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[MOUILLEBEC:] il est en groom et cire une paire de bottes. Ça ne veut pas reluire !... Être dans l'enseignement et cirer des bottes !... fatalité !... anankê !... comme disent les Grecs... et manger à la table des domestiques ! Il est vrai que les domestiques... c'est moi... et M. le marquis. A propos ! nous ne sommes pas en Amérique !... Arrivé au Havre, le bouledogue a changé d'idée... il a loué cette petite maison aux environs de Trouville... et, depuis quatre jours, nous voilà installés... Ce matin, il m'a fait scier une voie de bois !... mon Dieu ! que j'ai mal aux reins... Heureusement que tout cela va finir... J'ai écrit à M. de Montdésir pour le prier... primo : de donner à manger a mes lapins... secundo : de venir nous tirer des griffes de l'Américain. J'attends sa réponse. Tiens ! j'ai oublié d'affranchir ma lettre. voilà le timbre. [MONTDESIR:] Mouillebec !... Mouillebec !... [MOUILLEBEC:] Monsieur de Montdésir !... Ah ! vous voilà !... comment se porte madame la marquise ?... et mes pommes de terre ?... et mes lapins ?... Ah ! tant mieux !... c'est-à-dire... Chut !... plus bas !... S'il vous entendait !... un sauvage !... un caraïbe !... qui verrouille toutes les portes !... Je suis aussi fin que lui... je saurai bien pénétrer dans son antre. Comment !... vous oseriez... ? Du monde ! A A bientôt !... Qu'est-ce que c'est ? [MADAME TAUPIN:] et j'ai remis de l'eau pour l'Américain ! Ah ! Madame Taupin, que vous êtes bonne !... sur cette plage aride, vous me faites l'effet d'une brise embaumée. Alphonse, ne me dites pas de ces choses-là ! Alphonse !... Vous savez que je m'appelle Alphonse ?... Oui... je l'ai demandé au petit... j'ai peut-être été bien imprudente ?... Madame Nini ?... Non ! pas madame !... Nini tout court. Vous le voulez ? eh bien, Nini. Je ne vous cache pas que je voudrais bien m'en aller ! Mais je ne peux pas partir sans mon élève ! et cet animal-là s'est enraciné ici comme une touffe de chiendent ! plus on l'arrache, plus il repousse ! Ah ! c'est qu'il est amoureux, lui ! Amoureux ! que dira madame la marquise ? Chut ! le voici ! [ALIDOR:] Il a l'air mélancolique, porte la main sur sou cœur et pousse un énorme soupir. Heu !... que je l'aime ! Bonté divine ! que je l'aime ! Plus bas, donc ! Il nous fera assassiner ! Ne craignez rien... Amour, mystère et cuisine !... voilà ma devise ! Heu ! j'ai rêvé d'elle toute la nuit ! [AIR:] d'Haydée. Je l'admirais ! Je l'adorais ! Je la pressais tendrement sur mon sein ! C'était, hélas ! mon traversin ! [MADAME TAUPIN:] À la bonne heure ! il a un cœur, lui, tandis que vous... MOUILLEBEC. Moi, j'ai mal aux reins ! Cet homme est un marbre !
[ALIDOR:] Allons, plumons !... plumer pour elle, c'est encore du bonheur ! [MOUILLEBEC:] Il cire. — A part. Pauvre garçon, il me fait de la peine !... Eh bien, monsieur le marquis, vous ne voulez donc pas que nous retournions en Bretagne ? Père Mouillebec, ne me parlez pas... Tenez, vous n'avez pas pour deux liards de poésie dans le cœur ; vous ne comprenez pas l'amour ! Je comprends... je comprends que je cire des bottes... et que ça m'ennuie ! Je fais bien la cuisine, moi ! C'est-à-dire que vous la faites mais vous nous servez de monstrueuses ratatouilles !... hier encore, cette poule au riz... Je me suis trompé... j'ai versé le riz dans les pruneaux... et la poule dans le panier au charbon... De façon que nous n'avons eu ni poule, ni riz, ni pruneaux ! c'est insupportable, de dîner comme ça. Eh bien ; qu'est-ce que ça prouve ? [ALIDOR:] Non, ça prouve que j'ai un petit dieu qui tire de l'arc dans ma poitrine !... j'aime, enfin !... Cette fâme !... je la vois partout ! Je l'aspire, je la respire et je la soupire !... Je guette ses mies de pain pour les manger... Je dévore les feuilles de radis qu'elle laisse dans son assiette... car je lui filoute ses feuilles de radis ! Malheureux ! Et, dans ce moment, je cherche un roux digne d'assaisonner les gants qu'elle a portés ! Et vous comptez me faire manger de ça ? Oh ! non, pas vous ; ce sera pour moi... pour moi seul !... au fond des bois ; je mêlerai mes soupirs d'amour aux. roucoulements des bêtes féroces !... Voyons, calmez-vous... calmez-vous !... Ne parlons plus de ça ! Il est neuf heures... voulez-vous que nous prenions une petite leçon ? Du pain noir... et son cœur ! Non ! je ne veux plus lire que la Cuisinière Bourgeoise... et la Nouvelle Héloïse ! [MOUILLEBEC:] Rien qu'un petit... sur le pouce ?... C'est juste !... Allons, du courage ! et rappelez-vous cette parole de Cicéron : Sapientia... Est-elle de Cicéron ? Allez-y !... il vous ficherait une raclée ! J'y cours !... il en serait capable l'orang-outang ! [ALIDOR:] Il est parti... donnons bien vite le signal... Je me suis fabriqué ça avec mon couteau et deux roseaux... ça imite la guitare... [TRACK:] Mille millions de cannes à sucre ! [ALIDOR:] Lui ! bigre de bigre ! [TRACK:] Pégase !... que fais-tu là ? Je plume... je plume... Quel est ce bruit ? cotte musique ? C'est le rossignol ! Le rossignol ! imbécile ! je vais te faire parler ! Pas de gestes ! C'est juste !... un blanc !... Heureusement que j'attends un nègre aujourd'hui... et nous verrons... Est-ce aussi le rossignol qui dépose toutes les nuits des bouquets sur la fenêtre de Rosa ? Je ne sais pas... je plume... je plume... Et ce matin... ces deux vers que j'ai trouvés dans sa jardinière ? Mes versses ! Je vous aime extraordinairement, Est-ce assez plat !... Des vers de mirliton ! Pardonnons-lui... c'est un étranger... il ne s'y connaît pas ! Il nous a suivis, c'est clair !... Mais j'ai son chapeau... et s'il me tombe sous la main ! De quel côté chantait-il... ton rossignol ? Il rôde sans doute autour de la maison... Je vais le savoir !... [ALIDOR:] Trime, va, mon bonhomme... trime ! [TRACK:] Mille millions de revolvers ! [ALIDOR:] Bigre de bigre ! [TRACK:] Tu as entendu ? A main droite, monsieur, à main droite !... Oh ! je le trouverai !... Je vais faire le tour de l'habitation... et si je le rencontre... [ALIDOR:] Promène-toi, va, promène-toi... S'il pouvait marcher sur du persil !... on dit que ça porte malheur ! [ROSA:] Etes-vous seul ? Oui, il vient de partir... l'homme des montagnes Rocheuses !... J'ai entendu votre petite musette... et me voilà ! [ALIDOR:] Ah ! vous me faites l'effet d'une bouche de chaleur qui s'ouvre dans ma nuit sombre !... ROSA. Ah ! vous allez encore faire des phrases comme hier !... C'est ennuyeux à la fin !... vous avez l'air d'une lyre !... Non ! pas de phrases ! des soupirs ! ?... des regards !... Moi !... moi qui vous fais votre cuisine par amour ! Dites-donc, je la mange... il me semble que nous sommes quittes ! [ALI-DOR:] Ah ! Rosa !... Vous me faites l'effet d'un beau soir d'automne !... Et vous d'une belle journée d'hiver ! Brrr !... Je suis fâchée de ne pas avoir pris mon manchon ! Qu'est-ce qu'elle a ? Tenez... asseyons-nous... car debout vous n'êtes pas drôle ! Eh bien ? Moi ? Je ne dis rien ! Je vois bien !... Comment trouvez-vous ces petites pantoufles ? Dame ! je les trouve en maroquin... [BOSA:] Une oie ? Apprenez que, lorsqu'une femme montre ses pantoufles... c'est pour qu'on lui parle de son pied ! Oh ! oui ! parlons de votre pied !... il me fait l'effet d'une fraîche matinée de printemps... Encore !... avez-vous quelquefois pêché à la ligne ? Oui... pourquoi ? Moi, je ne trouve rien d'insupportable comme ces petits poissons qui mordent toujours et qui ne se prennent jamais ! Les ablettes ?... vous voulez parler des ablettes ? J'aime mieux les brochets ! au moins ils ont des dents ! Vous ôtez vos gants ? oh ! donnez-les-moi ? [ROSA:] Pourquoi ? J'ai mon idée ! Quand j'en aurai quinze paires, : quelle fricassée ! Dites donc... vous ne savez pas une chose ? c'est aujourd'hui ma fête... Allons donc ! c'est la Saint-Procope... Ça ne fait rien !... je vous dis que c'est ma fête ! Je le veux bien !... alors, mademoiselle Procope, je vous la souhaite ! Eh bien ?... dans votre pays, est-ce qu'on ne s'embrasse pas ? Vous ? jamais ! ça serait profaner mon idole ! Mais puisque je vous y autorise ! [ALIDOR:] Vous le voulez !... ô volupté !... volupté !... Eh bien... eh bien, non ! non ! [AIR:] Qu'il est flatteur d'épouser celle... Pourquoi donc ? lorsque je vous presse... Pour moi vous êt's une déesse Que je veux respecter toujours ! Ça finit par être embêtant ! Ah ! je vois bien que vous ne m'aimez pas ! Moi ?... je ne vous aime pas ?... Eh bien, je vais vous en donner une preuve ! Laquelle ?... [ALIDOR:] Nous allons interroger la marguerite ! Ah ! encore les marguerites ! Écoutez ça ! Je l'aime. un peu... beaucoup... normément. Eh bien, c'est convenu ! normément !... après ? Maintenant, nous allons voir si vous m'aimez, vous ! Vous allez encore plumer celle-là ? Voyons... êtes-vous un homme sérieux ? [ROSA:] Il y a bal ce soir pour la fête de Trouville... M. Track se couche de bonne heure... j'ai une forte envie de pincer un.cotillon... je vous emmène !... [ALIDOR:] Vous avec moi ! moi avec vous ! Nous boirons du punch, du bordeaux... du Champagne ! Ça le grisera ! Vous ne savez pas danser ? [AIR:] d'Hervé. Pauvre garçon ! Je suis trop bonne, sur ma foi. Vous partez avec lui... dardar... [ROSA:] Vous avancez, Vous balancez Votre danseuse d'un air tendre... Vous risquez un léger cancan. Le cancan !... qu'est-ce que c'est que ça ? Mais il faut donc Tout vous apprendre ! Allons, voyons, imitez-moi ! Je suis trop bonne sur ma foi. [MOUILLEBEC:] paraît, venant de la droite. [LES MEMES:] Eh bien !... ils dansent !... Oh ! le vieux ! [MOUILLEBEC:] Ah ! madame ! voilà donc où nous conduit l'entraînement des passions ! Sénèque a bien raison lorsqu'il dit Nihil non longa demolitur... Du latin ! je file ! Tra la la... MOUILLEBEC. Fugit ad salices !... Mais vous, me comprendrez-vous ?... Nihil non longa demolitur... [ALIDOR:] il se sauve dans la cuisine en dansant. [MOUILLEBEC:] Parti ! C'est égal ! je n'en aurai pas le démenti ! Nihil non longa demolitur vetustas atque... [TRACK:] Thomas ! Ah ! c'est vous, monsieur ?... Je viens de faire le tour des murs... je n'ai rencontré personne... qu'un cantonnier... Je lui ai essayé le chapeau... il ne lui va pas... Pourquoi dis-tu : "Parbleu ? Moi ?... je dis : "Parbleu !..." comme je dirais : "Voilà un joli temps. Pst ! ici ! Des pièges à loup ?... dzing !... ça casse la jambe ! Et les jambes de vos domestiques, monsieur ? Ça m'est égal... je les rembourserai ! Il est atroce, cet animal-là !... il croit qu'on rembourse une jambe comme un carreau cassé ! [ALIDOR:] Tu vas partir pour le Havre. Et tu me rapporteras ces quarante pièges... Cours ! vole ! Cours ! vole ! " Pardon, monsieur... c'est que j'ai du bois dans le dos... — Appelant. Pégase ! Mon déjeuner ! vite ! j'ai faim ! Voilà ! voilà ! [MOUILLEBEC:] Des pièges à loup, maintenant !... Ah ! il me tarde de voir arriver le beau-père avec son moyen ingénieux ! [ALIDOR:] L'omelette de monsieur ! [ROSA:] Qu'est-ce que ce moricaud qui me fait des signes ? Un moricaud ? J'aime mieux les blancs, moi ! [M:] Track... votre crocodile... va planter des corbeilles de pièges à loup... [ROSA:] et ALIDOR. Des petites machines en fer... avec un ressort en acier... Dès qu'on met le pied dessus... dzing ! ça casse la jambe ! Mais c'est une bourrique ! Qu'il ne m'asticote pas ou sinon... Oye ! Il s'est blessé ! Un coup de fourchette !... Vite du taffetas d'Angleterre ! Un timbre-poste ! ah ! ah ! ah ! [ALIDOR:] Tiens ! il est bête ! mais je ne déteste pas ça ! [MOUILLEBEC:] Ah ! affranchi !... Non ! c'est un calembour ! [TOUS:] Quel est ce bruit ? [MADAME TAUPIN:] Ah ! mon Dieu ! quel homme ! C'est encore votre sauvage !... je ne sais ce qu'il a... A peine a-t-il eu goûté à l'omelette, qu'il a renversé la table... ALIDOR. J'aurai peut-être oublié d'y mettre du sel ! [TRACK:] Ah ! pour le coup, c'est trop fort !... des marguerites dans mon omelette ! Bigre de bigre ! Le malheureux ! [ROSA:] à part. Il a interrogé... au-dessus de l'omelette ! Des marguerites dans le thé ! des marguerites dans tout ! Tu veux donc m'empoisonner ? Je vas vous dire... ça dépend des pays... En Bretagne, on met du lard... [TRACK:] Tais-toi, misérable ! [ROSA:] Touchez pas ! [TRACK:] C'est juste ! des blancs !... toujours des blancs !... il ne me viendra donc pas un nègre !... Ah ! enfin ! Voilà Un nègre ! Tiens ! tiens ! tiens !... [MONTDESIR:] Oye ! oye ! oye ! [TRACK:] Ah ! ça fait du bien ! Ça fait du bien... pas à lui ! [MONTDESIR:] C'est moi !... Montdésir !... [ALIDOR:] et MOUILLEBEC, à part. Le beau-père ! Voilà son moyen ingénieux ! Tiens !... vous avez donc perdu quelqu'un, que vous êtes en deuil ? Embrassons-nous !... [MONTDESIR:] Prends garde !... je ne suis pas sec ! [TRACK:] Ah ! je suis bienheureux de t'avoir sous la main, va ! [MONTDESIR:] Baï-bo... baï-Bo !... [ROSA:] Est-il possible d'être laid comme ça ! Approche ici, toi ! [MONTDESIR:] Tu me conviens... je t'arrête ! Mais je te préviens que, lorsque j'aurai à me plaindre de ces deux blancs ou de madame, comme il faut que je me soulage... c'est sur toi que je taperai ! Oh ! pas devant moi ! je n'aime pas à voir battre les animaux ! Thomas, tu vas arroser le jardin... Arroser ?... permettez... Tu raisonnes ! coquin ! Oh la la ! Il a raisonné ! Toi, prépare le dîner et surtout plus de marguerites ! Je vas vous dire... en Bretagne... Pas de réflexions ! drôle ! [MOUILLEBEC:] Eh bien, il a mis la main sur une jolie place ! Tu vas tirer de l'eau au puits. [ROSA:] Tiens ! je vais arroser aussi ! Oui, bon maître... Je crois que j'ai eu tort de me mettre en nègre. A la besogne ! Allons ! allons ! ça va marcher ! Mille millions ! des bras blancs ! et TRACK. Un nègre blanc ! Il déteint ! [ALIDOR:] C'est un métis ! [MOUILLEBEC:] Allez au diable ! mais cet homme... oh ! quelle idée ! Il lui va ! Il lui va ! Enfin, je te tiens !... gredin !... Ne touchez pas ! [ROSA:] C'est un blanc ! [TRACK:] C'est juste... toujours des blancs !... Oh ! mais n'importe !... tu ne sortiras pas vivant de cette maison... je vais fermer les portes... [TOUS:] Tu m'ennuies ! Je choisis le pistolet. Un duel ! A mort ! [MONTDESIR:] Eh bien, oui, je l'accepte ! Allez chercher des sabres, des épées, des pistolets ! j'ai soif de votre sang, je veux vous couper en morceaux ! Sapristi ! [AIR:] du Donjon du Nord. Tremblez tous, je le jure ! Je tremble, je le jure ! Je tremble pour son sort, O ciel ! je t'en conjure ! Fais qu'il soit le plus fort ! Il va braver la mort ! Sans crainte, je le jure ! Je ris de l'aventure, Et je brave la mort ! [MOUILLEBEC:] Ah ! ah ! nous allons voir ! Nous allons manger de l'Américain ! Il ne s'agit pas de ça... cachez-moi quelque part ! Il canne ! Ne vous impatientez pas ! Je l'entends !... je file !...
[LE GERANT:] Oh ! là là là là ! Ouf ! J'en ai ma claque. Tenez, [LE GARÇON:] Oui, Monsieur Godache. Ah ! ben, Monsieur Godache a plutôt chaud. [LE GERANT:] Je sue, mon ami, je sue ! Il n'y a pas d'autre mot. Ce sacré marché est en plein soleil... [LE GARÇON:] Et nous avons trente-six à l'ombre ! [LE GERANT:] Quel été ! C'est à crever. On se demande quand il pleuvra. Avec ça, je me suis pressé ; j'avais peur de n'être pas là pour l'arrivée de la gare. [LE GARÇON:] Monsieur n'avait donc pas sa montre ? [LE GERANT:] Si ; seulement, je n'avais pas l'heure. J'ai une montre excellente ; mais qui a des fantaisies. [LE GARÇON:] Ah ! [LE GERANT:] Elle ne varie pas d'une demi-minute par jour ; mais, par moments, elle s'arrête pendant une heure... et puis elle repart... très bien. [LE GARÇON:] Oui, ça ne m'étonne pas... J'ai eu une cousine qui était comme ça. Elle avait des syncopes ! et puis, une fois que c'était passé... [LE GERANT:] Elle marchait très bien. [LE GARÇON:] Oui. [LE GERANT:] Voilà, c'est comme ma montre. Allons, venez. Allez, allez ! Oh ! faites donc attention, Sophie ! [LA BONNE:] Oh ! pardon, Monsieur ! [LE GERANT:] C'est insupportable. [LA BONNE:] C'est la descente de lit de Madame Plantarède. [LE GERANT:] Ça ne la rend pas plus agréable pour ça. Si c'était tombé sur un client !... [LA BONNE:] Oh ! j'aurais fait attention. [LE GERANT:] C'est charmant pour moi. [MME GICLEFORT:] Viens, Bijou, viens ! Tu as les pliants, les ombrelles ? [GICLEFORT:] J'ai les pliants, j'ai les ombrelles. Bonjour, Monsieur Godache. [MME GICLEFORT:] Monsieur Godache, nous ne déjeunerons pas à l'hôtel ce matin. [LE GERANT:] Madame nous fait des infidélités ? [MME GICLEFORT:] Oh ! ce n'est pas moi ! Quand il y a une infidélité, c'est toujours un homme. Mais enfin, comme c'est avec moi !... N'est-ce pas, Benjamin ?... [GICLEEORT:] Oui, ma chérie. [MME GICLEFORT:] Nous déjeunons à la Rochemabelle. [LE GERANT:] Ah ! ah !... Vous déjeunerez bien mal. [MME GICLEFORT:] Oui ! mais il y a le point de vue ! [LE GERANT:] Ben oui ; mais ça ne se mange pas. [GICLEFORT:] Heureusement ; il n'en resterait plus ! [MME GICLEFORT:] Oh ! oh ! charmant ! Qu'il est spirituel ! On parle de Courteline ! [LE GERANT:] Alors, vous allez aller déjeuner à la Rochemabelle ! [GICLEFORT:] Ben oui, pour une fois !... [LE GÉRANT:] Drôle d'idée !... quand chez moi on peut... Mais au fait, vous êtes à la pension ici... vous n'êtes pas à la carte ! [MME GICLEFORT:] Non ! non !... [LE GERANT:] Ah ! oui... Oh ! bon ! Alors, ça va bien !... Vous savez, je dis qu'on mange mal à la Rochemabelle... Après tout, je n'en sais rien ! [GICLEFORT:] Et puis, enfin, nous sommes en partie fine ; ce qu'on mange importe peu... [LE GERANT:] Voilà ! comme deux amoureux... [GICLEFORT:] Eh ! oui !... [MME GICLEFORT:] Ah ! le fait est ! Je ne sais ce qu'a monsieur Giclefort... si c'est l'effet des eaux d'ici ! Vraiment, il y a des moments... Ah !... [GICLEFORT:] Je suis en voix ! oui, je suis en voix. [MME GICLEFORT:] Hem !... [LE GERANT:] Allons donc ? [GICLEFORT:] Dis-donc, raconte un peu, cette nuit... [MME GICLEFORT:] Voyons ! voyons ! tu n'as pas honte ! à notre âge ! [GICLEFORT:] Eh bien, quoi, à notre âge !... Nous avons soixante-six printemps ; mais c'est toujours des printemps ! [MME GICLEFORT:] Allons ! Allons ! [GICLEFORT:] Et quand je dis soixante-six !... J'en ai que soixante-cinq. C'est madame Giclefort qui est l'aînée... Moi, je suis le gigolo ! [MME GICLEFORT:] Oui. Eh bien, alors, viens, le gigolo ! Tu as ton châle, oui ? [GICLEFORT:] J'ai mon châle, oui ! mais je suis le gigolo !... Je suis le gigolo ! [LE GERANT:] Ah ! l'omnibus de l'hôtel. Lamiche ! Potinet ! [VOIX DU CHASSEUR:] Voilà !...
[LE GERANT:] L'omnibus, mon garçon, [LE CHASSEUR:] Oui, monsieur, je l'avais entendu. [LE GARÇON:] Viens, Potinet. [DES SAUGETTES:] Bonjour, monsieur ! Je vous demande pardon... C'est madame Plantarède qui m'envoie chercher une gaze de soie ponceau qu'elle a laissée dans sa chambre. [LE GERANT:] Une gaze de soie ? [DES SAUGETTES:] Oui ; vous savez, qu'elle se met autour du cou. [LE GERANT:] Oui... Enfin, la bonne saura. Sophie ! [SOPHIE:] Monsieur ? [LE GERANT:] Sophie, voyez donc : une soie de gaze... [DES SAUGETTES:] Une gaze de soie... [LE GERANT:] Enfin, un cache-nez à Madame Plantarède ! dans sa chambre. [DES SAUGETTES:] Ponceau ! [SOPHIE:] Ponceau ? [DES SAUGETTES:] Oui. [SOPHIE:] Je vais voir. [DES SAUGETTES:] S'il vous plaît ! Merci bien. [BICHON:] Monsieur ! [DES SAUGETTES:] Moi ? [BICHON:] Bonjour, m'sieur. [DES SAUGETTES:] Bonjour, mademoiselle. [BICHON:] La balle, là ! [DES SAUGETTES:] Ah ! pardon ! [BICHON:] S'il vous plaît ! Merci. [DES SAUGETTES:] De rien !... Quelle est cette jeune fille ? [LE GERANT:] C'est une cocotte. [DES SAUGETTES:] Ah ! [LE GERANT:] Déléguée par le Gouvernement pour le séjour du shah de Perse. [DES SAUGETTES:] Ah ? [SOPHIE:] M'sieur ! [LE GERANT:] Quoi ? [SOPHIE:] Qu'est-ce que c'est, "ponceau" ? [DES SAUGETTES:] Hein ? Ponceau ! [LE GERANT:] Il vous a fallu tout ce temps-là pour le demander ? [SOPHIE:] Je cherchais dans mes souvenirs.. [LE GERANT:] Ponceau, c'est violet. [DES SAUGETTES:] Oh ! non, non ! ponceau, c'est rougeâtre. [LE GERANT:] C'est ça ! prune. [DES SAUGETTES:] Si vous voulez ! prune à monsieur ; mais prune à monsieur pas tout à fait mûre. [SOPHIE:] Oui, enfin... un mou de veau pas cuit ? [DES SAUGETTES:] Voilà !... dans les grenat... Enfin, ponceau. [SOPHIE:] Je vois ça. [LE GERANT:] Je vous demande pardon, voici les voyageurs. [DES SAUGETTES:] Faites donc. [LE CHASSEUR:] Par ici, Messieurs, dames ! [LE GERANT:] Messieurs, dames désirent des chambres ? [QUELQUES VOYAGEURS:] S'il vous plaît. [LE GERANT:] Mon registre. [PREMIER VOYAGEUR:] Moi, avec un cabinet de toilette. [LE GERANT:] Parfaitement. Vous ferez voir le 15 ou le 19. Et Monsieur et Madame, chambre à un grand lit ou deux lits ? [DEUXIEME VOYAGEUR:] Deux lits ! Nous sommes mariés. [LE GERANT:] Très bien, très bien ! Le 14 pour Monsieur et Madame. Et Monsieur et Madame ? Un grand lit ou deux lits ? [LA VOYAGEUSE:] Mais, je ne connais pas monsieur. [LE GERANT:] Oh ! pardon, pardon ! Je croyais que Monsieur et Madame étaient ensemble. [LA VOYAGEUSE:] Hein ! [TROISIEME VOYAGEUR:] Non, non !... pas encore ! [LA VOYAGEUSE:] Comment, pas encore ! [LE GERANT:] En attendant, deux chambres séparées, bien. Le 9 et le 11. [LE VOYAGEUR:] C'est ça. [LA VOYAGEUSE:] Mais... on se touche ? [LE GERANT:] On se t... ? Ah ! les chambres ! Ah ! oui, oui, on se touche... Oh ! mais il y a un verrou de chaque côté ! [LA VOYAGEUSE:] Oh ! alors... [LE GERANT:] Si ces Messieurs, dames veulent bien inscrire leurs noms, profession et adresse sur le registre. [LES VOYAGEURS:] Volontiers. [DES SAUGETTES:] Dites-donc, monsieur, c'est pas pour dire ; mais elle y met le temps, votre bonne ! [LE GERANT:] Eh bien, Sophie, voyons ! [SOPHIE:] Mais, monsieur, je cherche ! [LE GERANT:] Ah ! je cherche ! je cherche ! [UN DES VOYAGEURS:] — Oh ! les papiers ! [LE GERANT:] Il n'y a pas de mal. Un peu de vent, ça fait du bien. [DES SAUGETTES:] Ça ne m'étonnerait pas que nous ayons de l'orage. [LE GERANT:] Après cette chaleur, ce ne serait pas un mal. Si ces Messieurs, dames veulent venir visiter leurs chambres... [SOPHIE:] C'est pas ça ? [DES SAUGETTES:] Mais non, c'est pas ça ! C'est vert, ça ! [SOPHIE:] Vert-ponceau. [DES SAUGETTES:] Mais non, pas vert-ponceau ! Vert-aigre ! Vert-pomme ! [SOPHIE:] J'en trouve pas d'autre ! [DES SAUGETTES:] Qu'est-ce que vous voulez !... Allons, jetez ! tant pis ! Je dirai qu'on n'a trouvé que ça. Jetez ! [SOPHIE:] Voilà !... [TOUS:] Ah ! [DES SAUGETTES:] Ah ! la gaze de soie de madame Plantarède sur la grande route ! [LE GERANT:] Là ! là ! Maladroite, va ! Quand je disais qu'on ne jette pas des choses par la fenêtre !... Par ici, Messieurs, dames. [DES SAUGETTES:] Rattrapez-la ! Rattrapez-la ! Oh ! je vous demande pardon, monsieur ! [SAINT-FRANQUET:] Faites donc ! [DES SAUGETTES:] Excusez-moi, je cours après une gaze de soie qui file sur la grande route. [SAINT-FRANQUET:] Courez, monsieur, courez ! [DES SAUGETTES:] Pardon !
[SAINT-FRANQUET:] Un nouveau sport, sans doute ? [LE CHASSEUR:] Quoi donc, Monsieur ? [SAINT-FRANQUET:] La course à la gaze de soie. [LE CHASSEUR:] Ah ! je ne sais pas, Monsieur. Monsieur arrive de la gare ? [SAINT-FRANQUET:] Oui, mon ami. [LE CHASSEUR:] Monsieur vient pour loger à l'hôtel ? [SAINT-FRANQUET:] Oui. J'ai préféré venir à pied ; mais l'omnibus a dû apporter mes bagages. [LE CHASSEUR:] Ah ! bon. Monsieur les trouvera dans le hall. Le patron va venir tout à l'heure. Non, les jeux qu'on joue ici, c'est le golf, le tennis... [SAINT-FRANQUET:] Oh ! [LE CHASSEUR:] Ça, c'est le tennis. [SAINT-FRANQUET:] Oui, je constate ! C'est bien ma veine ! Il y a une balle dans l'air, elle est pour moi. [BICHON:] Il n'est pas tombé une balle par là ? [SAINT-FRANQUET:] Précisément, madame, sur moi ! [BICHON:] Oh ! pardon, monsieur ! Ah... Saint-Franquet ! [SAINT-FRANQUET:] Bichon ! Ah ! zut ! [BICHON:] C'est pas terrible qu'on ne puisse pas descendre dans un trou perdu sans trouver des gens de connaissance ? [SAINT-FRANQUET:] Juste ce que je pensais ! [BICHON:] C'est pas rigolo ? [SAINT-FRANQUET:] Et... par quel hasard êtes-vous ici ?... [BICHON:] Ah ! ben, je ne t'ai pas dit ! C'est vrai que je ne t'ai pas vu depuis... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! On se tutoie ? [BICHON:] Mais dame. [SAINT-FRANQUET:] Bon, bon. Je ne me rappelais plus. [BICHON:] Je ne suis plus avec Boutinot. [SAINT-FRANQUET:] Allons donc ! [BICHON:] Je l'ai plaqué. [SAINT-FRANQUET:] Pourquoi ? [BICHON:] Parce qu'il m'a fichue à la porte. [SAINT-FRANQUET:] Non ? [BICHON:] A cause du coiffeur. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! [BICHON:] C'est pourtant pas ma faute ! C'est lui qui l'avait choisi, le coiffeur, parce qu'il coiffait sa mère. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ben alors !... [BICHON:] Ben oui ! ça lui a pas plu. Il a trouvé qu'un coiffeur pour... Il était très snob, tu sais... [LA JOUEUSE DE TENNIS:] Eh bien, Bichon ! [BICHON:] Voilà, voilà ! On va se voir un peu, hein ? [SAINT-FRANQUET:] Mais, certainement. [BICHON:] Puisqu'on se retrouve là, tous les deux ! Ah ! le ciel fait drôlement les choses... J'ai eu un béguin pour toi autrefois, tu sais. [SAINT-FRANQUET:] Allons donc ? [BICHON:] Quand je pense qu'il n'y a jamais eu rien entre nous ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! tu n'aurais pas voulu. [BICHON:] Pourquoi ? [SAINT-FRANQUET:] Boutinot était mon ami. [BICHON:] Eh ben, c'était aussi le mien, quoi ! [SAINT-FRANQUET:] C'est vrai ! [BICHON:] Tu es le seul de ses amis qui n'ait pas essayé ! [LA JOUEUSE DE TENNIS:] Eh bien, Bichon, voyons ! [BICHON:] Mais oui, mon vieux, je viens ! Enfin, on va réparer ça, hein ? J'ai toutes mes journées libres. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! Et les nuits ? [BICHON:] Oh ! elles sont prises. Oui, je suis affectée au shah. [SAINT-FRANQUET:] Comment dis-tu ça ? [BICHON:] Le shah de Perse ! Je suis ici pour lui. Oui, mon cher ! J'ai l'air de rien, comme ça... Eh ben, je suis favorite !... pour vingt et un jours... le temps de la cure. [SAINT-FRANQUET:] Mazette ! [BICHON:] Ça s'est fait par voie diplomatique ! Le Consul, qui s'est adressé aux Affaires Etrangères, qui s'est adressé à l'Intérieur, qui a délégué quelqu'un de la Préfecture auprès de chez Maxim... et c'est moi qui ai été choisie entre toutes, comme la plus jeune, la plus jolie, et puis parce que je n'avais pas l'air d'une grue. [SAINT-FRANQUET:] Mes compliments. [BICHON:] Alors, tu comprends, naturellement, mes nuits... Oh ! ce ne sont que des actes de présence, parce qu'avec le shah, tu sais !... pfutt !... Ça fait de l'effet comme ça, ou à travers un lion qui brandit un couteau à papier pour couper un soleil ; mais au lit... en amour... Ah ! non, entre nous, eh ben... non !... [SAINT-FRANQUET:] Aha ! [BICHON:] Ah ! non, non ! pas de shah ! pas de shah ! [SAINT-FRANQUET:] Tu as l'air de parler auvergnat. [BICHON:] C'est que ça dit bien ce que je pense... [UN:] Eh bien, voyons, Bichon ! Joues-tu, ou ne joues- tu pas ? [BICHON:] Mais voilà, quoi, voilà ! Je cause avec monsieur... Un ami !... Un autre. [SAINT-FRANQUET:] et LE JOUEUR, s'inclinant. — Monsieur ! [BICHON:] Alors, à tantôt ! [SAINT-FRANQUET:] Certainement ! Comment donc ! comment donc ! [BICHON:] D'autant que je ne serais pas fâchée de te causer. [SAINT-FRANQUET:] De causer avec moi. [BICHON:] C'est la même chose. J'ai à te causer parce que tu peux me donner un conseil. C'est pour une chose qu'on me propose... une chose... conséquente ! [SAINT-FRANQUET:] Conséquente ? [BICHON:] Blague pas, c'est sérieux ! On me propose d'entrer au théâtre, à la Cigale ! Alors, comme t'es peintre, c'est tout de même aussi un peu de l'art !... Qu'est-ce que je dois prendre ? La chanson à diction ou les gommeuses ? [SAINT-FRANQUET:] Ah çà ?... non, mais... Tu chantes donc ? [BICHON:] Ben... à ma façon. [LE JOUEUR DE TENNIS:] Comme une seringue. [BICHON:] Comme une seringue"... là ! l'autre ! Ça ne sait même pas rattraper une balle au tennis, et ça se mêle de juger ! Non... c'est-à-dire, je chante bien, là, comme ça, toute seule... mais c'est l'accompagnement qui me gêne. Tu comprends, l'orchestre joue un air, on en chante un autre ; il faut que ça aille ensemble. Malgré moi, je chante la même chose que l'orchestre. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! diable, c'est grave ! [BICHON:] Oui, oh ! mais le directeur m'a dit que ça n'avait pas d'importance, que j'avais de très jolies jambes. [SAINT-FRANQUET:] Oh ! alors !... [LA JOUEUSE DE TENNIS:] Ah ! ben, non, écoute, Bichon, à la fin !... C'est assommant ! [BICHON:] Voilà ! voilà ! Au revoir, Gérard. Alors, on se reverra ? [SAINT-FRANQUET:] Mais oui, mais oui. [BICHON:] C'est ça ! A tantôt !... Alors, c'est à qui de servir ? [LA JOUEUSE DE TENNIS:] Mais à toi, mon petit, à toi ! [BICHON:] Ah ! bon.
[LE CHASSEUR:] Voici le patron, . Monsieur. [LE GERANT:] Pardonnez-moi, Monsieur, mais j'ai dû m'occuper des voyageurs qui viennent d'arriver. Monsieur, sans doute, désire une chambre ? [SAINT-FRANQUET:] Ben... plutôt. [LE GERANT:] Bien, Monsieur... Mais, en attendant, puisque j'ai mon registre là... si Monsieur veut me donner son nom ? [SAINT-FRANQUET:] Gérard Saint-Franquet. [LE GERANT:] Ah ! parfaitement. [SAINT-FRANQUET:] Vous me connaissez ? [LE GÉRANT:] Du tout, Monsieur. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! je croyais ! Vous dites : "Ah ! parfaitement ! " comme si... [LE GERANT:] Monsieur m'affirme ; je ne peux pas mettre en doute ce que Monsieur me dit. [SAINT-FRANQUET:] Très juste. [LE GERANT:] Saint-Franquet ?... ou de Saint-Franquet ? [SAINT-FRANQUET:] Comme on veut. [LE GERANT:] Comment, comme on veut ? [SAINT-FRANQUET:] Oui ; j'en ai dans la famille qui mettent "Saint-Franquet", d'autres "de Saint-franquet". Quand les gens m'empruntent de l'argent, ils m'écrivent "de Saint-Franquet", quand ils me remboursent, ils m'appellent "Saint-franquet". [LE GERANT:] Alors, si ça ne fait rien à Monsieur, je mettrai "de Saint-Franquet". Ça fait mieux sur la liste des voyageurs. [SAINT-FRANQUET:] Comme vous voudrez. Mais vous ne me le compterez pas sur l'addition...
[DES SAUGETTES:] Ça y est, monsieur ! Je l'ai rattrapée !... [SAINT-FRANQUET:] Ah ?... Je vous remercie bien. [DES SAUGETTES:] De quoi ? [SAINT-FRANQUET:] D'être revenu pour me le dire. [DES SAUGETTES:] Oh ! j'suis pas revenu... Il fallait que je repasse par ici pour... Je vous demande pardon, on en a besoin. [SAINT-FRANQUET:] Mais faites donc !... Je serais désolé !... [DES SAUGETTES:] Bonjour, monsieur ! [SAINT-FRANQUET:] Communicatif, ce jeune homme.
[GICLEFORT:] Tu m'attends, hein ! tu m'attends ! [MME GICLEFORT:] Oui. Va, mignon, va ! [GICLEFORT:] C'est ça, c'est ça. [LE GERANT:] Déjà de retour, Madame Giclefort ? [MME GICLEFORT:] Ne m'en parlez pas ! Monsieur Giclefort fait mon désespoir... C'est un véritable gosse ! Figurez-vous qu'il a enlevé sa ceinture de flanelle, sous prétexte qu'il faisait chaud... Oui, monsieur !... Alors, naturellement, il vient d'être pris de ses petites tranchées. [LE GERANT:] Oh ! [MME GICLEFORT:] Il a les intestins très délicats ! C'est son côté faible. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! vraiment ? Oh ! [MME GICLEFORT:] Excusez-moi ; mais j'aime mieux monter, parce que, quand je ne suis pas là, il fait tout de travers. [SAINT-FRANQUET:] Oh ! [MME GICLEFORT:] Excusez-moi !
[SAINT-FRANQUET:] Communicative aussi, cette dame. [LE GERANT:] Oui... mais, au fait, Monsieur qui est parisien doit en avoir entendu parler ! [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? La fameuse danseuse de l'Empire ! Oh ! comme elle est changée ! [LE GERANT:] Ah ! Monsieur la connaît ? [SAINT-FRANQUET:] Du tout. Je dis "comme elle est changée", parce que je suppose qu'elle n'a pas dû toujours être comme ça. [LE GERANT:] Ah ! oui, Monsieur !... Ah ! quel gentil ménage ! si Monsieur savait... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! c'est son mari ? [LE GERANT:] Non, c'est son amant. C'est Monsieur Giclefort, le propriétaire de la "Belle Jardinière"... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! [LE GERANT:] de Douai ! [SAINT-FRANQUET:] Ah !... Enfin, c'est toujours une Belle Jardinière ! [LE GERANT:] Oui, Monsieur, oui. Alors, si Monsieur veut venir pour les chambres... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! les chambres ! Oui, oui. Dites-moi donc, il paraît que vous en avez de bonnes. [LE GERANT:] Oh ! très bonnes, Monsieur. [SAINT-FRANQUET:] Oui, c'est ce qu'on m'a dit, c'est ce qu'on m'a dit. [LE GERANT:] Ah ! [SAINT-FRANQUET:] Oui. Je connais un peu des personnes qui descendent quelquefois ici... un avoué de Paris, monsieur Plantarède, et sa femme. [LE GERANT:] Monsieur et Mad... Mais ils sont là ! [SAINT-FRANQUET:] Hein ! Ils sont là ? Tiens, tiens, tiens ! comme c'est curieux ! ils sont là ! Tiens, tiens, tiens, tiens !... Et... elles donnent sur ici ? [LE GERANT:] Qui ? [SAINT-FRANQUET:] Leurs chambres. [LE GERANT:] Ah ! oui, Monsieur, elles donnent sur ici. [SAINT-FRANQUET:] Aha !... Ce qui fait qu'on voit leurs fenêtres d'où nous sommes ? [LE GERANT:] Naturellement. [SAINT-FRANQUET:] Naturellement. [LE GERANT:] Puisque leurs fenêtres ont vue sur ici, il est évident que d'ici on voit leurs fenêtres. [SAINT-FRANQUET:] C'est évident, c'est évident. [LE GERANT:] Il est un peu godiche. Mais si Monsieur veut, pour lui, j'ai une très belle chambre de l'autre côté. [SAINT-FRANQUET:] Non ! [LE GERANT:] Ah ! Pourtant, de l'autre côté, la vue de la campagne... [SAINT-FRANQUET:] J'ai horreur de la campagne. [LE GERANT:] Et puis, il y a une salle de bains. [SAINT-FRANQUET:] J'ai horreur des bains. [LE GERANT:] Ah ! ah !... Affaire de goût, Monsieur, affaire de goût. [SAINT-FRANQUET:] C'est drôle, je ne sais pas pourquoi, il me semble que cette fenêtre-là, ça doit être la fenêtre de la chambre de monsieur Plantarède. [LE GERANT:] Ah ! non ! non, celle-là, elle est libre. Si vous la voulez... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ah ! [LE GERANT:] Ainsi que la quatrième ; elle est libre également. La quatrième et la première. [SAINT-FRANQUET:] La quatrième et la première ! [LE GERANT:] Oui, Monsieur. [SAINT-FRANQUET:] Mais enfin, nom de Dieu, où sont logés les Plantarèdes, alors ?... [LE GERANT:] Mais les deux chambres du milieu, Monsieur ! [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, dites-le, sacré mille millions de trente-six mille vaches ! [LE GERANT:] Mais je ferai remarquer à Monsieur que Monsieur ne me l'a pas demandé. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! s'il faut tout vous demander ! [LE GERANT:] Alors, Monsieur veut-il la quatrième ? Elle est très bien. Et puis, elle est juste à côté de monsieur Plantarède. [SAINT-FRANQUET:] Oui ? Oh ! ben, ça, vous savez... [LE GERANT:] Je ne vous propose pas l'autre, à côté de madame Plantarède... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! pourquoi ça ? [LE GERANT:] Parce qu'elle est sensiblement plus petite... [SAINT-FRANQUET:] Justement ! Très bien ! J'ai horreur des grandes chambres. Il faut faire un kilomètre pour aller du lit à la toilette. [LE GERANT:] Oh ! pas là ! [SAINT-FRANQUET:] Et puis, naturellement, celle-là doit être moins chère. [LE GERANT:] Non, c'est le même prix. [SAINT-FRANQUET:] Là ! Eh bien, vous voyez : "C'est le même prix" ! Je peux avoir pour le même prix une chose que je préfère. Il n'y a pas à hésiter, je prends celle-là. Qu'est-ce que vous voulez, tant pis ! Je serai à côté de madame Plantarède, et puis voilà tout ! [LE GERANT:] Oui, Monsieur, oui... [SAINT-FRANQUET:] Après tout, je ne viens pas pour faire du luxe, moi ; je viens pour peindre. [LE GERANT:] Ah ! [SAINT-FRANQUET:] Vous devez avoir des choses à peindre, ici ? [LE GERANT:] Oh ! non, Monsieur, tout a été refait cette année. Il y a bien encore les petits cabinets ; mais on garde ça pour la fin de la saison. [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? "Les petits cabinets ! " Je ne suis pas peintre en bâtiment ; je ne sollicite pas une commande. [LE GERANT:] Ah ! Monsieur est peintre sur toile ? [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, oui !... Vous devez avoir de jolis points de vue, dans les environs ? [LE GERANT:] Dans les environs ? Je vous dirai, je suis du pays, alors je ne connais pas très bien... [SAINT-FRANQUET:] Vous ne savez pas seulement ce qu'il y a de joli ? [LE GERANT:] Oh ! si !... il y a... y a la source. [SAINT-FRANQUET:] Ah ? ben, voilà ! Une source... je te crois ! Elle est bien ? [LE GERANT:] Oh ! très bien. [SAINT-FRANQUET:] Avec de la verdure ? [LE GERANT:] Mais oui ! [SAINT-FRANQUET:] Et des arbres ?... [LE GERANT:] Et des arbres. [SAINT-FRANQUET:] De grands arbres ? [LE GERANT:] Oh ! grands !... Enfin... comme ça !... [SAINT-FRANQUET:] Ah !... de la futaie ? [LE GERANT:] Mais non, Monsieur, pas de la foutaise ! [SAINT-FRANQUET:] Je n'ai pas dit : "de la foutaise" ; j'ai dit : "de la futaie". [LE GERANT:] Ah ! pardon. [SAINT-FRANQUET:] N'importe ! Je vois ça : la source ! Quelque chose de poétique, de vaporeux... à la Corot. [LE GERANT:] Oui, Monsieur, oui. [SAINT-FRANQUET:] Avec une danse de sylphes, de nymphes, n'est-ce pas ?... [LE GERANT:] Oui, oui... [SAINT-FRANQUET:] D'ondines... [LE GERANT:] A sept heures et demie tous les soirs ; déjeuner à midi. [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? quoi ? à sept heures et demie ?... [LE GERANT:] On dîne... [SAINT-FRANQUET:] Mais je m'en fiche ! C'est pas ça que je vous dis. Je vous parle d'ondines, génies des eaux... [LE GERANT:] Ah ?... J'ai pas ça. [SAINT-FRANQUET:] Vous entendez tout de travers ! [LE GERANT:] Alors, je fais monter les colis de Monsieur dans le 13 ? [SAINT-FRANQUET:] C'est ça, c'est ça ! [LE GERANT:] Voilà justement monsieur Plantarède.
[PLANTAREDE:] Ah ! Saint-Franquet ! ici ! [SAINT-FRANQUET:] Plantarède ! Ah ! bien, par exemple, celle-là !... Si je m'attendais... [PLANTAREDE:] Comment, si vous vous attendiez !... Mais vous saviez bien que nous étions à Châtel-Sancy. [SAINT-FRANQUET:] Hein ! moi ? Pas du tout ! [PLANTAREDE:] Quoi, quoi, pas du tout ? C'est moi-même, quand vous m'avez demandé, il y a quinze jours, ce que nous faisions de notre été, qui vous ai dit : "Nous allons à Châtel-Sancy ! [SAINT-FRANQUET:] A moi ? [PLANTAREDE:] Allons, mon bon ami, voyons, avouez donc que vous êtes venu pour nous retrouver ! [SAINT-FRANQUET:] Mais non ! mais non ! [PLANTAREDE:] Quoi ! Ça serait gentil... [SAINT-FRANQUET:] Je ne vous dis pas... Mais non, je suis venu pour me soigner. [PLANTAREDE:] Ah !... de quoi ? [SAINT-FRANQUET:] Quoi, de quoi ?... Ah ! vous voulez savoir de quoi je... [PLANTAREDE:] A moins que ce ne soit un secret... [SAINT-FRANQUET:] Non, non, du tout... Eh bien, voilà ; depuis quelque temps, je suis dans un état de nervosité !... [PLANTAREDE:] Ah ? Ah ?... [SAINT-FRANQUET:] La nuit, par exemple, j'ai des sursauts, comme si une décharge électrique... [PLANTAREDE:] Oui, oui, oui !... Oh ! bien, mon ami, il faut filer au plus vite ! [SAINT-FRANQUET:] Comment ?... [PLANTAREDE:] C'est tout ce qu'il y a de plus mauvais pour les nerfs, les eaux d'ici ! Elles sont phosphorées, radioactives... tout ce qu'il y a de plus surexcitant. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! aha ! Mais alors, quoi ! les eaux d'ici, c'est pour quoi ? [PLANTAREDE:] Mais pour donner du ton. Elles vous retapent... C'est contre l'épuisement... pour les anémiés, les éreintés. [SAINT-FRANQUET:] Ah ?... ah !... Ah ! bien, voilà ! je le suis, éreinté, je le suis ! [PLANTAREDE:] Ah !... Asseyez-vous, mon ami. [SAINT-FRANQUET:] — Et puis, enfin, on n'est jamais obligé de les prendre les eaux ! Si je vois que ça me fait mal... [PLANTAREDE:] Ah ?... [SAINT-FRANQUET:] Oui. J'ai précisément une chose dans l'œil... [PLANTAREDE:] Dans l'œil ?... Vous permettez ? [SAINT-FRANQUET:] Mais non ! Dans l'œil... je veux dire... une chose qui me travaille... une chose... à la Corot !... un effet de bois, avec une source... vous voyez ça !... des nymphes, des ondines !... [PLANTAREDE:] Oui, oui, oui. [SAINT-FRANQUET:] Avec de la verdure, des arbres... Il paraît qu'il y a une source admirable, ici ?... [PLANTAREDE:] Oh !... admirable... comme cure !... mais comme pittoresque !... c'est un kiosque... avec des petits robinets et des vasques en marbre. [SAINT-FRANQUET:] Hein ?... [PLANTAREDE:] Quant aux ondines, elles ont des petits bonnets blancs, avec des petits tabliers blancs, et elles distribuent des verres de l'eau de la source. C'est très gentil ; mais ça n'a rien de Corot. [SAINT-FRANQUET:] Comment ! mais la verdure ?... les arbres ? [PLANTAREDE:] Oh ! il y en a... dans des pots... oui, oui !... avec des mottes de gazon tout autour. Ah ! c'est très propre ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! mais alors, j'ai été fourré dedans ! [PLANTAREDE:] Ah çà, mon bon ami, pourquoi me raconter des histoires ?... Vous êtes ici pour nous ! [SAINT-FRANQUET:] Mais non ! [PLANTAREDE:] Mais si ! [SAINT-FRANQUET:] Mais non ! [PLANTAREDE:] Seulement, vous ne voulez pas le dire, parce que vous appréhendez l'accueil que vous fera madame Plantarède. [SAINT-FRANQUET:] Moi ?... [PLANTAREDE:] Ah ! je ne sais pas ce qu'elle a après vous, mon pauvre ami ; mais elle ne peut pas vous voir même en peinture ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ?... Vraiment ! [PLANTAREDE:] Qu'est-ce que vous voulez !... Aussi, mon ami, vous êtes maladroit. On dirait que vous ne connaissez pas les femmes ! Pénétrer dans un ménage et marquer sa prédilection pour monsieur, c'est s'aliéner madame, c'est connu. Eh bien, vous, chaque fois que vous venez, qu'est-ce que vous dites ? "Je viens voir votre mari !..." Comme c'est gentil pour ma femme ! [SAINT-FRANQUET:] C'est vrai... [PLANTAREDE:] Tenez, voici précisément madame Plantarède ! Vous allez voir !... vous allez voir sa tête !
[LES MEMES:] ombrelles, raquettes, sacs de balles, etc... [MICHELINE:] Vous avez tout, des Saugettes ? [DES SAUGETTES:] Je crois... oui, j'ai tout ! [MICHELINE:] Eh bien, et le kodak ? [DES SAUGETTES:] Ah ! mon Dieu, le kodak !... j'ai laissé le kodak ! [PLANTAREDE:] Oh ! voyons, des Saugettes ! Vous n'avez que ça à rapporter, et vous oubliez le kodak !... [DES SAUGETTES:] Je suis impardonnable !... Je ne sais pas comment... Oh !... [PLANTAREDE:] Allez, allez, courez le chercher ! [DES SAUGETTES:] Oui, oui ! [PLANTAREDE:] Tête de linotte, va ! [SAINT-FRANQUET:] Chère madame !... [MICHELINE:] Monsieur Saint-Franquet ?... ici !... [SAINT-FRANQUET:] Oui !... oui, madame... [MICHELINE:] Ah !... Enchantée... PLANTAREDE, à SAINT-FRANQUET — Hein ?... Hein ?... Qu'est-ce que je vous disais !... la tête ! hein ? [SAINT-FRANQUET:] Mais... non... je ne vois pas... [MICHELINE:] Quoi ! "la tête ! hein"... Qu'est-ce que ça veut dire, "la tête ! hein ? [PLANTAREDE:] Rien, rien !... Je lui avais dit que quand tu le verrais, tu ferais la tête. [MICHELINE:] Moi ?... [PLANTAREDE:] Mais oui !... Eh bien, ça y est !... Tu ne peux pas le sentir, c'est un fait acquis. [MICHELINE:] Je ne peux pas le sentir !... Que c'est bête, ce que tu dis là. Je n'ai pas à sentir ou à ne pas sentir monsieur Saint-Franquet ! [SAINT-FRANQUET:] Mais, évidemment !... [DES SAUGETTES:] Voi... voilà le ko... kodak. PLANTAREDE. — A la bonne heure !... Vous êtes essoufflé ? Non !... Oh ! mais, donnez-moi donc votre pliant... Vous êtes chargé... [SAINT-FRANQUET:] C'est pas un homme, ça, c'est un vestiaire ! [PLANTAREDE:] Merci. Tenez, un charmant garçon ; monsieur des Saugettes, que je vous présente... [DES SAUGETTES:] Oh ! monsieur Plantarède !... [SAINT-FRANQUET:] Mais j'ai déjà eu le plaisir de rencontrer monsieur tout à l'heure... [DES SAUGETTES:] En effet... oui... [SAINT-FRANQUET:] courant après une gaze de soie, comme un papillon après son filet, [PLANTAREDE:] Ah ! oui, la gaze de ma femme !... Mais, mes enfants, c'est pas tout ça ; il faut que nous rentrions nous changer. Ma femme et moi, nous sommes en sueur ! [MICHELINE:] Hein ?... Mais, parle pour toi ! [PLANTAREDE:] Eh bien, soit !... Je suis en sueur et ma femme est en transpiration. [MICHELINE:] Mais pas du tout ! En voilà une idée ! [PLANTAREDE:] Quoi ! il n'y a pas de honte. — Mon petit des Saugettes... [DES SAUGETTES:] Monsieur ?... [PLANTAREDE:] Vous allez monter avec moi me faire ma friction au gant de crin. [DES SAUGETTES:] Mais avec plaisir, monsieur !... [PLANTAREDE:] Vous n'avez pas idée, mon cher, de la complaisance de ce garçon ! C'est lui qui tous les jours me frictionne. [SAINT-FRANQUET:] Allons donc ?... [DES SAUGETTES:] Oh ! monsieur !... [PLANTAREDE:] Et ce qu'il frictionne bien !... [DES SAUGETTES:] Oh ! monsieur, vraiment !... [PLANTAREDE:] Si, si !... Pas de fausse modestie. Souvent je me dis : "C'est dommage qu'il ait sa situation dans le monde ; ça ferait un masseur admirable ! [DES SAUGETTES:] Oh ! vous me flattez, monsieur Plantarède, vous me flattez !... [PLANTAREDE:] Je le dis comme je le pense ! Si jamais vous avez des douleurs, des rhumatismes, je vous le recommande. [DES SAUGETTES:] Oh ! je suis confus, vraiment ! je suis confus !... [PLANTAREDE:] Faites-vous frictionner par lui. N'est-ce pas ? [DES SAUGETTES:] Mais avec plaisir !... [SAINT-FRANQUET:] Très aimable, monsieur... mais je n'ai pas de rhumatismes. [DES SAUGETTES:] Ah ?... Je regrette... [SAINT-FRANQUET:] Pas moi !... mais très touché tout de même ! [PLANTAREDE:] Allons, venez !... Et toi, puisque tu ne veux pas être en transpiration, eh ben, tu vas tenir compagnie à notre ami Saint-Franquet. [MICHELINE:] Moi ?... Mais... [PLANTAREDE:] Mais si, mais si. Hein, croyez-vous qu'elle ne peut pas vous sentir ? Le croyez-vous ? [MICHELINE:] Oh ! je t'en prie, tais-toi, tu es ridicule ! [PLANTAREDE:] Ah ! vous aurez de la peine à l'apprivoiser ! [MICHELINE:] Imbécile ! [PLANTAREDE:] Oui, chérie. Allons, venez, vous, mon masseur attitré ! A tout à l'heure.
[SAINT-FRANQUET:] Ah ! merci ! merci pour ces paroles d'amour que votre mari vient de laisser échapper devant moi ! [MICHELINE:] Hein ? quoi ? quoi ? Quelles paroles d'amour ? [SAINT-FRANQUET:] Vous ne pouvez pas me sentir !..." Vous l'avez dit à votre mari ! il me l'a répété !... Ah ! merci ! merci ! [MICHELINE:] Vous trouvez de l'amour là-dedans, vous ? [SAINT-FRANQUET:] Absolument ! car enfin, est-ce que je vous ai fait quelque chose ?... Non ! Alors, pourquoi me détestez-vous, si ce n'est parce que vous avez peur de m'aimer ?... [MICHELINE:] Ah ! par exemple !... Ah ! bien, pour de la fatuité !... [SAINT-FRANQUET:] C'est de la fatuité... mais c'est de l'observation. [MICHELINE:] D'abord, monsieur, qu'est-ce que vous venez faire ici ? [SAINT-FRANQUET:] Mais, les eaux de Châtel... pour les déprimés... [MICHELINE:] Allons, allons !... à d'autres !... Alors, vous trouvez que ce n'est pas assez d'avoir envahi mon domicile tout cet hiver, en vous insinuant dans les bonnes grâces de mon mari, d'en avoir profité pour vous implanter chez moi, dans mon ménage ?... [SAINT-FRANQUET:] Oh ! oh !... [MICHELINE:] Laissez- moi parler !... Au point que les gens commençaient à jaser... [SAINT-FRANQUET:] De quoi se mêlent-ils, les gens ? [MICHELINE:] De ce qui ne les regarde pas !... Quoi ! c'est bien leur droit !... Et maintenant, vous poussez l'aplomb jusqu'à venir me relancer ici... pour m'afficher !... [SAINT-FRANQUET:] Mais pas du tout ! Je suis l'ami de votre mari, je viens le retrouver. C'est bien naturel... [MICHELINE:] Voilà !... Voilà !... C'est ce que je vous dis !... C'est votre tactique ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! permettez !... MICHELINE, apercevant Mme GICLEFORT et GICLEFORT sortant de l'hôtel. — Et puis, je vous en prie... voilà du monde !... Il ne vous manque plus que d'avoir l'air de me faire une scène ! Hein ? [MICHELINE:] Souriez, voyons, souriez ! [SAINT-FRANQUET:] Oui !... Oui !...
[LES MEMES:] Mme GICLEFORT, à GICLEFORT. — Dépêche-toi, voyons, dépêche-toi ! .. Voilà ! c'est fait ! le petit imprudent a mis sa ceinture de flanelle ! [MICHELINE ET SAINT-FRANQUET:] Ah ! ah ? [MME GICLEFORT:] Monsieur !... madame !... [MICHELINE:] C'est tellement votre tactique, qu'il y a des années que vous connaissez mon mari pour le rencontrer tous les jours à votre cercle... Et de quand date cette foudroyante tendresse, hein ? [SAINT-FRANQUET:] De quand date ?... [MICHELINE:] C'est pas vrai ! Ça date, je peux préciser, ça date du lendemain du jour où vous m'avez aperçue dans une loge avec lui ! [SAINT-FRANQUET:] Ah !... Et puis après ? Quand cela serait ? Quand l'amour m'aurait dicté ce que vous appelez cette tactique ?... [MICHELINE:] Allons donc ! vous l'avouez ! [SAINT-FRANQUET:] Mais oui, je l'avoue ! Je l'avoue tellement, qu'il est arrivé ce que j'avais voulu qu'il arrivât : c'est que votre mari, au bout de quelque temps, ne pouvait plus se passer de moi, qu'il m'introduisait chez lui... chez vous !... chez vous !... et que. dès lors, j'étais au comble de mes vœux. J'étais heureux, je pouvais vous voir, vivre de votre vie, respirer votre air... vous étiez là ! là !... enfin, quoi, quoi ! j'étais heureux ! ; [MICHELINE:] Vous l'entendez, hein ! vous l'entendez ! [SAINT-FRANQUET:] A qui dites-vous ça ? Il n'y a personne. [MICHELINE:] Je me parle à moi-même. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! pardon ! Je ne savais pas que vous vous disiez "vous" ! [MICHELINE:] Oh ! la plaisanterie, vous savez !... [SAINT-FRANQUET:] On ne peut pas vous faire rire ! Pourquoi êtes-vous aussi maussade avec moi ? Parce que j'ai commis le crime de chercher un moyen de me rapprocher de vous ?... Mais, une fois le résultat rêvé obtenu, pouvez-vous dire que je vous aie jamais demandé quoi que ce soit ? [MICHELINE:] Non, mais il n'aurait plus manqué que ça ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ben, quoi ! quoi ! puisque je voulais être votre amant !... [MICHELINE:] Vous l'avouez !... il l'avoue !... [SAINT-FRANQUET:] Mais non ! mais non ! Je parle d'après vous ! [MICHELINE:] Ah ! parbleu, non, vous ne m'avez rien demandé !... pas si bête ! Mais, tout de même si un jour, dans un moment de faiblesse, vous m'aviez trouvée disposée... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ben, tiens !... [MICHELINE:] Qu'est-ce que je disais ! [SAINT-FRANQUET:] Comme, dans ces moments-là, si c'est pas vous, c'est un autre... autant que ce soit vous ! [MICHELINE:] Voilà, voilà, c'est net ! Eh bien, non, mon ami, non, mettez-vous bien en tête que jamais, jamais je ne serai votre maîtresse ! [SAINT-FRANQUET:] Je ne sais pas pourquoi vous me prêtez des sentiments... [MICHELINE:] Je ne la serai pas !... Ah !... [SAINT-FRANQUET:] Eh ben, c'est bon, c'est bien !... MICHELINE s'est rassise sur le banc. Un temps. Que vous me connaissez mal, ma pauvre amie ! [MICHELINE:] Oui, beau masque ! C'est pour les beaux yeux de mon mari, n'est-ce pas, que vous l'entouriez de toutes vos prévenances ? C'est pour ses charmes que vous n'avez eu de cesse que vous ayez fait son portrait ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! par exemple !... Ça, c'est le bouquet ! Je vous conseille d'en parler, oui ! quand c'est vous qui m'avez joué ce tour-là ! Comment ! un jour, je me risque, tout timide, tout balbutiant, la seule privauté, si c'en est une, que je me sois permise, j'ose vous dire : "Ah ! madame, je serais le plus heureux des peintres si vous me procuriez la joie de fixer sur la toile des traits qui me sont chers !..." Vous me répondez : "Mais, comment donc ! " Vous allez ouvrir la porte, vous appelez Plantarède. Il arrive comme il était, en caleçon, et vous lui dites : "Antoine, monsieur Saint- Franquet demande à faire ton portrait ! " Vous n'appelez pas ça un tour ? Qu'est-ce qu'il vous faut ! [MICHELINE:] Des traits qui vous sont chers..." J'ai cru que c'était mon mari. [SAINT-FRANQUET:] Mais pas du tout ! Ah ! avec ça que vous n'avez pas compris ! C'était une petite rosserie à vous !... [MICHELINE:] Il faut croire que cela ne vous était pas si désagréable, puisque vous avez fait le portrait. [SAINT-FRANQUET:] Tiens ! Je ne voulais pas vous montrer mon dépit. Et puis, enfin, je me disais que vous assisteriez aux séances, que vous seriez là !... Ah ! ouitch ! vous nous avez laissés dans un tête à tête... ah ! ça !... [MICHELINE:] J'y mettais de la discrétion. [SAINT-FRANQUET:] Mais oui !... N'importe ! je me consolais comme je pouvais ; je me disais qu'après tout, votre mari c'était encore un peu de vous ; et alors je l'ai peint avec ardeur, avec amour, parce qu'à travers lui, c'était vous que je voyais ! Et je l'ai fait joli, joli, joli !... Ah ! quelle horreur ! [MICHELINE:] Il a été très content. [SAINT-FRANQUET:] Parbleu ! Il ne s'est jamais vu si beau. Ah ! fallait-il que je vous aime ! Oh ! oui, je vous aime !... [MICHELINE:] Pas si haut, voyons ! pas si haut. [SAINT-FRANQUET:] Oh ! oui, je vous aime. [MICHELINE:] Mais qu'est-ce que vous avez ? Je ne vous ai jamais vu en cet état ! [SAINT-FRANQUET:] C'est les eaux ! c'est les eaux d'ici ! Je n'en ai pas encore bu, mais ça ne fait rien, je me sens déjà tout régénéré ! C'est la radioactivité ! Ah ! Micheline ! Micheline ! [MICHELINE:] Voulez-vous me laisser ! Voulez-vous me laisser ! [SAINT-FRANQUET:] Non ! non ! Micheline... [MICHELINE:] Mais faites donc attention, à la fin, vous me brisez ma fleur. [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que ça fait ! Micheline !... [MICHELINE:] Du monde ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! [MICHELINE:] Souriez ! mais souriez donc ! [SAINT-FRANQUET:] Oui ! oui !
[SAINT-FRANQUET:] MICHELINE, LE GERANT, LES VOYAGEURS, puis LE GARÇON. [LE GERANT:] Là, tout droit, par là... et vous trouvez la source à main gauche. [LES VOYAGEURS:] Merci ! merci bien. [LE GERANT:] Ah ! Monsieur est heureux ! Il a enfin trouvé madame Plantarède. [SAINT-FRANQUET:] Oui ! oui ! [MICHELINE:] Quoi ? [LE GERANT:] Je vais changer mon melon ; il est trop avancé... [SAINT-FRANQUET:] Aha ! ah ! bon. [LE GERANT:] Monsieur, madame... [MICHELINE:] Ah çà, vous êtes fou ! Vous êtes allé faire des confidences à cet homme ! [SAINT-FRANQUET:] Moi ? mais pas du tout ! C'est lui qui m'avait raconté que vous étiez ici ; alors je lui avais répondu : "Ah ! ben. tant mieux, je serais très heureux de les voir. [MICHELINE:] Comme c'est vraisemblable ! Il y a trois cents baigneurs, vous arrivez, il ne vous connaît pas, et il vous dit tout de suite : "Ah ! vous savez, les Plantarède sont ici ! [SAINT-FRANQUET:] Non, évidemment, ça ne s'est pas passé tout à fait comme ça. [MICHELINE:] Oh ! non ! non ! mais vous avez donc juré de faire tout pour me compromettre ! [SAINT-FRANQUET:] Moi ! [MICHELINE:] Oui, vous ! Oh ! là !... [VOIX DÛ GARÇON:] Voilà ! voilà ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! bien, elle est verte, celle-là ! [LE GARÇON:] Monsieur a appelé ? [SAINT-FRANQUET:] Quoi ?... C'est pas moi, c'est madame. [MICHELINE:] Moi ? Non !... Euh ! Si !... [LE GARÇON:] Madame désire ? [MICHELINE:] Je voudrais... je voudrais... Voyons, cette consommation ?... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! oui, elle est verte ! [MICHELINE:] Comment ça s'appelle, déjà ? [SAINT-FRANQUET:] Une verte. [MICHELINE:] C'est ça, une verte. [LE GARÇON:] Ah ?... Sucre ? anis ? [MICHELINE:] Hein ?... Sucre ! c'est plus doux. [LE GARÇON:] Bien, Madame. [MICHELINE:] Qu'est-ce que c'est que ça, une verte ? [SAINT-FRANQUET:] Quoi, une verte ?... C'est une absinthe. [MICHELINE:] Hein ! une absinthe ! Ah çà, vous êtes tout à fait fou ! Vous me faites commander une absinthe, à présent ? Mais qu'est-ce qu'il va penser de moi, ce garçon ? [SAINT-FRANQUET:] Ah ! bien, c'est ça qui m'est égal, ce que peut penser ce garçon. [MICHELINE:] Mais pas à moi ! De quoi vais-je avoir l'air ? D'une femme qui se pique le nez ! [LE GARÇON:] J'ai pas pensé à demander : un Pernod ou une oxygénée ? [MICHELINE:] Qu'est-ce qu'il dit encore ? [LE GARÇON:] La verte ? [SAINT-FRANQUET:] Mais non, pas une absinthe ; une verte, une menthe verte. [LE GARÇON:] Ah ! bon ! je disais aussi !... [MICHELINE:] Vous voyez ! "Il disait aussi ! [SAINT-FRANQUET:] Oui ! eh bien, maintenant, il ne dit plus ! C'est arrangé. [MICHELINE:] Oh ! oui ! oh ! c'est arrangé ! Vous avez une façon de prendre votre parti de tout... [SAINT-FRANQUET:] Oh ! non, pas de tout ! Oh ! si vous saviez... [MICHELINE:] Ah ! non, non, vous n'allez pas recommencer, hein ? Allez ! Et d'abord, rendez- moi ma fleur. [SAINT-FRANQUET:] Votre fleur ? [MICHELINE:] Eh bien oui, mon oeillet. [SAINT-FRANQUET:] Oh ! vous n'allez pas me le reprendre... [MICHELINE:] Je vais me gêner ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! vous êtes cruelle ! [MICHELINE:] Au revoir, cher monsieur. [SAINT-FRANQUET:] Je vous aime, Micheline ! [MICHELINE:] Je vous défends de m'appeler Micheline. [SAINT-FRANQUET:] Je vous aime, chère madame. [MICHELINE:] Chère madame ! " Tenez, vous me faites rire. [SAINT-FRANQUET:] C'est ça, riez ! riez ! Quand on rit, on est à moitié désarmé. [MICHELINE:] Mais vous ne comprenez donc pas, mon pauvre ami, que je ne trompe pas mon mari ! [SAINT-FRANQUET:] Que c'est drôle ! [MICHELINE:] Mais non ! [SAINT-FRANQUET:] Enfin, tout de même, si une fois, par hasard, vous changiez d'idée... Promettez-moi que ce sera avec moi ! [MICHELINE:] Non, vraiment, vous êtes risible. [SAINT-FRANQUET:] Mais, nom d'un chien, vous ne pouvez pourtant pas l'aimer ! [MICHELINE:] Qui ? [SAINT-FRANQUET:] Mais votre mari ! Tenez, là ! Tenez, regardez-le à sa fenêtre... à travers ses carreaux... Il nous dit bonjour ! Il a l'air radieux, radieux ! Oui, bonjour ! bonjour ! Fais-toi frotter, va ! [MICHELINE:] Si vous ne vous moquiez pas de lui... [SAINT-FRANQUET:] Je ne me moque pas ; mais regardez-le, là, en gilet de flanelle, avec cet imbécile qui lui polit le dos. Allons, voyons, est-ce que vous pouvez l'aimer ? Est-ce qu'il a la tournure d'un amant ? [MICHELINE:] Je croyais que vous l'aimiez, vous. [SAINT-FRANQUET:] Hein ?... mais certainement, je l'aime ! évidemment, je l'aime ! je l'aime comme ami ; mais pas comme amant ! Mais un amant, Micheline, vous ne savez pas... [MICHELINE:] Oh ! non, non, en voilà assez !... Je vous préviens que si vous devez recommencer, tant pis pour ce qui en résultera, j'appelle mon mari et je lui dis tout ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! bien, si vous croyez me faire céder à des menaces ! Appelez-le donc, votre mari ! J'aime autant ça, après tout. Il en résultera un éclat ; mais au moins, nous aurons une situation nette. [MICHELINE:] Oh ! vous me défiez, monsieur ! C'est très bien ! C'est vous qui l'aurez voulu. Antoine ! Antoine ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! non, non, vous n'allez pas faire ça !
[PLANTAREDE:] Tu m'appelles, ma chérie ? [SAINT-FRANQUET:] Non ! non ! [PLANTAREDE:] Ah ! bravo ! la main dans la main ! Ah ! bien, celle-là... C'est pour me faire voir ça ! Bravo ! [SAINT-FRANQUET:] Oui, oui, oui... N'est-ce pas ? [MICHELINE:] Oui, oui, oui !... [SAINT-FRANQUET:] On s'est expliqués ! Madame Plantarède m'aime, maintenant. [MICHELINE:] Comment ! [SAINT-FRANQUET:] Non ! Je veux dire... Enfin, les hostilités ont cessé. [PLANTAREDE:] L'entente cordiale ! Bravo ! Il tape dans ses mains ; [DES SAUGETTES:] fait de même Je suis ravi. Dis-donc, mon loup, où as-tu mis mes faux-cols ? Je ne les trouve pas. [MICHELINE:] Attends ; je vais monter. Vous permettez ? [SAINT-FRANQUET:] Je vous en prie. [PLANTAREDE:] Ça a été dur ? [SAINT-FRANQUET:] Oh ! [PLANTAREDE:] Faut pas vous rebuter ! Le tout est de savoir la prendre. [SAINT-FRANQUET:] Ben, oui, voilà ! [PLANTAREDE:] Entrez !... Ah ! c'est toi. Je vous demande pardon.
[LE GARÇON:] La menthe verte, Monsieur. [SAINT-FRANQUET:] C'est bon, buvez-la. [LE GARÇON:] Ah ! Merci, Monsieur. [SAINT-FRANQUET:] Non, moi !... J'ai soif. [LE GARÇON:] Ah ? [SAINT-FRANQUET:] Tenez, payez-vous. [LE GARÇON:] C'est douze sous. [SAINT-FRANQUET:] C'est bien, gardez le reste. [LE GARÇON:] Mais Monsieur me donne cinquante centimes. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! pardon ! Gardez. [LE GARÇON:] Merci, Monsieur. [DOTTY:] Mais accélérez, Tommy ! Vous êtes semblable comme une tortue ! Ah ! [TOMMY:] C'est que vous êtes marchante tellement vite, Dotty. [DOTTY:] Oh !... oh ! taisez-vous, Tommy ! Oh ! [TOMMY:] Qu'est-ce que c'est ? [DOTTY:] Ah ! [SAINT-FRANQUET:] Je dois avoir quelque chose ! [DOTTY:] Bonjour, Monsieur ! [SAINT-FRANQUET:] Hein ?... Euh ! Bonjour, madame. [DOTTY:] No ; mamoiselle ! jeune fille. [SAINT-FRANQUET:] Mademoiselle, pardon ! [DOTTY:] Vous allez bien ? [SAINT-FRANQUET:] Mais très bien, je... Oh ! ...vous remercie. Mais certainement, mademoiselle, vous devez faire erreur... j'ai beau chercher ! je ne crois pas avoir le grand plaisir de vous connaître. [DOTTY:] Oh ! moi non plus !... je ne vous connais pas. [SAINT-FRANQUET:] Ah ? Ah ? [DOTTY:] Ma fiancé ! [SAINT-FRANQUET:] Monsieur, enchanté. [TOMMY:] Yes ! [DOTTY:] Oh ! how lovely ! Oh ! isn't he, Tommy ? [TOMMY:] Oh ! but what do you mean, Dotty ? [DOTTY:] Oh ! shut up, Tommy ! Oh ! lovely ! lovely ! [SAINT-FRANQUET:] Je vous demande pardon, mais... ma chambre... je. : . j'arrive et je voudrais bien... [DOTTY:] Oh ! pâdon ! pâdon ! [SAINT-FRANQUET:] Certainement... certainement ! très heureux... [TOMMY:] Oh ! oh ! oh ! [DOTTY:] Vous êtes longtemps ici ? [SAINT-FRANQUET:] Pour longtemps ?... Oui, oui ! [DOTTY:] Oh ! alors, on marchera quelquefois ensemble, vous voulez ? [SAINT-FRANQUET:] Hein ? Euh ! Certainement ! certainement ! Mademoiselle ! Monsieur !... je... Oh ! si c'est ça, les eaux d'ici... Oh !
[DOTTY:] Oh ! Tommy ! Tommy ! La jeune homme, il est demeurant à l'hôtel de nous ! [TOMMY:] Yes ! But who is this gentleman ? [DOTTY:] Je sais pas. Je connais pas. Je haime le ! je haime le ! [TOMMY:] What do you say !... Dotty ! Dotty ! Can you say that to me ! [DOTTY:] Oh ! oh ! français ! parlez français ! On est en France, c'est pour se mettre le langue dans le bouche. [TOMMY:] Oh ! Dotty ! Vous dites vous haimez le ! [DOTTY:] Oh ! yes ! je haime le ! je haime le ! [TOMMY:] Oh ! Dotty ! Mais je suis le fiancé de vous. [DOTTY:] Oui ! Et vous promis moi vous ferez toujours tout qu'est-ce que je voulais. [TOMMY:] Oh ! oui ! Oh ! oui ! [DOTTY:] Eh bien, allez dire lui que je le haime ! et je veux marier lui ! [TOMMY:] Oh ! Dotty ! mais et moi !... et moi ? [DOTTY:] Vous, Tommy, vous épouserez une autre ! Vous retournerez chez ma père et vous continuerez avec lui le trust des cochons. Moi, je marierai celui-là. [TOMMY:] Dotty ! Mais je haime vous ! [DOTTY:] Pauvre Tommy ! et moi je haime le ! Ah ! nous sommes bien malheureux ! [TOMMY:] Oh ! Dotty, je voudrais avaler mon tête ! [DOTTY:] Et pour quelle chose, Tommy ? [TOMMY:] Pour la chose que je meure. [DOTTY:] Oh ! sale !... Mon Tommy je haime vous beaucoup ; mais pas pour le mariage. Allez lui dire je haime le ! je haime le ! [TOMMY:] Oh ! oh ! jamais ! jamais ! J'aime mieux tuer le ! [DOTTY:] Tommy, si vous faînes ça, je épouserai jamais vous. [TOMMY:] Et si je fais pas ? [DOTTY:] Oh ! alors, je épouserai le. [TOMMY:] Oh ! poor, poor Tommy ! [DOTTY:] Don't cry, Tommy, don't cry. [BICHON:] C'est ça, à bientôt la revanche ! [DOTTY:] Oh ! look, look ! la petite dame qu'elle est mangeant le face à nous à table d'hôte ! [TOMMY:] Yes !
[DOTTY:] Oh ! mamoiselle ! [BICHON:] Moi ? Mademoiselle ? [DOTTY:] Pâdon !... Je voulais demander... Je sais pas comment disé... [BICHON:] Allez, mademoiselle, allez. [DOTTY:] Vous l'êtes bien... cocotte ? [BICHON:] Comment ? [DOTTY:] No, je dis... Vous, l'êtes bien... [BICHON:] Oui, oui... Oh ! j'ai compris, j'ai compris, mademoiselle !... Oh ! mais, permettez... [DOTTY:] Oh ! je croyais ! j'avais entendu dire... Pas fâchée ? [BICHON:] Non, non ! [DOTTY:] Alors, vous êtes une femme pour l'amour... [BICHON:] Eh ben... oui. [DOTTY:] Oh !... Et tous les hommes ils vous haiment ? [BICHON:] Y a pas trop à se plaindre. [DOTTY:] Oh ! dites-moi, dites-moi... Comment vous faites pour ça ? [BICHON:] Pour... Comment, comment ? Mais c'est toute une éducation que vous me demandez là... [DOTTY:] Oh ! disez ! disez ! Oui... parce que moi je sais pas. Et je voudrais si tant savoir pour les hommes ils me haiment... [BICHON:] Ah ? Ah ? [DOTTY:] Parce que je haime brusquement un ! [BICHON:] Vraiment ! Qui ça ? [DOTTY:] Je sais pas, je connais pas. J'ai eu le coup de tonnerre ! [BICHON:] Le coup de foudre ? Oh ! qu'elle est gentille ! [DOTTY:] Yes, le coup de foudre. [TOMMY:] Dotty ! [DOTTY:] Laissez, Tommy ! Je vous présente ma fiancé. [BICHON:] Ah ! ah ! Oh ! monsieur, félicitations. [TOMMY:] Yes ! [DOTTY:] Vous comprenez, moi je suis une jeune fille d'Amérique, je connais pas les usages français pour l'amour. [BICHON:] Oui, oui. [DOTTY:] Je suis arrivée ici pour le traitement. [BICHON:] Ah ! vous suivez le traitement ? [DOTTY:] Pas moi, mon mère.. [TOMMY:] Yes. [BICHON:] Madame votre mère... Ah ! bon ! Mais je ne l'ai jamais vue avec vous. [DOTTY:] Oh ! no, parce qu'elle n'est pas là. Elle est en Amérique. [BICHON:] Ah ! ah ! [DOTTY:] Yes. Au moment de monter dans le bateau, elle a pensé qu'elle avait oublié d'embrasser mon père. Alors elle est retournée. [BICHON:] Oui, bien sûr. [DOTTY:] Et quand elle est revenue, le bateau était parti. [TOMMY:] Yes ! [BICHON:] Oui, oui, oui ! [DOTTY:] C'est égal. Elle prendra un autre. Maintenant qu'elle a embrassé mon père. [BICHON:] Evidemment. [DOTTY:] Parce que, mon père, c'est le plus grand marchand de cochons d'Amérique. [BICHON:] Ah ! ah ! [DOTTY:] Il est millardaire. [BICHON:] Faire fortune avec des cochons ! oh ! ce qu'il faut en falloir ! [DOTTY:] Beaucoup. [BICHON:] A qui le dites-vous ! [DOTTY:] Et alors, qu'est-ce que je dois faire, pour le monsieur ? [BICHON:] Ah ! pour le... pour le monsieur ?... Eh bien, puisque vous l'aimez, faut le lui faire dire... [DOTTY:] J'ai demandé à ma fiancé ; il ne voulait pas. [TOMMY:] Oh ! no ! [BICHON:] Oh ! que c'est curieux ! [DOTTY:] Oh ! dear me ! Here he is ! here he is ! [BICHON:] Comment ! [DOTTY:] Yes ! C'est le ! [BICHON:] Saint-Franquet ! Non ?... Eh ! Gérard ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! Encore Bichon. Quoi ? [DOTTY:] Oh ! no, taisez, taisez ! [BICHON:] Figure-toi que mademoiselle... [DOTTY:] Oh ! no, no, je m'en vais... [TOMMY:] Yes ! yes ! [BICHON:] Mais, restez donc, voyons. [DOTTY:] No, no ! Come, Tommy. [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, quoi, qu'est-ce qu'il y a ? [TOMMY:] Oh ! I hate you ! I hate you ! [SAINT-FRANQUET:] Avec plaisir ! [VOIX DE DOTTY:] Tommy ! Tommy, come ! [TOMMY:] I am coming.
[BICHON:] Ah ! mon vieux, figure-toi, tu as fait une passion ! [SAINT-FRANQUET:] Moi ? [BICHON:] Oui, la petite ! le coup de foudre ! fille d'un millardaire ! Tiens, je t'adore ! Ça m'excite ! [SAINT-FRANQUET:] Allons, voyons ! Si on t'avait vue ! [BICHON:] Eh ben, on aurait dit que tu ne t'embêtais pas ! [SAINT-FRANQUET:] Non, écoute ! Je suis très content de t'avoir retrouvée... mais je suis ici avec des gens du monde... [BICHON:] Eh ben, dis donc, toi, dis donc ! Alors, quoi, je vaux pas une femme du monde ? [SAINT-FRANQUET:] C'est pas ça que je dis. [BICHON:] Avec ça qu'elles valent mieux que nous, pour la plupart, les femmes du monde ! [SAINT-FRANQUET:] Oui... Oh ! mais... [BICHON:] Au moins celles qu'on voit dans les villes d'eaux... Elles ont toutes un gigolo. Y a pas d'"oh ! mais ! " Si elles ont toutes un gigolo, c'est pas pour enfiler des perles ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! oui ; mais les gens du monde dont je te parle, c'est pas comme ça ! [BICHON:] Ah ! ben, tant mieux, pour la rareté du fait ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! nom d'un chien ! Va-t'en ! va-t'en ! Un des gens du monde en question. [BICHON:] C'est ç'ui-là ?... Ah ! ben, mon vieux ! [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? "Ah ! ben, mon vieux ! [BICHON:] Bien, bien ! J't'ai pas vu ! j't'ai pas vu ! [SAINT-FRANQUET:] Quelle grue !
[PLANTAREDE:] Vous connaissez cette petite femme-là ? [SAINT-FRANQUET:] Moi ? Pas du tout. Elle me demandait un renseignement... le chemin pour aller à la source. [PLANTAREDE:] Qu'est-ce que vous me chantez là, la source ! Elle, a voulu vous faire marcher. Elle y va deux fois par jour. [SANT-FRANQUET:] Qu'est-ce que voulez que je vous dise, je ne la connais pas. [PLANTAREDE:] Ah ! tant pis, tant pis ! Elle me plait beaucoup. [SAINT-FRANQUET:] Eh ben, quoi donc, monsieur Plantarède ! Vous, un homme sérieux ! [PLANTAREDE:] Eh bien oui ! sérieux... sérieux à Paris. Mais ici, est-ce le traitement, l'eau radiophosphorique ?, .. Je ne sais pas... je me sens tout ohé ! ohé ! [SAINT-FRANQUET:] Et madame Plantarède ? [PLANTAREDE:] Elle ? Oh ! non, non ! Elle m'intimide. [SAINT-FRANQUET:] Vraiment ? [PLANTAREDE:] Qu'est-ce que vous voulez, c'est plus fort que moi ! les femmes honnêtes, ça me glace. Je ne sais comment dire... Dans les moments psychologiques, devant mes yeux se dresse toute l'éducation familiale : Le père, la mère, l'institutrice ! Ça me coupe bras et jambes. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! [PLANTAREDE:] Et, n'est-ce pas, entre amis, on peut se dire les choses... Ça se trouve bien : [SAINT-FRANQUET:] Ah ! avec vous ?... [PLANTAREDE:] Quoi, avec moi ? Evidemment, avec moi ! Pas avec d'autres, bien sûr. [SAINT-FRANQUET:] Oui, c'est ce que voulais dire. [PLANTAREDE:] La vérité, c'est que nous ne sommes pas des tempérament, ni l'un ni l'autre. [SAINT-FRANQUET:] Oui, oui. [PLANTAREDE:] Mais ici, je ne sais pas ce que j'ai, les femmes me paraissent jolies, désirables ! Ma parole, c'est à croire que j'en arrive à un tournant de mon histoire. [SAINT-FRANQUET:] Oui, le retour d'âge. [PLANTAREDE:] Insolent ! La nubilité. [SAINT-FRANQUET:] Oh ! jeune éphèbe. [PLANTAREDE:] Dites-donc, je vais jusqu'à la source. [SAINT-FRANQUET:] Retrouver la petite ? [PLANTAREDE:] Mais non, mais non ! boire mon eau. Si vous voyez ma femme, je reviens sitôt bu. Je serai là dans deux minutes. [SAINT-FRANQUET:] Entendu !
[BICHON:] Hep ! [SAINT-FRANQUET:] Hein ! c'est encore toi. [BICHON:] Dis-donc ! C'est pour ce manège-là que tu fais tout ce chichi-là ? [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? [BICHON:] Oh ! ben, tu sais, faudra en rabattre, parce que la femme... Aha !... [SAINT-FRANQUET:] Qu'ça veut dire, "la femme aha" !... Qu'ça veut dire, "la femme aha" !... [BICHON:] Mais comme les autres, mon vieux ! Aha !... Comme les autres ! [SAINT-FRANQUET:] Comme les autres ! Je te défends de dire ça ! Un cas ! un fait ! [DES SAUGETTES:] Je vous demande pardon... Je vais porter les lettres de monsieur Plantarède à la poste. [SAINT-FRANQUET:] Oui, bon, ça va bien ! Allons, un cas ! un fait ! [BICHON:] Eh ben, tu n'as qu'à te renseigner auprès de ton ami. [SAINT-FRANQUET:] Quel ami ? [BICHON:] Le petit gigolo, là, qui va porter les lettres du mari. Ah ! ah !... Ah ! ben, mon vieux !... [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? Qu'est-ce que tu as l'air de dire ? [BICHON:] Rien, rien ! J'ai tort de te raconter ça. Je vois que ça te vexe. [SAINT-FRANQUET:] Moi ! Aha ! Ah ! ben !... Mais je t'embrasserais ! [BICHON:] Oui ? Oh ! ben, chiche. [SAINT-FRANQUET:] Mais, parfaitement ! [BICHON:] Prends garde, on nous regarde ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! on nous regarde !... Tiens, si je t'embrasse, tiens, si je t'embrasse ! Oh !... Veux- tu te sauver ! veux-tu te sauver ! [BICHON:] Ah ! mon p'tit, c'est pas ma faute. [SAINT-FRANQUET:] Quelle grue que cette femme !
[MICHELINE:] Ah ! mes compliments, et mes excuses pour être venue aussi malencontreusement déranger vos épanchements... [SAINT-FRANQUET:] Il n'y a pas de mal. [MICHELINE:] C'est une parente, sans doute ? [SAINT-FRANQUET:] Du tout ! C'est une cocotte. [MICHELINE:] Ah ! Au moins, vous avez la qualité de la franchise... [SAINT-FRANQUET:] C'est une qualité d'homme ! [MICHELINE:] Ce qui veut dire ? [SAINT-FRANQUET:] Que les femmes n'ont peut-être pas pareille loyauté !... Elles font blanc de leur honnêteté quand l'homme qui leur parle d'amour ne leur plaît pas ; mais elles savent bien la mettre de côté aussitôt qu'un... gigolo daigne leur conter fleurette. [MICHELINE:] C'est pour moi que vous dites cela ? [SAINT-FRANQUET:] Je n'ai nommé personne ; vous vous reconnaissez bien vite. [MICHELINE:] Si ce n'était pas moi que vous visiez, votre réflexion n'aurait pas de sens ; par conséquent, inutile de faire le jésuite. [SAINT-FRANQUET:] Vous reconnaissez donc que ce petit imbécile de des Saugettes... [MICHELINE:] Je n'ai rien à reconnaître ! Croyez ce que vous voulez, je n'ai aucun compte à vous rendre. SAINT-FRANQUET, arpentant la scène du haut en bas. — C'est bien ! C'est très bien ! Parfaitement ! C'est très bien ! [LE GERANT:] — Je crois que celui-là sera à point. [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? Quoi ? Qu'est-ce qui sera à point ? [LE GERANT:] Mon melon. [SAINT-FRANQUET:] Vous n'allez pas bientôt me foutre la paix, vous, avec votre melon ?... [LE GERANT:] Hein !... Oui... Oui, Monsieur ! Oh ! L'orage ! [SAINT-FRANQUET:] Non, vous voulez recevoir mon pied quelque part, vous ? [LE GERANT:] Non, Monsieur ! [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, fichez-moi le camp. [LE GERANT:] Oui, Monsieur ! Oh ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! je ne suis pas fâché d'avoir appris à vous connaître ! [MICHELINE:] Bon, bon ! c'est très bien, ça va bien ! Des Saugettes ! [SAINT-FRANQUET:] Le fantoche ! [DES SAUGETTES:] Me voilà revenu. [MICHELINE:] Oui, oui !... [SAUGETTES:] Mais, ma parole, il a la fleur ! [DES SAUGETTES:] Vous avez entendu le tonnerre ! Je crois que ça va se gâter... [SAINT-FRANQUET:] Oui, monsieur, je crois aussi que ça va se gâter ! [DES SAUGETTES:] N'est-ce pas ? [MICHELINE:] Eh bien, si... si nous rentrions... [DES SAUGETTES:] Volontiers ! [SAINT-FRANQUET:] Oui, mais pardon !... pardon, monsieur... Des Saugettes... [DES SAUGETTES:] Cher monsieur ? [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que c'est que cette fleur que vous portez à votre boutonnière ? [DES SAUGETTES:] Ça ? C'est un œillet. [SAINT-FRANQUET:] C'est un œillet" !... Vous êtes idiot ! [DES SAUGETTES:] Comment ? [MICHELINE:] Monsieur Saint-Franquet !... [SAINT-FRANQUET:] Un œillet ! Je suis assez fort en botanique pour le voir. [DES SAUGETTES:] Mais vous me demandez... [SAINT-FRANQUET:] Oui... Eh bien, monsieur, veuillez retirer cette fleur. [DES SAUGETTES:] Plaît-il ? [SAINT-FRANQUET:] Veuillez retirer cette fleur. [DES SAUGETTES:] Mais... [SAINT-FRANQUET:] Veuillez, monsieur, retirer cette fleur ! [MICHELINE:] Je vous en prie, monsieur Saint-Franquet ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! je vous en prie aussi, madame ! C'est affaire entre monsieur et moi. [DES SAUGETTES:] Pardon, monsieur, mais je ne comprends pas... [SAINT-FRANQUET:] Vous n'avez pas à comprendre ! Il me déplaît de voir cette fleur à votre boutonnière. Retirez-la ! [DES SAUGETTES:] Pardon, monsieur, pardon, je n'ai pas l'habitude... [MICHELINE:] Mais vous devenez fou ! [SAINT-FRANQUET:] Parfaitement, je deviens fou ! Coup de tonnerre. —- A DES [SAUGETTES:] Si dans deux secondes vous n'avez pas enlevé cette fleur, je vous tire les oreilles... [DES SAUGETTES:] Ah ! mais, monsieur !... [MICHELINE:] Monsieur Saint-Franquet !... [DES SAUGETTES:] Monsieur, vous saurez... [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que vous dites ? "Je saurai ! " Vous osez dire : "Je saurai ! " Entendez-vous ça ? "Je saurai ! " Ah ! je saurai ! [MICHELINE:] Monsieur ! monsieur Saint-Franquet ! [SAINT-FRANQUET:] Voulez-vous retirer la fleur ? [DES SAUGETTES:] Non mais, écoutez ! [SAINT-FRANQUET:] Vous ne voulez pas la retirer ! A votre aise ! [DES SAUGETTES:] Oh !... mais voyons... J'allais l'ôter ! [MICHELINE:] Vous êtes fou ! vous perdez la tête ! De quel droit vous permettez-vous ?... [SAINT-FRANQUET:] Oh ! pardon, madame, je suis seul juge de mes actes ! [MICHELINE:] C'est trop fort ! [PLANTAREDE:] Eh bien, mes amis, ça va toujours l'entente cordiale ? [MICHELINE:] Ah ! te voilà ! Tu arrives bien ! Voilà monsieur... [DES SAUGETTES:] Oui, figurez-vous... [SAINT-FRANQUET:] Pardon, laissez-moi expliquer... [MICHELINE:] Non, monsieur, permettez ! Monsieur est mon mari, veuillez me laisser parler. [PLANTAREDE:] Quoi ! Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a encore ? [DES SAUGETTES:] Figurez-vous, Je ne lui disais rien... [PLANTAREDE:] Taisez-vous, des Saugettes. [MICHELINE:] Tu es mon mari, c'est à toi de me faire respecter ! [PLANTAREDE:] Quelqu'un s'est permis de te manquer de respect ? [MICHELINE:] Tu sais, ma fleur ! mon œillet... mon œillet... [PLANTAREDE:] D'Inde ! [MICHELINE:] Comment ? [PLANTAREDE:] Ton œillet d'Inde. [MICHELINE:] D'Inde, oui ! Eh bien, monsieur des Saugettes avait trouvé bon de le mettre à sa boutonnière... [PLANTAREDE:] C'est trop fort ! Pourquoi ? Pourquoi avez-vous mis cet œillet à votre boutonnière ? [DES SAUGETTES:] Moi ? [MICHELINE:] Mais ce n'est pas de lui qu'il s'agit ; laisse-le donc tranquille, ce garçon ! [PLANTAREDE:] Ah ! pardon ! [DES SAUGETTES:] Il n'y a pas de mal ! [PLANTAREDE:] Mais alors, qui ? qui ? MICHELINE, indiquant SAINT-FRANQUET. — Monsieur ! qui s'est permis de faire une scène inqualifiable, qui vient de gifler ce pauvre monsieur des Saugettes ! [SAINT-FRANQUET:] Parfaitement. [DES SAUGETTES:] Oui, je ne comprends pas, je ne lui disais rien ! J'arrivais, la bouche enfarinée... [PLANTAREDE:] Ah ! je vous en prie, laissez-nous tranquilles, hein ! Ne vous en mêlez pas ! [DES SAUGETTES:] Oui. [MICHELINE:] Eh bien, qu'est-ce que tu en penses ? [PLANTAREDE:] Ben, qu'est-ce que tu veux ! c'est embêtant pour des Saugettes ! [MICHELINE:] Eh ! Des Saugettes, il n'est pas question de des Saugettes dans tout ça. Il s'agit de moi ! il s'agit de toi ! [PLANTAREDE:] De nous ! [MICHELINE:] Alors, tu trouves naturel que monsieur me compromette, m'affiche, en faisant un scandale pour cette fleur que, d'ailleurs, il m'avait demandée... [SAINT-FRANQUET:] Pardon ! Pardon ! [MICHELINE:] Si, monsieur, vous me l'avez demandée ! et c'est parce que je vous l'ai refusée... [SAINT-FRANQUET:] Quand je pourrai parler... [DES SAUGETTES:] Et alors, à propos de rien, sans raison, j'ai reçu une gifle ! [PLANTAREDE:] Ah ! fichez-nous la paix ! On n'entend que vous ici. [MICHELINE:] Alors, tu admets ça, toi, tu admets ça ! [PLANTAREDE:] Mais pas du tout ! Ma femme a raison, monsieur... M'expliquerez-vous ? [SAINT-FRANQUET:] Bon ! bon, c'est très bien ! Si vous trouvez bon que ce petit monsieur placarde à sa boutonnière les fleurs qu'on a vu porter à madame votre femme ! [MICHELINE:] Ça ne vous regarde pas ! [PLANTAREDE:] Absolument ! [SAINT-FRANQUET:] Si vous admettez que ce gigolo vous rende ridicule... [TOUS TROIS:] Ridicule ! [PLANTAREDE:] Ridicule ! Est-ce que, par hasard, vous voudriez insinuer que madame Plantarède... [SAINT-FRANQUET:] Non ! mais... [PLANTAREDE:] Alors, de quoi vous mêlez-vous ? [SAINT-FRANQUET:] Ah ! et puis, en voilà assez ! Si vous le prenez sur ce ton-là... [PLANTAREDE:] Je le prends sur le ton qu'il me plaît ! [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que vous dites ? C'est à moi que vous parlez de la sorte ! Mais, monsieur, vous ne me connaissez pas... Vous aurez affaire à moi ! [PLANTAREDE:] Ah ! et puis, inutile de prendre des grands airs avec moi ! Après tout, c'est pas parce que je ne suis pas un spadassin qu'il faudrait croire que vous me ferez peur ! [MICHELINE:] Eh bien, tu le vois, ton ami, tu le vois ! Quand tu me reprochais de le tenir à distance ! Tu vois ce que valait son amitié, tu vois comme tu pouvais avoir confiance en lui ! [DES SAUGETTES:] Ah ! non, je m'en souviendrai, de celle-là ! Penser que je me mets en quatre pour être empressé avec tout le monde... Et, sans raison, pour une fleur, je reçois une gifle ! Ah ! ben non, tout de même ! [PLANTAREDE:] Enfin, finissons-en ! Demain, monsieur, vous recevrez mes témoins. [SAINT-FRANQUET:] C'est bien, monsieur, je suis à vos ordres. [MICHELINE:] Mon ami, mon ami ! tu ne vas pas te battre ! [LE GERANT:] Une altercation ! une altercation chez moi ! [PLANTAREDE:] Allez vous promener, vous ! [LE GERANT:] Oui. Monsieur ! Monsieur ! Pour mon hôtel ! [SAINT-FRANQUET:] Retournez-donc à votre melon, vous. A des habitants de l'hôtel, qui, vernis à la sonnerie du déjeuner, se sont arrêtés en voyant la dispute et rassemblés à distance respectueuse pour en suivre les phases. Et puis, vous, qu'est-ce que vous voulez ? Ça vous regarde, ce que nous disons ?... [LES VOYAGEURS:] Non... mais non... [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, allez donc manger ! On a sonné le déjeuner. [MICHELINE:] Monsieur, votre conduite est indigne ! [PLANTAREDE:] C'est bien, c'est bien, ça suffit ! A demain, monsieur ! [SAINT-FRANQUET:] A demain, monsieur. [PLANTAREDE:] Venez, vous autres. Entre ses dents, en se dirigeant vers l'hôtel. Mon Dieu, que c'est embêtant ! [MICHELINE:] Aussi, qu'est-ce que vous aviez besoin de mettre cette fleur à votre boutonnière, vous ! [PLANTAREDE:] Mais c'est vrai aussi, ça ! Quel besoin aviez-vous ? [DES SAUGETTES:] Mais je ne sais pas, monsieur ! Elle était tombée par terre... Alors, pour ne pas qu'on marche dessus... J'aime pas voir souffrir les fleurs ! [PLANTAREDE:] Ah ! vous êtes malin ! Oui, vous êtes malin ! [MICHELINE:] Ah ! oui, vous êtes malin ! [DES SAUGETTES:] Ah ! ça, c'est vrai ! Ah ! je suis malin ! [PLANTAREDE:] Mon Dieu, que c'est embêtant ! Mon Dieu, que c'est embêtant ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! oh ! oh ! [DES SAUGETTES:] il considère SAINT- FRANQUET, puis, se déterminant à aller à lui. — Ecoutez, monsieur, maintenant que nous sommes seuls... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! vous, foutez-moi la paix, ou je vous casse la figure ! [DES SAUGETTES:] Ah ! Oui, monsieur ! oui ! [SAINT-FRANQUET:] Demain, mes témoins ! [DES SAUGETTES:] Tout ce que vous voudrez, monsieur ! tout ce que vous voudrez ! A part, en rentrant à l'hôtel. Cré nom de Dieu !
[SAINT-FRANQUET:] Ah ! un bon coup d'épée à celui-là... [BICHON:] Qu'est-ce qu'il y a eu ? une dispute ? [SAINT-FRANQUET:] Ah ! toi, va-t-en au diable ! [BICHON:] Hein ! [SAINT-FRANQUET:] Ou plutôt non ! Viens ! Tiens, je t'adore ! [BICHON:] Hein ! [SAINT-FRANQUET:] A la bonne heure, tu es la vraie femme, toi ! Tu es honnête ! Tu fais l'amour, mais tu ne le fais pas à la vertu ! tu es honnête ! [BICHON:] Il est fou !
[BICHON:] Aha ! aha !... Ki !... Zig, zig, zig, zig ! Zig !... Voilà, ça y est ! Un bon temps après le deuxième "aha", que je place mon petit frisson... et puis, grouillez-vous pour le "moya bott". C'est compris ? [L'ACCOMPAGNATEUR:] Hhui ! [BICHON:] Bon ! Encore une fois, que ce soit bien arrêté. Là, du couplet ! Ritournelle. fait son entrée comme elle la fera au café-concert. Chantant. [SAINT-FRANQUET:] Oh ! non ! ce que tu peux être barbante avec ta chanson ! [BICHON:] Barbante ! [SAINT-FRANQUET:] Oui, barbante. C'est vrai, ça ! Ça va durer longtemps, cette serinade ? [BICHON:] C'est pas une sérénade, c'est une chansonnette. [SAINT-FRANQUET:] J'ai pas dit une sérénade, j'ai dit une serinade. [BICHON:] Ça n'est pas plus poli. [SAINT-FRANQUET:] D'abord, elle est idiote, ta chanson. [BICHON:] Je regrette ! C'est sans doute, mon cher, que tu ne la comprends pas. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ça, c'est admirable ! Tu la comprends, toi ? [BICHON:] En tous cas, je la fais comprendre. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! bon ! [BICHON:] C'est une chanson agrache ! ça ne peut pas être du français. [SAINT-FRANQUET:] Oui, mais comme on est en France et pas en Agrachie ! Je te demande un peu ce que ça signifie : Aya koumali, ki ki ki... [BICHON:] Koulami, d'abord. [SAINT-FRANQUET:] Koulami, si tu veux. Je ne sais pas la langue ! ki ki ki, ki ki ki, kakali, kakala... [BICHON:] Oh ! évidemment, dit comme ça : Aya koulami, ki ki ki, ki ki ki... Ça ne signifie rien. Mais si tu y mets un peu d'intentions, un peu d'art !... Aya koulami, ki ki ki, ki ki ki, troumali troumala, kakali, kahala... Comme ça, eh ben... ça change ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! oui, ça change ! [BICHON:] C'est précisément le fait des artisses de faire saisir au public les choses qui n'y sont pas. [SAINT-FRANQUET:] Enfin, tu ne trouves pas ça idiot, toi ? [DES SAUGETTES:] Si !... si !... [BICHON:] Non, mais dites donc ! "Si, si" vous-même ! Je ne vous demande pas votre avis, à vous. [DES SAUGETTES:] C'est Gérard qui me le demande. [BICHON:] Naturellement ! Ça m'aurait étonnée que vous ne soyez pas de l'avis de Gérard ! [DES SAUGETTES:] Moi ! [BICHON:] Mais évidemment ! Vous avez peur. [DES SAUGETTES:] Ah ! ah ! j'ai peur ! [BICHON:] Ah ! et puis vous m'embêtez avec ma chanson ! Si vous trouvez ça malin de décourager une artisse au moment d'une création ! [SAINT-FRANQUET:] Une "création" !... [BICHON:] D'abord, qu'est-ce que tu fais là ? Il est une heure trois quarts. Si tu ne veux pas arriver à la répétition générale du Français quand ce sera fini !... Pourquoi ne vas-tu pas t'habiller ? [SAINT-FRANQUET:] Parce que... Parce que je ne trouve rien de ce qu'il me faut. Avec ton ordre habituel... [BICHON:] Tu ne trouves rien de ce qu'il te faut ?... [SAINT-FRANQUET:] Evidemment ! Tu t'es si bien arrangée qu'il n'y a plus un domestique à la maison. [BICHON:] Est-ce que c'est ma faute ! Victor m'a demandé à sortir, et Marie est sortie sans me demander. [SAINT-FRANQUET:] C'est admirable, ça ! Pourquoi Marie est-elle sortie sans te demander ? [BICHON:] Parce que c'était son jour de congé. [SAINT-FRANQUET:] Et Victor, alors, pourquoi t'a-t-il demandé à sortir ? [BICHON:] Parce que ce n'était pas son jour de congé. [SAINT-FRANQUET:] C'est ça ! Il y en a un qui sort parce que c'est son jour de congé et l'autre qui s'en va parce que ce n'est pas son jour de congé ! C'est charmant ! Et moi, alors, débrouille- toi !... Si bien que je ne trouve rien. [BICHON:] Oh ! non, non, non, cette éternelle grinche ! Quoi ? quoi ? Qu'est-ce que tu ne trouves pas ? [SAINT-FRANQUET:] Je ne trouve pas la brosse à habits. [BICHON:] Tu ne trouves pas la brosse à habits ! tu ne trouves pas la brosse à habits !... C'est admirable !... Elle est dans le pot à eau. [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que tu dis ? [DES SAUGETTES:] Dans le pot à eau ! [BICHON:] Eh ben, oui ! Elle m'est tombée des mains dans le pot à eau. Et comme je ne l'ai pas retirée, il est probable qu'elle y est encore. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! non, celle-là !... [BICHON:] Si tu avais regardé ! [SAINT-FRANQUET:] Tu veux que je regarde dans le pot à eau pour chercher une brosse à habits ? [BICHON:] Ben, naturellement, puisqu'elle y est. [SAINT-FRANQUET:] Je te demande un peu ! Faire macérer ma brosse dans... [BICHON:] Tu ne voulais pas que, sur ma digestion, j'aille me tremper le bras jusqu'au coude. Tout ça pour une brosse ! [SAINT-FRANQUET:] Et alors, pendant ce temps-là, moi je me suis lavé les dents avec l'eau de ma brosse ! [BICHON:] Eh ben, quoi, v'là tout. Est-ce que tu t'en es aperçu, est-ce que tu t'en portes plus mal ? Non. Eh ben, alors, qué qu'ça te fait ? [SAINT-FRANQUET:] Mais ça me dégoûte ! C'est admirable, ça. Tu es comme ces gens qui vous emmènent vous débarbouiller dans leur cabinet de toilette, et qui, au moment où vous vous essuyez le visage, vous disent : "Ah ! vous n'auriez pas dû prendre cette serviette-là, c'est pas la serviette à figure !..." On ne s'en porte pas plus mal ; mais n'empêche que c'est dégoûtant. [BICHON:] Mon Dieu, que tu es compliqué ! [SAINT-FRANQUET:] Enfin, avec quoi je vais me brosser, moi, maintenant ? Avec ma brosse qui trempe ? [BICHON:] Eh ben, quoi, v'là tout. Prends la mienne. En v'là une affaire ! [SAINT-FRANQUET:] Oui, et où est-elle, la tienne ? [BICHON:] Mais dans mon sac de voyage. Où veux-tu qu'elle soit ? [SAINT-FRANQUET:] Est-ce que je sais, moi ! Peut-être dans le bain de pieds. [DES SAUGETTES:] Dans le bain de pieds ! [BICHON:] Oh ! que c'est spirituel ! Et puis, vous, vous feriez mieux de vous taire, au lieu de prendre tout le temps le parti de Gérard. [DES SAUGETTES:] J'étais de son avis. [BICHON:] Raison de plus pour vous ranger du mien. [DES SAUGETTES:] Oh ! ben, non, écoutez, puisque ça embête Gérard... [BICHON:] Oh ! Gérard, toujours Gérard ! Je m'en fiche, que ça embête Gérard. C'est pas lui qui restera en plan au concert si je ne sais pas. Moi, j'ai ma conscience professionnelle !... Allez ! allez, mon petit, travaillons ! [DES SAUGETTES:] Enfin ! [BICHON:] C'est vrai, ça, toujours Gérard ! Mais est-ce qu'il y connaît quelque chose, Gérard ? Et puis, j'en ai assez, moi, si chaque fois que je... Roja bouf tané, miremir kalem ! Aha !... aha !... Ah !... Ki !... [TOUS DEUX:] Kakali, kakala, Zig zig, zig zig ! [BICHON:] Idiot ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! je la saurai, ta chanson ! [BICHON:] Eh ben, tu la sauras ! En v'là un beau malheur. Cette façon d'entrer toujours comme un polype ! [SAINT-FRANQUET:] Un "polype ! " Non, t'entends ça, des Saugettes ? [DES SAUGETTES:] Oh ! non ! Je viens de me faire ramasser, je n'entends plus rien. [SAINT-FRANQUET:] Bolide", on dit. On ne dit pas polype. [BICHON:] Eh ben, oui ! Bolide ! bolide ! Quoi, la langue peut vous fourcher. Je sais bien, parbleu, "Polype", c'est un nom d'homme. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ah ! Polype un nom d'homme, à présent ! Dis donc, des Saugettes ! [DES SAUGETTES:] Ehé ! éhé ! éhé ! [BICHON:] Quand vous rirez comme des imbéciles ! Enfin, quoi ? Qu'est-ce que tu veux encore ? [SAINT-FRANQUET:] La brosse. [BICHON:] Quoi, la brosse ? [SAINT-FRANQUET:] Dans ton sac. Elle n'y est pas. [BICHON:] Comment, elle n'y est pas ! [SAINT-FRANQUET:] Non, elle n'y est pas. [BICHON:] C'est pas possible. C'est moi-même qui l'ai rangée. [DES SAUGETTES:] Ecoutez, voulez-vous que j'aille voir ? [BICHON:] Oui, allez, mon ami, allez ; parce que lui !... [SAINT-FRANQUET:] Oh ! si tu crois que tu seras plus malin que moi ! [DES SAUGETTES:] Oh ! c'est pas ça que je veux dire, Gérard ! [BICHON:] Allez toujours ! allez ! [DES SAUGETTES:] Oui ! [BICHON:] Non, tu sais, tu n'es pas fait pour vivre avec une artisse ! [SAINT-FRANQUET:] Oui, oh ! une artisse ! [BICHON:] Oui, une artisse ! Oh ! je sais ! tu ne me prends pas au sérieux. Comme on dit : "On n'est jamais trop faite dans son pays ! [SAINT-FRANQUET:] On n'a jamais dit ça. [BICHON:] Comment, on n'a jamais dit ça ? [SAINT-FRANQUET:] On n'a jamais dit : "trop faite". On a dit : "prophète". [BICHON:] Ah ! tu m'embêtes, à me reprendre sur tout ce que je dis. Tu as compris^ n'est-ce pas ? Eh ben, c'est tout ce qu'il faut. En tous cas, je suis aussi artisse que toi. Si tu trouves ça joli, ce que tu fais ! [SAINT-FRANQUET:] La peinture n'a pas à être jolie. [BICHON:] Autrefois, encore, c'était pas mal ; tu peignais comme tout le monde. Maintenant, c'est plus que des petits carrés à côté les uns des autres. [SAINT-FRANQUET:] Naturellement : je suis parallélipipédiste. [BICHON:] C'est pas de la peinture. [SAINT-FRANQUET:] C'est une école. [BICHON:] Eh ben, tant mieux ! En tout cas, tu peins comme tu veux et je ne te dis rien. Eh ben, fais-en autant quand je travaille mon art. [SAINT-FRANQUET:] Ton "art" !... Ah ! ce que je te préférais quand on s'est mis ensemble, quand tu étais bonne fille, sans prétention, avec tes cheveux châtains, que tu as trouvé bon de teindre en filasse... [BICHON:] On ne peut pas avoir du talent au concert si on n'est pas blonde. [SAINT-FRANQUET:] Quand on t'appelait Bichon, tout simplement, au lieu de Blanche de Jouy ! Blanche de Jouy ! [BICHON:] Quoi ? C'est exprès... C'est pour qu'on en arrive peu à peu à dire : "l'étoile de Jouy". [SAINT-FRANQUET:] C'est très fort, c'est très fort ! Qu'est-ce que c'est que ça ? [BICHON:] Quoi ? [SAINT-FRANQUET:] Ta brosse ! [BICHON:] Ah ! tu l'as trouvée ? [SAINT-FRANQUET:] Dans la rainure du fauteuil. [BICHON:] Eh ben, tu vois, quand on cherche ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! oui ! [BICHON:] Quand je te disais, que je l'avais mise quelque part. [SAINT-FRANQUET:] Oui, ah ! ça, c'est vrai ! Elle y est !... Ah ! tu as de l'ordre ! [DES SAUGETTES:] Eh bien, vous savez, j'ai bien regardé dans le sac, je n'ai pas trouvé la brosse. [SAINT-FRANQUET:] Oui, oh ! tu aurais pu chercher longtemps. La voilà ! [DES SAUGETTES:] Vous l'avez trouvée ? [SAINT-FRANQUET:] Naturellement !... Dans le fauteuil ! [DES SAUGETTES:] Ah !... dans le fauteuil !... [BICHON:] Ben oui, dans le fauteuil. Enfin, quoi, il ne te faut plus rien ? [SAINT-FRANQUET:] Là, eh bien, maintenant, c'est mon billet pour la générale... Où l'as-tu rangé ? Il était sur la table. [BICHON:] Dans le cabinet de toilette, sur la cheminée. [SAINT-FRANQUET:] Non, il n'y est pas. J'en sors, du cabinet de toilette ; il n'y a aucun papier sur la cheminée. [BICHON:] C'est que tu l'auras fait tomber. C'est moi-même qui l'y ai mis. [SAINT-FRANQUET:] Eh ben, je ne sais pas, moi. Va voir. [BICHON:] Ah ! là là ! même pas capable de !... Allez ! laissez-moi passer ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ce désordre ! [DES SAUGETTES:] Ah ! mon pauvre vieux ! Les femmes, hein ! [SAINT-FRANQUET:] Ah !... ça a évidemment de bons moments ; mais, nom de Dieu !... [DES SAUGETTES:] Regarde, nous, entre hommes, est-ce qu'on se dispute jamais ? Tu me bouscules, je ne dis rien. On s'entend très bien. [SAINT-FRANQUET:] Mais dame ! [DES SAUGETTES:] Je suis un ami, tu sais ! [SAINT-FRANQUET:] Je sais, oui. Et tout ça. parce que je t'ai flanqué un coup d'épée ! Mon pauvre des Saugettes, va. Ça ne te fait plus mal ? [DES SAUGETTES:] Oh ! non ! Depuis six mois, ce serait malheureux. Oh ! je ne le regrette pas aujourd'hui... aujourd'hui que c'est passé ! Mais tout de même, sur le moment, j'étais bien embêté. [SAINT-FRANQUET:] Pourquoi ? [DES SAUGETTES:] J'aime pas me battre. [SAINT-FRANQUET:] C'est une raison. [DES SAUGETTES:] L'idée d'être piqué !... Mais rien que d'avoir à me faire vacciner... J'aime mieux la petite vérole ! [SAINT-FRANQUET:] Affaire de goût. [BICHON:] Eh ben, je savais bien qu'il était par là ! [SAINT-FRANQUET:] Tu as trouvé le billet ? [BICHON:] Naturellement. [SAINT-FRANQUET:] Sur la cheminée ? [BICHON:] Enfin... dans ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! oui, dans ! [BICHON:] Oui, tiens ! [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [BICHON:] Eh ben, c'est le billet. Je te demande pardon, il est un peu abîmé. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ben, je te crois ! [BICHON:] C'est parce que j'ai pas fait attention ; je m'en suis servie ce matin pour allumer ma lampe à friser. J'avais pas d'allumettes. [SAINT-FRANQUET:] C'est charmant ! [BICHON:] Eh ! ben quoi... Il est aussi bon. [SAINT-FRANQUET:] Tu ne veux pas que j'aille présenter ce détritus, ce bout de suie aux contrôleurs du Théâtre Français... [BICHON:] Pourquoi pas ? Tu n'auras qu'à leur expliquer que c'est en allumant ta lampe pour te friser. [SAINT-FRANQUET:] Non, mais c'est ça ! Pourquoi donc moi ? [BICHON:] Eh ben, tu diras que c'est moi. Qu'est-ce que ça fait ? Oh ! ne fais donc pas une histoire de tout ! Tiens, voilà ton pardessus et ton chapeau. [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, pose ça là. Je le prendrai tout à l'heure. [BICHON:] Rayon de soleil, va !... Oh !... nom d'un chien ! Oh !... [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a encore ? [BICHON:] Eh ! c'est avec ton sale tableau ! Tu laisses ça comme ça, là, c'est pas sec... et alors, naturellement, quand on passe... [SAINT-FRANQUET:] Mon Dieu ! qu'est-ce que tu as fait ? [BICHON:] Eh ben, je m'en suis fourré plein la manche ! [SAINT-FRANQUET:] Tu m'as éreinté mon tableau ! [DES SAUGETTES:] Oh ! [BICHON:] Regarde-moi ça ! de quoi ça a l'air ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ben, c'est du joli ! Ah ! nom de Dieu ! Ah ! c'est agréable ! [BICHON:] Un corsage tout neuf ! [SAINT-FRANQUET:] Mais je m'en fous, de ton corsage ! Il peut crever, ton corsage ! C'est mon tableau ! [BICHON:] Mais je m'en fous, moi, de ton tableau ! Il peut crever ! [SAINT-FRANQUET:] Un tableau que je venais de finir, qu'il n'y avait plus qu'à vendre... [BICHON:] Aussi, cette manie de peindre avec de l'huile ! une chose qui tache ! [SAINT-FRANQUET:] Avec quoi veux-tu que je peigne ? Avec du vinaigre ?... [BICHON:] Mais avec de l'eau ! Quelque chose de propre, et qui sèche. [SAINT-FRANQUET:] Avec de l'eau ! avec de l'eau ! [BICHON:] Ah ! non, ce que c'est salissant d'avoir un peintre pour amant ! [SAINT-FRANQUET:] Eh ! bien, quitte-le, ton peintre, quitte-le ! Il ne te retient pas ! [DES SAUGETTES:] Voyons, voyons, mes enfants... [SAINT-FRANQUET:] Toi, fiche-moi la paix ! [BICHON:] Et allez me chercher ma matinée. [DES SAUGETTES:] Oui ! Je vais chercher la matinée ! [BICHON:] Si tu crois que je tiens à toi ! [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, alors ! [BICHON:] Dieu merci, je ne serais pas embarrassée ! Et j'en sais plus d'un... [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, prends-les, tes plus d'un !... Prends-les ! [BICHON:] Tu n'auras pas à me le répéter deux fois ! Merci. Tu n'auras pas à me le répéter deux fois ! [SAINT-FRANQUET:] C'est parfait ! [DES SAUGETTES:] Qu'est-ce qu'il y a ? [BICHON:] Je m'en vais, des Saugettes ! Je m'en vais ! [DES SAUGETTES:] Oh ! mes enfants, voyons !... [BICHON:] Mais non, mais non ! A quoi bon éterniser une situation dans laquelle il n'y a d'amour ni d'un côté ni de l'autre ? [DES SAUGETTES:] Mais si, mais si ! [BICHON:] Mais non ! A quoi bon se payer de mots ? Je ne l'aime pas, il ne m'aime pas ! [DES SAUGETTES:] Mais si, mais si. [BICHON:] Oh ! pardon, hein, là-dessus, rapportez-vous en à mon expérience ! L'homme a au moins ça de loyal, c'est pas sa faute, c'est que, quand il aime, tout parle en lui. Eh ben, Gérard a depuis longtemps de ces silences... éloquents !... Dis donc le contraire ! [DES SAUGETTES:] Mais non ! mais non ! [BICHON:] C'est pas à vous que je le demandais ! On n'a pas l'habitude de vous appeler dans ces moments-là ! [SAINT-FRANQUET:] Mais je t'en prie, donne-lui des détails ! [BICHON:] Oh ! pas besoin ! Il nous voit, il doit être fixé. Il doit bien savoir que si l'on s'est mis ensemble, ça n'a pas été précisément pour le grand amour. Moi, c'est parce que j'avais vu une petite Américaine qui avait eu le coup de foudre pour toi... [SAINT-FRANQUET:] Pauvre petite ! [BICHON:] Toi, c'est par dépit, parce que ta femme mariée t'avait envoyé promener et qu'elle préférait coucher avec des Saugettes ! [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? [DES SAUGETTES:] Hein ?... Ah ! permettez ! [SAINT-FRANQUET:] D'abord, tu mens ! Jamais des Saugettes n'a... ce que tu dis... avec elle ! [DES SAUGETTES:] Mais jamais ! [BICHON:] Oui ! Alors, pourquoi lui as-tu donné un coup d'épée ? [SAINT-FRANQUET:] Mais... comme ça ! parce que je ne le connaissais pas. [BICHON:] Ah ! c'était pour entrer en relations... [DES SAUGETTES:] En tous cas, jamais, au grand jamais !... [BICHON:] Mais oui ! mais oui ! [SAINT-FRANQUET:] Je connais assez la personne en question !... C'est une honnête femme ! [BICHON:] Oh ! oui ! [DES SAUGETTES:] Mais absolument ! [SAINT-FRANQUET:] Et puis, c'est une femme de goût ! [DES SAUGETTES:] Mais absolument ! Ah ! dis donc, toi ! [SAINT-FRANQUET:] qui ne s'éprend pas comme ça du premier imbécile venu. [DES SAUGETTES:] Ah ! mais dis donc ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! tais-toi ! Voilà ce que tu attires à une honnête femme avec l'attitude que tu prenais avec elle... [DES SAUGETTES:] Ah ! ben, non, non ! écoutez ! Si la discussion doit prendre cette tournure, j'aime mieux m'en aller. [SAINT-FRANQUET:] Mais va-t-en ! Qui est-ce qui te demande de rester ? [DES SAUGETTES:] Oui, eh bien, quand vous aurez fini, vous m'appellerez. [SAINT-FRANQUET:] Il ne te manque plus que d'avoir mauvais caractère... [DES SAUGETTES:] Tu as raison, oui, je suis bien bête !... Ah ! là là ! je suis bien bête ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ça, oui ! A-t-on jamais vu ! [BICHON:] Ah ! il y a longtemps que je dis que quand un ami se glisse dans un ménage... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! oui ! Oh ! mais !... [BICHON:] Gérard ! Donne-moi la main. [SAINT-FRANQUET:] A quoi bon ? [BICHON:] Si. Nous sommes là à nous dire des choses inutiles, blessantes... C'est stupide ! Va, donne-moi la main... [SAINT-FRANQUET:] Mais non... [BICHON:] et quittons-nous ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! oui ! [BICHON:] Quittons-nous ; mais chiquement ! en bons amis ! comme deux êtres qui s'aiment bien, qui s'estiment ; mais qui ne peuvent pas se sentir. [SAINT-FRANQUET:] Tu as raison, ça vaut mieux ! [BICHON:] Et d'ailleurs, tu sais, n'aie pas de scrupules. Je suis pas en peine, j'ai quelqu'un. [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? [BICHON:] Oui, le fauteuil 49. [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que c'est que ça, le fauteuil 49 ?... [BICHON:] Un abonné du mercredi et du samedi à notre concert. Il ne manque pas une fois ! Et il m'envoie des fleurs et des lettres brûlantes. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! mes compliments ! Tu t'es bien gardée de me dire ça, hein ? [BICHON:] A quoi bon ? tant qu'on était ensemble ! Un amant, c'est comme un mari, y a des choses qu'on ne lui dit pas. [SAINT-FRANQUET:] Ayez donc confiance ! [BICHON:] Oh ! mais je n'ai jamais trahi la tienne ! On a le sentiment de ce qu'on doit. Je croîs que j'en ai donné la preuve encore l'autre jour, quand le fauteuil 49 m'a envoyé cette admirable boucle d'oreille, ce solitaire énorme, avec ce mot qui l'accompagnait : "Si vous voulez avoir la paire, faites-moi signe et je vous l'apporte. [SAINT-FRANQUET:] Ce culot ! [BICHON:] Possible ! Mais tu avoueras que c'était tentant. Eh ben, je n'ai rien voulu savoir ! J'ai fait dire qu'il n'y avait pas de réponse. Et quant à son solitaire... [SAINT-FRANQUET:] Tu l'as renvoyé ? [BICHON:] Non ; mais je l'ai fait monter en bague ! Voilà ce que j'ai fait pour toi ! [SAINT-FRANQUET:] C'est trop beau ! [BICHON:] Voilà comme je suis, moi ! [SAINT-FRANQUET:] Oui, eh bien, plus de sacrifice, maintenant !... Tu es libre ! va retrouver le fauteuil 49. Va ! va !... [BICHON:] Oui ? Oh ! ben, c'est pas difficile. Un mot au téléphone, et ça y est. [SAINT-FRANQUET:] Mais va donc ! Ne te gêne donc pas pour moi. [BICHON:] Non ? Ah ! ben, ça ne sera pas long ! [SAINT-FRANQUET:] Tu téléphones d'ici au fauteuil 49 ? [BICHON:] J'ai pas besoin de lui dire d'où je lui téléphone. Allô ! . Mademoiselle, voulez-vous me donner le 606-22 ? [SAINT-FRANQUET:] les deux cocottes ! [BICHON:] Mon Dieu, oui. [SAINT-FRANQUET:] Et 606 avant ! C'est la charrue avant les bœufs. [BICHON:] Tais-toi donc, j'entends pas ! C'est le 602-22 qui est à l'appareil ? Le 606-22 lui-même ? Alors, c'est le fauteuil 49 ? [SAINT-FRANQUET:] Ce qu'il faut entendre ! [BICHON:] Oui ! Ne vous troublez pas ! Venez tout de suite. Je vous attends chez moi, 27, faubourg Saint-Honoré. Vous venez ! Bon. [SAINT-FRANQUET:] Ah çà, tu es folle ! Tu le fais venir chez moi, maintenant ? [BICHON:] Mais il ne sait pas que c'est chez toi. [SAINT-FRANQUET:] Mais ça m'est égal ! Tu te fiches de moi ! Je n'accepte pas de jouer un rôle ridicule... [BICHON:] Comment, mais voyons, puisqu'on se quitte... [SAINT-FRANQUET:] C'est entendu, on se quitte ! Mais que mon remplaçant vienne faire son collage dans mes meubles... Ah ! non ! [BICHON:] Qu'est-ce que tu vas faire ? [SAINT-FRANQUET:] Le 606-22, s'il vous plaît ? [BICHON:] Gérard ! Gérard ! Voyons ! [SAINT-FRANQUET:] Laisse-moi ! Oui, le 606-22... 606... et 22... [BICHON:] C'est ridicule, ce que tu fais, Gérard ! [SAINT-FRANQUET:] Ça m'est égal ! Allez, allez ! Allez ! Allô !... C'est le 606-22 ?... Quoi ?... Ah ! c'est sa femme ? [BICHON:] Gérard, veux-tu laisser ça ! [SAINT-FRANQUET:] Fous-moi la paix ! Non, ce n'est pas à vous que je parle !... Ah ! ..vous êtes sa femme ! Eh bien, vous direz à votre mari que c'est un polisson... [BICHON:] Oh ! [SAINT-FRANQUET:] et que l'amant de mademoiselle de Jouy lui envoie son pied quelque part ! [BICHON:] Ah çà, tu n'es pas fou ?... [SAINT-FRANQUET:] Je vous présente mes hommages, madame ! [BICHON:] Veux-tu laisser ça ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! puis, toi, tu vas me faire le plaisir de filer droit ! et que je ne t'entende plus ! [BICHON:] Tu lèves la main sur moi ! Des Saugettes ! Des Saugettes ! Au secours ! [SAINT-FRANQUET:] As-tu fini de crier ? [DES SAUGETTES:] Qu'est-ce qu'il y a ? [BICHON:] C'est Gérard ! c'est Gérard qui me bat ! [SAINT-FRANQUET:] J'te bats ! j'te bats ! non, dis donc, p'tit raquin ! Est-ce que j'ai l'air d'un homme qui bat les femmes ? Dis, hein ? Est-ce que j'ai l'air ? [BICHON:] Ah ! mais dis donc ! ah ! mais dis donc ! [DES SAUGETTES:] Allons, allons ! [SAINT-FRANQUET:] Imagine-t-on ça ! Madame qui se permet de téléphoner d'ici à un je ne sais qui, au fauteuil 49, pour lui donner rendez-vous chez moi, et ça pour lui accorder ses faveurs ! J'te bats ! j'te bats ! [BICHON:] Des Saugettes ! Des Saugettes ! [SAUGETTES:] Allons, voyons ! En voilà assez ! [SAINT-FRANQUET:] Fiche-moi la paix, toi ! Et tiens, va ouvrir, puisque madame a donné congé aux larbins ! [DES SAUGETTES:] Oui... mais ne la bats plus ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! je t'en donnerai, moi, des fauteuils 49 ! [BICHON:] Tu me paieras ça, tu sais ! tu me paieras ça ! [SAINT-FRANQUET:] Oui, bon ! c'est entendu ! [BICHON:] Cochon, va ! [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? [DES SAUGETTES:] C'est des fleurs ! [SAINT-FRANQUET:] C'est ça, oui ! du fauteuil 49 ! Attends un peu que je les fiche par la fenêtre ! [DES SAUGETTES:] Mais non ! C'est pour toi. [SAINT-FRANQUET:] Pour moi ! [BICHON:] Là ! Voilà ! Voilà comme il en est de tout ! [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que ça veut dire, ça, pour moi ? Qui est-ce qui peut m'envoyer des corbeilles de mariée ? [DES SAUGETTES:] Je ne sais pas. Le commis m'a dit : "C'est pour monsieur Saint-Franquet. [SAINT-FRANQUET:] Il n'a pas dit de la part de qui ? Il n'y a pas de cartes ? [DES SAUGETTES:] Non. Il y a l'étiquette du fleuriste... Vaillant-Roseau. [SAINT-FRANQUET:] Ça, par exemple !... C'est bien, je m'en fous ! Pose ça là. [DES SAUGETTES:] Elles sont jolies, ces fleurs ! [BICHON:] Ah ! maintenant que c'est pour toi, tu ne les jettes plus par la fenêtre, hein ?... hein, dis ?... [DES SAUGETTES:] Allons, allons, voyons !... Si tu partais pour ton Théâtre Français ?... Hein !... [SAINT-FRANQUET:] Je ne vais pas au Théâtre Français. [BICHON:] Ah ! [DES SAUGETTES:] Ah ! mais... Ah ?... [SAINT-FRANQUET:] Je reste ici. J'attends le... [DES SAUGETTES:] Le bottier ? [SAINT-FRANQUET:] Le fauteuil 49 ! [DES SAUGETTES:] Le fauteuil 49 ? [SAINT-FRANQUET:] Pour lui flanquer mon pied quelque part quand il arrivera. [BICHON:] Imbécile ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! dis donc, toi ! [BICHON:] Alors, tu t'imagines bonassement qu'il va venir ? Tu me crois assez naïve pour lui avoir téléphoné devant toi de s'amener ici ! Alors, quoi, je ne sais pas vivre ? [SAINT-FRANQUET:] Allons, allons ! à d'autres ! [BICHON:] Si tu avais regardé ! J'avais la main appuyée sur le crochet et je parlais dans le vide... histoire de te faire rager et de te donner une leçon. [SAINT-FRANQUET:] Oui, tu me racontes ça maintenant ! [BICHON:] La preuve, c'est que quand tu as demandé le numéro que j'avais censément demandé, avec qui as-tu été en communication ? avec une dame ! Une malheureuse, même, que tu as dû mettre tout à l'envers avec ta sortie stupide !... Comme c'est chic ! Tu as peut-être brisé le bonheur d'un ménage... Eh bien ? [SAINT-FRANQUET:] Tu as raison, je vais lui retéléphoner. [BICHON:] Ah ! non ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! tu vois bien que tu me contes des blagues ! [BICHON:] Bon ! bon ! je te colle des blagues ! [SAINT-FRANQUET:] Si tu te figures que tu vas me faire croire... [BICHON:] C'est bien ! Reste ! Tu verras bien. [SAINT-FRANQUET:] Les femmes sont capables d'un tel cynisme ! [BICHON:] Mais reste, je te dis ! Tu seras fixé. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! et puis, tu m'embêtes ! Je resterai si je veux. C'est admirable, ça. Il faudrait peut-être que je manque ma répétition générale, pour faire plaisir à madame ! [BICHON:] Eh ! ben, alors, va-t-en ! [SAINT-FRANQUET:] Mais parfaitement, je m'en vais ! Plus souvent que je resterai pour te donner la joie de te payer ma tête ! Si tu crois que j'ai gobé un instant ton histoire de téléphone... Ah ! ben ! tu as cru me faire marcher, mais c'est moi qui t'ai fait marcher. [BICHON:] Ah ! bon ! [SAINT-FRANQUET:] On ne me la fait pas, à moi ! Quant à toi, Des Saugettes, tu n'as rien à faire, tu vas avoir la complaisance de passer chez le fleuriste pour savoir qui m'a envoyé ces fleurs tout à l'heure. [DES SAUGETTES:] Entendu. [BICHON:] Ah ! ça t'intrigue ! [SAINT-FRANQUET:] Non, madame, non ; mais j'aime savoir ! Je ne veux pas qu'on me prenne pour une cocotte !... Adieu ! [DES SAUGETTES:] Elles sont jolies, ces fleurs ! [BICHON:] Là !... Eh ben, mon petit des Saugettes, maintenant, vous allez me faire le plaisir de vider le plancher. J'attends quelqu'un, et... je n'ai pas besoin de vous. [DES SAUGETTES:] Vous attendez quelqu'un ? [BICHON:] Oui. [DES SAUGETTES:] Qui ? Qui ? [BICHON:] Je vous dis quelqu'un... quelqu'un que vous n'avez pas à connaître, attendu qu'il vient pour moi et pas pour vous. [DES SAUGETTES:] Ah ! mon Dieu ! le fauteuil 49 ! [BICHON:] Comme vous êtes fort ! [DES SAUGETTES:] Oh ! oh ! Bichon ! Bichon ! Ce n'est pas possible... Vous venez de dire vous-même que ce n'était pas vrai, que vous aviez fait semblant de téléphoner... [BICHON:] Tiens, parbleu ! [DES SAUGETTES:] Oh ! pourquoi, pourquoi, alors, avez-vous dit à Gérard... [BICHON:] Pour qu'il s'en aille. [DES SAUGETTES:] Bichon, je n'en crois rien ! Vous n'auriez pas, là, devant lui... [BICHON:] Je fais toujours les choses devant les gens ; je n'aime pas les cachotteries. Et puis, c'est le meilleur moyen pour qu'ils n'y croient pas. [DES SAUGETTES:] Vous êtes cynique ! [BICHON:] En attendant, le voici, et... [DES SAUGETTES:] Oh ! non ! J'aime mieux m'en aller. [BICHON:] Remarquez, mon ami, que c'est tout ce que je vous demande. Oh ! mais, attendez, je vais aller ouvrir. Pendant ce temps-là, vous allez sortir par là, en faisant le tour... C'est compris ? [DES SAUGETTES:] Oh ! non ! non ! et ça devant moi ! Me faire le complice... Oh ! [BICHON:] Entrez, monsieur... mais entrez donc ! [PLANTAREDE:] Oh ! je suis heureux ! je suis heureux ! Ma petite de Jouy ! ma petite de Jouy ! [BICHON:] Allons, allons, monsieur... Voyons, je vous en prie ! [PLANTAREDE:] Ah ! quand je pense que c'est cette petite femme que, deux fois par semaine, j'applaudis de mon fauteuil... et que, maintenant, je suis là, devant elle ! elle est là, devant moi ! [BICHON:] Qui dit l'un, dit l'autre. [PLANTAREDE:] Oui ; mais sans rampe, rien ! ma main touche la sienne ! Ah ! quand vous m'avez téléphoné tout à l'heure, j'ai cru tomber de joie... Ma femme arrivait, j'ai lâché ma femme... [BICHON:] Ah ! vous êtes marié ? [PLANTAREDE:] Je suis marié, oui... ne vous occupez pas de ça... Ah ! je n'ai pas été long, j'ai pris mon chapeau, j'ai sauté dans une auto... et me voilà ! et me voilà !... Ah ! ma petite de Jouy ! ma petite de Jouy ! [VOIX DE DES SAUGETTES:] Oh ! c'est dégoûtant ce que vous faites là, monsieur ! L'amie de mon ami ! [PLANTAREDE:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [BICHON:] Rien, rien ! [VOIX DE DES SAUGETTES:] Allez-vous en, monsieur ! allez-vous en ! [PLANTAREDE:] Mais qui est-ce qui parle comme ça ? BICHON. — C'est... c'est un camarade de mon concert, avec qui j'étais en train de répéter... Il repasse sa scène. Attendez ! Partez, mon ami, partez ! Je vous ai dit que je n'avais plus besoin de vous. [VOIX DE DES SAUGETTES:] C'est dégoûtant ! [BICHON:] — Mais allez donc !... Il s'en va. [PLANTAREDE:] Ce n'est pas Dranem ? Il me semble avoir reconnu sa voix. [BICHON:] Non, non ! ce n'est pas Dranem. [PLANTAREDE:] En tous cas, il dit joliment juste ! Une conviction !... [BICHON:] Oui... c'est un garçon qui va bien. disparaît, et on entend fermer violemment la porte du vestibule. PLANTAREDE. — Aha ! le voilà qui vient de s'en aller ! [PLANTAREDE:] Nous sommes donc seuls ! Ah ! que je suis heureux ! [BICHON:] C'est curieux, vous avez une tête qu'on connaît ! La première fois que je vous ai remarqué à l'orchestre, j'ai dit : "Je connais ça ! "... Sûrement j'aurai vu votre tête dans les journaux. [PLANTAREDE:] Oh ! peu probable. [BICHON:] Pourquoi ? [PLANTAREDE:] Parce qu'on ne m'y a jamais mis. [BICHON:] Tiens, c'est drôle ! On met tout le monde aujourd'hui dans les journaux ! Pourtant, j'ai votre tête dans l'œil... Je suis sûre que vous avez un nom ! [PLANTAREDE:] Heu, heu... Non ! [BICHON:] Enfin, quoi, vous ne vous appelez pas seulement le fauteuil 49 ? [PLANTAREDE:] Ah ! non ! [BICHON:] Alors ? [PLANTAREDE:] Antoine. [BICHON:] Ah ! c'est gentil. Et quoi ? [PLANTAREDE:] Ça ne vous suffit pas pour aujourd'hui ? [BICHON:] Oh ! non, non, moi, j'aime savoir à qui je parle ! Il faut qu'on m'ait été présenté avant. Allons, votre nom ? [PLANTAREDE:] Eh ben... Voltaire, là ! [BICHON:] Ah ! Vous voyez bien que vous êtes quelqu'un de connu. [PLANTAREDE:] C'est drôle, moi aussi, j'ai la sensation que ce n'est pas la première fois que je vous vois... [BICHON:] Ah !... En tout cas, on n'a jamais été rien l'un à l'autre ! parce que j'ai assez la mémoire de ces choses-là... [PLANTAREDE:] Non, non ! je ne prétends pas !... Attendez donc ! Vous n'avez pas une sœur qui vous ressemble en châtain et qui est dans la... enfin... pas dans le théâtre ? [BICHON:] Pas dans le théâtre ? Ben, y a eu que moi !... avant que j'y sois. [PLANTAREDE:] Vous ressemblez à une petite femme qu'on appelait Bichon... [BICHON:] Bichon ? Mais je la suis ! [PLANTAREDE:] Vous la êtes !... Vous... Vous l'êtes ?... [BICHON:] En plein ! [PLANTAREDE:] Bichon ! C'est Bichon ! Ah ! c'est donc ça que vous lui ressemblez ! [BICHON:] Y a des chances. [PLANTAREDE:] Ah ! ben, si je m'attendais... Seulement, n'est-ce pas, le théâtre, ça change tellement une femme... [BICHON:] Ça blondit ! [PLANTAREDE:] Vous ne vous souvenez pas ? Châtel-Sancy ? [BICHON:] Châtel-Sancy ? [PLANTAREDE:] Oui ! Plantarède ! Monsieur Plantarède ! [BICHON:] Non ! Le monsieur de la dame qui... [PLANTAREDE:] Qui quoi ? [BICHON:] Qui rien !... Ah ! ben, ah ! ben, vous en avez opéré un changement de tête ! Vous aviez des favoris, et puis vous aviez une coiffure comme ça !... Ah ! ben !... Maintenant, à la bonne heure ! vous avez une tête... Ah ! ça, c'est rigolo ! Savez-vous de qui vous avez la tête ? [PLANTAREDE:] Je ne sais pas... C'est ma femme qui a absolument voulu que je m'arrange comme ça. [BICHON:] De Gérard de Saint-Franquet ! [PLANTAREDE:] De Gé... Vous le connaissez ? [BICHON:] C'est mon amant. [PLANTAREDE:] Hein ! [BICHON:] Vous êtes chez lui. [PLANTAREDE:] Je suis chez lui ! [BICHON:] Vous n'aviez pas vu que vous étiez chez un peintre ? [PLANTAREDE:] Ah ! nom d'un chien ! mais c'est vrai ! Oh ! mes enfants ! Oh ! là là ! Par où la sortie ? [BICHON:] Bougez donc pas. Il est à la répétition générale du Français. Z'avez tout le temps. [PLANTAREDE:] Comment, à la générale du Français ?... Mais c'est demain ! [BICHON:] Hein ! vous êtes sûr ? [PLANTAREDE:] Absolument ! J'y vais. Ça a été retardé... Féraudy est en représentations à Nantes. [BICHON:] Ah ! ben, par exemple !... Mais alors, Gérard ?... [PLANTAREDE:] Ah ! ben, Gérard !... [BICHON:] Nom d'un chien, c'est lui ! [PLANTAREDE:] Ah ! là là ! [BICHON:] Vite, par là ! La porte au fond, tournez à droite, et la porte à droite ! [PLANTAREDE:] Oui, oui, la porte à droite ! [BICHON:] Comment, c'est toi... [SAINT-FRANQUET:] C'est demain. [BICHON:] Ah ! Pas par là ! pas par là ! [PLANTAREDE:] Porte à droite ? porte à droite ? [BICHON:] Non, à gauche ! à gauche ! [SAINT-FRANQUET:] Quoi, à droite ? quoi, à gauche ? [PLANTAREDE ET BICHON:] Oh ! [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que vous demandez, monsieur ? [PLANTARÈDE:] Hem... je... je... Vous n'auriez pas un tableau à vendre ? [SAINT-FRANQUET:] Hein ! mais c'est Plantarère ! [PLANTAREDE:] Non ! [SAINT-FRANQUET:] Comment, non ? [PLANTAREDE:] Si ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! non, c'est pas possible ! Plantarède ici ! c'est Plantarède ! Oh ! ce brave ami ! Et ça va bien ? [PLANTAREDE:] Mais pas mal, merci. [BICHON:] Ah ! ben, ça s'arrange mieux que je craignais ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! par exemple, c'est ça qui est gentil d'être revenu ! Aussi, c'était trop bête, notre brouille !... Deux vieux amis... Et pourquoi ?... Ah ! ce cher Plantarède !... Et madame va bien ? [PLANTAREDE:] Ma... ma femme... oui, oui, elle... va bien. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! que je suis content ! Je n'en crois pas mes yeux ! Plantarède, c'est Plantarède ! Bichon, c'est Plantarède, dont je t'ai parlé si souvent... Mais je ne vous ai pas présentés ! Mon bon ami Plantarède, ma bonne amie madame de Jouy... Ah !... mais je suis idiot ! Sa présence ici... en mon absence. — "A gauche ! — Non, à droite !..." Lui détalant, elle s'affolant ! Ah ! [PLANTAREDE ET BICHON:] Quoi ? [SAINT-FRANQUET:] Le fauteuil 49. [BICHON:] Oh ! là là ! [PLANTAREDE:] Le quoi ? [SAINT-FRANQUET:] Ah ! c'est vous le fauteuil 49 ! [BICHON:] Votre derrière ! Attention à votre derrière ! [PLANTAREDE:] Hein ? [BICHON:] Attention, voyons ! Il a dit qu'il le botterait ! [PLANTAREDE:] Hein ! [SAINT-FRANQUET:] Non, non, n'ayez crainte ! Je l'avais dit quand le derrière était anonyme... Mais maintenant que je sais à qui il a l'honneur d'appartenir, il m'est sacré ! Le derrière d'un vieil ami comme vous ! [PLANTAREDE:] Ah !... A la bonne heure ! [SAINT-FRANQUET:] Mais comment ! Je suis trop heureux d'un concours de circonstances qui me vaut le plaisir de vous rencontrer chez moi. [PLANTAREDE:] Mais... plaisir partagé, croyez-le bien... [SAINT-FRANQUET:] Ce cher Plantarède ! [PLANTAREDE:] Ce cher Saint-Franquet ! [BICHON:] Non, mais, je vous en prie, embrassez-vous ! [SAINT-FRANQUET:] Mais avec joie ! [PLANTAREDE:] Certes ! [BICHON:] Ah !... Ah ! ben, moi qui avais le trac du choc ! [SAINT-FRANQUET:] Et alors, comme ça, mon bon Plantarède, vous veniez ici dans l'intention de me faire cocu ? [PLANTAREDE:] Oui ! Non ! [SAINT-FRANQUET:] Ben quoi, ne vous en défendez pas ; c'est toute la vie, ça ! Aujourd'hui vous, demain moi. Tant qu'il y aura des hommes et des femmes !... [PLANTAREDE:] Oh ! mais, tout de même, croyez bien que si je suis ici, c'est que j'ignorais... [SAINT-FRANQUET:] Que vous me trouveriez ? [PLANTAREDE:] Oui... Non ! Mais que c'était vous qui... Enfin, je ne savais pas qu'il y eût un amant. [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, non, mon ami, réjouissez-vous ! Il n'y en a plus, d'amant. [BICHON:] Non ! [SAINT-FRANQUET:] Plantarède, vous pouvez aller chercher la seconde boucle d'oreille. [PLANTAREDE:] La seconde ?... Quelle seconde boucle d'oreille ? [SAINT-FRANQUET:] Celle qui complète la paire !... Oh ! il n'a pas de mémoire, cet homme-là. Bichon, fais voir à monsieur la boucle d'oreille... à ton doigt. [BICHON:] Vous la reconnaissez bien ! Celle : "Si vous voulez avoir la paire, faites un signe et j'accours ! [PLANTAREDE:] Ah ! oui, la... Oh ! [BICHON:] J'avais raconté ça à Gérard, ça l'avait fait rire... [PLANTAREDE:] Ah ? ah ? [SAINT-FRANQUET:] Oh ! du bout des lèvres. Eh ben, voilà, mon bon, vous tombez à pic. La place est libre ! Je suis trop heureux de vous la céder. [PLANTAREDE:] A moi ! [BICHON:] Ah ! tout de même, "trop heureux !... [SAINT-FRANQUET:] Oui, trop heureux ! Je ne suis pas un égoïste, moi. On se quitte, je ne peux pas avoir la prétention que ma Bichon n'aura plus jamais personne ! Ce serait contraire à sa définition. [BICHON:] Vois-tu ça ! [SAINT-FRANQUET:] Allez, allez, Plantarède ! Je n'ai qu'une parole. Bichon est vacante, je vous la donne ! [PLANTAREDE:] Saint-Franquet... [BICHON:] Ah ! mais tu m'embêtes, à la fin ! "Je vous la donne ! je vous la donne ! " Si je veux me donner, je saurai bien le faire sans toi. SAlNT-FRANQUET. — Oui ! oh ! ça, je sais ! C'est vrai, ça ! A t'entendre, on dirait que c'est toi qui me plaques... [SAINT-FRANQUET:] Mais non, mais non ! [BICHON:] Oui, ah ! ben, je te prie de le dire à monsieur. Je ne suis pas une femme qu'on plaque ! C'est moi qui plaque ! [SAINT-FRANQUET:] Bon, bon ! [BICHON:] Ma parole, t'as l'air de me coller, là : "Allez-y ! prenez donc ! les cochons n'en veulent plus ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! mais dis donc, toi, à ton tour... [BICHON:] J'ai l'air de quoi ? d'un laissé pour compte ! d'un solde !... Comme c'est alléchant pour le client ! [SAINT-FRANQUET:] Mais je reconnais que c'est toi qui me plaques, là ! je le reconnais. [BICHON:] Tu m'agaces, finis ! [PLANTAREDE:] Non, voyons, Saint-Franquet, vous plaisantez ! [SAINT-FRANQUET:] Mais du tout ! Je parle sérieusement. [PLANTAREDE:] Saint-Franquet ! [SAINT-FRANQUET:] Allez donc, quoi ! Vous en mourez d'envie. [PLANTAREDE:] Mais non ! mais non ! [BICHON:] Ah ! ben, dis donc, mon p'tit vieux ! [PLANTAREDE:] Non, je veux dire... Evidemment ; mais... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! Plantarède, vous n'allez pas vous faire prier. [PLANTAREDE:] Ecoutez, vous me mettez dans une situation... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! Plantarède, vous me désobligez ! [PLANTAREDE:] Vraiment, alors, c'est sincère ?... Vous ne m'en voudrez pas ? [SAINT-FRANQUET:] Je vous dis que non. [PLANTAREDE:] Ah ! bien alors, soit ! Je veux bien essayer. [BICHON:] Ah ! non ! [PLANTAREDE:] Je suis si ému... Bichon ! [BICHON:] Pauvre gros, va ! [SAINT-FRANQUET:] Qu'on vienne me dire après ça que je suis une nature jalouse ! On a sonné ! [BICHON ET PLANTAREDE:] Oui ! [SAINT-FRANQUET:] Dérangez pas ! Je vais ouvrir ! [PLANTAREDE:] Alors, on est ensemble ? [BICHON:] Ça a l'air ! [PLANTAREDE:] Je suis bien content ! [BICHON:] Dites, alors... Vous avez toujours la seconde boucle d'oreille ? [PLANTAREDE:] Oui. [BICHON:] Faudra me la donner, hein ? [PLANTAREDE:] Mais dame ! [SAINT-FRANQUET:] Mes enfants ! [BICHON:] Eh ? [SAINT-FRANQUET:] Foutez le camp ! [BICHON ET PLANTAREDE:] Comment ? [SAINT-FRANQUET:] Un moment ! Passez à côté. J'ai quelqu'un à recevoir. [BICHON:] Qui ça ? [SAINT-FRANQUET:] Rien ! Ma sœur ! [BICHON:] T'en a pas. [SAINT-FRANQUET:] Ça ne fait rien ! [BICHON:] Ah ! bon ! Alors, passons par là... [SAINT-FRANQUET:] Mademoiselle Dotty, entrez ! Entrez ; mais... [DOTTY:] Oh ! vous êtes surpris ! Je prends cette chose. Mais vous avez me reconnu, vous avez pas me oublié... Ça est la chose qui est gentil. [SAINT-FRANQUET:] Mademoiselle, quand on a eu une fois le plaisir de... [DOTTY:] Moi, j'ai toujours pensé à vous. N'est-ce pas, Tommy ? [TOMMY:] Yes. [DOTTY:] C'est ma fiancé. Vous reconnais lui ? All right ! Qu'est-ce que c'est là ? salon ? [SAINT-FRANQUET:] Non, miss Dotty, c'est... ma chambre à coucher. [DOTTY:] Well ! Vous permet ? [SAINT-FRANQUET:] Non, non, n'y allez pas, mademoiselle ! La chambre n'est pas faite, et... [DOTTY:] Oh ! c'est égal ! [SAINT-FRANQUET:] Non, non ! Je vous en prie ! [DOTTY:] Oh ! beg your pardon. Et là, qu'est-ce que c'est ? [SAINT-FRANQUET:] Là, c'est le cabinet de toilette... [DOTTY:] Terminé ? [SAINT-FRANQUET:] Comment ? [DOTTY:] Il est faite ? [SAINT-FRANQUET:] Il est faite ! Il est... Il est fait. [DOTTY:] Right. — Tommy ! [TOMMY:] Dotty ? [OOTTY:] Sortez moment dans la cabinet de toilette. [TOMMY:] Moi... pourquoi ? [DOTTY:] Parce que je dis. [TOMMY:] Oh ! [DOTTY:] Je n'ai pas besoin de vous. Go, go. [TOMMY:] All right, Dotty. [DOTTY:] Terrible, cet homme ! Toujours demander : "Pourquoi ? " Mais parce que je dis ! [SAINT-FRANQUET:] Après vous... [DOTTY:] Prendez un chaise. [SAINT-FRANQUET:] Prendons ensemble, si vous voulez ? [DOTTY:] Vous avez reçu mon corbeille ? [SAINT-FRANQUET:] Votre corb... Hein ! Comment, c'était vous ! [DOTTY:] C'était. [SAINT-FRANQUET:] Une corbeille de vous !... à moi !... Mais c'est fou, c'est le monde à l'envers ! Pourquoi ? A quel titre ? [DOTTY:] Monsieur Gérard... Voulez-vous marier moi ? [SAINT-FRANQUET:] Avec qui ? [DOTTY:] Ave vous ! [SAINT-FRANQUET:] Hein ! avec... Ah ! non, par exemple, celle-là !... [DOTTY:] Quoi ? Vous volez pas ! Vous disez no ? Je vous plais pas ? [SAINT-FRANQUET:] Si ! si ! [DOTTY:] Oh ! merci ! [SAINT-FRANQUET:] Non, je veux dire... Certainement, certainement, je suis très flatté... je dirai même profondément ému ! parce que, enfin, une proposition tellement... Mais vous devez comprendre aussi que je sois un peu abasourdi... Quand on n'a pas positivement envisagé dans ses projets... [DOTTY:] Yes, yes. [SAINT-FRANQUET:] Je me fais l'effet d'un homme à qui on viendrait dire : "Qu'est-ce que vous faites ce soir ? Rien ? Eh bien, venez donc faire le tour du monde ! " On a tout de même un moment d'éblouissement... On... on demande à réfléchir... à... à... DOTTY. — Oh ! je comprends. Allez, prenez tout le temps. Réchléfissez. Oui, n'est-ce pas... [DOTTY:] Je vous donne cinq minutes. [SAINT-FRANQUET:] Oui, oui ! [DOTTY:] remonte et, pour occuper les cinq minutes, inspecte d'un air distrait les choses qui l'entourent. Vous réchléfissez ? [SAINT-FRANQUET:] Oui, oui ! DOTTY reprend son inspection. Elle s'arrête devant une. toile de SAINT-FRANQUET et, après l'avoir regardée un moment, se met à rire discrètement ; mais pas suffisamment pour que cela échappe à SAINT-FRANQUET. Qu'est-ce qui vous fait rire ? [DOTTY:] Rien !... Ce pictioure... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! cette toile ! Oui, c'est de moi. [DOTTY:] Ah ! comme c'est laid ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! [DOTTY:] Vous trouvez pas ? [SAINT-FRANQUET:] Ben... [DOTTY:] Très laid. On vous l'a jamais dit ? [SAINT-FRANQUET:] Non ! [DOTTY:] Oh ! Vous voyez peu de monde ! [SAINT-FRANQUET:] Mais... [DOTTY:] Oh ! mais ça ne fait rien. C'est laid ; mais je haime tout de même. [SAINT-FRANQUET:] A la bonne heure ! Vous sentez, - malgré tout, l'harmonie de la composition, le sentiment de la couleur... [DOTTY:] Oh ! no, ça m'est égal. Je haime parce que c'est par vous ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! très heureux ! [DOTTY:] Et alors ? Vous réchléfites ? [SAINT-FRANQUET:] Si je ?... [DOTTY:] Pour marier moi. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! oui ! oui ! [DOTTY:] Quelle chose vous avez décidé ? [SAINT-FRANQUET:] Ecoutez... Vous me troublez beaucoup ! Il est si peu dans les usages que ce soit la jeune fille qui vienne demander la main... [DOTTY:] Oui, je sais, ici, le demoiselle, en France, il a trouvé un monsieur qui lui convient, il faut qu'elle attende que le monsieur il demande la main d'elle... [SAINT-FRANQUET:] Oui, évidemment ! [DOTTY:] Oui ! très joli ! Et si le monsieur il demande pas, le demoiselle, il est chocolat. Merci bien ! Et bien, moi, je veux pas être chocolat. Je trouve un homme qui m'est confortable, alors je dis à lui : "Monsieur, voulez-vous me donner la main de vous ? " Et voilà ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! évidemment, mademoiselle... si je n'écoutais que mon égoïsme... Vous êtes délicieuse ! [DOTTY:] Yes, je sais. [SAINT-FRANQUET:] Mais je dois songer à vous ! En ce moment, vous suivez une impulsion de votre cœur ; mais qui vous dit que, plus tard, vous ne regretterez pas... [DOTTY:] Ce que je fais, jamais je regrette. [SAINT-FRANQUET:] Vous ne me connaissez pas ! [DOTTY:] Eh bien, comme ça, je vous connaîtra. [SAINT-FRANQUET:] Et puis, enfin, vous avez dix-huit ans... [DOTTY:] Et demi. [SAINT-FRANQUET:] Et moi, j'en ai trente-six... [DOTTY:] Trente-six ! Oh ! comme c'est jeune ! [SAINT-FRANQUET:] Vous trouvez ? [DOTTY:] A cet âge, un homme est encore presque un enfant. [SAINT-FRANQUET:] Un enfant !... Un enfant qui pourrait être son père ! [DOTTY:] Et... C'est tout ? [SAINT-FRANQUET:] C'est tout quoi ? [DOTTY:] Les objections. [SAINT-FRANQUET:] Non, non ! Il y a la plus grande de toutes... Vous êtes trop riche ! [DOTTY:] Ah ! oui, ça, j'attendais ! Et c'est pour ça que vous n'auriez pas demandé la main de moi. [SAINT-FRANQUET:] Evidemment. [DOTTY:] Ah ! là ! Vous voyez bien que le jeune fille il doit demander la main du jeune homme ; sans cela, elle n'a plus pour marier que les jeunes gens qui veulent marier elle pour son argent... [SAINT-FRANQUET:] C'est certain, c'est certain !... Mais, tout de même... pour moi, vous êtes trop riche... [DOTTY:] Ecoutez, on peut arranger. Ces choses laides-là, ces pictioures, ça se vend ? Tout de même, on achète elles ? [SAINT-FRANQUET:] Mon Dieu... oui... On ne se bat pas ; mais enfin... [DOTTY:] Eh bien, voilà : Je vous achète. [SAINT-FRANQUET:] Mes... mes... [DOTTY:] pictioures, yes ! Cent mille francs. [SAINT-FRANQUET:] Le tout ? [DOTTY:] Oh ! no ! Chaque. [SAINT-FRANQUET:] Hein ?... Mais je vous volerais ! [DOTTY:] Eh bien, vous me volerez ! Qu'est-ce que ça fait, puisque je suis votre femme ? Et alors, c'est vous qui l'est le riche et c'est moi qui je me ruine. [SAINT-FRANQUET:] Vous êtes exquise ! Vous êtes adorable ! [DOTTY:] Yes, je sais. Alors, je vous plais ? [SAINT-FRANQUET:] Mais certainement que vous me plaisez ! Comment ne me plairiez-vous pas ? [DOTTY:] Alors, dites-moi vous me haimez. [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, oui, miss Dotty, oui, je vous aime ! Etes- vous contente ? [DOTTY:] Non. Dites-moi mieux. Beaucoup. [SAINT-FRANQUET:] Dotty... I love you ! [DOTTY:] En français, en français ! C'est si plus joli ! "Je vous hhaime !... [SAINT-FRANQUET:] Je vous haime, ma petite Dotty ! Je vous haime ! [DOTTY:] Là ! là ! là ! Voilà comme je haime quand vous parlez ! Allez ! allez ! allez ! No, restez à genoux. Je haime ! What is it ? [TOMMY:] Vous m'avez pas oublié ? [DOTTY:] No. Wait, wait ! Go away ! [TOMMY:] Oh ! pardon ! [DOTTY:] Mon cher aimé ! [SAINT-FRANQUET:] Ma petite femme ! ma petite femme ! Car c'est entendu... Oui, oui, c'est vous qui serez ma petite femme ! [BICHON:] Dis donc, Gérard... Oh ! pardon ! J'avais oublié, quoi ! [DOTTY:] Mamoiselle ! [BICHON:] Bonjour, mademoiselle... Ne vous dérangez pas ! ne vous dérangez pas ! C'est sa sœur !... [DOTTY:] Mamoiselle Bichon, n'est-ce pas ? [SAINT-FRANQUET:] Hein ? Heu... oui ! [DOTTY:] La maîtresse à vous. [SAINT-FRANQUET:] Ma maît... Mais non, non ! [DOTTY:] Oh ! vous pouvez dire ! Très gentille. Beaucoup de chic. [SAINT-FRANQUET:] Vous trouvez ? [DOTTY:] Oui. Je vous félicite ! Il faudra la mettre à la porte quand nous serons mariés. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ah ! [DOTTY:] Oui, je préfère. [SAINT-FRANQUET:] C'est entendu, je lui écrirai. [DOTTY:] C'est pas pressé. Ce soir. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ce soir... Oui... [DOTTY:] Good bye ! [SAINT-FRANQUET:] Quoi, vous partez ? [DOTTY:] Oui, nous avons dit tout ! J'ai des courses encore, il faut que je passe chez ma cordonnier. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! ah ! Alors... [DOTTY:] Vous me haimez, oui ? [SAINT-FRANQUET:] Si je vous aime ! [DOTTY:] Well ! Je suis contente ! Alors, je vais chez le cordonnier. Embrassez-moi. Pour qu'il me fasse une paire de bottines. Allez, allez, puisque nous sommes engagés. [SAINT-FRANQUET:] Ma chère fiancée ! [DOTTY:] C'est par là, oui ? Oh ! pâdon ! [SAINT-FRANQUET:] Vous oubliez quelque chose ? [DOTTY:] Yes ! ma fiancé que j'ai rangé par là. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! c'est vrai, le pauvre garçon. [DOTTY:] Come along, Tommy ! It is finished. [TOMMY:] All right. It's not too soon ! [DOTTY:] Ah ! si vous avez besoin de moi, je suis hôtel Majestic. [SAINT-FRANQUET:] Parfait ! parfait ! [DOTTY:] Good bye !... my love ! [TOMMY:] Oh ! [SAINT-FRANQUET:] Good bye, ma... ma love ! J'espère que nous n'avons pas été trop longs... [TOMMY:] Look ! You just mind your own business, and leave the little girl alone... or you will have to do with me ! You understand ?... [SAINT-FRANQUET:] Trop aimable... [TOMMY:] Good bye !... [SAINT-FRANQUET:] Et maintenant, allons délivrer les autres ! Oh ! [VOIX DE BICHON:] Quoi ? [SAINT-FRANQUET:] Ah ! non, mes enfants, si je vous ai fait passer dans ma chambre, ça n'était pas pour ça ! [VOIX DE PLANTAREDE:] Oh ! ben, puisqu'on est ensemble... [SAINT-FRANQUET:] Ben oui, j'dis pas ! [BICHON:] Quoi, mon petit, quoi ! t'avais qu'à frapper avant d'entrer. [SAINT-FRANQUET:] C'est ça ! [BICHON:] Avec ça que tu te gênais, tout à l'heure... avec ta sœur ! [SAINT-FRANQUET:] Ce n'était pas ma sœur. [BICHON:] Ta parole ? [SAINT-FRANQUET:] C'est ma fiancée ! [BICHON ET PLANTAREDE:] Hein ? [SAINT-FRANQUET:] Oui, mes enfants, voilà, comme je suis. On me plaque, vlan, je me marie !... On est venu me demander ma main, vlan, je me suis accordé. [BICHON:] Mais ça m'est égal ! Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ! [SAINT-FRANQUET:] Mais je sais bien que ça t'est égal !... Ce qui n'empêche pas que j'épouse miss Dotty Summerson. [PLANTAREDE:] Non, la petite Américaine de Châtel-Sancy ?... Mes compliments, vous ne vous embêtez pas... Elle est charmante. [BICHON:] Qu'est-ce qui te demande ton avis, à toi ? [PLANTAREDE:] Hein ? Non... je dis... [BICHON:] Oui ? Eh ben, si tu la trouves si bien, tu sais, il est encore temps ! Tu peux aller avec elle. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! non ! [BICHON:] Si tu crois m'embêter avec ton mariage ! Mais je m'en fiche, tu sais, je m'en fiche !... [SAINT-FRANQUET:] Mais je l'espère bien ! [BICHON:] Seulement, si tu avais un peu de cœur... Ce n'est pas le moment où je te quitte pour aller avec un autre que tu aurais choisi pour... [SAINT-FRANQUET:] Allons, allons, ne t'émeus pas ! [BICHON:] Zut !... Allons, viens, toi. [SAINT-FRANQUET:] Chut ! Attendez ! On a encore sonné. [BICHON:] Eh ben, qu'ça fait ? [SAINT-FRANQUET:] Non, non ! On vient peut-être encore me demander en mariage... [PLANTAREDE:] Il est drôle. [BICHON:] Oui ! eh ben, si tu crois que tu vas me mener, toi... Ah ! non, assez d'un ! [PLANTAREDE:] Mais qu'est-ce que j'ai fait ? [BICHON:] J'aime pas les tyrans, moi. [SAINT-FRANQUET:] Mes enfants ! [TOUS DEUX:] Quoi ? [SAINT-FRANQUET:] Foutez le camp. [TOUS DEUX:] Hein ! Encore ! [SAINT-FRANQUET:] Oui ! Le temps de faire passer quelqu'un... ce ne sera pas long ! [PLANTAREDE:] Bon, bon ! [BICHON:] Ah ! non, mais qu'est-ce qu'y a aujourd'hui ? [MICHELINE:] Dieu merci, je vous trouve ! [SAINT-FRANQUET:] Je vous en prie, passez un instant par ici... Je ne veux pas qu'on vous voie. J'ai du monde à faire filer. [MICHELINE:] Rapidement, alors ? [SAINT-FRANQUET:] Oui, rapidement. [MICHELINE:] Bon ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! là là ! Ça va bien, c'est charmant, ça va bien ! Mes enfants ! [VOIX DE BICHON ET DE PLANTAREDE:] Ça y est ? [SAINT-FRANQUET:] Vous pouvez rentrer. [BICHON:] Ah ! enfin ! [SAINT-FRANQUET:] Là ! Et maintenant, fichez le camp. [BICHON:] Hein ! Encore ! [SAINT-FRANQUET:] Non, pas par là, vous en venez ! Par là, tenez ! [BICHON:] Ah ! on te gêne ! [SAINT-FRANQUET:] Ben... [PLANTAREDE:] Une femme, hein ? [SAINT-FRANQUET:] Je croîs... oui ! [PLANTAREDE:] Ah ! coquin ! Et jolie ? [SAINT-FRANQUET:] Qu'ça vous fait ? [BICHON:] Non, mais si tu veux que j'aille te la chercher ? [PLANTAREDE:] Non ! c'est histoire de parler. Allons, nous vous débarrassons ! [SAINT-FRANQUET:] C'est ça, c'est ça. [PLANTAREDE:] Dites donc... Si Bichon ne rentre pas ce soir, vous ne serez pas inquiet... [SAINT-FRANQUET:] C'est-à-dire que c'est le contraire qui m'inquiéterait. [BICHON:] Sale rosse, va ! Alors, à demain, pour faire mes malles. [SAINT-FRANQUET:] C'est ça, oui. Allez, mes enfants ! Vous ! Vous ! chez moi ! Est-ce possible ?... Mais qu'est-ce qui vous amène ? [MICHELINE:] Mon ami, il y a six mois, vous m'avez dit : "Si jamais vous trompez votre mari, promettez-moi que ce sera avec moi"... [SAINT-FRANQUET:] Hein ? [MICHELINE:] Eh bien, mon ami, cette heure est arrivée. J'ai décidé de tromper mon mari, et me voilà ! [SAINT-FRANQUET:] Est-il possible... Oh ! [MICHELINE:] Vous êtes heureux, merci. [SAINT-FRANQUET:] Si je suis heureux !... Ah ! que je suis heureux ! [MICHELINE:] Bien. Je n'attendais pas moins de vous. Demain, vous enverrez votre domestique avec un mot pour qu'on lui remette mes malles... [SAINT-FRANQUET:] Vos malles ? [MICHELINE:] Pour cette nuit, j'ai ce qu'il me faut dans ce petit sac. [SAINT-FRANQUET:] Ce petit sac ! [MICHELINE:] Oui. [SAINT-FRANQUET:] Mais pardon... Vos... vos malles... Pourquoi vos malles ? [MICHELINE:] Mon mari me trompe, j'en ai la preuve, et je viens vous dire : "Me voilà ! Prenez-moi ! Je suis à vous ! Je dis : "Me voilà, prenez-moi, je suis à vous". [SAINT-FRANQUET:] Prenez-moi, me voilà, je suis à vous ! [MICHELINE:] Eh bien, c'est tout l'effet que ça vous fait ? [SAINT-FRANQUET:] Ecoutez, Micheline, écoutez... je suis heureux, follement heureux... mais, tout de même, le bonheur ne doit pas m'empêcher de réchléfir... de réfléchir ! [MICHELINE:] Réfléchir ?... [SAINT-FRANQUET:] Quelles preuves avez-vous de l'infidélité de votre mari ? [MICHELINE:] Quelles preuves ? Mais j'en ai cent... j'en ai dix ! [SAINT-FRANQUET:] Allez, allez, voyons-les, ces preuves ! [MICHELINE:] Eh bien, d'abord... une simple phrase au téléphone... J'étais allée voir mon mari à son étude, il venait de sortir. Un coup de téléphone, je réponds... et. savez-vous ce qu'on me dit : — "Ah ! c'est vous la femme du 606-22 ? [SAINT-FRANQUET:] Comment ! C'était-vous ! [MICHELINE:] Moi, quoi ? [SAINT-FRANQUET:] Qui étiez au téléphone ? [MICHELINE:] Oui. Comment êtes-vous au courant ? [SAINT-FRANQUET:] Hein ! Non, je dis ça parce que vous venez de me dire... Enfin, continuez ! [MICHELINE:] Eh bien, ajoute la voix, vous direz à votre mari qu'il est un polisson et que l'amant de mademoiselle de Jouy lui envoie son pied quelque part ! [SAINT-FRANQUET:] Sapristi ! [MICHELINE:] Je crois que c'est net. [SAINT-FRANQUET:] Quoi, quoi ? Qu'est-ce qui est net ? Est-ce qu'on a prononcé le nom de votre mari dans le téléphone ? [MICHELINE:] Non. [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, alors ? [MICHELINE:] Aussi n'est-ce pas là-dessus que je me base ! Cela n'a été pour moi qu'une indication, qu'une puce à l'oreille. Je me suis dit : "Maintenant, il s'agit de savoir ! " et j'ai fouillé. [SAINT-FRANQUET:] Dans quoi ? [MICHELINE:] Dans ses papiers. J'étais seule, j'avais toute la facilité. Et alors... [SAINT-FRANQUET:] Et alors ?... [M'CHELINE:] Qu'est-ce que vous dites de ça ? [SAINT-FRANQUET:] Des lettres ! [MICHELINE:] Ouais !... et quelles lettres !... Tenez, il y en a treize ! [SAINT-FRANQUET:] Treize !... Oh ! que c'est mauvais ! [MICHELINE:] Soigneusement pliées, étiquetées ! Oh ! il a de l'ordre !... Avec le nom, pour qu'il n'y ait pas de confusion possible. "Lettres de madame Chandail". Madame Chandail ! Un nom de tricot ! [SAINT-FRANQUET:] Oui, c'est pas très... [MICHELINE:] Mais tenez, lisez, au hasard ! "Mon petit léopard aimé"... Je vous demande ce qu'il a du léopard ! "Je suis très embêtée, je crois que je suis grosse... Comme tu es imprudent ! Je vais être obligée de te tromper avec mon mari ! [SAINT-FRANQUET:] Il y a ça ? [MICHELINE:] Et je ne le tromperais pas à mon tour ?... Ah ! plus souvent ! . Saint-Franquet, vous m'aimez, prenez-moi, je suis à vous ! A vous pour toujours ! [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, non, non, non, non ! et non ! [MICHELINE:] Quoi ? [SAINT-FRANQUET:] Ce que vous me demandez là, je n'ai pas le droit de le faire... Je n'ai plus le droit de le faire ! [MICHELINE:] Pourquoi ça ? [SAINT-FRANQUET:] Parce que... mais parce que ma conscience, Micheline, me commande de vous dire... [MICHELINE:] Quelle conscience ? [SAINT-FRANQUET:] Mais... la mienne !... [MICHELINE:] C'est très bien, mon ami, n'en parlons plus ! Mais je constate aujourd'hui ce que valaient vos belles protestations d'autrefois... Décidément, les hommes sont tous les mêmes ! [SAINT-FRANQUET:] C'est admirable ! Voilà, voilà la logique des femmes ! Est-ce que vous ne m'aviez pas répété cent fois que vous ne trompiez pas votre mari ? est-ce que cent fois vous ne m'aviez pas fait comprendre que je n'avais rien à espérer ?... Eh bien, alors, à qui la faute ? L'amour... l'amour, c'est un sentiment excessif... de surexcitation... Eh bien, qu'est-ce que vous voulez ?... à distance, ça se refroidit ! L'amour, ça demande le plein feu... c'est pas une chose qu'on entretient au bain-marie ! [MICHELINE:] Parfait ! parfait ! [SAINT-FRANQUET:] Quoi, quoi, vous ne vouliez pas de moi ! Vous n'espériez pourtant pas que j'allais coiffer Sainte-Catherine toute la vie !... Je suis désolé, ma bonne amie ; mais aujourd'hui, je ne suis plus libre, je me marie ! [MICHELINE:] Ah ! [SAINT-FRANQUET:] Mon Dieu, oui. [MICHELINE:] Oui... oui, je comprends, vous avez raison... Il arrive un certain âge dans la vie... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! non, c'est pas ça ! c'est pas ça ! [MICHELINE:] Eh bien... eh bien, mais c'est parfait !... Mariez-vous, mon cher, mariez-vous. Moi, moi, eh bien, je m'adresserai ailleurs. Après tout, je ne suis pas en peine d'en trouver d'autres ! [SAINT-FRANQUET:] Ah !... Qui ? qui ? [MICHELINE:] Qui ! qui ! Vous n'êtes guère poli ! [SAINT-FRANQUET:] Qui ? qui irez-vous trouver ? [MICHELINE:] Oh ! je n'ai que l'embarras du choix. Tenez, des Saugettes, par exemple ! [SAINT-FRANQUET:] Des Saugettes !... Il ne vous aime pas ! [MICHELINE:] Il ne m'aime pas ! Vraiment ! Ce n'est pas ce qu'il avait l'air de dire à Châtel- Sancy... [SAINT-FRANQUET:] Il avait l'air de dire ça à Châtel-Sancy ? [MICHELINE:] Dame, vous pensez bien qu'un homme n'est pas toujours aux trousses d'une femme... sans que... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! le cochon !... [MICHELINE:] Eh bien, quoi ! Vous n'êtes pas jaloux ? [SAINT-FRANQUET:] Je ne suis pas jaloux... Non, je ne suis pas jaloux ! Mais ça n'empêche pas que je lui flanquerai des gifles, moi ! [MICHELINE:] Pourquoi ? [SAINT-FRANQUET:] Parce que je n'aime pas à être ridicule ! Quand on pense que vous vous entendiez tous les deux pour me tromper... que ce petit jésuite me jouait la comédie !... Ah ! bien, que je le voie !... [DES SAUGETTES:] Ah ! voilà... eh bien, voilà... je viens de chez le fleuriste... [SAINT-FRANQUET:] Veux-tu me foutre le camp ? [DES SAUGETTES:] Mais, mon ami... Ah ! madame Plantarède !... [SAINT-FRANQUET:] Veux-tu me foutre le camp ! [DES SAUGETTES:] Oui, oui... Au revoir, madame Plantarède ! [SAINT-FRANQUET:] Veux-tu me foutre le camp, nom de Dieu !... [DES SAUGETTES:] Oh ! mais comme il est mal luné ! [MICHELINE:] Mais qu'est-ce qui vous prend, maintenant ? [SAINT-FRANQUET:] Quand je vous disais que je lui flanquerais des gifles !... Hein, quand je vous le disais !... [MICHELINE:] Ah ! ben, je ne vois vraiment pas pourquoi ! [SAINT-FRANQUET:] Oui ! Eh bien, je le vois, moi, je le vois ! S'être foutu de moi comme ça... ce pantin, ce joli cœur, ce... ce... [MICHELINE:] Mais enfin, je ne comprends pas !... A qui en avez-vous ? [SAINT-FRANQUET:] A lui !... à vous ! [MICHELINE:] Parce qu'il m'a fait la cour ? [SAINT-FRANQUET:] Parfaitement ! [MICHELINE:] Qu'est-ce que ça peut vous faire, puisque vous ne m'aimez plus ? [SAINT-FRANQUET:] Je ne vous aime plus... c'est possible... mais à ce moment-là, je vous aimais !... et c'est ça que je ne lui pardonne pas... que je ne vous pardonne pas !... Ah ! oui, je vous aimais !... Ce que j'aurais donné alors pour me trouver seul à seule avec vous... ce que j'aurais donné pour vous tenir dans mes bras comme ça... comme je vous tiens aujourd'hui !... [MICHELINE:] Allons, voyons... allons, laissez-moi ! [SAINT-FRANQUET:] Non, non, ne vous effrayez pas... tout ça, c'est le passé ; c'est rétrospectif, ce que j'en fais ! Ça n'empêche pas qu'à ce moment-là, je vous désirais éperdument !... Ah ! pourquoi m'avez-vous résisté comme vous l'avez fait ? [MICHELINE:] Parce que j'étais une honnête femme... parce que je ne trompais pas mon mari ! [SAINT-FRANQUET:] Eh ! vous voyez comme c'est absurde... puisque vous en êtes arrivée à le tromper aujourd'hui ! [MICHELINE:] Ah ! si j'avais su ! [SAINT-FRANQUET:] C'est vrai ?... Ah ! merci, merci !... Si vous saviez combien cette parole me donne de bonheur... [MICHELINE:] Comment ! Mais puisque c'est passé ! [SAINT-FRANQUET:] Mais oui, mais oui... tout ça... je parle dans le passé... Mais n'empêche que le bonheur était là tout de même ! Ah ! Micheline, nous étions tellement faits l'un pour l'autre ! [MICHELINE:] Non, non... laissez-moi, laissez-moi ! [SAINT-FRANQUET:] Pourquoi, pourquoi vous laisser ? Pourquoi vous défendez-vous ? Micheline, je vous ai tant aimée ! [MICHELINE:] Non, non, taisez-vous ! Je n'ai pas le droit !... [SAINT-FRANQUET:] Le droit ! le droit ! est-ce que ça existe, le droit, quand l'amour est là, quand l'amour parle, quand l'amour commande !... Micheline, je vous aime ! [MICHELINE:] Laissez-moi... laissez-moi ! [SAINT-FRANQUET:] Non, non, Micheline... viens... viens !... [MICHELINE:] Oh ! non... je ne peux pas... laissez-moi... je ne peux plus... Mon mari... je ne trompe pas mon mari... [SAINT-FRANQUET:] Micheline ! Micheline ! [MICHELINE:] Gérard !... Oh Gérard !... Gérard... [SAINT-FRANQUET:] Micheline... je t'aime ! [MICHELINE:] Je ne trompe pas mon...
[DES SAUGETTES:] Gérard !... Gérard !... Tu dors encore ?... Il ronfle, il doit dormir. Pristi, qu'il fait noir ! Et pas d'allumettes !... Gérard ! Je sais bien ce qui va m'arriver... Il va m'engueuler ! C'est tous les matins la même chose. Quand je ne le réveille pas, il m'engueule parce que je l'ai laissé dormir ; quand je le réveille, il m'engueule parce que je l'ai réveillé... Il est si gentil ! Je vais toujours lui ouvrir les rideaux. Comme ça, j'espère que c'est le jour qui le réveillera au lieu de moi, et c'est le jour qui prendra ! Hum !... Va-t'en voir, il dort comme un chérubin !... et Bichon lui donne la réplique ! Qu'est-ce que je vais faire ? Je ne vais pas les réveiller quand ils dorment si bien. Je vais attendre qu'ils se réveillent d'eux-mêmes ! Gérard était d'assez mauvaise humeur hier... M'a-t-il attrapé ! Je n'en ai pas dormi de la nuit ! Je n'ai pas envie qu'il soit encore à la crotte ce matin ! [MICHELINE:] Oh ! qui est-ce qui a ouvert les rideaux ? [DES SAUGETTES:] Ah ! madame Plantarède !... [MICHELINE:] Ah ! [SAINT-FRANQUET:] Hein ! Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? [DES SAUGETTES:] Oh ! Gérard ! Gérard ! [SAINT-FRANQUET:] Des Saugettes ! [DES SAUGETTES:] Tu n'as pas vu, là ! là ! dans ton lit ! à côté de toi ! C'est pas Bichon ! C'est madame Plantarède ! [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que tu dis ? [DES SAUGETTES:] Je t'assure ! c'est elle ! Je l'ai reconnue. [SAINT-FRANQUET:] Non ! non ! C'est pas vrai ! Tu entends, c'est pas vrai ! [DES SAUGETTES:] Je te dis que si ! Toi, tu dormais ! Tu ne sais pas ! Veux-tu parier ? [SAINT-FRANQUET:] Oh ! mais tu m'embêtes, à la fin ! Même si tu as vu madame Plantarède, je te répète que ce n'est pas elle. [DES SAUGETTES:] Ah ! bon ! oui, je comprends. [SAINT-FRANQUET:] Quoi ! quoi ! tu comprends ? [DES SAUGETTES:] Non, rien ! [SAINT-FRANQUET:] Il n'y a pas de "je comprends" ! A-t-on jamais vu un idiot pareil ? [DES SAUGETTES:] Oh ! tu es encore de mauvaise humeur ! [SAINT-FRANQUET:] Mais c'est toi qui m'y mets, de mauvaise humeur ! Qu'est-ce que c'est que cette façon que tu as d'entrer chez moi sans frapper ? [DES SAUGETTES:] J'ai frappé ; seulement, pas très fort, pour ne pas trop te réveiller. [SAINT-FRANQUET:] Est-ce que je t'ai dit : "Entrez" ? [DES SAUGETTES:] Tu ne pouvais pas, tu dormais. [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, alors, tu n'avais qu'à rester dehors ! C'est extraordinaire, ça !... D'abord, quoi ? Qu'est-ce que tu me veux ? [DES SAUGETTES:] Je voulais te faire des excuses pour ce que je t'ai fait hier... [SAINT-FRANQUET:] Ce que tu m'as fait hier ? quoi ? [DES SAUGETTES:] Je ne sais pas. Mais tu m'as attrapé ! Je suppose que si tu m'as attrapé, c'est que je t'ai fait quelque chose. Tu ne m'en veux pas ? Alors, je t'apportais ce bouquet de violettes... C'est une fleur que tu aimes ! [SAINT-FRANQUET:] Mais je m'en fous, de tes violettes ! Oh ! mais vous me faites mal ! [DES SAUGETTES:] Moi ? [SAINT-FRANQUET:] Mais non ! c'est la dame qui... qui n'est pas madame Plantarède, tu entends... qui m'a donné un coup de pied. [DES SAUGETTES:] Oh ! Elle ne t'a pas fait mal, au moins ? [SAINT-FRANQUET:] Non, non ! Fous le camp. [DES SAUGETTES:] Alors, tu lui offriras ce bouquet de violettes, ça lui fera plaisir ! [SAINT-FRANQUET:] Oh !... Oui, bon ! Allez ! On t'a assez vu ! Fous-moi le camp. [DES SAUGETTES:] Comme hier, alors ? [SAINT-FRANQUET:] Oui, comme hier ! Allez ! va ! [DES SAUGETTES:] C'est ça... oui !... Tu... tu n'as pas besoin de moi, non ? [SAINT-FRANQUET:] Mais non, voyons, puisque je te dis de t'en aller. [DES SAUGETTES:] C'est juste ! Alors, je m'en vais. Au revoir ! [SAINT-FRANQUET:] Au revoir, au revoir ! Oh ! zut ! [DES SAUGETTES:] Il est gentil ! [SAINT-FRANQUET:] Il est parti. [MICHELINE:] Ah ! c'est pas trop tôt ! J'ai cru que vous alliez le garder toute la journée. [SAINT-FRANQUET:] Je vous demande pardon... [MICHELINE:] Si vous croyez que j'étais bien, moi, là-dessous ! [SAINT-FRANQUET:] Ma pauvre Micheline ! [MICHELINE:] Oh ! et puis, je vous prie de m'appeler madame ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! [MICHELINE:] Vraiment, quand on a la réputation d'une femme à sauvegarder... Enfin, qu'est- ce qu'il va penser après ça, des Saugettes ? [SAINT-FRANQUET:] Mais rien du tout. Qu'est-ce que vous voulez qu'il pense ? [MICHELINE:] Sûrement que nous avons couché ensemble ! [SAINT-FRANQUET:] Mais non ! mais non ! Je lui ai affirmé que ce n'était pas vous. [MICHELINE:] Mais il m'a vue ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! oui ! mais entre ma parole et ce qu'il a pu voir, il me connaît assez pour ne pas hésiter. [MICHELINE:] Ah ! c'est gai ! [SAINT-FRANQUET:] Soyez tranquille, c'est un secret qui restera toujours entre nous. [MICHELINE:] Quoi, un secret ? Quel secret ? [SAINT-FRANQUET:] Cette nuit que nous avons passée ensemble. [MICHELINE:] Mais nous n'avons pas passé de nuit ensemble ! [SAINT-FRANQUET:] Comment ! mais... [MICHELINE:] En tous cas, il ne me plaît pas d'avoir passé la nuit avec vous ! là, c'est clair ! Si vous aviez un peu de tact... ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! je vous demande pardon ! [MICHELINE:] Et pour commencer, mon cher monsieur, comme vous m'avez très justement fait observer que nous nous trouvions côte à côte et que c'est parfaitement incorrect, je vous prie de vous lever. [SAINT-FRANQUET:] Mais je n'ai pas envie de me lever... [MICHELINE:] Bon ! bon ! restez couché. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! [MICHELINE:] Vous êtes chez vous ! je n'ai rien à dire ! C'est donc à moi de me lever ! J'irai m'étendre sur le canapé. [SAINT-FRANQUET:] Mais non, voyons ! [MICHELINE:] Ah ! je vous en prie, laissez-moi ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! et puis zut, après tout ! [MICHELINE:] Oui, oh ! vous êtes très galant ! Ça ne m'étonne pas, d'ailleurs, après ce que vous avez fait ! [SAINT-FRANQUET:] Quoi ! quoi ! qu'est-ce que j'ai fait ? [MICHELINE:] Quand je pense que par vous, moi, l'épouse modèle, moi qui avais le droit de parler haut au nom de six années de fidélité sans défaillance... je... je... Non, non, vous n'avez pas agi comme un honnête homme ! [SAINT-FRANQUET:] Ça, c'est trop fort ! En quoi ? en quoi ? [MICHELINE:] Vous ne deviez pas abuser de la situation. [SAINT-FRANQUET:] Enfin, sacristi, qu'est-ce que je devais faire ? [MICHELINE:] Ce que tout homme délicat aurait fait à votre place. [SAINT-FRANQUET:] Vous êtes dure. [MICHELINE:] Ne pas jouer le bon apôtre en prenant la défense de mon mari, ce qui ne pouvait que m'exaspérer davantage ; mais me faire comprendre que la peine du talion ne pouvait être la vengeance d'une honnête femme. [SAINT-FRANQUET:] Ecoutez !... Evidemment, si ça m'était venu en tête... [MICHELINE:] En tout cas, il est une chose que vous ne deviez pas faire, c'était d'accepter d'être mon vengeur. [SAINT-FRANQUET:] Vous me menaciez de vous adresser à un autre... [MICHELINE:] Eh bien, il fallait me répondre : "Adressez-vous à un autre." Voilà ce qu'il fallait me répondre, si véritablement vous m'aimiez ! [SAINT-FRANQUET:] Ce n'est généralement pas ce que l'on dit à une femme que l'on aime ! [MICHELINE:] Au moins, à l'heure qu'il est, vous auriez la conscience nette ; tandis que maintenant... [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, qu'est-ce que vous faites ? [MICHELINE:] Quoi ? [SAINT-FRANQUET:] Vous vous remettez dans mon lit ? [MICHELINE:] Eh bien, quoi, allez-vous en ! C'est pas votre place. [SAINT-FRANQUET:] Dans mon lit ? [MICHELINE:] Dans le lit où je suis ! Je ne vais tout de même pas attraper froid pour vous faire plaisir. [SAINT-FRANQUET:] Bon ! bon ! [MICHELINE:] Oui, seulement, ça vous allait ! [SAINT-FRANQUET:] Bon ! on y revient. [MICHELINE:] L'occasion se présentait, vous n'étiez pas fâché d'en profiter ! [SAINT-FRANQUET:] Ecoutez, Micheline... [MICHELINE:] Ah ! vous êtes un joli monsieur ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! mais, permettez... [MICHELINE:] Qu'est-ce que je suis venue faire ici ? Je me le demande ! [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, écoutez, voulez-vous que je vous dise ? Moi aussi, je me le demande. SAINT-FRANQUET. — C'est vrai, ça ! Vous me faites une scène, là !... Après tout, est-ce que j'ai été vous chercher ? Vous venez me relancer chez moi... vous me posez un ultimatum... [MICHELINE:] Un ultimatum ! [SAINT-FRANQUET:] Galamment, je cède, je me donne ! et parce que je me suis soumis à votre volonté, aujourd'hui vous m'en faites un crime. [MICHELINE:] C'est ça ! c'est ça ! Jetez-moi la pierre, maintenant. [SAINT-FRANQUET:] Quand je pense qu'hier, quand vous êtes venue, je venais de me fiancer... et pour vous, en un instant, sans remords, j'ai tout sacrifié ! Ah ! si j'avais su ! [MICHELINE:] Mais mariez-vous, monsieur ! Mariez-vous, je ne vous en empêche pas. [SAINT-FRANQUET:] Oh ! vous ne m'en empêchez pas ! Il est bien temps de me le dire ! maintenant que vous savez que ma lettre de rupture est partie. [MICHELINE:] Quand ? Quand est-elle partie ? Vous avez écrit cette nuit. [SAINT-FRANQUET:] Dans un élan de bêtise héroïque ! [MICHELINE:] Que je ne vous demandais pas ! Vous n'allez pas me dire que vous avez eu le temps de la mettre à la poste ? [SAINT-FRANQUET:] Non ! mais je l'ai déposée sur la table de l'antichambre avec mission pour mon domestique de la porter dans la matinée. [MICHELINE:] Eh bien, sonnez-le ! Il n'est peut-être pas encore parti. [SAINT-FRANQUET:] Mais certainement, je vais le sonner. Certainement, je vais le sonner ! [MICHELINE:] Au moins, vous ne cherchez pas à me dissimuler votre empressement ! [SAINT-FRANQUET:] Dame, enfin... [MICHELINE:] Et dire que c'est cet homme qui me parlait de m'épouser ! SAINT-FRANQUET. —Ah ! non... ah ! non !... des petites scènes comme ça, ah ! non ! Pourvu que Victor n'ait pas encore porté la lettre ! Ma pauvre petite Dotty, quand je pense... Ah ! le voilà ! Entrez Victor ! [DES SAUGETTES:] Tu as sonné ? [SAINT-FRANQUET:] Hein ! Comment, c'est encore toi ? [DES SAUGETTES:] Oui ! C'est Victor qui m'a prié de rester à sa place. [SAINT-FRANQUET:] Victor ? [DES SAUGETTES:] Oui, parce qu'il paraît que tu l'as envoyé en course. [SAINT-FRANQUET:] Nom de Dieu ! [DES SAUGETTES:] Alors, il m'a demandé de le suppléer en attendant son retour, pour si on sonnait ou si tu sonnais. [SAINT-FRANQUET:] Parti ! il est parti ! Ça y est, il a porté la lettre ! [DES SAUGETTES:] Oui, oui, tranquillise-toi, il l'a portée ! C'est pour ça qu'il sortait. [SAINT-FRANQUET:] Mais, malheureux, c'est ça qu'il fallait éviter ! Tu ne pouvais pas le retenir... l'empêcher de faire ça ? [DES SAUGETTES:] Pourquoi ? [SAINT-FRANQUET:] Mais parce que... parce que, par cette lettre, je brise mon bonheur, je romps mon mariage comme un imbécile ! [DES SAUGETTES:] Quel mariage ? [SAINT-FRANQUET:] Le mien ! Et je ne veux pas le rompre, mon mariage ! [DES SAUGETTES:] Tu te maries ? [SAINT-FRANQUET:] Oui. [DES SAUGETTES:] Oh ! Mais alors, qu'est-ce que je vais devenir, moi ? [SAINT-FRANQUET:] Ah ! toi, fous-moi la paix, hein ? [DES SAUGETTES:] Bien. [SAINT-FRANQUET:] Et voilà ce que tu as fait, en laissant partir Victor ! [DES SAUGETTES:] Mais je ne savais pas, moi ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! tu n'as guère d'intuition. Tu vas tâcher de me réparer ça ! [DES SAUGETTES:] Oui. [SAINT-FRANQUET:] Tu vas prendre une auto, la plus rapide que tu pourras trouver... [DES SAUGETTES:] Oui... Ah ! c'est qu'on ne sait ça qu'une fois qu'on est dedans... [SAINT-FRANQUET:] Si elle ne marche pas, cours devant. [DES SAUGETTES:] Bon. [SAINT-FRANQUET:] Rattrape Victor avant qu'il ait remis la lettre. [DES SAUGETTES:] C'est ça ! c'est ça ! Je cours. [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? quoi ? Où ça tu cours ? Tu ne sais ni où ni chez qui. [DES SAUGETTES:] Ah ! c'est juste ! [SAINT-FRANQUET:] Hôtel Majestic, Miss Dotty Summerson ! [DES SAUGETTES:] Miss Dotty... Comment, Miss... Ah ! tiens ! Ah ! oui ? tiens ! tiens ! Miss Summersonv que nous avons rencontrée... [SAINT-FRANQUET:] Ah ! non ! je t'en prie, hein ! file. [DES SAUGETTES:] Oui, oui ! [MICHELINE:] Eh bien, votre domestique... Apercevant DES [SAUGETTES:] Oh ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! [DES SAUGETTES:] J'ai pas eu le temps de voir ! J'ai pas eu le temps de voir ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! nom d'un chien ! tu ne vas pas filer ? Oh ! cet homme ! [DES SAUGETTES:] Dis donc !... Majestic ?... SAINT-FRANQUET. — Ouiii ! Oh !... Ma parole, ça a l'air d'une gageure ! Vous étiez venue me dire quelque chose ? [MICHELINE:] Ah ! écoutez ! non, vrai, ça a l'air d'une gageure ! [SAINT-FRANQUET:] Ça, c'est curieux, juste ce que je me disais à l'instant. [MICHELINE:] Ah ! Vous vous disiez... Charmant ! C'est comme vos robinets ! Comment fait- on pour avoir de l'eau chaude chez vous ? Il ne vient que de l'eau froide quand on les tourne. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! pardon, c'est que vous sautez de mon mariage à l'eau de mes robinets ; alors... Eh bien, il y a le chauffe-bain, il n'y a qu'à l'allumer. [MICHELINE:] Eh bien faites-le, quoi ! Vous connaissez mieux le maniement que moi ! [SAINT-FRANQUET:] Du moment que vous me le demandez si gentiment... [MICHELINE:] C'est vrai, ça !... Ah ! j'en suis guérie de ce genre d'aventures ! Quand on pense qu'il y a des femmes qui trouvent un charme à ce genre d'équipée... Qu'est-ce que c'est que ça ?... Mais il y a des gens dans l'atelier ! Saint-Franquet ! Mais on entre donc chez lui comme dans un bazar ! Saint-Franquet ! [VOIX DE SAINT-FRANQUET:] Tout de suite ! [MICHELINE:] Mais venez, venez... Oh ! [BICHON:] Coucou ! Nous voilà !... Tiens, il n'est pas là ! [PLANTAREDE:] Tu crois que ça va lui faire plaisir, notre visite ? C'est peut-être pas de très bon goût, après... [BICHON:] Mais si ! mais si ! Il n'a pas l'esprit étroit. [PLANTAREDE:] Oui, enfin... tu le prends sur toi ? [BICHON:] Mais oui ! mais oui ! Gérard ! [VOIX DE SAINT-FRANQUET:] Mais voilà, ça chauffe ! [BICHON:] Qu'est-ce qu'il dit ? [SAINT-FRANQUET:] Voilà, voilà, ma chère amie... Ah ! [BICHON:] Qu'est-ce qu'il a ? [SAINT-FRANQUET:] Nom d'un chien, vous ! Comment êtes-vous entrés ? [BICHON:] Eh ben, avec ma clé. [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce qu'il y a ? Ou'est-ce que vous voulez ? [BICHON:] Eh ben, voilà... on te rend visite. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! oui ! Eh ben, vous savez... [BICHON:] Quoi ? C'est pas gentil ?... Les nouveaux mariés, le lendemain de leur noce, ils vont embrasser la famille ! Eh ben, on te considère comme de la famille. [SAINT-FRANQUET:] Oui, c'est très gentil ! Tenez, venez par là, venez par là... [BICHON:] Mais non, on est très bien ici ! Tu ne vas pas faire des cérémonies avec nous. [PLANTAREDE:] Ah ! bien, par exemple ! Ah ! mon cher ami, elle est charmante ! Ah ! vous avez un goût ! [BICHON:] Ah ! monsieur ! [SAINT-FRANQUET:] Mais taisez-vous donc ! [PLANTAREDE:] Mais pas du tout, je le dis hautement ! Ma pauvre femme qui me croit à Châteaudun ! [SAINT-FRANQUET:] Mais voyons, Plantarède... [PLANTAREDE:] Quand je suis rentré hier, comme elle était sortie, je lui ai laissé un mot : "Obligé partir vingt-quatre heures pour affaires à Châteaudun ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! l'idiot ! [PLANTAREDE:] Dites donc, vous n'auriez pas le téléphone, que je téléphone à ma femme, de Châteaudun ! [MICHELINE:] Ah ! tu veux me téléphoner de Châteaudun !... [BICHON:] Ah !... [PLANTAREDE:] Nom de Dieu, ma femme ! [MICHELINE:] Veux-tu rester là ! veux-tu rester là ! [SAINT-FRANQUET:] Calmez-vous ! calmez-vous ! [MICHELINE:] Laissez-moi. Ah ! je vous félicite, madame ! Vous faites un joli métier ! Et vous, il ne vous manquait plus que de me mettre en contact avec des courtisanes ! [BICHON:] Courtisanes ! [SAINT-FRANQUET:] Madame, je vous en prie... [BICHON:] Courtisane ! Non, mais je voudrais bien savoir laquelle de nous deux a le plus l'air de la courtisane en ce moment ! [MICHELINE:] Qu'est-ce que vous dites ?... [BICHON:] De moi qui suis là, dans une tenue convenable, ou de vous que je trouve en chemise dans le lit de mon amant ! [MICHELINE:] Vous saurez, madame, que je suis une honnête femme... et que si je suis ici, ça n'est pas pour... pour ce que vous avez l'air de supposer... [BICHON:] Non... Vous attendez le tramway ! [MICHELINE:] mais pour me venger ! pour punir mon mari de ses infidélités, dont vous avez été la complice, pour lui rendre la pareille ! [BICHON:] Oui ? Eh ben, tant pis pour vous ! [SAINT-FRANQUET:] Allons, Bichon, en voilà assez ! et je te prie de te taire. [BICHON:] Oui ! Eh bien, toi, je te prie de me parler autrement. Je ne suis plus avec toi, n'est- ce pas ? Si tu n'es pas content, mon amant est là pour te répondre. [SAINT-FRANQUET:] Heu ? Quel amant ? [BICHON:] Plantarède, donc ! [MICHELINE:] Mon mari ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! ben, tu en as un culot ! [MICHELINE:] Oh ! voilà ce que vous me valez, vous ! voilà ce que vous me valez ! [SAINT-FRANQUET:] Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse ! [MICHELINE:] Ah ! je suis une malheureuse ! une malheureuse ! [SAINT-FRANQUET:] Voyons, voyons ! Tu es contente de ton ouvrage, toi ? [BICHON:] Eh ben oui, là ! Aussi pourquoi est-ce qu'elle me dit... [SAINT-FRANQUET:] Oh ! ça, oui, tu peux être contente ! [BICHON:] Allons, madame, ne vous désolez pas !... Je vous demande pardon... j'ai été un peu vive ! [MICHELINE:] Ah ! [BICHON:] Ben oui, j'ai eu tort ! D'autant que je comprends, vous en avez évidemment après moi !... parce que j'ai pris votre mari... [MICHELINE:] Ah ! [BICHON:] Qu'est-ce que vous voulez ! Nous n'y regardons pas de si près ! Quand l'occase se présente, nous ne regardons pas si on est un mari ou si on n'est pas un mari... On ne voit que le chopin, s'pas ! Si on devait écarter les gens mariés, ah ! ben, merci, madame ! mais on ne s'y retrouverait pas, madame ! parce qu'avec les gigolos... y a pas gras ! [MICHELINE:] Le misérable ! [BICHON:] Qui ça ? Votre mari ? Mais non ; il est comme les autres ! Seulement, la femme sait ou ne sait pas !... Le chiendent, c'est que vous, vous avez appris. Oh ! qu'est-ce qu'on parie que c'est toi, avec ton idiot de téléphonage d'hier au fauteuil 49 ? [MICHELINE:] Hein ! C'était vous ! Ah ! vous ne vous en étiez pas vanté ! [SAINT-FRANQUET:] Ben... [BICHON:] Ah ! ce que tu peux être gourde ! [MICHELINE:] Ah ! oui, il peut être gourde ! [SAINT-FRANQUET:] Evident ! ça va être de ma faute ! [BICHON:] Et voilà pourquoi tout ça ! pourquoi vous êtes dans son lit et que vous avez... tout ça... pour vous venger de l'autre ! [MICHELINE:] Mais naturellement ! [BICHON:] C'est idiot ! Vous êtes bien avancée ! Ah ! oui ! Ça fait-il que vous êtes moins trompée aujourd'hui ? Non ! Avez-vous trouvé, un moment, ça de plaisir avec lui ? Non ! [MICHELINE:] Non ! [BICHON:] C'est ce que je dis ! [SAINT-FRANQUET:] Qu'est-ce que je prends ! [BICHON:] Ah ! si j'avais été là, je vous aurais dit : "Madame ! Madame ! vous allez faire une de ces gaffes !... Faites donc pas d'histoires. Votre mari a fait des siennes ? Eh ben, fermez les yeux, tout ça n'a aucune importance. Restez donc bien tranquille, et, comme on dit, attendez le retour de l'enfant prodige ! [SAINT-FRANQUET:] Digue ! [BICHON:] Quoi, digue ? [SAINT-FRANQUET:] Digue, donc ! [BICHON:] Diguedon ! T'es dingue ? [MICHELINE:] Mais laissez donc madame ! "L'enfant prodigue ! " J'ai très bien compris, madame ! [BICHON:] Oui, c'est une manie chez lui, madame ! Attendez le retour de l'enfant prodigue ! Là ! Il reviendra sûrement ! Comme l'a dit très bien un poète... [SAINT-FRANQUET:] Oh ! [BICHON:] Comme l'a très bien dit un poète : "Laissez pisser le mérinos ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! [BICHON:] Ce qui veut dire : "Attendez que le caprice soit passé ! [MICHELINE:] Ah ! merci, madame ! merci pour ces paroles réconfortantes ! [SAINT-FRANQUET:] Je ne te savais pas ce talent d'orateur. [BICHON:] Tu n'as jamais pris la peine de me causer. [MICHELINE:] Voilà, tenez ! voilà une femme de coeur ! [SAINT-FRANQUET:] Je m'incline ! [MICHELINE:] C'est bien regrettable que vous n'en ayez pas pris de la graine ! [TOUS:] Plantarède ! [SAINT-FRANQUET:] Lui ! Je l'avais oublié ! [PLANTAREDE:] Non, mais dites donc, vous autres, vous en avez de bonnes ! J'ai réfléchi... Mais c'est ma femme qui était dans votre lit ! [TOUS:] Hein ? [PLANTAREDE:] Sur le moment, je n'y ai vu que du feu ! Mais à la réflexion, tout en courant, ça m'est revenu ! Ah ! vous avez bien dû vous fiche de moi... [TOUS:] Pourquoi ? [PLANTAREDE:] C'est clair ! je suis la poire ! Je la suis ! [MICHELINE:] Tu aurais même pu dire : "Je le suis ! [SAINT-FRANQUET ET BICHON:] Oh ! [PLANTAREDE:] Quoi ?... [SAINT-FRANQUET:] Plantarède !... [PLANTAREDE:] Taisez-vous ! [MICHELINE:] Parfaitement ! C'est à moi de parler ! [PLANTAREDE:] Non, pardon, c'est à moi ! Qu'est-ce que vous faites ici, madame ? [MICHELINE:] Exactement ce que vous faisiez cette nuit, monsieur... je ne sais où... à Châteaudun, Paris, Seine ! [PLANTAREDE:] Qu'est-ce que vous dites ? [MICHELINE:] Je dis que vous étiez avec votre maîtresse ! Une femme de cœur, d'ailleurs, à qui je rends hommage. Eh bien, moi, je suis ici chez mon amant. [PLANTAREDE:] Malheureuse ! [BICHON:] Mais c'est faux ! [SAINT-FRANQUET:] Plantarède, je vous jure !... [MICHELINE:] Oui ! évidemment, le devoir de monsieur Saint-Franquet !... Mais moi, j'affirme... et d'ailleurs, je crois que le tableau est assez édificateur ! [PLANTAREDE:] C'est très bien, madame ! Je sais ce qu'il me reste à faire. [MICHELINE:] Et moi de même, monsieur. J'ai heureusement tout un lot de pièces en mains, qui me permettront de demander le divorce. [PLANTAREDE:] A votre aise, madame. [MICHELINE:] Adieu, monsieur. [PLANTAREDE:] Adieu. [MICHELINE:] A tout à l'heure... Gérard ! [BICHON:] Elle est marteau, elle est complètement marteau ! [PLANTAREDE:] Quant à vous, monsieur... [SAINT-FRANQUET:] C'est bien, trêve de discussion, monsieur ! Je vous dois une réparation... je suis à vos ordres !... [PLANTAREDE:] Je l'entends bien ainsi ! Demain, deux de mes amis... [SAINT-FRANQUET:] Il suffit ! [BICHON:] Deux de mes amis ! A vos ordres ! " Ah ! non, non ! vous n'allez pas vous entrelarder par-dessus le marché ! [PLANTAREDE:] Comment ! [SAINT-FRANQUET:] Et pourquoi donc pas ? [BICHON:] Mais parce que... parce que... il n'y a pas de raisons... parce que tu n'as pas été l'amant de madame Plantarède ! [PLANTAREDE:] Ah ! non ! à d'autres ! [SAINT-FRANQUET:] Mais parfaitement ! Monsieur Plantarède a raison ! Il nous a surpris en flagrant délit, madame Plantarède a proclamé sa culpabilité... Ceci me dicte ma conduite. Oui, j'ai été l'amant de madame Plantarède ! [PLANTAREDE:] Là ! c'est clair ! [BICHON:] Mais non ! non ! Si tu n'étais pas bouché à l'émeri, tu comprendrais que tout ça c'est un coup monté ! [PLANTAREDE:] Quoi ? [SAINT-FRANQUET:] Ah ! tais-toi ! [BICHON:] Non ! je parlerai ! Un coup monté par ta femme qui a appris que tu lui en faisais voir, et qui, pour se venger... Et alors, cette autre poire, là, se croit obligé, par cavalerie française... Parfaitement !... de jouer le rôle qu'on lui impose ! [SAINT-FRANQUET:] C'est faux ! c'est faux ! [BICHON:] C'est faux ?... Mais la preuve, tiens ! tiens ! C'est ça... et ça ! Deux lits ! Généralement, quand on veut se donner à un homme, on ne commence pas par faire lit à part ! [SAINT-FRANQUET:] Oh ! pardon ! [BICHON:] Ta gueule, toi ! Mais la preuve que c'est faux, c'est la rage qu'il met à s'accuser. Voilà un garçon qui s'est fiancé hier, et c'est ce moment-là qu'il aurait choisi ! Allons donc ! Ah ! si tu étais un peu psychologe... [SAINT-FRANQUET:] Tu as bientôt fini, Bichon ? [BICHON:] Je te dis que tu n'as pas été l'amant de madame Plantarède ! [SAINT-FRANQUET:] Si, j'ai été l'amant de madame Plantarède ! [BICHON:] Non, tu n'as pas été l'amant... [SAINT-FRANQUET:] Si, j'ai été l'amant ! [PLANTAREDE:] Eh bien, non ! Vous n'avez pas été l'amant de madame Plantarède ! [SAINT-FRANQUET:] Quoi ? [PLANTAREDE:] Je dis : "Non, vous n'avez pas été l'amant ! [SAINT-FRANQUET:] Plantarède !... [PLANTAREDE:] Si vous n'êtes pas content !... Ah ! mais ! j'y vois clair, à présent ! C'est trop cousu de fil blanc !... On peut me fiche dedans un moment ; mais il y a des limites. Eh bien, non ! vous n'avez pas été l'amant ! [SAINT-FRANQUET:] Eh ! bien, non ! Je n'ai pas été l'amant de madame Plantarède ! [PLANTAREDE:] Ah ! mais ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! mais ! [PLANTAREDE:] Grosse bête ! [SAINT-FRANQUET:] Vieil ami ! [BICHON:] Ouf ! Ça n'a pas été sans peine ! [PLANTAREDE:] Vous savez, au fond, très au fond... je n'y ai pas cru un instant ! Mais voyons, ma femme ! un amant ! Je la connais un peu ! [SAINT-FRANQUET:] Oui, oui ! [PLANTAREDE:] Et puis, comme dit Bichon, le jour même de vos fiançailles ! [SAINT-FRANQUET:] Mais voyons ! PLANTAREDE. — Tout ça hurle d'invraisemblance ! Mais je vois la scène : Ma femme découvrant le pot aux roses, accourant chez vous furieuse ! "Mon mari me trompe, je veux me venger ! Voilà ! [PLANTAREDE:] Vous la raisonnez, vous essayez de la calmer... et, dans la crainte qu'elle n'aille faire quelque bêtise ailleurs, vous commencez par la claustrer ! [SAINT-FRANQUET:] Voilà ! voilà ! [PLANTAREDE:] Ah ! mon ami, mon ami, quelle chance qu'elle soit venue chez vous ! Voyez- vous, si elle était tombée chez un autre ! [SAINT-FRANQUET:] J'en frémis. [PLANTAREDE:] Vois-tu ça ! [BICHON:] C'est tout de même gobeur, un mari ! [PLANTAREDE:] Mais dites-moi, ce n'est pas vrai, n'est-ce pas, qu'elle va demander le divorce ? [SAINT-FRANQUET:] Ah ! dame !... [PLANTAREDE:] Mais ce n'est pas possible ! Pour une petite incartade qui date d'hier... [SAINT-FRANQUET:] Ça, encore, elle passerait dessus... Mais ce qu'elle ne vous pardonne pas, c'est votre liaison ! [PLANTAREDE:] Ma liaison ? [SAINT-FRANQUET:] Aussi, pourquoi laissez-vous traîner vos lettres d'amour ! Votre femme a mis la main sur tout le paquet. [PLANTAREDE:] Mes lettres d'amour ? Mais je ne sais pas ce que vous voulez dire ! Je vous jure, j'ignore... Ou alors, ça date de ma vie de garçon. De qui, ces lettres ? [SAINT-FRANQUET:] D'une madame... madame... un nom comme gilet de chasse. [PLANTAREDE:] Je n'ai jamais eu de maîtresse de ce nom-là. [SAINT-FRANQUET:] Attendez ! Tricot ? Madame Tricot... [PLANTAREDE:] Mais pas plus de tricot que de gilet de chasse ! [SAINT-FRANQUET:] Cependant, je crois bien me souvenir... [PLANTAREDE:] Ah !... Adélaïde Crochet !... [SAINT-FRANQUET:] Crochet ! [PLANTAREDE:] Tricot, Crochet ! ça se ressemble. [SAINT-FRANQUET:] Vous avez connu Adélaïde Crochet ! [PLANTAREDE:] Oui, autrefois. [SAINT-FRANQUET:] Tiens ! moi aussi ! [PLANTAREDE:] Allons donc ! Quelle année ? Ah ! Moi, 1905. [SAINT-FRANQUET:] Oui... Elle avait deux ans de plus ! [PLANTAREDE:] Ben oui ! mais moi neuf de moins ! [BICHON:] C'est-y assez catin, les hommes ! [PLANTAREDE:] Alors, ça n'est pas elle ? Ça n'est pas Adélaïde ? [SAINT-FRANQUET:] Non, non ! sûrement ! [PLANTAREDE:] Alors, je ne vois pas ! je vous jure !... En tous cas, je vous en prie, mon cher, éclaircissez-moi ça, voyez ma femme, prêchez-lui la raison. Ce serait trop bête... car enfin, je l'aime, moi ! Je te demande pardon, Bichon... Et puis, quel effet ça ferait au palais ! [SAINT-FRANQUET:] C'est bien ! Allez vous promener dix minutes, puis revenez. Pendant ce temps, j'entreprends madame Plantarède, et j'espère, avec l'aide de Bichon... [PLANTAREDE:] De Bichon ? [SAINT-FRANQUET:] Oui, elle a une grande influence sur elle. [PLANTAREDE:] Ah ? [SAINT-FRANQUET:] Qu'elle plaide votre cause, et vous êtes acquitté. [BICHON:] Oh ! tu dis ça... C'est une pure hypothèque ! [SAINT-FRANQUET:] Une pure hypothèque, tu l'as dit ! Allez, Plantarède, allez ! [PLANTAREDE:] C'est ça, c'est ça ! Et soyez éloquents ! [SAINT-FRANQUET:] Et maintenant, attaquons la partie adverse ! Apprête ton éloquence, Bichon. [BICHON:] Si tu ne me charriais pas, hein ? [SAINT-FRANQUET:] Venez, madame, venez ! [VOIX DE MICHELINE:] Non, non ! Inutile, je ne veux pas le voir ! [SAINT-FRANQUET:] Mais il est parti ! [MICHELINE:] Ah ?... Où est-il allé ? [SAINT-FRANQUET:] Ah ! est-ce qu'on sait ? A son air désespéré, dame !... [BICHON:] Peut-être se jeter à l'eau ! [MICHELINE:] En cette saison ! Non. Il a horreur de l'eau froide. [SAINT-FRANQUET:] Enfin, voyons, qu'est-ce qui vous a pris tout à l'heure ? [BICHON:] Moi qui croyais vous avoir convaincue ! [MICHELINE:] Ah ! qu'est-ce que vous voulez ! Quand je me suis trouvée face à face avec lui... Tant pis ! Maintenant, le sort en est jeté !... Heureusement, grâce aux lettres que j'ai entre les mains... [SAINT-FRANQUET:] Vous trouveriez chic d'aller vous en servir contre lui ?... Eh ! bien, non ! non ! vous ne ferez pas ça ! [MICHELINE:] Oh !... Qu'est-ce qui m'en empêchera ? [SAINT-FRANQUET:] Vous ! Votre conscience ! [MICHELINE:] Ah ! bien... [BICHON:] Mais Gérard a raison, madame ! D'abord, savez-vous la meilleure vengeance, la plus chic ?... Renvoyez-moi donc tout le paquet de lettres à la dame qui les a écrites. [MICHELINE:] A la... à la dame qui... Ah ! non ! [BICHON:] Mais oui, mais oui ! [SAINT-FRANQUET:] Ecoutez-la, écoutez-la ! [BICHON:] Vous serez bien avancée quand vous aurez tout fichu par terre ! D'abord, vous ne voyez qu'une chose, votre mari, la dame ! "Il faut leur faire payer ça ! " Et en avant le scandale !... Mais la dame, dites donc, elle a un mari ! [MICHELINE:] Oui. [BICHON:] Un mari qui ne sait rien ! [MICHELINE:] Euh !... Non ! [BICHON:] Eh ben, qu'est-ce qu'il vous a fait, cet homme-là ? [SAINT-FRANQUET:] Oui, qu'est-ce qu'il vous a fait, cet homme-là ? [BICHON:] Pour que vous alliez lui apprendre par un éclat son malheur conjugal ! Vous trouveriez ça distingué ? [MICHELINE:] C'est vrai ! [SAINT-FRANQUET:] Vous n'aviez pas réfléchi à tout ça ! [MICHELINE:] Ni vous non plus, d'ailleurs ! [BICHON:] Allez, madame, un beau geste ! Aïe donc, là !... Vous verrez que vous ne vous en repentirez pas. [MICHELINE:] Ah ! tenez, vous êtes tout de même une chic petite femme ! [BICHON:] Mais... y en a aussi parmi nous. [MICHELINE:] Très chic, vous savez ! très chic !... Attendez, attendez ! [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, où va-t-elle ? [BICHON:] Rendre les armes, parbleu ; chercher ses lettres ! Ah ! on a bien travaillé. [DES SAUGETTES:] Ouf ! me voilà ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! toi ! [DES SAUGETTES:] Est-ce que Victor est revenu ? Eh bien, ça y est ! Je suis arrivé avant lui ! [SAINT-FRANQUET:] Ah !... Alors il n'a pas remis la lettre ? [DES SAUGETTES:] Si ! [SAINT-FRANQUET:] Comment ! mais puisque tu es arrivé avant lui... [DES SAUGETTES:] Non, je dis : "Je suis arrivé ici avant lui". [SAINT-FRANQUET:] Eh ! ici ! ici ! bougre d'idiot ! ici, je m'en contrefiche ! C'est là- bas ! [DES SAUGETTES:] Ah ! là-bas... Non ! il était arrivé avant moi. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! bien, c'est du joli ! Je t'avais dit de prendre une auto. [DES SAUGETTES:] J'en ai pris une ! et une rapide, même. J'en avais chaud. [SAINT-FRANQUET:] Eh bien ? [DES SAUGETTES:] Eh bien, voilà, je suis tombé sur un cordon d'agents qui barrait la route, parce que le Président de la République devait passer ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! là, mon Dieu... pour le Président... en République ! [DES SAUGETTES:] Oui, hein ! [SAINT-FRANQUET:] Enfin, quoi, ? tu l'as vue ? [DES SAUGETTES:] Le Président ? Oh ! très bien ! [SAINT-FRANQUET:] Mais non, pas le Président ! Je te parle de Miss Dotty ! [DES SAUGETTES:] Ah ! je l'ai vue aussi ! [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, qu'est-ce qu'elle t'a dit ? [DES SAUGETTES:] Elle a été charmante ! Elle m'a parfaitement reconnu, elle m'a dit tout de suite : "Oh ! mais c'est vous qui étiez à Châtel-Sancy ! [SAINT-FRANQUET:] Il ne s'agit pas de ça, je te parle de la lettre ! Oh ! ce qu'il est exaspérant ! [DES SAUGETTES:] Ah ! de la lettre ! Oh ! ben, de la lettre... elle l'avait lue, et elle m'a dit : "C'est très drôle ! [SAINT-FRANQUET:] C'est très drôle ? [DES SAUGETTES:] Vous direz à monsieur Saint-Franquet que c'est un grand étourdi !..." Et elle se tordait. [SAINT-FRANQUET:] Et alors ? [DES SAUGETTES:] Et alors, je suis parti ! [SAINT-FRANQUET:] Comme ça ? Tu n'as pas essayé d'en savoir davantage ? [DES SAUGETTES:] Oh ! non ! Je savais que tu étais pressé. [SAINT-FRANQUET:] Evidemment ! ! Et tu t'es arrangé pour ne rien savoir du tout ! [DES SAUGETTES:] Ah ! ben, non ! [SAINT-FRANQUET:] Enfin, qu'est-ce que tu en augures ? [DES SAUGETTES:] De quoi ? [SAINT-FRANQUET:] De tout ça ? [DES SAUGETTES:] Ah ! je ne sais pas ! [BICHON:] Qu'est-ce qu'il y a donc ? Ça ne va plus, ton mariage ? [SAINT-FRANQUET:] Si... non... je ne sais pas ! J'avais écrit cette nuit une lettre de rupture, pour des raisons que je garde pour moi... [BICHON:] et qui, d'ailleurs, se devinent facilement... [SAINT-FRANQUET:] Si tu veux !... et ce matin, cette lettre, j'ai essayé de la rattraper ! Malheureusement, cette larve est arrivée trop tard ! [DES SAUGETTES:] Cette larve ! [SAINT-FRANÇUET:] De sorte que maintenant... ! Enfin, arrive. [DES SAUGETTES:] Ah ! tu as besoin de la larve ! [SAINT-FRANQUET:] Voyons, si elle a dit : "C'est très drôle ! " peut-être que... Comment l'a-t- elle dit ? "Ah ! c'est très drôle ! " ou : "C'est très drôle ! [DES SAUGETTES:] Elle a dit : "Ha ! ha ! C'est très drôle ! [SAINT-FRANQUET:] Oui ! et elle riait ? C'est peut-être pas mauvais signe ! [DES SAUGETTES:] Non ! non ! Sûrement ! [MICHELINE:] Voilà ! [DES SAUGETTES:] Oh ! [TOUS:] Quoi ? [MICHELINE:] Les voilà ! [DES SAUGETTES:] Je n'ai rien vu ! je n'ai rien vu ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! regardez-moi l'idiot, là ! [MICHELINE:] Vous m'avez convaincue ! Voilà les lettres, je vous les abandonne ! [BICHON:] Ah ! je savais bien ! [SAINT-FRANQUET:] C'est bien, ça, madame ! Merci ! Et pour vous éviter toute tentation de revenir en arrière, nous allons retourner le paquet tout de suite à sa propriétaire. [DES SAUGETTES:] Je ne vois rien ! Je ne vois rien ! [SAINT-FRANQUET:] Tu vas nous rendre un service. [DES SAUGETTES:] Moi ? Avec plaisir !... Bonjour, madame Plantarède ! [MICHELINE:] Bonjour, des Saugettes ! [DES SAUGETTES:] Je crois que maintenant, on peut ! [MICHELINE:] Comme il y avait longtemps qu'on ne vous avait vu ! [DES SAUGETTES:] Oui, hein ! Et monsieur Plantarède va bien ? [MICHELINE:] Très bien, merci ! [SAINT-FRANQUET:] Tiens ! tu vas nous faire une course. [DES SAUGETTES:] Oui ! Ah ! sapristi ! J'ai oublié de régler mon taxi. [SAINT-FRANQUET:] Eh bien, ça se trouve bien ! Tu vas le prendre et filer jusque chez madame... Madame quoi au fait ? [MICHELINE:] Chandail ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! Chandail, oui ! Je disais gilet de chasse ! L'adresse ? [MICHELINE:] rue de Castiglione. [SAINT-FRANQUET:] Ah ! bien. C'est à un jet de salive ! Va, vois la dame et ne lui remets ce paquet qu'en mains propres et si elle est seule. [DES SAUGETTES:] Bon ! [SAINT-FRANQUET:] Attends ! Et en le lui remettant, dis-lui : "Je Vous apporte ceci de la part de qui vous saurez ! " Et ajoute : "Voilà comment se venge une épouse outragée. [MICHELINE:] Oh ! [DES SAUGETTES:] Et puis ? [SAINT-FRANQUET:] Et puis, va-t'en ! C'est compris ? Cours ! [DES SAUGETTES:] Entendu ! Au revoir, madame Plantarède. [MICHELINE:] Au revoir ! [BICHON:] Eh ben, ne vous sentez-vous pas plus contente ? [MICHELINE:] Ah ! je ne sais pas ! Oui, non, peut-être ! Je saurai ça plus tard... En tout cas, j'en ai pris mon parti. [BICHON:] Croyez-moi, vous avez bien agi ! [SAINT-FRANQUET:] Et demain, vous nous remercierez. [MICHELINE:] Je le souhaite. [PLANTAREDE:] Eh bien ? [SAINT-FRANQUET:] Vous ! Mais vous n'avez pas sonné ! [PLANTAREDE:] Non, je me suis cogné dans des Saugettes qui sortait au galop ! Il allait porter des lettres, m'a-t-il dit. Vous avez parlé à ma femme ? [SAINT-FRANQUET:] Oui, et tenez, nous l'avons convaincue ! [PLANTAREDE:] Toi ! [MICHELINE:] Oh ! je ne te pardonnerai jamais ! [PLANTAREDE:] Oh !... ben, alors ?... [SAINT-FRANQUET:] Mais si, mais si ! Ah ! bien, qu'est-ce que vous venez de nous dire ? Mais si ! et la preuve, c'est que madame a renvoyé tout le paquet de lettres à celle qui les avait écrites. [PLANTAREDE:] Qui les avait... [SAINT-FRANQUET:] C'est celles-là que des Saugettes emportait quand vous l'avez croisé. [BICHON:] Oui ! C'est moi qui ai obtenu ça ! [PLANTAREDE:] Qui ? qui ? celle qui les avait écrites ? [SAINT-FRANQUET:] Madame Chandail ! [PLANTAREDE:] Madame Chand... Nom de Dieu ! Rattrapez-le ! rattrapez-le ! [TOUS:] Qu'est-ce qui lui prend ? [PLANTAREDE:] Ah ! la fenêtre ! la fenêtre ! [MICHELINE:] Antoine ! [SAINT-FRANQUET:] Plantarède ! [BICHON:] Il veut se jeter par la fenêtre ! Au secours ! [PLANTAREDE:] Mais non ! Des Saugettes ! Des Saugettes ! [SAINT-FRANQUET:] Mais quoi ? Il est déjà loin ! [PLANTAREDE:] Parti ! il est parti ! Je suis flambé ! [MICHELINE:] Enfin, qu'est-ce que tu as ? [PLANTAREDE:] Ah ! vous avez fait un joli coup ! [TOUS:] Comment ! [PLANTAREDE:] Ces lettres... tu les a trouvées à l'étude, dans mon cabinet... [MICHELINE:] Oui ! [PLANTAREDE:] Mais, malheureuse, ces lettres ne sont pas à moi ! [TOUS:] Hein ? [PLANTAREDE:] Elles appartiennent à une de mes clientes ! Ce sont les pièces de son dossier ! [BICHON ET MICHELINE:] Oh ! [SAINT-FRANQUET:] Nom d'un chien ! [PLANTAREDE:] Et tu as été les faire reporter par des Saugettes à la partie adverse ! [MICHELINE:] Est-ce que je pouvais savoir ! [PLANTAREDE:] Oh ! oh ! oh ! Je suis déshonoré ! [TOUS:] Allons ! Allons ! [MICHELINE:] Voyons, voyons, il ne faut pas te désoler... Ça n'est pas si grave, après tout ! [PLANTAREDE:] Oh ! tu trouves ?... Un avoué qui livre des pièces dont il est dépositaire ! [MICHELINE:] Eh bien, écoute ! Il y aurait peut-être un moyen... Au fond, pour établir les preuves, ce n'est pas le nombre de lettres qui importe... [PLANTAREDE:] Non, évidemment ! mais... [MICHELINE:] Alors, peut-être qu'avec celle- là... ? C'est la plus compromettante... "Mon léopard aimé... je crois que je suis grosse... [TOUS:] Hein ! [PLANTAREDE:] Tu en avais conservé une ! [MICHELINE:] Je m'en aperçois à l'instant ! [PLANTAREDE:] Oh ! petit être perfide ! [MICHELINE:] Qu'est-ce que tu veux, on est femme ! [PLANTAREDE:] Ah ! tu me sauves l'honneur ! [BICHON:] Qu'elle est forte ! [SAINT-FRANQUET:] Tu trouves, toi ! Entrez ! [VICTOR:] Monsieur ! [SAINT-FRANQUET:] Ah ! vous êtes rentré, vous ! Qu'est-ce qu'il y a ? [VICTOR:] C'est Mademoiselle Summerson. [SAINT-FRANQUET:] Fichtre ! [DOTTY:] On peut entrer, oui ? [SAINT-FRANQUET:] Mais certainement ! [DOTTY:] Right ! Wait a moment, Tommy ! Oh ! vous avez du monde... Pâdon ! [SAINT-FRANQUET:] Mais ça ne fait rien. [DOTTY:] Oh ! Monsieur et madame de Châtel-Sancy ! [PLANTAREDE:] En effet ! [MICHELINE:] Oui, oui ! [DOTTY:] Miss Summerson. [MICHELINE:] Parfaitement. [PLANTAREDE:] Nous n'avons pas oublié. [DOTTY:] Oh ! très gentil. Mamoiselle Bichon ! Oh ! bonjour. [BICHON:] Mademoiselle ! [DOTTY:] Oh ! grand cervelé ! Qu'est-ce que c'est la lettre vous m'avez écrit ? [SAINT-FRANQUET:] Hum ! la... la lettre... [DOTTY:] Oui ! Vous avez lu ? [SAINT-FRANQUET:] Hein ? Euh !... [DOTTY:] Ma pauvre petite amie... Puisse ma lettre ne pas vous faire de la peine ! [SAINT-FRANQUET:] Hum ! [DOTTY:] On n'est pas maître de sa destinée ! Notre joli roman, si gentiment commencé, ne saurait avoir de suite. Excusez-moi de vous le dire aussi brutalement ; mais, hélas ! je ne suis plus maître d'un cœur qui est pris ailleurs. Pardonnez et oubliez-moi !... Gérard." Yes ! [SAINT-FRANQUET:] Oui ! [DOTTY:] Rigolo ! [SAINT-FRANQUET:] Hein ? La... la... [DOTTY:] Mais oui, grand cervelé, vous avez pataugé. [SAINT-FRANQUET:] Comment, j'ai pataugé ? [DOTTY:] Vous m'avez envoyé la lettre de rupture pour mamoiselle Bichon ! [SAINT-FRANQUET:] Hein !... Oui ! oui !... Oh ! quelle étourderie ! [DOTTY:] Tenez ! portez ! [SAINT-FRANQUET:] Oui ! Tiens, c'est pour toi. [BICHON:] Qu'est-ce que c'est ? [SAINT-FRANQUET:] La lettre de rupture. [BICHON:] Ah !... crapule, va ! [DOTTY:] Pas fâchée ? [BICHON:] Du tout ! C'est la vie ! [DES SAUGETTES:] Ça y est ! [TOUS:] Des Saugettes ! [PLANTAREDE:] Vous avez remis les lettres ? [DES SAUGETTES:] Oui ! [PLANTAREDE:] Que le diable vous emporte ! [DES SAUGETTES:] Merci ! Juste la dame sortait ! J'ai dû lui courir après dans la rue. Je lui ai remis le paquet avec la phrase convenue : "Voilà comment se venge une épouse outragée ! [PLANTAREDE:] Oui, oui ! Alors ? [DES SAUGETTES:] Alors, j'ai cru qu'elle allait défaillir ! Elle s'est. mise à me baiser les mains... j'étais très gêné, tous les passants nous regardaient ! Et elle m'a dit : "J'irai dès demain me jeter aux pieds de madame Chavignon ! [PLANTAREDE:] Ma cliente ! Ah ! ben, ce sera du joli ! [MICHELINE:] Espérons que ça lui servira de leçon, et qu'à l'avenir sa devise sera celle que devraient adopter toutes les femmes mariées... [DOTTY:] Laquelle ? [MICHELINE:] Mais la mienne : "Je ne trompe pas mon mari ! [PLANTAREDE:] Ma chère Micheline ! [SAINT-FRANQUET:] Et le plus curieux, c'est qu'elle est sincère !
[FANA:] Vous avez fait du joli travail ! Mettre la brouille dans un ménage si uni... Au lieu de vendre vos peaux de lapin ! J'aurais honte à votre place. [LA SARRASINE:] Alors, une femme et un chiffon, pour vous, c'est tout pareil. Il faut que ça soit une chiffonnière qui vous apprenne la différence. Moi, je n'ai jamais pu voir traiter une femme comme un chiffon... [BEATRICE:] Alors, il faudrait se laisser tromper, piétiner par son mari et lui dire merci par- dessus le marché... [FANA:] Ça ne sert à rien de se battre avec les hommes. Il faut les prendre par la gentillesse. [LA SARRASINE:] Et s'ils vous crachent sur une joue, leur tendre l'autre ? [FANA:] Madame est traitée comme une princesse. Monsieur ne sait quoi faire pour la contenter. [BEATRICE:] Oui, pour mieux me tromper avec cette créature... [LA SARRASINE:] Ça pour vous tromper, il vous trompe... Et vous avez bien fait de vous adresser à moi pour découvrir le pot aux roses. [BEATRICE:] Oh ! mais ça ne durera pas plus longtemps. Je vais le quitter, m'en aller pour toujours. [FANA:] Oh ! Vierge sainte ! [LA SARRASINE:] Le mari de la Vierge ne la trompait pas !... [BEATRICE:] C'est bien vrai, Sarrasine, que je peux les surprendre demain ? [LA SARRASINE:] Comme des oisillons au nid. A quelle heure, demain, Monsieur rentre-t-il de voyage ? [BEATRICE:] A dix heures. [LA SARRASINE:] A dix heures et demie, vous pourrez les cueillir... Avertissez seulement le commissaire. Je m'occupe du reste. Ah ! j'oubliais ; Monsieur doit bien s'arrêter à Palerme au lieu de rentrer directement ? [BEATRICE:] Oui, pourquoi demandez-vous ça ? [LA SARRASINE:] Oh ! pour rien... [BEATRICE:] Dites-moi pourquoi ? [LA SARRASINE:] Il a promis de lui rapporter quelque chose de Palerme. [BEATRICE:] Un cadeau ? A elle ? [LA SARRASINE:] Un collier avec un pendentif. [FANA:] Vous êtes le diable ! [LA SARRASINE:] Portez plainte tout de suite, madame. Écrivez, écrivez... [BEATRICE:] Non... non... il vaut mieux... Oh ! je n'en peux plus ! Il vaut mieux que je fasse venir ici le commissaire. Monsieur Spano est un ami, c'est mon pauvre père qui l'a fait entrer dans la police. Il lui doit tout. Il me dira comment je dois procéder ! Sarrasine, allez me le chercher. [FANA:] Mais Madame ne pense pas au scandale. [BEATRICE:] Tant mieux si c'est un scandale... Vite, Sarrasine, dépêchez-vous. [FANA:] Mais non, c'est impossible... Voyons... Et le mari de l'autre, en admettant que... son mari, Ciampa, Madame n'y a pas pensé. BEATRICE.—J'ai pensé à tout, à lui comme au reste... Je sais où l'expédier ! [LA SARRASINE:] Pas besoin. Il a l'habitude. Il s'expédie tout seul. Dès que monsieur arrive au bureau, lui, il met son chapeau et s'en va. [FANA:] Oh ! Madame ! Elle voudrait faire croire que Ciampa sait tout et ne dit rien. Oh ! [LA SARRASINE:] Alors, il voit sa femme avec des bracelets jusqu'au coude, des pendants d'oreilles grands comme des soucoupes, une demi-douzaine de bagues à chaque main, il lui verra demain ce collier avec son pendentif, et il s'imagine, le pauvre petit, qu'elle achète tout ça sur ses économies ! Allons donc ! Dès que le patron est là, lui passe ses journées à rôder dans les rues, le nez au vent... [FANA:] Il fait ce qu'on lui commande, ce pauvre vieux !... Mais tout le monde sait ce qu'il fait avant de sortir : il barricade la porte qui fait communiquer le bureau avec son appartement. Il met une grosse barre... [LA SARRASINE:] Et Monsieur l'enlève. [FANA:] Il la fixe avec un cadenas. [LA SARRASINE:] Et Monsieur a la clef du cadenas. [BEATRICE:] Je vous ai dit de vous barricader, vous, dans votre cuisine. [LA SARRASINE:] Non, qu'elle aille prévenir le commissaire. Moi, je m'occuperai de Ciampa... Et surtout que Madame ne se fasse pas de souci. Ces petites leçons font du bien aux hommes. Je fais marcher le mien à coups de balai, il m'adore... Vous êtes bien décidée ? [BEATRICE:] Oui, oui et oui. [LA SARRASINE:] Pour demain ? [BEATRICE:] Mais oui, pour demain. [LA SARRASINE:] Je cours chez Ciampa. On a sonné. [BEATRICE:] C'est peut-être mon frère. Si c'est lui, chut...
[BEATRICE:] Je l'ai fait venir pour arranger le départ de Ciampa. [LA SARRASINE:] Si vous mettez trop de gens dans le secret, tout va craquer... A [FIFI:] qui entre. Bonjour, monsieur Fifi. Qu'est-ce que vous faites là, vous ? [LA SARRASINE:] Je m'en allais. [BEATRICE:] C'est cela, allez-vous-en. Et envoyez-moi Ciampa tout de suite.
[FIFI:] Tu reçois des maquerelles chez toi, maintenant ! [BEATRICE:] Oh ! Fifi ! C'était pour des chiffons ! [FIFI:] Tu ne sais pas qu'une femme honnête se compromet rien qu'à vendre des chiffons à cette garce. [BEATRICE:] Je sais, je sais que les hommes la détestent, parce qu'elle connaît toutes leurs saletés. Vous avez peur qu'elle nous les répète. [FIFI:] Va toujours, tu m'intéresses. [BEATRICE:] Tu me rapportes l'argent ? [FIFI:] Mais oui, je te le rapporte. [BEATRICE:] Tu parlais sur un autre ton quand tu en as eu besoin, de cet argent : "Ma petite sœur, je t'en supplie, sauve-moi. Tu es si gentille, j'ai perdu au cercle. Si tu ne m'aides pas, je suis déshonoré." Et tu as trouvé tout naturel que cette "garce" aille à Palerme, en cachette de son mari, mettre au mont-de-piété mes bijoux de femme honnête, mes boucles d'oreille et mon bracelet. [FIFI:] Ah ! C'est elle qui fait tes commissions ? [BEATRICE:] Donne l'argent. Le compte y est ? [FIFI:] A peu près... [BEATRICE:] Naturellement. Je m'en doutais. Combien manque-t-il ? [FIFI:] Tu me demandes ça le matin pour le soir. Si tu avais pu attendre seulement une quinzaine. Au fait, pourquoi es-tu si pressée ? [BEATRICE:] Je veux que demain soir mes bijoux soient ici. J'ai fait appeler Ciampa exprès : il partira pour Palerme tout à l'heure. [FIFI:] Ton mari rentre demain ? [BEATRICE:] Demain, oui. [FIFI:] Et tu veux arborer le grand pavois pour le recevoir... [BEATRICE:] Le grand pavois et cent un coups de canon. Tu entendras ça ! Tiens, voilà Ciampa. Donne l'argent. Combien manque-t-il ? [FIFI:] Vois ça toi-même... Je crois que j'ai là deux billets... [BEATRICE:] Dix billets de cent et trois de cinquante... Il manque cinq cents francs. [FIFI:] Tu n'avais qu'à attendre un peu. [BEATRICE:] C'est bon. Je vais les ajouter. File maintenant.
[FANA:] Ciampa est là. [BEATRICE:] Faites-le entrer. Écoutez un peu. Dépêchez-vous d'aller où je vous ai dit. [FANA:] Chez le commissaire ? [BEATRICE:] Dites-lui que je le prie de bien vouloir passer ici. S'il vient tout de suite, faites-le entrer dans la salle à manger. N'oubliez pas le passe-partout. Allons, vite. [FANA:] Je cours, madame, je cours... [FIFI:] Qu'est-ce que c'est que toutes ces messes basses et tous ces micmacs ? [BEATRICE:] Voilà Ciampa. Chut ! [CIAMPA:] Madame, je vous baise les mains... Oh ! monsieur Fifi, tous mes devoirs, monsieur Fifi... Madame, commandez au plus obéissant de vos serviteurs. [BEATRICE:] Il n'y a plus de serviteurs, mon cher Ciampa. Rien que des maîtres. Vous, Fifi, mon mari, tous des maîtres. Moi, votre femme, toutes des maîtresses... L'égalité, n'est-ce pas ? Ma mère ou Fana, c'est pareil. Tout le monde au même niveau. Sauf moi, peut-être, ravalée plus bas que terre. [CIAMPA:] Oh ! Mais que dites-vous là, madame ? Vous plaisantez ? [FIFI:] Ne faites pas attention. Elle passe son temps à gémir sur le sort des femmes... [CIAMPA:] Excusez, madame, mais pour quelle raison mêlez-vous ma femme à cette affaire ? [BEATRICE:] Je parlais en général : Fana, ma mère, moi, votre femme. [FIFI:] Votre femme est une femme comme les autres. [CIAMPA:] Je m'excuse, monsieur Fifi, je vous demande pardon, mais la déclaration de Madame votre sœur, si générale qu'elle soit, ne concerne pas plus ma femme que la messe un Iroquois. Je suis votre salarié, usez de mon dévouement, mais ma femme reste enfermée chez elle, qu'on l'y laisse en paix. Qu'on ne parle d'elle ni en bien ni en mal. [BEATRICE:] Je ne vous savais pas jaloux, Ciampa. [CIAMPA:] Jaloux, moi, madame, non, j'ai simplement des principes : les femmes sont comme les sardines, elles ne se conservent bien qu'en boîte. Au grand air elles sont vite avariées. C'est pour ça que je garde la clef de la boîte. [FIFI:] Ma sœur n'est sûrement pas de cet avis. [CIAMPA:] Chacun le sien, mon cher monsieur Fifi, chacun le sien. [BEATRICE:] Dis-lui donc que les boîtes de sardines n'ont pas de fenêtre, tandis que les maisons... [CIAMPA:] Les maisons ont des fenêtres, madame, c'est exact. Mais nous ne parlions que des portes, les maris ont le devoir de fermer les portes. [BEATRICE:] Fifi, je voudrais parler à Ciampa en particulier. [FIFI:] Puisque je sais que tu as quelque chose à lui dire... [BEATRICE:] Tu veux que je le lui dise devant toi ? [FIFI:] Pourquoi pas ? Puisque je t'ai remboursée. [BEATRICE:] Eh bien ! mon cher Ciampa, j'ai besoin de vous qui êtes mieux que de la famille. [CIAMPA:] Pour ce qui est du dévouement... [BEATRICE:] Pour le dévouement et pour le reste. [CIAMPA:] Je ne sais pas si vous le savez, madame, mais j'ai la comprenette assez fine. [BEATRICE:] Que voulez-vous dire ? [CIAMPA:] Oh ! rien. Ou peu de chose... Vous n'auriez pas mangé des groseilles sans sucre, ce matin ? [BEATRICE:] Moi !... J'ai mangé du miel. Vous n'entendez pas que je vous dis des douceurs ? [CIAMPA:] Il ne s'agit pas de ce que vous dites... Je sens par-dessous autre chose que vous ne dites pas. [BEATRICE:] Moi, comment ça ? Vous vous êtes levé du mauvais pied, ce matin. [FIFI:] Elle ne dit rien contre vous, elle en a contre tout le monde. [BEATRICE:] Alors, on ne peut plus parler, à présent ? [CIAMPA:] Au contraire, c'est le moment ou jamais de parler... A condition de mettre en marche la bonne mécanique. [BEATRICE:] Quelle mécanique ? [CIAMPA:] Le ressort... Nous avons tous trois mécaniques dans la tête, chacune avec son ressort qui se remonte comme une pendule. Ressort n 1 : loyauté, sincérité, franchise. Ressort n 2 : conventions, respect humain, hypocrisie sociale. Ressort n 3 : folie. Nous vivons en société. Alors c'est le n 2 : conventions, salamalecs, etc. qui travaille le plus. C'est pourquoi il se trouve ici. Sans ce n 2, nous nous dévorerions tout crus... Seulement il peut venir un moment où les choses se gâtent. Dans ce cas, qu'est-ce que je fais ? N 1 : loyauté, sincérité, franchise. Et je tire mon affaire au net et je sors de là sans bobo. Si les choses ne s'arrangent pas, alors en avant le n 3, en avant la folie : je me déchaîne, je ne sais plus ce que je fais, je suis capable de tout. [FIFI:] Brave Ciampa, vous auriez fait un bon comédien. [CIAMPA:] Allons, madame, un petit coup au n 1. Et parlez-moi franchement, loyalement, sincèrement. [BEATRICE:] Mais je ne fais que ça. [CIAMPA:] Alors, parfait. Parfait. Si vous n'étiez pas sincère, la folie pourrait bien prendre sa revanche. Gare au bonnet de fou. N 3... J'ai fini. N 1. Halte. Repos. N 2. En avant. Marche. Je vous écoute, madame. [BEATRICE:] Ciampa, vous allez partir ce soir même pour Palerme. [CIAMPA:] Pour Palerme ? Mais monsieur le Directeur rentre demain ! [BEATRICE:] Croyez-vous qu'il ait tellement besoin de vous au bureau ? [CIAMPA:] Pourquoi me garderait-il sans cela ? [BEATRICE:] Pour veiller sur le coffre-fort, vous le savez bien. C'est pourquoi il vous a donné le logement contigu. [CIAMPA:] Vous me rabaissez, madame. Je ne suis pas concierge. Je suis d'abord dactylographe. [FIFI:] Première nouvelle. [CIAMPA:] Je ne tape qu'avec un doigt, mais je tape... D'ailleurs, avez-vous entendu monsieur le Directeur se plaindre de moi ? [BEATRICE:] Mon mari ? Mais au contraire. Et malheur à qui dirait un mot contre vous ! [CIAMPA:] Et vous voulez tout de même que je parte ce soir pour Palerme. [FIFI:] Quel mal y a-t-il ? [BEATRICE:] Je dirai à mon mari que c'est moi qui vous y ai envoyé... J'ai bien le droit de vous demander un service ? [CIAMPA:] Un service ? Non, madame. De vous à moi, pas de services : des ordres. [BEATRICE:] Où ai-je mis l'argent ? [FIFI:] Mais sur le guéridon, voyons ! [BEATRICE:] C'est juste... Tenez, Ciampa, voici déjà mille cent cinquante francs. [CIAMPA:] Que voulez-vous que j'en fasse ? [BEATRICE:] Attendez. Je vais vous en remettre cinq cents de plus et deux reconnaissances. [CIAMPA:] Des reconnaissances du mont-de-piété ? [FIFI:] Parfaitement. Vous me regardez d'un drôle d'air. [CIAMPA:] Moi ? Mais non ! Je suis à vos ordres. [BEATRICE:] Vous aurez à retirer une paire de boucles d'oreilles et un bracelet. Je vais vous chercher les reconnaissances. [FIFI:] Ma sœur m'avait rendu ce petit service, en cachette de son mari... [CIAMPA:] Je n'ai pas à le savoir ; je ne suis qu'un salarié. Je ne l'oublie pas. [FIFI:] J'aime mieux vous mettre au courant. J'ai rendu l'argent à ma sœur et elle désire avoir demain ses bijoux. [CIAMPA:] Demain ? Juste demain ? Et comment expliquera-t-elle mon absence à monsieur le Directeur, le jour même de son retour ? [FIFI:] Les femmes ne sont jamais à court d'inventions. [CIAMPA:] Il y a trois semaines que monsieur le Directeur est absent, et elle choisit juste le jour où il revient. [FIFI:] Elle choisit le jour où je lui ai rendu son argent. [CIAMPA:] Tatatata... Madame votre sœur a une idée de derrière la tête. [FIFI:] Vous voulez tout savoir : elle est jalouse. [CIAMPA:] Et c'est pour ça qu'elle m'envoie à Palerme ? [BEATRICE:] Je n'arrivais pas à remettre la main dessus... [CIAMPA:] Vous avez bien réfléchi à ce que vous direz à monsieur le Directeur... [BEATRICE:] Soyez tranquille... Voilà maintenant deux cents francs pour m'acheter un collier. [CIAMPA:] Un collier ! [BEATRICE:] Avec un pendentif, oui. Je dirai à mon mari que j'ai vu le pareil au cou d'une de mes amies... [CIAMPA:] Mais où le trouverai-je ? [BEATRICE:] Chez Mercutrio, certainement. C'est notre bijoutier. Je le voudrais tant tout pareil et acheté par vous... Vous partez tout de suite, n'est-ce pas ? Vous savez qu'il y a un train à six heures. [FIFI:] Dans une heure exactement. [CIAMPA:] Oh ! moi, cinq minutes me suffisent. Le temps de fermer le bureau après avoir, bien entendu, barricadé et cadenassé la porte de communication, et je suis prêt... [FIFI:] Je sors avec vous, Ciampa. [CIAMPA:] Madame, accepteriez-vous que je vous amenasse ma femme ? [BEATRICE:] Votre femme, ici ? Il ne manquerait plus que ça ! [CIAMPA:] Je serais plus tranquille. [BEATRICE:] Mais puisque vous la tenez sous clef, comme une sardine en boîte ! Que vous barricadez tout ! [CIAMPA:] Je barricade et je cadenasse, madame, en effet. Je viendrai vous porter les clefs : celle du bureau, celle du cadenas. [BEATRICE:] Que voulez-vous que j'en fasse ? [CIAMPA:] Vous ne voulez pas de ma femme, vous prendrez au moins les clefs. Là-dessus je suis intraitable. [BEATRICE:] Apportez vos clefs et finissons-en. [CIAMPA:] Je suis à vous dans un instant. Je vous baise les mains, madame, monsieur Fifi. A la porte. Vous m'avez dit avec un pendentif. [BEATRICE:] Avec un pendentif, oui. [CIAMPA:] Très bien, j'ai compris.
[BEATRICE:] Entrez donc, monsieur le Commissaire... entrez... [SPANO:] Oh ! Madame, quel dommage ! Comment vous exprimer ? Ma surprise, mon chagrin. Comment assez compatir ? Ah ! dur métier que le nôtre quand on a le cœur sensible. [BEATRICE:] Parlons peu, parlons bien. Je veux donner à mon mari la leçon qu'il mérite... [SPANO:] Qu'il mérite, oh ! bien certainement ! Mais les conséquences, madame, les conséquences ! Y avez-vous songé ! [BEATRICE:] Le scandale, mais je ne souhaite, je ne désire que ça... On verra ce qu'est mon mari... et s'il continuera à passer pour un monsieur respectable... Je dépose une plainte pour adultère, entre vos mains. Vous ne pouvez pas la rejeter. [SPANO:] La rejeter, mais il n'en est pas question... Seulement, seulement... [BEATRICE:] Seulement, quoi ? Vous vous solidarisez avec lui ! [SPANO:] Dieu m'en garde, madame, Dieu m'en garde ! Et je n'ai jamais reculé devant les pires difficultés d'une profession pour laquelle je n'étais pas fait, où je n'ai réussi qu'avec l'appui de votre pauvre père... Tout le bien qu'il m'a fait, je voudrais vous le rendre... Ne pensez-vous pas qu'il s'agit là de péchés, comment dire... de péchés véniels ? [BEATRICE:] Véniels ! [SPANO:] De... de petites distractions, si vous voulez. Sans conséquence. Les hommes sont si distraits... Je ne parle pas en fonctionnaire, vous me comprenez, je parle en ami. [BEATRICE:] En complice... [SPANO:] Oh ! Madame. [BEATRICE:] C'est ainsi que vous prenez la défense d'une pauvre femme trahie, abandonnée de tous. Ah ! c'est comme ça. Eh bien je porte plainte immédiatement... Comment dois-je faire ? [SPANO:] Porter plainte, rien de plus facile. Mais prouver la chose ? Dans un cas comme celui- ci, c'est extrêmement délicat, extraordinairement malaisé. Il faut, il nous faut d'abord étudier la topographie des lieux, établir un plan d'occupation pour que les coupables ne soient pas prévenus, qu'ils ne puissent pas s'évader. [BEATRICE:] Sarrasine vous expliquera. [SPANO:] Elle m'en a déjà parlé. Mon rôle hélas ! est d'être au courant de tout. Sarrasine est une de nos... vous me comprenez. Triste métier que le nôtre. Mais comment s'en passer ?... Nous sommes donc en présence de deux portes d'entrée : celle du bureau à un bout, celle du logement de Ciampa, à l'autre bout. Et, au milieu, une porte commune, la porte de communication entre le bureau et le logement. Cette porte, Ciampa la barricade, du côté du bureau, avec une barre cadenassée. J'arrive, je divise mes hommes en deux fractions, l'une à l'entrée du bureau, l'autre à celle du logement. Et je frappe au nom de la loi. Que va-t-il se passer ? Les deux complices se séparent. Votre mari rentre dans son bureau par la porte de communication, la referme, la cadenasse. On nous ouvre. Madame Ciampa est dans sa chambre, votre mari à sa table de travail. [BEATRICE:] Comment faire, alors, comment faire ? [SPANO:] C'est ici que le technicien va avoir son mot à dire et plusieurs hypothèses à formuler. [BEATRICE:] Mais si, je l'ai, je vais l'avoir... Ciampa va me l'apporter. [SPANO:] Ciampa, voilà qui est déroutant ! [BEATRICE:] Il y tient absolument... avant de partir... [SPANO:] Avant de partir où... [BEATRICE:] Ne cherchez pas à comprendre... J'ai la clef. Vous ouvrez la porte du bureau avec... [SPANO:] Mais non, madame, il aura poussé le verrou ! Les adultères n'oublient jamais de pousser le verrou. La clef, dans ce cas, ne me sert à rien. Avant que j'aie jeté la porte à bas, votre mari a tout le temps qu'il lui faut pour échapper au flagrant délit... La police est un métier ingrat, mais plein de finesse... [BEATRICE:] Alors ? je suis sur des charbons ardents ! SPANO.—Alors ! Votre mari doit arriver à dix heures, bien... A neuf heures et demie, un homme et moi entrons dans le bureau et nous dissimulons dans le petit réduit aux balais. Triste, triste métier... Et on les prend sur le fait... Très bien. Dictez-moi ma plainte. [SPANO:] On a sonné. [BEATRICE:] Ce doit être Ciampa qui m'apporte la clef... Voulez-vous passer par là, une minute ? [SPANO:] sortant. — Triste, triste métier...
[CIAMPA:] Vous permettez ? [BEATRICE:] Entrez, entrez, Ciampa... Oh ! [CIAMPA:] Madame, je vous ai amené mon épouse. [BEATRICE:] Eh bien, ramenez-la chez vous ! [CIAMPA:] Rien qu'un mot, madame. [BEATRICE:] Ni un mot ni un geste. Sortez d'ici. Je n'ai rien à voir avec votre épouse... [CIAMPA:] Madame, pour ce qui est de la propreté et de la modestie, mon épouse... [BEATRICE:] Qu'elle soit ce qu'elle voudra. Mais pas ici, pas ici... Je m'étonne que vous, sachant n'avoir rien à faire ici, ayez suivi votre mari. [NINA:] J'obéis toujours à mon mari, madame. [CIAMPA:] Très bien, Nina, très bien. [BEATRICE:] Et moi, j'avais interdit à votre mari de vous amener chez moi. [NINA:] Comment pouvais-je le savoir, madame ? [CIAMPA:] Très bien, Nina, très bien ! [BEATRICE:] Vous lui avez appris sa leçon. [CIAMPA:] Elle dit tout simplement, tout modestement la vérité. Moi, j'ai fait mon devoir en vous l'amenant. C'est bien décidé, vous ne voulez pas d'elle ? [BEATRICE:] Vous le savez fort bien. [CIAMPA:] A la cuisine, par exemple, elle ne vous gênerait pas. Ou dans la cave à charbon. Ou sous le fourneau avec la chatte ? [BEATRICE:] Vous cherchez à me mettre en colère, vous ! A me faire parler ! [CIAMPA:] Mais oui, parlez donc, parlez, parlez, nom d'un petit bonhomme : je ne demande que ça ! Allons ! Dites, dites... [BEATRICE:] Eh bien ! Je vous dis de me débarrasser le plancher. [CIAMPA:] Alors, vous ne voulez pas d'elle ? Une fois, deux fois. Bien vu, bien entendu. Je vous l'amène, vous la renvoyez sans explications. Bien vu, bien entendu. Bon, voilà les clefs. que je suis entre vos mains. Une minute, Nina. Ressort n 2. Une révérence, les yeux baissés et droit à la maison. [NINA:] Mes respects, madame. [CIAMPA:] Très bien, Nina, très bien. N 1... Vous décidez-vous à ouvrir le robinet ? [BEATRICE:] Allez au diable ! [CIAMPA:] Entendu. Mais je reviendrai.
[BEATRICE:] Tant pis ! Prenez ce qu'il y a ! Je veux avoir quitté cette maison avant ce soir. [FANA:] Oh ! Vierge sainte, on a sonné ! [BEATRICE:] Si c'est le Commissaire, faites-le entrer. Qu'il m'attende une minute. Le temps de passer une robe. [ASSUNTA:] Béatrice, Béatrice, où es-tu mon enfant ? [FANA:] Mais enfin, qu'est-ce que j'y peux, moi ? [FIFI:] Votre devoir est de nous prévenir ! [ASSUNTA:] Mais où est ma fille ? Béatrice, où es-tu, mon enfant ? [BEATRICE:] Ah ! maman, maman ! [ASSUNTA:] Ma fille, ma fille, mais tu es devenue folle ? [BEATRICE:] Je me suis vengée... [ASSUNTA:] Mais on ne se venge pas comme ça... Il y a tant d'autres façons... [FIFI:] Et maintenant la voilà qui pleure et qui sanglote ! Il fallait y penser avant de mettre tout le pays en ébullition. [ASSUNTA:] Ils sont arrêtés, mon enfant, arrêtés, tous les deux... En prison... [BEATRICE:] Ah ! Je suis contente ! J'ai ce que je voulais ! Je cherchais un scandale, je l'ai !... [FIFI:] Et tu le paieras cher ! [BEATRICE:] Moi ?... Je suis libre, libre... Enfin. [FIFI:] Libre de revenir chez nous. Et si tu mets le nez dehors, libre de te faire montrer du doigt. [BEATRICE:] Je suis débarrassée de lui... grâce à ce brave Spano. [ASSUNTA:] Un homme qui doit tout à ton père... Et qui ne t'a pas détournée de cette sottise... Une femme comme toi porter plainte. Quelle époque, mon Dieu, quelle époque !... Tu veux me faire mourir... De mon temps, ah ! de mon temps, on agissait autrement... N'est-ce pas, Fana ? [FANA:] Eh oui ! Madame, et ça valait bien mieux... Oh ! Vierge sainte, on sonne... [ASSUNTA:] Qui cela peut-il bien être ? [FIFI:] Mais allez donc ouvrir !... [FANA:] Accompagnez-moi, monsieur Fifi, j'ai trop peur... [FIFI:] Ne restez pas là, vous deux. Je vais voir ce que c'est. [ASSUNTA:] Viens, mon enfant, viens. [FIFI:] Ah ! c'est vous, monsieur le Commissaire ? [SPANO:] A votre service, monsieur Fifi. [FIFI:] A notre service, d'une drôle de façon. Nous n'avons guère à nous en féliciter. [SPANO:] Oh ! vous me blessez au cœur, monsieur Fifi... Je suis fonctionnaire, hélas ! vous le savez. [FIFI:] Le fonctionnaire ne m'intéresse pas. C'est à l'ami que je reproche de n'avoir pas su empêcher pareil scandale. [SPANO:] Quelle injustice ! Mais j'ai tout fait, mon cher ami, tout fait pour dissuader votre sœur. [FIFI:] Il fallait venir me trouver. [SPANO:] Mais elle avait déjà déposé sa plainte. [FIFI:] Je la lui aurais fait retirer. [SPANO:] Ah ! vous connaissez bien mal votre sœur... Elle m'a menacé de me signaler au parquet si je... Mon Dieu, la voilà... Oh ! Madame, madame... Ne pas vous laisser baiser la main... Ah ! triste métier !... Madame, au moins, expliquez-leur... [BEATRICE:] Mais oui, vous avez fait tout votre possible... C'est moi qui l'ai voulu... moi seule. [SPANO:] Vous l'entendez !... C'est la vérité. Et c'est si rare pour un policier d'entendre dire la vérité. Quelle émotion ! Si j'ai eu tort, c'est mon amitié pour vous qui en est la cause. Exercer une profession comme la nôtre, dans sa ville natale, c'est la pire des tortures... Je n'ai pas eu le cœur d'instrumenter moi-même... Voilà toute ma faute... J'ai chargé mon collègue Logatto qui est Calabrais de me remplacer. Et vous voyez à quoi ça a abouti... avec cet imbécile, cette tête de pioche. [FIFI:] Il a coffré mon beau-frère et la femme de Ciampa. [BEATRICE:] Il n'a fait que son devoir... puisqu'il les a trouvés ensemble. [SPANO:] Ensemble, si on veut... Ensemble et pas ensemble... Il n'y a pas flagrant délit... C'est beaucoup, n'est-ce pas, c'est déjà beaucoup... On pourrait même dire, et le procès-verbal le dit, qu'il n'y a rien du tout. Absolument rien... État néant. [FIFI:] Et on les a arrêtés tout de même ! [SPANO:] Parce que je n'étais pas là... Si j'avais été là... Mais il y avait à ma place cette tête de pioche. Quel remords pour moi ! Mais je vais les faire relâcher. Ce soir même. Je le jure. Ou j'y perdrai mon nom. [FIFI:] Je n'y comprends plus rien. [SPANO:] C'est pourtant bien simple. Logatto s'est introduit, grâce à la clef que lui avait remise Madame, dans le bureau. Il s'est caché comme convenu, dans le réduit aux balais. Et quand ses hommes ont frappé chez Ciampa, votre mari, madame, est rentré dans son bureau pendant que la femme descendait ouvrir. [BEATRICE:] Il était donc chez elle. Il y était entré par la porte de communication... [SPANO:] Naturellement. [BEATRICE:] Et comment l'avait-il ouverte, puisque Ciampa l'avait cadenassée et que la clef était ici ? Voilà la preuve. [SPANO:] Ce n'est pas une preuve. [BEATRICE:] Comment, pas une preuve ? [SPANO:] Ça n'en est pas une, parce que les cadenas ont tous deux clefs. [BEATRICE:] Une dans la poche de Ciampa, l'autre dans celle de mon mari, c'est bien ça... [SPANO:] Mais pas du tout. Laissez-moi tout dire. Le procès-verbal est très clair. Votre mari a déclaré : "A peine arrivé de Catane et ne pouvant imaginer que Ciampa serait absent, pressé de prendre connaissance du courrier arrivé pendant mon voyage, mais tout couvert de poussière, j'ai frappé à la porte de communication pour demander à la femme de Ciampa de quoi me laver les mains ! [BEATRICE:] Se laver les mains ! C'est du joli ! [SPANO:] Il ne voulait pas dépouiller son courrier avec des mains sales. [FIFI:] Et alors ? [SPANO:] Alors, la femme de Ciampa, dit-il, lui fit passer la seconde clef du cadenas par- dessous la porte. [BEATRICE:] Par-dessous la porte ! C'est du joli ! [SPANO:] On a vérifié, madame, la clef passe sous la porte. Votre mari était dans une tenue d'une décence parfaite. Il avait simplement retiré son veston... pour se laver plus commodément. [BEATRICE:] Et elle, elle avait aussi retiré son veston ? [SPANO:] Elle... elle... [BEATRICE:] Dites-le. De toute façon, ça doit figurer dans le procès-verbal. [SPANO:] Je puis vous dire qu'elle n'était pas en chemise. [BEATRICE:] Je l'avais deviné : elle était nue. [SPANO:] Mais pas du tout madame. Je voulais dire qu'elle était mieux qu'en chemise. Elle portait, outre sa chemise, un jupon léger, comme toutes les femmes. Je veux dire : comme toutes les femmes de son rang social, en cette saison tropicale. Moi- même, je suis en nage ! Elle était donc, vous le voyez, mieux qu'en chemise... Évidemment, elle avait les bras nus... Les chemises de femmes n'ont malheureusement pas de manches. [BEATRICE:] En somme, il n'y a flagrant délit pour la police que si les gens sont à poil... Et encore, ils peuvent toujours dire qu'ils allaient prendre un bain. [ASSUNTA:] Ma fille, comment peux-tu tenir ce langage de corps de garde ? De mon temps... [BEATRICE:] Eux ont le droit de faire tout ce qui leur plaît, et moi, je n'ai pas le droit d'appeler les choses par leur nom ! [FIFI:] Mais dans ces conditions, pourquoi les a-t-on arrêtés ? [SPANO:] La femme a été arrêtée pour... décolleté excessif. Quant à votre beau-frère, vous imaginez qu'il n'a pas offert un cigare à Logatto. Il est entré dans une colère noire, il l'a traité de tous les noms. Ç'aurait été moi, j'aurais fait semblant de ne pas entendre. M'eût-il giflé, je n'aurais pas bronché. Mais cette tête de pioche de Calabrais l'a inculpé d'injures à un agent de la force publique et il l'a arrêté. Mais il va être relâché, c'est juré... [FIFI:] Il n'y avait aucune preuve... [SPANO:] Aucune. On a fouillé la valise, les poches du veston. Rien. [BEATRICE:] Pas même un collier à pendentif ? [SPANO:] Non, madame, pas le moindre collier à pendentif, mais en revanche un livre de messe, tout petit, petit, relié en ivoire et doré sur tranches. [ASSUNTA:] Tu vois, mon enfant, c'était pour toi. [SPANO:] Et une boîte de pralines roses. [ASSUNTA:] Celles que tu préfères. [FANA:] Il la traite comme une princesse, je l'ai toujours dit. [FIFI:] Quelle ingrate tu fais ! [FANA:] Oh ! Vierge sainte ! Cette fois, c'est Ciampa ! [FIFI:] On l'avait oublié, celui-là... [ASSUNTA:] Le pauvre garçon, que faire pour lui ? [SPANO:] Prenez garde. C'est un exalté... Il est capable de tout. [BEATRICE:] Il vaut peut-être mieux que je me retire avec maman. [FIFI:] Je crois, en effet ! [ASSUNTA:] Allons, viens, mon enfant ! [FIFI:] Où courez-vous, vous ? Voulez-vous aller ouvrir ! [SPANO:] Je suis là, voyons. Vous n'avez rien à craindre. [FANA:] Dans quel état il est ! [FIFI:] et SPANO, se précipitant. — Quoi donc ? Qu'y a-t-il ? Mais que vous est-il arrivé, mon pauvre Ciampa ! [SPANO:] Vous êtes tombé ? [CIAMPA:] Ce n'est rien. Un petit étourdissement. Mes lunettes se sont brisées. [FIFI:] Tenez, asseyez-vous. [SPANO:] Mais oui. [CIAMPA:] Merci, je ne m'assieds pas. [FIFI:] Mais pourquoi ? [CIAMPA:] Parce que... [SPANO:] Vous ne tenez pas sur vos jambes ! [CIAMPA:] Je suis comme les chats. Il faut les tuer sept fois avant qu'ils crèvent... D'ailleurs, je m'en vais tout de suite... Où est Madame ? [SPANO:] Dans sa chambre... [FIFI:] En un pareil moment, mieux vaut qu'elle ne vous voie pas. [CIAMPA:] Oh ! je n'ai rien à lui dire. Ce qui est fait est fait. [FIFI:] Mais qu'est-ce que vous allez imaginer, Ciampa ? [SPANO:] Il n'y a rien, rien du tout. Le procès-verbal est absolument négatif. [FIFI:] Vous n'avez aucune raison de vous frapper, je vous assure. [CIAMPA:] Vous me l'assurez ? [SPANO:] Ce n'est pas lui, c'est le procès-verbal qui l'affirme. [CIAMPA:] Si le procès-verbal l'affirme... J'ai à remettre quelques objets à Madame. [FIFI:] Ceux que vous avez rapportés de Palerme ? Vous pouvez me les remettre... [CIAMPA:] Je n'y vois aucune difficulté... [FIFI:] Vous pouvez si vous préférez les poser là... [CIAMPA:] Alors, vous accordez vraiment tant d'importance à un procès-verbal ? [FIFI:] J'accorde de l'importance à une constatation légale. [SPANO:] Comme tout le monde ! [CIAMPA:] Alors, j'exige constatation légale du fait que j'ai été envoyé à Palerme, qu'on a pris ce prétexte pour m'éloigner et que, constatez cet autre fait, j'y suis allé et en suis revenu en serviteur fidèle. Et c'est à vous, monsieur le Commissaire, que je veux remettre ces deux objets. [FIFI:] Qu'allez-vous faire maintenant ? [CIAMPA:] Rien, je m'en vais... [FIFI:] Vous vous en allez comme ça ? [CIAMPA:] Je voulais parler à votre sœur. Vous me dites que c'est impossible. Je m'en vais. [FIFI:] Mais qu'aviez-vous à lui dire ? Peut-on le savoir ? [CIAMPA:] Vous avez peur. Peur de quoi ? Je voulais simplement lui poser une question. Non. [FIFI:] Quelle question ? [CIAMPA:] Puisque je veux m'adresser à sa conscience... Vous pouvez me fouiller, je n'ai pas d'armes. [SPANO:] Nous savons qui vous êtes, Ciampa. [CIAMPA:] Alors, laissez-moi lui poser ma question. En votre présence. [FIFI:] C'est entendu. Je vais vous la chercher. Béatrice, maman, venez par ici, n'ayez pas peur. Ciampa a une question à te poser. [ASSUNTA:] Mon pauvre ami, vous êtes blessé... [CIAMPA:] Ce n'est rien, madame. Il n'y a de brisé que mes lunettes. Peu importe d'ailleurs à présent, j'ai vu tout ce que j'avais à voir. Oui, madame, une seule question. [ASSUNTA:] Nous savons tous ce que vous avez fait... [FIFI:] Nous savons que vous êtes allé jusqu'à lui amener votre femme... [CIAMPA:] Voulez-vous la laisser parler. Il se pourrait que Madame ait voulu me frapper aussi, croyant avoir de bonnes raisons pour le faire. Voyons, répondez-moi en conscience. Vouliez-vous me punir ? [BEATRICE:] Moi... vous... non... [SPANO:] Madame ne voulait pas vous atteindre, mon bon Ciampa. C'est si vrai qu'elle vous a éloigné d'ici. [BEATRICE:] C'est bien comme le dit le commissaire. Je vous ai envoyé à Palerme pour me débarrasser de vous et me venger librement de votre femme et de mon mari. [CIAMPA:] Sans songer à moi ? [BEATRICE:] Sans songer à vous. [CIAMPA:] Alors, je ne compte pas. Je ne suis rien. Un torchon qu'on prend du bout des doigts et qu'on jette dans un coin... Non, non, je veux aller plus loin. Je veux pénétrer jusqu'au fond de votre conscience ; j'admets que vous ne vous soyez pas fait scrupule de me frapper parce qu'à votre sentiment, je savais tout et ne disais rien... Est-ce bien cela ? Répondez-moi. [BEATRICE:] Puisque vous le dites vous-mêmes, eh bien ! oui... [CIAMPA:] Je pourrais vous demander de me citer une seule personne, je dis une seule, qui me soupçonnât de ce double jeu, une seule qui eût osé me dire en face : "Tu es cocu, Ciampa, et tu le sais. [TOUS:] Voyons, Ciampa... Qu'allez-vous imaginer ? [CIAMPA:] Madame pourrait me dire : "C'est vrai, personne ne le savait, mais vous, vous le saviez." N'est-ce pas, madame ? C'est bien cela. Dites : "C'est bien ça ? [BEATRICE:] Oui. [CIAMPA:] Eh bien ! écoutez-moi. Je ne parle plus de moi à présent, je parle en général. Comment pouvez-vous savoir exactement, madame, pourquoi un homme a volé, pourquoi un autre a assassiné, pourquoi un troisième, pas très beau, pas très jeune et pauvre par-dessus le marché, accepte de partager l'amour de sa femme avec un autre, riche, jeune et beau, surtout si cette femme le traite avec tous les égards voulus et se cache soigneusement de tous. Je parle en général, je ne parle pas de moi. La plaie saigne, mais personne ne l'a vue. Vous arrivez et vous la découvrez à tous. Revenons à notre sujet. Je savais, madame, que vous aviez des soupçons. Quand on aime, on est toujours jaloux. J'ai pitié des criminels, madame, jugez un peu mon indulgence pour une femme jalouse. J'étais venu hier pour vous faire parler, pour que vous vous déchargiez de tout ce qui vous pesait sur le cœur. Vous aviez des soupçons ? Je n'aurais pas cherché à vous en guérir. C'est une maladie sans remède. Mais si vous m'aviez parlé sincèrement, savez-vous ce qui se serait passé ? Je serais rentré chez moi et j'aurais dit à ma femme : "Psstt... Fais les paquets. On s'en va." Et je me serais présenté aujourd'hui à votre mari : "Monsieur le Directeur, je suis désolé, je suis obligé de vous quitter. — Et pourquoi, mon bon Ciampa ? — Parce que j'ai des affaires qui m'appellent ailleurs." Voilà comme on agit, madame. Et comme c'est simple ! Hier, quand je suis venu vous trouver avec ma femme, je ne voulais qu'une chose, vous pousser à bout, vous obliger à déballer tout votre paquet. Je vous l'ai assez crié : "Parlez, mais parlez donc ! " Mais non, vous avez serré les dents, serré les lèvres, et pas un mot... Et aujourd'hui, vous me jetez à bas, vous bouleversez la vie que je m'étais faite... Que me reste-t-il à faire à présent ? A arborer un double panache, comme ça, à mon chapeau, pour circuler dans les rues, avec tous les gamins derrière à crier au cocu et à la chienlit ? Et à distribuer des sourires de remerciement à droite et à gauche ? [FIFI:] Mais qu'allez-vous imaginer ? Il n'y a ni panaches ni chienlit. Il n'y a rien du tout. [SPANO:] Rien de rien. Le procès-verbal est négatif. État néant. [CIAMPA:] Il y a le scandale que n'efface pas votre procès-verbal. L'arrivée du commissaire avec son écharpe. Cette porte gardée, l'irruption dans la maison, leur arrestation, la perquisition. [SPANO:] Son résultat a été négatif. Alors... [CIAMPA:] Ces choses-là, c'est comme les taches d'huile, ça ne s'en va pas. Savez-vous ce qu'on dira : "Il était assez riche pour arranger les choses avec ce pauvre diable de Ciampa... Voilà ce qu'on dira. Et ça retombera sur moi... Si votre mari, madame, s'était commis avec une fille quelconque, sans parents, sans feu ni lieu, j'aurais compris que vous lui donniez cette petite leçon. Mais ici, il y avait moi ! Vous n'y avez pas assez réfléchi. Vous vous êtes amusée, vous vous êtes fait plaisir, vous avez fait rire tout le pays et demain vous ferez la paix avec votre mari. Mais pour moi, tout est fini. Qu'est-ce qui me reste ? Un procès-verbal... négatif... Et demain, tout le monde viendra me dire d'un air hypocrite : "Ce n'était rien, mon pauvre Ciampa, Madame plaisantait." Monsieur le Commissaire, tenez, tâtez mon pouls ! [SPANO:] Que voulez-vous que je tâte, mon ami ? [CIAMPA:] Mon pouls. Et dites s'il ne bat pas régulièrement. Toc... toc... Soixante à la minute... Eh bien ! Je vous dis, avec le plus grand calme, et vous en êtes tous témoins que ce soir même, ou demain au plus tard, dès que ma femme sera rentrée chez moi, je lui ouvrirai le crâne avec ma hachette !... Et je ne tuerai pas qu'elle, Madame serait trop contente. Je le tuerai aussi, lui... On m'y a obligé. Obligé ! [FIFI:] et SPANO. — Que dites-vous ? Vous devenez fou ? Qui voulez-vous tuer ? [CIAMPA:] Tous les deux ! J'y suis obligé. Je ne peux pas faire moins. Ce n'est pas moi qui l'ai voulu. [FIFI:] Vous ne tuerez personne. Vous n'en avez pas le droit. Et il n'y a aucun motif... D'ailleurs, nous vous en empêcherons. [SPANO:] Je suis là. [CIAMPA:] Monsieur le Commissaire, vous m'en empêcherez aujourd'hui. [SPANO:] Demain aussi. [CIAMPA:] Alors, je les tuerai après-demain. Je ne resterai pas comme ça... [BEATRICE:] Mais si c'est moi qui vous demande de les épargner, qui vous dis que j'ai fait erreur... [CIAMPA:] Trop tard, madame ! C'était hier qu'il fallait penser à moi. [FIFI:] Puisqu'elle reconnaît s'être trompée... [CIAMPA:] Causez toujours, monsieur Fifi. [FIFI:] En somme, ce scandale est le résultat d'une folie ! [ASSUNTA:] Elle était folle, mon bon Ciampa, folle. [SPANO:] Madame l'avoue elle-même, c'était de la folie. [FIFI:] Vous entendez, de la folie, elle était folle ! [TOUS:] Oui, folle, folle... de la folie... [CIAMPA:] Oh ! non ! ce serait trop beau, trop beau ! S'en tirer sans une goutte de sang ! Que se serait beau !... Mais oui, en effet, tout peut s'arranger à l'amiable... à l'amiable... Ah ! je respire ! L'envie me vient de sauter, de danser. Quel poids de moins sur l'estomac ! Madame, allez vous apprêter... Mais tout de suite, tout de suite. [BEATRICE:] Moi, et pourquoi ? [CIAMPA:] Faites ce que je vous dis. Allez vous apprêter. Il n'y a pas une minute à perdre. Vous arriverez juste à temps, mais vous arriverez... [BEATRICE:] J'arriverai où... [FIFI:] Qu'est-ce que vous chantez là ? [CIAMPA:] Fana, et vous aussi, madame Assunta, allez l'aider à faire sa valise. Un peu de linge, une robe de rechange. Mais dépêchons-nous si nous voulons arriver à temps ! [BEATRICE:] Vous voulez que je parte ? Mais pour aller où ! Vous perdez l'esprit ! [CIAMPA:] Je perds l'esprit. Non, c'est vous, madame, qui l'avez perdu. Votre frère vient de le reconnaître. Le Commissaire également, votre mère elle-même. Tout le monde est d'accord. Vous êtes folle. Vous n'avez plus qu'à vous enfermer dans un asile de fous. Rien de plus simple. [BEATRICE:] Moi, dans un asile de fous ! [CIAMPA:] Mais non, pas dans un asile de fous. Dans une maison de santé. Dans une maison de... repos. Trois mois, trois petits mois. Une villégiature ! [BEATRICE:] En attendant qu'on m'enferme, commencez par sortir d'ici. Je vous chasse ! [CIAMPA:] Vous me chassez, bon. Moi, je ne parlais que dans votre intérêt. [SPANO:] Vous faites à Madame de curieuses propositions. [FIFI:] Vous êtes ridicule, Ciampa... [CIAMPA:] Vous aussi, monsieur Fifi... Mais vous ne comprenez pas que c'est le seul remède. Pour elle, pour son mari ! Pour nous tous. Vous ne comprenez donc pas que votre sœur a rendu son mari aussi ridicule que moi, qu'elle ne pourra reprendre la vie commune avec lui sans avoir réparé son erreur ? Si on dit : "Elle était folle... elle est folle", personne n'en parlera plus. "Folle à lier, folle à enfermer." Je suis dispensé de me venger. Je suis désarmé... "Elle est folle. Ce qu'elle a dit ne compte pas..." Monsieur le Directeur n'a pas davantage à se faire de souci et Madame va passer trois mois en villégiature. Allons, dépêchons-nous, c'est la solution la meilleure. Mais il faut qu'elle parte ce soir... [FIFI:] Il a raison. Tu feras semblant, c'est très simple. [BEATRICE:] Moi, dans une maison de fous, tu l'entends, maman ? [ASSUNTA:] Mais c'est pour tout arranger, ma fille, tu le comprends. [SPANO:] Pour tout arranger... C'est en effet, une solution excellente. Pensez un peu à votre mari, madame... [BEATRICE:] Vous voudriez que je passe pour folle aux yeux de tous ? [CIAMPA:] Exactement, comme aux yeux de tous vous avez déshonoré trois personnes, fait passer l'un pour un adultère, l'autre pour une grue, et moi pour un cocu. Il ne suffît pas de dire : [BEATRICE:] C'est vous qui êtes à enfermer. [CIAMPA:] Non, madame, c'est vous. Pour votre bien... D'ailleurs, qu'allez-vous imaginer ? Faire le fou, mais c'est simple comme bonjour. Je vais vous apprendre. Vous n'avez qu'à crier la vérité. Dès qu'on dit aux gens la vérité en face, ils vous croient devenu fou. [BEATRICE:] Ah ! vous, vous savez que j'ai raison, que j'avais raison d'agir comme j'ai fait ! [CIAMPA:] Tournez la page, madame. Vous y lisez qu'il n'est pas au monde pire fou que celui qui croit avoir raison. Allons, donnez-vous cette joie d'être folle pendant trois mois. Ah ! si je pouvais, si je pouvais, moi !... Ah ! coiffer jusqu'aux oreilles un bonnet de fou et courir les rues et les maisons en crachant à chacun ses vérités au visage... Vous le pourrez, vous, quelle chance ! C'est cent années de plus à vivre ! Commencez tout de suite, commencez à crier. [BEATRICE:] Que je commence à crier ? [CIAMPA:] Oui, criez ses vérités à votre frère. Criez les siennes au commissaire. Et à moi aussi, à moi aussi. Je n'autorise qu'une folle à me crier en face que je suis un cocu. [BEATRICE:] Alors, cocu... je vous le crie au visage : cocu, cocu... [FIFI:] Béatrice ! [BEATRICE:] Quand on est un bon à rien comme toi, qu'on vit sur le dos de sa mère et de sa sœur, on n'a qu'à se taire ! [ASSUNTA:] Ma fille ! [BEATRICE:] Toi, si tu t'es vengée des infidélités de papa en prenant des amants, permets-moi de ne pas t'imiter. Chacun son goût, n'est-ce pas ? [FANA:] Oh ! Madame ! [BEATRICE:] Il ne manquait plus que cette ivrognesse, à présent... Va boire le vin blanc de tes sauces... Et laisse-nous la paix ! [SPANO:] Vous nous feriez croire que vous êtes vraiment folle ! [BEATRICE:] Mais je le suis. Et c'est pour ça que je vous crie, à vous aussi : "Cocu, cocu." Les deux cocus, la paire de cocus. [CIAMPA:] Vous voyez qu'elle est folle ! [LES AUTRES:] Mais elle est folle ! C'est pourtant vrai ! C'est terrible ! [CIAMPA:] Elle est bien folle. La preuve est faite. C'est admirable. Il n'y a plus qu'à l'enfermer. L'enfermer ! Avec les fous ! [BEATRICE:] Cocu, cocu ! [CIAMPA:] Elle est folle !
[OCTAVE:] tressaille douloureusement. Second coup de fusil, nouveau tressaillement. Au troisième coup de fusil, il se lève énervé. Ah ! que c'est assommant d'habiter à côté d'un tir à la carabine ! Bon ! quatrième coup ! Il ne tire pas ses cinq coups, ce n'est pas un carton, c'est un individu qui tire à l'œuf, ça ! Bon ! Ah ! ce n'est pas possible que ce soit elle, déjà, c'est probablement Henri. [HENRI:] garçon de l'âge d'OCTAVE, trente ans environ Bonjour, Octave, j'ai passé tout à l'heure chez tes parents. J'ai trouvé ton mot, m'indiquant cette adresse. C'est ici maintenant que tu habites ! C'est rigolo, je suis ton voisin, mon bureau est au coin de la rue. sursautant Qu'est-ce que c'est que ça ? Ça ? Ce n'est rien, c'est un tir à la carabine. Il est installé dans un terrain vague à côté, et il se trouve que les cibles sont contre ce mur. Ce n'est pas excessivement amusant, ce voisinage ! Un peu de patience ; j'en ai bien, moi, qui suis ici une bonne partie de la journée. Toi, tu viens trois minutes et tu te plains ! On n'entend plus rien, c'est encore un type qui tirait à l'œuf, et qui n'avait que huit sous sur lui. Qu'est-ce que tu veux, mon vieux, c'est tellement difficile de trouver une garçonnière ! Je me suis estimé bien heureux quand j'ai découvert cet appartement. J'ai d'ailleurs suivi les préceptes que tu m'as souvent donnés. Quand on fait la cour à une femme, on a tort d'attendre que la femme ait cédé pour se procurer un appartement. La femme y vient fatalement. Quand on fait la cour à une dame et qu'on n'a pas encore d'appartement, cette question vous préoccupe, on se dit : Où ça va-t-il se passer ? On n'ose pas pousser la dame avec assez d'énergie, on craint qu'au moment où elle va tomber, on ne soit pas à l'endroit convenable pour la recevoir dans ses bras. Au contraire, quand on a l'appartement... Alors, maintenant, l'appartement attend la femme ? Mon pauvre vieux ! Qu'est-ce que tu veux ? C'est à cause de ces coups de fusil. La première fois, ça l'a impressionnée terriblement. J'ai eu beau lui expliquer que ce n'était rien du tout, elle est partie presque tout de suite sans m'accorder même un baiser. Est-ce qu'il y a de l'indiscrétion à te demander si je connais cette dame ? Oui, oui, mon vieux, il y a de l'indiscrétion. Mais dans le cas particulier, il n'y en a pas. Je ne peux pas te dire son nom, je ne le connais pas moi-même. Ah bah ! Elle n'a jamais trompé son mari ? Ah ! mon vieux, tu m'en demandes trop ! Je n'en sais encore rien, nous ne sommes pas assez liés pour que j'aie pu lui poser la question. Où l'as-tu rencontrée ? Dans un grand magasin. Je lui ai dit quelques mots et le bonheur a voulu qu'il pleuve tout à coup à torrents. J'ai été lui chercher un taxi. Elle s'est enveloppée d'un grand mystère, j'espérais qu'elle allait donner son adresse au chauffeur, mais elle lui a simplement indiqué un thé dans le quartier de l'Etoile. Enfin, elle a tout de même consenti à me promettre un rendez-vous ici. Elle est venue. Elle est partie, et je suis descendu derrière elle pour lui trouver un taxi. Encore l'adresse d'un thé, d'un autre thé, cette fois !... Elle ne veut pas que je sache qui elle est, où elle habite, mais j'ai idée que ce doit être près de l'Etoile. Et tu n'as pas pensé à la suivre ? La suivre ? Non, je n'ai pas envisagé ça. Moi, tu sais, ce n'est pas dans mon caractère. Et puis, elle était en taxi, je n'en ai pas trouvé d'autre. Je ne pouvais tout de même pas la suivre à pied ! Ah ! si tu savais comme ce mystère m'énerve ! J'attends avec impatience qu'il y ait un peu plus de lumière. Mais, toi, tu vas me faire un grand plaisir. Celui de m'en aller ? Je n'aurais pas osé te le dire, mais elle ne va pas tarder à arriver. Mais je ne t'ai pas dit le but de ma visite ! Oui, pourquoi es-tu venu ? C'est pour te demander un renseignement. La Compagnie dont je t'ai parlé cherche un directeur d'usine à Paris. Il y a deux mille à deux mille cinq à gagner par mois ; pas besoin d'une grande compétence technique ; le travail est assez dur, voilà tout, il faut s'occuper chaque jour pendant une bonne dizaine d'heures. Je voulais savoir si tu ne connaîtrais pas dans ton entourage un jeune homme qui ferait l'affaire ? Je ne vois pas à première vue, mais enfin je vais penser à cela et je chercherai. Tu ne chercheras rien du tout, et aussitôt que je serai sorti, tu n'y penseras plus. Enfin, il ne faut désespérer de rien. Si tu trouves le monsieur en question, veux-tu téléphoner à Miran, notre nouvel administrateur, c'est lui qui s'occupe de cela ; tiens, voilà son numéro de téléphone. Bon ! Tu sais, un garçon énergique et qui veuille en mettre sérieusement, car, je te le répète, le boulot est pénible. Tu ne sais pas bien ce que c'est que l'énergie, toi, mais tu sauras peut-être reconnaître un homme énergique d'un homme qui ne l'est pas. Tu parles bien, mais tais-toi, et fous-moi le camp. Je ne me trompe pas, on vient de sonner, la voilà ! Attendez un peu, vous irez ouvrir et vous ferez entrer cette dame dans la salle à manger. Tu vas attendre qu'elle soit dans la salle à manger pour sortir par là. Ah ! mais, tu es d'une discrétion admirable ! C'est bien naturel. Tu peux t'en aller maintenant. Tu penseras à Miran ? Miran ? Oui, Miran, notre administrateur, si tu as une idée pour le directeur d'usine. Il n'y pense déjà plus maintenant ! Chérie, ma chérie, je suis bien heureux ! Oh ! moi, vous savez, je suis très inquiète, j'ai peur... Mais il ne faut pas avoir peur !... Oh ! mais ce n'est pas de vous ! Non, ne m'embrassez pas encore, il faut auparavant que je vous parle très sérieusement. [OCTAVE:] souriant Très sérieusement ? D'un éclat d'obus ? Non, il s'est blessé au dépôt de Toulouse en coupant du pain, mais il se trouve que c'était précisément le jour de l'offensive. On l'a transporté à l'infirmerie, il n'a pas été admirablement soigné, et quelques semaines après... Je vous dirai qu'à ce moment-là, nous avions déjà rompu, mais nous n'avions pas annoncé notre rupture aux quelques amis qui étaient au courant de notre liaison. Alors, dans mon entourage immédiat, personne ne savait que nous n'étions plus amant et maîtresse. Mes amies m'ont tellement plainte que je me suis remise à l'aimer. J'ai oublié complètement notre rupture et j'ai juré que je n'aurai jamais plus d'autre amant. C'est même ce serment, très grave et solennel, qui fait que j'ai accepté de venir ici. étonné Ah ! Oui, n'est-ce pas, quand vous m'avez rencontrée pour la première fois et que vous avez eu l'obligeance de me procurer un taxi, chose que je n'oublierai jamais, vous m'avez demandé de venir prendre le thé avec vous, ici. Je me suis dit alors : Je ne risque rien. Chérie ! Attendez, ne vous approchez pas ! Je puis vous dire en tout cas, que, quoi qu'il arrive, même si j'ai la faiblesse de succomber, vous ne saurez pas qui je suis. Bien entendu, je suis sûre de votre discrétion, mais je frissonne à l'idée que mes amies pourraient apprendre que je suis venue vous voir ici, dans un appartement de garçon. Quand vous me connaîtrez mieux, quand je serai certaine que vous avez pour moi un véritable...un véritable amour, je serai plus sûre de votre discrétion. A ce moment-là, alors, je consentirai à vous dire mon nom. tendrement Ne me dis pas qui tu es, j'ai confiance en toi... Tu me le diras plus tard, mais je t'en prie... Attendez, j'ai encore autre chose à vous dire ; c'est que je suis très inquiète aujourd'hui. Mon mari n'a jamais rien su de ma première aventure, mon mari a eu, toute sa vie, la plus grande confiance en moi ; eh bien ! depuis quelque temps, il me semble tout soupçonneux. Lui, qui parle très peu d'ordinaire, continue à ne pas me dire grand-chose, mais, comment vous dirai-je ? il a une façon de se taire qui n'est plus la même. D'habitude, il se tait parce qu'il n'a pas beaucoup de conversation, mais, ces jours-ci, il me semblait qu'il y avait en lui une volonté de ne pas parler. Ce sont peut-être des idées que vous vous faites ? Tout à l'heure, à déjeuner, il a eu une manière de me dire : "Tu sors ? " qui ne m'a pas semblé naturelle. Il ne vous demande jamais si vous sortez ? Eh bien ? Ah ! ce sont des nuances qui ne signifient pas grand-chose. Il se réalise toujours ? il se réalise. pressant Écoute, ne pense pas à tout cela, viens près de moi, je te parlerai doucement, tendrement, tu oublieras toutes ces idées. [IRMA:] sans l'écouter l'endroit où l'escalier tourne, j'ai bien cru qu'il y avait une ombre. Vous finirez par m'impressionner... Mais calmez-vous, ma chère amie, admettez un instant que votre mari vienne, eh bien ! vous ne risqueriez rien. Je ne risquerais rien ? Non, vous passerez par cette porte. Vous traverserez cette pièce, vous vous trouverez dans la cuisine, puis, dans l'escalier de service, vous monterez deux étages, il y a un appartement vide, la clef est sur la porte de la cuisine, vous n'aurez qu'à entrer et, là, attendre tranquillement le départ de votre mari. Ainsi, tu vois, tu n'as plus peur ? souriant Non, je n'ai plus peur. C'est certainement lui ! [OCTAVE:] agité Ma femme est là, monsieur ! ma femme est là, il est inutile de le nier ! Ah ! damoiseau ! Ah ! ignoble petit galvaudeux ! Je vais vous apprendre à vous moquer de moi, polisson, à vous jouer de l'honneur d'une femme et de celui d'un brave homme ! Vous allez voir la vengeance que je vais tirer de vous, je vais vous tuer comme un chien ! Voilà ce qu'aurait dit un mari d'il y a trente ans, mais que voulez-vous, monsieur, le changement des mœurs, la plus grande liberté laissée aux femmes qui ne sont plus enfermées... comment appelle-t-on ça ?... dans les gynécées, l'institution même du divorce : tout a contribué à faire perdre au mariage son caractère de rigueur... Je sais, monsieur, que, pour la seconde fois, ma femme s'est rendue chez vous aujourd'hui... Je le sais, parce que tout bonnement je me suis adressé à une agence qui la suit depuis quelque temps. Cette agence, ce n'est pas par jalousie que je l'avais mise en mouvement. J'avais une autre arrière-pensée et, pour tout dire, un plan, monsieur. Je vous l'avoue tout net, je désire, depuis quelque temps, reprendre ma liberté, mais ma conscience ne me le permettrait que si j'étais en droit de le faire. Du moment que ma femme m'a donné un prétexte de séparation, ma conscience m'autorise à en profiter. Seulement, que voulez- vous ? je ne suis pas un mauvais homme et je ne veux pas brusquer la situation. Je n'abandonnerai ma femme que si je suis sûr qu'elle a trouvé dans la vie un autre protecteur qui lui assure une existence paisible. Je vous demande donc carrément : "Êtes-vous disposé à l'épouser ?... Je tiens à vous dire exactement pourquoi je tenais à reprendre ma liberté. Il n'y a pas d'incompatibilité véritable entre ma femme et moi... mais, depuis quelque temps, je suis, comment vous dirai-je ? je suis amoureux, oui, je suis très amoureux d'une certaine personne qui s'occupe de cuisine... chez moi... mais je me hâte d'ajouter que ce n'est pas une cuisinière ordinaire... C'est une femme divorcée qui, avant la guerre, occupait une situation enviable dans un pays du Nord. Elle a dû venir à Paris et, comme elle manquait de ressources, elle a été obligée de se placer chez moi. Elle m'a plu, je crois que je ne lui ai pas déplu... Je lui fais une cour discrète... Mais c'est une femme de principes très rigoureux, elle ne me cédera que si je l'épouse. Elle m'a déclaré, en outre, qu'elle ne consentirait à m'épouser que si ma femme avait des torts envers moi... Ma femme, jusqu'à présent, n'avait pas de torts envers moi... Le destin, dont vous êtes le délégué, fait qu'elle en a maintenant. Alors, que puis-je vous dire ?... j'entrevois la liberté. Mme Dumorel... Ce nom ne me dit rien... Quand j'ai rencontré, dis-je, Mme Dumorel dans un grand magasin et quand j'ai cru que la foule, la cohue, m'autorisaient à la protéger en la saisissant de chaque côté par le gras du bras, je vous avoue que je ne pensais pas, à ce moment, que j'unirais mon existence à la sienne. Puis j'ai eu, puisque vous le savez maintenant je n'ai aucune raison de vous le cacher, j'ai eu l'occasion de la voir. Je dis simplement de la voir, et je vous prie de croire qu'il n'y a pas eu entre nous autre chose que des conversations platoniques... Je puis vous dire, en tout cas, que, de mon côté, ce sentiment existe. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que, la première fois que j'ai dit à Mme Dumorel que je l'aimais, c'était déjà le grand amour ! Et puis, je lui ai répété si souvent "Je vous aime" que, par une sorte d'autosuggestion, j'ai fini par l'aimer... Alors, comme vous la trouvez chez moi, comme elle est votre femme légitime, comme vous êtes en droit de m'obliger à une réparation, il serait indélicat de ma part de ne pas accepter la solution tout amiable que vous voulez bien me proposer. très sérieux Arrêtez, monsieur, après ce que vous venez de me dire là, je n'ai plus le droit de vous écouter. Du moment qu'il est question d'intérêts entre nous, je suis obligé de vous dire nettement, très dignement... brisons là !... sourit et continue Voilà ce qu'aurait dit un jeune homme d'il y a trente ans, et puis, il aurait peut-être fini par accepter la proposition après s'être fait légèrement prier. Moi, j'appartiens à une époque plus franche et je n'use pas de pareilles hypocrisies ! J'ai une petite situation qui m'est créée par ma famille, une situation honorable, mais modeste. Je ne suis donc pas fâché que Mme Dumorel ait, de son côté, des ressources assez brillantes pour me permettre de continuer à lui assurer le confortable auquel elle doit être habituée. Elle était inquiète ? Tiens, pourtant, il me semblait que j'avais bien dissimulé. Elle était inquiète ? [DUMOREL:] se levant effrayé Qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce que c'est que ça ? Où est-elle ? [OCTAVE:] calme Un tir à la carabine ? Oh ! mais c'est très désagréable cela, vous n'auriez pas pu trouver un endroit plus agréable ? Oh ! je n'aime pas ça ! Il faut attendre, ça doit être un carton. Vous savez, cinq balles... Oui, c'est simplement un carton. Il n'y a pas de conversation possible ! Attendons encore, qu'est-ce que vous voulez. Eh bien ! vous voyez, ce n'est pas un carton, c'est plutôt un individu qui tire à l'œuf, tantôt il tire deux balles, puis tantôt trois balles... Nous pouvons continuer à causer, c'est fini. Régina ? Mais moi, qu'est-ce que je vais dire à votre femme alors ? Voyons, voulez-vous venir chez moi tout à l'heure, d'ici deux heures par exemple ? Oui, dans deux heures, mais vous ne m'avez pas donné votre adresse ? Ah ! c'est vrai. Monsieur Dumorel, 112, rue Galilée. Bon, bon ! A tout à l'heure, donc, à quatre heures ! Nous nous serrerons la main quand tout sera arrangé, n'est-ce pas ? Il vaut mieux attendre jusque- là, c'est plus correct. Et puis, ce qui sera bien, une fois que nous serons mariés, c'est qu'elle ne fera plus la cuisine, parce qu'il faut vous le dire, entre nous, mais que ça ne lui soit jamais répété, elle a beaucoup de prétentions, elle la fait très mal. resté seul Dumorel, 112, rue Galilée... Tiens, je n'ai pas demandé l'étage, mais Irma me le donnera... Ah non ! au fait, je ne dois pas en parler à Irma. [DICK:] au comble de l'indignation Bien, nous l'attendrons. Je t'ai amené ici, parce que je veux que tu fasses, toi- même, l'aveu de ta gaffe, de ton effroyable gaffe ! C'est inimaginable ! Avoir affaire à une moule pareille ! Comment, un monsieur vient me trouver à mon cabinet de détective. Une agence secrète que je viens de fonder, et une agence secrète, ça ne peut exister qu'avec une large publicité qui dépasse trente mille francs. Tu entends, trente mille francs qui n'étaient pas à moi, passons... Un monsieur donc arrive au bureau, il me demande de faire suivre sa femme. Je te charge de la filature. Tu l'attends à la porte et tu suis une autre femme, tu la suis jusqu'ici. Alors, je fais savoir à M. Dumorel que sa femme le trompe et qu'elle vient retrouver un monsieur dans cet immeuble, impasse Jolicœur. Ce M. Dumorel ne fait ni une ni deux et se précipite ici, où il doit être maintenant. Ah ! quels dégâts, quels dégâts il a dû faire en arrivant ici !... Mais qu'est-ce que tu veux, mon vieux, je me suis conformé au signalement qu'on m'avait donné. l'imitant rageusement Au signalement qu'on m'avait donné !... Tu ne pouvais pas parler au concierge ? Mais, nom d'un chien, il faut avoir de l'initiative dans ces heures-là ! Mes trente mille francs de publicité sont à l'eau. Qui est-ce qui voudra m'employer maintenant, après une gaffe pareille ! Ça se sait toujours ! Et puis qu'est-ce qui va se passer dans cette maison ? Qu'est-ce qui va se passer ?... Et je serai responsable de tout ! Ah ! mon Dieu ! ça y est, nous arrivons trop tard, il l'a tuée !... Mais puisque ce n'était pas sa femme ? Ah ! mon Dieu ! voilà qu'il tue l'amant maintenant. Ah ! c'est abominable, quelle responsabilité ! Ah ! qu'est-ce qui va me tomber sur la tête ! Il s'est tué ! Il a retourné son arme contre lui, il s'est tué !... Comment peux-tu savoir tout ça ? Je le devine, et puis, ces coups de fusil, que les balles soient pour elle, pour lui ou pour l'autre, c'est épouvantable ! Foutons le camp ! [IRMA:] entre suivie d'OCTAVE par une porte de côté Enfin, allez-vous vous décider à parler ? Je n'ai pas voulu vous le dire dans l'escalier. Eh bien ! c'était votre mari qui était là. Ah ! mon Dieu ! Comment je ne sais rien ? impatiente Mais oui, c'est entendu ! Vous ne me croyez pas ? Plus qu'à la mienne. Il faut tout de même que vous soyez protégée contre vous-même si on vous presse de parler, il faut que vous puissiez vous dire : J'ai juré ! Allons, jurez-moi... sur quoi pouvez-vous me jurer ? Ah ! qu'il est fatigant ! parlez, parlez !... Sur quoi pouvez-vous me jurer ? Je ne parlerai pas avant. Quel serment ? Sur la mémoire de Gabriel, l'ami que j'ai perdu. Ah ! non, non, ce n'est pas possible, je ne peux pas jurer sur la mémoire de Gabriel ! Mais pourquoi ? Puisque vous êtes décidée à tenir votre serment ! C'est un serment trop effroyable ! Écoutez, ma chère amie, je ne vous comprends pas. Je vous demande un serment sérieux, vous pouvez bien le prononcer puisque, moi, j'ai donné ma parole d'honneur à votre mari. Mais vous ne l'avez pas tenue, votre parole d'honneur ? Vous voyez bien ! Alors, il faut quelque chose de plus important encore, sur la mémoire de la personne dont vous venez de parler. Ne me demandez pas ça, je ne jurerai jamais sur la mémoire de Gabriel ! [OCTAVE:] fermement [IRMA:] rapidement Alors je jure sur la mémoire de Gabriel ! Je vais donc parler. Enfin ! Où ça ? Chez lui, il m'a donné son nom et son adresse. Je sais maintenant, ma chérie, votre nom et votre adresse. Nous devons continuer la conversation sur ce qu'il m'a proposé. Mais que vous a-t-il proposé ? étonnée De m'épouser ? Mais, vous ne partagez pas ma joie ? Il m'a proposé de vous épouser ! C'est stupéfiant qu'il ait pu vous proposer cela ! Cela vous étonne tellement ?... Puisqu'il faut tout vous dire, il a autre chose dans sa vie... Autre chose dans sa vie ? Oui, vous ne vous en doutiez pas ? On dit que les maris sont aveugles, mais les femmes ne sont guère plus clairvoyantes. Vous avez chez vous, près de vous, une femme dont il est amoureux. Près de moi ? Une bonne à moi ? Ce n'est pas possible, voyons, ce serait Séraphine ! Qui est Séraphine ? Vous n'avez pas de cuisinière ? J'ai une cuisinière. Mais elle ne compte pas. Si vous la voyiez, vous pousseriez des hurlements à l'idée qu'on puisse imaginer de pareilles horreurs ! Eh bien ! je vous dis la chose brutalement, puisque vous ne voulez pas me croire. Voici ses propres paroles : "Je vous propose, monsieur, d'épouser ma femme, parce que je vais épouser ma cuisinière. C'est de la folie ! Je n'ai pourtant pas l'air d'être fou. Mais c'est lui qui est fou. C'est une effroyable aberration de l'esprit et des sens ! Se peut-il qu'un homme ait de ces perversités ? levant les yeux au ciel Elle est très bien ? Mon mari est fou ! A quoi voulez-vous que je pense ! [OCTAVE:] avec un étonnement douloureux Vous le demandez ? Mais on vous propose d'unir votre vie à la mienne, on vous apprend, en même temps, que vous avez un mari indigne... je ne sais pas, moi, mais il me semble... [IRMA:] décidée Vous avez raison... Si vraiment mon mari est l'amant de la cuisinière... [OCTAVE:] pressé Mais oui, chérie, mais oui, d'autant plus que vous avez près de vous l'amoureux le plus tendre, le plus fidèle... Si tu avais vu ma joie quand il a parlé d'unir mon sort au tien, de ne jamais te quitter ! Il n'y a qu'une chose, ma chérie, qui m'a fait hésiter... un scrupule, parce que tu sais, moi, si ma famille est aisée, si j'ai un jour un peu de bien, je ne suis pas, pour le moment, ce qu'on appelle fortuné, et toi, il paraît que tu es riche... Riche ? Oh ! comme elle a dit ça avec surprise ! faut-il qu'elle soit habituée à l'opulence ! Ton mari m'a appris que tu avais à toi cent vingt mille francs de rentes. Mais ce n'est pas vrai ! Comment, ce n'est pas vrai ? Je ne sais pas ce qui l'a poussé à vous dire ça ! J'ai eu en tout et pour tout une dot de quatre-vingt- dix mille francs, et je crois qu'elle est très fortement entamée. Voyons, vous êtes sûre ? Je ne vous demande pas ça, bien entendu, pour être renseigné... Ah ! ça m'est bien égal. Au contraire, au contraire... cela fait disparaître un scrupule que j'éprouvais, étant donné la disproportion de nos situations. Il n'y a qu'une petite chose qui m'ennuie, c'est que cela semble indiquer que votre mari m'a monté le coup, et ceci, joint à cette histoire de cuisinière, me fait me demander s'il a bien sa raison ! [IRMA:] comme à elle-même Peut-on s'imaginer qu'on a vécu pendant des années à côté d'un individu sans s'apercevoir que c'est un être abominable ! Oh ! Octave ! oh ! mon ami ! je veux être votre femme, je veux que vous me sortiez de cette vie de honte et de mensonge ! [OCTAVE:] généreux Je vous impose, peut-être, une charge un peu lourde ? Je travaillerai, mon amie, je travaillerai... je travaillerai et je me rendrai digne de vous... Nous allons être heureux. Votre mari m'a donné son nom et son adresse, il ne m'a pas dit quel étage ? avec une conviction volontaire Nous allons être bien heureux ! grave Dis donc, mon vieux, on peut entrer ? Ah ! c'est toi ? Comme tu me dis cela ! Grave ? Événement malheureux ? vivement C'est très bien, mais quelle situation a-t-elle ? Je sais que la question sentimentale a de l'importance, mais il y a aussi la question capitale. A propos, cette place de directeur d'usine, dont tu parlais tout à l'heure, il faut que tu me la fasses obtenir à moi. Tu es fou ! Quatorze heures de travail par jour ! Et ça t'est venu subitement le goût du travail ? Comme tu dis ça, tu n'as pas l'air très emballé. C'est un bonheur encore un peu confus, il faut que je m'en rende bien compte. D'ailleurs, il faut que je sorte, je suis obligé d'aller chez le mari d'ici très peu de temps. Accompagne-moi, je te raconterai tout en chemin. Nous causerons, en marchant doucement... nous causerons... Tu vas trouver en moi un ami de très bon conseil... Tant mieux, parce que tu sais, moi, je ne me fais pas meilleur que je suis, j'ai besoin de conseils dans la vie. Je t'empêcherai de faire des imprudences. Oh ! comme tu deviens raisonnable ! J'acquiers de l'expérience, je distingue ce qui est inconsidéré de ce qui est réfléchi. Ainsi, ce que j'ai fait, moi, d'aborder une femme que je ne connaissais pas, ça a eu un très beau résultat, un résultat miraculeux ! Ça n'empêche pas que c'était très imprudent... Mais, enfin... tu es content ? Mais qu'est-ce qu'il a à me demander tout le temps si je suis content ! Je te l'ai dit une fois pour toutes. Encore un coup de fusil ! Je suis bien content !... Alors, partons, je suis bien content !...
[BARNEREAU:] est entré peu après par la porte de droite ; il lit une lettre qu'il vient d'écrire. ... Madame la Directrice des Annales, je vous serais obligé de vouloir bien lire ma conférence de demain et me dire ensuite si vous jugez convenable que j'y apporte des modifications quelconques. Veuillez agréer, etc. Qu'est-ce que c'est ? Je vais ouvrir, monsieur. [SERAPHINE:] rentrant Qu'est-ce qu'il me veut ? [BARNEREAU:] à lui-même, d'un air indifférent Qu'est-ce qu'il veut ? Priez-le de venir. Une seconde, j'ai un coup d'œil à jeter encore sur ma conférence. Voyons, il est trois heures. Est-ce que madame n'est pas rentrée ? Je vous demande pardon, monsieur, madame est rentrée, il y a quelques minutes. Elle a été ôter son chapeau, qu'elle a dit, puis elle est montée au quatrième, chez son amie Mme Merlier. après avoir jeté un coup d'œil rapide sur des feuillets Bien, vous allez me faire une course, vous irez jusqu'aux Annales, porter ma conférence. Vous direz qu'on la remette à la directrice et vous attendrez, pour voir s'il y a une réponse. C'est entendu, Séraphine, vous allez me porter cela tout de suite. Et maintenant, faites entrer ce monsieur. [DUMOREL:] entrant, une casquette assez voyante à la main Bonjour, monsieur Barnereau ! [BARNEREAU:] se levant Bonjour, monsieur Dumorel ! Qu'est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite et qu'est-ce qui vous a décidé à monter mes trois étages ? Ma visite est un peu soudaine, monsieur Barnereau, je m'en explique à l'instant. A la suite de diverses conversations que j'aurai tout à l'heure avec des personnes... qui me touchent de près, il se produira sans doute dans ma vie une modification... Mais n'anticipons pas... Je me suis souvenu que, l'autre jour, dans l'escalier, vous m'aviez dit que vous cherchiez un appartement dans le quartier pour y établir une pension de jeunes filles... C'était d'autant plus intéressant pour moi, que je n'ai pas le droit de sous-louer à n'importe qui et qu'il est infiniment probable que le propriétaire consentira à ce que je vous sous-loue à vous, puisque vous êtes déjà locataire. Je me suis donc hâté de vous en prévenir, afin que vous ayez l'obligeance de ne pas vous engager ailleurs sans m'en avoir parlé. Un bonbon ? Je ne suis pas très fort pour les sucreries, merci... [DUMOREL:] tendant la boîte Toute la boîte ? J'en ai dix mille, monsieur Barnereau. Oui, c'est une affaire que j'ai faite le mois dernier. C'est curieux, n'est-ce pas, depuis que je suis retiré des affaires, j'en fais beaucoup plus qu'avant ! Je reviens à la question. Mon appartement, comme je vous le disais, sera donc libre avant peu. Je vous remercie beaucoup de cette communication, monsieur Dumorel. Vous vous demandez, sans doute, quel peut être ce changement d'existence dont je vous parle ? Je ne poserai jamais, monsieur Dumorel, une question aussi indiscrète. Opaque, c'est cela. Ah ! comme c'est agréable d'avoir affaire à un homme instruit ! Moi, je ne suis qu'un ancien négociant, je n'ai pas autant de mots à ma disposition. Je ne dis pas que je m'exprime mal... mais souvent... Souvent, le terme précis vous échappe ? riant Eh oui ! ça ralentit la conversation et, comme aujourd'hui je suis un peu pressé, nous avons tout intérêt à ne pas... comment dirais-je ?... C'est l'expression que je cherchais. Ah ! ah ! attendez... Il faut que j'écrive le mot "opaque". Je sais parfaitement ce qu'il signifie, mais il ne m'est pas familier. Vous avez un bon stylo. tout en écrivant C'est la marque la meilleure, mais vous allez me permettre de vous l'offrir ? Vous plaisantez, monsieur Dumorel ! J'en ai cent quarante douzaines... Je disais donc, ou plutôt vous disiez, que le mur de la vie privée doit toujours rester... opaque. Je n'y contredis pas, monsieur Dumorel, mais je n'ai pas de mérite à mener une existence limpide et sûre ; ma situation et mon métier m'y obligent absolument. Vous êtes professeur dans un cours de jeunes filles ? Oui, depuis plus d'un an. Avant j'étais dans un lycée de garçons. Puis, j'ai donné ma démission pour rentrer dans un établissement libre où j'ai professé la morale pratique. Je dois dire que mon enseignement a été accueilli avec faveur. La renommée a enflé peut-être exagérément mon succès qui, gagnant de proche en proche, est arrivé jusqu'à la directrice des Annales. Cette dame m'a fait l'honneur de me demander une série de conférences. Me voilà donc devenu, au milieu d'un cercle de fidèles de plus en plus étendu et de plus en plus élégant, une sorte de directeur de conscience et, même si mes instincts et mon éducation ne me le conseillaient pas, je serais tenu, par ma profession même, par une sorte d'apostolat, de donner l'exemple d'une vie absolument irréprochable. Dans cette voie de la responsabilité, si j'ose dire, je ne saurais être trop strict. Il ne me suffit pas de satisfaire ma conscience, mais je ne dois rien faire dans mon existence qui puisse donner lieu à la calomnie. C'est d'ailleurs pour cette raison que, depuis quelque temps déjà, j'ai demandé au Conseil d'État de changer mon nom. Ah ! je ne savais pas. se levant Eh bien ! monsieur Papavoine, je vous demande pardon, monsieur Barnereau, il me reste à me retirer. Dès que je serai dégagé d'une certaine discrétion que je suis obligé d'observer encore quelque temps, je viendrai vous parler de mes affaires personnelles et je vous demanderai même une petite consultation comme à un directeur de conscience. Vous voyez... directeur de conscience, j'ai bien retenu le terme que vous avez employé. A votre disposition, monsieur ! Oh ! comme vous avez une belle casquette ! Ah ! je suis bien de votre avis. A un certain âge, on commence à avoir le front dégarni, et moi je m'enrhume à chaque instant ! lui tendant la casquette Voulez-vous me permettre de vous l'offrir ? Vous plaisantez, monsieur Dumorel ? Je n'en ai que trois cents, mais je vous assure que vous me ferez un grand plaisir en acceptant. Je suis confus. Je suis trop heureux de vous être agréable, mais soyez tranquille, je vous mettrai à contribution, monsieur le professeur de morale pratique. Au revoir donc, cher monsieur, et pensez à l'appartement ! Je vous en parlerai dès demain. [BARNEREAU:] insistant Mais voyons, mais voyons ! Ah ! mais voilà des personnes de connaissance, monsieur Barnereau ! M. et Mme Merlier, toute la maison est réunie : le premier, le troisième et le quatrième ! à IRMA et aux autres Je reconduis monsieur Dumorel et je suis à vous. Irma, j'ai envoyé la femme de chambre porter la conférence aux Annales. Tu es rentré depuis peu de temps ? Je ne suis pas sorti, mon enfant. [IRMA:] à ARTHUR et GERMAINE Il dit qu'il n'est pas sorti ! Quelle force de dissimulation ! [GERMAINE:] à IRMA Il ne veut pas te dire maintenant qu'il a été impasse Jolicœur, et c'est pour cette raison, si tu veux m'en croire, qu'il a envoyé la femme de chambre en course, afin que tu n'aies pas l'idée de l'interroger et de lui demander si monsieur est sorti après le déjeuner. [IRMA:] lève les yeux au ciel La cuisinière !... Celle-là, il est sûr de sa discrétion !... Quel satyre ! Vous la connaissez ma cuisinière ? Je l'ai déjà aperçue chez vous et en bas sous le porche, mais je n'ai jamais fait grande attention à elle. Moi non plus ! J'avoue que je l'aurais regardée davantage si j'avais su quelle place elle occupait dans les préoccupations sentimentales de ton mari ! Quelle horreur ! [BARNEREAU:] entrant Tu attends quelqu'un ? à son bureau, lui tournant le dos et rangeant des papiers sur la table [GERMAINE:] à mi-voix Il sait mentir ! Ah ! bon ! voilà les livres du ménage. Avant d'aller travailler, il faut que je vérifie les comptes avec la cuisinière. regardant IRMA Ah ! c'est vous qui faites les comptes de la cuisinière ? à ARTHUR, bas Tu parles, Tartuffe ! Eh bien ! alors, nous allons te laisser... te laisser seul avec Célestine. Je sais bien que nous ne te gênons pas. [ARTHUR:] et à GERMAINE. Vous venez dans ma chambre ? [BARNEREAU:] seul, il sonne Pas moyen de se retrouver dans ces comptes ! Entrez ! Ah ! vous voilà ! C'est un vrai casse-tête chinois, vos livres, vous faites des chiffres qui n'ont pas figure humaine et vous ne les mettez jamais les uns en dessous des autres. Comment voulez-vous vérifier une addition dans des conditions pareilles ! Est-ce que vos gages sont compris dans le total ? S'ils sont compris ? Vous ne comprenez pas le mot compris, hein, n'est-ce pas ? Je vous demande si vous avez marqué vos gages ? lisant 2 fr. 50 ? Oh ! non, monsieur, c'est des francs, c'est 250 francs. Je le sais. Mais pourquoi mettez-vous les 50 dans la colonne des centimes ? En revanche, j'aperçois là 45 francs d'allumettes. Je sais bien que la vie est chère... C'est vous qui frappez avant d'entrer ? Je ne sais pas, j'ai frappé machinalement. Je vous dérange ? Mais non, pourquoi est-ce que vous me dérangeriez ? [ARTHUR:] à part C'est inimaginable ! [BARNEREAU:] continuant ses comptes 260 francs d'épinards ? du bureau Ah ! je m'en doutais. [ARTHUR:] au bout d'un instant, après avoir pris un petit air malin Oh ! quelle plaisanterie ! Évidemment, évidemment, c'est une plaisanterie ! Je retourne près de ces dames. C'est inimaginable ! [BARNEREAU:] continuant ses comptes avec Célestine Ma fille, c'est absolument impossible d'en sortir ! [CELESTINE:] pleurant Si monsieur me fait comme ça des misères, je m'en irai. Je ne suis pas embarrassée, j'ai une place toute prête dans mon pays. Toujours la menace à la bouche ! Vous savez bien que les domestiques sont difficiles à trouver et vous en abusez. Je vous demande de faire attention à vos comptes, ce n'est pas le diable ! Qu'est-ce que c'est ? Je ne vous dérange pas ? Mais non, voyons, qu'est-ce que vous avez tous à imaginer que vous me dérangez ! [GERMAINE:] examinant CELESTINE, à part C'est formidable ! Oh ! je vous demande pardon, j'étais venue chercher une adresse dans l'annuaire. [BARNEREAU:] à CELESTINE et puis, c'est un peu la faute d'Irma qui, tout de même, devrait être plus soigneuse et plus ordonnée. Mais si, je sais ça parfaitement, mais à propos de quoi me dites-vous cela ? [GERMAINE:] un peu embarrassée Je vous dis cela pour rien, parce que l'occasion s'en présente. D'abord, entendez-moi bien, Irma ne peut pas vous être infidèle. Je crois tellement à sa fidélité, que je la verrais de mes yeux en conversation tendre avec un jeune homme, que dis-je, chez un jeune homme, que je demeurerais persuadée de son innocence !... Elle voudrait vous tromper qu'elle ne le pourrait pas. Mais j'espère bien qu'elle ne le veut pas ! à elle-même Ma chère amie, je vais travailler dans ma bibliothèque, vous m'excuserez. Ah ! la cuisinière a encore oublié son carnet. Quel désordre !... quel désordre !... souriant Ah ! pas précisément, mais ça m'est bien égal, pourvu qu'elle fasse bien mon affaire... Au revoir. Venez un peu par là. Eh bien ! vraiment, cet homme a une maîtrise de lui-même merveilleuse !... Je lui ai lancé quelques pointes, il n'a pas sourcillé. Mais que dis-tu de cette cuisinière ? C'est fantastique ! Dire que cet homme austère, l'austérité même, a pu faire son idole de cette créature ! C'est évidemment un cas pathologique. Je ne peux pas y croire. [ARTHUR:] à IRMA Vous savez, chère amie, les cas analogues sont beaucoup plus fréquents qu'on ne le croit. J'ai connu un homme, dans la force de l'âge, qui était amoureux fou d'une vieille femme siamoise de soixante-dix ans ! sérieux C'est vrai ! Elle lui a résisté, je me demande pourquoi ? En effet, il est difficile de s'expliquer pourquoi, car s'il s'agissait d'une fille d'une conduite exemplaire... Je ne surveille pas trop les sorties de mes bonnes, mais celle-là, je le sais par la femme de chambre... il lui est arrivé quelquefois de découcher. Pourquoi ? Elle sait qu'elle en retrouverait une autre demain. Voyons, parlons peu, mais parlons bien, il est trois heures et demie, c'est vers quatre heures que le jeune homme en question va venir voir votre mari ? Eh bien ! voulez-vous mon avis ? Avant qu'il le voie, il faut le mettre au courant de la question. Quand Barnereau lui a dit : "Je consens à ce que vous épousiez ma femme", il a pris au sérieux cette proposition ? Oh ! je vous crois qu'il l'a prise au sérieux. Quand je l'ai revu, le bonheur était peint sur sa figure ! Vraiment ? Mais d'abord, étant donné le caractère pathologique, je le répète, du cas de Barnereau, cette combinaison de divorce et de remariage ne peut pas être envisagée aussi sérieusement. La proposition émane d'un être anormal. Enfin, parle-moi franchement, ma chère amie. Tu peux parler devant Arthur. Est-ce que toi, tu tiens à épouser ce garçon ? Je ne peux pas dire qu'il ne me plaise pas. S'il ne m'avait pas plu, je ne serais jamais allée chez lui. Je sais bien que ma visite ne pouvait pas avoir de conséquences, car vous savez à quel point je suis attachée à la mémoire de ce pauvre Gabriel. Je considérais même que le fait d'aller voir ce jeune homme était une trahison à l'égard du pauvre disparu et jamais je ne vous en aurais parlé, si cela n'avait été dans ces circonstances : la visite de mon mari et la proposition qu'il a faite à Octave. à changer complètement votre vie... Au moment où il vous a transmis la proposition d'Adrien, qu'est-ce que vous avez pensé ? Pourquoi, impossible ? Mais ce garçon ne pense qu'à cela maintenant ! Si on lui disait que je reprends ma parole, ce serait pour lui un déchirement épouvantable ! Eli bien ! que voulez-vous, ce sera un déchirement. Nous sommes vos amis déjà depuis une dizaine d'années et nous avons le devoir de vous parler le langage de la raison. Ce serait une folie d'épouser ce garçon, tout simplement parce que l'idée du mariage a poussé dans la tête un peu dérangée de votre mari. Il est possible que vous ayez raison, vous voyez la chose avec plus de sang-froid ; mais même si je vous écoutais, comment voulez-vous dire à ce garçon qu'il faut renoncer à nos projets ? Vous pouvez toujours vous en sortir. Voyons, vous direz que votre mari est malade et que vous n'avez pas le droit de l'abandonner. C'est pour cette raison qu'il me paraît nécessaire de revoir ce jeune homme avant qu'il se retrouve en présence de Barnereau. Qu'est-ce qu'il fait, Barnereau, maintenant ? Au point d'oublier qu'il a un rendez-vous à quatre heures ? Je vous dis que c'est un homme étonnant, que son travail l'absorbe beaucoup. Est-ce que, de sa bibliothèque, on entend sonner ? Non, mais ce qu'Irma peut faire — il va arriver maintenant d'ici quelques minutes — ce qu'Irma peut faire, c'est de le guetter à la fenêtre. Quand elle le verra entrer dans la maison... vous lui avez bien dit à quel étage c'était ? Eh bien ! quand vous le verrez entrer sous la porte, vous irez tout de suite dans l'antichambre et vous lui ouvrirez vous-même sans qu'il ait à sonner. C'est une idée ! Je vais le guetter à la fenêtre. [GERMAINE:] l'embrassant A tout à l'heure, ma chérie, nous t'aimons bien, tu sais ? à ARTHUR Je n'ai pas du tout l'impression qu'elle tient à épouser ce jeune homme. Elle ne le dit pas, mais je le vois bien. [ARTHUR:] songeur Je reviens à mon idée. Barnereau, un jour, brusquement, a le désir de posséder Célestine. Il trouve chez elle une résistance inattendue, ça l'énervé, il veut l'avoir à tout prix, jusqu'à lui promettre le mariage. Tout est possible dans cet ordre d'idées, mais je suis persuadé que, si une fois seulement Célestine cédait à Barnereau... Tu me dégoûtes ! continuant Ça suffirait pour le détourner d'elle à jamais. Voici ce que je vais faire, je vais en parler à cette fille, elle est moins sur ses gardes que notre ami Barnereau, elle est moins forte aussi. Plus j'y pense, plus je vois que c'est le seul moyen de guérir le pauvre homme de cette idée fixe. Tu te rappelles cette phrase qui, un jour, t'avait fait sourire quand nous l'avions lue ensemble dans un vieux livre : "Le meilleur moyen de faire cesser la tentation, c'est d'y succomber" ? Il faut que Barnereau ne soit plus tenté par Célestine. Oh ! je n'aimerais pas assister à la conversation que tu auras avec elle. Oh ! oui, parce que l'image de ce qui pourra se passer entre Barnereau et Célestine lui sera certainement odieuse. sonnant Je vais faire venir Célestine. Comment vas-tu lui dire ça ? Tu peux rester. Oh ! non, je n'y tiens pas ! C'est monsieur qui a sonné ? Est-ce que monsieur et madame dîneraient ici ? Ah ! bien, monsieur. Dites donc, Célestine, arrivez voir un peu par ici ! Qu'est-ce qu'il y a, monsieur ? Au plus fin ? brusquement Pourquoi ne voulez-vous pas coucher avec M. Barnereau ? [CELESTINE:] stupéfaite Pourquoi je ne veux pas coucher avec M. Barnereau ? Mais monsieur ne m'a jamais demandé une chose pareille ! Il ne vous l'a jamais demandée ? Elle a l'air sincère. Oh ! tout de même, il a bien fait quelques avances ? bêtement Quelles avances ? Vous ne savez pas ce que c'est ? Enfin, vous n'avez pas remarqué qu'il tournait autour de vous ? Qu'il tournait autour de moi... oh ! monsieur... en tout cas, je ne m'en ai pas aperçu ! Sûr qu'il n'est pas drôle, monsieur, tout le temps à me disputer... Ça ne veut rien dire, ça ne veut rien dire !... Dites donc, ça vous ferait-il plaisir de gagner un billet de cent francs ? Oh ! bien, par exemple, jamais je n'oserai lui dire ça. Je vois bien ce qui arriverait !... Il m'enverrait un grand coup de pied dans le derrière et il me flanquerait à la porte. Je vous donne en tout cas ma garantie personnelle que vous ne serez pas mise à la porte. Mais, monsieur, qu'est-ce que madame va dire ? Madame n'en saura rien ; d'ailleurs, je vous garantis qu'elle ne dira rien. Alors, ça va ? Oh ! je ne dis pas que ça va, je vais y penser. Peut-être bien que je vais vous dire oui, que j'accepte et puis, qu'après ça, j'aurai pas l'audace et que je vous rendrai les cent francs... Ça, ça m'embêterait, par exemple. On sonne au service, monsieur, il faut que j'aille ouvrir. Dites donc, monsieur, une supposition qu'il veuille, qu'est-ce qu'il faudra faire ? Vous n'avez qu'à faire tout ce qu'il vous demandera. Ah ! ça, c'est rigolo, par exemple ! suivie d'IRMA. Le voilà ! Voilà le jeune homme, il vient de tourner le coin de la rue. Je vais donc l'attendre dans l'antichambre. Oui, tu ouvriras doucement la porte de l'escalier, comme ça, tu le verras arriver et il n'aura pas à sonner. [ARTHUR:] à GERMAINE Eh bien ! Tu sais, je viens d'interroger la cuisinière. Barnereau ne lui a jamais parlé de rien, il n'a pas osé. Elle fera tout ce que je lui ai dit. [GERMAINE:] prêtant l'oreille Je crois que voilà le jeune homme. [IRMA:] présentant OCTAVE Monsieur Octave Ormont, mes amis, monsieur et madame Merlier. Monsieur Octave, mes amis sont au courant de tout. Le serment que je vous ai fait de ne rien rapporter de la conversation de mon mari ne tient pas pour eux, n'est-ce pas ? parce que je suis absolument sûre de leur discrétion. Ils sont donc au courant de la proposition de mon mari. Je crois qu'il serait bon de faire un tour dans la bibliothèque pour voir s'il est bien en train de travailler, parce qu'il ne faut tout de même pas qu'il rentre à l'improviste. [GERMAINE:] vivement Oui, vas-y, c'est une idée ! Je suis très contente qu'elle ait eu l'idée de s'éloigner, et puisqu'elle nous a laissés seuls, j'en profite pour vous dire une chose dont il faut que vous teniez compte. Elle aime profondément son mari ; d'autre part, cette histoire de cuisinière est parfaitement inimaginable. Le cas de notre ami est tout à fait morbide. Taisons-nous, elle revient ! Nous, ma chérie, nous allons remonter chez nous. Quand vous aurez causé, M. Ormont verra ton mari, puisqu'il a rendez-vous avec lui. Eh bien ! on en sera quitte pour le faire demander. A tout à l'heure, ma chérie, à tout à l'heure ! [OCTAVE:] s'approchant d'IRMA va pour l'embrasser, mais elle lui tend la main qu'il baise Ma chère âme, je ne fais que penser depuis tout à l'heure à ce que sera notre vie tout entière consacrée à l'amour, et pour moi, du moins, au travail. Je travaillerai à l'usine avec acharnement, mais le soir, en rentrant dans notre chez nous, quelle récompense ! Ah ! mon ami, je suis bien malheureuse ! Nous avons parlé de tous ces projets, mes amis et moi, et ils n'ont fait que me répéter que le cas de mon mari relève de la médecine. Quand il vous a fait cette proposition, il était, selon eux, dans un état anormal. Alors, mon ami... ah ! je vous fais toutes mes excuses de vous parler ainsi... mais je ne puis pas ne pas vous dire que j'ai un scrupule à accepter ma liberté d'un homme malade, à l'abandonner tout seul à l'étrangeté de sa passion. Si je ne reste pas à côté de ce pauvre homme pour le surveiller, c'est fini, sa vie est brisée ! Alors quoi, mon amie ? Alors, mon ami, a-t-on le droit de goûter égoïstement ce bonheur de vivre sa vie en sacrifiant un être humain ? Ah ! j'ai à vous dire une chose si terrible que je ne sais comment la formuler... Si je vous demandais... si je vous demandais de me rendre ma parole ?... après un silence Ah ! Irma, vous me demanderiez le plus grand sacrifice de ma vie ! Mon Dieu, mon Dieu ! que me dites-vous là ! Alors, je n'ose plus vous le demander... Si, si, demandez-le-moi, je suis prêt à tout pour vous. Vous voulez que je m'éloigne ? Je m'éloignerai en emportant dans mon cœur le plus cher et le plus douloureux des souvenirs. [IRMA:] émue Vous êtes un saint ! [OCTAVE:] ému Mon Dieu ! non, je suis un homme, je compatis aux tristesses humaines. Mais faudra-t-il renoncer à vous complètement ? [IRMA:] attendrie Je ne sais si j'ai le droit de vous priver de ma tendresse. Ah ! non, puisque vous me demandez un si grand sacrifice. Eh bien ! nous verrons... [OCTAVE:] content Ah ! ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Ne me le demandez pas et attendez l'avenir. C'est bien, ce que nous faisons !... Ah ! c'est douloureux ; mais que voulez-vous, si cet homme n'est pas dans un état normal... Oh ! ne me parlez pas de cela, c'est effrayant ! Je sais que c'est mon devoir de ne pas l'abandonner, mais je me demande si j'aurai la force de ne pas courir à vous, de peur de rester avec un pareil mari ! Si, si, il faut rester à votre devoir ! Vous êtes bon, j'ai une grande admiration pour vous, mon ami, vous êtes un être parfait. Admirable. Je vous aime. Écoutez, si nous ne faisions pas ce sacrifice ? Mais puisqu'il est fait maintenant, ma chère amie ! Je vous en prie, arrêtons-nous à une décision et tenons-nous-y, car c'est terrible d'aller de l'extrême désespoir où je me trouve quand je pense que vous ne serez pas ma femme, à l'extrême joie où je serais en me disant que vous allez l'être, et puis de revenir au désespoir... puis à la joie... puis au désespoir à nouveau !... Où est le devoir, Octave ? Vous l'avez dit tout à l'heure, Irma. avec tristesse Vous savez, je ne suis pas heureux. [IRMA:] d'un air désespéré Je ne suis pas heureuse non plus ! On m'a sonné, monsieur ? Oui. Vous êtes la cuisinière ? [OCTAVE:] stupéfait Pas possible ! Pas possible, comment pas possible ? Monsieur trouve que j'ai l'air d'une femme de chambre ? Comment, M. Dumorel n'est pas ici ? Pourquoi Irma me dit-elle que Dumorel est dans sa bibliothèque et pourquoi la cuisinière prétend- elle qu'il n'est pas ici ? Tout ceci est un peu louche ! [CELESTINE:] entrant Comment, c'est lui qui sonnait ! Il sonnait à la porte d'entrée ? Il n'a pas sa clef sur lui ? Je ne sais pas s'il a sa clef sur lui, je ne lui ai pas demandé. Dites donc, s'il n'a pas la clef de la porte d'entrée, il a bien celle de votre chambre ? [M:] Dumorel, la clef de ma chambre ! Pensez-vous, monsieur ! En tout cas, s'il ne l'a pas, il voudrait bien l'avoir ! Oh ! il ne m'a jamais dit ça. Ça, c'est trop fort par exemple ! [OCTAVE:] se reprenant Je vous demande pardon... Vous ne l'avez pas vu, depuis tout à l'heure ? [M:] Dumorel ? [OCTAVE:] comme à lui-même Alors, j'ai gaffé ! Mettons que je n'aie rien dit. Je vais y dire d'entrer. Qu'est-ce qu'ils ont tous à courir comme ça après moi ! Voulez-vous entrer par ici, monsieur. [DUMOREL:] entrant Ah ! vous voilà, vous ? [OCTAVE:] à DUMOREL, lui désignant la porte par où est sortie CELESTINE. Qui ça ? à part J'ai encore gaffé, probablement ! Figurez-vous que j'étais à la fenêtre à vous guetter à quatre heures. Je vous vois entrer dans la maison, je vais m'asseoir dans mon salon, pensant que vous alliez sonner d'un moment à l'autre. Comment, vous lui avez parlé de moi ? Vous vous êtes certainement trompé, elle n'a pu vous dire ça, car nous avons toujours habité au premier. Ici, nous sommes chez M. Barnereau. Chez M. Barnereau ! Alors, il y a une chose que je ne comprends pas du tout, c'est que tout à l'heure... une personne qui se trouvait là m'a dit qu'on était chez M. Dumorel. Cette personne a dû se payer votre tête. Enfin, quoi qu'il en soit, laissez-moi vous dire qu'il vaut mieux retarder un peu notre conversation jusqu'à ce que j'aie parlé à ma femme. Vous allez ressortir de la maison, vous ferez ce que vous voudrez, mais ne venez donc pas chez moi avant une demi-heure ou même trois quarts d'heure. Alors, voyons, précisons ! Ici, chez qui suis-je ? Mais, je vous le répète, vous êtes chez M. Barnereau. Écoutez, plutôt que de ressortir, vous n'avez qu'à vous présenter à M. Barnereau, c'est un professeur qui fait des conférences. Vous allez lui dire que vous venez lui demander où vous pourriez louer des places, pour les conférences en question. Attendez, je vais sonner. Comme ça vous resterez tranquillement ici dans cet appartement jusqu'à ce que je vienne vous chercher. Faites prévenir M. Barnereau que vous êtes ici. Moi, je redescends. Alors, dites donc, cette femme-là, c'est la cuisinière de M. Barnereau ? Ce n'est pas la vôtre, celle dont vous m'avez parlé ? Mais vous êtes un peu piqué, je crois ! Régina, dont je vous ai parlé, n'est pas une cuisinière ordinaire. Enfin, je ne sais pas, moi... Alors... Régina est bien ? Ah ! c'est une fort jolie fille. Vous n'êtes pas aveuglé par la passion ? Pourquoi me dites-vous cela ? Mais, à propos de quoi avez-vous parlé de cela à cette personne ? A propos de cuisinières. Nous parlions de domestiques, des difficultés qu'il y avait à en trouver... Avec une personne qui connaissait ma cuisinière ? Et qui est cette personne ? Je ne sais pas, une personne qui se trouvait ici tout à l'heure. Enfin, nous recauserons de ça. Je viens vous reprendre d'ici une demi-heure ou peut-être avant. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, monsieur ? [CELESTINE:] à part Je lui dirai plus tard... [OCTAVE:] seul Je ne sais pas du tout ce que je vais raconter à ce Barnereau !... Ah ! tout ce qui se passe ici est bien étrange... Je suis au milieu de fous... ou de menteurs... Je commence à ne pas être rassuré. Je suis tout de même un garçon courageux... mais toutes ces choses inexpliquées... tout ce mystère... ça m'énerve ! Tiens ! monsieur Papavoine !... Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Papavoine, parce que j'ai changé, mais vous, vous êtes toujours le même. Vous étiez mon professeur à Jeanson-de-Sailly. [BARNEREAU:] à son bureau En effet, oui, je commence à me souvenir maintenant. Ah ! c'est qu'il m'est passé tellement d'élèves devant les yeux. Je suis resté douze ans à Jeanson et vous étiez soixante par classe, et je faisais encore des cours dans d'autres divisions ! Mais vous savez, mon ami, je ne m'appelle plus Papavoine. Ah ! pourquoi ? Je m'appelle Barnereau. Comment, c'est vous qui êtes monsieur Barnereau ? C'est moi qui suis M. Barnereau. Et que me vaut le plaisir de votre visite ? [OCTAVE:] à lui-même Je ne me rappelle plus exactement ce que je devais lui dire. Eh bien ! monsieur, je voulais vous revoir... je voulais vous revoir... Vous êtes bien gentil ! C'est une idée qui vous a prise comme ça, brusquement ? Oui, tout à coup, un souvenir d'enfance !... Les souvenirs d'enfance sont attendrissants... Comment, vous vouliez me revoir et vous avez été étonné quand vous m'avez aperçu ? bafouillant Oui, parce que je n'espérais pas vous voir... Je ne pensais pas que vous me recevriez... Je me disais que vous étiez sans doute très occupé... Je travaillais justement à une conférence. Ah ! oui, ça y est ! C'est précisément des billets que je voulais vous demander. Oh ! pas des billets à l'œil, je voulais savoir où l'on pouvait se procurer des billets pour votre conférence. C'est ça, je n'étais pas venu voir M. Papavoine, j'étais venu voir M. Barnereau. Alors, ce qui m'a surpris, c'est qu'au lieu de M. Barnereau, je voyais M. Papavoine... [BARNEREAU:] comme un homme qui ne comprend pas Je saisis, je saisis. Il n'est pas très... posé, ce jeune homme !... Voyons, soyons poli. Je suis très touché que vous soyez venu me rendre visite et j'espère bien que vous ne vous en tiendrez pas là. [OCTAVE:] s'asseyant Ah ! oui, je suis bien content de vous revoir, monsieur. [BARNEREAU:] à part Est-ce qu'il va me coller longtemps comme ça ! [SERAPHINE:] entrant par le fond, à gauche [LA JEUNE FEMME DES «ANNALES:] très émue [BARNEREAU:] gentiment Je suis touché, mademoiselle... Je vais vous indiquer les corrections que vous pourrez reporter sur mon manuscrit. Veuillez passer dans ma bibliothèque. Conduisez donc mademoiselle dans ma bibliothèque. Elles sortent toutes les deux par le premier plan de droite.
[DUMOREL:] entrant de droite, deuxième plan Me voilà ! Vous savez que Régina ne me croit pas. Régina ? Voulez-vous me rendre un service, voulez-vous dire à Régina, vous-même, que vous êtes l'amant de ma femme ? Entrez, Régina. [OCTAVE:] à DUMOREL A la bonne heure, celle-là est bien ! [REGINA:] à part, à DUMOREL Mais ce n'est pas possible que ce garçon-là... avec Mme Dumorel !... Vous allez voir. Monsieur Octave, je vous délie de tout devoir de chevalerie et je vous autorise à dire à madame que vous avez fait la cour à ma femme et qu'elle a répondu favorablement à vos premières avances. Oh ! Irma, où est la chevalerie ? Eh bien ! monsieur ? Eh bien ! monsieur, j'avoue. J'avoue que tout ce que vous a dit monsieur Dumorel est vrai. Vous connaissez les Flandres, monsieur ? Moi, c'est ma passion ! Je ne saurais dire exactement où est tel ou tel tableau, mais j'en connais certainement un grand nombre. Quelle jolie éducation ! Qu'est-ce que vous voulez ? C'est trop fort ! Vous pouviez bien les mettre vous-même. se levant Comment la trouvez-vous ? Ah ! elle est très bien, monsieur Dumorel, elle est très bien, et vraiment j'admire cette façon digne et noble d'accepter la situation que les événements lui ont imposée. Ah ! monsieur Dumorel, je comprends votre désir, voilà au moins une aventure vraisemblable, tandis que moi... Que voulez-vous dire ? Rien, monsieur Dumorel, rien. Oh ! Irma, dans quelle situation cornélienne et ridicule m'as-tu placé ? Parler à votre femme ? Oh ! rien ne presse, rien ne presse ! Oh ! si, si, c'est urgent ! Elle est rentrée, je vais la prévenir. Mais que vais-je lui dire ? [OCTAVE:] seul, avec exaltation Irma, Irma, tyran de ma vie ! Je ne sais pas ce que les jeunes gens vont faire dans les grands magasins !... Ah !... ce jour-là, le désœuvrement... le désir de plaire... joint au fait que j'avais besoin d'acheter six cravates !... Ah ! voilà cette irréprochable dame ! Excusez-moi, monsieur, je n'en finissais pas de rajuster ma toilette. Je sors tous les jours, j'ai beaucoup d'œuvres dont je suis obligée de m'occuper. Mon existence me force à être souvent dehors, mais mon mari vient de me dire que vous aviez à me parler ? très rapidement D'un peu délicat ? Un peu grave ? [M:] Dumorel est dans un état mental que je qualifierai d'un peu anormal... ce n'est pas maladif, car la suspicion n'est pas une maladie. La suspicion ? Mais la suspicion agit un peu comme une maladie... Eh bien ! madame, votre mari s'imagine que vous le trompez... Je comprends ce qu'une pareille suspicion a d'offensant. [MADAME DUMOREL:] tombant accablée Ah ! mon Dieu ! comment a-t-il pu s'en apercevoir ? Alors... comment... c'était vrai ? Ah ! monsieur, c'est terrible ! Je croyais que jamais il ne s'apercevrait de rien, j'avais pris toutes mes précautions. [OCTAVE:] à lui-même, avec un sourire qu'il ne peut réprimer Si je m'attendais à cela, par exemple ! Mais je suis une femme perdue, il va me tuer ! sans l'écouter Ah ! j'aurais perdu sur ce pari-là toute ma petite fortune. [MADAME DUMOREL:] se pendant à son bras Il va me tuer, monsieur ! affolée Il va me tuer ! Mais non, madame, il n'est pas question de cela ! Je vous en supplie, monsieur, il va me tuer ! Je vous répète que vous n'avez rien à craindre, votre mari est un homme pacifique, souverainement bon, comme beaucoup de maris quand ils se trouvent dans une situation embarrassante et que la bonté leur paraît le seul parti à prendre. Je vais vous dire une chose qui va vous stupéfier sans doute : il consent à ce que vous épousiez votre amant. A ce que j'épouse mon amant ! Il consent à ce que j'épouse mon amant ? Mais lequel ? Lequel ? d'une voix faible Ah ! ces courageux petits nègres ! Eh bien ! madame, il est heureux que vous ayez eu d'abord cette entrevue avec moi, car je dois vous dire que votre mari n'est pas au courant de tous ces menus détails. Il ne sait pas tout cela ? s'approchant de lui Vous, monsieur ? Et comment se fait-il ? Madame, je ne vous ai pas demandé de renseignements complémentaires sur vos affaires. Je consens à vous sauver. Maintenant j'ai un peu moins de scrupules à vous mettre dans mon jeu. Je vous sauve. En revanche, vous viendrez à mon secours. minaudant Je veux bien, monsieur, car vous me paraissez un charmant jeune homme. [OCTAVE:] s'éloigne [MADAME DUMOREL:] s'avançant Charmant et sympathique. Mais que puis-je faire pour vous être agréable ? levant les yeux au ciel intéressée Vous allez dire, énergiquement, que vous ne voulez pas. Que je ne veux pas ! Que vous ne voulez sous aucun prétexte ! Ne vous occupez pas de cela, je suis au-dessus de ces questions de politesse. Je vous sauve, mais il est bien entendu que vous étiez, avec moi, tout à l'heure, dans ma garçonnière. Comment se fait-il ? tout à l'heure, quand vous m'avez parlé des tirailleurs sénégalais. Votre mari m'a proposé de vous épouser, j'ai accepté. Je vous remercie. Ne me remerciez pas, c'était une erreur. J'ai accepté. Je continue à être forcé de dire oui, mais vous, il faut que vous disiez non, et le plus énergiquement possible. Et s'il me demande pourquoi ? [DUMOREL:] entrant par la gauche Eh bien ! mon vieux, ça ne va pas tout seul... Comment ça ? Pourquoi ne veux-tu pas ? Eh bien !... Tu étais tout à l'heure dans sa garçonnière ? [MADAME DUMOREL:] humblement Comment !... Mais elle ne dit rien ! Le flagrant délit n'est pas prouvé, mais je t'ai vue !... Enfin, c'est trop fort ! Je ne te propose rien de désagréable. Je te trouve chez un jeune homme, c'est que ce jeune homme te plaît ! Mais non, mais non, je ne lui plais pas ! Félicité, Félicité !... [OCTAVE:] ahuri Elle s'appelle Félicité ?... Félicité, je veux que tu me dises les raisons de ton attitude. Alors, madame, vous m'avez refusé, je n'insiste pas et même, on vous obligerait à accepter, que je ne pourrais plus accepter maintenant, mon amour-propre est blessé à mort ! Allez, madame. A Mme DUMOREL. Allez-vous-en ! Je ne sais plus que dire. [DUMOREL:] partant sur sa trace Je vais la décider. Vous n'y parviendrez jamais. Vous allez voir. Ah ! mais, c'est que, maintenant, c'est moi qui ne veux plus... puisqu'elle ne s'est pas décidée tout de suite, puisqu'elle n'a pas eu d'élan... Comment est-ce que je vais me tirer de là ! [IRMA:] très agitée Je viens de voir mon mari, il m'a parlé comme si de rien n'était, avec la froideur d'une statue de marbre !... Je suis sortie de la pièce, j'ai écouté à la porte, il parlait tout seul dans sa bibliothèque. Je n'ai pas entendu ce qu'il disait, mais il doit avoir une grave préoccupation. Quand il est très préoccupé, il se fait des conférences à lui tout seul. Je suis certaine qu'il a de graves, graves soupçons. Vous avez vu M. Dumorel ? Il est toujours persuadé que c'est sa femme qui était impasse Jolicœur ? Oh ! il le croit dur comme fer et il veut que je l'épouse ! Mais, qu'est-ce que vous risquez ? Il faut tout de même son consentement à elle... Ah ! c'est qu'elle faiblit, c'est qu'elle faiblit... Eh bien, mon ami, que voulez-vous ? Avant tout il faut que vous me sauviez. Si elle consent à vous épouser, épousez-la ! Mais vous êtes folle ! Vous m'avez compromise, il faut que vous me sauviez, il n'y a pas deux règles de chevalerie. La chevalerie prescrit d'épouser la dame de ses pensées que l'on a compromise et ne nous force pas à épouser une dame qui n'est pas de vos pensées ! Et puis, c'est impossible, je ne peux pas me marier avec cette femme-là ! Pourquoi ça ? Vous feriez un mariage avantageux. Oui, je sais, 120 000 livres de rente... mais j'aime mieux travailler quatorze heures dans une usine en gagnant 350 francs par mois. 120 000 livres de rente avec cette femme-là !... Les heures de nuit ne sont pas payées assez cher ! [OCTAVE:] douloureusement Félicité ! Prenez votre parti. Si d'ici un quart d'heure vous n'avez pas arrangé les choses, j'avoue tout à mon mari. Je suis trop énervée de sentir cette épée au-dessus de ma tête. Quelle épée ? tirant un revolver de sa poche Ah ! si mon revolver n'était pas chargé à blanc et si je ne tenais pas tant à la vie !... Je crois que je vais prendre un parti moins élégant... Je vais m'en aller tout doucement de cette maison... Je donnerai 1 000 francs à un chauffeur pour m'emmener en dehors de Paris, pour qu'il continue en ligne droite jusqu'à ce qu'il y en ait pour 500 francs au compteur. A ce moment-là, il me laissera sur la route ; les autres 500 francs seront pour le retour... Partons ! [DUMOREL:] entrant de droite, au premier plan Ah ! vous partiez !... Ne vous en allez pas, au nom du ciel ! j'ai besoin de vous. Entrez, Régina ! [OCTAVE:] à REGINA, il lui fait signe de s'asseoir sur le petit canapé et il s'assoit à côté d'elle Pardon, madame, je suis chargé par M. Dumorel d'une mission... d'une mission délicate. Pourquoi ne voulez-vous pas l'épouser ? Pour me débarrasser de ses instances, je lui ai dit : Je vous épouserai si Mme Dumorel a des torts envers vous. Mme Dumorel, avoir des torts envers lui, avoir un amant, voilà qui me semblait impossible ! Oh ! je vous demande pardon... De quoi ? Je vous ai dit qu'il était impossible que Mme Dumorel ait un amant et je n'avais pas pensé... Elle est encore très bien. Vous trouvez ? Eh bien ! vous n'êtes pas difficile ! Oh ! monsieur, de votre part, cette façon de parler d'elle... réfléchissant Ah ! oui... oui... je ne me souvenais plus, vous avez raison... oui, oui, elle est encore très bien. gémissant Épouser Mme Dumorel ! Ah ! ce n'est pas ce que j'avais rêvé à l'aube de ma vie !... Si vous croyez qu'à l'aurore de la mienne, j'avais rêvé épouser M. Dumorel ! monsieur... Monsieur ? la regardant [REGINA:] sortant de sa poche une petite photo [OCTAVE:] regardant la photo Alors, vous trouvez que je dois épouser M. Dumorel ? Je trouve, je trouve... Enfin, c'est une commission que je vous fais... Mais enfin, vous me conseillez de l'épouser ? Et vous, est-ce que vous me conseillez d'épouser Mme Dumorel ? Mais vous êtes vraiment délicieuse, madame Watreloos. Vous soupirez ? Oui, voilà le premier moment de satisfaction depuis bien des heures ! C'est parce que je suis à côté de vous. Je voudrais que ça ne finisse pas, madame Watreloos ! Monsieur Octave... Ah ! monsieur Octave, je suis bien malheureuse ! Il ne faut pas être malheureuse comme ça, madame Watreloos ! [REGINA:] languissante Qu'est-ce que vous avez fait de ma photo, monsieur ? Je l'ai dans la main, je vous demande la permission de la garder quelque temps encore. Je ne veux pas m'en séparer tout de suite, je vous la rendrai si vous la redemandez. Et si vous vouliez me faire plaisir, il faudrait me la laisser, cette petite photo, je veux avoir un souvenir de vous. après un temps Mais à quoi ça vous servira-t-il, monsieur Octave, un souvenir de moi ? Eh bien ! ça me sera agréable ! Il ne faut pas demander à quoi servent les choses ; ça me sera agréable, voilà tout ! [DUMOREL:] entrant en tapinois par la porte de gauche, au fond, les voit dans les bras l'un de l'autre Eh ben ! eh ben ! [OCTAVE:] du ton le plus naturel Vous la prenez dans vos bras, vous l'embrassez maintenant ? Eh bien ! que voulez-vous ? Vous m'avez dit de la décider. Avec une femme, il faut employer la douceur... Oui, mais la douceur a des bornes ! Est-ce que vous l'avez décidée, au moins ? Eh bien ! je préfère m'en occuper moi-même, maintenant. Mais venez donc avec moi. Il l'emmène ! Allons, allons, je vais m'en aller ! Je ne sais pas pourquoi, j'ai un peu moins envie de m'en aller maintenant... D'ailleurs, voici encore le papa Papavoine. [LA BONNE:] Je vais prévenir M. Dumorel. Mme Barnereau est adultère, c'est pour cela que j'ai mis mon chapeau haut de forme, car, un mari trompé doit redoubler de correction dans sa tenue. Le moment est venu d'agir. Si l'on sait que je suis trompé — il est probable qu'on le saura — on n'admettra pas que moi, Barnereau, qui soutiens l'institution du mariage, je n'observe pas une sévérité indomptable. J'attendrai patiemment un prochain flagrant délit. Je ne veux pas accabler ma femme, mais je tuerai son amant. Je ne tuerai pas ma femme, parce que je la connais et qu'il est impossible de tuer les personnes que l'on connaît, mais je n'hésiterai pas à tuer ce jeune homme, mon ancien élève, dont j'ai gardé un souvenir assez vague et qui n'était pas dans les premiers de la classe... Voilà ce que me commande la raison. Autre événement fâcheux, l'histoire de la cuisinière qui, frappée d'amour, se jette à mon cou. La lubricité imprévue de cette fille de cuisine est d'autant plus intempestive qu'elle coïncidait avec l'entrée de cette demoiselle des Annales qui me vénérait, ce sont ses propres paroles, comme un saint laïque. Je crois avoir arrangé les choses en disant qu'elle était ma sœur de lait, j'avoue que cela me répugne d'avoir tété, fût-ce en apparence, le même lait que cette immonde créature. Ah ! voici monsieur le professeur... [BARNEREAU:] distrait Je vous avais dit, monsieur le professeur, que je vous mettrais à contribution. Vous l'avez tué, ce jeune homme ? [M:] Ormont... Il est l'amant de ma femme. Mais non, mais non !... Pourquoi mais non, mais non ? Vous faites confusion ; ce jeune homme n'était pas dans sa garçonnière avec Mme Dumorel. Qu'est-ce que vous me racontez ? Je suis très renseigné. La personne qui était avec ce jeune homme était une autre dame. Qu'est-ce que c'est que cette histoire-là ?... Puisqu'ils ont avoué l'un et l'autre... Votre femme a avoué ? Mais oui, ma femme a avoué. Félicité ! Viens ici, tu peux parler devant monsieur, monsieur est professeur de morale. Étais-tu, tout à l'heure, impasse Jolicœur, avec M. Octave Ormont ? Puisque tu me forces à le dire, et puisque c'est nécessaire pour que j'épouse cet aimable garçon, oui, j'ai été impasse Jolicœur. [BARNEREAU:] à lui-même Est-ce qu'on m'aurait donné un renseignement inexact ? [DUMOREL:] à Mme DUMOREL Nous allons maintenant consulter monsieur Barnereau sur un autre point. Monsieur Barnereau... [BARNEREAU:] sans écouter, à lui-même ne l'écoutant pas Monsieur Barnereau, voulez-vous me prêter un peu d'attention ? Je disais que j'avais surpris ma femme chez M. Ormont... distraitement Vous m'en voyez très heureux. Comment très heureux ? Tu vois ce que dit notre arbitre. Mais, mon ami, qu'est-ce que tu veux que je te dise !... Tu ne peux pas faire autrement que d'accepter. Comment, il embrasse encore Régina ! [OCTAVE:] rentrant Qu'est-ce que vous me voulez encore maintenant ? Ah ! bonjour, monsieur Barnereau ! [BARNEREAU:] lui serrant la main Bonjour, bonjour ! Qu'est-ce que disait Irma ? Il a l'air très gentil... [M:] Barnereau, que nous venons de consulter, a décidé que ma femme devait vous épouser. Mais en quoi cela le regarde-t-il ? Nous l'avons pris comme arbitre. Moi ! je l'avais pris comme arbitre ? Vous, vous n'êtes pas en jeu, puisque vous êtes consentant. Consentant ! [OCTAVE:] énergique, s'approchant de Mme DUMOREL Alors, madame, vous avez consenti ? Non, je n'ai pas consenti ! Comment ! tu n'as pas consenti ? Ah ! je ne sais plus quoi dire. restent seuls en scène. Mon cher, arrivez ici. Maintenant qu'ils sont partis, je puis vous dire à quel point je suis heureux de ce que je viens d'apprendre. Figurez-vous que, tout à l'heure, un homme louche est venu me voir chez moi et m'a dit, en propres termes, qu'une personne se trouvait avec vous dans un appartement de l'impasse Jolicœur, et que cette personne n'était autre... Je vous le donne en mille ! N'était autre que ma femme, Mme Barnereau ! riant nerveusement Quelle plaisanterie ! quelle plaisanterie ! Qu'est-ce que c'était que cet homme louche ? Alors, je m'apprêtais à susciter un flagrant délit et à vous immoler. Je ne vous dissimule pas que cela m'eût été pénible, car je n'avais pas gardé de vous un mauvais souvenir, bien que vous fussiez assez médiocre au cours de morale. Quand M. Dumorel m'a dit que c'était sa femme qui était avec vous, j'ai eu un grand soulagement. Qu'est-ce que c'est encore ? Eh bien ! faites-le entrer. [ACHILLE:] s'approchant de BARNEREAU Vous êtes un imposteur, mon garçon ! Un imposteur ! Un gredin ! C'est l'homme en question. Ah ! c'est lui ! C'est vous qui venez ainsi donner de faux renseignements ? De faux renseignements ! Ah ! non, je me suis trompé une fois, mais cette fois-ci, ça n'a rien à faire, voilà la photo de cette dame. [BARNEREAU:] vivement Mais ce n'est rien, c'est une simple photo, ce misérable ne raconte que des stupidités ! Je voudrais voir tout de même cette photo... Vous risquez de faire revivre mes soupçons... [OCTAVE:] ayant une inspiration, tire de sa poche la photo de REGINA et la tend à BARNEREAU, puis, à mi-voix Eh bien ! est-ce que c'est votre femme ? à voix basse [BARNEREAU:] à ACHILLE Voulez-vous vous en aller ! Voulez-vous me foutre le camp, et plus vite que ça ! [ACHILLE:] se sauvant Comment ! Est-ce que je me suis gouré encore une fois !... [REGINA:] entrant à ce moment par la porte de droite, premier plan Monsieur, est-ce que M. Dumorel est ici ? Il n'est pas ici, madame. Ce visage... Mais c'est la dame de la photographie !... [OCTAVE:] lui prenant la photo et la mettant dans sa poche C'est une dame de la maison, qui plaît à M. Dumorel. Vous avez compris pourquoi, maintenant, je ne peux pas épouser Mme Dumorel ? Vous comprenez ? Oui, oui... Très franchement, je ne comprends rien du tout ! [DUMOREL:] entrant par la gauche, premier plan [BARNEREAU:] d'une voix vague [OCTAVE:] énergiquement C'est son avis formel ! [BARNEREAU:] vaguement [DUMOREL:] à OCTAVE Alors, je ne peux pas épouser Régina ? [CELESTINE:] rentrant Ah ! tant mieux... [REGINA:] entrant par la porte de droite, premier plan Monsieur Dumorel !... Qu'est-ce qu'il y a ? [DUMOREL:] bas, à REGINA C'est impossible ! [IRMA:] entrant Un fou ? [ACHILLE:] entrant Ah ! la voilà ! c'est elle, je la reconnais ! [OCTAVE:] passant vivement devant IRMA et mettant son revolver sous le nez d'ACHILLE Vous, vous allez vous débiner. Comment ? Comment ? Haut les mains ! Oh ! c'est fou, c'est fou, tuer cet homme ! Je vous demande pardon, le revolver n'est pas chargé, mais il fallait flanquer cet homme à la porte. Au moins, on en sera débarrassé ! Excusez-moi de vous avoir mis en émoi par ces coups de feu. Excusez-moi, monsieur Barnereau. Ne recommencez pas, c'est bien désagréable ! à REGINA Oh ! moi, les coups de feu ne m'effraient pas... Ah ! les coups de feu ne vous font pas peur ? Alors, je vous connais un domicile, 6, impasse Jolicœur. [CELESTINE:] à DUMOREL, tout bas
[LE:] Dr TITO LECCI [UN INFIRMIER:] qui ne parle pas Mme REIS, se décidant enfin, avec dureté. — Est-ce que vous serez de garde longtemps encore ? [L'AGENT:] Non, madame, nous finirons peut-être aujourd'hui. Mme REIS. — Aujourd'hui ? Enfin ! Vous l'emmènerez ? Je n'en suis pas sûr. Il me semble avoir entendu dire que... oui. [ROSA:] Voilà. Elle vient tout de suite. [ANNE:] Maman, maman ! Est-ce que vous ne pourriez pas, je vous prie, vous retirer un instant, vous mettre derrière la porte de l'autre côté ? [L'AGENT:] A vrai dire, j'ai l'ordre de resserrer la surveillance et non de la relâcher. [ANNE:] Mais puisqu'il ne peut même pas faire un mouvement tout seul dans son lit. [L'AGENT:] Je comprends, mais... Pour un tout petit moment, oui, madame. [ANNE:] Merci. Vous pouvez emporter cette chaise. Ah ! maman chérie, que je te remercie d'être revenue ! Mais, tu sais, je ne t'en veux pas de m'avoir laissée seule. Mme REIS. — Tu n'as pas voulu me suivre, tu as voulu rester ici pour assister à toutes ces jolies scènes et pour te mettre dans l'état où je te vois. Mais comment aurais-je pu le laisser, maman. Que dis-tu là ? Ah, je te remercie d'avoir emmené les enfants. Comment vont-ils ? Didi ? Frédéric ? Didi aussi ? Mme REIS. — Oui, tous les deux. Mais tu reviendras vite, toi aussi, à ce que l'on dit. Ne doit-on pas l'emmener aujourd'hui ? Aujourd'hui ! qui te l'a dit ? Aujourd'hui ? Mais ce n'est pas possible ! Il t'a dit ça ? Écoutez, venez une minute. Mais comment, aujourd'hui ? Vous l'emmenez aujourd'hui ? [L'AGENT:] Je n'en suis pas tout à fait sûr. Il me semble bien l'avoir entendu dire. [ANNE:] Mais puisqu'il est encore au lit ! La blessure n'est pas fermée encore. Le docteur ne le permettra sûrement pas. Il est encore sous sa responsabilité. Hier soir, justement, il a dit qu'aujourd'hui pour la première fois, il verrait s'il pourrait permettre qu'il se lève quelques minutes. Mais non. Il ne se tient pas debout. Ni même assis sur son lit, s'il n'est pas soutenu. [ROSA:] J'ai compris, oui, madame. [ANNE:] Justement, il commence un peu à revenir à la vie ! Et on a tant fait pour le sauver. [L'AGENT:] Moi, je suis aux ordres, madame. Je peux me retirer un moment. [ANNE:] Mais oui, soyez tranquille. Il ne peut pas bouger. Même ça ! comme si on n'avait pas eu assez de tourment ! Mme REIS. — Il n'est pas mort. L'assassin ! Ah ! maman, tu le hais ! Tu ne lui as pas pardonné ! Mme REIS, avec fougue. — Oui, je le hais pour tout ce qu'il t'a fait souffrir, pour l'ignominie qu'il a jetée sur toi, sur tes enfants et sur nous tous. Et ce n'est pas fini. Si seulement il était mort ! Il aurait mieux valu pour lui aussi qu'il meure sous le coup. Et crois bien, maman, qu'il a voulu mourir. C'est pourtant le cœur qu'il a visé. Mme REIS. — Il aurait dû viser la tête ! Et trois ou quatre fois, il a arraché son pansement. Les médecins ont voulu le sauver à toute force. Ce qu'ils ont pu tenter nuit et jour autour de ce lit ! Mais vraiment, lui aussi il a tout tenté pour mourir. Non, maman. Pour se punir. Tu ne peux penser qu'à son acte. Mme REIS. — N'est-il plus un assassin... parce qu'il a désiré mourir ? Il n'a pas tué Néri ? Il ne te trompait pas avec la femme de Néri ? Oui, oui ! Mme REIS. — Tu dis que je ne vois que les faits ! Mais il y a tant de choses que tu ne peux pas savoir et que je sais. Mme REIS. — Voilà que tu parles comme lui. Mon Dieu, je crois l'entendre. Les faits qui ne sont pas des faits : des sacs vides qui ne tiennent pas debout ! C'est ainsi qu'il t'a toujours trompée, aveuglée ! Mais non, maman. C'était une fureur de vivre, sans réfléchir... Mme REIS. — Sans scrupules ! Oui, comme tu voudras ! Je me suis tant de fois efforcée de juger en moi-même ses actes : mais il n'accordait pas plus d'importance à mon jugement qu'il n'en donnait à ses actes. Il était inutile de le faire revenir en arrière et de lui faire considérer le méfait — un haussement d'épaules, un sourire et en avant. Il fallait continuer à tout prix sans prendre le temps de réfléchir si c'était bien ou si c'était mal. Mme REIS. — Ah, tu parles bien ! Mais dans cette hâte constante, vraiment aucun vice n'était possible à découvrir, il restait pur et toujours joyeux, bon avec tout le monde. A trente-huit ans, un vrai gosse, capable de se mettre à jouer de tout son cœur avec Didi et Frédéric, et à prendre des colères dans le jeu ; et après dix ans... toujours près de moi... toujours... quelque peccadille peut-être, mais bien passagère. Il ne m'a jamais menti. Non, il ne pouvait mentir avec ces yeux et ce sourire qui égayaient chaque jour notre maison. Angélica Néri ? Mais tu voudrais sérieusement que je m'abaisse au point de croire qu'entre elle et moi... Écoute, ce n'était même pas un caprice, seulement la preuve d'une de ces faiblesses dont aucun homme peut-être n'est capable de se défendre. Et il ne pouvait même pas avoir de scrupules parce qu'il avait de l'amitié pour son mari, le dit mari sachant fort bien à quelle catégorie appartenait sa femme et quel triste usage elle faisait de son honneur, avec tous, sans se cacher. Je te dis qu'ici même, chez nous, sous mes yeux, elle a essayé de séduire Thomas avec ses grimaces de guenon malade. Ici même. Je m'en suis aperçue, mais pas lui. Nous en avons tellement ri, Thomas et moi. Oui, oui, nous en avons beaucoup ri ! Mme REIS. — Ma pauvre fille, tu deviens folle ! C'est toi qui me rends folle. Les faits sont ceux que le mari connaissait, Thomas venait après bien d'autres ; il ne s'en était jamais soucié. Il a voulu faire ce drame alors qu'il aurait dû simplement tuer sa femme comme une chienne enragée et ça n'aurait rien coûté à personne. Les faits ! Mais on pourrait dire aussi que Thomas portait son revolver dans l'intention de s'en servir contre Néri alors qu'il l'avait toujours sur lui quand il allait à la campagne pour ses travaux d'entrepreneur. Ah ! voilà le docteur. Et Vous êtes venu aussi, Maître ? [LECCI:] Ce brusque appel ? Quoi de nouveau ? [ANNE:] Ma mère. Ah, docteur, on va me rendre folle. On veut l'emmener aujourd'hui. [LECCI:] Mais non ! qui a dit cela ? [ANNE:] L'agent qui est là. Demandez-le-lui. [LECCI:] Nous l'en empêcherons. Rassurez-vous. J'irai moi-même tout à l'heure chez le commissaire. Tu viendras aussi, Cimetta ? Nous avons fait un miracle, mon ami, un vrai miracle. [ANNE:] Tu vois bien, maman que c'est vrai. Beaucoup plus que sur lui, contre lui-même. [LECCI:] Oui, c'est vrai. Un peu de résistance ! Peut-être dans le délire. La vraie résistance, mon ami, je l'ai trouvée dans un amas de complications, toutes plus graves les unes que les autres qui me forçaient à avoir recours à des remèdes improvisés qui souvent s'opposaient si bien l'un à l'autre qu'ils auraient fait reculer n'importe qui à ma place. Si pour une seule minute, je m'étais laissé vaincre par la moindre hésitation, par un seul doute, adieu ! Je peux dire que je n'ai jamais eu dans l'exercice de ma profession une satisfaction semblable ! [CIMETTA:] Je m'excuse, madame, de n'être pas venu plus tôt vous dire ma désolation... Mais croyez bien que j'étais atterré par cet éclat impossible qui a bouleversé toute la ville. Ici, il y a eu jusqu'à ce jour surtout besoin du médecin. Maintenant qu'on aura, hélas, aussi besoin de moi, je suis venu spontanément parce que je sais la confiance que Thomas a toujours eue en mes modestes capacités. [LECCI:] J'ai prié notre cher ami de venir avec moi aujourd'hui, parce qu'il sera bon de commencer tout de suite à préparer le convalescent à la dure nécessité qu'il ne pourra plus éviter. [ANNE:] Ce sera horrible, Docteur : il semble qu'il ne s'en doute même pas. Il est comme un enfant. Il s'émeut, il pleure, il rit pour un rien. Et il me disait justement ce matin que dès qu'il sera remis il veut s'en aller un mois à la campagne en villégiature. Mme REIS. — C'est cela même ! en villégiature. [CIMETTA:] Pauvre Thomas ! [LECCI:] Attendons quelques jours encore. Aujourd'hui nous allons lui montrer l'avocat, il n'est pas possible que la conscience de ses responsabilités ne lui vienne pas à quelque moment. [ANNE:] Et vous croyez, Maître, que ce sera grave ? [CIMETTA:] ferme les yeux et lève les bras. — Madame... [LECCI:] Allons, du courage. Ce n'est pas le moment de se désoler. Pour l'instant, il est calme. Vous n'avez rien observé depuis hier soir ? [ANNE:] Non, rien. [LECCI:] C'est bien. Allez dans sa chambre et faites-vous aider par l'infirmier à l'habiller et à le lever ; tout doucement et vous verrez quand il sera debout s'il pourra essayer de faire quelques pas. Pendant ce temps, nous irons, l'avocat et moi, chez le commissaire. Nous serons de retour dans quelques minutes. Allons, du courage, madame. Vous en avez eu tellement déjà ! [ANNE:] Je n'en ai plus. [CIMETTA:] Il faut en avoir. [LECCI:] Je vous en prie, madame ! [ANNE:] Me voici. Ça va bien. Allons, au revoir, Maître. Au revoir. Et toi, maman ? Je le sais bien. Les enfants ? Embrasse-les pour moi. [CIMETTA:] Pauvre madame. Elle est méconnaissable. [LECCI:] C'est une question de jours, chère madame. Si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain. A [CIMETTA:] Ce fut par une tolérance extraordinaire qu'on l'a laissé ici à nos soins jusqu'à aujourd'hui ; surveillé bien entendu, mais avec toute l'indulgence et la considération possible ; si on pense à la qualité du mort ! C'est incroyable ! on croit rêver, avoir fait un cauchemar. Pour cette femme-là ! Un homme comme celui-là, laid, usé, apathique ; qui se traînait mollement dans la vie ; qui se savait depuis tant d'années impudemment trompé par sa femme et ne s'en souciait pas ; qui avait l'air de trouver difficile et fatigant le seul fait de vous regarder et de vous parler de sa petite voix molle et miaulante ! Son sang se réveille brusquement et se met à bouillir, contre qui ? contre ce pauvre Thomas ! Mais, dites-moi, Thomas, comment et pourquoi était-il son ami ? Mme REIS. — A cause de ce juge qui fut changé, le juge... comment s'appelait-il ? Larcan, je crois... Ah, oui, le procureur Larcan. Il me semble que Néri fut le parrain d'un fils de Thomas ? Tu comprends ? Il lui a jeté un sort. On peut être sûr que, malheureux comme il devait l'être, la mort aura été un soulagement pour lui. Et ici toute une famille est bouleversée. [ANNE:] Dites, Docteur, pourrait-on un peu le faire sortir de sa chambre ? Il le demande. [LECCI:] S'il peut marcher, oui, mais sans trop d'effort. Voyez vous-même, et une chaise toujours à portée de la main au cas où il fléchirait sur ses jambes, je vous en prie. Vous venez aussi, madame ? Mme REIS. — Oui, me voici. Je passe devant. Au revoir, Anne. Après vous. [CIMETTA:] Au revoir, madame. [ANNE:] Au revoir. Par pitié, Docteur, dites à l'agent de ne pas se montrer. [LECCI:] Soyez tranquille. Bien que peut-être... [ANNE:] Non, pas l'agent ! [LECCI:] Alors, essayez vous-même. Personne mieux que vous... [CIMETTA:] En effet ! [LECCI:] Vous saisirez la première occasion. [ANNE:] Et comment ? comment faire ? [LECCI:] Allons, nous revenons tout de suite. Au revoir. [THOMAS:] Ah ! comme c'est beau ici ! Mais toutes ces choses me paraissent nouvelles ! La fontaine, oui ! et mon armoire ! et mon fauteuil et mes journaux. Ils étaient là tranquilles. Mais celle-là, si on l'ouvre, se met à crier. A sa femme. Ouvre-la un peu pour voir. Ah ! [ANNE:] Quoi donc ? [THOMAS:] Rien, un nerf froissé ! c'est passé. Attends. Je m'appuie au dossier. [ANNE:] Attends. Derrière ton dos un coussin, plutôt. [THOMAS:] Non. Ou peut-être oui. [ANNE:] Prenez aussi une couverture. [THOMAS:] La verte qui est sur le lit. [ANNE:] Oui, celle-ci. [THOMAS:] Que je l'aime, qu'elle m'a été bonne. Les rêves qu'elle m'a permis de faire. Quand j'ai revu sur ce beau vert ma main toute pâle. Comme elle tremblait ! Ah, je me sentais comme dans un grand vide... mais un vide tranquille, suave, comme un rêve. Et tout me paraissait lointain, lointain. Et cette peluche verte c'était pour moi la campagne, le gazon d'une prairie infinie. Et j'y vivais heureux, rêvant dans un délire que je ne sais pas te dire. Tout était nouveau. La vie recommençait. Peut-être avait-elle été suspendue pour tout le monde. Mais non, voilà : j'entendais passer une voiture. Non, je me disais, dehors dans les rues pendant tout ce temps la vie a continué. Et cela me contrariait. Et alors, je me remettais à regarder cette couverture : ici la vie recommençait vraiment avec tous ces brins d'herbe. Et pour moi aussi elle recommençait ! Ah ! si je pouvais respirer un peu d'air frais. Tu pleures ? [ANNE:] Non, n'y fais pas attention. [THOMAS:] Elle pleure. Pourriez-vous, je vous prie, aller à côté une minute. Anne. Pourquoi ? Tu ne m'as donc pas encore pardonné ? Non ? [ANNE:] Mais oui... mais oui... [THOMAS:] Et alors ? Tu le comprends, tu le sens que c'est vrai, quand je te dis que jamais, jamais, de mon cœur ni de ma pensée tu ne t'es éloignée, toi ma petite sainte, mon amour, mon amour. [ANNE:] Oui, oui. Ne parle pas. Tu vas te fatiguer. [THOMAS:] Ce fut une infamie ! [ANNE:] Ne parle pas, par pitié ; n'y pense plus. [THOMAS:] Non, il faut que je te le dise ! [ANNE:] Je ne veux rien entendre, non, ne me dis rien. Je sais, je sais tout. [THOMAS:] Pour qu'aucun nuage ne demeure entre nous. [ANNE:] Il n'y en aura plus. [THOMAS:] Une infamie ! Me surprendre dans ce moment honteux, d'oisiveté stupide. [ANNE:] N'y pense plus, je t'en supplie, Thomas. [THOMAS:] Tu le comprends, s'il est vrai que tu m'aies pardonné. [ANNE:] Oui, je le comprends. [THOMAS:] Faute stupide, que ce malheureux a voulu rendre énorme en essayant par deux fois de me tuer. [ANNE:] Lui ? Ah oui ? [THOMAS:] Deux fois. Il est venu sur moi son arme à la main et il a tiré pour me tuer. Je fus obligé de me défendre. Je ne pouvais, tu le comprends bien, me laisser tuer pour cette femme-là. Je ne le pouvais pas à cause de vous. Et je le lui ai dit, mais il était comme fou. Et moi je n'arrivais pas à me sortir de ce lit, parce que j'avais honte. Il tira un premier coup qui brisa le verre d'un tableau au chevet du lit. Je me retourne et lui dis : qu'est-ce que tu fais ? presque en riant ; tant il me paraissait impossible qu'il ne comprît pas que c'était une infamie, une folie que de me tuer de cette façon dans ce moment-là, me tuer, moi, qui aurais tant voulu n'être pas là : j'y étais par hasard, appelé par cette femme-là avec un prétexte. [ANNE:] Tu vois comme tu t'agites. Assez Thomas, par pitié. Tu te fais du mal. [THOMAS:] Toute ma vie était ailleurs : toi, mes enfants à défendre, mes affaires. Il m'envoie dans la figure un deuxième coup. Ah oui ? Et tant pis pour toi malheureux ! Je n'ai pas le souvenir d'avoir tiré sur lui ; il est tombé sur le plancher assis, puis il s'est replié ventre à terre. C'est alors que je m'aperçus que j'avais à la main mon revolver encore chaud. Je sentis en moi quelque chose de trouble, d'atroce. Je regardai le cadavre par terre, la fenêtre par laquelle la femme s'était jetée ; j'entendis les clameurs de la rue et avec cette même arme... [ANNE:] Tu vois, comme tu te fais du mal, Thomas ? Oh, mon Dieu ! [THOMAS:] Ce n'est rien. Un peu de fatigue. [ANNE:] Veux-tu te remettre au lit ? [THOMAS:] Non, je suis bien ici. C'est fini. Je suis assez fort. Il faut que je me remette très vite. Je voulais seulement te dire ce qui s'est passé. Et que par force... [ANNE:] Allons, assez, assez. Ne recommence pas. Ah, voilà le docteur. Tu diras toutes ces choses aux juges et tu verras que... [THOMAS:] Mais moi... ah ! c'est vrai... le procès... Il blêmit et retombe contre le dossier, annihilé. [LECCI:] Allons, du courage. Ce ne sont que des formalités. [THOMAS:] Et quelle plus grande punition que celle que je m'étais donnée de mes propres mains. [CIMETTA:] Hélas, mon cher, elle ne suffit pas. [THOMAS:] Elle ne suffit pas ? Et alors ? Eh oui, le croirais-tu ? Il me semblait que tout était fini. [LECCI:] Mais non ! Mais pourquoi ? Qui a dit cela ? [THOMAS:] Perdu... Le procès. On va m'arrêter. Mais comment n'y ai-je pas pensé ? Et ce sera d'autant plus grave, n'est-ce pas, Cimetta, que j'ai tué non pas un malheureux quelconque, mais un procureur du roi, n'est-ce pas ? [CIMETTA:] Si c'était du moins possible de prouver qu'il s'était déjà aperçu des torts de sa femme avant cette affaire. [ANNE:] Mais il y a le témoignage d'un tas de gens. [CIMETTA:] Mais le sien, non. Et un mort, on ne peut pas l'appeler pour qu'il jure sur son honneur. C'est bon pour les vers, l'honneur des morts. Quelle valeur peut avoir un raisonnement contre la preuve des faits ? Il le savait peut-être, mais les faits démontrent le contraire : qu'il n'a pas supporté l'outrage et qu'il s'est révolté. Tu dis : est-ce que je devais me laisser tuer par lui ? Non, mais si tu voulais que fût respecté ton droit à la vie, il ne fallait pas te faire prendre avec sa femme. En faisant cela — prends garde que j'aperçois les vues de l'accusation — tu as dérogé à ton droit, tu t'es exposé au risque et tu ne devais pas réagir. Tu comprends ? Deux fautes ! [THOMAS:] Mais moi... [CIMETTA:] Laisse-moi parler. De la première faute — l'adultère — tu devais te laisser punir par lui, par le mari offensé ! Au lieu de cela, tu l'as tué. [THOMAS:] Mais d'instinct, pour ne pas me laisser tuer. [CIMETTA:] Mais tout de suite après tu as tenté de te donner la mort. [THOMAS:] Et ça ne suffit pas ? [CIMETTA:] Non seulement ça ne suffit pas mais ça se retourne contre toi. THOMAS. — Ah oui, pour comble... En essayant de te tuer, tu as reconnu implicitement ta faute. THOMAS. — Oui, et je me suis puni. Non, mon cher. Tu as essayé de te soustraire au châtiment. [THOMAS:] En me donnant la mort ? qu'aurais-je pu faire de plus ? [CIMETTA:] En effet ! Mais tu aurais dû mourir. N'étant pas mort... [THOMAS:] C'est là ma grande faute ? Mais moi, je serais mort s'il n'avait pas voulu me sauver. [LECCI:] Comment ? moi ? [THOMAS:] Vous, vous ! Je ne voulais pas de vos soins. Vous avez voulu me les imposer par force. Me redonner la vie. Et pourquoi me l'avez-vous redonnée, si maintenant... [LECCI:] Doucement... du calme... vous vous faites du mal en vous agitant ainsi. [THOMAS:] Merci, Docteur. Je vois que ma guérison vous importe beaucoup. Écoute, Cimetta, je veux raisonner, très calmement pour ne pas déplaire au docteur. Je m'étais tué. Il arrive. Il me sauve, de quel droit ? [LECCI:] Après tout, permettez, c'est une drôle de façon de me remercier. [THOMAS:] Vous remercier de quoi ? N'avez-vous pas entendu l'avocat ? [LECCI:] J'aurais donc dû vous laisser mourir ? [THOMAS:] Mais tout simplement, puisque vous n'aviez pas le droit de disposer de cette vie que je m'étais enlevée et que vous me redonniez. [LECCI:] Et comment en disposer ? On ne peut pas supprimer les lois. [THOMAS:] Moi, j'en étais sorti de la loi en me donnant une punition plus grave que celle que la loi peut donner. La peine de mort n'existe plus et sans vous je serais mort. [LECCI:] Mais moi j'avais à faire le devoir de ma profession, mon cher Corsi. Essayer de toutes les façons de vous sauver. [THOMAS:] Pour me livrer aux mains de la justice et me faire condamner. Et de quel droit — c'est cela que je voudrais savoir — exercez-vous sur un homme qui a voulu mourir votre devoir de médecin ? Si vous n'avez pas en échange le droit social de donner à cet homme le moyen de vivre la vie que vous lui imposez ? [CIMETTA:] Et le mal que tu as fait ? [THOMAS:] Je m'en suis lavé dans mon propre sang ! Ça ne suffit pas. J'avais tué, je m'étais tué. Maintenant, je suis là ressuscité grâce à lui et né à une autre vie. Comment voulez-vous que je reste attaché à un moment de cette autre vie qui pour moi n'existe plus ? Le remords de ce moment-là, je me le suis arraché ; dans une heure j'ai payé ma faute, une heure qui aurait pu être aussi longue que l'éternité ! Maintenant je n'ai plus rien à expier. Je dois me remettre à vivre pour ma famille et travailler pour mes enfants. Comment voulez-vous que je sois dans quelque prison à expier un crime que je n'avais nulle envie de commettre, que je n'aurais jamais commis si je n'y avais été forcé. Tandis que maintenant au fond, ceux qui profiteront de votre science et de votre devoir de me maintenir en vie uniquement pour que la loi me condamne, commettront eux le crime de m'abrutir dans une oisiveté infâme en laissant mes enfants innocents dans la misère et l'ignominie ? De quel droit ? [ANNE:] mais elle retire vite ses mains avec un cri d'horreur et d'épouvante : la chemise de son mari est rouge de sang. — Docteur, Docteur ! [CIMETTA:] La blessure vient de se rouvrir. [LECCI:] La blessure ? D'instinct il s'approche du fauteuil ; mais il est immobilisé par Corsi qui d'une voix rauque le menace. Alors, comme perdu, laissant retomber ses bras. Non, non. Il a raison. Vous avez entendu. Je ne peux pas. Je ne dois pas !
[FLAMECHE:] O bel ange, ô ma Lucie ! [TOPEAU:] Bravo ! bravo ! [FLAMECHE:] Vous, monsieur Topeau, vous m'écoutiez ? [TOPEAU:] Je ne vous écoute pas, monsieur Flamèche... je vous aspire !... Ah ! quelle voix ! [FLAMECHE:] Vous trouvez ? [TOPEAU:] Certes ! et en fait de voix, je m'y connais ! Je peux dire que la musique, je l'ai sucée à la mamelle... à la mamelle de mon père... [FLAMECHE:] Il était musicien ? [TOPEAU:] Il était organiste. [FLAMECHE:] De chapelle ? [TOPEAU:] Non..., de Barbarie ! [FLAMECHE:] Ah ! : vous m'en direz tant. [TOPEAU:] Mais comment, avec votre voix, ne vous êtes-vous pas présenté à l'Observatoire ? [FLAMECHE:] A l'Observatoire ? [TOPEAU:] Oui, à l'Observatoire de Musique. [FLAMECHE:] Ah ! le... On dit plutôt "Conservatoire". Eh bien ! mais je m'y suis présenté. Le directeur, un homme très aimable, m'a fait chanter un air... Il a été très frappé. [TOPEAU:] Ça ne m'étonne pas ! [FLAMECHE:] Seulement, il m'a dit : "On n'arrive pas comme ça du premier coup au théâtre !... Il faut faire un stage. [TOPEAU:] Oui. [FLAMECHE:] Et il m'a placé ici, dans cette mairie, comme garçon de salle. [TOPEAU:] Oui !... il vous a fait entrer dans le corps de balai. [FLAMECHE:] Voilà !... Mais j'ai la vocation, et j'arriverai ! Tenez, si vous m'entendiez dans ma chanson bachique. [TOPEAU:] Une chanson pas chic ? [FLAMECHE:] Non, bachique ! c'est une chanson à boire. [TOPEAU:] Ah ! pas de chanson à boire. Toutes les chansons bachiques que vous voudrez, mais pas de chanson à boire. [FLAMECHE:] Pourquoi ? [TOPEAU:] Oh ! parce que maintenant, quand on parle de boire, je m'en vais ! [FLAMECHE:] Tiens ! Je croyais que d'ordinaire, vous arriviez. [TOPEAU:] Oui !... mais plus maintenant. Ça joue de trop mauvais tours ! Il faut vous dire que par nature, je suis un peu... [FLAMECHE:] Pochard ! [TOPEAU:] Non, mais enfin, j'ai... j'ai le vin facile, et dans ces moments-là, ce n'est pas que je voie double, mais je vois de travers !... Vous comprenez comme c'est grave pour un employé. [FLAMECHE:] Oui, ça vous fait faire des gaffes ? [TOPEAU:] Tout le temps !... Ainsi, vous ne savez pas pourquoi M. le Maire m'a attrapé comme ça hier ? [FLAMECHE:] Non. [TOPEAU:] Vous vous rappelez ce monsieur que vous m'avez amené qui demandait un certificat de vie pour toucher un héritage ? [FLAMECHE:] Oui ! [TOPEAU:] Eh bien, je lui ai délivré un acte de décès ! [FLAMECHE:] Allons donc ! [TOPEAU:] Vous voyez la tête du bonhomme quand il est venu pour toucher son héritage ! On lui a dit que les décédés n'héritaient pas. [FLAMECHE:] Evidemment !... quand on est feu, on est flambé !... Eh bien ! vous en faites de bonnes, vous ! [TOPEAU:] Oui. Et qu'est-ce que j'avais bu, je vous le demande ?... Une demi-bouteille ! [FLAMECHE:] Comment, pour une demi-bouteille ? [TOPEAU:] De cognac, oui ! [FLAMECHE:] Ah ! vous m'en direz tant. [TOPEAU:] Aussi, je ne veux plus entendre parler de boire !... Même en chantant !... Mais si vous avez un autre air dans votre répertoire !... FLAMECHE. — Mon Dieu ! je n'ai rien !... Ah ! si !... Tenez, si vous voulez me rendre un service, faites-moi répéter mon grand air de Roméo. Voici la partition !... Vous êtes Juliette ! Je suis Juliette ? [FLAMECHE:] Oui. [TOPEAU:] C'est que... je ne l'ai jamais joué ! [FLAMECHE:] Ça ne fait rien ! Vous n'avez qu'à lire. L'alouette déjà nous annonce le jour ! A vous ! [TOPEAU:] Ah ! c'est à moi ?... Mais c'est que je ne sais pas l'air. [FLAMECHE:] Il y a les notes. [TOPEAU:] Oui, je vois bien qu'il y a les notes, mais il n'y a pas l'air. [FLAMECHE:] Oui !... Eh ! bien, ça ne fait rien, chantez sur l'air que vous voudrez. Je reprends. [TOPEAU:] Oui, tu dis vrai, c'est le jour ! Fuis ! — Il faut quitter ta Juliette.
[BRIGOT:] Pardon !... La noce Barillon, c'est bien aujourd'hui ? [FLAMECHE:] Non, ce n'est pas le jour. [BRIGOT:] Comment, ce n'est pas le jour ? [TOPEAU:] Chut ! Taisez-vous donc ! [FLAMECHE:] Ce n'est pas l'alouette, [BRIGOT:] Dites donc, vous, avec vos rossignols, est-ce que vous allez nous seringuer longtemps ? [FLAMECHE:] et TOPEAU. — Seringuer ! [BRIGOT:] Eh ! bien, oui ! Je vous demande le mariage Barillon, vous me dites que ce n'est pas le jour. [FLAMECHE:] Pardon ! c'est en chantant ! [BRIGOT:] C'est possible que ce soit en chantant, mais vous me l'avez répondu tout de même. [TOPEAU:] En voilà un ours ! [BRIGOT:] Mon neveu Barillon n'est pas encore arrivé ? [FLAMECHE:] Mais non, monsieur, le mariage, c'est seulement dans une demi-heure. [BRIGOT:] Il n'est pas là ! Il n'aime donc pas sa femme ? [FLAMECHE:] Est-ce que je sais, moi ! [BRIGOT:] J'y suis bien, moi ! et je ne suis que témoin. J'ai quitté mon hôpital pour lui. [TOPEAU:] Vous étiez à l'hôpital ? [BRIGOT:] Oui, un hôpital pour animaux. [FLAMECHE:] Ça ne m'étonne pas ! [BRIGOT:] Je suis vétérinaire, à Troyes ! [FLAMECHE:] C'est vous qui soignez le cheval ? [BRIGOT:] Quel cheval ? [FLAMECHE:] Le cheval de Troie. [BRIGOT:] Vous êtes une bête ! [FLAMECHE:] Merci. J'ai mon médecin. [BRIGOT:] Assez !... Mais qu'est-ce qu'il fiche, mon neveu ? Je vous le demande. Où sont-ils ?... [FLAMECHE:] Mais puisque le mariage est pour midi ! [BRIGOT:] Eh ! bien, il est onze heures !... Moi, je suis l'exactitude même. Je n'aime pas poser. [FLAMECHE:] Vous avez dû manquer bien des rendez-vous ? [BRIGOT:] Quatre-vingt-dix sur cent. On ne sait plus ce que c'est que l'exactitude !... Cet autre imbécile... [FLAMECHE:] Qui ?... [BRIGOT:] Mon neveu !... Il va se marier dans une heure. Il n'est même pas là ! Quand je me suis marié, moi, j'y étais deux mois d'avance ! Aussi, sept mois après mon mariage, j'étais père. [TOPEAU:] Ah ! vraiment, Madame ?... [BRIGOT:] Et puis, je vous prie de ne pas vous mêler de mes affaires... TOPEAU sort par le fond gauche. Allons, allez le chercher ! [FLAMECHE:] Qui ? [BRIGOT:] Le maire !... Qu'est-ce qu'il fait ? Il s'engraisse aux frais du gouvernement ? Où est-il ? [FLAMECHE:] Je ne sais pas. D'ordinaire, il est toujours ici à cette heure-ci. Ainsi, hier encore... [BRIGOT:] Quoi, hier ? Qu'est-ce que ça veut dire, hier ? Je m'en fiche pas mal d'hier !... Allons, taisez-vous ! Vous m'avez l'air d'un fichu bavard, vous ! [FLAMECHE:] Oh ! là ! là !... Il a la veine de soigner des animaux, celui-là ! Ce que ses malades le lâcheraient !...
[BRIGOT:] Ah ! le voilà !... Ce n'est pas malheureux ! [BARILLON:] Ah ! mon oncle ! Vous n'avez pas vu ma fiancée ?... ma belle-mère ? [BRIGOT:] Naturellement que je ne les ai pas vues. Je n'étais pas chargé de les amener. [BARILLON:] Comment ne sont-elles pas là ? Ah, çà ! elles n'ont donc pas compris qu'elles devaient aller directement à la mairie ? [BRIGOT:] Mais aussi, généralement, on va chercher sa femme. C'est bien le moins que, le jour où on se marie, on n'arrive pas séparés ! Si la mère t'attrape, ce sera bien fait. [BARILLON:] M'attraper ! Elle ? Ah ! bien, vous ne la connaissez pas ! C'est un mouton, un mouton qui lèche !... [BRIGOT:] Comment, qui lèche ? [BARILLON:] Oui, elle est tout le temps à vous embrasser. [BRIGOT:] Ce n'est pas désagréable. [BARILLON:] Ah, bien ! sacrebleu !... je vous donne ma part ! Elle est assommante ! Tout le temps pendue à mon cou !... Jusqu'à présent, je me suis laissé faire, par diplomatie. Mais une fois marié, ce que je suspends le léchage !... [BRIGOT:] Plains-toi ! Tu aurais pu tomber sur une bassinoire. [BARILLON:] Mais c'en est une... d'un genre spécial : la bassinoire embrasseuse. [BRIGOT:] Enfin, ce n'est pas une raison pour les faire attendre. [BARILLON:] Qui ? [BRIGOT:] Comment, qui ?... Ta femme et ta belle-mère, parbleu ! Ce n'est pas le Grand Turc. [BARILLON:] Je vous demande pardon ! C'est que, depuis ce matin, j'ai la tête à l'envers ! [BRIGOT:] Le fait est que tu as une mine !... Tu devrais prendre des dépuratifs. Qu'est-ce que tu as encore fait ? [BARILLON:] Je n'ai pas dormi de la nuit. Nous avons soupé hier soir avec Adhémiar, Zizi et Panpan. [BRIGOT:] Qu'est-ce que c'est que ça, Zizi, Panpan ? BARILLON, quittant le bras de BRIGOT et s'asseyant sur la banquette qui est au milieu de la scène. — Voilà !... et alors, de bouteilles en bouteilles, de vins en vins, le punch ma monté à la tête !... Tu étais pochard ! [BARILLON:] Oui. Et, vous savez, quand on est pochard, on a des idées fixes. Après le souper, j'ai croisé un monsieur dans l'escalier, un monsieur qui ne me parlait pas du tout. Et je lui ai dit : Vous ressemblez à Louis-Philippe !... Vive la Pologne, monsieur ! [BRIGOT:] Mais cela n'a aucun rapport. [BARILLON:] Je sais bien, mais quand on est pochard ! .. Il m'a dit : "Laissez-moi, vous êtes ivre ! " Là-dessus, je me suis monté, et je lui ai flanqué une gifle. Alors, bataille !... échange de cartes !... [BRIGOT:] Tu as un duel ? [BARILLON:] Oui. Enfin, j'ai un duel et je n'en ai pas ! [BRIGOT:] Comment, tu as un duel, et tu n'en as pas ? [BARILLON:] Oui, j'ai un duel, si on veut, et si on ne veut pas, je n'ai pas de duel. [BRIGOT:] Je ne comprends pas. [BARILLON:] Quand j'ai eu l'altercation, n'est-ce pas, ça m'a dégrisé. Alors, avec mon sang-froid ordinaire, quand nous avons échangé nos cartes, je n'ai pas donné la mienne. [BRIGOT:] Ah ! [BARILLON:] Non. J'ai donné celle du fameux escrimeur Alfonso Dartagnac. [BRIGOT:] La cate de Alfonso Dartagnac ? [BARILLON:] Oui, c'est un moyen excellent. De deux choses l'une : ou, ce qui arrive neuf fois sur dix, l'adversaire vous fait des excuses séance tenante et cela n'a pas de suite ; ou bien, il ne vous en fait pas... [BRIGOT:] Et alors ? [BARILLON:] Ça n'a pas de suite non plus. [BRIGOT:] C'est très fort, c'est fouinard !... Mais, dis donc, si Dartagnac apprend jamais... [BARILLON:] Quoi ? [BRIGOT:] Qu'il a un duel ? [BARILLON:] Est-ce que vous croyez qu'il est homme à reculer devant un duel ? [BRIGOT:] C'est juste. Et quel est ton adversaire ? [BARILLON:] Je ne sais pas, j'ai perdu sa carte ! J'étais si pochard ! [FLAMECHE:] Est-ce que vous venez pour le mariage ? [BARILLON:] Quel mariage ? [FLAMECHE:] Le mariage Barillon !... [BARILLON:] Tiens, parbleu ! Il me demande si je viens pour mon mariage ! Je crois bien ! Sacrebleu ! Il faut même que j'aille chercher ma femme. [BRIGOT:] Oui, un jour de mariage, c'est indispensable, va !
[BRIGOT:] Eh ! bien, vous voyez ! C'est lui le futur. Il a été chercher sa femme ! [FLAMECHE:] Je m'en fiche ! [BRIGOT:] apercevant PATRICE qui entre du fond, la tête basse et traînant une corde. — Qu'est- ce que c'est que ce petit-là ? Ce n'est pas le maire, ce blanc-bec ! [PATRICE:] Elle va se marier, là, celle que j'aime. [BRIGOT:] Qu'est-ce qu'il cherche ? [FLAMECHE:] Qu'est-ce que vous cherchez ? [PATRICE:] Un clou... pour me pendre. [FLAMECHE:] Vous pendre !... Mais on ne se pend pas ici. [PATRICE:] Oh ! je vous laisserai la corde, ça porte bonheur. [BRIGOT:] Ah, çà ! qu'est-ce que vous nous chantez avec votre corde ? [PATRICE:] Puisque l'ingrate m'oublie, quand on prononcera la sentence qui m'en sépare à jamais, je veux qu'on voie mon corps flotter dans l'espace. [FLAMECHE:] Eh bien ! ce sera gai. [BRIGOT:] Ah ! Je vois ce que c'est. Vous devez avoir des peines de cœur. [PATRICE:] Ah ! oui monsieur ! J'aime ! [FLAMECHE:] Pauvre garçon ! [BRIGOT:] Allons, voyons ! racontez-moi ça ! Je suis un confesseur, moi ; un médecin, c'est un confesseur. [PATRICE:] Vous êtes médecin ?... [BRIGOT:] Je suis vétérinaire. Laissez-moi seul, vous, avec mon pénitent. Eh ! bien, quoi donc, voyons !... Qu'est-ce qu'il y a ? [PATRICE:] Ah ! monsieur, vous la verrez, n'est-ce pas ? Vous lui direz que je l'aimais bien et que je meurs pour elle ! D'ailleurs, elle le saura ! Avant d'en finir, je lui ai fait des vers. [BRIGOT:] Ah !... [PATRICE:] On dit que tu te maries, Tu sais que j'en vais mourir ! [BRIGOT:] Ton amour, c'est ma folie. Hélas ! je n'en peux guérir ! Vous savez que c'est connu, ça !... [PATRICE:] Vraiment ? Ça prouve que je ne suis pas le premier homme qui meurt d'amour ! [BRIGOT:] Allons ! Voyons ! Il faut se faire une raison ! Une salle de mairie, ce n'est pas fait pour s'y pendre !... On s'y met la corde au cou, mais on ne s'y pend pas. [PATRICE:] Ah ! on voit bien que vous ne savez pas ce que c'est que l'amour ! [BRIGOT:] Mais si, j'ai connu ça !... C'était même un beau brin de fille, une gamine. [PATRICE:] Une gamine ? [BRIGOT:] De ce temps-là. Aujourd'hui, elle a cinquante-deux ans ! [PATRICE:] C'est une vieille gamine ! [BRIGOT:] Ah ! quels traits, mon ami !... Dans le pays, on ne l'appelait que la belle écumoire !... [PATRICE:] Pourquoi ? [BRIGOT:] Parce qu'elle était criblée de la petite vérole. Ça donnait du piquant à sa physionomie. Eh bien ! elle en a épousé un autre ! Vous croyez que j'ai été assez bête pour faire comme vous ? Allons donc ! Je n'ai rien dit. Seulement, j'ai pensé : "Epouse-la, mon vieux, et nous nous retrouverons ! " Et quinze jours après, je l'ai fait cornard. [PATRICE:] Oui ? [BRIGOT:] Eh ! bien, mon garçon, faites comme moi, attendez et quand il y aura un mari, faites- le cornard ! [PATRICE:] Ah ! monsieur, merci de ces bonnes paroles. Je le ferai, monsieur, je le ferai !... [BRIGOT:] Et qu'est-ce que c'est que ce mari, un crétin ? [PATRICE:] Oh ! oui, monsieur. C'est un nommé Barillon. [BRIGOT:] Mon neveu ? [PATRICE:] C'est votre neveu qui se marie aujourd'hui avec la fille de Mme Jambart ? [BRIGOT:] Mais, oui !... Envoyant brusquement un coup de poing dans l'estomac de PATRICE qui ne s'v attend pas et manque de tomber. Et c'est vous qui avez des idées comme ça sur mon neveu ?... PATRICE. — Mais... Ah ! Vous voulez le faire cornard !... Et vous venez me dire ça à moi, son oncle ! [PATRICE:] Mais, monsieur... [BRIGOT:] Eh bien ! vous avez du toupet !... Non, mais venez-y donc ! Essayez donc de le faire cornard ! Essayez donc et vous aurez affaire à moi ! [PATRICE:] Mais non, monsieur, mais non ! [VOIX DE BARILLON:] Par ici, belle-maman ! [BRIGOT:] Et tenez, le voilà !... Dites-le lui un peu que vous allez le faire cornard !... mais dites- le lui donc !... [PATRICE:] Je vous en prie, monsieur, je vous en prie !
[BARILLON:] Venez ! venez par ici ! [VIRGINIE:] Monsieur Patrice ! [PATRICE:] Virginie ! [BRIGOT:] Ah ! arrive, toi !... Tu vois, ce garçon-là ! [BARILLON:] Oui. Bonjour, monsieur ! [BRIGOT:] Eh bien ! il veut te faire cornard ! [BARILLON:] Hein ! Moi ? [BRIGOT:] Oui, dans quinze jours tu le seras ! [BARILLON:] Moi ! Vous avez dit ça ? [PATRICE:] Mais non !... mais pas du tout !... [VIRGINIE:] Maman ! Maman ! [BARILLON:] Ah ! vous voulez me faire cornard, vous ! [MADAME JAMBART:] Mon gendre ! Je vous en prie ! [BARILLON:] Laissez donc ! Laissez donc !... Ah ! vous voulez me faire cornard ! [PATRICE:] Mais laissez-moi donc ! [BARILLON:] Vous allez me faire le plaisir de filer un peu vite ! Hein ! [PATRICE:] Aussi pourquoi est-ce que vous allez dire ?... [BRIGOT:] Il m'y a pas de "pourquoi" !... On vous dit de filer ! filez ! [PATRICE:] D'abord, je le ferai si ça me plaît. Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous ! [BARILLON:] Qu'est-ce que vous dites ? [VIRGINIE:] Je vous en prie, au nom de notre amour. [BARILLON:] De votre amour ! Veux-tu filer, misérable !... Veux-tu filer ! [PATRICE:] Ah ! mais vous m'assommez à la fin !... [BARILLON:] Canaille ! [MADAME JAMBART:] et VIRGINIE, à PATRICE. — Allez-vous-en, je vous en prie. [BARILLON:] Je vais le tuer ! Tenez, je le tue. [MADAME JAMBART:] Mon gendre ! [BRIGOT:] Mais laissez-le donc ! Il va le tuer. [VIRGINIE:] Il va le tuer ! [MADAME JAMBART:] Calmez-vous ! A [PATRICE:] Allez-vous-en ! Je m'en vais !... mais vous me reverrez. [BARILLON:] Non, mais viens-y donc si tu l'oses ! [MADAME JAMBART:] Barillon ! Barillon ! [BRIGOT:] C'est crevant ! Quelle noce ! Mon Dieu ! Quelle noce !
[MADAME JAMBART:] Mon gendre ! du calme ! Voyons, du calme ! [BARILLON:] Mais, laissez-moi donc tranquille, vous, avec vos embrassades ! Et elle l'aime ! Elle l'aime ! [MADAME JAMBART:] Eh bien ! mon Dieu, ça passera ! [BRIGOT:] Et puis, en somme, de quoi te plains-tu ? Ce qu'on demande dans le mariage, c'est une femme aimante. Eh ! bien, si elle l'aime, c'est qu'elle a le cœur aimant. [BARILLON:] Ah ! vous trouvez, vous !... Enfin, qu'est-ce que c'est que ce garçon-là ? [MADAME JAMBART:] Oui, au fait, où l'as-tu connu ? [VIRGINIE:] Mais tu le sais bien, maman, c'est M. Patrice Surcouf. [MADAME JAMBART:] Surcouf ? J'ai déjà entendu ce nom-là quelque part. [BARILLON:] C'est un corsaire, ça ? [VIRGINIE:] C'est ce monsieur si aimable qui a dansé avec moi au bal de l'Elysée et qui a trouvé moyen de t'avoir une glace au buffet. [BRIGOT:] Fichtre ! c'est un débrouillard ! [MADAME JAMBART:] Comment, c'est lui ?... Ah ! mais vous savez, Barillon, il est très gentil, il est très gentil ! [BARILLON:] Comment donc, il est charmant ! [VIRGINIE:] Et alors, depuis, je l'ai revu tous les jours. [MADAME JAMBART:] Où ça ? [VIRGINIE:] A mon cours de solfège. Pour se rapprocher de moi, il a appris à chanter. [MADAME JAMBART:] Ah ! c'est d'un romanesque ! [BARILLON:] Non ! Mais continuez donc ! Continuez donc ! [VIRGINIE:] Et alors, nous nous étions promis le mariage. [BARILLON:] C'est ça ! Mais continuez donc !... [BRIGOT:] Voyons ! Calme-toi ! calme-toi ! [MADAME JAMBART:] Mais oui, voyons. Oh ! qu'il est gentil quand il est en colère... ! Tiens !... [BARILLON:] Oui, c'est bon ! c'est bon ! c'est bon ! Ah ! rasoir, va ! [MADAME JAMBART:] Ah ! Barillon, c'est un vrai cadeau que je vous fais ! Ça me rappelle le jour où je me suis mariée pour la première fois. C'était avec ton père, la première fois, ce brave Pornichet !... Je l'ai rendu bien heureux ! [BARILLON:] Eh ! bien, tant mieux pour lui ! [MADAME JAMBART:] Mon second mari aussi, d'ailleurs ! ce brave Jambart ! Je l'ai rendu bien heureux. J'ai tendu tous mes maris heureux ! [BARILLON:] Eh ! bien, oui ! Tant mieux pour eux ! [MADAME JAMBART:] Elle sera comme moi, elle rendra tous ses maris heureux. N'est-ce pas, fillette ? [BARILLON:] Hein ! [VIRGINIE:] Je tâcherai, maman ! [BARILLON:] Eh ! bien, vous êtes gaie, vous ! Tous ses maris ! [MADAME JAMBART:] Ce n'est pas ce que je veux dire. Oh ! non ! car je lui souhaite plus de chance qu'à moi ! Dieu merci, je ne voudrais pour rien au monde la voir devenir veuve. [BARILLON:] Mais ni moi non plus. [MADAME JAMBART:] Si vous saviez ce que c'est dur quelquefois, le veuvage ! Mon second mari était pourtant bien solide. C'est son nom qui l'a perdu. [BARILLON:] Comment, son nom ! Emile Jambart ? [MADAME JAMBART:] Oui, il s'appelait Jambart. Alors il m'a dit : "Quand on s'appelle Jambart, on doit être marin." Et il s'est fait capitaine au long cours... pour la pêche à la morue. Ah ! Barillon, n'épousez jamais un marin. [BARILLON:] Tiens, parbleu ! [MADAME JAMBART:] Nous avons été mariés une nuit. Le lendemain, on lui signalait un passage de morue à Terre-Neuve... [BARILLON:] Et il vous a lâchée pour les morues. [MADAME JAMBART:] Hélas ! Il y a deux ans de cela. Le navire qui le portait fit naufrage sur les bancs de Terre-Neuve, et depuis on ne l'a plus revu. [BARILLON:] N'en parlons plus ! N'en parlons plus ! Après tout, nous sommes ici pour nous marier, eh ! bien, qu'on nous marie enfin ! Qu'est-ce qu'on attend ? Ah ! L'employé ! Qu'est-ce que vous avez fait de votre maire ? [FLAMECHE:] Ma mère ? [BARILLON:] Eh ! non ! Je ne parle pas de votre mère, je parle de votre maire. [FLAMECHE:] Je ne parle pas de votre mère, je parle de votre maire ! [BARILLON:] Eh ! bien, oui ! enfin, le maire, où est-il ? [FLAMECHE:] Ah ! M. le Maire ! je ne sais pas, il devrait être ici. Je me demande même s'il ne lui est pas arrivé quelque chose. [BRIGOT:] n 1. — On ne vous demande pas ce que vous vous demandez ! Vous êtes toujours à faire des phrases. [FLAMECHE:] Ce qu'il est grincheux, cet homme-là.
[VOIX DE PLANTUREL:] Flamèche ! Flamèche ! [FLAMECHE:] Monsieur ! Justement, voici M. le Maire. [TOUS:] Ah ! ce n'est pas malheureux ! [BARILLON:] On va donc le voir, ce maire. [PLANTUREL:] On n'est pas venu me demander ? [BARILLON:] Sapristi ! mon adversaire ! [TOUS:] Eh bien ! où va-t-il ? et FLAMECHE qui les regardent faire ahuris, passent devant l'estrade et se précipitent à la poursuite de BARILLON. [MADAME JAMBART:] Mon gendre ! Mon gendre ! [BRIGOT:] Il est malade ! Il a la tête à l'envers. Nous allons le chercher. [MADAME JAMBART:] Viens, Virginie ! [VIRGINIE:] Oui, maman !
[PLANTUREL:] Qu'est-ce que c'est que tous ces gens-là ? [FLAMECHE:] Je ne sais pas. Ils sont fous !... Ils sont là à me raser depuis une heure. PLANTUREL, descendant, déposant ses épées sur la chaise de la rangée de gauche, la plus rapprochée de l'avant-scène. — Eh bien ! faites-les attendre. J'ai bien d'autres chiens à fouetter. Dites-moi, il n'est venu personne me demander de la part de M. Alfonso Dartagnac ? Non, monsieur le Maire. Mais voici une lettre qui vient d'arriver pour vous. [PLANTUREL:] Allons, bon ! Encore une gaffe de ce pochard de Topeau. [FLAMECHE:] Encore ! [PLANTUREL:] Topeau ! [FLAMECHE:] Topeau ! Topeau ! [TOPEAU:] Monsieur le Maire ? [PLANTUREL:] Qu'est-ce que vous avez encore fait ? [TOPEAU:] Moi, monsieur le Maire ? [PLANTUREL:] Est-ce que ça va durer encore longtemps comme ça ? Voilà un monsieur qui m'écrit pour se plaindre. Il a demandé une copie de son acte de naissance pour son mariage, et vous l'y portez du sexe féminin ! [TOPEAU:] Moi ? [FLAMECHE:] Ça le gênera, pour se marier. [PLANTUREL:] Je vous préviens que j'en ai assez ! Si pareille chose se reproduit, je vous flanque à la porte. [TOPEAU:] Oui, monsieur le Maire ! [PLANTUREL:] Et tenez-vous-le pour dit !... Quelle brute ! [TOPEAU:] Les voilà bien ces gens qui ne boivent pas ! PLANTUREL, à FLAMECHE. — Ah ! Flamèche ! S'il venait deux messieurs, deux témoins me demander, vous me préviendriez immédiatement. [FLAMECHE:] Deux témoins ? [PLANTUREL:] Oui, je ne voudrais pas que cela se sache. A vous, je peux bien le dire, mais, je vous en prie, gardez-le pour vous. Je ne l'ai dit qu'à ma concierge au cas où on se présenterait chez moi. J'ai une affaire. [FLAMECHE:] Monsieur le Maire se bat ? [PLANTUREL:] Je ne sais pas si je me bats, mais j'ai une affaire avec M. Alfonso Dartagnac. [FLAMECHE:] Sapristi ! [PLANTUREL:] Oui, une altercation au restaurant. Ce monsieur s'est permis de me traiter de Louis-Philippe et de crier : Vive la Pologne ! [FLAMECHE:] Oh ! [PLANTUREL:] Vous comprenez, la moutarde m'a monté au nez !... Je n'ai pu me retenir !... et vlan ! j'ai reçu une gifle ! [FLAMECHE:] Ah ! mon Dieu'! quelle histoire ! [PLANTUREL:] Mais encore une fois, gardez bien ça pour vous. Si on vient, prévenez-moi. Ah ! j'ai télégraphié aussi à un maître d'armes... [FLAMECHE:] Un maître d'armes ? [PLANTUREL:] Oui, j'ai besoin qu'on m'enseigne un coup. Vous comprenez, je ne suis pas un homme d'épée, moi ! Je lui demanderai de m'apprendre une botte qu'on m'a beaucoup vantée. [FLAMECHE:] Une botte ? [PLANTUREL:] Oui. La botte de Nevers. Ainsi, quand il arrivera, n'oubliez pas de m'avertir. [FLAMECHE:] C'est entendu. Eh bien ! et les mariés ? [PLANTUREL:] Mais il n'est pas encore midi !... Tout à l'heure !... Ils ont bien le temps.
[FLAMECHE:] Mais c'est évident !... Ils ont bien le temps ! Après tout ! Je m'en fiche. Ah ! voilà la noce ! [MADAME JAMBART:] Voyons, qu'est-ce qui vous prend ? Venez donc, venez donc ! [BRIGOT:] Allons, viens donc ! [BARILLON:] Non, mais non ! mais attendez donc ! Je vous dis que j'ai mes raisons. Ah ! que c'est bête ! Mais non, voyons ! Laissez-moi vous dire... [BRIGOT:] Enfin ! Quoi ! Qu'est-ce que tu as ? [BARILLON:] Rien ! rien ! Il n'est plus là, il est parti... le... mon... mon... ? [BRIGOT:] Quoi, ton... ton... ? [BARILLON:] Non, je veux dire : monsieur le maire. [FLAMECHE:] M. le maire ? Il est là, dans son cabinet. [BARILLON:] Il est là ? Ah ! mon Dieu ! Venez, nous ne pouvons pas rester ici. [MADAME JAMBART:] Comment ? [BRIGOT:] Ah, çà ! qu'est-ce que tu chantes ? Allons, le maire... [BARILLON:] Chut ! Ne criez pas ! [MADAME JAMBART:] Mais enfin, qu'est-ce que vous avez ? [BARILLON:] Hein ! non ! rien ! Ah ! je vous en prie, surtout ne m'appelez jamais Alfonso Dartagnac. [MADAME JAMBART:] Mais pourquoi voulez-vous que je vous appelle ainsi ? [BRIGOT:] Il est toqué ! [MADAME JAMBART:] Aïe ! Qu'est-ce que font ces épées dans la mairie ? [FLAMECHE:] Ça ? c'est à M. le maire, parce qu'il a une affaire avec un monsieur Dar... Dan.. [BARILLON:] Ça n'est pas moi !... ça n'est pas moi ! [TOUS:] Hein ! [FLAMECHE:] Je n'ai pas dit que c'était vous. Qu'est-ce qu'il a ? [BARILLON:] Non, rien... C'est drôle ! c'est drôle ! [BRIGOT:] Il est fou ! [BARILLON:] Vous verrez qu'avec ma veine ordinaire, je serai tombé sur un spadassin. Il est fort aux armes, le maire ? [FLAMECHE:] railleur. — Ah. çà ! on peut le dire. [BARILLON:] Là, qu'est-ce que je disais ? Non, tenez, parlons sérieusement. Allons-nous-en ! [TOUS:] Comment, allons-nous-en ? [BARILLON:] Oui, nous ne pouvons pas rester ici, je ne vaux pas que ce maire-là nous marie !... Il a le mauvais œil ! [TOUS:] Mais enfin... [BARILLON:] Non, non... A [FLAMECHE:] Garçon, vous n'avez pas un autre maire dans la maison ? Non, monsieur, nous n'en tenons pas d'autre. [BRIGOT:] Mais naturellement !... Tu crois qu'il y en a des assortiments ? [BARILLON:] Quelle pénurie ! Alors, l'adjoint ? [FLAMECHE:] Le premier n'est pas ici, il fait ses vingt-huit jours. [BARILLON:] Eh ! bien, le second ? [FLAMECHE:] Il n'est pas ici non plus, il accouche ! [BRIGOT:] Comment, il accouche ? [FLAMECHE:] Oui, enfin... madame l'adjointe. [BARILLON:] Sapristi ! Mais alors, dites donc, si nous ne nous mariions qu'à l'Eglise ? [BRIGOT:] Allons, donc ! Tu es fou à la fin ! Tu nous ennuies ! Allez chercher M. le Maire. [BARILLON:] Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! [PLANTUREL:] Dites -donc, Flamèche ! Flamèche ! [BARILLON:] Lui, filons ! Venez ! Venez ! [MADAME JAMBART:] Encore ! Ah ! c'est trop fort ! Mon gendre ! [BRIGOT:] Encore ! [MADAME JAMBART:] Tenez, vous, prenez ça ! [BRIGOT:] Ah ! bien, j'en ai assez de courir après !
[PLANTUREL:] Mais qu'est-ce qu'ils ont ? Apercevant BRIGOT qui, l'épée à la main, philosophiquement s'escrime contre le mur. Ah ! le Maître d'armes ! Vous voilà, vous ? C'est bien ! [BRIGOT:] C'est bien ! " Il est bon, lui ! Voilà une demi-heure que j'attends ! [PLANTUREL:] Ne perdons pas de temps ! Enlevez votre redingote ! [BRIGOT:] Hein ? [PLANTUREL:] Oui !... Enlevez votre redingote. [BRIGOT:] Pardon ! Mais pourquoi voulez-vous ?... [PLANTUREL:] Enlevez-la !... J'enlève la mienne. Là ! Et maintenant, nous allons commencer. [BRIGOT:] C'est ça ! Je vais appeler les autres ! [PLANTUREL:] Qui ça ? [BRIGOT:] Eh ! bien, la noce qui attend par là ! [PLANTUREL:] Mais non ! Laissez-la ! Nous n'avons pas besoin d'eux ! [BRIGOT:] Quelle drôle de façon de marier ! [PLANTUREL:] Tenez, prenez votre épée. [BRIGOT:] Mais je n'en ai pas besoin ! [PLANTUREL:] Mais si ! Je ne peux pas croiser le fer tout seul. Allons, mettons-nous en garde. [BRIGOT:] Ah ! mon Dieu ! Est-ce que le maire deviendrait fou ? [PLANTUREL:] Et maintenant, qu'est-ce qu'il faut faire ? [BRIGOT:] Eh ! bien, il faut appeler la noce ! [PLANTUREL:] Mais non ! Est-il embêtant avec sa noce ! Il lui faut une galerie, à lui ! Restez donc ! [BRIGOT:] Oui ! [PLANTUREL:] Et maintenant, vous allez m'indiquer la botte de Nevers ! [BRIGOT:] La botte de Nevers ? Ah, çà ! dites donc ! Est-ce qu'elle n'est pas bientôt finie, cette histoire-là ? Je ne suis pas venu ici pour croiser le fer. [PLANTUREL:] Comment ? [BRIGOT:] Je suis témoin dans la noce de Barillon. [PLANTUREL:] Hein ! Vous n'êtes pas maître d'armes ? [BRIGOT:] Moi ? Je suis vétérinaire, à Troyes. [PLANTUREL:] Mais alors, vous n'êtes pas celui que j'attendais ! Oh ! parce que, je veux bien vous dire ça à vous, seulement, je vous en prie, n'en parlez pas, parce que je ne veux pas que ça se sache ; j'ai une affaire ! [BRIGOT:] Allons donc ! Mais alors, c'est le jour. [PLANTUREL:] C'est pour cela que je vous demandais de m'enseigner un coup. [BRIGOT:] Un coup ? Est-ce que je sais des coups ! Ah ! si, au fait, j'en ai connu un, moi, autrefois, attendez donc, comment était-ce ? [PLANTUREL:] Ah ! monsieur, cherchez, dites-le moi ! [BRIGOT:] Oui, voilà, on se place... [PLANTUREL:] Oui, prenez votre épée. [BRIGOT:] Non ! Ce n'est pas la peine. [PLANTUREL:] Si, je comprendrai mieux. [BRIGOT:] Si vous voulez. Voilà !... On se place... [PLANTUREL:] Oui. [BRIGOT:] Une fois placé, on s'efface bien ! [PLANTUREL:] Oui. [BRIGOT:] Et au commandement de "feu" ! [PLANTUREL:] restant en suspens, — Hein ? Comment, au commandement de "feu ! [BRIGOT:] Oui !... Mon coup est au pistolet ! [PLANTUREL:] Mais alors, qu'est-ce que vous fichez avec votre épée ? [BRIGOT:] Mais je vous ai dit qu'elle était inutile ! Et puis après tout, je ne suis pas là pour vous donner des leçons d'armes ! [PLANTUREL:] Mais, monsieur... [BRIGOT:] C'est bien ! Je suis venu ici pour marier mon neveu... Il est midi, je vais appeler la noce ! [PLANTUREL:] Que le diable l'emporte avec sa noce ! C'est ça, prévenez- la, moi, je vais ceindre mon écharpe.
[BRIGOT:] Sapristi ! On va donc finir de moisir dans cette mairie ! Allons, venez, vous autres ! [MADAME JAMBART:] Mais venez donc, Barillon. C'est le mariage qui vous fait peur comme ça ? [BARILLON:] Je vous demande pardon, belle-maman, l'émotion ! Ça y est ! Pas moyen de l'éviter !
[VIRGINIE:] Maman, j'en aime un autre. [MADAME JAMBART:] Eh ! bien, tu changeras d'affection !... Le cœur, ça se déplace. [BRIGOT:] Ah ! il promet d'être gai, ce ménage-là ! [MADAME JAMBART:] Tu comprends, maintenant c'est trop tard. Le maire va vous unir. [BARILLON:] Ah ! mon Dieu, le maire !... S'il me reconnaît, je suis perdu !... Comment faire ? [FLAMECHE:] M. le Maire va venir. Si vous voulez prendre place ! [BARILLON:] Pourquoi, prendre place ? [FLAMECHE:] Pour le mariage. [BARILLON:] Oh ! je n'y échapperai pas. [FLAMECHE:] Madame la mariée, ici ! Monsieur le marié, ici ! BRIGOT conduit VIRGINIE à son fauteuil ; BARILLON, avant de prendre le sien, conduit Mme JAMBART à sa place, soit au premier fauteuil de la première file de gauche. [BRIGOT:] s'assied sur la chaise à gauche de Mme JAMBART. Le reste de la noce s'assied. [FLAMECHE:] ouvre la porte de gauche et annonce. Monsieur le Maire ! [BARILLON:] Le maire ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! [MADAME JAMBART:] Eh ! bien, qu'est-ce qui vous prend ? [BARILLON:] Rien ! J'ai mal aux dents. Comme ça, il ne me reconnaîtra pas. [FLAMECHE:] Levez-vous ! [PLANTUREL:] Asseyez-vous ! [BARILLON:] Eh bien ! ce n'était pas la peine ! [PLANTUREL:] Dites donc, si mes témoins venaient me demander, qu'on vienne me chercher. [FLAMECHE:] Bien, monsieur le Maire. [PLANTUREL:] C'est bien le mariage Barillon ? [TOUS:] Oui, monsieur le Maire ! [BARILLON:] Oui ! oui ! [PLANTUREL:] C'est monsieur qui est l'époux ? [BARILLON:] Oui ! oui ! [PLANTUREL:] Est-ce que vous êtes malade, monsieur Barillon ? [BARILLON:] Oui, monsieur le Maire, j'ai une fluxion ! [TOUS:] Qu'est-ce qu'il a ? [BARILLON:] Rien !... C'est mon mal de dents !... J'ai pris froid, et quand on prend froid, on s'enroue. [PLANTUREL:] Eh bien ! s'il a jamais des enfants, avec cette voix-là, ça ne sera pas de sa faute ! [BARILLON:] Je suis en nage ! [PLANTUREL:] Nous allons vous donner lecture de l'acte de mariage. "L'an 1889, 1er avril, à midi, devant nous, maire et officier de l'Etat civil du VIIIe arrondissement de Paris, et dans la maison dudit lieu, ont comparu le sieur Barillon Jean-Gustave, domicilié à Paris, dans le présent arrondissement, majeur, âgé de 40 ans révolus, né à Paris le 8 mars 1849, fils légitime de Barillon Anatole et de... [FLAMECHE:] Monsieur !... Il y a là deux personnes qui demandent à vous parler. [PLANTUREL:] Sapristi ! Ce sont mes témoins ! Je vous demande pardon, un moment ! Un moment ! [TOUS:] Hein ! [BRIGOT:] Ah, çà ! Il est malade ?
[MADAME JAMBART:] Comment, il nous laisse en plan ? [FLAMECHE:] Un instant ! M. le Maire revient dans un instant. Pardon ! Pardon ! [MADAME JAMBART:] Taisez-vous ! M. le garçon va parler. [FLAMECHE:] Mon Dieu ! mesdames et messieurs, il arrive souvent qu'à l'occasion d'une circonstance comme celle d'un mariage, on donne m concert vocal et instrumental. [TOUS:] Quoi ! [FLAMECHE:] Or, messieurs, mesdames, on est souvent très embarrassé sur le choix d'un artiste. Eh ! bien, je ne voudrais ici faire de réclame pour personne, mais je vais, à titre d'échantillon, vous chanter une romance. [TOUS:] Hein ? [BRIGOT:] Qu'est-ce qu'il chante ? [FLAMECHE:] La chanson des "Blés d'or". [TOUS:] Ah ! bien, non ! Ah ! bien, non ! Ah !
[PLANTUREL:] Me voilà ! Je vous demande pardon ! Qu'est-ce que vous me disiez que c'étaient mes témoins ?... C'étaient deux nourrices ! [FLAMECHE:] Mais je n'ai pas dit que c'étaient les témoins, j'ai dit que c'étaient deux personnes. [PLANTUREL:] C'est bien ! allez ! Voyons ! Où en étais-je ? J'ai bien donné lecture de l'acte de mariage, n'est-ce pas ? [TOUS:] Oui ! [PLANTUREL:] Bien ! Je vais lire maintenant les devoirs et droits respectifs des époux [FLAMECHE:] M. le maire, il y a là... [PLANTUREL:] Mes témoins ? J'y vais ! Je vous demande pardon ! un moment ! un moment ! [TOUS:] Encore ! [BRIGOT:] Ce n'est pas possible ! il s'est purgé. [FLAMECHE:] Lève-toi, soldat ! Soldat, lève-toi ! Soldat lève-toi ! [TOUS:] Ah ! non ! Ah ! non !... Voulez-vous vous taire ! [BRIGOT:] Allez vous coucher ! [TOUS:] Assez ! assez !...
[TOUS:] Ah ! enfin ! [PLANTUREL:] Ce ne sont pas eux ! C'étaient des gens qui venaient pour se faire vacciner !... Je les ai bien reçus !... [BRIGOT:] Voyons, monsieur le Maire !... Est-ce pour cette fois ? [PLANTUREL:] Oui !... je vous demande pardon !... Depuis ce matin je suis préoccupé, parce que, voilà !.... Je ne voudrais pas que cela se sût, mais je peux bien vous le dire à vous !... j'ai une affaire !... [BARILLON:] Aïe !... Ah ! là ! là ! [TOUS:] Une affaire ! [PLANTUREL:] Et alors, vous comprenez, comme j'attends mes témoins, je croyais que c'étaient eux ! [TOUS:] Oui ! Oui ! [PLANTUREL:] Voyons !... maintenant, je suis à vous. Nous allons procéder à la célébration du mariage. Levez-vous ! M. Jean, Gustave Barillon, consentez-vous... ?
[PATRICE:] Arrêtez ! Arrêtez ! [TOUS:] Qu'est-ce qu'il y a ? [BARILLON:] Lui ! encore ! [PLANTUREL:] Pardon, mon ami, qu'est-ce qu'il y a ? [PATRICE:] Je mets une opposition au mariage. [PLANTUREL:] Une opposition ? [PATRICE:] Mademoiselle ne peut pas épouser monsieur ! [PLANTUREL:] Pourquoi ? [PATRICE:] Parce que je l'aime et qu'elle m'aime ! [BARILLON:] Tu oses dire, misérable ! [PLANTUREL:] Ce n'est pas une opposition ! Je n'ai pas à entrer dans ces considérations-là ! La future n'a qu'à refuser. [TOUS:] Oui ! oui ! c'est évident. [PATRICE:] C'est trop fort !... [PLANTUREL:] Jean, Gustave Barillon, consentez-vous à prendre pour femme... [BARILLON:] Oui, oui, certainement, j'y consens. [PATRICE:] Non ! 'non ! [TOUS:] Si ! si ! [PLANTUREL:] Mais taisez-vous donc ! il n'y a pas moyen de marier comme ça ! A [BARILLON:] Alors, vous consentez ? Bien ! A vous ? [PATRICE:] Dites non ! dites non ! [BARILLON:] Voulez-vous vous taire ? [TOUS:] Assez ! assez ! [VOIX DE PLANTUREL:] A prendre pour époux M. Gustave Barillon ? [PATRICE:] Non ! non ! [PLANTUREL:] Mais taisez-vous donc, à la fin ! [BRIGOT:] Quel mariage ! mon Dieu ! quel mariage ! [PLANTUREL:] Eh ! bien, vous consentez ? [VIRGINIE:] Oui, monsieur le maire. [TOUS:] Ah ! [PATRICE:] Ah ! [PLANTUREL:] Au nom de la loi, je vous déclare unis par le mariage. [BARILLON:] Ah ! enfin ! [PATRICE:] Tout est perdu ! [FLAMECHE:] Si vous voulez signer ! [BARILLON:] Je crois bien que nous voulons signer ! [PLANTUREL:] Midi et demi ! Et toujours pas de témoins ! S'ils pouvaient ne pas venir !... Mon adversaire était si pochard !... Il a peut-être oublié qu'il m'a giflé ! [BARILLON:] Et maintenant, à nous deux ! Est-ce que vous croyez que vous allez comme ça longtemps troubler ma vie ? [PATRICE:] Ah ! si vous croyez que vous me faites peur ! Dispute. On les entoure. Tumulte au milieu duquel on distingue ces mots : "Arrêtez-le ! Il va le tuer ! Maman ! Maman ! Animal ! Sacripant ! [PLANTUREL:] Ah, çà ! qu'est-ce qu'il y a ? Voyons ? Qu'est-ce qu'il y a ! Séparez-les ! Séparez-les ! qui est entraîné par FLAMECHE. [PATRICE:] Oui, va, je te retrouverai ! Je te retrouverai ! [BARILLON:] Oui, viens-y donc, maintenant ! Viens-y donc ! [PLANTUREL:] Voyons, vous n'êtes pas raisonnable. [BARILLON:] Comment, c'est lui qui... [PLANTUREL:] Alfonso Dartagnac ! [BARILLON:] — Il m'a reconnu !... Vite ! Venez ! [TOUS:] Hein ? [MADAME JAMBART:] Qu'est-ce qu'il y a ?... [BARILLON:] Allons, venez, venez ! [BRIGOT:] Mais où allons-nous ? [BARILLON:] A la maison. [MADAME JAMBART:] Mais, laissez-moi donc !... ma mantille qui est là-bas... ! [BARILLON:] Eh ! bien, vous nous rejoindrez ! venez, Brigot !... [BRIGOT:] Eh ! oui ! voilà ! Oh ! là ! là ! là ! là ! [MADAME JAMBART:] Eh ! Barillon, attendez- moi donc ! [PLANTUREL:] S'il était véritablement Alfonso Dartagnac, il ne se serait pas marié sous le nom de Barillon. C'est un esbroufeur !... Eh ! Madame ? [MADAME JAMBART:] Monsieur le Maire ?... [PLANTUREL:] Votre gendre est parti ? [MADAME JAMBART:] Oui, oui, je ne sais pas ce qu'il avait, il a eu l'air de fuir. [PLANTUREL:] Qu'est-ce que je disais ! Entre nous, il ne s'est jamais appelé Alfonso Dartagnac !... [MADAME JAMBART:] Mon gendre ? Jamais de la vie, puisqu'il s'appelle Barillon. [PLANTUREL:] C'est bien ça ! c'est un fouinard ! Eh bien ! puisqu'il est parti, vous lui remettrez ce livret, son livret de mariage. [MADAME JAMBART:] Ah ! Qu'est-ce que c'est que ces petits casiers ? [PLANTUREL:] C'est pour les enfants. [MADAME JAMBART:] Ah ! il y a de la marge. [PLANTUREL:] Et puis là, l'inscription du mariage... Vous voyez : "Mariage entre Jean-Gustave Barillon, fils de... etc., etc., et Frédégonde-Augustine... [MADAME JAMBART:] Non !... et Virginie-Ernestine Pornichet !... [PLANTUREL:] Pardon ! "Frédégonde-Augustine, veuve Jambart... [MADAME JAMBART:] Qu'est-ce que vous dites ? Veuve Jambart ? C'est moi ! [PLANTUREL:] Vous ?... Eh ! bien, alors, votre fille... [MADAME JAMBART:] C'est Virginie Pornichet que vous venez de marier à M. Barillon. [PLANTUREL:] Mais non ! Mais non ! [MADAME JAMBART:] Mais si ! Mais si ! [PLANTUREL:] Ah ! c'est trop fort ! Je n'y comprends plus rien du tout !... Nous allons bien voir ! Flamèche ! apportez l'acte ! Tenez, vous allez voir ! Ah ! mon Dieu ! [MADAME JAMBART:] Hein ! Qu'est-ce qu'il y a ? Il se trouve mal ! Au secours ! Au secours ! [FLAMECHE:] Ah ! mon Dieu, monsieur le Maire ! [PLANTUREL:] Ah ! mes amis !... Encore cet animal d'ivrogne qui s'est trompé ! Topeau ! Topeau ! [TOPEAU:] Qu'est-ce qu'il y a, Auguste ? [PLANTUREL:] allant n 2, à TOPEAU. — Ah ! vous voilà, vous ! Je vous chasse ! [TOUS:] Qu'est-ce qu'il a fait ? [PLANTUREL:] Ce qu'il a fait ? Il a mis le nom de la mère au lieu de celui de la fille. [TOUS:] Eh bien ? [PLANTUREL:] Eh bien ! j'ai marié le futur avec sa belle-mère !... [MADAME JAMBART:] Hein ! moi ? je... [PLANTUREL:] Oui !... MADAME JAMBART. — Ah ! mon Dieu ! Je suis la femme de mon gendre !
[URSULE:] Oui, monsieur le maire ! Oui, monsieur le maire !..." Oh ! que ça m'amuserait ! Et dire cependant que si Anatole et même Célimare voulaient avoir un bon mouvement !... s'ils consentaient à réparer, l'un ou l'autre, je pourrais porter comme mademoiselle une couronne de fleurs d'oranger. Seulement, j'en mettrais deux fois plus... parce que j'en ai plus besoin !... "Oui, monsieur le maire !..." Et puis, à l'église, tout le monde me regarderait et l'on se bousculerait pour mieux voir : Voilà la mariée ! voilà la mariée ! " "Ah ! marquise ! C'est la mariée qu'elle entre au bras de son homme. Reluquez-la donc ! comme elle a z'un air modeste ! " Et patati !... Et patata !... [BARILLON:] paraissant avec VIRGINIE à la porte du fond et voyant le manège d'URSULE. — Oh ! [URSULE:] Oh ! marquise ! C'est la première fois que je me marie !... [BARILLON:] Vous n'avez pas bientôt fini de faire le singe devant la glace, vous ? [URSULE:] Ah ! Monsieur ! Mademoiselle !... [VIRGINIE:] Eh bien ! ne vous gênez pas, Ursule ! [BARILLON:] On vous en donnera des : "Oh ! marquise !... c'est la première fois que je me marie !..." Si ça ne fait pas pitié ! [URSULE:] J'étais en train d'épingler !... [BARILLON:] Quoi, d'épingler !... quoi, d'épingler !... Qui est-ce qui vous a permis de mettre cette couronne sur votre tête ?... Allons ! enlevez ça ! [URSULE:] Oui, monsieur ! [BARILLON:] Cette façon de tutoyer la fleur d'oranger, symbole de l'innocence. [URSULE:] Je me déguisais, monsieur ! [BARILLON:] Oh ! par exemple !... ça, oui ! vous vous déguisiez !... L'auréole de Jeanne d'Arc sur la tête de Marguerite de Bourgogne ! [URSULE:] Monsieur ? [BARILLON:] C'est bien !... Vous ne pouvez pas comprendre. Allez-vous-en. Laissez-nous ! [URSULE:] Il a le mariage aimable encore, celui-là ! [BARILLON:] A-t-on jamais vu une effrontée pareille ! [VIRGINIE:] Mon Dieu, le mal n'est pas grand, cette fille s'amusait. [BARILLON:] Il y a des choses avec lesquelles on ne s'amuse pas. [VIRGINIE:] Oh ! de la fleur d'oranger ! [BARILLON:] Justement. C'est un port illégal de décoration. Virginie ! [VIRGINIE:] Quoi ? [BARILLON:] C'est la première fois que nous sommes seuls ensemble !... VIRGINIE, n 2. — Eh bien ? Comment, eh bien ?... Vous me dites : Eh bien ? [VIRGINIE:] Eh bien, oui, quoi !... pourquoi me dites-vous ça ? [BARILLON:] Mais pour vous faire remarquer, Virginie, que... c'est la première fois que nous sommes seuls ensemble ! [VIRGINIE:] Oh ! bien ! ça ne fait rien ! [BARILLON:] Tiens ! je le sais bien que ça ne fait rien !... Ou plutôt, si !... ça fait beaucoup !... ça fait énormément pour moi... qui ne suis pas une nature en marbre !... pour moi, qui ressens quelque chose, là !... pour moi qui vous aime ! [VIRGINIE:] Ah ! non, mon ami, non ! Je vous en prie ; assez sur ce thème-là ! [BARILLON:] Mais pardon ! j'ai le droit de vous parler ainsi. Vous êtes ma femme. [VIRGINIE:] Oui ? Eh bien ! attendez au moins que maman soit revenue de la mairie. Devant elle, vous pourrez me dire tout cela. [BARILLON:] Mais jamais de la vie ! [VIRGINIE:] Comment ? [BARILLON:] Mais je n'ai pas besoin de votre mère pour cela ! [VIRGINIE:] Si c'est légitime, ma mère a le droit d'entendre. [BARILLON:] Mais 'non !... mais non !... [VIRGINIE:] Alors, puisque ce n'est pas légitime, j'ai le devoir de ne pas vous écouter. [BARILLON:] Mais, sacrebleu !... si, c'est légitime !... [VIRGINIE:] Oh ! ne jurez pas ! [BARILLON:] Non !... Enfin, je dis : si, c'est légitime, ce n'est pas une raison pour que votre mère... Il y a bien d'autres choses qui sont légitimes, et je vous prie de croire que je ne convoquerai pas madame votre mère au... enfin, à... [VIRGINIE:] Déjà ?... Déjà, vous montrez votre caractère autoritaire !... BARILLON. — Moi ? Voulez-vous que je vous dise !... Vous n'aimez pas ma mère ! [BARILLON:] Mais si !... mais si !... [VIRGINIE:] Je vois bien la figure que vous faites quand elle vous embrasse ! [BARILLON:] Mais non ! Mais c'est qu'aussi elle a la manie de toujours vous embrasser... avec sa figure qui gratte contre la vôtre. [VIRGINIE:] Comment, qui gratte ?... [BARILLON:] Mais oui !... elle devrait se raser. Je me rase bien, moi ! [VIRGINIE:] Ah ! vous devenez irrespectueux !... Ma mère est une nature tendre qui a besoin d'effusion ! [BARILLON:] Qu'elle effuse un peu ailleurs, que diable ! [VIRGINIE:] Non !... Tenez !... Vous n'avez aucun égard pour maman. [BARILLON:] Moi ? [VIRGINIE:] Tout à l'heure encore à la mairie, vous l'avez plantée là !... Vous m'avez entraînée comme un fou ! [BARILLON:] Tiens ! je vous crois !... le maire... qui... Alfonso !... Et puis, c'est que j'avais hâte de me trouver seul avec vous, hâte de vous dire tout ce que j'avais sur le cœur !... ah ! Virginie ! ma petite Virginie ! [VIRGINIE:] Ah ! je vous avais défendu... [BARILLON:] Bah ! j'enfreins toutes les défenses !... Vous êtes ma femme. Tu es ma femme !... Rien ne peut t'enlever à moi, et je t'aime ! [MADAME JAMBART:] Ah ! mon Dieu !... Arrêtez ! arrêtez. [BARILLON:] Qu'est-ce qu'il y a ? [MADAME JAMBART:] Ah ! mes enfants ! si vous saviez ce qui arrive !... J'en suis encore tout sens dessus dessous. Virginie, mon enfant, réjouis-toi ! [VIRGINIE:] et BARILLON. — Mais quoi ? quoi ? [MADAME JAMBART:] Tu ne voulais pas épouser M. Barillon, n'est-ce pas ? C'est à contrecœur que tu devenais sa femme. Eh bien ! Tout est arrangé ! Tout est aplani ! [VIRGINIE:] Comment ? [MADAME JAMBART:] Tu n'es plus la femme de Barillon !... Barillon n'est plus ton mari. [BARILLON:] Qu'est-ce que vous dites ? [MADAME JAMBART:] Ah ! Barillon ! Barillon ! [BARILLON:] Laissez-moi donc tranquille ! [MADAME JAMBART:] Pardon ! c'est la joie !... le bonheur !... [BARILLON:] Enfin, voyons, parlez, expliquez-vous ! [VIRGINIE:] Oui, maman, quoi ? [MADAME JAMBART:] Eh bien ! voilà. Vous savez... vous savez, l'acte... [BARILLON:] et VIRGINIE. — L'acte ? [MADAME JAMBART:] L'acte de mariage. [BARILLON:] et VIRGINIE. — Eh bien ? [MADAME JAMBART:] Eh bien ! on s'est trompé. Au lieu du nom de Virginie, on en a mis un autre !... [BARILLON:] Un autre ?... [MADAME JAMBART:] Et alors, n'est-ce pas !... Ce maire qui ne savait pas, au lieu de vous marier à Virginie, vous a marié à... Devinez ! Devinez ! [BARILLON:] Mais à qui ?... à qui ? [MADAME JAMBART:] Barillon, embrassez votre femme ! [BARILLON:] Hein ?... ma... ! Où ça ? Qui ? [MADAME JAMBART:] Moi !... [BARILLON:] Hein !... je suis le... vous êtes la... [MADAME JAMBART:] Oui. [VIRGINIE:] Ah ! mon Dieu ! [MADAME JAMBART:] Barillon ! [BARILLON:] Ne m'approchez pas ! Ne m'approchez pas ! Je suis le mari de ma belle-mère ! je suis le mari de ma belle-mère ! [MADAME JAMBART:] Ah ! mon Dieu ! Barillon ! je vous en prie, mon mari, mon époux ! [BARILLON:] Ne prononcez pas ce mot-là ! Ne prononcez pas ce mot-là ! [MADAME JAMBART:] Vous êtes fou !... Calmez-vous ! Virginie, je t'en prie !... dis-lui !... [VIRGINIE:] Voyons, calmez-vous ! [BARILLON:] Et voilà ! voilà ce qu'on me fait épouser !... Je prends une femme jeune, jolie, et je me trouve le mari de ça ! de ça ? de ça !... [MADAME JAMBART:] Barillon ! [BARILLON:] Ne m'approchez pas !... Ne m'approchez pas !... [URSULE:] Monsieur le maire !... [BARILLON:] Lui, nous allons rire ! Ah ! vous voici, vous ! [PLANTUREL:] Chut ! [BARILLON:] Quoi ! "chut", quoi ! "chut !..." C'est vous qui avez fait ce coup-là ? [PLANTUREL:] Chut ! [BARILLON:] Oh ! "Chut ! Chut ! " Il n'y a pas de "chut !..." Vous croyez peut-être que ça va se passer comme ça ? [PLANTUREL:] Ah ! chut ! je vous dis. [LES DEUX FEMMES:] Oh ! [PLANTUREL:] Il faut payer d'audace. C'est un capon, allons-y ! [BARILLON:] C'est trop fort !... Parce que vous êtes maire, vous abusez de votre privilège pour marier les gens avec leur belle-mère ! [PLANTUREL:] Oui, ça, c'est convenu. C'est une erreur ! [BARILLON:] Une erreur ! Je la connais celle-là !... Il n'y a pas de danger que vous l'ayez mariée avec vous ! [MADAME JAMBART:] Ah ! c'est blessant pour moi, ce que vous dites ! [BARILLON:] Ah ! Je m'en fiche un peu que ce soit blessant. Mais vous allez voir... ! [PLANTUREL:] Oui, vous m'attaquerez devant les tribunaux ! Vous essaierez de faire casser le mariage ! [BARILLON:] Parfaitement ! [PLANTUREL:] D'abord, qu'est-ce qui vous dit qu'on le cassera, ce mariage ? [BARILLON:] Comment ? [PLANTUREL:] Eh ! oui, parbleu !... car en somme, quel est le coupable dans tout ça ?... C'est vous ! Oui !... Est-ce que vous n'étiez pas à la mairie comme moi ?... Est-ce que vous n'avez pas signé l'acte ?... Quand je vous ai posé les questions d'usage, est-ce que vous n'avez pas répondu "oui" ? [VIRGINIE:] Ça, c'est vrai !... [BARILLON:] Permettez, j'ai répondu "oui" ! A ce moment-là, tout le monde parlait à la fois !... J'avais un bandeau qui me bouchait les oreilles. Je ne pouvais pas entendre ! [PLANTUREL:] Alors, on ne répond pas "oui" quand on n'entend pas ! [MADAME JAMBART:] C'est évident !... [PLANTUREL:] Voulez-vous que je vous dise ?... C'est vous qui serez condamné. [BARILLON:] Moi ?... [PLANTUREL:] Oui !... parce que je vous attaquerai pour avoir abusé de ma bonne foi. [BARILLON:] Oh !... [MADAME JAMBART:] Parfaitement ! Parfaitement ! [BARILLON:] Ah ! c'est trop fort !... Eh bien ! nous verrons bien ! Ça m'est égal, je plaiderai tout de même !... et on le cassera, ce mariage !... Et vous aussi, vous serez cassé ! [PLANTUREL:] Ah ! c'est comme ça !... vous voulez absolument le rompre, ce mariage ?... Eh bien ! je vais vous en donner le moyen... et sans le secours des tribunaux ! [BARILLON:] Vous avez un moyen ? [PLANTUREL:] Oui. Vous m'avez provoqué ?... Vous me devez une réparation. Eh bien ! je vous tuerai !... [BARILLON:] Me tuer ? [MADAME JAMBART:] Et vous savez, Barillon, il est très fort aux armes ! [PLANTUREL:] Je vais chercher mes témoins. [BARILLON:] Hein ! mais attendez donc !... attendez donc !... [PLANTUREL:] Je ne veux rien entendre !... [BARILLON:] Mais si, voyons !... On peut causer !... on peut causer !... [PLANTUREL:] Persistez-vous à vous pourvoir en cassation ? [BARILLON:] Mais, sacrebleu !... Je ne peux pourtant pas rester le mari de madame Jambart ! [MADAME JAMBART:] Oh ! Pourquoi donc ça ? [BARILLON:] Ah ! Tiens ! [PLANTUREL:] Ah ! mais je ne vous y force pas ! si ça ne va pas, vous divorcerez. [BARILLON:] Hein, comment, je peux ?... Asseyez-vous donc ! [PLANTUREL:] il est toujours n 3 et BARILLON n 2. — Evidemment !... Sans compter que ça ne sera pas plus long !... Cassation ou divorce, c'est le même temps ! Et comme ça, au moins, vous serez comme tout le monde, vous ne serez pas un phénomène ! — Le mari de sa belle-mère — un veau à deux têtes ! [BARILLON:] Ah ! là, un veau ! [PLANTUREL:] Ça serait ridicule !... tandis que, là, vous divorcez... Eh ! bien, c'est un mari qui ne s'entend pas avec sa femme ; cela se voit tous les jours. [MADAME JAMBART:] Et... qui vous dit même que nous divorcerons ? [PLANTUREL:] Ah ! D'abord !... [BARILLON:] Ah ! bien, ça ! par exemple, je vous en réponds !... Ça n'est pas vous que je voulais épouser, n'est-ce pas ? c'est votre fille ! [PLANTUREL:] Mais elle est beaucoup trop jeune pour vous ! [BARILLON:] Ah ! mais dites donc ! c'est mon affaire ! [PLANTUREL:] Vous auriez l'air d'être son père. [VIRGINIE:] Songez que j'ai dix-huit ans ! [MADAME JAMBART:] Tandis que moi, j'en ai quarante-deux, et vous quarante. [BARILLON:] Eh bien ? [MADAME JAMBART:] Eh bien ! il y a moins loin de quarante à quarante-deux que de dix- huit à quarante. [BARILLON:] Vous avez des raisonnements, vous ! [PLANTUREL:] Alors, voyons, c'est convenu ? [BARILLON:] Eh bien !... Eh bien ! non ! non !... Je ne peux pas !... C'est plus fort que moi, je ne peux pas !... [MADAME JAMBART:] et VIRGINIE. — Oh !... [PLANTUREL:] Allons ! c'est bien !... Je vous tuerai ! [BARILLON:] Hein ! non !... eh bien ! si ! si ! là ! [TOUS:] Ah ! [PLANTUREL:] Allons donc ! [MADAME JAMBART:] Ah ! Barillon ! Barillon !... Virginie, embrasse ton beau-père ! [BARILLON:] Beau-père ! Ah ! non, pas ça ! pas ça ! c'est trop ! [PLANTUREL:] Allons, Barillon, vous me devez votre bonheur. Madame Barillon, votre serviteur !... [BARILLON:] Madame Barillon ! [MADAME JAMBART:] Il m'a appelée "madame Barillon". [BARILLON:] Madame Barillon !... ça, c'est madame Barillon. Je suis le mari de ma belle-mère et le beau-père de ma femme ! J'en deviendrai fou ! [MADAME JAMBART:] Ah ! Barillon, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi ! [BARILLON:] Ah bien ! si vous croyez que c'est pour vous !... [MADAME JAMBART:] Laissez-moi croire que c'est pour moi. Mariée !... je suis mariée !... VIRGINIE, qui est passée pendant ce qui précède derrière la table de droite et se trouve au n 3. — Ah ! merci de faire le bonheur de ma mère ! [BARILLON:] Ah ! [MADAME JAMBART:] Ah ! je suis heureuse ! Il me semble que j'ai dix-huit ans ! [BARILLON:] Ah ! cré nom d'un chien ! [MADAME JAMBART:] Barillon, ça prolonge ma vie d'au moins dix ans. [BARILLON:] Elle ne m'épargnera rien ! [MADAME JAMBART:] Est-ce que nous ne serons pas parfaitement heureux comme ça, tous les trois ensemble ? [VIRGINIE:] Oui, bien heureux ! [BARILLON:] Heureux... quand je vous perds ? [VIRGINIE:] Vous y gagnez maman ! [BARILLON:] Je ne cherche pas la quantité ! [VIRGINIE:] Et puis, vous ne me perdez pas. [MADAME JAMBART:] Ce sont les rôles qui changent, voilà tout ! [VIRGINIE:] Vous verrez comme ce sera gentil, monsieur Barillon ! [MADAME JAMBART:] Mais ne l'appelle donc pas monsieur Barillon. C'est ton beau-père. [BARILLON:] Papa ! [VIRGINIE:] Oh ! oui, c'est ça ! Ah ! mon petit papa ! [BARILLON:] Ah ! non, "papa", je vous en prie, pas ça ! Pas ça ! [PATRICE:] Ah ! monsieur Barillon ! Vous voilà ! [VIRGINIE:] Lui ! [BARILLON:] Vous ici, monsieur ! Vous avez l'audace ? Sortez ! [PATRICE:] Mais je viens... [BARILLON:] Sortez ! [PATRICE:] Je viens en parlementaire. [MADAME JAMBART:] Voyons, écoutez-le donc ! [BARILLON:] Eh ! bien, quoi ! qu'est-ce qu'il y a ? PATRICE, descendant en scène. — Ah ! monsieur, je viens de la mairie ; j'ai appris ce qui s'est passé. Hein ! par qui ? PATRICE. — Par les garçons. Ça court la municipalité. Ah ! monsieur, laissez-moi vous dire combien je regrette la scène inqualifiable de ce matin. Ah ! vraiment ? [PATRICE:] J'ai été bien coupable, mais c'est l'amour qui m'avait rendu fou. Je vous fais toutes mes excuses. [BARILLON:] C'est bien, monsieur, c'est bien ! [PATRICE:] Je viens vous dire que je fais des vœux pour votre bonheur. [BARILLON:] Ah !... [MADAME JAMBART:] Mais il est tout à fait gentil, ce jeune homme ! [PATRICE:] Madame Jambart est une femme digne de vous, aimée de sa famille, estimée de tous. Vous ne pouviez pas faire un meilleur choix. [BARILLON:] C'est bien, monsieur, ça suffit. Je ne vous demande pas votre avis. [PATRICE:] Et maintenant, monsieur, maintenant que la situation est changée, ce n'est plus à l'époux que je m'adresse, c'est au père. [BARILLON:] Hein !... [PATRICE:] J'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Virginie, votre belle-fille. [BARILLON:] Hein ! Qu'est-ce que vous dites ?... [PATRICE:] Je dis : J'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Virginie, votre belle-fille. [BARILLON:] Vous allez voir si je n'ai pas entendu ! Ah ! vous vous en mêlez aussi, vous !... Vous en êtes donc, de ce coup monté ! Vous en êtes ?... [PATRICE:] Quel coup monté ? [BARILLON:] Vous trouvez ça drôle de venir remuer vos ongles dans une plaie saignante. [MADAME JAMBART:] Quoi ! Quelle plaie saignante ? [BARILLON:] Eh bien ! Non, vous entendez, vous ne l'aurez pas ! [PATRICE:] Oh ! [VIRGINIE:] Papa ! mon petit papa ! [BARILLON:] Eh bien ! justement ! pour "papa, mon petit papa", vous ne l'aurez pas... Ah ! je suis le papa ! Donc je suis le maître, et voulez-vous que je vous dise ! Plutôt que de vous la donner, j'aimerais mieux l'épouser moi-même ! [TOUS:] Comment ? [BARILLON:] Eh ! En secondes noces. La loi le permet. Et puis, je ne veux plus vous voir. Il retourne au n 2 devant le canapé. [PATRICE:] remonte derrière le canapé et va rejoindre VIRGINIE qui est remontée aussi et se trouve devant la partie de droite, deuxième plan. J'ai besoin d'être seul !... Laissez-moi tous ! [MADAME JAMBART:] Comment, moi aussi ? [BARILLON:] Vous surtout !... Ah ! je vous en prie !... Partez, je sens que je ferais un malheur ! [MADAME JAMBART:] Ne l'irritez pas ! [PATRICE:] Mais au moins m'est-il permis d'espérer... [MADAME JAMBART:] Oui, oui, mais venez ! [PATRICE:] Nous partons, monsieur, nous partons. [BARILLON:] Je vais avoir une congestion, c'est sûr ! Je vais avoir une congestion !... Marié !... Je suis marié avec cette femme ! Que faire ! D'un côté, aimer une femme que je ne peux pas épouser, et de l'autre, avoir épousé une femme que je ne peux pas aimer ! Ah ! non, c'est trop ! [URSULE:] Ah ! Monsieur ! Vous êtes là ! [BARILLON:] Quoi ! Qu'est-ce que c'est ? [URSULE:] C'est une lettre pour Monsieur. [BARILLON:] C'est bien, donnez ! Ah ! c'est de Brigot ! [URSULE:] Qu'est-ce que c'est que ça, Brigot ? [BARILLON:] Est-ce que ça vous regarde ? [URSULE:] Alors, pourquoi Monsieur me dit-il : "Ah ! c'est de Brigot ! [BARILLON:] Ce n'est pas à vous que je parle. "Mon cher neveu, une dépêche me force de retourner à Troyes." Eh ! bien, qu'il y aille ! "Je viendrai te voir dans une quinzaine, à mon prochain voyage à Paris. Sois heureux avec ta jolie petite femme." Ma jolie petite femme ! [URSULE:] Ah ! c'est vrai, au fait, Monsieur, j'ai appris la bonne nouvelle. [BARILLON:] Quoi !... Quelle bonne nouvelle ? [URSULE:] Mais le mariage de Monsieur avec Mme Jambart. [BARILLON:] Ah ! bon, oui, merci bien ! [URSULE:] Ah ! que Monsieur a donc bien fait de changer d'idée ! Il est évident que Mademoiselle était beaucoup trop jeune. [BARILLON:] Oui ! bien, c'est bien ! ça suffit ! [URSULE:] Tandis qu'avec Madame, Monsieur est bien plus en rapport. Ça fait un couple charmant. [BARILLON:] Eh ! bien, bon ! c'est bon. [URSULE:] A l'office, nous sommes tous très contents. [BARILLON:] Voulez-vous vous en aller, vous ! Voulez-vous vous en aller ! [URSULE:] Mais, Monsieur, je venais vous apporter les vœux de la cuisine. [BARILLON:] Eh bien ! c'est bon, remportez les vœux. Allez ! [LE TELEGRAPHISTE:] Pardon ! il n'y a personne ? [BARILLON:] Comment "il n'y a personne". Il y a moi ! [LE TELEGRAPHISTE:] Une dépêche pour Mme Jambart. [BARILLON:] C'est bien. Merci. [LE TELEGRAPHISTE:] Nous avons appris au télégraphe la bonne nouvelle de votre mariage avec Mme Jambart. [BARILLON:] Hein ! toi aussi ? Veux-tu t'en aller ! [LE TELEGRAPHISTE:] Mais, Monsieur... [BARILLON:] Veux-tu filer ! [LE TELEGRAPHISTE:] Eh bien ! Et le pourboire ? [BARILLON:] Attends un peu ! Je t'en ficherai, des pourboires ! Allez, débarrassez-moi de ça ! [LE TELEGRAPHISTE:] Eh ! va donc, panné ! [BARILLON:] Panné ! " Il m'a appelé "panné". On dirait que chacun se donne le mot pour m'horripiler. Ah ! j'en ferai une maladie ! [MADAME JAMBART:] elle a un peignoir très élégant et porte les cheveux dans le dos comme une jeune fille. — Ah ! mon cœur bat ! Il bat comme à une petite vierge !... Où est-il ? Ah ! le voici ! Pourvu qu'il me trouve gentille. [BARILLON:] Ah ! Virginie ! Ah ! c'est elle !... Oh ! là ! là ! [MADAME JAMBART:] Je vous demande pardon, mon ami, mais le bonheur... [BARILLON:] Ah ! Oui, c'est vrai ! Me voilà revenu à la réalité. J'oubliais ! Vous ne pouviez pas me laisser dormir ? [MADAME JAMBART:] Est-ce qu'on dort le jour de ses noces ? [BARILLON:] Ah, bien ! Vous verrez si je ne dormirai pas, par exemple. [MADAME JAMBART:] Est-ce que je ne ferai pas une mariée aussi bien que tant d'autres ? Tenez, regardez ! [BARILLON:] Retirez donc ça !... Si elle n'a pas l'air d'un singe savant ! [MADAME JAMBART:] Ah ! je suis si contente ! [BARILLON:] Oh ! Et puis ne gambadez pas comme ça ! [MADAME JAMBART:] Moi ? [BARILLON:] C'est vrai ! Vous êtes là à faire la petite folle, [MADAME JAMBART:] Barillon ! Vous êtes froid. Sachez que j'ai toujours rendu mes maris heureux. [BARILLON:] Là ! ça m'étonnait qu'elle ne l'eût pas encore dit. [MADAME JAMBART:] Allez demander à ce bon Pornichet s'il a eu à se plaindre de moi de son vivant. [BARILLON:] Moi ?... Je vous remercie bien. [MADAME JAMBART:] Et à ce pauvre Jambart ! Il m'a connue bien peu de temps, car il est parti le lendemain de ses noces. [BARILLON:] Le veinard ! [MADAME JAMBART:] Mais, c'est égal, il a eu le temps d'apprécier son bonheur avant que la mer ne l'engloutît. Allez le lui demander aussi !... [BARILLON:] Mais allez-y donc vous-même. [MADAME JAMBART:] Ah ! Barillon ! Vous m'aimerez, aussi vrai......aussi vrai que cette boulette de papier est là. [BARILLON:] Cette boulette ?... ah ! à propos, c'est une dépêche pour vous. [MADAME JAMBART:] Pour moi ? [BARILLON:] Oui, on l'a apportée. Comme vous étiez absente, je l'ai mise là. [MADAME JAMBART:] Eh ! bien, donnez-la moi. [BARILLON:] Mais prenez-la donc vous-même. [MADAME JAMBART:] Oh ! voyons, Barîllon, soyez galant. [BARILLON:] Ah !... c'est votre busc... c'est votre busc qui vous gêne. Tenez, la voilà, votre dépêche. [MADAME JAMBART:] Eh bien ! Elle est dans un joli état ! Madame Jambart, avenue Marceau... — Voir rue de la Pompe. — Voir avenue des Ternes. — Voir rue Caumartîn. [BARILLON:] Sapristi ! Voilà une dépêche qui a fait du chemin. [MADAME JAMBART:] Toutes mes adresses depuis deux ans ! Qui est-ce qui peut bien me télégraphier ?... Ah ! mon Dieu !... [BARILLON:] Hein ! Qu'est-ce que vous avez ?... Ah, mon Dieu ! Au secours, Virginie ! [VIRGINIE:] Ah ! mon Dieu ! Maman, maman ! [PATRICE:] Qu'est-ce qu'il y a ? [BARILLON:] Voyons ! Qu'est-ce que vous avez ? [MADAME JAMBART:] Ah ! Barillon !... [TOUS:] Quoi ? quoi ? [MADAME JAMBART:] Jambart ! Jambart est vivant. [VIRGINIE:] et PATRICE. — Hein ? [BARILLON:] Jamb... ! Jamb... ! Jambart est... ! Qu'est-ce que vous dites ? [MADAME JAMBART:] Cette dépêche !... c'est de lui !... il revient !... ah ! [BARILLON:] Ah ! [VIRGINIE:] Ah 1 mon Dieu ! Ils se trouvent mal tous les deux ! Venez donc m'aider ! [PATRICE:] Oui. [BARILLON:] et MADAME JAMBART, toujours en syncope, poussant un grand soupir. — Ah ! [MADAME JAMBART:] Ah ! mes enfants ! mes enfants !... Tout à coup, elle pousse un hurlement strident qui remet BARILLON à lui-même. Ah ! [TOUS:] Quoi ? [MADAME JAMBART:] Ah ! mon Dieu ! mais alors, s'il est vivant, il est aussi mon mari ! [TOUS:] Oui. [MADAME JAMBART:] Ah ! mon Dieu ! Je suis bighomme ! ! ! [TOUS:] Oh ! [BARILLON:] Et moi aussi ! [MADAME JAMBART:] Vous, mais vous n'avez qu'une femme ! [BARILLON:] J'ai une femme et un mari ! [MADAME JAMBART:] Mais alors, on va nous traîner devant les tribunaux ? [BARILLON:] Nous n'avons qu'une chose à faire : partons pour la Turquie. [MADAME JAMBART:] Ah ! Barillon ! quelle situation ! [TOUS:] Ah ! [PATRICE:] Mais si, mais si, que diable ! Il faut réagir ! Vous êtes des hommes ! Après tout, qu'est-ce qui vous prouve que la dépêche est authentique ? [TOUS:] Ah ! mon Dieu ! mais c'est vrai ! [PATRICE:] C'est peut-être une farce qu'on a voulu vous faire. [TOUS:] Au fait !... [PATRICE:] C'est aujourd'hui le 1er avril. [TOUS:] Mais oui, mais oui. [BARILLON:] C'est un poisson d'avril ! [TOUS:] C'est évident ! C'est un poisson d'avril ! [MADAME JAMBART:] Ah ! mon Dieu ! quelle émotion nous avons eue ! [BARILLON:] — Que c'est stupide de faire des farces pareilles ! Aussi fallait-il que nous fussions bêtes de croire qu'il était vivant ! [PATRICE:] Parbleu ! s'il l'était, depuis deux ans, il serait revenu. [MADAME JAMBART:] D'ailleurs, c'est connu. Son bateau a fait naufrage. Tout l'équipage a péri dans les flots. [BARILLON:] C'est évident !... Il a été dévoré par les poissons. [MADAME JAMBART:] Mais oui, il a été mangé !... [TOUS:] Il a été mangé ! il a été mangé ! [URSULE:] Monsieur Jambart ! [TOUS:] Jambart ! Jambart ! Jambart ! [URSULE:] Eh bien ! Ils partent ? [JAMBART:] Ah ! Vous m'avez annoncé ? [URSULE:] Ah ! [JAMBART:] Eh ! bien, quoi donc, la pitchoune ? On dirait que je vous fiche le trac. [URSULE:] Non, Monsieur, non ! [JAMBART:] Que diable ! C'est moi, Jambart ! on m'a cru mort ! Je ne le suis pas, et voilà tout ! [URSULE:] Ah ! Vous n'êtes pas mort ? [JAMBART:] Tiens ! tu badines ! Est-ce que je n'ai pas l'air d'un homme vivant ? Tiens ! regarde ! si je suis un homme vivant. [URSULE:] Ah ! Monsieur ! [JAMBART:] Troun de l'air !... ça a beau être une camériste, quand on a été naufragé dans une île déserte, on trouve tout de même que c'est une femme. [URSULE:] Tiens ! mais qu'est-ce que je suis donc ? [JAMBART:] C'est juste ! Tu es du sexe ! Ah, çà ! dis-moi, et ma femme ? URSULE. — Votre femme ? Oui, enfin, Mme Jambart, ma moitié. [URSULE:] Hum !... Ce n'est plus qu'un quart. [JAMBART:] Elle a diminué ?... Elle a maigri, c'est le chagrin. [URSULE:] Oui, le chagrin, sans doute ! Après tout, j'aime autant que ce soit elle qui le lui dise ! [JAMBART:] Elle m'a tant aimé... en une nuit, la petite ! : Dis donc, à propos, descends chez le concierge. Tu trouveras différents paquets que tu monteras : ma valise, des armes et... un phoque. [URSULE:] Un phoque ? [JAMBART:] Oui, pendant mon séjour dans l'île, je l'ai dressé. S'il t'appelle "maman", ne t'inquiète pas, c'est le résultat de l'éducation. [URSULE:] Un phoque ! Mais où le mettrai-je ? [JAMBART:] Tu le mettras dans la baignoire. Ah ! dis donc, as-tu de l'eau de mer, ici ? [URSULE:] Non. Il n'en vient pas encore ! [JAMBART:] Eh ! bien, c'est égal ! Tu lui fourreras de l'eau ordinaire avec du sel de cuisine. Il n'est pas exigeant, le pauvre, il ne s'en apercevra pas ! [URSULE:] Non ? [JAMBART:] Et puis, à Paris, il faut qu'il s'habitue aux falsifications. Allons, va ! [URSULE:] Oui, monsieur. Je vais mettre le phoque dans le bain. [JAMBART:] C'est ça, va, va ! Ah ! ça fait plaisir de se retrouver chez soi ! mais où est donc tout le monde, ma femme, ma belle-fille ? Elles doivent être dans l'appartement. Je vais faire le tour du propriétaire. [VOIX DE BARILLON:] On n'entre pas ! [JAMBART:] Ah ! pardon !... Ça doit être le cabinet de toilette ! Il va à la porte de droite, deuxième plan. Pauvre femme ! Je devine sa joie quand elle va me revoir. [VOIX DE MADAME JAMBART:] On n'entre pas ! JAMBART. — Mais c'est elle, c'est sa voix ! Frédégonde, ouvre-moi, mais ouvre-moi donc ! Hé ! que diable ! qu'est-ce qui t'arrête ? C'est moi, ton homme ! Viens donc embrasser ton époux ! [MADAME JAMBART:] Emile ! [JAMBART:] Eh ! oui, c'est moi ! Ton Emile ! Ah, chère ! quelle joie de te revoir ! Ah ! Mais laisse-moi te regarder ! Ah ! Oh ! elle a un coup de vieux ! [MADAME JAMBART:] Alors, c'est vous ? [JAMBART:] Oui, ça t'étonne ! eh !... Et moi donc, je me demande si je rêve ! J'en ai vu de rudes, va ! [MADAME JAMBART:] On m'avait dit que tu avais été mangé par les poissons. [JAMBART:] Non, j'ai manqué seulement. Quand je suis tombé à l'eau, j'ai vu un requin qui me reluquait ; alors je me suis dit : "Toi, mon vieux, tu veux me goûter, eh ? " Et au moment où il se retournait, je l'ai étranglé ! Ça a fait un exemple. Quand les autres ont vu ça, il se sont dit : "C'est un homme de Marseille, ne nous y frottons pas. [MADAME JAMBART:] Vraiment ? [JAMBART:] Mais je te raconterai ça. En ce moment, je suis tout à la joie de te revoir. Si tu savais quel trésor de tendresse, d'amour, je t'apporte. J'en ai fait collection ! [MADAME JAMBART:] Ah ! [JAMBART:] Je te rapporte tout. [MADAME JAMBART:] Vous êtes bien gentil d'avoir pensé à moi. [JAMBART:] Allons, Frédégonde, sur mon sein. [MADAME JAMBART:] Ah ! mon Dieu ! Et l'autre qui est par là ! [JAMBART:] Mais qu'est-ce que tu as ? Je te trouve froide ! [MADAME JAMBART:] Moi ? [JAMBART:] Que diable ! après deux ans de séparation, tu me marchandes les baisers. Est-ce que tu ne m'aimes plus ? [MADAME JAMBART:] hésite, puis. — Si. [JAMBART:] Ah ! c'est qu'il va falloir rattraper le temps perdu. Il va falloir aimer pour deux. [MADAME JAMBART:] Ah ! oui, pour deux ! [JAMBART:] Décidément, elle est froide. Mais qu'est-ce que c'est que cette robe ? [MADAME JAMBART:] Ça ?... c'est une robe de mariée ! [JAMBART:] Je le vois bien. Eh, parbleu ! j'y suis !... c'est pour Virginie ! Hé ! c'est Virginie qui se marie ! [MADAME JAMBART:] Oui, oui, justement. [JAMBART:] Ah ! où est-elle cette brave enfant ? Elle doit avoir grandi. Virginie ! Virginie ! [MADAME JAMBART:] Ah ! mon Dieu ! Je n'oserai jamais lui avouer. [JAMBART:] Virginie ! Eh ! Virginie ! Ah ! la voilà ! Virginie, sur mon sein, que je te presse. [VIRGINIE:] Vous ? quel bonheur ! JAMBART, il la fait descendre en scène et se trouve au n 2. — Il paraît que j'arrive bien. Tu te maries, hé ? Moi ? [JAMBART:] Mais, c'est évident, toi ! Pourquoi est-ce que tu t'agites comme ça, toi ? [MADAME JAMBART:] Moi ?... mais... [JAMBART:] Enfin, est-ce que tu ne te maries pas ? [VIRGINIE:] C'est-à-dire que j'ai été à la mairie ce matin, mais... [MADAME JAMBART:] Mais le mariage à l'église n'a pas encore eu lieu. [JAMBART:] Ah ! tant mieux ! J'y assisterai. Alors la mairie, c'est fait. Et avec qui est-ce qu'on t'a mariée à la mairie ? [VIRGINIE:] Avec M. Barillon, mais... [MADAME JAMBART:] Mais... mais pas avec d'autres. [JAMBART:] Quoi ? [MADAME JAMBART:] Je dis : pas avec d'autres. [JAMBART:] Qu'est-ce que tu me chantes ? pas avec d'autres ! Est-ce que tu veux qu'elle en épouse trente-six ? [MADAME JAMBART:] Non. [JAMBART:] Eh ! bien, alors. Est-ce qu'elle aurait reçu aussi un coup de timbre ? Eh bien ! où est-il ce Barillon ? Je veux le voir, moi ! [MADAME JAMBART:] Il est là ! Ah ! ma foi, tant pis ! Après tout, j'aime mieux que ce soit lui qui le lui dise ! [JAMBART:] Barillon ! Barillon ! Eh ! ouvrez donc ! [VOIX DE BARILLON:] Non, non ! [JAMBART:] Eh ! si ! Eh ! arrivez donc, Barillon ! [BARILLON:] Euh ! JAMBART, tirant par la main BARILLON qui résiste et le faisant descendre en scène. — Arrivez donc ! Vous êtes de la famille. Vous dites ? [JAMBART:] Je sais tout ! On m'a tout appris. [BARILLON:] Hein ! vous savez ? Quoi, vous lui avez dit ? [MADAME JAMBART:] Je lui ai dit et je ne lui ai pas dit. [JAMBART:] Quoi ! "Tu ne m'as pas dit" ?... Si, tu m'as dit ; tu m'as annoncé le mariage. [BARILLON:] Et ça vous a été égal ? [JAMBART:] Moi ?... j'ai été enchanté !... Je me suis dit : c'est un de plus dans le ménage. [BARILLON:] Eh bien ! il prend bien les choses. [JAMBART:] Vous verrez comme nous nous entendrons bien. Quand on est destiné à vivre ensemble, on se fait des concessions réciproques, hé ! [BARILLON:] Evidemment ! D'ailleurs, ce n'est que pour un temps. [JAMBART:] Comment, pour un temps ! [BARILLON:] Je l'ai épousée, mais je vous promets que nous divorcerons. [JAMBART:] Comment, divorcer !... mais ça ne se fait pas, ces choses-là ! [BARILLON:] Comment ! Il veut que je garde sa femme ! [JAMBART:] Qu'est-ce qui vous déplaît là-dedans ? Virginie est une femme charmante. [BARILLON:] Virginie ? [JAMBART:] Eh ! bien, oui, votre femme. [BARILLON:] Hein ! Il ne sait donc rien ?... Vous ne lui avez donc pas dit ? [MADAME JAMBART:] Non ! J'ai voulu, mais ça n'est pas sorti. [JAMBART:] Eh ! bien, qu'est-ce qu'il y a ? [MADAME JAMBART:] Voyons, du courage ! Dites-lui la nouvelle. [BARILLON:] Comment, Vous voulez ? [MADAME JAMBART:] M. Barillon a quelque chose à vous dire. [BARILLON:] Oh ! ça ne presse pas. [MADAME JAMBART:] Nous reculons pour mieux sauter. [JAMBART:] Eh bien ! je vous écoute. [BARILLON:] Eh ! bien, voilà !... dans la vie, le... la... les... Et vous avez fait un bon voyage ? [JAMBART:] C'est ça que vous aviez à me demander ? [BARILLON:] Oui, précisément. [MADAME JAMBART:] Mais voyons ! [BARILLON:] Laissez donc !... Je prends un biais. [JAMBART:] Mon voyage ? Ah ! c'est toute une odyssée ! [BARILLON:] Eh ! bien, allez ! prenez votre temps ! prenez votre temps ! [MADAME JAMBART:] Mais alors, quand lui direz-vous ? [BARILLON:] Eh ! bien, attendez ! Tout à l'heure !... plus tard... quand j'aurai trouvé le joint, on ne peut pas dire comme ça de but en blanc à un monsieur : "Dites donc, vous savez, j'ai épousé votre femme ! " Il faut des formes. [VIRGINIE:] Ah ! mon Dieu ! il n'osera jamais. [JAMBART:] Quoi ? [VIRGINIE:] Rien ! [BARILLON:] Vous disiez donc que ce voyage... [JAMBART:] Vous savez que j'étais parti pour pêcher la morue !... [BARILLON:] Ça rime. [JAMBART:] Vous dites ? [BARILLON:] Je dis : voyage et naufrage, ça rime. [JAMBART:] Oui. Il est bête, mon gendre. Ah ! je m'en souviendrai toujours, un grand craquement dans la coque, suivi d'un grand cri. [LES DEUX FEMMES:] Oh ! [JAMBART:] Et puis, de l'eau ! de l'eau ! [BARILLON:] C'était la mer ! [JAMBART:] Oui. Décidément, il est bête ! Je coulais, je coulais !... Et puis, quand j'eus fini de couler, je remontai, je remontai jusqu'à la surface ; je regardai autour de moi, la mer était toujours là ! [BARILLON:] Ah ! encore ? [JAMBART:] Oui, encore ; et toujours en furie !... Des vagues partout, partout... et de tout ce qui fut notre bateau, il ne restait plus que moi. Oh ! ç'a été un coup !... Je restai là un moment à m'arracher les cheveux de mes deux mains. [BARILLON:] Vous aviez pied ? [JAMBART:] Mais non, voyons, puisque j'étais en pleine mer. [BARILLON:] Ah ! je croyais. Comme vous vous arrachiez les cheveux. [JAMBART:] Eh ! bien, quoi ! je m'arrachais les cheveux en faisant la planche. [BARILLON:] Ah ! oui, c'est juste. Oui, il faisait la planche et puis de temps en temps, alors, il arrachait ! [JAMBART:] Au bout d'une heure de natation, je commençais à m'embêter sur l'eau, lorsque j'aperçus à l'horizon, à une dizaine de lieues, une île déserte. [MADAME JAMBART:] A quoi voyais-tu qu'elle était déserte ? [JAMBART:] A ce qu'il n'y avait personne. Alors je me dis : voilà mon affaire. Seulement, comme mes vêtements étaient mouillés... [BARILLON:] Il pleuvait ? [JAMBART:] Mais non !... puisque j'étais dans la mer. [BARILLON:] Ah !... c'est juste, comme ils étaient avec vous. [JAMBART:] Naturellement ! Quelle croûte !... Et alors, comme ils me gênaient, je m'arrêtai un instant pour les ôter ! [MADAME JAMBART:] Eh ! mais, la voilà ! la voilà, la clef de l'énigme. Voilà pourquoi on vous a cru perdu. [JAMBART:] Comment ? [MADAME JAMBART:] Ces vêtements ont été retrouvés avec tous vos papiers sur le rivage de Terre-Neuve où la mer les avait apportés. [JAMBART:] Comment, la mer a fait ça pour eux ? Eh bien ! ils ont de la veine ! Si j'avais su, je ne les aurais pas quittés ! [BARILLON:] Mais pourquoi n'avez-vous pas cherché à aller à Terre-Neuve ? [JAMBART:] Tiens ! Je voudrais vous y voir, vous, en pleine mer ! Si encore j'avais eu une boussole. [BARILLON:] Vous l'aviez perdue ? [JAMBART:] Oh ! oui !... Pour le moment, j'avais cette île comme objectif. Donc, je me remets en route... et au bout de sept heures d'horloge, j'accoste. [MADAME JAMBART:] Tu étais sauvé. [JAMBART:] Oui, mais quelle existence après !... Deux ans dans cette île, livré à moi-même, sans abri, ne vivant que de ma pêche, quelquefois crevant de faim !... [MADAME JAMBART:] Ah ! mon Dieu ! c'est horrible ! [BARILLON:] Oui, c'est horrible !... Deux ans sans manger ! mais vous avez peut-être faim ? [MADAME JAMBART:] Oui, c'est vrai ! [BARILLON:] Mais oui, mais oui ! Allez lui chercher quelque chose. [JAMBART:] Non ! non ! [VIRGINIE:] Je vais aller chercher quelque chose, ce que je trouverai. [BARILLON:] Oui, n'importe quoi, une croûte. [JAMBART:] La chère petite. Elle est mignonne. Ah ! oui, mes amis, cela a été dur ! Mais ce qui m'a fait plus de mal, c'est l'isolement. Ah ! que n'étais-tu là, Frédégonde ! A nous deux nous aurions repeuplé l'île. Moi seul, je ne pouvais pas y penser. [BARILLON:] Naturellement. [JAMBART:] Mais je te retrouve ! Ah ! chère !... Sur mon sein que je te presse. [BARILLON:] Et dire que je suis là, moi. [JAMBART:] Mais, à propos, je ne t'ai pas vue depuis notre nuit de noces. Je voulais te demander : nous n'avons pas d'enfant ? [MADAME JAMBART:] Non ! [JAMBART:] Ah ! alors, chou-blanc !... Eh bien ! c'est à refaire. [BARILLON:] Comment, c'est à refaire ! [MADAME JAMBART:] Ça ne peut pas durer plus longtemps. Mettez-le au courant de la situation. [BARILLON:] Oh ! là ! là ! Comme c'est facile ! Enfin, il le faut ! Monsieur Jambart ! [JAMBART:] Mon garçon ? [BARILLON:] Eh ! eh ! eh ! [JAMBART:] Eh ! bien, quoi ! eh ! eh ! eh ! Qu'est-ce que vous avez à rire ?... Il est gai, ce garçon !... Bête, mais gai. [BARILLON:] C'est une idée qui me venait. Je me disais, en revenant, comme vous êtes revenu, n'est-ce pas, enfin, ça aurait pu arriver. [JAMBART:] Mais quoi ? quoi ? [BARILLON:] Eh ! bien, si votre femme !... Elle en avait le droit, n'est-ce pas, puisqu'elle se croyait veuve. Eh bien !... si... si vous l'aviez trouvée remariée, hein ?... Quelle tête auriez-vous faite ? [JAMBART:] Quelle tête ? Ah ! blagueur ! [BARILLON:] Oui !... Heigne ! ça y est ! [JAMBART:] La tête que j'aurais faite ? .. Eh ! bien, je n'en aurais pas fait. [BARILLON:] Oui ?... Eh ! bien, alors... [JAMBART:] Eh bien ! alors, le premier des deux que j'aurais rencontré, je l'aurais tué. [MADAME JAMBART:] et BARILLON, reculant instinctivement. — Hein ! BARILLON, à Mme JAMBART, la faisant passer devant lui, au n 2. — Le premier ? Passez devant ! Passez devant ! [JAMBART:] Quant à l'autre, je lui aurais fait son affaire. [BARILLON:] Ah ! mon Dieu !
[URSULE:] Monsieur Planturel. [BARILLON:] Le maire ? Je n'y suis pas. [MADAME JAMBART:] Non, nous n'y sommes pas ! Nous n'y sommes pas ! [JAMBART:] Hein ! [PLANTUREL:] Comment, vous n'y êtes pas ! [BARILLON:] et MADAME JAMBART, le repoussant dehors. — Non ! non !... Allez-vous-en ! [PLANTUREL:] Ah çà ! vous n'avez pas fini ? [BARILLON:] Hein ! Si, oui, chut !... Taisez-vous. Allons nous promener ! Allons nous promener. [PLANTUREL:] Pardon !... Il faut que je vous parle à propos du mariage. [BARILLON:] Hum ! oui... Ah ! ah ! ah ! [PLANTUREL:] Le scandale que je voulais éviter a éclaté. [JAMBART:] Quel scandale ? [BARILLON:] Il ne se taira pas ! [MADAME JAMBART:] Je défaille. [PLANTUREL:] Je crois donc que le mieux maintenant est de vous pourvoir carrément en cassation. [BARILLON:] Oui, oui, c'est entendu ! .. N'en parlons plus. [PLANTUREL:] Comment, n'en parlons plus ! [JAMBART:] En cassation, pourquoi en cassation ? [PLANTUREL:] Eh ! bien, pour le mariage de madame !... [JAMBART:] Hein ? [PLANTUREL:] Que j'ai mariée ce matin avec M. Barillon. [JAMBART:] Avec Barillon ! ! ! Ah ! [MADAME JAMBART:] et BARILLON, effrayés. — Ah ! [PLANTUREL:] Eh ! bien, qu'est-ce qui vous prend ? [JAMBART:] Vous avez marié Barillon avec ma femme ?... Vous avez épousé ma femme ?... Vous avez épousé Barillon ? Je vous tuerai tous les trois ! Ah !... [TOUS:] Ah !
[PLANTUREL:] Alors, ils ne sont pas là ? [URSULE:] Non, monsieur, madame et messieurs ses maris sont sortis. [PLANTUREL:] C'est embêtant ! Et, dites-moi, vous n'avez pas reçu une dépêche pour moi ? [URSULE:] Ici, à Bois-Colombes ? [PLANTUREL:] Oui, comme j'avais l'intention, en revenant de Mantes, de m'arrêter à Bois- Colombes, j'avais dit qu'on me télégraphiât ici. [URSULE:] Il n'est rien arrivé, monsieur. [PLANTUREL:] Diable ! alors l'affaire ne sera pas venue aujourd'hui. [URSULE:] Quelle affaire ? [PLANTUREL:] Eh ! bien, la cassation du mariage ! [URSULE:] Je crois que monsieur se trompe, car ici on n'attend la solution que pour jeudi prochain. [PLANTUREL:] Dans huit jours ? Allons, ça va bien ! Mais, dites-moi, quelle diable d'idée avez-vous eue de venir vous enterrer à Bois-Colombes ? [URSULE:] Oh ! pardon ! je vous prie de croire que je n'y suis pour rien ! [PLANTUREL:] Je le pense bien ; mais enfin, au milieu d'avril, et par le froid qu'il fait, c'est un fichu goût de venir geler à la campagne. [URSULE:] Dame ! Monsieur, nous y avons été forcés ; on nous a fait une telle vie à Paris !... [PLANTUREL:] Comment ça ? [URSULE:] Après le retour de M. Jambart, n'est-ce pas ? quand il a trouvé sa femme mariée à M. Barillon. [PLANTUREL:] Il a voulu tout tuer !... [URSULE:] Oui ! Eh ! bien, il n'a rien tué du tout ! Seulement, comme ils se trouvaient tous les deux également les maris de Mme Jambart, ils ont pris le parti, jusqu'à ce que le second mariage fût cassé, d'attendrie tous les trois ensemble. [PLANTUREL:] Tous les trois ensemble ? [URSULE:] Ça vous paraît drôle, hein ?... Ils ont trouvé plus sage et plus commode d'entrer en conciliation. [PLANTUREL:] Alors, c'est un mariage en société ? [URSULE:] Voilà ! Seulement, ils ont posé des conditions. [PLANTUREL:] C'est ça !... Ils ont fait des statuts ! [URSULE:] Des statues ? oh ! non, monsieur, ils ne savent pas. [PLANTUREL:] Oui, vous avez raison. Faites donc de l'esprit !... des perles aux... [URSULE:] Monsieur ?... [PLANTUREL:] Rien ! Mais tout cela n'explique pas votre fuite de Paris ! [URSULE:] Et l'opinion publique, monsieur ! Le bruit de ce mariage légitime à trois n'a pas tardé à se répandre dans le quartier. Dès le lendemain, le fruitier, monsieur, m'a dit : "C'est dégoûtant ! [PLANTUREL:] Comment, il a dit ça, le fruitier ? [URSULE:] Oui, monsieur ! et un beau matin, le propriétaire nous a donné congé. Il nous a fait dire qu'il ne louait pas ses appartements à des Orientaux. [PLANTUREL:] Et c'est pour cela que vous avez loué ici, à Bois-Colombes. Y êtes-vous plus tranquilles, au moins ? [URSULE:] Ah ! bien, oui ! il y a huit jours que nous y sommes, et l'on nous montre déjà du doigt. Madame et messieurs ses maris ne peuvent plus mettre les pieds dehors sans être suivis par les gamins. On a même fait une chanson sur eux ! [PLANTUREL:] Une chanson ? [URSULE:] Oui, monsieur. [PLANTUREL:] Elle est bien bonne ! [URSULE:] Parbleu !... C'est la chanson à la mode. Enfin, c'est encore pire qu'à Paris. Aussi j'en ai plein le dos de leur baraque et je vais me chercher une place. PLANTUREL. — Fi. au milieu de tout ça, quelle tête fait Mme Jambart entre ses deux maris ? Quelle tête ? Eh ! bien, elle en fait une !... Pensez donc !... avoir deux maris et ne pouvoir être la femme d'aucun, c'est raide ! [PLANTUREL:] Si l'on peut dire !... Et M. Jambart n'a pas repris ses droits ? [URSULE:] Mais non, monsieur ! justement, c'est dans les conditions ! Vous comprenez, elle est aussi bien la femme de l'un que de l'autre. Eh bien ! si elle devient la femme de l'un, qu'est-ce que devient l'autre ? Hein ?... PLANTUREL. — Eh ! bien, il le devient !... Voilà !... Monsieur a le mot pour rire. [PLANTUREL:] Avec tout ça, ils ne rentrent pas. Où sont-ils donc ? Ça va finir tard ? [URSULE:] Oh ! attendez-les cinq minutes. Tenez ! c'est peut-être eux. Je cours leur ouvrir ! [PLANTUREL:] Oui. Allez. Non ! ça n'est pas eux, c'est un homme ! [URSULE:] Non, monsieur, ils ne sont pas là ! [BRIGOT:] Diable ! diable !... Et moi qui arrive de Troyes pour les voir ! [URSULE:] Mais ils ne vont pas tarder ! Voilà monsieur qui les attend aussi. [BRIGOT:] Tiens ! Monsieur le Maire ! [URSULE:] Ah ! ils se connaissent ! Eh bien ! je les laisse ! [BRIGOT:] Bonjour, monsieur. [PLANTUREL:] Monsieur ! Qu'est-ce que c'est que celui-là ? [BRIGOT:] Et vous allez bien depuis que je ne vous ai vu ? [PLANTUREL:] Parfaitement ! Parfaitement ! Qui diable peut-il être ? [BRIGOT:] Vous ne me reconnaissez pas ? [PLANTUREL:] Si, si... Voyons, mon tailleur ? non ; mon épicier ? non. [BRIGOT:] Vous savez bien, vous vous êtes adressé à moi quand vous cherchiez des bottes. [PLANTUREL:] Ah ! c'est mon cordonnier. Je vous demande pardon, je ne vous remettais pas. Eh bien, je ne suis pas fâché de vous voir, vous ! [BRIGOT:] Ah ! [PLANTUREL:] D'abord, je les voulais en veau. Elles sont en chevreau. [BRIGOT:] Ah ! ben, mon Dieu ! Qu'est-ce que ça peut me fiche ? [PLANTUREL:] Et puis tenez, tâtez le cou-de-pied. [BRIGOT:] Mais non, je vous remercie. [PLANTUREL:] Si, pour vous rendre compte. [BRIGOT:] Il est absolument toqué ce maire-là. Enfin, si ça peut lui faire plaisir !... Oui, en effet. Eh ! bien, moi, tenez, les miennes, c'est l'empeigne qui me gêne. [PLANTUREL:] Ça, les vôtres, je m'en fiche ! [BRIGOT:] Il est superbe ! Je me fiche encore plus des siennes. [PLANTUREL:] Enfin, vous verrez, ma bonne ira vous porter mes bottines demain. [BRIGOT:] Ses bottines, mais qu'est-ce qu'il veut que j'en fasse ! [PLANTUREL:] Allons, au revoir, mon garçon ! [BRIGOT:] Mon garçon !... [URSULE:] Vous vous en allez, monsieur ? [PLANTUREL:] Oui, je vais les rejoindre au théâtre. [BRIGOT:] Avance ici, toi. Dis-moi ! ils vont bien les nouveaux époux ? [URSULE:] Les nouveaux époux ? [BRIGOT:] Oui, voilà trois semaines qu'ils sont mariés et que je n'ai pas de leurs nouvelles. [URSULE:] Des nouvelles de qui ? [BRIGOT:] Eh ! bien, de mon neveu et de sa jolie petite femme. [URSULE:] Oh ! jolie petite femme ! [BRIGOT:] Quoi ! Qu'est-ce que vous avez à la débiner, vous ? Vous ne trouvez peut-être pas Virginie jolie ? [URSULE:] Oh ! elle, si ! [BRIGOT:] Eh ! bien, alors !... Et avec la mère de Virginie, comment s'entend-il ? [URSULE:] Qui ? [BRIGOT:] Eh ! bien, mon neveu, Barillon. Est-ce qu'il fait bon ménage avec la mère ? [URSULE:] Ah ! Monsieur sait !... ça va cahin-caha. [BRIGOT:] Parbleu ! c'est toujours comme ça ! C'est toujours par les mères que ça pèche. [URSULE:] Enfin, pour donner à monsieur une idée de l'état des choses, ils font chambre à part. [BRIGOT:] Qui ? [URSULE:] M. Barillon. [BRIGOT:] Avec Virginie ? [URSULE:] Oh ! Non, monsieur ! avec sa mère. [BRIGOT:] Comment, avec sa mère !... Eh bien ! il ne manquerait plus que ça ! [URSULE:] Ah bien ! je trouve qu'elle est bien bonne de tolérer un pareil manque d'égards. [BRIGOT:] Mais elle est épouvantable cette fille. Dis-moi, ma chambre est-elle prête ? [URSULE:] Pas encore, monsieur. [BRIGOT:] Eh ! bien, qu'est-ce que tu attends ? Je tombe de fatigue. J'arrive de Troyes, moi, si je n'en ai pas l'air. [URSULE:] Oh ! si, monsieur, vous avez bien l'air ! [BRIGOT:] Qu'est-ce que tu dis ? [URSULE:] Rien, monsieur. Je vais préparer votre chambre. Si, en attendant, vous voulez aller vous étendre par là, il y a une chaise-longue. Dites donc, monsieur, voulez-vous votre oreiller en plume ou en crin ? [VOIX DE BRIGOT:] En varech ! [URSULE:] Je n'ai pas de varech ! Ah ! je lui fourrerai des copeaux. [PATRICE:] Eh !... Psitt ! [URSULE:] Vous, monsieur Patrice ! [PATRICE:] Oui, je les ai vus sortir, alors, je viens. [URSULE:] Comment, vous êtes venu à Bois-Colombes ? [PATRICE:] Oui. Mademoiselle Virginie n'est pas là ? [URSULE:] Si, mais elle a la migraine. Alors, elle s'est couchée. [PATRICE:] Bien. Alors, conduisez-moi vers elle. [URSULE:] Mais, monsieur, c'est impossible ! [PATRICE:] J'aurais pourtant bien voulu la voir, parce que si je suis venu, c'est pour faire une dernière tentative. [URSULE:] Ah ! bien ! M. Barillon a bien recommandé que si vous vous présentiez jamais, on vous jetât par la fenêtre ! [PATRICE:] Il a dit ça ? Eh bien ! s'il croit me faire peur... ! Il verra s'il me fait reculer. Hein ! qu'est-ce que c'est que ça ? [URSULE:] Ça ? ce sont les patrons qui rentrent ! Je cours leur ouvrir ! [PATRICE:] Eux ! Où me cacher ? Ah ! ma foi, là ! au dehors, chanter en chœur : "C'est l'coloss'de Rhodes. [URSULE:] et BARILLON, JAMBART, MADAME JAMBART [BARILLON:] Ursule ! Fermez la grille. [JAMBART:] Barricadez partout. [URSULE:] J'y vais ! Mais qu'est-ce qu'ils ont ? [MADAME JAMBART:] Ah ! là ! là ! là ! quelle affaire, mon Dieu ! [BARILLON:] Ah ! c'est intolérable ! [JAMBART:] C'est encore pis à Bois-Colombes qu'à Paris. [BARILLON:] Regardez-moi dans quel état nous sommes ! [MADAME JAMBART:] J'ai vu le moment où la foule nous écharpait ! [BARILLON:] Et des pommes ! Nous en ont-ils assez lancé, des pommes ! Quand on en demande chez le fruitier, il n'y en a pas, et ils en trouvent bien, eux, pour nous les envoyer. [JAMBART:] Aussi, c'est votre faute ! Si vous n'aviez pas accepté cette loge pour ce théâtre ! Que le diable vous emporte !... [BARILLON:] Ah ! voilà maintenant que c'est moi qui l'ai acceptée, alors que c'est vous qui avez dit : "Allons-y ! [JAMBART:] J'ai dit : "Allons-y ! " parce que vous avez dit que vous vouliez y aller. C'était une attention. [BARILLON:] Elle est jolie, l'attention ! Quelle soirée, mon Dieu ! [MADAME JAMBART:] Mais j'espère bien, monsieur Barillon, que vous irez tirer les oreilles à ce directeur. Se permettre de mettre sur les affiches : "La Bigame de Bois- Colombes assistera à la représentation. [BARILLON:] Certainement, il faudra aller lui tirer les oreilles !... Jambart ira. [JAMBART:] Nous irons tous les deux ! Nous en tirerons chacun une. [MADAME JAMBART:] La Bigame de Bois-Colombes" ! Si j'avais su ça, nous ne serions pas allés là-bas ! [BARILLON:] Et nous n'y aurions pas perdu !... Nous en a-t-il fait une réception, le public, quand nous sommes entrés dans l'avant-scène ? "A la porte ! au vestiaire ! sortira ! sortira pas ! Et les petits bancs et les oranges ! [JAMBART:] Des oranges moisies ! [BARILLON:] Mais il n'y a donc pas de police, ici ? [JAMBART:] Pas de police ! Mais celui qui m'a jeté le plus de pommes, c'est un gendarme. [MADAME JAMBART:] Et cette chanson qu'on a faite sur nous ! [JAMBART:] Les gamins nous en ont cassé les oreilles. [BARILLON:] Ah oui ! Elle est flatteuse pour Frédégonde ! [URSULE:] C'est l'coloss'de Rho-o-o-odes. [MADAME JAMBART:] Allons, bon ! voilà que nous la chantons nous-mêmes. Aussi, c'est de votre faute. Qu'est-ce que vous faites là ? Allez donc voir à la cuisine si j'y suis. [URSULE:] Puis-je servir le chocolat, madame ? [JAMBART:] Certainement, j'en prendrai avec plaisir, ces émotions m'ont creusé. [BARILLON:] Et moi donc ! Oh ! là ! là ! quelle existence ! [JAMBART:] Heureusement qu'il n'y en a plus que pour huit jours. [MADAME JAMBART:] Allons ! patience ! Voici le chocolat. Portez la table ! [JAMBART:] La table ! [BARILLON:] Eh ! bien, la table ! On vous dit d'aller chercher la table. [JAMBART:] Allez-y donc vous-même. [BARILLON:] Pourquoi moi plutôt que vous ? [JAMBART:] Eh bien ! tenez, allons-y tous les deux ! [MADAME JAMBART:] à URSULE. — Posez votre plateau. [URSULE:] Voilà, madame. [TOUS:] Comment ? [MADAME JAMBART:] Vous n'êtes donc pas bien ici ? [URSULE:] Ce n'est pas que je sois mal, mais Madame comprend !... Je veux me marier un jour ou l'autre, et j'ai le souci de ma réputation. [MADAME JAMBART:] Eh bien ? [URSULE:] Eh ! bien, plusieurs personnes de ma famille m'ont fait remarquer qu'en restant dans une maison où il y a trois maîtres mariés ensemble... Madame comprend ?... [MADAME JAMBART:] Ah ! je vous trouve superbe, vous, à qui j'ai connu deux liaisons à la fois. [URSULE:] C'est possible, Madame, mais les miennes étaient illégitimes. BARILLON. — Ah ! c'est admirable ! [MADAME JAMBART:] C'est bien ! nous acceptons vos huit jours. Allez prévenir Mademoiselle que nous sommes rentrés. [URSULE:] Bien, Madame. [MADAME JAMBART:] Jusqu'aux domestiques qui nous tournent le dos ! [JAMBART:] Allons ! où est-il, ce chocolat ? [BARILLON:] Eh ! bien, là ! il vous crève les yeux. [VIRGINIE:] Bonsoir, maman ! Vous avez passé une bonne soirée ? [BARILLON:] Ah, oui ! parlons-en ! [VIRGINIE:] Bonsoir, mon ami ! [BARILLON:] Non ! C'est la joue à Jambart ! [MADAME JAMBART:] Prends-tu du thé ou du chocolat, fillette ? [VIRGINIE:] Comme toi, maman, du thé ! [BARILLON:] Eh ! bien, quand vous aurez fini de renifler le chocolat ?... [JAMBART:] Quoi, quand j'aurai fini ? Nous ne sommes pas à la course, ici ! Il faut que vous vous jetiez sur la nourriture ! [BARILLON:] C'est bien, dépêchez-vous ! [JAMBART:] pose la chocolatière sans bruit, prend un morceau de pain et le coupe en deux pour le beurrer. Tout en coupant le pain. — Eh ! bien, je croyais que vous vouliez le chocolat !... Maintenant qu'il est libre depuis une heure, vous ne le prenez pas. Tout ça, c'était pour me faire enrager, hé ! [MADAME JAMBART:] Voyons ! Voyons ! [BARILLON:] Mais, Frédégonde, je beurre mon pain ; je ne peux pas faire plusieurs choses à la fois. [JAMBART:] Eh ! bien, quoi, décidez-vous ! Quelle coquille prenez-vous ? Vous êtes là à piquer dans toutes les coquilles. [BARILLON:] Mais, sacrebleu ! c'est vous qui me prenez chaque fois la coquille que je pique. [JAMBART:] Eh ! bien, choisissez ! Vous ne direz pas que j'ai mauvais caractère, que je n'y mets pas du mien ! Plus difficile qu'une femme. [BARILLON:] Tenez ! prenez donc tout ! [MADAME JAMBART:] Ah ! ces repas ! ces repas ! Et on dit que les ménages à trois sont heureux. [JAMBART:] Pouah ! ce chocolat est détestable. [BARILLON:] En voilà des manières ! [JAMBART:] Vous ne vous êtes pas servi ? [BARILLON:] Vous le voyez bien !... Est-ce que ça se fait de remettre son chocolat quand on a bu ? [JAMBART:] Eh bien ! je n'ai pas la lèpre ! [BARILLON:] Je ne sais pas qui vous à élevé, ma parole d'honneur. [JAMBART:] Alors, vous ne voulez pas de ce chocolat ? [BARILLON:] Non, je boirai du thé. [MADAME JAMBART:] Tenez, voilà du thé. [VIRGINIE:] Il est très bon ! [MADAME JAMBART:] Le marchand me l'a recommandé. Il m'a dit : il sent le désert ! [JAMBART:] C'est-à-dire qu'il sent le chameau. [BARILLON:] Pouah ! Je vous en prie, si vous n'en voulez pas, n'en dégoûtez pas les autres. [MADAME JAMBART:] Allons, voyons ! Ces repas deviennent insupportables ! Parlons d'autre chose. [VIRGINIE:] Oui, là !... Avez-vous bien dormi la nuit dernière ? [BARILLON:] Qui ? [MADAME JAMBART:] Tous les deux. [JAMBART:] Nous n'avons pas l'habitude de dormir tous les deux. [MADAME JAMBART:] Je sais bien, mais je vous demande à tous les deux si vous avez bien dormi. [JAMBART:] Comme un loir ! [BARILLON:] Ah ! bien, vous avez de la veine, je n'ai pas fermé l'œil, moi ! J'ai été réveillé toute la nuit par des hurlements d'animaux. [JAMBART:] Ah ! je sais !... je sais ce que c'est !... c'est mon phoque ! [BARILLON:] Ah ! c'est votre phoque ? Eh bien ! une autre fois, vous le ferez coucher dans votre chambre. Il a passé la nuit à dire "papa" et "maman". [JAMBART:] Eh ! bien, quoi ? Vous ne pouvez pourtant pas lui demander de faire des conférences. [BARILLON:] Oh ! non, je ne le lui demande pas ! Je demande qu'il se taise ! [JAMBART:] Egoïste ! [MADAME JAMBART:] Desservez ! [URSULE:] Bien, Madame. [BARILLON:] C'est ça ! Je n'ai rien mangé, moi ! [MADAME JAMBART:] Remettez la table ! [JAMBART:] La table ! BARILLON, à JAMBART, même jeu. — Remettez la table, on vous dit ! Pourquoi moi plutôt que vous ? [MADAME JAMBART:] Allons, Emile, soyez le plus raisonnable. [JAMBART:] Eh ! bien, portons-la tous les deux. [BARILLON:] C'est moi qui fais tout ici. [JAMBART:] Eh, bien ? [BARILLON:] Eh ! bien, portez aussi un peu à votre tour. [MADAME JAMBART:] Toi, fillette, viens m'aider à me déshabiller. [JAMBART:] Hum !... hum !... [BARILLON:] Qu'est-ce que vous avez ? Vous êtes enrhumé ? [JAMBART:] Non, c'est l'odeur de votre tabac d'Orient qui me tourne sur le cœur. [BARILLON:] Eh ! bien, alors, pourquoi fumez-vous la pipe ? [JAMBART:] C'est pour faire passer l'odeur. [BARILLON:] Je croyais que vous n'aimiez pas la fumée ? [JAMBART:] J'aime la fumée de ma pipe ! Au moins c'est du tabac français, du tabac patriotique. [BARILLON:] Oh ! là là ! [JAMBART:] Oui, monsieur, je n'enrichis pas les Turcs, moi ! [BARILLON:] Oh ! ça, c'est une trouvaille ! Regardez-moi, je vous en prie ! Est-ce que j'ai l'air d'un homme qui enrichit les Turcs ? [JAMBART:] Parlez-moi d'une bonne pipe, au grand air ! [BARILLON:] Eh ! là-bas, eh, je vous en prie ! L'air n'est pas si chaud ce soir ! [JAMBART:] Laissez donc ! Nous autres marins, nous aimons à respirer l'air de la mer ! Voilà ce qui vous donnerait des poumons, au lieu de vous en faire en coton, comme une mouche ! [BARILLON:] Coton ! Comme une mouche ! " Quelle comparaison ! [JAMBART:] Respirer à pleine poitrine un bon air vivifiant, les bonnes odeurs de la mer. [BARILLON:] Oui ! Mais c'est que près de Paris, les odeurs ne sentent pas la mer. [JAMBART:] Allons ! Vous allez nous faire crever dans le renfermé, j'aime mieux me retirer ! Vous voyez ! C'est moi qui cède, comme toujours ! [BARILLON:] Ourson, va ! [JAMBART:] Allons, bonsoir, je vais me coucher ! [BARILLON:] C'est ça ! Allez vous coucher. Allez coucher. [JAMBART:] Quand j'ai mangé, il faut que je dorme ! [BARILLON:] Et quand il a dormi, il faut qu'il mange ! Quelle existence ? Ouff !... Comme ça sent mauvais ici ! Il a empesté l'appartement avec sa pipe ! [MADAME JAMBART:] elle est en robe de chambre. — Eh ! bien, qu'est-ce que vous faites ? [BARILLON:] Eh ! bien, j'ouvre... C'est Emile qui a tout infecté ! [MADAME JAMBART:] Voyons, pourquoi lui cherchez-vous toujours dispute ? [VIRGINIE:] Il finira par le prendre mal ! [BARILLON:] Lui ? Allons donc ! C'est un capon qui recule ! Il devait me tuer, est-ce qu'il l'a fait ? Eh bien ! moi, quand un homme recule, il ne me fait pas peur. [VOIX DE JAMBART:] Hein ! Qu'est-ce que c'est que ça ? [BARILLON:] Qu'est-ce qu'il y a ? JAMBART, se précipitant en scène éperdu et gagnant l'extrême gauche. — Un homme !... Il y a un homme dans mon lit ! [MADAME JAMBART:] Un homme ? [URSULE:] Ah ! c'est vrai !... J'ai oublié de dire à madame, c'est M. Brigot. [VIRGINIE:] L'oncle Brigot. [MADAME JAMBART:] Il est venu nous voir ? [BRIGOT:] Ah çà ! Qu'est-ce que c'est que cet intrus qui vient me réveiller ? Ah ! te voilà ! Ça va bien ? [BARILLON:] Pas mal, je vous remercie. Mais en voilà une tenue ! [MADAME JAMBART ET VIRGINIE:] Ah ! oui ! [BRIGOT:] Oh ! je vous demande pardon, j'ai été réveillé en sursaut ! Mesdames, messieurs, je vais me rhabiller. [MADAME JAMBART:] Ursule, conduisez monsieur au premier, dans la chambre bleue. [BARILLON:] C'est ça, allez vous habiller. Et voilà l'homme qui vous a fait peur ! Brigot ! [JAMBART:] Eh ! bien, quoi ! Qu'est-ce que c'est que ça, Brigot ? [BARILLON:] Ça ? C'est mon oncle ! [JAMBART:] Ah, bien ! Qu'est-ce que vous voulez ? On n'est pas forcé de savoir ! Quand on dit Victor Hugo, on sait ce que c'est, mais Brigot ! [BARILLON:] Et voilà ! Parce qu'il y a un homme dans votre chambre, vous avez peur. J'en trouverais dix, moi, dans la mienne ! dix ! je ne bougerais pas. Tenez ! Vous me faites pitié ! [JAMBART:] Tenez, regardez, regardez !... Fanfaron ! BARILLON, sortant précipitamment et gagnant le milieu de la scène, n 2. — Ah ! mon Dieu ! Il y a un homme dans ma chambre ! [MADAME JAMBART:] et VIRGINIE, reculant à droite. — Dans votre chambre ? [BARILLON:] Oui ! Je ne sais pas qui ! [JAMBART:] Eh ! bien, eh ! bien, je croyais que si vous trouviez dix hommes dans votre chambre, vous n'auriez pas peur ! [BARILLON:] Dix, non ! Mais un ! Venez avec moi, Jambart ! [JAMBART:] Eh ! bien, allons ! [BARILLON:] Oui. Il a au moins six pieds. [JAMBART:] Il a six pieds !... C'est beaucoup pour un seul homme. Venez !... Hein, vous venez ?... Allons ! Capon, va ! [BARILLON:] Sortez, monsieur ! [MADAME JAMBART:] n 4. — Patrice ! [BARILLON:] Vous ! [JAMBART:] Qu'est-ce que c'est que celui-là ? [PATRICE:] Monsieur, j'ai l'honneur de vous demander la main de Mademoiselle Virginie, votre belle-fille. [BARILLON:] Encore ! Vous avez de l'aplomb ! Jamais, monsieur, vous entendez ! Sortez, Virginie ! [VIRGINIE:] Oh ! [BRIGOT:] il est en robe de chambre et en bonnet de coton. — Ah çà !... Qu'est-ce que c'est que ce potin ? [BARILLON:] C'est monsieur qui a l'audace de poursuivre Virginie jusqu'ici. [BRIGOT:] Lui ! Je te l'avais bien dit qu'il te ferait cornard. [PATRICE:] Lui, cornard ? Est-ce que c'est sa femme, puisqu'il est avec la mère ! [BRIGOT:] Hein ! avec la mère ! Tu es avec la mère ? [JAMBART:] Mais oui, en attendant. [BRIGOT:] Il est l'amant de sa belle-mère ! C'est révoltant ! [BARILLON:] Quelle belle-mère ? Ma belle-mère ? Elle est morte ! [BRIGOT:] Ta belle-mère ? [MADAME JAMBART:] J'ai perdu ma mère. [BRIGOT:] Ils deviennent fous ! [JAMBART:] Et comment vous appelez-vous, jeune homme ? [PATRICE:] Patrice Surcouf ! [JAMBART:] Surcouf, dites-vous ? Est-ce que vous descendez du grand marin ? [PATRICE:] Tout droit ! [BARILLON:] Oh ! en zigzag ! [JAMBART:] Ça suffit ! Virginie est à vous. Je vous la donne. [PATRICE:] Ah ! monsieur. [BARILLON:] Et moi, je la refuse ! Ah ! c'est trop fort ! De quel droit vous mêlez-vous ?... A [BRIGOT:] De quel droit se mêle-t-il ? C'est ce que je me demande. Au fait, qui est-ce ? [BARILLON:] Mais rien !... C'est le mari de ma femme ! [BRIGOT:] Le mari de Virginie ? [BARILLON:] Mais non, de Mme Jambart. [BRIGOT:] Alors, c'est ton beau-père. [BARILLON:] Mais non, puisque c'est ma femme. Ah ! et puis, zut ! [BRIGOT:] Ah ! oui, zut, j'y renonce ! [BARILLON:] Jamais de la vie, vous m'entendez ! Jamais je ne consentirai ! [PATRICE:] Mais, monsieur... [JAMBART:] Dès demain, monsieur, venez dès demain ! Allez, et comptez sur moi. [PATRICE:] Je pars, le cœur content. [BARILLON:] Partez, mais ne revenez pas. [PATRICE:] Ah ! je suis bien heureux ! [JAMBART:] Eh ! bien, Barillon, voilà comment on fait un mariage ! Voyez donc, quelle alliance ! Jambart avec Surcouf ! Eux qui n'avaient jamais pu vivre ensemble. [MADAME JAMBART:] Ah ! pourquoi ? [JAMBART:] Parce qu'ils n'étaient pas de la même époque ! [BARILLON:] Ah ! voilà ce dont je me fiche, par exemple ! Je suis le beau-père, et je refuse mon consentement. [JAMBART:] Et moi aussi, je suis le beau-père ! Et depuis plus longtemps que vous ! [MADAME JAMBART:] Ça c'est vrai ! [BARILLON:] Possible ! Mais tant que je serai le beau-père de Virginie, elle n'en épousera pas d'autre que moi ! [JAMBART:] C'est ce que nous verrons. [BARILLON:] Oui, nous verrons ! [URSULE:] Monsieur Planturel ! [BARILLON:] Vous ? [PLANTUREL:] Oui, moi, qui viens vous apporter une bonne nouvelle. [TOUS:] Quelle nouvelle ? [PLANTUREL:] Le tribunal a statué ! Voici la dépêche qui me l'annonce. [JAMBART:] Voyons !... "Mariage cassé. Arrêt suit. [BARILLON:] Est-il possible ? Ah ! Frédégonde ! Vous permettez ? [JAMBART:] Mais je crois bien. Et vous aussi ? [PLANTUREL:] Ils sont touchants ! J'ai couru au théâtre pour vous retrouver. [MADAME JAMBART:] Et nous en étions partis. [PLANTUREL:] Oui, c'est ce qu'on m'a dit. On venait de vous sortir. [BARILLON:] Mais alors, ce bon Jambart, il rentre dans ses droits. Hein ! Qui est-ce qui va être content, ce soir ? [JAMBART:] Eh ! eh ! je crois que c'est nous !... — Ah ! bébé, va ! [BARILLON:] Sont-ils gentils ! Allons, Planturel ! Vous êtes maire. Nous allons procéder à leur union. [JAMBART:] Frédégonde !... A l'autel. [BARILLON:] Oh ! nous allons vous faire un cortège digne de vous. Ursule ! Brigot ! [BRIGOT:] Encore ! J'allais m'endormir. [URSULE:] Monsieur ! [BARILLON:] Apportez la pompe ! [URSULE:] Il y a le feu ? [BARILLON:] Euh ! non ! Des flambeaux, des lumières. [BRIGOT:] Pour quoi faire ? [BARILLON:] Pour célébrer l'union de Mme Jambart avec M. Jambart, son légitime époux. [URSULE:] Le mariage est cassé ? Alors je reprends mes huit jours. [BARILLON:] Escortons-les jusqu'au lit nuptial. [BRIGOT:] Les escorter ! Comment, toi, le mari ? [BARILLON:] Eh ! le mari, c'est lui ! Moi, je suis garçon. [BRIGOT:] Garçon ! Allons, bon ! Il est garçon, maintenant. [BARILLON:] Allons, Jambart ! Et nous, chantons en chœur. [TOUS:] AIR de "Zampa". Dans cet hymen Que de magnificence !... etc... Vivent les mariés ! [URSULE:] On sonne à cette heure-ci ! Qui diable ça peut être ? [TOUS:] Allons, bonsoir. [JAMBART:] Dites donc ! Ne nous faites pas de farces comme à des nouveaux époux. [BARILLON:] Soyez tranquille. [JAMBART:] Allons, bonne nuit. [BARILLON:] Rendez-la heureuse ! [VOIX DE JAMBART:] Oui ! [BARILLON:] Et maintenant, reprise du chœur. [URSULE:] Monsieur ! Monsieur ! [BARILLON:] Qu'est-ce qu'il y a ? [URSULE:] C'est un monsieur qui apporte ce papier, il dit que c'est pressé ! [BARILLON:] Ah ! C'est l'.arrêt ! L'arrêt qui me rend la liberté. [PLANTUREL:] Je vous l'avais bien dit : "Mariage cassé, arrêt suit. [BARILLON:] Ah, le bon arrêt ! L'excellent arrêt ! Je le ferai encadrer. C'est bien cela ! "Le Tribunal, etc., etc. Attendu que... demande en nullité de mariage, etc., etc. Par ces motifs, déclare nul et de nul effet le mariage contracté entre Frédégonde, femme Barillon, et... Ah ! [PLANTUREL:] Quoi donc ? [BARILLON:] Lisez ! lisez ! [PLANTUREL:] Entre Frédégonde Barillon et le sieur Emile Jambart." C'est le mariage Jambart qu'ils ont cassé ! [BARILLON:] Alors, c'est moi qui suis le mari ! Ah ! mon Dieu ! Et moi qui tout à l'heure... Ouvrez ! Ouvrez ! [VOIX DE JAMBART:] Fichez-moi la paix ! [PLANTUREL:] Au nom de la loi, ouvrez ! [VOIX DE JAMBART:] Tout à l'heure ! [BARILLON:] Non, pas tout à l'heure, tout de suite. [VOIX DE JAMBART:] Zut ! [BARILLON:] Au secours ! Au secours ! [BRIGOT:] Ah ! décidément, il n'y a pas moyen de fermer l'œil, ici ! [BARILLON:] Ah ! mon oncle ! venez ! Jambart est là-dedans avec Frédégonde. [BRIGOT:] Eh ! bien, qu'est-ce que ça te fait ? Tu le savais bien. [BARILLON:] Mais, voyons, il est avec ma femme ! [BRIGOT:] Allons, bon ! Voilà que c'est ta femme, maintenant !... Eh ! bien, et lui ? [BARILLON:] Eh ! lui, il est garçon ! Planturel, allez me chercher une pioche, un marteau. [PLANTUREL:] J'y cours. [BARILLON:] Et vous, frappez avec moi. Je vais enfoncer la porte ! [JAMBART:] Ah çà ! vous n'avez pas fini ? BARILLON, lui sautant à la gorge et le faisant descendre en scène. — Tu oses te plaindre ! Qu'est-ce qui vous prend ? [MADAME JAMBART:] Vous devenez fou ? [BARILLON:] Ce qui me prend ? Lisez cet acte !... ce n'est pas mon mariage qu'on a cassé, c'est le vôtre ! [JAMBART:] et MADAME JAMBART. — Hein ? [BARILLON:] Ce n'est pas vous, le mari ! C'est moi ! [JAMBART:] Vous ? Mais alors... [BARILLON:] Emile !... Je vous en prie, soyez franc ! Je ne vous en voudrai pas ! Avez-vous ouvert... avant ? [JAMBART:] Vous dites ? [BARILLON:] Oui, enfin, suis-je à plaindre ? [JAMBART:] Ah ! mon pauvre ami. [BARILLON:] Oh ! [BRIGOT:] Ils me font pitié ! [JAMBART:] Allons ! Il ne me reste qu'à prendre congé de vous. Après ce qui s'est passé, je n'ai pas le droit de demeurer une nuit de plus sous ce toit. [MADAME JAMBART:] Vous partez ? [JAMBART:] Oui, adieu. [BARILLON:] Jambart ! [JAMBART:] Quoi ? [BARILLON:] Mettez au moins votre vareuse ! [JAMBART:] Merci ! [MADAME JAMBART:] Et où allez-vous ? [JAMBART:] Dans mon île ; mais, de cette île, je ne vous perdrai pas de vue. [BRIGOT:] Il a de bons yeux. [JAMBART:] Je ne vous oublierai jamais ! [BARILLON:] Emile !... voici mon portrait. [JAMBART:] Ah ! merci. Je vous enverrai le mien. Ne pleurez pas, Frédégonde. [MADAME JAMBART:] Emile ! Et votre phoque ? [JAMBART:] Je vous le laisse. [BARILLON:] Ah ! non, emportez-le, je vous en prie, emportez-le ! [JAMBART:] Mais je voudrais bien embrasser notre enfant, votre, notre, enfin, comme vous voudrez. [MADAME JAMBART:] Virginie ! Virginie ! [VIRGINIE:] Maman. [MADAME JAMBART:] Dis adieu au capitaine. [BARILLON:] Ah çà ! Mais vous rentrez donc par les fenêtres, vous ! [PATRICE:] C'est le mot, monsieur, le vrai mot. J'ai voulu lui annoncer moi-même le consentement de son beau-père. [JAMBART:] Je ne le suis plus ! [PATRICE:] Allons donc ! [BARILLON:] Non, le beau-père, c'est moi ! Et vous allez sortir par où vous êtes entré. [PATRICE:] redescend au n 1. [URSULE:] Ah ! mon Dieu ! M. Planturel se bat dans le jardin avec un homme que je ne connais pas. [PLANTUREL:] Ah ! je t'y prends, maraudeur, à vouloir forcer la grille... Topeau, vous ? [TOUS:] Topeau ! [TOPEAU:] Oui, Topeau ! [BARILLON:] D'où sors-tu, malheureux ? [TOPEAU:] Du Palais de Justice. [BARILLON:] Du dépôt des malfaiteurs ? [TOPEAU:] Du greffe de la Cour de Cassation. [PLANTUREL:] Du greffe ? [TOPEAU:] Je suis greffier, maintenant, mais je suis toujours un pochard. Et j'ai commis une erreur monstrueuse. Sur 1'arrêt du tribunal, j'ai copié de travers et j'ai mis un nom pour un autre. Ce n'est pas le mariage Jambart qui est cassé, c'est le mariage Barillon. [TOUS:] Ah ! [BARILLON:] Mais qu'est-ce qui le prouve ? [TOPEAU:] Voici la note de la main même du Président. Ah ! Pardon ! [BARILLON:] Relève-toi, viens sur mon cœur ! [JAMBART:] Frédégonde ! [PATRICE:] Virginie ! [VIRGINIE:] Mon beau Patrice ! [BARILLON:] Ah ! pas vous, là-bas. [PATRICE:] Mais puisque tout est arrangé. [BARILLON:] Jamais de la vie ! Je reprends sa main. [VIRGINIE:] Ah ! monsieur Barillon, croyez-moi. Vous n'avez jamais été et vous ne serez jamais que mon beau-père. [BARILLON:] Hum. ! beau-père est dur. Allons ! Appelez-moi Barillon, tout court. Je reste garçon. [BRIGOT:] Tu restes garçon ? Mais alors, qui est le mari, maintenant ? [BARILLON:] Le mari ? Eh ! bien, c'est lui. [BRIGOT:] C'est encore changé ? [BARILLON:] et JAMBART. — C'est pourtant bien simple. J'ai été marié à ma belle-mère. Mais on a cassé mon mariage, et c'est lui qui redevient le mari. [JAMBART:] Ma femme était sa belle-mère, mais il a rompu son mariage. Et c'est Surcouf qui devient le mari. [BARILLON:] Avez-vous compris ? [BRIGOT:] Rien du tout. [BARILLON:] et JAMBART. — Eh bien, voilà ! Et maintenant reprise du chœur ! [TOUS:] Dans cet hymen que de magnificence", etc...
[URSULE:] Qui vient là ? Comment ! c'est vous, M. Pot-de-Vin ? Oui, mademoiselle, en qualité d'intendant du château, je suis partout, je vois tout. Il est vrai de dire que j'ai la vue bonne. C'est, je le présume, une lettre qu'il faut porter quelque part ? Et tout n'en irait que mieux. Je ne conçois pas cette manie qu'ont maintenant les jeunes personnes de qualité ; elles veulent toutes se marier. [AIR:] de Marianne. Je sais fort bien Qu'il faut un maître, et surtout un gardien : Il faut de l'aide... eh bien ! l'on prend, Il est vrai qu'elle l'encourage beaucoup dans ses domaines ; mais pourquoi l'aime-t-elle ? parce qu'elle a toujours été demoiselle ; et moi je le déteste, parce que... J'entends, vous avez été marié ? Mieux que cela, je le suis encore ; j'ai de la famille ! heureusement mademoiselle Céline, votre cousine, par suite du parti que vous prenez, va réunir sur sa tête l'héritage que vous partagiez ensemble ; n'ayant que dix ans, et orpheline comme vous, il se peut que d'ici à quelque temps elle ait besoin d'un intendant. [URSULE:] Je crois que celle-là préférera un mari. Je remarque, monsieur Pot-de-Vin, que voilà une locution que vous affectionnez beaucoup : Il est vrai de dire !... [AIR:] de l'Écu de six francs. Ah ! tant mieux ! vous allez bientôt Songer à celle de ma tante. Tenez, la voilà elle-même qui sonne ; ce sera quelque nouveau tour que lui aura joué mademoiselle Céline. Depuis que M. le baron de Balainville s'est avisé d'envoyer ici son fils Octave, ces deux enfants-là nous font tourner la tête. Ils sont curieux ! curieux ! .. A propos, savez- vous pourquoi depuis hier soir on a décoré la chapelle du château ? J'ai vu apporter de Paris quelque chose qui ressemble à une corbeille de mariage. On y va, on y va ! A peine si l'on peut causer une minute !
[URSULE:] Le voilà parti, plaçons vite ma lettre sous ce vase, dans l'endroit accoutumé. Fut-on jamais plus malheureuse ! être mariée depuis huit jours, et n'oser pas même écrire à son mari ! ce bruit de ma vocation religieuse est tellement établi, je l'ai moi-même annoncé si formellement à ma tante, et à tous mes parents, et même à la cour, que je tremble à l'idée seule de l'éclat que cela va produire ! répandue par un courrier de l'armée, m'avait seule décidée à renoncer au monde, et que maintenant... eh bien ! maintenant je suis sa femme ; et il faut toujours qu'on le sache. [AIR:] de Téniers. Je lui jurai constance pour la vie Quand il partit pour les combats. Lequel tenir ?... dans mon trouble secret, Je me suis dit : je dois être fidèle Au premier serment que j'ai fait. de Luzy... mais quand il vient quelquefois chez ma tante, j'ose à peine le regarder, il me semble que tous les yeux sont fixés sur moi ; et si l'on surprenait ma correspondance avec un mousquetaire, quel scandale !
[URSULE:] Eh ! mais, Céline, où vas-tu donc ainsi ? comme te voilà grave et sérieuse ? et ce mouchoir à la main, en héroïne de roman ? Elle veut déjà faire la grande dame. Je ne sais, ma cousine, mais je suis toute triste. Eh bien ! il faut te dissiper, il faut jouer. Je ne peux plus, mes joujoux m'ennuient. Octave ! il n'est pas en train de jouer non plus, il est comme moi. [AIR:] Aussitôt que je t'aperçois. Nous ne savons d'où vient cela ; Je suis triste s'il n'est pas là, Je n'aime que ses chansons. Dis-moi d'où ça vient ? A quoi tout ça tient ? Je n'en 'sais rien, voilà le mal, [DEUXIÈME COUPLET:] Suis-je toute tremblante ? Pourquoi suis-je prête à rougir Quand son maître le vante ! Pourquoi donc en est-il ainsi ? Pourquoi donc suis-je si contente ? Dis-moi d'où ça vient ? A quoi tout ça tient ? Je n'en sais rien, voilà le mal : [URSULE:] Eh mais, a-t-on idée... à cet âge-là ! Je vous assure, Céline, que je n'entends rien à tout ce que vous venez de me dire. Oh que si fait ! et si vous vouliez me dire ce qu'il faut faire pour que cela se passe... Qu'est-ce que c'est que cela, mademoiselle ? est-ce que je le sais ? Sans doute ; vous croyez peut-être que je n'ai pas remarqué que vous avez été tout comme moi ! vous vous promeniez toute seule dans le jardin, et puis vous pleuriez, ou bien vous vous arrêtiez en faisant comme cela. Et quand vous étiez dans le salon, vos yeux étaient toujours tournés vers la porte : le moindre bruit vous faisait tressaillir ; et quand on annonçait un certain monsieur en épaulettes et en habit rouge, vos joues devenaient sur-le-champ de la couleur de son uniforme. Comment, mademoiselle ! fi ! c'est fort mal d'être curieuse. Sans compter que tout vous ennuyait, et qu'il y avait souvent à table de si bonnes choses dont vous ne mangiez pas ; cela me faisait une peine ! je me disais : "Ma cousine est bien malade, elle va en mourir." Ah bien oui, voilà que tout à coup, depuis... oui, depuis sept jours, cela a tout à fait changé ; d'abord vous aviez un petit air confus et étonné, qui était si drôle... et puis de temps en temps, quoique vous fussiez seule, et qu'il n'y eût pas là d'uniforme, vous vous mettiez à rougir à part vous, et comme d'une idée qui vous venait... et tenez, voilà que ça vous reprend dans ce moment. De ce moment-là vous êtes devenue gaie, tranquille ; et j'ai bien vu que ça irait tous les jours de mieux en mieux ! ça n'a pas manqué ; je n'osais pas vous demander votre secret, mais je me suis dit : "Patience, en faisant exactement tout ce qu'a fait ma cousine, ça me réussira peut-être comme à elle." Voilà pourquoi je me promène tous les matins dans le jardin, que j'en ai mal aux jambes ; et puis, je fais comme vous : l'air rêveur, les soupirs, et puis le mouchoir... et allez, faut avoir de la patience, car c'est joliment ennuyeux ; et puis tantôt à dîner, cette belle crème au chocolat dont j'ai refusé de manger, c'était pour faire comme vous ; eh bien, tout cela n'y fait rien, cela va toujours aussi mal ; et il y a sans doute quelqu'autre chose qu'il faut que vous me disiez. Mais a-t-on jamais vu ? C'est très vilain, mademoiselle, d'avoir ces idées-là à votre âge ; et si vous en parlez encore, je le dirai à ma tante, qui vous grondera d'importance. Ah ! vous le direz à ma tante ! Eh bien, mademoiselle, si vous êtes rapporteuse, je le serai aussi ; et je raconterai ce que j'ai vu hier, quand toute la société se promenait dans l'allée des marronniers. Qu'est-ce que vous avez vu, s'il vous plaît ? Céline ! au nom du ciel ! [CELINE:] C'est bon ! c'est bon ! je le dirai à ma tante, je le dirai à tout le monde ! C'est fait de moi ! [AIR:] Je t'aimerai. Je me tairai : dites-moi, s'il vous plaît, L'air si content ! j'en suis sûre, il connait Votre secret. Quel embarras ! et comment faire ? me voilà pourtant à la discrétion de cette petite fille. Eh bien, Céline, écoutez ; si vous voulez être bien sage, je vous promets de vous le dire dans huit jours. Je vais parler à ma tante ; il faut dès demain l'envoyer en pension. Dans huit jours ? vous me le promettez ? c'est bon ! mais dites-moi, ma cousine, il doit y avoir encore quelqu'autre chose, que... Non, non, voilà tout ; et si tu ne dis rien d'ici là, si je suis contente de toi, je te promets un beau cadeau.
[CELINE:] Un cadeau ! un cadeau ! je n'y tiens pas, j'aime mieux les secrets que les cadeaux, parce que c'est si joli un secret qu'on ne sait pas ! mais il me semble que ma cousine la chanoinesse aime beaucoup ce salon de compagnie, qui sépare nos deux appartements ; d'abord elle y est toujours ; hier elle s'est approchée deux ou trois fois de ce vase de fleurs, et un instant après, M. de Luzy... J'en états sûre, un papier... Ah, que je suis contente ! un papier plié en coeur ; juste, comme celui que M. de Luzy a remis à ma cousine d'un air si mystérieux. Eh mais, maintenant que j'y pense, c'est peut-être ce qu'on appelle un billet doux ; c'est cela même, car elle l'avait serré bien soigneusement là, avec sa croix d'or. C'est bon ! c'est bon ! voilà aussi où je les mettrai. Ah, c'est Octave !
[CELINE:] Eh bien ! comment cela va-t-il ? [OCTAVE:] Cela ne va pas bien ; et toi ? De même. Tu n'as donc rien trouvé ? Oh ! si vraiment ; je causais tout à l'heure avec la petite Jeannette, la fille du jardinier... [CELINE:] Et pourquoi causez-vous avec ces personnes-là, monsieur ? cela ne sied point aux gens de qualité. [OCTAVE:] Je le sais, mademoiselle ; mais quand les gens de qualité ont besoin des personnes... et puis d'ail- leurs il y a manière de se faire respecter. Je vous disais donc que pendant que je lui parlais elle s'est mise à rire, et m'a dit, elle m'a dit... que j'avais l'air d'un amant. Un amant ! comment, monsieur ! vous êtes un amant ? eh bien, par exemple, si je l'avais su... Qu'est-ce que tu aurais fait ? J'aurais fait, j'aurais fait... qu'il y a longtemps que je connais ça ! un amant, c'est un amoureux. Tu ne te rappelles pas madame la baronne qui en a un, la comtesse qui en a un aussi, et puis la marquise qui en a deux ? amoureux, comment guérit-on de ça ? Dam ! je n'en sais rien ; et il faudra que tu le demandes encore. Écoute donc ! tu m'envoies toujours demander, c'est ennuyeux ! ce n'est pas que Jeannette me le dirait bien, j'en suis sûr ; mais elle commence toujours par me rire au nez, et c'est désagréable, parce qu'on a l'air d'une bête. C'est juste ; si nous pouvions le deviner à nous deux, cela vaudrait bien mieux. Ecoute. Je crois que j'ai un moyen qui a déjà réussi à ma cousine Ursule, et à M. de Luzy ; fais comme si tu me donnais le bras, et promenons-nous. On ne nous regarde pas ? [CELINE:] Eh bien ! tiens. [OCTAVE:] Qu'est-ce que tu veux que je fasse de cela ? Est-il ignorant ! C'est un billet doux ! mais, ne le montre donc pas comme cela, fais du mystère. A la bonne heure ; et puis après ? C'est-y drôle tout cela ! [AIR:] Le voilà, ce billet joli, etc. Nous pouvons l'employer aussi. [OCTAVE:] lisant. O charme de ma vie ! ô mon souverain bien ! Sitôt que tu parais ne désire plus rien. Entends-lu bien cela ? O charme de ma vie ! O mon souverain bien ! [CELINE:] parlant. Eh bien, qu'est-ce que ça te fait ? Oh ! ma cousine avait raison. Nous pourrons l'employer aussi.
[LES PRECEDENTS:] URSULE. Eh bien, que faites-vous là ? Octave, Céline ! n'entendez-vous pas qu'on vous appelle de tous les côtés ? ma tante vous demande tous les deux. Est-ce pour nous gronder, ma cousine ? Je n'en sais rien. Il est arrivé il y a une heure un courrier de Paris, et sur-le-champ ma tante a fait expédier je ne sais combien de lettres pour tous les environs du château ; c'est peut-être du monde qui nous arrive. Je m'en vais bien vite, pour ne pas être obligée de le recevoir ; ne dites pas que vous m'avez rencontrée. Oh ! soyez tranquille, cela va déjà mieux. Mais venez donc, monsieur ; je suis sûre qu'il craint d'être grondé... fi ! un homme ; moi, qui ne suis qu'une petite fille, je n'ai pas peur. Adieu, ma cousine.
[URSULE:] pourvu qu'on ne vienne point me troubler... Comment, c'est vous, mon ami ! par quel hasard vous présentez-vous aujourd'hui de si bonne heure chez ma tante ? Je viens d'être invité par elle-même, ainsi que presque toute la noblesse des environs. Un billet que m'a remis son coureur m'engage à me trouver le plus tôt possible au château, pour assister à une cérémonie sur laquelle elle ne s'explique point, afin de me laisser, dit-elle, le plaisir de la surprise. J'y suis ; ce sera le couronnement de quelque rosière ! ma tante est folle des rosières. [AIR:] Le choix que fait tout le village. Vous devinez avec quel empressement j'ai accepté l'invitation de votre tante, et combien maintenant j'ai peu d'envie de m'y rendre ; j'avais un pressentiment que vous ne seriez point à cette fête, et que je pourrais ici vous trouver seule quelques instants. [URSULE:] Seule... non ! j'y étais déjà avec vous ! je vous avais écrit à notre adresse ordinaire. [LUZY:] Je vous entends ; mais puisque vous voilà, dites-moi ce qu'elle contient. [AIR:] Ainsi que vous, mademoiselle. Ainsi que moi, vous sentiez le tourment ? Me disiez-vous qu'avec impatience Vous attendiez ce doux moment ? A l'époux qui pour vous soupire Promettiez-vous le bonheur qu'il poursuit ? Je ne sais pas si je dois vous le dire ; [LUZY:] Parlé. Eh bien ! pourquoi ne pas prendre un parti ? pourquoi tarder plus longtemps à déclarer notre mariage ? qui vous arrête ? est-ce l'embarras de faire un tel aveu à votre tante ? mais il n'y a pas de nécessité de le lui faire de vive voix ; nous pouvons partir et lui envoyer une lettre bien respectueuse, qui la préviendra de tout. Comment ! ce soir ? Eh bien, vous voilà déjà tout effrayée !... Allons, Ursule, une bonne résolution, et surtout n'allez pas vous dédire au moment du danger. On vient... c'est convenu.
[LES PRECEDENTS:] POT-DE-VIN. Ah, mon Dieu ! quelle nouvelle ! et qui s'en serait jamais douté ? Eh bien ! Pot-de-Vin, qu'avez-vous donc ? Eh ! mon Dieu ! qu'est-il donc arrivé ? Comment ! c'est cela ? Eh bien ! que dit cette lettre ? serait-il survenu quelque événement à la cour ? [URSULE:] Ah ! mon Dieu ! et moi qui lui écrivais hier de suspendre ses démarches. [LUZY:] Votre lettre ne lui sera pas encore parvenue. Eh bien ! après ? Après ?... Nous y voici. En se faisant religieuse, en devenant abbesse, mademoiselle Ursule a déclaré qu'elle laisserait tous ses biens à sa jeune cousine ; et mademoiselle Célline, qui a onze ans, sera dans quatre ans le plus riche parti de la province. Or, M. de Balainville, qui est homme de cour et qui voit de loin, se doutant qu'il se présenterait alors un bon nombre d'amateurs, car il est vrai de dire que les riches héritières n'en manquent point, s'est hâté de prendre l'initiative : il a obtenu de S.M. Louis XV des dispenses d'âge, et la permission d'unir M. Octave de Balainville à mademoiselle Céline de Mireval, à la condition, je le suppose, de renvoyer après la noce le marié au collège. [AIR:] des Visitandines. Nous permettrons des confidences ; Comment ! il serait possible ? J'ai vu partout dans mes voyages. Quelles craintes sont donc les vôtres ? [POT-DE-VIN:] Parlé.
[LUZY:] Suis-je de trop ? Vous ne rentrez donc pas au salon ? heureusement qu'elle nous a donné une heure de récréation pour aller jouer dans le jardin, à condition que nous serions bien sages, et que nous ne gâterions pas nos beaux habits ! Et je suis tout de suite venue de ce côté, pour trouver ma cousine Ursule ! Où donc est-elle ? Je crois qu'elle était indisposée, et qu'elle est rentrée de bonne heure dans son appartement. Indisposée ? Ah ! mon Dieu ! est-ce que cela lui aurait repris ? voyez comme c'est fâcheux ; moi, qui venais pour lui demander... Eh quoi ? Dam ! beaucoup de choses, n'est-ce pas, Octave ? Et puis est-ce que nous n'irons pas à la cour ? Moi, d'abord je ne serai pas fâché de figurer parmi les grands ; et puis enfin quand ou n'a plus de précepteur, qu'on va à la cour, et qu'on est monsieur et madame, qu'est-ce que l'on a à faire ? [AIR:] Duo d'Azémia. [OCTAVE ET CELINE:] Ce n'est pas ça qui m'embarrasse ! Mais, voyons, que fait-il encor ? Parlez ! dites-le moi de grâce. [CELINE ET OCTAVE:] N'est-ce que ça ? mais entre époux, Et comment donc ? Quand vous parliez à ma cousine ! [LUZY:] Comment... je parlais, dites-vous ? Quoi ! vraiment vous avez cru voir... [CELINE:] Nous nous tairons en attendant. S'attendre à cela d'un enfant ? [LUZY:] parle et dit. Eh, mon Dieu ! ils ont raison, dix heures passées ; moi qui m'amuse là à causer avec ces enfants.
[LES PRÉCÉDENTS:] Je viens, monsieur le baron, vous annoncer une mauvaise nouvelle. On nous demande au salon ? Il vient pour la noce ? Eh ! pourquoi mon beau-père est-il fâché de l'être ? Pourquoi ? parce qu'on a reçu ce matin, à Paris, une lettre de votre cousine Ursule, qui déclare qu'elle ne veut plus être religieuse, et qu'elle garde sa fortune ; qu'alors mademoiselle Céline n'étant plus qu'un parti ordinaire, M. de Balainville a découvert dans ce mariage une foule d'inconvénients qu'il n'avait pas vus d'abord, et il parle de le rompre. Le rompre ? jamais. [POT-DE-VIN:] de Balainville doit le ramener avec lui à Paris. Nous séparer ! c'est ce que nous allons voir ; je cours parler à mon père, il ne sait pas de quoi je suis capable. Non, il ne le sait pas. [CELINE:] Je vous prie de vous modérer. Octave ! Octave ! M. de Balainville ! Eh bien, madame, qu'exigez-vous ? Octave, qu'allez-vous faire ? n'oubliez pas qu'il est votre père et le mien. D'accord ; mais si je ne l'exécute pas, je perdrai la mienne : et il est vrai de dire que l'une est plus sûre que l'autre. Je prierai madame la baronne de rentrer dans sa chambre à coucher, et monsieur le baron de se laisser emmener sans résistance dans l'autre corps- de-logis. [OCTAVE:] Sans résistance ! c'est ce qu'il faudra voir ; il y en aura de la résistance ; il y en a déjà. Ah, mon Dieu ! ils vont lui faire du mal. N'aie pas peur, Céline, et ne pleure pas ; je te dis de ne pas pleurer, je n'irai pas. C'est affreux ! ils font pleurer ma femme. [AIR:] Il faut partir. O peine extrême ! Hélas ! hélas ! nous séparer !
[OCTAVE:] Céline ! Céline ! ouvre-moi, n'aie pas peur, c'est moi. C'est mon mari, qui vient par la fenêtre. Prends garde au moins de te laisser tomber. Quoi ! te voilà déjà ? Comment as-tu fait ? Je te disais bien, moi, que je ne me laisserais pas enfermer ; il est vrai que d'abord je l'étais à double tour dans la chambre de mon père, et deux grands laquais faisaient sentinelle ; mais à peine, avaient-ils fermé la porte, que j'ai ouvert la fenêtre qui donne sur le jardin. Quoi ! cette fenêtre qui est si haute ? [AIR:] de Toberne. Combien j'avais envie De m'élancer en bas ! O ciel ! à votre amie Vous ne pensiez donc pas ? Fallait-il en silence Souffrir dans ma prison ? Quoi, c'est en prononçant mon nom Qu'il est sorti de sa prison ? Je suis sorti de ma prison. Je suis ensuite monté, à l'aide du treillage, jusqu'à la fenêtre, et me voilà ; je viens t'enlever. M'enlever ? mais voyez donc comme il est hardi ! Dam ! veux-tu être enlevée ? dis : oui ou non. C'est vrai ! il ne s'agit pas ici de se casser le cou ; alors, n'y pensons plus. [OCTAVE:] Eh bien ! monsieur, venez dans ce fauteuil-là, à côté de moi, et causons. Oui, causons. Mais tu prends toute la place. Sais-tu que c'est bien singulier que ta cousine Ursule ne veuille plus aller au couvent ? Eh bien ! qu'est-ce que cela te fait ? Fi ! monsieur, vous n'êtes peut-être pas assez riche ? Je ne dis pas cela pour nous, mais enfin pour nos enfants. Tiens, il ne m'appartient peut-être pas ? Ah ! qu'elle est méchante ! Qu'il est entêté ! allez, je ne vous aime plus. Ni moi non plus. La jolie chose que le mariage ! [CELINE:] Octave ! Octave ! c'est moi qui ai tort ; eh bien, mon ami, il sera chevalier de Malte. [AIR:] Paris et le village. Fais de lui tout ce que tu veux, Eh bien ! mon ami, faisons mieux, [CELINE:] répète les deux derniers vers avec OCTAVE. C'est-à-dire, nous lui demanderons... écoute donc... comme tu bâilles ! Et moi ! on me couche toujours à neuf heures ; mais c'est égal : dis-moi, est-ce là tout le mariage ? C'est pourtant vrai ; eh bien, voyez donc à quoi pense ma tante ? O la jolie idée ! tu vas m'inviter, n'est-ce pas ? d'autant plus que je me rappelle très bien que c'est toujours la mariée et le marié qui ouvrent le bal. Et qu'au bout de quelques menuets, le marié est toujours à regarder sa montre. Je n'en ai pas, mais c'est égal. monsieur. Eh bien ! cela t'a-t-il amusé ? qu'est-ce que tu en dis ? Ça ne me fait rien ; et toi ? Oh ! moi, ça me fatigue de faire des révérences. [AIR:] de l'Allemande, de Frontin. Tu m'as fait peur. Est-ce que tu peux entendre ? Eh ! sans doute ; mais tais-toi donc. Il a dit : ma bien-aimée ! [OCTAVE:] Ma bien-aimée ! Oh ! que ce nom-là est joli ; vous m'appellerez toujours comme cela, n est-ce pas, monsieur ? Oh ! toujours. Bah ! Eh bien ! que fais-tu donc ? Je fais comme eux : allons, partons ! Mais y penses-tu ? tu ne crains pas que... Ah, mon Dieu ! on vient de ce côté ; j'entends la voix de M. Pot-de-Vin, et de plusieurs personnes. Ah, mou Dieu ! où nous cacher ? Ah ! cette table... je serai là à merveille ; eh bien ! es-tu cachée ? moi, je le suis. [CELINE:] Et où veux-tu que je trouve une cachette ? il n'y en a pas dans ce maudit appartement... Ah ! ma corbeille de mariage. [OCTAVE:] Pourras-tu ? Est-ce fait ?
[LES PRÉCÉDENTS:] DOMESTIQUES, PAYSANS ET PAYSANNES, GROS- JEAN. Il est vrai de dire que ces gens-là reculent souvent les limites de l'absurde ; qui veux-tu que ce soit, si ce n'est pas M. Octave ? ne s'est-il pas échappé de la chambre où nous l'avions enfermé ? n'a-t-il pas sauté par la fenêtre ? et mademoiselle Céline... regarde si elle est ici ? tu vois donc bien qu'il faut nécessairement qu'ils se soient sauvés ensemble, ou je ne suis qu'un sot. Dam ! monsieur l'intendant, moi je ne dis pas non. Mais tenez, cette fois, je ne me trompions pas ; les voilà eux-mêmes en personne, tels que je les avons vus.
[LES PRECEDENTS:] M. DE LUZY, URSULE, entrant par la porte à droite. O ciel ! M. de Luzy, et mademoiselle Ursule ! Comment ! il serait possible ? Et mademoiselle Céline. C'était donc la soirée aux enlèvements ! Oui, les rattraper, lorsqu'ils ont deux ou trois heures d'avance... où les trouver maintenant ? où sont-ils ? [OCTAVE:] CELINE, entrouvrant la corbeille. Nous voilà. En croirai-je mes yeux ! la mariée dans sa corbeille ! [AIR:] Bouton de rose. Trois ans ! trois ans au collège ! [OCTAVE:] A la bonne heure ; mais trois ans ? ah, mon Dieu, que c'est long ! [AIR:] nouveau. [M. DE LUZY:] Et plus souvent ceux de la cour ! Et l'on dit que tout dégénère ! Hélas ! on a ses soixante ans. [CELINE:] Vous, qui protégez mon aurore,
[PRUNETTE:] Vous n'y êtes pour personne ! bien ! monsieur !... En voilà un bourgeois sauvage et désagréable !... Ordinairement les vieux garçons... c'est un tas de farceurs... mais celui-là, il vit tout seul, dans des endroits noirs, comme un colimaçon !... Dans ce moment, il se rase... en se rasant, il se coupe... et, pour arrêter le sang, il cherche des toiles d'araignée... il n'en trouve pas, et alors il bougonne... Ah ! et puis il a encore un autre tic... quand il a fini sa barbe... il va se recoucher. Il se lève tard, très tard, afin, dit-il, de contempler moins longtemps ses semblables... Tiens, à propos de semblables... j'ai oublié d'acheter du mouron pour le serin à monsieur... le seul être qu'il aime ici-bas... Je vais lui donner du sucre... Tiens... petit !... petit !... Ah ! c'est lui... il sonne. Il grince !... Je reconnais ça à la sonnette... Ma foi !... gare la sauce !... je me sauve !...
[CHIFFONNET:] Mon coutelier m'a dit que ce rasoir couperait... et ce rasoir ne coupe pas !... Et l'on veut que j'aime le genre humain ! Pitié ! pitié ! Oh ! les hommes !... je les ai dans le nez !... Oui, tout en ce monde n'est que mensonge, vol et fourberie ! Exemple : hier, je sors... à trois pas de chez moi, on me fait mon mouchoir... J'entre dans un magasin pour en acheter un autre... Il y avait écrit sur la devanture : English spoken... et on ne parlait que français ! Pitié ! pitié !... Il y avait écrit : "Prix fixe..." Je marchande... et on me diminue neuf sous !... Infamie !... Je paye... et on me rend... quoi ? une pièce de quatre sous pour une de cinq !... Et l'on veut que j'aime le genre humain... non ! non !... non !... Tout n'est que mensonge, vol et fourberie !... Aussi, j'ai conçu un vaste dessein... J'ai des amis, des canailles d'amis qui, sous prétexte que c'est aujourd'hui ma fête, vont venir m'offrir leurs vœux menteurs. Je leur ménage une petite surprise... un raout... une petite fête Louis XV, avec des gâteaux de l'époque et des rafraîchissements frelatés, comme leurs compliments. Je leur servirai des riz au lait sans lait... et sans riz !... A mi- nuit, je monte sur un fauteuil et je leur crie : "Vous êtes tous des gueux ! j'ai assez de vos grimaces ! fichez-moi le camp ! .." Et, quand ils seront partis, je brûlerai du vinaigre ! ! ! Brrr !... je me refroidis dans ce costume... J'ai mal dormi... J'ai l'ait des rêves atroces... j'ai rêvé que j'embrassais un notaire et trois avoués !... pouah !... C'est la bile qui me tourmente. Ah !... je reconnais bien là les enfants des hommes... J'en ai laissé cinq morceaux et je n'en retrouve plus que quatre !... Où est le cinquième ?... Avec mon portefeuille, sans doute... un portefeuille nourri de quatre billets de mille... Je l'ai égaré dans l'appartement ou dans l'escalier... je me suis parié un cigare qu'on ne me le rapporterait pas... Eh bien, j'ai gagné ! .. Triste ! triste ! Bah ! je vais me recoucher. Non !... avant, j'ai envie de mettre tous mes domestiques à la porte !... Je les ai depuis cinq jours... il faut en finir !
[UN DOMESTIQUE:] Monsieur ? [LE DOMESTIQUE:] Tiens ! il a l'air de bonne humeur ! Regarde-moi... Comment me trouves-tu, ce matin ? Ah ! monsieur est frais comme une rose !... [CHIFFONNET:] Tu mens !...je suis jaune ! je suis fané ! Je suis glauque... va-t'en ! je te chasse. Va-t'en, misérable ! Frais comme une rose !... et l'on veut que j'aime le genre humain ! A l'autre maintenant ! Approche, mon ami, approche... Bastien, tu es un honnête homme, toi... un bien honnête homme !... réponds-moi franchement : si je me mariais, crois-tu que je serais. Oh ! non, monsieur !... Pourquoi ? Dame !... parce que... parce que... vous êtes si aimable !... Ah ! très bien ! Il est flatté ! Mon ami... hier, en me promenant au jardin des Plantes, j'ai laissé tomber une épingle dans la fosse de l'ours Martin... va me la chercher !... [LE DOMESTIQUE:] Moi ?... Je te défends de remettre les pieds ici sans l'épingle ! Alors, vous me chassez ? Je ne te chasse pas... je t'envoie chercher une épingle... va !... ah ! envoie-moi Prunette !... LE [DOMESTIQUE:] sort. Cette bonne Prunette !... j'éprouve le besoin de causer aussi avec elle !... [PRUNETTE:] Vous me demandez, monsieur ? Oui... approche, ma petite Prunette, approche !... Je t'ai fait venir pour te dire que je ne faisais pas un cas énorme de toi !... Comment ?... Entre nous, tu es douée de pas mal d'hypocrisie, de fausseté, de mensonge ! Tu manges mon sucre, tu te plonges dans mes confitures... et tu me fabriques des filets au vin de Madère avec du suresne !... Ah ! par exemple !... toujours ! Monsieur est bien bon ! Non, je ne suis pas bon !... je te garde, pour avoir près de moi un échantillon de tous les vices, de toutes les gredineries ! Et si par hasard j'avais la faiblesse de mollir... de croire à la bonne foi... eh bien, tu serais là... près de moi... comme un bec de gaz, pour m'éclairer !... Un bec ! Voilà, ma bonne Prunelle, ce que j'avais à te dire... Maintenant, tu peux retourner à ta cuisine, reprendre le cours de ton exploitation !... Est-y assez baroque, cet homme-là... Ah ! si la place n'était pas si bonne !...
[COQUENARD:] Il faut que je lui parle... je n'ai qu'un mot à lui dire !... Ah ! le voilà ! [CHIFFONNET:] Coquenard !... que le diable l'emporte ! Bonjour, cher ami ! Cher ami ! Bonjour, Coquenard !... Nous avons reçu votre lettre d'invitation pour ce soir... on dit que ce sera charmant ! Je le crois... il y aura une surprise ! Ah bah !... à quelle heure ? A minuit. Quand je les flanquerai à la porte ! C'est délicieux !... Madame Coquenard se fait une fête ! Ah ! madame Coquenard se fait... ? Savez-vous qu'elle est très jolie, votre femme ?... Ah ! pas mal !... C'est-à-dire qu'elle est ravissante !... des cheveux !... des yeux !... une taille !... Est-elle vertueuse ? [COQUENARD:] Plaît-il ? Ah çà ! vous plaisantez ! Écoutez donc, nous avons énormément de femmes qui ne sont pas vertueuses ! A Paris ? Non !... en Chine ! Pourquoi me dit-il ça ? Chiffonnet... auriez-vous appris quelque chose ? Moi ?... rien, si cela était... je vous le dirais !... Ce serait d'un ami !... d'un véritable ami... Ce bon Chiffonnet !... Que je suis donc content de vous revoir !... Il me caresse ! il va me demander quelque chose !... A propos, j'ai compté sur vous pour me rendre un petit service ! Voilà !... Ça y est !... J'ai besoin de quatre mille francs pour un mois... Figurez-vous que j'ai découvert ce matin un cheval qui vaut de l'or... je compte le faire courir à Chantilly... mais, dans ce moment, je ne suis pas en argent comptant, et j'ai pensé à vous !... [AIR:] de Lantara. Repousseriez-vous ses accents ? [CHIFFONNET:] Coquenard, comment me trouvez-vous ce matin ? [COQUENARD:] Pauvre homme !... il se frappe ! Voulez-vous que je vous parle franchement ?... vous êtes frais comme un jeune homme !... Merci !... Canaille !... canaille !... Avez-vous là ces quatre mille francs ? Merci... vous êtes charmant... Mais quelle mine !... Tenez !... vous vivrez cent ans !
[CHIFFONNET:] Cent ans pour quatre mille francs !... Canaille !... canaille !... M. Coquenard reviendra dans une heure... tu lui diras que je suis à Strasbourg. Bien, monsieur !... Canaille !... canaille !...
[PRUNETTE:] A Strasbourg !... eh bien, et sa soirée ? [MACHAI OINE:] Le bourgeois Chiffonné... ch'il vous plaît ? Comment ! monsieur Machavoine, vous entrez dans le salon avec vos seaux ? Eh bien, quoi ?... je chuis porteur d'eau... je ai mes seaux et je crie : A l'eau... oh ! [AIR:] nouveau. A l'eau ! Oh ! oh ! oh ! Moi, c'est le long de la rivière Que je veux faire mon chemin ! J'en fournis même au marchand de vin ! Ces Auvergnats !... C'est-y bien bâti !... Eh bien, quoi que vous voulez ?... voyons ! Je veux parler au bourgeois... pour des affaires à part... PRUNETTE. Un secret ? Oui !... Qu'est-ce que c'est ?... Je chuis venu pour lui dire... Pour lui dire ? Que la rivière, il passait toujours sous le pont Neuf. Hi hi !... Ah ! qu'il est bête !... Eh bien, vous ne le verrez pas, le bourgeois... y dort !... Y dort !... je vas le réveiller ! A l'eau... Oh ! à l'eau... oh ! Qu'est-ce qu'il fait là ?... Monsieur Chiffonnet !... je me sauve !...
[CHIFFONNET:] Quel est l'animal... ? Le porteur d'eau ! C'est toi qui m'a réveillé, imbécile ? A midi !... Faut-il que vous soyez feignant. Voyons... que veux-tu ? C'est-y pas vous qu'aureriez perdu quèque chose ? Là où t'est-ce ?... [MACHAVOINE:] Après ? Un portefeuille ! Quelle couleur ? Rouge !... Contenant ? Quatre billets de mille ! [CHIFFONNET:] C'est prodigieux !... Tiens ! je me dois un cigare ! Eh bien, où va-t-il donc ? Hé ! porteur d'eau ! Bourgeois ? Tu oublies la petite récompense. Une récompense ?... A cause de quoi ? Parce que tu me rapportes quatre mille francs ! Pour ça ?... Allons donc !... ça n'est pas assez lourd... Ah ! si c'était de la ferraille !... mais de l'argent ! fichtra ! ça fait plaisir à rapporter pour rien !... Oui... oui... C'est pour avoir davantage... Je connais cette ficelle-là. Tiens ! voilà quarante francs ! [MACHAVOINE:] Rentrez ça !... Les enfants de l'Auvergne !... ils sont des honnêtes gens !... Cent francs ! Rentrez ça ! Mille ! Assez !... Vous pourriez me tenter !... et alors, je vous aplatirais... comme une limande, fichtra !... Quelle sainte indignation !... Comment t'appelles-tu ? Machavoine, tu es sublime ! Sublime vous-même, fichtra ! Calme-toi ! Ah ! c'est que je suis franc... je ne sais pas mentir, moi !... [CHIFFONNET:] Tu ne sais pas mentir !... Machavoine, comment me trouves-tu ce matin ? Je vous trouve laid !... Très bien !... Si je me mariais... crois-tu que je serais ?... Oh ! ça... tout de suite !... Enfin, en voilà un !... Ah ! ça fait du bien !... ça repose !... On a bien raison de dire que la vérité habite un puits... mais, sans les porteurs d'eau, elle y resterait !... Cause-moi... Machavoine, cause-moi ! Je n'ai pas le temps... Et mes pratiques ? Ah ! quelle idée ! je conçois un vaste dessein ! Ecoute-moi, bon Savoyard... Auvergnat, ça m'est égal !... Que gagnes-tu à porter ainsi de l'eau chez tes contemporains ?... Je gagne de trente à trente et un sous par jour... Et ça te suffit pour vivre ? Oh ! frugalité, frugalités ! Homme des temps antiques ! j'ai besoin d'un ami... Veux-tu devenir le mien ?... je te donnerai cinq francs par jour... et nourri !... Cinq francs ! fichtra ! Qu'est-ce que j'aurai à faire ?... Tu me diras la vérité... toute la vérité, rien que la vérité... C'est un métier de feignant ! Oh ! pas tant que tu le crois !... il y a de l'ouvrage. Tu te mettras à l'affût... et, dès qu'un mensonge paraîtra dans cette maison... paf ! tu tireras dessus... sans pitié ! Quel drôle d'état !... Et si c'est vous qui mentez ?... Raison de plus, tu tireras à mitraille !... Ainsi, c'est convenu ?... touche là !... C'est convenu ?... Un instant !... vous pouvez t'être un filou !... Il me traite de filou !... Il est charmant ! Continue... Jamais !... J'aurais perdu mon état, mes pratiques... Tenez... décidément, j'aime mieux porter mon eau ! Arrête... cruel Machavoine !... Veux-tu que je me lie par une parole d'honneur ? Oh ! oh ! les paroles d'honneur... c'est comme la neige... ça fond devant le soleil !... [CHIFTONNET:] J'aime ce souverain mépris des hommes !... Alors, faisons un bail de trois, six ou neuf !... A la bonne heure ! Je le tiens ! C'est bien cent sous que vous avez dit ? Six cents francs ! Ce n'est pas assez... Trente mille francs ! Fichtra ! Il ne pourra plus m'échapper. Et je signe ! A ton tour !... Tu te méfies de moi ? Il est plein de rondeur ! Ça y est ! je signe ! [AIR:] d'Ambroise, ou Voilà ma journée. [MACHAVOINE:] Je suis riche, voilà mon bien. Payer cher le mensonge... Eh bien Je viens d'acheter la franchise ; . Oui, je la tiens ! Oui, je la tiens !
[LES MEMES:] Monsieur ! Qu'est-ce que c'est ? Je n'aime pas qu'on me dérange quand je suis avec mon ami. Le porteur d'eau ?... Apprenez, mademoiselle Prunelle, que cet homme n'est plus un porteur d'eau... Je l'ai élevé au grade d'ami !... fichtra ! Oui !... à raison de cent sous par jour et nourri... A propos, combien de plats ? Écoute les comptes de la cuisinière et tu le sauras ! Oh !... Avant, je suis franc, moi... avant, je vas vous demander une chose ! Parle ! Je voudrais te tutayer comme tu me tutaies !... Je n'osais pas te l'offrir... Tutoie-moi, fichtra ! .. Oh ! merci !... [CHIFFONNET:] Vos comptes, Prunette !... [PRUNETTE:] Trois francs de pain ? [MACHAVOINE:] Hein ? r'augmenté ! Sept francs cinquante centimes de pot-au-feu ! Bigra ! Il est r'augmenté ! Le pot ? Le feu ? Non... la viande !... Choux et légumes, quarante sous.. Poulet, dix francs. C'est trop fort !... Mille fichtra de bigra ! [CHIFFONNET:] et PRUNEITE. Quoi donc ? Le pain n'est pas augmenté ! la viande non plus !... Quant au poulet... j'étais chez la marchande... Vous l'avez payé cent sous... ah ! [PRUNETTE:] bas, à MACHAVOINE. Taisez-vous donc ! Non ! non ! non ! Pourquoi que vous volez ce brave homme ? Ce n'est pas vrai ! [MACHAVOINE:] Ne dites pas cha ! [CHIFFONNET:] Silence !... Quelle admirable mise en scène !... D'un côté la vérité... de l'autre le mensonge... et Chiffonnet au milieu... calme et serein !... C'est égal... elle l'a payé cent sous ! Oui, mais je dirai pourquoi à monsieur !... Machavoine !... tu as été gigantesque... tu as été homérique !... je t'admets à ma table... va t'habiller ! Je veux bien aller m'habiller. Mais elle ne l'a payé que cent sous !... [AIR:] de Dom Pasquale. Je n'irai pas l'rattraper !
[CHIFFONNET:] Avance, mon enfant ! Nous filoutons donc la monnaie à papa Chiffonnet ? La vérité ! Ah ! j'aime tes mots. Vous m'avez dit pour la soirée... Petite voleuse ! Je vois bien que monsieur veut me renvoyer ! Moi !... je m'en garderais bien. C'est que je suis une honnête fille, au moins ! .. Oui... oui... oui... Combien as-tu à la caisse d'épargne ? J'ai deux mille francs !... Charmant ! tu gagnes trois cents francs par an... et tu n'es à mon service que depuis huit mois ! Ah ! tu me plais ! tu me réjouis, tu es complète ! J'ai fait un héritage ! Un héritage, toi ?... Tiens ! voilà vingt sous pour ton mot... j'adore tes mots ! fais-m'en d'autres ! je les payerai !... Je vois bien que monsieur manque de confiance en moi ! .. Confiance !... oh ! assez ! tu me ruinerais !... C'est pas possible !... il a eu un coup de marteau ! Tu as bien exécuté mes ordres pour ce soir ? [PRUNETTE:] C'est-à-dire... oui, monsieur ! J'ose pas lui dire !... CHIFFONNET. Les sirops sont-ils bien mauvais, bien tournés ? Oui, monsieur !... Ah ! tant mieux !... ces chers amis !... et les gâteaux ? Ils ont huit jours !... C'est bien jeune !... et le riz au lait ? Je n'ai pas mis de riz !... Ni de lait ?... Non, monsieur ! Alors, qu'est-ce que tu as mis ? J'ai fait une semoule au beurre ! Très bien !... ajoutes-y de la moutarde... Quant aux bougies... de la chandelle !... Qu'est-ce que ça te fait ?... tu me la compteras comme de la bougie !... eh ! eh ! petite truande !... petite ribaude, .. adieu, petite cour des Miracles, adieu !
[MACHAVOINE:] il est endimanché. Viens-y donc, méchant gringalet de quatre sous, viens-y donc ! Machavoine !... quelqu'un t'aurait-il manqué ? C'est le portier... je passe devant sa loge... et je l'entends qu'il dit au tambour de la garde nationale : "M. Chiffonnet ne demeure plus ici !... Oui, c'était convenu ! Alors, moi, je suis couru après le tambour... et je lui ai dit : "Si, qu'il y demeure, fichtra !... Maladroit ! Donnez-moi son billet de garde... je vas y porter ! Comment ! Il n'a pas voulu !... [CHIFFONNET:] Ah !... Allons, bon !... J'y ai conté la frime... Et v'là ton billet de garde !... c'est pour demain !... Merci !... bien obligé ! Me voilà de garde demain !... Mais, grand nigaud, tu ne comprends pas que c'est moi qui avais recommandé au portier... ! Un mensonge !... Ah ! Chiffonnet !... ça n'est pas bien !... Oh ! un mensonge !... Tu m'as dit de tirer dessus et j'ai tiré dessus ! Certainement... certainement ! Je trouve qu'il va un tantinet loin. Je vais m'habiller, donne-moi mon habit !... sur cette chaise. [MACHAVOINE:] Oh ! oh !... fichtra de la Catarina ! [CHIFFONNET:] Qu'est-ce qu'il a ? Ah ! ben, en voilà un polichinelle qu'est mal bâti !... Hein ? [MACHAVOINE:] Comme c'est fichu !... fichtra de la Catarina !... Ah ! mais... il est embêtant ! Voyons, cet habit... Serre d'abord la boucle de mon gilet... Oh !... ça... ça ne fera pas de mal !... Hue... là !... hue... là !... Aïe !... prends garde ! Ah ! mon vieux, que voilà de la mauvaise viande ! C'est bien, on ne te demande pas ça... Il me semble que je ne suis pas plus mal fait qu'un autre !... Du ventre... et pas de jambes !... T'as poussé comme une citrouille !... En voilà assez !... Ah ! je suis franc, moi !... Une perruque !... une perruque !... Mais va donc !... J'en crèverai de rire ! fichtra de la Catarina !...
[CHIFFONNET:] Ah ! mais il est embêtant !... Et puis... je crois qu'il manque un peu de goût ! [PRUNEIIE:] Quoi ?... PRUNETTE, avec mystère C'est madame Coquenard qui demande à vous parler en secret !... Madame Coquenard !... une si belle femme !... dans mon ermitage ! Sapristi ! .. je suis fâché de ne pas avoir ma perruque neuve !... Enfin !... fais entrer !... Entrez, madame !... [MADAME COQUENARD:] Madame... donnez-vous donc la peine de vous asseoir !... Non !... je ne reste qu'un instant ! Elle est encore plus suave dans le tête-à-tête ! Monsieur, qu'allez-vous penser de ma démarche ?... Je pense que votre démarche est celle d'une gazelle !... C'est-à-dire que vous la trouvez légère ?... Oh ! loin de moi... Et vous avez raison... Oser me présenter chez vous... chez un garçon !... sans mon mari ! Madame, l'absence d'un mari est le plus beau cortège d'une femme... chez un garçon ! Bandit que je suis !... MADAME COQUENARD. Vous allez dire que je suis bien indiscrète, mais... Achevez, de grâce !... Vous avez vu M. Coquenard, ce matin ? Il vous a, je crois, parlé d'un emprunt !... Hein !... elle vient chercher les quatre mille ! C'est une carotte !... soyons froid. Fectivement, madame, fectivement, nous en avons parlé vaguement... excessivement vaguement ! Parbleu ! Et je suis venue à son insu ! [CHIFFONNET:] Oui... en catimini... en catimini !... [MADAME COQUENARD:] Qu'est-ce qu'il a ? Vous prier... vous supplier... Comme je la vois venir !... De ne pas lui prêter ces quatre mille francs !... CHIFFONNET, stupéfait. Ah bah !... ah bah !... Madame, donnez-vous donc la peine de vous asseoir !... Je redeviens bandit ! Vous me le promettez ? Refuser ce pauvre Coquenard !... c'est cruel ! bien cruel !... Mais, pour vous être agréable... C'est que vous ne savez pas !... Quoi donc ?... Non... j'ai tort de vous dire... mon mari possède un travers affreux !... Se livrerait-il aux alcools ? Non !... mais il aime, il adore, il idolâtre les chevaux. Comment !... ces vilaines petites créatures sans grâce... qui nous jettent par terre !... Oui, monsieur... aussi, passe-t-il sa vie dans son écurie... Il en a fait son salon, son cabinet de travail, son boudoir !... Et sa chambre à coucher ? Oh ! non ! Ah !... c'est égal, vivre dans le fumier... comme un melon... Ah !... fil fi ! fi ! et encore fï ! Que voulez-vous !... je me résigne... je sais m'imposer des privations... dernièrement, je désirais un cachemire... Eh bien ? Eh bien, M. Coquenard s'est donné un poney ! [CHIFFONNET:] Pauvre martyre de l'équitation ! Cependant, je ne voudrais pas que cette sotte passion le ruinât ! Je comprends ce subjonctif ; c'est le subjonctif d'un ange !... auquel on a refusé un cachemire. Ainsi, monsieur, c'est bien convenu... vous ne lui prêterez pas cette somme ?... Ah !... soyez sans crainte ! D'ailleurs, puis-je refuser quelque chose à une femme !... mais asseyez-vous donc !... [MADAME COQUENARD:] Merci !...
[MACHAVOINE:] entre portant une perruque sur son poing. La voilà ! Ah ! Sacredieu !... Qu'est-ce que c'est que ça ? Ça ?... c'est la perruque de Chiffonnet ! Du tout !... connais pas !... Mais si !... Mais non !... [CHIFFONNET:] Tais-toi donc, animal ! [MACHAVOINE:] Il me dit de me taire !... à preuve que c'est à lui !... [MADAME COQUENARD:] Quoi !... monsieur Chiffonnet, vous portez perruque ?... Oh ! oh ! au carnaval seulement... pour me mettre en garde française ! J'espère, madame, que vous ne croyez pas un mot... ? Adieu !... monsieur... comptez sur ma discrétion. [CHIFFONNET:] Madame !... Ce manant me fait perdre une occasion magnifique. [PRUNETTE:] Monsieur !... c'est M. Coquenard !... [MADAME COQUENARD:] Ah ! mon Dieu !... je suis perdue s'il me trouve ici. Comment ? Il est d'une jalousie !... il vous tuera, monsieur. Bigre !... Prunette, dis que je n'y suis pas. Par exemple !... faire mentir cette fille ! ça serait du propre ! Monsieur, monsieur !... il y est, Chiffonnet !... il y est. Sapristi ! Mon Dieu ! que faire ?
[MACHAVOINE:] Entrez, monsieur, entrez. Tiens ! où est-elle donc passée ? [COQUENARD:] Bonjour, Chiffonnet... je vous dérange ? [CHIFFONNET:] Du tout... du tout... J'allais sortir... venez-vous ? Et sa femme qui m'a fait promettre. Mon cher ami, j'en suis désolé, mais cette rentrée sur laquelle je comptais... enfin, je n'ai pas d'argent ! Pas d'argent ! pourquoi que vous dites ça ? Il en a, mais il ne veut pas vous en prêter ! Ah ! mais... ah ! mais il m'agace ! Comment ! Chiffonnet ! Croyez, mon cher Coquenard, que, si j'avais cette somme je serais heureux, oh ! mais bien heureux de pouvoir vous l'offrir. [MACHAVOINE:] Oh ben ! si ce n'est que ça !... [CHIFFONNET:] L'animal ! [COQUENARD:] Oui... je l'avais oublia... non ! oublié dans ce tiroir. Mais c'est la grêle, la peste, que cet Auvergnat ! Voici !... mon ami que de remercîments ! Il n'y a pas de quoi ! Fichtre de bigre ! redescend. A qui ça ? [CHIFFONNET:] C'est une ombrelle !... Un cadeau que je viens de faire à ma nièce... [COQUENARD:] Ah ! Ne le croyez pas ! il vous conte des couleurs, des mensonges ! Un chapeau bleu ! Non ! C'est bien ça ! Misérable ! Et tout à l'heure le bourgeois lui faisait de l'œil... Ah ! mais de l'œil ! avec sa perruque. Et où est cette dame ? Je vais vous expliquer... Non... pas vous ! Toi !... car tu dis la vérité, toi ! Toujours ! Eh bien, parle... où est cette dame ? Cette dame, je l'ai vue, mais je sais pas oùs qu'elle a passé ! Je respire ! Je cours chez moi, et, si madame Coquenard n'a pas son ombrelle... [MACHAVOINE:] Ah ! fichtre !... la voilà !... la voilà ! [COQUENARD:] Ouvrez, madame, ouvrez ! Coquenard ! vous oubliez que vous êtes chez moi ! Monsieur !... rendez-moi ma femme, et après nous causerons ! [AIR:] de Madame Favart. Oh ! dussé-je enfoncer les portes, [CHIFFONNET:] De chez moi, je veux que tu sortes. [COQUENARD:] Ouvrez, madame !... Ouvrez ! Mon Dieu, si je pouvais le tordre ! Trent'mill'francs ! Oh ! le scélérat Me donne des envies de mordre...
[TOUS:] Tiens ! [MACHAYOINE:] Elle s'est raccourcie ! [PRUNETTE:] Prunette !... ô fille intelligente... et rouée ! ne craignez rien ! [COQUENARD:] Quoi ? Rien !... adieu, ma nièce... prends l'omnibus et embrasse ton mari pour moi... avec la correspondance... PRUNETTE. Madame... La nièce... ou non !... du moment que ce n'est pas ma femme...
[CHIFFONNET:] Trente mille francs ! Mais plutôt que de te les donner, j'aimerais mieux... fonder une société pour la destruction des animaux nuisibles... y compris les porteurs d'eau !... Et dire que j'en ai pour neuf ans !... Trois, six ou neuf, à sa volonté... pas à la mienne !... Ah çà ! mais je suis dans la position de Laocoon... avec un Auvergnat qui me serpente autour du cou... qui m'étrangle... qui m'étouffe ! .. Comment faire pour le renvoyer dans ses sales montagnes, dans son savoyard de Puy-de-Dôme ? Oh ! Je conçois un vaste dessein !... une idée machiavélique... mais tellement machiavélique, que je n'ose pas me la confier à moi-même... Si je pouvais trouver sous ma main un ange assez déchu... pour lui dire... Ah ! Prunette ! J'ai reporté l'ombrelle !... elle est sauvée !... Prunette... tu as fait un coup de maître tout à l'heure ; je t'en sais bon gré... Regarde-moi... je dois avoir quelque chose de méphistophélistique dans l'œil ? Il vous est entré quelque chose dans l'œil ? Comment trouves-tu le petit ami que je me suis procuré ce matin ? Machavoine ? A moi ? Laquelle ? parlez... Écoute-moi... Prunette, tu es de l'étoffe des Lisette et des Marton dont fourmille le répertoire du Théâtre-Français. Ces démons femelles... pas de mouvement ! ça me gêne dans mes narrations... sont le type de la fourberie et de la duplicité. Pas de mouvement !... Elles ont été inventées pour tendre des pièges, des embûches, disons le mot, des traquenards... aux hommes assez simples pour se laisser prendre à leurs douces paroles... Eh bien, si toi, Prunette... toi que j'estime assez pour te placer au rang de ces délicieuses coquines, de ces charmantes effrontées... pas de mouvement ! si je te donnais la mission de conduire ce primitif Machavoine sur le chemin que tu parcours si noblement, si je te chargeais de l'amener à ce degré de fausseté que tu possèdes... Ah ! mais permettez... Je ne permets pas... je continue... Si, enfin, je te donnais un homme franc, trop franc... ami, trop ami de la vérité... pour en faire un menteur... bref, si je te confiais un Auvergnat, te sens-tu de force à me rendre un Gascon ? Un Gascon ? Dame, monsieur... je tâcherai. Cela me suffit... tope !... Machavoine est à toi... mais, je te le répète, déteins sur lui, ma mignonne... rends-la câlin, flatteur, ma toute belle. Va, ma colombe, va... et ta fortune est assurée ! Rends-le câlin, flatteur, menteur ! Courage, Prunette !
[PRUNETTE:] Lui apprendre à mentir !... Voilà une drôle d'idée ! Ordinairement, ces choses-là... ça ne s'apprend pas... ça vient tout seul. Allons, le Coquenard... c'est un brave ! Il m'a promis vingt francs pour ce soir... et cinq de Chiffonnet... Ah ! la vérité, c'est une fameuse branche ! Il ne me voit pas. Hum !... Ah ! c'est vous, mamzelle Prunette ! Quel dommage qu'elle ne soit pas franche... C'est un beau brin. Oùs qu'on met le lard, chil vous plaît ? Le lard ?... Vous avez faim ? [MACHAVOINE:] Ah ! monsieur Machavoine... C'était pas pour les mettre dans ma poche... allez. Et là où donc c'que vous les avez mis ? Quel dommage ! un si beau brin ! Comment que vous dites ça ? [M:] Chiffonnet... Il est si drôle !... voulait donner des sirops tournés... Mais, moi, je ne veux pas que sa maison passe pour une cassine, alors j'ai gagné sur le poulet pour acheter des sirops. Ah ! fichtra ! c'est bien, ça !... c'est honnête ! ça me raccommoda avec vous ! Tenez, mademoiselle Prunette, il faut que je vous embrasse ! Ça n'est pas honnête de s'embrasser quand on ne se connaît pas... beaucoup ! Il y viendra ! [PRUNETTE:] Ah ! cristi ! Quoi donc ? Oh ! c'est doux comme une peau de lapin ! Flatteur ! C'est grassouillet... potelé... Fichtra ! peut-on embrasser ? Il est bien temps ! Je dirais que j'vous aime, da ! Douter de moi, d'ma probité ! Oh ! ce n'est pas que je vous blâme ! Vous aimez trop la vérité Pour jamais bien aimer un'femme. Parlé. Écoutez !, .. Ouvrez la fenêtre. [MACHAVOINE:] Non... c'est un signal... ça veut dire : "Mademoiselle Prunette, peut-on venir vous voir ? Qui ça ? Mon amoureux ! Votre amoureux ! Et quand j'ouvre la fenêtre, ça veut dire : "Vous pouvez venir. Bigre ! et vous me la faites ouvrir, à moi ! Il y est venu !... Écoutez donc... Il parle de m'épouser, lui ! J'en parlera aussi !... j'en parlera ! Vous ?... Oh ! non ; un charabia, c'est trop godiche ! Un charabia !... Oui... tandis que l'autre... un Gascon... c'est malin ! Je deviendrai malin. Je deviendrai futé. Je deviendrai... non, jamais ! un enfant de l'Auvergne !... c'est impossible. Mille carabina !... mais qu'est-ce que ça vous fait que je dise la vérité ? Tiens !... ça me fait beaucoup... Quand je serai vieille, quand je serai laide... je ne veux pas d'un mari qui me le dise. Au fait... Oùs qu'on met le lard, ch'il vous plaît ? C'est possible... que si... Oùs qu'on met le lard, ch'il vous plaît ? Il s'en va ! Aïe !... encore un cousin ! [PRUNETTE:] Crédia !... non ! Oùs qu'on met le lard, ch'il vous plaît ? Ah ! dans la cuisine, animal ! Quel dommage ! un si beau brin !
[CHIFFONNET:] Eh bien, commences-tu à l'apprivoiser un peu ? Ah bien, oui !... il est souple comme un tas de pavés !... j'y renonce. Déjà, Prunette !... Tu dégringoles dans mon estime. Je te classe dans le répertoire du quatrième ordre. Tout !... ce n'est pas assez. De madame Coquenard ! de la belle madame Coguenard ! "Tout est perdu." Quoi, perdu ? "Mon mari exige que je vienne à votre bal... Il a soudoyé votre Auvergnat, qui s'est engagé à lui désigner la femme qui était cachée chez vous ! Corne-bœuf ! Saprebleu ! Post-Scriptum. Sauvez-moi... sauvez-nous ! M. Coquenard charge ses pistolets." Ses pistolets... Eh bien, me voilà gentil ! Il va y avoir un massacre ! A mentir ? impossible, monsieur, il est têtu comme une mule. Oh ! la vérité, la vérité, j'en suis guéri !
[LES MEMES:] Le voilà, le gredin ! le chenapan ! si au moins je pouvais l'éloigner !... Bonjour, mon petit Machavoine, bonjour ! Tu manges ? Et, après, tu iras te promener... Avec Coquenard ! Et si je te proposais d'aller te réjouir avec des porteurs d'eau, ils sont si gais, les porteurs d'eau !... Il tient comme teigne ! Le Gascon ! Ah ! fichtra de galapia ! Ah dame !... il est complaisant, lui ! pour venir, il fera un mensonge à son bourgeois... Un mensonge !... Bah ! où est le mal ? Non ! jamais ! Alors, je vais lui donner une course, une longue course ! Mon ami, j'ai une petite commission à te donner... Pour ce soir ? c'est impossible ! Tu seras revenu dans une petite demi-heure. Ah ! comme ça, allez !... Tu vas courir tout de suite, tout de suite !... au chemin de fer d'Orléans. Excusa ! Tu demanderas un billet... de troisième classe... ce sont les meilleures... pour Angers ! Angers ?... là oùs que c'est ? Un peu au-dessus d'Asnières, n'est-ce pas Prunette ? Après ? Une fois là, tu demanderas le brigadier de la gendarmerie et lui diras ces simples mots : C'est la vérité ! Oh ! pour rien au monde je ne voudrais te faire faire un mensonge ! "Je n'ai pas de passeport... veuillez me procurer un logement. [PRUNETTE:] Bigre ! Vite, dépêche-toi... prends par le petit escalier... [MACHAVOINE:] Attendez que je finisse mon pain ! Tu le finiras en route. Tu vas manquer le train... mais va donc !
[PRUNETTE:] Il était temps ! Arrivez, mes amis... mes chers amis... je suis enchanté de vous recevoir... [COQUENARD:] Je vous salue, monsieur. Il me salue... jaune !... [MADAME COQUENARD:] Avez-vous reçu mon billet ? [COQUENARD:] Plaît-il ? Rien ! Je disais à madame que vous me paraissiez d'une gaieté folle. En effet... en effet. Où diable est-il ? [AIR:] de Zampa. [CHIFFONNET:] Parlé. des danses pour les demoiselles et des gâteaux Louis XV pour les enfants. Ils ont de bonnes dents !... [COQUENARD:] Une surprise ? Oui, une surprise !... [MADAME COQCENAHD:] Il me fait trembler ! Est-ce que vous seriez dans l'intention d'avaler des bouteilles cassées... pour amuser ces dames ? Je continue à vous trouver d'une gaieté folle. [COQUENARD:] regarde de tous côtés ; à part. Où diable est-il ? Cherche, va, cherche toujours ! Entendez-vous l'archet de la Folie... La scotiche vous réclame, allons, messieurs, la main aux dames. [CHIFFONNET:] Il doit être par là, à l'office... le maroufle ! Lui ! Ah ! mon Dieu !... Mais, monsieur, quel air singulier... Malheureux ! qui te ramène ? Tu ne m'as pas donné d'argent pour le chemin de fer !... Tiens ! ma bourse, retourne ! cours ! [COQUENARD:] Eh ! mais le voilà, mon cher Chiffonnet ! — je vous ai promis une surprise... vous allez l'avoir. Mais est-il donc jovial, ce soir, cet excellent Coquenard ! Je suis morte ! [CHIFFONNET:] Tu sais ce que tu m'as promis... Allez ! un Auvergnat n'a qu'une parole ! [COQUENARD:] Reconnais-tu madame ? Y pensez-vous, monsieur ? me compromettre ainsi, et devant... Bigra, c'est le Gascon ! [PRUNETTE:] Si tu parles, je l'épouse ce soir ! [MACHAVOINE:] Ce soir ! cré rapia de la Catarina ! Eh bien, voyons, parle ! Eh bien !... eh bien !... Non, ce n'est pas celle-là ! Vous m'avez donc fait un mensonge ce matin ? Eh ben, oui ! j'ai menti ! [CHIFFONNET:] Il ment lui-même !... tout seul !... Fi ! fi ! que c'est laid ! [MACHAVOINE:] Ouf ! je n'en puis plus ! [PRUNETTE:] Le chapeau de M. Coquenard ! [MACHAVOINE:] Ça n'est pas moi ! [CHIFFONNET:] Oh ! ça n'est pas lui, je le prends la main dans le sac, et... ça fait deux... cher ami... Au public, après l'avoir salué. Ceci nous prouve qu'un joli petit mensonginet vaut souvent mieux qu'une épaisse vérité... Exemple ! vous allez voir ! Pardon, madame, d'honneur ! votre couturière vous a fagotée comme une sorcière de Macbeth ! [LA FIGURANTE:] Insolent ! Effet de l'épaisse vérité !... La contre-épreuve. Ah ! belle dame, les lis et les roses n'en finiront donc pas de se jouer sur votre frais visage ! [LA VIEILLE DAME:] Toujours charmant !... CHIFFONNET, au public. Effet du mensonge !... Voilà !... voilà le monde ! En place pour la contredanse... [AIR:] de galop. Ah ! oui, vraiment, C'est charmant Quelle fête ! Ah ! oui vraiment, C'est charmant ! Pour nous quel agrément ! [MACHAVOINE:] Ah ! comme il ment ! Je ne comprends pas vraiment Qu'un homme mente Aussi gaillardement. Oh ! comme il ment ! Je n'comprends pas vraiment Qu'un homme mente Aussi gaillardement. Oh ! comme il ment !
[ANTOINE:] Je vous le répète, dites que je n'y suis pas. Que diable aussi, le comte de Saint-Phar, mon maître, avait bien besoin de se faire donner l'ambassade de Copenhague ! Depuis que nous sommes nommés, je crois que la tête tourne à toute la maison : chacun veut monter. [AIR:] Un homme pour faire un tableau. Sans compter les nouvelles places, moi qui en ma qualité de factotum... qu'est-ce que je dis donc ? d'intendant, suis chargé des nominations, ai-je reçu des sottises et des lettres de recommandation ! soixante-douze seulement pour la place de valet de chambre ! ce n'est pas étonnant, valet d'un grand seigneur, ce sont de ces places que tant de gens peuvent remplir ! enfin, je n'en ai plus que deux, celle de secrétaire et celle de cuisinier : ah ! par exemple pour ces deux-là... prenons garde. du ménage du garçon. C'est, dit-on, pour un diplomate Deux hommes vraiment importants ! Qu'est-ce qui vient déjà me déranger ?
[LE PRECEDENT:] LE VICOMTE DE SAUVECOURT. [LE VICOMTE:] Ventrebleu ! je me moque de la consigne, j'en ai forcé bien d'autres. M. le comte de Saint-Phar ? Ah ! il travaille, c'est différent ; un grand seigneur qui travaille, il ne faut pas le déranger ; vous lui direz que c'est le vicomte de Sauvecourt. Comment, celui à qui jadis il dut sa fortune ? Oui, son ancien ami, qui ne l'a pas vu depuis dix ans, et qui désire lui parler pour une affaire très importante ! Quand part-il pour son ambassade ? Ah ! sa fille l'accompagne ! voilà qui me confirme encore ; il n'y a pas de temps à perdre. Quel est son homme d'affaires ou sou intendant ? Vous les voyez tous les deux ; je suis l'un et l'autre. C'est-à-dire que vous cumulez ; c'est bien, ça fait moins de monde dans une maison ; mais si jamais, c'est une supposition que je fais, l'intendant vient à être pendu, je vous demande ce que deviendra l'homme d'affaires ? Allons, encore une recommandation ! Je vous prie de l'arrêter. Qu'est-ce que c'est ? Je voudrais bien voir... Par exemple, mon fils secrétaire et jockey diplomatique ; il ne manquerait plus que cela. Non, monsieur, non, je ne veux pas qu'il ait la place ; mais je veux que vous le reteniez ici jusqu'à ce que je sois revenu et que j'aie parlé à M. de Saint-Phar ! Quand croyez-vous qu'il soit visible ? attendez... à quelle heure déjeune-t-il ? Dans une heure, c'est bien. Vous ferez mettre mon couvert. [AIR:] de Lantara. Nos gens d'état le savent bien ! Ah ! çà, vous tâcherez que le déjeuner soit un peu corsé ; ce sont de ces particularités auxquelles je tiens beaucoup. A propos, a-t-il un bon cuisinier ? Diable, il faut qu'un ambassadeur en ait un. Attendez donc ! Attendez donc ! Ce coquin que dans un moment de dépit j'ai renvoyé dernièrement... je m'en charge, j'ai son affaire. Ainsi, c'est convenu ; serviteur.
[ANTOINE:] Là, je vous le demande, quelle rage de protection ! Moi qui voulais choisir moi-même... c'est égal, je vais me rejeter sur le secrétaire ; pour celui-là, par exemple, je veux au moins que ça soit quelqu'un que je connaisse. Chut ! c'est mademoiselle Elise, notre jeune maîtresse.
[ANTOINE:] Ah ! vous voilà, Antoine, j'ai quelque chose à vous demander. [ANTOINE. I:] Ne s'est-il pas présenté ce matin quelqu'un pour la place de secrétaire ? [ANTOINE:] Nous y voilà, je ne pourrai pas en donner une. Non, mademoiselle, personne encore, quoique j'aie déjà plusieurs demandes. Un jeune homme ? attendez donc, n'est-il pas de la connaissance de M. le vicomte de Sauvecourt ? Grands dieux ! Qui a pu vous dire ?... Oui, oui, je crois qu'il le connaît. Est-ce qu'on vous en aurait rendu un compte défavorable ? très instruit, quoiqu'il n'ait que vingt-deux ans. Vingt-deux ans ! c'est bien jeune ! [ELISE:] Mademoiselle le connaît ? [AIR:] Voulant par ses œuvres complètes. Oh ! c'est un très bon secrétaire ; Que d'esprit ! quel doux entretien ! Que sa voix est douce et légère ! Surtout, monsieur, si vous saviez Comme il danse bien !... Vous voyez Qu'il doit convenir à mon père. Et quel est le nom du jeune homme ? Son nom ? Ah ! mon Dieu ! Alphonse ne m'a pas dit le nom qu'il prendrait. Son nom, je l'ai oublié ; mais d'après tout ce que je vous ai dit, vous le reconnaîtrez aisément ; et, en attendant ! des égards, des ménagements... De Paris et le village. Je dois moi-même la première Lui faire oublier, si je peux,
[ANTOINE:] Certainement, mademoiselle. Allons, puisque notre jeune maîtresse le veut... Mais quel peut être ce secrétaire, pour lequel il y a tant de recommandations pour et contre ? [LE VALET:] Monsieur Antoine ! monsieur Antoine ! Un moment, me voilà ! J'y vais. Allons, vous autres, rangez un peu cette salle. Ah, diable ! et notre secrétaire ? S'il vient un jeune homme me demander, tu le prieras de m'attendre un moment ; et tu viendras m'avertir sur-le-champ.
[SOUFFLE:] Je vous dis que c'est pour affaire. Ah ! bien oui, parlez au suisse, parlez au suisse ; c'est le moyen de ne parler à personne. Oh ! oh ! il paraît que ceci est du grand numéro. Une livrée magnifique ! style d'hôtel ! Heureusement que j'ai endossé le véritable elbeuf. C'est monsieur, sans doute, qui veut parler à notre intendant ?
[SOUFFLE:] Eh bien ! sont-ils honnêtes pour des habits galonnés ? Allons, Soufflé, mon ami, te voilà lancé, le premier pas est fait. Je sais bien qu'il y a de la hardiesse à venir, sans protection et sans recommandation, enlever d'assaut la place de premier cuisinier d'une excellence, mais c'est une espèce d'audace qui ne messied pas au talent ; et puis, rien ne donne du coeur comme d'être sur le pavé, et j'y suis. Certainement j'avais une bonne place chez le vicomte de Sauvecourt ! Un homme marié qui vivait en garçon ; car je n'ai jamais vu ni sa femme ni son fils. C'était un amateur, un connaisseur, et j'avais de l'agrément avec lui. Mais, l'autre semaine, il se fâche, sous prétexte qu'il avait faim et que je le faisais attendre. Je l'ai fait attendre, c'est vrai ; que diable, le talent n'"st pas à l'heure. Moi, je raisonne mes plats, et c'est parce que je raisonnais trop qu'il m'a mis à la porte. O perversité du siècle ! [AIR:] J'ai longtemps parcouru le monde. Mais quelle injustice profonde ! Le génie, hélas ! reste à jeun : Et je n'en puis pas trouver un ! Quoi ! votre fierté me rejette ? Quoi ! votre mémoire est muette, Vous, que mon mérite a lancés, Vous tous qu'aux honneurs j'ai poussés ! Vous surtout qu'avec la fourchette Sur le Parnasse j'ai placés ! etc. etc. L'humble omelette et l'anse du panier ! Que dis-je ! et quelle erreur nouvelle ! Moi qu'en tous les lieux on appelle Le César de la béchamelle Et l'Alexandre du rosbif ! Tout ce qu'il me faut, c'est que monsieur l'ambassadeur soit un homme de goût et d'appétit, qui veuille bien m'attacher à l'ambassade. Et dans ce cas-là, qu'est-ce que je lui demande ? huit cents francs par an, et de la considération, et certainement il y gagne plus que moi.
[LE VALET:] C'est bon. Oserai-je vous demander, monsieur, quel est votre nom ? Où étiez-vous avant de venir ici ? Je ne sais pas trop si je dois m'en vanter. Je sors de chez M. le vicomte de Sauvecourt. C'est cela même. Je l'ai vu ce matin ; il m'a parlé de vous. Il m'en veut joliment, n'est-ce pas ? Je m'en doutais bien. Allons, encore un de ces estomacs ingrats dont je parlais tout à l'heure. Je vois bien qu'il faut... Mademoiselle Elise ! c'est singulier. Ah ! j'y suis maintenant ; elle m'aura vu en venant dîner chez M. de Sauvecourt. [SOUFFLE:] Enfin !... Ici ? je ne vois pas trop comment. Il n'y a pas seulement un fourneau. Mes honoraires ! style d'hôtel ; moi, j'aurais dit mes gages. Vous dites donc que mes honoraires... Cinq mille francs ! ! ! Quelle maison ! Par exemple ! voilà qui est trop fort, ça ne se doit pas. Passe pour les cinq mille francs ; je les prendrai ; mais dîner avec son excellence ! [AIR:] du vaudeville des Landes. [J:] suis bien sûr dans mon emploi De lui faire ouvrir la bouche, Et dans la place où je m'vois Je prévois Oui, quand on écrit sous la dictée. Ah ! çà, vous trouverez là ce qu'il vous faut, des plumes, de l'encre, du papier. Eh bien, par exemple, voilà une batterie de cuisine d'une nouvelle espèce ! Dites-moi un peu quelle est au juste la place que mademoiselle Elise a demandée pour moi ? Eh bien ! celle de secrétaire. De secrétaire ! Comment, je suis secrétaire ? Est-ce que vous n'êtes pas content ? On va vous conduire à votre appartement. Je vous engage à faire un peu de toilette. Vous trouverez tout ce qu'il vous faut, habit, veste, culotte. [SOUFFLE:] Oh ! pour des vestes, j'en ai. [ANTOINE:] Je vous salue. Eh bien ! où allez-vous donc ? vous descendez. Ce n'est pas cela, c'est au premier ; bien, vous y voilà. Si je l'avais laissé faire, il allait tout droit à la cuisine. Je suis fort content de notre secrétaire ; mon coup d'oeil ne me trompe jamais ; c'est un homme du premier mérite. Allons, allons, grâce à moi, voilà la maison de l'ambassadeur qui se monte joliment ; il ne nous manque plus que notre cuisinier ; et quand monsieur le vicomte voudra nous présenter son protégé...
[ALPHONSE:] Qu'y a-t-il pour votre service ? Quelle place ? Ah ! ah ! vous arrivez un peu tard ; nous avons déjà un candidat fortement recommandé. [AIR:] du Piège. Vous connaissez, j'en suis certain, La main du marquis de Limoges ? Je les ai dictés moi-même. [ANTOINE:] Comment donc ! monsieur le marquis, un de nos plus joyeux gastronomes, je l'ai vu souvent chez monseigneur. "Je vous recommande le porteur de cette lettre, comme un homme du plus grand mérite et pour lequel j'ai une estime particulière." Diable ! voilà qui est embarrassant. M. le vicomte de Sauvecourt qui a aussi son protégé. Mon père ! qu'est-ce que cela veut dire ? Monsieur, je vous en conjure, ayez égard à la recommandation de monsieur le marquis. Dans le doute, vous devez au moins admettre la concurrence ; et si des considérations personnelles pouvaient vous déterminer... Comment donc ! voilà un homme qui a servi dans les grandes maisons. Monsieur, je vois que vous avez du mérite ; monsieur le vicomte dira ce qu'il voudra, des fonctions aussi délicates ne s'accordent qu'au talent, et non pas à la faveur. Nous allons vous prendre à l'essai ; et si vous continuez à vous bien conduire, on vous gardera. Quel bonheur ! Je vais commencer par vous conduire à l'office. Qu'est-ce que vous dites donc, son nouveau secrétaire ? Ah, mon Dieu ! je suis venu trop tard. Et pour qui me prenez-vous donc ? Eh ! parbleu, pour le chef d'office qui nous manque. N'êtes- vous pas venu vous-même me demander la place vacante ? Oui sans doute, la place vacante, parce que je croyais... Et l'on part demain ! et aucun moyen de prévenir Elise de l'accident qui nous arrive ! [UN VALET:] Le chocolat de mademoiselle ! Mademoiselle demande son chocolat. On y va dans l'instant. Allons, mon ami, vite, à la besogne, le déjeuner de monseigneur est encore éloigné ; mais le chocolat de mademoiselle ? vous allez le faire tout de suite, et le lui porter. Lui porter ! Comment donc ! avec plaisir. [AIR:] Quand une Agnès. Pour m'approcher de mon Elise Je ne vois pas d'autre moyen. Suis-je malheureux ! me contraindre A faire ce déjeuner-là ! Je ne connais de plus à plaindre Que celle qui le mangera. [ANTOINE:] Montez ici la chocolatière, et dépêchez !
[ALPHONSE:] Ah ! voilà notre nouveau secrétaire. Comment ! cet original-là ! quelle singulière tournure ! [SOUFFLE:] Quel est ce monsieur ? Ah ! c'est un cuisinier ! c'est drôle que je ne le connaisse pas ; et on le nomme ? Je le crois bien, ils le disent tous ; mais il faut voir cela à la poêle ; soyez tranquille ; je vais l'interroger, et je vous dirai ce qui en est. Il n'y a pas longtemps, je crois, que monsieur exerce ? Et puis-je demander où monsieur a commencé ? Je m'en doutais ; ils ont tout dit quand ils ont prononcé ce nom-là ; mais, voyez-vous, il n'y a pas pour les jeunes gens de plus mauvaise école que la cuisine publique ; on s'y gâte la main, et voilà tout. Et monsieur n'a pas encore travaillé chez le particulier ? Ça, c'est différent, il a pu se former ; mais je vais bien voir. Vous ne devez pas craindre alors un examen détaillé, et je vous demanderai la permission de vous adresser quelques questions. Comment donc, monsieur... Par exemple, me voilà bien ! Diable ! notre secrétaire est un homme de mérite ; il a sur tous les sujets des connaissances fort étendues.
[SOUFFLE:] Ah ! il faut que je fasse un rapport ! Oui, je vois bien... ra... pport. Pour la lecture, ça va encore ; c'est la partie de l'écriture qui est autrement difficultueuse. [ALPHONSE:] Je ne sais pas trop comment m'y prendre ; j'ai bu mille fois ma tasse de chocolat sans songer comment cela se faisait ; je crois qu'on le râpe ; essayons toujours. C'est dommage que dans l'état de secrétaire on soit obligé d'écrire, car sans ça... Eh bien ! qu'est-ce qu'il fait donc ! je crois qu'il râpe son chocolat. Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, c'est l'ancienne manière ; le chocolat à l'italienne, en morceaux. Je vous remercie. [SOUFFLE:] Diable de plume, c'est fin comme des pâtes de mouche ! moi qui n'écris qu'en gros. Est-il maladroit ! Est-il maladroit ! pas comme ça, pas comme ça. Car ça veut se mêler, et ça ne se doute seulement pas... Tenez, tenez, voyez-vous, jusqu'à ce que la mousse s'élève ; alors vous versez dans la tasse, voilà ce qu'on appelle à l'italienne. Je comprends bien ; mais ça demande une perfection. Vous verrez que je serai obligé de faire son chocolat pour lui. Tenez, mettez-vous là-bas à cette table, et achevez ce que j'ai commencé. Il n'y a rien ? Eh bien alors commencez, ce ne sera que plus facile ; je voudrais bien qu'ici ce fût comme cela, car je suis obligé de réparer... [ALPHONSE:] Oui, ce rapport. A-t-il la tête dure ! il est bien heureux que je fasse son ouvrage, car sans cela... [AIR:] du Renégat. [SOUFFLE:] Ça lui f'ra d'l'honneur ; quelle mine !
[SOUFFLE:] ALPHONSE, a la table, écrivant avec attention ; LE VICOMTE, dans le fond, sa montre à la main. Eh ! mais, grand Dieu ! c'est mon fils que je vois ! Morbleu ! monsieur le secrétaire, Moi je m'en vais vous dénoncer ! [LE VICOMTE:] Quoiqu'ça soit au d'ssous d'mon état ! Mais le vrai talent peut s'étendre Mêm'dans un'tasse d'chocolat ! Ah ! quel service il va me rendre En se chargeant de mon état !
[SOUFFLE:] Je crois que je me suis surpassé. C'est fini ; et vous ALPHONSE. Je n'ai plus que deux mots et je termine ; ce travail était une plaisanterie ; rien n'était plus facile à faire. Je ne vous en dirai pas autant, car j'en sue à grosses gouttes ; voilà votre chocolat. [AIR:] Qu'il est flatteur d'épouser celle. [ALPHONSE:] Je sais ce qu'il faut que je fasse. Je vais donc voir Elise ! pourvu qu'elle n'éclate pas de rire en m'apercevant, voilà tout ce que je crains.