous dis qu'il y a un homme ! [LEONTINE:] Mais où ça ?... où ça ? est près du lit. [MORICET:] Je ne sais pas ! Cherchons ! cherchons ! [LEONTINE:] Ah ! vous me ferez mourir de peur !... Où avez-vous vu un homme ? [MORICET:] Là ! dans mon lit ! il m'a embrassé ! [LEONTINE:] Ah çà ! vous êtes fou !... vous avez eu le cauchemar ! [MORICET:] Puisque je vous dis qu'il m'a embrassé ! [LEONTINE:] Et tenez ! voyons, la porte est encore fermée à double tour, il n'est pas entré par le trou de la serrure. [MORICET:] La porte est fermée ? [LEONTINE:] Mais, dame, regardez ! [MORICET:] Ah !... elle est forte celle-là ! Voyons, je ne suis pas fou, je n'ai pas eu le délire ! J'ai bien senti enfin. [LEONTINE:] Mais non, voyons, c'est un cauchemar. [MORICET:] Un cauchemar ? [LEONTINE:] Ah ! Non ! vous savez, mon ami, ça n'est pas drôle. [MORICET:] Léontine ! Je vous demande pardon ! mais j'ai tellement cru ! Ah ! bien ! c'est égal, j'aime mieux ça. [LEONTINE:] Oui ! Eh bien, moi, j'aime mieux autre chose ! Ah ! quelle nuit ! Mon Dieu ! quelle nuit ! [MORICET:] Ah ! oui, quelle nuit ! [LEONTINE:] On a frappé ! [MORICET:] Oui. [VOIX DE BRIDOIS:] Au nom de la loi, ouvrez ! [MORICET ET LEONTINE:] Le commissaire ! [LEONTINE:] Nous sommes perdus ! [MORICET:] Ah ! mon Dieu ! cachez-vous ! [LEONTINE:] Mais où ? mais où ? Et cette chambre qui n'a pas d'issue. [VOIX DE BRIDOIS:] Ouvrez ! ou j'enfonce la porte ! [LEONTINE:] Ah ! dans le lit ! [MORICET:] Ah bien ! non ! non ! merci ! pas dans le lit ! il ne manquerait plus que ça. [LEONTINE:] Ah ! la fenêtre ! [MORICET:] La fenêtre non plus !... un deuxième étage ! [LEONTINE:] Alors où ? où ? Moricet, je vous prie... [MORICET:] Est-ce que je sais ! Mais remuez-vous donc ! voyons ! remuez-vous donc. [VOIX DE BRIDOIS:] Inutile d'essayer de fuir, nous savons que vous êtes là, ouvrez ! [MORICET:] Mais oui, mais oui ! Nous n'avons plus qu'une seule ressource, payer d'audace ! Du calme !... De la tenue !... Mon chapeau ! mon chapeau ! Et dites comme moi ! [VOIX DE BRIDOIS:] Vous ne voulez pas ouvrir de bonne volonté ? [MORICET:] C'est bien, monsieur le Commissaire ! entrez ! [LE COMMISSAIRE:] Restez là, vous autres ! [MORICET:] Et veuillez me dire en vertu de quel mandat vous forcez ma porte à pareille heure ? [BRIDOIS:] Je vais vous le dire ! Mais d'abord, pardonnez-moi, monsieur et madame, de venir vous déranger d'une façon aussi intempestive. Si le magistrat instrumente... [MORICET:] C'est bien, monsieur ! c'est bien ! [BRIDOIS:] Ceci dit, je viens, monsieur !... ou plutôt madame ! à la requête de M. votre mari, constater la présence de monsieur dans votre domicile, à cette heure avancée de la nuit ! [MORICET:] Mais, monsieur, je ne vous comprends pas, je suis marié... et madame est ma femme. [BRIDOIS:] Oui, monsieur, oui ! nous la connaissons ! On nous répond ça tous les jours ! Comme galant homme, j'approuve votre mensonge ! mais comme magistrat... Vous vous appelez ? [MORICET:] Docteur Moricet ! [BRIDOIS:] Et vous, madame ? [LEONTINE:] Moi ? [MORICET:] Mais... madame Moricet. [BRIDOIS:] Oh ! pourquoi vous entêter ? Nous savons très bien que madame n'est pas madame Moricet. [LEONTINE:] et MORICET, à part. — Dieu ! [BRIDOIS:] Madame est madame Cassagne. [MORICET ET LEONTINE:] Madame Cassagne ? [MORICET:] Madame Cassagne ! Il a dit, vous avez dit... madame Cassagne ? [LEONTINE:] Oui, oui, il a dit madame Cassagne. [MORICET:] Oh ! le bon commissaire ! Ce bon commissaire !... C'est en face, monsieur !... madame Cassagne, c'est en face ! [BRIDOIS:] En face ? MORICET, remontant près de LEONTINE, milieu de la scène. — Mais oui, monsieur ! Permettez. La concierge m'a dit : "au second, la porte à droite." Il me sembla que c'est là, ma droite. [MORICET:] Oui ! mais l'escalier va dans ce sens-là !... alors votre droite, la voilà ! [BRIDOIS:] Hein ! Oh ! monsieur, que d'excuses, je vois ce que c'est ! Je me serai retourné sur le palier, alors ma droite est devenue ma gauche. [MORICET:] Je ne vous dis pas, monsieur ! Mais on ne réveille pas les gens à pareille heure pour leur dire ça ! [BRIDOIS:] Ah ! monsieur, je suis désolé. Monsieur, madame... Continuez, je vous en prie, continuez ! [MORICET:] Continuez ! [BRIDOIS:] C'est en face ! Oh ! [LEONTINE:] Ah ! non, non ! c'est trop ! c'est trop ! [MORICET:] Léontine ! C'est trop ! [LEONTINE:] Je viens de le dire. [MORICET:] Je n'avais pas entendu. [LEONTINE:] Le commissaire, ici ! Ah ! vous mettez le comble à vos faveurs. [MORICET:] Est-ce que c'est de ma faute ! puisque c'était pour madame Cassagne ! Eh bien, je l'ai envoyé chez madame Cassagne. [LEONTINE:] Ah ! oui ! [MORICET:] Ah ! mon Dieu ! [LEONTINE:] Qu'est-ce qu'il y a ! [MORICET:] Et Duchotel qui est chez elle !... Il va se faire pincer par le commissaire. [LEONTINE:] Qu'est-ce que vous avez, voyons ! qu'est-ce que vous avez ? MORICET. — Rien ! Rien ! Ah ! le malheureux ! Furieuse. — Enfin, vous êtes content ! vous êtes content de ce qui arrive. [MORICET:] Mais non, je ne suis pas content !... Est-ce que j'ai l'air content ? [LEONTINE:] Mais si ! vous dansez ! Oh ! cet homme ! cet homme ! [MORICET:] Voyons Léontine ! mais écoutez-moi, voyons.
[DUCHOTEL:] — Au moment de s'enfuir, s'apercevant qu'il est en caleçon. — Ah ! mon Dieu ! mon pantalon ! j'ai oublié mon pantalon ! Je ne puis pas m'enfuir comme ça. Le pantalon de Moricet ! Ah ! je suis sauvé. Là ! Et maintenant je suis sauvé. [GONTRAN:] Voyons ! Je n'entends plus rien ! Mon oncle ! [DUCHOTEL:] Gontran ! [MORICET:] Quel est ce bruit ? [PREMIER AGENT:] L'homme au caleçon, le voilà ! c'est bien notre individu ! [MORICET:] Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ? [PREMIER AGENT:] Venez, vous ! [MORICET:] Qu'est-ce que vous me voulez ? Voulez-vous me laisser ! ayant fait le tour de la table de gauche pour échapper au PREMIER AGENT qui court après lui, remonte vers le fond de la scène, il est happé au passage par le DEUXIEME AGENT qui le saisit à bras-le-corps. [LES DEUX AGENTS:] Nous le tenons ! [MORICET:] Voulez-vous me lâcher ! [PREMIER AGENT:] C'est bon ! on vous apprendra à vous enfuir en caleçon par les balcons !... [MORICET:] Mais voulez-vous me lâcher ? vous êtes fous ! au secours !... au secours ! [PREMIER AGENT:] C'est bien ! vous vous expliquerez par là avec le commissaire. [LEONTINE:] Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-ce qui se passe ? [GONTRAN:] Ma tante ! [LEONTINE:] Gontran !
[MORICET:] Madame est là ? [BABET:] Oui, Monsieur, Madame est revenue de la campagne par le premier train ! [MORICET:] Ah ! elle est... ! Et Monsieur ? [BABET:] Pas encore de retour. [MORICET:] Ah ?... Eh bien !... annoncez-moi ! [BABET:] Voici Madame, Monsieur ! [LEONTINE:] Vous ! Laissez-nous. [BABET:] Oui, Madame. [LEONTINE:] Enfin, vous voilà ! [MORICET:] Ah ! Léontine, je n'ai pas osé me présenter plus tôt de peur d'éveiller les soupçons, mais Dieu sait dans quelle inquiétude j'étais depuis ce matin ! je me demandais ce que vous étiez devenue après le drame de cette nuit. [LEONTINE:] Ah ! mon ami, je crois que je ne l'ai pas su moi-même ce que je devenais... Sur le moment, j'ai perdu la tête... je ne comprenais plus ! Vous, disparu, la maison sens dessus dessous, la fenêtre grande ouverte, Gontran surgissant d'un placard !... Enfin, pourquoi, Gontran, je vous le demande ? Ah ! j'ai cru que j'avais le délire ; je me suis sauvée comme une folle, et je me suis trouvée, je ne sais comment dans la rue, tête nue... [MORICET:] Ah ! là ! mon Dieu ! [LEONTINE:] Tout le monde pouvait me reconnaître, et j'aurais marché longtemps de la sorte si je n'avais pas été rappelée à la réalité par un jeune blanc-bec qui est venu à moi et m'a dit : Madame ! j'ai vingt francs ! " — Je vous demande un peu ce que ça pouvait me faire qu'il eût vingt francs !... [MORICET:] Il cherchait peut-être de la monnaie. [LEONTINE:] N'importe, j'ai compris que je ne pouvais pas errer plus longtemps sur la voie publique. Alors, n'osant ni rentrer chez moi, ni me présenter dans un hôtel, j'ai hélé un fiacre fermé !... Ah ! mon ami, quel fiacre !... et j'ai dit au cocher : "Tournez autour de la place de l'Europe, je vous prends à l'heure ! " Il a dû me prendre pour une folle, le cocher, et nous avons tourné comme ça jusqu'au matin... Ah ! je la sais par cœur, la place de l'Europe. [MORICET:] Ma pauvre Léontine !... Au moins, vous avez bien reçu ma lettre ce matin, vous expliquant... [LEONTINE:] Oui !... Ah ! elle m'a édifiée sur la conduite de mon mari, votre lettre... Non, non, quand je pense que vous veniez me soutenir qu'un mari qui fait semblant d'aller à la chasse n'est pas un mari qui va chez sa maîtresse. [MORICET:] Moi ? Ah ! bien, elle est forte ! [LEONTINE:] Voilà où il était, M. Duchotel... chez madame Cassagne ! [MORICET:] Si ce n'était que ça ! Mais ce qu'il y a de plus raide, c'est que c'est sur moi que ça tombe !... c'est votre mari qui chasse sans permis, et c'est moi qui ai la contravention. LEONTINE, se levant et descendant, à MORICET qui est sur le devant de la scène, un peu à gauche. — Ah ! çà ! Par exemple, c'est bien de votre faute !... Puisque le commissaire vous avait vu un instant auparavant dans l'appartement à côté, vous n'aviez qu'à vous expliquer. Si vous croyez que je ne l'ai pas fait ! Ah ! bien oui ! "le commissaire ! "... si vous croyez qu'on parle comme ça au commissaire... Il m'a répondu : "Je n'ai pas à entrer dans ces détails ; je suis là pour constater des faits, non pour les raisonner. Un homme était dans cette chambre avec madame, cet homme s'est enfui sans pantalon par le balcon, on l'a rattrapé dans la même tenue ! Il se trouve que c'est vous ! Je n'ai pas à en savoir davantage et je dresse procès- verbal. Le reste regarde le juge d'instruction. [LEONTINE:] Il fallait insister ! [MORICET:] Je ne pouvais pas... il était pressé !... il allait dans le monde. [LEONTINE:] Où ça ? [MORICET:] Au bal de l'Hôtel de Ville. [LEONTINE:] Ah ! [MORICET:] Oh ! mais cela ne se passera pas comme ça ! je vais de ce pas chez le commissaire ; je lui fais convoquer Duchotel et une fois en présence tous les deux, qu'ils se débrouillent. [LEONTINE:] Absolument ! [MORICET:] Tiens ! c'est vrai ! Pourquoi est-ce que je me dévouerais ? Nous aurions été surpris ensemble, nous deux, est-ce que votre mari se serait dévoué pour nous ? Non ! Eh ! bien, alors ! [LEONTINE:] C'est très juste ! Quant à moi, je sais ce qu'il me reste à faire : le divorce ! [MORICET:] Quoi !... vous voulez... ? [LEONTINE:] Parfaitement !... personne ne sait rien de mon escapade d'hier !... j'ai donc le beau rôle !... Et pour commencer, comme je ne veux pas qu'il reste la moindre trace de mon équipée, vous, vous allez me rendre ma lettre. [MORICET:] Quoi !... votre lettre !... vous exigez ?... [LEONTINE:] Parfaitement ! [MORICET:] Oh ! tout ce que j'avais pu obtenir de vous ! Enfin ! Allons bon !... où l'ai-je mise ? Ah ! mon Dieu ! [LEONTINE:] Quoi ? [MORICET:] Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! [LEONTINE:] Mais quoi ? [MORICET:] Elle est dans mon pantalon ! [LEONTINE:] Hein ? [MORICET:] Dans la poche de mon pantalon ! C'est votre mari qui la promène dans mon pantalon ! [LEONTINE:] Ah ! bien !... Nous sommes bien ! [MORICET:] Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ? [LEONTINE:] Ah ! non, non, vous le feriez exprès que vous ne réussiriez pas mieux ! [MORICET:] Est-ce que je pouvais prévoir que votre mari prendrait moi pantalon ? [LEONTINE:] Ah ! vous ne prévoyez jamais rien !... Et s'il l'a trouvée maintenant, cette lettre ?... s'il l'a lue ? [MORICET:] Oh ! comment voulez-vous ? il sait très bien que le vêtement ne lui appartient pas, il n'aura pas l'indiscrétion... [LEONTINE:] Est-ce qu'on sait ? MORICET, sur le devant de la scène. — Ah !... Eh, ! bien, alors, vous êtes femme, vous trouverez une explication. Ah ! oui !... quoi ?... [MORICET:] Eh bien ! par exemple que le... que la... [LEONTINE:] Merci ! [MORICET:] Quelque chose comme ça ! [LEONTINE:] Ah ! tenez, laissez-moi !... Vous ne faites que des maladresses ! [MORICET:] C'est ça !... Eh bien, si vous permettez, je vais aller jusque chez le commissaire, c'est l'heure où il m'attend. [LEONTINE:] Oui, allez, allez ! [MORICET:] Pourvu qu'il soit revenu du bal de l'Hôtel de Ville. [LEONTINE:] Non, non, cet homme-là est exaspérant avec son imprévoyance. Enfin, quand on a une lettre de femme, une lettre qui peut la compromettre, on ne la fourre pas dans la poche de son pantalon. Il n'est pas difficile de se dire : "Qu'est-ce qui arrivera, si le mari met mon pantalon ? " Enfin, ça saute aux yeux !... Mais non, il ne réfléchit à rien ! Qu'est-ce que je raconterai à mon mari s'il a trouvé la lettre ? "Que le... que la..." comme dit Moricet, ça ne suffira pas et je perdrai une partie quel j'aurais eue si belle, pour une pareille inconséquence ! Oh ! non, non, c'est impossible ! [BABET:] Madame, je viens d'apercevoir Monsieur qui descend de voiture. [LEONTINE:] Monsieur ? Eh bien, allez lui ouvrir. Oh ! je verrai bien tout de suite s'il a pris connaissance de ma lettre ; et si, par bonheur, il ne sait rien, ah ! ah ! ah ! nous nous amuserons, monsieur Duchotel !... Je vais vous laisser patauger ! [BABET:] Voilà Monsieur, Madame ! [DUCHOTEL:] dans la tenue du premier acte, à l'exception du pantalon qui est celui de MORICET au deuxième acte, son fusil dans son étui à l'épaule. — Il a dans les mains une énorme bourriche qu'il tient afin de bien la faire voir, bras tendus et à hauteur de sa tête. — Madame !... où est Madame ? [LEONTINE:] Toi ! déjà ? [DUCHOTEL:] Ah ! Léontine ! ma Léontine ! [LEONTINE:] Il ne sait rien ! Et tu n'as pas été trop fatigué par ta chasse ? [DUCHOTEL:] Ah ! pas du tout !... pas du tout !... au contraire ! [LEONTINE:] Ah ! j'en suis bien aise ! [DUCHOTEL:] Nous avons fait une chasse superbe ! [LEONTINE:] Ah ? [DUCHOTEL:] Figure-toi, depuis sept heures du matin... [BABET:] Monsieur n'a pas eu froid ? [DUCHOTEL:] Non ! j'étais au chaud ! [LEONTINE:] Tu étais au chaud ? [DUCHOTEL:] J'étais au chaud... dans mes vêtements ! alors !... C'est égal, vois- tu, j'avais hâte de revenir !... c'est drôle, quand je suis loin de toi... ! Cassagne voulait absolument me garder, tu sais ? [LEONTINE:] Vraiment ? [DUCHOTEL:] Mais je n'ai rien voulu entendre !... Je lui ai dit : "Nous avons chassé cinq heures... ça suffit !... moi, je retourne auprès de ma petite femme adorée ! [LEONTINE:] Comédien, va ! [DUCHOTEL:] Oh ! si tu savais quelle chasse nous avons faite ! Il faisait un temps ! [LEONTINE:] Oui ! oui !... C'est sans doute pour cela que tu as changé de pantalon ? [DUCHOTEL:] Hein !... Euh !... Oui... précisément ! Ah ! Tu t'es aperçue ? Les femmes voient tout ! [LEONTINE:] Il est un peu grand ! [DUCHOTEL:] Il est un peu grand. Figure-toi, j'étais trempé, alors Cassagne, ce brave ami Cassagne m'a dit : "Tu ne peux pas garder ce pantalon-là, je vais te prêter un des miens ! [LEONTINE:] Ah ! ah ! c'est ça ! [DUCHOTEL:] C'est ça, oui, oui... Il n'est pas tout à fait à ma taille ! Mais, n'est-ce pas, plutôt que d'attraper mal... Allez donc me chercher le pantalon que je mets tous les jours. [BABET:] Oui, Monsieur. [DUCHOTEL:] Oh ! mais quelle belle chasse !... non, tu n'as pas idée... [LEONTINE:] elle est bien face à lui, les deux coudes sur la table et ses deux mains croisées sous son menton. — Oui-da ! [DUCHOTEL:] Et puis, tu sais, je me suis distingué ; j'ai été étonnant ! J'ai fait un certain doublé... [LEONTINE:] Un doublé ! ah ! [DUCHOTEL:] Oh ! figure-toi, un chevreuil à gauche qui filait comme ça et qui, en passant, fait lever un coq de bruyère... pan, pan, vlan !... Ah !... j'ai tué Cassagne ! [LEONTINE:] Tu as tué Cassagne ? [DUCHOTEL:] Hein !... Oui... enfin, je l'ai stupéfié ! [LEONTINE:] Ah, bon !... Et le gibier ? est-ce que tu l'as tué aussi ?... [DUCHOTEL:] Mais, naturellement !... les deux, ma chère !... c'est bien pour ça que Cassagne... [LEONTINE:] a été tué ! [DUCHOTEL:] A été... Hein ?... oui... oh ! mais il faut que je te montre tout ce que j'ai rapporté ! Tu n'as pas une paire de ciseaux ? [LEONTINE:] Mais comment donc ! Je vais t'en chercher. Je suis trop curieuse de voir le résultat de ta chasse ! [DUCHOTEL:] Oh ! tu verras ! [LEONTINE:] Tartuffe, va ! DUCHOTEL, descendant tout à fait à l'avant-scène. — Ouf ! j'ai un poids de moins ! J'avoue que j'étais dans des transes en venant ici. C'est égal, je crois que l'histoire de mon doublé n'a pas fait mal dans le tableau... c'était bien couleur locale... Cette bourriche aussi est bien dans la note !... Quarante francs !... chez Chevet !... J'ai dit au vendeur... ou plutôt j'ai crié au vendeur, parce qu'il était sourd comme un pot : Faites-moi un joli choix de gibier, poil et plume, le tout empaqueté dans une bourriche !..." Il m'a soigné ça !... Au fait, où est donc la note ?... L'écriture de ma femme, ce n'est pas ça. Ah ! voilà la facture ! Inutile de laisser traîner des pièces compromettantes ! Eh ! bien, où est-elle, cette bourriche ?... J'avoue que j'ai hâte d'en voir le contenu. [DUCHOTEL:] Mais la voilà, chère amie, tu y trouveras toute ma chasse. [LEONTINE:] Tu es sûr que c'est bien ta chasse que j'y trouverai ? [DUCHOTEL:] Comment, si j'en suis sûr !... Mais, dame ! voyons... [LEONTINE:] C'est que tu me fais l'effet d'un monsieur qui n'y a pas été du tout, à la chasse. [DUCHOTEL:] Allons ! bien, ça va te reprendre comme hier... Voyons, quand je te raconte mes exploits cynégétiques !... quand je te rapporte du gibier plein cette bourriche ! [LEONTINE:] Oui, des lièvres et des lapins ! [DUCHOTEL:] Ah ! non, il n'y en a pas, cette fois ! Allant s'asseoir, face au public, sur une chaise à droite, près du secrétaire. Mais ouvre-la, tu verras, ouvre-la. [LEONTINE:] C'est ce que je fais ! Mes compliments ! c'est ta chasse, ça ? [DUCHOTEL:] Mon Dieu, oui. [LEONTINE:] Ça ? [DUCHOTEL:] Mais parf... Hein ! [LEONTINE:] Et ça ?... et ça ?... c'est ta chasse, tout ça ? [DUCHOTEL:] Ah ! ah ! ah !... oui, je vais te dire ! c'est exprès ! Tu sais, le gibier, par ces temps orageux... [LEONTINE:] Ah ! trêve de mensonges ! [DUCHOTEL:] Non, mais comprends donc... [LEONTINE:] Je n'ai pas besoin de comprendre ! [DUCHOTEL:] Oh ! quel idiot que ce marchand ! Voyons, Léontine... [LEONTINE:] Laisse-moi ! [DUCHOTEL:] Je lui dis : "Du gibier empaqueté dans une bourriche...", il entend : "en pâté dans une bourriche ! " Léontine, tu ne me crois pas ? [LEONTINE:] Non ! [DUCHOTEL:] Oh ! [LEONTINE:] Non, je ne te crois pas, parce que ta chasse n'est qu'un mensonge, parce que tu n'as pas été a Liancourt ! Et, quant à ton Cassagne, non seulement il n'a pas été avec toi, mais il n'a jamais su ce que c'était que la chasse de sa vie. [DUCHOTEL:] Vraiment !... Où as-tu pris cela ? [LEONTINE:] C'est lui-même qui me l'a dit. [DUCHOTEL:] Il est donc venu ? [LEONTINE:] Pas plus tard qu'hier, tu venais de partir. [DUCHOTEL:] Oh ! que c'est bête ! [LEONTINE:] Ah ! ah ! ça t'effondre, ça ? [DUCHOTEL:] Moi ?... Ah ! bien, par exemple !... c'est parce que Cassagne t'a dit... qu'alors tu crois ?... Mais tu ne connais donc pas Cassagne ? C'est son coup de soleil... Tu ne sais donc pas qu'il a attrapé un coup de soleil en Afrique, et depuis, ça lui a enlevé la mémoire ?... alors, n'est-ce pas, tu lui demandes s'il va à la chasse... il te dit "non"... parbleu ! il est sincère ! il ne se rappelle pas !... Pas chasseur, lui !... Ah ! bien, je voudrais qu'il fût là, tiens ! pour le dire devant moi !... Je voudrais qu'il fût là. [BABET:] M. Cassagne ! [DUCHOTEL:] Lui ! [LEONTINE:] Eh ! bien, sois satisfait ! [DUCHOTEL:] Oh ! l'animal. [CASSAGNE:] Bonjour, madame !... Bonjour, cher ami ! [DUCHOTEL:] tout en descendant. — Ah ! c'est toi. Chut ! pas un mot ! [CASSAGNE:] A haute voix. — Quoi ? [DUCHOTEL:] Ah ! ce bon Cassagne ! Nous avons chassé ensemble ! [CASSAGNE:] Non ! [DUCHOTEL:] Si !... Si !... Et... ça va bien depuis ce matin ? [CASSAGNE:] Oh ! depuis ce matin, depuis hier, depuis avant hier... [DUCHOTEL:] Oui, oui, je sais bien ! Est-il bête ! [LEONTINE:] Non, mais mon mari vous demande : depuis ce matin spécialement ! Comme il vous a vu à la chasse... [CASSAGNE:] Ah ? [DUCHOTEL:] Oui, oui. tu sais bien !... A la chasse ! [CASSAGNE:] répétant comme un homme qui ne comprend pas. — A la chasse ? [DUCHOTEL:] Mais oui ! Tu te rappelles mon doublé, hein ? pan !... pan !... le coq de bruyère... et le chevreuil ! [CASSAGNE:] Qu'est-ce qu'il chante ? [DUCHOTEL:] Tu vois, il se rappelle très bien. [LÉONTINE:] D'ailleurs, nous avons vu le résultat de vos exploits ! Tu es enrhumé ? [DUCHOTEL:] Hein ! moi ?... non ! [LEONTINE:] Ah ! je croyais ! En avez-vous fait une hécatombe à vous deux !... avoir tué tout ça ! [CASSAGNE:] Mais c'est des pâtés ! [LEONTINE:] Eh ! bien, oui ! la chasse de mon mari ! [CASSAGNE:] Comment, tu tires des pâtés, toi ? [DUCHOTEL:] Hein ! mais non, tu sais bien, quoi !... le... Qu'est-ce que tu as à faire l'imbécile ? [CASSAGNE:] Ah ! mais dis donc ! [LEONTINE:] Dame ! puisque vous étiez à la chasse ensemble. [CASSAGNE:] Moi ? [DUCHOTEL:] Mais oui. [CASSAGNE:] Mais non, madame. [LEONTINE:] Non ? [DUCHOTEL:] Mais si !... mais si !... Tu vois, ma chère amie, c'est ce que je te disais, il ne se souvient pas, c'est son coup de soleil. [CASSAGNE:] Mon coup de soleil ? [DUCHOTEL:] Mais oui !... naturellement, tu ne t'en souviens pas non plus, de ton coup de soleil, puisqu'il t'a enlevé la mémoire. Non, mais crois-tu que c'est triste, une infirmité pareille ! Qu'est-ce que tu as ? [LEONTINE:] Rien !... J'admire vos qualités de comédien. [DUCHOTEL:] A moi ? [LEONTINE:] A vous. Ah ! vous avez du talent, mon cher. Mais vrai, il faut que vous ayez une maigre opinion de moi pour penser m'abuser avec des histoires aussi misérables ! [DUCHOTEL:] Ah ! Léontine, je t'assure... [LEONTINE:] Allons donc ! Est-ce que vous croyez que ie ne sais pas tout ? Est-ce que vous pensez que je m'imagine que votre chasse n'a p.as été un prétexte pour abriter vos fredaines ? Mais ayez donc, le courage de vos fautes, que je puisse me dire : "C'est un homme sans foi, oui !... mais du moins, c'est un homme ! [DUCHOTEL:] la suivant. — Voyons, Léontine. [LEONTINE:] Laisse-moi, tu m'exaspère ! [BABET:] Elle a sur le bras, plié, le pantalon de DUCHOTEL. — Madame a sonné ? [LEONTINE:] Oui, emportez ça ! [BABET:] Bien, Madame ! son pantalon. Voilà le pantalon que monsieur m'a demandé. J'ai eu à le brosser. Ah ! qu'est-ce que c'est que ; ça ? [LEONTINE:] Ça ? c'est la chasse de Monsieur ! Allez ! [BABET:] Ha ? [DUCHOTEL:] Léontine ? [CASSAGNE:] Il y a du grabuge ! il y a du grabuge ! [DUCHOTEL:] Ah ! çà ! triple maladroit, tu ne peux pas te taire ! [CASSAGNE:] Quoi ? [DUCHOTEL:] Tu ne comprends donc rien, toi ? Tu n'as donc pas deviné que je t'avais pris comme prétexte auprès de ma femme, que je lui avais dit que j'allais chez toi ? [CASSAGNE:] Pour quoi faire ? [DUCHOTEL:] Tiens, parbleu ! parce que je... hein ?... Et puis, est-ce que ça te regarde ? [CASSAGNE:] Ah ? [DUCHOTEL:] Non, c'est insensé ! Voilà un garçon qui reste des années sans venir me voir, je m'en fais un alibi très commode, et il faut qu'il choisisse juste le jour où je suis censé être chez lui pour débarquer dans mon ménage. [CASSAGNE:] Est-ce que je pouvais savoir ? [DUCHOTEL:] Ah ! tu ne sais jamais rien... Que diable !... quand on a pris l'habitude de ne plus mettre les pieds chez quelqu'un, le première chose à faire avant d'y retourner est de se dire : "Halte-là ! informons-nous d'abord si nous ne servons pas d'alibi au mari." Il me semble que ça saute aux yeux, ça ! [CASSAGNE:] Eh ! qu'est-ce que tu veux, je ne suis pas sorcier. [DUCHOTEL:] Oh ! non, tu n'es pas sorcier ! tu n'as pas besoin de le dire ! Non, il y a des gens qui ont la visite malheureuse ! [CASSAGNE:] Mais comme il rognonne quand il change de culotte ! [DUCHOTEL:] Enfin, qu'est-ce que tu me veux ? Qu'est-ce que tu viens faire ? [CASSAGNE:] Eh bien ! voilà ! Tu vas peut-être me trouver indiscret. [DUCHOTEL:] Entre ses dents. — Oh ! c'est bien possible ! [CASSAGNE:] J'ai pris rendez-vous ici avec le commissaire de police. [DUCHOTEL:] Chez moi ? [CASSAGNE:] Oui. [DUCHOTEL:] En voilà une idée !... Tu m'amènes des commissaires de police à présent ? [CASSAGNE:] Oui, oui ! comme j'ai pour habitude de prendre toujours conseil de toi... Oh ! mais avant tout, j'ai le plaisir de t'annoncer une bonne nouvelle ; j'ai pincé ma femme, cette nuit, en flagrant délit d'adultère. [DUCHOTEL:] Hein ? C'est toi qui as fait ce coup-là ? [CASSAGNE:] C'est moi ! [DUCHOTEL:] L'idiot ! De quoi se mêle-t-il ? D'abord quoi ? Quoi ? "Tu as pincé ta femme"... T'as rien pincé du tout, du moment que vous ne tenez pas l'amant ! [CASSAGNE:] Oh ! Mais pardon, c'est que justement, nous le tenons, l'amant ! [DUCHOTEL:] Vous tenez l'amant ? [CASSAGNE:] Parfaitement ! [DUCHOTEL:] Ah ! non !... c'est pas à moi qu'il va la raconter, celle-là ! [CASSAGNE:] C'est un nommé Moricet ! [DUCHOTEL:] Hein ? [CASSAGNE:] Moricet, médecin en médecine ! [DUCHOTEL:] Et... il a avoué ? [CASSAGNE:] Non, il nie, le coquinasse !... mais son pantalon le trahit ! son pantalon qu'il a oublié dans sa fuite ! [DUCHOTEL:] Mon pantalon !... Oh ! non, non, c'est le bouquet ! [CASSAGNE:] Au fait !... Est-ce que tu n'en connais pas un, toi, un Moricet ? [DUCHOTEL:] Hein !... moi ?... pas du tout ! Moricet, connais pas ! [BABET:] Monsieur Moricet. [DUCHOTEL:] Allons, bon !... Ah ! mon, j'ai la guigne ! [CASSAGNE:] Moricet ? [DUCHOTEL:] Hein ?... oui !... [CASSAGNE:] Ah ! çà ! qu'est-ce que tu me chantes que tu ne le connais pas ? [DUCHOTEL:] Qui est-ce qui a dit ça ? [CASSAGNE:] Toi !... à moi ! [DUCHOTEL:] Moi, j'ai dit ça ? Jamais de la vie. [CASSAGNE:] Comment, quand je t'ai demandé si tu connaissais Moricet... [DUCHOTEL:] D'abord tu n'as pas dit "Moricet". Tu as dit "Morussec". [CASSAGNE:] Quoi ? quoi ? "Morussec" ! [DUCHOTEL:] Je t'assure, j'ai entendu "Morussec", tu ne t'en es peut-être pas aperçu, mais tu as dit "Morussec", sans ça, parbleu ! Moricet, je ne connais que lui. [CASSAGNE:] Alors, ce Moricet ?... [DUCHOTEL:] Non, non, aucun rapport, c'est mon chemisier ! [CASSAGNE:] Ah ?... en effet, un chemisier ! .. Et il est bon ? [DUCHOTEL:] Excellent. [MORICET:] Enfin, te voilà ! Ah ! tu me fais de jolis coups, toi ! [DUCHOTEL:] Chut ! Tais-toi !... c'est le mari ! [MORICET:] Quoi ?... qu'est-ce que tu dis ? [DUCHOTEL:] Je te dis que c'est le mari !... C'est Cassagne ! [MORICET:] Ah ! c'est Cassagne ! Eh bien, tant mieux, si c'est Cassagne. [DUCHOTEL:] Mais pas du tout !... Tais-toi donc !... Ah ! ah ! tu... vas bien ? [MORICET:] Oui, oui, il ne s'agit pas de ça. Je te prie de me dire... [DUCHOTEL:] Eh ! bien, oui, tout à l'heure, je te dirai ça... tout à l'heure. [CASSAGNE:] Dis donc ? [DUCHOTEL:] Quoi ? [CASSAGNE:] Tu tutoies donc ton chemisier, toi ? [DUCHOTEL:] Hein ?... oui, c'est... un chemisier d'enfance ! Mon cher Moricet, je te présente mon ami Cassagne. [CASSAGNE:] Enchanté, monsieur ! [MORICET:] Trop aimable ! Encore une fois, je te prie de me dire... [DUCHOTEL:] Mais oui ! Mais tout à l'heure, voyons ! non, mais es-tu pressé ! Est-il pressé ! [CASSAGNE:] Oui, oui... Pardon, espère un moment, espère. [DUCHOTEL:] Quoi ? [CASSAGNE:] Espère un pieu ! Je ne vous cacherai pas, monsieur, qu'il est dans mes intentions de me faire faire avant peu une douzaine de chemises. [MORICET:] Monsieur ? [DUCHOTEL:] Allons, bien ! [CASSAGNE:] Je voudrais avoir quelque chose de bon, dans les quatorze francs, au plus ! [MORICET:] Non, mais pardon, monsieur... qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? [CASSAGNE:] Comment ? [DUCHOTEL:] Mais oui, c'est évident, qu'est-ce que ça peut lui faire que tu aies besoin de chemises ? [CASSAGNE:] Puisqu'il est chemisier ! [MORICET:] Eh ! Il s'agit bien de chemises, c'est de pantalon qu'il s'agit ! Et puisque je vous rencontre, monsieur, je ne serais pas fâché d'avoir avec vous une petite conversation. [CASSAGNE:] Mais volontiers, monsieur... [DUCHOTEL:] Hein ? mais non, mais non ! [CASSAGNE:] et MORICET. — Mais si, voyons ! [DUCHOTEL:] Mais non, je vous dis, nous avons le temps ! [MORICET:] Oh ! [CASSAGNE:] Mais enfin, puisque monsieur veut me parler... [DUCHOTEL:] Mais non ! il veut t'expliquer la façon de couper une chemise, c'est une manie qu'il a... ça ne t'intéresse pas... Tiens, va par là ! [CASSAGNE:] parlant à DUCHOTEL par-dessus son épaule, tout en marchant poussé par lui dans la direction de la porte de droite. — Mais pourquoi ? [DUCHOTEL:] Parce que ! Il a à me prendre mesure, là !... Je vais me mettre tout nu. [CASSAGNE:] Eh bien ! Et le commissaire ? [DUCHOTEL:] Je t'appellerai quand il sera là... Va. [CASSAGNE:] Bien, mais n'oublie pas. [DUCHOTEL:] Non ! Ouf ! quelle journée ! A toi, à présent, qu'est-ce que tu as à me dire ? [MORICET:] Il le demande !... Mon pantalon ?... Où est mon pantalon ? [DUCHOTEL:] Hein ! C'est pour ça ? Ah ! bien ! si je m'attendais !... Mais le voilà ! Il n'est pas perdu, ton pantalon ! [MORICET:] Ah ! [DUCHOTEL:] Tant d'histoires pour une culotte. [MORICET:] Et les objets, les affaires qui étaient dedans ? [DUCHOTEL:] Mais elles y sont... Ah ! çà ! est-ce que tu crois que j'ai barboté dans les poches ? [MORICET:] Enfin, nous tenons la lettre ! Et maintenant, allons au fait ! Tu t'es bien conduit, toi. cette nuit ? Sais-tu ce dont tu es cause avec ton équipée ? [DUCHOTEL:] Oui, on me l'a dit... Tu t'es fait pincer à ma place. Eh ! bien, qu'est-ce que tu veux que je te dise, mon pauvre ami, c'est malheureux, mais ça vaut encore mieux que si c'était moi !... [MORICET:] Comment "ça vaut encore mieux" ! Dis donc ! Tu es bien bon, je ne tiens pas à payer pour les autres, et j'entends que tu me tires de là. [DUCHOTEL:] Moi ?... Jamais de la vie. [MORICET:] Hein ? [DUCHOTEL:] Ah ! çà ! mais est-ce que ça me regarde ? Est-ce que c'est de ma faute si tu t'es fait pincer ? [MORICET:] Oh ! [DUCHOTEL:] Comment ! pour l'honneur d'une femme dont je suis l'amant, je risque de me casser le cou en enjambant des fenêtres, en franchissant des balcons, j'accomplis des prodiges d'héroïsme, j'arrive à sauver la situation et parce qu'un maladroit vient se jeter en caleçon dans les jambes du commissaire... [MORICET:] Tu m'avais pris mon pantalon. [DUCHOTEL:] Pourquoi ne l'avais-tu pas sur toi ! Ça t'apprendra à te promener dans des tenues inconvenantes !... Si l'Académie de médecine savait ça !... [MORICET:] C'est trop fort ! Alors, tu crois que ça va en rester là ? [DUCHOTEL:] Je n'en sais rien, mon ami, débrouille-toi !... Moi, je ne connais qu'une chose, je n'ai pas été pincé, je ne suis pas pincé ! je ne sors pas de là. [MORICET:] Oh !... [DUCHOTEL:] Chut ! ma femme ! Hum ! Elle n'est pas encore calmée ! MORICET, toujours à gauche de la scène. — Bonjour, madame !... [LEONTINE:] Ah ! c'est vous, Moricet ? bonjour ! [DUCHOTEL:] Léontine ! [LEONTONE:] Quoi ? [DUCHOTEL:] Tu me boudes toujours ? [LEONTINE:] Moi ? Ah ! bien, j'ai bien d'autres choses en tête... Qu'est-ce que c'est que ce pantalon que vous portez sur votre épaule ? [MORICET:] Ça ? C'est un pantalon que Duchotel m'a rendu. [DUCHOTEL:] Oh ! l'idiot ! [LEONTINE:] Tiens ! c'est donc à Moricet que vous rendez les pantalons de M. Cassagne ? [DUCHOTEL:] Mais non !... mais non !... Je ne lui ai pas rendu !... Seulement, je venais de le quitter, n'est-ce pas ? je ne savais pas où le mettre, alors je le lui ai jeté sur l'épaule... Mais je vais le lui reprendre... Tiens ! [MORICET:] — Hein ! Mais.non ! mais non ! [DUCHOTEL:] Mais si ! mais si. [MORICET:] Mais non ! [DUCHOTEL:] Mais laisse donc, voyons ! [LEONTINE:] Mais oui, laissez donc, Moricet, voyons, puisque ce pantalon est à M. Cassagne... [MORICET:] Mais pas du tout, il est à moi ! [DUCHOTEL:] Oh ! animal ! [MORICET:] Ah bien, tiens ! il est bon. [DUCHOTEL:] Oh ! la brute ! [MORICET:] Malheureuse ! Vous ne songez donc pas que votre lettre est dedans. [LEONTINE:] Mais si, justement ! Je savais bien que vous ne le lâcheriez pas. [MORICET:] Oh ! Elle est renversante ! [DUCHOTEL:] Eh ! bien, oui, Léontine, c'est vrai, je pourrais dissimuler, j'aime mieux te le dire carrément, ce pantalon est à Moricet ! [LEONTINE:] Allons donc ! voilà où je voulais vous amener ! Et la chasse, hein ? Avouez-vous aussi ! avouez-vous pour la chasse ? [DUCHOTEL:] Oui, là, j'avoue tout, puisque aussi bien, tout ce que je pourrais dire ou rien... [LEONTINE:] Ça !... [DUCHOTEL:] Non, je n'ai pas été à la chasse, pas plus avec Cassagne qu'avec un autre ! [LEONTINE:] Quand je le disais ! [CASSAGNE:] Dis donc, tu ne m'oublies pas ? [DUCHOTEL:] Hein ?... Mais non ! mais non ! [CASSAGNE:] Ah ! madame ! Je voulais vous dire. Bas à DUCHOTEL . Tu vas voir ! Je n'avais pas bien saisi votre question, tout à l'heure, à propos de la chasse. Mais je crois bien que nous avons chassé ensemble, Duchotel et moi ! [DUCHOTEL:] Hein ? [LEONTINE:] Vraiment ? [MORICET:] Il a la main heureuse. [DUCHOTEL:] Mais non, voyons !... Tais-toi donc !... Qu'est-ce que tu vas raconter avec ta chasse ?... [CASSAGNE:] Comment, mais !... [DUCHOTEL:] Mais non, ma femme sait très bien que nous n'avons pas chassé ensemble. Qu'est-ce que tu as besoin de dire des mensonges ? [CASSAGNE:] Oh ! mais voyons, c'est toi qui... [DUCHOTEL:] Mais non, mais non ! Est- il menteur, hein ? Allons, ça suffit, va par là. [CASSAGNE:] Oh ! mais on ne sait jamais sur quel pied danser avec toi. [DUCHOTEL:] Eh ! bien, c'est bien, ne danse pas !... qui est-ce qui te prie de danser ? et va par là !... [CASSAGNE:] Oh ! là, là, là, là !... Mais tu penseras, n'est-ce pas, quand le commissaire sera là ? [DUCHOTEL:] Mais oui, mais oui ! [CASSAGNE:] Oh ! quelle girouette ! D'jamaï d'jamaï naï vi coumaquo ! rascaï que sies !...
[MADAME HELSETH:] Est-il temps de mettre le couvert pour le souper, Mademoiselle ? [REBEKKA:] Oui. Le pasteur ne tardera pas à rentrer. [MADAME HELSETH:] Mademoiselle, je crois que vous êtes en plein courant d'air ! [REBEKKA:] En effet. Si vous vouliez fermer. [MADAME HELSETH:] N'est-ce pas le pasteur qui vient par là ? [REBEKKA:] Où cela ? Oui, c'est lui. [MADAME HELSETH:] Pensez donc, Mademoiselle, il recommence à prendre le chemin du moulin. [REBEKKA:] Il l'avait déjà pris avant-hier. Voyons ce qu'il va faire. [MADAME HELSETH:] Va-t-il traverser la passerelle ? [REBEKKA:] C'est justement ce que je veux voir. Non ; voici qu'il rebrousse chemin comme l'autre jour et remonte le long du torrent. Un long détour. [MADAME HELSETH:] Mon Dieu, oui. Je comprends qu'il lui soit pénible de traverser cette passerelle où le malheur est arrivé... [REBEKKA:] On ne se détache pas facilement des morts, à Rosmersholm. [MADAME HELSETH:] Quant à ça, Mademoiselle, je crois plutôt que ce sont les morts qui ne se détachent pas facilement de Rosmersholm. [REBEKKA:] Les morts ? [MADAME HELSETH:] On dirait vraiment qu'ils ont du mal à se séparer entièrement de ceux qu'ils laissent après eux. [REBEKKA:] Qu'est-ce qui vous fait croire cela ? [MADAME HELSETH:] Je pense que, sans ça, on ne verrait pas apparaître le cheval blanc. [REBEKKA:] Voyons, madame Helseth, qu'est-ce donc que ce cheval blanc ? [MADAME HELSETH:] N'en parlons pas. Vous ne croyez pas à ces choses-là, j'imagine. [REBEKKA:] Et vous ? [MADAME HELSETH:] Oh ! je ne veux pas que Mademoiselle se moque de moi. Mais n'est-ce pas le pasteur à nouveau sur le chemin du moulin ? [REBEKKA:] Cet homme-là ? C'est le recteur ! [MADAME HELSETH:] C'est, ma foi, le recteur ! [REBEKKA:] Vous allez voir qu'il vient chez nous. Ah ! j'en suis bien contente. [MADAME HELSETH:] Il ne craint pas de prendre la passerelle, lui, le frère... Enfin ; il faut aller mettre le couvert. [REBEKKA:] reste un moment à la fenêtre ; on la voit sourire, saluer et faire des signes de tête. Le jour baisse. Chère madame Helseth, préparez donc un bon petit plat pour le recteur, vous savez qu'il est gourmand... [MADAME HELSETH:] Bien, Mademoiselle. On y pensera. [REBEKKA:] Enfin ! Cher recteur, soyez le bienvenu. [KROLL:] Merci. Je ne vous dérange pas ? [REBEKKA:] Vous ? Vous devriez avoir honte... [KROLL:] Toujours aussi aimable. Rosmer est en haut ? [REBEKKA:] Non, il fait sa promenade. D'habitude il rentre plus tôt. Il ne va pas tarder ; en attendant, veuillez prendre place. [KROLL:] Je vous remercie. Comme ce vieux salon est devenu élégant, comme c'est joli... Des fleurs partout !... [REBEKKA:] Rosmer adore les fleurs. Il en veut autour de lui. [KROLL:] Et vous aussi, je crois. [REBEKKA:] Oui ; elles sont enivrantes, c'est délicieux... Autrefois, nous ne pouvions nous offrir ce plaisir. [KROLL:] La pauvre Béate ne supportait pas le parfum des fleurs. [REBEKKA:] Ni leur éclat. Elle en était toute troublée. [KROLL:] Je m'en souviens bien. Eh bien ! comment va-t-on ici ? [REBEKKA:] Oh ! tout va son train-train. Les jours se suivent et se ressemblent. Et chez vous ? Votre femme ?... [KROLL:] Chère mademoiselle West, ne parlons pas de moi ni des miens. Dans chaque famille il y a quelque chose qui cloche. Surtout à l'époque où nous vivons. [REBEKKA:] Pourquoi n'êtes-vous pas venu nous voir une seule fois pendant les vacances ? [KROLL:] Je n'aime pas forcer les portes... [REBEKKA:] Si vous saviez comme vous nous avez manqué... [KROLL:] Et puis, j'ai été en voyage... [REBEKKA:] Oui, pendant deux semaines. Vous avez assisté à des réunions publiques, paraît-il ? [KROLL:] Oui ; qu'en dites-vous ? Auriez-vous pensé qu'en vieillissant je tournerais à l'agitateur politique ? Dites ! [REBEKKA:] Mon cher recteur, vous avez toujours fait un peu d'agitation. [KROLL:] Eh bien, oui ! pour mon plaisir. Mais à l'avenir ce sera sérieux, je vous le jure. Vous arrive-t-il jamais de lire les journaux radicaux ? [REBEKKA:] Cher recteur, je ne puis nier que... [KROLL:] Ma chère mademoiselle, vous n'avez pas à vous en défendre. Pour vous, cela ne tire pas à conséquence. [REBEKKA:] N'est-ce pas ? J'ai bien le droit de m'informer, de me tenir au courant... [KROLL:] Mon Dieu, après tout, une femme peut ne pas prendre position dans la lutte des partis, elle peut rester en dehors de cette espèce de guerre civile qui déchire ce pays. Ainsi, vous avez vu comment ces messieurs du "peuple" se sont jetés dans la curée ? Quelles infâmes grossièretés ils se sont permises envers moi ? [REBEKKA:] Oui. Mais il me semble que vous leur avez répondu avec beaucoup d'adresse. [KROLL:] C'est vrai, on peut me rendre cette justice. Maintenant que j'ai senti l'odeur du sang, ils verront que je ne suis pas de ceux qui se laissent traquer... [REBEKKA:] Tout à fait d'accord, cher recteur. [KROLL:] Racontez-moi plutôt comment vous vous trouvez à Rosmersholm depuis que vous y êtes seule ? depuis que la pauvre Béate... [REBEKKA:] Merci, je m'y trouve bien. Sans doute, elle a laissé un grand vide sous bien des rapports. Et des regrets aussi, certainement. Mais... [KROLL:] Avez-vous l'intention de rester ici ? Je veux dire définitivement ?... [REBEKKA:] Mon cher recteur, je n'ai pas réfléchi à cela. J'ai presque l'impression d'appartenir à Rosmersholm, tant je m'y suis habituée. [KROLL:] Je le crois sans peine. [REBEKKA:] Et tant que M. Rosmer trouvera ma présence agréable ou utile, eh bien, oui, je suppose que je resterai ici. [KROLL:] Savez-vous bien qu'il y a de la grandeur dans la conduite d'une femme qui sacrifie ainsi toute sa jeunesse au bonheur des autres. [REBEKKA:] Mon Dieu ! quel autre intérêt l'existence peut-elle m'offrir ? [KROLL:] D'abord vous vous êtes dévouée à votre père adoptif qui était paralytique et dont l'humeur intraitable... [REBEKKA:] Oh non, le docteur West n'était pas si intraitable, tant que nous vivions dans le Finnmark. Ce sont ces terribles voyages sur mer qui l'ont brisé. Quand nous nous sommes établis ici, il y a eu en effet quelques années difficiles à passer. Enfin, il est arrivé au terme de ses souffrances... [KROLL:] Et les années qui ont suivi ? N'ont-elles pas été encore plus pénibles pour vous ? [REBEKKA:] Oh ! comment pouvez-vous parler ainsi ? J'étais si tendrement attachée à Béate ! Et elle, la pauvre malheureuse, avait tellement besoin d'être entourée de soins et de ménagements ! [KROLL:] Soyez bénie pour votre indulgence ! [REBEKKA:] Vous dites ça d'une manière si franche et si pleine de cœur, cher recteur, que j'ose croire qu'il n'y a pas en vous le moindre fond de malveillance à mon égard. [KROLL:] De malveillance ? Que voulez-vous dire ? [REBEKKA:] Oh ! Qu'y aurait-il d'étonnant à ce que la vue d'une étrangère se comportant en maîtresse de maison à Rosmersholm vous fût pénible ? [KROLL:] Mais comment avez-vous pu ?... [REBEKKA:] Ainsi ce n'est pas le cas. Merci, cher recteur, merci, merci. [KROLL:] Comment avez-vous pu concevoir une telle idée ? [REBEKKA:] La rareté de vos visites commençait à me le faire craindre. [KROLL:] En vérité, mademoiselle West, vous vous êtes trompée du tout au tout. Du reste, il n'y a rien de nouveau dans cette situation. C'était déjà vous, vous seule, qui dirigiez la maison durant les tristes années qui ont précédé la mort de la pauvre Béate. [REBEKKA:] Ce n'était là qu'une sorte de régence exercée au nom de la maîtresse de maison. [KROLL:] Quoi qu'il en soit, savez-vous, mademoiselle West, que, pour mon compte, je n'aurais rien à objecter si... mais peut-être est-ce là un sujet à ne pas aborder. [REBEKKA:] Que voulez-vous dire ? [KROLL:] S'il pouvait se faire... que vous occupiez la place libre. [REBEKKA:] J'ai la place que je désire avoir, monsieur le recteur. [KROLL:] En réalité, oui ; mais il s'agit... [REBEKKA:] Vous devriez avoir honte, recteur, de plaisanter ainsi. [KROLL:] C'est vrai, l'expérience que notre bon Rosmer a faite du mariage doit lui suffire amplement. Et cependant... [REBEKKA:] Savez-vous que vous me faites presque rire. [KROLL:] Cependant, permettez-moi de vous poser une question, mademoiselle West, si ce n'est pas trop indiscret. Quel âge avez-vous, au juste ? [REBEKKA:] J'ai honte à l'avouer, recteur, j'ai vingt-neuf ans bien sonnés. Je suis dans ma trentième. [KROLL:] Bien. Et Rosmer, quel âge a-t-il ? Voyons. Il a cinq ans de moins que moi, donc, il a quarante-trois ans. Cela irait à merveille. [REBEKKA:] Comme vous dites. A merveille. Vous dînerez bien avec nous ? [KROLL:] Volontiers. Je compte rester ici, pour m'entretenir avec notre ami commun. Et puis, mademoiselle West, pour que vos idées saugrenues ne vous reprennent plus, je viendrai souvent ici, comme autrefois. [REBEKKA:] Oh oui ! Faites-le ! Merci, vous êtes bien gentil tout de même. [KROLL:] Vraiment ? Ce n'est pas ce qu'on me dit à la maison. [REBEKKA:] Monsieur Rosmer, vous voyez qui est là ? [ROSMER:] Mme Helseth m'a prévenu. Sois le bienvenu, à nouveau, dans cette maison, mon cher Kroll. Mon cher, mon vieil ami ! Je savais bien qu'un jour ou l'autre nous nous retrouverions. [KROLL:] Comment, mon ami ! toi aussi tu t'étais imaginé qu'il existait une barrière entre nous ! [REBEKKA:] Pensez donc, ce n'était qu'une imagination ! Quel bonheur, n'est-ce pas ? [ROSMER:] Vraiment, Kroll ? Mais alors, pourquoi t'es-tu éloigné de nous ? [KROLL:] Parce que je ne voulais pas qu'en me voyant tu te souviennes de ces temps malheureux, et de celle qui a trouvé la mort dans le torrent du moulin. [ROSMER:] Merci. Tu es toujours plein de délicatesse. Mais tu n'aurais pas eu besoin de te tenir à l'écart. Viens, asseyons-nous sur le sofa. Non, je n'éprouve aucun tourment en pensant à Béate. Nous parlons d'elle tous les jours. Il nous semble qu'elle n'a pas quitté cette maison. [KROLL:] Vraiment, il vous semble... [REBEKKA:] Sans aucun doute. [ROSMER:] C'est bien naturel. Elle nous était si chère à tous les deux. Et Rebek..., Mlle West et moi, nous avons la conscience d'avoir fait tout ce qui était en notre pouvoir pour la pauvre malade. Nous n'avons rien à nous reprocher. Voilà pourquoi il me semble doux de penser maintenant à Béate. [KROLL:] Braves cœurs que vous êtes ! Dorénavant je viendrai tous les jours chez vous. [REBEKKA:] Reste à voir si vous tiendrez parole. [ROSMER:] Mon cher Kroll ! Comme je voudrais que nos relations n'aient jamais été interrompues ! Depuis que nous nous connaissons, depuis l'époque où j'étais étudiant, tu as toujours été pour ainsi dire mon conseiller naturel. [KROLL:] C'est vrai. Et j'en suis bien fier. Y aurait-il quelque chose que ?... [ROSMER:] Il y a tant de choses dont je voudrais m'entretenir avec toi sans contrainte, à cœur ouvert. [REBEKKA:] N'est-ce pas, monsieur Rosmer ? Il me semble que ce doit être si bon de s'épancher entre vieux amis. [KROLL:] Eh bien, moi, de mon côté, j'ai encore plus de confidences à te faire. Tu n'ignores pas que je suis devenu un homme politique ? [ROSMER:] Oui, je le sais. Explique-moi comment cela s'est fait. [KROLL:] J'y ai été forcé, bon gré, mal gré. De nos jours il devient impossible de rester spectateur passif. Maintenant que, pour notre malheur, les radicaux sont arrivés au pouvoir, il est grand temps d'agir. Voilà pourquoi j'ai travaillé à unir plus étroitement notre petit cercle d'amis. Il est grand temps, vraiment. [REBEKKA:] N'est-il pas même un peu tard ? KROLL. — Evidemment il aurait mieux valu s'y prendre plus tôt pour arrêter le torrent. Mais qui pouvait prévoir ce qui allait arriver ? Pas moi, dans tous les cas. [ROSMER:] Le lycée ? Pas dans le tien au moins ? [KROLL:] Si fait, dans mon propre lycée. Qu'en dis-tu ? J'ai découvert que, depuis plus de six mois, les garçons des classes supérieures, du moins une partie d'entre eux, ont formé une société secrète et qu'ils sont abonnés au journal de Mortensgard ! [REBEKKA:] Tiens ! Au Phare ? [KROLL:] Oui ! Une nourriture bien saine pour l'âme de futurs serviteurs de l'État ! Mais ce qu'il y a de plus triste, c'est que les garçons les mieux doués de la classe sont tous membres de cette conspiration. C'est d'eux que vient le complot. Seuls les sots et les cancres sont restés en dehors. [REBEKKA:] Cela vous fait vraiment tant de peine, recteur ? [KROLL:] Si cela me fait de la peine ! Me voir ainsi contrecarré dans une œuvre à laquelle j'ai voué mon existence ! Et pourtant j'en aurais peut-être pris mon parti. Mais il y a pire que cela. Personne n'écoute aux portes ? [REBEKKA:] Soyez tranquille. [KROLL:] Eh bien ! Sachez que la discorde et la révolte ont pénétré dans ma propre maison, jusque sous mon paisible toit. C'en est fait du calme de mon foyer. [ROSMER:] Que dis-tu là ! Dans ta propre maison ? [REBEKKA:] Voyons, mon ami, qu'est-il arrivé ? [KROLL:] Figurez-vous que mes propres enfants... en un mot, c'est Lauritz qui est à la tête du complot. Et Hilda a brodé un portefeuille pour y cacher Le Phare. [ROSMER:] C'est inouï ! Chez toi, dans ta famille... [KROLL:] N'est-ce pas ? Qui l'eût cru ? Chez moi où l'obéissance et la discipline ont toujours été de règle, où régnait l'harmonie... [REBEKKA:] Et qu'en pense votre femme ? [KROLL:] Ah ! voilà ce qu'il y a de plus incroyable. Elle, qui tous les jours de sa vie, dans les grandes choses comme dans les petites, a partagé mes opinions, approuvé ma manière de voir, elle n'est pas bien loin de se ranger du côté des enfants. D'après elle, ce qui arrive est de ma faute. J'exerce une action répressive sur la jeunesse. Comme s'il n'était pas indispensable... Enfin, voilà comment la discorde s'est installée chez moi. Bien entendu, j'en parle le moins possible. Ces choses-là ne doivent pas transpirer. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! [REBEKKA:] Parle-lui ! [ROSMER:] Pas ce soir. [REBEKKA:] Si, maintenant ! KROLL, descendant la scène. — Tu vois, mon cher Rosmer, comment ces idées à la mode sont venues perturber ma vie publique et ma vie familiale. Et je ne combattrais pas cet esprit de destruction, de ruine et de dissolution avec toutes les armes qui sont à ma portée !... Tu peux être sûr que je le ferai par la parole et par la plume !... [ROSMER:] Et tu espères arriver ainsi à quelque chose ? [KROLL:] Dans tous les cas, je veux m'acquitter de mes obligations de citoyen. Et j'estime qu'il est du devoir de tout bon patriote, et de tout homme qui tient à voir triompher la bonne cause, d'en faire autant. Et voilà, mon cher Rosmer, le premier motif de ma visite de ce soir. [ROSMER:] Mais, mon ami, que veux-tu dire ? Qu'attends-tu de moi ? [KROLL:] Il faut venir en aide à tes vieux amis, faire comme les autres, mettre la main à l'ouvrage et nous seconder de toutes tes forces. [REBEKKA:] Mais, recteur, vous connaissez M. Rosmer, et sa répugnance pour ces sortes de choses. [KROLL:] Il est grand temps de la vaincre, cette répugnance. Tu ne suis pas assez le mouvement, Rosmer. Tu t'enfermes ici, tu t'enterres dans tes collections historiques. Mon Dieu, j'accorde tout le respect qui leur est dû aux arbres généalogiques et à tout ce qui s'ensuit. Mais le temps n'est pas, hélas ! à ce genre d'occupations. Tu n'as pas idée de l'état des choses dans le pays. Toutes les valeurs sont bouleversées, il faudra un véritable travail d'Hercule pour remédier à toutes ces erreurs. [ROSMER:] Je le crois aussi. Mais ce genre de travail n'est pas fait pour moi. [REBEKKA:] Et puis, je crois que M. Rosmer voit maintenant plus clair dans la vie. [KROLL:] Plus clair ? [REBEKKA:] Oui, il l'envisage plus librement, avec moins de préjugés. [KROLL:] Qu'est-ce à dire, Rosmer ? J'espère que tu n'as pas eu la faiblesse de te laisser égarer par le triomphe passager et accidentel des meneurs de la plèbe ? [ROSMER:] Mon cher ami, tu sais que je n'entends pas grand-chose à la politique. Mais il me semble que, depuis quelques années, chacun peut s'exprimer avec plus d'indépendance. [KROLL:] À merveille ! Et tu n'hésites pas un instant à trouver cela bien ! Du reste, tu te trompes grandement, mon ami. Renseigne-toi sur les opinions qui ont cours parmi les radicaux, ici comme en ville. Il n'y a pas de différence entre elles et les sages idées défendues dans Le Phare. [REBEKKA:] C'est vrai ; Mortensgard exerce dans ce pays une influence considérable. [KROLL:] Oui. C'est incompréhensible ! Avec un passé si trouble... Un maître d'école destitué pour cause d'immoralité ! Un individu pareil s'avise de faire le meneur ! Et cela réussit. Cela réussit à merveille. Il veut maintenant agrandir son journal, à ce que j'entends dire. Je sais de source certaine qu'il cherche un habile collaborateur. [REBEKKA:] Il me paraît étonnant que vous et vos amis n'ayez encore rien organisé contre lui. [KROLL:] C'est bien ce que nous nous proposons de faire. Nous avons acheté aujourd'hui même Le Journal régional. Le côté pécuniaire n'a pas présenté de difficultés. Mais me voici arrivé au fait, à la proposition que je viens te faire. Il s'agit de la direction ; c'est la direction du journal qui nous pose problème. Dis-moi, Rosmer, ne te sentirais-tu pas appelé à la prendre en main, pour la bonne cause ? [ROSMER:] Moi ? [REBEKKA:] Comment pouvez-vous y songer ? [KROLL:] Que tu craignes les réunions populaires et que tu ne veuilles pas t'exposer aux douceurs que l'on y distribue, cela peut se comprendre. Mais le travail solitaire d'un rédacteur en chef, ou pour mieux dire... [ROSMER:] Non, non, mon ami, il ne faut pas me demander cela. [KROLL:] Je ne demanderais pas mieux, certes, que de me charger également de cette partie du travail, mais cela m'est absolument impossible. Ne suis-je pas déjà surchargé de besogne ? Toi, par contre, libre comme tu es désormais de toute charge publique... Nous t'aiderions, bien entendu, dans la mesure de nos forces. [ROSMER:] Je ne le peux pas, Kroll. Je ne suis pas doué pour cela. [KROLL:] Pas doué ? Tu disais la même chose quand ton père t'a poussé à devenir pasteur. [ROSMER:] Et j'avais raison. C'est pourquoi j'ai démissionné. [KROLL:] Si tu te montres seulement aussi capable comme rédacteur en chef que tu l'as été comme pasteur, nous serons satisfaits. [ROSMER:] Mon cher Kroll, je te le dis une fois pour toutes, je n'accepte pas. [KROLL:] Mais alors, tu nous prêteras du moins ton nom. [ROSMER:] Mon nom ? [KROLL:] Oui. Le nom seul de Johannes Rosmer sera déjà un atout pour le journal. Nous autres, on nous considère comme trop politiquement marqués. Moi, en particulier, je suis regardé, me dit-on, comme un fanatique enragé. Voilà pourquoi nous n'espérons pas avoir une grande influence sur les foules, si nous écrivons sous notre propre nom. Toi, au contraire, tu es toujours resté en dehors de la lutte. Ta modération et ton esprit de justice, la distinction de tes pensées, ton honnêteté inattaquable sont bien connus et appréciés de tous. Ajoute à cela la considération et le respect que t'attire le sacerdoce que tu as exercé, enfin la respectabilité attachée au nom de ta famille. Pense donc ! [ROSMER:] Quant au nom de ma famille... [KROLL:] Les Rosmer de Rosmersholm : des pasteurs et des soldats, de hauts dignitaires, des gens honnêtes et respectables, une famille qui pendant près de deux cents ans a été la première du district. Rosmer, tu te dois à toi- même et aux traditions de ta famille de prendre part au combat et de défendre toutes les valeurs que le temps a sanctionnées. Qu'en dites-vous, mademoiselle West ? [REBEKKA:] Cher recteur, je ne saurais vous dire combien tout cela me semble drôle à entendre. [KROLL:] Drôle ? Comment cela ? [REBEKKA:] Oui ; c'est que je vais vous dire franchement... [ROSMER:] Non, non, attendez ! Pas encore ! [KROLL:] Mais au nom du ciel, mes chers amis ? Ah !... [MADAME HELSETH:] Il y a un homme qui demande à voir monsieur le pasteur. [ROSMER:] C'est bien. Priez-le d'entrer. [MADAME HELSETH:] Au Salon ? [ROSMER:] Mais oui. [MADAME HELSETH:] C'est qu'il n'a pas une figure à ça. [REBEKKA:] Quelle figure a-t-il donc, madame Helseth ? [MADAME HELSETH:] Celle d'un pas-grand-chose, Mademoiselle. [ROSMER:] N'a-t-il pas dit son nom ? [MADAME HELSETH:] Oui, je crois qu'il m'a dit s'appeler Hekman, ou quelque chose d'approchant. [ROSMER:] Ce nom m'est inconnu. [MADAME HELSETH:] Et puis il dit qu'il s'appelle Ulrik, aussi. [ROSMER:] Ulrik Hetman ! C'est bien cela ? [MADAME HELSETH:] Oui, Hetman. [KROLL:] Je crois avoir entendu ce nom. [REBEKKA:] N'était-ce pas ainsi que signait cet homme étrange ? [ROSMER:] C'est le pseudonyme d'Ulrik Brendel. [KROLL:] Ulrik Brendel, l'enfant perdu ? En effet... [REBEKKA:] Tiens, il est encore en vie. [ROSMER:] Je croyais qu'il voyageait avec une troupe de comédiens. [KROLL:] La dernière chose que j'ai entendu dire sur son compte, c'est qu'il avait été interné dans une maison d'arrêt. [ROSMER:] Priez-le d'entrer, madame Helseth. [MADAME HELSETH:] Oui, monsieur. [KROLL:] Peux-tu vraiment supporter la présence de cet homme chez toi ? [ROSMER:] Tu sais bien qu'il a été mon précepteur pendant quelque temps. [KROLL:] Oui, je sais qu'il te bourrait la tête d'idées de révolte et qu'alors ton père l'a chassé à coups de cravache. [ROSMER:] Mon père est toujours resté militaire, jusque dans sa propre maison. [KROLL:] Tu devrais l'en remercier tout mort qu'il est, mon cher Rosmer. Voilà ! une badine à la main. [ULRIK BRENDEL:] montre d'abord quelque hésitation, puis il s'avance vivement vers le recteur et lui tend la main. — Bonsoir, Johannes ! [KROLL:] Monsieur... [BRENDEL:] Tu ne t'attendais pas à me revoir, n'est-ce pas ? Et cela dans ces murs tant détestés ? [KROLL:] Monsieur, voici... [BRENDEL:] Ah oui ! C'est bien lui. Johannes, mon enfant, l'être que j'ai aimé le plus en ce monde ! [ROSMER:] Mon vieux maître !... [BRENDEL:] Malgré certains souvenirs, je n'ai pas voulu passer devant Rosmersholm sans y faire une courte visite. [ROSMER:] Vous y êtes le bienvenu maintenant. Croyez-le bien. [BRENDEL:] Oh ! Et cette séduisante personne ! Naturellement, madame la pastoresse. [ROSMER:] Mlle West. [BRENDEL:] Probablement une proche parente. Et cet inconnu ? Un collègue à ce que je vois. [ROSMER:] Le recteur Kroll. [BRENDEL:] Kroll ? Kroll ? Attendez un peu. Avez-vous étudié la philologie dans votre jeune âge ? [KROLL:] Oui, sans doute. [BRENDEL:] Mais, sapristi, alors, je t'ai connu ! N'étais-tu pas... Un de ces piliers de vertu qui m'ont expulsé de la conférence des étudiants ? [KROLL:] C'est bien possible. Mais je décline toute intimité... [BRENDEL:] Allons, allons ! Comme il vous plaira, monsieur le docteur. Cela m'est bien égal. [REBEKKA:] Vous avez probablement l'intention de vous rendre en ville, monsieur Brendel ? [BRENDEL:] Madame la pastoresse a deviné juste. De temps en temps, je me vois forcé de lutter pour survivre. Je le fais à contrecœur, mais, enfin, la force des choses... [ROSMER:] Mon cher monsieur Brendel, vous me permettrez bien de vous venir en aide, d'une manière ou d'une autre. [BRENDEL:] Dieu, quelle proposition ! Voudrais-tu flétrir le lien qui nous unit ? Jamais, Johannes, jamais ! [ROSMER:] Mais que comptez-vous faire en ville ? Il ne vous ne sera pas facile d'y trouver de l'occupation. [BRENDEL:] Laisse cela, mon garçon. Le sort en est jeté. Tel que tu me vois, j'ai entrepris un grand voyage, plus grand que toutes mes excursions d'autrefois réunies. Entre nous, oserais-je poser une question à monsieur le professeur ? Y a-t-il un local de réunion à peu près décent et suffisamment vaste, dans votre honorable cité ? [KROLL:] La plus vaste salle est celle de l'association des ouvriers. [BRENDEL:] Monsieur le maître de conférences a-t-il quelque influence dans cette association, dont la haute utilité me semble évidente ? [KROLL:] Je n'ai rien à y voir. [REBEKKA:] Il faudra vous adresser à Peder Mortensgard. [BRENDEL:] Pardon, madame, quel est cet idiot ? [REBEKKA:] Pourquoi voulez-vous que ce soit un idiot ? [BRENDEL:] Comme si le nom seul ne l'indiquait pas. Un plébéien ! [KROLL:] Voilà une réponse à laquelle je ne m'attendais pas. [BRENDEL:] Mais je saurai me dominer. Il ne me reste que cela à faire. Quand on se trouve, comme moi, au croisement de deux routes... C'est dit : je me mets en rapport avec l'individu, j'entre en pourparlers directs. [ROSMER:] En êtes-vous sérieusement là ? [BRENDEL:] Mon cher garçon, ne sais-tu pas que quel que soit le parti auquel s'arrête Ulrik Brendel, c'est toujours sérieux ? Oui, mon cher, je vais devenir un autre homme, sortir de la réserve discrète que je me suis imposée jusqu'à présent. [ROSMER:] Comment cela ? [BRENDEL:] Je veux prendre une part active à la vie politique, me mettre sur les rangs, me produire. Nous traversons un temps d'orage, une période équinoxiale. Je veux déposer mon denier sur l'autel de la liberté. [KROLL:] Vous aussi. [BRENDEL:] Quelqu'un ici aurait-il lu attentivement mes écrits ? [KROLL:] Non, je dois avouer que... [REBEKKA:] J'en ai lu plusieurs. Mon père adoptif les possédait. [BRENDEL:] Belle châtelaine, en ce cas vous avez perdu votre temps. Tout cela, c'est du radotage. [REBEKKA:] Vraiment ? [BRENDEL:] Ce que vous avez lu, oui. Mes seules œuvres remarquables ne sont connues ni des hommes ni des femmes, elles ne le sont que de moi-même. [REBEKKA:] Comment cela se fait-il ? [BRENDEL:] Parce qu'elles n'ont jamais été écrites. [ROSMER:] Mais, mon cher monsieur Brendel... [BRENDEL:] Tu sais, Johannes, mon enfant, que je suis une espèce de sybarite, un délicat. J'ai toujours été ainsi. J'aime à jouir dans la solitude, car alors je jouis dix fois, vingt fois plus. Tu comprends... quand des rêves dorés venaient me visiter, quand je sentais naître en moi des pensées nouvelles, des idées vertigineuses, qui m'emportaient au loin sur leurs ailes, je les transformais en vers, en visions, en images. Tout cela dans de vastes proportions, tu comprends. [ROSMER:] Oui, oui. [BRENDEL:] Oh ! combien j'ai joui, combien j'ai savouré la vie ! Les plaisirs mystiques du développement intérieur, toujours dans de vastes proportions. Les applaudissements, les actions de grâces, les louanges et les couronnes de laurier, j'ai tout recueilli avec des mains tremblantes de joie. Je me suis repu, dans mes solitaires visions, d'une allégresse, oh ! d'une allégresse vertigineuse. [KROLL:] Hum. [ROSMER:] Mais vous n'avez jamais rien écrit de tout cela ? [BRENDEL:] Pas un mot. L'inepte métier de l'écrivain m'a toujours dégoûté. Et pourquoi aurais-je profané mon idéal, quand je pouvais en jouir dans toute sa pureté, pour moi tout seul ? Mais aujourd'hui, il doit être sacrifié. En vérité, je me sens comme une mère qui va remettre sa fille dans les bras d'un époux. Et pourtant, je me décide au sacrifice, je le fais sur l'autel de la liberté. Une suite de conférences bien faites, à travers tout le pays ! [REBEKKA:] C'est une noble idée, monsieur Brendel ! Vous donnez ce que vous avez de plus précieux. [BRENDEL:] Mon seul trésor. [REBEKKA:] Tout le monde n'en fait pas autant. Tout le monde n'a pas ce courage. [ROSMER:] Qui sait ?... [BRENDEL:] L'auditoire est ému : cela me réchauffe le cœur, cela fortifie ma volonté, et là- dessus je me mets à l'œuvre. Encore une question. Pouvez-vous me dire, monsieur le précepteur, s'il y a dans la ville une société d'abstinence ? D'abstinence absolue ? Cela doit exister. [KROLL:] Oui, à votre service. J'en suis le président. [BRENDEL:] Je l'avais deviné à votre figure. Eh bien ! il n'est pas du tout impossible que je vienne chez vous, m'y faire inscrire pour une semaine. [KROLL:] Excusez-moi, nous n'acceptons pas de membre à la semaine. [BRENDEL:] À la bonne heure, monsieur le pédagogue. Ulrik Brendel n'a pas coutume de forcer les portes de ces sortes d'institutions. Mais je ne veux pas prolonger mon séjour dans cette maison, si riche en souvenirs. Je dois me rendre en ville et m'y procurer un logement convenable. J'espère qu'on y trouve un hôtel à peu près décent. [REBEKKA:] Ne boirez-vous pas quelque chose de chaud avant de partir ? [BRENDEL:] Quelle espèce de boisson, belle dame ? [REBEKKA:] Une tasse de thé ou... [BRENDEL:] Merci, généreuse hôtesse : je n'aime pas à abuser de l'hospitalité des gens. Portez-vous bien, madame et messieurs ! Ah ! c'est vrai, Johannes, pasteur Rosmer, voudrais-tu rendre un service à ton ancien maître, en souvenir de sa vieille amitié ? [ROSMER:] Oui, avec le plus grand plaisir. [BRENDEL:] Eh bien ! Prête-moi pour un jour ou deux une chemise à manchettes repassée. [ROSMER:] C'est tout ? [BRENDEL:] Car, vois-tu, je voyage à pied, cette fois-ci. Ma malle me sera expédiée plus tard. [ROSMER:] Bien, bien. Vous n'avez pas besoin d'autres choses ? [BRENDEL:] Sais-tu quoi ? Tu pourrais peut-être te passer d'une redingote d'été qui ne serait pas neuve. [ROSMER:] Mais oui, bien certainement. [BRENDEL:] Et pour le cas où il y aurait une paire de bottes assorties à la redingote... [ROSMER:] Il y aura moyen d'arranger cela. Aussitôt que nous connaîtrons votre adresse nous vous enverrons ces objets. [BRENDEL:] Jamais de la vie. Ne vous dérangez pas pour moi ! J'emporterai ces bagatelles. [ROSMER:] C'est bien. En ce cas, voulez-vous monter avec moi ? [REBEKKA:] Non, laissez-moi faire. Mme Helseth et moi, nous arrangerons cela. BRENDEL. — Jamais je ne permettrai qu'une dame aussi distinguée !... Venez seulement, monsieur Brendel. [ROSMER:] Dites-moi, n'y a-t-il rien d'autre que je puisse faire pour vous ? [BRENDEL:] Je ne sais vraiment pas ce que cela pourrait être. Ah, oui, tonnerre de Dieu ! quand j'y pense ! Johannes, tu n'aurais pas par hasard huit couronnes ? ROSMER. — Voyons ! Bien, bien, c'est égal. Je peux les prendre. Je pourrai toujours les changer en ville. Merci, merci. Souviens-toi que ce sont des billets de dix que tu m'as donnés. Bonsoir, mon très cher garçon ! Bonsoir, très honoré monsieur ! [KROLL:] Bonté divine ! dire que c'est là cet Ulrik Brendel à qui des gens ont trouvé l'étoffe d'un grand homme. [ROSMER:] Dans tous les cas, il a eu le courage de vivre à sa guise. Il me semble que cela vaut bien quelque chose. [KROLL:] Que dis-tu là ? Une vie comme la sienne ! On croirait vraiment qu'il est homme à te bouleverser les idées encore une fois. [ROSMER:] Oh non, mon cher ! Maintenant, je suis sûr de moi, à tout point de vue. [KROLL:] Dieu veuille que ce soit vrai, mon cher Rosmer. Tu es si influençable !... [ROSMER:] Asseyons-nous. J'ai à te parler. [KROLL:] Je veux bien. [ROSMER:] Ne trouves-tu pas qu'il règne ici une atmosphère de paix et de bonheur ? [KROLL:] Certainement. Vous êtes bien ici, et en paix. Oui, tu as gagné un foyer, Rosmer, tandis que j'ai perdu le mien. [ROSMER:] Ne dis pas cela, mon ami. Où règne aujourd'hui la discorde, l'harmonie peut renaître demain. [KROLL:] Jamais, jamais. Le germe de discorde sera toujours là. Jamais je ne retrouverai la tranquillité passée. [ROSMER:] Ecoute-moi bien, Kroll. Nous avons été amis pendant de longues, de très longues années. Peux-tu imaginer qu'une telle amitié en vienne à se briser ? [KROLL:] Rien au monde, que je sache, ne pourrait provoquer une rupture entre nous. D'où te vient cette idée ? [ROSMER:] C'est que tu attaches un si grand prix à ce qu'on soit d'accord avec tes jugements et tes opinions. [KROLL:] Eh bien, oui ; mais, en ce qui nous concerne, nous sommes à peu près d'accord, sur tout, ou au moins sur les questions fondamentales. [ROSMER:] Non ; nous ne le sommes plus. [KROLL:] Qu'est-ce à dire ? [ROSMER:] Reste assis. Je t'en prie, Kroll. [KROLL:] Que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas. Parle clairement. [ROSMER:] Mon esprit s'est ouvert. Je vis une nouvelle jeunesse. Et voilà comment j'en suis là... moi aussi. [KROLL:] Où cela, où en es-tu ? [ROSMER:] Au même point que tes enfants. [KROLL:] Toi ? toi ! Mais c'est impossible. Tu dis que... [ROSMER:] Je suis du même côté que Lauritz et que Hilda. [KROLL:] Renégat ! Johannes Rosmer est un renégat ! [ROSMER:] Que de joie, que de bonheur j'aurais pu trouver dans ce reniement, comme tu l'appelles !... Au lieu de cela, j'en ai cruellement souffert, sachant à quel point cela te causerait de chagrin. [KROLL:] Rosmer !... Rosmer ! Je ne m'en remettrai jamais. [ROSMER:] C'est à sa libération que je veux prendre part. [KROLL:] Oui, je sais bien, c'est là ce que disent les corrupteurs et les égarés. Mais crois-tu vraiment qu'on puisse attendre une quelconque libération de ces idées qui empoisonnent notre société ? [ROSMER:] Je ne cède pas aux idées à la mode, ni à ceux qui combattent. Je veux lancer un appel à tous, pour unir le plus possible d'hommes et aussi étroitement que possible. Je veux consacrer toutes les forces de mon être à ce but unique : l'avènement, dans ce pays, d'une vraie souveraineté populaire. [KROLL:] Ainsi tu trouves que nous n'en avons pas encore assez, de cette souveraineté ! Pour ma part, il me semble que tous, tant que nous sommes, nous allons bientôt nous trouver dans la boue, où la plèbe seule se complaisait jusqu'ici. [ROSMER:] Voilà pourquoi je veux un régime populaire qui réponde à sa vraie mission. [KROLL:] Quelle mission ? [ROSMER:] Celle d'élever tous les hommes du pays, de les ennoblir. [KROLL:] Tous ! [ROSMER:] Du moins, le plus grand nombre possible. [KROLL:] Par quels moyens ? [ROSMER:] En affranchissant les esprits et en purifiant les volontés. [KROLL:] Tu es un rêveur, Rosmer. Tu veux les affranchir ? Tu veux les purifier ? [ROSMER:] Non, cher ami, je veux seulement les réveiller. C'est à eux d'agir ensuite. [KROLL:] Et tu les crois en état de le faire ? [ROSMER:] Oui. [KROLL:] Par leur propre force, n'est-ce pas ? [ROSMER:] Oui, par leur propre force. Il n'en existe pas d'autre. [KROLL:] Est-ce là le langage qui convient à un pasteur ? [ROSMER:] Je ne suis plus pasteur. [KROLL:] Oui, mais... la foi de ton enfance ? [ROSMER:] Je ne l'ai plus. [KROLL:] Tu ne l'as plus ! [ROSMER:] Je l'ai abandonnée. J'ai dû l'abandonner, Kroll ! [KROLL:] Ah ! ah ! Oui, oui, oui. L'un ne va pas sans l'autre... c'est ça ! C'est donc pour cela que tu as quitté le service de l'Eglise ? [ROSMER:] Oui. Quand ma conviction s'est faite, quand j'ai acquis l'entière certitude que ce n'était pas là un doute passager, mais quelque chose dont je ne pourrais, ni ne voudrais jamais me défaire, je suis parti. [KROLL:] Ainsi c'est pour cela que, depuis si longtemps, tu étais si préoccupé, et nous, tes amis, nous n'en avons rien su. Rosmer, Rosmer, comment as-tu pu nous cacher la triste vérité ! [ROSMER:] Cela, me semblait-il, ne regardait que moi. Et puis, j'ai voulu vous épargner, à toi et aux autres, un chagrin inutile. Je pensais pouvoir continuer à vivre ici, tranquille, content, heureux. Je voulais lire toutes ces œuvres que j'avais ignorées jusqu'alors et m'appliquer à leur étude, m'acclimater tout à fait au monde de liberté et de vérité qui venait de m'être révélé. [KROLL:] Renégat ! Chacune de tes paroles en témoigne. Mais alors pourquoi m'avouer ta désertion ? Et pourquoi juste en ce moment ? [ROSMER:] C'est toi, Kroll, qui l'as voulu. [KROLL:] Moi ? [ROSMER:] Ce que j'ai appris de ta violence dans les réunions, de tes discours dépourvus de charité, de tes sorties haineuses contre ceux qui ne sont pas de ton bord, du sarcasme que tu mêlais à tes censures. Ah, Kroll, te voir ainsi transformé ! C'est alors que le devoir m'est apparu, un devoir impérieux. Le combat qui se livre rend les hommes méchants. Il faut apaiser les esprits, les réconcilier, leur apporter de la joie. Voilà pourquoi je me mets sur les rangs, ouvertement, tel que je suis. Et puis, je veux essayer mes forces, moi aussi ! Écoute-moi, Kroll : ne voudrais-tu pas, de ton côté, m'épauler ? [KROLL:] Jamais de ma vie je ne ferai de compromis avec ces forces de destruction qui minent la société. [ROSMER:] Eh bien ! Puisqu'il faut absolument combattre, servons-nous d'armes nobles. [KROLL:] Quiconque n'est pas avec moi dans les questions vitales, je ne le connais plus et ne lui dois aucun ménagement. [ROSMER:] Dois-je prendre cela pour moi ? [KROLL:] C'est de toi, Rosmer, que vient la rupture. [ROSMER:] Mais... c'est donc une rupture ! [KROLL:] Si c'en est une ! Une rupture avec tous tes proches. Oui ! Et tu en supporteras les conséquences. [REBEKKA:] Enfin, le voilà en route pour le sacrifice. Maintenant nous pouvons nous mettre à table. Venez, recteur. [KROLL:] Bonsoir, mademoiselle West. Je n'ai plus rien à faire ici. [REBEKKA:] Que se passe-t-il ? Lui avez-vous parlé ? [ROSMER:] Il sait tout. [KROLL:] Nous ne te lâcherons pas, Rosmer. Nous te forcerons à revenir parmi nous. [ROSMER:] Jamais ! [KROLL:] Nous verrons bien. Tu n'es pas homme à supporter la solitude. [ROSMER:] Je ne resterai pas seul. Nous sommes deux ici à la supporter. [KROLL:] Ah ! C'est comme cela ? Oh, les paroles de Béate ! [ROSMER:] De Béate ? [KROLL:] Non, non, j'ai eu tort. Pardonne-moi. Adieu. [ROSMER:] Quoi ? Que veux-tu dire ? [KROLL:] Ne parlons pas de cela. Non ! Pardonne-moi. Adieu. [ROSMER:] Kroll ! Il ne faut pas que nous nous quittions ainsi. J'irai te voir demain. [KROLL:] Tu ne mettras plus les pieds dans ma maison ! [ROSMER:] reste un moment devant la porte ouverte, puis il la ferme et se dirige vers la table. Ce n'est rien, Rebekka. Nous saurons tout supporter, à nous deux, en amis fidèles que nous sommes. [REBEKKA:] À quoi pensait-il en disant "Non ! " ? Le sais-tu ? [ROSMER:] Ne t'inquiète pas de cela, chère amie. Il n'en croyait rien lui-même. Demain j'irai chez lui. Bonne nuit ! [REBEKKA:] Tu te retires de bien bonne heure, ce soir, après ce qui vient de se passer ! [ROSMER:] Ce soir comme d'habitude. Maintenant que tout est dit, j'éprouve un grand soulagement. Tu vois bien : je suis tout à fait calme. Essaie de l'être également, chère Rebekka. Bonne nuit ! [REBEKKA:] Bonne nuit, mon ami. Dors bien. s'approche de la cheminée et tire un cordon de sonnette. Mme HELSETH entre par la porte de droite. Vous pouvez desservir, madame Helseth, le pasteur ne veut rien prendre et le recteur est parti. [MADAME HELSETH:] Le recteur est parti ? Qu'est-ce qui lui a pris ? [REBEKKA:] Il prévoyait un violent orage. [MADAME HELSETH:] C'est bien curieux. On n'aperçoit pas le moindre petit nuage ce soir. [REBEKKA:] Pourvu qu'il ne rencontre pas le cheval blanc. Je crains que nous n'ayons bientôt des nouvelles des fantômes. [MADAME HELSETH:] Dieu vous pardonne ! ne parlez pas ainsi, Mademoiselle ! [REBEKKA:] Allons, allons. [MADAME HELSETH:] Mademoiselle croit-elle vraiment que quelqu'un va bientôt mourir ? [REBEKKA:] Pas du tout. Mais il y a plusieurs espèces de chevaux blancs dans ce monde, madame Helseth. Allons, bonsoir. Je retourne dans mes appartements. MADAME HELSETH. — Bonsoir, Mademoiselle. [MADAME HELSETH:] éteint la lampe, en secouant la tête et en murmurant. — Jésus, Jésus. Cette demoiselle West, comme elle parle quelquefois !
[ROSMER:] Entrez. [REBEKKA:] Bonjour. [ROSMER:] Bonjour, chère amie. Désires-tu quelque chose ? [REBEKKA:] Je voulais savoir seulement si tu as bien dormi. [ROSMER:] Admirablement. Un sommeil sans rêves. Et toi ? [REBEKKA:] Très bien, merci. Vers le matin... [ROSMER:] Il y a longtemps que je ne me suis senti le cœur aussi léger. C'est si bon d'avoir tout dit. [REBEKKA:] Tu n'aurais pas dû garder le silence si longtemps, Rosmer. [ROSMER:] Je ne comprends pas moi-même ma lâcheté. [REBEKKA:] Mon Dieu ! Ce n'était pas précisément de la lâcheté. [ROSMER:] Si, si, je le sais. En m'interrogeant bien, je vois que la lâcheté y était pour quelque chose. [REBEKKA:] Tu as été d'autant plus courageux d'en finir. Maintenant, je vais te raconter ce que j'ai fait. Tu ne te fâcheras pas ? [ROSMER:] Me fâcher ? Comment peux-tu croire cela, chère amie ? [REBEKKA:] J'ai peut-être pris une initiative de trop, mais... [ROSMER:] Voyons, raconte. [REBEKKA:] Hier soir, en prenant congé de cet Ulrik Brendel, je lui ai donné deux ou trois lignes pour Mortensgard. [ROSMER:] Mais ma chère Rebekka... Voyons, que peux-tu lui avoir écrit ? [REBEKKA:] Je lui ai dit qu'il te rendrait service en s'occupant de ce pauvre homme et en l'aidant de tout son pouvoir. [ROSMER:] Chère amie, c'est ce que tu n'aurais pas dû faire. Cela ne peut que nuire à Brendel, et Mortensgard est un homme que je désire tenir à distance. Tu connais les problèmes que j'ai eus avec lui jadis. [REBEKKA:] Ne crois-tu pas qu'aujourd'hui il te serait peut-être utile d'avoir de bonnes relations avec cet homme ? [ROSMER:] Avec Mortensgard ? moi ? Pourquoi cela ? [REBEKKA:] Parce que ta situation s'est fragilisée depuis ta rupture avec tes anciens amis. [ROSMER:] As-tu vraiment pu supposer que Kroll ou un autre voudrait se venger ? Qu'ils seraient capables de ?... [REBEKKA:] Quand on s'emporte, mon cher, on ne sait ce qui peut arriver. À en juger par la manière dont le recteur a pris la chose... [ROSMER:] Tu devrais le connaître mieux que cela. Kroll est un parfait honnête homme. Cet après-midi j'irai en ville, lui parler. Je veux leur parler à tous. Tu verras comme ce sera facile... [REBEKKA:] Qu'y a-t-il, madame Helseth ? [MADAME HELSETH:] Le recteur Kroll est là dans le vestibule. [ROSMER:] Kroll ! [REBEKKA:] Le recteur ! Tiens ! [MADAME HELSETH:] Il fait demander s'il peut monter chez monsieur le pasteur. [ROSMER:] Tu vois bien ! Certes, il peut monter. Monte donc, cher ami ! Sois mille fois le bienvenu ! Je savais bien que ce n'était pas la dernière fois... [KROLL:] Je vois aujourd'hui la question sous un tout autre jour. [ROSMER:] Oui, n'est-ce pas, Kroll ? J'en étais sûr. Maintenant que tu as réfléchi... [KROLL:] Tu te trompes entièrement sur le sens de mes paroles. Il importe que je te parle seul à seul. [ROSMER:] Pourquoi Mlle West ne pourrait-elle pas ?... [REBEKKA:] Non, non, monsieur Rosmer, je m'en vais. [KROLL:] Et puis j'ai à faire mes excuses à Mademoiselle d'être venu de si bonne heure, de la surprendre avant qu'elle ait eu le temps de... [REBEKKA:] Comment cela ? Auriez-vous quelque objection à ce que je paraisse en négligé à la maison ? [KROLL:] Comment donc ! Je ne suis pas au courant des usages de Rosmersholm désormais. [ROSMER:] Mais, Kroll, je ne te reconnais pas aujourd'hui ! [REBEKKA:] J'ai l'honneur de vous saluer, monsieur le recteur. [KROLL:] Avec ta permission. [ROSMER:] Oui, cher ami, asseyons-nous et parlons à cœur ouvert. [KROLL:] Je n'ai pas fermé l'œil depuis hier. J'ai réfléchi toute la nuit. [ROSMER:] Et que dis-tu aujourd'hui ? [KROLL:] Ce sera long, Rosmer. Permets-moi de commencer par une sorte de préambule. Je puis te donner des nouvelles d'Ulrik Brendel. [ROSMER:] Est-il venu chez toi ? [KROLL:] Non. Il s'est établi dans un ignoble bouge, bien entendu dans la plus ignoble compagnie. Il leur a offert à boire et a trinqué avec eux aussi longtemps qu'il lui est resté un sou en poche. Après quoi, il a injurié toute la bande en l'appelant vile populace et tas de gredins, d'ailleurs avec raison. Alors il s'est fait rosser et jeter au ruisseau. [ROSMER:] Je crains qu'il ne soit incorrigible. [KROLL:] Il avait aussi mis en gage la redingote. Mais quelqu'un la lui a dégagée. Devine qui. [ROSMER:] Toi, peut-être ? [KROLL:] Non. Ce noble M. Mortensgard. [ROSMER:] Vraiment ? [KROLL:] Je me suis laissé dire que la première visite de M. Brendel a été pour l'"idiot" et pour ce "plébéien", comme il l'appelle. [ROSMER:] Cela pouvait lui être utile. [KROLL:] Je crois bien. [ROSMER:] Qu'est-ce donc, cher ami ? [KROLL:] C'est qu'il se joue dans cette maison un jeu que tu ne soupçonnes pas. [ROSMER:] Comment peux-tu croire cela ! Est-ce à Reb..., à Mlle West que tu fais allusion ? [KROLL:] Précisément. Cela ne m'étonne pas du tout de sa part. Depuis longtemps elle a pris l'habitude de tout diriger ici. Mais cependant... [ROSMER:] Mon cher Kroll, tu te trompes entièrement. Nous n'avons rien de secret l'un pour l'autre. [KROLL:] T'a-t-elle avoué qu'elle correspond avec le rédacteur du Phare ? [ROSMER:] Oh ! tu penses à ces deux ou trois lignes qu'elle a données à Ulrik Brendel. [KROLL:] Tu as donc appris cela ? Et tu approuves qu'elle se mette en rapport avec cet auteur de chroniques scandaleuses, qui ne laisse pas passer une semaine sans me mettre sur la sellette au sujet de mon école et de mes fonctions publiques ? [ROSMER:] Cher ami, elle n'a certainement pas envisagé ce côté de la question. Du reste, elle a naturellement sa liberté d'agir, tout comme moi j'ai la mienne. [KROLL:] Vraiment ? Je suppose que cela s'accorde avec tes nouvelles orientations. Car il est probable que Mlle West et toi, vous avez le même point de vue. [ROSMER:] Certainement. Nous marchons vers notre but commun la main dans la main. [KROLL:] le considère, en hochant lentement la tète. — Tu es aveugle. Tu ne vois donc pas le piège ! [ROSMER:] Moi ? Pourquoi dis-tu cela ? [KROLL:] C'est que je n'ose pas, que je ne veux pas croire autre chose. Non, non, laisse-moi m'expliquer. Tu attaches du prix à mon amitié, et à mon estime aussi ? N'est-ce pas, Rosmer ? [ROSMER:] Je n'ai pas besoin de répondre à cette question. [KROLL:] C'est qu'il y a encore d'autres questions qui exigent des réponses, une franche explication de ta part. Consens-tu à ce que je te fasse subir une sorte d'interrogatoire ? [ROSMER:] D'interrogatoire ? [KROLL:] Oui ; que je touche à certains sujets dont le souvenir pourra t'être pénible ? Vois-tu, ton apostasie, ou ta libération, comme tu dis, se rattache à tant de choses au sujet desquelles il est nécessaire que tu me donnes des explications, dans ton propre intérêt. [ROSMER:] Pose toutes les questions qu'il te plaira, cher ami. Je n'ai rien à cacher. [KROLL:] Eh bien, dis-moi quelle a été, selon toi, la véritable raison qui a poussé Béate au suicide ? [ROSMER:] Y a-t-il le moindre doute à ce sujet ? Du reste, peut-on demander les raisons d'agir d'un pauvre être malade et irresponsable ? [KROLL:] Es-tu bien sûr de l'entière irresponsabilité de Béate ? Dans tous les cas, les médecins ne se prononçaient pas avec cette certitude. [ROSMER:] Si les médecins avaient pu la voir dans l'état où je l'ai vue moi-même si souvent, et cela durant des journées et des nuits entières, ils n'auraient pas eu le moindre doute. [KROLL:] Je n'en avais pas non plus, à cette époque. [ROSMER:] Ah non, mon ami, le doute n'était malheureusement pas possible ! Je crois t'avoir parlé de cette passion sauvage, effrénée qu'elle me demandait de partager. Oh ! quelle épouvante elle m'inspirait ! Et puis ces reproches sans motifs qu'elle se faisait et qui l'ont torturée pendant ses dernières années. [KROLL:] Oui, quand elle a su qu'elle ne pourrait jamais être mère. [ROSMER:] Tu vois bien. Se livrer à un si violent désespoir, se tourmenter de la sorte pour un fait dont elle n'était nullement responsable ! Qui peut prétendre qu'elle avait tout son bon sens ? [KROLL:] Hum. Te souviens-tu si, à cette époque, tu avais chez toi des livres traitant du vrai sens du mariage selon les théories progressistes d'aujourd'hui ? [ROSMER:] Je me souviens que Mlle West m'avait prêté un ouvrage de ce genre. Elle a hérité, comme tu sais, de la bibliothèque du docteur. Mais, mon cher Kroll, tu ne peux pas nous supposer assez imprudents pour avoir évoqué de tels sujets avec notre pauvre malade. Je peux t'affirmer solennellement que nous n'avons rien à nous reprocher. C'est son propre cerveau et ses nerfs malades qui l'ont égarée. [KROLL:] Dans tous les cas, il y a une chose que je peux te raconter maintenant. C'est que la pauvre Béate, tourmentée et exaltée au-delà du possible, s'est suicidée pour te laisser vivre heureux, libre, à ta guise. [ROSMER:] Qu'entends-tu par là ? [KROLL:] Il faut m'écouter tranquillement, Rosmer. Je peux tout te dire, maintenant. Durant la dernière année de sa vie, elle est venue deux fois chez moi pour me confier son angoisse et son désespoir. [ROSMER:] À ce sujet ? [KROLL:] Non. La première fois, elle est venue me dire que tu étais sur le point de renier ta foi, d'abandonner la religion de tes pères. [ROSMER:] Ce que tu dis là est impossible, Kroll ! Tout à fait impossible. Tu te trompes certainement. [KROLL:] Pourquoi cela ? [ROSMER:] Parce que, du vivant de Béate, je me débattais encore dans le doute et dans l'incertitude. Et ce combat, je l'ai livré seul aux prises avec ma conscience. Je crois que pas même Rebekka... [KROLL:] Rebekka ? [ROSMER:] Eh bien, oui, Mlle West. Je l'appelle Rebekka pour simplifier les choses. [KROLL:] Je l'avais remarqué. [ROSMER:] Voilà pourquoi il me semble tout à fait incompréhensible que Béate ait eu cette idée. Et pourquoi ne m'en a-t-elle jamais parlé ? Jamais elle ne l'a fait. Jamais un mot ! [KROLL:] L'infortunée ! Elle m'a tant prié, tant supplié de t'en parler. [ROSMER:] Et pourquoi ne l'as-tu pas fait ? [KROLL:] Je n'avais alors aucun doute sur son état mental. Une pareille accusation contre un homme comme toi ! Environ un mois plus tard, elle paraissait plus calme, mais, en partant, elle m'a dit : "Préparez-vous à voir bientôt le cheval blanc à Rosmersholm. [ROSMER:] Ah, oui, le cheval blanc, elle en parlait souvent. [KROLL:] Et comme je tâchai de l'arracher à de si tristes pensées, elle s'est contentée de répondre : "Je n'en ai plus pour longtemps, car maintenant il faut que Johannes épouse Rebekka, sans retard. [ROSMER:] Que dis-tu là ! Moi, épouser !... [KROLL:] Ceci se passait un jeudi, dans l'après-midi. Le samedi soir elle s'est précipitée dans le torrent du moulin. [ROSMER:] Et dire que tu ne nous avais pas avertis !... [KROLL:] Tu sais toi-même qu'elle avait pris l'habitude de dire qu'elle n'en avait pas pour longtemps. [ROSMER:] Je sais bien. Et cependant, tu aurais dû nous avertir ! [KROLL:] J'y ai pensé. Mais il n'était plus temps. [ROSMER:] Et plus tard donc, pourquoi n'as-tu pas ?... Pourquoi m'avoir caché tout cela ? [KROLL:] À quoi bon te tourmenter et rouvrir ta blessure ? Je n'ai vu dans tous ces propos que des fantaisies dues à son état. Je l'ai cru jusqu'à hier soir. [ROSMER:] Et tu ne le crois plus ? [KROLL:] Béate n'a-t-elle pas vu clair, en prétendant que tu étais sur le point de renier la foi de ton enfance ? [ROSMER:] Oui, et je n'y comprends rien. C'est là une chose absolument inexplicable pour moi. [KROLL:] Inexplicable ou non, elle n'en est pas moins certaine. Et maintenant, Rosmer, je te demande ce qu'il y a de vrai dans son autre accusation, la dernière ? [ROSMER:] Son accusation, dis-tu ? Était-ce donc là une accusation ? [KROLL:] Tu n'as peut-être pas fait attention aux termes dont elle s'est servi. Elle m'a dit qu'elle voulait mourir. Pourquoi ? Voyons ! [ROSMER:] Pour que je puisse épouser Rebekka ? [KROLL:] Ce n'est pas exactement ainsi qu'elle s'est exprimée. Elle a dit : "Je n'ai plus que peu de temps à vivre, car, maintenant, il faut que Johannes épouse Rebekka, sans retard. [ROSMER:] le fixe un moment, puis il se lève. — Maintenant je te comprends, Kroll. [KROLL:] Eh bien ? Qu'as-tu à répondre ? [ROSMER:] Répondre à ces choses inouïes ? La seule réponse à faire serait de te montrer la porte. [KROLL:] C'est bien. [ROSMER:] Écoute-moi. Il y a plus d'un an, depuis la mort de Béate, que Rebekka West et moi vivons seuls, à Rosmersholm. Depuis ce temps, et bien que tu connaisses l'accusation de Béate, je ne t'ai pas vu une seule fois scandalisé de nous voir vivre ensemble, Rebekka et moi. [KROLL:] Depuis hier soir, seulement, je sais que c'est un renégat et une femme émancipée, qui vivent ainsi en commun. [ROSMER:] Ah ! Tu ne crois donc pas que des renégats et des femmes émancipées puissent vivre en esprit de chasteté ? Tu ne crois pas qu'ils puissent être dominés par un sens de la moralité aussi puissant qu'une loi de la nature ? [KROLL:] Je ne fais pas grand cas d'une moralité qui n'a pas ses racines dans la foi de l'Église. [ROSMER:] Ce que tu dis là s'appliquerait, selon toi, à Rebekka et à moi ? À mes relations avec Rebekka ? [KROLL:] Je ne puis pas changer d'opinion par égard pour vous : je ne vois pas d'abîme infranchissable entre la libre pensée et... [ROSMER:] Et ? [KROLL:] Et l'amour libre, puisque tu veux que j'appelle les choses par leur nom. [ROSMER:] Et tu n'as pas honte de me dire cela ! Toi qui me connais depuis ma première jeunesse ! [KROLL:] Justement parce que je te connais, je sais avec quelle facilité tu subis l'influence de ton entourage. Et quant à ta Rebekka... Bien, bien ! quant à cette demoiselle West, nous ne la connaissons guère, à vrai dire. En un mot, Rosmer, je ne t'abandonne pas. Et tu devrais tâcher de te sauver avant qu'il soit trop tard. [ROSMER:] Me sauver ? Comment cela ? Que voulez-vous ? [MADAME HELSETH:] Je viens prier Mademoiselle de descendre. [ROSMER:] Mademoiselle n'est pas ici. [MADAME HELSETH:] Vraiment ? C'est extraordinaire. [ROSMER:] Tu disais ? [KROLL:] Écoute-moi. Ce qui s'est passé en cachette avant la mort de Béate, et ce qui se passe ici depuis, je ne veux pas l'examiner de trop près. Tu étais extrêmement malheureux en ménage. [ROSMER:] Comme tu me connais peu au fond. [KROLL:] Ne m'interromps pas. Ce que je tiens à te dire, c'est que, si ta vie en commun avec Mlle West doit continuer, il est absolument indispensable que tu tiennes caché ton revirement, la triste désertion à laquelle elle t'a entraîné. Laisse-moi parler ! Laisse- moi parler ! Je dis que, puisque le malheur est arrivé, tu es libre d'avoir toutes les idées, toutes les convictions et toutes les croyances que bon te semble, sur n'importe quel sujet, mais, au nom du ciel, garde-les pour toi. Après tout, c'est là une question tout à fait personnelle. Je ne vois pas la moindre nécessité de crier cela sur les toits. [ROSMER:] Ce qui pour moi est une nécessité, c'est de ne pas être dans une position fausse et suspecte. [KROLL:] Mais les traditions de ta famille t'imposent des devoirs, Rosmer. Souviens-toi ! un foyer pour toutes les valeurs établies et respectées par l'élite de la société. Toute la région porte l'empreinte de Rosmersholm. Cela provoquerait un désordre irrémédiable si l'on apprenait que tu as renié toi-même ce que je voudrais appeler l'esprit de famille des Rosmer. [ROSMER:] Mon cher Kroll, je vois la chose autrement. J'ai le devoir absolu, me semble-t-il, de répandre un peu de lumière et de joie dans une région que les Rosmer ont maintenue pendant de longues années dans les ténèbres et l'oppression morale. [KROLL:] Digne mission pour le dernier rejeton de la race ! Laisse donc cela ! Ce n'est pas un travail qui te convienne. Tu es fait pour mener la tranquille existence d'un penseur. [ROSMER:] C'est possible. Mais moi aussi, je veux enfin prendre part au combat de la vie. [KROLL:] Ce combat-là, sais-tu ce qu'il sera pour toi ? Une lutte à mort contre tous tes amis. [ROSMER:] Ils ne sont pas tous aussi fanatiques que toi, je pense. [KROLL:] Tu es une âme naïve, Rosmer. Une âme sans expérience. Tu ne te doutes pas de la violence avec laquelle l'orage éclatera sur ta tête. [MADAME HELSETH:] Mademoiselle fait demander... [ROSMER:] Qu'y a-t-il ? [MADAME HELSETH:] Il y a quelqu'un en bas qui désire parler à monsieur le pasteur. [ROSMER:] C'est peut-être le même homme qui est venu hier soir ? [MADAME HELSETH:] Non, c'est ce Mortensgard. [ROSMER:] Mortensgard ! [KROLL:] Ah, ah ! Nous en sommes là ! Nous en sommes déjà là ! [ROSMER:] Que me veut-il ! Pourquoi ne l'avez-vous pas renvoyé ? [MADAME HELSETH:] Mademoiselle a dit que je devais demander s'il pouvait monter. [ROSMER:] Dites-lui qu'il y a quelqu'un chez moi. [KROLL:] Vous n'avez qu'à le laisser monter, madame Helseth. Je cède la place pour le moment. Mais le combat décisif n'est pas encore livré. [ROSMER:] Aussi vrai que j'existe, Kroll, je n'ai rien de commun avec Mortensgard. [KROLL:] Je ne te crois plus sur aucun point. Dorénavant je n'ai plus confiance en toi, sous aucun rapport. Maintenant, c'est une guerre au couteau. Nous allons bien voir si nous ne réussirons pas à te mettre hors de combat. [ROSMER:] Oh, Kroll, tu es tombé bien bas ! [KROLL:] Moi ? Et c'est un homme comme toi qui dit cela ? Souviens-toi de Béate... [ROSMER:] Tu recommences ! [KROLL:] Non. C'est à ta conscience, si tu en as encore une, de comprendre l'énigme qui se cache au fond du torrent. Allons ! Voici Le Phare allumé à Rosmersholm. Je n'ai plus de doute sur la direction que je dois prendre. [MORTENSGARD:] Le Phare sera toujours allumé quand il s'agira de montrer le chemin à monsieur le recteur. [KROLL:] Oui, il y a longtemps que vous montrez vos bonnes intentions à mon égard. N'y a-t-il pas un commandement qui défend de porter faux témoignage contre son prochain ? [MORTENSGARD:] Monsieur le recteur n'a pas besoin de m'enseigner les commandements. [KROLL:] Pas même le sixième ? [ROSMER:] Kroll ! [MORTENSGARD:] Si c'était nécessaire, la tâche incomberait à monsieur le pasteur. [KROLL:] Le pasteur ? Sans aucun doute, le pasteur Rosmer est un homme compétent en cette matière. Bien du plaisir, messieurs. [ROSMER:] Allons, le sort en est jeté. Voulez-vous me dire, monsieur Mortensgard, la raison de votre visite ? [MORTENSGARD:] À vrai dire, j'étais venu voir Mlle West. J'ai cru devoir la remercier pour la gentille lettre qu'elle m'a écrite hier. [ROSMER:] Je sais qu'elle vous a écrit. Lui avez-vous parlé ? [MORTENSGARD:] Oui, un instant. J'ai entendu dire que les opinions ont changé sur certains points à Rosmersholm. [ROSMER:] Mes opinions ont changé en bien des matières, je peux presque dire en tout. [MORTENSGARD:] C'est ce que m'a dit cette dame. Aussi a-t-elle été d'avis que je passe m'entretenir un instant avec vous à ce sujet. [ROSMER:] À quel sujet, monsieur Mortensgard ? [MORTENSGARD:] Me permettez-vous de publier dans Le Phare que vos idées ont pris une nouvelle orientation, et que vous vous associez à la cause du progrès et de la liberté ? [ROSMER:] Je vous y autorise volontiers. Je vous prie même de faire cette révélation. [MORTENSGARD:] Elle paraîtra demain. C'est une grande et importante information que le pasteur Rosmer, de Rosmersholm, ait résolu de combattre pour la lumière sur ce point comme sur d'autres. [ROSMER:] Je ne vous comprends pas bien. [MORTENSGARD:] Je veux dire que pour notre parti, c'est un appoint moral d'une grande importance chaque fois que nous gagnons à notre cause un adhérent sérieux, animé d'un esprit vraiment chrétien. [ROSMER:] Vous ne savez donc pas ? Mlle West ne vous a pas tout dit ? [MORTENSGARD:] Quoi, monsieur le pasteur ? Elle était probablement trop pressée. Elle m'a dit de monter et que j'entendrais le reste de votre bouche. [ROSMER:] Alors je vais vous l'apprendre moi-même : je me suis entièrement affranchi, libéré de tout lien. Je me trouve actuellement sans aucune attache avec l'Eglise et son enseignement. [MORTENSGARD:] Non ! si la lune tombait du ciel, je ne serais pas plus surpris ! Le pasteur en personne abjure ! [ROSMER:] J'en suis arrivé au point où vous vous trouvez depuis longtemps. C'est ce que vous pouvez publier demain dans Le Phare. [MORTENSGARD:] Cela aussi ? Mon cher pasteur... Excusez-moi, mais voilà un côté de la question dont il vaut mieux ne pas parler. [ROSMER:] Ne pas en parler ? [MORTENSGARD:] Pas tout de suite du moins. [ROSMER:] Je ne comprends pas. [MORTENSGARD:] Voyez-vous, monsieur le pasteur, vous n'êtes pas au courant de la situation comme moi. Mais, du moment où vous vous êtes associé à la cause libérale, et où vous voulez, comme disait tout à l'heure Mlle West, prendre part au mouvement, vous avez naturellement le désir d'être aussi utile que possible à ladite cause et audit mouvement. [ROSMER:] Je le désire de tout mon cœur. [MORTENSGARD:] Bien ; alors je peux vous dire qu'à l'instant même où vous vous déclareriez ouvertement séparé de l'Eglise, vous vous retrouveriez les bras liés. [ROSMER:] Vous croyez cela ? [MORTENSGARD:] Oui. Vous pouvez être sûr que dans ce pays, il n'y aura plus grand-chose à faire pour vous. Et puis, nous avons bien assez de libres penseurs, monsieur le pasteur. J'allais dire, que nous en avons trop. Ce dont le parti a besoin, ce sont des personnalités chrétiennes, qui imposent le respect à tous. C'est ce qui nous manque terriblement. Voilà pourquoi je suis d'avis que nous ne soufflions pas un mot de cette question, qui ne regarde pas le public. C'est là mon opinion. [ROSMER:] Ah ! c'est ainsi ? Si donc je proclame ouvertement mon apostasie, vous ne vous risqueriez pas à vous compromettre avec moi ? [MORTENSGARD:] Je n'oserais pas, monsieur le pasteur. Ces derniers temps je me suis donné pour règle de ne jamais soutenir rien ni personne qui puisse nuire aux intérêts de l'Église. [ROSMER:] Êtes-vous donc rentré dernièrement dans le giron de l'Église ? [MORTENSGARD:] Ceci est une autre affaire. [ROSMER:] Ah ! c'est ainsi ? Allons, je vous comprends. [MORTENSGARD:] Monsieur le pasteur, il faut vous souvenir que moi, tout spécialement, je ne suis pas entièrement libre de mes actions. [ROSMER:] Qu'est-ce donc qui vous empêche de l'être ? [MORTENSGARD:] Ce qui m'empêche de l'être, c'est que je suis un homme flétri ! [ROSMER:] Ah oui !... [MORTENSGARD:] Un homme flétri, monsieur le pasteur. Vous surtout ne devriez pas l'oublier, car c'est vous tout le premier qui m'avez imprimé la flétrissure. [ROSMER:] Si j'avais eu à l'époque le même point de vue qu'aujourd'hui, j'aurais traité votre erreur avec plus d'indulgence. [MORTENSGARD:] Je le pense aussi. Mais il est trop tard maintenant. Vous m'avez flétri pour toujours, flétri pour la vie. Sans doute vous ne vous rendez pas compte de toute la portée de la chose. Mais avant peu, monsieur le pasteur, vous risquez peut-être d'en faire vous-même la triste expérience. [ROSMER:] Moi ? [MORTENSGARD:] Mais oui. Car vous ne supposez pas que le recteur Kroll et sa coterie vont vous pardonner ? Le bruit court que désormais le journal régional va mordre à belles dents. Il se pourrait bien qu'il s'en prenne à vous maintenant. [ROSMER:] Je me sens invulnérable dans ma vie privée. Ma conduite n'offre aucune prise aux attaques. [MORTENSGARD:] C'est là de bien grands mots, monsieur le pasteur. [ROSMER:] C'est possible, mais j'ai le droit de les prononcer, si grands qu'ils soient. [MORTENSGARD:] Même si vous scrutiez votre conduite aussi sérieusement que vous avez jadis scruté la mienne ? [ROSMER:] Vous dites cela d'un ton singulier. Qu'y a-t-il ? À quoi faites-vous allusion ? Est-ce à quelque chose de spécial ? [MORTENSGARD:] Oui, il y a une chose, une seule, mais il serait grave qu'elle tombe dans les mains d'adversaires malveillants. [ROSMER:] Auriez-vous l'obligeance de m'apprendre de quoi il s'agit ? MORTENSGARD. — Monsieur le pasteur ne pourrait-il pas le deviner lui-même ? Pas le moins du monde. Je ne devine pas. [MORTENSGARD:] Allons, il me faut tout vous dire. Je possède une lettre fort extraordinaire, expédiée de Rosmersholm. [ROSMER:] Vous voulez parler de la lettre de Mlle West. Est-elle donc si extraordinaire ? [MORTENSGARD:] Non, cette lettre-là ne l'est pas. Mais il m'est arrivé d'en recevoir une autre venant d'ici. [ROSMER:] De Mlle West également ? [MORTENSGARD:] Non, monsieur le pasteur. [ROSMER:] Mais alors, de qui ? de qui ? [MORTENSGARD:] De feue Mme Rosmer. [ROSMER:] De ma femme ? vous avez reçu une lettre de ma femme ! [MORTENSGARD:] Oui, j'en ai reçu une. [ROSMER:] Quand cela ? [MORTENSGARD:] Dans les derniers temps de sa vie ; il y a un an et demi environ. C'est de cette lettre-là que je parle : elle est vraiment extraordinaire. [ROSMER:] Vous savez bien qu'à cette époque ma femme était atteinte de maladie mentale. [MORTENSGARD:] Je sais que beaucoup de personnes le croyaient, mais sa lettre ne l'indique nullement, à mon avis. En disant que la lettre est extraordinaire, je l'entends autrement. [ROSMER:] Mais qu'a-t-elle bien pu trouver à vous écrire, ma pauvre femme ? [MORTENSGARD:] J'ai la lettre chez moi. Elle commence à peu près ainsi : Elle vit, dit-elle, dans des transes continuelles, à cause de toutes les méchantes gens dont la région est pleine. Ces gens-là ne songeraient qu'à vous nuire et à vous faire tout le mal possible. [ROSMER:] À moi ? [MORTENSGARD:] Oui, d'après elle. Mais voici maintenant ce qu'il y a de plus curieux. Dois- je continuer, monsieur le pasteur ? [ROSMER:] Naturellement ! Dites tout, sans réticences. [MORTENSGARD:] Feue Mme Rosmer me supplie d'être généreux. Elle sait, dit-elle, que c'est à monsieur le pasteur que je dois d'avoir perdu ma place d'instituteur. Et elle m'adjure de ne pas me venger. [ROSMER:] Et comment, d'après elle, auriez-vous pu vous venger ? [MORTENSGARD:] Il s'agit dans la lettre de rumeurs qui pourraient me parvenir et d'après lesquelles il se passerait de vilaines choses à Rosmersholm. Je ne devrais pas y croire, ce ne pourraient être que des calomnies répandues à dessein par des gens cherchant à vous nuire. [ROSMER:] La lettre dit cela ! [MORTENSGARD:] Monsieur le pasteur pourra s'en convaincre lui-même à l'occasion. [ROSMER:] Je n'y comprends rien ! Que pouvait-elle s'imaginer ? À quelles rumeurs faisait-elle allusion ? [MORTENSGARD:] D'abord monsieur le pasteur aurait abandonné la foi de son enfance. Un fait que Mme Rosmer niait énergiquement, à l'époque. Ensuite, hum. [ROSMER:] Ensuite ? [MORTENSGARD:] Ensuite elle dit, et ceci est passablement embrouillé, qu'il n'existe pas, à sa connaissance, de relations criminelles à Rosmersholm et que jamais on ne lui a fait de tort. S'il circulait des bruits de ce genre, elle me supplie de ne pas en parler dans Le Phare. [ROSMER:] Elle ne nomme personne ? [MORTENSGARD:] Non. [ROSMER:] Qui vous a apporté cette lettre ? [MORTENSGARD:] J'ai promis de ne pas le dire. Elle m'a été remise un soir, alors qu'il faisait déjà nuit. [ROSMER:] Si vous vous étiez renseigné tout de suite, vous auriez su que ma pauvre femme n'était pas entièrement responsable de ses actes. [MORTENSGARD:] J'ai pris des renseignements, monsieur le pasteur. Mais il faut bien le dire : ce n'est pas exactement là l'impression que j'en ai gardée. [ROSMER:] Vraiment ? Au fait, pourquoi me révélez-vous aujourd'hui l'existence de cette lettre insensée ? [MORTENSGARD:] Pour vous conseiller d'être extrêmement prudent, monsieur le pasteur. [ROSMER:] Dans ma manière de vivre, voulez-vous dire ? [MORTENSGARD:] Oui, il faut vous rappeler qu'à l'heure qu'il est vous n'êtes plus inattaquable. [ROSMER:] Ainsi, vous persistez à croire que j'ai un secret à dissimuler ? [MORTENSGARD:] Je ne vois pas pourquoi un homme qui s'est affranchi de tout s'abstiendrait de jouir pleinement de la vie. Soyez seulement prudent à partir d'aujourd'hui. Car, si l'on apprenait sur votre compte telle ou autre chose contraire aux préjugés, vous pouvez être sûr que la cause de la liberté en souffrirait. Au revoir, monsieur le pasteur. [ROSMER:] Au revoir. [MORTENSGARD:] Je vais maintenant à l'imprimerie faire publier la grande nouvelle dans Le Phare. [ROSMER:] Publiez tout. [MORTENSGARD:] Je publierai tout ce que le bon public a besoin de savoir. [ROSMER:] Rebekka ! Re... Hum. Madame Helseth, Mlle West n'est-elle pas en bas ? [MADAME HELSETH:] Non, monsieur le pasteur, elle n'est pas ici. [REBEKKA:] Rosmer ! [ROSMER:] Comment, tu étais dans ma chambre à coucher ? Que faisais-tu donc là, chère amie ? [REBEKKA:] J'écoutais. [ROSMER:] Rebekka ! Comment as-tu pu ? [REBEKKA:] Comme tu vois ; c'était si méchant, ce qu'il a dit au sujet de mon négligé. [ROSMER:] Ainsi, tu étais déjà là quand Kroll ?... [REBEKKA:] Oui. J'ai voulu connaître le fond de sa pensée. [ROSMER:] Je t'aurais tout raconté. [REBEKKA:] Non, tu ne m'aurais pas tout dit. Du moins, pas dans les mêmes termes. [ROSMER:] Tu as tout entendu ? [REBEKKA:] La plus grande partie, je pense ; j'ai dû descendre un instant quand Mortensgard est arrivé. [ROSMER:] Et puis tu es remontée ? [REBEKKA:] Ne te fâche pas, cher ami. [ROSMER:] Fais en toute occasion ce que tu trouves juste et bon. Je veux que tu aies pleine liberté d'action. Mais qu'en dis-tu, Rebekka ? Oh ! jamais je n'ai senti, comme en ce moment, combien tu m'es indispensable. [REBEKKA:] Nous étions préparés tous les deux à ce qui devait arriver tôt ou tard. [ROSMER:] Non, non, pas à cela. [REBEKKA:] Pas à cela ? [ROSMER:] J'ai pu croire que, tôt ou tard, notre belle et pure amitié pourrait faire l'objet de calomnies. Mais pas Kroll. De sa part je ne m'y serais jamais attendu. Mais les autres, ces esprits grossiers, ces gens aux regards ignobles ! Oh ! tu sais, j'avais bien raison de jeter un voile jaloux sur notre alliance. C'était là un secret bien dangereux. [REBEKKA:] Ah ! peu importe l'opinion des autres ! Nous sommes sûrs nous-mêmes de n'avoir rien à nous reprocher. [ROSMER:] Rien à me reprocher ? Moi ? Oui, je l'ai cru, jusqu'à ce jour. Mais à présent, [REBEKKA:] Eh bien ? [ROSMER:] Comment m'expliquer la terrible accusation de Béate ? [REBEKKA:] Ah ! ne parle pas de Béate ! Ne pense plus à Béate ! Tu avais si bien réussi à te séparer de cette morte. [ROSMER:] Depuis que j'ai appris cela, elle me paraît terriblement vivante. [REBEKKA:] Non, non, je t'en prie, Rosmer ! Je t'en prie ! [ROSMER:] Oui, te dis-je, il faut tâcher d'éclaircir tout cela. Comment en est-elle arrivée à cette fatale méprise ? [REBEKKA:] Tu ne vas pas te mettre à douter maintenant, qu'elle ait été folle ou presque. [ROSMER:] C'est que, vois-tu, je n'en suis plus tout à fait sûr. Et puis, même si elle l'avait été... [REBEKKA:] Si elle l'avait été ? Eh bien, quoi ? [ROSMER:] Je veux dire, quelle est la véritable cause qui a transformé sa faiblesse d'esprit en folie ? [REBEKKA:] Ah voyons ! À quoi bon te torturer avec toutes ces pensées qui ne mènent à rien ? [ROSMER:] Je ne peux faire autrement, Rebekka. J'aurais beau le vouloir, je ne peux pas me débarrasser de ces doutes qui me rongent. [REBEKKA:] Oh ! mais cela peut devenir dangereux de ressasser toujours cette sombre histoire. ROSMER, arpentant la scène, inquiet et songeur. — Je me serai trahi d'une manière ou d'une autre. Elle aura remarqué que depuis ton arrivée j'ai commencé à me sentir heureux. Mais, cher ami, même s'il en avait été ainsi... [ROSMER:] Vois-tu, elle aura remarqué que nous lisions les mêmes livres, que nous aimions à rester ensemble et à nous entretenir de toutes ces idées nouvelles. Et pourtant je n'y comprends rien ! Je prenais tant de précautions à la ménager. Quand je me reporte à cette époque, il me semble que je m'efforçais, comme s'il y allait de ma vie, de la tenir en dehors de ce que nous avions en commun. N'est-ce pas, Rebekka ? [REBEKKA:] Oh, bien certainement. [ROSMER:] Et tu as agi de même. Et malgré cela ! Oh ! c'est épouvantable d'y penser ! Elle vivait là, elle, dans son amour maladif, se taisant toujours, nous surveillant, observant chaque chose et... et se méprenant sur tout. [REBEKKA:] Oh ! je n'aurais jamais dû venir à Rosmersholm. [ROSMER:] Songe donc combien elle a dû souffrir en silence ! que de vilaines choses son cerveau malade a dû combiner et forger sur notre compte. Ne t'a-t-elle jamais rien dit qui aurait pu le faire soupçonner ? [REBEKKA:] À moi ? Crois-tu que dans ce cas, je serais restée un jour de plus à Rosmersholm ? [ROSMER:] Non, non, c'est évident. Oh ! quel combat elle a dû livrer ! Et livrer seule, Rebekka, seule et désespérée ! Et ce triomphe à la fin, poignant, accusateur, au fond du torrent ! [REBEKKA:] Ecoute-moi, Rosmer. S'il était en ton pouvoir de rappeler Béate auprès de toi, à Rosmersholm, voudrais-tu le faire ? [ROSMER:] Est-ce que je sais ? Je ne peux penser qu'à une seule chose, cette chose-là, je ne peux la changer. [REBEKKA:] Tu allais commencer à vivre, Rosmer. Tu avais déjà commencé. Tu avais conquis toute ta liberté. Tu te sentais si gai, si soulagé. [ROSMER:] Oui, tout cela est vrai. Et brusquement me voilà écrasé par ce poids terrible. [REBEKKA:] Pense à ces moments délicieux, à nos douces causeries au crépuscule, dans le salon où nous allions tous les deux nous asseoir. Nous formions ensemble des projets d'existence nouvelle : tu voulais te jeter dans la vie active, dans la vie intense d'aujourd'hui, comme tu disais. Aller de maison en maison porter la parole de liberté, gagner les esprits et les volontés, donner la noblesse aux hommes, partout à la ronde, élargissant ton cercle peu à peu. La noblesse ! [ROSMER:] La noblesse et la joie. [REBEKKA:] Oui, et la joie. [ROSMER:] Car c'est la joie qui ennoblit les esprits, Rebekka. [REBEKKA:] Et la douleur aussi, ne crois-tu pas ? La grande douleur ? [ROSMER:] Oui, à condition de la surmonter, de la vaincre. [REBEKKA:] C'est là ce qu'il faut faire, Rosmer. [ROSMER:] Oh ! je n'en sortirai jamais, il me restera toujours un doute, une interrogation dans l'esprit. Je ne connaîtrai plus jamais ce sentiment qui donne tout son prix à la vie. [REBEKKA:] Quel sentiment, Rosmer ? [ROSMER:] Le plus appréciable de tous : la conscience pure. [REBEKKA:] Oui, la pureté de conscience. [ROSMER:] Et comme elle a su tout arranger ! Quelle suite dans ses idées ! Elle commence par éprouver un doute au sujet de ma foi religieuse. D'où lui est venu ce doute, en ce moment-là ? Mais enfin il lui est venu. Puis c'est devenu une certitude. Et puis... Ah ! il lui a été si facile après cela de croire tout possible. Ah ! Toutes ces pensées cruelles, jamais je ne pourrai m'en défaire ! Je le sens bien. Je le sais. À tout moment, elles surgiront et me rappelleront la morte. [REBEKKA:] Comme le cheval blanc de Rosmersholm. [ROSMER:] Oui, exactement. Passant au galop dans les ténèbres, dans le silence. [REBEKKA:] Et à cause de ce misérable cauchemar, tu voudrais renoncer à la vie active où tu commençais déjà à prendre pied. [ROSMER:] Tu as raison, c'est dur, Rebekka. Mais je n'ai pas le choix. Comment veux-tu que je sorte de là ? [REBEKKA:] En te créant de nouvelles relations. [ROSMER:] De nouvelles relations ! [REBEKKA:] Oui, avec le monde extérieur. Vivre, agir, travailler, et ne pas rester là à ruminer tes pensées et à te creuser l'esprit sur des chimères. ROSMER, se levant. — De nouvelles relations ? Une question me vient à l'esprit. N'y as-tu pas songé toi- même ? Dis-moi de quoi il s'agit. [ROSMER:] Quelle tournure crois-tu que nos relations prendront à partir d'aujourd'hui ? [REBEKKA:] Je pense que notre amitié saura résister à n'importe quelle épreuve. [ROSMER:] Oui, mais ce n'est pas exactement là ce que je voulais dire. Je parle de ce qui nous a rapprochés dès le commencement, de ce qui nous lie si fort l'un à l'autre, de notre conviction commune qu'il est possible pour un homme et une femme de vivre ensemble chastement. [REBEKKA:] Oui, oui, eh bien ? [ROSMER:] Ce qu'il faut à des relations de cette espèce, des rapports comme les nôtres, c'est une vie paisible et heureuse, n'est-ce pas ? Or ma vie sera désormais pleine de combats, d'inquiétudes et de fortes émotions. Car je veux vivre, Rebekka ! Je ne me laisserai pas abattre par d'horribles menaces. Je ne me laisserai pas imposer une ligne de conduite ni par les vivants ni... par personne. [REBEKKA:] Non, n'est-ce pas, Rosmer ? Sois un homme libre ! [ROSMER:] Comprends-tu maintenant à quoi je pense ? Dis ? Ne vois-tu pas ce qu'il y a à faire pour me débarrasser de tous ces souvenirs qui me rongent, de tout mon triste passé ? [REBEKKA:] Continue ! [ROSMER:] Je veux leur opposer une réalité nouvelle, une réalité bien vivante. [REBEKKA:] Vivante ? que veux-tu dire ? [ROSMER:] Rebekka, si je te demandais : Veux-tu être ma seconde femme ? [REBEKKA:] reste un instant sans pouvoir parler, puis, avec une explosion de joie. — Ta femme ! À toi ! Moi ! [ROSMER:] C'est bien. Essayons ! Ne faisons plus qu'un, toi et moi. Il faut combler le vide laissé par la mort. [REBEKKA:] Moi, à la place de Béate ! [ROSMER:] Comme cela, elle disparaîtra pour toujours. Pour l'éternité. [REBEKKA:] Le crois-tu, Rosmer ? [ROSMER:] Il faut que ce soit ! Il le faut ! Je ne peux pas, je ne veux pas traverser la vie avec un cadavre sur le dos. Je veux m'en débarrasser. Aide-moi, Rebekka. Et puis, effaçons tous les souvenirs dans la liberté, dans le plaisir, dans la passion. Tu seras pour moi la seule épouse que j'aie jamais eue. [REBEKKA:] Ne me parle plus de cela. Jamais je ne serai ta femme. [ROSMER:] Que dis-tu là ? Jamais ! Oh ! ne pourrais-tu donc pas apprendre à m'aimer ? Est-ce que l'amour ne se cache pas déjà au fond de notre amitié ? [REBEKKA:] Ne parle pas ainsi, Rosmer ! Ne dis pas cela ! [ROSMER:] Oui, oui, il y a là une possibilité. Oh ! je vois que tu le sens comme moi. N'est-ce pas, Rebekka ? [REBEKKA:] Ecoute-moi bien : je te dis que si tu persistes dans cette idée, je quitte Rosmersholm. [ROSMER:] Toi, partir ! Tu ne le pourrais pas ! C'est impossible. [REBEKKA:] Il m'est encore plus impossible d'être ta femme. Jamais de la vie je ne le pourrai. [ROSMER:] la regarde, frappé. — Tu dis "je ne le pourrai" et tu le dis d'une façon si étrange. Pourquoi ne le pourrais-tu pas ? [REBEKKA:] Cher ami, dans ton intérêt et dans le mien, ne me demande pas pourquoi. Assez, Rosmer. [ROSMER:] À partir de ce moment, il n'y a plus pour moi qu'une seule question : Pourquoi ? [REBEKKA:] En ce cas tout est fini. [ROSMER:] Entre toi et moi ? [REBEKKA:] Oui. [ROSMER:] Jamais ce ne sera fini entre nous. Jamais tu ne quitteras Rosmersholm. [REBEKKA:] Non ; c'est bien possible. Mais, si tu t'obstines à me questionner encore, tout n'en sera pas moins fini. [ROSMER:] Fini ? Comment ? [REBEKKA:] Oui, car en ce cas, je prendrai le même chemin que Béate. Tu le sais maintenant, [ROSMER:] Rebekka ! [REBEKKA:] Tu le sais maintenant. [ROSMER:] Qu'est-ce que cela veut dire ?
[REBEKKA:] C'est étrange que le pasteur ne soit pas encore descendu. [MADAME HELSETH:] Oh ! cela arrive souvent. Mais je pense qu'il ne peut plus tarder maintenant. [REBEKKA:] L'avez-vous vu aujourd'hui ? [MADAME HELSETH:] À peine. Quand je lui ai monté son café, il était en train de faire sa toilette dans la chambre à coucher. [REBEKKA:] Je demande cela, parce qu'il n'allait pas très bien hier soir. [MADAME HELSETH:] Je l'ai bien remarqué. Et puis, n'y aurait-il pas quelque brouille entre lui et son beau-frère ? [REBEKKA:] À propos de quoi cette brouille ? Que croyez-vous ? [MADAME HELSETH:] Je n'en sais rien. Peut-être ce Mortensgard les aura-t-il montés l'un contre l'autre. [REBEKKA:] C'est bien possible. Savez-vous quelque chose au sujet de ce Peder Mortensgard ? Vous le connaissez ? [MADAME HELSETH:] Comment Mademoiselle peut-elle supposer cela ? Un homme comme lui ! [REBEKKA:] Vous pensez à ce vilain journal qu'il rédige ? [MADAME HELSETH:] Oh ! il y a encore autre chose. Mademoiselle a bien entendu dire qu'il a eu un enfant avec une femme mariée abandonnée par son mari ? [REBEKKA:] On me l'a dit. Mais cela a dû se passer longtemps avant mon arrivée. [MADAME HELSETH:] Oh oui, il était tout jeune alors. Elle aurait dû être plus raisonnable que lui. Il voulait même l'épouser, mais cela n'a pas pu se faire et il a payé cher cette histoire. [REBEKKA:] La plupart des petites gens s'adressent à lui de préférence quand ils sont dans l'embarras. [MADAME HELSETH:] Oh, il se pourrait qu'il n'y eût pas que les petites gens qui... [REBEKKA:] Vraiment ? [MADAME HELSETH:] Il se pourrait bien, [REBEKKA:] Ce n'est qu'une supposition, madame Helseth. Vous ne pouvez pas savoir cela au juste. [MADAME HELSETH:] Vraiment, Mademoiselle ? Eh bien, Mademoiselle se trompe. Car, puisqu'il faut absolument tout dire, j'ai moi-même porté, dans le temps, une lettre à Mortensgard. [REBEKKA:] Pas possible !... [MADAME HELSETH:] Bien sûr que oui. Et cette lettre avait été écrite à Rosmersholm même. [REBEKKA:] Vraiment, madame Helseth ? [MADAME HELSETH:] Ma foi, oui. Et cela sur un beau papier fin, et cachetée d'un beau cachet rouge. [REBEKKA:] Et on vous l'a confiée ? En ce cas, chère madame Helseth, il n'est pas bien difficile d'en deviner l'auteur. [MADAME HELSETH:] Vraiment ? [REBEKKA:] Naturellement ça a dû être quelque fantaisie de malade de cette pauvre Mme Rosmer. [MADAME HELSETH:] C'est Mademoiselle qui dit cela, pas moi. [REBEKKA:] Mais que contenait-elle donc, cette lettre ? Ah ! c'est vrai, vous ne pouviez pas le savoir. [MADAME HELSETH:] Hum, il se pourrait bien tout de même... [REBEKKA:] Vous a-t-elle dit de quoi il s'agissait ? [MADAME HELSETH:] Non, ce n'est pas tout à fait cela. Mais, quand ce Mortensgard eut achevé de lire la lettre, il s'est mis à me questionner en long et en large, de sorte que j'ai fort bien compris de quoi il s'agissait. [REBEKKA:] De quoi s'agissait-il donc ? Chère, bonne madame Helseth, racontez-moi cela, je vous en prie. [MADAME HELSETH:] Non, Mademoiselle. Pour rien au monde. [REBEKKA:] Voyons, vous pouvez bien me confier cela. Nous sommes de si bonnes amies. [MADAME HELSETH:] Que Dieu me garde de vous en parler, Mademoiselle. Je ne puis dire qu'un mot : il s'agissait d'une vilaine chose qu'on avait fait accroire à la pauvre dame. [REBEKKA:] Qui cela ? [MADAME HELSETH:] De méchantes gens, Mademoiselle, de méchantes gens. [REBEKKA:] De méchantes... [MADAME HELSETH:] Oui, je le répète, ce devaient être de méchantes gens. [REBEKKA:] Qui soupçonnez-vous ? [MADAME HELSETH:] Oh ! je sais bien à qui je pense. Mais que Dieu me garde d'en souffler mot. Il y a en ville certaine dame... hum ! [REBEKKA:] Je vois à votre figure que vous pensez à Mme Kroll. [MADAME HELSETH:] Ah ! en voilà une, celle-là ! Avec moi, elle me traite toujours de haut... [REBEKKA:] Croyez-vous que Mme Rosmer eût toute sa raison quand elle a écrit cette lettre à Mortensgard ? [MADAME HELSETH:] C'est si curieux, la raison : on n'y comprend pas grand-chose, [REBEKKA:] Cependant, elle a été comme folle en apprenant qu'elle n'aurait jamais d'enfants. [MADAME HELSETH:] Oui, cela a beaucoup éprouvé la pauvre dame. [REBEKKA:] Du reste, ne pensez-vous pas aussi, madame Helseth, qu'au fond c'est ce qui pouvait arriver de mieux à monsieur le pasteur ? [MADAME HELSETH:] Que voulez-vous dire, Mademoiselle ? [REBEKKA:] Qu'il n'y eût pas d'enfants, n'est-ce pas ? [MADAME HELSETH:] Dame, je ne sais trop, Mademoiselle. [REBEKKA:] Vous pouvez m'en croire. Le pasteur Rosmer n'est pas fait pour passer sa vie ici à écouter crier des enfants. [MADAME HELSETH:] Les petits enfants ne crient pas à Rosmersholm, Mademoiselle. [REBEKKA:] Ils ne crient pas ? [MADAME HELSETH:] De mémoire d'homme, on n'a jamais entendu les petits enfants crier à Rosmersholm. [REBEKKA:] C'est bien extraordinaire. [MADAME HELSETH:] N'est-ce pas, Mademoiselle ? C'est de famille. Et puis il y a encore une chose. Plus tard, ils ne rient jamais. Ils ne rient jamais, de toute leur vie. [REBEKKA:] Vraiment, ce serait bien singulier. [MADAME HELSETH:] Mademoiselle a-t-elle une seule fois vu ou entendu rire monsieur le pasteur ? [REBEKKA:] Non ; en y réfléchissant bien, je crois que vous avez raison. Mais il me semble que les gens, en général, ne rient pas beaucoup, dans cette région. [MADAME HELSETH:] Non, bien sûr. Cela a commencé à Rosmersholm, à ce qu'on dit, et puis cela s'est répandu à la ronde ; on dirait une contagion. [REBEKKA:] Vous êtes une femme de grand bon sens, madame Helseth. [MADAME HELSETH:] Ah, il ne faut pas que Mademoiselle se moque de moi. [ROSMER:] Bonjour, Rebekka. [REBEKKA:] Bonjour, cher ami. Tu vas sortir ? Le temps est très beau. [ROSMER:] Tu n'es pas montée chez moi ce matin. [REBEKKA:] Non. Pas aujourd'hui. [ROSMER:] Tu ne le feras plus à l'avenir ? [REBEKKA:] Je ne sais pas encore. [ROSMER:] A-t-on apporté quelque chose pour moi ? [REBEKKA:] Le Journal régional. [ROSMER:] Le Journal régional. [REBEKKA:] Il est là, sur la table. [ROSMER:] Y a-t-il quelque chose ?... Et malgré cela tu ne me l'as pas envoyé. [REBEKKA:] Il sera toujours temps de le lire. [ROSMER:] Voyons ! Quoi ! "On ne prend jamais assez de précautions contre de pitoyables déserteurs." Ils m'appellent déserteur, Rebekka. [REBEKKA:] Il n'y a personne de nommé. [ROSMER:] Cela revient au même. "Traîtres, perfides envers la bonne cause, natures de Judas qui avouent impudemment leur apostasie aussitôt qu'ils croient le moment propice et profitable arrivé." "Un attentat scandaleux contre la mémoire des ancêtres, dans l'attente d'une bonne récompense de la part de ceux qui, pour le moment, détiennent le pouvoir. Et voilà ce qu'ils écrivent sur mon compte ! Des gens qui me connaissent de si près et depuis si longtemps. Tout en sachant qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela. Cela ne les empêche pas de l'écrire. [REBEKKA:] Ce n'est pas tout. [ROSMER:] Une excuse dans un jugement peu exercé ; une influence perverse, s'étendant peut-être jusqu'à un ordre de faits auquel nous ne voulons pas encore faire état publiquement." Qu'est-ce que cela veut dire ? [REBEKKA:] Cela me concerne, comme tu vois. [ROSMER:] Rebekka, c'est là le fait de gens malhonnêtes. [REBEKKA:] Oui, je crois qu'ils rendraient des points à Mortensgard. ROSMER, arpentant la scène. — On ne peut les laisser faire. Il faut penser au salut public. Tout ce qu'il y a de bon au fond des hommes sera étouffé si on continue ainsi. Mais cela ne doit pas durer ! Oh ! quel bonheur ce serait de pouvoir apporter un peu de lumière dans cet abîme de ténèbres et de méchanceté ! Oui, n'est-ce pas, cher ami ? C'est là ton grand, ton magnifique devoir, désormais ! [ROSMER:] Pense donc, Rebekka, si j'avais le pouvoir de leur faire avouer leurs torts, d'éveiller la honte et le repentir dans leurs cœurs, de les amener à se réconcilier avec leurs semblables, avec confiance et amour. [REBEKKA:] Si tu y emploies toutes tes forces, tu verras que tu réussiras. [ROSMER:] Il me semble qu'on pourrait y arriver. Que la vie deviendrait belle alors ! Plus de combats haineux, rien qu'une saine émulation. Tous les regards fixés sur un même but, toutes les volontés, tous les esprits tendant sans cesse à aller de l'avant, toujours plus haut, chacun suivant le meilleur chemin. Du bonheur pour tous, créé par tous. Ah ! Ce n'est pas par moi... [REBEKKA:] Ce n'est pas... Ce n'est pas par toi ? [ROSMER:] Ni pour moi non plus. [REBEKKA:] Voyons, Rosmer, ne te laisse pas aller à ces doutes-là ! [ROSMER:] Le bonheur, chère Rebekka, c'est avant tout le sentiment doux, gai, confiant d'avoir la conscience pure. [REBEKKA:] Oui, la conscience pure... [ROSMER:] Toi, tu ne peux guère en juger. Mais moi... [REBEKKA:] Toi moins que personne ! [ROSMER:] Le torrent du moulin... [REBEKKA:] Oh ! Rosmer ! [MADAME HELSETH:] Mademoiselle ! [REBEKKA:] Plus tard, plus tard. Pas maintenant. [MADAME HELSETH:] Un seul mot, Mademoiselle. [ROSMER:] Est-ce quelque chose qui me regarde ? [REBEKKA:] Non, rien que des affaires de ménage. Tu devrais sortir maintenant, Rosmer, respirer l'air frais, faire une longue promenade. [ROSMER:] Oui ; viens, nous irons ensemble. [REBEKKA:] Non, mon ami, je ne peux t'accompagner maintenant. Va seul, mais promets-moi de chasser toutes ces tristes pensées. Promets-le-moi. [ROSMER:] Je n'y réussirai jamais. Je le crains bien. [REBEKKA:] Dire que tu te tourmentes ainsi pour des chimères. [ROSMER:] Hélas ! ce ne sont pas des chimères, Rebekka. J'ai passé toute la nuit à retourner ces choses dans ma tête. Béate a peut-être vu juste, quand même. REBEKKA. — En quoi ? Quand elle a cru que je t'aimais, Rebekka. [REBEKKA:] Elle aurait vu juste ! [ROSMER:] Une question me travaille sans cesse. N'avons- nous pas été dupes de nous-mêmes en appelant amitié le lien qui nous unit ? [REBEKKA:] Tu crois peut-être qu'on aurait dû l'appeler... [ROSMER:] Amour. Oui, Rebekka, je le crois. Même du vivant de Béate, c'est vers toi qu'allaient toutes mes pensées. Je n'étais heureux qu'avec toi. Auprès de toi seule j'éprouvais ce bonheur, ce calme et cette joie. Si nous réfléchissons bien, Rebekka, nos rapports ont commencé comme une douce et secrète amourette d'enfants, sans désirs et sans rêves. N'éprouvais-tu pas les mêmes sentiments ? Dis ? [REBEKKA:] Oh, je ne sais que te répondre. [ROSMER:] Et c'est cette intimité l'un avec l'autre, l'un pour l'autre, que nous avons prise pour de l'amitié. Non, vois-tu, dès les premiers jours peut-être, nos relations n'ont été autre chose qu'un mariage spirituel. Voilà pourquoi je suis coupable. Je n'en avais pas le droit à cause de Béate. [REBEKKA:] Tu n'avais pas le droit d'être heureux ? Le crois-tu, Rosmer ? [ROSMER:] Elle voyait nos relations au travers de son amour à elle, elle les jugeait d'après cet amour. Cela va de soi. Elle ne pouvait pas juger autrement. [REBEKKA:] Mais comment peux-tu t'accuser toi-même de la méprise de Béate ? [ROSMER:] C'est par amour pour moi, un amour à sa manière, qu'elle s'est jetée dans le torrent. [REBEKKA:] Il ne faut plus y penser ! Pense plutôt au noble but que tu t'es fixé. [ROSMER:] Il est inaccessible, pour moi, vois-tu. Je n'y arriverai jamais, après ce que je sais maintenant. [REBEKKA:] Pourquoi n'y arriverais-tu pas ? [ROSMER:] Parce qu'il ne saurait y avoir de triomphe dans une œuvre enracinée dans le crime. [REBEKKA:] Cesse donc ! Ces doutes, ces angoisses, ces scrupules, ce sont ceux de ta famille ! On raconte ici que les morts reviennent comme des chevaux blancs au galop. C'est l'image que tu me donnes. [ROSMER:] Que ce soit vrai ou non, je n'y peux rien, puisque je ne saurais m'y dérober. Crois- moi, Rebekka ; c'est comme je le dis : pour qu'une œuvre triomphe à jamais, il lui faut un champion sans reproche et plein de joie. [REBEKKA:] La joie, Rosmer, est-elle donc une condition vitale pour toi ? [ROSMER:] La joie ? Oui, Rebekka. [REBEKKA:] Pour toi qui ne ris jamais ? [ROSMER:] Qu'importe ! Je t'assure, je suis doué pour la joie. [REBEKKA:] Sors maintenant, cher ami. Fais une longue, longue promenade, entends-tu ? [ROSMER:] prend l'un et l'autre. — Merci. Et tu ne m'accompagnes pas ? [REBEKKA:] Non, non, pas maintenant : cela m'est impossible. [ROSMER:] Allons ! tu n'en es pas moins toujours avec moi. [REBEKKA:] Maintenant, madame Helseth, vous pouvez le faire entrer. [KROLL:] Il est sorti ? A-t-il l'habitude de rester longtemps dehors ? [REBEKKA:] Oh oui ! Mais aujourd'hui il est impossible de rien prévoir. Et si vous ne voulez pas le rencontrer... [KROLL:] Non, non. C'est à vous que je désire parler, seul à seule. [REBEKKA:] En ce cas, ne perdons pas de temps. Prenez place, monsieur le recteur. [KROLL:] Mademoiselle West, vous ne sauriez vous faire une idée de la douleur profonde que me cause le revirement de Johannes Rosmer. [REBEKKA:] Nous avions prévu cela. Au moins dans un premier temps. [KROLL:] Un premier temps, dites-vous ? [REBEKKA:] Rosmer avait l'espoir que, tôt ou tard, vous vous rangeriez de son côté. [KROLL:] Moi ! [REBEKKA:] Vous et tous ses autres amis. [KROLL:] Vous voyez bien ! Quelle naïveté quand il s'agit des hommes et de la vie réelle ! [REBEKKA:] Du reste, puisqu'il sent le besoin de s'affranchir de tout... [KROLL:] Voilà justement ce que je ne crois pas. [REBEKKA:] Que croyez-vous donc ? [KROLL:] Je crois que c'est vous qui êtes la cause de tout cela. [REBEKKA:] Cette idée vous vient de votre femme, recteur. [KROLL:] Peu importe de qui elle vient. Ce qui est certain, c'est qu'en pensant à toute votre conduite, depuis votre arrivée à Rosmersholm, et en mettant bout à bout tous mes souvenirs, il me vient un soupçon, un fort, un très fort soupçon. [REBEKKA:] Je crois me rappeler qu'il y eut un temps, cher recteur, où vous aviez une immense confiance en moi, j'allais dire une confiance sans bornes. [KROLL:] Qui ne réussiriez-vous pas à ensorceler, en vous y appliquant ? [REBEKKA:] Je me serais appliquée à... ! [KROLL:] Oui, vous l'avez fait. Je ne suis plus assez fou maintenant pour supposer qu'il y ait eu du sentiment dans votre jeu. Vous vouliez tout simplement vous faire accepter à Rosmersholm, vous enraciner ici. C'est à cela que je devais vous aider. Je le vois bien maintenant. [REBEKKA:] Vous oubliez que c'est aux prières et aux supplications de Béate que j'ai cédé en venant ici. [KROLL:] Oui, elle aussi, vous l'aviez ensorcelée. Croyez-vous qu'on eût pu donner le nom d'amitié au sentiment qu'elle éprouvait pour vous ? C'était devenu une idolâtrie, un culte — comment dire ? une folle adoration : c'est le mot. [REBEKKA:] Souvenez-vous, je vous prie, de l'état mental de votre sœur. Quant à moi, je ne pense pas qu'on puisse me considérer comme une exaltée. [KROLL:] Non, certes, on ne peut pas. Et c'est cela qui vous rend si dangereuse. Pour établir votre empire sur les personnes, il vous est facile d'agir avec délibération, avec calcul. En fait, vous avez un cœur de glace. [REBEKKA:] Un cœur de glace ? Vous en êtes sûr ? [KROLL:] J'en suis tout à fait sûr maintenant. Auriez-vous pu, sans cela, poursuivre votre but, d'année en année, avec cette froide détermination ? Oui, oui, vous avez réussi. Lui, et tout ici, est en votre pouvoir. Mais, pour y arriver, vous n'avez pas craint de le rendre malheureux. [REBEKKA:] Ce n'est pas vrai, ce n'est pas moi, c'est vous qui le rendez malheureux. Oui ; en lui faisant croire qu'il est responsable de la terrible fin de Béate. [KROLL:] Ah ! cela l'a donc si violemment affecté ? [REBEKKA:] Pouviez-vous en douter ? Une âme si sensible... [KROLL:] Je pensais qu'un homme émancipé, comme on dit, n'avait pas de scrupules de ce genre. Mais voilà ! Oh oui ! au fond j'en étais convaincu. Le descendant des hommes qui nous regardent ici ne pourra jamais se défaire de l'héritage qu'ils ont légué de génération en génération. [REBEKKA:] C'est bien vrai : Johannes Rosmer est attaché à sa famille par de fortes racines. [KROLL:] Oui ; et si vous lui aviez voulu du bien, vous en auriez tenu compte ; mais probablement vous ne vous arrêtez pas à des considérations de ce genre. Votre point de départ est entièrement différent du sien. [REBEKKA:] De quoi parlez-vous ? [KROLL:] Je parle de votre origine et de votre milieu, mademoiselle West. [REBEKKA:] Eh bien, oui. C'est vrai, je suis d'une très humble famille. Cependant... [KROLL:] Ce n'est pas à la classe ou à la situation sociale que je fais allusion. Je pense aux origines morales. [REBEKKA:] Quelles origines ? [KROLL:] À celles qui ont présidé à votre naissance. [REBEKKA:] Vous dites ? [KROLL:] Je n'en parle que parce que cela explique toute votre conduite. [REBEKKA:] Je ne vous comprends pas. J'ai besoin d'une explication claire et nette. Venez-en au fait. [KROLL:] Je croyais vraiment que vous étiez au courant. On voit mal, sans cela, pourquoi vous vous êtes laissé adopter par le Dr West. [REBEKKA:] Ah ! je comprends maintenant. [KROLL:] Pourquoi vous avez pris son nom. Votre mère s'appelait Gamvik. Les fonctions de votre mère devaient naturellement la mettre en rapports continuels avec le médecin du district. [REBEKKA:] C'est vrai. [KROLL:] Aussitôt après la mort de votre mère, il vous accueille ; il vous traite durement, et malgré cela vous restez auprès de lui. Vous savez qu'il ne vous laissera pas un sou. Pour tout héritage, vous avez eu, je crois, une caisse remplie de livres. Et cependant vous restez chez lui, vous supportez tout et vous le soignez jusqu'à la fin. [REBEKKA:] Et si j'ai fait tout cela, c'est signe, d'après vous, qu'il y a quelque chose d'immoral et de criminel dans ma naissance ? [KROLL:] Tout ce que vous avez fait pour lui, je l'attribue à un instinct filial inconscient : j'estime, au surplus, que, pour expliquer toute votre conduite, il faut remonter à votre origine. [REBEKKA:] Mais il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce que vous avancez ! Et je peux le prouver : à l'époque de ma naissance, le Dr West n'était pas encore installé dans le Finnmark. [KROLL:] Excusez-moi, mademoiselle. Il s'y est établi un an auparavant. J'ai vérifié le fait. [REBEKKA:] Vous vous trompez, vous dis-je ! Vous vous trompez ! [KROLL:] Avant-hier vous avez dit ici même que vous aviez vingt-neuf ans. Que vous étiez dans votre trentième année. [REBEKKA:] Vraiment ? J'ai dit cela ? [KROLL:] Oui, vous l'avez dit. Et, partant de là... [REBEKKA:] Halte ! Vous calculez mal. Je peux vous le dire tout de suite : j'ai un an de plus que ce que j'avoue. [KROLL:] Vraiment ?... Voilà du nouveau. Comment cela se fait- il ? [REBEKKA:] Quand j'ai eu vingt-cinq ans, il m'a semblé, n'étant pas mariée, que je devenais trop vieille. Alors j'ai résolu de me rajeunir d'une année. [KROLL:] Vous ! Une femme émancipée, vous nourrissez des préjugés à l'égard de l'âge où l'on se marie ? [REBEKKA:] Oui, c'était absurde, c'était ridicule. Mais on ne réussit jamais à s'émanciper entièrement. Nous sommes ainsi faites. [KROLL:] C'est bien possible. Mais le calcul pourrait bien se trouver juste tout de même : c'est que le Dr West a fait une courte visite dans ces parages, l'année qui a précédé sa nomination. [REBEKKA:] Ce n'est pas vrai ! [KROLL:] Ce n'est pas vrai ? [REBEKKA:] Non, car ma mère ne m'en a jamais parlé. [KROLL:] Vraiment ! [REBEKKA:] Non, jamais ! et le Dr West non plus. Jamais un mot. [KROLL:] C'est peut-être qu'ils avaient tous deux une raison pour sauter par-dessus une année ? [REBEKKA:] C'est impossible. Vous voulez m'en imposer. Ce n'est pas vrai ! C'est faux ! Cela ne se peut pas ! Jamais, jamais ! [KROLL:] Voyons, ma chère amie, pourquoi le prendre ainsi, grand Dieu ! Vous m'effrayez, vraiment ! Que dois-je croire ? Que dois-je penser ? [REBEKKA:] Rien. Vous n'avez rien à croire, rien à penser. [KROLL:] Expliquez-moi alors comment il se fait que vous preniez cette affaire, cette possibilité, tellement à cœur. [REBEKKA:] C'est assez clair, me semble-t-il, monsieur le recteur. Je n'ai pas envie de passer ici pour une enfant illégitime. [KROLL:] Bien. J'accepte cette explication, jusqu'à nouvel ordre. Mais voilà donc encore un point sur lequel vous avez conservé certains préjugés. [REBEKKA:] Probablement. [KROLL:] Eh bien ! il me semble qu'il en est de même de la plupart des idées qui constituent ce que vous appelez votre émancipation. Vous vous êtes approprié tout un fond de pensées, de convictions nouvelles. Vous avez acquis quelque connaissance des travaux accomplis dans certains domaines qui paraissent aller contre des principes que nous avons, jusqu'à présent, considéré comme immuables et inattaquables. Mais tout cela, mademoiselle West, est resté chez vous à l'état d'abstraction. Ce n'est que du savoir, rien n'est passé dans le sang. [REBEKKA:] Peut-être avez-vous raison. [KROLL:] Interrogez-vous seulement et vous verrez. Et, s'il en est ainsi de vous, il est facile de comprendre ce qui se passe dans l'esprit de Johannes Rosmer. C'est de la folie pure et simple. Pour lui, ce serait aller droit au gouffre que de se donner ouvertement pour un apostat ! Le voyez- vous, lui, si timoré, repoussé, banni par le milieu auquel il a appartenu jusqu'à ce jour ? Exposé à être attaqué sans pitié par l'élite de la société ? Jamais il ne pourrait résister à cela. [REBEKKA:] Il faudra bien qu'il y résiste ! Il est trop tard pour reculer. [KROLL:] Pas le moins du monde. On pourra faire le silence sur ce qui est arrivé, ou du moins présenter tout cela comme un égarement fatal, mais passager. Cependant, il y a une règle de conduite qu'il sera en effet indispensable de suivre. [REBEKKA:] Laquelle ? [KROLL:] Il faudra, mademoiselle West, que vous l'ameniez à légaliser cette situation. [REBEKKA:] Sa situation à mon égard ? [KROLL:] Oui, il faut l'y amener. [REBEKKA:] Ainsi donc, vous ne pouvez pas vous défaire de l'idée que nos relations aient besoin d'être légalisées, comme vous dites. [KROLL:] Je ne veux pas discuter cette question. Mais je crois avoir remarqué qu'il n'est jamais aussi facile de rompre avec les soi-disant préjugés que lorsque... hum. [REBEKKA:] Lorsqu'il s'agit de relations entre homme et femme, voulez-vous dire ? [KROLL:] Oui, franchement, je le crois. Voilà de singulières paroles. Que voulez-vous dire ? [REBEKKA:] Peu importe ! Ne parlons plus de tout cela. Ah, le voici. [KROLL:] Déjà ! En ce cas je m'en vais. [REBEKKA:] Non, restez. Vous allez entendre du nouveau. [KROLL:] Pas maintenant. Il me semble que je ne supporterais pas sa présence. [REBEKKA:] Je vous en prie, restez. Ne partez pas ! Vous vous en repentiriez plus tard. C'est la dernière fois que je vous fais une prière. [KROLL:] C'est bien, mademoiselle West. Je reste. [ROSMER:] aperçoit le recteur et s'arrête sur le seuil. — Comment ! Toi ici ! [REBEKKA:] Il aurait préféré ne pas te rencontrer, Rosmer. [KROLL:] Toi ! [REBEKKA:] Oui, recteur. Rosmer et moi, nous nous tutoyons. C'est bien naturel, étant donné les relations qui existent entre nous. [KROLL:] C'est donc cela que vous vouliez m'apprendre ? [REBEKKA:] Cela, et autre chose encore. [ROSMER:] Quel est le motif de ta visite d'aujourd'hui ? [KROLL:] J'ai voulu essayer encore une fois de t'arrêter, de te reprendre. [ROSMER:] Après ce qui est écrit là ? [KROLL:] Ce n'est pas moi qui l'ai écrit. [ROSMER:] As-tu fait quelque démarche pour l'empêcher ? [KROLL:] C'eût été manquer à la cause que je sers. D'ailleurs cela ne dépendait pas de moi. [REBEKKA:] déchire le journal, en froisse les morceaux et les jette dans la cheminée. — Voilà. [KROLL:] Puissiez-vous faire en sorte que ce soit vrai. [REBEKKA:] Asseyons-nous, mes amis, tous les trois. Je vais tout vous dire. ROSMER, lui obéissant involontairement. — Qu'as-tu, Rebekka ? D'où te vient ce calme effrayant ? Qu'y a-t-il ? C'est le calme de la résolution. Vous aussi, recteur, prenez place. [ROSMER:] Le calme de la résolution ? Quelle résolution ? [REBEKKA:] Mon cher ami, je vais te rendre ce dont tu as besoin pour vivre : la joie d'une conscience pure. [ROSMER:] Que veulent dire ces paroles ? [REBEKKA:] Je te raconterai ce qui s'est passé. Cela suffira. [ROSMER:] Parle ! [REBEKKA:] Quand je suis venue du Finnmark avec le Dr West, j'ai eu comme la révélation d'un monde nouveau qui s'ouvrait tout grand devant moi. Le docteur m'avait enseigné un peu de tout. Ces notions éparses étaient alors tout ce que je connaissais de la vie. Et alors... [KROLL:] Et alors ? [ROSMER:] Mais, Rebekka, tout cela m'est connu. [REBEKKA:] Oui, oui, tu as bien raison : tu ne le sais que trop. [KROLL:] Il vaut mieux, peut-être, que je m'en aille ? [REBEKKA:] Non. Il faut que vous restiez, cher recteur. Voici de quoi il s'agit : je voulais, vois-tu, être de la nouvelle époque qu'on voyait poindre, faire miennes toutes ces nouvelles idées. Le recteur Kroll m'a dit un jour qu'Ulrik Brendel avait eu un grand empire sur toi quand tu étais un jeune garçon. Il me sembla que cet empire pourrait maintenant me tomber en partage. [ROSMER:] En venant ici, tu avais donc un but caché ? [REBEKKA:] Je voulais marcher avec toi vers la liberté. Avancer sans cesse, d'un pas toujours plus ferme. Mais un mur sinistre, infranchissable, s'élevait entre toi et la véritable indépendance. [ROSMER:] De quel mur parles-tu ? [REBEKKA:] Je veux dire, Rosmer, que tu ne pouvais devenir libre qu'en pleine lumière, en plein soleil. Au lieu de cela, plongé dans les ténèbres d'une union comme la tienne, je te voyais dépérir et t'étioler. [ROSMER:] Jamais encore tu ne m'as parlé sur ce ton de ma vie conjugale. [REBEKKA:] Non. Je ne l'aurais pas osé, de peur de t'effrayer. [KROLL:] Tu entends ! [REBEKKA:] Mais j'ai bien vu d'où pouvait venir le salut, le seul salut qu'il y eût pour toi. Et j'ai agi. [ROSMER:] Tu as agi, dis-tu ? Comment ? [KROLL:] Voudriez-vous faire entendre que... ? [REBEKKA:] Oui, Rosmer. Reste assis, et vous aussi, recteur. Il faut que la lumière se fasse : ce n'est pas toi, Rosmer — toi, tu es innocent —, c'est moi qui ai attiré, qui ai été amenée à attirer Béate sur le chemin où elle s'est perdue. [ROSMER:] Rebekka ! [KROLL:] Le chemin où elle s'est perdue ? [REBEKKA:] Le chemin qui l'a conduite au torrent. Maintenant vous savez tout, l'un et l'autre. [ROSMER:] Je ne comprends pas. Que dit-elle là ? Je ne comprends pas un mot ! [KROLL:] Oh si ! Je commence à comprendre, moi ! [ROSMER:] Mais qu'as-tu donc fait ? Qu'as-tu pu lui dire ? Il n'y avait rien, absolument rien ! [REBEKKA:] Je lui ai appris que tu cherchais à t'affranchir de tous les vieux préjugés. [ROSMER:] Mais je n'y songeais pas encore à cette époque. [REBEKKA:] Je savais que tu y arriverais bientôt. [KROLL:] Ah, ah ! [ROSMER:] Voyons, continue ! Je veux tout savoir, maintenant. [REBEKKA:] Quelque temps après, je l'ai suppliée de me laisser quitter Rosmersholm. [ROSMER:] Pourquoi voulais-tu partir ? [REBEKKA:] Je ne voulais pas partir. Je tenais à rester où j'étais. Mais je lui ai dit que dans notre intérêt à tous, il valait mieux que je m'en aille à temps. Je lui ai laissé comprendre qu'un plus long séjour pourrait... pourrait avoir des suites inévitables. [ROSMER:] Tu as dit cela, tu as fait cela ? [REBEKKA:] Oui, Rosmer. [ROSMER:] C'est cela que tu appelais agir ? [REBEKKA:] Oui, c'est cela. [ROSMER:] Tu as tout confessé, Rebekka ? [KROLL:] Non. [REBEKKA:] Que resterait-il encore ? [KROLL:] N'avez-vous pas fini par faire comprendre à Béate qu'il était nécessaire, non pas souhaitable, nécessaire, et pour vous-même et pour Rosmer, que vous disparaissiez le plus tôt possible ? Dites ! [REBEKKA:] Peut-être ai-je pu dire quelque chose d'approchant. [ROSMER:] Et c'est à ce tissu de fraudes et de mensonges qu'elle, la pauvre malade, a ajouté foi tout le temps ! Une foi pleine et entière, inébranlable ! Et jamais elle ne s'est adressée à moi. Jamais un mot ! Ah, Rebekka ! je le vois à ta figure, c'est toi qui l'en as dissuadée ! [REBEKKA:] Elle s'était mise en tête que, puisqu'elle ne pouvait pas avoir d'enfant, elle n'avait pas le droit de rester ici. Et puis elle s'est imaginée que c'était son devoir, un devoir envers toi de céder la place. [ROSMER:] Et toi, tu n'as rien fait pour l'arracher à de telles idées ? [REBEKKA:] Rien. [KROLL:] Vous l'y avez même confirmée peut-être ? Répondez ! Vous l'avez fait ? [REBEKKA:] C'est ainsi, je pense, qu'elle aura compris mon langage. [ROSMER:] Oui, oui. En tout, elle se pliait à ta volonté. Et elle a cédé la place. Ah ! comment as-tu pu poursuivre cet épouvantable jeu ! [REBEKKA:] J'ai pensé, Rosmer, qu'il y avait ici deux vies mises en balance. Il fallait choisir. [KROLL:] Vous n'aviez pas le droit de faire ce choix ! [REBEKKA:] Mais vous croyez donc que j'agissais avec une préméditation froide et raisonnée ! Ah ! je n'étais pas alors telle que vous me voyez en ce moment où je vous raconte tout. Et puis, n'y a-t-il donc pas dans tout être deux sortes de volontés ? Je voulais écarter Béate, l'écarter d'une façon ou d'une autre. Et pourtant je ne pouvais croire que les choses en viendraient là. A chaque pas que je tentais, que je hasardais en avant, j'entendais comme une voix intérieure qui me criait : Ne va pas plus loin ! Pas un pas de plus ! Et néanmoins je ne pouvais pas m'arrêter. Je devais continuer encore, quelques pas seulement. Rien qu'un pas, un seul. Et puis encore un et encore un. Et tout a été consommé. C'est ainsi que ces choses-là se passent. [ROSMER:] Et maintenant, après cet aveu, qu'adviendra-t-il de toi ? [REBEKKA:] Peu importe, cela n'a pas grande importance. [KROLL:] Pas un mot qui trahisse du repentir. N'en éprouveriez-vous pas ? [REBEKKA:] Excusez-moi, monsieur le recteur, cela ne regarde personne, c'est une chose que je réglerai avec moi-même. [KROLL:] Et c'est avec cette femme que tu habites sous le même toit, dans une étroite intimité ! Oh ! si les morts pouvaient voir ce qui se passe ici ! [ROSMER:] Rentres-tu en ville ? [KROLL:] Je voudrais y être déjà. [ROSMER:] Eh bien ! je t'accompagne. [KROLL:] Vraiment ! Je savais bien que tu n'étais pas perdu pour nous. [ROSMER:] Viens, Kroll, viens ! [REBEKKA:] Aujourd'hui encore il évite la passerelle. Jamais il ne traversera le torrent. Jamais. Allons, c'est bien ! [MADAME HELSETH:] Que désire Mademoiselle ? [REBEKKA:] Madame Helseth, auriez-vous la bonté de faire descendre ma malle du grenier ? [MADAME HELSETH:] Votre malle ? [REBEKKA:] Oui, vous savez bien, la malle brune en peau de loutre. [MADAME HELSETH:] Bien sûr. Mais, Seigneur Jésus, que signifie cela ; Mademoiselle veut- elle partir ? [REBEKKA:] Oui. Je veux partir, madame Helseth. [MADAME HELSETH:] Sur-le-champ ? [REBEKKA:] Aussitôt que j'aurai fait ma malle. [MADAME HELSETH:] Je n'ai jamais entendu rien de pareil ! Mais Mademoiselle reviendra bientôt, pour sûr. [REBEKKA:] Je ne reviendrai jamais. [MADAME HELSETH:] Jamais ! Mais, au nom de Dieu, que fera-t-on à Rosmersholm quand Mlle West n'y sera plus ? Le pauvre pasteur commençait enfin à vivre heureux... [REBEKKA:] Oui, mais voyez-vous, madame Helseth, j'ai eu peur aujourd'hui. [MADAME HELSETH:] Peur ! Seigneur Jésus ! et de quoi donc ? [REBEKKA:] Il m'a semblé que j'ai aperçu les chevaux blancs. [MADAME HELSETH:] Les chevaux blancs ! En plein jour ? [REBEKKA:] Oh, ils sont dehors nuit et jour, les chevaux blancs de Rosmersholm. Voyons, madame Helseth, nous parlions de la malle. [MADAME HELSETH:] Ah, oui, la malle.
[MADAME HELSETH:] Voilà, Mademoiselle. On a sorti tous les bagages. Ils sont dans le corridor de la cuisine. [REBEKKA:] C'est bien. Le cocher est-il prévenu ? [MADAME HELSETH:] Oui. Il fait demander à quelle heure Mademoiselle désire la voiture ? [REBEKKA:] Vers les onze heures. Le bateau part à minuit. [MADAME HELSETH:] Et le pasteur ? S'il ne rentrait pas à temps ? [REBEKKA:] Je partirai quand même. Si je ne le vois pas, vous pouvez lui dire que je lui écrirai. Il recevra une longue lettre. Dites-lui cela. [MADAME HELSETH:] Ah oui ! c'est bien d'écrire, mais, ma pauvre demoiselle, il me semble que vous devriez essayer de lui parler encore une fois. [REBEKKA:] Peut-être. Ou plutôt non. [MADAME HELSETH:] Non ? Dire que je devais voir ça ! Je n'aurais jamais cru cela. [REBEKKA:] Qu'aviez-vous donc pensé, madame Helseth ? [MADAME HELSETH:] J'avais pensé que le pasteur Rosmer était un homme plus convenable que cela. [REBEKKA:] Plus convenable ? [MADAME HELSETH:] Ma foi, oui. [REBEKKA:] Voyons, chère madame Helseth, que voulez-vous dire ? [MADAME HELSETH:] Ce que je dis est bien vrai et bien juste, Mademoiselle. Ce n'est pas ainsi qu'il aurait dû se retirer de tout cela, pour sûr. [REBEKKA:] Écoutez, madame Helseth, dites-moi bien franchement. Pourquoi croyez-vous que je m'en vais ? [MADAME HELSETH:] Mon Dieu, Mademoiselle, je suppose que c'est nécessaire ! Ah oui, oui, oui ! Mais, en vérité, je ne trouve pas que ce soit bien de la part du pasteur. Mortensgard avait une excuse, lui : le mari était vivant, de sorte qu'avec la meilleure volonté du monde, ils ne pouvaient pas se marier, eux, tandis que le pasteur... Hum. [REBEKKA:] Avez-vous vraiment pu supposer pareille chose du pasteur et de moi ? [MADAME HELSETH:] Jamais de la vie. C'est-à-dire pas avant aujourd'hui. [REBEKKA:] Ainsi aujourd'hui ?... [MADAME HELSETH:] Enfin, après toutes les horreurs qui ont été écrites sur le compte du pasteur dans les journaux. [REBEKKA:] Ah, ah ! [MADAME HELSETH:] Oui ; car, d'après moi, lorsqu'un homme peut passer à la religion de Mortensgard, on peut, ma foi, le croire capable de n'importe quoi. [REBEKKA:] Mettons que vous ayez raison ; mais moi ? que dites-vous de moi ? [MADAME HELSETH:] Mon Dieu, Mademoiselle, contre vous il n'y a pas grand-chose à dire, à ce qu'il me semble. Ce n'est peut-être pas si facile à une femme seule de résister. On est femme, après tout, mademoiselle West. [REBEKKA:] C'est bien vrai ce que vous dites là, madame Helseth. On est femme. Qu'écoutez- vous donc ? [MADAME HELSETH:] Jésus, mon Dieu, je crois vraiment que c'est lui qui revient. [REBEKKA:] Alors, ce sera quand même !... C'est bien. [ROSMER:] Que signifie cela ? [REBEKKA:] Je pars. [ROSMER:] Tout de suite ? [REBEKKA:] Oui. C'est dit : à onze heures. [MADAME HELSETH:] Bien, Mademoiselle. [ROSMER:] Où vas-tu, Rebekka ? [REBEKKA:] Vers le nord. [ROSMER:] Vers le nord ? Que vas-tu faire là-bas ? [REBEKKA:] C'est de là que je viens. [ROSMER:] Mais tu n'as plus rien qui t'y appelle. [REBEKKA:] Ici non plus, rien ne me retient. [ROSMER:] Que comptes-tu faire ? [REBEKKA:] Je n'en sais rien. Tout ce que je désire, c'est que cela finisse. [ROSMER:] Que veux-tu dire ? [REBEKKA:] Rosmersholm m'a brisée. [ROSMER:] Tu dis ? [REBEKKA:] Brisée, dis-je. En venant ici, je me sentais pleine de courage et de volonté. [ROSMER:] Pourquoi donc ? Quelle est cette loi dont tu parles ? [REBEKKA:] Cher ami, ne nous occupons pas de cela en ce moment. Dis-moi ce qui s'est passé entre toi et le recteur. [ROSMER:] Nous avons fait la paix. [REBEKKA:] Ah vraiment ? Voilà donc comment cela devait finir. [ROSMER:] Il avait rassemblé tous nos vieux amis chez lui. Ils m'ont clairement prouvé que la mission d'ennoblir les esprits ne me convient pas du tout. Du reste, la cause en elle-même est si désespérée, vois-tu ! Je ne m'en occuperai plus. [REBEKKA:] Oui, oui, cela vaut peut-être mieux. [ROSMER:] Voilà comment tu parles maintenant ? C'est là ton opinion ? [REBEKKA:] Oui, c'est mon opinion. J'y suis arrivée ces deux derniers jours. [ROSMER:] Tu mens, Rebekka. [REBEKKA:] Je mens ? [ROSMER:] Oui, tu mens. Tu n'as jamais eu foi en moi. Jamais, tu n'as cru que j'étais l'homme qu'il fallait pour faire triompher une telle cause. [REBEKKA:] J'ai cru qu'à nous deux, nous y parviendrions. [ROSMER:] Ce n'est pas vrai. Tu as cru que toi, tu pourrais accomplir une grande œuvre. Que je pourrais te servir d'instrument, être utile à tes projets. C'est là, ce que tu as cru. [REBEKKA:] Écoute-moi, Rosmer. [ROSMER:] Laisse-moi donc ! Je vois clair, maintenant. J'ai été un jouet entre tes mains, souple comme un gant. [REBEKKA:] Ecoute-moi, Rosmer. Il faut que nous parlions de cela une dernière fois. J'avais l'intention de tout te révéler par écrit, une fois rentrée là-bas. Mais je préfère te le dire tout de suite. [ROSMER:] Tu as encore un aveu à faire ? [REBEKKA:] Oui, et le plus grand de tous. Il s'agit d'une chose que tu n'as jamais soupçonnée et qui jette à la fois du jour et de l'ombre sur tout le reste. [ROSMER:] Je ne comprends rien à tout cela. [REBEKKA:] C'est bien vrai qu'un jour j'ai tendu mes filets pour me faire accepter à Rosmersholm. Je pensais y faire mon chemin, d'une façon ou d'une autre, tu comprends. [ROSMER:] Et tu as réussi, dans tout ce que tu as voulu. [REBEKKA:] Je crois qu'à cette époque il n'y avait rien qui ne m'eût réussi. Car j'avais encore ma volonté, libre, fière et hardie. Rien ni personne ne pouvait me faire reculer ! Mais c'est alors que j'ai senti poindre ce qui a brisé ma volonté, ce qui m'a rendue si lâche pour toute ma vie. [ROSMER:] Qu'as-tu senti ? Parle de façon à ce que je puisse te comprendre. [REBEKKA:] J'ai senti un désir, un désir sauvage, invincible. Ah, Rosmer ! [ROSMER:] Un désir ? Rebekka ! de... [REBEKKA:] De toi. [ROSMER:] Que dis-tu ? [REBEKKA:] Reste là, mon ami. Je n'ai pas fini. [ROSMER:] Et tu dis que tu m'as aimé... de cette façon. [REBEKKA:] Je croyais alors que c'était cela aimer. Cela me semblait de l'amour, mais ce n'en était pas. Je le répète : c'était un désir sauvage, indomptable. [ROSMER:] Rebekka, est-ce toi, est-ce bien toi, que je vois assise à cette place et qui me tient ces propos ? [REBEKKA:] Oui. Qu'en dis-tu, Rosmer ? [ROSMER:] Et c'est pour cela, c'est sous l'empire de cette passion que tu as agi, comme tu dis ? [REBEKKA:] Elle s'est abattue sur moi comme une tempête sur la mer, comme une de ces tourmentes d'hiver qui sévissent là-haut, dans le nord. Elles se jettent sur vous, comprends-tu, et vous enlèvent, vous emportent avec elles. On n'y résiste pas. ROSMER. — Cette tourmente a précipité Béate dans le torrent du moulin ! REBEKKA. — C'est que nous étions là, Béate et moi, comme deux naufragées luttant sur une épave. [ROSMER:] Tu étais certes la plus forte à Rosmersholm. Plus forte que nous deux ensemble, [REBEKKA:] Je te connaissais assez pour savoir que je n'aurais pu t'atteindre que libre de fait et d'esprit. [ROSMER:] Je ne te comprends pas, Rebekka. Tu es pour moi une énigme insoluble, toi et toute ta conduite. Me voici libre maintenant, libre de fait, et d'esprit. Tu as atteint le but que tu t'étais proposé dès le commencement. Et malgré cela !... [REBEKKA:] Je n'ai jamais été aussi éloignée de mon but qu'en ce moment. [ROSMER:] Et malgré cela, dis-je, quand hier je t'ai suppliée d'être ma femme, tu as paru saisie d'effroi et t'es écriée que cela ne se pourrait jamais. [REBEKKA:] J'ai crié de désespoir, vois-tu. [ROSMER:] Pourquoi ? [REBEKKA:] Parce que Rosmersholm m'a brisée. Il a rogné ma force et ma volonté. Il m'a abîmée. Le temps est passé où j'aurais pu oser n'importe quoi. J'ai perdu la faculté d'agir, entends- tu, Rosmer. [ROSMER:] Et comment cela est-il arrivé ? [REBEKKA:] En vivant avec toi. [ROSMER:] Explique-toi donc ! [REBEKKA:] Oui, quand je me suis trouvée seule ici avec toi, et que tu es redevenu toi-même... [ROSMER:] Eh bien ? [REBEKKA:] Car tu n'étais pas vraiment toi aussi longtemps qu'a vécu Béate. [ROSMER:] Hélas ! c'est bien vrai. [REBEKKA:] Quand j'ai pu enfin vivre avec toi ici, dans le calme, dans la solitude, confidente absolue de toutes tes pensées, de toutes tes impressions, telles que tu les ressentais, délicates et fines, alors s'est accomplie la grande transformation. Cela s'est fait peu à peu, comprends-tu, presque imperceptiblement, et pourtant à la fin j'étais à bout, atteinte jusqu'au fond de mon être. [ROSMER:] Oh ! Que me dis-tu là, Rebekka ! [REBEKKA:] Alors tout le reste, le désir mauvais, l'ivresse des sens, tout cela s'est enfui si loin, si loin de moi. Toutes ces puissances soulevées sont retombées dans le néant et j'ai connu une paix profonde, silencieuse comme celle qui règne chez nous, au soleil de minuit, sur les rochers où les oiseaux de mer font leur nid. [ROSMER:] Explique-toi mieux encore. Dis-moi tout. [REBEKKA:] Il n'y a plus grand-chose à dire. J'ai eu la révélation de l'amour. Le grand amour, fait de sacrifice et de renoncement, celui qui se contente d'une existence comme celle que nous avons connue. [ROSMER:] Ah ! si j'avais pu avoir le moindre soupçon de tout cela ! [REBEKKA:] Il vaut mieux que les choses se soient passées ainsi. Hier, quand tu m'as demandé d'être ta femme, j'ai été transportée de joie. [ROSMER:] N'est-ce pas, Rebekka ? c'est bien ce que j'ai cru. [REBEKKA:] Un instant, oui. Pendant un instant, j'ai tout oublié. Déjà je sentais se ranimer ma fière volonté des anciens jours. Mais sa force est brisée : elle ne peut plus se soutenir longtemps. [ROSMER:] Comment t'expliques-tu cette transformation ? [REBEKKA:] C'est l'esprit des Rosmer, le tien en tout cas, qui a été contagieux pour ma volonté. [ROSMER:] Contagieux ? [REBEKKA:] Et qui l'a rendue malade. Elle a été pliée sous des lois qui lui étaient étrangères. Comprends-tu ? La vie à tes côtés a ennobli mon être. [ROSMER:] Ah, si j'osais le croire ! [REBEKKA:] Tu le peux sans crainte. L'esprit des Rosmer ennoblit mais, mais... [ROSMER:] Mais ? Voyons ! [REBEKKA:] Mais, vois-tu, il tue le bonheur. [ROSMER:] Tu crois cela, Rebekka ? [REBEKKA:] Du moins en ce qui me concerne. [ROSMER:] En es-tu bien sûre ? Et si je te demandais encore une fois ? Si je te suppliais... [REBEKKA:] Oh, mon ami, ne m'en reparle plus ! C'est impossible ! C'est que... il faut que tu le saches, Rosmer, j'ai un passé derrière moi. [ROSMER:] Quelque chose de plus que ce que tu m'as appris ? [REBEKKA:] Oui. Quelque chose de plus et quelque chose d'autre. [ROSMER:] C'est singulier, Rebekka ! Figure-toi que j'en ai eu le pressentiment par instants. [REBEKKA:] Vraiment ! Et cependant cela n'a pas empêché ?... [ROSMER:] Je n'y ai jamais cru. Je n'ai fait, comprends-tu, que jouer avec cette idée. [REBEKKA:] Si tu l'exiges, je suis prête à tout te dire sur-le-champ. [ROSMER:] Non, non ! je ne veux rien savoir. Quoi qu'il y ait, oublions-le. [REBEKKA:] Je ne peux pas. [ROSMER:] Rebekka, oh ! [REBEKKA:] Oui, Rosmer, ce qu'il y a d'horrible, c'est que le bonheur est là, la vie m'offre toutes ses joies, et moi, telle que je suis maintenant, je me sens anéantie par mon propre passé. [ROSMER:] Ton passé est mort, Rebekka. Il n'a plus de prise sur toi, il n'a plus aucun rapport avec ce que tu es devenue. [REBEKKA:] Ah, mon ami, ce ne sont là que des mots. Et le sentiment d'avoir la conscience pure ? D'où me viendrait-il ? [ROSMER:] Ah, oui, la conscience pure... [REBEKKA:] La pureté de conscience, en effet. C'est elle qui procure la joie et le bonheur. N'est-ce pas là l'enseignement que tu voulais transmettre à tous ces êtres nobles et joyeux qui allaient naître ? [ROSMER:] Ah, ne me rappelle pas ces souvenirs ! Ce n'était là, vois-tu, qu'un rêve à demi ébauché, une chimère à laquelle je ne crois plus moi-même. Les hommes, Rebekka, ne se laissent pas ennoblir par une influence extérieure. [REBEKKA:] Pas même par celle de l'amour paisible ? [ROSMER:] Oh oui, c'est là ce qu'il y aurait de plus grand, de plus beau dans l'existence ! S'il en était ainsi... Mais que puis-je faire pour y voir clair, et comment résoudre cette affaire ? [REBEKKA:] Ne me crois-tu pas, Rosmer ? [ROSMER:] Ah, Rebekka, comment te croirais-je sans réserve ? Toi qui as pu vivre ici, en dissimulant tout un monde de mystères ? Et en voici encore de nouveaux. Si tu as quelque dessein secret, si tu désires obtenir quelque chose, dis-le-moi franchement. Il n'y a rien que je ne ferais pour toi, si c'est en mon pouvoir. [REBEKKA:] Ah, ce doute mortel ! Rosmer ! Rosmer ! [ROSMER:] Oui, Rebekka. C'est affreux, mais je n'y peux rien. Ce doute, je ne m'en déferai jamais. Jamais je ne serai sûr que tu m'aimes d'un amour pur et sans réserve. [REBEKKA:] Ne sens-tu pas au fond de toi qu'une transformation s'est accomplie en moi, et que c'est toi, toi seul qui m'as transformée ? [ROSMER:] Non, Rebekka, je ne crois plus à mon pouvoir de transformer les âmes. Je n'ai plus de foi en moi-même, en rien. Je ne crois plus ni en toi ni en moi. [REBEKKA:] Comment feras-tu pour vivre en ce cas ? [ROSMER:] Je n'en sais rien moi-même. Je ne crois pas pouvoir vivre. D'ailleurs, je ne connais rien au monde qui vaille la peine de vivre. [REBEKKA:] Ah, la vie ! Elle porte en elle le renouveau. Tenons-nous-y ferme, Rosmer. Elle nous échappera assez tôt. [ROSMER:] Alors rends-moi la foi en toi, Rebekka ! La foi en ton amour ? Je veux une preuve ! Une preuve ! [REBEKKA:] Une preuve ! Comment te la donnerais-je ! ROSMER. — Il me la faut ! Je ne puis supporter cette situation, ce vide affreux, ce... ce... Ah, tu entends ? [ROSMER:] Ah ! c'est vous, monsieur Brendel. [BRENDEL:] Johannes, mon enfant, je te fais mes adieux ! [ROSMER:] Où allez-vous si tard ? [BRENDEL:] Je descends la côte. Je rentre chez moi, mon précieux élève. J'ai la nostalgie du grand néant. [ROSMER:] Il vous est arrivé quelque chose, monsieur Brendel ; dites-le-moi. [BRENDEL:] Tiens ! tu as remarqué la transformation ? Cela ne m'étonne pas. La dernière fois que j'ai franchi ce seuil, je te suis apparu comme un homme fortuné, le portefeuille bien garni. [ROSMER:] Vraiment ! Je ne comprends pas bien. [BRENDEL:] Mais, tel que tu me vois cette nuit, je suis un roi déchu, assis sur les ruines de son palais en cendres. [ROSMER:] Si je pouvais vous aider en quelque chose... [BRENDEL:] Tu as conservé ton cœur d'enfant, Johannes. Pourrais-tu me faire une avance ? [ROSMER:] Certainement, avec le plus grand plaisir. [BRENDEL:] Disposerais-tu d'un idéal, ou de deux ? [ROSMER:] Vous dites ? [BRENDEL:] Une paire de vieux idéaux usés. Tu ferais une bonne action. Je suis absolument à sec, mon cher enfant. La dèche la plus complète. [REBEKKA:] Vous avez renoncé à faire votre conférence ? [BRENDEL:] Oui, belle dame. Mais pensez donc ! Au moment même où j'allais vider ma corne d'abondance, j'ai fait la pénible découverte qu'il n'y avait plus rien dedans. [REBEKKA:] Eh bien, et tous vos ouvrages, ceux que vous n'avez pas écrits ? [BRENDEL:] Pendant vingt-cinq ans je suis resté là, comme un avare assis sur son coffre-fort. [ROSMER:] En êtes-vous bien sûr, au moins ? [BRENDEL:] Il n'y a pas à en douter, mon cher : le président m'en a convaincu. [ROSMER:] Le président ? [BRENDEL:] Son Excellence, si tu aimes mieux. Va pour Son Excellence. [ROSMER:] Voyons ! de qui parlez-vous ? [BRENDEL:] De Peder Mortensgard, cela s'entend. [ROSMER:] Quoi ! [BRENDEL:] Chut, chut, chut ! Peder Mortensgard est le maître de l'avenir. [ROSMER:] Ne croyez donc pas cela. [BRENDEL:] Si, mon enfant ! Et cela parce que Peder Mortensgard ne veut jamais plus qu'il ne peut. Peder Mortensgard est capable de vivre sans aucun idéal. Et c'est là, vois-tu, c'est là que gît tout le secret de la lutte et de la victoire. C'est là le comble de la sagesse en ce monde. Dixi. [ROSMER:] Je comprends. En effet, vous partez d'ici plus pauvre que vous n'étiez venu. [BRENDEL:] All right ! Prends donc modèle sur ton vieux maître. Efface tout ce qu'il s'est appliqué à graver en toi. Ne construis pas ta citadelle sur du sable mouvant. Et prends bien garde, mesure bien tes forces, avant de fonder quoi que ce soit sur l'être plein de grâces que je vois ici et qui adoucit ton existence. [REBEKKA:] Est-ce de moi que vous parlez ? [BRENDEL:] Oui, ma séduisante sirène. [REBEKKA:] Pourquoi ne pourrait-on rien fonder sur moi ? [BRENDEL:] Je me suis laissé dire que mon ancien élève avait une cause à faire triompher. Il est sûr de la victoire, mais, notez bien, à une condition expresse. Que la femme qui l'aime aille gaiement à la cuisine et se coupe le petit doigt, ce petit doigt rose, tenez, là, à la seconde articulation. Item, que ladite femme aimante, toujours aussi joyeusement, se coupe l'oreille gauche, si admirablement moulée. Adieu, Johannes le Victorieux. [ROSMER:] Vous partez ? Par cette nuit noire ? [BRENDEL:] La nuit noire, c'est encore ce qu'il y a de mieux. Que la paix soit avec vous. [REBEKKA:] Ah, qu'il fait lourd et étouffant ici ! [ROSMER:] Je vois bien, Rebekka, qu'il n'y a en effet qu'une chose à faire : il faut que tu partes. [REBEKKA:] Oui, il n'y a pas de choix, que je sache. [ROSMER:] Jouissons au moins de nos derniers instants : viens t'asseoir près de moi. [REBEKKA:] Qu'as-tu à me dire, Rosmer ? [ROSMER:] D'abord, je tiens à te dire que tu dois être sans inquiétude pour ton avenir. [REBEKKA:] Hum. Mon avenir. [ROSMER:] J'ai songé à toutes les éventualités, et cela depuis longtemps. Quoi qu'il arrive, ton sort est assuré. [REBEKKA:] Tu as pensé même à cela, mon ami ! [ROSMER:] Tu aurais pu le deviner. [REBEKKA:] Il y a fort longtemps que je n'ai pas eu de telles préoccupations. [ROSMER:] Oui, oui, tu pensais, n'est-ce pas, que cela durerait toujours entre nous ?... [REBEKKA:] Je le croyais. [ROSMER:] Moi aussi. Mais si je venais à disparaître... [REBEKKA:] Oh, Rosmer, tu vivras plus longtemps que moi. [ROSMER:] J'ai, Dieu merci, le pouvoir de disposer de cette misérable existence. [REBEKKA:] Que veux-tu dire ? Tu ne penses pas à... [ROSMER:] Cela t'étonnerait ? Après la piteuse, la lamentable défaite que j'ai subie ! Moi, qui voulais vivre pour le triomphe de ma cause ! Me voici fuyant, avant même que la lutte ait commencé. [REBEKKA:] Reprends le combat, Rosmer ! Essaie et tu verras. La victoire t'attend. Par toi des centaines, des milliers d'âmes seront ennoblies. Essaie, te dis-je ! [ROSMER:] Allons donc, Rebekka ! Je ne crois plus moi-même à ma propre cause. [REBEKKA:] Mais elle a fait ses preuves, cette cause ! Dans tous les cas, il est un être que tu as ennobli : c'est moi, et je le suis pour toujours. [ROSMER:] Oui, si seulement je pouvais te croire. [REBEKKA:] Ah, Rosmer, n'y a-t-il donc rien, rien qui puisse te convaincre ? [ROSMER:] tressaille comme saisi d'angoisse. — N'insiste pas ! N'en parle plus, Rebekka ! Pas un mot de plus, pas un mot ! [REBEKKA:] Si, il faut que nous en parlions. Connaîtrais-tu un remède contre le doute ? Moi, je n'en connais pas un seul. [ROSMER:] C'est heureux pour toi, heureux pour nous deux. [REBEKKA:] Non, non, non, voilà qui ne me suffît pas ! Si tu sais un moyen de me justifier à tes yeux, c'est mon droit d'en être informée et je le réclame. Dis-le-moi. [ROSMER:] Il semble entraîné, contre sa propre volonté, à dire ce qui suit. — Voyons, alors. Tu te dis pénétrée d'un grand amour ! tu prétends que j'ai ennobli ton être. Est-ce bien vrai ? As-tu bien fait tes comptes ? Veux-tu que nous les vérifiions, dis ? [REBEKKA:] Je suis prête. [ROSMER:] Quand le ferons-nous ? [REBEKKA:] Quand tu voudras. Le plus tôt sera le mieux. [ROSMER:] C'est bien, Rebekka. Voyons alors si, par amour pour moi, tu serais prête, ce soir encore... Ah non, non, non ! [REBEKKA:] Si, Rosmer ! Si, si ! Dis, et tu verras bien. [ROSMER:] Aurais-tu le courage, voudrais-tu, joyeusement, comme disait Ulrik Brendel, par amour pour moi, cette nuit encore — joyeusement, entends-tu — prendre le chemin qu'a pris Béate ? [REBEKKA:] Rosmer ?... [ROSMER:] Oui, Rebekka, c'est là la question que je me poserai éternellement, quand tu seras partie. Elle se présentera à toutes les heures du jour. Ah, je crois t'y voir : te voici sur la passerelle : là, bien au-dessus du torrent. Tu te penches sur le parapet : un vertige te prend, tu fais un mouvement vers le gouffre. Non ! tu recules, tu n'oses pas ce qu'elle a osé. [REBEKKA:] Et si j'avais ce courage ? cette volonté joyeusement ? Qu'en dirais-tu ? [ROSMER:] Je devrais te croire, alors. Je devrais croire en ma cause, en mon pouvoir d'ennoblir l'âme humaine, et que l'âme humaine peut être ennoblie. [REBEKKA:] Ta foi te sera rendue. [ROSMER:] Tu as le courage et la volonté de faire cela, Rebekka ? [REBEKKA:] Tu en jugeras demain ou plus tard, quand on m'aura repêchée. [ROSMER:] Quelle horreur ! Quelle fascination !... [REBEKKA:] C'est que je ne voudrais pas rester longtemps au fond, plus longtemps qu'il ne le faut. Il faudra veiller à ce qu'on me retrouve. [ROSMER:] Mais tout cela, c'est de la folie. Pars, ou reste ! Je te croirai sur parole, cette fois encore. [REBEKKA:] Des mots, Rosmer. Plus de faux-fuyants et de lâcheté, maintenant ! Comment me croirais-tu sur parole après ce qui s'est passé aujourd'hui ? [ROSMER:] Mais je ne veux pas assister à ta défaite, Rebekka ! [REBEKKA:] Ce ne sera pas une défaite. [ROSMER:] Si, c'en sera une. Tu n'es pas faite pour suivre le chemin de Béate. [REBEKKA:] Tu crois ? [ROSMER:] Non, vraiment ! Tu n'es pas comme Béate, toi. Tu n'es pas, comme elle, sous l'empire d'un égarement qui te donne une vision fausse de la vie. [REBEKKA:] Non, mais je vois aujourd'hui la vie comme on la voit à Rosmersholm. Je suis coupable, il est juste que j'expie. [ROSMER:] Tu en es donc là ? C'est bien. Mais moi, Rebekka, je vois la vie telle qu'elle doit apparaître à des esprits libres. Nous ne ressortissons d'aucun tribunal. C'est donc à nous de juger nous-mêmes. [REBEKKA:] C'est juste. C'est juste. En m'en allant, je sauverai ce qu'il y a de meilleur en toi. [ROSMER:] Oh ! Il ne reste plus rien en moi à sauver. [REBEKKA:] Si, Rosmer. Seulement je ne pourrais être que le mauvais génie du navire où tu dois t'embarquer, suspendu à ses flancs et l'empêchant d'avancer. Il faut que je sois jetée à la mer. Vaut-il donc mieux que je traîne de par le monde une existence brisée, que je me morfonde et gémisse sur le bonheur perdu, sur cet enjeu que mon passé m'a fait perdre ? Il vaut mieux quitter la partie, Rosmer. [ROSMER:] Si tu t'en vas, je pars avec toi. [REBEKKA:] Oui, viens, [ROSMER:] Je te suivrai, te dis-je. [REBEKKA:] Jusqu'à la passerelle, oui, puisque tu n'oses jamais y mettre le pied. [ROSMER:] Tu as remarqué cela ? [REBEKKA:] Oui. Et c'est là ce qui a ôté tout espoir à mon amour. [ROSMER:] Rebekka, je pose ma main sur ta tête et te prends pour femme légitime. [REBEKKA:] Merci, [ROSMER:] L'époux et l'épouse ne doivent jamais se quitter. [REBEKKA:] Jusqu'à la passerelle seulement, Rosmer. [ROSMER:] J'y monterai avec toi. Aussi loin que tu iras, je te suivrai. À présent, j'en ai le courage. [REBEKKA:] Es-tu absolument sûr que ce soit là le meilleur chemin que tu puisses prendre ? [ROSMER:] C'est le seul, j'en suis sûr. [REBEKKA:] Et si tu te trompais ? Si ce n'était là qu'un mirage, quelque cheval blanc de Rosmersholm ? [ROSMER:] C'est possible. Nous ne pouvons nous y soustraire, nous, les gens d'ici. [REBEKKA:] S'il en est ainsi, reste, Rosmer ! [ROSMER:] Le mari doit suivre sa femme, comme la femme doit suivre son mari. [REBEKKA:] Écoute, Rosmer, dis-moi d'abord une chose : lequel de nous deux suit l'autre ? [ROSMER:] Nous chercherions en vain à nous en rendre compte. [REBEKKA:] Et pourtant, je voudrais bien le savoir. [ROSMER:] Nous nous suivons l'un l'autre, Rebekka, l'un suit l'autre. [REBEKKA:] C'est ce qui me semble aussi. [ROSMER:] Car à présent nous ne faisons qu'un. [REBEKKA:] Oui. Nous ne faisons plus qu'un. Viens ! Nous marcherons joyeux. [MADAME HELSETH:] Mademoiselle, la voiture est avancée. Sortis. Sortis ensemble à cette heure ? Ah bien, on peut dire ! Hum ! Pas sur le banc. Oh, non ! Jésus ! Cette chose blanche là-bas ! Que Dieu me vienne en aide, les voilà tous deux sur la passerelle ! Ayez pitié des pauvres pécheurs ! Ils s'étreignent. Ah ! disparus tous les deux dans le torrent ! Au secours ! Au secours ! Non ! Il n'y a pas de secours possible. Madame les a pris !
[LE PERE NICOLAS:] jeune prêtre. [ACTEURS ET ACTRICES:] et LE SUBSTITUT. Toute l'intelligentsia de l'endroit. De belles toilettes. Le mariage est célébré par l'archiprêtre IVAN, calotte délavée, LE PERE NICOLAS, calotte, longs cheveux hirsutes, et LE PERE ALEXIS, un très jeune prêtre, qui porte des lunettes noires. Derrière eux. un peu à la droite du PERE IVAN, se tient LE DIACRE, grand et décharné, un livre à la main. Dans la foule, la troupe du théâtre local, MATVEEV à sa tête. [LE CHOEUR DE L'ARCHEVÊCHÉ:] On étouffe ici ! Quelle est cette décoration que vous portez au cou, David Salomonovitch ? [SONNENSTEIN:] accent juif C'est une técoration pelge. Pourquoi y a-t-il tant te monde ici ? Qui les a laissés entrer ? Ouf ! C'est le féritable pain russe. [LE PERE NICOLAS:] maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. [UNE JEUNE FILLE:] On va leur poser des couronnes sur la tête. Regardez ! Regardez ! [DANS LA FOULE:] Le garçon d'honneur a exactement la même taille que le marié. Il ne casse vraiment rien. Qui est- ce ? — Un certain Kotelnikov. — L'officier ne vaut guère mieux. —Laissez donc passer la dame ! [LE PERE IVAN:] Les couronnes sont d'un lourd ! Je ne sens plus mon bras. j'aimerais bien le savoir. [LE SUBSTITUT DU PROCUREUR:] Chut ! [MADAME KOKOCHKINA:] Comme Vera est mignonne aujourd'hui ! Je ne me lasse pas de l'admirer. Et pas intimidée du tout ! Oui, c'est vrai. Je lui souhaite de tout mon cœur... Elle est si bonne. [LE LECTEUR:] s'avance au milieu de la cathédrale. Prokimenon, chapitre huit... Tu as posé sur leur tête des couronnes de pierres précieuses. Ils T'ont demandé la vie, et Tu la leur as donnée... Tu as posé sur leur tête... Soyons attentifs ! [SABININE:] Tu m'écrases la tête avec la couronne. C'est des idées ! Je la tiens au moins dix centimètres au-dessus de ta tête. Je te dis que tu m'écrases ! Une belle voix de basse ! Voulez-vous que je vous remplace ? Je ne suis pas encore fatigué. formés de Sa chair et de Ses os. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère... Tiens la couronne plus haut. Tu m'écrases. Quelle bêtise ! Où cela ? Je le vois, je le vois. Il bavarde avec Machenka Hansen. C'est sa passion. Ce mystère est grand. Je veux dire par rapport au Christ et à l'Eglise, que chacun de vous, de la même manière, aime sa femme comme soi-même, et que la femme révère son mari-i ! [LE CHOEUR DE LA CATHEDRALE:] Vous entendez, Natalia Serguéevna ? Que la femme révère son mari ! — Fichez-moi la paix, vous ! — Chut ! Silence ! C'est incorrect à la fin ! Sagesse ! Debout ! Ecoutons le Saint Evangile. [LE PERE IVAN:] Paix à tous ! [LE CHOEUR DE L'ARCHEVÊCHÉ:] Les Apôtres... L'Evangile... Comme c'est long, tout de même. Il serait temps qu'ils nous rendent la liberté... On étouffe... Je veux partir ! — Vous ne pourrez pas passer ! — Attendez, il n'y en a plus pour longtemps. Ecoutons ! [LE PERE IVAN:] En ce temps-là, il y eut des noces à Cana, en Galilée ; et la mère de Jésus y était, et Jésus et ses disciples étaient invités aux noces. Le vin ayant manqué, la mère de Jésus lui dit : "Ils n'ont point de vin." Jésus lui répondit : "Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi ? Mon heure n'est pas encore venue."... C'est bientôt fini ? Je n'en sais rien, je ne suis pas spécialiste en la matière. Ça ne devrait pas tarder. Qu'est-ce que c'est ? On a écrasé quelqu'un ? Chut ! Silence ! Qui est-ce qui vient de gémir ? [KOTELNIKOV:] tu as gardé le bon vin jusqu'à présent." Tel fut, à Cana de Galilée, le premier des miracles que fit Jésus, et il y manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. Je ne comprends pas pourquoi on laisse entrer ici des femmes hystériques. Gloire à Toi, Seigneur, gloire à Toi ! cela ne se fait pas. C'est la temoiselle qui pourdonne, ce n'est pas moi... Hé hé hé ! Chut !... Silence ! Mais ce sont les autres qui me poussent ! Silence ! Chut ! Quelqu'un s'est trouvé mal ? [LE CHOEUR:] Qu'est-ce qui se passe ? C'est vraiment intolérable, ma chère ! Si au moins ils ouvraient les portes. C'est à mourir de chaleur. On veut l'emmener, mais elle résiste. — Qu'est-ce ? — Chut ! Oh ! mon Dieu ! [MADAME OI.ENINA:] Qu'est-ce que tu as ? Une femme s'est encore empoisonnée, hier, à l'hôtel de l'Europe. — Oui, il paraît que c'est la femme d'un docteur. Et vous savez pourquoi ? [UN ACTEUR COMIQUE:] Tiens, et puis quoi encore ? Espèce de clown ! Chut... Nous Te prions encore pour obtenir pitié, vie, paix, santé, salut, protection et pardon des serviteurs de Dieu Pierre et Vera. tout simplement. — Par esprit d'imitation, vous croyez ? Le suicide est contagieux... Il y a trop de femmes déséquilibrées de nos jours. C'est effrayant ! — Silence ! — Mais tenez-vous donc tranquille ! Ne gueulez pas, je vous en prie ! En se suicidant, la Repina a empoisonné l'atmosphère. Toutes ces dames ont attrapé le virus, elles se croient outragées, c'est leur idée fixe. — Même à l'église, l'air est empoisonné. Vous ne sentez pas ? Parce que Tu es un Dieu charitable et ami des hommes et que nous Te glorifions, Père et Fils et Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles... Kotelnikov ! Qu'est-ce qu'il y a ? Rien... Oh ! mon Dieu ! Tatiana Petrovna est ici... Elle est ici... Tu es fou ! La dame en noir... C'est elle... Je l'ai reconnue... Je l'ai vue ! Au nom du Ciel... Je ne tiens plus sur mes jambes... C'est bien elle... Silence ! Chut ! Qui est-ce qui pousse comme ça, derrière ? — Chut ! — On l'a emmenée derrière la colonne... — Quelle barbe, ces femmes ! Elles feraient mieux de rester à la maison... [QUELQU'UN:] Silence ! Seigneur notre Dieu, qui, dans Ton économie du salut, as daigné à Cana de Galilée..." Mais qu'est-ce que c'est que ces gens ? montrer par Ta présence que le mariage est une chose honorable..." Je vous prie de garder le silence ! Vous nous empêchez de célébrer le Sacrement. Ne marchez pas dans l'église, ne parlez pas et ne faites pas de bruit, mais restez tranquilles et priez. Voilà ! Il faut avoir la crainte de Dieu. "... montrer par Ta présence que le mariage est une chose honorable, qu'il T'a plu d'unir l'un à l'autre. Garde pure leur couche, conserve leur vie sans tache, et rends-les dignes de parvenir à une opulente vieillesse tout en accomplissant Tes commandements en toute pureté de cœur. Parce que Tu es notre Dieu, Dieu de miséricorde et de salut, et que nous Te glorifions, ainsi que Ton Père éternel et Ton Esprit Saint, source de tout bien et de toute vie, Qui veux-tu qu'on laisse encore entrer ? L'église est pleine à craquer ! Tais-toi... cesse de chuchoter... Tu délires... Elle est au cimetière. [LE CHŒUR DE LA CATHÉDRALE:] Ce diacre n'en finira donc jamais ! Tantôt c'est : "Seigneur, aie pitié", tantôt : "Donne, Seigneur. Donne, Seigneur ! Les voilà qui recommencent à chahuter ! — Quels gens ! [MADAME OLENINA:] Pierre, tu trembles, tu respires difficilement... Ça ne va pas ? La dame en noir... c'est elle... Nous sommes coupables... Quelle dame ? Ces gémissements... C'est Tatiana Repina... Je tiens bon, je tiens bon... Kotelnikov m'écrase la tête avec la couronne... Ça ne fait rien... Ça ne fait rien... Véra est pâle comme une morte. On dirait qu'elle pleure. Et lui... lui... regarde-le donc ! Je lui avais bien dit, à Véra, que le public se conduirait mal avec eux. Quand je pense qu'elle a eu le courage de se marier ici ! Elle aurait mieux fait de partir à la campagne. [I.E DIACRE:] Tiens bon, Véra, fais comme moi... Oui... C'est bientôt fini... Nous allons partir... C'est bien elle... [MATVEEV:] Souviens-toi, Seigneur, de ta défunte servante Tatiana et pardonne-lui ses péchés volontaires et involontaires... pardonne-nous, aie pitié de nous... Quelle chaleur ! [LE SUBSTITUT:] Qu'est-ce qui lui arrive ? Il tiendra le coup. C'est un costaud ! Je crois que c'est le moment de leur faire faire le tour du lutrin... — Chut. — A-t-on fait l'autopsie de la femme du docteur ? — Pas encore. On raconte que son mari l'avait abandonnée. — A pro- pos, Sabinine aussi, il a abandonné la Repina. C'est vrai, ou pas ? — Oui... Je me souviens de l'autopsie de la Repina... présentée à ceux qui sont unis par le mariage. Parce que Ton nom est béni et Ton règne glorifié, Ne partez pas chacun de votre côté, sortons tous ensemble. — Zipounov est-il ici ? — Oui. Il faut entourer leur voiture et siffler pendant cinq bonnes minutes. Ce n'est pas trop serré ? [SABININE:] C'est la fin ? [LE PERE IVAN:] fait pour la troisième fois le tour du lutrin et chante. [UN OFFICIER:] Prévenez Sabinine. Des étudiants et des lycéens s'apprêtent à le siffler dans la rue ! Je vous remercie. Tout de même, ça traîne un peu trop, ce truc-là. Ils n'en finiront donc jamais ! Mais vos mains tremblent, à vous aussi. Vous êtes bien délicats, tous ! [UN JEUNE ACTEUR:] Quelles belles paroles pour des gredins ! [LE PERE IVAN:] Silence ! Ce n'est pas fini ! — Chut ! Ne poussez pas ! Prions le Seigneur ! [O:] Dieu, ô notre Dieu, qui es venu à Cana de Galilée et qui as béni le mariage qu'on y célébrait, bénis aussi Tes serviteurs que voici, qui par Ta providence se sont liés pour la vie commune dans le mariage. Bénis leurs allées et venues, multiplie leur vie dans le bien, prends leurs couronnes pures et immaculées dans Ton royaume, et garde-les dans les siècles des siècles. [MADAME OLENINA:] Dis qu'on me donne une chaise ! Je me sens mal. Véra Alexandrovna, ça va être fini. A l'instant ! Un peu de patience, chère amie ! Pierre ne m'entend pas, il est comme pétrifié... Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pierre ! [LE PERE IVAN:] l'unique Divinité et Royaume, vous bénisse et vous accorde une longue vie, beaucoup d'enfants et le progrès dans la vie et dans la foi. Qu'elle vous remplisse de tous les biens terrestres et vous rende dignes aussi de jouir des biens de la promesse, par les prières de la Sainte Mère de Dieu et de tous les Saints. Embrassez votre mari. [VOLGUINE:] Qu'est-ce que vous attendez ? Embrassez-vous donc. Je vous félicite ! Et que Dieu vous accorde... [MADAME KOKOCHKIXA:] Ma chérie ! Mon cœur !... Que je suis heureuse ! Je vous félicite. [KOTELNIKOV:] Sagesse ! bénissez par la parole de Dieu. le Christ, notre Dieu véritable, par les prières de sa Mère tout immaculée, des Saints, glorieux et très vénérables apôtres, des saints Rois établis par Dieu et égaux aux Apôtres, Constantin et Hélène, du mégalomartyr Procope et de tous les Saints, qu'il ait pitié de nous et nous sauve, car Il est bon et Il est l'ami des hommes. [DES DAMES:] Félicitations, chère amie... Cent ans de bonne vie ! Pardon, Véra ! Allons tout de suite au cimetière. Tu es fou ! Il fait nuit. Que veux-tu faire au cimetière ? Au nom du Ciel, allons-y. Je t'en supplie... Tu vas rentrer chez toi, avec ta femme. Espèce de fou ! Je me moque de tout... et que tout soit mille fois maudit. Je... J'y vais... il faut célébrer un office des morts... Mais non, je perds la tête... J'ai failli en mourir... Ah ! Kotelnikov, Kotelnikov ! [KOUZMA:] Seulement, à quoi ça sert ? A rien. Quoi ? Ben, ce mariage... Tous les jours nous marions, nous baptisons, nous enterrons, et qu'est-ce que ça donne ? Mais qu'est-ce que tu veux que ça donne ? Je ne sais pas... Tout ça ne sert à rien... On chante, on encense, on récite, mais Dieu, il n'entend jamais rien. Depuis quarante ans que je travaille ici, si Dieu nous avait entendus, je m'en serais bien aperçu, non ?... Où est-il, ce Dieu, je ne sais pas... Tout ça et rien... Voui... Fais pas le philosophe, tu perdrais la boule. A la revoyure ! demain matin, nous baptiserons. On n'en voit pas la fin. Et qui a besoin de tout ça ? Personne... Ça ne sert à rien... [LE PERE ALEXIS:] Qu'est-ce que c'est que notre vie, quand on y pense ? Moi aussi, dans le temps, j'ai fait ma de- mande, je me suis marié, j'ai touché une dot, et tout cela s'est envolé dans le tourbillon des an- nées. Kouzma, pourquoi as-tu tout éteint ? Je risque de tomber, dans ce noir. Je vous croyais déjà partis. Eh bien, père Alexis ? Vous venez chez moi, prendre du thé ? [LE PÈRE ALEXIS:] Je vous remercie, mon père, mais je n'ai pas le temps. Je dois encore écrire un rapport. [LA DAME EN NOIR:] Qui est là ? Emmenez-moi... Emmenez-moi... Qu'est-ce que c'est ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous, madame ? Seigneur, pardonne-nous nos péchés ! Emmenez-moi... Emmenez-moi.. Je suis la sœur de l'officier Ivanov... sa sœur... Pourquoi êtes-vous ici ? Je me suis empoisonnée... par haine... Il a offensé une femme... De quel droit est-il heureux ? Mon Dieu ! Sauvez-moi ! Sauvez-moi ! Tous devraient s'empoisonner, tous ! Il n'y a pas de justice. [LE PERE ALEXIS:] Quel blasphème ! Seigneur, quel blasphème ! Quel blasphème envers la religion ! Quel blasphème envers la vie ! [LA DAME EN NOIR:] Sauvez-moi ! Sauvez-moi ! Sauvez-moi !
[La femme:] Alors ? 1er homme : Alors ? 2e homme : Oui, alors ? [Le maire:] La presse va bientôt l'annoncer... [La belle femme:] Vous vous fichez d'nous ! Dites-le-nous ! 1er homme : Mais évidemment, monsieur le maire. Vous n'allez pas nous faire droguer ! Vraiment ? [Le maire:] ... L'homme est mort. [La belle femme:] Mais enfin pourquoi ? Pourquoi a-t-il fait ça ? [Le maire:] Nous nous le demandons tous. Il semble avoir emporté son secret dans sa tombe. 1er homme : Donc c'était vrai. Je n'arrivais pas à y croire. Je n'y arrive toujours pas d'ailleurs. Vous qui êtes commissaire de police vous auriez dû sentir qu'il était dangereux. [Le commissaire:] Mais je ne travaille pas ici. [Le maire:] Tout de même ! Le flair, hein ? Vous n'avez pas de flair. [Le commissaire:] Mon travail consiste à surveiller le secteur nord de la ville. Dans ce village résidentiel je suis avec ma famille un habitant parmi les autres. Je ne surveille personne. [La belle femme:] Quand allez-vous l'annoncer aux autres ? [Le maire:] Je ne pourrais pas. Comment voulez-vous que je les réunisse ? Ils sont pour la plupart barricadés chez eux. La presse va s'en charger. [Le commissaire:] La presse. Elle nous a déjà enterrés, la presse ! [La belle femme:] Je n'ose plus regarder la télé ou écouter la radio. Les journalistes sont passés du "village du monstre" au "village des morts-vivants". [Le maire:] La bêtise court, elle ne risque pas de mourir, elle. [La belle femme:] Si j'ai bien compris, on n'est plus dans le risque, on est dans la certitude. [Le maire:] Eh oui. [Le commissaire:] Personne ne semble vraiment malade. [Le maire:] Vous êtes un brave homme, monsieur Romarin, vous ne croyez pas au mal même quand il est devant vous. [La belle femme:] Un aveugle le verrait. [Le brave homme:] Je suis lucide, pas aveugle. Je vois un mort, je ne vois pas le mal. [Le commissaire:] Il a raison. Il faut attendre. [Le maire:] Attendre. Voilà l'insupportable. [La belle femme:] Pour ce qui est de mourir, je peux attendre, je ne suis pas pressée. Je préfère l'attente. [Le commissaire:] Oui, finalement, on s'y fait. [Le brave homme:] Si ces moments sont les derniers, tâchons d'en profiter au mieux. Carpe diem, hein ? [Le maire:] Vous blaguez. Pour vous comme pour moi la mort se dresse, elle est devant le soleil, nos dernières heures seront dans l'ombre. Je ne sais pas surmonter ça. [Le brave homme:] Mais enfin, qu'est-ce qu'il y a exactement dans sa lettre ? [Le maire:] Je l'ai dit, la presse l'a dit. [Le commissaire:] Non. Que des propos vagues. Monsieur a raison : qu'est-ce qu'il a écrit "exactement" ? [Le maire:] La lettre reprend ses paroles aux secours qu'il a appelés quand il a commencé de se sentir tout à fait mal : l'infection par contact si le médecin et les infirmiers venaient sans combinaison de protection, qu'il s'était infecté volontairement pour infecter les autres, et que dans notre village tous ceux qu'il venait d'infecter s'y trouvaient encore ; il surveillait l'unique route de sortie depuis chez lui. Avantage des vacances scolaires d'été, on bouge moins. [Le brave homme:] Heureusement. [Le maire:] Il n'y a rien d'autre, je vous le jure, je ne vous cache rien. [Le commissaire:] Vraiment pas d'explication sur ses... motivations ? [Le maire:] Non. [Le commissaire:] Selon Radioinfs il avait envoyé ces derniers temps des lettres et des courriels à des journaux, des radios, personne n'y avait cru. [Le brave homme:] La presse aurait tout de même pu prévenir la police. [Le commissaire:] Cela aurait été étonnant. Le journaliste-citoyen passe dans notre pays auprès de ses confrères pour un indic. [Le maire:] Et nous en faisons les frais. [La belle femme:] Dire que je ne ratais pas un film, pas un feuilleton sur le sujet, la maladie infectieuse et ses malheureuses victimes... j'ai vécu la situation par procuration une vingtaine de fois... [Le brave homme:] Plutôt du côté du médecin qui trouve le vaccin-miracle, j'imagine, non ? [La belle femme:] Je m'était entraînée en quelque sorte, et pour tous les rôles. J'étais persuadée que, dans une situation semblable, je saurais réagir... eh bien, pas du tout. [Le maire:] D'abord empoisonnée par la télé et puis par un virus, vous cumulez. [Le commissaire:] Une héroïne de film parmi nous, elle va se sacrifier et nous serons sauvés. [Le brave homme:] Vous n'êtes pas charitables. [La belle femme:] C'est à vous de vous sacrifier s'il en est besoin. [Le commissaire:] Ou d'être sacrifié pour sauver les autres. [La belle femme:] Et d'abord, puisque vous êtes notre représentant, "il" aurait dû se contenter de vous. En rester au symbole. [Le brave homme:] Le fait est que vous auriez suffi. [Le commissaire:] Nous vous aurions bien pleuré. [Le maire:] Un maire est dévoué... dans les limites des textes officiels sur la fonction de maire. [Le brave homme:] Ah oui. Là on est hors limites. [La belle femme:] De toute façon, je n'ai pas voté pour vous. Heureusement. [Le maire:] Quoi "heureusement" ? [La belle femme:] Vous ne faites rien. [Le commissaire:] Ce n'est pas lui qui a infecté la population quand même ! [La belle femme:] Diriger c'est prévoir. Qu'est-ce qu'il a prévu ? Et puis, pour réconforter à défaut de rassurer, il devrait rendre visite à tous avec sa femme. Montrer un couple uni face à l'adversité ! [Le maire:] Ah ouiche, ma femme... Elle s'est barricadée dans la maison, je ne peux pas y entrer ; elle croit qu'elle n'est pas contaminée et que je représente un danger pour elle. [La belle femme:] En somme elle vous a mis elle aussi en quarantaine. [Le commissaire:] Vous êtes en double quarantaine, par les Services de l'hygiène à l'extérieur, et par votre femme à l'intérieur. [Le brave homme:] Mais où est-ce que vous avez dormi ? [Le maire:] Le premier adjoint en partant en vacances m'a laissé ses clefs, pour le cas où des voleurs... Je squatte chez lui. A la mairie je n'avais trouvé que la table du conseil pour dormir. [La belle femme:] De toute façon je n'ai pas voté pour lui. [Le brave homme:] La table c'était pas confortable. [Le maire:] J'ai préféré le lit conjugal de l'adjoint. [La belle femme:] Et qu'en a dit votre femme ? [Le maire:] Vous avez vu l'heure ? Il est à peine plus de six heures. Vous croyez que je me suis risqué à la déranger ! [Le commissaire:] Pas commode, madame la femme du maire. [Le maire:] Quand elle était jeune, elle était... [La belle femme:] Jeune. [Le maire:] ... Eh oui. [Voix du téléphone:] Respirez à fond. Extension. Respirez à fond. Courez. [Le commissaire:] C'est l'heure de mes exercices, d'habitude. [Voix du téléphone:] Stop. Extension. Respirez à fond. [Le commissaire:] Une seconde. Je l'arrête. Voilà. [Un téléphone sonne:] sonnerie de clairon. [Voix de ce téléphone:] Il est six heures trente. Debout ! En avant, arche ! [La belle femme:] Excusez-moi. Je me lève à cette heure-là d'habitude. [Le commissaire:] Allons bon. [Voix du second téléphone:] Debout, vaillante ! Arche ! [Voix du premier téléphone:] Respirez à fond. Extension. [Le brave homme:] Ah, c'est pour moi. [Voix de son téléphone:] Le pain est-il cuit ? Cui cui cui. [Le brave homme:] Une blague de mon fils Charles. Heureusement il est chez sa grand-mère. 1er téléphone : Respirez. Respirez. Extension ! 2e téléphone : Arche ! Arche ! 3e téléphone : Le pain est-il cuit ? Cui cui cui. [Sonnerie de téléphone:] sonnerie "Petite musique de nuit" de Mozart. [Le maire:] Ah, il s'agit du mien cette fois. Allô ? [Voix de femme au téléphone:] Alors, tu t'es remué ? Ou est-ce que tu vas laisser ces salauds de scientifiques faire leurs expériences sur nous ? [Le maire:] Excusez-moi, ma femme. Mais non, j'ai pas reçu d'argent pour vendre vos vies ! Tu deviens folle ! Quelle preuve ? ! De quel "abominable forfait" ! J'y suis pour rien ! [Pour rien !:] Oh ! Et zut ! Crève, ce sera bon pour la planète ! [Le maire:] Ah, je vous jure, quand elles s'y mettent. Je ne dis pas ça pour vous. [La belle femme:] Une chance que je sois là. [Le maire:] Elle prétend qu'elle ressent les symptômes ! Les symptômes ? Personne ne les connaît. [La belle femme:] Sur internet, on trouve. [Le maire:] On trouve tout, y compris ce que personne ne sait. [Le brave homme:] Ma femme les a lus, elle a ressenti aussitôt les brûlures dans les bras, les poids dans les jambes qui gênent la marche, le froid dans le dos... [Le maire:] La mienne, elle a lu : une soif épouvantable, des troubles visuels, une impossibilité de rester en place. Voilà les troubles qu'elle présente. [Le commissaire:] Mon voisin a ressenti trois fois les symptômes annonciateurs de la mort. Des symptômes à lui. Sa femme s'émerveille : il est mort trois fois, il a ressuscité trois fois ! Mieux que Lazare. Et tout seul ! [La belle femme:] Moi aussi j'ai lu des symptômes. Mais j'ai trop de santé, ils ne m'ont rien fait. [Le commissaire:] Le virus ne s'attaque peut-être pas aux belles femmes. [Le maire:] L'homme au virus, la presse l'a baptisé, entre autres, "la bombe humaine", avant c'était vous qu'on appelait "la bombe". [La belle femme:] Mais moi, je n'ai jamais fait de mal à personne. Au contraire. [Le brave homme:] Si ce virus procède à une sélection naturelle sur des critères de beauté, comme il s'attaque aussi aux hommes, messieurs, aucun de nous trois ne va passer la journée. [Le maire:] Vous avez raison... Enfin, une blague n'est pas un virus, n'est-ce pas ? Vos deux enfants sont bien en colonie de vacances ? [La belle femme:] Oui oui. Mon mari aussi est à l'extérieur. Lui, il devrait être là. Comme c'est la peine d'être mariée, pour être contaminée toute seule. [Le maire:] Oh, vous avez entendu ma tendre épouse ? Ce n'est pas forcément mieux d'être ensemble. Vous aussi, tout seul ? [Le commissaire:] Ma nièce venait d'arriver... Elle avait manqué de peu ma femme partie à Nice avec les gosses. [Le brave homme:] Elle a dû être bien déçue... Mais le pire, malheureusement, l'attendait. [Le commissaire:] Oui... [La belle femme:] Je ne peux pas supporter de rester assise, je ne peux pas dormir, je ne sais pas quoi faire et surtout il n'y a rien à faire. Absolument rien. [Le brave homme:] Nous en sommes tous là. Moi qui suis boulanger on m'a interdit de préparer le pain. [Le maire:] Tout peut augmenter le risque de contagion. [Le brave homme:] Oh, je comprends. Mais, comme dit madame, on n'a plus rien à faire. Les interdictions et le départ des enfants m'ont enlevé tout ce qui faisait ma vie. Je suis comme un petit vieux à la retraite sans la vieillesse. [La belle femme:] Mais qu'est-ce que je pourrais bien faire ! Organisez donc quelque chose ! [Le maire:] Quoi ? [La belle femme:] C'est à vous d'avoir des idées, vous êtes le maire ! [Le commissaire:] Depuis le temps que je côtoie des politiques, je peux vous dire qu'il n'y a pas de rapport. [Le maire:] Mais si. Activité : marcher de long en large sur la place de la mairie ! Exécution ! [Le brave homme:] Comme des détenus dans une cour de prison ? [Le maire:] On est en prison. Et dans le couloir de la mort, en plus. [Le commissaire:] Les gens sont globalement médiocres et prétentieux, les politiques doivent les représenter, les représentants élus sont globalement médiocres et prétentieux. [Le maire:] Dites donc ! [Le commissaire:] Je ne dis pas ça pour vous. [La belle femme:] Ceux qui sont allés au dehors, leur journée peut se dérouler comme prévu, elle est banale, mais tout d'un coup ils pensent que pour nous la vie va s'arrêter et leur journée leur semble merveilleuse. [Le commissaire:] Dans les conditions où nous sommes, rien ne devrait m'énerver. Je devrais n'être irrité par rien, si ce n'est l'injustice du sort à mon égard. Eh bien, madame, vous voir marcher comme ça, sans arrêt, ça m'horripile. [La belle femme:] On va se battre ? Ça m'occupera. Si je perds, ce qui est probable, j'aurai la satisfaction de faire mettre en taule un commissaire de police. [Le commissaire:] Mais on est déjà en prison, comme monsieur le maire l'a judicieusement remarqué. [La belle femme:] Et je suis déjà victime ; on ne sait vraiment plus quoi faire. [Le commissaire:] Madame. [La belle femme:] Monsieur. [Le commissaire:] Quel beau temps nous avons. [La belle femme:] Pour une fois en été nous avons un temps d'été. [Le brave homme:] Boulanger. Je suis boulanger. En quoi ce type pouvait-il en vouloir à un boulanger ? Je l'ai croisé quelquefois dans la rue, bonjour bonjour, et voilà. [Le maire:] Il avait pour sa dernière journée parmi nous, le journée où il répandait la mort, un complet d'été jaune d'une élégance ! Cravate assortie. Je ne l'avais jamais vu avec. A mon avis il l'a acheté exprès pour l'occasion. [Le commissaire:] Trop élégant pour être honnête. [Le maire:] Je le revois venir droit sur moi, s'emparer de ma main, la serrer longuement en me disant : "Monsieur le maire, nous nous serons au moins rencontrés vraiment une fois, je crois que vous vous en souviendrez." Et je lui ai répondu : "Un costume pareil ne s'oublie pas." Il a eu un petit rire, comme une toux de rire, et il s'est éloigné sans se retourner. [Le commissaire:] Eh oui, puisque le virus se propage par contact. Il a dû nous choisir soigneusement. Ceux qui comptaient à ses yeux. [Le brave homme:] Qui comptaient ? Je ne le connaissais pas. [Le commissaire:] C'est peut-être ça qu'il avait à nous reprocher. Nous aurions dû lui prêter de l'attention... avant. [Le maire:] Cette brusque manie de serrer les mains à tout le monde, lui si discret. On aurait dû se méfier. [La belle femme:] Moi il m'a embrassée... Sur le front. Je ne m'y attendais pas. J'en suis restée muette de surprise. Il est reparti avec sa toux de rire... Qui aurait cru que je serais contaminée pas un baiser sur le front ! [Le clochard:] J'ai trouvé ça, monsieur le maire. [Le maire:] Ça ? [Le clochard:] Ce portefeuille. Tu vois ? Je te l'apporte pour qu'on m'accuse pas de l'avoir volé. Par terre, sur le trottoir. A deux pas de la supérette. [Le maire:] Bien, bien. Voyons. [La belle femme:] Enfin quelque chose pour s'occuper. [Le commissaire:] Permettez ? En tant que commissaire, je suis particulièrement... [La belle femme:] Ici vous êtes juste un habitant, vous nous l'avez dit. [Le maire:] Voyons ensemble. [Le clochard:] Y avait pas d'argent. Juste des papiers. [Le maire:] Oh, alors... ... C'est le "sien"... [La belle femme:] Il a peut-être voulu nous laisser un message ? Regardez bien dans les papiers. [Le commissaire:] Madame a raison. Il n'était pas homme à perdre son portefeuille par hasard. [Le brave homme:] Oh, dans l'angoisse de la maladie, de sa mort proche... [La belle femme:] Il riait tout le temps. [Le clochard:] Oui, il riait. [Le maire:] Tu l'as donc vu ? [Le clochard:] ... Il n'y avait pas d'argent. [Le maire:] Mais lui, tu l'as rencontré hier ? [Le clochard:] ... D'habitude, tu vois, il passait en me regardant pas. I f'sait exprès. Et là, habillé en riche, il fonce sur moi et i m'serre la main. Comme à une bonne relation... J'lui dis : [Vous pourriez m'donner quéqu'chose !" I m'répond:] "C'est fait. Depuis le temps que vous me cassez les pieds à chacune de mes sorties, je vous devais bien ça." [Le maire:] Et tu as trouvé le portefeuille là ? [Le clochard:] ... Il n'y avait pas d'argent. [Le maire:] Oui. Tu l'as trouvé où il t'a rencontré, après ? [Le clochard:] Après, oui. [La belle femme:] Il voulait être sûr qu'on vous apporte le portefeuille. [Le commissaire:] Cherchez bien dans ses papiers. [Le maire:] Il n'y a rien de particulier. [Le commissaire:] Laissez-moi voir. Je peux ? [La belle femme:] Donnez-le-lui. Il a plus l'habitude. [Le maire:] Allez-y. [Le commissaire:] Carte d'identité. Permis de conduire auto. Permis pour bateaux, mer et rivière. [Le maire:] Je l'aurais cru propriétaire. [Le commissaire:] Carte de crédit. Timbres. Carte de sécurité sociale. Attestation d'assurance. Horaires des trains. Horaire des bus... J'ai beau fouiller... C'est tout... Il n'y a rien. [Le brave homme:] Ou toute sa vie. [Le maire:] Vous croyez ? [Le clochard:] Il n'y avait pas d'argent. [La belle femme:] Triste vie alors. [Le commissaire:] Une vie sans vie. [Le brave homme:] La vie qu'on lui a faite. [Le maire:] Qu'il s'est faite ! [Le brave homme:] On subit plus qu'on croit. Et plus qu'on ne voudrait. [Le commissaire:] Comment ça, "on subit" ? [Le maire:] On est quand même responsable de soi, de ce qu'on fait et de ce qu'on ne fait pas ! [Le brave homme:] Il est responsable d'avoir pris la carte de bus, d'avoir la fiche des horaires, d'avoir pris le bus. Est-il responsable s'il est seul dans le bus archi-plein ? Le maire ; Vous pinaillez. [La belle femme:] Je comprends ce que vous voulez dire : l'indifférence des autres est aussi un virus ? [Le clochard:] I m'donnait jamais rien. Et tout d'un coup une poignée de main. [Le maire:] Et alors, t'es bien au foyer d'aide municipal ? [Le clochard:] Non. J'y vais plus. [Le maire:] Et pourquoi ? [Le clochard:] Y en a d'autres qui viennent. [Le maire:] Mais ils repartent, eux. Tu ne devrais pas repartir ? [Le clochard:] Non ! Ici, je suis chez moi ! Chez moi ! [Le maire:] Ah oui, "chez toi", "chez toi". Chez nous ! Enfin... Où est-ce que tu loges ? [Le clochard:] Dans la villa Trillague. [Le maire:] La villa Trillague ? [Les autres:] Oh... [Le clochard:] Je la garde. Contre ceux qui passeraient, tu vois ? [Le maire:] Et pourquoi tu gardes précisément celle-là ? [Le clochard:] Eh ben... c'est l'une des plus belles... On s'ra pt'être mort demain et elle est vide, je m'suis dit : Je m'en vas la protéger des voleurs. [La belle femme:] C'est louable. [Le clochard:] Et pis, j'aime bien les gens qui y habitaient... avant notre drame. Je m'asseyais à la porte, i m'donnaient toujours quéqu'chose, des sous. J'aimais bien les gens, alors j'habite leur maison. Une villa ! [Le commissaire:] Il faut empêcher ça. [Le brave homme:] L'ordre social de force face à la mort dans quelques heures, n'est-ce pas absurde ? [La belle femme:] Monsieur le maire va-t-il encore pouvoir coucher dans le lit conjugal de son adjoint ? [Le maire:] J'avais les clefs. Tu ne casses rien, hein ? Pas de sottises !... [Le clochard:] Je peux... ? Ah ben. Bonne journée, monsieur le maire. [Le maire:] ... Il aura eu sa réussite sociale avant de mourir. [Le commissaire:] Vous êtes trop généreux. [La belle femme:] Après tout, il est clochard de village résidentiel, il a un rang à tenir. Vous avez entendu son mépris pour les "passants" ? [Le commissaire:] A la place de la villa il n'y aurait pas plutôt une cellule ici pour lui ? [Le maire:] Eh non. [Le brave homme:] On n'en a pas chez nous. [Le maire:] Les délinquants, ils viennent de la ville, les policiers de la ville viennent les chercher et les rapatrient. [Le brave homme:] De toute façon, qu'est-ce qui a encore de l'importance maintenant ? [Le commissaire:] L'autopsie. [La belle femme:] Vous avez raison... J'avais réussi à oublier qu'on est dans l'attente de la peine capitale. [Le maire:] Et qu'on dissèque le juge. [Le brave homme:] Tout le monde juge tout le monde. Les autres l'avaient jugé et condamné à l'isolement perpétuel, et il les a jugés à partie du jugement qu'il a subi. [Le commissaire:] Soit. Mais je ne suis pas d'accord avec sa sentence. Définitive, elle. [La belle femme:] Personne n'est d'accord. [Le commissaire:] La peine de mort pour ce que nous avons fait, ou plutôt pour n'avoir rien fait ? C'est... excessif. Nous n'avons pas été pires que les autres. [Le maire:] Tout le monde meurt sur cette planète, il n'y a que des condamnés. [La belle femme:] Je ne lui ai jamais nui, alors je paie pour le simple fait d'exister ? [Le brave homme:] Ça n'a pas de sens. [Le maire:] Pour nous. [Le commissaire:] Pour les victimes, ça n'a jamais de sens d'être victimes. Pour les coupables ça en a un. [Le brave homme:] Il s'est vengé de l'indifférence en général, je crois. Il a voulu faire un exemple. [La belle femme:] Il y a des tas d'endroits pour faire des exemples... Les vrais juges, les professionnels, ont des endroits appropriés. [Le brave homme:] Ici ce n'était pas approprié. [La belle femme:] Ce type n'était vraiment pas sympathique, voilà pourquoi on l'évitait. [Le commissaire:] Ce qu'il vient de commettre contre nous prouve que nous avions raison de nous méfier, de le mettre à l'écart. [Le maire:] La preuve par la fin ? Mais tout le monde meurt, donc tout le monde est coupable, et personne ne mérite d'être sauvé. [Le brave homme:] Qu'est-ce que ça veut dire "sympathique" ? [La belle femme:] Qu'il ne plaisait pas. [Le maire:] Les gens qui ont des problèmes sont rarement "sympathiques". [Le commissaire:] Il a eu la fin qu'il méritait. [Le brave homme:] Je crains que nous ne soyons pas meilleurs. [La belle femme:] Ce n'est pas une raison pour finir comme lui. [Le maire:] Je tâche tout de même de m'occuper de tous mes concitoyens. Il aurait pu trouver des maires pires que moi. [Le commissaire:] Il voulait quelqu'un dans la moyenne. [La belle femme:] Un vrai représentant. [Le maire:] Et des citoyens aussi dans la moyenne. [Le brave homme:] Reconnaissons qu'il a choisi un moment sans enfants. Je crois qu'il n'en reste pas un au village. [Le maire:] Cet acte d'humanité ne l'excuse pas... Pour nous. [Le déjà vieux pas si vieux:] Ah, monsieur le maire, déjà levé vous aussi ? [Le maire:] Comment "déjà levé" ? Il y a longtemps. [Le petit vieux:] Bonjour à tous. Pour notre dernier matin. Vous avez remarqué ? Aucune photo. [Le maire:] Vous avez eu l'occasion de regarder dans ce portefeuille ? ! [Le vieux très vivant:] Eh oui, c'est moi qui ai conseillé à notre clochard de vous l'apporter. [Le maire:] Ah. [Le vieux vif:] Je ne pensais pas qu'il vous trouverait si vite. Quand il m'a dit que vous étiez ici, je me suis empressé de venir vous saluer. [Le maire:] Vous êtes trop aimable. [Le vieux raisonneur:] Oui, pas de photos. Même pas un animal. Malheur à l'homme seul, vous ne croyez pas ? L'homme est un être social. Il était désocialisé. Il ne s'est pas suicidé, il s'est euthanasié. [La belle femme:] Et nous ? [La vieux taquin:] Ah, pour vous, belle dame, il a eu tort, c'est sûr. Moi, je ne ferai que devancer l'appel. Monsieur la maire, il est désigné par la fonction... [Le maire:] Ah, vous trouvez ! [La belle femme:] Je l'avais moi-même fait remarquer. [Le vieux perspicace:] Le boulanger a dû rater une fournée quand il ne fallait pas. Et monsieur le commissaire, puisqu'il ne travaille pas ici, ici ne sert à rien. [Le brave homme:] Voilà de belles remarques constructives. [Le commissaire:] Et réconfortantes. [Le vieux sociable:] Des amis et moi ce matin nous avons essayé de trouver une raison pour chacun d'être puni. Chacun traîne non pas un boulet mais une dizaine, voire une vingtaine de boulets. A se demander comment on réussit encore à se déplacer. [La belle femme:] Et qu'est-ce que j'aurais comme boulet, moi, alors qu'il a eu tort, vous l'avez dit ? [Le vieux admiratif:] La beauté. Eh, eh, pour vos derniers instants vous ne seriez pas intéressée par un petit vieux enthousiaste ? [La belle femme:] Ah çà ! Vous me faites la cour ? Dans un moment pareil !... A votre âge. [Le vieux insinuant:] Le vieux Jo est savant, il a peut-être l'antidote ? Mieux vaut un vieux qui peut vous sauver qu'un jeune contaminé, vous ne pensez pas ? [La belle femme:] Non, mieux vaut le jeune quand même. [Le vieux déçu:] Tant pis. J'ai planté une première banderille. [La belle femme:] Jo el matador. [Le vieux très joyeux:] A propos, j'ai parlé à votre femme... [Le maire:] Où cela ? [Le vieux satisfait de renseigner:] A sa fenêtre. Elle vous en veut terriblement. Elle hurlait contre vous. Elle croit que vous avez monté ce coup-là pour vous débarrasser d'elle. Vous devriez aller la raisonner. [Le maire:] Ben non, tiens. Qu'elle s'épuise à hurler toute seule. [Le vieux narquois:] Oui, mais à une fenêtre... [Le maire:] Tant pis. Du moment que je n'y suis pas... [Le vieux qui aime rendre service:] Ah, j'ai croisé votre nièce. [Le commissaire:] Vous m'en direz tant. [Le vieux joyeux:] Guère plus aimable que madame l'épouse de notre bien-aimé maire. Elle veut vous faire la peau. [Le commissaire:] Oui oui... [Le vieux qui adore tout dire:] Elle explique à qui veut ou même ne veut pas l'entendre, que vous en avez fait votre maîtresse alors qu'elle était encore mineure et que vous êtes un sadique sexuel, raison pour laquelle vous l'avez appelée dans ce village : pour voir son agonie. [Le commissaire:] Allons bon. [Le vieux perplexe:] Votre femme, à vous, je ne l'ai pas vue. Est-ce qu'elle serait déjà morte ? [Le brave homme:] Eh non. Mais pour une fois qu'elle n'a pas à vendre le pain tôt le matin, elle en profite. Elle dort. [Le vieux rigolard:] Tiens, il y a une profiteuse du drame ! [Le brave homme:] N'exagérez pas. [Le vieux sans vergogne:] Elle a le sommeil assez lourd pour que la mort de cent dix-sept personnes dont elle-même ne l'empêche pas de dormir. [Le commissaire:] Seulement cent dix-sept ? [Le vieux incisif:] Monsieur le maire avait fait le calcul, évidemment ? [Le maire:] ... [La belle femme:] Et vous, vous n'avez pas dormi ? [Le vieux beau:] Je dors moins qu'au temps de mes exploits de matador... Hier soir, j'ai regardé Placido en direct à la télé dans "Le Trouvère", vous aussi ? Non ? Le pauvre, il avait un rhume, il a failli avoir un problème de souffle. Mais, à soixante-dix ans passés, quelle performance ! En baryton, maintenant, il chante le rôle du Comte, plus celui du Trouvère, mais franchement qui l'a mieux chanté ? [Le maire:] ... On risque de mourir et vous vous intéressez à un rhume... ? [Le vieil innocent:] Oui, mais d'un grand chanteur. [La belle femme:] Il n'y avait pas aussi une belle chanteuse ? [Le vieux ravi:] Si. La somptueuse Anna. Mais elle serait moins belle que vous si elle ne chantait pas beaucoup mieux. Admirablement, en vérité. [Le Noir:] Le voilà. Enfin de sortie, monsieur le maire ! [Le maire:] Quoi ! [Le Noir:] On désespérait de vous voir ce matin. [Le maire:] Qu'est-ce que vous racontez ! Je suis ici depuis une heure ! [Le commissaire:] Absolument. [Le Noir:] Même lui il ne vous avait pas trouvé. [Le brave homme:] Le plus simple pour trouver un maire c'est de le chercher à la mairie. L'Arabe : Et avec une femme ! [La belle femme:] Hein ? Dites donc le raciste-misogyne-macho... [Le brave homme:] L'important est de ne pas se disputer. [Le maire:] L'important c'est de pouvoir y rentrer. [Le Noir:] ... Votre femme, monsieur le maire, nous a menacés avec un fusil, si on insistait pour vous voir. [Le maire:] Et qu'est-ce que vous avez à me dire ? [Le Noir:] On veut déposer plainte pour racisme. [Le maire:] Quel terroriste ? L'Arabe : Eh ben, le déjà mort ! [Le Noir:] Le premier. Celui qui nous dit : suivez-moi. [Le maire:] Quel rapport avec le terrorisme ? [Le Noir:] Vous ne trouvez pas étrange que dans un village résidentiel de deux mille cinq cents personnes où en tout et pour tout il y a un Noir et un Arabe, tous les deux soient au nombre des victimes ? [Le commissaire:] S'il avait été raciste, il serait allé serrer des mains dans la cité des Rières, au nord de la ville. Vos semblables y sont plus de cent mille. [La belle femme:] Et si les femmes n'y ouvraient pas, elles ne seraient pas contaminées. [Le Noir:] En fait je pense que le plan était de nous faire porter le chapeau. [Le commissaire:] Oh, aux Rières, tous les Blancs ont décampé. Je vous assure que s'il en restait un, je l'aurais soupçonné en premier. [Le Noir:] Seulement c'est ici que ça s'est passé. Alors vous enregistrez notre plainte ? [Le maire:] ... Oh, ma foi, pour avoir la paix... [Le commissaire:] Comment ! [Le brave homme:] Vous plaisantez, monsieur le maire ? [La belle femme:] Vous perdez la tête ! [Le petit vieux joyeux:] Monsieur le maire aime la paix. Avec, chez lui, une femme qui a un fusil, il a de l'entraînement à la diplomatie. [Le Noir:] Alors ! [Le maire:] ... Vos enfants sont à l'intérieur ? [Le Noir:] Heureusement non. [Le maire:] Eh bien, allez voir ma femme, dites-lui que c'est de ma part et qu'elle doit enregistrer votre plainte. [La belle femme:] Regardez, là... Un médecin vient nous apporter le verdict. [Le commissaire:] Vous avez trouvé un vaccin ? [Le maire:] Quel est le résultat de l'autopsie ? [L'individu:] Ah mes enfants, mes pauvres enfants, quel drame ! [Le brave homme:] Monsieur le curé ? [La belle femme:] Mais vous avez des nouvelles ? [Le curé:] J'arrive de Lourdes. J'ai appris la nouvelle dans le train. Je n'ai pas voulu perdre un instant pour être parmi vous. Vous croyez ?... Vous avez peut-être raison. Soit. [Le brave homme:] Mais non, monsieur le curé, un mort de plus ne sauvera pas les autres ! [Le maire:] Ni leurs âmes. [Le curé:] Cependant... [Le vieux narquois:] Un martyr parmi nous, dans le village cerné par les soldats de César... [Le commissaire:] Le curé s'est trompé de situation. [La belle femme:] Tenez-nous plutôt des paroles réconfortantes. [Le curé:] Oui. Elles seraient sans doute plus fortes sans ce truc sur ma figure ? [Le brave homme:] Mais non. [La belle femme:] Votre tenue est très seyante, je vous assure. Au prochain défilé de mode, participez, vous aurez du succès. L'Arabe : Je vais voir la femme de monsieur le maire. [Le Noir:] Ça ne me paraît pas prudent. [Le curé:] Ah oui. Je suis passé devant chez vous, elle avait un fusil à la main, elle avait l'air d'une humeur... [Le maire:] Vous l'avez déjà vue de bonne humeur, vous ? [Le curé:] Ben... [Le maire:] Autrefois... [La belle femme:] ... elle était jeune. [Le curé:] Vous comptez être comme elle à son âge ? [La belle femme:] ... J'ai l'impression que je ne vais pas vieillir. [Le curé:] Ah, j'ai rencontré aussi votre nièce. Elle vous cherchait. Pas de bonne humeur, elle non plus. [Le commissaire:] Vous lui avez sûrement dit ce qu'il fallait. [Le curé:] Je l'ai assurée que vous l'aimiez beaucoup et que vous alliez accourir dès que vous la sauriez réveillée. [Le commissaire:] Oui oui... [Le vieux narquois:] Il va courir, vous en faites pas. [La belle femme:] Oui oui... [Le brave homme:] Vous allez pouvoir transmettre nos messages à nos proches heureusement absents. Au téléphone je n'arrive pas à leur dire... certaines choses. [Le curé:] Ils sont nombreux derrière le cordon sanitaire, vous savez ? Il en arrive constamment. [Le maire:] Nous l'avons entendu à la radio, mais la police n'a pas laissé prendre d'images. [Le Noir:] Vous serez le témoin de nos derniers instants pour nos enfants. Vous leur rapporterez qu'on les aime. Que ce n'est pas que des mots de téléphone. [La belle femme:] Oui, n'est-ce pas ? On compte sur vous ? Vous leur direz ? [Le curé:] Je vous le promets. [Le commissaire:] Au fait vous connaissiez l'assassin ? [Le curé:] Pas vraiment. Je travaille sur six communes, je suis toujours à courir de l'une à l'autre, et finalement je connais tellement de monde que je ne connais bien personne. Il avait l'air si convenable. [Le maire:] Il était convenable, personne ne lui nie cette qualité. [Le Noir:] Un assassin convenable, ça ne me console pas. [Le brave homme:] Il s'efforçait d'être des nôtres. [La belle femme:] Et finalement il nous a liés à lui, de force. [Le commissaire:] Si je le rencontre post mortem, ce ne sera pas fraternel. [Le maire:] En tout cas, c'est bien de votre part, monsieur le curé, d'être venu nous soutenir. [Le curé:] Je ne pouvais pas vous laisser sans extrême-onction. [Le Noir:] Il faut que Dieu nous pardonne. [La belle femme:] Qu'il nous pardonne. [Le Noir:] Pardonnez-nous, Seigneur ! [La belle femme:] Pardonnez-nous ! [Le maire:] Calmez-vous. Vous êtes sur une place publique. [Le Noir:] Chez moi, enfin dans mon pays d'origine, on chanterait en battant des mains. Ici et dans l'église. [Le brave homme:] Vous êtes plutôt des extravertis. Pour nous, dans une église, nous préférons la méditation. [Le maire:] C'est ça, méditez, vous ne dérangerez personne. [Le curé:] Que se passe-t-il ? Je comprends mal avec ce... truc sur la tête. [Le commissaire:] Ils croient qu'on est infectés parce qu'on est punis. [Le curé:] Punis ? [Le brave homme:] Par Dieu. [Le maire:] Dieu aurait utilisé le monstre pour nous châtier de nos abominables méfaits. [Le curé:] Oh, voyons. Un drame est aussi un drame aux yeux de Dieu, pas une punition. [Le Noir:] Acceptons la punition ! [Le vieux:] Vous pourriez prier Dieu qu'il inspire les médecins-chercheurs. Afin qu'ils trouvent comment nous guérir ! [Le brave homme:] On peut toujours demander. [Le commissaire:] S'il suffit vraiment de demander, alors... [Le maire:] Qu'en dites-vous, mon père ? [Le curé:] Voyons, mon fils, si Dieu intervient systématiquement pour empêcher les drames, il n'y aura plus de drames, certes, mais également plus de liberté. [La belle femme:] Comment cela ? [Le curé:] Vous pourriez sauter tous les jours d'un sixième étage sans une blessure. Le rôle de la foi n'est pas de remplacer les ascenseurs. [Le maire:] Dieu n'est pas ascensoriste. [Le brave homme:] En somme, ou Dieu intervient tout le temps ou il n'intervient jamais ? [Le curé:] Parfois. [Le commissaire:] A Lourdes ? [Le curé:] Par exemple. Mais le miracle par définition est exceptionnel. [La belle femme:] J'aurais dû habiter Lourdes. [Le Noir:] Il est grand temps que j'aille retrouver ma femme. [Le maire:] C'est ça. Donnez-lui le bonjour de votre maire. [Le Noir:] Je nous souhaite le miracle. [Le curé:] Cette combinaison est bien gênante. Je crois que je vais l'enlever, décidément. [Le petit vieux narquois:] Elle vous protège de nos péchés, mon père. [La belle femme:] Et si je promettais à Dieu, en sacrifice, d'entrer dans un couvent ? [Le vieux rigolard:] Le couvent n'a pas la vocation. [Le commissaire:] Si vous en réchappez, pour vous remettre psychologiquement, allez plutôt au Parc Astérix ou à Disneyland. [Le brave homme:] L'intention est bonne... [Le maire:] ... à condition d'en rester à l'intention. [La belle femme:] Je finirai par me demander si Dieu ne serait pas un miso de plus. [Le curé:] Oh, quand même. [La belle femme:] Enfin, le premier des misos. [Le curé:] L'angoisse vous fait proférer des énormités. C'est ras des pâquerettes, ma fille. [La belle femme:] Avec un Dieu qui refuse de renvoyer l'ascenseur, on a intérêt à ne pas les quitter. [Le maire:] Il faut reconnaître, mon père, qu'il se passe toujours quelques nouvelles horreurs. [Le curé:] Il se passe... et ça passe. [Le brave homme:] Tiens. Qui est-ce ? [Le commissaire:] Je ne le connais pas. [Le maire:] Le médecin-chef des Services de l'hygiène ! [Le médecin-chef:] Je voulais vous prévenir avant la presse et ceux qui attendent à la sortie du village. Autopsie et analyses, tout est négatif. [Tous:] Négatif ? [Le médecin-chef:] Vous êtes libres. [Le maire:] De quoi est-il mort, alors ? [La belle femme:] Oui, de quoi ? [Le médecin-chef:] Il avait une maladie des reins. Il savait quand il mourrait. [Le commissaire:] Mais la lettre, ses courriels à la presse, ses propos aux Urgences ? [Le médecin-chef:] Une mise en scène. Une simple mise en scène. Tout cela n'a été que le sinistre canular d'un mourant. [Tous:] Un canular ! [Le médecin-chef:] Maintenant, excusez-moi, je vais annoncer la bonne nouvelle à la presse. [Le brave homme:] Un canular... [La belle femme:] On n'a pas le droit de faire des choses pareilles ! [Le commissaire:] Tout le monde le condamnera ! [Le petit vieux triste:] Il s'en fout, il est mort. [Le maire:] ... Il a enfin réussi à ce qu'on s'occupe de lui. [La belle femme:] Une magnifique réussite, vraiment ! [Le brave homme:] Elle donnerait presque raison à ceux qui l'ignoraient. [Le commissaire:] Il n'avait peut-être plus toute sa tête ? A cause de l'angoisse de mourir. Puisqu'il est mort, lui. [Le curé:] Maintenant, mes enfants, il faut penser à l'avenir. Vous allez le concevoir différemment, vous ne pensez pas ? [La belle femme:] J'ai eu trop peur. Je veux juste oublier tout ça. Parce que je ne l'ai pas dit, mais j'ai eu peur ! Peur ! Peur ! [Le maire:] Tout le monde a eu peur. [Le curé:] Et vous vous êtes sortis de cette épreuve dans la dignité. Nous réfléchirons ensemble à la leçon que l'on peut en tirer. [Le commissaire:] Qu'il y a des criminels, nous en l'occurrence, qui s'en tirent ? Et qui vont se tirer vite fait ? [Le brave homme:] Finalement on n'est pas si mauvais. [Le petit vieux triste:] On peut mourir plusieurs fois et la prochaine sera pire. [Le curé:] D'abord on va l'enterrer... [Le maire:] Sur la commune ? Je refuse. [Le curé:] Oh, mon fils... [Le vieux de nouveau narquois:] L'incinérer peut-être ? [Le maire:] Pas bête. Pourquoi pas ? Sans urne et sans plaque.
[SGANARELLE:] Non, je te dis que je n'en veux rien faire, et que c'est à moi de parler et d'être le maître. [MARTINE:] Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne me suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines. [SGANARELLE:] O la grande fatigue que d'avoir une femme ! et qu'Aristote a bien raison, quand il dit qu'une femme est pire qu'un démon ! [MARTINE:] Voyez un peu l'habile homme, avec son benêt d'Aristote ! [SGANARELLE:] Oui, habile homme : trouve-moi un faiseur de fagots qui sache, comme moi, raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su, dans son jeune âge, son rudiment par cœur. [MARTINE:] Peste du fou fieffé ! [SGANARELLE:] Peste de la carogne ! [MARTINE:] Que maudit soit l'heure et le jour où je m'avisai d'aller dire oui ! [SGANARELLE:] Que maudit soit le bec cornu de notaire qui me fit signer ma ruine ! [MARTINE:] C'est bien à toi, vraiment, à te plaindre de cette affaire. Devrais-tu être un seul moment sans rendre grâce au Ciel de m'avoir pour ta femme ? et méritais-tu d'épouser une personne comme moi ? [SGANARELLE:] Il est vrai que tu me fis trop d'honneur, et que j'eus lieu de me louer la première nuit de nos noces ! Hé ! morbleu ! ne me fais point parler là-dessus : je dirais de certaines choses... [MARTINE:] Quoi ? que dirais-tu ? [SGANARELLE:] Baste, laissons là ce chapitre. Il suffit que nous savons ce que nous savons, et que tu fus bien heureuse de me trouver. [MARTINE:] Qu'appelles-tu bien heureuse de te trouver ? Un homme qui me réduit à l'hôpital, un débauché, un traître, qui me mange tout ce que j'ai ? [SGANARELLE:] Tu as menti : j'en bois une partie. [MARTINE:] Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans le logis. [SGANARELLE:] C'est vivre de ménage. [MARTINE:] Qui m'a ôté jusqu'au lit que j'avais. [SGANARELLE:] Tu t'en lèveras plus matin. [MARTINE:] Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison. [SGANARELLE:] On en déménage plus aisément. [MARTINE:] Et qui, du matin jusqu'au soir, ne fait que jouer et que boire. [SGANARELLE:] C'est pour ne me point ennuyer. [MARTINE:] Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille ? [SGANARELLE:] Tout ce qu'il te plaira. [MARTINE:] J'ai quatre pauvres petits enfants sur les bras. [SGANARELLE:] Mets-les à terre. [MARTINE:] Qui me demandent à toute heure du pain. [SGANARELLE:] Donne-leur le fouet : quand j'ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit saoul dans ma maison. [MARTINE:] Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même ? [SGANARELLE:] Ma femme, allons tout doucement, s'il vous plaît. [MARTINE:] Que j'endure éternellement tes insolences et tes débauches ? [SGANARELLE:] Ne nous emportons point, ma femme. [MARTINE:] Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir ? [SGANARELLE:] Ma femme, vous savez que je n'ai pas l'âme endurante, et que j'ai le bras assez bon. [MARTINE:] Je me moque de tes menaces. [SGANARELLE:] Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire. [MARTINE:] Je te montrerai bien que je ne te crains nullement. [SGANARELLE:] Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose. [MARTINE:] Crois-tu que je m'épouvante de tes paroles ? [SGANARELLE:] Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles. [MARTINE:] Ivrogne que tu es ! [SGANARELLE:] Je vous battrai. [MARTINE:] Sac à vin ! [SGANARELLE:] Je vous rosserai. [MARTINE:] Infâme ! [SGANARELLE:] Je vous étrillerai. [MARTINE:] Traître, insolent, trompeur, lâche, coquin, pendard, gueux, bélître, fripon, maraud, voleur... ! [SGANARELLE:] Il prend un bâton et lui en donne.. — Ah ! vous en voulez donc ? [MARTINE:] Ah ! ah, ah, ah ! [SGANARELLE:] Voilà le vrai moyen de vous apaiser.
[M. ROBERT:] Holà, holà, holà ! Fi ! Qu'est-ce ci ? Quelle infamie ! Peste soit le coquin, de battre ainsi sa femme ! Ah ! j'y consens de tout mon cœur. [MARTINE:] De quoi vous mêlez-vous ? [M. ROBERT:] J'ai tort. [MARTINE:] Est-ce là votre affaire ? [M. ROBERT:] Vous avez raison. [MARTINE:] Voyez un peu cet impertinent, qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes. [M. ROBERT:] Je me rétracte. [MARTINE:] Qu'avez-vous à voir là-dessus ? [M. ROBERT:] Rien. [MARTINE:] Est-ce à vous d'y mettre le nez ? [M. ROBERT:] Non. [MARTINE:] Mêlez-vous de vos affaires. [M. ROBERT:] Je ne dis plus mot. [MARTINE:] Il me plaît d'être battue. [M. ROBERT:] D'accord. [MARTINE:] Ce n'est pas à vos dépens. [M. ROBERT:] Il est vrai. [MARTINE:] Et vous êtes un sot de venir vous fourrer où vous n'avez que faire M. ROBERT. — Compère, je vous demande pardon de tout mon cœur. Faites, rossez, battez, comme il faut, votre femme ; je vous aiderai si vous le voulez. [SGANARELLE:] Il ne me plaît pas, moi. [M. ROBERT:] Ah ! c'est une autre chose. [SGANARELLE:] Je la veux battre, si je le veux ; et ne la veux pas battre, si je ne le veux pas. [M. ROBERT:] Fort bien. [SGANARELLE:] C'est ma femme, et non pas la vôtre. [M. ROBERT:] Sans doute. [SGANARELLE:] Vous n'avez rien à me commander. Je n'ai que faire de votre aide. [M. ROBERT:] Très volontiers. [SGANARELLE:] Et vous êtes un impertinent, de vous ingérer des affaires d'autrui. Apprenez que Cicéron dit qu'entre l'arbre et le doigt il ne faut point mettre l'écorce. O çà, faisons la paix nous deux. Touche là. [MARTINE:] Oui ! après m'avoir ainsi battue ! [SGANARELLE:] Cela n'est rien, touche. [MARTINE:] Je ne veux pas. [SGANARELLE:] Eh ! [MARTINE:] Non. [SGANARELLE:] Ma petite femme ! [MARTINE:] Point. [SGANARELLE:] Allons, te dis-je. [MARTINE:] Je n'en ferai rien. [SGANARELLE:] Viens, viens, viens. [MARTINE:] Non : je veux être en colère. [SGANARELLE:] Fi ! c'est une bagatelle. Allons, allons. [MARTINE:] Laisse-moi là. [SGANARELLE:] Touche, te dis-je. [MARTINE:] Tu m'as trop maltraitée. [SGANARELLE:] Eh bien va, je te demande pardon ; mets là ta main. [MARTINE:] Je te pardonne ; mais tu le payeras. [SGANARELLE:] Tu es une folle de prendre garde à cela : ce sont petites choses qui sont de temps en temps nécessaires dans l'amitié ; et cinq ou six coups de bâton, entre gens qui s'aiment, ne font que ragaillardir l'affection. Va, je m'en vais au bois, et je te promets aujourd'hui plus d'un cent de fagots.
[MARTINE:] Va, quelque mine que je fasse, je n'oublie pas mon ressentiment ; et je brûle en moi-même de trouver les moyens de te punir des coups que tu me donnes. Je sais bien qu'une femme a toujours dans les mains de quoi se venger d'un mari ; mais c'est une punition trop délicate pour mon pendard : je veux une vengeance qui se fasse un peu mieux sentir ; et ce n'est pas contentement pour l'injure que j'ai reçue.
[LUCAS:] Parguenne ! j'avons pris là tous deux une guèble de commission ; et je ne sais pas, moi, ce que je pensons attraper. [VALERE:] Que veux-tu, mon pauvre nourricier ? il faut bien obéir à notre maître ; et puis nous avons intérêt, l'un et l'autre, à la santé de sa fille, notre maîtresse ; et sans doute son mariage, différé par sa maladie, nous vaudrait quelque récompense. Horace, qui est libéral, a bonne part aux prétentions qu'on peut avoir sur sa personne ; et quoiqu'elle ait fait voir de l'amitié pour un certain Léandre, tu sais bien que son père n'a jamais voulu consentir à le recevoir pour son gendre. [MARTINE:] Ne puis-je point trouver quelque invention pour me venger ? [LUCAS:] Mais quelle fantaisie s'est-il boutée là dans la tête, puisque les médecins y avont tous pardu leur latin ? [VALERE:] On trouve quelquefois, à force de chercher, ce qu'on ne trouve pas d'abord ; et souvent, en de simples lieux... [MARTINE:] Oui, il faut que je m'en venge à quelque prix que ce soit : ces coups de bâton me reviennent au cœur, je ne les saurais digérer, et... Ah ! [VALERE:] Chacun a ses soins dans le monde, et nous cherchons aussi ce que nous voudrions bien trouver. [MARTINE:] Serait-ce quelque chose où je vous puisse aider ? [VALERE:] Cela se pourrait faire ; et nous tâchons de rencontrer quelque habile homme, quelque médecin particulier, qui pût donner quelque soulagement à la fille de notre maître, attaquée d'une maladie qui lui a ôté tout d'un coup l'usage de la langue. Plusieurs médecins ont déjà épuisé toute leur science après elle : mais on trouve parfois des gens avec des secrets admirables, de certains remèdes particuliers, qui font le plus souvent ce que les autres n'ont su faire ; et c'est là ce que nous cherchons. [MARTINE:] Elle dit ces premières lignes bas.. — Ah ! que le Ciel m'inspire une admirable invention pour me venger de mon pendard ! Vous ne pouviez jamais vous mieux adresser pour rencontrer ce que vous cherchez ; et nous avons ici un homme le plus merveilleux homme du monde pour les maladies désespérées. [VALERE:] Et de grâce, où pouvons-nous le rencontrer ? [MARTINE:] Vous le trouverez maintenant vers ce petit lieu que voilà, qui s'amuse à couper du bois. [LUCAS:] Un médecin qui coupe du bois ! [VALERE:] Qui s'amuse à cueillir des simples, voulez-vous dire ? [MARTINE:] Non : c'est un homme extraordinaire qui se plaît à cela, fantasque, bizarre, quinteux, et que vous ne prendriez jamais pour ce qu'il est. Il va vêtu d'une façon extravagante, affecte quelquefois de paraître ignorant, tient sa science renfermée, et ne fuit rien tant tous les jours que d'exercer les merveilleux talents qu'il a eus du Ciel pour la médecine. [VALERE:] C'est une chose admirable, que tous les grands hommes ont toujours du caprice, quelque petit grain de folie mêlé à leur science. [MARTINE:] La folie de celui-ci est plus grande qu'on ne peut croire, car elle va parfois jusqu'à vouloir être battu pour demeurer d'accord de sa capacité ; et je vous donne avis que vous n'en viendrez point à bout, qu'il n'avouera jamais qu'il est médecin, s'il se le met en fantaisie, que vous ne preniez chacun un bâton, et ne le réduisiez, à force de coups, à vous confesser à la fin ce qu'il vous cachera d'abord. C'est ainsi que nous en usons quand nous avons besoin de lui. [VALERE:] Voilà une étrange folie ! [MARTINE:] Il est vrai ; mais, après cela, vous verrez qu'il fait des merveilles. [VALERE:] Comment s'appelle-t-il ? [MARTINE:] Il s'appelle Sganarelle ; mais il est aisé à connaître : c'est un homme qui a une large barbe noire, et qui porte une fraise, avec un habit jaune et vert. [LUCAS:] Un habit jaune et vart ! C'est donc le médecin des paroquets ? [VALERE:] Mais est-il bien vrai qu'il soit si habile que vous le dites ? [MARTINE:] Comment ? C'est un homme qui fait des miracles. Il y a six mois qu'une femme fut abandonnée de tous les autres médecins : on la tenait morte il y avait déjà six heures, et l'on se disposait à l'ensevelir, lorsqu'on y fit venir de force l'homme dont nous parlons. Il lui mit, l'ayant vue, une petite goutte de je ne sais quoi dans la bouche, et, dans le même instant, elle se leva de son lit, et se mit aussitôt à se promener dans sa chambre, comme si de rien n'eût été. [LUCAS:] Ah ! [VALERE:] Il fallait que ce fût quelque goutte d'or potable. [MARTINE:] Cela pourrait bien être. Il n'y a pas trois semaines encore qu'un jeune enfant de douze ans tomba du haut du clocher en bas, et se brisa, sur le pavé, la tête, les bras et les jambes. [LUCAS:] Ah ! [VALERE:] Il faut que cet homme-là ait la médecine universelle. [MARTINE:] Qui en doute ? [LUCAS:] Testigué ! vêla justement l'homme qu'il nous faut. Allons vite le chercher. [VALERE:] Nous vous remercions du plaisir que vous nous faites. [MARTINE:] Mais souvenez-vous bien au moins de l'avertissement que je vous ai donné. [LUCAS:] Eh ! morguenne ! laissez-nous faire : s'il ne tient qu'à battre, la vache est à nous. [VALERE:] Nous sommes bien heureux d'avoir fait cette rensontre ; et j'en conçois, pour moi, la meilleure espérance du monde.
[SGANARELLE:] entre sur le théâtre en chantant et tenant une bouteille. — La, la, la. [VALERE:] J'entends quelqu'un qui chante, et qui coupe du bois. [SGANARELLE:] La, la, la... Ma foi, c'est assez travaillé pour un coup. Prenons un peu d'haleine. Voilà du bois qui est salé comme tous les diables. Vos petits glouglous ! Ah ! bouteille, ma mie, Pourquoi vous videz-vous ? Allons, morbleu ! il ne faut point engendrer de mélancolie. [VALERE:] Le voilà lui-même. [LUCAS:] Je pense que vous dites vrai, et que j'avons bouté le nez dessus. [VALERE:] Voyons de près.
[VALERE:] Oui, Monsieur, je crois que vous serez satisfait ; et nous vous avons amené le plus grand médecin du monde. [LUCAS:] Oh ! morguenne ! il faut tirer l'échelle après ceti-là, et tous les autres ne sont pas daignes de li déchausser ses souillez. [VALERE:] C'est un homme qui a fait des cures merveilleuses. [LUCAS:] Qui a guari des gens qui êtiant morts. [VALERE:] Il est un peu capricieux, comme je vous ai dit ; et parfois il a des moments où son esprit s'échappe et ne paraît pas ce qu'il est. [LUCAS:] Oui, il aime à bouffonner ; et l'an dirait parfois, ne v's en déplaise, qu'il a quelque petit coup de hache à la tête. [VALERE:] Mais, dans le fond, il est toute science, et bien souvent il dit des choses tout à fait relevées. [LUCAS:] Quand il s'y boute, il parle tout fin drait comme s'il lisait dans un livre. [VALERE:] Sa réputation s'est déjà répandue ici, et tout le monde vient à lui. [GERONTE:] Je meurs d'envie de le voir ; faites-le-moi vite venir. [VALERE:] Je le vais quérir. [JACQUELINE:] Par ma fi ! Monsieu, ceti-ci fera justement ce qu'ant fait les autres. Je pense que ce sera queussi queumi ; et la meilleure médeçaine que l'an pourrait bailler à votre fille, ce serait, selon moi, un biau et bon mari, pour qui elle eût de l'amiquié. [GERONTE:] Ouais ! Nourrice, ma mie, vous vous mêlez de bien des choses. [LUCAS:] Taisez-vous, notre ménagère Jacquelaine : ce n'est pas à vous à bouter là votre nez. [JACQUELINE:] Je vous dis et vous douze que tous ces médecins n'y feront rian que de l'iau claire ; que votre fille a besoin d'autre chose que de ribarbe et de séné, et qu'un mari est une emplâtre qui guarit tous les maux des filles. [GERONTE:] Est-elle en l'état maintenant qu'on s'en voulût charger, avec l'infirmité qu'elle a ? Et lorsque j'ai été dans le dessein de la marier, ne s'est-elle pas opposée à mes volontés ? [JACQUELINE:] Je le crois bian : vous li vouilliez bailler cun homme qu'alle n'aime point. Que ne preniez-vous ce Monsieu Liandre, qui li touchait au cœur ? Allé aurait été fort obéissante ; et je m'en vas gager qu'il la prendrait, li, comme alle est, si vous la li veuillez donner. [GERONTE:] Ce Léandre n'est pas ce qu'il lui faut : il n'a pas du bien comme l'autre. [JACQUELINE:] Il a un oncle qui est si riche, dont il est hériquié. [GERONTE:] Tous ces biens à venir me semblent autant de chansons. Il n'est rien tel que ce qu'on tient ; et l'on court grand risque de s'abuser, lorsque l'on compte sur le bien qu'un autre vous garde. La mort n'a pas toujours les oreilles ouvertes aux vœux et aux prières de Messieurs les héritiers ; et l'on a le temps d'avoir les dents longues lorsqu'on attend, pour vivre, le trépas de quelqu'un. [JACQUELINE:] Enfin j'ai toujours ouï dire qu'en mariage, comme ailleurs, contentement passe richesse. Les bères et les mères ant cette maudite couteume de demander toujours : "Qu'a-t-il ? et : "Qu'a-t-elle ? " et le compère Biarre a marié sa fille Simonette au gros Thomas pour un quarquié de vaigne qu'il avait davantage que le jeune Robin, où alle avait bouté son amiquié ; et vêla que la pauvre créiature en est devenue jaune comme un coing, et n'a point profité tout depuis ce temps-là. C'est un bel exemple pour vous, Monsieur. On n'a que sort plaisir en ce monde ; et j'aimerais mieux bailler à ma fille un bon mari qui li fût agriable que toutes les rentes de la Biauce. [GERONTE:] Peste ! Madame la Nourrice, comme vous dégoisez ! Taisez-vous, je vous prie : vous prenez trop de soin, et vous échauffez votre lait. [LUCAS:] En disant ceci, il frappe sur la poitrine de GERONTE.. — Morgué ! tais-toi, t'es cune impartinante. Monsieur n'a que faire de tes discours, et il sait ce qu'il a à faire. Mêle-toi de donner à téter à ton enfant, sans tant faire la raisonneuse. Monsieur est le père de sa fille, et il est bon et sage pour voir ce qu'il li faut. [GERONTE:] Tout doux ! oh ! tout doux ! [LUCAS:] Monsieur, je veux un peu la mortifier, et li apprendre le respect qu'alle vous doit. [GERONTE:] Oui ; mais ces gestes ne sont pas nécessaires. [VALERE:] Monsieur, préparez-vous. Voici notre médecin qui entre. [GERONTE:] Monsieur, je suis ravi de vous voir chez moi, et nous avons grand besoin de vous. [SGANARELLE:] Hippocrate dit... que nous nous couvrions tous deux. [GERONTE:] Hippocrate dit cela ? [SGANARELLE:] Oui. [GERONTE:] Dans quel chapitre, s'il vous plaît ? [SGANARELLE:] Dans son chapitre des chapeaux. [GERONTE:] Puisque Hippocrate le dit, il le faut faire. [SGANARELLE:] Monsieur le Médecin, ayant appris les merveilleuses choses... [GERONTE:] A qui parlez-vous, de grâce ? [SGANARELLE:] A vous. [GERONTE:] Je ne suis pas médecin. [SGANARELLE:] Vous n'êtes pas médecin ? [GERONTE:] Non, vraiment. [SGANARELLE:] Il prend ici un bâton, et le bat comme on l'a battu.. — Tout de bon ? [GERONTE:] Tout de bon. Ah ! ah ! ah ! [SGANARELLE:] Vous êtes médecin maintenant : je n'ai jamais eu d'autres licences. [GERONTE:] Quel diable d'homme m'avez-vous là amené ? [VALERE:] Je vous ai bien dit que c'était un médecin goguenard. [GERONTE:] Oui ; mais je l'envoirais promener avec ses goguenarderies. [LUCAS:] Ne prenez pas garde à ça, Monsieur : ce n'est que pour rire. [GERONTE:] Cette raillerie ne me plaît pas. [SGANARELLE:] Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j'ai prise. [GERONTE:] Monsieur, je suis votre serviteur. [SGANARELLE:] Je suis fâché... [GERONTE:] Cela n'est rien. [SGANARELLE:] Des coups de bâton... [GERONTE:] Il n'y a pas de mal. [SGANARELLE:] Que j'ai eu l'honneur de vous donner. [GERONTE:] Ne parlons plus de cela. Monsieur, j'ai une fille qui est tombée dans une étrange maladie. [SGANARELLE:] Je suis ravi, Monsieur, que votre fille ait besoin de moi ; et je souhaiterais de tout mon cœur que vous en eussiez besoin aussi, vous et toute votre famille, pour vous témoigner l'envie que j'ai de vous servir. [GERONTE:] Je vous suis obligé de ces sentiments. [SGANARELLE:] Je vous assure que c'est du meilleur de mon âme que je vous parle. [GERONTE:] C'est trop d'honneur que vous me faites. [SGANARELLE:] Comment s'appelle votre fille ? [GERONTE:] Lucinde. [SGANARELLE:] Lucinde ! Ah ! beau nom à médicamenter ! Lucinde ! [GERONTE:] Je m'en vais voir un peu ce qu'elle fait. [SGANARELLE:] Qui est cette grande femme-là ? [GERONTE:] C'est la nourrice d'un petit enfant que j'ai. [SGANARELLE:] Peste ! le joli meuble que voilà ! Ah ! Nourrice, charmante Nourrice, ma médecine est la très humble esclave de votre nourricerie, et je voudrais bien être le petit poupon fortuné qui tétât le lait de vos bonnes grâces. Tous mes remèdes, toute ma science, toute ma capacité est à votre service, et... [LUCAS:] Avec votre parmission, Monsieur le Médecin, laissez là ma femme, je vous prie. [SGANARELLE:] Quoi ? est-elle votre femme ? [LUCAS:] Oui. [SGANARELLE:] Il fait semblant d'embrasser LUCAS, et se tournant du côté de la Nourrice, il l'embrasse.. — Ah ! vraiment, je ne savais pas cela, et je m'en réjouis pour l'amour de l'un et de l'autre. [LUCAS:] Tout doucement, s'il vous plaît. [SGANARELLE:] Je vous assure que je suis ravi que vous soyez unis ensemble. Je la félicite d'avoir un mari comme vous ; et je vous félicite, vous, d'avoir une femme si belle, si sage, et si bien faite comme elle est. [LUCAS:] Eh ! testigué ! point tant de compliment, je vous supplie. [SGANARELLE:] Ne voulez-vous pas que je me réjouisse avec vous d'un si bel assemblage ? [LUCAS:] Avec moi, tant qu'il vous plaira ; mais avec ma femme, trêve de sarimonie. [SGANARELLE:] Je prends part également au bonheur de tous deux ; et si je vous embrasse pour vous en témoigner ma joie, je l'embrasse de même pour lui en témoigner aussi. [LUCAS:] Ah ! vartigué, Monsieur le Médecin, que de lantiponages. [GERONTE:] Monsieur, voici tout à l'heure ma fille qu'on va vous amener. [SGANARELLE:] Je l'attends, Monsieur, avec toute la médecine. [GERONTE:] Où est-elle ? [SGANARELLE:] Là-dedans. [GERONTE:] Fort bien. [SGANARELLE:] Mais comme je m'intéresse à toute votre famille, il faut que j'essaye un peu le lait de votre nourrice, et que je visite son sein. [LUCAS:] Nanin, nanin ; je n'avons que faire de ça. [SGANARELLE:] C'est l'office du médecin de voir les tétons des nourrices. [LUCAS:] Il gnia office qui quienne, je sis votte sarviteur. [SGANARELLE:] As-tu bien la hardiesse de t'opposer au médecin ? Hors de là ! [LUCAS:] Je me moque de ça. [SGANARELLE:] Je te donnerai la fièvre. [JACQUELINE:] Ote-toi de là aussi ; est-ce que je ne sis pas assez grande pour me défendre moi-même, s'il me fait quelque chose qui ne soit pas à faire ? [LUCAS:] Je ne veux pas qu'il te tâte, moi. [SGANARELLE:] Fi, le vilain, qui est jaloux de sa femme ! [GERONTE:] Voici ma fille. [SGANARELLE:] Est-ce là la malade ? [GERONTE:] Oui, je n'ai qu'elle de fille ; et j'aurais tous les regrets du monde si elle venait à mourir. [SGANARELLE:] Qu'elle s'en garde bien ! il ne faut pas qu'elle meure sans l'ordonnance du médecin. [GERONTE:] Allons, un siège. [SGANARELLE:] Voilà une malade qui n'est pas tant dégoûtante, et je tiens qu'un homme bien sain s'en accommoderait assez. [GERONTE:] Vous l'avez fait rire, Monsieur. [SGANARELLE:] Tant mieux : lorsque le médecin fait rire le malade, c'est le meilleur signe du monde. Eh bien ! de quoi est-il question ? qu'avez-vous ? quel est le mal que vous sentez ? [LUCINDE:] répond par signes, en portant sa main à sa bouche, à sa tête et sous son menton. — Han, hi, hom, han. [SGANARELLE:] Eh ! que dites-vous ? [LUCINDE:] continue les mêmes gestes. — Han, hi, hom, han, han, hi, hom. [SGANARELLE:] Quoi ? [LUCINDE:] Han, hi, hom. [SGANARELLE:] Han, hi, hom, han, ha : je ne vous entends point. Quel diable de langage est-ce là ? [GERONTE:] Monsieur, c'est là sa maladie. Elle est devenue muette, sans que jusques ici on en ait pu savoir la cause ; et c'est un accident qui a fait reculer son mariage. [SGANARELLE:] Et pourquoi ? [GERONTE:] Celui qu'elle doit épouser veut attendre sa guérison pour conclure les choses. [SGANARELLE:] Et qui est ce sot-là qui ne veut pas que sa femme soit muette ? Plût à Dieu que la mienne eût cette maladie ! je me garderais bien de la vouloir guérir. [GERONTE:] Enfin, Monsieur, nous vous prions d'employer tous vos soins pour la soulager de son mal. [SGANARELLE:] Ah ! ne vous mettez pas en peine. Dites-moi un peu, ce mal l'oppresse-t-il beaucoup ? [GERONTE:] Oui, Monsieur. [SGANARELLE:] Tant mieux. Sent-elle de grandes douleurs ? [GERONTE:] Fort grandes. [SGANARELLE:] C'est fort bien fait. Va-t-elle où vous savez ? [GERONTE:] Oui. [SGANARELLE:] Copieusement ? [GERONTE:] Je n'entends rien à cela. [SGANARELLE:] La matière est-elle louable ? [GERONTE:] Je ne me connais pas à ces choses. [SGANARELLE:] Donnez-moi votre bras. Voilà un pouls qui marque que votre fille est muette. [GERONTE:] Eh oui, Monsieur, c'est là son mal ; vous l'avez trouvé tout du premier coup. [SGANARELLE:] Ah, ah ! [JACQUELINE:] Voyez comme il a deviné sa maladie ! [SGANARELLE:] Nous autres grands médecins, nous connaissons d'abord les choses. Un ignorant aurait été embarrassé, et vous eût été dire : "C'est ceci, c'est cela" ; mais moi, je touche au but du premier coup, et je vous apprends que votre fille est muette. [GERONTE:] Oui ; mais je voudrais bien que vous me pussiez dire d'où cela vient. [SGANARELLE:] Il n'est rien plus aisé : cela vient de ce qu'elle a perdu la parole. [GERONTE:] Fort bien ; mais la cause, s'il vous plaît, qui fait qu'elle a perdu la parole ? [SGANARELLE:] Tous nos meilleurs auteurs vous diront que c'est l'empêchement de l'action de sa langue. [GERONTE:] Mais encore, vos sentiments sur cet empêchement de l'action de sa langue ? [SGANARELLE:] Aristote, là-dessus, dit... de fort belles choses. [GERONTE:] Je le crois. [SGANARELLE:] Ah ! c'était un grand homme ! [GERONTE:] Sans doute. [SGANARELLE:] Grand homme tout à fait : un homme qui était plus grand que moi de tout cela. Pour revenir donc à notre raisonnement, je tiens que cet empêchement de l'action de sa langue est causé par de certaines humeurs, qu'entre nous autres savants nous appelons humeurs peccantes ; peccantes, c'est-à-dire... humeurs peccantes ; d'autant que les vapeurs formées par les exhalaisons des influences qui s'élèvent dans la région des maladies, venant... pour ainsi dire... à... Entendez-vous le latin ? [GERONTE:] En aucune façon. [SGANARELLE:] Vous n'entendez point le latin ! [GERONTE:] Non. [SGANARELLE:] Cabricias arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo haec Musa, "la Muse", bonus, bona, bonum, Deus sanctus, estne oratio latinas ? Etiam, "oui". Quare, "pourquoi" ? Quia substantivo et adjectivum concordat in generi, numerum, et casus. [GERONTE:] Ah ! que n'ai-je étudié ? [JACQUELINE:] L'habile homme que vêla ! [LUCAS:] Oui, ça est si biau que je n'y entends goutte. [SGANARELLE:] Or ces vapeurs dont je vous parle venant à passer, du côté gauche, où est le foie, au côté droit, où est le cœur, il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu cubile, rencontre en son chemin les dites vapeurs, qui remplissent les ventricules de l'omoplate ; et parce que les dites vapeurs... comprenez bien ce raisonnement, je vous prie ; et parce que les dites vapeurs ont une certaine malignité... Écoutez bien ceci, je vous conjure. Ont une certaine malignité, qui est causée... Soyez attentif, s'il vous plaît. [GERONTE:] Je le suis. [SGANARELLE:] Qui est causée par l'âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme, il arrive que ces vapeurs... Ossabandus, nequeis, nequer, potarinum, quipsa milus. [JACQUELINE:] Ah ! que ça est bian dit, notte homme ! [LUCAS:] Que n'ai-je la langue aussi bian pendue ? [GERONTE:] On ne peut pas mieux raisonner, sans doute. Il n'y a qu'une seule chose qui m'a choqué : c'est l'endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous les placez autrement qu'ils ne sont ; que le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit. [SGANARELLE:] Oui, cela était autrefois ainsi ; mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d'une méthode toute nouvelle. [GERONTE:] C'est ce que je ne savais pas, et je vous demande pardon de mon ignorance. [SGANARELLE:] Il n'y a point de mal, et vous n'êtes pas obligé d'être aussi habile que nous. [GERONTE:] Assurément. Mais, Monsieur, que croyez-vous qu'il faille faire à cette maladie ? [SGANARELLE:] Ce que je crois qu'il faille faire ? Mon avis est qu'on la remette sur son lit, et qu'on lui fasse prendre pour remède quantité de pain trempé dans du vin. [GERONTE:] Pourquoi cela, Monsieur ? [SGANARELLE:] Parce qu'il y a dans le vin et le pain, mêlés ensemble, une vertu sympathique qui fait parler. Ne voyez-vous pas bien qu'on ne donne autre chose aux perroquets, et qu'ils apprennent à parler en mangeant de cela ? [GERONTE:] Cela est vrai. Ah ! le grand homme ! Vite, quantité de pain et de vin ! [SGANARELLE:] Je reviendrai voir, sur le soir, en quel état elle sera. [JACQUELINE:] Qui ? moi ? Je me porte le mieux du monde. [SGANARELLE:] Tant pis, Nourrice, tant pis. Cette grande santé est à craindre, et il ne sera mauvais de vous faire quelque petite saignée amiable, de vous donner quelque petit clystère dulcifiant. [GERONTE:] Mais, Monsieur, voilà une mode que je ne comprends point. Pourquoi s'aller faire saigner quand on n'a point de maladie ? [SGANARELLE:] Il n'importe, la mode en est salutaire ; et comme on boit pour la soif à venir, il faut se faire aussi saigner pour la maladie à venir. [JACQUELINE:] Ma fi ! je me moque de ça, et je ne veux point faire de mon corps une boutique d'apothicaire. [SGANARELLE:] Vous êtes rétive aux remèdes ; mais nous saurons vous soumettre à la raison. Je vous donne le bonjour. [GERONTE:] Attendez un peu, s'il vous plaît. [SGANARELLE:] Que voulez-vous faire ? [GERONTE:] Vous donner de l'argent, Monsieur. [SGANARELLE:] Je n'en prendrai pas, Monsieur. [GERONTE:] Monsieur... [SGANARELLE:] Point du tout. [GERONTE:] Un petit moment. [SGANARELLE:] En aucune façon. [GERONTE:] De grâce ! [SGANARELLE:] Vous vous moquez. [GERONTE:] Voilà qui est fait. [SGANARELLE:] Je n'en ferai rien. [GERONTE:] Eh ! [SGANARELLE:] Ce n'est pas l'argent qui me fait agir. Cela est-il de poids ? Je ne suis pas un médecin mercenaire. [GERONTE:] Je le sais bien. [SGANARELLE:] L'intérêt ne me gouverne point. [GERONTE:] Je n'ai pas cette pensée. [SGANARELLE:] Ma foi ! cela ne va pas mal ; et pourvu que... [LEANDRE:] Monsieur, il y a longtemps que je vous attends, et je viens implorer votre assistance. [SGANARELLE:] Voilà un pouls qui est fort mauvais. [LEANDRE:] Je ne suis point malade, Monsieur, et ce n'est pas pour cela que je viens à vous. [SGANARELLE:] Si vous n'êtes pas malade, que diable ne le dites-vous donc ? [LEANDRE:] Non : pour vous dire la chose en deux mots, je m'appelle Léandre, qui suis amoureux de Lucinde, que vous venez de visiter ; et comme, par la mauvaise humeur de son père, toute sorte d'accès m'est fermé auprès d'elle, je me hasarde à vous prier de vouloir servir mon amour, et de me donner lieu d'exécuter un stratagème que j'ai trouvé, pour lui pouvoir dire deux mots, d'où dépendent absolument mon bonheur et ma vie. [SGANARELLE:] Pour qui me prenez-vous ? Comment osez-vous vous adresser à moi pour vous servir dans votre amour, et vouloir ravaler la dignité de médecin à des emplois de cette nature ? [LEANDRE:] Monsieur, ne faites point de bruit. [SGANARELLE:] J'en veux faire, moi. Vous êtes un impertinent. [LEANDRE:] Eh ! Monsieur, doucement. [SGANARELLE:] Un malavisé. [LEANDRE:] De grâce ! [SGANARELLE:] Je vous apprendrai que je ne suis point homme à cela, et que c'est une insolence extrême... [LEANDRE:] Monsieur... [SGANARELLE:] De vouloir m'employer... Je ne parle pas pour vous, car vous êtes honnête homme, et je serais ravi de vous rendre service ; mais il y a de certains impertinents au monde qui viennent prendre les gens pour ce qu'ils ne sont pas ; et je vous avoue que cela me met en colère. [LEANDRE:] Je vous demande pardon, Monsieur, de la liberté que... [SGANARELLE:] Vous vous moquez. De quoi est-il question ? [LEANDRE:] Vous saurez donc, Monsieur, que cette maladie que vous voulez guérir est une feinte maladie. Les médecins ont raisonné là-dessus comme il faut ; et ils n'ont pas manqué de dire que cela procédait, qui du cerveau, qui des entrailles, qui de la rate, qui du foie ; mais il est certain que l'amour en est la véritable cause, et que Lucinde n'a trouvé cette maladie que pour se délivrer d'un mariage dont elle était importunée. Mais, de crainte qu'on ne nous voie ensemble, retirons-nous d'ici, et je vous dirai en marchant ce que je souhaite de vous. [SGANARELLE:] Allons, Monsieur : vous m'avez donné pour votre amour une tendresse qui n'est pas concevable ; et j'y perdrai toute ma médecine, ou la malade crèvera, ou bien elle sera à vous.
[LEANDRE:] Il me semble que je ne suis pas mal ainsi pour un apothicaire ; et comme le père ne m'a guère vu, ce changement d'habit et de perruque est assez capable, je crois, de me déguiser à ses yeux. [SGANARELLE:] Sans doute. [LEANDRE:] Tout ce que je souhaiterais serait de savoir cinq ou six grands mots de médecine, pour parer mon discours et me donner l'air d'habile homme. [SGANARELLE:] Allez, allez, tout cela n'est pas nécessaire : il suffit de l'habit, et je n'en sais pas plus que vous. [LEANDRE:] Comment ? [SGANARELLE:] Diable emporte si j'entends rien en médecine ! Vous êtes honnête homme, et je veux bien me confier à vous, comme vous vous confiez à moi. [LEANDRE:] Quoi ? vous n'êtes pas effectivement... [SGANARELLE:] Non, vous dis-je : ils m'ont fait médecin malgré mes dents. Je ne m'étais jamais mêlé d'être si savant que cela ; et toutes mes études n'ont été que jusqu'en sixième. Je ne sais point sur quoi cette imagination leur est venue ; mais quand j'ai vu qu'à toute force ils voulaient que je fusse médecin, je me suis résolu de l'être, aux dépens de qui il appartiendra. Cependant vous ne sauriez croire comment l'erreur s'est répandue, et de quelle façon chacun est endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous les côtés ; et si les choses vont toujours de même, je suis d'avis de m'en tenir, toute ma vie, à la médecine. Je trouve que c'est le métier le meilleur de tous ; car, soit qu'on fasse bien ou soit qu'on fasse mal, on est toujours payé de même sorte : la méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous taillons, comme il nous plaît, sur l'étoffe où nous travaillons. Un cordonnier, en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu'il n'en paye les pots cassés ; mais ici l'on peut gâter un homme sans qu'il en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous ; et c'est toujours la faute de celui qui meurt. Enfin le bon de cette profession est qu'il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n'en voit se plaindre du médecin qui l'a tué. [LEANDRE:] Il est vrai que les morts sont fort honnêtes gens sur cette matière. [SGANARELLE:] Voilà des gens qui ont la mine de me venir consulter. Allez toujours m'attendre auprès du logis de votre maîtresse. [THIBAUT:] Monsieur, je venons vous charcher, mon fils Perrin et moi. [SGANARELLE:] Qu'y a-t-il ? [THIBAUT:] Sa pauvre mère, qui a nom Parette, est dans un lit, malade, il y a six mois. [SGANARELLE:] Que voulez-vous que j'y fasse ? [THIBAUT:] Je voudrions, Monsieur, que vous nous baillissiez quelque petite drôlerie pour la guarir. [SGANARELLE:] Il faut voir de quoi est-ce qu'elle est malade. [THIBAUT:] Alle est malade d'hypocrisie, Monsieur. [SGANARELLE:] D'hypocrisie ? [THIBAUT:] Oui, c'est-à-dire qu'alle est enflée partout ; et l'an dit que c'est quantité de sériosités qu'alle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate, comme vous voudrais l'appeler, au glieu de faire du sang, ne fait plus que de l'iau. Alle a, de deux jours l'un, la fièvre quotiguenne, avec des lassitules et des douleurs dans les mufles des jambes. On entend dans sa gorge des fleumes qui sont tout prêts à l'étouffer ; et parfois il lui prend des syncoles et des conversions, que je crayons qu'alle est passée. J'avons dans notte village un apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sai combien d'histoires ; et il m'en coûte plus d'eune douzaine de bons écus en lavements, ne v's en déplaise, en apostumes qu'on li a fait prendre, en infections de jacinthe et en portions cordales. Mais tout ça, comme dit l'autre, n'a été que de l'onguent miton mitaine. Il vêlait li bailler d'eune certaine drogue que l'on appelle du vin amétile ; mais j'ai-s-eu peur, franchement, que ça l'envoyît à patres ; et l'an dit que ces gros médecins tuont je ne sais combien de monde avec cette invention-là. [SGANARELLE:] Venons au fait, mon ami, venons au fait. [THIBAUT:] Le fait est, Monsieur, que je venons vous prier de nous dire ce qu'il faut que je fassions. [SGANARELLE:] Je ne vous entends point du tout. [PERRIN:] Monsieur, ma mère est malade ; et vêla deux écus que je vous apportons pour nous bailler queuque remède. [SGANARELLE:] Ah ! je vous entends, vous. Voilà un garçon qui parle clairement, qui s'explique comme il faut. Vous dites que votre mère est malade d'hydropisie, qu'elle est enflée par tout le corps, qu'elle a la fièvre, avec des douleurs dans les jambes, et qu'il lui prend parfois des syncopes et des convulsions, c'est-à-dire des évanouissements ? [PERRIN:] Eh ! oui, Monsieur, c'est justement ça. [SGANARELLE:] J'ai compris d'abord vos paroles. Vous avez un père qui ne sait ce qu'il dit. Maintenant vous me demandez un remède ? [PERRIN:] Oui, Monsieur. [SGANARELLE:] Un remède pour la guérir ? [PERRIN:] C'est comme je l'entendons. [SGANARELLE:] Tenez, voilà un morceau de formage qu'il faut que vous lui fassiez prendre. [PERRIN:] Du fromage, Monsieur ? [SGANARELLE:] Oui, c'est un formage préparé, où il entre de l'or, du corail, et des perles, et quantité d'autres choses précieuses. [PERRIN:] Monsieur, je vous sommes bien obligés ; et j'allons li faire prendre ça tout à l'heure. [SGANARELLE:] Allez. Si elle meurt, ne manquez pas de la faire enterrer du mieux que vous pourrez. Voici la belle Nourrice. Ah ! Nourrice de mon cœur, je suis ravi de cette rencontre, et votre vue est la rhubarbe, la casse et le séné qui purgent toute la mélancolie de mon âme. [JACQUELINE:] Par ma figue ! Monsieur le Médecin, ça est trop bian dit pour moi, et je n'entends rien à tout votte latin. [SGANARELLE:] Devenez malade, Nourrice, je vous prie ; devenez malade, pour l'amour de moi : j'aurais toutes les joies du monde de vous guérir. [JACQUELINE:] Je sis votte sarvante : j'aime bian mieux qu'an ne me guérisse pas. [SGANARELLE:] Que je vous plains, belle Nourrice, d'avoir un mari jaloux et fâcheux comme celui que vous avez ! [JACQUELINE:] Que vêlez-vous, Monsieur ? c'est pour la pénitence de mes fautes ; et là où la chèvre est liée, il faut bian qu'alle y broute. [SGANARELLE:] Comment ? un rustre comme cela ! un homme qui vous observe toujours, et ne veut pas que personne vous parle ! [JACQUELINE:] Hélas ! vous n'avez rien vu encore, et ce n'est qu'un petit échantillon de sa mauvaise humeur. [SGANARELLE:] Est-il possible ? et qu'un homme ait l'âme assez basse pour maltraiter une personne comme vous ? Ah ! que j'en sais, belle Nourrice, et qui ne sont pas loin d'ici, qui se tiendraient heureux de baiser seulement les petits bouts de vos petons ! Pourquoi faut-il qu'une personne si bien faite soit tombée en de telles mains, et qu'un franc animal, un brutal, un stupide, un sot... ? Pardonnez-moi, Nourrice, si je parle ainsi de votre mari. [JACQUELINE:] Eh ! Monsieur, je sais bien qu'il mérite tous ces noms-là. [SGANARELLE:] Oui, sans doute, Nourrice, il les mérite ; et il mériterait encore que vous lui missiez quelque chose sur la tête, pour le punir des soupçons qu'il a. [JACQUELINE:] Il est bien vrai que si je n'avais devant les yeux que son intérêt, il pourrait m'obliger à queuque étrange chose. [SGANARELLE:] Ma foi ! vous ne feriez pas mal de vous venger de lui avec quelqu'un. C'est un homme, je vous le dis, qui mérite bien cela ; et si j'étais assez heureux, belle Nourrice, pour être choisi pour... chacun se retire de son côté, mais le Médecin d'une manière fort plaisante. [GERONTE:] Holà ! Lucas, n'as-tu point vu ici notre médecin ? [LUCAS:] Eh oui, de par tous les diantres, je l'ai vu, et ma femme aussi. [GERONTE:] Où est-ce donc qu'il peut être ? [LUCAS:] Je ne sais ; mais je voudrais qu'il fût à tous les guèbles. [GERONTE:] Va-t'en voir un peu ce que fait ma fille. Ah ! Monsieur, je demandais où vous étiez. [SGANARELLE:] Je m'étais amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson. Comment se porte la malade ? [GERONTE:] Un peu plus mal depuis votre remède. [SGANARELLE:] Tant mieux : c'est signe qu'il opère. [GERONTE:] Oui ; mais, en opérant, je crains qu'il ne l'étouffe. [SGANARELLE:] Ne vous mettez pas en peine ; j'ai des remèdes qui se moquent de tout, et je l'attends à l'agonie. [GERONTE:] Qui est cet homme-là que vous amenez ? [SGANARELLE:] C'est... [GERONTE:] Quoi ? [SGANARELLE:] Celui... [GERONTE:] Eh ? [SGANARELLE:] Qui... [GERONTE:] Je vous entends. [SGANARELLE:] Votre fille en aura besoin.
[JACQUELINE:] Monsieur, vêla votre fille qui veut un peu marcher. [SGANARELLE:] Cela lui fera du bien. Allez-vous-en, Monsieur l'Apothicaire, tâter un peu son pouls, afin que je raisonne tantôt avec vous de sa maladie. Monsieur, c'est une grande et subtile question entre les doctes, de savoir si les femmes sont plus faciles à guérir que les hommes. Je vous prie d'écouter ceci, s'il vous plaît. Les uns disent que non, les autres disent que oui ; et moi je dis que oui et non : d'autant que l'incongruité des humeurs opaques qui se rencontrent au tempérament naturel des femmes étant cause que la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive, on voit que l'inégalité de leurs opinions dépend du mouvement oblique du cercle de la lune ; et comme le soleil, qui darde ses rayons sur la concavité de la terre, trouve... [LUCINDE:] Non, je ne suis point du tout capable de changer de sentiments. [GERONTE:] Voilà ma fille qui parle ! O grande vertu du remède ! O admirable médecin ! Que je vous suis obligé, Monsieur, de cette guérison merveilleuse ! et que puis-je faire pour vous après un tel service ? [SGANARELLE:] Voilà une maladie qui m'a bien donné de la peine ! [LUCINDE:] Oui, mon père, j'ai recouvré la parole ; mais je l'ai recouvrée pour vous dire que je n'aurai jamais d'autre époux que Léandre, et que c'est inutilement que vous voulez me donner Horace. [GERONTE:] Mais... [LUCINDE:] Rien n'est capable d'ébranler la résolution que j'ai prise. [GERONTE:] Quoi... ? [LUCINDE:] Vous m'opposerez en vain de belles raisons. [GERONTE:] Si... [LUCINDE:] Tous vos discours ne serviront de rien. [GERONTE:] Je... [LUCINDE:] C'est une chose où je suis déterminée. Il n'est puissance paternelle qui me puisse obliger à me marier malgré moi. [GÉRONTE:] J'ai... [LUCINDE:] Vous avez beau faire tous vos efforts. [GERONTE:] Il... Là... [LUCINDE:] Et je me jetterai plutôt dans un couvent que d'épouser un homme que je n'aime point. Non. En aucune façon. Point d'affaire. Vous perdez le temps. Je n'en ferai rien. C'est résolu. [GERONTE:] Ah ! quelle impétuosité de paroles ! Il n'y a pas moyen d'y résister. Monsieur, je vous prie de la faire redevenir muette. [SGANARELLE:] C'est une chose qui m'est impossible. Tout ce que je puis faire pour votre service est de vous rendre sourd, si vous voulez. [GERONTE:] Je vous remercie. Penses-tu donc... [LUCINDE:] Non. Toutes vos raisons ne gagneront rien sur mon âme. [GERONTE:] Tu épouseras Horace, dès ce soir. [LUCINDE:] J'épouserai plutôt la mort. [SGANARELLE:] Mon Dieu ! arrêtez-vous, laissez-moi médicamenter cette affaire. C'est une maladie qui la tient, et je sais le remède qu'il y faut apporter. [GERONTE:] Serait-il possible, Monsieur, que vous pussiez aussi guérir cette maladie d'esprit ? [SGANARELLE:] Oui : laissez-moi faire, j'ai des remèdes pour tout, et notre apothicaire nous servira pour cette cure. Un mot. Vous voyez que l'ardeur qu'elle a pour ce Léandre est tout à fait contraire aux volontés du père, qu'il n'y a point de temps à perdre, que les humeurs sont fort aigries, et qu'il est nécessaire de trouver promptement un remède à ce mal, qui pourrait empirer par le retardement. Pour moi, je n'y en vois qu'un seul, qui est une prise de fuite purgative, que vous mêlerez comme il faut avec deux drachmes de matrimonium en pilules. Peut-être fera-t-elle quelque difficulté à prendre ce remède ; mais, comme vous êtes habile homme dans votre métier, c'est à vous de l'y résoudre, et de lui faire avaler la chose du mieux que vous pourrez. Allez-vous-en lui faire faire un petit tour de jardin, afin de préparer les humeurs, tandis que j'entretiendrai ici son père ; mais surtout ne perdez point de temps : au remède vite, au remède spécifique !
[GERONTE:] Quelles drogues, Monsieur, sont celles que vous venez de dire ? Il me semble que je ne les ai jamais ouï nommer. [SGANARELLE:] Ce sont drogues dont on se sert dans les nécessités urgentes. [GERONTE:] Avez-vous jamais vu une insolence pareille à la sienne ? [SGANARELLE:] Les filles sont quelquefois un peu têtues. [GERONTE:] Vous ne sauriez croire comme elle est affolée de ce Léandre. [SGANARELLE:] La chaleur du sang fait cela dans les jeunes esprits. [GERONTE:] Pour moi, dès que j'ai eu découvert la violence de cet amour, j'ai su tenir toujours ma fille renfermée. [SGANARELLE:] Vous avez fait sagement. [GERONTE:] Et j'ai bien empêché qu'ils n'aient eu communication ensemble. [SGANARELLE:] Fort bien. [GERONTE:] Il serait arrivé quelque folie, si j'avais souffert qu'ils se fussent vus. Et je crois qu'elle aurait été fille à s'en aller avec lui. [SGANARELLE:] C'est prudemment raisonné. [GERONTE:] On m'avertit qu'il fait tous ses efforts pour lui parler. [SGANARELLE:] Quel drôle. [GERONTE:] Mais il perdra son temps. Et j'empêcherai bien qu'il ne la voie. [SGANARELLE:] Il n'a pas affaire à un sot, et vous savez des rubriques qu'il ne sait pas. Plus fin que vous n'est pas bête..
[LUCAS:] Ah ! palsanguenne, Monsieur, vaici bian du tintamarre : votre fille s'en est enfuie avec son Liandre. C'était lui qui était l'Apothicaire ; et vêla Monsieur le Médecin qui a fait cette belle opération-là. [GERONTE:] Comment ? m'assassiner de la façon ! Allons, un commissaire ! et qu'on empêche qu'il ne sorte. Ah, traître ! je vous ferai punir par la justice. [LUCAS:] Ah ! par ma fi ! Monsieur le Médecin, vous serez pendu : ne bougez de là seulement.
[MARTINE:] Ah ! mon Dieu ! que j'ai eu de peine à trouver ce logis ! Dites-moi un peu des nouvelles du médecin que je vous ai donné. [LUCAS:] Le vêla, qui va être pendu. [MARTINE:] Quoi ? mon mari pendu ! Hélas ! et qu'a-t-il fait pour cela ? [LUCAS:] Il a fait enlever la fille de notte maître. [MARTINE:] Hélas ! mon cher mari, est-il bien vrai qu'on te va pendre ? [SGANARELLE:] Tu vois. Ah ! [MARTINE:] Faut-il que tu te laisses mourir en présence de tant de gens ? [SGANARELLE:] Que veux-tu que j'y fasse ? [MARTINE:] Encore si tu avais achevé de couper notre bois, je prendrais quelque consolation. [SGANARELLE:] Retire-toi de là, tu me fends le cœur. [MARTINE:] Non, je veux demeurer pour t'encourager à la mort, et je ne te quitterai point que je ne t'aie vu pendu. [SGANARELLE:] Ah !
[GERONTE:] Le Commissaire viendra bientôt, et l'on s'en va vous mettre en lieu où l'on me répondra de vous. [SGANARELLE:] Hélas ! cela ne se peut-il point changer en quelques coups de bâton ? [GERONTE:] Non, non : la justice en ordonnera... Mais que vois-je ?
[LEANDRE:] Monsieur, je viens faire paraître Léandre à vos yeux, et remettre Lucinde en votre pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite nous deux, et de nous aller marier ensemble ; mais cette entreprise a fait place à un procédé plus honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, et ce n'est que de votre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, Monsieur, c'est que je viens tout à l'heure de recevoir des lettres par où j'apprends que mon oncle est mort, et que je suis héritier de tous ses biens. [GERONTE:] Monsieur, votre vertu m'est tout à fait considérable, et je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde. [SGANARELLE:] La médecine l'a échappé belle ! [MARTINE:] Puisque tu ne seras point pendu, rends-moi grâce d'être médecin ; car c'est moi qui t'ai procuré cet honneur. [SGANARELLE:] Oui, c'est toi qui m'as procuré je ne sais combien de coups de bâton. [LEANDRE:] L'effet en est trop beau pour en garder du ressentiment. [SGANARELLE:] Soit : je te pardonne ces coups de bâton en faveur de la dignité où tu m'as élevé ; mais prépare-toi désormais à vivre dans un grand respect avec un homme de ma conséquence, et songe que la colère d'un médecin est plus à craindre qu'on ne peut croire.
[LE PERE ALEXANDRE:] est dans le fauteuil, enveloppé d'une couverture, un bonnet de coton sur la tête, le buste soulevé sur un oreiller, les bras étendus, le masque immobile. C'est un vieux, rasé, sec comme un os ; l'œil, perçant et fixe, semble ne pas avoir de paupière. Les mots s'échappent de ses gencives sans dents, comme les sons d'une claquette de bois. [LA TORINE:] Ah, j'suis-t-y colère, monsieur le Docteur ! Depuis six jours qu'il a point h'uriné, — au respect de vous ! Je lui disais bien qu'il serait trop tard ! Il ne veut rien écouter... Si encore il était bien en règle pour mourir ! Mais il en est loin ! Pas seulement fait un ch'ti bout de testament, mon bon monsieur, pas ça, rien de rien ! A son âge ! Ah, j'suis-t-y colère ! . Pensez donc, si vous disiez vrai, des fois ! S'il venait à passer, saintes gens, qui que j'deviendrais, moi ? C'est-il une justice ? Depuis treize années que j'suis là, autant dire quatorze à la proche Saint- Jean... [LE PERE ALEXANDRE:] Héï ! La Torine ! La Torine ! Héï ! Mouve-toi ! Relève voir mon cuissin ! Qu'est-ce qu'il ragatonnait avec toi, le rebouteux ? Le Docteur ? Dame, il disait la vérité, cet homme : il disait que ça va point. [LE PÈRE ALEXANDRE:] Il y connaît si bien qu'il dit que si vous essayez point d'h'uriner, à cette heure, vous allez pas seulement durer une couple de jours ! [LE PERE ALEXANDRE:] Froume ta goule ! [LA TORINE:] Dites donc, père Lexandre, heu... Pensez-vous point à mander monsieur le Curé ? Père Lexandre... Y a-t-y donc point quelqu 'un du bourg que vous auriez désir de voir ? Personne ? Pas seulement un de vos voisins ? [LE PÈRE ALEXANDRE:] Quel donc voisin, la Torine ? Le père Leleu ? L'entends-tu d'ici, le vieux bourrelier, qui tape sur ses peaux ? Tâche voir lui laisser faire sa besogne. [J:] dis point le père Leleu... Je songeais d'un autre voisin... Le notaire... [LE PÈRE ALEXANDRE:] Le notaire ? Pour quoi donc faire ? Je me conseille bien tout seul, à cette heure ! [LA TORINE:] Ça va donc point ? [LE PERE ALEXANDRE:] Cré bon sang de bonsoir ! Que je suis doulouri ! Aïe... Aïe... J'peux plus durer, la Torine... [LA TORINE:] Où que ça vous tient donc ? Si que vous essayeriez d'h'uriner un brin, père Lexandre ? Tenez, père Lexandre... Une bonne bolée de bouillon... Et pis du bon, je vous garantis : il sent autre chose que la légume ! [LE PÈRE ALEXANDRE:] N'en veux point ! Ah, saintes gens, si c'est Diou permis ! Le mauvais sang noir que vous me faites faire, père Lexandre ! [LE PERE ALEXANDRE:] La Torine... Sais-tu ce qu'il me faudrait ? Quoi donc ? Tiens, eh bien je buverais de bon cœur une goulée de marc... Tu sais, ce sacré marc de l'année de l'éclipse... [LA TORINE:] Faudrait voir ! D'abord, c'est bien facile : y'en a plus. [Y:] en a encore, je te dis ! Y'en a encore presqu'une chopine. Oui-i ? Et là où donc ? Au milieu de ces bourrées de verdiaux que j'ai dressées derrière le bûcher, tu sais bien ? [LA TORINE:] Ah, bonne Dame ! C'est donc à sûre fin de boire son saoul, qu'il allait de si bon cœur scier son bois, ces derniers jours ! [LE PERE ALEXANDRE:] Eh bien ? Quoi que t'attends ? Va le quérir ! Merci bien ! Plutôt me débiter la main avec votre serpe, père Lexandre ! As-tu fini faire le sabbat, héï ? Tête de buis ! Va le quérir ! Le Docteur, il dit qu'il faut rien boire autre que du bouillon... Pas seulement un verre de vin. C'est-y vrai ? [LE PÈRE ALEXANDRE:] Sapré vieille couisse ! ! ! s'est assise à gauche de la table. Hum... Dites donc, père Lexandre... Savez-vous encore ce qu'il m'a dit, le Docteur ? Il m'a dit, comme je vous le dis là : "Le père Lexandre", qu'il dit, "a-t-il seulement fait faire son... testament ?..." — "Je saurais point vous dire", que j'y réponds, "j'en ai point eu connaissance... en tricotant. C'est bien vrai, ce qu'il m'a dit là. C'est bien parlé. Quand on est mal aise, comme on dit, la tête elle tournique, le cerviau gravouille, on se fait vite du sang noir rapport à ses affaires... Mais si tout est bien en règle, en bonne écriture, c'est tout autre chose : on est quasiment tout dégagé... Je songe à ça, père Lexandre : peut-être bien que vous avez seulement pas fait faire un ch 'ti bout de testament, héï ? Saintes gens ! A votre âge, père Lexandre, c'est-il Diou permis ? Et comment donc que vous pourriez dormir en paix, dans ces conditions-là ? Quand vient le soir, je suis bien assurée que ces tracasses, elles viennent vous tirer par les pieds ! Vous vous dites : "Hélà ! Si seulement j'avais fî ou fille ! Mais n'en ai point... Si seulement j'avais neveu ou nièce ! Mais n'en ai point... Alors ? Si je venais à périr..." — une supposition, père Lexandre —... vous vous dites : "Si je venais à périr, qu'est-ce qui hériterait de moi ? C'est même pas un vrai cousin à moi, puisque c'est le cousin de ma défunte, cré bon sang ! " Ah, je comprends, y'a bien de quoi être achenillé ! Si encore cet héritier de malheur était dans le besoin... Mais c'est bien autre chose : il est curé, à cette heure, et bon gros gras curé de paroisse, et plus riche que vous, bien sûr, avec son presbytère en ardoises et ses cent cinquante bosselées de vigne, tout en blanc-fumé ! Et c'est ce ch'ti moineau-là qui viendrait chez vous, après votre mort, et qui prendrait, en bon droit, tout votre bien ?... Saintes gens, quand ces songeries-là vous prennent, je le dis sans barguigner, ça vous faut sauter le cœur entremi l'estomacque ! Quoi ? Vous allez toujours point me dire que c'est à ce prêche-bon-diou que vous avez dessein de léguer votre maison, avec votre écurie et votre grand hangar-bûcher, et votre vache, et vos deux chieuvres, et votre ch'ti bois de chênes, et votre vigne, et vos cent bosselées de riche terre qui doivent rien à personne, rien qu'au bon soleil, comme on dit ! Héï ? Vous allez point me dire qu'il y a point d'autres gens à votre entour, à qui vous auriez meilleur goût de léguer votre bien ? [LE PERE ALEXANDRE:] Ah ? Tout de même ? Vous songeriez donc à quelqu'un d'autre, hé ? Songez-vous au moins à quelqu'un qui saura ce que c'est que de manier une vache, et tenir deux chieuvres bien au propre ? à cette heure, dites, père Lexandre ? [LA TORINE:] Et ce quelqu'un là, qui donc que c'est, père Lexandre ? Quoi que vous dites ? Le père Leleu ? Hé ? C'est au père Leleu que vous auriez dessein de léguer votre bien ? Quoi ? A ce vieux bredin de bourrelier ? A ce fripouille de père ganache ? Qui ne vient jamais se berlauder chez nous que pour boire notre vin, et se cuiter les fesses à notre braise ? A ce vieux couâle de malheur, qui n'a jamais... [LE PERE ALEXANDRE:] Froume ta goule ! ! — et bien d'autres choses itou. — A telle fin que Leleu est quasiment mon frère. — C'est bien visible : — on se ressemble assez, — tous les deux, — pour qu'on soit fait de la même pâte à viande... On était deux ch'tis marmaillons dans la même cour. — Et depuis, on s'est pour autant dire jamais quitté. — Quand je suis venu loger ici, — le vieux bourri, — il a point pu durer de l'autre côté du bourg ! — Il a fallu qu'il vienne, — avec ses peaux et ses harnaches, — prendre boutique au long de mon mur, — tout auprès de moi... — Le père Leleu, — c'est quasiment mon frère. [LA TORINE:] Ouai ! Le feignant, il avait peut-être bien ses raisons, pour venir si proche !... [LE PÈRE ALEXANDRE:] Quelles raisons ? [LA TORINE:] Dis-y toujours ! Ah, cré bon sang, que le boyau me fait souffrir ! Qu'est-ce que je dirais, moi ? J'ai rien vu, puisque je suis seulement entrée à votre service quand que la défunte maîtresse était venue à être si malade... Je vous dis que j'ai rien vu, moi... Seulement, souventes fois, quand que vous étiez parti au loin, vers la Butte- aux-Renifles, ou bien vers le Pré-Blanc, la maîtresse elle me disait : "Appelle-moi donc Leleu, que j'y cause un brin... Et toi, va-t-en voir promener les chieuvres..." A telle fin, que c'est la feue maîtresse qui m'avait enseigné à le faire venir, sans appeler, rien qu'en couinant comme un chat- huant... Et qu'il se faisait point faute d'accourir, le vieux jars ! Et d'enjamber la croisée, sans dire Pater ni Ave devant la porte ! [LE PERE ALEXANDRE:] Sais-tu bien, vieille bouite ? Je m'en fous. [LA TORINE:] Oui-i ?... Ça, c'est votre affaire... Ah, ce vieux fumellier de père Leleu, c'est qu'il s'y connaît à tenir causette aux femmes de ses voisins... J'en sais bien quelque chose, moi... [LE PÈRE ALEXANDRE:] Toi ? [LA TORINE:] vous pensez bien que j'ai eu septante fois septante occasions d'y dire : "Otez vos pattes, hardi coq ! Menteries ! Menteries ? Ah, v'là bien du nouveau, par exemple ! Demandez-le voir à ce battoir-ci, ou à cettuy-là, si c'est point des vingt fois que j'ai dû lui en donner sur le musiau, parce qu'il m'attrapait trop vivement le jupon... Et cette nuit que vous étiez parti à la foire de la mi-juin, et que j'étais déjà quillaudement au lit, ah, quelle épouvante il me fit, le vieux bouc, quand je l'entendis grimper votre escailler, — et sans chandelle ni galoches, je vous jure bien !... Même que cette fois-là, père Lexandre, j'ai bien cru que vous reviendriez de la foire, bougrement mieux coiffé que vous étiez parti !... Et quels boniments, en arrière de vous ! Ah, saintes gens, faudrait que vous ayez ouï ça ! Quels boniments ? Parleras-tu ! Héï ! J'sais-t-y seulement tout ce qu'il disait, moi ? De toutes sortes ! Et d'autres, mêmement ! Il savait bien que vous fricassiez avec moi, pardine... Il me disait que vous étiez trop gnamolli pour faire un bon roc de volailler... Puis, que vous étiez plus ralu qu'un échardon, et plus grigou qu'un puits séché... Puis, que j'étais bien sottisière de croire vos paroles de promesse, et que jamais j'entendrais sonner les écus de mes treize années de gages, qui ont point encore été payés !... [LE PERE ALEXANDRE:] Cré bon sang ! C'est-y vrai qu'il te disait ça ? Vrai de vrai, sur la Bonne Dame ! Et bien d'autres choses itou ! Un temps. Elle change de ton, prête à pleurer. Même qu'il avait peut-être point si tort que ça, le vieux madré, quand il parlait de mes écus à venir... Ah, saintes gens ! Quand je songe à ce que vous avez fait de moi, père Lexandre, c'est point Diou permis... Tais-toi ! [LA TORINE:] Tais-toi, cré bon sang ! Et cet enfant, père Lexandre... Ce petiot, saintes gens !... Te taiseras-tu, mauvaise herbe ! Non, je me tairai point, c'est trop de pauvreté et de misère, à la fin des fins ! J'ai bonne souvenance, vous savez ! Qu'est-ce que vous me disiez, dans ce temps-là ? Vous me disiez : "Laisse venir... Attends seulement que la maîtresse ait défunte, et je nous épouserons, tous les deux." C'est-y point vrai ? Et quand que la maîtresse a passé, le soir même de sa funéraille, je me souviens bien, vous êtes monté vous dégourdir sur ma paillasse de servante... Et qu'est-ce que vous me disiez, ce soir-là, père Lexandre ? Vous me disiez : "Je veux point nous épouser, tu comprends, ça ferait mal jaser. Mais tu seras ici quasiment si bien que la maîtresse, et tu resteras le long de moi jusqu'à ma mort, et je te léguerai autant dire tout mon bien..." C'est-y point vrai ? M'avez-vous point septante fois chanté de bonnes paroles : "Va toujours, ma mie, je te léguerai mon bien..." ? Et quand que je vous réclamais les écus de mes gages, qu'est-ce que vous me disiez ? Vous me disiez : "Quoi donc ? Pour quelle donc cause veux-tu ton argent ? Il est plus sûrement chez le notaire qu'en ta poche... Tu sais bien que ce n'est pas du perdu, puisque tu hériteras tout ça, après moi..." C'est-y encore vrai que vous me disiez ça, père Lexandre ? Ah, saintes gens ! Et qu'est-ce qui m'arrive, à cette heure ! Vous avez seulement point fait un ch'ti bout de testament ! Et à qui c'est-il que vous avez dessein de léguer votre bien ? A qui ? Oui-da ? A celui qui fricassait avec votre légitime, autant dire sous vos yeux, et pendant plus de vingt années ! A celui qui, depuis treize ans, veut toujours crocher ses pattes à mes cottes ! Oui, saintes gens, à ce vieux gouri de père Lel... [LE PERE ALEXANDRE:] J'ons point dit ça ! Si fait ! J'ons point dit ça, tonnerre de cent mille Diou ! Ecoute-moi bien : Si jamais, — entends- tu, — il met encore une fois la main, au loquet de ma porte, ce fî de pute ! —...j'y accrabouille la goule ! ! ! [LA TORINE:] a été se rasseoir. Elle a cessé de pleurer. Elle surveille le vieux qui se tord de douleur, en proie à une nouvelle crise. Hé ? Ça va donc point, père Lexandre ? Sais-tu bien ce qu'il me faudrait ?... Ah, aïe !... Je peux plus durer, la Torine... Aïe... aïe... Mon boyau pète... Héï-là, père Lexandre, quoi donc ! Héï ! Vous n'allez point mourir comme ça sans rien dire, tout de même ! Vite, saintes gens, un bon "aspergès" de vinaigre ! Là... Là... Mon doucet, mon quignon... Là... Doucement, doucettement... Là... Ça va-t-il point mieux ? Si fait... Pensez donc, cette faiblesse ! Depuis combien de jours que vous n'avez quasiment rien dans le corps !... Ah, ça, pour une fois, c'est point trop mal dit ! Depuis treize années, je crois que je vous ai toujours bien complaisamment aquillaudé, héï ? à cette heure ?... Une bonne visite de causerie... oui... avec... le notaire... Sûrement ! Je vous le disais, moi ! Faut point tarder à l'aller quérir ! Ecoute !... Tu vois bien comme je suis : j'aurais quasiment point la force d'y rien dire !... Sais-tu ce qu'il me faudrait ? A jeun, père Lexandre !... Ça vous vaudrait plus de mauvais que de bon !... Non ; une bolée de bon bouillon, bien chaud, v'là ce qui vous rendrait la langue parlante... Autant boire le pissat de la mare, sapré fumelle ! Je sens bien ce qui me fait défaut. Apporte-moi une tasse de marc ! Sans quoi, je te préviens, je suis trop faibli, je pourrais seulement point lui causer... Lui causer ?... C'est-y bien vraiment au... au notaire... que vous songez, père Lexandre LE PERE ALEXANBRE. Hé, pardine ! [LE PÈRE ALEXANDRE:] Va... va... Sous les bourrées de verdiaux... Tu verras luiser le cul de la bouteille... [LE PERE ALEXANDRE:] Tiens, vois : je suis déjà tout radressé ! Oh bien non ! Baille m'en encore une ! Non ! Ça, non, père Lexandre ! As-tu fini de couiner ? Baille m'en encore une, que je te dis, si t'-as désir que j'y cause,...au notaire ! [LA TORINE:] Saintes gens ! Père Lexandre ! Quoi donc ! Héï, père Lexandre ! Quoi donc qu'il y a ? Évanoui ?... Jésus ! Hê bien ? Héï... Quoi donc ?... Père Lexandre ! Héï, père Lexandre ! Tout à coup, elle comprend. Elle le lâche, et recule au milieu de la scène. Il ne bouge plus. Elle demeure quelques secondes pétrifiée. Puis elle tend peureusement le cou vers le mort, et lance, d'une voix basse, traînante, chargée de rancune : Vieux crapule ! ! !
[LE PERE LELEU:] Quoi donc qu'il y a, ma belle ? Toute seule ?... Puh... Et le vieux, où qu'il est parti ? [LA TORINE:] Loin !... Regardez voir... [LE PERE LELEU:] Cré vingt-cinq ! Oïa, la Torine... Et... comment donc... que ça s'est fait ?... [LA TORINE:] Je sais-t-y seulement, moi, père Leleu ?... Nous étions bravement là, tous deux, lui puis moi, à causer... Il me disait, tout juste : "La Torine, tu vas t'en aller quérir le notaire, je veux te léguer mon bien..." Et puis il s'a mis à branler tout le corps, et à couiner, à couiner, que j'en étais toute afaubrettie... — Et puis il a passé ! [LE PERE LELEU:] Malheur ! [LA TORINE:] Ah, saintes gens, oui, malheur ! [LE PERE LELEU:] Tout de même ! Ce vieux père Lexandre !... Cré vingt-cinq !... Un bon homme, ma foi... Et puis, bien corporé, un homme fort ouvrier, fort avantageux en sa saison... [LA TORINE:] Un bon homme, ça, père Leleu ? Dites un vieux serpent, oui bien, un vieux crâpi, plus châgnard qu'un touffiot de ronces ! Et juste au moment qu'il avait regret de sa chagnardise et de sa ladrerie ! Tout juste au moment qu'il me disait : "Bonne Torine, va-t-en quérir le notaire que je te lègue mon bien ! Ah, saintes gens, me v'là bien acamandée ! Quoi que je vas devenir ?... J'ai servi treize années ce vieux couâle sans seulement gagner une pistole de mes gages, et ce jourd'hui, le v'là qui se laisse souffler autant dire comme une chandelle, sans rien dire, vieux grigou, si bien que j'ai pas seulement un écu de trois francs en économie... Rien de rien, la vraie pauvreté, saintes gens ! Me v'là quasiment plus dénudée que quand je suis entrée à son service ; et, bien pire, je suis mal regardée par toutes gens ! Treize années que je nettoye sa bicoque, chaque jour du bon Diou ! Treize années que je lave sa vaisselle aussi doucement que si c'était mienne ! Treize années que je tire sa vache et puis ses chieuvres, que je fais ses fromages et ses lessives ! Treize années que je bine ses blettes ! Treize années que je travaille comme une perdue, quoi, comme si c'était mon bien à moi ! Et tout ça, tout ça me glisse aux doigts comme si c'était des pois mouillés ! Tout ! La maison, l'écurie, et les cent bosselées de riche terre, et le ch'ti bois de chênes, et la vigne !... Tout, quoi, tout !... Faudra-t-il donc que j'aille de mon pied mendier les quignons de pain à travers la gouille, comme une traîne-guenille de misère de rien du tout ?... Ah, saintes gens, je suis-t-y malheureuse ! !... [LE PERE LELEU:] Cré vingt-cinq ! Tu vas te faire venir du mauvais mal, la Torine... Tu seras bien avancée ?... Voyons, voyons... Puisque c'est comme ça !... [LA TORINE:] Et tout ce que je lui ai fait, à ce mal-pisseux ! de jour et de nuit, comme on dit !... Propre, et complaisante, et toujours gaite, et plus flatteuse qu'une chatte au sucre ! Même que je lui étais fidèle, à ce vieil os, oui, fidèle, comme pas une du bourg ! Et d'abord, vous le savez bien, vous, père Leleu : vous le savez tout juste mieux qu'aucun autre ! [LE PERE LELEU:] Puh... puh... Oui, je le sais... Je le sais trop bien, même... A telle fin, que cette fois-là, tu as peut- être point eu tout-à-fait raison, la Torine... Ah non, c'est bien vrai ! Comment donc ça ? En aurais-tu regret, à cette heure ?... Bête que j'étais ! Je me disais : "Il m'a promis son bien, faut pourtant pas que j'y fasse de coiffure..." V'là tout comme je suis, moi, père Leleu : j'ai point de porte de derrière... Et maintenant, bonne Dame, quoi que je vas devenir ? Ouais ? Une autre place ? Me faire encore du sang noir, durant dès années puis des années, à servir les autres ? Oïa... Y en a bien, sais-tu, qui sont meilleur homme que le défunt... Et plus aimables... Et plus salutaires... Tous les hommes, père Leleu, sont rien d'autre que des gouris ! [LA TORINE:] Saintes gens ! Je m'étais si bien accoutumée à être résidente ici, dans cette maison, jusqu'à ma mort... Auprès de vous, père Leleu, en bons voisins.. [LE PERE LELEU:] Auprès... de moi ? Ah, avec un homme de votre sorte, père Leleu, j'étais bien assurée faire bon voisinage ! Vous êtes point comme le père Lexandre, toujours rechignou, toujours grignaud, et sournois, et méfiant de tout, et ralu comme un hérisson ! Non, j'aurais point perdu à faire échange, pas vrai ? Vous êtes serviable, vous, c'est votre naturel : toujours prêt à donner de votre temps et de votre bras... Et vif, et pétillant, et toujours loustic, toujours les quatre mots qu'il faut pour faire rire le monde !... Ah, saintes gens, c'est-y malheureux, tout de même !... Malheureux pour moi... Comment donc ça ? Comment ? Ah, c'est bien facile ! Je me disais : "V'là le père Leleu qu'a toujours été bien convenable avec moi. Il a point eu de chance dans ses affaires, puisqu'il est quasiment tout saoulé de dettes. C'est-il une position, je vous demande, pour un homme comme lui ?..." Eh bien, je me disais : "Si le père Lexandre me lègue son bien, je paierai les dettes au père Leleu ; et il me rendra ça, d'un jour sur l'autre, en ch'tis services de voisinage..." Pas vrai ?
[LE PERE LELEU:] achève de s'installer dans le fauteuil du mort. LA TORINE l'enveloppe tout entier dans une couverture qui laisse seulement voir le haut du visage. Puis elle lui enfonce un bonnet de coton sur la tête. V'là bien longtemps, le bon vieux, que ça le tourmentait, ce testament ! Moi, je lui disais : Laissez donc, père Lexandre, ça presse point..." Je voulais point trop faire mine de désirer ça, vous comprenez... qu'il me disait, "ou bien je vas périr sans te léguer mon bien... [LE NOTAIRE:] Eh bien, père Alexandre, ça ne va donc pas ?... Vous n'avez pas mauvaise figure... Là... Là, monsieur le notaire... Là... Siétez-vous là... Vous y serez bien mieux à l'aise que sur... que sur la huche... Alors, père Alexandre, nous voulons donc cette fois mettre nos affaires en règle ? C'est toujours une bonne chose ; ça tranquillise l'esprit, et l'on se sent souvent mieux, après... Je parie que demain vous serez debout ! [Y:] a rien d'impossible... Voyons, nous disons donc : un testament... La forme courante, bien entendu... "Par devant maître... et caetera... a comparu, et caetera... malade de corps mais sain d'esprit..."... "lequel a dicté son testament ainsi qu'il suit, et caetera..." Voyons : voilà notre protocole établi. A nous deux, maintenant, père Alexandre... M'entendez-vous bien ? Voulez-vous que je m'approche ? [LA TORINE:] Oh que non, monsieur le notaire : l'ouïe est fine ! Il entendrait quasiment un mite forer le soliveau du grenier ! Bien. Nous disons donc... Bien... De quoi se compose exactement votre domaine ? primo, d'un bâtiment servant d'habitation ; secundo, d'une écurie, comprenant — si j'ai bonne mémoire — deux locaux distincts et cloisonnés, dont l'un faisant office de grange ; tertio, d'un hangar-bûcher." Le tout situé dans un enclos de ?... [LE PERE LELEU:] Six bosselées. Les terres en culture sont constituées par ? Quelle contenance, le bois de chênes ? Et la vigne ? Attendez un peu. Nous disons : Cent vingt et vingt-cinq, cent quarante-cinq ; et cinquante, cent quatre-vingt quinze... Bien. Est-ce tout ? [Y:] a encore la vache... [LE NOTAIRE:] Trois mille. Nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas ? [LE PERE LELEU:] Et... quels sont vos héritiers directs ? [LA TORINE:] Mais, il en a point ! vous savez bien... [LE NOTAIRE:] Est-ce en sa faveur que vous désirez tester ? Ah bien non, saintes gens ! Alors ?... Alors, père Alexandre, en faveur de qui voulez-vous tester ? [A:] A qui donc ?... [LE NOTAIRE:] Au père Leleu, le bourrelier ? [LE PERE LELEU:] Bon. Nous disons donc : "...lègue à M. Leleu, bourrelier,... et caetera... et caetera... [LA TORINE:] C'est-il bien justement ça que vous aviez dessein de dire, père Lel... père Lexandre ?... Ne disiez-vous point, tout au contraire, pas plus tard qu'à ce midi... Et moi ? Et moi ? Vous me léguez donc rien ? Moi, votre servante depuis treize années ?... Quoi que je vas devenir, saintes gens ! [LE PERE LELEU:] Attends, attends donc... C'est point trop mal causé, ce qu'elle dit là, monsieur le notaire.. Marquez donc sur votre écrit : "Je lègue mon bien, tout mon bien au père Leleu... Oui. [LE NOTAIRE:] Je ne vous fais pas signer, ça vous fatiguerait inutilement. Le pauvre vieux, je crains que cette séance ne l'ait un peu abattu... Eh bien, au revoir, père Alexandre, au revoir, et à bientôt... Attends ! Attends ! Que j't'accrabouille !... Ah, le gouri ! le gouri ; le fî de cochon ! ! ! Héï ! Le rouquin ! Héï, petiot... Viens un peu là, mon petiot, que je te cause... Tiens, mon petiot rouchi, tu vas être bien gentil, veux-tu ?... Tu vas courir chez le père Leleu, le bourrelier, tu sais bien, là, tout à côté... Tu lui diras qu'il vienne tout de suite... Ecoute bien... Tu lui diras d'abord, en premier, bien quillaudement, que je lui souhaite le bonjour... Et puis qu'il vienne tout de suite, tout de suite, as-tu compris ? Et que la Torine elle est sa servante, comme de juste, et qu'elle lui souhaite bonjour et civilités... Va, mon petit, va vite, dépêche-toi !...
[RENOIR:] Essaie du Molière. La recette est infaillible. [BOVERIO:] Je ne sais quelle mouche les pique, aujourd'hui ! L'heure de la répétition est passée de cinq minutes et ils sont tous encore à discuter dans l'escalier. [MARTHE:] Je les ai déjà sonnés trois fois. [BOVERIO:] Je crois qu'ils attendent Jouvet. [RENOIR:] Tu vas voir s'ils l'attendent, quand ils sauront que Molière est là. Tu devines quelle pièce nous prenons, n'est-ce pas, Boverio ? [BOVERIO:] Évidemment. Le début de L'Impromptu de Versailles. C'est de circonstance. [RENOIR:] Tu n'as pas comme moi l'impression, quand tu entends cet appel d'outre-tombe, que tous les comédiens du monde vont arriver, qu'ils arrivent ? [BOVERIO:] On peut toujours faire l'expérience. [MARTHE:] Nous vous donnons la réplique. [RENOIR:] Allons donc, Messieurs et Mesdames, vous moquez-vous avec votre longueur, et ne voulez-vous tous venir ici ? La peste soit des gens ! Holà, Monsieur de Brécourt ! [BOVERIO:] Quoi ? [MARTHE:] Absent, Brécourt. [RENOIR:] Monsieur de La Grange ! [BOVERIO:] Qu'est-ce ? Il s'en fiche, M. de La Grange ! [RENOIR:] Mademoiselle Béjart ? [MARTHE:] Hé bien ! Elle est au cinéma, Mlle Béjart. [RENOIR:] Ne t'inquiète pas. Elle vient. Je crois que je deviendrai fou avec tous ces gens-ci. Eh têtebleu ! Messieurs ! Me voulez-vous faire enrager aujourd'hui ? [BOVERIO:] A part la Champmeslé, Talma, et Rachel, personne. [RENOIR:] Je les entends. Ah, les étranges animaux à conduire que des comédiens ! [ADAM:] Eh bien, nous voilà ! Que prétendez-vous faire ? [RENOIR:] Félicitations pour le foulard, Adam ! [CASTEL:] Quelle est votre pensée ? [RENOIR:] Bonjour, Castel. [DASTE:] De quoi est-il question ? [RENOIR:] Salut, Dasté. De grâce, mettons-nous ici, et puisque nous voilà tout habillés, et que le roi ne doit venir de deux heures, employons ce temps à répéter notre affaire et voir la manière dont il faut jouer les choses. [RAYMONE:] Le moyen de jouer ce qu'on ne sait pas ? [RENOIR:] Tu es enrouée, Raymone ? [LAPETITE VERA:] Pour moi, je vous déclare que je ne me souviens pas d'un mot de mon personnage ! [DASTE:] Bravo, Véra ! Tu sais déjà Molière par cœur ? [LAPETITE VERA:] Je ne sais que ça. Je ne sais par cœur que Molière, Racine, Corneille, Beaumarchais et Musset, mais je les sais bien ! [RAYMONE:] Madeleine essaie. Elle arrive. [RENOIR:] Et les voilà tous ! Vous êtes prêts, les enfants ? On commence ? [DASTE:] Une minute, Renoir, une minute ! [RENOIR:] Tu as l'air hors de toi, Dasté. Que discutiez-vous, dans l'escalier ? [ADAM:] Nous ne discutions pas. Nous étions tous du même avis. [DASTE:] Tous nous en avons assez. C'est un scandale. [CASTEL:] Pourquoi ne leur dit-on pas leur fait une fois pour toutes, Renoir ? [RENOIR:] Mais à qui ? À qui en avez-vous ? [DASTE:] Aux ennemis du Théâtre. [RAYMONE:] Aux amis du Théâtre. [DASTE:] Moi, si j'avais le moindre talent, si je savais écrire comme Bouquet, il y a longtemps que j'aurais mis les choses au point. Mais dès qu'il a une minute, il joue de la flûte. [LAPETITE VERA:] C'est son violon d'Ingres. [BOVERIO:] Cela doit l'intéresser, le public, le théâtre, puisqu'il y vient. Il faudra bien un jour qu'il apprenne enfin ce que c'est. Mais ça n'est quand même pas à nous de lui raconter notre petite histoire. [CASTEL:] Cela n'avancerait à rien. [ADAM:] Je ne nous vois pas arrêtant la représentation et venant à la rampe lui dire : Mon pauvre public, les auteurs te négligent, les critiques t'aveuglent, les directeurs te méprisent ! Tu n'as qu'un vrai ami, le comédien ! [SAINT-ISLES:] Cela paraîtrait prétentieux. DASTE : Avec leurs histoires de mise en scène, par exemple, on te fait prendre des vessies pour des lanternes. Tu n'y comprends plus rien ! ADAM : Nous la connaissons, la mise en scène ! C'est si simple ! C'est une pièce où tout est résonance pour notre voix, une scène où tout est solide et facile pour nos pieds. Et en avant le tir ! [RENOIR:] Dites-moi, mes petits amis, vous ne croyez pas que si nous répétions, bien sagement, bien tranquillement, ce serait une petite réponse aussi ? [ADAM:] Et leur réalisme ! Et leur populisme ! Tu nous vois recommençant le Théâtre-Libre ? [DASTE:] C'était joli, le Théâtre-Libre ! On disait il est cinq heures, et il y avait une vraie pendule qui sonnait cinq heures. La liberté d'une pendule, ça n'est quand même pas ça ! [RAYMONE:] Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre. [LAPETITE VERA:] C'est d'une simplicité enfantine, le théâtre, c'est d'être réel dans l'irréel. Moi, je veux bien le leur dire ce soir, si vous voulez. RENOIR : Toi, tu vas prendre ta scène avec Andromaque... Silence, les enfants... Où t'en vas-tu, Adam ? [ADAM:] À côté. Il vente ici. [RAYMONE:] Puisque tu crains les courants d'air, pourquoi as-tu fait du théâtre ? [ADAM:] Au-dehors, le calme plat. Le consommateur à la terrasse qui va téléphoner peut oublier une feuille de papier à cigarettes sur sa soucoupe, il la retrouve à son retour. Ici, on se croirait sur des vergues, au large d'Ouessant. [RAYMONE:] Viens dans la salle avec moi. [ADAM:] Tu penses. Dans la salle, il n'y a que le fauteuil 88 où l'on ne soit pas éventé, et Barrot naturellement y installe le pupitre de répétition. [RENOIR:] Dasté et Véra, commencez. comment voulez-vous que les pauvres diables s'y reconnaissent ? On brouille la vase pour prendre le poisson. [ADAM:] Ma chère Dasté, ton indignation me paraît généreuse, mais tu ne la trouves pas un peu confuse ? [DASTE:] Sûrement elle est confuse ! C'est bien pour cela que je serais reconnaissante à celui qui la clarifierait. Tous ces malaises, tous ces sophismes, tous ces égoïsmes qui nous gâtent notre métier, qui remplissent d'équivoque les rapports du public avec le théâtre, tu crois qu'il ne mériterait pas d'être embrassé, celui qui les liquiderait une fois pour toutes ? [LAPETITE VERA:] Moi, je l'embrasserai très bien aussi. [CASTEL:] Moi aussi. [BOGAR:] Il doit bien y avoir pourtant un truc pour dire leur vérité aux gens ! [RENOIR:] Il y en a un. Ou plutôt, il y en avait un. Et incomparable. [ADAM:] La lettre anonyme ? [RENOIR:] Non, son contraire, le Théâtre. [MARTHE:] M. Jouvet fait dire qu'on commence sans lui. Excepté toi, Raymone. Va le voir. Il veut te badigeonner la gorge avant que tu dises un mot... Et que vous n'insistiez pas comme vous faisiez sur le mot "cul de singe"... Et que si l'huissier de M. Deval veut entrer de force, on lui casse la figure. [ADAM:] Nous ne sommes pas d'humeur aujourd'hui à ne pas insister sur le mot "cul de singe". [LAPETITE VERA:] Et d'ailleurs, je ne répète pas. Il y a quelqu'un dans la salle. [RENOIR:] Où cela ? [DASTE:] Là-bas. Qui entre. [RENOIR:] Qui êtes-vous, Monsieur ? [ADAM:] Fermez votre porte, au moins ! [BOGAR:] Le voilà qui vient par ici. [RENOIR:] Que faites-vous là, Monsieur ? [ADAM:] Quel toupet ! Il entre par les coulisses. [RENOIR:] Prenez garde, Monsieur ! Cours le diriger, Castel, il va tomber dans le puits d'Électre. [CASTEL:] C'est fait. [RENOIR:] Éclaire, Marthe. Il va se cogner contre la poutre du Château de cartes. [MARTHE:] Trop tard. [ADAM:] On n'entend plus rien. Il est mort. [LAPETITE VERA:] Si c'est l'huissier, tant mieux. Au son, c'était bien une fracture du crâne. [RENOIR:] Vous êtes mort, Monsieur ? Que dit-il ? [ADAM:] Je crois qu'il dit qu'il vit. [LA PETITE VERA:] Le voilà.
[ROBINEAU:] Mesdames, mes hommages ! Mes excuses, Messieurs ! [RENOIR:] Il faut sortir, Monsieur. [ROBINEAU:] Monsieur Jouvet, n'est-ce pas ? En dépit de ces lunettes, j'ai des visages une mémoire infaillible. [RENOIR:] Non. Monsieur Renoir. Je déplore vos accidents, Monsieur, mais la règle... Alors je m'en félicite aussi, Monsieur, mais la règle... [ROBINEAU:] Il me plaît, Monsieur, de savoir que ce domaine enchanté a des trappes pour le défendre, des pièges à loup pour l'isoler, des béliers pour assommer l'importun... sans toutefois réussir à l'écarter. [RENOIR:] En effet, Monsieur. [ROBINEAU:] Jusqu'ici, des ailes m'y portaient. Car je suis un de vos fidèles... Ou des anges gardiens, sous la figure de vos délicieuses ouvreuses ! Mais combien je préfère, fût-ce au dam de mon front et de ma hanche, cette marche au Saint Graal qui m'amène à fouler ce parquet sacré... Car c'est du parquet, n'est-ce pas ? [ADAM:] Oui, des planches, Monsieur. Ce sont les planches. ROBINEAU : Les planches ! Nom merveilleux. Le dernier sol en France où viennent se poser encore du ciel antique les sandales, les cothurnes, les socques. Que sont les champs d'aviation à côté de ce terrain d'atterrissage ? Je peux les toucher, Monsieur ? J'en ai bien le droit puisque je viens de les baiser... On dirait le plancher d'un navire... D'ailleurs, de toute cette scène on dirait un navire ! Est-ce vrai que vous engagez d'anciens gabiers pour manœuvrer là-haut dans ces haubans ?... D'un navire amarré au quai de la réalité et de la ville, et quand vous jouez, vous retirez cette échelle, l'échelle, vous levez l'ancre, Monsieur, et vous cinglez ! [RENOIR:] Nous cinglons, oui, Monsieur, mais sans passager clandestin. Que voulez-vous ? [ROBINEAU:] Je viens voir Monsieur Jouvet. [MARTHE:] Vous avez rendez-vous ? [ROBINEAU:] Il se trouve que les fonctions dont je suis actuellement revêtu me permettent de me présenter sans rendez-vous. [ADAM:] Vous êtes l'huissier du propriétaire ? [ROBINEAU:] L'huissier du propriétaire ? Au contraire, Monsieur, au contraire ! Il se peut que j'apporte à Monsieur Jouvet des millions. [DASTE:] C'est un fou. [LAPETITE VERA:] Ils sont là, dans cette serviette ? [ROBINEAU:] Ils y sont et ils n'y sont pas. Cela dépendra de Monsieur Jouvet, Mademoiselle... Mademoiselle Ozeray, n'est-ce pas ? Vous avez la même jeunesse à la ville qu'à la scène, [LAPETITE VERA:] Je suis Véra, Monsieur, et j'ai douze ans. [ROBINEAU:] Douze ans ! L'âge de Juliette trois ans avant qu'elle en eût quinze ! Soyez félicitée, Mademoiselle Véra ! On ne saurait trop féliciter les personnes de douze ans. [RENOIR:] Vous nous excusez, Monsieur ? Nous répétons. [ROBINEAU:] Je vous en prie. Je ne dirai mot. C'est un des rosiers de L'École des femmes, n'est-ce pas ? Charmant accessoire. Et bien choisi !... Je suis sûr que Molière aimait les fleurs simples, et qui sentent bon. [LAPETITE VERA:] Ce n'est pas comme Baudelaire. [ROBINEAU:] Déjà vous connaissez Baudelaire, mon enfant ! Peut-on vous demander ce que vous comptez faire dans la vie ? [DASTE:] Je t'attends, Véra ! [LAPETITE VERA:] Papa voudrait que je sois Réjane et maman que je passe mon bachot. Qu'est- ce qui vaut le mieux ? [ROBINEAU:] Oh ! c'est très différent. Si vous êtes Réjane, vous serez connue du monde entier, vous ferez pleurer mille personnes à la fois, vous vous promènerez au Bois tirée par des mules blanches, et les rois vous écriront. [RAYMONE:] Ce qui est agréable, ma petite Véra, c'est faire pleurer une seule personne. Mais la faire bien pleurer... Une personne qu'on aime bien... [LAPETITE VERA:] Et si je passe mon bachot ? [DASTE:] Véra ! [LAPETITE VERA:] Je viens ! [ROBINEAU:] Si vous passez votre bachot ? Vous serez savante. Vous saurez que l'estomac ressemble à une vieille chaussette et pourquoi on a guillotiné Louis XVI. Vous saurez gagner les guerres. Le général Joffre était bachelier. Vous saurez écrire des livres. Nos plus grands écrivains, [LAPETITE VERA:] Je confonds toujours cuissot de chevreuil et cuisseau de veau. [ROBINEAU:] Justement. Eux jamais. [ADAM:] Voilà Jouvet !
[JOUVET:] Bonjour, les enfants... Tu es là, Léon ? [LEON:] Oui, Monsieur Jouvet. [ROBINEAU:] Monsieur, je vous salue bien. [JOUVET:] Serviteur, Monsieur... Marthe, va me chercher la lotion pour badigeonner Raymone. On a eu tort, Monsieur... Tu as fini ta plantation, mon petit Léon ? [LEON:] J'ai tout fini. Nous avons passé la nuit. Dix colonnes de douze mètres à la cour, et l'arc de triomphe au jardin. [JOUVET:] Bravo ! Bravo ! Mais j'ai réfléchi. Je crois qu'il faut les colonnes au jardin et l'arc à la cour. D'ailleurs, les arcs de triomphe ne me disent rien le matin. Tu vas me faire une pyramide. [LEON:] Parfait. Ça fera la nuit prochaine... Le tampon pour faire monter Iris est terminé, [JOUVET:] Bravo ! Bravo ! Mais je crois que nous allons la faire venir du ciel. C'est beaucoup plus régulier pour Iris. Tu vas me monter une gloire, une belle, avec des roulements à billes. En avant pour la gloire, Léon ! [LEON:] Entendu. [ROBINEAU:] Dois-je me déranger, Monsieur ? [JOUVET:] Oui, Monsieur... Tu peux me donner tes casseroles neuves, Marquaire ? [MARQUAIRE:] Juste une minute, Monsieur Jouvet. [JOUVET:] Tu as les recettes des autres matinées, Marthe ? [MARTHE:] Aussi mauvaises que la nôtre, et pourtant il pleuvait. [JOUVET:] Oh ! la pluie ne suffit pas. C'est très délicat, les matinées d'été du dimanche. C'est autrement compliqué que la mayonnaise. [BOGAR:] Il faut qu'il pleuve toute la journée. [JOUVET:] Tu es sans nuances. Il faut d'abord qu'au réveil le temps soit gris. Les humains sont idiots. S'ils ont le soleil dans l'œil le dimanche matin en ouvrant leur fenêtre, l'idée ne leur vient pas une minute qu'ils peuvent avoir la pluie à deux heures, quand ils seront en rase campagne, l'orage à trois, à quatre la foudre sur l'arbre qui les abrite, à cinq l'incendie de la meule qu'ils ont pu gagner en massacrant dans la pluie robes et souliers. Non. Ce sont des mules. Nous leur offrons ici un lieu où ils ne risquent ni les pieds gelés, ni la mort par immersion ou décharge électrique, ni la poursuite du taureau, ni l'invasion des aoûtats... Ah ! Marthe, je te signale qu'il y a une puce dans la salle, j'ai eu des plaintes... En vain ! parce que le soleil leur a léché l'œil au réveil, ils braveront tous ces dangers. Le seul recours est l'averse de onze heures cinq, à l'heure où le père de famille va sortir la voiture. S'il n'a pas mis de chapeau pour faire le jeune homme, et s'il prend tout, je t'assure que ça lui fait passer l'envie d'aller voir le Petit Morin ou les vestiges druidiques du pays de Bièvre. [RENOIR:] Pas du tout. Le ciel dégagé à une heure, et ils filent. [JOUVET:] C'est bien pour cela qu'une averse aux environs d'une heure dix est aussi absolument nécessaire. [ADAM:] On ne peut vraiment pas réclamer que tous les dimanches soient mauvais ! [JOUVET:] Je ne demande pas que le dimanche soit mauvais ! Je demande l'averse de onze heures cinq et le retour d'averse de une heure dix ! On ne peut vraiment pas demander moins ! Après, que le soleil éclate, que le thermomètre pète, que les chiens rôtissent à l'ombre, je m'en moque ; mes gens sont bouclés ! [MARQUAIRE:] Les casseroles sont prêtes, Monsieur Jouvet. [JOUVET:] Donne-moi la bleue... Ça ne vous fait rien, Monsieur, d'être coloré en bleu une seconde ? [ROBINEAU:] Très flatté. [JOUVET:] La rouge, Marquaire. [ADAM:] C'est plus chaud, n'est-ce pas ? [ROBINEAU:] Un initié pourrait noter la différence. [JOUVET:] Donne la jaune, Marquaire. On va voir comment le jaune va à Monsieur. [ADAM:] Vous êtes ravissant, Monsieur. De toute évidence, votre couleur, c'est le jaune. [ROBINEAU:] C'est la couleur de l'Université, à laquelle j'ai eu l'honneur d'appartenir. [JOUVET:] Un peu de mercure, maintenant, pour décomposer complètement Monsieur. Et maintenant, Monsieur, que nous vous connaissons sous tous vos visages, disparaissez ! [ROBINEAU:] Monsieur Jouvet... [JOUVET:] Dites à ceux qui vous envoient que nous nous moquons d'eux. Que le théâtre est aux comédiens, et non aux exploiteurs. [ROBINEAU:] Vous vous trompez, Monsieur Jouvet... [JOUVET:] Je ne me trompe jamais. Que le dernier des bateleurs est un modèle d'humanité à côté de l'espèce dont vous nous fournissez un si triste exemplaire. [ROBINEAU:] Vous confondez, Monsieur Jouvet... [JOUVET:] Je ne confonds jamais. Et dites à celui de qui vous tenez votre mandat... [ROBINEAU:] Mais il n'y a pas de celui, Monsieur Jouvet. Il y a celle ! Il y a la République ! [DASTE:] Je l'ai dit ! C'est un fou. [ROBINEAU:] Jamais je n'aurais osé franchir les barrières du Théâtre si je n'avais été envoyé par la République. Je suis Jules Robineau, Monsieur Jouvet, l'ancien professeur de grammaire, le député, le chef de groupe ! [ADAM:] Donne une casserole bleu, blanc, rouge, Marquaire ! [ROBINEAU:] Ce matin, en commission, la Chambre m'a désigné à l'unanimité pour son commissaire au budget des théâtres. [JOUVET:] Je vous félicite. [ROBINEAU:] Comme une plus-value soudaine des impôts a libéré une somme consignée fort importante, j'ai eu l'idée de proposer à la Chambre qu'on l'affectât tout entière à l'art théâtral... [JOUVET:] Asseyez-vous donc. [ROBINEAU:] Puis, réfléchissant que j'étais un profane, je me suis dit que je n'avais qu'un recours. Va voir Jouvet ! me suis-je dit, utilisant le monologue invocatif dans mon premier instinct théâtral. Son accueil est assuré aux inconnus. [JOUVET:] En effet. Vous venez de le voir. [ROBINEAU:] Et puisque ton rapport doit être prêt demain, demande-lui de t'expliquer en un quart d'heure le théâtre, ses secrets, ses gloires et ses plaies. [RENOIR:] En un quart d'heure ? [ROBINEAU:] Je sais. Je sais que je suis ridicule. Je suis comme Madame de Staël qui, à Weimar, demanda à Fichte, dans une embrasure de fenêtre, de lui expliquer le système philosophique qu'il avait mis quarante ans à construire, et, au bout de deux minutes, l'arrêta, ayant tout compris. JOUVET : Non ! Non ! On peut dire beaucoup de choses en un quart d'heure ! Restez, les enfants... Pour cette scène, le meilleur décor c'eêt sûrement les comédiens. Faites une petite répétition à l'italienne, là, au jardin. Et aussi répondez vous-mêmes, quand je serai coi... Nous vous écoutons, Monsieur. Monsieur Jouvet, comme à la plupart des Français, mes lumières sur le théâtre me viennent des critiques dramatiques. Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que nous nous étendions d'abord sur les critiques ? [JOUVET:] J'allais vous en prier. [ROBINEAU:] De ceux-là, en tout cas, vous n'avez pas à vous plaindre ? [JOUVET:] Non. Ce sont des anges. [ROBINEAU:] Tout le monde sait qu'ils vous adorent. [JOUVET:] Certains m'embrassent jusqu'à l'étranglement. [ROBINEAU:] Vous ne nierez pas qu'ils vous soutiennent sans défaillance ? [JOUVET:] Ils vont jusqu'à faire l'appoint de mon compte en banque, aux fins de mois. [ROBINEAU:] Que racontez-vous là ! [JOUVET:] Un rêve que j'ai fait. Un rêve. Un jour de fin de mois, quand les autres directeurs mes amis et moi-même courions dans l'angoisse les mécènes vrais ou faux, quémandant l'aumône pour payer une avance à nos comédiens, j'ai rêvé que nous n'avions qu'à passer à la banque, les critiques avaient payé notre passif. [ADAM:] Les braves gens ! [JOUVET:] Je m'en étonnais même en rêve. Je me disais : Comment les critiques, qui ont des charges, qui viennent au théâtre toujours magnifiquement habillés et gantés de blanc pour donner son lustre au spectacle, qui achètent sans arrêt les éditions du théâtre classique et moderne, antique et étranger, qui saisissent la première occasion venue d'offrir en prix aux écoles ou au Conservatoire le Théâtre dans un fauteuil ou le Paradoxe sur le comédien, qui assurent par leur souscription la vie sans heurt des entreprises dramatiques désintéressées, Chimère, Sorbonne, ou Petite Scène, qui reçoivent splendidement, dans des fêtes dont les hôtes gardent une mémoire éternelle, les acteurs et les critiques théâtraux étrangers de passage à Paris, bref qui remplissent strictement leur mission de critique dramatique, peuvent-ils encore trouver dans leur bourse de quoi solder mes déficits ! [ROBINEAU:] En effet, comment ! qui est la vérité, ils en sont évidemment les premiers responsables. La corporation qui a fait de Bataille un millionnaire et de Becque un raté, qui délire au Mot de Cambronne et qui bâille à Claudel, doit évidemment se sentir parfois au cœur une dette lancinante envers le théâtre. Mais de là à prendre sur leurs appointements pour payer mes déficits, il y a loin ! En effet, cela ne se fait dans aucune branche. [RENOIR:] Nos critiques d'art, auxquels nous devons le Grand Palais et les statues de nos maréchaux, n'ont jamais payé la moindre indemnité aux frères Perret et à Maillol. [ROBINEAU:] Mais alors, pourquoi ? Ils vous l'ont dit, dans votre rêve ? [JOUVET:] Ils me l'ont dit. [ROBINEAU:] Vous me voyez pantelant. [JOUVET:] Ils m'ont dit : Mon cher Jouvet, critique et justice sont sœurs. Critiques nous sommes, justes nous serons. Si la critique française est présentement ce qu'elle est, réputée, appréciée, cravatée, c'est que Copeau, Dullin, Pitoëff, Rocher, Baty et vous, avez retiré le théâtre français de l'ornière. Non, non, ne protestez pas, m'ont-ils dit ! Les plumes de ces oiseaux parleurs que sont les critiques ne prennent leur éclat que si le ciel théâtral est somptueux, le climat intense. Que les pièces bonnes choient ou prospèrent, cela est question secondaire, et peu importe à la critique, pourvu qu'il y en ait. Car ne croyez pas que leur chute nous nuise. Notre armée est toute spéciale. au contraire, sourions flattés au nom de Phèdre, de L'Arlésienne, de La Parisienne. L'éclat des défaites que nous provoquons, pourvu qu'elles soient injustes, nous ensoleille nous-mêmes. Cela est si vrai que la mémoire des siècles ne garde que le nom des bonnes pièces et le nom des mauvais critiques, de L'École des femmes et de Boursault, de Chatterton et de Gustave Planche, alors que le nom des mauvaises pièces et des bons critiques disparaît toujours pour l'éternité. Ne comptez donc pas que nous attendions notre gloire de vos seuls succès, et que systématiquement nous approuverons ce que vous faites. Forts d'ailleurs de l'assurance que le mal que nous pourrons dire de vos bonnes pièces sera toujours largement compensé par le bien que nous dirons de vos mauvaises, nous continuerons à traiter sur pied d'égalité vos scènes et celles de vos confrères moins désintéressés. C'est un droit qu'à la porte nous acquérons gratis. Mais nous ne voulons pas que vous pâtissiez de vos efforts avortés, et comme nous savons que vous les avez faits de bonne foi, comme nous savons que, même s'ils sont prématurés, ou informes, ou démesurés, ils finiront par être portés à la masse du théâtre et à lui profiter, à nous profiter, nous avons décidé en assemblée solennelle que nous nous cotiserions pour éviter votre ruine. Nous vous devons bien cela. [ROBINEAU:] Mais, enfin, ce seraient des charges énormes ! [RENOIR:] Rien que pour Tripes d'or et pour Judith ils en auraient pour trois cent mille francs. [ADAM:] On aime le théâtre ou on ne l'aime pas. Eux l'aiment. [JOUVET:] Voilà ce qu'ils m'ont dit ; je me suis réveillé. [ROBINEAU:] Votre rêve sent l'amertume, Monsieur Jouvet ! Y aurait-il vraiment une querelle entre les critiques et vous ? [JOUVET:] Entre les critiques et moi, pas la moindre. Entre le théâtre et les critiques, peut-être. [ROBINEAU:] Elle est grave ? [JOUVET:] Je ne vois pas plus grave pour le pays, y compris les lotissements et les dévaluations. [ROBINEAU:] Auquel ? [JOUVET:] À l'avilissement. [ROBINEAU:] Du théâtre ? [JOUVET:] Du théâtre. C'est-à-dire de l'imagination, du langage. C'est-à-dire du pays. [ROBINEAU:] Que vos ennemis déclarés soient les critiques, les bras m'en tombent ! [JOUVET:] Distinguons, Monsieur Robineau, distinguons ! Je compte deux sortes de critiques. Il y a d'abord ceux qui pensent sur le théâtre tout ce que je pense moi-même. Ce sont mes amis, mes frères. Ce sont les bons critiques. [ROBINEAU:] Et il y a ceux qui ne pensent pas comme vous ? [JOUVET:] Oui. Ce sont les mauvais critiques. [ROBINEAU:] Je croyais la corporation des critiques tellement honorable dans son ensemble ! [JOUVET:] Elle l'est. C'est bien là le désastre. Elle est cultivée, sensible, honnête. Le mal fait au théâtre l'est par une élite cultivée, sensible, honnête. Comme la plupart du mal fait à la France, d'ailleurs. La France meurt de ces cénacles cultivés, sensibles et honnêtes qui refusent Claudel à l'Académie, laissent Renault installer ses usines dans les îles de Meudon, ou s'occupent à accumuler l'équivoque entre le pays et ses vrais maîtres, qu'ils soient les architectes, les instituteurs, ou les prêtres. [ROBINEAU:] Mais comment se fait-il que les critiques n'aiment pas le théâtre ? [JOUVET:] Ils l'adorent. Ils lui sacrifient leurs veilles, leurs repas familiaux. Ils se rendent au théâtre malgré rhumes et rhumatismes, sous la pluie, la foudre, et la grêle. Le soir de la générale, se frayant dignement son chemin à travers une foule agressive, bruyante, voyante, bornée, une cohorte de cinquante écrivains calmes, généreux, impartiaux, combles de vraie culture, d'allégresse poétique, de divination, passe les portes : c'est la critique qui entre. [ROBINEAU:] Que j'aime vous voir impartial ! [JOUVET:] Attendez. Et la soirée s'achève. Et c'est un succès. Et la foule s'écoule lentement, distraitement, émue, atteinte, frémissante, à nouveau toute neuve, et soudain la bouscule, se ruant vers le vestiaire et la sortie, une cohorte de cinquante écrivains harassés, assommés, redevenus podagres, grommelants, sans opinion, sans goût, déroutés, haineux, certains même barbus : c'est la critique qui sort. [ROBINEAU:] Quelle que soit la pièce ? [ADAM:] Il paraît que des pièces où une femme blanche accouche d'un petit nègre ils sortent jubilants. [ROBINEAU:] Que s'est-il donc passé ? Que leur a-t-il manqué ? [BOGAR:] Ce dont l'auteur était plein, Monsieur Robineau. Ce dont les comédiens étaient débordants. Ce qui là-haut agitait l'étudiant et même l'hirondelle sur leur strapontin de galerie, ce qui collait les ouvreuses aux fentes des baignoires pour entendre et voir un peu de la nouvelle pièce : l'amour. [ROBINEAU:] Vous dites qu'ils l'avaient en entrant ! [JOUVET:] Je ne parle pas de l'amour du théâtre. Je parle de l'amour. L'amour des hommes, des animaux, des plantes. Si tout ce public, les lumières baissées, est maintenant fondu et recueilli dans l'ombre, c'est pour se perdre, pour se donner, pour s'abandonner. Il se laisse remettre en jeu dans l'émotion universelle. Il sent soudain le sourire à un centimètre de ses lèvres, les larmes de ses yeux, l'angoisse de son cœur. Bref, il aime. Mais il n'aime plus égoïstement, étroitement. Immobile, alangui, il aime comme Dieu peut aimer, quand il lui est donné de suivre, par un trou soudain ouvert dans les nuages, le jeu de quelques misérables ou magnifiques créatures. Un dieu paralysé, impuissant, autres ressemblances peut-être avec le vrai, mais qui se sent comme celui-là plein de pitié et de reconnaissance pour ces êtres fraternels ou filiaux qui veulent bien ce soir souffrir, vivre et mourir à sa place. C'est une heure d'éternité, l'heure théâtrale ! Eux, au contraire, le rideau levé, ils se sont raidis, isolés, par conscience, par une défiance d'eux-mêmes qui est devenue une défiance du spectacle ; ils se sont cru des jurés chargés de condamner ou d'absoudre ; ils se trouvent non devant un auteur, non devant des personnages, mais devant une pièce qu'ils ont mission de peser et d'auner, et qui se cogne, haletante, à leur cerveau gonflé de chefs-d'œuvre. méticuleux au compte de Molière, dédaigneux au compte de Musset, ils ne puisent dans ces sources de lumière et de bonté que la myopie et la hargne, et, à mesure que du spectacle une nouvelle vérité, ou une gaieté nouvelle, ou un nouvel honneur s'élève, ou une nouvelle angoisse qui donne la chair de poule même aux cariatides de stuc, eux, qui étaient à l'entrée les plus aptes à aider à cette naissance, ils sont à la sortie les seuls à ne pas la comprendre. [BOVERIO:] Tu as raison, Jouvet. Le mal vient de ce qu'ils croient qu'il y a des pièces, alors qu'il n'y a que des auteurs. [RENOIR:] Il faut dire aussi qu'il est à plaindre, le critique ! C'est un locataire ambulant. Chaque soir on l'expulse d'un appartement nouveau, avant même qu'il ait pu repérer où se trouvent l'eau et le gaz, si bien qu'il finit, plein d'appréhension pour les palais, leur luxe compliqué, leur personnel nouveau, ou les villas modernes, par se plaire seulement dans de petites demeures sans histoire, où fonctionnent les robinets courants d'esprit et de sensiblerie et où l'on se tire très bien d'affaire avec une femme de ménage. Chaque fois que j'aperçois dans la banlieue un pavillon qui s'appelle "Mon rêve" ou "Ça me suffit", je le salue. C'est la maison de la critique. [ROBINEAU:] Voyons, Monsieur Jouvet, les critiques ont fait tellement pour vous, tellement pour vos auteurs ! [JOUVET:] Mais oui, mais oui ! Ils ont fait énormément pour le bon théâtre. Mais ils n'ont pas assez fait contre le mauvais. [ROBINEAU:] Faudrait-il donc prétendre que c'est moins par le bien qu'ils disent de vous que par le mal qu'ils pourraient dire des autres que vous vous sentiriez le mieux loué ? [JOUVET:] Si vous le voulez, oui. [ROBINEAU:] Vous ne réfléchissez pas qu'ils ont à faire la part du public. [JOUVET:] Vous dites ? [ROBINEAU:] Je dis que notre public, hélas, est facile, qu'il aime la facilité. [JOUVET:] Voilà que vous parlez comme eux. Vous êtes allé à Orange, Monsieur Robineau ? [ROBINEAU:] À Orange ? [JOUVET:] À Orange. À Bussang. À Saintes. Vous avez vu un public de paysans, de vignerons, de petits boutiquiers suivre Les Érinnyes ou Horace ? [ROBINEAU:] C'est à Orange. C'est à Saintes. [JOUVET:] Je vois. Vous pensez que le ciel ouvert redonne à un auditoire sa noblesse originelle et que sous des plafonds le Français retombe à la vulgarité ? [ROBINEAU:] Je pense que ce sont là des enceintes privilégiées autour desquelles la ferveur a entretenu le respect du théâtre. [RENOIR:] Vous ne voyez pas le moyen de faire de tous les théâtres dignes de ce nom ces sortes d'enceintes privilégiées ? Nous, nous en connaissons un. [ROBINEAU:] Que les spectateurs entrent respectueux au théâtre ? [JOUVET:] Non. Que les directeurs soient respectueux envers les spectateurs. [ROBINEAU:] Que leurs ouvreuses soient muettes dans les couloirs, leurs fauteuils profonds, leurs vestiaires accessibles aux classes de moyenne aisance ? [JOUVET:] Qu'ils offrent au spectateur des pièces écrites en français. [ROBINEAU:] Ah ! je saisis enfin. Vous défendez contre les critiques la cause du théâtre littéraire ! [JOUVET:] Malheureux ! N'employez pas ce mot ! [ROBINEAU:] Qu'ai-je dit de si effroyable ? [JOUVET:] Au secours, les amis ! [RENOIR:] Cher Monsieur Robineau, si à Paris le public a risqué de perdre la notion du théâtre, c'est-à-dire du plus grand des arts, c'est qu'un certain nombre d'hommes de théâtre ont prétendu ne faire appel qu'à sa facilité, et par suite à sa bassesse. Il s'agissait de plaire, par les moyens les plus communs et les plus vils. Comme la langue française, parlée et écrite correctement, résiste d'elle-même à ce chantage, et n'obéit qu'à ceux qu'elle estime, c'est contre elle qu'a été menée l'offensive, et c'est alors qu'on a trouvé pour les pièces où elle n'était ni insultée ni avachie un qualificatif qui équivaut, paraît-il, aux pires injures, celui de pièces littéraires. [BOVERIO:] Très vrai. Si dans votre œuvre vos personnages évitent cet aveulissement du mot et du style, s'ils n'ont pas trop, pour expliquer leur pensée, de toutes les nuances de notre grammaire et de notre langage, si dans leur bouche il y a des subjonctifs, des futurs conditionnels, des temps, des genres, c'est-à-dire en somme s'ils ont de la courtoisie, de la volonté, de la délicatesse, s'ils utilisent le monologue, le récit, la prosopopée, l'invocation, c'est-à-dire s'ils sont inspirés, s'ils voient, s'ils croient, vous vous entendez dire aussitôt, avec politesse, mais avec quel mépris, que vous êtes non un homme de théâtre, mais un littérateur ! BOGAR : Vous avez beau lâcher sur la scène la terreur, la fatalité, les Érinnyes, une vraie terreur, de vraies Érinnyes : du fait qu'elles font leurs accords de participe, on vous dira que vous vous complaisez à des jeux d'esprit, à des subtilités de vocabulaire. [ADAM:] Vous avez beau, par la voix d'un jardinier, et une voix magnifique, la mienne, illuminer de la lumière la plus éclatante le chagrin de la solitude, de l'abandon, vous saurez, du fait qu'il monologue, que sa tirade est un tunnel. Bref vous apprenez, pour votre gouverne, que si tous les domaines de l'activité en France, la banque, la marine marchande, la coulisse, la mode, sont ouverts à la littérature, il en est au moins un dont l'entrée lui est interdite, le théâtre. [DASTÉ:] Que des directeurs aient cette conviction, cela peut encore s'expliquer. Ils administrent une entreprise, ils ont à la mener au succès et non au déficit, la parcimonie de l'Etat leur interdit d'être des éducateurs, des vestales de style, ou des philanthropes. Mais que certains critiques croient que la garde de notre langue soit réservée au Théâtre-Français, ne voient pas que tout théâtre en ce pays est un Théâtre-Français, qu'écrivains eux-mêmes, ils se congèlent ou s'irritent devant une pièce écrite et non parlée, et, avant d'entamer contre l'auteur un procès, dans lequel d'ailleurs ils peuvent avoir raison, ils ne prennent pas le soin d'indiquer aux lecteurs à quelle altitude se livre le tournoi, c'est ce qui est moins admissible, et lorsque, vaguement conscients de leur faute, ils vous disent pour s'excuser : Quelle pièce ennuyeuse, mais que nous aurons de plaisir à la lire ! ils sont eux-mêmes leurs propres juges, car cette phrase donne aux applaudissements qu'ils prodiguèrent la veille à une autre pièce son véritable sens : Quelle pièce admirable ! Que nous aurons de plaisir à ne pas la lire ! [ROBINEAU:] J'entends bien, mais... [BOVERIO:] Voulez-vous me dire ce que serait le comédien, Monsieur, s'il avait un autre honneur que celui de la langue et du style ? Lui qui doit prononcer les mots les plus stupides et les plus gros, où serait son métier, s'il n'avait à dire aussi les plus nobles ? Où trouver la récompense et la raison de ces mimiques, de ces toux, de ces bégaiements sous lesquels il cacha cent soirs l'indigence d'un texte, sinon dans le rôle qui lui rend les modulations, les amplitudes, les silences du vrai langage, et où il n'a plus qu'à être la statue à peine animée de la parole ! Quel soufflet banal chez nous que les poumons d'un acteur, s'ils n'aspirent et n'expirent pas selon le rythme de Racine ! [ROBINEAU:] J'entends bien. Mais ne croyez-vous pas que les critiques croient protéger ainsi un droit essentiel : le droit qu'a le public de comprendre ? [CASTEL:] Quand il ne comprend pas, qu'ils expliquent ! Ce pourrait être là leur mission. [JOUVET:] De comprendre ? Le mot "comprendre" n'existe pas au théâtre. Tu le comprends, le mot "comprendre", toi, Renoir ? Marthe, va donc voir où est passée Raymone. Elle avait des amygdales comme des figues. [RENOIR:] C'est avec ce mot "comprendre", Monsieur Robineau, que les demi-lettrés ont gâté le public. N'allez entendre que ce que vous comprenez, lui répètent-ils depuis un demi-siècle. Allez à La Tosca : quand douze carabiniers tirent à l'escopette sur son amant, vous avez toute chance de comprendre qu'on le fusille. Allez aux Avariés, vous y comprendrez que la veille de vos noces il y a intérêt à ne pas enterrer votre vie de garçon entre des bras mercenaires, fussent-ils de velours. [DASTE:] Et dans la vie aussi. Depuis que je n'essaie plus de comprendre, cela va beaucoup mieux. [ROBINEAU:] Le moyen de croire qu'un public puisse se plaire à une pièce qu'il ne comprend pas ! . Je vous prends à témoin, Monsieur, vous qui jouez les rôles de bon sens dans cette troupe. [BOGAR:] Ce que Jouvet veut dire, Monsieur, c'est que le théâtre n'est pas un théorème, mais un spectacle, pas une leçon, mais un filtre. C'est qu'il a moins à entrer dans votre esprit que dans votre imagination et dans vos sens, et c'est pour cela, à mon avis, que le talent de l'écriture lui est indispensable, car c'est le style qui renvoie sur l'âme des spectateurs mille reflets, mille irisations qu'ils n'ont pas plus besoin de comprendre que la tache de soleil envoyée par la glace. [ADAM:] Vous n'allez pas au Palais-Royal pour comprendre, Monsieur Robineau. Les réflexes de votre gaieté sont mécaniquement atteints par les bouffonneries, et vous riez. Pourquoi refuseriez- vous les mêmes droits aux réflexes de votre douceur, de votre ambition, de votre tendresse ? [BOVERIO:] J'ai connu un enfant qui voulait comprendre le kaléidoscope. Il a raté toutes les joies du kaléidoscope. Ses camarades avec cet objet comprenaient qu'il y a le bleu, le rouge, les arcs- en-ciel, les mirages, les bâtons de feu, l'enfer, la volupté, la mort. Lui ne comprenait rien, et cassa sa machine. [ROBINEAU:] Ce n'est pas la même chose. [JOUVET:] C'est la même chose. Et quand je vois aux fauteuils un spectateur qui roule les yeux, qui tend l'oreille, qui, congestionné, se demande : Qu'a-t-il bien voulu dire ? qui essaie de trouver un sens à chacun de nos gestes, de nos intonations, de nos lumières, de nos airs de scène, j'ai envie de venir à la rampe et de lui crier : Ne vous donnez donc pas ce mal, cher Monsieur. Vous n'avez qu'à attendre, vous le saurez demain ! [ROBINEAU:] Demain ? [JOUVET:] Vous dormirez, et le saurez. Voilà ce que les critiques devraient justement vous dire : c'est que la pièce était bonne. Parfois, de l'autobus, j'aperçois dans la rue un vieux monsieur rondelet au bras d'une jeune fille, dont la démarche est légère, la marche aimantée, le visage radieux mais tourné vers eux-mêmes ; je suis sûr qu'ils ont vu la veille une bonne pièce. Ils ne l'ont peut-être pas comprise. Mais, à part la pièce, ils comprennent tout aujourd'hui, le beau temps, la vie, les feuilles des platanes, les oreilles des chevaux... Une pièce bien écrite, évidemment. Le style a passé sur ces âmes froissées par la semaine comme le fer sur le linge ; elles sont toutes lisses... Ah ! te voilà enfin, femme Narsès !
[RAYMONE:] Je viens. J'accours. Il paraît qu'on a une visite ? [RENOIR:] Raymone, je te présente Monsieur le Commissaire général du budget. [RAYMONE:] Il est bien joli. [ROBINEAU:] Je vous ai applaudie dans Le Misanthrope et l'Auvergnat, Mademoiselle Raymone ! Vous y étiez on ne peut plus ravissante. [RAYMONE:] Il est bien hardi, aussi. [RENOIR:] Et voici Mademoiselle Ozeray. [ROBINEAU:] Mademoiselle, vous me voyez vraiment enchanté. [OZERAY:] Moi, Monsieur, je suis ravie. [ROBINEAU:] Permettez-moi de vous dire que vous jouez Agnès mieux qu'Agnès elle-même ! [OZERAY:] Je vous le permets, Monsieur. Ce n'est pas vrai. Mais je vous le permets. [ROBINEAU:] J'attends toujours les Agnès au "petit chat est mort". Vous le dites prodigieusement. [RAYMONE:] C'est qu'elle s'applique, Monsieur. [ROBINEAU:] Que ce chef-d'œuvre de naturel naisse de l'application, non, Mademoiselle, nous ne le croyons point. Avouez-le. Vous avez un secret. [OZERAY:] J'ai un secret. Je pense à quelque chose. [ROBINEAU:] Où avais-je la tête ! Vous pensez à la mort ! Votre adorable petite personne pense à la mort !... De là notre émoi. [OZERAY:] Non, Monsieur. Je pense à un petit chat. [ROBINEAU:] C'est incroyable ! À un pauvre petit chat mort ? [OZERAY:] Jamais ! Cela n'est pas si simple ! Un chat mort est un chat mort. Tant pis pour lui. Ou tant mieux. Je ne veux rien dire contre la vie, mais enfin vous savez ce que c'est. [ROBINEAU:] Je le sais, Mademoiselle, hélas, je le sais !... Alors, si je vous comprends bien, pour dire de cette façon miraculeuse "le petit chat est mort", vous pensez à un petit chat vivant ? [OZERAY:] Non, Monsieur. Je pense à un petit chat malade. [ROBINEAU:] Quel art prodigieux est le théâtre ! Évidemment, il suffisait d'en avoir l'idée ! À un chat très malade ? [OZERAY:] Pourquoi très malade ? S'il est très malade, il est pour ainsi dire mort. [ROBINEAU:] Et nous retombons alors dans le cas précédent. Que je suis sot ! [OZERAY:] Essayez vous-même de dire "le petit chat est mort" en pensant à un chat très malade. Vous verrez ce que cela donne. Essayez pour voir. [ROBINEAU:] Vous voulez rire, Mademoiselle ! [OZERAY:] Vous allez voir si nous allons rire. Cela va être sinistre. [ROBINEAU:] Je ne me vois pas, devant une assemblée de comédiens réputés, essayant de dire "le petit chat est mort". Ce soir, oui, à la commission du budget, devant les députés mes collègues, qui s'intéresseront passionnément à l'expérience, mais certes pas ici. [JOUVET:] Essayez toujours, Monsieur Robineau. [ROBINEAU:] D'autant plus que ma mère n'a jamais eu que des chats siamois ou japonais. Je ne pourrais penser qu'à un chat siamois ou japonais. Mon expression pourrait s'en ressentir et manquer de naturel. [ADAM:] Nous n'insistons pas. [ROBINEAU:] Mais continuez votre explication, Mademoiselle. Elle est passionnante ! [OZERAY:] Les jours où je suis émue moi-même, où le coucher du soleil a été beau, où j'ai vu sur le chemin du théâtre un accident, vous imaginez bien que je n'ai pas à pousser mon émotion. Il me suffit de penser à un petit chat aperçu quelque part, avec lequel je ne suis pas liée personnellement, maigre, pelé, mais encore vigoureux. [ROBINEAU:] Il devient mort pour le public. C'est inouï ! [OZERAY:] C'est les jours où je suis sèche, rétive, indifférente, que je pense à un chat que je connais, que je le prends au moment où il commence à refuser son mou, à se déhancher, à aller en boitant vers son assiette de cendre. [ROBINEAU:] Ne continuez pas. Cela remue le cœur. Et pour tarte à la crème, c'est la même chose ? Pour donner au public cette sensation de tarte, de crème, Monsieur Jouvet, vous ne pensez pas à une tarte à la crème ? [JOUVET:] Non. Je déteste la tarte. Je pense à un flan aux cerises. [ROBINEAU:] Et vous, Monsieur Adam, à quoi pensez-vous, pendant votre tirade du bouleau, dans La guerre de Troie, pour donner ainsi au public l'impression d'être devant un vrai bouleau ? [ADAM:] Moi ? À un pin Douglas. [ROBINEAU:] Mais à un pin Douglas que vous avez connu enfant, qui était près de votre maison, qui était l'arbre, le mât de votre enfance ? [ADAM:] Oui, Monsieur, j'y grimpais. [ROBINEAU:] Souvent ? [ADAM:] Trois fois par jour pendant dix ans. [ROBINEAU:] Et voilà comment un pin Douglas sur lequel on a grimpé dix mille fois peut seul donner au public l'image exacte d'un bouleau inaccessible ! Bérénice n'existe que si en elle se loge quelqu'un qui s'appelle Marie ou Blanche, Hamlet quelqu'un qui s'appelle Paul ou Ferdinand. nous font surgir l'Île-de-France, île entre les îles, parce qu'ils pensent à un petit marécage près de Constanza ou à un kiosque tyrolien de chasse près de Jassy. Merci, Mademoiselle. Merci, [OZERAY:] Vous êtes plus avancé que nous, Monsieur. [RENOIR:] Nous qui ne l'avons pas tout à fait compris encore, Monsieur, nous aimerions bien travailler un petit peu. La journée s'avance. [ROBINEAU:] Hélas, mon rapport exige que je pose à Monsieur Jouvet une dernière question. [JOUVET:] Je vous écoute... Tu as fini d'ouvrir ta bouche en biais, Raymone ? Tu crois que j'ai un pinceau coudé à ma disposition ? [ROBINEAU:] Monsieur Jouvet, pourquoi jouez-vous des pièces à succès ? [JOUVET:] Des pièces à succès ? [ROBINEAU:] Vous ne pouvez pas dire le contraire. Vous jouez des pièces à succès. Vous les jouez cent fois, deux cents fois, trois cents fois ! [JOUVET:] Vous voulez que je joue des pièces à insuccès ?... Raymone, si tu bouges, je te l'enfonce jusqu'à la garde ! ROBINEAU : Je veux dire, Monsieur Jouvet, qu'une scène qui ne met son sort en jeu qu'une fois ou deux par an, ce n'est plus un exemple de lutte. C'est un championnat de poids lourds. Une pièce chez Jouvet tous les ans, — et chez Dullin, et chez Baty quand ils le peuvent, — cela ne nous change point de ces confrères auxquels vous reprochez l'amour du gain. Quand vous tenez une pièce où le public accourt, adieu les innovations, les improvisations, les créations. Vous l'usez jusqu'à la trame. Cela ne correspond vraiment plus au rythme de notre curiosité, de notre appétit théâtral. Votre vocation dramatique cesse au point où commence l'exploitation. N'êtes-vous pas un petit peu lâche et un petit peu paresseux devant le succès ? [RAYMONE:] Ho là là ! [LAPETITE VERA:] Ce qu'elle est douillette ! [JOUVET:] Mais, cher Monsieur Robineau, ce n'est pas nous qui aimons le succès, c'est le théâtre ! [ROBINEAU:] Quel théâtre ? la condoléance sous toutes ses formes, la misère dans tous ses perfectionnements. J'ai eu, au lendemain d'une première triomphale, une seconde avec onze spectateurs. Demandez à Boverio. Nous leur avons demandé s'il fallait jouer, ils se sont réunis au premier rang, nous ont acclamés à la fin, et sont allés tous les onze ensemble prendre un bock. Et je dois dire que les souvenirs de ce passé me sont les plus précieux, que l'appréhension de temps semblables ne me rebute pas, que l'ovation des onze spectateurs m'attire étrangement et que c'est toujours ces onze-là que je salue, à leur premier rang, dans les triomphes. Mais le théâtre n'a pas les raffinements du comédien. Plein, c'est un génie. Vide, c'est un monstre. Le théâtre n'a de jour cet aspect, engageant, cette bonne humeur, ce pittoresque qu'il est hypocritement en train d'affiner pour vous, que si le soir il sait qu'il sera comble. Il est sinistre, si la soirée doit être mauvaise. Quand, entrant en scène devant un public clairsemé, nous autres comédiens sommes tentés d'éprouver de la gratitude pour cette salle demi-pleine, nous sentons, à je ne sais quel défaut de l'acoustique, quelle matité des lumières, que lui éprouve de la haine pour cette salle demi-vide, et qu'il nous fera payer cela très cher demain, quand nous nous retrouverons seuls à seuls. Quand on vit avec un monstre, on le préfère avec le sourire. [RAYMONE:] Voilà. Je souris. [JOUVET:] On ne parlait pas de toi... Tu n'entends pas ? Tu veux que je te tamponne aussi les oreilles ? [RAYMONE:] Continuez vite, Monsieur ! [ROBINEAU:] Mais c'est une impression que vous comédiens êtes seuls à ressentir ? [JOUVET:] Seuls ? Demandez à l'auteur comment le théâtre le reçoit quand sa pièce flanche. Là où il avance, la mort : cette mort qui est le vide. Le vide de la rue, d'abord. Je vous recommande l'allégresse de l'auteur qui peut garer sa voiture sans manœuvrer dans la rue du théâtre. Le vide dans les coulisses. L'habilleuse détourne la tête : depuis lui elle habille des pantins. L'électricien l'évite : à cause de lui, il colore des ombres. Par une opération affreuse, dans cette demeure que le succès transfigure, il rend leur réalité aux choses et aux gens : il rend le stuc du stuc, l'étamine de l'étamine, les gens qui jouent des gens qui jouent. Le sang s'est retiré de l'immeuble entier ; en regardant le rideau rouge, vous verriez que c'est un rideau blanc. Moi, je suis très gentil. Je lui fais dire que je n'ai pas le temps de le voir. Comme cela, il ne me trouve pas pendant l'entracte tirant des plans avec son successeur, et je ne l'attriste pas en lui disant la recette. Alors il se réfugie près des comédiens qu'il chérit et qui l'aiment. Mais ceux-là et celles-là ne lui parlent plus de la pièce : ils parlent du Tour de France, du pavillon pontifical à l'Exposition, des soins à donner aux noyés. Ils ont oublié. Ils ont une amnésie en ce qui le concerne. — Tiens, dit Raymone, voici X. On va lui demander ce qui détache le mieux les taches de fruits. Et il répond. [RAYMONE:] Il n'y a que s'il rencontre Renoir. Renoir lui dit : Ça ne va pas du tout ! C'est notre plus mauvaise recette depuis trois ans, et le public s'ennuie comme je ne l'ai jamais vu s'ennuyer ! Je crois bien que ça tient à la pièce... Alors son visage s'illumine. Renoir l'a reconnu. Renoir sait qu'il joue sa pièce. Il part tout consolé ! [ADAM:] Et si l'auteur est un mort illustre, même aventure. Le revenant qui, aux répétitions, était présent avec son nom, son génie, redevient un revenant tout terne, un revenant. [ROBINEAU:] Mais vous, Monsieur Jouvet, vous n'en êtes pas là ! [JOUVET:] Évidemment, je n'en suis pas là ! Je l'invite le lendemain à déjeuner. Je commande ce que nous mangions avec délices pendant les répétitions, du thon, qu'il adorait. Mais j'ai beau lui dire : Hé bien ! mon vieux, on a fait son devoir ! C'est tout ce qu'il fallait. Si ces idiots n'ont pas fait le leur, cela les regarde. La conscience est en règle. Avalons notre thon !... Je sais que je mens. Le thon n'a aucun goût, et, ce qui est plus affreux encore, la conscience n'est pas en règle. je leur dis : Après tout, tu t'en fous. Tu es Gogol, tu es Musset, et eux sont un ramassis de peigne- fesses, de cocus et d'arthritiques. Mais je mens : Gogol et Musset ce soir sont les coupables. Voilà pourquoi les pièces qui n'ont vécu que quelques jours, je les aime peut-être plus que bien d'autres qui vivent. Mais je ne veux plus penser à elles. C'est très bien, les éphémères, mais on ne peut pas s'y attacher. [ROBINEAU:] Vous préférez les perroquets ? [JOUVET:] J'aime une pièce avec laquelle j'ai fait l'hiver et le printemps, pendant laquelle les feuilles ont trouvé le moyen de pousser, les oiseaux de couver, dont les matinées commencées l'hiver finissent, à ma sortie du théâtre, par me donner le soleil. Une pièce qui vous pond le soleil, qui prend la pulsation du monde, c'est merveilleux. J'ai eu une chatte que j'ai aimée. Elle s'est arrangée pour naître, pour me conquérir, pour avoir ses petits, pour mourir pendant que je jouais la même pièce. Voilà une pièce ! Quelle chatte c'était, d'ailleurs ! Je ne veux pas dire que si j'étais un ancien dragon et un cavalier enragé comme Dullin j'aimerais jouer une pièce qui dure la vie d'un cheval. Mais, entre les aventures, on aime bien les liaisons sérieuses. [ROBINEAU:] C'est très bien, une aventure de trois jours avec Shakespeare. [JOUVET:] Evidemment, je m'en suis payé, de ces aventures de trois jours. Je m'en suis même payé une d'un jour ! Et j'espère bien en avoir d'autres. Et en moi-même j'ai des dizaines d'aventures d'une heure avec Molière, Calderon et consorts. Mais j'aime bien aussi être en paix avec mon théâtre. Si vous saviez la gueule que fait l'Athénée, en particulier, quand ça ne va pas, vous comprendriez. Les deux gueules, celle de la rue Boudreau et celle de la rue Caumartin ! Et surtout, cher Monsieur, la pièce à longue carrière est la seule qui amène les comédiens à leur vraie fin, à leur vraie mission, comme disent les critiques. [ROBINEAU:] À quelle fin ? [RENOIR:] Au public. [ROBINEAU:] Vous avez tout le vrai public, dans vos dix premières salles. [RENOIR:] Il n'y a pas de vrai public, il y a le public, et c'est tout. [ROBINEAU:] Quand il est passé dans la salle la critique, les amoureux de théâtre, les snobs, les Français et étrangers éclairés, vous ne me direz pas que la fin du comédien est de répéter un texte, qu'il n'entend même plus, devant une salle dont la culture se dilue à chaque représentation ? [JOUVET:] Il faudra que vous veniez nous voir un soir de deux-centième, n'est-ce pas, Renoir ? c'est, au contraire, chaque soir avec plus d'angoisse que nous nous demandons : Comment vont- ils être aujourd'hui, que nous écoutons par l'écouteur le murmure des entrées, que nous regardons par le trou du rideau comment ils s'assoient, comment se règle la proportion des galeries et des fauteuils, des chevelures et des calvities. Jusqu'à la centième, nous sommes dans un pays connu. Même si chaque visage de spectateur pris en soi nous est étranger, nous avons vu ce visage de salle. Nous sommes entre familiers, nous connaissons ce rire de salle, ce bruit de salle, cette toux de salle. D'ailleurs, il est rare que le spectateur n'y prenne pas forme amicale. Vers la trentième, nous avons un géant, toujours le même : il a fini par trouver la place d'où il gênait le moins, à l'angle du premier rang... [SAINT-ISLES:] Il m'a tendu la main, un soir, de son fauteuil. [ADAM:] Vers la quarantième, nos chers amis les sourds, comme si la pièce devenait perceptible aux sourds à partir de la quarantième. [RENOIR:] Vers la cinquantième, il venait jusqu'à l'année dernière un prêtre en soutane. Il devinait que ce jour-là nous jouions un peu pour lui, il nous quittait à regret, le dernier au vestiaire, où seule attendait, libérée du voisinage des hermines ou des claques, une cape de curé doyen. [DASTE:] On ne l'a pas vu cette année. Je suis sûre qu'il est mort. [RENOIR:] Vers la soixante-dixième, trois saint-cyriens... [CASTEL:] C'est même un problème pour nous : comment y a-t-il à Saint-Cyr trois saint-cyriens qui ne vieillissent jamais, qui toujours resteront saint-cyriens ! [RENOIR:] Je ne vous parle pas de la dame avec le chien muet, le seul que nous acceptions, ni des deux jolies jumelles. Toutes ces amitiés nous amusent, nous occupent. Arriver à jouer Jean de la Lune de façon à plaire à un géant et adapter pour un prêtre La Margrave ou Le Coup du Deux Décembre, cela donne un intérêt précis à notre jeu... [ROBINEAU:] Et à la centième, tout se complique ? [RENOIR:] Au contraire. Il n'y a plus d'individus. Il n'y a que des salles. Il y a des salles simples, naïves, qui applaudissent l'esprit, qui frémissent aux horreurs, qui éclatent aux plaisanteries, et on ne sait pourquoi elles sont naïves : les femmes en sont habillées avec raffinement, les hommes ont des visages de Grecs, de penseurs. Il y a des salles qui comprennent tout, qui dégagent de la pièce des indications, des subtilités méconnues de nous-mêmes, et on ne sait pourquoi elles comprennent tout, car j'y aperçois des paysans en blouse, et si j'essaie d'y distinguer un visage, il est idiot. Parfois des salles distraites, qui sont étonnées du premier au dernier mot, qui ont l'air de suivre un rébus, ou d'attendre que Bouquet chante, que Castel enfile un tutu et danse La Mort du cygne, qui se lèvent à la fin sans hâte, se demandant pourquoi nous ne commençons pas, et nous regardent sans applaudir, espérant le mot de la charade... [ADAM:] Et ces salles incompréhensibles, Renoir, dont les gens semblent être venus pour les opérations les plus différentes, excepté celle d'entendre une pièce, par erreur ou pour attendre le train, ou pour éviter un chien enragé qui circule dans la rue Auber, ou comme si c'était une assemblée de conjurés qui attendent l'heure de l'émeute. De celles-là j'ai peur. Je me dis qu'à un signal, le théâtre va se vider tout à coup. [BOVERIO:] Et il y a les salles heureuses, les salles malheureuses, les salles froides, les salles chaudes, les salles d'assassins, les salles de sauveteurs. Et nous, du jour où elles deviennent ces faces immenses, inattendues, inhumaines, nous sentons que notre métier commence. La pièce, après une navigation de fleuve, aborde enfin les flux, les profondeurs, commence vraiment son voyage, et nous nous apercevons, à une certaine perfection qui s'établit soudain dans nos phrases, dans nos gestes, que c'était bien vers ce public sans visage, sans nom, que notre destinée nous porte, vers cet océan du théâtre. Les comédiens ne sont pas des marins d'eau douce. [JOUVET:] Voilà pour le succès. Et nous n'en sommes pas plus fiers. Si vous croyez que c'est gai d'avoir une religion qui n'admet ni les incompris ni les martyres ! [MARTHE:] C'est l'huissier, Monsieur Jouvet. [JOUVET:] Fiche-le à la porte. [MARTHE:] Il venait seulement demander des billets de théâtre. [ADAM:] Donne-lui la baignoire 35. Il y a un clou dans la chaise. [LEON:] La gloire est prête, Monsieur Jouvet ! [ROBINEAU:] La gloire ? [ADAM:] Mot bien français, n'est-ce pas ? [ROBINEAU:] Qu'appelez-vous la gloire au théâtre, Monsieur Renoir ? [RENOIR:] C'est un système précaire de poulies qui élève l'un de nous dans le ciel pour quelques minutes, non sans lui donner le mal de mer, et le laisse retomber. [ADAM:] La gloire, quoi ! [JOUVET:] Tenez ! La voilà ! [RAYMONE:] Faites-nous le plaisir de l'essayer, Monsieur Robineau. Nos ministres de l'Air s'amusent à essayer des parachutes, essayez avec nous l'appareil contraire. [ROBINEAU:] J'y consens volontiers, Mademoiselle Raymone. Ce sera un charmant souvenir. La photographie ne pourrait-elle le fixer pour toujours ? [JOUVET:] Bogar, ton appareil ! [LAPETITE VERA:] Tenez-vous seulement très droit, la tête haute. [ROBINEAU:] Je sais. La gloire n'aime pas les dos voûtés. [LAPETITE VERA:] Et regardez en tournant les yeux, pas en tournant la tête. [ROBINEAU:] Mais je puis parler ? [JOUVET:] De là-haut vos paroles n'en seront que plus sonores. [ROBINEAU:] Alors je parle ! Monsieur Jouvet, Mesdames et Messieurs, puis-je, avant de vous quitter... C'est très solide, n'est-ce pas ? [RENOIR:] Très solide. Nous y avons oublié un soir Marthe qui faisait Iris. On l'a retrouvée intacte au matin. [ROBINEAU:] Puis-je, avant de vous quitter, et après cette heure dont je garderai la précieuse mémoire, vous offrir pour la défense du théâtre mon modeste concours ? Je suis aujourd'hui le mandataire de l'État auprès de vous. Avez-vous à lui transmettre quelque message ? [JOUVET:] Certes. [ROBINEAU:] Je bois vos paroles. [JOUVET:] Courez lui dire ceci ! [ROBINEAU:] J'y cours ! J'y vole'. [JOUVET:] Je lui dis ceci, à l'Etat : Etat, puisque tu te penches amicalement vers nous, — non ! non ! ne bougez pas ; — je voudrais te poser une question... Excusez-moi de le tutoyer, mais c'est le tutoiement du théâtre. [ROBINEAU:] Cela est protocolaire. Le vous avec l'État serait irrespectueux. [JOUVET:] État, mon grand cher État, tu m'entends... [ROBINEAU:] Admirablement, mon petit Jouvet. [JOUVET:] Je sais combien ta position est difficile, mais reconnais que tu nous fais une vie qui n'est pas, si j'ose ainsi parler, le rêve. Avoue que tu ne la facilites pas. Tu nous fais les grèves, tu nous fais les faillites, tu nous fais les crises. Tu nous demandes de travailler pour toi deux jours sur cinq. Tu nous saisis au moindre manquement... Ne proteste pas, tu nous saisis !... Tu nous livres le pétrole au prix du lait, le journal au prix des classiques. Tu nous fais les lotissements, les conseils de révision, la radio, le panneau affiche, le poinçonnage des tickets de métro, la guerre... Ne proteste pas ! Tu nous l'as faite !... Bref, tu amènes le soir à mes guichets un peuple énervé, usé par ses luttes de la journée, méfiant, irrité, et surtout contre toi... Ah ! tu le sais... C'est heureux !... Et nous, en échange, que faisons-nous de lui ? Nous l'apaisons, nous l'égayons. Nous donnons à cet esclave éculé la toute-puissance sur les couleurs, les sons, et les airs. Nous donnons à cet automate un cœur de chair avec tous ses compartiments bien revus, avec la générosité, avec la tendresse, avec l'espoir. Nous le rendons sensible, beau, omnipotent. Nous lui donnons la guerre où il n'est pas tué, la mort dont il ressuscite. Nous lui donnons l'égalité, la vraie, celle devant les larmes et devant le rire. Nous te le rendons à minuit sans rides au front, sans rides à l'âme, maître du soleil et de la lune, marchant ou volant, apte à tout, prêt à tout. Est-ce que vraiment tu te juges à jeu égal avec nous ? [ROBINEAU:] Évidemment non. Alors ? [JOUVET:] Alors ne crois-tu pas d'abord que si le rôle du théâtre est de faire un peuple qui tous les matins se réveille joyeux à l'idée de jouer sa partie dans l'État, le moindre rôle d'un État serait de faire un peuple qui tous les soirs soit dispos et mûr pour le théâtre ? [ROBINEAU:] Le chariot de Thespis et le char de l'État se relevant ! Je vois. Tu voudrais le théâtre gratuit !... Oh pardon, Monsieur Jouvet, voilà qu'aussi je vous tutoie ! [JOUVET:] J'en suis flatté... Mais si tu crois qu'il s'agit du théâtre gratuit, tu commets là un de tes nombreux impairs, et pas le moindre. Il s'agit de savoir si l'État voudra enfin comprendre qu'un peuple n'a une vie réelle grande que s'il a une vie irréelle puissante. Que la force d'un peuple est son imagination, et que le soir, quand la nuit avec sa fraîcheur l'amène doucement au repos et au rêve, il ne suffit pas de colorer à l'électricité les monuments de son passé. C'est très bien d'illuminer la tour Eiffel, mais ne crois-tu pas que c'est encore mieux d'illuminer les cerveaux ? [ROBINEAU:] Tu es fou ? Tu demandes que le président du Conseil soit un dramaturge politique ou social ? [JOUVET:] Je demande, au nom des directeurs syndiqués de théâtre, que l'État, au lieu de nous donner tout le jour des petits soucis, nous donne de grandes volontés et nous réclame de grandes actions... ROBINEAU : Tu prétends que j'aille lui dire : Cher président du Conseil, un peu plus de folie dans ton urbanisme, de rêve dans tes finances, un peu plus de mise en scène dans ton économie agricole ! Tu crois que cela en serait beaucoup plus mal ? [ROBINEAU:] Au moment où nous essayons, au prix de quelle contrainte, de rendre la France à ses destinées de calme, de bon sens, d'arbitre ? [JOUVET:] Permets-moi de te dire que c'est sur ce point que tu as tort. Laisse-moi rire quand j'entends proclamer que la destinée de la France est d'être ici-bas l'organe de la retenue et de la pondération ! La destinée de la France est d'être l'embêteuse du monde. Elle a été créée, elle s'est créée pour déjouer dans le monde le complot des rôles établis, des systèmes éternels. Elle est la justice, mais dans la mesure où la justice consiste à empêcher d'avoir raison ceux qui ont raison trop longtemps. Elle est le bon sens, mais aux jours où le bon sens est le dénonciateur, le redresseur de tort, le vengeur. Tant qu'il y aura une France digne de ce nom, la partie de l'univers ne sera pas jouée, les nations parvenues ne seront pas tranquilles, qu'elles aient conquis leur rang par le travail, la force, ou le chantage. Il y a dans l'ordre, dans le calme, dans la richesse, un élément d'insulte à l'humanité et à la liberté que la France est là pour relever et punir. Dans l'application de la justice intégrale, elle vient immédiatement après Dieu, et chronologiquement avant lui. Son rôle n'est pas de choisir prudemment entre le mal et le bien, entre le possible et l'impossible. Alors elle est fichue. Son originalité n'est pas dans la balance, qui est la justice, mais dans les poids dont elle se sert pour arriver à l'équité, et qui peuvent être l'injustice... La mission de la France est remplie si le soir en se couchant tout bourgeois consolidé, tout pasteur prospère, tout tyran accepté se dit en ramenant son drap : Tout n'irait pas trop mal, mais il y a cette sacrée France, car tu imagines la contrepartie de ce monologue dans le lit de l'exilé, du poète et de l'opprimé. [ROBINEAU:] Admettons. Mais en quoi, toi, le théâtre, peux-tu m'aider dans cette tâche ? [JOUVET:] As-tu entendu parler d'un nommé Molière ? [ROBINEAU:] Le fils du tapissier, mort dans un fauteuil ? [JOUVET:] Oui, celui auquel, à l'époque de Descartes, la France doit la clarté, à l'époque de Colbert la justice, à l'époque de Bossuet la vérité. T'es-tu demandé ce qu'il aurait pu faire, triste paria, contre les trois états, les toutes-puissances, contre la mode et la cabale, si l'État n'avait pas été derrière lui ? [ROBINEAU:] Amène-moi Molière, et je me charge d'être Louis XIV. [JOUVET:] C'est Louis XIV qui a commencé. Commence. D'ailleurs, tu n'as pas le choix. Dans ce pays qui a tant de journalistes et pas de presse, qui a la liberté et si peu d'hommes libres, où la justice appartient chaque jour un peu moins aux juges et un peu plus aux avocats, quelle autre voix te reste que la nôtre ? La tribune ? Il n'y a plus d'orateur là où le théâtre est enroué ! Tandis que rien n'est perdu si chaque soir le parvenu, le concussionnaire, le cuistre doit se dire : Tout irait bien, mais il y a le théâtre, et si l'adolescent, le savant, le ménage modeste, le ménage brillant, celui que la vie a déçu, celui qui espère en la vie, se dit : Tout irait mal, mais il y a le théâtre ! [ROBINEAU:] Mais cela va créer des obligations terribles aux auteurs ? [JOUVET:] Aux auteurs ? Non. Ils n'en ont jamais eu qu'une : celle d'être des écrivains. Le mot comporte tout. Mais à toi, oui. Tu as à soigner le théâtre comme ta propre bouche, n'y souffrir aucune poussière, aucune tache, veiller à son éclat. Ce n'est pas une question de crédits. Les dents d'or n'y sont pas nécessaires... C'est une question de santé, d'haleine. À théâtre carié, nation cariée... Puisque tu as cent millions, emploie-les d'abord à chasser des temples — tu ne m'en voudras pas d'appeler ainsi nos salles — les faux marchands. Tu y gagneras, malgré ce pas de porte !... Et maintenant, cher Monsieur Robineau, nous voudrions bien poursuivre ce bavardage... mais il y a le théâtre ! Il nous reste une heure pour la répétition. En scène, les enfants ! Amène ta gloire, Léon ! [ROBINEAU:] Amène ta gloire, Léon ! [JOUVET:] Qu'est-ce que tu fiches, Léon, tu m'as compris ? [LEON:] Le mouvement s'est détraqué. Je n'ai plus de commandes ! ROBINEAU : Ne vous affolez pas, Messieurs. Quelle que soit l'issue par où je sors de cette scène, l'État connaîtra vos désirs ! [LAPETITE VERA:] Restez droit, calme. [ROBINEAU:] Je reste droit, calme... [RAYMONE:] Voilà qu'il monte au ciel ! [ROBINEAU:] Tant mieux !... C'est du théâtre
[LA BARONNE HOPEN:] Oh ! Byronnet... Nous languissons... [MADAME BONISKA:] Nous languissons tellement... Byronnet... [BYRONNET:] I begin... Hem !... Hem ! [LA BARONNE HOPEN:] C'est une histoire d'amour, n'est-ce pas ? [BYRONNET:] Que voulez-vous que ce soit d'autre ? [MADAME BONISKA:] Et d'amour mondain ? [BYRONNET:] Mais quelle question... Y en a-t-il donc un autre ? Et comment concevoir cette idée tellement amère, qu'il peut exister, quelque part, d'autres âmes que les vôtres ? Et comment concevoir aussi cette catastrophe, qu'il pourrait se faire que je ne fasse plus votre psychologue ?... Me voyez-vous décrire les frolies... comment appelez-vous cela, en français ?... les frolies !... ah ! les fredaines d'une pauvresse !... [MADAME HOPEN:] Ah ! Byronnet, ne dites pas de vilaines choses ! [MADAME BONISKA:] Et tellement inconvenantes !... Byronnet, nous languissons ! [BYRONNET:] I begin... "Tandis que les nobles convives commençaient à savourer discrètement le potage crème de laitue, la marquise regardait la table, éblouissante et parée d'argenterie auguste et de bibelots très chers. Elle la regardait, comme seules les femmes du monde regardent. Les femmes du monde ont cela de caractéristique, qu'à vrai dire, elles ne regardent pas, et qu'elles voient tout. Leur regard, c'est quelque chose d'inexprimable, et qui n'appartient qu'à elles. Ce n'est pas un regard, c'est plus qu'un regard : une mystérieuse parure morale, une sorte de diamant mentalisé, un égrènement fluide, aérien, de perles, qui seraient, en quelque sorte, des perles intellectuelles... [LA BARONNE HOPEN:] Ah ! tellement exquis ! [MADAME BONISKA:] Comme il nous connaît !... Byronnet, comme vous nous connaissez !... C'est inconcevable, et si subtil, et tellement vrai ! [BYRONNET:] Je suis psychologue, voilà tout !... Je fais de la chimie... de la chimie féminine... "... qui seraient des perles intellectuelles. Les bourgeoises et les femmes du peuple regardaient...... elles ont des yeux, comme elles ont des pieds, des mains, des narines, des oreilles, c'est-à-dire des organes grossiers, des sens vulgaires, par où elles sentent des choses naturelles, qui ne sont pas de Londres et qui coûtent bon marché. [LA BARONNE HOPEN:] Quelle force d'observation !... Quelle profondeur !... Et tellement juste ! [MADAME BONISKA:] Et puis, comme ce "qui dissèquent" est nouveau et délicieux !... et si philosophique... d'une philosophie tellement... tellement élégante !... [LA BARONNE HOPEN:] Tellement correcte !... [BYRONNET:] C'est de la psychologie, voilà tout !... "La marquise regardait la table, chargée de luxes magnifiques et d'impressionnantes mondanités." Remarquez ce rythme, je vous prie... "La marquise regardait la table." Cela n'indique-t-il l'obsession d'une pensée chez la marquise, et un état d'âme particulier chez la table ?... Une correspondance morale de la table qui est regardée à la marquise qui regarde la table ?... Toute la vie mondaine n'est-t-elle pas psychologiquement résumée dans cette corrélation intime d'une table et d'une marquise ? Et combien dramatique !... Et combien moderne !... [LA BARONNE ET MADAME BONISKA:] C'est divin !... c'est... c'est... [BYRONNET:] De la psychologie, voilà tout... "La marquise regardait la table, chargée de luxes magnifiques et d'impressionnantes mondanités... Elle la regardait, non point seulement pour le plaisir noble et consolateur de contempler un spectacle de richesse qui impose toujours du respect aux âmes fières, elle la regardait aussi, parce que, secrètement, elle espérait relever dans son ordonnance quelque imperceptible faute de goût de ces fautes qui sont des crimes -, dont elle eût pu se faire une arme contre la duchesse, pour lui arracher l'amour du comte Jean. Elle connaissait l'irréprochable et si délicate correction du comte. L'année dernière, brusquement, il avait quitté la princesse, à cause d'un coupé neuf, fait à Londres pourtant, mais auquel il manquait un menu bibelot de toilette : "Ce n'est pas correct, adieu ! " avait-il dit. Et la princesse avait failli mourir, non de l'abandon de son amant, mais de l'incorrection de son coupé. chaque semaine, étaient blanchies à Londres et qui n'eût point toléré, à ses chapeaux enviés, d'autre soie que celle prise à des lapins authentiquement tués en Angleterre, il était aussi impitoyable envers les autres. Non seulement il s'apercevait de la réalité visible et présente de la moindre incorrection, mais son flair était tel, il avait une telle acuité, qu'il en devinait, qu'il en sentait l'approche, à travers les murs, les tentures, les corsages fleuris, les sourires grisants et les chairs parfumées. Et puis ses chaussures, dont il possédait une admirable bibliothèque, étaient toujours si impeccables ; et ses cravates, qui n'eussent point tenu dans les vitrines de la collection Sauvageot, d'un choix si souverain, d'une pensée si supérieure !... En ce moment, pâle et si mince, il maniait, en souriant, l'argenterie anglaise, et ce sourire qui allait, approbateur, presque admiratif, de la petite assiette à beurre, en argent anglais, à sa grande assiette, d'un précieux travail anglais, ce sourire qu'il avait devant l'impeccabilité de ces choses, et que dut avoir Napoléon, lorsqu'il contempla ses troupes à Austerlitz et à Borodino, ce sourire fut, pour la marquise, une intolérable souffrance, et son cœur se déchira. [LA BARONNE HOPEN:] Que c'est beau ! [MADAME BONISKA:] Que c'est poignant !... Ah ! Byronnet, comme vous connaissez le cœur des hommes ! [LA BARONNE HOPEN:] Presque autant que le cœur des femmes... [MADAME BONISKA:] Jamais je n'ai été tant émue... Ah ! Byronnet !... Byronnet !... [LA BARONNE HOPEN:] Je suis affolée, Byronnet. [BYRONNET:] C'est que je fais de la chimie masculine aussi !... Mais écoutez ceci : [MADAME BONISKA:] Oh !... oh !... [LA BARONNE HOPEN:] Aïe ! [BYRONNET:] Quoi ?... Qu'avez-vous ? [MADAME BONISKA:] Oh !... [BYRONNET:] Mais qu'y a-t-il ?... Mais qu'y a-t-il ? [MADAME BONISKA:] Oh ! les bluets ! Byronnet ! [BYRONNET:] Eh bien ? [LA BARONNE HOPEN:] Oh ! Pourquoi des bluets, Byronnet !... Pourquoi ?... [BYRONNET:] Comment, pourquoi ?... [MADAME BONISKA:] Mais les bluets n'existent pas, Byronnet ! [BYRONNET:] Les bluets n'existent pas ?... [LA BARONNE HOPEN:] Ce n'est pas une fleur correcte... ce n'est pas une fleur du monde, Byronnet ! [BYRONNET:] Pas une fleur du monde ? [MADAME BONISKA:] Les bluets deviennent noirs à la lumière, Byronnet. [BYRONNET:] Les bluets deviennent noirs... [LA BARONNE HOPEN:] Ah ! quelle catastrophe ! [MADAME BONISKA:] Avoir tant de talent ! Et mettre... bluets ! Quel dommage ! [LA BARONNE HOPEN:] Que je souffre de ces bluets !... des bluets !... [BYRONNET:] Hé bien !... quoi ? des bluets !... [MADAME BONISKA:] Mais il n'y a pas de faute plus grande contre l'élégance... Et votre marquise n'est pas une vraie grande dame... Elle a des goûts grossiers... Ce n'est pas admissible. [BYRONNET:] Pas une vraie grande dame, une marquise ?... Vous m'offensez en la supposant telle... Ai-je donc l'habitude de peindre des femmes dont l'aristocratie est douteuse ?... C'est bien... Vous ne connaîtrez pas la suite de mon roman... Sachez seulement qu'il y avait de l'amontillado au premier service... Ce n'est peut-être pas élégant, l'amontillado ?... [MADAME BONISKA:] Au premier service !... Byronnet, que vous êtes cruel ! [LA BARONNE HOPEN:] Mon petit Byronnet !... Enlevez ces bluets, je vous en prie !... Que dirait le monde ?... Et moi, je souffre tant de la vulgarité de ces bluets !... Mettez violettes russes... mais pas bluets !... pas bluets !... [BYRONNET:] C'est bien... Je vais à Londres, pour savoir exactement ce qu'il faut mettre quand on est vraiment élégant... Adieu... [MADAME BONISKA:] Byronnet !... Byronnet ! [BYRONNET:] Je vais à Londres !...
[DIONYSOS:] et les Bacchantes. — Je suis Dionysos : Zeus est mon père ; Sémélé, fille de Cadmos, me fit naître au milieu des feux du tonnerre. Je prends une forme mortelle pour visiter les bords de l'Ismène et de Dircé. Thèbes offre à mes yeux des monuments qui me sont chers. Je vois près du palais celui d'une mère infortunée, victime des fureurs de l'implacable Héra, et devenue la proie des flammes ; flamme céleste qui vit encore au sein de ces ruines fumantes. et je leur en ai fait revêtir les attributs. Toutes les femmes thébaines sont livrées aux mêmes transports, et suivent les filles de Cadmos dans l'ombre des forêts ; les rochers nus leur servent d'asile. Il est temps que cette ville apprenne à me connaître, qu'elle sache que jusqu'ici elle fut étrangère à mes fêtes ; que je puis protéger celle à qui je dois la naissance, et prouver à tous les mortels que je suis fils de Zeus. Cadmos a cédé le trône à Penthée dont il est l'aïeul : c'est ce jeune imprudent qui combat ma divinité. Contempteur de mon culte, il ne mêle point mon nom au nom des Dieux qu'il invoque ; mais une expérience funeste le convaincra de ma puissance, et avec lui tous ses sujets. Dès que j'aurai rétabli l'ordre à Thèbes, j'irai dans d'autres pays où ma présence est nécessaire ; mais si ce peuple me résiste et veut forcer les Bacchantes à quitter leurs montagnes chéries, je soutiendrai mes Ménades, et combattrai pour leur défense. Voilà le dessein qui m'engage à revêtir les traits d'un mortel. O vous ! ma troupe fidèle, honneur de la Lydie, [LE CHŒUR:] seul. — Heureux qui, connaissant les mystères des Dieux, leur consacre son cœur, et sanctifie son existence par les purifications sacrées, en célébrant sur les montagnes escarpées les fêtes augustes des Bacchantes ! Heureux qui, couronné de lierre, arme sa main du thyrse, en l'honneur de Dionysos et de la mère des Dieux ! Allez, allez, Bacchantes, suivez ce dieu, fils du maître des Dieux ; et, des montagnes de la Phrygie, portez le culte de Bromius dans les États florissants de la Grèce. — Thèbes ! patrie de Sémélé ! que le lierre couronne ta tête ; que le l'if toujours vert étale de tous côtés ses grappes fleuries ; que les sapins et les chênes prêtent leurs rameaux aux Bacchantes. armez vos mains des bâtons de férule qui inspirent un orgueil sacré : accourez tous aux danses de Dionysos : c'est lui qui remplit de fureur les femmes thébaines, qui les arrache à leurs occupations paisibles, et les entraîne sur les montagnes sauvages. — Asile sacré des Curètes ! grottes divines de Crète, qui protégeâtes l'enfance de Zeus ! c'est dans vos retraites agrestes que les Corybantes guerriers inventèrent le tambour bachique, et mêlèrent ses sons bruyants aux doux accents des flûtes phrygiennes. Ils déposèrent dans les mains de Rhéa cet instrument fait pour s'unir aux chants des Bacchantes. Mais les Satyres transportés l'obtinrent de la déesse, et s'en servirent à célébrer les danses des fêtes tous les trois ans auxquelles se plaît notre dieu. — Oh ! quel plaisir de s'égarer dans les montagnes ! de quitter les danses rapides pour se précipiter sur la terre ! de revêtir la peau de cerf ! de poursuivre le bouc et de verser son sang ; de manger sa chair palpitante ! de parcourir les monts de la Phrygie et de la Lydie, et d'avoir pour chef Bromius !... Évoé ! Le lait, le vin et le nectar des abeilles arrosent la terre ; une vapeur pareille à l'encens de Syrie s'élève dans les airs. Dionysos agite la flamme qu'il porte dans sa férule ; il excite les chœurs égarés et les anime par ses cris ; ses cheveux blonds flottent au gré des vents ; il s'écrie : "Courage ! courage ! Bacchantes, gloire du Tmolus, dont l'or enrichit le Pactole ! Chantez Dionysos avec les tymbales bruyantes. Évoé ! Célébrez votre dieu Evius par des clameurs, par des chants phrygiens." Dès que le chalumeau fait entendre ses accords sacrés qui la remplissent d'un nouveau feu : A la montagne ! à la montagne ! la Bacchante joyeuse, semblable au jeune coursier qui suit sa mère égarée, s'agite et saute en cadence. [TIRESIAS:] Qu'on appelle le fils d'Agénor ; qu'on annonce au fondateur de Thèbes que le divin Tirésias veut le voir. Il sait assez le sujet dont je dois l'entretenir. Sa vieillesse dépasse la mienne mais il n'a pas rejeté mes avis ; il se prépare à manier le thyrse, à revêtir la peau de cerf et à se couvrir de lierre. [CADMOS:] O cher Tirésias ! le son de ta voix a pénétré jusqu'au fond du palais pour réjouir mon cœur, car c'est la voix de la sagesse. Je viens à toi avec les attributs du dieu : ma fille fut sa mère ; puisqu'il est au nombre des immortels, qui plus que moi doit célébrer sa gloire ? En quel endroit faut-il commencer les danses sacrées ? où faut-il que je m'arrête et que ma tête chenue suive les mouvements en cadence ? Vieillard, conduis un vieillard. Tirésias, que ta conscience m'éclaire : la fatigue ne me rebute pas ; je frapperai la terre du thyrse et le jour et la nuit, sans jamais me lasser. Nous oublierons notre âge en célébrant Dionysos. [TIRESIAS:] Je suis pressé du même désir ; je sens renaître en moi l'ardeur de la jeunesse : volons aux danses religieuses. [CADMOS:] Montons sur un char, et hâtons-nous de nous rendre à la montagne. [TIRESIAS:] Non, marchons sans secours ; c'est mieux honorer le dieu. [CADMOS:] Ma vieillesse peut servir de guide à la tienne. [TIRESIAS:] Dionysos lui-même nous conduira sans peine. [CADMOS:] Serons-nous les seuls dans Thèbes à célébrer sa fête ? [TIRESIAS:] Oui, nous sommes les seuls dociles à la sagesse. [CADMOS:] Mortel, je n'ai pas l'audace de braver les Dieux immortels. [TIRESIAS:] Laissons les vains discours sur les Dieux et sur leur nature ; quelle raison pourrait renverser les traditions de nos ancêtres, dont l'origine se perd dans la nuit des temps ? Toute la subtilité du génie s'épuise en vains efforts contre elles. Dira-t-on que c'est violer la vieillesse que de la couronner de lierre et de la prostituer aux danses ? Mais un dieu distingue-t-il entre elle et la jeunesse lorsqu'il s'agit d'honorer sa fête ? Non, il veut que tous les âges la célèbrent à l'envi, et n'exclut de son culte que les mortels méprisables. [CADMOS:] Tirésias, il faut que ma voix supplée à la clarté dont tu ne jouis plus. Je vois s'avancer vers le palais Penthée, fils d'Échion, à qui j'ai confié le soin de cet empire. Je ne sais quel trouble l'agite. [PENTHEE:] J'étais absent lorsqu'une nouvelle étrange et fâcheuse est venue frapper mes oreilles. On publie que nos femmes, en proie à de feints transports, ont quitté leurs maisons pour imiter les Bacchantes ; qu'elles se répandent dans les sombres forêts des montagnes, et célèbrent par leurs danses je ne sais quel dieu nouveau, sous le nom de Dionysos : des coupes remplies sont placées au milieu de leurs assemblées ; elles pénétrent ensuite dans des retraites solitaires, pour se livrer à de plus doux mystères. Leur prétexte est de remplir les saints devoirs des Ménades ; mais elles préfèrent le culte d'Aphrodite à celui de Dionysos. Toutes celles que j'ai pu surprendre ont été liées et confiées à la garde publique ; et je suis résolu de poursuivre sur la montagne celles qui m'ont échappé, sans excepter Ino, ni Agavé, ma propre mère, ni Autonoé, mère d'Actéon. Je les jetterai dans les fers, et je saurai calmer cette fureur bachique. On parle aussi d'un étranger nouvellement arrivé en ces lieux, qui nous apporte de Lydie les prestiges et la magie ; ses cheveux blonds flottent sur ses épaules, et exhalent les plus doux parfums ; son teint fleuri porte l'empreinte de la gaîté ; ses yeux respirent la volupté : il suit sans cesse les Bacchantes, et la nuit et le jour, il initie les vierges novices à ces mystères dangereux. Si je puis le saisir lui-même, il cessera de frapper la terre de son thyrse, et de courir les cheveux épars. Je ferai tomber à mes pieds sa tête décolorée. Il nous annonce sous le nom de Dionysos un dieu que Zeus a cousu dans sa cuisse ; tandis que ce dieu du tonnerre a fait périr le fils de Sémélé, et l'a fait brûler avec elle pour la punir de son imposture. De quel supplice n'est pas digne cet étranger, qui pousse à ce point l'insolence ?... Mais, quel prodige nouveau ? Est-ce bien le devin Tirésias que je vois, et puis- je le reconnaître sous cet étrange déguisement ?... Et pour comble de ridicule, faut-il que le père de celle à qui je dois la vie, marche appuyé sur la férule des Bacchantes ?... O mon père ! respectes-tu si peu ton âge ? Je ne puis supporter un si déplorable délire. Jette ce lierre loin de toi ; que ta main laisse tomber ce thyrse qui la déshonore. C'est donc toi, malheureux prophète, qui as égaré sa raison ? Ah ! si tes cheveux blancs n'étaient ta sauvegarde, je te ferais célébrer dans les chaînes ces fêtes détestables où tu vas suivre les Bacchantes. Comment souffrir ces orgies où le vin fait perdre aux femmes la raison ? [TIRESIAS:] Lorsqu'un esprit élevé trouve un sujet digne de lui, il lui est facile de déployer son éloquence. Mais en ce moment ta langue et tes discours manquent de sens. Apprends que ce dieu nouveau que tu oses insulter, doit régner sur la Grèce, que rien ne peut limiter sa puissance. Il est deux êtres suprêmes, objets de la vénération des hommes. L'un est Déméter, ou la Terre ; sous quelque nom qu'on l'adore, c'est elle qui leur fournit les aliments dont ils se nourrissent. L'autre est le fils de Sémélé ; c'est lui qui leur a enseigné l'art de tirer de la vigne une liqueur délicieuse, qui charme les ennuis des mortels, qui leur inspire l'oubli des maux, et qui est le souverain remède à leurs peines toujours renaissantes. Aussi cette liqueur divine coule-t-elle sur les autels des dieux, afin que nous obtenions par elle les biens que ces dieux dispensent. Tel est celui que tu méprises, et à qui tu ne crains point de reprocher les mystères de sa naissance. Souffre du moins qu'on te l'explique. Zeus avait dérobé son fils aux flammes allumées par sa foudre, et l'emportait dans l'Olympe, lorsque Héra irritée voulut le précipiter du ciel. Mais son auguste époux sut prévenir ce dessein par un heureux artifice. Il détacha une partie de l'éther dont la terre est environnée, en forma un fantôme semblable à Dionysos et le livra à Héra, comme un otage, pour calmer son courroux ; et les hommes, trompés par un mot équivoque, ont inventé l'histoire que tu rejettes avec mépris. Cependant, ce dieu sait lire dans l'avenir. La fureur des Bacchantes est une fureur prophétique, et lorsqu'elle s'empare de nous, notre esprit voit les choses futures. Ce dieu est rival de Mars par ses exploits guerriers. Une armée rangée en bataille a cédé plus d'une fois aux mouvements d'une secrète terreur dont lui seul était la cause. Enfin, tu le verras toi-même sur la montagne de Delphes, s'élançant du haut des rochers, une torche à la main, et frappant la terre du thyrse ; tu seras témoin de sa gloire et des honneurs que la Grèce va lui rendre. O Penthée ! laisse-toi fléchir. Crains que la fierté ne t'égare. Oublie ton rang et ta puissance, et ne te fie pas à ta vaine sagesse. Reçois le dieu dans tes États, offre-lui ton encens, participe à ses fêtes, et couronne ta tête de lierre et de pampre vert. N'accuse pas Dionysos des désordres des femmes thébaines, mais leur nature dépravée. Celle qui chérit ses devoirs, les respecte au milieu des fureurs qu'il inspire. Tu te plais à voir ton palais entouré d'un peuple immense qui bénit le nom de Penthée. Pense qu'un dieu se plaît de même à nos hommages. Je cours avec Cadmos m'acquitter d'un si saint devoir ; peu touchés de tes railleries, nous danserons et nous couronnerons de lierre nos têtes chenues. [CADMOS:] O mon fils ! sois docile aux avis de Tirésias ; reste avec nous, ne te sépare point de nos coutumes sacrées. Eh ! quand il serait faux que Dionysos fût un dieu, ne devrais-tu pas l'affirmer encore, et par un honnête mensonge, sauver l'honneur de Sémélé et la gloire de notre maison ? Songe au malheur d'Actéon déchiré par les chiens qu'il avait nourris, pour s'être imprudemment vanté de surpasser Artémis en adresse. Redoute un sort pareil ; approche, que ma main te couronne, et rends au dieu l'honneur qui lui est dû. [PENTHEE:] Ta main ne touchera point ma tête : va, livre-toi à ces fêtes insensées, et n'espère pas m'y entraîner avec toi. Je saurai punir celui qui est l'auteur de tes égarements. Qu'on aille incessamment vers le trône où Tirésias consulte le vol des oiseaux ; qu'on le détruise, que les attributs de son art soient entraînés dans sa ruine, qu'on livre au vent les bandelettes sacrées : cette vengeance est celle qui lui sera la plus cruelle. Et vous, gardes, cherchez dans Thèbes cet étranger qui vient corrompre nos femmes ; et lorsque vous l'aurez saisi, amenez-le chargé de fers, afin qu'un juste et prompt supplice soit le prix de ses attentats. [TIRESIAS:] Malheureux ! ta raison s'égare ; Cadmos, partons, allons invoquer le dieu pour cet infortuné ; prions-le d'épargner celui qui nous outrage, et de ne point effrayer Thèbes par un châtiment rigoureux. Prends le thyrse entouré de lierre, suis-moi : soutiens mes pas, je soutiendrai les tiens : si nos corps affaissés succombent à leur propre poids, la volonté d'un dieu doit nous inspirer du courage. O Cadmos ! tremble que l'aveuglement de Penthée ne te plonge bientôt dans le deuil. [LE CHOEUR:] seul. — Déesse auguste qui règnes dans les enfers ! entends-tu les outrages de Penthée contre le fils de Sémélé ? Peux-tu souffrir de tels blasphèmes ? Dionysos est le dieu des plaisirs ; il règne au milieu des festins, parmi les couronnes de fleurs ; il anime les danses joyeuses ; au son du chalumeau, il fait naître les rires folâtres et dissipe les noirs soucis ; son nectar, en coulant sur la table des dieux, augmente leur félicité, et les mortels puisent dans sa coupe riante le sommeil et l'oubli des maux. — Puissé-je me voir transportée dans l'île riante de Vénus, dans les bosquets de Chypre, peuplés par les Amours qui se répandent sur la terre pour charmer le cœur des mortels ! Puissé-je voir Paphos, qu'arrose un fleuve superbe, ou les vallons sacrés de l'Olympe, dont les nymphes de Piérie chérissent les retraites champêtres ! O Dionysos ! ô dieu des Bacchantes ! conduis-nous. ennemie de la tristesse ; mais il hait ceux qui dédaignent ses fêtes où le jour et la nuit s'écoulent dans les plaisirs. [UN SERVITEUR:] Penthée, tu es obéi. Nous voici maîtres de cette proie qui faisait l'objet de tes vœux, et nos efforts sont couronnés par le succès. Ce tigre féroce, plein de douceur pour nous, loin de chercher à se dérober par la fuite, nous a lui-même tendu les mains sans regret, sans frayeur. Le vif éclat de ses joues n'a point paru s'altérer ; il nous a commandé en riant de le charger de chaînes et de l'emmener avec nous ; il a attendu que nous eussions rempli ce devoir, qu'il a lui-même rendu facile. Saisi de respect à cette vue : "O étranger ! lui ai-je dit, si je te force à nous suivre, ce n'est pas de mon propre mouvement que j'en use ainsi, c'est par l'ordre de Penthée, c'est lui qui m'a envoyé te saisir." Pendant ce temps, les Bacchantes, que tu as fais jeter dans les fers, les brisent et courent dans les forêts, en invoquant Bromius à grands cris. Leurs liens sont tombés sans effort ; les portes des prisons où tu les avais enfermées, se sont ouvertes d'elles-mêmes sans le secours d'une main mortelle. Cet homme est venu à Thèbes opérer des prodiges. C'est maintenant à toi, prince, d'agir suivant la prudence. [PENTHEE:] Qu'on charge ses mains de fers ; il est tombé dans les rets du chasseur : sa vitesse et sa légèreté ne peuvent l'en faire échapper. Mais en effet, ô étranger ! tes traits sont faits pour plaire aux femmes que tu viens séduire. Ces boucles longues et flottantes respirent la mollesse et l'amour ; ce n'est pas aux combats de l'arène qu'elles paraissent destinées ; cette peau blanche et délicate annonce assez que tu ne t'exposes pas, comme un ardent chasseur, aux traits brûlants de l'astre du jour, et que tu suis à l'ombre une plus douce proie avec l'amorce de la beauté. Qui es-tu ? quelle est ton origine ? [DIONYSOS:] Je n'ai point une vaine fierté, il m'est aisé de te satisfaire. La Lydie est ma patrie. [PENTHEE:] Pourquoi apportes-tu dans la Grèce ces mystères nouveaux ? [DIONYSOS:] Dionysos, fils de Zeus, me l'ordonne. [PENTHEE:] Quel est ce Zeus qui met au jour de nouveaux dieux ? [DIONYSOS:] L'amant de Sémélé. [PENTHEE:] Ce dieu t'a-t-il parlé en songe ? [DIONYSOS:] Il m'a parlé face à face, et m'a confié les orgies sacrées. [PENTHEE:] En quoi consistent ces orgies ? [DIONYSOS:] C'est un crime de les révéler aux profanes. [PENTHEE:] Quel avantage en retirent ceux qui y participent ? [DIONYSOS:] Il ne t'est pas permis de l'apprendre : heureux ceux qui peuvent en jouir ! [PENTHEE:] Tu te flattes, par ta réserve, d'exciter ma curiosité. [DIONYSOS:] Les mystères du dieu sont voilés aux yeux des impies. [PENTHEE:] Puisque ce dieu t'est apparu, apprends-moi quelle est sa figure ? [DIONYSOS:] Il a pris celle qui convenait à ses desseins ; c'est à moi de les respecter. [PENTHEE:] Es-tu le premier qui apporte en ces lieux le culte de ta divinité ? [DIONYSOS:] Tous les Barbares célèbrent ses saintes orgies. [PENTHEE:] La Grèce est plus sage qu'eux. [DIONYSOS:] Elle leur cède à cet égard. Les coutumes sont différentes. [PENTHEE:] Est-ce la nuit ou le jour que tu célèbres ces mystères ? [DIONYSOS:] La nuit souvent les couvre de ses ombres. L'obscurité les rend augustes. [PENTHEE:] Et dangereux pour la vertu des femmes. [DIONYSOS:] Le jour ne peut-il donc être témoin de leurs faiblesses ? [PENTHEE:] Tu porteras la peine de tes artificieux mensonges. [DIONYSOS:] Et toi, de ta folie et de tes injustes mépris. [PENTHEE:] Que ce Dionysos est plein d'audace ! Il n'est pas étranger à l'art de l'éloquence. [DIONYSOS:] Dis-moi quels sont les supplices que tu me prépares. A quels maux cruels dois-je m'attendre ? [PENTHEE:] D'abord, j'ordonnerai qu'on abatte cette chevelure si belle. [DIONYSOS:] Apprends qu'elle est sacrée, et que c'est à Dionysos que j'en ai fait hommage. [PENTHEE:] Ensuite, ce thyrse dont ta main est armée, il faut que tu me le livres. [DIONYSOS:] Ose me l'arracher : c'est le thyrse de Dionysos. [PENTHEE:] Enfin, je te jetterai dans les fers. [DIONYSOS:] Le dieu lui-même me délivrera, dès que j'en aurai le désir. [PENTHEE:] Quand tu l'invoquerais au milieu des Bacchantes. [DIONYSOS:] Que dis-tu ? il est présent ; il est témoin des maux que je souffre. [PENTHEE:] Où est-il ? mes yeux ne peuvent l'apercevoir. [DIONYSOS:] En moi : mais un impie ne peut le reconnaître. [PENTHEE:] à ses gardes. — Qu'on saisisse ce téméraire qui ose m'insulter, et avec moi la ville entière. [DIONYSOS:] Insensés ! Respectez-moi ! [PENTHEE:] Retire-toi. Qu'on l'enchaîne, et qu'on le jette dans un obscur cachot. A [DIONYSOS:] Va danser en ce lieu. Et pour ces femmes insensées que tu traînes à ta suite, et qui sont coupables de tes forfaits, elles seront vendues comme esclaves, ou je saurai faire cesser le bruit de leurs tambours et de leurs cris. J'obéis ; je dois me soustraire à des maux que n'ordonne point la destinée. Mais apprends que ce Dionysos dont tu nies l'existence saura me venger de ton injustice. C'est lui que tu outrages, et que tu jettes dans les fers. [LE CHOEUR:] seul. — Quelle fureur agite Penthée ? Ce fils de la Terre a-t-il en partage la férocité des Titans ? Le sang du noir dragon circule dans ses veines ; il dépouille la nature humaine, il ose combattre les Dieux. Sans respect pour Dionysos, à qui je suis dévouée, il me livre à l'esclavage. Fils de Zeus ! divin Dionysos ! vois tes saintes prêtresses qui luttent contre l'adversité. Descends des cieux, armé du thyrse, réprime l'insolence d'un tyran sanguinaire. [DIONYSOS:] Bacchantes, entendez ma voix. O Bacchantes ! Bacchantes ! [LE CHOEUR:] Qu'entends-je ? Qui m'appelle ? quelle céleste voix a frappé mes oreilles ? [DIONYSOS:] Je suis le fils de Zeus, le fils de Sémélé. O Bacchantes ! écoutez-moi. [LE CHŒUR:] O seigneur ! ô mon maître ! accours, viens présider à nos chœurs ; ô Bromius ! Bromius ! O terre ! tremble en sa présence. Dieux ! bientôt le palais de Penthée va crouler sur ses fondements. Dionysos est dans ce palais. [DIONYSOS:] Adorez votre dieu. [LE CHOEUR:] O dieu ! reçois nos hommages !... Voyez tomber le marbre de ces colonnes chancelantes. [PREMIER DEMI-CHOEUR:] C'est la voix de Bromius qui fait frémir ces voûtes superbes. [SECOND DEMI-CHOEUR:] Ah ! ne vois-tu pas briller la flamme ? Prosternez-vous, Ménades, prosternez-vous tremblantes. Le dieu que vous adorez vient renverser le palais. [DIONYSOS:] Étrangères ! quelle frayeur soudaine vous fait tomber prosternées ? Vous avez reconnu, je le vois, le bras de votre dieu qui ébranlait le palais de Penthée : mais rassurez-vous et reprenez vos sens. Je me suis délivré sans effort. [LE CHOEUR:] Il n'a donc point chargé tes bras d'indignes liens ? [DIONYSOS:] J'ai provoqué sa colère par le plus insultant mépris ; mais en croyant me charger de fers, il n'a pas même porté les mains sur moi. Un taureau s'est offert à sa vue près du lieu où il m'avait fait enfermer ; aussitôt il a jeté un lacet pour le saisir et entraver ses jarrets nerveux. Il respirait la rage, la sueur coulait de son front, et ses dents grinçaient de fureur. Moi, tranquille spectateur, j'étais assis à ses côtés. Soudain je fis vaciller ces murs. Sur le tombeau de sa mère, s'élève un tourbillon de flammes. Penthée s'effraie, il croit voir son palais en feu, il court prévenir sa ruine : il porte ses pas au hasard, appelle ses serviteurs et leur demande un prompt secours ; ceux-ci accourent à sa voix, et se consument en vains efforts. Tout à coup le roi s'arrête ; il croit me voir fuyant au travers des flammes ; il se précipite sur mes pas, et saisissant son glaive homicide, il frappe, sans hésiter, un fantôme que j'offre à sa vue. Ce n'est pas la seule peine que Dionysos lui ait fait subir ; son palais est renversé, il en contemple les ruines et celles de mon cachot. L'épée dont il a cru m'atteindre, tombe de sa main languissante, et il succombe à la fatigue. Ce n'est pas en vain qu'un mortel ose attaquer les Dieux. Méprisant ses fureurs, j'amène vers vous ces Bacchantes que je viens de délivrer. Mais j'entends marcher dans le palais ; vous allez voir paraître cet insensé monarque. Que dira-t-il après de tels événements ? Aux expressions de son courroux je saurai n'opposer que le sang-froid de la sagesse. [PENTHEE:] Quel coup affreux ! le traître m'est échappé ; en vain je l'ai chargé de fers. O ciel ! que vois-je ? c'est lui-même. — Malheureux ! qui peut t'inspirer l'audace de paraître devant moi, après t'être soustrait à ma puissance ? [DIONYSOS:] Arrête, et que la colère fasse place à la raison. [PENTHEE:] Réponds : comment as-tu pu fuir et briser tes liens ? [DIONYSOS:] Ne t'avais-je pas déclaré que j'aurais un libérateur ? [PENTHEE:] Parle ; quel est-il ? [DIONYSOS:] Celui qui a donné aux mortels le doux fruit de la vigne. [PENTHEE:] C'est à Dionysos que tu rends cet hommage. Gardes, qu'on enferme ce téméraire dans une forte tour, et que des murs l'environnent de toutes parts. [DIONYSOS:] Des murs peuvent-ils arrêter les Dieux ? [PENTHEE:] O subtil raisonneur ! la raison t'abandonne, alors qu'elle t'est le plus nécessaire. [DIONYSOS:] Crois-moi, lorsqu'il le faut, je sais consulter la raison. Mais écoute avant tout ce messager qui vient de la montagne ; je resterai près de toi ; je ne fuirai pas. [UN MESSAGER:] Penthée ! roi des Thébains ! je descends des sommets du Cithéron, couverts de neiges éternelles. [PENTHEE:] Qui t'amène ? [LE MESSAGER:] O roi ! je viens t'instruire des prodiges opérés par les Bacchantes, qu'une sainte fureur a fait sortir de la ville. Puis-je parler avec franchise ? ou dois-je supprimer des détails qui pourraient te déplaire ? Je crains d'irriter ta colère et d'offenser la fierté d'un roi. [PENTHEE:] Tu peux parler sans crainte ; crois que ma justice sait discerner l'innocence. Plus les forfaits des Bacchantes, dont tu as été témoin, sont graves, et plus j'aggraverai les supplices de celui dont les artifices les provoquent. [LE MESSAGER:] Le soleil commençait à dorer nos coteaux et à répandre une douce chaleur sur la terre, et déjà je conduisais mes troupeaux mugissants sur le sommet de la montagne, quand tout à coup les Bacchantes s'offrent à ma vue. Elles étaient séparées en trois groupes ayant à leur tête Autonoé, Agavé ta mère, et Ino. Elles étaient couchées à terre et se livraient au sommeil, les unes à l'ombre d'un chêne, les autres au pied d'un pin antique, sans choix et sans apprêt ; mais toutes avec décence, et non telles que tu les peins, en proie aux fureurs de l'ivresse, et cherchant l'ombre des bois pour s'y livrer aux plus honteux excès. Agavé, éveillée par les mugissements des troupeaux, appelle à grands cris ses compagnes. Elles s'arrachent au sommeil, elles se lèvent : la décence règne dans leur maintien, et les plus jeunes ne le cèdent point en modestie à celles que l'âge rend plus sévères. Elles laissent flotter leurs cheveux sur leurs épaules, revêtent la peau de cerf tachetée, dont les nœuds sont formés par des couleuvres qui se jouent autour de leur cou. Leurs thyrses même sont féconds, et le miel en coule avec abondance. Que n'étais-tu témoin de ces prodiges ! tu aurais adoré comme nous ce dieu que tu oses outrager. Tous les bergers s'assemblent, et ne peuvent se lasser d'admirer tant de merveilles. Nous en devisions lorsqu'un habitant de la ville vint artificieusement nous proposer de saisir la mère de notre roi, en contenant sa fureur, pour faire une action agréable à Penthée. — Nous croyons ses conseils, et nous nous cachons en embuscade dans un taillis épais. A l'heure accoutumée, les Bacchantes s'arment du thyrse et se répandent dans la campagne, invoquant par des hurlements le dieu dont Zeus est père. Accourez, accourez, ô mes fidèles compagnes ! Fondez, le thyrse en main, sur ces mortels audacieux, qui pensent arrêter notre course." Saisis d'effroi, nous fuyons, et nous dérobons à leurs coups. Elles se précipitent à l'instant sur des taureaux qui paissaient l'herbe, et leurs mains désarmées assouvissent sur eux leur rage. L'une saisit une génisse tremblante, et la terrasse sans peine ; l'autre déchire ses membres palpitants : les os, les lambeaux de chair volent de toutes parts, et s'attachent aux arbres voisins dont les rameaux distillent du sang. Les fiers taureaux, s'enorgueillissant de leur force, arment en vain leurs cornes menaçantes ; leurs mains s'opposent à leurs efforts ; bientôt leurs corps jonchent la terre, et les Bacchantes, plus promptes que l'éclair, les égorgent et les dépouillent. Comme un oiseau fond sur sa proie, elles s'élancent dans les vallées du Cithéron, ravagent la plaine riante qu'arrosent les eaux de l'Asopos, et, dans leur course rapide, traversent les villes d'Hysia et d'Erithra, où elles répandent l'horreur et la consternation. Elles arrachent les enfants à leur mère ; elles se chargent de butin ; le fer, l'airain qu'elles emportent, restent suspendus sans lien, par un miraculeux pouvoir ; elles placent impunément des torches ardentes sur leurs têtes ; et lorsque les habitants, irrités de cette attaque imprévue, veulent s'armer pour leur défense, leurs flèches, ô prodige ! retombent émoussées, tandis que le thyrse des Bacchantes porte une atteinte inévitable. Enfin ces femmes, qu'anime un esprit divin, font fuir des hommes devant elles ; et, triomphant de leur victoire, elles retournent aux sources qu'elles ont fait jaillir du sein de la terre. Là, elles lavent le sang dont elles sont couvertes, et les serpents enlèvent avec leur langue celui qui souille leurs visages. Quel que soit, ô mon maître, le dieu qui produit ces miracles, crains de lui refuser l'hommage dont il est digne. Reconnais sa grandeur, et sois touché de ses bienfaits. C'est lui, dit-on, qui a donné aux hommes le fruit qui charme leurs chagrins : car, sans le vin, l'amour s'éteint, et la vie n'offre plus de plaisir. [PENTHEE:] Ainsi cette fureur, à la honte des Grecs, comme le feu d'un incendie, s'étend au loin, et déjà menace nos murs. Ne perdons point de temps : vole à la porte Electre ; cavaliers, fantassins, archers, troupes légères, que tous s'arment à la fois et marchent contre les Bacchantes. [DIONYSOS:] Penthée ! refuseras-tu de m'entendre ? Quels que soient tes torts à mon égard, je veux encore une fois te donner un sage conseil. Garde-toi de prendre les armes pour combattre une divinité. Rentre en toi-même, calme-toi. Dionysos ne souffrira pas que tu repousses ses Ménades de la montagne sainte. [PENTHEE:] Qu'il te suffise d'être échappé des fers. Ne pousse pas plus loin l'audace, ou crains un juste châtiment. [DIONYSOS:] Plutôt que de l'irriter par une vaine résistance, mortel, sacrifie au dieu. [PENTHEE:] Oui, je vais lui sacrifier : j'immolerai des femmes à sa gloire ; l'autel sera le Cithéron. [DIONYSOS:] Ces femmes repousseront les hommes, et couvriront de honte tes guerriers. Les boucliers fuiront devant les thyrses. [PENTHEE:] Étranger insolent ! n'est-il aucun moyen pour t'imposer silence ? [DIONYSOS:] J'en connais un pour prévenir tes désirs. [PENTHEE:] Quel est-il ? penses-tu que je me soumette à celles qui doivent m'obéir ? [DIONYSOS:] J'amènerai en ta présence les Bacchantes désarmées. [PENTHEE:] N'espère pas que je sois la dupe de tes artifices. [DIONYSOS:] Je n'ai d'autre désir que de prévenir ta perte. [PENTHEE:] Tu conspires avec elles pour perpétuer ces fêtes. [DIONYSOS:] Je conspire, il est vrai, mais c'est avec le dieu. [PENTHEE:] Qu'on m'apporte mes armes. Et toi, garde le silence. [DIONYSOS:] Eh ! bien, puisque rien ne peut changer tes projets, veux-tu t'approcher des Bacchantes, et voir le lieu où elles reposent ? [PENTHEE:] Certes, je le désire ; aucun sacrifice ne me coûtera pour réussir. [DIONYSOS:] Tu le souhaites avec une sincère ardeur ? [PENTHEE:] Je les verrai, et alourdies pour leur malheur. [DIONYSOS:] Verras-tu avec plaisir des actions qui t'offensent ? [PENTHEE:] Oui, pour en mieux jouir, je resterai tranquille et retiré dans la forêt. [DIONYSOS:] En vain voudras-tu te cacher, elles découvriront ta retraite. [PENTHEE:] Qu'importent qu'elles m'aperçoivent ? [DIONYSOS:] Je m'offre à te conduire, si tu es résolu d'accomplir ce dessein. [PENTHEE:] Pars à l'instant, je te suis. [DIONYSOS:] Il faut auparavant revêtir la robe de lin. [PENTHEE:] Quoi ! dois-je me couvrir des vêtements d'une femme ? [DIONYSOS:] Si tu t'exposes à leur vue sans cette précaution, les Bacchantes te feront périr. [PENTHEE:] D'où te vient tant de prudence et de sagesse ? [DIONYSOS:] C'est Dionysos qui m'inspire. [PENTHEE:] Comment dois-je m'y prendre pour suivre tes conseils ? [DIONYSOS:] Entrons clans le palais. Je veux moi-même t'orner de cette nouvelle parure. [PENTHEE:] Que dis-tu ? que je me pare des ornements d'une femme ! Ah ! j'aurais trop à rougir. [DIONYSOS:] Renonce donc à voir les Ménades. [PENTHEE:] Quel est cet habillement sous lequel il faut que je paraisse ? [DIONYSOS:] J'étalerai sur tes épaules ta chevelure flottante. [PENTHEE:] Ensuite ? [DIONYSOS:] Je te revêtirai d'une robe longue et traînante, et ceindrai ton front du diadème phrygien. [PENTHEE:] Est-ce tout ? [DIONYSOS:] Tu armeras ta main du thyrse, et tu te couvriras d'une peau de cerf tachetée. [PENTHEE:] Jamais je ne consentirai à m'avilir à ce point. [DIONYSOS:] Tu porteras la peine de ton imprudence, et les Bacchantes te livreront un sanglant combat. [PENTHEE:] Je me rends. Il faut d'abord user d'artifice, et me contenter d'épier leurs mouvements. [DIONYSOS:] Ce parti est plus sage qu'une dangereuse violence. [PENTHEE:] Mais, comment traverserai-je la ville sans être aperçu ? [DIONYSOS:] Nous nous déroberons par des chemins solitaires, et je serai ton guide. [PENTHEE:] Oui, tout conseil vaut mieux pour moi que de souffrir les insultes des Bacchantes. [DIONYSOS:] au chœur. — L'impie est tombé dans le piège. Il marche au-devant de la mort. O Dionysos ! achève ton ouvrage, et venge ta divinité ; trouble toi-même sa raison, couvre-la d'un léger nuage ; car s'il jouit de sa clarté, il ne consentira point à se revêtir d'habits indignes de son sexe ; il le fera si tu l'égares. Je veux qu'il soit l'objet des mépris des Thébains, qu'un rire insultant l'accompagne tandis qu'il traversera la ville vêtu comme une femme ; et qu'il expie enfin les menaces par lesquelles il a cru pouvoir m'effrayer. Mais il est temps d'aller parer la victime, de couvrir Penthée de ces ornements qu'il emportera dans le tombeau, où sa mère va le précipiter. Il sentira trop tard que Dionysos est un dieu, et qu'il est redoutable aux impies, propice et doux aux hommes sages et religieux. [LE CHOEUR:] seul. — Oh ! quand pourrai-je célébrer les chœurs nocturnes des Bacchantes, fouler, d'un pied léger, un gazon brillant de rosée, et frapper en cadence l'air pur et silencieux telle qu'une biche folâtre, qui joue sur l'herbe fleurie, fière de s'être échappée des pièges d'un chasseur perfide et d'avoir franchi les rêts qujil a tendus sur son passage !... Mais, à la voix des chiens qui font retentir la forêt, elle s'alarme, son cœur palpite, elle fuit, et dans sa course légère, elle devance le vent rapide, gagne le bord des eaux et les lieux solitaires, et cherche dans les bois touffus un asile qui la dérobe à la cruauté des hommes. Quoi plus sage ou de plus beau, quoi de plus digne de la grandeur des dieux que d'appesantir leur main victorieuse sur la tête des mortels superbes qui osent braver leur puissance ? Ce qui est glorieux doit plaire aux Immortels. [DIONYSOS:] O toi qui brûles de voir un spectacle que tu devrais fuir, Penthée ! sors du palais, que je te voie vêtu en Bacchante, et prêt à épier ta mère et ses compagnes. On te prendrait, en cet équipage, pour une des filles de Cadmos. [PENTHEE:] Que vois-je ? deux soleils ! deux Thèbes ! deux palais !... C'est un taureau qui marche devant moi ; sa tête est armée de cornes. Je t'ai cru la figure humaine : serais-tu donc métamorphosé tout à coup ? [DIONYSOS:] Le dieu précède nos pas : il est d'accord avec nous ; et tes yeux commencent à voir avec justesse. [PENTHEE:] A qui ressemblé-je ainsi déguisé ? Mes traits sont-ils ceux d'Ino ou d'Agavé ? [DIONYSOS:] Je crois les voir en te voyant. Mais, j'aperçois une boucle de cheveux déplacée. [PENTHEE:] L'ardeur de la danse et des transports bachique a causé ce désordre. [DIONYSOS:] C'est à moi de le réparer. Approche, tiens ta tête élevée. [PENTHEE:] J'obéis ; à présent je te suis dévoué. [DIONYSOS:] Cette ceinture flotte, les plis de cette robe ne descendent pas avec grâce jusqu'à terre. [PENTHEE:] Ce côté, je le vois, est un peu découvert, mais de l'autre, la robe cache le pied, et se déploie avec grâce. [DIONYSOS:] Ne me regarderas-tu pas comme le premier de tes amis, lorsqu'heureusement désabusé, tu seras témoin de la modestie des Bacchantes ? [PENTHEE:] Pour que rien ne manque à mon déguisement, de quelle main dois-je tenir le thyrse ? [DIONYSOS:] De la droite, en le soulevant du pied droit. Je me réjouis de te voir dans ces dispositions nouvelles. [PENTHEE:] Ne pourrais-je pas à présent enlever le mont Cithéron, et avec lui toutes les Bacchantes ? [DIONYSOS:] Et qui pourrait te résister ? C'est à présent que tu raisonnes, et que tes sens ne sont plus égarés. [PENTHEE:] Armons-nous de leviers. Mes mains pourront-elles suffire ? Emporterai-je ces sommets altiers sur mes épaules, ou mon bras peut-il les détacher ? [DIONYSOS:] Ah ! respecte l'asile des nymphes et les retraites où le dieu Pan fait résonner sa flûte champêtre. [PENTHEE:] Tu as raison, ce n'est pas par la force qu'il faut vaincre les femmes. Pour les surprendre, je veux me dérober à leurs regards. [DIONYSOS:] Oui, tu seras caché dans un lieu convenable pour un mortel qui veut épier les Bacchantes. [PENTHEE:] Il me semble déjà les voir tomber dans mes filets, comme de timides oiseaux. [DIONYSOS:] Tu pars avec tant d'ardeur qu'elles ne peuvent t'échapper, si tu n'es pris toi- même. [PENTHEE:] Marchons au milieu des Thébains. Qu'ils sachent que je suis le seul qui ose tenter cette périlleuse entreprise. [DIONYSOS:] C'est toi qui t'exposes seul pour le salut de la ville entière. Aussi, tu vas rencontrer des obstacles dignes de toi. Suis-moi : je te mène à la gloire. Un autre se chargera du soin de te ramener. [PENTHEE:] Sera-ce celle à qui je dois le jour ? [DIONYSOS:] Elle-même. Tu paraîtras élevé aux yeux de tous. [PENTHEE:] Je cours remplir ma destinée. [DIONYSOS:] Et tu seras porté en triomphe. [PENTHEE:] C'est m'inviter à trop de faste et de mollesse. [DIONYSOS:] Dans les bras de ta mère. [PENTHEE:] Elle veut donc amollir mon courage ? [DIONYSOS:] Il faudra bien que tu te prêtes à ses désirs. [PENTHEE:] Je suis prêt à tenter cette glorieuse entreprise. [DIONYSOS:] Guerre terrible, dans quels combats sanglants tu t'engages, et quels trophées tu vas ériger de ta victoire ! Armez-vous, filles de Cadmos. Recevez ce jeune héros. Mon bras servira votre zèle, et Dionysos daigne le seconder. L'événement fera voir le reste. [LE CHOEUR:] seul. — Furies, chiens dévorants, en proie aux noirs accès de la rage, courez à la montagne, volez aux lieux où les filles de Cadmos célèbrent les danses bachiques. Précipitez une mère furieuse sur l'insensé qui se déguise pour surprendre les Ménades sacrées. Du haut d'un rocher stérile où, protégé par un arbre épais, il observe les rites augustes, elle le voit, elle crie, elle s'adresse à ses compagnes : O Bacchantes ! quel est l'impie qui vient épier nos mystères, qui nous poursuit sur la montagne sainte, dans nos asiles révérés ? Quelle est celle qui l'a porté dans ses flancs ? Une femme n'a pu produire ce monstre sacrilège ; une lionne sauvage, ou la Gorgone affreuse, l'a enfanté dans les déserts de la Libye. Que la justice éclate ! qu'elle marche armée du glaive vengeur ! qu'elle frappe l'ennemi des dieux, le violateur des lois, l'indigne fils d'Echion que la terre vomit de son sein ! — Parais, Dionysos ! soit que tu revêtes à nos yeux la forme d'un taureau, ou celle d'un dragon terrible, ou d'un lion qui respire la flamme, parais ! parais, dieu des Bacchantes ! que ton air riant le rassure. Enchaîne dans tes rêts le mortel téméraire qui ose se mêler à leur troupe redoutable. [UN MESSAGER:] O maison de Cadmos, autrefois si glorieuse, et maintenant anéantie ! reçois l'hommage de mes pleurs. Je ne suis en cette ville qu'un esclave sans nom ; mais, hélas ! les funestes catastrophes qui font tomber les maîtres, déchirent le cœur des serviteurs fidèles. [LE CHOEUR:] Parle, apprends-moi comment a péri l'impie, l'auteur de tant de forfaits. [LE MESSAGER:] Penthée, conduit par le jeune étranger, avait atteint les confins du territoire de Thèbes ; je suivais ses pas. Un bois touffu dérobait notre marche, et nous avancions en silence, afin de voir sans être vus. Bientôt nous découvrons les Bacchantes au fond d'une vallée formée par deux précipices, où se jettent les eaux de la montagne, et que les verts sapins couvrent de leur ombre majestueuse. Chacune d'elles s'occupait à différents travaux : les unes couronnaient leurs thyrses de nouvelles branches de lierre ; d'autres, semblables aux jeunes coursiers qui bondissent sur l'herbe riante, accompagnaient leurs danses d'hymnes en l'honneur de Bacchus, et les répétaient tour à tour. Penthée ne peut les voir. "O étranger ! dit-il, je ne jouis point du spectacle qui m'attire. Peut-être, de cette hauteur, ou de quelque arbre élevé, je pourrai découvrir les Bacchantes, et les voir célébrer leurs heureux mystères." Alors, ô prodige ! je vois le jeune étranger saisir un sapin, dont la tête altière touche à la région des nuages, le plier sans effort jusqu'à terre, et fixer le sommet, tandis que le tronc docile représente un arc gigantesque. Ainsi une force surhumaine le force à céder au désir de Penthée qu'il place au sommet, ensuite il rélève doucement l'arbre qui se redresse et porte le roi dans les airs. Mais à peine a-t-il aperçu les Ménades, qu'il est lui-même découvert. L'étranger disparaît, mais une voix se fait entendre dans les airs, celle de Dionysos sans doute, qui dit ces mots aux Bacchantes : "Chères compagnes, je vous livre le traître qui se rit de nos orgies. Vengez-moi, vengez-vous." Un feu sacré brille aussitôt s'élevant de la terre. Les vents se taisent ; l'air est tranquille ; les feuilles ne sont plus agitées, un silence religieux, règne dans les bois d'alentour. Les filles de Cadmos ne peuvent plus méconnaître le cri de guerre de leur dieu. Plus rapides que la colombe, elles s'élancent, elles volent ; Agavé et ses sœurs, suivies de toutes les Bacchantes, se précipitent au travers des torrents et des rochers, agitées d'un souffle divin. Penthée s'offre à elles au milieu de leur course. Elles montent sur une roche, et font pleuvoir une grêle de pierres sur le monarque infortuné. Elles lancent contre lui leurs thyrses ; les branches des sapins leur fournissent de nouveaux traits... mais en vain : Penthée, sans armes et saisi d'effroi, était trop haut. Alors, mille mains s'attachent à l'arbre, l'ébranlent et l'entraînent. Le malheureux Penthée tombe en poussant des cris plaintifs. Sa mère se jette sur lui, prête à immoler sa victime. L'infortuné veut se faire connaître d'elle : il arrache de sa tête le bandeau qui la couvre, et dans une attitude suppliante : "O ma mère, s'écrie- t-il, je suis Penthée, je suis le fils d'Echion ; épargne ton sang : faut-il que j'expie par tes mains mon crime et mon imprudence ! " Mais Agavé, pleine du Dieu qui la tourmente, la bouche couverte d'écume, les yeux égarés, saisit le bras de Penthée, et d'une main à qui Dionysos communique sa force invisible, elle l'arrache sans effort, le séparant du tronc ensanglanté. Ino déchire la chair palpitante. Autonoé, tout le chœur des Bacchantes, suivent l'exemple des princesses. Des cris confus font retentir la forêt. Les gémissements du prince qui expire, se mêlent aux hurlements de ces femmes féroces et à leurs chants de triomphe. L'une porte comme un trophée le bras qu'elle vient d'arracher, l'autre un pied recouvert des lambeaux de ses vêtements. Son corps n'offrait plus qu'un squelette hideux, sur lequel s'acharnaient ces furies. Ses membres, lancés au hasard, sont restés attachés aux pointes des rochers, aux arbres des forêts, et c'est en vain qu'on voudrait les rassembler pour leur donner la sépulture. Sa tête est devenue la proie de son aveugle mère, qui l'élève sur son thyrse comme une dépouille glorieuse, et croit porter la tête du lion qu'elle a terrassé. Fière d'un tel trophée, elle précède ses compagnes et s'avance vers ces murs, en invoquant Dionysos, et le remerciant de cette funeste victoire qui va lui coûter tant de larmes. Je me suis dérobé par la fuite à ce spectacle affreux, que vous aurez bientôt sous les yeux. Oh ! que l'humble sagesse et le respect envers les Dieux sont de biens précieux et supérieurs à toutes les faveurs de la fortune ! [AGAVE:] accourant avec son trophée. — Femmes asiatiques ! [LE CHOEUR:] Elle apporte de la montagne un brillant trophée. [AGAVE:] C'est un jeune lion que j'ai terrassé sans armes. Le Cithéron l'a vu périr. [LE CHOEUR:] Qui lui a porté les premiers coups ? [AGAVE:] C'est à moi qu'en revient la gloire. [LE CHOEUR:] Heureuse Agavé ! [AGAVE:] Mon nom sera désormais célébré par les Bacchantes... Mes sœurs l'ont frapppé avec moi. [LE CHOEUR:] O glorieux trophée ! [AGAVE:] Viens prendre part au festin. [LE CHOEUR:] A quel festin ? grands Dieux ! [AGAVE:] Vois comme il a l'air jeune ! comme son front est décoré d'une chevelure naissante ! comme sa crinière flottante lui donne un air sauvage ! Dionysos est un chasseur adroit ; il a dirigé ses Bacchantes contre une proie digne d'elles. Bientôt tous les Thébains, mon fils, mon cher Penthée, vont célébrer notre triomphe. Citoyens, qui habitez l'enceinte de ces glorieux remparts, accourez, contemplez l'animal féroce que les filles de Cadmos ont saisi sans filets et sans javelots, de leurs mains délicates et désarmées. Vantez-nous maintenant votre force et votre valeur. A quoi servent ces lances et ces javelots travaillés avec art ? Ma main a suffi pour vaincre ce lion, et pour le mettre en pièces. Où est mon père ? où est mon fils ? qu'ils viennent, qu'ils se hâtent d'attacher aux triglyphes du palais la dépouille du lion que je viens de terrasser. [CADMOS:] Suivez-moi, ô mes fidèles serviteurs, qui portez le corps du malheureux Penthée ! Hélas ! ce sont ses tristes restes que j'ai trouvés épars sur les rochers du Cithéron, et que j'ai recueillis avec peine. Je rentrais dans la ville avec Tirésias, lorsqu'on m'a raconté les attentats dont mes filles se sont rendues coupables ; aussitôt je suis retourné sur mes pas pour rendre à cet infortuné les honneurs de la sépulture. J'ai vu Ino et Autonoé errant encore dans la forêt, en proie aux fureurs du dieu ; et l'on m'a dit qu'Agavé tournait ses pas vers la ville. Hélas ! c'est elle-même que je vois ! ô spectacle de douleurs ! [AGAVE:] Jouissez, mon père, jouissez du plaisir d'avoir mis au monde des filles capables d'illustrer votre nom, et qui savent, quand il le faut, quitter la toile et les fuseaux pour des travaux plus nobles et plus glorieux. C'est moi surtout que vous devez féliciter en voyant le prix de mon courage. Je l'apporte à vos pieds. Recevez cette tête pour la suspendre dans le palais ; et fier du triomphe de votre fille, faites un festin pompeux pour vos amis. Livrez-vous à la joie que de si grands exploits doivent vous inspirer. [CADMOS:] O douleur sans mesure ! faut-il que mes yeux soient témoins de tant d'horreurs ? Cruelle ! à quel sacrifice invites-tu les Dieux ? à quel festin m'invites-tu moi-même avec les Thébains ? [AGAVE:] La vieillesse est toujours austère : la tristsse est son apanage. Que du moins mon fils me ressemble, qu'il marche sur les traces d'une mère belliqueuse ! suivi des jeunes Thébains, qu'il combatte avec gloire les bêtes féroces des forêts ! Mais hélas ! il ne sait que braver les Dieux. O mon père ! c'est à nous à l'empêcher de suivre aveuglément une dangereuse philosophie. Mais où est-il ? que ne l'appelle-t-on pour prendre part à ma gloire ? [CADMOS:] Ah ! que vous serez toutes à plaindre, quand vous connaîtrez vos maux ! Hélas ! si vous restiez à jamais livrées à l'erreur qui trouble vos sens, vous ne seriez pas heureuses, mais vos peines seraient moins cruelles. [AGAVE:] Quel est donc le sujet de ta tristesse ? [CADMOS:] Ma fille, lève les yeux au ciel. [AGAVE:] Hé bien ? [CADMOS:] Paraît-il le même à tes regards ? [AGAVE:] Il me paraît plus serein que jamais. [CADMOS:] O Dieux ! quand finira ce funeste égarement ? [AGAVE:] Je ne puis te comprendre... Mais quel est ce changement qui se fait en moi ? Je me sens éclairée d'une lumière nouvelle, ma raison reprend son empire. [CADMOS:] Ecoute donc, ma fille, et réponds-moi. [AGAVE:] O mon père ! tout ce que j'ai dit s'est effacé de ma mémoire. [CADMOS:] Qui t'ai-je donné pour époux ? [AGAVE:] Échion, ce héros sorti du sein de la Terre. [CADMOS:] Quel gage as-tu de sa tendresse ? [AGAVE:] Penthée est le doux fruit de l'hymen qui nous unit. [CADMOS:] Sais-tu quelle est la proie que tu portes en triomphe ? [AGAVE:] C'est un lion que j'ai vaincu. Crois-en mes compagnes. [CADMOS:] Jette les yeux sur cet affreux trophée. [AGAVE:] Dieux ! qu'ai-je vu ?,... Quelle victime porté-je en triomphe ? [CADMOS:] Contemple-la de nouveau, et ne doute plus de ton infortune. [AGAVE:] Je vois un objet funeste... ô douleur ! ô malheureuse ! [CADMOS:] Ta raison égarée t'offre-t-elle encore l'image du lion que tu crois avoir terrassé ? [AGAVE:] Non, non. Je vois Penthée ; je reconnais ses traits chéris. [CADMOS:] Je le pleurais, hélas ! tandis que tu le méconnaissais encore. [AGAVE:] Qui l'a tué ? pourquoi ces tristes restes se trouvent-ils dans mes mains ? [CADMOS:] O vérité funeste ! que ne puis-je lui dérober ta clarté ? [AGAVE:] Parle, mon père, mon cœur succombe à cette affreuse incertitude. [CADMOS:] C'est toi, ô malheureuse ! c'est toi qui l'as fait périr ; tes sœurs ont achevé ton crime. [AGAVE:] Où ? dans ce palais ? [CADMOS:] A l'endroit où Actéon fut dévoré par ses chiens. [AGAVE:] Quel dessein a pu le conduire sur les sommets du Cithéron ? [CADMOS:] Le désir de braver Dionysos et vos cérémonies. [AGAVE:] Et comment nous y sommes-nous transportées nous-mêmes ? [CADMOS:] Par la fureur que ce dieu vous a inspirée, ainsi qu'à toutes les Thébaines. [AGAVE:] O Dionysos ! je reconnais enfin que c'est toi qui m'as perdue. [CADMOS:] Vous l'aviez offensé ; il a vengé sa divinité méprisée. [AGAVE:] O mon père ! où est le corps de ce fils que je pleure ? [CADMOS:] J'ai recueilli ses restes sanglants que j'ai trouvés épars sur les rochers. [AGAVE:] Hélas ! faut-il que mon fils soit la victime de mon égarement ? [CADMOS:] Il imita ton impiété ; le dieu détruit d'un seul coup une maison infortunée ; il a confondu dans sa vengeance, et toi, et Penthée, et moi-même. O mon fils ! tu gouvernais mon palais, je voyais en toi renaître mon sang : tu imposais aux citoyens une crainte respectueuse ; personne en ta présence n'eût insulté ma vieillesse, ou ne l'eût fait impunément. Maintenant, à quel sort dois-je m'attendre ? S'il est quelque mortel qui ose braver les dieux, qu'il contemple ce triste spectacle, et qu'il avoue leur puissance. [DIONYSOS:] Mère coupable d'un fils impie ! reconnais enfin ma puissance ; et toi, Cadmos, vieillard illustre et malheureux ! écoute la voix du dieu que tes enfants ont irrité contre eux et contre toi. Je livre Agavé et ses sœurs comme proie aux remords de leurs crimes : proscrites de ces lieux témoins de leurs fureurs, elles chercheront en vain un asile pour se dérober au supplice que leur réserve la destinée. Et toi, que Thèbes honore comme son fondateur et son roi, n'espère pas terminer dans ces murs ta longue et pénible carrière. Renonce pour jamais à cette terre qui t'est chère, mais que le sang d'un fils doit te rendre odieuse, et d'où son crime te proscrit. Ainsi l'ordonne la destinée. Tu vivras parmi les sauvages Illyriens et, consumé par la tristesse, tu perdras enfin la figure humaine. Hermione qui t'est unie par les nœuds de l'hymen, sera métamorphosée avec toi, et sous la forme de deux serpents entrelacés, vous serez transportés sur un char traîné par des taureaux, et vous précéderez les Barbares qui viendront ravager les cités florissantes. Mais s'ils osent attaquer le temple auguste d'Apollon, leurs triomphes seront changés en une défaite honteuse. Enfin, Arès te délivrera, ainsi qu'Hermione, et vous transportera l'un et l'autre dans la terre des bienheureux. C'est Dionysos, c'est un dieu qui dévoile à tes yeux l'avenir ; rends hommage au fils de Zeus : heureux si dès longtemps tu avais su le connaître, et mériter par ta piété d'être l'objet de son amour, et non de ses vengeances ! [CADMOS:] O Dionysos ! je t'en conjure, daigne oublier nos offenses. [DIONYSOS:] Ton repentir tardif ne peut réparer d'anciens outrages. [CADMOS:] Je me soumets ; mais, ô puissante divinité ! épargne notre faiblesse. [DIONYSOS:] Mortels, vous avez provoqué la colère d'un dieu. [CADMOS:] Les dieux doivent-ils imiter les passions des faibles humains ? [DIONYSOS:] Zeus, dès longtemps, a prononcé l'arrêt qui te condamne. [AGAVE:] O vieillard ! c'en est fait, l'exil est notre partage. [CADMOS:] O ma fille ! à quel destin étions-nous donc réservés ? Infortunée Agavé ! mes filles ! malheureux ! Ainsi donc je passerai ma vieillesse au milieu des Barbares ; et telle est la loi du destin, qu'il faut que je conduise moi-même leurs armées contre la Grèce ! Je me mettrai à leur tète ; je paraîtrai sous la forme d'un dragon, suivi de la fille d'Arès, d'Hermione, de cette épouse chérie, victime, ainsi que moi, de cette affreuse métamorphose, et je viendrai renverser les autels et les tombeaux des Grecs ! Il n'est donc point de termes à mes peines, et l'impitoyable Achéron me refuse un asile ouvert à tous les humains. [AGAVE:] O mon père ! faut-il que dans mon exil je sois privée de la consolation de te suivre ? [CADMOS:] Pourquoi me presser dans tes bras, ô fille infortunée ! pourquoi consumer ta jeunesse auprès d'un malheureux vieillard ? [AGAVE:] Où chercher un asile ? [CADMOS:] Hélas ! n'attends point de secours d'un père affaissé sous le poids des années. [AGAVE:] Adieu, palais paternel ; adieu, patrie chère à mon cœur. Je te quitte dans la douleur ; je fuis la couche nuptiale. [CADMOS:] Va, ma fille, va dans la terre d'Aristée. [AGAVE:] De quel coup effrayant Dionysos nous a frappés ! [DIONYSOS:] J'avais souffert de vous des offenses dignes d'un tel châtiment ; Thèbes n'honorait point le nom de Dionysos. [AGAVE:] O mon père ! [CADMOS:] Adieu, chère et malheureuse fille ! [AGAVE:] Gardes ! conduisez-moi auprès de mes sœurs, tristes et chères compagnes de mon exil. Que je fuie loin du Cithéron ; que de ses sommets odieux, nul regard ne puisse m'atteindre, et que mes yeux ne puissent les découvrir ! Je cède le thyrse funeste à des Bacchantes moins malheureuses. [LE CHOEUR:] Les destinées se manifestent sous mille formes différentes. Les Dieux accomplissent divers desseins contre l'attente des mortels : ce qu'on espère n'arrive point ; un dieu trouve une issue alors qu'on désespère : c'est ainsi que se sont offerts à nos yeux les événements de ce jour.
[Une passade de Donata de Jean Sibil Un grand salon avec un escalier:] En haut ? [Robert:] Elle va descendre. [Irène:] Elle va d'abord nous faire attendre. Jusqu'au moment où on sera exaspérés. Je connais ses raffinements. [Robert:] Elle a changé. [Xavier:] C'est une grande actrice ; Donata change souvent. [Robert:] Elle a renoncé à son art. [Irène:] Foutaise. [Xavier:] Vous nous avez bien annoncés comme je vous avais dit ? [Robert:] Oui oui. Je ne connais pas votre nom de toute façon. "L'homme à l'impeccable complet." [Irène:] Et mon chapeau ? Vous lui avez parlé de mon nouveau chapeau ? [Robert:] A une époque où l'on n'en porte plus guère, je n'aurais eu garde d'oublier. [Irène:] A nous faire poireauter. J'aurais préféré un "non", alors je serais montée. [Robert:] Voilà Donata. [Irène:] Vraiment ? [Xavier:] En ce cas vous avez accompli un miracle. [Donata:] Excusez-moi si je vous ai fait attendre... Je crois que je n'aurais pas dû venir... Je... [Robert:] Mais bien sûr ; pourquoi pas ? Viens. [Donata:] Pourquoi ne m'avez-vous pas laissée ? Donata, en moi, était morte ; j'étais heureuse. [Irène:] Très réussie ta descente d'escalier, ma chérie. [Xavier:] Après deux mois de répétition, tu as été à la hauteur. [Donata:] Mais je n'ai pas joué ! [Robert:] Bien sûr que non ! [Xavier:] Elle a le jeu dans le sang, elle ne peut pas s'en empêcher. [Donata:] C'est faux ! [Irène:] Que dis-tu de mon nouveau chapeau ? [Donata:] Il faut le porter légèrement incliné sur la gauche. [Xavier:] Oui, c'est mieux. [Irène:] Vraiment ? Il y a un miroir quelque part ? [Robert:] Donata les a tous cachés sous des tissus de diverses couleurs. [Xavier:] De petits rideaux de théâtre ? [Irène:] Un bout de tissu, ça s'arrache, où y en a-t-il un ? Là ? [Donata:] Je ne veux pas ! [Robert:] Tu peux bien être plusieurs et même innombrable, ma chérie, dans des tableaux, dans des miroirs, je retrouverai toujours ma Donata parmi toutes les autres. La vraie. [Donata:] Alors, la seule. [Robert:] La seule vraie. [Xavier:] Moi j'aime beaucoup la mienne. [Irène:] Vous la verriez avec un chapeau. Quelle classe elle a ! Tu as raison, chérie, il faut que je l'incline à gauche. [Donata:] Ah. [Robert:] Qui sont ces gens ? [Donata:] Ah oui, tu ne les connais pas. Ce sont les Givrés. [Irène:] Oh. [Xavier:] Irène et Xavier Gevrais, a, i, s. Mais le surnom ne me déplaît pas. [Irène:] Et vous, Robert Vidal, je sais. [Donata:] Tu le sais comment ? [Robert:] Il a bien fallu qu'ils connaissent mon nom pour trouver l'adresse. [Donata:] Oui, mais comment ? [Xavier:] La même agence de détectives que d'habitude. On peut s'asseoir ? [Ils se sont spécialisés en Donata:] protection, recherche... et discrétion. [Donata:] C'est toujours Henri mon chien de chasse ? [Xavier:] Toujours. [Irène:] Il te remercie du cadeau pour le baptême de sa petite dernière. Sa femme y a été également très sensible. [Donata:] La petite va bien ? [Xavier:] Naturellement. [Irène:] Toute leur famille bénéficie d'une éclatante et insolente santé. [Donata:] Je n'ai pas eu cette chance. [Xavier:] Irène, ne glousse pas, s'il te plaît, quand Donata parle de sa santé délicate. [Irène:] Je m'excuse, époux vénéré. Mon inconduite me fait honte. [Robert:] Ben quoi, qu'est-ce qu'il y a ? Etre de santé délicate n'a rien de risible. [Irène:] Comme vous avez raison. Je suis une affreuse criminelle. [Xavier:] Vous avez déjà vu notre Donata malade ? [Robert:] ... Pas précisément. [Irène:] Pourtant avec tout l'alcool et les drogues qu'elle a ingurgités... d'autres sont au cimetière pour moins que ça. [Xavier:] Qu'est-ce qui vous donne à penser que notre Donata adorée serait de santé délicate ? [Robert:] Ben... elle me l'a dit. [Xavier:] Madame notre épouse, de la tenue ! Enfin !... A Robert, gaiement. Et vous l'avez crue ! [Irène:] Depuis la maternelle que j'ai envie de la soigner. Elle a toujours exigé le rôle du docteur ! [Donata:] Tais-toi ou je te fais une coiffure à l'iroquoise ! [Irène:] Au secours ! Elle a vraiment commis ce crime, savez-vous. Au lycée. Elle m'a à moitié tondue ! [Donata:] Tu te tais maintenant. [Irène:] Oui, maîtresse. Je me tais. [Donata:] Promis ? [Irène:] Promis. [Robert:] ... Toi rieuse, je n'en reviens pas. [Xavier:] Y a rien à lamper ni à becqueter, hein ? [Robert:] C'est-à-dire... [Irène:] J'ai si faim. J'ai si soif. [Xavier:] Elle vous a dit de jeter l'alcool bien sûr, pour son régime sec. Vous avez regardé sous l'évier de la cuisine, au fond à droite ? C'est là qu'elle planque l'ultime réserve d'habitude. [Irène:] C'est malin. Pourquoi tu lui as dit ? [Xavier:] Pour qu'il s'en aille. Donata, ma chérie, je ne suis pas venu pour du tourisme. Plus de deux mois recluse, loin des médias, ou tu rentres ou tu es finie. On a parlé de ta disparition, puis, comme il n'y avait plus rien à dire et à écrire, on a commencé de t'oublier. A toi de décider, mais fais vite. C'est maintenant. Le film qu'on te propose te propulsera du niveau de vedette nationale à celui de vedette internationale. Voilà en gros le scénar... [Donata:] Je n'entends pas ! Je suis sourde ! [Irène:] Elle te fait confiance pour le scénario. Elle t'a toujours fait confiance. [Robert:] Je n'ai pris que deux verres, pour tes amis, mais peut-être en aurait-il fallu un troisième ? [Donata:] Non. Ne sois pas méchant... J'avais oublié cette bouteille. [Robert:] Quand j'ai vu ce portrait dans une galerie, j'ai eu l'impression de te découvrir, de voir l'artiste derrière ses masques dans les films et les pièces. [Donata:] ... "Ah vraiment ? Je n'en ai pas vu un seul qui me plaise." [Irène:] Oh, l'exigeante ! [Xavier:] Pirandello. [Irène:] Ah oui. [Robert:] Comment ? [Irène:] Merci. [Xavier:] Si ce n'est qu'une crise pirandellienne, alors ça va. [Irène:] Sa crise hugolienne a été terrible, tu te rappelles ? Elle voulait se suicider avec... [Xavier:] Et à grignoter ? Ma femme a une faim ! [Irène:] Quoi ? [Xavier:] Tu as faim. [Irène:] Ah oui. J'ai faim ! [Robert:] Je vais chercher des amuse-gueule. [Irène:] Oui. Des gros ! [Xavier:] Tu crois être redevenue comme les autres, avec tes fenêtres fermées et tes volets baissés alors qu'on est encore en été ? que le ciel est d'un bleu magnifique ? Tu ne seras jamais normale. Oubliée oui. Normale jamais. Tu t'es mise dans un tombeau. Il en aura vite marre. [Donata:] Marre, lui ? Non ! [Xavier:] Alors, pourquoi est-ce qu'il nous a laissés entrer ? [Irène:] Le fait est qu'on n'a pas eu beaucoup à insister. [Xavier:] Il est au bout de son dévouement à l'amour. Il ne le sait pas encore. Mais il cherche à ouvrir les fenêtres et la porte. [Donata:] Il ne me trahira pas. [Xavier:] Vous êtes ici coupés du monde, enfermés, comme dans une tombe. Vous êtes des morts-vivants. Mais tu seras la morte et il restera vivant. [Donata:] Il m'a sauvée de la drogue, il me retient à la vie, je vis par lui. [Xavier:] Il fatigue à te retenir au-dessus du gouffre. Il a aimé une vedette et tu en es de moins en moins une. [Irène:] Quand tu te seras effacée des mémoires des autres, tu commenceras de t'effacer dans la sienne, alors même que tu seras devant lui. [Robert:] Et voilà le service pour affamés. [Xavier:] Merci. Parfait. Eh bien, mange ! [Irène:] Ah oui. Mon estomac, monsieur Vidal, vous gargouille merci. [Xavier:] Vous avez des projets d'avenir ou vous avez l'intention de rester cloîtrés ? [Robert:] Nous allons bientôt renouer avec la nature. Nous allons devenir fermiers. [Xavier:] Fermiers ? Donata fermière ? [Irène:] Quand on était au collège on a eu un stage à la ferme toutes les deux. On n'était pas très douées pour les études, ni l'une ni l'autre. La paysanne a décidé de nous apprendre à traire une vache. Cette vache n'était pas contente, elle parlait tout le temps mais elle avait un tel accent paysan qu'on ne comprenait rien. Le paysan est venu aider sa femme à dialoguer avec la vache. Ils faisaient un barouf tous les trois ! Ah les sauvages ! On a pris la poudre d'escampette, on a couru jusque chez nous, on ne s'est pas retournées. [Robert:] Pourtant Donata adore les fermes. Elle m'a dit avoir joué une fermière dans un téléfilm, que je ne connais pas, quoique j'aie cru les avoir tous vus... Elle adorait le village en bois autour de son étang... [Irène:] Ah oui ! Le village de Marie-Antoinette à Versailles ! Elle a joué Marie-Antoinette, à ses tout débuts, son deuxième ou troisième téléfilm. C'était avant toi. [Xavier:] La période où elle cultivait les navets. [Robert:] ... On a parlé longuement des choix à effectuer, car on doit être réalistes, ne pas se lancer en naïfs de la ville. Nous allons apporter notre contribution dans la lutte contre les pesticides et pour une nourriture saine. [Irène:] Vous avez parlé tous les deux ou elle a seulement écouté ? [Robert:] Elle a une manière d'écouter qui est parlante. [Xavier:] Elle ne vous a pas dit ? Nous lui avons présenté une contre-proposition. [Robert:] Une contre-... [Xavier:] Un film avec un grand réalisateur. Qui la rendra tout à fait célèbre. [Robert:] Elle n'aime pas la célébrité. N'est-ce pas ? [Donata:] Je ne l'ai pas écouté. [Irène:] Elle a joué la sourde. Je suis sourde ! [Xavier:] C'est pour ça qu'elle semble écouter si bien. [Donata:] Ma vie passée est derrière toi. Ne t'écarte pas. [Robert:] Comment "derrière moi" ? Ta vie à toi est derrière toi-même, je pense... [Donata:] Je t'ai mis entre elle et moi. Ça me fait moins peur que de la sentir dans mon dos ; prête à m'agresser... à me tuer. Tu me protèges, tu me sers de rempart. J'irai avec toi où tu voudras. [Robert:] Mais nos projets... sont... ensemble... [Donata:] Je t'ai dit ce qui te ferait plaisir. [Robert:] Oui... mais quand même ! Marie-Antoinette !... [Donata:] C'est tout ce que je connaissais... Et puis ce téléfilm n'était pas si mauvais... On devrait le ressortir dans les "Vidéos à la demande". [Robert:] Je croyais que tu ne pensais plus à... tout ça. [Donata:] Bien sûr, chéri, je n'y pense plus... Mais il m'a vexée l'autre, là, ce n'était pas du tout un navet. [Irène:] Vous permettez que j'ouvre, je me sens claustrophobe. [Robert:] Es-tu sûre que tu es une femme pour moi ? [Donata:] Je suis sûre que tu es un homme pour moi, chéri, n'est-ce pas la même chose ? [Robert:] ... Qui es-tu Donata ? Je croyais le savoir. Je ne le sais plus. [Donata:] Qu'est-ce que tu aimes en moi ? [Robert:] J'ai toujours apprécié les grandes blondes fines, aux traits réguliers, aux belles formes rondes. A la Botticelli, Lippi, Bellini... [Donata:] Tu aimes qui, eux ou moi ? [Robert:] Ben, eux ils sont morts... Qui es-tu Donata, quand on te dépouille de Hugo, Corneille, Ibsen... Pirandello... etc... Allô ? Il y a quelqu'un en-dessous de ces oripeaux ? [Donata:] Il y a Donata. [Robert:] Y est-elle vraiment ? J'ai peur qu'il ne reste pas grand chose les vêtements enlevés. [Donata:] Ce n'est pas parce que tu ne m'as pas trouvée que je n'existe pas. [Xavier:] Il y a plus grave que vos petits problèmes de narcissiques névrosés. [Robert:] Je ne suis ni narcissique ni névrosé. [Xavier:] Plus de trois cents morts dans un accident d'avion... [Irène:] Où cela ? [Xavier:] Pas bien loin d'ici. Aux contreforts des Alpes. [Irène:] Où est la télé ? Sous du tissu, je suppose ? Là ? Non... Ah ! Elle fonctionne au moins ? [Robert:] Pauvres gens. [Irène:] La descente quand tu sais que tu vas t'écraser, ce doit être affreux. [Xavier:] Ils sentent arriver la mort de tous leurs rêves. [Robert:] Tu ne viens pas voir ?... Tu ne dis rien ? [Irène:] Ne la tourmentez pas. [Robert:] J'attends juste d'elle qu'elle dise qu'elle plaint ces gens ! [Irène:] Ne la brusquez pas. [Robert:] Quoi ? [Xavier:] Elle ne peut pas comme nous se protéger du drame par des banalités. [Irène:] Quel bel effet ce soleil dans le feuillage des arbres. [Donata:] Un soleil immuable. [Irène:] Avec toute la flotte qu'on a reçue sur le crâne avant-hier, Xavier et moi, et à Marseille encore, on ne peut pas prétendre ça. [Donata:] Alors, il a plu ? [Irène:] Oh que oui. Que d'eau, que d'eau ! [Xavier:] Emmène-la voir les fleurs. Il faut que je parle à Robert. [Irène:] Oui. Viens, on va voir le jardin. [Donata:] Le jardin est fleuri ? Je ne le savais pas. [Robert:] Qu'est-ce qu'elle a ? Elle m'en veut ? [Xavier:] L'indifférence, pour Donata, c'est, comme disent les policiers, créer un périmètre de sécurité. [Robert:] Autour du drame ? [Xavier:] Non, autour d'elle. Pour elle... Parce que si on est trop sensible, on est victime. [Robert:] Ah, l'empathie... [Xavier:] Mais non, l'empathie c'est quand on a des frontières, des barrières à franchir pour se rapprocher des autres, et il en reste toujours. Elle n'a pas de barrières. [Robert:] Je ne comprends pas. [Xavier:] Imaginez un être sans contours fixes, des contours qui se modifient suivant ce qui les approche ; cet être change de forme, d'aspect, il semble ne plus être lui-même aux autres, et parfois lui-même ne se retrouve plus. Donata est ainsi. [Robert:] Avec moi, elle a toujours été très... ordinaire. [Xavier:] Avec vous, elle a été comme vous. Avec nous elle est comme nous. Etc... Personne n'est "ordinaire", et elle est moins "ordinaire" que personne. [Robert:] Je ne vous crois pas. Vous voulez nous séparer. [Xavier:] Vous avez forcément lu les détails de sa vie ? Son accident de voiture et les heures à attendre les secours avec le conducteur mort à côté d'elle, les mois d'hôpital et de rééducation, le refus de sa mère de la revoir, le premier amour de sa vie s'est suicidé quand elle l'a quitté en écrivant que c'était à cause d'elle, ses compagnons finissent tous par la tromper, deux dépressions, trois cures de désintoxication... et j'en passe. [Robert:] Des ragots de magazines à scandales ! [Xavier:] Elle vous a dit ça ? [Robert:] ... Non... Quand on évoque son passé, elle a des propos si... bizarres... cyniques, oui. Je ne la reconnais plus. [Xavier:] Quand elle redevient elle-même, vous ne la reconnaissez plus ? [Irène:] Superbes ces fleurs qui ne connaissent pas le jardinier. [Donata:] Je suis triste pour ces gens, moi aussi. [Robert:] On ne peut pas consoler leurs proches, on ne peut malheureusement rien. [Donata:] Tu m'en veux ? [Robert:] Non, bien sûr que non... Moi je réagis trop vite. [Xavier:] Et de façon superficielle. [Irène:] Quand Donata sera fermière, elle aura un jardin magnifique. [Donata:] Irène m'a sermonnée. Mais je n'en avais pas besoin. Le monde est revenu vers moi. [Robert:] Ils sont arrivés trop tôt. Nous l'aurions redécouvert ensemble. [Donata:] Quel drame... Quelle horreur. [Robert:] Oui. Ah... [Donata:] Quel drame... Quelle horreur. [Robert:] Eh oui. Oh si Dieu existe, comment, comment peut- il... ! [Donata:] Quel drame !... Quelle horreur ! [Robert:] Pourquoi répètes-tu ces mots ? [Donata:] C'est moins vrai si on les répète ? [Robert:] On dirait une... que tu te moques de ces gens ! [Donata:] Non. Quelle curieuse idée. Je suis sincère. [Irène:] Donata est toujours sincère. [Xavier:] Bravo, chérie, en trois essais tu as trouvé le ton juste. Ce n'est pas si facile, voyez-vous. Essayez de dire : Quel drame... Quelle horreur... [Robert:] On n'est pas au cinéma ! [Irène:] Donata était sortie de scène, elle vient d'y rentrer. [Donata:] Qui es-tu Donata ?... Autrefois je me suis beaucoup cherchée et quand je me suis trouvée, je n'ai pas vraiment été ravie de la découverte. Alors là, pas vraiment. J'ai essayé de... m'améliorer. J'ai eu recours à Corneille, Feydeau, Hugo, Molière, [Ibsen:] Où est la vraie Donata ?... Mais je ne le sais pas. [Robert:] C'est pour ça la drogue ? [Donata:] La porte et les fenêtres fermées, tu avais arrêté le temps pour moi. Nous aurions pu vivre éternellement sans que rien ne change. Rien ne pouvait plus nous toucher. Nous n'avions besoin ni de drogues ni de l'indifférence... Donata était sortie de moi, elle était partie, je l'ai sentie partir. J'étais libre. Libre d'elle. Il aurait suffi que tu ne rouvres jamais la porte et les fenêtres. J'avais tellement confiance en toi. [Elle reprend possession de mes mains:] ce visage n'est pas le mien ; le son de cette voix n'est pas le mien ! Je les reconnais, ce sont ceux de Donata... Je me sens disparaître. Tu m'as perdue ! perdue ! Je ne reviendrai jamais ! J'avais tellement confiance en toi ! [Xavier:] Si on déjeunait ? Il est midi passé. [Robert:] Comment ? [Xavier:] La cuisine, par là ? Montrez-moi... Montrez-moi ! Il le tire sans ménagement. [Donata:] Salut, toi... Salut, moi... Bienvenue à la maison... Je suis de retour... Qu'est-ce que tu as fait tout ce temps ?... Y a-t-il des mondes parallèles où vivent les êtres fantômes comme toi ?... Jure-moi que nous ne nous quitterons plus... Les hommes sont décevants, ils ne devraient pas avoir le droit de séparer une femme de son fantôme... Tu sais que nous allons devenir fermière ?... [Mes condoléances les plus sincères:] Le problème c'est que je n'ai pas de texte... Je ne voudrais pas qu'il me juge immorale, inconséquente, insensible, des trucs à la con comme ça... Des drames, y en a tout l'temps. Il faudrait être sinistre tout l'temps ! Ce qu'il faudrait, c'est une réduction significative du nombre de drames. Je suis profondément touchée du sort impitoyable de ces malheureuses personnes qui n'avaient pas mérité de mourir ainsi. Oui-i-i. [Irène:] La crise est passée ? [Donata:] Ecoute ça : Je suis profondément touchée du sort impitoyable de ces malheureuses personnes qui n'avaient pas mérité de mourir ainsi. [Irène:] Ah, la phrase de "Il pleut toujours quelque part" où tu jouais le maire de la ville. Après l'incendie. [Donata:] Tu crois que Robert sera content ? [Irène:] S'il connaît le film, probablement pas. [Donata:] Ah... Lui aussi est un cas difficile. Ils te suivent ? [Irène:] Non. Leurs talents de cuisinier sont en grande discussion. [Donata:] Y a qu'des choses à réchauffer. [Irène:] Tu connais Xavier, il faut assaisonner. [Donata:] Ah oui. [Irène:] Tu penses au film ? [Donata:] Non. [Irène:] Alors c'est fini ? [Donata:] Quoi ? [Irène:] La scène, le public, le cinoche... [Donata:] Hein ?... Je suis sourde ! Je suis sourde ! [Irène:] Calme-toi. Ce n'est pas Xavier, ce n'est que moi. [Donata:] Robert et moi nous allons nous marier ! [Irène:] Bon. Pourquoi pas ? Des tas de gens se marient. Y a pas d'mal à ça. [Donata:] Et il m'aimera toujours. [Irène:] Bien sûr... Il a de l'argent pour te verser une bonne pension alimentaire ? [Donata:] On ne se quittera jamais. [Irène:] Bien sûr... Tu lui as expliqué en détail qui est Donata ? [Donata:] Tu m'as entendue, non ? Ou tu es sourde aussi ? [Irène:] J'ai entendu quelques généralités. Il y a loin des généralités à la vie quotidienne, surtout avec toi. [Donata:] Il m'a vue complètement sous l'emprise de la drogue quand nous sommes arrivés ici. [Irène:] C'est encore dans ces moments-là que tu es la plus supportable. [Donata:] Oh ! [Irène:] Et c'est ton unique amie qui te le dit. [Donata:] Eh bien, sa remarque, elle peut la garder. [Irène:] Tu veux que je lui fournisse tous les renseignements nécessaires ? [Donata:] ... [Irène:] Il faut qu'il sache avant que tu te décides au sujet du film. [Donata:] Il m'a changée. [Irène:] Tu étais de sortie de toi-même, tu es revenue. [Donata:] Youpi. [Irène:] Il a le droit de savoir avant d'épouser. Tu avais prévu de le lobotomiser d'abord ? [Donata:] Le pauvre chéri, pourvu que ça ne lui fasse pas mal. Il te plaît, hein ? J'ai vu ça dans ton oeil. Mais chasse gardée, la givrée, compris ? [Irène:] Givrée toi-même. Moi je ne la suis que par copie. [Donata:] La petite escargot imite la cigale. [Irène:] Moins la drogue, chérie ! [Donata:] Un peu quand même. [Irène:] Dame escargot sait s'arrêter, elle est quelqu'un de raisonnable. [Donata:] Et ta limite est toujours fascinée par le hors limite ? [Irène:] Tu es mon rêve, Donata, tu le sais bien. Mon rêve ne va pas s'enfermer ici ? [Donata:] Alors on danse ? [Irène:] Comme autrefois ? [Donata:] Imite si tu peux ! reprise des grandes enjambées etc... [Xavier:] La sérénité a vaincu le dragon ? Les courageux peuvent revenir ? [Donata:] Hein ? [Robert:] Oui... [Donata:] Ah... [Xavier:] Plats arrangés maison. Jambon moutarde. Jambon sauce tomate. Et mirabelles. [Donata:] Je croyais que vous faisiez réchauffer des plats ? [Xavier:] On n'a pas réussi à se mettre d'accord sur les plats à réchauffer. Il y en a tellement dans son congélateur. [Irène:] Et la boisson ? [Robert:] Ah oui. [Donata:] Qu'est-ce que vous avez fabriqué tout ce temps ? [Xavier:] On a discuté... cuisine. [Donata:] Cuisine ? [Xavier:] La cuisine est l'appétissante image du monde, à manger, à déguster ; mais le monde, pouah ; bref quand on parle de l'une on parle aussi de l'autre. [Irène:] Une tranche de monde, chéri ; nature. [Donata:] Pour moi avec mélange des sauces. [Robert:] Remplies au robinet juste avant consommation. Garantie fraîcheur. [Donata:] Tu veux remettre la télévision, chéri, s'il te plaît ? [Robert:] Vraiment ? [Donata:] Puisque je te le demande... [Voix à la télévision:] On ignore encore s'il s'agit d'un acte terroriste, d'une erreur humaine ou d'un accident dû à la météo. Et maintenant, voici des suggestions de sortie pour votre week- end... [Robert:] C'est indécent, cette succession... [Xavier:] Franchement, y avait-il un enchaînement possible ? Vous avez une transition à proposer ? [Robert:] ... Quand même ! [Irène:] Soif. [Donata:] Tu peux courir. Bébé est assez grand pour boire tout seul. [Irène:] Boh... [Robert:] Enfin, vous ne trouvez pas ? [Xavier:] On ne peut qu'être indécent, tout le temps. [Donata:] Robert a choisi d'être révolté. [Robert:] Mais parfaitement. [Xavier:] Etre impuissant avec bonne conscience. [Robert:] On peut lutter... sur tous les fronts ! [Xavier:] En fermant porte et fenêtres ? [Robert:] Ça, c'est Donata. Mais on allait ouvrir... un jour ou l'autre. [Xavier:] C'est fait. Luttez, je vous regarde. [Robert:] Qu'est-ce que tu as ? [Donata:] Pas de système sans profiteurs du système. Tu parles ici à trois profiteurs. [Robert:] Toi ? [Donata:] La réussite n'est-elle pas un masque séduisant de l'injustice ? J'en ai bénéficié. [Irène:] Elle rétablit un semblant de justice en picolant et en se droguant. [Xavier:] Sauter du quatrième étage n'empêche pas l'ascenseur d'y monter. [Donata:] Au Cours Florent, une fille et moi nous ressemblions assez. Les autres en plaisantaient. Au casting du téléfilm qui m'a lancée : "Le mari seul", elle était en compétition avec moi. Il s'en est fallu d'un rien que ce ne soit moi qui lui ressemble assez. [Irène:] Un rien indéfinissable mais essentiel. [Xavier:] Le "je-ne-sais-quoi" qui fascine. [Robert:] Et qu'est-elle devenue ? Tu t'en es souciée ? [Donata:] Oui, mon égoïsme s'en est soucié... Elle est tombée sous la coupe d'un type qui l'a poussée, ou forcée, à accroître la ressemblance par chirurgie esthétique, pour tourner des films pornos... C'est comme si j'avais deux vies, une réussie, et une manquée. Une valorisante, celle-ci, et une autre qui paie en humiliations pour mes triomphes... Si je n'étais pas venue in extremis à ce casting, amenée par Jean-Louis qui s'était fâché... mon ami de l'époque... et à moi ça ne me disait rien, je ne voulais pas venir... elle aurait eu le rôle. Tu comprends ?... Je revois son regard quand on m'a annoncé devant les autres, sans ménagements pour elles, que j'étais choisie. Ah, ce regard. Désespéré. Elle avait besoin de ce rôle... Elle n'était plus qu'une copie. Définitivement. [Robert:] Tu n'aurais pas pu... l'aider ? [Donata:] Comment ? [Robert:] Je ne sais pas, moi ! L'aider... [Donata:] ... ? [Xavier:] C'est au "comment" que l'on attend les indignés. [Irène:] En général ils s'arrêtent là. [Donata:] Les gueules cassées du métier paient pour les autres, et on retrouve ça partout. Je suis une profiteuse innocente. [Xavier:] Ah... [Irène:] Ça ne concerne que toi, je suppose ? [Xavier:] Marc était dans l'avion, on vient de me prévenir. [Irène:] ... Mais, parfois, dans ces accidents, il y a des rescapés... [Xavier:] Non. [Robert:] ... Il s'agit de l'un de vos amis, naturellement. Très proche sans doute ? [Xavier:] Marc Allirel, on ne peut pas s'intéresser à Donata et ne pas savoir qui c'est... c'était. [Irène:] Son compagnon durant quatre ans. Et producteur de plusieurs de ses films. [Robert:] Mais... dis quelque chose au moins. [Xavier:] Il vaudrait mieux la laisser tranquille. [Robert:] Pourquoi ? On est ensemble ou pas ? Si on est encore ensemble, on partage les peines ! [Donata:] Il était déjà mort. Il a suicidé notre couple. [Irène:] Vous savez, avec la belle Isidorette ? [Robert:] Et alors ça ne te peine pas ? Tu l'as aimé pourtant ? [Donata:] Tu as raison d'employer le passé... composé. Il appartient au passé ; c'est la Donata du passé qui a de la peine, pas moi... Et on ne va pas le recomposer pour un décès. [Xavier:] Ce serait absurde, chérie. [Irène:] Complètement absurde. [Xavier:] Un mort est mort, pas de quoi affoler les cimetières. [Irène:] Il a raté son atterrissage de retour parmi nous. [Robert:] Mais... ils osent plaisanter ! Airs coupables de Xavier et Irène. A Donata : [Donata:] Oh... surtout lui avec moi. [Robert:] Silence, les gugusses ! [Irène:] Je crois qu'il est fâché. [Xavier:] Allons dans le jardin. [Robert:] A se demander quel est le pire des trois. Quoi ? [Donata:] C'est moi, chéri adoré... La pire. [Robert:] Toi ? Mais je t'aime. [Donata:] Tu n'as même pas admiré comme j'ai remarquablement verni mes ongles de pieds. [Robert:] Il y a un rapport ? [Donata:] ... J'aurais trop de peine, je ne veux pas avoir de peine du tout... Si je ferme les yeux, je vois ma vie en débris éparpillés sur des kilomètres... mêlée à... tout et n'importe quoi... Ignoble. Et tu ne me protèges pas ! [Robert:] Mais il faut bien regarder la réalité ! [Donata:] Non. Moi je la joue. On me regarde, moi. [Robert:] Quand nous aurons des enfants, tu leur répondras ça ? [Donata:] Des enfants ? [Robert:] Oui, on en a parlé, tu en voulais. [Donata:] Oh... ça dépend des jours... [Robert:] Comment, "ça dépend des jours" ! Les enfants existent en continu, pas de temps en temps ! [Donata:] Eh oui... Quelle journée ! [Irène:] Léa veut te parler. Prends. [Donata:] Mais pourquoi lui as-tu dit que tu es avec moi ! [Irène:] Elle voulait absolument savoir où tu étais. Elle se sent perdue ! [Robert:] Qui est Léa ? [Irène:] La femme, la veuve, de Marc. [Robert:] Dans ce cas, évidemment... [Donata:] Allô ?... Oui, c'est moi... [Xavier:] Elle téléphone ? Elle s'est décidée ? [Robert:] Quels sont ses rapports avec cette Léa, femme de Marc ? [Irène:] Après l'épisode Isidorette... [Xavier:] Gros scandale. [Irène:] Il a fallu reconstruire une façade. [Xavier:] Vous en avez forcément entendu parler, ne faites pas l'innocent. [Robert:] Je ne fais pas l'innocent et j'en ai entendu parler. Je n'ai pensé qu'à la détresse de Donata. [Irène:] Vous l'aimiez déjà... [Xavier:] Isidorette, vous comprenez le prénom ? [Robert:] Non... Qu'est-ce qu'il y a à comprendre ? [Irène:] Un travesti. [Robert:] Oh. [Xavier:] L'entourage de Donata devait redevenir acceptable pour le public. [Irène:] On a commandé un sondage d'opinion comme pour un Président de la République. [Xavier:] Il était moins une. [Irène:] Donata a coopéré et a décidé Léa. A épouser Marc. [Robert:] Qui est donc Léa ? Dites-le moi ! [Irène:] Léa et Donata se sont beaucoup droguées ensemble. [Donata:] Fait !... Quelle pleurnicheuse... Elle croyait qu'on allait le pleurer ensemble... On croirait vraiment qu'elle ne l'a pas eu pour mari lors d'un déstockage. [Robert:] Un quoi ? [Donata:] Pas bon, ce truc. La fois précédente j'en avais planqué du meilleur. Je croyais moins à mon amour, aussi ; cette fois j'étais tellement sûre. Il suffisait de ne pas ouvrir. Pas-ou-vrir ! [Robert:] Calme-toi. Tu es secouée par tout ça, je comprends. Nous en parlerons tous les deux quand ils seront partis. Mais tu assumes tes responsabilités, c'est bien. [Donata:] Mes responsabilités ? J'ai pas fait s'écraser l'avion, j'ai pas fait que Marcouse soit d'dans, j'ai pas fait que... J'y suis pour rien ! pour rien ! Qu'on me fiche la paix ! Voyez l'auteur ! [Irène:] Elle est odieuse comme ça parce qu'elle vient juste de se remettre à boire. Ça ira beaucoup mieux quand elle aura vomi. [Xavier:] Elle ne supporte pas l'alcool, enfin, elle ne le retient pas, ce qui revient au même. [Donata:] Saleté de Givrés. Si t'as un revolver, Robert, descends-les. Pan ! Pan ! [Robert:] Pourquoi as-tu voulu te saouler ? [Donata:] Pour ne pas faire pire. [Robert:] Mais des gens meurent, on les pleure, on aide leurs proches... et la vie continue. [Donata:] La vie passe. Là elle est passée en avion... Boum... Ça passe vite. [Robert:] Tu es cynique maintenant ? [Donata:] ... J'ai été chaste et puis je ne l'ai plus été ; j'ai été sobre et puis je ne l'ai plus été ; j'ai été fêtarde et puis je ne l'ai plus été ; j'ai été pauvre et puis je ne l'ai plus été ; j'ai été riche et puis je ne l'ai plus été ; j'ai été prudente et puis je ne l'ai plus été ; je suis cynique, dis-tu, et bientôt je ne le serai plus. Donc pourquoi y attacher de l'importance ? [Robert:] ... Est-ce toi, Donata ? [Donata:] Je ne sais pas... [Robert:] Tu as joué ?... Pourquoi ? [Donata:] Pour ne pas me mettre à boire pour de vrai. [Xavier:] Excellente raison. [Robert:] C'est rare mais il y a des villas de gens très riches pas loin et une aire d'atterrissage d'hélicoptères. [Irène:] Pas de plaintes d'un dirigeant écolo ? [Donata:] C'est lui le dirigeant écolo. [Irène:] Je condamne fermement les hélicoptères ! [Xavier:] Bravo ! Tu feras répéter Irène. Elle au moins finira par y arriver. [Irène:] Je vais travailler dur. [Robert:] Alors tu as joué ? [Donata:] Oui, chéri. [Robert:] Tu voulais que j'aie peur ? [Donata:] Oui chéri. [Robert:] Et pourquoi ? Si tu veux juste les amuser, je peux céder la place ! [Donata:] Non !... Ne sois pas méchant... [Robert:] Alors ? Je ne comprends pas... [Donata:] Tu étais tout à coup à des milliers de kilomètres de moi. Des milliers. J'ai regardé autour de moi, tout était devenu étranger dans cette cuisine. Je me suis sentie tellement seule... [Robert:] Voyons, j'étais à dix mètres ! C'est ton imagination... [Donata:] Même en imagination je ne supporte pas. [Robert:] Et en ce cas donc, tu as recours à... [Donata:] J'ai d'abord les mots. [Robert:] Les mots ? [Donata:] ... Ils viennent m'entourer, ils se liguent en phrases, pour m'arracher à l'attirance du vide, au vertige. Ils prennent ensuite un aspect ; celui de personnages, celui de fantômes qui m'offrent de les habiter... Sans eux, et sans toi, j'aurais sombré. Je ne sais pas vivre sans eux. [Robert:] Et nous deux ensemble ça ne vaut pas tous ces mots ? [Donata:] Si... Mais dès que tu t'éloignes un peu, pour moi c'est comme des milliers de kilomètres. [Robert:] Alors ? [Donata:] ... Je les appelle. [Xavier:] Et ils sont venus. [Irène:] Xavier les a apportés lui-même, un vrai Hercule. Dis-lui le scénar, chéri. [Xavier:] Tu n'es plus sourde ? [Donata:] Non, mon état empire. [Xavier:] Eh bien, voilà : Une belle femme nue de papier glacé vit vieille et sans sa beauté. [Donata:] Donc habillée. [Xavier:] Dans un reportage à la télé elle se voit sur le mur d'un homme interviewé au sujet de... peu importe. [Donata:] Oui, peu importe. Parle-moi de moi. [Xavier:] Elle décide d'aller là où elle existe encore vraiment, où elle est encore elle-même. [Irène:] Elle va voir le type. [Xavier:] Elle veut savoir qui il est, pourquoi il a fait d'elle sa compagne, pourquoi, pendant tant d'années, il lui a été, en quelque sorte, fidèle. [Donata:] Enfermés ensemble, quoi ? vingt ans ? trente ans ? [Xavier:] Longtemps elle cache qui elle est. [Donata:] Ne me dis pas la fin... Laisse-moi rêver... [Irène:] Le film raconte sa vie, il y a de longs retours en arrière sur les moments-clefs avec un autre homme, l'homme de sa vie, l'homme de sa vie qui ne la faisait pas échapper au temps. [Donata:] Celui qui l'a laissée vieillir. Il ne l'aimait pas assez. Toutes les portes et toutes les fenêtres étaient ouvertes... [Xavier:] Tu joues trois âges : celui de la photo, avec toute l'histoire de cette unique photo de nu intégral dans sa carrière de mannequin, celui de son amour avec l'homme de sa vie, celui de la vieille dame chez cet inconnu. [Donata:] ... Il y a deux rôles masculins importants... [Xavier:] Joués par Charles Gabin et Toulouse Mitchum. [Donata:] Vraiment ? [Xavier:] Ils signent si tu signes. [Irène:] Ils signeront sans doute de toute façon. [Xavier:] Ils préfèrent jouer avec toi. [Irène:] Tu es la meilleure possible pour ce rôle. [Donata:] J'ai un peu peur de jouer en vieille. Et si je restais vieille ? [Irène:] Notre Donata est assez superstitieuse. Mais sois tranquille, chérie, on trouvera des gris-gris pour conjurer la vieillesse. [Xavier:] Enfin voilà la proposition. Je te laisse réfléchir un moment. Il me faut la réponse avant de repartir. Définitive. Attention, il n'y aura pas de possibilité de marche arrière. Si tu dis non maintenant, c'est non. Retournons visiter le jardin. [Robert:] Tu es tentée ? [Donata:] Je reconnais simplement que c'est tentant. [Robert:] ... Et moi ? [Donata:] Toi, tu es là. [Robert:] Est-ce que je suis toujours seul à être là ? Je ne compte pas les Givrés. [Donata:] Des fantômes sont entrés. Il en arrive d'autres à chaque minute. [Robert:] Je ne les vois pas. [Donata:] Ils sont encore imcomplets, quelques mots, des bouts de phrases, ils m'appellent, ils m'implorent... [Robert:] Que veulent-ils ? [Donata:] Mon corps. [Robert:] Serais-je un fantôme ? [Donata:] Tu étais mon tueur de fantômes. Tu as accompli une hécatombe parmi eux. Ils t'en veulent. [Robert:] Tu vas te laisser tenter ? [Donata:] Dieu seul le sait. [Robert:] Ça m'étonnerait qu'il vienne te le dire. [Donata:] Et pourquoi pas ? [Robert:] Ah oui. Dieu te parlerait à toi ! Et pourquoi Dieu viendrait-il te parler ? [Donata:] Pour se changer du pape ? [Robert:] Donata ou les vacances de Dieu. Oh. Pourquoi dis-tu des choses pareilles ! [Donata:] Parce que ça ne se dit pas. [Robert:] En voilà une raison. [Donata:] Toute petite déjà, quand il y avait une belle flaque de pluie à éviter, il fallait absolument que je saute à pieds joints dedans. J'adorais ça. J'ai gardé le meilleur des plaisirs de mon enfance. [Voix d'Irène:] Sauter dans les flaques, y a pas mieux. [Donata:] On n'écoute pas aux portes ! [Voix d'Irène:] Je n'écoute pas, j'entends ! [Robert:] Tu veux que je ferme la porte ? [Donata:] C'est trop tard. [Robert:] Enfin il ne s'agit pas d'un rôle religieux. Heureusement. [Donata:] Comment, "heureusement" ? On en connaît bien une qui a eu une vie pire que la mienne et qui a joué Jeanne d'Arc, avec succès... Tout le monde, après avoir vu le film, a regretté qu'on ne m'ait pas proposé le rôle. [Robert:] Dieu ne t'avait pas choisie. [Donata:] J'étais pas assez saoule, j'ai fait des manières, alors il a baisé avec l'autre. [Robert:] Oh. [Donata:] Si tu dois trouver une pucelle pour jouer Jeanne d'Arc, cherche ailleurs que dans le monde du cinéma. [Robert:] Ah bravo ; tu tiens la forme. Pourquoi dis-tu des atrocités pareilles ? ! [Donata:] Pour qu'elles soient dites. Les pauvres, elles ne peuvent pas compter sur toi, n'est-ce pas ? Mais maman est là, petites atrocités ! Seulement votre beau-père ne vous aime pas. 20. Xavier : Alors, ma décision ? [Irène:] Ne la brusque pas. [Robert:] On attend ta... sentence, chérie. [Irène:] Hou, ça se gâte. [Donata:] Vous êtes très bien. J'ai au moins réussi quelque chose dans ma vie. [Xavier:] Tu as réussi aussi quelques films, ceux produits pas moi. Et même un ou deux produits par Marc. [Irène:] Tu te rends compte jusqu'où il est allé pour l'hommage au mort ! [Xavier:] C'est non ? [Donata:] ... Pauvres petits. Mais moi je suis avec vous. Je ne vous laisserai pas tomber. [Xavier:] C'est oui ? [Donata:] Je suis comme vous. Je suis une des vôtres. Infiltrée parmi les humains... Je suis un pan-go-lin. Ils doivent cesser de nous faire du mal. Le combat pour la liberté continue ! [Irène:] Vous comprenez ce qu'elle veut dire ? [Xavier:] Qu'est-ce que c'est qu'ça, un pangolin ? [Donata:] Je suis une dame pan-go-lin. Et je me cache dans les buissons. [Robert:] Une espèce animale en voie de disparition. Elle avait une photo et un article sur cette bête dans son sac de voyage quand nous sommes venus nous installer ici. De temps en temps, je ne sais pourquoi, le pangolin resurgit en elle et elle rabâche sur leur cause juste, parfois deux ou trois heures. [Xavier:] C'est gai ! [Donata:] Je suis un pan-go-lin. Vive la pangolinie libre ! [Xavier:] Bravo. Et qu'est-ce que vous faites dans ces cas-là ? [Robert:] Eh bien... rien. [Xavier:] Encore bravo. [Robert:] J'attends que ça passe. [Xavier:] Tu te fous de trois cents morts dans un accident d'avion et te voilà presque en larmes pour la disparition supposée d'une espèce qui... [Donata:] Et alors ?... Humain, pouah. Même pas une espèce en voie de disparition. [Xavier:] Si tu veux être utile... Mon Dieu, ce qu'il ne faut pas radoter !... à ta noble famille pangolin, ton statut de vedette t'est indispensable. [Donata:] Ah. [Xavier:] Compris, petite ? [Donata:] Il charrie, le Belzébuth ! [Xavier:] Elle est vraiment à tuer. [Irène:] Je t'aiderai, chéri. [Xavier:] L'Histoire retiendra que l'extinction de l'espèce pangolin a eu lieu ici. [Donata:] Ah, tu veux te battre ! Bataille ! [Irène:] Défends-toi, chéri, vas-y ! [Donata:] Victoire ! [Xavier:] Jamais de la vie ! [Donata:] Comment je ferai pour jouer le film si je ne gagne pas ? [Xavier:] Ah, l'argument a porté. [Robert:] Elle avait l'air normale quand je l'ai rencontrée. [Irène:] Parce qu'elle était droguée. Il faut pas mal d'aide interdite à Donata pour avoir l'air comme tout le monde. [Donata:] Je ne suis pas comme tout le monde, je suis une vedette, je suis... exceptionnelle, oui, parfaitement, pan-go-lin et ex-cep-tion-nelle. [Xavier:] Donc tu réapparais pour le tournage du film ? [Donata:] ... Avant je me suis engagée à reprendre "Lucrèce Borgia" de Hugo, au théâtre. Au théâtre Molière. [Xavier:] Là, à la rentrée théâtrale ?... Comment se fait-il que personne n'en ait parlé ? [Donata:] Joris, le directeur, était sûr que tu t'y opposerais. Alors il a choisi l'effet-bombe, du dernier moment. [Robert:] Mais... tu m'as dit que tu ne voulais plus d'engagements, pour te "sauver" de ce milieu qui te détruisait... [Donata:] J'y pensais plus... ça arrive, quoi !... J'avais oublié ! [Irène:] Elle est vraiment à tuer. [Xavier:] Non, elle me rapporte trop. [Donata:] Léa ! [Léa:] Ah, ma chérie, je suis démolie, serre-moi fort ! [Donata:] C'est plutôt la spécialité de Robert ici. [Léa:] Alors, prête-le -moi un peu. C'est lui ? [Donata:] Eh bien, serre, chéri. [Léa:] Pas mal. Peut mieux faire. Y a du réconfortant à boire aussi ? [Donata:] Les Givrés ont commencé l'unique bouteille, je ne suis pas sûre qu'il en reste. [Léa:] Va voir, chéri serreur, j'ai besoin d'un remontant. [Donata:] Mais comment as-tu pu arriver si vite ? [Léa:] J'habite en face. La villa en haut de la colline, là. Quand tu m'as dit où tu étais, je suis tombée des nues ; j'ai pris notre hélicoptère et... [Donata:] T'y es remontée. [Léa:] Quoi ?... Oui. Le plus long a été de l'aire d'atterrissage à ta cahute, je ne trouvais pas. [Donata:] Mais tu y es. [Léa:] Que je suis nerveuse. Ce pauvre Marc. Hein ? Oh. [Donata:] ... Hélas, nous sommes tous mortels. J'ai pas trouvé mieux. [Léa:] Eh ben c'est pas fort. Tu viens d'arriver ? Où étais-tu passée ? [Xavier:] Elle est là depuis deux mois. [Léa:] Non ? Et moi qui pour me désennuyer regardait de ce côté au télescope et voyait tout fermé ! Tu étais dedans ? [Irène:] Le couple seul au monde. Deux mois. [Léa:] Il n'est pas mal. Mais quand même... pas à ce point-là ! [Robert:] Donata était au plus mal, elle était droguée. [Léa:] Et alors ? [Robert:] Il lui fallait sa dose ou l'hôpital. [Léa:] Et elle vous a eu à la place... [Robert:] L'amour guérit de tout. [Léa:] ... L'amour guérit seulement de l'amour. Après il faut trouver de nouvelles doses, plus fortes. Son art les lui fournit en général, heureusement pour elle. [Xavier:] Si on pleurait encore un peu Marc ? [Léa:] Oh le pauvre. Et moi donc, toute seule. Je me sentais perdue. Et je ne savais pas où te trouver ! J'étais effondrée, et que faire ? [Donata:] Je ne sais pas non plus ce que tu pourrais faire. [Léa:] Mais à deux qui ne savent pas quoi faire on se sent plus fortes. C'est joli ici. [Donata:] La décoration est de Robert. [Léa:] Si on se remettait ensemble ? [Donata:] Finis ton verre. Assieds-toi. Et écoute-moi. D'abord tu vas être très occupée par l'organisation de funérailles sans corps dignes de lui et par tes lamentations dans les médias. Irène te fera répéter. Pas d'impair. Tu adorais ton mari. [Léa:] J'en doutais déjà quand tu nous as mariés. [Donata:] Il faut empêcher les questions obtuses à son sujet, tu comprends ? [Léa:] Les questions "obtuses" sur un obtus ? [Donata:] Tu seras sage ? [Léa:] Bisou ? [Donata:] Non. Il n'est pas du genre à approuver. [Léa:] Oh. A qui est-ce que tu vas me remarier ? A lui ? J'ai toujours eu droit aux ex de Donata, et comme votre amour m'a l'air en phase finale... [Robert:] Mais qu'est-ce que c'est que cette folle ! [Donata:] Robert, je t'en prie, son mari vient de mourir dans un accident d'avion avec environ trois cents personnes ! [Robert:] Mais je m'en fous, moi ! Je regrette seulement qu'elle n'ait pas été aussi dans l'avion ! [Irène:] Oh... [Léa:] Ça veut dire qu'il ne me serrera plus ? [Donata:] Mais si, ma chérie, il faut juste qu'il s'habitue. Il ne connaît pas notre genre de vie. [Léa:] En deux mois il a pourtant eu le temps d'apprendre. Tu baisais tout l'temps, tu as pas eu l'temps d'l'éduquer ? [Donata:] Il me prend pour une idiote. [Irène:] Il te prend pour une idiote parce que tu fais l'idiote. [Donata:] J'aime bien. [Robert:] Mais qui est cette femme ? [Donata:] Cette femme est Donata. Pourquoi ne m'as-tu pas écoutée ? Elle ne serait pas revenue. Je me suis bien habituée à elle, moi ; si tu m'aimes tu t'habitueras aussi. [Robert:] Je crois pas. [Donata:] Je t'avais demandé de n'ouvrir ni la porte ni les volets, tu as ouvert et tu t'étonnes que le monde entier entre. [Robert:] Mais c'est comme pour la drogue, il suffit d'un peu de volonté... Pour résister aux... en somme, tentations. [Donata:] Un peu ? [Robert:] Soit, beaucoup. [Donata:] Enormément... Robert, ta volonté s'est vite épuisée. On s'ennuie vite. La volonté est ennuyeuse. Se laisser emporter par le courant apporte chaque jour son lot de nouveautés, de distractions... Tu ne m'as pas longtemps aimée assez pour ne pas t'ennuyer coupé de tout. Alors tu as ouvert la maison et tout est entré. Donata est revenue. [Robert:] Où est celle que j'aime ? [Donata:] Tu as d'abord aimé la vedette et tu as cru trouver sa vérité dans la solitude. Tu as aimé Pandore, chéri, tôt ou tard tu devais rouvrir la boîte. "Pandore, divine Pandore", le film a été produit par moi, vous vous souvenez ? [Robert:] Tu n'as plus qu'à raconter notre histoire aux magazines people. [Donata:] Elle n'est pas finie, dis, notre histoire ? [Irène:] Tu vas trop loin. Va remettre tout ça en place. [Léa:] Je ne peux pas vivre ici, c'est trop petit ! [Irène:] Tout de même, on demande d'abord. [Léa:] Si j'avais demandé elle aurait dit non. Hein, chérie, tu aurais dit non ? [Donata:] Oh, Léa ! Tu es insupportable ! [Léa:] Oui. Tu veux que je mette le serreur dans le sac de voyage ? [Donata:] Je devrais te gronder. Tu te permets tout. [Xavier:] Pour les médias, soyez tranquille, ils sauront bien sûr, ils savent tout sur elle... [Robert:] Qui les renseigne ? [Xavier:] Nous. Mais à notre façon. Au revoir, monsieur Vidal. Je t'attends dans la voiture. [Irène:] Un peu penché sur la gauche, n'est-ce pas ? [Léa:] Et moi, regarde si je suis vaillante, je porte le sac jusqu'à l'hélico. Est-ce qu'il vient avec nous ? De toute façon vous venez quand vous voulez, c'est juste en face... sur la colline en face. [Donata:] La première pour la pièce est dans un mois. Tu viendras ? [Robert:] ... Je ne sais pas.
[MADAME BICHU:] A nous deux. Tu sais, toi, tu vas me faire le plaisir de te tenir mieux que ça... et d'être plus aimable avec ton fiancé. [FINETTE:] Ah ! bien, il en verra bien d'autres, mon fiancé. [MADAME BICHU:] Ça, après, ça vous regarde ! mais avant ton mariage... [FINETTE:] Il n'est pas encore fait, mon mariage. [MADAME BICHU:] C'est ce que nous verrons. Tu n'as pas été prise en traître, n'est-ce pas !... Je n'aurais jamais fait ça, moi, parce que les parents n'ont pas le droit de contrarier les inclinations. Aussi, je t'ai consultée ! Je t'ai dit : tu épouseras ce monsieur. [FINETTE:] Et je t'ai répondu : non. [MADAME BICHU:] Et je t'ai fait un pinçon pour t'apprendre à répondre : "non" à ta mère. Tu vois bien que nous sommes d'accord. [FINETTE:] Oui, comme ça. [MADAME BICHU:] Et puis, et puis, ton père et moi, nous voulons ce mariage. M. Saboulot est un savant... un universitaire... et ton père tient à voir sa fille dans l'université. [FINETTE:] Elle se passera de moi, l'université. [MADAME BICHU:] Qu'est-ce que tu lui reproches à M. Saboulot ? C'est un professeur de physique. [FINETTE:] De physique, il ferait mieux d'en avoir un peu plus et de l'enseigner un peu moins. [MADAME BICHU:] C'est un homme sérieux, raisonnable. [FINETTE:] Il est assez vieux pour cela. [MADAME BICHU:] Quoi, vieux ! Ton père est son aîné et je suis bien sa femme. [FINETTE:] Il est chauve, il porte perruque. [MADAME BICHU:] Comme tous les savants, il a le cheveu rare. [FINETTE:] Oui, alors il le met sous une housse. Je n'aime pas les housses sur les meubles. [MADAME BICHU:] C'est bien ! Dis tout de suite que tu ne veux pas te marier, que tu veux coiffer sainte Catherine. [FINETTE:] Moi, je n'ai pas dit ça ! Seulement, j'ai pu rêver autre chose. Tu connais, maman, le dicton Quand on parle du mariage : Soit, mais c'est un jeu pour la vie ! Oui, voilà, voyez-vous ! Ah ! maman, comprends qu'on recule... Moi, sa femme, ça fait pitié ! [MADAME BICHU:] Eh ! tu ne sais pas ce que tu dis ! Est-ce que tu peux savoir à ton âge ?... Moi je te réponds que tu épouseras Saboulot. [FINETTE:] Non, non, non, là.
[BERTHE:] Ah ! tu es là, Finette ? [ALICE:] Nous t'attendions au salon. [FINETTE:] J'allais venir, seulement c'est maman qui fait de l'autocratie. [MADAME BICHU:] C'est elle qui est une petite sotte. [ALICE:] Oh ! il y a de l'orage. [MADAME BICHU:] Aussi colère qu'entêtée. Ma parole d'honneur, tu tiens de la mule et du dindon. [FINETTE:] Vous n'êtes pas aimable pour ma famille. [MADAME BICHU:] Voilà comme elle me répond, ma fille... ma fille que j'ai été seule à porter dans mon sein ! Ecoute, je t'avertis que si tu n'épouses pas M. Saboulot, je te flanque sur-le-champ dans son collège. Oh ! tu as beau hausser les épaules, au collège Marmontel où tu resteras jusqu'à ta majorité. [ALICE:] et BERTHE. — A notre collège. [FINETTE:] Oh ! ça m'est bien égal ! [MADAME BICHU:] Eh bien ! c'est ce que nous verrons ! Je t'engage à réfléchir et je compte sur vous, Berthe et Alice, sur votre bonne influence, pour la ramener à la raison ! [ALICE:] et BERTHE. — Oui, madame. [MADAME BICHU:] Saboulot ou le collège !
[ALICE:] Dis donc, j'espère que tu ne vas pas faiblir. [BERTHE:] Si tu cèdes, tu es perdue. [FINETTE:] Merci, mes amies, de me soutenir. Ah ! non, je ne faiblirai pas. Epouser Saboulot ! [BERTHE:] et ALICE. — Non ! [FINETTE:] D'abord, je n'en ai pas le droit, mon cœur est pris, j'aime. [BERTHE:] et ALICE. — Toi ? [FINETTE:] Oui, un homme superbe ! C'est pas un homme de science, lui, c'est un homme de couleurs. [ALICE:] Un nègre ? [FINETTE:] Non, un peintre, un artiste ! Il s'appelle Apollon Bouvard. Je l'ai connu à la pension. [BERTHE:] Vous aviez des garçons à votre pension ? [FINETTE:] Par exception. C'est lui qui peignait les fresques de la chapelle. Ah ! si vous aviez vu ça ! Je le voyais à la chapelle, Il était bien haut, mais qu'importe ! Et crac ! je m'épris de la sorte De ce bel homme en raccourci. Je semblais implorer les cieux : Et je l'hypnotise des yeux ! Je l'aperçois même à confesse... Combien se confesser est doux ! Que nous importe la distance ! En amour ça n'existe pas ! Ah ! tiens, tâte mon cœur, ma chère, Sens-tu comme il bat du tambour. Y'a pas ! va te faire lan laire, C'est l'amour ! [ALICE:] Il n'y a pas à dire, c'est l'amour. Mais alors vous n'avez jamais pu vous parler ? [FINETTE:] Pourquoi ça ? [BERTHE:] Dam ! à la chapelle, à dix mètres de distance. [FINETTE:] Oh ! nous avions trouvé un moyen : nous causions par signes. Il connaissait l'alphabet muet des pensionnats. [ALICE:] C'est exquis !... l'amour télégraphique ! [BERTHE:] Nous aussi, nous avons un amour. [FINETTE:] Ah ! [ALICE:] Oui, nous avons le même. Notre pion au collège... Le vicomte Arthur du Tréteau, un jeune homme d'une élégance ! [BERTHE:] Et qui danse le Boston. [FINETTE:] Vraiment ! Et comment est-il pion ? Un revers de fortune ? [BERTHE:] Non, du tout ! Il est très riche. [ALICE:] Mais comme il est aussi bachelier, il s'est fait nommer maître d'étude au lycée Marmontel par son oncle qui est ministre. Au moins, s'il trouve un beau parti, il aura le temps de l'étudier. [BERTHE:] et ALICE. — Ah ! le bel homme ! [FINETTE:] Comme Apollon. [BERTHE:] et ALICE. — Ah ! Arthur ! [FINETTE:] Ah ! Apollon !
[SABOULOT:] Eh ! bien, belle Vénus ? [FINETTE:] Quoi, Vulcain ? [SABOULOT:] Oh ! le vilain petit caractère ! En voilà une que je mettrai au pli. C'est comme ça que vous nous abandonnez ? Eh ! c'est ici le clan de la jeunesse. [FINETTE:] Comme vous voyez, nous laissons les gens d'âge ensemble. [SABOULOT:] Les gens d'âge ! Les gens d'âge ! Elle a toujours l'air de me jeter mon âge à la figure. [FINETTE:] N'est-ce pas, monsieur Saboulot, que vous êtes plus jeune que papa ? [SABOULOT:] Comment ! mais... oh ! [FINETTE:] Là, tu vois bien, Alice. [ALICE:] Hein ! oh ! mais qu'est-ce qui a parlé de ça ?... Mais non ! mais pourquoi me fais-tu dire ?... Oh ! [SABOULOT:] Petites impertinentes ! J'ai quarante-cinq... deux ans... quarante- deux ans ! Mais on n'a que l'âge qu'on paraît. [FINETTE:] Cinquante-deux, alors ! [SABOULOT:] Ce que ces petites m'agacent !... Je crois qu'on vous cherchait au salon. [ALICE:] Oui ! Autrement dit : allez voir là-bas si j'y suis. Allons viens, Berthe. [SABOULOT:] Elles sont agaçantes, mais intelligentes.
[SABOULOT:] Pourquoi êtes-vous toujours moqueuse ? [FINETTE:] Il faut bien rire un peu, j'en aurai si peu l'occasion à l'avenir. [SABOULOT:] Pourquoi ça ? Je vais vous faire une de ces petites existences ! Vous serez gâtée. [FINETTE:] Vous êtes un père pour moi. [SABOULOT:] Un père, oui. Elle a l'art de vous dire des choses désagréables. [FINETTE:] Eh ! bien, voyons ! Une fois mariés, qu'est-ce que nous ferons ? Moi, vous savez, j'aime m'amuser, je suis si légère. [SABOULOT:] Ah ! [FINETTE:] Vous ne devez pas être léger, vous ? [SABOULOT:] Pas positivement. [FINETTE:] D'abord, nous irons souvent au théâtre. [SABOULOT:] Pas trop. C'est d'un mauvais exemple. Quelquefois à l'Odéon. Et puis nous fréquenterons les concerts spirituels. [FINETTE:] Oh ! vous savez que ça ne se gagne pas. [SABOULOT:] Toujours aimable. [FINETTE:] Nous recevrons beaucoup. Des hommes surtout. J'ai toujours adoré la société des jeunes gens. [SABOULOT:] Oh ! bien, vous avez bien tort. Dieu ! que vous avez tort !... [FINETTE:] Dès la pension déjà. Je me suis fait mettre à la porte parce que j'entretenais une correspondance amoureuse avec un élève de Louis-le-Grand. [SABOULOT:] Ah ! Diable !... mais elle me fait frémir ! [FINETTE:] Dansez-vous le Boston ? [SABOULOT:] Le Boston ! Je connais bien ça comme ville, mais comme danse... [FINETTE:] Comment, vous vous mariez et vous ne savez pas le Boston ? Tenez, essayez ! [SABOULOT:] Mais... [FINETTE:] Essayons, voyons. [SABOULOT:] Oh ! qu'elle est ennuyeuse ! Oh ! que ça va être agréable, le ménage dans ces conditions-là. [FINETTE:] Oh ! non, pardon ! Je désire que mon mari ne fume pas devant moi ! [SABOULOT:] Ah ! bien, celle-là, elle est forte. [FINETTE:] Voyons, nous disons que vous dansez mal, bon ! Savez-vous chanter ? [SABOULOT:] Moi, mais... Ah ! çà ! ce n'est pas une femme, c'est un juge d'instruction. [FINETTE:] Savez-vous des chansons comiques ? [SABOULOT:] Des chansons comiques ! [FINETTE:] Oui, enfin, des chansons rigolotes. [SABOULOT:] Rigo... [FINETTE:] lotes. J'aime ce qui est gai et je veux voir s'il y a quelque profit à tirer de vous. [SABOULOT:] Mon Dieu, j'en apprendrai. Autrefois, j'en savais une, Le cannibale et l'horizontale, mais c'est contraire à mes habitudes. [FINETTE:] Eh ! bien, nous les changerons vos habitudes. Et le cheval. Montez-vous à cheval ? [SABOULOT:] A cheval ? j'y suis monté une fois... sur un âne. Mais comme ça avait l'air de le contrarier, je n'ai pas insisté. [FINETTE:] Bon, nous monterons tout de même. Je me marie pour faire ce que je veux. [SABOULOT:] Mais sapristi ! On ne se marie pas pour faire de l'équitation. [FINETTE:] Oh ! d'ailleurs, si ça vous ennuie, j'ai quelqu'un qui m'accompagnera. [SABOULOT:] Qui ? [FINETTE:] Oh ! quelqu'un qui m'aime depuis longtemps. Il me plaît beaucoup ! [SABOULOT:] C'est trop fort ! Vous venez me dire ça, à moi ? [FINETTE:] Vous allez être mon mari ; je ne dois pas avoir de secrets pour vous. [SABOULOT:] Elle est paralysante ! [FINETTE:] Si vous saviez comme il est tendre... et entreprenant ! Oh ! mais, plusieurs fois, j'ai dû le remettre à sa place. [SABOULOT:] A la bonne heure ! [FINETTE:] Je lui ai dit : "Jamais rien avant mon mariage ! [SABOULOT:] Hein ! mais c'est effrayant ! [FINETTE:] Heureusement qu'une somnambule, une tireuse de cartes, m'a prédit que je l'épouserais en secondes noces... dans deux ans. [SABOULOT:] Comment ! la somnambule... elle a dit... [FINETTE:] Oui, j'ai encore deux ans, veuvage compris. [SABOULOT:] C'est trop fort ! Le nom de ce scélérat ! [FINETTE:] Oh ! je ne peux pas. [SABOULOT:] Son nom ! [FINETTE:] Oh ! c'est affreux, ce que vous me demandez là. Mon Dieu, je ne sais pas. Oh ! mais, vous me jurez que, lorsque vous le verrez, vous ne lui direz rien ? [SABOULOT:] Oui, bien ! c'est entendu. Son nom ? [FINETTE:] Eh bien ! c'est... c'est... c'est Alexandrin. [SABOULOT:] Alexandrin ! [FINETTE:] Tant pis ! c'est le premier nom qui m'est venu. [SABOULOT:] Alexandrin ! ce poètuscule, ce Victor Hugo de cuisine. [FINETTE:] Ah ! non, croyez-moi, si j'étais vous, je ne m'épouserais pas. Il doit être un peu dégoûté.
[SABOULOT:] Ah ! je comprends maintenant pourquoi il buvait à un prochain mariage. Il pensait aux cartes, à la somnambule ! [ALEXANDRIN:] Il y a peut-être des cigares de ce côté. [FINETTE:] et SABOULOT. — Lui ! [ALEXANDRIN:] Ah ! vous voilà, mon cher. [SABOULOT:] Mon cher ! Son cher.. ! il m'appelle son cher. Tartuffe, va ! [FINETTE:] Ah ! ça va être drôle. Je les laisse ! [SABOULOT:] Eh ! bien, oui, monsieur, c'est moi, votre cher. C'est du fond du cœur, n'est-ce pas, monsieur, que vous dites ça ? [ALEXANDRIN:] Ah ! bien sincèrement, ce cher bon ! Et, vous savez, je fais des voeux pour que ça dure un bon temps, heing ! [SABOULOT:] Oui, au moins deux ans ! N'est-ce pas ? C'est deux ans qu'on a prédit... veuvage compris ! Il y a donc des gens qui croient aux somnambules ? [ALEXANDRIN:] Oh ! mon Dieu ! il y en a qui croient, et d'autres qui ne... Pourquoi me parle-t-il de somnambules ? [SABOULOT:] Et après ça, ils viennent vous tendre la main. Cette main qui devrait rougir de mentir de la sorte. Oh ! monsieur ! [ALEXANDRIN:] Certainement, oui... Il est évident que je ne suis pas au courant de la conversation. Vous ne savez pas où sont les cigares ? [SABOULOT:] Il s'agit bien de cigares. Avez-vous lu Héloïse et Abélard ? [ALEXANDRIN:] Loïse et Abélard... Pourquoi me parlez-vous de Loïse et d'Abélard. [SABOULOT:] Eh bien ! Fulbert, moi, monsieur ! le chanoine Fulbert... retenez bien cela... je n'en dirai pas davantage, moi, Fulbert, je lui couperai les... oreilles. [ALEXANDRIN:] Euh ! Tous mes compliments !... non, mais qu'est-ce que ça me fait, tout ça ! [SABOULOT:] Ah ! mais, je suis comme ça, moi ! Fulbert ! vous entendez ? les oreilles. [ALEXANDRIN:] Hein ! le pauvre, le mariage le détraque !
[BOUVARD:] M'y voici ! mon cœur bat ! Il bat comme un coucou !... C'est osé, ce que je fais là !... Mais le moment est décisif... et Cupidon me protège. Ah ! l'ingrate, elle se marie, malgré ses promesses, malgré ses serments !... Oh ! mais il faut que je la voie, que je lui parle,... que je lui jette sa perversité au visage, et alors ! et alors oui, on va peut- être me flanquer à la porte ! Car enfin, je ne suis pas invité, je ne les connais pas, moi, tous ces gens-là. Heureusement que dans les soirées de contrat, on se connaît très peu. Alors le côté de la mariée me croira du côté de l'époux, et le côté de l'époux... enfin, vice versa, comme on dit dans le hig life.
[BOUVARD:] Ah ! un monsieur en habit noir. Tournure distinguée, ce doit être le père. A [FIRMIN:] Monsieur est sans doute l'heureux père de la mariée ? Hein !... Non monsieur, non. [BOUVARD:] Le fiancé, peut-être ? [FIRMIN:] Non, monsieur. [BOUVARD:] Quelque invité sans importance ? [FIRMIN:] Pas davantage !... Je suis le maître d'hôtel. [BOUVARD:] Le maître d'hôtel !... Vous avez un hôtel ? [FIRMIN:] Non, maître d'hôtel. Vous n'avez pas l'air de savoir ce que c'est qu'un maître d'hôtel ? [BOUVARD:] Si !... vous êtes larbin, quoi ? [FIRMIN:] Larbin ! [BOUVARD:] Je vous fais mes excuses si je vous ai pris pour vos maîtres. Je n'ai pas voulu vous blesser. [FIRMIN:] Mais, pardon, si vous ne les connaissez pas, comment se fait-il que vous soyez ici ? [BOUVARD:] Ah ! voilà. Que vous dirai-je ? Vous voyez une victime De l'amour et de ses traits ! Ah ! Ah ! Oh ! là, oh ! là, Oh ! la la, que ça fait mal là. [J:] n'ai jamais, jamais, jamais connu ça, Je me croyais... imbécile ! Ah ! ne dis jamais : Fontaine Je ne boirai de ton eau, Ah ! ah ! [FIRMIN:] Oui, mais ce n'est pas ça que je vous demande. Vous dites que vous ne connaissez personne ici. Alors vous n'êtes pas invité ? [BOUVARD:] Aïe ! ça y est ! Il va me flanquer honteusement à la porte. Mon Dieu, oui et non, je ne suis pas positivement invité, je le suis sans l'être, par dessus le marché, quoi... je suis en extra. [FIRMIN:] En extra !... Comment ! c'est vous, c'est l'extra !... Ah ! bien, mon ami, je ne comptais plus sur vous. Je vous avais commandé pour six heures. [BOUVARD:] Vous m'attendiez ? [FIRMIN:] Dam ! [BOUVARD:] Eh ! bien, je ne l'aurais jamais cru. [FIRMIN:] A part. Ça m'a l'air d'un flâneur. Vous savez, je dirai à la maison Bidoche à quelle heure vous êtes arrivé. [BOUVARD:] Ah ? Eh bien ! c'est ça qui va l'intéresser, la maison Bidoche. [FIRMIN:] Et vous ne mériteriez pas que je vous donne dix francs, mais comme je vous en ai compté quinze sur mon livre... [BOUVARD:] Comment, on est même payé ! [FIRMIN:] Tenez, vous allez me donner un coup de main tout de suite. Comment vous appelez-vous ? [BOUVARD:] Bouvard, Apollon Bouvard. [FIRMIN:] Apollon ! Ce n'est pas un nom ; je ne peux pas vous appeler comme ça. [BOUVARD:] Appelez-moi Phoebus, c'est la même chose. [FIRMIN:] Non, vous vous appellerez Auguste ; c'est plus courant. [BOUVARD:] Auguste ?... Pourquoi Auguste ?... Après ça, si ça peut vous être agréable. [FIRMIN:] Tenez. Non ! vous laisserez les cigares. [BOUVARD:] Ah !... Moi, il faut que... [FIRMIN:] Eh ! bien oui ! quoi ? [BOUVARD:] Ah ? bien... bien, bien, bien, bien ! c'est une drôle d'idée !... Dites-moi, vous connaissez bien M. Bichu ? [FIRMIN:] Parbleu ! puisque c'est mon patron... Et je peux dire que c'est un ami pour moi. Attendez ! [BOUVARD:] Qu'est-ce que vous faites ? [FIRMIN:] J'attache le grelot, sans ça, on n'ose pas entamer. [BOUVARD:] C'est égal, vous qui vous dites l'ami du patron, lui chiper comme ça ses cigares !... [FIRMIN:] Pardon, comme domestique, je suis dans mon rôle, comme ami, je suis dans mon droit... Aidez-moi donc à porter cette table dans la pièce voisine. [BOUVARD:] Encore ! Ah ! il m'embête. [FIRMIN:] Vous dites ? [BOUVARD:] Rien, voilà ! A quoi en suis-je réduit, mon Dieu ! Diable, c'est lourd ! [FIRMIN:] Allons donc ! un gaillard comme vous !... Là, de cette façon nous pourrons placer la table verte pour la lecture du contrat. BOUVARD, laissant tomber lourdement la table et gagnant le milieu de la scène. — La lecture du contrat !... Il me retourne le poignard dans la plaie !... Eh bien ! qu'est-ce qui vous prend ? Venez donc m'aider. [BOUVARD:] Voilà, voilà ! [FIRMIN:] Là ! Et maintenant, portez la petite table au milieu, et passez les cigares. [BOUVARD:] Oui ! Bon ! Quelle scie !
[FINETTE:] Saboulot est furieux, mais il ne renonce pas. [BOUVARD:] Là, la table est placée. [FINETTE:] Lui ! [BOUVARD:] Vous ! Elle ! Ah ! mon Dieu ! je vais appeler. [FINETTE:] Non, n'appelez pas. [BOUVARD:] Finette ! [FINETTE:] Apollon ! Quel bonheur ! [BOUVARD:] Quelle joie ! [FINETTE:] C'est le ciel qui l'envoie. [BOUVARD:] Te sentir près de moi ! [FINETTE:] Me sentir près de toi ! [BOUVARD:] Est-ce un rêve ? [FINETTE:] Est-ce un songe ? [BOUVARD:] Alors qu'il se prolonge. [FINETTE:] Est-ce lui ? [BOUVARD:] Est-ce toi ? [FINETTE:] Est-ce lui que je vois ! [BOUVARD:] Pinçons-nous. [FINETTE:] Pince-moi. [BOUVARD:] Ah ! point de sortilège ! Que Dieu qui nous protège Fasse que ce soit lui ! Commençons ! [FINETTE:] Allons-y ! [ENSEMBLE:] Heing !... aïe ! [BOUVARD:] As-tu senti ? [FINETTE:] Oh ! la la ! oui ! [BOUVARD:] Certes oui. C'est bien toi. [FINETTE:] C'est bien lui. Mon Dieu, merci ! Quel bonheur ! Quelle joie ! Te sentir près de moi ! Me sentir près de toi ! [BOUVARD:] Certes, oui. [FINETTE:] Certes, oui. [BOUVARD:] C'est bien toi ! [FINETTE:] C'est bien lui ! Certes oui ! C'est bien toi ? Oui, merci ! Mon Dieu ! merci ! [BOUVARD:] Elle ! c'est elle ! Vous ! c'est vous ! toi ! c'est toi ! je ne sais plus si nous nous tutoyons, ou si nous nous vouvoyons ! [FINETTE:] Je ne sais pas. Nous n'avons jamais causé que par signes... [BOUVARD:] Ah ! malheureuse ! c'est donc vrai que tu te maries ! Et qu'est-ce que tu épouses ? Quelle est la chose, quel est l'objet que tu épouses ? Un homme, bien sûr, un vulgaire homme !... [FINETTE:] Ah ! ne m'en parlez pas ! [BOUVARD:] Et voilà un être que j'ai aimé !... un être pour qui j'aurais donné ma vie !... Si elle m'appartenait !... Mais ma vie est à Dieu !... et je n'ai pas l'habitude de disposer des choses qui ne m'appartiennent pas. [FINETTE:] Ah ! je souffre autant que vous, et j'ai plus besoin d'appui que de reproches. Ah ! si seulement vous aviez un peu de fortune ! [BOUVARD:] C'est vous qui me parlez ainsi !... C'est vous qui êtes capable de pareils calculs !... Mais est-ce que j'y regarde, moi, à la fortune ?... Je n'en ai pas, moi. Mais du moment qu'il y en a un des deux qui en a, c'est tout ce qu'il me faut. [FINETTE:] Mais ce n'est pas pour moi que je vous demande ça, c'est pour papa. [BOUVARD:] Ah ! papa !... Voilà le grand mot, papa ! [FINETTE:] Il ne me donnera jamais à un peintre sans clientèle. [BOUVARD:] Eh ! bien, je lui vendrai mes tableaux, à papa. Si vous saviez comme c'est pénible aujourd'hui. Dire que j'en suis réduit à faire des silhouettes pour cent sous au Jardin de Paris. Le monde est si peu artiste !... Un tableau magnifique, verni, encadré, ignifugé... on m'en a refusé deux cents francs... et encore on m'a demandé de le signer Trouillebert. [FINETTE:] Ah ! travaillez, monsieur Bouvard ! Si vous pouviez seulement n'obtenir que la première médaille au salon, ce serait une promesse pour l'avenir. [BOUVARD:] Mais, sacristi ! l'argent ne fait pas tout... et votre père est bien assez riche. Après tout, quelle est donc la fortune de votre prétendu ? [FINETTE:] M. Saboulot ! oh ! lui, c'est autre chose. D'abord il a une tante qui est très riche. Et puis, surtout, c'est un savant, un professeur de physique... et comme papa n'a jamais pu avoir son brevet de grammaire, il croit que ce mariage le posera. [BOUVARD:] Et c'est vous qu'il sacrifie !... Encore une victime de la science ! [FINETTE:] Oh !... ne dites pas de mal de Saboulot... il a des qualités. Il paraît qu'il chante "Le cannibale et l'horizontale !... [BOUVARD:] Eh bien, voilà un plaisir qu'il faudra que je me paie. [FINETTE:] Chut ! papa !
[BICHU:] Eh bien, qu'est-ce que tu fais là ? Tout le monde te réclame au salon. Est-ce que c'est ta place, ici, avec les domestiques ? [BOUVARD:] J'étais en train d'offrir à Mademoiselle... [BICHU:] Des cigares !... Non, ma fille ne fume pas. Tenez, donnez-m'en un. Du feu ! [FINETTE:] Il le prend pour un domestique ! pauvre Apollon ! [BICHU:] Eh ! bien, qu'est-ce que vous faites ? [BOUVARD:] Il paraît que ça s'appelle attacher le grelot. [BICHU:] Vous fumez le cigare ? [BOUVARD:] Je vais vous dire... ça dépend, jamais chez moi. [BICHU:] Ah ! [BOUVARD:] Non, ça laisse une odeur infecte... et puis, pour vous tenir compagnie... [BICHU:] Eh bien, dites donc, ne vous gênez pas ! Voulez-vous jeter ça ! [BOUVARD:] De grand cœur. C'est un infectados, un deux soutados. Ça ne vaut rien ! [BICHU:] Occupez-vous donc de votre service... ou j'irai me plaindre à la maison Bidoche. [BOUVARD:] Encore ! Ils ont donc tous la manie de raconter leurs histoires à la maison Bidoche. [BICHU:] Allons, viens, Finette. [FINETTE:] Oui, papa. [BICHU:] Et je vous prie de ne pas me faire de singeries dans le dos. Joli, le personnel de la maison Bidoche !
[BOUVARD:] Est-il ours, le papa Bichu... mon futur beau-père. [FIRMIN:] Tenez, par ici, Monsieur. [CARLIN:] Voulez-vous dire que Maître Carlin, le notaire, est à la disposition de ces Messieurs ? [FIRMIN:] Parfaitement, Monsieur. Tenez, vous, vous allez passer les rafraîchissements. [BOUVARD:] Oui, c'est bon, posez-les là !... Il m'ennuie, avec sa manie de me faire faire le ménage. [CARLIN:] Monsieur... [BOUVARD:] Monsieur ! hum ! hum ! Monsieur fait partie de la noce ? [CARLIN:] Mon Dieu, monsieur, oui et non. J'en suis comme je suis, de tant d'autres... par profession. [BOUVARD:] Je vois ce que c'est, vous êtes comme moi ! vous êtes en extra. [CARLIN:] Voilà, comme vous dites, Monsieur... Nouvellement établi à Paris où mon père m'a acheté une charge. J'ai choisi ici état parce qu'il est essentiellement tranquille, et étant timide de ma nature... [BOUVARD:] Oui, c'est bon ! .. Comment vous appelez-vous ? [CARLIN:] Céleste Carlin. [BOUVARD:] Bon. Eh bien ! vous vous appellerez Antoine. [CARLIN:] Comment ! mais, pardon... [BOUVARD:] Vous vous appellerez Antoine !... je m'appelle bien Auguste. [CARLIN:] Ah !... Oui, monsieur. [BOUVARD:] Ici, c'est l'usage, quand on est en extra. [CARLIN:] C'est spécial à Paris, sans doute, parce qu'en province, où j'étais... [BOUVARD:] C'est l'usage. [CARLIN:] Oui, Monsieur. [BOUVARD:] Tenez, déposez votre serviette là... Et maintenant vous allez passer les rafraîchissements. C'est bien votre tour. [CARLIN:] Mais, Monsieur, comme notaire... [BOUVARD:] On vous donnera dix francs, allez. [CARLIN:] Mais qu'est-ce que vous faites ? [BOUVARD:] J'attache le grelot ! allez ! [CARLIN:] Oui, monsieur. Oh ! j'aime mieux le notariat en province.
[BOUVARD:] puis BICHU, MADAME BICHU, SABOULOT, FINETTE, ALEXANDRIN, [SABOULOT:] Messieurs, mesdames, si vous voulez venir par ici, pour la lecture du contrat. [BICHU:] Où est-il le notaire ? On m'a dit qu'il était ici. Eh ! quoi, est-ce que ce serait vous ? [BOUVARD:] Est-ce que ce serait moi ? Evidemment, c'est moi. A part. Qu'est-ce qu'il a ? [BICHU:] Oh ! Monsieur, que d'excuses... pour ma méprise de tout à l'heure. [BOUVARD:] Oh ! Monsieur, les méprises, ça arrive même aux gens intelligents. [BICHU:] Vous allez nous lire le contrat, hein ? [BOUVARD:] Moi ? Ah ! si vous voulez... Après tout, si ça peut leur être agréable. [BICHU:] Messieurs, mesdames, veuillez vous asseoir. D'abord, je vous présente ma fille, la future. [BOUVARD:] La victime. [BICHU:] Comment ?... [BOUVARD:] Non ! C'est un terme de métier. [BICHU:] présentant SABOULOT. — M. Saboulot, le fiancé. [BOUVARD:] Ah ! Parfaitement !... Je croyais que c'était monsieur son père. [SABOULOT:] Hein ! [BOUVARD:] Le voilà donc, l'objet... le grotesque... qui chante "Le cannibale et l'horizontale". [CARLIN:] J'en ai assez de passer les rafraîchissements. Il n'y a personne par là... Eh bien, qu'est-ce qu'il fait donc à ma place ? Pardon, monsieur ! [BICHU:] Taisez-vous donc ! [CARLIN:] Ah !... oui, monsieur. [BICHU:] Et tâchez donc de rester debout ! [CARLIN:] Ah ! oui, monsieur. [BICHU:] En voilà des manières ! Monsieur, quand vous voudrez. [BOUVARD:] Voilà ! Voyons, qu'est-ce qu'il racontes ce machin-là ?... Ah ! pardon !... [FINETTE:] Oui ! [MADAME BICHU:] Quoi, oui ? Pourquoi dis-tu oui ? [SABOULOT:] Et pourquoi lui faites-vous des signes ? [BOUVARD:] Ce sont des signes cabalistiques ! Ça se fait toujours aux contrats... et on doit répondre : Oui. [MADAME BICHU:] Tiens, il me semble que ça ne se faisait pas de notre temps, dis, Dulcissime ? [BICHU:] Non, Galathée. [SABOULOT:] Oh ! alors, c'est mon tour, vous allez m'en faire aussi ! [BOUVARD:] Comment donc !... [FINETTE:] Crétin ! [SABOULOT:] Oui ! [BOUVARD:] C'est très bien. [CARLIN:] C'est égal, c'est extraordinaire ! Je vous ferai remarquer, monsieur... [SABOULOT:] Oh ! mais il est embêtant, cet animal-là ! Vous n'allez pas vous taire ? [CARLIN:] Ah ! oui, monsieur. [ALEXANDRIN:] Eh bien, êtes-vous un peu émue, mademoiselle ? Hein ! [SABOULOT:] Il lui a parlé bas, il a du toupet. Vous ! Quand vous serez l'amant de ma femme, je vous tuerai ! [ALEXANDRIN:] Hein ! il déménage. [SABOULOT:] Allez, Maître. [CARLIN:] Mais alors, qu'est-ce que je viens faire ici ? [BOUVARD:] Accusé, levez-vous ! [TOUS:] Hein ? [SABOULOT:] Moi ! accusé, comment ? [BOUVARD:] Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? [CARLIN:] Mais, pardon, mon cher ami, vous vous trompez. Nous ne sommes pas ici... [BICHU:] Ah ! mais dites donc, en voilà assez ! Vous n'allez pas lui apprendre... [CARLIN:] Ah ! oui, monsieur. [BOUVARD:] Comment vous appelez-vous ? [SABOULOT:] Saboulot, Joseph ! [BOUVARD:] Joseph, ça ne m'étonne pas. [SABOULOT:] Joseph, Alphonse ! [BOUVARD:] Joseph, Alphonse ! Faudrait s'entendre, cependant ! Joseph et Alphonse, c'est contradictoire ; on est Joseph ou Alphonse ! [SABOULOT:] Cependant !... [BOUVARD:] Eh bien, faisons une moyenne, mettons Eugène... Eh bien ! Saboulot Joseph, plus Alphonse, égal Eugène... Mettez-vous là, au milieu. Et maintenant, chantez-nous "Le cannibale et l'horizontale". [TOUS:] Hein ! [BOUVARD:] C'est un usage, maintenant... A la signature du contrat, le mari doit chanter : "Le cannibale et l'horizontale". [SABOULOT:] Elle est raide, celle-là ! [BICHU:] Mais je n'ai jamais vu ça. [BOUVARD:] Vous, parbleu ! il y a vingt ans que vous êtes marié, vous êtes en arrière. A [SABOULOT:] Allons, voyons. Mais jamais de la vie ! [BOUVARD:] Soit ! alors, le mariage est nul. [TOUS:] Ah !... [SABOULOT:] Hein ! non ! Eh là ! attendez ! Comment, alors, sérieusement ? [BOUVARD:] Est-ce que j'ai l'air d'un monsieur qui plaisante ? [SABOULOT:] Non ! c'est curieux ! Eh bien ! je n'aurais jamais cru ; enfin, puisqu'il le faut !... Mais, dites donc, c'est encore de la chance que je l'aie appris... hein ! c'est ça qui est un pressentiment. Voyez-vous ! sans ça, on aurait dû renoncer au mariage. Eh bien, soit ! Dans la Cannibalie, un cannibal'! Je veux croquer un'belle horizontal'! Mmiam ! mmiam ! mmiam ! mmiam ! mmiam ! Triste ! Gai ! [TOUS:] Bravo ! bravo ! [BOUVARD:] Eh bien ! voilà !... Qu'est-ce que vous voulez ? C'est un usage !... c'est un usage... pour montrer à la femme jusqu'à quel point son mari peut se rendre ridicule. Voyons un peu. Devant nous, Maître Carlin, notaire. [CARLIN:] Présent ! [BICHU:] Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie-là ? Voulez-vous vous taire ! [CARLIN:] Ah ! Oui, monsieur. Ma foi, je vais attacher le grelot, moi aussi ! [BOUVARD:] Ont comparu : d'une part, le sieur Saboulot, Joseph, Alphonse, âgé de cent quarante-sept ans. [SABOULOT:] Comment ! cent quarante-sept ans. [BOUVARD:] Non, pardon, c'est une barre que j'ai prise pour un un. Non, 47 ans. Comment, vous n'avez que 47 ans ?... Oh ! comme vous êtes abîmé pour votre âge ! [SABOULOT:] Eh bien ! dites donc, est-ce que ça vous regarde ? [BOUVARD:] Et la demoiselle Finette Bichu, âgée de 17 ans... 17 ans ! Vous n'avez pas de honte... une enfant... une enfant à peine nubile. [SABOULOT:] Ah ! mais, il m'ennuie ! [FINETTE:] Qu'est-ce que c'est que ça, nubile ? [MADAME BICHU:] Rien, c'est du latin. [BOUVARD:] C'est comme qui dirait l'âge de raison ; l'âge de raison, où l'on commence à faire des bêtises. [BICHU:] Quel drôle de notaire ! [BOUVARD:] Vieillard libidineux ! [SABOULOT:] Ah ! mais ! Vous savez ! [BOUVARD:] Passons aux apports. Voyons un peu ce que vous apportez en dot. Le futur apporte à la communauté son traitement de professeur. C'est pas lourd, ça. Il apporte en outre une tante très riche et très âgée ! Ah ! ah ! vous jouez du cadavre, vous. [SABOULOT:] Ah ! çà ! dites donc, est-ce que cela vous regarde ? [BOUVARD:] Silence ! On n'interrompt pas la loi. Au tour de la fiancée, maintenant. La future épouse apporte en dot quatre cent mille francs. Mazette, vous faites une affaire, vous ! Vous savez, mademoiselle, il fait une affaire... C'est dégoûtant ! [SABOULOT:] Ah ! mais j'en ai assez, et ça va finir ! [BOUVARD:] Vous dites ? [SABOULOT:] Ah ! c'est que la moutarde me monte au nez ! Je lui casserai la figure, à Maître Carlin ! CARLIN, qui a gagné le devant de la scène, son plateau toujours à la main et qui se trouve à la hauteur de SABOULOT. — A moi ! Oh ! mon Dieu, pourquoi ? Oh ! ne faites pas ça ! Qu'est-ce que vous voulez, vous ? Qui est-ce qui vous parle ?... Est-ce vous, qui vous appelez Maître Carlin ? [CARLIN:] Mais oui ! Maître Carlin, notaire, pour lire le contrat quand vous serez disposé. [TOUS:] Le notaire ! [SABOULOT:] Mais, alors, lui ! Qui est-il ? [BOUVARD:] Pincé ! [FINETTE:] Ah ! mon Dieu ! [BOUVARD:] Je vais vous dire... Je suis ce qu'on appelle un en-tout-cas. N'est-ce pas, on a des ombrelles quand il fait beau et des parapluies pour quand il pleut... et puis, il y a les en-tout-cas, qui servent à tout. Eh bien, je suis un en-tout-cas. [BICHU:] Ah ! mon Dieu ! c'est peut-être un filou !... [SABOULOT:] Il faut le chasser... Sortez !... [BOUVARD:] Ne me touchez pas !... SABOULOT, à CARLIN. — Monsieur le notaire, vous êtes officier ministériel ? Arrêtez-le... [CARLIN:] Pardon, je ne suis pas commissaire. [TOUS:] A la porte ! A la porte ! [FINETTE:] Qu'on le touche donc ! [TOUS:] Quoi ! [FINETTE:] Monsieur est M. Apollon Bouvard ! C'est lui que j'aime ! et je serai sa femme, ou à personne ! [BICHU:] Quel scandale ! [MADAME BICHU:] Dès demain, tu entres au Lycée. [FINETTE:] Que m'importe ! Apollon, je t'aime ! [BOUVARD:] Oh ! ma Finette, je t'adore ! Tu m'as retrouvée, Je t'ai retrouvée, [BERTHE:] et ALICE. Je ris de bon cœur, [TOUS LES AUTRES:] Sors à l'instant même ! Ah ! c'est une horreur ! [BICHU:] Arrêtez-le ! [SABOULOT:] Qu'on le fusille. [TOUS:] Quelle aventure ! [MADAME BICHU:] Oh ! Dieu ! ma fille ! [TOUS:] Partez, partez ! Sortez, sortez ! Ah ! quelle audace ! Houst ! qu'on le chasse. Sortez ! Eh ! oui, qu'on le fiche à la porte. Oui, qu'on le fiche, fiche, fiche. [BOUVARD:] Et je m'en fiche, fiche, fiche. [FINETTE:] A lui, jamais ! [BOUVARD:] A toi, toujours !
[LA FOULE:] Gai, gai, gai ! Gai, gai donc, ohé ! ohé ! Gai, gai, gai, gai ! [BOUVARD:] Là, penchez plus la tête. Les yeux levés vers le ciel, dans l'attitude de l'imploration. Bien !... Titillez de la narine, bien ! Ce qu'il est laid comme cela !... [DU TRETEAU:] Faites-moi bien ressemblant. [BOUVARD:] Mais oui. Et c'est ces frimousses-là qui plaisent aux femmes. [DU TRETEAU:] Faites quelque chose de joli. [BOUVARD:] Vous m'en demandez trop !... Je ne peux pas et vous faire ressemblant et faire quelque chose de joli. [DU TRETEAU:] Eh bien, vous êtes aimable, vous ? [ANITA:] Oui, ma chère, je suis encore tout émue. J'ai éprouvé ce matin, chez moi, un saisissement. [EGLANTINE:] Vraiment ! [ANITA:] De tous mes meubles, ma chère. [LE REGISSEUR:] Anatole ! [ANATOLE:] Monsieur le Régisseur ? [LE REGISSEUR:] Allez voir vos girandoles, là-bas... Elles ne sont pas allumées, et puis, vos affiches pour les débuts de mademoiselle Satinette, il n'y en a pas à l'entrée. [ANATOLE:] Monsieur ne m'avait pas dit... [LE REGISSEUR:] Eh bien, je vous le dis. [ANITA:] Garçon, deux menthes vertes. [LE REGISSEUR:] Je ne veux pas encore avoir des ennuis avec mademoiselle Satinette, n'est-ce pas ! Vous allez me faire le plaisir de l'afficher dehors. [ANATOLE:] De quoi ? [LE REGISSEUR:] De l'afficher dehors. [ANATOLE:] Elle ? [LE REGISSEUR:] Eh ! bien, oui, elle ! [ANATOLE:] Ah !... bien ! En voilà des commissions agréables ! [BOUVARD:] Dieu ! que je voudrais que cette soirée soit finie ! Finette m'attend dans mon atelier. Voilà à peine une heure qu'elle est chez moi et je commence à en être très embarrassé. C'est que je n'avais pas mesuré, tout d'abord, l'importance de mon équipée, vous pensez bien. [DU TRETEAU:] Vous dites ? [BOUVARD:] Non, je parle à moi-même. Quand je fais des dessins qui ne m'intéressent pas, je cause tout seul, pour passer le temps ! [DU TRETEAU:] Je vous demande pardon de m'être mêlé à la conversation. [BOUVARD:] De rien. Si seulement, j'arrivais à l'épouser. Mais on me la refusera quand même. Ce Saboulot ne lâche pas, et moi, je n'ai pas le sou ! Oh ! sir Arthur Cornett, ô richissime Américain, fais que mon grand coup réussisse ! Montre que tu as du goût ! Achète-moi mon tableau. [ANITA:] Garçon, donnez-moi un autre verre. Il y a une mouche dans celui-là ! [LE GARÇON:] C'est vrai !... pauvre bête. [UN MONSIEUR:] Garçon, une menthe verte. [LE GARÇON:] Voilà, monsieur ! [CARLIN:] Un Monsieur qui dessine, ce doit être Bouvard, auprès de qui mon client, sir Arthur Cornett, m'envoie. [BOUVARD:] Là, c'est fait. [CARLIN:] Pardon, Monsieur. [BOUVARD:] Le notaire, fichtre !... Qu'est-ce qu'il vient faire ? [CARLIN:] Eh ! ce bon du Tréteau !... [DU TRETEAU:] Carlin ! Vous êtes donc à Paris ? [CARLIN:] Mais oui, je suis installé, j'ai acheté une charge. [DU TRETEAU:] Ah ? moi je viens de faire faire la mienne. Tenez, faites-en autant ! [CARLIN:] Moi ! mais... [DU TRETEAU:] Allez donc, c'est moi qui paie. Vous allez croquer Monsieur. [BOUVARD:] Bon ! Pourvu qu'il ne me reconnaisse pas, mon Dieu ! [DU TRETEAU:] Ah ! Monsieur le notaire, c'est comme ça que vous venez vous perdre dans ces endroits de plaisir. [CARLIN:] Mais non, du tout ! Je viens en mission délicate. Je suis à la recherche de quelqu'un, d'un peintre, nommé Bouvard. [BOUVARD:] A ma recherche ! lui, le notaire de Bichu. Ah ! mon Dieu ! ils l'ont mis à mes trousses. [CARLIN:] Monsieur ne serait pas, par hasard, ce monsieur Bouvard ? [BOUVARD:] Hein ! Non ! jamais de la vie !... Moi ! ah bien, il n'est plus ici, Bouvard. Il est parti. C'est moi qui le remplace. [CARLIN:] Comment, vraiment ?... C'est dommage. Ma foi, tant pis ! Je dirai ça à sir Cornett !... [DU TRETEAU:] Eh bien ! commencez la silhouette de monsieur. [BOUVARD:] Voilà ! Ouf ! Penchez plus la tête ! les yeux levés vers le ciel, dans l'attitude de l'imploration... Bien ! Un demi-sourire intelligent, plus intelligent que ça encore. Non, je n'ai pas dit plus bête, j'ai dit plus intelligent ! Hein ? Vous ne pouvez pas ? Bien, restez comme ça. Seulement, titillez de la narine ! Bien. Il est encore plus laid que l'autre. [SABOULOT:] Voyons ! j'ai fait le tour du Jardin de Paris, personne ! C'est assez curieux cette dépêche que je reçois. "Venez ce soir au Jardin de Paris, vous ne perdrez pas votre soirée... Signé : une dame voilée ! " et pas de nom. C'est évidemment une dépêche anonyme ! Une dame voilée ! [DU TRETEAU:] Attendez donc, Apollon Bouvard... [BOUVARD:] Quoi, Bouvard ! Qu'est-ce qu'il chante ? [SABOULOT:] Euh ! je vais voir dans le café si elle ne me cherche pas ! Pardon, mesdames. [ANITA:] Passez, monsieur. [DU TRETEAU:] Bouvard ! Bouvard ! Bouvard !... Oui, c'est bien ça ! [CARLIN:] Quoi ? [DU TRETEAU:] Ah ! mon cher, une histoire étonnante ! Vous savez que je suis maître d'études ? [CARLIN:] Oui. [BOUVARD:] Ne répondez pas : "oui ! " Ça vous fait faire une grimace qui change la physionomie. Quand vous voudrez répondre oui, dites non... Ça ne se voit pas. [DU TRETEAU:] Je suis maître au Lycée Marmontel, un lycée de jeunes filles. [BOUVARD:] Hein ! [DU TRETEAU:] Or, voici le scandale qui s'est passé aujourd'hui même à Marmontel. Une jeune fille avait été mise au Lycée parce qu'elle avait refusé un bonhomme qu'on voulait lui faire épouser. [CARLIN:] Non ! [DU TRETEAU:] Comment "Non" ! Je vous dis que si ! [CARLIN:] Non, je dis "Non" pour oui. C'est à cause de la physionomie. [DU TRETEAU:] Eh ! bien, il y a d'autres mots. Si vous dites non, pour oui, il n'y a plus moyen de s'entendre. Dites un mot qui ne dit rien : "chapeau" par exemple ! [BOUVARD:] Chapeau ! c'est ça ; mais continuez donc ! [DU TRETEAU:] Trop aimable. Alors, voulez-vous savoir ce qu'a fait la jeune fille aujourd'hui même ?... [CARLIN:] Chapeau ! chapeau ! [DU TRETEAU:] Hein ! quoi, chapeau !... Ah ! oui... Eh bien ! elle a fait une conspiration, soulevé le lycée, et s'est fait bel et bien enlever par son amoureux. [BOUVARD:] Alors ? [DU TRETEAU:] Vous voyez d'ici le scandale. Enfin, je ne sais pas ce qui va en résulter, mais je conseille au bonhomme, un nommé Bouvard, je crois bien, de ne pas se faire pincer. [BOUVARD:] Ah ! mon Dieu, je suis dans de beaux draps ! Tenez, voilà votre portrait. [CARLIN:] Voyons. Qu'est-ce que c'est que ça ? Ça n'est pas moi. Ça n'est pas moi. Ça ressemble à M. Thiers. [BOUVARD:] C'est vrai, mais avouez que c'est bien lui. [DU TRETEAU:] Je ne vous dis pas le contraire, mais enfin, vous garantissez la ressemblance... BOUVARD. — Parfaitement, mais je ne dis pas avec qui. [CARLIN:] Enfin, qu'est-ce que vous voulez, pour le prix, c'est encore heureux que ça ressemble à quelqu'un ! [BOUVARD:] Eh bien ! j'ai fait un joli coup ! [DU TRETEAU:] Tiens, bonjour ! Anita, bonjour, madame Eglantine. Y-a-t-il une place pour mon ami et moi à votre table ? [EGLANTINE:] Comment donc ! [CARLIN:] Vous n'y pensez pas ! avec des courtisanes ! [DU TRETEAU:] Eh bien ! quoi ! [CARLIN:] Ah ! si mon étude me voyait ! Ah ! ma foi, tant pis ! ohé ! ohé ! [ANITA:] Ah ! du Tréteau, mènes-nous donc voir Fatma. [DU TRETEAU:] Tiens, demande ça à Carlin. Moi, je reste là, j'ai soif. [ANITA:] Vous voulez, monsieur ?... [CARLIN:] Mais très volontiers ! Où est-ce ? [ANITA:] Par là. A tout à l'heure. [CARLIN:] Ohé ! ohé ! [BOUVARD:] Où tout cela va-t-il me mener ? On finira par me pincer, et alors, les bancs, les affreux bancs de la correctionnelle. [FINETTE:] Ah ! Apollon, je te retrouve ! [BOUVARD:] C'est toi ! Malheureuse, que viens-tu faire ? [FINETTE:] Ah ! c'est un coup d'audace, une inspiration que j'ai eue. J'ai écrit à Saboulot. [BOUVARD:] Toi ! [FINETTE:] Oui, une lettre anonyme, signée "une dame voilée", lui donnant rendez-vous ici. [BOUVARD:] Et pour quoi faire ? [FINETTE:] Comment, pour quoi faire ?... Pour qu'il renonce une bonne fois à moi ! Tu comprends que quand il m'aura vue ici. [BOUVARD:] Eh bien ! elle est jolie, ton idée !... Et moi, alors, est-ce que je pourrai t'épouser ? [FINETTE:] Oh ! toi, tu es artiste. Tu n'es pas universitaire, tu as des vues larges, et puis, tu sais que tu n'as pas à douter de moi. [BOUVARD:] Finette, c'est de la folie ! Vois-tu, nous avons pris une fausse route. Rebroussons chemin ! Crois-moi, je vais te le dire, comme chose... machin, Hamlet. [FINETTE:] Hein ! au Lycée ! Ah ! bien, tu es bien bon ! [BOUVARD:] Il n'y a pas de "tu es bien bon ! " Réfléchis ! Je te le dis gentiment. Que nous faisons là ! Bah ! mon Dieu, voilà ! C'est une boulette ! Reconnaissons-la ! Vla itou, vla itou, vla itou lala ! J'y consens, mais là ! Dans l'pétrin, oui-da ! Bien, restons-en là ! Alors c'est convenu ! Tu rentres au lycée ! [FINETTE:] Moi ? jamais de la vie ! Je suis ici ! Saboulot va venir. L'occasion est exceptionnelle. J'en profite. [BOUVARD:] Mais qu'est-ce que tu vas faire ? [FINETTE:] Je n'en sais rien, mais le ciel m'inspirera ! [LE REGISSEUR:] Vous n'avez pas vu l'employé ? [BOUVARD:] Non, monsieur le Régisseur. Ah ! si, le voilà ! [LE REGISSEUR:] Ah ! Eh bien ! avez-vous fait ce que je vous ai dit ? [L'EMPLOYE:] Oui, monsieur, je l'ai fait. Mademoiselle Satinette est venue tout à l'heure et je l'ai fichée à la porte. Elle a été furieuse et elle a dit qu'elle enverrait du papier timbré. [LE REGISSEUR:] Comment, imbécile ! Vous l'avez renvoyée ! Mais vous êtes fou ! J'ai dit de l'afficher dehors, de la mettre sur l'affiche. Quelle buse !... Courez !... tâchez de la retrouver. [L'EMPLOYE:] Oui, monsieur. Ils ne savent pas ce qu'ils veulent. [LE REGISSEUR:] Ah ! le crétin !... Hein ! monsieur Bouvard, je suis dans de beaux draps, je vais être obligé de mettre une bande sur l'affiche. Ce début qui est annoncé depuis si longtemps ! quel effet cela va faire !... [FINETTE:] Eh ! Mais le voilà, mon moyen ! [BOUVARD:] Quoi ? [FINETTE:] Tu ne diras pas que ce n'est pas le ciel qui l'envoie, celui-là. [LE REGISSEUR:] Vous ! [FINETTE:] Que faut-il faire ? Chanter ! Je m'en charge. [BOUVARD:] Comment toi, monter sur les planches ! Mais tu n'y penses pas ! [FINETTE:] Est-ce que tu aurais aussi de sots préjugés Monter sur les planches. où est le mal ? Es-tu artiste, oui ou non ? [BOUVARD:] Mais... [FINETTE:] Enfin, peux-tu m'obtenir autrement ? Non, eh bien, alors, contente-toi de savoir que je suis une honnête fille et que je travaille pour notre bonheur ! Il faut que Saboulot soit forcé de renoncer à moi. [BOUVARD:] Mais sais-tu seulement ce que tu vas être obligée de leur chanter ? Mais des choses comme ça ! [FINETTE:] Oh ! j'ai ce qu'il faut. Une chanson que chante la cuisinière de maman, ainsi !... [BOUVARD:] Ce n'est pas sérieux !... C'est de la folie !... Te ne feras pas cela ! [SABOULOT:] Pardon, monsieur. [BOUVARD:] Saboulot ! Lui ! Ça n'est pas moi ! [SABOULOT:] Qu'est-ce qu'il raconte ? Je voulais vous demander si vous n'auriez pas vu une dame voilée qui eût l'air de chercher un jeune homme. [BOUVARD:] Non, j'ai pas vu ! j'ai pas vu ! [SABOULOT:] Figurez-vous... Vous souffrez des dents, je connais ça. Figurez-vous que c'est bien drôle. [BOUVARD:] Parfaitement, mais ça n'est pas moi que ça regarde. Pour les choses drôles, adressez-vous ailleurs. Tenez, le monsieur là-bas, qui est tout seul. Oh ! je saurai bien la dissuader. [SABOULOT:] Ah ! c'est lui qui est chargé ? Je vous demande pardon. Il y a un monsieur spécialement ! Comme c'est monté, ce Jardin de Paris !... Bonjour, monsieur... Ne vous dérangez pas. Il paraît que c'est vous que ça regarde. Eh bien ! voilà !... Figurez-vous que je reçois un billet ainsi conçu : "Venez ce soir au Jardin de Paris, vous ne perdrez pas votre soirée. [DU TRETEAU:] Mais, monsieur, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? [SABOULOT:] Non, mais laissez donc !... Garçon, une chartreuse. [LE GARÇON:] Voilà, monsieur. [DU TRETEAU:] Ah ! mais, il m'ennuie, ce toqué !... [SABOULOT:] Pas aimable ! le monsieur aux choses drôles. [LA COCOTTE:] Vous permettez que je mette mes soucoupes sur votre table ? [SABOULOT:] Comment donc ! madame, s'il ne faut que ça pour vous être agréable. [LA COCOTTE:] Vous êtes bien aimable ! [SABOULOT:] Je me demande en quoi ces soucoupes la gênaient devant elle. [LA COCOTTE:] Garçon !... Monsieur a mes soucoupes. [SABOULOT:] Parfaitement ! les voilà ! Est-ce qu'elle a peur que je les mette dans ma poche ? Dites-moi donc, garçon, pourquoi tout ce monde ? [LE GARÇON:] C'est pour entendre la débutante qui va chanter dans un instant ! [ANITA:] Tiens ! notre place est prise ! [CARLIN:] Pas de chance ! Tiens ! M. Saboulot. [SABOULOT:] Ah ! le notaire !... Monsieur Griffon. [CARLIN:] Non, Carlin ! [SABOULOT:] Carlin, c'est juste. Ah ! je suis heureux de vous rencontrer pour vous faire mes excuses pour l'inqualifiable méprise du contrat. Mais prenez donc place à ma table. Mesdames !... Garçon ! [ANITA:] Oh ! je n'ai pas soif. [SABOULOT:] Du feu ! [ANITA:] Et nous, du Champagne. [SABOULOT:] Hum ! v'là ce que je craignais ! [BOUVARD:] J'ai eu beau faire... elle ne veut rien écouter... Elle va chanter... Oh ! mes jambes flageolent. [CHOEUR DE LA FOULE DES VOIX:] Eh ! bien, voyons la débutante, Vous connaissez la débutante. Nous allons voir la débutante, Comment est-ell'la débutante ? Vient-ell'bientôt, la débutante ? Eh ! bien voyons la débutante. Ça, le public s'impatiente Débutante ! Débutante ! Débutante ! Débutante ! [FINETTE:] Eh ! la voilà, la débutante. Saboulot est là, tout va bien ! A votre disposition ! [LA CHANSON DU CONSEIL DE RÉVISION:] Cré nom de nom ! [SABOULOT:] Oh ! que c'est curieux ! cette voix ! [FINETTE:] Saboulot ne me voit pas ! attends un peu. Et vlan ! chacun qui s'déshabille, Les v'là tous dans un appareil Qui f'rait loucher une honnête fille ! Ah ! m'sieur, dit-elle au commandant, Mais je suis une demoiselle ! Taratata ! beau garnement, Nous connaissons cette ficelle. Nous verrons bien... si vous êtes bon Pour le service militaire... [TOUS:] Bravo, bravo !... [SABOULOT:] Oh ! j'en aurai le cœur net ! [FINETTE:] Bonjour, monsieur Saboulot !... [SABOULOT:] C'est elle ! [CARLIN:] Hein ! qu'est-ce que je disais ? [SABOULOT:] Et ce scélérat d'Apollon Bouvard avec elle ! [CARLIN:] Hein !... Apollon Bouvard ! C'est Apollon Bouvard, vous dites ?... Tenez, prenez donc le bras de ces dames. [SABOULOT:] Hein ! quoi ?... Oh ! merci !... Je suis bien disposé !... Tenez, allez donc faire faire un tour à ces dames. [DU TRETEAU:] Hein !... Anita, Eglantine, allons faire un tour. En voilà un toqué ! [SABOULOT:] Elle !... c'est elle !... Elle en est arrivée à chanter sur des tréteaux... de café-concert !... Oh ! ce dernier coup comble la mesure !... C'est fini ! j'y renonce. Elle s'est assez moquée de moi !... Qu'elle épouse son Bouvard, si elle le veut. [LE GARÇON:] Monsieur, vous oubliez les consommations ! [SABOULOT:] C'est juste ! Combien ? [LE GARÇON:] Vingt francs cinquante centimes. [SABOULOT:] Comment vingt francs cinquante centimes ? [LE GARÇON:] Oui ! une Champagne : quinze... une chartreuse, seize, quatre soucoupes, dix- neuf francs cinquante centimes. [SABOULOT:] Comment, quatre soucoupes ! Mais je ne les prends pas ! C'est la dame qui était là qui les a mises sur ma table. [LE GARÇON:] Oui ! pour que vous lui offriez les consommations. [SABOULOT:] Ah ! bien ! elle est forte !... alors, il faut que... Non, c'est d'une indiscrétion ! Et puis, en tout cas, ça fait dix-neuf francs cinquante. [LE GARÇON:] Et votre cigare, un franc. [SABOULOT:] Mais il est à moi, ce cigare ! [LE GARÇON:] Ah ! pardon !... alors ce n'est que cinquante centimes... vingt francs, monsieur. [SABOULOT:] Eh bien ! je la retiens votre maison !... Vous dites vingt francs ? Tenez, voilà un louis, gardez le reste pour vous. [MADAME BICHU:] Eh ! bien, as-tu demandé où on le trouverait, ce Bouvard ? [BICHU:] Non ! [MADAME BICHU:] Qu'est-ce que tu attends ?... Demande au contrôle. [BICHU:] J'y vais, Galathée !... [UN GOMMEUX:] Eh ! la belle solitaire ! Oh ! de la vieille garde ! [MADAME BICHU:] Impertinent !... A quoi est exposée une femme seule ! Saboulot !... c'est le ciel qui l'envoie ! Monsieur Saboulot ! [SABOULOT:] Ma femme voilée !... La voilà donc, la vengeance ! Eh ! petite gamine, va ! [MADAME BICHU:] Ah ! mon Dieu ! [SABOULOT:] Ah ! qui qui l'est, la petite femme à son Coco ? [MADAME BICHU:] Ah ! mon Dieu !... mais il est fou !... Saboulot, voyons ! [SABOULOT:] La mère Bichu !... J'ai la berlue !... [MADAME BICHU:] Ah ! çà ! monsieur, est-ce que vous me prenez pour une horizontale ? [SABOULOT:] Oh ! croyez bien... [BICHU:] Me voilà !... Tiens ! Saboulot. [MADAME BICHU:] Ah ! si vous saviez, mon pauvre monsieur Saboulot, toutes les catastrophes qui nous arrivent ! Un misérable a enlevé ma fille ! [SABOULOT:] Je sais tout, madame, et j'allais justement, à mon grand regret, vous rendre votre parole. [MONSIEUR:] et MADAME BICHU. — Comment ? [SABOULOT:] Vous comprenez que je ne puisse plus songer à épouser une personne qui se compromet avec un autre... qui se donne en spectacle dans un jardin public. [MADAME BICHU:] Qu'est-ce que vous dites ? [SABOULOT:] Si vous étiez arrivée plus tôt, madame, vous auriez entendu votre fille chanter sur cette estrade "le Conseil de Révision". [BICHU:] Ma fille ? [MADAME BICHU:] Ma fille chantait !... ah ! ah ! ah ! [BICHU:] Allons ! bon ! Ne te trouve donc pas mal, c'est pas le moment. [FINETTE:] Eh bien ! où donc le notaire a-t-il emmené Apollon ? Papa ! maman !... Maman ! papa ! [BICHU:] Finette !... [MADAME BICHU:] Malheureuse enfant !... [BICHU:] Détestable fille ! [MADAME BICHU:] Toi ! toi ! ici !... Tu es la honte de ta famille ! [FINETTE:] Ah ! maman ! [BICHU:] Mais qui ?... mais qui voudra de toi maintenant ? Malheureuse petite... Monsieur Saboulot vient de nous rendre notre parole. [FINETTE:] Il a fait ça !... Ah ! merci, monsieur Saboulot. [SABOULOT:] Hein ! il n'y a pas de quoi ! [MADAME BICHU:] Enfin, qui voudra t'épouser ? [TOUS:] Qui ? qui ? [BOUVARD:] Mais moi ! [MONSIEUR:] et MADAME BICHU. — Apollon Bouvard ! [BICHU:] Vous, le bagne. MADAME L'échafaud ! [BOUVARD:] Non, monsieur, je ne suis plus le petit peintre que vous connaissiez. J'ai la chance de vendre mes tableaux au poids de l'or. [BICHU:] Vous ?... Depuis quand ! [BOUVARD:] Mais depuis aujourd'hui... Me voilà coté !... J'avais un tableau, un tableau dont tout le monde me refusait deux cents francs. Alors, j'ai eu une idée de génie. J'en ai demandé trente mille francs. On me l'a acheté tout de suite. [MONSIEUR:] et MADAME BICHU. — Trente mille francs ! [SABOULOT:] Allons donc ! [CARLIN:] Parfaitement !... C'est même à mon étude que monsieur aura à les toucher. [BICHU:] Ça peut donc gagner de l'argent, un peintre ? [BOUVARD:] Monsieur Bichu, j'ai l'honneur de vous demander la main de mademoiselle Finette Bichu, votre fille, que j'aime ! [FINETTE:] Et qui vous le rend bien. [BOUVARD:] Que répondez-vous ? [BICHU:] Ah ! que voulez-vous ! vous avez des arguments sans réplique. [BOUVARD:] Ah ! Finette ! [SABOULOT:] Sujet de pendule, va ! [BICHU:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [BOUVARD:] C'est le feu d'artifice qui commence. [SABOULOT:] V'là ! C'est le bouquet. Chahut ! chahut ! chahut ! Allez-y, n'ayez pas l'trac ! Chaud ! chaud ! chaud !
[JOSEPH:] Ah !... le téléphone !... Voilà ! Voilà ! Allô ! allô ! Quel admirable instrument que le téléphone !... Dire qu'on communique à des distances !... Allô !... Allô !... On ne communique pas vite, par exemple Eh bien ! Allô, voyons !... Quoi ?... Je n'entends pas !... parlez plus haut !... Hein ?... Eh ! bien, alors, parlez moins haut ! Ça m'est égal ! Le docteur Paginet ?... Parfaitement !... C'est ici !... Qu'est-ce que vous lui voulez ?... Mais oui ! il fonctionne bien !... Il me demande si le téléphone fonctionne bien !... C'est à eux à le savoir !... ce n'est pas à moi !... Quelle sacrée invention !... [PAGINET:] Joseph ! [JOSEPH:] Monsieur ? [PAGINET:] Madame Paginet, ma femme, est-elle rentrée ? [JOSEPH:] Non, Monsieur. [PAGINET:] Pas encore ? mais c'est la fille de madame Benoiton ! [JOSEPH:] Ah ! Je ne savais pas. [PAGINET:] Voilà trois jours que je ne peux pas arriver à la voir. [JOSEPH:] Madame avait ce matin son conseil d'administration à l'orphelinat des enfants naturels dont elle est présidente. [PAGINET:] C'est vrai ! Ah ! Madame Paginet !... Voilà une femme qui se voue à son œuvre ! [JOSEPH:] Oui mais aussi, monsieur, quelle belle œuvre ! Si vous entendiez comme on parle de madame. Tenez, ce matin dans le Petit Journal, il y avait un article de deux colonnes. Savez-vous comment on appelle madame ? [PAGINET:] Non. [JOSEPH:] Madame Saint-Vincent-de-Paul. [PAGINET:] C'est assez juste comme comparaison. Allez dire à ma nièce que j'ai à lui parler. [JOSEPH:] A Mademoiselle Simone ? Justement la voici.
[PAGINET:] Ah ! te voilà, Simone. Justement, mon enfant, j'ai à te parler sérieusement ! [SIMONE:] A moi ?... Hum !... Ça sent le mariage ça, mon oncle. [PAGINET:] Elle a du nez.. Eh bien ! quoi !... Il s'agit de mariage. Tu ne dois pas être opposée à ça ?... [SIMONE:] Est-ce qu'on demande cela à une jeune fille ? Et alors, comme ça, mon oncle, j'ai été sollicitée ? [PAGINET:] Parfaitement !... Et je tenais à te consulter avant d'en parler à ta tante. [SIMONE:] C'est bien gentil ! [PAGINET:] Tu verras... ce n'est pas le premier venu. [SIMONE:] Oh ! je sais bien ! Voulez-vous que je vous fasse son portrait ? Il est blond avec des yeux bleus. [PAGINET:] Pas du tout, il est brun avec des yeux noirs. [SIMONE:] Hein !... Mais il ne s'appelle pas... [PAGINET:] Si, il s'appelle Lucien. [SIMONE:] Ah ! [PAGINET:] Le téléphone ! attends un peu... Allô ! Allô ! [SIMONE:] Mais alors, ce n'est pas monsieur Ernest Dardillon ! Ah ! cet Ernest, comptez donc avec les hommes, des poules mouillées ! [PAGINET:] Allô ! oui, qui êtes-vous ?... Hein ? Quoi ? [SIMONE:] Qu'est-ce que c'est ? [PAGINET:] Je ne sais pas ! C'est un monsieur qui me dit : "C'est moi Ernest, je viens !... [SIMONE:] Mon Dieu ! C'est monsieur Ernest qui me téléphone, l'imprudent ! Ça doit être quelqu'un qui se trompe. Je vais lui faire une farce. Vous allez voir. [PAGINET:] Mais non, voyons, ne fais pas ça ! [SIMONE:] Si, si, vous allez voir ! Me voilà, Ernest. [PAGINET:] Est-elle gamine ! [SIMONE:] Oui, je vous aime toujours ! [PAGINET:] Voyons !... voyons !... Simone ! [SIMONE:] Laissez donc !... Venez ! le temps presse !... Hein ? Vous avez reçu ma lettre ? Eh bien ! suivez les prescriptions de point en point. [PAGINET:] Elle a un aplomb !... [SIMONE:] Mai si... voyons !... qui ne risque rien n'a rien !... Au revoir !... je vous aime ! Voilà !... C'est très amusant. [PAGINET:] Mais, ce malheureux !... C'est indélicat ce que tu fais là. [SIMONE:] Ah ! bah ! c'est sous le couvert de l'anonyme !... Alors voyons, causons, mon oncle, quel est-il, ce beau prétendu ? [PAGINET:] Eh bien, voilà !... C'est monsieur Plumarel. [SIMONE:] Ah ! le neveu du ministre ? [PAGINET:] Comment le trouves-tu ? [SIMONE:] Ah ! très bien !... très bien !... Et puis, il est le neveu du ministre. [PAGINET:] Précisément !... et, je peux bien te le dire, au ministère il est fortement question de ma nomination au grade de chevalier de la Légion d'honneur. [SIMONE:] Et c'est bien juste, vous avez tous les titres... [PAGINET:] Enfant !... tout le monde en a, des titres. Quand on veut on en trouve toujours. [SIMONE:] Cependant, quand ils n'existent pas ? [PAGINET:] On les appelle "exceptionnels" !... Vois-tu, ça, c'est comme les livres ; ce n'est pas le titre qui fait la vente, c'est la réclame. Eh bien ! Plumarel, c'est ma réclame. [SIMONE:] Je comprends !... Il vous chauffe auprès de son oncle,... il vous pistonne. [PAGINET:] Ah !... elle est très forte !... Eh bien ! comme tu dis, il me pistonne, il me pistonne auprès de son oncle !... Et voilà !... voilà pourquoi je te le propose pour mari. [SIMONE:] Mais je trouve ça parfaitement raisonné, mon oncle. [PAGINET:] Alors, je peux lui dire ?... [SIMONE:] Vous croyez qu'il faut lui dire comme ça, tout de suite. [PAGINET:] Pourquoi pas ? Quel inconvénient y vois-tu ? [SIMONE:] Pour moi,... aucun ! Mais c'est pour vous ! Vous savez, la nature humaine est si ingrate ! [PAGINET:] Comment ? [SIMONE:] Dame !... si vous lui donnez ma main tout de suite, ça y est ! Et, si après, il ne vous fait pas décorer, vous êtes volé ! [PAGINET:] C'est juste ! [SIMONE:] Faites-vous donner la décoration d'abord. [PAGINET:] Oui, contre remboursement ! [SIMONE:] C'est ça, mon oncle, dans la vie il faut être pratique. [PAGINET:] Mais tu as raison !... et moi qui ne pensais pas à tout ça !... Te vois-tu mariée, engagée, et puis rien !... car enfin, n'est-ce pas, il n'y a pas de raison. Si tu avais aimé ce garçon- là, j'aurais dit : je passe par dessus ma décoration, mais du moment que tu ne l'aimes pas !... je ne veux pas vous marier pour des prunes. [SIMONE:] C'est juste !... Voilà mon oncle. [PAGINET:] Tiens, tu es étonnante ! universelle ! Alors, je lui dirai à Plumarel ? [SIMONE:] Contre remboursement. [PAGINET:] C'est ça !
[SIMONE:] Oui, va, mon oncle ! il n'est pas encore mon mari, ton Plumarel. Mais qu'est-ce que fait donc M. Dardillon ?... Je lui dis d'accourir... et il n'est pas encore là ! [JOSEPH:] Par ici, monsieur. Si vous voulez entrer. [SIMONE:] Lui ! [DARDILLON:] Elle ! Ah ! monsieur, je suis malade, bien malade ! [JOSEPH:] Mon Dieu, monsieur, ça passera ! Ici, nous sommes habitués à en voir, des malades. [DARDILLON:] En effet ! Le docteur Paginet, n'est-ce pas ? [JOSEPH:] Non, son domestique. [DARDILLON:] Oh ! pardon. [JOSEPH:] Il n'y a pas de mal. Je vais vous annoncer au docteur. [SIMONE:] Non !... le docteur est occupé, je le préviendrai ! [JOSEPH:] Bien, mademoiselle. Justement, mademoiselle est la nièce du docteur Paginet ! [DARDILLON:] Vraiment ? Ah ! je suis malade, mademoiselle, bien malade. [JOSEPH:] Il file un mauvais coton, ce garçon-là.
[DARDILLON:] Simone ! [SIMONE:] Ah ! vous voilà enfin ! [DARDILLON:] Eh ! bien, qu'est-ce que vous dites de mon moyen pour m'introduire ici ? [SIMONE:] Le malade ! C'est ingénieux. [DARDILLON:] Oui, je n'ai pas encore de maladie, mais le docteur la trouvera ! Maintenant, parlez. Qu'est-ce qui arrive ? [SIMONE:] Eh bien ! voilà, nous n'avons pas de temps à perdre !... Mon oncle veut me marier ! [DARDILLON:] A qui ? [SIMONE:] A M. Plumarel, le neveu du ministre qui est en train de le faire décorer. [DARDILLON:] Il fera cela ? [SIMONE:] Et en échange, mon oncle lui promet ma main. [DARDILLON:] Mais votre tante s'opposera ? [SIMONE:] Ma tante ?... Elle en raffole aussi de son Plumarel. Il la couvre de fleurs toute la journée. Au propre comme au figuré !... [DARDILLON:] Mais, alors, qu'allons-nous faire ? [SIMONE:] Mais lutter ! Pour le moment, l'important c'est que vous soyez dans la place. Je vais vous faire prendre par mon oncle, à son service. [DARDILLON:] Vous voulez que je sois domestique ? [SIMONE:] Non ! Mais mon oncle, pour son laboratoire, cherche un nouveau préparateur. Eh bien ! Vous serez ce préparateur. [DARDILLON:] Moi ! Mais je ferai tout sauter. [SIMONE:] Vous n'aurez qu'à être prudent !... la première fois que vous aurez une manipulation à faire, vous demanderez à mon oncle : "Y a-t-il un danger que ça saute ? " S'il vous dit non, vous irez de l'avant, il n'y aura rien à craindre. [DARDILLON:] Oui !... et qui sait si, en allant comme ça à l'aveuglette, je ne ferai pas une superbe découverte ? [SIMONE:] Dame ! ça s'est vu ! [DARDILLON:] Oui, mais comment voulez-vous que votre oncle me prenne ? Il me demandera mes références, mes états de service. [SIMONE:] Je serai là, moi !... Et puis, si vous savez prendre mon oncle !... Pour votre gouverne, il n'est pas insensible à la flatterie. Parlez-lui de ses travaux, de ses manipulations magnétiques et surtout de sa fameuse thèse : "La négation du microbe ! [DARDILLON:] Ah ! il ne croit pas aux microbes ? [SIMONE:] Non, mon oncle est ce qu'on appelle un anti-microbien ! Je l'entends !... je vous laisse. J'entrerai quand il faudra.
[DARDILLON:] Alors, me voilà préparateur, moi ! Après tout, tous les préparateurs avant d'être préparateurs n'étaient pas préparateurs... Il y a commencement pour tout. Apercevant PAGINET qui entre de droite. Oh ! ! le voilà ! [PAGINET:] Oh ! pardon, monsieur, on ne m'avait pas dit que vous étiez là !... A qui ai-je l'honneur ? [DARDILLON:] Dardillon... Ernest Dardillon. [PAGINET:] Mes compliments, monsieur. Et que désirez-vous ? [DARDILLON:] Ce que je désire ? Mais c'est être l'humble serviteur d'une des plus hautes sommités de ce siècle ! le plus zélé disciple d'une de nos plus grandes lumières... de celui qui ose dire tout haut ce que nous pensons tout bas : "Le microbe n'existe pas. [PAGINET:] Ah ! monsieur. [DARDILLON:] Je sais que vous cherchez un préparateur. Eh bien ! si vous voulez avoir le plus dévoué, le plus assidu de tous, prenez-moi. [PAGINET:] Vous ? mais vous savez que cela demande une certaine expérience ?... Avez-vous déjà pratiqué quelque part ? [DARDILLON:] Oh ! mon Dieu, monsieur, je vous avouerai que... [SIMONE:] Oh ! pardon... mon oncle... Je vous croyais seul... [PAGINET:] Ça ne fait rien... M. Dardillon, ma nièce. [DARDILLON:] Mademoiselle... enchanté. [SIMONE:] Monsieur Dardillon ?... Est-ce que vous seriez le fameux préparateur ?... [DARDILLON:] Hein ! moi ?... Oui... oui. [SIMONE:] Oh ! monsieur, mais il n'a été question que de vous dans les journaux tous ces temps-ci ! [PAGINET:] Il a été question de lui ? [DARDILLON:] Oh ! oh ! [SIMONE:] C'est monsieur... Vous n'avez pas lu dans le journal ? [PAGINET:] Non ! non ! [SIMONE:] C'est monsieur auquel Pasteur a offert tout ce qu'il voudrait s'il consentait à entrer chez lui comme préparateur. [PAGINET:] Allons donc ! Et vous avez refusé ? [DARDILLON:] Parbleu ! [SIMONE:] Et il a répondu cette phrase désormais célèbre : "Je ne croirai aux microbes que quand je les aurai vus à l'œil nu. [PAGINET:] Vous avez dit ça ? [DARDILLON:] I ! paraît !... Elle a un toupet ! [PAGINET:] Eh bien ! ma nièce, tu ne le croirais pas ? Eh bien ! monsieur,... monsieur qui a envoyé promener les offres de Pasteur... vient me demander d'entrer chez moi. [SIMONE:] Lui !... Ah ! mon oncle, quel honneur ! [PAGINET:] Ah ! monsieur ! [SIMONE:] Ah ! monsieur ! [DARDILLON:] Il n'y a pas de quoi ! il n'y a pas de quoi !
[PAGINET:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [JOSEPH:] C'est madame qui rentre avec M. Plumarel, un palmier et des fleurs. [DARDILLON:] Oh ! oh ! vous êtes chargé. [JOSEPH:] Tiens ! vous n'êtes donc plus malade ? [DARDILLON:] Non, je suis préparateur. [PAGINET:] Ah ! mais vous avez dévalisé le marché aux fleurs. Bonjour, ma chérie ! [SIMONE:] Bonjour, ma tante ! [MADAME PAGINET:] C'est encore une gracieuseté de monsieur Plumarel ! [SIMONE:] Hein ?... Qu'est-ce que je vous disais ? [PAGINET:] Ce cher Plumarel. [PLUMAREL:] Je ne vous serre pas la main parce que j'ai les miennes prises !... [PAGINET:] Tenez !... mon petit Plumarel... suivez Joseph et portez ces fleurs dans l'office. [PLUMAREL:] Oui !... Je reviens. [MADAME PAGINET:] Ah ! quelle séance à l'orphelinat ! [PAGINET:] Madame Paginet, ma femme, présidente de l'orphelinat des enfants naturels... [DARDILLON:] Madame, une bien belle œuvre !... [PAGINET:] Monsieur Dardillon. Je n'ai pas besoin d'en dire davantage. [MADAME PAGINET:] Monsieur ! [PAGINET:] Tu as lu dans les journaux, n'est-ce pas ? [MADAME PAGINET:] Non ! quoi ? [PAGINET:] C'est monsieur qui a fait à Pasteur cette réponse désormais célèbre : "Je ne croirai aux microbes que quand je les aurai vus à l'œil nu ! [MADAME PAGINET:] Ah ! je ne savais pas. [PAGINET:] Alors, qu'est-ce que tu lis dans les journaux ? Eh bien, c'est lui ! [MADAME PAGINET:] Ah ! [PAGINET:] Et il veut bien m'aider de ses lumières en entrant ici comme préparateur. [MADAME PAGINET:] Je suis enchantée, monsieur ! [PAGINET:] Ah ! ça me fait plaisir de te voir ; sans reproches, voilà trois jours que je ne t'ai pas aperçue. [MADAME PAGINET:] C'est de ta faute !... Hier, je suis restée toute la journée ici ! Si tu n'avais pas été au lac Saint-Fargeau... PAGINET. — Qu'est-ce que tu veux ?... J'ai des malades là-bas. Il m'en est même arrivé une bien bonne. [TOUS:] Quoi donc ? [PAGINET:] Comme d'habitude, j'ai dîné là-bas au restaurant du lac. Il y avait un grand banquet réactionnaire. Et sais-tu qui le présidait ? Picardon ! [MADAME PAGINET:] Picardon ? [PAGINET:] Oui. Quand il m'a vu, il m'a dit : "Vous allez venir prendre le café avec nous." Il n'y a pas eu moyen de refuser. Cela était tout ce qu'il y a de plus amusant. [MADAME PAGINET:] Vous avez fait de l'opposition ? [PAGINET:] Je ne sais pas si on a fait de l'opposition. On n'a fait que parler de femmes ! [MADAME PAGINET:] Monsieur Paginet, vous êtes un petit polisson. [PLUMAREL:] Ah ! au moins, je peux vous serrer la main à présent. A [SIMONE:] Ah ! mademoiselle Simone, mais je ne vous avais pas vue ! Il n'y a pas de mal ! [PLUMAREL:] Monsieur. [PAGINET:] C'est vrai !... je ne vous ai pas présentés. Monsieur Plumarel, neveu du ministre... [PLUMAREL:] Dardillon ?... mais je connais ce nom-là. [PAGINET:] Parbleu !... Vous avez dû lire dans les journaux !... C'est monsieur qui a dit à Pasteur cette phrase désormais célèbre : "Je ne croirai aux microbes que quand je les aurai vus à l'œil nu ! [DARDILLON:] Ah ! mais il m'ennuie avec sa citation ! [PLUMAREL:] Non, ce n'est pas ça !... Est-ce que vous n'avez pas eu un parent en 7e, à Saint-Louis ? [DARDILLON:] Un parent ?... Je suis lui !... [PLUMAREL:] Tiens ! toi ? Tu ne me reconnais pas ? Plumarel ! [DARDILLON:] Mais si, je te reconnais très bien... à ton nom ! [PAGINET:] Ils se connaissent ? Eh bien ! voilà ! on se quitte collégien et on se retrouve neveu d'un ministre ! [PLUMAREL:] Ah ! à propos de ministre... Je me suis occupé de votre décoration. [PAGINET:] Hein !... Oui ! oui !... C'est bien ! Tenez, monsieur Dardillon, si vous voulez aller visiter votre laboratoire. [DARDILLON:] Très volontiers !... Au revoir, Plumarel. [PLUMAREL:] On te reverra tout à l'heure. [SIMONE:] Moi, je vais jusque dans ma chambre.
[PAGINET:] Je vous en prie, mon ami ! Faites attention à vos paroles ! Vous alliez parler de ma décoration devant ce jeune homme ! Qu'est-ce qu'il va penser, ce garçon !... Alors, quoi, qu'est-ce qu'il y a de neuf ? [PLUMAREL:] Eh bien ! mon cher, je crois que cette fois-ci l'affaire est dans le sac ! [PAGINET:] Vrai ! vous avez vu le ministre ? [PLUMAREL:] Oui, j'ai vu mon oncle. Tout va bien. [PAGINET:] Ah ! quelle joie ! Mais vous savez, Plumarel, je n'oublierai pas !... Je ne suis pas un ingrat, moi ! Vous me comprenez, n'est-ce pas ? Vous me comprenez ? [MADAME PAGINET:] Quoi donc ? [PAGINET:] Rien, il me comprend, il me comprend ! Ah ! mon cher Plumarel. [PLUMAREL:] Oh ! mais remerciez aussi madame Paginet !... si elle n'avait pas parlé à mon oncle comme elle l'a fait hier... [PAGINET:] Tu as parlé au ministre ? [MADAME PAGINET:] Oh ! un mot, hier, à la distribution des prix de notre orphelinat. C'était lui qui présidait. [PAGINET:] Ah ! bébé. [MADAME PAGINET:] Ça me ferait tant de plaisir de voir mon loulou décoré ! [PAGINET:] Et à moi donc !... D'abord, ça fera plaisir à Livergin... ce bon Livergin ! [PLUMAREL:] Qu'est-ce que c'est que Livergin ? [PAGINET:] Un vieil ami à moi !... Il y a vingt ans que je le connais. [PLUMAREL:] Vingt ans ! Cela crée des liens, ça ! [PAGINET:] Dame oui ! parce qu'enfin ce Livergin, c'est la plus sale nature, envieux, mesquin... [PLUMAREL:] Ah ? bien !... Mais comment se fait-il que je ne l'aie jamais rencontré ? [PAGINET:] Ne vous en plaignez pas... il ne vous aurait plus lâché. C'est un pharmacien de quatre sous qui, sous prétexte qu'il a inventé des pastilles... "Les pastilles Livergin", postule pour la décoration. Ce qu'il remue du monde !... Ce qu'il se fait recommander !... C'est écoeurant ! [PLUMAREL:] Eh ! bien, alors, vous croyez qu'il sera content de vous voir décoré ? [PAGINET:] Lui ?... Il sera furieux !... Rien que pour cela, ça me fera plaisir !...
[JOSEPH:] Monsieur ! [PAGINET:] Qu'est-ce qu'il y a ? [JOSEPH:] C'est la dame qui est déjà venue quelquefois et qui est de l'Académie. [PAGINET:] Une dame de l'Académie ? [JOSEPH:] Oui, monsieur. C'est elle qui sautille tout le temps en marchant. Mademoiselle Tar. Tar... [PAGINET:] Targinette ? [JOSEPH:] Oui, monsieur. [PLUMAREL:] Comment, Targinette ! [PAGINET:] Oui, et il me dit : "De l'Académie ! " C'est une danseuse. [JOSEPH:] Elle se vante peut-être, mais elle m'a dit qu'elle était de l'Académie de musique ! [PAGINET:] Ah ! oui !... mais ce n'est pas la même chose ! Ah ! Mademoiselle Targinette ? [MADAME PAGINET:] Une danseuse ! Faut-il que j'aie de la confiance pour te permettre de recevoir une danseuse jeune et jolie dont tu as massé la jambe. [PAGINET:] Est-ce qu'elle a des jambes ! Tu sais bien que quand on aime sa femme... une jambe de danseuse, ça n'est plus une jambe. Et puis... elle me doit de l'argent... par conséquent ! [PLUMAREL:] Par conséquent, elle ne vous paiera pas. [PAGINET:] Qu'est-ce que vous en savez ? Vous la connaissez donc ? [PLUMAREL:] Quel est le jeune homme qui n'a pas un peu connu Targinette ! [PAGINET:] Oui ! Eh bien ! comme je ne suis pas un jeune homme, nous verrons bien si elle ne me paiera pas ! Ah ! on ne me roule pas. [JOSEPH:] Mademoiselle Targinette ! [PAGINET:] Va, bébé, va !
[PAGINET:] A nous deux, mademoiselle Targinette. [TARGINETTE:] Bonjour, mon bon docteur. [PAGINET:] Ah ! vous voilà, ma chère enfant ! J'avoue que j'étais un peu étonné de votre long silence. [TARGINETTE:] Oh ! oui, grondez-moi ! grondez-moi ! Je suis une vilaine !... Vous à qui je dois... une reconnaissance ! [PAGINET:] Mais non, vous ne me devez pas une reconnaissance. [TARGINETTE:] La reconnaissance ne se raisonne pas... elle s'éprouve. [PAGINET:] Oui, mais je ne suis pas pour la reconnaissance aux médecins. Le médecin vous apporte son savoir, le commerçant vous apporte sa marchandise... et le client vous apporte également le produit de son métier. C'est même pour cela que les anciens ont inventé la monnaie. [TARGINETTE:] Ah ! quelle belle invention, docteur. [PAGINET:] Oui, c'est commode !... C'est commode parce qu'enfin, quand on était encore aux échanges, n'est-ce pas ?... Quand, pour dix sacs de blé, on vous apportait cinq moutons !... Je ne vous vois pas, n'est-ce pas, m'apporter cinq moutons. [TARGINETTE:] Oh ! moi non plus, docteur... cinq moutons !... [PAGINET:] Tandis que la monnaie, qui est la représentation de ces cinq moutons... ça permet de s'acquitter envers les gens dont on est débiteur. [TARGINETTE:] Evidemment !... Et moi, quand j'ai une dette, cela m'empêche de dormir ! [PAGINET:] Et c'est très mauvais de ne pas dormir ! [TARGINETTE:] Aussi je me suis dit : "Je vais aller chez le docteur, je lui dois une visite. [PAGINET:] Plusieurs visites ! [TARGINETTE:] Dans ce sens-là plusieurs visites ! [PAGINET:] Eh ! qu'est-ce qu'on me disait donc qu'elle était carottière ! [TARGINETTE:] C'est même à vos excellentes visites que je dois de pouvoir danser aujourd'hui. [PAGINET:] Vous dansez en ce moment ? [TARGINETTE:] Oui ! dans Coppélia. [PAGINET:] Qu'est-ce que vous cherchez ? [TARGINETTE:] Mon porte-monnaie ! [PAGINET:] Oh ! Je vous demande pardon ! [TARGINETTE:] Oui !... parce que j'ai pris mes précautions. Et je vous apporte... [PAGINET:] Oh ! ça ne pressait pas ! Ça ne pressait pas ! [TARGINETTE:] Mais si ! j'ai justement sur moi des billets ! [PAGINET:] Des billets ?... Je dois avoir de la monnaie. [TARGINETTE:] Tenez voilà pour vous et madame. [PAGINET:] Qu'est-ce que c'est que ça ? Mais il est blanc ? [TARGINETTE:] Parce qu'il est... de faveur. [PAGINET:] Opéra, deux amphithéâtres" ! Ah bien ! elle est forte, celle-là ! Non, je vous remercie. Demain, je ne suis pas libre,... et puis je vous dirai que, quand je vais au théâtre... j'ai un principe, je paye !... Le directeur vous donne sa marchandise, moi, je lui apporte le produit de mon métier. [TARGINETTE:] Oui, vous revenez à vos moutons. [PAGINEL:] Dame ! oui... dame ! oui... dix sacs de blé ! cinq moutons, je suis comme ça. [TARGINETTE:] Ah ! comme vous avez raison !... Sentir que l'on ne doit rien à personne ! [PAGINET:] Mais oui !... [TARGINETTE:] Pouvoir aller la tête haute ! [PAGINET:] Voilà la vérité ! [TARGINETTE:] Oh ! oui, payer ! payer, il n'y a que ça. [PAGINET:] Mais avec tout cela, elle ne me paie pas ! [TARGINETTE:] Payer comme vous pourrez... en argent ou autrement, mais payez ! Ah ! combien j'admire cette femme dont on me racontait l'histoire qui, trop pauvre pour régler un médecin qui avait sauvé son mari, et trop fière pour rester sa débitrice, se donna à ce médecin pour payer la guérison de son mari. Est-ce beau, ça ? [PAGINET:] A raconter, oui ! [TARGINETTE:] Moi, je trouve ça... antique ! n'est-ce pas, mon bon docteur ? [PAGINET:] Ah çà ! où veut-elle en venir ? Oui, oui ! TARGINETTE, lui passant la main dans les cheveux. — Ah ! les beaux cheveux !... les jolis cheveux ! Elle me chatouille !... [TARGINETTE:] C'est à vous, tout ça ? [PAGINET:] Evidemment, c'est à moi ! [TARGINETTE:] Oh ! que c'est beau ! que c'est beau ! [PAGINET:] Je vous demande pardon, je suis très chatouilleux. [TARGINETTE:] Ah ! il est chatouilleux, le docteur ?... Savez-vous ce qu'on disait de vous, l'autre soir, à l'Opéra ? [PAGINET:] On parlait de moi, l'autre soir, à l'Opéra ? [TARGINETTE:] Oui ! on disait : "Ah ! ce Paginet, a-t-il dû avoir des succès de femmes ! [PAGINET:] Hein ? moi ? Ah ! non ! [TARGINETTE:] Ah ! que si. Oh ! que si ! Vous voyez, vous ne pouvez pas me dire ça en face. [PAGINET:] Ah ! pourquoi ça ?... Si !... [TARGINETTE:] Qu'est-ce que vous avez ? [PAGINET:] Rien !... Elle me gêne avec ses yeux. [TARGINETTE:] Ah ! ce petit docteur qui n'a l'air de rien. [PAGINET:] Ah çà ! est-ce qu'elle va s'asseoir sur mes genoux ? [TARGINETTE:] Ah ! que cette pauvre madame Paginet doit être à plaindre. [PAGINET:] Mais non ! mais non ! [TARGINETTE:] Oh ! mais si ! [PAGINET:] En voilà une tenue !... Elle va me faire avoir des histoires avec ma femme... Je vous demande pardon, j'ai le regret de vous contredire. Quand on a la chance d'être l'époux de madame Paginet, ma femme, on est cuirassé pour l'extérieur. [TARGINETTE:] Excusez-moi !... Il n'y a pas de ressource avec cet homme-là, il est en bois. [PAGINET:] Je vois son jeu ; elle voudrait me payer en monnaie de singe. [TARGINETTE:] Allons, docteur, mes compliments. Vous êtes l'oiseau rare !... Et si l'on décorait les maris fidèles... vous mériteriez la croix, rien qu'à ce titre. [PAGINET:] Mais madame, vous pourriez n'être pas si loin de la vérité. [TARGINETTE:] On va vous décorer comme mari modèle ? [PAGINET:] Non, Madame, pas comme mari modèle. J'ai d'autres titres à mon actif. Je ne parle pas des cures sans nombre que j'ai faites, mais mes travaux, mon fameux ouvrage : "La négation du microbe". Vous ne l'avez sans doute pas lu ? [TARGINETTE:] Je l'ai acheté. [PAGINET:] Ah ! bien, c'est bien ça ! Eh bien ! lisez-le. Et vous croyez que ce n'est rien, ça ? [TARGINETTE:] Ah ! si ! [PAGINET:] Quand le ministre m'aura mis au nombre de ses élus, est-ce que vous croyez qu'il n'aura pas fait un acte de haute justice ? [TARGINETTE:] C'est-à-dire qu'il aura réparé une injustice. [PAGINET:] Oui. [TARGINETTE:] Ah ! je vois le défaut de ta cuirasse, toi. Eh bien ! mon cher docteur... c'est assez curieux, c'est justement ce que disait de vous, le ministre, l'autre soir, à l'Opéra. [PAGINET:] Il a dit ça, le ministre ? [TARGINETTE:] Oui... il était justement là quand nous parlions de vos succès de femmes !... Et il a dit comme vous : "Le docteur Paginet n'est pas ce que vous croyez, ce n'est pas un de ces médecins galantins comme tant d'autres ! Toute sa vie, il a été fidèle à madame Paginet, sa femme ! Oui. Il ajoutait : "Cet homme-là, voyez-vous, il n'a jamais eu que deux maîtresses. [PAGINET:] C'est faux ! [TARGINETTE:] Sa femme et la science ! [PAGINET:] Ah ! oui !... [TARGINETTE:] Et quel homme de travail !... quelle envolée il a donnée à la médecine ! Oui, et tant d'autres choses !... mais je vous demande pardon, je bavarde... je vous ennuie. [PAGINET:] Mais... pas du tout !... continuez donc !... et de ma décoration, il n'en a pas parlé ? [TARGINETTE:] Ah ! si ! il a dit : "Si cet homme-là ne mérite pas la croix, je me demande qui la mérite. [PAGINET:] Ila dit ça, le ministre ?... Ah ! ma chère enfant... Voulez-vous me permettre d'annoncer ça à ma femme ? [TARGINETTE:] Comment donc. [PAGINET:] Je vous demande pardon de ne pas vous garder plus longtemps, mais la joie !... Ah ! comment m'acquitterai-je jamais envers vous ? [TARGINETTE:] Mais du tout, docteur. Nous sommes quittes !... Allez, je ne veux pas vous retenir. Allez !... au revoir, docteur. [PAGINET:] Au revoir, mon enfant. Elle est charmante. [TARGINETTE:] Roulé, le docteur.
[PAGINET:] Bébé ! bébé ! [MADAME PAGINET:] et PLUMAREL, accourant de gauche. — Qu'est-ce qu'il y a ? [PAGINET:] Ah ! mes amis ! vous disiez vrai !... cette fois, nous le tenons, le petit ruban ! [MADAME PAGINET:] Tu es décoré ? [PAGINET:] Presque ! Savez-vous ce que disait le ministre hier soir, à l'Opéra : "Si Paginet ne mérite pas la croix, je ne sais qui la mérite. [PLUMAREL:] et MADAME PAGINET. — Allons donc ! [PAGINET:] Et ce qui me fait plaisir là-dedans, c'est que, si je l'ai, je ne la devrai qu'à moi- même !... Avant je pouvais dire : "C'est peut-être à cause de ma femme, c'est peut-être à cause de Plumarel..." Eh bien ! non !... je passe au choix ! Je ne dois rien à personne. [PLUMAREL:] Oh ! à personne !... [MADAME PAGINET:] Mais qui t'a dit tout ça ? [PAGINET:] Targinette... qui sort à l'instant. [MADAME PAGINET:] A propos, est-ce qu'elle t'a payé ses honoraires ? [PAGINET:] Si elle m'a payé mes... Allons, bon ! mais non, elle ne me les a pas payés. [MADAME PAGINET:] Mais alors, de quoi avez-vous parlé ? [PAGINET:] Je ne sais pas, nous n'avons parlé que de ça ! Je ne sais où j'ai eu la tête. Mais si elle croit que ça se passera en conversation !... Je vais lui envoyer un mot immédiatement. Tu n'as pas une carte-télégramme ? [MADAME PAGINET:] Si, par là ! [PAGINET:] Vous permettez ? [PLUMAREL:] Comment donc ! Moi, justement, je n'ai rien à faire, je vais aller jusqu'au ministère pour savoir s'il y a du nouveau. [PAGINET:] Eh bien ! c'est ça ! ne vous dérangez pas pour moi. Allez ! allez ! Ah ! mais on ne me roule pas, moi !
[PLUMAREL:] Voyons !... Où est mon chapeau ? [DARDILLON:] Non, mes petits, il n'y en a plus ! il n'y en a plus ! [PLUMAREL:] Dardillon !... Eh bien ! à qui en as-tu ? [DARDILLON:] Aux lapins !... Il y a des lapins là-dedans... pour les expériences du docteur. Alors, je leur donnais de la salade ! pauvres petites bêtes ! Ah ! c'est égal, si je m'attendais à te retrouver ! [PLUMAREL:] Et moi donc ! [DARDILLON:] M'as-tu assez embêté au collège ?... Il n'y avait qu'à moi que tu flanquais des roulées. [PLUMAREL:] Tous les autres étaient plus forts que moi ! et puis enfin, je peux te le dire maintenant, tu avais un fichu défaut, tu étais d'un cafard !... [DARDILLON:] Je n'étais pas cafard, j'aimais à raconter, voilà tout. Mais, dis-moi donc, il paraît que tu es très bien dans la maison ? [PLUMAREL:] Oh ! comme ça ! [DARDILLON:] Si ! si !... du reste, c'est assez naturel... tu fais décorer le mari... tu fleuris la femme... tu es la providence de la famille. [PLUMAREL:] Qu'est-ce que tu veux ? Ils me sont tous très sympathiques, ces gens-là. [DARDILLON:] Oui, la jeune fille surtout. [PLUMAREL:] La jeune fille ?... qui t'a dit cela ? [DARDILLON:] Mon petit doigt. [PLUMAREL:] Eh bien ! puisque tu le sais, je ne te cacherai pas que je compte bien être avant peu l'heureux époux de Mademoiselle Paginet nièce. [DARDILLON:] Tous mes compliments !... Et alors, elle t'aime, Mademoiselle Paginet nièce ? [PLUMAREL:] Je ne sais pas. [DARDILLON:] Ah ! bon !... [PLUMAREL:] Pourquoi dis-tu : "Ah ! bon ? [DARDILLON:] Non ! je dis : "Ah ! bon ! " parce qu'il y a des gens quelquefois qui, avant de faire leur demande, s'inquiètent de savoir s'ils sont aimés. [PLUMAREL:] Ah ! bien ! je ne suis pas de cette école-là. Le principal, pour moi, est d'être agréé. [DARDILLON:] Alors, tu ne t'es jamais déclaré à Mademoiselle Paginet ? [PLUMAREL:] Jamais ! c'est là ma force ! Comprends donc ! Qu'est-ce qui arrive neuf fois sur dix ?... Un jeune homme entre dans une maison, il remarque la jeune fille, se montre empressé envers elle, la famille s'inquiète ! Il va compromettre ma fille ! Et un beau jour on vous fait comprendre poliment que vos assiduités sont déplacées et qu'on fera bien dorénavant d'espacer ses visites et de rester chez soi. [DARDILLON:] C'est vrai. [PLUMAREL:] Tandis que voilà un garçon qui pénètre dans une famille. La jeune fille est jolie... il ne la regarde même pas. Mais pour les parents, tous les égards ! toutes les attentions ! peu à peu, il devient indispensable ; le père est vaniteux ? on flatte sa vanité ; la mère est sur le retour ? on a pour elle toutes les prévenances, toutes les galanteries qu'on a pour une jeune femme ; et alors, dans toute la maison, c'est comme un vent de sympathie qui souffle pour vous ; c'est un courant qui entraîne tout le monde, père, mère, parents, famille, et finit par emporter cette jeune fille elle-même que vous n'avez plus qu'à cueillir gentiment au passage. Voilà, mon cher, toute ma politique. [DARDILLON:] Oui !... alors, d'après toi, pour faire la cour à une jeune fille... [PLUMAREL:] Commencez par la famille !... Si elle a une mère, faites la cour à la mère. [DARDILLON:] Sapristi ! mais tu remontes les courants, toi ! [PLUMAREL:] Parfaitement ! je suis le contraire des cours d'eau qui vont aux rivières pour se jeter dans la mer. Moi, je me jette dans la mère pour arriver à... [DARDILLON:] Bon !... Mais madame Paginet est une honnête femme ? [PLUMAREL:] Tiens ! je l'espère bien !... sans ça... Mais une honnête femme, surtout quand elle n'est plus jeune, est toujours sensible à la cour qu'on lui fait. [DARDILLON:] Tu es très fort. [PLUMAREL:] Tu vois, mon cher, je ne suis pas méfiant. Je te dévoile mes cartouches. A ton service quand tu en auras besoin. [DARDILLON:] Je les accepte.
[PAGINET:] Comment, Plumarel, vous êtes encore là ?... Eh bien ! et le ministère ? [PLUMAREL:] C'est vrai !... Je causais avec Dardillon, mais je me sauve !... [JOSEPH:] Monsieur et madame Livergin. [PAGINET:] Ah ! c'est le pharmacien. Allez, mon ami ! allez ! [PLUMAREL:] C'est ça, à tout à l'heure ! Oh ! pardon ! [LIVERGIN:] Je vous fais fuir, monsieur ? [PLUMAREL:] Du tout ! du tout ! [PAGINET:] Monsieur Plumarel s'en allait ! [LIVERGIN:] Plumarel ?... C'est le neveu du ministre, présente moi. [PAGINET:] Eh ! bien, oui ! plus tard ! il n'a pas le temps ! il est pressé. Allez, mon ami, allez ! [LIVERGIN:] Mais si, voyons ! [PAGINET:] Eh ! bien, voilà !... Monsieur Plumarel, neveu du ministre... Monsieur Livergin, pharmacien. Allez, mon ami, allez ! [LIVERGIN:] Monsieur... enchanté. [PAGINET:] C'est bien !... tu lui diras ça une autre fois. Il est pressé !... il est pressé ! [LIVERGIN:] En voilà une façon de présenter les gens. [PAGINET:] A part ça, tout va bien ? [LIVERGIN:] Je te remercie, très bien ! Madame Paginet va bien ? [MADAME PAGINET:] Mais très bien ! [PAGINET:] Monsieur Dardillon, mon nouveau préparateur. [LIVERGIN:] Enchanté, monsieur !... Il me présente ses préparateurs... parce que ça ne peut me servir à rien... [PAGINET:] C'est monsieur... tu as dû lire ça dans les journaux... [LIVERGIN:] C'est probable ! je lis tous les journaux ! [PAGINET:] Eh bien ! c'est monsieur qui a fait à Pasteur cette réponse désormais célèbre : "Je ne croirai aux microbes que quand je les aurai vus à l'œil nu... [LIVERGIN:] Oh ! parfaitement, monsieur, j'ai lu. [DARDILLON:] Oui !... Ah bien ! elle est forte, celle-là ! [JOSEPH:] Monsieur, monsieur, il y a tous vos lapins qui se promènent dans l'appartement. [PAGINET:] Mes lapins ? [DARDILLON:] Ah ! mon Dieu ! j'ai oublié de fermer la cage. [JOSEPH:] Il y en a dans toutes les chambres. [MADAME PAGINET:] Mais il faut les rattraper. [PAGINET:] Oui !... viens !... viens avec nous ! [LIVERGIN:] Mais tu m'ennuies avec tes lapins !... Va donc les rattraper tout seul. [DARDILLON:] A vous, là ! A vous ! [PAGINET:] A nous ! à nous !
[LIVERGIN:] S'il n'est pas grotesque, avec sa chasse au lapin... en chambre ! [MADAME LIVERGIN:] Le fait est qu'il a une façon de nous recevoir !... [LIVERGIN:] Evidemment !... pour lui, nous sommes de petites gens ; parce que c'est médecin, ça méprise les pharmaciens. [MADAME LIVERGIN:] Et en somme, qu'est-ce qu'ils deviendraient, les médecins, sans les pharmaciens ? [LIVERGIN:] Oui, je vous le demande ! Eh bien ! non... ça pose !... ça traite les gens par- dessous la jambe. Nous venons les voir... et ils vont chasser le lapin. [MADAME LIVERGIN:] C'est d'une impolitesse ! [LIVERGIN:] Et ce n'est rien maintenant !... Mais tu le verras si on le décore !... Ce qu'il fera le malin ! [MADAME LIVERGIN:] Tu crois que vraiment il sera décoré ? [LIVERGIN:] Parbleu !... il a remué tant de monde... Il a tellement intrigué... Ah ! c'est écoeurant ! A propos, tu as vu le ministre pour ma décoration ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ? [MADAME LIVERGIN:] Eh bien, avec la lettre d'audience que ton client le sénateur t'a fait obtenir, j'ai été reçue ce matin. Je lui ai dit que tu étais l'inventeur des pastilles Livergin et que nous serions bien heureux de te voir décoré. [LIVERGIN:] Très bien ! Et qu'est-ce qu'il t'a dit ? [MADAME LIVERGIN:] Il a été charmant ! Il a souri et il m'a dit : "Belle dame, vous avez un bien joli petit pied ! [LIVERGIN:] C'est très galant. Et alors ? [MADAME LIVERGIN:] Et alors, un employé est entré. [LIVERGIN:] Est-il bête ! [MADAME LIVERGIN:] Mais en partant il m'a dit : "Si j'en juge de l'époux par la femme, il doit être très sympathique. Nous allons nous occuper de votre mari... mais il faudra revenir me voir. [LIVERGIN:] Oh ! que c'est aimable ! Je crois bien que nous irons le voir ! Ah ! Paginet, vas-tu faire une tête !... Moi, si j'ai la croix, je ne la devrai qu'à moi... et à ma femme.
[PAGINET:] Ah ! les lapins sont rentrés au bercail. [MADAME LIVERGIN:] J'espère que vous avez fait une chasse ! [PAGINET:] Ah ! chère madame, j'en ai chaud ! A propos, ma femme vous attend dans sa chambre pour vous faire signer votre feuille d'adhésion comme sociétaire à son œuvre. [MADAME LIVERGIN:] Ah ! c'est vrai ! j'y vais !
[PAGINET:] Ah ! maintenant ! je suis tout à toi ! [LIVERGIN:] Il est temps ! [PAGINET:] Voyons mon courrier ! Tu permets ? Je suis à toi ! [LIVERGIN:] C'est bien ça ! Il est à moi et il lit son courrier ! [PAGINET:] Comment, il n'y a que des journaux, les journaux du soir !... Si tu les veux, Livergin, je ne les lis jamais. [LIVERGIN:] Je te remercie. Si je les veux, je peux les acheter ! [PAGINET:] Voyons ! prends donc ! Tu ne vas pas faire le fier ? [LIVERGIN:] Enfin ! si c'est pour t'en débarrasser ! [PAGINET:] Ourson, va ! Allons, maintenant je suis à toi ! [LIVERGIN:] Ah ! tu n'as plus de courrier à lire ? plus de lapins à chasser ? [PAGINET:] Mais tu ne m'en veux pas, au moins ? [LIVERGIN:] Comment donc ! Si tu te gênais avec moi, ce serait extraordinaire. [PAGINET:] C'est évident. Et puis, les lapins, ça n'attend pas. [LIVERGIN:] Tandis que les amis... ça peut attendre ! Mais je viens te féliciter de ta décoration. Il paraît que c'est chose à peu près faite ?... [PAGINET:] Oui, c'est ce qu'on m'a dit. Tu sais, je ne m'en suis pas occupé. Si elle vient, je le verrai. [LIVERGIN:] Pas occupé !... C'est à moi qu'il va la faire, celle4à. [PAGINET:] Mais dis donc, toi-même, il paraît que tu t'es mis sur les rangs ? [LIVERGIN:] Moi ?... C'est-à-dire qu'on m'y a mis !... Je n'ai pas fait un pas pour l'avoir. [PAGINET:] Pas un pas !... Lui, peut-être, mais sa femme ! [LIVERGIN:] Tu sais, moi ! je suis peu sensible à ces hochets de la gloire. [PAGINET:] C'est évident ! quand on vous les donne, il faut les prendre !... mais de là à courir après ! [LIVERGIN:] A intriguer !... [PAGINET:] Veux-tu que je te dise ? Je trouve ça écoeurant. [LIVERGIN:] Ecoeurant ! [PAGINET:] Il est certain que si on me décore, moi, j'ai tous les titres... [LIVERGIN:] Evidemment !... Car, aujourd'hui, on donne la décoration à des gens très médiocres. Il n'y a pas de raison pour que tu ne l'aies pas. [PAGINET:] Mais tu l'auras aussi, toi ! [LIVERGIN:] Oui ! mais moi, tu sais, j'ai moins de chance, un obscur pharmacien. [PAGINET:] Obscur !... permets, tu es de première classe. [LIVERGIN:] Oui... [PAGINET:] Et puis tu es l'inventeur des pastilles Livergin !... [LIVERGIN:] Mais, qu'est-ce à côté de toi !... un de nos médecins les plus réputés !... [PAGINET:] Oh ! tu sais, la réputation, c'est une question de chance ! [LIVERGIN:] Je te l'accorde ! [PAGINET:] Eh ! là !... mais de mérite aussi !... C'est moi qui ai prouvé qu'il n'y a pas de microbes ! moi qui suis l'inventeur des manipulations magnétiques ! [LIVERGIN:] Oui, mon Dieu, les manipulations !... Autrefois, nous appelions ça... le massage. [PAGINET:] Permets !... Il y a une grande différence !... Le massage... c'est le massage. [LIVERGIN:] Oui. [PAGINET:] C'est la force brute... tandis que les manipulations magnétiques !... Eh bien !... il y a un fluide. [LIVERGIN:] Et où le prends-tu, ton fluide ? [PAGINET:] Où je le prends ?... Eh bien !... là dedans. [LIVERGIN:] Là dedans ? [PAGINET:] Oui, tu comprends... n'est-ce pas... le... la... la concentration nerveuse... et puis le... Ah ! et puis tu m'embêtes ! [LIVERGIN:] Merci !... La voilà, sa manipulation... un attrape-nigaud !... Enfin ! on va te décorer pour ça, c'est très bien ! [PAGINET:] Mais oui, c'est très bien !... Je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas, comme tant d'autres, un petit bout de ruban à ma boutonnière ! [LIVERGIN:] Comment, tu le porteras ? [PAGINET:] Mais pourquoi donc pas ? [LIVERGIN:] Je ne sais pas... mais il me semble que si j'étais à ta place, je ne le porterais pas. [PAGINET:] En voilà des idées ! il me semble que la croix... quand on l'a loyalement acquise !... Car enfin, je n'ai pas couru après, moi ! Je n'ai pas intrigué pour l'avoir ! [LIVERGIN:] Eh bien ! et moi donc ! [PAGINET:] Je peux me dire avec orgueil que si je suis décoré, je n'aurai rien fait pour ça. [LIVERGIN:] Ni moi non plus. [PAGINET:] Eh bien ! Alors ! Deux coups de sonnette ! C'est Plumarel qui revient du ministère. Bébé ! Simone ! Dardillon !... Venez. [DARDILLON:] sort du laboratoire.
[TOUS:] Qu'est-ce qu'il y a ? [PAGINET:] C'est Plumarel qui revient, il apporte ma nomination. [LIVERGIN:] Et il va me faire croire qu'il ne se fait pas pistonner ! C'est donc monsieur Plumarel qui s'occupe de ta décoration ? [PAGINET:] Quoi ? quoi ? de ma décoration ? il s'occupe de savoir si je l'ai !... comme toi !... comme tous les autres !... Qu'est-ce que tu vas croire ? [LIVERGIN:] Moi ? rien. [PAGINET:] Ah ! vous voilà !... Arrivez !... Qu'est-ce que vous avez ?... [PLUMAREL:] Ce que j'ai... Ah ! vous en faites de bonnes, vous ! [PAGINET:] Hein ?... Quoi ?... Qu'est-ce qu'il y a ? [PLUMAREL:] Comment ?... C'est fait, tout est arrangé, vous êtes porté, et. vous choisissez juste ce moment-là pour aller présider un banquet réactionnaire. [TOUS:] Hein ? [PAGINET:] Moi ?... j'ai... moi ! j'ai présidé ? où ?... quand ? [PLUMAREL:] Hier ! au lac Saint-Fargeau ! [PAGINET:] Mais vous êtes fou ! Présider, moi !... Mais pas du tout, c'est Picardon qui m'a dit : Viens donc prendre le café ! [PLUMAREL:] Eh bien ! qu'est-ce que vous voulez ?... On ne va pas prendre le café avec Picardon quand on va être décoré ! Vous allez vous afficher là avec des manifestants ! [LIVERGIN:] Ah ! ah ! mon bonhomme ! [PAGINET:] Eh bien ! alors, quoi ? quoi ? [PLUMAREL:] Eh bien !... quoi ?... quoi ?... Je viens de voir le chef de cabinet en l'absence de mon oncle. Il paraît qu'on est furieux !... Et d'après ce que j'ai vu, je crois que votre nomination est dans le lac !... [LIVERGIN:] Saint-Fargeau !... [PAGINET:] Dans le lac ! Ah ! [LIVERGIN:] Attrape ! [PAGINET:] Ah ! quel coup !... pas décoré !... pas décoré ! moi ! [LIVERGIN:] Eh bien ! je croyais que ça t'était égal d'être décoré ? [PAGINET:] Ça m'est égal !... ça m'est égal d'être décoré !... mais ça ne m'est pas égal de ne pas l'être. [LIVERGIN:] Mon pauvre ami !... ça me fait une peine ! [PAGINET:] Fiche-moi la paix, toi ! [DARDILLON:] Ce pauvre monsieur Paginet ! [SIMONE:] Laissez donc !... ça va faire monter vos actions, ça ! [PAGINET:] Ah ! mais non, c'est impossible !... il est peut-être temps encore !... je vais écrire au ministre, il comprendra !... Plumarel, mon petit Plumarel, vous pouvez le lui dire. [LIVERGIN:] Est-il plat ! Est-il plat ! [PAGINET:] S'il le faut, je désavouerai Picardon ! Ah ! maudit Picardon, va.
[JOSEPH:] Monsieur ! Monsieur ! Je viens de voir le concierge. Dans un journal il a lu que vous étiez nommé chevalier de la Légion d'Honneur. [PAGINET:] Moi ?... Qu'est-ce que tu dis ? [LIVERGIN:] Chevalier, toi ? [JOSEPH:] Oui, monsieur !... Tenez, voilà le "Paris". [LIVERGIN:] Et moi ! et moi ! est-ce que j'y suis ?... [PAGINET:] Mais laisse donc, toi... Où ça ? où ça ? [JOSEPH:] Tenez là. "Demain paraîtront à l'Officiel les nominations suivantes : Chevaliers de la Légion d'Honneur. [PAGINET:] Ah ! bon !... voyons ! Euh !... Paginet !... Paginet !... Paginet !... [LIVERGIN:] Euh !... Livergin... Livergin... Livergin... [PAGINET:] Voilà, ça y est. [LIVERGIN:] Moi ? [PAGINET:] Non, pas toi ! "PAGINET Etienne, médecin", c'est moi ! [TOUS:] Mais oui ! mais oui ! [PAGINET:] Moi !... moi !... décoré !... Je suis décoré ! [LIVERGIN:] Voilà qu'on le décore maintenant !... Et moi, je me brosse !... [PAGINET:] Ah, çà ! qu'est-ce que vous disiez, Pllumarel ? [PLUMAREL:] Allons donc !... C'est impossible !... C'est une erreur ! Je suis sûr que dans les journaux du soir... PAGINET. — Ah ! mon Dieu, vous croyez ! Livergin ! rends-moi les journaux du soir ! [LIVERGIN:] Les voilà !... Ce n'était pas la peine de me les donner, alors. [PAGINET:] Tenez ! Voyez ! Voyez ! [TOUS:] Voyons ! Voyons ! [LIVERGIN:] S'occupent-ils tous de lui ! Tiens, regardons si je n'y suis pas. [MADAME PAGINET:] Voilà !... "PAGINET, docteur" !... ça y est ! [PAGINET:] Ici aussi ! Paginet ! Ça y est ! [SIMONE:] Ça y est ! [DARDILLON:] Ça y est ! [JOSEPH:] Ça y est ! [PLUMAREL:] Ça y est ! [LIVERGIN:] et MADAME LIVERGIN. — Ça n'y est pas ! [PAGINET:] Oui ! voilà. "PAGINET Etienne, médecin" ! [LIVERGIN:] Tu as de la chance ! Je te félicite ! [PAGINET:] Tu n'y es pas, toi ? [LIVERGIN:] Tu le vois bien ! [PAGINET:] Enfin ! j'y suis !... C'est le principal ! [LIVERGIN:] Comment donc ! [PAGINET:] Ah ! mes amis !... Tenez ! on sonne ! Allez ! A [PLUMAREL:] Ah ! mon cher Plumarel !... quelle reconnaissance ! mais vous savez, je ne suis pas un ingrat ! Donnant, donnant !... n'est-ce pas, Simone ? [SIMONE:] Mais oui, mon oncle. [DARDILLON:] Comment !... Vous dites oui ?... Ah ! je suis dans le troisième dessous ! [SIMONE:] Laissez faire ! [PAGINET:] Comme ça fait bien tout de même... : "PAGINET Etienne, médecin." C'est drôle, enfin... il y a un tas de noms, eh bien ! il n'y a que celui-là qui se voie !... [LIVERGIN:] Croit-il assez que c'est arrivé. [PAGINET:] Mais, dis donc !... il y a quelque chose pour toi, Livergin ? [LIVERGIN:] Pour moi ? [MADAME LIVERGIN:] Pour lui ? [PAGINET:] Oui ! "Demain nous publierons les quelques nominations qui ne sont pas encore revenues de la signature. [LIVERGIN:] Eh bien ! Qu'est-ce que tu vois là dedans ? [PAGINET:] Eh bien ! tu es peut-être à la signature ! [LIVERGIN:] Mais c'est vrai !... Ah ! mon Dieu ! si tu pouvais avoir raison !
[PAGINET:] Eh ! bien, qui est-ce qui est là ? [JOSEPH:] Monsieur !... c'est une députation des dames de la halle qui apporte un bouquet au nouveau chevalier de la Légion d'Honneur ! [PAGINET:] Est-il possible ! Ah ! Joseph !... Courez !... dites-leur que le nouveau chevalier de la Légion d'Honneur est on ne peut plus touché de leur enthousiasme, et qu'il les remercie de cette manifestation. Allez Ah ! mes amis ! vous avez vu !... Vous avez entendu ?... jusqu'à ces prolétaires qui ne me connaissent pas et qui m'apportent leur tribut d'admiration !... Est-ce assez flatteur ? [TOUS:] Oui. [LIVERGIN:] Il donne là-dedans, lui ! [PAGINET:] Eh bien ! vous leur avez dit combien j'étais sensible ?... qu'est-ce qu'elles ont dit ? [JOSEPH:] Elles ont dit qu'elles étaient sensibles aussi... mais que généralement on donnait vingt francs ! [PAGINET:] Donnez-en quarante !... Mais tout cela ne doit pas me faire oublier la reconnaissance. Je m'en vais où mon devoir m'appelle. [MADAME PAGINET:] Où vas-tu ? [PAGINET:] Au ministère. Je vais remercier ce ministre intègre. [MADAME PAGINET:] Mais tu ne le connais pas. [PAGINET:] Qu'importe ! il me connaît bien, lui !... Je ne veux pas qu'il puisse dire, ce soir, en se couchant : "Paginet est un ingrat ! [TOUS:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [JOSEPH:] Monsieur, c'est la fanfare de Fontainebleau ! [PAGINET:] Comment, elle est à Paris ? [JOSEPH:] Oui, pour le concours des sociétés musicales ; elle a appris votre nomination et elle vient féliciter en vous un enfant de Fontainebleau ! [PAGINET:] Mais faites-la entrer. [JOSEPH:] Messieurs de la fanfare ! [PATRIGEOT:] Monsieur et cher compatriote, les grandes nouvelles sont comme la foudre, elles se répandent avec la rapidité des grandes marées. [LIVERGIN:] Je ne vois pas bien ça. [PATRIGEOT:] Au moment où nous traversions Paris, ma fanfare et moi dont je suis le chef, nous avons appris que monsieur le Ministre venait de vous octroyer la Croix de la Légion d'Honneur, à vous, un enfant de Fontainebleau ! Laissez-moi vous le dire : Il a bien fait. [TOUS:] Très bien ! Très bien ! [PATRIGEOT:] Quand Napoléon institua cette belle institution, il pensait à juste titre qu'on la réserverait plutôt pour les gens qui la mériteraient : Eh bien ! laissez-moi vous le dire, c'est notre avis, à ma fanfare et à moi dont je suis le chef, qu'on ne pouvait pas mieux la placer que sur votre poitrine. Je le dis bien haut ! N'y eût-il qu'une croix, elle devait échoir au docteur Paginet. [TOUS:] Bravo ! bravo ! [PAGINET:] Merci !... mes amis, merci ! Voilà une de ces ovations spontanées qui font du bien au cœur... et je ne l'oublierai jamais !... Tenez, voici cinq cents francs pour boire à ma santé ! [TOUTE LA FANFARE:] Vive monsieur Paginet ! [LIVERGIN:] Cinq cents francs !... Et on lui demanderait un service de quarante sous, il vous enverrait promener ! [PAGINET:] Et maintenant, mes amis, le ministre m'attend ! Venez ! Au revoir, bébé ! Tenez ! mettez-vous sur le balcon pour nous voir passer. [JOSEPH:] C'est une lettre pour madame ! [MADAME PAGINET:] Bien, merci ! [PAGINET:] Allons ! mes amis, en route ! [LIVERGIN:] Est-il assez grotesque ? [MADAME PAGINET:] Ah ! ça fait plaisir de le voir heureux comme ça ! Qui est-ce qui peut m'écrire ?... C'est de votre oncle ! [PLUMAREL:] Ah ! c'est pour vous apprendre la nomination. [MADAME PAGINET:] Pourquoi m'écrit-il, à moi ? "Madame, j'aurais été heureux de pouvoir décorer monsieur votre mari." Hein ? "L'inconséquence inexplicable qu'il a commise en présidant un banquet réactionnaire au lac Saint-Fargeau me rend aujourd'hui la chose impossible." Quoi ? [PLUMAREL:] Qu'est-ce qu'il dit ? [MADAME PAGINET:] Mais heureusement j'ai trouvé une compensation qui réunira tous les suffrages. Vous, madame, vous avez su prendre l'initiative d'une œuvre admirable. Votre nom arrive en première ligne au livre d'or de la charité, nous croyons donc nous faire l'interprète des sentiments de tous, en nommant MADAME PAGINET, chevalier de la Légion d'Honneur ! Chevalier !... moi !... et pas lui !... Ah ! [PLUMAREL:] Voyons, du calme ! [MADAME PAGINET:] Ah ! mon Dieu !... mais s'il apprend ça, brusquement, il va en avoir un coup de sang ! [PLUMAREL:] Eh bien ! vous le lui direz... vous le préparerez ! [MADAME PAGINET:] Mais s'il va au ministère, il apprendra tout ! Vite, Plumarel ! courez ! rattrapez-le ! Empêchez-le de voir le ministre ! [PLUMAREL:] J'y cours ! [SIMONE:] Tenez, les voilà qui sortent. [MADAME PAGINET:] Ah ! mon Dieu ! le malheureux ! Paginet ! Paginet ! [VOIX:] Vive monsieur Paginet ! [MADAME PAGINET:] Ah ! à la grâce de Dieu !
[JOSEPH:] Mademoiselle, faut-il jeter ces fleurs ?... Elles sont fanées. [SIMONE:] Jetez. [JOSEPH:] Bien, mademoiselle !... J'ai mis le courrier de monsieur sur la table !... [SIMONE:] Bien. Où est ma tante ? [JOSEPH:] Dans sa chambre. Je ne sais pas ce qu'elle a, elle a l'air nerveux. Elle va ! Elle vient !... [SIMONE:] C'est la joie de voir mon oncle décoré !... Et monsieur Dardillon ? [JOSEPH:] Il est dans le laboratoire, mademoiselle. Il travaille. [SIMONE:] Bien. Voyons, qu'est-ce qu'il y a encore dans cette partition ?... Ah ! ça !... c'est joli... Tout se tait !... Voilés de langueur "Tes yeux aspirent l'ombre obscure "Et l'on n'entend dans la nature "Que les battements de ton cœur ! Ah ! mon Dieu ! qu'est-ce que c'est que ça ? [DARDILLON:] Oh !... là ! là !... Oh ! là ! là !... Oh ! là ! là !... [SIMONE:] Vous... Qu'est-ce qu'il y a ?... Vous n'êtes pas blessé ?... [DARDILLON:] Oui... non... Je ne sais pas. [SIMONE:] Ah ! mon Dieu !... Il se trouve mal !... Ernest !... Ernest !... Revenez à vous !... [DARDILLON:] Ah ! mon Dieu !... Vis-je ?... Vis-je encore ?... [SIMONE:] Oui !... Ce n'est rien !... Vous vivez. [DARDILLON:] Ah !... à boire !... à boire !... [SIMONE:] A boire !... mais je n'ai rien !...
[DARDILLON:] Madame est servie !... [PAGINET:] On va se mettre à table. [SIMONE:] Venez, monsieur Dardillon. [PAGINET:] A votre place, Madame la légionnaire !... [MADAME PAGINET:] Ne te moque pas de moi !... Oh ! le beau bouquet, que c'est gentil ! Je suis sûre que c'est de monsieur Plumarel. [DARDILLON:] Naturellement ! [SIMONE:] Non, ma tante !... C'est monsieur Dardillon qui a pensé... [MADAME PAGINET:] Vous !... Oh ! que c'est aimable !... [DARDILLON:] Oh ! Madame ! [PAGINET:] Allons ! à table ! [MADAME PAGINET:] Qu'est-ce que c'est que ça ? une croix en diamants !... [PAGINET:] Elle te plaît ? [MADAME PAGINET:] Ah ! quelle folie ! Pourquoi as-tu acheté cela ? [PAGINET:] Pour mettre avec l'habit. [MADAME PAGINET:] Hein ? [PAGINET:] Non ! Je veux dire avec une toilette de soirée. [MADAME PAGINET:] Ah ! mon chéri, c'est sur ta poitrine que j'aurais préféré la voir. [PAGINET:] Enfin !... Eh ! bien, Joseph, on peut servir ! [JOSEPH:] Oui, monsieur !... Elle ne voit donc pas mon verre ? [PAGINET:] Faites donc attention, Joseph ! [JOSEPH:] Oui, monsieur !... Ils ont donc les yeux dans leurs poches ! [MADAME PAGINET:] Eh ! bien, et monsieur Plumarel ? [PAGINET:] Tiens ! c'est vrai ! [DARDILLON:] Il y avait longtemps qu'on n'en avait pas parlé de ce coco-là ! [PAGINET:] Ah ! mais il doit déjeuner avec nous ! Nous ne pouvons pas nous mettre à table avant qu'il ne soit là !... le fiancé de Simone ! [DARDILLON:] Le fiancé !... [PAGINET:] On sonne ! ça doit être lui !... [SIMONE:] Oui !... [PLUMAREL:] Me voilà !... [TOUS:] Ah ! enfin ! [PLUMAREL:] Je suis en retard. J'ai passé ma matinée à m'occuper de vous. Tout va bien ! [PAGINET:] Ah ! vous êtes un ange ! Mais, embrassez donc votre fiancée ! [PLUMAREL:] Vous permettez, mademoiselle ? [DARDILLON:] C'est dégoûtant ! [PAGINET:] Ils sont charmants ! n'est-ce pas ? [DARDILLON:] Je le disais ! [PAGINET:] Mais, qu'est-ce que vous apportez là, mon bon Plumarel ? [PLUMAREL:] Mon bouquet à la nouvelle légionnaire !... [MADAME PAGINET:] Ah ! que c'est gentil ! [DARDILLON:] Il est plus gros que le mien ! [PLUMAREL:] Bonjour, Dardillon ! [DARDILLON:] Bonjour ! Il est plus gros, mais il n'y a pas de papier. [PAGINET:] Maintenant, à table ! Ah ! non ! pas là ! Ce n'est pas votre place ! les deux fiancés à côté l'un de l'autre ! [DARDILLON:] Tout pour lui ! Tout ! [PAGINET:] Allons bon !... Le téléphone ! Tenez, [DARDILLON:] Moi ! [PAGINET:] Oui ! allez ! [DARDILLON:] Toujours toutes les corvées ! [PAGINET:] Allons ! Plumarel, mettez-vous là, à côté de votre fiancée ! Ah ! voilà les œufs à la coque ! [MADAME PAGINET:] Comment ! Nous n'attendons pas monsieur Dardillon ? [PAGINET:] Mais non, mais non, il n'a qu'à être là ! [JOSEPH:] Ah, çà ! ils n'ont pas vu encore notre verre ! [PAGINET:] Personne n'y fait attention. Il donne une seconde pichenette dans le verre qui résonne. Encore ! Je vous ai dit de faire attention ! Et puis, qu'est-ce que c'est que ce baquet-là ? Qu'est-ce qu'il fait au milieu de la table ? [JOSEPH:] Monsieur, c'est un verre qui... que... [MADAME PAGINET:] Oh ! mais je n'avais pas remarqué !... c'est vous, Joseph... [JOSEPH:] Moi, la cuisinière et la bonne. [PAGINET:] Oh ! pardon, mon pauvre Joseph, je n'avais pas regardé. [MADAME PAGINET:] Oh ! c'est très gentil ! "A MADAME PAGINET, Chevalier de la Légion d'Honneur ; les domestiques." Ah ! que c'est aimable ! [PAGINET:] Voyons !... Ah ! très joli ! C'est un objet d'art. [SIMONE:] Charmant, n'est-ce pas ? [PLUMAREL:] De très bon goût ! de très bon goût ! [JOSEPH:] Oh ! monsieur, c'est que nous sommes si heureux à la cuisine. [MADAME PAGINET:] Je vous remercie beaucoup ! [JOSEPH:] Madame pourra le mettre dans le salon. [PAGINET:] Non !... dans le cabinet de toilette, à la bonne place ! [JOSEPH:] Encore ! Mais je le voyais mieux dans le salon. [DARDILLON:] Ah ! non ! Ça, c'est le comble ! [PAGINET:] Qu'est-ce que c'était, Dardillon ? [DARDILLON:] Pour monsieur Plumarel ! Oui, d'une fleuriste, pour les bouquets de fiançailles ! Et c'est à moi qu'on vient demander ça ! [PLUMAREL:] J'y passerai après le déjeuner. Je te demande pardon ! [PAGINET:] Il n'y a pas de quoi ! Encore un œuf, Plumarel ? [PLUMAREL:] Volontiers ! [PAGINET:] Justement, il n'en reste qu'un ! [SIMONE:] Eh ! bien, et monsieur Dardillon ? [PAGINET:] Ah ! c'est juste ! Alors, mes enfants, pas de passe-droit, vous allez le tirer au sort ! [PLUMAREL:] Non ! du tout ! J'en ai déjà eu un ! Celui-là est pour Dardillon ! [PAGINET:] Eh bien ! Il vous le cède ! Qu'est-ce que c'est que ça ? [MADAME PAGINET:] Des côtelettes ! [PAGINET:] Ah ! bien ! Joseph, vous avez mis le vin rouge à côté de moi, donnez-moi le blanc. [JOSEPH:] Voilà, monsieur. Oh ! [TOUS:] Quoi ? [JOSEPH:] Qu'est-ce qui a fourré ce bouquet dans le Sauterne ? [PAGINET:] Dans le Sauterne ! [DARDILLON:] C'était du Sauterne ! J'avais pris ça pour de l'eau. [PAGINET:] C'est agréable !... une bouteille perdue !... Est-ce qu'il reste du vin blanc ici ? [JOSEPH:] Non, monsieur, il n'y en a qu'à la cave. [PAGINET:] Allons, bon ! [DARDILLON:] Monsieur, je vous demande pardon, mais j'étais si heureux de la décoration de madame Paginet que je n'ai pas fait attention ! [PAGINET:] Je ne vous dis pas que vous n'étiez pas heureux !... mais enfin, on regarde où on fourre ses bouquets !... Comme c'est amusant, je vais être obligé de prendre du vin rouge... et mon médecin me le défend ! . Allons ! passez les côtelettes ! [MADAME PAGINET:] Ah ! Joseph ! Elles sont bien noires vos côtelettes ! [PAGINET:] Voyons ! Mais elles ne sont pas mangeables ! Vous en ferez mes compliments à la cuisinière !... si c'est ça qu'elle nous sert !... [JOSEPH:] Oh ! ce n'est pas de sa faute ! [PAGINET:] Comment ! Ça n'est pas de sa faute ? [JOSEPH:] Monsieur, elle a été si heureuse de la décoration de Madame ! [PAGINET:] Eh bien ! quoi ! "elle a été heureuse", ce n'est pas une raison pour faire tout de travers ! Sapristi ! vous avez le bonheur malheureux, vous autres ! [JOSEPH:] sort. [MADAME PAGINET:] Ah, bien ! pour une fois, tu peux l'excuser ! [PLUMAREL:] Et puis, elles ne sont pas si brûlées que ça ! Tenez, l'intérieur ! [PAGINET:] Vous avez de la chance si vous pouvez manger ça !... Qu'est-ce qu'il y a après ça ? [MADAME PAGINET:] Des pommes de terre à la Béchamel. [PAGINET:] Ah ! ce sont les pommes de terre ? [JOSEPH:] Oui, monsieur. Et voilà un gâteau dont le boulanger fait cadeau à Madame. [TOUS:] Ah ! [MADAME PAGINET:] Ah ! le beau gâteau ! [SIMONE:] Et il y a quelque chose d'écrit. [DARDILLON:] C'est vrai ! En sucre ! [MADAME PAGINET:] Vive Madame Paginet, Chevalier de la Légion d'Honneur" ! Ah ! voilà une attention. [PLUMAREL:] Je suis sûr que c'est la première fois que vous voyez votre nom en sucre. [MADAME PAGINET:] Je l'avoue. [JOSEPH:] Le boulanger m'a chargé de dire à Madame qu'il avait été bien heureux. [PAGINET:] Voilà le refrain ! [JOSEPH:] Il a été surtout heureux parce que si Madame n'avait pas été nommée, le gâteau lui serait resté pour compte. Il l'avait fait d'abord pour Monsieur. Alors il n'a eu qu'à changer Monsieur en Madame. [PAGINET:] Ah, bien ! je suis bien aise de le savoir. [MADAME PAGINET:] Je crois qu'il faudrait lui faire donner dix francs. [PAGINET:] Dix francs ! Ça ne vaut rien, ces gâteaux-là ! Ça a de l'œil, mais ce n'est pas mangeable ! Tu lui feras donner quarante sous. Allons ! Servez les pommes de terre. Pourquoi sont-elles marron comme ça ? [JOSEPH:] La cuisinière m'a chargé de dire à monsieur qu'elles avaient reçu un petit coup de feu. [PAGINET:] Encore !... C'est insupportable ! [JOSEPH:] Ce n'est pas de sa faute, monsieur. Elle a été si heureuse !... [PAGINET:] Ah ! mais vous savez, vous commencez à m'ennuyer ; eh ! bien, oui ! vous êtes heureux... c'est entendu ! nous sommes tous heureux !... Mais sapristi ! Ce n'est pas une raison pour faire de la ratatouille ! [MADAME PAGINET:] Voyons, Loulou !... Calme-toi ! [PAGINET:] C'est vrai ! Avec leur bonheur ! [MADAME PAGINET:] Eh ! bien, tu n'es donc pas heureux, toi ? [PAGINET:] Comment, je ne suis pas heureux ?... Mais je déborde, seulement, je n'en fais pas souffrir les autres ! Je n'ai rien mangé avec tout ça, moi ! Je n'ai rien mangé ! [JOSEPH:] Monsieur Livergin ! [LIVERGIN:] Bonjour ! Ça va bien ? [TOUS:] Ah ! Monsieur Livergin. [PAGINET:] Tu viens prendre le café avec nous ? [LIVERGIN:] Volontiers ! [PAGINET:] Joseph ! apportez le café ! [JOSEPH:] Bien, monsieur ! [PAGINET:] Et qu'est-ce qui t'amène ? [LIVERGIN:] Mais mon cher, je voulais te serrer la main et voir comment tu as supporté le coup d'hier. [PAGINET:] Mais il n'y a pas de coup ! Tu vois, nous sommes en fête !... regarde ces fleurs ! regarde ce gâteau !... et cette croix, c'est mon cadeau, à moi !... [MADAME PAGINET:] Vous voyez comme on m'a gâtée !... [PAGINET:] Et tu appelles ça un coup !... mais c'est un coup de bonheur ! [LIVERGIN:] Tous mes compliments, mon cher !... J'aime à te voir dans ces sentiments. [PAGINET:] Mais dame ! [MADAME PAGINET:] Eh bien ! et vous, Monsieur Livergin ? Où en êtes-vous pour votre décoration ? [LIVERGIN:] Oh ! mon Dieu ! suivant le conseil de Paginet, j'ai écrit à un de mes amis qui est au ministère de m'envoyer, dans le cas où je serais sur les listes, une dépêche, mais ma foi, je n'ai pas grand espoir. [JOSEPH:] Voici le courrier ! [PAGINET:] Ah ! [JOSEPH:] Pour madame !... Pour monsieur ! [LIVERGIN:] Eh bien ! ce n'est pas lourd ! [PAGINET:] Qu'est-ce que tu veux, mon ami, c'est logique. Elle est décorée et je ne le suis pas ! A elle, toutes les lettres, tous les hommages ! Ah ! je ne suis pas jaloux ! Regarde ! Toutes ces félicitations sont pour toi. La tante Francine, Monsieur et Madame Belotte, Madame Blanchard avec ses compliments et ceux de Monsieur Blanchard et de Monsieur Barriquet. [LIVERGIN:] Qu'est-ce que c'est que monsieur Barriquet ? [PAGINET:] Ne soyons pas plus curieux que le mari ! [LIVERGIN:] Ah ! bon. [MADAME PAGINET:] Ce sont des cartes sans importance. Je regarderai ça quand je serai seule, va ! Lis ta lettre, c'est peut-être plus pressé ! [PAGINET:] Voyons ! Tiens ! des vers !... [TOUS:] Ah ! charmant ! ...et le mari la lune ! [DARDILLON:] Très joli !... il fait bien les vers. [PAGINET:] Comment, il fait bien les vers !... En voilà un impertinent ! [MADAME PAGINET:] Et c'est signé ? [PAGINET:] Oui ! Attends !... "Lemice-Térieux. [PLUMAREL:] Eh ! bien, c'est "le mystérieux" ! ce farceur anonyme ! [PAGINET:] Ah bien ! il a de la chance d'être anonyme, celui-là ! La lune !... [LIVERGIN:] Bah !... ne fais pas attention à ça !... Qu'est-ce que tu veux, c'est de la jalousie !... Tu n'empêcheras pas l'homme d'être une nature envieuse ! [PAGINET:] Alors, tu admets que je supporte... [LIVERGIN:] Mais oui ! Méprise ces petits coups d'épingle !... C'est tout ce qu'ils méritent !... Oh ! les envieux !... J'ai un mépris pour ces gens-là !... C'est de la répulsion !... [JOSEPH:] Le café est servi !... [MADAME PAGINET:] Viens ! aide-moi, Simone ! [SIMONE:] Du café, Monsieur Plumarel ? [PLUMAREL:] Je n'en prends jamais !... Et puis, si vous le permettez, je vais être obligé de vous quitter. J'ai des courses à faire... aller chez la fleuriste... [PAGINET:] Allez, mon ami ! ne vous gênez pas !... Accompagne ton fiancé, [DARDILLON:] Ah ! c'est trop fort ! [PAGINET:] Où allez-vous ? [DARDILLON:] Je l'accompagne aussi !... [PAGINET:] Comme vous voudrez ! [MADAME PAGINET:] Voici votre café, Monsieur Livergin ! [LIVERGIN:] Merci, Madame. [JOSEPH:] Madame ! il y a là les dames du Comité de votre œuvre qui viennent vous féliciter ! [MADAME PAGINET:] Ah ! qu'elles sont aimables !... Tu permets, Loulou ? [PAGINET:] Comment donc ! va ! va ! est-ce que ce n'est pas naturel que tu ailles recevoir les compliments de tes collègues ! va ! Jouis de ton triomphe, ma chérie ! [MADAME PAGINET:] Ah ! Loulou ! [PAGINET:] Roméo et Juliette !... Livergin. [MADAME PAGINET:] Oh ! non !... Philémon et Baucis ! [LIVERGIN:] Monsieur et madame Denis ! [MADAME PAGINET:] Allons ! Je vais retrouver ces dames ! [PAGINET:] C'est ça !... Ah ! Livergin ! voilà une compagne dans la vie ! Madame Paginet ! [LIVERGIN:] A qui le dis-tu, mon cher ! C'est égal ! en vérité, je t'admire ! [PAGINET:] Pourquoi ? [LIVERGIN:] Je ne sais pas... cette bonne humeur !... cet air jovial !... moi, qui m'attendais à te trouver l'air maussade, à avoir à te remonter. [PAGINET:] Moi ?... mais je suis très heureux !... [LIVERGIN:] Eh ! bien, tu sais, ça, c'est très bien !... ça te fait honneur, il y en a tant à ta place qui se seraient montrés jaloux... parce qu'en somme, après un pareil déboire !... [PAGINET:] Ah ! le fait est... ! [LIVERGIN:] Ah ! mon pauvre ami !... Ce sont là des coups ! [PAGINET:] Hein ! Crois-tu ? [LIVERGIN:] Oh ! je suis révolté !... Je comprends très bien qu'on ne t'ait pas décoré !... mais enfin, il ne fallait pas te mettre l'eau à la bouche !... [PAGINET:] Tu es bien bon. [LIVERGIN:] Enfin ! Il vaut mieux prendre les choses par leur bon côté. Si tu n'es pas décoré, ta femme l'est. Eh bien ! veux-tu que je te dise, je ne sais pas si au fond ça ne vaut pas mieux. [PAGINET:] En quoi ? [LIVERGIN:] Dame ! Songe donc, quel éclat cela va donner à ton nom ! Etre l'époux d'une femme supérieure ! Cela va te faire une réclame ! [PAGINET:] Je ne te dis pas... mais, voyons, entre nous, j'aime beaucoup ma femme, mais elle n'est pas si supérieure que ça. [LIVERGIN:] Laisse donc ! On n'est jamais prophète dans son pays ; et puis, en somme, elle est décorée ! Il est vrai que ça la met au-dessus de toi, mais enfin, ça t'entraîne à sa remorque. [PAGINET:] Oui... je ne dis pas !... C'est une manière de voir !... Mais alors, à ce compte-là, si toi, ta femme était décorée... [LIVERGIN:] Oh ! je ne parle pas de moi, ce n'est pas la même chose... [PAGINET:] Vraiment ! [LIVERGIN:] Non, moi j'avoue que je n'aimerais pas voir ma femme décorée, et pas moi ! parce qu'enfin,... qu'est-ce que c'est que le mari d'une Chevalier de la Légion d'Honneur ? Rien ! une quantité négligeable ! On est sous le boisseau. [PAGINET:] Oui. Alors, d'après toi, si je comprends bien, je serais sous le boisseau ! [LIVERGIN:] Eh ! Qu'est-ce que tu veux, mon cher !... un peu !... [PAGINET:] Charmant ! Et ce qui n'est pas bon pour toi est assez bon pour moi ? [LIVERGIN:] Ah ! là !... Mon Dieu, que tu prends mal les choses. Mais non, voyons ! nous envisageons une situation qui est... Eh ! bien, je cherche à le la faire prendre du meilleur côté ! [PAGINET:] Ah ! Tu es trop charitable ! [LIVERGIN:] Je te dis : Tu es le mari d'une femme supérieure. [PAGINET:] Ah ! laisse-moi tranquille avec ta femme supérieure ! A la lui tu finiras par me faire croire que je suis un idiot ! [JOSEPH:] Monsieur ! [PAGINET:] Qu'est-ce qu'il y a ? [JOSEPH:] C'est la blanchisseuse ! [PAGINET:] Eh ! bien, qu'est-ce que ça me fait, la blanchisseuse ? [JOSEPH:] Mais monsieur, c'est pour compter le linge !... [PAGINET:] Le linge ? [LIVERGIN:] Là ! qu'est-ce que je te disais que tu serais sous le boisseau ! On te fait compter le linge. [PAGINET:] Est-ce que j'ai l'habitude de compter le linge ? Adressez-vous à Madame ! [JOSEPH:] C'est que, maintenant que madame est décorée... ! [PAGINET:] C'est ça !... alors, parce qu'elle est décorée, il faudra que ce soit moi qui fasse la femme de ménage ! [JOSEPH:] Oh ! Monsieur ! Je n'ai pas dit ça ! [PAGINET:] Ah ! c'est trop fort !... Où est-elle, la blanchisseuse ?... Je vais la flanquer à la porte ! [JOSEPH:] Qu'est-ce qu'il a donc, monsieur ? [LIVERGIN:] Je ne sais pas ! une décoration rentrée !
[PAGINET:] Oh ! Non !... C'est trop ! c'est trop ! ces gens qui viennent me narguer jusque chez moi !... Et elle leur donne cinq cents francs ! et cinq cents francs à moi, mais c'est de la dilapidation !... Ah ! cette maison ! cette maison ! cette maison ! non ! non ! si cela doit durer longtemps comme ça ! j'aime mieux m'en aller ! Joseph ! Vous allez faire ma valise ! [JOSEPH:] Monsieur part ? [PAGINET:] Ah ! oui, je pars ! Ah ! oui, je pars ! et vous pouvez le dire à votre maîtresse ! j'en ai assez de la maison ! j'en ai assez !... allez !... [JOSEPH:] Bien, monsieur ! Qu'est-ce qu'il a ? [PAGINET:] Oh ! non ! non ! c'est trop ! c'est trop ! c'est trop ! [LIVERGIN:] Ah ! mon ami ! si tu savais ce qui m'arrive ! [PAGINET:] Allons bon ! voilà l'autre ! Eh bien ! quoi ? qu'est-ce qu'il y a ? [LIVERGIN:] Ah ! mon ami ! tu ne le croirais pas ! je le suis ! [PAGINET:] Eh bien ! tant pis pour toi ! tu n'avais qu'à surveiller ta femme ! [LIVERGIN:] Mais non ! je suis décoré ! [PAGINET:] Hein ! toi ! lui aussi ! [LIVERGIN:] Oui ! voilà une dépêche du ministère qui me l'annonce ! "Nom était bien sur les listes. — Etes nommé." Je suis nommé ! [PAGINET:] Eh bien ! je m'en fiche que tu sois nommé !... Tiens ! les décorés sont par là ! allez par là ! bonsoir ! [LIVERGIN:] Mais il est fou ! [MADAME LIVERGIN:] Ah ! bonjour monsieur Paginet ! [PAGINET:] Bonjour madame ! Allez par là ! avec votre mari ! allez par là ! [MADAME LIVERGIN:] En voilà une façon de vous recevoir ! [PAGINET:] Décoré ! voilà ce qu'on décore à présent ! un Livergin ! ça c'est le comble ! [MADAME PAGINET:] Là ! sois content ! je viens de congédier la fanfare ! [PAGINET:] Eh ! je m'en moque de la fanfare ! reçois-la tant que tu voudras ! ce n'est pas moi qui te gênerai ! [MADAME PAGINET:] Comment ? [PAGINET:] Comment ?... parce que je vais m'en aller ! j'en ai assez, tu entends ! j'en ai assez ! et je quitte la maison ! [MADAME PAGINET:] Toi ! [PAGINET:] Oui ! et tu pourras te dire que c'est ton fol orgueil qui a tout fait ! [MADAME PAGINET:] Mon fol orgueil ! [JOSEPH:] Voilà la valise de Monsieur ! [PAGINET:] Merci ! Ah ! tu as voulu me pousser à bout !... Eh bien ! je m'en vais !... [MADAME PAGINET:] Ah ! mon Dieu ! mais où vas-tu ? [PAGINET:] Où il me plaira ! [MADAME PAGINET:] Paginet ! Paginet ! je t'en prie ! [PAGINET:] Laisse-moi tranquille !... [MADAME PAGINET:] Paginet ! Paginet ! Ah ! mon Dieu ! [LIVERGIN:] et MADAME LIVERGIN, entrant. — Qu'est-ce qu'il y a ? [MADAME PAGINET:] Ah ! Monsieur Livergin ! mon mari ! mon mari vient de partir exaspéré ! Il a quitté la maison ! [LIVERGIN:] et MADAME LIVERGIN. — Hein ? [MADAME PAGINET:] Oui ! je vous en prie ! courez après lui ! rattrapez-le ! il ne peut être loin ! [LIVERGIN:] Moi ! [MADAME PAGINET:] Oui ! vous êtes l'ami de Paginet ! Eh bien ! je fais appel à votre amitié ! [LIVERGIN:] C'est bien ! j'y vais ! On ne fait jamais appel à votre titre d'ami que pour vous demander des corvées ! Allons ! viens ! [MADAME LIVERGIN:] Comment ! tu vas y aller ? [LIVERGIN:] Mais non ! je vais faire une partie de dominos au café et je dirai que je ne l'ai pas trouvé ! [MADAME LIVERGIN:] Ah ! à la bonne heure ! [MADAME PAGINET:] Qu'est-ce que j'ai fait, je vous le demande, pour mériter tout cela !... Qu'est-ce que j'ai fait ! le malheureux ! Ah mon Dieu ! mon Dieu ! [SIMONE:] Ah ! ma tante ! ma tante ! [MADAME PAGINET:] Qu'est-ce qu'il y a ? [SIMONE:] C'est monsieur Dardillon ! On l'apporte !... Il boîte ! il est tout pâle ! [MADAME PAGINET:] Monsieur Dardillon ?... [DARDILLON:] Oh ! que j'ai mal ! Oh ! que j'ai mal ! [JOSEPH:] Doucement, marchez doucement ! [SIMONE:] Ernest ! Qu'est-ce que vous avez ? [DARDILLON:] Oh ! prenez garde ! oh ! la ! la ! oh ! la ! la ! [MADAME PAGINET:] Vous êtes blessé ?... expliquez-vous !... [DARDILLON:] Tout à l'heure !... un siège !... un siège !... [MADAME PAGINET:] Tenez ! là ! là ! [DARDILLON:] Merci !... [MADAME PAGINET:] et SIMONE. — Ah, çà ! qu'est-ce qui vous est arrivé ? [DARDILLON:] Je ne le sais pas moi-même ce qui m'est arrivé !... Je sais que je m'en allais, le cœur désespéré, pour me précipiter sous les roues de la première voiture que je rencontrerais... MADAME PAGINET. — Malheureux ! Oui, malheureux !... J'en avais déjà rencontré plusieurs, seulement c'étaient des fiacres !... Ils n'allaient pas !... Enfin, la chance se met à me sourire ; j'aperçois une superbe voiture emballée !... Les gens criaient dans la voiture ! le cocher hurlait sur le siège !... Je me dis : C'est le ciel qui me l'envoie, celle-là ! en voilà une à qui je n'échapperai pas !... Et vlan ! je me précipite sous les jambes des chevaux. [MADAME PAGINET:] et SIMONE. — Ah ! [DARDILLON:] Vous croyez peut-être que j'ai été écrasé ! que j'ai été tué sur le coup ! Eh bien ! non ! J'aime mieux vous le dire tout de suite !... Non ! [MADAME PAGINET:] Ah ! vous nous rassurez !... [DARDILLON:] Mais le malheur me poursuivait ! les jambes des chevaux s'embarrassent dans les miennes ! Ils trébuchent, roulent sur moi ! les voilà par terre, je me sens cinq cents kilos de chevaux sur le corps ! puis des cris, des hommes de tous les côtés ! On me prend, on m'emporte, et tout autour de moi j'entends des louanges ! des cris enthousiastes ! Bravo ! Bravo ! C'est un héros ! Il a sauvé le ministre ! [SIMONE:] Vous avez sauvé le ministre ? [DARDILLON:] Ah ! Je ne l'ai pas fait exprès, je vous le jure ! et là-dessus des questions ! "Qui êtes-vous ? Où faut-il vous conduire ? " Mais je sens que mes forces m'abandonnent, je n'ai que le temps de jeter ces mots pour qu'on me ramène chez vous : "Docteur Paginet, 5, place Louvois... Je perds connaissance et me voilà !... [SIMONE:] Ah ! mon pauvre Ernest !... [MADAME PAGINET:] Mais aussi, insensé que vous êtes, ce n'est pas raisonnable d'aller se jeter sous des pieds de chevaux ! Vous auriez pu être tué !... [DARDILLON:] C'est ce que je cherchais, Madame ! [MADAME PAGINET:] Tenez !... venez par là !... cela vous fera du bien de vous étendre un peu !... [DARDILLON:] Oui ! Je veux bien ! Oh ! que j'ai mal ! Oh ! que j'ai mal ! [MADAME PAGINET:] Joseph ! Joseph ! [JOSEPH:] Madame ?... [MADAME PAGINET:] Apportez un verre de cognac pour réconforter Monsieur. [JOSEPH:] Le bon ?... [DARDILLON:] Oui ! le bon !... le bon !... [JOSEPH:] Voyons, où est-il ce cognac ? Le bon ? Quel est-ce le bon ?... C'est celui-là !... [MADAME PAGINET:] Eh bien ! le cognac ? [JOSEPH:] Le voilà, Madame. Tiens ! Monsieur qui est revenu ! [PAGINET:] C'est bien ! laissez-moi !... [JOSEPH:] Je vais prévenir Madame. [PAGINET:] Ce n'est pas la peine ! je la préviendrai moi-même. [JOSEPH:] Bien, Monsieur. Il a rapporté sa mauvaise humeur !
[PAGINET:] seul, puis JOSEPH Il s'arrête, se gratte la tête, et dit : — Décidément ! j'ai été bête ! [JOSEPH:] Monsieur. [PAGINET:] Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qu'il y a encore ? [JOSEPH:] C'est un municipal à cheval. [PAGINET:] Eh ! bien, qu'est-ce qu'il me veut, ce municipal ? [JOSEPH:] Il apporte cette lettre !... Il m'a dit que c'était au sujet de votre acte d'héroïsme !... [PAGINET:] Qu'est-ce que ça veut dire, mon acte d'héroïsme ? [JOSEPH:] Je ne sais pas, moi. [PAGINET:] C'est bon ! Allez-vous en ! "Monsieur, Monsieur le ministre me charge de vous dire qu'il n'oubliera jamais l'acte de courage que vous avez accompli aujourd'hui." "Monsieur le ministre ne se dissimule pas qu'il vous doit la vie." A moi ? "Si vous ne vous étiez pas jeté résolument à la tête de ses chevaux emportés, qui sait ce qui serait advenu ? Qu'est-ce qu'il raconte ? "Monsieur, vos longs états de service dans la carrière médicale et vos nombreux travaux scientifiques ont attiré d'une façon toute particulière l'attention de Monsieur le Ministre qui se proposait depuis longtemps de récompenser comme ils le méritent tant de titres exceptionnels. — La grande chancellerie, en mettant aujourd'hui à sa disposition deux croix supplémentaires, lui fournit cette heureuse occasion, ce qui me permet de vous annoncer que l'intention de Monsieur le Ministre est de vous proposer dès demain à la haute bienveillance du gouvernement..." Décoré ! moi ! Ah, çà ! voyons ! voyons !... est-ce que je rêve ?... Mes titres, mes travaux !... je comprends !... mais l'acte de courage, l'écrasement, les chevaux emportés ! [PLUMAREL:] Ah ! Monsieur Paginet !... [PAGINET:] Vous !... [PLUMAREL:] Ah ! bravo ! bravo ! quel courage ! quel acte d'héroïsme !... [PAGINET:] Allons, bon ! lui aussi ! [PLUMAREL:] Vous avez rendu un ministre à la France ! un oncle à son neveu !... [PAGINET:] Ah, çà ! voyons !... Qu'est-ce que vous me racontez ! je n'ai rien fait d'extraordinaire !... [PLUMAREL:] Il appelle ça "rien d'extraordinaire" !... Quelle modestie ! Mais mon oncle sait ce qu'il vous doit, allez ! Il est là pour dire ce que vous avez fait !... PAGINET. — Ah ! il est là pour le dire !... Comment raconte-t-il ça ? Mais comme ça s'est passé ! Enfin, quand sa voiture emballée a passé devant vous, vous vous la rappelez bien, sa voiture emballée ?... [PAGINET:] Vous savez, dans ces moments-là... J'ai un souvenir vague !... [PLUMAREL:] Eh bien ! n'écoutant que votre grandeur d'âme, au mépris de votre vie, vous vous êtes jeté à la tête des chevaux ! [PAGINET:] Non ! [PLUMAREL:] Ah ! Monsieur Paginet, laissez-moi vous serrer la main !... Ce que vous avez fait là, c'est beau ! c'est grand ! Un pareil acte de courage ! [PAGINET:] Un acte de courage !... Ah, çà !... voyons ! j'ai donc vraiment sauvé le ministre ! Alors, ce n'est pas possible ! j'ai eu une absence ! [PLUMAREL:] Aussi maintenant, je peux bien vous le dire, le petit ruban, c'est chose faite ! [PAGINET:] C'est vrai !... Je viens de recevoir cette lettre du chef du cabinet lui-même ! [PLUMAREL:] Eh ! bien, vous voyez ! [PAGINET:] Ah ! mon ami ! mon ami ! Il n'y a pas à dire... j'ai eu une absence, parce que je me connais ! à froid, je n'aurais jamais fait ça ! [PLUMAREL:] Voyez-vous, Monsieur Paginet, dans la vie, il est bon d'avoir des titres, mais il est encore meilleur de les appuyer ! Eh bien ! vous avez trouvé la meilleure façon de les appuyer. [PAGINET:] Mais oui ! j'ai trouvé la meilleure façon !... [PLUMAREL:] Puisque vous avez sauvé le ministre. [PAGINET:] Mais c'est évident ! j'ai sauvé le ministre !
[LIVERGIN:] Ah ! enfin !... Le voilà !... [PAGINET:] Livergin !... Ah ! mon ami !... Arrive ici !... Tu ne sais pas ! je suis décoré !... [LIVERGIN:] Toi !... [MADAME LIVERGIN:] Vous !... [PAGINET:] Oui !... j'ai sauvé le ministre ! mon ami ! j'ai sauvé le ministre ! [LIVERGIN:] Qu'est-ce que tu chantes ?... Qu'est-ce que tu chantes ? [PAGINET:] Ce que je chante !... Demande à Plumarel ce que je chante ! [LIVERGIN:] Comment ! Il a sauvé le ministre, lui ? [PLUMAREL:] Absolument !... Et avec un courage !... [PAGINET:] Le courage de l'inconscience !... un moment, un éclair a suffi pour faire de moi un héros !... Je n'ai vu qu'une chose, une voiture lancée à fond de train !... des chevaux emballés, et des malheureux qui allaient être infailliblement broyés, mutilés, tués peut-être !... Alors, je n'écoute que mon courage !... je me jette à la tête des chevaux au mépris de ma vie !... [LIVERGIN:] Toi ! [MADAME LIVERGIN:] Ah ! c'est épouvantable ! [PLUMAREL:] Vous voyez bien que le souvenir vous revient ! [PAGINET:] Oui ! oh ! maintenant, ça me revient ! ça me revient ! Eh bien ! Livergin, mon ami, l'homme que je rendais à la vie, à sa famille, à la France ! c'était le ministre ! [LIVERGIN:] Le ministre ! [PAGINET:] Oui ! c'est lui que j'ai sauvé ! [LIVERGIN:] Intrigant !
[MADAME PAGINET:] Toi !... Ah ! je savais bien que tu reviendrais ! [PAGINET:] Ah ! bébé ! [MADAME PAGINET:] Mais où as-tu été, vilain !... où as-tu été ? [PAGINET:] Où j'ai été ?... J'ai été faire mon devoir ! [MADAME PAGINET:] Ton devoir ? [PAGINET:] Sois fière de moi, poupoule ! je te reviens glorieux et décoré !... [LIVERGIN:] Il est lyrique dans les honneurs. [MADAME PAGINET:] Décoré ! Toi ! mais comment se fait-il ? [PAGINET:] C'est bien simple ! un moment, un éclair a suffi pour faire de moi un héros. [SIMONE:] Venez ! donnez-moi le bras !... [DARDILLON:] Oh ! Monsieur Paginet !... [PAGINET:] Dardillon ! ici !... Qu'est-ce que vous faites là, monsieur, quand je vous avais défendu... [SIMONE:] Mon oncle !... ne le bousculez pas ! si vous saviez ce qui lui est arrivé ! un accident épouvantable !... [PAGINET:] Un accident ? [DARDILLON:] Oh ! oui ! monsieur ! Quand vous m'avez si cruellement chassé, je m'en allais, le cœur brisé, me jurant de ne pas survivre à mon infortune... [PAGINET:] Eh bien ! oui ! c'est bien ! après ? [DARDILLON:] Tout à coup j'aperçois une superbe voiture emballée !... [TOUS:] Hein !... [DARDILLON:] N'écoutant que mon désespoir, je m'élance à la tête des chevaux.. [TOUS:] Lui aussi !... [PAGINET:] Ah ! mon Dieu ! quel horrible éclair !... Pardon ! pardon ! j'ai un mot à lui dire ! [TOUS:] Hein ! [PAGINET:] Dardillon ! venez ici ! [DARDILLON:] Ah ! mon Dieu ! monsieur, qu'est-ce qu'il y a ?... [PAGINET:] Dardillon ! ces chevaux emballés, cette voiture !... qu'est-ce que c'était que cette voiture ? [DARDILLON:] C'était celle du ministre ! [PAGINET:] Celle du !... Dardillon, vous aimez ma nièce ?... je vous accorde sa main. [DARDILLON:] Est-il possible ! [PAGINET:] Mais à une condition ! Jurez-moi que vous oubliez à jamais que vous avez sauvé le ministre !... [DARDILLON:] Moi !... [PAGINET:] Oui !... Je vous dirai pourquoi !... Mais jurez ! [DARDILLON:] A ce prix-là ! je le jure ! [MADAME PAGINET:] Ah çà ! qu'est-ce que vous avez à chuchoter là-bas ?... [PAGINET:] Vous allez le savoir !... Mes amis, j'ai l'honneur de vous annoncer les fiançailles de ma nièce avec monsieur Dardillon ! [SIMONE:] Est-ce possible ! [DARDILLON:] Oh ! monsieur ! [PLUMAREL:] Eh bien ! et moi ? [PAGINET:] Qu'est-ce que vous voulez, c'est Dardillon qu'elle aime et pas vous. Je ne contrarie jamais les inclinations. [PLUMAREL:] C'est bien ! je n'insiste pas ! [PAGINET:] Allons ! voilà une bonne journée ! deux fiancés et deux décorés !... [LIVERGIN:] Tu peux dire trois !... Je le suis aussi, moi ! [MADAME PAGINET:] Vous ! [PLUMAREL:] Comment ! vous le saviez !... moi qui me faisais un plaisir de vous l'annoncer. [LIVERGIN:] Oui, mes amis, je suis nommé... [PLUMAREL:] Parfaitement ! Officier d'académie. [LIVERGIN:] et MADAME LIVERGIN. — Qu'est-ce que vous dites ? [PLUMAREL:] Je dis ; vous êtes nommé Officier d'académie. [PAGINET:] A la bonne heure ! [LIVERGIN:] Je suis Officier d'académie ! Je suis Officier d'académie ! Je suis Officier d'académie ! [PAGINET:] Eh bien, oui ! quoi ! tu es Officier d'académie ! [MADAME LIVERGIN:] Mon pauvre ami, tu vois, ton gouvernement ! [LIVERGIN:] Ah ! c'est trop fort ! Moi qui avais déjà acheté une douzaine de décorations. [PAGINET:] Merci ! [MADAME PAGINET:] Enfin ! tu l'as, mon chéri ! Elle t'était bien due ! Il y avait si longtemps que tu la méritais sans l'obtenir !... [PAGINET:] Que je peux bien l'obtenir sans l'avoir méritée !...
[LE TRAITEUR:] Allons, chaud, chaud, mes enfants ! à vos fourneaux ! La journée sera bonne ! c'est aujourd'hui samedi... et M. le maire de Ménilmontant ne marie que le samedi... C'est une bonne idée, parce qu'on a le dimanche pour se reposer... Le père Reculé, le secrétaire.de la mairie, un vieux sourd... qui n'entend pas, m'a dit qu'il y avait aujourd'hui quatorze mariages ; alors j'ai acheté trois veaux, vlan !, .. Ah ! dame ! c'est que le veau est comme il faut !... A Ménilmontant, il n'y a pas de belles noces sans veau ! Qu'est-ce que c'est que ça ?... Tiens ! des tapins ! [PREMIER TAMBOUR:] Par ici. les amis !... je connais la maison ! [QUATRE TAMBOURS:] Voilà ! voilà !... [AIR:] de la Croix d'or. Rapataplan ! Fête Complète ! En même temps Menez plaisirs et roulements ! [PREMIER TAMBOUR:] Je paye le coup de rafraîchissoir ! Ohé !... père l'Omelette ! [LE TRAITEUR:] Comment, père l'Omelette ? Cinq litres !... et du bon !... nous avons chaud... nous venons de faire l'école des tambours ! Ah ! Oui !... raflafla !... raflafla !... voilà un exercice embêtant !... [LES TAMBOURS:] Hein ?... Pour les voisins !... [DEUXIÈME TAMBOUR:] Nous arrivons des fortifications. Et maintenant nous voilà aux fortifiants ! Ah ! farceurs !... ils sont gais, les tambours !... Ces messieurs désirent-ils du veau ? Pourquoi du veau ? Dame, c'est rafraîchissant !... [PREMIER TAMBOUR:] Ah ! tu fais le malin, toi !... Non ! c'est pour rire !... Entrez là !... on va vous servir. [AIR:] de la Croix d'or Fête Complète ! Rapataplan !
[LE TRAITEUR:] Cinq litres au n 4 !... [BOUCHENCOEUR:] Salon de cent couverts... voilà mon affaire !... Garçon ! garçon ! Monsieur ?... Mon ami, vous voyez un. homme palpitant... et très pressé !... Je me marie dans cinq minutes ! Une noce ! bravo !... Je retiens votre salon de cent couverts. Combien êtes-vous ? Diable ! vous allez être bien gênés ! Comment ? [GRANDCASSIS:] Garçon ! garçon ! Monsieur ? Deux noces ! Je prends votre salon de cent couverts. J'en ai plusieurs... Combien êtes-vous ? Quatorze ! [LE TRAITEUR:] Sapristi ! ils n'y tiendront jamais ! Si ces messieurs veulent commander le repas ?... [BOUCHENCOEUR:] Ah ! oui !... voyons... qu'est-ce que nous allons manger ?... Avez-vous une idée, vous, monsieur ? Certainement, j'ai une idée ! Alors, je prends l'idée de monsieur... Vous me servirez la même chose. [GRANDCASSIS:] Qu'est-ce que vous avez ?... [LE TRAITEUR:] Mais c'est un veau complet !... Je vais arranger ça... Nous ne voudrions pas mettre plus de trois francs à trois francs cinquante par tête... La rincette !... [BOUCHENCOEUR:] et GRANDCASSIS, ensemble. Et cœtera ! et coetera ! Et coetera ! Diable !... Quant au menu, j'ai crayonné un petit projet... Primo... un beau saumon... sauce aux câpres ! Ça me va !, ., avec beaucoup de câpres !... Avec beaucoup de truffes !... Avec beaucoup d'écrevisses !... Pour trois francs par tête ? On vous a dit : trois francs cinquante... n'équivoquons pas !... Et vous voulez des dindes truffées ?... merci !... je ne peux pas. Non !... c'est impossible !... voyez ailleurs !... Diable !... Dites donc... si nous supprimions la dinde truffée ? Par quoi la remplacer ? [LE TRAITEUR:] Je puis vous offrir une belle longe de veau... avec des capucines dessus... et des carottes autour. Ah ! oui !... c'est une bonne idée !... Ah !... Sapristi !... Dites donc... si nous supprimions le saumon ? . Si nous supprimons tout ?... Je vous servirai, comme poisson... une belle tête de veau en tortue !... Toujours du veau !... Ah ! oui !... Mais il ne restera plus rien !... Allons !... et tâchez que les sauces soient un peu relevées !... mettez-y du piment, nom d'un petit bonhomme !... Soyez tranquille !... Je vais leur couper mes trois veaux en deux !... ça pousse à la mélancolie !... [AIR:] Loterie. vite à la cuisino CouronsCourez vite à la cuisine Restaurateur sans rival ;
[BOUCHENCOEUR:] Je comprends ça ! quand un père marie sa fille... Sa fille !... mais c'est moi qui me marie... en personne naturelle !... Vous ? ah ! farceur !... je vois votre affaire !... nous réparons nos vieux péchés !... Votre liaison doit porter de la flanelle ! ^ De la flanelle !... à dix-huit ans ?... Dix-huit ans !... Elle a dix-huit ans ?... Mon compliment !... vous avez des chances !... Figurez-vous que j'étais arrivé jusqu'à mon âge sans avoir jamais été amoureux... j'avais bien eu des aventures par-ci, par-là... mais je n'avais jamais été ce qui s'appelle amoureux... et j'ai trente et un ans !... Ah ! ouat !... Eh bien, trente-cinq, là !... Mettons quarante... Un jour... Nous avons cinq minutes... vous permettez ?... Allez ! allez !... je ne suis pas pressé, moi. Tiens ! Argenteuil !... ça me rappelle une anecdote... j'étais dans la campagne... Je continue... Moi aussi ! je cueillais des petits bluets... tout à coup, je rencontre un âne... qui s'appelait Casimir... Il est ennuyeux avec son âne !... probablement moins frais... Tout cela trottinait devant moi... lorsque... patatras ! un des paniers se défonce !... BOUCHENCOEUR. Et les œufs passent au travers ?... [GRANDCASSIS:] Non ! pas les œufs !... Quoi ?... Veuillez continuer !... Elle est bête, son histoire !... Je me rendais donc à Argenteuil... pour faire ma provision de vin... Ah ! Cristi ! Vous n'aimez pas le vin d'Argenteuil ? Oh ! si !... il y a des circonstances où je le préfère à l'eau de Sedlitz !... Bel air !... Cocotte"... lui disait M. le maire d'une voix émue... "Argenteuil vous contemple !... Soyez toujours sage et vertueuse !... conformez-vous toujours aux règlements de l'administration municipale, concernant le glanage, le grapillage, l'échenillage et le balayage !... et un jour viendra, Sapristi !... c'est touchant !... Que vous dirai-je ? ce discours rural, la vue de Cocotte, les sapeurs-pompiers, l'air de Jenny l'ouvrière !... j'étais pincé !... un feu inconnu circulait dans mes veines... Quel phosphore !... [BOUCHENCOEUR:] Je bondis sur l'estrade... et, à la face d'Argenteuil épaté, je demandai la main de Cocotte !... Elle me fut accordée sur l'air de la Grâce de Dieu !... Voilà l'histoire de mes chastes amours !... Ça ferait un joli sujet de pendule !... Je le crois... Et vous, voyons... êtes-vous bien amoureux ?... Je me flatte que non !... Ah ! permettez !... ce n'est pas encore fait !... Vous venez de commander le repas !... Je commande le repas... c'est vrai !... je compte même le manger ; mais je ne me marierai probablement pas ! Ah bah ! Épanchez-vous !... nous avons encore trois minutes ! Je me nomme Anatole de Grandcassis... Je pourrais avoir soixante mille livres de rente... mais je ne les ai pas... je suis employé au gaz... je gagne quarante-neuf francs par mois... C'est sec !... Ah ! c'est très bien !... 1984 !... Vous n'y serez plus !... C'est l'observation que j'ai faite ; mais on m'a répondu : "Alors vous n'aurez plus besoin de rien !... Bigre ! ils sont forts dans le gaz !... Monsieur, j'ai un défaut... je dirai plus, j'ai un vice !... j'aime les petites brioches à un sou, toutes chaudes !... Moi, ce sont les prunes à l'eau-de-vie !... il n'y a pas de mal à ça !... aux abords de la porte Saint-Denis... Connu !... Je donnais mon sou, j'avalais ma brioche... c'était réglé !... Mais voilà qu'un jour... je fouille à ma poche... c'était le 31 du mois... Aïe !... Pas un radis !... [GRANDCASSIS:] Ça m'est égal !... la marchande, une forte brune... pas jeune... me dit d'un petit air mielleux : Ah ! c'est une brave femme !... Attendez la suite. Bientôt, je pris au mois, puis au trimestre, puis au semestre... Je régalai tout le monde... les passants... les imbéciles... Je vous aurais rencontré... [BOUCHENCOEUR:] Oh !... cher ami !... Joli nom !... Sans boire ! Nom d'une pâtisserie !... Je lui avouai ma débine en me jetant à ses genoux... elle ne me releva pas... au contraire ! Ventre-Saint-Gris !... Elle passa sa grosse main dans ma chevelure... et me dit : "Monsieur Grandcassis... je ne vous le cacherai pas, j'ai un sentiment pour vous depuis votre première brioche... Je suis veuve, accepteriez-vous ma main ? Bigre ! vous me racontez là le quatrième livre de l'Enéide !... le plus croustilleux... Vous l'avez lu ?... Jamais !... Moi non plus !... Elle ajouta de sa voix mielleuse : "Monsieur Grandcassis, dans le cas où ce mariage souffrirait quelques difficultés... je me verrais forcée... pour la régularité de mes livres... de vous faire conduire à Clichy ! J'étais pris ! elle me tenait comme une araignée dans sa toile !... j'eus la faiblesse d'accepter ! Voilà ce que c'est ! on commence par une brioche et on finit par une boulette ! ô jeunes gens ! Eh bien ? Arrivé devant M. le maire, je n'eus pas la force de dire : "Oui" !... mais je dis : "Non ! " trois fois ! Qu'arriva-t-il ? Naturellement !... Quinze jours après, elle me retraîna à la mairie du septième, même jeu !... même repas !... C'est canaille ! mais on est nourri ! car elle est passionnée, cette pâtissière... mielleuse et passionnée !... BOUCHENCOEUR. Que comptez-vous faire ?... Toujours la même chose... puisque ça m'a réussi ! Ah ! sacrebleu ! je demande à voir ça !
[FORMOSE:] Ah ! elle m'appelle insecte !... ah ! elle me trouve grêle, chétif et pas majestueux ! et elle en épouse un autre à mon nez, à ma barbe ! O la haine !... ô la vengeance !... ô la Corse !... A partir d'aujourd'hui, j'aborde les rôles de M. Chilly... carrément !... je m'attache à la destinée de cette femme pour la torturer, pour la piétiner !... Voyons !... que pourrai-je faire pour lui être bien désagréable ?... un jour de noces... Grandcassis, mon voisin, laisse généralement sa clef chez le portier... Si je coupais deux douzaines de brosses dans le lit conjugal ?... Non !... ce n'est pas assez !... Si j'introduisais des hannetons dans sa table de nuit... des écrevisses dans son oreiller... et une omelette... peu cuite... sous sa couverture ?... Non ! non !... c'est fade !... c'est terre à terre !... O la haine ! ô la vengeance ! Ô M. Chilly !...
[LE TAMBOUR:] Un tambour !... oh ! quelle idée !... Psit ! Bourgeois ? Veux-tu gagner un bon pourboire ? Qu'est-ce qu'il faut faire ? Travailler la nuit !... A quoi ? Tu le sauras... Viens avec ta peau d'âne... Voici la noce qui sort de la mairie... file par là ! On y est ! O la haine !... ô la vengence ! ô M. Chilly !...
[INVITES:] composée de vieillards et de vieillardes. [AIR:] les Gaulois et les Francs. Gai ! mariez-vous ! Gai ! marions-nous ! Espérance ! Bonne chance ! Gai ! Gai ! mariez-vous, Le bonheur, c'est d'être époux ! De l'hymen quel avant-goût ! J'éprouve un plaisir précoce ! Ah ! je suis tout à la noce ! Moi !... je n'y suis pas du tout ! [CHOEUR:] Gai ! Gai ! mariez- vous ! marions-nous. [BOUCHENCOEUR:] Parlé. Enfin, nous voilà mariés !... je frétille !... [GRANDCASSIS:] à part, très sombre. C'est fait !... condamné à perpétuité !... je m'appelle Mouchette II !... Cocotte... vous avez dit "Oui" !... vous ne vous en repentirez pas !... Je vous dirai quelque chose ce soir... Quoi ? [BOUCHENCOEUR:] Oh ! non ! ce soir !... [ARTHEMISE:] Anatole !... vous êtes rêveur ?... Je ne suis pas rêveur... je suis embêté... voilà tout ! Ah oui ! jouons à nous cacher !... Mais taisez-vous donc ! [LE TRAITEUR:] Messieurs... vos veaux sont servis ! Qu'est-ce que c'est ça, vôvô ?... Je veux dire : le dîner est servi !... A table ! à table !... Gai ! gai ! mariez-vousmarions-nous, Bonne chance ! Gai ! gai ! mariez-vous,
[ARTHEMISE:] Eh bien, vous ne venez pas ?... Merci... je n'ai pas faim ! Oui, je les aime... les jours où je ne me marie pas ! Anatole !... tu m'en veux donc toujours ? Puisque nous sommes unis !... C'est égal... c'est trop tôt !... c'est beaucoup trop tôt ! . Vous êtes veuve... vous devriez savoir ça ! Boudeur ! moi qui avais une si bonne nouvelle à vous annoncer ! Une bonne nouvelle ? Est-ce que le divorce serait rétabli ?... Ah ! méchant !... voulez-vous savoir ce que c'est ?... Un baiser ? ah ! non !... c'est trop tôt !... c'est beaucoup trop tôt ! Allons !... je suis bonne... et cette nouvelle... je vais vous la dire... car je vous aime, moi ! ! ! [GRANDCASSIS:] Saperlotte !... je me fais l'effet d'un goujon en tête-à-tête avec un brochet ! Anatole... vous pouvez relever la tête !... on ne vous accusera plus de m'avoir épousée pour ma fortune ! Comment ?... Vous êtes riche ! votre tante Fifrelin a rendu son âme... en vous laissant six mille livres de rente ! Six mille !... alors je vous rembourse... je m'exonère... je demande à être exonéré. Trop tard !... GRANDCASSIS. Pourquoi ne m'avez-vous pas dit cela plus tôt ? Tiens !... vous n'auriez peut-être pas voulu m'épouser !... Je le crois fichtre bien !... mais depuis quand savez-vous cela ? Ne vous fâchez pas !... depuis quinze jours... Quinze jours !... Mais c'est une trahison ! une infamie ! ce mariage ne compte pas !... j'irai trouver l'autorité !... Silence !... on vient...
[LES DEUX NOCES:] C'est affreux ! ce n'est pas mangeable ! Depuis une heure, nous ne mâchons que du veau !... un jour de noce ! Votre maison n'est qu'une gargote ! qu'on fasse avancer les voitures... j'emmène ma femme ! Partons !... partons !... [ARTHEMISE:] Voici l'heure ! Un instant !... Ça ne se fait pas comme ça ! Les dames partent d'abord avec leurs demoiselles d'honneur. Ah ! oui !... c'est une bonne idée ! Trois ou quatre heures !... Les époux suivent ; voilà l'usage ! A bientôt, Anatole, à bientôt ! Bonsoir ! bonsoir !... [RECULE:] Où demeurez-vous ? Je n'en sais rien... Demandez à mon mari... C'est juste ! Où demeurez-vous ? Et vous ? Je vais vous faire une corne... Hein ! Partons ! partons ! [AIR:] final des Grands seigneurs chez Ramponneau. Rions, chantons, c'est le bonheur ! [RECULE:] les conduit. Les invités des deux sexes suivent. — On voit passer derrière le mur du fond les deux voitures allant à gauche.
[BOUCHENCOEUR:] Enfin !... le doux instant approche ! Je paierais cher un billet de garde !... Je sens mon cœur qui bat !... qui bat ! qui bat !... Et vous ? Moi ?... je suis riche... demain au petit jour, je paye mes vingt-quatre mille brioches... et je pousse une pointe sur l'Amérique !... Sans votre femme ? Parbleu !... Mais le difficile... est de gagner sans accident le petit jour !... Ah ! voilà ! moi, je ne le pourrais pas !... Je crois qu'une lecture bien sentie de nos grands poètes ne la charmerait qu'imparfaitement. [LE TRAITEUR:] Ah ! merci !... Qu'est-ce que c'est ça ? Chut !... c'est un flacon d'essence de myrte... c'est anacréontique... En usez-vous ? Voulez-vous me laisser tranquille, avec votre myrte !... Tiens !... vous me donnez une idée !... Laquelle ? Avant de rentrer, je vais me faire servir un vaste plat de choucroute !... Ça ne passera pas !... Tant mieux ! c'est ce que je veux ! la veuve Mouchette sera obligée de me faire du thé toute la nuit !... en attendant l'aurore aux doigts de rose... Ah ! voilà nos voitures GRANDCASSIS. Elles ont eu bien tort de se déranger ! Vite ! vite !... Cocotte va m'attendre !... [GRANDCASSIS:] Allons manger de la choucroute ! [BOUCHENCOEUR:] Cocher ! au galop !... [GRANDCASSIS:] Cocher !... au pas !...
[RECULE:] Allons !... tout s'est bien passé !... j'ai conduit la vieille chez le vieux... Et la jeune chez le jeune !... Mais ce n'est pas ça !... c'est le contraire !... Oui, je suis assez content de ma journée !... [LE TRAITEUR:] Il faut les prévenir... Trop tard !... Eh bien, vous avez fait là un drôle de mic-mac !...
[LE TAMBOUR:] Voilà, voilà, bourgeois ! Tu as bien retenu mes instructions ? Parfaitement... Vous m'avez dit de battre un roulement chaque fois que j'entendrais le bruit d'un baiser... l'idée est bizarde ! Ah bien ! moi... ça m'embêterait. Je ne te demande pas ça. Entre là, avec ta caisse ; enferme-toi, et n'ouvre à personne... il y a vingt francs pour toi. Vingt francs !... Sufficit !... C'est égal... l'idée est bizarde !... [LE PORTIER:] Ah ! vous voilà, monsieur Formose ? Il était temps ! . Il me semblait vous avoir vu passer avec un tambour ?... [M:] Grandcassis m'avait prié de déposer quelque chose chez lui... J'ai déposé... Tiens ! tiens !... Où donc sont les meubles ?... Anatole a vendu tout son noyer hier matin... Comment !... même le lit ? Un jour de noce ? tiens ! c'est drôle !... Je présuppose qu'il habitera sous le même toit que madame son épouse... Vraiment ?... Faites-les monter... et la dame aussi !... Très bien !... je préviendrai les commissionnaires. Des locataires !... ça sera encore plus drôle !... Bonne nuit, veuve Mouchette ! Je reviendrai demain matin chercher de vos nouvelles ! Ah ! je suis un insecte ! Adieu ! [LE PORTIER:] Qu'est-ce qu'il a donc à se tortiller ?... C'est égal !... Je ne suis pas content de M. Grandcassis... il ne m'a seulement pas envoyé une lettre de faire part !... un homme qui m'a dû jusqu'à des quatorze francs !... suivie de ses deux demoiselles d'honneur. [AIR:] du Cabaret de Lustucru. Et la nuit tutélaire Nous prête son secours. [LE PORTIER:] D'où viennent-elles, celles-là ?... Qui demandez-vous ?... [PREMIERE DEMOISELLE:] Nous amenons la mariée... Ah bah !... ici ?... [DEUXIEME DEMOISELLE:] Sans doute... chez son mari !... Je veux bien, moi !... Elle est gentille, mame Natole !
[COCOTTE:] Mon Dieu ! que j'ai peur !... Mesdemoiselles, ne me quittez pas !... Allons, du courage, Cocotte !... Lorsque je suis partie, ma tante Trinquart pleurait... elle m'a embrassée en disant : "Pauvre enfant !... pauvre enfant !... Il paraît qu'avant d'être reçue femme mariée, on vous condamne à des épreuves terribles !... [LES DEUX DEMOISELLES:] Ah !... Comme pour la franc-maçonnerie... Puis on vous fait jurer le secret le plus absolu... C'est pour cela que les demoiselles ne savent jamais rien !... Oh !... tu nous le diras, toi ?... Oh ! oui, n'est-ce pas ? ., . Tu n'as rien à craindre... M. Bouchencoeur paraît t'aimer... Et il a l'air d'un bien brave homme ! Oui, mais qu'il est laid, mon Dieu ! Il t'a fait meubler un palais de velours et de palissandre... Tiens !... Où est-il donc, son palissandre ? [COCOTTE:] Ah !... pas un meuble !... Allons, adieu !... Nous viendrons voir tout cela demain. Vous me laissez seule ?... [TOUTES TROIS:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [DEUXIEME DEMOISELLE:] Je n'ai rien entendu !... J'ai trop peur !... emmenez-moi !... C'est impossible !... Adieu, Cocotte !... [LE TAMBOUR:] Plus personne !... C'est égal ! c'est une drôle de consigne qu'on m'a donnée là !... Hein ?... du bruit ?... c'est milord qui rentre avec son épouse... A mon poste !... et soignons la chamade ! [GRANDCASSIS:] il porte un pliant sous son bras et un bougeoir. Musique sombre. Voici l'instant funèbre... Je ne cacherai pas que j'y vais comme un chien qu'on fouette !... J'ai mangé quatre portions de choucroute ! et je ne sens rien !... ça passe !... ça passe très bien !... j'ai un déplorable estomac !... Voyons !... quel âge peut avoir cette veuve Mouchette ?... elle déclare vingt-neuf ans... mettons en quarante-huit... encore deux ans !... et elle aura cessé de faire partie de la garde nationale !... c'est triste d'avoir une femme rayée des contrôles pour cause de maturité publique !... Ce qui me console, c'est l'absence de tout mobilier... Là où il n'y a pas de meubles... la mariée perd ses droits... Je me suis acheté ce petit pliant pour mon usage personnel !... Si la veuve est gentille... mais là... bien gentille... je le lui prêterai... nous nous assoirons au quart d'heure !... Si toutefois elle peut y entrer !... Elle est là qui m'attend... palpitante et rugissante !... Dois-je la prévenir de mon arrivée ? Ma foi, non ! J'ai le temps !... je vais fumer une pipe !... mon tabac est par là... Espérons que la fumée lui sera désagréable !...
[LE PORTIER:] ils portent un divan, une toilette et un fauteuil. Là !... doucement... posez ça là !... Je crois que ça fera plaisir à M. Natole... Est-ce bête de vendre ses meubles le jour où on se marie !... Allez chercher le reste... et prenez garde au lit... il est en palissandre !...
[COCOTTE:] Quel singulier appartement !... [GRANDCASSIS:] La Mouchette ! Voici le quart d'heure de Rabelais !... La famée de tabac ne vous incommode pas ? [M:] Anatole !... Hein ? Cocotte !... Chez moi !... Chez vous ?... comment, monsieur, je suis ici chez vous ? Seul, avec elle !... Je veux partir, monsieur... je veux aller retrouver mon mari !... [GRANDCASSIS:] Oh ! pas encore !... il n'est pas tard !... restez !... nous parlerons de Casimir... de ce pauvre Casimir... Casimir !... à quoi pensez-vous ?... A quoi je pense ?... Oh ! si Bouchencoeur le savait... il ne rirait pas !... la Mouchette non plus !... La laisser partir ?... jamais ! Je veux m'en aller !... Eh bien ?... Eh bien, je n'irai pas !... Car, si vous manquiez à remplir les formalités voulues... vous seriez perdue... déshonorée !... Argenteuil se voilerait la face !... Quelles formalités ?... Cocotte... le mariage n'est pas ce qu'un vain peuple pense !... Le monde a ses usages... Je ne comprends pas !... Qui est-ce qui vous a amenée ici ?... Là !... vous voyez bien... un homme respectable ! et vous osez soupçonner ce vieillard !... Non, Cocotte, il ne s'est pas trompé !... et, s'il vous a conduite ici, c'est qu'il devait vous conduire ici. [COCOTTE:] Ah bah !... Elle la gobe très bien !... Cela vous étonne, naïve enfant... Quand une jeune fille est mariée, vous vous figurez sans doute qu'il n'y a plus qu'à la conduire au domicile conjugal ? Dame !... à Argenteuil... A Argenteuil, ce sont des Auvergnats ! n'en parlons pas !... mais à Paris... il est un usage... antique et solennel !... Le mari fait choix d'un homme recommandable... comme moi... aux mains duquel il confie sa rougissante compagne... Tiens ! pourquoi donc ?... Ah ! oui !... les épreuves !... pour la faire admettre... [GRANDCASSIS:] Plaît-il ? Oui... en province !... Comme ça... c'est vous qui allez me dire quelles épreuves ?... Mon Dieu, oui !... mon Dieu, oui !... Eh bien, c'est drôle... j'ai moins peur !... Par exemple, je vous prierai de supprimer le tambour !... Le tambour ?... Oui... ça me fait sauter !... Ça !... ce n'est pas difficile... voilà ! c'est fait !... [GIIANDCASSIS:] Dieu !... les belles épaules !... Une chose qui serait bien embêtante... là... mais... bien embêtante !... ce serait de voir entrer la veuve Mouchette comme une trombe !... Où peut être son fiacre à l'heure qu'il est ? ., . [COCOTTE:] Eh bien, après ?... C'est indispensable !... Ah bien, non !... je garde ma couronne. Cependant, il y a un programme, ou il n'y en a pas !... comprenez bien !... Je ne suis pas ici pour mon plaisir, moi... c'est une complaisance que j'ai... Je le sais, monsieur Anatole, et je vous en remercie. Comme il est sévère !... Êtes-vous content ?... Ça commence !... Où peut être le fiacre de la mère Mouchette ? Maintenant, nous allons passer à la seconde épreuve... L'épreuve des papillotes... Vous allez.. Devant vous ?... jamais !... Puisque c'est dans le programme !... Votre rapport ? Ah ! mon Dieu !... le conseil ?... [GRANDCASSIS:] Je sais bien que c'est une complaisance... A la bonne heure !... Est-elle gentille ! Ah ! je ne suis pas riche !... mais je donnerais cinquante mille paires de mouchettes pour un cil de ses yeux... Très bien !... Est-ce tout ?... Oui... maintenant, causons... Ah ! Cocotte !... Monsieur Anatole ?... Voulez-vous causer ?... Je veux bien, monsieur Anatole... Vous souvient-il du jour... ? [COCOTTE:] et GRANDCASSIS. Hein ?... GRANDCASSIS. Plus tard !... tu diras à cette dame que je l'autorise à le laisser ici... [LE COMMISSIONNAIRE:] Ça ne me regarde pas... On m'a dit d'enlever... j'enlève !... Ouste !... [COMMISSIONNAIRE:] charge le divan sur son épaule et sort. Ouste ! "... Butor, va !... Tenez !... asseyez-vous sur ce fauteuil... [COCOTTE:] Volontiers !... Et moi, sur ce pliant... tout près de vous !... je suis très mal... mais enfin !... Je commençais à être lasse... Cocotte !... Cocotte, vous souvient-il du jour... ? [LE COMMISSIONNAIRE:] Le fauteuil, à présent !... [GRANDCASSIS:] Ah ! mais... c'est embêtant !... On m'a dit d'enlever... j'enlève !... Ouste !... Faire la cour sur une patte... comme les hérons !... ça manque de gaieté !... Appuyez-vous sur moi... Causons !... voulez-vous causer ?... Cocotte... vous souvient-il du jour où je vous rencontrai sur les rivages d'Argenteuil ?... [COCOTTE:] Oh ! oui !... Vous étiez sur votre âne... et moi, suivant à pied... j'imitais son silence... autour de vous rangé... L'aimable enfant !... [GRANDCASSIS:] Elle n'a rien oublié !... [COCOTTE:] Oh ! non !... aussi, chaque fois que je rencontre un âne... je pense bien à vous, allez !... [GRANDCASSIS:] Ah ! que vous êtes bonne !... Qui est-ce qui a fourré des tambours dans ma cuisine ? .. [COCOTTE:] Et de la garde nationale encore !... Milord est-il content ? Quoi ? milord ?... d'où tombe-t-il, cet animal-là ? . [LE TAMBOUR:] Vingt francs ?... allez vous coucher !... Ah ! mais je n'entends pas ça !... Vous, vous m'embêtez !...
[GRANDCASSIS:] Sapristi !... la veuve Mouchette !... Comment ?... ah ! que c'est bête !... J'ai cru que c'était ma femme !... Votre femme !... mais elle en train de mettre ses papillotes. Quelles épreuves ? Elle est chez lui... comme je suis chez vous... c'est dans le programme ! Cornebœuf ! ma femme !... on a beau avoir épousé une vieille... on n'est pas flatté... Qu'avez-vous donc ? Ah !... Et Bouchencoeur qui a pris un bain de myrte !... vite ! partons ! courons ! Qu'est-ce qui vous presse ? Comment, ce qui me presse ?... Quand je vous dis qu'il s'est trempé dans le myrte !... Sera-t-il encore temps, mon Dieu ! [AIR:] Ah ! quelle aimable fête. Ah !... Dépêchons, le temps presse ! Maudit jour de tracas ! Ah !... La chose m'intéresse, CarSon l'honneur est là-bas !
[ARTHEMISE:] Et la nuit tutélaire Nous prête son secours ! [ARTHÉMISE:] Parlé. Mon Dieu ! que je suis émue ! je tremble comme une feuille de rose que l'aquilon va détacher ! [PREMIERE DEMOISELLE:] Calmez-vous !... C'est impossible ! mon pauvre cœur bat ! Oh ! non ! ce ne sont pas les trois étages !... C'est la situation !... Grandcassis va venir... Voyons, du courage !... vous avez déjà été mariée une fois, M. Mouchette... [ARTHEMISE:] Mouchette ne compte pas !... je ne l'ai jamais aimé !... [LES DEUX DEMOISELLES:] Je puis le dire... maintenant qu'il n'est plus !... c'était un homme sans poésie... il ronflait... comme une trompe !... Aussi, j'apporte à mon Anatole la primeur d'un cœur novice, c'est pour cela que j'ai cru pouvoir réarborer la fleur d'oranger... Ecoutez !... Ah ! mon Dieu !... Qu'avez-vous donc ? Rien ! il m'avait semblé reconnaître le pas d'Anatole !... Voulez-vous que nous restions près de vous ? Non !... ah ! non !... Si vous avez peur ? J'ai peur... mais je sais me faire une raison... Bonsoir, mesdemoiselles, bonne nuit !...
[ARTHEMISE:] J'ai cru qu'elles ne s'en iraient pas !... Tic tac ! tic tac ! tic tac ! je ne sais pas ce que j'ai aujourd'hui... je suis comme une enfant !... Tiens !... c'est très gentil, ici !... quelle jolie pendule ! Paul et Virginie s'abritant sous un cocotier ! Paul, c'est Grandcassis, je suis Virginie... et cet appartement, c'est le cocotier ! Et moi qui croyais Anatole gêné... il aurait pu vendre tout cela et me payer... il ne l'a pas fait... donc il m'aime !... O merci, mon Dieu ! C'est lui !... c'est Anatole !... Tic tac ! tic tac !... dérobons-lui ma rougeur !... [BOUCHENCOEUR:] Cré coquin de myrte !... cette odeur me barbouille ! [ARTHÉMISE:] elle tousse. Hum ! hum ! Elle ! .,, pauvre petite ! j'ai peur de l'effaroucher !... [ARTHEMISE:] Entrez !... Mâtin !... elle a un bon creux ! C'est moi !... où es-tu ?... où es- tu ? Tiens ! il est enrhumé ! Coucou !... Elle joue à cache-cache ! Cocotte ! ma Cocotte ! Il m'appelle sa Cocotte !... Mouchette m'appelait son petit chien bleu !... quelle différence ! Par ici ! par ici !... Je t'attendais, enfant, je t'attendais !... [BOUCHENCOEUR:] Aïe !... Quelle poigne !... je crois qu'elle sera d'une bonne santé ! Parle-moi ! parle-moi !... Oui !... Cré coquin de myrte ! Si nous allumions !... Oh ! non, je ne veux pas que tu me voies rougir ! [BOUCHENCOEUH:] C'est juste !... une rosière !... D'ailleurs l'ombre plaît aux amants ! où es-tu ?... tu te dérobes toujours !... Voilà ! Ta main... dans la mienne !... Tu trembles, enfant ? Non ; mais vous serrez trop fort ! Parle-moi !... parle-moi !... Je sais que tu aurais pu vendre tes meubles... et tu ne les as pas vendus !... Plaît-il ?... Alors, tu m'aimes, n'est-ce pas ? Tiens ! pour une rosière !... Eh bien, oui, Cocotte... oui, Cocotte !... [ARTHEMISE:] Oh ! merci !... Tu es beau ! tu es beau !... [BOUCHENCOEUR:] Sacrebleu ! est-ce qu'elles sont toutes comme ça, à Argenteuil ?... Tiens ! voilà ma couronne ! tiens ! voilà mon bouquet !... prends ! Si nous allumions ? Oh ! non !... l'ombre ! l'ombre !... où est ma chambre ? Là !... à droite... permettez-moi de vous y conduire. [ARTHEMISE:] Ne me suivez pas !... je vous défends de me suivre ! Je sonnerai ! [BOUCHENCOEUR:] Elle sonnera ! diable !... Cocotte est une rose... mais une rose du Bengale qui se souvient de son soleil ! Personne ! profitons de ce moment de solitude pour procéder à mon petit maquillage... D'abord, une couche de blanc... après, une couche de rouge... et ensuite je me dessinerai quelques veines. Le visage de l'homme est comme un appartement : il faut de temps à autre boucher les crevasses et rafraîchir les peintures !... j'ai envie de me planter un petit signe sur la lèvre... Mazette !... déjà ! Voilà ! voilà !... où est ma crème de riz ?... Voilà ! voilà !... Sapristi !... est-ce qu'elles sont toutes comme ça, à Argenteuil ?... Vite ! ma coiffure !... [COCOTTE:] Enfin ! j'ai pu m'échapper !... [BOUCHENCOEUR:] Hein ?... elle !... on n'entre pas ! Comment, monsieur, vous portez perruque ?... BOUCHENCOEUR, à part. Elle m'a vu ! Non !... je faisais ma raie... et alors... Comme c'est plus commode... Sacrebleu ! on n'entre pas comme ça ! on frappe ! Mais je sonne depuis deux heures ! Parbleu !... je l'ai bien entendu !... je ne suis pas sourd !... Rentrez, que diable ! j'ai besoin d'être seul ! Ne vous fâchez pas !... je rentre... Oh ! qu'il est laid ! Ah ! mais !... décidément, elles n'ont pas de patience, les rosières d'Argenteuil ! Oh ! saprelotte !... et ma perruque... à l'envers ! Me voilà dépoétisé !... j'ai perdu mon charme !... [GRANDCASSIS:] Il faut que je lui parle !... il le faut ! Hein ?... qu'est-ce ? Ah ! le voilà ! Vous chez moi ! à cette heure ! Quel événement !... c'est le père Reculé... un sourd... Parlez !... la femme que vous avez trouvée ici... ? Ah ! mon ami !... charmante ! délicieuse ! Ah ! mon Dieu ! Cristi !... Elle m'a dit : "Tu es beau ! tu es beau !..." Elle m'a embrassé... elle m'a pris la tête... et... Eh bien !... qu'est-ce que vous faites ?... Il se trouve mal, à présent !... Monsieur ! monsieur !... Ah ! mais il est embêtant !... j'ai affaire !... Catherine ! Catherine !... [UNE BONNE:] Monsieur !... [LA BONNE:] Comme il est pâle !... [BOUCHENCOEUR:] Tu lui feras boire du vinaigre !... pourvu qu'il n'aille pas faire une maladie chez moi !... En voilà un animal ! il vient secouer ses nerfs dans mon domicile... un jour de noces !... Voilà ! voilà !... pauvre Cocotte !... La sonnette de gauche s'agite à son tour avec rage. Duo prolongé des deux sonnettes. Hein ?... par là aussi !... deux sonnettes pour un homme seul !... Qu'est-ce que cela veut dire ?... [ARTHEMISE:] Ah çà ! monsieur, vous êtes donc sourd ?... [BOUCHENCOEUR:] Madame Grandcassis !... [ARTHEMISE:] Bouchencoeur !... Ne me regardez pas !... Vrai ! je n'y pensais pas !... Que venez-vous faire ici, dans ma chambre nuptiale... à une pareille heure ? Comment, dans votre chambre ? mais vous êtes chez moi !... Chez vous ?... ah ! mon Dieu ! et tout à l'heure, croyant parler à Anatole... Ah !... Allons ! bon !... à l'autre ! mais ce ménage-là ne me laissera donc pas tranquille ! Catherine !... il doit rester du vinaigre !... [ARTHÉMISE:] Monsieur, c'est un rapt !... un guet-apens ! .., je m'adresserai aux tribunaux ! Eh ! je n'y pense pas !... D'abord je ne vous connais pas ! je ne veux pas d'un vieux mari !... Ni moi d'une vieille femme !... j'épouse une rosière et on me livre une veuve !... c'est de la falsification !... Insolent ! quand je pense qu'il a eu l'audace de m'embrasser !... Vous !... c'est vous !... Monsieur !... je vous défends de me retenir !... Moi ?... Cordon, s'il vous plaît !... Où est Anatole ? je veux aller retrouver Anatole !... que va-t-il penser ?... [VOIX DE GRANDCASSIS:] Merci !... ça va mieux !... Lui ! ici ? comment se fait-il ? Silence, monsieur !... qu'il ignore vos vivacités !... Les vôtres !... permettez !... [ARTHEMISE:] Lui !... toi !... Anatole !... Arrière, madame !... Quoi !... tu me soupçonnes... moi ?... je te jure qu'il ne s'est rien passé que d'honorable... [BOUCHENCOEUR:] Absolument rien !... Certainement !... Nous avons passé la soirée à jouer aux dominos... [GRANDCASSIS:] Aux dominos ?... Et que je les ai perdus !... Les voilà !... C'est une preuve, ça ! Deux... quatre... six !... Disent-ils vrai, mon Dieu !... Et après ?...
[ARTIIÉMISE:] Il fuit, le lâche !... Ah ! ah ! ah ! pauvre faible femme !... Anatole me croit coupable ! . il a parlé d'un procès !... J'irais m'asseoir sur les bancs de la police correctionnelle, entre deux gendarmes, côte à côte avec Bouchencœur !... un homme si laid !... je serais condamnée !... Jamais !... jamais !... Mon parti est pris !... On parlera de moi dans l'histoire !... [LA BONNE:] Madame a sonné ? Un réchaud ?... Madame désire-t-elle du sucre ? Non !... pas de sucre !... Allez !... Il n'y a plus de sucre pour moi dans ce bas monde !... Demain, on lira mon nom dans la Gazette des Tribunaux !... à côté de celui des petits enfants qui mangent continuellement des allumettes chimiques par imprudence !... Voici le thé, madame ; où faut-il placer le réchaud ?... Je vais ouvrir la fenêtre... Non !... je l'ouvrirai moi-même... C'est bien, sortez !... prend la bougie allumée et l'emporte. Je m'en vais... Qu'est-ce qu'elle a ?... [ARTHEMISE:] elle pose le réchaud près de la table. L'heure est solennelle !... dois-je me déshabiller ?... Non !... dans ma robe de fiancée !... ma couronne sur la tète !... C'est peut-être une bêtise... que je vais faire là ?... [VOIX DE FORMOSE:] dans la coulisse. Madame y est ?... très bien ! Du monde !... je ne veux pas qu'on surprenne... où cacher ?... Ah !... là !... sous cette console. [FORMOSE:] Comment ! vous ici ? [M:] Formose ! Je vous dérange, peut-être ? [ARTHEMISE:] Non !... du tout !... c'est que... j'allais déjeuner... Comment le renvoyer ? Moi aussi, je suis invité... Tiens ! ça fume ici. [ARTHÉMISE:] C'est le thé ! Du thé ? .,, ah !... j'en accepterai une tasse... Voilà qu'il s'assoit ! [COCOTTE:] Non ! non ! non !... je ne signerai pas !... [BOUCHENCOEUR:] Si, madame, vous signerez ! Quelle drôle d'odeur ! ça sent le chou ! Qu'est-ce donc ? C'est monsieur qui veut absolument me faire signer une demande en séparation ! Le sacripant ! Déjà ! Un lendemain de noce ! Qu'est-ce qu'on penserait de moi à Argenteuil ? Il ne s'agit pas d'Argenteuil !... voici la plume, dépêchons-nous ! [COCOTTE:] Non ! non ! non ! Madame !... [GRANDCASSIS:] Je viens de chez mon avoué ! Anatole ! Arrière, madame !... il m'a donné une consultation... BOUCHENCOEUR. Qu'est-ce qu'il a dit ? parlez. Nous sommes parfaitement dans notre droit !... il y a injure grave et... Tiens ! ça sent le haricot de mouton !... Veuillez prendre connaissance... Qu'est-ce que c'est que ça ? Ah !... Jamais ! Prenez-y garde, madame !... si vous voulez du scandale... nous en ferons !... Nous... nous... Eh bien !... eh bien !... J'ai envie de dormir !... Ma tête tourne ! Les meubles dansent ! Ah ! je me rappelle !... là !... un réchaud de charbon allumé !... Au secours ! [TOUS:] Au secours ! au secours ! [AIR:] du Miserere. La mort m'environne ! Nous somm's flambés ! Déjà l'heure sonne ! Mon âme frissonne ! Nous somm's flambés ! Mourir, c'est affreux ! [TOUS:] Cré nom ! je succombe TOUS. Je sens que je tombe ! Dormons dans la tombe ! Vivons dans les cieux ! [BOUCHENCOEUR:] N'ayons qu'une tombe Pour nous deux ! Ah ! ma pauvre Cocotte, Oui, c'en est fait de moi ! Un souvenir, un souvenir de toi ! Cocotte, bonsoir, oh ! Saperlotte ! Bonsoir ! bonsoir ! [RECULE:] Ouvrez donc !...ouvrez donc !... Ah !... de l'air !... de l'air !... Ah !... ça va mieux !... Je respire !... Il était temps !... C'est cet animal qui est cause de tout ! Vieille brute !, .. Vieux crétin !... Merci !... j'ai pris mon café... "Primo... Acte de mariage entre Anatole Grandcassis et Félicité Cocotte... Hein ? [COCOTTE:] Est-il possible !... [ARTHEMISE:] Mais non !... Qu'est-ce qu'il chante'?... Mais ça y est !... c'est écrit !... il m'a marié avec Cocotte !... BOUCHENCOEUR. Et moi avec la veuve !... Horreur !... Vous êtes contents ? [COCOTTE:] Comment se fait-il... ? Je comprends : nous étions quatorze à la mairie, il s'est trompé !... Il s'est empêtré dans les futurs !... O Providence !... Oui, mais ça ne compte pas !... Ce mariage est nul !... Si le mariage est nul, nous sommes libres... alors je répouse Cocotte !... Oh ! je veux bien !... Sapristi !... D'ailleurs... ne vaut-il pas mieux rester comme le hasard... qui est aveugle... et sourd... nous a placés ? C'est infiniment plus moral !... C'est plus moral... mais c'est moins drôle... ça n'est même pas drôle du tout ! [ARTHEMISE:] Un petit vieux... avec une perruque !... ce n'est pas là le jeune homme que j'avais rêvé !... [GRANDCASSIS:] Ah ! Cocotte !... chère petite femme !... soyez tranquille ! j'achèterai des meubles... et nous causerons de Casimir. [BOUCHENCOEUR:] Allons !... chère madame Mouchette... [ARTHEMISE:] Ah ! mon Dieu !... Est-ce que j'aurais épousé une sinécure ? Cré coquin de myrte ! [AIR:] Quadrille des Lanciers. Eh bien ! Car tout est pour le mieux !
[OEDIPE:] Fille d'un Vieillard aveugle, Antigone, en quel pays, en quelle ville sommes-nous enfin arrivés ? De quelle main OEdipe errant pourra-t-il aujourd'hui recevoir quelques faibles secours ? Demandant peu, obtenant encore moins, je suis satisfait de ce qu'on me donne ; mon infortune, le temps et mon courage m'ont appris à m'en contenter. Cependant, ô ma fille, si tu apercevais un endroit où je puisse m'asseoir, soit près de quelque bois consacré aux dieux, soit ailleurs, conduis-y mes pas, fais-y reposer ton père, afin d'apprendre où nous sommes. Etrangers, c'est à nous d'interroger les citoyens, et de faire ce qu'ils nous prescriront. [ANTIGONE:] O trop malheureux OEdipe ! ô mon père, si j'en crois mes yeux, j'aperçois dans l'éloignement des remparts qui environnent une ville. Le lieu où nous sommes est sacré, autant qu'on en peut juger par ces divers ombrages de laurier, de vigne et d'olivier ; les rossignols y sont eu grand nombre, et y font entendre leurs chants mélodieux. Repose-toi sur cette pierre que l'art n'a point polie : la route que tu viens de faire est bien longue pour un vieillard. [OEDIPE:] Aide-moi, ma fille, à m'asseoir, et veille sur ton père aveugle. [ANTIGONE:] Depuis longtemps je remplis ce devoir et je sais de quels soins je dois t'entourer. [OEDIPE:] Peux-tu me dire où nous sommes arrêtés ? [ANTIGONE:] La ville est Athènes, mais le nom de ce bourg, je l'ignore. Veux-tu que j'aille le demander ? [OEDIPE:] Va, ma fille, et demande si on peut y habiter. [ANTIGONE:] Je n'ai pas besoin de m'éloigner ; je vois un homme près d'ici. [OEDIPE:] Vient-il de notre côté ? [ANTIGONE:] Le voici ; demande-lui ce que tu voudras. [OEDIPE:] Étranger, cette jeune fille, dont les yeux voient pour moi, m'a signalé ta présence. Veux-tu me renseigner ? [LE COLONIATE:] Avant de m'interroger, quitte l'endroit où tu es assis ; tu te trouves dans un lieu sacré où il n'est point permis de porter ses pas. [OEDIPE:] Quel est ce lieu ? à quelle Divinité est-il consacré ? [LE COLONIATE:] Il n'est permis ni de l'habiter, ni d'en approcher : il est sous la puissance de Divinités terribles, filles des ténèbres et de la terre. [OEDIPE:] Quelles Divinités ? Sous quel nom dois-je les vénérer ? [LE COLONIATE:] Le peuple ici les appelle les Euménides, qui voient tout : ailleurs, on leur donne d'autres noms. [OEDIPE:] Puissent-elles d'un regard favorable m'accueillir ici comme leur suppliant, cette terre deviendrait mon asile, et je ne la quitterais plus. [LE COLONIATE:] Que veux-tu dire ? [OEDIPE:] Toute mon infortune. [LE COLONIATE:] Puisqu'il en est ainsi, je n'aurai pas la hardiesse de te chasser d'ici, sans avoir consulté et demandé l'avis de mes concitoyens. [OEDIPE:] Étranger, au nom des dieux, ne dédaigne pas un malheureux qui te supplie, et qui désire être instruit par ta bouche. [LE COLONIATE:] Demande. Tu ne te plaindras point de mes refus. [OEDIPE:] Quel est donc enfin le lieu où nous sommes ? [I.E COLONIATE:] Je te dirai tout ce que je puis savoir. Ce lieu est entièrement sacré : le vénérable Poséidon y règne, ainsi que le dieu qui apporta le feu aux humains, le Titan Prométhée. La route que tu foules aux pieds est la voie d'airain de cette contrée, le rempart d'Athènes. Les champs voisins se glorifient d'avoir eu Colonos pour leur souverain, et ils en portent le nom. Tu vois combien la présence des dieux rend cette contrée respectable. [OEDIPE:] Est-elle habitée ? [LE COLONIATE:] Sans doute, et les habitants ont pris le nom de leur dieu. [OEDIPE:] Le pouvoir souverain est-il dans la main d'un seul, ou de la multitude ? [LE COLONIATE:] Cette contrée est soumise au Roi qui règne dans Athènes. [OEDIPE:] Quel est ce Prince qui gouverne par la force et par la prudence ? [LE COLONIATE:] On le nomme Thésée ; Egée fut son père. [OEDIPE:] Qui d'entre vous pourrait nous servir de messager auprès de lui ? [LE COLONIATE:] A quoi faudrait-il le disposer ? Que faudrait-il lui dire ? [OEDIPE:] Qu'il peut obtenir un grand avantage, en nous donnant un faible secours. [LE COLONIATE:] Et quel bienfait peut-il tirer d'un aveugle ? [OEDIPE:] Mes discours ne seront pas privés de lumière. [LE COLONIATE:] Sais-tu, Etranger, ce que, dans ton intérêt, j'ose te conseiller, car, malgré ta misère, ton extérieur annonce un homme d'un rang distingué ? Demeure où tu es, jusqu'à ce que, sans aller à la ville, je porte la nouvelle aux habitants de cette campagne. Eux seuls jugeront si tu dois rester ou partir. [OEDIPE:] O ma fille ! cet Étranger est-il parti ? [ANTIGONE:] Il est parti ; je suis seule auprès de toi, mon père, et tu peux parler sans crainte. [OEDIPE:] O vénérables Euménides ! puisque c'est dans votre demeure que mes pas se sont arrêtés d'abord ici, ne trahissez point mes désirs et ceux d'Apollon, qui, m'annonçant tous les maux que j'ai soufferts, me dit qu'après un assez long temps j'en trouverais le terme, sur cette terre où je suis : que mes malheurs et ma vie finiraient au seuil de la retraite des respectables déesses : qu'en apportant un grand bonheur à ceux qui me recevraient, je causerais la perte de ceux qui m'auraient chassé. Des éclairs, ou la foudre, ou un tremblement de terre, doivent m'annoncer l'accomplissement de l'oracle. Ah ! j'ai lieu de croire qu'un présage heureux venu de vous m'a conduit. Jamais, sans cela, je ne vous eusse rencontrées ici les premières, vous qui ne voulez point de vin dans vos sacrifices, moi qui ne puis en avoir pour ma subsistance ; et jamais je ne me fusse reposé sur ce siège grossier dans cette enceinte révérée. Ne démentez donc pas, ô déesses, les promesses d'Apollon ; et si, livré à des maux plus cruels qu'aucun homme ait jamais éprouvés, vous croyez que j'aie assez souffert, ô favorables filles des antiques ténèbres, et vous, la plus recommandable des cités, vous qu'on nomme la ville de Pallas, Athènes, ayez pitié de ce misérable fantôme d'OEdipe ; car son corps ne ressemble en rien à ce qu'il fut autrefois. [ANTIGONE:] Silence, mon père ; je vois des vieillards qui s'approchent pour examiner où tu t'es arrêté. [OEDIPE:] Je me tais ; mais retirons-nous du chemin, cache-moi dans l'épaisseur du bois, pour que je puisse entendre ce qu'ils diront et agir ensuite avec prudence. [LE CHOEUR:] Voyez, quel est-il ? où est-il ? où le trouver ce banni, le plus audacieux des mortels ? Regardez, cherchez, appelez de tous côtés : c'est un vieillard errant, fugitif, étranger, sans doute : sinon, eût-il osé pénétrer dans ce bois interdit aux humains, dans la retraite de ces invincibles déesses, que nous tremblons de nommer, et devant qui nous passons sans oser les regarder, sans proférer une parole, et ne nous permettant que la voix intérieure d'une pensée de bon augure. C'est dans cet asile cependant qu'un homme impie a, dit-on, porté ses pas. Je regarde en vain autour de ce bois ; je cherche où il peut être, et je ne puis le découvrir. [OEDIPE:] Le voici, c'est moi que vous cherchez. [LE CHOEUR:] Dieux ! que son aspect est horrible ! que sa voix est effrayante ! [OEDIPE:] Ah ! je vous en conjure, ne me regardez pas comme un homme qui méprise les lois. [LE CHOEUR:] O secourable Zeus ! quel est ce vieillard ? [OEDIPE:] Dignes chefs de cette contrée, ce n'est point un mortel qui ait à se louer de la fortune, vous le voyez ; autrement je n'emprunterais pas des yeux étrangers pour me conduire, et la force ne se serait pas mise sous la garde de la faiblesse. [LE CHOEUR:] O ciel, malheureux et chargé d'années, es-tu depuis ta naissance privé de la clarté du jour ! Mais n'ajoute pas à tes maux ceux d'imprécations auxquelles tu t'es exposé. C'est trop, c'est trop t'avancer, vieillard infortuné, garde-toi de porter tes pas dans ce vallon silencieux, dans cette prairie verdoyante où coule un ruisseau dont l'onde limpide sert à remplir les cratères destinés aux libations. Arrête, retire-toi. approche-toi de nous. Étranger malheureux, nous entends-tu ? Si tu as quelque chose à nous dire, quitte cet asile interdit aux mortels ; viens en ce lieu qui nous est ouvert à tous, tu pourras nous y parler. Jusque-là garde le silence. [OEDIPE:] O ma fille ! que faut-il faire ? [ANTIGONE:] Se conformer aux vœux de ces habitants, leur céder volontairement et sans contrainte... Donne-moi la main. [OEDIPE:] Le voici... Étrangers, me voici ; je m'abandonne à vous ; ne me trahissez pas. [LE CHOEUR:] Non, non, vieillard, ne crains pas que personne à présent t'arrache d'ici malgré toi. [OEDIPE:] Avancerai-je encore ? [LE CHOEUR:] Oui, plus près. [OEDIPE:] Encore ? [LE CHOEUR:] Plus près encore, jeune fille ; tu comprends mieux. [ANTIGONE:] Suis-moi, mon père, suis-moi jusqu'où je dois te conduire. [OEDIPE:] Conduis-moi, ma fille, puisqu'il le faut : allons où le respect des dieux nous appelle, et où nous pourrons écouter et être écoutés. [LE CHOEUR:] Arrête-toi, et garde-toi de t'éloigner de cette roche, qui fait la borne du chemin. [ANTIGONE:] Ici ? [LE CHOEUR:] Ici même. Il suffit. [OEDIPE:] Puis-je m'asseoir ? [LE CHOEUR:] Monte obliquement, et place-toi doucement.sur le haut de la roche. [ANTIGONE:] Ce soin m'est réservé, mon père : c'est à moi de conduire doucement tes pas. [OEDIPE:] Hélas ! destin cruel ! [LE CHOEUR:] Maintenant que tu es assis, infortuné ! dis-nous de quel sang tu es sorti, qui tu es, quels sont tes malheurs, et quelle est ta patrie ? [OEDIPE:] Étranger, je n'ai plus de patrie... Mais, de grâce... [LE CHOEUR:] Que veux-tu faire, vieillard ? [OEDIPE:] De grâce, encore une fois, ne me demandez pas qui je suis ; ne m'interrogez pas davantage. [LE CHOEUR:] Pourquoi ? [OEDIPE:] Naissance trop funeste ! [LE CHOEUR:] Parle. [OEDIPE:] Hélas ! ma tille, que dirai-je ? [LE CHOEUR:] Étranger, de quel sang, de quel père es-tu né ? [OEDIPE:] O dieux ! que dois-je faire, ma fille ? [ANTIGONE:] Parle, il le faut. [OEDIPE:] Eh bien ! je vais parler ; et comment pourrais-je demeurer inconnu ? [LE CHOEUR:] Que de délais ! hâte-toi. [OEDIPE:] Connaissez-vous le fils de Laïos ? [LE CHOEUR:] O ciel ! [OEDIPE:] Le neveu des Labdacides ? [LE CHOEUR:] O Zeus ! [OEDIPE:] Le malheureux OEdipe ? [LE CHOEUR:] Serait-ce toi ? [OEDIPE:] Ne vous effrayez point de ce que je vous dis. [LE CHOEUR:] Oh ! oh ! [OEDIPE:] Infortuné ! [LE CHOEUR:] Oh. ! oh ! [OEDIPE:] Ma fille, que va-t-il arriver ? [LE CHOEUR:] Fuyez, fuyez loin de ce pays. [OEDIPE:] Est-ce ainsi que vous me tenez les promesses faites ? [LE CHOEUR:] Il n'est point de punition imposée par les Erinyes à quiconque rend à l'offenseur les mauvais traitements qu'il en a reçus. Le trompeur mérite d'être trompé à son tour, et ne doit attendre qu'outrages, au lieu de reconnaissance. Abandonne ce siège, quitte cette terre que nous habitons, pour ne pas attirer sur notre ville quelques nouveaux malheurs. [ANTIGONE:] Vertueux Etrangers, puisque vous ne pouvez supporter la présence de mon père, de ce vieillard aveugle et malheureux, dont vous connaissez les crimes involontaires, ayez du moins pitié d'une fille infortunée : c'est pour lui, pour mon père que je vous implore. Oui, je vous invoque, je vous demande, ainsi que votre propre fille, et en attachant sur vos yeux mes yeux ouverts au jour, d'accorder à ce déplorable vieillard quelques sentiments de commisération : notre sort est dans vos mains, comme dans celles d'un dieu. Daignez, daignez d'un signe de tête nous accorder cette grâce inespérée que ma voix vous demande, en faisant en sa faveur tout ce qui peut vous toucher davantage, le nom de fille, la raison, la nécessité, les dieux. Eh ! qui, lorsqu'un dieu l'entraîne, peut se dérober au coup qu'il lui prépare ? [LE CHOEUR:] Ah ! fille d'OEdipe, attendris par vos malheurs, nous vous plaignons également l'un et l'autre ; mais, la crainte que nous avons des Dieux nous ôte le courage de revenir sur notre décision. [OEDIPE:] Quel secours ? quel bien faut-il jamais attendre d'une réputation vaine et d'une gloire usurpée ? La voilà donc cette Athènes qu'on disait si religieuse, la seule cité jalouse de sauver un étranger malheureux, la seule capable de le secourir ! Que sont devenues pour moi tant de vertus lorsque, m'arrachant du siège où je me repose, vous me chassez de votre patrie, par la crainte seule de mon nom ? Car ce n'est point mon corps qui vous l'inspire ; ce ne sont point mes actions, puisque ces actions j'en suis bien moins l'auteur que la victime ? Si en effet celles qui regardent et mon père et ma mère causent votre indignation contre moi, ainsi que j'ai trop lieu d'en juger, de quel crime mon coeur pouvait-il être coupable, moi qui, à mon insu, n'ai fait que rendre ce qu'on m'avait fait souffrir, et qui, même si j'eusse agi avec dessein, n'aurais pu encore passer pour criminel ? C'est sans rien savoir que je suis arrivé au terme où le sort m'a conduit ; mais ceux qui voulaient ma perte savaient, eux, ce qu'ils me faisaient souffrir. Ainsi donc, Étrangers, c'est au nom des dieux que je vous implore ; sauvez-moi, comme vous me l'avez promis ; et, en honorant les dieux, gardez-vous de croire qu'ils sont aveugles ; songez qu'ils ont toujours les yeux ouverts sur les justes et sur les impies, et que, parmi ceux qui les bravent, il n'en est point qui leur puisse échapper. Ne ternissez pas l'éclat de la glorieuse cité d'Athènes, en vous livrant à des actions impies ; fidèles à vos promesses, défendez, protégez un suppliant qui a reçu votre foi ; que l'état horrible où je parais devant vous, ne vous autorise point à me chasser. Je viens, sous la garde de la religion et des dieux, apporter une grande faveur à cette cité ; et, lorsque celui qui règne en ces lieux, quel qu'il puisse être, sera présent, alors vous entendrez, vous apprendrez tout ; cessez jusqu'à ce moment, cessez d'user de rigueur envers moi. [LE CHOEUR:] Je ne puis m'empêcher, ô vieillard, d'être frappé de tes raisons, tant tes discours ont de force ; mais il faut que les maîtres de cette contrée en soient instruits comme moi. [OEDIPE:] Et dans quel lieu est-il, celui qui gouverne ici ? [LE CHOEUR:] Dans la cité qui est l'héritage de ses pères. Le messager qui nous a fait venir est parti pour l'aller chercher. [OEDIPE:] Pensez-vous qu'il ait quelque ménagement, quelque égard pour un aveugle infortuné, et qu'il consentira sans peine à le venir trouver ? [LE CHOEUR:] Sans doute, et aussitôt qu'il entendra ton nom. [OEDIPE:] Eh ! qui pourra le lui apprendre ? [LE CHOEUR:] La route est longue, mais les propos des voyageurs circulent avec rapidité. Il les entendra ; il viendra sans tarder, n'en doute pas : quand le sommeil même aurait appesanti ses sens, Thésée, réveillé à ce bruit, s'empressera de se rendre ici. [OEDIPE:] Puisse-t-il venir avec un cœur favorable à moi et à sa patrie, car quel est l'homme, même le plus vertueux, qui n'est ami de lui-même ? [ANTIGONE:] O Zeus ! que dois-je penser, ô mon père ! que dois-je dire ? [OEDIPE:] Chère Antigone, ma fille ! quelle pensée t'inquiète ? [ANTIGONE:] Je vois venir à nous une femme montée sur un coursier superbe. Un casque en parasol, à la manière des Thessaliens, posé sur sa tête, ombrage son front... Que croire ? Serait- ce... N'est-ce point... Mon esprit flotte dans l'incertitude... J'assurerais... Mais non... Je ne sais que dire. Malheureuse ! ce ne peut être une autre. à mesure qu'elle approche, sa joie brille dans ses yeux, elle me sourit : ah ! elle me dit assez que c'est Ismène que je vois. [OEDIPE:] Ma fille, qu'as-tu dit ? [ANTIGONE:] C'est ta fille, c'est ma sœur Ismène que je vois. Tu vas reconnaître le son de sa voix. [ISMENE:] O doux moment où je puis voir et entendre à la fois un père et une sœur chérie ! Que de peines pour vous retrouver, que de peines pour vous revoir ! [OEDIPE:] O ma fille ! c'est toi ! [ISMENE:] O trop malheureux père ! [OEDIPE:] O mon sang ! ô ma fille ! [ISMENE:] O malheureuses tendresses ! [OEDIPE:] Je te retrouve, mon enfant ! [ISMENE:] J'ai supporté de grandes souffrances. [OEDIPE:] Chère fille, embrasse ton père. [ISMENE:] Mes bras vous pressent tous deux. [OEDIPE:] Antigone, et moi, sans doute ? [ISMENE:] Ils unissent trois infortunés. [OEDIPE:] Et quel soin t'amène ? [ISMENE:] Ton intérêt, mon père. [OEDIPE:] Sont-ce des vœux que tu m'apportes ? [ISMENE:] Des vœux et des nouvelles dont je viens te faire part, suivie du seul serviteur qui me soit resté fidèle. [OEDIPE:] Et tes frères, où sont-ils donc, eux à qui la jeunesse permet de supporter toute peine ? [ISMENE:] En quelque lieu qu'ils soient, leur sort est misérable. [OEDIPE:] Oh ! qu'ils nous rappellent, par leurs mœurs et par leur caractère, les antiques usages de l'Egypte, Là, les hommes, retirés dans l'intérieur de leurs maisons, manient la navette et le fuseau, tandis que les femmes vont chercher au dehors tout ce qui est nécessaire à la nourriture de leurs époux. Ainsi, mes enfants, vos frères, au lieu de s'acquitter pour vous, comme ils le devaient, des soins dont vous vous êtes chargées, restent tranquillement occupés de la garde de leur maison, ainsi que des femmes, tandis que l'une et l'autre vous vous occupez à leur place de soulager mes maux. L'une, depuis qu'elle sortit de l'enfance, et qu'elle acquit les forces de la jeunesse, fugitive et malheureuse avec moi, est devenue le guide de ma vieillesse. Souvent dans les forêts les plus sauvages, errante, sans nourriture, et presque sans vêtements, exposée aux ardeurs du soleil, aux rigueurs des saisons, souffrante, exténuée, elle préféra aux festins qu'elle aurait trouvés dans ses foyers, l'âpre joie de procurer quelque nourriture à son père. Toi, ma fille, tu étais déjà venue, à l'insu des Thébains, m'informer des oracles qui s'occupaient de mon sort. Tu m'avais fidèlement accompagné quand je fus chassé de ma patrie. A présent, Ismène, que viens-tu m'apprendre ? quel dessein t'a fait sortir de ta demeure ? Certes tu n'es pas venue sans motif. Puisses-tu ne pas m'annoncer un nouveau malheur ! [ISMENE:] Je ne te dirai pas, mon père, tout ce que j'ai souffert, en cherchant à découvrir ta retraite. Je ne veux pas, par un récit affligeant de mes peines, en renouveler l'amertume. Je viens t'apprendre les maux qui menacent aujourd'hui deux fils malheureux. Ils semblaient d'abord n'avoir d'autre désir que d'abandonner le trône à Créon, afin de ne pas souiller leur patrie, par la tache de leur race, et de lui épargner les maux affreux tombés sur votre maison. Poussés par les dieux et par un cœur pervers, l'ambition funeste, bientôt ces infortunés se disputèrent le trône. Le plus jeune en a dépouillé Polynice, son frère aîné, et l'a chassé de sa patrie. Celui-ci, le bruit public nous l'a appris, s'est réfugié dans Argos, il y forme une nouvelle alliance. Il y assemble une armée intéressée à sa cause, ayant pour mission de punir la ville de Cadmos, pour porter aux cieux la gloire de Thèbes. Ce ne sont pas des menaces prodiguées en vain, ô mon père, mais des préparatifs redoutables : cependant je n'ai pu savoir encore comment les dieux prendront pitié de tes malheurs. [OEDIPE:] As-tu donc quelque espérance que les dieux daigneront me regarder et s'occuper du salut de mes jours ? [ISMENE:] Oui, mon père ; des oracles récents me donnent cet espoir. [OEDIPE:] Quels oracles, ma fille ? et qu'annoncent-ils ? [ISMENE:] Qu'ici même, pendant ta vie et après ta mort, les hommes de ce pays te rechercheront pour leur salut. [OEDIPE:] Quel secours pourrait-on attendre d'un misérable comme moi ? [ISMENE:] En toi seul, disent-ils, réside leur force. [OEDIPE:] C'est donc parce que je ne suis plus rien, que je deviens un homme à leurs yeux ? [ISMENE:] Les dieux te relèvent, après t'avoir abattu. [OEDIPE:] A quoi sert de relever, dans la vieillesse, celui qui fut abaissé dans son jeune âge ? [ISMENE:] Cependant c'est pour profiter de ces oracles que Créon, avant peu, doit venir ici. [OEDIPE:] Que veut-il tenter, ma fille ? dis-le-moi. [ISMENE:] Te fixer sur les confins de la terre de Cadmos, pour que les Thébains te tiennent en leur pouvoir, sans te permettre cependant de franchir les frontières de leur pays. [OEDIPE:] Et quel avantage auront-ils à me laisser ainsi près des portes de leur cité ? [ISMENE:] Ta tombe privée d'honneur en une terre étrangère serait pour eux funeste. [OEDIPE:] Un dieu seul a pu leur révéler ce secret. [ISMENE:] Et c'est pour cela même qu'ils veulent te fixer près de leur ville, et s'assurer de ta personne. [OEDIPE:] Me donneront-ils aussi pour sépulture la poussière de Thèbes ? [ISMENE:] Ah ! mon père, le sang paternel que tu as versé ne le permet pas ! [OEDIPE:] Eh bien, jamais ils ne m'auront en leur pouvoir. [ISMENE:] Cette résolution pèsera sur les Thébains. [OEDIPE:] Pour quels motifs, ô ma fille ? [ISMENE:] Ils redoutent ton courroux posthume, ils doivent livrer bataille sur le sol où tu seras enseveli. [OEDIPE:] Ma fille, de qui tiens-tu ces prédictions ? [ISMENE:] De ceux qui viennent de consulter l'oracle de Delphes. [OEDIPE:] Voilà l'oracle qu'Apollon a prononcé sur moi ? [ISMENE:] Les envoyés l'ont dit en revenant du sanctuaire de Delphes. [OEDIPE:] L'un de mes fils a-t-il entendu ces récits ? [ISMENE:] Ils les ont entendus l'un et l'autre. [OEDIPE:] Les perfides cependant, instruits par cet oracle, préfèrent le désir de régner au désir de me revoir ? [ISMENE:] Je ne puis l'entendre sans douleur, et cependant je ne puis le nier. [OEDIPE:] Ah ! puissent les dieux ne jamais éteindre la haine fatale qui les divise ! Puisse dépendre de moi la fin de cette guerre qui les arme l'un contre l'autre ! Que celui qui possède le sceptre en soit privé et que l'exilé ne rentre jamais dans sa patrie. Tous deux, au lieu de me protéger, de me défendre, moi leur père, quand je fus, avec tant d'opprobre, chassé, confirmèrent mon bannissement par un décret. Dira-t-on que Thèbes ne fit alors que m'accorder ce que je demandais moi-même ? Non, certes, puisque, dans cette fatale journée où mes esprits bouillonnant de fureur me faisaient désirer de mourir lapidé, il ne se trouva personne pour m'accorder cette grâce. Ce ne fut qu'après un certain temps, quand mes douleurs furent un peu calmées, quand je commençai à sentir que l'égarement de mes esprits n'avait que trop bien puni mes fautes, ce ne fut qu'alors qu'elles servirent de prétexte aux Thébains pour me chasser avec indignité ; et cependant mes fils, qui pouvaient secourir leur père, lui refusèrent leur assistance ; et je me vis contraint, fugitif et misérable, de subir un exil qu'un mot de leur bouche aurait pu m'épargner. Vous seules, mes filles, autant que la faiblesse de votre sexe a pu vous le permettre, vous seules m'avez donné la subsistance, un asile et tout ce que peut attendre un père. Mes fils ne sont occupés que de s'emparer de mon sceptre, et de régner à ma place. Mais jamais ils ne m'auront pour soutien, jamais ce trône usurpé ne sera pour eux un avantage : voilà ce que les oracles apportés par Ismène m'ont appris, et que les anciennes prédictions d'Apollon confirment dans ma pensée. Après cela, qu'ils envoient ici, pour me chercher, soit Créon, soit tout autre des plus puissants de la ville : ô étrangers ! si avec les vénérables déesses qui président en ces lieux, vous daignez me prêter vos secours, songez que vous acquerrez en moi un puissant rempart pour votre ville, et un fléau pour vos ennemis. [LE CHOEUR:] Tu mérites, OEdipe, ainsi que tes filles, qu'on s'intéresse à tes malheurs ! Puisque tu t'annonces comme le sauveur de cette contrée, je veux te donner d'utiles avis. [OEDIPE:] O mon ami ! donne-moi des conseils hospitaliers ; je suis prêt à les suivre. [LE CHOEUR:] Commence par des purifications en l'honneur de ces déesses dans la retraite desquelles tu as pénétré et dont tes pieds ont foulé le sol sacré. [OEDIPE:] Comment ferai-je ces purifications ? Étrangers, daignez me l'apprendre. [LE CHOEUR:] Va d'abord d'une main respectueuse puiser à cette fontaine sacrée, qui ne tarit jamais, une eau pure pour tes libations. [OEDIPE:] Comment puis-je recueillir cette onde pure ? [LE CHOEUR:] Tu trouveras des coupes, qui sont l'ouvrage d'un habile artiste. Tu couronneras les bords de ces vases, et l'anse double qui les ceint. [OEDIPE:] Avec des rameaux, ou de la laine ? [LE CHOEUR:] Avec la toison nouvelle d'une jeune brebis. [OEDIPE:] Bien, que faudra-t-il faire encore ? [LE CHOEUR:] Tu te tourneras vers l'orient, et tu répandras les libations. [OEDIPE:] Les verserai-je avec les coupes dont tu as parlé ? [LE CHOEUR:] Tu verseras une partie de l'eau contenue dans trois de ces vases ; le quatrième, tu le répandras tout entier. [OEDIPE:] De quoi le remplirai-je ? Achevez de m'instruire. [LE CHOEUR:] D'eau et de miel : garde-toi d'y mêler du vin. [OEDIPE:] Et lorsque la terre aux épais ombrages aura été trempée de ces effusions. [LE CHOEUR:] Prends dans tes mains trois fois neuf rameaux d'olivier, et prononce ces prières... [OEDIPE:] Quelles prières ? Je brûle de les entendre : il faut que je les sache. [LE CHOEUR:] Déesses, que nous nommons Euménides, recevez avec une bienveillance digne de votre nom un suppliant qui vous demande grâce." Mais que cette prière, si tu la prononces toi-même, ou si un autre la prononce pour toi, soit faite à voix basse, et ne puisse être entendue. Retire-toi ensuite à pas lents, et sans tourner la tète. Si tu suis mes conseils, je resterai avec confiance près de toi ; autrement, Étranger, j'ai tout à craindre pour ta vie. [OEDIPE:] Vous entendez, mes filles, ce que les habitants de cette contrée nous recommandent. [ANTIGONE:] et ISMENE, ensemble. — Nous l'avons entendu ; ordonne ce qu'il faut faire. [OEDIPE:] Privé à la fois de mes forces et de mes yeux, je ne puis aller où l'on m'envoie. Qu'une de vous deux remplisse donc ces devoirs pour moi ; car une seule suffît et en vaut mille, si son cœur est bien disposé. Mais, l'une ou l'autre, hâtez-vous et ne me laissez pas seul : que deviendrais-je sans guide et sans appui ? [ISMENE:] Je me chargerai du soin de ces effusions : mais en quel lieu dois-je aller ? [LE CHOEUR:] De l'autre côté du bois, de ce bois que tu vois. Si tu as besoin de quelque autre renseignement, les habitants te le donneront. [ISMENE:] J'irai donc, Antigone, tandis que tu prendras soin d'un père. Quand les auteurs de nos jours nous coûtent quelque peine, il faut la souffrir et l'oublier. [LE CHOEUR:] Sans doute il est cruel de réveiller des douleurs assoupies depuis longtemps, ô Étranger ! cependant je désire t'interroger. [OEDIPE:] Sur quoi ? [LE CHOEUR:] Quelle est la cause des cruelles souffrances auxquelles tu es en proie ? [OEDIPE:] Au nom de l'hospitalité que je reçois de vous, ne rouvrez point mes blessures. Tout ce qui m'est arrivé est horrible. [LE CHOEUR:] Et cependant, Étranger, je brûle d'entendre le récit fidèle de ces événements. [OEDIPE:] Hélas ! [LE CHOEUR:] Accorde-nous cette faveur, je t'en supplie. [OEDIPE:] Hélas ! hélas ! [LE CHOEUR:] Accueille ma demande, nous avons eu égard à la tienne. [OEDIPE:] Les crimes dont je me suis souillé, le ciel m'en est témoin, ces crimes ont été involontaires : ma volonté n'y a pas eu de part. [LE CHOEUR:] Comment ? [OEDIPE:] Thèbes, sans rien connaître de l'hymen qu'elle me faisait subir, me chargea, par ces nœuds funestes, d'une chaîne d'infortunes. [LE CHOEUR:] Ce fut donc avec ta mère, comme on le dit, que cet hymen exécrable fut contracté ? [OEDIPE:] Hélas ! Étrangers, la mort n'est pas plus affreuse que ces récits. Ces deux sœurs que vous voyez sont mes enfants. [LE CHOEUR:] Que dis-tu ? [OEDIPE:] Elles sont mes filles toutes deux et fruits de mon crime... Elles furent conçues dans le même sein que moi. [LE CHOEUR:] Elles sont à la fois et les filles et les sœurs de leur père ? [OEDIPE:] Hélas ! [LE CHOEUR:] Mille fois hélas ! [OEDIPE:] Tout ce qu'il y a de plus horrible. [LE CHOEUR:] Tu l'as souffert ? [OEDIPE:] Je l'ai souffert pour m'en souvenir à jamais. [LE CHOEUR:] Tu l'as commis ? [OEDIPE:] Je ne l'ai point commis ! [LE CHOEUR:] Comment donc ? [OEDIPE:] Infortuné que je suis ! j'ai reçu de Thèbes en échange du bien que je lui ai fait une récompense dont elle n'aurait pas dû me payer. [LE CHOEUR:] Malheureux ! Et tu as commis le meurtre... [OEDIPE:] Ah ! que demandes-tu encore ? [LE CHOEUR:] Ton père ? [OEDIPE:] Arrête ; ce sont de nouveaux coups qui déchirent mes blessures anciennes. [LE CHOEUR:] L'as-tu tué ? [OEDIPE:] Je l'ai tué... et cependant ce n'était pas... [LE CHOEUR:] Que vas-tu dire ? [OEDIPE:] Ce n'était pas injustement. Je vais m'expliquer ; j'ai cru ne frapper, n'immoler que des étrangers. L'ignorance où j'étais de mon crime me purifie aux yeux de la loi. [LE CHOEUR:] Mais voici notre Roi, voici Thésée, que le bruit de ton nom attire auprès de toi. [THESEE:] J'ai si souvent, jusqu'à ce jour, fils de Laïos, entendu raconter par quels coups affreux tu as perdu la. vue, que je te reconnais sans peine. J'en apprends plus par mes yeux, que par les récits qu'on m'a faits sur la route. Tes vêtements, la misère peinte sur ton front, me disent assez qui tu es, ô malheureux OEdipe ! Touché de pitié pour ton sort, je veux t'interroger. Apprends-moi quels secours tu attends de moi et de cette ville, pour toi et pour l'infortunée qui te conduit ? Il faudrait que ce que tu demandes fût bien difficile, pour que je ne pusse te l'accorder. Je me rappelle que je fus autrefois, comme toi, étranger et malheureux. J'ai vu rassemblés sur ma tête tous les maux qui peuvent assiéger un homme loin de sa patrie. Comment pourrais-je me refuser à secourir un étranger aussi infortuné que toi ? Ne sais-je pas que je suis mortel, et que je n'ai pas plus de droits que toi à la journée prochaine. [OEDIPE:] Thésée, la générosité de ton âme se montre en ces mots, et m'épargne de longs discours. Tu sais qui je suis, quel fut mon père, quelle pays j'ai quitté ; il ne me reste donc plus qu'à te dire mon souhait, et tout sera dit. [THESEE:] Explique-moi tes désirs, fais-les-moi connaître. [OEDIPE:] Je t'apporte en présent ce corps malheureux, et dont l'aspect n'a rien qui puisse le faire rechercher ; mais les avantages que tu dois en retirer valent mieux que les dons de la beauté. [THESEE:] Et quel avantage m'apportes-tu ? [OEDIPE:] Maintenant tu ne peux le savoir, le temps te l'apprendra. [THESEE:] Et quand l'utilité de ton présent s'affirmera-t-elle ? [OEDIPE:] Quand je serai mort, et quand tu m'auras enseveli. [THESEE:] Tu parles du terme de ta vie : as-tu oublié l'intervalle qui t'en sépare, ou le comptes- tu pour rien ? [OEDIPE:] Pour cela un autre intérêt s'unit au premier. [THESEE:] La faveur que tu me demandes est peu de chose. [OEDIPE:] Prends-y garde ; ce n'est pas un petit combat que j'aurai à soutenir. [THESEE:] Quel combat ? Pour tes fils, ou pour moi ? [OEDIPE:] Ils voudront me forcer de retourner auprès d'eux. [THESEE:] S'ils le voulaient, tu aurais tort de les fuir. [OEDIPE:] Mais quand je voulais demeurer, ils ne me souffrirent pas. [THESEE:] Homme imprudent ! le ressentiment convient mal à ton infortune. [OEDIPE:] Quand je t'aurai instruit, tu me donneras conseil ; attends jusque-là. [THESEE:] Instruis-moi donc. Je ne dois pas en effet parler sans savoir. [OEDIPE:] Thésée, j'ai souffert malheurs sur malheurs. [THESEE:] Parles-tu des anciennes calamités de ta race ? [OEDIPE:] Non, elles sont connues de toute la Grèce. [THESEE:] Quel malheur surpasse donc ceux-là ? [OEDIPE:] Le voici. J'ai été banni de ma patrie par mes propres enfants ; et, comme meurtrier de mon père, il ne m'est plus permis d'y rentrer, [THESEE:] Cependant, comment te rappelleraient-ils, s'ils voulaient vivre loin de toi ? [OEDIPE:] La voix d'un oracle les y contraint. [THESEE:] Quelle crainte leur inspire cet oracle ? [OEDIPE:] Les habitants de cette contrée doivent causer leur ruine. [THESEE:] Et comment ma patrie deviendrait-elle pour eux un sujet de crainte ? [OEDIPE:] Cher et digne fils d'Egée, les dieux seuls sont exempts de la vieillesse et de la mort ; tout le reste est soumis au pouvoir invincible du temps. La fécondité de la terre périt, la vigueur du corps disparaît, l'amitié meurt, l'inimitié germe à sa place. Le même esprit ne lie pas toujours les alliances des cités et l'affection des hommes. Ce qui les charmait en un temps, leur déplaît dans un autre, et recommence ensuite à leur plaire. Si la paix règne à présent entre Thèbes et Athènes, le temps enfantera dans son cours une longue suite de jours et de nuits, où, pour de légers prétextes, Thèbes détruira par le fer cette concorde, cette harmonie qui vous unit avec elle aujourd'hui. C'est alors qu'endormi dans la tombe, mon corps glacé s'abreuvera du sang bouillant des Thébains, si Zeus est toujours le dieu suprême, et si l'oracle d'Apollon n'est point trompeur. [LE CHOEUR:] Tels sont, ô Roi, les avantages importants qu'il nous a déjà promis, et qu'il doit assurer à cette contrée. [THESEE:] Eh ! qui pourrait bannir de son cœur la bienveillance que mérite cet infortuné, dont la maison fut anciennement unie à la nôtre par les droits de l'hospitalité, lorsqu'il vient en qualité de suppliant envoyé par les Dieux, et qu'il nous apporte, à cette ville et à moi, un tribut qui n'est pas d'un faible prix ? Je veux donc, respectant l'ordre du ciel, ne point rejeter ses présents et l'établir dans cette contrée. S'il désire demeurer en ces lieux, habitants de Colone, vous prendrez soin de lui. Mais, OEdipe, si lu préfères me suivre dans Athènes, je t'en laisse le maître et je t'accompagnerai. [OEDIPE:] O Jupiter ! daigne récompenser tant de bienveillance. [THESEE:] Que désires-tu vraiment ? venir dans mon palais ? [OEDIPE:] Oui, si le destin me le permettait, mais c'est ici que je dois... [THESEE:] Que dois-tu ? Je me garderai de m'y opposer. [OEDIPE:] Triompher de ceux qui m'ont chassé. [THESEE:] Ce serait une récompense précieuse de ton séjour. [OEDIPE:] Mais il faut accomplir la promesse que tu m'as faite. [THESEE:] Compte sur moi, je ne te trahirai point. [OEDIPE:] Je ne veux point t'enchaîner par un serment, comme un trompeur. [THESEE:] Ma parole vaut un serment. [OEDIPE:] Comment donc feras-tu ? [THESEE:] Quelles craintes t'agitent le plus ? [OEDIPE:] Ils viendront. [THESEE:] Ces citoyens veilleront à ta sûreté. [OEDIPE:] Prends garde de m'abandonner. [THESEE:] Épargne-toi le soin de me dicter mon devoir. [OEDIPE:] La nécessité peut enfanter la crainte. [THESEE:] La crainte est inconnue à mon cœur. [OEDIPE:] Tu ne sais pas à quelles menaces... [THESEE:] Je sais que personne ne t'arrachera d'ici par force. On fait des menaces, la colère se répand en mille propos insensés ; mais quand la réflexion a calmé les sens, tout ce grand appareil s'évanouit : c'est ce qui arrivera aux fils d'OEdipe. Quels que soient les discours dont ils s'apprêtent à t'accabler pour t'engager à les suivre, crois-moi, la route leur semblera trop longue, et la mer trop orageuse pour s'y hasarder. Et même, sans tenir compte de mes sentiments pour toi, je te dirai encore de te rassurer, puisque Apollon t'envoie. En mon absence, mon nom seul suffira pour te préserver de toute insulte. [LE CHOEUR:] Etranger, le lieu où tu te trouves, Colone, est l'asile le plus tranquille et le plus sûr de cette terre célèbre par les coursiers. — Ici le rossignol aime à faire entendre ses chants plaintifs, caché sous l'ombrage touffu du lierre, au sein des vallons verdoyants, dans ces bocages sacrés et fertiles, inaccessibles aux mortels, impénétrables au jour, et respectés des vents et des hivers. Ici Dionysos aime à se promener, sans cesse entouré des Nymphes qui l'ont nourri. — Là sous la rosée du ciel, on voit fleurir chaque jour le narcisse, aux belles grappes, et le crocus tout brillant d'or, qui sert à tresser, suivant l'usage antique, des couronnes aux deux grandes déesses. chaque jour, prompte à répandre la vie, son eau pure s'épanche sur le sol fertile des campagnes. Nul homme, jeune ou vieux, ne pourrait l'extirper du sol, car Zeus et Athéna aux yeux pers veillent sans cesse sur cet arbre sacré. — J'ai à célébrer une autre gloire de cette cité. Je parle des présents qu'elle reçut de Poséidon, et qui l'ont rendue habile à nourrir, à conduire des coursiers, et à voguer sur les mers. O fils de Cronos ! ô souverain Dieu ! c'est toi qui l'as élevée à ce degré de gloire ; c'est toi qui fis connaître à cette contrée, avant toute autre, le frein qui dompte les chevaux ; c'est par tes leçons que le vaisseau, chassé par les rames dont il est armé, s'élance, agile, sur les pas des Néréides aux cent pieds. [ANTIGONE:] O contrée toujours célébrée, voici le moment de montrer que tu mérites tant d'éloges. [OEDIPE:] Qu'y a-t-il de nouveau, ma fille ? [ANTIGONE:] Créon, suivi d'une nombreuse escorte, arrive, ô mon père ! il est près de nous. [OEDIPE:] Chers et dignes vieillards, c'est de vous maintenant que mon salut va dépendre. [LE CHOEUR:] Rassure-toi, j'en réponds ; car si je suis vieux, la valeur de cette contrée n'a pas vieilli. [CREON:] Généreux habitants de cette terre, je vois dans vos regards que mon arrivée vous fait éprouver quelque effroi : cessez de me craindre, et ne m'adressez aucun discours offensant. Je ne viens point ici pour employer la violence, je suis vieux, et me voici près d'une ville puissante s'il en fut jamais dans la Grèce. Chargé d'engager ce vieillard à me suivre aux champs thébains, moi, à qui les liaisons du sang m'ont fait plus qu'à personne déplorer ses malheurs, je ne viens point envoyé par un seul homme, mais par une ville entière. O malheureux OEdipe ! daigne m'écouter et me suivre. Tout le peuple thébain te rappelle avec justice, et moi, plus que tous les Thébains ensemble ; car c'est moi qui, plus qu'eux tous, dois m'attendrir sur ton infortune, en te voyant accablé de maux, sur une terre étrangère, errant de tous côtés, à la merci d'une jeune fille qui seule veille sur tes jours. Dans quel état misérable n'est-elle pas elle-même tombée, occupée sans cesse a te soigner, à mendier quelques aliments pour conserver une tête si chère, l'infortunée ! dans la fleur de la jeunesse, étrangère au bonheur de l'hymen, exposée à devenir la proie d'un ravisseur ! Ah ! ne suis-je pas trop malheureux, moi qui ai pu répandre un si sanglant opprobre sur toi, sur moi, sur ma race entière ? OEdipe, au nom des dieux de la patrie, reviens habiter ta cité, ton palais, la demeure de tes pères. Adresse à Athènes des paroles de reconnaissance, elle les mérite ; mais viens, c'est justice, honorer la cité qui t'a nourri. [OEDIPE:] Homme trop audacieux, et qui fais tout servir à répandre sur tes discours perfides le voile de la justice, quel dessein te conduit, et pourquoi veux-tu me prendre dans un piège qui serait pour moi le plus cruel supplice ? Durant les premiers accès des douleurs que mes infortunes m'avaient fait éprouver, quand je désirais quitter ma patrie, tu refusas cette grâce à mes vœux ; et lorsque mes esprits, rassasiés de fureur, se furent calmés, quand je trouvais quelque douceur à vivre dans ma maison, tu m'as chassé, tu m'as banni. Alors ces liens du sang que tu réclames aujourd'hui ne t'étaient pas si chers. Maintenant tu vois et cette ville et tout ce peuple m'accorder leur bienveillance, tu essayes de me ramener en couvrant de paroles flatteuses la dureté de ton cœur, tant tu trouves de plaisir à aimer ceux qui refusent ton amitié. Eh quoi ! si, ne daignant rien t'accorder de ce que tu désires, un homme ensuite t'offrait de te combler de biens dont tu n'aurais plus besoin, quel plaisir en éprouverais-tu ? Ainsi tu te montres à mon égard, bienfaisant en paroles, et méchant en actions. Pour mieux dévoiler encore toute ta noirceur à ceux qui m'écoutent, je dirai : Tu viens dans le dessein de m'emmener, non de me rétablir dans ma maison ; tu ne veux que me fixer, pour ainsi dire, à ta porte, et par ce moyen préserver ta ville des maux dont elle est menacée. Il n'en sera pas ainsi ; mais ce que je puis te garantir, c'est que mon Génie vengeur y habitera toujours, et que mes fils n'auront de mon héritage qu'autant de terre qu'il leur en faut pour y mourir. Crois-tu que mon esprit ne pénètre pas mieux que le tien dans les destins de Thèbes ? Beaucoup mieux, sans doute, si j'en dois croire des dieux plus clairvoyants que toi, Apollon et Zeus même qui lui donna le jour. En venant ici, ta bouche enveloppée d'artifice a préparé de subtiles harangues ; mais ton éloquence pourrait te valoir beaucoup plus de peines que d'avantages : tu ne me persuaderas pas. Va donc, et laisse-moi ici ; ma vie, dans l'état même où je suis, ne sera pas malheureuse, puisqu'elle me satisfait. [CREON:] En me tenant ce discours, penses-tu que ta résolution me sera plus funeste qu'à toi- même ? [OEDIPE:] Elle me sera douce si tu ne parviens à persuader ni moi, ni ceux qui nous écoutent. [CREON:] Infortuné ! on voit bien que le temps ne t'a pas rendu plus sage, et n'a nourri dans ton cœur qu'amertume et chagrins. [OEDIPE:] Tu es habile dans l'art de discourir ; mais je ne connais point d'homme juste qui sache dans toutes les causes parler également bien. [CREON:] Il y a de la différence entre parler beaucoup et parler à propos. [OEDIPE:] Ta réponse est à propos. [CREON:] Pas pour ceux qui ont un esprit semblable au tien. [OEDIPE:] Va-t'en, je te le dis au nom de ces étrangers qui m'écoutent. Garde-toi de porter sur moi la main dans l'asile que j'ai choisi. [CREON:] Ce sont aussi ces étrangers que je prends à témoin, non toi ; qu'ils jugent de quelle manière tu réponds aux discours de tes amis... Si jamais je me saisis de toi... [OEDIPE:] Eh ! qui oserait m'enlever de force aux bras de mes défenseurs ? [CREON:] Je saurai te punir sans t'arracher de leurs mains. [OEDIPE:] Comment t'y prendras-tu pour exécuter cette menace ? [CREON:] De tes deux filles j'en saisis une ; j'aurai bientôt emmené l'autre. [OEDIPE:] O ciel ! [CREON:] Tu auras bientôt à gémir davantage. [OEDIPE:] Quoi ! tu t'es emparé d'une de mes filles ! [CREON:] L'autre suivra bientôt. [OEDIPE:] Hélas ! Étrangers, que ferez-vous ? Trahirez-vous un malheureux ? Ne chasserez-vous pas cet impie de la terre que vous habitez ? [LE CHOEUR:] Retire-toi, Étranger, retire-toi au plus tôt. Ce que tu fais et ce que tu as fait est injuste. [CREON:] Hâtez-vous de l'entraîner par force si elle refuse de vous suivre. [ANTIGONE:] Ah ! malheureuse ! où m'enfuir ? Quels dieux, ou quels mortels daigneront me prêter leur secours ? [LE CHOEUR:] Étranger, que fais-tu ? [CREON:] Je ne veux point toucher à ce vieillard, mais à celle qui m'appartient. [OEDIPE:] O Souverains de cette contrée ! [LE CHOEUR:] Etranger, ton action est injuste. [CREON:] Elle est juste. [LE CHOEUR:] Et comment ? [CREON:] J'emmène celles qui sont à moi. [ANTIGONE:] O cité ! [LE CHOEUR:] Que fais-tu, Etranger ? Cesse cette violence, ou tu éprouveras ce que peuvent nos bras. [CREON:] Retirez-vous. [LE CHOEUR:] Non, jamais, tant que tu persisteras dans ce dessein. [OEDIPE:] T'attaquer à moi, c'est attaquer cette ville entière. [LE CHOEUR:] Voilà ce que nous entendons lui dire. [CREON:] Laissez au plus tôt, laissez cette fille en mes mains. [LE CHOEUR:] Nous n'avons point d'ordre à recevoir de toi. [CREON:] Ne la retenez pas, vous dis-je. [LE CHOEUR:] Et moi, je te dis de sortir d'ici. Venez, venez, accourez, habitants de cette contrée, notre ville est attaquée, venez, venez. [ANTIGONE:] Malheureuse ! on m'entraîne. Citoyens, citoyens... [OEDIPE:] O ma fille ! où es-tu ? [ANTIGONE:] On m'entraîne malgré mes efforts. [OEDIPE:] Étends tes bras vers moi, ma fille ! [ANTIGONE:] Je ne le puis. [CREON:] Ne l'emmènerez-vous donc pas ? [OEDIPE:] Malheureux, malheureux que je suis ! [CREON:] Va, tu ne marcheras plus désormais soutenu par les deux appuis de ta vieillesse ; et puisque tu veux triompher de ta patrie et de tes amis, au nom desquels je fais ce qui m'est ordonné, triomphe à ton gré. Tu connaîtras avec le temps, j'ose le croire, qu'en résistant à tes amis, en t'abandonnant à la colère, qui te fut toujours si funeste, tu n'as fait, et tu ne fais encore que te préparer de nouvelles peines. [LE CHOEUR:] Arrête, Étranger. [CREON:] Gardez-vous de m'approcher. [LE CHOEUR:] Je ne te quitte pas que tu ne nous aies rendu celles que tu nous ravis. [CREON:] Oh ! vous aurez bientôt un gage plus considérable à demander en dédommagement, car je ne me bornerai point à ces deux soeurs. [LE CHOEUR:] Que feras-tu encore ? [CREON:] Je l'emmènerai lui-même. [LE CHOEUR:] Tu oserais... ! [CREON:] Et cela sera fait bientôt, si votre Roi n'y met obstacle. [OEDIPE:] Menace insolente ! Tu te permettrais de me toucher ! [CREON:] Je t'ordonne de te taire. [OEDIPE:] Non, les Euménides qui président ici ne défendront pas à ma bouche de prononcer une imprécation sur toi, le plus méchant des hommes ; toi qui viens m'arracher insolemment ce qui me tenait lieu de la lumière dont je suis privé. Puisse le soleil, qui voit tout, te donner, ainsi qu'à ta race, des jours et une vieillesse aussi déplorables que la mienne ! [CREON:] Habitants, vous voyez ses emportements. [OEDIPE:] Ils nous voient l'un et l'autre, et considèrent que je me venge seulement par des paroles, quand je suis opprimé par des actions. [CREON:] Je ne puis plus commander à ma colère ; et, quoique seul, quoique affaibli par les années, je vais l'emmener de force. [OEDIPE:] Hélas ! infortuné ! [LE CHOEUR:] A quel degré d'audace en es-tu venu, Étranger, si tu comptes exécuter de telles menaces ? [CREON:] Je les exécuterai. [LE CHOEUR:] S'il est ainsi, je ne dois plus compter Athènes pour une grande cité. [CREON:] Quand il s'agit de justice, le faible peut l'emporter sur le fort. [OEDIPE:] Entendez-vous ce qu'il ose proférer ? [LE CHOEUR:] Vainement. [CREON:] C'est ce que vous ne savez pas ; Zeus seul peut le savoir. [LE CHOEUR:] Ah ! quel outrage ! [CREON:] Oui, c'en est un, mais il faut le supporter. [LE CHOEUR:] O citoyens ! ô défenseurs de cette contrée ! hâtez-vous, venez tous... Il passe toutes les bornes... [THESEE:] Quels cris ai-je entendus ? que s'est-il passé ? Quel sujet de crainte vous force à m'arracher des autels du dieu qui préside à Colone, et à interrompre mon sacrifice ? Parlez, apprenez-moi pourquoi l'on m'a contraint de précipiter ici mes pas ? [OEDIPE:] O mon ami ! car j'ai bien reconnu ta voix, je viens d'éprouver les plus cruels outrages de cet homme. [THESEE:] Quels outrages ? Quel en est l'auteur ? Explique-toi. [OEDIPE:] Ce Créon que tu vois, est venu m'enlever mes deux filles, le seul appui qui me restait. [THESEE:] Qu'entends-je ? [OEDIPE:] Le récit du malheur que je viens d'éprouver. [THESEE:] Volez au plus tôt, courez à ces autels où le peuple était assemblé ; qu'il quitte le sacrifice ; qu'il vole en diligence, piétons et cavaliers, au carrefour qui réunit les deux chemins ; qu'il empêche ces deux jeunes Princesses de passer ; qu'il m'évite la honte d'être vaincu par la violence, et de devenir la risée de cet étranger ; hâtez-vous d'exécuter mes ordres. Je l'aurais bientôt puni de ma propre main, si j'écoutais toute la fureur qu'il m'inspire ; mais il sera traité comme il voulait traiter les autres. Tu ne sortiras point de cette contrée sans avoir remis ces deux Princesses en mes mains. Tu as agi d'une manière indigne de toi, de ta naissance et de ta patrie. Entrant dans une ville gouvernée par la justice, où chacun obéit aux lois, tu as foulé aux pieds les principes qui la gouvernent, osé, dans ta violence, fondre sur ta proie. Penses- tu avoir affaire à une ville dénuée de citoyens, et réduite à l'esclavage ? Ne me comptes-tu pour rien ? Thèbes cependant ne fit point de toi un méchant homme ; elle n'a pas coutume de nourrir des citoyens injustes ; et elle serait loin de t'approuver si elle savait que tu es venu ici nous enlever par force de malheureux suppliants, qui se réclamaient des dieux et de moi. Jamais, quand même j'en aurais eu les motifs les plus justes, je ne serais entré dans ta patrie pour lui faire un semblable outrage ; et jamais, sans l'aveu du maître, quel qu'il eût été, je n'aurais emmené ni entraîné personne. Je sais trop comment un étranger doit se conduire envers des citoyens. Et cependant tu n'as pas craint de déshonorer ta propre cité, qui ne l'a pas mérité ! Sans doute le temps, en te donnant des années, t'a privé de raison. Je te l'ai déjà dit, et je te le dis encore, fais au plus tôt ramener les filles d'OEdipe, si tu ne veux de force demeurer ici. Voilà ce que je t'affirme et ma volonté est d'accord avec ma langue. [LE CHOEUR:] Tu vois où tu en es réduit, Étranger ; ta naissance annonçait un homme juste, et tes actions montrent un méchant homme. [CREON:] Fils d'Egée ! je n'ai pas supposé, comme tu le prétends, venir dans une ville dépeuplée et dénuée de prudence ; mais je ne pouvais m'imaginer que personne ici pût s'enflammer d'un si grand zèle pour mes proches, jusqu'à vouloir les nourrir malgré moi. Je pensais d'ailleurs qu'elle ne recevrait pas un homme impur, souillé du sang de son père ; un homme qui s'est trouvé à la fois le fils et l'époux de sa mère. Je connaissais la sagesse de l'Aréopage, tribunal formé dans cette contrée, et qui ne devait pas souffrir que de semblables vagabonds se mêlassent aux citoyens d'Athènes. Voilà sur quoi je me fondais quand je me suis saisi de ma proie ; et encore ne l'aurais-je pas fait, s'il n'avait lancé sur moi et sur ma race les plus terribles imprécations. Chargé d'un tel outrage, j'ai cru devoir le lui rendre ; car la colère est un sentiment qui ne vieillit point, et qui ne s'éteint que dans le tombeau : les morts seuls sont insensibles. Après cela, fais ce que tu voudras, puisque, malgré la justice de mes raisons, je me trouve ici sans force et sans défense. Cependant, tel que je suis, j'essaierai encore de te rendre tous les mauvais traitements que je recevrai de toi. [OEDIPE:] Quelle impudente audace ! Et sur qui tombe un pareil outrage ? Est-ce moi, malheureux vieillard, ou toi-même, que cet outrage regarde, toi qui viens me reprocher des meurtres, des nœuds funestes, des horreurs où je me suis vu enveloppé malgré moi ? Ils étaient l'ouvrage des dieux, qui vengeaient sur notre race je ne sais quelle ancienne offense ; car tu chercherais en vain contre moi quelque reproche légitime. Apprends-moi comment, parce qu'un oracle a prédit à mon père qu'il devait mourir de la main de son fils, tu pourrais, avec justice, m'en faire un crime, à moi, à qui mon père et ma mère n'avaient point encore donné le jour, à moi qui n'étais pas né ? Et comment si, par la fatalité qui a paru me poursuivre, j'ai combattu mon père et l'ai tué, sans avoir la moindre connaissance de ce que je faisais, comment peux-tu me reprocher ce forfait involontaire ? Malheureux ! tu ne rougis pas de me contraindre à parler ici de mon hymen avec ma mère, elle qui était ta sœur ! Et quel hymen ! je le dirai, je ne le tairai pas, puisque ta bouche impie en est venue à cet excès d'audace. Oui, elle me porta dans son sein : elle me donna la vie, malheureux que je suis ! et après m'avoir engendré, sans me connaître, sans se connaître elle-même, elle m'a donné des enfants qui ont fait son opprobre. Mais ce que je sais trop bien, c'est que tu prends plaisir à te déchaîner ainsi contre elle et contre OEdipe. Pour moi, c'est malgré moi que je l'épousai, et c'est malgré moi que j'en parle. Mais, ni dans cet hymen, ni dans ce meurtre d'un père, que tu te plais si souvent à me reprocher avec amertume, je ne passerai jamais pour un homme pervers. Réponds-moi seulement, homme juste : si quelqu'un ici te venait subitement attaquer, irais-tu t'informer si l'agresseur est ton père, avant de te hâter de le punir ? Non, pour peu que tu chérisses la vie, tu te vengerais aussitôt du coupable. Voilà cependant la nature des crimes où la main des dieux m'a conduit : ils sont tels que, si mon père revenait à la lumière, il n'oserait, lui-même, me les reprocher. Mais toi qui, sans connaître la justice, crois tes discours sages et raisonnables, tu me reproches mes malheurs en présence de ces citoyens. Il te sied, après cela, de chanter le grand nom de Thésée, et de flatter la gloire des habitants d'Athènes. Dans ces éloges, tu oublies que s'il y a quelque ville au monde sachant honorer les dieux, c'est Athènes, où cette vertu l'emporte sur toutes les autres. Cependant c'est de son sein que tu viens arracher un vieillard suppliant, et que portant sur moi la main, tu oses m'enlever mes filles ! Pour t'en châtier, je tombe aux genoux des déesses ici présentes ; je les invoque, je les conjure par mes prières de venir à notre secours et de combattre pour nous : tu apprendras quels hommes veillent à la défense de cette ville. [LE CHOEUR:] O Roi, cet étranger a le cœur vertueux ; ses infortunes sont affreuses, et méritent qu'on s'intéresse à sa défense. [THESEE:] C'est assez discourir. Quoi ! tandis que les ravisseurs précipitent leurs pas, nous, que cet outrage regarde, nous restons dans l'inaction ! [CREON:] Qu'exiges-tu d'un homme réduit à l'impuissance ? [THESEE:] De marcher devant moi sur cette route, de m'y conduire, et de me faire connaître la retraite où l'on tient cachées ces jeunes filles, qui sont devenues les nôtres. Si les ravisseurs les ont emmenées, on les suivra, et ils ne rendront pas longtemps grâces au ciel de s'être échappés sains et saufs un moment. Conduis-moi donc, et songe que tu es devenu ma proie, en poursuivant la tienne. La fortune t'a pris au piège que tu avais tendu ; car la ruse est un mauvais moyen d'acquérir et de conserver. Ne compte sur aucun secours quoique j'aie lieu de juger, à ton audacieux maintien, que tu ne m'as pas fait à la légère un si grand outrage. Tu t'es fié à quelque stratagème, quand tu as tenté cette entreprise ; mais c'est à moi d'y veiller ; une ville entière ne sera pas vaincue par un homme. M'entends-tu enfin ? [CREON:] Ici je n'ai rien à répondre. A Thèbes je saurai ce que je dois faire. [THESEE:] Menace, mais pars ; et toi, OEdipe, demeure tranquille en ces lieux ; si je ne meurs auparavant, je n'aurai point de repos avant d'avoir remis tes enfants en tes mains. [OEDIPE:] Puissent les Dieux, ô Thésée ! récompenser tes soins généreux et bienfaisants. [LE CHOEUR:] Que ne suis-je sur la terre où bientôt les deux partis vont se joindre, se mêler, et faire retentir la voix d'airain du dieu Arès ! Que ne suis-je dans les champs de Marathon, ou sur les rives d'Eleusis étincelantes de mille flambeaux. Là les vénérables déesses célèbrent des mystères interdits aux hommes, et une clé d'or ferme la bouche des Eumolpides, leurs ministres ! celle qu'un parent a. si indignement traitée ; chaque jour Zeus frappe de pareils coups. Je suis le prophète de la victoire : ah ! que ne puis-je, avec les ailes rapides de la colombe, m'élançant au sein des nuages, voir de mes yeux ce combat retentissant. — O Zeus ! souverain de l'Olympe, toi qui vois tout, et toi, son auguste fille, ô Pallas ! couronnez la valeur des maîtres de cette contrée, faites que leurs soldats ne poursuivent pas infructueusement leur proie. Je t'invoque encore, Apollon, ami de la chasse ; et toi, Artémis, sa sœur, qui te plais à la poursuite des cerfs aux pieds légers, venez ensemble, venez tous deux au secours de cette terre et de ses habitants. — Etranger malheureux ! tu ne pourras pas dire que je suis un prophète menteur. J'aperçois les deux jeunes Princesses ; elles reviennent, elles sont déjà près de nous. [OEDIPE:] Où sont-elles ? où sont-elles ? Que dis-tu ? que m'annonces-tu ? [ANTIGONE:] O mon père ! mon père ! quel dieu vous donnera la faveur de voir de vos yeux le plus généreux des mortels qui nous ramène dans vos bras ! [OEDIPE:] O mes filles ! êtes-vous ici toutes deux ? [ANTIGONE:] Le bras de Thésée et de ses valeureux guerriers nous ont sauvées. [OEDIPE:] Venez, mes filles, venez ; embrassez votre père, donnez-lui cette joie qu'il n'espérait plus ! [ANTIGONE:] Tes désirs sont comblés ; nos voeux répondent aux tiens. [OEDIPE:] Ou êtes-vous ? où êtes-vous ? [ANTIGONE:] Nous voici l'une et l'autre. [OEDIPE:] Enfants chéris ! [ANTIGONE:] Il n'en est point que ne chérisse un père. [OEDIPE:] Appuis de ma vieillesse ! [ANTIGONE:] Infortunés soutiens d'un infortuné ! [OEDIPE:] Je tiens dans mes bras tout ce qui m'est le plus cher. Ah ! puisque mes deux filles sont près de moi, je ne mourrai pas entièrement malheureux. O mes enfants ! appuyez-vous contre mon sein, attachez votre corps à celui qui vous donna le jour ; venez faire oublier à mon cœur infortuné ma solitude et mes fatigues. Dites-moi tout ce qui s'est passé, en peu de mots, comme il convient à votre âge. [ANTIGONE:] Voici notre sauveur, il convient de l'écouter, mon père ! ce peu de mots suffit pour moi. [OEDIPE:] Ah ! Prince, ne t'étonne pas si, lorsque mes filles me sont rendues contre toute espérance, je m'abandonne à la douceur de les entretenir. Je sais que c'est à toi, à toi seul, que je dois un si grand bienfait ; toi seul entre tous les mortels m'as conservé mes enfants. Que les dieux, je les en conjure, t'en paient le prix, à toi et à cette contrée, où j'ai trouvé la pitié, la justice et la vérité ! O Roi ! donne-moi ta main, que je puisse la toucher, que je puisse, s'il m'est permis, baiser ton front... Eh ! que dis-je ? Comment, malheureux que je suis ! oserais-je toucher un mortel qui n'est souillé d'aucune tache ! Je ne te toucherai pas, je ne souffrirai pas même que tu me touches : ce n'est qu'à ceux qui ont éprouvé de pareils malheurs qu'il appartient d'en partager le poids. Mais sois heureux, et conserve-moi à l'avenir la même bienveillance équitable. [THESEE:] Dans la joie de revoir tes enfants, si tu avais préféré l'entretien de tes filles au mien, je ne m'en serais pas plaint. C'est non par des paroles, mais par des actions que je cherche à répandre quelque éclat sur ma vie ; et j'en donne la preuve, car de tout ce que j'ai juré, vieillard, il n'est rien que je ne t'aie tenu. Je remets en tes mains tes filles que j'ai délivrées des périls qui les menaçaient. Je ne ferai point valoir à tes yeux les épisodes du combat : tu l'apprendras de tes filles. Pour le moment, écoute ce que je viens d'apprendre. La nouvelle est de peu d'importance, cependant elle peut t'étonner : il n'est point d'action indifférente, et qu'on doive absolument négliger. [OEDIPE:] Fils d'Egée, quelle est cette nouvelle ? Daigne m'en instruire, [THESEE:] On dit qu'un étranger, qui n'est pas ton concitoyen, mais ton parent, est allé se prosterner et s'asseoir au pied de l'autel de Poséidon, où j'avais offert un sacrifice. [OEDIPE:] D'où vient-il ? et pourquoi a-t-il choisi cet asile ? [THESEE:] Je l'ignore. Tout ce qu'on m'a dit, c'est qu'il te demande humblement un bref entretien. [OEDIPE:] Pourquoi ? Cette posture de suppliant annonce quelque chose d'important. [THESEE:] On dit qu'il demande seulement à te parler, et à pouvoir s'en retourner en sûreté. [OEDIPE:] Quel peut être ce mortel qui se met sous la protection des dieux ? [THESEE:] Vois si dans Argos tu n'aurais pas quelque parent pouvant te demander une grâce ? [OEDIPE:] Cher Thésée, ne va pas plus loin. [THESEE:] Qu'as-tu ? [OEDIPE:] Ne me demande rien. [THESEE:] Quoi ? Réponds. [OEDIPE:] Par ce que je viens d'entendre, je sais quel est ce suppliant. [THESEE:] Quel est-il ? Et quel reproche as-tu à lui adresser ? [OEDIPE:] Prince, c'est mon fils, mon détestable fils, celui de tous les mortels dont l'entretien me coûterait le plus à supporter. [THESEE:] Quoi ! ne peux-tu l'écouter, et ne faire que ce qu'il te plaira ? que t'en coûte-t-il de l'entendre ? [OEDIPE:] Sa voix seule serait pour le cœur d'un père tout ce qu'il y a de plus horrible : ah ! ne me contrains pas de céder à ton désir. [THESEE:] Si ; le droit des suppliants t'en fait une nécessité ; songe au respect que tu dois avoir pour le dieu. [ANTIGONE:] O mon père ! quelque jeune que soit ta fille, daigne écouter ses conseils. Laisse ce Prince remplir les vœux de son cœur, et satisfaire aux volontés du dieu ; accorde-nous la grâce de laisser venir ici mon frère. Rassure-toi : tout ce qu'il pourra te dire ne saurait faire violence à ton sentiment. Quel risque cours-tu de l'écouter ? On peut juger des intentions par les discours. C'est toi, ô mon père ! qui lui as donné le jour ; et t'eût-il accablé des outrages les plus cruels et les plus impies, il te conviendrait mal de chercher à les lui rendre ; daigne l'épargner. D'autres pères que toi ont eu des enfants indignes, et de vifs ressentiments ; mais des voix ont apaisé leurs passions. Souviens-toi des maux que tu as éprouvés de ton père et de ta mère ; quoique tu t'en souviennes, n'écoute plus la colère. Cède à nos prières. Il serait mal de résister à ceux qui ne demandent que la justice ; tu reçois ici un doux traitement, tu aurais tort de répondre. [OEDIPE:] O ma fille ! et toi, Thésée, vous m'avez vaincu quoique cette complaisance me pèse. [THESEE:] Vieillard, ce que tu m'as demandé une fois, tu n'as pas besoin de le demander encore. Je ne vante pas ma puissance, mais si quelque dieu veille sur ma vie, je réponds de la tienne. [LE CHOEUR:] Celui qui, mécontent de voir sa vie bornée à un nombre médiocre de jours, en désire davantage, est à mes yeux plongé dans un funeste aveuglement ! trop souvent les jours ne se multiplient que pour ajouter à nos souffrances. L'homme obtient-il plus qu'il ne désirait, il n'en est pas plus heureux ; il est insatiable aux portes mêmes du tombeau, à l'heure fatale où il n'est plus d'hymen, ni de chants, ni de danses, lorsque la mort enfin s'approche. — Il eût mieux valu pour l'homme n'être jamais né, ou ne paraître à la lumière que pour retourner au plus tôt dans le néant dont-il est sorti. En effet, dès que la jeunesse arrive, apportant avec elle tant d'erreurs, l'homme devient la proie des maux qui les suivent. Que de peines ! Les meurtres, les séditions, les disputes, les combats, l'envie : la vieillesse, abhorrée, sans force, insociable, sans amis, total des misères humaines. — Parvenu à ce terme, OEdipe est malheureux : je ne suis pas le seul à plaindre. Ainsi qu'un rocher, sur le rivage du nord, est durant la tempête assiégé par les flots qui fondent sur lui de tous côtés ; ainsi des maux horribles, enchaînés l'un à l'autre, viennent, roulant sans cesse, frapper le malheureux OEdipe ; les uns du couchant, les autres du levant ; ceux-ci des régions du midi, ceux-là des monts Riphées où habite la nuit. [ANTIGONE:] Mon père, le voilà, ce me semble, l'Étranger ; il s'avance seul vers nous, les yeux baignés de larmes. [OEDIPE:] Quel est-il ? [ANTIGONE:] Celui dont nous avons deviné le nom, Polynice. [POLYNICE:] Que faire ? hélas ! ô ma sœur ! Est-ce sur mes propres malheurs que je dois d'abord verser des larmes, ou sur ceux d'un père que je rencontre avec vous ici, chargé d'années, errant dans une terre étrangère, couvert de cet indigne vêtement, qui, vieillissant avec lui sur son corps desséché, n'est qu'un objet de dégoût et d'horreur, tandis que ses cheveux en désordre s'élèvent, abandonnés aux vents, sur son front privé de la lumière ? Et sans doute les aliments dont il se nourrit ne sont pas moins misérables. Malheureux que je suis ! je n'ai su que trop tard un si déplorable sort. Je suis, je l'avoue, le plus méchant des hommes ; mais je viens t'offrir les secours qui te manquent, et que tu ne dois pas chercher ailleurs. Songe que le respect pour les suppliants est assis sur le trône même de Zeus : qu'il le soit de même auprès de toi, mon père ! On peut réparer ses fautes, mais non les détruire. Tu te tais, mon père ! un seul mot : pourquoi te détournes-tu de moi ? Me renverras-tu ainsi chargé de tes mépris, sans m'adresser une parole, sans m'expliquer tes ressentiments ? Filles d'OEdipe, ô mes sœurs ! essayez avec moi d'émouvoir son cœur inexorable ; qu'il ne renvoie pas honteusement le suppliant d'un dieu. [ANTIGONE:] Infortuné ! dis quel motif t'amène. Tout discours peut exciter l'intérêt, ou le ressentiment, ou la pitié, forcer à répondre ceux qui s'obstinaient à se taire. [POLYNICE:] Je parlerai donc, car tes conseils méritent qu'on les suive. J'appellerai d'abord à mon secours le dieu que j'implorais, lorsque le Roi de cette contrée m'a fait quitter son autel, en me donnant l'assurance que je pourrais me faire entendre et partir en liberté. C'est ce que j'attends de vous, Etrangers, de vous, de mon père et de mes soeurs. Ce qui m'amène ! j'oserai le dire. Je suis exilé de ma patrie pour avoir voulu, par mon droit d'aînesse, m'asseoir sur le trône de Thèbes. Cependant, pourquoi suis-je venu ici ? pour t'apporter, ô mon père ! les plus humbles supplications, en mon nom, et au nom de mes alliés, qui, à la tête de sept divisions, de sept bandes guerrières, ont investi les remparts de Thèbes. Le premier est le vaillant Amphiaraos, qui surpasse tous ses rivaux dans l'art de combattre avec la lance, et d'interpréter le vol des oiseaux ; le second est l'Etolien Tydée, fils d'OEnée ; le troisième est Etéoclos, né dans les murs d'Argos ; le quatrième est Hippomédon, que son père Talaos envoya lui-même à cette expédition ; le cinquième se vante de détruire bientôt de fond en comble la ville de Thèbes : c'est Capanée ; le sixième est venu d'Arcadie, il se nomme Parthénopée, et a pris ce nom de sa mère Atalante, qui fut longtemps rebelle au joug de l'hymen ; enfin, moi qui suis ton fils, ou qui dois le jour à un destin funeste, moi donc qu'on nomme ton fils, c'est moi qui conduis l'intrépide armée des Argiens. Nous nous réunissons tous, ô mon père ! pour te demander à genoux, au nom de tes propres jours, au nom de tes deux filles, de faire céder ton inflexible colère pour m'aider à punir un frère qui m'a chassé, qui m'a dépouillé de ma patrie. Si en effet on doit ajouter foi aux oracles, celui des deux partis que tu favoriseras doit être le vainqueur. J'ose donc te supplier parles fontaines sacrées, par les dieux de la patrie, de calmer tes ressentiments, et de te rendre à nos vœux. Hélas ! je suis, comme toi, étranger et dépouillé de tout. Toi et moi, soumis au même destin, nous n'avons d'asile que celui que nous avons obtenu par nos prières ; tandis que mon frère règne dans son palais, et, s'y livrant à la mollesse, nous insulte l'un et l'autre par des rires moqueurs. Ah ! si tu daignes te joindre à moi, je l'aurai vite confondu, sans beaucoup de peines ! Je te ramènerai, je te rétablirai dans ton palais, et m'y rétablirai moi-même après l'avoir chassé. Voilà ce que je promets avec assurance, si tu le veux : mais sans toi je ne pourrai pas même sauver mes jours. [LE CHOEUR:] Par égard pour celui qui t'a adressé ce suppliant, OEdipe, réponds ce qui te convient à cet homme avant de le renvoyer. [OEDIPE:] Croyez, citoyens, croyez que si Thésée, le Souverain de ce pays, ne me l'eût envoyé, en exigeant que je lui répondisse, jamais le son de ma voix n'eût frappé ses oreilles ; mais il va entendre ce qu'il mérite, et ce qui, sans doute, ne le charmera pas. N'est-ce pas toi, scélérat, qui, dans Thèbes, possédant le trône et le sceptre dont ton frère s'est emparé, en as chassé ton père, l'as réduit à porter ces misérables vêtements, dont la vue t'arrache aujourd'hui des larmes, parce que tu te vois plongé dans les mêmes malheurs que moi ? Ces malheurs, je ne les pleurerai pas, je les supporterai, en conservant dans mon cœur, tant que je vivrai, le souvenir de ton parricide. Car c'est toi qui m'as réduit à l'état où je suis, toi qui m'as contraint d'errer ainsi, mendiant de tous côtés. Si je n'avais mis au jour deux filles qui me nourrissent, je mourrais assassiné par toi. Ce sont elles maintenant qui me gardent, qui m'assistent et qui, par le courage qu'elles montrent à souffrir avec moi, prouvent qu'elles sont plutôt des hommes que des femmes. Et vous, fils ingrats, vous n'êtes point mes fils. C'est pour cela que le dieu vengeur qui te poursuit ne te regarde pas encore des mêmes yeux qu'il te regardera, lorsque tant de bataillons s'avanceront vers les murs de Thèbes : car tu ne renverseras pas ses remparts, et avant qu'ils soient détruits, tu tomberas noyé dans ton sang, et ton frère avec toi. Voilà les imprécations que j'avais déjà lancées sur vous deux, et que dans ce moment j'appelle encore à mon aide, pour vous apprendre à respecter ceux dont vous tenez la vie, et à ne pas accabler de vos mépris un père privé de la clarté du jour. Ce n'est pas là l'exemple que ces deux sœurs vous ont donné ; aussi ce palais, ce sceptre, qui étaient à vous, deviendront leur partage, s'il est vrai que la justice, fidèle aux lois éternelles, soit assise, de toute antiquité, sur le trône de Zeus. Va donc, trop odieux mortel ; fuis, scélérat, fuis loin d'un père qui te renie. Emporte ces nouvelles imprécations que j'invoque contre toi : Que jamais tu ne puisses triompher de ta patrie par le pouvoir des armes, ni rentrer dans les murs d'Argos ; mais que tu périsses de la main d'un frère, en immolant ce frère qui t'a chassé. Voilà les vœux que je fais ; je demande au Tartare, devenu mon dieu tutélaire, de te recevoir dans ses ténèbres horribles. J'appelle à mon secours les déesses qui président ici ; j'appelle le dieu Arès, qui a mis en vos deux cœurs une haine implacable. Tu m'as entendu ; pars, et va raconter aux Thébains et à tes fidèles alliés de quels présents OEdipe a récompensé ses deux fils. [LE CHOEUR:] Polynice, je n'ai point à te féliciter du succès de ta démarche : pars maintenant, hâte-toi de retourner sur tes pas. [POLYNICE:] O voyage fatal ! ô déplorable calamité ! malheur à mes compagnons ! Suis-je dans cette espérance parti d'Argos ? Infortuné, comment retourner vers mes alliés ? comment élever la voix pour leur parler ? Il faut que, muet et confondu, je demeure plongé dans mon infortune. O mes sœurs ! vous qui êtes ses filles, vous qui avez entendu les cruelles imprécations de ce père, au nom des Dieux, s'il faut qu'elles s'accomplissent à votre avantage, et que vous revoyiez votre patrie, ne me rejetez point avec mépris ; accordez-moi les honneurs des funérailles, et déposez mon corps dans un tombeau. Quelles que soient les louanges que vous méritez aujourd'hui pour les soins que vous rendez à votre père, vous n'en obtiendrez pas de moins flatteuses pour ceux que vous daignerez me rendre. [ANTIGONE:] O Polynice ! laisse-toi toucher par mes prières. [POLYNICE:] Chère Antigone ! que veux-tu ? Parle. [ANTIGONE:] Ramène au plus tôt ton armée dans Argos. Assure ainsi ton salut et celui de ta patrie. [POLYNICE:] Ce que tu demandes n'est pas possible. Comment mériterais-je une autre fois de commander cette armée, si je montrais aujourd'hui quelque crainte ? [ANTIGONE:] Et pourquoi faut-il que tu cèdes une autre fois à tes ressentiments ? Quand tu auras ruiné ta patrie, qu'espéreras-tu ? [POLYNICE:] Ce serait une honte de fuir ; je ne puis être l'objet des risées d'un frère moins âgé que moi. [ANTIGONE:] Eh ! ne vois-tu pas que ta fureur justifie les prophéties d'un père qui vous annonce à tous deux la mort. [POLYNICE:] Tel est son vœu ; mais je ne puis céder. [ANTIGONE:] Malheureuse que je suis ! .. Eh ! qui, après avoir entendu ces prédictions, osera te suivre ? [POLYNICE:] Je ne les ferai pas connaître. Un bon général doit dire ce qui lui est avantageux, non ce qui lui est contraire... Antigone... ne me retiens plus. C'est à moi de songer à la route que je vais suivre, à cette route que mon père et les Erinyes ont rendue si redoutable et si funeste pour moi. Que Zeus, ô mes sœurs, vous en aplanisse une autre, si vous m'accordez après ma mort les soins que je vous ai demandés ; car vous ne pourrez plus m'en rendre de mon vivant. Laissez-moi libre : adieu. Quand vous me reverrez, je ne jouirai plus de la lumière des cieux. [ANTIGONE:] Infortunée que je suis ! [POLYNICE:] Cesse de soupirer sur mon sort. [ANTIGONE:] Eh ! qui, te voyant courir au-devant d'une mort que tu prévois, mon frère, pourrait s'empêcher de gémir ? [POLYNICE:] Je mourrai, s'il faut que je meure. [ANTIGONE:] Non, mon frère, non, cède à mes conseils. [POLYNICE:] Ne me conseille point ce que je ne dois pas faire. [ANTIGONE:] Que je suis malheureuse si je te perds avec moi. [POLYNICE:] Les dieux seuls ont tout fait ; ce sont eux qui nous font naître, ou pour un sort, ou pour un autre. Je les invoque pour vous, et je leur demande d'écarter de vous tous les maux. Vous avez mérité d'y échapper. [LE CHOEUR:] Je prévois de nouveaux malheurs, des maux terribles, annoncés par ce vieillard aveugle, quoique le destin n'en ait point encore amené l'heure : mais la volonté des dieux n'est jamais vaine. Le temps, le temps seul voit toutes choses ; c'est lui qui plonge l'homme dans l'adversité ; c'est lui qui l'en retire. O Zeus ! le tonnerre s'est fait entendre. [OEDIPE:] O mes enfants ! mes enfants, quel habitant de ces lieux voudrait amener ici le vertueux Thésée ? [ANTIGONE:] Eh ! quelle raison, mon père, te contraint à le demander ? [OEDIPE:] La foudre ailée de Zeus me conduira bientôt aux enfers. Envoyez au plus tôt chercher le Roi. [LE CHOEUR:] Écoutez avec quel bruit terrible le dieu fait gronder sa foudre. Mes cheveux se dressent d'épouvante, mon cœur se glace, les éclairs redoublent et enflamment les cieux. Quelle sera la fin de ce présage ? Je le redoute : il n'a pas éclaté en vain ; il sera suivi de quelque calamité... Ether immense ! ô Zeus ! [OEDIPE:] O mes enfants ! voici le dernier terme, prédit par les oracles, et je ne puis l'éviter ; voici la fin de ma vie. [LE CHOEUR:] Comment le sais-tu ? quel signe te l'annonce ? [OEDIPE:] Je le sais, il suffit. Qu'on se hâte d'amener ici le Roi. [LE CHOEUR:] Ciel ! ô ciel ! le voilà ce bruit terrible qui retentit de nouveau dans les airs ! Sois- nous propice, grand dieu, sois-nous propice ! Et si c'est un signe funeste pour ma patrie, sois-nous du moins favorable ! Que la présence d'un vieillard malheureux ne tourne pas contre nous tes bienfaits ! O Zeus, c'est à toi que je m'adresse. [OEDIPE:] Thésée vient-il ? O mes filles ! pourra-t-il me trouver respirant encore, et maître de mes sens ? [ANTIGONE:] Quel secret veux-tu lui confier ? [OEDIPE:] Je veux, pour les bienfaits que j'en ai reçus, remplir ma promesse. [LE CHOEUR:] Viens, mon fils, viens, si même tu dois quitter le rivage de la mer, occupé de quelque nouveau sacrifice sur les autels de Poséidon ; accours. Cet Étranger veut rendre à toi et à la ville le juste prix de tes bienfaits. Hâte-toi, Prince, hâte-toi. [THESEE:] Quels sont ces cris que tous ensemble vous faites retentir dans les airs ? J'ai reconnu votre voix, j'ai reconnu celle de cet Etranger. Est-ce la foudre de Zeus, est-ce le bruit et le fracas de la grêle qui les excite ? Les horreurs d'une pareille tempête indiquent un présage des dieux. [OEDIPE:] O roi, je désirais ta présence. Un dieu conduit ici tes pas. [THESEE:] Fils de Laïos ! qu'est-il arrivé ? [OEDIPE:] Le terme de ma vie. Je ne veux pas mourir sans me montrer fidèle aux promesses que je t'ai faites, à toi et à cette ville. [THESEE:] Sur quoi te fondes-tu pour annoncer ta mort prochaine ? [OEDIPE:] Les dieux eux-mêmes, les dieux, qui ne trompent jamais, me l'annoncent par des signes certains. [THESEE:] Lesquels ? ô vieillard ! [OEDIPE:] Par ces fréquents éclats de tonnerre, ces traits enflammés lancés d'une main invincible. [THESEE:] Je te crois ; car tes prédictions sont justes et ta bouche ignore le mensonge. Dis-moi donc ce qu'il faut faire ? [OEDIPE:] Je vais t'apprendre, fils d'Egée, un secret, pour cette ville un bienfait qui ne vieillira jamais. Bientôt seul et sans guide, je te conduirai vers le lieu où je dois mourir. Garde-toi de découvrir à qui que ce soit où mon tombeau sera caché, ni le côté où il peut être, si tu veux qu'il soit pour toi d'une plus grande défense qu'une multitude de lances et de boucliers empruntés aux pays voisins. Mais ce qui doit être plus sacré, et couvert d'un profond mystère, tu l'apprendras toi- même quand tu seras arrivé seul où je vais te conduire. Je ne le veux révéler à aucun des habitants de ce pays, pas même à mes filles, quelque amour que j'aie pour elles. Sois-en à jamais le fidèle dépositaire ; parvenu au terme de ta vie, ne le confie qu'à celui qui sera près d'occuper le premier rang ; et celui-ci ne le révélera qu'à son successeur : ainsi vous aurez fait de cette ville un écueil insurmontable contre tous les efforts des Thébains. En effet, combien de cités, quelque bien gouvernées qu'elles soient, se sont laissé aveugler par l'orgueil ! mais les regards des dieux, quoique tardifs, tombent enfin sur celui qui, rejetant les lois de la piété, s'abandonne à ses égarements. Puisses-tu, fils d'Egée, ne pas t'exposer à un pareil malheur ! Mais l'ordre de Zeus me presse ; marchons, sans nous détourner, vers le lieu marqué. O mes filles ! c'est moi qui vais vous guider aujourd'hui, comme vous avez guidé votre père. Retirez-vous, ne me touchez pas, laissez- moi trouver moi-même le tombeau sacré où le destin veut que je m'ensevelisse dans le sein de cette terre... Venez ici, venez ; c'est là que Hermès et la déesse des enfers me conduisent. O lumière, lumière, qui es devenue sans clarté pour moi, tes rayons viennent frapper mon corps pour la dernière fois ; je vais me cacher dans les enfers. O toi, le plus cher de tous ceux dont j'ai reçu l'hospitalité ! et toi, terre, et vous, habitants, soyez à jamais heureux, et au milieu de votre bonheur, souvenez-vous de ma mort. [LE CHOEUR:] O déesse invisible ! et toi, souverain de l'éternelle nuit, ô Hadès ! Hadès ! s'il m'est permis de t'adresser mes prières, fais, je t'en supplie, que ce vieillard aille, par une mort paisible, et sans angoisses, se reposer doucement dans la demeure du Styx, dans la région des morts où tout s'engloutit ! Et toi, Étranger, après tant de tourments soufferts sans les avoir mérités, puisse un dieu juste te regarder d'un œil favorable ! — O divinités infernales, et toi, invincible gardien des enfers, monstre terrible, qu'on nous représente grondant, et couché dans un antre aux portes antiques de Hadès, fils du Tartare et de la Terre, je te supplie d'accueillir avec douceur cet Etranger, qui va se précipiter dans les demeures souterraines des morts : je t'invoque, toi qui endors tous les mortels. [LE MESSAGER:] Citoyens ! je viens, en peu de mots, pour annoncer la mort d'OEdipe ; mais pour les circonstances de cet événement, un court récit ne suffit pas. [LE CHOEUR:] Il est donc mort, l'infortuné ! [LE MESSAGER:] Il a quitté cette vie pour jamais. [LE CHOEUR:] De quelle manière ? Sa fin a-t-elle du moins été douce ? Semblait-elle l'œuvre d'un dieu ? [LE MESSAGER:] Oui, la chose est merveilleuse. Vous avez vu, vous étiez présent, comme il est sorti d'ici, sans être guidé par personne, nous servant de guide à nous-mêmes. A peine arrivé au lieu qu'on nomme le seuil du gouffre, et que des fondements d'airain attachent solidement à la terre, il s'arrête près d'un des sentiers partageant la route et d'un profond cratère où reposent les monuments de l'éternelle amitié que Thésée et Pirithoos se jurèrent autrefois. Il s'assied à distance égale de ce cratère, du roc de Thoricie, d'un tombeau de pierre, et d'un poirier sauvage dont le tronc est creusé par les ans. Il dépouille les dégoûtants lambeaux qui le couvraient, et appelant ses filles leur ordonne d'aller chercher de l'eau pure pour des ablutions et des libations. Toutes deux aussitôt courent à la colline de la féconde Déméter, qu'on aperçoit dans le voisinage, et ont en peu de temps exécuté les volontés de leur père. Elles le lavent et le couvrent d'une robe nouvelle suivant les rites prescrits. A peine a-t-il goûté les douceurs de ces soins, à peine tous ses ordres ont-ils été exécutés, que Zeus fait gronder son tonnerre souterrain. Ses deux filles frémissent en l'écoutant, et tombent aux genoux de leur père, les yeux en pleurs, se frappant la poitrine et poussant de longs gémissements. OEdipe, entendant ce bruit épouvantable, étend ses deux bras sur ses filles : "O mes enfants ! dit-il, vous n'avez plus de père : tout est fini pour moi. Vous n'aurez plus à supporter les pénibles fatigues que vous donnaient les soucis de ma subsistance ; elles étaient cruelles, je le sais ; mais, pour payer vos plus rudes peines, il suffisait de ce seul mot : Personne ne vous aimera plus que moi. Vous me perdez aujourd'hui, et le reste de votre vie va désormais s'écouler tranquille." A ces mots, le père et les enfants s'embrassent, sanglotent et pleurent. Soudain, succédant à leurs cris, une voix se fait entendre, elle appelle OEdipe. La frayeur saisit les assistants ; et nos cheveux se dressent sur nos têtes. La voix du dieu recommence : "OEdipe ! OEdipe ! qui te retient ? Marche. Tu tardes trop." Il a reconnu la voix du dieu, et invite Thésée à s'approcher, lui disant : "O mon ami ! donne-moi ta main comme gage de la foi constante qui te lie à mes filles : vous, mes filles, donnez-lui la vôtre. Prince, promets-moi de ne jamais leur nuire, de veiller sur elles." Thésée, en homme généreux, retient ses larmes, et lui jure d'accomplir ses souhaits. Ce serment fait, OEdipe, portant ses mains tremblantes sur ses deux filles, leur dit : "Mes enfants, il faut, avec un noble courage, vous éloigner, et ne pas chercher à voir ou à entendre ce qui vous est interdit. Partez et que Thésée reste seul." — A cet ordre de nous tous entendu, nous nous retirons, gémissant et versant des larmes sur les pas de ses filles. A quelques pas de là nous tournons la tête ; OEdipe avait disparu ; et Thésée, la main sur le front, se cachait les yeux, comme frappé de terreur à l'aspect de quelque spectacle horrible. Bientôt nous l'avons vu se prosterner pour adorer à la fois la Terre et l'Olympe où résident les dieux. Thésée, seul entre les mortels, pourrait dire comment OEdipe a péri. La foudre n'est pas tombée sur lui pour le consumer, nulle tempête n'est venue du sein des mers pour l'enlever : ou quelque dieu l'a ravi, ou les fondements de la terre se sont ouverts d'eux-mêmes pour lui ménager un passage facile aux enfers. Sa mort a été douce et merveilleuse. Il faut donc bien moins le pleurer que l'envier. Il faudrait être dépourvu de sens pour ne pas croire à mon récit. [LE CHOEUR:] Où sont donc maintenant les deux filles d'OEdipe, et les amis qui les accompagnaient ? [LE MESSAGER:] Les voici près de nous. Leurs gémissements les annoncent. [ANTIGONE:] Hélas ! hélas ! malheureuses ! Il nous faut aujourd'hui, il faudra toujours pleurer celui qui nous donna la vie ! Sang déplorable d'un père pour qui nous avons souffert tant de peines, et pour qui, jusqu'à notre dernier jour, nous supporterons encore tant de maux ! [LE CHOEUR:] Qu'avez-vous ? [ANTIGONE:] Ce qu'on ne pourrait imaginer, amis ! [LE CHOEUR:] Il est mort ? [ANTIGONE:] De la manière la plus digne d'envie. Que peut-on souhaiter davantage ! il n'a eu à combattre ni le fer ni l'onde ; mais les entrailles de la terre se découvrant au jour, l'ont englouti soudainement. Malheureuses ! sur nos yeux à présent une nuit funeste est pour jamais répandue. Dans quelle terre écartée, sur quels flots orageux nous faudra-t-il errer et chercher le soutien d'une insupportable vie ? [ISMENE:] Hélas ! je ne sais. Puisse le dieu des morts m'entraîner dans son empire pour rejoindre mon père. Ce qui me reste de vie n'est plus rien pour moi. [LE CHOEUR:] O les plus généreuses de toutes les filles ! il faut souffrir avec courage les maux que les dieux vous envoient ; ne vous laissez point terrasser par votre douleur, votre sort n'est plus si déplorable. [ANTIGONE:] Hélas ! je regrette jusqu'aux maux que je partageais avec lui : ce qu'il y avait de plus pénible était une douceur pour moi, quand je le soutenais dans mes bras. O mon père ! Ô mon ami ! toi que les ténèbres de la terre enveloppent à présent, jamais ta vieillesse n'a cessé de m'être chère. Puissé-je ne jamais cesser de chérir ta mémoire ! [LE CHOEUR:] Il a donc fait... ? [ANTIGONE:] Il a fait ce qu'il désirait. Il est mort sur la terre étrangère où il a souhaité de mourir. La couche funèbre sur laquelle il repose est couverte d'une éternelle obscurité, et les regrets qu'il nous laisse nous feront verser des larmes qui ne tariront pas. Oui, mon père toujours mes yeux te pleureront : je n'ai dans mes douleurs aucune consolation à espérer. [ISMENE:] Privée d'un père chéri, à quel abandon aussi, à quel état misérable me vois-je condamnée avec toi, ô ma sœur infortunée ! [LE CHOEUR:] O vertueuses sœurs ! puisqu'il a terminé heureusement sa vie, cessez vos plaintes. Il n'est point d'homme qui puisse échapper au malheur. [ANTIGONE:] Retournons sur nos pas, ma sœur. [ISMENE:] Que prétends-tu faire ? [ANTIGONE:] Un désir me possède. [ISMENE:] Lequel ? [ANTIGONE:] Je veux voir la demeure souterraine. [ISMENE:] De qui ? [ANTIGONE:] D'un père. Malheureuse que je suis ! [ISMENE:] Le crois-tu permis ? Ne vois-tu pas... ? [ANTIGONE:] Pourquoi ce reproche ? [ISMENE:] Ne comprends-tu pas que c'est un vœu impie ? [ANTIGONE:] Que veux-tu dire, encore une fois ? [ISMENE:] Qu'il est mort sans tombeau, sans témoins. [ANTIGONE:] Conduis-moi ; et quand nous serons arrivées, ôte moi la vie. [ISMENE:] Ah ! ah ! malheureuse ! et comment pourrais-je condamnée à l'indigence et à la solitude supporter le poids de mes jours ? [LE CHOEUR:] Chères jeunes filles ! ne craignez rien. [ANTIGONE:] Où fuirai-je ? [LE CHOEUR:] Vous avez l'une et l'autre, en venant dans ce pays, évité les dangers auxquels vous étiez exposées. [ANTIGONE:] Je songe... [LE CHOEUR:] A quoi ? [ANTIGONE:] Comment retournerons-nous dans notre patrie ; je n'en vois pas le moyen. [LE CHOEUR:] Ne t'en inquiète pas. Ce soin serait trop pénible. [ANTIGONE:] Tout cela, aujourd'hui est au-dessus de mes forces. [LE CHOEUR:] Dans quelle vaste mer d'inquiétudes êtes-vous tombées ? [ANTIGONE:] Il est trop vrai. [LE CHOEUR:] J'en conviens avec vous. [ANTIGONE:] Hélas ! hélas ! ô Zeus ! où tournerons-nous nos pas ? Vers quelles espérances un dieu favorable me conduira-t-il à présent ? [LE CHOEUR:] Mes filles, séchez vos pleurs. Il vous sied mal de vous lamenter lorsque tout vous atteste la bienfaisance de cette contrée : continuer serait un outrage. [ANTIGONE:] Fils d'Egée, nous tombons à tes genoux. [THESEE:] Que demandez-vous, mes filles ? [ANTIGONE:] De voir de nos yeux le tombeau d'un père. [THESEE:] Cette vue vous est interdite. [ANTIGONE:] Souverain d'Athènes, que dis-tu ? [THESEE:] O mes filles ! c'est lui-même qui m'a défendu de laisser jamais approcher personne de son tombeau et de découvrir à aucun mortel l'asile sacré dans lequel il repose. C'est en demeurant fidèle à ses ordres que je puis, m'a-t-il dit, mettre à jamais cette contrée à l'abri de tous les malheurs. Le Génie qui veille sur nous, et Zeus qui entend tout, ont écouté nos serments. [ANTIGONE:] Puisque telle fut sa volonté, je m'y soumets. Envoie-nous donc à Thèbes : nous devons chercher du moins à prévenir les coups mortels que deux frères cherchent à se porter. [THESEE:] Je ferai ce que vous demandez, et tout ce qui pourra vous être utile et tout ce qui pourra flatter encore celui qui vient de descendre dans les entrailles de la terre. Je ne me lasserai point de servir vos intérêts. [LE CHOEUR:] Suspendez enfin le cours de vos gémissements, goûtez quelque repos. Tout ce que le Roi vous a promis s'accomplira.
[TIKHONE:] se tient derrière son comptoir. A demi couché sur un banc, dans une attitude nonchalante, FEDIA joue doucement de l'accordéon. Près de lui BORTZOV, vêtu d'un pardessus léger, très élimé. Par terre, devant les bancs, se sont installés SAVVA, NAZAROVNA et EFIMOVNA.
[NAZAROVNA:] Homme de Dieu ! Hein ? Homme de Dieu ! Es-tu vivant ou déjà mort ? Pourquoi serais-je mort ? Je suis vivant, petite mère ! Veux-tu me recouvrir les jambes ? Comme ça. La droite surtout. Voilà, c'est bien, petite mère. Que Dieu te donne la santé. Comment dormirais-je ? Il me faut déjà tellement de patience pour supporter mes douleurs ! Quant au sommeil, ma pauvre, tant pis ! Le pécheur que je suis ne mérite pas de repos. Qu'est-ce que c'est que ce bruit ? Dieu nous envoie un orage. Le vent hurle, la pluie tombe à verse ; on dirait des pois qui frappent le toit et les vitres. Tu entends ? Les abîmes célestes se sont ouverts... Et ça tonne, et ça hurle, et ça gronde, et on n'en voit pas la fin ! Hou... hou... hou ! On dirait la forêt qui geint. Hou... hou... hou... Le vent gémit comme un chien. Il fait froid ! Mes vêtements sont trempés, bons à tordre, et la porte est grande ouverte... Même que mon accordéon est tout mouillé, frères orthodoxes, la musique ne marche pas, autrement je vous aurais donné un de ces concerts à tout casser ! Quelque chose de fameux ! Un quadrille, par exemple, ou une polka... ou encore un couplet russe... je sais tout faire, moi ! Quand j'étais garçon d'étage au Grand Hôtel, en ville, je n'ai pas amassé de sous, mais les notes, la musique, ça me connaît. J'ai appris tout ça. Je sais aussi jouer de la guitare. [UNE VOIX:] Imbécile toi-même ! [NAZAROVNA:] Toi, mon vieux, à c't'heure, tu devrais être couché, au chaud, réchauffer ta pauvre jambe... Eh, le vieux ! Homme de Dieu ! T'es pas en train de trépasser ? Tu devrais boire un petit coup de vodka, grand-père. Ça te brûlerait le ventre, mais ça te soulagerait le cœur. Va, bois-en un coup ! Fais pas le fanfaron, mon gars ! Peut-être que le vieillard est en train de rendre son âme à Dieu ! Il se repent de ses péchés — alors toi, avec tes paroles stupides, ton accordéon... Laisse donc cette musique ! Tu n'as pas honte ? Et toi, pourquoi tu l'embêtes ? Il n'en peut plus de souffrir, et toi tu te ramènes avec tes stupidités de bonne femme. Lui, parce que c'est un juste, il ne peut pas te dire un gros mot... Alors, tu es bien contente : on t'écoute, imbécile ! Dors, grand-père, ne l'écoute pas ! Laisse-la causer. Fais pas attention ! La langue d'une femme, c'est le balai du diable : elle chasse de la maison le rusé et le sage... Crache dessus ! Mais ce que tu es maigre ! On dirait un squelette mort ! Pas trace de chair ! Est-ce que vraiment tu serais en train de mourir ? Pourquoi mourir ? Que Dieu me garde de mourir pour rien. Je souffrirai encore un peu et puis je me lèverai avec Son aide. La Mère de Dieu ne permettra pas que je meure en terre étrangère... Je mourrai chez moi. Tu viens de loin ? De la ville de Vologda... Je suis un artisan de là-bas. Où que ça perche, Vologda ? Voyez-moi ça ! Tu en as fait du chemin, barbu ! Et toujours à pied ? Et à Moscou, tu y as été ? Je te crois ! Cinq fois au moins... C'est une belle ville ? Ça, vaut la peine d'être vu ? [BORTZOV:] Je t'en prie ! donne-m'en un peu, pour l'amour du Christ ! Un tout petit verre... celui-là ! Fais-moi crédit ! Je te paierai ! Pardi ! Je t'en prie ! Fais-moi cette grâce. Tu ne me comprends pas. S'il y a une goutte de cervelle dans ta tête dure de moujik, tâche donc de comprendre : ce n'est pas moi qui te demande, ce sont mes entrailles, comme vous dites, vous autres paysans ! C'est ma maladie qui te supplie ! Comprends donc ! Je n'ai rien à comprendre. Fous le camp ! Si tu ne me donnes pas à boire, comprends-moi donc, si je ne peux pas satisfaire cette passion, je suis capable de commettre un crime. Dieu sait ce que je pourrais faire ! Toi, espèce de goujat, tu as vu pas mal d'ivrognes dans ta vie de cabaretier, n'as-tu donc jamais compris ce que sont ces gens-là ? Ce sont des malades ! On peut les enchaîner les battre, les égorger — mais il faut leur donner à boire ! Eh bien, je te prie humblement... Fais-moi cette grâce ! Je m'abaisse... Mon Dieu, comme je m'abaisse ! Donne-moi de l'argent et tu auras de la vodka. Où veux-tu que j'en prenne ? Tout a été bu ! Absolument tout ! Il ne me reste plus que ce manteau, mais je peux pas le donner : je le porte à même la peau. Veux-tu mon bonnet ? [FEDIA:] Bonjour ! Au revoir ! Comment allez-vous ? [TIKHONE:] Je n'en veux pas, même pour rien. C'est du fumier. Il ne te plaît pas ? Alors, fais-moi crédit ! En revenant de la ville je t'apporterai ta pièce de cinq kopeks, et puisse-t-elle t'étrangler ! Qu'elle t'étrangle ! Qu'elle s'arrête dans ta gorge ! Je te hais ! T'as fini de m'embêter ? Qu'est-ce que c'est que ce type-là ? D'où ça sort, cette fripouille ? Pourquoi es-tu venu ? Je veux boire ! Ce n'est pas moi, c'est ma maladie qui le réclame ! Comprends-moi donc ! Ne me pousse pas à bout. Sinon tu seras vite dehors, dans la steppe. Que faire alors ? Que faire ? C'est le malin qui te tente. Crache dessus, monsieur ! Il murmure, le maudit : bois un coup ! bois un coup ! T'as qu'à lui dire : je n'en veux pas ! Je n'en veux pas ! Il te laissera en paix. Dans sa caboche, je parie que ça fait : trou-trou-trou ! Et il a le ventre creux... Tu es drôlement cinglé, barine ! Va donc te coucher ! Assez fait l'épouvantail au milieu du cabaret ; on n'est pas dans un potager. [BORTZOV:] Tais-toi ! Personne ne te demande rien, espèce d'âne ! Cause toujours, mais pas trop fort ! On vous connaît, vous autres ! T'es pas le seul à traînailler sur la grand-route. Espèce d'âne ? Quand je t'aurai cassé la gueule, tu vas hurler pire que le vent. Ane toi-même ! Fumier ! Salaud ! Le vieillard est peut-être en train de faire sa prière et de rendre son âme au Seigneur, et ces impies se chamaillent et se disent des vilains mots... Ils n'ont pas honte ! Et toi, vieille bique, vu que tu es dans un cabaret, cesse de chialer. Au cabaret on cause comme au cabaret. Que dois-je faire ? Comment lui faire comprendre ? Par quel discours ? Mon sang est figé dans mes veines ! Tikhone ! Tikhone, mon ami ! [SAVVA:] Ça m'a traversé la jambe, on dirait un boulet de feu... Brave pèlerine, petite mère ! Qu'y a-t-il, mon père ? Qui c'est qui pleure là ? Je ne prie pas, grand-père, et ce ne sont pas des larmes. C'est du suc ! C'est du suc de mon âme étranglée ! Du suc ! D'ailleurs, comment me comprendriez-vous, vous autres ? Ta raison obscure, grand-père, n'y suffirait pas. Vous êtes des gens obscurs ! Où trouver des gens éclairés ? Il y en a, grand-père ! Ils me comprendraient. C'est vrai, ami, il y en a. Les saints étaient des gens éclairés... Ils comprenaient la peine de chacun. Ils la comprenaient sans qu'on leur en parle. Un regard leur suffisait. Et comme leur compréhension était apaisante ! C'était comme si l'on n'avait jamais eu de peine ! Ils vous l'enlevaient comme avec la main. Est-ce que tu as connu des saints ? Pourquoi pas, mon gars ? Il y a de tout sur terre. Il y a des pécheurs, mais il y a aussi des serviteurs de Dieu... Je ne comprends rien. Pour comprendre une conversation, il faut de l'intelligence, et je n'en ai plus... Je ne suis qu'instinct, que soif... Prends mon pardessus, Tikhone ! Tu as compris ? Mon pardessus... Et sous le pardessus, qu'y a-t-il ? Il n'y a que le corps nu ? Ne l'enlève pas, je ne le prendrai pas. Je ne veux pas charger mon âme d'un tel péché.
[MERIC:] enlève en silence sa souquenille, mais garde sa veste. Il porte une hache à la ceinture. Il y en a qui grelottent, mais l'ours et le vagabond ont toujours chaud. Je suis en sueur, moi ! Il faut verser un seau de sueur, pour arracher une jambe de la boue. Et pendant que tu retires une jambe, l'autre s'enfonce. Ça, c'est vrai... Dis-moi, brave homme, la pluie tombe toujours ? Je ne cause pas avec les bonnes femmes. [BORTZOV:] Je prends le péché sur moi. Mais est-ce que tu m'écoutes, oui ou non ? Je ne veux pas t'écouter. Fiche-moi la paix ! C'est qu'il fait noir ! Comme si le ciel était enduit de goudron. On ne voit pas le bout de son nez. Qui c'est qui a dit ça ? Toi, je te retiens. Bonjour, grosse bouille ! Tu ne me remets pas ? Mais je le remets, ma parole ! C'est à tes gros yeux que je t'ai reconnu ! André Polikarpov ? Pourquoi donc ? Je porte le nom qui est marqué dans les papiers que Dieu m'envoie. Il y a deux mois que je m'appelle Méric. Rrr... Gronde toujours, tu ne me fais pas peur ! Il n'y a pas de flics par ici, des fois ? Quels flics ? C'est des mouches et des moustiques, des petites gens... Les flics, à cette heure, ils roupillent dans leurs lits de plume. Bonnes gens, faites attention à vos poches et à vos habits, si vous y tenez. C'est un homme dangereux. Il vous volerait. Pour ce qui est de l'argent, je ne dis pas, — qu'ils fassent attention, s'ils en ont, — mais pour les habits, pas de danger. Où est-ce que je les fourrerais ? Où le diable te conduit-il ? Tiens ! Au Kouban ? C'est vrai, ça ? C'est un beau pays. C'est un pays, les gars, comme on n'en voit pas en rêve, même si on dormait trois ans de suite. Quelle liberté ! Il y a là- bas, à ce qu'on dit, tant d'oiseaux, de bêtes, de gibier — Seigneur Dieu ! L'herbe y pousse toute l'année, les gens s'entendent bien, il y a de la terre — en veux-tu en voilà ! Et les autorités, — c'est un petit soldat qui me l'a raconté l'autre jour — les autorités distribuent cent déciatines par tête de pipe ! Ça, c'est du bonheur, que Dieu me confonde ! Le bonheur... Le bonheur se promène derrière ton dos... Essaie de le voir ! Comme si c'était facile de se mordre le coude ! C'est des bêtises, tout ça... On dirait une halte de forçats... Bonjour, les miséreux ! [EFIMOVNA:] Que tu as des yeux méchants ! Le mauvais esprit est en toi, mon gars. Ne nous regarde pas ! Bonjour, le pauvre monde ! Détourne-toi. Savvouchka, un méchant homme nous regarde. Il va nous jeter un sort, mon petit père ! Détourne-toi, que je te dis, mauvaise graine ! Bonjour, chrétiens ! Ils se taisent ! Vous ne dormez pas, tas de lourdauds ! Pourquoi vous taisez-vous ? Détourne ton mauvais œil ! Détourne ton orgueil diabolique ! Tais-toi, vieille sorcière ! Ce n'est pas avec de l'orgueil diabolique que je voulais honorer votre misère, c'est avec de l'amitié, avec une bonne parole ! J'ai eu pitié de vous ; je vous voyais serrés comme des mouches, l'un contre l'autre, tout transis, je voulais vous réconforter avec ma bonne parole, plaindre votre misère, mais vous, vous détournez votre gueule ! Eh bien, tant pis. D'où viens-tu, toi ? Je suis d'ici, de l'usine de Khamonié. C'est une briqueterie. Lève-toi ! [FEDIA:] Pour quoi faire ? Comment ça, toi ? Est-ce que c'est ta place ? Circule, passant. Je ne te crains pas... Il est dégourdi, celui-là ! Fais vite, assez causé. Sinon tu vas pleurer, imbécile. [TIKHONE:] Ne discute pas avec lui, mon gars. Crache dessus ! De quel droit tu te permets ?... Ça écarquille ses gros yeux et ça croit vous faire peur ! Espèce de diable ! [MERIC:] se fait un lit sur le banc. Si tu m'appelles ainsi, c'est que tu n'as jamais vu le diable. Il n'est pas comme moi. Couche-toi, hachette, petite sœur. Tiens, je vais recouvrir ton manche... Je l'ai volée et je m'en suis toqué. Je ne veux pas la jeter et je ne sais qu'en faire. C'est comme une femme qu'on a cessé d'aimer... Oui. Les diables, mon vieux, ne sont pas comme moi. [FEDIA:] Et comment sont-ils donc ? [UNE VOIX:] J'ai essayé, ça n'a rien donné. Les bonnes femmes, les moujiks stupides vous racontent des bobards... Il n'y a pas moyen de les voir — ni les esprits, ni les revenants... Notre œil n'est pas fait pour ça. Quand j'étais petit, j'allais exprès la nuit dans la forêt pour voir le Sylvain... Je criais, des fois, de toutes mes forces, je tenais les yeux grands ouverts : je voyais apparaître toutes sortes de choses — mais pas de sylvain. La nuit, j'allais aussi au cimetière pour voir les revenants : là encore, les bonnes femmes ont menti. J'y ai vu pas mal de bêtes, mais pour avoir peur, zéro. Non, notre œil n'est pas fait pour voir ça. Ne dis pas ça. Il arrive des fois qu'on voie des choses... Chez nous, au village, un moujik a étripé un sanglier. Il lui a ouvert le ventre, et voilà que de ses tripes quelqu'un sort d'un bond ! .. [SAVVA:] Mes petits gars, n'évoquez pas le malin ! C'est un péché, mes bons !... Ah ! voilà la barbe grise ! Voilà le squelette ! Pas la peine d'aller au cimetière, les macchabés sortent tout seuls du plancher pour nous faire la morale. "Un péché" ! Ce n'est pas à vous, imbéciles, de nous faire la leçon. Vous êtes des gens obscurs, des ignorants... Mon père était un moujik, il aimait prêcher, lui aussi. Une fois, la nuit, il a volé chez le pope un plein sac de pommes. Il nous le ramène et nous fait la morale : "Prenez garde, les gosses, ne bouffez pas les pommes avant la fête de la Transfiguration. Ce serait un péché." Vous, c'est pareil. C'est un péché de nommer le démon, mais il est permis de faire ses volontés... Voyez, par exemple, cette vieille sorcière : elle m'a pris pour le diable, mais dans sa vie, pour ses histoires de femme, elle lui a sans doute vendu son âme plus d'une fois. Oh ! Oh ! Oh'Que la Sainte Croix nous protège ! Savvouchka ! Pourquoi tu lui fais peur ? Ça t'amuse ? Seigneur Jésus ! Quel vent, quel vent ! [MERIC:] Ah, si je pouvais leur montrer ma force ! Me mesurer avec le vent ! Il n'arrive pas à arracher la porte, mais moi, ce cabaret, je pourrais l'extirper de terre ! Comme je m'ennuie ! Fais ta prière, malheureux ! Pourquoi t'agites-tu ? Laisse-le donc, qu'il aille au diable ! Il nous regarde encore... Ne nous regarde pas comme ça, méchant homme ! Voyez, il a des yeux comme le malin avant les matines. Non, je n'en peux plus ! C'est au-dessus de mes forces ! Ecoute-moi, Tikhone, je te le demande pour la dernière fois : la moitié d'un petit verre ! [TIKHONE:] secoue la tête. De l'argent ! Mon Dieu, mais je t'ai déjà dit que je n'en avais pas ! Tout est bu ! Où en prendrais-je ? Ça ne te ruinerait pas de me donner une goutte à crédit. A toi, ça te coûterait un sou, et moi je cesserais de souffrir. Je n'en peux plus ! Ce n'est pas un caprice, c'est de la souffrance ! Comprends-moi ! C'est ton habitude, à toi, de plumer les pauvres, moi... jamais ! Je ne leur demanderai rien ! Jamais ! Tu me comprends ? Jamais ! Hum... attendez... Après tout, c'est une idée. Chrétiens ! Faites-moi l'aumône de cinq kopeks. Mes entrailles crient ! Je suis malade. Voyez-vous ça ! Faites l'aumône ! Fripouille ! Bois donc de l'eau... Comme je m'abaisse ! Comme je m'abaisse ! Inutile, je ne vous demande rien. Je plaisantais. Tu n'en obtiendras rien, barine. C'est un radin, tout le monde sait ça. Attends, j'avais une pièce de cinq kopeks qui traînait quelque part. On se partagera un petit verre. Où diable s'est-elle fourrée ? Je l'ai pourtant bien entendue sonner. Non, elle n'y est pas... Elle n'y est pas, frère... C'est bien ta chance. Je ne peux pas me passer de boire, sinon je vais commettre un crime ! ou bien je vais me tuer... Que faire, mon Dieu ? Partir peut-être ? Partir dans les ténèbres, aller droit devant moi ?... Eh bien, pieuses femmes, pourquoi ne lui faites-vous pas la morale ? Et toi, Tikhone, pourquoi ne le chasses-tu pas ? Il ne t'a pas payé la nuit ! Chasse-le donc, fous-le dehors ! Ah, de nos jours le peuple est devenu cruel. Il ne connaît ni douceur, ni bonté... Des gens féroces ! Un homme se noie, et on lui crie : "Dépêche-toi de te noyer, on n'a pas le temps de te regarder, on a du boulot. Quant à lui jeter une corde, pas question... Ça coûte de l'argent, une corde ! Il ne faut pas juger, brave homme ! Tais-toi, vieux loup ! Vous êtes des gens féroces ! Des hérodes ! Des vendeurs d'âmes ! A Amène-toi, viens m'enlever mes bottes ! Plus vite que ça ! Le voilà déchaîné. C'est effrayant ! Amène-toi, que je te dis ! Vite ! Tu m'entends, ou pas ? C'est aux murs que je parle ? Je veux, écorcheur, que tu me retires mes bottes, à moi, misérable vagabond. Allons, allons. Ne te fâche pas. Viens boire un verre ! Viens. Bonnes gens, qu'est-ce que je veux ? Qu'il m'offre de la vodka ou qu'il m'enlève mes bottes ? Est- ce que je me serais mal expliqué ? Tu as mal compris, peut-être ? Je veux bien attendre une minute, j'espère que tu comprendras. C'est le diable qui t'a amené ici ! En voilà un grand seigneur ! Eh bien, donne toujours... Engeance de Caïn ! revient derrière le comptoir. Tu aimes trop à faire le malin. Prends garde, je te mettrai à la porte, si tu continues ! Oui ! A [BORTZOV:] qui approche. Encore toi ? Vois-tu, je pourrais te donner un objet en or... Oui, si tu veux, je te le donnerai... Qu'as-tu à trembler ? Parle clairement. C'est lâche et ignoble de ma part, mais qu'y faire ? Je suis décidé à commettre cette lâcheté ; je ne suis pas responsable... Même un tribunal m'aurait acquitté... Prends-le, mais à une condition : tu me le rendras, quand je reviendrai de la ville. Je te le donne devant témoins... Messieurs, soyez témoins ! Le voilà. Il faudrait en retirer le portrait, mais où le mettrais-je ? Je suis tout trempé... Tant pis, prends-le avec le portrait ! Seulement, voilà... ne touche pas ce visage avec tes doigts... Je t'en prie... Mon ami, j'ai été grossier avec toi, j'ai été bête, je m'excuse... mais ne le touche pas avec tes doigts... Ne le regarde pas avec tes yeux... [TIKHONE:] examine le médaillon. Une petite montre volée ? Bon, ça va ; bois un coup. Vas-y, suce... ouvre le médaillon. Hum... Une madame... Où l'as-tu accrochée ? Montre-moi ! Fais voir ! écarte la main. Doucement ! Regarde-le dans ma main. [FEDIA:] se lève et va vers le comptoir. Moi aussi, je veux voir ! [MERIC:] saisit de ses deux mains la main de TIKHONE qui tient le médaillon et regarde le portrait longuement. Une pause. Pour un homme faible, c'est le pire danger. Une femme pareille te monte sur le dos... et tu es foutu !... On entend la voix de KOUZMA : Hue ! Arrête, vieille carne !
[TIKHONE:] Tu l'as vu plus d'une fois passer devant ton cabaret quand il allait en ville, en voiture. Des chevaux de maître, rapides, une voiture à ressorts — tout ce qu'il y a de beau ! Il possédait cinq attelages de troïka, mon vieux ! Je me rappelle encore, il y a cinq ans de cela, en prenant le bac de Mikichka, il lui a jeté un rouble au lieu de cinq kopecks : je n'ai pas le temps d'attendre la monnaie, qu'il a dit ! Et voilà ! Il a donc perdu la boule ? Ce n'est pas encore ça, mon vieux ! Non ! C'est surtout par faiblesse de caractère. Et puis, il avait été trop gâté, les gars. Cela a commencé par une femme. Il en a rencontré une en ville et il a cru qu'il n'y en avait pas de plus belle dans le monde entier... Il a pris un corbeau pour un faucon, quoi ! C'était une demoiselle noble. Pas dépravée, non... mais écervelée. Et je te tourne les hanches, et je te cligne des yeux... Et toujours elle riait ! Pas de cervelle pour un sou ! Les messieurs aiment ça, ils lui trouvaient de l'esprit, mais nous autres moujiks, on l'aurait chassée... à lui payer ceci et cela, du thé, du sucre ; la nuit, on se promenait en canot, on jouait du piano... Ne parle pas de cela, Kouzma. Pour quoi faire ? Ma vie ne les regarde pas. Excusez-moi, monsieur. Je ne leur en ai dit qu'un tout petit bout. Et maintenant ça suffit, je ne leur dirai plus rien. Si j'en parle, c'est parce que ça m'a tellement secoué. Je suis trop secoué, moi. [MERIC:] Mais elle... est-ce qu'elle l'aimait ? [KOUZMA:] Comment ne l'aurait-elle pas aimé ? Ce n'était pas n'importe qui ! Comment ne pas l'aimer, il possédait plus d'un millier d'hectares et de l'argent à ne savoir qu'en faire ? Et puis c'était un monsieur bien : sérieux, beaucoup de prestance, toujours sobre... à tu et à toi avec toutes les autorités ; il leur tendait la main comme ça : "Bonjour, au revoir, faites comme chez vous."... Bon, un soir je passe par son jardin — quel jardin, mon vieux ! des verstes et des verstes... Je vais bien doucement et je les vois tous les deux, assis sur un banc, et qui se bécotent. Il lui donne un baiser, et elle, la garce, elle lui en rend deux. Il prend sa main blanche, et elle, tout excitée, elle se colle à lui — que le diable l'emporte ! — Je t'aime, qu'elle lui dit, mon Sénia ! Et Sénia, comme un possédé, va se vanter partout de son bonheur, par pure faiblesse d'âme. Il donne un rouble à l'un, deux roubles à l'autre. A moi, il m'a donné de quoi acheter un cheval. Dans sa joie, il a fait remise de tout l'argent qu'on lui devait... Pourquoi parler de tout cela ? Ces gens sont sans pitié. Tu me fais mal. Rien qu'un tout petit peu, monsieur ! Puisqu'ils le demandent, pourquoi ne pas leur raconter un peu ? C'est bon, c'est bon, j'ai fini. Si vous vous fâchez, je m'arrête. Ces gens-là, je m'en fiche. Mais je parle doucement... Rien à faire, il ne veut pas que je raconte... D'ailleurs, raconter quoi ? Ils se sont mariés — voilà toute l'histoire. Il n'y a rien eu d'autre. Verse une goutte à Kouzma — je suis fauché ! J'aime pas l'ivrognerie, moi ! Et à l'instant même où, après le mariage, on devait se mettre à table pour souper, v'là la mariée qui file en voiture... elle a filé en ville, rejoindre son amant, un avocat ! Hein ? Qu'en dis-tu ? Elle a bien choisi son moment ! Vrai... la tuer, ce ne serait pas suffisant. [MÉR1C:] Bon. Et après ? Il en est devenu timbré... Tu le vois bien : il s'est habitué à siroter ! Et plus ça va... maintenant, il voit triple, comme on dit... D'abord, il voyait double, et maintenant, triple. Mais il l'aime toujours. Regarde-le : il l'aime ! S'il va à pied en ville aujourd'hui, c'est sans doute pour la voir, pour jeter un petit coup d'œil sur elle... Puis il reviendra. [UNE VOIX:] Dire que je suis depuis trente-cinq ans sur terre et que je n'ai jamais dévalisé la poste ! Maintenant il est trop tard. Elle est partie. Trop tard ! T'as envie de goûter aux travaux forcés ? d'un ton brusque. Et après ? C'est du malheureux que tu parles ? Et de qui donc ? L'autre chose qui l'a perdu, mes amis, c'est l'histoire de son beau-frère, du mari de sa sœur. A-t-il pas eu l'idée de lui donner sa garantie auprès d'une banque, pour trente mille roubles ? Le beau- frère était une crapule, il entendait ses intérêts, le malin, et se foutait du reste. Il a pris l'argent, mais pour le rembourser... C'est le nôtre qui a payé les trente mille... L'homme stupide est puni pour sa stupidité. Sa femme, elle, a fait des gosses à l'avocat ; son beau- frère a acheté une propriété près de Poltava, et notre maître, le pauvre imbécile, traîne dans les caboulots et vient se plaindre à nous autres, moujiks : "J'ai perdu la foi, frères ! Je ne peux plus croire en personne ! " C'est de la faiblesse d'âme, ça ! Chacun a son chagrin qui lui ronge le cœur comme un serpent, mais est-ce une raison pour se mettre à boire ? Prenez notre syndic du village : sa femme amène le maître d'école chez elle en plein jour, tout l'argent du mari passe dans la boisson, et lui se promène comme si de rien n'était en faisant des sourires à chacun. Il est vrai qu'il a maigri un tantinet... [TIKHONE:] Ça, c'est juste, tout le monde n'a pas la même force. Alors ? Ça nous fait combien ? Prends l'argent de ma sueur. Adieu, les gars ! Bonne nuit, faites de beaux rêves ! Je me sauve, il est temps. J'amène chez notre dame la sage-femme de l'hôpital. Elle m'attend depuis un moment, la pauvrette, elle doit être bien trempée... Hé là, toi ! Comment vous appelle-t-on ? Viens ici, mon pauvre homme, bois un coup ! [BORTZOV:] Cela fait donc deux verres que je te dois maintenant ? Qui te parle de devoir ? Bois, ne t'inquiète de rien. Noie ton chagrin ! Bois aussi à la mienne, barine ! Eh ! Quand on boit, on meurt, quand on ne boit pas, on meurt pareil. On est bien sans la vodka, mais on est mieux avec ! Grâce à la vodka, le chagrin cesse d'être un chagrin ! Vas-y ! Ouf ! Ça brûle ! Hum... Elle est partie après le mariage ! Quelle femme ! Verse-lui encore un verre, Tikhone ! Qu'il boive à la mienne ! [MERIC:] lance avec force le médaillon par terre. La maudite ! Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Tu oses, animal ? De quel droit ? Tu veux donc que je te tue ? Oui ? Moujik ! Malappris ! Je vous ai écoutés, mais il est grand temps de fermer le cabaret. Comment ose-t-il ? Quel imbécile ! Comprends-tu ? Tu n'es qu'un imbécile ! Un âne ! Mes petits gars ! Mes braves amis ! A quoi ça sert-il de faire tout ce boucan ? Laissez les gens dormir ! Allons, allons, couchez-vous ! Ça suffit ! Il est temps de dormir. Il est temps. Bonne nuit, les gars ! se lève et étend sa pelisse sur le banc. Et toi, où coucheras-tu ? [TIKHONE:] Couche-toi, barine ! Assez regardé le portrait ! Laisse-le donc. [BORTZOV:] Où dois-je... me coucher ? A la place du vagabond ! Tu n'as pas entendu ? Il te cède sa place. s'approche du banc. Je suis... un peu ivre... C'est... qu'est-ce que c'est ? C'est là que je peux me coucher, n'est-ce pas ? Je suis... ivre... Tout tourne... Tu n'as pas de bougie ? Que tu es drôle, Macha ! Tu me regardes et tu ris dans ton cadre. Je suis ivre ? Est-ce qu'il est permis de se moquer d'un homme ivre ? Néglige ce détail, comme dit Chtaslivtzev et... aime l'ivrogne que je suis. Comme le vent hurle ! Ça fait peur. Que tu es... Mais pourquoi tournes-tu comme ça ? Je ne peux pas t'attraper ! Il divague. Il admire le portrait. Quelle histoire ! De savants messieurs ont inventé toutes sortes de machins et de médicaments, mais aucun homme intelligent n'a encore trouvé de remède contre le sexe faible... Ils cherchent à soigner toutes les maladies, mais ils n'ont pas encore compris que les femmes font crever plus de gens que les maladies. Elles sont malignes, les femmes, avides, dures, sans cervelle ! La belle-mère torture la belle-fille, la belle-fille cherche à tromper son mari, et ça ne finit jamais ! Je ne suis pas le seul. Depuis toujours, depuis que le monde est monde, les gens se plaignent... Ce n'est pas pour rien que, dans les chansons et dans les contes, on met le diable et la femme dans le même sac. Ce n'est pas pour rien ! Ça doit être au moins à moitié vrai ! Ce barine-là fait l'imbécile... et moi, c'est-il parce que je suis trop malin que je suis devenu vagabond, que j'ai quitté père et mère ? Les femmes ? Qu'est-ce que tu lui as fait ? Ça ne te regarde pas... Tu crois que je l'ai tuée ? J'ai pas osé... Non seulement je ne l'ai pas tuée, mais encore j'en ai eu pitié. Continue de vivre, toi... et sois heureuse ! Pourvu que mes yeux ne te voient plus et que je puisse t'oublier, vipère ! Le diable amène quelqu'un... Qui est là ? Qui c'est qui frappe ? Qui frappe là ? Circulez ! C'est fermé. [UNE VOIX:] Qui est avec toi ? [LA VOIX:] C'est Madame qui va de la ville à Varsonofievo. Il ne nous reste que cinq verstes à faire ! Aide- nous, rends-moi ce service ! T'es pas fou ! Dix roubles ! Espèce de chien enragé ! Il est content de voir les autres dans le malheur... Soyez les bienvenus !
[LE COCHER:] Bonjour, chrétiens ! Eh bien, amène ta corde ! Vite ! Eh, les gars, qui veut me donner un coup de main ? Il y aura un pourboire. Pourquoi leur donner un pourboire ? Laisse-les roupiller, on s'en tirera à nous deux ! Ouf ! je suis éreinté. Le froid, la boue, pas un fil de sec... Autre chose, mon vieux : n'aurais-tu pas une petite chambre ici pour que Madame puisse se réchauffer ? La voiture est tout de travers, pas moyen d'y rester assis... Quelle chambre lui faut-il ? Elle n'a qu'à se réchauffer ici, si elle a froid, on lui trouvera de la place ! Levez-vous ! Vous resterez une petite heure par terre, pendant que la dame va se réchauffer. Relève-toi, barine ! Assieds-toi ! J'ai eu tort de ne pas demander quinze roubles. Elle les aurait donnés. Vous autres, les gars, soyez polis. Ne dites pas de ces mots...
[TIKHONE:] Soyez la bienvenue, madame ! Ce n'est qu'une demeure de moujik, pleine de vermine... Excusez- nous ! [MARIA EGOROVNA:] Je n'y vois rien... Où faut-il aller ? s'assied à côté de BORTZOV. L'air est terriblement suffocant ! Ouvrez au moins la porte ! A vos ordres ! Les gens gèlent, et lui ouvre la porte à deux battants. Elle n'a pas d'ordres à donner ! l'instant... Qu'est-ce que c'est encore ? Marie... C'est toi ? D'où viens-tu ? [BORTZOV:] Marie, c'est moi ! Moi... Ma femme ! Marie ! Mais où suis-je ? Quelqu'un ! De la lumière ! Allez-vous-en ! Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vous... C'est un mensonge ! C'est de la folie... Sa voix, ses gestes... Marie, c'est moi ! Dans un instant je ne serai plus... ivre... La tête me tourne... Mon Dieu ! Attends, attends... Je ne comprends rien. Ma femme ! Laissez-moi ! Denis, nous partons ! Je ne peux pas rester ici une minute de plus ! [MERIC:] se lève brusquement et fixe Maria. Le portrait ! C'est elle. Eh, les gens ! C'est la femme du barine ! Va-t'en, moujik ! Denis, qu'attends-tu ? Denis et TIKHONE viennent en courant et saisissent MERIC sous les bras. C'est un repaire de brigands ici ! Lâche ma main ! Je n'ai pas peur de toi. Allez-vous-en ! Attends, je te lâcherai tout de suite. Laisse-moi te dire un mot... un seul mot pour que tu comprennes... Ne me tenez pas, goujats, allez-vous-en ! Je ne la lâcherai pas tant que je n'aurai pas dit ce mot ! Attends... tout de suite ! Non, Dieu ne m'a pas donné d'esprit ! Je ne peux pas trouver ce mot ! [MARIA EGOROVNA:] Laisse-moi ! Tas d'ivrognes !... Partons, Denis ! [MERIC:] Regarde-le donc une seule fois. Console-le donc d'une parole douce ! Je t'en supplie au nom du Christ... Alors, tu vas mourir, maudite ! [BORTZOV:] Marie... où es-tu, Marie ? Mon Dieu, mon Dieu... Vous m'avez déchiré l'âme, assassins que vous êtes ! Quelle nuit maudite ! [MERIC:] L'ai-je tuée ou non ? Donc, je ne l'ai pas tuée... Le sort n'a pas voulu que je meure à cause de cette hache volée... J'ai le cafard ! Un terrible cafard ! Ayez pitié de moi, frères orthodoxes !
[ETIENNE:] il ouvre la porte du fond pour donner de l'air, il bâille. — J'ai encore sommeil !... c'est stupide !... Il est prouvé que c'est toujours au moment de se lever qu'on a le plus envie de dormir. Donc l'homme devrait attendre qu'il se lève pour se coucher !... Oh ! mais je bâille à me décrocher la mâchoire ; ça vient peut-être de l'estomac... Je demanderai cela à monsieur. Ah ! voilà l'agrément d'être au service d'un médecin !... on a toujours un médecin à son service... et pour moi qui suis d'un tempérament maladif... nervoso-lymphathique, comme dit monsieur. Oui, je suis très bien ici. J'y étais encore mieux autrefois, il y a six mois... avant le mariage de monsieur. Mais il ne faut pas me plaindre, madame est charmante !... et étant donné qu'il en fallait une, c'était bien la femme qui nous convenait... à monsieur et à moi !... Allons, il est temps de réveiller monsieur. Quelle drôle de chose encore que celle-là !... la chambre de monsieur est ici et celle de madame là. On se demande vraiment pourquoi on se marie ?... Enfin il paraît que ça se fait dans le grand monde. Monsieur !... monsieur !... Il dort bien ! Comment, personne ! la couverture n'est pas défaite !... Mais alors, monsieur n'est pas rentré cette nuit !... monsieur se dérange !... Et sa pauvre petite femme qui repose en toute confiance. Oh ! c'est mal !... Madame !