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[MME MERCADET:] Mes enfants, venez... [MINARD:] Nous voici ! Que voulez-vous ? [MME MERCADET:] Votre père se trouve dans une situation encore plus affreuse que je ne le croyais, et il s'agit cette fois, comme il le dit, de vaincre ou de mourir. Or, avec beaucoup de ruse et d'audace, il payerait ses dettes et aurait en peu de temps une fortune. Notre aide et notre intelligence sont nécessaires pour faire réussir un plan très hardi. Si tout le monde croit au retour de Godeau, si vous, Adolphe, vous vous déguisiez de manière à faire son personnage... [JULIE:] Oh ! maman ! votre attachement pour mon père vous égare ! Pardon ! il ne peut pas avoir fait un pareil plan, et je n'épouserais pas Adolphe, s'il... [ADOLPHE:] Oh bien, Julie !... Madame, demandez-moi ma vie et tout ce que je possède !... mais tremper dans une... Oh ! j'irai supplier monsieur Mercadet ; mais songez donc, madame, à ce que vous me demandez ?... C'est une... [MME MERCADET:] Une rouerie ! [MINARD:] C'est bien pis ! En supposant un plein succès, un homme serait encore déshonoré !... [JULIE:] Adolphe ! n'achevez pas ! [MINARD:] Au nom de tout ce que vous avez de plus cher, madame, renoncez à une idée pareille : mais la faillite vaut mieux, on s'en relève ; et ici...
[MERCADET:] Adolphe ! vous épouseriez la fille d'un failli ? [MINARD:] Oui, monsieur, car je travaillerais à sa réhabilitation... [MERCADET:] Je suis vaincu !... Vous êtes une noble et bonne créature. Combien de gens cherchent un pareil trésor ! Quand on l'a, c'est une folie que de ne pas y tout sacrifier... Vous méritiez un meilleur sort !... [MME MERCADET:] Ah ! monsieur, vous voilà tel que vous étiez avant le départ de Godeau. [MERCADET:] Oui, car je suis ruiné, mais honnête ! Oh ! je suis perdu !... Je sais ce qui me reste à faire ! [MME MERCADET:] Je tremble ! Mes enfants, ne quittons pas votre père.
[THERESE:] Est-ce qu'ils auraient par hasard la prétention de nous cacher leurs affaires ? [VIRGINIE:] Le père Grumeau dit que monsieur va-t-être arrêté. Je veux que l'on compte ma dépense. C'est qu'il m'en est dû, de cet argent, outre mes gages ! [THERESE:] Oh ! soyez tranquille, nous allons tout perdre. Vous ne savez donc pas ce qu'est une faillite ?... [JUSTIN:] Je n'entends rien ; ils parlent trop bas ! Monsieur se méfie toujours de nous. [VIRGINIE:] Monsieur Justin, qu'est-ce donc qu'une falite ?... [JUSTIN:] C'est une espèce de vol involontaire admis par la loi, mais aggravé par des formalités. Oh ! soyez calme, on dit que monsieur liquide... [VIRGINIE:] Qu'est-ce que c'est que ça ?... [JUSTIN:] La liquidation c'est toujours la faillite, mais compliquée par la bonne foi du débiteur... qui supprime les formalités... [THERESE:] Il sait tout, Justin !... [JUSTIN:] C'est des phrases à monsieur : je suis son élève... [BREDIF:] Il entre sans être vu. — Oh ! pour le coup j'ai mon appartement, non pas dans trois mois, mais dans quinze jours !... Il y a fait bien des frais ! il a doré les salons. Oh ! c'est pour moi mille écus de rente de plus... [JUSTIN:] Voilà, monsieur.
[MERCADET:] Que voulez-vous, monsieur Brédif ? votre appartement ? vous l'aurez !... [BREDIF:] Je voudrais le voir parti, car ce diable d'homme a des ressources. [MERCADET:] Oh ! inspirer la pitié !... [BREDIF:] Vous savez que je possède la maison contiguë à la mienne, rue de Ménars. Donc, au bout de mon jardin, j'ai une porte de sortie donnant dans la cour de cette seconde maison. [MERCADET:] Eh bien ?... [BREDIF:] Si vous voulez fuir... [MERCADET:] Et pourquoi ? [BREDIF:] Mais votre affaire se sait. On parle de plainte... [MERCADET:] Oh ! voici donc toutes les horreurs de la faillite ! cette agonie de l'honneur des négociants... Que faites-vous là ? Allez-vous-en ! [JUSTIN:] Nous ne demandons pas mieux, monsieur, mais nous attendons... [THERESE:] Nos gages... [MERCADET:] Allez chez madame Mercadet, elle vous payera. Je reste ici, mon cher monsieur Brédif. [BREDIF:] Vous ne connaissez donc pas le danger de votre position ? [MERCADET:] Ma position... elle est excellente... [BREDIF:] Il perd la tête !... [MERCADET:] Que me donnez-vous pour rompre mon bail ? Vous y gagnerez trois mille francs par an, sept ans font vingt et un mille francs. Composons. [BREDIF:] Non, il ne perd pas la tête. Mais, mon cher monsieur... [MERCADET:] Ma fortune est au pillage, je dois faire comme les faillis : en prendre ma part. [BREDIF:] Vous ne savez donc pas qu'en cas de plainte, je serai témoin ? [MERCADET:] Témoin de quoi ? [BREDIF:] Et la berline arrivée vide ! [MERCADET:] Je deviens fou ! ah ! ma femme avait raison ! Brédif, allez aux Champs-Elysées, allée des Veuves ! [BREDIF:] Eh bien ?... [MERCADET:] Vous y verrez bien plus d'une berline vide ! Vous en verrez des centaines... et toujours vides... [BREDIF:] Oh ! ses créanciers auront affaire à forte partie. Votre serviteur ! [MERCADET:] De tout mon cœur...
[MERCADET:] Quelle avidité !... C'est dans l'ordre ! la rivière a plus soif que le ruisseau... Berchut ! ah ! voilà ma punition ! Allons ! pataugeons dans les boues de l'humiliation. Brédif était la sommation, lui, c'est le premier coup de feu. Bonjour, mon cher Berchut. [BERCHUT:] Bonjour, mon cher monsieur Mercadet. [MERCADET:] Eh bien ! vous avez dix degrés de froid sur la figure. Est-ce que les actions de la Basse-Indre ne sont pas en hausse ? [BERCHUT:] Si fait, monsieur. Nous atteindrons au pair ce matin, à Tortoni ; puis, à la Bourse. On ne sait pas où cela peut aller ! le feu y est. Votre lettre fait des merveilles. La Compagnie a senti le coup, elle va déclarer à la Bourse le résultat des opérations de sondage, et la mine de la Basse-Indre vaudra celle de Mons. [MERCADET:] Vous en avez acheté pour vous d'après mon conseil ?... [BERCHUT:] Cinq cents... [MERCADET:] le prend par la taille. — Vous me devez cela. Mais je suis enchanté de vous avoir mis... ah ! ah ! cinq cent mille francs peut-être dans votre poche. Madame Berchut voulait un équipage, elle l'aura !... Mon cher, les jolies femmes à pied, moi ça me navre ; mais à vingt pour cent au-dessus du pair, réalisez ! [BERCHUT:] C'est le roi des hommes, il n'a jamais fait de mal qu'à ses actionnaires ! [MERCADET:] Et puis, voulez-vous un autre conseil ? quittez la coulisse !... Souvenez-vous de ce grand mot de l'Évangile applicable aux affaires : Celui qui se sert du glaive périt par le glaive... [BERCHUT:] Vous êtes un brave homme ! Tenez, entre nous, vous avez affaire à des ennemis implacables. On m'a dit que c'était un faux ! [MERCADET:] Un faux ! c'est écrit par moi... [BERCHUT:] Ainsi Godeau n'est pas à Paris !... [MERCADET:] Tenez ! vous êtes un brave homme ; allez chez Duval, vous y trouverez l'argent qui vous est dû pour les deux mille actions... Qu'avez-vous à dire, mon vieux ?... [BERCHUT:] Si je suis payé, je laisserai cet ordre à monsieur Duval... Mais, cher monsieur Mercadet, je voudrais pour vous que Godeau s'y trouvât... [MERCADET:] Vous êtes un digne homme, Berchut. Me voilà tiré du plus mauvais pas !... [BERCHUT:] d'autres que moi le pendront. Je vais chez Duval... [MERCADET:] Allons ! je me ruine, il faut envoyer Adolphe chez Duval. Adolphe ! Adolphe !
[MERCADET:] Mon ami, courez chez Duval. Vous savez tout, obtenez de lui qu'il satisfasse Berchut, et je suis sauvé ! [MINARD:] J'y cours. [MERCADET:] voit venir VERDELIN, PIERQUIN et GOULARD, qui causent avec VIOLETTE et d'autres créanciers. — Ah ! voilà l'ennemi... J'aurais dû quitter, aller me promener dans les bocages de Ville-d'Avray...
[MERCADET:] Adieu, Justin, tu perds un bon maître. [JUSTIN:] Je ne suis pas encore assez fort pour quitter monsieur... Je suis encore à monsieur pour dix jours... [MERCADET:] Ma femme a-t-elle fini ?... [JUSTIN:] Oh ! Virginie a la tête si dure ! avec elle un et un font toujours trois, et avant qu'on lui ait démontré que un et un font... [MERCADET:] Font un... [JUSTIN:] Comme monsieur m'amuse !... il a le malheur spirituel. [VIOLETTE:] Ah ! monsieur... [MERCADET:] Eh bien ! père Violette ! que voulez-vous ? tout casse, même les ancres ! Bah ! je ne serai pas le seul, la compagnie est nombreuse. [VIOLETTE:] Non ! non ! Des hommes comme vous sont rares ! Vous auriez dû avoir des fils... Payer les intérêts, les frais ! là, rubis sur l'ongle. J'avais beaucoup crié, je vous en demande pardon, je ne croyais plus au retour de Godeau... [MERCADET:] Hein ? Vous dites ?... La plaisanterie est hors de saison. [GOULARD:] Mon cher ami, je vous ai méconnu, je suis tout à vous... C'est sublime... [MERCADET:] Ah ! ils sont venus se venger !... [PIERQUIN:] Je ne fais pas de phrases, moi ! je ne dis qu'un mot : c'est très bien... [VERDELIN:] Il y a plaisir à être ton ami ! l'on est fier de toi ! [PIERQUIN:] Quel plaisir de faire des affaires avec vous ! [VIOLETTE:] Je voudrais vous laisser mon argent. [GOULARD:] Vous êtes un homme honorable, honorabilissime, car enfin nous aurions tous cédé quelque chose... [PIERQUIN:] Honorable ! C'est un homme de Plutarque ! [VERDELIN:] Et serviable !... [MERCADET:] Ah çà ! messieurs, avez-vous tous assez insulté à mon malheur ?... Vous riez ! mais j'ai pris une résolution terrible, et je suis enchanté de vous avoir tous là. Je vous le déclare, si vous ne voulez pas m'accorder le temps de vous payer, je me coupe la gorge, là, devant vous !... [VERDELIN:] Serre donc cet argument-là, mon cher ; tout le monde est payé par Godeau. [MERCADET:] Godeau !... Mais Godeau est un mythe ! est une fable ! Godeau, c'est un fantôme... Vous le savez bien. [TOUS:] Il est arrivé... [MERCADET:] De Calcutta ? [TOUS:] Oui. [GOULARD:] Avec une fortune incalcuttable, comme vous le disiez... [MERCADET:] Ah çà ! l'on ne plaisante pas ainsi devant une faillite...
[BERCHUT:] Pardon, mille pardons ! mon cher Mercadet. Voici vos actions : elles ont été payées. [MERCADET:] Par qui ? [BERCHUT:] Par Godeau, comme vous me l'aviez dit. [MERCADET:] Berchut, vous ne voudriez pas, vous à qui j'ai fait gagner... [BERCHUT:] Cent cinquante mille francs ! Nous sommes au pair. [MERCADET:] Vous avez vu Godeau ?... [BERCHUT:] Il m'a dit que ces actions étaient à vous. [MERCADET:] Godeau ? [BERCHUT:] Lui-même !... arrivé du Havre. [BREDIF:] Monsieur, voilà vos quittances... Je n'aurai pas mon appartement. [MERCADET:] Je rêve ! Adolphe, tu ne me trompes pas, toi ! Godeau... [MINARD:] Mon père, monsieur, est à Paris, et, comme vous l'avez dit, il a, depuis un an, épousé ma mère. Reconnu fils légitime, je me nomme Adolphe Godeau. [MERCADET:] Il a payé ces messieurs ? [MINARD:] Tous, scrupuleusement. Il a payé Berchut, et vous prie de garder ces actions comme un acompte sur votre part dans les bénéfices de ses affaires aux Indes... [MERCADET:] Salut, reine des rois, archiduchesse des emprunts, princesse des actions et mère du crédit ! Salut, fortune tant recherchée ici, et qui, pour la millième fois, arrives des Indes !... Oh ! je l'avais toujours dit, Godeau est un cœur d'une énergie... et quelle probité !... Mais va donc les appeler ! Messieurs, je suis charmé de... [BERCHUT:] Je vous prie de me continuer votre confiance. [MERCADET:] Oh ! mon cher, je dis adieu à la spéculation... [VERDELIN:] Nous nous retirons pour te laisser en famille. Quant aux mille écus, je les donne à Julie pour deux boutons de diamants. [MERCADET:] Il devient reconnaissant, il n'est pas reconnaissable.
[JULIE:] Ah ! papa, quelle belle âme ! Il est millionnaire et il m'épouse... Je ne sais si je... [MERCADET:] Ne fais pas de façons... va ! [MME MERCADET:] Ah ! mon ami !... [MERCADET:] Eh bien ! toi si courageuse dans les adversités... [MME MERCADET:] Je suis sans force contre le plaisir de te voir sauvé... riche... [MERCADET:] Riche, mais honnête... Tiens, ma femme, mes enfants, je vous l'avoue... eh bien ! je n'y pouvais plus tenir, je succombais à tant de fatigues... L'esprit toujours tendu, toujours sous les armes !... Un géant aurait péri... Par moments, je voulais fuir... Oh ! le repos... [MINARD:] Monsieur, mon père vient d'acheter une terre en Touraine ; soyez son voisin. Faites comme lui, employez une partie de votre fortune en terres... [MME MERCADET:] Oh ! mon ami, la campagne... [MERCADET:] Tout ce que tu voudras !... [MME MERCADET:] Tu t'ennuieras. [MERCADET:] Non ! Après les fonds publics, les fonds de terre ! l'agriculture m'occupera !... Je ne suis pas fâché d'étudier cette industrie-là... Allons ! [JUSTIN:] Que veut monsieur ? [MERCADET:] Une voiture... J'ai montré tant de fois Godeau que j'ai bien le droit de le voir. Allons voir Godeau !
[LA CABANE DU BUCHERON:] armoire, huche, horloge à poids, rouet, fontaine, etc. — Sur une table, une lampe allumée. — Au pied de l'armoire, de chaque côté de celle-ci, endormis, pelotonnés, le nez sous la queue, un Chien et une Chatte. — Entre eux deux, un grand pain de sucre blanc et bleu. — Accrochée au mur, une cage ronde renfermant une tourterelle. — Au fond, deux fenêtres dont les volets intérieurs sont fermés. — Sous l'une des fenêtres, un escabeau. — A gauche, la porte d'entrée de la maison, munie d'un gros loquet. — A droite, une autre porte. — Échelle menant à un grenier. [MERE TYL:] les borde une dernière fois, se penche sur eux, contemple un moment leur sommeil, et appelle de la main LE PERE TYL qui passe la tête dans l'entrebâillement de la porte. LA Mytyl ? Tyltyl ? Tu dors ? Et toi ? C'est Noël, dis ?... Pourquoi ?... C'est long, l'année prochaine ?... Ah ?... Tiens !... Maman a oublié la lampe !... J'ai une idée... ?... Nous allons nous lever. Puisqu'il n'y a personne... Tu vois les volets ? . Oh ! qu'ils sont clairs !... Quelle fête ? En face, chez les petits ricnes. C'est l'arbre de Noël. Nous allons les ouvrir... Est-ce qu'on peut ? Bien sûr, puisqu'on est seuls... Tu entends la musique ?... Levons-nous... On voit tout !, .. [MYTYL:] Je vois pas... Il neige !... Voilà deux voitures à six chevaux !... Il en sort douze petits garçons !... Tes bête !... C'est des petites filles... Tu t'y connais... Ne me pousse pas ainsi !... MYTIL Je t'ai pas touché. [TYLTYL:] Tu prends toute la place... Mais j'ai pas du tout de place !... TYLTYL Tais-toi donc, on voit l'arbre !... MYTYL Quel arbre ?... TYLTYL Mais l'arbre de Noël !... Tu regardes le mur !... Je regarde le mur parce qu'y a pas de place... Là !... En as-tu assez ?... C'est-y pas la meilleure ?... Il y en a des lumières ! Il y en a !... Qu'est-ce qu'ils font donc ceux qui font tant de bruit ?... TYTYL. Est-ce qu'ils sont fâchés ?... TYLTYL. Encore une voiture attelée de chevaux blancs !... TYLTYL Tais-toi !... Regarde donc ! .. Qu'est-ce qui pend là, en or, après les branches ?... Mais les jouets, pardi !... Des sabres, des fusils, des soldats, des canons... Et des poupées, dis, est-ce qu'on en a mis ?... Des poupées ?... C'est trop bête ; ça ne les amuse pas... MYTYL Et autour de la table, qu'est-ce que c'est tout ça ?... Ils n'en ont pas trop peu... Il y en a plein la table... Est-ce qu'ils vont les manger ?... TYLTYL Bien sûr ; qu'en feraient-ils ?... MYTYL Pourquoi qu'ils ne les mangent pas tout de suite ?... [MYTYL:] Ils n'ont pas faim ?... Pourquoi ?... TYLTYL Tous les jours ?... Est-ce qu'ils mangeront tout ?... Est-ce qu'ils en donneront ?... A qui ?... MYTYL. Si on leur demandait ?... [MYTTL:] Oh ! qu'ils sont donc jolis !... TYLTYL, enthousiasmé. Et ils rient et ils rient !... Et les petits qui dansent !... Oui, oui, dansons aussi !... Oh ! que c'est amusant !... TYLTYL On leur donne les gâteaux !... Ils peuvent y toucher !... Ils mangent ! ils mangent ! ils mangent !... Les plus petits aussi !... Ils en ont deux, trois, quatre !... TYLTYL, ivre de joie. Oh ! c'est bon !... Que c'est bon ! que c'est bon !... [MYTYL:] Moi, j'en ai reçu douze !... TYLTYL Et moi quatre fois douze !... Mais Je t'en donnerai... [TYLTYL:] Qu'est-ce que c'est ?... [MYTYL:] C'est papa !... [LA FÉE:] Avez-vous ici l'herbe qui chante ou l'oiseau qui est bleu ?... Nous avons de l'herbe, mais elle ne chante pas...
[CHATTE:] a jeté une gaze légère sur son maillot de soie noire, LE SUCRE a revêtu une robe de soie, mi-partie de blanc et de bleu tendre, et LE FEU, coiffé d'aigrettes multicolores, un long manteau cramoisi doublé d'or. Ils traversent toute la salle et descendent au premier plan, à droite, où LA CHATTE les réunit sous un portique. Par ici. Je connais tous les détours de ce palais... La Fée Bérylune l'a hérité de Barbe-Bleue... Pendant que les enfants et la Lumiére rendent visite à la petite fille de la Fée, profitons de notre dernière minute de liberté... Je vous ai fait venir ici, afin de vous entretenir de la situation qui nous est faite... Sommes-nous tous présents ?... Comment diable s'est-il habillé ?... LA CHATTE Il a pris la livrée d'un des laquais du carrosse de Cendrillon... C'est bien ce qu'il lui fallait... Il a une âme de valet... Mais dissimulons-nous derrière la balustrade... Je m'en méfie étrangement... Il vaudrait mieux qu'il n'entende pas ce que j'ai à vous dire... Dieu ! qu'elle est belle !... [LE CHIEN:] Voilà ! voilà !... Sommes-nous beaux ! Regardez donc ces dentelles, et puis ces broderies !... C'est de l'or et du vrai !... [LA CHATTE:] C'est la robe "couleur-du-temps" de Peau-d'Ane ?... Il me semble que je la connais... Vous dites ?... LE FEU Je croyais que vous parliez d'un gros nez rouge que j'ai vu l'autre jour... Voyons, ne nous querellons pas, nous avons mieux à faire... Nous n'attendons plus que le Pain : où est-il ?... Le voilà !... Il a mis la plus belle robe de Barbe-Bleue... [LE PAIN:] Eh bien ?... Comment me trouvez-vous ?... LE CHIEN, gambadant autour du PAIN. Qu'il est beau ! qu'il est bête ! qu'il est beau ! qu'il est beau !... [LA CHATTE:] Les enfants sont-ils habillés ?... LE PAIN Oui, Monsieur Tyltyl a pris la veste rouge, les bas blancs et la culotte bleue du Petit-Poucet ; quant à Mademoiselle Mytyl, elle a la robe de Grethel et les pantoufles de Cendrillon... Maïs la grande affaire, ç'a été d'habiller la Lumière !... LA CHATTE Pourquoi ?... LE PAIN La Fée la trouvait si belle qu'elle ne voulait pas l'habiller du tout !... Alors j'ai protesté au nom de notre dignité d'éléments essentiels et éminemment respectables ; et j'ai fini par déclarer que, dans ces conditions, je refusais de sortir avec elle... Il fallait lui acheter un abat-jour !... LA CHATTE Et la Fée, qu'a-t-elle répondu ?... LE PAIN Et alors ?... LE PAIN Je fus promptement convaincu, mais au dernier moment, la Lumière s'est décidée pour la robe "couleur-de-lune" qui se trouvait au fond du coffre aux trésors de Peau-d'Ane... LA CHATTE Voyons, c'est assez bavardé, le temps presse... Il s'agit de notre avenir... Vous l'avez entendu, la Fée vient de le dire, la fin de ce voyage marquera en même temps la fin de notre vie... Il s'agit donc de le prolonger autant que possible et par tous les moyens possibles... Mais il y a encore autre chose ; il faut que nous pensions au sort de notre race et à la destinée de nos enfants... Bravo ! bravo !... La Chatte a raison !... LA CHATTE Écoutez-moi... Nous tous ici présents, animaux et éléments, nous possédons une âme que l'homme ne connaît pas encore. C'est pourquoi nous gardons un reste d'indépendance ; mais, s'il trouve l'Oiseau-Bleu, il saura tout, il verra tout, et nous serons complètement à sa merci... C'est ce que vient de m'apprendre ma vieille amie la Nuit, qui est en même temps la gardienne des mystères de la Vie... Il est donc de notre intérêt d'empêcher à tout prix qu'on ne trouve cet oiseau, fallût-il aller jusqu'à mettre en péril la vie même des enfants... [LE CHIEN:] Que dit-elle, celle-là ?... Répète un peu que j'entende bien ce que c'est ? Silence !... Vous n'avez pas la parole !... Je préside l'assemblée... Qui vous a nommé président ?... [L'EAU:] Silence !... De quoi vous mêlez-vous ?... LE FEU Je me mêle de ce qu'il faut... Je n'ai pas d'observations à recevoir de vous... [LE SUCRE:] Je partage entièrement l'avis du Sucre et de la Chatte... LE CHIEN C'est idiot !... Il y a l'Homme, voilà tout !... Il faut lui obéir et faire tout ce qu'il veut !... Il n'y a que ça de vrai... Je ne connais que lui !... Vive l'Homme !... A la vie, à la mort, tout pour l'Homme !... l'Homme est dieu !... Je partage entièrement l'avis du Chien. [LA CHATTE:] Il n'y a pas de raisons !... J'aime l'Homme, ça suffit !... Si vous faites quelque chose contre lui, je vous étranglerai d'abord et j'irai tout lui révéler... [LE SUCRE:] Je partage entièrement l'avis du Sucre !... Est-ce que tous ici, l'Eau, le Feu, et vous-mêmes le Pain et le Chien, nous ne sommes pas victimes d'une tyrannie sans nom ?... Rappelez-vous le temps où, avant la venue du despote, nous errions librement sur la face de la Terre... L'Eau et le Feu étaient les seuls maîtres du monde ; et voyez ce qu'ils sont devenus !... Quant à nous, les chétifs descendants des grands fauves... Attention !... N'ayons l'air de rien... Je vois s'avancer la Fée et la Lumière... La Lumière s'est mise du parti de l'Homme ; c'est notre pire ennemie... Les voici... Eh bien ?... Qu'est-ce que c'est ?... Que faites-vous dans ce coin ?... Vous avez l'air de conspirer... Il est temps de se mettre en route... Je viens de décider que la Lumière sera votre chef... Vous lui obéirez tous comme à moi-même et je lui confie ma baguette... Les enfants visiteront ce soir leurs grands-parents qui sont morts... Vous ne les accompagnerez pas, par discrétion... Ils passeront la soirée au sein de leur famille décédée... Pendant ce temps, vous préparerez tout ce qu'il faut pour l'étape de demain, qui sera longue... Allons, debout, en route et chacun à son poste !... [LA CHATTE:] malheureusement le Chien qui ne cessait de m'interrompre... Que dit-elle ?... Attends un peu !... A bas, Tylô !... Prends garde ; et s'il t'arrive encore une seule fois de... Mon petit dieu, tu ne sais pas, c'est elle qui... [TYLTYL:] Voyons, finissons-en... Que le Pain, ce soir, remette la cage à Tyltyl. Il est possible que l'Oiseau- Bleu se cache dans le Passé, chez les grands-parents... En tout cas, c'est une chance qu'il convient de ne point négliger... Eh bien, le Pain, cette cage ?... [LE PAIN:] Un instant, s'il vous plaît, Madame la Fée... Vous tous, soyez témoins que cette cage d'argent qui me fut confiée par... [LA FEE:] Assez !... Pas de phrases... Nous sortirons par là, tandis que les enfants sortiront par ici... TYLTYL, assez inquiet. Nous sortirons tout seuls ?... MYTYL J'ai faim !... TYLTYL Moi aussi !... [LE SUCRE:] Qu'est-ce qu'il fait ?... Il casse tous ses doigts... [MYTYL:] Dieu qu'il est bon !... Est-ce que tu en as beaucoup ?... [LE SUCRE:] Est-ce que ça te fait bien mal quand tu les casses ainsi ?... Ils sont ici ?... Vous allez les voir à l'instant... Comment les verrons-nous, puisqu'ils sont morts ?... Comment seraient-ils morts puisqu'ils vivent dans votre souvenir ?... Les hommes ne savent pas ce secret parce qu'ils savent bien peu de chose ; au lieu que toi, grâce au Diamant, tu vas voir que les morts dont on se souvient vivent aussi heureux que s'ils n'étaient point morts... La Lumière vient avec nous ?... LA LUMIÈRE Par où faut-il aller ?... LA FEE Par là... Vous êtes au seuil du "Pays du Souvenir". Dès que tu auras tourné le Diamant, tu verras un gros arbre muni d'un écriteau, qui te montrera que tu es arrivé... Mais n'oubliez pas que vous devez être rentré tous les deux à neuf heures moins le quart... C'est extrêmement important...
[TYLTYL:] et MYTYL se trouvent au pied du chêne TYLTYI. Voici l'arbre !... Il y a l'écriteau !... Je ne peux pas lire... Attends, je vais monter sur cette racine... C'est bien ça... C'est écrit : "Pays du Souvenir". C'est ici qu'il commence ?... TYLTYL Eh bien, où qu'ils sont, bon-papa et bonne-maman ? Derrière le brouillard... Nous allons voir... Je ne vois rien du tout !... Je ne vois plus mes pieds ni mes mains... J'ai froid !... Je ne veux plus voyager... Je veux rentrer à la maison... Voyons, ne pleure pas tout le temps, comme l'Eau... T'es pas honteuse ?... Une grande petite fille !... Regarde, le brouillard se lève déjà... Nous allons voir ce qu'il y a dedans... une riante maisonnette de paysan, couverte de plantes grimpantes, les fenêtres et la porte sont ouvertes. On voit des ruches d'abeilles sous un auvent, des pots de fleurs sur l'appui des croisées, une cage où dort un merle, etc. Près de la porte un banc, sur lequel sont assis, profondément endormis, un vieux paysan et sa femme, c'est-à-dire le GRAND-PERE et la GRAND'MERE de TYLTYL. C'est bon-papa et bonne-maman !... MYTYL, battant des mains. Oui ! oui !... C'est eux !... C'est eux !... Attention !... On ne sait pas encore s'ils remuent... Restons derrière l'arbre... [GRAND'MAMAN TYL:] Je crois qu'ils sont tout proches, car des larmes de joie dansent devant mes yeux... [GRAND-PAPA TYL:] Non, non ; ils sont fort loin... Je me sens encore faible... Je te dis qu'ils sont là ; j'ai déjà toute ma force... [TYLTYL:] et MYTYL, se précipitant de derrière le chêne. Nous voilà !... Nous voilà !... Bon-papa, bonne-maman !... C'est nous !... C'est nous !... Là !... Tu vois ?... Qu'est-ce que je disais ?... J'étais sûr qu'ils viendraient aujourd'hui... Tyltyl !... Mytyl !... C'est toi !... C'est elle !... C'est eux !... Je ne peux pas courir !... J'ai toujours mes rhumatismes ! [GRAND-PAPA TYL:] Que tu es grandi et forci, mon Tyltyl !... Et Mytyl !... Regarde donc !... Les beaux cheveux, les beaux yeux !... Et puis, ce qu'elle sent bon !... GRAND'MAMAN TYL Embrassons-nous encore !... Venez sur mes genoux... Et moi, je n'aurai rien ?... Non, non... A moi d'abord... Comment vont Papa et Maman Tyl ?... Mon Dieu, qu'ils sont jolis et bien débarbouillés !... C'est maman qui t'a débarbouillé ?... Et tes bas ne sont pas troués !... C'est moi qui les reprisais autrefois. Pourquoi ne venez-vous pas nous voir plus souvent ?... Cela nous fait tant de plaisir !... Voilà des mois et des mois que vous nous oubliez et que nous ne voyons plus personne... Nous ne pouvions pas, bonne-maman ; et c'est grâce à la Fée qu'aujourd'hui... Nous sommes toujours là, à attendre une petite visite de ceux qui vivent... Ils viennent si rarement !... La dernière fois que vous êtes venus, voyons, c'était quand donc ?... C'était à la Toussaint, quand la cloche de l'église a tinté... TYLTYL A la Toussaint ?... Nous ne sommes pas sortis ce jour-là, car nous étions fort enrhumés... Oui !... Mais voyons, tu sais bien... [GRAND'MAMAN TYL:] C'est étonnant, là-haut... Ils ne savent encore... Ils n'apprennent donc rien ?... Vous dormez tout le temps ?... Oui, nous dormons pas mal, en attendant qu'une pensée des Vivants nous réveille... Ah ! c'est bien bon de dormir, quand la vie est finie... Mais il est agréable aussi de s'éveiller de temps en temps... Alors, vous n'êtes pas morts pour de vrai ?... GRAND-PAPA TYL, sursautant. Que dis-tu ?... Qu'est-ce qu'il dit ?... Voilà qu'il emploie des mots que nous ne comprenons plus... Est-ce que c'est un mot nouveau, une invention nouvelle ?... Le mot "mort" ?... [GRAHD-PAPA TYL:] Oui ; c'était ce mot-là... Qu'est-ce que ça vaut dire ?... TYLTYL Sont-ils bêtes, là-haut !... TYLTYL Est-ce qu'on est bien ici ?... Oui, oui, tout irait bien, si seulement vous veniez nous voir plus souvent... Te rappelles-tu, Tyltyl ?... La dernière fois, j'avais fait une belle tarte aux pommes... Tu en as mangé tant et tant que tu t'es fait du mal... Comment ? Ce n'est pas la même chose ?... Mais tout est la même chose puisqu'on peut s'embrasser... [TYLTYL:] Tu n'as pas changé, bon-papa, pas du tout, pas du tout... Et bonne-maman non plus n'a pas changé du tout... Mais vous êtes plus beaux... Eh ! ça ne va pas mal... Nous ne vieillissons plus... Mais vous, grandissez-vous !... Ah ! oui vous poussez ferme !... Tenez, là, sur la porte on voit encore la marque de la dernière fois... C'était à la Toussaint... Voyons, tiens-toi bien droit... Quatre doigts !... C'est énorme !... Et Mytyl, quatre et demi !... Ah, ah ! la mauvaise graine !... Ce que ça pousse, ce que ça pousse !... Comme tout est bien de même, comme tout est à sa place !... Mais comme tout est plus beau !... Et voici la soupière que tu as écornée... [GBAND-PAPA TYL:] Ah oui, tu en as fait des dégâts !... Et voici le prunier où tu aimais tant grimper quand je n'étais pas là... Il a toujours ses belles prunes rouges... Mais elles sont bien plus belles !... MYTYL Et voici le vieux merle !... Est-ce qu'il chante encore ?... Tu vois bien... Dès que l'on pense à lui... [TTLTTL:] Mais il est bleu !... Mais c'est lui, l'Oiseau-Bleu que je dois rapporter à la Fée !... Et vous ne disiez pas que vous l'aviez ici ! Oh ! qu'il est bleu, bleu, bleu, comme une bille de verre bleu !... Bon-papa, bonne-maman, voulez- vous me le donner ?... Bien oui, peut-être bien... Qu'en penses-tu, maman Tyl ?... Je vais le mettre dans ma cage... Tiens, où est-elle, ma cage ?... Ah ! c'est vrai, je l'ai oubliée derrière le gros arbre... Alors, vrai, vous me le donnez pour de vrai ?... C'est la Fée qui sers contente !... Et la Lumière donc !... Tu sais, je n'en réponds pas, de l'oiseau, .. Je crains bien qu'il ne puisse plus s'habituer à la vie agitée de là-haut, et qu'il ne revienne ici par le premier bon vent... Enfin, on verra bien... Laisse-le là, pour l'instant, et viens donc voir la vache... TYLTYL, remarquant les ruches. Et les abeilles, dis ? comment vont-elles ?... [TYLTYL:] Oh oui !... Ça sent le miel !... Les ruches doivent être lourdes !... Toutes les fleurs sont si belles !... Et mes petites sœurs qui sont mortes, sont-elles ici aussi ?... Et mes trois petits frères qu'on avait enterrés, où sont-ils ?... Les voici, les voici !... Aussitôt qu'on y pense, aussitôt qu'on en parle, ils sont là, les gaillards !... Tiens, Pierrot !... Ah ! nous allons nous battre encore comme dans le temps... Et Robert !... Bonjour, Jean !... Tu n'as plus ta toupie ?... Madeleine et Pierrette, Pauline et puis Riquette... Oh ! Riquette, Riquette !... Elle marche encore à quatre pattes !... [GRAND-PAPA TYL:] Et Pauline a toujours son bouton sur le nez !... Oh ! qu'ils ont bonne mine, qu'ils sont gras et luisants !... Qu'ils ont de belles joues !... Ils ont l'air bien nourris... [GRAND'MAMAN TYL:] Qu'est-ce que c'est ?... GRAND-PAPA TYL [GRAND-MAMAN TYL:] Parce que nous ne pensons plus à l'heure... Quelqu'un a-t-il pensé à l'heure ?... Oui, c'est moi.... Quelle heure est-il ?... GBAND-PAPA TYL La Lumière m'attend à neuf heures moins le quart... C'est à cause de la Fée... C'est extrêmement important... Je me sauve... GRAND'MAMAN TYL Vous n'allez pas nous quitter ainsi au moment du souper !... Vite, vite, dressons la table devant la porte... J'ai justement une excellente soupe aux choux et une belle tarte aux prunes... Ma foi, puisque j'ai l'Oiseau-Bleu... Et puis la soupe aux choux, il y a si longtemps !... Depuis que je voyage... On n'a pas ça dans les hôtels... Voilà !... C'est déjà fait... A table, les enfants... Si vous êtes pressés, ne perdons pas de temps... [TYLTYL:] Qu'elle est bonne !... Mon Dieu, qu'elle est donc bonne !... J'en veux encore ! encore !... Voyons, voyons, un peu de calme... Tu es toujours aussi mal élevé ; et tu vas casser ton assiette... J'en veux encore, encore !... Tu vois !... Je te l'avais bien dit... GRAND-PAPA TYL, donnant à TYLTYL une gifle retentissante. Voilà pour toi !... [TTLTTL:] Oh ! oui, c'était comme ça, les claques que tu donnais quand tu étais vivant... Bon-papa, qu'elle est bonne et que ça fait du bien !... Il faut que je t'embrasse !... [TYLTYL:] Il jette sa cuiller. Mytyl, nous n'avons que le temps !... Voyons !... Encore quelques minutes !... Le Feu n'est pas à la maison... On se voit si rarement... allons !... Dieu, que les Vivants sont donc contrariants avec toutes leurs affaires et leurs agitations !... TYLTYL, prenant sa cage et embrassant tout le monde en hâte et à la ronde. Madeleine, Riquette, et toi aussi, Kiki !... Je sens bien que nous ne pouvons plus rester ici... Ne pleure pas, Bonne-maman, nous reviendrons souvent... Revenez tous les jours !... Oui, oui ! nous reviendrons le plus souvent possible... C'est notre seule joie, et c'est une telle fête quand votre pensée nous visite !... GRAND-PAPA TYL Nous n'avons pas d'autres distractions... TYLTYL Vite, vite !... Ma cage !... Mon oiseau !... GRAND-PAPA TYL, lui passant la cage. Les voici !... Tu sais, je ne garantis rien ; et s'il n'est pas bon teint !... Adieu ! Adieu !... [LES FRÈRES ET SŒURS TYL:] Adieu, Tyltyl !... Adieu, Mytyl !... Pensez au sucre d'orge !... Adieu !... Revenez !... Revenez !... durant les dernières répliques, le brouillard du début s'est graduellement reformé, et le son des voix s'est affaibli, de manière qu'à la fin de la scène, tout a disparu dans la brume et qu'au moment où le rideau baisse, TYLTYL et MYTYL se retrouvent seuls visibles sous le gros chêne. Où est la Lumière ?... Je ne sais pas... Tiens ! l'oiseau n'est plus bleu !... Il est devenu noir !... MYTYL
[LE PALAIS DE LA NUIT:] donnant l'impression d'un temple grec ou égyptien, dont les colonnes, les architraves, les dalles, les ornements seraient de marbre noir, d'or et d'ébène. La salle est en forme de trapèze. Des degrés de basalte, qui occupent presque toute sa largeur, la divisent en trois plans successifs qui s'élèvent graduellement vers le fond. A droite et à gauche, entre les colonnes, des portes de bronze sombre. Au fond, porte d'airain monumentale. Une lumière diffuse qui semble émaner de l'éclat même du marbre et de l'ébène éclaire seule le palais. Qui va là ?... [LA CHATTE:] C'est moi, mère la Nuit... Je n'en peux plus... Qu'as-tu donc, mon enfant ?... Tu es pâle, amaigrie et te voilà crottée jusqu'aux moustaches... Tu t'es encore battue dans les gouttières, sous la neige et la pluie ?... Il est bien question de gouttières !... C'est de notre secret qu'il s'agit !... C'est le commencement de la fin !... J'ai pu m'échapper un instant pour vous prévenir ; mais je crains bien qu'il n'y ait rien à faire... Quoi ?... Qu'est-il donc arrivé ?... LA CHATTE Je vous ai déjà parlé du petit Tyltyl, le fils du bûcheron, et du Diamant merveilleux. Eh bien, il vient ici pour vous réclamer l'Oiseau-Bleu... LA NUIT Seigneur, Seigneur !... En quels temps vivons-nous ! Je n'ai plus une minute de repos... Je ne comprends plus l'Homme, depuis quelques années... Où veut-il en venir ?... Il faut donc qu'il sache tout ?... Il a déjà saisi le tiers de mes Mystères, toutes mes Terreurs ont peur et n'osent plus sortir, mes Fantômes sont en fuite, la plupart de mes Maladies ne se portent pas bien... Je sais, ma mère la Nuit, je sais, les temps sont durs, et nous sommes presque seules à lutter contre l'Homme... Mais je les entends qui s'approchent... Je ne vois qu'un moyen ; comme ce sont des enfants, il faut leur faire une telle peur qu'ils n'oseront pas insister ni ouvrir la grande porte du fond, derrière laquelle se trouvent les oiseaux de la Lune... Les secrets des autres cavernes suffiront à détourner leur attention ou à les terrifier... [LA NUIT:] Qu'est-ce que j'entends ?... Ils sont donc plusieurs ? parce qu'il est parent de la Lumière... Il n'y a que le Chien qui ne soit pas pour nous ; mais il n'y a jamais moyen de l'écarter... Bonjour ? Je ne connais pas ça... Tu pourrais bien me dire : bonne nuit, ou tout au moins : bonsoir... TYLTYL, mortifié. Pardon, madame... Je ne savais pas... Ce sont vos deux petits garçons ?... Ils sont bien gentils... Pourquoi qu'il est si gros ? .. Et l'autre qui se cache ?... Pourquoi qu'il se voile la figure ?... Est-ce qu'il est malade ?... Comment c'est qu'il se nomme ?... Pourquoi ?... LA NUIT Parce que c'est un nom qu'on n'aime pas à entendre... Mais parlons d'autre chose... La Chatte vient de me dire que vous venez ici pour chercher l'Oiseau-Bleu ?... Oui, madame, si vous le permettes... Voulez-vous me dire où il est ?... Je n'en sais rien, mon petit ami... Tout ce que je puis affirmer, c'est qu'il n'est pas ici... Je ne l'ai jamais vu... TYLTYL Si, si... La Lumière m'a dit qu'il est ici ; et elle sait ce qu'elle dit, la Lumière... Voulez-vous me remettre vos clefs ?... Mais, mon petit ami, tu comprends bien que je ne puis donner ainsi mes clefs au premier venu... Vous n'avez pas le droit de les refuser à l'Homme qui les demande... je le sais... Qui te l'a dit ?... Encore la Lumière ! et toujours la Lumière !... De quoi se mêle-t-elle à la fin ?... LE CHIEN Veux-tu que je les lui prenne de force, mon petit dieu ?... As-tu le signe, au moins ?... Où est-il ?... TYLTYL, touchant son chapeau. Je ne réponds de rien. [LE PAIN:] Est-ce que c'est dangereux ? Dangereux ?... C'est-à-dire que moi-même je ne sais trop comment je pourrai m'en tirer, lorsque certaines de ces portes de bronze s'ouvriront sur l'abîme... Il y a là, tout autour de la salle, dans chacune de ces cavernes de basalte, tous les maux, tous les fléaux, toutes les maladies, toutes les épouvantes, toutes les catastrophes, tous les mystères qui affligent la vie depuis le commencement du monde... J'ai eu assez de mal à les enfermer là avec l'aide du Destin ; et ce n'est pas sans peine, je vous assure, que je maintiens un peu d'ordre parmi ces personnages indisciplinés... On voit ce qu'il arrive lorsque l'un d'eux s'échappe et se montre sur terre... En cas de danger, par où faut-il fuir ?... LA NUIT [TYLTTL:] Commençons par ici... Qu'y a-t-il derrière cette porte de bronze ?... Je crois que ce sont les Fantômes... Il y a bien longtemps que je ne l'ai ouverte et qu'ils ne sont sortis... [TTLTTL:] Je vais voir... Avez-vous la cage de l'Oiseau-Bleu ?... LE PAIN, claquant des dents. Ce n'est pas que j'aie peur, mais ne croyez-vous pas qu'il serait préférable de ne pas ouvrir et de regarder par le trou de la serrure ?... Je ne vous demande pas votre avis... [MYTYL:] J'ai peur !... Où est le Sucre ?... Je veux rentrer à la maison !... [LE SUCRE:] Vite ! vite !... Ferme la porte !... Ils s'échapperaient tous et nous ne pourrions plus les rattraper !... Ils s'ennuient là-dedans, depuis que l'Homme ne les prend plus au sérieux... Aidez-moi !... Par ici !... Par ici !... TYLTYL, au CHIEN. Aide-là, Tylô, vas-y donc !... [LE CHIEN:] Oui ! oui ! oui !... TYLTYL Et le Pain, où est-il ?... [LE PAIN:] Ici... Je suis près de la porte pour les empêcher de sortir... [LA NUIT:] Par ici, vous autres !... Rouvre un peu la porte... Là, ça va bien... Et encore ceux-ci... Voyons, vite, rangez-vous... Vous savez bien que vous ne sortez plus qu'à la Toussaint. [TYLTYL:] Qu'y a-t-il derrière celle-ci ?... A quoi bon ?... Je te l'ai déjà dit, l'Oiseau-Bleu n'est jamais venu par ici... Enfin, comme tu voudras... Ouvre-la si ça te fait plaisir... Ce sont les Maladies... Est-ce qu'il faut prendre garde en ouvrant ?... Non, ce n'est pas la peine... Elles sont bien tranquilles, les pauvres petites... Elles ne sont pas heureuses... L'Homme, depuis quelque temps, leur fait une telle guerre !... Surtout depuis la découverte des microbes... Ouvre donc, tu verras... Elles ne sortent pas ?... Je t'avais prévenu, presque toutes sont souffrantes et bien découragées... Les médecins ne sont pas gentils pour elles... Entre donc un instant, tu verras... s'échappe de la caverne et se met à gambader dans 1a salle. Tiens !... Une petite qui s'évade !... Voyons donc celle-ci... Qu'est-ce que c'est ?... Prends garde... Ce sont les Guerres... Elles sont plus terribles et plus puissantes que jamais... Dieu sait ce qui arriverait si l'une d'elles s'échappait !,, . Heureusement, elles sont assez obèses et manquent d'agilité... Mais tenons-nous prêts à repousser la porte tous ensemble, pendant que tu jetteras un rapide coup d'œil dans la caverne... Vite ! Vite !... Poussez donc !... Elles m'ont vu !... Elles viennent toutes !... Elles ouvrent la porte !... Allons, tous !... Poussez ferme !... Voyons, le Pain, que faites-vous ?... Poussez tous !... Elles ont une force !... Ah ! voilà ! Ça y est... Elles cèdent... Il était temps !... As-tu vu ?... Oui, oui !... Elles sont énormes, épouvantables !... Je crois qu'elles n'ont pas l'Oiseau-Bleu... LA NUIT Bien sûr qu'elles ne l'ont point... Elles le mangeraient tout de suite... Eh bien, en as-tu assez ? ., . Tu vois bien qu'il n'y a rien à faire... Allons à la suivante... Qu'est-ce ?... LA NUIT Est-ce qu'on peut ouvrir ? . [LA NUIT:] Eh bien, les Ténèbres, que faites-vous ?... Sortez donc un instant, ça vous fera du bien, ça vous dégourdira. Et les Terreurs aussi... Il n'y a rien à craindre... Voyons, tenez-vous donc... C'est un enfant, il ne vous fera pas de mal... Elles sont devenues extrêmement timides ; excepté les grandes, celles que tu vois au fond... [TYLTYL:] Oh ! qu'elles sont effrayantes !... Tiens !... Celle-ci est plus sombre... Qu'est-ce que c'est ?... Il y a plusieurs Mystères derrière celle-ci... Si tu y tiens absolument, tu peux l'ouvrir aussi... Mais n'entre pas... Sois bien prudent, et puis préparons-nous à repousser la porte, comme nous avons fait pour les Guerres... Oh !... Quel froid !... Mes yeux cuisent !... Fermez vite !... Poussez donc ! On repousse !... LA [NUIT:] j'ai vu !... Quoi donc ?... TYLTYL, bouleversé. Je ne sais pas, c'était épouvantable !... Ils étaient tous assis comme des monstres sans yeux... Quel était le géant, qui voulait me saisir ?... C'est probablement le Silence ; il a la garde de cette porte... Il paraît que c'était effrayant ?... Tu en es encore tout pâle et tout tremblant... Oui, je n'aurais pas cru... Je n'avais jamais vu... Et j'ai les mains gelées... LA NUIT Ce sera bien pis tout à l'heure si tu continues... [TTLTTL:] Et celle-ci ?... Est-elle aussi terrible ?... LA NUIT le Chant des Rossignols, etc... Ouvre-donc si tu veux ; tout cela n'est pas bien méchant... [MYTYL:] Oh ! les jolies madames !... TYLTYL Et qu'elles dansent bien !... MYTYL Et qu'elles sentent bon !... TYLTYL Et qu'elles chantent bien !... MYTYL Qu'est-ce que c'est, ceux-là, qu'on ne voit presque pas ?... Et les autres, là-bas, qui sont en verre filé ?... vite, les Étoiles !... Ce n'est pas le moment de danser... Le ciel est couvert, il y a de gros nuages... [LA NUIT:] Ecoute-moi, mon enfant... J'ai été bonne et complaisante... J'ai fait pour toi ce que je n'avais fait jusqu'ici pour personne... Je t'ai livré tous mes secrets... Je t'aime bien, j'ai pitié de ta jeunesse et de ton innocence et je te parle comme une mère... Ecoute-moi et crois-moi, mon enfant, renonce, ne va point plus avant, ne tente pas le Destin, n'ouvre pas cette porte... TYLTYL, assez ébranlé. Mais pourquoi ?... Parce que je ne veux pas que tu te perdes... Parce que nul de ceux, entends-tu, nul de ceux qui l'ont entr'ouverte, ne fût-ce que de l'épaisseur d'un cheveu, n'est revenu vivant à la lumière du jour... Parce que tout ce qu'on peut imaginer d'épouvantable, parce que toutes les terreurs, toutes les horreurs dont on parle sur terre, ne sont rien, comparées à la plus innocente de celles qui assaillent un homme dès que son œil effleure les premières menaces de l'abîme auquel personne n'ose donner un nom... C'est au point que moi-même, si tu t'obstines, malgré tout, à toucher cette porte, je te demanderai d'attendre que je sois à l'abri dans ma tour sans fenêtres... Maintenant c'est à toi de savoir, à toi de réfléchir... [LE PAIN:] Ne le faites pas, mon petit maître !... Ayez pitié de nous !... Je vous le demande à genoux... Vous voyez que la Nuit a raison... Je dois l'ouvrir... [MYTYL:] Je ne veux pas !, .. Je ne veux pas !... TYLTYL Que le Sucre et le Pain, prennent Mytyl par la main et se sauvent avec elle... Je vais ouvrir... Sauve qui peut !... Venez vite !... Il est temps !... [LE PAIN:] Attendez au moins que nous soyons au bout de la salle !... [LA CHATTE:] Attendez !... attendez !... [LE CHIEN:] Moi, je reste, je reste... Je n'ai pas peur... Je reste !... Je reste près de mon petit dieu... Je reste !... Je reste... [TYLTYL:] C'est bien, Tylô, c'est bien !... Embrasse-moi... Nous sommes deux... Maintenant gare à nous !... Oh... le ciel !... Venez vite !... Ils sont là !... C'est eux ! c'est eux ! c'est eux !... Nous les tenons enfin !... Des milliers d'oiseaux bleus ! Des millions !... Des milliards !... Il y en aura trop !... Viens, Mytyl... Viens, Tylô !... Venez tous !... Aidez-moi !... On les prend à pleines mains !... Ils ne sont pas farouches !... Ils n'ont pas peur de nous !... Par ici ! Par ici !... Vous voyez !... Ils sont trop !... Ils viennent dans mes mains !... Regardez donc, ils mangent les rayons de la lune !... Mytyl, où donc es-tu ?... Il y a tant d'ailes bleues, tant de plumes qui tombent qu'on n'y voit plus du tout !... Tylô ! ne les mord pas... Ne leur fais pas de mal !... Prends-les très doucement ! [MYTYL:] J'en ai déjà pris sept !... Oh ! qu'ils battent des ailes !... Je ne puis les tenir !... Moi non plus !... J'en ai trop !... Ils s'échappent !... Ils reviennent !... Tylô en a aussi !... Ils vont nous entraîner !... nous porter dans le ciel !... Viens, sortons par ici !... La Lumière nous attend !... Elle sera contente !... Par ici, par ici !... Ils ne l'ont pas ?... Non... Je le vois là sur ce rayon de lune... Ils n'ont pas pu l'atteindre, il se tenait trop haut... [LA LUMIÈRE:] Eh bien, l'avez-vous-pris ?... TYLTYL Oui, oui !... Tant qu'on voulait... Il y en a des milliers !... Les voici !... Les vois-tu !... Tiens !... Ils ne vivent plus... Qu'est-ce qu'on leur a fait ?... Les tiens aussi, Mytyl ?... Ceux de Tylô aussi. Ah ! non, c'est trop vilain !... Qui est-ce qui les a tués ?... Je suis trop malheureux ! .. [LA LUMIERE:] Ne pleure pas, mon enfant... Tu n'as pas pris celui qui peut vivre en plein jour... Il est allé ailleurs... Nous le retrouverons...
[LA CHATTE:] Salut à tous les arbres !... [MURMURE DES FEUILLAGES:] Salut !... LA CHATTE C'est un grand jour que ce jour-ci !... Notre ennemi vient délivrer vos énergies et se livrer lui- même... C'est Tyltyl, le fils du bûcheron qui vous a fait tant de mal... Il cherche l'Oiseau-Bleu que vous cachez à l'Homme depuis le Commencement du monde, et qui sait seul notre secret... Vous dites ?... Ah ! c'est le Peuplier qui parle... Oui, il possède un Diamant qui a la vertu de délivrer un instant nos esprits ; il peut nous forcer à livrer l'Oiseau-Bleu, et nous serons dès lors, définitivement, à la merci de l'Homme... Qui parle ?... Tiens ! c'est le Chêne... Comment allez-vous ?... Toujours enrhumé ?... La Réglisse ne vous soigne plus ?... Toujours les rhumatismes ?... Croyez-moi, c'est à cause de la mousse ; vous en mettez trop sur vos pieds... L'Oiseau-Bleu est toujours chez vous ?... Vous dites ?... Oui, il n'y a pas à hésiter, il faut en profiter, il faut qu'il disparaisse... Plaît-il ?... Oui, il est avec sa petite sœur ; il faut qu'elle meure aussi... Vous dites ?... Le corrompre ?... Impossible... J'ai essayé de tout... Ah ! c'est toi, le Sapin ?... Oui, prépare quatre planches... Oui, il y a encore le Feu, le Sucre, l'Eau, le Pain... Ils sont tous avec nous, excepté le Pain qui est assez douteux... Seule la Lumière est favorable à l'Homme ; mais elle ne viendra pas... J'ai fait croire aux petits qu'ils devaient s'échapper en cachette pendant qu'elle dormait... L'occasion est unique... Tiens ! c'est la voix du Hêtre !... Oui, vous avez raison ; il faut que l'on prévienne les Animaux... Le Lapin a-t-il son tambour ?... Il est chez vous ?... Bien, qu'il batte le rappel, tout de suite... Les voici !... C'est ici ?... [LA CHATTE:] Ah ! vous voilà, mon petit maître !... Que vous avez bonne mine et que vous êtes joli, ce soir !... Je vous ai précédé pour annoncer votre arrivée... Tout va bien. Cette fois nous tenons l'Oiseau-Bleu, j'en suis sûre... Je viens d'envoyer le Lapin battre le rappel afin de convoquer les principaux Animaux du pays... On les entend déjà dans le feuillage... Écoutez !... Ils sont un peu timides et n'osent approcher... Mais pourquoi avez-vous amené le Chien ?... Je vous l'ai déjà dit, il est au plus mal avec tout le monde, même avec les arbres... Je crains bien que sa présence odieuse ne fasse tout manquer... TYLTYL Je n'ai pu m'en débarrasser... Veux-tu bien t'en aller, vilaine bête !... Qui ?... Moi ?... Pourquoi ?... Qu'est-ce que j'ai fait ?... TYLTYL Je te dis de t'en aller !... On n'a que faire de toi, c'est bien simple... Tu nous embêtes à la fin !... LE CHIEN Je ne dirai rien... Je suivrai de loin... On ne me verra pas... Veux-tu que je fasse le beau ?... Vous tolérez pareille désobéissance ?... Donnez-lui donc quelques coups de bâton sur le nez, il est vraiment insupportable !... TYLTYL, battant le CHIEN. Voilà qui t'apprendra à obéir plus vite !... LE CHIEN Aïe ! Aïe ! Aïe !... Qu'en dis-tu ?... Il faut que je t'embrasse puisque tu m'as battu !... Voyons... C'est bien... Ça suffit... Va-t'en !... [LE CHIEN:] Oh ! la bonne petite fille !... Qu'elle est belle ! Qu'elle est bonne !... Qu'elle est belle, qu'elle est douce !... Il faut que je l'embrasse ! Encore ! encore ! encore !... Quel idiot !... Ma foi, nous verrons bien... Ne perdons pas de temps... Tournez le Diamant... Où faut-il me placer ? Dans ce rayon de lune ; vous y verrez plus clair... Là ! tournez doucement... bourru ; celle du Tilleul est placide, familière, joviale ; celle du Hêtre, élégante et agile ; celle du Bouleau, blanche, réservée, inquiète ; celle du Saule, rabougrie, échevelée, plaintive ; celle du Sapin, longue, efflanquée, taciturne ; celle du Cyprès, tragique ; celle du Marronnier, prétentieuse, un peu snob ; celle du Peuplier, allègre, encombrante, bavarde. Les unes sortent lentement de leur tronc, engourdies, s'étirant, comme après une captivité ou un sommeil séculaire, les autres s'en dégagent d'un bond, alertes, empressées, et toutes viennent se ranger autour des deux enfants, tout en se tenant autant que possible à proximité de l'arbre dont elles sont nées. [LE PEUPLIER:] accourant le premier et criant à tue-tête. Des Hommes !... De petits Hommes !... On pourra leur parler !... C'est fini le Silence !... C'est fini !... D'où viennent-ils ?... Qui est-ce ?... Qui sont-ils ?... Les connais-tu, toi, père Tilleul ?... [LE TILLEUL:] Je ne me rappelle pas les avoir vus... LE PEUPLIER Mais si, voyons, mais si !... Tu connais tous les Hommes, tu es toujours à te promener autour de leurs maisons... Mais non, je vous assure... Je ne les connais pas... Ils sont encore trop jeunes... Je ne connais bien que les amoureux qui viennent me voir au clair de lune ; ou les buveurs de bière qui trinquent sous mes branches... [LE MARRONNIER:] Qu'est-ce que c'est que ça ?... C'est des pauvres de la campagne ?... [LE PEUPLIER:] Oh ! vous, monsieur le Marronnier, depuis que vous ne fréquentez plus que les boulevards des grandes villes... [LE SAULE:] Mon Dieu, mon Dieu !... Ils viennent encore me couper la tête et les bras pour en faire des fagots !... Silence !... Voici le Chêne qui sort de son palais !... Il a l'air bien souffrant ce soir... Ne trouvez- vous pas qu'il vieillit ?... Quel âge peut-il avoir ?... Le Sapin dit qu'il a quatre mille ans ; mais je suis sûr qu'il exagère... Attention, il va nous dire ce que c'est... Il a l'Oiseau-Bleu !... Vite ! vite !... Par ici !... Donnez-le-moi !... [LES ARBRES:] Silence !... LA CHATTE, à TYLTYL. Découvrez- vous, c'est le Chêne !... LE CHÊNE, à TYLTYL. Qui es-tu ?... Tyltyl, monsieur... Quand est-ce que je pourrai prendre l'Oiseau-Bleu ?... LE CHENE Tyltyl, le fils du bûcheron ?... TYLTYL [LE CHÊNE:] quatre cent soixante-quinze oncles et tantes, douze cents cousins et cousines, trois cent quatre- vingts brus et douze mille arrière-petits-fils !... TYLTYL Je ne sais pas, monsieur... Il ne l'a pas fait exprès. Que viens-tu faire ici, et pourquoi as-tu fait sortir nos âmes de leurs demeures ?... Oui, je sais, tu cherches l'Oiseau-Bleu, c'est à-dire le grand secret des choses et du bonheur pour que les Hommes rendent plus dur encore notre esclavage... Il suffit !... Je n'entends pas les Animaux... Où sont-ils ?... Tout ceci les intéresse autant que nous... [LE SAPIN:] Tous sont-ils ici présents ?... LE LAPIN Vous savez, mes frères, de quoi il est question. L'enfant que voici, grâce à un talisman dérobé aux puissances de la Terre, peut s'emparer de notre Oiseau-Bleu, et nous arracher ainsi le secret que nous gardons depuis l'origine de la Vie... Or, nous connaissons assez l'Homme pour n'avoir aucun doute sur le sort qu'il nous réserve lorsqu'il se trouvera en possession de ce secret. C'est pourquoi il me semble que toute hésitation serait aussi stupide que criminelle... L'heure est grave ; il faut que l'enfant disparaisse avant qu'il soit trop tard.. Que dit-il ?... LE CHIEN, rôdant autour du Chêne en montrant ses crocs. As-tu vu mes dents, vieux perclus ?... LE HÊTRE, indigné. Il insulte le Chêne !... C'est le Chien ?... Qu'on l'expulse ! Il ne faut pas que nous tolérions un traître parmi nous !... [TYLTYL:] Veux-tu t'en aller !... LE CHIEN Laisse-moi donc lui déchirer ses pantoufles de mousse à ce vieux goutteux-là !... On va rire !... TYLTYL Tais-toi donc !... Et va-t'en !... Mais va-t'en, vilaine bête !... Bon, bon, on s'en ira... Je reviendrai quand tu auras besoin de moi... Comment faire ?... J'ai égaré sa laisse. [LE CHIEN:] Je reviendrai, je reviendrai !... Podagre ! bronchiteux !... Tas de vieux rabougris, tas de vieilles racines !... C'est la Chatte qui mène tout !... Je lui revaudrai ça !... Qu'as-tu donc à chuchoter ainsi, Judas, Tigre, Bazaine !... Wa, wa ! wa !... LA CHATTE Vous voyez, il insulte tout le monde... C'est vrai, il est insupportable et l'on ne s'entend plus... Monsieur le Lierre, voulez-vous l'enchaîner ?... [LE LIERRE:] Il ne mordra pas ?... Au contraire ! au contraire !... Il va bien t'embrasser !... Attends, tu vas voir ça !... Approche, approche donc, tas de vieilles ficelles !... TYLTYL, le menaçant du bâton. Tylô !... [LE CHIEN:] Que faut-il faire, mon petit dieu ?... TYLTYL Te coucher, à plat ventre !... Obéis au Lierre... Laisse-toi garrotter, sinon... Ficelle !... Corde à pendus !... Laisse à veaux !... Chaîne à porcs !... Mon petit dieu, regarde... Il me tord les pattes... Il m'étrangle ! .. Tant pis !... Tu l'as voulu !... Tais-toi, tiens-toi tranquille, tu es insupportable !... C'est égal, tu as tort... Ils ont de vilaines intentions... Mon petit dieu, prends garde !... Il me ferme la bouche !... Je ne peux plus parler !... LE LIERRE, qui a ficelé le CHIEN comme un paquet. Où faut-il le porter ?... Je l'ai bien bâillonné... il ne souffle plus mot... LE CHENE Qu'on l'attache solidement là-bas, derrière mon tronc, à ma grosse racine... Nous verrons ensuite ce qu'il convient d'en faire... Est-ce fait ?... Bien, maintenant que nous voilà débarrassés de ce témoin gênant et de ce renégat, délibérons selon notre justice et notre vérité... Mon émotion, je ne vous le cache point, est profonde et pénible... C'est la première fois qu'il nous est donné de juger l'Homme et de lui faire sentir notre puissance... Je ne crois pas qu'après le mal qu'il nous a fait, après les monstrueuses injustices que nous avons subies, il reste le moindre doute sur la sentence qui l'attend... [TOUS LES ARBRES:] et TOUS LES ANIMAUX Non ! Non ! Non !... Pas de doute !... La pendaison !... La mort !... Il y a trop d'injustice !... Il a trop abusé !... Il y a trop longtemps !... Qu'on l'écrase ! Qu'on le mange !... Tout de suite !... Tout de suite !... [TYLTYL:] Qu'ont-ils donc ?... Ils ne sont pas contents ?... Qu'est-ce que c'est que tout ça ?... Où veut-il en venir ?... Je commence à en avoir assez... Puisqu'il a l'Oiseau-Bleu, qu'il le donne... [LE TAUREAU:] Le plus pratique et le plus sûr, c'est un bon coup de corne au creux de l'estomac. — Voulez-vous que je fonce ?... [LE CHENE:] Qui parle ainsi ?... [LE CYPRES:] Le plus simple serait de les noyer dans une de mes rivières... Je m'en charge... [LE TILLEUL:] Voyons, voyons... Est-il bien nécessaire d'en venir à ces extrémités ? Ils sont encore bien jeunes... Qui parle ainsi ?... Je crois reconnaître la vois mielleuse du Tilleul... Il y a donc un renégat parmi nous, comme parmi les Animaux ?... Jusqu'ici, nous n'avions à déplorer que la défection des Arbres fruitiers ; mais ceux-ci ne sont pas de véritables Arbres... LE PORC, roulant de petits yeux gloutons. Que dît-il celui-là ?... Attends un peu, espèce de... Je ne sais ce qu'ils ont ; mais cela prend mauvaise tournure... Silence !... Il s'agit de savoir qui de nous aura l'honneur de porter le premier coup ; qui écartera de nos cimes le plus grand danger que nous ayons couru depuis la naissance de l'Homme... C'est le Sapin qui parle ?... Hélas ! je suis trop vieux ! Je suis aveugle, infirme, et mes bras engourdis ne m'obéissent plus... Non, c'est à vous, mon frère, toujours vert, toujours droit, c'est à vous, qui vîtes naître la plupart de ces Arbres, qu'échoit, à mon défaut, la gloire du noble geste de notre délivrance... Je vous remercie, mon vénérable père. Mais comme j'aurai déjà l'honneur d'ensevelir les deux victimes, je craindrais d'éveiller la juste jalousie de mes collègues ; et je crois qu'après nous, le plus ancien et le plus digne, celui qui possède la meilleure massue, c'est le Hêtre... Vous savez que je suis vermoulu et que ma massue n'est point sûre... Mais l'Orme et le Cyprès ont de puissantes armes... L'ORME Je ne demanderais pas mieux ; mais je puis à peine me tenir debout... Une taupe, cette nuit, m'a retourné le gros orteil... [LE CYPRÈS:] A moi ?... Y pensez-vous ?... Mais mon bois est plus tendre que la chair d'un enfant !... Et puis, je ne sais ce que j'ai... Je tremble de fièvre... Regardez donc mes feuilles... J'ai dû prendre froid ce matin au lever du soleil... [LE CHÊNE:] Vous avez peur de l'Homme !... Même ces petits enfants isolés et sans armes vous inspirent la terreur mystérieuse qui fit toujours de nous les esclaves que nous sommes !... Eh bien, non ! C'est assez !... Puisqu'il en est ainsi, puisque l'heure est unique, j'irai seul, vieux, perclus, tremblant, aveugle, contre l'ennemi héréditaire !... Où est-il ?... [TYLTYL:] C'est à moi qu'il en a, ce vieux-là, avec son gros bâton ?... Le couteau !... prenez garde !... Le couteau !... [LE CHENE:] Laissez-moi !... Que m'importe !... Le couteau ou la hache !... Qui me retient ?... Quoi ! vous êtes tous ici ?... Quoi ! vous tous vous voulez ?... Eh bien, soit !... Honte à nous !... Que les Animaux nous délivrent !... LE TAUREAU C'est cela !... Je m'en charge !... Et d'un seul coup de corne !... [LE BŒUF:] et LA VACHE, le retenant par la queue. De quoi te mêles-tu ?... Ne fais pas de bêtises !... C'est une mauvaise affaire !... Cela finira mal... Non, non !... C'est mon affaire !... Attendez !... Mais retenez-moi donc ou je fais un malheur !... [TYLTYL:] N'aie pas peur !... Mets-toi derrière moi... J'ai mon couteau... [LE COQ:] C'est qu'il est crâne, le petit !... TYLTYL Alors, c'est décidé, c'est à moi qu'on en veut ?... L'ANE Mais bien sûr, mon petit, tu y a mis le temps, à t'en apercevoir !... [LE PORC:] Tu peux faire ta prière, va, c'est ta dernière heure. Mais ne cache pas la petite fille... Je veux m'en régaler les yeux... C'est elle que je mangerai la première... Qu'est-ce que.je vous ai fait ?... LE MOUTON bon-papa, bonne-maman... Attends, attends, quand tu seras par terre, tu verras que j'ai des dents aussi... L'ANE Et que j'ai des sabots !... [LE CHEVAL:] Vous allez voir ce que vous allez voir !... Aimez-vous mieux que je le déchire à belles dents ou que je vous l'abatte à coups de pied ?... Ah ! mais non !... Ce n'est pas juste !... Ce n'est pas de jeu !... Il se défend !... [LE COQ:] C'est égal, le petit n'a pas froid aux yeux !... LE PORC, à l'Ours et au Loup. Précipitons-nous tous ensemble... Je vous soutiendrai par derrière... Nous les renverserons et nous nous partagerons la petite fille quand elle sera par terre... [LE LOUP:] Amusez-les par là... Je vais faire un mouvement tournant... Judas !... Il se redresse sur un genou, brandissant son couteau et couvrant de son mieux sa petite sœur qui pousse des hurlements de détresse. — Le voyant à demi renversé, tous les Animaux et les Arbres se rapprochent et cherchent à lui porter des coups. L'obscurité se fait subitement. Éperdument, TYLTYL appelle à l'aide. A moi ! A moi !... Tylô ! Tylô !... Où est la Chatte ?... Tylô !... Tylette ! Tylette !... Venez ! venez !... [LA CHATTE:] Je ne peux pas... Je viens de me fouler la patte... [TYLTYL:] A moi !... Tylô ! Tylô !... Je ne peux plus !... Ils sont trop !... L'Ours ! le Cochon ! le Loup ! l'Ane ! le Sapin ! le Hêtre !... Tylô ! Tylô ! Tylô !... [LE CHIEN:] Voilà ! voilà ! mon petit dieu !... N'aie pas peur ! Allons-y !... J'ai de bons coups de gueule !... Tiens, voilà pour toi, l'Ours, là dans ton gros derrière !... Voyons, qui en veut encore ?, .. Voilà pour le Cochon, et ça pour le Cheval et la queue du Taureau ! Voilà ! j'ai déchiré la culotte du Hêtre et le jupon du Chêne !... Le Sapin f... le camp !... C'est égal, il fait chaud !... [TYLTYL:] Je n'en peux plus !... Le Cyprès m'a donné un grand coup sur la tête... Aïe ! c'est un coup du Saule !... Il m'a cassé la patte !... Ils reviennent à la charge ! Tous ensemble !... Cette fois, c'est le Loup !... Attends, que je l'étrenne !... LE LOUP Imbécile !... Notre frère !... Ses parents ont noyé tes petits !... Ils ont bien fait !... Tant mieux !... C'est qu'ils te ressemblaient !... Renégat !... Idiot !... Traître ! Félon ! Nigaud !... Judas !... Laisse-le ! C'est la mort ! Viens à nous ! [LE CHIEN:] Non ! non !... Seul contre tous !... Non, non !... Fidèle aux dieux ! aux meilleurs ! aux plus grands !... Prends garde, voici l'Ours !... Méfie-toi du Taureau... Je vais lui sauter à la gorge... Aïe !... C'est un coup de pied... L'Ane m'a cassé deux dents... Je ne peux plus, Tylô !... Aïe !... C'est un coup de l'Orme... Regarde, ma main saigne... C'est le Loup ou le Porc... Attends, mon petit dieu... Laisse-moi t'embrasser. Là, un bon coup de langue... Ça te fera du bien,, . Reste bien derrière moi... Ils n'osent plus approcher... Si !... Les voilà qui reviennent !... Ah ! ce coup, c'est sérieux !... Tenons ferme !... [TYLTYL:] On vient !... J'entends, je flaire !... TYLTYL Où donc ?... Qui donc ?... LE CHIEN Là ! là !... C'est la Lumière !... Elle nous a retrouvés !... Sauvés, mon petit roi !... Embrasse-moi !... Sauvés !... regarde !... Ils se méfient ! .. Ils s'écartent !... Ils ont peur !... La Lumière !... La Lumière !... Venez donc !... Hâtez-vous !... Ils se sont révoltés !... Ils sont tous contre nous !... Qu'est-ce donc ?... Qu'y a-t-il ?... Mais, malheureux ! tu ne savais donc pas !... Tourne le Diamant ! Ils rentreront dans le Silence et dans l'Obscurité ; et tu ne verras plus leurs sentiments... Où sont-ils ?... Qu'avaient-ils ?... Est-c-e qu'ils étaient fous ?,,, . Mais non, ils sont toujours ainsi ; mais on ne le sait pas parce qu'on ne le voit pas... Je te l'avais bien dit : il est dangereux de les réveiller quand je ne suis pas là... TYLTYL, essuyant son couteau. C'est égal ; sans le Chien et si je n'avais pas eu mon couteau... Je n'aurais jamais cru qu'ils fussent si méchants !... LA LUMIERE Tu vois bien que l'Homme est tout seul contre tous, en ce monde... LE CHIEN Tu n'as pas trop de mal, mon petit dieu ?... TYLTYL Rien de grave... Quant à Mytyl, ils ne l'ont pas touchée... Mais toi, mon bon Tylô ?... Tu as la bouche en sang, et ta patte est cassée ?... Pas la peine d'en parler... Demain, il n'y paraîtra plus... Mais l'affaire était chaude !... [LA CHATTE:] Je crois bien !... Le Bœuf m'a donné un coup de corne dans le ventre... On n'en voit pas la trace, mais il me fait bien mal... Et le Chêne m'a cassé la patte... LE CHIEN Ma pauvre Tylette, est-ce vrai ?... Où donc te trouvais-tu ?... Je ne t'ai pas aperçue... [LE CHIEN:] Toi, tu sais, j'ai deux mots à te dire... Tu ne perdras rien pour attendre !... LA CHATTE, plaintivement, à MYTYL. Veux-tu bien la laisser tranquille, vilaine bête...
[L'EAU:] et LE LAIT. Où ça ? . En revue ?... Comment qu'on fera ?... LA LUMIERE C'est bien simple : à minuit, pour ne pas trop les déranger, tu tourneras le Diamant. On les verra sortir de terre ; ou bien on apercevra au fond de leurs tombes ceux qui ne sortent pas... Ils ne seront pas fâchés ?... LA LUMIÈRE Pourquoi que le Pain, le Sucre et le Lait sont si pâles et pourquoi qu'ils ne disent rien ?... [LE LAIT:] Je sens que je vais tourner... LA LUMIERE, bas, à TYLTYL. [LE FEU:] Moi, je n'en ai pas peur !... J'ai l'habitude de les brûler... Dans le temps, je les brûlais tous ; c'était bien plus amusant qu'aujourd'hui... Et pourquoi Tylô tremble-t-il ?... Est-ce qu'il a peur aussi ? . [LE CHIEN:] Moi ?... Je ne tremble pas !... Moi, je n'ai jamais peur ; mais si tu t'en allais, je m'en irais aussi... TYLTYL Et la Chatte ne dit rien ?... LA CHATTE, mystérieuse. Je sais ce que c'est... TYLTYL, à LA LUMIERE. Tu viendras avec nous ?... LA LUMIÈRE L'heure n'est pas venue... La Lumière ne peut pas encore pénétrer chez les morts... Je vais te laisser seul avec Mytyl... Et Tylô ne peut pas rester avec nous ?... LE CHIEN Si, si, je reste, je reste ici... Je veux rester près de mon petit dieu !... LA LUMIÈRE Bien, bien, tant pis... S'ils sont méchants, mon petit dieu, tu n'as qu'à faire comme ça et tu verras... Ce sera comme dans la forêt : Wa ! Wa ! Wa !... LA LUMIERE Allons, adieu, mes chers petits... Je ne serai pas loin... Ceux qui m'aiment et que j'aime me retrouvent toujours... Vous autres... par ici.
[LE CIMETIÈRE:] J'ai peur ! [TYLTYL:] C'est méchant, les morts, dis ?... TYLTYL Tu en as déjà vu ?... Comment c'est fait, dis ?... TYLTYL Nous allons les voir, dis ?... TYLTYL Où c'est qu'ils sont, les morts ?... TYLTYL Ils sont là toute l'année ?... Oui. [MYTYL:] C'est les portes de leurs maisons ?... Est-ce qu'ils sortent quand il fait beau ?... TYLTYL Est-ce qu'ils sortent aussi quand il pleut ?... C'est beau chez eux, dis ?... TYLTYL Est-ce qu'ils ont des petits enfants ?... Et de quoi vivent-ils ?... TYLTYL Est-ce que nous les verrons ?... Et qu'est-ce qu'ils diront ?... TYLTYL Pourquoi qu'ils ne parlent pas ?... TYLTYL Pourquoi qu'ils n'ont rien à dire !... TYLTYL Tu m'embêtes... Quand tourneras-tu le Diamant ?... TYLTYL Tu sais bien que la Lumière a dit d'attendre à minuit, parce qu'alors on les dérange moins... MYTYL Pourquoi qu'on les dérange moins ?... Il n'est pas minuit ?... TYLTYL Vois-tu le cadran de l'église ?... MYTYL Eh bien ! minuit va sonner... Là !... Tout juste... Entends-tu ?... Je veux m'en aller !... Ce n'est pas le moment... Je vais tourner le Diamant... Non, non !... Ne le fais pas !... Je veux m'en aller !... J'ai si peur, petit frère !... J'ai terriblement peur !... TYLTYL Je ne veux pas voir les morts !... Je ne veux pas les voir !... C'est bon, tu ne les verras pas, tu fermeras les yeux... [MTTTL:] Tyltyl, je ne peux pas !... Non, ce n'est pas possible !... Ils vont sortir de terre !... TYLTYL Mais tu trembles aussi, toi !... Ils seront effrayants !... lentement, les croix chancellent, les tertres s'entrouvrent, les dalles se soulèvent. [MYTYL:] Ils sortent !... Ils sont là !... transforme le cimetière en une sorte de jardin féerique et nuptial, sur lequel ne tardent pas à se lever les premiers rayons de l'aube. La rosée scintille, les fleurs s'épanouissent, le vent murmure dans les feuilles, les abeilles bourdonnent, les oiseaux s'éveillent et inondent l'espace des premières ivresses de leurs hymnes au soleil et à la vie. Stupéfaits, éblouis, TYLTYL et MYTYL, se tenant par la main, font quelques pas parmi les fleurs en cherchant la trace des tombes. Où sont-ils, les morts ?...
[SUCRE:] Je crois que cette fois nous tenons l'Oiseau-Bleu. J'aurais dû y penser dès la première étape... Ce n'est que ce matin, en reprenant mes forces dans l'aurore, que l'idée m'est venue comme un rayon du ciel... Nous sommes à l'entrée des jardins enchantés où se trouvent réunis sous la garde du Destin, toutes les Joies, tous les Bonheurs des Hommes... Il y en a beaucoup ? Est-ce qu'on en aura ? Est-ce qu'ils sont petits ?... J'ai une idée ! S'ils sont dangereux : et perfides, ne serait-il pas préférable que nous attendissions tous à la porte, afin d'être à même de prêter main-forte aux enfants s'ils étaient obligés de fuir ?... Pas du tout ! pas du tout !... Je veux aller partout avec mes petits dieux !... Que tous ceux qui ont peur restent donc à la porte !... Nous n'avons pas besoin de poltrons, ni de traîtres... Moi, j'y vais !... Il paraît que c'est amusant !... On y danse tout le temps... Est-ce qu'on y mange aussi ?... L'EAU Je n'ai jamais connu le plus petit Bonheur !... Je veux en voir enfin !... Taisez-vous ! Personne ne demande vos avis... Voici ce que j'ai décidé : le Chien, le Pain et le Sucre accompagneront les enfants. L'Eau n'entrera pas, parce qu'elle est trop froide, ni le Feu qui est trop turbulent. J'engage vivement le Lait à rester à la porte, parce qu'il est trop impressionnable ; quant à la Chatte, elle fera comme elle voudra... Elle a peur !... LA CHATTE Et toi, la Lumière, est-ce que tu ne viens pas ?... LA LUMIERE Je ne peux pas entrer ainsi chez les Bonheurs ; la plupart ne me supportent pas... Mais j'ai ici le voile épais dont je me couvre quand je visite les gens heureux... Il ne faut pas qu'un rayon de mon âme les effraye, car il est beaucoup de Bonheurs qui ont peur et ne sont pas heureux... Voilà, de cette façon, les moins jolis et tes plus gros eux-mêmes n'auront plus rien à redouter...
[LES JARDINS DES BONHEURS:] encombrée de flambeaux, de cristaux, de vaisselle d'or et d'argent et surchargée de mets fabuleux. Qu'est-ce que ces gros messieurs qui s'amusent et mangent tant de bonnes choses ? Ce sont les plus gros Bonheurs de la Terre, ceux qu'on peut voir à l'œil nu. Il est possible, bien qu'assez peu probable, que l'Oiseau-Bleu se soit un instant égaré parmi eux. C'est pourquoi ne tourne pas encore le Diamant. Nous allons, pour la forme, explorer tout d'abord cette partie de la salle. Est-ce qu'on peut s'approcher ? Qu'ils ont de beaux gâteaux !... Et du gibier ! et des saucisses ! et des gigots d'agneau et du foie de veau !... Rien au monde n'est meilleur, rien n'est plus beau et rien ne vaut le foie de veau !... Excepté les Pains-de-quatre-livres pétris de fine fleur de froment ! Ils en ont d'admirables !... Qu'ils sont beaux ! qu'ils sont beaux !... Ils sont plus gros que moi !... Pardon, pardon, mille pardons... Permettez, permettez... Je ne voudrais froisser personne ; mais n'oubliez-vous pas les Sucreries qui sont la gloire de cette table et dont l'éclat et la magnificence surpassent, si j'ose m'exprimer ainsi, tout ce qu'il y a dans cette salle et peut-être en tout autre lieu... Qu'ils ont l'air contents et heureux !... Et ils crient ! et ils rient ! et ils chantent !... Je crois qu'ils nous ont vus... en soutenant leur ventre, vers le groupe des enfants. n'accepte rien, de peur d'oublier ta mission... Quoi ? Pas même un petit gâteau ? Ils ont l'air si bons, si frais, si bien glacés de sucre, ornés de fruits confits et débordants de crème !... [LE PLUS GROS DES BONHEURS:] Bonjour, Tyltyl !... [TYLTYL:] Vous me connaissez donc ?... Qui êtes-vous ?... LE GROS BONHEUR Je suis le plus gros des Bonheurs, le Bonheur-d'être-riche, et je viens, au nom de mes frères, vous prier, vous et votre famille, d'honorer de votre présence notre repas sans fin. Vous vous trouverez au milieu de tout ce qu'il y a de mieux parmi les vrais et gros Bonheurs de cette Terre. Permettez que je vous présente les principaux d'entre eux. Voici mon gendre, le Bonheur-d'être-propriétaire, qui a le ventre en poire. Voici le Bonheur-de-la-vanité-satisfaite, dont le visage est si gracieusement bouffi. Voici le Bonheur-de-boire-qaand-on-n'a-plus-soif et le Bonheur-de-manger-quand-on-n'a-plus-faim, qui sont jumeaux et ont les jambes en macaroni. Voici le Bonheur-de-ne- rien-savoir, qui est sourd comme une limande, et le Bonheur-de-ne-rien-comprendre, qui est aveugle comme une taupe. Voici le Bonheur-de-ne-rien-faire et le Bonheur-de-dormir-plus-qu'il- n'est-nécessaire, qui ont les mains en mie de pain et les yeux en gelée de pêche. Voici enfin le Rire-Épais qui est fendu jusqu'aux oreilles et auquel rien ne peut résister... Et celui-là, qui n'ose pas approcher et nous tourne le dos ?... [LE GROS BONHEUR:] N'insistez pas, il est un peu gêné et n'est pas présentable à des enfants... Mais venez donc ! On recommence le festin... C'est la douzième fois depuis l'aurore. On n'attend plus que vous... Entendez-vous tous les convives qui vous réclament à grands cris ?... Je ne puis vous les présenter tous, ils sont extrêmement nombreux... Permettez que je vous conduise aux deux places d'honneur... Je vous remercie bien, monsieur le Gros Bonheur... Je regrette vivement... Je ne peux pas pour le moment... Nous sommes très pressés, nous cherchons l'Oiseau-Bleu. Vous ne sauriez pas, par hasard, où il se cache ? L'Oiseau-Bleu ?... Attendez donc... Oui, oui, je me rappelle... On m'en a parlé dans le temps... C'est vous dire qu'on le tient en médiocre estime... Mais ne vous mettez pas en peine ; nous avons tant d'autres choses bien meilleures... Vous allez vous mêler à notre vie, vous verrez tout ce que nous faisons... TYLTYL Que faites-vous ? Mais nous nous occupons sans cesse à ne rien faire... Nous n'avons pas une minute de repos... Il faut boire, il faut manger, il faut dormir. C'est extrêmement absorbant... TYLTYL Est-ce que c'est amusant ? Croyez-vous ?... LE GROS BONHEUR, indiquant du doigt LA LUMIERE, bas, à TYLTYL. Quelle est cette jeune personne mal élevée ?... Voyez donc, la Lumière !... Ils sont à table !... Rappelle-les ! sinon cela finira mal !... Tylô !... Tylô ! ici !... Veux-tu venir ici, tout de suite, entends-tu !... Et vous, là-bas, le Sucre et le Pain, qui donc vous a permis de me quitter ?... Qu'est-ce que vous faites là, sans autorisation ?... LE PAIN, la bouche pleine. Est-ce que tu ne pourrais pas nous parler plus poliment ?... Quoi ? C'est le Pain qui se permet de me tutoyer ?... Mais qu'est-ce qui te prend ?... Et toi, Tylô !... Est-ce ainsi qu'on obéit ? Allons, viens ici, à genoux, à genoux !... Et plus vite que ça !... [LE SUCRE:] Vous voyez !... Ils vous donnent l'exemple... Venez, on vous attend... Nous n'admettons pas de refus... On vous fera une douce violence... Allons, les Gros Bonheurs, aidez-moi !... Poussons-les de force vers la table, pour qu'ils soient heureux malgré eux... Tourne le Diamant, il est temps !... TYLTYL fait ce qu'ordonne LA LUMIERE. Aussitôt la scène s'illumine d'une clarté ineffablement pure, divinement rosée, harmonieuse et légère. Les lourds ornements du premier plan, les épaisses tentures rouges se détachent et disparaissent, dévoilant un fabuleux et doux jardin de paix légère et de sérénité, une sorte de palais de verdure aux perspectives harmonieuse", où la magnificence des feuillages, puissants et lumineux, exubérants et néanmoins disciplinés, où l'ivresse virginale des fleurs et la fraîche allégresse des eaux qui coulent, ruissellent et jaillissent de toutes parts semblent entraîner jusqu'aux confins de l'horizon l'idée même de la félicité. La table de l'orgie s'effondre sans laisser de traces ; les velours, les brocarts, les couronnes des Gros Bonheurs, au souffle lumineux qui envahit la scène, se soulèvent, se déchirent et tombent, en même temps que les masques hilares, aux pieds des convives abasourdis. Ceux-ci se dégonflent à vue d'œil, comme des vessies crevées, l'entre-regardent, clignotent sous les rayons inconnus qui les blessent, et, se voyant enfin tels qu'ils sont en vérité, c'est-à-dire nus, hideux, flasques et lamentables, se mettent à pousser des hurlements de honte et d'épouvante, parmi lesquels on distingue très nettement ceux du Rire-Épais qui dominent tous les autres. Seul le Bonheur-de-ne- rien-comprendre demeure parfaitement calme, tandis que ses collègues s'agitent éperdument, cherchent à fuir, à se cacher dans les coins qu'ils espèrent plus sombres. Mais il n'y a plus d'ombre dans le jardin éblouissant. Aussi la plupart se décident-ils à franchir, en désespoir de cause, le rideau menaçant qui, sur la droite, dans un angle, ferme la voûte de la caverne des Malheurs. A chaque fois que l'un d'eux, dans la panique, soulève un pan de ce rideau, on entend s'élever du creux de l'antre une tempête d'injures, d'imprécations et de malédictions. Quant au Chien, au Pain et au Sucre, l'oreille basse, ils rejoignent le groupe des enfants, et, très penauds, se dissimulent derrière eux. [TYLTYL:] Dieu qu'ils sont laids !... Où vont-ils ?... Ma foi, Je crois qu'ils ont perdu la tête... Ils vont se réfugier chez les Malheurs où je crains fort qu'on ne les retienne définitivement... Oh ! le beau jardin, le beau jardin !... Où sommes-nous ?... Nous n'avons pas changé de place ; ce sont tes yeux qui ont changé de sphère... Nous voyons à présent la vérité des choses ; et nous allons apercevoir l'âme des Bonheurs qui supportent la clarté du Diamant. Que c'est beau !... Qu'il fait beau !... On se croirait en plein été... Tiens ! on dirait qu'on s'approche et qu'on va s'occuper de nous... Voici que s'avancent quelques Bonheurs aimables et curieux qui vont nous renseigner... Tu les connais ?... LA LUMIÈRE Il y en a ! il y en a !... Ils sortent de tous côtés !... LA LUMIERE Tu en verras bien d'autres, à mesure que l'influence du Diamant se répandra parmi les jardins... C'est inutile ; ceux qui nous intéressent passeront par ici. Nous n'avons pas le temps de faire la connaissance de tous les autres... Qu'ils sont jolis, jolis !... D'où viennent-ils, qui sont-ils ?... LA LUMIÈRE Est-ce qu'on peut leur parler ?... Bonjour ! Bonjour !... Oh ! le gros, là, qui rit !... Qu'ils ont de belles joues, qu'ils ont de belles robes !... Ils sont tous riches ici ?... Où sont les pauvres ?... Je voudrais danser avec eux... LA LUMIERE C'est absolument impossible, nous n'avons pas le temps... Je vois qu'ils n'ont pas l'Oiseau-Bleu... Du reste, ils sont pressés, tu vois, ils sont déjà passés... Eux non plus n'ont pas de temps à perdre, car l'enfance est très brève... [LE BONHEUR:] Encore un qui me connaît !... On commence à me connaître un peu partout... Tu ne me reconnais pas ?... Je parie que tu ne reconnais aucun de ceux qui sont ici ?... [TYLTYL:] Mais non... Je ne sais pas... Je ne me rappelle pas vous avoir vus... Vous entendez ?... J'en étais sûr !... Il ne nous a jamais vus !... Mais, mon petit Tyltyl, tu ne connais que nous !... Nous sommes toujours autour de toi !... Nous mangeons, nous buvons, nous nous éveillons, nous respirons, nous vivons avec toi !... Oui, oui, parfaitement, Je sais, je me rappelle... Mais je voudrais savoir comment on vous appelle... Je vois bien que tu ne sais rien... Je suis le chef des Bonheurs-de-la-maison ; et tous ceux-ci sont les autres Bonheurs qui l'habitent... Il y a donc des Bonheurs à la maison ? .,, Vous l'avez entendu !... S'il y a des Bonheurs dans ta maison !... Mais, petit malheureux, elle en est pleine à faire sauter les portes et les fenêtres !... Nous rions, nous chantons, nous créons de la joie à refouler les murs, à soulever les toits ; mais nous avons beau faire, tu ne vois rien, tu n'entends rien... J'espère qu'à l'avenir tu seras un peu plus raisonnable... En attendant, tu vas serrer la main aux plus notables... Une fois rentré chez toi, tu les reconnaîtras ainsi plus facilement... Et puis, à la fin d'un beau jour, tu sauras les encourager d'un sourire, les remercier d'un mot aimable, car ils font vraiment tout ce qu'ils peuvent pour te rendre la vie légère et délicieuse... Moi d'abord, ton serviteur, le Bonheur-de-se-bien-porter... Je ne suis pas le plus joli, mais le plus sérieux. Tu me reconnaîtras ?... Voici le Bonheur-de-1'air-pur qui est à peu près transparent... Voici le Bonheur- d'aimer-ses-parents, qui est vêtu de gris et toujours un peu triste, parce qu'on ne le regarde jamais... Voici le Bonheur-du-ciel-bleu, qui est naturellement vêtu de bleu ; et le Bonheur-de-la- forêt qui, non moins naturellement, est habillé de vert, et que tu reverras chaque fois que tu te mettras à la fenêtre... Voici encore le bon Bonheur-des-heures-de-soleil qui est couleur de diamant, et celui du-Printemps qui est d'émeraude folle... Et vous êtes aussi beaux tous les jours ?... LE BONHEUR voici encore... Mais vraiment, ils sont trop !... Nous n'en finirions pas, et je dois prévenir d'abord les Grandes-Joies qui sont là-haut, au fond, près des portes du ciel, et ne savent pas encore que vous êtes arrivés... Je vais leur dépêcher le Bonheur-de-courir-nu-pieds-dans-la-rosée, qui est le plus agile... Va !... taloches et coups de pied insaisissables. Qu'est-ce que c'est que ce sauvage ? Bon ! c'est encore le Plaisir-d'être-insupportable qui s'est échappé de la caverne des Malheurs. On ne sait où l'enfermer. Il s'évade de partout, et les Malheurs eux-mêmes ne veulent plus le garder. riant aux éclats, disparaît sans raison, comme il était venu. Qu'est-ce qu'il a ? Il est un peu fou ? Je ne sais, il paraît que c'est ainsi que tu es toi-même lorsque tu n'es pas sage. Mais en attendant, il faudrait s'informer de l'Oiseau-Bleu. Il se peut que le chef des Bonheurs-de-ta-maison n'ignore pas où il se trouve... Où est-il ?... Il ne sait pas où se trouve l'Oiseau-Bleu !... Qu'elles sont belles !... Pourquoi ne rient-elles pas ?... Ne sont-elles pas heureuses ?... LA LUMIERE Qui sont-elles ?... LE BONHEUR Tu sais leurs noms ?... LE BONHEUR droite, c'est la Joie-du-travail-accompli à côté de la Joie-de-penser. Ensuite, c'est la Joie-de- comprendre qui cherche toujours son frère, le Bonheur-de-ne-rien-comprendre... Mais je l'ai vu, son frère !... il est allé chez les Malheurs avec les Gros Bonheurs... J'en étais sûr !... Il a mal tourné, de mauvaises fréquentations l'ont entièrement perverti... Mais n'en parle pas à sa sœur. Elle voudrait aller le chercher et nous y perdrions une des plus belles joies... Voici encore, parmi les plus grandes, la Joie-de-voir-ce-qui-est-beau, qui ajoute chaque jour quelques rayons à la lumière qui règne ici... Et là, au loin, au loin, dans les nuages d'or, celle que j'ai peine à voir en me dressant tant que je peux sur la pointe des pieds ?... LE BONHEUR C'est la grande Joie-d'aimer... Mais tu auras beau faire, tu es bien trop petit pour la voir tout entière... Et là-bas, tout au fond, celles qui sont voilées et ne s'approchent pas ?... Que nous veulent les autres ?... Pourquoi s'écartent-elles ?... Qui est-ce ?... Tu ne la reconnais pas encore ?... Mais regarde donc mieux, ouvre donc tes deux yeux jusqu'au cœur de ton âme !... Elle t'a vu, elle t'a vu !... Elle accourt en te tendant les bras !... C'est la Joie de ta mère, c'est la Joie-sans-égale-de-l'amour-maternel !... [L’AMOUR MATERNEL:] Tyltyl ! Et puis Mytyl !... Comment, c'est vous, c'est vous que je retrouve ici !... Je ne m'attendais pas !... J'étais bien seule à la maison, et voici que tous deux vous montez jusqu'au ciel où rayonnent dans la Joie l'âme de toutes les mères !... Mais d'abord des baisers, des baisers tant qu'on peut !... Tous les deux dans mes bras, il n'y a rien au monde qui donne plus de bonheur !... Tyltyl, tu ne ris pas ?... Ni toi non plus, Mytyl !... Vous ne connaissez pas l'amour de votre mère ?... Mais regardez-moi donc, et n'est-ce pas mes yeux, mes lèvres et mes bras ?... Mais si, je reconnais, mais je ne savais pas... Tu ressembles à maman, mais tu es bien plus belle... [TYLTYL:] Et cette belle robe, en quoi donc qu'elle est faite ?... Est-ce que c'est de la soie, de l'argent ou des perles ?... L'AMOUR MATERNEL C'est drôle, je n'aurais jamais cru que tu étais si riche... Où donc la cachais-tu ?... Était-elle dans l'armoire dont papa a la clef ?... L'AMOUR MATERNEL Mais oui, c'est vrai, tes yeux, ils sont remplis d'étoiles... Et ce sont bien tes yeux, mais ils sont bien plus beaux... Et c'est ta main aussi, elle a sa petite bague... Elle a même la brûlure que tu t'es faite un soir en allumant la lampe... Mais elle est bien plus blanche et qu'elle a la peau fine !... On dirait qu'on y voit couler de la lumière... Elle ne travaille pas comme celle de la maison ?... Mais si, c'est bien la même ; tu n'avais donc pas vu qu'elle devient toute blanche et s'emplit de lumière dès qu'elle te caresse ?... C'est étonnant, maman, c'est bien ta voix aussi ; mais tu parles bien mieux que chez nous... Chez nous on a bien trop à faire et l'on n'a pas le temps... Mais ce qu'on ne dit pas, on l'entend tout de même... Maintenant que tu m'as vue, me reconnaîtras-tu, sous ma robe déchirée, lorsque tu rentreras demain dans la chaumière ?... Je ne veux pas rentrer... Puisque tu es ici, j'y veux rester aussi, tant que tu y seras... Mais c'est la même chose, c'est là-bas que je suis, c'est là-bas que nous sommes... Tu n'es venu ici que pour te rendre compte et pour apprendre enfin comment il faut me voir quand tu me vois là- bas... Comprends-tu, mon Tyltyl ?... Tu te crois dans le ciel ; mais le ciel est partout où nous nous embrassons... Il n'y a pas deux mères, et tu n'en as pas d'autre... Chaque enfant n'en a qu'une et c'est toujours la même et toujours la plus belle ; mais il faut la connaître et savoir regarder... Mais comment as-tu fait pour arriver ici et trouver une route que les Hommes ont cherchée depuis qu'ils habitent la Terre ?... Qui est-ce ?... La Lumière... Je ne l'ai jamais vue... On m'avait dit qu'elle vous aimait bien et qu'elle était très bonne... Mais pourquoi se cache-t-elle ?... Elle ne montre jamais son visage ?... Mais elle ne sait donc pas que nous n'attendons qu'elle !... Venez, venez, mes sœurs ! Venez, accourez toutes, c'est la Lumière qui vient enfin nous visiter !... [LA JOIE-DE-COMPRENDRE:] Vous êtes la Lumière et nous ne savions pas !... Et voici des années, des années, des années que nous vous attendons !... Me reconnaissez-vous ?... C'est la Joie-de-comprendre qui vous a tant cherchée... Nous sommes très heureuses, mais nous ne voyons pas au delà de nous-mêmes... [LA JOIE-D’ETRE-JUSTE:] Me reconnaissez-vous ?... C'est la Joie-d'être-juste qui vous a tant priée... Nous sommes très heureuses, mais nous ne voyons pas au delà de nos ombres... [LA JOIE-DE-VOIR-CE-QUI-EST-BEAU:] Me reconnaissez-vous ?... C'est la Joie-des-beautés qui vous a tant aimée... Nous sommes très heureuses, mais nous ne voyons pas au delà de nos songes... [LA JOIE-DE-COMPRENDRE:] Voyez, voyez, ma sœur, ne nous faites plus attendre... Nous sommes assez fortes, nous sommes assez pures... Écartez donc ces voiles qui nous cachent encore les dernières vérités et les derniers bonheurs... Voyez, toutes mes sœurs s'agenouillent à vos pieds... Vous êtes notre reine et notre récompense... [L’AMOUR MATERNEL:] Vous avez été bonne pour mes pauvres petits... Je serai toujours bonne autour de ceux qui s'aiment... [TYLTYI:] Pourquoi pleurez-vous ?... Tiens ! vous pleurez aussi... Mais pourquoi tout le monde a-t-il des larmes plein les yeux ?...
[LE ROYAUME DE L'AVENIR:] jusqu'aux moindres objets, est d'un bleu irréel, intense, féerique. Seuls les chapiteaux et les socles des colonnes, les clefs de voûte, quelques sièges, quelques bancs circulaires sont de marbre blanc ou d'albâtre. — A droite, entre les colonnes, de grandes portes opalines. Ces portes, dont LE leurs instruments, les appareils qu'ils construisent, les plantes, les fleurs et les fruits qu'ils cultivent ou qu'ils cueillent sont du même bleu surnaturel et lumineux que l'atmosphère générale du Palais. — Parmi les enfants, revêtues d'un azur plus pâle et plus diaphane, passent et repassent quelques figures de haute taille, d'une beauté souveraine et silencieuse, qui paraissent être des anges. [TYLTYL:] Où est le Sucre, la Chatte et le bon Pain ?... Et le Chien ?... Il n'est pas bon, non plus, qu'il sache ce qui l'attend dans la suite des siècles... Je les ai emprisonnés dans les souterrains de l'église... TYLTYL Où sommes-nous ?... Nous sommes dans le Royaume de l'Avenir, au milieu des enfants qui ne sont pas encore nés. nous y trouverons fort probablement l'Oiseau-Bleu... Bien sûr que l'Oiseau sera bleu, puisque tout y est bleu... Dieu que c'est beau tout ça !... LA LUMIERE Est-ce qu'ils sont fâchés ?... LA LUMIERE Pas du tout... Tu vois bien, ils sourient, mais ils sont étonnés... [LES ENFANTS-BLEUS:] Des petits Vivants... Venez voir les petits Vivants !... Pourquoi qu'ils nous appellent les petits Vivants ?... Qu'est-ce qu'ils font alors ?... LA LUMIERE L'heure de leur naissance ?... Oui ; c'est d'ici que viennent tous les enfants qui naissent sur notre Terre. Chacun attend son jour... Quand les Pères et les Mères désirent des enfants, on ouvre les grandes portes que tu vois là, à droite ; et les petits descendent— TYLTYL Yen a-t-il ! Y en a-t-il !... LA LUMIÈRE Et ces grandes personnes bleues, qu'est-ce que c'est ?... Et les autres, les petits, on peut leur parier ?... LA LUMIÈRE Qu'est-ce qu'il faut lui dire ?... Ce que tu voudras, comme à un petit camarade... Est-ce qu'on peut lui donner la main ? Évidemment, il ne te fera pas de mal... Mais voyons, n'aie donc pas l'air si emprunté... Je vais vous laisser seuls, vous serez plus à l'aise entre vous... J'ai d'ailleurs à causer avec la Grande- personne Bleue... [TYLTYL:] Bonjour !... Qu'est-ce que c'est que ça ? [L’ENFANT:] Et ça ?... Ça ?... C'est mon chapeau... Tu n'as pas de chapeau ?... Non ; pourquoi c'est faire ?... Qu'est-ce que c'est faire froid ?... TYLTYL Quand on tremble comme ça : brrr ! brrr !... qu'on souffle dans ses mains et qu'on fait aller les bras comme ceci... Il fait froid sur la Terre ?... TYLTYL Pourquoi qu'on n'en a pas ?... TYLTYL Quoi que c'est de l'argent ? Ah !... Pourquoi ?... TYLTYL C'est qu'ils ne sont pas riches... Est-ce que tu es riche ?... Quel âge as-tu ?... L'ENFANT Je vais naître bientôt... Je naîtrai dans douze ans... Est-ce que c'est bon, naître ?... TYLTYL Oh oui !... C'est amusant !... L'ENFANT Comment que tu as fait ?... Je ne me rappelle plus... Il y a si longtemps !... L'ENFANT On dit que c'est si beau, la Terre et les Vivants !... On nous dit que les mères attendent à la porte... Elles sont bonnes, est-ce vrai ?... Oh oui !... Elles sont meilleures que tout ce qu'il y a !... Les bonnes-mamans aussi ; mais elles meurent trop vite... Elles meurent ?... Qu'est-ce que c'est ça ?... Pourquoi ?... TYLTYL Est-ce qu'on sait ?... Peut-être qu'elles sont tristes... Elle est partie, la tienne ?... Ma bonne-maman ?... Ta maman ou ta bonne-maman, est-ce que je sais, moi ?... Ah ! mais, ça n'est pas la même chose !... Les bonnes-mamans s'en vont d'abord ; c'est déjà assez triste... La mienne était très bonne... Qu'est-ce qu'ils ont, tes yeux ?... Est-ce qu'ils font des perles ?... Qu'est-ce que c'est alors ?... Comment que ça s'appelle ?... Quoi ?... Là, ce qui tombe ?... Est-ce qu'elle sort des yeux ?... TYLTYL Qu'est-ce que c'est pleurer ? Est-ce qu'on pleure souvent ?... Pas les petits garçons, mais les petites filles... On ne pleure pas ici ?... L'ENFANT Eh bien, tu apprendras... Avec quoi que tu joues, ces grandes ailes bleues ?... Ça ?... C'est pour l'invention que je ferai sur Terre... Quelle invention ?... Tu as donc inventé quelque chose ?... Mais oui, tu ne sais pas ?... Quand je serai sur Terre, il faudra que j'invente la Chose qui rend Heureux... TYLTYL Est-elle bonne à manger ?... Est-ce qu'elle fait du bruit ?... J'y travaille chaque jour... Elle est presque achevée... Veux-tu voir ?... Bien sûr... Où donc est-elle ?... [UN AUTRE ENFANT-BLEU:] Veux-tu voir la mienne, dis ?... TYLTYL Mais oui, qu'est-ce que c'est ? .. [TROISIÈME ENFANT:] Moi, j'apporte une lumière que personne ne connaît !... C'est assez curieux, pas ?... QUATRIÈME ENFANT, tirant TYLTYL par le bras. Viens donc voir ma machine qui vola dans les airs comme un oiseau sans ailes !... [CINQUIÈME ENFANT:] Non, non ; d'abord la mienne qui trouve les trésors qui se cachent dans la lune !... non, viens voir la mienne !... Non, la mienne est plus belle !... La mienne est étonnante !... La mienne est tout en sucre !... la sienne n'est pas curieuse... Il m'en a pris l'idée !..., etc.". Parmi ces exclamations désordonnées, on entraîne les petits Vivants du côté des ateliers bleus ; et là, chacun des inventeurs met en mouvement sa machine idéale. C'est un tournoiement céruléen de roues, de disques, de volants, d'engrenages, de poulies, de courroies, d'objets étranges et encore innommés qu'enveloppent les bleuâtres vapeurs de l'irréel. Une foule d'appareils bizarres et mystérieux s'élancent et planent sous les voûtes, ou rampent au pied des colonnes, tandis que des enfants déroulent des cartes et des plans, ouvrent des livres, découvrent des statues azurées, apportent d'énormes fleurs, de gigantesques fruits qui semblent formés de saphirs et de turquoises. [UN PETIT ENFANT-BLEU:] Regardez donc mes fleurs !... Qu'est-ce que c'est ?... Je ne les connais pas... LE PETIT ENFANT-BLEU Ce sont des pâquerettes !... Pas possible !... Elles sont grandes comme des roues... [LE PETIT ENFANT-BLEU:] Et ce qu'elles sentent bon !... TYLTYL Prodigieux !... LE PETIT ENFANT-BLEU Quand donc ?... [L'UN DES ENFANTS QUI PORTENT LA GRAPPE:] Que dis-tu de mes fruits ?... Une grappe de poires !... L'ENFANT Mais non, c'est des raisins !... Ils seront tous ainsi, lorsque j'aurai trente ans... J'ai trouvé le moyen... [UN AUTRE ENFANT:] Et moi !... Voyez mes pommes !... TYLTYL Mais ce sont des melons !... L'ENFANT Mais non !... Ce sont mes pommes, et les moins belles encore !... Toutes seront de même quand je serai vivant... J'ai trouvé le système !... UN AUTRE ENFANT, apportant sur une brouette bleue des melons bleus plus gros que des citrouilles. Et mes petits melons ?... Mais ce sont des citrouilles !... L'ENFANT AUX MELONS Quand je viendrai sur terre, les melons seront fiers !... Je serai le Jardinier du Roi des neuf Planètes... TYLTYL Le Roi des neuf Planètes ?... Où est-il ?... [LE ROI DES NEUF PLANÈTES:] Le voici ! Eh bien ! tu n'es pas grand... Qu'est-ce que tu feras ? Je fonderai la Confédération générale des Planètes solaires. Ah, vraiment ? [UN ENFANT-BLEU:] Et vois-tu celui-là ? Lequel ? Eh bien ? Comment ?... L'ENFANT Et l'autre, le petit gros qui a les doigts dans le nez, qu'est-ce qu'il fera, lui ?... Et les deux qui se tiennent par la main et s'embrassent tout le temps ; est-ce qu'ils sont frère et sœur ?... Je ne sais pas... C'est le Temps qui les appelle ainsi pour s'en moquer... Ils se regardent tout le jour dans les yeux, ils s'embrassent et se disent adieu... Et le petit tout rose, qui semble si sérieux et qui suce son pouce, qu'est-ce que c'est ?... Ah !... Et le petit rousseau qui marche comme s'il n'y voyait pas. Est-ce qu'il est aveugle ?... L'ENFANT Qu'est-ce que ça veut dire ?... TYLTYL Je ne sais pas au juste ; mais on dit que c'est grand... [TYLTYL:] Et tous ceux-là qui dorment, — comme il y en a qui dorment ! — est-ce qu'ils ne font rien ?... A quoi ? .. Qui est-ce qui le défend ?... C'est le Temps qui se tient à la porte... Tu verras quand il ouvrira... Il est bien embêtant... [UN ENFANT:] Bonjour, Tyltyl !... TYLTYL Tiens !... Comment sait-il mon nom ?... [L'ENFANT:] Bonjour !... Ça va bien ?... — Voyons, embrasse-moi, et toi aussi, Mytyl... Ce n'est pas étonnant que je sache ton nom, puisque je serai ton frère... On vient seulement de me dire que tu es là... Comment ?... Tu comptes venir chez nous ? Bien sûr, l'année prochaine, le dimanche des Rameaux... Ne me tourmente pas trop quand je serai petit... Je suis bien content de vous avoir embrassés d'avance... — Dis à Papa qu'il répare le berceau... — Est-ce qu'on est bien chez nous ? .. Mais on n'y est pas mal... Et Maman est si bonne !... Et la nourriture ?... Ça dépend... Il y a même des jours où l'on a des gâteaux, n'est-il pas vrai, Mytyl ?... Qu'as-tu là, dans ce sac ?... Tu nous apportes quelque chose ?... Eh bien, si c'est tout ça !... Et après, que feras-tu ?... Après ?... Je m'en irai... Ce sera bien la peine de venir !... Est-ce qu'on a le choix ?... [UN ENFANT:] C'est le Temps !... Il va ouvrir les portes !... [LA LUMIERE:] D'où vient ce bruit ?... Comment qu'ils descendront ! ?... Il y a des échelles ?... Tu vas voir... Le Temps tire les verrous... Qu'est-ce que c'est le Temps ?... Est-ce qu'il est méchant ?... L'ENFANT Est-ce qu'ils sont heureux de partir ?... L'ENFANT On n'est pas content quand on reste ; mais on est triste quand on s'en va... Là ! Là !... Voilà qu'il ouvre !... haut vieillard à la barbe flottante, armé de sa faux et de son sablier, paraît sur le seuil, tandis qu'on aperçoit l'extrémité des voiles blanches et dorées d'une galère amarrée à une sorte de quai que forment les vapeurs roses de l'Aurore. [LE TEMPS:] Ceux dont l'heure est sonnée sont-ils prêts ?... [DES ENFANTS-BLEUS:] Nous voici !... Nous voici !... Nous voici !... [LE TEMPS:] Un à un !... Il s'en présente encore beaucoup plus qu'il n'en faut !... C'est toujours la même chose !... On ne me trompe pas !... Ce n'est pas ton tour !... Rentre, c'est pour demain... Toi non plus, rentre donc et reviens.dans dix ans... Un treizième berger ?... Il n'en fallait que douze ; on n'en a plus besoin, nous ne sommes plus au temps de Théocrite ou de Virgile... Encore des médecins ?... Il y en a déjà trop ; on s'en plaint sur la Terre... Et les ingénieurs, où sont- ils ?... On veut un honnête homme, un seul, comme phénomène... Où donc est l'honnête homme ?... C'est toi ?... Tu m'as l'air bien chétif... tu ne vivras pas longtemps !... Holà, vous autres, là, pas si vite !... Et toi, qu'apportes-tu ?... Rien du tout ? les mains vides ?... Alors on ne passe pas... Prépare quelque chose, un grand crime, si tu veux, ou une maladie, moi, cela m'est égal... mais il faut quelque chose... Eh bien, toi, qu'as-tu donc ?... Tu sais bien que c'est l'heure... On demande un héros qui combatte l'Injustice ; c'est toi, il faut partir... [LES ENFANTS-BLEUS:] Comment ?... Il ne veut pas ?... Où donc se croit-il, ce petit avorton ?... Pas de réclamations, nous n'avons pas le temps... [LE PETIT:] Non, non !... Je ne veux pas !... J'aime mieux ne pas naître !... J'aime mieux rester ici !... Il ne s'agit pas de ça... Quand c'est l'heure, c'est l'heure !... Allons, vite, en avant !... [UN ENFANT:] Oh ! laissez-moi passer !... J'irai prendre sa place !... On dit que mes parents sont vieux et m'attendent depuis si longtemps !... Tenez, en voilà quatre qui tremblent comme des feuilles... Eh bien, quoi ?... Qu'as-tu donc ? .. [TROISIEME ENFANT:] J'ai oublié la greffe de ma plus belle poire !... Courez vite les chercher !... Il ne nous reste plus que six cent douze secondes... La galère de l'Aurore bat déjà des voiles pour montrer qu'elle attend... Vous arriverez trop tard et vous ne naîtrez plus... Allons, vite, embarquons !... Ah ! toi, non, par exemple !... C'est la troisième fois que tu essayes de naître avant ton tour... Que je ne t'y prenne plus, sinon ce sera l'attente éternelle près de ma sœur l'Éternité ; et tu sais qu'on ne s'y amuse pas... Mais voyons, sommes-nous prêts ?... Tout le monde est à son poste ?... Il en manque encore un... Il a beau se cacher, je. le vois dans la foule... On ne me trompe pas... Allons, toi, le petit qu'on appelle l'Amoureux, dis adieu à ta belle... [PREMIER ENFANT:] Monsieur le Temps, laissez-moi partir avec lui !... [DEUXIÈME ENFANT:] Monsieur le Temps, laissez-moi rester avec elle !... Impossible !... Il ne nous reste plu" que trois cent quatre-vingt-quatorze secondes.. J'aime mieux ne pas naître !... Monsieur le Temps, j'arriverai trop tard !... PREMIER ENFANT Je ne serai plus là quand elle descendra !... Je ne le verrai plus !... Nous serons seuls au monde !... Tout ça ne me regarde pas... Réclamez auprès de la Vie... Moi, j'unis, je sépare, selon ce qu'on m'a dit... Viens !... Non, non, non !... Elle aussi !... Laissez-le ! . Laissez-le !... Mais voyons, ce n'est pas pour mourir, c'est pour vivre !... Viens !... Un signe !... Un seul signe !... Dis-moi, comment te retrouver !... Je t'aimerai toujours !... Je serai la plus triste !... Tu me reconnaîtras !... Vous feriez beaucoup mieux d'espérer... Et maintenant, c'est tout... Il ne nous reste plus que soixante-trois secondes... Derniers et violents remous parmi les enfants qui partent et qui demeurent. — On échange des adieux précipités : "Adieu, Pierre !... Adieu Jean... — As-tu tout ce qu'il faut ?... Annonce ma pensée !... — N'as-tu rien oublié ?... — Tâche de me reconnaître !... — Je te retrouverai !... — Ne perds pas tes idées !... — Ne te penche pas trop sur l'Espace !... — Donne moi de tes nouvelles !... — On dit qu'on ne peut pas !... — Si, si ! .. essaie toujours !... — Tâche de dire si c'est beau !... — J'irai à ta rencontre !... — Je naîtrai sur un trône...", etc., etc. [LE TEMPS:] Asses ! Assez !... L'aurore est levée !... Les voiles de la galère passent et disparaissent. On entend s'éloigner les cris des enfants dans la galère : "Terre !... terre !... Je la vois !... Elle est belle !... Elle est claire !... Elle est grande !...". [TYLTYL:] Qu'est-ce ?... Ce n'est pas eux qui chantent... On dirait d'autres voix... [LE TEMPS:] Qu'est-ce que c'est ?... Que faites-vous ici ?... Qui êtes-vous ?... Pourquoi n'êtes-vous pas bleus ?... Par où êtes-vous entrés ?... [LA LUMIERE:] Ne réponds pas !... J'ai l'Oiseau-Bleu... Il est caché sous ma mante... Sauvons-nous... Tourne le Diamant, il perdra notre trace...
[TYLTYL:] Mais je crois... En effet... Il me semble... Cette petite porte... Je reconnais la chevillette... Ils sont là ?... Nous sommes près de Maman ?... Je veux entrer tout de suite... Je veux l'embrasser tout de suite ! .. Quelle heure ?... Il y a longtemps à attendre ?... Hélas, non !... quelques pauvres minutes... Tu n'es pas heureuse de rentrer ?... Qu'as-tu donc, la Lumière ?... Tu es pâle, on dirait que tu es malade... LA LUMIERE Ce n'est rien, mon enfant... Je me sens un peu triste, parce que je vais vous quitter... Nous quitter ?... Il le faut... Je n'ai plus rien à faire ici ; l'année est révolue, la Fée va revenir et te demander l'Oiseau-Bleu... Mais c'est que je ne l'ai pas, l'Oiseau-Bleu !... Celui du Souvenir est devenu tout noir, celui de l'Avenir est devenu tout rouge, ceux de la Nuit sont morts et je n'ai pas pu prendre celui de la Forêt... Est-ce ma faute à moi s'ils changent de couleur, s'ils meurent ou s'ils s'échappent ?... Est- ce que la Fée sera fâchée, et qu'est-ce qu'elle dira ?... Nous avons tous fait ce que nous avons pu... Il faut croire qu'il n'existe pas, l'Oiseau-Bleu ; ou qu'il change de couleur lorsqu'on le met en cage... TYLTYL Où est-elle, la cage ?... Il n'a pas la parole !... Silence !... LE PAIN Pas au mien... J'ai une langue !... Comment ?... Tu dis adieu ?... Tu nous quittes donc aussi ?... Hélas ! il le faut bien... Je vous quitte, il est vrai ; mais la séparation ne sera qu'apparente, vous ne m'entendrez plus parler... Ce ne sera pas malheureux !... Silence !... [LE PAIN:] Cela ne m'atteint point... Je disais donc : vous ne m'entendrez plus, vous ne me verrez plus sous ma forme animée... Vos yeux vont se fermer à la vie invisible des choses ; mais je serai toujours là, dans la huche, sur la planche, sur la table, à côté de la soupe, moi qui suis, j'ose le dire, le plus fidèle commensal et le plus vieil ami de l'Homme... Eh bien, et moi ?... [LE FEU:] Moi d'abord, d'abord moi !... Adieu, Tyltyl et Mytyl !... Aïe ! Aïe !... Il me brûle !... Aïe ! aie ! . Il me roussit nez !... LA LUMIERE Voyons, le Feu, modérez un peu vos transports... Vous n'avez pas affaire à votre cheminée... Quel idiot !... Est-il mal élevé !... L'EAU, s'approchant des enfants. Je vous embrasserai sans vous faire de mal, tendrement, mes enfants... LE FEU Prenez garde, ça mouille !... L'EAU Je suis aimante et douce ; je suis bonne aux humains... Et les noyés ?... Aimez bien les Fontaines, écoutez les Ruisseaux... Je serai toujours là... LE FEU Elle a tout inondé !... — essayez de comprendre ce qu'elles essaient de dire... Je ne peux plus... Les larmes me suffoquent et m'empêchent de parler... Il n'y paraît point !... Souvenez-vous de moi lorsque vous verrez la carafe... Vous me trouverez également dans le broc, dans l'arrosoir, dans la citerne et dans le robinet... [LE SUCRE:] S'il reste une petite place dans votre souvenir, rappelez-vous que parfois ma présence vous fut douce... Je ne puis vous en dire davantage... Les larmes sont contraires à mon tempérament, et me font bien du mal quand elles tombent sur mes pieds.. Jésuite !... LE FEU, glapissant. Sucre d'orge ! berlingots ! caramels !... Mais où donc sont passés Tylette et Tylô ?... Que font-ils ?... [MYTYL:] C'est Tylette qui pleure !... On lui fait du mal !... [LE CHIEN:] Là !... En as-tu assez ?... En veux-tu encore ?... Là ! là ! là !... [LA LUMIERE:] Tylô !... Es-tu fou ?... Par exemple !... A bas !... Veux-tu finir !... A-t-on jamais vu !... Attends ! attends !... Qu'est-ce que c'est ?... Que s'est-il passé ?... [LA CHATTE:] C'est lui, madame la Lumière.. Il m'a dit des injures, il a mis des clous dans ma soupe, il m'a tiré la queue, il m'a roué de coups, et je n'avais rien fait, rien du tout, rien du tout !... [LE CHIEN:] Rien du tout, rien du tout !... C'est égal, t'en as eu, t'en as eu, et du bon, et t'en auras encore !... [MTTYL:] Ma pauvre Tylette, dis-moi donc où c'est que t'as mal... Je vais pleurer aussi !... [LE CHIEN:] Nous séparer de ces pauvres enfants ?... LA LUMIÈRE Oui, l'heure que vous savez va sonner... Nous allons rentrer dans le Silence... Nous ne pourrons plus leur parler... Non, non !... Je ne veux pas !... Je ne veux pas !... Je parlerai toujours !... Tu me comprendras maintenant, n'est-ce pas, mon petit dieu ?... Oui, oui, oui ! . Et l'on se dira tout, tout, tout !... Et je serai bien sage... Et j'apprendrai à lire, à écrire et à jouer aux dominos !... Et je serai toujours très propre... Et je ne volerai plus rien dans la cuisine... Veux-tu que je fasse quelque chose d'étonnant ?... Veux-tu que j'embrasse la Chatte ?... [MYTYL:] Et toi, Tylette ?... Tu n'as rien à nous dire. [LA CHATTE:] Je vous aime tous deux, autant que vous le méritez... [TYLTTL:] et MYTTL, s'accrochant à la robe de la lumière. Non, non, non, la Lumière !... Reste ici, avec nous !... Papa ne dira rien... Nous dirons à Maman que ta as été bonne... Hélas ! je ne peux pas... Cette porte nous est fermée et je dois vous quitter.. Où iras-tu toute seule ? Non, non ; je ne veux pas... Nous irons avec toi... Je dirai à Maman... Ne pleurez : pas, mes chers petits... Je n'ai pas de voix comme l'Eau ; je n'ai que ma clarté que l'Homme n'entend point... Mais je veille sur lui jusqu'à la fin des jours... Rappelez-vous bien que c'est moi qui vous parle dans chaque rayon de lune qui s'épanche, dans chaque étoile qui sourit, dans chaque aurore qui se lève, dans chaque lampe qui s'allume, dans chaque pensée bonne et claire de votre âme... Ecoutez !... L'heure sonne... Adieu !... La porte s'ouvre !... Entres, entrez, entrez !... fuient précipitamment et disparaissent à droite et à gauche, dans la coulisse. Hurlements du CHIEN à la cantonade. La scène reste vide un instant, puis le décor figurant le mur de la petite porte s'ouvre par le milieu, pour découvrir un dernier tableau.
[LA MERE TYL:] Debout, voyons, debout ! les petits paresseux !... Vous n'avez donc pas honte ?... Huit heures sont sonnées, le soleil est déjà plus haut que la forêt !... Dieu ! qu'ils dorment, qu'ils Dorment !... Ils sont tout roses... Tyltyl sent la lavande et Mytyl le muguet... Que c'est bon les enfants !... Ils ne peuvent pourtant pas dormir jusqu'à midi... On ne peut pas en faire des paresseux... Et puis, je me suis laissée dire que ce n'est pas trop bon pour la santé... Allons, allons, Tyltyl... [TYLTYL:] Quoi ?... La Lumière ?... Où est-elle ? Non, non, ne t'en va pas... La Lumière ?... mais bien sûr qu'elle est là... Il y a déjà pas mal de temps... Il fait aussi clair qu'à midi, bien que les volets soient fermés... Attends un peu que je les ouvre... Elle pousse les volets, l'aveuglante clarté du grand jour envahit la pièce. Là, voilà !... Qu'est-ce que t'as ?... T'as l'air tout aveuglé... Maman, maman !... C'est toi !... Mais bien sûr que c'est moi... Qui veux-tu que ce soit ? C'est toi... Mais oui, c'est toi !... [LA MÈRE TYL:] Mais oui, c'est moi... Je n'ai pas changé de visage cette nuit... qu'as-tu donc à me regarder comme un émerveillé ?... J'ai peut-être le nez à l'envers ?... Oh ! que c'est bon de te revoir !... Il y a si longtemps, si longtemps !... Il faut que je t'embrasse tout de suite... Encore, encore, encore !... Et puis, c'est bien mon lit !... Je suis dans la maison !... Qu'est-ce que t'as ?... Tu ne t'éveilles pas ?... T'es pas malade, au moins ?... Voyons, montre ta langue... Allons, lève-toi donc, et puis habille-toi... Tiens ! je suis en chemise !... LA MERE TYL Est-ce que j'ai fait ainsi tout mon voyage ?... LA MÈRE TYL Quel voyage ?... L'année dernière ?... Mais oui, donc !... A Noël, lorsque je guis parti... Lorsque t'es parti ?... T'as pas quitté la chambre... Je t'ai couché hier soir, et je te retrouve ce matin... T'as donc rêvé tout ça ! Mais tu ne comprends pas !... C'était l'année passée, lorsque je suis parti avec Mytyl, la Fée, la Lumière... elle est bonne, la Lumière ! le Pain, le Sucre, l'Eau, le Feu. Ils se battaient tout le temps... T'es pas fâchée ?... T'as pas été trop triste ?... Et Papa, qu'a-t-il dit ?... Je ne pouvais pas refuser... J'ai laissé un billet pour expliquer... Qu'est-ce que tu chantes là ?... Bien sûr que t'es malade, ou bien tu dors encore... Voyons, réveille-toi... Voyons, ça va-t-il mieux ?... Comment ! je dors encore ?... Je suis debout depuis six heures... J'ai fait tout le ménage et rallumé le feu... TYLTYL Mais demande à Mytyl si c'est pas vrai... Ah ! nous en avons eu des aventures ! .. Comment, Mytyl ?... Quoi donc ?... TYLTYL Elle était avec moi... Nous avons revu bon-papa et bonne-maman... Bon-papa et bonne-maman ?... Riquette, elle marche à quatre pattes !... Nous t'avons vue aussi hier au soir. Hier au soir ? Ce n'est pas étonnant puisque je t'ai couchée. Non, non, aux jardins des Bonheurs, tu étais bien plus belle, mais tu te ressemblais... Le jardin des Bonheurs ? Je ne connais pas ça... TYLTYL, la contemplant, puis l'embrassant. Oui, tu étais plus belle, mais je t'aime mieux comme ça... MYTYL, l'embrassant également. Mon Dieu ! qu'est-ce qu'ils ont ?... Je vais les perdre aussi, comme j'ai perdu les autres !... Papa Tyl ! Papa Tyl !... Venez donc ! Les petits sont malades !... Qu'y a-t-il ?... [TYLTYL:] et MYTYL, accourant joyeusement pour embrasser leur père. Tiens, Papa !... C'est Papa !... Bonjour, Papa !... Tu as bien travaillé cette année ?... Eh bien, quoi ?... Qu'est-ce que c'est ?... Ils n'ont pas l'air malade ; ils ont fort bonne mine... LA MÈRE TYL, larmoyante. et puis le bon Dieu les a pris... Je ne sais ce qu'ils ont... Je les avais couchés bien tranquillement hier au soir ; et ce matin, quand ils s'éveillent, voilà que tout va mal... Ils ne savent plus ce qu'ils disent ; ils parlent d'un voyage... Ils ont vu la Lumière, grand-papa, grand'maman, qui sont morts mais qui se portent bien... Tu entends ?... Cours chercher le médecin !... [LE PERE TYL:] Mais non, mais non... Ils ne sont pas encore morts... Voyons ; nous allons voir... Entrez ! [LA VOISINE:] Bien le bonjour et bonne fête à tous ! C'est la Fée Bérylune ! Je viens chercher un peu de feu pour mon pot-au-feu de la fête... Il fait bien frisquet ce matin... Bonjour, les enfants, ça va bien ?... Que dit-il ?... Eh bien, Tyltyl, tu ne reconnais pas la mère Berlingot, ta voisine Berlingot ?... Mais si, madame... Vous êtes la Fée Bérylune... Vous n'êtes pas fâchée ?... Béry... quoi ? Berlingot, tu veux dire Berlingot... Bah, bah !... Cela se passera ; je vais leur donner quelques claques... Laissez donc, ce n'est pas la peine... Je connais ça ; c'est rien qu'un peu de songeries... Ils auront dormi dans un rayon de lune... Ma petite fille qu'est bien malade est souvent comme ça... LA MÈRE TYL A propos, comment qu'elle va, ta petite fille ? Oui, je sais, c'est toujours l'oiseau de Tyltyl... Eh bien, Tyltyl, ne vas-tu pas le lui donner enfin, à cette pauvre petite ?... Quoi, Maman ?... LA MERE TYL Ton oiseau... Pour ce que tu en fais... Tu ne le regardes même plus... Elle en meurt d'envie depuis si longtemps !... TYLTYL Tiens, c'est vrai, mon oiseau... Où est-il ?... Ah ! mais voilà la cage !... Mytyl, vois-tu la cage ?... C'est celle que portait le Pain... Oui, oui, c'est bien la même ; mais il n'y a plus qu'un oiseau... Il a donc mangé l'autre ?... Tiens, tiens !... Mais il est bleu !... Mais c'est ma tourterelle !... Mais elle est bien plus bleue que quand je suis parti !... Mais c'est là l'Oiseau-Bleu que nous avons cherché !... Nous sommes allés si loin et il était ici !... Ah ! ça, c'est épatant !... Mytyl, vois-tu l'oiseau ?... Que dirait la Lumière ?... Je vais décrocher la cage... La voilà, madame Berlingot... Il n'est pas encore tout à fait bleu ; ça viendra, vous verrez... Mais portez-le bien vite à votre petite fille... Non ?... Vrai ?... Tu me le donnes, comme ça, tout de suite et pour rien ?... Dieu ! qu'elle va être heureuse !... Il faut que je t'embrasse !... Je me sauve !... Je me sauve !... TYLTYL Je reviendrai vous dire ce qu'elle aura dit... [TYLTYL:] Papa, Maman ; qu'avez-vous fait à la maison ?... C'est la même chose ; mais elle est bien plus belle... Comment, elle est plus belle ?... Et la forêt qu'on voit !... Est-elle grande, est-elle belle !... On croirait qu'elle est neuve !... Qu'on est heureux ici !... Où est le Pain ?... Tiens, ils sont bien tranquilles... Et puis, voilà Tylô !... Bonjour, Tylô, Tylô !... Ah ! tu t'es bien battu !... Te rappelles-tu dans la forêt ?... Et Tylette ?... Elle me reconnaît bien, mais elle ne parle plus... TYLTYL Monsieur le Pain... Tiens, je n'ai plus le Diamant ! Qui est-ce qui m'a pris mon petit chapeau vert ?... Tant pis ! je n'en ai plus besoin... — Ah ! le Feu !... Il est bon !... Il pétille en riant pour faire enrager l'Eau... — Et l'Eau ?... Bonjour, l'Eau !... Que dit-elle ?... Elle parle toujours, mais je ne la comprends plus aussi bien... MYTYL Je ne vois pas le Sucre... Dieu que je suis heureux, heureux, heureux !... Moi aussi, moi aussi !... Qu'ont-ils donc à tourniller comme ça ?... Moi, j'aimais surtout la Lumière... Où est sa lampe ?... Est-ce qu'on peut l'allumer ?... Dieu ! que c'est beau tout ça et que je suis content !... Entrer donc !... Vous voyez le miracle !... Pas possible !... Elle marche... Elle marche !... C'est-à-dire qu'elle court, qu'elle danse, qu'elle vole !... Quand elle a vu l'oiseau, elle a sauté, comme ça, d'un saut, vers la fenêtre, pour voir à la Lumière si c'était bien la tourterelle de Tyltyl... Et puis pfffl... dans la rue, comme un ange... C'est tout juste si je pouvais la suivre... Oh ! qu'elle ressemble à la Lumière !... MYTYL Sûr !... Mais elle grandira... LA VOISINE Que disent-ils ?... Ça ne va pas encore ?... LA MÈRE TYL [LA VOISINE:] Eh bien, Tyltyl, qu'est-ce que t'as ?... T'as peur de la petite fille ?... Voyons, embrasse-la... Voyons, un gros baiser... Mieux que ça... Toi si effronté d'habitude !... Encore un !... Mais qu'est-ce donc que t'as ?... On dirait que tu vas pleurer... Est-ce qu'il est assez bleu ?... [LA PETITE FILLE:] J'en ai vu de plus bleus... Mais les tout à fait bleus, tu sais, on a beau faire, on ne peut pas les attraper. Est-ce qu'il a mangé ?... Pas encore... Qu'est-ce qu'il mange ?... TYLTYL Comment qu'il mange, dis ?... TYLTYL Par le bec, tu vas voir, je vais te montrer... profitant de l'hésitation de leur geste, la tourterelle s'échappe et s'envole. Maman !... Il est parti !... Ce n'est rien... Ne pleure pas... Je le rattraperai... Si quelqu'un le retrouve, voudrait-il nous le rendre ?... Nous en avons besoin pour être heureux plus tard...
[HALI:] Chut... N'avancez pas davantage, et demeurez dans cet endroit, jusqu'à ce que je vous appelle. Il fait noir comme dans un four : le ciel s'est habillé ce soir en Scaramouche, et je ne vois pas une étoile qui montre le bout de son nez. Sotte condition que celle d'un esclave ! de ne vivre jamais pour soi, et d'être toujours tout entier aux passions d'un maître ! de n'être réglé que par ses humeurs, et de se voir réduit à faire ses propres affaires de tous les soucis qu'il peut prendre ! Le mien me fait ici épouser ses inquiétudes ; et parce qu'il est amoureux, il faut que, nuit et jour, je n'aie aucun repos. Mais voici des flambeaux, et sans doute c'est lui.
[ADRASTE:] Est-ce toi, Hali ? [HALI:] Et qui pourrait-ce être que moi ? A ces heures de nuit, hors vous et moi, Monsieur, je ne crois pas que personne s'avise de courir maintenant les rues. [ADRASTE:] Aussi ne crois-je pas qu'on puisse voir personne qui sente dans son cœur la peine que je sens. Car, enfin, ce n'est rien d'avoir à combattre l'indifférence ou les rigueurs d'une beauté qu'on aime : on a toujours au moins le plaisir de la plainte et la liberté des soupirs ; mais ne pouvoir trouver aucune occasion de parler à ce qu'on adore, ne pouvoir savoir d'une belle si l'amour qu'inspirent ses yeux est pour lui plaire ou lui déplaire, c'est la plus fâcheuse, à mon gré, de toutes les inquiétudes ; et c'est où me réduit l'incommode jaloux qui veille, avec tant de souci, sur ma charmante Grecque et ne fait pas un pas sans la traîner à ses côtés. [HALI:] Mais il est en amour plusieurs façons de se parler ; et il me semble, à moi, que vos yeux et les siens, depuis près de deux mois, se sont dit bien des choses. [ADRASTE:] Il est vrai qu'elle et moi souvent nous nous sommes parlé des yeux ; mais comment reconnaître que, chacun de notre côté, nous ayons comme il faut expliqué ce langage ? Et que sais-je, après tout, si elle entend bien tout ce que mes regards lui disent ? et si les siens me disent ce que je crois parfois entendre ? [HALI:] Il faut chercher quelque moyen de se parler d'autre manière. [ADRASTE:] As-tu là tes musiciens ? [HALI:] Oui. [ADRASTE:] Fais-les approcher. Je veux, jusques au jour, les faire ici chanter, et voir si leur musique n'obligera point cette belle à paraître à quelque fenêtre. [HALI:] Les voici. Que chanteront-ils ? [ADRASTE:] Ce qu'ils jugeront de meilleur. [HALI:] Il faut qu'ils chantent un trio qu'ils me chantèrent l'autre jour. [ADRASTE:] Non, ce n'est pas ce qu'il me faut. [HALI:] Ah ! Monsieur, c'est du beau bécarre. [ADRASTE:] Que diantre veux-tu dire avec ton beau bécarre ? [HALI:] Monsieur, je tiens pour le bécarre : vous savez que je m'y connais. Le bécarre me charme : hors du bécarre, point de salut en harmonie. Écoutez un peu ce trio. [ADRASTE:] Non : je veux quelque chose de tendre et de passionné, quelque chose qui m'entretienne dans une douce rêverie. HALI. — Je vois bien que vous êtes pour le bémol ; mais il y a moyen de nous contenter l'un l'autre. Il faut qu'ils vous chantent une certaine scène d'une petite comédie que je leur ai vu essayer. Ce sont deux bergers amoureux, tout remplis de langueur, qui, sur le bémol, viennent séparément faire leurs plaintes dans un bois, puis se découvrent l'un à l'autre la cruauté de leurs maîtresses ; et là-dessus vient un berger joyeux, avec un bécarre admirable, qui se moque de leur faiblesse. J'y consens. Voyons ce que c'est. Place-toi contre ce logis, afin qu'au moindre bruit que l'on fera dedans, je fasse cacher les lumières.
[PREMIER MUSICIEN:] Si du triste récit de mon inquiétude Je trouble le repos de votre solitude, Vous en serez touchés. [SECOND MUSICIEN:] Ah ! mon cher Philène. Ah ! mon cher Tirsis. Que je sens de peine ! Que j'ai de-soucis ! [TOUS DEUX:] O loi trop inhumaine ! Amour, si tu ne peux les contraindre d'aimer, Pourquoi leur laisses-tu le pouvoir de charmer ? [TROISIÈME MUSICIEN:] Pauvres amants, quelle erreur D'adorer des inhumaines ! A leur vouer ma tendresse Je mets mon plus doux souci ; Ma foi ! je suis tigre aussi. [PREMIER ET SECOND MUSICIEN:] Heureux, hélas ! qui peut aimer ainsi ! [HALI:] Monsieur, je viens d'ouïr quelque bruit au-dedans. [ADRASTE:] Qu'on se retire vite, et qu'on éteigne les flambeaux.
[DOM PEDRE:] Il y a quelque temps que j'entends chanter à ma porte ; et, sans doute, cela ne se fait pas pour rien. Il faut que, dans l'obscurité, je tâche à découvrir quelles gens ce peuvent être. [ADRASTE:] Hali ! [HALI:] Quoi ? [ADRASTE:] N'entends-tu plus rien ? [HALI:] Non. [ADRASTE:] Quoi ? tous nos efforts ne pourront obtenir que je parle un moment à cette aimable Grecque ? et ce jaloux maudit, ce traître de Sicilien, me fermera toujours tout accès auprès d'elle ? [HALI:] Je voudrais, de bon cœur, que le diable l'eût emporté, pour la fatigue qu'il nous donne, le fâcheux, le bourreau qu'il est. Ah ! si nous le tenions ici, que je prendrais de joie à venger sur son dos tous les pas inutiles que sa jalousie nous fait faire ! [ADRASTE:] Si faut-il bien pourtant trouver quelque moyen, quelque invention, quelque ruse, pour attraper notre brutal : j'y suis trop engagé pour en avoir le démenti ; et quand j'y devrais employer... [HALI:] Monsieur, je ne sais pas ce que cela veut dire, mais la porte est ouverte ; et si vous le voulez, j'entrerai doucement pour découvrir d'où cela vient. [ADRASTE:] Oui, fais ; mais sans faire de bruit ; je ne m'éloigne pas de toi. Plût au Ciel que ce fût la charmante Isidore ! [DOM PEDRE:] Qui va là ? [HALI:] Ami. [DOM PEDRE:] Holà ! Francisque, Dominique, Simon, Martin, Pierre, Thomas, Georges,
[ADRASTE:] Je n'entends remuer personne. Hali ? Hali ? [HALI:] Monsieur. [ADRASTE:] Où donc te caches-tu ? [HALI:] Ces gens sont-ils sortis ? [ADRASTE:] Non : personne ne bouge. [HALI:] S'ils viennent, ils seront frottés. [ADRASTE:] Quoi ? tous nos soins seront donc inutiles ? Et toujours ce fâcheux jaloux se moquera de nos desseins. [HALI:] Non : le courroux du point d'honneur me prend ; il ne sera pas dit qu'on triomphe de mon adresse ; ma qualité de fourbe s'indigne de tous ces obstacles, et je prétends faire éclater les talents que j'ai eus du Ciel. [ADRASTE:] Je voudrais seulement que, par quelque moyen, par un billet, par quelque bouche, elle fût avertie des sentiments qu'on a pour elle, et savoir les siens là-dessus. Après, on peut trouver facilement les moyens... [HALI:] Laissez-moi faire seulement : j'en essayerai tant, de toutes les manières, que quelque chose enfin nous pourra réussir. Allons, le jour paraît ; je vais chercher mes gens, et venir attendre, en ce lieu, que notre jaloux sorte.
[ISIDORE:] Je ne sais pas quel plaisir vous prenez à me réveiller si matin ; cela s'ajuste assez mal, ce me semble, au dessein que vous avez pris de me faire peindre aujourd'hui ; et ce n'est guère pour avoir le teint frais et les yeux brillants que se lever ainsi dès la pointe du jour. [DOM PEDRE:] J'ai une affaire qui m'oblige à sortir à l'heure qu'il est. [ISIDORE:] Mais l'affaire que vous avez eût bien pu se passer, je crois, de ma présence ; et vous pouviez, sans vous incommoder, me laisser goûter les douceurs du sommeil du matin. [DOM PEDRE:] Oui ; mais je suis bien aise de vous voir toujours avec moi. Il n'est pas mal de s'assurer un peu contre les soins des surveillants ; et cette nuit encore, on est venu chanter sous nos fenêtres. [ISIDORE:] Il est vrai ; la musique en était admirable. [DOM PEDRE:] C'était pour vous que cela se faisait. [ISIDORE:] Je le veux croire ainsi, puisque vous me le dites. [DOM PEDRE:] Vous savez qui était celui qui donnait cette sérénade ? [ISIDORE:] Non pas ; mais, qui que ce puisse être, je lui suis obligée. [DOM PEDRE:] Obligée ! [ISIDORE:] Sans doute, puisqu'il cherche à me divertir. [DOM PEDRE:] Vous trouvez donc bon qu'on vous aime ? [ISIDORE:] Fort bon. Cela n'est jamais qu'obligeant. [DOM PEDRE:] Et vous voulez du bien à tous ceux qui prennent ce soin ? [ISIDORE:] Assurément. [DOM PEDRE:] C'est dire fort net ses pensées. [ISIDORE:] A quoi bon dissimuler ? Quelque mine qu'on fasse, on est toujours bien aise d'être aimée : ces hommages à nos appas ne sont jamais pour nous déplaire. Quoi qu'on en puisse dire, la grande ambition des femmes est, croyez-moi, d'inspirer de l'amour. Tous les soins qu'elles prennent ne sont que pour cela ; et l'on n'en voit point de si fière qui ne s'applaudisse en son cœur des conquêtes que font ses yeux. [DOM PEDRE:] Mais si vous prenez, vous, du plaisir à vous voir aimée, savez-vous bien, moi qui vous aime, que je n'y en prends nullement ? [ISIDORE:] Je ne sais pas pourquoi cela ; et si j'aimais quelqu'un, je n'aurais point de plus grand plaisir que de le voir aimé de tout le monde. Y a-t-il rien qui marque davantage la beauté du choix que l'on fait ? et n'est-ce pas pour s'applaudir que ce que nous aimons soit trouvé fort aimable ? [DOM PEDRE:] Chacun aime à sa guise, et ce n'est pas là ma méthode. Je serai fort ravi qu'on ne vous trouve point si belle, et vous m'obligerez de n'affecter point tant de la paraître à d'autres yeux. [ISIDORE:] Quoi ? jaloux de ces choses-là ? [DOM PEDRE:] Oui, jaloux de ces choses-là, mais jaloux comme un tigre, et, si voulez : comme un diable. Mon amour vous veut toute à moi ; sa délicatesse s'offense d'un souris, d'un regard qu'on vous peut arracher ; et tous les soins qu'on me voit prendre ne sont que pour fermer tout accès aux galants, et m'assurer la possession d'un cœur dont je ne puis souffrir qu'on me vole la moindre chose. [ISIDORE:] Certes, voulez-vous que je dise ? vous prenez un mauvais parti ; et la possession d'un cœur est fort mal assurée, lorsqu'on prétend le retenir par force. Pour moi, je vous l'avoue, si j'étais galant d'une femme qui fût au pouvoir de quelqu'un, je mettrais toute mon étude à rendre ce quelqu'un jaloux, et l'obliger à veiller nuit et jour celle que je voudrais gagner. C'est un admirable moyen d'avancer ses affaires, et l'on ne tarde guère à profiter du chagrin et de la colère que donne à l'esprit d'une femme la contrainte et la servitude. [DOM PEDRE:] Si bien donc que, si quelqu'un vous en contait, il vous trouverait disposée à recevoir ses vœux ? [ISIDORE:] Je ne vous dis rien là-dessus. Mais les femmes enfin n'aiment pas qu'on les gêne ; et c'est beaucoup risquer que de leur montrer des soupçons, et de les tenir renfermées. [DOM PEDRE:] Vous reconnaissez peu ce que vous me devez ; et il me semble qu'une esclave que l'on a affranchie, et dont on veut faire sa femme... [ISIDORE:] Quelle obligation vous ai-je, si vous changez mon esclavage en un autre beaucoup plus rude ? si vous ne me laissez jouir d'aucune liberté, et me fatiguez, comme on voit, d'une garde continuelle ? [DOM PEDRE:] Mais tout cela ne part que d'un excès d'amour. [ISIDORE:] Si c'est votre façon d'aimer, je vous prie de me haïr. [DOM PEDRE:] Vous êtes aujourd'hui dans une humeur désobligeante ; et je pardonne ces paroles au chagrin où vous pouvez être de vous être levée matin.
[DOM PEDRE:] Trêve aux cérémonies. Que voulez-vous ? [HALI:] Il se retourne devers ISIDORE, à chaque parole qu'il dit à DOM PEDRE, et lui fait des signes pour lui faire connaître le dessein de son maître.. — Signor, je vous dirai que je viens vous trouver, pour vous prier de vouloir bien... [DOM PEDRE:] Avec la permission de la Signore, passez un peu de ce côté. [HALI:] Signor, je suis un virtuose. [DOM PEDRE:] Je n'ai rien à donner. [HALI:] Ce n'est pas ce que je demande. Mais comme je me mêle un peu de musique et de danse, j'ai instruit quelques esclaves qui voudraient bien trouver un maître qui se plût à ces choses ; et comme je sais que vous êtes une personne considérable, je voudrais vous prier de les voir et de les entendre, pour les acheter, s'ils vous plaisent, ou pour leur enseigner quelqu'un de vos amis qui voulût s'en accommoder. [ISIDORE:] C'est une chose à voir, et cela nous divertira. Faites-les-nous venir. [HALI:] Chala bala... Voici une chanson nouvelle, qui est du temps. Écoutez bien. Chala bala.
[HALI:] chante. Est-il peine plus cruelle Pour un cœur bien amoureux ? Chiribirida ouch alla ! Ti voler comprara ? [DOM PEDRE:] Que cette chanson Sent pour vos épaules Les coups de bâton ? Oh ! oh ! quels égrillards ! Allons, rentrons ici : j'ai changé de pensée ; et puis le temps se couvre un peu. Ah ! fourbe, que je vous y trouve ! [HALI:] Hé bien ! oui, mon maître l'adore ; il n'a point de plus grand désir que de lui montrer son amour ; et si elle y consent, il la prendra pour femme. [DOM PEDRE:] Oui, oui, je la lui garde. [HALI:] Nous l'aurons malgré vous. [DOM PEDRE:] Comment ? coquin... [HALI:] Nous l'aurons, dis-je, en dépit de vos dents. [DOM PEDRE:] Si je prends... [HALI:] Vous avez beau faire la garde : j'en ai juré, elle sera à nous. [DOM PEDRE:] Laisse-moi faire, je t'attraperai sans courir. [HALI:] C'est nous qui vous attraperons : elle sera notre femme, la chose est résolue. Il faut que j'y périsse, ou que j'en vienne à bout.
[HALI:] Monsieur, j'ai déjà fait quelque petite tentative ; mais je... [ADRASTE:] Ne te mets point en peine ; j'ai trouvé par hasard tout ce que je voulais, et je vais jouir du bonheur de voir chez elle cette belle. Je me suis rencontré chez le peintre Damon, qui m'a dit qu'aujourd'hui il venait faire le portrait de cette adorable personne ; et comme il est depuis longtemps de mes plus intimes amis, il a voulu servir mes feux, et m'envoie à sa place, avec un petit mot de lettre pour me faire accepter. Tu sais que de tout temps je me suis plu à la peinture, et que parfois je manie le pinceau, contre la coutume de France, qui ne veut pas qu'un gentilhomme sache rien faire : ainsi j'aurai la liberté de voir cette belle à mon aise. Mais je ne doute pas que mon jaloux fâcheux ne soit toujours présent, et n'empêche tous les propos que nous pourrions avoir ensemble ; et pour te dire vrai, j'ai, par le moyen d'une jeune esclave, un stratagème pour tirer cette belle Grecque des mains de son jaloux, si je puis obtenir d'elle qu'elle y consente. [HALI:] Laissez-moi faire, je veux vous faire un peu de jour à la pouvoir entretenir. Il ne sera pas dit que je ne serve de rien dans cette affaire-là. Quand allez-vous ? [ADRASTE:] Tout de ce pas, et j'ai déjà préparé toutes choses. [HALI:] Je vais, de mon côté, me préparer aussi. [ADRASTE:] Je ne veux point perdre de temps. Holà ! Il me tarde que je goûte le plaisir de la voir.
[DOM PEDRE:] Que cherchez-vous, cavalier, dans cette maison ? [ADRASTE:] J'y cherche le seigneur Dom Pèdre. [DOM PEDRE:] Vous l'avez devant vous. [ADRASTE:] Il prendra, s'il lui plaît, la peine de lire cette lettre. [DOM PEDRE:] lit. — "Je vous envoie, au lieu de moi, pour le portrait que vous savez, ce gentilhomme français, qui, comme curieux d'obliger les honnêtes gens, a bien voulu prendre ce soin, sur la proposition que je lui en ai faite. Il est, sans contredit, le premier homme du monde pour ces sortes d'ouvrages, et j'ai cru que je ne pouvais rendre un service plus agréable que de vous l'envoyer, dans le dessein que vous avez d'avoir un portrait achevé de la personne que vous aimez. Gardez-vous bien surtout de lui parler d'aucune récompense ; car c'est un homme qui s'en offenserait, et qui ne fait les choses que pour la gloire et pour la réputation. Seigneur français, c'est une grande grâce que vous me voulez faire ; et je vous suis fort obligé. [ADRASTE:] Toute mon ambition est de rendre service aux gens de nom et de mérite. [DOM PEDRE:] Je vais faire venir la personne dont il s'agit.
[DOM PEDRE:] Voici un gentilhomme que Damon nous envoie, qui se veut bien donner la peine de vous peindre. Holà ! Seigneur français, cette façon de saluer n'est point d'usage en ce pays. [ADRASTE:] C'est la manière de France. [DOM PEDRE:] La manière de France est bonne pour vos femmes ; mais, pour les nôtres, elle est un peu trop familière. [ISIDORE:] Je reçois cet honneur avec beaucoup de joie. L'aventure me surprend fort, et pour dire le vrai, je ne m'attendais pas d'avoir un peintre si illustre. [ADRASTE:] Il n'y a personne sans doute qui ne tînt à beaucoup de gloire de toucher à un tel ouvrage. Je n'ai pas grande habileté ; mais le sujet, ici, ne fournit que trop de lui-même, et il y a moyen de faire quelque chose de beau sur un original fait comme celui-là. [ISIDORE:] L'original est peu de chose : mais l'adresse du peintre en saura couvrir les défauts. [ADRASTE:] Le peintre n'y en voit aucun ; et tout ce qu'il souhaite est d'en pouvoir représenter les grâces, aux yeux de tout le monde, aussi grandes qu'il les peut voir. [ISIDORE:] Si votre pinceau flatte autant que votre langue, vous allez me faire un portrait qui ne me ressemblera pas. [ADRASTE:] Le Ciel, qui fit l'original, nous ôte le moyen d'en faire un portrait qui puisse flatter. [ISIDORE:] Le Ciel, quoi que vous en disiez, ne... [DOM PEDRE:] Finissons cela, de grâce, laissons les compliments, et songeons au portrait. [ADRASTE:] Allons, apportez tout. [ISIDORE:] Où voulez-vous que je me place ? [ADRASTE:] Ici. Voici le lieu le plus avantageux, et qui reçoit le mieux les vues favorables de la lumière que nous cherchons. [ISIDORE:] Suis-je bien ainsi ? [ADRASTE:] Oui. Levez-vous un peu, s'il vous plaît. Un peu plus de ce côté-là ; le corps tourné ainsi ; la tête un peu levée, afin que la beauté du cou paraisse. Ceci un peu plus découvert. Bon. Là, un peu davantage. Encore tant soit peu. [DOM PEDRE:] Il y a bien de la peine à vous mettre ; ne sauriez-vous vous tenir comme il faut ? [ISIDORE:] Ce sont ici des choses toutes neuves pour moi ; et c'est à Monsieur à me mettre de la façon qu'il veut. [ADRASTE:] Voilà qui va le mieux du monde, et vous vous tenez à merveille. Comme cela, s'il vous plaît. Le tout dépend des attitudes qu'on donne aux personnes qu'on peint. [DOM PEDRE:] Fort bien. [ADRASTE:] Un peu plus de ce côté ; vos yeux toujours tournés vers moi, je vous en prie ; vos regards attachés aux miens. [ISIDORE:] Je ne suis pas comme ces femmes qui veulent, en se faisant peindre, des portraits qui ne sont point elles, et ne sont point satisfaites du peintre s'il ne les fait toujours plus belles que le jour. Il faudrait, pour les contenter, ne faire qu'un portrait pour toutes ; car toutes demandent les mêmes choses : un teint tout de lis et de rose, un nez bien fait, une petite bouche, et de grands yeux vifs, bien fendus, et surtout le visage pas plus gros que le poing, l'eussent-elles d'un pied de large. Pour moi, je vous demande un portrait qui soit moi, et qui n'oblige point à demander qui c'est. [ADRASTE:] Il serait malaisé qu'on demandât cela du vôtre, et vous avez des traits à qui fort peu d'autres ressemblent. Qu'ils ont de douceurs et de charmes, et qu'on court de risque à les peindre ! [DOM PEDRE:] Le nez me semble un peu trop gros. [ADRASTE:] J'ai lu, je ne sais où, qu'Apelle peignit autrefois une maîtresse d'Alexandre, et qu'il en devint, la peignant, si éperdument amoureux qu'il fut près d'en perdre la vie : de sorte qu'Alexandre, par générosité, lui céda l'objet de ses vœux. Je pourrais faire ici ce qu'Apelle fit autrefois ; mais vous ne feriez pas peut-être ce que fit Alexandre. [ISIDORE:] Tout cela sent la nation ; et toujours Messieurs les Français ont un fonds de galanterie qui se répand partout. [ADRASTE:] On ne se trompe guère à ces sortes de choses ; et vous avez l'esprit trop éclairé pour ne pas voir de quelle source partent les choses qu'on vous dit. Oui, quand Alexandre serait ici, et que ce serait votre amant, je ne pourrais m'empêcher de vous dire que je n'ai rien vu de si beau que ce que je vois maintenant, et que... [DOM PEDRE:] Seigneur français, vous ne devriez pas, ce me semble, parler ; cela vous détourne de votre ouvrage. [ADRASTE:] Ah ! point du tout. J'ai toujours de coutume de parler quand je peins ; et il est besoin, dans ces choses, d'un peu de conversation, pour réveiller l'esprit, et tenir les visages dans la gaieté nécessaire aux personnes que l'on veut peindre.
[DOM PEDRE:] Que veut cet homme-là ? et qui laisse monter les gens sans nous en venir avertir ? [HALI:] J'entre ici librement ; mais, entre cavaliers, telle liberté est permise. Seigneur, suis-je connu de vous ? [DOM PEDRE:] Non, seigneur. [HALI:] Je suis Dom Gilles d'Avalos, et l'histoire d'Espagne vous doit avoir instruit de mon mérite. [DOM PEDRE:] Souhaitez-vous quelque chose de moi ? [HALI:] Oui, un conseil sur un fait d'honneur. Je sais qu'en ces matières il est malaisé de trouver un cavalier plus consommé que vous ; mais je vous demande pour grâce que nous nous tirions à l'écart. [DOM PEDRE:] Nous voilà assez loin. [ADRASTE:] Elle a les yeux bleus. [HALI:] Seigneur, j'ai reçu un soufflet : vous savez ce qu'est un soufflet, lorsqu'il se donne à main ouverte, sur le beau milieu de la joue. J'ai ce soufflet fort sur le cœur : et je suis dans l'incertitude si, pour me venger de l'affront, je dois me battre avec mon homme, ou bien le faire assassiner. [DOM PEDRE:] Assassiner, c'est le plus court chemin. Quel est votre ennemi ? HALI. — Parlons bas, s'il vous plaît. [ADRASTE:] Oui, charmante Isidore, mes regards vous le disent depuis plus de deux mois, et vous les avez entendus : je vous aime plus que tout ce que l'on peut aimer, et je n'ai point d'autre pensée, d'autre but, d'autre passion, que d'être à vous toute ma vie. [ISIDORE:] Je ne sais si vous dites vrai, mais vous persuadez. [ADRASTE:] Mais vous persuadé-je jusqu'à vous inspirer quelque peu de bonté pour moi ? [ISIDORE:] Je ne crains que d'en trop avoir. [ADRASTE:] En aurez-vous assez pour consentir, belle Isidore, au dessein que je vous ai dit ? [ISIDORE:] Je ne puis encore vous le dire. [ADRASTE:] Qu'attendez-vous pour cela ? [ISIDORE:] A me résoudre. [ADRASTE:] Ah ! quand on aime, on se résout bientôt. [ISIDORE:] Hé bien ! allez, oui, j'y consens. [ADRASTE:] Mais consentez-vous, dites-moi, que ce soit dès ce moment même ? [ISIDORE:] Lorsqu'on est une fois résolu sur la chose, s'arrête-t-on sur le temps ? [DOM PEDRE:] Voilà mon sentiment, et je vous baise les mains. [HALI:] Seigneur, quand vous aurez reçu quelque soufflet, je suis homme aussi de conseil, et je pourrai vous rendre la pareille. [DOM PEDRE:] Je vous laisse aller sans vous reconduire ; mais, entre cavaliers, cette liberté est permise. [ADRASTE:] Non, il n'est rien qui puisse effacer de mon cœur les tendres témoignages... DOM
[ISIDORE:] Qu'en dites-vous ? ce gentilhomme me paraît le plus civil du monde, et l'on doit demeurer d'accord que les Français ont quelque chose en eux de poli, de galant, que n'ont point les autres nations. [DOM PEDRE:] Oui ; mais ils ont cela de mauvais, qu'ils s'émancipent un peu trop, et s'attachent, en étourdis, à conter des fleurettes à tout ce qu'ils rencontrent. [ISIDORE:] C'est qu'ils savent qu'on plaît aux dames par ces choses. [DOM PEDRE:] Oui ; mais s'ils plaisent aux dames, ils déplaisent fort aux messieurs ; et l'on n'est point bien aise de voir, sur sa moustache, cajoler hardiment sa femme ou sa maîtresse. [ISIDORE:] Ce qu'ils en font n'est que par jeu.
[CLIMENE:] Ah ! seigneur cavalier, sauvez-moi, s'il vous plaît, des mains d'un mari furieux dont je suis poursuivie. Sa jalousie est incroyable, et passe, dans ses mouvements, tout ce qu'on peut imaginer. Il va jusques à vouloir que je sois toujours voilée ; et pour m'avoir trouvée le visage un peu découvert, il a mis l'épée à la main, et m'a réduite à me jeter chez vous, pour vous demander votre appui contre son injustice. Mais je le vois paraître. De grâce, seigneur cavalier, sauvez-moi de sa fureur. [DOM PEDRE:] Entrez là-dedans avec elle, et n'appréhendez rien.
[DOM PEDRE:] Hé quoi ? seigneur, c'est vous ? Tant de jalousie pour un Français ? Je pensais qu'il n'y eût que nous qui en fussions capables. [ADRASTE:] Les Français excellent toujours dans toutes les choses qu'ils font ; et quand nous nous mêlons d'être jaloux, nous le sommes vingt fois plus qu'un Sicilien. L'infâme croit avoir trouvé chez vous un assuré refuge ; mais vous êtes trop raisonnable pour blâmer mon ressen- timent. Laissez-moi, je vous prie, la traiter comme elle mérite. [DOM PEDRE:] Ah ! de grâce, arrêtez. L'offense est trop petite pour un courroux si grand. [ADRASTE:] La grandeur d'une telle offense n'est pas dans l'importance des choses que l'on fait : elle est à transgresser les ordres qu'on nous donne ; et sur de pareilles matières, ce qui n'est qu'une bagatelle devient fort criminel lorsqu'il est défendu. [DOM PEDRE:] De la façon qu'elle a parlé, tout ce qu'elle en a fait a été sans dessein ; et je vous prie enfin de vous remettre bien ensemble. [ADRASTE:] Hé quoi ? vous prenez son parti, vous qui êtes si délicat sur ces sortes de choses ? [DOM PEDRE:] Oui, je prends son parti ; et si vous voulez m'obliger, vous oublierez votre colère, et vous vous réconcilierez tous deux. C'est une grâce que je vous demande ; et je la recevrai comme un essai de l'amitié que je veux qui soit entre nous. [ADRASTE:] Il ne m'est pas permis, à ces conditions, de vous rien refuser ; je ferai ce que vous voudrez.
[DOM PEDRE:] Holà ! venez. Vous n'avez qu'à me suivre, et j'ai fait votre paix. Vous ne pouviez jamais mieux tomber que chez moi. [CLIMENE:] Je vous suis obligée plus qu'on ne saurait croire ; mais je m'en vais prendre mon voile ; je n'ai garde, sans lui, de paraître à ses yeux. [DOM PEDRE:] La voici qui s'en va venir ; et son âme, je vous assure, a paru toute réjouie lorsque je lui ait dit que j'avais raccommodé tout.
[DOM PEDRE:] Puisque vous m'avez bien voulu donner votre ressentiment, trouvez bon qu'en ce lieu je vous fasse toucher dans la main l'un de l'autre, et que tous deux je vous conjure de vivre, pour l'amour de moi, dans une parfaite union. [ADRASTE:] Oui, je vous le promets, que, pour l'amour de vous, je m'en vais, avec elle, vivre le mieux du monde. [DOM PEDRE:] Vous m'obligez sensiblement, et j'en garderai la mémoire. [ADRASTE:] Je vous donne ma parole, seigneur Dom Pèdre, qu'à votre considération, je m'en vais la traiter du mieux qu'il me sera possible. [DOM PEDRE:] C'est trop de grâce que vous me faites. Il est bon de pacifier et d'adoucir toujours les choses. Holà ! Isidore, venez.
[DOM PEDRE:] Comment ? que veut dire cela ? [CLIMENE:] Ce que cela veut dire ? Qu'un jaloux est un monstre haï de tout le monde, et qu'il n'y a personne qui ne soit ravi de lui nuire, n'y eût-il point d'autre intérêt ; que toutes les serrures et les verrous du monde ne retiennent point les personnes, et que c'est le cœur qu'il faut arrêter par la douceur et par la complaisance ; qu'Isidore est entre les mains du cavalier qu'elle aime, et que vous êtes pris pour dupe. [DOM PEDRE:] Dom Pèdre souffrira cette injure mortelle ! Non, non : j'ai trop de cœur, et je vais demander l'appui de la justice, pour pousser le perfide à bout. C'est ici le logis d'un sénateur. Holà !
[LE SÉNATEUR:] Serviteur, seigneur Dom Pèdre. Que vous venez à propos ! [DOM PEDRE:] Je viens me plaindre à vous d'un affront qu'on m'a fait. [LE SÉNATEUR:] J'ai fait une mascarade la plus belle du monde. [DOM PEDRE:] Un traître de Français m'a joué une pièce. [LE SÉNATEUR:] Vous n'avez, dans votre vie, jamais rien vu de si beau. [DOM PEDRE:] Il m'a enlevé une fille que j'avais affranchie. [LE SÉNATEUR:] Ce sont gens vêtus en Maures, qui dansent admirablement. [DOM PEDRE:] Vous voyez si c'est une injure qui se doive souffrir. [LE SÉNATEUR:] Les habits merveilleux, et qui sont faits exprès. [DOM PEDRE:] Je vous demande l'appui de la justice contre cette action. [LE SÉNATEUR:] Je veux que vous voyiez cela. On la va répéter, pour en donner divertissement au peuple. [DOM PEDRE:] Comment ? de quoi parlez-vous là ? [LE SÉNATEUR:] Je parle de ma mascarade. [DOM PEDRE:] Je vous parle de mon affaire. [LE SÉNATEUR:] Je ne veux point aujourd'hui d'autres affaires que de plaisir. Allons, [DOM PEDRE:] La peste soit du fou, avec sa mascarade ! [LE SÉNATEUR:] Diantre soit le fâcheux, avec son affaire !
[JOSEPH:] Avant que le rideau se lève, on entend une sorte d'appel déchirant. Une voix d'homme, aiguë, qui crie : "Judith ! Judith !
[JOSEPH:] Dans l'escalier ! Dans les placards ! Dans la cheminée ! Il ne nous échappe pas, cette fois. Prime à qui le trouve. [UN DOMESTIQUE:] On ne le trouvera pas. [JOSEPH:] Cherchez, mes amis. Il est sûrement là. [LE DOMESTIQUE:] Il est là, et il n'est pas là. [JOSEPH:] Qu'as-tu à raconter ? [LE DOMESTIQUE:] Sa voix est là, c'est évident. Son corps n'est pas là. C'est un fantôme qui appelle. À tous les carrefours, dans tous les bazars, on entend ce cri depuis hier. Ce sont les morts qui appellent ta nièce. Tout le monde le sait. Judith seule peut nous sauver, Judith, Judith ! [JOSEPH:] Tais-toi... Vous n'avez rien trouvé, vous autres ? [LE DOMESTIQUE:] Rien. [JOSEPH:] Qui est là ? [JEAN:] C'est moi, Jean. Ouvrez, Joseph. Je le tiens. Il sautait de la fenêtre. Je l'ai pris au vol. Nous allons apprendre à cette ignoble bouche à toucher certains noms... Qui es-tu ? [JOSEPH:] Il est sale et il sent mauvais... C'est sûrement un prophète... [UN DOMESTIQUE:] La ville en est pleine... Sur le chien mourant les poux, sur le peuple malade les prophètes. [JEAN:] Vas-tu parler ! Dis ton nom ! [LE PROPHETE:] se soulève comme s'il allait parler : Judith ! Judith ! [JOSEPH:] Ils sont tous ainsi. Cette nuit, pour rentrer, j'ai dû bousculer les mendiants endormis sous le porche. Ils ont crié : Judith ! L'excrément rêve de Judith... Bâillonnez-le... [JEAN:] Qu'il achève sa phrase ! Cela peut nous servir... [LE PROPHETE:] La plus belle de nos filles, la plus pure... [JOSEPH:] Oui, c'est toujours leur prétendue prophétie... La plus belle de nos filles, la plus pure doit se rendre chez Holopherne. [JEAN:] Et c'est Judith ! [LE PROPHETE:] Judith ! Sauve-nous ! [JOSEPH:] Le bâillon, et dans la cave ! Qu'as-tu, toi ? [LE DOMESTIQUE:] Que Judith nous sauve, maître ! [JEAN:] Judith n'est pas ici, j'espère ? [JOSEPH:] Elle est encore à l'hôpital, chez ses blessés... Je l'attends. [JEAN:] Tu l'as prévenue ? [JOSEPH:] De quoi ? Que sais-tu, toi ? [JEAN:] On la sacrifie. La décision est prise. C'est ce soir, c'est dans une heure que le conseil veut l'envoyer à Holopherne. Je précède le grand prêtre de quelques minutes. Il vient lui-même convaincre Judith. [JOSEPH:] Il me trouvera. [JEAN:] Que peux-tu contre lui ! Il a la ville entière. Tu es sorti cet après-midi ? [JOSEPH:] Je suis sorti. [JEAN:] Tu as vu sur toutes les vitres des boutiques, sur chaque piédestal de réverbère, gravée au diamant ou tracée au charbon, suivant les moyens de fortune de l'écrivain, cette phrase stupide sur la plus belle et la plus pure de nos filles séduisant Holopherne ? [JOSEPH:] Je l'ai vue. [JEAN:] Et sur chaque place, cet amalgame de vieillards hystériques, d'enfants à bec-de-lièvre et de femmes étoilées de lupus qui s'assemblent autour de chaque miracle en gestation, tu l'as entendu appeler sans répit Judith ?... [JOSEPH:] Écoute-les !... D'autres nations mâchent la gomme. Aux Juifs, il faut toujours un nom propre à sucer. Leur admiration n'est qu'un prétexte à s'occuper des affaires des autres. Ils sont pieux pour pouvoir s'occuper des affaires de Dieu. [JEAN:] Judith ! Judith ! Ce nom, qui a toujours désigné chez nous la fleur, le secret à son terme, tant de velours, tant de tendresse, écoute-les le marteler, l'aboyer, en faire pour l'éternité un appel de dureté, de stérilité... Ils sont des milliers derrière le grand rabbin... Que pourras-tu contre eux ?... Judith a vingt ans, d'ailleurs, elle est majeure. [JOSEPH:] Si Judith veut le recevoir, elle le recevra. Elle a de la défense et de la raison... [JEAN:] La seule raison, là où nous en sommes, affamés, à la veille du massacre, c'est le déraisonnable. En ce sens, l'invention des prêtres est logique. Eux ont raison. [JOSEPH:] C'est pour me dire cela que tu es venu ? [JEAN:] Je suis venu pour essayer de sauver Judith. Elle n'est pas là, tant mieux ; mais si les rabbins parviennent à la joindre, obtiens qu'elle ne décide rien avant de m'avoir vu... Je reviens dans l'heure et j'ai mon plan... Quel silence, tout d'un coup !... Ah ! c'est le cortège !... Quel sinistre silence ! Il crie Judith plus fort que leur vacarme ! Criez donc, imbéciles ! Judith ! Judith ! [JOSEPH:] Va... Va...
[JOACHIM:] Ta nièce est là ? [JOSEPH:] Que lui veux-tu ? [PAUL:] Joachim est grand rabbin. Il peut s'approcher d'une petite Juive sans fournir d'explications. [JOSEPH:] Pas pour faire d'elle ce qu'il médite... [JOACHIM:] Que voulé-je faire d'elle ? [JOSEPH:] Une grande Juive, une héroïne : une femme hors de son destin, une déclassée. [JOACHIM:] Prends-t'en au peuple juif, qui s'est jeté sur la prophétie. Depuis trois jours, à défaut de pain, il en vit. Il n'y a plus un moment à perdre pour qu'elle s'accomplisse. [JOSEPH:] Tu es rabbin, je suis banquier, et tu oses me parler de prophéties. Parlons d'hystérie collective ! [JOACHIM:] Et je dois croire que j'ai devant moi le seul lucide, sans doute ? [JOSEPH:] Si tu n'es pas le plus hypocrite, oui... [JOACHIM:] Et de ces yeux que rien ne brouille, tu vois évidemment notre ville libérée du siège et de la ruine, notre commerce en plein trafic, le peuple juif repu et gras ? Du seul nez juif raisonnable, tu aspires printemps et parfums ? [JOSEPH:] Je vois autour de moi la faim, la peste. Le moindre vent, du nord ou du sud, me rappelle qu'entre Holopherne et nous une armée de cadavres aussi nous assiège... Mais mon peuple se sauvant par des pratiques de sauvage, par l'infamie, je regrette, cela je ne le vois pas encore. [PAUL:] Que vois-tu donc alors, entre la famine d'aujourd'hui et le massacre sans merci de demain, où ta nièce sera aux prises non plus avec le chef, mais avec la brute ? Tu vois ce que la bourgeoisie et sa lâcheté appellent dans les calamités le miracle ? Tu vois nos morts se relever dans les tranchées en entendant crier : "Debout les morts ! ", des anges combattre devant l'infanterie avec des épées lumineuses et incassables, et l'apoplexie ou le remords foudroyer à point le maréchal ennemi ? C'est ainsi sans doute, dans la banque, qu'on se représente l'issue à des situations sans remède ? [JOSEPH:] Si vous voulez. Attendons le miracle. [JOACHIM:] Le miracle n'est plus à venir, Joseph. Il est là. Le miracle est qu'au terme de son martyre cette ville, depuis deux mois aveugle et sourde, au seul nom de ta nièce, entend et voit. [JOSEPH:] Laisse tranquilles les doigts de Judith... [JOACHIM:] Elle est ici ? [JOSEPH:] Un seul mot : pars avant qu'elle n'arrive. [PAUL:] La garde est là, Joseph. [JOACHIM:] Le peuple de la rue a choisi Judith, et, plus je songe à elle, plus je crois à Judith. Je la connais, ta nièce. Je l'observe depuis des années. Elle est belle, et elle le sait... Avoue que les miroirs ne manquent pas ici. Et elle sait le prix de la beauté. L'état-major est peuplé de soupirants qu'elle éconduit. Elle est riche, et elle entend ne pas négliger un seul des avantages ou une seule des joies que donne la fortune. À vingt ans elle a sa cour d'hommes de lettres et sa ferme modèle, son hôpital et ses collections. À la fin de chaque journée, elle a caressé de la main un étalon et un lépreux, des yeux une statue médiocre et un beau statuaire. Des sports et des talents, elle choisit peut-être trop volontiers ceux qui valent des succès et des succès de foule. Elle monte à cheval, et en garçon. Elle danse, et quelquefois dans un lieu public. Elle aime l'entrée brillante au théâtre, au restaurant, et maintenant dans ce harem sans danger qu'on nomme l'hôpital militaire. Je me suis jadis irrité de voir la mode coiffer ce beau cerveau, gonfler cette belle gorge... Aujourd'hui je m'en félicite, car dans ces imperfections la main de Dieu va trouver les poignées pour la prendre... [JOSEPH:] Laisse tranquille la gorge de Judith... [JOACHIM:] Et que dit-elle, elle-même, de ce choix ? [JOSEPH:] Nous avons d'autres sujets de conversation. [PAUL:] Mais... elle sait ? [JOSEPH:] Comment ne saurait-elle pas ? Notre maison est plus assiégée que nos remparts... Les offrandes, les bouquets la remplissent. À mesure que disparaît une de nos denrées ou un de nos régiments, il naît pour Judith dans la ville une nouvelle variété de fleurs... Nous en sommes aux orchidées, aujourd'hui... Évidemment, elle sait ! [JOACHIM:] Sa vie en est modifiée ? Sa toilette ? Ses repas ? Quel est ce parfum ? Cela sent bon chez toi. Elle écrit, le soir, dans sa chambre ? Elle reçoit Jean ou Uzra à la nuit tombante et donne son portrait ? Ce passage de l'humain au héros, qui s'effectue toujours par le don de menus cadeaux à des amis et à l'aide de quelques pressions physiques sur des proches, il s'opère naturellement ? Elle embrasse Jean ? Toi, l'oncle, elle t'a pris dans ses bras, sous le prétexte de brosser ton col ou d'ajuster ta raie et t'a pressé sur elle, cependant que tu pestais contre Dieu dans cet endroit déjà sacré ? [JOSEPH:] Sacré ? Pourquoi sacré ? J'espère bien que ce lieu ne sera jamais sacré ! C'est le salon où mon père a eu sa première attaque, où Judith rassemblait ses poupées et a perdu sa première dent, où sa mère a eu le premier malaise de sa grossesse... On y mange, on y pleure, on y crache. Tiens, j'y crache ! Sa sainteté est d'être un lieu humain, et non sacré... [JOACHIM:] C'est à Judith de décider de cette vertu, non à toi... [JOSEPH:] Elle décidera demain, si elle veut. Ce soir elle est en lieu sûr. [PAUL:] Je l'ai envoyé chercher de ta part... La voilà...
[JUDITH:] Salut, Joachim. Bonsoir, mon oncle... Tu as du pain pour le petit Jacob ? Je l'ai cueilli dans l'escalier. Regarde-le. Il meurt de faim. [LE PETIT JACOB:] Je ne veux pas de pain. [JUDITH:] Que veux-tu alors, mon petit ? [LE PETIT JACOB:] Je veux que la plus belle et la plus pure de nos filles se rende au camp d'Holopherne. [JUDITH:] Très bien. Tu sais très bien ta leçon. Et qu'est-ce qu'elle y fera, au camp d'Holopherne ? [LE PETIT JACOB:] Je ne sais pas. [JUDITH:] Elle lui coupera le cou ? Elle dansera avec lui'? Tu es gentil ! Et tu ne mangeras pas de pain avant ? [LE PETIT JACOB:] Je ne mangerai pas de pain avant. [JUDITH:] Et de la viande, est-ce que tu en mangeras ? [LE PETIT JACOB:] De la viande ? De la viande ? [JUDITH:] Mon oncle, donne-lui la boîte de conserve... [JOSEPH:] Maintenant, file... [JUDITH:] Cher petit oncle, ne t'emporte pas. Il répète ce qu'on lui apprend à l'école... Calme-toi... Jusqu'à ce pauvre cheveu blanc qui se révolte !... Là... Laisse-moi t'embrasser un peu... Ne te dérobe pas... Je suis sûre que le grand rabbin nous permet cette petite scène de famille... Elle est trop juive pour lui déplaire... Et maintenant, veux-tu, laisse-nous ! [JOSEPH:] Méfie-toi de Joachim, ma petite Judith, je t'en supplie... [JOACHIM:] Il n'y a pas de Joachim, ici. Il y a Dieu... [JOSEPH:] Méfie-toi de Dieu, Judith...
[JOACHIM:] En effet, Judith, Dieu est ici. [JUDITH:] Eh bien ! j'ai grand-peur qu'il ne se trompe de maison, cher Joachim. [JOACHIM:] Moins de façons. La prophétie a dit : la plus belle et la plus pure. Elle ne dit pas la plus modeste. [JUDITH:] Dit-elle la plus frivole, la plus coquette, la plus changeante ? Je suis tout cela aussi. [JOACHIM:] Si tu en connais de plus dignes, nomme-les. [JUDITH:] Désigner une amie pour une aventure aussi douteuse, ce serait assez lâche. D'ailleurs, dénonce-t-on la pureté, l'éclat ? [JOACHIM:] Au monde aveugle, oui, et à l'oeil étincelant de Dieu. J'attends les noms. [JUDITH:] Toute femme sera belle et pure, quels que soient son visage et son corps, qui aura cette audace. C'est ce que les prophéties ont voulu dire. [JOACHIM:] J'ai peur que non, Judith. La lettre de nos livres est implacable... Notre Dieu n'est pas un dieu grec. Il ne parle point par rébus et par calembour. Il appelle chaque être par son nom et par ses entrailles, et l'hermine, et le bouc. [JUDITH:] C'est curieux. Je ne l'entends pas encore nommer Judith. [JOACHIM:] L'entends-tu nommer Marthe, Ruth, Esther, ou toute autre de tes camarades ? Depuis des semaines, je les scrute une par une, en maquignon. De ces beautés et de ces vertus sans tache, je connais maintenant les rides, les amants, les gencives. Peu de sourires chez elles, qui ne dévoilent un scorbut. Toi, montre-moi une dent qui ne soit pas éclatante. [JUDITH:] Alors cherchez dans les classes plus modestes, chez les petits fonctionnaires, par exemple : les ongles sans envie et la virginité y abondent. [JOACHIM:] Judith ! [JUDITH:] Ou chez les ouvriers. Soyez plus démocrate... Vous vous entêtez à croire que Dieu réserve aux familles dirigeantes l'héroïsme et la sainteté. Notre histoire devient un dictionnaire mondain. C'est un fils d'armateur qui a tué Goliath, un neveu de banquier qui a arrêté le soleil... [JOACHIM:] Ménage ton esprit. Tous ces réprouvés, justement, te choisissent. [JUDITH:] Le choix de ceux que Dieu ne choisit point, c'est sans intérêt. [JOACHIM:] J'avoue que je ne m'attendais pas à te voir résister à la voix de Dieu. [JUDITH:] Je vous répète que ce n'est pas pour moi la voix de Dieu. Depuis que la ville me croit chargée de son salut, croyez-vous donc que je n'essaye pas de saisir un signe adressé par Dieu à moi-même ? Adressé à la grande et timide Judith, telle que je me vois, à la petite et fière Judith, telle qu'il doit me voir... Le plus faible m'aurait suffi. [JOACHIM:] Un buisson ardent ? Ton oncle avec un nimbe ? [JUDITH:] Une tiédeur ! Un mot ! L'écho d'un mot ! Quand j'étais enfant, et qu'il m'ordonnait de rester le visage immobile et levé vers la pluie, quand j'étais une fillette déjà soucieuse de ses mains et qu'il m'ordonnait, juste avant une matinée dansante, de couper à ras mes ongles, l'enfantillage de ma mission, l'enfantillage de sa divinité ne l'effrayaient pas... Je vous effraye, moi ? [JOACHIM:] Non, tu me rassures. Continue. [JUDITH:] Entre tous les rayons du soleil, un rayon avait tout à coup une couleur spéciale, était son regard. Dans le débat surgi entre ma nourrice et mon oncle sur la façon d'obtenir la meilleure lessive se glissait tout à coup, entre les mots d'"amidon", de "savon" et de "laveuses", un mot inattendu, éclatant, qui était sa parole. Je ne parle pas des caresses de sa main, dont je connais tous les secrets, de leur fraîcheur à leur brûlure. Il n'a même pas l'excuse de ne pas savoir mon nom. Il le sait. Vingt fois, pour des raisons frivoles, il l'a murmuré ou crié à mon oreille, avec cette résonance d'arc-en-ciel qui est l'accent de Dieu... Aujourd'hui, rien. Je me suis rapprochée plus près encore de mes blessés, pensant qu'il allait me faire signe par des doigts cassés, par des yeux crevés, me parler par les plaies ; j'ai provoqué même des plaintes, mais tout ce qu'ils ont dit n'était que des paroles, que des plaintes de blessés. Deux sont morts dans mes bras, et je ne tenais que la mort... [JOACHIM:] Ce grand silence, cette grande absence ne t'atteint pas ? [PAUL:] Que veux-tu encore, toi ? [LE PETIT JACOB:] Je ne veux pas de viande non plus. [JUDITH:] Tu as faim pourtant, mon petit ! [LE PETIT JACOB:] Je ne veux pas de fromage, pas de gâteaux. [JUDITH:] Et un baiser de Judith, cela t'est permis ? [LE PETIT JACOB:] Si c'est contre le jeûne, non. [JUDITH:] Sur ta jolie petite bouche ce serait contre le jeûne, mais là, sur ton cou, derrière ton oreille, c'est parfaitement permis... Et une pomme, tu voudrais une pomme ? Nous avons encore une pomme dans la maison. [LE PETIT JACOB:] Une pomme ? [PAUL:] Gardez votre pomme. Vous savez parfaitement qu'il sera forcé de vous la rapporter aussitôt. [JUDITH:] Alors, va !... [LE PETIT JACOB:] Peut-être qu'une pomme... [JUDITH:] Voilà ta pomme et va !... Je vous sais gré, Joachim, de ne pas me dire que Dieu est venu me parler par la bouche des enfants. [JOACHIM:] Par la bouche des enfants vient te parler l'enfance. Que tous nos enfants, pour être dignes te toi, s'obligent à confondre depuis deux jours la famine et le jeûne, cela devrait suffire à te fléchir... [JUDITH:] Les enfants ne savent pas ce qui se passe entre une jeune fille et un géant enfermés seuls dans un endroit clos. [JOACHIM:] Le sais-tu toi-même ? [JUDITH:] À peu près. Je me suis débattue toute une nuit en rêve contre Goliath... [JOACHIM:] Quel a été le vaincu ? [JUDITH:] La nuit, lui. Au réveil, moi. [JOACHIM:] Mauvais entraînement, mais bon présage... D'ailleurs si tu as peur du combat, tu en augmentes tes chances de vaincre. [JUDITH:] Je vous en prie, cherchez ailleurs. J'ai appris que dans la rue Basse une jeune fille est visitée depuis quelques jours. Des Stigmates apparaissent sur sa poitrine, sa langue, et elle porte mon nom. C'est là sûrement la vraie Judith. Sur ma peau, l'encre divine ne marque pas... [JOACHIM:] J'ai vu cette Judith. Elle est borgne, et ses plaies suppurent. [JUDITH:] Vous avez tout le temps de la guérir, de faire de ses imperfections un attrait. [JOACHIM:] Le temps ? Quel temps ? [JUDITH:] Le temps de souffrir, de vaincre. [JOACHIM:] De souffrir, peut-être. Le Juif peut atteindre un point de maigreur inconnu chez les autres. De vaincre, non. [JUDITH:] Le bruit court qu'Holopherne manque de munitions, qu'il doit pour ses flèches forger ses bijoux... [JOACHIM:] Qu'il ne nous blesse que par le platine et l'or ? Le bruit en court, en effet. C'est même nous qui le faisons courir... Mais c'est le contraire qui est vrai. Nous n'avons plus une arme ! [JUDITH:] Et ces trente mille Syriens qui étaient en route ? [JOACHIM:] Ils sont arrivés de ce matin, mais en renfort pour lui. [JUDITH:] Alors, tant mieux pour notre armée. Son mérite en sera plus grand ! [JOACHIM:] Notre armée ? Notre armée n'existe plus, Judith ! [JUDITH:] Que dites-vous là ! [PAUL:] La vérité ! [JUDITH:] La vérité des rabbins. Celle des officiers est autre. [PAUL:] Celle des officiers ? Tu croirais l'un d'eux ? Jean, par exemple ? [JUDITH:] Pourquoi Jean ? [PAUL:] Je viens de le voir entrer dans la maison. Je l'entends à côté, qui parle avec ton oncle... Je l'appelle, et lui pose notre question ?... [JUDITH:] C'est inutile. Je ne vous crois pas. [JOACHIM:] Tu le croiras, lui. Tu le connais, Jean ? C'est un de tes amis ? [JUDITH:] Oui, je connais Jean. [JOACHIM:] On t'a vue souvent en sa compagnie ? [JUDITH:] J'y suis souvent. [JOACHIM:] On t'a vue monter à cheval avec lui, danser avec lui ? [JUDITH:] On m'a vue danser avec lui, rire avec lui. Mais l'on ne m'a pas vue, car nous recherchions pour cela la solitude ou l'ombre, l'embrasser, me plaire dans ses bras... [JOACHIM:] Il est ton fiancé, tu l'aimes ? [JUDITH:] Et alors ? [JOACHIM:] Alors, laisse-nous avec Jean. Si c'est à cause de lui que tu hésites, nous saurons le convaincre... [JUDITH:] Le convaincre de quoi ? [JOACHIM:] De te laisser aller comme une héroïne, de te reprendre comme une sainte. [JUDITH:] Une sainte avec tache ? [JOACHIM:] Qui es-tu pour oser me parler ainsi ? [JUDITH:] Ce que je suis ? Vous allez le savoir. Jean va vous le dire. C'est Dieu en effet qui l'envoie, pour que moi aussi, devant vous, je l'interroge. Il n'est pas mon fiancé, je ne sais pas si je l'aime. Il ne vous dira rien de moi que ne puissent vous dire aussi Jacques ou Marcel, ou Pierre, et tous ceux de mes amis qui savent aussi bien danser et embrasser que lui ; mais quand il m'aura répondu, vous douterez que je sois celle que désigne la prophétie. [JOACHIM:] Paul, appelle Jean !
[JEAN:] Vous me demandez, dit Paul. Que voulez-vous de moi ? [JOACHIM:] Te poser deux questions. [JEAN:] Je suis capitaine en second. A côté de votre haute science, la mienne est faible. [PAUL:] A ces deux questions, même un lieutenant peut répondre. [JEAN:] À vos ordres. [JUDITH:] Jean, je t'en supplie, réponds-moi et ne mens pas. Même si la réponse t'est cruelle, te rabaisse, me rabaisse, réponds. Il y va du salut de la ville, et de son honneur. [JOACHIM:] Tu ne crois pas ma question plus urgente ? [JUDITH:] Oh ! certes si ! Posez-la vite... [JOACHIM:] Jean, est-il vrai que, ce matin, ce qui subsistait de notre garde s'est révolté, a assassiné ses officiers et est passé à l'ennemi ?... [JUDITH:] Mensonge ! [JOACHIM:] Est-ce un mensonge qu'à midi notre bataillon sacré a été pris de panique et a fui, abandonnant son drapeau en plein soleil ? On le voyait étalé des murs ! [JUDITH:] C'est faux. Je vous le jure... [JOACHIM:] Bref, Jean, est-il exact, qu'il ne reste plus de sûr pour défendre la ville que ce cordon de vieux douaniers, à peine suffisant, en temps de paix, pour empêcher les ménagères de rentrer en fraude leur beurre ? Réponds... [JUDITH:] Mais réponds donc ! Par un mot ! Par une phrase ! [JEAN:] Tu es cruelle ! [JUDITH:] Cruelle ! Alors épargne ta peine ! Où avais-je les yeux ? À ton visage seul, ta phrase se devine... [JEAN:] J'en remercie Dieu... [JUDITH:] Tu le remercies aussi d'être vaincu ? [JEAN:] Prends garde. C'est par ta bouche que pour la première fois ce mot pénètre dans la ville. [JUDITH:] Je n'ai pas peur des mots. Ils me vengent de leur contenu même. Celui-là, d'ailleurs, tout ton corps le crie... [JEAN:] Ménage-moi. [JUDITH:] Ainsi vous êtes vaincus ! Notre superbe armée est une armée de vaincus. Nos capitaines à double et triple casque, nos beaux lieutenants à fourragère sont des vaincus ! [JEAN:] Nous sommes moins beaux, n'est-ce pas ? [JUDITH:] Hideux, tu es hideux ! décoloré aussi. Quelle lèpre que la défaite sur un uniforme ! C'est l'été dans un poil de bête. Ce sont les mites dans l'acier et dans l'airain... Et dans les yeux du soldat, y a-t-il deux regards qui se ressemblent plus que celui de la déroute et celui de la lâcheté ? [JEAN:] N'exagère rien. Je peux encore te regarder en face. [JUDITH:] Si tu me voyais vraiment, tu baisserais les yeux. Si tu voyais ce que je suis en ce moment, de mes pieds à mes cheveux, la patrie bafouée, la confiance salie, tu ne supporterais pas ma présence, tu fuirais, aussi vite que devant l'ennemi. Je t'ai aperçu tout à l'heure dans la rue. Tu as embrassé une petite fille. Tu n'en avais pas le droit. C'était le pire mensonge, le pire viol ! Tu te savais vaincu et donnais un baiser. [JEAN:] Tu n'en donnes que victorieuse ? [JUDITH:] O défaite, tu illumines tout ! Les remparts vaincus écroulés, le chien vaincu hurlant, chaque tête de vieillard ou d'enfant vaincu, une auréole les embrase. Seul le soldat vaincu est terne, épouvantablement. Tout ce qui est drapeau ou clairon ou médaille devient soudain la boue du monde, et la patrie des couleurs ou des métaux même le renie ! [JEAN:] Que veux-tu ? Ne m'approche pas ! [JUDITH:] Laisse-moi te toucher moi aussi, que je connaisse le froid de la cuirasse en déroute. Et t'embrasser, que j'aie sur mes lèvres le goût de la peau vaincue ! [JEAN:] Tu es jeune, Judith ! [JUDITH:] Que saurais-je, plus vieille ? [JEAN:] Que pour le vrai soldat, il n'y a pas la victoire et la défaite, l'opprobre et la gloire : il y a le combat, dont elles sont les faces, éclairées ou sinistres. [JUDITH:] Combats-tu en ce moment ? [JEAN:] J'ai combattu jusqu'à midi. Je vais combattre en te quittant. Je peux m'offrir cette minute de douceur. [JUDITH:] Si c'est avec l'ironie que la cavalerie défend maintenant les villes, je comprends leur perte. [JEAN:] Tu vas te taire, Judith ! [JOACHIM:] Laisse Judith, Jean. Elle est le premier de nos soldats, ce soir. [JEAN:] Alors, qu'elle n'insulte pas la défaite. Qu'elle cesse ses lamentations sur les bourgeois ruinés, les ménagères forcées et les bazars en flammes. Oui, elle a un vaincu devant elle. Mais ce chantage incessant de la nature, des femmes, de l'honnêteté sur un cœur qui niaisement se veut noble, un vaincu, grâce au ciel, le voit dans son enfantillage. Tout est limite, en ce bas monde, pour l'âme : la joie, l'amitié, la victoire, tout, excepté la défaite. C'est un homme libre qui est enfin devant toi ; toutes les vraies forces du monde, mensonge, vengeance, poisons et vices, elles sont à mes ordres, et malgré tes beaux élans de poitrine, ô toi que j'ai aimée, ton insulte au vaincu est aussi fade qu'un sourire au vainqueur. [JUDITH:] Et la simplicité du langage, elle est à tes ordres ? [JOACHIM:] Et votre Dieu, vous êtes aussi libéré de lui ? [JEAN:] Notre Dieu s'est toujours retiré à point des causes maudites. Il nous saura gré, du fait que nous l'insultons, de ne pas le compromettre dans notre chute. Judith est encore là, d'ailleurs, si je vous comprends bien, pour sauver la mise de Dieu. [JUDITH:] Oui, elle est là ! [PAUL:] Taisez-vous, Jean ! [JEAN:] Je ne dis rien qui ne puisse flatter un aussi grand orgueil. [JUDITH:] Qu'ai-je donc fait pour qu'on me parle ainsi ? Est-ce donc un crime d'avoir rêvé que le nom juif dût être celui d'une race de vainqueurs ? Est-ce ma faute, si tes camarades passent aux femmes leur tâche et leur honneur ? [JEAN:] À toi, en tout cas, ils ne passent rien. L'image qu'ils ont de toi, la fierté qu'ils éprouvent de savoir leur vie ornée du seul fait de ta vie, tout cela est détruit si tu te crois la belle de la prophétie. Il suffit. À la seconde question. À ta question, Judith ! Interroge ! [JUDITH:] Il n'y a pas de seconde question. [JEAN:] La plus belle de nos filles !... Es-tu vraiment la plus belle ? Tu as le reflet du luxe et de l'or, tu aveugles ; par un sortilège, tu as donné à tout ton corps cet éclat que Dieu, pour les autres êtres, a réservé au visage. A distance, Dieu s'y trompe. Bravo, Judith ! doit-il dire de là-haut... Mais des prêtres aussi méticuleux ne devraient pas s'y tromper. Regardez-la bien, Joachim ! Osez me dire que la beauté de Judith est sainte ou éternelle ! Regardez ces bouffées de sang, ce pincement de narine ! Elle n'est qu'un accès de passion et d'humanité. Moi, je vous parie que plus tard Judith maigrira ou grossira... Sa beauté n'est qu'un moment ! [JUDITH:] Le moment tombe bien. C'est tout ce qu'il lui faut. [JEAN:] Tu étais plus modeste quand il s'agissait de moi, Judith. Quelle défiance, alors, de tes charmes, quelles excuses pour la moindre défaillance de tes traits... Mais, pour Dieu, tout va ! [JUDITH:] Je serai la plus belle cette nuit, je le jure. [JEAN:] Protestez donc, rabbins ! Intervenez. Nous commettons une vilenie envers Dieu, un crime envers Judith ! Venez avec moi. Cherchons sans idée préconçue celle que désigne la prophétie. Nous la trouverons. [JUDITH:] Joachim a déjà cherché. La plus belle après moi est borgne. [JEAN:] Et la plus pure après toi, prostituée ! Ô ville, ô peuple, si nous devons périr, périssons franchement ! Dieu ne sera pas aussi complaisant que Joachim pour les situations établies. Tu n'es pas la vierge de l'Écriture, Judith. Tu le sais. [JUDITH:] Je ne le sais plus. [JEAN:] Joachim, demandez-lui donc, alors, où elle était, il y a quinze jours à peine, à cette heure, en sortant de chez ses blessés ? [JUDITH:] Où étais-je ? [JEAN:] Dans mes bras. [JUDITH:] Dans ces bras de pantin, dans ces bras vaincus ? [JEAN:] Dans ces bras qui te courbaient, au-dessous de cette bouche qui pressait la tienne, ta bouche esclave ! [JUDITH:] Et je te cédais sans doute, j'étais ta femme ? [JEAN:] Tu n'es pas assez simple pour cela. Partout où j'attaquais, ce qu'il y a de plus coupable en Judith s'empressait pour la défendre... Mais peut-être Dieu aime-t-il ses vierges palpitantes et préparées ! [JUDITH:] Toi tu es simple, mon ami, et naïf. [JEAN:] Moi, je suis quelqu'un qui a chancelé sur toi, de fatigue soudaine et d'amour. [JUDITH:] Écoutez-le, Joachim, écoutez le modèle de ces amis inoffensifs qui se prévalent d'un baiser donné entre deux palmiers en pot, un soir de bal, pour venir, le jour du mariage, faire scandale entre l'épouse et l'époux. [JEAN:] Je me tais donc, devant l'époux Holopherne ! [JUDITH:] Holopherne n'existe pas. Il existe des moyens de souffrance, de rédemption, qui ont ce nom. Si je pars ce soir vers lui, j'irai vers eux. N'essaye pas de me sauver par des insultes. Je ne suis pas la seule jeune fille qui ait agi avec sa beauté et sa pureté comme si elle devait les tenir alertées, non pour un homme, mais pour un grand moment du monde. [JEAN:] Holopherne est un homme. [PAUL:] Jean, assez ! [JEAN:] Holopherne est un géant. Ses mains sont des mains géantes. Ses doigts sont géants, ses phalanges géantes. [JUDITH:] Oh ! misérable ! Aie donc pitié ! Tu ne sens donc pas que ma seule force est de me donner au sort sans pensée, sans imagination ? Laisse Joachim m'assommer. N'aie pas la lâcheté de rendre à mon acte sa conscience et ses affreux détails humains. Oui, je t'ai permis quelquefois de lutter dans l'ombre contre moi, avec ton armure, ton casque, et ton épée qui battait nos flancs, l'idiote, mais je croyais lutter avec un vainqueur. De l'étreinte d'un vaincu, je vois soudain que rien n'a marqué. Où je me sens le plus pure, mauvais soldat, c'est là où tes mains, tes lèvres m'ont touchée. De quoi donc te mêles-tu ? Tu n'as rien à voir dans ma vie. Tu te devines bien toi-même de cette race d'amants qu'on peut un soir caresser des lèvres, qu'on peut aimer, même, mais qu'on n'a jamais épousés... [JEAN:] O Judith, ne pensons pas à ce que serait l'humanité si les vrais mariages avaient eu lieu. [JUDITH:] Assez de gémissements. Voici ma question. Tout est perdu ? [JEAN:] Assez de pitié pour toi. Tout. [JUDITH:] Rien ne peut plus aider ? [JEAN:] Rien. Que les prêtres, les femmes, les fœtus dans le sein des femmes. Holopherne attaque la ville à l'aube et pour l'anéantir. Celle qui doit aller au camp ennemi pour sauver le peuple juif n'a plus qu'à se presser. C'est pour cette nuit. [JUDITH:] Quelle heure est-il, Joachim ? [PAUL:] La nuit tombe. [JUDITH:] Merci, Jean. Toi seul pouvais ainsi me décider. Je partirai... À toi, Joachim. M'acceptes-tu encore ? [JOACHIM:] Je t'accepte. [JUDITH:] Prends garde, tu es responsable ! Regarde-moi encore une fois bien en face. Fais ton métier. Touche ma peau. Pince mon oreille. Laisse-moi dire à Dieu ce qu'en effet j'ai dit à Jean. [JOACHIM:] Calme-toi. Tu es la plus belle. [JUDITH:] Personne encore ne m'a vue sans vêtement. Mais tu te portes garant devant Dieu et devant le peuple que mes genoux sont lisses, mes pieds sans blessure. Et ma gorge — que n'ont pas à voir les gorges, en de pareils jours historiques ! — tu t'engages à ce qu'elle soit le plus haut et le plus fermement attachée... [JOACHIM:] Calme-toi. Ton calme aussi est nécessaire. [JUDITH:] Et tu affirmes aussi que je suis la plus pure. Parce que je n'ai pas aimé un seul des jeunes gens qui m'entouraient, parce que je les aimais tous et n'ai pu choisir entre eux... Parce que je les imaginais tous dans ma vie, près de moi, contre mon corps, contre mon âme, et ne voulais pas me condamner à un seul, parce que je m'appuyais contre tous, indistinctement, dans la nuit, troublée ou par l'orage, ou par leur force, ou par leur trouble, ou par le duvet de leur poignet, ou par l'arc de leur tempe, parce que j'ai été fidèle à mon idée de la volupté et infidèle à chaque beau jeune homme, je suis pure, et Dieu m'a choisie ? [JOACHIM:] Il t'a choisie... Tu es prête ? [JUDITH:] Je suis prête. Le temps d'imaginer un monde où tout n'est pas plus beau et plus pur que moi, et je suis prête... [JOACHIM:] Tu as bien réfléchi ? Tu prévois tout ? [JUDITH:] Surtout, pas de leçon, Joachim, pas de conseils. Si vous-même avez formé un plan de ce que je dois faire, taisez-vous. Je ne veux rien savoir du mien propre. Moi aussi, je suis vaincue. J'espère que c'est par Dieu. Je sais seulement que tout ce que j'ai écarté de moi jusqu'à ce jour en colère, en esprit de haine et de vengeance, en goût de l'aventure et du sang, c'était pour en avoir ce soir la provision intacte et pure ! Prévoir ! Déjà, par avance, par des milliers de facettes, mes yeux voient tout. [JOACHIM:] Adieu donc, Judith. [JUDITH:] Judith ! Je la vois justement, votre Judith, voilée encore, impénétrable. Ah ! ce qu'elle est, ce qu'elle pense, je voudrais bien le savoir. [JOACHIM:] Et Holopherne, le vois-tu, dans son image la plus immonde, pris de boisson, insultant les Juifs et leur Dieu ? [JUDITH:] Je le vois. [JOACHIM:] Vois-tu la horde de ses femmes autour de toi, faisant de ton corps leur dérision, souillant tes cheveux, tes lèvres ? [JUDITH:] Je les vois... Je les mords ! [JOACHIM:] Vois-tu Holopherne, à demi endormi, t'attirant de son énorme étreinte, te courbant sur lui ? [JUDITH:] Je le vois. Je le touche. [JOACHIM:] Tu te défends ? [JUDITH:] Je vois une grosse veine bleue qui bat à son cou comme au cou des taureaux. Je la presse du doigt. La face s'empourpre... Ciel, où suis-je ? [JOACHIM:] Dans le passé, Judith. Il faut partir... [JUDITH:] Partir ? Maintenant ? [JOACHIM:] Attends que la lune soit levée. Cela te donnera le temps pour tes prières. [JUDITH:] Bien. Occupez mon oncle. [JOACHIM:] Vous venez, Jean ? [JEAN:] Non, je reste ! [JUDITH:] Oui, qu'il reste, pour la relève.
[JUDITH:] Car c'est la relève, n'est-ce pas, Jean ? Du jour par la nuit. Des beaux capitaines par les filles, Des hommes descendant par Dieu montant. La nuit et Dieu m'ont passé leur consigne, l'une bien noire, l'autre bien aveuglante. Aux hommes maintenant ! Au beau capitaine... Mais il se tait... [JEAN:] N'approche pas. L'agonie coquette me dégoûte. [JUDITH:] Que vous faites-vous, que vous dites-vous, quand celui qui sort de la bataille rencontre celui qui y va ? [JEAN:] Nous évitons de nous toucher. Entends-tu ! Laisse mes mains ! [JUDITH:] Vous ne vous regardez pas une minute en pleine face, chacun avec son immense tendresse, son immense pitié, tendresse pour celui qui entre dans la mort, pitié pour celui qui rentre dans la vie ? [JEAN:] Merci pour ta pitié. [JUDITH:] Merci pour ta tendresse. [JEAN:] Une dernière fois, tu es décidée ? Pour sauver ce peuple brutal, ces prêtres sans honneur, ces enfants sans beauté, tu pars ? [JUDITH:] Des adjectifs dans une heure pareille ? Pour tenter de sauver ce peuple, ces prêtres, ces enfants, je pars... [JEAN:] Maintenant. [JUDITH:] Maintenant. Je te le dis, c'est la relève. [JEAN:] Alors, interroge ! [JUDITH:] Quel est le mot de passe ? [JEAN:] Tu ne le devines pas ? C'est ton nom. Et le nom de Jéhovah a la chance de commencer par la même lettre. On l'a choisi pour mot de ralliement. Il est en train, là-haut, de s'en féliciter ! [JUDITH:] Par quelle porte dois-je sortir ? [JEAN:] Par la poterne d'en face. Le veilleur est prévenu. Il poussera son cri et t'ouvrira. [JUDITH:] Où est la tente d'Holopherne ? [JEAN:] Au nord, en plein nord. [JUDITH:] Comme je le comprends ! Il aime voir les villes qu'il assiège ensoleillées. [JEAN:] Tu sauras reconnaître le nord par une nuit pareille ? [JUDITH:] Toutes les fillettes l'ont appris en classe. On caresse les arbres. La mousse indique le nord. [JEAN:] C'est cela. Caresse les arbres. Etreins les arbres en leur disant le mot de passe. Il y en a encore quelques gros, de la taille d'un géant. Et renie-les ensuite, s'ils prétendent, peupliers ou chênes, avoir connu ton étreinte ! [JUDITH:] Y a-t-il une route, une piste ? [JEAN:] Non. Remonte le second ruisseau qui te barrera la route. N'y bois pas. Il est empoisonné. Ne pars pas avec ces souliers, le champ de bataille le plus sec a des parties pourries, et prends un manteau, le cœur d'une nuit d'été est la glace... Tu auras peur ? [JUDITH:] Je n'ai jamais eu peur du désert, ni du silence. [JEAN:] Ne compte ni sur le désert, ni sur le silence. Tous les dix ou quinze pas, tu heurteras des sacs étendus, froids ou encore tièdes, muets ou vagissants, mais tous pleins. Ne t'en inquiète pas. [JUDITH:] La tente est loin ? [JEAN:] Par ce chemin, une lieue. [JUDITH:] Il y a des rôdeurs, des bêtes sauvages ? [JEAN:] Des bêtes sauvages ? Un peu tôt encore. Parfois, peut-être, une ombre avec un rire léger, une ombre de velours. N'aie pas peur. Ce n'est qu'un hibou. Il se peut aussi qu'un monstre surgisse de la terre en ricanant — on rit beaucoup, comme tu vois, dans cette sorte de pays — et charge vers toi sur trois pattes. Ce n'est qu'un cheval blessé. Frappe-le d'un bâton, surtout sur la jambe brisée, et il s'enfuira... Des rôdeurs ? C'est possible. Prends un poignard. Voilà... [JUDITH:] Voilà... Un manteau et des souliers imperméables... C'est tout ce que tu me conseilles ? [JEAN:] C'est tout ce que j'ai à te dire. [JUDITH:] Tu ne m'as pas dit comment on tue. [JEAN:] Comment on tue ? [JUDITH:] Oui, à coup sûr, avec un poignard comme le tien ? [JEAN:] Comment on se tue, tu veux dire ? [JUDITH:] Non, non, l'actif avant le personnel. [JEAN:] Suis ton inspiration ! On n'apprend aux femmes ni le meurtre, ni l'amour. Elles trouvent d'instinct le point de notre corps où loge la mort ou le plaisir. Tends la main, tu trouveras. [JUDITH:] Comment tue-t-on ? [JEAN:] Cela dépend ! [JUDITH:] Cela dépend de quoi ? [JEAN:] Du temps que tu auras, ou de la surprise. [JUDITH:] J'aurai tout mon temps. [JEAN:] Alors au cœur, le pouce sur la lame et de bas en haut. [JUDITH:] Où est le cœur ? Qu'as-tu ? Pourquoi cette colère ? [JEAN:] J'admire cet esprit méticuleux qui fait le ménage dans cette grande âme ! Et comment une jeune fille peut regarder en face un géant informe, tu veux aussi le savoir ? Et comment une vierge peut sauver l'essentiel de sa virginité dans une union forcée, je te le révèle ? Et l'amour, tu en veux une leçon ? [JUDITH:] Oui, tu m'obligeras. [JEAN:] J'ai justement sous la main ce qu'il te faut. Tu es là, Suzanne ? [JUDITH:] Qui est là ? [JEAN:] Une femme est venue avec moi, Judith, pour te sauver et pour nous sauver. Tu l'ignores, son état est bas. Mais elle doit te voir. C'est mon dernier vœu. Écoute-la. [JUDITH:] Ce sont les survivants, aujourd'hui, qui font les derniers vœux ? [JEAN:] Reçois cette femme... Dans les grandes heures, les autres êtres ne sont guère que des parties de notre propre concert... Fais entrer pour une fois en toi la part douce et honteuse... J'attends là. Entrez, Suzanne !
[LIA:] N'entre pas, Suzanne, n'entre pas. S'il faut mourir, mourons ensemble, mais ne me quitte pas ! [ESTHER:] Elle n'en mourra pas, n'aie pas peur. J'y vais tous les soirs et j'y meurs le minimum. [LIA:] Que voulez-vous faire d'elle, Jean ? [JEAN:] Rien. Rien. Judith veut la voir. [LIA:] Ah ! c'est Judith qui est là ! Sauve-nous, Judith ! [JEAN:] Viens avec moi, Lia. Elles ont à parler. Nous mangerons un peu à côté. [LIA:] Nous mangerons ? [ESTHER:] Oui, je crois bien même que j'ai vu du pain. [LIA:] Du pain ? Ils ont du pain ? Tu m'attends, Suzanne ? [JEAN:] Oui, oui, elle attend.
[JUDITH:] Qui êtes-vous ? [SUZANNE:] Une amie. [JUDITH:] J'ai peur que vous ne tombiez mal. Ce n'est pas précisément le jour de l'amitié, aujourd'hui. [SUZANNE:] Une femme qui vous admire. [JUDITH:] Ce n'est pas le jour de l'admiration non plus. Elle ressemble trop, aujourd'hui, à l'insulte. [SUZANNE:] Une femme qui mène la vie contraire de la vôtre, [JUDITH:] En quoi cela consiste-t-il ? [SUZANNE:] J'ai des amants. Je me donne. Je me vends. Mon nom est le plus connu des noms qu'il ne faut pas connaître. [JUDITH:] À ce titre vous avez le droit de me parler, ce soir. Que voulez-vous ? [SUZANNE:] Vous sauver. [JUDITH:] Sauver celle qui sauve la ville. Je vois qu'il n'y a pas que de l'humilité dans votre cas. [SUZANNE:] Suis-je belle, Judith ? [JUDITH:] Pour l'honneur de votre état, c'est à souhaiter. [SUZANNE:] Je vous en prie. Regardez-moi. Que voyez-vous ? [JUDITH:] Peu m'importe. La barre vient d'être tirée sous le total des yeux et des nez humains que je dois connaître. [SUZANNE:] Mais regardez-moi donc, Judith ! C'est un peu de votre beauté que j'ai. Ma beauté, je le sais, ne couvre, ne cache rien... Mais c'est un peu de votre beauté que j'ai. On me l'a dit cent fois. J'ai aussi votre taille. Vos regards, malgré leur dédain, pour pénétrer dans mes yeux ne peuvent se baisser ou se hausser d'une ligne... Et ma voix... [JUDITH:] Votre voix ? [SUZANNE:] Ma voix ne cache évidemment, comme la vôtre, aucune pensée, aucun beau silence. [JUDITH:] On vous l'a dit aussi cent fois ? Qui ? Quel homme ? [SUZANNE:] Quel homme ? Vingt hommes. Tous ces beaux jeunes hommes auxquels vous avez permis de s'appuyer contre vous, un beau soir, devant la lune pleine ou quelque grand incendie, celui qui a nagé deux heures dans la mer Morte pour en retirer une épave qui gênait votre regard, celui dans le verre duquel vous avez bu, sous une tonnelle de rouliers et sur la main de qui vous avez soudain appliqué vos lèvres, rouges cette fois, non point de rouge, mais de vin ; tous ceux que l'ombre de votre désir a rapprochés de vous pour les rejeter avec plus de violence, tous ceux- là enfin qui se précipitaient ensuite dans mes bras, y cherchaient l'oubli, la vengeance et, dans les sanglots et les caresses, m'appelaient Judith... [JUDITH:] Aujourd'hui aussi, c'est leur mot de passe. [SUZANNE:] Cette ressemblance, chaque jour, depuis un an, je l'accrois secrètement. Je vous ai suivie, suivant du même coup quelque amant. Je vous ai forcée à parler en vous bousculant, pour entendre votre voix. Je sais comment vous dites : "Tiens, cette fille nous écoute", ou : "Je détecte les grues à regard tendre." J'ai copié vos robes. Non pour plaire à vos amis. Mais pour être votre esclave. À chaque rencontre, fût-ce après un jour seulement d'intervalle, je me sentais à nouveau distancée. Mais faible, bornée, pauvre, j'avais la volupté de savoir ce que je pouvais être, dilatée à l'extrême force, à l'extrême richesse, et à l'extrême esprit... Qu'ai-je commis en agissant ainsi ? [JUDITH:] Rien de grave, le vol. [SUZANNE:] Je ne vous ai pas volé le dédain et l'orgueil. Mais ce mépris pour moi que je devinais, il me suffisait, pour le supporter, d'imaginer ce que doit être en vous la résignation. Et j'ai supporté votre cruauté avec votre propre douceur, votre luxe avec votre propre modestie, j'étais heureuse... Je vous ressemble, Judith... [JUDITH:] En rien. [SUZANNE:] On s'y trompe. [JUDITH:] Celui qui a pour modèle un être humain ne peut me ressembler. [SUZANNE:] Vous n'étiez humaine que jusqu'à cette nuit. [JUDITH:] Elle est là... Hâtez-vous. Imitez-moi aussi dans mes paroles. Parlez net... [SUZANNE:] Je veux partir à votre place. [JUDITH:] J'attendais cela. [SUZANNE:] Je ne crois pas les prophètes. La plupart sont des espions de l'ennemi. Beaucoup pensent qu'Holopherne a entendu vanter Judith et l'attire dans un piège. [JUDITH:] Et quand cela serait ? Et quand Dieu lui aurait donné cette pensée, pour lui funeste ? [SUZANNE:] Holopherne est un barbare. Entre la beauté qui est un vêtement et la beauté, il ne distinguera pas. Là où tant de Juifs qui nous connaissent toutes deux ont voulu se tromper, il ne verra pas la différence. [JUDITH:] Et Dieu ? Dieu s'y trompera ? [SUZANNE:] Dieu a moins de passion que Judith. [JUDITH:] Et c'est moi qui vous remplacerai, pour que l'échange soit parfait, auprès de l'amant qui vous rendra visite, et qui aussi ne verra pas la différence ? [SUZANNE:] Vous ne m'écarterez pas par des mots. Je suis trop sûre de ma cause. Comprenez- moi. Il ne s'agit pas de sauver votre vie. Je ne vous ferai pas l'injure de croire que vous avez peur. Il s'agit de bien autre chose ! Laissez-moi aller là-bas. Demain matin, le peuple vous croira revenue, et tout sera sauvé. [JUDITH:] Quoi, tout ? [SUZANNE:] Vous le savez bien, votre pureté. [JUDITH:] Ma pureté ! Vous aussi employez ce langage de catéchisme et d'ouvroir. C'est pour une plus réelle leçon de choses que Jean vous a menée ici. Ma virginité, vous voulez dire ? [SUZANNE:] Je viens de tout donner aux pauvres. Mon logis, cette nuit, est là-bas. Mon métier pour une fois sera mon honneur. [JUDITH:] Ma virginité ? N'est-elle pas nécessaire ? N'est-ce pas justement ce qui vous manque ? Ou bien vous a-t-elle valu par contre-coup des joies si vives, que vous tenez à éviter sa perte ? [SUZANNE:] Oh ! Judith, en devenant femme, nous ne changeons pas seulement d'état, mais de sexe, mais de race. Je voudrais préserver ce miracle qu'est Judith jeune fille. [JUDITH:] Ah ! l'on s'occupe de ma virginité chez les vierges folles. Je ne sais pas ce qu'a été la vôtre, Suzanne, mais je commence à connaître la mienne. Elle n'est pas celle d'une vierge niaise. je ne l'appellerais pas maintenant pour qu'il soit le premier. [SUZANNE:] Judith, sauvez Judith. [JUDITH:] Qui vous dit que je ne la sauverai pas ! Regardez-moi, si vous voulez imiter la vraie Judith ! Ne croyez pas que j'irai là-bas en victime consentante. Ce n'est pas la reine de Sabba qui va se rendre chez ce roi, pour un couchage officiel, mais une fille juive, déchaînée, hypocrite et impitoyable, et prête à braver, pour mieux leur obéir, toutes les lois de Dieu. [SUZANNE:] Une fille sans forces, sans armes ! [JUDITH:] Toutes les armes découvertes et cachées, je les aurai. La plus dangereuse pour Holopherne, je l'ai déjà. [SUZANNE:] Le poison ? [JUDITH:] Pas exactement. Mon langage. L'homme est bavard, Suzanne. Certes, toutes les variétés de Judith, je les suis aujourd'hui. Je vais là-bas en jeune fille ignorante devant un homme grossier, en jeune fille rusée devant un général sans contrôle, en envoyée d'une ville auprès d'un vainqueur. Mais j'y vais surtout comme l'enfant au temple, pour répondre à une question, à une série de questions que j'ignore, mais dont mon seul langage a la clef. En fait, toute la journée, je ne me suis guère préparée à une offre de mon corps, mais à une espèce de concours d'éloquence. mais que je prouverai. D'une phrase, Suzanne, j'ai déjà convaincu de plus obstinés, brouillé le désir de plus frénétiques. D'un mot et d'un sourire. Allons-y. Cette nuit sera peut-être le triomphe du sourire. Car, s'il le faut, je sourirai... Vous pleurez, vous ? [SUZANNE:] Sur tant de douceur, tant de violence sacrifiées en vain. [JUDITH:] Ma violence ! Ah ! Suzanne, vous ne comprenez donc pas ma peine, pas plus que Jean ou les rabbins. Pourquoi je souffre de voir le peuple, et l'armée, et Dieu même me confier dans l'éclat leur ambassade, je pensais que vous, une femme, vous l'auriez deviné. C'est que, dans la solitude de mes nuits, dans l'agitation de mes journées, je me l'étais depuis longtemps, cette mission, confiée à moi-même. J'ai trop tardé, j'ai eu trop de confiance en nos soldats... Pourquoi Dieu a-t-il voulu m'enlever mon mérite en me comblant de gloire ? Ce Dieu, qui a toute l'éternité pour lui, s'amuse à m'enlever mes effets par une minute. Ah ! qu'il était plus beau mon voyage dans la nuit, Suzanne, non point tracé comme pour un coureur, mais où mon premier ennemi aurait été le gardien même de nos portes ! Personne dans la ville n'aurait su que la plus faible et la plus anonyme de ses filles, car c'est à ce titre que je partais, dans une ombre sans lune, caressant pour les faire taire les chiens de guerre en rôde, allait vers Holopherne pour la victoire ou pour la mort. Je vois qu'il ne faut pas avoir les mêmes idées que les prophètes. Ils tiennent terriblement à leurs droits... Dans mon orgueil de jeune fille, j'avais cru Dieu plus modeste. Je savais bien que l'idée était de lui. Lui a cru qu'elle était de moi. Il se venge ! [SUZANNE:] Judith ! [JUDITH:] Et ma douceur ! Heureuse Suzanne, qui avez pu trouver de la douceur aujourd'hui dans ce langage. La douceur du délabrement, de la haine. Venez ici... Oui, dans mes bras. Ne vous raidissez pas. Quel parfum ! C'est le mien, n'est-ce pas ? mais sur moi je ne le sentais plus. Adieu, parfum ! Et ce collier, c'est le jumeau du mien, mais sur moi je ne le voyais plus. Adieu, collier ! C'est sur vous que je vais prendre congé de tous ces objets familiers, et de moi-même... Moins de raideur, Suzanne, plus de souplesse... Est-ce donc là votre première leçon de tendresse ? Puisque voilà peut-être mon dernier soir, apprenez, seule entre tous et toutes, ce que peut être la douceur de Judith. Voyez si c'est bien elle que vous avez donnée à ces désespérés qui me fuyaient. Vous leur parliez ainsi en plein visage, vous tiriez doucement leur tête en arrière par les cheveux. Adieu, ma douce peau, adieu, mes yeux brûlants et glacés, adieu, mes lèvres... Comme j'aime mieux me dire adieu sur une sœur que sur un miroir... ô ciel, si mes yeux en s'ouvrant pouvaient voir le soleil ! [SUZANNE:] Vous serez sauvée, Judith ! [JUDITH:] Et maintenant, je pars ! [SUZANNE:] Non ! Non ! [JUDITH:] Oh ! femme stupide, ne comprendrez-vous donc jamais la voix de Dieu ? Votre poignard ! [SUZANNE:] Quel poignard ? [JUDITH:] Donnez-moi votre poignard. Je l'ai senti sur vous. Je n'ai pas d'arme. [SUZANNE:] Voilà. [JUDITH:] Votre poison. Pas de pleurs, je vous en prie, c'est une arme que vous n'arriverez pas à me passer... Qu'est cela ? [SUZANNE:] Un peigne, du fard. [JUDITH:] Donnez... La ville est endormie ? [SUZANNE:] La rue semble vide, mais derrière chaque fenêtre une tête de femme ou de vieillard attend votre passage... On tient réveillés tous les enfants pour qu'ils vous voient. [JUDITH:] Il est temps qu'ils se couchent. [SUZANNE:] Vous n'allez pas partir ainsi, sans manteau ? [JUDITH:] Je ne veux pas risquer de voir mon oncle. [SUZANNE:] Prenez le mien... Vous gardez ces souliers ? Le chemin est dur. Vous allez avoir à franchir des ruisseaux, des haies. [JUDITH:] J'irai lentement. Je ne me presserai pas. [SUZANNE:] Vous partez sans avoir dîné ? Vous n'avez pas peur d'avoir faim ? [JUDITH:] Soif peut-être, oui. [SUZANNE:] Prenez ce verre d'eau. [JUDITH:] Mes mains ne sont plus à moi... Elles ne toucheront plus rien dans cette maison... Faites-moi boire, si vous y tenez... Merci. Comment suis-je, ce soir ? [SUZANNE:] Oh ! Judith, comme toujours. [JUDITH:] Comme toujours ? Merci, Suzanne. Que ce soir Judith soit comme toujours, quel compliment pour les autres jours ! Et maintenant, ouvrez-moi.
[SUZANNE:] Jean ! [JEAN:] Elle est partie ? [SUZANNE:] Oui. [JEAN:] Alors, ce dont nous sommes convenus ! Pas une minute à perdre. Pas de malentendu, n'est-ce pas ? Répète ! [SUZANNE:] Je cours au camp ennemi. Je joins Sarah. [JEAN:] Excuse-moi de t'envoyer chez cette entremetteuse. Tu sauras prendre par le plus court ? [SUZANNE:] Esther m'accompagne. Elle y va presque tous les soirs. [ESTHER:] C'est qu'elle déteste Judith, Sarah ! Elle est jalouse ! Judith l'a fait le mois dernier chasser de chez elle. [JEAN:] Que lui diras-tu ? [SUZANNE:] Que Judith va arriver. Elle voudra voir Holopherne. Que Sarah s'arrange pour la recueillir à son arrivée et l'empêche de joindre le roi, dût-elle pour cela l'enfermer jusqu'au jour. Bonne récompense. C'est cela ? [JEAN:] C'est cela... Adieu. Tu as tout le temps d'arriver avant elle. Je lui ai indiqué un chemin impossible. [LE PROPHETE:] Judith ! Judith ! Sauve-nous ! [JEAN:] Toi, te voilà sauvé !
[OTTA:] Arrive, Egon, arrive ! Pour une fois, Sarah a une idée. [EGON:] Il est temps. Nos officiers se fâchent, Sarah. Tu nous trompes sur la fourniture. [SARAH:] Je donne ce que j'ai. [EGON:] Justement. Au début, tu nous donnais des fillettes, curieuses, d'un agréable maniement. Un rien les intéressait, les géants, la moustache à la gauloise... Depuis que la famine règne dans ta ville, tu n'amènes plus que les sœurs aînées. [OTTA:] Ou les grand-mères. [URI:] Ou les mères. On m'en a signalé avec l'enfant au sein. [OTTA:] Elles se jettent en chiennes sur la soupe, et, leur nourrisson à portée, se donnent sans la moindre joie. [EGON:] Tes veuves, entre autres, ou bien sont dénuées d'esprit folâtre à un degré inattendu, ou poussent, au contraire, l'épanchement au-delà de ce que demande une honnête infanterie. [URI:] Tu n'exerces sûrement pas ton métier de naissance ? [SARAH:] En effet. Je descends de Jacob en ligne direfte. [EGON:] Alors tu m'étonnes. Tout grand aïeul crée autour de sa souche, pour la suite de ses héritiers, une zone d'inconscience, de saturation et d'irresponsabilité. Sur notre route, il n'y a guère eu que des noms illustres pour nous ouvrir clandestinement les poternes ou nous fournir en jeunes garçons. Si les descendantes de Jacob ne peuvent pas être de bonnes maquerelles, à quoi bon Jacob ? [OTTA:] Cette nuit, Jacob se rattrape. [EGON:] Alors, Sarah ! Ton idée ? Qu'as-tu à nous offrir, ce soir, pour fêter l'anéantissement de ta ville ? [SARAH:] Un spectacle gai. [EGON:] Nous les connaissons, tes spectacles gais. Douze femmes nues, sur le nombril desquelles tu projettes en couleur l'oriflamme de leur nation. Seul notre ministre de la Guerre y prend encore intérêt. Non, plus de spectacle d'art, ni de théâtre aux armées... Que nous proposes-tu d'un peu sérieux ? Il n'y aura jamais de dernière actrice juive, Sarah ! Rassure-toi. [OTTA:] Réserve ton esprit, Egon. Nous en aurons plus besoin tout à l'heure. [EGON:] Quelle Juive ? Elle est là ? [SARAH:] Elle vient. [EGON:] Elle te ressemble ? [SARAH:] Elle a vingt ans. [EGON:] Une mendiante, encore ? [SARAH:] Non, une millionnaire, et généreuse. Tous ses aïeux banquiers ont, pendant trois siècles, prêté, usuré, volé, pour amasser un socle d'or à cette merveille de bienfaisance et de désintéressement. [EGON:] Je la vois d'ici, avec ses verrues précoces et ces lobes d'oreille d'une demi-livre qu'on ne rencontre qu'aux ventes de charité. [SARAH:] Non. Toutes ses grand-mères ont brassé dans leurs alcôves un nombre incroyable d'yeux à fleur de tête, de peaux squameuses et de mentons en galoche pour produire l'ovale le plus parfait et le plus beau regard d'Israël. [EGON:] Pourquoi vient-elle te voir ? [SARAH:] Elle ne vient pas me voir. Elle vient voir Holopherne. [EGON:] Que prépares-tu, qu'ourdis-tu, avec ta Juive ? Prends garde. [SARAH:] Je ne suis pour rien dans sa visite. Je suis la seule à n'y être pour rien. C'est tout le peuple juif qui l'envoie. D'après les prophètes, il ne peut plus être sauvé que par la plus belle et la plus pure de ses filles, venue sans escorte fléchir Holopherne. Tous ont pensé à celle-là. Et elle la première. Et elle vient. [EGON:] Bonne idée. Si elle est un peu grasse. [SARAH:] Tu ne comprends pas, Egon... Que hais-tu, dans les Juifs ? [EGON:] Je ne suis pas original. L'orgueil ! [SARAH:] Et tu ne comprends pas que c'est l'orgueil même qui vient se jeter dans vos filets, en ce moment ? [EGON:] Nos filets en ont vu d'autres. [SARAH:] Crois-tu ? Vous n'avez humilié jusqu'ici que de vieux rois à trônes percés, des reines lâches qui avaient passé leur vie à répéter en elles le jour de leur chute, des prophètes végétariens, des idoles gâteuses. Vous n'avez répandu la honte que sur des perruques, sur des yeux chassieux d'où les larmes sortaient grasses... Mais voici cette fille, mes enfants !... Voici l'orgueil dans sa jeunesse, à peine une touche de poil noir et lustré aux aisselles ; quand elle pleure, quand elle transpire, c'est de la rosée... Tu es chasseur, Egon. Tu sais ce que chaque bête neuve, le petit de panthère dans sa fosse, le renardeau dans son piège, apporte de frais et de vierge à la mort. Tout ce qu'on peut apporter de nouveau et d'intact au scandale, au désespoir, — à la mort aussi, si le cœur vous en dit — Judith va vous l'offrir. C'est une riche : comme telle, elle n'a eu que de ces chagrins d'ordre si haut qu'ils n'ont pas sur les tissus et les glandes d'effets différents de celui des joies. [EGON:] Judith ? Tu dis Judith ? [SARAH:] Je dis Judith. Tu la connais ? [EGON:] Cette Juive, qui a fait soudoyer la semaine dernière nos porteurs arabes pour qu'ils massacrent les officiers de la garde, comment s'appelait-elle ? [SARAH:] Elle s'appelait Judith. [EGON:] Et c'est elle qui ose venir ici, elle qui a tué nos meilleurs amis ? Rappelle-toi Lamias, [SARAH:] Enfin, elle t'intéresse ! [EGON:] Ah ! elle vient, celle qui tira du sang vert d'un héros tel que Lamias ! Je m'en frotte les mains. Je suis d'accord sur tout d'avance. Quel supplice lui prépares-tu ? [SARAH:] Le seul qui puisse l'affecter. L'humiliation. Je peux l'amener ici même ? [EGON:] Si tu veux. Le roi travaille ou repose au fond des tentes. [SARAH:] Alors, assieds-toi sur ce siège. Otta, le manteau. [EGON:] Le manteau d'Holopherne ? Tu veux qu'elle me prenne pour Holopherne ? [SARAH:] Oui. Quand elle arrivera, tremblante d'angoisse, mais comblée à l'idée d'être une reine en face d'un roi ; attendant l'injure, la préparant, mais toute prête aussi à être la reine de Sabba pour un nouveau Salomon et à entreprendre avec lui une dispute de cour d'amour, reçois-la à la place du roi, et sous son nom. [EGON:] Pourquoi moi ? [SARAH:] Tu sais parler, et je t'ai dit qu'elle était vierge : c'est donc avant tout une bavarde. Tu es le plus capable de diriger la comédie, de tirer d'elle le maximum de terreur, de vanité satisfaite, de roucoulements nationaux... Songe au spectacle qu'elle nous donnera, quand elle comprendra soudain à quelle dérision nous l'avons amenée ! Et n'aie pas peur d'avoir en face de toi une victime insignifiante, car tout le peuple juif a mis ce soir sa mission en elle, et il passe sa nuit sur les murs, dans l'assurance de la voir à l'aube sortir du camp, suivie d'Holopherne repentant. [OTTA:] Tu comprends le jeu, Egon ? [EGON:] J'ai toujours compris la vengeance. Il y aura quelque chose de vraiment souverain, tout à l'heure, sur mon visage... Son reflet. [OTTA:] Le manteau royal te va bien, d'ailleurs. [EGON:] Un manteau royal va toujours bien. C'est le triomphe de la confection... Vous y êtes, mes amis ? Et tâchez de me donner enfin, comme à votre roi, cette déférence que vous me devez comme à votre effectif directeur de conscience. [URI:] Entendu, vieux pédéraste. [EGON:] Tu te rappelles l'agonie de Lamias, Otta ! Ce corps si unique attaqué par deux morts différentes, le côté gauche boursouflé, tuméfié, agité jusqu'à la paupière de gestes convulsifs, faisant de l'œil à sa dernière heure, le côté droit tout lisse, digne, la commissure des lèvres tenue par un point impeccable ! Le revois-tu, nous souriant d'une moitié de sourire, et ce beau demi- dieu jeté dans la terre avec cette moitié d'un affreux Lamias ? Seul ce côté droit se tient debout près de moi en cette minute, tout pâle, sa tranche encore fraîche frottée de goudron infernal... Mets-toi plutôt à ma gauche, Lamias... Cette femme est là, Assur ? [ASSUR:] Elle arrive. [EGON:] Comment as-tu permis qu'une femme circulât ainsi dans nos lignes ? [ASSUR:] Un espion la suit depuis sa sortie de la ville. Elle allait lentement, d'ailleurs, droite, et sans se cacher. [EGON:] Par où est-elle entrée dans le camp ? [ASSUR:] Près du ruisseau Ésaü, là où les Juifs ont donné ce matin leur dernier assaut. Elle s'est penchée sur l'eau souillée de leur sang, et y a bu. [EGON:] De là, qui l'a dirigée ? [ASSUR:] Sarah nous avait recommandé de corser sa promenade. On l'a conduite par l'enclos des prisonniers, où justement l'on suppliciait. Elle est maintenant devant l'enceinte royale. Elle refuse de s'asseoir et demande Holopherne. [EGON:] Amène-la... [URI:] Répartis les rôles, Egon. [SARAH:] Rien de plus simple. Nous tous, nous déversons sur Judith les injures, les menaces. [EGON:] Contre un baiser, un simple baiser. [SARAH:] Bravo pour ton courage ! [EGON:] Lamias, lui, aimait les femmes... Mais seulement les blondes comme lui... Tu te rappelles, l'an dernier, à Tiflis, ces deux sœurs qui venaient du Nord, leurs cheveux paille pressés sous un turban, avec de beaux visages clairs et débordants, nus comme des fesses... J'espère que ta Judith n'est pas blonde, Sarah, et qu'elle ne s'est pas frottée, pour l'adoucir, avec la couleur de Lamias ? [SARAH:] Regarde-la.
[JUDITH:] Me voici, Holopherne. [URI:] Qui ose prononcer le nom du roi ? Qui es-tu, pour ignorer qu'il est interdit, sous peine de mort, de toucher le roi, même par la parole ? [JUDITH:] Celle-là peut te renseigner. [SARAH:] Ah ! tu daignes me reconnaître, Judith. Depuis que tu m'as fait jeter hors de ta maison, avec la lettre du bel Edouard, j'ai fait des progrès, n'est-ce pas ? [OTTA:] Que patronne et pensionnaire se disputent ailleurs ! Yami ! [SARAH:] Elle n'est pas ma pensionnaire. Elle a été étudiante. Elle sait se prostituer elle-même. [OTTA:] Qui t'amène ici ? L'hystérie, comme tes sœurs ? La faim, la soif ? Tu veux boire ? [JUDITH:] Je viens de boire au ruisseau Ésaü. [EGON:] Que dit-elle ? [SARAH:] Je pense qu'elle veut dire : qu'elle vient de boire l'eau rougie du sang des Juifs, pour avoir leur courage. C'est ce qu'on appelle un mot sublime. [EGON:] Si c'est pour prononcer des mots sublimes que tu t'es dérangée, belle brune, tu perds ton temps. Ils n'ont jamais servi que des siècles après qu'ils furent dits, et aux acteurs. [JUDITH:] Que ceux qui furent dits voilà cent ans me servent aujourd'hui ! [SARAH:] En voilà encore un. [EGON:] Je t'en prie. N'insiste point. Je ne les comprends pas. Tu penses bien, si l'on dénombre les femmes qui devant moi ont voulu m'arracher leur époux, les sœurs qui devant moi ont passé à leur frère le poison auquel elles avaient déjà bu avec un pauvre sourire, les grand-mères acharnées à sauver de nos bourreaux un petit-fils crépu et camus, une horreur — que tous les mots sublimes, les gestes et les attitudes sublimes, ont dû fourmiller autour de moi. Rien ne m'en est parvenu. Je n'ai vu que des êtres dont le bavardage et la gesticulation se poursuivaient aux portes de la mort. Tu as bu au ruisseau Ésaü ? Et après ? Tu as bu de la boue mêlée de caillots ? C'était ton droit, mais inutile de t'en vanter... Ton nom ? [JUDITH:] Judith. [EGON:] Qui est Judith, Sarah ? [SARAH:] La fille à la mode. [EGON:] À la mode, oui, elle l'est. Elle a ce talent par lequel les vraies mondaines seules, dans les pires époques, savent mettre leur regard ou leur robe à la mode du malheur, de la guerre ou de la famine... Une fille, non ? [SARAH:] En effet, c'est une vierge. Aucune virginité n'a été désirée et frôlée de plus près. Mais c'est encore une virginité. Elle a même des certificats du grand prêtre... Je la déshabille ? [EGON:] Touche-la, Sarah, et je te fais battre... Avoue en tout cas qu'elle est belle, et moins maigre que tes recrues habituelles ! [SARAH:] Je ne sais comment elle fait. La famine dessèche les autres Juives ; celle-là mange moins encore, car elle affecte de tout donner, mais elle n'a pas dépéri d'une once. La grandeur des temps la nourrit. [EGON:] Nous lui fournirons cet aliment en abondance. Princesse, pour oser se présenter ainsi ? [SARAH:] Non, la haute banque. Ne devines-tu pas, autour de cette simplicité, les voitures à ressort, les bijoux à chaînette de sûreté ? Je suis sûre qu'en partant de chez elle, elle n'a touché ni à sa robe, ni à ses cheveux. Elle est de celles qui n'ont à se préparer ni pour l'amour, ni pour la mort, une riche, quoi ! [EGON:] Ne t'excite pas, Sarah. [SARAH:] C'est aussi que l'injustice de Dieu me dépasse ! Il n'y a de vraie martyre que riche. étouffée par la peur. [EGON:] Sur ce point, tu te trompes, Sarah. Je connais le courage. [SARAH:] Elle a peur... Voyez-la, raide et pâle, comme la fille du patron au milieu des grévistes. Du patron Jéhovah ! Et elle se tait. Qu'il est difficile, hein, ma fille, de ne pas émettre de mots sublimes en des occasions pareilles ! [EGON:] Un mot encore, Sarah, et je te donne à Yami... Quel projet t'a conduite ici, Judith ? [JUDITH:] Je voulais voir un grand roi face à face. [EGON:] Tu le vois, et tel que tu l'imaginais, sans doute ? [SARAH:] Méfie-toi, Seigneur ! Tout n'est que flatterie et dentifrice dans cette bouche. [JUDITH:] Je ne sais comment je l'imaginais. Mais je sais que je venais désespérée, et que maintenant j'espère. [EGON:] Un rien dans mes yeux, n'est-ce pas ? Un quelque chose dans les poils de ma barbe ? [JUDITH:] Un accent dans votre parole. [SARAH:] Nous y voilà. [EGON:] Qui la rend douce, n'est-ce pas, loyale ? [JUDITH:] Non, mais je sens, au-dessous d'une dureté et d'une hypocrisie d'empereur, un goût du jeu, de l'aventure, une curiosité qui est une promesse. [EGON:] Alors, méfie-toi. Holopherne a fait mille promesses dans sa vie. Il a promis à la reine d'Alep d'épargner son unique fils si elle se prostituait à un baudet. Il a promis au dieu des Phéniciens, s'il se manifestait, de respecter sa cathédrale. La reine s'est ouverte à l'âne, le dieu des Phéniciens s'est montré en personne, et j'ai tué le fils, et j'ai brûlé le temple. [SARAH:] C'est que cette reine et ce dieu n'étaient pas Judith ! [JUDITH:] C'est que tu n'étais pas, alors, le vrai Holopherne, celui auquel je veux parler ce soir. [EGON:] Il t'écoute... [URI:] Seigneur, je vous en prie. Choisissez entre cette fille et nous. [EGON:] Tais-toi, j'ai choisi... [OTTA:] Il est tard, Seigneur. Nous avons juste le temps de lire le rapport. [EGON:] Parle, jeune fille. À quel titre viens-tu ? [JUDITH:] Justement. Tu sais ce qu'est une jeune fille ? [EGON:] C'est ce qu'a été Sarah. C'est ce qu'ont été toutes celles qui sont l'opprobre du monde. [JUDITH:] Tu sais ce qu'est une jeune fille ? [EGON:] Tout le monde le sait. Elles seules l'ignorent. Si tu le sais, tu ne l'es plus. [JUDITH:] C'est là l'exception. Je sais ce que je suis, et je le reste. [EGON:] C'est une future femme, prête aux hontes grotesques qui rendent femme. [JUDITH:] C'est, poussé à un tel point qu'il n'en voit plus les pires malheurs, qu'il n'en ressent plus les pires souffrances, l'espoir de rencontrer un jour la grandeur dans un être humain. [EGON:] Et tu espères la trouver ici, pauvre fille, chez des vainqueurs ? La grandeur est la prime réservée à la défaite et à la victime. [SARAH:] Vas-y, Esther. C'est le moment. Assuérus t'écoute. [JUDITH:] Épargne les Juifs, Holopherne, et ton nom sera accolé au leur pour l'éternité. [OTTA:] Il n'y a vraiment que les Juifs pour croire aussi sérieusement à l'éternité. Ils l'ont inventée comme intérêt à une minute, une seule minute de charité ou d'honnêteté. C'est leur idéal du placement. [EGON:] Dis-moi, Judith, parlons sérieusement, crois-tu que je n'ai pas entendu tout ce qui peut supplier pour les Juifs ? Te crois-tu plus éloquente que cette belle lumière qui argente maintenant sur tes remparts la vermine massée dans l'angoisse ? Me crois-tu sourd ? Crois-tu que ce silence du champ de bataille, ce cri d'oiseau de nuit voilé par sa becquée de viande humaine, le bruit de ce fruit qui choit soudain de l'arbre, seule victime pacifique et naturelle de cette veille, et l'image d'une petite mère juive qui prie en pleurant dans sa soupente, en caressant son chien juif affamé, et l'indifférence des étoiles, et le mépris des vents, ne m'aient pas déjà tout dit en leur faveur ? Tout est Judith dans cette supplication, et Judith pas plus que le reste. Pourquoi ta plainte arriverait-elle jusqu'à moi, par-dessus toutes les autres ? [JUDITH:] Parce qu'elle est la plus forte. [EGON:] Elle n'est pas la plus forte, car j'aime les chiens, les étoiles, les reflets de la lune sur les humains, et je n'aime guère les femmes. [SARAH:] On ne le dirait guère aujourd'hui. Pour la première fois, Holopherne daigne parler à une fille. Touche-la, Seigneur, touche-la. Devant une Juive, il faut avoir les meilleurs yeux et les meilleures mains, être en même temps mille fois voyant et mille fois aveugle. [EGON:] Emmenez cette femme, fouettez-la. [SARAH:] Mais qu'ai-je dit, Seigneur, qu'ai-je fait ? [EGON:] Tu as insulté mon hôte. Tu seras punie. [SARAH:] Pitié, Seigneur ! Je plaisantais. [OTTA:] On ne fouette pas un bouffon, Seigneur. [EGON:] Si Judith veut avoir pitié de toi, cela la regarde. [SARAH:] Pitié, Judith ! [EGON:] Un geste, un mot de Judith, et tu es sauvée... Cela va. Très bien... [OTTA:] Méfiez-vous, Seigneur, méfiez-vous. Songez que de votre étreinte avec cette pucelle va naître une série d'êtres et de symboles déjà presque rayés de l'univers, le tailleur de casquettes et l'usure, le virtuose et la prophétie. Sans parler de l'éternité. Songez à toute cette progéniture. [EGON:] Mais qui suis-je, enfin, pour qu'on me parle ainsi ? Prends garde aussi à toi, OTTA. Quel cœur as-tu pour oublier que c'est aujourd'hui l'anniversaire de notre cher Lamias, qui dut tant à une Juive ? En son honneur, j'écouterai Judith. [JUDITH:] Écoutez-moi, Seigneur. Par ce Lamias que je conjure d'être debout derrière vous en ce moment. [EGON:] Il y est, en partie du moins. [OTTA:] Alors, c'est le solo ? Nous n'échappons pas au solo de la favorite suppliant son roi pour le salut des Juifs ? Je te préviens, Holopherne, je ne réponds de rien si tu refuses demain le carnage à nos troupes d'Afrique. La double portion de semoule et d'orgeat qu'ils reçoivent depuis deux mois appelle une seule vengeance : le sang... [EGON:] Parle, Judith. [JUDITH:] Ô Roi, je sais que je ne demande pas au carnage une mince faveur. Je suis infirmière. Je soigne chaque jour des blessés et des mourants. Ce voyage dans vos lignes a achevé de m'instruire. Chaque instrument de meurtre ou de torture prend auprès d'un corps juif son sens et son tranchant. L'entaille dans notre peau est grasse, belle. Je viens à toi avec la fierté de notre richesse dans la mort. Si la guerre était prévoyante, elle ne nous anéantirait pas. Mais on ne distrait la guerre du sang, que par du sang. Je t'en apporte une piste toute fraîche. [OTTA:] Le sang de Judith, c'est peu pour onze armées. [EGON:] Tais-toi. [JUDITH:] Tu as entendu parler de Cittose ? [EGON:] La ville blonde ? [JUDITH:] Ceux qui nous appellent la ville brune l'appellent, en effet, ainsi. [EGON:] Comment l'ignorerions-nous ? C'est par le clignement de ces deux yeux vairons que la Judée nous a fait signe. Alors ? [JUDITH:] Cittose est à huit lieues, intacte, gonflée de paix comme une larve, pleine de ses eunuques, de ses femmes du Caucase, de ses patriciennes en qui la graisse s'étend également de la bajoue à l'orteil comme en tous les êtres privés de Dieu. Au lieu de nos greniers et de nos caves vides, de nos femmes squelettiques, donne donc à tes soldats ces corps pleins comme un sac, ces enfants dorés, cette abondance, et tu observeras la seule loi de la guerre, qui est de punir la sécurité et de bafouer la paix ! [EGON:] Qu'en dis-tu, Otta ? [OTTA:] Intéressant, mais la permission de Judith me paraît inutile. Cittose aura son tour. [JUDITH:] Elle ne l'aura pas, si vous tardez d'une minute. Notre conseil lui a dépêché ce soir un courrier pour l'avertir de se préparer ou de fuir. Mais si vous partez sur-le-champ, je connais la montagne, je serai votre guide. [SARAH:] Bravo, Judith, voilà ta vraie vocation. Tu es faite pour perdre et non pour sauver. Si c'est pour décider Holopherne à tuer des innocents que Dieu t'a désignée, alors je l'approuve : c'est dans tes cordes. [EGON:] Viens ici, Judith. La comédie est finie. [JUDITH:] La comédie ?... [EGON:] Je t'avais menti, Judith. Je t'attendais. Ton nom était venu jusqu'à moi et point par cette procureuse. C'est lui que les plus beaux prisonniers prononçaient dans la torture, ce nom dont l'écho sans gencives n'arrive pas à redire les syllabes trop denses et que les lèvres humaines, doublées de dents, seules peuvent répéter, et toute cette armée avait l'air de ne défendre que toi. [SARAH:] Pitié, Judith. [UN GARDE:] Silence. [EGON:] Enfin, te voilà dans ma tente, et ma captive. Ce n'est pas moi qui ai lancé la rumeur d'après laquelle tu sauverais les tiens en venant jusqu'ici ; mais, Judith, ne crois-tu pas que l'imagination simple des peuples, de même qu'elle sait isoler la sagesse en phrases et en dictons, sait isoler aussi, au-dessus des grandes luttes, les vrais combattants ? La guerre ne pouvait être terminée que par ce duel qui nous met face à face... Elle l'est. Otta, convoque les colonels... Annonce le départ pour Cittose. Toi, Judith, va, tu es libre. [JUDITH:] Libre ? [EGON:] Cours annoncer leur salut à tes Juifs... Yami va t'escorter... Tu m'entends, Yami ?... Et apprends à connaître ceux que tu appelles des barbares. Oui, tu me plais. Mais je ne t'impose aucune condition. Le temps nous manque d'abord, et d'ailleurs, je n'ai pas le sentiment, moi, de te plaire. [JUDITH:] Seigneur ! [EGON:] Ai-je tort de le croire ? Tu pourrais sans aversion approcher ton visage du mien, et poser tes lèvres sur mon front, doucement, fraternellement, en adieu ? [JUDITH:] Je peux, oui... [EGON:] Alors, viens... la prenant à bras-le-corps, pendant que s'élèvent tous les cris de moquerie et de dérision. [JUDITH:] s'est débattue et libérée. Elle est au milieu de la ronde, son poignard à la main. [EGON:] Elle m'aurait blessé, la garce ! Yami, à toi ! [SARAH:] Ah ! Judith ! pauvre niaise ! Où te croyais-tu ? Dans ta cour d'amour ou dans ta sacristie, avec tes fiancés et tes prêtres ? Te voilà jusqu'au cou dans la honte ! Quel beau spectacle tu as donné à ces soldats de l'intelligence juive en prenant ce pédéraste pour Holopherne ! Merci, Egon. Sur cette riche, tu as vengé tous les pauvres de la terre ; sur cette bavarde, tous les bègues et les muets ; sur cette étroite, tous les ventres ouverts jusqu'au nombril. [EGON:] Yami, va. [YAMI:] Non. [EGON:] Tu ne me comprends pas ? Je te la donne. [YAMI:] Non ! [EGON:] Tu oses me refuser ? Tu sais à quoi tu te condamnes ? [YAMI:] Oui ! [URI:] Alors, gardes, allez-y ! [SARAH:] Donne-la-moi, Egon. J'ai son emploi. Comme elle t'a baisé gentiment ! Quelle charmante retenue dans sa courte salive ! Et quelle reine d'éloquence... Celui qui ne comprend pas, qui n'entend pas, cette brute, Yami, elle l'a convaincu. Je suis sûre que cela lui suffit, elle a convaincu un nègre, sa vanité est sauve". [EGON:] Non, Lamias sera vengé ici même. [SARAH:] Appelle tes Juifs, Judith ! Appelle tes prophètes ! Appelle ton Dieu ! [JUDITH:] Holopherne ! Holopherne ! Au secours ! [HOLOPHERNE:] Emmenez cette femme. Tuez-la. [SARAH:] Qu'ai-je fait, Holopherne ? [HOLOPHERNE:] Mettons que tu aies mal prononcé mon nom. L'H n'est pas aspiré. [SARAH:] Je n'ai fait qu'obéir à Egon, Seigneur. Pitié ! [HOLOPHERNE:] Recommençons la comédie, cette fois dans la vérité. C'est à cette jeune fille de dire si elle veut avoir pitié de toi. Qu'elle ait un geste, un mot de pitié, et je verrai... [SARAH:] Ah ! tu crois que les Juifs mourront, adjudant naïf ! Ils vivront et leur Messie viendra. Et il viendra non par cette bourgeoise et son pucelage, mais par Sarah, l'entremetteuse. Sache que tu ne les tueras pas tous demain, car depuis un mois j'ai expédié chaque jour, couverts par mon commerce, vers un pays que tu ignores, une suite de jeunes garçons et de filles qui repeupleront à l'abri notre cité, et crachent sur ton nom. [HOLOPHERNE:] J'étais au courant. Chaque soir, j'ai fait saisir et exterminer la caravane... [SARAH:] Alors, meurs ! [HOLOPHERNE:] Laissez-moi, vous autres. On dirait qu'elles arrivent par les airs, avec des ailes... On dirait qu'elles arrivent par le sol, taupes ravissantes. Dans l'heure où l'homme l'attend le moins, où la présence féminine semble exclue, par les souterrains de l'air, les courants de la terre, une femme arrive, et lui apporte la nuance de douceur ou de cruauté qu'il n'a pas connue. Et voilà toute la conclusion où mènent dix ans de conquêtes. Les grandes aventures sont pour ceux qui se ferment à clef dans des bureaux, qui se cachent au fond des tentes solitaires. Le philosophe par sa divagation, le général par son étude, le banquier par ses calculs tissent on ne sait quels filets invisibles, et soudain ils entendent qu'on tire et qu'on se débat dans la pièce à côté. Une femme est prise... Il ne s'agit plus que de la dégager doucement, doucement, des deux mains... Par où est bien venue celle-là, la plus parfaite ? [JUDITH:] Par un champ de carnage. [HOLOPHERNE:] J'oublie toujours comment les femmes s'en vont, comment elles disparaissent de ma vie. Mais je me rappelle chaque détail de leur venue, dans quelle couleur de robe et de soleil, et cette première lueur de leurs dents sous leur premier sourire, par laquelle elles vous font croire à des os d'ivoire, à un squelette d'ivoire. Comme j'y croyais ! Comme j'y crois ! C'est la même femme toujours qui me quitte. Mais comme celle qui vient diffère des autres ! Tu es leur contraire, toi, Judith. Tu m'éloignes d'elles d'une distance que je n'avais jamais connue... Si tu le veux, prépare-toi... [JUDITH:] À quoi puis-je bien n'être pas préparée, en cette minute ? [HOLOPHERNE:] Tu le serais à l'amour ? [JUDITH:] Egon m'a touchée. Je ne suis plus digne de toi. [HOLOPHERNE:] Essuie ce rouge près de ta bouche, et rien ne restera d'Egon sur toi. Veux-tu aussi qu'il ne subsiste rien de lui, en ce bas monde ? [JUDITH:] Non ! Non ! Qu'il vive. Et que son ignoble cachet rne marque pour toujours. [HOLOPHERNE:] C'est une façon de parler. Tu sais bien qu'à ta première toilette, il disparaît. [JUDITH:] Tant pis ! Ce serait trop beau qu'une femme ait été saccagée dans sa vertu, dans sa foi, que son Dieu, pour la bafouer, se soit entendu avec une entremetteuse, et qu'elle offrît au monde la même face ! Je ne suis que honte, Holopherne. Je brûle de honte. Les lèvres d'Egon, je les sens marquées en blanc sur ce feu. [HOLOPHERNE:] Non, en rose, sur la neige et la crème. C'est fade. D'assez mauvais goût. Viens ici. Je les efface. [JUDITH:] Vous n'effacerez pas le faux baiser de mon Dieu ; il couvre mes joues, il est le plus infamant. [HOLOPHERNE:] Celui d'Egon, d'abord. Voilà. Quel visage pur, bien lavé... Il me semble qu'aucun des baisers dont tes amis les jeunes gens ont dû le couvrir n'y a laissé maintenant de trace... Seule la colère sait redonner la virginité à un visage et trahir son secret. [JUDITH:] Que trahit le mien ? [HOLOPHERNE:] Le secret de cette fureur, de ces yeux secs, de ce désordre. [JUDITH:] Oui, quel est-il ? [HOLOPHERNE:] La douceur. [JUDITH:] La douceur ? Vous ne sentez pas un poignard, sous ma robe ? [HOLOPHERNE:] Je le sens comme une partie de ton corps, durcie pour moi. Elle seule est dure d'ailleurs. Me crois-tu assez neuf pour ne pas sentir ce corps soudain sans résistance, sans vertèbres, un corps amoureux, quoi ! Tu es l'abandon tendu sur un poignard. [JUDITH:] L'abandon à la honte ! [HOLOPHERNE:] Oui, oui, histoires ! Tu sais parfaitement qu'à certaines heures l'être ne peut reprendre pied que dans le vide suprême, la jouissance. Tu la cherches. La veux-tu ? [JUDITH:] Où je veux prendre pied ? Dans le mépris de moi-même ! Dans la bassesse !... Que le Dieu des Juifs et les Juifs se soient occupés vingt ans à me flatter, à m'aduler, qu'ils aient abusé de ma confiance pour me lancer dans ce guet-apens, non ! Ma pensée ne peut accepter cette honte. Je suis perdue corps et biens dans une aventure aussi basse. [HOLOPHERNE:] N'est-elle pas plus relevée, maintenant ? Ce que je suis ne te suffit-il pas ? Va-t- il falloir que je m'efface devant un troisième Holopherne ? En somme, tu voulais me voir, tu me vois. Tu voulais me parler, je t'écoute. De moi, que désirais-tu ? [JUDITH:] Rien. Plus rien. [HOLOPHERNE:] Tu ne voulais pas me parler de ton Dieu ? [JUDITH:] Qu'il se manifeste lui-même ! Il est suffisamment fort et terrible. [HOLOPHERNE:] Ton entremise pourtant ne lui aurait pas été inutile auprès de moi, car ma sympathie, comme je me connais, irait plutôt à un Dieu faible, à un Dieu auquel l'amour des hommes est nécessaire pour sa divinité... Et tes frères ? Quand tu les as quittés, voilà quelques heures, tu ne te proposais pas d'obtenir leur salut ! [JUDITH:] Je les ai quittés voilà mille ans. [HOLOPHERNE:] Ils vivent encore. Et ils crient. Écoute-les. On les entend d'ici, ils t'appellent. [JUDITH:] Je ne les comprends plus. Je rougis d'avoir parlé tout à l'heure leur langage. Oui, ils chantent. Je connais par cœur ce cantique. Ils me détaillent par métaphores. Ils chantent mon innocence, qui est un agneau, mon audace, qui est un tigre. Cette emphase, dont le souffle de Dieu gonfle chacun de leurs mots et chacun de leurs gestes, elle m'est maintenant intolérable... [HOLOPHERNE:] Non, non, au contraire. Parle. Tu ne risques rien sous cette tente. [JUDITH:] Je ne vous comprends pas. [HOLOPHERNE:] Tu me comprends très bien. Tu commences très bien à deviner où tu es. [JUDITH:] Où suis-je ? [HOLOPHERNE:] Où te sens-tu ? [JUDITH:] Sur un îlot. Dans une clairière. [HOLOPHERNE:] Tu vois ! Tu as deviné. [JUDITH:] Qu'ai-je deviné ? [HOLOPHERNE:] Qu'il n'y a pas de Dieu ici. [JUDITH:] Où, ici ? [HOLOPHERNE:] Dans ces trente pieds carrés. C'est un des rares coins humains vraiment libres. je plante ma tente sur eux... Par chance, juste en face de la ville du Dieu juif, j'ai reconnu celui-ci, à une inflexion des palmes, à un appel des eaux. Je t'offre pour une nuit cette villa sur un océan éventé et pur... Laisse là tes organes divins, tes ouïes divines et entre avec moi. Je vois d'ailleurs que tu commences aussi à deviner qui je suis. Ce que seul le roi des rois peut se permettre d'être, en cet âge de dieux : un homme enfin de ce monde, du monde. Le premier, si tu veux. Je suis l'ami des jardins à parterre, des maisons bien tenues, de la vaisselle éclatante sur les nappes, de l'esprit et du silence. Je suis le pire ennemi de Dieu. Que fais-tu au milieu des Juifs et de leur exaltation, enfant charmante ? Songe à la douceur qu'aurait ta journée, dégagée des terreurs et des prières. Songe au petit déjeuner du matin servi sans promesse d'enfer, au thé de cinq heures sans péché mortel, avec le beau citron et la pince à sucre innocente et étincelante. Songe aux jeunes gens et aux jeunes filles s'étreignant simplement dans les draps frais, et se jetant les oreillers à la tête, quelques talons roses en l'air, sans anges et sans démons voyeurs... ! Songe à l'homme innocent... [JUDITH:] C'est cette innocence que vous m'offrez pour un quart d'heure ? [HOLOPHERNE:] Ne méprise pas de tels cadeaux. Je t'offre, pour aussi longtemps que tu voudras, la simplicité, le calme. Je t'offre ton vocabulaire d'enfant, les mots de cerise, de raisin, dans lesquels tu ne trouveras pas Dieu comme un ver. Je t'offre ces musiciens que tu entends, qui chantent des chants et non des cantiques. Écoute-les. Leur voix meurt doucement au-dessus d'eux, autour de nous, et n'est pas aspirée au ciel par un terrible aspirateur. Je t'offre le plaisir, Judith... Devant ce tendre mot, tu verras Jéhovah disparaître... [JUDITH:] Jéhovah revient terriblement vite. Il faudra vous hâter. [HOLOPHERNE:] Me hâter ? Certes non. Crois-tu donc qu'il y ait spectacle plus doux que de voir la femme dénudée soudain de son Dieu, toute gauche encore dans cette liberté suprême ? Quel dévêtement vaudra celui de ton enveloppe divine ! Que tu es belle, Judith, et soudain simple ! Tout ton corps me dit sa vérité en syllabes pressantes ! Oh ! Judith, que veux-tu ? [JUDITH:] Vous le savez... Me perdre ! [HOLOPHERNE:] Ton corps dit cela plus doucement. [JUDITH:] C'est son affaire. [HOLOPHERNE:] Ton corps me dit qu'il est las, qu'il va choir si un homme ne l'étend de force à terre, qu'il va étouffer à moins que des bras puissants ne l'étouffent. Il dit qu'il veut qu'on le caresse, qu'on l'adore, qu'on le touche des lèvres, de la paume des mains, du front... du front d'un roi. Il réclame. Il veut être Dieu. Toi, que veux-tu ? [JUDITH:] Qu'on m'insulte... qu'on me saccage... [HOLOPHERNE:] Tous deux vous serez obéis. [JUDITH:] Holopherne ! Pitié ! Un moment ! [ASSUR:] Judith est là, Seigneur. [HOLOPHERNE:] Que dis-tu ? [ASSUR:] Une femme est venue, voilà quelques heures, qui dit s'appeler Judith. Je vous croyais endormi, maintenant elle insiste. [HOLOPHERNE:] Deux Holopherne ! Deux Judith ! Que de doublures, aujourd'hui ! Que faut-il faire de cette Judith ? [JUDITH:] Je la connais. Qu'elle entre, vous choisirez vous-même. [HOLOPHERNE:] Tu es Judith ? [JUDITH:] Tu fais bien de le dire. Cela ne se devine pas. [SUZANNE:] Je suis Judith. [JUDITH:] Tu es Esther, ou Madeleine, ou Rose. Tout va recommencer alors ? Tes prétentions de ce soir vont reprendre ? Tu t'es montrée, tu peux partir. [SUZANNE:] Pas sans toi. [HOLOPHERNE:] Que veut-elle ? [JUDITH:] Elle prétend me sauver de toi. [HOLOPHERNE:] Tu veux sauver Judith ? Elle court un danger ? [SUZANNE:] Oui. Il est différent de celui que j'attendais, mais plus grave. [JUDITH:] Tu pensais me trouver à genoux aux pieds d'une idole à barbe, et pleurant. [SUZANNE:] Je pensais trouver une victime et un bourreau. Je trouve un rendez-vous. [JUDITH:] Un rendez-vous, oui ; Dieu l'a pris. [SUZANNE:] Alors, remercie Dieu, au lieu de blasphémer, car il te plaît. Cependant les Juifs croient Judith devant un minotaure, et supplient. [HOLOPHERNE:] Ah ! oui, et devant qui est-elle ? Chaque jeune fille n'a-t-elle pas le minotaure qu'elle mérite ? [SUZANNE:] Devant qui ? Cela se voit. Devant le premier homme qui l'ait jamais émue. [HOLOPHERNE:] Qui t'envoie ici ? [SUZANNE:] Moi, un homme. Elle, un Dieu. Mais homme et Dieu ont muté leur place pour nous y retenir. Au secours ! Holopherne. [HOLOPHERNE:] Au secours de quoi ? Qu'ai-je à sauver encore ? [SUZANNE:] L'honneur du monde. [HOLOPHERNE:] La vertu de Judith, tu veux dire ? [SUZANNE:] Aujourd'hui, c'est la même chose. Tant que Judith sera vierge, le monde le sera. [HOLOPHERNE:] Une autre remplacera Judith... Rien ne se reproduit comme la vierge. [SUZANNE:] Vous ne la connaissez pas, Seigneur ! Cette femme humiliée qui est devant vous n'est pas Judith ! Je le suis plus qu'elle, moi qui n'ai que son reflet d'hier ! Elle est la seule à ne pas être Judith dans notre peuple, de ses vieillards à ses héros... [JUDITH:] À ces héros qui m'ont laissée partir seule, vers ce qu'ils croyaient la honte. [SUZANNE:] Mais moi je suis venue et je t'en sauverai. [JUDITH:] Enfin, nous y voilà ! La nouvelle envoyée de Dieu dévoile son secret. Elle est jalouse d'Holopherne. [HOLOPHERNE:] Je m'en garde. Elle m'intéresse. [JUDITH:] Voilà ta rivale, Holopherne ! C'est à elle qu'il faut me prendre. [SUZANNE:] O Seigneur, ayez pitié ! Son élan a été trop grand, elle a dépassé son but. Elle se trouve soudain à nu, à vide, sa sainteté s'est déchargée d'un coup, et il ne lui reste que la volonté de se perdre et son exaltation ! Vous qui ne croyez pas à la grandeur de Dieu, vous croyez donc à la beauté humaine. Sauvez-la. [HOLOPHERNE:] La beauté humaine ne risque rien en ce moment. Au contraire. Tout cela l'avive rudement, [JUDITH:] De mon exaltation ! C'est toi qui me la rends, femme imbécile ! Ainsi, cette lutte sournoise que j'ai toujours déclinée, c'est ici qu'elle se livre ! Toute cette pression des femmes sur moi que je n'ai jamais voulu comprendre, ces baisers ambigus de mes camarades de classe, ces regards lourds de mes voisines au théâtre, ces caresses des couturières, c'est toi qui étais chargée de m'en apprendre le ridicule et la concupiscence ! Merci. [SUZANNE:] Il s'agit des Juifs, Judith ! [JUDITH:] Des Juifs ! Il s'agit bien des Juifs maintenant ! Si tu crois que Dieu suit ses affaires jusqu'au terme, comme un banquier, tu te trompes ! Il demande de nous l'acte initial, et c'est tout. En ce qui concerne les Juifs, les jeux sont faits. Je ne suis plus chargée des Juifs. Tu te rends bien compte que le sort travaille pour eux ou contre eux en dehors de nous, et ni le puissant Holopherne, ni la misérable Judith n'ont plus rien à y voir. Mais des Juives, parlons-en ! [SUZANNE:] N'insulte pas Dieu ! [JUDITH:] Je le connais mieux que toi, Dieu. Dieu s'occupe de l'apparence et de l'ensemble, non du détail. Dieu exige que notre œuvre ait la robe du sacrifice, mais il nous laisse libres, sous cet ample vêtement, de servir nos propres penchants, et les plus bas. Puisqu'il a épuisé mon dévouement et ma haine contre des pantins avant de me mettre en face du vrai Holopherne, c'est qu'il avait besoin de mon geste, non de mon appui ! La première lingère aurait découvert Holopherne déguisé entre ses serviteurs. Pas moi, la sainte ! Dieu veut me perdre ! Je me perdrai ! [SUZANNE:] Holopherne, vous l'entendez ! Ne croyez pas que vous ayez séduit cette femme ! Ce n'est pas parce qu'elle vous trouve beau ou puissant qu'elle acceptera de se livrer à vous. C'est par dégoût de sa vie. [JUDITH:] Tu te trompes. Ce sera aussi maintenant par dégoût de toi et de tes sœurs. Tout se révèle, sur mon corps, des marques invisibles qu'elles y ont inscrites. Elles ont bu dans mon verre, c'est qu'elles touchaient mes lèvres. Elles m'ont emprunté mes vêtements, c'est qu'elles voulaient ma chaleur... Ces caresses à ma robe, à mes gants, c'étaient des caresses à ma peau, à mes mains. Que j'ai pu être naïve ! J'ai été te prendre dans mes bras, ce soir, et t'embrasser. Tu défaillais... [SUZANNE:] C'est que j'avais pitié. [JUDITH:] Va-t'en. C'est que tu m'aimes. [SUZANNE:] Et ces amis que tu trahis, et Jean, et Adal, et Edmond, que tu trahis sans raison, bassement, ce sont des femmes ? [JUDITH:] Tout est femme en ce monde, de ce qui effleure, de ce qui embrasse, de ce qui salit. [SUZANNE:] Gloire à Holopherne, seul homme en ce monde... Adieu. Mais qu'il se méfie. Elle est venue pour tuer Holopherne. Elle a une arme sous sa robe. [HOLOPHERNE:] Nous avons parlé tout à l'heure de cette arme. Nous savons ce qu'elle est. [JUDITH:] N'approche pas. Elle aussi a son poignard. Tu nous tueras demain si tu veux, ma vengeresse. Aujourd'hui, mon sang m'appartient. [SUZANNE:] Choisis donc ta blessure ! [HOLOPHERNE:] Viens dans mes bras, Juive. [JUDITH:] Voici la Juive. [HOLOPHERNE:] Ce mot n'est pas une injure pour toi ? [JUDITH:] Tout roi que tu es, il me fait ton égale. [HOLOPHERNE:] Il veut dire pourtant l'avarice, le haillon, les artères les plus élastiques sous la peur ou l'appétit ! [JUDITH:] Mais toute générosité et tout courage au-dessus des hommes le porte. [HOLOPHERNE:] Il veut dire ton amie Sarah, les petites marchandes de fleurs qui vous vident expertement entre deux portes cochères, le poivre et le fard. [JUDITH:] Mais la vraie ferveur et la vraie saccade que Dieu entend donner à l'étreinte humaine, seule la Juive la sait. [HOLOPHERNE:] Tu la sais ? Tu vas me l'apprendre ? [JUDITH:] Dieu inspire les siens. [HOLOPHERNE:] Il veut dire la malédiction. [JUDITH:] Dieu n'a pas encore trouvé d'autre moyen de choisir un peuple ou un être que de le maudire. Qu'il découvre un jour le sourire, et le peuple juif sera le peuple béni. [HOLOPHERNE:] Bravo pour tes réponses ! Quels beaux duos de ménage tu réserves à ton futur époux, si tu parviens à vivre ! [JUDITH:] Cela, c'est une autre question. Ne t'en inquiète pas. Je l'ai déjà résolue moi-même. [HOLOPHERNE:] Tu te tueras parce que je t'aurai eue vierge ? [JUDITH:] Vierge ? Je ne le suis pas. [HOLOPHERNE:] Tu l'es. [JUDITH:] Tu penses que je serais allée vierge vers une horreur inconnue ? [HOLOPHERNE:] Vers quoi alors iraient les vierges ? [JUDITH:] Je me suis donnée avant de partir à celui que j'aimais. [HOLOPHERNE:] Tu n'aimes personne. Hier, tu aimais le monde en gros. Aujourd'hui, tu le détestes en détail. D'ailleurs, les femmes comme toi n'aiment pas se donner pour la première fois à l'amour, mais à la contrainte et à la force. [JUDITH:] Il n'y a de force qu'en Dieu. [HOLOPHERNE:] Justement. Dieu se délègue. Il se délègue aux satyres, aux romanciers, aux généraux en chef. J'ai remplacé déjà plusieurs fois Dieu dans cet office. [JUDITH:] Cette fois tu auras donc une surprise. [HOLOPHERNE:] Je n'en aurai pas. Je te le jure. Une femme est un être qui a trouvé sa nature. Tu la cherches : tu es vierge. [JUDITH:] Ma nature est de chercher. [HOLOPHERNE:] Ce n'est pas vrai. Demain seulement tu sauras si tu es avare ou prodigue, si tu es un être angélique ou une mégère. Tu ne le sais pas aujourd'hui. De mon lit, tu te relèveras, avec ton premier enfant, toi-même. Quelle merveilleuse surprise si Judith, en se réveillant femme, était douce et soumise ! [JUDITH:] À ta place, je n'y compterais pas. [HOLOPHERNE:] Si toutes ces litanies de nuit de noces juive, avec leurs collines qui bondissent comme des béliers, leurs montagnes qui se cabrent comme des taureaux, se changeaient en un seul mot, prononcé tendrement, Holopherne... [JUDITH:] C'est un nom un peu sourd pour la tendresse... [HOLOPHERNE:] Pourtant, il a résonné tout à l'heure dans ta bouche... Pourquoi m'as-tu appelé à l'aide, de préférence à ton Dieu ? [JUDITH:] Contre ce que j'ai éprouvé, un homme était le seul remède. [HOLOPHERNE:] Et moi j'ai enfin entendu ce que je n'avais jamais entendu. Mon nom prononcé comme un recours, un signal. Tu l'as crié comme on appelle un sauveteur de profession, le baigneur de la plage, celui dont la fonction est de sauver à bras-le-corps. [JUDITH:] De quoi me sauves-tu en ce moment ? [HOLOPHERNE:] De tout ce qui t'aurait flétrie : du lit de mariage insipide, du réveil dans la belle-famille, de ces souvenirs ridicules qui sont des témoins. [JUDITH:] De l'amour, aussi ? [HOLOPHERNE:] Tu sais parfaitement qu'en ce moment tu te donnes au lieu de te vendre. Je connais les jeunes filles et leur intransigeance. Avoue que si un seul de mes cheveux te déplaisait, si dans tout ce corps un seul trait t'inspirait du dégoût, tu trouverais le moyen de relâcher mon étreinte. On ne peut vraiment dire que tu le cherches. Tu ne crois pas me toucher, et tu m'oppresses. [JUDITH:] Et toi, si dans la volute de mes oreilles ou l'écartement de mes dents, tu croyais voir la moindre malfaçon, considérerais-tu toujours ce corps à corps comme voulu par le destin ? Ce sursaut de l'univers qui nous a lancés l'un contre l'autre, lui obéirais-tu, si ma peau était crevassée ou si je louchais ? [HOLOPHERNE:] Tu veux dire que nous nous plaisons ? [JUDITH:] Je veux dire que rien ne me sera épargné, que le duel Judith-Holopherne est devenu celui d'un corps brun et d'un corps blond. [HOLOPHERNE:] Ton Dieu n'aime voir lutter que des complices. Sois sûre qu'il a bâti, sur notre complicité, plus que sur notre haine... Viens, et fais silence. [JUDITH:] Dans la haine, comment fait-on silence ? [HOLOPHERNE:] Ainsi. Tu as souvent pensé à ce moment, Judith ? [JUDITH:] Oui. [HOLOPHERNE:] Souvent tu t'es vue enfin abandonnée aux bras d'un homme, du premier homme ? [JUDITH:] Tous les jours. Toutes les heures. [HOLOPHERNE:] Tu souffrais de coucher seule, de connaître seule ton corps ? [JUDITH:] J'en mourais. [HOLOPHERNE:] Et tu ne veux plus attendre ? [JUDITH:] Je ne peux plus. [HOLOPHERNE:] Parce que tu es au point le plus haut de ta vie ? [JUDITH:] Parce que je suis au plus bas. Dieu m'a abandonnée, je ne sais pourquoi, mais il m'a abandonnée... Il aime chez ses créatures l'idée du sacrifice, il les y pousse, mais les détails lui en répugnent. J'ai été trop orgueilleuse de ma vertu. Il veut qu'elle soit gaspillée sans mérite. [HOLOPHERNE:] Sans joie aussi ? [JUDITH:] Et sans profit. [HOLOPHERNE:] Ne te plains pas. Tu es la seule jeune fille qui réalise sa mission. Tu le verras bientôt. Les jeunes filles sont toutes faites pour des monstres, beaux ou hideux, et elles sont données à des hommes. De là leur vie gâchée. [JUDITH:] De là ma vie éclatante. [HOLOPHERNE:] Que veux-tu, avant de me rejoindre, Judith ? As-tu faim, as-tu soif ? [JUDITH:] N'y a-t-il pas une femme ici ? [HOLOPHERNE:] À cette heure, il n'y a plus que Daria. Elle peut t'aider à te dévêtir, elle est habile. Mais ne compte ni lui parler, ni la comprendre. Elle est sourde et muette. [JUDITH:] Même si elle est sourde, muette, aveugle, pourvu qu'elle soit femme, qu'elle vienne. [HOLOPHERNE:] Je te l'envoie... [JUDITH:] C'est toi ?... Daria, n'est-ce pas ?... Oui, oui, je sais, tu es sourde et muette... C'est fini... Aucune voix de femme n'appellera plus Judith jeune fille... Ce que je veux ? Rien, Daria, qu'être une minute avec une femme... Tant mieux si tu es muette... Ton mutisme sera ta pureté... Car que n'as-tu pas vu en crimes et en outrages aux hommes et à Dieu ?... Ton silence, au contraire, me dit seulement que tu es femme, que tu as été fille, que tu as gémi et souffert... Es-tu vierge, Daria, es- tu vierge ? Tu dis non ; comme si je te demandais si tu entends, si tu parles... Pauvre Daria... tu n'es pas belle, tu es difforme, tu as des crins en place de cheveux, des pierres en place de dents, tu n'as même pas de vraie bonté dans les yeux, mais en ce moment, tu es ma mère, ma sœur et moi- même... Il t'a prise sans t'embrasser, sûrement, sa tête par-dessus ton épaule immonde, mais regardant d'un regard pur, tout le temps de son ignoble besogne, les dessins du tapis ou les insectes dans les brins d'herbe... Non, non, je n'ai pas froid... Tu es sourde, tant mieux ; ton oreille est pour moi illimitée !... Je peux te dire tout ce que je n'oserais dire à aucune amie, à aucune parente... Non, non, je n'ai pas soif. Si je lui résisterai ? Non. Il n'est plus question de souillure... Du jour où il m'a choisie, à cause de ma pureté, le regard de Dieu m'a souillée. Car je vais te paraître orgueilleuse, Daria, on ne peut dire cela qu'aux sourds, mais c'est à moi que Dieu en a, et non à Holopherne, et non aux Juifs. Sous les cataclysmes qui soulèvent les races et les hommes par millions, il dissimule son obstination à poursuivre un seul être et à mener un pauvre gibier à merci. Tu m'entends, Daria, infecte sourde ? Il n'y a pas d'histoire des peuples. Il n'y a que des histoires de chasses faites par lui à quelques pauvres hommes à demi intelligents et à quelques femmes à demi belles. Je suis à merci, Daria... Il triomphe... L'affaire Judith va être close pour lui dans un moment... Tout ce qu'il y a en moi de damné seconde Dieu ! Que dis-tu ? Il est beau ? Oui, Holopherne est beau, Daria... C'est bien là l'aventure de toutes celles qui ont cru à elles- mêmes : je succombe dans une alcôve, sous un séducteur... Tant pis ; s'il était le monstre que tu es en femme, Daria, peut-être essayerais-je de m'enfuir... Ah oui ? Ce sera agréable ? Tant mieux, Daria, tant mieux... Quelque chose, n'est-ce pas, entre le crucifiement et le fou rire, l'urticaire et la mort ? Non, laisse cette portière. Une minute encore... Donne-moi encore tes conseils muets... Il est temps, soit... Quel silence ! Qu'un roi qui attend l'orgie, qu'une fille qui se perd, qu'un peuple qui va mourir, une armée qui se prépare à donner la mort, puissent produire ce silence, cela peut faire croire aussi à un Dieu sourd et muet... Qu'il me pardonne, Daria, car je sais que tout ce que je t'ai dit est blasphème, et qu'un jour viendra bientôt, en toute hâte, où toi-même retrouveras ta langue, et où s'effondreront les vengeances du ciel sur ceux qui nous ont valu ces hontes, et cette volupté... [DARIA:] Ainsi soit-il !
[SUZANNE:] Toi, Jean ! [JEAN:] Qui attendais-tu ? Les archanges ne se dérangeront plus jamais pour Judith, Suzanne. Un capitaine en second, c'est déjà beaucoup... Où sont-ils ? [SUZANNE:] Comment es-tu ici ? [JEAN:] Sarah s'est échappée. Elle a tout raconté là-bas, la défaillance de Judith, sa trahison. Elle ameute la ville contre elle. Elle m'a guidé elle-même jusqu'à cette tente... On y pénètre aisément, elle a endormi les gardes... Tous, comme cette brute, ivres morts !... [LE GARDE:] Ivres morts !... [SUZANNE:] Que viens-tu faire ? [JEAN:] Tu ne le devines pas ? Là où la Juive a échoué, le Juif seul peut réussir... Sont-ils encore ensemble ? Trouve un moyen d'appeler Judith. Je la connais... Puisqu'elle n'est plus sacrée, elle voudra être maudite... À ma vue, elle criera, elle ameutera les veilleurs, elle se fera tuer pour sauver Holopherne... [SUZANNE:] Ils dorment. [JEAN:] Ils dorment... Tu dis cela sans frémir. Tu sais pourtant de quoi il est fait ce sommeil... Aucun Juif ne dort, Suzanne, à part Judith... Tout notre peuple a passé la nuit, des enfants aux vieillards, et, tandis que le sommeil la répare, c'est sur tous ces visages innocents que le petit jour dépose les traces de sa fatigue et de sa luxure ! [SUZANNE:] Ne crie pas ! [JEAN:] Et je dois parler bas, pour ne pas troubler ce repos, et malgré moi je parle bas ! Pourtant ce n'est pas afin de clore nos bouches que le sort nous réunit tous les deux, comme le pleureur et la pleureuse, devant son lit de mariage... Ah ! Il faut un récitant pour dépeindre sa nuit de noces !... Attention, je récite ! [SUZANNE:] Tu risques ta vie ! ne parle pas si fort ! [JEAN:] La nuit de noces de Judith ! Je peux la raconter aussi, et mieux que toi. J'ai passé ma nuit à la suivre, à l'entendre. Pas un de ses gestes les plus simples, de ses mots les plus innocents qui ne soit accouru pour m'aider à préciser cette horreur. C'est le terrible, ma pauvre Suzanne, avec ces vierges nobles... Toi, je suis sûr que tu as trouvé, pour cet événement, même un nouveau timbre de voix, que tu as appelé le ciel, et ta mère, avec un nouveau mot de mère et de ciel... Mais chez Judith, le langage de semaine est suffisamment pathétique pour servir de langue d'amour. Cette faible plainte qu'elle a poussée le jour où déjà maladroit j'ai pris son doigt dans mon armure... Ce cri aigu par lequel elle appela au secours le soir où une de ses amies se noyait... Puis ces doux gargarismes, puis cette sorte de roucoulement qui s'exhalait d'elle à son insu, dans la gourmandise ou la danse... La voilà, la nuit de Judith... Ah ! Suzanne. Malheureux que nous sommes ! [SUZANNE:] Heureuse qu'elle est, peut-être ! [JEAN:] Notre malheur est immérité, nous l'aimions. Le sien, elle l'a provoqué ; elle s'aimait. [SUZANNE:] Le poisson n'est pas pris que par les pêcheurs à la ligne. Il est pris par les aigles... [JEAN:] C'est bien. Qu'as-tu là ? [SUZANNE:] C'est sa robe. [JEAN:] Sa robe ! Alors inutile de te déranger, Suzanne. Tu tiens là le piège où nous allons la prendre... [SUZANNE:] Qui te dit que ce n'est pas avec Holopherne qu'elle va apparaître ! [JEAN:] Crois-tu ? Connais-tu si peu Judith pour croire qu'elle ne voudra pas épuiser tout ce que son crime comporte de suppléments gratuits : le réveil auprès de l'homme enfin assoupi, et l'examen impitoyable, à deux doigts de distance, du visage lointain et marqué de l'amant, et l'enjambement silencieux du corps étendu par les deux longues jambes qui vont, lentement et sûrement, relevant ce qui reste de voiles, retrouver au tapis les sandales comme des socles, et le premier coup d'œil sur l'aube vénéneuse. D'ailleurs il est un moyen pour faire sortir les gens de la pièce à côté, même s'ils rêvent ou copulent... c'est de les appeler. De les appeler à pleine voix... Judith ! Judith ! [SUZANNE:] C'est toi, Judith ! [JUDITH:] C'est moi, ou à peu près. Quelle heure est-il ? [SUZANNE:] Regarde. [JUDITH:] Évidemment. Il n'y a plus à s'y tromper... C'est bien l'aube... Ce bourrelet de sang sur l'horizon, le ventre de la dernière chouette soudain de soufre, cette haleine gelée qui rebrousse l'herbe et les cheveux des cadavres ; cette tente d'où passent ce pied livide et cette queue de chien qui soudain bat faiblement, transie de rosée, seul signe de bonté dans ce monde implacable... Le ciel plein de pus et d'or, l'homme et l'épée de rouille et de menace, Judith d'opprobre et de bonheur... L'aurore, comme ils disent... Mais c'est Jean ! [JEAN:] Oui, c'est Jean... La nuit a été bonne ? Cela s'est bien passé ? [SUZANNE:] Jean, tais-toi ! [JEAN:] Tu es moins curieuse que moi, Suzanne. Auprès de toute honte privée ou publique, vous trouvez toujours aussitôt une femme qui s'en fait un trésor et un secret. Mais, elle, comme je la connais, elle me dira tout. La nuit a été bonne, Judith ? [JUDITH:] Brève. [JEAN:] Tu n'es plus vierge ? C'est fait ? [JUDITH:] C'est fait. [JEAN:] Tu sais que tous les Juifs savent ta trahison ? [JUDITH:] Tant mieux. Je cherchais un moyen de la leur faire savoir. [JEAN:] Tu sais qu'on a lapidé tes serviteurs, blessé ton oncle, brûlé ta maison, que les rues sont pleines d'une foule qui te maudit ? [JUDITH:] J'ai renoncé à être à tous. [JEAN:] À qui es-tu ? [JUDITH:] Tu le devines. [JEAN:] À celui qui a été plus fort que ton Dieu, plus vrai que ton peuple, plus tendre et fidèle que tes amis ? A Holopherne ? [JUDITH:] Jusqu'à la mort. [JEAN:] Elle n'est pas loin. Elle approche. [JUDITH:] Elle cet la bienvenue. Tu peux frapper. [JEAN:] Mes mains ont une mission plus pure ! Mais si tu veux lui échapper, hâte-toi. Le conseil envoie les clefs de la ville à Holopherne, dans l'espoir de le fléchir, et tous les prophètes se sont joints au cortège de Joachim, déguisés. [JUDITH:] Qu'y puis-je ? [JEAN:] Ils ont juré de te joindre, de te punir. Tu les connais. Même s'ils doivent être massacrés ici, ils trouveront le moyen de te tuer d'abord. Ils te préparent le pire des supplices, celui des adultères, car tu as trompé Dieu. [JUDITH:] Lequel de nous deux a trompé l'autre, c'est encore à savoir. [JEAN:] Tu es bien ce que tu devais devenir ! ô Juifs, je vous approuve ! Tant mieux si tout ce qui est à elle est brûlé, s'il n'y a plus d'armoires de Judith, de piles de linge, de bijoux, d'agendas de Judith ! Tout ce qui est Judith est là, réduit à ce corps, comme une panthère, comme un gibier. [JUDITH:] Allons, un peu de courage. Pour une fois, sois chasseur et non guerrier ! [JEAN:] Et il est là, l'autre ! Il dort, assouvi, gorgé de toi ! Le premier homme las de Judith, rassasié de Judith est là, les yeux caves et ronflant ! Car tu as entendu aussi pour la première fois, contre toi, le ronflement des hommes. [JUDITH:] Assouvi, c'est à savoir ! Mais il dort. De marbre dans son sommeil. Et silencieux ! [JEAN:] Dieu me l'a livré ! [JUDITH:] Pauvre Jean ! Il n'a rien compris à l'aventure... Je suis sûre que tu as tout deviné, toi, Suzanne ! [JEAN:] O Judith, pardonne-moi !... Jette cette robe, Suzanne ! Ce n'est pas elle qu'il faut embrasser. Embrasse le manteau qui l'a enveloppée cette nuit, les cheveux qu'elle a défaits dans cette alcôve. Bénie soit la haine de Judith ! [JUDITH:] La haine ! Que raconte-t-il, avec sa haine ! [JEAN:] Je serai digne de toi, Judith [JUDITH:] Et toi, que fais-tu là dans cette posture ? [SUZANNE:] Judith la sainte ! [JUDITH:] Veux-tu te relever ? Pourquoi ces paroles stupides ! [SUZANNE:] Parce que tu as tué ! [JUDITH:] Tué. Tu emploies là un mot d'assassin. [SUZANNE:] Un mot de soldat, de héros. [JUDITH:] C'est bien ce que je voulais dire. [SUZANNE:] Pour Dieu même il n'y en a pas d'autre. [JUDITH:] C'est que la langue de Dieu vraiment n'est pas riche ! Et alors, s'il n'est pas d'autre mot, je pense que cela se voit pourquoi j'ai tué ? J'espère qu'il n'y aura aucun malentendu à ce sujet. Pourquoi ai-je tué ? [SUZANNE:] Parce que Dieu a fait de toi la haine. [JUDITH:] La haine ! Je ressemble à la haine, peut-être ? [SUZANNE:] À une haine inconnue jusqu'ici, oui. [JUDITH:] Et tu attendais que je tue Holopherne dans un accès de haine, à l'aube, quand il aurait fait de moi sa femme ? [SUZANNE:] J'attendais Judith à l'œuvre. [JUDITH:] Judith à l'œuvre ! Judith était bien loin ! C'est au moment où Judith a tout oublié de son état, de sa mission, de sa race que j'ai frappé... Au moment où j'allais me tuer moi-même, méprisant tous nos devoirs et toutes nos lois, car que me restait-il désormais au monde, entre un peuple que j'ai déserté et qui me hait, et un amant auquel le sommeil fournissait contre moi son premier oubli et sa première trahison ? Où il n'y avait pas non plus d'Holopherne... Dans la banlieue du Seigneur, le lundi matin, à l'heure où il ne reste que le beau commis endormi et la petite vendeuse découchant pour la première fois, courbée sur lui et débordant à ce point de reconnaissance, d'angoisse et de jalousie, et à ce point épouvantée de la semaine et de l'atelier qui va reprendre, après le dimanche de vin mousseux et de fugue, qu'elle comprend la mort de l'amant dans son suicide. La vérité de Dieu, laisse-moi rire ! La vérité, tellement plus fatale des faits divers et des demoiselles de magasin... [SUZANNE:] Non, puisque tu vis. [JUDITH:] Je vis, parce que s'il est facile d'enfoncer une arme, il faut beaucoup plus de courage, et de force, pour la retirer — et de réalité ! Je vis parce que je savais que ses officiers allaient, d'une minute à l'autre, me surprendre. Je m'en réjouissais. J'attendais la mort. Je sentais que j'avais commis, parfois, au cours de cette nuit, dans ma façon de répondre à sa tendresse, des gaucheries bien légères, des oublis bien innocents et pardonnables à une débutante, mais que pourrait seulement punir, non le suicide, mais le supplice... Puis je t'ai entendue et je me suis levée, et j'ai vécu alors pour pouvoir tout te dire avant l'arrivée de mes juges, et pour que tu proclames en témoin contre tous ceux qui voudront faire de l'histoire de Judith une histoire de haine, qu'ils mentent et que ne sont morts là que deux amants... [SUZANNE:] Tu te trompes... Tu as tué... [JUDITH:] Sûrement j'ai tué. Qui n'aurait pas tué à ma place, dans ce réveil ! Car j'ai dormi, Suzanne. J'ai fermé les yeux juste une seconde, sous cette lassitude qui prend à l'aube le conducteur dans sa voiture... Mais cette seconde a été ma nuit, mon sommeil... et je me suis éveillée... Oui, pour la première fois je me suis éveillée à l'aube près d'un autre humain... Quelle chose épouvantable ! Tout était déjà le passé, tout était hier. Tout un avenir douteux et jaloux préparait l'assaut contre une mémoire merveilleuse. Il allait falloir se lever, reprendre la vie debout, après cette éternité de vie étendue ! À moi, enveloppée déjà de ma mort éternelle, il inspirait une pitié sans borne, tellement peu protégé, par sa mort éphémère, contre les menaces du jour qui venait ! Que ceux qui s'éveillent ainsi chaque matin près de leur père, de leur fils, les laissent chaque matin échapper et retourner vers la vie, cela est inconcevable... Ah ! Suzanne, parle franchement, la vue d'un corps endormi peut-elle appeler autre chose que le meurtre comme suprême tendresse ! [SUZANNE:] Elle l'appelle pour les meurtriers. Tu seras pour les siècles celui que s'est choisi Dieu ! [JUDITH:] Jamais ! Les Juifs sauront tout, Suzanne. Par ma voix, ou par la tienne... Écoute... Des gens approchent... C'est le châtiment qui arrive... Tu leur diras tout, n'est-ce pas ? Non ? Un baiser te décidera-t-il ? Tu vas voir... Tu ne reconnaîtras pas notre pauvre baiser d'hier soir ! [SUZANNE:] Je me bouche les oreilles ! [JUDITH:] Et après tout, qu'ai-je besoin de tes oreilles ! Suis-je stupide !... Il y a un homme ici... Réveille-toi, garde ! [SUZANNE:] Il est ivre ! [JUDITH:] Ivre ou non, il a une oreille. Il a dans cette oreille un marteau qui frappe sur une enclume, qui excite un tympan. Il n'en faut pas plus pour transmettre une nouvelle jusqu'au fond des siècles... Garde ! [LE GARDE:] Je dors... [JUDITH:] Tu dors ! Écoute. [LE GARDE:] Qui ose dire que je dors ? [JUDITH:] Réveille-toi ! Cela en vaut la peine ! [LE GARDE:] Une femme... Bravo pour les femmes ! [JUDITH:] Tu sais ce qu'elle a fait, cette femme ? [LE GARDE:] Qu'est-ce qu'elle a fait ? [JUDITH:] Ton roi, Holopherne, elle l'a tué. [LE GARDE:] Elle l'a quoi ? [JUDITH:] Tué... [LE GARDE:] Elle l'a tué. Oh ! ça, c'est mal ! [JUDITH:] Et tu veux savoir pourquoi ? Par amour. [LE GARDE:] Par quoi ? [JUDITH:] Par amour ! [LE GARDE:] Par amour ! Oh ! ça, c'est bien. [JUDITH:] Voilà, Suzanne ! [LE GARDE:] Voilà, Suzanne ! [JUDITH:] Voilà. J'ai enfoui la vérité dans un homme dormant. Elle en ressortira, fût-ce dans des siècles, contre la vérité des généraux et des rabbins... Il était temps... Ils viennent ici, n'est-ce pas ? Lesquels viennent ? Regarde ! [LE GARDE:] Par amour, elle a tué Holopherne. Et elle s'appelle comment ? [JUDITH:] Judith ! [LE GARDE:] Et Holopherne, pourquoi n'a-t-il pas tué Judith ? [JUDITH:] Rassure-toi. Elle sera tuée. [LE GARDE:] Ah ! ça, c'est bien ! [SUZANNE:] Ce sont les Juifs, les prophètes en tête ! Ils sont tous armés, de scies, de marteaux ! Ils gesticulent JUDITH : De cela, je suis sûre... Et ils se passent, en courant, la parole comme une chique... Et ils vont parler en me liant les mains ! Et parler en crachant sur moi : c'est encore pour eux le plus facile... Et parler à chaque brandissement du fouet ou du bâton... Tant mieux !... Ils serviront plus ma gloire qu'un bourreau muet... Je répondrai à chaque insulte, à chaque coup, et je suis sûre, tant ils sont curieux, qu'ils me laisseront malgré leur hâte, entre chaque blessure, le temps de leur dire une à une mes joies de cette nuit. [LES JUIFS:] Gloire à Judith, sois glorifiée ! [UNE JUIVE:] Merci, Judith ! [JUDITH:] Que disent-ils ? [PAUL:] Ta haine a vaincu, Judith. Les Juifs vont être sauvés. Tous, aux pieds de Judith ! [SUZANNE:] Je t'en supplie ! Ne parle pas !... Joachim, veillez à Judith ! [PAUL:] Les alliés d'Holopherne se révoltent. Jean parcourt leur camp en montrant la tête du roi que tu as tué ! Ils combattent avec nous. Les troupes restées fidèles lâchent pied. [UN JUIF:] Tous les fourgons de vivres sont entre nos mains. Dès que Judith le voudra, nous mangerons. Nous avons reconquis nos sources. Dès que Judith le permettra, nous boirons. [UNE JUIVE:] Tu es le pain, Judith ! Tu es l'eau ! [JUDITH:] Juifs... [JOACHIM:] Que vas-tu leur dire ? [JUDITH:] La vérité. [JOACHIM:] Ils connaissent la vérité de Dieu. La vérité de Judith, peu leur importe... Une minute, et les deux se confondront... D'ailleurs, écoute... Apprends-la, si tu l'ignores, ta vérité ! [PREMIERE CHANTEUSE:] Et depuis deux jours, Judith portait son glaive sous sa robe. Et il heurtait sa chair et ses genoux à chaque mouvement, à chaque alarme, comme le battant dans sa cloche. [DEUXIEME CHANTEUSE:] Et elle traversa le champ de bataille ! La lune n'était pas levée. Et elle remontait, pour ne pas se perdre, les ruisseaux, comme la bête enragée... C'était la rage du Seigneur... [JUDITH:] Et si elle ne revint pas en arrière, c'est par amour-propre et par vanité, car Dieu était loin d'elle ! [JOACHIM:] Tais-toi. [LES JUIFS:] Que dit Judith ? [PREMIERE CHANTEUSE:] Et Holopherne dans sa tente eut un songe, et il se découpla. [DEUXIEME CHANTEUSE:] De sa reine de Damas, fardée jusqu'au cœur, dont les yeux laissent une trace bleue ! [UN JUIF:] De sa pharaonne ! De ses sœurs siamoises ! De ses cent moscovites, poncées et épilées ! [UNE JUIVE:] De sa femme pêchée à Mascate, aux fesses d'écaille ! De sa bête du Bengale à guirlandes de bras et de seins ! [DEUXIEME CHANTEUSE:] Et alors, il vit Judith ! [JUDITH:] Quels mensonges ! quelles fables d'enfants : Holopherne était seul, Juifs, seul comme un prêtre ! [PAUL:] Tais-toi... Dans ton exaltation, peux-tu te rappeler ce qui est arrivé à toi-même... Judith seule me plaît, cria-t-il. Judith seule est la douceur ! [UNE BELLE JUIVE:] Seule le baume... [PREMIERE CHANTEUSE:] Seule la paume de la main, le velours d'entre genou et pubis... [PAUL:] Et elle était le poison ! [SUZANNE:] Et l'acier ! [UN JUIF:] Et la trappe ! Et le collet ! [UNE JUIVE:] Et le vitriol ! [UN JUIF DES CHAMPS:] Et la fausse oronge ! [SUZANNE:] Et la haine ! [JUDITH:] Toi aussi tu me trahis et tu mens... Juifs... [PAUL:] Continuez, chanteuses ! [PREMIERE CHANTEUSE:] Il la fit mettre nue. [SUZANNE:] Mais Dieu la vêtit. [DEUXIEME CHANTEUSE:] La vêtit d'air et de lumière. La transparence voile Judith. [JUDITH:] C'est faux. [PAUL:] À vous, à vous ! [PREMIÈRE CHANTEUSE:] Il la fit étendre face à lui. [PAUL:] Il la fit étendre face à lui. Est-ce vrai, Judith ? Ose dire que c'est faux ! [JUDITH:] C'est vrai ? Cela est vrai. [PAUL:] Vous entendez ? [LES JUIFS:] Sois glorifiée, Judith ! [SUZANNE:] Mais Dieu l'affaiblit tout à coup, et il ne la prit pas ! [LES JUIFS:] Et il ne la prit pas ! [JUDITH:] Et il la prit... Et jamais il n'avait été aussi fort, et elle était si comblée de lui qu'il ne restait en elle aucune place, même pour Dieu... [LES JUIFS:] Que dit-elle ? [JOACHIM:] Silence, et sortez tous... Judith veut me parler seule à seul. [JUDITH:] Restez ! Restez ! C'est à vous que je veux parler. Pour un quart de minute, cessez donc votre fonction de Juifs qui est d'embaumer le mensonge dans des cantiques ! Écoutez la vérité, et ses mots simples... Oui, une Juive s'est étendue avec joie cette nuit sur le lit d'Holopherne... [LES JUIFS:] Que dit Judith ? Sacrilège ! Taisez-vous. [JOACHIM:] Tu nous perds, Judith. [JUDITH:] Et ce lit n'était pas le divan des psaumes. C'était un vrai lit, avec des oreillers, des draps, vous m'entendez, jeunes filles, du crin et des plumes qui sortaient, avec ce linge frais qui mêle aux pires excès les souvenirs de famille et d'enfance. [UN PROPHÈTE:] Vengeance ! [JUDITH:] Et les joies du lit, elle les a épuisées et sollicitées, jusqu'à la dernière. Et au premier froid de l'aube, elle a ramené pieusement sur Holopherne le drap, comme doit le faire l'épouse. [LES JUIFS:] Nous sommes perdus ! [PAUL:] Faut-il te faire taire de force ! [LE PROPHETE:] Laisse-la. Parle, fille. [JUDITH:] Et entre son peuple et Holopherne, elle a choisi l'amour, c'est-à-dire Holopherne. Et, depuis, une seule idée la hante : le rejoindre dans la mort ! [SUZANNE:] s'est brusquement avancée : Et cette femme, c'était moi. [LE PROPHETE:] Sois satisfaite [JOACHIM:] Je vous le répète, sortez tous. [LE PROPHETE:] Pourquoi ? [JOACHIM:] J'ai à régler le retour de Judith à la ville. [LE PROPHETE:] Alors, hâtez-vous ! Les enfants et les malades attendent son retour pour manger et dormir... Ne les faites pas attendre. [LE GARDE:] Voilà, Suzanne ! [JOACHIM:] Tes conditions ? [JUDITH:] Mes conditions pour que je mente ? [JOACHIM:] Pour que tu vives et fasses silence. [JUDITH:] Ai-je l'air de quelqu'un qui va vivre et de quelqu'un qui va se taire ? [JOACHIM:] Le sort des Juifs se joue encore, Judith. Le moindre écart dans ton langage ou ta conduite, et le miracle cesse d'être un miracle. [PAUL:] Et l'héroïne une héroïne. Deux plumes changées au croupion, et le milan devient la buse. [JOACHIM:] Que tu désires désormais écart et solitude, nous le comprenons. Tu connais la maison et les jardins que la ville possède sur le lac. Elle te les offre. Nous veillerons à ce que nulle visite et nul souci ne t'y parvienne, mais suis-nous, et conduis le cortège. [JUDITH:] Ainsi tu crois, Joachim, que je me contenterai, à mon âge, de la villa avec magnolias et plage séparée qu'on offre, sur leur déclin, aux femmes entretenues ? J'ai vingt ans. [PAUL:] Que te voilà devenue orgueilleuse et susceptible, depuis hier ! [JUDITH:] Lui, pas ! [JOACHIM:] Qui, lui ? [JUDITH:] Lui ! J'ai tué au nom d'un autre Dieu que lui, et il n'en laisse rien paraître. Et il s'arrange hypocritement pour tout prendre à son compte. Et si je voulais, il m'accepterait comme sa première déléguée dans la ville, avec nimbe au front jusqu'à ma mort, quitte à se rattraper plus tard. [LE GARDE:] Par amour, elle l'a tué... Ça c'est bien. [JUDITH:] Vous l'entendez ! [PAUL:] Qui ? [JUDITH:] Le garde. [PAUL:] Les oreilles te tintent. Il n'a pas dit un mot. [JUDITH:] Si. Il a dit comment j'ai tué. [JOACHIM:] Comment tu crois avoir tué, nous nous en doutons. Cela importe peu. Dis-moi une femme qui ne croie pas avoir tué par amour ? [JUDITH:] Tu prononces mal ce mot !... Tu as eu peu d'occasions de prononcer ce mot !... [JOACHIM:] Si. À peu près à chaque crime... Que tu aies été l'ange vengeur ou la scorpionne, c'est fait. Nous l'avions à peu près prévu. [JUDITH:] Vous aviez prévu mon plaisir, mon goût de ce plaisir, ma frénésie ? [PAUL:] Épargne-nous les descriptions. [JUDITH:] Que m'avez-vous épargné, vous ? M'avez-vous épargné, hier, les descriptions d'un Holopherne monstrueux ? C'est ce qui manque à votre triomphe, n'est-ce pas ? Vous allez exiger que j'atteste par déclaration qu'Holopherne était difforme. Les yeux juifs les plus droits étaient bigles auprès des siens, Paul. Et son corps était lisse, lumineux, la seule parole humaine... [PAUL:] Oui, oui, nous le savons tous maintenant ! [JUDITH:] Vous le savez tous ! Jean a montré sa tête à la foule ! Je me vengerai de Jean et de tous ceux qui l'ont vue, quel que soit leur nombre. [PAUL:] Tu vois. Tu as à te venger. Tu as donc à vivre. [JUDITH:] Que crie ce garde ? [PAUL:] Rien, te dis-je. Il dort ! [JUDITH:] Pourquoi se soulève-t-il ? Pourquoi s'assied-il et me regarde-t-il ainsi ? [PAUL:] Il est couché. Tu rêves ! [JOACHIM:] Calme-toi, Judith, je t'en conjure, et aide-nous jusqu'au terme. La moindre déception, et notre peuple perd courage. Que tu hésites est déjà un crime, car c'est hésiter entre Dieu et celui que Dieu haïssait. [JUDITH:] Je n'hésite pas. J'ai choisi. J'ai choisi contre la haine ! [PAUL:] Prends garde... Tu nous pousses à bout ! [JOACHIM:] Tu t'égares. [JUDITH:] Dieu en sera ravi. Il me déteste... Pas une fois depuis hier je n'ai senti sa pression ou sa présence. S'il me manie, c'est sans vouloir me toucher, comme un poignard dégoûtant dont on enveloppe la poignée d'un mouchoir. J'attendais qu'il me lançât sur Holopherne en jeune archange pur, fort, divinateur ; avec quelle modestie, ce matin, au réveil, lui aurais-je rendu ce manteau et cette lumière, et ce que vous appelez le miracle a eu lieu parce que j'ai été luxurieuse, parce que j'ai bégayé devant des soldats, et parce que j'ai menti. J'ai eu mon Dieu d'enfance, mon Dieu d'adolescence. Si mon Dieu de fille pubère et adulte se dérobe, tant pis pour lui. Ah ! Joachim, je me croyais insensible aux hommes. J'avais peur que mon corps ne restât inerte près d'eux. Holopherne m'a détrompée, je lui serai fidèle. C'est à Dieu que je suis insensible... Pourquoi s'est- il levé ? Pourquoi vient-il vers moi ? [PAUL:] Qui donc ? [JUDITH:] Le garde ! [PAUL:] Tu divagues. Tu vois bien qu'il est couché. [JUDITH:] C'est son armure qui étincelle ? [PAUL:] Tu es hallucinée ! [JOACHIM:] N'essaye pas de nous distraire. Réfléchis donc, insensée ! N'avons-nous pas reçu de Dieu ce que nous lui demandions, toi la première ! [JUDITH:] Moi, que lui ai-je demandé, sinon lui-même ? [JOACHIM:] Peux-tu nier qu'il y ait eu miracle, et par ton entremise ! [JUDITH:] Le miracle est sorti d'un amas de choses viles, basses, épouvantables. Dieu vous a permis, à vous ses serviteurs, de le préparer au rabais, avec moi, c'est-à-dire avec le minimum de virginité et de naïveté, parce que mon nom de bourgeoise riche et populaire couvrait le dol... Seul l'ennemi de Dieu a été noble et bon. Un Dieu juste eût préféré amasser tout ce qui est pur, doux et sacré, et que le miracle n'eût pas lieu. [PAUL:] Un Dieu jeune fille, peut-être ! Crois-tu donc que parce qu'une Juive en a le désir... [JOACHIM:] Tu dépasses toute mesure ! Tu te coupes tous les ponts vers lui... Ne compte plus que jamais... [LE GARDE:] Pardon, ma petite Judith ! [JUDITH:] Qui es-tu ?... Qui êtes-vous ? [LE GARDE:] Tu ne me tutoies pas ? Pourquoi ? [JUDITH:] Quel éclat autour de vous ! [LE GARDE:] De l'éclat ? J'éclate ? Alors, vraiment, c'est qu'aujourd'hui pour toi la boue scintille, la crotte étincelle... Tu me vois sans doute aussi culotté dans l'écarlate ! [JUDITH:] Je vous vois, comme vous êtes, de pourpre, d'or... [LE GARDE:] Et tout ce cuir sent la rose ! Et mes joues sont en peau de pêche ! Tu as des sens plus perçants que je ne croyais. Très bien ! À nous deux, Judith ! [JUDITH:] Pourquoi à nous deux ? Pourquoi ce cri de combat ? [LE GARDE:] Parce que le combat s'apprête, ma fille... Et le corps à corps au besoin... Et moi aussi je te vois vraiment telle que tu es dans cette heure, l'ennemie de Dieu toute nue, avec ton charmant cache-sexe de lutteuse, et cette nuque, et ces aisselles où je vais glisser et appuyer mes prises... À nous deux !... Tu vas me comprendre... Dis-moi, Judith, depuis la minute où tu quittas ta maison, hier au soir, est-ce que ton corps a souffert du moindre besoin, faim, soif ou autre ? Maintenant encore ton estomac t'alerte-t-il, ou ta vessie ? [JUDITH:] Pourquoi de telles questions ? [LE GARDE:] Non, n'est-ce pas ? Et les feuillées du champ de bataille où tu as trébuché ont-elles maculé tes chaussures, le chardon les a-t-il éraflées, le plantain, verdies ? Et sur tes mains, il reste sans doute quelque trace du meurtre ?... Oui, oui, frotte-les, pour faire apparaître sur elles une tache de sang ! Tu peux frotter ! Toute ta vie elles seront blanches et pures, et ton corps sans aucune marque. [JUDITH:] Il a celle qui lui revient : la marque d'Holopherne ! [LE GARDE:] Il y a beaucoup à discuter là-dessus. Va te soumettre, au retour, à l'examen des matrones. Ce qu'elles diront te surprendra... [JUDITH:] Qui vous donne le droit de me parler ainsi ? [LE GARDE:] Le droit ! Comment, le droit ! Fille obstinée... Toutes les présences célestes qui depuis hier soir t'ont escortée, et plainte, et soutenue, et de leurs ailes autour de toi ont fait une cathédrale, tu viens de les forcer l'une après l'autre à se voiler la face et à partir, et d'elles toutes il ne reste plus que moi, et tu m'obliges, pour me rendre visible, à prendre l'enveloppe pesante et puante de ce garde. [JUDITH:] Que vous ? Si c'est Dieu qui me parle enfin par vous, trop tard ! [LE GARDE:] Tu penses que Dieu va te parler ! Tu penses que Dieu parle aux hommes, pour les voir écouter sa voix, comme le chien la voix de son maître, d'une tête stupidement inclinée au- dessus d'un corps idiot. Mais ceux qu'il a choisis, Dieu entend les oindre de l'orteil à la tempe, et tous il nous chargea cette nuit de te prendre entière dans son silence... Sur ta route, nous nous sommes glissés dans les mourants pour qu'ils ne crient plus, dans les cadavres pour que se suspendît jusqu'au serpentement de la putréfaction... Des ruisseaux et des caillots ont coulé à tes pieds sans murmure, des chiens de guerre écarté vers toi leurs crocs sans abois. Et tu n'as pas senti que nous étions dans cette sanie et dans ces gueules ! [UN ECHO:] Dans cette sanie et dans ces gueules. [JUDITH:] Ô vous, qui parlez ainsi, pourquoi vous êtes-vous tus ! [LE GARDE:] Telle est Judith, première en classe, élue de Dieu ! Elle n'a rien compris à ce silence !... Au lieu de courir étouffer les échos à leur point même d'éclat ; de nous précipiter pour le recevoir tombant de l'arbre et amortir sa chute sous chaque cédrat et chaque coing, et d'arracher à l'avance le cri du bec des coqs, il nous aurait suffi de remplir de coton ses oreilles ? Et tout ce que nous avons pris pour son clin d'oeil et sa connivence, cette caresse dont elle a de loin caressé un oiseau de nuit, ce baiser qu'elle posa sur la lèvre d'un cheval blessé, ce n'était pas à nous qu'elle les donnait, aux cousins célestes qui la croyaient mêlée à eux, cordée à eux dans tant de précipices comme l'alpiniste à ses guides, mais à la chevêche et au hongre ! [UN ECHO:] Mais à la chevêche et au hongre. [JUDITH:] Pardon ! [LE GARDE:] Tu m'écoutes cette fois ? Tu me comprends ? Dis aux Juifs la vérité, et Il pardonne ! [JUDITH:] Quelle vérité ? [LE GARDE:] Que tu as tué l'ennemi de Dieu comme Dieu l'avait prescrit, dans sa haine. [JUDITH:] Vous savez que ce n'est pas vrai ! [LE GARDE:] Ce n'est pas vrai ! [JUDITH:] N'avez-vous pas tout vu, n'êtes-vous pas vous-même mon témoin ? [LE GARDE:] Ose dire que ce n'est pas vrai ! Reprenons-la ta nuit, de sa source à son terme. Tu es entrée, et l'autre était déjà couché, n'est-ce pas, et accoudé il t'attendait, et l'œuf d'autruche allumé brillait dans son œil droit et son œil gauche n'était qu'ombre, et d'un coup tu as mesuré l'enclos de la bataille... [JUDITH:] J'ai vu un lit. C'est tout ce que j'ai vu. [LE GARDE:] Dieu même hésite à exiger d'une femme qu'elle lutte debout. Et le large plastron de sa poitrine ne t'a pas fait peur avec ses agrafes de muscles. Tu as défait vêtements et peignes. Tu n'as gardé ni tissu ni écaille... [JUDITH:] Et je vins. [LE GARDE:] Et tu vins ! Et nous jubilions, car sur ton corps nu l'on ne voyait plus que des armes, tes ongles aiguisés, tes dents fourbies, jusqu'à ton front si poli et si plein qu'en heurtant de toutes ses forces le front d'Holopherne il l'eût fait éclater. Si bien que nous comptions aussi sur le pilon dans ton genou et l'étau dans ton ventre... [JUDITH:] Alors tout ce que j'entendis de lui était réalité, tout ce que je reçus de lui révélation... [LE GARDE:] Cela eût pu être. Dieu ne déteste pas que ses paroles et ses jouissances vous parviennent par des corps et des peaux grossières... Ce sont ses filtres. Mais Dieu t'aimait. Mais Dieu avait décidé que d'Holopherne rien ne te toucherait, et il nous jeta sur ce corps en manteau transparent. Et Mikaël était la langue et la glotte, et Éphraïm était l'assise, et moi j'étais la main droite. Et toute la nuit le ciel prit le moule de toi et de ton déchaînement... Et, à l'aurore, il t'envoya l'idée de tuer. [JUDITH:] De me tuer. [LE GARDE:] De te tuer. Si tu veux. Mais il était bien question que Judith se tuât ! Ce qu'il voulait, c'est seulement que tu aiguisasses sur toi l'idée du meurtre, sur ta tendre peau et pour en rendre le fil aussi pur. Et soudain, tout disparut de ta vue, excepté un cercle exsangue sur la poitrine du dormeur, un cercle étroit et brillant, tel que le projette avec son miroir un enfant, et je ne sais avec quel miroir d'enfant Dieu le projetait, et, au centre de cet homme que tu croyais aimer, ce cercle, tu te pris à le surveiller et à le détecter comme une cible !... Est-ce vrai ? [JUDITH:] Peut-être ! [LE GARDE:] Est-ce vrai ? [JUDITH:] C'est vrai. [LE GARDE:] Et nous, nous pleurions de joie de voir la haine enfin apparaître sur ce corps, restreinte d'abord comme le bouton d'Alep, mais qui allait bientôt mordre et s'épanouir comme le cancer du soleil. Et, délirants, nous préparions déjà rivet et cheville qui t'empêcheraient de tirer à toi le poignard du cadavre. Et quand te vint l'idée de poser sur le cercle la pointe... [JUDITH:] Je voulais l'effleurer, le piquer... [LE GARDE:] Le piquer ? [JUDITH:] Comprenez-moi à votre tour ! Comprenez-moi ! Si je m'étais empoisonnée, je lui aurais fait aussi goûter de force dans son sommeil une simple gorgée du breuvage amer, non pour qu'il meure, mais, par tendresse, pour voir sa douce grimace. [LE GARDE:] Et quand te vint l'idée de poser sur le cercle la pointe, tous nous bondîmes sur toi, centuplant ta pesée. Ne nous as-tu donc pas sentis, Judith ? [JUDITH:] Cet écrasement, c'était vous ? [LE GARDE:] C'était les esprits et leur avalanche ! Et quand, lui mort, tu attendis enfantinement la mort, sans bouger, comme l'abeille après sa piqûre, nous avons rendu à nouveau le monde sonore, et tu as entendu l'araignée bricolant dans sa toile, et dans le sol du camp la sape de la taupe, et derrière le lit le mulot contre son grain d'avoine et enfin la voix de Suzanne... Voilà, ingrate fille, comme Dieu te dédaigne ! Lève-toi... Fais ouvrir la tente, va vers les Juifs, il est temps ! [JUDITH:] Non ! Non ! Épargnez-moi ce martyre ! [LE GARDE:] Quel martyre ? [JUDITH:] Puisque Dieu le veut, je ne démentirai rien, je renonce à tout scandale. Mais qu'il m'épargne ! Ou qu'il me prenne ! Qu'il me permette de donner à la mort une Judith encore douce ! [LE GARDE:] Tu l'as cru. Tu te trompais. Tes frères ne s'y trompaient pas. [JUDITH:] Mes frères ? Je ne pouvais faire un pas sans que les enfants me suivent et me lancent des roses. [LE GARDE:] Ils suivaient le sang : ils lançaient des roses vers le sang ! [JUDITH:] Je voyais aux carrefours les vieillards discuter chacune de mes robes nouvelles, et me sourire. [LE GARDE:] Ils souriaient à une immense tache pourpre qui t'habillait soudain !... N'insiste pas. D'ailleurs, rassure-toi, il n'existera plus ce soir de Judith encore douce ! [JUDITH:] Oh ! vous qui n'avez pas de nom, sentirais-je à ce point la douleur de ne pouvoir vous nommer, s'il ne me restait pas de tendresse ! Pourquoi ce miracle à retardement ! Pourquoi de cette nuit de parjure et de stupre faire tout à coup une nuit sainte ! [LE GARDE:] Ne t'inquiète pas de cela. Dieu se réserve, à mille ans de distance, de projeter la sainteté sur le sacrilège et la pureté sur la luxure. C'est une question d'éclairage... [JUDITH:] Toute ma détresse est éclairée, tout mon écorchement. Le feu brûle moins que cette lumière. [LE GARDE:] La brûlure n'est rien encore. Tu vas voir avec le soleil. Le voilà qui vient. Viens, soleil ! Toi... va vers ta ville ! Il est temps... [JUDITH:] Ma ville, où ne me souriront plus que ceux qui sourient à la mort. D'où auront disparu en une nuit tout ce pour quoi j'ai vécu, mes amis, mes bêtes, mes fleurs ! [LE GARDE:] Les amis, fais-en le sacrifice... Les fleurs, tu les retrouveras ! [JUDITH:] Oui, je vois d'ici la vieille Judith, chenue et moustachue qui, un soir d'automne tardif, redécouvrira la pêche et la rose... Et mes souvenirs ? [LE GARDE:] Quels souvenirs ? [JUDITH:] Dans ce corps desséché, que vont devenir tous les souvenirs du corps heureux et tiède ? Et qu'y deviendra le don d'Holopherne ? Aura-t-il un fils ? Aurai-je un fils ? Je vous en supplie... Libérez-moi du moins de cette angoisse ! [LE GARDE:] Assez gémi, ou prends garde ! Que dirais-je alors, Judith, moi qui repars maintenant vers la disgrâce ! Car pour te convaincre, te sauver, j'ai rompu le secret de Dieu, j'ai perdu dans mon rang tout grade et toute ancienneté. Va. Si ta peine peut en être allégée, je ne vois pas de mal à ce que tu te dises que dans les cohortes inférieures, il est un déchu pour qui le nom de Judith est un nom de tendresse... Mais obéis-moi sur-le-champ ; sinon, là, devant le peuple, je reprends forme et je fonce, et je lutte avec toi pour arracher de ton pharynx le mensonge de Dieu, et je te roule au sol comme le vacher la bergère ! [GARDE:] ivre mort dort à nouveau. [PAUL:] il va lui dépêcher un messager spécial ! [JOACHIM:] il daigne t'apparaître ! [JUDITH:] Ah ! c'est vous, Joachim ! [JOACHIM:] S'il tient à se dérober, fille impie, ce n'est plus toi qui trouveras la cachette de Dieu ! [PAUL:] Il t'a aveuglée de sa lueur. Tant pis. Reste aveugle ! [JUDITH:] Soyez satisfaits... Je vous suis... [JOACHIM:] Tu nous suis ? [PAUL:] Pour recommencer ton scandale, pour semer la panique ? Non, non, nous ne sortirons pas d'ici avant que tout soit réglé entre nous... Que veux-tu ? [JUDITH:] Je vous dis que je viens, sans conditions. [JOACHIM:] Sans conditions, mais nous, nous avons des conditions maintenant. Nous avons à nous prémunir contre tes écarts. [JUDITH:] Dites. J'obéirai. [JOACHIM:] Tu habiteras désormais la synagogue. Tu ne laisseras parvenir à toi aucun ami, aucun parent. [JUDITH:] C'est facile. Ma saleté et ma gloire ne me laissent plus d'autre fréquentation que Dieu. [JOACHIM:] Si le mot "amour" et le mot "jouissance" sont encore dans ta bouche, crie-les, si tu le veux, une dernière fois ; lance vers nous ces crachats avant le suprême silence. Allons, crache ! [JUDITH:] Ma bouche est sèche... [JOACHIM:] Si tu sens ton corps maculé, appelle les servantes. Lave-toi. Pour cela nous attendrons. [JUDITH:] Mon corps est sec. [JOACHIM:] Dès demain tu auras la surveillance des familles sans règle, des écoles sans morale, des filles. Tu les jugeras au tribunal de la synagogue. Tu choisiras leur supplice. [JUDITH:] Je le choisirai. [JOACHIM:] Et tu désigneras ceux qui avec toi chaque jour jeûneront et porteront cilice. Tu acceptes ? [JUDITH:] J'accepte. [PAUL:] Alors gloire à Judith et hâtons-nous. Tout peut être sauvé encore !... Attends... Laisse-moi te recouvrir de ce manteau. Il est noir. Il sied mieux à l'épouse de Dieu... [LE GARDE:] Et à la veuve d'Holopherne JUDITH : Que dit-il ? [PAUL:] Nous ne comprenons pas les hoquets. [LE GARDE:] Par amour. Elle a tué par amour... [JOACHIM:] Tu hésites encore ? [JUDITH:] Il faudra faire couper la langue de ce garde, Joachim... [JOACHIM:] Entendu. [LE GARDE:] Judith, qu'elle s'appelait ! Et elle en avait, un corps !... Toute la nuit, sans s'arrêter... [JUDITH:] Par des soldats aux oreilles bandées... Quelle folie le prend ? [PAUL:] Je ne sais ce qu'il mime, de ce baiser !... [LE GARDE:] Ce que je mime ? Je mime Judith la putain. [JUDITH:] Il vaudra mieux le faire tuer, Joachim... [JOACHIM:] On va le tuer... [JUDITH:] Que votre procession approche... Judith la sainte est prête.
[SAINT-FLORIMOND:] Ouf ! j'y suis ! Oh ! que c'est bête ! Tenez, mon cœur fait flac ! flac ! on l'entend battre ! Oh ! un homme qui a un commencement d'hypertrophie ne devrait jamais se lancer dans les escapades amoureuses. Enfin, je serais le mari ! Je serais venu jusqu'ici, calme, tranquille ! Eh ! bien, je suis l'autre !... En avant mon cœur ! [VOIX D'ANGELE:] C'est vous Victoire ? SAINT-FLORIMOND, voix de femme. — Oui !... Elle va me faire une scène ! Eh bien, entrez ! [SAINT-FLORIMOND:] Oui ! [VOIX D'ANGELE:] Ah ! vous !... Voulez-vous sortir ! [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! elle sort du bain ! [VOIX D'ANGELE:] Mais fermez donc ! Mais fermez donc ! [SAINT-FLORIMOND:] Oui, non,... mais... Oh ! qu'est-ce que je vous avais dit ! qu'elle me ferait une scène ! Qu'est-ce que je vous avais dit ! Les femmes sont drôles ! Je serais le mari... je serais entré là... calme, tranquille... je suis l'autre... on me flanque à la porte ; voilà la vie ! Et dire que voilà deux heures que je fais le pied de grue devant l'hôtel de madame Champignol, attendant l'heure propice pour entrer. Oh ! non, mais mon cœur !... Il y a deux choses qui me tiraillent : mon cœur par l'émotion et mon estomac par l'appétit ! Je n'ai rien pris, moi, ce matin !... et je ne sais pas quand je pourrai prendre quelque chose ! Mais, bah ! les amoureux, ça ne mange pas ! [ANGELE:] Ah çà ! Monsieur ! que signifie cette conduite ? [SAINT-FLORIMOND:] Angéle, je ne vous dirai qu'un mot ! C'est l'amour ! [ANGELE:] Ah ! mais, Dieu me pardonne ! Vous me mangez mon chocolat ! [SAINT-FLORIMOND:] C'est votre chocolat ? Il est bon ! [ANGELE:] Comment ! il est bon ! [SAINT-FLORIMOND:] Euh ! il était bon ! [ANGELE:] Enfin, monsieur, c'est insensé ! Quand je vous avais interdit de mettre les pieds ici, venir comme cela, à huit heures du matin ! [SAINT-FLORIMOND:] C'est pour ne pas vous compromettre ! [ANGELE:] Elle est jolie votre raison !... Enfin, on a dû vous voir ! [SAINT-FLORIMOND:] Mais non !... Je me suis dit : Au contraire, c'est l'heure !... l'heure où, tous les matins, les domestiques sont en courses... J'ai attendu qu'ils soient sortis !... Et comme, d'autre part, je savais que votre mari était en voyage depuis un mois, je me suis dit : elle est seule ! [ANGELE:] Je vous avais défendu de venir ! Je vous l'ai écrit, n'est-ce pas ? "J'entends que tout soit fini entre nous ! Renvoyez-moi ma clef, cette clef que j'ai eu l'imprudence de vous donner. [SAINT-FLORIMOND:] Si je suis là, c'est justement à propos de la clef !... Elle m'a même servi pour entrer, la clef ! [ANGELE:] Vous n'aviez pas besoin de venir, vous pouviez l'envoyer par colis postal. [SAINT-FLORIMOND:] J'y ai pensé ! Seulement, on m'a dit qu'il fallait déclarer l'objet !... Vous comprenez que je n'ai pu mettre sur la boîte : "Clef de la porte d'entrée de l'hôtel de madame Champignol." Qu'est-ce qu'il aurait pensé l'employé ? [ANGELE:] Il n'y avait pas besoin de dire toutes ces choses. [SAINT-FLORIMOND:] Et puis... et puis, s'il faut vous l'avouer, j'avais une autre idée en venant moi-même ! Je me disais : Non ! le dernier mot n'est pas encore dit ! Cette lettre de congé ne peut être définitive ! et je n'en veux pour preuve que cette parole pleine d'espoir qu'elle contenait. [ANGELE:] Quelle parole ? quelle parole pleine d'espoir ? [SAINT-FLORIMOND:] J'entends que tout soit fini entre nous ! [ANGELE:] Vous avez trouvé de l'espoir là-dedans ? [SAINT-FLORIMOND:] Dame !... Il n'est pas possible que tout soit fini entre nous, me suis-je dit, puisque rien n'a été commencé !... Donc, si elle commence par la fin, elle finira peut-être par le commencement ! [ANGELE:] Ah ! ah ! [SAINT-FLORIMOND:] Angèle ! [ANGELE:] Non ! non !... Il n'y a plus d'Angèle, mon ami ! Merci !... Assez de ces petites fêtes ! [SAINT-FLORIMOND:] Quelles petites fêtes ? [ANGELE:] Eh ! celle de Fontainebleau ! [SAINT-FLORIMOND:] Cela a été une veste ! [ANGELE:] Cela a été le triomphe de ma vertu ! [SAINT-FLORIMOND:] Cela n'est pas de votre faute ! [ANGELE:] Vous croyez, monsieur ? [SAINT-FLORIMOND:] Je suppose que vous n'aviez pas consenti à aller passer deux jours avec moi à Fontainebleau pour voir les carpes. Si vous n'aviez pas rencontré là ces parents de la province... votre oncle... Comment s'appelle-t-il déjà ? [ANGELE:] Chamel. [SAINT-FLORIMOND:] Il y a des gens qui ont des noms prédestinés ! [ANGELE:] Quoi, c'est un nom suisse ! Il est Suisse... [SAINT-FLORIMOND:] Si vous n'aviez pas rencontré votre oncle Chamel, avec sa fille et son gendre, le petit Singleton... [ANGELE:] Ah ! bien ! oui !... parlons-en de cette rencontre, ça vous ressemble bien ! Il y a tant d'autres villes en France que Fontainebleau... tant d'autres hôtels que le "Cadran Bleu", à Fontainebleau !... Et vous allez juste choisir la ville et l'hôtel où ils sont descendus pour leur voyage de noces !... [SAINT-FLORIMOND:] Est-ce que je pouvais le savoir ? [ANGELE:] Eh bien ! on s'informe ! [SAINT-FLORIMOND:] Soyez tranquille ! La prochaine fois, quand je descendrai dans un hôtel, je demanderai : "Vous n'avez pas de Chamel dans la maison ? [ANGELE:] Enfin, regardez les conséquences ! Voilà des gens qui sont persuadés que vous êtes mon mari ! [SAINT-FLORIMOND:] Aussi, pourquoi leur avoir dit ? [ANGELE:] Est-ce que je leur ai dit ?... Mais enfin, ne connaissant pas mon mari et vous trouvant seul avec moi à Fontainebleau, naturellement, ils en ont conclu... [SAINT-FLORIMOND:] Que j'étais Champignol ! Et même, comme votre mari est peintre, votre oncle n'a pas eu de cesse qu'il ne m'eût fait faire un croquis : Je lui ai fait la "Roche qui tremble", faite par moi ! Ah ! Je m'en souviendrai, de ce voyage à Fontainebleau !... [ANGELE:] Oh ! moi aussi !... Heureusement que ces gens ne quittent jamais la province ! Enfin ! pour le moment, je suis décidée à en rester là ! Rendez-moi ma clef ! [SAINT-FLORIMOND:] Rendez-moi ma clef !... Ainsi, vous voulez sérieusement que nous en restions là !... et que ça finisse comme ça,... en queue de poisson ? [ANGELE:] Oui !... [SAINT-FLORIMOND:] Mais savez-vous bien que ce n'est pas honnête !... Car enfin, vous m'avez fait croire que vous m'aimiez ! [ANGELE:] Que voulez-vous, mon ami ! Vous êtes arrivé au moment psychologique. Mon mari était absent, j'ai fait votre connaissance dans le monde, vous m'avez fait la cour. [SAINT-FLORIMOND:] Je vous ai plu. [ANGELE:] Non, je m'ennuyais... J'ai pu le croire moi-même que je vous aimais ! Mais puisque le ciel a voulu que je sorte intacte de cette équipée, je veux dorénavant rester fidèle à mon mari ! Le tromper, lui, un des premiers peintres de l'époque ! Non, je ne veux pas qu'on puisse dire de lui comme de tant d'autres maris, qu'il est... Vous dites ? [SAINT-FLORIMOND:] Ce n'est pas moi !... C'est la pendule ! [ANGELE:] Ah ! je l'espère ! [SAINT-FLORIMOND:] Eh bien ! ma foi, vous avez raison, le replâtrage en amour, ça ne vaut jamais rien, l'affaire est manquée, à une autre ! [ANGELE:] Voilà comment il faut raisonner ! Moi, si j'avais un conseil à vous donner, ce serait de renoncer à toutes vos intrigues qui ne peuvent vous mener à rien, et d'épouser une brave petite femme, vous avez l'âge ! [SAINT-FLORIMOND:] Me marier ! Mais je m'en occupe ! [ANGELE:] Vous vous en occupez ?... Et que ne le disiez-vous ! [SAINT-FLORIMOND:] J'avais peur de vous vexer ! [ANGELE:] Ah ! c'est trop de délicatesse ! Et qui comptez-vous épouser ? [SAINT-FLORIMOND:] Je ne sais pas ! C'est une jeune fille qu'on doit me présenter demain soir dans un bal que donne sa tante, une Madame Rivolet, que je connais très peu, d'ailleurs ! [ANGELE:] Et où ça, ce bal ? [SAINT-FLORIMOND:] A Clermont, près de Creil... [ANGELE:] Oh ! c'est un peu loin ! La jeune fille est jolie ? [SAINT-FLORIMOND:] Si elle est jolie ! Soixante-mille francs de rentes. [ANGELE:] Ah ! mais, il n'y a pas à hésiter ! Faites donc ça, mon ami. [SAINT-FLORIMOND:] C'était bien mon intention ! [ANGELE:] Je ne l'aurais pas cru !... D'après les propositions que vous venez de me faire !... [SAINT-FLORIMOND:] Tiens ! ça !... c'était pour avant !... Mais après tout, vous avez raison ! Puisqu'il faut rompre, rompons ! [ANGELE:] C'est ça, mon ami ! Et maintenant, partez ! les domestiques n'auraient qu'à rentrer !... Ah ! mon Dieu, ce sont eux !... [SAINT-FLORIMOND:] Par où filer ? [ANGELE:] Non, pas par là !... c'est ma chambre ! [SAINT-FLORIMOND:] Ma foi, tant pis !
[ANGELE:] Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a, Joseph ? [JOSEPH:] Madame, c'est moi... je reviens de faire les courses. [ANGELE:] Ça m'est égal que vous veniez de faire les courses. Qu'est-ce que vous voulez ? [JOSEPH:] Je voulais dire à Madame... Madame n'a pas trouvé mon mot, hier soir ? ANGELE, descendant en scène, ainsi que JOSEPH. — Votre mot ? Oui, je me suis permis de laisser un mot sur la table de nuit de madame, comme elle ne rentrait pas... alors pour aller me coucher... Je vais le chercher, madame. [ANGELE:] Non ! non ! c'est inutile ! Quoi ! qu'est-ce que vous me disiez dans ce mot ? [JOSEPH:] Je disais respectueusement à Madame... qu'il est venu hier soir un gendarme pour monsieur ! ANGELE, 2, passant derrière la table et allant à JOSEPH qui se trouve au milieu de la scène à hauteur de la table. — Un gendarme ! Qu'est-ce qu'il voulait, ce gendarme ? Mais, c'est à cause des treize jours de Monsieur ! Il paraît que Monsieur est convoqué pour les faire ! [ANGELE:] Mon mari, un des premiers peintres de l'époque ! Allons donc ! il ne les a jamais faits, ses treize jours ! [JOSEPH:] C'est peut-être pour ça ! Enfin, le gendarme a dit qu'il y a trois jours que Monsieur devrait être au corps, que c'est le dernier avis. [ANGELE:] Ah ! c'est trop fort ! Alors ils s'imaginent qu'on n'a que ça à faire ! Vous allez courir à la place tout de suite, et vous direz que nous regrettons beaucoup, mais que mon mari est en ce moment-ci en voyage. Vous direz qu'il fait le portrait de M. Vanderbilt !... Vous vous rappellerez le nom... Par conséquent, il ne peut pas faire trente-six choses en même temps. Il fera ses treize jours quand il reviendra. [JOSEPH:] Bien, madame, j'y vais. [ANGELE:] A-t-on jamais vu ! Ah ! Joseph !... ma malle est prête, vous allez la faire descendre, car je prends le train de quatre heures pour Paramé ! [JOSEPH:] Bien, madame. [ANGELE:] Emportez ceci ! [SAINT-FLORIMOND:] Il est parti ? [ANGELE:] Oui, et maintenant, vous, prenez votre chapeau et filez ! [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! ça, je veux bien ! [VOIX DE JOSEPH:] Ah ! Madame ! [ANGELE:] Oh ! rentrez ! Qu'est-ce qu'il y a encore ? [JOSEPH:] C'est cette bonne que Madame attendait de la province. [ANGELE:] Eh bien, oui, plus tard ! [JOSEPH:] Oh ! Madame, elle est là ! Entrez, ma fille, entrez ! ANGELE, descendant en scène. — Ce qu'il est assommant, ce garçon !
[CHARLOTTE:] Madame... [ANGELE:] C'est bien ! Approchez, ma fille. Vous m'êtes recommandée par le curé de Châtellerault, un vieil ami de la famille. [CHARLOTTE:] Un bien brave homme. [ANGELE:] Il m'a dit que vous étiez une fille très recommandable. [CHARLOTTE:] Ah ! çà, Madame, je peux le dire, je suis dans une position intéressante. [ANGELE:] Vous dites ? [CHARLOTTE:] C'est ma mère qui m'a mise dans cet état-là. [ANGELE:] Votre mère ?... Ah çà ! voyons... Qu'est-ce que vous chantez ? Qu'est-ce que vous chantez ? [CHARLOTTE:] Oui, ma mère, elle a fauté, ma mère ! Vous ne devez pas savoir ce que c'est que ça à Paris ? Eh bien, c'est quand on s'est laissé contourner par un homme... Elle a fauté, quoi ! [ANGELE:] Et avec qui ! [CHARLOTTE:] Avec le 5e cuirassiers ! Et même qu'elle l'a suivi, le 5e cuirassiers et qu'elle m'a abandonnée là, toute petite. Alors, ce brave curé, il a dit comme ça : "Voilà un bébé qui est dans une position intéressante ! [ANGELE:] Ah ! bien ! très bien ! j'aime mieux ça ! [CHARLOTTE:] Et c'est lui qui m'a élevée. [ANGELE:] Lui ? [CHARLOTTE:] Oui, Madame !... Ainsi que ma tante Pichu. Vous devez connaître son fils, il est à Paris, commissionnaire. [ANGELE:] Non, connais pas !... mais, voyons, vous ne devez pas savoir faire grand'chose, vous ? [CHARLOTTE:] Si Madame ! je savons garder les vaches. Vous avez-il de ça à Paris ? [ANGELE:] Non ! savez-vous coudre ? [CHARLOTTE:] Oui, Madame ! Je savons coudre, je savons laver, je savons danser ! [ANGELE:] Ça, danser, ça m'est égal ! Enfin, avec tout ça, vous n'avez jamais servi ? [CHARLOTTE:] Oh ! Madame, je sommes rosière. [ANGELE:] Ça n'a pas de rapport, ma fille ! Enfin vous avez de la bonne volonté, nous essayerons de faire quelque chose de vous. Je veux que mon mari, à son retour, vous trouve une domestique accomplie. [CHARLOTTE:] Ah ! Madame a un homme ! [ANGELE:] Comme vous dites... Il est en voyage, mais il doit revenir d'un moment à l'autre. [CHARLOTTE:] Ah ! bien, je serai contente de le voir, ce brave homme. [ANGELE:] Allons, c'est bien. Je vous prends, et pour commencer, vous aurez quarante francs par mois. [CHARLOTTE:] Quarante francs ! en or ? [ANGELE:] En or ! [CHARLOTTE:] Oh ! que Madame est bonne ! [ANGELE:] Blanchie et nourrie. [CHARLOTTE:] Blanchite et nourrite ? [ANGELE:] Oui... maintenant, allez ! [CHARLOTTE:] Oui, Madame. Madame ! [ANGELE:] Quoi ? [CHARLOTTE:] Si c'était un effet de votre bonté d'accepter ce panier ? [ANGELE:] Ce panier ? [CHARLOTTE:] Oui, c'est des œufs !... Je me suis dit comme ça : Ça fera peut-être plaisir à la bourgeoise, des beaux œufs de la campagne... Alors, je les ai bien choisis... les moins frais. [ANGELE:] Comment, les moins frais ! [CHARLOTTE:] Oui ! on m'a dit qu'à Paris on ne mangeait jamais des oeufs frais. [ANGELE:] Elle est d'un primitif adorable... C'est bien, allez ma fille... Vous vous appelez ? [CHARLOTTE:] Charlotte, Madame ! Allons, je crois que je suis tombée dans une bonne maison.
[ANGELE:] Ouf ! maintenant lâchons l'autre. Venez ! [SAINT-FLORIMOND:] On peut filer ? [ANGELE:] Oui, dépêchez-vous. [SAINT-FLORIMOND:] Allons ! Et voilà pourtant comment finit un roman où il ne s'est rien passé. Adieu, Angèle, adieu. Angèle ! [ANGELE:] Quoi ? [SAINT-FLORIMOND:] Puisque nous sommes peut-être appelés à ne plus nous revoir sur cette terre, laissez-moi vous donner le baiser d'adieu ! [ANGELE:] Hein ! [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! mais non plus un baiser d'amant ! un baiser de frère. [ANGELE:] Allons soit ! puisque c'est le dernier ! Mais dépêchez-vous ! [CHARLOTTE:] Oh ! [ANGELE:] et SAINT-FLORIMOND. — Oh ! [CHARLOTTE:] Monsieur ! [ANGELE:] et SAINT-FLORIMOND. —. Monsieur ! [CHARLOTTE:] Monsieur qui est revenu de son voyage. [SAINT-FLORIMOND:] Allons, bon ! elle maintenant ! [CHARLOTTE:] Madame avait bien dit qu'elle l'attendait d'un instant à l'autre, seulement je ne croyais pas que c'était un instant si instant que ça. [ANGELE:] C'est bien, ma fille, allez ! On ne vous a pas appelée. [CHARLOTTE:] Madame, c'est égal, je suis bien contente d'être venue. Monsieur a-t-il fait un bon voyage ? Est-il pas fatigué ? [SAINT-FLORIMOND:] Oui... non... oui... [CHARLOTTE:] J'sommes Charlotte, la nouvelle bonne. [ANGELE:] Oh ! oh ! oh !... [CHARLOTTE:] Allez, Monsieur... vous devez avoir besoin de vous délasser. Donnez-moi votre cotte. [SAINT-FLORIMOND:] Mais non. [CHARLOTTE:] Si ! si ! après le voyage, il y a plein de poussière, tenez ! c'est plein d'houille ! [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! là là ! Eh ! bien, en voilà des manières ! [ANGELE:] Et puis, en voilà assez ! qui est-ce qui vous demande quelque chose ? Qu'est-ce que vous êtes venue faire ici ? [CHARLOTTE:] Madame, j'étais venue pour vous dire que je ne trouvais pas ma chambre. [ANGELE:] Eh bien ! allez attendre à la cuisine. [CHARLOTTE:] Je m'en vais, Madame je m'en vais ! Je vas lui chercher sa robe de chambre à ce brave homme !
[ANGELE:] Oh ! non ! c'est trop fort ! Vous avez entendu. Encore une qui vous prend pour mon mari !... [SAINT-FLORIMOND:] C'est un sort ! [ANGELE:] C'est mon sort !... Aussi, vous aviez bien besoin de m'embrasser ! [SAINT-FLORIMOND:] Est-ce que je pouvais savoir qu'elle allait entrer ? [ANGELE:] Ah ! "Est-ce que je pouvais savoir ! " vous ne savez répondre que ça ! [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! Dame ! [ANGELE:] Vous voyez le résultat ! Allons, voyons ! Est-ce pour cette fois ? Allez-vous partir ? [SAINT-FLORIMOND:] Oui, oui, je pars, Angèle. Adieu ! Adieu ! pour toujours ! ANGELE. — C'est ça ! c'est ça ! Ouf ! m'en voilà débarrassée ! C'est égal, me voilà dans une drôle de situation avec cette fille qui le prend pour mon mari ! Je n'ai qu'un parti à prendre, je vais la mettre à la porte aujourd'hui même. Tant pis pour sa position intéressante. Mais ma sécurité avant tout ! Neuf heures ! et je suis encore en peignoir... Moi qui ai des courses à faire... je vais m'habiller.
[SAINT-FLORIMOND:] SAINT-FLORIMOND, se précipitant en scène. — Les Chamel ! voilà les Chamel ! Ils montent l'escalier !... où me cacher ? [CHAMEL:] Eh ! bien, voyons, Champignol. [TOUS:] Ah !... le voilà. [SAINT-FLORIMOND:] Ça y est ! pincé ! Vous ! Ah ! la bonne surprise ! [CHAMEL:] Fus ne nus entendiez donc pas ? Nus fus abbelions. [SAINT-FLORIMOND:] Comment ! c'était vous ? Ah ! c'est curieux, je croyais que ça venait d'en haut. Aussi, je courais.. [CHAMEL:] C'était nous ! foui ! foui ! [MAURICETTE:] Bonjour, M. Champignol. [SINGLETON:] Bonjour, M. Champignol. [SAINT-FLORIMOND:] Bonjour ! Ah ! là ! là ! la bonne surprise ! A part, au public, en passant au n 4. Non ! et vous croyez que c'est facile de sortir d'une maison ? [CHAMEL:] Ah ! ah ! Vous ne vous attendiez pas, hein ? [SAINT-FLORIMOND:] S'il faut vous dire franchement le fond de ma pensée... non ! [CHAMEL:] Là ! Tu fois, Mauricette, je te l'avais dit ! Il ne nus attendra pas, ton cusin ! [SINGLETON:] Il faut vous dire que je vais faire mes vingt-huit jours. [MAURICETTE:] Comme c'est amusant pour de nouveaux mariés ! [CHAMEL:] Tais-toi, petite ! un peu de séparation, c'est pon pour les nouveaux mariés. Fus n'imaginez pas. Champignol ! Ils sont tégoûtants, ces petits !... C'est des moineaux ! [SINGLETON:] Oh ! bien, des jeunes mariés ! C'est bien permis. [SAINT-FLORIMOND:] Mais oui... ! mais oui ! Et puis, ça passera !... Dites donc, vous ne voulez pas venir faire un tour ? [CHAMEL:] Mais non ! Pas di tout ! Pas di tout ! [SINGLETON:] Nous aimons mieux nous reposer. [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! là ! là ! Qu'est-ce qu'elle va dire, Angèle, quand elle va me retrouver là ! Et avec la famille ! [CHAMEL:] Fus comprenez ! Nous avons déjà voyagé, et encore tout à l'heure, il faut que prenions le train de dix heures pour le petit, qui va faire ses vingt-huit jours à Clermont, alors, nous afons dit : nous afons une heure à rester à Paris, nous allons aller la passer chez les cusins. [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! c'est une bonne idée ! Je disais justement à madame Champignol : on ne verra donc jamais les Chamel ? CHAMEL, se levant et descendant en scène n 3. — Eh ! bien les foilà, les Chamel ! les foilà ! A [SINGLETON:] et à MAURICETTE qui s'embrassent. Allons, tenez-vous, les petits. [MAURICETTE:] Mais ne vous occupez donc pas de nous ! [CHAMEL:] Mais, à propos, et Anchèle ? [SAINT-FLORIMOND:] Anchèle ? [CHAMEL:] Eh ! bien foui, Anchèle, votre femme ! [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! oui, Anchèle, ma femme ! [CHAMEL:] Est-ce qu'on ne va pas la foir ? [SAINT-FLORIMOND:] Eh ! bien, non ! je ne crois pas ! Elle est souffrante ! [MAURICETTE:] Souffrante ? [SINGLETON:] Qu'est-ce qu'elle a ? [SAINT-FLORIMOND:] Je ne sais pas... Depuis quelque temps, elle éprouve des vertiges, des nausées... des douleurs dans les reins. [CHAMEL:] Je comprends ! Mes compliments, mon cher ! [SAINT-FLORIMOND:] Qu'est-ce qu'il lui prend ? [CHAMEL:] Oui ! oui ! je comprends ! [SAINT-FLORIMOND:] Oui ! Eh bien ! il a de la chance !
[ANGELE:] Ah ça !... qui est donc dans l'atelier ? Eux ! [CHAMEL:] Ah ! la foilà, Anchèle ! [ANGELE:] Et lui ! avec eux ! [MAURICETTE:] Bonjour, cousine. [ANGELE:] Ah ! quel plaisir de vous voir. Eh ! bien, il ne manquait plus que ça ! [SAINT-FLORIMOND:] J'ai rencontré votre oncle dans l'escalier, c'est lui qui m'a ramené ici. [SINGLETON:] Ma chère Angèle ! [CHAMEL:] A propos ! il paraît qu'il y a du noufeau, ici ? [ANGELE:] Quoi donc ? [CHAMEL:] Champignol nous a dit tout. N'est-ce pas ? [SAINT-FLORIMOND:] Hein ! moi ! quoi donc ! [CHAMEL:] Il paraît qu'il va bientôt vous rendre mère ? [ANGELE:] Comment, il vous a dit ?... [SAINT-FLORIMOND:] Moi ?... Mais pas du tout ! [ANGELE:] Vous avez dit ça ! vous ? [CHAMEL:] Ne levez pas les bras ! ne levez pas les bras ! [ANGELE:] Eh ! laissez donc, mon oncle ! C'est faux, entendez-vous ? [CHAMEL:] Allons, voyons ! Pourquoi le cacher ? Entre mari et femme, c'est bien naturel. [ANGELE:] Mais pas du tout !... C'est que ça n'est pas ! Est-ce que vous n'êtes pas fou de raconter des choses semblables ? [SAINT-FLORIMOND:] Mais, je vous assure, Angèle...
[CHARLOTTE:] Ah ! v'là la jaquette ! [SAINT-FLORIMOND:] Allons ! bon ! La bonne ! [ANGELE:] Qu'est-ce que vous voulez, vous ? [CHARLOTTE:] Pardon, excuse la compagnie ! je ne savions pas qu'il y avait tant de monde, j'apporte la jaquette à M. Champignol. [SAINT-FLORIMOND:] et ANGELE. — Oh ! oh ! [CHAMEL:] Et bien, on vous apporte votre veston. [CHARLOTTE:] Oui, allez ! monsieur Champignol, donnez-moi votre cotte. [SAINT-FLORIMOND:] Mais non ! mais non ! [CHARLOTTE:] Mais si ! C'est qu'il est fatigué, ce pauvre monsieur, il vient de voyage. [TOUS:] De voyage ? [CHAMEL:] Vous fenez de foyage ? [SAINT-FLORIMOND:] Hein ! oui ! oh ! petit voyage ! petit voyage ! [CHAMEL:] Mais alors, ne vous gênez pas ! mettez votre feston. [MAURICETTE:] Oui, oui,... mettez votre veston ! [SAINT-FLORIMOND:] Non ! non ! Mais ils m'installent ! ils m'installent ! [ANGELE:] Oh ! cet homme-là !... il me rendra folle ! [CHARLOTTE:] Là ! voyez ! vous êtes beaucoup mieux comme ça ! [CHAMEL:] Sapristi ! vous avez maigri ! [SAINT-FLORIMOND:] Maigri ? [CHAMEL:] Regardez comme il est devenu large ! [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! c'est exprès ! les vêtements d'intérieur, je les fais toujours faire comme ça ! [CHARLOTTE:] Maintenant, je vais aller brosser votre cotte ! [SAINT-FLORIMOND:] Mais non... Mais pas du tout ! [CHARLOTTE:] Mais si ! mais si ! Je vais la brosser ! je la mettrai près du lit de madame, Monsieur la retrouvera en se couchant.
[SAINT-FLORIMOND:] Oh ! cette bonne ! [ANGELE:] Vous voyez ce dont vous êtes cause, vous voyez ! [SAINT-FLORIMOND:] Chère amie, si j'avais pu prévoir... [ANGELE:] Oh ! toujours la même chose ! [CHAMEL:] Et où avez-vous été en voyage ? [SAINT-FLORIMOND:] Moi ?... Je n'ai pas été... Ah ! oui, oui, j'ai été... Oh ! j'ai été faire un portrait... à l'étranger... à Tours. [CHAMEL:] Un portrait ? Ah ! au fait, ça me fait penser que j'ai quelque chose à vous dire. Allons bon ! ils s'embrassent encore ! quels moineaux ! quels moineaux ! [MAURICETTE:] Oh ! voyons, papa ! [CHAMEL:] Mais ça ne se fait pas devant le monde ! Tiens, regarde monsieur et madame Champignol, ils s'aiment bien et ils ne s'embrassent pas ! Ils n'ont pas l'air de deux amants ! Mais dame ! allons... donnez le croquis, Singleton ! [SAINT-FLORIMOND:] Le croquis ? [SINGLETON:] Voilà, beau-père ! [CHAMEL:] Tenez ! [SAINT-FLORIMOND:] Sapristi ! "ma Roche qui tremble" ! Ah ! ah ! c'est... c'est mon croquis... oui... ! il est joli ! [CHAMEL:] Eh ! bien, non...il paraît que non !... Che l'ai montré à un marchand de tableaux. Il m'a dit : "Ça, un Champignol ! chamais de la vie !..." Chai eu beau dire que j'étais là quand fus l'avez fait... il m'a dit : "Eh bien ! si c'est un Champignol, je fus engage à le faire signer... il y gagnera... Alors, che l'ai apporté. [SAINT-FLORIMOND:] Le signer, moi ? Faire un faux ! oh non ! Non ! non ! Les croquis, je ne les signe jamais ! [CHAMEL:] Cependant... [SAINT-FLORIMOND:] Mais non ! on sait que je ne les signe pas ; alors, si je le signais, ça suffirait pour faire dire qu'il est faux ! [CHAMEL:] Fus croyez ?... Ah ! alors, je ferai mettre une étiquette avec "Champignol" dessus. [SAINT-FLORIMOND:] C'est ça !... c'est ça !... Eh ! bien, il pourra se vanter d'avoir un fameux Champignol ! [ANGELE:] Il n'y a pas de quoi rire ! [SAINT-FLORIMOND:] C'est vrai ! [ANGELE:] Mais ils ne s'en vont pas. Eh ! bien, maintenant, mon oncle, je vois que vous êtes pressé, je ne veux pas vous retenir. [CHAMEL:] Hein ! Moi ? [SAINT-FLORIMOND:] Non, non ! ne vous gênez pas ! Je vous accompagnerai... CHAMEL, se levant et descendant en scène ainsi que tous les autres personnages. — Mais pas di tout ! Qui est-ce qui dit ça, que je étais pressé ! Qui est-ce qui dit ça ? Nous devons prendre le train de dix heures et demie pour Clermont. Neuf heures et demie, nous avons bien le temps. [ANGELE:] C'est que, cependant, si vous aviez à faire... Il y a si longtemps que vous n'êtes venu à Paris ! Vous n'avez peut-être pas vu la Tour Eiffel ? [CHAMEL:] Oh ! si, je l'ai en épingle de cravate. En province, on ne voit que ça ! Elle me dégoûte la tour Eiffel, elle me dégoûte ! [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! alors... [CHAMEL:] Non, je vais rester ici. Chai dit aux petits ; nous avons une heure à passer à Paris, nous allons voir votre cusine. Les petits, ils voulaient aller à l'hôtel... parce que, vous comprenez, eux,... mais je leur ai dit : Chamais de la vie !... Aller à l'hôtel dans le jour, ce n'est pas prôper. [ANGELE:] Ah ! que c'est donc aimable à vous !... Ils ne s'en iront pas !... [CHAMEL:] Mais dites donc, cousine, si nous pouvions nous donner un coup de brosse... parce que le chemin de fer... [ANGELE:] Mais rien de si simple. Vous en profiterez pour partir ! Je vais vous accompagner ! [CHAMEL:] Fous, mais pas du tout. Champignol est là, il va nous accompagner, Champignol. [SAINT-FLORIMOND:] Moi ! mais puisqu'Angèle... [CHAMEL:] Angèle va rester ici, elle ne doit pas se fatiguer, parce que dans son état... [ANGELE:] Encore ! mais puisque je vous dis que je ne suis pas... [CHAMEL:] Laissez donc, allons, fenez, Champignol ! [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! là ! là ! Je suis de la famille !
[ANGELE:] ANGELE, qui a été jusqu'à la porte de gauche, regagnant le milieu de la scène. — Oh ! la famille ! la famille ! Mais c'est donc une gageure ! Tout le monde se mettra donc contre moi pour m'empêcher de sortir de ce pétrin ! Quelle leçon, mon Dieu ! quelle leçon ! [JOSEPH:] Ah ! Madame... je reviens de la place ! [ANGELE:] Eh bien, c'est bien, ça suffit ! [JOSEPH:] Non, Madame, ça ne suffit pas ! [ANGELE:] Comment, ça ne suffit pas !... Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'on vous a dit ? [JOSEPH:] J'ai dit ce que Madame m'avait dit : que monsieur n'était pas là... qu'il était en voyage !... Ils m'ont répondu que ça ne les regardait pas !... qu'il n'avait qu'à être là ! [ANGELE:] Comment, ils ont répondu ?... Je les ferai attraper, moi, quand mon mari sera de retour... Vous ne leur avez donc pas dit que monsieur était en train de faire le portrait de M. Vanderbilt ? [JOSEPH:] Si, Madame ! [ANGELE:] Qu'est-ce qu'ils ont répondu ? [JOSEPH:] Ils ont répondu : "Qu'ça nous fiche" ! [ANGELE:] Oh ! [JOSEPH:] Voilà la vérité, Madame ! Aussi, il serait peut-être bon que Madame télégraphie à monsieur... [ANGELE:] Eh ! où voulez-vous que je lui télégraphie ? Il est sur le yacht de M. Vanderbilt. Sur sa dernière lettre, il me mettait "en mer". Je ne peux pas lui télégraphier en mer !... [JOSEPH:] C'est que c'est grave ! [ANGELE:] Eh bien, quoi ! qu'est-ce qu'ils feront ? [JOSEPH:] Je ne sais pas, Madame !... Ils m'ont répondu : C'est bien, nous savons ce qu'il nous reste à faire ! [ANGELE:] Ah ! bien alors, il fallait donc me dire ça tout de suite ! Ils arrangeront ça ! [JOSEPH:] Vous croyez, Madame ! [ANGELE:] Mais dame !... Je me disais aussi, ce n'est pas possible ! mon mari ! un des premiers peintres de l'époque !... Ils arrangeront ça !... C'est bien !... Allez, Joseph ! [JOSEPH:] Je vais faire mes autres courses. Madame n'a pas d'autres commissions à me donner ? [ANGELE:] Non ! [JOSEPH:] Bien, Madame !
[SAINT-FLORIMOND:] Je les ai lâchés !... Je file ! [ANGELE:] C'est ça, dépêchez-vous ! [SAINT-FLORIMOND:] Mon chapeau ! [CHAMEL:] Eh bien, qu'est-ce que vous faites, Champignol ? [SAINT-FLORIMOND:] part.. — Oh ! les crampons !... pincé ! J'ai une course à faire. Je sors. [CHAMEL:] Dans ce costume ! Ah ! bien, vous êtes rigolo ! [SAINT-FLORIMOND:] Sapristi ! C'est vrai, et mon veston... Où est mon veston ?... Allons bon ! Qu'est-ce que c'est que ça ? [ANGELE:] Une visite ! [SAINT-FLORIMOND:] C'est peut-être un modèle ! [CHAMEL:] Une femme nue !
[CHARLOTTE:] Oui, Monsieur, il est là !... Tenez, M. Champignol, c'est celui-là ! [ANGELE:] Allons bon ! Qu'est-ce qu'elle dit ? [SAINT-FLORIMOND:] Quelle dinde ! [CAMARET:] Je vous remercie ! [SAINT-FLORIMOND:] Mais alors, c'est la tache d'huile ! c'est la tache d'huile ! [CAMARET:] à SAINT- FLORIMOND. — C'est à monsieur Champignol que j'ai l'honneur de parler ? [SAINT-FLORIMOND:] Hein ? non ! non ! Euh ! oui ! oui. [CAMARET:] Enchanté de faire votre connaissance, Monsieur. Madame, votre épouse, peut-être ? [SAINT-FLORIMOND:] Peut-être oui ! [CAMARET:] Madame ! Après avoir salué la société par un coup de tête circulaire, présentant ADRIENNE. — Je vous présente ma grande fille ! [ADRIENNE:] Enchantée, Monsieur, j'aime beaucoup les peintres !... [SAINT-FLORIMOND:] Aïe ! [CAMARET:] Et maintenant que les présentations sont faites... [SAINT-FLORIMOND:] Comment, les présentations sont faites ! Mais qu'est-ce qu'il est, lui ? [ANGELE:] Eh bien, il s'installe... Pardon, Monsieur... [CAMARET:] Ah ! c'est juste ! Capitaine Camaret, du 175e de ligne. [SINGLETON:] En garnison à Clermont ? [CAMARET:] Oui, Monsieur, je dois même y retourner tout à l'heure, car je suis chargé des réservistes ! [SINGLETON:] Mais alors, mon capitaine, vous êtes mon capitaine ! [CAMARET:] Votre capitaine ? [CHAMEL:] Son capitaine ! vous êtes son capitaine ? [SINGLETON:] Oui ! J'entre justement dans votre régiment ! [ADRIENNE:] Ah ! vous êtes bleu ? [SINGLETON:] Bleu ! [ADRIENNE:] Conscrit, enfin ! [SINGLETON:] Non, mademoiselle ! réserviste ! [CAMARET:] En vérité ! [SAINT-FLORIMOND:] Ah çà ! est-ce qu'ils vont causer longtemps comme ça de leurs petites affaires ? Qu'est-ce qu'il nous veut, le capitaine ? [MAURICETTE:] Ah ! bien, monsieur son capitaine, je vous le recommande, alors, parce que c'est mon petit mari ! [CAMARET:] Vraiment, madame ! [MAURICETTE:] Oui, monsieur, depuis quinze jours. [ADRIENNE:] Comment, madame, vous êtes mariée depuis quinze jours ? [MAURICETTE:] Oui, mademoiselle ! N'est-ce pas que tu es mon petit mari ? [CHAMEL:] Foyons !... MAURICETTE !... Ce sont des moineaux !...
[SAINT-FLORIMOND:] Eh bien ! nous voilà bien... un portrait ! un portrait à faire ! [ANGELE:] Comment vous tirerez-vous de tout ça, quand il reviendra ? [SAINT-FLORIMOND:] Mais je ne sais pas... j'irai le trouver... je lui dirai qu'au lieu qu'il vienne chez moi, j'irai chez lui ! [ANGELE:] Mais le portrait ?... [SAINT-FLORIMOND:] Eh bien, je le ferai ! J'apprendrai à dessiner ! [ANGELE:] Ce sera du joli !... Oh ! là ! là ! [CHAMEL:] Oh ! quel charmant capitaine ! Vous savez, Singleton, vous avez de la chance d'être tombé sur un capitaine comme ça... ce qu'il va vous gâter ! [SINGLETON:] Ah ! mon Dieu ! déjà dix heures !... Beau-père, nous allons dire adieu au cousin et à la cousine ! Nous n'avons que le temps d'aller prendre le train pour Clermont. [CHAMEL:] C'est chuste !... Je vous demande pardon, mes amis, de ne pas rester plus longtemps. Allons, viens, Mauricette !... Allons chercher nos manteaux, nos chapeaux ! [MAURICETTE:] Voilà papa ! [CHAMEL:] Croyez que je suis désolé !... [SAINT-FLORIMOND:] Et nous donc !... Mais restez donc !... restez donc !...
[ANGELE:] Ouf !... Ils s'en vont !... Maintenant, à votre tour d'en faire autant ; allez mettre votre veston !... Il est là, tenez, dans ma chambre. [SAINT-FLORIMOND:] Oui, J'y cours. [ANGELE:] Ah ! quelle journée ! Ah ! quelle journée ! [CHARLOTTE:] Entrez !... [ANGELE:] Des gendarmes ! [LE BRIGADIER:] M. Champignol, s'il vous plaît ? [ANGELE:] M. Champignol !... Qu'est-ce que vous lui voulez ? LE BRIGADIER, gagnant, le milieu de la scène au fond. — Je suis chargé de venir opérer l'arrestation du territorial Champignol. Mon mari !... Arrêter M. Champignol ?... [LE BRIGADIER:] Oui, madame, comme insoumis ! [ANGELE:] Ah ! c'est trop fort ! [LE BRIGADIER:] Où est-il, madame ? [ANGELE:] Eh ! monsieur, il n'est pas ici, il est en voyage. [CHARLOTTE:] Comment, en voyage ! [ANGELE:] Ah ! taisez-vous ! taisez-vous ! [LE BRIGADIER:] Désolé, madame, mais dans ce cas, je vais fouiller l'appartement. [ANGELE:] Fouiller l'appartement ! [CHAMEL:] Allons ! venez... Des chendarmes ! [ANGELE:] Allons ! bon, mon oncle ! [LE BRIGADIER:] C'est sans doute vous, qui êtes monsieur Champignol ? [CHAMEL:] Moi ! chamais de la vie ! [LE BRIGADIER:] Vous en êtes sûr ? [CHAMEL:] Tiens !... parbleu !... [LE BRIGADIER:] Lui ! Gendarme, emparez-vous de ce monsieur. [TOUS:] De lui ! [SAINT-FLORIMOND:] Moi ! [LE BRIGADIER:] Allons ! allons ! un peu vite et ne répliquons pas. [ANGELE:] Mais non, messieurs, c'est impossible ! [LE BRIGADIER:] Désolé, madame, mais c'est la consigne !... Je dois amener à son corps, où il devrait être depuis trois jours, le territorial Champignol. [SINGLETON:] Comment, vous faites vos treize jours ? [SAINT-FLORIMOND:] Mais non ! Mais pas du tout ! [LE BRIGADIER:] Allons ! voyons !... voulez-vous venir ! [SAINT-FLORIMOND:] Jamais de la vie ! [LE BRIGADIER:] Eh bien ! allons ! Empoignez-moi cet homme ! [SAINT-FLORIMOND:] Mais, gendarme... [LE BRIGADIER:] En route pour Clermont ! [TOUS:] Pour Clermont ! [CHAMEL:] Au revoir, ma nièce ! Oh ! ce pauvre Champignol ! [SINGLETON:] Allons, beau-père, nous sommes en retard ! [MAURICETTE:] Au revoir, cousine !
[ANGELE:] ANGELE, descendant à l'avant-scène à gauche. — Ah ! non, ça, c'est le coup de la fin ! Arrêté, lui, à la place de mon mari ! [CHARLOTTE:] Dites donc, madame, qu'est-ce que ça veut dire tout ça ? [ANGELE:] Ça ne vous regarde pas ! Allez me chercher mon chapeau, mon manteau ! [CHARLOTTE:] Bien, madame. [ANGELE:] Oui, c'est le seul parti à prendre ! Courir a Clermont ! mon mari n'est pas là ! [CHARLOTTE:] Voilà le chapeau, madame. [ANGELE:] Bien ! Et maintenant, je vous donne vos huit jours, vous partirez ce soir. [CHARLOTTE:] Madame me chasse !... mais pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? [ANGELE:] Ce qui m'a plu. [CHARLOTTE:] Ce qui y a plu ! C'est parce que j'ai fait ce qu'y a plu qu'elle me met à la porte ? [JOSEPH:] Madame sort ? [ANGELE:] Oui, ma malle est en bas ? C'est bien ! Je pars pour Paramé. Ne m'attendez pas ce soir... Ah ! quelle aventure !
[JOSEPH:] Dites donc, la petite, est-ce vrai ce qu'on m'a dit en bas, qu'il est venu deux gendarmes pour arrêter monsieur ? CHARLOTTE, pleurant à l'avant-scène de gauche. — Est-ce que je sais, moi ! Je m'en moque pas mal ! Qu'est-ce que vous avez ? [CHARLOTTE:] J'ai qu'on m'a fichue à la porte. [JOSEPH:] Allons ! allons ! Voyons, la belle enfant ! [CHARLOTTE:] A bas les pattes !... Vous n'êtes pas banquier, n'est-ce pas ? Eh bien ! Je ne vous céderai pas !... Je vas faire mes paquets et remporter mes œufs ! [JOSEPH:] Pauvre petite !... Ah ! c'est égal ; en voilà une affaire, les gendarmes qui sont venus chercher Monsieur !... Ils ont dû partir bredouille ! C'est ça qui va lui faire une histoire... VOIX DE CHAMPIGNOL, au fond. — Joseph ! Joseph ! Hein ! Monsieur Champignol ! [CHAMPIGNOL:] Ouf ! me voilà de retour ! Venez vite, Joseph ! Débarrassez-moi ! [JOSEPH:] Ce n'est pas la peine, Monsieur. Il faut que Monsieur parte tout de suite, tout de suite... [CHAMPIGNOL:] Partir !... Pour quoi faire ?... [JOSEPH:] Pour faire ses treize jours... les gendarmes sortent d'ici... Monsieur est déserteur ! [CHAMPIGNOL:] Hein ? [JOSEPH:] Voici votre valise ! [CHAMPIGNOL:] Ma femme, où est-elle ? [JOSEPH:] Madame ? Elle n'est pas là ! Partez, Monsieur, partez ! [CHAMPIGNOL:] Mais où est mon corps ? où est-ce ? [JOSEPH:] A Clermont, Monsieur... 175e de ligne. [CHAMPIGNOL:] Je me sauve... Mais donnez-moi une toile, si je veux peindre là-bas... [JOSEPH:] Voilà, Monsieur. [CHAMPIGNOL:] Merci ! — Oh ! là ! là ! Et moi qui croyais que j'allais être tranquille ! Ah ! quelle aventure !
[LIGNE:] Entre la cantine et le corps de garde, un passage libre. — A gauche, premier plan, la façade de l'Hôtel du Cheval Blanc, avec une grande porte d'entrée au milieu. — Au-dessus, une fenêtre avec balcon et, fixée à ce balcon, l'enseigne de l'hôtel. — Au deuxième et au troisième plan du même côté, deux entrées séparées par un bouquet d'arbres. — Au fond, entre l'hôtel et la cantine, fond de paysage boisé et montagneux, où serpente la rivière "La Brèche". — Un banc devant la cantine. — Autre banc à droite entre la porte de la première baraque et l'entrée du baraquement. [LEDOUX:] GROSBON, caporal ; BELOUETTE, sergent ; PINÇON, fort de la Halle ; [BADIN:] BLOQUET, LAVALANCHE, LAFAUCHETTE, banquier ; [PRINCE DE VALENCE:] avec un képi comme coiffure ; en blouse et pantalon rouge, ou bien encore pantalon de civil et capote militaire. Ils sont placés dans l'ordre suivant : un territorial, Pinçon, Lafauchette, Lavalanche. le Prince, Badin, quatre réservistes. [CHAMPIGNOL MALGRE LUI:] LEDOUX, sur le devant de la scène, sa liste d'appel à la main. — Dubois ! [DUBOIS:] Présent ! [LEDOUX:] Planchet ! [PLANCHET:] sent ! [LEDOUX:] Champignol ! Eh bien ! Champignol ! [BELOUETTE:] Puni de prison, mon lieutenant. [LEDOUX:] Ah ! oui ! C'est l'insoumis ! ce territorial qui a été amené hier par la gendarmerie. Et maintenant, les réservistes ! Benoît ! [BENOIT:] Présent ! [LEDOUX:] Pinçon. [PINÇON:] Présent ! [LEDOUX:] Lafauchette ! [LAFAUCHETTE:] Me voici. [LEDOUX:] Me voici" ! Qu'est-ce que ça veut dire : "Me voici ? [LAFAUCHETTE:] Mais ça veut dire que je suis ici ! [LEDOUX:] Ne faites donc pas le malin, vous, l'homme au melon ! vous n'entendez pas vos camarades qui répondent : Présent ! [LAFAUCHETTE:] Je croyais... [LEDOUX:] On ne croit pas !... on répond : Présent ! . Singleton ! Singleton ! Eh bien ! il n'est pas là, Singleton ? [BELOUETTE:] Singleton ! Singleton ! [MAURICETTE:] Ah ! mon Dieu ! voilà l'appel ! Dépêche-toi, tu vas te faire punir ! [SINGLETON:] Voilà ! Voilà ! [LEDOUX:] Eh bien ! vous, arrivez-vous ? [CHAMEL:] Pardon, Monsieur ! Permettez-moi d'intercéder pour lui... je suis son beau-père. [LEDOUX:] Fichez-moi îa paix, vous. [CHAMEL:] Bien, Monsieur. [MAURICETTE:] Au revoir, mon chéri ! [SINGLETON:] Adieu, ma mignonne ! [LEDOUX:] Eh bien ! dites-donc, là-bas, vous n'avez pas fini ? [CHAMEL:] C'est des moineaux !... c'est des moineaux ! [LEDOUX:] Qu'est-ce que vous dites ? [CHAMEL:] Rien. Viens, Mauricette ! Il n'est pas poli, le commandant ! puis se retourne et se trouve en face de SINGLETON qui envoie aussi un baiser à sa femme et qu'il reçoit dans le nez. [LEDOUX:] Tâchez donc de vous tenir un peu. Mon garçon, il faudra vous habituer à être plus exact. [SINGLETON:] Mais, j'étais avec ma femme, mon lieutenant ! — Quand on est militaire, on n'a plus de femme. On la laisse aux civils. Allons ! Voyons ! placez- vous dans le rang : vous avez de la chance que le capitaine ne soit pas là. Oh ! le capitaine, il ne me dira rien ! nous sommes très bien ensemble. [LEDOUX:] C'est bien, silence. [SINGLETON:] Ainsi, j'ai passé avec lui la journée d'hier. [LEDOUX:] Assez ! silence, je vous dis ! Qu'est-ce qui m'a fichu des cosaques comme ça ? aujourd'hui, voilà les réservistes qui viennent s'ajouter... Nous n'en sortirons pas ! [SINGLETON:] Je le ferai attraper par le capitaine. [LAFAUCHETTE:] Et vous ferez bien ! [VOIX DE CAMARET:] L'adjudant !... où est l'adjudant ? [LEDOUX:] Oh ! le capitaine ! [CAMARET:] Ah ! vous voilà, vous ! je viens de visiter le baraquement : les chambres ne sont pas balayées ; les lits sont mal faits, les planches à pain ne sont pas essuyées. [LEDOUX:] Vous entendez, vous autres ? [CAMARET:] Il n'y a pas de "vous autres", c'est à vous que je m'adresse, adjudant ! [LAFAUCHETTE:] C'est bien fait, on l'attrape à son tour. [CAMARET:] Et puis, ne riez pas, vous, le numéro 5. Que je n'aie plus à le dire, n'est-ce pas ? [LAFAUCHETTE:] Dites donc, il n'a pas l'air commode, le capitaine. [SINGLETON:] Si. Très brave homme, je vous recommanderai. [LAFAUCHETTE:] Ah ! s'il vous plaît ! [CAMARET:] Ah ! voilà les réservistes. [LEDOUX:] Oui, mon Capitaine ; à partir d'ici ; les autres sont des territoriaux. [CAMARET:] Ah ! oui ! je les connais. [SINGLETON:] C'est drôle, il me regarde et il n'a pas l'air de me remettre. [CAMARET:] Qu'est-ce que vous avez, le petit maigre, là-bas ! Vous avez des tics ? [SINGLETON:] Non, mon Capitaine, je vous dis bonjour. [CAMARET:] Ah ! Vous me dites bonjour ! Vous marquerez deux jours à cet homme-là pour dire bonjour à son capitaine. [SINGLETON:] Il ne me reconnaît donc pas ! Sïngleton ! [CAMARET:] Parfaitement ! Singleton... Adjudant ! Monsieur a l'obligeance de vous dire son nom : Singleton ! vous lui marquerez quatre jours. [SINGLETON:] Ah ! bien, elle est raide ! [LAFAUCHETTE:] Dites donc, vous ne me recommanderez pas. [CAMARET:] Qu'est-ce que vous faisiez ? [LEDOUX:] J'étais en train de faire l'appel des réservistes, mon Capitaine ! [CAMARET:] Recommencez, à partir des réservistes. [LEDOUX:] Benoît ! Pinçon ! [PINÇON:] Présent ! [LAFAUCHETTE:] Présent ! [CAMARET:] Rentrez dans le rang. Il marque mieux que les autres, celui-là. Votre profession ? [LAFAUCHETTE:] Coulissier. [CAMARET:] Ah ! Cabotin ! pfut ! [LAFAUCHETTE:] Comment cabotin ! [CAMARET:] Allons, continuez ! [LEDOUX:] Singleton ! [SINGLETON:] Présent ! [LEDOUX:] Bloquet ! [BLOQUET:] Présent ! [LEDOUX:] Valence ! [LE PRINCE:] Pardon, Prince. [CAMARET:] Quoi, prince ! prince de quoi ? prince de qui ? [LE PRINCE:] Prince de Valence ! [CAMARET:] Ah ! vous êtes prince ! Et qu'est-ce que vous faites en dehors de ça ? [LE PRINCE:] Rien ! [CAMARET:] Ah ! vous êtes un prince qui ne faites rien ! Eh bien ! il faudra apprendre à ce prince-là à faire quelque chose ! [LEDOUX:] Badin ! [BADIN:] Présent ! [CAMARET:] Pristi ! vous vous portez bien, [BADIN:] Pas mal ! je vous remercie ; mon Capitaine aussi ?... [CAMARET:] Je vous ferai voir à la salle de police si je me porte bien. Votre métier ? [BADIN:] Marchand de billets. [CAMARET:] Quoi, marchand de billets — billets de quoi ? [BADIN:] Billets de spectacles. [CAMARET:] Ah ! c'est vous qui embêtez le public comme ça à la porte des théâtres ! Adjudant, si cet homme-là ne va pas droit, vous le fourrerez dedans ! [LEDOUX:] Bien, mon Capitaine ! Lavalanche ! [LAVALANCHE:] Présent ! [CAMARET:] Eh bien ! jeune homme, vous me ferez le plaisir de faire couper vos papillotes. D'ailleurs, adjudant, il faudra me passer tous ces hommes-là à la tondeuse. Allons, faites former le cercle ! [LEDOUX:] A droite, à gauche, formez le cercle ! [CAMARET:] Réservistes, nous sommes appelés à passer vingt-huit jours ensemble : beaucoup d'entre vous, j'en suis sûr, arrivent avec des idées préconçues, franchissent avec terreur le seuil de la chambrée. Je tiens à vous dire que rien ne justifie cette terreur. Vous ne devez pas perdre de vue, au contraire, que le régiment n'est qu'une grande famille. Vous ne devez voir dans vos chefs qu'autant de pères hiérarchiques. Le colonel est le père de son régiment, le capitaine, le père de sa compagnie : c'est donc vous dire que je serai pour vous... un père ! [LAFAUCHETTE:] Brave homme !... [CAMARET:] Le premier qui se tiendra mal à l'exercice aura deux jours de salle de police ; le premier qui répondra à une observation, trois jours ; le premier qui aura un brosseur, deux jours de prison ; le premier qui sera surpris en état d'ébriété, huit jours de prison, ainsi de suite... Et maintenant, je compte sur vous pour me donner toutes les satisfactions, comme vous pouvez compter sur moi pour vous rendre cette période d'instruction aussi douce que possible... [LAFAUCHETTE:] Très bien ! [CAMARET:] Adjudant, vous marquerez deux jours de salle de police à cet homme-là pour ne pas écouter quand je parle. [LEDOUX:] Bien, mon Capitaine ! [CAMARET:] J'ai dit ! Rompez. [LEDOUX:] Sur le centre, alignement ! [CAMARET:] Allez voir si on peut mener les hommes au magasin pour les habiller ! [LEDOUX:] Bien, mon Capitaine ! [CAMARET:] Allez ! Repos ! [SINGLETON:] Ouf ! ! [LAFAUCHETTE:] Dites donc ! Il n'est pas commode, votre capitaine ! [SINGLETON:] Non ! Eh bien, dans le monde, ce n'est pas du tout le même homme. [BADIN:] Ah ! qu'est-ce que c'est que ce gradé qui vient-là ? [BLOQUET:] C'est un commandant. [FOURRAGEOT:] Le capitaine Camaret n'est pas là ? [CAMARET:] Voilà, mon Commandant ! [FOURRAGEOT:] Eh bien ! Capitaine, vous avez tous vos réservistes ? [CAMARET:] Oui, mon Commandant ! [FOURRAGEOT:] Ils ne sont pas encore habillés ? [CAMARET:] Je viens justement d'envoyer au magasin d'habillement, mon Commandant ! [FOURRAGEOT:] Bien, bien, bien ! CAMARET, à LEDOUX qui vient du troisième plan et descend en scène. — Eh bien ? [LEDOUX:] On attend les hommes, mon Capitaine. [CAMARET:] C'est bien, emmenez-les ! [FOURRAGEOT:] C'est ça, je passerai la revue dans une heure, Capitaine. [CAMARET:] Bien, mon Commandant ! [LEDOUX:] Garde à vous ! Par le flanc gauche, gauche ! En avant ! marche ! [CAMARET:] Une deux, une deux. Au pas, là, le numéro quatre... C'est Singueuleton, parbleu. Voulez-vous aller au pas ! [ANGELE:] Ah ! mon Dieu ! je n'ai pas fermé l'œil de la nuit !... Toutes ces émotions... il faut absolument que je voie Saint-Florimond... avec ces maudits gendarmes, je n'ai pas pu lui dire un mot !... Ah ! le Capitaine ! [CAMARET:] Madame Champignol !... Ah ! Madame ! Si je m'attendais, en vous voyant hier à Paris, à avoir le plaisir de vous retrouver aujourd'hui ! [ANGELE:] Ah ! ne m'en parlez pas... Capitaine !... Je veux vous demander un grand service ! [CAMARET:] Je vous vois venir, Madame, vous voulez me demander à voir M. Champignol, votre mari. [ANGELE:] Comme vous dites : mon mari. [CAMARET:] C'est qu'il est puni de prison. Enfin, comment n'a-t-il pas pensé qu'il avait ses treize jours à faire ? [ANGELE:] Vous savez, Capitaine, les artistes sont si distraits ! [CAMARET:] Ah ! voilà... voilà !... mon Dieu, Madame, ce que vous me demandez là est bien interdit par le règlement ! Enfin, pour vous, je veux bien faire cette petite infraction à la règle. [ANGELE:] Oh ! merci, Capitaine ! [CAMARET:] Voici justement les hommes punis de prison qui font la corvée de quartier... je vais le faire demander. Caporal Grosbon ! [VOIX DE GROSBON:] Voilà, mon Capitaine ! [GROSBON:] Mon Capitaine ? [CAMARET:] Madame désire parler à son mari le soldat Champignol, puni de prison... faites-le venir !... [GROSBON:] Bien, mon Capitaine... [ANGELE:] Ah ! Capitaine ! vous êtes trop aimable ! [CAMARET:] Madame, mille pardons, mais mon service me réclame... [ANGELE:] Faites donc, Capitaine ! [CAMARET:] Servez-moi un vermouth ! [GROSBON:] Allons ! avancez ! et plus vite que ça ! qui est-ce qui m'a flanqué un empoté pareil ! [SAINT-FLORIMOND:] Voilà, Caporal ! voilà ! [ANGELE:] Vous ! [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! Caporal, vous auriez bien pu me dire de laisser ma brouette. [GROSBON:] C'est bien ! Madame vous a fait demander, je vous laisse ; je viendrai vous reprendre tout à l'heure. [SAINT-FLORIMOND:] Oui ! oui ! [ANGELE:] Vous ! dans ce costume ! [SAINT-FLORIMOND:] Oui ! Ah ! c'est embêtant d'être vu comme ça par la femme que l'on aime ! Oui... c'est... c'est la tenue de corvée ! Vous savez, ce n'est pas drôle ce qui se passe depuis hier. [ANGELE:] Et pour moi, vous croyez peut-être que c'est drôle. Enfin, heureusement, jusqu'à présent, tout s'est bien passé. [SAINT-FLORIMOND:] Comment ! Tout s'est bien passé ! vous trouvez que ça n'est rien toutes ces épreuves que je subis depuis hier ? Emmené entre deux gendarmes comme un filou ! Traverser comme ça Paris, à pied, avec des gamins qui me suivaient en me huant ! J'ai rencontré des amis, des amis du cercle qui faisaient : "Oh ! " en me voyant, et puis qui me tournaient la tête. Si vous croyez que c'est agréable ; et impossible de leur expliquer ! Et avec ça la foule qui s'amassait à mesure ! Il y avait surtout un petit pâtissier qui voulait faire le renseigné et qui disait à tout le monde : "On vient de l'arrêter, c'est le vampire de Bois-Colombes". Vous voyez d'ici l'effet ! J'ai vu le moment où on allait me ficher à l'eau ! [ANGELE:] Mon pauvre ami ! [SAINT-FLORIMOND:] Et depuis mon arrivée au Corps, ici, si vous croyez que cela a été plus rose ! On m'a vacciné, ma chère amie ! On m'a vacciné !... moi qui ai horreur qu'on me pique ! Ça m'a démangé toute la nuit ! Alors, pour me remettre, ils m'ont fait coucher sur la planche, en prison, avec un choix de gens mal élevés. J'ai été dévoré par un tas de vermine. Oh ! il n'y en a plus, je suis propre maintenant ! Et, enfin, ce matin les corvées les plus répugnantes !... En ce moment-ci, je brouette, mais ce n'est rien !... On m'a fait pincer l'oreille à Jules. Vous ne savez pas ce que c'est ? Eh bien ! ne le sachez jamais ! Oh ! non ! J'en ai assez ! J'en ai assez !... [ANGELE:] Voyons, du courage, mon ami ! Après tout, treize jours sont bien vite passés. [SAINT-FLORIMOND:] Treize jours ici ? Vous voulez que je reste treize jours ici ? [ANGELE:] Dame ! vous avez pris le rôle de mon mari, il faut le tenir jusqu'au bout ! [SAINT-FLORIMOND:] Mais, voyons, ma chère amie, je ne peux pas. J'ai autre chose à faire ! [ANGELE:] En voilà une raison ! Il n'y a pas d'affaires qui tiennent ! [SAINT-FLORIMOND:] Enfin, ce soir, j'ai ce bal chez madame Rivolet. Ce bal où l'on doit me présenter ce parti superbe ! [ANGELE:] Mais, mon ami, je ne vous empêche pas d'aller à votre bal. Justement, c'est à Clermont, cela va tout seul, et si l'on veut vous donner la permission... Mais ce que je vous demande, ce que j'exige, c'est que vous fassiez le temps de mon mari jusqu'au bout. [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! là ! là ! là ! Quand on m'y reprendra ! [ANGELE:] Oh ! et moi donc ! Chut ! du monde ! [LAVALANCHE:] Oh ! pige-moi c'te balle. Et le Prince, ce qu'il dégote ! [LE PRINCE:] C'est dégoûtant, ces vêtements, c'est dégoûtant ! [LAFAUCHETTE:] Tiens ! une jolie femme. Prince ? [LE PRINCE:] Plaît-il ? [LAFAUCHETTE:] Est-ce que vous la connaissez ? [LE PRINCE:] Qui ? Non, pas du tout ! ça m'étonne. Savez-vous qui est cette dame ? [BADIN:] Non ! Et vous ? [BLOQUET:] Non ! SINGLETON, entrant de droite, troisième plan, avec un uniforme trop large, et descendant en scène en traversant le groupe des réservistes. — Ah ! me voilà en tenue ! [LAFAUCHETTE:] Ah ! bien ! vous, vous allez peut-être pouvoir nous renseigner ! Quelle est cette jolie dame ? [SINGLETON:] Où ça ? [TOUS:] Là ! là ! [SINGLETON:] Qui cause avec Champignol ? Mais c'est madame Champignol ; c'est sa femme ! [TOUS:] Madame Champignol ! [SINGLETON:] Et même ma cousine par alliance, messieurs !... [LE PRINCE:] Présentez-moi ! [TOUS:] Présentez-nous ! [SINGLETON:] Bonjour, Cousine ! [SAINT-FLORIMOND:] et ANGELE, à part. — Singleton ! [SINGLETON:] Bonjour, Cousin ! Ma chère Cousine... mes camarades ! Messieurs, ma cousine, madame Champignol et son mari. [LES RESERVISTES:] Monsieur... Madame... [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! là ! là ! là ! est-il bête !... est-il bête !... BELOUETTE, venant de droite et descendant au milieu de la scène. — Allons ! les réservistes ! Retournez dans vos chambrées. Eh bien ! et vous le petit maigre !... [SINGLETON:] Voilà ! sergent ! voilà ! A tout à l'heure, vous autres ! [ANGELE:] Alors, c'est entendu ! je retourne ce soir à Paris, afin d'être là quand mon mari reviendra. Je lui laisse ignorer qu'il a été convoqué pour faire ses treize jours, vous les faites à sa place et vous êtes sauvé ! [SAINT-FLORIMOND:] Allons, vous faites de moi ce que vous voulez ! [ANGELE:] Monsieur Saint-Florimond, vous êtes un galant homme ! [SAINT-FLORIMOND:] SAINT-FLORIMOND, descendant en scène. — Je suis un galant homme ! je suis un galant homme ! mais je suis bien embêté ! Oh ! je m'en souviendrai de mon aventure avec madame Champignol ! [GROSBON:] Eh bien ! dites donc ! Qu'est-ce que vous faites là ? On vous a permis de causer avec votre dame, mais maintenant que c'est fini, allez, ouste ! [SAINT-FLORIMOND:] Caporal ? [GROSBON:] Je vous dis : allez ! ouste ! il me semble que c'est français. Prenez-moi votre brouette et arche ! [SAINT-FLORIMOND:] Voilà, Caporal ! Ah ! quel métier, mon Dieu !
[SINGLETON:] entrée du baraquement — avec CHAMEL, [LAFAUCHETTE:] et LE PRINCE. A CHAMEL, qui est en uniforme. — Eh bien ! beau-père, ça va- t-il mieux ? [CHAMEL:] Ah ! maintenant, ça va pien !... C'est égal, messieurs, fous avez été pien aimables de me prêter ces vêtements ! [TOUS:] Ah ! comment donc ! [SINGLETON:] J'ai porté les vôtres à la cuisine ; ils sont en train de sécher. [CHAMEL:] Ils ne doivent pas m'aller très bien ? [SINGLETON:] C'est-à-dire que vous avez l'air d'un engagé conditionnel ! [CHAMEL:] Est-ce pète à moi d'avoir été me jeter à l'eau comme ça ! [SINGLETON:] Mais comment ça vous est-il arrivé ? [CHAMEL:] Eh pien ; voilà ! J'étais sur le pord de la Brèche ; seulement du pord, on ne peut pas pêcher bien loin ; alors, je fois un large tronc d'arbre qui émerge de l'eau ! je saute dessus et flac ! je tombe dans l'eau. [GROSBON:] Le Commandant !... Voilà le Commandant ! vite, vous autres ! tout le monde dans la chambrée ! [TOUS:] Le Commandant ! Oh ! [GROSBON:] Voilà le Commandant !... Voilà le Commandant ! CHAMEL, au milieu de la scène. — Eh pien ! qu'est-ce qu'ils ont dit ? C'est écal, on est pien, ici !... Il y a un petit soleil !... C'est pon, après le pain !,,,
[CHAMEL:] FOURRAGEOT, entrant de gauche, deuxième plan, un cigare à la bouche, et descendant à droite à l'avant-scène. — Eh bien ! il n'y a personne, ici ? sacré cigare ! il s'éteint tout le temps, c'est étonnant ! pourtant, il est de contrebande ! La ! la ! la ! la ! [FOURRAGEOT:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [CHAMEL:] La ! la ! la ! la ! [FOURRAGEOT:] Mais, c'est un réserviste ! Eh bien ! dites donc ! Qu'est-ce que vous faites là ? [CHAMEL:] Moussié ! [FOURRAGEOT:] Monsieur ! Il m'appelle monsieur ! Qu'est-ce que vous dites ? A qui croyez-vous parler, hein ? à qui croyez-vous parler ? [CHAMEL:] Moussié ! [FOURRAGEOT:] Dites donc ! est-ce que vous êtes sourd ? c'est à moi que vous dites : Moussié ? [CHAMEL:] Oui, Moussié. [FOURRAGEOT:] Ah çà ! espèce de lourdaud, est-ce que vous allez continuer sur ce ton-là ? [CHAMEL:] Qu'est-ce que c'est que cet hôme-là ? [FOURRAGEOT:] Eh puis debout ! où avez-vous vu un homme rester couché devant son commandant ? Allons, debout et avancez ! Ah ! mais ! debout donc ! [CHAMEL:] Dites donc !... vous n'allez pas me laisser tranquille ? [FOURRAGEOT:] Qu'est-ce que vous dites ? Vous savez que je vais vous fourrer en prison, moi ! [CHAMEL:] Tites donc, pas de bêtises. [FOURRAGEOT:] Vous n'êtes plus à la campagne, espèce de paysan ! Vous voulez faire la forte tête, ici ? Vous ne me connaissez pas, je vous materai, moi ! [CHAMEL:] Non, écoutez donc ! che vais vous dire. [FOURRAGEOT:] Mains dans le rang ! [CHAMEL:] Ah ! mais dites donc ! Est-il brutal ! il n'y a pas moyen de causer avec vous ! vous ragez tout le temps ! [FOURRAGEOT:] Sergent ! qu'est-ce que c'est que cet homme-là ? [BELOUETTE:] Je ne sais pas, mon Commandant !... Ça doit être un réserviste arrivé de ce matin. [FOURRAGEOT:] Ah ! c'est ça !... Il n'a jamais dû être militaire cet homme-là ! Vous n'avez jamais été militaire ? [CHAMEL:] Non, chaînais. Je suis Suisse. [FOURRAGEOT:] Portier ! ça ne m'étonne pas ! Comment vous appelez-vous ? [CHAMEL:] Chamel ! [FOURRAGEOT:] Vous marquerez quatre jours de salle de police à Chamel. [CHAMEL:] A moi ! [FOURRAGEOT:] Vous allez dire à un caporal de prendre cet homme-là et de lui lire pendant une heure la théorie sur les marques extérieures de respect. [BELOUETTE:] Oui, mon Commandant ! [FOURRAGEOT:] Vous ne me connaissez pas, mon gaillard, je vous materai. [UNE VOIX:] A vos rangs... fixe ! [CHAMEL:] Dites donc, il n'est pas aimable, le cradé. [BELOUETTE:] Silence ! A CHAMEL, apercevant LEDOUX qui entre de gauche, deuxième plan. Ah ! un instant ; il faut d'abord que je parle à l'adjudant.
[LEDOUX:] Voilà ma chance ! ma petite mercière qui me donne rendez-vous ce soir, et ce Champignol qui me fait attraper deux jours de consigne ! [BELOUETTE:] Mon Lieutenant,... je voulais vous dire... il y a un homme de garde qui est malade... il faudrait le remplacer. [LEDOUX:] Le remplacer ? Mettez Champignol... [BELOUETTE:] Champignol ? Bien, mon Lieutenant. [LEDOUX:] Je lui ferai payer ma consigne, à celui-là ! [BELOUETTE:] Allons ! venez, vous ! [CHAMEL:] Où ça ? [BELOUETTE:] On vous le dira. LEDOUX, s'avance sur le devant de la scène. — Après tout, la nuit, les adjudants sont maîtres du quartier... J'irai la faire chez ma mercière, ma consigne ! [CHAMPIGNOL:] Pristi ! On peut dire qu'il m'a tondu ! [LEDOUX:] Ah ! vous voilà, vous !... On vous a coupé les cheveux ? [CHAMPIGNOL:] Ah ! oui, mon Lieutenant. C'est suffisant comme ça ? [LEDOUX:] C'est bien ! Eh bien ! maintenant, allez vous mettre en tenue, vous êtes de garde. Oui, vous ! Allons, venez ! [CHAMPIGNOL:] Tous les plaisirs à la fois !...
[CHAMEL:] Non, mais je vous en prie... Qu'est-ce que ça me fait tout ça ! Laissez-moi tranquille ! [GROSBON:] Tout sous-officier... caporal ou soldat... CHAMEL, descendant à droite, à l'avant-scène n 2. — Oh ! Armé du fusil, qui parle à un officier, porte ou présente l'arme. [CHAMEL:] Là ! là ! là ! [GROSBON:] Vous n'avez pas l'air d'écouter ce que je vous lis... [CHAMEL:] Si ! si ! [GROSBON:] Vous avez votre fusil, un officier passe... Qu'est-ce que vous faites ? [CHAMEL:] Euh ! hein ?... Je tire... [GROSBON:] Comment, vous tirez... c'est comme ça que vous écoutez ? [CHAMEL:] Hein non ! est-ce que je sais ? Vous êtes là, à me raconter un tas de choses qui me sont égales ; laissez-moi tranquille. [MAURICETTE:] Où est donc papa ? [CHAMEL:] Ma fille ! [MAURICETTE:] Papa ! toi en soldat ?... [CHAMEL:] Je vais t'expliquer. C'est parce que je suis tombé à l'eau. [MAURICETTE:] Tu es tombé à l'eau ! [CHAMEL:] Oui, mais il n'y a pas eu de mal ! [GROSBON:] Un inférieur parlant à son supérieur... [CHAMEL:] J'étais sur le bord de la Brèche. [GROSBON:] Il l'appelle par son grade... [CHAMEL:] Je fois un large tronc d'arbre qui émergeait de l'eau. [GROSBON:] précédé du mot : "mon"... [CHAMEL:] Ah ! non, je vous en prie ! hein ! je vous en prie, il n'y a pas moyen de causer. [GROSBON:] On m'a dit de vous lire la théorie, je vous la lis.
[SAINT-FLORIMOND:] et BELOUETTE puis CHAMPIGNOL, LEDOUX. qui le suit. — Comment, sergent, c'est moi qui dois monter la garde ? [BELOUETTE:] Dame ! c'est bien vous, Champignol ? Eh bien ! l'adjudant m'a dit : "Mettez Champignol de garde ! [SAINT-FLORIMOND:] En voilà une scie ! Sergent ! [BELOUETTE:] Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a ? [SAINT-FLORIMOND:] Est-ce que je dois rester là ? [BELOUETTE:] Naturellement, vous devez rester là ! [SAINT-FLORIMOND:] Non ! Je veux dire : jusqu'où puis-je aller ? BELOUETTE. — De là, à là Et de là, à là ! Bien, sergent ! monte la garde, d'abord dans le sens de la largeur de la scène, puis disparaît dans le passage du troisième plan, entre la cantine et le Corps de garde. CHAMPIGNOL, sortant de la première baraque de droite, en tenue de garde, précédé de LEDOUX. [LEDOUX:] Vous êtes prêt ?... Eh bien ! vous allez prendre la garde. [CHAMPIGNOL:] Où ça, mon Lieutenant ? [LEDOUX:] Eh bien ! là parbleu !... vous vous informerez. [CHAMPIGNOL:] Comme c'est amusant !... à peine arrivé !... déjà de garde ! Il monte la garde, de la chambrée à la cantine ; au moment où il remonte la deuxième fois, il se trouve en face de SAINT-FLORIMOND qui redescend. Un autre homme de garde ! [SAINT-FLORIMOND:] Un second factionnaire ! [CHAMPIGNOL:] Qu'est-ce que vous faites-la ? [SAINT-FLORIMOND:] On m'a mis de garde. [CHAMPIGNOL:] Moi aussi. [SAINT-FLORIMOND:] Ah !... c'est drôle ! [CHAMPIGNOL:] C'est drôle ! [SAINT-FLORIMOND:] Vous êtes réserviste ? [CHAMPIGNOL:] Non !... territorial... et vous ? [SAINT-FLORIMOND:] Moi aussi. [CHAMPIGNOL:] Monsieur, enchanté ! [SAINT-FLORIMOND:] Enchanté ! [CHAMPIGNOL:] Dites donc !... Est-ce que ce n'est pas vous qui faisiez tout à l'heure le portrait du capitaine ? [SAINT-FLORIMOND:] Parfaitement ! c'était moi. [CHAMPIGNOL:] Vous êtes donc peintre ? [SAINT-FLORIMOND:] Pas du tout. Je n'ai jamais tenu un crayon de ma vie ; c'est là ce qu'il y a de plus terrible. [CHAMPIGNOL:] Comment ça ? [SAINT-FLORIMOND:] C'est tout un roman ! [CHAMPIGNOL:] Un roman ? Mais contez-moi donc ça ! [SAINT-FLORIMOND:] Eh bien ! voilà... c'est que c'est grave... Il s'agit d'une intrigue avec une femme mariée, et la discrétion professionnelle... [CHAMPIGNOL:] Mais, allez donc ! allez donc ; il n'y a que moi qui le saurai. [SAINT-FLORIMOND:] D'ailleurs, je ne vous nommerai pas la personne... Eh bien !... Voilà !... ... Je faisais la cour depuis quelque temps à une femme mariée. [CHAMPIGNOL:] Jolie ? [SAINT-FLORIMOND:] Charmante !... Je commence par vous dire qu'il ne s'est absolument rien passé entre nous. [CHAMPIGNOL:] Oui, on dit toujours ça ! [SAINT-FLORIMOND:] Mais non, je vous assure. [CHAMPIGNOL:] Oui, oui, allez donc ! Nous disons donc que vous n'êtes arrivé à rien. [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! si ! [CHAMPIGNOL:] Ah ! Ah ! vous voyez bien ! [SAINT-FLORIMOND:] Mais non, vous ne me comprenez pas ! je suis arrivé à être pris pour le mari, et à faire ici ses treize jours à sa place ! [CHAMPIGNOL:] Non ! Ah ! que c'est drôle ! Il y a des maris qui ont de la chance ! Voilà une chose qui ne m'arriverait jamais à moi ! Mais, dites-moi, ça ne m'explique pas pourquoi vous faisiez le portrait du capitaine, n'ayant jamais tenu un crayon de votre vie. [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! voilà, c'est que je ne vous ai pas dit : le mari de la dame... [CHAMPIGNOL:] Eh bien ? [SAINT-FLORIMOND:] Il est peintre. [CHAMPIGNOL:] Un confrère ! Ah ! que c'est amusant ! [SAINT-FLORIMOND:] Comment, un confrère ? [CHAMPIGNOL:] C'est vrai, au fait, vous ne me connaissez pas ! Je suis M. Champignol. [SAINT-FLORIMOND:] Qui vive ! alerte ! avance au ralliement ! Le mari ! mari ! mari ! [CHAMPIGNOL:] Marie !... il pense à sa mère ! Tu la reverras. Allons, voyons !... Eh bien ! et vous ? [SAINT-FLORIMOND:] Moi !... Quoi ? [CHAMPIGNOL:] Comment t'appelles-tu ? [SAINT-FLORIMOND:] Euh... Auguste. [CHAMPIGNOL:] Auguste... quoi ? [SAINT-FLORIMOND:] Auguste... Rien ! Enfant naturel ! [CHAMPIGNOL:] Ah ! crois que je compatis... Note que ça n'empêche pas d'être quelque chose... Vois, le grand empereur romain : il ne s'appelait qu'Auguste, comme toi... Ça l'a-t-il gêné dans sa carrière ? [SAINT-FLORIMOND:] C'est juste. [CHAMPIGNOL:] Auguste ! Et alors... dis-moi !... ce peintre... hein !... à moi... comment s'appelle-t-il ? [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! non ! non ! je ne peux pas ! [CHAMPIGNOL:] Allons ! Allons ! voyons... ça me fera plaisir. [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! on dit ça... [CHAMPIGNOL:] Voyons, Auguste, ce n'est pas par curiosité, c'est pour savoir si je le connais. [SAINT-FLORIMOND:] Eh bien ! c'est... c'est Raphaël. [CHAMPIGNOL:] Blagueur ! Il y a plus de trois cents ans qu'il est mort ! [SAINT-FLORIMOND:] Attendez donc ! vous ne me laissez pas achever : Raphaël Potard. [CHAMPIGNOL:] Raphaël Potard ! c'est drôle ! parmi les peintres... Potard ? non, connais pas ! [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! c'est un tout petit peintre ! tout petit peintre... Il avait épousé une mulâtresse... une mulâtresse... qui avait eu des nègres dans sa famille ! [CHAMPIGNOL:] Naturellement. [SAINT-FLORIMOND:] Et alors cette mulâtresse...
[CHAMPIGNOL:] Mon Commandant ! [FOURRAGEOT:] Où avez-vous vu monter la garde comme ça ? Et puis, présentez donc les armes quand je passe, hein ! l'as comme ça ! Qui est-ce qui m'a fichu des soldats pareils ? Et puis, pourquoi êtes-vous deux ? [SAINT-FLORIMOND:] Je ne sais pas, mon Commandant, on nous a dit... [CHAMPIGNOL:] Oui, à Auguste et à moi... [FOURRAGEOT:] Quoi, Auguste... Sergent ! Qu'est-ce que ces hommes-là ? Pourquoi sont-ils deux ? [BELOUETTE:] Je ne sais pas, mon Commandant... Je n'en ai commandé qu'un, celui- là... [FOURRAGEOT:] Alors ! qu'est-ce que vous faites là, vous ? BELOUETTE remonte au fond devant les cantines. [CHAMPIGNOL:] Je ne sais pas, mon Commandant, c'est l'adjudant... [FOURRAGEOT:] Ouat !... l'adjudant !... Allons ! rentrez dans votre chambrée. [CHAMPIGNOL:] Ah ! ça, je veux bien. [FOURRAGEOT:] Et tâchez que je ne vous y reprenne plus ! [CHAMPIGNOL:] Non, vrai, c'est qu'il a l'air de croire que j'ai fait ça pour mon plaisir ! A [SAINT-FLORIMOND:] Au revoir, Auguste. [FOURRAGEOT:] Quant à vous, vous pourriez vous tenir un peu mieux quand vous êtes de faction. Comment vous appelez-vous ? [SAINT-FLORIMOND:] Euh ! moi ? je ne sais plus. [BELOUETTE:] C'est le soldat Champignol, mon commandant. [FOURRAGEOT:] Champignol ! Vous ferez bien de surveiller cet homme-là, quand il montera la garde... allez, rompez. BELOUETTE salue et rentre dans le Corps de garde. A SAINT-FLORIMOND. Enlevez donc votre képi ! Vous avez les cheveux trop longs, Champignol ! [SAINT-FLORIMOND:] On me l'a déjà dit, mon Commandant. [FOURRAGEOT:] Eh bien ! mon ami, il faudra les faire couper. [SAINT-FLORIMOND:] Bien, mon Commandant. Mon Dieu, le mari ici, le mari ! [FOURRAGEOT:] Adjudant ! LEDOUX, descendant au n 1. — Mon Commandant ! Vous ferez couper les cheveux de Champignol. [LEDOUX:] Plus courts ? [FOURRAGEOT:] Naturellement ! Pas plus longs ! Vous faites des réflexions bêtes ! [LEDOUX:] Oui, mon Commandant ! [FOURRAGEOT:] Vous avez compris, hein ?
[LEDOUX:] Mais qu'est-ce qu'on a donc tout le temps après les cheveux de Champignol ? [CHAMPIGNOL:] il a déposé son sac et son fusil, et est en veste. — Allons, venez, perruquier. Je vais vous offrir un verre pour tout le mal que je vous ai donné. [LEDOUX:] Ah ! Champignol ! arrivez ici ! [CHAMPIGNOL:] Mon Lieutenant ! Qu'est-ce qu'il y a ? [LEDOUX:] Montrez un peu votre tête. Bon ! Perruquier, vous allez couper les cheveux à Champignol. [CHAMPIGNOL:] Encore ! [LE PERRUQUIER:] Mais mon Lieutenant, je l'ai déjà passé à la tondeuse. [LEDOUX:] Eh bien ! rasez-le ! On ne m'embêtera plus avec lui ! Allons, emmenez-le ! [CHAMPIGNOL:] Oh ! [LE PERRUQUIER:] Allons, venez, vous ! [CHAMPIGNOL:] Ah ! mais c'est de la mutilation ! C'est de la mutilation ! C'est de la mutilation ! Qu'est-ce qui va me rester, alors ?...
[SAINT-FLORIMOND:] Non ! le mari ! c'est le couronnement ! [LEDOUX:] Eh bien ! dites donc ! factionnaire ! rectifiez donc la position, quand je passe ! [SAINT-FLORIMOND:] présentant les armes. — Rectifier la position, c'est ça ? [LEDOUX:] Non, ça, c'est présenter les armes. Mais il n'y a pas de mal. [SAINT-FLORIMOND:] Qu'est-ce qui va se passer, mon Dieu ? Ah ! je le sais ce qui va se passer ! Un esclandre ! Un esclandre terrible !... Ma foi ! entre deux maux, il faut choisir le moindre... Il n'y a qu'une chose à faire : Champignol est ici... Eh bien ! qu'ils se débrouillent ! moi, j'ai mon bal ce soir ; sitôt ma garde finie, je file. [CELESTIN:] Pardon, factionnaire ! le capitaine Camaret ? [SAINT-FLORIMOND:] Je ne l'ai pas vu, Monsieur. [CELESTIN:] Tiens, mais je ne me trompe pas... monsieur Champignol ? [SAINT-FLORIMOND:] Monsieur le neveu du capitaine ! [CELESTIN:] Ah ! quelle surprise ! quelle surprise ! [CAMARET:] Eh bien ! dites donc, factionnaire, ne vous gênez pas. [CELESTIN:] Mon oncle ! [CAMARET:] Ah ! c'est toi ! [CELESTIN:] Oui, justement, je demandais à M. Champignol... [CAMARET:] Comment, c'est Champignol qui est en faction ! Comment se fait-il qu'on vous ait mis de garde ? Vous êtes puni de prison ! [SAINT-FLORIMOND:] Je ne sais pas, mon Capitaine ! [CAMARET:] Sergent de garde ! [BELOUETTE:] Mon Capitaine ? [CAMARET:] Ah çà ! sergent, qu'est-ce que cela veut dire ? Les hommes punis de prison ne montent pas la garde ! je l'ai dispensé de corvées, mais je ne lui ai pas levé sa punition. Allons, relevez-moi ce factionnaire et mettez-le sous clé. [BELOUETTE:] Bien, mon Capitaine ! Venez, vous ! [SAINT-FLORIMOND:] En prison ! Mais comment vais-je faire pour filer ?... Alors, je vais en prison, c'est ma spécialité.
[CELESTIN:] Ce pauvre M. Champignol ! [CAMARET:] Ah çà ! qu'est-ce qui t'amène, toi ? [CELESTIN:] Mon oncle, je venais vous demander, de la part de maman, d'arriver de bonne heure ce soir, avec Adrienne. [CAMARET:] Pourquoi donc ? [CELESTIN:] A cause de son bal... C'est Adrienne qui fera l'office de maîtresse de maison... [CAMARET:] Allons, bon ! qu'est-ce qu'elle a ? [CELESTIN:] Oh ! rien de grave ! un rhumatisme... [CAMARET:] Un rhumatisme !... [CELESTIN:] Oui, qui la tient là ! [CAMARET:] Par le flanc... droit ! [CELESTIN:] Vous dites ? [CAMARET:] Je dis : par le flanc droit ! [CELESTIN:] Ah ! oui !... Je vous demande pardon... Je ne comprenais pas... [CAMARET:] Ah ! ce n'est pas de chance, pour un jour où elle reçoit... Enfin, c'est bien ! [CHAMPIGNOL:] Oh ! s'il est permis de détériorer un homme à ce point-là ! [CAMARET:] Ah çà ! qu'est-ce que c'est que ce soldat chauve ? Eh ! dites donc, là bas ! CHAMPIGNOL, gagnant le milieu de la scène. — Mon Capitaine ! Montrez donc votre tête, vous ! [CHAMPIGNOL:] Hein ! Croyez-vous. [CAMARET:] Quoi ! "Croyez-vous", qu'est-ce que ça veut dire : "croyez-vous" ? Ah ! c'est le loustic ! [CHAMPIGNOL:] Ah ! il m'a reconnu ! [CAMARET:] Qui est-ce qui vous a permis de vous couper les cheveux comme ça, hein ? Est- ce que vous supposez qu'un soldat a le droit de disposer de sa tête pour en faire des boules d'escalier ? [CHAMPIGNOL:] Mais, Capitaine... [CAMARET:] Vous me ferez deux jours de salle de police pour vous apprendre à vous rendre grotesque. [CHAMPIGNOL:] Ah ! non ! ça, c'est le bouquet ! [CAMARET:] Allez, rompez !... Retournez à la chambrée ; vous y resterez, jusqu'à ce que vos cheveux soient repoussés ! [CHAMPIGNOL:] Oui, mon Capitaine !... Eh bien ! j'en ai pour quelque temps ! Oh ! ils me rendront fou ! ils me rendront fou !... On me fait passer au papier de verre et encore on me colle au bloc ! [CAMARET:] Les voilà bien, quand on les laisse à leur initiative, ils ne savent qu'inventer pour se rendre ridicules ! [ANGELE:] Oui ! s'il vous plaît, n'est-ce pas ? [CELESTIN:] Tiens ! madame Champignol ! [ANGELE:] Pardon, Capitaine, vous ne pourriez pas me dire où je pourrais avoir l'heure des trains ? [CELESTIN:] Madame ! [ANGELE:] Oh ! excusez-moi, monsieur, je ne vous remettais pas... [CAMARET:] Mais, Madame, les heures des trains, ils doivent les avoir à l'hôtel !... Vous songez donc à nous quitter ? [ANGELE:] Oui, Capitaine,... je rentre ce soir à Paris... [CELESTIN:] Oh ! Madame ! vous ne pouvez pas retarder votre départ d'un jour... ? vous nous auriez fait grand plaisir, à ma mère et à nous tous, de venir ce soir à notre bal. [ANGELE:] Madame votre mère ? [CAMARET:] Eh bien, oui ! madame Rivolet... ma sœur ! [ANGELE:] C'est sa sœur ! [CAMARET:] Qui donne une petite sauterie... justement pour ma fille Adrienne... On doit lui présenter un prétendu... un M. Saint-Florimond ! [ANGELE:] Saint-Florimond ! et la fille du capitaine ! Ah ! le malheureux ! [CELESTIN:] Alors, Madame, décidément, vous ne pouvez pas ? [ANGELE:] Oh ! non ! impossible ! absolument impossible ! [CELESTIN:] Mille regrets, Madame ! [CAMARET:] Mille regrets et bon voyage ! [ANGELE:] Oh ! il faut absolument que je voie Saint-Florimond ; s'il va à ce bal, tout est perdu. Capitaine !... [CAMARET:] Madame ! [ANGELE:] Je vais encore abuser de votre complaisance... mais avant de partir, je voudrais dire adieu à mon mari ! [CAMARET:] C'est trop juste, Madame ! Adjudant Ledoux ! [LEDOUX:] Mon Capitaine ! [CAMARET:] Allez chercher Champignol, et dites-lui que madame le demande... [LEDOUX:] Bien, mon Capitaine. [CAMARET:] Maintenant, Madame... [CELESTIN:] Madame ! [ANGELE:] Monsieur !... Au revoir, Capitaine, et merci...
[ANGELE:] Ah ! mon Dieu ! c'est encore une grâce du ciel que j'aie pu être prévenue à temps ! [LES RESERVISTES:] A la soupe, au rata, la classe ! [RESERVISTES:] Faites donc attention, vous ! Voici le soldat Champignol, [ANGELE:] Merci, Monsieur. [LEDOUX:] Allons, venez. [CHAMPIGNOL:] Comment, une dame me demande ?... [ANGELE:] Mon mari ! [CHAMPIGNOL:] Ma femme ! Toi, ici. Ah ! cette chère Angèle ! Ah ! que c'est gentil à toi d'être venue ! [ANGELE:] Oui ! j'avais pensé... On m'avait dit Ah ! mon Dieu ! je sens que je défaille !... [CHAMPIGNOL:] Justement, j'allais t'écrire... mais qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça !... Ah ! c'est pour mes cheveux... Crois-tu qu'ils m'ont mis dans un état ! Je suis chauve... ma chère amie, je suis chauve !... [ANGELE:] Ah ! Ah ! c'est drôle !... Mon Dieu, il va connaître la vérité. [CHAMPIGNOL:] Ah ! cette chère Angèle !... Tiens, laisse-moi t'embrasser. [LAVALANCHE:] Ah ! mais, regardez donc ! regardez donc ! Ce territorial qui embrasse madame Champignol ! Ah ! chouette ! [TOUS:] Oh ! [BADIN:] Eh bien ! et le mari !
[SAINT-FLORIMOND:] Ça y est ! la prison était en planches, les barreaux ne tenaient pas. Je me suis évadé. [LES RESERVISTES:] C'est lui ! [ANGELE:] Saint-Florimond ! [LAVALANCHE:] Eh ! dis donc ! qu'est-ce que c'est que ce bonhomme qui cause avec ta femme ? [SAINT-FLORIMOND:] Je ne le connais pas. [LAVALANCHE:] Tu ne le connais pas... et il embrasse ta femme ! [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! il... tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! C'est... c'est sans doute... un de ses parents... [LAVALANCHE:] C'est un de ses parents, messieurs ! [LES RESERVISTES:] Ah ! [CHAMPIGNOL:] Eh ! dis-moi... où es-tu logée ?... A l'hôtel ? [ANGELE:] Oui... Là-haut !... [CHAMPIGNOL:] Ah ! parfait !... Dites donc les camarades, les territoriaux ne sont pas obligés de coucher au baraquement ? [TOUS:] Non... mais non ! [CHAMPIGNOL:] Ah ! tant mieux, parce que vous comprenez, moi, j'aime mieux passer la nuit avec madame Champignol. [TOUS:] Ah ! [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! [ANGELE:] Mon Dieu ! [CHAMPIGNOL:] Allons, viens, ma chérie... conduis-moi dans ta chambre. [ANGELE:] Viens par là ! Quelle situation !
[LES MEMES:] SAINT-FLORIMOND, se levant et gagnant le milieu de la scène, suivi des RESERVISTES. — Non, mais quel rôle joue-je, mon Dieu ! Quel rôle joue-je ? [LAVALANCHE:] Eh bien ! dis donc... tu as entendu... Elle l'emmène dans sa chambre... [SAINT-FLORIMOND:] Oui ! Oui ! [LAVALANCHE:] Et tu ne dis rien ? [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! Oh ! il a des droits, cet homme ! s'il faut vous dire ce qu'il est... [LAVALANCHE:] Ce qu'il est ?... Il est l'amant de ta femme, parbleu !... ce n'est pas malin à deviner... [SAINT-FLORIMOND:] L'amant de ma femme ! [LAVALANCHE:] Tu l'es, mon vieux, tu l'es ! [SAINT-FLORIMOND:] Je le suis ! Je le suis !... Ah ! mais il m'embête, Champignol, il m'embête ! il me rend ridicule, c'est vrai ! c'est moi qui ai l'air d'être le trompé. Mais au fait, je suis bête, puisque c'est sous le nom de Champignol... c'est sur Champignol que ça tombe, alors, il se trompe lui-même... Eh ! bien ! alors je m'en fiche... et pour commencer, je vais repasser mes vêtements de civil, et quand on me reverra, il fera chaud.
[LAVALANCHE:] Comment, il s'en va !... Eh ! prends garde à la porte ! [BADIN:] Non, il est étonnant, ce mari-là ! [TOUS:] Ah ! elle est bien bonne ! [LAVALANCHE:] Arrivez donc, vous autres ! Vous ne savez pas ce que nous venons de voir ! [LES RESERVISTES:] Non ! quoi ? [LAVALANCHE:] Champignol ! vous savez Champignol... le réserviste qui est en prison... eh bien !... sa femme le trompe. [LES RESERVISTES:] Non ! [LAVALANCHE:] Si !... avec un territorial de la chambrée ! [TOUS:] Ah ! Ah ! Ah ! [LAVALANCHE:] Venez donc, Badin, venez donc Pinçon, nous allons raconter ça aux copains. LAFAUCHETTE, LE PRINCE et LES RESERVISTES qui restent en scène. — Ah ! Ah ! Elle est bien bonne ! [CHAMPIGNOL:] Quoi donc ?... Qu'est-ce qu'il y a ? [LAFAUCHETTE:] Ah ! une bonne histoire qu'on vient de nous raconter. Vous connaissez Champignol ? [CHAMPIGNOL:] Champignol ! [LAFAUCHETTE:] Eh bien ! sa femme le trompe. [CHAMPIGNOL:] Hein ! [LE PRINCE:] Sa femme le trompe avec un territorial de la chambrée ! [CHAMPIGNOL:] Vous dites ? [LAFAUCHETTE:] Il est cornard, Champignol, il est cornard ! [CHAMPIGNOL:] Cornard, Champignol !... Où est-il cet homme ? où est-il ?...
[CELESTIN:] Jérôme ! Eh bien ! voyons, Jérôme ! [JEROME:] Monsieur ? [CELESTIN:] Tiens ! Qu'est-ce qu'il y a donc ? [JEROME:] C'est le planton que monsieur le capitaine a envoyé qui est en train d'arranger le lustre. [CELESTIN:] Ah ! bon ! Eh bien ! voyons, et les rafraîchissements ? [JEROME:] Je les prépare, monsieur ! [CELESTIN:] Eh bien ! dépêchez-vous, tout le monde les réclame ! [ADRIENNE:] Dis donc, Célestin, tu devrais bien dire qu'on passe des rafraîchissements ! ils ont l'air de mourir de soif par là !... [CELESTIN:] Justement, c'est ce que je disais à Jérôme ! [CAMARET:] Eh ! Célestin ! Tu ne vas pas faire porter les rafraîchissements ? Nous avons la pépie, là-dedans. [CELESTIN:] Si mon oncle ! si ! Je viens de dire... [CAMARET:] Ah ! bien, dépêchez-vous, parce qu'on crève de soif ! Dites donc, le planton que ma sœur, madame Rivolet, m'a demandé de vous envoyer, est-il arrivé ? [JEROME:] Oui, mon Capitaine ! Il arrange le lustre. [CAMARET:] Ah ! ah ! eh bien, ne vous gênez pas pour l'employer, si vous en avez besoin pour rincer les verres, nettoyer la vaisselle, à votre disposition. N'est- ce pas, planton ? [LE PRINCE:] Mon capitaine ? [CAMARET:] Comment vous appelez-vous, déjà ? [LE PRINCE:] Prince de Valence. [CAMARET:] C'est juste ! eh bien, prince de Valence, vous vous tiendrez à la cuisine, n'est-ce pas ? à la disposition du maître d'hôtel ! [LE PRINCE:] Bien, mon Capitaine ! Très honoré ! [CAMARET:] Vous aiderez à nettoyer les verres !... vous savez nettoyer les verres ? [LE PRINCE:] On a négligé de me l'apprendre, mon Capitaine. [CAMARET:] Eh bien ! on vous montrera ! Allez ! [LE PRINCE:] Quelle décadence ! [CAMARET:] Allons, venez, vous ! apportez votre plateau ! [JEROME:] Voilà, mon Capitaine ! [CAMARET:] Eh là ! pas si vite. Ce n'est pas comme dans l'Evangile ici, les premiers... sont sûrs d'être les premiers. Pristi ! Sais-tu qu'il commence à faire chaud par là ! [CELESTIN:] Dame, mon oncle ! le tout Clermont est là ! [CAMARET:] Dis donc, et ton fameux Saint-Florimond ? [CELESTIN:] Le fait est qu'il n'arrive pas vite pour un prétendu. [ADRIENNE:] Est-il pressé de le voir arriver ! [CAMARET:] Est-ce que tu le connais, toi, ce Saint-Florimond ? [CELESTIN:] Non ! il n'y a que maman !... c'est même ce qu'il y a de gênant ! c'est que, maman malade... c'est moi qui vais être obligé de vous le présenter, et je ne l'ai jamais vu... [CAMARET:] Ah ! bien, tu le reconnaîtras... à son nom !... je rentre dans le gouffre ! Quand il arrivera, tu m'appelleras ! [CELESTIN:] Oui, mon oncle. [ADRIENNE:] ADRIENNE, à part, sur le devant de la scène et au milieu. — Et dire qu'il me laissera me marier... et qu'il ne comprendra rien !... [CELESTIN:] Tu ne veux pas faire comme moi, Adrienne ? un peu de Champagne ?... [ADRIENNE:] Volontiers. [CELESTIN:] Est-elle jolie comme ça ! [ADRIENNE:] Pourquoi me regardes-tu comme ça ? [CELESTIN:] Sais-tu que je t'ai admirée, tout à l'heure ! Tu fais les honneurs comme personne !... [ADRIENNE:] Ah ! c'était pour ça ! [CELESTIN:] Oui ! Tu ferais une exquise maîtresse de maison !... [ADRIENNE:] Il faut bien, puisque je vais me marier ! [CELESTIN:] J'ai même regretté que M. de Saint-Florimond ne fût pas là pour te voir. [ADRIENNE:] Ah ! tu as regretté ! Il aura le temps de s'en apercevoir, si je l'épouse. [CELESTIN:] C'est évident ! c'est évident ! [ADRIENNE:] C'est mon verre ! le verre dans lequel j'ai bu ! [CELESTIN:] Oh ! pardon ! [ADRIENNE:] Voilà une chose que M. de Saint-Florimond n'aurait pas faite à ta place. [CELESTIN:] Quoi donc ? [ADRIENNE:] De ne pas boire dans un verre parce que j'y ai trempé mes lèvres ! [CELESTIN:] Dame, écoute donc ! Je n'ai aucun droit, moi ! tandis que M. de Saint-Florimond... qui dit prétendu, dit amoureux... [ADRIENNE:] Tandis que toi, tu ne l'es pas, amoureux ! voilà ce que tu veux me dire, n'est-ce pas ? [CELESTIN:] Dame ! puisque je ne suis pas prétendu ! [ADRIENNE:] C'est très juste ! [CELESTIN:] Mon Dieu ! qu'elle est jolie ! Sais-tu que si tu n'étais pas ma cousine, je te ferais la cour. [ADRIENNE:] Je regrette alors que nous soyons cousins ! [CELESTIN:] Tu es moqueuse ! Ah ! M. de Saint-Florimond pourra se vanter d'avoir une femme adorable ! du reste, tu peux compter sur moi pour lui faire l'article. [ADRIENNE:] Trop aimable ! [CELESTIN:] Tu sais qu'il paraît que c'est un homme charmant, ce Saint-Florimond. [ADRIENNE:] Ah ! [CELESTIN:] Oui ! d'abord une jolie fortune, ça, ça t'est bien égal, tu es riche ! et puis, un grand nom ! Tu seras comtesse de Saint-Florimond. Ça ne sonne pas mal ! Comtesse de Saint- Florimond ! [ADRIENNE:] Oui ! oui ! en effet... ça sonne bien ! [CELESTIN:] Et puis, avec ça, un homme distingué, spirituel ! [ADRIENNE:] Oh ! mon Dieu ! assez ! Tu vas me donner envie de l'épouser tout de suite ! [CELESTIN:] Eh ! s'il est tel qu'on le dit, ça ne serait déjà pas si mal !... Songe donc ! un mari jeune, aimable, spirituel ! qui aurait pour toi les tendresses, les cajoleries... [ADRIENNE:] Ah ! et puis, je t'en prie, en voilà assez ! [CELESTIN:] Qu'est-ce que tu as ? [ADRIENNE:] En vérité, tu mets une insistance à me faire valoir les qualités de M. de Saint- Florimond ! ma parole, tu serais agent matrimonial, tu ne parlerais pas mieux ! [CELESTIN:] Mais, Adrienne... ce que j'en dis... [ADRIENNE:] Ah ! ce que tu en dis ! Alors, ça ne te fait rien l'idée que je peux devenir un jour la femme de ce Saint-Florimond ? [CELESTIN:] Dame ! puisqu'un jour ou l'autre il faut que tu sois la femme de quelqu'un. [ADRIENNE:] Eh bien ! Tu as raison ! autant que ce soit celui-là qu'un autre ! puisque tu me le conseilles tant, je l'épouserai ton Saint-Florimond. [CELESTIN:] Adrienne, qu'est-ce que tu as ? Tu as l'air fâchée ? [ADRIENNE:] Ah ! Célestin ! Célestin !... Je n'attendais pas ça de toi ! [CELESTIN:] Ah ! mon Dieu ! Qu'est-ce qu'elle a ? Adrienne ! [ADRIENNE:] Alors... quand nous étions enfants, et que nous nous promettions d'être mari et femme... c'était donc pour jouer. [CELESTIN:] Quoi ! Est-il possible ? [ADRIENNE:] Mais moi, j'avais cru que c'était sérieux ! je m'étais mis ça dans la tête !... Je me disais toujours : voilà celui que tu dois aimer, puisqu'il doit être ton mari ! [CELESTIN:] Adrienne, pas un mot, pas un mot de plus ! si tu ne veux pas que je jette ce Saint- Florimond par la fenêtre, quand il entrera. [ADRIENNE:] Vrai ! Tu ferais ça pour moi ? [CELESTIN:] Parole ! Mais, Adrienne, tu n'as donc pas compris que je n'ai pas plus oublié que toi nos belles fiançailles d'autrefois ! Mais depuis, si toi tu te disais : "Voilà celui que je dois aimer puisqu'il doit être mon mari", moi, je pensais "Voilà celle que je ne dois pas aimer, parce qu'elle ne peut pas être ma femme ! [ADRIENNE:] Pourquoi ? [CELESTIN:] Pourquoi ? A cause de ta fortune... [ADRIENNE:] C'était pour ça !... Oh ! que t'es bête ! [CELESTIN:] Mon Dieu ! oui, je suis bête !... Mais c'est pour ça !... [ADRIENNE:] Ah ! C'était... eh bien ! tu vas m'épouser tout de suite ! [CELESTIN:] Moi ? [ADRIENNE:] Oui, toi ! Et puisque tu as des scrupules, je dirai à papa qu'il garde ses soixante mille livres de rentes... là ! [CELESTIN:] Non ! C'est trop !... Je te sacrifierai ta fortune ! [ADRIENNE:] Et maintenant, monsieur ! vous allez me demander pardon ! [CELESTIN:] Adrienne ! [ADRIENNE:] Non ! pas comme ça ! Genou terre !... [CELESTIN:] Voilà, ma commandante ! [ADRIENNE:] Mon petit mari ! [CAMARET:] Hein !... Eh ! bien, dîtes donc ! en voilà une tenue ! Qu'est-ce que vous faites-la ? [ADRIENNE:] Papa ! [CAMARET:] Non ! Mais je vous en prie, continuez donc !... Il passe derrière ADRIENNE et vient se placer entre les deux jeunes gens au n2. C'est comme ça que tu te tiens, le jour où on va te présenter un prétendant. Non ! non ! mais je regrette que M. de Saint-Florimond ne soit pas là ! [ADRIENNE:] Ah ! papa ! Il ne s'agit plus de M. de Saint-Florimond. Tu m'as dit que tu ne contrarierais jamais mes inclinations ! Eh bien, celui que j'aime et que je veux épouser... le voilà ! [CAMARET:] Hein ! lui ! Ah ! que c'est drôle ! Comment, ce galopin ! mais... je l'ai connu haut comme ça ! [CELESTIN:] J'ai grandi, depuis, mon oncle ! [CAMARET:] Certainement non ! je ne contrarierai jamais tes intentions ! Mais sacristi ! pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt ! Tu laisses ta tante te chercher des prétendus, organiser une soirée !... [ADRIENNE:] Eh bien ! ce sera notre soirée de fiançailles ! [CAMARET:] Allons ! mes enfants, j'aime les choses qui se font militairement... vous vous plaisez, on vous mariera ! [CELESTIN:] Ah ! mon oncle ! [CAMARET:] Allez ! Embrassez-vous ! [ADRIENNE:] C'est ce que nous faisions quand tu es entré. [CAMARET:] Eh bien ! recommencez ! tout à l'heure, c'était une bordée ! maintenant, c'est une permission régulière ! [ADRIENNE:] Allons !... avancez à l'ordre ! [CELESTIN:] embrassant ADRIENNE. — J'aimais mieux la bordée ! [CAMARET:] Sapristi !... Ce doit-être Saint-Florimond ! [ADRIENNE:] Saint-Florimond ! [CELESTIN:] Sauvons-nous ! [JEROME:] Madame Champignol ! [ANGELE:] Ce que je fais est bien osé, mais c'est souvent en bravant le danger qu'on y échappe. [CAMARET:] C'est ça ! Ils s'en vont et débrouille-toi ! [ANGELE:] Capitaine ! [CAMARET:] Madame Champignol ! Ah ! bien, ce n'était pas vous que je m'attendais à voir ! [ANGELE:] Et qui donc ? [CAMARET:] Oh ! sans importance ! un monsieur qu'on avait songé un moment à faire épouser à ma fille... [ANGELE:] Ah ! [CAMARET:] Oui, vous ne devez pas le connaître ! Un monsieur de Saint-Florimond... [ANGELE:] Saint-Florimond ! Il n'est pas encore arrivé ! Tout n'est pas perdu !... [CAMARET:] Mais c'est bien aimable à vous d'être venue, vous m'aviez donné si peu d'espoir... [ANGELE:] J'ai trouvé le moyen de retarder mon voyage. [CAMARET:] On n'est pas plus charmante ! Voulez-vous enlever votre chose, là ! votre lévite... ? [ANGELE:] Ah ! ma sortie de bal. [CAMARET:] Oui, je ne connais pas les termes ! Eh ! Jérôme ! la préposée à l'habillement ! [JEROME:] La préposée ? [CAMARET:] Oui, pour le manteau de Madame. [JEROME:] Ah ! celle qui tient le vestiaire ?... C'est la bonne, mon Capitaine, elle doit être par là... Il n'y a qu'à sonner deux coups... [CAMARET:] Eh bien ! sonnez-les ! [JEROME:] Elle n'est pas encore au courant, mon Capitaine ; elle est entrée chez madame Rivolet ce matin. [CHARLOTTE:] Qui a sonné deux coups ? [ANGELE:] Charlotte, ici ! [CHARLOTTE:] Madame Champignol ! Ah ! bien en voilà une surprise ! [CAMARET:] Ah ! mais ! je ne me trompe pas !... c'est la bonne que vous aviez à Paris. [ANGELE:] Hein !... Non !... oui ! oui ! en effet ! [CHARLOTTE:] Oui, madame Champignol a eu l'honneur de m'avoir comme bonne. [CAMARET:] Allons, c'est bien ! vous nous ennuyez avec vos bavardages ! Allez ! débarrassez madame ! [CHARLOTTE:] Oh ! oui, Monsieur... [CAMARET:] Eh bien ! où allez-vous ? [CHARLOTTE:] Mais, je m'en vais, Monsieur ! Vous m'avez dit de débarrasser madame. [CAMARET:] Oh ! mais c'est une dinde, cette bonne ! C'est une dinde !...... De débarrasser madame de son manteau ! [CHARLOTTE:] Ah ! bien, mon Capitaine... Vous ne le dites pas, je ne peux pas le deviner. [ANGELE:] Tenez, le voici ! [CAMARET:] Et portez ça soigneusement au vestiaire ! Maintenant, Madame, si vous voulez me permettre de vous offrir mon bras ? [ANGELE:] Capitaine ! [CAMARET:] Venez par ici, Madame !... Et vous, faites attention de ne pas chiffonner ce vêtement. [CHARLOTTE:] CHARLOTTE, descendant en scène. — Le chiffonner ! certainement non ! je ne vais pas le chiffonner, un beau manteau comme ça ! Il faut être riche pour pouvoir s'en payer un pareil ! Ça ne paraît pas, eh bien, ça vaut bien dans les trente-sept à trente-neuf francs, je sais ce que c'est, j'en ai vu chez des marchands d'habits à Paris, on appelle ça une rotondité... Dire que si je cédais à un banquier, j'aurais aussi une rotondité !... Essayons ! Ça me va bien ! [LE PRINCE:] Sur la table ? bien !... oh ! une demoiselle ! [CHARLOTTE:] Un lignard ! [LE PRINCE:] Ça doit être de l'aristocratie de Clermont ! [CHARLOTTE:] Hi ! hi ! hi ! [LE PRINCE:] C'est à moi ? Euh ! euh ! euh ! Mon plateau me gêne ! Mademoiselle !... Vous me voyez en militaire, il ne faudrait pas me prendre pour ce que vous croyez ! [CHARLOTTE:] Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ?... Moi non plus, il ne faudrait pas me prendre pour ce que vous croyez ! [LE PRINCE:] Je suis le Prince de Valence ! [CHARLOTTE:] Oui !... Eh bien, moi, je suis la bonne. [LE PRINCE:] La bonne !... [CHARLOTTE:] Et ça, c'est une rotondité que je porte au vestiaire ! [CAMARET:] Ah ! une dame ! [CHARLOTTE:] Le capitaine ! [CAMARET:] La bonne ! Eh bien, dites donc !... ne vous gênez pas ! C'est la sortie de bal de madame Champignol ! [CHARLOTTE:] Je lui faisais prendre l'air, Capitaine... pour pas qu'elle se fripe. [CAMARET:] Oui ! C'est bien ! Allez ranger ça ! Et vous, planton, retournez à la cuisine et que je ne vous reprenne plus à courir après les bonnes !... [LE PRINCE:] Moi ! courir après les bonnes !... Je ne cours pas après les bonnes ! [CAMARET:] Qu'est-ce que vous dites ? [LE PRINCE:] Je dis que je ne cours pas après les bonnes ! [CAMARET:] Taisez-vous ! [LE PRINCE:] Oui, mais je ne cours pas après les bonnes. [CAMARET:] Je vous dis de vous taire ! [LE PRINCE:] Oui, mais je ne cours pas après les bonnes ! [CAMARET:] Cré nom d'un chien ! A-t-on jamais vu ! Je vais vous en donner, moi, des : "je ne cours pas après les bonnes ! " Je vais vous en donner !... Je vous dis de vous taire !... [CHARLOTTE:] Il va se faire attraper, le lignard !... [CHAMEL:] — Viens, petite !... [MAURICETTE:] Voilà, papa ! [CHAMEL:] Eh bien ! et ton mari ? [MAURICETTE:] Il s'occupe de notre vestiaire. [CHAMEL:] Ah ! bien ! Où est madame Rivolet ? parce qu'il faut vous dire que nous ne la connaissons pas. [CHARLOTTE:] Elle est couchée, Monsieur. Mais, voilà monsieur son frère. [CHAMEL:] Son frère !... Mauricette ! C'est le frère de Madame... [CAMARET:] Ah ! mais, je lui serrerai la vis à ce pékin-là, je lui serrerai la vis ! [MAURICETTE:] et CHAMEL. — Le capitaine ! [CAMARET:] Madame Singleton !... Monsieur Chamel ! [MAURICETTE:] Mon Dieu ! et mon mari qui est censé à la salle de police ! [CAMARET:] Ah ! quelle bonne surprise, si je m'attendais ! [CHAMEL:] Oui, madame Rivolet a bien voulu nous inviter ! [MAURICETTE:] Il paraît qu'elle est souffrante ; cette pauvre madame Rivolet. [CAMARET:] Oui ! un rhumatisme... par le flanc droit. [CHAMEL:] Ah ! c'est pien empêtant ! pien empêtant ! [CAMARET:] Enfin ! Je suis heureux de vous recevoir à sa place et je n'ai qu'un regret, c'est que votre mari n'ait pas pu vous accompagner ; mais il est à la salle de police. [MAURICETTE:] Oui ! oui, en effet ! Ah ! mon Dieu ! [CHAMEL:] Eh bien ! il va avoir du plaisir, mon chendre ! [CAMARET:] Eh bien ! qu'est-ce que vous avez donc, la jeunesse ? [ADRIENNE:] Nous venons de danser comme des fous. Tiens, madame Singleton, monsieur Chamel ! [CAMARET:] Je vous présente deux fiancés ! [CHAMEL:] Ah ! pah ! [MAURICETTE:] C'est nouveau, alors ? [CAMARET:] Ah ! c'est déjà vieux, il y a bien dix minutes ! [MAURICETTE:] Mes compliments ! [ADRIENNE:] Je vous avais dit que j'avais une idée en tête... Eh bien, la voilà ! [CAMARET:] Allons, Célestin, donne le bras à madame Singleton ! [MAURICETTE:] Ah ! mon Dieu ! et mon mari qui va venir ! [CHAMEL:] Allons, Mauricette ! [ADRIENNE:] Eh bien, papa ! Tu n'entres pas ? [CAMARET:] Ah ! non ! Je n'aime pas les étuves, ils sont trop là-dedans ! Ils me prennent mon air. [JEROME:] Monsieur Singleton. [CAMARET:] Hein !... [SINGLETON:] Madame ! Monsieur ! Le Capitaine !... [CAMARET:] Vous, vous, Monsieur ! [SINGLETON:] Non ! non ! [CAMARET:] Comment... non ! [SINGLETON:] Euh ! Si ! si ! [CAMARET:] Ah çà ! Monsieur ! qu'est-ce que vous faites ici ? et votre salle de police ?... [SINGLETON:] La... la... [CAMARET:] Il n'y a pas de "la,... la..." ! Quelle raison pouvez-vous me donner pour être venu à ce bal ? [SINGLETON:] Euh ! Je ne pensais pas vous y trouver, mon capitaine ! [CAMARET:] C'est ça... votre raison ? [SINGLETON:] Oui ! oui !... [CAMARET:] Elle est jolie ! N'importe ! ici, vous êtes notre hôte, monsieur Singleton, donnez le bras à ma fille. [SINGLETON:] Ah ! Capitaine !... [CAMARET:] Et demain, en rentrant au corps, vous vous ferez marquer deux jours de prison ! [SINGLETON:] Hein !... [CAMARET:] Allez ! [SINGLETON:] Bien, mon Capitaine ! Se dirigeant vers la droite avec ADRIENNE, deuxième plan. Bien charmante soirée, Mademoiselle !... [CAMARET:] Le pauvre garçon, il faut avouer qu'il n'a pas de chance de tomber sur moi, je suis obligé de sévir, et je ne lui en veux pas du tout ! Je me rappelle, au temps où je n'étais pas encore officier, un jour que j'étais consigné, j'en ai fait autant, j'étais allé au bal ; comme lui, même guigne, je tombe sur mon capitaine qui me dit : "Mais monsieur, je connais votre figure, vous ne feriez pas partie de ma compagnie ? " Je lui réponds : "Je m'appelle Saint-Florentin." Il n'y avait pas de Saint-Florentin dans sa compagnie. Cela a passé comme une lettre à la poste ; mais, à propos de Saint-Florentin, [M:] de Saint-Florimond ne vient guère ! Après tout, tant mieux, puisqu'il n'a plus sa raison d'être ! [JEROME:] Monsieur de Saint-Florimond. [CAMARET:] Allons, bien ! quand on parle du loup. [SAINT-FLORIMOND:] J'arrive un peu tard. [CAMARET:] Monsieur Champignol ! [SAINT-FLORIMOND:] Le Capitaine ! [CAMARET:] Vous ! vous ici ! [SAINT-FLORIMOND:] Non ! non !... [CAMARET:] Comment, "non ! non" ! Ils me disent tous : "non, non" ! [SAINT-FLORIMOND:] Si ! si !... [CAMARET:] Ah çà ! tous les réservistes se sont donc donné rendez-vous ici !... [SAINT-FLORIMOND:] Ma foi, tant pis, le scandale a éclaté ; le mari sait tout, je n'ai plus rien à ménager. Capitaine, je ne suis pas M. Champignol. [CAMARET:] Allons donc ! ah ! ah ! vous n'êtes pas !... vraiment !... Eh bien en voilà bien une autre ! Et qui êtes-vous donc, je vous prie ?... [SAINT-FLORIMOND:] Je suis, comme on vient de vous l'annoncer, M. de Saint-Florimond. [CAMARET:] Saint-Florimond ; ah ! non ! ça, c'est le comble... Non, vous savez, vous avez de l'aplomb !... [SAINT-FLORIMOND:] Je vous assure, mon Capitaine... [CAMARET:] Non ! voyons ! non ! Je la connais, vous comprenez ! C'est moi qui l'ai inventée. [SAINT-FLORIMOND:] Quoi donc ?... [CAMARET:] Oui, on rencontre son capitaine, et on donne un faux nom, c'est parfait ! Seulement, il faut, pour que ça réussisse, que le capitaine ne vous connaisse pas comme je vous connais ! [SAINT-FLORIMOND:] Je ne peux pas vous donner d'explication, mon capitaine, mais je vous affirme que je suis M. de Saint-Florimond. [CAMARET:] Voyons, mon ami, j'ai été dans votre atelier ! Je vous ai retrouvé dans mon régiment, vous avez commencé mon portrait, et vous allez me faire croire que vous n'êtes pas Champignol, le peintre Champignol, le territorial de ma compagnie ? [SAINT-FLORIMOND:] Je ne suis pas Champignol. [CAMARET:] Et vous êtes Saint-Florimond ! [SAINT-FLORIMOND:] Parfaitement ! [CAMARET:] Eh bien ! mon ami, vous n'avez pas de chance dans les noms que vous choisissez ! vous avez cru en prendre un au hasard, eh bien ! il existe, M. de Saint-Florimond, et nous l'attendons, ce soir ! ça vous la coupe, ça ? [SAINT-FLORIMOND:] Non !... [CAMARET:] Il vient même dans l'intention d'épouser ma fille ! ah !... [SAINT-FLORIMOND:] Comment, c'est sa fille ! [CAMARET:] Et il peut se brosser même, entre parenthèses, car elle est fiancée. [SAINT-FLORIMOND:] Fiancée ! [CAMARET:] Eh bien ! qu'est-ce que vous avez à répondre, hein ? [SAINT-FLORIMOND:] Eh ! J'ai à répondre qu'il y a erreur sur la personne, je suis de Saint- Florimond et je ne suis pas Champignol, et si vous avez un Champignol dans votre compagnie, il est dans votre compagnie. [CAMARET:] Ah çà ! Voyons, voyons !... Il n'est pas possible que deux hommes se ressemblent à ce point. Cependant... Lesurques... Vous avez raison, Monsieur, et il y a un moyen de contrôler votre dire. [SAINT-FLORIMOND:] Qu'est-ce qu'il va faire ?... [CAMARET:] Planton !... [LE PRINCE:] Champignol !... [CAMARET:] Là ! vous voyez ! Je ne lui fais pas dire ! Planton, vous allez courir au cantonnement et dire qu'on m'envoie le soldat Champignol, puni de prison. [SAINT-FLORIMOND:] Hein !... [LE PRINCE:] Le soldat Champignol ! [CAMARET:] Oui ! ne cherchez pas !... Je comprends votre étonnement, mais faites ce que je vous dis ! [LE PRINCE:] Bien, mon capitaine. Il devient fou le capitaine, il devient fou ! [CAMARET:] De cette façon, Monsieur, nous saurons la vérité. [SAINT-FLORIMOND:] Oui, mon capitaine. Ah ! mon Dieu, on va amener le mari ! on va amener le mari ! [CAMARET:] Persistez-vous à dire que vous n'êtes pas M. Champignol ? [SAINT-FLORIMOND:] Absolument ! [CHARLOTTE:] Tiens ! Monsieur Champignol ! [CAMARET:] Tenez ! tenez ! votre bonne elle-même ! la bonne qui a été à votre service ! [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! la bonne, est-ce qu'elle sait, la bonne ! [CHARLOTTE:] Et ça va bien, monsieur Champignol ? [SAINT-FLORIMOND:] Fichez-moi la paix, vous ! [SINGLETON:] Tiens ! Champignol ! [MAURICETTE:] Monsieur Champignol ! [CAMARET:] Et la famille ! hein ? la famille, la renierez-vous ? [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! là ! là ! là ! [CHAMEL:] Eh pien ! les petits ! Tiens ! Champignol ! [CAMARET:] Là ! [CHAMEL:] Ça va pien ? [SAINT-FLORIMOND:] Eh ! allez au diable ! [CHAMEL:] Qu'est-ce qu'il a ? [CAMARET:] Il a qu'il veut me faire accroire qu'il n'est pas Champignol. [CHAMEL:] Ah !... elle est pien ponne ! Ah ! malin ! c'est parce que vous êtes puni de prison ! [SAINT-FLORIMOND:] Je vous dis de vous taire ! [CHAMEL:] Foui ! [CAMARET:] Mais, au fait, voilà un témoignage qui sera bien plus probant que tout le reste ! [ANGELE:] Saint-Florimond... ici ! [CAMARET:] Madame, vous allez nous tirer d'un doute ! Qui est Monsieur ? [ANGELE:] Mais... c'est M. Champignol, mon mari ! [CAMARET:] Ah ! là ! [SAINT-FLORIMOND:] Elle aussi ! [CAMARET:] Eh bien ! M. Champignol nous soutient depuis une heure qu'il est M. de Saint- Florimond. [ANGELE:] Est-il possible ! Ah ! le pauvre garçon, voilà sa crise qui le reprend ! [TOUS:] Sa crise ?... [SAINT-FLORIMOND:] Qu'est-ce qu'elle dit, "ma crise" ! [ANGELE:] Ah ! mon capitaine ! si vous saviez, il a comme ça des absences de temps en temps ! Alors ! dans ces moments-là, il se prend pour un autre. [SAINT-FLORIMOND:] Hein ! qu'est-ce qu'elle raconte ? [ANGELE:] Ainsi, tenez... l'autre jour... il se croyait président de la Chambre... il sonnait tout le temps. [SAINT-FLORIMOND:] Moi !... [CHAMEL:] Oui ! ça existe, ça ! On m'a montré un individu dans la même situation... Seulement, lui, il se tenait toujours comme ça ! [TOUS:] Pourquoi ? [CHAMEL:] Il se figurait qu'il était une théière ! [ANGELE:] Eh bien ! voilà ! c'est le même cas. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! [SAINT-FLORIMOND:] Mais, ils sont en train de m'interner ! ils sont en train de m'interner !... [CAMARET:] Ah ! sapristi ! mais, c'est que c'est grave ! vous ne voulez pas que j'envoie chercher le médecin-major !... [ANGELE:] Oh ! c'est inutile ! ses crises sont passagères ! reculent vers le fond, formant un arc de cercle. — Eh ! des crises ! il n'y a pas de crises ! tout ça, c'est une plaisanterie ! [TOUS:] Oui, oui, c'est une plaisanterie. [SAINT-FLORIMOND:] Mais oui, c'est une plaisanterie ! mais oui ! j'ai dit que j'étais Saint-Florimond ! [TOUS:] Oui, oui, vous êtes Saint-Florimond ! [SAINT-FLORIMOND:] Oh ! ce qu'ils m'agacent ! [CAMARET:] Ah ! Madame ! que n'ai-je eu l'idée de vous voir plus tôt, moi qui ai déjà envoyé un planton au corps pour qu'il me ramène le vrai Champignol... ANGELE, à part, se détachant du groupe du fond et descendant en scène au n 2. — On va amener mon mari ! Allons, Madame, nous vous laissons avec M. Champignol ; dans ce cas-là, une épouse vaut mieux que des étrangers. [ANGELE:] Je vous suis bien reconnaissante, mon capitaine ! [CHAMEL:] Fenez ! [MAURICETTE:] Oh ! ce pauvre cousin ! [SAINT-FLORIMOND:] Ah ! non ! non ! mais ce sont eux qui me rendent fou ! [ANGELE:] Alors, voilà ce que vous faites, vous ! on va amener mon mari à cause de vous ! [SAINT-FLORIMOND:] Eh ! à la grâce de Dieu ! qu'il vienne, votre mari ! Il n'est que temps que ça finisse, cette position ridicule où je patauge depuis hier. [ANGELE:] Alors, vous avez juré ma perte ! vous cherchez un esclandre ! [SAINT-FLORIMOND:] Eh ! l'esclandre, c'est votre mari qui a pris la peine de le faire éclater. Dieu m'est témoin que, pour vous éviter un scandale, j'aurais tout bravé, tout accepté ; maintenant que votre mari sait tout, maintenant qu'il a crié son aventure sur tous les toits, pourquoi conserverais-je un rôle aussi grotesque qu'inutile ! [ANGELE:] Oui ! eh bien et moi, alors, qu'est-ce que je deviens dans tout ça ? qu'est-ce que je deviens ?... une femme déshonorée, répudiée de son mari ! votre maîtresse, enfin, moi qui ne l'ai jamais été, et tout ça, à cause de vous ! [SAINT-FLORIMOND:] Enfin, Angèle ! c'est la fatalité ! [ANGELE:] Ah ! la fatalité ! dites votre maladresse ; mais cela vous est égal ! Quand mon mari vous aura tué, il ne vous viendra même pas en tête de vous dire : "Qu'est-ce qu'elle va faire, la malheureuse ! [SAINT-FLORIMOND:] Comment ! me tuer ? [ANGELE:] Et vous ne l'aurez pas volé, par exemple ! [LE PRINCE:] Venez ! entrez, Champignol ! [SAINT-FLORIMOND:] Lui ! filons !... [ANGELE:] Et voilà l'homme ! Il se sauve ! [LE PRINCE:] Restez là ! je vais prévenir le capitaine ! [ANGELE:] Mon mari ! après tout, j'aime mieux ça ! [CHAMPIGNOL:] Elle !... Vous !... Toi, Madame ! [ANGELE:] Robert ! je vais t'expliquer... [CHAMPIGNOL:] Arrière, Madame ! Oh ! honte ! La voilà donc celle que j'ai épousée ! que dis-je ? non seulement, je l'ai épousée, mais je lui ai même donné mon nom ! Elle s'appelait Chapouillet, j'en ai fait une Champignol !... [ANGELE:] Robert, ne m'accable pas ! [CHAMPIGNOL:] Oh ! misère de moi ! misère de moi ! [ANGELE:] Robert !... [CHAMPIGNOL:] Non ! quand j'y pense, mes cheveux se dressent sur ma tête !... [ANGELE:] Les apparences me condamnent, mais je ne suis pas coupable ! [CHAMPIGNOL:] Allons donc ! vous ne viendrez pas me dire qu'il n'est pas votre amant ! [ANGELE:] Qui ? [CHAMPIGNOL:] Auguste ! [ANGELE:] Auguste ? [CHAMPIGNOL:] Auguste ! le fils naturel de l'empereur romain ! [ANGELE:] Hein !... [CHAMPIGNOL:] Qui fait les treize jours de Potard ! Regardez-le, Potard ! Le voilà, Potard ! [ANGELE:] Mais qu'est-ce qu'il dit ? [CHAMPIGNOL:] Ah ! misère de moi ! misère de moi ! [ANGELE:] Robert, tu dois confondre, tu veux parler de M. de Saint-Florimond. [CHAMPIGNOL:] Saint-Florimond ! il m'a dit : "Auguste". N'importe, oserez-vous dire qu'il n'est pas votre amant ? [ANGELE:] Mon amant ! jamais ! [CHAMPIGNOL:] Allons donc ! il me l'a avoué... [ANGELE:] Lui ! c'est faux ! [CHAMPIGNOL:] Il m'a dit : "Jamais cette femme n'a rien été pour moi ! "... "Jamais" ! ! Vous entendez, Madame ! [ANGELE:] Eh ! bien, alors ! [CHAMPIGNOL:] Eh ! bien, vous ne viendrez pas me dire qu'un homme qui dit ça d'une femme, n'a rien été pour elle ! [ANGELE:] Cependant que veux-tu qu'il dise quand c'est la vérité ! [CHAMPIGNOL:] C'est vrai ! [ANGELE:] Avant de me condamner, laisse-moi m'expliquer. [CHAMPIGNOL:] Allez, Madame, allez ! [ANGELE:] Robert, tout ce que j'en ai fait, c'était pour ton bien ! [CHAMPIGNOL:] Allons donc ! Ah ! c'était pour... ah ! bien, si je m'attendais à celle-là ! [ANGELE:] Parfaitement... et quant à M. de Saint-Florimond, il n'a jamais rien été pour moi ! Ça, je te le jure... sur ta tête !... [CHAMPIGNOL:] Ah ! Je t'en prie,... laisse ma tête tranquille ! [ANGELE:] Eh bien ! sur la tête de ma mère !... [CHAMPIGNOL:] C'est ça, sur la tête de ma belle-mère ! [ANGELE:] Tu étais absent, M. de Saint-Florimond me faisait la cour, et il était précisément là à m'ennuyer quand les gendarmes sont venus t'arrêter comme insoumis !... D'autre part, je pensais : "Mon mari va être porté déserteur ! " Alors je me suis dit : "Payons d'audace ! et en même temps, donnons à ce galantin une leçon dont il se souviendra ! " Je dis aux gendarmes : "Vous demandez M. Champignol, le voici ! [CHAMPIGNOL:] Hein ! est-il possible ! [ANGELE:] Voilà ce que j'ai fait pour l'honneur de votre nom !... [CHAMPIGNOL:] Comment, c'était pour... Ah ! la bonne farce, la bonne farce ! [ANGELE:] Et voilà comment, malgré ses récriminations, il a été emmené à ta place. [CHAMPIGNOL:] Je comprends tout ! Ah ! la bonne farce ! bonheur de moi ! bonheur de moi ! [ANGELE:] Eh bien ! es-tu rassuré ? [CHAMPIGNOL:] Si je le suis : demoiselle Chapouillet, vous êtes digne de vous appeler Champignol. [ANGELE:] Robert !... Mais qu'est-ce que nous allons faire ? [CHAMPIGNOL:] Comment ? [ANGELE:] Mais oui, le capitaine est persuadé que Saint-Florimond est Champignol !... [CHAMPIGNOL:] Ah ! la bonne farce ! la bonne farce ! laisse-moi faire, j'ai mon idée... [ANGELE:] Mais !... [CHAMPIGNOL:] Oui ! oui ! quant à Saint-Florimond, il va me le payer, Auguste !... [ANGELE:] Le voilà, il était temps !... [CAMARET:] Comment, on a trouvé un Champignol au corps ? [SAINT-FLORIMOND:] Quand je vous le disais, mon capitaine... [CAMARET:] Hein ! celui-là !... allons donc ! ça, Lesurque ? vous n'avez aucun point de ressemblance ! Enfin, voyons, Messieurs, vous qui le connaissez, ce n'est pas Champignol ? [TOUS:] Non ! non ! [SAINT-FLORIMOND:] Oui ! Eh bien, demandez-le lui. [CAMARET:] Approchez, territorial ! Comment vous appelez-vous ? [SAINT-FLORIMOND:] Allez ! allez ! [CHAMPIGNOL:] Oui, attends ! attends, Auguste ! Je m'appelle Saint-Florimond. [SAINT-FLORIMOND:] Hein ! [CAMARET:] Parbleu, je le savais bien ! [SAINT-FLORIMOND:] C'est trop fort, puisque c'est moi ! [CAMARET:] Encore ! [ANGELE:] C'est sa crise, mon capitaine ! [TOUS:] C'est sa crise !... [SAINT-FLORIMOND:] Comment, c'est vous qui osez dire !... [CHAMPIGNOL:] très net. — Parfaitement, et je vous défends de dire le contraire, Auguste ! [CAMARET:] Eh bien, êtes-vous édifié, soutenez-vous encore que vous êtes Saint-Florimond ? [SAINT-FLORIMOND:] Vous avez raison, mon capitaine, je suis Champignol. [CAMARET:] Allons donc ! [ANGELE:] Enfin, sa crise est finie ! [CAMARET:] Ah çà ! mais dites donc "Saint-Florimond, Saint-Florimond", bizarre ! Je n'ai pas de Saint-Florimond dans ma compagnie. [CHAMPIGNOL:] En effet, mon capitaine, je ne suis pas soldat... Cet uniforme m'a été prêté parce que j'étais tombé à l'eau ! [CHAMEL:] Hein ! [CAMARET:] Comment, lui aussi ! [CHAMPIGNOL:] J'étais sur les bords de la Brèche et je péchais à la ligne ! [CHAMEL:] Hein ! Et peut-être vous avez voulu sauter sur un tronc d'arbre où il y avait de la fase ? [CHAMPIGNOL:] Parfaitement ! et vlan ! j'ai glissé. [CHAMEL:] Eh bien ! vous ne le croiriez pas, il m'est arrivé exactement la même chose ! [CHAMPIGNOL:] Vrai ? [CHAMEL:] Parole d'honneur !... [CAMARET:] Il faudra que je fasse couper ce tronc d'arbre. [ADRIENNE:] Eh ! bien ! pourquoi ce conciliabule ? [CAMARET:] Ah ! au fait ! arrive Adrienne ! ADRIENNE descend au n 7, CELESTIN au n8. Montrant CHAMPIGNOL. Je te présente M. de Saint-Florimond ! [ADRIENNE:] Hein ! c'était ce chauve qu'on voulait me faire épouser ! [CAMARET:] Mon cher Monsieur de Saint-Florimond, j'ai le regret de vous annoncer que ma fille est fiancée à son cousin Célestin. [CHAMPIGNOL:] Mais, mon capitaine, j'en suis fort aise. [CAMARET:] Ah ! Eh ! bien, il en prend facilement son parti. Quant à vous Champignol, vous allez retourner au cantonnement. [SAINT-FLORIMOND:] Voilà ! je serai obligé de les faire ses treize jours ! Ah ! on ne m'y prendra plus à courtiser les femmes mariées !... [CAMARET:] Et puis je ne voudrais plus avoir à vous le répéter ! Vous avez les cheveux trop longs, mon ami, il faudra vous les faire couper ! [CHAMPIGNOL:] Papier de verre !
[PREMIER DOMESTIQUE:] Mais arrête-toi donc !... S'il n'a pas l'air d'une manivelle ! [DEUXIEME DOMESTIQUE:] C'est fini... Ah ! j'ai chaud ! [PREMIER DOMESTIQUE:] Pas moi !... [DEUXIEME DOMESTIQUE:] Je crois bien ! tu me regardes toujours. Oui, j'ai une névralgie dans les doigts... mais... pendant que tu frictionnais les fauteuils... il m'est venu une idée !... Laquelle ? frotter les meubles, ôter les toiles d'araignées... ce qui, en Bretagne, est contraire à tous les usages... [DEUXIÈME DOMESTIQUE:] Eh bien ? [PREMIER DOMESTIQUE:] Pour qui ? Tiens ! tiens ! tiens ! est-ce que cet étranger qui est arrivé hier soir, avec sa fille... ? Précisément... M. de Montdésir ; il habite Nantes, il est très riche et très gaillard avec les femmes... à ce que m'a dit son domestique ! Quant à sa fille... dix-huit ans... [LA MARQUISE:] Eh bien, est-ce fini ? Oh !... oui, madame la marquise, nous terminons à l'instant. Mon fils est-il levé ? Oh !... il v a longtemps... Comment, parti ? A quatre heures du matin... pour la chasse ! Encore la chasse ! c'est une passion, une monomanie !... Je tremble toujours qu'il ne lui arrive quelque chose... C'est bien... laissez-moi. [M:] Mouillebec !
[LA MARQUISE:] Ah ! notre maître d'école !... Vous venez donner à mon fils sa leçon de latin ? [MOUILLEBEC:] Malheureusement, le marquis n'y est jamais ! Et vous faites bien ! Comment ! tout seul ? Que M. le marquis y soit ou n'y soit pas... la leçon va toujours !... je suis un homme consciencieux, moi. Oh ! très consciencieux ! et je lui donne respectueusement un pensum pour avoir manqué la classe... Un pensum, au marquis !... Pour le principe ! car, entre nous, c'est moi qui le fais ! ce qui me retarde même beaucoup pour mon jardin... Croiriez-vous que mes pommes de terre ne sont pas encore plantées ?... [LA MARQUISE:] Vraiment !... Ah çà ! monsieur Mouillebec, pouvez-vous me dire quand mon fils aura terminé ses études ? Dame !... s'il ne vient jamais... je ne vous cache pas que ce sera un peu plus long... Encore s'il savait parler sa langue !... mais il lui échappe des énormités... Hier, par exemple, il m'a demandé si ma migraine était guérite. [MOUILLEBEC:] Guérite... Je vais de ce pas lui flanquer une leçon sur les participes ! C'est inutile... puisqu'il n'y est pas ! Ça m'est égal ! guérite ! le malheureux ! permettez-moi de le comparer à une vache espagnole... respectueusement ! Voyons... monsieur Mouillebec... tâchez de le rejoindre ! Le rejoindre ! si vous croyez que c'est facile... Hier, savez-vous où je l'ai trouvé ? Au beau milieu de l'étang Robert ! [LA MARQUISE:] Ah ! mon Dieu ! Mon fils... dans les roseaux ! Il appelle ça chasser le canard ! Soyons juste ! je ne peux pourtant pas me mettre à la nage et me déguiser en roseau pour lui ingurgiter son Cornelius Nepos ! Mon pauvre Alidor ! il finira par se rendre malade !... Lui ? il n'y a pas de danger !... c'est une vraie borne... pour la santé !... car pour l'intelligence... Oh ! pour l'intelligence !... [MOUILLEBEC:] C'est exactement la même chose ! Il plaira ?... à qui ?... Ah ! c'est juste... vous ne savez pas... je suis bien heureuse !... Une grande nouvelle !...que je puis vous confier, car vous êtes presque de la famille, mon bon Mouillebec ! Madame m'émeut !... Je suis sur le point de marier Alidor... [M:] le marquis ? Quel événement ! je donne huit jours de congé à mes élèves !... Ça me permettra de planter mes pommes de terre ! Mon fils habitera Nantes... Ah ! cette séparation me coûtera bien des larmes... Un enfant que je n'ai jamais quitté !... vous n'en continuerez pas moins à lui donner sa leçon tous les jours... A neuf heures précises !... Très-bien, madame la marquise. [LA MARQUISE:] Voici M. de Montdésir, le beau-père !...
[MONTDESIR:] Je ne vous cache pas que je suis impatient de voir mon futur gendre... que je ne connais pas encore. [LA MARQUISE:] Hier à huit heures, quand nous sommes arrivés, il était déjà couché... et ce matin... est-ce qu'il ne serait pas levé ? Oh ! depuis longtemps ! Il se lève avec le soleil... quelquefois auparavant... mais il est sorti. Sorti ? Ah çà ! à quelle heure le voit-on ? Il est à la chasse !... il ne peut tarder... A la chasse ?... Il me semble qu'il aurait pu remettre sa partie... Certainement je ne suis pas un homme cérémonieux... MOUILLEBEC. Lui non plus ! Pour la rondeur, c'est un matelot... Monsieur, j'ai bien l'honneur... [MONTDESIR:] Monsieur... Quel est ce... ? [M:] Mouillebec... Son précepteur ! Voyons, l'avez-vous bien bourré de grec et de latin ? Oh ! bourré n'est pas le mot... On ne peut pas dire qu'il en soit bourré ! Tant mieux ! [LA MARQUISE:] Aïe ! Guérite ! Pourvu que je trouve en lui un gai compagnon et un bon vivant !... Oh ! pour ça !... c'est la première fourchette du Morbihan ! Je ne demande pas qu'il ait passé ses examens pour entrer à l'Ecole polytechnique... [MOUILLEBEC:] Il pourrait se présenter, monsieur !... mais il serait refusé... respectueusement ! Quant à la santé ?... Oh ! excellente !... des joues superbes... Tout en chair, monsieur... tout en chair et en muscles !... Le pauvre enfant ! quand il est arrivé ici à l'âge de huit ans, il n'avait que la peau et les os... un vrai clou ! c'est an point que, dans le bain, il rouillait son eau !... Je ne dis pas ça pour le vanter ! Parbleu ! Il était si chétif, si délicat ! sa rougeole a duré six mois... Et sa coqueluche, deux ans ! Je le vois d'ici... un gentilhomme campagnard. C'est ça... plus campagnard que gentilhomme ! [MONTDESIR:] Ah ! voici ma fille. [MARIE:] Madame la marquise !... [LA MARQUISE:] Chère enfant ! [MOUILLEBEC:] Mademoiselle... Mouillebec, maître d'école et professeur du jeune homme ! [MARIE:] Oh ! la drôle de figure ! [MOUILLEBEC:] Neuf heures un quart ! j'entre dans le cabinet du marquis... et nous allons un peu labourer nos participes !
[MARIE:] Ton prétendu ?... nous l'attendons... Oui... je suis même étonnée... Est-il insupportable avec sa chasse ! pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé ! Ah ! je l'entends !... c'est lui ! MARIE. Enfin !... [ALIDOR:] Aïe donc ! Cabaret !... je te vas ratisser ! Bonjour, maman... Lamouillette... mène les chiens au chenil... A deux heures tu me purgeras Ravaude... cette enfant a des vers. Mon Dieu ! comme il est fait ! Mon fils que je vous présente... [MARIE:] Lui ! je l'avais pris pour un piqueur ! Veuillez l'excuser... costume de chasseur... M. de Montdésir, dont je t'ai annoncé l'arrivée hier... Dis donc quelque chose ! [ALIDOR:] C'est à M. de Montdésir que j'ai l'honneur de parler ? Tant mieux !... tant mieux ! tant mieux !... Ah ! dis donc, [MONTDESIR:] Eh bien !... c'est tout ?... quel drôle de gendre ! [ALIDOR:] Je voulais lui dire de tremper la soupe aux chiens... [LA MARQUISE:] La petite ! Mademoiselle... voilà donc que vous êtes venue faire un tour par chez nous ! [MARIE:] Tant mieux !... tant mieux ! .., tant mieux !... [MONTDESIR:] Qu'est-ce qu'il fait ? [MARIE:] Papa, il mange ! [MONTDESIR:] Je le vois bien ! Après ça, on m'a prévenu... la première fourchette du Morbihan ! [LA MARQUISE:] Laisse donc cela ! nous allons déjeuner ! Ah ben ! non ! [MARIE:] Ah ! c'est du lard ! Vous me paraissez doué d'un bel appétit. Des fois !... j'ai l'estomac qui me grenouille ! Grenouille ?... [MONTDESIR:] C'est du bas breton ! Au moins sois aimable avec ta prétendue... tu ne la regardes seulement pas... Vous allez voir ! Mademoiselle est sans doute chasseur ? Moi ?... non, monsieur ! Ah ben, moi, je le suis ! Ce matin, je me dis : "Puisque le papa Montdésir est arrivé... le mien... mon désir !... serait de lui faire manger un lièvre avec des petits oignons ! C'est d'un bon sentiment ! Je prends quatre chiens... Cabaret, Ramonot, Fanfare et Ravaude... celle qui est incommodée... elle a... Nous entrons sous bois... Holà... mes bélots !... fouille ! fouille !... fouille !... approche ! approche !... froutt ! Hein ? Un grand coquin de lièvre rouge me part à soixante pas... Cabaret prend dessus... les autres rallient... âhoup ! âhoup ! âhoup !... Il aboie ! Je me dis : "Toi, j'en mangerai ! " âhoup ! âhoup ! âhoup ! âhoup ! C'est charmant ! Joli talent de société ! Je connais une passée à la Croix-de-la-Brosse... j'y cours ! et je me dis : "Toi, j'en mangerai !... mais pas du tout ! v'là mon galopin qui débuche au carrefour des Trois-Poteaux... C'est fâcheux ! J'y cours ! et je me dis : "Toi... J'en mangerai ! Mais pas du tout ! v'là qui se rembuche à la Croix-de-la-Brosse... j'y cours ! mais pas du tout ! V'là qui redébuche aux Trois-Poteaux !... En voilà des bûches ! J'y cours ! chut !... Quoi ? J'entends plus rien !... pas seulement un soupir d'alouette !... perdu !... Eh bien, après ?... La chasse étant finie... je suis rentré bredouille... et me v'là ! Eh bien, elle est très gentille, votre anecdote. Eh bien, . qu'est-ce que tu dis de ça ? [MARIE:] Je dis que je n'épouserai jamais un monsieur qui imite aussi bien le chien ! Jamais ! [LA MARQUISE:] Vous permettez que mon fils se retire... Sa toilette est dans un désordre... [MONTDESIR:] Pardon... auparavant je désirerais causer cinq minutes avec lui ! Je vous rejoins, m'man !... préparez-moi mon beau gilet a ramages !... Que vont-ils se dire ? Papa va le remercier !
[MONTDESIR:] Et le mouton !... savez-vous faire le mouton ?... Mè... mè... Assez ! assez !... Je dois vous avouer franchement que vous n'avez pas produit sur l'esprit de ma fille une impression... Tiens ! à cause de quoi ? Dame ! vous commencez par manger un morceau de lard... Elle n'aime pas le lard, votre demoiselle ?... Je comprends... c'est une jeune personne romanesque et pensive !... elle préfère le poulet ! Il ne s'agit pas de ça !... Ensuite vous vous embarquez dans une longue histoire de chasse. Eh bien ?... Les lièvres qui débuchent... et qui se rembuchent... ça ne plaît pas beaucoup aux femmes ! [ALIDOR:] Ah !... mais qu'est-ce qu'il faut donc leur dire, bonté du ciel !... Je n'ai pas besoin de vous l'apprendre... à votre âge, hein !... mon gaillard ? De quoi, mon gaillard ? Ne faites donc pas l'innocent ! Quand vous rencontrez une fillette... gentille... Moi ?... je ne vais jamais de ce côté-là... Comment ?... Ah ! si ! une fois j'en ai rencontré une dans la taille à Trochu... la petite Bûchette, la dindonnière... Chut ! plus bas ! Je tue un perdreau... V'là-t-y pas qu'elle le ramasse et qu'elle le fourre sous son tablier... Et vous avez été l'y chercher, mauvais sujet ? Non, mais j'te lui ai flanqué une tripotée ! Oh ! battre une femme ! Bûchette ! une femme ! elle est grêlée ! et puis pourquoi qu'elle me vole mon perdreau ! Quelle aventure ? Après ça, je n'ai rien à dire ! Vous étiez garçon... vous en aviez le droit ! Comment, quoi ?... en arrivant, j'ai aperçu un orchestre sous les grands tilleuls... Eh bien ? Eh bien ! ça prouve qu'on danse ici... le dimanche... on les embrasse !... Ah ! farceur ! cristi ! cristi ! Après ça, je ne sais pas... j'en ai jamais embrassé ! [MONTDESIR:] Comment, jamais ? Jamais !... Allons donc ! [ALIDOR:] Je peux regarder mes contemporains sans rougir, moi ! [MONTDÉSIR:] Ah ! sapristi ! on ne m'avait pas prévenu de ça... Mais c'est un phénomène... un merle blanc !... oh ! c'est impossible !... il se moque de moi ! [MOUILLEBEC:] Il est dix heures... je lève la séance ! Le précepteur ! je vais l'interroger ! Ah ! vous voilà, monsieur le marquis... je viens de voua donner votre leçon... [ALIDOR:] Nous avons notamment conjugué le verbe guérir... et si vous m'aviez fait l'honneur d'assister à la classe, vous sauriez que guérite se dit d'une petite cabane en bois servant à abriter messieurs les militaires ! Père Mouillebec, je vous vénère ! mais votre latin... il m'ennuie comme la soupe à l'oseille ! [MOUILLEBEC:] Il croit que je lui parle latin ! Mais, malheureux !... [MONTDESIR:] Restez... j'ai à vous parler ! [AIR:] de J. Nargeot. Sur moi, sur ma sagesse Quelle était son erreur !
[MONTDESIR:] Vous avez désiré me parler ?... [MONTDÉSIR:] Oui... asseyez-vous !... Plus près... Avec vous, on peut causer... vous êtes un vieux renard. Un renard ? Je ne fais que cela depuis soixante ans... Eh bien, dites-moi franchement... votre élève... entre nous... il m'a l'air un peu novice ?... Je ne parle pas de la grammaire ! je vous parle de ses moeurs... Oh ! excellentes ! c'est un lis ! Un lis !... Mais enfin il n'est pas arrivé à son âge sans avoir eu des intrigues... des aventures... Vous savez bien ce que je veux dire ? [MOUILLEBEC:] Non, monsieur... je ne comprends pas !... Ah ! mais finissez, monsieur ! je ne suis pas habitué à entendre de pareils propos !... A part. Polisson ! [MONTDESIR:] Qu'avez-vous donc ? n'allez-vous pas rougir ! un homme marié ! Je ne suis pas marié. Vous l'avez été ? Jamais ! Mais vous avez aimé ? Eh bien, alors ?... J'avais vingt ans... je devins éperdument amoureux de la fille du marchand de tabac... Elle s'appelait Monique... je lui composais des vers latins... ainsi qu'à son père... à sa mère... et à ses deux tantes... Ce nonobstant, on la maria à un autre. Mais je lui ai toujours gardé mon cœur !... jamais je n'ai souillé l'autel où j'adorais Monique ! Ah bah !... Et, depuis quarante ans, j'attends qu'elle soit veuve ! Non ! je ne suis pas en Bretagne ! je suis en plein Bengale... pays des roses ! Monsieur n'a pas d'autres questions à m'adresser ? Qu'est-ce qu'il a donc ? On devrait vous couler en bronze... et vous mettre sur une place... la place Mouillebec ! [MOUILLEBEC:] Oh ! Monsieur... en bronze !... je ne mérite pas !... Pardon ! pardon ! Enfin, puisque vous le voulez. Il est très poli ! Monsieur, je vous présente mes très humbles et très respectueuses salutations... Place Mouillebec ! en bronze !
[MONTDESIR:] Deux merles blancs !... sapristi ! ça me contrarie !... pas le vieux... ça m'est égal !... il peut rester comme il est !... mais mon gendre !... je ne veux pas donner ma fille à un homme aussi... primitif !... c'est très dangereux !... J'ai connu à Nantes un armateur qui s'est marié sans avoir jamais... marivaudé... et, six mois après, il marivaudait avec tout le corps de ballet ! Je crois qu'il vaut mieux marivauder avant !... D'un autre côté, c'est un parti superbe... M. de Boismouchy aura un jour cent cinquante mille livres de rente ! C'est bien embarrassant !... Voyons donc !... si je l'envoyais faire un tour à Paris ; voilà un pays qui ne ressemble pas au Bengale ! C'est ça !... je vais l'adresser... à qui ?... parbleu ! à mon neveu, le comte de Furetières, un drôle... charmant ! mais d'une conduite déplorable... je l'ai déjà tiré trois fois de Clichy... En voilà un qui connaît le corps de ballet !... Je le charge de promener mon gendre au milieu de ces jardins d'Armide... et c'est bien le diable si, en quinze jours, il n'y cueille pas quelques fleurs et l'usage du monde... Je lui dis que c'est pressé... Mettons un mois !
[LA MARQUISE:] Ah ! monsieur de Montdésir... vous me voyez désolée... [MONTDESIR:] Qu'y a-t-il donc, belle dame ?... Je viens de causer avec votre fille... Elle refuse la main d'Alidor... Ah ! diable !... Un si excellent garçon !... Mais que lui manque-t-il ? Ah ! mon Dieu ! vous m'effrayez ! Lequel ? A Paris ? [LA MARQUISE:] Mon enfant... à Paris !... dans cette ville d'horreurs !... Vraiment ? Oh ! non ! pas vous ! . Ça nous gênerait !
[MOUILLEBEC:] Madame la marquise veut-elle autoriser le jardinier à me prêter une bêche ?... [LA MARQUISE:] Mouillebec ! voilà l'homme qu'il me faut ! Je vais planter mes pommes de terre, et alors... Mon ami, voulez-vous me rendre un grand, un éminent service ?... Parlez, madame la marquise ! Mon fils part dans un instant pour Paris... vous allez l'accompagner ! [MOUILLEBEC:] Moi ? aller à Paris ! [MONTDÉRIR:] Tiens !... j'ai envie d'ajouter un post-scriptum pour le précepteur ! Et mes pommes de terre qui ne sont pas plantées ! et mon école ! Vous vous habillerez en passant chez vous. C'est ça... Quelles sont mes instructions ?... Vous déposerez chez mon neveu... votre élève, cette lettre et ce portefeuille garni de billets de banque... Vous n'avez pas besoin de comprendre ! Ça suffit... C'est une mission secrète ! [ALIDOR:] J'ai mis mon beau gilet à ramages ! [LA MARQUISE:] Ah ! mon fils ! mon enfant ! [MOUILLEBEC:] C'est déchirant ! Qu'est-ce qui est mort ? Personne ! mais tu pars ! tu vas me quitter ! [ALIDOR:] Tiens ! tiens ! tiens ! Tiens ! tiens ! tiens ! Et où allons-nous ?... [MOUILLEBEC:] Monsieur le marquis, je ne peux pas vous le dire, c'est mission secrète ! Alidor, pas d'imprudence !... soigne-toi bien... Voilà du vulnéraire... du chocolat... des biscuits... des pruneaux ! Des pruneaux ! Pauvre mère ! elle pense à tout ! [ALIDOR:] Adieu, maman !... je vous recommande mes chiens. [MARIE:] Il part ! mon mariage est donc rompu ? Nous en reparlerons dans quinze jours ! [AIR:] d'Haydée. Je dois ici réprimer ma douleur ; [ALIDOR:] et MOUILLEBEC. Pourquoi montrer ici de la douleur ? Je pressens que dans ce voyage Nous trouverons et plaisir et bonheur. Tout est rompu, sans doute... quel bonheur ! [LES DEUX DOMESTIQUES:] Eh ! quoi ! pour un simple voyage, Faut-il ici montrer tant de douleur ! Je croyais à son mariage ;
[JUSTIN:] C'est singulier... Madame est rentrée hier soir de son théâtre avec un nez long comme ça ! elle avait cependant un bien beau rôle dans la pièce nouvelle... une muette ! qui change cinq fois de robe ! est-ce que le public aurait joué du mirliton ?... Voyons le journal... "Première représentation : Le Faux Nez de la marquise, ou la Muette par amour — Il est minuit... nous rentrons avec la fiévre de l'admiration la plus sincère..." Il paraît que ça a boulotté... Madame de Saint-Albano, s'il vous plaît ? Comment ! c'est encore vous ?... c'est insupportable ! vous êtes déjà venus carillonner ce matin à six heures !... je n'étais pas levé ! Pas levé ! à six heures ! alors monsieur est indisposé ? Non ! [ALIDOR:] Alors monsieur est un peu feignant ! [JUSTIN:] Hein ! qu'est-ce que c'est que ces gens-là ? Je vous ai dit de revenir plus tard... C'est ce que nous faisons. Il est neuf heures... l'heure de ma leçon ! Allons voir les abattoirs ! Le comte !... vous êtes envoyés par le comte de Furetières ? [ALIDOR:] C'est mon ami ! Ah ! c'est différent... attendez là... je vais voir si par hasard madame est éveillée. C'est de la banlieue, ça ! [MOUILLEBEC:] Je crois bien !... une dame qui se lève à midi ! Oh ! la belle livrée ! [ALIDOR:] Et des images !... regardez donc celle-là ! "Panthéon Nadar..." qu'est-ce que ça veut dire ?... vous qu'êtes un homme instruit... [MOUILLEBEC:] Voyons ?... "Panthéon Nadar..." Panthéon... je comprends ça... ça vient du grec... Ça signifie bâtiment ! Mais Nadar ?... c'est Nadar qui m'embarrasse... je cherche la racine... Ne vous fatiguez pas... nous la demanderons au garçon ! Je vous en prie, monsieur le marquis, ne jetez pas vos trognons sur le tapis... nous sommes dans le monde ! Peut-on s'asseoir ? Je n'y vois pas d'inconvénient. Je n'ai pas l'habitude de marcher sur le pavé... les pieds me font mal... je donnerais bien quatre sous pour ôter mes bottes. Bah ! je vais les ôter ! Arrêtez ! ça ne se fait pas !... à moins d'en avoir obtenu l'autorisation préalable de la maîtresse de la maison... Je connais les convenances... j'attendrai que cette dame soit là !... Tiens ! j'ai oublié d'écrire les pommes... Comme l'argent file à Paris ! "Un fiacre pour aller rue Taitbout chez le comte de Furetières... trente sous. Oui... mais c'est trente sous de fichus !... Deuxième fiacre pour nous faire conduire à sa villa de Clichy pour dettes... trente sous." Il faut convenir qu'il habite une jolie maison ! Je vous en réponds... et il a un soldat à sa porte... même qu'il était dans sa guérie. Guérie... guérite ! Comment ! guérite à présent ? c'est vous-même qui m'avez dit guérie ! Guérie... pour la migraine !... mais pour le soldat... guérite ! Mais qu'est-ce que ça lui fait au soldat ? guérie ! guérite ! ah ! voilà un mot asticotant ! [ALIDOR:] Appelée la Cocarde... mademoiselle la Cocarde !... Je lui ai remis la lettre... Et la petite donc ! elle se tortillait... comme si elle avait avalé une anguille... vivante ! [MOUILLEBEC:] Très lancée !... Agréable ! J'ai entendu agriable ! Et il nous a accompagnés jusqu'à la porte, en nous criant dans l'escalier : "Surtout n'oubliez pas de montrer le portefeuille !..." ça, par exemple, je n'ai pas trop compris... Moi non plus !... mais puisque c'est une mission secrète ! C'est juste !... ah ! saperlotte ! Vous vous êtes mordu ? Non !... j'ai oublié d'écrire notre déjeuner de ce matin. Douze sardines et un carafon d'orgeat ! [ALIDOR:] C'est moi qui ai eu l'idée de l'orgeat !... je me suis dit : "Faut faire nos farces !... Oui... et c'est pendant ce temps-là qu'on m'a chipé mon chapeau !... on m'a laissé celui-là à la place... Il est gentil ! [MOUILLEBEC:] Oui... mais il ne me va pas !... Voyons... A moi non plus ! Tenez-le toujours à la main... on pourra croire qu'il vous va ! Du monde. ! levons-nous ! [JUSTIN:] Je viens de parler à madame Taupin... Madame Taupin ?... Neuf heures et demie... Qu'est-ce que nous allons faire ? Si nous visitions l'intérieur de l'obélisque ? Non... ça n'est ouvert que le dimanche... Allons faire un tour au Muséum !... C'est ça ! j'ôterai mes bottes ! [MOUILLEBEG:] Ah ! pardon... Que veut dire Nadar, s'il vous plaît ? Nadar ? ça veut dire photographe... 113, rue Saint-Lazare ! Je vous remercie infiniment... Monsieur, j'ai bien l'honneur... [AIR:] de l'Étoile du Nord. [MOUILLEBEC:] et ALIDOR. Nous allons, sans retard, [JUSTIN:] En voilà deux originaux ! [MADAME TAUPIN:] Justin ! Madame Taupin ? Ils sont partis, ces messieurs ? Oh ! je ne crois pas... ils m'ont l'air de deux blanchisseurs qui viennent demander la pratique... ils sont adressés par le comte de Furetières... Ce pauvre garçon ! le voilà encore à Clichy !... C'est dommage... il allait bien... Je l'aimais mieux que cet Américain sauvage qui, depuis un mois, fait la cour à madame... [M:] William Track ?... n'en dis pas de mal... il parle d'épouser !... C'est du reste un butor, un animal, un ours, un tigre, un dromadaire, un rhinocéros, un... C'est lui ! Arrivez donc, mon cher monsieur Track ! nous disions du mal de vous ! [TRACK:] Bonjour, la Taupin ! [MADAME TAUPIN:] La Taupin !... Peau-Rouge, va ! Madame est éveillée. et je cours la prévenir... [TRACK:] Pst ! ici ! [MADAME TAUPIN:] Hein ? c'est moi ?... [TRACK:] Reste là, toi !... Qu'a fait votre maîtresse, hier, après déjeuner ? Seule ? A quelle heure est-elle rentrée ? Seule ?
[MOUILLEBEC:] Peut-on entrer ? [MADAME TAUPIN:] Sans doute ! [ALIDOR:] Là ! j'ai fait ma barbe !... d'habitude, j'en donne l'étrenne à maman... Puisqu'elle n'est pas là, maman !... il faut choisir une autre personne. C'est juste... Père Mouillebec, voulez-vous me permettre ? Il ne comprend rien ! [MADAME-TAUPIN:] Je vais vous montrer le chemin. Passez ! Après vous ! Je vous en prie...
[ROSA:] Mon Dieu, oui... Mais, si vous avez quelque chose à faire... du linge à raccommoder... ne vous gênez pas pour moi !... Mais pas du tout !... je n'ai rien à raccommoder, je suis au contraire bien aise de causer avec vous. Je veux bien... Mon Dieu ! a-t-il de bonnes grosses joues ! il n'y a que la campagne pour faire des joues pareilles ! [ALIDOR:] Elle me rechatouille ! [ROSA:] Ah çà ! il n'y a donc pas de demoiselles dans votre pays ? Si ! le charron a deux filles... On ne leur fait donc pas la cour ?... Il y en a une qui est sevrée... et l'autre qui tète !... Ah ! c'est une raison !... mais il y en a d'autres... plus grandes ?... Ah ! oui ! il y a les filles à Colladan... le sonneur... celui qui sonne ! ., . Elles doivent avoir des amoureux, celles-là ? Je vous en réponds !... il y a des imbéciles partout ! Comment ! des imbéciles !... Voyons... quand vous êtes près d'une femme... jeune... jolie... qui vous regarde... bien gentiment... ça ne vous dit donc rien ? Cristi !... Où donc est le père Mouillebec ? Quand vous sentez sa petite main blanche se poser sur la vôtre, quand le souffle de son haleine vient effleurer vos joues... est-ce que vous n'éprouvez rien... là ? [ALIDOR:] Savoir ! savoir ! Où est donc le père Mouillebec ? C'est une épingle... qui me pique... là... derrière là cou... voyez donc ! Une épingle ? Oh ! ça brûle ! Qu'avez-vous donc ? Rien. C'est blanc ! c'est doux !... On dirait d'une peau de lapin ! Faut que je trouve l'épingle ! Ah ! mais finissez !... vous devenez presque galant. Galant ? qu'est-ce que c'est que ça ? Lesquelles ? oh ! lesquelles ? [A.IR:] de Monsieur et madame Rigolo. Dam ! c'est le cœur qui vous inspire ! On lui dit : "Voyez mon délire ! Ou sous vos yeux je vais mourir ! Quoi ! mourir ? Oui, mourir ! Est-il possible qu'à votre âge On ignore ces choses-là ? Que Mouillebec est donc sauvage !... Il n'm'a jamais parlé d'tout ça ! Heu ! heu ! Ha ! ha ! [ALIDOR:] Heu ! heu ! heu ! heu ! Ha ! ha ! ha ! ha ! Et puis après ? Dame ! à sa belle On jure une flamme éternelle... Dans ses bras ? Dans ses bras ! De n'pas m'avoir appris tout ça ! On tombe à ses genoux ! A ses genoux !... Bien, m'y voilà... Et puis après ?... On reste là !... heu !... heu !... heu !... Comme ça, quand on est aux genoux d'une femme... on est aimé ?... tout est fini ? Oh ! non ! pour plaire... il faut autre chose. Encore ?... J'en achèterai... Combien que ça coûte ? Et puis on se fait coiffer... Vos cheveux ont l'air d'un buisson d'épines en colère... On a une raie au milieu de la tête... comme ça !... Oh ! peignez-moi !... peignez-moi toujours ! Ne bougez pas !... Là !... c'est déjà mieux !... il ne vous manque plus qu'un petit lorgnon dans l'œil. Un lorgnon ? [ROSA:] Oui... un petit morceau de verre... qui se tient tout seul... Tenez... regardez !... [ALIDOR:] A mon tour ! donnez-moi le carreau ? Faudrait du mastic... ça ne tient pas ! Je n'en ai pas... donnez-m'en. Attendez !... je vais vous en chercher un... Attendez...
[ALIDOR:] O Vénus ! ô Vénus !... fille de l'onde qui est ta mère !... Je sens que je suis pris dans ton carquois, comme un lapin dans un collet !... Une fâme. Dans mes bras !... Sur mon cœur !... Ah ! mais finissez ! Vous devez avoir des épingles dans le cou ! Il est fou ! Tiens ! à tes genoux ! à tes genoux ! [MINETTE:] Ah ! au secours ! au secours !...
[MOUILLEBEC:] Que vois-je ! malheureux ! Vous vous croyez donc sous Louis XV ?... Mes coquetteries ? parlez des vôtres, ma chère ! Une péronnelle ! Insolente ! Traiter de la sorte madame de Saint-Albano ! Ça ?... une méchante actrice de carton MOUILLEBEC et ALIDOR. Une actrice ! Sortez ! Une mauvaise cabotine... qui a été sifflée hier ! [ROSA:] Je vais vous faire jeter à la porte ! C'est bon !... on vous le laisse, votre poupard ! Poupard ! [AIR:] Ton chapeau prend un bain. Redoutez mon courroux ! La fureur me transporte ! Je vous mets à la porte : Bien vite éloignez-vous ! Je crains peu son courroux... Me traiter de la sorte ! C'est affreux, entre nous ! Redoutez mon courroux ! La fureur me transporte ! Nous tromper de la sorte ! Bien vite, éloignons-nous ! Bien vite, éloignez-vous !
[ALIDOR:] Une comédienne ! une femme de théâtre !... Vite, votre chapeau ! Qu'est-ce qui vous prend ? Eh bien, je ne suis donc pas du monde ? Fi ! madame, fi ! Votre chapeau... et partons ! Vous !... mais pas moi !... je reste !... Très bien ! Je ne vous retiens plus, mon brave homme !... allez ! Mais, malheureux !... Vous embrasserez maman pour moi. [MADAME TAUPIN:] Voilà le déjeuner ! [ALIDOR:] et ROSA. A table !... à table !... Ils ont le cœur de se mettre à table ! . Il a très bonne mine, leur déjeuner. Tiens ! des truffes ! Des truffes ! je n'en ai jamais mangé. [MADAME TAUPIN:] Eh bien, monsieur Mouillebec, vous ne prenez pas place ? Non... Je crois que je vais partir, Partir !... Vous ne seriez donc venu que pour nous donner des regrets ? Madame... A la bonne heure ! elle est honnête, celle-là ! Je reprendrai de la croûte. [MOUILLEBEC:] Ce pâté embaume ! [MADAME TAUPIN:] Déjeunez, monsieur Mouillebec... j'ai mis votre couvert... moi-même ! Puisqu'on vous en prie !... Ah ! c'est bien différent... du moment que... Je déjeunerai ! parce que vous m'en priez... et que j'ai faim ! [ROSA:] Ah ! vous y venez donc !... j'en étais sûre ! Oui, madame ; mais ça ne m'empêchera pas de vous dire vos vérités... toutes vos vérités ! Je vous demanderai une truffe ? [ALIDOR:] Je reprendrai de la croûte ! [MOUILLEBEC:] Ah ! madame... que vous êtes loin de Lucrèce... qui préféra une mort glorieuse... Tiens ! il est bon, votre petit blanc ! [ROSA:] et MADAME TAUPIN. Chut !... Une voiture !... dans la cour ! [MADAME TAUPIN:] C'est lui !... c'est M. Track ! [ROSA:] Encore ? j'en ai assez ! Vous ne le connaissez pas... il vous tuera ! [ALIDOR:] et MOUILLEBEC, se levant. Bigre ! J'emporte le pâté ! [MADAME TAUPIN:] Le voilà !... il n'est plus temps !... Tenez, endossez cette livrée... Moi ! en domestique ! Proh pudor ! Dépêchez-vous ! Je me charge de l'autre. Je l'entends ! Prenez cette assiette et frottez !
[TRACK:] A table ?... Ah ! ah !... il paraît que votre migraine va mieux ? [MOUILLEBEC:] Hein ! quel est cet homme ? Il m'a vu !... C'est juste !... D'où es-tu ! Thomas, donnez-moi une assiette... Eh bien, Thomas ! vous êtes donc sourd ? Hein ?... C'est moi ! Voilà ! Il faut que je m'appelle Thomas, à présent ! Un chapeau qui n'est pas de livrée ! il y a un homme ici ! Cet air embarrassé quand je suis entré... Pst !... ici... Thomas ! Monsieur ? Oye ! Quoi donc ? Non ! il n'entre pas !... où peut-il être ? Par là ? Pincée ! Pinçatus ! [ALIDOR:] Macaroni au jus ! [MOUILLEBEC:] et ROSA. [TRACK:] Qu'est-ce que c'est que celui-là ? Comment t'appelles-tu ? [ALIDOH:] Pégase ! Au moins, il a un joli nom, lui ! Oye ! [TRACK:] Non ! il n'entre pas ! Ce chapeau n'est pourtant pas venu seul !... il y a une intrigue ici. Faites vos préparatifs, nous partons ! Ils partent ! Bravo ! Comment ! nous partons ? et où allons-nous ? Vous le saurez plus tard. Madame Taupin ! Madame Taupin ! Vite ! les malles, les paquets ! nous quittons Paris ! Ah bah !... Tout de suite, monsieur. [ROSA:] Vous êtes fou ! Et mon théâtre ? Je payerai le dédit ! J'emmène cet homme ! Moi ? ah ! mais non ! permettez... Pas d'observations ! J'emmène aussi celui-là ! Oh ! bonheur ! Pas d'observations ! Ça me va !... C'est vous qui le voulez ? Eh bien, soit, partons ! Il me le payera ! [MADAME TAUPIN:] Voilà, monsieur !... [MOUILLEBEC:] tous deux prennent les paquets. Pardon, monsieur ! où allons-nous ? En Amérique ! En Amérique ! Et mon école ! et mes pommes de terre qui ne sont pas... [ALIDOR:] Bah ! ça nous promènera ! Allons, en route ! [MOUILLEBEC:] et MADAME TAUPIN. C'est affreux ! c'est inique ! Au fond de l'Amérique ! Je n'y survivrai pas ! L'aventure est unique ! Pour moi plus de tracas ! Il ne nous suivra pas !