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[LES PRECEDENTS:] ANTOINE. Allons donc, allons donc ! Ce chocolat est-il prêt ? Mademoiselle s'impatiente.
[SOUFFLE:] Et vous, avez-vous fini ? Je crois bien ; ce travail était une plaisanterie, rien n'était plus facile à faire. Je vais le mettre sous les yeux de monseigneur. Le voici qui se dirige de ce côté, avec le vicomte de Sauvecourt. Je vais vous présenter.
[M. DE SAINT-PHÂR:] Quelle peut être la cause de ce déguisement ? Oh ! je m'en doute bien. Il était depuis un an à Strasbourg, où il avait une place superbe. [M. DE SAINT-PHAR:] Je comprends ; et le coquin sera devenu amoureux sans notre permission ; mais ce qui est bien pis encore, c'est que j'avais arrangé pour lui un mariage superbe, la plus riche héritière du département. Tout était convenu avec les parents, [AIR:] de M. Guillaume. Et qu'à Paris il s'est rendu !... Chercher un fou qui vient de s'échapper ? Serait-il possible ? En effet, voilà une escapade qui passe la plaisanterie. Antoine ? [ANTOINE:] Monseigneur ? Vous avez vu le nouveau secrétaire ? C'est bon. Connais-tu cette écriture LE VICOMTE, lui rendant. Oh ! c'est bien la sienne ! [M. DE SAINT-PHAR:] Et qui vous a engagé à le recevoir ? Est-ce que j'ai mal fait, monseigneur ? ce n'est pas ma faute, c'est mademoiselle elle-même qui me l'a recommandé, et très vivement. Ah ! c'est ma fille ! Vous avez bien fait, Antoine. Dis donc, mon ami, c'est ma fille... J'entends bien. Qu'est-ce que nous ferons ? [AIR:] du vaudeville de partie carrée. Oui, morbleu ! fâchons-nous. [LE VICOMTE:] Parlé. Tu crois ? à la bonne heure ! Pourvu que ton fils me convienne cependant ! Mais où diable est donc mon secrétaire ? A [ANTOINE:] Comment ne l'ai-je pas encore vu ? Je le crois bien ; je vous le chapitrerais d'importance. Je m'en charge ; et pour cela, fais-moi le plaisir d'aller te promener dans le jardin. Comment diable ! c'est que j'ai une faim d'enfer, et le grand air va encore l'augmenter. Nous déjeunerons en famille, cela vaut bien mieux. Antoine, vous soignerez le déjeuner en conséquence. [AIR:] du vaudeville du Bouquet du Roi. Et fais que le déjeuner Ne finisse Qu'au dîner ! Dieu ! quelle bonne fortune ! [M. DE SAINT-PHAR:] et ANTOINE.
[M. DE SAINT-PHAR:] Antoine, va me chercher le jeune homme, et amène-le-moi. Comment donc ! c'est fort bien ; de la clarté, de la chaleur, un choix d'expressions ; c'est parbleu bien raisonné ; et moi-même je n'avais pas envisagé la question sous ce point de vue. Allons, allons, mon gendre est un homme de mérite. [SOUFFLE:] s'incline. Je vous salue, monsieur. Ma foi, il a raison d'avoir du talent, car il n'est pas beau ; et je ne sais comment ma fille s'est laissé séduire. Cependant, monseigneur, pour ce qu'il m'a coûté... je peux bien dire que je l'ai fait sans m'en apercevoir ! [M. DE SAINT-PIIAR:] Mon opinion ! [AIR:] Ces postillons. Ah ! monseigneur, vous n'me connaissez guère ; Je n'y fais pas tant de façons ; Je vous comprends, et je vous sais bon gré de votre générosité ; vous craignez d'engager une discussion où vous sentez bien que j'aurais le désavantage. [M. DE SAINT-PHA.R:] Avouez-le, vous n'approuvez pas la distinction que j'ai faite sur le droit des gens ? Vous pensez peut-être que l'espèce dont il s'agit est tout à fait du ressort du droit civil ?
[LES MEMES:] Qu'est-ce que me veut l'intendant, avec sa pantomime ? Hein ! un billet. Hé bien, apportez-le ; je ne peux pas lire d'ici. Le maladroit ! Quoi ! qu'est-ce que c'est ? Antoine, quelle est cette lettre ? d'où vient-elle ? Répondez à l'instant. Je prie monseigneur de ne pas m'en vouloir ; c'est mademoiselle Elise qui m'a donné ce billet pour le remettre en secret à monsieur le secrétaire. [M. DE S AINT-PHAR:] Un billet de ma fille ! Quoi ! monsieur, vous osez... Ce n'est pas pour moi, monseigneur ; il se trompe. Diable de facteur ! Ne prétendez pas me tromper : je sais tout. Vous n'êtes secrétaire que par hasard, ce n'est pas là votre état. Ce n'est rien encore. Vous vous êtes fait aimer de ma fille ? [M. DE SAINT.PHAR:] Là, qu'est-ce que j'ai fait à mademoiselle Elise ? Au moment où ça allait si bien : j'étais lancé... [M. DE SAINT-PHAR:] Je veux savoir, monsieur, si vous êtes encore digne de mon estime ? Êtes-vous capable dé sacrifier votre amour et de renoncer à ma fille ? [SOUFFLE:] Dieu ! tout ce qui peut vous faire plaisir, tout ce qui peut vous être agréable. Pourvu que je conserve vos bonnes grâces, qui me sont bien autrement précieuses. Par exemple, celui-là est trop fort ; et il a juré que je n'en reviendrais pas ! Comment, monsieur, vous daigneriez ? [M. DE SAINT-PHAR:] J'y mets cependant une condition. Vous êtes encore mon secrétaire, et j'ai une lettre à vous faire écrire. C'est la lettre d'un fils soumis et respectueux qui veut fléchir le courroux de son père. Vous devez m'entendre ? Non, le diable m'emporte ! Je l'écrirai, je l'écrirai ; ça lui est bien aisé à dire. Mais c'est égal ; dans les bonnes dispositions où est le beau-père, ça n'est pas une lettre de plus ou de moins qui peut faire manquer le contrat. A Je vous suis, monseigneur.
[ANTOINE:] Par exemple, si je me serais jamais douté que c'était moi qui ferais le mariage de notre jeune maîtresse ! Ah ! vous voilà, M. le chef. Qu'êtes-vous donc devenu depuis une demi-heure ? Morbleu ! je suis d'une colère... Je porte le chocolat jusqu'à l'appartement de mademoiselle ; là, une espèce de gouvernante me le prend des mains et ne veut pas me laisser entrer. J'ai eu beau faire, il n'y a pas eu moyen. Eh ! sans doute ! qu'aviez-vous besoin de le donner vous-même ? Mais il ne s'agit pas de cela ; vous allez avoir de l'ouvrage, et voilà une belle occasion de fonder votre réputation ; d'abord le déjeuner de ce matin, je présume que vous vous en êtes occupé ; et puis demain, peut-être, un repas de noce. Hein ! la maison est bonne ? Qu'est-ce que vous dites ? un repas de noce ? et qui n'est pas... Comment ! qui n'est pas... [ALPHONSE:] Un amant déguisé ! l'on m'aurait joué à ce point ! [AIR:] On m'avait vanté la guinguette. [ALPHONSE:] Je cours lui brûler la cervelle S'il prétend être son époux.
[LES MEMES:] LE VICOMTE. [ALPHONSE:] Mon père ! [LE VICOMTE:] Mon fils ! Mon fils en ces lieux ! quelle honte ! Tu vas entendre mon sermon. [ANTOINE:] Le cuisinier, fils d'un vicomte ! Dieux ! quel honneur pour la maison ! [ENSEMBLE:] Quoi ! vraiment vous êtes son père ? Est-il bien sûr de ce qu'il dit ? Quelle rencontre singulière ! Oui, ventrebleu ! je suis son père ; Je sens redoubler ma colère Presqu'autant que mon appétit. [LE VICOMTE:] Non, morbleu ! tu ne m'échapperas pas, et si M. de Saint-Phar est assez bon pour oublier sa colère, moi je me souviens de la mienne, et je ne peux pas l'oublier, pas plus que le déjeuner que j'attends depuis deux heures. Que dites-vous ! M. de Saint-Phar consentirait à me pardonner ?
[M. DE SAINT-PHAR:] En voici bien d'une autre ! N'est-ce pas vous qui tout à l'heure... [ALPHONSE:] Que nous venons d'avoir ! Comment, mon fils... Eh ! mais le voilà. Lui ? Eh, sans doute ! c'est Alphonse. Mais alors, quel est donc celui à qui je parlais tout à l'heure ? un sot, un impertinent, qui ne sait seulement pas signer son nom, et qui m'a tenu les discours les plus extravagants. Un instant ; je demande que les perquisitions ne commencent qu'après le déjeuner. Antoine, fais servir. Eh bien, d'où vient cet air d'effroi ? [LE VICOMTE:] Comment, malheureux, tu as osé... je suis perdu ! [AIR:] du vaudeville du Petit Courrier. Dieux ! à quel saint avoir recours ! Passe pour être secrétaire ! Je crois qu'il en veut à mes jours ! Va me faire mourir de faim ! Qu'entends-je !
[LES PRECEDENTS:] PLUSIEURS DOMESTIQUES, apportant une table richement servie. [AIR:] de M. Jean Sans la gaîté jamais de bons repas ! [M. DE SAINT-PHAR:] Eh ! mais c'est mon coquin de tout à l'heure... Notre nouveau secrétaire ! Mon ancien cuisinier ! [LE VICOMTE:] Comment, c'est toi qui causes ici tout ce tapage ? je vais, morbleu... [SOUFFLE:] Hein ! qu'est-ce qu'il tient là ? Dieu me pardonne, ce sont des ortolans à la provençale, mon mets favori. Juste. J'ai bien senti, monseigneur, que cette maudite lettre que je n'ai pas pu écrire m'avait fait du tort à vos yeux, car, vous en conviendrez vous-même, vous m'estimiez avant la lettre. J'ai voulu alors vous prouver, avant de vous quitter, que je n'étais pas tout à fait indigne de vos bonnes grâces, et que si dans votre cabinet j'étais un sot, je pouvais être un homme de mérite en descendant d'un étage. Je suis rentré dans mes fourneaux, dont je n'aurais jamais dû sortir, vu que la nature m'avait fait homme de bouche, et non pas homme de lettres ; et je viens soumettre à votre appétit dégustateur cet échantillon de mes talents, d'après lequel je consens à être jugé, parce que, comme a dit le Sage : On connaît l'homme à ses actions, et le cuisinier à ses ragoûts. Et il les fait bons, je l'atteste ! C'est mon ancien cuisinier, que j'avais renvoyé dans un moment d'humeur, et que je voulais placer chez toi. [M. DE SAINT-PHAR:] Comment ! c'est là l'emploi que tu sollicitais ? [LE VICOMTE:] Tu peux le lui accorder, je te le jure, il vient de faire ses preuves. Soufflé, nous te chargeons du repas de noce ; et en attendant, ce déjeuner-là sera celui des fiançailles. Allons, allons, que chacun s'asseye. Monsieur le secrétaire, ici à table, à côté de moi. [AIR:] de Marianne. J'ose ici vous prier en grâce De v'nir parfois dîner chez nous ! Pardon, monsieur, j'suis à vous, me voilà !
[CLODION:] Perdu !... tout perdu !... que le diable emporte la bouillotte, les cartes et les joueurs ! Quelle nuit ! Pour la première fois je me laisse entraîner à cette maudite réunion !... On jouait, je jette de l'or sur une table et je perds... je m'entête, le vertige me prend et... et alors... plus rien... rien que cette bourse et quelques napoléons... Oh ! quant à ceux-là, j'ai résisté, ils me viennent d'une source trop pure... J'ai joué sur parole, avec rage, avec fureur... et, au bout de quelques heures, je ne sais comment, je me suis trouvé devoir vingt mille francs au chef de division Brisard... Vingt mille francs !... Il s'agit de payer sur mes économies, les économies d'un capitaine de cavalerie en congé de semestre... Ah ! succession de mon oncle Fabert ! cette fois, voilà ton coup de grâce ! Je viens de chez le notaire chargé de la liquidation, un ancien ami de ma famille qui m'a toujours témoigné le plus grand intérêt, il m'a promis de m'envoyer mon compte dans la journée et les vingt mille francs, s'il y a lieu ; s'il y a lieu !... Ah ! que l'ordre est donc difficile dans la cavalerie, mon Dieu !
[DOMINIQUE:] Tiens ! C'est Monsieur ! [CLODION:] Bonjour, Dominique. [DOMINIQUE:] Vous voilà revenu... ne vous impatientez pas, monsieur... tout va bien, les fourneaux sont allumés, la broche tourne... [CLODION:] La broche ? [DOMINIQUE:] Comment, monsieur, vous ne vous rappelez pas ?... Vous m'avez dit, hier matin : Dominique, ma tante vient de partir pour un voyage de quelques mois ; ma sœur, qu'elle n'a pu emmener, entre en pension, je reste seul, maître et seigneur de ce logis. [CLODION:] Eh bien ? [DOMINIQUE:] Je reviendrai demain, avez-vous ajouté, déjeuner avec quatre de mes amis, et nous pendrons gaiement la crémaillère de ma nouvelle maison de campagne. [CLODION:] Comment ! J'ai dit ça ? Ah ! bien ! très bien ! j'ai oublié d'inviter mes convives... Cette maudite bouillotte... l'Empereur devrait défendre ce jeu-là ! [DOMINIQUE:] Je crois que Monsieur sera content du menu. [CLODION:] C'est bon !... Combien as-tu mis de couverts ? [DOMINIQUE:] Cinq... vous m'avez dit cinq. [CLODION:] Tu en retireras quatre. [DOMINIQUE:] Ah ! bah ! [CLODION:] Dis-moi... il n'y a rien de nouveau ? [DOMINIQUE:] Ah ! si, monsieur... le chien est parti depuis ce matin. [CLODION:] Il n'est venu personne ? [DOMINIQUE:] Ah ! si, monsieur, une lettre. [CLODION:] D'Agathe !... la petite danseuse... "On fera tout son possible pour aller voir aujourd'hui le capitaine de Marville, dans sa nouvelle capitainerie de Passy. On espère lui faire prendre patience en lui adressant un portrait dont il a tant de fois loué l'original." Un portrait... que signifie ?... [DOMINIQUE:] Ah ! oui, monsieur, un tableau... une femme en vestale... je l'ai accroché là ! [CLODION:] Pauvre enfant ! je la reconnais bien là !... Dès qu'elle me sait à Paris, elle accourt. Décidément, je ne l'aime pas assez !... Cette liaison qui n'a jamais été pour moi qu'un passe-temps, qu'une diversion apportée à un sentiment plus sérieux, est devenue pour elle un attachement profond, unique même ! [AIR:] Oui, votre mère était, dit-on. Je veux que son nom soit cité Dans la postérité. Pour elle, quelle gloire ! [DOMINIQUE:] Pardon, monsieur, c'est bien quatre couverts que vous m'avez dit d'ôter ? [CLODION:] Oui. [DOMINIQUE:] C'est que, qui de cinq ôte quatre, reste... Monsieur, nous avons une cuisse de chevreuil, deux canards, une tête de veau... [CLODION:] Eh bien ! tu me les serviras. [DOMINIQUE:] Oui, monsieur, oui, monsieur. C'est égal, c'est une drôle d'idée de se pendre tout seul la crémaillère à soi-même. [CLODION:] Ah ! Dominique !... [DOMINIQUE:] Monsieur ? [CLODION:] As-tu fait la commission à ma tante ? [DOMINIQUE:] Moi, monsieur ? [CLODION:] Oui, cette lettre qu'elle t'a remise en partant... [DOMINIQUE:] Une lettre ? [CLODION:] Adressée à la maîtresse de piano... pour l'avertir de son départ, et la prier de continuer ses leçons à ma sœur, non plus ici, mais dans le pensionnat où elle est maintenant installée. [DOMINIQUE:] Ah !... [CLODION:] Tu l'as oubliée ? [DOMINIQUE:] Par exemple ! l'oublier !... Je vais la fourrer à la poste... elle arrivera demain... Oublier !... Dominique oublier !... Ah ! Monsieur !...
[PROVINS:] Ce doit être ici. M. Clodion de Marville ? [DOMINIQUE:] Le voici. [CLODION:] Monsieur Provins... le plus galant de nos fournisseurs... Qu'est-ce qui me procure l'avantage ?... [PROVINS:] Eh ! bonjour, cher ami... Vous êtes seul ? [CLODION:] Vous voyez... [PROVINS:] Ah !... je viens vous faire une proposition... [CLODION:] Voyons. [PROVINS:] Connaissez-vous ma nièce ? [CLODION:] Non. [PROVINS:] Agnès... rappelez-vous... nez moyen, menton rond, visage ovale... vous avez dû danser avec ça !... chez Mme Brisard... chez la divine Mme Brisard ! Ah ! [CLODION:] Attendez donc... Agnès... dix-huit ans, tournure de pensionnaire... [PROVINS:] Juste ! [CLODION:] Ah ! c'est votre... mais elle est très bien. [PROVINS:] Pas mal, pas mal... pour une collatérale. Eh bien ! mon cher, je vais la marier ; je lui donne vingt mille francs de dot... tout de suite. [CLODION:] C'est d'un excellent oncle. Qu'est-ce que ça me fait, à moi ? [PROVINS:] Savez-vous que c'est très gentil, vingt mille francs... tout de suite. [CLODION:] Certainement... et quel est l'heureux mortel ?... [PROVINS:] Le mari ?... Comment ? vous ne devinez pas ?... c'est vous. [CLODION:] Moi !... Ah ! ah ! ah ! la bonne plaisanterie !... Mais, je ne veux pas me marier ! [PROVINS:] C'est une idée qui m'est venue cette nuit, pendant que vous jouiez à la bouillotte avec Brisard... l'époux de la divine Mme Brisard. Ah !... A propos, qu'est-ce qu'on m'a donc dit ? Vous avez perdu cette nuit ? Beaucoup ? [CLODION:] Vingt mille francs. [PROVINS:] Ah ! pauvre garçon ! Vingt mille francs, ça gêne un officier de cavalerie. [CLODION:] Ah ! je devine ! Oui, c'est assez gênant, et je vous avouerai que, dans ce moment, surtout... [PROVINS:] Je comprends... vous n'avez pas la somme.. avec ça que ce Brisard est homme à vous la demander tout de suite... Il est brutal, bavard, fera du scandale, la chose se répandra, et... tenez, plus j'y pense, plus je trouve que c'est gentil, vingt mille francs tout de suite. [CLODION:] Espiègle ! [PROVINS:] Eh ! bien ?... nez moyen, menton rond, visage ovale... [CLODION:] A propos, qu'est-ce qu'on m'a donc dit ?... vous avez eu des démêlés avec l'Empereur... On m'a parlé de comptes irréguliers... [PROVINS:] Ah !... vous savez... [CLODION:] Oh ! vaguement. [PROVINS:] Un rien... une misère... Certainement l'Empereur est un grand génie... mais c'est un grand génie vétilleux... Ah ! il est vétilleux !... [CLODION:] Vraiment ? [PROVINS:] Un jour, ne s'est-il pas avisé, en épluchant mes comptes... un empereur qui épluche... de ces choses-là !... Ne s'est-il pas avisé de relever une ou deux petites irrégularités qui s'étaient glissées... [CLODION:] Par mégarde ?... [PROVINS:] Oh ! sans doute !... Il y avait un zéro de trop... Il s'était fourré là... et comme, après tout, un zéro ça n'a pas de valeur... [CLODION:] Permettez, ça dépend de la place qu'il occupe. [PROVINS:] J'avoue que celui-là n'occupait pas une bien mauvaise place... Par malheur ce diable de zéro était augmenté d'un accident... oui, d'une queue... comme un neuf... [CLODION:] Ah ! vous m'en direz tant ! [PROVINS:] Eh ! bien, quoi !... Tous les jours ça arrive... Vous êtes en train de faire un zéro... on vous pousse le coude... crac !... c'est un neuf ! Eh ! bien, monsieur, l'Empereur a soupçonné ma bonne foi. [AIR:] Des anguilles. [CLODION:] Et que vous a-t-il dit ? [PROVINS:] Oh ! très peu de choses. "Ah ! c'est vous, monsieur, le fournisseur ? — Sire... — Vous avez une nièce ? Oui, Sire. — Je veux la marier. — Comment, Sire ? — Enrichir un de mes officiers pauvres... cinquante mille francs de dot. — Ah ! Sire ! — C'est vous qui les paierez... — Mais, Sire... — Vous avez trois mois pour lui trouver un mari..." Et là-dessus il m'a tourné le dos... Grand homme, va ! [CLODION:] Ah ! ah ! ah !... Et vous avez jeté les yeux sur moi ? [PROVINS:] Oui, j'ai pensé à vous tout de suite... ce cher Clodion, me suis-je dit... un excellent officier... ruiné !... qui doit vingt mille francs à M. Brisard : voilà mon homme ! Je lui avance cette somme, il me signe un reçu de cinquante mille francs... [CLODION:] Comment ? [PROVINS:] Et de cette façon, ma nièce est mariée, l'Empereur apaisé... Brisard payé, et... [CLODION:] Certainement, mon cher Provins, je suis flatté... mais... [PROVINS:] Mais... [CLODION:] Je refuse. [PROVINS:] Ce n'est pas son dernier mot... Allons, je chercherai un autre officier... encore plus ruiné... voilà tout. [CLODION:] Voilà tout... Ah ! çà, sans rancune... Vous déjeunez avec moi. [PROVINS:] Oh !... [CLODION:] Si ! si ! si ! j'ai de la place. [PROVINS:] Allons... Brisard ne peut tarder... [CLODION:] Dominique ? un couvert de plus ! [DOMINIQUE:] Oui, capitaine. [CLODION:] Quel est ce tapage ?
[VERBOULOT:] Mon jambonneau... où est mon jambonneau ? Veux-tu te taire !... Veux-tu me rendre mon jambonneau ! animal ! [CLODION:] Que voulez-vous, monsieur ? Qu'y a-t-il ? [VERBOULOT:] Il y a, monsieur, que votre chien... Monsieur, je suis professeur de dessin, et peintre de portraits pour dames... Verboulot... Ajax Verboulot, carrefour des Amazones, 22... jouissant d'une certaine réputation... dans les pensionnats de demoiselles... grâce à une chaste idée... Monsieur, j'ai mis toutes les statues antiques, même les plus risquées, à la portée des demoiselles... c'est moi qui ai arrangé l'Apollon du Belvédère, avec draperies... Mercure, messager des dieux, avec draperies... le menton de Romulus... [PROVINS:] Avec draperies ? [VERBOULOT:] Monsieur... [PROVINS:] Monsieur. [VERBOULOT:] M. votre père, sans doute ? [CLODION:] Non, continuez. Le drôle d'original ! [VERBOULOT:] Monsieur, c'est aujourd'hui dimanche... [PROVINS:] Jusqu'à lundi, monsieur. Monsieur. [VERBOULOT:] Votre neveu, peut-être ? [CLODION:] Achevez. [VERBOULOT:] Monsieur, c'est aujourd'hui dimanche, et comme le temps était beau, je partis ce matin de Paris avec mon album, un jambonneau et mes rêveries... Oui, je désirais m'asseoir dans la campagne... au pied d'un hêtre. [PROVINS:] Sub tegmine fagi. [VERBOULOT:] Comme Tityre... de l'Enéide. [PROVINS:] Eh ! bien, mais c'est très champêtre, ça. [VERBOULOT:] Je cheminais donc avec mon album, mon jambonneau et mes rêveries, quand, non loin de la Porte Maillot, j'avisai, chez une fruitière, un panier de ces petits fruits qu'on appelle fraises... sans trop savoir pourquoi. [PROVINS:] Dame ! parce que c'est leur nom. [VERBOULOT:] Ah ! mais, c'est vrai !... c'est parce que c'est... J'étais déjà entré en pourparlers avec la fruitière qui négociait un lot de pommes avec un jeune lycéen... quand un énorme dogue, que je n'avais pas aperçu, se jette sur mon jambonneau et l'emporte à toutes jambes... Aussitôt, je m'élance à la poursuite du ravisseur... je l'appelle Turc ! Médor ! Milord !... Et, à ce propos, savez-vous qu'il y a un écho bien singulier dans le bois de Boulogne... quand on appelle Turc ! l'écho répond Gustave !... Médor, Alfred !... Milord, Frédéric !... cela m'a paru bizarre, mais j'étais pressé... car je ne perdais pas de vue mon voleur... il prend l'allée des Princes, je prends l'allée des Princes ; il tourne, je tourne ; il saute un fossé, je le saute ; il arrive, j'arrive ; il entre, j'entre ; le voici ! me voilà ! [PROVINS:] Jeune homme, vous narrez comme Cicéron. [VERBOULOT:] Cicéron ?... Ah ! oui, toujours de l'Enéide. [CLODION:] En vérité, monsieur, je suis désolé du petit accident dont je suis la cause involontaire... veuillez recevoir mes excuses et mes regrets. [VERBOULOT:] Volontiers... c'est dix-huit sous pour le jambonneau. [CLODION:] Ah ! ah ! ah ! C'est juste. C'est très juste ! A part. Que je suis bon !... Je vais l'inviter à déjeuner ! Dominique ! un couvert de plus ! [DOMINIQUE:] Oui, capitaine ! [VERBOULOT:] Comment ? [CLODION:] Ne me privez pas du plaisir de vous offrir cette réparation. [VERBOULOT:] Vous m'invitez à déjeuner... comme ça... sans me connaître ! [PROVINS:] Sans vous connaître ! Allons donc, Verboulot !... Ajax Verboulot ! [CLODION:] Professeur de dessin... [PROVINS:] Et peintre de portraits... pour dames... carrefour... [VERBOULOT:] Des Amazones. [PROVINS:] Avec draperies. [VERBOULOT:] N 22... c'est bien ça. Il n'y a pas de mal ; ils peuvent avoir des filles qui apprennent le dessin... Monsieur, j'accepte votre invitation. [CLODION:] A la bonne heure ! Et de deux... Ah ! bien, il se place, mon déjeuner, il se place. [VERBOULOT:] Vous me faites une politesse, vous me permettrez bien d'apporter mon plat... et de vous offrir à mon tour ce panier de fraises. Ah ! il est vide ! [CLODION:] et PROVINS, riant. — Ah ! ah ! ah ! [VERBOULOT:] Un trou ! [CLODION:] Et dans votre course vous aurez semé... [PROVINS:] Comme le petit Poucet... [VERBOULOT:] Ventrebleu ! Oh ! pardon !... ça ne m'arrive jamais devant mes élèves... Ils peuvent avoir des filles qui apprennent...
[LUCIEN:] Encore une !... mon homme doit être ici ! [TOUS:] Hein ? LUCIEN, faisant vivement redescendre la scène à VERBOULOT. — Ah ! vous voilà, vous !... eh ! bien ! vous pouvez vous flatter de m'avoir fait courir !... premier prix de barre. [VERBOULOT:] Tiens ! c'est le lycéen qui négociait... [LUCIEN:] Farceur !... vous achetez des fraises et vous filez sans payer ! La fruitière m'a soutenu que je vous connaissais parce que j'étais entré avec vous dans sa boutique... j'ai soutenu que non... elle a ressoutenu que si... et ma foi ! comme j'avais mon uniforme... pour ne pas faire d'esclandre, j'ai payé. [CLODION:] Oh ! ce pauvre garçon ! [PROVINS:] Naïf comme on l'est au jeune âge. [LUCIEN:] Mais je me suis élancé sur vos traces... tout en courant, comme je ne savais pas votre nom... je criais pour vous arrêter... ohé ! Gustave ! Alfred ! Frédéric ! [VERBOULOT:] Hein ? Frédéric !... alors l'écho... l'écho du bois de Boulogne... c'est vous ! C'est lui ! [PROVINS:] Je disais aussi... cet écho... c'est bien invraisemblable. [LUCIEN:] Ah ! c'est égal, j'ai joliment manqué de vous perdre, vous aviez de l'avance... et, ma foi, au détour d'une allée... plus personne ! Deux chemins se présentaient... lequel ? Oh ! une fraise par terre !... deux fraises... trois fraises... je tiens la piste !... Elle m'a même un peu retardé, la piste... enfin, de fraise en fraise, me voilà !... Elles sont excellentes ! [PROVINS:] Ce bambin voyage avec fruit. [LUCIEN:] Mais c'est trois francs. [VERBOULOT:] Comment ! trois francs... je ne les paie ordinairement que trente-cinq sous. Enfin, du moment que vous les avez trouvées bonnes... Voilà ! [LUCIEN:] Messieurs, fâché de vous avoir dérangés : bien le bonjour. [CLODION:] Un moment ! Il est gentil, ce petit... vous restez à déjeuner avec nous... je vous garde. [LUCIEN:] A déjeuner !... et les autres qui m'attendent au bois de Boulogne... ah ! tant pis ! pour cette fois, je ferai l'école buissonnière... ça va ! [CLODION:] Et de trois : c'est-à-dire que j'aurais mis sur la porte : Clodion donne à boire et à manger... Dominique ! un couvert de plus ! [DOMINIQUE:] Oui, capitaine ! [LUCIEN:] Moi, je vais me débarrasser de ça. [VERBOULOT:] Du pain d'épice, hein ? [LUCIEN:] Il est pas mal curieux, celui-là. C'est une boîte de soldats, monsieur... [PROVINS:] En retenue ! le petit Brisard ? le fils de la divine Mme Brisard ! Ah ! [LUCIEN:] Oui, c'est mon copain. Ah ! Il est asthmatique, le vieux. [CLODION:] Messieurs, dans une demi-heure, nous serons servis. [PROVINS:] Dans une demi-heure, Brisard viendra chercher ses vingt mille francs, et il faudra bien... [CLODION:] D'ici là, vous avez le jardin, et de ce côté, en traversant le salon, un billard. [VERBOULOT:] Il y a un billard... ah ! ventrebleu ! Oh ! pardon ! ça ne m'arrive jamais... que le dimanche. [AIR:] Oui, je compte sur sa honte. Je suis maître, A vous cette maison ! [LES AUTRES:] A nous cette maison !
[LUCIEN:] Moi, j'aime mieux rester avec vous, capitaine... parce que le billard... depuis que j'ai crevé un tapis... [CLODION:] A votre aise, mon ami ; et d'abord, à qui ai-je le plaisir d'offrir à déjeuner ? [LUCIEN:] Vous ne voyez donc pas mon uniforme ?... élève du lycée Napoléon, deux habits par an, trois repas par jour, haricots blancs toute la semaine, haricots rouges le dimanche, pour changer... voilà le régime ! et vive l'Empereur ! [AIR:] Je reviens de la guerre. Nous somm's un'pépinière D'soldats ; On prépar'pour la guerre Nos bras ! Nous cogn'rons comm'nos pères Partout ! [CLODION:] Drôle de petit bonhomme ! Vous l'aimez donc bien, votre Empereur ? [LUCIEN:] Dame oui... il donne des piles aux autres... ça nous fait plaisir. [CLODION:] Et puis, à chaque victoire, congé. [LUCIEN:] Oh ! non !... à chaque... ça serait trop... pas de bêtises ! [CLODION:] Diable ! il paraît que tu es travailleur... [LUCIEN:] Piocheur !... nous disons : piocheur... dame ! quand on n'est pas riche et qu'on a de l'ambition ! [CLODION:] Ah ! ah !... et qu'est-ce que tu veux être... voyons ? [LUCIEN:] Moi... je veux être général... plus tard... parce que, maintenant, je ne suis qu'en seconde... Oh ! si je désire ça, ce n'est pas pour moi, c'est pour ma sœur, ma pauvre petite sœur. [CLODION:] Ah ! tu as... [LUCIEN:] Oui, une brave fille, allez... nous ne sommes plus que nous deux... [CLODION:] Ah ! pauvre enfant ! [LUCIEN:] Je vous ai dit que j'étais en seconde. [CLODION:] Oh ! pardon ! [LUCIEN:] Appelez-moi : mon vieux, comme au lycée. [CLODION:] Soit, et que fait ta sœur, mon vieux ? [LUCIEN:] Elle donne des leçons... elle est artiste : c'est avec son travail, avec ses économies, qu'elle paie ma pension... Pauvre fille !... elle prend soin de moi... elle me dorlote... elle raccommode mes habits... quand je les déchire... aussi, maintenant, aux récréations, à bas !... ça m'enrhume... mais, pour elle, c'est toujours ça de moins. [CLODION:] Bon petit cœur ! [LUCIEN:] C'est que c'est la crème des sœurs, voyez-vous ! quand j'ai du chagrin... elle me tend sa petite main, et elle me dit : Courage, Lucien !... mais, quand je suis mauvaise tête, vlan, un sermon ! oh ! ça, pas de grâce !... Seulement, après... elle me donne un pot de confiture... Aussi, quand je serai riche... quand je serai général, je la marierai... je la marierai à un autre... un autre général... comme moi ! [CLODION:] Ah ! ah... Et quel âge a-t-elle ? [LUCIEN:] Dix-huit ans. [CLODION:] Et plus de père, plus de famille ? [LUCIEN:] Non. C'est la marraine de ma sœur qui nous a élevés... Nous étions riches de son vivant... mais après... comme notre père ne nous avait rien laissé... dame ! un soldat... [CLODION:] Il était militaire ? [LUCIEN:] Parbleu !... dans les guides de l'Empereur. [CLODION:] Comme moi ! [LUCIEN:] Ce n'était pas un savant ; mais il avait de ça... et il en faut pour avoir été mis deux fois à l'ordre du jour de l'armée. [CLODION:] Son nom ? [LUCIEN:] Joubert. [CLODION:] Comment ! tu es le fils du lieutenant Joubert, mort à Wagram ? LUCIEN. — Vous l'avez connu ? Oui, certes !... et, bien que son supérieur en grade, j'ai toujours recherché son amitié comme un bienfait... comme un honneur. [LUCIEN:] Oh ! tenez, c'est bien, ce que vous venez de dire là... ça me fait plaisir, ça... ça me donne envie de vous embrasser. [DOMINIQUE:] Capitaine, ce sont des papiers de la part de M. Duhamel, votre notaire. [CLODION:] Donne. L'excellent homme que ce Duhamel... Oh mon père me l'avait bien dit... c'est un autre moi-même que je laisse auprès de toi, un ami dévoué, un protecteur de tous les instants. Voyons... Ah ! mon Dieu ! ce n'est pas possible. "Vos demandes d'argent réitérées ont épuisé votre part de la succession." Rien !... plus rien !... que faire ?... Comment m'acquitter avec Brisard... une dette de jeu... une dette d'honneur !... [LUCIEN:] Qu'avez-vous donc ? [CLODION:] Rien... une fâcheuse nouvelle... une somme sur laquelle je comptais pour payer... [LUCIEN:] Pauvre capitaine !... le v'là tout désolé !... Si j'osais... Capitaine !... [CLODION:] Quoi ? [LUCIEN:] Si vous vouliez... j'ai encore mon mois... trois francs deux sous. [CLODION:] Merci, mon ami, merci... tu aurais mille fois cette somme... [LUCIEN:] Comment ? [CLODION:] C'est vingt mille francs que je dois payer. [LUCIEN:] Vingt mille !... Et combien vous manque-t-il ? [CLODION:] Mais... il me manque... il me manque tout... Je suis ruiné. [UNE VOIX:] La charité, s'il vous plaît, mes bons messieurs, la charité ! [CLODION:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [LUCIEN:] Un pauvre mendiant... oh ! comme il a l'air malheureux ! Je vais lui donner deux sous... il me restera encore trois francs. [CLODION:] Tiens, jette-lui ça. [LUCIEN:] Une pièce d'or !... oh ! c'est trop... dans votre position... [CLODION:] Rassure-toi, c'est une autre personne qui donne... je ne suis que l'instrument de sa charité. [LUCIEN:] Ah ! si c'est comme ça... Tenez, mon brave. [LA VOIX:] Oh... merci, monsieur, merci ! [LUCIEN:] Savez-vous que c'est une belle mission qu'on vous a confiée là... trésorier des pauvres... Comment se fait-il ?... [CLODION:] Oh ! cela tient à des circonstances... [LUCIEN:] Lesquelles ? [CLODION:] Au fait je n'ai pas de raison pour cacher... Il y a trois mois, je tenais garnison dans une petite ville de France... et j'assistais pour la première fois à une soirée d'apparat chez le préfet... Entre deux contredanses, on trouve original de quêter pour les pauvres... Comme tout le monde, je me disposais... quand je m'aperçus avec une sorte d'effroi que j'avais oublié ma bourse... Je cherchais autour de moi, si je ne trouverais pas quelque ami secourable... personne... des étrangers... et la quêteuse approchait... juge de mon embarras... moi qui me présentais pour la première fois... refuser était impossible... Je levai les yeux... la quêteuse était devant moi avec son abominable gracieux sourire... je perdais contenance... le rouge me montait au visage... [LUCIEN:] Oh ! que ça m'embêterait ! [CLODION:] Tout à coup, une jeune fille, assise derrière moi, me glisse vivement cette bourse dans la main et ces trois mots dans l'oreille : Pour les pauvres !... [LUCIEN:] Ah ! c'est bien, ça ! [CLODION:] J'en finis promptement, comme tu penses, avec la quêteuse et son sourire, et me retournai vers mon inconnue pour lui remettre sa bourse et lui témoigner... elle n'était plus là... je l'aperçus de loin, quittant le bal, au bras d'une dame âgée, et toute rouge encore de sa charitable action... je m'informai... je questionnai... personne ne put m'indiquer ni son nom, ni sa demeure. [LUCIEN:] Excellente demoiselle !... le bon Dieu lui portera ça sur son compte, allez. [CLODION:] Oh ! je n'oublierai jamais cette douce figure, cet air de bonté, de candeur, ces yeux !... car, je ne t'ai pas dit... des yeux magnifiques ! [LUCIEN:] Ça n'y fait rien, les yeux... elle n'en aurait qu'un... c'est le trait qui est beau... c'est la chose de... et vous ne l'avez plus revue ? [CLODION:] Jamais ! [AIR:] De votre bonté généreuse. Nous apparaît un être surhumain ; En nous laissant un grand deuil dans le cœur !
[BRISARD:] Le capitaine Clodion ?... il y est... très bien. [CLODION:] Brisard !... mon créancier ! [LUCIEN:] Comment ! l'homme aux vingt mille francs, c'est... fichtre ! [BRISARD:] Ah ! le voici !... Bonjour, capitaine... Eh ! bien ! vous attendiez ma visite ? [CLODION:] Sans doute... je pensais à vous... je disais que... Dominique ! un couvert de plus ! Vous déjeunez avec nous ? [BRISARD:] Volontiers... je n'ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas venu exprès pour cette petite créance... mais, en me promenant au bois de Boulogne, je me suis dit : Parbleu ! [CLODION:] Oui, je me souviens... [LUCIEN:] Aïe ! ça se gâte ! [BRISARD:] D'un autre côté, je craignais... vous pouviez envoyer chez moi, et Mme Brisard qui croit que j'ai passé la nuit, pour un travail pressé, au ministère... ça m'aurait vendu... alors... [LUCIEN:] Monsieur, je suis enchanté de faire votre connaissance. [BRISARD:] Hein ? [LUCIEN:] C'est moi, le copain de votre fils... je l'ai quitté ce matin... il se porte à merveille !... [BRISARD:] Oui, mais le coquin est en retenue... Voyons, il ne s'agit pas de ça... je suis venu... [LUCIEN:] Eh, bien ! monsieur, c'est une injustice !... pour une croûte de pain jetée par-dessus le mur... et houp là !... en Irlande ! [BRISARD:] Il est fatigant, ce petit !... Voyons, nous disons... [LUCIEN:] Pour en revenir à votre fils, mon copain... [BRISARD:] Ah ! c'est insupportable ! [CLODION:] Mon ami, nous sommes en affaires. [LUCIEN:] Ah ! vous êtes... Comment va-t-il se tirer de là, sans moi ? [BRISARD:] Mais, allez donc !... allez donc !...
[BRISARD:] Ah ! nous en voilà débarrassés !... Vous ne savez pas !... hier, après votre départ, j'ai tout reperdu ! Ah ! mon Dieu ! en deux heures ! C'est ce diable de Provins... il est peut- être déjà chez moi. Ainsi, vous m'excuserez si je vous presse un peu... c'est pour rétablir l'équilibre... Vous m'avez dit des billets de banque, je crois... volontiers, c'est plus portatif, et Mme Brisard ne s'apercevra pas... [CLODION:] Allons, il n'y a pas à hésiter... En vérité, monsieur, vous me voyez désolé, désespéré... Mais une rentrée sur laquelle je comptais aujourd'hui même vient de me manquer tout à coup... Et si vous vouliez être assez bon pour attendre quelques jours... [BRISARD:] Quelques jours... Est-ce que Provins m'aurait dit vrai... serait-il mal dans ses affaires ?... Au moins, monsieur, vous avez des garanties... des sûretés ? [CLODION:] J'ai ma parole, monsieur. [BRISARD:] Je le sais bien... c'est même là-dessus que vous avez perdu... Malheureusement. [CLODION:] Monsieur ! [BRISARD:] Ecoutez donc... c'est fort désagréable !... on compte recevoir et... c'est une leçon !... [CLODION:] Assez, monsieur, assez. [BRISARD:] Mais, monsieur !...
[PROVINS:] Vous êtes bloqué, mon cher, vous êtes bloqué. [CLODION:] Provins !... il n'y a que ce moyen ! [BRISARD:] Provins !... que le diable l'emporte ! [PROVINS:] Ah ! pardon, je vous dérange... Monsieur le baron Brisard... [BRISARD:] Serviteur. [PROVINS:] Je suis à vous dans la minute, pour cette petite créance... Vous savez... [BRISARD:] Est-il pressé, le vautour ! [PROVINS:] Eh ! bien ?... nez moyen, menton rond, visage ovale... [CLODION:] Donnez, monsieur, je consens. maintenant, que de toucher la dot de ma nièce... Passons à la caisse... S'approchant de BRISARD, et bas. Eh ! bien ! sommes-nous en mesure ? [BRISARD:] En mesure ? [PROVINS:] Oui, de... [BRISARD:] Ma foi, je vais le payer... comme on m'a payé. En vérité, je suis désolé, désespéré, mais une rentrée sur laquelle je comptais à l'instant même vient de me manquer tout à coup... [PROVINS:] Sacristi !... C'est bien désagréable !... Moi qui ai justement un paiement à faire... dans le voisinage... Que diable aussi, baron, quand on joue sur parole, on tient parole ! [BRISARD:] Monsieur !... [PROVINS:] Eh ! Monsieur !... Allons ! Il faudra bien s'arranger autrement... C'est désagréable, pourtant ! Est-ce fini ? [CLODION:] Voici. [PROVINS:] Et voilà !... Voilà les vingt mille francs. [CLODION:] Enfin ! Prenez ce portefeuille, monsieur, nous sommes quittes. [BRISARD:] Ah bah ! [CLODION:] Et souvenez-vous qu'une partie engagée avec le capitaine Clodion de Marville ne peut jamais être une partie de dupe ! [BRISARD:] Je suis prêt à le reconnaître, capitaine. Prenez ce portefeuille, [PROVINS:] Ah bah ! [BRISARD:] Et souvenez-vous que la parole du baron Brisard sera toujours... la parole du baron Brisard ! [PROVINS:] Je suis prêt à le reconnaître, baron Brisard. Et voilà comme on marie sa nièce ! Monsieur le baron, j'ai l'honneur de vous faire part du mariage de ma nièce avec le capitaine Clodion de Marville. [BRISARD:] Vraiment !... Je vous en félicite tous les trois.
[VERBOULOT:] Ah ! il fait très bien, très bien !... Il est parfaitement dans son jour... Je vous en fais mon compliment... Il est parfaitement dans son jour. [CLODION:] Quoi donc ? [VERBOULOT:] Ce portrait... Là... dans votre salon... cette vestale... [CLODION:] Le portrait d'Agathe. [VERBOULOT:] Il est de moi, Ajax Verboulot, carrefour des Amazones, 22... Ah ! je l'ai faite bien souvent, cette vestale-là. [BRISARD:] Quelle est donc cette... [VERBOULOT:] Mlle Agathe, de l'Opéra. [BRISARD:] Mlle Agathe, de l'Opéra !... Ah ! ah ! ah !... Quelle vestale ! [PROVINS:] Ah ! çà, capitaine, maintenant que vous épousez mon Agnès, j'espère que le règne des danseuses est fini ! [BRISARD:] Ah bah !... L'ami Clodion ? [PROVINS:] Mon Dieu ! je comprends les faiblesses du cœur comme un autre... peut-être plus qu'un autre ! Ah !... Mais quand la municipalité vous appelle... [BRISARD:] Et puis, là, franchement, cette Agathe... ce n'est pas le Pérou. [PROVINS:] Ah ! pour ça, non ! [CLODION:] Que voulez-vous dire ? [VERBOULOT:] Voilà bien le serpent de la calomnie ! [BRISARD:] Oh ! rien !... Vous avez peut-être des illusions... et... [CLODION:] Achevez, monsieur, je vous en prie ! [BRISARD:] Au fait, je ne vois pas pourquoi je ne vous dirais pas ce que tout le monde vous cornera ce soir ou demain... d'ailleurs, c'est un service à vous rendre... Si vous êtes dupe d'une coquette, vos amis ne doivent pas souffrir... [PROVINS:] Non, non, nous ne souffrirons pas ! [BRISARD:] Voici, messieurs, l'anecdote qui court. [VERBOULOT:] Quelque affreux cancan ! [BRISARD:] Avant-hier, trois officiers de différentes armes causaient sur la place du Carrousel, en attendant l'heure de la parade... Ils parlaient de leurs maîtresses. [PROVINS:] Ah ! les gueux ! [BRISARD:] Le hussard exaltait les principes de son Ernestine... Le dragon, la sévérité de sa Julie ; et le grenadier, la rigidité de sa Clémentine : tout à coup, passe au bras d'un gentil cavalier une petite dame d'une mise... un peu voyante... Mes trois officiers lèvent le nez, poussent un cri : Ah !... Ernestine, Julie, Clémentine ; c'était elle ! c'était la même !... C'était Agathe de l'Opéra, qui, sous trois noms différents, avait consommé la conquête des trois uniformes ! [CLODION:] Est-il possible !... et vous êtes bien sûr ?... [BRISARD:] Oh ! je tiens l'anecdote d'une des victimes. [CLODION:] Oh ! c'est indigne ! tant de perfidie !... Moi qui croyais à son amour, à sa fidélité !... Oui messieurs, oui, j'avais ce ridicule !... Oh ! mais, je me vengerai ! [BRISARD:] Et vous aurez raison ! [PROVINS:] Mort aux infidèles ! [VERBOULOT:] Mais ce n'est qu'une faible femme ! [CLODION:] Eh ! j'y pense !... Elle doit venir aujourd'hui même, ici ; je l'attends ! [BRISARD:] J'aurais, parbleu, du plaisir à faire sa connaissance. [PROVINS:] Et moi, donc ! [CLODION:] Voyons, messieurs, aidez-moi... Je veux l'humilier, la mortifier, la... [PROVINS:] La cribler !... Nous la criblerons !... Du sarcasme, Provins, du sarcasme ! [CLODION:] Il nous faudrait quelque bonne rouerie !... [BRISARD:] Quelque chose d'un peu spirituel, pour qu'on en parlât ! [PROVINS:] Spirituel ?... Voyons donc, voyons donc !... Ah !... si je m'habillais en Turc ? [BRISARD:] Eh bien ? [PROVINS:] Eh bien !... elle me verrait en Turc, et... on en parlerait. [DOMINIQUE:] Messieurs, le déjeuner est servi ! [CLODION:] N'oublie pas de m'avertir aussitôt que Mlle Agathe sera arrivée. A table donc !... et sous l'inspiration du Champagne... Ah ! vestale, ma mie, nous allons voir ! [AIR:] Finale des Deux Papas. Coquette infâme ! Un châtiment Ici l'attend ! Beauté sans âme ! Nous punirons Tes trahisons ! Tu lassas ma clémence, Puisque à tous tes serments Tu mens ! Coquette infâme ! etc.
[DOMINIQUE:] Allons, allons, je suis enchanté d'être entré dans cette condition-là... Ils sont très folichons, les amis du capitaine, et j'aime ça, moi... ce bruit, cette gaieté... Il y a deux jours encore, cène maison, habitée par la tante et la sœur du capitaine, était, dit-on, sérieuse comme un couvent... aujourd'hui... Une dame ! À [CAMILLE:] C'est vous sans doute, mademoiselle, qui êtes attendue ? Ah ! mon Dieu ! est-ce que je suis en retard ? [DOMINIQUE:] Oh ! il n'y a pas de mal. [CAMILLE:] Eh bien ! veuillez prévenir ces dames de mon arrivée. [DOMINIQUE:] Oh ! ces dames !... On va les prévenir, ces dames, madame... [CAMILLE:] Il a un air singulier, ce garçon !... voici la romance que m'a demandée Mlle de Marville... nous l'étudierons pendant la leçon... Ah ! je suis lasse... C'est qu'il y a loin d'ici Paris... je suis venue à pied... dans cette maison la campagne est si belle, si fleurie... j'ai fait une promenade charmante : j'ai bu du lait à la Porte Maillot, toute seule, comme une gourmande... Dame ! une pauvre maîtresse de piano qui court le cachet n'a pour voiture que ses bottines et pour compagnon que son petit rouleau... tout ça n'est pas fait pour attirer les maris... c'est pourtant bien cruel de rester fille... vieille fille ! rien que d'y penser... oh !... [DOMINIQUE:] J'y vais, messieurs ; j'y vais... Ah ! ah ! ah ! c'est-il drôle, c'est-il drôle ! [CAMILLE:] Eh ! bien ! ces dames ? [DOMINIQUE:] Tout à l'heure, mademoiselle, tout à l'heure... Il cherche autour de lui, puis, prenant la boîte que LUCIEN a posée à gauche. C'est bien ça... Ah ! ah ! ah ! c'est-il une bonne farce !... [CAMILLE:] Ah ! çà, mais qu'est-ce que ça signifie ? Il est donc fou, ce domestique. Ah ! mon Dieu ! ces rires, ces voix d'hommes... je suis pourtant bien ici chez Mlle de Marville. Mais, j'ai peur !
[CAMILLE:] — Ah !... [LUCIEN:] Canonniers, à vos pièces ! BRISARD s'avance lentement à la droite de CAMILLE, il a un petit grenadier à la main, l'orchestre joue un fragment de l'air : Grenadier, que tu m'affliges ! BRISARD.—Vous aimez les revues, belle dame, nous vous en avons ménagé une d'une nouvelle sorte. [PROVINS:] Mademoiselle... vous qui connaissez les hussards de la garde... [CLODION:] Belle voilée, nous cacherez-vous plus longtemps ces traits charmants ?... Ah ! mon Dieu ! [LUCIEN:] Camille ! ma sœur ! [CAMILLE:] Lucien ! Ah !... [CLODION:] C'est elle !... "Pour les pauvres !...
[HENRIETTE:] un peu plus loin, une pensionnaire assise tient un livre et lit. Au fond, une autre saute à la corde, deux autres jouent au volant, quelques-unes se promènent. CLOTILDE et CAMILLE sortent du pavillon au moment où le chœur commence. [AIR:] Vive la musique. Livrons-nous au plaisir ! [CLOTILDE:] Ah ! c'est bien aimable à vous de m'avoir apporté cette romance que je désirais tant !... Mais pourquoi n'êtes-vous pas venue plus tôt ? [CAMILLE:] Je n'ai reçu qu'hier au soir la lettre de Mme votre tante, qui me prie de vous continuer mes leçons dans ce pensionnat, et, comme la classe de piano que j'y fais d'ordinaire n'a lieu que deux fois par semaine... [CLOTILDE:] Savez-vous que je commençais à craindre que vous ne m'eussiez oubliée, moi, votre élève soumise et votre meilleure amie. [CAMILLE:] Bonne Clotilde ! Si elle savait... Oh ! je n'oserai jamais lui dire... [CLOTILDE:] Mais, maintenant, il faut me l'apprendre... je ne pourrai jamais déchiffrer seule. [CAMILLE:] Voulez-vous que nous la répétions ensemble ? [CLOTILDE:] Très volontiers. [AIR:] de la Barcarole [CAMILLE :] C'est toi, c'est toi, c'est toi ! Bravo ! bravo ! l'air est charmant ! Gentiment ! [HENRIETTE:] Moi, j'ai fini mon pensum ; je puis jouer maintenant. Voyons, Agnès, une partie de volant ? [AGNES:] Je suis occupée ; merci, petite. [HENRIETTE:] Oh ! petite ! fait-elle son embarras, cette Agnès, depuis qu'elle est à la veille de se marier. Est-ce vrai, mademoiselle... on dit que c'est M. votre frère qu'elle épouse, le capitaine Clodion de Marville. [CLOTILDE:] C'est la première nouvelle ; mais Clodion doit venir me voir aujourd'hui, et, s'il me le dit, vous le saurez. [CAMILLE:] Monsieur votre frère a donc quitté son régiment ? [CLOTILDE:] Mais oui, il est à Paris depuis quelques jours... vous pourrez le voir, enfin... car vous ne le connaissez que par ce que je vous en ai dit. [HENRIETTE:] Oh ! mon Dieu ! venez donc voir, mesdemoiselles, comme ce Spartacus ressemble à M. Verboulot, notre maître de dessin. [AGNES:] C'est bien sans intention, je vous assure. [HENRIETTE:] Elle en est folle !... C'est drôle tout de même, d'en aimer un et d'en épouser un autre ! CLOTILDE.—N'est-ce pas aujourd'hui, mesdemoiselles, que nous devons recevoir la visite d'une dame du palais de l'Impératrice ? [AGNES:] Ah ! oui, la baronne Brisard... qui vient nous inspecter de la part de Sa Majesté Joséphine, patronne de cet établissement. [HENRIETTE:] Vous ne savez pas, mesdemoiselles... on dit que cette baronne, de nouvelle fabrique, a été autrefois... vivandière. [CLOTILDE:] Une parvenue... ah ! tant mieux, ce sera plus gai. [CAMILLE:] Et mes cahiers qui ne sont pas en ordre !... Je cours tout préparer pour cette inspection. [HENRIETTE:] Silence, mesdemoiselles... la voici justement, avec Madame. [MADAME RIMBAUT:] Mesdemoiselles, j'ai l'honneur de vous présenter Mme la baronne Brisard, que l'Impératrice, dans sa sollicitude... [MADAME BRISARD:] Assez. Oui, mes petites... baronne, pour vous servir... Ne vous gênez pas... Je suis très bien avec Sa Majesté... Nous sommes à tu et à toi... Quand elle s'ennuie, qu'elle a du brouillard... je n'ai qu'à me montrer... la voilà qui s'éclaircit ; je n'ai qu'à parler, la voilà qui se pâme. [TOUTES:] Ah ! ah ! ah ! [MADAME BRISARD:] Juste ! voilà l'effet. Ce matin, nous causions de vous en prenant le thé... Une drogue anglaise, qui est très comme il faut... L'Impératrice avait projeté de venir vous voir... mais, tout à coup, une migraine... le spleen... encore une drogue anglaise, qui est très comme il faut... alors, je lui dis : De quoi s'agit-il ?... D'une inspection ? des petites filles à toiser, à lorgner au point de vue de la décence et de l'ordre public ?... Mais, ce n'est pas malin ; j'en fais mon affaire... A ces mots, l'Impératrice est partie d'un grand éclat de rire... elle se tordait... Je me suis dit : Bon ! ça paraît lui faire plaisir... j'irai, et je suis venue... voilà ! [MADAME RIMBAUT:] Elle est originale, l'Impératrice. [MADAME BRISARD:] Voyons, mes petits anges, nous allons former les rangs... sur deux lignes. [PROVINS:] Elle ne m'a pas encore aperçu... Ah ! [MADAME BRISARD:] Tiens ! Provins est là !... Bonjour, Provins. [PROVINS:] Baronne... Si j'osais lui remettre ce billet... [MADAME BRISARD:] Très bien comme ça... Maintenant, front ! . [VERBOULOT:] C'est de l'école de peloton, ça. [MADAME BRISARD:] Bonjour, fournisseur... Un ami de mon mari. Par quel hasard ? [PROVINS:] Un devoir de famille... je marie ma nièce. Tenez, ceci. [MADAME BRISARD:] Le numéro 2... Belle tenue. [VERBOULOT:] Je crois bien... Elle est gentille à croquer !... [MADAME BRISARD:] Et ça qui parle... qu'est-ce que c'est ? [VERBOULOT:] Verboulot !... Ajax Verboulot. Carrefour des Amazones... [MADAME BRISARD:] Allons, mes petites, la tête haute... la bouche en cœur... les yeux à quinze pas et les bras sur la couture... Non, les bras à volonté. [VERBOULOT:] A volonté... comme ça. [MADAME BRISARD:] Fixe ! [PROVINS:] Cette femme me rappelle Kléber... un général... seulement il était plus grand et grêlé... Oh ! il faut absolument que je me déclare. [MADAME BRISARD:] Là ! voilà ce que c'est. [AIR:] du Sénateur. Je sais bien que c'est dommage, Tâchez aussi qu'vos jupons Vous tombent sur les talons. Ça déplaît à l'autorité ! [CLOTILDE:] Quel langage ! [MADAME RIMBAUT:] Silence, mesdemoiselles !... Je puis donc espérer que votre rapport... [MADAME BRISARD:] Mon rapport... il rapportera que de tous les établissements consacrés à la culture des jeunes filles, le vôtre en est le coq... ça vous va-t-il ? [MADAME RIMBAUT:] Ah ! Madame, tant de bonté... [MADAME BRISARD:] C'est bien... c'est bien... [MADAME RIMBAUT:] Désirez-vous passer à l'inspection des études ? [MADAME BRISARD:] Oh ! les études... c'est tellement minutieux, et accessoire... [VERBOULOT:] Un coup d'oeil seulement sur ces dessins. [MADAME BRISARD:] Voyons... Ah ! voilà une belle image ! [PROVINS:] Quelle idée !... l'album de ma nièce... Comme ça, elle trouvera... [MADAME BRISARD:] Petit, comment nommez-vous ceci ? [VERBOULOT:] Ça !... c'est un Spartacus... avec draperies. [MADAME BRISARD:] Ah ! bon !... Il sort du bain. Dame ! il a un peignoir. [VERBOULOT:] Non, permettez... c'est une idée chaste. [MADAME BRISARD:] Ah ! c'est une idée... Je le crois cornichon, le maître de dessin. [PROVINS:] Baronne, je recommande l'album de ma nièce à toute votre bienveillance. [MADAME RIMBAUT:] Si madame voulait passer dans la salle d'étude, elle serait plus commodément pour visiter... et pour prendre sa part d'une petite collation. [MADAME BRISARD:] Volontiers... les biscuits, les crèmes, les chatteries, c'est mon fort. [MADAME RIMBAUT:] Mesdemoiselles, veuillez prendre la peine de rentrer. [MADAME BRISARD:] Oh ! veuillez prendre la peine... Est-ce que c'est comme ça qu'on fait rentrer les demoiselles ? Attention ! Par le flanc droit... droite !... en avant !... arche !... Voilà comme on fait rentrer les demoiselles ! PROVINS, avant de sortir. — Qu'elle est majestueuse ! Ah !... [LUCIEN:] Enlevé !... ça y est !... C'est le troisième mur que je parcours ainsi depuis cinq minutes... Bonne chose que la gymnastique, quand on veut filer. Cet imbécile de concierge, le cerbère du lycée, j'ai eu beau lui dire : c'est pour affaire, pour affaire importante ; cordon, s'il vous plaît ! On ne sort pas !... Connu, très bien !... Alors, j'ai attendu l'heure de la récréation, j'ai pris mes fleurets, et pendant que le pion tournait le dos... une, deux... première escalade !... je tombe dans une basse-cour... les canards effrayés allaient me trahir... trois, quatre... seconde escalade !... je descends dans un potager... juste sur le dos d'un jardinier !... Ma foi, pendant que j'y étais... cinq, six... troisième escalade, et me voilà ! où ? je n'en sais rien, mais ça m'a l'air moins habité ici... Tâchons de trouver la porte. Qu'est-ce que je vois !... je ne me trompe pas !... Camille ! ma sœur... par quel hasard... [CAMILLE:] Maintenant que l'inspectrice voudra... je suis prête. Lucien ! [LUCIEN:] Oui... c'est... c'est moi... Bonjour, Camille... ça va bien ? [CAMILLE:] Qu'est-ce que tu fais ici ? [LUCIEN:] Moi... tu vois... je... je me promène... je flâne... mais toi ? [CAMILLE:] Ne suis-je pas maîtresse de piano chez Mme Rimbaut ? [LUCIEN:] Mme Rimbaut ! Comment, je suis dans une pension de demoiselles. Sapristi ! encore des portes fermées... [CAMILLE:] Qu'est-ce que c'est ça ?... des armes ! [LUCIEN:] Je suis gobé ! [CAMILLE:] Lucien... tu me caches quelque chose ! [LUCIEN:] Eh ! bien, quoi... des fleurets... une précaution... quand on se promène, on peut faire de mauvaises rencontres... [CAMILLE:] Un mensonge, à moi !... Ah ! Lucien... c'est mal ! [LUCIEN:] Eh bien ! non... Eh bien ! non, petite sœur... je vais te dire la vérité. Au fait, j'aime mieux ça. Ceci, c'est pour tuer l'homme chez qui tu as été insultée, il y a trois jours, à Passy. [CAMILLE:] Ah ! mon Dieu ! Mais il n'est pas coupable... un hasard, une méprise... LUCIEN. — Qui le croira ?... Le capitaine lui-même les a-t-il convaincus, ses amis, ses complices !... Lorsque, après cette scène affreuse, il maudissait son erreur... Ils t'ont fait des excuses, mais c'était avec l'ironie sur les lèvres ! Est-il possible ! [LUCIEN:] Et la preuve... c'est que, grâce à eux, l'anecdote s'est répandue avec des interprétations, des commentaires. [CAMILLE:] Ah ! mais, c'est une indigne calomnie ! [LUCIEN:] Certainement... et, c'est pour ça qu'elle fera son chemin... alors, on te fermera toutes les portes, tu perdras ton état, c'est peu de chose... mais, la réputation !... quand on n'a que ça !... c'est beaucoup... et je vais... [CAMILLE:] Mais le capitaine ne peut se battre avec toi... un enfant ! [LUCIEN:] Ah ! oui, c'est juste !... voilà ce qu'ils disent tous... un enfant !... Eh ! bien ! on verra ce que peut un enfant, en face d'un homme qui a compromis sa sœur et ne veut pas l'épouser ! [CAMILLE:] Que dis-tu ? [LUCIEN:] Allons, bon ! moi qui voulais lui cacher... Eh bien ! oui, là !... je lui ai écrit deux lettres... je lui demandais sa main pour toi... c'était juste, c'était convenable... ça arrangeait tout... [CAMILLE:] Et... [LUCIEN:] Pas de réponse... tu vois bien qu'il faut que je le tue ! [CAMILLE:] Mais enfin... cet homme contre lequel tu veux te battre... si je le connaissais depuis longtemps. Si... oh ! tu ne comprendras pas... Lucien, si... je croyais l'aimer ! [LUCIEN:] Oh ! tais-toi ! [CAMILLE:] Pardon, je ne te l'avais jamais dit... C'était au temps de notre heureuse fortune, j'étais encore chez ma marraine, à Boulogne. [LUCIEN:] Eh bien ? [CAMILLE:] Un soir... à un bal... une quête... Il avait oublié sa bourse, et... [LUCIEN:] Pour les pauvres !..." c'était toi ! [CAMILLE:] Comment ! tu sais ? [LUCIEN:] Tout !... ah ! c'est bien ! c'est beau !... Mais, de sa part, c'est encore bien plus mal... parce qu'en te revoyant, te reconnaissant, il aurait dû... et tu l'aimes toujours ? [CAMILLE:] Oh ! non ! C'est fini ! [LUCIEN:] Alors... [CAMILLE:] Pourtant, s'il lui arrivait malheur... [LUCIEN:] Connu !... Que le diable emporte le sentiment !... Je ne peux plus me battre avec lui !... Oh ! mais, il t'épousera ! Je saurai bien forcer le capitaine Clodion de Marville. [CAMILLE:] Clodion de Marville ! Il s'appelle Clodion de Marville ? [LUCIEN:] Oui. [CAMILLE:] Comment ! cet officier que j'ai reconnu l'autre jour à Passy... c'est le frère de mon élève, de ma meilleure amie ! [LUCIEN:] Hein ? quoi ? que dis-tu ?... Il a une sœur ?... où ça ? [CAMILLE:] Ici... depuis trois jours. [LUCIEN:] Ah ! il a une sœur ! [CAMILLE:] Qu'as-tu donc ? [LUCIEN:] Rien ! Ah ! il a une sœur ! [CAMILLE:] Voyons... l'inspection de musique ne peut tarder... Lucien, sois raisonnable... rentre à ton collège... tout de suite. [LUCIEN:] Sois tranquille. [CAMILLE:] Tu me le promets ? [LUCIEN:] Mais sois donc tranquille... puisque je te dis... tu seras en retard... Va, ma petite sœur, va, va !...
[LUCIEN:] Ah ! tu as une sœur, et tu compromets celle des autres... Eh bien ! capitaine !... à mon tour... et après... je réparerai, si tu répares ; sinon, non !... ah ! voyons... comment s'y prend-on pour compromettre ?... J'y suis. Programme des exercices : Article 1er. J'embrasse... c'est bon, ça... Art. 2. Je me jette à ses genoux... c'est encore bon, ça... Art. 3 : Ah ! diable ! c'est plus difficile, l'article 3... Art. 3 : Je lui fais une déclaration... une déclaration brûlante ! incendiaire !... ça ne doit pas être mauvais non plus... Ah bien, oui ! voilà le hic... je ne suis pas très fort sur les déclarations... [AIR:] J'avais juré d'aimer Rosine. Elle est rebelle ! Comment peindre le sentiment D'un tendre amant ? Bien tendrement ? Pauvre écolier, j'y perds mon rudiment ! Bah ! je ferai du bruit, du scandale, du... hein ! on vient... la maîtresse de pension, sans doute... et si on me trouvait ici. Ah ! mais non !... quand j'aurai accompli mes noirs desseins, à la bonne heure. [MADAME BRISARD:] Oser m'écrire !... quelle impudence !... voyons ce qu'il chante, ce vieux champignon ! Tiens ! elle embaume !... Il a parfumé son attentat, le sacripant ! "Ange adoré !... Il veut sortir, cet aveu qui me brûle !... je ne le retiens pas ! Je t'aime, ô Léopoldine !..." Il me tutoie !... Me repousseras-tu !... Oh ! que non ! j'ai lu dans tes regards ! Post-scriptum. Réponse, s'il vous plaît." Oh ! mais, ça n'a pas de nom ! et si je le tenais, cet affreux cri-cri !... Avise-toi encore de traîner tes guêtres sur mes talons et de pousser dans mes alentours tes... Ah !... vieux soufflet de forge, va ! C'est-à-dire que si mon mari lisait ce fragment, lui qui est un vrai tigre pour les soupçons, il pourrait croire que... un être aussi déjeté !... Allons donc ! [BRISARD:] Merci bien ! merci ! [MADAME BRISARD:] Le baron ! Ah ! que c'est bête, les robes qui n'ont pas de poches !... [LUCIEN:] Hein !... [BRISARD:] Oh ! [MADAME BRISARD:] Ah ! c'est vous, baron... je suis enchantée. [BRISARD:] Oui, je viens vous prendre, comme nous en sommes convenus. Elle l'a jeté là ! [MADAME BRISARD:] Et, que dit-on de nouveau à l'état-major ? [BRISARD:] Rien ! [LUCIEN:] Et moi qui cherchais une déclaration !... voilà !... [BRISARD:] Vous lisiez, quand je suis entré ? [MADAME BRISARD:] Moi ?... non. [LUCIEN:] On parle à côté. [BRISARD:] Il m'avait semblé voir un papier... Quel était ce chiffon ? [MADAME BRISARD:] Il m'a vue ! Rien... une feuille sans importance... Et, que dit-on de nouveau à l'état-major ? [BRISARD:] Il ne s'agit pas de l'état-major... Ce papier... [MADAME BRISARD:] Une composition de géographie... [LUCIEN:] Elle appelle ça de la géographie !... je vais toujours l'apprendre par cœur. [BRISARD:] Une composition de géographie ! [MADAME BRISARD:] Ah ! çà, vous serez donc toujours jaloux comme un sanglier... je vous préviens qu'il n'y a rien de plus sciant pour une femme qu'un baron jaloux ! [BRISARD:] Eh ! madame, quand le baron est jaloux, c'est que la baronne est... légère ! [MADAME BRISARD:] Légère, baron ! [BRISARD:] Légère, baronne ! [MADAME BRISARD:] Mille carabines ! [LUCIEN:] Mille carabines ! c'est un grenadier ! [BRISARD:] Je maintiens le mot !... et, certainement, si j'avais su... moi, qui vous ai épousée par amour ! [MADAME BRISARD:] Mais qu'est-ce que vous avez ?... voyons ! [BRISARD:] Ce que j'ai !... encore samedi dernier, cet homme que j'ai trouvé à vos pieds !... [MADAME BRISARD:] Samedi ? [BRISARD:] Oui... une figure commune... de grosses mains, ah ! baronne ! [MADAME BRISARD:] J'y suis !... Ah ! baron ! [BRISARD:] Devant nos gens, je me suis contenu... j'ai su renfermer en moi-même... mais j'ai guetté le quidam, et je n'ai pas été long à l'expédier... [MADAME BRISARD:] Ah ! mon Dieu ! [BRISARD:] Pour les départements... à Cambrai... il y avait une place vacante dans les cuirs. [MADAME BRISARD:] C'était mon cordonnier ! [BRISARD:] Comment ? [MADAME BRISARD:] Il me prenait mesure... là... je n'aurai pas mes brodequins ! [BRISARD:] J'en suis fâché... mais... quand je ramasse un homme à vos genoux... je le case... je pourrais le tuer... je le déplace, ça revient au même. [LUCIEN:] Voilà un mari commode pour les gens sans emploi. [BRISARD:] Voyons, la paix... Avez-vous terminé votre inspection ? [MADAME BRISARD:] A peu près. [BRISARD:] Eh ! bien ! je vous laisse le carrosse. [MADAME BRISARD:] Je reviendrai... ce billet... [BRISARD:] Je suis attendu au ministère... j'ai plus de cent brevets à signer... tout le personnel forestier que je réorgarnise. Au revoir. [MADAME BRISARD:] Je devrais vous garder rancune, gros jaloux. [BRISARD:] A tantôt, baronne. [MADAME BRISARD:] A tantôt, baron. [BRISARD:] Ce papier me chiffonne... je veux en avoir le cœur net ! LUCIEN, en scène. — Je n'entends plus personne... je puis me risquer. Je ne vois rien... Oh ! un chapeau !... et à trois cornes encore !... [LUCIEN:] Etourdi !... et mon chapeau !... BRISARD, en scène. — Personne !... disparu !... oh ! mais, avec cette pièce à conviction... Ah ! Mme Brisard ! Mme Brisard !... LUCIEN, revenant en scène par le devant du bosquet. — Ah ! çà, on chipe donc les chapeaux ici ?... Ah ! bah ! je ferai mon expédition nu-tête. Est-ce heureux ?... j'ai besoin d'une déclaration... crac !... voilà !... je la lis deux fois, je la sais par cœur, et maintenant je suis en mesure. Une pensionnaire ! [CLOTILDE:] Oh ! la drôle de femme que cette baronne !... avec elle, les crèmes, les biscuits, les babas, ça ne fait que paraître et disparaître !... heureusement qu'on est venu me chercher, je n'y tenais plus ! [LUCIEN:] Informons-nous toujours. [CLOTILDE:] Ah ! [LUCIEN:] Mlle de Marville, s'il vous plaît ? [CLOTILDE:] C'est moi, monsieur. [LUCIEN:] Vous !... enchanté de... Ange adoré !... Minute !... ce n'est pas fini ! Il veut sortir, cet aveu qui me brûle !... je ne le retiens pas ! [CLOTILDE:] Ah ! monsieur ! ne me faites pas de mal ! je vous en prie ! [LUCIEN:] Tiens ! elle est gentille. Vous faire du mal, moi !... Oh ! non, vous êtes bien trop mignonne pour ça ! [CLOTILDE:] A la bonne heure, donc ! [LUCIEN:] Oh ! les jolis petits yeux !... oh ! les amours de petites mains !... comme celles de ma sœur... Ah ! mon Dieu ! et moi qui oublie... Je t'aime, ô Léopold... non !... votre nom ? [CLOTILDE:] Clotilde, monsieur. [LUCIEN:] Tiens ! c'est un nom que j'aime bien ça, Clotilde... avec ce nom-là on doit être bien douce, bien bonne, bien... Ah ! mais non ! Je t'aime, ô Clotilde ! me repousseras-tu ?... [CLOTILDE:] Laissez-moi, monsieur ! [LUCIEN:] Impossible ! [CLOTILDE:] On vient de me dire que mon frère m'attend au parloir. [LUCIEN:] Votre frère !... Ah ! il est ici... eh bien ! tant mieux ! raison de plus pour... car c'est lui qui l'a voulu... car, sans lui, croyez bien que jamais... Au grand jamais... [CLOTILDE:] Au secours ! au secours ! [LUCIEN:] Tiens ! c'est une bonne idée ! Au secours ! au secours ! Comme ça, on nous surprendra ensemble, et... Au secours ! au secours ! Ah ! çà, il n'y a donc personne dans cette maison... Partie !... un instant !... est-elle assez compromise ?... je ne crois pas... ah ! tu n'es pas assez compromise ! Au secours ! au secours ! dans le pavillon. CLODION, MADAME BRISARD, MADAME RIMBAUT, [PENSIONNAIRES:] au deuxième plan. Vient de retentir ? [MADAME BRISARD:] Eh ! quoi ! personne ici !... Mais dans ce pavillon ! [CLODION:] C'est celui de ma sœur ! Que faire ? Clotilde ! réponds-moi !... Clotilde ! c'est ton frère ! [LUCIEN:] On appelle Clotilde ? Eh bien ! que lui veut-on ? [CLODION:] Lucien ! dans la chambre de ma sœur ! Scandale effroyable ! C'est abominable ! Sous les traits d'enfant ! [MADAME BRISARD:] Qu'est-ce que vous faites ici, monsieur le drôle, dans l'asile de l'innocence ? [LUCIEN:] Moi ! rien ! C'est une affaire entre nous deux... les femmes n'en sont pas !... ainsi permettez... [MADAME BRISARD:] Mais morveux ! tu ne sais donc pas qui je suis !... je te ferai arrêter, moi ! je te ferai emprisonner, mille carabines ! [LUCIEN:] Mille carabines !... c'est le grenadier du bosquet !... et la déclaration, c'était... ah ! minute ! Ange adoré !... me repousseras-tu, ô Léopoldine ! [MADAME BRISARD:] C'est le billet du fournisseur ! Tu as trouvé un papier... tu l'as lu !... [LUCIEN:] Et retenu. [MADAME BRISARD:] Rends-le moi ! [LUCIEN:] Plus tard, quand vous reviendrez... car, je vous l'ai dit, j'ai besoin d'être seul avec M. Clodion. [MADAME RIMBAUT:] Voici l'heure de l'inspection de musique. [MADAME BRISARD:] Allons, bon ! à l'autre ! Dans un quart d'heure ici... Tu seras sage ! [LUCIEN:] Comme une image, mille carabines ! [MADAME BRISARD:] Gamin. [MADAME RIMBAUT:] Si Madame veut bien prendre la peine... [MADAME BRISARD:] Venez, mesdemoiselles, venez. [LUCIEN:] Ah ! à nous deux maintenant ! CLODION, le prenant par l'oreille, et l'amenant sur le devant de la scène. — Comment ! petit malheureux ! Tu n'es pas honteux du scandale que tu viens de causer ?... Décidément, que faisais- tu chez ma sœur ? Moi !... je la compromettais !... [CLODION:] Comment ! [LUCIEN:] Dites donc !... je l'ai embrassée... je lui ai fait une déclaration, et je lui ai entamé un pot de confiture ; ça vous paraît-il suffisant comme ça ? [CLODION:] Un enfant ! ah ! ah ! ah !... [LUCIEN:] Maintenant, capitaine, réparons-nous, ou ne réparons-nous pas ? [CLODION:] Que veux-tu dire ? [LUCIEN:] Epousez ma sœur... j'épouse la vôtre. [CLODION:] Toi ? [LUCIEN:] Moi !... et pourquoi donc pas ? [AIR:] Je sais attacher des rubans. Je sais le latin et le grec, J'fais l'exercic'comme un vieux militaire ! Vous le voyez, j'ai vraiment tout c'qu'il faut Pour êtr'bon époux et bon père. [CLODION:] Mais, mon pauvre ami... [LUCIEN:] Je ne suis pas votre pauvre ami... [CLODION:] Eh bien ! Lucien... [LUCIEN:] M. Lucien... [CLODION:] Votre sœur est une noble fille... mon désir le plus vif, mon vœu le plus ardent serait de pouvoir lui donner mon nom... mais... [LUCIEN:] Mais ?... [CLODION:] Mais un autre a ma parole. Il faut que j'épouse la nièce de M. Provins. [LUCIEN:] Un vieux sécot ?... Connu !... ça ne se peut pas. [CLODION:] Je suis engagé. [LUCIEN:] Vous vous dégagerez. [CLODION:] Oh, non ! l'honneur me fait un devoir d'épouser Mlle Agnès... et, à moins qu'elle ne me refuse... [LUCIEN:] Tiens ! au fait... [CLODION:] A moins qu'elle n'en aime un autre... [LUCIEN:] C'est pourtant vrai, ça... Pour se marier, faut dire oui, et si elle dit non... Où est-elle, cette Agnès ? [CLODION:] Elle est élevée dans cette pension. [LUCIEN:] Ah bah ! [CLODION:] Pourquoi ? [LUCIEN:] Pour rien... Laissez-moi faire... Allez, allez, voyez ma sœur. Elle est ici. [CLODION:] Ici !... Oh ! je suis impatient de me justifier à ses yeux, car elle doit m'accuser, me haïr ! [LUCIEN:] Eh bien ! c'est ça... allez... courez la consoler, vous excuser, je vous y autorise ! [CLODION:] Adieu ! adieu ! [LUCIEN:] Moi, de mon côté, je vais m'occuper de votre bonheur ! Ah ! Mlle Provins est ici !... et si elle refusait... si elle en aimait un autre... eh bien ! mais cet autre... voilà... pourquoi donc pas, je suis jeune, gentil et vacant... Mlle Agnès Provins, s'il vous plaît. [AGNES:] Mon nom ! [LUCIEN:] Hein ?... c'est ?... Mademoiselle, oserai-je vous prier de m'accorder un moment d'entretien ? [AGNES:] Moi, monsieur ? [LUCIEN:] Ange adoré !... [AGNES:] Ah ! mon Dieu ! [LUCIEN:] Il veut sortir cet aveu, qui me brûle !... je ne le retiens pas ! [AGNES:] Pardon, monsieur, je ne vous comprends pas ! [LUCIEN:] Vous ne me comprenez pas ?... je recommence : il veut sortir, cet aveu qui me brûle !... VERBOULOT, entrant par la gauche, et poussant un cri. — Ah ! [AGNES:] Monsieur Verboulot !... Levez-vous, monsieur ! [LUCIEN:] Ça m'est égal !... Je ne le retiens pas ! [AGNES:] Ah ! monsieur, n'allez pas croire... [VERBOULOT:] Ah ! mademoiselle... c'est mal... c'est bien mal !... donner ainsi la préférence... [LUCIEN:] Qu'est-ce qu'il dit donc ? [VERBOULOT:] Est-ce ma faute à moi, si je n'ai jamais osé vous dire que je vous aimais, que je vous adorais, que... [LUCIEN:] Ah bah ! Comment, il se pourrait ! [AGNES:] Monsieur... [LUCIEN:] Ah ! mais j'aime bien mieux ça !... je vais le mettre à ma place. A genoux ! [VERBOULOT:] Plaît-il ? [LUCIEN:] Elle vous aime, vous chérit, vous idolâtre !... demandez-lui sa main... à genoux ! [AGNES:] Mais... [LUCIEN:] Ce jeune homme vous aime, vous chérit, vous idolâtre... il demande votre main... accordé... merci ! A genoux donc ! [VERBOULOT:] Pourtant, cependant... Ah ! mais ! ah ! mais ! ah ! mais ! [LUCIEN:] Et voilà l'homme que vous consentiez à perdre, en contractant un odieux mariage ! [AGNES:] Dame ! ce n'est pas ma faute... et si mon oncle... [LUCIEN:] Belle raison !... mais, lui aussi, il a un oncle ! [VERBOULOT:] Non, permettez... non ! [LUCIEN:] Si fait, si fait, vous en avez un... cherchez ! [VERBOULOT:] Ah ! oui... un petit... en Picardie... [LUCIEN:] Je le savais bien !... Eh ! bien ! cet oncle de Picardie... un barbare... comme le vôtre... voulait l'unir à une riche héritière... Savez-vous ce qu'il a fait ?... le noble jeune homme, il a envoyé promener son oncle, comme vous enverrez promener le vôtre... allons, du courage, morbleu ! [AGNES:] Je tâcherai. Ah !... le voici ! [PROVINS:] Qu'ai-je vu ?... ma nièce ! [LUCIEN:] Poule mouillée, va ! [VERBOULOT:] Je suis compromis ! [PROVINS:] Comment, monsieur... vous osez... Qu'est-ce que vous faisiez là ? [VERBOULOT:] Moi... rien... je passais, et c'est Monsieur... [PROVINS:] Le lycéen, ici ! [LUCIEN:] Ah ! monsieur... pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt !... [PROVINS:] Mais, il me semble... [LUCIEN:] Vous eussiez été, comme moi, attendri, touché, transpercé !... Ah ! monsieur, quels élans ! quels transports !... Et l'on voudrait les séparer !... [PROVINS:] Ah ! çà, de quoi se mêle-t-il ? [LUCIEN:] Deux cœurs si bien faits l'un pour l'autre !... deux cœurs... Allons ! chaud ! chaud ! faites votre demande. [VERBOULOT:] Vous croyez que c'est le moment de... Verboulot, Ajax Verbooulot, carrefour des Amazones, 22... a l'honneur de... [LUCIEN:] Ça suffit... Il aime, il est aimé ! il vous demande la main d'Agnès. [PROVINS:] Mais voulez-vous me laisser tranquille, vous ! Jeune artiste, votre recherche m'honore, certainement... mais ma nièce est mariée. [VERBOULOT:] et LUCIEN. — Mariée ! [PROVINS:] C'est tout comme... Le mariage est arrêté, publié. [LUCIEN:] Il ne se fera pas !... D'abord, le capitaine Clodion est mon ami... On a trouvé aux pieds de sa prétendue un jeune homme... [VERBOULOT:] Un jeune homme... [LUCIEN:] Un beau jeune homme !... [VERBOULOT:] Un très joli jeune homme. [LUCIEN:] Et je ne souffrirai pas... [VERBOULOT:] Il ne souffrira pas... [PROVINS:] Mais qu'est-ce que ça vous fait ? [LUCIEN:] Ce que ça... D'abord Verboulot est mon ami. [VERBOULOT:] Je suis son ami, moi. [LUCIEN:] Il aime... Il serait malheureux... il épousera. [VERBOULOT:] J'épouserai... [PROVINS:] Monsieur, je suis bien fâché de ne pouvoir continuer avec vous une conversation aussi agréable ; mais je n'ai que deux mots à vous dire ; la première condition, pour obtenir la main de ma nièce, la condition sine qua non, c'est d'être officier... et je ne crois pas que Monsieur, votre ami... [VERBOULOT:] Non. Oh pour ça, non ! [LUCIEN:] De quoi vous mêlez-vous ?... Allez donc vous promener !... A [PROVINS:] Officier !... et pourquoi ça ? Pourquoi, pourquoi... j'ai mes raisons... des raisons supérieures... Je n'ai pas besoin de vous conter mes affaires. [LUCIEN:] et VERBOULOT. — Mais, monsieur... [PROVINS:] Il faut que ma nièce épouse un officier dans les quinze jours, c'est de rigueur... et vous comprenez que s'il me fallait maintenant quêter un mari, de caserne en caserne, ça me retarderait ; et comme je suis pressé, bonjour, monsieur, bonjour ! petit, bonjour ! [LUCIEN:] Patatra ! [VERBOULOT:] Patatra ! Eh bien !... qu'est-ce que ça va devenir ? [LUCIEN:] Ça va devenir... que le mariage de ma sœur, le vôtre, tout est rompu ! [VERBOULOT:] Ah ! mon Dieu ! [LUCIEN:] Et c'est votre faute, aussi !... Pourquoi êtes-vous maître de dessin ?... Faire des nez, des oreilles... Fi ! monsieur... tandis qu'officier... oh ! officier ! ah bien ! oui ; mais vous n'êtes pas de l'acajou dont on les fait !... C'est pourquoi on va vous jeter à la porte ; vous n'épouserez pas Agnès, elle sera malheureuse, vous serez malheureux, et c'est bien fait ! ça vous apprendra à choisir une profession aussi... grotesque ! [VERBOULOT:] Mais qu'est-ce qu'il a ?... Qu'est-ce qu'il a ?
[MADAME BRISARD:] Vous direz à mon mari que je vais le rejoindre. [VERBOULOT:] L'inspectrice !... est-ce qu'elle viendrait déjà pour m'extirper ?... Evitons-la ! [MADAME BRISARD:] Ah ! je te cherchais, marmot... Mais, qu'as-tu donc ? [LUCIEN:] J'ai, j'ai... que je bisque ! [MADAME BRISARD:] Voyons, dépêchons-nous ; rends-moi le billet de Provins. [LUCIEN:] Provins ! Comment ! c'était lui !... [MADAME BRISARD:] Aïe, aïe. Ah bah ! [LUCIEN:] Il n'y a plus d'enfants ! [MADAME BRISARD:] Comprends-tu ça ?... Moi, la baronne Brisard, compromise par un pareil museau ! [LUCIEN:] Tiens ! mais, vous, qui êtes une grande dame, vous pourriez me donner un renseignement... Qu'est-ce qui fait les officiers dans ce pays-ci ? [MADAME BRISARD:] Les officiers... ah ! ah ! ah ! la drôle de question !... Il y a d'abord l'Empereur. [LUCIEN:] Il est en Autriche... Après ? [MADAME BRISARD:] Les ministres... les chefs de division... [LUCIEN:] Hein ? Vous dites... les chefs de... mais, votre mari... Il en est !... [MADAME BRISARD:] Eh bien ? [LUCIEN:] Madame, j'ai besoin d'un brevet d'officier pour un ami, qui en est très pressé... Je vous en prie, je vous en supplie ! [MADAME BRISARD:] Mais tu perds la tête !... Est-ce que je donne de ça, moi, des brevets... ça regarde le baron... je n'ai jamais placé personne... Ah ! si, pourtant, une fois... Il me prenait mesure... [LUCIEN:] Ah ! le cordonnier... je sais... oui, le cordonnier... [MADAME BRISARD:] Comment, tu sais... [LUCIEN:] Oui, j'étais là... et votre mari, un jaloux... oh ! quelle idée ! Verboulot ! Verboulot ! [VERBOULOT:] Présent ! Il aura arrangé mon affaire. [MADAME BRISARD:] Qu'est-ce qu'il lui prend ? [LUCIEN:] Verboulot !... ici... Regardez bien Madame... vous l'aimez, vous l'adorez, vous en êtes fou ! [MADAME BRISARD:] Comment ? [LUCIEN:] Le billet à ce prix ? [VERBOULOT:] Pardon... vous vous trompez... ce n'est pas celle-là. [LUCIEN:] Je vous dis que si ! [MADAME BRISARD:] Que signifie ? [VERBOULOT:] Je ne comprends pas. [BRISARD:] C'est bien ! c'est bien ! [LUCIEN:] Le baron !... ah ! bravo ! A genoux. [VERBOULOT:] Hein ! comment ?... Je croyais... mais c'était l'autre... Vous m'aviez dit... [LUCIEN:] A genoux donc ! [VERBOULOT:] Ah ! mais !... ah ! mais !... ah ! mais !...
[BRISARD:] Un homme aux pieds de ma femme !... Il lui va ! [VERBOULOT:] Ah ! [BRISARD:] C'est lui !... Il a changé d'uniforme !... Ah ! on vous y prend, baronne ! [MADAME BRISARD:] Eh bien ? quoi ? qu'est-ce qu'il y a encore ?... je parie que c'est Monsieur qui vous offusque... Mon Dieu ! que vous êtes donc chose !... c'est un jeune homme très bien, qui voudrait se placer... comme officier. [VERBOULOT:] Moi... [MADAME BRISARD:] Il vous sait de l'influence au ministère, il me croit de l'influence sur vous, alors il est venu me prier, me conjurer... et dans la chaleur de sa supplique, vlan !... pour le bouquet ! [LUCIEN:] C'est une frime, prenez-la au mot. [BRISARD:] Parbleu ! j'ai envie d'en faire la farce. Votre âge ? [VERBOULOT:] Dans sa fleur. [BRISARD:] Votre état ? [VERBOULOT:] Je fais l'œil. [BRISARD:] Aimez-vous à vous promener dans les bois ? [VERBOULOT:] Mais oui... pendant que le loup n'y est pas. [BRISARD:] Vous êtes chasseur ? [VERBOULOT:] Et pêcheur. [BRISARD:] Consentiriez-vous à lever... [VERBOULOT:] Des plans ? [BRISARD:] Non... le pied. [VERBOULOT:] Pour où ? [BRISARD:] Pour très loin. [VERBOULOT:] Ah ! [BRISARD:] Ça vous contrarie. [VERBOULOT:] Oh !... on est payé ? [BRISARD:] Très bien ! [VERBOULOT:] Ça ne me contrarie pas. [BRISARD:] Je vous nomme... [VERBOULOT:] Quoi ? [BRISARD:] Officier des chasses. [VERBOULOT:] Ah bah ! [BRISARD:] Lieutenant de louveterie... [VERBOULOT:] Mais, permettez... [LUCIEN:] Laissez-vous faire... Agnès est à vous. [VERBOULOT:] Ah !... [BRISARD:] Vous partez dans quinze jours pour les Ardennes, vous chasserez la petite bête. [VERBOULOT:] La petite bébête... soit. [BRISARD:] Et moi, j'ai chassé la grosse. [MADAME BRISARD:] Jobard, va !
[CLODION:] Prenez ce portefeuille, monsieur... [LUCIEN:] Vous pouvez payer ? [CLODION:] Mais oui... grâce à mon notaire, qui, pour me sauver de moi-même, m'avait fait croire un instant à ma ruine. [PROVINS:] Pardon !... Mais c'est cinquante mille francs qu'il me faut !... Vous avez signé pour cinquante mille francs ! [CLODION:] Comment ! vous oseriez... [PROVINS:] Très bien. [AGNES:] Mon oncle !... [PROVINS:] Tais-toi ! tu n'entends rien aux affaires. [CLODION:] Mais, monsieur... [LUCIEN:] Permettez, j'ai là un petit projet de transaction... Voyez donc : "Ange adoré. [PROVINS:] et MADAME BRISARD. — Mon billet ! [LUCIEN:] Les conditions me paraissent équitables... voulez-vous que nous les soumettions à M. Brisard ? [PROVINS:] Veux-tu bien te taire, petit serpent ! [BRISARD:] Vous parlez de moi ? [LUCIEN:] Non, non... Monsieur accepte. Il rend sa parole au capitaine, déchire son reçu... [PROVINS:] Son reçu ! son reçu ! est-ce que je sais seulement... [LUCIEN:] Tenez, vous l'avez là... Allons, allons, déchirez. [PROVINS:] Cependant... [LUCIEN:] Vous savez que M. Brisard ne badine pas et je vais... [BRISARD:] Qu'y a-t-il ? [PROVINS:] Rien, rien... Allons !... ce bambin fait de moi tout ce qu'il veut ! [LUCIEN:] Ah ! enfin ! ce n'est pas sans peine ! Et maintenant, capitaine, vous êtes libre, et ma sœur est à vous. [CLODION:] Quel bonheur ! [MADAME BRISARD:] Quel amour de garnement. Dis donc, et mon billet ? [LUCIEN:] Impossible ! le baron nous regarde !... J'irai vous le porter dimanche, à domicile... si je ne suis pas en retenue. [MADAME BRISARD:] Voyez-vous ça ! Viens, nous ferons des beignets. [CHOEUR FINAL:] Ils nous bernent ! Les petits font tourner les grands ! [LUCIEN:] Sans droit, hélas ! aux faveurs des arbitres ;
[VALORY:] VASLIN, une lanterne sourde à la main. Ils entrent par la porte du fond à droite. Allons, marche donc ! [VASLIN:] Marche donc ! marche donc ! C'est unique !... Je ne le connais pas, moi, ce monsieur... qui me force de l'éclairer. [VALORY:] Enfin, m'y voici ! ce n'est pas sans peine. [VASLIN:] Ah çà ! Monsieur, vous me direz peut-être maintenant qui vous êtes ?... vous m'avez bousculé de porte en porte, sans m'écouter... On n'entre pas comme ça, chez le monde, à cinq heures du matin !... Ce n'est pas l'heure des visites... Ça se ne fait pas à Moulins, que diable, ni ailleurs !... [VALORY:] Il faut me débarrasser de cet homme !... [VASLIN:] Mme de Brée, ma maîtresse, est au bal de la préfecture. [VALORY:] Je le sais. [VASLIN:] Ah !... Et si elle apprenait... moi, qui ne suis ici que d'hier... [VALORY:] Je le sais... [VASLIN:] Ah !... Il sait donc tout !... Monsieur, voulez- vous vous en aller !... Avec votre manteau sur la figure, on pourrait vous prendre pour un... [VALORY:] Insolent ! [VASLIN:] Dame ! c'est louche... un manteau, la nuit... [VALORY:] Monsieur Vaslin ! [VASLIN:] Il sait aussi mon nom ! [VALORY:] Souvenez-vous que la discrétion et la politesse sont les premiers devoirs d'un portier ! Je vous pardonne parce que vous êtes nouveau venu ; mais, à l'avenir, ne l'oubliez pas, ou je vous chasse !... [VASLIN:] Je vous chasse ! c'est quelqu'un de comme il faut... Oh !... peut-être le prétendu que Madame attend... On m'a recommandé de lui ouvrir à toute heure... Ah ! quelle maladresse ! [VALORY:] Eh bien ! vous êtes encore là ? [VASLIN:] Je m'en vais, monsieur, je m'en vais... Mais dites-moi seulement une chose. Ne seriez-vous pas le futur de Madame ? [VALORY:] Moi !... [VASLIN:] Je ne vous vois pas... mais vous m'en avez bien la mine. [VALORY:] Chut. Il me prend pour cet imbécile de Chabriac... Je suis sauvé ! Ah çà ! tu m'as donc reconnu, coquin ?... [VASLIN:] Tout de suite, monsieur !... sur ce qu'on m'avait dit ! [VALORY:] A merveille ! [VASLIN:] Monsieur veut-il que j'allume ? [VALORY:] Sans doute. [VASLIN:] Aussitôt que Madame rentrera, je la préviendrai. [VALORY:] Garde-t'en bien !... Je veux lui ménager une surprise... Ah ! tu ne te coucheras pas... Je repars dans une heure !... tu m'attendras... [VASLIN:] Ça suffit ! VALORY. — Surtout, pas un mot de mon arrivée à personne ! Une bourse ! Ah ! Monsieur... [AIR:] vaudeville de Madame Favart. Tu n'acceptes pas cette somme ? Vous affliger par un refus. [VALORY:] C'est très bien ! [VASLIN:] De prendre et non pas de donner !
[VALORY:] Enfin, me voilà seul !... A l'œuvre ! ne perdons pas une minute ! Il se débarrasse de son manteau, pose sur la toilette une paire de pistolets et sur le fauteuil son manteau. Pour plus de sûreté, coupons ces cordons qui pourraient servir à donner l'alarme ! Maintenant, voyons si mes renseignements sont exacts... Là, le boudoir de Mme de Brée... De l'autre côté, le salon... et près de la porte, un secrétaire... C'est bien cela... La clé n'y est pas !... je devais m'y attendre !... Comment faire pour arriver jusqu'à ce portefeuille ?... Toute la fortune de Mme de Brée est là... trois cent mille francs en billets de banque... Dire qu'un si léger obstacle me sépare de ce trésor... et... Quel bruit sous cette fenêtre ? Est-ce qu'un autre ?... un voleur, peut-être ! Celui-là serait piquant... Chut ! De là, j'entendrai tout.
[AIR:] Allons tout d'suite. [VALORY:] CHABRIAC, descendant en scène. — Parole d'honneur, c'est la première fois que ça m'arrive ! Chabriac !... par la fenêtre. Que veut-il ? [CHABRIAC:] C'est très audacieux, ce que j'ai fait là... s'introduire par le jardin !... escalader un entresol... Je pouvais me fracturer !... Heureusement qu'il y a, en bas, un certain pommier qui m'a prêté une main secourable ! Toi, je te ferai arracher dès que je serai marié... Je n'ai pas envie que tu fasses la courte échelle pour d'autres... Tiens ! pas la moindre veilleuse ! Sacrebleu ! j'ai manqué mon effet... Une entrée si romanesque que j'étudie depuis Paris, dans la diligence ! Il y a de quoi se pendre !... C'est vrai !... au moment de m'unir à ma charmante cousine, Mme de Brée, il était urgent de lui prouver la vivacité de mon amour... mon empressement... Et un futur qui tombe chez sa belle par la fenêtre !... Il n'y a rien de plus vif !... Les gens froids entrent tout bonnement par la porte... Et puis ça la compromet... ça l'empêche de regarder en arrière... et il n'y a pas de mal... car tant que son procès n'a pas été jugé, je dois convenir que j'ai été un peu vacillant... L'issue en était fort douteuse, et ma foi... Mais aujourd'hui c'est un excellent parti... Depuis qu'elle a gagné !... jolie comme un ange... sans appel... et trois cent mille francs... en dernier ressort !... Sacrebleu ! faut-il que j'aie manqué mon effet ! On me proposait bien à Paris un autre mariage... la fille d'un passementier de la rue aux Fers... deux cent mille francs... qui louche... cent mille francs de moins qu'ici... J'aime cent mille fois mieux ma cousine ! Fi !... une louchon... je n'épouserai jamais une louchon... on pourrait croire que j'ai des vues... détournées... Ah çà ! je voudrais bien y voir clair. Où diable trouver... Oh ! du feu !... que je suis bête !... Je dois avoir là mon bulletin de diligence... Diable ! pas ça !... la nomination d'un de mes amis aux fonctions de substitut ! Pauvre garçon ! sera-t-il heureux quand je lui apprendrai demain, car il ne se doute de rien ; c'est son oncle qui a fait toutes les démarches... Ah ! voilà ! Qu'est-ce que c'est que ça ! "Bal de la préfecture." Une lettre d'invitation... Elle danse en pensant à moi... Attendons-la... Oh !... une idée ! si je me poétisais un peu pour son retour... Je vais passer mon habit marron, et mon gilet glacé... Le fait est que je ne suis guère en tenue de roman... Il n'y a que mon chapeau qui soit bon style. Ambrois, Chaussée-d'Antin. Je ne connais que cet homme-là pour vous coiffer proprement... Je cours passer mon habit marron... Sacrebleu !... j'ai récupéré mon effet... Ah ! Faublas ! scélérat de Faublas que tu es !...
[VALORY:] il sort de la chambre de droite, se dirige vers le cabinet où est CHABRIAC, et ferme doucement la porte à deux tours. En cage, M. de Faublas ! S'il crie, je saurai bien le faire taire. Et maintenant pas une minute à perdre... J'entends marcher !... C'est Mme de Brée qui revient du bal... Elle n'est pas seule... prenons garde.
[MADAME DE BREE:] CORALIE, portant une lampe allumée qu'elle place sur la toilette. Elles entrent par la porte du fond à droite. Ah ! quelle foule ! quel ennui !... Ote-moi ce capuchon, Coralie... Ce bruit, ces danses, tout ce qui respire le plaisir me fait mal. Décidément, il faut que je me retire du monde. [CORALIE:] Y pensez-vous, madame ?... Lui dire adieu, vous, si jeune, si recherchée ! [MADAME DE BREE:] Recherchée ! Oh ! sans doute... surtout depuis le gain de ce procès, qui a fait d'une pauvre veuve sans fortune un des plus riches partis du département. Quel tourbillon de soupirants ! [AIR:] du Premier Prix. Je lis sur le front d'un marchand : [CORALIE:] Oh ! Madame, tous les hommes ne sont pas si intéressés. [MADAME DE BREE:] Tous !... non... J'en connais un... un noble jeune homme, lui... [CORALIE:] Que dites-vous ? [MADAME DE BREE:] Rien... un souvenir !... qui remplira longtemps mon existence. [CORALIE:] Une aventure ! Oh ! contez-moi donc cela, madame, pendant que je vais vous coiffer. [MADAME DE BREE:] Curieuse ! [CORALIE:] Ne m'avez-vous pas habituée à être de moitié dans tous vos secrets ? [MADAME DE BREE:] C'est vrai !... Mais celui-là me semblait plus précieux que les autres, et je l'ai gardé longtemps, là... pour moi seule ! [CORALIE:] Mais, maintenant ?... [MADAME DE BREE:] Oui, maintenant qu'un mariage inévitable... Tu te souviens de ce voyage que je fis, il y a six mois, en Italie, quelque temps après mon veuvage ? [CORALIE:] Et dont vous revîntes si triste ?... [MADAME DE BREE:] Eh bien ! j'étais à Naples... un soir, en revenant d'une promenade sur les bords du golfe, je trouvai à ma glace un billet ainsi conçu : "Madame, je vous aime... Je suis jeune, j'ai trente mille livres de rente, et l'unique désir de ma vie serait d'obtenir votre main. Je ne me présenterai à vous que lorsque vous me le permettrez... mais je prends ici l'engagement de vous suivre partout et de veiller sur vous ! [CORALIE:] Sans se montrer !... Un drôle d'amoureux ! [MADAME DE BREE:] Je ne répondis pas à cette lettre, que je considérai d'abord comme une plaisanterie... mais un mois après, jour pour jour, je me trouvais alors à Rome, j'en reçus une seconde absolument conçue dans les mêmes termes... A Florence, à Venise, à Milan, même exactitude de la part de mon inconnu ! et, pourtant, je n'avais encore répondu à aucune de ses lettres. [CORALIE:] Comment ?... Est-ce que plus tard ?... [MADAME DE BREE:] J'y fus forcée par un événement effroyable. Je traversais de nuit le Simplon sur une route qui n'est qu'un long précipice... Je dormais au fond de ma chaise, quand soudain je suis réveillée par les cris des postillons... Je regarde... oh ! c'était affreux !... La voiture suspendue au-dessus d'une horrible fondrière... Le moindre mouvement pouvait l'entraîner... c'était la mort !... Tout à coup un homme qui nous suivait, sans doute, accourt, s'élance, et, avec la promptitude de l'éclair, coupe les traits des chevaux, qui roulent seuls dans l'abîme... puis, s'approchant de la portière : "C'est moi, me dit-il, madame, qui ai juré de veiller sans cesse sur vous..." Et il disparut, sans que je pusse distinguer sa figure. [CORALIE:] Oh ! le brave jeune homme ! [MADAME DE BREE:] Le mois suivant, sa lettre ne resta pas sans réponse.. [CORALIE:] Cela en valait bien une... Et que lui avez-vous dit ?... [MADAME DE BREE:] La vérité... que ma main était promise à un autre. Je lui racontai comment, dans mon enfance, le père de Chabriac avait sauvé le mien d'une faillite certaine... comment plus tard cet homme généreux fut ruiné à son tour... comment, enfin, mon père, pour s'acquitter envers lui, m'avait fait promettre d'épouser Chabriac. [CORALIE:] Et le pauvre garçon se l'est tenu pour dit ?... [MADAME DE BREE:] Oh ! tu le connais peu... Deux heures après, je reçus ces simples mots : [CORALIE:] Ah ! à la bonne heure ! Et jamais il ne s'est présenté devant vous ? [MADAME DE BREE:] Jamais ! je ne pourrais le reconnaître... Bien mieux, depuis un mois sa correspondance a cessé. [CORALIE:] Il se sera découragé. [MADAME DE BREE:] J'en ai peur ! [AIR:] Tu ne sais pas. C'est au moment où la fortune arrive Qu'il est parti pour ne plus revenir ! [CORALIE:] Eh bien ! sans l'avoir jamais vu, je l'aime, celui-là... Il ne pense pas à votre fortune, lui... ce n'est pas comme votre cousin. [MADAME DE BREE:] Et c'est mon cousin que j'épouse ! Il n'y a maintenant qu'un coup du ciel qui puisse empêcher ce mariage... Les bans sont publiés, Chabriac arrive demain. [CORALIE:] Sans compter qu'il n'est pas beau ! Allons, madame, il faut du courage. [MADAME DE BREE:] Ah ! oui, il en faut !... Mais c'est assez nous occuper de souvenirs qui bientôt deviendraient coupables... Il est tard, tu peux te retirer. [CORALIE:] Vous n'avez plus besoin de moi ? [MADAME DE BREE:] Non, mon enfant. Bonsoir. [CORALIE:] Ah ! je suis sûre que je vais rêver de l'inconnu.
[MADAME DE BREE:] puis VALORY et CHABRIAC. Tâchons de prendre un peu de repos. — C'est encore toi, Coralie ? Ciel ! un homme ! [VALORY:] Point de bruit, madame, je vous en conjure. [MADAME DE BREE:] Que voulez-vous, monsieur ? [VALORY:] Remettez-vous, de grâce... car je me reprocherais toute ma vie d'avoir pu vous causer la moindre frayeur. [MADAME DE BREE:] Les forces me manquent... si je pouvais appeler ! [VALORY:] Ne faites pas venir vos gens, madame, vous me forceriez à punir... [MADAME DE BREE:] Des armes ? [VALORY:] Celui qui troublerait un si précieux tête-à-tête... [MADAME DE BREE:] Ah ! mon Dieu ! et ce portefeuille... cet argent que j'ai reçu depuis peu... [VALORY:] Je voyage souvent seul, la nuit, et c'est une précaution que je suis habitué à prendre... Les routes sont si peu sûres. Mais, ne tremblez pas ainsi, madame... Employer la violence contre une femme ! fi ! ce serait du plus mauvais ton... Asseyez-vous donc, je vous en prie... Je viens, madame, vous proposer une affaire... Vous permettez... [MADAME DE BREE:] Si je pouvais connaître les traits. [VALORY:] Pardon, madame, j'ai la vue si faible... une trop grande clarté... et puis l'affaire que je traite en ce moment exige le plus strict incognito. [MADAME DE BREE:] Eh bien ! il s'installe ! [VALORY:] J'arrive de Paris, madame... j'y exerce une profession honorable. [MADAME DE BREE:] Oh ! je m'en doute... [VALORY:] Je suis lancé dans les grandes entreprises industrielles ; mon nom est assez répandu dans le haut commerce. [MADAME DE BREE:] Mais, monsieur, je ne vois pas quel rapport... [VALORY:] De grâce, un peu de patience. J'ai été malheureux... De riantes spéculations qui promettaient les plus beaux résultats ont échoué entre mes mains... ce qui a apporté dans mes finances un embarras momentané. [MADAME DE BREE:] Encore une fois, monsieur... [VALORY:] M'y voici ! Je tiens dans ce moment les fils d'une opération magnifique... On peut doubler ses capitaux en moins d'un an... mais j'ai besoin de trois cent mille francs pour compléter la mise de fonds. [MADAME DE BREE:] Trois cent mille francs !... On m'aura trahie !... [VALORY:] Sans les pertes récentes qui vous ont inspiré tout à l'heure un si touchant intérêt, je n'aurais pas recours, madame, à une bourse étrangère ; j'aurais même pu trouver vingt fois cette somme à Paris... mais j'ai craint d'ébruiter l'affaire, et je pense que vous me saurez gré de vous avoir donné la préférence ! [MADAME DE BREE:] A moi ! Monsieur ?... Mais, je n'ai pas cette somme. [VALORY:] Oh ! ne craignez rien, madame, vous aurez toutes les sûretés nécessaires... ma signature, d'abord... Et puis, il va sans dire qu'outre votre part dans les bénéfices, vos fonds vous rapporteront dix pour cent, qui vous seront exactement payés à chaque trimestre... Je vais prendre note des échéances. [MADAME DE BREE:] Je vous répète, monsieur... [VALORY:] Vous ne conserverez plus aucune crainte, quand vous saurez que c'est moi, moi seul qui suis le gérant responsable ? [MADAME DE BREE:] Le fripon ! [VALORY:] Je suis jeune, actif, intelligent... j'ai fait des études spéciales... enfin, je possède toutes les qualités qui peuvent assurer le succès d'une entreprise semblable ! Je vais donc vous donner un petit reçu provisoire, pendant que vous prendrez la peine de me compter la somme. [MADAME DE BREE:] Mais, je ne l'ai pas... je ne l'ai jamais eue... [VALORY:] Ah ! je suis trop au courant des affaires pour ignorer l'arrêt si juste de la cour royale qui vous remet en possession... Je prends les frais de l'acte à ma charge... Vous voyez, madame, que j'agis rondement ! [MADAME DE BREE:] Quelle audace ! [VALORY:] Ah ! la lecture partage aussi vos loisirs... La Gazette des tribunaux, le journal à la mode... On trouve dans cette feuille des tours de voleurs tout à fait bouffons... Il faut avouer qu'il y a de ces coquins-là qui ont bien de l'esprit. [MADAME DE BREE:] Il ne manque pas d'amour-propre... Que faire ? Ah ! cette sonnette communique à l'étage des domestiques !... [CHABRIAC:] Qui diable s'est amusé à me renfermer là-dedans !... Ma future !... Sacrebleu !... j'ai encore manqué mon effet. [MADAME DE BREE:] Ah !... les cordons sont coupés ! [VALORY:] Me pardonnez-vous cette innocente précaution ? [MADAME DE BREE:] Mais c'est un guet-apens ! [CHABRIAC:] Ah çà ! mais, ma cousine n'est pas seule ! [VALORY:] Voici le petit reçu... [CHABRIAC:] Un homme ! [VALORY:] Maintenant, quand il vous plaira de verser les fonds... [MADAME DE BREE:] Mais, cela m'est impossible ! Vous concevez qu'une femme ne garde pas une pareille somme... trois cent mille francs ! [VALORY:] Où sont-ils donc, madame ?... [MADAME DE BREE:] Chez mon notaire. [VALORY:] Hein ?... dans votre secrétaire ? [MADAME DE BREE:] Il sait tout ! [VALORY:] Oh ! c'est imprudent !... Pardonnez-moi ce petit reproche... mais, ma nouvelle qualité d'associé me donne le droit de vous gronder un peu ! [MADAME DE BREE:] L'effronté ! [CHABRIAC:] Ma femme a un associé !... [VALORY:] Vous avez oublié, je crois, de me donner la clé ? [MADAME DE BREE:] La clé ?... Je l'ai perdue ! [CHABRIAC:] Mais, c'est un escroc que cet homme-là ! [VALORY:] Cherchez un peu, madame... En vérité, ce serait dommage de briser un si joli meuble ! [CHABRIAC:] Le scélérat plaisante avec l'effraction ! [MADAME DE BREE:] Monsieur, il est inutile de feindre plus longtemps... et je vous déclare que je ne céderai qu'à la violence... [VALORY:] Moi ! de la violence envers vous !... Vous êtes parfaitement libre... Et je n'ai jamais eu la pensée de vous contraindre en aucune façon... je viens vous proposer une affaire... elle ne vous convient pas... [MADAME DE BREE:] Oh ! Mon Dieu ! [CHABRIAC:] Il prend ses pistolets ! [VALORY:] Mais, de grâce, réfléchissez un moment sur vos véritables intérêts. [MADAME DE BREE:] Je suis morte ! [CHABRIAC:] Il va l'assassiner... et moi avec, si je pousse un cri ! [VALORY:] Allons, madame, je vois que vous n'avez pas confiance. [CHABRIAC:] Oh ! [MADAME DE BREE:] Si ! si ! Monsieur, prenez tout ! [CHABRIAC:] Je suis ruiné ! [VALORY:] Je suis ravi de vous avoir persuadée... Oserai- je vous demander où est la clé ? [MADAME DE BREE:] Sur la cheminée, dans ce vase... [VALORY:] Mille grâces ! Vous me remercierez plus tard. J'espère au moins que vous ne conservez aucun regret, aucune arrière-pensée ? [CHABRIAC:] Arrêtez !... Oh !... [MADAME DE BREE:] On a parlé dans ce cabinet ! [VALORY:] Vous croyez ?... Sans doute un de mes gens que j'ai pris la liberté de loger là... [CHABRIAC:] Un de ses gens ! [VALORY:] Ignorant si la somme était en billets de banque ou en espèces, je pouvais avoir besoin de ce mercenaire pour la porter jusqu'à mon tilbury. [CHABRIAC:] Mercenaire !... Insolent !... [VALORY:] Mais, s'il se permet de nous troubler encore, je le fais sauter par la fenêtre. [CHABRIAC:] Par la fenêtre ! [MADAME DE BREE:] Et personne !... aucun moyen ! [VALORY:] Un portrait... dans ce tiroir ? Le vôtre, peut-être... à mes yeux, le plus précieux ! [MADAME DE BREE:] Il ose me faire des compliments ! [VALORY:] Ah ! ah ! ce tiroir-là est plus difficile. [AIR:] Il ne faut pas la réveiller. Des diamants ! Ah ! je m'explique Comment il résistait si fort. N'a jamais besoin de l'ouvrir ! [MADAME DE BREE:] Il ne manque pas d'esprit... mais c'est un homme affreux... [VALORY:] Par exemple !... ici, c'est le contraire. [MEME AIR:] Car vous êtes bonne à l'excès ! Voyez !... il s'ouvre de lui-même, [MADAME DE BREE:] Qui croirait jamais que c'est un scélérat ! [VALORY:] Ah ! voici, je crois, notre portefeuille. Ce fermoir d'argent est d'un travail exquis ! La somme y est bien, n'est-ce pas ? [MADAME DE BREE:] Monsieur... [VALORY:] Je ne compte pas après vous... Ah ! et votre reçu, que j'oubliais... [MADAME DE BREE:] Je le crois parfaitement inutile. [VALORY:] Oui, entre gens comme nous, ces sortes de précautions sont de pures formalités ; mais pour notre acte de société... prenez toujours, j'y tiens... on ne sait ce qui peut arriver. [MADAME DE BREE:] Oh ! Monsieur... Hum... ! hum !... [VALORY:] Mais, vous prenez froid, madame... je vois qu'il serait indiscret de prolonger ma visite et de vous retenir plus longtemps... Je vais prendre congé de vous... [MADAME DE BREE:] Je sais... je sais monsieur, ce que vous emportez. [VALORY:] L'espérance que cette entrevue ne sera pas la dernière... [MADAME DE BREE:] Il va m'échapper ! Si je pouvais donner l'alarme ! Au secours ! au voleur ! [CHABRIAC:] Je suis sûr qu'il la massacre... Au secours !... au secours ! [VALORY:] Comment ! vous trahissez déjà votre associé ? Ah ! madame, ce n'est pas loyal Je vous réitère, madame, l'expression de mes hommages les plus respectueux ! [MADAME DE BREE:] Ah ! je succombe !... je n'ai plus la force d'appeler...
[CHABRIAC:] Spst ! spst !... cousine !... Je n'entends plus rien. Est-il parti ? [MADAME DE BREE:] Comment vous étiez là ? [CHABRIAC:] Parbleu ! depuis une heure ; j'ai tout entendu. [MADAME DE BREE:] Et vous n'avez rien dit ? [CHABRIAC:] Qu'est-ce que vous vouliez que je dise quand vous-même... Il faut convenir, cousine, que vous avez bien peu de caractère !... On ne se laisse pas dévaliser comme ça... on appelle, on crie ! [MADAME DE BREE:] Mais, n'était-ce pas à vous de l'effrayer, vous, un homme ?... [CHABRIAC:] Moi, c'est différent... je descends de diligence, je suis très fatigué... et puis, il m'avait enfermé, le scélérat !... Si j'avais été libre... Ah ! ah !... je ne suis qu'un homme, mais sacrebleu !... La porte, s'il vous plaît ? [MADAME DE BREE:] Comment ! il vous avait enfermé ! Oh ! pauvre cousin ! Attendez, attendez ! [CHABRIAC:] Où est-il ?... où est-il ?... le scélérat ! [MADAME DE BREE:] Il ne peut être encore bien loin... et en mettant la police sur ses traces... [CHABRIAC:] Vous me donnez une idée !... je cours chez le procureur du roi ! [MADAME DE BREE:] Mais il est absent. [CHABRIAC:] Alors, je cours chez son substitut ! [MADAME DE BREE:] C'est comme un fait exprès, nous n'en avons pas depuis quinze jours. [CHABRIAC:] Moi, j'en ai un là, moi... dans ma poche. [MADAME DE BREE:] Comment ? [CHABRIAC:] Je l'apporte de Paris !... Un de mes amis... Je lui conte l'affaire, et dans cinq minutes je vous l'amène, mort ou vif... le substitut... non, le voleur !... non... je dis bien... le substitut ! [MADAME DE BREE:] Il perd la tête... [CHABRIAC:] Le voilà !... ah ! nous allons verbaliser... on retrouvera le voleur et les trois cent mille francs avec... Il faut d'abord fouiller l'hôtel, la rue, le quartier... dans tous les sens... et je cours... Fermée encore !... Mais ces sonnettes ? les cordons coupés... Oh ! pour le coup !... [MADAME DE BREE:] Appelez... par cette fenêtre... [CHABRIAC:] Comment, appeler ?...mais je vais crier... je vais mugir... Au secours !... au voleur !... au vol... Ah ! mon Dieu Des pistolets !... Il a oublié ses pistolets !... Ça va nous servir. [MADAME DE BREE:] Comment ? [CHABRIAC:] N'ayez pas peur, cousine... c'est pour sonner nos gens. Ils ne sont pas chargés !... Le lâche !... Si je l'avais su !... je l'aurais traité... [MADAME DE BREE:] Coralie ! Vaslin ! [CHABRIAC:] Coralie ! Vaslin ! Personne ne vient !... Il ne me reste plus que la fenêtre... un entresol... le pommier... un saut ! et je suis en bas... [MADAME DE BREE:] Qu'allez-vous faire ? [CHABRIAC:] Ne craignez rien ! c'est par là que je suis venu... Je voulais produire un effet, je l'ai manqué... n'en parlons plus... Je vais envoyer toute la maison, et je cours éveiller l'autorité... Adieu ! [MADAME DE BREE:] Prenez garde ! [CHABRIAC:] Le pommier me connaît... Il n'y a aucun danger... [MADAME DE BREE:] Et votre chapeau qui est tombé !... Ah ! il ne m'entend pas !...
[MADAME DE BREE:] La frayeur lui aura troublé la cervelle... Et moi-même, malgré mon courage, je suis encore tout émue !... A-t-on idée d'une pareille audace ?... Et quel esprit ! quel sang-froid, au milieu du crime. Ah voici mes gens qui viennent à mon secours... quand tout est fini !... C'est juste ! [CORALIE:] Un voleur dans la maison !... [MADAME DE BREE:] Eh ! oui, sans doute... L'avez-vous vu s'échapper ?... [TOUS:] Non ! ni moi ! ni moi !... [MADAME DE BREE:] Et vous, Vaslin ?... [VASLIN:] Je n'ai connaissance que d'un homme dans un manteau qui se disait le futur de Madame et qui s'est installé ici... [MADAME DE BREE:] Eh bien ? [VASLIN:] Je ne l'ai pas vu ressortir... Il est vrai que je dormais dans ma loge... [MADAME DE BREE:] Il est encore dans l'hôtel... Ne perdez pas une minute... Parcourez tous les étages... qu'on visite soigneusement l'office, les écuries, les remises.. Allez, allez... [AIR:] Nous voici pleins d'ardeur. Un voleur ! quoi ! vraiment ! Que notre vigilance Le punisse à l'instant !
[CORALIE:] Miséricorde !... et vous n'êtes pas morte de frayeur, madame ?... Votre cousin assure que les misérables... [MADAME DE BREE:] Comment, les misérables !... c'est bien assez d'un. [CORALIE:] M. Chabriac vient de me dire qu'il en avait compté quatre... [MADAME DE BREE:] Quatre ! Oh ! ce pauvre cousin ! [CORALIE:] Enfin, c'est égal !... se trouver seule, la nuit, avec un pareil brigand... [MADAME DE BREE:] Oh ! oui, c'est affreux... et rien que d'y penser !... [CORALIE:] Ça donne le frisson ! Je le vois d'ici... une tournure atroce... Il devait sentir l'eau- de-vie, le tabac... Pouah ! l'air est encore empesté !... [MADAME DE BREE:] Quelle folie ! J'ai causé une heure avec lui... et... [CORALIE:] Vous avez pu causer avec un pareil scélérat ? [MADAME DE BREE:] Ai-je causé ? je n'en sais rien... Mais j'étais bien forcée de répondre à ses questions, et il me semble que sa conversation ne manquait pas d'une certaine grâce... [CORALIE:] De la grâce !... un voleur ! [MADAME DE BREE:] Mon Dieu ! on se fait des idées sur ces gens-là... Mais en les voyant de plus près... A quoi pensé-je ?... Ce substitut du procureur du roi va venir... je ne puis le recevoir en domino... La justice n'y voit pas, c'est vrai... mais il faut l'intéresser, et pour cela il ne faut pas lui faire peur ! Tu m'avertiras de son arrivée. [CORALIE:] Oui, madame.
[CORALIE:] Eh bien ! je trouve qu'elle n'est pas assez en colère... O Dieu ! si pareille chose m'arrivait ! si un scélérat venait me prendre ce que j'ai... je lui en voudrais à la mort ! [VALORY:] Mais, non, te dis-je ! [CHABRIAC:] Ah ! corbleu ! tu ne peux pas refuser... [VALORY:] Je te répète que je refuse très positivement. [CHABRIAC:] Oh ! je ne te lâche pas !... Prévenez votre maîtresse que M. le substitut est arrivé. [CORALIE:] Il est très bien, pour un homme de loi !
[VALORY:] Moi, substitut !... Mais, encore une fois, je ne le suis pas, je ne veux pas l'être... je n'ai rien demandé. [CHABRIAC:] Tu n'as rien demandé ! Homme rare, va !... Mais on a demandé pour toi... ton oncle. [VALORY:] Mon oncle, le président ?... [CHABRIAC:] Qui adore la robe ! et qui ne sera content que lorsque son cher neveu en sera revêtu. [VALORY:] Que le diable l'emporte !... Si j'avais pu prévoir... Eh bien ! je donne ma démission. [CHABRIAC:] Eh quoi ! c'est dans le moment où la société t'appelle à son secours par ma voix, que tu veux déserter ton poste ? [VALORY:] Morbleu ! Mais, enfin, que veux-tu ? [CHABRIAC:] Que tu reçoives ma plainte. [VALORY:] Au fait, s'il ne s'agit que de cela, je suis trop avancé maintenant... et puis, je la reverrai. Allons, je t'écoute. [CHABRIAC:] Comme magistrat ? [VALORY:] Comme magistrat. [CHABRIAC:] Ah ! bravo ! fonctionne... Je vais déposer. [VALORY:] Parbleu ! il est assez piquant... [CHABRIAC:] Voici le théâtre du crime... tu comprendras mieux. [VALORY:] Hum ! très bien !... [CHABRIAC:] Figure-toi, mon cher... Je descendais de diligence... j'arrivais de Paris, où j'ai passé une huitaine. Ma première idée, en rentrant pied à terre, fut de voir ma cousine... idée bien naturelle puisque je devais l'épouser aujourd'hui. Tu sais ?... je t'avais écrit... [VALORY:] Pour te servir de témoin. [CHABRIAC:] J'accourais donc plein d'amour, lorsqu'en approchant de cette porte, j'entends un sourd gémissement partir de cette chambre ! Aussitôt, tu connais ma vivacité, je m'élance sur la serrure... fermée... Le sourd gémissement continuait... alors, d'un coup de poing... tu connais ma force musculaire... j'enfonce la porte ! [VALORY:] C'est un peu fort... [CHABRIAC:] Très fort... Mais je ne connais pas ma force ! D'un coup de poing j'enfonce la porte, et je vois... [VALORY:] Quoi ? [CHABRIAC:] Rien... la lampe était éteinte !... Mais je me trouve nez à nez avec un homme énorme... des moustaches longues de ça... Ma cousine était tombée dans un fauteuil, sans connaissance... mais pâle... mais pâle !... [VALORY:] Puisqu'il faisait nuit, tu ne pouvais pas voir... [CHABRIAC:] Quand on se trouve mal, on est toujours pâle... Mais là n'est pas la question. A
[VALORY:] Comment ! la porte que tu avais enfoncée d'un coup de poing ? [CHABRIAC:] D'un seul... mais là n'est pas la question. Le brigand, voyant que cette issue lui est interdite, se dirige vers la fenêtre... Je le devine... je me précipite de nouveau... Suis-moi... Suis-moi toujours bien !... Je le saisis pour la seconde fois, et nous nous roulons. [VALORY:] Ah ! Dieu ! [AIR:] du Ménage de garçon. Je résumais l'humeur atroce De l'ours, du lion, du chacal, Et du tigre du Sénégal !... Tu ris ?... [VALORY:] Et tes cheveux si bien bouclés ! [CHABRIAC:] Oh ! je me suis donné un coup de brosse après que le misérable s'est élancé... [VALORY:] Tu l'as laissé échapper ! [CHABRIAC:] Que veux-tu ? une anguille, mon cher ! Il m'a glissé entre les mains... Quelle nuit ! [VALORY:] Ah çà ! tu n'as reçu aucune blessure, au moins ?... [CHABRIAC:] Moi, non... je ne crois pas... mais lui !... il doit être bleu, mon cher... bleu des pieds à la tête. Je lui ai appliqué entre autres, sur le crâne, un coup de ce poing-là... Tu connais ? [VALORY:] Oui... ta force musculaire. [CHABRIAC:] Il ne portera pas celui-là en paradis !... Ah çà ! maintenant, mon cher Valory, il faut mettre toute ta police sur pied, ensemencer les routes de gendarmes... Je suis ton ami, je m'en rapporte à toi... Tu me feras retrouver mon argent... [VALORY:] Ton argent ?... [CHABRIAC:] L'argent de ma femme... c'est la même chose, puisque j'épouse aujourd'hui la jolie veuve. [VALORY:] Aujourd'hui !... Je ferai ce que je pourrai. [CHABRIAC:] J'y compte ! Chut !... Voici Mme de Brée ! [VALORY:] Elle !
[CHABRIAC:] Arrivez donc, cousine, arrivez donc ; vous faites attendre la justice. [MADAME DE BREE:] Pardon... quelques ordres à donner... [CHABRIAC:] Mon ami le substitut... qui, en l'absence du procureur du roi, vient vous interroger à domicile... Qu'avez-vous donc à le regarder ? [MADAME DE BREE:] C'est singulier... il me semble que ce n'est pas la première fois... [CHABRIAC:] Ah bah ! [VALORY:] Aurais-je déjà eu le bonheur de rencontrer Madame dans le monde ? [MADAME DE BREE:] Je ne le pense pas, monsieur, et pourtant... Mais laissez-moi vous remercier d'abord d'un empressement... [VALORY:] Qui est bien naturel, madame ! Un malheur qui vous arrive est une calamité pour tous ! Vous êtes encore tout émue, madame... Rassurez-vous... Nous avons le temps. [CHABRIAC:] Comment, le temps !... Mais il va se sauver, l'autre... [VALORY:] Sois donc tranquille. A quelle heure, madame, cet audacieux coquin a-t-il pénétré chez vous ? [MADAME DE BREE:] Mon Dieu, monsieur... je revenais du bal... Il n'était pas encore jour... [VALORY:] Ah ! diable !... il a une grande avance... [CHABRIAC:] Alors, il faut courir... [VALORY:] Un moment ! Il n'a peut-être pas quitté la ville... c'est même une tactique que ces messieurs emploient souvent. J'ai connu un voleur... [CHABRIAC:] Hein ?... [MADAME DE BREE:] Vous, monsieur ?... [VALORY:] Mon ancienne profession d'avocat m'a mis en rapport avec ces gens-là... J'ai beaucoup connu un voleur qui ne se cachait jamais moins que lorsqu'il avait commis un méfait... partout... Tranquille, l'air aisé, faisant l'aimable, auprès des dames... Aussi ne le soupçonnait-on jamais ! [CHABRIAC:] A la bonne heure... Mais on ne peut pas arrêter tous les gens aimables... Sans cela, ma cousine et moi... Hé ! hé !... [MADAME DE BREE:] Plus j'examine... Oh ! quelle folie !... c'est impossible !... [VALORY:] Mais comment a-t-il pénétré jusqu'ici ? [MADAME DE BREE:] Je l'ignore... J'étais là... j'entends du bruit, je me retourne... il était devant moi ! [VALORY:] Pauvre dame ! Heureusement, votre cousin est accouru à votre défense, et d'un seul coup de poing... [CHABRIAC:] Hum ! ne lui rappelle donc pas ces détails-là... ça la crispe... [MADAME DE BREE:] C'est étrange... mais chaque mot qu'il prononce... [VALORY:] J'attends de vous quelques renseignements sur l'extérieur de l'individu. [MADAME DE BREE:] Oh ! pour cela, je n'ai pas bien remarqué... [CHABRIAC:] Hum ! ni moi. [VALORY:] Comment, toi qui l'as terrassé ! [CHABRIAC:] Dans la nuit... dans la nuit, mon cher... et puis, la nuit, tous ces coquins sont... se ressemblent. [VALORY:] Sa taille ? [CHABRIAC:] Peuh ! [MADAME DE BREE:] Mon Dieu ! monsieur, je vous demande bien pardon... mais à peu près la vôtre... CHABRIAC. — Tiens ! c'est vrai, ça... Absolument la tienne. [VALORY:] Taille... [MADAME DE BREE:] Taille élégante. [VALORY:] Vous êtes bien bonne !... — La somme ? [CHABRIAC:] Cent mille écus... [VALORY:] Cent mille écus !... [CHABRIAC:] Les misérables n'ont rien de sacré... En billets de banque... [VALORY:] Et... où était le portefeuille ?... Dans votre secrétaire ?... [MADAME DE BREE:] En vérité, monsieur, vous devinez avec une précision... [VALORY:] Oui, la grande habitude... Et puis, les billets de banque, cela se place toujours dans le tiroir le plus mystérieux d'un secrétaire. [MADAME DE BREE:] C'est lui ! [VALORY:] Celui-ci, par exemple. [MADAME DE BREE:] Ah ! il me fait peur ! [VALORY:] Hum ! Cet homme-là doit avoir une longue pratique de ces sortes d'expéditions... et j'ai bien peur... [CHABRIAC:] Comment, tu crois ? [VALORY:] Il nous échappera, mon cher... il faut en faire son deuil ! Mais dans deux ou trois ans, peut-être, il se fera arrêter pour autre chose, et alors... [CHABRIAC:] Que le diable t'emporte !... Il sera bien temps ! Les trois cent mille francs seront mangés. [VALORY:] C'est probable. [CHABRIAC:] Mais c'est cela que la justice doit empêcher. Je n'ai été te chercher que pour ça ! Eh bien ! ma cousine, vous ne dites rien ? Ça n'a pas l'air de vous émouvoir. [MADAME DE BREE:] Dites-moi, Chabriac, ce jeune homme, vous le connaissez ?... [CHABRIAC:] Qui ? le voleur ?... [MADAME DE BREE:] Non... ce jeune homme qui est là... C'est bien celui que... [CHABRIAC:] Mon ami le substitut, pourquoi ça ? Mais, oui, c'est parfaitement lui !... Pas l'ancien, le nouveau... Pas l'ancien ! [MADAME DE BREE:] Vous en êtes bien sûr ?... [CHABRIAC:] Parbleu ! un camarade de collège ! [MADAME DE BREE:] Quel doute affreux ! [CHABRIAC:] Tu penses donc que ces renseignements... [VALORY:] Je tremble qu'ils ne soient insuffisants. [CHABRIAC:] Je réagis vers la passementière... Deux cent mille francs en maisons... Ça louche, mais ça ne se vole pas. [VALORY:] A moins, cependant, que Madame ne puisse nous fournir quelque preuve... quelque indice personnel... [MADAME DE BREE:] Assez, monsieur... songez que je puis compromettre... [VALORY:] Et qui donc ?... [MADAME DE BREE:] Mais un homme que sa position... [VALORY:] Quel qu'il soit, pas de ménagements pour le coupable... [CHABRIAC:] Pas le moindre ménagement... Je voudrais le pulvériser !... [VALORY:] et CHABRIAC, à Mme de BREE. — Eh bien ?... [MADAME DE BREE:] Eh bien !... eh bien ! oui, monsieur... cet homme m'a laissé un billet par lequel il prétendait reconnaître l'emprunt bizarre qu'il me faisait... [VALORY:] Et vous avez conservé ce papier ? [MADAME DE BREE:] Il doit être encore dans la poche du domino que je portais en sortant du bal... [CHABRIAC:] Mais... allez donc le chercher !... [MADAME DE BREE:] Monsieur est-il de cet avis ? [VALORY:] Tout à fait... Madame... [CHABRIAC:] C'est ça... Et toi, en attendant, pousse jusqu'à la préfecture... Ce matin, j'ai donné quelques renseignements pour commencer les premières poursuites... Vas-y, mon ami... va vite ! [VALORY:] Madame est-elle de cet avis ? [MADAME DE BREE:] Tout à fait, monsieur... [AIR:] Valse de Strauss. [MADAME DE BREE:] Je reconnais Sa voix, ses traits. Mais quel espoir Peut-il avoir ? Quel intérêt ?... C'est un secret ! Je reconnais Ta voix, tes traits. Qui le pourrait ?... C'est mon secret ! [CHABRIAC:] Et rend discret Mon vœu secret !
[CHABRIAC:] Ouf ! quelle secousse !... J'en suis en nage !... La position est atroce pour un cœur délicat !... Au moment d'épouser celle que j'adore... trois cent mille francs de moins !... c'est-à-dire tout !... Allons doucement, Chabriac... L'événement décidera du parti que je dois prendre, et de mon amour !... Car, enfin, ma cousine... certainement c'est une bonne petite femme... mais elle est veuve... elle est veuve, au bout du compte, et une veuve... dame ! c'est toujours moins flatteur !... Et puis aussi pourquoi a-t- elle eu la maladresse de se laisser dévaliser ?... Car, ça me révolte, ça m'indigne !... Après tout, je ne dois pas en souffrir, moi !... Je n'ai pas envie de faire un mariage d'inclination... Je ne suis pas assez... Malvina pour ça... [AIR:] vaudeville des Maris ont tort. Je suis doté par la nature, Je dois l'être aussi par l'amour ! C'est décidé !... Si les nouvelles ne sont pas bonnes... je romps... J'aime à mener les affaires rondement !... Au fait, comme dit Valory... si on ne retrouve le voleur que dans deux ans... la belle avance !... Il aura eu le temps de placer son argent à fonds perdus !... Ces gens-là ont si peu de conduite !...
[CORALIE:] Monsieur ! Monsieur !... [CHABRIAC:] Qu'est-ce que tu veux ? [CORALIE:] Ce n'est pas vous... c'est l'autre... le joli garçon... [CHABRIAC:] Que vous êtes bête ! Coralie... Vous ne pouvez pas dire M. le Substitut ? [CORALIE:] Justement !... C'est une lettre pour lui qui arrive de la préfecture... c'est très pressé !... [CHABRIAC:] De la préfecture !... Les renseignements que nous attendions... [CORALIE:] Mais ce n'est pas pour vous ! [CHABRIAC:] Plaît-il ?... Puisque c'est pour mon ami... et que ça concerne notre affaire... Une minute de retard peut Compromettre... Qu'est-ce que vous faites donc là ?... [CORALIE:] J'écoute, monsieur !... [CHABRIAC:] Elle écoute !... Mais allez-vous-en donc, Coralie... Vous restez là... plantée... Est- ce que ça vous regarde ?... [CORALIE:] Je m'en vais, monsieur, je m'en vais... Oh ! le vilain homme !... Je ne voudrais pas l'épouser en peinture !... [CHABRIAC:] On ne saurait trop se défier... ces gens-là sont d'une curiosité !... Voyons un peu... "M. le Substitut, je m'empresse de vous annoncer que la police est sur les traces du voleur..." Déjà !... victoire !... "Nous avons une pièce à conviction..." Ils ont une pièce à conviction !... Et moi qui voulais rompre !... Excellente police de Moulins, va !... "Un chapeau de feutre gris imperméable..." Tiens, comme le mien... Sortant des ateliers de M. Ambrois, 22, rue de la Chaussée-d'Antin..." Mon chapelier !... Ces coquins-là se mettent bien... Pour ce que ça leur coûte... "On a vu sauter le voleur par la fenêtre du jardin..." Hein ?... par la fenêtre !... "Et le chapeau a été ramassé au-dessous d'un pommier..." Eh ! mais, mon chapeau ?... Où est mon chapeau ?... Qui est-ce qui a pris mon chapeau ?... je me rappelle maintenant... en sautant... C'est le mien... Plus de doute, c'est moi qu'on soupçonne !... Oh ! oh ! police de Moulins, que vous êtes stupide !... Il y a un post-scriptum !... Je parie que c'est une bêtise !... "On est sûr qu'il n'a pas quitté la ville... aussi, tous nos agents sont sur pied... à l'intérieur..." A l'intérieur !... Là... qu'est-ce que je disais ?... Pendant que l'autre gagne le large... Ils vont concentrer leurs recherches... sur un chapeau gris... Oh ! les ânes !... les ânes de Moulins !... Il n'y a pas un moment à perdre... Je cours prévenir Valory... Ah ! c'est lui !...
[VALORY:] Bonne nouvelle, mon ami !... bonne nouvelle ! Nous tenons le voleur... [CHABRIAC:] Oui, oui, je sais... Le chapeau, n'est-ce pas ?... le chapeau gris... [VALORY:] Qui te l'a dit ?... [CHABRIAC:] Cette lettre pour toi... que j'ai lue... [VALORY:] J'en étais sûr !... Eh bien ! tu dois être content ?... [CHABRIAC:] Très content !... Mais, si tu savais, mon ami !... ce malheureux imperméable... [VALORY:] Oh ! tu peux être tranquille... Dans une heure, les portes de la ville seront gardées... et je le défie bien de s'évader... [CHABRIAC:] Permets donc !... [VALORY:] Dès ce soir, il sera jeté dans un cachot... vingt pieds sous terre !... [CHABRIAC:] Les jambes me manquent !... [VALORY:] Du pain noir à discrétion. [CHABRIAC:] C'est restaurant. [VALORY:] Nous le logerons toujours là, en attendant... jusqu'aux prochaines assises... et dans trois mois... [CHABRIAC:] Trois mois de prison !... [VALORY:] Tu vois que j'y mets du zèle... [CHABRIAC:] Merci !... bien obligé !... Mais, enfin, si tu te trompais... si les apparences... [VALORY:] C'est impossible !... ce chapeau... [CHABRIAC:] Mais tout le monde en porte... des chapeaux... Toi, lui, moi-même... [VALORY:] Si c'était le tien !... j'en serais désolé... mais je serais obligé de te faire arrêter préventivement... Mon cœur en gémirait, mais je te ferais coffrer... parce que, vois-tu ? le devoir avant tout... [CHABRIAC:] Miséricorde !... [VALORY:] Eh bien ! eh bien !... qu'est-ce que tu as donc ?... [CHABRIAC:] Rien, mon ami... la chaleur, l'émotion... [VALORY:] De ton combat nocturne ?... [CHABRIAC:] Précisément... Dans une heure, les portes de la ville fermées... [VALORY:] Comment !... ta cousine... [CHABRIAC:] Oui... Pauvre femme !... Toute réflexion faite, je me suis aperçu que j'en aimais une autre... [VALORY:] Ah bah ! [CHABRIAC:] Et comme un honnête homme n'a qu'une parole, je veux retirer la mienne. [VALORY:] Une rupture !... [CHABRIAC:] Oh ! si ma cousine était dans le malheur, je m'en garderais bien !... Mais, puisque tu vas retrouver ses trois cent mille francs... [VALORY:] C'est fort douteux... [CHABRIAC:] Non... ça ne peut pas manquer avec... les données que tu as... Et dès que je suis tranquille sur sa fortune... je ne dois pas la tromper... [VALORY:] Ce serait barbare. [CHABRIAC:] Ce serait... barbare !... Vois-tu, j'adore une petite Parisienne charmante !... rue aux Fers... Une fraîcheur !... des yeux... [VALORY:] Qui ne sont pas pareils... [CHABRIAC:] J'en suis fou !... Mais la passion est très pressée... et je voudrais l'aller rejoindre tout de suite... Pour cela, mon bon Valory, rends-moi un service... Toi, qui es éloquent comme Cicéron, charge-toi de dire à ma cousine... [VALORY:] Y penses-tu ?... Moi, qui la connais à peine... C'est trop délicat... [CHABRIAC:] Tu ne veux pas ?... Eh bien ! tant pis... je pars tout de même... Elle pensera de moi ce qu'elle voudra... en passant dans le quartier... Adieu, Valory... [VALORY:] Diable ! non... A tout prix, il me faut sa renonciation... Tu ne peux pas t'en aller ainsi... ce serait d'une inconvenance... Si tu crains de lui parler, que ne lui écris-tu ?... Je me charge de lui remettre ta lettre. [CHABRIAC:] Ah bah ! je n'aurais pas le temps... [VALORY:] Si !... Deux mots, là... pendant que je vais interroger le jardinier. [CHABRIAC:] Comment ! le jardinier ? [VALORY:] Oui, qui a vu sauter le scélérat, et qui le reconnaîtrait entre mille ! [CHABRIAC:] Non, non... je te gênerais... Je vais écrire dans ce boudoir... Je vais voir si je puis trouver une phrase honnête... Renvoie-le vite... Ça me trouble, quand je compose...
[VALORY:] puis MADAME DE BREE Chabriac !... Ecrira-t-il ? C'est qu'il me faut absolument cette lettre... C'est à ce prix seul qu'elle peut me pardonner mon expédition de cette nuit ! [MADAME DE BREE:] C'était lui !... j'en étais sûre ! Mais dans quel but ?... Je le saurai. [VALORY:] C'est elle ! [MADAME DE BREE:] Vous voilà de retour, monsieur ?... [VALORY:] J'arrive... [MADAME DE BREE:] Menteur !... Ah ! monsieur le Substitut, vous me paierez la frayeur que vous m'avez causée. [VALORY:] Eh bien ! madame, vous avez retrouvé ce papier ?... [MADAME DE BREE:] Oui ; mais en le lisant, car je ne l'avais pas lu d'abord, j'ai été cruellement désappointée... [VALORY:] Bon ! [MADAME DE BREE:] Oh ! je suis furieuse ! ce misérable a ajouté le persiflage... Figurez-vous que ce n'est point un reçu, mais un madrigal... des fadeurs sur ma grâce, ma beauté... [VALORY:] Cela prouve, au moins, qu'il ne manque pas de goût... [MADAME DE BREE:] Mais non, monsieur ; c'est à en devenir folle de dépit... Car ces vers sont très mauvais... [VALORY:] Ah !... vous les trouvez... [MADAME DE BREE:] Détestables... Il se mord la lèvre, c'est lui. Ça rime... [VALORY:] C'est flatteur !... [MADAME DE BREE:] Des vers de Moulins, c'est tout dire... [VALORY:] Suez donc sang et eau... [MADAME DE BREE:] Et si je désire sa punition maintenant... c'est peut-être encore plus à cause de sa poésie que de son vol... [VALORY:] Il faut que ce soit bien mauvais !... Eh bien ! Madame, confiez-moi ces malheureux vers, et nous parviendrons sans doute... [MADAME DE BREE:] Je ne les ai plus. [VALORY:] Comment ?... [MADAME DE BREE:] Une rencontre... un événement dont vous allez être enchanté... Le juge d'instruction, M. de Pommereuse, qui est un peu mon parent, sort de chez moi ! [VALORY:] Le juge d'instruction ! [MADAME DE BREE:] Je ne l'ai pas vu seulement. [VALORY:] Je le croyais à la campagne. [MADAME DE BREE:] Justement... Il est accouru sur la clameur publique... Je lui ai montré cette sotte épître... il a cru reconnaître l'écriture... [VALORY:] Je crois bien ! je lui ai écrit vingt fois. [MADAME DE BREE:] Oui... oui, s'est-il écrié, c'est bien cela ! mais ce serait inouï... incroyable... Il faut que je vérifie... que je compare... [VALORY:] Et il a emporté le papier ?... [MADAME DE BREE:] Sans doute... [VALORY:] Miséricorde ! Et moi qui n'avais pas songé... [MADAME DE BREE:] Où allez-vous donc ?... [VALORY:] L'aider dans ses recherches... [MADAME DE BREE:] C'est inutile... vous ne pourrez pas sortir. [VALORY:] Je ne pourrai pas ?... [MADAME DE BREE:] Le juge d'instruction a donné ordre à la gendarmerie de garder toutes les issues, dans l'espoir que le coupable était encore ici... [VALORY:] Me voilà bien ! Oh ! encore ici... ce n'est guère probable... [MADAME DE BREE:] Si... moi, je le crois... Ces hommes-là sont d'une audace... [VALORY:] Morbleu !... [MADAME DE BREE:] En attendant l'arrivée de M. de Pommereuse, asseyez-vous donc, je vous en prie, et causons tranquillement. [VALORY:] Oui, tranquillement. Je suis sur des charbons ardents... M. de Pommereuse... qui va venir, et qui... [MADAME DE BREE:] Lisez-moi donc cet article de La Gazette des tribunaux, le journal à la mode... il y a quelquefois des tours de voleurs tout à fait bouffons. [VALORY:] Eh ! Madame... [MADAME DE BREE:] Mais quelle heureuse idée vous avez eue là, de songer à ce papier !... [VALORY:] Oui... oui... c'est une idée assez heureuse... [MADAME DE BREE:] Admirable !... C'est à vous que nous devrons la découverte du voleur... sa punition... [VALORY:] Ah !... vous tenez beaucoup à ce qu'il soit puni ?... [MADAME DE BREE:] Comment donc !... Comme vous disiez tantôt, quel qu'il soit, point de pitié... pas de ménagements... Est-ce que ce n'est plus votre avis ?... [VALORY:] Ce n'est pas possible... elle se moque de moi ! [MADAME DE BREE:] Hein ?... [VALORY:] Peut-être, madame. [MADAME DE BREE:] Comment ! peut-être ? [VALORY:] Oui... j'ai réfléchi. Et les circonstances de ce prétendu vol me semblent si bizarres, si originales, qu'il est bien permis de lui chercher un autre motif que celui que nous lui donnions. [MADAME DE BREE:] Ah ! vous croyez qu'un autre motif ?... [VALORY:] Oui !... [MADAME DE BREE:] Enfin, je vais savoir... Et lequel ?... [VALORY:] Mais... l'amour, par exemple... [MADAME DE BREE:] L'amour ! [VALORY:] C'est une supposition... [MADAME DE BREE:] Allons donc... on a bien de la peine à lui arracher cela... L'amour des billets de banque... [VALORY:] Non, madame... Le sentiment le plus vrai, le plus profond ! N'y avait-il pas là quelques circonstances atténuantes ?... [MADAME DE BREE:] Oh ! les circonstances atténuantes, on les fourre partout ! [VALORY:] Je suppose une de ces passions irrésistibles que nul obstacle, nulle puissance ne peuvent arrêter... [MADAME DE BREE:] C'est une supposition ?... [VALORY:] Instruit qu'un autre va devenir votre époux, qu'une promesse solennelle vous engage, mais certain, en même temps, que cet autre est indigne de tant de bonheur... qu'il ne chérit, n'adore que votre fortune... on n'avait peut-être qu'un moyen de vous sauver... c'était de vous ruiner tout à coup... complètement... d'amener ainsi la renonciation du rival que l'on redoutait, et de vous conserver à celui qui vous aime plus que sa vie ! [MADAME DE BREE:] Ah ! je commence à comprendre... Le moyen eût été un peu vif... M'exposer à mourir de peur !... [VALORY:] Oh ! Madame... on connaît votre courage, votre sang-froid. Et puis, pour être certain que cela se passât avec tous les égards... on n'a voulu s'en rapporter qu'à soi-même... Et, jugez donc !... que d'amour ne fallait-il pas pour tout sacrifier ?... [MADAME DE BREE:] En effet... comme il est ému !... [VALORY:] Pour compromettre son nom, sa réputation, au seul désir de vous conserver votre liberté. [MADAME DE BREE:] Il a raison !... Pauvre garçon ! faut-il qu'il m'aime... pour être venu me voler ainsi ! [VALORY:] Oh ! tenez, madame, je me mets à sa place !... [MADAME DE BREE:] C'est toujours une supposition ? [VALORY:] Mais il me semble que cette preuve d'amour est plus forte que toutes les protestations, tous les serments... et qu'une femme qui est sûre d'être aimée à ce point de folie, d'extravagance... ne pourrait, sans cruauté, se jouer d'une pareille affection !... [MADAME DE BREE:] Fort bien, monsieur... mais, pour donner quelque vraisemblance à ce roman, que vous improvisez avec beaucoup de grâce et d'imagination... il ne manque que la renonciation du rival... [VALORY:] Sans doute... Ecrira-t-il, le malheureux ? [MADAME DE BREE:] Et cette renonciation ? Je l'attends... [VALORY:] Je l'attends aussi... [MADAME DE BREE:] Et je l'attendrai vainement !
[CHABRIAC:] Oh !... ma cousine qui est là !... [MADAME DE BREE:] Car on a calomnié les sentiments de mon cousin... Je connais son cœur... mon défaut de fortune ne le changera pas. [CHABRIAC:] Elle y tient !... Et moi, qui hésitais !... [MADAME DE BREE:] Et je ne puis mieux le venger d'un semblable soupçon qu'en persistant à l'épouser... Oui, monsieur... [VALORY:] Mais, enfin, madame, s'il vous écrivait ? [MADAME DE BREE:] Oui, mais cette lettre ne vient pas... elle ne viendra pas... [VALORY:] La voici ! [MADAME DE BREE:] Comment ? En effet... c'est de sa main... "Chère cousine, vous connaissez mon cœur. Ce n'est pas quelques centaines de mille francs de plus ou de moins qui pourraient altérer mon amour..." Vous voyez. [VALORY:] Que le diable l'emporte ! [MADAME DE BREE:] Mais je suis excessivement délicat sur certain chapitre... [VALORY:] Est-il possible ? [MADAME DE BREE:] Ainsi voilà une visite qui me coûte ma fortune et ma réputation. [VALORY:] Que vous importe ? s'il peut tout réparer !... Vous voilà libre... libre de votre main... [MADAME DE BREE:] Qu'en savez-vous, monsieur ?... Si j'en aimais un autre... en secret... depuis longtemps... qui m'a sauvé la vie... et dont j'ai parfaitement reconnu l'écriture... [VALORY:] Comment, madame ?... [MADAME DE BREE:] Eh ! oui, monsieur. Ne voyez-vous pas que depuis une heure je prends ma revanche ? [VALORY:] Ah ! tant de bonheur !... [MADAME DE BREE:] Silence !... on vient !
[VASLIN:] Madame, madame... nous tenons le voleur ! [MADAME DE BREE:] Moi aussi ! [VASLIN:] Il est arrêté ! [MADAME DE BREE:] Le voleur ! [VALORY:] C'est un peu fort !... [VASLIN:] C'est vot'garçon jardinier qui l'a saisi au moment où il se sauvait, et sans chapeau, ce qui est clair. [VALORY:] Je devine !... [VASLIN:] Le voici. [CHABRIAC:] Lâchez-moi donc, impertinents ! Je vous apprendrai... [MADAME DE BREE:] Mon cousin ! [CORALIE:] Le futur de Madame ! [VASLIN:] Le futur ?... Du tout... je le connais, c'est un grand... [CHABRIAC:] C'est un grand ! c'est un grand !... Vieil entêté ! Il veut le savoir mieux que moi... La valetaille est stupide ! [MADAME DE BREE:] Laissez Monsieur... Il n'y a plus personne à arrêter. [VALORY:] Car Madame a retrouvé son portefeuille. [TOUS:] Ah bah ! [CHABRIAC:] Il l'a renvoyé... [MADAME DE BREE:] Oui, mon cousin. [CHABRIAC:] Et mon chapeau, l'a-t-il renvoyé aussi ? [VALORY:] Il est au greffe ! [CHABRIAC:] Autant de flambé !... C'est égal, voilà un homme honnête ! Ah ! chère cousine ! si vous saviez combien je partage... Dis donc, rends-moi ma lettre. [MADAME DE BREE:] Oui, je sais que vous aimez à partager... [CHABRIAC:] Votre joie, votre satisfaction... Rends-moi donc ma lettre ? C'est si naturel ! Tu ne l'as pas remise, j'espère ? [VALORY:] Ma foi, mon ami, tu semblais si pressé... [CHABRIAC:] Oh ! imbécile ! Permettez, cousine... du moment que le portefeuille est intact, cela fait disparaître toute espèce de malentendu... et... [MADAME DE BREE:] Oh ! non, non, mon cousin... Il resterait toujours ce tête-à-tête... avec un jeune homme, au milieu de la nuit... Et moi, qui connais votre délicatesse !... Aussi, en reprenant la parole que vous m'avez rendue, et pour échapper aux propos... je vous annonce que demain je pars pour l'Italie. [CHABRIAC:] Pour l'Italie ! [MADAME DE BREE:] Je crois que les tribunaux entrent en vacances. [VALORY:] Aujourd'hui même ! [MADAME DE BREE:] Coralie... tu m'accompagneras... [CHABRIAC:] Quoi ! toutes deux seules... [MADAME DE BREE:] Non... nous serons trois... [CHABRIAC:] Ah ! [MADAME DE BREE:] Mon mari vient avec nous... [CHABRIAC:] Son mari ! Comment ! tu partirais ?... [VALORY:] Oui, mon cher, c'est une idée qui nous est venue tout à l'heure en parlant du Simplon ! [CORALIE:] C'était donc lui ?... [CHABRIAC:] Le Simplon !... Connais pas... Au fait, en luttant avec un procureur du roi, je devais m'attendre à être mis dedans. Mais, puisqu'il en est ainsi, je me déporte... TOUS. — Ah ! mon Dieu ! Rue aux Fers, 47. [VALORY:] Dis donc... prends garde... Chabriac, tes héritiers loucheront. [CHABRIAC:] Comment sait-il ?... Ça me regarde, monsieur... [VALORY:] C'est-à-dire que ça regarde tout le monde... et de travers ! [AIR:] du chœur final des Secondes Noces. Quelle heureuse alliance ! Et quel tendre avenir pour nousvous ! La plus douce espérance Brille, enfin, pour ces deux époux !
[ARTHUR:] puis FRONTIN Depuis deux jours aucun signal, et pas de nouvelles. Camille serait-elle malade ?... Rien ne paraît... Oh ! il faut que j'aille moi-même... Holà !... quelqu'un !... Labrie, Frontin, Bourguignon !... Frontin ! Frontin ! [FRONTIN:] M. le comte a appelé ? [ARTHUR:] Enfin, en voilà toujours un ! [FRONTIN:] Le premier et le dernier. [ARTHUR:] Comment ? [FRONTIN:] Les autres ont pris leur volée. [ARTHUR:] Mais c'est impossible !... Quel motif ?... [FRONTIN:] Ils prétendent que vous leur devez une année de gages et que vous êtes ruiné. C'est un motif de cinquante écus par tête. [ARTHUR:] Eh bien ! tant mieux !... je ne les regrette pas... Des ivrognes, des paresseux ; j'aurais fini un jour ou l'autre par chasser cette canaille-là. Je n'aurais gardé que toi, Frontin. [FRONTIN:] M. le comte est trop bon, mais... [ARTHUR:] Oui, ton service me plaît. Je t'aime, Frontin ! Tu es dévoué, fidèle... [FRONTIN:] Cependant, monsieur... [ARTHUR:] Tiens, ta conduite m'attendrit... A compter d'aujourd'hui, je double tes gages. [FRONTIN:] Pardon, vous me les avez déjà doublés la semaine dernière. [ARTHUR:] Eh bien ! je les double encore !... Ah çà ! voilà qui est plaisant !... Est-ce que je ne suis pas le maître de couvrir d'or un valet actif, honnête, zélé ?... [FRONTIN:] Il n'y a que ce moyen !... Hi ! hi ! Hi !... ARTHUR. — Eh bien ! tu pleures ? C'est la douleur, monsieur, de quitter un maître qui sait si bien m'apprécier. [ARTHUR:] Mais pourquoi t'en vas-tu ? [FRONTIN:] Je renonce au monde... Je me fais ermite. [ARTHUR:] Toi ? [FRONTIN:] Oui, monsieur ; c'est l'aspect de votre maison qui m'a inspiré cette pieuse idée. [AIR:] La Robe et les Bottes. Que tout n'était que vanité ! [ARTHUR:] Le faquin se moque de moi ! Ah ! tu veux me quitter ? et tu fais de l'esprit ! Je vous apprendrai, marauds, que vous n'avez pas le droit de laisser un gentilhomme dans l'embarras. Et, d'abord, tu restes, je te garde. [FRONTIN:] Mais, monsieur... [ARTHUR:] Assez ! je le veux ! Ce n'est pas que je tienne à toi plus qu'à un autre : un coureur de tripots, un ivrogne, un libertin, qui vend mes habits après les avoir portés, déshonorés peut-être !... Le nieras-tu ? Voilà ce qui me reste de ma garde-robe !... Encore si tu étais bon à quelque chose !... [FRONTIN:] Vous m'accorderez pourtant quelques petits talents... [ARTHUR:] Oui, un entre autres, qui te mènera tout droit sur les galères de Sa Majesté... celui d'imiter la signature des honnêtes gens ! [FRONTIN:] Il faut tout imiter des honnêtes gens... La calligraphie est un art ! [ARTHUR:] Et les faussaires des fripons ! [FRONTIN:] Mais, alors, pourquoi tenez-vous tant à moi ? [ARTHUR:] Ce n'est pas à toi que je tiens !... c'est à la matière qui est dans cette livrée, qui porte mes billets, brosse mes habits et ouvre la porte quand on frappe. Au reste, écoute : si tu fais mine de quitter cette maison, je te coupe les deux oreilles !... et tu sais que je ne menace pas en vain !... Cependant il te reste un moyen de conquérir ta liberté ; trouve-moi, pour remplir ta place, un autre coquin dans ton genre, et, comme je ne puis que gagner au change, s'il me plaît... beaucoup... peut-être alors serai-je assez bon pour te jeter à la porte. Tu m'as entendu ? [FRONTIN:] Parfaitement. [ARTHUR:] Rien encore !... Oh ! je n'y tiens plus !... Allons, Frontin, mon ami, le front haut et la pose opulente... cela donne bon air à la maison !
[FRONTIN:] Le drôle a de l'esprit... mais pas le sou !... Allons, allons, il faut décamper... Mais comment ?... Le comte est vif, emporté ; il me retrouverait... j'en suis sûr... Nous ferions quelque éclat, et M. le lieutenant de police qui m'en veut... O police, ma mie !... si j'obtiens une fois cette place qu'on me promet chez M. le duc de Villeroi, je pourrai alors, grâce à ce protecteur puissant... Mais, présentement, il s'agit de me donner un successeur... C'est que la succession est minable... Où diable trouver un homme d'esprit qui veuille prendre la suite de mes affaires ?... Je ne vois qu'un confrère de province... [THOMAS:] Canes ! canes ! canes ! canards ! [FRONTIN:] Hein !... Oh ! la bonne figure !... Quelle idée !... Ma foi !... essayons !... Ohé ! l'homme !... l'homme aux canards !... par ici !... Oui !... c'est ça !... Si je pouvais endoctriner ce paysan, l'engager à me remplacer ici... Il vient ! attention !
[THOMAS:] Canes ! canes ! canes ! canards !... C'est-y vous qui demandez des canes ? [FRONTIN:] Approche, mon garçon, approche ! [THOMAS:] Voilà ce que c'est : Quarante sous les z'huppés... Quant aux autres... [FRONTIN:] Laisse ces animaux. Je t'ai appelé pour causer... [THOMAS:] Pour causer ! C'est un étranger qui veut apprendre la langue. [FRONTIN:] Es-tu content de ton commerce ? [THOMAS:] Franchement, je n'en suis pas fou ; le canard n'est pas sans épines... Je ne sais pas si ça tient aux événements politiques, mais on trime dans le canard et on trime bien ! [FRONTIN:] Vraiment ! Ça se trouve à merveille ! [THOMAS:] Vous avez devant vous un tout jeune homme qui mange sa légitime. [FRONTIN:] Comment cela ? [THOMAS:] Voilà la chose... Je suis de Poissy. Mon père, un vieux brave homme, tient dans cette localité un pensionnat... pour les bestiaux et autres volailles... C'est là que j'ai été élevé... Tous les ans, à ma fête, mon père me pesait, et, tous les ans, je le voyais sourire, en constatant mon poids, qui augmentait à vue d'oeil... Un jour, enfin, au sortir de la balance, il m'attire, sous un vain prétexte, près de la porte de son établissement et me tient à peu près ce langage : "Mon fieu ! de tous mes élèves, tu es, en ce moment, le plus gras... Selon la règle de la maison, c'est donc toi qui dois en sortir le premier... Je n'ajouterai qu'un mot : va-t'en..." Et il me pousse au milieu d'un attroupement de canards qui semblaient s'être réunis tout exprès pour assister à cette séparation touchante... Dans ma rage, j'avais déjà écrasé deux ou trois de ces bipèdes, lorsque j'entends de nouveau la voix de mon auteur qui s'écrie : Malheureux ! mais, c'est ta dot que tu foules aux pieds !..." Ma dot ! Ce mot m'éclaire ; je prends un bâton et je me mets à taper sur ma dot qui s'en allait de-ci, de-là !... A force de taper, nous arrivons à Paris, ma dot et moi ; canes ! canes ! canes ! canards ! Voulez-vous des canards ?... Ah ! ben oui ! personne n'achète !... Alors, pour donner l'exemple, je me mets à en plumer un et je le mange... j'en plume un second et je le mange... j'en replume un troisième et je le remange... Enfin, depuis quinze jours que je donne l'exemple, je suis ma seule pratique : voilà les cinq derniers. [AIR:] du Fleuve de la vie. Voilà ce qui m'reste à présent ! Ça m'promet des jours peu prospères Dans un av'nir peu rassurant ! Je n'puis pas, malgré mon envie, Le fleuve de la vie ! [FRONTIN:] Ton histoire m'a attendri, et ta physionomie me plaît ! [THOMAS:] Vrai ! Eh bien ! achetez-y un amphibie à ma physionomie. [FRONTIN:] Ecoute-moi bien... Je quitte cette maison, et, si tu veux, je te donne ma place. [THOMAS:] Une place ! à moi ? [FRONTIN:] Je t'installe en qualité de valet de confiance auprès d'un jeune seigneur riche, généreux et amoureux, qui ne verra que par tes yeux et n'agira que par tes mains ; tu mettras ses habits, tu boiras son vin, cet hôtel sera le tien ; enfin, tu t'engraisseras à ne rien faire, au milieu d'un voluptueux pillage. Acceptes-tu ? [THOMAS:] Si j'accepte !... Ah ! homme généreux !... Est-on bien nourri ? [FRONTIN:] Des repas succulents ! [THOMAS:] Pas de canard, hein ? [FRONTIN:] Jamais ! [THOMAS:] Et vous quittez cette place-là, vous ? [FRONTIN:] Oui, je... me retire dans mes terres... J'ai fait quelques économies... [THOMAS:] Monsieur, vous me comblez ; si j'étais plus riche, je vous paierais votre fonds... Ne l'étant pas... permettez-moi cette munificence. [FRONTIN:] Voyons comment tu portes la livrée... Tiens, entre là... Tu trouveras toute la défroque de Bourguignon... Il l'a laissée en partant, l'honnête homme !... Tu l'endosseras... [THOMAS:] Ça me va... Je vais m'embourguignonner. [FRONTIN:] Oui, va prendre le costume de l'emploi, parce qu'avant de te quitter, je veux te donner une petite leçon de belles manières. [THOMAS:] Oh ! les belles manières, c'est mon fort !... Vous allez voir... [FRONTIN:] Ah ! monsieur le comte, vous voulez de la matière en livrée, eh bien ! en voici !... et de la plus épaisse ! Eh bien ! trouves-tu ? [THOMAS:] Voilà ! voilà !... Oh ! mais, c'est que ça me va !... Qu'est- ce que vous dites de cette tenue-là, vous ? [FRONTIN:] Parfait !... Maintenant, le jarret tendu, les reins cambrés, et le chapeau sur l'oreille gauche. [THOMAS:] Ça va-t-y un peu ? [FRONTIN:] Plus d'arrogance dans la tournure, le regard fier... Plus fier encore ! [THOMAS:] Encore plus fier que ça ?... Attendez, je le tiens. [FRONTIN:] Eh ! non ! tu louches. [THOMAS:] Je louche... fièrement. [FRONTIN:] Ah !... En parlant, n'oublie pas de lancer de temps en temps un petit juron. [THOMAS:] Un juron ?... Vingt-cinq mille millions... [FRONTIN:] De seconde classe seulement... Comme : peste ! malpeste ! d'honneur !... [THOMAS:] D'honneur !... Oui, ça la ravigote. [FRONTIN:] Ah çà ! Sommes-nous un peu galant ? [THOMAS:] Plaît-il ? [FRONTIN:] Oui... Aimes-tu la bagatelle ? [THOMAS:] La bagatelle... Ça doit tenir au service. Je m'y mettrai à la bagatelle... Vous pouvez dire qu'on s'y mettra. [FRONTIN:] Voyons comment tu t'en tireras... Voici Marinette... [THOMAS:] Où ça ? [FRONTIN:] Eh ! nulle part, butor ! Mais elle viendra !... Et c'est toi qui lui dis : Peste ! le joli minois ! [THOMAS:] De votre part ? [FRONTIN:] Eh ! non ! de la tienne ! D'honneur ! voilà un morceau de roi !... Et tu lui prendras le menton. [THOMAS:] Au roi ? [FRONTIN:] A Marinette, imbécile ! [THOMAS:] Qui ça, Marinette ? [FRONTIN:] Une femme. [THOMAS:] Bien !... bien !... Comme qui dirait Pomone... Une grosse payse que j'ai ; monsieur, votre commission sera faite, vous pouvez y compter. C'est égal, c'est une drôle de place ! [FRONTIN:] Comme c'est compact ! Mais, j'y pense, il te faut une entrée ; tiens... Tu remettras ce papier à M. Arthur de Bethmont ; c'est un ancien certificat à moi... Ton nom ? [THOMAS:] Thomas. [FRONTIN:] Pouah !... Tu en changes, tu te nommes maintenant Frontin... songes-y. [THOMAS:] Eh quoi ! je quitterais le nom de mes ancêtres ? [FRONTIN:] Il le faut bien, puisque ce papier ne fait mention que de Frontin. [THOMAS:] Allons, Frontin, soit... Mais, mon père !... Oh ! qu'il l'ignore toujours, le pauvre vieillard !... Il me ficherait une danse ! [FRONTIN:] Encore un avis : M. le comte, quoique très riche, joue l'homme gêné, c'est sa manie. [THOMAS:] Oui, comme qui dirait son tic : faut pas le contrarier là-dessus. [FRONTIN:] Parfaitement ! Maintenant tu es seigneur de ce logis ; prends ton essor, jeune aiglon ! [THOMAS:] Dites donc, dites donc, jeune aiglon... et mes canards ?... [FRONTIN:] Quoi ? ça ?... Je purge la maison : si M. le comte trouvait cette volaille ici... A propos, quel diable de cri poussais-tu donc tout à l'heure, pour débiter cette immonde marchandise ? [THOMAS:] Canes ! canes ! canes ! canards ! Voilà le métier. [FRONTIN:] Adieu !... Allons, Frontin, mon ami, le front haut et la pose opulente, cela donne bon air à la maison !
[THOMAS:] puis ARTHUR En voilà une aventure !... Moi qui végétais dans la compagnie d'un volatile qui n'est guère estimé... qu'aux navets, je me vois transporté tout à coup dans une mine d'or massif, et dorloté comme un petit chérubin ! [FRONTIN:] Canes ! canes ! canes ! canards ! [THOMAS:] Hein ?... Eh bien ! voilà l'autre qui fait mon commerce... Au vol... Qu'allais-je faire !... mon bienfaiteur ! [ARTHUR:] Allons, c'est une course vaine... Impossible de parvenir jusqu'à elle... Il faut que sa tante ait donné des ordres... Si, au moins, j'avais pu voir Marinette... [THOMAS:] C'est sans doute le bourgeois. [ARTHUR:] Quelqu'un dans ma livrée... Quel est ce drôle ? Qui es-tu ? [THOMAS:] C'est moi ! .,, votre valet de confiance. [ARTHUR:] Mon valet de confiance que je ne connais pas. [THOMAS:] Oh ! ça ne fait rien, voilà le papier. [ARTHUR:] Voyons... Un certificat ? [AIR:] finale de Renaudin. " Le sieur soussigné, certifie" Qu'en matière de fourberie" Frontin n'eut jamais son égal ! Ah ! tu te nommes aussi Frontin ! [THOMAS:] Moi ?... oui !... oui !... Faut pas oublier ça. [ARTHUR:] Sous une écorce débonnaire, " Je l'ai chassé, voici pourquoi : " Je le regretterai toujours. " Je désire que les présentes" Lui servent de lettres patentes, " En attendant qu'il soit pendu ! Ce fou de chevalier... je le reconnais bien là !... Un voleur... Qu'ai-je à craindre ?... les autres ne m'ont rien laissé... C'est un homme à expédients, je puis en avoir besoin, dans ce moment surtout. Allons, drôle ! je te prends... tu es à mon service. [THOMAS:] Monsieur est content du certificat ? [ARTHUR:] Mais oui, assez. [THOMAS:] Oh ! voyez-vous, monsieur, pour ce qui est de la probité... [ARTHUR:] Suffît ; parbleu ! je t'aurais pris pour un imbécile. [THOMAS:] Ça m'était bien égal, pourvu que vous me preniez... malpeste... Faut pas oublier ça ! [ARTHUR:] J'aurai bientôt besoin de ton ministère ; ainsi, prépare tes batteries. [THOMAS:] Mes batteries ?... Il paraît que je ferai la cuisine. Elles sont toutes prêtes, mes batteries. [ARTHUR:] Mais il faut d'abord que je te mette au courant de ma position ; car un valet est un ami qui doit tout savoir afin de tout prévoir : tu sauras donc... Mon Dieu, que tu as l'air bête ! [THOMAS:] Hein ?... Il est malhonnête, mais la maison est bonne. Allez ! [ARTHUR:] Tu sauras donc que je suis amoureux fou de Mlle Camille de Sérigny, jeune fille de naissance et de fortune. [THOMAS:] Elle a de quoi, je comprends, elle a de quoi. [ARTHUR:] Camille est confiée à la garde d'une de ses tantes, chez laquelle je suis admis deux fois par semaine en qualité de prétendu. [THOMAS:] Vous n'êtes pas malheureux, vous !... palsambleu ! [ARTHUR:] Ces visites courtes et rares ne pouvaient suffire à notre impatience. J'ai voulu les multiplier... Au moyen de cette longue-vue, mon regard pénètre jusqu'à l'habitation de Camille... Dès que la tante est sortie, une soubrette dévouée me fait un signal, et j'accours. [THOMAS:] Comme ça, la vieille n'y voit que du feu. Bravo ! j'aime ça, les vieilles qui n'y voient que du feu. [ARTHUR:] Tout allait bien jusque-là... mais, depuis trois jours, personne ne paraît au balcon... aucun signal, aucunes nouvelles ! A quoi attribuer cette disgrâce ? A mon procès peut-être... Son issue seule suspendait notre mariage. [THOMAS:] Vous avez un procès ? [ARTHUR:] Oui ; un fripon, ancien intendant de mon père, qui, épuisant tous les retours de la chicane, m'empêche depuis deux ans d'entrer en possession de mon patrimoine. [THOMAS:] Eh quoi ! M. votre père... [ARTHUR:] Voici comme l'affaire se présente... Mais quelqu'un monte... Si c'était Marinette... [THOMAS:] Déjeuner !... Oh ! je mange si peu ; mais, pour vous obéir... quelque chose de léger... un fruit, ça me suffira... C'est pour vous obéir, vous entendez bien, c'est pour vous obéir !
[FAYENSAL:] M. le comte Arthur de Bethmont. [ARTHUR:] Fayensal ! Ici, ce fripon d'intendant ! [FAYENSAL:] Lui-même... Achille sous la tente d'Hector. [ARTHUR:] Que voulez-vous ? [FAYENSAL:] Monsieur, c'est demain que notre procès doit être appelé. [ARTHUR:] Oui, c'est demain que vous serez condamné à me restituer... [FAYENSAL:] Oh ! oh ! oh ! comme vous y allez !... nous n'en sommes pas encore là, mon cher monsieur... Demain, nous ne plaidons encore qu'une question de forme. [ARTHUR:] La forme ! toujours la forme ! [FAYENSAL:] Le fond viendra plus tard... en son lieu... quand j'aurai fait vider trois ou quatre fins de non-recevoir, cinq ou six petites nullités... sans compter quelques questions accessoires de résidence, de déchéance et de compétence... Alors, nous pourrons voir. [ARTHUR:] C'est trop fort ! Le testament de mon père n'est-il pas formel ? Vous le savez mieux qu'un autre, vous, qu'il a eu l'imprudence de nommer son exécuteur testamentaire : n'avez-vous pas à me restituer une fortune de deux cent mille écus ? [FAYENSAL:] Certainement ! je ne le nie pas ! Deux cent mille écus, six sous et six deniers... [AIR:] Il ne saurait m'échapper, cette fois.. Vous connaissant pour un dissipateur, Je continuerai son système ! [ARTHUR:] Monsieur !... [FAYENSAL:] D'ailleurs, la loi est là... vous n'êtes pas seul héritier... il y a plusieurs legs à côté du vôtre... Savez-vous ce que la loi dit à ce sujet ? [ARTHUR:] Elle doit dire de partager à chacun selon ses droits. [FAYENSAL:] Oui... mais elle ajoute, cette bonne petite loi, que, pour que le partage ait lieu, il faut que tous les cohéritiers soient présents. [ARTHUR:] Eh bien ? [FAYENSAL:] Il en manque un... un filleul de M. votre père, couché sur son testament pour mille pistoles... et dont le domicile est inconnu. [ARTHUR:] Mais cherchez-le, ce filleul, c'est votre état. [FAYENSAL:] Parbleu !... je l'ai cherché aussi, mais je ne l'ai pas trouvé. C'est mon état aussi ! [ARTHUR:] Et vous croyez que le Parlement jugera... [FAYENSAL:] Il jugera... qu'il faut l'attendre pendant cinq ans. [ARTHUR:] Et pendant cinq ans... [FAYENSAL:] J'aurai l'embarras de tous les biens de la succession... Je les administrerai en bon père de famille. [ARTHUR:] Mais c'est intolérable ! [FAYENSAL:] Je le sais bien !... Aussi, je veux vous proposer une petite transaction. [ARTHUR:] Expliquez-vous. [FAYENSAL:] Selon toutes les prévisions, vous allez être condamné, faute de filleul, à cinq ans de mon administration forcée... Cinq ans !... vous concevez... Ces choses-là... ça n'a pas de prix... Eh bien !... abandonnez-moi... Qu'est-ce que vous pourriez bien m'abandonner ?... Vingt mille écus... c'est pour rien ! et je me fais fort de retrouver le filleul demandé, je l'amène aux pieds du tribunal, et je verse entre vos mains le surplus de l'héritage... Hein ? [ARTHUR:] Sortez, monsieur ! [FAYENSAL:] Ah bah ! Je le croyais plus délabré. Mais songez donc que j'ai le premier avocat du barreau... Lambert, le fameux Lambert... si célèbre pour avoir fait durer vingt- cinq ans une petite contestation sur un mur mitoyen... qui a eu le temps de tomber... et, pour conseil, pour ami, l'illustre Dumarsay, notre rapporteur. [ARTHUR:] Pour la dernière fois, monsieur, je ne compose pas avec la friponnerie... C'est par cette porte que vous êtes entré... [FAYENSAL:] Comme il vous plaira !... Décidément, je le croyais plus délabré. [AIR:] La colère m'exaspère Sortons, sortons vite, Car ma conduite L'irrite ! En ces lieux, j'ai l'espoir De ne plus me voir ! Sortez, sortez vite ! Votre conduite M'irrite ! En ces lieux, j'ai l'espoir De ne plus vous voir !
[ARTHUR:] L'effronté coquin !... oser me proposer... Après tout, cette démarche est d'un bon augure... Fayensal n'est pas homme à transiger, s'il n'était sûr d'avance... [THOMAS:] Où diable mettent-ils le garde-manger ? [ARTHUR:] Que fais-tu donc là ? [THOMAS:] Pardon, monsieur ; nous n'avons pas encore causé de nos petites conditions... Je suis nourri ? [ARTHUR:] Mais oui. [THOMAS:] Pardon, monsieur ; vous m'avez dit tout à l'heure : Frontin, va déjeuner... [ARTHUR:] Eh bien ! tu as fini... Pouah ! tu sens le vin ! [THOMAS:] Moi ? je n'ai encore trouvé qu'un macaron. [ARTHUR:] Mais tu es gris ! [THOMAS:] Je suis gris ?... Je me serai frotté quelque part... [ARTHUR:] Eh ! tu me fatigues ! tu m'impatientes !... Va te promener !... [THOMAS:] Là, là, là !... ne vous fâchez pas !... Je suis nourri, n'est-ce pas ?... Du moment que je suis nourri, ça me suffit... Il ne s'agit que de trouver le garde-manger. [MARINETTE:] Ah ! je vous rencontre... [ARTHUR:] Arrive donc !... je t'attendais avec une impatience... Et Camille, quelles nouvelles ? [MARINETTE:] Mauvaises, monsieur le comte... Depuis trois jours, je suis cloîtrée, gardée à vue, impossible de sortir ! Ma maîtresse est dans les larmes... on ne veut plus que vous nous épousiez ! [ARTHUR:] Comment ! est-ce que la tante s'opposerait ?... [MARINETTE:] Elle et tout le monde. [THOMAS:] Ah ! il y a du grabuge ? [ARTHUR:] Sans doute... mais que faire ?... Allons, Frontin, te voilà dans ton élément !... De l'intrigue, mon garçon, de l'intrigue ! [THOMAS:] Volontiers, volontiers ! [MARINETTE:] Un nouveau valet ! [THOMAS:] Qu'est-ce qu'elle a donc à valser autour de moi, la petite ? MARINETTE, lui prenant le menton. — Vous avez fait venir ça par le coche... M'est avis que le gibier ne paiera pas les frais du voyage. Vous avez fait venir du gibier par le coche ? [MARINETTE:] Ah ! ah ! ah ! la plaisante acquisition !... Au reste, je lui apporte de la besogne... Voilà la chose : ma maîtresse a un frère, un frère aîné. [ARTHUR:] Ecoute donc, Frontin, cela te regarde. [THOMAS:] On y est, on y est ! [MARINETTE:] C'est du consentement de ce frère que dépend le mariage de ton maître avec Mlle de Sérigny. [THOMAS:] Il dit que ça me regarde, ça regarde le frère. [MARINETTE:] Eh bien ! M. de Sérigny, que nous avions vu jusqu'alors favorable à cette union, lui est maintenant tout à fait hostile. [ARTHUR:] Mais pourquoi ? [MARINETTE:] Impossible de le faire expliquer ; il est venu nous déclarer, il y a trois jours, que vous étiez le dernier homme auquel il voulût marier sa sœur. [ARTHUR:] Mais c'est impossible !... il ne me connaît pas ; nous ne nous sommes jamais rencontrés... Comprends-tu cela, Frontin ? [THOMAS:] C'est un véritable écheveau... Et puis, la petite parle trop vite. [MARINETTE:] Comment ! vous ne trouvez pas de motif... [ARTHUR:] Mais puisque je ne l'ai jamais vu ! [THOMAS:] Puisqu'il ne l'a jamais vu, qu'on vous dit !... Elle est sourde, la petite ! [MARINETTE:] Alors je ne sais plus que penser ! [THOMAS:] Parbleu ! c'est bien malin !... moi non plus... Elle est bête, la petite ! Si nous parlions d'autre chose ! [ARTHUR:] Cette prévention subite... cette haine sans me connaître... il y a là- dessous un mystère... [THOMAS:] Y a du chiendent !... y a du chiendent ! [ARTHUR:] Mais je l'éclaircirai... Et d'abord, je verrai M. de Sérigny... c'est décidé... Frontin, je vais sortir. [MARINETTE:] Soyez prudent ! [ARTHUR:] Sois tranquille. Cet habit me déplaît ; tu m'en trouveras un autre. [THOMAS:] Oui, monsieur... La clé ?... [ARTHUR:] Hein ? [THOMAS:] De votre garde-robe... pour l'habit... [ARTHUR:] Tu n'as pas saisi... Je n'ai pas d'autre habit... on m'a volé... Charge-toi d'y pourvoir. [THOMAS:] Bien, bien... le premier tailleur venu... La clé ?... [ARTHUR:] Mais quelle clé ? [THOMAS:] De votre coffre-fort... parce qu'avec de l'argent... [ARTHUR:] De l'argent ? Est-ce que j'en ai ! [THOMAS:] Comment ? [MARINETTE:] Puisqu'il n'en a pas ! [THOMAS:] J'entends bien, mais... Ah ! bon ! le tic ! je suis prévenu. [ARTHUR:] Au fait, tu m'y fais songer... l'argent est le nerf de la guerre... Tu mettras vingt-cinq louis dans mes poches... De l'or, tu entends ? de l'or... [THOMAS:] De l'or !... [ARTHUR:] Oui, tu en feras. [THOMAS:] Faire de l'or ! il me prend pour un apothicaire ! [ARTHUR:] Je te donne une heure... Pour toi, c'est une bagatelle. [THOMAS:] Bagatelle !... lui aussi... bagatelle ! [ARTHUR:] Dis à ta maîtresse de ne pas perdre courage ; qu'elle se repose sur moi et sur Frontin... Je vais à ma toilette... Mon habit dans un quart d'heure... je compte sur toi. Adieu, Marinette.
[THOMAS:] Marinette !... la petite, c'est Marinette !... N'oublions pas la commission de l'autre. Peste ! le joli minois ! [MARINETTE:] Hein ? [THOMAS:] D'honneur ! voilà un morceau de roi ! [MARINETTE:] Voyez-vous ce lourdaud ! [THOMAS:] Elle ne dit rien... continuons... C'est ennuyeux, mais j'ai promis. [MARINETTE:] Tout beau ! manant ! [THOMAS:] Aïe ! Dites donc, vous, là-bas... c'était pas convenu. [MARINETTE:] Téméraire ! quels sont tes états de service, pour en conter à Marinette ? [THOMAS:] Je vous en conte, moi ?... C'est vous qui m'en comptez... des soufflets ! [MARINETTE:] Combien as-tu trompé de maris jaloux et dupé de pères nobles ? combien as-tu ruiné de coquettes ? combien as-tu desséché de financiers ? Réponds, jeune présomptueux, qui ose lever les yeux sur moi ! As-tu jamais, pour faire réussir une intrigue, risqué les galères ou frisé glorieusement la potence ? [THOMAS:] Friser des potences !... en voilà une profession ! [MARINETTE:] Non ! tu n'as pas d'exploits, pas de hauts faits ; tu n'es qu'un valet obscur. [THOMAS:] T'obscur ! Oh ! [MARINETTE:] Et tu veux plaire à Marinette ? Allons donc !... [AIR:] Je vois sur sa figure. Voyez donc la figure Du brillant séducteur !... Faire le joli cœur ! Je puis bien être tendre, Mais pas pour ton museau ! Qu'il est beau ! qu'il est beau ! Attends-moi sous l'ormeau ! Au revoir, attends-moi sous l'ormeau ! Je t'enverrai ma suivante !
[THOMAS:] Oh ! c'te bégueule !... Je t'enverrai ma suivante !... Si je comprends quelque chose à tout ce qu'elle m'a dégoisé là... avec ses pères nobles, ses financiers... ses galères... Je soupçonne sa moralité... Mais, j'y pense... l'autre qui attend son habit... Où diable trouver un tailleur ?... J'ai beau chercher dans le quartier... Voyons donc si, avec cette mécanique... Orientons-nous un peu !... Oh ! je connais ça !... c'est le quai de la Ferraille... Qu'est-ce qui vend des habits par ici ?... Une boutique bleue... tiens ! c'est un perruquier... Ah ! la belle enseigne ! une Renommée !... Ah ! mon Dieu !... au second étage... un mari qui embrasse sa femme !... Tiens ! tiens ! elle lui rend !... Eh bien, eh bien ! ne vous gênez pas !... Oh ! par exemple ! on ferme les rideaux... Fermez vos rideaux !... Avec tout ça, pas le moindre fripier !... Comment faire ? [ARTHUR:] Frontin !... Tiens ! [THOMAS:] Comme si cet habit n'était pas encore très propre... Dieu me pardonne ! il est tout neuf !... Oh ! il a peut-être quelques défauts... Voyons donc, voyons donc. Non ! je ne vois pas... Après ça, le comte est peut-être mal fait !...
[SERIGNY:] Il était temps ! [THOMAS:] Hein !... Au voleur ! au voleur ! [SERIGNY:] Silence ! Au nom du ciel, ne me perdez pas ! [THOMAS:] Arrière, inconnu ! Je suis armé ! [SERIGNY:] Ne craignez rien ! Gentilhomme comme vous, je suis poursuivi, traqué pour un motif... honorable. [THOMAS:] Connu ! C'est un filou ! [SERIGNY:] J'ai pu parvenir jusqu'ici à l'aide de ce grand balcon... Ecoutez !... non ! je n'entends plus rien !... je puis encore me sauver... [THOMAS:] Je ne vous retiens pas. [SERIGNY:] Mais cet habit qu'ils ont vu dans ma fuite pourrait me trahir... Donnez-m'en un autre !... Un habit ! au nom du ciel, un habit ! [THOMAS:] Encore un qui veut un habit ! [SERIGNY:] Quoi ! monsieur, vous hésitez ? [THOMAS:] Eh ! vous croyez que c'est facile. D'abord, monsieur, les habits sont très demandés par le temps qui court, et... [SERIGNY:] Eh ! monsieur, je n'ai qu'une minute ! [THOMAS:] Eh ! monsieur, je n'ai qu'un habit ! [SERIGNY:] Donnez toujours, je m'en contenterai ! [THOMAS:] Il est charmant ! Eh bien ! et moi ?... J'irai donc nu-bras, comme un boulanger ? [SERIGNY:] Vous prendrez le mien. [THOMAS:] Un instant !... Boutons d'or, doublure de soie... ça me va !... Ah çà ! c'est bien cousu, au moins ? [SERIGNY:] Encore un service, monsieur... Je quitte la France, je passe la frontière... C'est un dernier adieu que je veux adresser à une personne qui m'est bien chère !... [THOMAS:] Allez, allez, pendant que vous y êtes, bah ! [SERIGNY:] Je puis partir maintenant, elle est en lieu sûr. [THOMAS:] Ah ! tant mieux ! [SERIGNY:] Tenez, soyez assez bon pour faire porter cette lettre à son adresse, tout près d'ici, à Bagatelle. [THOMAS:] Bagatelle ! encore bagatelle ! Qu'est-ce qu'ils ont donc tous à me poursuivre de ce mot-là. Je vais appeler un Auvergnat. [SERIGNY:] Non pas, un de vos gens... un homme fidèle, discret... [THOMAS:] Soyez tranquille, elle sera portée... Elle est portée. [SERIGNY:] Maintenant, monsieur, votre main et votre nom ? [THOMAS:] Mon nom !... Thomas, de Poissy. [SERIGNY:] Monsieur de Poissy, vous vous êtes acquis aujourd'hui des droits à la reconnaissance et à l'épée d'un homme de cœur... Nous nous reverrons.
[THOMAS:] Bien des choses chez vous !... Il s'en va gai comme un pinson... Il croit qu'il a fait un bon marché... Des vrais boutons d'or !... du vrai velours ! [ARTHUR:] Ah ! bravo ! Frontin ! Je vois que tu as fait diligence. [THOMAS:] Quoi donc ? [ARTHUR:] Oh ! oh ! c'est du bon faiseur !... Tu as du goût ! [THOMAS:] Ah ! [ARTHUR:] Qu'as-tu donc ? [THOMAS:] Rien... Votre habit... [ARTHUR:] Voilà une heure que je l'admire... Voyons s'il me va. Mais c'est très bien, parfait... Je l'aurais commandé moi-même que... [THOMAS:] Oh ! [ARTHUR:] Quoi ? [THOMAS:] Il vous colle !... C'est un gant !... Il vous poisse ! [ARTHUR:] De la richesse ! de l'élégance ! [THOMAS:] Et puis c'est cousu... Malpeste ! [ARTHUR:] C'est bien, c'est bien... Ma bourse, maintenant... Donne-moi ma bourse. [THOMAS:] Ah ! oui... les vingt-cinq louis... Votre tic... [ARTHUR:] Comment !... mon tic ? [THOMAS:] Oui... J'vas vous dire : l'argent est si rare, en ce moment, que je n'ai pas pu avoir d'or... [ARTHUR:] Comment ! faquin ! je t'avais donné une heure, pourtant !... Mais à quoi es-tu bon ? Voyons, parle, que sais-tu faire ? Imbécile ! maladroit ! butor ! Je te ferai bien voir !... Ah ! ah ! ah ! Pardon, Frontin, réparation d'honneur... C'est moi qui ai tort... [THOMAS:] Une bourse ! [ARTHUR:] Et moi qui le grondais, ce pauvre garçon !... Ah ! dame ! c'est que tu joues la comédie dans la perfection !... De beau louis, ma foi !... Dix, vingt, vingt-six... Un de plus !... Ah ! Frontin ! tu fais trop bien les choses ! [THOMAS:] Il y en a vingt-six ?... C'est un de trop, je me suis trompé. [ARTHUR:] C'est juste ! Eh bien ! tu me le retiendras la prochaine fois. [THOMAS:] La prochaine fois !... Il mangerait le Pérou, avec son tic ! [ARTHUR:] Maintenant, allons trouver M. de Sérigny. Je suis content de toi, je te permets de te griser. [THOMAS:] Oh ! si ça vous était égal, j'aimerais mieux casser une croûte... L'estomac commence à... Je mangerais volontiers quelque chose de succulent... du veau... [ARTHUR:] Eh bien ! mange, mon garçon, mange du veau. [THOMAS:] C'est que... Où diable mettent-ils le garde-manger ? [ARTHUR:] N'es-tu pas embarrassé ?... Vous verrez, tout à l'heure, que je serai obligé d'apprendre à M. Frontin à dépister un dîner ! Ah ! la bonne plaisanterie ! Ah ! ah ! ah ! il est très drôle ! [THOMAS:] Je suis drôle ! je suis drôle !... Ah ! si la maison n'était pas si bonne !...
[ARTHUR:] Marinette ! [MARINETTE:] Tout est perdu ! [ARTHUR:] Ah ! mon Dieu ! [MARINETTE:] Ma maîtresse a disparu ! [ARTHUR:] Que dis-tu ? [THOMAS:] Elle dit : Ma maîtresse a disparu ! [MARINETTE:] Son frère est venu la chercher pendant que j'étais ici sans doute, pour la soustraire à vos poursuites. [ARTHUR:] Mais on connaît le lieu de sa retraite ? [MARINETTE:] Ah bien ! oui ! Sa tante même l'ignore. [ARTHUR:] Que faire ?... Où la retrouver ?... Ah ! si je n'écoutais que mon désespoir !... [MARINETTE:] Que dites-vous ? [THOMAS:] Il dit : Ah ! si je n'écoutais que mon désespoir ! [MARINETTE:] Eh ! j'entends bien ! [THOMAS:] Alors, c'est de la méchanceté... faire répéter, c'est de la méchanceté ! [ARTHUR:] Ah !... une dernière espérance ! Allons, Frontin, allons, en campagne !... l'oreille ouverte et le nez au vent. [THOMAS:] Le nez au vent !... Quel est son projet ? [ARTHUR:] Va, questionne, interroge... et si tu parviens à découvrir sa demeure, cent louis pour toi ! [THOMAS:] Cent louis ! quel bonheur ! [MARINETTE:] Oh ! un poulet ! [THOMAS:] Cuit ?... Où ça ? [MARINETTE:] Ah ! mon Dieu ! [THOMAS:] Hein ? [MARINETTE:] A mademoiselle Camille de Sérigny, au couvent de la Visitation. [ARTHUR:] L'adresse de Camille !... [MARINETTE:] Déjà ! [ARTHUR:] Et c'est Frontin !... [THOMAS:] Qu'est-ce que j'ai encore fait ?... [ARTHUR:] Mais tu es mon sauveur... mon bienfaiteur, mon ange tutélaire !... [THOMAS:] Je suis tout ça... tout ça à la fois ! [ARTHUR:] De qui peut être cette lettre ?... Ma foi ! en guerre, tout est permis ! [THOMAS:] La lettre de l'autre ! [ARTHUR:] Que vois-je ? la signature du frère... ! Une conspiration contre le régent !... il est compromis !... [MARINETTE:] Comment ! te voilà le confident du frère ?... [THOMAS:] Le frère ! le frère !... le frère à qui ? [MARINETTE:] Bien joué, Frontin !... Ah çà ! tu l'as donc vu ? [THOMAS:] L'autre ?... Oui. Nous avons jaboté un moment... Il n'est pas fort... je l'ai mis dedans. [ARTHUR:] Viens, Marinette... j'ai hâte d'arriver au couvent. [MARINETTE:] Mais, une fois là, comment entrer dans la place ? [THOMAS:] Parbleu ! par la porte ! [ARTHUR:] Il a raison ! Voici notre passeport. [MARINETTE:] Frontin n'a rien oublié ! [THOMAS:] Oh ! mon Dieu ! c'est le tout de s'y mettre... une fois qu'on y est... [ARTHUR:] Partons ! [AIR:] Quel amour de corsaire. On a les yeux sur toi ! Je veux doubler tes gages, Pour t'attacher à moi ! Quoi ! vous doublez mon gain ! Quel dommag'que j'ignore Ce que j'gagnais c'matin ! Je n'sais pas trop pourquoi. Je veux doubler tes gages Pour t'attacher à moi.
[THOMAS:] Hum ! hum ! hum ! tout ça pourrait encore être un peu plus clair... Cette Camille que je retrouve... à ce qu'il paraît... ce frère compromis... à ce qu'ils disent... et par- dessus tout, mon estomac qui crie... mais qui crie !... Ah ! je mangerais bien quelque chose de solide !... car, enfin, ce n'est pas juste... AIR de Joseph. Moi seul, hélas ! dans la nature, Je n'puis pas être restauré ! [SERIGNY:] J'arrive à temps ! [THOMAS:] Qui vive ? [SERIGNY:] C'est moi, monsieur de Poissy. Vous ne me remettez pas ? [THOMAS:] Tiens ! [SERIGNY:] Mais, comment !... cette livrée... un valet !... Mon habit, malheureux ! où est mon habit ? [THOMAS:] J'en étais sûr ! vous vous repentez du troc ?... J'en suis fâché !... mais quand on troque on troque !... Votre habit est en ce moment avec mon maître et la petite ; ils se promènent tous les trois. [SERIGNY:] Ton maître le porte ? Je l'attendrai ! Il me faut à tout prix ces papiers si compromettants. [THOMAS:] Eh bien ! ne vous gênez pas ! Qu'est-ce qu'il faut vous servir ? [SERIGNY:] Chut !... écoute ! [LE SERGENT DU GUET:] Gardez cette porte, messieurs, et que personne ne sorte ! [SERIGNY:] Le guet !... que faire ?... Oh ! dans cette chambre !
[ARTHUR:] Mais que signifie ?... [LE SERGENT:] Au nom du roi, je vous arrête !... Depuis deux heures nous vous cherchons. N'avez-vous pas fait partie d'une assemblée politique qui s'est tenue cette nuit chez le comte de Villaflor ? N'êtes-vous pas M. de Sérigny ? [THOMAS:] et ARTHUR, à part. — Sérigny ! [SERIGNY:] Ils le prennent pour moi... je suis perdu ! [LE SERGENT:] Ne cherchez pas à nier : votre signalement est exact, et cet habit confirme tous nos soupçons. [THOMAS:] Ah ! permettez ! Pour ce qui est de l'habit... [ARTHUR:] Silence ! Je suis M. de Sérigny ! [SERIGNY:] Il me sauve !... le brave jeune homme ! [ARTHUR:] Frontin, je n'ai plus d'espoir qu'en toi... il faut que tu sois ma planche de salut. [THOMAS:] Il veut que je fasse la planche ! [ARTHUR:] Où faut-il vous suivre, monsieur ? [LE SERGENT:] Au Châtelet. [ARTHUR:] Allons au Châtelet !
[THOMAS:] V'là que ça s'embrouille encore plus !... C'est-à-dire que je ne cherche plus à comprendre, et que... [SERIGNY:] Deux mots ! [THOMAS:] Comment ! vous n'êtes pas parti ?... Eh ben ! il est gai, votre habit ! [SERIGNY:] Silence ! Vingt-cinq louis pour toi, si tu exécutes bien mes ordres. [THOMAS:] Allez ! [SERIGNY:] Dans la doublure de l'habit, au côté droit, sont des papiers de la plus haute importance. Il faut à tout prix que tu pénètres dans la prison de ton maître, et que tu brûles ces papiers... Tu m'as compris ? [THOMAS:] Parfaitement ! [SERIGNY:] Grâce au dévouement de ce gentilhomme, cette nuit est encore à moi, je pourrai prévenir mes amis, et après... je sais ce que l'honneur m'ordonne. Toi, au Châtelet ! [THOMAS:] Va pour le Châtelet !... C'est égal, avant de brûler les papiers, j'aurais bien voulu savoir où ils mettent le garde-manger !
[AIR:] du Charlatanisme. Pour exprimer mon dévouement Jamais sera-t-elle assez large ?... Parfait... parfait !... Ce rapport est un chef-d'œuvre... de convenance... Mettons-le sous enveloppe. [A:] monseigneur le régent." Là... j'apposerai le cachet plus tard... Il peut survenir d'autres renseignements qu'il sera bon d'y ajouter... Pourtant, j'aurais voulu parler un peu de cette conspiration... Ma foi !... J'ai dit tout ce que je savais... et comme je ne sais rien... que le prisonnier n'a pas voulu parler... On a bien trouvé sur lui un billet adressé à Mlle de Sérigny, sa sœur... une lettre qui parle vaguement d'un danger qui le menace... d'une conspiration... Mais aucun détail... Les fils du complot nous échappent... M. de Sérigny n'est ici que depuis hier soir ; peut-être, avec le temps, se décidera-t-il à rompre le silence. D'ailleurs, je viens d'expédier au couvent de la Visitation un ordre de comparution pour sa sœur. On obtient souvent des aveux par des influences de famille. [FAYENSAL:] Mais c'est moi ! je vous dis que c'est moi !... J'ai mes entrées, que diable ! Isidore, c'est connu ici, Isidore Fayensal ! [DUMARSAY:] Ah ! c'est vous !... [FAYENSAL:] Oui, mon cher Dumarsay... Vous ne m'attendiez pas si matin ? [DUMARSAY:] C'est vrai... Et Mme Fayensal, donnez-moi donc des nouvelles de sa chère santé. [FAYENSAL:] Comme vous voyez, ça ne va pas mal... j'ai déjà fait, ce matin, trois conseillers et un procureur. [DUMARSAY:] Très bien, très bien !... Oserai-je vous demander si Mme Fayensal... [FAYENSAL:] J'espère que je suis un plaideur modèle ?... c'est-à-dire que je devrais gagner tous mes procès... à la course... Une fois une affaire entamée, plus de sommeil !... je passe mes nuits avec Barthole, je déjeune avec Cujas, et je soupe avec Papinien !... Enfin, c'est étonnant, je retrouve en moi une énergie... [AIR:] Les Anguilles, Les Jeunes Filles. Je deviens un petit salpêtre, Dans une activité fringante Je passe mes nuits et mes jours. Et votre femme ?... [FAYENSAL:] Ça l'enchante !... Elle voudrait plaider toujours ! Ah çà ! voyons où nous en sommes... Vous permettez ?... C'est ma liste de courses pour la journée... Tous les matins, Mme Fayensal me dresse un petit guide-âne, de façon que je n'ai plus qu'à aller me promener. [DUMARSAY:] C'est très bien vu. [FAYENSAL:] Le procureur, biffé... les trois conseillers, biffés... Voyons ce qu'il me reste à faire... "Passer chez Edmond..." J'y suis... Edmond, c'est vous... De l'écriture de ma femme encore ! [DUMARSAY:] O imprudente Eulalie ! [FAYENSAL:] Nous ne vous appelons pas autrement chez nous... C'est plus intime. [DUMARSAY:] Ah ! ce cher Fayensal ! [FAYENSAL:] Oh ! ce n'est pas moi... c'est ma femme qui trouve ça... Une faiblesse... une manie... Elle s'engoue comme ça pour certains noms de baptême... Vous n'êtes pas le premier, allez. [DUMARSAY:] Comment ! Mme Fayensal... [FAYENSAL:] Vous, passe encore : Edmond ! ça n'écorche pas la bouche... Mais ne s'était-elle pas amourachée un jour d'un certain nom d'officier bavarois... Attendez donc !... voyons... Eh ! parbleu ! je suis bien bon !... [DUMARSAY:] Eh bien ! ce nom ? [FAYENSAL:] Je l'attends.'Atchoumer !... Voilà ! [DUMARSAY:] Comment prononcez-vous ça ? [FAYENSAL:] Prononcer ! Allons donc !... Est-ce qu'on prononce le bavarois ?... On l'éternue. Atchoumer ! [DUMARSAY:] Dieu vous bénisse ! [FAYENSAL:] Merci... Eh bien ! elle était folle de ce nom-là ! [DUMARSAY:] O Eulalie ! [FAYENSAL:] Ah çà ! mais, je bavarde et j'oublie que mon procès se plaide aujourd'hui. Avez- vous remis toutes les pièces à Lambert, mon avocat ? [DUMARSAY:] Soyez tranquille, elles sont chez lui. [FAYENSAL:] Et que pense-t-il de l'affaire ? [DUMARSAY:] Il la croit bonne. [FAYENSAL:] Parbleu !... Est-ce ma faute si tous les héritiers ne sont pas là ?... Que le filleul du défunt se présente, et je rends tout. [DUMARSAY:] Et vous n'avez aucune nouvelle de cet individu ? [FAYENSAL:] Pas la moindre ; ça me désole. [DUMARSAY:] A quelle heure se plaide votre procès ? [FAYENSAL:] A deux heures... Et je compte bien... [DUMARSAY:] Soyez tranquille... à deux heures j'irai présenter mes hommages à Mme Fayensal. [FAYENSAL:] Moi, je me sauve !... Il me reste encore deux conseillers à parcourir... A tantôt !... [DUMARSAY:] Au revoir, mon cher... Que le diable t'emporte !... C'est vrai, ce qu'il m'a dit... Je ne peux plus entendre éternuer ! [L'HUISSIER:] Monsieur le rapporteur, c'est un prisonnier qu'on amène... [DUMARSAY:] M. de Villeroi !... un personnage si puissant !... un seigneur que le régent ménage... qu'il craint même ! Faites entrer cet homme. [L'HUISSIER:] Par ici ! [DUMARSAY:] C'est bon ! Attends... "Rapport du 25 février. Cette nuit, un joueur, qui passait pour M. le comte Arthur de Bethmont, a triché au brelan des Petites-Ecuries. On a reconnu plus tard que cet homme n'était autre que le nommé Frontin, valet du comte, qui avait pris son nom et ses habits." Et au bas : "Je recommande cet homme à toute la sévérité de M. Dumarsay. Signé, de Villeroi." Ah ! mon gaillard !... Ici !... Ici donc ! [FRONTIN:] Pardon... C'est à moi que Monsieur faisait la grâce ?... [DUMARSAY:] Mais je te connais !... Tu es une de nos pratiques... un coquin !... Eh bien ! mais ton logement est vacant, mon garçon ! [FRONTIN:] Comment ! vous allez me mettre en prison !... moi qui appartiens à M. le duc de Villeroi ? [DUMARSAY:] C'est précisément sur sa recommandation... [FRONTIN:] Comment ? c'est ?... [DUMARSAY:] Ah ! mon coquin !... il paraît que tu exerces tes petits talents la nuit ?... [FRONTIN:] Moi ?... Dame ! les journées sont si courtes ! Que veut-il dire ? [L'HUISSIER:] Mlle de Sérigny attend dans le cabinet de M. le rapporteur. [DUMARSAY:] La sœur du prisonnier... C'est bien... Annoncez-moi... A [FRONTIN:] On prépare ton logement, mon drôle... Attends ici. Allons... je suis coffré !... Mais pourquoi ?... Comment ! je me présente hier chez M. de Villeroi, muni de certificats qui tous attestent ma probité, ma moralité et ma fidélité, on m'accueille, on me choie, on me fait dîner... et, ce matin, M. le duc me fait arrêter !... Que signifie ? Quand je suis entré, cet homme de robe lisait un papier... qu'il a remis sur ce bureau... Si je pouvais... "A monseigneur le régent..." Ce n'est pas ça. [THOMAS:] Dans la doublure de l'habit, au côté droit, sont des papiers de la plus haute importance. Il faut, à tout prix, que tu pénètres dans la prison de ton maître et que tu brûles ces papiers." Je tiens les paperasses... [FRONTIN:] Ah ! voici ! [THOMAS:] Je couve un refroidissement, c'est sûr !... Oh ! une cheminée ! [FRONTIN:] Tout cela est exact... Et c'est ce vieux duc cacochyme qui me dénonce !... Oh ! si je pouvais me venger !... [THOMAS:] Si on était curieux, tout de même !... Voyons donc ! voyons donc ! [FRONTIN:] Hein !... mais je ne me trompe pas !... le marchand de canards, mon remplaçant !... Et que fait là M. de Frontin ? [THOMAS:] Un étranger ! Tiens ! c'est vous !... Ah ! vous voilà, vous !... Et ça va bien, vous ? [FRONTIN:] Et toi ? [THOMAS:] Oh ! moi... j'ai été sur pied toute la nuit. [FRONTIN:] Je comprends... l'inquiétude... quand on a la conscience malade... [THOMAS:] Oh ! ce n'est pas précisément la conscience... Les prisons sont si humides... [FRONTIN:] Mais, pourquoi as-tu été arrêté ?... Tu as donc fait des tiennes ? [THOMAS:] Non, là, franchement... je ne suis pas ici pour les miennes... et même je ne sais pas trop pour lesquelles de qui j'y suis... Cependant j'ai une idée... Profitant de mes fréquents rapports avec le guichetier... que j'ai beaucoup importuné cette nuit... je l'ai interrogé sur ma position... Savez-vous ce qu'il m'a répondu ?... "Ah ! Jeune homme ! tout n'est pas rose, quand on conspire ! [FRONTIN:] Conspirer !... toi ? [THOMAS:] C'est l'opinion du porte-clés... Tel que vous me voyez, je suis chargé d'une mission de la plus haute importance. [FRONTIN:] Toi ? [THOMAS:] Oui. On me donne vingt-cinq louis pour brûler ces papiers. [FRONTIN:] Vingt-cinq louis ?... Et tu sais ce qu'ils contiennent ? [THOMAS:] Je viens de tes parcourir... Mais aujourd'hui les grands seigneurs écrivent si mal... et les marchands de canards lisent si peu... [FRONTIN:] Voyons ! [THOMAS:] Au fait, je peux me confier à vous... Vous êtes mon bienfaiteur... et puis, ça me mettra au courant. Allez... Moi, je vais tisonner... [FRONTIN:] Que vois-je ! des papiers de cette importance entre les mains de ce... [THOMAS:] Des pattes de mouche, hein ? [FRONTIN:] Une conspiration !... tout le plan des conjurés ! [THOMAS:] Eh bien !... de quoi qu'y retourne ? [FRONTIN:] Rien !... une folie... une correspondance amoureuse... une femme compromise... A part. Une liste... des adhésions... des signatures... [THOMAS:] Y a-t-y un mari ? [FRONTIN:] Il y en a cinq ! [THOMAS:] Cinq !... Eh bien ! cette historiette m'amuse, palsambleu ! [FRONTIN:] Quelle découverte !... Ces papiers entre les mains du régent... et plus d'un noble seigneur se réveillerait à la Bastille ! [THOMAS:] Il paraît que le frère est un gaillard ! [FRONTIN:] Les premiers noms de la noblesse de France ! Ah ! quelle idée !... un de plus... celui de Villeroi !... Ah ! monseigneur, vous allez me payer mes six mois de prison ! [THOMAS:] V'là que ça flambe !... Allons, allons, jetons tout ça au feu ! [FRONTIN:] Au feu !... C'est juste... Tu as promis... c'est sacré. [THOMAS:] Et mes vingt-cinq louis... c'est sacré aussi ! [FRONTIN:] Qu'est-ce que je pourrais bien lui donner en échange... Ah ! mes certificats !... Je m'en accorderai d'autres. Tiens, brûle. [THOMAS:] C'est ça, je vais faire ma petite cuisine... Dites donc, je vais fricasser cinq maris ! Un ! [FRONTIN:] Eh ! vite ! exerçons mes petits talents. [THOMAS:] Deux ! [FRONTIN:] Parbleu, monseigneur, votre signature se trouve là à propos... pour me servir de modèle. [THOMAS:] Trois ! [FRONTIN:] Mais... comment faire parvenir... Ah ! cette dépêche au régent. [THOMAS:] Quatre ! [FRONTIN:] En glissant ce papier sous ce pli... ça va tout seul !... le tour est joué ! et Villeroi couche à la Bastille ! [L'HUISSIER:] Sur-le-champ, monsieur le rapporteur. [THOMAS:] Et cinq... ! Eh bien ! il ne veut pas brûler, le cinquième mari !... Il fume ! [L'HUISSIER:] Suivez-moi, vous... Votre logement est prêt. [FRONTIN:] C'est trop de soin... Rien ne pressait. [L'HUISSIER:] Attendez... "A monseigneur le régent." C'est bien cela... M. le rapporteur m'a dit : cachetez et expédiez. [FRONTIN:] Bravo ! [L'HUISSIER:] Allons, en route ! [FRONTIN:] Où me loge-t-on ? [L'HUISSIER:] Au numéro vingt-huit. [FRONTIN:] Vingt-huit !... Attendez donc !... je connais ça !... Une ancienne habitation à moi. Il y a de la ressource. Au revoir, l'ami. [THOMAS:] Au revoir, mon bienfaiteur ! [AIR:] Avec ce coupable. Je vais t'introduire Ici près, dans ton logement ; Aujourd'hui, dans ce logement ? [FRONTIN:] Je vais t'introduire, etc. [THOMAS:] Lisette, ma Lisette !... Sa bonne amie, sans doute !... Ah !... et dire que j'en ai une aussi de bonne amie, à Poissy... O Pomone !... Elle demeure sur le marché aux Veaux... Je sens bien que je l'aimerai toujours... le veau... Ah !... Oh ! un juge !... Congédions les amours... Partez, partez, troupe folâtre ! [DUMARSAY:] Ah ! ah ! le valet du prisonnier... Si je pouvais l'amener à des révélations... Prenons-le d'abord par la bienveillance. Asseyez-vous, mon cher ! [THOMAS:] Son cher !... Il est très poli, ce gros-là. [DUMARSAY:] Asseyez-vous donc, ne vous gênez pas... Nous allons causer un instant, là, comme une bonne paire d'amis. [THOMAS:] Décidément, il est très brave homme... Il est très... Tiens ! il me semble que j'ai vu cette tête-là quelque part. [DUMARSAY:] Allons, parlez, ne me cachez rien. [THOMAS:] Puisque vous le voulez... je ne vous cacherai pas que je m'ennuie pas mal dans votre établissement. [DUMARSAY:] Eh bien ! tant mieux, parce que, comme ça, vous parlerez, pour en sortir plus tôt... Allons, parlez. [THOMAS:] Je ne vous cacherai pas non plus que j'aime le grand air, le beau soleil, les petits bluets. [DUMARSAY:] Alors, parlez. [THOMAS:] Encore ?... Mais je ne fais que ça. [DUMARSAY:] Voyons... Qu'avez-vous fait dans la soirée du dix-huit ? [THOMAS:] Dans la soirée d'avant-z'hier ?... J'ai mangé un canard. [DUMARSAY:] Ecartons ce détail. [THOMAS:] Ce bétail, vous voulez dire... Ecartons-le. [DUMARSAY:] Assistiez-vous à la réunion politique qui a eu lieu chez le comte de Villaflor, et que la police a interrompue ? [THOMAS:] Le comte de Villaflor ?... Connais pas. Bien sûr, j'ai vu ce bouffi-là quelque part. [DUMARSAY:] Vous le nieriez en vain... Hier, vous avez été dérangé. [THOMAS:] Hier ?... Non... ça ne m'a pris que dans la nuit... Même que ça m'a coupé l'appétit. [DUMARSAY:] Ne plaisantons pas, monsieur... Savez-vous bien que vous jouez avec la Bastille !... [THOMAS:] La Bastille... Comment... ce grand château tout noir... là-bas, là-bas !... Je badinerais avec ce monument ?... [DUMARSAY:] Peste soit de l'animal !... Décidément, tu ne veux pas avouer ? [THOMAS:] Il me tutoie, à présent ! [DUMARSAY:] Nous voulons faire le petit Brutus, le petit Catilina, trancher du conspirateur ?... Mais, songez-y, le cardinal de Retz n'est plus de saison et Cinq-Mars est passé. [THOMAS:] C'te malice ! Nous voilà en décembre. [DUMARSAY:] Au lieu de mériter ta grâce par un aveu loyal... [THOMAS:] Mais, mon cher monsieur... que j'ai vu quelque part... voilà trois quarts d'heure que vous tournez dans le même cercle, comme un déplorable écureuil... C'est vicieux, ça, c'est très vicieux ! [DUMARSAY:] Allons, puisque tu le veux... retourne en prison ! [THOMAS:] Hein ?... Il perd à être connu, ce gros-là. Comment !... vous auriez le cœur... Oh ! mais j'y suis !... je vous reconnais ! [DUMARSAY:] Moi ? [THOMAS:] Parbleu ! je savais bien que je vous avais vu quelque part... La lorgnette, la lorgnette !... Quai de la Ferraille... Vous êtes marié ? [DUMARSAY:] Moi ?... non ! [THOMAS:] Faut pas le nier... Elle est gentille, madame votre épouse... Hier, je vous ai aperçus... quai de la Ferraille... au second... [DUMARSAY:] Ah ! mon Dieu ! Eh bien ! quoi ? qu'as-tu vu ? [THOMAS:] Ce que j'ai vu ?... Hum ! hum ! Eh bien ! franchement, c'est une belle femme !... Moi, d'abord, j'aime les grasses. [DUMARSAY:] Chut !... et tu n'as dit à personne... [THOMAS:] Que vous embrassiez votre femme ?... C'est dans la législation... pourvu qu'on ferme ses rideaux... Ah ! faudrait fermer ses rideaux ! [FAYENSAL:] C'est encore moi ! [DUMARSAY:] Fayensal ! il ne manquait plus que ça ! [FAYENSAL:] Vous ne savez pas ce qui me ramène ?... En rentrant, je trouve une lettre de Lambert, mon avocat... Il est malade, très malade, Lambert... à la mort ! [THOMAS:] Ah ! le gaillard ! [FAYENSAL:] Il avait le dossier... [THOMAS:] Le dos scié ! Ça ne m'étonne plus, alors... On atteint rarement un âge avancé avec cet inconvénient. [FAYENSAL:] J'ai repris les pièces... Mais la cause est pour aujourd'hui, dans une heure. Jugez de mon embarras, mon ami ; il faut absolument que vous me trouviez un avocat. [DUMARSAY:] Eh bien ! laissez-moi vos papiers... je connais un jeune praticien... homme de talent qui se chargera de l'affaire. [FAYENSAL:] Mais tout de suite ? [DUMARSAY:] Trouvez-vous à deux heures au bas du petit escalier, près de la salle d'audience, et la première robe noire qui descendra... [FAYENSAL:] Mon homme sera dedans ?... Ah ! vous me rendez à la vie Dites donc... est-ce heureux que je sois connu dans le quartier ?... Lambert qui m'écrit vingt-sept, quai de la Ferraille, quand c'est trente-sept. [THOMAS:] Tiens ! vous demeurez aussi quai de la Ferraille, vous ? [DUMARSAY:] Hum ! hum ! [FAYENSAL:] Certainement... Trente-sept... la maison du perruquier... à la Renommée. [THOMAS:] Hein ?... vous êtes marié ? [DUMARSAY:] Silence ! [THOMAS:] Tiens ! tiens ! tiens ! Permettez-moi, monsieur, de vous en féliciter... c'est un beau brin de femme !... mais, là, ce que les amateurs appellent un beau brin de femme ! [FAYENSAL:] Mais vous vous trompez... c'est moi... c'est moi qui suis le mari. [THOMAS:] Ah ! c'est vous qui l'êtes ?... Eh bien ! ça me fait plaisir... C'est un beau brin de femme ! [DUMARSAY:] Le pendard ! [FAYENSAL:] Vous connaissez ma femme ? [THOMAS:] Oui, je l'ai entrevue... Elle est assez volumineuse... elle me rappelle Pomone. [FAYENSAL:] La déesse ? [THOMAS:] Oui... une déesse... de Poissy. [DUMARSAY:] Mais, mon cher Fayensal, partez donc !... vous n'avez pas un instant à perdre ! [FAYENSAL:] Allons, adieu !... j'ai encore une heure de carrosse à dépenser... Je me sauve... [DUMARSAY:] Soyez tranquille. [AIR:] Amour d'un jour. MSa vie Est toujours bien remplie ! IlJe courts du matin jusqu'au soir ! Moment Charmant ! Au vieux lutteur Vous rendez toute sa vigueur ! [THOMAS:] En voilà une fameuse ! Ah ! elle est bien bonne, celle-là !... [DUMARSAY:] Ce misérable est maître de mon secret ! [THOMAS:] Je vous approuve ; ainsi ne vous gênez pas... je vous approuve, je vous dis ! [DUMARSAY:] Voyons... que veux-tu ? [THOMAS:] Eh bien ! je veux... Mais vous ne voudrez pas... Je veux m'en aller ! [DUMARSAY:] Et si je t'en donne les moyens... tu me promets le silence ? [THOMAS:] Oh ! un silence d'abricotier ! [DUMARSAY:] Eh bien !... C'est le seul parti... Prends cette robe d'avocat... avec ça, on passe partout... Ou plutôt, attends ! "Laissez passer..." Songes-y bien ! ton intérêt me répond de ta discrétion ! [THOMAS:] Dormez sur les deux oreilles... Ah ! seulement, fermez les rideaux ! [DUMARSAY:] Et, maintenant, tu es libre ; va te faire pendre ailleurs ! [THOMAS:] Me faire pendre ! Si c'est pour ça qu'il me donne un laissez-passer !... Ah ! c'est égal, me voilà libre !... Il y a pourtant une chose qui m'ostine... Depuis que j'ai abdiqué le canard, tout me réussit comme par enchantement... Mon maître me demande un habit... crac ! la fenêtre s'ouvre... Entrez... c'est l'habit... ! De l'or : première poche à gauche... en voilà !... Le pire, c'est qu'aujourd'hui ça continue de plus belle !... J'émets simplement le vœu de m'en aller... et on me dit : Va-t'en, mon garçon ; du moment que tu te déplais ici, va-t'en ! Pourtant, dans une prison, ça ne se fait pas, ça ne se fait pas toujours, toujours. Ah ! mon Dieu !... si j'allais devenir sorcier sans m'en douter !... Eh mais ! eh mais !... il y a comme ça, dans l'air, un tas d'esprits malins !... [ARTHUR:] Ah ! Frontin, te voilà ! [THOMAS:] Hein ? [ARTHUR:] As-tu vu le rapporteur ? [THOMAS:] Il me quitte à l'instant. [ARTHUR:] Je meurs d'impatience !... Mon procès se plaide aujourd'hui. [THOMAS:] Votre procès... Ah bah !... A votre place, je n'y penserais pas... Faites comme moi... Je m'en bats l'œil, moi, de votre procès. [ARTHUR:] Oh ! toi, tu es d'un sang-froid... Mais songe donc que mon adversaire a de l'influence !... [THOMAS:] Qu'est-ce que ça me fait ? [ARTHUR:] Que son avocat est éloquent !... [THOMAS:] Oh ! éloquent !... Comment s'appelle-t-il cet avocat ?... Voyons, cet avocat... [ARTHUR:] C'est le fameux Lambert. [THOMAS:] Lambert !... Il ne plaidera pas, nous lui défendons de plaider. [ARTHUR:] Et pourquoi ? [THOMAS:] Il est malade... Il a mal au dos. [ARTHUR:] Comment sais-tu ?... [THOMAS:] Ah ! dame ! on a sa petite police. [ARTHUR:] Et Camille, où est-elle, maintenant ? Quand la verrai-je ?... Jamais, peut- être ! [THOMAS:] Qui sait ? Eh ! mon Dieu ! il ne faut pas dire fontaine... Camille ne viendra pas. [ARTHUR:] Que le ciel t'entende ! [UN HUISSIER:] Laissez passer Mlle de Sérigny ! [ARTHUR:] Mlle de Sérigny !... [THOMAS:] Bravo ! [ARTHUR:] Camille ! [CAMILLE:] Arthur ! [ARTHUR:] Vous ici !... Par quel hasard ?... [CAMILLE:] Je croyais trouver mon frère... Comment se fait-il ?... [ARTHUR:] J'ai pris sa place... Mais vous ?... [CAMILLE:] Je l'ignore... Une citation, venue je ne sais d'où... [MARINETTE:] C'est Frontin qui aura réglé tout cela... Il aura trouvé moyen de nous faire citer. [ARTHUR:] Ah çà ! tu es donc sorcier ? [THOMAS:] Un peu... un peu... V'là que ça se voit ! v'là que ça se voit ! [ARTHUR:] Les moments sont précieux... on va nous séparer... pas pour longtemps, j'espère... Votre frère est compromis... j'ai pris sa place pour lui donner le temps de quitter la France... Et, bientôt, vous serez seule, Camille. Mais, rassurez-vous, il vous restera un protecteur, un amant... un mari, et nous serons réunis pour toujours. [SERIGNY:] M. de Bethmont l'époux de ma sœur !... jamais ! [CAMILLE:] Mon frère ! [THOMAS:] Celui-là, c'est pas de ma faute... je ne l'ai pas demandé. [ARTHUR:] Daignez m'entendre !... [CAMILLE:] Lui ! qui vient de se dévouer pour vous ! [SERIGNY:] Je reconnais, monsieur, que vous vous êtes conduit en gentilhomme... Je sais tout ce que je vous dois... je ne l'oublierai pas... Monsieur de Bethmont, je vous remercie ! [ARTHUR:] Vous consentez ?... [SERIGNY:] Je le voudrais, monsieur, mais il y a entre nous un obstacle insurmontable ! [ARTHUR:] Ma fortune ?... mais elle dépend d'un procès... [SERIGNY:] Fi ! monsieur... Le comte de Sérigny ne vend pas sa sœur ! [ARTHUR:] Mais alors, expliquez-vous. [SERIGNY:] Avec vous ?... impossible !... Après ce que je vous dois... Aller, en face... Jamais ! jamais ! [ARTHUR:] Monsieur, je suis en droit de vous demander... [SERIGNY:] Monsieur... [ARTHUR:] D'exiger même... [SERIGNY:] C'est vous qui le voulez ?... soit... Alors, faites choix d'un ami, d'un ami discret... et... à lui... je promets de tout révéler. [CAMILLE:] Quel est ce mystère ? [THOMAS:] Je n'ai plus rien à faire ici... Je m'en vas. [ARTHUR:] Un instant !... Au fait ici, je n'ai pas le choix... Frontin, reste avec M. le comte et retiens fidèlement toutes ses paroles. [SERIGNY:] Y pensez-vous !... un valet ! [ARTHUR:] Un ami, monsieur, qui a toute ma confiance ! [THOMAS:] Je reste, bon ami. [SERIGNY:] Encore une fois, monsieur ne me forcez pas à cette explication... inutile. [ARTHUR:] Frontin est à vos ordres, monsieur le comte. [AIR:] O honte nouvelle. Fortune ennemie ! Elle m'est ravie ! Non ! plus de bonheur ! Quelle tyrannie ! Non ! plus de bonheur ! Oh ! ma sœur chérie, Quelle tyrannie ! Pour elle, la vie N'a plus de bonheur ! [SERIGNY:] D'abord... ces papiers... tu les a brûlés ? [THOMAS:] Oui... gaillard. [SERIGNY:] Quant aux vingt-cinq louis... [THOMAS:] Ah ! à propos. [SERIGNY:] Tu les trouveras dans la poche de l'habit. [THOMAS:] Ah ! Je suis refait ! [SERIGNY:] Maintenant, parlons de ton maître... Il t'a choisi... et d'ailleurs, après le service que tu m'as rendu, je dois croire à ta fidélité, à ta discrétion. [THOMAS:] Eh ben, voyons, faisons ce mariage... hein ? [SERIGNY:] Jamais ! Jamais, te dis-je ! [THOMAS:] Il parle comme ça, parce qu'il ne sait pas... Je désirerai que ce mariage se fît promptement. [SERIGNY:] Vraiment ? [THOMAS:] Oui, je m'intéresse à ces petits... Voilà une affaire entendue. [SERIGNY:] Je suis tout à fait désolé de refuser, monsieur Frontin, mais... je le refuse. [THOMAS:] Vous y viendrez, allez... vous y viendrez. [SERIGNY:] Est-ce possible ?... Ton maître est joueur, et joueur malheureux sans doute ; mais cela n'est rien. [THOMAS:] Rien ? Parbleu ! voilà qui tourne, voilà qui tourne, mollasse ! [SERIGNY:] Une nuit ; c'était le vingt-cinq février... Cette date est là... Après plusieurs pertes importantes, irrité par le démon du jeu... un vertige... car je cherche à l'excuser... le malheureux a été surpris... On l'a vu ramenant à lui la fortune par des moyens... [THOMAS:] Grand Dieu ! SERIGNY. — Naturellement l'affaire a fait scandale ; on en a parlé, et aujourd'hui... Oh ! je donnerais tout au monde pour pouvoir douter ; mais le fait est certain... je le tiens d'un de mes amis, témoin de la scène... Puis-je maintenant lui donner ma sœur ? Allons donc ! ça ne se peut pas, ça ne se peut pas... Ohé ! tirez- vous de là, vous autres ? [SERIGNY:] Va donc le trouver, et dis-lui, avec ménagement toutefois, que je connais cette malheureuse affaire qu'il m'était impossible de lui dire en face... [THOMAS:] Merci !... Savez-vous ce qu'il me répondra ?... Des coups de canne... Non, voyez- vous, moi, j'aime la tranquillité et je vais m'absenter. [SERIGNY:] Tu es donc libre ? [THOMAS:] Oui... J'ai désiré un laissez-passer "Cette nuit, un joueur, qui passait pour M. le comte Arthur de Bethmont... [SERIGNY:] Arthur de Bethmont ! "Laissez passer le nommé Frontin..." Que signifie ?... Que vois-je sur le verso... Un joueur, qui passait pour M. le comte Arthur de Bethmont, a triché au brelan des Petites- Ecuries... On a reconnu plus tard que cet homme n'était autre que le nommé Frontin, valet du comte, qui avait pris son nom et ses habits..." Comment ! ce joueur... ce malheureux... C'était un valet !... Ah ! Dieu soit loué ! Frontin ! quel bonheur que tu sois un fripon ! [THOMAS:] Hein ? Qu'est-ce qu'il dit donc ? [SERIGNY:] Maraud ! ton maître est un honnête homme qui épousera ma sœur ! [THOMAS:] Bon ! le v'là retourné ! Ah ! bravo ! bravo ! bien joué, bien joué les autres ! Ah çà ! vous ne me lâcherez donc pas ? Comment ! je n'ai pas le droit de vouloir quelque chose qui n'arrive pas ! C'est un guignon ! D'abord, je vous préviens d'une chose... je sais bien que vous êtes là, allez... Vous me guettez, vous me mouchardez... Je ne fais aucun pacte avec vous, je ne vous connais pas ; tenez voilà comme je vous regarde ! Et, maintenant, je m'en vais... Ah ! mon Dieu ! et mon laissez-passer !... Il l'a emporté... Je ne veux rien de vous, au moins... ! Cette robe... Avec ça on passe partout, à ce que dit le vieux... Quelques papiers sous le bras pour faire la frime... Et maintenant, au petit bonheur ! [MARINETTE:] Eh bien ! où vas-tu donc ? [THOMAS:] Dans la campagne. [MARINETTE:] Comment ! tu abandonnes le champ de bataille au moment décisif... Frontin, monsieur Frontin, qui quitte la partie la perd. [THOMAS:] Mais elle est gagnée, la partie... Mon maître épouse ta maîtresse... Je viens de publier leurs bans. [MARINETTE:] Est-ce possible ! Tu es donc le diable ? [THOMAS:] Chut !... Ecoute, Marinette... je peux te dire ça à toi... Dans ce moment, tu causes avec un jeune homme qui sent le roussi... J'infecte le roussi, en ce moment-ci. Adieu, vous ! [MARINETTE:] Qu'est-ce qu'il a donc ? Il est fou ! [SERIGNY:] Oui, ma bonne sœur, je suis tout à fait revenu de mes préventions. Monsieur de Bethmont !... Recevez mes excuses, monsieur, et faites à Mlle de Sérigny l'honneur de demander sa main. [ARTHUR:] Mais... quel changement !... [SERIGNY:] Ne revenons pas là-dessus... C'est Frontin qui m'a éclairé... [TOUS:] Frontin ! [SERIGNY:] Maintenant, Camille, tu n'es plus seule, tu as un protecteur, un ami... Je dois reprendre ici ma place et mon nom... et je vais de ce pas... [ARTHUR:] Y pensez-vous ! Vous livrer ! quand il vous est si facile de passer la frontière ! [SERIGNY:] Rassurez-vous, mes amis, on a fait disparaître la seule pièce compromettante... celle qui nous perdait tous sans ressource ! [ARTHUR:] Et quelle main amie... [SERIGNY:] Encore celle de Frontin ! [TOUS:] Lui ! [MARINETTE:] Vive Dieu ! voilà un homme !
[SERIGNY:] Monsieur, veuillez faire rendre à la liberté M. le comte Arthur de Bethmont que voici : il a été arrêté par méprise ; je suis M. de Sérigny. [DUMARSAY:] Vous, monsieur ?... Si c'est un dévouement, je dois vous prévenir que le péril augmente pour M. de Sérigny. [SERIGNY:] Quel qu'il soit, je l'accepte ! [DUMARSAY:] Je ne puis, cependant, laisser sortir Monsieur avant de m'être assuré de votre identité ; la nouvelle qui m'arrive est trop grave pour ne pas prendre toutes les précautions... [ARTHUR:] Quelle nouvelle, monsieur ? [DUMARSAY:] On vient de faire parvenir à monseigneur le régent des révélations de la plus haute importance. [SERIGNY:] Et peut-on savoir ?... [DUMARSAY:] On parle d'un complot... De papiers contenant un projet de nouvelle régence... [SERIGNY:] Ciel !... [ARTHUR:] Qu'avez-vous ? [SERIGNY:] Frontin m'a trahi ! [ARTHUR:] Lui ! Oh ! il est incapable... Quel est ce bruit ?...
[FAYENSAL:] Mes quinze louis, monsieur, rendez-moi mes quinze louis ! [THOMAS:] De quoi ?... Vous me faites travailler, et vous voulez que je rende l'argent ? [ARTHUR:] et MARINETTE, à part. — Frontin ! [DUMARSAY:] Qu'y a-t-il ? [FAYENSAL:] Eh bien ! il est gentil votre avocat ! [DUMARSAY:] Mon avocat !... Ah ! mon Dieu ! moi qui ai oublié... [FAYENSAL:] Un âne, une bûche !... qui me fait perdre mon procès et veut garder mon argent ! [ARTHUR:] Comment ! j'ai gagné ! [THOMAS:] Rétablissons les faits : Je descendais le petit escalier, affublé de cette robe, qui me gênait beaucoup pour marcher... Tout au bas, je rencontre Monsieur... [FAYENSAL:] Deux heures sonnaient ; je lui crie : Est-ce vous ? [THOMAS:] Je lui réponds : C'est moi. [FAYENSAL:] Je lui demande s'il est prêt à plaider... [THOMAS:] Je lui réponds : A mort !... J'avais l'uniforme. [FAYENSAL:] Pour éviter les lenteurs, je lui mets quinze louis dans la main. [THOMAS:] Pour éviter les lenteurs, je les mets dans ma poche. [FAYENSAL:] Chemin faisant, je lui touche quelques mots de l'affaire. [THOMAS:] Chemin faisant, comme il m'ennuyait beaucoup, je lui dis : Ça me suffit. [FAYENSAL:] L'audience s'ouvre. [THOMAS:] Je vois une douzaine de messieurs très bien, derrière un grand comptoir, je salue tout ça. [FAYENSAL:] La partie adverse commence son plaidoyer. [THOMAS:] Mon confrère, quoi, mon confrère... [FAYENSAL:] Monsieur n'a pas l'air d'en saisir un mot. [THOMAS:] Je crois bien ; elle bégayait, la partie adverse. [FAYENSAL:] Tout à coup, Monsieur lève l'oreille. L'adversaire concluait par ces mots : [THOMAS:] Thomas !... que je m'écrie !... Vous demandez Thomas de Poissy ? il n'y a plus de procès avec Thomas... Eh bien ! quoi ! le voilà Thomas... Je vous l'apporte, je vous le sers, faites vot'bonheur ! [ARTHUR:] Quelle audace ! [MARINETTE:] Il est capable de tout ! [FAYENSAL:] Et voilà mon enragé de tribunal qui mord à l'incident et me condamne aux dépens ! Fi ! monsieur ! fi ! [THOMAS:] Tiens ! Quand on m'a dit qu'il s'agissait d'un testament sur quoi j'étais couché, et pour mille pistoles encore... je n'ai fait ni une ni deux... je leur ai aboulé un tas de papiers que je n'y connaissais rien moi-même... Ils ont farfouillé... Ils ont trouvé mon passeport avec mon signalement... "OEil en amande, nez engageant..." Et ils ont reconnu, en me reconnaissant, que vous me deviez mille pistoles depuis deux ans... Fi ! monsieur, fi ! [UN HUISSIER:] Un messager extraordinaire de la part de monseigneur le régent. [DUMARSAY:] Un messager du régent !... Je dois le recevoir au bas de l'escalier... Je reviens, messieurs, je reviens !
[SERIGNY:] A nous deux, maintenant !... Réponds ! combien te paie-t-on pour livrer un gentilhomme ? [THOMAS:] Hein ?... Qu'est-ce qu'il a encore, celui-là ? [SERIGNY:] Oui ! combien nous as-tu vendus ? [THOMAS:] Permettez, j'ai pu vendre des canards, mais des gentilshommes... c'est pas ma partie. [SERIGNY:] Misérable !... mais, les papiers que je t'avais confiés... est-ce toi qui les as envoyés au régent ? [THOMAS:] Quels papiers ? [SERIGNY:] Ceux de l'habit ! [THOMAS:] Encore !... mais ils sont brûlés, que je vous dis !... ils sont rissolés, vos papiers ! [SERIGNY:] Tu mens ! Mais, grâce au ciel, j'ai encore une épée !... et tu ne sortiras pas d'ici !... [ARTHUR:] Y pensez-vous ? [FAYENSAL:] Quelle drôle de conversation !
[ARTHUR:] Monsieur Dumarsay !... du calme ! [DUMARSAY:] Monsieur de Sérigny, votre épée... [SERIGNY:] Comment ! [DUMARSAY:] C'est la règle. [SERIGNY:] Allons !... [THOMAS:] C'est sa faute... il fait le méchant. DUMARSAY, après avoir descendu la scène, et parcourant la dépêche qu'il a à la main. — Ah ! par exemple !... "Ne donnez pas de suite à l'affaire de cette nuit : mettez en liberté M. de Sérigny. Parmi les noms des conspirateurs, il s'en trouve un que notre justice veut épargner ; c'est-à-dire que nous pardonnons à tous, pour ne pas avoir à punir M. le maréchal de Villeroi. [SERIGNY:] Villeroi !... Mais il n'était pas des nôtres !... comment se fait-il ?... [ARTHUR:] Frontin, peut-être... [SERIGNY:] J'ai compris... C'était bien audacieux ! [THOMAS:] Hein ! Oui, c'était... c'était risqué... Je n'y suis pas du tout ! [SERIGNY:] Tant de dévouement !... Oh ! merci ! Je me félicite, pour vous, messieurs, de l'heureuse issue de cette affaire... [THOMAS:] Eh ! l'ami, rendez, rendez l'épée ! [ARTHUR:] Et on osait le soupçonner, lui, le modèle des valets, le roi des Frontins ! [SERIGNY:] Mais, comment diable es-tu parvenu à vaincre tant d'obstacles en si peu de temps ! [THOMAS:] Oh ! ça, c'est mon secret... et tout me porte à croire que je ne le trahirai pas. [ARTHUR:] C'est qu'en vérité, il n'a pas son pareil !... Faut-il rapprocher deux amants ?... [THOMAS:] Moi ! pas vrai ! [ARTHUR:] Et tout cela avec tranquillité, avec bonhomie, comme un homme qui ne voit rien, qui ne comprend rien... Tenez, regardez-le avec son air bête... Tiens, embrasse-moi ! [THOMAS:] Comment ! vous voulez ?... Ah ! j'ai là un bourgeois bien caressant ! [ARTHUR:] J'espère, Frontin, que tu ne me quitteras jamais, que tu resteras toujours mon serviteur intime, mon valet de confiance. [THOMAS:] Oh ! non, pas ça ! j'ai maintenant d'autres idées... Mon héritage... la bourse de mon vieux client, ont révélé en moi une nouvelle vocation... je vais faire mon droit... Messieurs, si vous avez jamais besoin d'un avocat... Voilà !... Affaires de famille, affaires de cœur, affaires de... Je tripote un peu de tout ça... Thomas... maître Thomas, marché aux Veaux, à Poissy. Affranchir. [AIR:] des Trompes de Musard. Ah ! pour nous, quel jour heureux, Pour nos cœurs quelle ivresse ! A comblé tous nos vœux !
[COURTIN:] sort de sa chambre avec plusieurs lettres à la main ; il est courroucé. Il n'y a donc personne dans cette maison ? Holà !... quelqu'un !... c'est incroyable ! [LORIN:] Ah ! mon Dieu ! quel vacarme !... Tiens ! c'est monsieur Courtin, le beau-père de monsieur ! Ah ! enfin ! te voilà ? Vous êtes déjà levé, monsieur ? A sept heures du malin ! J'ai déjà écrit huit lettres ? Monsieur est indisposé ? Non ! Je t'ai sonné pour avoir des timbres-poste. Comment ! c'est pour ça que vous réveillez toute la maison ! Monsieur... pour une autre fois... on les met là !... Comme ça, je pourrai dormir ! [COURTIN:] Ah ! Lorin ! Monsieur ? Demain, à six heures, tu entreras dans ma chambre pour me raser. A six heures ?... du matin, monsieur ? Parbleu ! Est-ce que j'ai le temps de me raser le soir ? Dans les affaires, on ne se rase que le matin ! Ah çà ! Mais je ne t'avais pas encore regardé !... c'est étonnant comme tu as engraissé ! [LORIN:] Oh ! monsieur est bien bon ! Lorsque tu étais à mon service, à Caen, tu n'avais que la peau et les os... LORIN. Ah ! dame ! je trimais à votre service ! [COURTI N:] J'ai eu tort de te donner à mou gendre Vatinelle... il te laisse rouiller !... mais, pendant mon séjour à Paris, je me charge de faire tomber ce ventre-là ! Oh ! monsieur, il ne me gêne pas ! Si ! si ! la graisse précoce est un mauvais symptôme. Est-ce que monsieur restera longtemps avec nous ? Trois semaines ou un mois... le moins possible, je ne suis arrivé qu'hier soir de Caen... et l'ennui me prend déjà à la gorge... j'ai besoin de mouvement, d'activité. Aussi je vais tâcher de terminer promptement mes affaires ! C'est ça, monsieur, dépêchez-vous ! [COURTIN:] Voyons ma liste de courses... "Passer à la Douane, passer à l'Entrepôt. Marier ma seconde fille. Acheter deux cravates solides. Prendre des renseignements sur un nommé Chavarot, qu'on me propose comme futur. Voir son compte à la Banque." A quelle heure le déjeuner ? Très bien !... j'aurai le temps de pousser jusqu'à la gare d'Ivry... J'attends des sucres d'Orléans !... Bonjour !
[LORIN:] Et ça a cent mille livres de rente !... Oh ! oui, j'étais maigre ! M'a-t-il fait trotter à Caen ! Il ne peut pas rester cinq minutes en place... Ce n'est pas un homme, c'est du vif-argent !... Tandis que M. de Vatinelle, son gendre...voilà un maître ! il se lève à onze heures... il est doux, tranquille et bon enfant. Sa maison est un lit de plume, un oreiller. Sept heures et demie !... je vais me recoucher... On sonne ! ça ne peut être que M. Courtin !... il aura oublié quelque chose. [CHAVAROT:] il paraît à la porte du fond, il est très affairé. de Vatinelle ? Un tapissier ! à sept heures du matin ! on ne l'aurait pas reçu ! Dieu Soit loué ! j'arrive à, temps. Veuillez dire à Vatinelle que son ami Chavarot désire lui parler... Son ami Chavarot !... Vous entendez bien ?... Je prends tout sur moi... Il n'y a pas de consigne pour Chavarot, vous entendez bien ?
[CHAVAROT:] De Vatinelle va bien rire... à moins que Vatinelle ne se fâche !... Je lui ai emprunté son nom pour arriver près d'une danseuse... charmante ! Chavarot, ça sonne mal... Tandis que Georges de Vatinelle !... J'ai été admis tout de suite... à offrir un mobilier... 3800 francs !... c'est un peu raide ! mais j'ai fait un bon inventaire cette année... Je suis un drôle de bonhomme, moi ! .. Le 1er janvier, je me fixe une somme pour mes petits... égarements ! je la passe sur mes livres à l'article Bienfaits... à cause de mes commis... et jamais je ne la dépasse !... Je suis dérangé, c'est vrai, mais j'ai de l'ordre ! l'ordre dans le désordre... comme disait... chose !... J'ai donc offert le bois de rose... mais, quand le tapissier est venu présenter sa note à cette petite bête de Coralie, elle lui a répondu : "Est-ce que ça me regarde ? " et vlan elle lui a jeté la porte au nez... Naturellement cet industriel a fait des recherches... il a découvert l'adresse de mon ami de Vatinelle... et je sais qu'il doit se présenter aujourd'hui... Mais j'arrive à temps pour faire les fonds... Vatinelle ne peut pas se fâcher...il est garçon !... Ah ! s'il était dans le commerce !... SCÈNE IV. Eh bien ? Eh bien, monsieur dormait... je l'ai réveillé... il m'a appelé imbécile !... je lui ai dit : "C'est de la part de M. Chavarot ! L'ami Chavarot ! Oui... l'ami Chavarot ! Qu'a-t-il répondu ? Il m'a répondu : "Chavarot ?... ah ! il m'ennuie, Chavarot !..." et il s'est rendormi. Il n'est pas changé depuis deux ans que je ne l'ai vu !... J'ai un rendez-vous à huit heures... un rendez-vous d'affaires... je reviendrai... Priez-le de m'attendre. L'ami Chavarot, n'est-ce pas ? l'ami Chavarot !
[LORIN:] Je suis comme monsieur, moi... il m'ennuie, l'ami Chavarot ! Ah ! madame et mademoiselle Anna... Ainsi, ma chère Amélie, tu es heureuse ?... Et tu ne regrettes pas d'être mariée ? Oh ! non ; M. de Vatinelle est charmant pour moi... il est complaisant, aimable, dévoué... [AMELIE:] Je le crois !... nous ne nous quittons pas d'une minute, il m'accompagne jusque chez ma marchande de modes ! Oh ! que c'est beau !... Est-ce qu'il s'y connaît ? Parfaitement !... comme une femme ! J'ai besoin d'un chapeau... Tu me prêteras ton mari, n'est-ce pas ?... D'abord, je ne veux pas de papa... il ne comprend que les chapeaux verts et les robes puce... C'est la grande mode à Caen ! Tu ne sais pas à quoi je pense en te regardant ? Nous aurions la paire... Et ce mari... si je l'avais trouvé ! Que dis-tu ? Chut ! ne me trahis pas ! c'est un bien bon jeune homme, qui a l'air doux, timide... ce qui ne l'empêche pas de se mettre très bien ! il est venu passer un mois à Caen... à l'époque des courses. [M:] Jules Delaunay ? C'est vrai ! tu le connais !... Eh bien... n'est-ce pas ? Je crois bien qu'il est distingué !... il fait courir !... il avait une lettre de recommandation pour mon père... et il venait le voir presque tous les jours... pendant qu'il faisait son courrier... Alors, c'était moi qui le recevais... Un jour, un mardi... j'aime le mardi, moi !... il m'a demandé, en rougissant, si j'aurais quelque aversion à devenir sa femme. Comment ! Je ne sais pas ce que je lui ai répondu... mais il m'a promis de nous faire une visite dès que nous serions arrivés à Paris. Oui, mais comment saura-t-il que nous sommes arrivés Paris ?... Ce pauvre garçon !... il est si timide ! Ah ! voilà le difficile !
[M:] Jules Delaunay ! [AMELIE:] Lui ! [ANNA:] Il est donc sorcier ! Nous parlions de vous ! Ah ! [AMELIE:] Tais-toi donc ! En vérité monsieur, cela tient du miracle !... mon père n'est arrivé qu'hier soir... [JULES:] il s'assied. [ANNA:] et AMELIE, étonnées. Ah bah ! Y a-t-il de l'indiscrétion, monsieur, à vous demander où vous puisez des renseignements si précis ?... Oh ! de grand cœur. [AMELIE:] Pour un homme timide ! [ANNA:] faut-il qu'il m'aime ! Ah ! M. Courtin a été si bienveillant pour moi ! .. Oui, sans doute... Mais est-ce bien à lui seul que cette visite s'adresse ? [JULES:] je ne comprends pas... ANNA. Ma sœur sait tout, .. C'est une alliée !... Comment ! madame, vous daignez vous intéresser... AMELIE. Au bonheur de ma sœur ? Oui, monsieur. Comment ! si tôt ? [ANNA:] Si tôt ? On voit bien que tu es mariée, toi ! [JULES:] il se lève. A quelle heure pensez-vous qu'elle pourra rencontrer M. Courtin ?
[LES MEMES:] Mon père ? Justement le voici ! Suis-je en retard ? [M:] Delaunay... [ANNA:] Tu sais bien... M. Jules... qui est venu l'année dernière à Caen ! Ah ! oui ! M. Jules !... Vous faites courir... des chevaux maigres... enveloppés dans des couvertures ? C'est très bien ! très bien ! Monsieur... [JULES:] Je tenais à vous remercier, monsieur, de l'accueil bienveillant que vous avez bien voulu me faire à Caen... Il n'y a pas de quoi !... Vous m'étiez recommandé par Dumirail... un de mes correspondants... avec lequel je fais beaucoup d'affaires... Il va bien, Dumirail ? JULES. Mais... parfaitement ! Il a fait cette année un bien beau coup sur les colzas... J'allais le faire, il m'a prévenu ; c'est le commerce !... je ne lui en veux pas... Mes amitiés à Dumirail. [ANNA:] A midi !... Madame... Monsieur... Mes amitiés à Dumirail ! Je n'y manquerai pas. Il est ennuyeux avec son Dumirail. Je vais achever de m'habiller... je te laisse avec papa... Parle-lui de M. Jules ! prépare-le !...prépare-le !
[COURTIN:] Il est fort aimable ce M. Delaunay ! Quel M. Delaunay ? Ah oui ! sa cravate est très bien mise... ça doit lui prendre beaucoup de temps... A propos de cravate... je viens d'en acheter deux... Comment trouves-tu ça ? Ah ! c'est trop épa... COURTIN. J'ai demandé du solide... Dans le commerce, il nous faut du solide ! Je prierai ta sœur de me les ourler. Ah çà ! où est donc ton mari ? .., Je ne l'ai pas encore vu... Comment, se lever ? A dix heures ! Et puis, hier, nous avons eu une journée très fatigante... Nous sommes allés voir une exposition de camélias. Qu'est-ce que c'est que cela ?... des fleurs ?... Ah ! il y en avait de magnifiques'. Après, Georges m'a accompagnée chez ma modiste... et, en revenant, nous avons fait trois visites... trois !... et tout cela à pied ! Parbleu !... j'arrive bien de la gare d'Ivry. Des camélias ! des modistes !... Eh bien, et ses affaires... quand les fait-il ? Quelles affaires ? Sa place ! son bureau !... ou son comptoir ! car je ne sais pas au juste ce qu'il fait... Dans ses lettres, il ne m'en parle jamais... Quand il t'a demandée en mariage, il a été convenu que M. de Vatinelle prendrait une occupation... Je n'aurais jamais voulu d'un gendre oisif ! Voyons, que fait- il ? Ne te fâche pas !... D'abord il touche nos loyers... Ça, c'est bien. Après ? Après ?... Il m'aime ! Il t'aime !... c'est un devoir... mais ce n'est pas une profession ! Puisque nous sommes heureux ! Heureux ! sans rien faire !... C'est-à-dire que j'ai un gendre qui se croise les bras ! Ah ! voilà qui est fort !... Le gendre de la maison Courtin de Caen !... Mais ça ne me va pas !... Ça ne peut pas m'aller... nous ne sommes pas convenus de ça !
[VATINELLE:] Eh ! bonjour, cher beau-père !... [COURTIN:] Bonjour, monsieur... Il est devenu énorme.. Ils sont tous gras dans cette maison ! Moi, j'arrive de la gare d'Ivry, monsieur ! Vraiment ?... C'est une bien jolie promenade ! [AMELIE:] Bonjour, petite femme ! Vous permettes beau-père ? Faites, monsieur, faites ! Ah ! c'est que, sans vous en douter, vous êtes tombé dans un nid de tourtereaux. Tais-toi donc ! Je ne sais pas si le Grand Turc est heureux... mais je n'échangerais pas mon bonheur contre le sien, ou plutôt contre les siens, car il paraît qu'il en a une collection très variée... Vous permettez, beau-père ? Encore !... Mais votre lune de miel est passée, que diable ! Elle est passée... mais elle repousse tous les matins ! As-tu fini de débiter tes folies ? Jamais ! Je suis heureux... j'ai mon beau-père sous la main et je m'épanche... Vous ne pouvez pas vous figurer quel ange c'est que votre fille !... Bonne, douce, gaie, charmante ! Je ne me sens pas vivre... Il me semble que je glisse sur un ruisseau de lait dans un petit bateau de sucre candi fabriqué au Fidèle Berger. Ah ! à la bonne heure ! voilà une bonne maison ! Quoi ? Le Fidèle Berger ! des inventaires magnifiques ! Qu'est-ce qui vous parle d'inventaire ?... Tenez, vous ne savez pas aimer, dans le commerce ! [COURTIN:] Nous ne savons pas aimer ?... Monsieur, j'ai donné deux enfants à madame Courtin !... et vous, jusqu'à présent... [VATINELLE:] Chut ! ça viendra !... ça viendra ! [AMELIE:] Georges... que fais-tu ce matin ? Rien... je te regarde ! Et tantôt ? Ce sera ton tour ! [COURTIN:] Jolie occupation ! Et ce soir ? Ce soir... Beau-père, vous êtes indiscret ! Oh ! c'est trop fort ! ça me fait sauter au plafond, ces choses-là. Laisse-nous'... va rejoindre ta sœur ! Pourquoi ? Il faut que je cause avec ton mari ! [AMELIE:] Au revoir, Georges ! Mon père est mal disposé, ne le taquine pas. Adieu ! [VATINELLE:] Adieu !... adieu !... adieu ! Je vous demande si c'est comme ça qu'on fait les bonnes maisons !
[VATINELLE:] Rendons-lui justice... il n'a pas la mine folâtre. Eh bien, beau-père, avez-vous fait bon voyage ? tout le monde va bien à Caen ? Oui, monsieur... on se porte bien à Caen... on travaille ! Allons ! tant mieux ! Volontiers, beau-père... Quel air solennel ! [COURTIN:] Je ne sais pas faire de phrases... je vais vous parler la langue des affaires... Il y a un an, vous m'avez fait demander la main de ma fille par M. Pontvinoy, un de nos amis communs... vous n'aviez pour tout apport qu'une galerie de tableaux ; moi, je suis très riche... donc ce mariage ne me convenait pas du tout. [VATINELLE:] Je vous remercie. Elle est polie, la langue des affaires ! Vous aviez des gants blancs... de grandes relations... un certain jargon... et un titre de comte. Oh ! je m'en sers si peu ! Vous avez tort !... maintenant surtout que la nouvelle loi sur les titres a créé la disette sur la place... Toujours la langue des affaires ! Mais il ne s'agit pas de ça ! je vous ai donné ma fille, à vous qui n'aviez rien, avec une dot de cinq cent mille francs. Pardon... je désire seulement constater que je n'ai connu le chiffre que le jour du contrat... je ne savais qu'une chose... c'est que j'épousais un ange ! il s'est trouvé que l'ange était riche... cela m'a contrarié... mais je n'ai pas cru devoir le refuser pour cela. Parbleu ! Quoi, parbleu ? qu'entendez-vous par là ? Rien ! je continue... Je vous ai accordé ma fille à la condition expresse, acceptée par M. Ah !... j'ignorais cette clause secrète... [COURTIN:] J'arrive de Caen... et j'apprends que vous vous levez à dix heures, que vous allez voir des expositions de camélias, que vous vous promenez sur le boulevard avec un cure-dents... et un cigare à la bouche ! C'est exagéré ! l'un me gênerait pour fumer l'autre. Enfin, vous ne faites rien ! absolument rien !... vous n'avez pas même d'enfant ! après un an ! [VATINELLE:] C'est honteux ! Passer sa vie dans l'oisiveté, dans la paresse !... un gros garçon, fort et robuste comme vous l'êtes ! Pardon... j'ai des crampes d'estomac ! Vous mangez trop ! vous ne faites pas d'exercice ! Pourtant... vous ne prétendez pas me faire labourer la terre ? Il n'est pas question de labourer la terre ! mais il y a le commerce... l'industrie... on remue ses capitaux ! Oh ! mes capitaux... c'est autre chose... ils travaillent, eux !... je commandite une raffinerie... ils font du sucre mes capitaux ! Eh bien, et vous ? Moi ?... je le mange ! Ça n'est pas fatigant ! Dame ! si personne ne le mangeait, à quoi servirait d'en fabriquer ?... Le consommateur est un travailleur ! Un travailleur !... de la mâchoire ! Que voulez-vous ! moi, j'ai horreur des entreprises, des spéculations... je n'estime la Bourse qu'au point de vue de l'art... comme monument... dorique et corinthien... panaché. Soit ! tout le monde n'a pas l'intelligence des affaires... mais alors, quand on n'est pas doué, quand on n'a pas d'idées... eh bien, on demande une place ! Une place ? à qui ? Parbleu ! au gouvernement ! Ah ! je vous attendais là, beau-père ! Ah çà ! est-ce que vous prenez le gouvernement pour un bureau de placement ? Non ! mais avec vos relations... rien n'est plus facile !... Mais moi !... moi qui vous parle, quand je serai vieux, fatigué, usé, quand je ne pourrai plus faire d'affaires... Comme on entre aux Invalides ! Avouez, beau-père, que c'est une étrange manie que celle de notre époque !... et j'en enragerais... si je ne préférais en rire ! Quoi donc ? Aujourd'hui, chaque Français vacciné croit avoir droit à une place... encore un peu, on priera le gouvernement de distribuer des numéros d'ordre à messieurs les nouveau-nés. Toi, petit, tu seras dans la diplomatie... tu as la vue basse... Celui-ci sera marqué pour la marine. Cet autre pour les finances, côté des contributions directes. Tout le monde aura son bureau, sa petite table, son encrier et sa plume derrière l'oreille... Joli petit peuple !... tout cela grouillera, griffonnera... et émargera ! Qui veut des places ?... prenez vos billets ! Et à ces administrateurs, que manquera-t- il ?... une seule chose... des administrés !... mais on en fera venir de l'étranger... en payant le port ! Vous faites de l'esprit. Et pourquoi ? Mauvaise raison ! Après ? Le second, c'est que, la remplissant fort mal, j'occuperais la position d'un autre qui la remplirait peut-être fort bien... je ferais tort au gouvernement d'une part... et de l'autre je volerais à un employé laborieux et capable des appointements dont je n'ai pas besoin... Vous voyez que tout le monde y perdrait. Dites tout de suite que vous ne voulez rien faire ! Pourrait-on la connaître, sans indiscrétion ? Volontiers... beau-père ! Pourquoi travaille-t-on dans ce monde ?... pour gagner de la fortune, apparemment... Parbleu ! c'est bien malin ! Pourquoi veut-on gagner de la fortune ?... pour en jouir et se reposer. Se reposer !... c'est-à-dire... Oui, je sais qu'il y a de par le monde des loups maigres et voraces qui ne se reposent jamais... des joueurs avides et infatigables qui, après avoir ramassé tout l'or répandu sur le tapis, veulent encore gagner la table et les flambeaux ! Moi, je ne suis pas de ceux-là, j'ai la fortune, vous me l'avez donnée... Bien plus, j'ai le bonheur. Je suis content de mon sort, je ne demande rien. Pourquoi voulez-vous que je travaille ? pour faire aux pauvres une concurrence inégale ? ou pour me ruiner ?... ce qui serait encore plus bête ! Ah ! cela s'est vu, beau-père ! il ne faut pas trop vouloir gagner les flambeaux ! Tenez, vous allez crier au paradoxe ! mais je trouve, moi, que, dans une société bien entendue, l'apport du riche... c'est le luxe, l'amour des belles choses, l'oisiveté magnifique et intelligente ! [COURTIN:] L'oisiveté ! mais c'est horrible ! c'est révoltant ! c'est le renversement de l'édifice social !... c'est... c'est stupide ! ! ! Est-ce que la nature n'a pas donné deux mains à chaque homme ?... c'est pour travailler. Est-ce pour moi que vous dites cela ? Oh ! beau-père ! Tiens ! c'est vrai !... elles sont vigoureuses, vos mains !... Quel bel argument !... Mais tout le monde n'est pas aussi généreusement partagé... aux autres elle en a donné de petites. Eh bien, après ? C'est une révélation de la Providence qui dit à celui-ci : "Toi, tu seras maçon... ou casseur de pierres... Toi, tu seras artiste, penseur... flâneur... ou rentier ! Des petites mains ! des petites mains !... Tenez, voulez-vous que je vous dise mon opinion sur voire théorie ? La défense est libre ! Vous n'êtes qu'un fainéant ! Il y a eu des rois fainéants !... petites mains ! Vous m'ennuyez avec vos petites mains ! Ce que je vois de plus clair dans tout ceci, c'est que vous vous êtes fourré dans la dot de ma fille comme un rat dans un fromage. [VATINELLE:] Monsieur Courtin... je crois avoir fait preuve d'un bon caractère... mais il est des expressions qu'un homme de cœur ne peut entendre deux fois... je vous prie de ne pas l'oublier, monsieur Courtin ! Ah ! ça m'est bien égal !
[COURTIN:] Toi, tu peux être tranquille ! je ne te marierai qu'à un homme qui fera quelque chose... à un commerçant ! [ANNA:] Un commerçant ? mais, papa... Et il aura de grosses mains, celui-là ! j'en fais le serment ! Allons bon ! et M. Jules qui va venir avec sa sœur. Oh ! mon Dieu ! les voici !
[JULES:] Nous sommes aux regrets de nous être laissé prévenir. Encore une visite ! Ils ne font que ça, ces gens-là. [ANNA:] Pas de demande ! c'est changé. Hein ? [JULES:] Pas de demande... c'est changé ! [MADAME DE FLECHEUX:] Quelle démarche ? [JULES:] Je ne sais pas... Je te parlerai ! [MADAME DE FLECHEUX:] La situation est embarrassante !... Moment de silence, les personnages sont décontenancés. — A. [AMELIE:] Ah ! Madame, que votre robe est donc jolie ! Vous trouvez ?... C'est un cadeau de mon mari !... Vous avez là un point d'Alençon qui est d'un goût... Je préfère cela à la valencienne AMELIE. Oh ! moi aussi ! sans comparaison ! Et patati ! et patata ! Mon gendre qui s'en mêle ! il se fourre dans la dentelle ! C'est charmant sur un mantelet de soirée ! [TOUS:] Charmant ! charmant ! [COURTIN:] Charmant ! charmant ! " Quelle fortune on ferait, si on pouvait ramasser tout ce temps perdu ! Le voilà dans ses notes ! [MADAME DE FLÉCHEUX:] Qu'est-il donc arrivé ? [JULES:] et MADAME DE FLECHEUX. Comment ? [ANNA:] Si vous preniez un état ? Ah ! voilà une idée ! Moi ? Oui, un petit fonds de mercerie... avec une boite aux lettres... c'est une douceur ! Taisez-vous donc, nous ne sommes pas en train de rire ! Mon ami ! Je le crois bien ! Et quel commerce, encore ? Oh ! n'importe lequel !... Vendez ! achetez ! Mais quoi ? Il faut que je cherche une profession à présent ! Un homme qui fait courir ! Je vais chercher, mademoiselle... et, avant demain, j'aurai trouvé. [AMELIE:] Vous partez déjà ? [JULES:] Que diable pourrais-je bien vendre ? [VATINELLE:] Je sors avec vous... Je cours retenir une loge aux Italiens... Tamberlick chante... Serez-vous des nôtres ce soir, beau-père ? Hélas ! Rien... Je pense aux malheureux qui seront obligés de la lire.
[COURTIN:] C'est la peste que ces visiteurs-là !... Ça vient vous dévorer le plus pur de votre temps !... Moi, à Caen, j'ai écrit sur la porte de mon cabinet : "Je n'y suis jamais !..." Les renseignements que j'ai pris sur ce Chavarot sont excellents. [LORIN:] L'ami Chavarot !... M. Chavarot. Chavarot ! Il ne serait pas venu un tapissier ? [COURTIN:] Pardon, monsieur... Est-ce vous qui demeurez rue du Sentier, 12 ? Deux cent mille francs en compte courant à la banque de France... Caisse exactement ouverte de trois à cinq... jamais de protêts, bonne signature, parole en barre !... CHAVAROT. Moi, j'ai une fille, dix-huit ans, jolie, bien élevée, pas trop de piano, je suis pressé... Voyons vos mains ? Mes mains ? Très bien... Elles sont de calibre... Je vous offre ma fille ! Hein ?... à moi ? Pardon, monsieur... à qui ai-je l'honneur de parler ? [CHAVAROT:] Courtin de Caen ! premier crédit !... signature... Je donne cinq cent mille francs... pas dix sous de plus, pas dix sous de moins... moitié comptant, moitié en valeurs à quatre-vingt-dix jours... Oui, ou non ? Réponse !... J'ai preneur ! Je prends ! Touchez là !... Nous ferons le mariage fin courant. [COURTIN:] Je l'inscris également de parité... Voilà qui est fait ! Est-ce que vous connaissez Vatinelle ?
[COURTIN:] Il me plaît, ce gaillard-là !... il est actif... Il ne m'a pas même remercié !... Mais, dans les affaires, on ne se remercie pas... on se paye ! [AMELIE:] Georges n'est pas rentré ? Non... il flâne, il promène ses petites mains sur le boulevard ! Mon père, vous êtes cruel pour lui... qui est si bon ! Ma fille, l'oisiveté est la mère de tous les vices ; je ne sors pas de là ! Oh ! c'est bien ancien, ce que vous dites là ! J'y vois clair... Cela finira mal. Ton mari est dans une mauvaise voie, et... Qu'est-ce ? [M:] Vatinelle ? Je viens pour une petite note... une fourniture de meubles. Nous n'avons pas commandé de meubles. [COURTIN:] Voyons ? "Meubles fournis pour le compte de M. de Vatinelle, à mademoiselle Coralie, danseuse... Une danseuse ! Non !... ce n'est pas possible ! Une danseuse !... Il me trompait ! Ah ! Je te le disais bien... L'oisiveté est la mère de toutes les danseuses... Non !... de tous les vices !... [VATINELLE:] J'ai la loge !... mais ça n'a pas été sans peine ! Amélie !... ma femme !... [COURTIN:] Elle sait tout, monsieur ! Quoi ? Qu'est-ce que c'est que ça ? Six chaises Cupidon !... Une danseuse !... Vous me faites horreur !
[COURTIN:] Ainsi, c'est bien décidé... nous sommes d'accord ? Il faudra qu'il s'explique... et, s'il n'avoue pas... s'il refuse de se justifier... agissez, mon père ! Sois tranquille... tu peux compter sur moi. [VATINELLE:] Vous m'avez fait demander, beau-père ?... toi aussi, Amélie ? Oui, monsieur... Avez-vous réfléchi ? A quoi ? Je vous parle de cette note qui vous a été présentée hier soir... et que nous avons fait payer ce matin... Comment ! vous avez payé ? vous ! un commerçant ! Mais c'est absurde ! je vous répète que je ne connais ni ce tapissier ni cette danseuse ! [AMELIE:] Oh ! [COURTIN:] Du calme ! Votre système de défense est déplorable... et je crois pouvoir vous assurer qu'un aveu... Mais je n'ai pas à me repentir !... je suis victime d'une mystification... il faut qu'un monsieur se soit servi de mon nom pour voiler ses fredaines, mais si jamais je le découvre ! Mon opinion est que vous ne le découvrirez pas... Vous n'avez rien à ajouter ? Absolument rien ! Georges !... avouez !... je vous en supplie... Amélie, je vous ai donné assez de preuves d'affection pour avoir le droit de compter sur votre confiance... Vos soupçons me froissent et me blessent ! je ne veux plus que vous me parliez de cette affaire. Je ne veux plus ! C'est bien, monsieur... Agissez, mon père... agissez ! Agissez ! " Est-ce qu'elle voudrait me faire administrer une correction par le beau-père ? [VATINELLE:] Ceci me rassure. Je suis assis, beau-père. Nous allons parler la langue des affaires. Encore ? Vos précautions ? Je ne comprends pas. Avez-vous quelquefois lu votre contrat de mariage ? Ma foi, non !... je l'ai entendu bredouiller un jour par votre notaire de Caen... et je l'ai signé de confiance. C'est une sottise ! Plaît-il ? Moi, j'ai discuté le mien pendant deux mois... mais j'ai de grosses mains !... Puisque vous n'avez pas lu votre contrat... j'aurai donc l'honneur de vous apprendre que vous êtes marié sous le régime de la séparation de biens... Ah !... Après, monsieur Courtin ? Ah !... Après, monsieur Courtin ? Vous êtes bien bon ! Ah ! je comprends ! On me met au pain sec ! A la mode de Caen ! Vous ne serez donc pas surpris, monsieur, qu'elle ait fait choix, pour gérer sa fortune, d'une personne honorable, intelligente, capable... de votre serviteur, enfin. Ah !... enchanté ! Ah çà ! beau-père, vous êtes donc avocat ? C'est donc ça... Vous êtes né sous une feuille du... Code ! Voilà, monsieur, les résolutions que j'étais chargé de vous transmettre... Avez-vous quelques observations à faire ? Une question, d'abord. Je voudrais savoir si c'est bien Amélie... ma femme... qui vous a chargé da la mission que vous venez de remplir ? Je possédais sa confiance, elle me la retire... cela peut être humiliant pour moi... mais la coutume de Normandie est là ! Ah ! vous avez bien raison ! Au moins, sous ce régime, la position des époux est nette... Le mari n'est plus qu'une espèce de dame de compagnie... avec de la barbe ! un masculin quelconque... nourri, logé, habillé et chauffé... Quand il a été bien gentil... on lui donne une montre en or... avec sa chaîne ! S'il a été sage toute la semaine, s'il a été soumis, attentif, caressant... eh bien, le dimanche on le promène à la campagne avec un habit neuf... Mais qu'il s'avise d'élever la voix, de soumettre une observation à bonne maîtresse à lui... à genoux, Domingo !... au pain sec et à l'eau !... coutume de Normandie ! Ah ! le joli mariage pour un homme de cœur !... Touchez là, beau -père, que je vous remercie ! Aïe ! vous me faites mal ! C'est égal, je le tiens ! Laquelle ? La clef de la caisse ?... Ah ! c'est juste ! La voilà ! J'ai en poche trente-sept francs cinquante centimes, veuillez les encaisser. Oh ! gardez ! gardez ! nous ne sommes pas des Turcs. C'est ma semaine !... vous êtes bien bon. Aïe ! aïe ! vous me faites mal... Petites mains, petites mains ! Nous avons même pensé, ma fille et moi, que vous ne pouviez rester sans argent. Ah ! Vous recevrez une allocation de cinq cents francs par mois pour vos plaisirs et vos vices !... Assez, monsieur !... Je ne suis pas un mari à tant par mois ! Nous sommes aujourd'hui le 14... Vous pourrez passer demain à mon bureau... et même, quand vous aurez besoin de quelques petites avances... Ne vous gênez pas, on vous fera l'escompte... au taux légal. [LES MEMES:] Qu'est-ce ? que veut-on ? [LE MARCHAND:] Ah ! oui... Une surprise... pour ma femme ! [COURTIN:] Ah ! c'est magnifique !... Oui... Je paye toujours comptant. Pas aujourd'hui, par exemple !... Trente-sept francs cinquante ! A votre place, je renverrais le châle... Dans votre position... c'est une folie ! [VATINELLE:] Laissez cela !... je passerai demain. Très bien, monsieur ! ça ne presse pas ! C'est chevaleresque, ce que vous faites là... mais stupide !... car avec cinq cents francs par mois. Je croyais vous avoir dit que je les refusais. C'est encore mieux ! Avec rien par moisi... payer des cachemires de deux mille cinq cents francs... Ah ! à moins que vous n'ayez l'intention de travailler... avec vos petites mains !... Voyons, Vatinelle ! vous êtes jeune, vous jouissez d'une bonne santé... pourquoi ne chercheriez-vous pas une place ? Et alors, foi de Courtin ! je passerai l'éponge sur le passé... je pardonnerai tout... tout ! même vos faiblesses... parce que, quand on travaille, on peut s'amuser, on peut... Avoir des maîtresses ? Oui... C'est-à-dire non !... Vous me faites dire des sottises ? Adieu !... Cherchez une place !... cherchez une place !... Ah ! voilà un beau-père qui me le payera ! Et Amélie !... Amélie !... sur un simple soupçon, me blesser, m'humilier, me déshonorer... Ah ! je donnerais tout ce que je possède, trente-sept francs cinquante, pour causer avec le monsieur qui offre des mobiliers sous le nom de Vatinelle. [CHAVAROT:] Enfin, te voilà ! Chavarot... tu es venu ce matin... Excuse-moi... j'étais en affaires... Oui... tu dormais... Mon ami, je viens te conter une nouvelle à la main... une gaudriole. Ah ! tu tombes mal... je suis furieux... Connais-tu une danseuse du nom de Coralie, toi ? Hein ?... non... Pourquoi ? Figure-toi que cette demoiselle a pour sigisbée un monsieur... un polisson ! qui capitonne son boudoir sous mon nom CHAVAROT, à part. Le tapissier est venu ! Ton ménage ? Comment ! tu es marié ? Depuis un an... coutume de Normandie ! J'ai l'honneur de t'en faire part. Saprelotte ! Mon, ami permets-moi de te féliciter. Non ! ne te presse pas ! je te présenterai mon beau-père... Mais je jure bien que le soleil ne se couchera pas avant que j'aie corrigé ce monsieur... le monsieur qui capitonne. Tu n'as rien à me dire ? Adieu ! Où vas-tu ? Rue Tronchet, 24, chez cette Coralie ! je lui arrache le nom de son Arthur et... Et quoi ? Ce sera terrible ! Je ne te dis que ça... Au revoir, Chavarot ! Adieu !... je suis furieux ! il ramène ses cheveux avec la plus grande agitation. Nom d'un petit bonhomme !... où me suis-je fourré ?... Je le croyais garçon... Quand on saura que le monsieur... qui capitonne... c'est moi !... Voilà mon mariage flambé ! Cinq cent mille francs... et une jeune fille !... Je ne l'ai pas vue., mais elle me convient, elle me convient même beaucoup ! Que faire ? une idée !... ma voiture est à la porte... je brûle le pavé, j'arrive chez Coralie avant de Vatinelle, j'achète son silence et je suis sauvé. Mademoiselle... certainement !... mais les affaires... vous savez... J'ai bien l'honneur... [COURTIN:] C'est admirable !...à peine s'il t'a regardée ! Les affaires !... à la bonne heure... voilà un homme ! .., n'est-ce pas qu'il est bien ? Il est bien... bien laid ! Oh ! dans le commerce !...
[LORIN:] Ah ! oui... ce sont des courtiers... j'y vais ! Ah ! qu'est-ce que tu fais dans ce moment ? Tout ça ! C'est très pressé ! Va ! A pied, monsieur ? Tiens ! Si tu crois que je vais te donner un coupé ! je t'ai promis de faire tomber ce ventre-là... je le ferai tomber !... car je t'aime, moi ! Dépêche-toi. Douze courses !... il me met à l'entraînement comme un jockey !
[ANNA:] Mademoiselle Anna ! Monsieur Jules ! Êtes-vous seule ? Oui... entrez ! Eh bien, êtes-vous commerçant ? Pas encore ! J'ai cherché toute la nuit, je n'ai rien trouvé... Je ne sais pas quoi acheter... Mais on va à la Bourse, monsieur... ça inspire ! à la Bourse du commerce, de quatre à cinq... Eh bien, j'ai entendu beaucoup de messieurs qui criaient... Il y en a un qui disait : "Je donne des savons au quinze et je prends du cacao au trente et un !..." Ah ! une grande nouvelle, mademoiselle, on dit que le sucre va diminuer ! Eh bien ! il fallait opérer sur les sucres. Je voulais vous consulter... Ah ! vous n'avez pas d'énergie !... Tenez, je vais vous aider, moi... Vous ? Ah ! eh bien, achetez des cotons... puisqu'ils vont monter !... Vous n'avez pas l'air de comprendre le commerce ! Mais si, mademoiselle !... je veux bien acheter des cotons., . Mais c'est pour les revendre. C'est bien difficile !... Quand vous aurez vos cotons et qu'ils auront monté... vous irez à la Bourse, et vous crierez : "Je vends des cotons au quinze... ou au trente et un. Voyons, comment direz-vous cela ? essayez ! [JULES:] Je vends des cotons au quinze. Pas comme ça !... vous avez l'air de dire : "Ah ! le joli temps !..." il faut crier... On n'est pas timide à la Bourse !... recommencez ! Je vends des cotons au quinze !... qui veut des cotons ? prenez-moi des cotons ! A la bonne heure ! vous vendez très bien ! Soyez tranquille, maintenant, j'écouterai tout ce que papa dira, quand il parlera d'affaires... il est très fort, papa !... je vous redirai ce que j'aurai entendu... et votre fortune est faite ! C'est parfait ! Au moins, si je me trompe... votre père ne pourra pas m'en vouloir, je me tromperai avec lui... Papa ne se trompe jamais !... courez vite à la Bourse et achetez des cotons !... Avez-vous un carnet ? Un carnet ?... pour quoi faire ? Je ne sais pas... mais tous ces messieurs en ont... Non... voici le mien ! Votre carnet de bal ! Ah ! que vous êtes bonne ! Allez !... et surtout ne cassez pas le crayon ! [COURTIN:] Mes instructions sont données... je crois que je vais faire un joli coup de filet ! Tiens ! tu es encore là ? [ANNA:] Ah ! tu travaillais, toi ?... Elle n'a pourtant pas de grosses mains, celle-là ! Je crois que ça durera longtemps... Pour te remercier, nous irons tantôt, tous les deux, acheter un chapeau vert. La !... j'en étais sûre ! Mais pourquoi un chapeau vert ? C'est une nuance solide... et puis c'est riche !... Si tu avais vu, autrefois, à Caen, la belle madame Bocandin... lorsqu'elle passait devant la Bourse avec son chapeau vert et sa robe puce !... les transactions s'arrêtaient... net ! pour un moment. Je ne veux pas d'un chapeau qui arrête les transactions. D'abord, si j'avais été homme, j'aurais aimé le commerce, moi ! Je crois bien ! Tu n'es pas dégoûtée ! Oh ! le commerce ! l'industrie ! c'est si beau ! [COURTIN:] Vrai, là, tu trouves ? Depuis les chemins de fer qui mettent en communication directe les grandes artères du monde civilisé ! J'ai lu ça dans le journal ! Comme elle parle chemins de fer ! . si jeune !... C'est un ange ! Ainsi, tu n'aurais aucune répugnance à épouser un commerçant ? Ah ! chère enfant ! merci ! J'en ai un en vue pour toi. Un charmant garçon !... Tu le connais, il sort d'ici. Je m'en doute. Dites donc, petit papa... il paraît que les cotons vont monter ? Tiens ! tu t'occupes de cotons ? Est-elle gentille ! Oh ! je m'en occupe... C'est parce que je vous ai entendu dire ce matin : "Les cotons vont monter. Chut !... C'est le contraire !... Ils vont baisser ! Hein ?... Ah ! mon Dieu ! Généralement, quand je veux vendre, je dis à tout le monde : "Ça va monter ! " et, quand j'achète, je crie la baisse !... C'est vieux ! mais ça réussit toujours ! Mais c'est affreux ! tromper ainsi... c'est très mal ! Mais qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu es émue... Moi ? Du tout ! les cotons... ça m'est bien égal ! Et ce pauvre Jules !... Voilà un joli début !... Comment le prévenir ? [LORIN:] Déjà de retour... Tu as fait toutes mes courses ? A la bonne heure ! tu es expéditif. Je crois bien... je me suis payé une voiture à l'heure. [COURTIN:] Tiens ! pour te récompenser de ton zèle... je vais t'en donner d'autres... Encore ! mais, monsieur... Va... Dépêche-toi !... ça te fera du bien ! Je te trouve déjà diminué... Ah ! mais il est embêtant ! [ANNA:] N'achetez pas de cotons... ils vont baisser." Lorin ! Mademoiselle ? Vite ce billet à M. Jules Delaunay... à la Bourse ! Encore une course ! Dépêche-toi ! dépêche-toi !
[VATINELLE:] Et on parle des belles-mères !... mais c'est de la pâte de guimauve à côté de ceci ! O Seigneur qui m'écoutez, donnez-moi la richesse, et je fais vœu de fonder une cage au jardin des Plantes avec cette inscription : Beau-père alligator... donné par M. de Vatinelle ! Vous m'avez fait demander, monsieur ? Oh ! c'est parfaitement inutile ! Oh ! pardon, madame !... j'y tiens !... tout caissier qui reçoit son congé doit rendre ses comptes... c'est l'usage dans toutes les maisons de commerce... demandez à votre père. Madame, je vous en prie. Voici les recettes et voici les dépenses... Reste en caisse quatorze francs cinq centimes... Ah ! nous avons fait peu d'économies ce trimestre... les hivers sont ruineux à Paris... et puis nous avons eu les étrennes... mais voici la belle saison... et votre nouveau gérant sera sans doute plus heureux... c'est un homme fort capable... un Normand ! [AMELIE:] C'est mon père, monsieur ! Je ne le sais que trop, madame... Je relève ici pour mémoire une somme de deux mille cinq cents francs pour un cachemire non payé ! Un cachemire ! Je devine la destination de ce cachemire... il doit suivre sans doute certain mobilier... Non, madame... le voici !... Veuillez me permettre de vous l'offrir... c'est une surprise. Comment ! Georges... Je n'entends pas que votre position soit diminuée. Respectons la coutume de Normandie ! On nous a maçonné là-bas un contrat avec des séparations, des compartiments, des cloisons... on nous a mariés sous le régime cellulaire... Soumettons-nous ! Georges !... vous voulez me quitter ? Non madame... rassurez-vous... Je ne veux pas qu'on prenne madame de Vatinelle pour une de ces épouses sans mari, qu'on voit flotter à la surface des sociétés douteuses !... pour vous, pour moi, je resterai. Je resterai, mais je payerai pension. Vous êtes cruel, Georges... Cruel, avec vous ? non, madame !... Il y a des femmes avec lesquelles la raillerie serait une lâcheté... ce sont celles qui, se croyant trompées, se défendent avec leur cœur, avec leurs larmes, avec leur douleur... Mais il en est d'autres pleines de sang-froid, de présence d'esprit... dont l'œil reste sec, le cœur impassible... qui se contentent d'étendre le bras et de mettre la main sur l'argent... sur le sac !... Avec celles-là, madame, on ne craint jamais d'être cruel ! Est-ce bien vous qui me parlez ainsi ?... Georges, je ne vous demande qu'un mot... donnez-moi votre parole d'honnête homme que vous ne connaissez pas cette femme ? Non, madame... cela ne m'est plus permis, on m'accuserait d'avoir voulu reconquérir la clef de la caisse ! Dites plutôt que vous avez peur de vous parjurer ! Assez, monsieur !... je ne me prêterai pas plus longtemps à cette odieuse comédie ! Je n'insiste pas... Il me reste à vous remettre ces quatre mille francs à compte sur les loyers de votre maison... Le concierge... votre concierge ! ignorant ma destitution, vient de me les apporter à l'instant, je me suis permis de les encaisser... Les voici... Comptez, madame !... C'est bien ! Comptez donc... Vous ne voulez pas ?... alors je compterai moi-même. Permettez ! Un, deux, vous regardez, madame ? trois, quatre. C'est parfaitement exact. Merci ! Maintenant, madame, permettez-moi de former des vœux pour que monsieur votre nouveau gérant accroisse rapidement votre fortune... Il connaît les bonnes valeurs, les placements sûrs et avantageux. Je vous souhaite beaucoup d'Orléans, considérablement de Lyon... Assez, monsieur ! Je ne vous en fais pas de reproches... mais on paraît aimer l'argent dans votre famille, et vous- même... Amélie !... Oh ! vous les ramassez ! [VATINELLE:] Il a bien fait ! Eh bien, mon gendre... où allez-vous donc ? Ah ! enfin !...
[JULES:] Ainsi, mon billet vous est arrivé trop tard ? Oui, mademoiselle... Je venais d'acheter tous les cotons disponibles... la baisse est venue. Et vous perdez beaucoup ? Oh ! une bagatelle... quinze mille francs ! Mais comment se fait-il que monsieur votre père... qui ne se trompe jamais... ? Oh ! mon père... je ne suis pas contente de lui... D'abord il m'a acheté un chapeau vert... de vive force ! Il paraît que, lorsqu'il annonce la hausse, cela signifie la baisse... et réciproquement ! Je ne pouvais pas deviner cela ! mais, maintenant que je connais ses ruses, nous allons jouer à coup sûr... Ce matin, il a dit à quelqu'un : "Les savons vont monter !... Alors vous me conseillez d'acheter des savons ? Mon Dieu, que vous êtes jeune en affaires... Vous vendez à terme et à découvert... Suivez-moi bien JULES, sans comprendre. A découvert... bon ! Très bien. Je vends du savon... sans savon... Ça monte ; je rachète... et on me paye la différence. [ANNA:] Voilà... Quel gâchis ! Et M. Courtin prétend que c'est utile à la société, ces machines-là ! Ayez confiance ! J'ai une excellente nouvelle à vous annoncer. Mon père est parfaitement disposé pour vous. Est-il possible ! Hier, nous avons causé sérieusement... vous veniez de sortir. Vous lui plaisez. Comment ! vous avez perdu quinze mille francs sur les cotons. Il me semble que c'est un titre. [JULES:] Oh ! je ne les regrette pas ! Tout de suite ! Je cours chez elle. Et ensuite à la Bourse... ne la quittez pas... marchez courez, criez ! Il faut qu'on vous y remarque. La Bourse ! Mon Dieu, que c'est ennuyeux ! Adieu, mademoiselle... Il faut avouer que nous avons de singulières conversations ! Je me sentirais bien plus de courage si vous vouliez me permettre... Allons ! Allons à la Bourse ! [ANNA:] Pauvre jeune homme ! Il n'a pas le feu sacré ! Ah ! tu es là, petite sœur ? Est-ce que notre père n'est pas rentré ? Je suis d'une impatience !... Aura-t-il rencontré cette danseuse ? Tu ne sais pas, M. Jules sort d'ici ! [AMELIE:] Ah ! très bien... j'en suis bien aise... Georges nie avec tant d'assurance... de dignité... Je ne sais plus que croire. Ah ! la demande !... certainement... S'il était innocent... Mais tu n'as pas l'air de m'écouter ? Ah ! pardon !... Je suis inquiète... nerveuse... impatiente. [COUKTIN:] Mon père !... Laisse-nous. [AMELIE:] Eh bien, mon père ? C'est une femme superbe !... grande, blonde, élancée. Mon père ! Elle m'a rappelé la belle madame Bocandin... mais tu ne l'as pas connue... Sais-tu dans quoi elle danse ? J'irai l'entendre. Il ne s'agit pas de cela... Que lui avez-vous dit ? Oh ! si tu crois que j'ai pris des mitaines !... Je lui ai dit : "Madame, vous êtes la maîtresse de Georges Vatinelle... Georges Vatinelle a épousé ma fille, et je viens vous prier de me rendre mon gendre !... Je ferai un sacrifice. Qu'a-t-elle répondu ? Marié ?... lui ?... Vatinelle ?... Ah ! le monstre ! le gueux ! " Elle est entrée dans une fureur verte... puis tout à coup elle est partie d'un grand éclat de rire... Elle a des dents exceptionnelles ! Après ? Après... elle a mis une bûche dans le feu, et elle m'a dit : "Si vous croyez que j'y tiens à votre Vatinelle ! Il est laid, bête et chauve. Chauve ? Si ce n'était pas Georges ! Puis elle m'a quitté en me priant d'attendre un moment... elle est revenue et m'a remis de ses mains blanches... elle a des mains exceptionnelles... petites... à la bonne heure ! voilà comment je comprends les petites mains ! Que vous a-t-elle remis ? Un paquet ? [COURTIN:] Le voici... Je crois qu'elle lui donne son compte. [AMELIE:] Ah ! il est cacheté. Eh bien ! qu'est-ce que ça fait ? A Caen, les femmes ne se gênent pas pour... Oh ! non. Alors, tu ne sauras rien. Si. Je le remettrai moi-même à Georges, et je veux qu'il l'ouvre devant moi. C'est exactement la même chose !... Où est-il, Vatinelle ? Je ne sais pas, mais il s'occupe sans doute de la vente de ses tableaux... C'est pour aujourd'hui... C'est vrai ! il a une place... il travaille. Je ne sais pas ce qu'il fait, par exemple ! T'a-t-il dit quelle était sa place ? Il a de belles relations. Il se sera fait nommer administrateur d'un chemin de fer. Si c'était celui de Caen ! je lui. demanderais une passe... ça me serait bien commode. Ce brave garçon ! il faut absolument que je fasse la paix avec lui.
[VATINELLE:] Très occupé ! Très occupé ! [COURTIN:] à VATINELLE. Monsieur... [VATINELLE:] Je vous laisse avec Amélie... Elle a quelque chose à vous dire. Oh ! dans ce moment... impossible ! Je suis dans le contentieux. Vous m'excusez, n'est-ce pas ? Quand on a une place... Une place ! Ça n'empêche pas de causer avec sa femme ! Oh ! pas dans notre partie... beau-père. Ah ! et quelle partie ? Oh ! c'est une partie, voyez-vous... Quand vous la connaîtrez, vous en serez stupéfait... peut-être plus ! Il paraît qu'il a attrapé une position magnifique, ce gaillard-là ! mais ce n'est pas en France... C'est à Romorantin ! Ah ! j'oubliais !... J'ai invité à déjeuner un employé supérieur de mon administration. Vous avez bien fait, mon ami. [M:] Desbrazures. [VATINELLE:] Vous aurez la bonté de donner des ordres, n'est-ce pas ? Que ce soit bien ! Je payerai un petit supplément. Monsieur ! Pardon, je m'adresse à monsieur votre gérant. Je payerai un petit supplément. [COURTIN:] Ne parlons donc pas de ça. Mon Dieu ! nous ne sommes pas regardants. D'ailleurs, les amis de mon gendre... [M:] Desbrazures ! C'est lui ! Faites-lui bon accueil... mon avenir en dépend. Soyez donc tranquille ! on sait vivre. [DESBRAZURES:] paraît au fond. C'est un petit vieux avec des lunettes et un parapluie, et un grand portefeuille. Tenue d'employé peu rétribué. Ah ! monsieur... madame... Ils sont très aimables, ces gens-là. Il a le front intelligent ! Permettez que... Ne vous donnez pas la peine ! Vous êtes ici chez vous. Alors vous permettez... ? [COURTIN:] Un homme qui occupe de si hautes fonctions ! Quelle simplicité ! Vous cherchez quelque chose ? [COUHTIN:] Vous nous faites un grand sacrifice, monsieur Desbrazures, en vous arrachant à vos nombreuses occupations. [VATINELLE:] Très occupés... très occupés ! Vous savez bien ! C'est la même... Je m'en doute... Moi, j'ai toujours admiré les rouages des grandes administrations. Dans les chemins de fer... par exemple... Je n'y suis allé qu'une fois en chemin de fer... c'était à Creil ! Creil ! Creil ! Dix minutes d'arrêt !... Pardon c'est un souvenir. [DESBRAZURES:] Vous avez au moins quatre mille francs de loyer. Cinq mille ! Je suis fâché d'avoir apporté ma demi-bouteille. Qu'est-ce qu'il a donc à fourrager dans sa poche ? Pourriez-vous mettre à ma disposition une plume et de l'encre ? J'ai quelques notes à jeter... pour une affaire urgente. L'affaire Letourneur. [COURTIN:] Non ! dans le mien... dans le mien ! Cher monsieur Desbrazures, vous y serez comme chez vous. Vous êtes mille fois trop bon ! Elle me gène beaucoup, ma demi-bouteille. Quel homme ! quelle activité ! Je suis comme ça, moi ! [ANNA:] Bonjour, petit père !... C'est ton journal l'Écho des Halles. [COURTIN:] Ah ! voyons un peu les cours. En quoi cela t'intéresse-t-il ? Mais pas du tout ! ils vont monter. Tiens, regarde... un franc vingt-cinq de hausse ! Ah ! mon Dieu ! Et ce pauvre Jules qui a vendu ! Mais vous avez dit à M. Chavarot : "La hausse est inévitable. Aux autres ! mais pas à Chavarot... C'est un ami, Chavarot ! un ami qui sera bientôt mon gendre. [VATINELLE:] Ah bah ! Par exemple ! Je ne voulais pas vous le dire si tôt... mais... ANNA. [M:] Chavarot ! mon mari ? Je n'en veux pas. Nous sommes engagés. Vous vous dégagerez. Elle a raison. L'avez-vous seulement regardé, Chavarot ? Il ramène... c'est un rameneur ! Un rameneur ? c'est un genou qui n'ose pas porter perruque, ou, si vous l'aimez mieux, un commerçant dégarni qui emprunte à son arrière-boutique quelques rossignols oubliés pour en parer sa devanture. Le fondateur de cette institution se nomme Cadet-Roussel. Après lui, je nommerais Chavarot... s'il n'était mon ami. Vous avez beau rire et beau dire, Chavarot est une excellente signature. Non ! je ne l'épouserai pas ! je ne l'épouserai pas ! Ah ! mais... Ah ! mais ! [VATINELLE:] Charmante enfant ! [UN DOMESTIQUE:] Madame de Flécheux ! [AMELIE:] Madame de Flécheux ! Elle vient faire la demande ! Chère madame... que je suis heureuse de vous voir ! Vous attendiez, je pense, un peu ma visite. [ANNA:] Pas de demande ! c'est changé ! [AMELIE:] C'est changé ! [VATINELLE:] C'est changé ! Encore ! Elle passe sa vie à faire des visites, cette femme-là ! Voyons l'article sur les colzas. Oh ! ravissant ! c'est beaucoup dire ! On ne parlait que de cela à la dernière soirée de la comtesse de Goyant. Oserai-je vous demander si vous êtes assurée ? Assurée ! Cette question... La préférence ! Qu'est-ce qu'il chante ? Vous, monsieur ? Nous avons plusieurs sortes d'assurances. Celle à prime fixe, qui devient mixte ou mutuelle ; c'est la meilleure. Nous avons aussi l'assurance au remboursement différé ; c'est encore la meilleure ! L'assurance proportionnelle, l'assurance simple, double, triple ! Enfin nous avons toutes les assurances. Vatinelle ! un mot. c'est les recommander toutes ! Il y a la Paternelle, la Fraternelle, la Maternelle, le Phénix, le Soleil, la Garantie, la Prévoyance... [MADAME DE FLECHEUX:] Assez ! assez ! monsieur de Vatinelle. Vous m'avez convaincue. Entendez-vous avec mon homme d'affaires.
[AMELIE:] Courtier d'assurances ! Une pareille scène ! devant madame de Flécheux ! Nous allons devenir la fable de tout Paris. La voilà donc, la place que vous avez trouvée ! Beau-père, je me suis adressé au Gouvernement ; il était complet ! mais on m'a fait espérer quelque chose dans l'octroi... J'aurai l'uniforme. Gabelou ! Je suis inscrit. J'ai le numéro 732. Ce n'est plus qu'une question de temps. Du reste, je ne me plains pas ; ma position est indépendante. On marche, on court, on fait de l'exercice. Tenez, ce matin, je me suis présenté chez tous vos amis pour les assurer. Comment ! vous avez osé... ? Ah ! Dumirail a été charmant ! Il m'a fait gagner vingt-huit francs. Et ce M. Desbrazures ? C'est mon collègue ! Un petit coureur d'assurances ! C'est un homme très solide... Et une écriture ! il moule ses polices... A COURTIN, confidentiellement. Dites donc, ménagez-le. Eh monsieur !... Georges, vous êtes cruel ! C'est hideux ! c'est ignoble ! Écoutez donc, beau-père, on ne vit que de ce qu'on mange... Coutume de Paris ! [DESBRAZURES:] La ! j'ai fini... Il me reste à vous remercier. Mes compliments, madame ; vous avez un appartement délicieux. Le mobilier est-il assuré ? Ni moi ! Je ne déjeunerai pas. [VATINELLE:] Ah ! ce n'est pas gentil ! vous nuisez à mon avancement. Monsieur, pourrais-je enfin vous parler ? Jamais en semaine. Dimanche, de neuf heures à neuf heures et demie. A table, mon cher Desbrazures !... Passez donc.
[LORIN:] Ah ! ah ! ah ! elle est trop drôle ! Qu'est-ce qu'il a à rire, cet imbécile-là ? Qu'est-ce que c'est ? C'est M. Desbrazures... le bonhomme ! Je lui présentais une assiette... lorsque tout à coup, pan ! une forte détonation sort de sa poche ; elle se met à mousser, sa poche ! A mousser ? . J'en ai plein mon habit... Monsieur se tient les côtes... et moi aussi... Ah ! ah ! Il est fou, ce garçon ! Vous l'entendez... il rit... il ne songe plus à moi. Ah ! vous m'avez fait bien du mal ! Un instant ! Ce n'est pas moi qui lui ai conseillé de meubler une danseuse. Oh ! j'ai un pressentiment.. là... que Georges est innocent ! C'est bien facile à savoir. Tu en as la preuve dans ce paquet cacheté. Ce paquet cacheté !... Quant à moi, je ne me mêle plus de rien. Ça ne me réussit pas, mais je conserve mon opinion. Le travail, c'est la liberté ! Non ! le travail... c'est tout ! c'est tout ! [VATINELLE:] Je vais dire qu'on serve le café. Georges !... Ah ! il faut que mon sort se décide. Georges ! [AMELIE:] Pour moi ? Quoi ! vous voulez... ? Monsieur, je viens de recevoir la visite de papa beau-père. Il m'a offert trois billets de mille pour lui restituer son gendre. Je suis trop heureuse de le lui rendre gratis. Je ne vous renvoie pas de vos cheveux... De mes cheveux ! Et pour cause ! mais je lui remets votre petit portrait. [VATINELLE:] Mon portrait ?... Ah ! par exemple, je ne serais pas fâché de le voir... Hein !... Chavarot ! [M:] Chavarot ! C'est lui qui capitonnait !... Ah ! l'infâme ! l'infâme ! Chavarot. Il arrive toujours en situation, celui-là... Amélie, j'ai l'honneur de vous présenter M. Chavarot ! Regardez-le bien ! [VATINELLE:] Tu l'as bien vu ! laisse-nous... Ah ! Chavarot, je suis bien aise de te voir !... Voyons, es-tu parvenu à découvrir mon sosie ?... ma doublure ? Ah ! tu l'as rencontré ? Ah ! ma contrefaçon est belge !... Voyez-vous ça ! J'ai marché droit à lui... "C'est à M. de Vatinelle que j'ai le désagrément de parler ?... — Oui, monsieur !... — En êtes-vous bien sûr ?... — Mais, monsieur !... — Pas un mot, pas un geste, vous n'êtes qu'un Vatinelle de contrebande..." Il réplique, la colère m'emporte, et je le frappe au visage d'un revers de mon gant ! Une gifle ! Distinguée !... Ce matin, dès l'aube, sur la lisière d'un bois sinistre, deux hommes, la poitrine nue jusqu'à la ceinture, se trouvaient face à face, l'œil en feu et le sabre au poing. Horrible ! horrible ! Le combat fut long, terrible, acharné ! enfin, par une feinte savante, j'oblige mon adversaire à se découvrir, et, ma foi... Tu l'as tué ? Moi !... Eh bien, oui. Ça termine tout. Sois donc tranquille... Mais es-tu bien sûr de l'avoir tué ? Comment !... si j'en suis sûr ! C'est bien fâcheux, tu n'as pas tué le bon. Il y en a un autre. Un autre ? nomme-le-moi, je cours ! Non... Tu en as consommé un avant ton déjeuner ; pour un commerçant, c'est très gentil. Je me charge de l'autre. Ah ! tu veux toi-même... ? Oui, je me suis procuré son portrait... Il a une bien drôle de tête, vois ! Mon portrait !... Comment ! Coralie !... Adieu, mon ami. [ANNA:] Ah ! monsieur Chavarot !... Certainement mademoiselle... mais, vous savez, les affaires ! Je suis attendu à Bruxelles. J'ai l'honneur de vous saluer. [VATINELLE:] Il est parti ! Georges, où allez-vous donc ? Laquelle ? Une clef... que tu as bien voulu confier à mon père ; je veux que tu redeviennes le maître chez toi. Madame ! madame ! Je t'en supplie ; veux-tu que je te la présente à deux genoux comme à un souverain qui rentre dans sa bonne ville ? Améllie, ton père m'a fait durement sentir tout ce que ma position avait d'humiliant. Tu es riche, je suis pauvre. Je ne reprendrai ici ma place que lorsqu'il me sera permis de t'apporter une fortune, sinon égale à la tienne, du moins qui me mette dans une situation honorable et indépendante. [COURTIN:] Déjà !... Mon bordereau ? mon bilan ? Est-ce bête ! je suis ému ! Lisez donc, poltron ! Ah ! mon Dieu !... mon père ! Pas même quatorze francs, c'est dur ! "Une Vénus du Corrège... Ton beau Corrège ! [VATINELLE:] Vingt-six francs ! Avec le cadre ? [AMELIE:] Vingt-six francs, un Corrège ! mon père !... [COURTIN:] Sapristi ! il paraît que je me suis fait enfoncer avec ma galerie ! "Une pipe en écume de mer... fêlée... seize mille huit cents francs." Hein ? [AMELIE:] Enfin ! à Paris, un imbécile qui aime les pipes fêlées, mais pas les Raphaëls. "Quatrième lot... une paire de rasoirs anglais... un accordéon et une chope en verre de Bohême. [LORIN:] Voilà ! [VATINELLE:] Treize mille quatorze francs ! et caetera, et caetera ! [COURTIN:] Je n'ai poussé que les choses utiles. Treize mille... Qu'est-ce que ça signifie ? Il y avait beaucoup d'Anglais à la vente, énormément d'Anglais, et alors... Oh ! [VATINELLE:] Ah ! beau-père ! je les reconnais... je me suis longtemps coupé avec... et, aujourd'hui, c'est votre tour ! Je ne sais pas ce que vous voulez dire, on me les aura fourrés dans ma poche. Ah ! madame de Flécheux. A la bonne heure ! cette fois-ci, elle entre bien. [MADAME DE FLECHEUX:] Est-ce encore changé ? Non ! Allez ! [MADAME DE FLÉCHEUX:] Madame ? Comment ! la main de ma fille ? Vous ? un homme qui fait courir ? Vous voyez, papa ! [COURTIN:] Je ne puis que vous féliciter, monsieur, d'être entré dans cette voie... mais j'ai donné ma parole à Chavarot. Il est inscrit pour fin courant. Chavarot ? il est parti ! vous ne le reverrez plus : Il ramène à l'étranger. C'est impossible ! Le monsieur aux chaises Cupidon... c'était lui ! Comment ! la maison Chavarot ? Àh ! Pouah ! Jeune homme, du moment que vous travaillez sérieusement... Je crois bien ! trente-cinq mille francs de perte !... Ah ! monsieur... Elle est bien petite ! Ma fille est à vous ! Mais à une condition... c'est que vous ne travaillerez pas. Chut ! [JULES:] Plaît-il ? [COURTIN:] Et rappelez-vous, mes enfants, que le travail est la clef de voûte de l'édifice social ! Eh bien, j'aurai là une jolie collection de gendres, quatre petites mains ! heureusement, les miennes... Sont de taille à couvrir toute la famille !
[REGINE:] Qu'est-ce que tu veux ? Tiens-toi donc tranquille. Tu es tout ruisselant de pluie. [ENGSTRAND:] C'est la pluie du bon Dieu, mon enfant. [REGINE:] Dis plutôt une pluie du diable. [ENGSTRAND:] Bon Jésus, comme tu parles, Régine ! Ecoute, je voulais te dire... [REGINE:] Voyons ! ne fais donc pas tout ce bruit avec ton pied ! Le jeune maître dort là-haut, juste au-dessus de nous. [ENGSTRAND:] Il dort encore, à l'heure qu'il est ? En plein jour ? [REGINE:] Cela ne te regarde pas. [ENGSTRAND:] J'ai été à une belle noce, hier au soir ! [REGINE:] Je le crois sans peine. [ENGSTRAND:] Ah ! vois-tu, mon enfant, on est homme, on est faible... [REGINE:] Ça, c'est bien vrai. [ENGSTRAND:] et les tentations sont légion dans ce bas monde. Et pourtant, Dieu sait que j'étais déjà à mon travail, ce matin, à cinq heures et demie. [REGINE:] C'est bien, c'est bien. Si tu t'en allais maintenant ? Je ne veux pas me tenir là, en rendez-vous avec toi. [ENGSTRAND:] Comment dis-tu ? Tu ne veux pas quoi ? [REGINE:] Je ne veux pas que l'on te rencontre ici. Là ! va ton chemin. [ENGSTRAND:] Mon Dieu, non, je ne m'en irai pas avant de t'avoir parlé. Cet après-midi, j'aurai fini mon travail, là-bas, à l'école qu'on achève de construire, et je prendrai le bateau cette nuit pour m'en retourner chez moi, à la ville. [REGINE:] Bon voyage. [ENGSTRAND:] Merci pour ton souhait, mon enfant. Demain on inaugure l'orphelinat, il y aura festin et bombances, arrosés de boissons fortes. Or personne ne doit dire que Jakob Engstrand ne peut résister à la tentation quand elle se présente. [REGINE:] Quant à ça !... [ENGSTRAND:] Oui, il y a tant de gens comme il faut qui vont se rencontrer ici demain. Le pasteur Manders en sera, n'est-ce pas ? [REGINE:] Il arrive aujourd'hui. [ENGSTRAND:] Tu vois bien ; et du diable, si je veux qu'il ait quelque motif à récriminer à mon sujet... [REGINE:] Ah ! Je vois ce que c'est ! Tiens, tiens ! [ENGSTRAND:] Quoi ? [REGINE:] Quel est le nouveau conte que tu veux faire accroire au pasteur Manders ? [ENGSTRAND:] Chut ! Es-tu folle ? Je voudrais, moi, en faire accroire au pasteur Manders ? Ah bien, non ! Le pasteur Manders a été trop bon pour moi. Mais nous nous éloignons de ce que je voulais te dire. Ce soir donc je m'en retourne à la maison. [REGINE:] Tant mieux ! Plus tôt tu partiras... [ENGSTRAND:] Oui, mais je veux t'emmener avec moi, Régine. [REGINE:] Quoi ? Tu veux m'emmener, moi ? [ENGSTRAND:] Je dis que je veux t'avoir près de moi, à la maison. [REGINE:] Jamais, au grand jamais tu ne m'auras près de toi, à la maison. [ENGSTRAND:] Oh ! nous verrons bien. [REGINE:] Oui, oui, nous verrons bien, tu peux y compter. Moi qui ai été élevée chez Mme Alving, la chambellane ?... Moi qu'on a traitée ici presque en enfant de la maison ? J'irais m'installer avec toi ? Dans une maison comme la tienne ? Allons donc ! [ENGSTRAND:] Ah diable ! Qu'est-ce à dire ? Tu vas, maintenant, te révolter contre ton père, ma fille ? [REGINE:] Tu as dit assez souvent que je ne te suis rien. [ENGSTRAND:] Bah ! ne te soucie pas de cela... [REGINE:] Combien de fois m'as-tu appelée une... ? Non ! non ! [ENGSTRAND:] Non, juste Dieu, non, je ne me suis jamais servi d'un aussi vilain mot. [REGINE:] Oh ! je me souviens parfaitement des termes dont tu te servais. [ENGSTRAND:] C'était seulement lorsque j'avais un peu bu, hum. Le monde offre tant de tentations, Régine. [REGINE:] Pouah ! [ENGSTRAND:] Et puis, c'était encore parce que ta mère faisait la tête. Il me fallait bien trouver quelque chose pour la mater, mon enfant. Elle faisait toujours la mijaurée. "Je t'en prie, Engstrand ! veux-tu bien me laisser ! J'ai servi trois ans chez le chambellan Alving, à Rosenvold, moi." Ah ! bon Jésus ! elle ne pouvait pas oublier que le capitaine, à l'époque où elle servait chez lui, avait été fait chambellan. [REGINE:] Pauvre mère ! Elle ne t'a pas embarrassé longtemps ; l'as-tu assez tourmentée ! [ENGSTRAND:] Bien entendu ; c'est toujours ma faute. [REGINE:] Pouah ! Et puis, cette jambe ! [ENGSTRAND:] Que dis-tu, mon enfant ? [REGINE:] Pied de mouton. [ENGSTRAND:] C'est de l'anglais, ça ? [REGINE:] Oui. [ENGSTRAND:] Oui, oui, tu es devenue savante ici. J'ai idée que ça pourrait bien venir à point, [REGINE:] Et que veux-tu que j'aille faire là-bas, à la ville ? [ENGSTRAND:] Peut-on demander ce qu'un père veut faire de son unique enfant ? Ne suis-je pas veuf, c'est-à-dire solitaire et abandonné ? [REGINE:] Ah ! laisse-moi donc tranquille avec ces sornettes. Pourquoi faut-il que j'aille avec toi ? [ENGSTRAND:] Eh bien ! je vais te le dire : je songe à une nouvelle affaire que je voudrais mettre en branle. [REGINE:] Tu n'en es pas à ton premier essai, mais cela a toujours raté. [ENGSTRAND:] Cette fois, tu verras bien, Régine ! Le diable m'emporte... [REGINE:] Chut ! Veux-tu te taire ! [ENGSTRAND:] Tu as raison. Je tenais seulement à te dire une chose : j'ai mis quelque argent de côté depuis que je travaille à ce nouvel orphelinat. [REGINE:] Vraiment ? Tant mieux pour toi. [ENGSTRAND:] Qu'aurais-je fait de mes deniers, ici, au village ? [REGINE:] Voyons, continue. [ENGSTRAND:] Eh bien, vois-tu, j'ai pensé à en tirer profit, de cet argent. Il s'agirait de monter quelque chose, comme une espèce d'auberge pour les marins. Je m'entends : quelque chose de propre, comme une auberge, pas un bouge à matelots. Non ! Dieu m'en garde, ce serait pour les capitaines de vaisseaux, les pilotes, etc., tout ce qu'il y a de mieux, quoi ! [REGINE:] Et je devrais, moi... ? [ENGSTRAND:] Tu devras m'aider, oui. Rien que pour l'apparence, tu comprends. Ah bien, non, mordieu ! pas de gros travaux, mon enfant. Tu ne feras que ce que tu voudras. [REGINE:] Ah ! Très bien. [ENGSTRAND:] Mais il faut une femme à la maison ; c'est clair comme le jour. Le soir, on s'amuserait un brin. Il y aurait des chansons, des danses et tout ce qui s'ensuit. Songe à ces pauvres marins naviguant sur les mers lointaines. Voyons, Régine, ne sois pas bête, ne te fais pas du tort. Que veux-tu devenir ici ? À quoi ça te servira que Madame ait fait des dépenses pour te rendre savante ? J'entends dire que tu vas surveiller les enfants dans le nouvel orphelinat. Est-ce là un travail pour toi, je te le demande ? Es-tu si désireuse de te détruire la santé pour ces mal torchés d'enfants ? [REGINE:] Non, et si tout allait selon mon désir je sais bien... Ma foi, ça peut bien arriver. Ça peut arriver ! [ENGSTRAND:] Qu'est-ce que c'est qui peut arriver ? [REGINE:] Ce n'est pas ton affaire. As-tu beaucoup économisé ? [ENGSTRAND:] Il peut bien y avoir en tout sept ou huit cents couronnes. [REGINE:] Ce n'est pas si mal. [ENGSTRAND:] Ce sera toujours assez pour commencer, mon enfant. [REGINE:] Ne penses-tu pas me donner un peu de cet argent ? [ENGSTRAND:] Non, par Dieu, non, je n'y pense pas. [REGINE:] Rien qu'un morceau d'étoffe pour me faire une robe ? Pas même ça ? [ENGSTRAND:] Suis-moi et tu auras autant de robes que tu voudras. [REGINE:] Baste ! Je saurais toujours m'arranger moi-même, si j'en ai envie. [ENGSTRAND:] Il vaut mieux que tu te fies à ton père, Régine. À l'heure qu'il est, je peux avoir une maison très convenable dans la petite rue du Port. Il ne faut pas une grosse somme pour l'acquérir. Et ce serait, pour les marins, une sorte de refuge, quoi ! [REGINE:] Mais je ne veux pas te suivre ! Il n'y a rien de commun entre nous. Va ton chemin ! [ENGSTRAND:] Tu n'aurais pas à rester longtemps avec moi. Diable non, mon enfant. Je n'aurais pas cette chance. Il est sûr que tu saurais te retourner, une jolie fille comme tu es devenue, ces dernières années. [REGINE:] Eh bien ? [ENGSTRAND:] Il ne faudrait pas longtemps avant qu'on ne vît venir un pilote, ma foi, peut- être un capitaine... [REGINE:] Je ne veux pas prendre mari parmi les gens de cette espèce. Les marins n'ont pas de savoir-vivre. [ENGSTRAND:] Qu'est-ce qu'ils n'ont pas, les marins ? [REGINE:] Je les connais, te dis-je. Ce ne sont pas des gens avec qui on se marie. [ENGSTRAND:] Mais tu n'es pas forcée de te marier. On peut y trouver son profit tout de même. Tu sais bien, l'Anglais ? — l'Anglais du yacht — eh bien ! il a donné trois cents écus, cet homme, et elle n'était certainement pas aussi jolie que toi. [REGINE:] Sors d'ici ! [ENGSTRAND:] Eh bien, eh bien ! tu ne vas pas cogner, tout de même ? [REGINE:] Au contraire, si tu parles de mère, je cogne. Sors d'ici, te dis-je. Et ne claque pas les portes ; le jeune M. Alving... [ENGSTRAND:] Bah ! Il dort. C'est drôle comme tu t'en occupes, du jeune M. Alving. — Oh, oh, ce ne serait pas Dieu possible qu'il... ? REGINE. — Va-t'en, et plus vite que ça. Tu perds la tête. Non, pas par ici. Voici venir le pasteur Manders. Allons, file par l'escalier de service. C'est bien, c'est bien, on s'en va. Mais parle un peu à celui qui vient là. Il est homme à te dire ce qu'un enfant doit à son père. Car je suis ton père tout de même, tu sais. Je peux le prouver par les registres de la paroisse. [REGINE:] jette un coup d'œil au miroir, s'évente avec son mouchoir, ordonne le ruban de sa collerette, puis se met à ranger les fleurs. [LE PASTEUR MANDERS:] entre par le jardin d'hiver, en manteau, son parapluie à la main, un petit sac de voyage en sautoir. Bonjour, mademoiselle Engstrand. [REGINE:] Tiens, bien le bonjour, monsieur le pasteur. Le bateau est déjà arrivé ? cette pluie qui ne cesse pas depuis quelques jours. Pour les gens de la campagne, c'est un temps béni, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Vous avez raison. C'est à quoi nous ne pensons guère, nous autres citadins. [REGINE:] Vous permettez que je vous aide ? Là ! Dieu, qu'il est mouillé ! Attendez, je vais le suspendre dans l'antichambre. Et puis, le parapluie, je vais l'ouvrir pour le faire sécher. [LE PASTEUR:] Ah ! Il est doux d'être à l'abri. Voyons ! Tout va bien ici ? [REGINE:] Oui, je vous remercie. [LE PASTEUR:] Mais vous devez être en grand remue-ménage, je pense, avant la cérémonie de demain ? [REGINE:] Oh oui ! L'ouvrage ne manque pas. [LE PASTEUR:] Mme Alving est chez elle, j'espère ? [REGINE:] Oui, certainement. Madame est en haut. Elle prépare du chocolat pour le jeune monsieur. [LE PASTEUR:] Ah, c'est juste. On m'a dit au débarcadère qu'Osvald était de retour. [REGINE:] Il est arrivé avant-hier. Nous ne l'attendions qu'aujourd'hui. [LE PASTEUR:] Il est frais et dispos, j'espère ? [REGINE:] Je vous remercie, il va bien. Mais il est terriblement fatigué de son voyage. Il l'a fait d'un trait depuis Paris, sans changer de train. Je crois qu'il sommeille maintenant. Nous ferions peut-être bien de parler un peu plus bas. [LE PASTEUR:] Chut ! ne faisons pas de bruit. [REGINE:] Et puis, il faut vous asseoir, monsieur le pasteur, et vous mettre à votre aise. Là ! Monsieur le pasteur est-il confortablement assis ? [LE PASTEUR:] Merci, merci : je suis très bien. Écoutez, mademoiselle Engstrand, je crois vraiment que vous avez encore grandi depuis la dernière fois que je vous ai vue. [REGINE:] Monsieur le pasteur trouve ? Madame aussi prétend que je me suis développée. [LE PASTEUR:] Développée ? hum, peut-être bien. Un tant soit peu. [REGINE:] Peut-être désirez-vous que j'avertisse Madame ? [LE PASTEUR:] Merci, rien ne presse, chère enfant. Mais, dites-moi donc, ma bonne Régine, comment va votre père ? [REGINE:] Merci, monsieur le pasteur, pas trop mal. [LE PASTEUR:] Il est passé chez moi, la dernière fois qu'il est venu en ville. [REGINE:] Vraiment ? Il est toujours si content quand il peut parler à monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Et vous descendez souvent dans la journée pour le voir ? [REGINE:] Moi ? certainement, je vais le voir dès que j'ai du temps libre. [LE PASTEUR:] Votre père n'est pas une nature forte, mademoiselle Engstrand. Il a besoin d'une main qui le guide. [REGINE:] Oui, cela se peut bien. [LE PASTEUR:] Il a besoin de quelqu'un près de lui qu'il puisse aimer, sur le jugement de qui il puisse se reposer. Il me l'a avoué avec une confiance bien sincère la dernière fois qu'il est venu me trouver. [REGINE:] Oui, il m'en a touché un mot. Mais je ne sais pas si Mme Alving voudrait me laisser partir, maintenant surtout que nous avons le nouvel orphelinat à diriger. Et moi-même j'aurais de la peine à me séparer de Mme Alving, qui a toujours été si bonne pour moi. [LE PASTEUR:] Mais le devoir filial, ma chère enfant ! Bien entendu, nous devrions d'abord obtenir le consentement de votre maîtresse. [REGINE:] Ensuite je ne sais pas s'il est convenable, à mon âge, de gouverner la maison d'un homme seul. [LE PASTEUR:] Vous dites ? Mais, chère demoiselle Engstrand, c'est de votre propre père qu'il s'agit. [REGINE:] C'est possible. Et cependant... Ah ! si c'était dans quelque bonne maison, chez un monsieur vraiment bien... [LE PASTEUR:] Mais, ma chère Régine... [REGINE:] Chez un homme qui puisse m'inspirer du dévouement, que je sente au-dessus de moi et à qui je tienne, pour ainsi dire, lieu de fille... [LE PASTEUR:] Oui, mais, ma chère et bonne enfant... [REGINE:] Ah, si j'avais cette perspective, je ne refuserais pas d'aller en ville ! C'est le désert ici, et monsieur le pasteur sait bien par lui-même ce que c'est que d'être seul dans ce monde. D'autre part, j'ose dire que je suis active et que je ne rechigne pas à la besogne. Monsieur le pasteur ne connaîtrait pas une place de ce genre ? [LE PASTEUR:] Moi ? non, sûrement, je n'en connais pas. [REGINE:] Mais, mon cher, mon bon monsieur le pasteur, s'il arrivait que... vous penseriez à moi... [LE PASTEUR:] Certainement, je n'y manquerais pas, ma demoiselle Engstrand. [REGINE:] Oui, car si je... [LE PASTEUR:] Voulez-vous avoir l'amabilité d'avertir Madame ? [REGINE:] Elle ne tardera pas à venir, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Oh ! oh !... [MADAME ALVING:] tend la main au pasteur. — Soyez le bienvenu, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Bonjour, madame. Me voici comme je vous l'avais promis. [MADAME ALVING:] Toujours ponctuel ! [LE PASTEUR:] Ce n'est pas sans peine que je me suis échappé. Avec toutes les œuvres et commissions dont je fais partie... [MADAME ALVING:] C'est d'autant plus aimable à vous d'être venu de si bonne heure. Au moins pourrons-nous régler nos affaires avant de nous mettre à table. Mais où est votre malle ? [LE PASTEUR:] Mes bagages sont en bas, chez le marchand. J'y passe la nuit. [MADAME ALVING:] Vous ne voulez donc pas vous décider à passer la nuit sous mon toit ? [LE PASTEUR:] Non, non, madame ; je vous suis bien reconnaissant mais je préfère demeurer en bas, selon mon habitude. C'est plus commode pour reprendre le bateau. MADAME ALVING. Oh, Seigneur ! comment pouvez-vous parler ainsi ! D'ailleurs, il est naturel que vous soyez toute gaie aujourd'hui. D'abord, la fête de demain, ensuite le retour d'Osvald. [MADAME ALVING:] Oui, pensez donc ! quel bonheur pour moi ! Il y avait plus de deux ans qu'il était parti. Et il a promis de passer tout l'hiver avec moi. [LE PASTEUR:] Vraiment ? C'est une bonne attention de sa part, et vraiment filiale, car ce doit être bien tentant, je pense, de vivre à Paris ou à Rome. [MADAME ALVING:] Oui, mais ici il a sa mère, voyez-vous. Ah, le cher, le bien-aimé garçon ! Son cœur est tout à sa mère, on peut le dire ! [LE PASTEUR:] Ce serait par trop triste aussi, si la séparation et l'influence de l'art devaient relâcher des liens aussi naturels. [MADAME ALVING:] Ah ! vous avez bien raison. Mais avec lui, il n'y a pas de danger. Je suis curieuse de voir si vous le reconnaîtrez. Il ne tardera pas à descendre ; en ce moment, il se repose un peu sur son sofa. Mais asseyez-vous donc, mon cher pasteur. [LE PASTEUR:] Merci. Je ne vous dérange pas ? [MADAME ALVING:] Au contraire. [LE PASTEUR:] Fort bien, je vais donc vous exposer... Pour commencer... Dites-moi donc, madame Alving, d'où vous viennent ces livres ? [MADAME ALVING:] Ces livres ? Ce sont des livres que je lis. [LE PASTEUR:] Vous lisez des ouvrages de cette espèce ? [MADAME ALVING:] Certainement. [LE PASTEUR:] Pensez-vous que cela vous rende meilleure ou plus heureuse ? [MADAME ALVING:] Il me semble que cela me rend en quelque sorte plus sûre de moi. [LE PASTEUR:] C'est singulier. Comment cela se fait-il ? [MADAME ALVING:] Voilà : j'y trouve comme une explication et une confirmation de bien des choses que j'ai coutume de penser et de ruminer. Car, voyez-vous, pasteur Manders, ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'à vrai dire, on ne rencontre absolument rien de nouveau dans ces livres ; il n'y a que ce que la plupart des hommes pensent et croient. Seulement la plupart des hommes ne s'en rendent pas compte ou ne veulent pas s'y arrêter. Tout est là. [LE PASTEUR:] Ah, çà ! croyez-vous bien sérieusement que la plupart... ? [MADAME ALVING:] Oui, je le crois. [LE PASTEUR:] Pas dans notre pays au moins ? pas chez nous ? [MADAME ALVING:] Mais si ! Chez nous comme ailleurs. [LE PASTEUR:] Oh ! par exemple... [MADAME ALVING:] Mais, au fait, qu'avez-vous à reprocher à ces livres ? [LE PASTEUR:] Je ne leur reproche rien. Vous n'allez pas croire que je m'occupe à lire de telles œuvres ? [MADAME ALVING:] Cela veut dire que vous ne connaissez pas du tout ce que vous condamnez. [LE PASTEUR:] J'ai assez lu de ce qui a été dit de ces livres pour les blâmer. [MADAME ALVING:] Oui, mais votre propre opinion... [LE PASTEUR:] Chère madame, il y a, dans cette vie, des cas où l'on doit s'en rapporter au jugement des autres. Que voulez-vous ! c'est un fait et cela est bien. Que deviendrait la société s'il en était autrement ? [MADAME ALVING:] Vraiment !... Vous avez peut-être raison. [LE PASTEUR:] Je ne nie pas, d'ailleurs, qu'il puisse y avoir quelque chose d'attrayant dans ces écrits. Et je ne puis pas non plus vous reprocher de vouloir connaître les courants intellectuels qui, dit-on, traversent ce monde... où vous avez laissé votre fils errer si longtemps. Mais... [MADAME ALVING:] Mais... ? [LE PASTEUR:] Mais il ne faut pas en parler, madame Alving. On n'a vraiment pas besoin de rendre compte à chacun de ce qu'on lit et de ce qu'on pense entre ses quatre murs. [MADAME ALVING:] Non, bien entendu ; je suis de votre avis. [LE PASTEUR:] Rappelez-vous les obligations que vous impose cet orphelinat, que vous avez décidé d'ériger, à cette époque où vos idées sur le monde moral différaient considérablement de ce qu'elles sont aujourd'hui... autant du moins que je puis en juger. [MADAME ALVING:] Oui, oui, nous sommes d'accord. Mais c'est au sujet de l'orphelinat... [LE PASTEUR:] C'est de l'orphelinat que nous devions nous entretenir, c'est exact. Ainsi... de la prudence, chère madame ! Et maintenant, passons à nos affaires. Vous voyez ceci ? [MADAME ALVING:] Ce sont les documents ? [LE PASTEUR:] Ils sont au complet et en règle. Vous ne vous imaginez pas quelles difficultés j'ai dû vaincre pour y arriver. Il m'a fallu littéralement peiner pour arriver au but. Les autorités sont, on pourrait presque dire, cruellement consciencieuses quand il s'agit de se décider. Mais enfin, voici les papiers. Ceci est le titre de transmission de l'enclos de Solvik, faisant partie du domaine de Rosenvold, avec indication des bâtiments nouvellement construits, école, habitation des maîtres et chapelle. Et voici la confirmation du legs et des statuts de fondation. Voulez-vous voir ? Statuts de l'orphelinat : "À la mémoire du capitaine Alving. [MADAME ALVING:] Ainsi, c'est dit. [LE PASTEUR:] J'ai choisi le titre de capitaine plutôt que celui de chambellan. Capitaine est moins prétentieux. [MADAME ALVING:] Oui, oui, faites comme vous l'entendez. [LE PASTEUR:] Et voici le livret de la caisse d'épargne, portant le capital avec les intérêts, destinés à couvrir les frais de gestion. [MADAME ALVING:] Merci ; mais faites-moi le plaisir de le garder pour plus de commodité. [LE PASTEUR:] Très volontiers. Pour commencer, je suis d'avis que nous laissions l'argent à la caisse d'épargne. Le taux de la rente n'est pas fort engageant : quatre pour cent à six mois. Il est évident que si plus tard on avait connaissance de quelque placement avantageux, — cela devrait être, bien entendu, une première hypothèque ou une inscription parfaitement sûre —, nous pourrions en reparler. [MADAME ALVING:] Oui, oui, mon cher pasteur, vous vous y entendez mieux que moi. [LE PASTEUR:] En tout cas, j'aurai l'œil sur ce point. Mais il y a encore une question que j'ai voulu plusieurs fois vous soumettre. [MADAME ALVING:] Laquelle ? [LE PASTEUR:] Faut-il, oui ou non, faire assurer l'orphelinat ? [MADAME ALVING:] Naturellement, oui. [LE PASTEUR:] Attendez un peu. Considérons la chose de près. [MADAME ALVING:] Chez moi, tout est assuré : bâtiments, récolte, bétail et mobilier. [LE PASTEUR:] C'est tout simple. Il s'agit de votre propre bien, et j'en fais autant moi-même... bien entendu. Mais ici, voyez-vous, c'est une tout autre affaire. L'orphelinat sera, en quelque sorte, consacré à un but d'ordre supérieur. [MADAME ALVING:] Oui, mais cela n'empêche pas... [LE PASTEUR:] Pour mon propre compte, je ne verrais aucun inconvénient à nous garantir contre toute éventualité. [MADAME ALVING:] Évidemment. C'est bien clair. [LE PASTEUR:] Mais, dites-moi... dans quelles dispositions d'esprit est-on ici ? Que pensent les habitants ? Vous savez cela mieux que moi. [MADAME ALVING:] Hum, les dispositions... [LE PASTEUR:] Existe-t-il ici une opinion autorisée, véritablement autorisée, qui pourrait prendre ombrage de notre décision ?... [MADAME ALVING:] Qu'entendez-vous par une opinion autorisée ? [LE PASTEUR:] J'entends celle des gens qui occupent une position assez indépendante et assez influente pour que leur avis ne soit pas négligeable. [MADAME ALVING:] S'il s'agit de ceux-là, je sais, en effet, un certain nombre de gens qui se scandaliseraient peut-être si... [LE PASTEUR:] Vous voyez bien ! Chez nous, en ville, ils abondent. Songez aux ouailles de tous mes confrères. On serait tout disposé à croire que, ni vous ni moi, nous n'avons confiance dans les décrets de la Providence. [MADAME ALVING:] Mais, en ce qui vous concerne, cher pasteur, vous savez bien vous- même... [LE PASTEUR:] Oui, je sais, je sais ; j'ai ma conscience pour moi, c'est vrai. Mais nous ne pourrions pas empêcher des commentaires malveillants et défavorables. Et ces commentaires pourraient bien finir par compromettre l'œuvre elle-même. [MADAME ALVING:] Ah ! s'il en était ainsi... [LE PASTEUR:] Je ne puis pas non plus perdre complètement de vue la situation équivoque — j'oserai dire pénible — où je pourrais me trouver. Dans les cercles influents de la ville, on s'occupe beaucoup de cette fondation. L'orphelinat n'est-il pas en partie érigé au profit de la ville ? Il faut même espérer qu'il allégera dans une assez large mesure les charges de l'assistance publique. Or, ayant été votre conseiller, chargé de toute la partie administrative de l'œuvre, je crains, je l'avoue, d'être la première cible des envieux. [MADAME ALVING:] En effet, vous ne devez pas vous y exposer. [LE PASTEUR:] Sans parler des attaques qui, sans aucun doute, seraient dirigées contre moi par certaines feuilles dont... [MADAME ALVING:] Assez, mon cher pasteur. Cette considération suffit... [LE PASTEUR:] Vous êtes donc d'avis qu'il faut se passer d'assurance ? [MADAME ALVING:] Oui, nous nous en passerons. [LE PASTEUR:] Mais, en admettant qu'un malheur arrive — on ne peut jamais savoir —, prendriez-vous sur vous de réparer le désastre ? [MADAME ALVING:] Non ; je vous le dis nettement, je ne le ferais pas. [LE PASTEUR:] Dans ce cas, savez-vous, madame Alving... que c'est au fond une très lourde responsabilité que nous assumons. [MADAME ALVING:] Pouvons-nous faire autrement ? [LE PASTEUR:] Non, et c'est là justement que gît la difficulté. À vrai dire, il nous est impossible de l'éluder. Nous ne pouvons pas, en vérité, nous exposer aux mauvais jugements et nous n'avons nul droit de scandaliser l'opinion. [MADAME ALVING:] Vous, comme prêtre, vous ne l'avez assurément pas. [LE PASTEUR:] D'ailleurs, je crois, en toute sincérité, que nous devons compter, pour une fondation comme celle-ci, sur une heureuse étoile — je dirai plus —, sur la protection spéciale d'en haut. [MADAME ALVING:] Espérons-le, mon cher pasteur. [LE PASTEUR:] Nous devons donc laisser les choses comme elles sont. [MADAME ALVING:] J'en suis convaincue. [LE PASTEUR:] Il sera fait comme vous l'entendez. Nous disons donc : pas d'assurance. [MADAME ALVING:] Au surplus, il est étonnant que vous ayez attendu jusqu'à aujourd'hui pour me parler de cela. [LE PASTEUR:] J'ai souvent pensé à vous en entretenir. [MADAME ALVING:] C'est que, hier, nous avons failli avoir un incendie en bas. [LE PASTEUR:] Que dites-vous là ? [MADAME ALVING:] Heureusement que cela a été sans importance. Des copeaux qui ont pris feu dans l'atelier du menuisier. [LE PASTEUR:] Celui dans lequel travaille Engstrand ? [MADAME ALVING:] Oui, on dit qu'il est parfois bien imprudent avec les allumettes. [LE PASTEUR:] Il a tant de choses en tête, cet homme ; il est si éprouvé. Dieu merci, le voici qui s'efforce, m'a-t-on dit, de mener une vie irréprochable. [MADAME ALVING:] Vraiment ? Qui vous a dit cela ? [LE PASTEUR:] Il me l'a assuré lui-même. Ce qui est certain, c'est que c'est un bon ouvrier. [MADAME ALVING:] Oui, tant qu'il n'a pas bu. [LE PASTEUR:] Ah, cette malheureuse faiblesse ! Mais, toujours d'après lui, c'est sa mauvaise jambe qui en est souvent la cause. La dernière fois que je l'ai vu en ville, il m'a ému. Il est venu me trouver et m'a remercié avec effusion de lui avoir procuré du travail, ici, où il peut rencontrer Régine. [MADAME ALVING:] Il ne la voit pas souvent. [LE PASTEUR:] Vous vous trompez, il lui parle tous les jours, il me l'a assuré lui-même. [MADAME ALVING:] C'est possible. [LE PASTEUR:] Il sent tellement qu'il a besoin de quelqu'un pour le retenir quand vient la tentation ! Ce qu'il y a d'émouvant chez Jakob Engstrand, c'est qu'il vient à vous dans toute sa faiblesse, pour la confesser et s'accuser lui-même. La dernière fois qu'il est venu me trouver... écoutez, madame Alving, il m'a avoué que ce lui serait un bonheur d'avoir Régine auprès de lui... [MADAME ALVING:] Régine ! [LE PASTEUR:] Vous ne devriez pas vous y opposer. [MADAME ALVING:] Je m'y opposerai au contraire. Et puis, Régine est nécessaire à l'orphelinat. [LE PASTEUR:] Mais Engstrand est son père ! [MADAME ALVING:] Un père comme celui-là !... Je suis mieux renseignée que quiconque à ce sujet. Non ! jamais je ne consentirai à ce qu'elle aille habiter chez lui. [LE PASTEUR:] Chère madame, ne prenez pas cela tant à cœur. Je vous assure qu'il m'est pénible de vous voir à tel point méconnaître Engstrand. On dirait vraiment que vous avez peur... [MADAME ALVING:] Peu importe. J'ai recueilli Régine chez moi et c'est chez moi qu'elle doit rester. Chut ! mon cher pasteur, plus un mot de tout cela. Écoutez, c'est Osvald qui descend. Ne pensons plus qu'à lui. [OSVALD:] Oh ! mille excuses. Je croyais tout le monde dans le cabinet de travail. Bonjour, monsieur la pasteur. [LE PASTEUR:] Oh ! c'est surprenant. [MADAME ALVING:] Qu'en dites-vous, pasteur ? [LE PASTEUR:] Je dis... je dis... Non ! Mais est-ce là vraiment... ? [OSVALD:] Oui, c'est là vraiment l'enfant prodigue, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Mais, mon cher, mon jeune ami... [OSVALD:] Le retour de l'enfant, si vous aimez mieux. [MADAME ALVING:] Osvald pense au temps où vous vous opposiez si fort à ce qu'il devienne peintre. [LE PASTEUR:] Il y a tant de décisions, téméraires à nos yeux humains, et qui plus tard... Enfin, soyez le bienvenu. Vrai, mon cher Osvald... je peux, n'est-ce pas, vous appeler par votre prénom ? [OSVALD:] Et comment voudriez-vous m'appeler ? [LE PASTEUR:] Bien ! Je tenais donc à vous prier, mon cher Osvald, de ne pas croire que je condamne d'une manière absolue l'état d'artiste. Je reconnais que, dans cet état comme dans tout autre, il en est beaucoup dont l'âme peut échapper à la corruption. [OSVALD:] Espérons-le. [MADAME ALVING:] J'en sais un qui y a échappé corps et âme. [LE PASTEUR:] Allons, on ne peut nier, en effet... Et puis voilà que vous commencez à vous faire un nom. Les journaux ont souvent parlé de vous, et avec les plus grands éloges... C'est-à- dire que, ces derniers temps, on parle moins de vous. OSVALD. Il s'est rapproché des fleurs. — Je n'ai pas pu travailler d'une manière suivie, depuis quelque temps. [MADAME ALVING:] Un peintre, tout comme un autre, a le droit de se reposer. [LE PASTEUR:] Je crois bien. On se prépare, on ramasse ses forces pour quelque grande œuvre. [OSVALD:] Oui... Mère, dînons-nous bientôt ? [MADAME ALVING:] Dans une petite demi-heure. L'appétit ne lui manque pas, Dieu merci. [LE PASTEUR:] Ni le goût du tabac. [OSVALD:] J'ai trouvé là-haut la pipe de mon père, et alors... [LE PASTEUR:] Ah ! nous y voilà donc. [MADAME ALVING:] Que voulez-vous dire ? [LE PASTEUR:] Quand j'ai aperçu sur le seuil Osvald la pipe à la bouche, j'ai cru voir son père en chair et en os. [OSVALD:] Vraiment ? [MADAME ALVING:] Ah ! comment pouvez-vous dire... ? Osvald ne ressemble qu'à moi. [LE PASTEUR:] Oui, mais il y a là un trait, aux coins de la bouche, quelque chose aux lèvres, qui me rappelle tant Alving... et en tout cas maintenant, quand il fume. [MADAME ALVING:] Pas du tout. Osvald, à mon avis, a plutôt quelque chose de sacerdotal aux coins de la bouche. [LE PASTEUR:] C'est vrai, c'est vrai ; il existe un trait semblable chez quelques-uns de mes confrères. [MADAME ALVING:] Mais pose donc ta pipe, mon cher garçon, je ne veux pas de fumée dans cette chambre. [OSVALD:] Volontiers. Je voulais seulement l'essayer. C'est que j'ai fumé une fois étant enfant. [MADAME ALVING:] Toi ? [OSVALD:] Oui, j'étais tout petit, alors. Je me rappelle qu'un soir je suis entré dans la chambre de mon père et qu'il était si gai, si animé... [MADAME ALVING:] Oh ! tu ne peux pas te souvenir de ce temps-là. [OSVALD:] Si, je m'en souviens parfaitement. Il me prit sur ses genoux et me mit sa pipe à la bouche. Fume, garçon, dit-il ; allons, une bonne bouffée. Et j'ai fumé tant que j'ai pu, jusqu'à me sentir pâlir et que la sueur ruisselle sur mon front. Alors il s'est mis à rire de si bon cœur. [LE PASTEUR:] C'est bien étrange. [MADAME ALVING:] Mon ami, c'est un rêve qu'Osvald aura fait. [OSVALD:] Non, mère, ce n'est pas un rêve. La preuve, — ne t'en souviens-tu pas ? — c'est que tu es entrée et que tu m'as emporté dans la chambre d'enfants ; là, je me suis senti mal et j'ai vu que tu pleurais. Est-ce que père faisait souvent de ces farces-là ? [LE PASTEUR:] Dans sa jeunesse, c'était un homme plein de verve. [OSVALD:] Et pourtant, il a accompli tant de choses dans ce monde, tant de choses bonnes et utiles, durant le peu de temps qu'il a vécu. [LE PASTEUR:] Oui, c'est vrai. Vous portez le nom d'un homme digne et actif, mon cher Osvald Alving. Eh bien, espérons que ce sera pour vous un encouragement, un stimulant... [OSVALD:] Ce devrait en être un, en effet. [LE PASTEUR:] En tout cas, c'est très bien d'être rentré pour un jour consacré à sa mémoire. [OSVALD:] Je ne pouvais pas faire moins. [MADAME ALVING:] Et je pourrai le garder longtemps ; voilà ce qu'il y a de mieux... [LE PASTEUR:] Oui, on m'apprend que vous nous restez tout l'hiver. [OSVALD:] Je suis ici pour un temps indéterminé, monsieur le pasteur. Ah, qu'il est bon de rentrer chez soi ! [MADAME ALVING:] N'est-ce pas, mon cher garçon !... [LE PASTEUR:] Vous étiez bien jeune lorsque vous avez commencé à courir le monde, mon cher Osvald. [OSVALD:] C'est vrai, je me demande quelquefois si je n'étais pas trop jeune. [MADAME ALVING:] Pas du tout ; cela ne fait que du bien à un garçon dégourdi et surtout à un fils unique. Il est mauvais de rester au coin du feu, entre père et mère, et d'y devenir un enfant gâté. [LE PASTEUR:] C'est là un problème difficile à résoudre, [MADAME ALVING:] Après tout, le foyer paternel restera toujours la véritable patrie de l'enfant. [OSVALD:] En cela, je suis tout prêt à me ranger à l'avis du pasteur. [LE PASTEUR:] Voyons par exemple votre propre fils. Oui, nous pouvons fort bien parler de cela en sa présence. Quel a été le résultat en ce qui le concerne ? Il aura bientôt vingt-six ou vingt-sept ans, et jamais il n'a eu l'occasion de connaître la vraie vie de famille... [OSVALD:] Pardonnez-moi, monsieur le pasteur... Vous êtes sur ce point complètement dans l'erreur. [LE PASTEUR:] Vraiment ? Je croyais que vous n'aviez fréquenté presque exclusivement que les cercles d'artistes. [OSVALD:] C'est parfaitement exact. [LE PASTEUR:] Et spécialement ceux des jeunes artistes. [OSVALD:] Comme vous le dites. [LE PASTEUR:] Et je croyais que la plupart d'entre eux n'avaient pas les moyens de fonder une famille ni de se constituer un foyer. [OSVALD:] Il y en a qui n'ont pas de quoi se marier, monsieur la pasteur. [LE PASTEUR:] Eh bien ! c'est précisément ce que je dis. [OSVALD:] Mais cela ne les empêche pas d'avoir un foyer, et souvent ils en ont un... et un foyer très bien organisé, très convenable. [LE PASTEUR:] Ce n'est pas d'un ménage de garçon qu'il s'agit. J'appelle un foyer, un foyer domestique, où un homme vit avec sa femme et ses enfants. [OSVALD:] Oui, ou avec ses enfants et la mère de ses enfants. [LE PASTEUR:] Mais... miséricorde ! [OSVALD:] Quoi ? [LE PASTEUR:] Vivre avec... la mère de ses enfants ? [OSVALD:] Oui ; préféreriez-vous qu'on la repousse ? [LE PASTEUR:] Ainsi, c'est de relations illégitimes que vous parlez, de ces faux ménages, comme on les appelle. [OSVALD:] Je n'ai jamais remarqué rien de faux dans cette vie en commun. [LE PASTEUR:] Mais comment se peut-il qu'un homme ou une jeune femme qui ont... ne fût-ce qu'un peu d'éducation, s'accommodent d'une existence de ce genre, aux yeux de tout le monde ? [OSVALD:] Eh ! que voulez-vous qu'ils fassent ? Un jeune artiste pauvre, une jeune fille pauvre... Il faut beaucoup d'argent pour se marier. Que voulez-vous qu'ils fassent ? [LE PASTEUR:] Ce que je veux qu'ils fassent ? Écoutez, monsieur Alving, je vais vous dire, moi, ce qu'il faut qu'ils fassent. Ils doivent commencer par vivre loin l'un de l'autre au début... voilà ce que je veux. [OSVALD:] Ce discours ne vous mènerait pas loin auprès de nous autres, jeunes hommes, passionnés, amoureux. [MADAME ALVING:] Ma foi, non, il ne vous mènerait pas loin. [LE PASTEUR:] Et les autorités qui tolèrent de telles choses, qui les laissent s'accomplir en plein jour !... N'avais-je pas raison d'être profondément inquiet au sujet de votre fils ?... Dans des cercles où l'immoralité s'étale effrontément, où elle acquiert, pour ainsi dire, droit de cité... [OSVALD:] Je vous avouerai de plus, monsieur le pasteur, que j'ai été l'hôte assidu d'un de ces ménages irréguliers, où je passais presque tous mes dimanches. [LE PASTEUR:] Et qui plus est des dimanches ! [OSVALD:] Eh bien, oui ! C'est le jour où l'on s'amuse. Mais jamais je n'y ai entendu un mot inconvenant ; encore moins y ai-je été témoin de quoi que ce fût qui pût être taxé d'immoralité. Non ; savez-vous où et quand j'ai rencontré l'immoralité dans les cercles d'artistes ? [LE PASTEUR:] Non, Dieu merci, je n'en sais rien ! [OSVALD:] Eh bien ! Je vais me permettre de vous le dire : je l'ai rencontrée alors que certains de nos maris et pères de famille modèles sont venus, chez les artistes, s'émanciper un brin et ont daigné les honorer de leur visite, eux et leurs humbles tavernes. C'est alors que nous en avons appris de belles ! Ces messieurs nous initiaient, nous racontant des faits et des choses auxquels nous n'avions jamais songé. [LE PASTEUR:] Quoi ? vous prétendriez que des hommes honorables de ce pays vont... [OSVALD:] Avez-vous jamais entendu ces hommes honorables, rentrant chez eux, discuter de l'immoralité qui règne dans les pays étrangers ? [LE PASTEUR:] Oui, naturellement. [MADAME ALVING:] Moi aussi, je les ai entendus. [OSVALD:] Ah certes ! On peut les croire sur parole. Il y a parmi eux des experts. Se peut-il qu'on puisse ainsi la couvrir de boue, la belle, la superbe, la libre existence qu'on vit dans ces pays-là ! [MADAME ALVING:] Il ne faut pas t'exalter, Osvald ; cela ne te fait pas de bien. [OSVALD:] Non, tu as raison, mère, cela ne me vaut rien. C'est cette maudite fatigue, vois-tu. [MADAME ALV1NG:] Mon pauvre enfant... ! [LE PASTEUR:] Oui. C'est le cas de le dire. Voilà donc où il en est ! Enfant prodigue, a-t-il dit ; hélas, oui ! hélas, oui ! Et vous-même, que dites-vous de tout cela ? [MADAME ALVING:] Je dis qu'Osvald a raison d'un bout à l'autre. [LE PASTEUR:] Raison ! raison d'émettre de tels principes ? [MADAME ALVING:] Ici, dans ma solitude, je suis arrivée à penser comme lui, monsieur le pasteur. Mais je n'ai jamais osé envisager la question de trop près. Soit ! mon fils parlera pour moi. [LE PASTEUR:] Vous êtes bien à plaindre, madame Alving. Écoutez-moi, nous allons causer sérieusement. En cet instant, vous n'avez plus devant vous votre homme d'affaires, votre conseiller, votre ami de jeunesse et celui de votre défunt mari ; c'est le prêtre qui est là et qui vous parle comme il le faisait à l'heure du plus grand égarement de votre vie. [MADAME ALVING:] Et qu'a-t-il à me dire, le prêtre ? [LE PASTEUR:] Je veux d'abord remuer vos souvenirs, madame. Le moment est bien choisi : demain tombe le dixième anniversaire de la mort de votre mari. Demain, le voile tombera du monument qui doit honorer sa mémoire. Demain, je m'adresserai à toute l'assemblée ; aujourd'hui, je veux m'entretenir avec vous seule. [MADAME ALVING:] Bien, monsieur le pasteur, parlez. [LE PASTEUR:] Vous souvenez-vous qu'après une année de mariage, à peine, vous vous êtes trouvée au bord même de l'abîme, que vous avez déserté votre foyer... que vous avez abandonné votre mari ? Oui, madame Alving... abandonné, abandonné, et vous avez refusé de revenir chez lui, malgré toutes ses prières, malgré toutes ses supplications. [MADAME ALVING:] Avez-vous oublié à quel point j'ai été malheureuse cette première année ? [LE PASTEUR:] Chercher le bonheur dans cette vie, c'est là le véritable esprit de rébellion. Quel droit avons-nous au bonheur ? Non, nous devons faire notre devoir, madame, et votre devoir était de demeurer auprès de l'homme que vous aviez une fois choisi et auquel vous attachait un lien sacré. [MADAME ALVING:] Vous savez bien la vie que menait Alving à cette époque et de quels désordres il se rendait coupable. [LE PASTEUR:] Je sais fort bien les bruits qui couraient sur son compte, et loin de moi l'intention d'approuver la conduite de sa jeunesse, pour autant que ces bruits aient été fondés. Au lieu de cela, vous vous êtes révoltée, vous avez rejeté la croix, abandonné l'être défaillant que vous aviez mission de soutenir. Vous avez déserté, en exposant votre nom et votre réputation, et vous avez été sur le point de perdre par-dessus le marché la réputation des autres. [MADAME ALVING:] Des autres ? D'un autre, voulez-vous dire. [LE PASTEUR:] N'était-ce pas trop inconsidéré de venir chercher un refuge chez moi ? [MADAME ALVING:] Chez notre pasteur ? Chez l'ami de notre maison ? [LE PASTEUR:] Précisément à cause de cela. Oui, vous pouvez bien remercier Notre Seigneur et Maître de ce que j'ai eu la fermeté nécessaire, de ce que je vous ai détournée de vos desseins exaltés et de ce qu'il m'a été donné de vous ramener dans la voie du devoir et dans la maison de votre époux légitime. [MADAME ALVING:] Oui, pasteur Manders, ce fut là, certes, votre ouvrage. [LE PASTEUR:] Je n'ai été qu'un humble instrument dans la main du Très-Haut. Et ce bonheur qui m'a été donné de vous plier au devoir et à l'obéissance, quelle bénédiction n'en est-il pas résulté pour tout le reste de votre vie ! Les choses ne se sont-elles pas arrangées comme je vous l'avais prédit ? Alving n'a-t-il pas dit adieu à tous les désordres de son existence, comme il sied à un homme ? Et, depuis, tous ses jours ne se sont-ils pas écoulés près de vous, dans l'amour et à l'abri de tout reproche ? N'est-il pas devenu le bienfaiteur de la région, et, vous-même, ne vous a- t-il pas élevée avec lui, en sorte que vous êtes devenue peu à peu sa collaboratrice ? et une vaillante collaboratrice, certes ! Oh ! je sais tout cela, madame Alving ; je vous dois cet éloge. De même que vous avez un jour renié les devoirs de l'épouse, vous avez renié plus tard ceux de la mère. [MADAME ALVING:] Ah !... [LE PASTEUR:] Vous avez été dominée toute votre vie par une invincible confiance en vous- même. Vous n'avez jamais cherché qu'à vous affranchir de tout joug et de toute loi. Jamais vous n'avez voulu supporter une chaîne quelle qu'elle fût. Tout ce qui vous gênait dans la vie, vous l'avez rejeté sans regret, sans hésitation, comme un fardeau insupportable, n'écoutant que votre bon plaisir. Il ne vous convenait plus d'être épouse, et vous vous êtes libérée de votre mari, il vous semblait incommode d'être mère, et vous avez envoyé votre fils à l'étranger. [MADAME ALVING:] C'est vrai, j'ai fait tout cela. [LE PASTEUR:] Aussi êtes-vous devenue une étrangère pour lui. [MADAME ALVING:] Non, non, vous vous trompez. [LE PASTEUR:] Je ne me trompe pas, et c'est naturel. Comment vous est-il revenu ? Pensez-y bien, madame Alving. Vous avez été coupable envers votre mari ; vous le reconnaissez vous- même en élevant ce monument à sa mémoire ; reconnaissez aussi vos torts envers votre fils ; peut- être est-il encore temps de le ramener dans le droit chemin. Retournez vous-même sur vos pas et redressez en lui ce qui, je l'espère, se laissera encore redresser. Car je vous le dis en vérité, madame Alving, vous êtes une mère coupable ! C'est ce que j'ai jugé de mon devoir de vous déclarer. [MADAME ALVING:] Vous vous êtes exprimé, monsieur le pasteur, et demain vous parlerez en public pour honorer la mémoire de mon mari. Je ne parlerai pas demain. Mais aujourd'hui, j'aurai, moi aussi, quelques révélations à vous faire. [LE PASTEUR:] Naturellement, vous allez chercher à justifier votre conduite. [MADAME ALVING:] Non. Je me contenterai de vous raconter certains faits. [LE PASTEUR:] Voyons. [MADAME ALVING:] Dans tout ce que vous venez de dire au sujet de mon mari, de moi et de notre vie commune, après que vous m'eûtes fait, pour user de votre langage, rentrer dans la voie du devoir — dans tout cela il n'y a absolument rien dont vous ayez eu connaissance par vous- même ; depuis ce moment, en effet, vous — notre hôte journalier —, vous n'avez plus remis les pieds dans notre maison. [LE PASTEUR:] Vous et votre mari, vous avez quitté la ville aussitôt après ces événements. [MADAME ALVING:] Oui ; et du vivant de mon mari, vous n'êtes jamais venu nous trouver ici. [LE PASTEUR:] Hélène... si c'est là un reproche, je vous prie de réfléchir... [MADAME ALVING:] aux égards que vous deviez à votre état ; oui. Et puis j'étais, moi, la femme qui avait abandonné son mari. On ne saurait se tenir à trop de distance des femmes de cette espèce. [LE PASTEUR:] Chère... madame Alving, il y a là une exagération si manifeste... [MADAME ALVING:] Oui, oui, oui, laissons cela. Tout ce que je voulais vous dire, c'est qu'en jugeant ma vie domestique, vous ne faites que répéter simplement ce qu'on croit en général. [LE PASTEUR:] Eh bien oui ! Et après ? [MADAME ALVING:] Eh bien ! Manders, je veux aujourd'hui vous dire la vérité. Je me suis juré que vous la sauriez un jour. Vous seul ! [LE PASTEUR:] Et quelle est donc cette vérité ? [MADAME ALVING:] Cette vérité, c'est que mon mari est mort dans la débauche où il avait toujours vécu. [LE PASTEUR:] Qu'avez-vous dit ? [MADAME ALVING:] Débauche aussi grande après dix-neuf ans de mariage qu'elle l'était à la veille de notre union. [LE PASTEUR:] Comment ! Ces égarements de jeunesse, ces irrégularités, ces désordres, si vous voulez, vous appelez cela de la débauche ! [MADAME ALVING:] C'est l'expression dont se servait notre médecin. [LE PASTEUR:] Maintenant, je ne vous comprends plus. [MADAME ALVING:] Il est inutile que vous me compreniez. [LE PASTEUR:] Ma tête s'égare. Ainsi tout votre mariage, cette communauté de tant d'années passées avec votre mari, n'aurait été qu'un voile jeté sur un abîme ! [MADAME ALVING:] Ni plus ni moins. À présent, vous le savez. [LE PASTEUR:] Cette... Il se passera longtemps avant que je me rende compte de tout cela. Je n'y comprends absolument rien ! Cela me dépasse. Mais comment était-il possible... ? Comment une telle chose a-t-elle pu rester cachée ? [MADAME ALVING:] Pour y arriver, j'ai dû soutenir une lutte de tous les instants. Après la naissance d'Osvald, Alving sembla se corriger, mais ce ne fut pas de longue durée. Plus tard, j'ai dû lutter doublement, livrer un combat mortel, pour que personne ne devinât quel homme était le père de mon enfant. D'autre part, vous vous rappelez comment Alving savait gagner les cœurs. Il semblait que personne ne pût concevoir une mauvaise pensée à son égard. Il était de cette espèce d'hommes sur la réputation de qui la vie n'a pas de prise. Mais à la fin, Manders — il faut que vous sachiez tout —, à la fin, il a commis une abomination plus grande que toutes les autres. [LE PASTEUR:] Plus grande que tout ? [MADAME ALVING:] J'avais pris mon mal en patience, tout en n'ignorant rien de ce qui se passait hors de la maison ; mais quand le scandale se fut installé entre ces quatre murs... [LE PASTEUR:] Vous dites ?... Ah, mon Dieu ! [MADAME ALVING:] Oui, ici, sous notre toit. C'est là dans la salle à manger que j'en ai eu la première révélation un jour que j'avais à faire dans cette pièce et que la porte était entrouverte ; je vis la bonne rentrer du jardin avec de l'eau pour arroser les fleurs. [LE PASTEUR:] Eh bien ?... [MADAME ALVING:] Un instant après, Alving rentra lui aussi. Je l'entendis qui parlait tout doucement à cette fille. Puis... — oh ! ces mots résonnent encore à mes oreilles, déchirants et ridicules à la fois —, j'entendis ma propre bonne murmurer : "Laissez-moi, mais lâchez-moi donc, monsieur le chambellan. [LE PASTEUR:] Oh ! l'impardonnable légèreté ! Mais ce n'est là qu'une légèreté, madame Alving, croyez-le bien. [MADAME ALVING:] Ce que je devais en croire, je l'appris bientôt. Le chambellan arriva à ses fins avec la fille, et cette liaison, pasteur, eut des suites. [LE PASTEUR:] Tout cela dans cette maison ! dans cette maison ! [MADAME ALVING:] J'ai supporté bien des choses dans cette maison. Pour l'y retenir les soirs et les nuits, j'ai dû me faire la camarade de ses orgies secrètes, là-haut, dans sa chambre. J'ai dû m'attabler avec lui en tête à tête, trinquer et boire avec lui, écouter ses insanités ; j'ai dû lutter corps à corps avec lui pour le mettre au lit. [LE PASTEUR:] Et vous avez pu supporter tout cela ! [MADAME ALVING:] J'avais mon fils, c'est pour lui que je souffrais tout. Mais à ce dernier outrage, quand j'ai vu ma propre bonne... je me suis juré que tout cela aurait une fin. Alors j'ai imposé mon autorité sur cette maison, sur tout... sur lui-même et sur le reste. C'est que maintenant, voyez-vous, j'avais une arme contre lui, il n'osait plus bouger. C'est alors que j'ai fait partir Osvald. Il entrait à cette époque dans sa septième année et commençait à observer et à poser des questions, comme font les enfants. Tout cela, Manders, je ne pouvais pas le souffrir. Il me parut que l'enfant risquait d'être corrompu dans cette ambiance. C'est pour cela que je l'en a fait sortir. Maintenant, vous comprenez aussi pourquoi il n'a jamais remis les pieds dans la maison, tant que son père a vécu. Personne ne sait combien il n'en a coûté. [LE PASTEUR:] En vérité, vous avez fait de la vie une dure expérience. [MADAME ALVING:] Je n'aurais jamais résisté, si je n'avais pas eu mon devoir à accomplir. Ah, je peux dire que j'ai travaillé ! Tous ces résultats, la propriété agrandie, le domaine amélioré, toutes ces œuvres utiles, dont Alving a recueilli l'honneur et la gloire, croyez-vous que ce soit lui qui les ait accomplis ? Lui qui, du matin au soir, était étendu sur son sofa, plongé dans la lecture d'un vieil almanach officiel ! Non, je veux que vous sachiez une chose encore : c'est moi qui l'y poussais en ses heures de lucidité ; c'est encore moi qui devais porter tout le fardeau, quand il se plongeait, selon son habitude, dans le désordre, ou s'abîmait dans un marasme sans nom. [LE PASTEUR:] Et c'est à la mémoire de cet homme que vous élevez un monument ? [MADAME ALVING:] Vous voyez ce que peut une mauvaise conscience. [LE PASTEUR:] Une mauvaise... ? Que voulez-vous dire ? [MADAME ALVING:] Il m'a toujours semblé que la vérité ne pouvait manquer de se faire jour et qu'elle finirait par être connue de tous. Aussi cet orphelinat est-il destiné, en quelque sorte, à faire taire toutes les rumeurs et à écarter tous les soupçons. [LE PASTEUR:] Et vous n'avez certes pas manqué votre but, madame Alving. [MADAME ALVING:] Et puis, j'avais encore un mobile. Je ne voulais pas qu'Osvald, mon fils, héritât de son père, en quoi que ce fût. [LE PASTEUR:] Ainsi, c'est avec l'héritage d'Alving que... ? [MADAME ALVING:] Oui, les sommes qu'année après année j'ai consacrées à cet orphelinat forment — je l'ai exactement calculé — le montant d'un avoir qui, dans le temps, faisait considérer le lieutenant Alving comme un bon parti. [LE PASTEUR:] Je vous comprends... [MADAME ALVING:] Cet argent avait été le prix d'achat. Je ne veux pas qu'il passe aux mains d'Osvald. Mon fils doit tout tenir de moi, tout. Te voici de retour, mon cher, cher garçon. [OSVALD:] Oui ; que peut-on faire dehors par cette pluie éternelle ? Mais j'entends dire que nous nous mettons à table. La bonne nouvelle ! [REGINE:] Voici un paquet pour Madame. [MADAME ALVING:] Les cantates pour la fête de demain, sans doute. [LE PASTEUR:] Hum... [REGINE:] Et puis, Madame est servie. [MADAME ALVING:] C'est bien, nous vous suivons à l'instant. Je veux seulement... [REGINE:] Monsieur Alving désire-t-il du porto blanc ou rouge ? OSVALD. — L'un et l'autre, mademoiselle Engstrand. Bien... très bien, monsieur Alving. [OSVALD:] nJe peux vous aider à déboucher... [MADAME ALVING:] C'est bien cela, voici les cantates, pasteur. [LE PASTEUR:] Comment pourrai-je avoir l'esprit assez libre pour prononcer mon discours demain ? En vérité !... [MADAME ALVING:] Oh ! vous vous en tirerez. [LE PASTEUR:] Que voulez- vous, nous ne pouvons pourtant pas éveiller le scandale. [MADAME ALVING:] Non ; mais ce sera la fin de cette longue et vilaine comédie. Dès après-demain, j'agirai comme si le défunt n'avait jamais vécu dans cette maison. Il ne restera personne ici, que mon fils et sa mère. [REGINE:] Osvald, es-tu donc fou ? Lâche-moi ! [MADAME ALVING:] Ah !... [LE PASTEUR:] Mais que veut dire... ? Qu'est-ce que cela, madame Alving ? [MADAME ALVING:] Des revenants. Le couple du jardin d'hiver qui revient. [LE PASTEUR:] Que dites-vous ? Régine... ? Elle serait... ? [MADAME ALVING:] Oui. Venez. Pas un mot !...
[MADAME ALVING:] Viens-tu, Osvald ? C'est ça. Sors un moment avant que l'averse ne recommence. Régine ! REGINE, hors de la scène. — Madame ? Va dans la buanderie aider à faire les guirlandes. [REGINE:] Oui, Madame. [LE PASTEUR:] Il ne peut rien entendre d'où il est, n'est-ce pas ? [MADAME ALVING:] Non, si la porte est fermée ; d'ailleurs, il va sortir. [LE PASTEUR:] J'en suis encore tout abasourdi. Je ne comprends pas comment j'ai pu avaler une seule bouchée. [MADAME ALVING:] Ni moi non plus, mais que faire ? [LE PASTEUR:] Que faire, en effet ? Ma foi, je n'en sais rien. J'ai si peu l'expérience de ce genre d'affaires. [MADAME ALVING:] Je suis absolument sûre qu'il n'y a encore rien... [LE PASTEUR:] Non ! Le ciel nous en préserve ! Mais ces familiarités n'en sont pas moins totalement déplacées. [MADAME ALVING:] Tout cela est une simple fantaisie d'Osvald ; vous pouvez en être convaincu. [LE PASTEUR:] Mon Dieu, je suis, je le répète, peu compétent dans ces sortes d'affaires. Il me semblerait pourtant... [MADAME ALVING:] Il faut qu'elle quitte la maison, et sur-le-champ, c'est clair comme le jour. [LE PASTEUR:] Naturellement... [MADAME ALVING:] Mais où ira-t-elle ? Nous ne pouvons pas prendre la responsabilité de... [LE PASTEUR:] Elle ira tout simplement chez son père. [MADAME ALVING:] Chez qui, dites-vous ? [LE PASTEUR:] Chez son... Mais non ; c'est vrai : Engstrand n'est pas son... bon Dieu, madame, comment est-ce possible ? Allez, vous vous serez trompée. [MADAME ALVING:] Hélas ! Je ne me suis pas trompée. Johanne a dû se confesser à moi et Alving n'a pu nier. Il ne restait donc qu'à étouffer l'affaire. [LE PASTEUR:] Évidemment, il n'y avait pas d'autre parti à prendre. [MADAME ALVING:] La fille a immédiatement quitté la maison, après avoir reçu pour prix de son silence une somme assez ronde. Avec cela, une fois en ville, elle a su se tirer d'affaire seule. l'été précédent, serait entré dans le port avec son yacht. Et voilà comment Engstrand et elle se sont retrouvés et mariés du jour au lendemain. Eh, c'est vous-même qui les avez bénis. [LE PASTEUR:] Mais comment expliquer... ? Je me rappelle très bien l'attitude d'Engstrand, lorsqu'il est venu me parler de son mariage. Il était si profondément contrit et se reprochait avec tant d'amertume la légèreté dont sa promise et lui s'étaient rendus coupables. [MADAME ALVING:] Il fallait bien qu'il prenne la faute sur lui. [LE PASTEUR:] Mais me dissimuler tout ça ! Je ne m'y serais pas attendu de la part de Jakob Engstrand. Ah, il m'en rendra compte ! Et ce sera sérieux. Il peut en être sûr. Et puis, quelle immoralité qu'une telle union ! Pour de l'argent ! À combien se montait la somme que la fille avait à offrir ? [MADAME ALVING:] À trois cents écus. [LE PASTEUR:] Voyez un peu ! Pour trois cents misérables écus, épouser une femme perdue ! [MADAME ALVING:] Et que dites-vous de moi, qui me suis laissé marier à un homme perdu ? [LE PASTEUR:] Mais Dieu me pardonne... ! Que dites-vous là ? Un homme perdu ! [MADAME ALVING:] Croyez-vous par hasard qu'Alving fût plus pur quand je l'ai accompagné à l'autel que Johanne quand Engstrand l'a épousée ? [LE PASTEUR:] Les deux cas sont à tel point différents... [MADAME ALVING:] Pas tant que cela. Il n'y avait de différence qu'entre : d'un côté, trois cents misérables écus... de l'autre, une fortune. [LE PASTEUR:] Voyons ! Comment pouvez-vous comparer deux choses si dissemblables ? N'aviez-vous pas, vous, pris conseil de vos proches et sondé votre propre cœur ? [MADAME ALVING:] Je croyais que vous aviez compris où ce cœur, comme vous l'appelez, s'était égaré à cette époque. [LE PASTEUR:] Si je l'avais compris, je ne serais pas devenu l'hôte journalier de la maison de votre mari. [MADAME ALVING:] Enfin, ce qu'il y a de certain, c'est que je ne m'étais pas interrogée. [LE PASTEUR:] Bien ; mais vous n'en aviez pas moins suivi les prescriptions en prenant l'avis de vos plus proches parents : celui de votre mère et de vos deux tantes. [MADAME ALVING:] C'est vrai. Ce sont elles trois qui ont conclu l'affaire et non moi. Étaient- elles assez convaincues que c'eût été folie de repousser une offre semblable ! Si ma mère pouvait revenir aujourd'hui et voir où en sont toutes ces splendeurs ! [LE PASTEUR:] Personne ne peut répondre de l'avenir. Ce qu'il y a de certain, c'est que votre mariage a été conclu strictement selon l'ordre prescrit. [MADAME ALVING:] Ah, cet ordre et ces prescriptions ! Il me semble parfois que ce sont eux qui causent tous les malheurs de ce monde ! [LE PASTEUR:] Madame Alving, maintenant, vous commettez un péché. [MADAME ALVING:] C'est possible ; mais tous ces liens, tous ces égards me sont devenus insupportables. Je ne peux pas... Je veux me dégager, je veux ma liberté. [LE PASTEUR:] Que voulez-vous dire ? [MADAME ALVING:] Je n'aurais pas dû couvrir Alving. Mais je n'osais pas agir autrement, même par considération personnelle, tant j'étais lâche. [LE PASTEUR:] Lâche ? [MADAME ALVING:] Si on avait su quelque chose, on aurait dit : Le pauvre homme ! il est naturel que sa vie ne soit pas droite... avec une femme pareille, une femme qui l'abandonne. [LE PASTEUR:] On aurait eu quelque droit de tenir ce propos. [MADAME ALVING:] Si j'avais été celle que j'aurais dû être, j'aurais pris Osvald à part et je lui aurais dit : Écoute, mon garçon, ton père était un débauché... [LE PASTEUR:] Miséricorde !... [MADAME ALVING:] Je lui aurais raconté tout ce que je vous ai raconté à vous-même ni plus ni moins. [LE PASTEUR:] Vous finirez par m'indigner, madame. [MADAME ALVING:] Je sais, je sais. Je recule moi-même devant cette pensée, tant je suis lâche. [LE PASTEUR:] Et vous appelez lâcheté le fait de remplir tout simplement votre devoir ? Avez- vous oublié qu'un enfant doit amour et respect à ses père et mère ? [MADAME ALVING:] Pas de généralités. Une question : Osvald doit-il aimer et respecter le chambellan Alving ? [LE PASTEUR:] N'y a-t-il pas en vous une mère qui se défend de briser l'idéal de son fils ? [MADAME ALVING:] Et la vérité, donc ? [LE PASTEUR:] Et l'idéal, donc ? [MADAME ALVING:] Oh ! l'idéal, l'idéal ! Si j'étais seulement plus courageuse que je ne le suis ! [LE PASTEUR:] Ne jetez pas la pierre à l'idéal, madame, car il se venge cruellement. Et puisqu'il s'agit d'Osvald, Osvald, hélas ! n'a guère d'idéaux ; mais autant que j'aie pu voir, il en est un pour lui : c'est son père. [MADAME ALVING:] En cela, vous ne vous trompez pas. [LE PASTEUR:] Et ce sentiment, vous l'avez éveillé et nourri vous-même par vos lettres. [MADAME ALVING:] Oui, j'étais l'esclave du devoir et des bienséances ; aussi durant des années ai-je menti à mon fils. Oh, lâche, lâche que j'étais ! [LE PASTEUR:] Vous avez implanté une illusion salutaire dans l'âme de votre fils, madame Alving, et ce n'est pas un bien sans valeur. [MADAME ALVING:] Hum ! qui sait si c'est un bien ?... Quant à une intrigue avec Régine, je n'en veux pas. Il ne doit pas s'amuser à faire le malheur de cette pauvre fille. [LE PASTEUR:] Ah, grand Dieu, non ! Ce serait épouvantable. [MADAME ALVING:] S'il avait des intentions sérieuses, et qu'il y allât de son bonheur... [LE PASTEUR:] Comment dites-vous ? Je ne comprends pas. [MADAME ALVING:] Mais ce n'est pas le cas. Malheureusement Régine ne s'y prête pas. [LE PASTEUR:] Comment cela ? Que voulez-vous dire ? [MADAME ALVING:] Si je n'étais pas aussi poltronne, il me serait doux de lui dire : Epouse-la ou faites comme il vous plaira ; seulement pas de tromperie. [LE PASTEUR:] Mais miséricorde ! Un mariage dans les règles dans ces conditions ! Une chose si épouvantable... si inouïe ! [MADAME ALVING:] Inouïe, dites-vous ? La main sur le cœur, pasteur, ne croyez-vous pas qu'autour de nous, dans le pays, il y ait plus d'un mariage entre proches ? [LE PASTEUR:] Je ne vous comprends pas. [MADAME ALVING:] Je vous assure que oui. [LE PASTEUR:] Allons ! vous faites des hypothèses... Hélas ! la vie de famille n'est malheureusement pas toujours aussi pure qu'elle devrait l'être. Mais une chose comme celle à laquelle vous faites allusion ne se sait jamais... du moins avec certitude. Ici, au contraire... Comment ! vous voudriez, vous, sa mère, que votre... [MADAME ALVING:] Mais non, je ne le veux pas. Je n'y consentirais à aucun prix. C'est précisément ce que je dis. [LE PASTEUR:] Parce que vous êtes lâche, selon votre expression. Ainsi, si vous n'étiez pas lâche... Bonté divine ! Une union si révoltante ! [MADAME ALVING:] Eh ! nous en descendons tous, paraît-il, d'unions de cette sorte. Et qui a institué ces choses-là, pasteur ? [LE PASTEUR:] Ce sont là des sujets dont je ne veux pas m'entretenir avec vous, madame. Vous êtes loin d'être dans l'état d'esprit requis. Seulement, quand vous osez dire qu'il y a lâcheté de votre part à... [MADAME ALVING:] Écoutez-moi et comprenez ce que je veux dire. Si je suis ainsi troublée, craintive, c'est qu'il y a comme un monde de revenants dont je sens quelque chose en moi, quelque chose dont je ne me déferai jamais. [LE PASTEUR:] Comment avez-vous dit ? [MADAME ALVING:] J'ai dit un monde de revenants. Quand j'ai entendu là, à côté, Régine et Osvald, ç'a été comme si le passé s'était dressé devant moi... Mais je suis près de croire, pasteur, que nous sommes tous des revenants. Ce n'est pas seulement le sang de nos père et mère qui coule en nous, ce sont aussi de vieilles idées, des croyances mortes. Elles sont mortes, mais n'en sont pas moins là, au fond de nous-mêmes, et jamais nous ne parvenons à nous en délivrer. Que je prenne un journal et me mette à le lire : je vois des fantômes surgir entre les lignes. Il me semble, à moi, que le pays est peuplé de revenants, qu'il y en a autant que de grains de sable dans la mer. Et puis, tous, tant que nous sommes, nous avons une si misérable peur de la lumière ! [LE PASTEUR:] Voilà donc le fruit de vos lectures. Beau fruit, en vérité ! Ah, ces abominables livres, ces révoltants écrits des libres-penseurs ! [MADAME ALVING:] Vous vous trompez, mon cher pasteur. Celui qui m'a poussée à la réflexion, c'est vous-même, et grâces vous en soient rendues. [LE PASTEUR:] Moi ? [MADAME ALVING:] Oui. Lorsque vous m'avez pliée à ce que vous appeliez le devoir, lorsque vous avez vanté comme juste et équitable ce contre quoi tout mon être se révoltait avec horreur, j'ai commencé à examiner l'étoffe de vos enseignements. Je ne voulais toucher qu'à un seul point ; mais, celui-ci défait, tout s'est décousu. Et alors j'ai vu que ce n'était que des idées toutes faites. [LE PASTEUR:] Serait-ce là le profit de ce qui fut le plus dur combat de ma vie ? [MADAME ALVING:] Dites plutôt la plus lamentable de vos défaites. [LE PASTEUR:] Ce fut la plus grande victoire de ma vie, Hélène : un triomphe sur moi-même. [MADAME ALVING:] Un crime envers nous deux. [LE PASTEUR:] Quoi ? Quand je vous ai suppliée, quand je vous ai dit : "Femme, retournez chez celui qui est votre époux devant la loi", alors que vous, tout égarée, vous étiez venue chez moi en criant : "Me voici, prenez-moi ! " vous appelez cela un crime ? [MADAME ALVING:] Oui, à mon avis. [LE PASTEUR:] Vous et moi, nous ne nous comprendrons jamais. [MADAME ALVING:] En tout cas, nous ne nous comprenons plus. [LE PASTEUR:] Jamais... jamais, dans mes pensées les plus secrètes, je ne vous ai considérée autrement que comme la femme d'un autre. [MADAME ALVING:] Vous en êtes sûr ? [LE PASTEUR:] Hélène ! [MADAME ALVING:] Il est si facile de perdre la mémoire de soi-même. [LE PASTEUR:] Pas tant que cela. Moi, je suis celui que j'ai toujours été. [MADAME ALVING:] Bien, bien, ne parlons plus des jours anciens. [LE PASTEUR:] Quant à ceux du dehors, je pourrai vous aider à en avoir raison. Après tout ce que j'ai été épouvanté d'apprendre aujourd'hui, je ne peux en conscience prendre sur moi de laisser dans votre maison une jeune fille sans expérience. [MADAME ALVING:] Ne croyez-vous pas que le mieux serait de lui trouver une position ? Je veux dire... quelque bon parti. [LE PASTEUR:] Sans aucun doute. Je pense qu'à tous les égards ce serait souhaitable pour elle. [MADAME ALVING:] Régine s'est développée de bonne heure. [LE PASTEUR:] N'est-ce pas ? Je crois me souvenir qu'en fait de développement corporel, elle était déjà très avancée à l'époque où je la préparais à la confirmation. Mais, en attendant, il est nécessaire qu'elle rentre chez elle, en tout cas. Sous l'œil de son père... Mais non ! Engstrand n'est pas... Ah ! dire qu'il a pu me cacher ainsi la vérité ! Lui, lui ! [MADAME ALVING:] Qui cela peut-il être ? Entrez. [ENGSTRAND:] Pardon, excusez, mais... [LE PASTEUR:] Ah ! ah ! Hum... [MADAME ALVING:] C'est vous, Engstrand ? [ENGSTRAND:] Les bonnes n'étaient pas là ; alors j'ai pris l'extrême liberté de frapper à la porte. [MADAME ALVING:] C'est bien, c'est bien, entrez. Vous avez quelque chose à me dire ? [ENGSTRAND:] Non, excusez-moi, c'est avec monsieur le pasteur que je voudrais causer un petit instant. LE PASTEUR, arpentant la scène. — Avec moi ? C'est à moi que vous voulez parler ? A moi, n'est-ce pas ? Ah oui, je voudrais bien... [LE PASTEUR:] Eh bien ! puis-je savoir de quoi il s'agit ? [ENGSTRAND:] Mon Dieu, voici ce que c'est, monsieur le pasteur : maintenant, là-bas, c'est l'heure de la paie. Bien des remerciements, Madame. Et voilà que tout est prêt. Alors j'ai pensé comme cela qu'il serait pourtant convenable, à nous qui avons travaillé de si bon cœur ensemble pendant tout ce temps... J'ai pensé que nous ferions bien de terminer par une petite réunion pieuse. [LE PASTEUR:] Une réunion, là-bas, dans l'orphelinat ? [ENGSTRAND:] Oui... À moins que monsieur le pasteur ne trouve pas ça convenable. Alors... [LE PASTEUR:] Certainement, je trouve cela tout à fait convenable, mais... Hum... [ENGSTRAND:] J'avais pris moi-même l'habitude d'arranger de petites réunions, le soir... [MADAME ALVING:] Vraiment ? [ENGSTRAND:] Oui, de temps en temps, un petit exercice de piété. Mais je ne suis, moi, qu'un pauvre être, humble et grossier. Je n'ai pas les qualités nécessaires... que Dieu me vienne en aide... Alors, j'ai pensé que, puisque monsieur le pasteur Manders était ici... [LE PASTEUR:] C'est que, voyez-vous, maître Engstrand, j'ai une question préalable à vous poser. Êtes-vous dans les dispositions requises pour une telle réunion ? Avez-vous la conscience libre et nette ? [ENGSTRAND:] Oh ! que Dieu nous pardonne, ce n'est pas la peine de parler de ma conscience, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Au contraire, c'est précisément à elle que nous avons affaire. Voyons, qu'avez- vous à répondre ? [ENGSTRAND:] Hé, la conscience peut se trouver quelquefois en défaut. [LE PASTEUR:] Allons, vous en convenez du moins. Mais voulez-vous me dire là, franchement, qu'est-ce que c'est que toute cette histoire de Régine ?... [MADAME ALVING:] Pasteur Manders ! [LE PASTEUR:] Laissez-moi faire. [ENGSTRAND:] Régine ?... Seigneur ! Vous me faites une peur ! Il n'est arrivé aucun mal à Régine ? [LE PASTEUR:] Il faut l'espérer. Mais ce dont je vous parle, c'est de votre situation, à vous, à l'égard de Régine. On vous tient, n'est-ce pas, pour son père ? Eh bien ? [ENGSTRAND:] Hum ! Monsieur le pasteur connaît bien cette affaire entre moi et feue Johanne... [LE PASTEUR:] Il n'y a plus à dissimuler la vérité. Votre défunte femme a tout révélé à Mme Alving avant de quitter son service. [ENGSTRAND:] Oh ! que le... ! Là, vrai, elle a fait ça ?... [LE PASTEUR:] Vous voilà donc démasqué, Engstrand. [ENGSTRAND:] Et elle qui avait juré mort et damnation... ! [LE PASTEUR:] Mort et damnation ! [ENGSTRAND:] Non. Je veux dire : qui avait fait tous ses serments, la main sur le cœur. [LE PASTEUR:] Ainsi, pendant tant d'années, vous m'avez caché la vérité ! Vous me l'avez cachée, à moi qui vous témoignais une si ferme confiance en tout et toujours ! [ENGSTRAND:] Hélas ! oui j'ai fait ça. [LE PASTEUR:] Ai-je mérité que vous me trompiez, Engstrand ? Ne m'avez-vous pas toujours trouvé prêt à vous aider en paroles et en actions, autant que cela dépendait de moi ? Répondez, n'est-ce pas vrai ? [ENGSTRAND:] Plus d'une fois, en effet, j'aurais eu de la peine à sortir d'embarras, si je n'avais pas eu le pasteur Manders. [LE PASTEUR:] Et c'est ainsi que vous m'en récompensez ! Vous m'avez fait commettre des faux en écriture dans les registres de la paroisse et, pendant plusieurs années, vous ne m'avez donné aucun des éclaircissements que vous me deviez, que vous deviez à la vérité. Votre conduite, Engstrand, est sans excuses, et, dès à présent, tout est fini entre nous ! [ENGSTRAND:] C'est vrai, je le sens bien. [LE PASTEUR:] Oui, car de quelle façon pourriez-vous vous justifier ? [ENGSTRAND:] Mais comment a-t-elle pu s'abaisser à avouer sa honte ? Voyons, monsieur le pasteur, imaginez-vous dans la même position que feue Johanne... [LE PASTEUR:] Moi ! [ENGSTRAND:] Ah ! bon Dieu, ce n'est qu'une supposition. Je veux dire, supposons que monsieur le pasteur ait quelque point honteux à cacher aux yeux du monde, comme on dit. Nous autres hommes, nous ne devons pas trop nous hâter de condamner une pauvre femme, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Ce n'est pas votre femme que j'accuse, c'est vous. [ENGSTRAND:] Si j'avais le droit de faire à monsieur le psateur une toute petite question ? [LE PASTEUR:] Allons, faites. [ENGSTRAND:] Le devoir d'un homme n'est-il pas de relever toute créature qui tombe ? [LE PASTEUR:] Évidemment. [ENGSTRAND:] Et un homme n'est-il pas tenu de faire honneur à sa parole ? [LE PASTEUR:] Oui encore. Mais... [ENGSTRAND:] Après son malheur du fait de cet Anglais — peut-être était-ce un Américain, ou un Russe, comme on les appelle —, Johanne vint en ville. La pauvre fille, elle m'avait repoussé plusieurs fois déjà, car elle n'avait d'yeux, elle, que pour ce qui était beau, et moi j'avais cette infirmité à la jambe. Eh, oui ! Monsieur le pasteur se souvient de l'accident. Un jour je m'étais aventuré dans un bal où les matelots, les gens de mer se laissaient aller sans retenue dans l'ivresse, comme on dit. Comme je voulais les persuader d'embrasser une nouvelle vie... [MADAME ALVING:] Hum... [LE PASTEUR:] Je sais, Engstrand : ces brutes vous ont précipité du haut en bas de l'escalier. Vous m'avez raconté la chose. Votre infirmité vous fait honneur. [ENGSTRAND:] Je n'en tire pas vanité, monsieur le pasteur. Pour lors, je voulais vous raconter comment Johanne est venue se confier à moi avec des pleurs et des grincements de dents. Je peux bien le dire, monsieur le pasteur, cela me déchirait l'âme d'entendre ses lamentations. [LE PASTEUR:] Vraiment, Engstrand ? Continuez. [ENGSTRAND:] Pour lors, je lui dis : l'Américain il vogue sur les grandes mers, et toi, Johanne, tu as commis un péché, et tu es une créature déchue. Mais Jakob Engstrand, que je lui dis encore, il est là, lui, solide sur ses jambes. Ça, ce n'était qu'une manière de dire, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Je vous comprends très bien. Continuez. [ENGSTRAND:] Eh bien ! je l'ai relevée et épousée à la face du monde, pour que nul ne sache comment elle s'était égarée avec des étrangers. [LE PASTEUR:] En tout cela, vous avez dignement agi. Seulement, ce que je ne puis approuver, c'est que vous vous soyez abaissé à accepter de l'argent. [ENGSTRAND:] De l'argent ! Moi ? Pas un denier. [LE PASTEUR:] Mais... ! [ENGSTRAND:] Ah, oui !... Attendez un peu ; je me souviens, Johanne avait quelques sous, c'est vrai. Mais je n'ai jamais voulu en entendre parler. Pouah ! ai-je dit, Mammon, c'est le prix du péché, ça. Ce misérable or, peut-être était-ce des billets ? je n'en sais rien... nous allons le jeter à la figure de l'Américain, que je dis. Mais il était parti, il avait disparu à travers les mers et les orages, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Vraiment, mon brave Engstrand ? [ENGSTRAND:] Bien sûr. Alors, Johanne et moi, nous sommes convenus que cet argent devait servir à élever l'enfant ; et il en a été ainsi, et je peux rendre compte du moindre denier. [LE PASTEUR:] Mais cela change considérablement la question. [ENGSTRAND:] C'est ainsi que ça s'est passé, monsieur le pasteur, et, je puis bien le dire, j'ai été un vrai père pour Régine, dans la mesure de mes forces, car je ne suis, hélas ! qu'un pauvre être infirme. [LE PASTEUR:] Allons, allons, mon cher Engstrand. [ENGSTRAND:] Mais, cela, je peux bien le dire, que j'ai élevé l'enfant, que j'ai vécu en communion avec feue Johanne et que j'ai exercé l'autorité dans ma maison, comme il est écrit. Et jamais il n'a pu m'entrer dans la tête d'aller trouver le pasteur Manders pour me vanter et faire parade de ce que, moi aussi, j'avais une fois fait une bonne action. Non, quand pareille chose arrive à Jakob Engstrand, il se tait et le garde pour lui. Malheureusement, cela n'arrive pas souvent, comme vous pensez, et quand je suis avec le pasteur Manders, j'ai, ma foi, assez de lui parler d'erreurs et d'infirmités. Car, je répète ce que je disais tout à l'heure, la conscience peut être en défaut de temps à autre. [LE PASTEUR:] Donnez-moi votre main, Jakob Engstrand. [ENGSTRAND:] Ô bon Jésus ! Monsieur le pasteur... [LE PASTEUR:] Pas de façons. Voilà ! [ENGSTRAND:] Et si je venais maintenant demander pardon à monsieur le pasteur... [LE PASTEUR:] Vous ? c'est moi, tout au contraire, qui vous dois des excuses. [ENGSTRAND:] Ah, pour cela, jamais ! [LE PASTEUR:] Mais oui. Et je vous les fais de tout mon cœur. Pardonnez-moi de vous avoir soupçonné et si je pouvais vous témoigner d'une façon ou d'une autre ma pleine confiance, ma bienveillance entière... [ENGSTRAND:] Vous feriez ça, monsieur le pasteur ? [LE PASTEUR:] Avec le plus grand plaisir. [ENGSTRAND:] C'est que... vous en auriez l'occasion en ce moment même. Avec l'argent que j'ai pu mettre de côté ici, je veux fonder en ville un foyer pour les marins. [MADAME ALVING:] Tiens ! [ENGSTRAND:] Oui ; ce serait, comme qui dirait, une sorte de refuge. L'homme de mer est assailli par toutes les tentations possibles quand il vient à terre ! Mais, chez moi, dans la maison dont je vous parle, il se trouverait comme sous l'œil d'un père, voilà ce que j'ai pensé. [LE PASTEUR:] Que dites-vous de cette idée, madame Alving ? [ENGSTRAND:] Je ne dispose pas de grand-chose, que Dieu me vienne en aide ; et si je trouvais une main bienfaisante... [LE PASTEUR:] C'est bien, c'est bien ; il faudra que nous réfléchissions à cela. Votre projet me plaît beaucoup. Maintenant, allez à vos affaires et éclairez, pour que cela ait un petit air de fête ; après quoi nous nous occuperons de notre réunion pieuse, mon cher Engstrand ; car à présent, je vous crois vraiment dans de bonnes dispositions. [ENGSTRAND:] Il me semble aussi. Alors, adieu, Madame, et merci pour vos bontés ; et gardez-moi bien Régine, l'enfant de feue Johanne... hum, c'est singulier... mais c'est tout comme si elle m'avait poussé des racines dans le cœur. Ah, bien vrai, oui ! [LE PASTEUR:] Eh bien ! Que dites-vous de cet homme, madame Alving ? L'explication qu'il nous a donnée diffère un peu de la vôtre... [MADAME ALVING:] En effet. [LE PASTEUR:] Vous voyez combien il faut prendre garde de porter un jugement sur son prochain. Mais quelle joie aussi de constater qu'on a eu tort ! Ne le pensez-vous pas ? [MADAME ALVING:] Je pense que vous êtes et resterez toujours un grand enfant, Manders. Et j'ajoute que j'ai une grande envie de vous jeter les deux bras autour du cou. [LE PASTEUR:] Non, non, que Dieu vous bénisse !... De pareilles envies !... [MADAME ALVING:] Allons ! n'ayez donc pas peur de moi. [LE PASTEUR:] Vous avez parfois une manière si outrée de vous exprimer. Maintenant, je range les documents dans mon portefeuille. Voilà. Au revoir. Ayez les yeux sur Osvald dès qu'il rentrera. Je reviendrai auprès de vous tout à l'heure. [MADAME ALVING:] Osvald ! Tu es encore à table ! [OSVALD:] Je voulais seulement finir mon cigare. [MADAME ALVING:] Je croyais que tu étais allé faire un petit tour. [OSVALD:] Par un temps pareil ! N'est-ce pas le pasteur Manders qui vient de sortir ? [MADAME ALVING:] Oui, il est descendu à l'orphelinat. [OSVALD:] Hum ! [MADAME ALVING:] Cher Osvald, tu devrais prendre garde à cette liqueur ; elle est très forte. [OSVALD:] C'est bon contre l'humidité. [MADAME ALVING:] Ne préfères-tu pas venir auprès de moi ? [OSVALD:] Je ne pourrais pas fumer. [MADAME ALVING:] Tu sais bien que tu pourras fumer un cigare. [OSVALD:] Bon, bon, je viens. Rien qu'une petite goutte encore... Voilà. Où est allé le pasteur ? [MADAME ALVING:] Mais je viens de te dire qu'il est descendu à l'orphelinat. [OSVALD:] C'est juste. [MADAME ALVING:] Tu ne devrais pas rester si longtemps à table, Osvald. [OSVALD:] Mais je trouve cela exquis, mère. Pense donc : pour moi qui viens de rentrer, être assis à la table de ma petite mère, dans la salle à manger de ma petite mère, et savourer l'excellente cuisine de ma petite mère. [MADAME ALVING:] Mon cher, mon bien cher garçon. [OSVALD:] se lève, marche et fume avec quelque impatience. — Et que faire ici sans cela ? Je ne peux pas me mettre au travail. [MADAME ALVING:] Vraiment ? Tu ne le pourrais pas ? OSVALD. — Par un temps gris, comme celui-ci ? Sans un rayon de soleil de toute la journée ? Oh, quel supplice de ne pas pouvoir travailler... ! C'est peut-être un peu irréfléchi de ta part d'être revenu ? [OSVALD:] Non, mère, il le fallait. [MADAME ALVING:] C'est que j'aimerais cent fois mieux être privée du bonheur de t'avoir chez moi, que de te voir... [OSVALD:] Mais... dis-moi, mère : est-ce vraiment un si grand bonheur pour toi que de m'avoir ici ? [MADAME ALVING:] Si c'est un bonheur ! [OSVALD:] Il me semble que cela devrait t'être plus ou moins indifférent que j'existe ou non. [MADAME ALVING:] Et tu as le cœur de dire cela à ta mère, Osvald ? [OSVALD:] Tu as si bien pu vivre sans moi jusqu'à présent. [MADAME ALVING:] Oui, j'ai vécu sans toi, c'est vrai... [OSVALD:] Mère, puis-je m'asseoir sur le sofa près de toi ? [MADAME ALVING:] Oui, viens, viens, mon cher garçon. [OSVALD:] Maintenant, il faut que je te dise quelque chose, mère. [MADAME ALVING:] Quoi ? [OSVALD:] Je ne peux pas garder cela plus longtemps sur le cœur. [MADAME ALVING:] Garder quoi ? Qu'y a-t-il ? [OSVALD:] Je n'ai pas pu prendre sur moi de t'écrire à ce sujet ; et depuis mon retour... [MADAME ALVING:] Osvald ! Qu'est-ce donc ? [OSVALD:] Hier et aujourd'hui, j'ai essayé de me délivrer de mes pensées... de les oublier. Rien n'y fait. [MADAME ALVING:] Tu vas tout me dire, Osvald. [OSVALD:] Reste là. J'essaierai. Je me suis plaint d'une fatigue causée par le voyage... [MADAME ALVING:] Oui, eh bien ? [OSVALD:] Eh bien, ce n'est pas cela, ou plutôt ce n'est pas une fatigue ordinaire... [MADAME ALVING:] Tu n'es pas malade, au moins, Osvald ? [OSVALD:] Reste là, mère. Ecoute-moi tranquillement. Ce n'est pas une maladie que j'ai, ce n'est pas ce qu'on appelle généralement une maladie. Mère ! J'ai l'esprit en morceaux, je suis un homme fini... Jamais je ne pourrai plus travailler ! [MADAME ALVING:] Osvald ! Regarde-moi ! Non, non, tout cela n'est pas vrai. [OSVALD:] Ne plus jamais travailler ! Jamais... jamais ! Être comme un mort vivant ! Mère, peux-tu te figurer cette horreur ? [MADAME ALVING:] Mon malheureux enfant ! Mais d'où vient-elle, cette horreur ? Comment cela t'a-t-il pris ? [OSVALD:] Ah ! c'est précisément cela dont je ne peux pas me rendre compte. Je n'ai jamais mené une vie orageuse, sous aucun rapport : tu peux me croire, mère. Je suis sincère. [MADAME ALVING:] Mais, Osvald, je n'en doute pas. [OSVALD:] Cela m'a pris quand même. Un si épouvantable malheur ! [MADAME ALVING:] Oh ! tout se dissipera, mon cher enfant béni. Ce n'est qu'un excès de travail, crois-le bien. [OSVALD:] C'est ce que je pensais, au commencement. Mais il y a autre chose. [MADAME ALVING:] Raconte-moi tout, d'un bout à l'autre. [OSVALD:] C'est mon intention. [MADAME ALVING:] Quand as-tu remarqué cela pour la première fois ? [OSVALD:] Dès mon arrivée à Paris, après mon dernier séjour ici. J'ai senti d'abord de très violents maux de tête, spécialement à l'occiput, me semblait-il, comme si j'avais eu le crâne dans un étau, de la nuque au sommet. [MADAME ALVING:] Ensuite ? [OSVALD:] J'ai cru que c'était le mal de tête dont j'avais tant souffert à l'époque de la croissance. [MADAME ALVING:] Oui, Oui... [OSVALD:] Mais ce n'était pas cela. Je ne tardai pas à m'en convaincre. Il me fut impossible de travailler. Je voulus me mettre à un grand tableau ; mais ce fut comme si mes facultés me manquaient. Toute ma force était comme paralysée ; je ne pouvais pas me concentrer et arriver à des images fixes. Tout tournait autour de moi, comme si j'avais eu le vertige, ce fut là un terrible état ! À la fin, j'envoyai chercher le médecin, et, par lui, j'ai tout su. [MADAME ALVING:] Que veux-tu dire ? [OSVALD:] C'était un des grands médecins de là-bas. Il fallut lui décrire ce que j'éprouvais ; après quoi il se mit à me poser toute une série de questions qui me parurent n'avoir rien à faire avec mon état ; je ne voyais pas où il voulait en venir. [MADAME ALVING:] Continue. [OSVALD:] Il finit par me dire : Il y a en vous depuis votre naissance quelque chose de vermoulu ; c'est l'expression dont il s'est servi. [MADAME ALVING:] Que voulait-il dire ? [OSVALD:] C'est précisément ce que je ne comprenais pas, je le priai donc de s'expliquer plus clairement. Il dit alors, le vieux cynique... Oh !... [MADAME ALVING:] Il dit ? [OSVALD:] Il dit : Les péchés des pères retombent sur les enfants. [MADAME ALVING:] Les péchés des pères... ! [OSVALD:] J'avais envie de le frapper au visage. Oui, que t'en semble ? Naturellement je l'ai assuré qu'il ne pouvait être question de rien de semblable dans mon cas. Crois-tu qu'il se soit rétracté ? Pas du tout, il a maintenu ses dires ; et ce n'est qu'après que j'eus pris tes lettres, dont je lui traduisis les passages où il était question de père... [MADAME ALVING:] Alors... ? [OSVALD:] Alors, il fut bien obligé de reconnaître qu'il avait fait fausse route. Et c'est ainsi que j'appris la vérité, l'absurde vérité ! Cette bienheureuse insouciance de jeunesse, cette joyeuse camaraderie... J'aurais dû être sage. J'avais abusé de mes forces. C'était donc ma propre faute ! [MADAME ALVING:] Osvald ! Mais non ! Ne crois donc pas cela ! [OSVALD:] Il n'y avait pas d'autre explication possible, m a-t-il dit. C'est là ce qu'il y a de plus affreux. Irréparablement perdu, pour toute ma vie, par ma propre étourderie. Tout ce que j'aurais pu faire en ce monde, — ne pas même oser y songer ; ne pas y songer ! Oh ! que ne puis- je revivre ! — faire que tout cela ne soit pas arrivé ! arpente la scène. Si encore c'était un héritage, une chose contre laquelle j'aurais été impuissant... mais comme cela ! Honteusement, sottement, à la légère, avoir dilapidé son bonheur, sa santé, tout... son avenir, sa vie... ! [MADAME ALVING:] Non, non, mon cher enfant béni ; c'est impossible ! Ton cas n'est pas aussi désespéré que tu le crois. [OSVALD:] Ah ! tu ne sais pas... Et tout ce chagrin, mère, ce chagrin que je te cause. Plus d'une fois j'aurais désiré qu'au fond tu te fasses moins de soucis pour moi. Je l'ai presque espéré. [MADAME ALVING:] Moi, Osvald ! Mon unique enfant ! Ce que j'ai de plus précieux au monde, mon seul souci. [OSVALD:] Oui, oui, je le vois bien, quand je suis à la maison, je le vois bien, mère. Et c'est encore une des choses qui me pèsent le plus... Mais à présent, tu sais tout et nous n'en parlerons aujourd'hui. Je ne peux pas y penser longtemps. Fais-moi donner quelque chose à boire, mère. [MADAME ALVING:] A boire ? Que veux-tu boire, à cette heure ? [OSVALD:] Eh ! n'importe quoi. Tu as bien du punch froid à la maison. [MADAME ALVING:] Oui, mais, mon cher Osvald... [OSVALD:] Ne t'oppose pas à cela, mère. Sois gentille. Il me faut quelque chose pour noyer toutes les pensées qui me rongent. Et puis cette obscurité qui règne ici ! Et cette pluie continuelle ! Cela peut durer ainsi, semaine après l'autre, des mois entiers, sans interruption. Jamais un rayon de soleil ! [MADAME ALVING:] Osvald, tu penses à me quitter. [OSVALD:] Hm... Je ne pense à rien. Je ne peux penser à rien. Je m'en garde bien. [REGINE:] Madame a sonné ? [MADAME ALVING:] Oui, apportez-nous la lampe. [REGINE:] Tout de suite, Madame. Elle est allumée. [MADAME ALVING:] Osvald, ne me cache rien. [OSVALD:] Je ne te cache rien, mère. Il me semble que je t'ai fait beaucoup d'aveux... [MADAME ALVING:] Écoute, Régine : va nous chercher une demi-bouteille de Champagne. [OSVALD:] Voilà qui est bien. Je savais bien que ma petite mère ne souffrirait pas que son garçon eût soif. [MADAME ALVING:] Mon pauvre cher Osvald ! Comment pourrais-je te refuser quelque chose à présent ? [OSVALD:] Est-ce vrai, mère ? C'est sérieux ? [MADAME ALVING:] Comment... ? Quoi... ? [OSVALD:] Que tu n'as rien à me refuser ? [MADAME ALVING:] Mais, mon cher Osvald... [OSVALD:] Chut ! [REGINE:] Faut-il la déboucher ? [OSVALD:] Merci, je vais le faire moi-même. [MADAME ALVING:] Qu'y a-t-il donc que je ne devrais pas te refuser ? À quoi pensais-tu ? [OSVALD:] D'abord un verre... ou deux. [MADAME ALVING:] Merci... je n'en prendrai pas. [OSVALD:] Allons, ce sera donc pour moi. [MADAME ALVING:] Eh bien ? [OSVALD:] Ecoute. Vous me paraissiez, toi et le pasteur Manders, bien étranges... hum... bien silencieux, à table. [MADAME ALVING:] Tu l'as remarqué ? [OSVALD:] Oui. Hum. Dis-moi... que penses-tu de Régine ? [MADAME ALVING:] Ce que j'en pense ? [OSVALD:] Oui. N'est-elle pas superbe ? [MADAME ALVING:] Mon cher Osvald, tu ne la connais pas comme moi. OSVALD. — Cela veut dire ? Régine est malheureusement restée trop longtemps chez elle ; j'aurais dû la recueillir plus tôt. [OSVALD:] Oui, mais n'est-elle pas superbe à voir, mère ? [MADAME ALVING:] Régine a de nombreux et de grands défauts... [OSVALD:] Eh bien, qu'est-ce que cela fait ? [MADAME ALVING:] Mais je n'en ai pas moins beaucoup d'affection pour elle. Et je suis responsable d'elle. Je ne voudrais à aucun prix qu'il lui arrivât quoi que ce fût. [OSVALD:] Mère, Régine est mon unique salut ! Je ne peux continuer à supporter ce tourment tout seul. [MADAME ALVING:] N'as-tu pas ta mère pour le supporter avec toi ? [OSVALD:] Oui, je le croyais ; et c'est pourquoi je suis rentré. Mais cela ne pourra pas durer ainsi, je le vois bien ; cela n'ira pas. Je ne peux passer ici toute mon existence. [MADAME ALVING:] Osvald ! [OSVALD:] Je dois vivre autrement, mère. Voilà pourquoi il faut que je te quitte. Je ne veux pas que tu aies toujours ce spectacle sous les yeux. [MADAME ALVING:] Mon malheureux enfant ! Mais, aussi longtemps que tu seras malade, [OSVALD:] Si ce n'était que la maladie, je resterais avec toi, mère, car tu es le meilleur ami que j'aie au monde. [MADAME ALVING:] Oui, n'est-ce pas, Osvald ? Dis ! [OSVALD:] Mais ce sont tous ces tourments, tous ces remords... et puis cette grande, cette mortelle angoisse. Oh !... cette affreuse angoisse ! [MADAME ALVING:] Angoisse ? Quelle angoisse ? Que veux-tu dire ? [OSVALD:] Ah ! ne me questionne plus là-dessus. Je ne sais pas. Je ne puis pas te décrire cela. Que veux-tu ? [MADAME ALVING:] Je veux que mon garçon soit gai. Voilà ! Il ne faut pas qu'il broie du noir. Encore du champagne ! Une bouteille entière, cette fois. [OSVALD:] Mère ! [MADAME ALVING:] Crois-tu que nous ne sachions pas vivre ici, nous autres ? [OSVALD:] N'est-elle pas superbe à voir ? Comme elle est bâtie ! Et comme elle respire la santé ! [MADAME ALVING:] Mets-toi là, Osvald, et causons tranquillement. [OSVALD:] Tu ne sais pas, mère, que j'ai un tort à réparer envers Régine. Ou plutôt une petite imprudence, si tu aimes mieux, fort innocente d'ailleurs. La dernière fois que je suis venu ici... [MADAME ALVING:] Eh bien ? [OSVALD:] Elle m'a beaucoup questionné sur Paris, et je lui en ai parlé en long et en large. Et un jour, je m'en souviens, il m'est arrivé de lui dire : "Vous n'auriez pas envie d'y aller vous- même ? [MADAME ALVING:] Alors ? [OSVALD:] Elle devint toute rouge et me dit : "Oui, j'en aurais bien envie. — C'est bien, répondis-je, c'est bien, il y aura peut-être moyen d'arranger cela ! [MADAME ALVING:] Et puis ? [OSVALD:] Naturellement, j'avais tout oublié ; lorsque, avant-hier, je lui ai demandé si elle était contente du long séjour que j'allais faire ici... Elle m'a regardé d'une singulière façon, et m'a répondu : "Eh bien ! et mon voyage à Paris ? [MADAME ALVING:] Son voyage ? [OSVALD:] J'ai appris alors qu'elle avait pris la chose au sérieux, qu'elle avait pensé à moi tout le temps et s'était mise à apprendre le français. [MADAME ALVING:] C'était donc cela... [OSVALD:] Mère ! Quand j'ai vu cette superbe fille devant moi, jolie, pleine de santé — je ne l'avais jamais remarquée jusque-là —, quand je l'ai vue, je peux dire, les bras ouverts, prête à me recevoir... j'ai eu la révélation qu'en elle était le salut. C'était la joie de vivre que je voyais devant moi. [MADAME ALVING:] La joie de vivre... ? Est-ce donc là le salut ? [REGINE:] Je vous demande pardon d'être restée si longtemps, mais j'ai dû descendre à la cave. [OSVALD:] Donnez-nous un nouveau verre. [REGINE:] Voici le verre de Madame, monsieur Alving. [OSVALD:] Oui, mais un verre pour toi, Régine. Eh bien ? [REGINE:] Madame consent-elle... ? [MADAME ALVING:] Va chercher le verre, Régine. [OSVALD:] As-tu remarqué sa démarche ? Si ferme et si hardie ! [MADAME ALVING:] Cela ne se peut pas, Osvald ! [OSVALD:] C'est décidé. Tu vois bien. Inutile de me contredire. Assieds-toi, Régine. [MADAME ALVING:] Assieds-toi. Osvald... que me disais-tu de la joie de vivre ? [OSVALD:] Oh, mère, la joie de vivre... ! Vous ne la connaissez guère dans le pays. Je ne la sens jamais ici. [MADAME ALVING:] Pas même quand tu es chez moi ? [OSVALD:] Pas quand je suis à la maison. Mais tu ne me comprends pas. [MADAME ALVING:] Mais si, je crois que je commence à comprendre... maintenant. [OSVALD:] La joie de vivre... et puis la joie de travailler. Hé ! c'est au fond la même chose. [MADAME ALVING:] Tu as peut-être raison. Parle-moi encore de cela, Osvald. [OSVALD:] Tiens, je pense tout simplement qu'on apprend dans ce pays à regarder le travail comme un fléau voulu par Dieu, une punition de nos péchés, et la vie comme une chose misérable, dont nous ne pouvons jamais être délivrés assez tôt. [MADAME ALVING:] Une vallée de larmes, oui. Et vraiment nous nous appliquons consciencieusement à la rendre telle. [OSVALD:] Mais dans ces pays, là-bas, on ne veut rien savoir de tout cela. Là-bas, personne ne croit plus à ces histoires. Là-bas, on peut se sentir plein de joie, de félicité, rien que parce qu'on vit. Mère, as-tu remarqué que tout ce que j'ai peint tourne autour de la joie de vivre ? La joie de vivre, partout et toujours. Là, tout est lumière, rayon de soleil, air de fête... et les figures humaines resplendissent de contentement. Voilà pourquoi j'ai peur de rester ici. [MADAME ALVING:] Peur ? De quoi as-tu peur chez moi ? [OSVALD:] J'ai peur que tout ce qui fermente en moi ne se transforme en mal ici. [MADAME ALVING:] Tu crois cela possible ? [OSVALD:] J'en suis absolument sûr. Je pourrais essayer de mener ici la même vie que là-bas : et ce ne serait pourtant pas la même chose. [MADAME ALVING:] Maintenant, je saisis tout ! C'est la première fois que je vois la vérité, et maintenant je peux parler. [OSVALD:] Mère, je ne te comprends pas. [REGINE:] Peut-être dois-je sortir ? [MADAME ALVING:] Non, reste. Maintenant je peux parler. Maintenant, mon fils, tu vas tout savoir exactement ; et puis tu prendras ta décision. Osvald ! Régine ! [OSVALD:] Silence. Le pasteur... [LE PASTEUR:] Voilà ! Nous avons eu une de ces petites réunions de piété qui font plaisir au cœur. [OSVALD:] Nous aussi. [LE PASTEUR:] Il faut venir en aide à Engstrand à propos de ce foyer pour les marins. Il faut que Régine aille le rejoindre et lui prête son concours... [REGINE:] Non, merci, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Quoi... ? — Ici !... et un verre à la main ! [REGINE:] Pardon !... [OSVALD:] Régine part avec moi, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Elle part ? Avec vous ! [OSVALD:] Oui, en qualité d'épouse... si elle l'exige. [LE PASTEUR:] Mais, miséricorde... ! [REGINE:] Je n'y peux rien, monsieur le pasteur. [OSVALD:] Ou bien elle reste ici, si j'y reste. [REGINE:] Ici ! [LE PASTEUR:] Vous me stupéfiez, madame Alving. [MADAME ALVING:] Rien de tout cela n'arrivera ; car, maintenant, je peux tout dire. [LE PASTEUR:] Mais vous ne le pouvez pas ! Non, non, non ! [MADAME ALVING:] Je le peux et je le veux. Et rassurez-vous, il n'y aura pas d'idéal renversé. [OSVALD:] Mère, que me cache-t-on ici ? [REGINE:] Madame ! Ecoutez ! Il y a du monde dehors. On crie. [OSVALD:] Que se passe-t-il ? D'où vient cette lueur ? [REGINE:] L'orphelinat est en feu ! [MADAME ALVING:] Le feu ! [LE PASTEUR:] Le feu ! Impossible ; j'en viens. [OSVALD:] Où est mon chapeau ? Ah ! peu importe... L'œuvre de mon père ! [MADAME ALVING:] Mon châle, Régine ! Tout est en flammes ! [LE PASTEUR:] C'est épouvantable ! Madame Alving, c'est le châtiment qui éclate sur ce lieu de perdition ! [MADAME ALVING:] Oui, oui, certainement. Viens, Régine. [LE PASTEUR:] Et pas d'assurance !
[MADAME ALVING:] Tout a brûlé. Tout est détruit. [REGINE:] Il y a encore du feu au sous-sol. [MADAME ALVING:] Et Osvald qui ne revient pas ! Il n'y a pourtant rien à sauver. [REGINE:] Peut-être faut-il que je descende lui porter son chapeau ? [MADAME ALVING:] Il n'a même pas pris son chapeau ? [REGINE:] Non, il est suspendu à la patère. [MADAME ALVING:] Laisse-le là. Il ne peut pas tarder à rentrer. Je vais voir moi-même... [LE PASTEUR:] Mme Alving n'est pas là ? [REGINE:] Elle vient de descendre au jardin. [LE PASTEUR:] C'est la plus terrible nuit que j'aie jamais vécue. [REGINE:] Oui, n'est-ce pas un affreux malheur, monsieur le pasteur ? [LE PASTEUR:] Oh ! ne m'en parlez pas. C'est à peine si je peux y penser. [REGINE:] Mais comment le feu a-t-il pris ? [LE PASTEUR:] Ne me demandez rien, mademoiselle Engstrand ! Du reste, puis-je le savoir ? Vous voulez donc aussi... ! N'est-ce pas assez que votre père... ? [REGINE:] Qu'a-t-il fait ? [LE PASTEUR:] Oh ! il finira par me rendre fou. [ENGSTRAND:] Monsieur le pasteur... ! [LE PASTEUR:] Comment ? Vous me poursuivez jusqu'ici ! [ENGSTRAND:] Oui, que le Ciel me punisse... ! Ah, Seigneur Jésus ! Mais toutes vos lamentations ne servent à rien, monsieur le pasteur. [REGINE:] Qu'y a-t-il ? [ENGSTRAND:] Ah ! vois-tu, tout cela vient de cette réunion pieuse. À nous le gros lot, mon enfant ! Ainsi, c'est à cause de moi que monsieur le pasteur a commis l'erreur qui a tout provoqué. [LE PASTEUR:] Mais je vous assure, Engstrand... [ENGSTRAND:] Il n'y a que monsieur le pasteur qui se soit occupé des lumières. [LE PASTEUR:] Oui, vous le prétendez ; mais je ne me souviens pas d'avoir eu une chandelle en main. [ENGSTRAND:] Et moi qui ai vu distinctement monsieur le pasteur moucher une chandelle avec les doigts et en jeter la mèche dans la sciure. [LE PASTEUR:] Vous avez vu cela ? [ENGSTRAND:] Certainement. [LE PASTEUR:] Je n'y comprends rien. D'autant que je n'ai pas l'habitude de moucher les chandelles avec les doigts. [ENGSTRAND:] Il est vrai que ça avait l'air bien sale. Mais est-ce vraiment une habitude dangereuse, monsieur le pasteur ? [LE PASTEUR:] Oh, ne me questionnez donc pas comme cela ! [ENGSTRAND:] Et puis, monsieur le pasteur n'avait pas pris d'assurance pour le bâtiment ? [LE PASTEUR:] Non, non, non ; vous le savez bien. [ENGSTRAND:] Pas d'assurance ! Et venir, comme cela, mettre le feu... Jésus, Jésus quel malheur ! [LE PASTEUR:] Ah ! vous pouvez bien le dire, Engstrand. [ENGSTRAND:] Et que pareille chose arrive à une institution de bienfaisance, qui devait rendre service à la ville et aux faubourgs, comme on dit ! Les gazettes, je le crains, ne traiteront pas monsieur le pasteur avec beaucoup de ménagements. [LE PASTEUR:] Non, c'est justement à quoi je pense. C'est peut-être là le pire. Toutes ces attaques haineuses, toutes ces accusations... ! Ah ! c'est affreux d'y songer. [MADAME ALVTNG:] On ne peut pas l'éloigner du brasier. [LE PASTEUR:] Ah ! vous êtes là, madame. [MADAME ALVING:] Au moins, vous avez échappé au discours d'inauguration, pasteur Manders. [LE PASTEUR:] Oh ! j'aurais si volontiers... [MADAME ALVING:] Il valait mieux qu'il en fût ainsi ; il ne serait résulté rien de bon de cet orphelinat. [LE PASTEUR:] Vous croyez ? [MADAME ALVING:] En doutez-vous ? [LE PASTEUR:] Ce n'en est pas moins un immense malheur. [MADAME ALVING:] Expliquons-nous en quelques mots sur cette affaire... Attendez-vous le pasteur, Engstrand ? [ENGSTRAND:] Oui, je l'attends. [MADAME ALVING:] Dans ce cas, asseyez-vous. [ENGSTRAND:] Merci, je suis très bien debout. [MADAME ALVING:] Vous prendrez probablement le bateau à vapeur ? [LE PASTEUR:] Oui, dans une heure. [MADAME ALVING:] S'il en est ainsi, ayez l'obligeance d'emporter tous les papiers nécessaires. Je ne veux plus entendre parler de cette affaire. J'ai d'autres préoccupations à cette heure. [LE PASTEUR:] Madame Alving... [MADAME ALVING:] Plus tard je vous enverrai une délégation de pouvoir pour terminer les choses comme vous l'entendrez. [LE PASTEUR:] Je m'en chargerai bien volontiers. La disposition première du testament devient malheureusement tout à fait inapplicable. [MADAME ALVING:] Cela va de soi. [LE PASTEUR:] Voici donc comment je compte arranger l'affaire en attendant : l'enclos de Solvik appartiendra à la commune. La terre n'est pas sans valeur. Elle pourra toujours servir à quelque chose. Quant à la rente du capital qui reste à la caisse d'épargne, je pourrai peut-être convenablement l'employer pour le bien de la ville. [MADAME ALVING:] Il en sera comme vous le voudrez. Tout cela m'est aujourd'hui parfaitement indifférent. [ENGSTRAND:] Pensez à mon foyer pour les marins, monsieur le pasteur. [LE PASTEUR:] Oui, peut-être bien ; c'est une idée. Nous verrons. Il faudra réfléchir. [ENGSTRAND:] Non, diable ! pas de réflexion... Ah, Seigneur Jésus !... [LE PASTEUR:] Et puis, je ne sais malheureusement pas combien de temps j'aurai à m'occuper de ces affaires et si l'opinion publique ne me forcera pas à me retirer. Tout dépend du résultat de l'enquête. [MADAME ALVING:] Que ditesvous là ? [LE PASTEUR:] Et ce résultat, on ne saurait le prévoir. [ENGSTRAND:] Pardon, on peut le prévoir. Regardez bien Jakob Engstrand. [LE PASTEUR:] Oui, oui, mais... ? [ENGSTRAND:] Jakob Engstrand n'est pas homme à abandonner un généreux bienfaiteur à ce qu'on appelle l'heure du péril. [LE PASTEUR:] Oui, mon cher, mais comment ? [ENGSTRAND:] Jakob Engstrand est, comme qui dirait, l'ange du salut, monsieur le pasteur ! [LE PASTEUR:] Non, non, voilà ce que je ne peux pas du tout accepter. [ENGSTRAND:] Et pourtant cela sera. J'en sais un, moi, qui, une fois déjà, a pris sur lui la faute d'autrui. [LE PASTEUR:] Jakob ! Vous êtes un homme rare. Allons ! on fera le nécessaire pour votre foyer, vous pouvez y compter. Et maintenant, en avant ! Nous partons ensemble, nous deux. [ENGSTRAND:] Viens avec moi, fillette ; tu seras comme une princesse. [REGINE:] Merci ! [LE PASTEUR:] Adieu, madame Alving ! Et puissent l'ordre et la règle pénétrer bientôt dans cette demeure. [MADAME ALVING:] Adieu, Manders ! [ENGSTRAND:] Adieu, mon enfant, et si quelque chose t'arrivait, tu sais où trouver Jakob Engstrand. Petite rue du Port, hm... ! Et la maison des marins s'appellera l'"Asile du chambellan Alving"... voilà. Et, s'il m'est permis de diriger cette maison comme je l'entends, on peut être sûr qu'elle sera digne de feu monsieur le chambellan. [LE PASTEUR:] Hum... ! Venez, mon cher Engstrand. Adieu, adieu ! [OSVALD:] Qu'est-ce que cette maison dont il parlait ? MADAME [ALVING:] Une sorte de foyer qu'ils veulent fonder, lui et le pasteur Manders. [OSVALD:] Cela va brûler comme ici. [MADAME ALVING:] D'où te vient cette idée ? [OSVALD:] Tout va brûler. Il ne restera rien pour rappeler la mémoire de mon père. Et moi aussi je vais brûler. [MADAME ALVING:] Osvald ! Tu n'aurais pas dû rester si longtemps là-bas, mon pauvre garçon. [OSVALD:] Je crois que tu as raison. [MADAME ALVING:] Laisse-moi essuyer ton visage, Osvald ; tu es tout mouillé. [OSVALD:] Merci, mère. [MADAME ALVING:] N'es-tu pas fatigué, Osvald ? Tu voudrais dormir peut-être ? [OSVALD:] Non, non... je ne veux pas dormir ! Je ne dors jamais, je fais semblant. Cela viendra bien assez tôt. [MADAME ALVING:] Ah ! c'est donc vrai que tu es malade, mon enfant béni ? [REGINE:] Monsieur Alving est malade ? [OSVALD:] Et puis, fermez toutes les portes ! cette angoisse mortelle... [MADAME ALVING:] Ferme, Régine. Tu vois : je me mets à côté de toi. [OSVALD:] Oui, c'est ça ! il faut aussi que Régine reste là. Il faut que Régine se tienne toujours près de moi. Tu me tendras la main, Régine, n'est-ce pas ? [REGINE:] Je ne comprends pas. [MADAME ALVING:] Elle te tendra la main ? [OSVALD:] Oui... quand il le faudra. [MADAME ALVING:] Osvald, ta mère n'est-elle pas là pour te tendre la main ? [OSVALD:] Toi ? Non, mère ; ce service-là, tu ne peux me le rendre. Toi ! ah, ah ! Cependant c'était bien à toi de le faire. Pourquoi ne me tutoies-tu pas, Régine ? Pourquoi ne m'appelles-tu pas Osvald ? [REGINE:] Je ne crois pas que cela plaise à Madame. [MADAME ALVING:] Sous peu, tu en auras le droit. Maintenant viens te mettre à côté de nous, toi aussi. À présent, mon pauvre enfant tourmenté, je veux enlever le poids qui pèse sur ton esprit. [OSVALD:] Toi, mère ? [MADAME ALVING:] Oui : tout ce que tu appelles regrets, remords, repentir... [OSVALD:] Et tu crois le pouvoir ? [MADAME ALVING:] Oui, Osvald, j'en suis sûre. Tout à l'heure, lorsque tu as parlé de la joie de vivre, tout s'est éclairé pour moi. Ma vie entière m'est apparue sous un nouveau jour. [OSVALD:] Je ne comprends rien à tout cela. [MADAME ALVING:] Ah ! si tu avais connu ton père alors qu'il n'était encore qu'un tout jeune lieutenant. La joie de vivre ! Il semblait la personnifier... [OSVALD:] Oui, je sais. [MADAME ALVING:] Rien qu'à le voir, il répandait un air de fête autour de lui. Et puis cette force indomptable, cette plénitude de vie qu'il y avait en lui. [OSVALD:] Eh bien ! [MADAME ALVING:] Et voilà ce joyeux enfant — car c'était vraiment un enfant à cette époque —, le voilà réduit à vivre là, dans une ville quelconque qui n'avait aucune joie à lui offrir, rien que des plaisirs. Au lieu d'un but dans l'existence, il n'avait qu'un emploi. Au lieu d'un travail où tout son esprit pût s'exercer, des affaires. Et pas un camarade capable de sentir ce que c'est que la joie de vivre : rien que des compagnons d'oisiveté et d'orgie. Il arriva ce qui devait arriver. [OSVALD:] Et que devait-il arriver ? [MADAME ALVING:] Tu le disais toi-même il y a un instant, en annonçant ce qu'il adviendrait de toi si tu restais à la maison. [OSVALD:] Veux-tu dire par là que mon père ?... [MADAME ALVING:] Ton pauvre père n'a jamais trouvé de dérivatif à cette joie de vivre qui débordait en lui. Moi non plus, je n'apportais pas de sérénité à son foyer. OSVALD. — Toi non plus ? On ne m'a jamais enseigné que devoirs et autres choses de ce genre, et longtemps j'ai vécu là-dessus. Toute l'existence se résumait en devoirs — mes devoirs, ses devoirs, etc. Je crains d'avoir rendu la maison insupportable à ton pauvre père, Osvald. [OSVALD:] Pourquoi ne m'as-tu jamais parlé de cela dans tes lettres ? [MADAME ALVING:] Jamais, avant ce jour, je n'ai cru possible de tout t'avouer, à toi, son fils. [OSVALD:] Et aujourd'hui tu as compris ?... [MADAME ALVING:] Je ne voyais qu'une chose : c'est que ton père était un homme perdu avant ta naissance. [OSVALD:] Ah !... [MADAME ALVING:] Il y avait encore une chose qui me préoccupait sans cesse, c'est que Régine était de droit dans cette maison... au même titre que mon propre enfant. [OSVALD:] Régine !... [REGINE:] Moi !... [MADAME ALVING:] Maintenant, vous savez tout l'un et l'autre. [OSVALD:] Régine ! [REGINE:] Ainsi ma mère en était une... [MADAME ALVING:] Ta mère avait beaucoup de bonnes qualités, Régine. [REGINE:] Oui, mais c'en était une quand même. Oh ! je l'ai bien pensé quelquefois ; mais... Oui, Madame, voilà ! Me permettez-vous de partir sur-le-champ ? [MADAME ALVING:] Vraiment, Régine, tu voudrais partir ? [REGINE:] Oui, je le veux. [MADAME ALVING:] Tu es libre, naturellement, mais... [OSVALD:] Tu veux partir, maintenant que tu es ici chez toi. [REGINE:] Merci, monsieur Alving... c'est vrai, à présent je peux dire Osvald ; mais ce n'est pas précisément comme je l'avais envisagé. [MADAME ALVING:] Régine, je n'ai pas été franche avec toi. [REGINE:] Ça, vous pouvez le dire ! Si j'avais su qu'Osvald était malade... et qu'il ne pouvait rien y avoir de sérieux entre nous... Non, je ne peux pas rester ici à m'user au profit de gens malades. [OSVALD:] Quoi ? pas même pour un homme qui te touche de si près ? [REGINE:] Non, je ne le peux pas. Une fille pauvre doit employer sa jeunesse. Autrement elle pourrait se trouver sans feu ni toit quelque jour. Et moi aussi, Madame, j'en possède, de la joie de vivre. [MADAME ALVING:] Hélas, oui ! Mais ne va pas te perdre, Régine. [REGINE:] Bah ! Si je me perds, c'est que je dois me perdre. Si Osvald ressemble à son père, je dois ressembler à ma mère, j'imagine... Puis-je demander à Madame si le pasteur Manders est informé de ce qui me concerne ? [MADAME ALVING:] Le pasteur Manders sait tout. [REGINE:] En ce cas, je dois me hâter, pour prendre le bateau. C'est si facile de s'entendre avec le pasteur, et il me semble que j'ai tout autant de droit sur l'argent que lui... ce boiteux de menuisier. [MADAME ALVING:] Puisses-tu être heureuse, Régine. [REGINE:] Madame aurait pu m'élever comme la fille d'un homme de bonne condition ; cela aurait été plus convenable. Ah bah !... Je m'en fiche ! J'aurai sans doute d'autres occasions de boire du champagne avec des gens de bonne condition, tout de même. [MADAME ALVING:] Si jamais tu as besoin d'un foyer, Régine, viens chez moi. [REGINE:] Non, je vous remercie, Madame. Le pasteur Manders me prendra à sa charge. Et si cela devait mal finir, je connais une maison où je serai chez moi. [MADAME ALVING:] Où cela ? [REGINE:] Dans l'asile du chambellan Alving. [MADAME ALVING:] Régine, je le vois bien, tu cours à ta perte... [REGINE:] Bah ! Adieu. [OSVALD:] Elle est partie ? [MADAME ALVING:] Oui. [OSVALD:] Quel gâchis... Tant pis ! [MADAME ALVING:] Osvald, mon cher garçon, tu es bouleversé ? [OSVALD:] Tout ce que tu m'as dit de père ? [MADAME ALVING:] Oui, de ton malheureux père. J'ai peur que mes révélations aient été trop fortes pour toi. [OSVALD:] Qu'est-ce qui te le fait croire ? Naturellement j'en ai été extrêmement surpris, mais, au fond, cela m'est égal. [MADAME ALVING:] Égal ? Que ton père ait été si profondément malheureux ? [OSVALD:] Je puis éprouver de la compassion pour lui comme pour tout autre, mais... [MADAME ALVING:] Rien de plus ? Pour ton propre père ! [OSVALD:] Mon père... mon père. Je n'ai jamais rien connu de mon père. Je n'ai pas de souvenir de lui, si ce n'est qu'une fois il m'a fait vomir ! MADAME ALVING. — C'est affreux, quand on y pense ! Un enfant ne doit-il pas aimer son père, malgré tout ? Quand ce père n'a aucun titre à sa reconnaissance ? Quand l'enfant ne l'a jamais connu ? Et toi, à l'esprit si large sur tout autre point, tu croirais vraiment à ce vieux préjugé ? [MADAME ALVING:] Ce ne serait donc qu'un préjugé... ! [OSVALD:] Oui, tu peux en être sûre, mère. C'est une de ces idées courantes que le monde admet sans contrôle et... [MADAME ALVING:] Des revenants ! OSVALD, traversant la scène. — Oui, tu peux les nommer ainsi. Osvald... ! Alors, moi non plus, tu ne m'aimes pas ? [OSVALD:] Toi, dans tous les cas, je te connais. [MADAME ALVING:] Tu me connais ; mais... est-ce là tout ? [OSVALD:] Et je sais combien tu m'aimes : il faut bien que je t'en sois reconnaissant. Et puis, tu peux m'être tellement utile, maintenant que je suis malade. [MADAME ALVING:] N'est-ce pas, Osvald ? Oh ! j'en suis presque à bénir ta maladie qui t'a ramené près de moi. Car, je le vois bien, je ne te possède pas ; il faut que je te conquière. [OSVALD:] Oui, oui, oui, tout cela, ce sont des mots. Il faut te rappeler, mère, que je suis un homme malade. Je ne peux pas m'occuper d'autrui ; j'ai assez de mal à penser à moi-même. [MADAME ALVING:] Je saurai être patiente. [OSVALD:] Et gaie, mère ! [MADAME ALVING:] Oui, mon cher garçon, tu as raison. Ai-je réussi enfin à t'enlever tout ce qui te rongeait, remords et reproches ? [OSVALD:] Oui, tu as réussi. Mais, à présent, qui me débarrassera de l'angoisse ? [MADAME ALVING:] De l'angoisse ? Je ne comprends pas. Pourquoi parles-tu d'angoisse et de Régine ? [OSVALD:] La nuit n'est-elle pas bien avancée, mère ? [MADAME ALVING:] Le jour va poindre. Voici l'aube qui rougit les sommets. Et le temps sera beau, Osvald, dans un instant, tu pourras voir le soleil. [OSVALD:] Je m'en réjouis. Il y a tant de choses qui peuvent me réjouir et m'inviter à vivre... [MADAME ALVING:] Je le crois bien ! [OSVALD:] Même si je ne peux pas travailler... [MADAME ALVING:] Oh ! tu pourras bientôt te remettre au travail, mon cher garçon, puisque tu n'as plus ces pensées déprimantes qui te rongeaient et que tu ruminais sans cesse... [OSVALD:] C'est bien heureux que tu aies dissipé toutes ces illusions. Et maintenant que j'ai pu franchir ce pas... nous allons parler, mère. [MADAME ALVING:] Oui, c'est ça. [OSVALD:] Et puis le soleil se lève, et puis tu sais tout, et puis voilà l'angoisse passée. [MADAME ALVING:] Je sais tout ? Que veux-tu dire ? [OSVALD:] Mère, n'as-tu pas dit ce soir qu'il n'y a rien au monde que tu ne ferais pour moi, si je t'en priais ? [MADAME ALVING:] Oui, c'est vrai. [OSVALD:] Et tu le répètes, mère ? [MADAME ALVING:] Tu peux y compter, mon cher, mon unique enfant. Est-ce que je vis pour autre chose que pour toi ? [OSVALD:] Oui, oui. Alors, écoute-moi. Mère, tu as l'âme forte, je le sais. Eh bien, il faut que tu te tiennes bien tranquille et que tu m'écoutes sans m'interrompre... [MADAME ALVING:] Mais qu'y a-t-il donc de si terrible ?... [OSVALD:] Tu ne dois pas te récrier, entends-tu ; tu me le promets ? Nous allons en parler très doucement, assis l'un près de l'autre ; tu me le promets, mère ? [MADAME ALVING:] Oui, oui, je te le promets. Parle seulement ! [OSVALD:] Bien. Alors, il faut que tu saches que cette fatigue... et puis cet état où la pensée du travail m'est insupportable, tout cela n'est pas la maladie même. [MADAME ALVING:] Et cette maladie ?... [OSVALD:] Cette maladie qui m'est échue en héritage, elle est... elle est là-dedans. [MADAMEALVING:] Osvald !... Non... non ! [OSVALD:] Ne crie pas ! Je ne peux pas le supporter. Oui, tu sais, elle est là qui guette. Elle peut éclater à n'importe quel moment. [MADAME ALVING:] Ah, c'est épouvantable !... [OSVALD:] Tiens-toi donc tranquille. Voilà où j'en suis... [MADAME ALVING:] Tout cela est faux, Osvald ! C'est impossible ! Cela ne se peut pas ! [OSVALD:] J'ai eu un accès là-bas. Il a vite passé ; mais quand j'ai su ce que c'était, je suis accouru ici près de toi, affolé, poursuivi par l'angoisse, aussi vite que j'ai pu. [MADAME ALVING:] Voilà donc d'où vient l'angoisse !... [OSVALD:] Oui ; c'est une indicible horreur, vois-tu. Ah, s'il ne s'agissait que d'une maladie mortelle ordinaire ! Car je n'ai pas tellement peur de mourir... et cependant j'aimerais vivre aussi longtemps que possible. [MADAME ALVING:] Oui, oui, Osvald, et il en sera ainsi ! [OSVALD:] Mais il y a là quelque chose de si horrible. Retourner pour ainsi dire à l'état de petit enfant ; avoir besoin d'être nourri, avoir besoin... Ah !... Il n'y a pas de paroles pour exprimer ce que je souffre ! [MADAME ALVING:] L'enfant a sa mère pour le soigner. [OSVALD:] Non, jamais ! C'est justement cela que je ne veux pas ! Je n'y tiens pas, à l'idée de rester dans cet état des années peut-être... de vieillir, de grisonner ainsi. Et tu pourrais peut-être mourir et me laisser seul. Car cela ne finit pas nécessairement par une mort immédiate, a dit le médecin. Il prétend que c'est le cerveau qui mollit... une sorte de mollesse dans le cerveau ou quelque chose d'approchant, il me semble que l'expression sonne bien. Je ne peux m'empêcher de penser à des draperies de velours de soie, d'un rouge cerise... quelque chose de délicat à caresser. [MADAME ALVING:] Osvald ! OSVALD, se levant d'un bond et traversant la scène. — Et tu m'as enlevé Régine ! Que n'est-elle ici ! Elle, elle m'aurait aidé ! Que veux-tu dire, mon enfant chéri ? Y a-t-il une aide que je ne sois pas prête à t'offrir ? [OSVALD:] Quand j'ai repris mes sens, après mon accès de là-bas, le médecin m'a dit que, si cela se renouvelait — et cela se renouvellera —, il n'y aurait plus d'espoir. [MADAME ALVING:] Et il a eu le cœur de te dire cela ! [OSVALD:] Je l'y ai forcé. Je lui ai dit que j'avais des dispositions à prendre... Et cela était vrai. Mère, tu vois cela ? [MADAME ALVING:] Qu'est-ce que c'est ? [OSVALD:] De la poudre de morphine. [MADAME ALVING:] Osvald... mon enfant ? [OSVALD:] J'ai réussi à en mettre de côté douze paquets. [MADAME ALVING:] Donne-moi cette boîte, Osvald ! [OSVALD:] Pas encore, mère. [MADAME ALVING:] Je ne survivrai pas à ce coup. [OSVALD:] Il faut y survivre. Si Régine était ici, je lui dirais ma détermination... et je réclamerais d'elle ce dernier service. Elle, j'en suis sûr, ne refuserait pas de me venir en aide. [MADAME ALVING:] Jamais ! [OSVALD:] Si l'accès m'avait pris en sa présence et qu'elle m'eût vu étendu, plus faible qu'un petit enfant, impotent, misérable, sans espoir... sans salut possible... [MADAME ALVING:] Jamais Régine n'aurait consenti... [OSVALD:] Régine n'aurait pas hésité longtemps. Régine était d'une telle légèreté. Et elle se serait bien vite lassée de soigner un malade comme moi. [MADAME ALVING:] En ce cas, Dieu soit loué si Régine est partie. [OSVALD:] Oui, mère, aussi est-ce à toi maintenant de m'aider. [MADAME ALVING:] À moi ? [OSVALD:] Et à qui donc si ce n'est à toi ! [MADAME ALVING:] À moi, ta mère ! [OSVALD:] Précisément. [MADAME ALVING:] À moi qui t'ai donné la vie ! [OSVALD:] Je ne te l'ai pas demandée. Et quelle sorte de vie m'as-tu donnée ? Je n'en veux pas ! Reprends-la ! [MADAME ALVING:] Au secours ! Au secours ! [OSVALD:] Ne me quitte pas ! Où vas-tu ? [MADAME ALVING:] Chercher le médecin, Osvald. Laisse-moi sortir ! [OSVALD:] Tu ne sortiras pas et personne n'entrera ici. [MADAME ALVING:] Osvald, Osvald... mon enfant ! [OSVALD:] Est-ce donc bien un cœur de mère que tu as... toi qui peux me voir souffrir cette angoisse sans nom ? [MADAME ALVING:] Voici ma main. [OSVALD:] Tu veux bien ?... [MADAME ALVING:] Si cela devient nécessaire. Mais non, cela n'arrivera pas. C'est à jamais, à jamais impossible ! [OSVALD:] Espérons-le. Et vivons ensemble tant que nous pourrons. Merci, mère. [MADAME ALVING:] Te sens-tu calme maintenant ? [OSVALD:] Oui. [MADAME ALVING:] Ce n'était qu'un terrible jeu de ton imagination, rien que de l'imagination. Tout cela t'a bouleversé. Maintenant il faut que tu te reposes, ici, chez ta mère, ô mon enfant chéri ! Tout ce que tu désireras, tu l'auras comme au temps où tu étais tout petit... Tu vois : l'accès est fini. Ah ! je le savais bien... Et tu vois, Osvald, la belle journée que nous avons — toute brillante de soleil. Tu vas pouvoir te retrouver ici, chez toi. Que dis-tu ? OSVALD, répétant d'une voix sourde et atone. — Le soleil... le soleil. Osvald, qu'as-tu ? Que se passe-t-il ? Osvald, qu'as-tu ? Osvald ! Osvald ! Regarde-moi ! Tu ne me reconnais pas ? [OSVALD:] Le soleil... le soleil. [MADAME ALVING:] Je ne pourrai pas ! Je ne pourrai pas !... Jamais ! Mais où est-elle ? Là ! Non, non, non !... Oui !... Non, non ! [OSVALD:] Le soleil... le soleil.
[MORICET:] Léontine ! [LEONTINE:] Non !... Continuons nos cartouches... [MORICET:] Je vous en prie ! [LEONTINE:] Non, là !... Bourrez donc ! [MORICET:] Je bourre !... Enfin, qu'est-ce que ça vous fait. Léontine ? [LEONTINE:] Oh ! Non ! non ! non ! là... vous entendez ? [MORICET:] Allons, c'est bien ! c'est très bien ! Pour la première preuve d'amour que je vous demande... [LEONTINE:] La première ? Merci, vous commencez par la dernière. [MORICET:] Ah ! si vous avez des numéros d'ordre ! Qu'est-ce que je vous demande après tout ? Une chose toute naturelle... entre gens qui sympathisent... Votre mari s'en va à la chasse... Je suis son ami, c'est tout simple que je vous demande de me consacrer votre soirée. [LEONTINE:] Comment donc !... jusqu'à demain matin. [MORICET:] demain matin, de bonne heure !... Il faut que je sois à huit heures à mes affaires, ainsi... [LEONTINE:] Oh ! vous m'en direz tant ! [MORICET:] Léontine, vous n'avez pas confiance en moi. [LEONTINE:] Mais, voyons, grand insensé, en admettant même que je veuille... ce que vous demandez, vous ne pensez donc pas que j'ai ma réputation à sauvegarder !... Mais qu'est-ce qu'on dirait, les domestiques, le concierge, s'ils s'apercevaient que je ne rentre pas ce soir ?... Quelles gorges chaudes !... [MORICET:] Vous voyez toujours les choses par leur petit côté. [LEONTINE:] Ah ! c'est facile, oui ! Vingt-neuf. [MORICET:] Vingt-neuf. Vous n'êtes pas sans avoir une parente à la campagne ? [LEONTINE:] Oui, ma marraine... [MORICET:] Eh bien ! votre mari s'absente, vous allez chez votre marraine. [LEONTINE:] Oui-da ! et en chemin je bifurque, n'est-ce pas ? et je m'arrête, 40, rue d'Athènes, dans le petit pied-à-terre de M. Moricet. [MORICET:] Oh ! oui ! [LEONTINE:] Comment donc ! Vous me voyez allant dans votre appartement de garçon. [MORICET:] Très bien ! [LEONTINE:] Tenez, vous m'amusez... [MORICET:] Ah ! que c'est drôle, mais puisque c'est tout près, voyons, vous le savez bien. [LEONTINE:] Voilà une raison. [MORICET:] Je me demande alors pourquoi, quand je vous ai confié à vous... à vous seule... car j'ai eu soin de ne pas en ouvrir la bouche à votre mari, que j'avais l'intention de prendre une petite garçonnière et que j'hésitais entre plusieurs appartements, vous m'avez dit : Louez donc celui-là, nous serons tout près..." Ah !... quand vous m'avez dit ça, je n'ai eu de cesse que je n'aie eu mon bail en poche ! J'ai marché sur tout ! L'appartement était occupé par une brave locataire, Mlle Urbaine des Voitures... qui n'avait contre elle que l'irrégularité avec laquelle elle payait son terme ! J'ai obtenu son expulsion du propriétaire. Etait- ce d'un chevalier français ? Non ! mais vous m'aviez dit, n'est-ca pas : "Louez donc celui-là, nous serons tout près ! " Alors... LEONTINE. — Eh bien ! je ne vois pas le rapport... Ah ! voilà bien où nous sommes deux natures différentes. Quand vous m'avez dit : "Louez donc celui-là, nous serons tout près..." Eh bien !... j'avais compris ça ! [LEONTINE:] Ah ! bien, vous avez une jolie opinion de moi si vous croyez que je fréquente les appartements de garçon ! [MORICET:] Moi, croire une chose pareille !... Ah ! Dieu merci ! [LEONTINE:] Trente. [MORICET:] Trente, oui... Mais est-ce que vous croyez que je vous estimerais si je pensais une chose pareille ! Je vous dis : "Venez chez moi", parce que c'est chez moi... Ça ne sort pas d'entre nous ! Mais si je vous croyais capable de... Ah ! bien, Dieu merci, mais qu'est-ce que vous seriez donc ? [LEONTINE:] Oh ! à peu près la même chose. [MORICET:] Vous trouvez, vous ! Ah ! vous n'avez pas le sentiment des nuances. [LEONTINE:] Allons, mettons que je n'ai pas le sentiment des nuances... Et, puisque je ne l'ai pas... Eh bien ! ne parlons plus de tout cela... Voulez-vous ?... n'en parlons plus ! MORICET, se levant et arpentant la scène. — C'est bien, c'est très bien... Ah ! certes non, je ne vous en parlerai plus. Je ne regrette même qu'une chose, c'est de vous en avoir parlé. Bon. Etouffez vos regrets et continuons nos cartouches. [MORICET:] Et voilà les femmes, tenez, voilà les femmes ! [LEONTINE:] Alors, vous y renoncez ? [MORICET:] Oh ! oui, j'y renonce !... Ces êtres pervers... [LEONTINE:] Je vous parle des cartouches. [MORICET:] Ah ! c'est vrai... les cartouches !... Eh bien ! j'y renonce encore bien plus... aux cartouches... J'en ai assez, madame, de jouer ce rôle ridicule de fabriquer des cartouches pour monsieur votre mari ! Dieu ! quand je pense que je vous mettais si haut !... Ah ! vous m'avez fait tomber, là, d'un sixième étage... [LEONTINE:] Hein ? [MORICET:] Je parle au figuré ! [LEONTINE:] C'est heureux !
[DUCHOTEL:] Eh bien ! ça va-t-il comme vous voulez ? [MORICET:] Oh ! pas du tout. [DUCHOTEL:] Vraiment ? Qu'est-ce qui cloche ? [MORICET:] Tout. [LEONTINE:] Mais non, rien. [MORICET:] Oui, parlez pour vous, mais pour une nature bouillante comme la mienne, voir qu'on fait tous ses efforts pour... et qu'on en est toujours au même point... [DUCHOTEL:] Voyons... Tu veux peut-être aller trop vite en besogne... Aie donc de la patience, que diable !... Tu n'es pas à la course... [MORICET:] Moi, ni à la course, ni à l'heure... Je ne suis à rien... Je suis au dépôt. [DUCHOTEL:] Je t'offrirais bien de m'en mêler. [MORICET:] Non, tu me gênerais plutôt. [DUCHOTEL:] Bien, oui, je me le suis dit : "Il a ma femme ! Ils iront bien plus vite sans moi. [MORICET:] Mais oui. [DUCHOTEL:] Allons, voyons... [MORICET:] Ah ! tu es bon, toi ! Il est, bon, lui ! [DUCHOTEL:] C'est vrai, c'est stupide de se faire un mauvais sang pareil pour si peu de chose ! Regarde, moi avec mon fusil, est-ce que je m'énerve ? Et pourtant, je n'arrive pas à le nettoyer. [MORICET:] Oh ! çà, si tu n'y arrives pas, c'est probablement parce que tu.ne sais pas t'y prendre. [DUCHOTEL:] Tu sais donc, toi ? [MORICET:] Tiens ! [DUCHOTEL:] Et comment fais-tu quand tu veux le nettoyer ? [MORICET:] Je l'envoie chez l'armurier. [DUCHOTEL:] Ah ! comme ça... [LEONTINE:] Là !... Voilà trente-deux cartouches... [MORICET:] Peut-on aimer la chasse ! [LEONTINE:] Ça ! [MORICET:] Voir souffrir des animaux !... Non, mais même un homme, moi, je ne peux pas ! [DUCHOTEL:] Et c'est un médecin qui parle ! [MORICET:] C'est chez ton ami Cassagne que tu vas faire ces hécatombes ? [DUCHOTEL:] Oui, oui, toujours ! [MORICET:] On ne le voit pas souvent ici, ton ami Cassagne. [LEONTINE:] N'est-ce pas ? [DUCHOTEL:] Tu sais, il ne bouge pas de la campagne, cet homme ! [MORICET:] C'est ça. Il y cherche l'oubli de ses malheurs conjugaux. [DUCHOTEL:] Oh ! "ses malheurs". Il est séparé de sa femme, voilà tout. [MORICET:] Oui, enfin, sa femme l'a trompé. [DUCHOTEL:] Ah ! ce n'est pas prouvé. [MORICET:] C'est établi, ça revient au même. Oh ! je ne l'en blâme pas, certes ! Ce sont là des écarts trop respectables. La digne femme, elle avait un amant, au moins, elle ! [DUCHOTEL:] Pourquoi dis-tu : un amant au moins..." ? Tu as l'air d'insinuer qu'elle en a eu plusieurs. [MORICET:] Mais non ! Je n'ai pas dit : "Elle avait un amant au moins, elle". J'ai dit : "Elle avait un amant, virgule, au moins, elle." C'est toi qui comprends mal. [DUCHOTEL:] Alors, je ne saisis pas la finesse de ta réflexion. [MORICET:] T'as pas besoin ! [DUCHOTEL:] Et puis je te trouve bon, toi, tu dis : "Elle avait un amant." Qu'est-ce que tu en sais ? [LEONTINE:] Oui ? [DUCHOTEL:] Parce que le mari l'affirme ?... Mais qu'est-ce qu'il en sait, le mari ?... D'ailleurs, les maris sont toujours les derniers à voir clair dans ces choses-là !... Des présomptions, oui, mais pas de preuves... Va !... c'est même ce qui enrage ce brave Cassagne de ne pas en avoir... parce qu'alors, il pourrait faire convertir sa séparation en divorce, tandis que sans cela, il faut le consentement des deux parties... Et comme madame est opposée au divorce... [LEONTINE:] Elle a raison ! c'est d'une bonne catholique. [DUCHOTEL:] Oui !... Et puis ça lui supprimerait sa pension. [MORICET:] Ça, c'est d'une catholique mitigée. [DUCHOTEL:] Ah ! sacré fusil, va ! Ma foi, je vais suivre ton conseil, je vais l'envoyer chez l'armurier. Dites donc, Babet...
[MORICET:] Alors, c'est entendu... une fois, deux fois, trois fois... Vous ne voulez pas ? [LEONTINE:] Oh ! encore !... Ah ! non, mon ami, vrai, vous savez... [MORICET:] Bien ! bien, mais quand vous viendrez me raconter maintenant que vous m'aimez... Car vous ne direz pas que vous ne l'avez pas dit... hein ? Vous souvenez-vous de votre perruche ?... Elle venait de mourir, votre pauvre petite perruche qui disait si gentiment : "Donnez-moi du tafia, chameau, chameau, chameau !..." Elle venait de succomber, la pauvre bête, et nous étions là, tous les trois... vous, la défunte, et moi... Votre mari était sorti. Vous souvenez-vous de votre crise de larmes ?... Et moi, je vous consolais... Vous pleuriez sur ma poitrine... Ah ! ces pleurs !... Et je vous serrais dans mes bras... Ah ! ces serrements... Je ne savais plus ce que je faisais... Mes larmes se mêlaient aux vôtres, j'avais posé la perruche sur le pouf... C'est à ça moment que vous eûtes un de ces élans du cœur qui ne mentent pas ceux-là... Et alors vous le laissâtes échapper ce : "Je vous aime", qui est cause de tout ! J'étais fou ! Votre mari entra sur ces entrefaites... Je n'eus que le temps de saisir ma perruche pour me donner une contenance et nous continuâmes à la pleurer tous les trois. Ah ! vous ne direz pas que vous ne l'avez pas dit, ce "Je vous aime" qui est cause de tout ! [LEONTINE:] Est-ce que l'on sait ce qu'on dit dans les moments de deuil ? [MORICET:] Oh ! pardon ! Vous étiez sincère à ce moment-là, je vous jure... Il n'y a même que dans ces courts instants où la femme ne pense plus du tout à ce qu'elle dit qu'on peut être sûr qu'elle dit vraiment ce qu'elle pense... [LEONTINE:] Et après ? Quand je l'aurais dit ce : "Je vous aime". Est-ce que cela implique tout... tout ce qui s'ensuit ? car enfin, je ne sais pas ce que vous y avez vu, ma parole d'honneur ! [MORICET:] Mais j'y ai vu ce que tout homme voit au bout d'un "Je vous aime". [LEONTINE:] Oh ! [MORICET:] C'est-à-dire un pacte tacite qui, entre gens d'honneur, a la valeur d'un billet à ordre, un billet dont l'échéance est indéterminée, mais inévitable... Comme un billet de commerce, oui, madame ! avec cette seule différence, c'est qu'il n'est pas négociable. Ah ! parbleu ! c'est bien facile de dire aux gens qu'on les aime : ce qu'il faut, c'est le prouver... Eh bien, moi, je suis prêt à le prouver, je suis prêt... Dites-en donc autant, vous, hein ? dites-en donc autant. [LEONTINE:] le regarde un instant d'un air moqueur, puis passant à gauche. — J'aime mieux me laisser protester. [MORICET:] C'est ça ! la faillite ! Comme c'est digne ! [LEONTINE:] Qu'est-ce que vous voulez, mon ami, il y a un malentendu entre nous !... Vous affirmez que je vous ai dit : "Je vous aime." Mon Dieu, je veux bien vous croire et je ne m'en dédis pas. [MORICET:] Allons donc ! [LEONTINE:] Mais oui... Pourquoi mon cœur n'aurait-il pas le droit d'avoir ses préférences ? Après tout, vous n'êtes pas fait pour déplaire... Vous êtes mieux que tous ceux que je vois. [MORICET:] Oh ! vous ne voyez que moi ici. [LEONTINE:] C'est peut-être pour ça... Vous êtes galant, vous tournez bien les vers. — C'est une qualité pour les médecins. — Et les femmes, voyez-vous, ont toutes dans le cœur une corde qui vibre à la poésie... [MORICET:] Vous êtes bien bonne... Vous n'avez pas encore parcouru mon dernier volume : Les larmes du cœur" ? [LEONTINE:] Non, pas encore, mon mari l'a pris pour le lire... Alors, ma foi, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que vous ayez pris dans ma pensée, dans mon esprit un ascendant plus grand que le commun des mortels ! Il y a une place pour toutes les affections dans le cœur... Il est assez grand pour que la part que l'on donne à l'un, ne vienne pas rogner sur la part de l'autre... Mais si la femme peut disposer de son cœur, l'épouse ne peut pas disposer de la femme, car l'épouse n'appartient qu'à son mari. [MORICET:] Ah ! son mari ! [LEONTINE:] N'en dites pas de mal, c'est votre ami ! [MORICET:] Certes, c'est mon ami, même il vaut mieux que vous, allez ! il a confiance en moi, lui... [LEONTINE:] Et c'est comme cela que vous lui rendez son amitié. [MORICET:] Comment ! mais je l'aime, moi... Je vous aime à côté... Mais je l'aime, brave ami ! [LEONTINE:] Oui !... Et vous admettriez que je le trompe ? [MORICET:] Hein ?... Euh !... C'est un autre point de vue. [LEONTINE:] Ecoutez, Moricet, quand on se marie, on se jure fidélité entre époux... [MORICET:] Oh ! c'est parce que le maire vous le demande. [LEONTINE:] N'importe. Tant que je croirai que mon mari tient son serment, je ne trahirai pas le mien ! [MORICET:] Oui, "messieurs les Anglais, tirez les premiers ! [LEONTINE:] Voilà ! Ah ! par exemple, que demain seulement, il me soit prouvé que mon mari me trompe, qu'il a une liaison et je vous jure que c'est moi qui irai à vous et vous dirai : "Moricet, vengez-moi" ! [MORICET:] Vrai ? Ah ! Léontine ! [LEONTINE:] Mais... comme je sais très bien que c'est une hypothèse impossible... [MORICET:] Oh ! ça ! évidemment.... Qu'est-ce qu'il aime, lui ? le canotage, la chasse... Ce sont les seuls exercices... hygiéniques qu'il se permette. [LEONTINE:] Je le sais bien... [MORICET:] Et encore, la chasse pour la chasse, parce qu'il y a des maris qui ont l'air d'aimer la chasse... et pas du tout... Ce sont des moyens pour aller courir la prétentaine... Ils disent : "Je vais à la chasse ! " Et une fois dehors, vas-y voir ! [LEONTINE:] Oh ! oui, mais pas lui ! [MORICET:] Oh ! non ! car j'y ai réfléchi ! Quelquefois, je me disais : "Est-ce que par hasard, mon Duchotel ?..." Eh bien ! Non.... Vous savez, non !... Il me suffisait de le voir quand il revenait de la chasse pour être parfaitement convaincu de la pureté de sa conscience. [LEONTINE:] N'est-ce pas ? [MORICET:] Ah ! ma chère amie !... mais il y avait de ces choses tellement énormes, que je me disais : "Si Duchotel avait vraiment quelque chose à se reprocher, eh bien ! non, il y a de ces bourdes qu'il ne ferait pas. [LEONTINE:] Comment ? Quoi ? De quelles choses voulez-vous parler ? [MORICET:] Oh ! je ne sais pas ! Mais tenez, l'autre jour, par exemple, il vous a rapporté une bourriche de lièvres et de lapins. [LEONTINE:] Eh bien ? [MORICET:] Eh bien ! Il y a un fait connu : Où il y a des lapins, il n'y a pas de lièvres, où il y a des lièvres, il n'y a pas de lapins... [LEONTINE:] Comment savez-vous ça ? [MORICET:] Lisez la Zoologie... Il n'y a qu'un seul endroit où ces deux rongeurs se trouvent réunis. [LEONTINE:] C'est peut-être là où il est allé les chercher. [MORICET:] Possible !... C'est chez le marchand de comestibles. [LEONTINE:] Oh ! c'est trop fort ! Et vous ne pouviez pas me dire ça plus tôt, vous qui vous prétendez mon ami ; vous me laissez là m'endormir dans ma confiance ridicule... Ah ! mais j'aurai une explication avec Duchotel. [MORICET:] Ah ! mon Dieu ! mais non, ne faites pas ça !... Voyons, Léontine... puisque j'ai commencé par vous dire que j'étais intimement persuadé de l'innocence de mon ami Duchotel... Ah ! bien, mon Dieu !... Vous pensez bien que si je n'avais pas été intimement persuadé... je n'aurais pas été vous raconter... [LEONTINE:] Laissez-moi donc tranquille. C'est parce que cela vous a échappé. [MORICET:] Oh ! ça m'a échappé, si l'on peut dire... Je vous assure, [LEONTINE:] Eh bien ! c'est bon ! Voilà mon mari, je vais en avoir le cœur net. [MORICET:] Léontine ! Voyons, vous n'allez pas lui dire... [LEONTINE:] Je vais me gêner !... [MORICET:] Léontine, c'est insensé, je... Je m'en vais.
[DUCHOTEL:] Tu sors ? [MORICET:] Non... euh ! oui ! Tu vas bien ? [DUCHOTEL:] Comment "tu vas bien" ?... Mais il me semble que tu m'as vu... MORICET. — Oui, certainement, mais enfin, depuis tout à l'heure... Alors, adieu ! C'est ça, adieu ! Tu sais qu'il pleut dehors... Veux-tu un parapluie ? [MORICET:] Je te remercie, j'ai ma canne ! [DUCHOTEL:] Ah ? bon... Qu'est-ce qu'il a ? On dirait qu'il a reçu un coup de marteau... Drôle de garçon !... Ah ! çà ! mais toi aussi, qu'est-ce que. tu as ? Qu'est-ce que vous avez tous les deux ? [LEONTINE:] J'ai... que je viens de prendre une leçon de zoologie, une leçon qui m'a édifiée. [DUCHOTEL:] Vraiment ? [LEONTINE:] Elle m'a appris une de ces choses capitales qu'une femme mariée ne devrait jamais ignorer. [DUCHOTEL:] C'est ? [LEONTINE:] Qu'où il y a des lapins, il n'y a pas de lièvres, où il y a des lièvres,, il n'y a pas de lapins ! [DUCHOTEL:] Ah ! voilà une chose intéressante à savoir ! [LEONTINE:] Plus que tu ne crois ! Car il est probable que si tu l'avais su toi-même, tu ne m'aurais pas rapporté de ta chasse une bourriche aux lapins et aux lièvres. [DUCHOTEL:] Ah ! C'est pour moi que... [LEONTINE:] Seulement, moi, je ne savais rien, n'est-ce pas ? Je croyais que les lapins et les lièvres, comme ça se ressemble, c'était de la même famille !... On ne vous apprend rien au couvent... Heureusement, j'avais avec moi un homme instruit, Moricet, qui m'a détrompée, lui ! [DUCHOTEL:] Comment, c'est lui qui... [LEONTINE:] Oh ! bien involontairement, le malheureux ! [DUCHOTEL:] En voilà un imbécile ! [LEONTINE:] Oui, imbécile, n'est-ce pas, parce qu'il m'a éclairée sur la conduite de mon mari. [DUCHOTEL:] Mais pas du tout... parce qu'avec ses cours zoologiques, il va te mettre martel en tête, quand il n'y a pas de raisons, tu m'entends, pas de raisons. [LEONTINE:] Ah ! bien, par exemple ! non, mais prouve-le-moi, toi, qu'il n'y a pas de raisons... prouve-le-moi si tu peux. [DUCHOTEL:] Ah ! c'est bien malin ! [LEONTINE:] Eh bien ! prouve ! [DUCHOTEL:] Ton amie, madame Chardet est brouillée, je crois, avec madame de Fontenac ? [LEONTINE:] Oh ! ne change pas la conversation. [DUCHOTEL:] J'y suis en plein !... Madame Chardet, ai-je dit, est bien brouillée avec madame de Fontenac ? [LEONTINE:] Oui. [DUCHOTEL:] Par conséquent, elles ne se voient pas ? [LEONTINE:] Naturellement. [DUCHOTEL:] Quand tu veux les voir, comment fais-tu ? [LEONTINE:] C'est bien -malin, je vais chez elles... [DUCHOTEL:] Tu vas chez elles !... LEONTINE, criant. — Veux-tu revenir à tes lapins ? Je ne les ai pas quittés.... Donc, tu en conviens, tu vas trouver madame Chardet, là où tu sais qu'habite madame Chardet et madame de Fontenac, là où tu sais qu'habite madame de Fontenac ? [LEONTINE:] Eh bien, après ! Après ! [DUCHOTEL:] Eh bien, après ! le voilà l'"après" ! Moi. mes lièvres, c'est madame de Fontenac, et mes lapins c'est madame Chardet. [LEONTINE:] Quoi ! Qu'est-ce que tu dis ?... Tes lapins, c'est... madame Chardet. [DUCHOTEL:] Absolument. Autrement dit : Quand je veux chasser du lièvre, je vais où gîte le lièvre, et quand je veux chasser du lapin... [LEONTINE:] Tu vas chez madame Chardet. [DUCHOTEL:] Mais naturellement. [LEONTINE:] Ah ! mon chéri, et moi qui te soupçonnais... [DUCHOTEL:] Ah ! oui !... Tu es une tète folle... et tu mériterais bien... Soupçonner ton mari... ! [LEONTINE:] Oh ! [DUCHOTEL:] Tu ne soupçonnerais pas un étranger et tu soupçonnes ton mari ! [LEONTINE:] Aussi, c'est la faute à Moricet !... C'est lui qui m'a mis martel en tête avec ses rongeurs !... [DUCHOTEL:] Avais-je tort de l'appeler imbécile ? L'animal ! C'est pour cela qu'il s'en est allé si troublé... Il en a même oublié son chapeau. [LEONTINE:] Il avait perdu la tête ! [DUCHOTEL:] C'est juste, il n'avait que faire de son chapeau... Au moins tu me promets que tu n'auras plus de ces idées folles ?... Allons, embrasse-moi et maintenant, allume une bougie, nous allons visiter ma garde-robe, pour prendre mon costume de chasse dont j'ai besoin. [LEONTINE:] On a sonné, c'est Moricet, probablement. [DUCHOTEL:] Oui, il aura retrouvé sa tête sans son chapeau.
[MORICET:] — C'est moi ! J'ai oublié mon chapeau ! [DUCHOTEL:] Là ! Qu'est-ce que je disais !... Ah ! Tu as fini par t'en apercevoir. [MORICET:] Ce n'est pas moi. On me l'a fait remarquer, un jeune homme qui m'a dit en passant : "Eh bien ! Tu l'as donc mis au clou, que tu n'as pas ton galurin ? [DUCHOTEL:] Très obligeant, ce garçon... Mais, dis donc... j'ai un compte à régler avec toi ! Qu'est-ce que tu as été raconter à ma femme ? [MORICET:] Moi ? [DUCHOTEL:] Oui, avec tes lièvres et tes lapins ? une façon de lui faire croire que mes chasses, c'était de la balançoire. [MORICET:] Oh ! moi ! Oh ! bien, si on peut dire !... madame... ? Oh ! comment, mais au contraire, c'est moi, n'est-ce pas... je vous disais... parce que si tu avais vu madame... Oh ! mais tu sais... ne va pas croire... Moi, lui faire supposer... moi qui te défendais au contraire... [DUCHOTEL:] Tu es bien bon. [LEONTINE:] Tranquillisez-vous ! mon mari m'a tout expliqué. [MORICET:] Oui... ah ! bien, je suis bien content !... Là, vous voyez... je vous le disais bien... parce que, si tu avais vu madame, elle se figurait déjà parce que les lapins et les lièvres... Mais je lui disais bien... "qu'est-ce que ça prouve les lapins et les lièvres..." Oui, mais tu sais, les femmes... Ah ! bien, vous voyez... là... [LEONTINE:] Et comme c'était simple ; les lièvres, c'était madame de Fontenac. [MORICET:] Mais oui, c'est évident. [LEONTINE:] Et les lapins, c'était madame Chardet. [MORICET:] Mais c'est clair ! Les lièvres, c'était madame de... [LEONTINE:] Fontenac. [MORICET:] Fontenac... et les lapins, c'était madame... [LEONTINE:] Chardet. [MORICET:] Euh !... voilà ! comme c'est clair ! Ah ! bien, heureusement que j'ai été là. [DUCHOTEL:] Allons c'est bon, passe-moi la bougie.. Et une autre fois tu éviteras de jeter le trouble dans mon ménage pour faire montre d'érudition. [MORICET:] Ah ! bien, tu sais, si j'avais pu prévoir... [LEONTINE:] Tu ne m'en veux pas au moins ? [DUCHOTEL:] T'en vouloir, ma pauvre enfant ! Tiens ! voilà comme je t'en veux ! [MORICET:] J'ai l'air bête, moi. [DUCHOTEL:] Alors, quoi, tu ne veux décidément pas me la passer, ta bougie ? [MORICET:] Dame ! J'attendais que tu aies fini. [DUCHOTEL:] Ah ? Je croyais que tu posais pour le lampadaire !
[BABET:] On apporte de chez le tailleur des vêtements pour monsieur. [DUCHOTEL:] Ah ! oui, je sais ; faites entrer dans ma chambre ! [BABET:] Oui, monsieur. [DUCHOTEL:] Ah !... a-t-on rapporté mon fusil ? Vous allez voir mes vêtements, mes amis ! C'est un nouveau tailleur, le tailleur des gens chics. C'est celui qui habille mon neveu Gontran, c'est tout dire. [MORICET:] Le fait est que ton neveu Gontran fait plus honneur à son tailleur qu'à l'institution qui le prépare au baccalauréat. [DUCHOTEL:] Il a le baccalauréat rétif, ce garçon... mais on peut être un crétin et en même temps un pur... [MORICET:] Comment, mais ça va même très bien ensemble : "un pur... crétin. [DUCHOTEL:] Tu l'as dit. [LEONTINE:] Eh bien, allons voir ces vêtements. [DUCHOTEL:] C'est ça... Tu m'attends, toi ; si tu t'ennuies, prends un livre. [MORICET:] Bon ! [DUCHOTEL:] A propos, je te remercie de l'envoi de ton dernier volume... Euh ! "Cœur d'artichaut", comment ? [MORICET:] Les larmes du cœur. [DUCHOTEL:] C'est ça !... je savais qu'il y avait du cœur... Tu sais je ne l'ai pas lu, mais je l'ai rangé. [MORICET:] Ah ! bien, c'est déjà ça. [DUCHOTEL:] Je l'ai rangé sur la table du salon... Comme ça, les gens le feuillettent, ça fait toujours de la réclame. [MORICET:] Oui ! Oui !
[MORICET:] Cœur d'Artichaut ! " "Cœur d'Artichaut ! " Et voilà par qui on est jugé, tenez ! Je vous demande an peu, cette Léontine !... cette idée d'aller dire à son mari... pour les lièvres et les lapins !... On cherche à lui rendre service... et elle vous fourre dans des histoires !... Oh ! oh ! Il n'est pas solide, ce meuble... . Je crois bien, il a un pied en moins, on l'a même calé avec un livre. "Les larmes du cœur." Charmant ! C'est charmant... C'est ça qu'il appelle le mettre sur la table du salon... Il en cale son bahut... Mon pauvre cher bouquin ! "Les larmes du cœur : rondels et sonnets... par Gustave Moricet... ancien interne des hôpitaux..." Je vous demande un peu, une édition de luxe, sur papier de Hollande... sous le bahut... Vandale, va !
[DUCHOTEL:] Dis donc ! Hein ? Qu'est-ce que tu penses de ce pantalon ? [MORICET:] Oh ! il est très joli ! très joli ! [DUCHOTEL:] Mais oui, il est très joli... On vient de faire le pareil à Gontran, ainsi c'est tout dire. [MORICET:] Oh ! alors... A propos, je te remercie de la façon dont tu as rangé mon volume. [DUCHOTEL:] Ah ! Tu l'as trouvé ? [MORICET:] Oui ! sous le bahut ! [DUCHOTEL:] Ah ! oui... oui... en effet, c'est moi qui l'ai mis pour remplacer le pied... Je n'avais rien d'autre sous la main... Comme quoi un livre sert quelquefois à quelque chose. [MORICET:] Ce n'est pas pour cela que je l'ai écrit... Et moi qui ai pris la peine de te dédier une de mes meilleures pages !... Vraiment, pour le cas que tu fais de mes œuvres !... [DUCHOTEL:] Il y a une page qui m'est dédiée ? [MORICET:] Si tu l'avais ouvert, ce livre, tu l'aurais vu... Tiens, page 91... J'ai intitulé ça "Navrance". [DUCHOTEL:] Tu dis ? [MORICET:] Navrance". C'est le titre du sonnet. "A Justinien Duchotel. [DUCHOTEL:] Merci ! [MORICET:] Ami, crois-moi, la vie est bien une chimère, Je me dis : "Le cher homme est heureux et prospère ! Il ne pense donc pas qu'un jour son tour viendra ! [DUCHOTEL:] Hein ? Eh bien ! dis donc, tu es gai, toi ! [MORICET:] Chut ! Et c'est pour moi dès lors une tristesse amère Qui me crispe, à penser que tout être s'en va ! Je ne puis plus te voir sans me dire : misère ! Où serai-je, moi, quand il ne sera plus là ! [DUCHOTEL:] Ah ! mais, dis donc, tu m'embêtes, tu sais, tu m'embêtes, avec tes navrances. [MORICET:] Non... [DUCHOTEL:] Si ! [MORICET:] Non. [DUCHOTEL:] Je te dis que si ! [MORICET:] Non !..." c'est le commencement du vers. Je rêve une autre vie et plus douce et plus belle Qui nous attend après dans un monde plus beau. [DUCHOTEL:] Dis donc, il y en a long comme ça ? [MORICET:] Mon Dieu, c'est un sonnet. [DUCHOTEL:] Oui, ça m'est égal... Je te demande s'il y en a long, parce que je vais te dire, l'essayeur m'attend. [MORICET:] Va donc, je serais désolé de te retenir. [DUCHOTEL:] Oui, je n'ai pas de temps à perdre à cause de l'heure, sans ça !... Mais je te remercie, tu sais ! [MORICET:] Oui... de rien... de rien. [DUCHOTEL:] Alors, tu le trouves bien, mon pantalon ? [MORICET:] Un poème ! Bourgeois, va ! [DUCHOTEL:] Je vous disais donc que l'entournure gauche est beaucoup trop étroite.
[MORICET:] C'est ça, va à tes entournures ! C'est ton affaire, marchand de soupe ! C'est beau !... Il y a quelque chose qui vibre là-dedans... Il y a un souffle !... Ça ne serait pas de moi que je le dirais aussi bien. Mon Dieu, il est évident que ce n'est pas à la portée de tout le monde !... Il y a des gens... Ça n'est même pas coupé. Enfin ! je ne lui demande pas de le lire, mais il aurait pu couper les pages... par politesse... [GONTRAN:] mise dernier genre, son pantalon est semblable à celui que vient de mettre DUCHOTEL. — Tiens ! M. Moricet ! [MORICET:] Gontran ! Vous êtes donc en vacances ? GONTRAN. — Oui, pour la Toussaint... mon four-à-bac fait relâche. Quoi ? [GONTRAN:] Je dis : mon four-à-bac fait relâche ! autrement dit : mon institution est en congé. [MORICET:] Ah ? bon ! c'est qu'aussi vous avez un argot : "Mon four-à-bac fait relâche", qu'est-ce que ça veut dire !... De mon temps, nous, nous disions "la guimbarde déboucle"... tout simplement. [GONTRAN:] Qu'est-ce que vous voulez ! Ce sont les évolutions de la langue française. Dites-moi, mon oncle n'est pas là ? [MORICET:] Si ! A côté, il essaye votre pantalon. [GONTRAN:] Comment, "il essaye mon pantalon" ? [MORICET:] Oui, enfin, le pareil à celui-là. [GONTRAN:] Oh ! c'est ça, il me copie. Crevant ! [MORICET:] Crevant ! Voilà !... Vous le trouverez avec son tailleur, si vous voulez le voir. [GONTRAN:] Oh ! vous savez, je veux le voir et à côté de ça, je ne suis pas pressé. [MORICET:] Ah ? [GONTRAN:] Non, je viens pour le taper, ainsi vous comprenez... [MORICET:] Le taper !... Vous frappez votre famille ? [GONTRAN:] Mais non... Je voudrais qu'il me prête cinq cents francs. [MORICET:] Ah ? bon... Eh bien ? [GONTRAN:] Ah ! "eh bien"... Je lui en dois déjà six, voilà le chiendent. [MORICET:] Ah ! çà, vous entretenez donc des demoiselles ? [GONTRAN:] Oui. [MORICET:] Pas possible ! [GONTRAN:] Oh ! mais une merveille, monsieur Moricet ! un vrai Greuze !... C'est jeune, c'est frais... ça n'a pas encore roulé. [MORICET:] Oui-da ! [GONTRAN:] Je ne compte pas son vieux, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que c'est qu'un vieux ? C'est une quantité négligeable. [MORICET:] Oui. [GONTRAN:] Il est là pour commanditer l'affaire, voilà tout ; c'est même pour ça que ma petite amie m'a bien dit : "Si jamais mon singe survient, fourre-toi dans le placard ! " Oui, il paraît qu'il tient à être le seul, cet homme... Est-il drôle ! Moi, est-ce qu'il me gêne ? [MORICET:] Parbleu !... Et... où l'avez-vous rencontrée, cette merveille ? [GONTRAN:] Ah ! voilà !...". —... Au Mont-de- Piété ! Elle engageait des bijoux de famille... moi, je mettais ma montre au clou. De cette similitude de situation naquit notre rapprochement. Nous nous aimâmes !... [MORICET:] Touchant ! Roméo et Juliette chez ma tante ! [GONTRAN:] Le soir même, elle me remettait la clé de son appartement et de son cœur et, depuis, je vais la voir tous les dimanches... quand je ne suis pas consigné... [MORICET:] Ha ! ha ! [GONTRAN:] comme dimanche dernier, par exemple. Pristi ! et mon télégramme que j'oubliais pour la prévenir de ma visite ce soir. Va-t-elle être heureuse !... quinze jours d'abstinence... parce que le vieux, n'est-ce pas... Non, c'est pas ça !... ça, tenez, c'est une garantie que j'apporte à mon oncle s'il veut me prêter mes cinq cents francs ! [MORICET:] Ah ! si vous donnez des garanties !... [GONTRAN:] Mais dame ! C'est un effet que j'ai préparé à tout hasard. [MORICET:] Au jour de ma majorité, je paierai à mon oncle Duchotel, la somme de cinq cents francs, valeur reçue comptant." C'est ça, la garantie ? [GONTRAN:] Tiens ! ça vaut de l'argent. Ah ! voilà la dépêche... Je vais l'envoyer porter par la bonne de mon oncle. C'est égal ! taper mon oncle... Si je pouvais m'éviter cette corvée... Ça... ne vous dirait rien, à vous, par hasard, de me prêter cinq cents francs ? [MORICET:] Moi ?... Non... Ça ne me dirait rien du tout. [GONTRAN:] Je vous aurais donné mon billet. [MORICET:] Oui, je sais bien, mais non. [GONTRAN:] Oui. Oh ! je pensais bien ; je vous disais ça par acquit de conscience. [BABET:] Monsieur a sonné ? [MORICET:] Non, c'est monsieur, là-bas. [GONTRAN:] C'est moi. Pouvez-vous faire porter cette dépêche au télégraphe ? [BABET:] Cette dépêche ?... "Madame Urbaine des Voitures, 40, rue d'Athènes. [GONTRAN:] Je ne vous demande pas de la lire, je vous demande de la porter. [BABET:] Bien, monsieur. [GONTRAN:] Il y a dix-neuf mots !... Voilà vingt sous. Vous garderez le reste. [BABET:] Eh bien, ça ne me fera pas de mal si ça me tombe sur le pied ! [MORICET:] Tenez, voilà Duchotel, vous allez pouvoir présenter votre requête. [GONTRAN:] Déjà ! Oh ! ça m'embête.
[DUCHOTEL:] Là ! Je suis prêt ! [LEONTINE:] Gontran ! [GONTRAN:] Bonjour, ma tante !... mon oncle ! Tiens, mais c'est que c'est vrai, vous avez mon pantalon. [DUCHOTEL:] Il paraît, il paraît, mon ami ! Nous nous copions. [GONTRAN:] Il pourrait parler au singulier. [MORICET:] C'est pas gentil, vous savez, ce que vous avez fait, d'aller raconter à votre mari. [LEONTINE:] Ah ! vous trouvez ?... [MORICET:] Je ne vous dirai plus jamais rien, moi. [DUCHOTEL:] Sapristi ! Il faut que j'envoie une dépêche ! Mais laisse-moi donc tranquille, toi ! Ah çà ! qui est-ce qui a retiré... Ah ! le voilà !... [MORICET:] Ah ! non, mon vieux ! Non, pas ça !... prends Victor Hugo ! [DUCHOTEL:] Oui ! oui ! c'est bon.... Dites donc, mes enfants, quelle heure est-il ? [MORICET:] Cinq heures cinq. [DUCHOTEL:] Déjà ? [LEONTINE:] Moi, j'ai cinq heures dix. [DUCHOTEL:] Et toi ? [GONTRAN:] Moi ? j'ai neuf heures et demie. [DUCHOTEL:] Tu ne vas pas... [GONTRAN:] Je ne crois pas... [DUCHOTEL:] Sapristi, je n'ai que le temps, si je veux prendre le train de six heures moins le quart. [LEONTINE:] C'est à Cassagne que tu télégraphies ? DUCHOTEL, retournant vivement la dépêche qu'il en train de rédiger, de façon à ce que sa femme ne puisse la lire. — Oui, oui précisément !... pour lui dire à quelle heure il doit m'attendre à la gare. Veux-tu dire qu'on descende mon sac ? J'y vais. [DUCHOTEL:] Madame Cassagne, 40, rue d'Athènes. [MORICET:] Eh bien, vous n'abordez pas la question ? [GONTRAN:] Quand il aura fini d'écrire. [DUCHOTEL:] A six heures, à la Maison d'Or. Sois exacte !... Zizi." Je signe Zizi, parce qu'elle m'appelle toujours Zizi ! Dans la maison, on ne me connaît que sous ce nom-là. GONTRAN, exhorté par MORICET, gagnant l'avant-scène et s'approchant de DUCHOTEL. — Mon oncle ! Quoi ? Voyons, j'ai de l'argent... ? [MORICET:] Courage ! Tenez ! il amorce. [GONTRAN:] Mon oncle !... Je vous vois justement compter des billets de banque, je vous serais bien obligé si vous pouviez me donner cinq cents francs. [DUCHOTEL:] Moi ? [MORICET:] Eh bien ! il y va carrément. [DUCHOTEL:] Moi ? Eh bien, non, mon ami, non ! Inutile de me parler d'emprunt, je ne te prêterai plus un sou ! Tu me dois six cents francs, eh bien ! ça suffit ! [GONTRAN:] Est-il ladre ! Attends un peu ! Mais mon oncle, je ne comprends pas pourquoi vous me faites tons ces discours ! Je ne vous demande pas un cadeau ! Je vous vois des billets de cent francs dans la main, et je vous demande simplement de m'en donner cinq contre un billet... un excellent billet de cinq cents francs. [DUCHOTEL:] Ah ? C'est de te changer que tu me demandes... ? Oh ! ça, avec plaisir... attends. [GONTRAN:] qui est tout près de son oncle, et le chapeau à la main, reçoit le billet dans son chapeau et s'en couvre de l'air le plus innocent du monde. Un, deux, trois, quatre,, cinq !... Voilà cinq cents francs ! Merci, mon oncle !... Et voilà votre billet... [DUCHOTEL:] Qu'est-ce que c'est que ça ? "Au jour de ma majorité... [GONTRAN:] Donnant, donnant. [DUCHOTEL:] Ah ! non, là, eh ! pas de ça ! rends-moi mes billets. [GONTRAN:] Vous avez accepté, mon oncle ! ça ne me regarde pas ! le billet est en circulation. [DUCHOTEL:] Mais pas du tout ! Eh ! là, pas dus tout ! [GONTRAN:] Au revoir, mon oncle ! et merci ! [DUCHOTEL:] Gontran !... Oh ! mais c'est trop fort ! En voilà un filou ! [MORICET:] Ah ! mon vieux, je crois qu'il te l'a fait endosser.
[LEONTINE:] Qu'est-ce qu'il a donc, Gontran, il se sauve comme un perdu ? [DUCHOTEL:] Ce qu'il a ? Il vient de me subtiliser cinq cents francs, voilà ce qu'il a. [LEONTINE:] Non ? [MORICET:] Pardon ! il t'a laissé une valeur. [DUCHOTEL:] Mais elle ne vaut rien, sa valeur. Tiens ! Je te la vends quarante sous... et je te vole ! Oh ! mais je le repincerai. [LEONTINE:] Tu sais, ce n'est pas pour te renvoyer, mais si tu dois prendre le train... [DUCHOTEL:] C'est juste ! [LEONTINE:] On a sonné. [DUCHOTEL:] Allons bon ! Qui est-ce qui vient là ? [BABET:] entre du fond avec le fusil de DUCHOTEL renfermé dans son étui, elle le pose au fond. — Monsieur, il y a un monsieur dans le salon qui désire parler à monsieur ! [DUCHOTEL:] Ah ! je n'ai pas le temps de recevoir ! Qui est-ce ? [BABET:] Il ne m'a pas dit son nom. [DUCHOTEL:] Eh bien ! tant pis ! Tu le recevras, Léontine ; moi, je file... Vous avez descendu mon sac ? C'est bien... Allons, adieu, ma petite Léontine... [LEONTINE:] Adieu, mon chéri... Prends garde aux accidents ! [DUCHOTEL:] Tu descends avec moi, Moricet ? [MORICET:] Oui !... je te mets en voiture, seulement. [DUCHOTEL:] Allons ! Je me sauve, et dans une heure et demie... Tiens, Léontine, quand la pendule sonnera sept heures, tu pourras te dire : "Mon mari est à Liancourt, dans les terres de son ami Cassagne. [LEONTINE:] C'est ça ! Adieu ! [MORICET:] Léontine ? [LEONTINE:] Quoi ? [MORICET:] avec une moue significative. —... Hein ? [LEONTINE:] Non ! là... [MORICET:] Ah ! [BABET:] Faut-il faire entrer la personne qui est dans le salon ? Bien, madame ! Elle va jusqu'à la porte du salon à gauche, second plan, l'ouvre, entre un instant sans disparaître aux yeux du public, revient et annonce... — M. Cassagne ! [LEONTINE:] Hein !... M. Cassagne ?...
[CASSAGNE:] Ah !... madame, je suis bien heureux de vous voir ! Comment va Duchotel ? [LEONTINE:] Ah ! çà ! qu'est-ce que ça signifie ? [CASSAGNE:] Il n'est pas là ? [LEONTINE:] Non ! non ! Il n'est pas là... Vous auriez peut-être désiré lui parler ? [CASSAGNE:] Ah ! madame, il y a si longtemps que je ne l'ai vu. [LEONTINE:] Hein ? Ah ! vraiment, il y a... ? [CASSAGNE:] Je voulais le consulter pour une chose personnelle, un conseil à lui demander... D'ailleurs, je peux vous confier ça ! Vous savez que je vis séparé de ma femme et que mon plus grand désir serait de divorcer. [LEONTINE:] Oui, oui, en effet, mais... [CASSAGNE:] Il ne me manquait qu'un grief. Eh bien ! justement, je venais annoncer à ce brave Duchotel qu'enfin je le tenais, mon grief et que ce soir, je me disposais à faire surprendre ma femme en flagrant délit d'adultère. Elle a un amant, madame, je le sais... Oui, oui, elle a un amant.