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[GENEVIEVE:] Alors, Monsieur de Zelten, qu'y a-t-il ? [ROBINEAU:] Rien, Geneviève. Nous te dirons cela demain. [GENEVIEVE:] Qu'y a-t-il, Monsieur de Zelten ? [ZELTEN:] Pouvons-nous vous parler de ce qui peut vous causer le plus de peine, le plus de tristesse ? [ROBINEAU:] Oui ! [GENEVIEVE:] De Jacques ? [ZELTEN:] Oui, de Forestier... Pouvons-nous vous parler de lui ? N'en souffrirez-vous pas ? [GENEVIEVE:] On veut que je le reconnaisse ? Qu'ai-je dit, Monsieur de Zelten ? Pourquoi ces regards ? [ZELTEN:] Je suis toujours sous le charme chaque fois que je vois une créature humaine arriver dans un événement grave avec la voix et les gestes qu'il faut. Et Forestier ? [GENEVIEVE:] Justement, Forestier... Nous nous sommes aimés deux ans, de 1912 à 1914. On aurait pu croire que j'allais avoir à porter le souci de ses campagnes, le chagrin de sa mort, hériter de sa gloire... Mais vous pensez bien que j'ai été éloignée d'un destin aussi précis : nous nous sommes brouillés un mois avant la guerre. Par une légère, légère brouille, le destin m'a épargné d'être brouillée avec la vie, d'être en deuil... A la base de chaque deuil, il y a une chance que je n'ai jamais eue. [ZELTEN:] Pourquoi ne vous êtes-vous pas réconciliée au début de la guerre ? [GENEVIEVE:] Je comptais, il comptait sur les cinq jours de permission... Comptons maintenant sur les religions à vie future. D'ailleurs, j'ai toujours évité les fonctions officielles... Je suis enfant naturelle... J'aurais détesté être veuve. [ZELTEN:] Il n'est pas mort. Il n'est que disparu ! [GENEVIEVE:] Disparu et reparu. Tous ces os des grands hommes engouffrés par la terre, et qu'elle redistribue en marbre aux quatre coins de leur patrie, ont déjà reparu. Il a sa tête en granit sur une place de Limoges, sa main droite en albâtre tenant un laurier à Orléans. [ZELTEN:] Il est disparu, il peut reparaître. [GENEVIEVE:] Croyez bien que je me le dis quelquefois. [ZELTEN:] Vous avez des pressentiments ? [GENEVIEVE:] Au contraire. Rien. Jamais il ne vient dans mes rêves. Jamais il ne m'obsède dans mes insomnies. Aucune de ces nouvelles que donnent les morts ne m'est parvenue de lui... [ZELTEN:] Et s'il revenait, s'il descendait soudain de là-haut, par cet escalier ? Écoutez ! [GENEVIEVE:] Quoi ? Que voulez-vous dire ? Mais5 c'est la voix de Jacques !... C'était la voix de qui ? [ZELTEN:] Du maître de la maison. Du conseiller Siegfried. [ROBINEAU:] Zelten croit avoir découvert que Siegfried, qu'on a trouvé jadis sans mémoire dans une gare de blessés, n'est autre que Forestier. [GENEVIEVE:] Qui descend là ? [ZELTEN:] Lui. Siegfried. [GENEVIEVE:] Ce n'est pas son pas !... Ou bien il porte un lourd fardeau !... Si. C'est son pas quand il me portait... Que porte-t-il donc de plus lourd que moi encore ? C'est sa voix ! C'est son ombre ! Ah ! C'est lui ! [ROBINEAU:] Silence ! Tu peux le tuer. [GENEVIEVE:] Comme te voilà habillé, Jacques !
[SIEGFRIED:] Je vous croyais une vieille, très vieille dame. Je n'ose plus dire mon projet. Je ne me trompe pas ?... Vous êtes cette dame canadienne française, qu'on vient de m'annoncer ? Vous me comprenez bien ? Je sais que mon français n'est pas courant, n'est pas libre... C'est à cause de lui que j'ose d'ailleurs vous parler. J'aimerais prendre des leçons... Tous les soirs vers six heures, je me donne une heure de repos... Me rendriez-vous le service de venir à ce moment ? Dès demain ? [ROBINEAU:] Accepte. [SIEGFRIED:] J'espère que ce n'est pas avec une dame muette que je vais prendre mes leçons ? [ROBINEAU:] Rassurez-vous, Monsieur. Mais Madame hésite... [SIEGFRIED:] Madame est votre femme ? Je m'excuse alors... [ROBINEAU:] Oh ! non, Madame est une amie, mais elle n'a jamais donné de leçons. Elle se demande si elle en est capable. Le canadien français présente avec le français de notables différences. Un tramway, nous l'appelons un char, à Québec. Un pardessus, un linge. La neige ? Nous disons la neige... Pourquoi la neige ? [SIEGFRIED:] Et l'hiver ? [ROBINEAU:] L'hiver ?... Comme l'été... Je veux dire : les saisons ont le même nom qu'en France. [SIEGFRIED:] Alors cela me suffira. Je n'ai pas besoin de vocabulaire plus précis... Tant pis, si je prends l'accent de Québec. La vie devient une spécialité tellement exagérée que j'ai besoin pour m'en reposer de conversations larges, et sur de larges sujets. Avec ses grands fleuves, ses grandes saisons, c'est juste le français canadien qu'il me faut... Et le silence, Mademoiselle, comment dites-vous cela au Canada ? Stille ! Silentium ! [GENEVIEVE:] Cela se dit silence. [SIEGFRIED:] Comme les mots qui vous viennent d'un pays nouveau et ouvert sont eux- mêmes ouverts, purs ! [ROBINEAU:] Pardon. Ce sont là malgré tout des mots français. [SIEGFRIED:] Français, certes, mais dans votre bouche, ils ont fait un détour par l'inconnu. Jamais le mot neige n'a touché en France autant de neige qu'au Canada. Vous avez pris à la France un mot qui lui servait à peine quelques jours par an et vous en avez fait la doublure de tout votre langage. [GENEVIEVE. A:] demain. Comme te voilà habillé, Jacques ! [SIEGFRIED:] Vous me parlez ?... Je comprends d'ailleurs très mal, quand vous parlez aussi vite. [GENEVIEVE. A:] quelle vitesse faudra-t-il vous parler demain ? [SIEGFRIED:] Essayons... Récitez-moi quelque tirade classique. Je vous dirai quand je cesserai de comprendre. Réglons notre vitesse. Un peu vite. Je comprends les mots. Pas le sens... La tirade est longue. C'est une tragédie, une comédie ? [ROBINEAU:] Tous les genres se mêlent dans le théâtre moderne. [SIEGFRIED. A:] demain, Mademoiselle, je suis sûr que nous trouverons notre langage, entre ce silence unique et cette parole accélérée. Je me fais une joie de cette séance...
[ROBINEAU:] C'est pour la leçon, Mademoiselle. [EVA:] Je préviens Monsieur le Conseiller. [GENEVIEVE:] Je ne me représentais vraiment pas ainsi le temple de l'oubli. ROBINEAU. C'était mieux, chez Forestier ? Exactement le contraire. [ROBINEAU:] Qu'appelles-tu le contraire ? Forestier n'avait pas de fauteuil, de bureau ? GENEVIEVE. Le contraire ! Les fauteuils étaient juste le contraire de ces fauteuils, la table de cette table... la lumière était le contraire de cette lumière... Ces meubles, ma petite, sont de Kohlens-chwanzbader. [GENEVIEVE:] Je l'aurais parié... [ROBINEAU:] Ces bustes, de Weselgrosschmiedvater. [GENEVIEVE:] Je n'en suis point surprise. Et l'électricité, de qui est-elle ? [ROBINEAU:] Qu'est-ce qui te surprend alors ? [GENEVIEVE:] Jusqu'à mon entrée dans cette maison, voilà une minute, je ne parvenais pas à imaginer que Forestier fût vivant. Je suis venue avec le sentiment d'avoir à descendre dans quelque asile obscur, dans la pénombre, dans le bureau intermédiaire entre celui que Forestier avait à Paris et celui qu'il aura aux Enfers... J'arrivais pour déplacer une momie... Je descendais dans un caveau royal... Voilà ce que je trouve. [ROBINEAU:] Tu y trouves le confortable. [GENEVIEVE:] L'idée du confortable ne m'était pas venue quand je pensais à l'ombre de Forestier. J'ai eu tort en effet, depuis hier, de continuer à croire qu'il vivait sans chaises, sans pendule, sans encrier... Mon Dieu, on le fait écrire à l'encre rouge, il hait cela ! Et le cigare, il fume le cigare maintenant ! Il déteste le cigare. Je suis sûre qu'ils l'ont obligé aux deux choses dont il a le plus horreur : se promener dans les rues tête nue et porter des bretelles... Courage, Robineau ! Nous allons avoir à troubler les habitudes de ce tombeau... Enlève le nécessaire de fumeur, tout d'abord, mets-le où tu voudras. [ROBINEAU:] Tu déraisonnes, ces accessoires sont charmants ! [GENEVIEVE:] Et pratiques ! [ROBINEAU:] Mais oui, pratiques. Regarde : tu prends l'allumette dans cet écureuil, tu la frottes sur le dos de Wotan, et tu allumes la cigarette prise à ce ventre de cygne. Les cendres, tu les jettes dans cette Walkyrie et le mégot dans l'ours... Cette ronde d'animaux légendaires ou de héros que les Allemands aiment à mettre en branle pour chacune de leurs fonctions les plus banales, c'est de la vie après tout. C'est comme cette frise de centauresses en cuivre poursuivies par des gnomes ! Assieds-toi, en tout cas. [GENEVIEVE:] Non, rien de moi ne pactisera avec ces meubles. D'ailleurs la place est retenue. Il y a une inscription sur ce coussin. [ROBINEAU:] C'est la mode en Allemagne de broder des proverbes. C'est le coussin qui parle ! "Un rêve dans la nuit, Un coussin dans le jour. [GENEVIEVE:] Qu'est-ce qui lui demande quelque chose ? Et cette broderie sur le tapis du guéridon. Proverbe encore ? [ROBINEAU:] lit. "Le Mensonge est le jockey du malheur. [GENEVIEVE:] Tu crois qu'un honnête buffet, d'honnêtes tapis neufs iraient t'offrir d'eux-mêmes ces vieux résidus de la routine humaine ? C'est une hypocrisie, ce ramage des tabourets, ce gazouillis des étagères ; ou alors qu'ils parlent vraiment, ces meubles, comme dans Hoffmann ! Que le buffet chante des tyroliennes, que le coussin exprime son avis sur le derrière des gens ! [ROBINEAU:] Assieds-toi d'abord, Geneviève. [GENEVIEVE:] C'est justement quand elle ne parle pas, qu'il me semble la comprendre, ton Allemagne. Cette ville à clochers et à pignons que tu m'as montrée cette nuit, sur laquelle les seules inscriptions étaient les taches de la lune, ce torrent gelé jusqu'au sol, muet par obligation, j'en comprends l'âge, la force, le langage. Que fais-tu là, Robineau ? [ROBINEAU:] Des bombes à retardement. Deux livres français que je viens de trouver chez un libraire. Il n'y avait pas grand choix. Là, je place un manuel pour la sélection des alevins et des truites. Là, "le Mérite des Femmes", de Legouvé. Je ne dis pas que l'être de Siegfried en sera aussitôt modifié, mais il les verra, les lira... Et toi, que comptes-tu faire ? [GENEVIEVE:] Je ne sais. Je comptais te demander conseil. C'est grave. [ROBINEAU:] C'est très grave... Tu pourrais commencer par les imparfaits du subjonctif ? [GENEVIEVE:] Je ne parle pas de la leçon de français. Je parle de la révélation que j'ai à lui faire. [ROBINEAU:] C'est bien ce que j'entendais... Crois-moi, Geneviève, j'ai donné dix ans des leçons et aux étrangers les plus variés. Or, quels qu'ils fussent, Scandinaves, Brésiliens, et même si nos relations jusque-là n'avaient été que celles d'élèves à maître, il suffisait que je leur expliquasse nos imparfaits du subjonctif pour que naquît entre nous une sorte de sympathie, de tendre gaieté... [GENEVIEVE:] Ne plaisante pas, Robineau. Encourage-moi, raisonne-moi. Rends-toi compte du rôle que je joue. Je cache un poignard sous mon corsage. En somme, que viens-je faire ici ? Je viens tuer Siegfried. Je viens poignarder le roi ennemi sous sa tente. J'ai droit à cette confidente qu'on donne dans les drames à Judith et à Charlotte Corday. J'ai besoin d'un ami qui me dise ce qu'on leur disait : que le devoir est le devoir, que la vie est courte, toutes ces vérités qui auraient été brodées, dans ce pays, sur les coussins de Socrate ou de Danton... Dis-les-moi ! [ROBINEAU:] C'est un assassinat sans blessure et sans cadavre. [GENEVIEVE:] Justement ! Je vais faire une blessure invisible, répandre un sang incolore. J'ai peur. [ROBINEAU:] Ne brusque pas les choses. Le français s'apprend en vingt leçons. [GENEVIEVE:] C'est plus terrible encore. Au lieu d'assassiner Siegfried, tu me conseilles d'empoisonner cet être sans défense... Que fais-tu là ? [ROBINEAU:] Je remplace ses cigarettes par du caporal. [GENEVIEVE:] Oui, tu m'as expliqué ton système, Robineau. Remplacer le peigne de Siegfried par un peigne de Paris, chaque meuble de cette salle par chacun de ses meubles, chaque mets de sa cuisine par un mets français, les champs de houblon par les vignobles, chaque Allemand par un Français, et le dernier jour enfin Siegfried par Forestier ? [ROBINEAU:] C'est ma méthode ! [GENEVIEVE:] Je me sens incapable de la suivre. Au contraire. Je n'ai pas eu le courage de passer ceux de mes bijoux qu'il connaissait ou qu'il avait choisis. Je n'ai pas pris le parfum qu'il aimait. La mode heureusement nous donne en ce moment des robes qui n'appartiennent à aucune époque trop précise. Jamais nos couturiers n'ont habillé, comme cet hiver, pour l'éternité. Mes cheveux sont coupés depuis qu'il m'a vue. Je n'ai jamais été réduite comme aujourd'hui à un corps aussi peu personnel, à une âme aussi diffuse. Je sens trop que je n'ai de chance d'atteindre Forestier que par ce qu'il y a en moi de moins individuel, de plus subtil. Je mobilise tout ce que j'ai d'idées générales, de sentiments sans âge. J'ai bien peur, cher Robineau, que nous parlions beaucoup moins des subjonctifs que de la vie, de la mort. [ROBINEAU:] Mais tu lui diras qui il est ? [GENEVIEVE:] Qui est-il maintenant ? C'est à savoir. Oh ! Robineau, regarde ! [ROBINEAU:] Ce portrait ? [GENEVIEVE:] Ce portrait de femme ! [ROBINEAU:] Calme-toi. C'est un tableau... [GENEVIEVE:] Cher portrait ! C'est la femme de Vermeer de Delft. Ah ! Robineau, regarde- la, remercie-la. Je reprends confiance à la voir ! [ROBINEAU:] Elle te ressemble ! [GENEVIEVE:] Il avait déjà une photographie semblable dans son bureau de Paris. C'est sans doute le seul objet commun à sa vie d'autrefois et à sa vie d'aujourd'hui, mais du moins il existe ! Rien n'est perdu, Robineau, puisque cette petite Hollandaise a trouvé le moyen de le rejoindre à travers tout ce vide et toute cette opacité ! [ROBINEAU:] Je te laisse. Tu as ta confidente. [GENEVIEVE:] Celui de Forestier était une simple baguette. Celui de Siegfried me semble être de corne, d'ivoire et d'aluminium, avec des angles en auréor ! De quel cadre de haute classe va-t-il falloir m'entourer moi-même pour parvenir jusqu'à sa rétine... Tu pars ? Une minute encore, au travail. Prends ces coussins, qu'aucun meuble ne parle pendant ma leçon ! Emporte ces fleurs. C'est aujourd'hui la moisson des fleurs artificielles. Que les nains rattrapent les centauresses dans le tiroir. Là où des Français passent, les ébats entre gnomes et dieux sont interdits. [ROBINEAU:] Pourquoi tant d'ombre ? On ne se reconnaît pas dans l'ombre. [GENEVIEVE:] Ah ! que nous nous reconnaîtrions vite, si nous n'étions tous deux qu'aveugles ! Et maintenant, ombre de Forestier, reviens ! [SIEGFRIED:] Bonjour, Madame. Puis-je vous demander votre nom ? [GENEVIEVE:] Prat... Mon nom de famille est Prat. [SIEGFRIED:] Votre prénom ? [GENEVIEVE:] Geneviève. [SIEGFRIED:] Geneviève... Je le prononce bien ? [GENEVIEVE:] Un peu lentement. Mais pour une première fois... [SIEGFRIED:] Je résume... Vous voulez bien que je résume de temps en temps notre conversation ? C'est facile, cette fois. Le dialogue a été modèle. Je résume en le moins de mots possible : J'ai devant moi Mademoiselle Geneviève Prat ? GENEVIEVE. Elle-même. Que faisiez-vous au Canada ? [GENEVIEVE:] Au Canada ? Nous avions... ce qu'on a là-bas... une ferme... [SIEGFRIED:] Où cela ? [GENEVIEVE. A:] la campagne... Près d'une ville... [SIEGFRIED:] Quelle ville ? [GENEVIEVE:] Quelle ville ? Vous savez, on se soucie peu des noms propres au Canada. Le pays est grand, mais tout le monde est voisin. On appelait notre lac, le lac, la ville, la ville. Le fleuve, personne là- bas ne se rappelle son nom. C'est le fleuve ! [SIEGFRIED:] La tâche des postes ne doit pas être facile... [GENEVIEVE:] On s'écrit peu. On se porte soi-même les lettres, en traîneau. SIEGFRIED. Que faisiez-vous à la ferme ? Ce qu'on fait au Canada. On s'occupe surtout de neige chez nous. [SIEGFRIED:] Je comprends. C'était une ferme de neige, et ce sont là vos vêtements de fermière ? [GENEVIEVE:] Nous sommes riches. Nous faisions parfois de très bonnes années, par les grands froids. Non, évidemment, je ne suis pas canadienne. Qu'est-ce que cela fait pour notre leçon ! Remplaçons seulement le positif par le négatif. Je ne suis pas canadienne. Je n'ai pas tué de grizzly... etc... Le profit pour mon élève sera le même. [SIEGFRIED:] Qui êtes-vous ? [GENEVIEVE:] Compliquons l'exercice. Devinez : je ne tue pas de grizzly, mais je passe pour couper mes robes moi-même. Je ne fais pas de ski, mais ma cuisine est renommée. [SIEGFRIED:] Vous êtes française ? Pourquoi le cachez-vous ? [GENEVIEVE:] Voilà bien des questions ! [SIEGFRIED:] Vous avez raison... C'est que je ne suis guère autre chose qu'une machine à question. Tout ce qui passe d'étranger à ma portée, il n'est rien de moi qui ne s'y agrippe. Je ne suis guère, âme et corps, qu'une main de naufragé... On vous a dit mon histoire ? [GENEVIEVE:] Quelle histoire ? [SIEGFRIED:] Ils sont rares, les sujets sur lesquels je puisse parler sans poser de questions : les contributions directes allemandes depuis 1848, et le statut personnel dans l'Empire Germanique depuis l'an 1000, voilà à peu près les deux seuls domaines où je puisse répondre au lieu d'interroger, et je n'ai pas l'impression qu'il faille vous y inviter. [GENEVIEVE:] Nous verrons, un dimanche !... Alors, questionnez. [SIEGFRIED:] Je n'aurais pas dû vous demander qui vous êtes ! Je vous ai ainsi tout demandé. Un prénom suivi de son nom, il me semble que c'est la réponse à tout. Si jamais je retrouve les miens, je ne répondrai jamais autre chose à ceux qui me questionneront. Oui... et je suis un tel... [GENEVIEVE:] Je serais cruelle de vous contredire. Mais je suis si peu de votre avis ! Tous les êtres, je les trouve condamnés à un si terrible anonymat. Leurs nom, prénom, surnom, aussi bien que leurs grades et titres, ce sont des étiquettes si factices, si passagères, et qui les révèlent si peu, même à eux-mêmes ! Je vais vous sembler bien peu gaie, mais cette angoisse que l'on éprouve devant le soldat inconnu, je l'éprouve, et accrue encore, devant chaque humain, quel qu'il soit. [SIEGFRIED:] Moi seul peut-être je vous parais avoir un nom en ce bas monde ! GENEVIEVE. Pardonnez-moi, ces plaintes. Dans tout autre moment, j'aurais aimé vous cacher pendant quelques jours les ténèbres où je vis. La plus grande caresse qui puisse me venir des hommes, c'est l'ignorance qu'ils auraient de mon sort. Je vous aurais dit que je descendais vraiment de Siegfried, que ma marraine venait de prendre une entorse, que la tante de ma tante était de passage. Vous l'auriez cru, et nous aurions obtenu ce calme si nécessaire pour l'étude des verbes irréguliers. [GENEVIEVE:] Nous oublions en effet la leçon. Questionnez-moi, Monsieur le Conseiller d'État, puisque vous aimez questionner. Faites-moi ces questions qu'on pose à la fois aux institutrices familières et aux passants inconnus : Qu'est-ce que l'art ? ou : Qu'est-ce que la mort ? Ce sont des exercices de vocabulaire pratique excellents. [SIEGFRIED:] Et la vie, qu'est-ce que c'est ? [GENEVIEVE:] C'est la question pour princesses russes, celle-là. Mais je peux y répondre : une aventure douteuse pour les vivants, rien que d'agréable pour les morts. [SIEGFRIED:] Et pour ceux qui sont à la fois morts et vivants ? [GENEVIEVE:] Je me refuse à continuer ma leçon dans ce manuel de la désolation... Ouvrons le livre plutôt au chapitre du coiffeur ou des cris d'animaux. Gela ne vous dit donc rien de savoir comment se dénomme en France le cri de la chouette ? [SIEGFRIED:] Si cela doit vous égayer particulièrement vous aussi, je veux bien. Tout en vous certes est sourire, douceur, gaieté même. Mais au-dessous de tous ces exercices funèbres dont je vous donne la parade, vous tendez poliment je ne sais quel filet de tristesse. Je m'y laisse rebondir. Je vous plains... Mais je changerais encore. [GENEVIEVE:] Changeons. [SIEGFRIED:] Ne parlez pas ainsi... Si vous saviez combien mes yeux et mon cœur sont ravis de sentir au-dessus de vous, en couches profondes et distinctes, ce fardeau d'années d'enfance, d'adolescence, de jeunesse que vous m'avez apporté en entrant dans cette maison. Cette corbeille de mots maternels, ce faix des première sonates entendues, des premiers opéras, des premières entrevues avec la lune, les fleurs, l'océan, la forêt, dont je vous vois couronnée, comme vous auriez tort de la changer contre celle que l'avenir vous prépare, et d'avoir à dire comme moi devant la nuit et les étoiles cette phrase ridicule : nuit, étoiles, je ne vous ai jamais vues pour la première fois... Vous devez les tutoyer d'ailleurs ? [GENEVIEVE:] Mais cette impression vierge, ne pouvez-vous l'éprouver pour bien des sentiments, pour l'ambition, le pouvoir, l'amour ? [SIEGFRIED:] Non. Je ne puis m'empêcher de sentir tout mon cœur plein de places gardées. Je ne me méprise pas assez pour croire que j'aie pu arriver à mon âge sans avoir eu mon lot de désirs, d'admirations, d'affections. Je n'ai point encore osé libérer ces stalles réservées. J'attends encore. Je me le dis quelquefois. Le destin est plus acharné à résoudre les énigmes humaines que les hommes eux-mêmes. Il fait trouver dans des pommes des diamants célèbres égarés, reparaître après cent ans l'épave des bateaux dont l'univers a accepté la perte. C'est par inadvertance que Dieu permet des accrocs dans son livre de comptes. Il est terriblement soigneux. je compte encore sur la bavardise incoercible des éléments... Vous, humaine, vous vous taisez ? Vous avez raison. Revenons à votre leçon... Revenons à nous. [GENEVIEVE:] Vous revenez de loin, mais très près. [SIEGFRIED:] Pardon si je m'approche de vous qui m'êtes inconnue, comme je le fais chaque jour vers mon image dans la glace... Quelle douceur j'éprouve à me mettre en face d'un mystère tellement plus tendre et plus captivant que le mien ! Quel repos d'avoir à me demander quelle est cette jeune femme, qui elle a aimé, à quoi elle ressemble ! [GENEVIEVE. A:] qui... Relatif féminin... [SIEGFRIED:] Comme on devient vite devin quand il s'agit des autres ! Je vous vois enfant, jouant à la corde. Je vous vois jeune fille, lisant auprès de votre lampe. Je vous vois au bord d'un étang, avec un reflet tranquille, d'une rivière, avec un reflet agité... Chère Geneviève, tout n'a pas été gai dans votre vie. Je vous vois jeune femme priant sur la tombe de votre fiancé... [GENEVIEVE:] Non... Il a disparu... [SIEGFRIED:] Oh ! pardon... C'était un officier... [GENEVIEVE:] Il l'était devenu pendant la guerre. C'est en officier qu'il disparut, vêtu de cet uniforme bleu clair que les ennemis ne devaient point voir et qui nous l'a rendu à nous aussi invisible... Il était écrivain... Il était de ceux qui prévoyaient la guerre, qui auraient voulu y préparer la France. [SIEGFRIED:] Il haïssait l'Allemagne ? [GENEVIEVE:] Il eût aimé l'Allemagne pacifique. Il était sûr de sa défaite. Il se préparait à lui rendre un jour son estime. [SIEGFRIED:] Que disait-il d'elle ? N'ayez pas peur. Je n'ai pas connu cette Allemagne-là. Je suis un enfant allemand de six ans. [GENEVIEVE:] Je ne fais pas de politique. [SIEGFRIED:] Ne seriez-vous pas simple ? [GENEVIEVE:] Il disait, si je me souviens bien, que l'Allemagne est un grand pays, industrieux, ardent, un pays de grande résonance poétique, où la chanteuse qui chante faux atteint souvent plus le cœur que la chanteuse qui chante juste sous d'autres climats, mais un pays brutal, sanguinaire, dur aux faibles... [SIEGFRIED:] Vous disait-il la jeunesse de cet empire bimillénaire, la vigueur de cet art surcultivé, la vie consciencieuse de cette masse qu'on dit partout hypocrite, les trouvailles dans l'âme et dans l'art de ce peuple sans goût ? [GENEVIEVE:] Il disait, il disait qu'il avait manqué à l'Allemagne, dans ce siècle dont elle était la favorite, d'être simple, de concevoir simplement sa vie. Au lieu de suivre les instincts et les conseils de son sol, de son passé, du fait d'une science pédante et de princes mégalomanes, il disait qu'elle s'était forgé d'elle-même un modèle géant et surhumain, et au lieu de donner, comme elle l'avait fait maintes fois, une nouvelle forme à la dignité humaine, qu'elle n'avait donné cette fois de nouvelle forme qu'à l'orgueil et au malheur. Voilà ce que disait Jacques, et il accusait aussi l'Allemagne d'accuser tout le monde. [SIEGFRIED:] Vous disait-il que nous autres Allemands l'accusons de bien d'autres choses encore, et que c'est presque toujours d'Allemagne qu'est partie la vérité sur elle ? Cette guerre épouvantable, vous en a-t-il dévoilé les vraies causes ? Vous l'a-t-il expliquée, sous son aspect implacable, comme elle doit l'être, comme une explosion dans un cœur surchauffé et passionné ? Vous a-t-il dit cette démence amoureuse, ces noces de l'Allemagne avec le globe, cet amour presque physique de l'univers, qui poussait les Allemands à aimer sa faune et sa flore plus que tout autre peuple, à avoir les plus belles ménageries, les plus hardis explorateurs, les plus gros télescopes, à l'aimer jusque dans ses minéraux et ses essences ? Cette force qui éparpillait les Allemands sur chaque continent, d'où s'échappaient aussitôt le fumet des rôtis d'oie, mais aussi la voix des symphonies, vous l'a-t-il expliquée suffisamment comme une migration d'abeilles, de fourmis, comme un exode nuptial, votre ami Jacques ? GENEVIEVE. Jacques ! Vous savez son nom ? Vous venez de le dire... Parlez-moi de Jacques... J'aimerais savoir son nom entier. J'ai encore eu si peu de camarades étrangers ! Laissez-moi en prendre un dans le passé, dans mon ancien domaine. Son nom ? Fo OU Fa ? [GENEVIEVE:] Fo. Comme les forêts. [SIEGFRIED:] Comment était-il ? [GENEVIEVE:] Grand, châtain, souriant. Ces trois mots vagues font de lui un portrait si précis que vous le reconnaîtriez entre mille. [SIEGFRIED:] Vous avez son portrait ? [SIEGFRIED. A:] votre hôtel ? [GENEVIEVE:] Non, là... [EVA:] Le Maréchal vous demande, Siegfried. Urgent. [GENERAL DE FONTGELOY:] Et moi, Geneviève Prat, vous me reconnaissez ? Vous ne me trouvez pas un air de famille ? Grand, brun, Français, sans accent ? Alors qui suis-je ? [GENEVIEVE:] Un officier prussien. [FONTGELOY:] Erreur ! Erreur ! Un gentilhomme français. Je suis un autre Forestier, ou un autre Siegfried, à votre choix. Mais un Siegfried qui a pu garder son nom et sa mémoire. Mémoire sûre. Depuis deux siècles et demi, elle est intacte. [GENEVIEVE:] Des hussards de la mort ? Cela existe encore ? [FONTGELOY:] Voilà leur général et leur patronne n'est jamais loin. [GENEVIEVE:] Que me veulent-ils, tous les deux, aujourd'hui ? [FONTGELOY:] Croyez, Mademoiselle, que vous n'avez rien à craindre, ni de l'un, ni de l'autre. Je viens seulement vous prier de partir, sans attendre le retour de Siegfried. Pas de discussion. Vous venez trop tard pour le prendre à l'Allemagne. Autant vouloir en arracher les Fontgeloy. [GENEVIEVE:] Mon pays est flatté de voir disputer avec cette intransigeance ce qui peut tomber de lui. [FONTGELOY:] Tomber ? Les Fontgeloy ne sont pas tombés. Ils ont été chassés, congédiés de leur service de Français. Mon aïeul reçut l'ordre un beau matin de quitter avant huit jours ses terres, ses honneurs, sa famille. Il n'attendit pas ce délai de laquais. Il partit aussitôt, mais la frontière une fois franchie, il tua le soir même deux gardes du roi en maraude, ses compatriotes du matin. [GENEVIEVE:] Je vois que ce n'est pas une crise d'amnésie qui a maintenu en Allemagne ses petits- neveux. [FONTGELOY:] Vous l'avez dit. C'est la mémoire. C'est le souvenir du despotisme, de l'inquisition, le dégoût de votre bureaucratie esclave, et de tous ces tyrans dont vous savez servilement les noms dans l'ordre. [GENEVIEVE:] Oui, je les sais, Loubet, Fallières. [FONTGELOY:] J'abrège. Mon aïeul, planté à la frontière, reçut chaque exilé français, le dirigea selon ses qualités vers la ville prussienne qui manquait de notaire, ou de bourgmestre, ou d'arpenteur, et fortifia la Prusse à ses points faibles. Il restait une place vide. Celui à qui elle revient est trouvé. Il ne partira plus. Je suis chargé par le conseil de mon association de vous le dire. Il restera, ou il mourra... [GENEVIEVE. A:] nouveau ? [FONTGELOY:] Par malheur, ni l'Allemagne, ni la France n'en sont plus, depuis dix ans, à un homme près. Il mourra du coup que portera cette révélation à une tête encore malade. Il mourra de la main d'un exalté, de la sienne peut-être. Il mourra, et c'est la mort la plus irrémédiable, moralement, déchu soudain de sa force et de sa vie nouvelles. Et maintenant, Mademoiselle, suivez-moi, si vous voulez éviter quelque malheur à Siegfried. J'ai ordre de vous expulser, ainsi que votre ami le philologue, que mes hommes gardent déjà, et qui se plaint, pour les amadouer, en haut saxon du xme siècle. [GENEVIEVE:] s'assied. Ils sont nombreux, comme vous, en Allemagne ? [FONTGELOY:] Vous n'êtes pas allemande pour aimer les statistiques ? Le Ier août 1914, rien que dans l'armée prussienne, descendants d'exilés ou d'émigrés français, nous étions quatorze généraux, trente-deux colonels, et trois cents officiers. Je parle des gentilshommes. Il y a aussi dans l'intendance un certain nombre de Dupont. [GENEVIEVE:] Je ne soupçonnais pas aux guerres franco-allemandes cet intérêt de guerres civiles. [FONTGELOY:] Guerre civile ! Depuis Louis XIV, nous ne sommes plus allés en France qu'en service commandé. Je ne désespère pas de cantonner un jour dans le manoir de Fontgeloy qui subsiste, paraît-il, aux environs de Tours. [GENEVIEVE:] Il subsiste... Sur la route de Chenonceaux... [FONTGELOY:] Épargnez-vous sa description. [GENEVIEVE:] Tout y est rosé, aristoloche, et jasmin. Vous y manquez. [FONTGELOY:] Aristoloche ? Quel est ce mot ? [GENEVIEVE:] Un mot secret auquel se reconnaissent les Français du xxe siècle. [FONTGELOY:] Pourquoi me regardez-vous ainsi ? [GENEVIEVE:] Vous allez sans doute me trouver originale. J'essaye de vous voir tout nu. [FONTGELOY:] Tout nu ? [GENEVIEVE:] Oui. Laissons une minute vos histoires d'exilés et d'émigrés. Cela n'intéresse plus que vous. Je suis sculpteur, Monsieur de Fontgeloy. C'est le corps humain qui est mon modèle et ma bible, et sous votre casaque, en effet, je reconnais ce corps que nous autres statuaires donnons à Racine et à Marivaux... Ma race, ma race de politesse a bien été taillée sur ce mannequin d'énergie, d'audace, et, si vous me permettez de parler durement pour la première fois de ma vie, de dureté... Votre front, vos dents de loup sont bien français. Votre rudesse même est bien française... Allons, il ne faut pas s'obstiner à croire que la patrie a toujours été douceur et velours... Mais je n'en ai que plus d'estime pour les deux siècles que vous n'avez pas connus. Ils ont vêtu la France... [FONTGELOY:] La censure ? Quelle censure ? L'avancement au choix ? Quel avancement au choix ? La guerre ? Quelle guerre ? [GENEVIÈVE. FONTGELOY. GÉNÉRAL WALDORF:] Infanterie et LEDINGER [WALDORF:] Pas la guerre, la révolution, Fontgeloy ! [FONTGELOY:] Les communistes ? [WALDORF:] Non : Zelten. [FONTGELOY:] Vous plaisantez ! [WALDORF:] Zelten vient de prendre d'assaut la Résidence et le pouvoir. [LEDINGER:] Le pouvoir ? Façon de parler. Je me demande où trouver un pouvoir en ce moment dans notre pays. [WALDORF:] Épargnez-nous les mots d'esprit, Ledinger ! Il a en tout cas le pouvoir de nous mettre en prison, et nous sommes sur la liste. J'ai en bas une auto sûre. Siegfried téléphone à Berlin, dès qu'il aura terminé, nous partons pour Cobourg où cantonne ma brigade et nous attaquons cette nuit même. [FONTGELOY:] Mais quelles troupes peut bien avoir Zelten ? [LEDINGER:] Les troupes qu'on a dans les révolutions dites libérales. Les gendarmeries, les sergents de ville, les pompiers, tous ceux qui sont chargés de l'ordre, avec un fort encadrement cette fois de cocaïnomanes et de cubistes. [WALDORF:] Je vous en prie, Ledinger. Tous ceux qui, comme vous, ont été nourris dans certain état-major, ont vraiment une tendance insupportable à tourner en farce les événements graves ! [LEDINGER:] Mais pardon, Waldorf, il n'est pas en ce moment question d'état-major ! WALDORF. Il est toujours question d'état-major. Je n'arrive pas à vous suivre. [WALDORF:] Cela vous arrive trop souvent dans l'artillerie, même avec des fantassins comme moi. [LEDINGER:] Il était incapable, peut-être ? [WALDORF:] Non. Il a gagné sur le terrain des batailles que tout autre aurait perdues même sur la carte. Et inversement, d'ailleurs. [LEDINGER:] Il était lâche ? [WALDORF:] La bravoure personnifiée. Je l'ai vu refuser de se faire battre par Schlieffen lui- même aux manœuvres de Silésie. [LEDINGER:] Quel vice avait-il donc, pour encourir votre disgrâce ? [WALDORF:] Son vice : il avait une mauvaise définition de la guerre ! La guerre n'est pas seulement une affaire de stratégie, de munitions, d'audace. C'est, avant tout, une affaire de définition. Sa formule est une formule chimique, qui, d'avance, la voue au succès ou la condamne. [LEDINGER:] C'est bien mon avis, Waldorf, et la définition de mon maître a fait ses preuves. C'est elle qui a sauvé Frédéric des Russes, et Louise de Napoléon. Je la prononce au garde-à-vous : La Guerre, c'est la Nation... [WALDORF:] Voilà la formule qui a perdu la guerre !... Et qu'entendez-vous par nation ? Sans doute, pêle-mêle, les grenadiers de Potsdam et les caricaturistes des journaux socialistes, les hussards de la mort et les entrepreneurs de cinéma, nos princes et nos juifs ? [LEDINGER:] J'entends ce qui, dans une nation, pense, travaille et sent. [WALDORF:] Pourquoi ne poussez-vous pas votre formule à son point extrême et ne dites-vous pas : La guerre c'est la Société des Nations ?... Elle serait à peine plus ridicule. Votre définition ? C'est la compromission du Grand État-Major avec les classes subalternes du pays ; ce qu'elle proclame ? c'est un droit démocratique à la guerre ; c'est le suffrage universel de la guerre pour chaque Allemand. Grâce à cette flatterie, vous avez réussi à appeler la nation entière à la direction d'une entreprise qui devait rester dans nos mains, à l'en rendre solidaire ; vous avez fait une guerre par actions, par soixante millions d'actions, mais vous avez perdu son contrôle. C'est le danger des assemblées générales. Quels succès pourtant ne vous avait pas préparés la formule de mon maître et de mon école !... Vous la connaissez, vous l'avez lue en épigraphe de tous nos manuels secrets ; il suffit de la prononcer pour que chacun de nous, en tout temps, soldat, civil, ressente son honneur et sa perpétuelle utilité : La Guerre, c'est la Paix... [FONTGELOY:] Vous vous trompez, Waldorf. Certes j'apprécie tout ce que votre maître a fait de grand, bien qu'il ait cru devoir accorder les sous-pieds de hussards au Train des équipages. J'apprécie aussi ce que votre définition contient de sain et de reposant ; l'idée de différencier l'état de paix et l'état de guerre, croyez-moi, n'a jamais effleuré aucun état-major. Mais je ne connais qu'un mot qui soit égal à ce mot : la guerre, et qui puisse lui servir de contrepoids dans une définition. Un seul qui soit digne et capable de présenter ce géant, de lui assurer sa publicité, et c'est celui, Waldorf, que contient notre définition, cette formule qui n'a déçu ni nos grands électeurs, ni Bismarck, et qui est pour le combattant en même temps qu'un précepte moral, un conseil pratique de toutes les heures et de toutes les circonstances : La Guerre est la Guerre ! [WALDORF:] Erreur ! Erreur ! C'est une répétition. C'est comme si vous disiez que le Général de Fontgeloy est le Général de Fontgeloy. [FONTGELOY:] Exactement ! Et dans cette définition que vous voulez bien donner de moi, il n'y a pas de répétition, vous le savez vous-même : Cet homme intelligent — puisqu'il est général, est un homme stupide, puisqu'il n'est pas du vrai état-major. UN DOMESTIQUE, entrant. Le Conseiller Siegfried attend vos Excellences, en bas, dans l'antichambre. [GENEVIEVE:] Et la mort la mort, sans doute ? [FONTGELOY:] Exactement.
[GENEVIEVE:] Vous avez oublié quelque chose ? [SIEGFRIED:] N'est-ce pas que j'ai l'air d'avoir oublié à dessein quelque chose, comme ceux qui laissent leur parapluie pour pouvoir revenir ? [GENEVIEVE:] Il neige. Je ne connais pas d'objet contre la neige. [SIEGFRIED:] Votre prédiction était vraie. La révolution éclate. Mon avenir a rompu d'un coup ses digues, et je m'éloigne pour la première fois enfin du passé... Ne m'en veuillez pas d'avoir oublié à dessein ici, pour vous revoir, mon courage, ma confiance, ma volonté. [GENEVIEVE:] Oublier trois parapluies ! Vous faites bien les choses ! [SIEGFRIED:] s'est mis en face d'elle et la contemple. Je vous revois ! [GENEVIEVE:] Ai-je tant changé depuis un quart d'heure ? [SIEGFRIED:] Je vous revois ! Tout ce que je n'avais pas vu tout à l'heure sur vous, ce que je n'avais vu sur personne, ces lèvres tristes qui en souriant tendent à en mourir la tristesse, ce front un peu penché qui lutte contre la lumière ainsi qu'un bélier contre un bélier, je le revois ! Parlez-moi... [GENEVIEVE:] De plus grandes voix vous appellent. [SIEGFRIED:] Cela ne m'a pas l'air d'un appel. Un homme agité trouve si naturel d'entendre le canon comme écho à son cœur ! Douces mains, que touchez-vous pour être si douces ? [GENEVIEVE:] je suis sculptrice. [SIEGFRIED:] Il neige. Le destin croit s'excuser, depuis quelque temps, en enveloppant de neige les révolutions. Moscou, Pest, Munich, toujours neige. C'est dans la neige que Pilate se lave maintenant les mains. Chaque Saxon marche aujourd'hui aussi silencieusement que la mort. Il faut que la couche soit bien épaisse pour que je n'entende point d'ici les éperons de mes trois généraux. [GENEVIEVE:] Ils vous attendent... Adieu. Ai-je posé une question ? [SIEGFRIED:] Tout de vous questionne, à part votre bouche et vos paroles. Dans cette timide et insaisissable ponctuation que sont les pauvres humains autour d'incompréhensibles phrases, Éva déjà me plaisait. Elle est un point d'exclamation, elle donne un sens généreux ou emphatique aux meubles, aux paysages près desquels on la voit. Vous, votre calme, votre simplicité sont question. Votre robe est question. Je voudrais vous voir dormir... Quelle question pressante doit être votre sommeil !... On ne pourrait répondre dignement à cette instance de votre être que par un aveu, un secret et je n'en ai pas. [GENEVIEVE:] Adieu. [SIEGFRIED:] Peut-être cependant en ai-je un ? Le plus léger secret certes qu'ait porté créature au monde. [GENEVIEVE:] Ne me le dites pas. [SIEGFRIED:] Même cette défense est une question chez vous... Voici donc mon secret, puisque vous l'exigez. Ce n'est rien... Mais c'est de moi la seule parcelle que mes amis, et Éva, et le président du Reich, et chacun des soixante millions d'Allemands, puissent encore ignorer... Ce n'est rien... Oui, je reste... C'est le seul mot, parmi tous ceux de mon langage d'aujourd'hui, qui me semble venir de mon passé, Quand je l'entends, et vous allez voir s'il est insignifiant et même ridicule, alors que tous les autres, les plus beaux, les plus sensibles n'atteignent que l'être battant neuf que je suis aujourd'hui, ce mot atteint en moi un cœur et des sens inconnus. Mon ancien cœur sans doute. L'aveugle qu'on met face au soleil doit éprouver cette angoisse, ce soulagement... [GENEVIEVE:] Un nom propre ? [SIEGFRIED:] Ce n'est même pas un nom commun. C'est un simple adjectif. Le démon de mon ancienne vie n'a pu lancer qu'un adjectif jusqu'à ma vie nouvelle. C'est le type de l'épithète banale, commune, presque vulgaire, mais il est ma famille, mon passé, il est ce qu'il y avait en moi d'insoluble. C'est le mot qui m'accompagnera dans ma mort. Mon seul bagage... [GENEVIEVE:] Il faut que je parte. [SIEGFRIED:] on voit bien que c'est lui le chef - l'emploie à tout propos. Les critiques le lui reprochent, regrettent ces trous banals dans son œuvre. Moi, quand ce mot revient, il me semble voir la chair de Mignon à travers ses hardes, la chair d'Hélène sous sa pourpre. C'est le mot, oh, trop léger pour moi... Mon Dieu qu'il est banal, vous allez rire..., c'est le mot : "ravissant". : "ravissant". [GENEVIEVE:] Je ris. Partez. [SIEGFRIED:] Merci. Adieu !
[L'HUISSIER:] Ils arrivent en foule... [MUCK:] De là son rôle toujours immense dans la civilisation et ses mésaventures dans l'histoire... [L'HUISSIER:] La maison va être pleine avant que Monsieur Siegfried soit revenu du Parlement. [MUCK:] De là vient qu'elle a pu considérer comme des hommages à ses actes éphémères l'estime et la déférence accordées à sa vie nationale instinctive... Cela vous suffit ? C'était le seul passage du discours de Monsieur Siegfried qui vous manquât ? Très bien... Toujours à la disposition de l'agence Wolf... Je suis à toi... Monsieur Siegfried sera là dans cinq minutes... Qui as-tu encore à loger ? [L'HUISSIER:] Les présidents des chorales qui vont défiler tout à l'heure en chantant. [MUCK:] Ils sont nombreux ? [L'HUISSIER:] Quarante. [MUCK:] Mets-les dans le grand salon. Et encore ? [L'HUISSIER:] Les défenseurs de la Constitution de Weimar. [MUCK:] Combien sont-ils ? [L'HUISSIER:] Sept... ce n'est qu'une délégation. [MUCK:] Dans le petit bureau. Vous ici, Monsieur le Baron ? [ZELTEN:] Où veux-tu que j'aille ? Il n'y a guère qu'ici qu'on ne me cherche pas. Tu étais à la séance ? [MUCK:] J'y étais. [ZELTEN:] Le Parlement me prie de quitter l'État pour quelque temps, paraît-il ? [MUCK:] C'est exact. [ZELTEN:] C'est Siegfried qui a proposé cette mesure ? [MUCK:] Non, mais il l'a appuyée. [ZELTEN:] Et personne n'a protesté ? [MUCK:] Votre absence avait mis tout le monde contre vous. Vos partisans ont cru que vous les abandonniez. [ZELTEN:] J'étais prisonnier dans ma chambre, Muck, et surveillé par deux soldats. Je n'ai pu m'échapper que voilà deux minutes et il était trop tard pour la séance. Mais elle va continuer ici, je t'en réponds. [MUCK:] Ici ? Vous n'allez pas rester ici ? C'est par là que Monsieur Siegfried doit passer. Vous entendez ces acclamations ! Il arrive. [ZELTEN:] Et comment était-il Siegfried, après son triomphe ? Calme et modeste, comme il sied à une âme aussi grande ? [MUCK:] Fatigué et heureux. Pour la première fois, je l'ai senti heureux. Pour la première fois, dans le feu de l'action, je l'ai vu confondre, comme on dit, le manteau de l'avenir et le manteau du passé. [ZELTEN:] Les erreurs de vestiaire sont rarement de quelque profit. Heureux ! Très bien ! Je reste ici, Muck. Je vais examiner ce que peut bien donner le bonheur sur ce visage. [MUCK:] Vous m'effrayez. Vous n'avez pas d'armes, je pense ? Que voulez-vous lui faire ? [ZELTEN:] Ce qu'on faisait autrefois à tout imposteur. Le moyen âge avait quelques excellentes recettes. L'écorcher vif. Tu as le téléphone, en bas ? [MUCK:] Oui, dans mon office. [ZELTEN:] Téléphone à Mademoiselle Geneviève Prat, de la part de Siegfried, qu'elle vienne immédiatement pour la leçon. [MUCK:] La leçon ! jamais Monsieur Siegfried ne prendra une leçon dans un moment pareil ! [ZELTEN:] Excellent exercice pour lui, au contraire. Cela ne peut que lui faire du bien de passer ses pensées bouillonnantes dans une langue toute fraîche, pour les tiédir un peu... Très bien ! que Son Excellence Siegfried daigne monter. [SIEGFRIED:] Vous êtes en retard, Zelten. [ZELTEN:] C'est une opinion. Je suis sûr que votre entourage en ce moment me trouve au contraire en avance. [SIEGFRIED:] Que cherchez-vous ici ? Ignorez-vous que vous devez quitter Gotha avant demain ? [ZELTEN:] Je l'aurai quitté, et pas seul. On me fera bien l'honneur, d'ailleurs, de m'adresser une signification officielle. [SIEGFRIED:] Vous l'avez. Je vous la donne. [ZELTEN:] Vous me la donnez ? Puis-je savoir à quel titre vous vous croyez qualifié pour me la donner ? [SIEGFRIED:] Au titre le plus simple. Au titre d'Allemand... [ZELTEN:] Ce n'est pas un titre simple, c'est un titre considérable. Ne le possède pas qui veut. N'est-ce pas, Éva ? [SIEGFRIED:] Mademoiselle Éva n'a rien à voir entre nous. [ZELTEN:] C'est ce qui vous trompe, elle a beaucoup à voir. [SIEGFRIED:] Je vous interdis le moindre mot contre elle. [ZELTEN:] Contre elle ? Je n'ai rien à dire contre elle. Je l'admire au contraire d'avoir sacrifié sa jeunesse, et sa conscience, à ce qu'elle croit l'Allemagne. [SIEGFRIED:] Cela va. Vous pouvez partir. [ZELTEN:] Oh ! pas du tout ! Je tiens à partir en beauté. C'est mon jour d'abdication aujourd'hui. Cette cérémonie : m'a toujours paru dans l'histoire infiniment plus émouvante que les sacres. Je tiens à éprouver tout ce qu'une abdication comporte d'humiliation et de grandeur. [SIEGFRIED:] Gardez vos effets pour ces tavernes de Paris où vous avez pris de notre pays cette idée lamentable et bouffonne. [ZELTEN:] Vous m'accorderez tout à l'heure que je méritais un départ un peu plus solennel... Oui, Siegfried, dans une heure, j'aurai quitté Gotha, mais vous auriez tort de croire que c'est vous qui m'en chassez, ou l'Allemagne. Je persiste à croire que les vrais Allemands ont encore l'amour des petites royautés et des grandes passions. J'avais préparé sur ce point de beaux manifestes dont j'espérais recouvrir vos affiches sur les centimes additionnels et la création des préfectures, mais ma dernière arme me fait défaut aussi : la colle. Ce qui m'expulse de ma patrie, ce qui a provoqué la résistance de l'empire et l'aide qu'il vous a donnée, ce n'est pas votre esprit de décision, ni vos ordres, tout géniaux qu'ils soient : ce sont deux télégrammes adressés à Berlin et que mon poste a interceptés. Les voici. Rendez-moi le service de lire le premier, Waldorf. Voici le second. Il vient de Londres. [WALDORF:] Pour Monsieur Stinnes. Si Zelten reste pouvoir, provoquons hausse mark. [ZELTEN:] Et c'est tout... Voilà les deux menaces qui correspondent aux excommunications de jadis et qui ont dressé contre moi le centre et les catholiques. Le phosphate artificiel, voilà notre Canossa... Je n'ai pas intercepté de radios ainsi conçus : Si Zelten est président, musiciens allemands annulent symphonies Beethoven... Si Zelten est Régent, philosophes allemands incapables désormais définir impératif catégorique... Si Zelten est roi, lycéennes allemandes refusent cueillir myrtilles au chant merle... Mais je n'insiste pas. J'ai fait le dernier effort pour empêcher l'Allemagne de devenir une société anonyme, j'ai échoué : que notre Rhin une minute agité se calme donc sous l'huile minérale... Et maintenant, Siegfried, à nous deux. Éloignez ces généraux. [SIEGFRIED:] Non. Ce sont mes témoins. [ZELTEN:] En effet. Avec leurs écharpes, ils ont l'air de venir faire un constat. Ils viennent me prendre en flagrant délit d'adultère avec l'Allemagne. Oui, j'ai couché avec elle, Siegfried. Je suis encore plein de son parfum, de toute cette odeur de poussière, de rosé et de sang qu'elle répand dès qu'on touche au plus petit de ses trônes, j'ai eu tout ce qu'elle offre à ses amants, le drame, le pouvoir sur les âmes. Vous, vous n'aurez jamais d'elle que des jubilations de comice agricole, des délires de mutualités, ce qu'elle offre à ses domestiques... Éloignez ces militaires. J'ai à vous parler seul à seul. [SIEGFRIED:] Je n'ai ni l'humeur ni le droit d'avoir un aparté avec vous. [ZELTEN:] Qu'ils restent donc ! Tant pis pour vous. D'ailleurs, c'est dans la règle. Toutes les fois que la fatalité se prépare à crever sur un point de la terre, elle l'encombre d'uniformes. C'est sa façon d'être congestionnée. Lorsque Œdipe eut à apprendre qu'il avait pour femme sa mère et qu'il avait tué son père, il tint à rassembler aussi autour de lui tout ce que sa capitale comptait d'officiers supérieurs. [WALDORF:] Nous sommes des officiers généraux, Zelten ! [LEDINGER:] Dois-je faire cesser cette comédie, Excellence ? [ZELTEN:] Regardez le visage d'Éva, Ledinger, et vous verrez que nous ne sommes pas dans la comédie. Cette pâleur des lèvres, cette minuscule ride transversale sur le front de l'héroïne, ces mains qui se pressent sans amitié comme deux mains étrangères, c'est à cela que se reconnaît la tragédie. C'est même le moment où les machinistes font silence, où le souffleur souffle plus bas, et où les spectateurs qui ont naturellement tout deviné avant Œdipe, avant Othello, fré- missent à l'idée d'apprendre ce qu'ils savent de toute éternité... Je parle des spectateurs non militaires, car vous n'avez rien deviné n'est-ce pas, Waldorf ? [WALDORF:] Muck ! Muck ! [EVA:] Ne l'écoute pas, Siegfried. Il ment ! [ZELTEN:] Lui a deviné ! Lui sent qu'il s'agit de lui-même. Les deux corbeaux qui voltigèrent au- dessus de la tête de Siegfried, du vrai, ils passent en ce moment au-dessus de sa réplique... Excusez-moi. Les Allemands aiment les métaphores. Je les éviterai désormais avec vous. [SIEGFRIED:] Il s'agit de moi, Siegfried ? [ZELTEN:] Pas de Siegfried, de vous. [SIEGFRIED:] De mon passé ? [ZELTEN:] De votre passé. [SIEGFRIED:] Quel mensonge la haine va-t-elle vous dicter ? [ZELTEN:] Je ne vous hais pas. Nous autres politiciens n'allons pas gaspiller notre haine sur d'autres que des compatriotes. [SIEGFRIED:] Vous avez découvert mon nom de famille ? [ZELTEN:] Pas votre nom, pas votre famille... Les spirituelles insinuations que je prodigue depuis une minute ont dû vous mettre sur la voie. J'ai découvert ce que je soupçonnais depuis longtemps. J'ai découvert que celui qui juge avec son cerveau, qui parle avec son esprit, qui calcule avec sa raison, que celui-là n'est pas Allemand ! [SIEGFRIED:] Je ne crois pas un mot de ce que vous me dites, Zelten. [ZELTEN:] Cela ne m'étonne point. Je suis dans un mauvais jour. Les Allemands eux-mêmes débordent de sens critique avec moi aujourd'hui. [SIEGFRIED:] Va-t-il falloir vous contraindre à parler ? ZELTEN. A parler ? Mais, j'ai parlé ; et même je ne dirai pas un mot de plus. Je tiens à repasser vivant la frontière. D'ailleurs j'ai épuisé mes effets. C'est à Éva qu'il revient de continuer cette scène. [EVA:] Je vous méprise, Zelten. [ZELTEN:] Vous êtes plus forte que moi si vous n'êtes pas méprisée vous-même dans quelques minutes. [EVA:] Je ne sais rien de ce dont il parle, Siegfried. [ZELTEN:] Éva sait tout, Siegfried. Sur votre arrivée à sa clinique, sur l'accent particulier de vos plaintes, sur la plaque d'armée étrangère que vous portiez au bras, elle pourra vous donner les détails. Je n'ai jamais vendu la vérité qu'en gros. [LEDINGER:] Il suffit. Partez ! [ZELTEN:] Siegfried. Il est fâcheux que vous n'aimiez pas les métaphores, ni les apologues. Je vous dirai celui du renard qui s'est glissé dans l'assemblée des oiseaux et qui se trouve tout à coup seul à découvert, quand les oiseaux s'élèvent. Les ailes s'entrouvrent déjà, Siegfried. Les plumes se soulèvent. L'oiseau Gœthe, l'oiseau Wagner, l'oiseau Bismarck dressent déjà le cou. Un geste d'Eva, et ils partent ! [LEDINGER:] Partez ! [ZELTEN:] Et voilà, pour l'oiseau Zelten ! [SIEGFRIED:] Vous viendrez me tenir au courant et me consulter, s'il y a lieu. [LEDINGER:] Justement, Excellence... Que doivent jouer les musiques de nos régiments en entrant dans la ville ? [SIEGFRIED:] Singulière question... Notre hymne !... l'hymne allemand !... Suis-je allemand, Êva ? [EVA:] Que dis-tu ? allemand ? Je puis te répondre, et du fond de mon âme : oui, Siegfried, tu es un grand Allemand ! [SIEGFRIED:] Il est des mots qui ne souffrent pas d'épithète. Va dire à un mort qu'il est un grand mort... Suis-je Allemand, Êva ? [EVA:] Tous ceux-là t'ont répondu ! [SIEGFRIED. A:] ton tour, maintenant. Étais-je allemand quand tu t'es penchée sur moi, et m'as sauvé ? [EVA:] Tu m'as demandé de l'eau en allemand. [SIEGFRIED:] Chaque soldat qui allait à l'assaut savait le nom de l'eau dans toutes les langues ennemies... Avais-je un accent pour demander cette eau ? Le pays, la province des blessés, tu les reconnaissais, m'as-tu dit, à leurs plaintes. Je n'ai pas fait que demander de l'eau, je me suis plaint ! [EVA:] Tu étais le courage même. Que fais-tu, Siegfried ? [SIEGFRIED:] J'appelle. J'appelle la foule et me dénonce. [EVA:] Siegfried ! Quand tu étais sans mémoire, sans connaissance, sans passé, — oui, tu as raison, je peux te dire cela aujourd'hui, ton sort, la victoire l'a fixé pour toujours, — quand tu n'avais d'autre langage, d'autres gestes que ceux d'un pauvre animal blessé, tu n'étais peut-être pas Allemand. [SIEGFRIED:] Qu'étais-je ? [EVA:] Ni le médecin chef, ni moi ne l'avons su. [SIEGFRIED:] Tu le jures ? [EVA:] Je le jure. [LE SERGENT:] Mademoiselle Geneviève Prat. [SIEGFRIED:] Va-t'en. [GENEVIEVE:] C'est Zelten que je viens de croiser, entre ces militaires ? [SIEGFRIED:] Oui, c'est Zelten. [GENEVIEVE:] On le fusille ? [SIEGFRIED:] Rassurez-vous, on le mène au train qui le débarquera dans son vrai royaume. [GENEVIEVE:] Son vrai royaume ? [SIEGFRIED:] Oui. Au carrefour du boulevard Montmartre et du boulevard Montparnasse. [GENEVIEVE:] C'est bien impossible... [SIEGFRIED:] N'en doutez pas... [GENEVIEVE:] Je parlais de ces deux boulevards... Ils sont parallèles, Monsieur le Conseiller, l'un tout au nord, l'autre tout au sud, et il est peu probable qu'ils forment jamais un carrefour... Il faudra que vous veniez un jour à Paris voir quelles rues s'y croisent et s'y décroisent. Pourquoi m'avez-vous appelée ? Pour la leçon ? [SIEGFRIED:] La leçon ? [GENEVIEVE:] Vous paraissez fatigué... Asseyez-vous !... Asseyons-nous sur ce banc posé là en face de Gotha comme un banc du Touring... Quel ravissant hôtel de ville ! Il est de 1574 n'est-ce pas ? Comme il paraît plus vieux que le beffroi, qui est de 1575 ! [SIEGFRIED:] Quelle science ! [GENEVIEVE:] Science de fraîche date. C'est depuis hier, depuis que je vous ai vu, que j'ai désiré connaître ce pays, son histoire, sa vie, cette ville... J'avais pensé, en échange de mes leçons de français, vous demander des leçons d'allemand, d'Allemagne ? J'ai l'intention de rester ici, d'étudier, avec un de vos sculpteurs, d'avoir une petite fille allemande pour modèle, de vous voir souvent, si vous aimez mes visites... Dans quelques mois, si je peux, de vous parler votre langue... Un étranger apprend vite l'allemand ? [SIEGFRIED:] J'ai mis six mois... [GENEVIEVE:] Que joue-t-on là ? [SIEGFRIED:] C'est l'hymne allemand. [GENEVIEVE:] On ne se lève pas ? [SIEGFRIED:] On se lève... Excepté si l'on est à bout de souffle, vaincu par la vie, ou étranger. Vous vous levez ? Vous êtes à ce point victorieuse de la vie ? [GENEVIEVE:] Je salue de confiance l'hymne du pays de la musique... Car je compte aussi faire de la musique ici, devenir comme chacun de vous musicien, musisienne... Cela s'apprend ? [SIEGFRIED:] J'ai dû bénéficier d'un forfait général. Pour cela aussi, j'ai mis six mois... [GENEVIEVE:] Comme le français devient un langage mystérieux, quand un Allemand le parle ! Qu'avez-vous ? Je vous ai vu passer tout à l'heure au milieu de la foule. On admirait votre santé, votre force. [SIEGFRIED:] Le nom de Siegfried ne porte décidément pas chance, en ce pays, Geneviève. Ce corps plein de santé et de force, c'est celui d'un Allemand qui meurt. GENEVIEVE, effrayée. Qui meurt ! Éva vient de me l'avouer. On m'a trompé. Je ne suis pas allemand. Pourquoi vous levez-vous ? On ne joue aucun hymne ? Au fait, le silence, c'est mon chant national... Quel hymne interminable ! GENEVIEVE. Vous souffrez ! C'est un genre de mort qui ne va pas sans souffrance... A ceux qui ont une famille, une maison, une mémoire, peut-être est-il possible de retirer sans trop de peine leur pays... Mais ma famille, ma maison, ma mémoire, c'était l'Allemagne. Derrière moi, pour me séparer du néant, mes infirmiers n'avaient pu glisser qu'elle, mais ils l'avaient glissée tout entière ! Son histoire était ma seule jeunesse. Ses gloires, ses défaites, mes seuls souvenirs. Cela me donnait un passé étincelant, dont je pouvais croire éclairée cette larve informe et opaque qu'était mon enfance... [GENEVIEVE:] Mon cher ami ! [SIEGFRIED:] Tout cela s'éteint... Je n'ai pas peur de la nuit... J'ai peur de cet être obscur, qui monte en moi, qui prend ma forme, qui noie aussitôt d'ombre tout ce qui tente de s'agiter encore dans ma pensée... Je n'ose pas penser. [GENEVIEVE:] Ne restez pas ainsi. Regardez-moi. Levez la tête. [SIEGFRIED:] Je n'ose pas remuer. Au premier mouvement, tout cet édifice que je porte encore en moi s'en ira en poussière... Lever la tête ? Pour que je voie, sur ces murs, tous ces héros et tous ces paysages devenir soudain pour moi étrangers et ennemis ! Songez, Geneviève, à ce que doit ressentir un enfant de sept ans quand les grands hommes, les villes, les fleuves de sa petite histoire lui tournent soudain le dos. Regardez-les. Ils me renient. [GENEVIEVE:] Ce n'est pas vrai. [SIEGFRIED:] Je ne suis plus allemand. Comme c'est simple ! Il suffit de tout changer. Mes jours de victoire ne sont plus Sedan, Sadova. Mon drapeau n'a plus de raies horizontales. L'Orient et l'Occident vont permuter sans doute autour de moi... Ce que je croyais les exemples de la loyauté suprême, de l'honneur, va peut-être devenir pour moi la trahison, la brutalité.. [GENEVIEVE:] La moitié des êtres humains peut changer sans souffrance de nom et de nation, la moitié au moins : toutes les femmes... [SIEGFRIED:] Ce bruit autour de mes oreilles, ce papillotement, ce n'est rien ! ce n'est que soixante millions d'êtres, et leurs millions d'aïeux, et leurs millions de descendants, qui s'envolent de moi, comme l'a dit tout à l'heure Zelten. Il suffit que je pense à l'un de ces grands hommes que j'ai tant chéris pour qu'il parte en effet de moi à tire-d'aile. Ah ! Geneviève ! Je ne vous dirai pas les deux qui viennent en cette seconde de m'abandonner. [GENEVIEVE:] S'ils sont vraiment grands, vous les verrez de votre nouvelle patrie. [SIEGFRIED:] Ma nouvelle patrie ! Ah ! pourquoi Éva ne s'est-elle pas penchée plus près encore sur le blessé, sur le pauvre poisson à sec que j'étais. Pourquoi ne m'a-t-elle pas fait répéter ce mot : de l'eau ? Pourquoi ne m'a-t-elle pas obligé à le dire, à le redire, même en m'imposant une soif plus cruelle encore, jusqu'à ce qu'elle ait su quel accent le colorait, et si je pensais, en le disant, à une mer bleue ou à des torrents, ou à un lac, même à des marécages ! A quelle soif éternelle Éva m'a condamné en se hâtant ainsi ! Je la hais. [GENEVIEVE:] Elle a cru bien faire. Vous étiez si haut à ses yeux. Elle vous a donné ce qu'elle croyait la plus belle patrie... Elle n'avait pas le choix... [SIEGFRIED:] Je l'ai maintenant... Ah ! ne partez pas, Geneviève. Ma seule consolation en cette minute est de ne pas être avec un des amis de cette seconde existence qu'il va falloir abandonner, d'être avec vous. [GENEVIEVE:] D'être avec une inconnue ? [SIEGFRIED:] Si vous voulez. Tout ce que les autres mettent dans le mot ami, dans le mot parenté, il me faut bien le mettre dans le mot inconnu. Tout ce que je connais vacille, s'effondre, mais il y a dans votre présence, dans votre visage, quelque chose qui ne se dérobe pas. [GENEVIEVE:] Et vous ne voyez rien dans ce visage inconnu ? [SIEGFRIED:] J'y vois une pâleur, un haie, qui doivent être une grande pitié. [GENEVIEVE:] Beaucoup de haies en effet le recouvrent, et dont chacun aurait son nom, si je voulais vous les nommer. Et sous ces haies, ce que vous voyez, c'est encore l'inconnu, sans doute ? [SIEGFRIED:] Que voulez-vous dire, Geneviève ? [GENEVIEVE:] Vous ne devinez donc pas ? Pourquoi Zelten m'a appelée ici, pourquoi depuis hier, depuis que je vous ai revu, mon cœur à chaque minute s'élance et se brise, vous ne le devinez donc pas ? [SIEGFRIED:] Que vous m'avez revu ? [GENEVIEVE:] Ah ! le destin a tort de confier ses secrets à une femme. Je ne puis plus me taire. Advienne que pourra. Ah ! ne m'en veuille pas si je sais si peu, moi, ménager mes effets, si je vais te dire à la file les trois phrases qui me brûlent les lèvres depuis que je t'ai vu, et que la peur de ta mort seule a retenues... Il y a peut-être pour elles un ordre à trouver, une gradation, qui les rendrait naturelles, inoffensives, mais lequel ? Les voilà, je les dis à la fois : tu es français, tu es mon fiancé, Jacques, c'est toi. [EVA:] Siegfried ! C'est moi, Siegfried. Si c'est un crime d'avoir partagé avec toi ma patrie, pardon, Siegfried. Si c'est un crime d'avoir recueilli un enfant abandonné, qui frissonnait à la porte de l'Allemagne, de l'avoir vêtu de sa douceur, nourri de sa force, pardon. [SIEGFRIED:] Cela va... Laisse-moi. [EVA:] Tous les droits te donnaient à nous, Siegfried, l'adoption, l'amitié, la tendresse... Deux semaines, j'ai veillé sur toi nuit et jour, avant que tu reprennes connaissance... Tu ne venais pas d'un autre pays, tu venais du néant... [SIEGFRIED:] Ce pays a des charmes. [EVA:] Si j'avais su que le sort dût te rendre une patrie, je ne t'aurais pas donné la mienne... C'est hier seulement que j'ai appris la vérité, aujourd'hui seulement que je t'ai menti. J'ai eu tort. [SIEGFRIED:] Cela va bien, Éva. Adieu. [EVA:] Pourquoi adieu ? Tu restes avec nous, je pense ? [SIEGFRIED:] Avec vous ? [EVA:] Tu ne nous quittes pas ? Tu ne nous abandonnes pas ? [SIEGFRIED:] Qui, vous ? [EVA:] Nous tous, Waldorf, Ledinger, les milliers de jeunes gens qui t'ont escorté tout à l'heure jusqu'ici, tous ceux qui croient en toi : l'Allemagne. [SIEGFRIED:] Laisse-moi, Éva. [EVA:] Je n'ai pas l'habitude de te laisser lorsque te frappe une blessure. [SIEGFRIED:] Où veux-tu en venir ? [EVA. A:] ton vrai cœur, à ta conscience. Écoute-moi. J'ai eu sur toi tout un jour d'avance pour me reconnaître dans ce brouillard. Tu verras demain comme tout sera clair en toi. Ton devoir est ici. Depuis sept ans, pas un souvenir qui soit monté de ton passé, pas un signe fait par lui, pas une parcelle de ton corps qui ne soit neuve, pas un penchant qui t'ait mené vers ce que tu avais quitté. Toutes les prescriptions sont mortes... Que dites-vous, Mademoiselle ? [GENEVIEVE:] Moi, je me tais. [EVA:] Vous n'en donnez pas l'impression. Votre silence domine nos voix. [GENEVIEVE:] Chacun se sert de son langage. [EVA:] Je vous en supplie. Daignez me regarder. Nous luttons, toutes deux. Cessez de fixer ainsi vos yeux devant vous, sans rien voir. [GENEVIEVE:] Chacun ses gestes. [EVA:] Pourquoi ce mépris d'une femme qui combat pour son pays alors que vous ne combattez que pour vous ? Pourquoi vous taisez-vous ? [GENEVIEVE:] C'est que contre les adversaires que j'ai eu à combattre jusqu'ici, la seule arme était le silence. [EVA:] C'est que chacune de vos paroles, en cette minute, serait petitesse, égoïsme... [GENEVIEVE:] Je pensais, aussi, que tout ce que nous pourrions dire, des voix plus hautes le disent à notre ami... Mais après tout, peut-être avez-vous raison... Voir ce duel livré en dehors de lui, non dans un déchirement de son être, mais entre deux femmes étrangères, c'est peut-être le seul soulagement que nous puissions lui apporter... Je puis même vous tendre la main pour qu'il ne se croie pas déchiré par des puissances irréconciliables. [EVA:] Je n'irai pas jusque-là. De quel droit êtes-vous ici ? Qui vous a appelée à ce pays où vous n'avez que faire ? [GENEVIEVE:] Un Allemand. [EVA:] Zelten ? [GENEVIEVE:] Zelten. [EVA:] Zelten est un traître à l'Allemagne. Tu le vois, Siegfried. Ce complot n'avait pas pour but de réparer une erreur du passé mais de t'enlever au pays dont tu es l'espoir, et qui t'a donné ce qu'il n'a pas donné toujours à ses rois, le pouvoir et l'estime. [SIEGFRIED:] Tout ce que je me refuse maintenant à moi-même... Je vous en prie, laissez-moi, toutes deux... [EVA:] Non. Siegfried. [GENEVIEVE:] Pourquoi, Jacques ? [SIEGFRIED:] Vous n'auriez pas l'une et l'autre, pour m'appeler, un nom intermédiaire entre Siegfried et Jacques ? [EVA:] Il n'est pas d'intermédiaire entre le devoir et les liens dont cette femme est le symbole. [GENEVIEVE:] Symbole ? Une Française suit trop la mode pour être jamais un symbole, pour être plus qu'un corps vibrant, souffrant, vêtu de la dernière robe. D'ailleurs vous vous trompez. Si Jacques avait à choisir entre le devoir et l'amour, il eût choisi depuis longtemps. Il est si facile, comme dans les tragédies, d'enlever au mot devoir les parcelles d'amour qu'il contient, au mot amour les parcelles de devoir dont il déborde, et de faire une pesée décisive mais fausse. Mais Jacques doit choisir entre une vie magnifique qui n'est pas à lui, et un néant qui est le sien. [EVA:] Il a à choisir entre une patrie dont il est la raison, dont les drapeaux portent son chiffre, qu'il peut contribuer à sauver d'un désarroi mortel, et un pays où son nom n'est plus gravé que sur un marbre, où il est inutile, où son retour ne servira, et pour un jour, qu'aux journaux du matin, où personne, du paysan au chef, ne l'attend... N'est-ce pas vrai ? [GENEVIEVE:] C'est vrai. [EVA:] Il n'a plus de famille, n'est-ce pas ? [GENEVIÈVE:] Non. [EVA:] Il n'avait pas de fils, pas de neveux ? Il était pauvre ? Il n'avait pas de maison à la campagne, pas un pouce du sol français n'était le sien ? Où est ton devoir, Siegfried ? Soixante millions d'hommes ici t'attendent. Là-bas, n'est-ce pas, personne ? [GENEVIEVE:] Personne. [EVA:] Viens, Siegfried... [GENEVIEVE:] Si. Quelqu'un l'attend cependant... Quelqu'un ? c'est beaucoup dire... Mais un être vivant l'attend. Un minimum de conscience, un minimum de raisonnement. [EVA:] Qui ? [GENEVIEVE:] Un chien. [EVA:] Un chien ? [GENEVIEVE:] Son chien. En effet, je n'y pensais pas. J'étais ingrate ! Ton chien t'attend, je me croyais autorisée à ce renoncement, parce que j'avais renoncé à ma propre vie. La disparition d'un homme à la guerre, c'est une apothéose, une ascension, c'est une mort sans cadavre qui dispense des enterrements, des plaintes, et même des regrets, car le disparu semble s'être fondu plus vite qu'un squelette dans son sol, dans son air natal, et s'être aussitôt amalgamé à eux... Lui n'a pas renoncé. Il t'attend. [EVA:] C'est ridicule... [GENEVIEVE:] Il est plus ridicule que vous ne pouvez même le croire : c'est un caniche. Il est blanc, et comme tous les chiens blancs en France, il a nom Black. Mais Jacques, Black t'attend. Entre tes vêtements et ce qui reste encore de parfum autour de tes vieux flacons, il t'attend. Je le promène tous les jours. Il te cherche. Parfois dans la terre, c'est vrai, .en creusant. Mais le plus souvent dans l'air, à la hauteur où l'on trouve les visages des autres hommes. Lui ne croit pas que tu t'es réintégré secrètement et par atomes à la nation... Il t'attend tout entier. [EVA:] Cessez de plaisanter. [GENEVIEVE:] Oui, je sais. Vous voudriez que je parle de la France. Vous estimez infamant que je me serve comme appât, pour attirer Siegfried, d'un caniche vivant ? [EVA:] Nous sommes dans une grande heure, vous la rabaissez. [GENEVIEVE:] Pourquoi un pauvre chien sans origine, sans race, me paraît-il aujourd'hui seul qualifié pour personnifier la France, je m'en excuse. Mais je n'ai pas l'habitude de ces luttes, je ne vois pas autre chose à dire à Jacques. La grandeur de l'Allemagne, la grandeur de la France, c'est évidemment un beau sujet d'antithèses et de contrastes. Que les deux seules nations qui ne soient pas seulement des entreprises de commerce et de beauté, mais qui aient une notion différente du bien et du mal, se décident, à défaut de guerre, à entretenir en un seul homme une lutte minuscule, un corps à corps figuré, c'est évidemment un beau drame. Mais celui-là, [EVA:] Peut-on savoir quel est celui d'aujourd'hui ? [GENEVIEVE:] Le drame, Jacques, est aujourd'hui entre cette foule qui t'acclame, et ce chien, si tu veux, et cette vie sourde qui espère. Je n'ai pas dit la vérité en disant que lui seul t'attendait... Ta lampe t'attend, les initiales de ton papier à lettres t'attendent, et les arbres de ton boulevard, et ton breuvage, et les costumes démodés que je préservais, je ne sais pourquoi, des mites, dans lesquels enfin tu seras à l'aise. Ce vêtement invisible que tisse sur un être la façon de manger, de marcher, de saluer, cet accord divin de saveurs, de couleurs, de parfums obtenu par nos sens d'enfant ; c'est la vraie patrie, c'est là ce que tu réclames... Je l'ai vu depuis que je suis ici. Je comprends ton perpétuel malaise. Il y a entre les moineaux, les guêpes, les fleurs de ce pays et ceux du tien une différence de nature imperceptible, mais inacceptable pour toi. C'est seulement quand tu retrouveras tes animaux, tes insectes, tes plantes, ces odeurs qui diffèrent pour la même fleur dans chaque pays, que tu pourras vivre heureux, même avec ta mémoire à vide, car c'est eux qui en sont la trame. Tout t'attend en somme en France, excepté les hommes. Ici, à part les hommes, rien ne te connaît, rien ne te devine. [EVA:] Tu peux remettre tes complets démodés, Siegfried, tu ne te débarrasseras pas plus qu'un arbre des sept cercles que tes sept années allemandes ont passés autour de toi. Celui que le vieil hiver allemand a gelé sept fois, celui qu'a tiédi sept fois le plus jeune et le plus vibrant printemps d'Europe, crois-moi, il est pour toujours insensible aux sentiments et aux climats tempérés. Tes habitudes, tu ne les as plus avec les terrasses de café, mais avec nos hêtres géants, nos cités combles, avec ce paroxysme des paysages et des passions qui seul donne à l'âme sa plénitude. Je t'en supplie, ne va pas changer ce cœur sans borne que nous t'avons donné contre cette machine de précision, ce réveille-matin qui réveille avant chaque émotion, contre un cœur de Français ! Choisis, Siegfried. Ne laisse pas exercer sur toi ce chantage d'un passé que tu ne connais plus et où l'on puisera toutes les armes pour t'atteindre, toutes les flatteries et toutes les dénonciations. Ce n'est pas un chien que cette femme a placé en appât dans la France. C'est toi- même, toi-même en inconnu, ignoré, perdu pour toujours. Ne te sacrifie pas à ton ombre. [GENEVIEVE:] Choisis, Jacques. Vous l'avez vu, j'étais disposée à tout cacher encore, à attendre une occasion moins brutale, à attendre des mois. Le sort ne l'a pas voulu. J'attends l'arrêt. [EVA:] Prends garde, Siegfried ! Nos amis attendent mon retour. Ils vont venir. Ils vont essayer de te contraindre, cède à l'amitié. Vois. Écoute. On illumine en ton honneur. On t'acclame. Entends la voix de ce peuple qui t'appelle... Entre cette lumière et cette obscurité, que choisis-tu ? [SIEGFRIED:] Que peut bien choisir un aveugle !
[GENEVIEVE:] Il y a du nouveau en France, monsieur le Douanier ? [PIETRI:] Aujourd'hui, oui... Le chef de gare de Bastia est promu à la première classe sur place. [GENEVIEVE:] Je parlais de Paris. [PIETRI:] Non. Pas de nomination à Paris... Il n'a que cinquante-cinq ans. Ce sera un bel exemple de retraite hors classe. [GENEVIEVE:] Peut-on savoir le nom de ce héros ? [PIETRI:] Pietri, comme moi, mais il a plus de chance. A seize ans, à la gare de Cannes, il aide une vieille dame à traverser la voie. C'est la mère de Gambetta. Depuis, il passe au choix. Moi, j'ai eu de la déveine de trouver deux toises de dentelles dans la valise d'une présidente du Sénat. [GENEVIEVE:] Monsieur le Douanier, pourquoi tous les douaniers en France sont-ils corses ?... [PIETRI:] Il n'y a encore que les Corses pour comprendre que la France est une île. [GENEVIEVE:] Ça a aussi le grand avantage de parfumer à l'ail toute la frontière française... C'est du hareng que vous grillez là ? [PIETRI:] Non, c'est mon café au lait... Vous êtes bien bavarde, Mademoiselle ! [GENEVIEVE:] C'est que j'ai été si muette, ces jours derniers !... Je ne sais si c'est pour parler avec les Corses ou les douaniers que je suis douée particulièrement, mais, en effet, ce matin, je me sens très bavarde. [PIETRI:] Si vous voulez me faire plaisir, ne vous balancez donc pas comme cela sur la ligne idéale. [GENEVIEVE:] Sur la ligne idéale ? [PIETRI:] Expression technique des douanes. Ça désigne la frontière... Vous la voyez bien, cette ligne en jaune qui coupe la salle et se perd dans le buffet et le lavatory, c'est la ligne idéale. Je vois que vous ne le faites pas exprès, mais toute la journée une bande de maniaques, sans en avoir l'air, passent leur pied sous le portillon, ou se mettent à cheval sur la ligne. Un médecin de Berlin vient parfois les examiner. Il appelle cela des sadiques. Je ne vois vraiment pas le plaisir que le sadisme peut procurer. J'ai été douanier du port de Nice et je vous assure que je ne m'amusais pas à tremper mes pieds dans la mer. [GENEVIEVE:] Peut-être n'aimez-vous pas les voyages sur l'eau. [PIETRI:] Sur la terre non plus... Tel que vous me voyez, je ne suis jamais allé en Allemagne... Entrez, puisque vous avez vos papiers, chauffez-vous. Éteint ! Ce n'est pas du charbon d'ici. Les douanes ont les bonnes adresses. Elles le font venir du Midi. [GENEVIEVE:] Vous ne préférez pas le chauffage central, comme ils l'ont mis à côté ? [PIETRI:] Est-ce que vous le préférez, vous ? Est-ce que vous vous chauffez les mains à leur calorifère ? Et tous les animaux de la gare allemande, le chien du chef, la cigogne du buffet ; il ne s'écoule pas d'heure où je n'aie à leur faire repasser à coup de pied dans le derrière la ligne idéale... [GENEVIEVE:] Cela fait deux chauffages dans la même salle. Cela doit intriguer les voyageurs. PIETRI. Les voyageurs sauront que l'Allemagne a le chauffage central et la France le chauffage individuel. Ça, m'étonne qu'ils n'aient pas encore installé, à côté, le fumage central pour les fumeurs. Je sais que le réseau intrigue avec l'union des droites et l'administration allemande pour me mettre des radiateurs. Ce jour-là, je cesse d'être douanier. Ce serait dommage. Ça doit être intéressant d'être douanier. [PIETRI:] C'est jusqu'ici le seul moyen connu de devenir brigadier des douanes... Vous prenez le train de huit heures, Mademoiselle ? [GENEVIEVE:] Je l'espère. Si quelqu'un que j'attends arrive par le train de Gotha. [PIETRI:] C'est pour patienter que vous avez perdu votre temps à me faire la conversation ? GENEVIEVE. Je n'ai pas perdu mon temps. Vous ne pouvez savoir quelle force cela m'a redonné d'entendre parler à nouveau de retraite hors classe, de manille, de plat à l'ail. C'est une bouffée d'oxygène pour un organisme français. Nous n'avons pas parlé de manille. [GENEVIEVE:] Si, si. C'était compris dans l'ensemble. En tout cas, cela m'a donné soif et faim d'entendre parler d'apéritif. [PIETRI:] Nous n'avons pas parlé d'apéritif. [GENEVIEVE:] C'est curieux. J'ai l'impression que nous n'avons parlé que de cela... Oui, pour la première fois depuis trois jours, j'ai faim. Faim d'omelette au lard et de poulet rôti. [PIETRI:] Gutentag, Schumann. SGHUMANN. Bonchour, Pietri. Je croyais qu'il était convenu que chacun époussetterait en partant de la ligne idéale vers l'extérieur. Tu pourrais garder ta poussière pour ton pays. [SCHUMANN:] Excuse. [PIETRI:] Quels sont ces deux hommes en manteau qui font les cent pas sur ton quai ?... Je t'avertis que je les fouille... A cause du mois de janvier, tous les voyageurs m'introduisent des jouets. J'ai pincé, hier encore, sur ta bonne sœur, deux meccanos complets. Je suis sûr qu'ils sont pleins de toupies à vapeur, ces deux individus. [SCHUMANN:] Aucune chance... Ce sont les deux généraux qui ont pris un train spécial pour arriver avant le train de Gotha... Ils attendent quelqu'un... [PIETRI:] Vous pourriez fermer votre portillon, Mademoiselle. Il éternue. Les gens ne se rendent pas compte du courant d'air que c'est pour un douanier, un portillon de frontière ouvert !... [WALDORF:] Il passera ici ? [SCHUMANN:] Tous les voyageurs qui vont en France passent ici, Excellence... Son train entre en gare. Vos Excellences ont des ordres ? [WALDORF:] Nous repartons pour Gotha par le premier rapide. Vous retiendrez nos places. [SCHUMANN:] Entendu, Excellence. Deux places ? [WALDORF:] Non. Trois. [LEDINGER:] Il est parti déguisé, Waldorf ? [WALDORF:] Non. Il a pris un vêtement noir. Son propre deuil. Cela doit faire assez triste sur la neige. [LEDINGER:] Cette femme est avec lui ? [WALDORF:] Ils ne se sont pas revus. Elle a disparu quelques heures avant lui. Il est parti seul, sans bagages. [LEDINGER:] Il avait déchiré des papiers, m'a-t-on dit ? [WALDORF:] Rien d'important. Sa carte d'entrée gratuite dans les musées allemands, ses permis de demi-place pour l'opéra et pour le canotage sur les lacs bavarois. Il y a pas mal de belles choses dans la vie pour lesquelles il va payer maintenant plein tarif. [LEDINGER:] Il n'a laissé aucune lettre ? [WALDORF:] Deux. L'une pour le receveur des impôts ; il payait ce qu'il devait à la date d'hier. L'autre pour la ville, il lègue ce qu'il possède à des œuvres. Un vrai mort, quoi, Ledinger ! [LEDINGER:] Ils se lèvent, face à la porte. [WALDORF:] Bonjour, Excellence. [SIEGFRIED:] Bonjour, Waldorf... C'est pour me dire adieu que vous êtes venu jusqu'ici ? [WALDORF:] Non, Excellence. [SIEGFRIED:] C'est pour me replacer là où l'Allemagne m'a trouvé jadis, dans mon berceau allemand, dans une gare ? C'est pour me retenir, pour me ramener avec vous ? [WALDORF:] Oui. [SIEGFRIED:] J'ai eu à décider de quelque chose ? [WALDORF:] Du choix de votre patrie. [SIEGFRIED:] Cette décision avait été prise le jour où je suis né. [LEDINGER:] Vous avez eu deux naissances, Siegfried... [SIEGFRIED:] Il en est des naissances comme des morts. La première est la bonne. [LEDINGER:] Le temps presse, Siegfried. Nous nous parlons entre deux trains. [SIEGFRIED:] Justement... Qu'avez-vous, mon cher Ledinger ? [LEDINGER:] Revenez avec nous, mon ami. Vous souffrez. Vous avez maigri. Revenez. [SIEGFRIED:] Oui, j'ai, maigri, Ledinger. Mais, autant que de la grandeur de la perte, c'est de la grandeur du cadeau que j'ai souffert ces nuits dernières. Un convalescent, comme moi, aurait plutôt besoin en effet d'une patrie minuscule. Celui qu'on ampute subitement de l'Allemagne et sur lequel on charge la France, il faudrait que les lois de l'équilibre fussent vraiment bouleversées pour qu'il n'en éprouvât aucun trouble. Je vous dirai que j'ai songé, avant-hier, à disparaître, à chercher un asile dans un troisième pays, dans un pays que j'aurais choisi autant que possible sans voisins, sans ennemis, sans inaugurations de monuments aux morts, sans morts. Un pays sans guerre passée, sans guerre future... Mais plus je le cherchais sur la carte, plus les liens au contraire qui m'attachent aux nations qui souffrent et pâtissent se resserraient, et plus je voyais clairement ma mission. [WALDORF:] Quelle est cette mission ? [SIEGFRIED:] Simplement celle du fonctionnaire. Je ne suis pas pour rien du pays des fonctionnaires : Servir. [WALDORF:] C'est la devise de tous ceux qui aiment commander. On ne commande bien qu'à l'Allemagne. [SIEGFRIED:] Servir mon pays. [LEDINGER:] S'il s'agit pour vous de servir, ô notre ami, revenez avec nous. On ne sert bien que l'Allemagne. C'est le seul pays du monde où les fonctions d'obéissance, de respect, de discipline aient encore la fougue de leur jeunesse. La moindre indication donne à notre patrie des puissances neuves et cette virginité cruelle qui justifie déchaînements et sacrifices. Toute nourriture d'État profite à l'Allemagne comme la phosphatine à un enfant géant. Que le serviteur de l'État chez nous dise un seul mot, et nos fleuves, au lieu de courir vers le Nord, deviennent de bienfaisants canaux, traversent de biais l'Allemagne, et soixante millions de visages se tournent vers l'Orient ou vers l'Occident, et de nouvelles notions de l'honneur et du déshonneur surgissent. [SIEGFRIED:] Il est difficile de servir la France ? [LEDINGER:] Pour celui qui aime modeler l'âme d'un pays, pétrir son avenir, impossible. SIEGFRIED. Pourquoi, Ledinger ? La France possède cette particularité d'avoir un destin si net que seuls des esprits chimériques peuvent s'imaginer la conduire, et des esprits hypocrites le laisser croire à son peuplé. C'est le seul pays du monde dont l'avenir semble toujours strictement égal à son passé. Le sens de ses institutions, de ses fleuves, de sa race, est depuis si longtemps trouvé que les commandements de la patrie ne sont plus donnés aux Français par les voix de leurs chefs, mais par des voix intérieures, comme de vrais commandements. Qu'iriez-vous faire dans ce pays qui ne comporte plus que des améliorations de détail à son chauffage central ou à ses lois d'hygiène ? [SIEGFRIED:] Je la servirai. J'ai des dispositions pour le jardinage. [WALDORF:] C'est votre dernier mot, Excellence ? [SIEGFRIED:] C'est mon dernier mot d'Excellence. [WALDORF:] Soit, Siegfried... Il faut bien que nous nous inclinions. Mais en revanche je crois que nous devons exiger de vous un sacrifice... Puis-je parler ? Vous voilà adossé à une autre frontière. Mais les Allemands vous croient encore au centre de l'Allemagne. Nos postes sont combles de lettres qui vous cherchent. Chaque cœur allemand contient votre nom comme son noyau. Nous pensons qu'il serait criminel de détruire votre propre tâche en disant à ce peuple, qui vous a donné sa foi, que vous n'existez plus pour lui, que vous l'avez abandonné. [SIEGFRIED:] Je comprends. Vous préférez lui dire que je n'existe plus ? [WALDORF:] Ne serait-il pas plus utile et plus beau que vous disparaissiez pour le peuple allemand comme vous lui êtes né ? Craignez de changer en stupeur, peut-être en un scandale néfaste aux deux pays, l'amour que nous tous avons pour vous. Il suffirait que nous attestions, Ledinger et moi, vous avoir vu blessé l'autre nuit auprès du quartier incendié, et tomber dans les flammes. [SIEGFRIED:] C'est votre avis, Ledinger ? [LEDINGER:] Oui, Excellence. [SIEGFRIED:] Cela ne surprendra personne ? Le remède n'est pas pire que le mal ? [LEDINGER:] Certes non ! A aucun événement les hommes ne sont plus préparés qu'à la mort de leurs grands hommes. Que le camarade avec lequel ils mangèrent la veille du saucisson ait pu quitter la vie, cela dépasse leur imagination. Mais la mort de leur grand savant, de leur grand général est pour ceux qui l'aiment une preuve de son caractère divin et insaisissable, et pour les envieux une flatterie. [SIEGFRIED:] Je déteste flatter. Siegfried vivra. [LEDINGER:] Croyez Waldorf, Excellence, il a raison. Je pencherais seulement pour un autre genre de mort qui ne lie pas trop étroitement votre nom à la politique. La gloire de Siegfried doit être au-dessus des partis. Je pencherais pour une mort accidentelle, une chute dans la rivière, ou plutôt dans l'un de ces lacs si transparents et où pourtant rien ne se retrouve. [SIEGFRIED.VOUS:] êtes généreux, mes amis. Vous m'offrez une mort glorieuse. J'ai le choix. Je peux mourir à la façon des phénix, dans le feu, dans le feu d'un bazar de luxe. Je peux mourir à la façon de nos héros romantiques, dans ces étangs d'ailleurs gelés où Ledinger me pousse de ses sympathiques mains... Une mort, avec prime, avec une prime rarement réservée aux morts, la vie... Je n'accepte pas. Un monument en pied à Munich pour Siegfried, une colonne brisée à Paris pour Forestier. Je serais trop inutile entre ces deux cadavres. [LEDINGER:] Vous préférez vivre entre deux ombres ? [SIEGFRIED:] Je vivrai, simplement. Siegfried et Forestier vivront côte à côte. Je tâcherai de porter, honorablement, les deux noms et les deux sorts que m'a donnés le hasard. Une vie humaine n'est pas un ver. Il ne suffit pas de la trancher en deux pour que chaque part devienne une parfaite existence. Il n'est pas de souffrances si contraires, d'expériences si ennemies qu'elles ne puissent se fondre un jour en une seule vie, car le cœur de l'homme est encore le plus puissant creuset. Je me refuse, moi, à creuser des tranchées à l'intérieur de moi-même. Je ne rentrerai pas en France comme le dernier prisonnier relâché des prisons allemandes, mais comme le premier bénéficiaire d'une science nouvelle, ou d'un cœur nouveau... Adieu. Votre train siffle. Siegfried et Forestier vous disent adieu. [WALDORF:] Adieu, Siegfried. Bonne chance. Mais il nous est dur de voir celui qui voulait ruiner l'Allemagne et celui qui l'a sauvée prendre le même train, à un jour d'intervalle et gagner le même refuge. [SIEGFRIED:] Je suis le moins à plaindre, Waldorf, ma terre d'exil est ma patrie. [LEDINGER:] Adieu, Siegfried. Bonne chance. Songez à ce masque que portent tous les Français, qui les préserve de respirer les gaz délétères de l'Europe, mais qui obstrue souvent et leur respiration et leur vue. [SIEGFRIED:] Je serai le Français au visage nu. Cela fera pendant à l'Allemand sans mémoire. [PIETRI:] Eh, là-bas ! [SIEGFRIED:] Vous m'appelez ? [PIETRI:] Qu'est-ce que vous faites là ? [SIEGFRIED:] Comment, là ? [PIETRI:] Qu'est-ce que vous faites en France ? [SIEGFRIED:] Ah ! en France... [PIETRI:] Vous voyez bien la ligne jaune sous le portillon, c'est la frontière. [SIEGFRIED:] Je l'ai passée ? [PIETRI:] Oui... Repassez-la ! [SIEGFRIED:] J'entre en France justement. J'ai mes papiers. [PIETRI:] On entre en France à 7 h. 34 et il est 7 h. 16. [SIEGFRIED:] Pourquoi ? [PIETRI:] Vous pouvez vous chauffer par-dessus la planche ; ça m'est égal que vos mains soient en France. [SIEGFRIED:] Merci. C'est la première ville française qu'on voit là ? [PIETRI:] Oui, c'est le village. [SIEGFRIED:] Il est grand ? [PIETRI:] Comme tous les villages. 831 habitants. [SIEGFRIED:] Comment s'appelle-t-il ? [PIETRI:] Comme tous les villages. Blancmesnil-sur-Audinet. [SIEGFRIED:] La belle église ! La jolie maison blanche ! [GENEVIEVE:] C'est la mairie. [PIETRI:] Vous connaissez le village, Mademoiselle ! [GENEVIEVE:] Et à mi-flanc de la colline, ce chalet de briques entre des ifs, avec marquise et véranda, c'est le château. [PIETRI:] Vous êtes d'ici ? [GENEVIEVE:] Et au bout de l'allée des tilleuls, c'est la statue. La statue de Louis XV ou de Louis XIV. [PIETRI:] Erreur. De Louis Blanc. [GENEVIEVE:] Et, cet échafaudage dans le coin du champ de foire, c'est sur lui que les pompiers font l'exercice, le premier dimanche du mois. Leur clairon sonne faux. [PIETRI:] Vous connaissez Blancmesnil mieux que moi, Mademoiselle. [GENEVIEVE:] Non. Je ne connais pas Blancmesnil. Je ne l'ai jamais vu... Je connais ma race. C'est le train ? [LE DOUANIER:] Non, c'est l'appel pour les gros bagages... Suivez-moi. [GENEVIEVE:] Nous n'avons pas de gros bagages. [LE DOUANIER:] Vous les avez envoyés d'avance ? [GENEVIEVE:] Oui, sept ans d'avance. [PIETRI:] Sept ans ? Alors ça ne regarde plus la douane. Ça regarde la consigne. [SIEGFRIED:] Que faites-vous dans cette gare, Geneviève ? [GENEVIEVE:] Je cherche quelqu'un, Jacques. [SIEGFRIED:] Celui que vous cherchez n'est pas ici. [GENEVIEVE:] Ne croyez pas cela. Il est là quand j'y suis... Vous paraissez surpris de me trouver aujourd'hui si peu lugubre, presque gaie... C'est que cet être que vous dites invisible, muet, je le vois, je l'entends... [SIEGFRIED:] Pourquoi m'avoir suivi ? [GENEVIEVE:] Depuis avant-hier je vous suis, Jacques. J'avais pris une chambre en face de votre chambre. Je vous ai vu de ma fenêtre toute la nuit. Vous n'avez guère dormi. [SIEGFRIED:] Jacques a dormi. Siegfried a veillé. [GENEVIEVE:] Vous êtes resté au balcon jusqu'à l'aube. C'était imprudent par ce froid. Je n'ai pas osé vous faire signe de rentrer. J'ai pensé que vous vous entreteniez avec quelqu'un d'invisible, avec quelque chose muette, avec la nuit allemande, peut-être ? [SIEGFRIED:] Je me croyais seul avec elle. [GENEVIEVE:] Eh bien, non, j'ai tout vu. Quand la neige est tombée, vous êtes resté là. Vous étiez tout blanc. Vous étendiez vers elle votre main, votre main couverte d'elle. Regarder la nuit, caresser la neige, c'est une étrange façon de dire adieu à l'Allemagne. [SIEGFRIED:] C'est pourtant l'adieu qui m'a le plus coûté. C'est de cette neige, qui recouvre des continents, de ces étoiles, indivises pour l'Europe, de ce torrent, à voix aussi latine que germaine que me venaient les suprêmes appels de ce pays. Sur toute cette étendue, où les morts et les vivants étaient pareillement couchés et dont seules les statues trouaient le linceul, il régnait une allure des vents, une ronde des reflets, une conscience nocturne dont je ne pouvais me détacher. [GENEVIEVE:] Vous me soulagez, Jacques. Je craignais tellement dans votre cœur une confrontation plus terrible ! Je voyais lutter en vous chaque gloire de votre patrie passagère et de votre patrie retrouvée. Je m'étais juré le silence. Passer des armes en sous main à un duelliste, fût-il Bayard ou Napoléon, m'eût répugné. Mais il s'agit pour elles d'un duel entre aubes et crépuscules, d'un concours entre torrents et lunes, je suis déliée de tout scrupule. Pourquoi m'avoir fuie, Jacques ? Vous ne pensiez pas que je pourrais vous laisser rentrer en France sans vous rendre tout ce que j'ai de vous, toute cette consigne de souvenirs, d'habitudes que j'ai gardée fidèlement, et vous laisser aller en aveugle dans votre nouvelle vie. Confiez-vous à moi. Je sais tout de vous. Jacques était très bavard. [SIEGFRIED:] Vous entreprenez une tâche bien longue. [GENEVIEVE:] Bien longue ? Nous avons dix minutes. C'est plus qu'il n'en faut pour que je vous rende, au seuil de votre existence neuve, toutes vos vertus originelles. SIEGFRIED. Et les défauts ? Ceux-là reviendront sans moi. Il suffira que vous viviez avec quelqu'un que vous aimiez... Non, je ne veux pas que si un douanier français vous arrête, un douanier curieux qui vous demande si vous êtes courageux, si vous êtes prodigue, quels sont vos plats préférés, vous ne puissiez lui répondre. Cet air gauche que vous avez, celui d'un cavalier sur une monture dont il ne connaît pas les manies, il doit disparaître dès aujourd'hui. Approchez, Jacques, Je vais vous délier de tous ces secrets que vous ne compreniez pas. Approchez. Rien de Jacques n'a changé. Chacun de vos cils a miraculeusement tenu au bord de vos paupières. Vos lèvres avaient déjà de mon temps, avant de goûter à tous les maux, ce pli doux et amer, donné d'ailleurs par les plaisirs. Tout ce que tu crois sur toi la trace du malheur, c'est peut-être à la joie que tu le dois. Cette cicatrice que tu portes au front, ce n'est pas la marque de la guerre, mais d'une chute de bicyclette dans une partie de campagne. Jusqu'à tes gestes sont aussi plus anciens que tu ne crois. Si tes mains s'élèvent parfois à ton cou, c'est que tu portais autrefois une régate et tu tirais à chaque instant sur elle. Et ne crois pas que ton clignement de l'œil vienne de tes souffrances, de tes doutes : tu l'avais pris, à porter un monocle, malgré mes avis. J'ai acheté une cravate hier, avant de quitter Gotha. Tu vas la mettre. [SIEGFRIED:] Le douanier nous regarde. [GENEVIEVE:] Tu étais hardi, courageux, mais tu as toujours eu peur des douaniers qui regardent, des voisins qui écoutent. Ce n'est pas l'Allemagne qui t'a rendu aussi prudent et méfiant. Quand tu me conduisais en canot sur la Marne et que nous divaguions sans fin, il suffisait du chapeau d'un pêcheur pour te faire ramer en silence. [SIEGFRIED:] Ramer ? Je sais ramer ? [GENEVIEVE:] Tu sais ramer, tu sais nager, tu plonges. Je t'ai vu plonger une minute entière. Tu ne revenais pas. Quel siècle d'attente ! Tu vois, je te rends déjà un élément. Toutes les rivières que nous allons rencontrer en chemin, tu auras déjà avec elles ton assurance d'autrefois. C'est avec toi que j'ai vu la mer pour la première fois. L'as-tu revue ? [SIEGFRIED:] Non. [GENEVIEVE:] Et les montagnes ! Tu ne saurais t'imaginer comme tu gravis facilement les montagnes. A chaque rocher, tu me déchargeais d'un fardeau, d'un vêtement. Tu arrives à leur sommet avec des sacs à main, des ombrelles, et moi presque nue. [SIEGFRIED:] Où vous ai-je rencontrée ? [GENEVIEVE:] Au coin d'une rue, près d'un fleuve. [SIEGFRIED:] Il pleuvait sans doute ? Je vous ai offert un parapluie, Geneviève, comme on fait à Paris ? [GENEVIEVE:] Il faisait beau. Il faisait un soleil incomparable. Tu as pensé peut-être que j'avais besoin d'être protégée contre ce ciel inhumain, ces rayons, cette beauté. Je t'ai accepté pour compagnon. Nous allions le long de la Seine. A chaque minute de cette journée, je t'ai découvert comme tu te découvres toi-même aujourd'hui. Je savais, le soir, quels sont tes musiciens, tes vins, tes auteurs, que tu avais aimé déjà. Je te dirai cela aussi, si tu le désires. Le lendemain, nous avons fait une autre promenade, presque la même, mais dans ton automobile. Je me préparais à faire cette promenade toute ma vie, à une vitesse chaque jour décuplée. [SIEGFRIED:] Mon automobile ? Je sais conduire ? [GENEVIEVE:] Tu sais conduire. Tu sais danser. Que ne sais-tu pas ? Tu sais être heureux. [SIEGFRIED:] Je vous aimais ? [GENEVIEVE:] Toi seul l'as su. Je comptais sur ton retour pour le savoir moi-même. [SIEGFRIED:] Nous étions seulement fiancés, Geneviève ? [GENEVIEVE:] Non, amants. Tu sais être cruel. Tu sais tromper. Tu sais mentir. Tu sais combler une âme d'un mot. Tu sais d'un mot éteindre une journée d'espoir. Pas de dons trop particuliers pour un homme, tu vois. Tu sais, même avec ta mémoire, oublier... Tu sais trahir. [SIEGFRIED:] Je sais te prendre ainsi ? [GENEVIEVE:] Le douanier nous écoute. C'est cela, tire ta régate... [SIEGFRIED:] Je sais te serrer dans mes bras ? [GENEVIEVE:] Ah ! Jacques. Dans le pays de l'amour ou de l'amitié, cet élan que tu sens au fond de toi vers l'avenir, c'est là le vrai passé. Viens vers cette patrie, sans condition et sans scrupule. [SIEGFRIED:] Je savais te plaire, te parler ? [GENEVIEVE:] Tu me parlais de mon passé à moi. Tu en étais jaloux. Tu ne me croyais pas. J'étais le Forestier d'alors. Tu dis, Jacques ? [SIEGFRIED:] Qui es-tu ?... Pourquoi souris-tu ? [GENEVIEVE:] Je souris ? [SIEGFRIED:] Pourquoi ces larmes ? [GENEVIEVE:] Parce que Jacques reviendra. J'en suis sûre maintenant. Qui je suis ? Ton démon a donc enfin lâché sa propre piste pour celle d'une autre... Tu es sauvé... Un passé ? Ah ! Jacques, n'en cherche plus pour nous deux. N'en avons-nous pas un nouveau ? Il n'a que trois jours, mais heureux ceux qui ont un passé tout neuf. Ce passé de trois jours a déjà fait disparaître pour moi celui de dix années. C'est dans lui que chacune de mes pensées va chercher maintenant sa joie ou sa tristesse... Te souviens-tu, dans la pension, quand tu es arrivé vers moi, claquant les talons pour te présenter ? Tu mets du fer, pour qu'ils claquent ainsi, ou les Allemands ont-ils d'eux- mêmes ce son d'acier ? Comme cela est loin, mais comme je le vois ! Tu avais tiré de ta pochette un beau mouchoir saumon et vert pour plaire à cette Canadienne. Veux-tu prétendre que tu as oublié tout cela ? [SIEGFRIED:] Non. Je me souviens. [GENEVIEVE:] Te souviens-tu de notre leçon, de ta méchanceté à propos de la neige, de ta cruelle ironie à propos de ma robe de fermière ? [SIEGFRIED:] Je me souviens. Tu avais mis un chapeau gris perle avec un ruban gris souris, pour plaire à cet Allemand. [GENEVIEVE:] Lui plaisais-je ? [SIEGFRIED:] Te souviens-tu de mon retour subit avant l'émeute, de nos adieux, de ce parapluie que je revenais chercher contre l'inquiétude, le désespoir ? Comme il a plu, Geneviève ! [GENEVIEVE:] Quel grand feu de bois nous allumerons ce soir, pour nous sécher ! [SIEGFRIED:] Voici le train. Passons... Passe la première, Geneviève. [GENEVIEVE:] Pas encore... [SIEGFRIED:] Mais c'est le signal allemand pour fermer les portières ! [GENEVIEVE:] C'est le signal français pour accrocher le cheval blanc à la plaque tournante... J'ai à te dire un mot. [SIEGFRIED:] Tu le diras là-bas... [GENEVIEVE:] Non. C'est de ce côté-ci de la ligne idéale que je dois te le dire... Te souviens-tu, toi qui te souviens de tout, que jamais je ne t'ai appelé par ton nom allemand ? Oui. Je me suis juré de ne jamais le prononcer. Un supplice ne l'arracherait pas de ma bouche... [SIEGFRIED:] Tu avais tort. C'est un beau nom. Alors ? [GENEVIEVE:] Alors ? Approche... Laisse ce portillon... [SIEGFRIED:] Me voilà... [GENEVIEVE:] Tu m'entends, Jacques ? [SIEGFRIED:] Jacques t'entend. [GENEVIEVE:] Siegfried !... [SIEGFRIED:] Pourquoi Siegfried ? [GENEVIEVE:] Siegfried, je t'aime !
[CHEZ FADINARD:] une table avec tapis, sur laquelle est un plateau portant carafe, verre, sucrier. — Chaises.
[VIRGINIE:] Non, laissez-moi, monsieur Félix !... Je n'ai pas temps de jouer. Rien qu'un baiser ? Je ne veux pas !... Puisque je suis de votre pays !... je suis de Rambouillet... Ah ! ben ! s'il fallait embrasser tous ceux qui sont de Rambouillet !... [II:] n'y a que quatre mille habitants. ne s'agit pas de ça... M. Fadinard, votre bourgeois, se marie aujourd'hui... vous m'avez invitée à venir voir la corbeille... voyons la corbeille !... Nous avons bien le temps... Mon maître est parti, hier soir, pour aller signer son contrat chez le beau-père... il ne revient qu'à onze heures, avec toute sa noce, pour aller à la mairie. La mariée est-elle jolie ? Peuh !... je lui trouve l'air godiche ; mais elle est d'une bonne famille... c'est la fille d'un pépiniériste de Charen-tonneau... le père Nonancourt. pensez à moi. Vous voulez donc quitter votre maître... M. Beauperthuis ? jaloux... et sa femme donc !... Certainement, je n'aime pas à dire du mal des maîtres... Oh ! non !... Une chipie ! une bégueule, qui ne vaut pas mieux qu'une autre. Parbleu ! Dès que monsieur part... crac ! elle part... et où va-t-elle ?... elle ne me l'a jamais dit... jamais !... Oh ! vous ne pouvez pas rester dans cette maison-là. [FÉLIX:] Seine-et-Oise !
[VÉZINET:] il tient un carton à chapeau de femme. Ne vous dérangez pas... c'est moi, l'oncle Vézinet... La noce est-elle arrivée ? [FÉLIX:] Pas encore, aimable perruque !... [VIRGINIE:] Qu'est-ce que vous faites donc ? [II:] est sourd comme un pot... vous allez voir... Nous allons donc à la noce, joli jeune homme ?... Nous allons donc pincer un rigodon ?... Si ça ne fait pas pitié !... Allez donc vous coucher ! Merci, mon ami, merci !... J'ai d'abord cru que le rendez-vous était à la mairie ; mais j'ai appris que c'était ici ; alors, je suis venu ici. Oui ! M. de la Palisse est mort... est mort de maladie... Non pas à pied, en fiacre ! Tenez, portez ça dans la chambre de la mariée... c'est mon cadeau de noces... Prenez garde... c'est fragile. [VIRGINIE:] Je vais profiter de ça pour voir la corbeille... Adieu, amour de sourd !... Elle est gentille, cette petite... Eh ! eh ! ça fait plaisir de rencontrer un joli minois. [FÉLIX:] Par exemple !... à votre âge !... ça va finir !... gros farceur, ça va finir !... [VÉZINET:] Merci !... Il est très convenable, ce garçon...
[FADINARD:] Dételez le cabriolet !... Ah ! voilà une aventure !... ça me coûte vingt francs, mais je ne les regrette pas... Félix !... Monsieur !... Monsieur arrive seul ?... et la noce de Monsieur ?... Elle est en train de s'embarquer à Charentonneau... dans huit fiacres... J'ai pris les devants pour voir si rien ne cloche dans mon nid conjugal... Les tapissiers ont-ils fini ?... A-t-on apporté la corbeille, les cadeaux de noce ?... [FÉLIX:] Très bien !... Figure-toi que, parti ce matin à huit heures de Charentonneau... [FADINARD:] L'oncle Vézinet !... Va-t'en !... j'ai mieux que toi !... Figurez-vous que, parti... Hein ?... quoi ?... Ah ! oui... On s'embrasse énormément dans la famille de ma femme !... Parti ce matin à huit heures de Charentonneau... VÉZINET Et la mariée ?... Je viens d'apporter mon cadeau de noces... Quels sentiments !... Ah ! sapristi ! j'oublie toujours qu'il est sourd !... ça ne fait rien... Merci !... je retourne... plus de cabriolet !... mon cabriolet avait disparu !... [FÉLIX:] Monsieur a perdu son cabriolet ?... [FADINARD:] Monsieur Félix, je cause avec mon oncle qui ne m'entend pas... Je vous prie de ne pas vous mêler à ces épanchements de famille. Je dirai plus : les bons maris font les bonnes femmes. Oui... turlututu !... ran plan plan !... Mon cabriolet avait disparu... Je questionne, j'interroge... On me dit qu'il y en a un d'arrêté au coin du bois... J'y cours, et qu'est-ce que je trouve ? Mon cheval en train de mâchonner une espèce de bouchon de paille, orné de coquelicots... Je m'approche... aussitôt une voix de femme part de l'allée voisine, et s'écrie : "Ciel !... mon chapeau !..." Le bou- chon de paille était un chapeau !... Elle l'avait suspendu à un arbre, tout en causant avec un militaire... [FÉLIX:] Ah ! ah ! c'est cocasse !... [FADINARD:] Turlututu !... ran plan plan !... Oui, c'est convenu !... J'allais présenter mes excuses à cette dame et lui offrir de payer le dommage, lorsque ce militaire s'interpose... une espèce d'Africain rageur... Il commence par me traiter de petit criquet !... Sapristi !... la moutarde me monte au nez... et, ma foi, je l'appelle Beni- zoug-zoug !... Il s'élance sur moi... je fais un bond... et je me trouve dans mon cabriolet... la secousse fait partir mon cheval... et me voilà !... Je n'ai eu que le temps de lui jeter une pièce de vingt francs pour le chapeau... ou de vingt sous !... car je ne suis pas fixé... Je verrai ça, ce soir, en faisant ma caisse... Voilà la monnaie de ma pièce !... [VÉZINET:] La paille est belle !... Oui, mais trop chère la botte !... [II:] faudrait chercher longtemps avant de trouver un chapeau pareil... j'en sais quelque chose. [FÉLIX:] Mais, Monsieur !... Silence, maroufle !... comme dit l'ancien répertoire. Dites donc... à quelle heure va-t-on à la mairie ? A onze heures !... onze heures !... On dînera tard... j'ai le temps d'aller prendre un riz au lait... vous permettez ?... Comment donc !... ça me fera extrêmement plaisir... [VÉZINET:] Adieu, mon neveu !... Adieu, mon oncle... Hein ?... quoi ?... Ah ! oui... c'est un tic de famille. Là !... Une fois marié, tu ne me pinceras pas souvent à jouer à ça... non... non... Et l'autre côté ? C'est ce que je disais... "Et l'autre côté ? " Là... [AIR:] Quand nous sommes si fatigués. Adieu, caressant pot-au-feu ! A ta déplorable manie Je compte me soustraire un peu, Vous embrasser encore un peu,
[FADINARD:] Enfin... dans une heure, je serai marié... Je n'entendrai plus mon beau-père me crier à chaque instant : "Mon gendre, tout est rompu !..." Vous êtes-vous trouvé quelquefois en relations avec un porc-épic ? Tel est mon beau-père !... J'ai fait sa connaissance dans un omnibus... Son premier mot fut un coup de pied... J'allais lui répondre un coup de poing, quand un regard de sa fille me fit ouvrir la main... et je passai ses six gros sous au conducteur. Après ce service, il ne tarda pas à m'avouer qu'il était pépiniériste à Charentonneau... Voyez comme l'amour rend ingénieux... Je lui dis : "Monsieur, vendez-vous de la graine de carottes ? " II me répondit : "Non, mais j'ai de bien beaux géraniums." — Cette réponse fut un éclair. "Combien le pot ? Quatre francs. Marchons ! " Arrivés chez lui, je choisis quatre pots, et je lui demande la main de sa fille. "Qui êtes-vous ? J'ai vingt-deux francs de rente... Sortez ! Par jour ! Asseyez-vous donc ! " Admirez-vous la laideur de son caractère ! A partir de ce moment, je fus admis à partager sa soupe aux choux en compagnie du cousin Bobin, un grand dadais qui a la manie d'embrasser tout le monde... surtout ma femme... On me répond à ça : "Bah ! ils ont été élevés ensemble ! " -ce n'est pas une raison... Et une fois marié... — Marié ! ! ! Êtes-vous comme moi ?... Ce mot me met une fourmi à chaque pointe de cheveu... Il n'y a pas à dire... dans une heure, je le serai... marié !... J'aurai une petite femme à moi tout seul !... et je pourrai l'embrasser sans que le porc-épic que vous savez me crie : "Monsieur, on ne marche pas dans les plates-bandes ! Pauvre petite femme !... Eh bien, je crois que je lui serai fidèle... parole d'honneur !... Non ?... Oh ! que si !... Elle est si gentille, mon Hélène !... sous sa couronne de mariée !... [AIR:] du Serment. Connaissez-vous dans Barcelone, Dans Barcelone ! Au noir sourcil ? Non, Dieu merci ! Une rose... avec une couronne d'oranger... telle est la lithographie de mon Hélène !... Je lui ai fait arranger un appartement délicieux... Ici, ça n'est déjà pas mal... Mais par là, c'est délicieux... un paradis en palissandre, — avec des rideaux chamois... C'est cher, mais c'est joli ; un mobilier de lune de miel !... Ah ! je voudrais qu'il fût minuit un quart !... — On monte !... c'est elle et son cortège !... Voilà les fourmis !... En veux-tu, des fourmis ?...
[FADINARD:] La dame au chapeau et son Africain !... Sapristi ! Emile, pas de scandale ! Soyez tranquille !... je suis votre cavalier... Vous ne comptiez pas nous revoir si tôt, Monsieur ? .., Qu'est-ce qu'ils me veulent ?... Ah ! pardon... Madame désire s'asseoir ?... je ne savais pas... Et ma noce que j'attends... [EMILE:] Vous avez un cheval qui marche bien, Monsieur. Pas mal... Vous êtes bien bon... Est-ce que vous l'avez suivi à pied ? Ah ! bah !... Si j'avais su !, .. J'avais mon fouet... Si vous aviez su ?... Je l'aurais prié de monter dedans... Ah ! mais... il m'agace, l'Africain ! Je suis tout à fait de l'avis de Madame... abrégeons... J'attends ma noce. [FADINARD:] Lieutenant ! J'ai fait mes classes. Vous nous avez quittés fort impoliment dans le bois de Vincennes. Vingt sous !... tiens ! c'était vingt sous !... Eh bien, je m'en doutais... C'est une erreur... je suis fâché que vous ayez pris la peine... Voilà ! [EMILE:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [ANAÏS:] Emile ! C'est juste ! j'ai promis à Madame de rester calme... [FADINARD:] J'ai cru que c'était le prix... Est-ce trois francs de plus ? Je ne suis pas à ça près. [II:] ne s'agit pas de ça. Monsieur... Nous ne sommes pas venus ici pour réclamer de l'argent. [FADINARD:] Eh bien... mais alors... quoi ? Des excuses, moi ?... Qu'à cela ne tienne. Madame... quoique, à vrai dire, ce ne soit pas moi personnellement qui aie mangé votre chapeau... Et encore, Madame... êtes-vous bien sûre que mon cheval n'était pas dans son droit, en grignotant cet article de modes ? Vous dites ?... Écoutez donc !... Pourquoi Madame accroche-t-elle ses chapeaux dans les arbres ?... Un arbre n'est pas un champignon, peut-être !... Pourquoi se promène-t-elle dans les forêts avec des militaires ?... Monsieur !... Que voulez-vous dire ? Qui ça, Tavernier ? [EMILE:] brusquement. C'est moi, Monsieur ! Que M. Tavernier... est... mon cousin... Nous avons été élevés ensemble... [FADINARD:] à part. Je connais ça... c'est son Bobin. pour lui faire de la morale... Sans chapeau ?... [EMILE:] Morbleu !... Emile !... pas de bruit !... Ne cassez donc pas mes chaises !... Je vais le flanquer du haut de l'escalier... Non... il pourrait tomber sur la tête de ma noce. J'allais le dire... vous m'avez pris mon mot, j'allais le dire ! Voulez-vous, oui ou non, faire des excuses à Madame ? Comment donc !... très volontiers... je suis pressé... Madame... veuillez, je vous prie, agréer l'assurance de la considération la plus distinguée... avec laquelle... Enfin... j'infligerai une volée à Cocotte. [FADINARD:] Non ?... Je la mettrai aux galères à perpétuité. [EMILE:] Ne cassez donc pas mes chaises, vous ! Ce n'est pas tout !... [ANAÏS:] Ah ! mon Dieu !... quelqu'un !... Fichtre ! le beau-père !... S'il trouve une femme ici... tout est rompu !... Surprise chez un étranger !... que devenir ?... Ah !... [FADINARD:] Il était temps ! ! !
[FADINARD:] Mon gendre, tout est rompu !... vous vous conduisez comme un paltoquet... [HÉLÈNE:] Mais, papa... Silence, ma fille ! Mais qu'est-ce que j'ai fait ? Un coup d'oeil magnifique ! Eh bien ? Vous deviez nous recevoir au bas de l'escalier... Silence, ma fille !... Allons, Monsieur, des excuses ! [NONANCOURT:] Autre chose ! - Pourquoi êtes-vous parti ce matin de Charentonneau sans nous dire adieu ?... [II:] n'a embrassé personne ! Silence, Bobin ! Répondez ! Dame, vous dormiez ! Pas vrai ! je cirais mes bottes. C'est parce que nous sommes des gens de la campagne... des paysans !... [BOBIN:] Des pipiniéristes ! Ça n'en vaut pas la peine ! Hein ? comme le porc-épic se développe ! Vous méprisez déjà votre famille ! Tenez, beau-père, purgez-vous... je vous assure que ça vous fera du bien ! Rompez, mon oncle, rompez ! Je ne me laisserai pas marcher sur le pied ! Cristi ! Qu'est-ce que vous avez ? Cristi ! [FADINARD:] Tiens !... qu'est-ce qu'elle a donc ? A-t-on apporté un myrte pour moi ? Un myrte !... pour quoi faire ? Ah ! Vous riez de ça !... vous vous moquez de nous... parce que nous sommes des gens de la campagne... des paysans !... Mais ça m'est égal... Je veux le placer moi-même dans la chambre à coucher de ma fille, afin qu'elle puisse se dire... Cristi ! [HÉLÈNE:] papa, que vous êtes bon ! Encore !... ah ça ! mais c'est un tic... je ne l'avais pas remarqué... Papa ? Hein ? Je disais aussi... [FADINARD:] Monsieur, restez chez vous ! Bah ! puisqu'ils ont été élevés ensemble... Ça ne fait rien... on ne marche pas dans les plates-bandes ! [NONANCOURT:] Tiens, entre là ! Avec l'Africain... merci !... Non ! .., pas par là ! .. Pourquoi ? Alors marche... secoue-toi... ça la fera descendre. Cristi ! je n'y tiens plus... je vais mettre des chaussons de lisière. [FADINARD:] Non !... pas par là ! A cause ? Je vais vous dire... c'est plein de fumistes. Ah ça ! vous logez donc tous les corps d'état ?... Alors, filons !... ne nous faisons pas attendre... Bobin, donne le bras à ta cousine... Allons, mon gendre, à la mairie !... Et les deux autres qui sont là ! Je vous suis... le temps de prendre mon chapeau, mes gants.. [AIR:] Cloches, sonnez Vite, mon gendre, en carrosse ! Et l'on dira : "C'est une noce Comme à Paris l'on n'en voit pas ! Allez, montez en carrosse ! Je cours rejoindre la noce, Je descends, vous n'attendrez pas. [HÉLÈNE:] et BOBIN [FADINARD:] Monsieur, décampons !... [VIRGINIE:] Ah ! ah ! ah ! c'est comique ! [EMILE:] Ciel ! Virginie !... [ANAÏS:] Ma femme de chambre !... Nous sommes perdus !... Une dame qui va faire manger son chapeau dans le bois de Vincennes avec un militaire !... [FADINARD:] à part. D'où sort celle-là ? Il ressemble à celui de Madame... Ça serait drôle tout de même !... [EMILE:] Renvoyez cette fille, ou je vous tue !... [II:] faut que je sache... [FADINARD:] Sacrebleu ! Va-t'en ! [VIRGINIE:] Monsieur ! Monsieur !... [FADINARD:] Va-t'en, ou je te tue ! [VIRGINIE:] Ah !
[FADINARD:] Quelle est cette créature ?... que signifie ?... Allons ! bon !... elle se trouve mal !... Madame, dépêchez-vous !... je suis pressé ! [VOIX DE NONANCOURT:] Mon gendre ! Mon gendre ! Voilà ! voilà ! Un verre d'eau sucrée, Monsieur... un verre d'eau sucrée ! [FADINARD:] Voilà !... Sacrebleu ! quelle chance ! Chère Anaïs !... Allons donc... morbleu ! Ça fond, vertubleu ! Madame... je ne voudrais pas vous renvoyer... mais je crois que, si vous retourniez chez vous... Eh ! Monsieur, cela n'est plus possible, maintenant ! Ah bah !... comment, plus possible ? [ANAÏS:] Eh bien, Madame ?... Un mari ?... ah ! saprelotte ! il y a un mari ! .. Jaunes ! Je suis perdue... compromise !... ah ! j'en ferai une maladie... [FADINARD:] Pas ici, Madame, pas ici ! .., l'appartement est très malsain, Mon gendre ! mon gendre ! Voilà ! Voilà ! Qu'est-ce que nous décidons ? [EMILE:] Il faut absolument se procurer un chapeau tout semblable... et vous êtes sauvée ! [FADINARD:] Eh ! mais, parbleu !... l'Africain a raison !... Tenez, Moi, Monsieur ?... mais je suis mourante ! Vous ne voyez donc pas que Madame est mourante ! .., Eh bien., ce verre d'eau !... Voilà... Ah ! tiens ! il est bu... Mais vous, Monsieur... qui n'êtes pas mourante ? Moi, Monsieur, quitter Madame dans un pareil état ?... [VOIX DE NONANCOL'RT:] Voilà !... Mais, sapristi ! Monsieur... ce chapeau ne viendra pas tout seul sur la tête de Madame !... Sans doute. Courez, Monsieur, courez ! Moi ? .. [ANAÏS:] Au nom du Ciel, Monsieur, partez vite ! [FADINARD:] Partez vite est joli !... mais je me marie, Madame.., j'ai l'honneur de vous faire part de cet affreux événement.. Ma noce m'attend au pied de l'escalier... Je me moque bien de votre noce !... Lieutenant ! Nous l'attendrons ici quinze jours, un mois, s'il le faut... De façon qu'il me faut galoper après un chapeau... sous peine de placer ma noce en état de vagabondage ! ah ! vous êtes gentil !... [EMILE:] Eh bien, Monsieur, partez-vous ? [FADINARD:] Oui, Monsieur, je pars... laissez mes chaises... ne touchez à rien ! sapristi ! Je cours chez la première modiste... Mais, qu'est-ce que je vais faire de mes huit fiacres ?... Et le maire qui nous attend ! Par exemple ! Pas un mot... on vous êtes mort ! Très bien !... ah ! vous êtes gentils !... [VOIX DE NONANCOL'RT:] mon gendre ! ! ! [ANAÏS:] et EMILE, courant à Fadinard. N'ouvrez pas !
[FAD1NARD:] NONANCOURT au fond, puis FÉLIX [NONANCOURT:] Mon gendre, tout est rompu ! [FADINARD:] Oui... partons ! N'entrez pas !... n'entrez pas ! C'est plein de tapissiers !... venez !... venez !... [ANAÏS:] Ah ! Emile ! [EMILE:] Ah ! Anaïs !
[CLARA:] Dépêchez-vous, Mesdemoiselles !... cette commande est très pressée..'. M. Tardiveau n'est pas encore arrivé !... Je n'ai jamais vu de teneur de livres aussi lambin... Il est trop vieux... j'en prendrai un jeune. [TARDIVEAU:] Ouf !... me voilà !... je suis en nage... Mademoiselle... ce n'est pas ma faute... je me suis levé à six heures... Dieu ! que j'ai chaud !... Haut. J'ai fait mon feu, j'ai fait ma barbe, j'ai fait ma soupe, je l'ai mangée... Votre soupe !... Qu'est-ce que cela me fait ? Je ne peux pas prendre de café au lait... ça ne passe pas... et, comme je suis de garde... Vous ? [CLARA:] En voilà du dévouement ! Non ! oh ! non !... c'est pour me retrouver avec Trouillebert. Trouillebert ?... un professeur de clarinette... alors, nous nous faisons mettre de garde ensemble, et nous passons la nuit à jouer des verres d'eau sucrée... C'est ma seule faiblesse... la bière ne passe pas. Quel vieux maniaque ! [TARDIVEAU:] Dieu ! que j'ai chaud !... ma chemise est trempée. Oui, en revenant... Vous allez courir rue Rambuteau, chez le passementier... C'est que... Vous rapporterez des écharpes tricolores... Des écharpes tricolores ?... Mais allez donc !... Vous n'êtes pas parti ? Voilà ! Dieu ! que j'ai chaud !... je changerai en revenant... [CLARA:] Mes ouvrières sont à l'ouvrage... tout va bien... C'est une bonne idée que j'ai eue de m'établir... Il n'y a que quatre mois, et déjà les pratiques arrivent... Ah ! c'est que je ne suis pas une modiste comme les autres, moi !... Je suis sage, je n'ai pas d'amoureux... pour le moment. Qu'est-ce que c'est que cela ? [FADINARD:] Madame, il me faut un chapeau de paille, vite, tout de suite, dépêchez-vous ! Un chapeau de... ? Ah ! mon Dieu. Bigre ! Clara... une ancienne !... et ma noce qui est à la porte ! Vous n'en tenez pas ?... très bien... je reviendrai... [CLARA:] Ah ! vous voilà... et d'où venez-vous ? Chut !... pas de bruit... je vous expliquerai ça... j'arrive de Saumur. Depuis six mois ? Oui... j'ai manqué la diligence... Fichue rencontre ! Ah ! vous êtes gentil !... C'est comme ça que vous vous conduisez avec les femmes ! Chut ! pas de bruit !... J'ai quelques légers torts, j'en conviens... Comment, quelques légers torts ?... Monsieur me dit : "Je vais te conduire au château des Fleurs..." Nous partons... en route, la pluie nous surprend... et, au lieu de m'offrir un fiacre, vous m'offrez... quoi ?... le passage des Panoramas. Une fois là, vous me dites : "Attends-moi, je vais chercher un parapluie..." J'attends, et vous revenez... au bout de six mois... sans parapluie ! Oh ! Clara... tu exagères !... d'abord, il n'y a que cinq mois et demi... quant au parapluie, c'est un oubli... je vais le chercher... Du tout, du tout... il me faut une explication ! Sapristi ! et ma noce qui drogue à l'heure... dans huit nacres... Clara, ma petite Clara... tu sais si je t'aime. Quand je pense que cet être-là avait promis de m'épouser !... Comme ça se trouve ! Mais je te le promets toujours... Oh ! d'abord, si vous en épousiez une autre... je ferais un éclat. Oh ! oh ! qu'elle est bête !... moi, épouser une autre femme !... mais la preuve, c'est que je te donne ma pratique... Ah !... j'ai besoin d'un chapeau de paille d'Italie... tout de suite... avec des coquelicots. Oui, c'est ça... pour une autre femme ! Oh ! oh ! qu'elle est bête !... un chapeau de paille pour... non, c'est pour un capitaine de dragons... qui veut faire des traits à son colonel. Hum ! ce n'est pas bien sûr !... mais je vous pardonne... à une condition. Je l'accepte... dépêchons-nous ! [FADINARD:] Parbleu ! Ah ! c'est une bonne idée !... voilà une bonne idée ! .. J'ai justement ma soirée libre... Je me disais comme ça : "Mon Dieu ! qu'est-ce que je vais donc faire de ma soirée ?..." Voyons les chapeaux !
[NONANCOURT:] Mon gendre !... tout est rompu ! Pristi ! le beau-père ! Où est monsieur le maire ? [AIR:] Ne tardons pas Mariée de Poissy.j Parents, amis, Prononcer les serments si doux ! Enfin, nous voilà à la mairie !... Mes enfants, je vous recommande de ne pas faire de bêtises... gardez vos gants, ceux qui en ont... quant à moi... Cristi ! il est embêtant, ce myrte !... si j'avais su, je l'aurais laissé dans le fiacre ! Je suis très ému... et toi, ma fille ? Non ! je ne m'en séparerai qu'avec ma fille. Hélène !, .. de la romance de l'Amandier. Je le plaçai sur la fenêtre, [II:] grandit près de ton berceau, poussa près de ton berceau. Et, lorsque ta mère nourrice Te donnait à téter le soir... Bis.i Je lui rendais le même office Au moyen... de mon arrosoir. Cristi ! Tiens ! prends ça... j'ai une crampe ! [BOBIN:] Ceux qui ne savent pas ? Y feront une croix. Tiens ! tiens ! un buste de femme !... ah ! il. n'est pas ressemblant ! Papa, qu'est-ce qu'on va me faire ? Rien, ma fille... tu n'auras qu'à dire : Oui, en baissant les yeux... et tout sera fini... Tout sera fini !... ah !... Prends ça, j'ai envie de pleurer... [VÉZINET:] Avec plaisir... Diable ! c'est que, moi, j'ai envie de me moucher. Tenez, père Nonancourt. Merci ! Si j'avais su, je l'aurais laissé dans le fiacre.
[TARDIVEAU:] entre très effaré par la porte du fond, il tient son gilet de flanelle à la main. Dieu ! que j'ai chaud ! [CLARA:] Quel commerce font-ils là ?... Père Nonancourt ! [FADINARD:] Eh bien, ce militaire ?... [II:] jure... il grince... il casse les chaises... Sapristi ! dit que vous le faites poser... que vous deviez être de retour dans dix minutes... mais qu'il vous repincera tôt ou tard quand vous rentrerez... Félix, tu es mon domestique, je t'ordonne de le flanquer par la fenêtre. ne s'y prêterait pas. Et la dame ?... la dame ?... Elle a des attaques de nerfs... elle se roule... elle pleure ! [FADINARD:] Au lit ?... où ça, au lit ?... dans quel lit ? Dans le vôtre, Monsieur ! Profanation !... je ne veux pas !... la couche de mon Hélène... que je n'osais pas même étrenner du regard !... et voilà une dame qui vient y rouler ses nerfs !... Va, cours... fais-la lever... tire les couvertures... Dis-leur que j'ai trouvé l'objet... que je suis sur la piste !... Quel objet ? Va donc, animal !... Il n'y a plus à hésiter... Une malade chez moi, un médecin !... il me faut ce chapeau à tout prix !... dussé-je le conquérir sur une tête couronnée... ou au sommet de l'obélisque !... Oui, mais... qu'est-ce que je vais faire de ma noce ?... Une idée... si je les introduisais dans la colonne !... C'est ça... je dirai au gardien : "Je retiens le monument pour douze heures ! ne laissez sortir personne !..." Clara !... vite ! .,, où demeure-t- elle ?... Qui ça ? Ta baronne ! Quelle baronne ? La baronne au chapeau, crétine !... [CLARA:] Ah ! mais, dites donc !... Non !... cher ange !... je voulais dire : cher ange !... Donne-moi son adresse. [M:] Tardiveau va vous y conduire... le voici... Mais, vous m'épouserez ?... Parbleu !...
[ACHILLE:] Charmant ! ravissant !... c'est décoré avec un goût !... Et par ici... une table servie !... [LA BARONNE:] Curieux !... Ah ça ! ma chère cousine... vous nous invitez à une matinée musicale, et je vois les préparatifs d'un souper... Qu'est-ce que cela signifie ? Je m'y conformerai... Est-ce que vous avez beaucoup de chanteurs ? Oui ; pourquoi ? Aïe !... Le titre est délicieux : Brise du soir ! mon cousin... place aux artistes !... Nous aurons les premiers talents, et, parmi eux, le chanteur à la mode, le fameux Nisnardi de Bologne. Nisnardi !... Qu'est-ce que c'est que ça ? Je ne le connais pas. Prenez Brise du soir... pour rien ! C'est trop cher... Ce matin, j'ai reçu la réponse du signor Nisnardi... la voici !... Ah ! un autographe... voyons !... Mazette !... Je n'accepterai qu'une fleur de votre bouquet. Ah !... c'est délicat !... c'est... Tiens ! j'en ferai une romance ! C'est un homme charmant !... Jeudi dernier, il a chanté chez la comtesse de Bray... qui a de si jolis pieds... vous savez ?... Oui... Eh bien !... Devinez ce qu'il lui a demandé ? Dame ! je ne sais pas... un pot de giroflées ? Non... un soulier de bal ! Un soulier !... Ah ! voilà un original ! [II:] est plein de fantaisies. Vicomte !... Dame ! écoutez donc !... un ténor !... Ah ! mon Dieu !... seraient-ce déjà mes invités ?... Mon cousin, veuillez me remplacer, je ne serai pas longtemps.
[UN DOMESTIQUE:] Son nom ? [II:] n'a pas voulu le donner... Il dit que c'est lui qui a eu l'honneur d'écrire ce matin à madame la baronne. [ACHILLE:] Ah ! j'y suis... le chanteur, l'homme au soulier, je suis curieux de le voir... Diable !... il est exact... On voit bien que c'est un étranger... N'importe !... un homme qui refuse trois mille francs, on doit le combler d'égards.. Faites entrer... D'ailleurs, c'est un musicien, un confrère... [FADINARD:] Pardon, Monsieur !... Entrez donc, mon cher, entrez donc !... Je vous remercie... j'étais bien là... Ah !... Je ne sais plus ce que je fais... ces domestiques... ce salon doré... Indiquant la droite. ces grands portraits de famille qui avaient l'air de me dire : "Veux-tu t'en aller ! Nous ne vendons pas de chapeaux !..." Tout ça m'a donné un trac !... [ACHILLE:] Il a bien l'air d'un Italien !... Quel drôle de gilet !... Eh ! eh ! eh ! [FADINARD:] Monsieur... j'ai bien l'honneur... de vous saluer... C'est quelque majordome !... Asseyez-vous donc !... [ACHILLE:] En fiacre ?... c'est charmant ! Nous parlions de vous à l'instant !... Ah ! mon gaillard ! Il paraît que vous aimez les petits pieds ?... Aux truffes ?... Ah ! très joli !... C'est égal, votre histoire de soulier est adorable.,, adorable !... Ah ça ! qu'est-ce qu'il me chante ?... Pardon... s'il n'y a pas d'indiscrétion, je désirerais parler à madame la baronne... Oh ! vous me flattez... Ma parole ! vous seriez de Nanterre... Ah ça ! qu'est-ce qu'il me chante ?... Pardon... s'il n'y a pas d'indiscrétion, je désirerais parler... A madame de Champigny ?... Elle va venir, elle est à sa toilette... et je suis chargé de la remplacer, moi. son cousin, le vicomte Achille de Rosalba. Un vicomte !... Je n'oserai jamais marchander un chapeau de paille à ces gens-là !... Dites donc ? .. [FADINARD:] Monsieur le vicomte ? . [ACHILLE:] Qu'est-ce que vous penseriez d'une romance intitulée : Brise du soir ? Moi ?... mais... Et vous ? [FADINARD:] C'est juste... Je cours la prévenir... Enchanté, mon cher, d'avoir fait votre connaissance.. Oh ! monsieur le vicomte !... c'est moi... qui.. [ACHILLE:] C'est qu'il n'a pas le moindre accent... pas le moindre !... Enfin, me voici chez la baronne !... Elle est prévenue de ma visite ; en sortant de chez Clara, la modiste, je lui ai vite écrit un billet pour lui demander une audience... Je lui ai tout raconté, et j'ai fini par cette phrase que je crois pathétique : "Madame, deux têtes sont attachées à votre chapeau... rappelez-vous que le dévouement est la plus belle coiffure d'une femme !..." Je crois que ça fera bien, et j'ai signé : le comte de Fadinard. Ça ne fera pas mal non plus... parce qu'une baronne... Sapristi ! elle met le temps à sa toilette !... et ma diable de noce qui est toujours là, en bas... C'est qu'il n'y a pas à dire, ils ne veulent pas me lâcher... depuis ce matin, je suis dans la situation d'un homme qui se serait posé une place de fiacres... pas sur l'estomac !... c'est très incommode... pour aller dans le monde... sans compter le beau-père... mon porc-épic... qui a toujours le nez à la portière pour me crier : "Mon gendre, êtes-vous bien ?... Mon gendre, quel est ce monument ?... Mon gendre, où allons-nous ?..." Alors, pour m'en débarrasser, je lui ai répondu : "Au Veau-qui-tète !..." et ils se croient dans la cour de cet établissement ; mais j'ai recommandé aux cochers de ne laisser monter personne... Je n'éprouve pas le besoin de présenter ma famille à la baronne... Sapristi ! elle met le temps à sa toilette !... si elle savait que j'ai chez moi deux enragés qui disloquent mes meubles... et que, ce soir, peut-être... je n'aurai pas même une chaise à offrir à ma femme... pour reposer sa tête... Oui, à ma femme !... Ah ! tiens ! je ne vous ai pas dit... un détail !... je suis marié !... c'est fini... Que voulez-vous !... le beau-père écumait... sa fille pleurait et Bobin m'embrassait... Alors, j'ai profité d'un embarras de voitures pour entrer à la mairie et, de là, à l'église... Pauvre Hélène !... si vous l'aviez vue avec son air de colombe !... Ah ! sapristi ! elle met le temps à sa toilette ! .. Ah ! la voici !... [LA BARONNE:] C'est moi, Madame, qui suis confus... Bien ! voilà mon trac qui me reprend. Je vous remercie d'être venu de bonne heure... nous pourrons causer... Vous n'avez pas froid ? [FADINARD:] Ah ! dame ! il y a une chose que je ne puis vous donner., c'est le ciel de l'Italie. Ah ! Madame !... d'abord, je ne l'accepterais pas... ça me gênerait... et puis ce n'est pas là ce que je suis venu chercher... Je le pense bien... Quel magnifique pays que l'Italie ! Ah ! oui... Qu'est-ce qu'elle a donc à parler de l'Italie ? [AIR:] de la Fée aux Rosés. [FADINARD:] Et ses chapeaux ! [LA BARONNE:] Comment ? [FADINARD:] Madame la baronne a sans doute reçu le billet que je lui ai fait l'honneur... non ! que je me suis fait l'honneur... c'est-à-dire que j'ai eu l'honneur de lui écrire ?... Vous avez dû me trouver bien indiscret... Je demanderai à madame la baronne la permission de lui rappeler... que le dévouement est la plus belle coiffure d'une femme. Plaît-il ? Je dis... le dévouement est la plus belle coiffure d'une femme. Sans doute. Qu'est-ce que cela veut dire ? Convenez que c'est une belle chose que la musique !... Quelle langue ! quel feu ! quelle passion ! Oh ! ne m'en parlez pas ! la musique !... la musique ! ., la musique ! ! ! Elle va me remettre le chapeau. Pourquoi ne faites-vous pas travailler Rossini, vous ? Moi ? Elle a une conversation très décousue, cette femme-là ! Je rappellerai à madame la baronne que j'ai eu l'honneur de lui écrire un billet... Un billet délicieux et que je garderai toujours ! ., croyez-le bien... toujours... toujours ! Comment ! voilà tout ? Qu'est-ce que vous pensez d'Alboni ? Rien du tout !... mais je ferai remarquer à madame la baronne... que, dans ce billet, je lui demandais... Ah ! folle que je suis ! Vous y tenez donc beaucoup ? Si j'y tiens !... Comme l'Arabe à son coursier ! [LA BARONNE:] Oh ! oh ! quelle chaleur méridionale ! Il y aurait de la cruauté à vous faire attendre plus longtemps... Enfin, je vais le tenir, ce malheureux chapeau ! Je pourrai rentrer chez moi... Il s'agit maintenant... Dois-je marchander ?... Non ! une baronne !... ne soyons pas crasseux ! [FADINARD:] Qu'est-ce que c'est que ça ?... Un œillet d'Inde ! ! ! Ah elle n'a donc pas reçu ma lettre ?... je porterai plainte contre le facteur !... [AIR:] de Nargeot. [LES INVITES:] Votre amie Vous remercie. Je vous ai promis Un chanteur exquis : Qui, moi, Nisnardi ! Que diable est ceci ? Rival du grand Rubini ! Mais non !... quelle erreur ! Taisez-vous, monsieur ! Je ne le nierai pas, Mesdames... je suis Nisnardi ! le grand Nisnardi !... Sans ça, on me flanquerait à la porte. [TOUS:] Signor !... [LES INVITÉS:] De courir Après des pailles d'Italie ! Le jour Qu'on se marie Et qu'on doit tout à l'amour !
[FADINARD:] Parlez ! vous savez que je n'ai rien à refuser au signor Nisnardi. Ah ! mon Dieu, je crois qu'il a regardé mes souliers ! Entre nous, voyez-vous, je suis un drôle de corps... Vous savez... les artistes !... et il me passe par la tête mille fantaisies. Je le sais. Ah ! tant mieux !... et quand on refuse de les satisfaire... ça me prend ici... à la gorge... je parle comme ça... Impossible de chanter !... Ah ! mon Dieu ! et mon concert ! Parlez, Monsieur, que vous faut-il ? que désirez-vous ? Ah ! voilà !... c'est très difficile à demander... Je sens que, si vous ne m'encouragez pas un peu., c'est tellement en dehors des usages... [LA BARONNE:] Comme il me regarde... Je suis presque fâchée de l'avoir annoncé à mes invités. Mon Dieu ! que vous avez donc de jolis cheveux ! Des cheveux !... par exemple ! A Chantilly ?... Précisément... Ah ! le délicieux chapeau ! le ravissant chapeau ! Comment, Monsieur... c'est cela ? [AIR:] Quand les oiseaux. Oui, je n'osais pas vous le dire !... Mais, enfin, le mot est lâché ! Le cadre au moins me restera ! Quel plat madrigal je fais là ! Oui, le cadre me restera ! [LA BARONNE:] Ah ! ah ! ah ! [FADINARD:] Ah ! ah ! ah ! Je l'aurai ! Je comprends... c'est pour faire pendant au soulier. Quel soulier ? Ah ! ah ! ah ! Quel soulier ? [LA BARONNE:] Non, tout de suite... tout de suite ! [FADINARD:] Tenez... entendez-vous ?... Ma voix... je l'ai dans les talons... Hou ! hou ! [LA BARONNE:] Ah ! mon Dieu ! Clotilde ! Clotilde !... Dans cinq minutes, vous serez satisfait... Je vous demande pardon... Ah ! ah !... Mais un chapeau !... c'est si original !... Ah ! ah ! -ah !... [FADINARD:] Dans cinq minutes, j'aurai décampé avec le chapeau... Je laisserai ma bourse en payement. Ah ! ah !... je pense au père Nonancourt... doit-il rager dans son fiacre ! [NONANCOURT:] paraît à la porte de la salle à manger ; il a une serviette à-la boutonnière et des rubans de diverses couleurs au revers de son habit. Où diable est donc passé mon gendre ?... Le beau-père ! Mon gendre, tout est rompu ! [FADINARD:] Hein ?... vous ! Qu'est-ce que vous faites là ? Nous dînons FADINARD Où çà ? Là ! Sapristi ! le dîner de la baronne ! Satané Veau-qui-tète !... quelle crâne maison !... J'y reviendrai quelquefois ! Permettez !... Mais, c'est égal, votre conduite est celle d'un pas-grand-chose ! Beau-père ! Abandonner votre femme le jour de la noce, la laisser dîner sans vous !... Et les autres ? Ils dévorent ! Me voilà bien !... je sens une sueur froide... Je ne sais pas ce que j'ai... je crois que je suis un peu pochard... Allons, bien !... Et les autres ? Ils sont comme moi... Bobin s'est jeté par terre en allant chercher la jarretière... Nous avons ri !... Cristi ! Que va dire la baronne ?... Et ce chapeau qui n'arrive pas !... Si je l'avais, je décamperais... [CRIS:] Vive la mariée ! Vive la mariée ! [FADINARD:] Voulez-vous vous taire ! Voulez-vous vous taire ! [NONANCOURT:] Je ne sais pas ce que j'ai fait de mon myrte... Fadinard ? [FADINARD:] Vous... rentrez... vite ! [LK DOMESTIQUE:] Tout est perdu ! Silence !... tais-toi ! Si tu bouges, je te jette par la fenêtre. [FADINARD:] La baronne ! [LA BARONNE:] Que faites-vous donc, avec ce candélabre ? Moi ?... je... cherche mon mouchoir... que j'ai perdu.. se retourne comme pour chercher, on voit son mouchoir à moitié sorti de sa poche LA BARONNE, riant. Tiens ! c'est vrai... il était dans ma poche. Eh bien, Monsieur... vous a-t-on remis ce que vous désirez ?... [FADINARD:] et... je suis pressé ! [NONANCOURT:] Je ne sais pas ce que j'ai... Je crois que je suis un peu pochard. [LA BARONNE:] Quel est ce monsieur ? Salut, Madame et la compagnie... C'est une belle femme ! Elle est de la noce ? [FADIXARD:] S'il parle, je suis perdu... Et le chapeau qui ne vient pas ! Monsieur est Italien ? Je suis de Charentonneau... Quel myrte ? Une romance... le Myrte... c'est très gracieux ! Si Monsieur désire essayer le piano ?... C'est un pleyel. Comment que vous dites ? [LA BARONNE:] Tiens... ces rubans ?... La jarretière ! C'est ça... l'ordre de la jarretière de... Santo-Campo, Piétro-Néro... Dieu ! que j'ai chaud ! Ah ! ce n'est pas joli... J'espère, Messieurs, que vous nous ferez l'honneur de dîner avec nous ? Comment donc, Madame !... demain !... Pour aujourd'hui, j'ai ma suffisance... Tant pis !... Je vais chercher nos invités, qui meurent d'impatience de vous entendre... Trop bons !... Encore des invités !... Quelle crâne noce !... Votre bras, Monsieur ? Oh ! me voilà gentil !
[FADINARD:] puis BOBIN Patatras ! on va nous flanquer tous par la fenêtre !... Le chapeau ! le chapeau ! Tiens ! voilà pour toi... et ma bourse ! [LA BONNE:] Qu'est-ce qu'il a donc ? [FADINARD:] Enfin, je le tiens ! Un chapeau noir... en crêpe de Chine ! Arrive ici, petite malheureuse !... L'autre ? l'autre ?... réponds ! [LA BONNE:] Ne me faites pas de mal, Monsieur ! Le chapeau de paille d'Italie, où est-il ? Je le veux ! Mille tonnerres ! C'est à recommencer !... Où demeure-t-elle ? C'est bien... va-t'en... tu m'agaces... Ce que j'ai de mieux à faire... c'est de filer... La noce et le beau-père s'arrangeront avec la baronne... [BOB1N:] Cousin ! cousin ! Hein ! Est-ce qu'on ne va pas danser ? Si ! je vais chercher les violons. Et maintenant, 12, rue de Ménars...
[BEAUPERTHUJS:] puis FADIN'ARD La tête me part !... J'aurais dû y mettre de la moutarde... O Anaïs ! si je croyais !... Il n'est pas de vengeance... pas de supplice que... On sonne. Radieux. Enfin !... la voici !... Entrez. J'ai les pieds à l'eau.. Tu n'as qu'à tourner le bec... Entre, chère amie ! . [FADINARD:] entre ; il est égaré, éreinté, essoufflé. [M:] Beauperthuis, s'il vous plaît ?... Un étranger ! Quel est ce monsieur ?... Je n'y suis pas... Très bien ! c'est vous ! Je n'en puis plus... On nous a tous rossés chez la baronne !... moi, ça m'est égal... mais Nonancourt est furieux. Il veut mettre un article dans les Débats contre le Veau-qui-tète. Étrange hallucination ! Ouf ! Sortez, Monsieur... sortez ! [FADINARD:] Merci, Monsieur... Vous demeurez haut... votre escalier est raide... [BEAUPERTHUIS:] Monsieur, on n'entre pas ainsi chez les gens !... Je vous réitère... [FADINARD:] Vous prenez un bain de pieds ? Ne vous dérangez pas... je n'ai que peu de chose à vous dire... Je ne reçois pas... je ne suis pas en état de vous écouter !... j'ai mal à la tête.
[BEAUPERTHUIS:] puis NONANCOURT Attends un peu, Cartouche !... attends, Papavoine !... [NONANCOURT:] Qui est-ce qui m'a bâti un malotru de cette espèce ? Il monte chez lui, et il nous plante à la porte !... Enfin me voilà chez mon gendre ! Je vais pouvoir changer de chaussettes !... [BEAUPERTHUIS:] Attends... attends-moi ! Tiens ! il est là-dedans... Il se déshabille... Des souliers ! sapristi ! quelle chance !... Ah !... Ça va mieux !... Et ce myrte que je sens pousser dans mes bras... je vais le poser dans le sanctuaire conjugal... Mes souliers !... [NONANCOURT:] Dis donc, toi... où est la chambre ? [BEAUPERTHUIS:] La chambre !... Oui... un peu de patience ! j'ai fini !... Cristi ! j'ai les pieds enflés... mais ça ne fait rien !... A nous deux, gredin !... [VÉZINET:] Non ! non ! j'ai assez dansé... je suis fatigué. [BEAUPERTHUIS:] Ce n'est pas celui-là !... c'en est un autre !... Toute une bande !... Où est passé le premier ? .. Brigand, où est ton capitaine ? [VÉZINET:] Merci !... je ne prendrai plus rien... j'ai sommeil. Il est là ! Encore un invité que je ne connais pas ! Il a sa robe de chambre... Il paraît qu'on va se coucher... Je n'en suis pas fâché !... [NONANCOURT:] La chambre nuptiale est par là... Mais j'ai réfléchi... j'ai besoin de mon myrte pour mon discours solennel !... Rhabillez-vous, mon gendre !... Je vais faire monter la mariée... [VÉZINET:] Pas de tire-bottes ! [BOBIN:] et LES DAMES [AIR:] de Werther. Moment bien doux Pour deux époux ! [HÉLÈNE:] Silence, Bobin !... Ton rôle de garçon d'honneur expire sur le seuil de cette porte... Est-ce que mon mari... est déjà là ? [II:] est dans ce paravent... il se coiffe de nuit. [HÉLÈNE:] Oh ! je m'en vais... Silence, Bobin !... Je le conçois... c'est dans le programme de ta situation... Mes enfants... voici le moment, je crois, de vous adresser quelques paroles bien senties... — Allons, mon gendre, passez votre robe de chambre... et venez vous placer à ma dextre. Oh ! non, papa !... Eh bien ! restez dans votre paravent... et veuillez me prêter une religieuse attention. Bobin, mon myrte. [BOBIN:] Voilà ! [NONANCOURT:] Mes enfants !... Mes enfants... [VÉZINET:] Savez-vous où l'on met le tire-bottes ? [NONANCOURT:] Merci ! Je ne sais plus où j'en étais... [BOBIN:] Vous étiez à : "Dans là cave... allez vous faire pendre ! Très bien ! Mes enfants., c'est un moment bien doux pour un père, que celui où il se sépare de sa fille chérie, l'espoir de ses vieux jours, le bâton de ses cheveux blancs... Cette tendre fleur vous appartient, ô mon gendre !... Aimez-la, chérissez-la, dorlotez-la... Il ne répond rien, le Savoyard !... Toi, ma fille... tu vois bien cet arbuste... je l'ai empoté le jour de ta naissance... qu'il soit ton emblème !... Que ses rameaux toujours verts te rappellent toujours que tu as un père... un époux... des enfants !... que ses rameaux... toujours verts... que ses rameaux... toujours verts... Va te promener !... j'ai oublié le reste !... [HÉLÈNE:] Ah ! papa ! [BOBI.N:] Que vous êtes bête, mon oncle !... [HÉLENE:] Papa, ne me quittez pas ! Ne la quittons pas ! A l'heure ! [VEZINET:] Va, ma fille ! Heue !... Heue ! .. [AIR:] de Zampa. :
[NONANCOURT:] Ah ça ! mais... il ne bouge pas, là dedans !... Est-ce que ce monstre-là se serait endormi pendant mon discours ? Personne ! Ah ! ! ! Elle n'y est pas... j'ai parcouru tout l'appartement, elle n'y est pas ! Mon gendre... que signifie ?... Encore vous !... mais vous n'êtes pas un beau-père... vous êtes un morceau de colle forte. Laissez-moi tranquille ! Je crois devoir blâmer l'anachronisme de votre température... vous êtes tiède, mon gendre... [FADINARD:] Elle n'y est pas !... j'ai fouillé partout ! j'ai tout bouleversé... je n'ai rencontré sur ma route qu'une collection de chapeaux de toutes les couleurs... bleu, jaune, vert, gris... l'arc-en-ciel... et pas un fétu de paille ! [BEAUPERTHUIS:] Le voilà !... il a fait le tour de l'appartement... ah ! je te tiens !... Lâchez-moi ! Pas possible !... [FADINARD:] Donnez-moi le chapeau... le chapeau ou la vie !... [BEAUPERTHUIS:] Ce qui m'arrive là est peut-être unique dans les fastes de l'humanité !... J'ai les pieds à l'eau... j'attends ma femme... et voilà un monsieur qui vient me parler de chapeau et me viser avec mes propres pistolets... C'est une tragédie !... vous ne savez pas... un chapeau de paille mangé par mon cheval... dans les bois de Vincennes... tandis que sa propriétaire errait dans la forêt avec un jeune milicien ! Eh bien ?... qu'est-ce que ça me fait ? Pourquoi cette jeune veuve ne rentre-t-elle pas chez elle ?... Jeune veuve, plût au Ciel ! mais il y a un mari. Ah bah ! ah ! ah ! Une canaille ! un gredin ! un idiot ! qui la pilerait sous ses pieds... comme un frêle grain de poivre. Je comprends ça. Oui. mais nous le fourrerons dedans... le mari ! grâce à vous... gros farceur ! gros gueux-gueux ! n'est-ce pas que nous le fourrerons dedans ? Grand Dieu ! C'est bien ça ! c'est le sien !... et elle est chez lui... Les gants de Suède étaient une craque ! Voyons... combien ?... Oh ! il va se passer des choses atroces... Marchons. Monsieur. Où ça ? Chez vous ! Sans chapeau ? Silence ! [VIRGINIE:] Monsieur, je viens du Gros-Caillou... personne ! [BEAUPERTHUIS:] Grand Dieu ! la bonne de la dame ! Tiens ! le maître de Félix ! On parle dans la chambre de ma femme.. : elle est rentrée... oh ! nous allons voir !... Cristi ! [FADINARD:] Que viens-tu faire ici, petite malheureuse ? Comment ! ce que je viens faire ?... je rentre chez mon maître, donc ! Ton maître ?... Beauperthuis... ton maître ?... Qu'est-ce qu'il y a ? Malédiction !... c'était le mari... et je lui ai tout dit !... [VIRGINIE:] Est-ce que Madame ?... Va-t'en, pécore !... va-t'en, ou je te coupe en tout petits morceaux !... Et ce chapeau que je pourchasse depuis ce matin avec ma noce en croupe... le nez sur la piste, comme un chien de chasse... j'arrive, je tombe en arrêt... c'est le chapeau mangé !... [II:] va la massacrer... défendons cette infortunée !... [LES DAMES:] Au secours ! au secours !... [FADINARD:] Hélène ? Papa ! papa ! Qu'est-ce que c'est que tout ce monde-là ?... dans la chambre de ma femme !... [NONANCOURT:] et BOBIN. Qu'est-ce que c'est ? qu'y a-t-il ? Encore !... Toute la noce ! ! ! voilà le bouquet ! [AIR:] Neveu du mercier. Je n'y puis rien comprendre ! D'où sortent ces gens-là ? pourquoi Viens-je ici de surprendre Tout ce monde chez moi ? Pourquoi ce bruit, ces cris d'effroi ! Ils ont le diable au corps, ma foi ! Cousine, d'où vient votre effroi ? Je saurai vous défendre ; Ah ! je succombe à mon effroi ! Qui donc pour me surprendre Osa venir chez moi ? [LES DAMES:] Quel est cet étranger ? pourquoi Ose-t-il la surprendre Et causer son effroi ? Que faisiez-vous là-dedans, chez moi ?... [NONANCOURT:] et BOBIN, avec un cri d'étonnement. Chez vous ?... [HÉLÈNE:] et LES DAMES, en même temps. O ciel !... [NONANCOURT:] Chez lui ?... pas chez toi ?... chez lui ?... Beau-père ! vous m'ennuyez ! Comment ! être immoral et sans vergogne... tu nous mènes coucher chez un inconnu ! et tu souffres que ta jeune épouse... chez un inconnu !... Mon gendre, tout est rompu ! Vous m'agacez !... Monsieur, vous daignerez excuser une légère erreur... C'est ça ! et filons chez moi... Je passe devant avec ma femme !... [BEAUPERTHUIS:] Monsieur, la mienne n'est pas rentrée ! Je ne crois pas... la dame qui campe chez moi est une négresse... la vôtre est-elle Négresse ? Est-ce que j'ai l'air d'un gobe-mouches, Monsieur ? Où demeurez-vous, Monsieur ? Je ne demeure pas !... Ne lui dites pas ! [NONANCOURT:] 8, place Baudoyer !... vagabond !... Vlan !... Très bien ! En route, ma fille ! En route, tout le monde ! [BEAUPERTHUIS:] En route, Monsieur ! C'est une Négresse !... [AIR:] final du Plastron. Se tromper de maison ! Ah ! du sanglant outrage Qui fait rougir mon front, Dans un affreux carnage Je vais laver l'affront ! Son œil morne et sauvage Me donne le frisson ! [VIRGINIE:] entrouvrant les rideaux de l'alcôve. Monsieur ! voilà votre bourrache... [VÉZINET:] Merci ! je ne prendrai plus rien ! [VIRGINIE:] Vous pareillement !
[TARDIVEAU:] UN CAPORAL, GARDES NATIONAUX [LE CAPORAL :] Onze heures !... à qui de prendre la faction ? [LES GARDES:] A Tardiveau ! à Tardiveau ! [LE CAPORAL:] Tais-toi donc, farceur ! jamais le serein n'enrhuma son semblable... Allons, allons ! Arme au bras !... Et vous, Messieurs, en patrouille. [AIR:] J'aime l'uniforme. Malheur aux filous ! [TARDIVEAU:] Dieu ! que j'ai chaud ! Voilà pourtant comme on attrape de mauvais rhumes... Ils font un feu d'enfer là-dedans. J'avais beau répéter à Trouillebert : "Trouillebert, vous mettez trop de bûches !..." Ah ben, oui ! -Et je suis en moiteur... J'aurais presque envie de changer de gilet de flanelle... Non !... il peut passer des dames ! Ah !... bien !... ah !... très bien !... voilà la pluie qui recommence ! Àh ! parfait ! parfait ! voilà la pluie, à présent ! [NONANCOURT:] Par ici, mes enfants, par ici !... Sautez le ruisseau !... saute, toute la noce suit et saute le ruisseau. [AIR:] des Deux Cornuchet. Ah ! vraiment, c'est atroce ! Quelle affreuse noce ! Où donc nous fait-on courir Quand nous devrions dormir ! Quelle noce ! quelle noce ! [HÉLÈNE:] Ah ! papa !... Et mon mari ? Allons, bon ! nous l'avons encore égaré ! Je n'en puis plus ! C'est éreintant ! [UN MONSIEUR:] Je n'ai plus de jambes. Aussi, papa, pourquoi avez-vous renvoyé les fiacres ? Comment, pourquoi ? trois cent soixante-quinze francs, tu trouves que ce n'est pas assez !... Je ne veux pas manger ta dot en cochers de fiacre ! Ah ça !... mais... où sommes-nous, ici ? [VÉZINET:] Pourquoi nous a-t-on fait lever si. tôt ?... Est-ce qu'on va encore s'amuser ? La faridondaine, oh ! gai ! Ah ! gredin de Fadinard ! [II:] nous a dit d'aller chez lui... place Baudoyer. Nous sommes sur une place. Est-elle Baudoyer ? voilà la question ! Dites donc, vous qui êtes de Chaillot, vous devez savoir ça.. Est-elle Baudoyer ? [VÉZINET:] Oui, oui, joli temps pour les petits pois. [NONANCOURT:] Tarare pompon... petit patapon ! [TARDIVEAU:] Atchi ! Dieu vous bénisse !... Tiens !... une sentinelle... Pardon, sentinelle... la place Baudoyer, s'il vous plaît ? Merci !... Et pas un passant... pas même un savoyard d'Auvergnat ! A onze heures trois quarts ! Attendez ! nous allons savoir... Qu'est-ce que vous faites, papa ? [II:] faut nous informer... On m'a dit que les Parisiens se faisaient un plaisir d'indiquer leur chemin aux étrangers. [UN MONSIEUR:] Pardon, Monsieur... la place Baudoyer, s'il vous plaît ? [LE MONSIEUR:] Attends ! brigand ! scélérat ! canaille ! Sac à papier ! j'étais sous la gouttière ! [BOBIN:] Baudoyer !... mon oncle !... Place Baudoyer... nous y sommes. Quelle chance !... Cherchons le numéro 8. Le voilà... Entrons ! entrons ! Ah ! sapristi !... pas de portier ! et mon gueux de gendre ne m'a pas donné la clef ! [II:] y a de la lumière dans la maison. Fadinard, mon gendre !... Fadinard ! [TARDIVEAU:] Un peu de silence, Monsieur ! [VÉZINET:] Fadinard ! ! ! [II:] ne veut pas ouvrir, papa. [AIR:] Ce gendre nous berne ! O Ciel ! quelle indignité ! Celle de l'autorité ! [FÉLIX:] Ah ! mon Dieu !... que de monde !... Son groom !... Arrive ici, Mascarille. Tiens ! c'est la noce de mon maître !... Monsieur, avez-vous vu mon maître ? As-tu vu mon gueux de gendre ? Nous nous passerons de lui... Ouvre-nous la porte, Pierrot. Oh ! Monsieur... impossible... ça m'est bien défendu... la dame est encore là-haut. Une dame ! [NONANCOURT:] Une dame ! ! ! Assez !... Une maîtresse !... un jour de noces... Sans chapeau !... Turpitude ! turpitude ! Pas par terre, ma fille... tu flétrirais ta robe de cinquante-trois francs ! Mes enfants, jetons une malédiction sur cet immonde polisson, et retournons tous à Charentonneau. Oui, oui ! [FÉLIX:] Grimpe !... Si tu ne meurs d'envie que je greffe une de tes oreilles. [LES MÊMES:] Comme Éphigénie ! Que veux-tu ! il était rentier !... voilà ma circonstance atténuante aux yeux de tous les pères... Il était rentier, le capon ! [FADINARD:] Ah ! la rate ! la rate ! la rate ! Le voilà ! Tiens ! voilà ma noce ! Beau-père, je voudrais m'asseoir sur vos genoux ? [NONANCOURT:] Nous n'en tenons pas, Monsieur !... tout est rompu. [FADINARD:] Taisez-vous ! [NONANCOURT:] Taisez-vous donc, maugrebleu ! Taisez-vous vous-même, sauvageon ! [FADINARD:] Non ! je me trompais... il a perdu mes traces... et puis, ses souliers le gênent... il boite... comme feu Vulcain... Nous avons quelques minutes à nous... pour éviter cet affreux massacre... Un massacre ! Quel est ce feuilleton ? [NONANCOURT:] Ah ! tu en conviens, Sardanapale ! . [II:] en convient ! ! ! [FADINARD:] Voilà les bibelots ! Hein ?... Qu'est-ce que c'est que ça ? Comment !... le trousseau de mon Hélène ?... Elle ne l'est plus... Je la remporte avec armes et bagages dans mes pépinières de Charentonneau !... M'enlever ma femme... à minuit !... Je m'y oppose !... Je brave ton opposition !... Ne touchez pas au trousseau ! Veux-tu lâcher, bigame !... Ah ! tout est rompu, mon gendre... [VÉZINET:] Prenez donc garde !... un chapeau de paille d'Italie !... Hein ?... d'Italie ?... [VÉZJNET:] Mon cadeau de noces... Je l'ai fait venir de Florence... pour cinq cents francs. [FADINARD:] De Florence !... Donnez ça !... Est-il possible !... moi qui, depuis ce matin... et il était... Mais, oui... conforme !... conforme !... conforme !... et des coquelicots !... Vive l'Italie !... [II:] est fou !... [FADINARD:] Vive Vézinet !... vive Nonancourt !... vive ma femme !... vive Bobin... vive la ligne !... [NONANCOURT:] Un chapeau de cinq cents francs !... tu ne l'auras pas, gredin !... [FADINARD:] Nous allons rentrer !... nous allons rentrer !... Il entre éperdument dans la maison. [LES MÊMES:] Aliénation complète !... nullité de mariage !... Bravissimo !... En route, mes amis... cherchons nos fiacres... Ils remontent et rencontrent la patrouille qui arrive au fond. [LE CAPORAL:] Halte-là, Messieurs !... Que faites-vous là avec ces paquets ?... Clandestinement !... Silence !... Vos papiers ?... Oui, Monsieur, oui, cinq cents francs... sans les rubans !... Oh ! oh !... nous voulons faire le farceur !... Vos papiers ?... Par exemple !... Vos papiers ? Puisqu'on vous dit que nous n'en avons pas... Nous sommes venus... Pas de papiers ?... au poste !... vous vous expliquerez avec l'officier. Je proteste à la face de l'Europe !... [AIR:] C'est assez de débats [LA PATROUILLE:] Au violon ! au violon ! Marchez ! pas de rébellion ! [LA NOCE:] Quoi ! la noce au violon ! Ah ! pour nous quel cruel affront ! Soldats, nous protestons ! est mis au poste comme les autres. La patrouille entre avec eux. [FADINARD:] Venez, venez, Madame... j'ai trouvé le chapeau... c'est votre salut... votre mari sait tout... il est sur mes talons... coiffez-vous et partez !... [TOUS TROIS:] Ah !... Ciel !... [EMILE:] Vide !... [FADINARD:] Il y était !... il y était !... c'est mon vieux Bosco de beau-père qui l'a escamoté !... Où est-il ?... où est ma femme ?... où est ma noce ?... [TARDIVEAU:] Au violon !... ma noce !... et le chapeau aussi !... Comment faire ? [ANAÏS:] Perdue !...
[MADAME BEAUDELOCHE:] Je fais tout ce qui dépend de moi pour contenter dame. Je le sais... aussi je ne l'oublierai pas et plus tard.— Quel âge avez-vous ? Je vous marierai... je m'en charge... je vous chercherai un bon sujet... Oh ! ça ne presse pas !... Comment ? Je désire ne pas quitter madame. Quelle excellente fille ! Quel est donc ce pompier que j'ai vu hier soir traverser la cour ? [FLORESTINE:] Un pompier ?... c'est que... Quoi ? au second... Quel châle madame mettra-t- elle ?... [HADAME BEAUDELOCHE:] Celui-ci... Ah ! n'oubliez donc pas de changer ces rideaux. [MADAME BEAUDELOCHE:] Maintenant, voyez si mon fils est prêt ? [FLORESTINE:] Moi, madame ? Qu'avez-vous donc ? Entrer dans la chambre d'un jeune homme ! C'est juste. Elle est pleine de principes. Edgard ! es-tu prêt ? [VOIX D'EDGARD:] Voilà, maman ! Voyons, dépêche-toi !
[EDGARD:] Voilà, maman ! Voyons que je t'examine... Florestine, regardez donc comme il est bien, mon fils ! Je ne m'y connais pas, madame. [MADAME BEAUDELOCHE:] Qu'est-ce que c'est que ça ? une cravate bleue ! Est-ce que tu y penses ? Je vais t'expliquer... le bleu pâlit... alors... Du tout ! du tout ! Florestine, une cravate blanche ! [EDGARD:] toujours des cravates blanches ! on a l'air d'une huître ! Une huître !... Edgard, songe que tu te destines au notariat. Songe surtout que tu signes aujourd'hui ton contrat de mariage avec mademoiselle Henriette de Veauvardin. Pourquoi ça ? Oh ! quel garçon mystérieux ! mère. Hum ! hum ! Merci, mademoiselle. A-t-on l'air assez cornichon comme ça ! [MADAME BEAUDELOCHE:] A propos, a-t-on apporté de chez Tahan une jardinière en bois de rose ? Une jardinière ? Je n'ai rien vu. Nous allons y passer... il nous la faut absolument... notre chère Henriette y compte. [EDGARD:] Hum ! hum ! Edgard, ton bras ? Ah ! mon Dieu ?... j'ai oublié mes bracelets ! je ne saïs où j'ai la tête... je reviens... Florestine, brossez le chapeau de mon fils.
[EDGARD:] Hein ? Qu'est-ce que c'est que mademoiselle Henriette ? Connais pas ! Et vous lui offrez des jardinières en bois de rose ? [FLORESTINE:] C'est possible... mais vous ne sortirez pas ! Voyons, Florestine ! Je vous dis que non ! je ne le veux pas ! je ne le veux pas ! ! !
[FLORESTINE:] Madame ! Voici votre chapeau, monsieur. Merci, mademoiselle. Me voilà gentil... un jour de contrat ! Eh bien, partons-nous ? [EDGAHD:] Certainement... certainement... certainement... Oh ! aïe ! oh ! aïe ! [MADAME BEAUDELOCHE:] et FLORESIINE. Quoi donc ? [EDGARD:] J'ai mal aux dents ! Ah ! mon Dieu ! encore ! Ça m'élance ! ça m'élance ! [FLORESTINE:] Oh ! ce pauvre M. Edgard ! [EDGARD:] Bonne bête, va ! C'est singulier !... ça te prend bien souvent depuis quelque temps... Parbleu ! Parbleu !... puisque c'est nerveux ! Ah ! mon Dieu !... où as-tu donc fourré ton chapeau ? Tiens !... c'est nerveux !... comme mes dents I Comment te trouves-tu ? Florestine le pince. Non : oh ! aïe !... oh ! aïe !... ça me reprend ! Pauvre enfant ! que lui faire ? [FLORESTINE:] Si monsieur voulait essayer un peu de cet élixir ?... Merci, mademoiselle. Fichez-moi la paix !... je n'aime pas qu'on me blague ! [MADAME BEAUDELOCHE:] Tiens ! cette mentonnière... Bien !... voilà le bouquet ! tenue de fiancé. Là !... repose-toi... tiens-toi chaudement... et, quand la crise sera passée, viens me retrouver chez M. Veauvardin... [EDGARD:] Oh ! la la... [ENSEMBLE. AIR:] de la Dernière Rosé. Je vais excuser ton absence, Et bientôt tu pourras venir.
[EDGARD:] Savez-vous que ça devient très-fastidieux !... être obligé de s'envelopper la mâchoire... et de se bassiner avec un tas d'élixirs. Tiens ! Va donc te promener !... va donc te promener !... Voilà ce que c'est que de se familiariser avec les domestiques ! Oh ! si c'était a refaire !,, . C'est la faute de mon tailleur !... Il y a deux ans, je faisais mon droit.,, un jour, cet animal-là m'apporte un habit neuf... je veux le boutonner... crac ! voilà un bouton qui me reste dans la main... Florestine passe... je lui dis : "Mademoiselle, voulez-vous me raccommoder mon bouton ? — Avec plaisir, monsieur ! " Et la voilà qui se met à recoudre... [AIR:] du Matelot. A leur parfum de douce violette Je reconnus la pommade à maman. Crac ! je l'embrasse !... hélas ! cette leçon Prouve que seule une mère prudente Doit de son fils recoudre le bouton ! Surtout quand il fait son droit !... Certainement, les femmes de chambre... c'est gentil, mais ça se cramponne trop ! et puis ça ne met pas de gants... et puis ça a les doigts bleus... et puis ça porte des chaussons de lisière... le matin... Parlez-moi d'une veuve, jeune, jolie, spirituelle, bonne musicienne... avec quatre-vingt et quelques mille livres de rente !... voilà ce que je conseillerai toujours à un jeune homme ! Quatre heures et demie ! bigre !... et mon contrat qui se signe à cinq... Il n'y a pas à dire, il faut que je franchisse Florestine. La voici... soyons digne !
[FLORESTINE:] est-ce que vous allez faire votre tête ? Je veux bien ne pas répondre à cette trivialité... mai je vous déclare que vos exigences ont pris un caractère très embêtant ! Les canards l'ont bien passée, tire lire lire !... les plus... Ne faites donc pas de phrases... ça vous donne l'air Jocrisse ! Mademoiselle, je suis votre maître !... [EDGARD:] Tire, lire, lire !..." Voilà ce que c'est de se familiariser ! Elle est de bonne humeur... si je lui avouais tout bêtement la chose... car enfin, puisque je me marie, la politesse exige que je lui en fasse part. Florestine... ma petite Florestine... [FLORESTINE:] Eh bien, après ? Elle va peut-être grincer. Avez-vous pensé quelquefois que je pourrais... me marier ? ., . Ah ! c'te bêtise 1 EDGARD. Comment ? Elle n'a pas grincé. Vous êtes trop jeune... vingt-cinq ans !... mouchez-vous donc ! [EDGAHD:] Est-elle commune ! avez-vous remarqué comme elle est commune ? Cependant... si par hasard un beau parti se présentait... [FLORESTINE:] qu'est-ce-que vous me chantez là ? C'est donc sérieux ? [EDGABD:] Sérieux... c'est-à-dire... et encore !... Cristi ! quel œil ! Est-ce par hasard cette demoiselle Henriette ? [EDGARD:] Connais pas ! C'est que j'irais la trouver, voyez-vous !... et ça ne serait pas long. Pour quoi faire ? [FLORESTINE:] Elle me fait frémir ! Moi ! épouser Henriette ? ah ! c'est une bonne charge !...la connais-tu ? Une petite rouge-carotte... avec une jambe de bois ! [EDGARD:] part. Je ne sais plus ce que je dis ! Eh bien, alors ! pourquoi venez-vous me parler de mariage ? C'est une épreuve !... je voulais voir si tu m'aimais... parce que... Florestine, je suis jaloux I ça me tire d'affaire ! Jaloux ! et de qui, mon Dieu ? De qui ? C'est vrai, je n'y ai pas pensé. Ah ! Vous plairait-il de me dire quel est ce pompier que j'ai rencontré ce matin dans l'escalier de service ?
[EDGARD:] Fichtre ! mon beau-père ! Où est-il, ce cher Edgard Beaudeloche ?... je viens savoir de ses nouvelles. Tiens ! qu'est-ce que vous faites là ? EDGARD, sur l'échelle et se prenant la mâchoire. Je souffre tant ! je ne sais où me mettre !... [VEAUVARDIN:] Monter à l'échelle pour un mal de dents... c'est une drôle d'idée ! Bonjour, beau-père. Ah !... [YEAUVARDIN:] Mon pauvre garçon, voilà une maladie qui tombe bien mal... un jour de contrat ! [EDGARD:] Oui, plus bas ! Pourquoi ? [VEAUVARDIN:] Avez-vous essayé de vous faire magnétiser ? Non, pas encore. Est-ce que vous croyez à cela, vous ? Mon cher, j'ai été témoin de choses si extraordinaires !... Il y a quinze jours, j'avais un rhume de cerveau... le cerveau, c'est ma partie faible... je vais chez une somnambule qui avait les yeux fermés... Elle me prend la main, elle se recueille et me dit : "Rassurez-vous, madame, vous en avez pour neuf mois ! Et vous en avez eu pour dix francs ! Ah ! Oui, parce qu'elle n'était pas lucide 1 Mais j'en cherche une lucide... Vous ! pour quoi faire ? François ! Chut ! c'est un secret ! [EDGARD:] Emportez cette échelle... Je ne vous le demande pas. [EDGAHD:] Vous me conterez ça en route... [EDGARD:] Qui ça ? Dites donc, cinq heures un quart ! Ça m'est égal... Alors, j'ai eu l'ingénieuse idée de les remplacer par une somnambule... qui les trouverait... sans les manger !... ça serait une opération magnifique... je lui donnerais cinq pour cent dans les bénéfices... mais il faut qu'elle soit lucide ! Je cherche un sujet dans tout Paris... et si je peux mettre une fois la main dessus... EDGARD. Si nous nous en allions ? Où ça ? Eh bien !... et le contrat ?... Ah ! je ne vous ai pas dit... on le signe ici EDGARD, bondissant. Hein ? comment ? Nom d'une bobinette ! Madame Beaudeloche, votre mère, ne voulait pas.., mais vous souffrez... et j'ai tenu bon !... Rien ! je suis enchanté !
[EDGARD:] Qu'est-ce que je vais devenir ? tout ce monde qui est là... qui grouille dans les salons... et le notaire qu'on attend... et Florestine avec ses rideaux !... ah... si c'était à refaire... elle ne voudra jamais croire qu'Henriette a une jambe de bois... ça ne se voit pas assez... Elle va éclater... devant toute la noce !... Cristi !... j'ai envie de prendre un chemin de fer quelconque et d'aller toujours tout droit... Ah ! la voici !... [FLORESTINE:] entre avec des rideaux et va vers la porte de l'angle gauche. Eh bien... vous n'avez donc pas décroché les rideaux ? [EDGARD:] Non... non... je ne suis pas en verve ! Qu'est-ce que vous avez fait ? J'ai été voter... ça rend l'homme meilleur... S'il y avait une trappe, je la fourrerais dedans ! Florestine... je ne t'ai jamais tant aimée ! Qu'est-ce qui vous prend ? Une partie de campagne ?... aujourd'hui ? Tiens... ça me tire d'affaire... Tu l'as deviné... une surprise... pour ta fête... Ma fête ?... c'est dans deux mois. Je veux bien. Maman est sortie... j'ai justement ma soirée libre., hein ?... quelle chance !... Où irons-nous ? Non ! J'ai été trop loin. A Asnières... noun mangerons une friture. Oh oui !... avec de l'omelette au rhum ! Naturellement... c'est la sauce du goujon ! [FLORESTINE:] partons !... Non... pas comme ça !... pas ensemble !... Pourquoi ? Parce que... Est-elle collante ! On pourrait nous rencontrer... et le monde est si méchant.je tiens à votre considération, Florestine ! Où nous retrouverons-nous ? Rendez-vous général sur le pont d'Asnières... à gauche... tu entends !... à gauche... le premier arrivé attendra l'autre... ça sera probablement moi... C'est convenu ! La !... es-tu contente ?... Oh oui !... je suis t'heureuse !... Oh ! t'heureuse !... elle fait des cuirs... je suis fâché da ne pas avoir mes rasoirs... [FLOBESTINE:] Dites donc !... je vais mettre mon écharpe lilas et mon bonnet rosé. Je n'osais pas te le demander ! [AIR:] da la polka de Heintz, Je suis tes pas ! Je vais donc prendre un wagon pour Asnière ; Ah ! que j'aime, à la brune, Quelle chance ! oui, là-bas, Tu pourras voir la lune... Mais du diable ! si tu vois ton gars. [EDGARD:] Sur le pont d'Asnières !... à gauche !... le premier arrivé attendra l'autre !...
[EDGARD:] Libre !... partie !... Tralala ! Ah !... je suis t'heureux !... Encore ! Fichtre ! mon beau-père !... Qu'est-ce que vous faites là ? C'est le mal de dents... je ne sais où me mettre ! Quelle drôle de médecine ! [VEAUVARDIN:] Non ! Beaudeloche fils ! .. Veauvardin père ! Laquelle ? Beaudeloche fils, vous manquez d'empressement vis-à-vis d'Henriette... et ça me peine !... Ah ! beau-père ! Je vous trouve tantôt sur un fauteuil, tantôt sur une échelle... que diable !... ce n'est pas là faire sa cour ! Vous avez l'air de jouer au chat perché ! Je sais qu'on souffre beaucoup... mais faites-la arracher !... Voyons, voulez-vous que je vous conduise chez mon dentiste ? Non !... merci !... ça va mieux... ma crise est partie !... Elle est sur le pont d'Asnières, ma crise ! Prenez-y garde !... car ma fille elle-même commence à s'apercevoir... enfin on vous trouve tiède ! Pristi ! [HENRIETTE:] Papa... on vous attend pour donner les cartes ! [VEAUVARDIN:] Allez !... ferme !... ferme !... et surtout pour l'amour de Dieu, ne montez plus sur les meubles !
[EDGARD:] Ah ! on me trouve tiède ! [HENRIETTE:] Ah ! mon Dieu ! [EDGARD:] Mademoiselle... me ferez-vous l'honneur d'accepter la première polka ?... [HENRIETTE:] Avec plaisir, monsieur ! Quelle drôle de manière d'inviter ! Ah ! on me trouve tiède ! Encore ? [EDGARD:] Une petite valse ?... une petite valse ? .. part. Si tous les danseurs en faisaient autant !... Mademoiselle, vous devez me trouver bien froid, bien réservé !... [HENRIETTE:] Il appelle ça être réservé !... Mais pas du tout monsieur. Ah ! je croyais... Il paraît que vos douleurs sont passées !... [EDGARD:] Il m'en reste une... celle de ne pouvoir vous exprimer assez combien je vous aime !... car vous ne savez pas... [HENRIETTE:] Quelle jolie petite main !... ah ! dame !... ça porte des gants... Et les pieds !... pas le moindre chausson de lisière ! Ah ! mademoiselle !... [EDGARD:] Prenez donc garde !... vous chiffonnez mes manchettes I. Quand je vous regarde, toutes les autres femmes me font l'effet de femmes de chambre !... d'affreuses petites femmes de chambre !... [HENRIETTE:] Je crois qu'on m'appelle !... Monsieur... je suis heureuse de vous savoir rétabli. Je suis heureuse ! comme elle évite le cuir !... c'est un ange ! Ah ! on me trouve tiède ! Ah ! sacrebleu ! ah ! Sacrebleu !
[EDGARD:] Qu'est-ce que vous faites là ? Pourquoi n'êtes-vous pas à Asnières ?... Le premier arrivé devait attendre l'autre ! [FLORESTINE:] Je suis venue. [EDGARD:] Pour m'espionner !... C'est une mauvaise action ! [FLOHESTINE:] Et je vous surprends... vous ! après vos promesses, vos serments... mais ça ne se passera pas comme ça... et je vais... [EDGARD:] Arrêtez ! Je ne veux pas ! je ne veux pas ! [FLORESTINE:] mon Dieu ! Va-t'en !... je perds la tête... Je suis capable de... Au secours !... ah !... [EDGARD:] Eh bien !... elle se trouve mal... sapristi !... Voyons, Florestine... pas de bêtises !... c'est pour rire... pas de bêtises !... [VOIX DE MADAME BEAUDELOCHE:] Florestine !... Florestine !... [EDGARD:] Voilà !... voilà !... On l'appelle !... on va venir.. je ne peux pas signer mon contrat comme ça !... qu'est-ce que je vais en faire ? Où diable la fourrer ?... où diable la colporter ?
[LE NOTAIRE:] C'est moi... le notaire !... Ciel ! [EDGARD:] Pas un mot ou je vous étrangle !
[LE NOTAIRE:] Il m'étrangle ? [MADAME BEAUDELOCHE:] Florestine ! Ah ! monsieur le notaire... [LE NOTAIRE:] Moi, madame ?... je n'ai rien vu... je n'ai rien dit !... [MADAME BEAUDELOCHE:] Qu'est-ce qu'il a donc ce notaire ?... cette figure renversée !... [VEAUVARDIN:] Edgard'... mon gendreI... Pardon !... vous n'avez pas vu mon gendre ? Je le croyais au salon. Non ! on le cherche pour chanter au piano... il doit être sur quelque meuble. Elle parlait de s'asphyxier ! j'ai confisqué le charbon ! Ah ! le voici. Mon beau-père ! D'où viens-tu ? De nulle part... je me promène. Fichu panier ! [MADAME BEAUDELOCHB:] Comme tu es pâle ? Quel charbon ? [EDGARD:] Je ne sens rien... Allons, donnez-moi le bras... [EDGA'RD:] Eh bien, ne vas-tu pas te faire prier ? Moi ? du tout I... je trouve ça ridicule... et même.., Fichu panier ! Dépêche-toil... moi, je vais installer une table de bouillotte... Où sont les jetons ?... [EDGARD:] pas par là ! . Dan" la table... ils sont dans la table !... [HENRIETTE:] Eh bien, monsieur !... nous vous attendons !, .. Avec plaisir... avec plaisir... Je ne peux pourtant pas chanter Petite Marguerite avec un boisseau de charbon sous le bras. Eh bien ? EDGARD. Avec plaisir !... avec plaisir !...
[VEAUVARDIN:] Du charbon ! ! ! [MADAME BEAUDELOCHE:] Qu'est-ce que c'est que ça ? [VEAUVARDIN:] Je ne sais pas ! Où avez-vous pris ce panier ? Est-ce que vous avez froid ? Moi ? non. [MADAME BEAUDELOCHE:] f Eh bien ? Eh bien ? il est fou, ce vieux maniaque !... Florestine !... Pourquoi diable mon gendre m'a-t-il confié ce dépôt ?... c'est très-ennuyeux en soirée., ça noircit les gants. [VEAUVAHDIN:] Avec.plaisir ! Prenez ça, ça noircit les gants.
[LE NOTAIRE:] Hein ? plaît-il ? Ah ça ! ce monsieur me prend-il pou un domestique ?... un notaire ! Qu'est-ce que je vais faire de ce panier ? [EDGARD:] Il y a encore cinq couplets... mais je les ai oubliés ! En scène et avec agitation. Ils m'embêtent !... ils me font chanter des Petites Marguerites pendant que cette malheureuse : ., que j'ai laissée à moitié évanouie... [LE NOTAIRE:] Je vais le poser par là. Ciel !... une femme !... [EDGARD:] Pas un mot ou je vous étrangle ! [AIR:] du Parnasse des Dames- Quand mon utile ministère M'appelle en un logis poli, Et l'on veut m'étrangler ici ! Ailleurs, on m'abreuve à foison ! Oh !...
[KDGARD:] Chut !... elle va mieux... je lui ai tapé dans les mains... et, comme ça ne la calmait pas, je lui ai fait une énorme craque... j'ai eu le toupet de lui persuader que le mariage était rompu... vlan !... et elle l'a cru ! Elle est bête, cette fille ! et comme ça ne la calmait pas... je lui ai donné tout le sucre de mon sucrier et un plâtre de M. Musard... en chocolat !... alors elle m'a appelé son Edgard... Elle est gourmande, cette fille !... Elle va aller se coucher... à son cinquième... quand je lai aurai porté la bassinoire. François, vite ! la bassinoire !... Parce que... gelée... J'avais oublié de fermer la fenêtre, moi ! comme ça, je pourrai signer mon contrat tranquillement, et demain nous verrons. [FRANÇOIS:] Voilà, monsieur !... [EDGARD:] C'est bien !... va-t'en ! Personne ! Expions nos faiblesses... avec un peu de feu !... ah ! si c'était à refaire !... Oui, papa... je cherche mon danseur !... Hein ?
[HENRIETTE:] Eh bien, monsieur !... je vous attends !... [EDGARD:] Pour polker ! Sapristi ! ! ! Ne m'avez-vous pas invitée ? Pour la seconde !... pour la seconde !... Ah ! tant mieux !... tant mieux !... Poussant un cri. Aie ! Rien ! je me suis brûlé le mollet. [VEAUVARDIN:] Eh bien, mon gendre, qu'est-ce que vous faites là ? [EDGARD:] Vous voyez... nous sommes en train... de nous mettre en train... Dépêchez-vous... allons !... allons !... Tout de suite ! Prenez ça ! [VEAUVARDIN:] Une bassinoire à présent !... Est-ce qu'il y a quelqu'un de malade ? [MADAME BEAUDELOCHE:] Apercevant Veauvardin. Ah ! mon Dieu ! qu'est-ce que c'est que ça ? Je n'en sais rien ! Tout à l'heure un panier de charbon et maintenant... Monsieur, quelle est cette plaisanterie ? Est-ce que je sais !... je vais lui demander... Mon gendre !... mon gendre ! - MADAME BEAUDELOCHE, voulant le retenir. Eh bien, où va-t-il ?... Monsieur Veauvardin ! — Ah ça ! est-ce que le beau-père aurait quelque chose de dérangé ?... [FLORESTINE:] Edgard ne revient pas... —Ah ! madame !... Enfin vous voilà, mademoiselle !... d'où venez-vous, d'où sortez-vous, depuis une heure que je vous appelle ? Je n'ai pas entendu. Taisez-vous !... vous êtes une sotte ! Quel contrat ? Comment ! je croyais que c'était manqué ! Manqué ? vous êtes folle ! Oh !... il m'a monté le coup ! La corbeille ?... Quand je sonnerai... pas avant !... c'est une surprise. Voilà, madame !... Ah ! je t'en ménage une de corbeille !
[EDGARD:] vite, la bassinoire I Oh !... maman ! Edgard, c'est très-bien... tu fais parfaitement les honneurs... Je te recommande d'inviter la tante d'Henriette... c'est une politesse... Je l'aperçois là-bas près de la glace.. va... mon enfant... dépêche-toi... Oui, Oui... Oui... J'ai bien le temps de faire danser les tantes d'Henriette !... Où peut-il avoir fourré la bassinoire ? [VEAUVARDIN:] Ce que ce notaire vient de me dire est bien étrange... Il croit avoir vu une femme dans la chambre de mon gendre !... [EDGARD:] Ah ! merci, je la cherchais. [VEAUVARDIN:] Où allez-vous ?... Dans votre chambre, monsieur ! [EDGARD:] Non ! Elle n'est pas faite !... Demain !... Laissez-moi, monsieur... laissez-moi !
[EDGARD:] Patatras !... tout est perdu !... ii va la voir... Que ! le journée ! la tête me tourne !... Ah !... comment ! toi ? tu n'es pas là ?... et lui !... Embrasse-moi Non ! ça ne serait pas convenable. [FLORESTINE:] A quand la noce ? C'est rompu ! Ah !... c'est rompu ?... Est-ce pour cela qu'on donne un bal ? Aïe ! Juste !... c'est le bal de rupture !... parce que dans le monde... quand on rompt... on se donne toujours un bal de rupture !... Ah ça !... Vous me croyez donc bien bête ? Florestine !... [EDGARD:] Ah bah !... tu me l'apprends ! Vraiment ?... Ah ! c'est extrêmement aimable de ta part !... [FLORESIINE:] Mon portrait !... rends-le-moi... je te rendrai tes lettres de Vaugirard ! Non, monsieur !... Que tu m écrivais, quand tu étais chez ta tante... Non !... J'attendrai qu'on sonne... Bigre !... [EDGARD:] Florestine !... veux-tu un châle de trente-huit francs ? Tout laine ?... De chez monsieur chose ?... Non, monsieur !... si vous m'aviez dit la chose franchement... Eh bien, je te la dis franchement ! Mais vous avez voulu me mystifier ! me faire aller... à Asnières !... Sonnez !... je suis là... j'attends ! Florestine, un châle de quarante-huit francs ? [FLORESTINE:] J'attends !... Sonnez !...
[EDGARD:] Refichu !... ayez donc des bontés pour vos gens !... offrez-leur votre portrait !... [VEAUYARDIN:] Beaudeloche fils ! Bon !... à l'autre !... Nous avons à causer. Monsieur, je suis père... j'aime ma fille... Veuillez m'expliquer ceci ?... Hein ? son bonnet !... petite cruche !... Encore de l'ouvrage ! Oh ! mon Dieu !... c'est extrêmement simple... Je vais lui dire que c'est à maman.. [VEAUVARDIN:] De votre chambrière !... elle l'avait dimanche, je le reconnais ! Vlan !... tire-toi de là ! Comment se trouvait-il sur votre causeuse ? Voilà ! Dire qu'il ne me viendra pas une bonne colle ! Voilà...figurez-vous que cette fille a un tic... Quel tic ? Attendez donc ! Il ne me donne pas le temps de trouver ! Elle promène ses effets partout... c'est une sans soin ! Même dans votre chambre ?... A dix heures du soir ? Comment ? Somnambule ! ! ! En voilà une qui vous trouverait des truffes ! Des truffes ! Sapristi ! Qu'allez-vous faire ? La sonner pour l'expérimenter ! [EDGAHD:] La sonner ? non ! Elle apporterait le portrait ! Ne sonnez pas ! Je ne peux pourtant pas la magnétiser d'ici. Hein ?... pourquoi pas ? Si je pouvais pendant que nous ne sommes que nous deux... Veauvardin père !... je vais vous épater par quelque chose d'énorme ! Nous allons endormir cette fille... à travers la muraille. Bah ! Nous allons lui ordonner de venir ici. Ah ! par exemple ! je suis curieux... Allons donc ! c'est trop simple... Mon portrait, par exemple ! Est-il agaçant avec son baba ! Nous disons mon portrait... qui est dans le septième tiroir... de l'armoire.., à gauche, sous du linge... tout au fond, tout au fond ! [VEAUVARDIN:] Beaudeloche fils... si vous me faites voir ça, ma fille est à vous ! [EDGARD:] Ah ! seulement, je vous recommande bien une chose : dès qu'elle vous aura remis le portrait, renvoyez-la... Je lui dirai : "Sortez ! sortez !... C'est ça !... Furt ! Furt ! Comment, furt ! furt ! Elle est chi Midi !... y êtes-vous ? [VEALVARDI:] Ouil Je me concentre ? [EDGARD:] Je vais vous aider. Allons !... ferme !... ferme !... [VEAUVARDIN:] Il va très bien ; le beau-père ! Attirez-la !... attirez-la !... ferme !... Je l'attire !... je l'attire !...
[M PARI PE:] O ohé ! Serrures sans clés... Et toi, morveux ! Doucement par ici... Attention à la charge, nom de Dieu ! [TRIDUZZA:] Qu'est-ce qui vous prend M Pari Pé ? [LA MERE TANA:] A la bonne heure. Vous avez appris à jurer vous aussi ? [LA PETITE CARMEN:] Même les arbres vont se mettre à jurer bientôt dans cette campagne. [M PARI PE:] Vous ne voudriez tout de même pas que je vous laisse semer les olives ? [TRIDUZZA:] Semer les olives ? Moi, je n'en ai pas laissé tomber une seule, en tout cas. [M PARI PE:] Si Don Lolo, Dieu nous en préserve, se mettait à son balcon ! [LA MERE TANA:] II peut bien s'y planter du matin au soir à son balcon... Quand on fait son devoir on n'a rien à craindre. [M PARI PE:] Surtout en chantant le nez au vent. [LA PETITE CARMEN:] On ne peut plus chanter maintenant ? [LA MERE TANA:] Mais non. Des jurons seulement... On croirait qu'ils ont fait un pari entre le maître et le valet à celui qui sortira le plus gros. [TRIDUZZA:] Je ne comprends pas comment le bon Dieu n'a pas déjà foudroyé sa maison et ses arbres. [M PARI PE:] Allons, assez, langues de vipère... Allez décharger vos olives et ne lambinez plus. [LA PETITE CARMEN:] On continue à ramasser ? [M PARI PE:] Est-ce veille de fête pour cesser déjà le travail ? Vous avez encore du jour pour deux voyages au moins. Allez, allez vite. Don. Lolo. [DON LOLO:] Qu'y a-t-il ? [M PARI PE:] Je vous avertis que les mulets sont là avec le fumier. Ils sont par là, tranquillisez-vous. Le muletier doit-il les décharger ? et où ? [DON LOLO:] Tu dis, décharger ? sans que j'aie vu seulement ce qu'il m'apporte... En ce moment, je ne peux pas, je suis en train de parler avec l'avocat. [M PARI PE:] Ah, oui, de la jarre ? [DON LOLO:] Oh là, dis-moi, qui t'a nommé caporal ? [M PARI PE:] Non, je voulais dire... [DON LOLO:] Tu n'as rien à dire : obéir et filer... Je voudrais bien savoir pour quelle raison il a pu germer dans ta cervelle que je suis en train de parler de la jarre avec l'avocat ? [M PARI PE:] Parce que vous ne pouvez imaginer dans quelle appréhension —- que dis-je appréhension ? — dans quelle terreur je vis pour cette jarre toute neuve à la voir exposée là sur l'aire. Enlevez-la, au nom du Seigneur ! [DON LOLO:] Non et non. Je te l'ai dit cent fois. Elle doit rester là où elle est. Et que personne n'y touche. [M PARI PE:] Avec ce va-et-vient de femmes et d'enfants... Et si près de la porte. [DON LOLO:] Par le sang du Christ, tu as juré de me faire perdre la tête ? [M PARI PE:] Enfin... pourvu qu'il n'arrive rien de fâcheux... [DON LOLO:] Je ne veux pas qu'on vienne me faire d'autres conversations pendant que j'en ai entamé une avec l'avocat. Où diable veux-tu que je la place cette jarre ? Dans la réserve ? Il n'y a pas de place si on n'enlève pas d'abord le vieux tonneau, je n'ai pas le temps de m'en occuper. [LE MULETIER:] Mais enfin, où dois-je décharger le fumier ? Il fait bientôt nuit. [DON LOLO:] Te voilà, toi. Puisses-tu avec l'aide de saint Aloès te rompre le cou, toi et tes mules. Tu t'amènes à cette heure-ci ? [LE MULETIER:] Je n'ai pas pu venir plus tôt. [DON LOLO:] Et moi, je n'ai jamais acheté de chats dans un sac. Et je veux que, sur la jachère, les tas de fumier, tu me les disposes comme je te dirai de le faire. Et, à cette heure-ci, c'est trop tard. [LE MULETIER:] Eh bien, je vais vous dire, [DON LOLO:] Essaie un peu. Je voudrais voir ça. [LE MULETIER:] Je m'en vais vous le montrer tout de suite. [M PARI PE:] Allons du calme. [DON LOLO:] Laisse-le faire. [LE MULETIER:] Si vous avez la tête chaude, je l'ai encore plus chaude que vous. Il n'y a rien à faire ! Avec vous, c'est chaque fois une dispute. [DON LOLO:] Mon cher ami, avec moi, regarde, Il y a ça. Tu sais ce que c'est ? Tu crois peut-être que c'est un missel ? non, c'est le code civil. C'est un cadeau de mon avocat qui se trouve en villégiature chez moi. Et j'ai appris à y lire, tu sais, dans ce petit livre. Et maintenant, personne ne peut plus me rouler, personne, même pas Dieu le Père ! Tout est prévu là-dedans ! un cas après l'autre et l'avocat, moi, je le paie à l'année. [M PARI PE:] Le voici. [SCIME:] Que se passe-t-il, Don Lolo ? [DON LOLO:] Maître, cette buse s'en vient à la nuit avec ses mulets m'apporter du fumier pour ma jachère et au lieu de s'excuser... [LE MULETIER:] Je lui ai bien dit que je n'ai pu venir plus tôt. [DON LOLO:] II m'a menacé... [LE MULETIER:] Moi ? Mais ce. n'est pas vrai... [DON LOLO:] Toi, oui, de le jeter n'importe où, derrière le mur... [LE MULETIER:] Mais c'est parce que vous... [DON LOLO:] Moi, quoi donc ? Je veux qu'il soit déchargé sur place... comme il faut, en tas... bien égaux. [LE MULETIER:] Eh bien, pourquoi ne venez-vous pas ? Le soleil est là pour deux heures encore, monsieur l'Avocat, c'est que lui il voudrait le prendre et-le soupeser, crotte après crotte. Si vous le connaissiez... [DON LOLO:] Laisse donc l'avocat tranquille. Il est là pour moi, non pour toi. Ne faites pas attention, cher Maître. Allez-vous-en par ce sentier, comme d'habitude. Asseyez-vous sous le mûrier et lisez tranquillement votre journal. Je viendrai un peu plus tard pour que nous continuions à parler de la jarre. Allons, combien de mulets as-tu ? [LE MULETIER:] Nous avions bien convenu pour douze ? Il y en a douze. [SCIME:] Ah ! là, là, là. Demain matin, à l'aube, je rentre chez moi. Il est en train de me faire tourner en bourrique. [M PARI PE:] II ne laisse personne en repos. Et Votre Seigneurie lui a fait un drôle de cadeau avec ce petit livre rouge. Avant, à la moindre contrariété, il criait : "Sellez-moi ma mule ! [SCIME:] Oui, pour galoper en ville à mon bureau et me faire tourner en rond comme un tamis. C'est pour ça mon ami, que je lui ai fait cadeau du code. Il le tire de sa poche, il s'en va le consulter de lui-même, et, pendant ce temps, j'ai la paix. Mais c'est certainement le diable qui m'a soufflé de venir passer ici une semaine ! quand il a su que le docteur m'avait ordonné quelques jours de repos à la campagne, il m'a tourmenté jusqu'à ce que j'accepte son hospitalité. Je lui ai posé comme condition qu'il ne me parlerait d'aucune affaire. Or, depuis cinq jours, il me casse la tète avec une histoire de jarre, de je ne sais quelle jarre... [M PARI PE:] Oui, monsieur, la grande jarre pour l'huile livrée depuis Noël de San Stefano de Camastra, de la fabrique même. Belle, grosse comme ça et haute jusqu'à poitrine d'homme : on dirait une abbesse. Est-ce qu'il voudrait chercher noise aussi au potier de là-bas ? [SCIME:] Mais bien entendu. Parce qu'il la lui a fait payer quatre louis et il dit qu'il l'attendait plus grande. [M PARI PE:] Plus grande ? [SCIME:] II ne peut me parler d'autre chose depuis cinq jours.. Oh ! mais demain, adieu, adieu... [M PARI PE:] Tiens, déjà, vous ne ramassez plus ? [FILLICO:] Ordre du patron comme il passait avec les mules. [M PARI PE:] Et il vous a dit aussi de vous en aller ? [TARARA:] Du tout. Il nous a dit d'attendre ici pour faire je ne sais quoi à la réserve. [M PARI PE:] Pour enlever le vieux tonneau peut-être. [FILLICO:] Oui, pour faire de la place pour une jarre neuve. [M PARI PE:] Ah ! bon. Je suis content qu'il m'ait écouté pour une fois. Venez, venez avec moi. [LA MERE TANA:] Vous avez déjà fini de gauler ? [M PARI PE:] Fini... pour aujourd'hui. [TRIDUZZA:] Et nous, qu'est-ce que nous faisons ? [M PARI PE:] Attendez que le maître revienne, il vous le dira. [LA PETITE CARMEN:] A nous tourner les pouces. [M PARI PE:] Que voulez-vous que je vous dise ? Allez-vous-en déblayer un peu dans le grenier. [LA MERE TANA:] Sans ordre ? je ne m'y risque pas... [M PARI PE:] Envoyez aux ordres. [LA PETITE CARMEN:] Vas-y, toi, Nociarello. [LA MERE TANA:] Tu lui diras comme ça : les hommes ont quitté le battage, les femmes voudraient savoir ce qu'elles peuvent faire ? [NOCIARELLO:] Bien, j'y vais. [FILLICO:] Sainte Vierge, aidez-nous... [TARARA:] Mon sang s'est glacé dans mes veines... [M PARI PE:] Quel malheur... Quelle fatalité ! [LES FEMMES:] Qu'est-il arrivé ? [M PARI PE:] La jarre... La jarre neuve... [TARARA:] Cassée. [LES FEMMES:] La jarre ? Vraiment ! Oh, Sainte Madone ! [FILLICO:] Fendue en deux ! Comme si on lui avait donné un coup de hache... [LA MERE TANA:] Est-ce Dieu possible ? [TRIDUZZA:] Personne n'y a touché ? [LA PETITE CARMEN:] Personne... Tu vas l'entendre, Don Lolo. [TRIDUZZA:] II fera quelque folie. [FILLICO:] Moi, je laisse tout tomber. Je file. [TARARA:] Quoi ? Tu files ? Idiot. C'est pour le coup qu'il croira que c'est toi qui l'as cassée. [M PARI PE:] Voilà, oui, d'ici. Don Lolo... Ah ! Don Lolo O O O O. Il n'entend pas : il crie comme un fou après les mules. Don Lolo o o o... C'est inutile, il vaut mieux aller le trouver. [TARARA:] Mais, au nom du ciel, ne lui faites pas venir quelque soupçon. [M PARI PE:] N'ayez crainte. Comment pourrais-je, en conscience, vous accuser ? [TARARA:] Attention... Tous d'accord ! Pour lui tenir tête : la jarre s'est cassée d'elle-même. [LA MERE TANA:] C'est arrivé plus d'une fois. [TRIDUZZA:] Bien sûr que les jarres neuves se cassent toutes seules. [FILLICO:] Parce que souvent vous savez ce qui arrive : dans la cuisson si quelque étincelle se trouve prise dans la terre, elle éclate brusquement à froid, pan ! [LA PETITE CARMEN:] Oui, comme un coup de fusil. Dieu nous en préserve ! Vorx DE DON LOLO. — Je veux tout savoir par la Madone. [TRIDUZZA:] Ah ! mon Dieu, le voilà... [LA MERE TANA:] Seigneur, au secours ! [DON LOLO:] C'est toi ? Qui est-ce ? ou toi ? C'est sûrement l'un de vous deux... Par Dieu, vous me le paierez. [TARARA:] Moi ? vous êtes fou ? Laissez-moi... à bas les mains, ou... [LES FEMMES ET PARI PE:] Elle s'est cassée toute seule. Ce n'est la faute de personne. Elle s'est trouvée cassée. Je vous l'ai dit et répété. [DON LOLO:] Ah ! je suis fou. Et, eux, tous des petits agneaux ! Elle s'est cassée toute seule... Vous me la paierez tous ensemble. Allez, en attendant, me l'apporter ici. A la lumière, nous verrons bien s'il y a un indice de choc ou de coup. Et s'il y est, je vous saute à la gorge et vous mange les yeux. Vous me la paierez tous tant que vous êtes, hommes et femmes. [LES FEMMES:] Qui ? nous ? Vous divaguez. Vous voulez que nous soyons responsables nous aussi ; nous ne l'avons seulement pas regardée. [DON LOLO:] Vous êtes entrées et sorties par l'aire, vous aussi. [TRIDUZZA:] Bien sûr, nous avons cassé votre cruche en l'effleurant avec nos jupes. [LA MERE TANA:] Quel dommage ! Regardez-la. [DON LOLO:] La jarre neuve, quatre louis de jarre. Et où mettrai-je l'huile de l'année ? Oh, ma belle jarre ! Quel misérable envieux t'a frappée ? Quatre louis jetés à l'eau... Et c'était justement une année d'olives... Ah ! mon Dieu, que vais-je devenir ? [TARARA:] Mais non, non, regardez. [FILLICO:] On peut la raccommoder. [M PARI PÉ:] II s'en est détaché un morceau. [TARARA:] Seulement un morceau. [FILLICO:] Une cassure nette. [TARARA:] Elle était peut-être fêlée ? [DON LOLO:] Fêlée ? Je vous dis qu'elle sonnait comme une cloche... [M PARI PÉ:] C'est vrai, j'en avais fait l'épreuve. [FILLICO:] Elle redeviendra comme neuve, si vous voulez m'écouter. En la confiant à un bon raccommodeur, on ne verra même pas l'endroit de la soudure. [TARARA:] Appelez le père Dima, Dima Licasi. Il doit être par là. J'ai entendu son cri. [LA MERE TANA:] Un brave artisan et fin. Il a un mastic miraculeux qui défie même le marteau, quand il a bien pris. Cours, Nociarello : il est là tout près à l'enclos de Mosea. Va l'appeler. [DON LOLO:] Assez, assez. Je suis abasourdi. Je n'y crois pas à ses miracles. Pour moi, la jarre est perdue. [M PARI PE:] Je vous l'avais bien dit. [DON LOLO:] Qu'est-ce que tu me disais, crétin ? Si vraiment la jarre s'est cassée d'elle-même, même si je l'avais préservée dans un tabernacle, elle se serait cassée. [TARARA:] C'est juste. Ne dites pas de paroles inutiles. [DON LOLO:] II me damnera, cet imbécile. [FILLICO:] Vous verrez que tout va s'arranger avec quelques lires ! Et tout le monde sait qu'une cruche cassée dure plus longtemps qu'une cruche neuve. [DON LOLO:] Par tous les diables, j'ai les mulets sur la côte avec le fumier. Et toi, tu es là à me regarder dans le blanc des yeux. File, va jeter un coup d'œil au moins. Ah ! ma tête va éclater, le père Dima, le père Dima... C'est avec l'avocat que je devrais m'expliquer. Car si elle s'est cassée d'elle-même, elle devait bien avoir quelque défaut. Pourtant, elle sonnait, sonnait quand on l'a livrée, et, je l'ai bien crue parfaite. Je vous le dis, quatre louis jetés à l'eau. Je peux y faire une croix. [FILLICO:] Ah, le voilà... le père Dima. [TARARA:] Vous savez, il ne parle guère. [LA MERE TANA:] II parle peu. [DON LOLO:] Ah, vraiment ! Et vous n'avez pas non plus l'habitude de saluer quand vous vous présentez ? [LE PERE DIMA:] Vous avez besoin de mon travail ou de mon salut ? De mon travail, je crois. [DON LOLO:] Puisque "parler" vous coûte un tel effort, pourquoi demandez-vous cet effort à autrui ? Vous le voyez bien ce que vous avez à faire. [FELLICO:] Raccommoder cette belle jarre, père Dima, avec votre mastic. [DON LOLO:] On dit qu'il est miraculeux. C'est vous qui l'avez fabriqué ? Répondez et montrez-le. [TARARA:] Si vous le prenez sur ce ton, vous n'en obtiendrez rien. [LA MERE TANA:] II ne le montre à personne, il en est jaloux. [DON LOLO:] Et qu'est-ce que c'est ? De l'hostie consacrée ? Dites-moi au moins si vous croyez que la jarre, une fois raccommodée, sera comme avant. [LE PERE DIMA:] Comme ça, tout de suite ? Je ne crois que ce que je vois. Un peu de patience. [LA MERE TANA:] Ça doit être le mastic. [DON LOLO:] Je sens monter quelque chose de là. Tous, à peine le mouchoir défait, voyant apparaître une vieille paire de lunettes aux branches rattachées avec une ficelle, éclatent de rire. — Oh, oh, les lunettes, les lunettes. Nous croyions que c'était le mastic ! ! Bon... Le tribunal a prononcé son verdict. Mais je vous avertis que, si solide que soit votre mastic, il ne me suffira pas, il me faudra aussi des agrafes. Eh bien, que faites-vous ? [LE PERE DIMA:] Je m'en vais. [DON LOLO:] Monsieur le porc, où vous croyez-vous ? [FELLICO:] Allons, père Dima, patience. [TARARA:] Faites ce que vous demande le patron. [DON LOLO:] Voyez-moi un peu cet air de Charlemagne ! Bougre d'âne, misérable avorton, j'y mets de l'huile, moi, là-dedans ; avec cette belle cassure, du mastic seulement... je te dis que je veux des agrafes. [LE PERE DIMA:] Tous les mêmes. Quels ignorants ! Que ce soit une cruche, ou une cuvette, ou une coupe ou une petite tasse : tous, des agrafes... J'offre le meilleur dont personne ne veut profiter. Et il me faudra renoncer à faire du travail propre et dans les règles de l'art. Écoutez-moi bien. Si cette jarre ne sonne pas de nouveau comme une cloche, avec le mastic seulement... [DON LOLO:] Je vous ai dit que non. Moi, je ne peux pas m'entendre avec cet oiseau-là. A Tarara. Eh bien, mon ami, tu m'as dit qu'il parlait peu... Inutile de prêcher... Si tout le monde veut des agrafes, il y a une raison... [LE PERE DIMA:] Aucune raison, simplement l'ignorance. [LA MERE TANA:] Moi aussi — c'est peut-être par ignorance — mais je crois qu'il faut des agrafes. [TRIDUZZA:] Sûrement, cela doit mieux tenir. [LE PERE DIMA:] Mais elles font des trous, les agrafes. Ce n'est pas difficile à comprendre. [DON LOLO:] Quelle tête, bon Dieu. Plus têtu qu'un mulet. Elles font peut-être des trous les agrafes, mais je veux des agrafes. C'est moi le maître, n'est-ce pas ? [LE PERE DIMA:] Oh ! là. Attention. [DON LOLO:] Nous parlerons le travail terminé. Je n'ai pas de temps à perdre avec vous. [LE PERE DIMA:] Vous voulez me laisser seul ici. J'ai besoin que quelqu'un m'aide à tenir le morceau éclaté. La jarre est énorme. [DON LOLO:] Ah, alors ! Reste, toi. Et toi, viens avec moi. TARARA lui parle. — C'est encore heureux qu'il l'ait pris ainsi. Je ne peux y croire. J'ai eu peur de la fin du monde ce soir, mais ne vous faites pas de mauvais sang, père Dima. Il veut des agrafes, mettez-lui vingt agrafes, trente. Même plus ? Trente-cinq ? [LE PERE DIMA:] Tu la vois ma fléchette... Comme je la mène. Et frou, frou et frou ; on croirait qu'elle me troue le cœur. [TARARA:] Dites-moi ? Est-ce vrai que vous l'avez trouvée en rêvant la recette de votre mastic ? [LE PERE DIMA:] Oui, en rêvant. [TARARA:] Et qui est-ce qui vous est apparu en rêve ? [LE PERE DIMA:] Mon père. [TARARA:] Ah ! votre père. Il vous est apparu et vous a enseigné comment il fallait le fabriquer ? [LE PERE DIMA:] Mameluk ! [TARARA:] Moi ? Pourquoi ? [LE PERE DIMA:] Sais-tu qui est mon père ? [TARARA:] Qui est-ce ? [LE PERE DIMA:] Le diable qui te mangera. [TARARA. -:] Vous êtes donc le fils du diable ? [LE PERE DIMA:] Et ce que j'ai là dans mon panier : c'est la poix qui vous collera tous les uns aux autres. [TARARA:] Ah ! elle est noire ? [LE PERE DIMA:] Non, elle est blanche. C'est mon père qui m'a appris à la faire blanche. Vous reconnaîtrez son pouvoir quand vous y bouillirez dedans. Mais, là-bas, au fond elle est noire ; si tu rapproches deux doigts, tu ne peux pas les décoller, et si j'attache ton nez à ta lèvre, tu restes Abyssin pour la vie. [TARARA:] Et comment se fait-il que vous la touchiez et qu'elle ne vous fasse rien ? [LE PERE DIMA:] Sotte créature ! As-tu déjà vu les chiens mordre leurs maîtres ? Viens ici, maintenant. Tiens-moi ça. Regarde- moi ça. Est-ce que ça ressemble à un autre mastic ? Avec trois ou quatre doigtées, comme ça, tu vois. Tiens fort, moi j'entre dans la jarre. [TARARA:] Ah, du dedans ? [LE PERE DIMA:] Bien sûr, asinus. Si je dois faire des points, il faut que je les fasse de l'intérieur. Attends. Toi, maintenant, attends que je me place bien, lève le bord et applique- le, qu'il joigne bien... doucement... bravo, c'est bien. Maintenant tire tant que tu peux. Et il n'y a pas encore d'agrafes. Tu vois bien que ça ne se détache plus. Il faudrait dix paires de bœufs pour la décoller. Va-t'en le dire à ton maître. [TARARA:] Mais, père Dima, vous êtes sûr que vous pourrez en sortir maintenant de la jarre ? [LE PERE DIMA:] Et comment donc ? Je suis toujours sorti de toutes les jarres. [TARARA:] Mais celle-ci, il me semble qu'elle a une ouverture bien petite. [LE PERE DIMA:] Je ne peux plus en sortir. [TARARA:] Doucement. Attendez... De biais. [M PARI PE:] Un bras. Sortez un bras d'abord. [TARARA:] Non pas le bras. Que dites-vous ? [LE PERE DIMA:] Sacré diable ! Qu'est-ce qui m'arrive ? Je ne peux pas en sortir. [M PARI PE:] Un si gros ventre et une si petite bouche cette jarre ! [TARARA:] Ce serait bien drôle qu'après l'avoir raccommodée, vous n'en puissiez plus sortir. [LE PERE DIMA:] Ça te fait rire, toi. Bon Dieu. Aidez-moi donc à sortir de là. [M PARI PE:] Attendez. Voyons, si en la renversant... [LE PERE DIMA:] Non, surtout pas. C'est le dos qui fait obstacle. [TARARA:] En effet. Parce que vous avez une épaule un peu plus forte que l'autre. [LE PERE DIMA:] Moi ? Mais tu viens de dire que c'est la jarre qui a une ouverture trop étroite. [M PARI PE:] Et, maintenant, qu'est-ce que nous faisons ? [TARARA:] Ah ! elle est bonne, celle-là. : Fillico... La mère Tana... Triduzza... Carminette... Venez, venez tous. Le père Dima ne peut plus sortir de la jarre... [LES FEMMES ET NOCIARELLO:] Dans la jarre ? Oh ! par exemple. Et il ne peut plus en sortir. [LE PERE DIMA:] Faites-moi sortir de là. Prenez le marteau qui est dans ce panier. [M PARI PE:] Le marteau ? Vous êtes fou. Il faut que le patron le permette. [FELLICO:] Le voilà... le voilà... Il s'est muré dans la jarre de lui-même. Il ne peut plus en sortir. [DON LOLO:] De la jarre ? [LE PERE DIMA:] Au secours... Au secours... [DON LOLO:] Et quel secours puis-je vous apporter, vieil imbécile puisque vous n'avez pas pris les mesures de votre bosse, avant d'entrer. [LA MERE TANA:] Quelle histoire, pauvre père Dima ! [FILLICO:] C'est une vraie comédie. [DON LOLO:] Attendez, doucement. Essayez de sortir un bras d'abord. [M PARI PE:] C'est inutile, nous avons essayé de toutes les façons. [LE PERE DIMA:] Ah ! doucement, vous me démettez le bras. [DON LOLO:] Patience ! Essayez de... [LE PERE DIMA:] Laissez-moi... [DON LOLO:] Que voulez-vous qu'on vous fasse ? [LE PERE DIMA:] Qu'on prenne un marteau et qu'on casse la jarre. [DON LOLO:] Qu'est-ce que vous dites ? Maintenant qu'elle est raccommodée. [LE PERE DIMA:] Alors, je dois rester là-dedans ? [DON LOLO:] II faut voir d'abord ce qu'on peut faire. [LE PERE DIMA:] Que voulez-vous voir ? Moi, je veux sortir de là, par Dieu. [LES FEMMES:] II a raison. Il ne peut pas rester là-dedans. S'il n'y a pas d'autre moyen d'en sortir... [DON LOLO:] Ma tête va éclater. Du calme, du calme. C'est une aventure incroyable qui n'est jamais arrivée à personne. : Viens ici, garçon, non, plutôt toi, Fillico, cours là-bas sous le mûrier, tu trouveras l'avocat, dis-lui de venir tout de suite. : [LE PERE DIMA:] Si vous ne voulez pas la casser, je la casserai moi-même au risque de me casser la tête en même temps. Je la ferai rouler jusqu'à ce qu'elle se brise contre un arbre. Je veux en sortir. [DON LOLO:] Attendez l'avocat. C'est lui qui résoudra ce nouveau problème. En attendant je conserve tous mes droits sur la jarre et je commence par faire mon devoir. Tous témoins, vous autres, voici dix francs en récompense de votre travail. [LE PERE DIMA:] Je ne veux rien, je veux sortir. [DON LOLO:] Vous sortirez quand l'avocat vous le dira. Moi, en attendant, je vous paie. Vous trouvez qu'il y a de quoi rire ? Vous n'en souffrez pas, bien sûr. [SCIME:] Mais vous ne pré...tendez pas le garder là-dedans. Ah ! Ah ! ah... là-dedans pour ne pas perdre votre jarre ? [DON LOLO:] Je devrais alors subir le dommage et l'affront en même temps ? [SCIME:] Mais savez-vous que cela a un nom ce que vous voulez faire ? Vous voulez le séquestrer ? [DON LOLO:] Moi, je le séquestre ? Il s'est de lui-même séquestré. Est-ce ma faute ? : Qui vous force à rester là-dedans ? Sortez-en ! [LE PERE DIMA:] Essayez de m'en faire sortir, si vous en êtes capable ! [DON LOLO:] Mais ce n'est pas moi qui vous ai logé là-dedans. Vous vous y êtes logé vous- même. Sortez-en ! [SCIME:] Messieurs, voulez-vous me permettre de parler ? Le cas est double. Ecoutez-moi bien. Vous devez vous mettre d'accord. D'une part, vous, Don Lolo, vous allez tout de suite libérer le père Dima. [DON LOLO:] Et comment ? En cassant la jarre ? [SCIME:] D'autre part, vous, père Dima, vous devez répondre du dommage causé à Don Lolo en entrant dans cette jarre sans prendre garde que vous n'en pourriez plus sortir. [LE PERE DIMA:] Mais, monsieur l'Avocat, moi je n'y ai pas pris garde parce que, depuis tant d'années que je fais ce métier, des jarres j'en ai raccommodé par centaines et toujours du dedans pour fixer les agrafes comme le veut le métier. Il ne m'était jamais arrivé de n'en pas pouvoir sortir. C'est donc à lui de s'en prendre au potier qui a fourni la jarre avec une si petite ouverture. Je n'y suis pour rien. [DON LOLO:] Mais cette bosse que vous avez, c'est peut-être mon potier qui l'a fabriquée pour vous empêcher de sortir de ma jarre. Si nous faisons un litige pour la jarre à petite bouche, dès que le juge verra sa bosse, il se mettra à rire et le condamnera aux frais. [LE PERE DIMA:] Ce n'est nullement moi, puisqu'avec cette bosse, j'ai pratiqué bien des jarres et je suis entré et sorti comme par la porte de ma propre maison. [SCIME:] Ce n'est pas une raison, père Dima. Avant d'entrer, votre devoir était de prendre les mesures pour savoir si vous en pourriez sortir. [DON LOLO:] II faudra donc qu'il me paie ma jarre. [LE PERE DIMA:] Que dites-vous là ? [SCIME:] Du calme... du calme... Vous la payer comme neuve ? [DON LOLO:] Naturellement. [SCIME:] Mais elle était cassée. [LE PERE DIMA:] C'est moi qui l'ai arrangée. [DON LOLO:] Vous l'avez arrangée ? Bien, elle est comme neuve. Mais si je la casse pour que vous en sortiez, je ne pourrai plus la faire arranger et j'aurai perdu ma jarre pour toujours, monsieur l'Avocat. [SCIME:] Mais j'ai bien dit que le père Dima avait répondu pour sa part... Laissez-moi parler. [DON LOLO:] Parlez... parlez... [SCIME:] Cher père Dima : de deux choses, l'une, ou votre mastic sert à quelque chose, ou il ne sert à rien. [DON LOLO:] Vous entendez : le voilà pris au piège. Quand il commence comme cela... [SCIME:] Si votre mastic ne sert à rien, vous êtes un esbroufeur quelconque. S'il sert à quelque chose, la jarre, même comme elle est, doit garder son prix. Quel prix ? Dites-le vous-même. Faites l'expertise. [LE PERE DIMA:] Avec moi dedans ? [SCIME:] Sans plaisanterie... Telle qu'elle est. [LE PERE DIMA:] Si Don Lolo me l'avait laissé arranger avec le mastic comme je le voulais, je ne me serais pas trouvé là-dedans, parce que j'aurais pu la recoller de l'extérieur ; et alors la jarre aurait été comme neuve et elle aurait eu la même valeur qu'avant ni plus ni moins. Mais arrangée comme elle est maintenant, et trouée comme une passoire, quelle valeur voulez-vous qu'elle ait ? [DON LOLO:] Le tiers ? [SCIME:] Non, tenez-vous tranquille ! Un tiers ? Cela fait ? [DON LOLO:] Elle a été payée quatre cents francs, donc, cent trente-trois francs. [LE PERE DIMA:] Moins peut-être, mais pas plus. [SCIME:] Bien, on se fie à votre parole. Prenez cent trente-trois francs et donnez-les à Don Lolo. [LE PERE DMA:] Moi, lui donner cent trente-trois francs ? [SCIME:] Pour qu'il casse la cruche et vous fasse sortir. Vous la lui paierez le prix que vous l'avez évaluée vous-même. [DON LOLO:] C'est clair comme de l'eau de roche. [LE PERE DIMA:] Payer... moi... Folie ! Moi, je veux bien pourrir là-dedans. Tarara, trouve-moi ma pipe dans le panier. [TARARA:] Celle-ci ? [LE PERE DIMA:] Merci. Donne-moi du feu. Merci et je vous baise les mains à tous. [DON LOLO:] Et maintenant, qu'est-ce que nous faisons, s'il ne veut pas sortir ? [SCIME:] En effet, il y avait moyen d'arranger les choses quand il voulait en sortir... mais maintenant ?... [DON LOLO:] Quels sont vos projets ? Vous voulez habiter là-dedans ? [LE PERE DIMA:] J'y suis mieux que dans ma maison. Il y fait frais comme au paradis. [DON LOLO:] Avez-vous fini de rire, par la Madone ? Vous êtes tous témoins que c'est lui, maintenant, qui ne veut plus sortir pour ne pas payer ce qu'il me doit, alors que moi je suis prêt à casser la jarre. Ne pourrais-je l'assigner pour violation de domicile ? [SCIME:] Comment donc ? Vous pouvez lui envoyer l'huissier pour qu'il décampe. [DON LOLO:] II m'empêche de me servir de ma jarre... [LE PERE DIMA:] Vous vous trompez, je ne suis pas là pour mon plaisir. Faites-moi sortir et je m'en irai en dansant. Mais quant à me faire payer, n'y pensez plus. [DON LOLO:] Ah... tu ne bougeras plus ? [LE PERE DIMA:] Vous voyez quel mastic ! Et il n'y a pas d'agrafes, vous savez. [DON LOLO:] Voleur, galérien, gredin, qui a fait le mal ? Toi ou moi ? Et tu veux que je te paie ? [SCIME:] Mais non. Laissez-le donc toute la nuit là-dedans et vous verrez que, demain matin, il vous demandera lui-même de sortir. Vous alors : mes cent trente-trois francs ou rien. Allons-nous-en là-haut. Laissez-le. [LE PERE DIMA:] Ohé, Don Lolo... [SCIME:] Ne vous retournez pas. [LE PERE DIMA:] Bonne nuit, maître. J'ai là dix lires. Nous ferons la fête tous ensemble. Je veux pendre la crémaillère. Toi, Tarara, va chez Mosca et achète du vin, du pain, du poisson frit, des poissons salés : nous ferons un grand festin. Tous, applaudissant pendant que Tarara va aux commissions. — Vive le père Dima ! Vive la joie ! [FILLICO:] Avec cette belle lune. Elle vient de se lever. On dirait qu'il fait jour. [LE PERE DIMA:] Je veux la voir aussi. Transportez la jarre plus loin. Tout doucement... Ah ! qu'elle est belle ! Je la vois, je la vois : elle brille comme un soleil. Qui nous chante quelque chose ? [LA MERE TANA:] Toi, Triduzza. [TRIDUZZA:] Non. Carmen. [LE PERE DIMA:] Chantons tous ensemble. Toi, Fillico, joue de l'harmonica et vous tous chantez et dansez autour de la jarre. [DON LOLO:] Par tous les diables, où vous croyez-vous ? A la taverne ? Tenez, vieux sorcier, allez vous casser le cou... [LA MERE TANA:] Ah ! il l'a tué... [FILLICO:] Mais non, le voilà, il en sort. Il se lève, sans le moindre mal. [LE PERE DIMA:] J'ai gagné... j'ai gagné...
[MARINA:] Peut-être veux-tu une petite goutte ? [ASTROV:] Non ; je n'en bois pas tous les jours... Et aujourd'hui, on étouffe... Ma bonne, depuis combien de temps nous connaissons-nous ? [MARINA:] Dieu m'en fasse souvenir !... Tu es arrivé dans cette région... quand donc ?... Véra Pétrovna, la mère de Sonietchka, était encore vivante. De son temps, tu es venu ici pendant deux hivers ; alors c'est que douze ans se sont passés. Et peutêtre plus... ASTROV. J'ai fortement changé depuis ? Que oui ! Tu étais jeune, beau ; maintenant tu as vieilli. Et tu n'as pas la même beauté. Il faut dire aussi que tu bois. [ASTROV:] Oui... En dix ans, je suis devenu un autre homme. Et pourquoi ? Je me suis surmené, ma bonne. Du matin au soir, toujours sur pied. Je ne connais pas le repos. La nuit, j'ai peur qu'on me tire du lit pour me traîner chez un malade. Depuis tout le temps que nous nous connaissons, je n'ai pas eu un jour libre. Comment ne pas vieillir ? Et en elle-même la vie est ennuyeuse, bête, sale... Cette vie nous enlise. Autour de nous, rien que des toqués. En vivant avec eux deux ou trois ans, on le devient peu à peu, sans s'en apercevoir. Destin inévitable ! Tu vois, il m'est poussé une moustache énorme... Un monstre de moustache... Je suis devenu un toqué ! Bête, je ne le suis pas encore devenu : Dieu merci. Ma cervelle est en place. Mais mes sentiments se sont comme émoussés. Je ne veux rien, n'ai besoin de rien ; je n'aime personne... sauf toi peut-être... Dans mon enfance, j'ai eu une nounou qui te ressemblait. [MARINA:] Tu veux manger, peut-être ? [ASTROV:] Non... La troisième semaine du grand carême, je suis allé à Malitskoïé où il y avait une épidémie : le typhus exanthématique. Dans les isbas, des corps partout... Saleté, puanteur, fumée. Les veaux, pêle-mêle avec les malades. Les petits cochons de lait aussi. J'ai travaillé toute la journée, sans me reposer ni avaler une graine de pavot. Et, rentré à la maison, on ne m'a pas laissé souffler. On m'avait apporté du chemin de fer un aiguilleur ; je le mets sur la table pour l'opérer, et le voilà qui me passe sous le chloroforme. Et les sentiments, quand il ne fallait pas, s'éveillent en moi ! Ça me pèse sur la conscience, comme si je l'avais tué exprès... Je m'assieds, je ferme les yeux, et je pense à ceux qui vivront cent ans, deux cents après nous, et pour lesquels nous déblayons aujourd'hui le chemin. Ceux-là honoreront-ils notre mémoire d'un mot aimable ? Ma bonne, ils ne se souviendront pas de nous ! [MARINA:] Les hommes, non, mais Dieu s'en souviendra. [ASTROV:] Ah ! merci. Tu as bien dit cela. [VOÏNITSKI:] Un temps. Oui... ASTROV. Tu as bien dormi ? Oui... très bien. Depuis que le professeur habite ici avec sa femme, la vie a changé de cours... Je ne dors pas à mon heure ; à déjeuner et à dîner, je mange toute sorte de sauces infernales ; je bois du vin... Tout cela est malsain ! Avant on n'avait pas une minute libre ; nous travaillions, Sonia et moi, je ne te dis que ça. Maintenant Sonia est seule à travailler ; moi, je dors, je bois, je mange... Ce n'est pas bon ! [MARINA:] Le professeur se lève à midi et le samovar bout depuis le matin. Avant qu'ils n'arrivent, on dînait toujours vers une heure, comme on fait partout chez les braves gens, et, avec eux, on dîne vers sept heures. La nuit, le professeur lit et écrit, et tout à coup vers deux heures, on sonne... Imaginez cela, mes amis ? Il lui faut du thé ! Et que je te réveille les domestiques pour lui ; que j'installe le samovar. Drôle de vie ! [ASTROV:] Resteront-ils longtemps encore ? [VOÏNITSKI:] Le professeur a décidé de s'installer ici. [MARINA:] Vois, le samovar est depuis deux heures sur la table. Et ils sont allés se promener. [VOÏNITSKI:] Les voilà qui arrivent... Ne t'agite pas. [SÉRÉBRIAKOV:] Points de vue merveilleux ! Très beau, très beau ! [TÉLÉGUINE:] Remarquables, Excellence ! [SONIA:] Papa, nous irons demain à l'établissement forestier. Veux-tu ? [VOÏNITSKI:] Messieurs, allons prendre le thé ! [SÉRÉBRIAKOV:] Mes amis, ayez la bonté de m'envoyer du thé dans mon cabinet ; il faut encore que je travaille aujourd'hui. [SONIA:] L'établissement te plaira certainement. [VOÏNITSKI:] Il fait chaud, lourd, et notre grand savant a son pardessus, ses caoutchoucs, une ombrelle et des gants. [ASTROV:] C'est qu'il se soigne. [VOÏNITSKI:] Et comme elle est belle !... Comme elle est belle !... De ma vie je n'ai vu une femme si belle... TÉLÉGUINE. Que j'aille aux champs, Marina Timoféïevna, que je me promène dans un bois sombre, que je regarde cette table, je ressens une béatitude inexprimable. Le temps est magnifique, les oiseaux chantent, nous vivons tous en paix et en accord ; que nous faut-il de plus ? Je vous suis sensiblement reconnaissant ! Une femme splendide ! [ASTROV:] Raconte-nous donc quelque chose, Ivan Pétrovitch. N'y a-t-il rien de neuf ? [VOÏNITSKI:] Rien. Tout est vieux. Je suis le même que j'étais ; peut-être suis-je devenu pire, parce que je paresse, ne fais rien, et que je grogne comme un vieux barbon. Maman, ma vieille pie, parle toujours de l'émancipation des femmes. D'un oeil elle regarde la tombe, et de l'autre elle cherche dans ses livres savants l'aube d'une vie nouvelle. [ASTROV:] Et le professeur ? [VOÏNITSKI:] Le professeur reste comme toujours du matin à la nuit noire dans son cabinet de travail, et il écrit. "Concentrant notre esprit, ridant le front, nous écrivons toujours des odes ; nous les écrivons et on n'entend de louanges ni pour nous, ni pour elles2." Pauvre papier ! Le professeur ferait mieux d'écrire son autobiographie. Quel excellent sujet ! Un professeur en retraite, comprends-tu, un vieil homme sec, un cyprin savant ! La goutte, le rhumatisme, la migraine. De jalousie et d'envie, le foie hypertrophié... Le cyprin vit dans le bien de sa première femme, et y vit malgré lui parce que la vie, en ville, dépasse ses ressources... Il se plaint sans cesse de ses malheurs, bien qu'en réalité il soit extraordinairement heureux. Voyez un peu quel bonheur ! Fils d'un simple chantre, boursier, il atteint des grades universitaires et une chaire. Il devient Excellence, le gendre d'un sénateur, etc. Tout cela d'ailleurs est sans importance. Mais écoute bien ! Cet homme, depuis vingt-cinq ans, fait des cours et écrit sur l'art sans y rien comprendre. Depuis vingt-cinq ans, il remâche les idées des autres sur le réalisme, le naturalisme, et toute autre ineptie. Depuis vingt-cinq ans, il professe et écrit ce que les gens intelligents savent, et ce qui n'intéresse pas les imbéciles ; c'est-à-dire que, depuis vingt-cinq ans, il transvase du vide. Et néanmoins quelle présomption ! Il a pris sa retraite, et pas une âme vivante ne le connaît. Il est totalement ignoré. Cela veut dire que, pendant vingt-cinq ans, il a occupé la place d'un autre. Et regarde le, il marche comme un demi-dieu ! [ASTROV:] Allons, il semble que tu lui portes envie ! [VOÏNITSKI:] Oui, je l'envie ! Et quel succès auprès des femmes !... Aucun don Juan n'a connu un succès aussi complet ! pure comme ce ciel bleu, noble, magnanime, qui avait eu plus d'adorateurs que lui d'élèves, l'aimait comme seuls des anges purs peuvent aimer des êtres aussi purs et aussi beaux qu'euxmêmes !... Ma mère, son ancienne belle-mère, l'adore encore maintenant, et il lui inspire une crainte sacrée. Sa seconde femme, belle, intelligente vous n'avez fait que la voir s'est mariée avec lui quand il était déjà vieux ; elle lui a donné sa jeunesse, sa beauté, sa liberté, son éclat... Pourquoi, mon Dieu ? Pourquoi ? [ASTROV:] Elle lui est fidèle ? [VOÏNITSKI:] Hélas, oui ! [ASTROV:] Pourquoi hélas ? [VOÏNITSKI:] Parce que cette fidélité est fausse d'un bout à l'autre. Il y a en elle beaucoup de rhétorique, mais pas de logique. [TÉLÉGUINE:] Qui trompe sa femme, ou son mari, n'est pas un être fidèle. Cet être-là peut vendre sa patrie ! Permets, Vania. Ma femme, le lendemain de notre mariage, s'est sauvée de chez moi avec celui qu'elle aimait, à cause de mon apparence ingrate. Malgré cela, je n'ai pas failli à mon devoir. Je l'aime jusqu'à maintenant et lui suis fidèle. Je l'aide comme je peux et j'ai fait abandon de mon domaine pour l'instruction des petits enfants qu'elle a eus de l'homme qu'elle aimait. J'ai perdu le bonheur, mais j'ai gardé mon orgueil. Et elle ? Sa jeunesse est déjà passée ; sa beauté, sous l'influence des lois de la nature, s'est fanée ; l'homme aimé est mort... Que lui est-il resté ? elle le boit sans regarder. [SONIA:] je servirai le thé. [ASTROV:] Vous m'avez écrit qu'il était très malade, qu'il avait un rhumatisme et autre chose. Or, il est très bien portant... ELÈNA ANDRÉÏEVNA. Hier soir, il avait le spleen ; il se plaignait de douleurs dans les jambes ; et aujourd'hui, ça va bien... ASTROV. Et moi qui ai trotté trente verstes à me rompre le col ! Mais ce n'est rien ; ce n'est pas la première fois. Toutefois, je vais rester chez vous jusqu'à demain matin pour dormir au moins quantum satis. [SONIA:] Fort bien. Il est si rare que vous couchiez ici. Vous n'avez probablement pas dîné ? [ASTROV:] Non, je n'ai pas dîné. [SONIA:] Eh bien ! vous dînerez. Nous dînons maintenant vers sept heures. Ce thé est froid. [TÉLÉGUINE:] La chaleur a déjà sensiblement baissé dans le samovar. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Ça ne fait rien, Ivan Ivanovitch, nous le boirons froid. [TÉLÉGUINE:] Pardon... pas Ivan Ivanovitch, mais : Ilia Ilitch... Ilia Ilitch Téléguine, ou le Grêlé, comme certains m'appellent à cause de ma figure criblée. J'ai été jadis le parrain de Sonietchka, et Son Excellence, votre époux, me connaît fort bien... Je demeure à présent chez vous, dans ce domaine... Si vous avez daigné le remarquer, je dîne chaque jour ici. [SONIA:] Ilia Ilitch est notre aide, notre bras droit. Donnez votre tasse, mon parrain, je vous verserai encore du thé. [MARIA VASSILIEVNA:] Ah !... SONIA. Qu'avez-vous, grand-mère ? J'ai oublié de dire à Aleksandr... je perds la mémoire... que j'ai reçu aujourd'hui, de Pavel Alekséïevitch, une lettre de Kharkov... Il m'envoie sa nouvelle brochure. [ASTROV:] C'est intéressant ? [MARIA VASSILIEVNA:] Intéressant, bien qu'un peu étrange. Il réfute ce qu'il soutenait il y a sept ans. C'est affreux ! [VOÏNITSKI:] Il n'y a là rien d'affreux... Buvez votre thé, maman. [MARIA VASSILIEVNA:] Mais je veux parler ! [VOÏNITSKI:] Il y a déjà cinquante ans que nous ne faisons que parler et lire des brochures... il serait temps d'en finir. [MARIA VASSILIEVNA:] Il t'est désagréable, je ne sais pourquoi, de m'écouter quand je parle. Excuse-moi, Jean ; mais la dernière année tu as tellement changé que je ne te reconnais plus. Tu étais un homme d'opinions arrêtées, une personnalité éclairée... VOÏNITSKI. Oh ! oui, j'étais une personnalité éclairée !... Mais ma lumière n'éclairait personne. Personnalité éclairée ! On ne peut se moquer de moi d'une façon plus caustique ! Maintenant, j'ai quarante-sept ans. Tout comme vous, j'ai tâché, jusqu'à l'année passée, d'embuer mes yeux de votre scolastique pour ne pas voir la vraie vie... et je croyais bien faire. Mais à présent, si vous saviez !... Je ne dors pas les nuits, de la colère et du dépit que j'ai d'avoir si bêtement perdu mon temps, lorsque je pouvais avoir tout ce que me refuse aujourd'hui la vieillesse ! [SONIA:] Oncle Vania, c'est ennuyeux ! [MARIA VASSILIEVNA:] Mais ce ne sont pas elles qui ont tort, c'est toi. Tu oublies que les opinions, par elles-mêmes, ne sont rien, qu'elles sont lettre morte... Il fallait faire oeuvre vive. [VOÏNITSKI:] Faire oeuvre vive ? Tout le monde n'est pas capable d'être un écrivain en mouvement perpétuel comme notre herr professor ! [MARIA VASSILIEVNA:] Que veux-tu dire ? [SONIA:] oncle Vania ! je vous en supplie ! [VOÏNITSKI:] Je me tais ; je me tais, et présente mes excuses. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Quel beau temps aujourd'hui. Il ne fait pas chaud... Un silence. [VOÏNITSKI:] Par un temps pareil, il ferait bon se pendre. [MARINA:] Petits ! petits ! petits ! [SONIA:] Ma bonne, que voulaient ces moujiks ? [MARINA:] Toujours la même chose, toujours à propos de la friche. Petits, petits, petits ! [SONIA:] Qui appelles-tu ? [MARINA:] La bigarrée s'est échappée avec ses poussins... Les corbeaux pourraient les emporter... Elle sort. Téléguine joue une polka : tous écoutent en silence. [L’OUVRIER. – M:] le docteur est-il ici ? Veuillez nous suivre, Mikhaïl Lvovitch. On est venu vous chercher. [ASTROV:] Pour aller où ? [L’OUVRIER. – À:] la fabrique. [ASTROV:] Que faire ?... Il faut y aller ! C'est ennuyeux, le diable l'étrangle ! [SONIA:] Vraiment, comme c'est ennuyeux !... En sortant de la fabrique, venez dîner. [ASTROV:] Non, il sera déjà tard. Quand donc serai-je tranquille ?... Où donc ?... Voilà ce qu'il faut que tu fasses, mon bon ; apporte-moi un verre d'eau-de-vie. Quand donc serai-je tranquille ?... Où donc ?... Il y a, dans une pièce d'Ostrovski, un homme qui a de grandes moustaches et de petites facultés... Eh bien, cet homme, c'est moi ! J'ai l'honneur, mesdames et messieurs... Si vous venez me voir, un jour, chez moi, avec Sofia Aleksandrovna, j'en serai sincèrement heureux. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] On m'a dit, en effet, que vous aimiez beaucoup les bois. Assurément cela peut être d'une grande utilité, mais cela ne nuit-il pas à votre véritable vocation ? Vous êtes docteur ? [ASTROV:] Dieu sait seul quelle est notre véritable vocation. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Cela vous intéresse vraiment ? [ASTROV:] Oui, c'est intéressant. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] vous devez avoir trente-six ou trente-sept ans... et il est probable que ce n'est pas aussi intéressant que vous le dites. Toujours les bois, les bois ! J'imagine que c'est monotone. [SONIA:] Non, c'est absolument passionnant. Mikhaïl Lvovitch replante chaque année, et on lui a déjà envoyé une médaille de bronze et un diplôme. Il se met en quatre pour que l'on ne détruise pas les vieux arbres. Si vous l'écoutez, vous serez tout à fait de son avis. Il dit que les bois ornent la terre, apprennent à l'homme à comprendre le beau, et lui inspirent une humeur élevée. Les forêts adoucissent la rigueur du climat. [VOÏNITSKI:] bravo ! Tout cela est charmant, mais pas convaincant. Aussi, mon ami, permets-moi de chauffer mes cheminées au bois et de construire mes hangars en bois. [ASTROV:] Tu peux chauffer tes cheminées avec de la tourbe et construire tes hangars en pierre. Enfin, coupe les bois par nécessité ; mais pourquoi les détruire ? Les forêts russes craquent sous la hache. Des milliards d'arbres périssent. On détruit les retraites des bêtes et des oiseaux. Les rivières ont moins d'eau et se dessèchent. De magnifiques paysages disparaissent sans retour. Tout cela parce que l'homme paresseux n'a pas le courage de se baisser pour tirer de la terre son chauffage. N'est-ce pas, madame ? Il faut être un barbare insensé pour brûler cette beauté dans sa cheminée, détruire ce que nous ne pouvons pas créer. L'homme est doué de raison et de force créatrice pour augmenter ce qui lui est donné, mais, jusqu'à présent, il n'a pas créé ; il a détruit. Il y a de moins en moins de forêts. Le gibier a disparu. Le climat est gâté, et chaque jour la terre devient de plus en plus pauvre et laide. À Voïnitski. Voilà que tu me regardes ironiquement, et tout ce que je dis ne te semble pas sérieux. Et... tiens... c'est peut-être une manie, mais quand je passe devant des forêts de paysans que j'ai sauvées de l'abattage, ou quand j'entends bruire un jeune bois que j'ai planté de mes mains, j'ai conscience que le climat est un peu en mon pouvoir, et que si, dans mille ans, l'homme est heureux, j'en serai un peu cause. Quand j'ai planté un bouleau et le vois verdir et se balancer au vent, mon âme s'emplit d'orgueil, et... Tout de même, il est temps de m'en aller... Tout cela, au bout du compte, est probablement une manie... J'ai bien l'honneur de vous saluer. [SONIA:] lui prend le bras et l'accompagne. Quand reviendrez- vous ? [ASTROV:] Je ne sais. [SONIA:] Dans un mois ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Ivan Pétrovitch, vous vous êtes conduit d'une façon impossible. Fallait-il donc énerver Maria Vassilievna en parlant du mouvement perpétuel ? Et aujourd'hui, à déjeuner, vous avez encore discuté avec Aleksandr... Comme c'est mesquin ! [VOÏNITSKI:] Mais si je le déteste ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Il n'y a pas de quoi détester Aleksandr. Il est comme tout le monde. Il n'est pas pire que vous. [VOÏNITSKI:] Si vous pouviez voir votre figure, vos mouvements... la paresse que vous avez à vivre... Ah ! quelle paresse ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Ah ! la paresse, l'ennui ! Tout le monde dit du mal de mon mari. Tous me regardent avec pitié. La malheureuse, elle a un vieux mari ! Cette compassion, oh ! comme je la comprends ! Voilà, comme vient de le dire Astrov, vous détruisez tous, inconsciemment, les bois, et bientôt il ne restera plus rien sur la terre... De même, aussi inconsciemment, vous détruisez l'homme. Et bientôt, grâce à vous, il n'y aura plus sur terre ni fidélité, ni pureté, ni possibilité de se sacrifier... Pourquoi ne pouvez-vous regarder une femme froidement, si elle n'est pas la vôtre ? Parce que ce docteur a raison -, en vous tous habite le génie de la destruction... Vous n'avez pitié ni des bois, ni des oiseaux, ni des femmes, ni d'autrui. [VOÏNITSKI:] Je n'aime pas cette philosophie-là. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Ce docteur a une figure fatiguée, nerveuse ; une figure intéressante. Il plaît évidemment à Sonia. Elle est amoureuse de lui, et je la comprends. Il est venu trois fois déjà depuis que je suis ici, mais je suis timide et ne lui ai jamais parlé comme il faudrait ; je ne l'ai pas apprivoisé ; il a cru que j'étais méchante. Nous ne sommes probablement, vous et moi, Ivan Pétrovitch, si amis ensemble, que parce que nous sommes tous les deux des gens ennuyeux et ennuyés. Oui, je dis bien !... Ne me regardez pas ainsi ; je n'aime pas cela. [VOÏNITSKI:] Puis-je vous regarder autrement, quand je vous aime ? Vous êtes mon bonheur, ma vie, ma jeunesse ! Je sais que mes chances d'être aimé sont minimes, égales à zéro. Mais je n'ai besoin de rien. Permettez-moi, seulement, de vous regarder, d'entendre votre voix... ELÈNA ANDRÉÏEVNA. Doucement, on peut nous entendre ! Et cela seul sera pour moi un bonheur immense... ELÈNA ANDRÉÏEVNA. C'est accablant !... Tous deux entrent dans la maison. Téléguine pince les cordes de sa guitare et joue une polka. Maria Vassilievna inscrit quelque chose sur les marges de sa brochure.
[SÉRÉBRIAKOV:] Sonia, c'est toi ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] C'est moi. [SÉRÉBRIAKOV:] Toi, Lénotchka... Je sens une douleur insupportable. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Ton plaid a glissé sur le sol. Aleksandr, je vais fermer la fenêtre. [SÉRÉBRIAKOV:] Non, j'étouffe... J'ai fermé l'oeil un instant et rêvé que ma jambe gauche n'était pas à moi. Je me suis réveillé avec une atroce souffrance. Ce n'est pas la goutte, c'est du rhumatisme. Quelle heure est-il maintenant ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Minuit vingt. [SÉRÉBRIAKOV:] Cherche-moi, demain matin, dans la bibliothèque, les oeuvres de Batiouchkov. Il semble que nous les avons. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Quoi ? [SÉRÉBRIAKOV:] Cherche-moi ce matin Batiouchkov ; nous l'avions. Pourquoi ai-je tant de peine à respirer ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Tu es fatigué. Voilà deux nuits que tu ne dors pas. [SÉRÉBRIAKOV:] On dit que la goutte donna à Tourguéniev une angine de poitrine. Je crains d'en avoir aussi. Maudite, exécrable vieillesse ! Que le diable l'emporte ! Quand je suis devenu vieux, je me suis dégoûté de moi-même. Et pour vous tous, ce doit être dégoûtant de me voir. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Tu parles de ta vieillesse comme si nous en étions cause. [SÉRÉBRIAKOV:] Je te dégoûte, toi la première. Tu as certainement raison. Je ne suis pas bête et je comprends. Tu es jeune, bien portante, belle ; tu veux vivre. Et moi je suis un vieillard, presque un cadavre. Bah ! est-ce que je ne comprends pas cela ? Évidemment, il est stupide que je sois encore en vie. Mais attendez ! Bientôt je vous débarrasserai tous. Je n'ai plus longtemps à traîner. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Je suis à bout de forces... Pour l'amour de Dieu, tais-toi ! [SÉRÉBRIAKOV:] Il se fait que, grâce à moi, tout le monde est à bout ; tout le monde s'ennuie, perd sa jeunesse. Moi seul goûte la vie et suis content. Mais oui, certainement ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Tais-toi ! Tu me martyrises ! [SÉRÉBRIAKOV:] Je martyrise tout le monde. Évidemment ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Dis-moi ce dont tu as besoin ? [SÉRÉBRIAKOV:] Je n'ai besoin de rien. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Alors tais-toi, je t'en prie. [SÉRÉBRIAKOV:] C'est drôle. Qu'Ivan Ivanovitch parle, ou cette vieille idiote de Maria Vassilievna, tous écoutent ; mais que je dise seulement un mot, tous commencent à se sentir malheureux. Ma voix même est désagréable. Enfin, admettons que je sois dégoûtant, égoïste ; que je sois un despote : se peut-il que, même dans ma vieillesse, je n'aie aucun droit à l'égoïsme ? Est-il possible que je ne l'aie pas mérité ? Est-il possible, je le demande, que je n'aie pas droit à une vieillesse tranquille, à l'attention des gens ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Personne ne conteste tes droits. Le vent s'est levé, je vais fermer la fenêtre. Il va pleuvoir. Personne ne conteste tes droits ! [SÉRÉBRIAKOV:] Toute sa vie travailler pour la science, s'habituer à son cabinet, à son auditoire, à ses estimés collègues, et, tout à coup, sans rime ni raison, se trouver dans ce tombeau ! Voir chaque jour des gens stupides ! Écouter des conversations puériles ! Je veux vivre ; j'aime le succès ; j'aime la notoriété, le bruit ; ici, on est comme en relégation. À toute minute, avoir le regret du passé ; suivre le succès des autres ; craindre la mort... Et ici encore, on ne veut pas me pardonner ma vieillesse !... ELÈNA ANDRÉÏEVNA. Attends, patiente ; dans cinq ou six ans, je serai vieille, moi aussi. [SONIA:] Papa, tu envoies chercher le docteur Astrov, et, quand il est ici, tu refuses de le recevoir. Ce n'est pas délicat. C'est déranger quelqu'un pour rien... SÉRÉBRIAKOV. À quoi me sert ton Astrov ? Il s'entend à la médecine comme moi à l'astronomie. Faut-il faire venir pour ta goutte toute une faculté de médecine ? [SÉRÉBRIAKOV:] Avec cet extravagant, je ne veux même pas parler. [SONIA. – À:] ton gré. Peu m'importe. [SÉRÉBRIAKOV:] Quelle heure est-il ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Près d'une heure. [SÉRÉBRIAKOV:] J'étouffe... Sonia, donne-moi les gouttes qui sont sur la table. [SONIA:] Tout de suite. [SÉRÉBRIAKOV:] Mais pas celles-là ! On ne peut rien demander ! [SONIA:] Je t'en prie, papa, ne sois pas capricieux. Peut-être cela plaît-il à certains ; mais épargne-moi cela ; fais-moi ce plaisir. Je n'aime pas cela. Et je n'ai pas le temps. Je dois me lever de bonne heure demain ; c'est la fenaison. [VOÏNITSKI:] Un orage se prépare. Voilà !... Hélène et Sonia, allez vous coucher. Je viens vous remplacer. [SÉRÉBRIAKOV:] ne me laissez pas avec lui ! Non ; il va me rompre la tête. [VOÏNITSKI:] Mais il faut leur donner du repos. C'est la seconde nuit qu'elles ne dorment pas. [SÉRÉBRIAKOV:] Qu'elles aillent se coucher, mais toi aussi, va-t'en. Je t'en supplie ; au nom de notre amitié passée, ne proteste pas. Nous causerons plus tard. [VOÏNITSKI:] Passée... SONIA. Tais-toi, oncle Vania. [SÉRÉBRIAKOV:] Ma chère, ne me laisse pas seul avec lui ! Il va me rompre la tête. [VOÏNITSKI:] Cela devient même drôle. [SONIA:] Tu devrais te coucher, ma bonne. Il est tard. [MARINA:] Le samovar est toujours sur la table. Il n'y a plus à se coucher maintenant. [SÉRÉBRIAKOV:] Personne ne dort ; ils n'en peuvent plus. Moi seul nage dans le bonheur... MARINA, elle s'approche de Sérébriakov, tendrement. Eh quoi, petit père ? Tu souffres ? Moi aussi, mes jambes me lancent ; elles me lancent. C'est une vieille maladie ici... Feu Véra Pétrovna, la mère de Sonietchka, ne dormait pas, parfois des nuits durant ; elle en était accablée... Elle vous aimait tant... Les vieux sont comme les petits ; ils veulent que quelqu'un les plaigne ; mais personne ne les plaint, les vieux. Viens au lit, petit père... Viens, ma petite lumière... Je te donnerai du tilleul. Je réchaufferai tes petits pieds... Je prierai Dieu pour toi. [MARINA:] Moi aussi, j'ai les jambes qui me lancent. Véra Pétrovna, jadis, en était accablée. Elle pleurait, tout le temps... Toi, Sonietchka, tu étais petite alors, tu ne comprenais pas... Viens, petit père, viens... Sérébriakov, Sonia et Marina sortent. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Je suis épuisée. Je tiens à peine debout. [VOÏNITSKI:] Vous êtes épuisée de lui ; et moi, je le suis de moi-même. Voilà la troisième nuit que je ne dors pas. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Il y a un mauvais sort dans cette maison. Votre mère, hormis ses brochures et le professeur, déteste tout au monde. Le professeur est irrité, il ne se fie pas à moi, a peur de vous ; Sonia se fâche contre son père, contre moi, et ne me parle pas depuis deux semaines. Vous haïssez mon mari, et méprisez ouvertement votre mère. Je suis agacée, et j'ai été prête à pleurer aujourd'hui, vingt fois. Il y a un mauvais sort dans cette maison. [VOÏNITSKI:] Ne faisons pas de philosophie ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Ivan Pétrovitch, vous êtes instruit, intelligent ; vous devriez, il semble, comprendre que ce qui perd le monde, ce ne sont pas les criminels ou les incendies, mais la haine, l'inimitié, les menus désagréments de chaque jour. Votre rôle serait de concilier tout le monde et de ne pas grogner. [VOÏNITSKI:] Réconciliez-moi d'abord avec moi-même ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Laissez-moi. Allez-vous-en ! [VOÏNITSKI:] La pluie cessera à l'instant et tout, dans la nature, sera rafraîchi et respirera ; moi seul, l'orage ne me rafraîchira pas. Nuit et jour, comme un lutin, l'idée me poursuit que ma vie est perdue sans retour : plus de passé ; il est bêtement consumé en niaiseries ; et le présent est horrible, inepte. Voilà ma vie et mon amour !... Où les caser ? que puis-je en faire ? Mon sentiment se perd inutilement, comme un rayon de soleil dans un trou, et moi-même, je me perds. [ELÈNA ANDRÉIEVNA:] Quand vous me parlez de votre amour, je deviens stupide et ne sais que dire. Pardon, je ne puis rien vous dire. Bonne nuit.
[VOÏNITSKI:] Le herr professor a émis le désir que nous nous réunissions tous aujourd'hui dans ce salon, vers une heure. Une heure moins le quart. Il veut communiquer quelque chose à l'univers. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Une affaire, probablement. [VOÏNITSKI:] Il n'a aucune affaire. Il écrit des bêtises, grogne, est jaloux, et rien de plus. Bien... Pardon... Admirez-la. Elle marche et se berce par paresse. C'est très gentil ! Très ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Vous bourdonnez toute la journée ; comment cela ne vous ennuie-t-il pas ? Je meurs d'ennui ; je ne sais que faire. [SONIA:] Les travaux manquent-ils ? Si tu voulais seulement. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Par exemple ? [SONIA:] Occupe-toi du domaine, instruis les gens, soigneles. l'oncle Vania et moi, vendre la farine au marché. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Je ne sais pas faire cela ; et ce n'est pas intéressant. Ce n'est que dans les romans à idées que l'on soigne les moujiks ; et comment, tout d'un coup, sans rime ni raison, irais-je le faire ? [SONIA:] Et moi, je ne comprends pas que l'on n'aille pas les instruire. Prends ton temps ; tu t'habitueras, toi aussi. Ne t'ennuie pas, ma chère âme ! Tu t'ennuies et ne trouves pas ton emploi. Or l'ennui et l'oisiveté sont contagieux. moi, j'ai quitté tous mes travaux et suis accourue vers toi pour causer ; je me suis laissée gagner à la paresse ; je ne peux plus travailler. Le docteur Mikhaïl Lvovitch venait autrefois très rarement chez nous, à peine une fois par mois ; il était difficile de le décider ; à présent, il vient tous les jours. Lui aussi a abandonné ses travaux et sa médecine ; tu dois être une ensorceleuse. [VOÏNITSKI:] Pourquoi languir ? Allons, ma chère, beau luxe que vous êtes, soyez sensée ! Dans vos veines coule du sang d'ondine : soyez donc ondine. Donnez-vous la liberté, au moins une fois dans votre vie ! Devenez, au plus vite, amoureuse jusqu'aux oreilles d'un ondin quelconque, et piquez une tête dans le torrent pour que herr professor et nous tous en levions les bras au ciel ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Comme c'est cruel !... Elle veut sortir. [VOÏNITSKI:] Mes excuses. Faisons la paix. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Un ange n'y tiendrait pas, avouez-le. [VOÏNITSKI:] En signe de paix et d'entente, je vais vous apporter un bouquet de roses. Je l'ai fait pour vous, ce matin... Des roses d'automne, charmantes et tristes. [SONIA:] Des roses d'automne, charmantes et tristes... Toutes les deux regardent par la fenêtre. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Déjà septembre ! Comment passerons- nous l'hiver ici ? Où est le docteur ? [SONIA:] Dans la chambre d'oncle Vania ; il écrit quelque chose. Je suis contente que mon oncle soit sorti ; j'ai besoin de causer avec toi. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] De quoi donc ? [SONIA:] De quoi ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Allons, assez, assez !... Elle lui lisse les cheveux. [SONIA:] Je ne suis pas jolie. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Tu as de beaux cheveux. [SONIA:] Non ! Non ; quand une femme n'est pas jolie, on lui dit : Vous avez de beaux yeux ; vous avez de beaux cheveux..." Il y a déjà six ans que je l'aime ; je l'aime plus que ma mère. Je l'entends à chaque minute ; je garde l'impression de sa poignée de main, et je regarde la porte : il me semble toujours qu'il va entrer. Et tu vois, je viens toujours te parler de lui. Il vient maintenant ici chaque jour ; mais il ne me regarde pas ; il ne me voit pas... C'est si douloureux ! Je n'ai plus aucun espoir, aucun ! Oh ! mon Dieu, donne-moi de la force... J'ai prié toute la nuit... Je m'approche souvent de lui ; je lui parle ; je le regarde dans les yeux... Je n'ai plus d'orgueil ; je n'ai plus la force de me diriger... Je n'ai pas pu me retenir ; j'ai avoué à oncle Vania que j'aime... Et tous les domestiques savent que je l'aime... Tous ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Et lui ? [SONIA:] Il ne me remarque pas. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Sais-tu ? Permets-moi de lui parler... Prudemment, par allusion... Vraiment, faut-il rester indéfiniment dans l'ignorance ?... Tu permets ? C'est très bien. Il n'est pas difficile de savoir s'il aime ou s'il n'aime pas. Ne te trouble pas, chérie ; ne t'inquiète pas. Je l'interrogerai prudemment, sans qu'il s'en aperçoive. Il faut seulement savoir : oui ou non. Si c'est non, il ne faut plus qu'il revienne ici ; est-ce cela ? Mieux vaut ne pas se voir... Nous n'allons pas laisser traîner cela. Nous allons l'interroger à l'instant. Il voulait me montrer je ne sais quelles cartes. Va lui dire que je veux le voir. Mais sans doute. La vérité, quelle qu'elle soit, est moins terrible que l'ignorance. Fie-toi à moi, chérie. [SONIA:] Oui, oui... Je vais lui dire que tu veux voir ses cartes... Non, il vaut mieux ne pas savoir... On garde tout de même un espoir... ELÈNA ANDRÉÏEVNA. Que dis-tu ? Rien... Elle sort. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Il n'est pas amoureux d'elle, c'est clair. Mais pourquoi ne l'épouserait-il pas ? Elle n'est pas belle, mais pour un médecin de campagne, à son âge, ce serait une femme excellente. Elle est intelligente, bonne, pure... Mais ce n'est pas de cela qu'il retourne... Je comprends cette pauvre fille... Au milieu d'un ennui désespérant, lorsque, au lieu de gens, ne passent autour de nous que des taches grises ; quand on entend des trivialités ; quand on ne sait que boire, manger et dormir ; il vient parfois, lui, beau, intéressant, entraînant, ne ressemblant pas aux autres, comme au milieu des ténèbres la lune claire... Être sous le charme d'un tel homme, s'oublier... Je crois que moi-même, j'ai un peu subi l'attrait... Oui, sans lui, je m'ennuie ; je souris quand je pense à lui... Cet oncle Vania dit qu'il doit couler dans mes veines du sang d'ondine. "Donnez-vous la liberté au moins une fois dans votre vie ! " Eh bien ? Peut-être le faut-il ainsi. Je m'envolerai, oiseau libre, de chez vous tous, loin de vos figures endormies, de vos conversations ; j'oublierai que vous existez... Mais je suis lâche, timide... Ma conscience me tourmente... Il vient chaque jour ici. Je devine pourquoi il vient, et je me sens déjà coupable. Je suis prête à tomber à genoux devant Sonia, à m'excuser, à pleurer... ASTROV, il entre avec une carte roulée. Bonjour ! Vous vouliez voir mes peintures ? Hier, vous m'avez promis de me montrer vos travaux... Êtes-vous libre ? [ASTROV:] Oh ! certainement. Où êtes-vous née ? Et où avez-vous fait vos études ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Au Conservatoire. [ASTROV:] Alors cela ne vous intéressera pas ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Pourquoi ? Je ne connais pas, il est vrai, la campagne ; mais j'ai beaucoup lu. [ASTROV:] Ici, j'ai une table à moi... dans la chambre d'Ivan Pétrovitch. Quand je suis complètement harassé, jusqu'à entière hébétude, je quitte tout et m'y réfugie. Et je m'amuse une ou deux heures avec cette machine. Ivan Pétrovitch et Sofia Aleksandrovna s'occupent à leurs comptes au boulier, et je reste à côté d'eux, à ma table ; je barbouille. Il fait chaud, et je suis tranquille. Le grillon crie. Mais je ne m'offre ce plaisir que rarement, une fois par mois. Maintenant, regardez ceci. C'est le tableau de notre district il y a cinquante ans. Le vert foncé et le vert clair indiquent les forêts. La moitié de toute la superficie était alors occupée par les forêts. Où vous voyez, sur le vert, une hachure rouge, là vivaient des élans, des chèvres. Je montre ici la flore et la faune... Sur ce lac, s'ébattaient des cygnes, des oies, des canards, et, comme disent les anciens, il y avait profusion de toute sorte d'oiseaux. On n'en voyait pas la fin. Ils volaient par nuées. Outre les hameaux et les villages, vous voyez, éparpillés çà et là, de petites fermes, des ermitages de Vieux-Croyants, des moulins à eau. Il y avait beaucoup de bêtes à cornes et de chevaux. Cela est marqué en bleu. il y avait des haras entiers de chevaux ; chaque isba avait trois chevaux. Maintenant, voyons plus bas, ce qui existait il y a vingt-cinq ans. Il n'y a déjà qu'un tiers de la superficie occupée par les bois. Il n'y a plus de chèvres, mais il y a encore des élans. Les couleurs vertes et blanches sont plus pâles, et ainsi de suite, ainsi de suite. Arrivons à la troisième partie. Tableau du district au temps présent. Il y a de la couleur verte çà et là ; mais non plus d'un tenant ; ce sont des taches. Les élans, les cygnes et les coqs de bruyère ont disparu. Des hameaux anciens, des fermes, des ermitages, des moulins, plus trace. C'est, en somme, le tableau d'une dégénérescence progressive et certaine, à laquelle il faut encore dix ou quinze ans pour être complète. Vous direz qu'il y a ici l'influence de la culture ; que la vie ancienne devait naturellement céder à la vie nouvelle ; oui, je comprends. Si, à la place de ces forêts détruites, passaient une route, des chemins de fer ; s'il y avait des usines, des fabriques, des écoles, les gens seraient mieux portants, plus riches, plus intelligents ; mais il n'y a rien de semblable. Il y a, dans ce district, les mêmes marais, les mêmes moustiques ; pas de chemins. La pauvreté, le typhus, la diphtérie, les incendies. Nous avons affaire ici à une dégénérescence causée par une lutte intense pour la vie. Dégénérescence due au croupissement, à l'ignorance, au manque absolu de conscience, à ce moment où l'homme, transi, affamé, malade, pour sauver ses restes de vie, pour conserver ses enfants, se jette instinctivement sur ce qui peut apaiser sa faim, le réchauffer, et où il détruit tout, sans penser au lendemain... Presque tout est déjà détruit, mais, en revanche, rien n'est encore créé. Je vois à votre figure que cela ne vous intéresse pas. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Mais je comprends si peu tout cela... ASTROV. Il n'y a rien à comprendre. Ça ne vous intéresse pas, voilà tout ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA. – À:] franchement parler, mes idées sont ailleurs. Pardonnez-moi. J'ai besoin de vous faire subir un petit interrogatoire et je suis émue. Je ne sais par où commencer. [ASTROV:] Un interrogatoire ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Oui, mais... assez innocent. Asseyons- nous. Cela concerne une jeune personne. Nous allons parler comme d'honnêtes gens, comme des amis, sans ambages. Causons et oublions de quoi il était question... Voulez-vous ? [ASTROV:] Oui. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Il s'agit de ma belle-fille, Sonia. Vous plaît-elle ? [ASTROV:] Oui, je l'estime. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Vous plairait-elle comme femme ? Encore deux ou trois mots, et c'est fini. Vous n'avez rien remarqué ? [ASTROV:] Rien. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] vous ne l'aimez pas, je le vois à vos yeux... Elle souffre. Comprenez cela, et... cessez de venir ici. [ASTROV:] Et je n'ai pas le temps de songer à cela... Quand le pourrais-je ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Quelle conversation désagréable ! Je suis lasse comme si je traînais un poids énorme. Allons, Dieu merci, c'est fini ! Oublions cela, comme si nous n'en avions pas parlé, et... partez. Vous êtes un homme intelligent ; vous comprendrez... J'en suis toute rouge. [ASTROV:] Si vous m'aviez parlé il y a deux mois, j'y aurais peut-être réfléchi, mais maintenant... Mais, si elle souffre, alors, certes !... Cependant, je ne comprends pas pourquoi vous aviez besoin de cet interrogatoire ? Vous êtes rusée ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Que voulez-vous dire ? [ASTROV:] Supposons que Sonia souffre ; je l'admets volontiers ; mais pourquoi cet interrogatoire ? Permettez, ne faites pas une figure étonnée ; vous savez parfaitement pourquoi je viens ici chaque jour... Pourquoi et pour qui je viens, vous le savez parfaitement ! Cher petit fauve, ne me regardez pas comme cela ; je suis un vieux moineau. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Je ne comprends rien. [ASTROV:] Beau putois duveté... il vous faut des victimes ! Voilà un mois que je ne fais rien, que j'ai tout abandonné ; je vous cherche avidement et cela vous plaît beaucoup, beaucoup... Eh bien, quoi ? Je suis vaincu ; vous le saviez sans interrogatoire. Je me rends ; allez, dévorez-moi ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Vous êtes fou ! [ASTROV:] ELÈNA ANDRÉÏEVNA. Je suis meilleure et plus élevée que vous ne pensez ! Je vous le jure ! Il la prend par la main en regardant autour de lui. Où nous reverrons-nous ? Dites vite, où ? Quelle femme merveilleuse, magnifique !... Un baiser... Je veux baiser vos cheveux odorants... ELÈNA ANDRÉÏEVNA. Je vous jure... ASTROV, l'empêchant de parler. Pourquoi jurer ? Il ne faut pas de mots inutiles... Oh ! qu'elle est belle ! Quelles mains ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Mais assez, à la fin !... Allez-vous- en ! Vous vous oubliez. [ASTROV:] Dites-moi où nous nous verrons demain ? Tu le vois, c'est inévitable ; il faut que nous nous retrouvions. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] laissez-moi... Non ! [ASTROV:] vers deux heures... Oui ? Oui ? Tu viendras ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] C'est affreux ! [VOÏNITSKI:] Ne vous dérangez pas.
[TÉLÉGUINE:] Plus vite, Marina Timoféïevna, on va m'appeler tout de suite pour les adieux. On a déjà dit de faire avancer les chevaux. Ils partent pour Kharkov. Ils s'y installeront. [MARINA:] Et ça vaut mieux. [TÉLÉGUINE:] Ils ont pris peur... Elèna Andréïevna a dit : Je ne veux pas vivre une heure ici... Partons, partons... Nous resterons à Kharkov ; nous nous y organiserons et enverrons prendre nos effets." Ils partent à la légère. C'est donc que leur destin, Marina Timoféïevna, n'est pas de vivre ici. Prédestination fatale ! [MARINA:] Et ça vaut mieux ! Tout à l'heure ils ont fait du bruit, un coup de feu, c'est une honte ! Je voudrais que mes yeux n'aient pas vu ça. Nous allons vivre comme autrefois. Le matin, le thé vers huit heures ; vers une heure, le dîner. Le soir on s'assoira pour souper. Tout sera en ordre comme chez les gens, à la façon chrétienne. Il y a longtemps, malheureuse que je suis, que je n'ai pas mangé des nouilles faites à la maison... TÉLÉGUINE. Oui, il y a longtemps qu'on n'a pas fait de nouilles chez nous. Ce matin je suis passé, Marina Timoféïevna, par le village, et l'épicier m'a crié : "Eh ! piqueassiette ! " Et ça m'a été bien dur. N'y fais pas attention, petit père. Nous sommes tous les pique-assiette de Dieu. Ni toi, ni Sonia, ni Ivan Petrovitch, personne ne reste à ne rien faire. Tous travaillent ! Tous ! Où est Sonia ? [TÉLÉGUINE:] Elle est au jardin. Le docteur et elle cherchent Ivan Pétrovitch. Ils ont peur qu'il n'attente à ses jours. [MARINA:] Où est son pistolet ? [VOÏNITSKI:] Laisse-moi ! Allez- vous-en d'ici ; laissez-moi seul une heure seulement ! Je n'aime pas les tutelles. [TÉLÉGUINE:] Tout de suite, Vania. [MARINA:] Le jars fait go-go-go ! [VOÏNITSKI:] Laisse-moi ! [ASTROV:] Avec grand plaisir. Il y a longtemps que je dois partir, mais, je te le répète, je ne partirai que quand tu m'auras rendu ce que tu m'as pris. [VOÏNITSKI:] Je ne t'ai rien pris. [ASTROV:] Je te le dis sérieusement : ne me retarde pas. Il est grand temps que je parte. Oui ? Eh bien ! j'attendrai un peu, mais après, excuse-moi, il faudra recourir à la force ; nous te ligoterons, et nous te fouillerons ; je dis cela tout à fait sérieusement. [VOÏNITSKI:] Comme vous voudrez. Être si imbécile ! Tirer deux fois et ne pas toucher une seule ! Je ne me pardonnerai jamais cela ! [ASTROV:] Si tu avais envie de tirer, tu aurais mieux fait de te loger une balle dans le front. [VOÏNITSKI:] J'ai fait une tentative de meurtre, et on ne m'arrête pas ; on ne me livre pas à la justice. C'est donc que l'on me regarde comme fou. Je suis fou, et ceux-là ne le sont pas qui cachent sous le masque d'un professeur, d'un mage érudit, leur incapacité, leur stupidité, leur manque de coeur révoltants ! Ne sont pas folles celles qui se marient avec des vieillards et qui les trompent aux yeux de tous. J'ai vu comme tu l'as embrassée. [ASTROV:] Oui, je l'ai embrassée, et voilà pour toi. [VOÏNITSKI:] ASTROV. Ce que tu dis est bête. Eh bien, puisque je suis fou, j'ai le droit de dire des sottises. [ASTROV:] Vieille plaisanterie. Tu n'es pas fou, tu n'es qu'un original. Un fou à marotte ! Avant, je regardais, moi aussi, tout original comme un malade, un être anormal, mais, maintenant, je suis d'avis que l'état normal de l'homme est d'être un original. Tu es complètement normal. [VOÏNITSKI:] J'ai quarante-sept ans. Si, admettons, je vis jusqu'à soixante ans, il me reste treize années à vivre... C'est long ! Comment vivrai-je ces treize années ? Que faire ? Avec quoi les remplir ? Oh ! comprends... Comprends ! Si l'on pouvait vivre le reste de ses jours autrement. Se réveiller par un clair et calme matin, et sentir que l'on recommence à vivre, que tout le passé est oublié, dissipé, comme de la fumée. Commencer une vie nouvelle... Dis-moi comment il faut commencer... par quoi ? [ASTROV:] De quelle vie nouvelle parles-tu ? Notre position, à toi et à moi, est désespérée. [VOÏNITSKI:] Oui ? [ASTROV:] J'en suis convaincu. [VOÏNITSKI:] Donne-moi quelque chose... Ça me brûle, ici. [ASTROV:] Se radoucissant. Ceux qui vivront dans cent, deux cents ans d'ici, et qui nous mépriseront pour avoir si bêtement et si laidement vécu, ceux-là trouveront peut-être le moyen d'être heureux. Mais nous... Nous n'avons, toi et moi, qu'une espérance. L'espérance que quand nous dormirons dans nos cercueils, des visions agréables nous visiteront, peut-être... Oui, frère. Il n'y avait dans ce district que deux hommes honnêtes, intelligents, toi et moi. nous a enlisés. De ses émanations putrides elle a empoisonné notre sang, et nous sommes devenus de plats personnages, comme tous les autres. Mais ne me conte pas de balivernes tout de même. Rends-moi ce que tu m'as pris. Tu as pris dans ma trousse de voyage un flacon de morphine. Écoute, si tu veux coûte que coûte en finir avec la vie, va dans la forêt et tue-toi. Mais rends-moi la morphine. Il y aurait sans cela des potins, des conjectures. On pensera que c'est moi qui te l'ai donnée. J'aurai assez d'histoires sans cela. Si j'ai à faire ton autopsie... crois-tu que ce sera intéressant ? [VOÏNITSKI:] Laisse-moi. [ASTROV:] intelligent, à la fin. Je suis pressé ; il est temps que je parte. [SONIA:] Oncle Vania, tu as pris la morphine ? [ASTROV:] Il l'a prise. J'en suis sûr. [SONIA:] Rends le flacon. Pourquoi nous faire peur ? Rends-le, oncle Vania ! Je ne suis peut-être pas moins malheureuse que toi, mais je ne tombe pas dans le désespoir ; j'endure et endurerai tout, jusqu'à ce que ma vie finisse d'elle-même. Endure, toi aussi ! Rends le flacon. Cher oncle, bon oncle, mon gentil oncle, rends-le ! Tu es bon ; tu nous plaindras et tu le rendras ; endure, oncle ! [VOÏNITSKI:] Tiens ! Mais il faut au plus vite travailler, faire quelque chose ! Sans cela je ne peux pas... ne puis pas... SONIA. Oui, oui, travailler ! Dès que nous aurons raccompagné les nôtres, nous nous mettrons à travailler. Nous avons tout négligé. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Nous partons tout de suite. Allez chez Aleksandr, qui veut vous dire quelque chose. [SONIA:] Vas-y, oncle Vania. Allons. Il faut que vous vous réconciliiez, papa et toi, c'est indispensable. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Je pars. [ASTROV:] Déjà ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Les chevaux sont attelés. [ASTROV:] Adieu. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Vous m'avez promis que vous partiriez aujourd'hui. [ASTROV:] Je me le rappelle. Je vais partir tout de suite. Vous avez eu peur ? Est-ce si terrible ? [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Oui. [ASTROV:] Si vous restiez ? hein ? Demain, au chalet forestier... ELÈNA ANDRÉÏEVNA. Non... C'est décidé !... Et c'est pour cela que je vous regarde si bravement, parce que notre départ est décidé... Je vous demande une seule chose : ayez une meilleure opinion de moi ; je veux que vous me respectiez. Hé ! Restez, je vous en prie. Avouez que vous n'avez rien à faire dans le monde. Vous n'avez aucun but. Vous ne pouvez fixer votre attention sur rien ; et, tôt ou tard, vous céderez au sentiment. C'est inévitable ; alors mieux vaut ne pas le faire à Kharkov, à Koursk, ou ailleurs, mais ici, au sein de la nature... C'est du moins poétique. L'automne est beau... Il y a ici des bois, des maisons de campagne à moitié écroulées, dans le goût de Tourguéniev. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Comme vous êtes drôle... Je suis fâchée contre vous, mais, tout de même, je me souviendrai de vous avec plaisir. Vous êtes un homme intéressant, original. Nous ne nous reverrons plus jamais ; aussi pourquoi le cacher ? Je ressentais même un peu de sentiment pour vous. Allons, serrons- nous la main et séparons-nous en amis. Ne me gardez pas mauvais souvenir ! [ASTROV:] Songeur. Vous semblez une personne de coeur, et, pourtant, il y a quelque chose d'étrange dans tout votre être. Vous êtes arrivée ici avec votre mari, et tous ceux qui travaillaient, se démenaient, qui créaient quelque chose, ont dû laisser leurs affaires et ne s'occuper, tout l'été, que de la goutte de votre mari, et de vous. Lui et vous, tous les deux, vous nous avez contagionnés par votre oisiveté. J'ai été entraîné. Je n'ai rien fait de tout un mois. Et, pendant ce temps-là, les gens étaient malades, et dans les jeunes pousses des bois, les paysans faisaient paître leur bétail... Ainsi, où vous arrivez, votre mari et vous, vous apportez la destruction... Je plaisante, évidemment, mais tout de même c'est étrange. Et je suis persuadé que si vous étiez restés, le dégât eût été énorme. Moi aussi, j'aurais été perdu... et pour vous cela n'aurait pas été mieux. Allons, partez ! Finita la commedia ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Je prends ce crayon comme souvenir. [ASTROV:] C'est un peu étrange... On se connaît, et puis tout à coup, on ne sait pourquoi... nous ne nous reverrons plus jamais. Tout est ainsi dans la vie... Tant qu'il n'y a personne, que l'oncle Vania n'entre pas avec un bouquet, permettez-moi... de vous embrasser... en manière d'adieu... Oui ? Allons, c'est à merveille. [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] Je vous souhaite bonne chance. Arrive que pourra, une fois dans la vie !... Il faut partir. [ASTROV:] Partez vite. Si les chevaux sont avancés, partez ! [ELÈNA ANDRÉÏEVNA:] On vient, il me semble. [ASTROV:] Finita ! [SÉRÉBRIAKOV:] Après tout ce qui est arrivé en ces quelques heures, j'ai tant vécu et tant pensé, que je pourrais, il me semble, écrire, pour l'édification de la postérité, tout un traité sur la façon dont il faut vivre... J'accepte volontiers tes excuses et te demande, toi aussi, de m'excuser. Adieu. [VOÏNITSKI:] Tu recevras régulièrement ce que tu recevais avant ; tout sera comme par le passé. [SÉRÉBRIAKOV:] Maman... MARIA VASSILIEVNA, l'embrassant. Aleksandr, faitesvous photographier et envoyez-moi une épreuve ; vous savez comme vous m'êtes cher ! [TÉLÉGUINE:] Adieu, Excellence ! Ne nous oubliez pas ! [SÉRÉBRIAKOV:] Je vous remercie de votre agréable compagnie... J'estime votre façon de penser, vos enthousiasmes, vos transports ; mais, permettez à un vieillard d'émettre, dans son compliment d'adieu, une remarque. Il faut, messieurs, travailler ! Il faut travailler. Que tout soit pour le mieux ! [VOÏNITSKI:] Adieu !... Pardonnez-moi... Nous ne nous reverrons plus. [ASTROV:] Dis, Grêlé, qu'on fasse avancer mes chevaux. [TÉLÉGUINE:] Bien, ami. [VOÏNITSKI:] Qu'ils partent ; moi... je ne peux plus... Cela m'est pénible ! Il faut au plus vite m'occuper de quelque chose. Travailler, travailler ! [ASTROV:] Ils sont partis. Le professeur est content. N'aie pas peur, pour rien au monde on ne le fera revenir ici. [SONIA:] faisons quelque chose. [VOÏNITSKI:] Travailler, travailler. [SONIA:] Il y a longtemps que nous ne nous étions pas assis à cette table. Il n'y a pas d'encre, il me semble... Et je suis triste qu'ils soient partis. Tout est en retard. Aujourd'hui encore, on a envoyé pour une facture. Écris. Tu en écriras une et moi une autre. [VOÏNITSKI:] à monsieur... Tous deux écrivent en silence. [ASTROV:] Le calme ! Les plumes grincent, le grillon crie, il fait chaud, on est bien ; on voudrait ne pas partir... Voilà qu'on amène ma voiture. Il me reste donc à vous dire adieu, mes amis, à dire adieu à ma table... Et en route. [MARINA:] Pourquoi te presses-tu ? Assieds-toi. [ASTROV:] Cela ne se peut pas. [L’OUVRIER:] Mikhaïl Lvovitch, vos chevaux sont à la porte. [ASTROV:] J'ai entendu. Tiens, prends ça. Fais attention de ne pas abîmer le carton. [L’OUVRIER:] Entendu. [ASTROV:] Allons... Il fait ses adieux. [SONIA:] Quand nous reverrons-nous ? [ASTROV:] Pas avant l'été, probablement. En tout cas pas en hiver. Il va de soi que, s'il arrivait quelque chose, vous m'en informeriez, et je viendrais. Merci pour votre hospitalité, votre amabilité, en un mot pour tout. Adieu, vieille. [MARINA:] Tu pars sans boire du thé ? [ASTROV:] Je n'en veux pas, ma bonne. [MARINA:] Peut-être, boirais-tu une petite eau-de-vie ? [ASTROV:] Je l'ai remarqué hier quand Pétrouchka menait boire les chevaux. [VOÏNITSKI:] Il faut le faire ferrer. [ASTROV:] Il faudra s'arrêter à Rojdestvenskoïe, chez le maréchal. [VOÏNITSKI:] Probablement. [MARINA. – À:] ta santé, petit père. Et le pain, tu ne le manges pas ? [ASTROV:] Non, je bois comme ça. Et maintenant, tous mes meilleurs souhaits. Ne me reconduis pas, la vieille. Inutile. [VOÏNITSKI:] Le 16 février, même chose, vingt livres... Gruau de sarrasin... [MARINA:] Parti. [SONIA:] VOÏNITSKI, après avoir compté au boulier, il inscrit Total... quinze, vingt-cinq... Sonia s'assied et écrit. [MARINA:] nos péchés... Miséricorde !
[MADAME POPOVA:] Et je ne la quitterai plus jamais... A quoi bon ? Ma vie est finie... Lui est dans la tombe, moi entre mes quatre murs. Nous sommes morts tous les deux. Et voilà ! Vrai, madame, je ne veux plus vous écouter. Monsieur est mort ? Eh bien, c'était écrit, c'était la volonté de Dieu, paix à son âme. Vous avez eu du chagrin, bon, ça suffit comme ça ; vous n'allez tout de même pas pleurer et porter le deuil jusqu'à la fin de vos jours. Moi aussi, dans le temps, j'ai perdu ma vieille, j'ai pleuré pendant un mois, voilà tout, c'était bien assez ; elle ne méritait pas que je me lamente davantage. Vous avez laissé tomber tous nos voisins... vous ne sortez plus, vous ne recevez personne... Nous vivons comme des araignées, passez-moi l'expression, nous tournons le dos au monde. Les souris ont grignoté ma livrée. Si encore il n'y avait pas de gens bien par ici, mais notre district en est plein. A Ryblov, nous avons un régiment, il y a des officiers jolis comme des bonbons, on les croquerait. Au camp, on donne un bal tous les vendredis, et de la musique militaire presque tous les jours. Voyons, madame ! Vous qui êtes jeune et belle, du lait et des roses, comme on dit, — vous êtes faite pour vous amuser... Vous savez bien que la beauté n'a qu'un temps. Qui sait si dans dix ans, vous n'aurez pas envie de faire la roue devant messieurs les officiers. Seulement voilà, il sera trop tard. Je te prie de ne jamais me parler de cela ! Tu sais que depuis la mort de Nikolaï Mikhaïlovitch, la vie a perdu pour moi tout attrait. Tu me crois vivante, mais ce n'est qu'une illusion. Je me suis juré de ne jamais quitter le deuil et de renoncer au monde... Tu m'entends ? Que son ombre voie à quel point je l'aime... Oui, je sais bien, et tu le sais aussi, il a souvent été injuste et cruel... hélas ! il me trompait même, mais je lui serai éternellement fidèle, il connaîtra la force de mon amour... Oh ! Madame ! Ma petite mère ! Qu'avez-vous ? Que Dieu vous garde ! Toby ! Il l'aimait tellement ! C'est Toby qu'il prenait toujours pour aller chez les Kortchagine ou chez les Vlassov. Et comme il conduisait bien ! Que de grâce dans sa silhouette, quand il tirait de toutes ses forces sur les rênes. Tu t'en souviens ? Oh ! Toby, Toby ! Qu'on lui donne un quart supplémentaire d'avoine, aujourd'hui. Tu diras que je ne reçois personne. Ta petite femme s'est enfermée à clé, comme une enfant sage, elle te sera éternellement fidèle... mais toi... n'as-tu pas honte, vilain garçon ? Toi qui me trompais, qui me faisais des scènes, qui me laissais seule des semaines entières... et LOUKA [LOUKA:] entre, alarmé. Ne lui as-tu pas dit que depuis la mort de mon mari je ne reçois personne ? [MADAME POPOVA:] C'est bon, fais entrer. Encore un grossier personnage. Que tous ces gens sont pénibles ! Que me veulent-ils ? Pourquoi troubler ma tranquillité ? : II faudra sans doute que je me retire dans un couvent... : Oui, dans un couvent... [SMIRXOV:] A Mme Popova, avec dignité : J'ai l'honneur de vous saluer, madame : Grigory Stépanovitch Smirnov, lieutenant d'artillerie en retraite, propriétaire foncier. Je m'excuse de vous déranger, mais il s'agit d'une affaire très importante... [MADAME POPOVA:] Douze cents roubles... Et pourquoi mon mari vous les devait-il ? [SMIRNOV II:] m'achetait de l'avoine.
[GEORGES:] CRIA. RDET, en noir, avec une médaille, se PROMENANT AU BAS DE L'ESCALIER DU FOND ; ARMAND ; MADAME DE [MADAME DE VERSAC:] Je n'en doute point, ma jolie cousine, mais, pourtant, je vous prie de n'en rien faire. Eh ! pourquoi donc ? Quand on ne demande pas pour soi on est bien hardi. L'entrée de votre ministère m'avait d'abord effrayée ; ces grandes portes, ce concierge, ces factionnaires... Où va madame ? Que demande madame ? Votre suisse a un air rébarbatif ! mais vos chefs de bureau, c'est bien différent ! Quel air gracieux ! quel ton prévenant ! comme le son de leur voix s'adoucit quand ils vous offrent le fauteuil obligé ! c'est charmant de solliciter ! je ne m'étonne plus si tant de gens s'en mêlent. [AIR:] II me faudra quitter l'empire. Le premier pas. Et si vous gardez le silence, le ministre ira-t-il deviner que vous êtes un officier distingué ? que vous avez payé de votre personne sur le champ de bataille ? que depuis un an vous travaillez gratis dans ses bueaux ? Quoi ! vous voulez que j'aille demander moi-même ? [MADAME DF. VERSAC:] Non, certes ; mais si je prends ce soin, qu'avez-vous à répondre ? Je répondrai que ce n'est pas le ministre qu'il m'importe le plus de fléchir. Que voulez-vous dire ? [AIR:] d'Agnès Sorel. Il est une personne encore Qui peut bien plus pour mon bonheur ! Vous la connaissez ; mais j'ignore Si vous voudrez parler en ma faveur. Depuis un an, hélas ! je sollicite, Comment ! vous sollicitez quelque chose de moi ? eh mais ! il fallait donc parler. Je suis comme le ministre : je n'entends pas les gens qui se taisent, et ne peux accorder ce qu'on ne me demande pas. Pouvez-vous blâmer mon silence ? Vous êtes riche, moi, sans état dans le monde, sans place... Raison de plus pour en avoir une. Votre chef m'a fait espérer aujourd'hui une audience du ministre ; et j'étais si empressée à venir, que je n'ai oublié qu'une chose, assez essentielle : c'est votre pétition, que j'ai laissée sur ma toilette. Vous aviez raison, pour une solliciteuse, je n'ai pas une trop bonne tête. Mais il est encore de bonne heure, et je vais... Vous avez le laissez-passer pour rentrer ? [MADAME DE VEUSAC:] Oh ! j'ai tout ce qu'il faut. Moi, j'ai l'assurance Que ee projet-là Nous réussira.
[ARMAND:] Pardon, monsieur, est-ce que cette jolie dame n'aurait pas pu entrer ? Ah bien ! elle est bien bonne ; ce n'était pas la peine. Tiens, des papiers avec ces yeux-là ! ça vaut un laissez-passer. Ah ! tu crois ? qui sollicite toujours, et qu'on appelle M. Lespérance ; malgré le suisse, le concierge et la consigne, il trouve toujours le moyen de passer : je ne sais pas comment il fait son compte, et je m'étonne de ne pas le voir encore. Et vous voilà déjà au bureau ? c'est superbe ! Été comme hiver, je vous vois toujours brûlant du même zèle, et le premier à l'ouvrage. Mais, dam'vous êtes surnuméraire ; et comme le chef de division n'arrive qu'à midi, c'est trop juste... Allons, Georges, taisez-vous. D'ailleurs, qu'a donc de si triste l'état de surnuméraire ? [AIR:] du vaudeville de la Partie carrée. Qu'est-ce que ça me fait ? Et moi, je vais me mettre à l'ouvrage. Si cette jeune dame revient, tu la feras entrer ; il vaut mieux qu'elle attende dans le bureau qu'ici.
[GEORGES:] Ces pauvres surnuméraires ! Ça viendra, ça viendra. Croyez cela, et buvez de l'eau : c'est le plus clair de leur déjeuner. Ça me fait penser au sien que j'ai oublié de lui porter, le pain et la carafe d'eau. A cela près, c'est un bel état que celui de surnuméraire : je sais ça, moi qui l'ai exercé pendant trois ans. [AIR:] Un homme pour faire un tableau. [J:] vois chacun trembler pour la sienne ; Mais qui est-ce qui vient là ? Déjà des solliciteurs ! Ça commence bien ; la journée sera bonne.
[GEORGES:] 1 ? [MADAME DURAND:] Je vous dis qu'il n'y a encore personne, excepté un surnuméraire. Eh bien ! dès qu'il y a quelqu'un. Qui est-ce qui vous parle de quelqu'un ? Je vous dis un surnuméraire. Vous arrivez de trop bonne heure. Pardon, je croyais qu'on ne pouvait jamais arriver de trop bonne heure. Je vous demanderai alors la permission d'attendre et de me chauffer au poêle ? Eh bien ! c'est sans gêne. Est-ce qu'il ne voudrait pas ? Eh, bon Dieu ! il n'a jamais eu de volonté, et. encore moins à présent, le pauvre cher homme ; mais il n'a jamais su faire les choses à propos. Imaginez-vous qu'il vient de se laisser mourir. C'est bien malheureux ! [MADAME DTJRAN D:] Oui, sans doute, car sans cela j'avais l'entrepôt de Saint-Malo : on prétend qu'il faut un homme pour remplir cette place. Dieu sait, pourtant, comme le défunt s'entendait à remplir une place ! Mais comment trouver un mari ? Dites-moi, vous qui voyez tant de monde ici, vous ne pourriez pas m'indiquer ?... Eh, mon Dieu ! attendez ; je vois d'ici votre homme ; c'est même un concurrent, et un concurrent redoutable : M. Lespérance, le plus rude solliciteur. Et vous croyez qu'il voudrait ?... Lui ? pour obtenir une place, il est capable de tout. Vous ne le connaissez pas. [AIR:] Je me suis marié. [II:] guette, il rôde, il trotte ; Vous aurez son billet Avec votre brevet : est, sur l'escalier, [MADAME DURAND:] Il pourrait finir par arriver, et c'est un rival trop dangereux. Mais dès que vous me promettez de lui parler... Que d'obligations je vous aurai ! Mon Dieu ! je n'ai là que mon mouchoir et ma pétition. Mais je crois entendre sonner dix heures. Je puis entrer, je crois ? Oh ! sans difficulté ; mais une autre fois ayez plus de mémoire, et rappelez-vous qu'on n'entre qu'à dix heures. C'est qu'en venant si tôt, on se presse, et on oublie toujours quelque chose.
[LESPERANCE:] HABIT NOIR SERRANT LATAILLE, CHAPEAU SUR LA TÊTE ; IL OUVRE LA PORTE [VITRÉE A GAUCHE:] trois on quatre cents personnes à attendre leur tour, chacun son numéro. On appelle n 1, n 2, n" 3 ; moi qui ai justement le 399, et dès que je voulais me faufiler ou anticiper sur le voisin, ils étaient tous à crier : à la queue ! à la queue ! et puis les bourrades, vlan, vlan ; encore si ça avait dû me faire avancer, je ne dis pas : parce que dès qu'on avance, le reste n'est rien. Mais quand j'ai vu que c'était en pure perte, je les laisse là ; je fais le tour, et j'entre par la grande porte avec Azor, qui ne me quitte pas, et qui connaît tous les ministres comme moi-même. "Monsieur ! monsieur ! les chiens n'entrent pas." Je ne prends pas ça pour moi ; je continue mon chemin. "Monsieur, votre chien ! " Je ne fais pas semblant de le connaître ; je vas toujours comme s'il n'était pas de ma compagnie ; et, pendant que le suisse, en baissant sa hallebarde, poursuit ce pauvre Azor dans la cour, je me glisse imperceptiblement derrière lui, et me voilà ; et il y a des musards qui vous disent : "Mais comment donc faites-vous ? on vous trouve partout." L'audace ; je ne connais que l'audace, moi. Audacieux et fluet, et l'on arrive à tout.
[LESPERANCE:] Où il être donc ste petite monsir ? Ah ! Diable ! Comment havre-fous fait pour entrir, toi ? Tairteff ! toi n'entrir pas. Vous voyez bien que si, puisque me voilà. Où être la petite feuilleton, le garte de babier pour le passage ? Vous voulez dire ce papier par le moyen duquel ou passe sans difficulté ? Vous voyez bien qu'il me serait inutile, ainsi n'en parlons plus. [ZURICH:] Je entendire point le français. [LESPERANCE:] Et moi, .ni contraire, j'entends fort bien le suisse. ! J'entends bien ce qu'il vent dire avec ses motifs prépondérants ; je le comprends mieux que lui : mais si une fois on les habituait à cela, on n'en finirait pas. J'aime mieux prendre le plus long, c'est plus court. [ENSEMBI.E:] Air : de Gilles en deuil. Je suis un souisse intelligent.
[II:] être ponne ste monsir de fouloir attraber moi, qui hafre été autrefois le loustic de la réchiment, et qui être toujours crantement fine pour le malice. Ce être pien crantement tommache que j'hafre la fue un beu passe, ce être gabable bour empêcher moi de faire mon jemin ; n'imborte. Qui fa là ?
[ET TRAVERSE LE THÉÂTRE-D'UN AIR LESTE ET DÉGAGÉ:] IL A SUR LES YEUX DES LUNETTES VERTES ; IL EST SANS CHA- PEAU ET L'HABIT OUVERT ; IL A UNE PLUME DANS LA BOUCHE, DES PAPIERS SOUS LE BRAS, ET UN ROULEAU A LA MAIN. [IL SE DIRIGE VERS LA PORTE DU BUREAU:] Qui fa là ? [LESPÉRANCE:] Je suis de la maison, je suis de la maison. C'est chuste, ce être un employé. Je retourne à mon boste.
[LESPERANCE:] C'est encore moi. Je suis sûr qu'à ma place un solliciteur ordinaire, un pauvre diable, comme on en voit tant, se serait tenu pour battu. Mais aussi il faut savoir solliciter. Il faut savoir solliciter ; c'est un art comme un autre, et un art qui a ses principes : pour y exceller, il faut avoir de certaines qualités personnelles ; ça ne se donne pas. Par exemple, une jambe taillée pour la course ; voilà une jambe à succès. Mais me voilà enfin dans le camp des Grecs ; il faut songer à l'attaque. J'ai là ma demi- douzaine de pétitions, jamais moins, quelquefois plus, parce qu'on ne sait pas ce qui peut arriver.
[LESPERÀNCE:] Eh ! c'est monsieur Lespérance ! Moi-même, mon cher Georges. Heim ! quelle santé ils ont dans ces bureaux ; se porte-t-on comme ça ? Parbleu ! je parlais de vous tout à l'heure à une dame. Voyez ce brave Georges ? Je te dirai quelque chose tout à l'heure ; pour le moment j'ai une affaire indispensable, qui me force à entrer là-dedans. Comment ! tu crois qu'il n'est pas possible ?... [LESPÉRANCE:] Heim ! qu'est-ce que c'est ? de Saint-Malo, celui que je sollicite ? Je ne dis pas cela ; je dis qu'elle est sûre de l'avoir dès qu'elle vous aura. Au contraire, il faut qu'elle ait l'entrepôt pour avoir le mari. Diable ! ne confondons pas ; rien d'obtenu, rien de fait. Dis-lui qu'elle sollicite toujours ; si elle est nommée, on verra : mais en attendant, je vais tâcher de... Eh mais ! voilà justement quelqu'un qui sort. C'est aujourd'hui jour de paiement, et j'ai remarqué que ces jours-là on est mieux disposé. Il fait sans doute partie des bureaux ? Ah ! je devine... En effet, je ne lui trouvais pas cette gaîté.. Au fait, il n'est pas payé pour ça, c'est égal.
[ARMAND:] Georges, est-ce que madame de Versac n'a point encore reparu ? [LESPÉRANCE:] Qu'entends-je ? il n'a pas déjeuné ! C'est un homme à moi. Il n'y a que deux moyens : il faut prendre les gens par les sentiments ou par la faim ; il ne serait pas régulier de commencer par la faim, débutons par les sentiments. Monsieur... [ARMAND:] Quel est cet original et que me veut-il avec ses saluts ? [LESPÉRANCE:] Vous devinez sans doute ce qui m'amène ; s'il vous restait la plus légère incertitude... Vous saluez avec une grâce, une aisance., . Je devine que vous sollicitez.. Vous l'avez dit ; et je compte sur vous, aimable jeune homme : il faut que vous me donniez un coup de main ou un coup d'épaule ; . Préférez-vous me donner un coup d'épaule ? ça m'est parfaitement égal, pourvu que vous me poussiez. de la bienveillance : cela tient lieu de tout. C'est ce que je dis... Oh ! alors, il faut lâcher le déjeuner. Quand je dis que ça tient lieu de tout, c'est une façon de parler. Je conçois, par exemple, qu'on n'engraisse pas avec de l'estime : moi qui vous parle, je jouis d'une considération très-distinguée, et cependant... et cependant si je n'avais pas déjeuné... Avez-vous déjeuné ? [ARMAND:] Monsieur ! [LESPÉRANCE:] Vous n'avez pas déjeuné, vous chercheriez en vain à le dissimuler. Vous n'avez pas déjeuné. [ARMAND:] Je sais cela à merveille. Vous autres, vous ne prenez jamais rien, mais vous acceptez quelque chose. Vous vous moquez. Je vois que vous êtes pour la côtelette ; eh bien ! va pour la côtelette et le carafon. Ma foi ! lâchons la côtelette. [AIR:] Fils imprudent, etc. Je ferai toujours mon devoir. Je suis Français, et je fus militaire. Allons, c'est jouer de malheur. Tomber sur un surnuméraire qui ne déjeune pas ! Mais c'est égal, il faudra bien... Quelle est cette jeune dame ?
[LESPÉRANCE:] Je suis bien sûr qu'une figure comme celle-là ne sera pas refusée. Si je pouvais m'accrocher à elle. Oserais-je m'informer de ce que demande madame ? [MADAME DEVERSAC:] Je cherche quelqu'un qui puisse m'annoncer. Je vois que madame a un laissez-passer ? Si j'osais lui offrir mon bras : une femme seule se trouve souvent embarrassée. Comment se reconnaître dans ces corridors, dans ces escaliers ? tandis qu'avec un cavalier... Je vous remercie ; je ne veux point abuser... Ça ne me gêne pas du tout, au contraire. S'agit-il d'une place, une réclamation, une pétition ? Si je pouvais être utile à madame... J'ose dire que je suis assez connu... [MADAME DE VERSAC:] Voulez-vous me permettre de voir son nom ? Oui, M. de Saint-Ernest ; c'est bien là son bureau. Et quand vous voudrez, nous pourrons entrer. Je tiens à vous conduire moi-même. Non, décidément, je ne souffrirai pas... Je vous rends mille grâces. Mille, c'est beaucoup ; mais quand on en possède autant que vous, on peut, sans se gêner, en accorder une quantité plus ou moins grande, ce qui fait que je vous en demanderai une. Vous refusez ma protection : eh bien ! moi, je ne suis pas fier, je vous demande la vôtre. Voilà qui est singulier ! Certainement, monsieur, je ne demanderais pas mieux ; mais ne vous connaissant pas, il est indispensable...
[LES PRECEDENTS:] ARMAND. Eh quoi, madame, vous êtes là ! moi qui, depuis une heure, vous attendais pour vous conduire ! [LESPÉRANCE:] Maudit surnuméraire ! encore une tentative inutile ; je n'arriverai point au ministère. Eh si ! vrai- ment. Quelle idée ! . Qu'est-ce que je risque ? . Il aura toujours de ma prose, et présentée par une jolie main... Allons, en avant le bureau des pétitions.
[CRIARDET:] Le déjeuner de M. le secrétaire général ! [M:] Sorbet ! le déjeuner de M. le secrétaire général ! [LE SUISSE:] Le décheuner de la secrétaire chénéral ! Mou dieu ! quel bruit ! voilà tout l'hôtel en rumeur. Il paraît que c'est une affaire importante, et qu'elle est de celles qui demandent à être expédiées promptement.
[SORBET:] Me voilà ! me voilà ! à peine aujourd'hui a-t-on le temps de se reconnaître. A cette heure-ci tout le bureau est au café. Diable ! quelle gaucherie à moi de n'avoir pas déjeuné chez lui ! Il peut m'être fort utile. C'est décidé, dorénavant j'y fais tous mes repas. Il ne résistera pas à une consommation un peu active. Dites-moi, monsieur Sorbet, il paraît qu'il y a de l'appétit parmi les employés ? Ah, mon dieu ! LESPÉRANCE. Qu'est-ce que c'est donc ? Vous ne voyez pas dans la cour, ce monsieur ? Je parierais qu'il vous redoute. Qu'il est léger ! Ah ! plus de doute, Eh, bien ! courez-y donc, courez vite. Laissez-moi cela. Je reviens dans l'instant.
[ARMAND:] Concevez-vous mon malheur ? le ministre qui ne peut pas nous recevoir aujourd'hui ; il n'a accordé d'audiences particulières qu'à deux ou trois personnes dont je viens de voir les noms inscrits : un général, une duchesse, et un M. de la Ribardière que je ne connais point. Et moi j'en suis d'une humeur... Malheur aux personnes qui me feront la cour aujourd'hui ! Je vois qu'il ne faudrait pas vous demander d'audience particulière. Non, certainement. Le ministre a des caprices, tout le monde s'en ressentira. Comment ! pas d'audience avant huit jours ! Et si un autre vous prévient, s'il obtient la place malgré vos droits... Vous voyez bien que si l'on accuse les grands d'injustice, on n'a pas toujours tort. C'est différent. Je vous trouve déjà un air ministériel tout-à-fait imposant ; et dans le cas de votre nomination, je vous prie de ne point oublier ma pétition. La voilà, cette maudite pétition que je n'ai pu présenter ! Mais je pense maintenant à cet original qui voulait à toute force m'offrir son bras. Je commence à le plaindre, depuis que je sais combien il est désagréable de rester à la porte. Lui ? il n'y restera pas ; il finira par entrer. Il y réussira peut-être plus tôt que vous.
[LES PRECEDENTS:] LESPERANCE. Air : Je triomphe ! ah ! quel bonheur ! Ah ! je triomphe ! ah ! quel bonheur ! Je suis nommé, j'ai l'entrepôt. Eh bien ! vous ne vouliez pas croire à mon crédit. Comment ! vous auriez vu le ministre ? Malgré la consigne ? Bah ! la consigne, est-ce qu'il y en a pour moi ? Je ne vous dirai pas comment j'ai franchi l'escalier ; me voilà dans le corridor... Je conçois que de cette enceinte On connaisse mal les détours ; J'arrive, sur la pointe du pied, jusqu'à l'antichambre du ministre ; je guette, j'observe ; j'aperçois une vieille face de solliciteur, physionomie féodale, dont les bâillements annonçaient au moins deux heures d'attente. Je prête l'oreille ; il grommelait entre ses dents : "Faire ainsi croquer le marmot à M. de la Ribardière ! [MADAME DE VERSAC:] les deux battants s'ouvrent, et l'huissier annonce, d'une voix de Stentor : "M. de la Ribardière ! Embarrassé de sa toux, de son parapluie à canne et surtout de son épée, une faiblesse le fait retomber dans son fauteuil. Je ne perds pas un instant, et, tandis qu'il s'efforce de se redresser, je m'élance comme une flèche : j'étais dans le cabinet du ministre, et j'avais déjà fait deux ou trois révérences, qu'il n'était pas encore debout. [MADAME UE VERSAC:] Son Excellence témoigne d'abord quelque surprise. Je tire au hasard de ma poche une de mes pétitions ; Son Excellence daigne la lire, en disant : "Ah ! je sais ce que c'est." Je le crois bien : c'était peut-être la quatrième qu'il recevait. "Je connais les talents de ce jeune homme." Ce jeune homme ! Votre Excellence est bien bonne, ci-devant jeune homme. "D'ailleurs, continue-t-il, c'est une famille de braves." Je ne sais pas qui a pu dire cela à Son Excellence ; le fait est que j'ai eu un frère conscrit. Alors, après avoir écrit quelques mots de sa main, le ministre a remis la pétition au secrétaire, en disant : "Que le brevet soit expédié sur-le-champ. Comment ! il est possible... Eh bien ! qu'en dites-vous ?
[LES PRECEDENTS:] MADAME DURAND. Ah, mon cher Georges ! félicitez-moi. [GEORGES:] Je suis certaine d'avoir l'entrepôt de Saint-Malo ; j'ai la parole formelle du chef. Vous avez la parole, c'est fort bien ; mais moi j'ai la place : et vous sentez qu'alors... MADAME Ah, mon dieu ! est-il possible ? Je suis placé, je suis heureux : Je cours toujours ; je commence à m'user :
[LES PRECEDENTS:] SORBET. Il m'a toujours donné un acompte, mais ce n'est pas sans peine. Où est donc mon déjeuner ? Qui est-ce qui s'est donc donné la peine de le porter ?
[LES PRECEDENTS:] CRIARDET. [CRIARDET:] Ah ! c'est monsieur ? Je vous en fais mon compliment. Ce que c'est que le vent de la faveur ! ça vous courbe les uns, ça vous redresse les autres. Je suis persuadé que dans ce moment-ci je gagne au moins deux bons pouces. L'entrepôt de Saint-Malo donné à un autre, après ce qu'on m'a promis ! Ça n'est pas possible ! [ARMAND:] Jules Armand, ancien lieutenant de chasseurs, a l'honneur de vous exposer..." Que vois-je ? [LESPÉRANCE:] Qu'est-ce qu'il lit donc là ? Ne faites donc pas de mauvaises plaisanteries ; lisez comme il y a : Mais non, c'est bien mon nom, Jules Armand ; et plus bas, de la main du ministre : "Accordé. Je me ferai toujours un devoir de rendre justice au mérite. De rendre justice au mérite ! Effectivement, ce n'est pas ça. [ARMAND:] Eh ! mon dieu ! c'est ma pétition ! Qui donc s'est chargé de la présenter ? [MADAME DE VERSAC:] Pourtant elle n'est point sortie de mes mains ! Que vois-je ? Benoît-Félix Lespérance ! C'est une des miennes ; nous avions changé, Tenez, voilà les pareilles. Eh bien ! voilà la première place que j'obtiens de ma vie, et c'est pour un autre ! A madame Durand. Il ne m'appartient pas, madame, de vanter mon crédit ; mais vous voyez ce que je viens de faire pour monsieur, et vous sentez qu'il serait facile, en nous entendant bien... Comment, si je le veux ! [AIR:] de Turenne. J'en essaierai. Ah, mon dieu ! trois heures et demie ! cela ne sera pas fermé à l'intérieur. J'ai bien l'honneur de vous saluer. [ARMAND:] Qu'est-ce que vous dites donc, trois heures et demie ? Deux heures et demie.
[DORINA:] demande. — Qui est là ? [FERDINAND:] Eh, Donna ! Il y a ici monsieur Bonviceno. [MICUCCIO:] Bonavino, Bona-vino. [DORINA:] Et qui est-ce ? [FERDINAND:] Un parent de Madame. Madame est votre cousine ? [MICUCCIO:] Non, à vrai dire nous ne sommes pas parents. Mais je suis Micuccio Bonavino : elle sait qui je suis. [DORINA:] Un parent de Madame ? [FERDINAND:] Mais, voyons, laisse-moi écouter. Seulement du même village ? Alors, pourquoi l'avez-vous demandée, puisque la tante Marthe était là... Tu comprends. J'ai cru un parent, un neveu. Dans ces conditions, je ne peux pas vous recevoir, mon brave. [MICUCCIO:] Vous ne pouvez pas me recevoir ? Mais je viens tout exprès de mon village. [FERDINAND:] Exprès ? Pour quoi faire ? [MICUCCIO:] Pour la voir. [FERDINAND:] Mais on ne vient pas voir Madame à cette heure-ci. Elle n'est pas là. [MICUCCIO:] Si le train arrive seulement maintenant, qu'est-ce que j'y peux, moi ? Est-ce que je pouvais dire au train : Va un peu plus vite. : C'est un train. Il arrive quand il doit arriver. Il y a deux jours que je suis dans ce train. [DORINA:] Ça se voit. [MICUCCIO:] Ah oui ! Ça se voit beaucoup ? Je suis comment ? [DORINA:] Plutôt vilain, mon brave. Ne vous fâchez pas. [FERDINAND:] Moi, je ne peux pas vous laisser entrer. Revenez demain matin. Madame est au théâtre en ce moment. [MICUCCIO:] Revenir demain matin ? Et où voulez-vous que j'aille à cette heure-ci ? Je ne connais personne ici. Si elle n'est pas là, je l'attendrai. Par exemple ! Je ne peux pas l'attendre ici ? [FERDINAND:] Je vous dis que sans sa permission... [MICUCCIO:] Sa permission ? Vous ne me connaissez pas... [FERDINAND:] Justement parce que je ne vous connais pas. Je ne veux pas me faire attraper pour vous. [MICUCCIO:] Soyez tranquille. [DORINA:] C'est vraiment le soir ! Tu penses comme Madame aura le temps de s'occuper de lui. Vous voyez, brave homme ? Il va y avoir une grande fête. [MICUCCIO:] Ah oui ! et quelle fête ? [DORINA:] C'est la soirée d'honneur. [FERDINAND:] Et ce ne sera pas fini avant l'aube demain. [MICUCCIO:] Bon. Tant mieux. Je suis sûr que quand Thérésa me verra... [FERDINAND:] Tu comprends ? Il l'appelle comme ça, lui, Thérésa, simplement. Il m'a demandé si Thérésa la chanteuse habitait ici. [MICUCCIO:] Eh quoi ? Elle n'est pas chanteuse. Et son nom n'est pas Thérésa peut-être ? [DORINA:] Mais alors, vous la connaissez vraiment bien ? [MICUCCIO:] Si je la connais ! Nous avons grandi ensemble. [FERDINAND:] Qu'est-ce que nous faisons ? [DORINA:] Laisse-le donc attendre. [MICUCCIO:] Bien sûr que j'attendrai. Qu'est-ce que ça veut dire ? Je ne suis pas venu pour... [FERDINAND:] Asseyez-vous là ; moi, je m'en lave les mains. Je dois préparer la table. [MICUCCIO:] Elle est bonne celle-là ! Comme si j'étais... C'est peut-être parce que vous me voyez ainsi, à cause de toute la fumée et de toute la poussière que j'ai prise en voyage... Si vous le disiez à Thérésa quand elle reviendra du théâtre... Pardon, cette maison à qui est-elle ? [DORINA:] Elle est à nous, tant que nous y sommes. [MICUCCIO:] Et alors ? Elle est grande cette maison ? [DORINA:] Assez. [MICUCCIO:] Et là-bas, c'est un salon ? [DORINA:] Pour la réception, cette nuit, on va y souper. [MICUCCIO:] Oh ! Et quelle tablée, quel éclairage ! [DORINA:] C'est beau, n'est-ce pas ? [MICUCCIO:] C'est donc vrai ! [DORINA:] Quoi donc ? [MICUCCIO:] On le dit... elles sont à leur aise. [DORINA:] Mais vous savez qui est Sina Marnis ? [MICUCCIO:] Sina ? Ah oui ! maintenant on l'appelle Sina. La mère Marthe me l'a écrit. Térésina, bien sûr Térésina : Sina... [DORINA:] Mais attendez... vous m'y faites penser... Dis ! viens Ferdinand... tu sais c'est... celui à qui écrit si souvent la mère de Madame. [MICUCCIO:] Elle sait à peine écrire la pauvre. [DORINA:] Oui, oui, Bonavita. Mais... Dominique ! Vous vous appelez Dominique ! [MICUCCIO:] Dominique ou Micuccio, c'est la même chose. Nous disons Micuccio. [DORINA:] Et vous avez été malade dernièrement, n'est-ce pas ? [MICUCCIO:] Ah ! oui, terriblement, j'ai failli mourir... on avait déjà allumé les cierges... [DORINA:] Et madame Marthe vous a envoyé un mandat ? Je me rappelle, nous sommes allées ensemble à la poste. [MICUCCIO:] Oui, un mandat. Et c'est même pour cela que je suis venu. Il est là l'argent. [DORINA:] Vous le lui rapportez ? [MICUCCIO:] De l'argent ? jamais ! Il n'en faut même pas parler. Mais vous pensez qu'elles tarderont beaucoup à revenir ? [DORINA:] Oui, encore un moment... Ce soir surtout... [FERDINAND:] Bien, bravo ! Bis, bis ! [MICUCCIO:] Quelle voix, hum ! [FERDINANT:] Eh oui... la voix aussi. [MICUCCIO:] Je peux en être fier, c'est mon œuvre. [DORINA:] La voix ? [MICUCCIO:] C'est moi qui l'ai découverte. [DORINA:] Ah oui ! Tu entends, Ferdinand. C'est lui qui a découvert la voix de Madame. [MICUCCIO:] Moi, je suis musicien. [FERDINAND:] Ah ! vous êtes musicien. Et vous jouez de quoi, du trombone ? [MICUCCIO:] nie d'un signe de doigt, puis il dit. — Du trombone ? Non, je joue de "l'octavin", moi, et je fais partie de la Chorale municipale de mon village. [DORINA:] Qui s'appelle... attendez, je me rappelle... [MICUCCIO:] Palma, Montechiaro. Comment voulez-vous qu'elle s'appelle. [DORINA:] Ah, c'est ça : Palma. [FERDINAND:] C'est donc vous qui avez découvert sa voix ? [DORINA:] Allons, dites-nous comment vous avez fait. Écoute, Ferdinand. [MICUCCIO:] Comment j'ai fait ? Elle chantait... [DORINA:] Et vous, tout de suite... étant musicien. [MICUCCIO:] Non, à vrai dire, pas tout de suite. [FERDINAND:] II a fallu du temps. [MICUCCIO:] Elle chantait toujours... même pour me faire enrager. [DORINA:] Ah oui ? [FERDINAND:] Pourquoi, par dépit ? [MICUCCIO:] Pour ne pas penser à certaines choses. [FERDINAND:] Quelles choses ? [MICUCCIO:] Des ennuis, des contrariétés, la pauvre. Eh oui, son père venait de mourir. Moi je les aidais, elle et zia Marta. Ma mère ne voulait pas... enfin... [DORINA:] Vous l'aimiez bien alors ? [MICUCCIO:] Moi ? Si j'aimais bien Térésina... Ma mère prétendait que je devais l'abandonner parce qu'elle ne possédait rien, la pauvre petite, orpheline de père qu'elle était, tandis que moi, malgré tout, ma petite place je l'avais à la Chorale. [FERDINAND:] Mais rien que ça. Vous étiez fiancés ? [MICUCCIO:] A ce moment-là, nos parents ne voulaient pas. Et c'est par mélancolie et dépit que chantait Thérésa. [DORINA:] Par exemple ! Et vous alors, vous en avez profité pour... [MICUCCIO:] Le ciel, je peux le dire : une inspiration du ciel. Personne n'y avait jamais fait attention, même pas moi. Tout à coup, un matin... [FERDINAND:] Tout de même, ce que c'est que la chance ! [MICUCCIO:] Je ne l'oublierai jamais. C'était un matin d'avril. Elle chantait à sa fenêtre sous le toit. Elle habitait alors une mansarde. [FERDINAND:] Tu comprends ? [DORINA:] Et ne va pas le dire. [MICUCCIO:] Quel mal y a-t-il à cela ? [DORINA:] Bien sûr ! Donc, elle chantait ? [MICUCCIO:] Cent mille fois je l'avais entendu chanter ce petit air populaire. DORINA. — Un petit air ? Oui, une musique, je n'y avais jamais fait attention. Mais ce matin-là... il me semblait que c'était un ange qui chantait... oui, un ange ! Alors, sans rien dire à personne, sans la prévenir, sans prévenir sa mère, à la fin de la journée, j'amenai dans leur mansarde le chef d'orchestre de notre chorale qui est un de mes amis. Ah ! un grand ami : Saro Malaviti, un si brave homme. Il l'entend. Lui, c'est un maître très coté, et tout le monde le connaît à Palma. Il dit : "Mais ça c'est une voix du ciel ! " Vous imaginez ma joie. Je loue vite un piano. Pour le grimper là-haut dans la mansarde, je ne vous dis que ça, ce ne fut pas simple. J'achète de la musique et le professeur commence sans tarder à lui donner des leçons... gratis, le pauvre se contentant des quelques petits cadeaux que je pouvais lui faire de loin en loin — qui étais-je moi ? Ce que je suis toujours : un pauvre homme. Le piano était cher, la musique était chère et il fallait que Térésina fût bien nourrie. [FERDINAND:] Naturellement. [DORINA:] Pour avoir la force de chanter. [MICUCCIO:] Tous les jours de la viande. Je peux vous le dire. [FERDINAND:] Diable ! [DORINA:] Et alors ? [MICUCCIO:] Elle commença à apprendre. Et à partir de ce moment... elle habitait là-haut au paradis, on entendit dans tout le village la belle voix... le monde sous les fenêtres dans la rue à l'écouter... elle brûlait de contentement et quand elle avait fini de chanter, elle me prenait par le bras et me secouait comme une folle. Car, déjà, elle savait, elle sentait ce qu'elle allait devenir et le maître alors le disait aussi. Et elle ne savait comment me prouver sa gratitude. Sa mère, au contraire, la pauvre... [DORINA:] Elle ne voulait pas ? [MICUCCIO:] Ce n'était pas qu'elle ne voulût pas, mais elle n'y croyait pas. Elle en avait tant vu dans sa vie, la pauvre vieille qu'elle n'aurait même pas voulu que l'espoir de sortir de l'humble condition à laquelle elle s'était résignée pût traverser l'esprit de sa fille. Elle avait peur, voilà ! Et puis, elle savait ce que ça me coûtait et que mes parents... Mais moi je rompis avec tout le monde, avec mon père et avec ma mère, le jour où un maître du dehors, très renommé vint à Palma et déclara que c'était un véritable crime de ne pas lui faire continuer ses études dans une grande ville... dans un conservatoire... je pris feu, je me fâchai avec tout le monde ; je vendis le champ que m'avait laissé en mourant un de mes oncles, le curé et j'envoyai Thérésa à Naples, au Conservatoire. [FERDINAND:] Vous ? [MICUCCIO:] Oui, moi ! [DORINA:] A ses frais, tu comprends ? [MIGUCCIO:] Pendant quatre ans je l'ai entretenue en payant tous les frais de ses études. Quatre, vous entendez ! Depuis, je ne l'ai plus revue. [DORINA:] Jamais ? [MICUCCIO:] Jamais. Parce qu'après, elle s'est mise à chanter dans les théâtres, à droite, à gauche. [FERDINAND:] Elle fait fureur. [MICUCCIO:] Eh, je le sais. Je les ai tous là dans la valise, les journaux et j'ai aussi les lettres... Les siennes et celles de sa mère. Les voici... Voici ses propres paroles quand elle m'envoya l'argent... et que j'étais à la mort... "Mon cher Micuccio, je n'ai pas le temps de t'écrire, mais je te confirme tout ce que te dit ma mère. Soigne-toi. Remets-toi vite. Et aime-moi bien. Térésina. [FERDINAND:] Elle vous a envoyé beaucoup ? [DORINA:] Mille francs, je crois ? [MICUCCIO:] Oui, mille. [FERDINAND:] Et votre champ ? Celui que vous avez vendu, il valait combien ? [MICUCCIO:] Mais qu'est-ce que ça pouvait valoir ? Pas grand-chose. Une petite terre. [FERDINAND:] Ah !... [MICUCCIO:] Mais je l'ai ici, moi l'argent. Je ne veux rien, moi. Le peu que j'ai fait, je l'ai fait pour elle ! Nous étions d'accord pour attendre deux-trois ans, afin qu'elle puisse faire son chemin. elle l'a précisément déjà fait. [FERDINAND:] Je crois bien ! Et quel chemin, mon bonhomme ! [MICUCCIO:] Par conséquent..., le moment est venu... [DORINA:] De se marier ? [MICUCCIO:] Me voilà ! [FERDINAND:] Vous êtes venu pour épouser Sina Marnis ? [DORINA:] Tais-toi donc ! Puisqu'ils sont fiancés. Tu ne comprends rien. Bien sûr pour l'épouser ! [MICUCCIO:] Je ne dis rien. Je dis simplement : me voilà ! J'ai planté tout le monde là-bas, au village : la famille, la musique, tous ! Je me suis disputé avec les miens à cause de ces mille lires qui sont arrivées à mon nom, quand j'étais si malade. J'ai dû les arracher des mains de ma mère qui voulait les garder. Ah non, messieurs, pas question d'argent avec Micuccio Bonavino, pas question ! Où que je sois, même au bout du monde, j'ai mon art, je ne serai pas à charge, j'ai mon octavin, là... [DORINA:] Ah oui ? Et vous l'avez apporté, votre octavin ? [MICUCCIO:] Naturellement. Nous faisons une seule et même chose lui et moi. [FERDINAND:] Elle chante et il joue, tu comprends ? [MICUCCIO:] Je pourrais parfaitement jouer à l'orchestre. [FERDINAND:] Mais sûrement, pourquoi pas ? [DORINA:] Et vous devez bien jouer, j'imagine ? [MICUCCIO:] Mon Dieu, à peu près ! Je joue depuis dix ans déjà. [FERDINAND:] Si vous nous faisiez entendre quelque chose. [DORINA:] Oh ! bravo, bravo, faites-nous entendre quelque chose. [MICUCCIO:] Mais non, que voulez-vous entendre à cette heure-ci ? [DORINA:] Quelque petite chose ! Soyez gentil ! [FERDINAND:] Un tout petit air ! [MICUCCIO:] Mais non, mais non ! [FERDINAND:] Ne vous faites pas prier. Le voilà ! [DORINA:] Allons, juste pour que nous sachions comment vous jouez. [MICUCCIO:] Mais ce n'est pas possible... comme cela... tout seul... [DORINA:] Mais ça ne fait rien, juste un peu. [FERDINAND:] Sinon, c'est moi qui joue. [MICUCCIO:] Allons, puisque vous insistez. Je vais vous jouer l'air que chantait Thérèse dans sa mansarde, ce jour-là. [FERDINAND:] et DORINA. — Oui, oui, bravo ! celui-là ! Voilà Madame ! [DORINA:] Allez vite ouvrir. Et vous autres, dépêchez-vous. Madame a dit qu'elle voulait souper tout de suite en rentrant. [FERDINAND:] Qu'est-ce que j'ai fait de ma veste ? [DORINA:] De l'autre côté. lui aussi, avec Donna, il l'arrête brutalement. [FERDINAND:] Vous, restez là. Il faut d'abord que je prévienne Madame. [LA:] voix DE MADAME MARTHE, de l'intérieur. — De l'autre côté, Dorina, au salon. [MICUCCIO:] Qui sont ces personnes ? [DORINA:] Les invités. Eh quoi, vous pleurez ? [MICUCCIO:] Moi ? Mais non. Tout ce monde... [MARTHE:] Comment Micuccio ? C'est toi ? [MICUCCIO:] Madame Marthe... Oh ! mon Dieu ! vous, comme ça ? Avec un chapeau, vous ? [MARTHE:] Ah ! mais oui... Mais comment es-tu venu, sans nous prévenir... qu'est-il arrivé ? [MICUCCIO:] Je suis... venu. [MARTHE:] Justement ce soir. Oh, mon Dieu... attends. Comment faire ? Tu vois tout ce monde, mon ami ? C'est la fête de Thérèse. [MICUCCIO:] Je le sais. [MARTHE:] Sa soirée, tu comprends ? Attends, attends un peu ici. [MICUCCIO:] Si vous pensez qu'il faut que je m'en aille. [MARTHE:] Mais non, attends un peu, je te dis. [MICUCCIO:] Moi, je ne comprends pas que dans ce pays... Mme Marthe se retourne et lui fait signe d'attendre de sa main gantée ; elle entre dans le salon où se fait brusquement un grand silence. On entend très distinctement ces mots dits par Sina Marnis : "Une minute, mesdames ! " De nouveau Micuccio cache son visage dans ses mains. Mais Sina ne vient pas. Peu après revient Mme Marthe, sans chapeau, sans gants et sans mantelet, moins embarrassée. [MARTHE:] Me voilà. [MICUCCIO:] Et Thérèse ? [MARTHE:] Je l'ai prévenue. Elle sait que tu es là. Dès que ce sera possible, elle viendra te voir un moment... Nous en l'attendant, nous resterons tous les deux à bavarder, ça te va ? [MICUCCIO:] Oh, bien sûr pour moi... [MARTHE:] Moi, je reste avec toi ! [MICUCCIO:] Mais non, si vous voulez, si vous devez aussi aller de l'autre côté vous aussi... [MARTHE:] Non, non. En ce moment ils soupent de l'autre côté. Des admirateurs, l'imprésario... la carrière... tu comprends ? Nous, on restera ici à bavarder. Dorina va nous dresser tout de suite nos couverts sur cette petite table et nous souperons ensemble, toi et moi. Nous deux tout seuls ; nous évoquerons le beau temps d'autrefois. Voyons, voyons, Dorina, ici, vite. Pour moi et pour ce cher enfant. Mon cher Micuccio, que je suis contente de te retrouver ! [DORINA:] Voilà, en attendant prenez place. [MARTHE:] Oui, oui. Ici à l'écart tous deux, tu comprends, tous ces messieurs là-bas, elle la pauvre petite elle ne peut l'éviter ! sa carrière ! comment faire ? Tu les as vus les journaux ? Énorme succès, mon cher enfant. Et moi, tu sais, j'en ai le vertige et le mal de mer ; c'est une chance que je puisse rester ici tranquillement avec toi. [MICUCCIO:] Et elle vous a dit qu'elle viendrait ! que je puisse au moins la voir. [MARTHE:] Mais bien sûr, elle viendra. Dès qu'il y aura un petit moment d'accalmie. Je te l'ai dit. Mais tu imagines bien pour elle aussi, quel plaisir ce serait de rester ici avec nous, avec toi, depuis si longtemps, combien d'années ? Tant d'années ? Ah, mon fils, il me semble que c'était hier et il me semble en même temps qu'il y a une éternité ! J'ai vu tant de choses ! Des choses qui ne me paraissent pas vraies ! Je ne l'aurais pas cru si on m'avait dit tout ce qui arriverait quand nous étions là-bas, à Palma et que tu venais là-haut, dans notre mansarde... où il y avait des nids d'hirondelles dans le toit, tu te souviens, qui volaient jusque dans la maison, contre ma figure quelquefois... et mes beaux pots de basilic à la fenêtre et madame Anmizza, notre petite voisine, qu'est-elle devenue ? [MICUCCIO:] Eh... [MARTHE:] Elle est morte ? Ah, je me le disais. Bien vieille déjà alors, bien plus âgée que moi. s'aperçoit qu'elles sont sales encore du voyage et il les baisse, plus confus que jamais. Donne, Dorina, c'est moi qui servirai, Comme cela, ça va bien ? [MICUCCIO:] Oui, merci. [MARTHE:] Voilà... [MICUCCIO:] Oh, mets délicats ! [MARTHE:] C'est une soirée de gala, tu comprends ? Allons, soupons ! Mais d'abord... Devant toi, je peux le faire. Brave petit ! Toi aussi. Mon bon Micuccio, toujours le même. Je t'assure que quand il m'arrive de dîner là sans pouvoir me signer, il me semble que j'avale mal ce que je mange. Allons, mange, toi. [MICUCCIO:] Ah, j'ai une de ces faims. Deux jours que je ne mange pas ! [MARTHE:] Comment ! tu n'as pas mangé en voyage ? [MICUCCIO:] Dois-je vous le dire ? j'ai eu honte. [MARTHE:] Comment ? [MICUCCIO:] Mais oui, j'ai eu honte. Il me semblait que c'était trop peu ce que je pouvais tirer de mon sac et que tout le monde allait se moquer de moi. [MARTHE:] Oh, le nigaud, et tu es resté à jeun. Allons, mange, mon pauvre Micuccio, bien sûr que tu dois avoir faim. Et bois, bois... [MICUCCIO:] Merci. Je vais boire. [MARTHE:] Bien, alors, bois, bois... Ah, notre bon vin, Micuccio ! Comme je le regrette, si tu savais ! Celui de Michela qui habitait au-dessous de nous. Qu'est-il devenu Michela ? [MICUCCIO:] Michela ? Il va très bien. [MARTHE:] Et sa fille Luzza ? [MICUCCIO:] Elle s'est mariée ; elle a déjà deux enfants. [MARTHE:] Oui, vraiment ? Elle venait nous trouver, tu te souviens ? toujours joyeuse. Oh, la Luzza, par exemple, elle s'est mariée... Qui a-t-elle épousé ? [MICUCCIO:] Toto Licasi, de l'octroi, vous savez... [MARTHE:] Ah, oui, bon garçon ! Et madame Marie-Ange. Elle est donc grand-mère. Déjà grand-mère. Heureuse femme ! Deux enfants, tu me dis... [MICUCCIO:] Oui, deux. [MARTHE:] Tu ne bois pas ? [MICUCCIO:] Oui... tout de suite... [MARTHE:] N'y fais pas attention ! C'est naturel qu'ils rient, ils sont si nombreux. C'est la vie, mon ami, que veux-tu, la carrière... Il y a l'imprésario. Ici, Dorina, donne ton assiette, Micuccio. Tu verras que ça te plaira aussi. Dis-moi si c'est bien. [MICUCCIO:] Merci. Je m'en rapporte à vous. [MARTHE:] Voilà, ça te va ? [MICUCCIO:] Comme vous avez bien appris toutes leurs manières. J'en demeure bouche bée. [MARTHE:] II a bien fallu, mon fils. [MICUCCIO:] Quand je vous ai vu avec ce mantelet de velours, le chapeau sur la tête. [MARTHE:] Forcément. J'aime mieux ne pas y penser. [MICUCCIO:] Je sais bien qu'il faut que vous teniez votre rang. Mais s'ils vous voyaient à Palma, habillée comme vous êtes. [MARTHE:] Oh ! mon Dieu ! J'aime mieux ne pas y penser, je te dis. Me croiras-tu si je te dis que quand j'y pense, j'ai honte ! Je me regarde ; je me dis : moi ainsi vêtue ? et il me semble que c'est un déguisement. Mais comment faire, il faut bien ! [MICUCCIO:] Mais alors... je disais... elle est vraiment "arrivée ? " Ça se voit... des grandeurs !... Et on la paie bien ? [MARTHE:] Ah, oui, très bien. [MICUCCIO:] Combien par soirée ? [MARTHE:] Ça dépend des saisons et des théâtres, tu comprends ? Mais tu sais, mon ami, cette vie est coûteuse, coûteuse. L'argent s'en va comme il vient : les robes, les bijoux... frais de toutes sortes. Voix. — Où donc, où donc ? Nous voulons le savoir, où donc ? La voilà, c'est elle. Elle vient.
[LA BONNE:] Alors, qui c'est-y que vous croyez qu'a pu faire arriver ça ? [LE PLOMBIER:] ça a fait comme une espèce d'engorgement. Probablement que le métal du tuyau avait quéque soufflure en quéqu'endroit. La pression l'aura fait crever. Oh ! quand j'ai vu de l'eau sur les carreaux de ma cuisine ! Mon Dieu ! Seigneur ! Ce que j'avais peur, c'est que ça effondre le plancher ! Pensez donc, en rien de temps, haut comme trois doigts d'eau. fièrement Oh ! c'est que quand ça se met à gicler, c'est pas long à remplir une cuisine. Et au même moment, ça a giclé de la même façon dans le cabinet de toilette de madame. Le tapis est perdu perdu ! En tout cas, n'est-ce pas, c'est pas nous qui sont responsables de ça ? Où c'est qu'y demeure ? Ah ! mais, c'est m'sieu Codomat. Vous faites pas mal de faire faire les constatations tout de suite dans le cabinet de vot'dame.
[LES MEMES:] Vous avez fait chercher le gérant, Eugénie ? Ah ! mais, voilà le plombier ! Qu'est-ce qu'il dit, le plombier ? A quoi est-ce qu'il attribue l'accident ? [II:] dit que c'est la pression qui était trop forte. Le métal en plomb s'aura trouvé trop faible. Alors il s'a produit dans les tuyaux... comment qu'il dit ? [LE PLOMBIER:] satisfait Vous pensez, n'est-ce pas, plombier, que c'est bien au propriétaire à payer les dégâts ? [CLOTHILDE:] triomphante J'ai pas bien fait de faire descendre le gérant ? d'un air de doute Vous le connaissez ? Si je le connais ? C'est un monsieur capable, vous savez. C'est lui qui a construit la maison d'ici... Vous avez bien fait de le faire descendre, parce que c'est pas encore qu'il soit chicanier, mais c'est un homme, vous savez, quand il a dit, il a dit, et il faut que tout marche recta. Quand il a une idée dans la tête, il ne faut pas songer à lui en sortir. Il va jeter un coup d'œil à droite et à gauche ; il donnera son idée, il fera à son idée. Vaut mieux lui montrer tous les dégâts le plus tôt possible... à la bonne Mettez bien tout en ordre ici. Ah ! ne laissez pas traîner le plumeau ! Je voudrais que M. Codomat ne trouve pas tout sens dessus dessous... C'est un monsieur très bien. Avez-vous remarqué comme elle est bien carrée, hein ?... Il est mieux que sa femme. Et un peu toc ! Je les regardais sortir l'autre jour, de ma fenêtre. Je le regarde comme ça, quand il sort. Et quand je le rencontre dans l'escalier, c'est drôle, je n'ose jamais le regarder, cet homme !... Il me fait un peu peur ! Je vous dis qu'il n'est pas commode. [II:] n'en a pas l'air. est juste. Enfin, je me dépêche de m'arranger un peu... S'il vient, vous le ferez attendre. Faut pas le faire passer dans ma chambre, c'est un vrai désordre... Est-ce que le petit est venu, ce matin ? Oh ! non, madame. Vous savez l'heure qu'il est ? Il n'est que onze heures.
[II:] a deux millions, not'petit monsieur, et ni papa ni maman : plus de famille ! Ah ! bien ! heureusement qu'on s'occupe de lui ici ! On s'occupe de lui et de ses deux millions. [CLOTHILDE:] entrouvrant la porte de sa chambre Eugénie ! On a sonné. Oui, madame ! J'ai entendu. Oui ! oui ! au plombier qui s'en va
[CODOMAT:] un peu rude Oh ! ça ne fait rien ! ça ne fait rien ! Nous sommes pressés. Oui, monsieur. Je vais lui dire. à son secrétaire, marchant et tenant une serviette à la main Ces femmes-là font toujours des embarras, des histoires !... Avec ça que j'aurais voulu aller faubourg Saint-Germain, chez ce notaire !... Enfin !... Vous allez vous y rendre à ma place. D'ailleurs, si j'y allais moi-même, je n'obtiendrais rien de plus que vous. Nous devions verser aujourd'hui une somme de dix mille francs pour conserver notre promesse de vente. Mais je suis sûr qu'il a d'autres offres ; il ne nous accordera aucun répit. C'est navrant ! C'est une bonne affaire, je suis obligé de la laisser aller, faute d'argent. [LE SECRÉTAIRE:] La propriétaire de la maison ne vous en avancerait pas ? Non, non. Ça se complique. C'est une vieille demoiselle sourde et aveugle, il n'y a pas moyen de lui demander quoi que ce soit... Et il y a avec elle des enfants mineurs. Moi, personnellement, je n'ai absolument rien de disponible en ce moment... C'est tout de même malheureux, n'est-ce pas ? mais je n'ai pas de fortune... Puis, je n'ai jamais eu la veine, comme tant d'autres, de rencontrer sur mon chemin des capitalistes qui veuillent mettre des fonds dans des affaires... Il y a des opérations admirables à Paris, mais il faut de l'argent. Nous tâcherons d'être chez ce notaire avant midi... Nous allons expédier ce qu'il y a à faire ici. Vous irez à la cuisine et vous verrez ce qu'il y a de dégâts. Moi, pendant ce temps-là, j'examinerai le cabinet de toilette de cette dame. C'est admirable, ça ! Nous avons des locataires tranquilles dans la maison... J'ai loué à cette femme, et vous savez après quelles hésitations ! Et il n'y a que chez elle qu'il arrive des histoires comme ça. Ce n'est pas de sa faute tout de même si les tuyaux d'eau sont crevés ! Est-ce qu'on sait ? Est-ce qu'on sait ? On ne prend soin de rien dans ces maisons-là.
[CLOTHILDE:] ouvre la porte avec un peu de confusion Bonjour, monsieur ! Bonjour, messieurs !... Monsieur, je vous prie d'attendre un instant. La bonne est en train de mettre un peu d'ordre dans le cabinet de toilette. [CODOMAT:] sèchement Oh ! madame... Je vous demande pardon ; nous sommes un peu pressés. Voulez-vous vous asseoir un instant, monsieur ? Je suis un peu pressé, madame. Cela me gêne de vous voir debout comme ça. Je n'avais pas encore eu le plaisir de vous voir. Quand j'ai loué dans la maison, je n'ai eu affaire qu'à la concierge. Je sais, monsieur, que vous avez fait des difficultés. un peu gêné et froid Si ! si, monsieur, vous en avez fait. Oh ! ne dites pas non ! Et, d'ailleurs, vous savez que je trouve que vous avez tout à fait raison. Je ne suis pas mariée... Je me tiens bien, mais enfin, vous n'étiez pas forcé de le savoir... Je ne suis pas de ces femmes qui ont plusieurs amis... Moi, je n'en ai qu'un. Oh ! madame ! ne parlons pas de ça... Je dois reconnaître que je n'ai jamais eu aucun reproche à vous adresser. Je tiens à ce que nous parlions de ça, monsieur, parce que je sais que vous avez dit à la concierge... — j'ai su ça, vous savez, par les domestiques —...que vous ne vouliez pas louer à des "grues". Je serais bien contente que vous ne l'ayez pas dit, monsieur, parce que je vous assure que ça m'a fait de la peine... Si mon ami... — pas celui que j'ai en ce moment, mais l'autre... — s'il était encore de ce monde, il pourrait vous dire qui je suis, ce que j'ai été pour lui... D'ailleurs, il a bien prouvé qu'il avait de l'estime pour moi, et, au moment de sa mort, il m'a laissé quatre-vingt mille francs — autant qu'à sa femme ! — J'en ai malheureusement perdu une partie. N'est-ce pas ? J'ai voulu rendre service à des personnes de ma famille qui habitent la province et je n'en ai pas été récompensée... Puis on m'a donné de mauvais conseils, j'ai perdu de l'argent à la Bourse... si bien que de tout ça, il me reste une trentaine de mille francs... Et croyez-vous, monsieur, que j'ai cette somme dans mon armoire, parce que j'avais tellement peur de la perdre dans des affaires financières que je n'ai pas voulu la mettre dans les banques... Qu'est-ce que vous voulez, monsieur ? Je ne connais personne... J'ai tout de même une position irrégulière, et les gens convenables qui pourraient me conseiller, je ne suis pas à même de les connaître, de les fréquenter. La personne qui vit avec vous ? Eh bien ! d'abord, n'est-ce pas, elle ne sait pas que j'ai des fonds de côté, parce que ce n'était pas la peine de lui raconter ça, et puis ensuite, c'est un tout jeune homme : il a vingt-deux ans. C'est M. Lafauvette, le fils du constructeur de machines à vapeur, qui est mort maintenant et qui avait vendu son affaire à une compagnie anglaise... C'est un jeune homme très riche... mais qu'est-ce que vous voulez ? il est tout jeune. Il est très gentil pour moi, mais quand ça lui prend. d'autres fois, je répéterai devant lui que j'ai une note de cent ou cent cinquante francs à payer, je n'oserai pas lui demander ça directement, il ne me donnera rien... Je vous demande pardon de vous dire ces choses-là, monsieur... Ça ne fait rien ! Ça ne fait rien !... Je suis dans les affaires, madame... Ce sont des questions d'affaires. Je n'ai pas à m'occuper de votre genre d'existence... D'ailleurs, d'après ce que vous me dites... vous avez un air de sincérité qui ne me trompe pas... — je m'y connais — d'après ce que vous me dites... il est évident que ce n'est pas une existence bourgeoise et modèle, mais enfin... c'est beaucoup plus convenable qu'on ne pourrait s'imaginer. vivement Mais il ne faut pas le laisser chez vous ! Puis, de l'argent dans une armoire qui ne produit rien ! Il vaut mieux le mettre dans une banque sérieuse, lui faire produire quoi que ce soit... Et, si l'on voit que, dans ces banques, ça produit trop peu — car, en réalité, ça donne très peu d'intérêt — eh bien ! il ne manque pas d'affaires avantageuses et sûres où l'on peut le placer. Mais, monsieur, comment voulez-vous que je m'y connaisse ? Eh bien ! eh bien !... nous pourrons en causer ? Comment ? Vous voulez me donner des conseils ? Je pense bien, monsieur, je pense bien que, connu comme vous êtes, et respecté, considéré... Mais vous savez, moi, dans ma situation irrégulière, il y a bien des gens — je le sais bien, monsieur, vous n'avez pas besoin de me dire le contraire — il y a bien des gens qui ne voudraient pas entrer en relations d'affaires avec moi. Pourquoi ça ? Pourquoi ça ? Quand une compagnie financière fait une émission, ils prennent bien l'argent de tout le monde ?... Eh bien ! il peut se présenter dans un mois, dans huit jours, aujourd'hui, je ne sais pas ! une affaire où je puisse vous dire... un placement à cinq ou six pour cent d'intérêt... où je puisse vous dire : "Vous ne risquez rien de mettre votre argent là-dedans... Oh ! oui, monsieur, je l'ai bien soigné pendant sa maladie. Et vraiment il vous a témoigné son estime... En vous léguant une grosse part de sa fortune, il a bien indiqué qu'il ne vous considérait pas comme une simple compagne de plaisir... D'ailleurs il n'y a qu'à vous regarder pour se rendre compte de cela. On voit bien que vous n'êtes pas une femme... comme ces femmes ! Oh ! de m'entendre dire ça par vous, monsieur, il me semble que je suis au paradis ! Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que vous êtes pour moi, monsieur. Je vous ai vu passer dans l'escalier, et sortir de la maison, et je me disais : "Jamais de la vie je ne serai assez heureuse pour que ce monsieur me parle..." Et voilà que vous me dites des choses aussi gentilles ! Et dire que si ce robinet d'eau n'avait pas crevé, ça ne serait pas arrivé ! La vie est bien curieuse ! [LA BONNE:] entrant Tout est arrangé. Si madame veut venir par là ! Voulez-vous venir par là, monsieur ? [CODOMAT:] empressé Oui, madame ! oui, madame ! Eh bien ! on a sonné, Eugénie ! Voulez-vous lui dire d'attendre un peu ici. Vous lui expliquerez que je suis avec M. le gérant. en entrant dans la chambre Oh ! comme c'est joliment arrangé ! C'est d'un goût !
[LA BONNE:] à Henri Madame est occupée, monsieur. Elle est avec le gérant de la maison pour les dégâts du cabinet de toilette... Ah ! c'est que monsieur n'est pas au courant !... Oh ! monsieur ! si vous saviez les fuites d'eau épouvantables que l'on a eues dans la cuisine et dans le cabinet de toilette !... Des fuites d'eau ? Oui, monsieur ! C'est le métal du plomb qui s'a trouvé trop faible, par suite de sable et autres saloperies qui se trouvaient engorgées dans le tuyau... Alors, comme de juste, le tuyau a crevé... L'eau a giclé, giclé, que c'était effrayant ! Juste le temps de descendre l'escalier au galop pour que la concierge elle arrête le compteur !... Ah ! voyez-vous ça ! Asseyez-vous donc, cher ami ! Je suis content, mon vieux, de vous faire faire connaissance avec Clothilde. Vous verrez, c'est une bonne fille tout à fait. [II:] y a longtemps que vous êtes ensemble ? Oh ! ensemble n'est pas le mot... Nous sommes ensemble si vous voulez. Je n'habite pas ici, mais elle n'a que moi, n'est-ce pas, et je ne vois qu'elle... J'ai fait sa connaissance il y a tout près d'un an, à un souper d'amis... On est rentré chez elle, et puis ça s'est arrangé comme ça. Oh ! mon vieux, ce qu'on est plus tranquille ! De l'intelligence ?... Oh ! ça, c'est inappréciable ! Rien d'assommant comme une femme qui est là à vous tirer les paroles. Et qui vous demande votre avis sur ceci et ça... Oh ! c'est barbant !... Clothilde, mon vieux, si l'on va au boui-boui, elle n'est pas à vous demander : "Tu trouves ça amusant ? " ou "Tu trouves ça rigolo ? " Elle dit : "C'est rigolo ! " ou bien : "C'est imbécile ! " Je dis comme elle, et ça fait le compte. Ah ! c'est inestimable ! J'ai perdu trente mille francs ! Vous savez qu'on perd plus aux courses qu'au tripot. Oh ! non, tout de même, on perd plus au tripot. Non ! non ! Allons, voyons ! On perd autant, c'est le mot... Eh bien ! pour en revenir à ce que je disais, Clothilde a ceci de bien. Quand je dis : "On ne va plus aux courses", on n'y va plus. Dimanche, nous sommes allés à la campagne... C'est embêtant, si vous voulez, mais moi, je m'embêtais déjà aux courses ; et comme ça, je ne perds plus ma galette... On a été à Compiègne. On a visité un musée assez joli, puis on a été acheter des bouquins à la gare... On est allé lire dans la forêt... Je me suis mis à bouquiner, figurez-vous ! Je lis des romans ; c'est souvent idiot, mais ça n'est pas embêtant !... Enfin, tout ça, c'est pour dire que c'est une amie bien commode, et puis, elle n'est pas exigeante au point de vue de l'argent. Oh ! pour ça, elle a du mérite. Parce que ?... Parce que, mon vieux, vous n'avez aucune défense. Je n'ai jamais vu une personne se laisser taper comme vous ! Oh ! Oh ! Ne croyez pas ! Je regrette souvent de ne pas être dans le besoin pour en profiter. Mon vieux, vous savez, ne vous gênez pas ! A votre disposition ! Vous voyez ? Tout de suite ! Vous êtes un bon garçon, vous savez, il n'y a pas à dire, vous êtes trop bon garçon... C'est rudement gentil de la part de votre... vous êtes encore bien tombé !... Elle ne voit personne d'autre que vous ? Vous me direz que vous vous en fichez... Oh ! complètement ! Moi, je ne sais pas pourquoi elle me tromperait : elle n'a besoin de rien... Ce n'est pas une femme passionnée ? Non, elle veut ce que je lui demande, voilà tout ! Parfois, c'est elle qui me dit : "Embrasse-moi ! Oh ! c'est bien agréable aussi !
[HENRI:] troublé par la présence de Codomat Monsieur... Monsieur Codomat... Monsieur Lafauvette, ou plutôt... Monsieur Lafauvette... Monsieur Codomat... Je ne manque jamais de m'embrouiller dans les présentations. Monsieur Roger Linaux. Si tu savais quel homme charmant ! [II:] m'intimide. Moi aussi, mais il est charmant. Alors, monsieur, vous ferez votre rapport à la propriétaire ? Oui, madame. Je vais le faire tout à l'heure. C'est fini, monsieur. J'ai pris des notes. Est-ce que nous allons chez le notaire ? Non. J'irai cet après-midi. J'ai une combinaison. J'ai réfléchi à une combinaison depuis tout à l'heure. Je crois que j'aurai des fonds pour la promesse de vente. S'inclinant devant Clothilde. D'un ton pénétré. Madame, je suis bien heureux de vous connaître. Au revoir, madame ! [CLOTHILDE:] à demi-voix, lui donnant un sac de bonbons qui est sur la table Voulez-vous me permettre de vous offrir... des bonbons, pour votre dame et votre demoiselle ?
[MADAME CODOMAT:] en toilette bourgeoise, élégance moyenne, s'apprête à sortir. Elle a son chapeau sur la tête. Elle sonne la cuisinière Marthe, est-ce que monsieur est rentré ? Très bien. Et les enfants ? Eh bien ! monsieur Maurice est allé prendre sa répétition, qu'il a dit, de calcul... et mademoiselle... Elle est prête ?
[MADAME CODOMAT:] Tu ne sors pas aujourd'hui ? Non, maman. Je suis fatiguée, je vais rester à lire. Alors, comme Mme Letison va venir me prendre, et comme tu ne viens pas avec nous, nous irons toutes les deux au Concours hippique, avec la carte que la dame du second m'a envoyée. Eh bien ! maman, amuse-toi bien. à la cuisinière [MADAME LETISON:] Bonjour, madame Codomat ! Bonjour, madame. Oh ! comme vous paraissez essoufflée ! Je vous crois ! J'ai monté les cinq étages par l'escalier. L'ascenseur ne marche pas ! Bien vrai ! on ne pourra pas dire que M. Codomat pense trop à ses aises, car c'est bien lui qui a le plus besoin de l'ascenseur, et il néglige toujours de le faire réparer. Toujours très occupé, M. Codomat ? Et il est toujours aussi content de ce que vous m'avez dit l'autre jour ? Oh ! il est ravi, depuis qu'il a fait la connaissance, il y a deux mois, de cette dame du deuxième. Codomat ! Il est tout le temps à étudier des projets ; 'il est dans son élément, vous savez ! C'est bien plus intéressant pour lui que de gérer des immeubles... Cette jeune femme, figurez-vous, n'est pas mariée... Enfin, ce n'est pas de sa faute... Mais c'est une personne... vous jureriez une personne très bien ! Évidemment, je n'irais pas sortir avec elle... je n'oserais pas l'avoir à dîner ; mais enfin je me suis trouvée la rencontrer ici, quand elle est venue voir mon mari, et je vous assure qu'elle est loin d'être mal élevée. Il paraît qu'elle a perdu, il y a un an, son monsieur... son monsieur, n'est-ce pas..., et elle l'a soigné avec un dévouement admirable... Aussi il lui a laissé un petit héritage... Actuellement elle vit avec un monsieur que nous connaissons aussi. Il vient ici... Il ne vient pas en même temps qu'elle. Nous ne sommes pas forcés de savoir qu'ils sont ensemble ! Ce monsieur est tout à fait jeune, alors il n'est pas question pour elle de l'épouser... C'est d'ailleurs un charmant garçon... Enfin, que voulez-vous ? Ces gens- là sont des clients comme les autres... Oh ! certainement ! Il ne faut jeter la pierre à personne. Goûtez donc de ces bonbons ! Prenez donc ceux du coin, ils sont moins sucrés... Nous en recevons à peu près tous les jours. Mais dites donc, madame Codomat, ça ne vous fait rien que votre mari soit tout le temps avec cette jeune femme ? Oh ! que voulez-vous ? J'ai confiance. Et puis, moi, j'aime mieux ne pas savoir... Je crois, n'est-ce pas ? Que Gabriel est un homme qui ne pense plus beaucoup à ces choses-là... Enfin, j'ai des raisons de croire ça. Oh ! bien alors, j'aime autant ne pas y penser. Gabriel est un homme charmant... S'il réussit dans ses affaires, c'est qu'il a toujours charmé les gens, et ça, sans le vouloir, vous savez... C'est sa nature... Peut-être ça va-t-il plus loin que ça ne doit aller, mais je ne veux pas le savoir... Qu'est-ce que c'est ? Madame, c'est cette dame du deuxième qui vient de monter. Je l'ai fait entrer dans le cabinet de monsieur. Et je crois que monsieur vient d'arriver aussi. Je l'ai entendu dans l'escalier. [LES MEMES:] Ah ! bonjour, madame Letison ! Bonjour, ma chérie ! Eh bien ! comment va Letison ? Et ses ventes de l'Hôtel des ventes ? Ça marche ! Ça marche toujours ! Ah ! c'est un heureux métier que celui de commissaire-priseur ! Et, d'après ce que l'on me dit, il paraît que vous n'avez pas à vous plaindre ! Oh ! je ne me plains pas ! Mais vous savez, c'est toujours dur... [II:] y a quelqu'un dans ton cabinet. Oh ! qu'elles sont jolies ! Eh bien ! au revoir, madame Letison ! [MADAME CODOMAT:] à Codomat Tu n'as pas oublié que j'ai promis pour aujourd'hui un acompte de quatre cents francs à ma couturière ? Je les ferai porter tout à l'heure par Frédéric. Tu as l'adresse ? Mme Galbert, 5, rue des Abbesses... Et puis, tu sais, il faut penser aussi aux soixante francs de notre oncle... Un pauvre oncle que nous avons, qui est paralysé. Gabriel est très bon pour lui... Oh ! c'est parce que ça te fait plaisir à toi. Au revoir. madame Letison... Nous dînons ensemble la semaine prochaine. Entendez-vous avec ma femme... [CODOMAT:] Entrez donc par ici ! [CLOTHILDE:] entrant Bonjour, mon chéri ! [CODOMAT:] la repoussant doucement Tais-toi ! Ma femme n'est pas encore partie ; elle est dans l'antichambre. Ça y est ! la porte s'est refermée. Fais attention ! Il y a du monde dans l'appartement. Pourquoi n'es-tu pas venu hier soir ? J'étais très fatigué... Je travaille beaucoup en ce moment. J'ai encore couru toute la matinée pour toi... Que tu es gentil ! Je t'ai apporté l'argent que tu dois mettre à mon compte : mille francs. Ah ! c'est bien ! Tu es ponctuelle. J'aime ça ! Et voilà ! je mets cet argent dans ma caisse... Ça me fait plaisir que mon argent soit mêlé comme ça avec le tien ! souriant Oui ! Du moment que je fais les comptes séparés, ça n'a pas d'importance. Quand j'ai besoin de régler une facture pour toi, eh bien ! je prends dans ma caisse ! Je ne regarde pas si c'est mon argent ou bien le tien qui marche... Et puis, quand il arrive que j'ai à payer pour moi, eh bien ! je fais la même chose. Sais-tu que tu m'entretiens, chérie, tu m'entretiens... Enfin, quoi ! on saurait que tu m'apportes de l'argent que je mets dans ma caisse, on saurait d'autre part que nous sommes bien ensemble, il n'en faudrait pas plus pour faire dire aux gens malveillants que tu m'entretiens... On ne viendrait pas dire ce qui est... à savoir que nos relations d'affaires et notre existence... sentimentale sont complètement distinctes et séparées... Il y a en toi deux femmes : une petite amie gentille dont je suis l'ami, parce qu'elle me plaît, et une cliente qui vient me trouver pour affaires, et à qui je procure de bons petits placements pour son argent... Encore mille francs que tu ne dépenseras pas... Je vais les inscrire à ton crédit, sur le petit livre spécial qui est destiné à ma jolie cliente... C'est son bas de laine, ce livre- là ! Frédéric ! Vous allez porter ces quatre cents francs à l'adresse que voici. Là, voilà l'adresse sur l'enveloppe : rue des Abbesses... C'est deux b, n'est-ce pas ? Vous ferez de la monnaie, et vous payerez soixante francs à ce pauvre diable. Tu es bon ! Oh ! mais, quelquefois, tu sais, il y a des gens qui abusent bien de la bonté qu'on a pour eux... Oh ! ne me parle pas de ça ! Ce sont des choses qui me rendent malade... Cette exploitation est abominable !... Quand je pense à tout ce que tu as donné à ces gens-là en pure perte ! Quand je pense qu'avant de me connaître tu étais la proie de ta famille ! Et nous aurions pu ne jamais nous rencontrer ! Au lieu de ça, tes économies sont ici, et si tout va bien — dame, il y a la question de la réussite... — enfin, si tout va bien, tu en tireras un gentil petit bénéfice... N'oublie pas que demain matin, pour cette affaire dont je t'ai parlé... je ne te donne pas de détails parce que je sais que tu n'y entends rien... mais enfin, pour cette affaire dont je t'ai parlé, il faut les trois mille francs... Ah ! je voulais justement te parler de ça... je suis très ennuyée... tu m'as dit qu'il les faudrait pour demain ? un peu énervé Pour demain... pour demain... c'est certain ! Est-ce qu'on ne doit pas te les apporter ? avec une colère froide Ce n'est pas sérieux ! Ce n'est pas sérieux ! Il est embêtant ce gosse-là ! C'est vraiment malheureux d'avoir affaire à des gamins pareils ! Je suis très ennuyé de ça... très ennuyé... Enfin, qu'est-ce qui lui prend ? Eh bien ! il m'a dit qu'il n'osait pas demander d'argent à son notaire en ce moment, parce qu'il en a pris beaucoup tous ces temps-ci. Il paraît qu'il a perdu une grosse somme au jeu. tombant sur une chaise, accablé [II:] joue !... C'est effrayant ! Il joue ! Voilà qu'il joue maintenant ! Eh bien ! écoute, il va venir te voir, tu le chapitreras... Tu lui diras de ne pas me faire attendre quand je lui demande quelque chose... Eh bien ! je vais lui parler... J'ai déjà obtenu d'assez bons résultats le jour où je lui ai expliqué qu'il fallait t'assurer une position régulière... et te donner des sommes fixes à des intervalles déterminés. Je lui ai fait comprendre que c'était plus moral... que ça donnait à votre union un caractère de stabilité qui la faisait ressembler, dans une certaine mesure, à une union légitime... Oh ! tu sais bien dire les choses, toi ! Ce sont des choses de sens commun... Je n'ai aucun mérite à les trouver... J'ai eu une bonne éducation... je les trouve naturellement... Mais il faut que je lui parle, à ce garçon-là, parce que, si je n'ai pas la chose demain, il faut que je l'aie au plus tard après-demain... doit être encore chez moi... Je vais le faire chercher tout de suite... Quand est-ce que tu viendras me voir ? Vous allez descendre chez madame, vous direz à M. Lafauvette de monter ; j'ai quelque chose à lui dire... Je vais m'en aller ; il faut que j'aille acheter des rideaux pour mon cabinet de toilette... Pourquoi des rideaux ? Est-ce que ceux qui y sont ne sont pas assez bien ? Oh ! ils sont très usés, Gabriel. Mon petit ami, pour ton cabinet de toilette, c'est tout ce qu'il faut ; avec le gâchis qu'il y a et l'eau qu'on renverse, des rideaux neufs seront abîmés dans trois semaines... Oh ! ce que l'argent te file entre les doigts, à toi ! Et puis tu vas encore te faire voler... Écoute, va choisir des rideaux si tu veux, mais n'achète rien ; tu me diras ce que tu auras choisi, tu me demanderas des échantillons et je t'en ferai prendre d'aussi beaux dans le gros, avec une note de commission ; ma femme t'achètera ça... [CLOTHILDE:] s'approchant Tu es gentil ! Dis-moi une bonne chose avant qu'on se quitte... Tu l'aimais bien ton petit l'ami ?... [CODOMAT:] préoccupé Dis : mon petit l'ami !... distrait Mon petit l'ami !...
[CODOMAT:] seul Gosse ! Une bonne petite créature ! Gentille !... Elle est gentille !...
[FRANCINE:] ouvrant timidement la porte de droite, un peu désappointée Tu es seul, papa ? Tiens ! c'est toi, chérie ! Bonne petite fille ! J'ai un pneumatique à écrire. Je reviens. [LA CUISINIERE:] entrant de gauche [FRANCINE:] précipitamment
[FRANCINE:] en souriant Je savais que la cuisinière était allée vous chercher... Je suis entrée soi-disant pour embrasser papa... Vous avez toujours de bonnes idées ! D'ailleurs... vous avez toutes les qualités... Je suis bête, vous savez, je vous répète tout le temps la même chose... Quand je vous vois, j'ai des tas de choses à vous dire, eh bien ! elles ne sortent pas... C'est vraiment difficile à dire aux gens qu'on les aime... quand on les aime vraiment... Eh bien ! ce que vous me dites prouve que vous l'avez déjà dit à des gens... Oui, mais cela prouve aussi que je ne le pensais pas... Je disais : "Je vous aime ! " comme j'aurais dit : "Bonjour ! "... Je savais qu'il fallait dire cela aux femmes... alors, je le leur disais et je pensais à part moi : "Oh ! bien, cette chose épatante, dont on m'a tant parlé, l'amour, eh bien ! ce n'est que ça vraiment ? " Depuis que je vous connais, je suis un autre individu... Toutes sortes de mots qui n'étaient que des mots, eh bien ! maintenant, les voilà qui signifient quelque chose... Je ne savais pas respecter une femme parce que je ne savais pas ce que c'était que de l'aimer... Quel changement !... Ma vie ne se ressemble plus... J'avais de l'aplomb, n'est-ce pas ? je faisais le malin... J'allais au bar et je fumais de gros cigares... Je buvais, je criais, quand j'avais un peu bu !... Maintenant, je ne pense plus du tout à faire le malin... Et pourtant il me semble que je suis un personnage plus important que celui que j'étais il y a deux mois... J'ai un mépris pour ce que j'ai été... vous n'en avez aucune idée ! Je ne comprends pas comment j'ai pu vivre une existence pareille... Je ne dis pas que maintenant je suis plus tranquille... Ah ! fichtre non ! je ne suis pas plus tranquille !... Je suis beaucoup plus tourmenté. Je le suis constamment... Quand je vous quitte, je crois toujours avoir fait quelque chose qui vous a déplu... Je voudrais vous revoir à l'instant même pour m'expliquer, pour m'excuser... et puis j'ai des impatiences terribles parce que je ne peux pas vous voir tout de suite ! Pensez ce qu'on se voit peu de temps ! Encore heureux qu'on se rencontre chez votre petite amie Louise, qui a été bien gentille pour nous... Qu'est-ce que papa peut bien vous vouloir ? Je ne sais pas, vous savez ! Je ne suis pas tranquille. [HENRI:] timidement Vous avez peur ? brave Oh ! non !... Si, j'ai peur ! [II:] ne faut pas avoir peur comme ça... Oh ! votre père, il me méprise tellement que jamais je n'oserai lui parler d'une chose pareille... Écoutez... je ne veux pas me dire que je lui parlerai aujourd'hui, n'est-ce pas, parce que, si j'y vais avec cette idée-là, j'aurai tellement peur que je suis capable de filer tout de suite... J'aime mieux me dire : "Eh bien ! tu n'en parleras pas, tu n'en parleras que si l'occasion s'en présente. Tâchez tout de même d'en parler !... Je pourrai peut-être poser quelques jalons... Oh ! le voilà qui vient !... Je crois que je n'oserai pas. Je m'en vais. Vous avez de la veine !
[HENRI:] Ah ! vous voilà ! J'ai à vous parler sérieusement... Vous allez peut-être dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Oh ! monsieur Codomat !... Vous savez quel respect j'ai pour vous... Combien je suis honoré que vous veuillez bien vous occuper de moi... Vous avez des qualités, certainement... Vous avez de la déférence... Mais qu'est-ce qu'on me dit ? Que vous avez perdu de grosses sommes ? Combien avez-vous perdu ? [CODOMAT:] atterré Mais c'est insensé, monsieur, ce que vous avez fait là !... C'est plus que fou ! c'est criminel !... Vous ne savez pas ce que c'était que l'argent que vous avez perdu ! Vous ne vous êtes pas dit un instant que cette fortune que vous avez, votre père et votre grand-père se sont usés pour la constituer... et leur travail de... je ne sais combien de temps, vous le dilapidez au jeu, dans une nuit... Quarante mille francs, c'est colossal !... c'est colossal ! Quand je pense à l'usage que vous auriez pu faire de ces quarante mille francs ! Et puis, ce n'est pas fini... Mais si, monsieur, c'est fini... Je vous jure !... Vous me faites peur... vous me faites peur !... Vous êtes sur une pente effroyable !... Mais au nom du ciel ! qu'est-ce qu'il faut que je vous dise pour que vous ne jouiez plus ? J'aurai beau vous dire n'importe quoi, vous êtes perdu !... Je suis ému de voir que vous êtes si bon pour moi... Oh ! j'en suis si peu digne ! Mais vous savez,
[CODOMAT:] sursautant Vous êtes fou ! Vous êtes fou !... Vous marier !... Eh bien ! voici encore une autre idée par exemple !... Quel âge avez-vous ? Je vais avoir vingt-deux ans... Alors, n'est-ce pas, il n'y a plus à raisonner... c'est de la pure démence... C'est... permettez-moi de vous le dire... de l'enfantillage !... Vous avez vingt et un ans... mettons vingt-deux ans... c'est la même chose ! Vous ne connaissez rien de la vie, et vous voulez entrer en ménage ? Vous voulez constituer un ménage... une famille !... Est-ce que vous savez seulement ce que veulent dire ces mots : un ménage ? Est-ce que vous avez déjà réfléchi aux responsabilités qu'entraîne un ménage ?... Vous n'avez pas le temps d'y avoir réfléchi... Mais, monsieur, je vous le demande, quel sera le père de famille assez dénaturé pour vous donner sa fille ?... Je suis un peu votre ami, n'est-ce pas ? Eh bien ! supposez qu'un père de famille vienne ici, et qu'il me demande des renseignements sur vous, à moi, qui suis votre ami... mais qu'est-ce que je pourrai lui répondre ?... Est-ce que mon devoir ne sera pas de lui dire qu'il ferait une folie en vous donnant sa fille en mariage ? Oh ! je vous en prie, faites-moi le plaisir de ne plus me parler de ces idées saugrenues !... Quand je pense, là ! que c'est pour une pareille toquade, n'est-ce pas, pour une lubie qui vous passe dans la tête, que vous envisagez froidement la possibilité d'abandonner... cette pauvre femme... qui est une femme tout à fait gentille et qui n'a que vous pour appui... Oh ! monsieur ! Je lui aurais laissé un dédommagement... J'aurais bien fait les choses... Aucun dédommagement n'est assez grandi Non, écoutez ! Ne parlez plus de ça... ce n'est pas possible... ce n'est pas possible... Monsieur Lafauvette, j'ai de l'estime pour vous... Oh ! monsieur Codomat !... Vous n'avez aucune estime pour moi... avec autorité J'en ai, vous dis-je ! Et c'est pour cela que je ne crois pas, entendez-vous ? que je ne veux pas croire à vos projets. Au revoir, monsieur Codomat ! ! [HENRI:] sourit douleureusement Je ne pourrais rien faire sans vous consulter... Au revoir, monsieur Codomat ! [II:] est fou !... Il est fou ! Oh ! c'est embêtant ! c'est embêtant qu'il ait ces idées dans la tête !
[CODOMAT:] refoulant ses larmes Papa ! Qu'est-ce qu'il a fait papa ? Mais tu ne vois donc pas que je l'aime ? Qui ça ? [M:] Lafauvette ? Lafauvette ! Et tu viens de lui refuser ma main... Il me l'a dit dans l'antichambre... Je lui ai refusé ta main ?... C'était avec toi qu'il voulait se marier ? [CODOMAT:] stupéfait C'était avec toi ?... Eh bien ! si je m'attendais à cela !... Où est ta mère ?... Jeanne ! Jeanne !
[LES MEMES:] Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que tu penses de ça ?... Il nous en arrive une extraordinaire... Henri Lafauvette qui veut épouser notre fille... Qu'est-ce que tu en penses, toi ? Qu'est-ce que tu veux que j'en pense ?... C'est un mur qui me tombe sur la tête... Qu'est-ce que tu veux que j'en pense ?... Quand ces choses-là arrivent, comment veux-tu consulter sa raison ?... Et cette petite qui pleure !... En voyant pleurer cette petite, comment avoir des idées raisonnables en tête ?... Tu l'aimes sérieusement, ma fille ? Oh ! oui, papa ! [CODOMAT:] à sa femme Nous avons été d'une imprudence, ma pauvre amie !... On n'accueille pas un jeune homme aussi légèrement dans une maison où il y a une jeune fille... Nous avons été imprudents... Nous avons été très coupables... Cette pauvre petite !... Tout de même, franchement, ce n'est pas elle qui doit porter le poids de notre imprudence... Moi, je ne peux pas voir pleurer cette petite-là... Qu'est-ce que tu veux ?... Je ne peux pas la voir pleurer... Je ferais toutes les folies, toutes les bêtises !... Je ne peux pas la voir pleurer... Tant pis ! Tant pis ! Tu l'épouseras, mon enfant !... Oh ! papa ! Qu'est-ce que tu dis ? Je l'épouserai ?... Tu veux que je le fasse prévenir tout de suite ? très agité Oui ! oui ! Fais-le prévenir tout de suite... Il doit être chez Mme... chez Mme... enfin, oui ! au deuxième... Qu'il vienne me parler tout de suite, que j'éclaircisse un peu tout ça... Oh ! quel malentendu !...
[FRANCINE:] à Henri, qui rentre Elle m'a heureusement trouvé chez moi. Si vous saviez l'impression que m'a faite votre petit mot !... Mais vous vous en doutez, n'est-ce pas ?... "Papa veut bien !..." Je suis resté sans pouvoir bouger pendant quelques instants... Oh ! qu'une émotion pareille est délicieuse !... Si l'on m'avait dit, il y a deux mois, que je pourrais devenir aussi sensible ! J'ai passé chez mon notaire ; il demeure dans ma maison. J'avais deux mots à lui dire... au sujet de certaines dispositions... Alors, il faut que je parle à votre papa ?... Il m'a fait si peur, tout à l'heure !... Vous êtes sûre qu'il veut bien ?... riant Mais oui ! Est-il drôle ! Ah ! c'est que je ne serai jamais rassuré avec lui ! Vous n'avez pas peur de lui, vous ? Mais non. Je l'aime, j'ai beaucoup de respect pour lui, mais je n'ai pas peur... Il est très bon, vous savez... Oh ! oui, il est bon ! [II:] m'apparaît à moi comme un personnage... extraordinaire... surhumain... C'est vrai ?... Une fois déjà je suis venu déjeuner chez vous... et j'avais été ému toute la matinée à l'idée que j'allais le voir manger... Je ne pouvais pas m'imaginer qu'il mangeait !... Comment avez-vous pu faire pour le tutoyer ?... Il est vrai que vous avez commencé toute petite, sans vous en rendre compte. [FRANCINE:] prêtant l'oreille [HENRI:] avec effroi Oh ! le voici ! Ne me laissez pas ! Mais si, il faut que je vous laisse... Je m'en vais... Il m'a dit qu'il voulait vous parler seul à seul... [CODOMAT:] entre, regarde Henri en souriant et en hochant la tête Alors quoi ?... Ce sera toujours la même histoire !... Les pauvres vieux barbons de parents commenceront par dire : "Non !..." et la victoire, à la fin du compte, restera à ces canailles d'enfants et... à l'amour !... Vous la connaissez, notre faiblesse, vous la connaissez ! [HENRI:] très ému Vous me disiez que si un père de famille était assez dénaturé pour vouloir me donner sa fille... vous l'en dissuaderiez violemment... Et j'avais raison... J'aurais peut-être eu ce courage s'il s'était agi d'un autre, mais quand il est question de mon enfant, je n'ai plus d'énergie... Je suis faible, mon petit Henri !... Je fais une folie à laquelle je ne veux pas songer... Je ne sais pas encore si le destin m'en punira... Non ! monsieur Codomat, il ne vous en punira pas... Vous pouvez bien avoir en moi un petit peu de confiance ! J'en ai, mon ami... Et puis je me dis que le papa Codomat aura aussi un petit peu d'ascendant sur son gendre ? Je serai votre enfant ! Monsieur Codomat, je serai votre enfant !... Entrez ! [LA CUISINIERE:] entre [HENRI:] bas Clothilde ! Oui ! Oh ! je ne vais pas oser lui dire... [CODOMAT:] digne Je vais lui parler. Vous voulez bien, monsieur Codomat ? Quelque cadeau pour votre fiancée ? Pas de folies, vous savez ! Non ! non, pas ça... Vous serez content, mais je ne veux rien dire... C'est une surprise... Je passe par là. Qu'est-ce qu'il veut avec sa surprise ?... Viens, mon enfant ! J'ai des choses à te dire, pas agréables... Il nous arrive une tuile... c'était complètement imprévu ! Et d'ailleurs, c'était fatal... C'est de ma faute... Je m'en veux. Mais j'aurai beau le répéter, ce n'est pas ça qui changera les choses... J'ai laissé venir ici ce petit Lafauvette, et vraiment je ne pouvais pas me douter tout de même qu'il tomberait si vite amoureux de ma fille... Oui, de ma fille, tu as bien entendu !... Et, alors, elle m'a dit que de son côté... Bref ! Il m'a demandé sa main... Il y a eu des pleurs... moi, je suis désarmé contre les larmes. [CLOTHILDE:] étonnée Qu'est-ce que tu me racontes là ? Ça ne te fait pas plus de peine ? Évidemment c'est un grand changement dans ma vie. C'est une perte pour moi, ça va changer ma situation ; mais qu'est-ce que tu veux, Gabriel, je suis contente que ta fille fasse un beau mariage... Un jour ou l'autre, Henri devait se marier. Eh bien ! j'aime encore mieux que ça tombe sur ta fille que sur une autre... C'est la question de le quitter, oui, mais tu sais, Gabriel, que ça n'est pas très important pour moi. Il s'en va, mais toi, tu me restes... [CODOMAT:] la regardant Ah ! ma pauvre petite, tu as un manque de sens moral vraiment stupéfiant ! Enfin, tu me proposes de rester avec toi, avec toi qui, aux yeux du monde, es l'ancienne maîtresse de mon gendre... Mais qu'est-ce que tu dis là, Gabriel ? Qu'est-ce que tu dis là ? Alors, je ne te verrai plus ? Comme tu vas ! Comme tu vas ! Tu pousses toujours les choses à l'extrême... Oh ! tu es peu raisonnable, ma petite Clothilde ! Mais si, mon enfant, nous nous verrons ! Comment peux-tu dire ça ?... Tu sais l'affection profonde que j'ai pour toi... je te verrai le plus souvent que je pourrai... Oui, seulement, dame ! ce sera dangereux... il faudra que nous prenions des précautions, n'est-ce pas... Tu ne peux plus rester dans la maison. Le mieux serait, pour tout le monde, que tu t'en ailles dans la campagne aux environs de Paris... Mais alors tu ne viendras pas me voir tous les jours ?... Pas tous les jours ! Pas tous les jours !... Mais je viendrai te voir le plus souvent que je pourrai... Tu vas réunir tes petites économies, je vais te rendre le plus tôt possible l'intégralité de ce que j'ai de toi... Tu comprendras que je ne peux plus rester en compte avec l'ancienne maîtresse de mon gendre... [CLOTHILDE:] après un silence Tu sais, j'étais venue t'apporter les trois mille francs que tu me demandais tout à l'heure... Henri a pu les avoir tout de même ; il me les a envoyés... Non ! non !... Je me suis arrangé, je n'en ai plus besoin... Tu les rendras à Henri. doucement Qu'est-ce que tu dis ? Les rendre à Henri ! Ah ! non, petit, voyons, puisque j'ai eu la peine de les lui demander, je vais les garder... [CODOMAT:] ennuyé Oui, tu feras ce que tu voudras, enfin ! Quel drôle de sens moral ! Fais ce que tu voudras... Mais occupons-nous de ce que tu vas devenir. Je suis sûr qu'Henri fera quelque chose pour toi... C'est un garçon qui a bon cœur ; mais enfin, ce n'est pas là-dessus qu'il faut compter... Eh bien ! l'idéal, vois-tu, ce serait de trouver pour toi une occupation. Mon souhait ardent est que tu te crées dans une grande ville de province une existence indépendante et libre... Ce serait un grand bonheur pour moi que de sentir que tu te régénères... Tu sais très bien que c'est une des choses qui m'ont attiré vers toi... Il y a en toi une grande honnêteté foncière... Eh bien ! aujourd'hui, avec le sacrifice que la destinée t'impose, nous voilà sur le chemin de la véritable régénération... Quand on a ces idées-là, c'est comme le secret du bonheur... Plus on rencontre de difficultés dans la vie, plus on a en soi de fierté et de contentement de soi-même... Et puis, tu viendras me voir souvent... Mais oui ! mais oui ! Le plus souvent possible ! Parce que, tu sais, tu as raison dans ce que tu dis, je me... je me régénérerai, n'est-ce pas ?... Je me purifierai... Tu vois que je comprends bien... hein ?... Et puis alors, ce qui m'aidera à me purifier, à me... régénérer, c'est de penser que je vais t'avoir souvent dans mes bras pour me récompenser ! Parce que, quand tu me parles sagement, oh ! tu m'apparais comme un être admirable, et j'ai une envie folle de t'embrasser !... Attention ! Je crois qu'on vient ! Entrez ! Oui, je sais... Je vais te laisser quelques instants avec lui... [HENRI:] Tiens ! Bonjour !... M. Codomat n'est pas là ? [II:] est à côté. [HENRI:] s'arrêtant un peu saisi Eh bien ?... Eh bien ! il m'a dit... Ah ! il t'a dit ? Oui, il m'a dit... En somme, c'est bien... c'est bien !... Je regrette que nous nous quittions, mais enfin, c'est bien... Et sais-tu ce que je viens d'aller faire ? Je viens de chez mon notaire... et j'ai signé en ta faveur une donation de dix mille francs de rente... [CLOTHILDE:] avec élan Oh ! tu es gentil ! Ne me remercie pas... Remercie surtout M. Codomat... à qui j'ai voulu faire cette surprise... Il était tellement gentil pour toi, depuis que je le connais, et ça lui faisait tant de plaisir que je me conduise bien avec toi... alors, j'ai cherché ce qui pouvait lui être agréable... afin qu'il ait une bonne opinion de moi... On va lui annoncer ça, dis ? Tu vas le lui dire devant moi !
[M:] Codomat regarde Clothilde. Quoi ? Qu'a-t-il fait ? [II:] vient de chez son notaire, et il m'a donné... devinez ! [CODOMAT:] impatienté Je ne sais pas deviner... Dites ! dites ! De rente ? De rente... Croyez-vous qu'il est gentil ! Oui, oui ! Il est très gentil. [HENRI:] un peu inquiet Vous êtes content de moi, monsieur Codomat ? Oh ! très content ! Je suis très content ! Mais pas pour le principe... Il ne faut jamais rien faire en dehors de moi... Ce n'est pas cet acte de libéralité... qui m'oblige à vous dire ça ?... c'est le fait de ne pas m'avoir consulté... vous, si jeune, pour un acte de cette importance ! Mais ça n'aurait plus été une surprise ! Évidemment, ça n'aurait plus été une surprise, mais le petit ennui que vous ne m'ayez pas consulté... me gâte le plaisir de la surprise. Eh bien ! c'est très bien, madame. Vous voilà tranquille ! Je suis tout de même plus contente comme ça ! Mais je vais vous laisser, messieurs. Au revoir, madame ! Au revoir, monsieur ! J'espère vous voir bientôt. [CLOTHILDE:] à demi-voix, à Codomat, ingénument Tout de même, ma régénération sera plus facile ! Au revoir ! Je vais vous accompagner. [CODOMAT:] allant à la porte de gauche Jeanne ! Jeanne ! Jeanne, arrive ici ! Eh bien ! c'est fait, la rupture ? Quelle rupture ? Il est fou ! C'est un petit idiot ! C'est terrible de marier sa fille à un idiot pareil ! Mais je vais avoir l'œil sur lui ! [FRANCINE:] entrant Où est Henri ? [II:] vient. Le voici. [FRANCINE:] à Henri Vous êtes heureux ? Et vous ? Oh ! oui... Je vous aime ! Qu'est-ce qu'ils disent ? [CODOMAT:] bourru c'est un acte de folie dont je ne me consolerai jamais !
[speaker001:] UBS bonjour [speaker002:] oui bonjour [PII] [PII] au service scolarité de l'IUT de Vannes j'essaie de joindre [PII] [PII] elle est pas là cet après-midi [speaker001:] euh vous avez fait le 725 [speaker002:] oui c'est ça [speaker001:] ne quittez pas je vais voir [speaker002:] merci
[speaker001:] UBS Bonjour [speaker002:] oui bonjour madame euh j'aurais aimé savoir euh où se trouve la réunion de présentation du DAEU ce soir [speaker001:] du DAEU ah je sais pas c'est avec qui [speaker002:] euh ben je sais pas je vous ai téléph enfin je sais pas si c'est vous sur qui je suis tombée euh vous préparez un examen euh qui s'appelle le DAEU un équivalent bac au niveau de l'université et il y a une réun réunion de présentation ce soir [speaker001:] euh conservez je vais demander à qu à partir de quelle heure ce soir [speaker002:] c'est à dix huit heures [speaker001:] et comme moi je viens d'arriver là je sais pas est ce que tu sais où il y a une réunion de DAEU à dix huit heures tu n'es pas au courant
[speaker001:] UBS bonjour [speaker002:] oui bonjour madame madame [PII] à l'appareil je be je cherche à joindre monsieur [PII] [speaker001:] monsieur [PII] vous avez essayé son bureau direct [speaker002:] oui oui [speaker001:] ah oui ok [speaker002:] il répond pas [speaker001:] non ben il doit pas être là pour le moment [speaker002:] c'est c'est euh 0 1 26 58 c'est ça [speaker001:] monsieur [PII] attendez je regarde bien [speaker002:] 0 1 26 26 58 [speaker001:] euh je cherche parce que j'ai pas le numéro en tête [speaker002:] hm [speaker001:] [PII] [PII] [PII] oui c'est ça alors attendez [speaker002:] bon [speaker001:] c'est ça c'est ça oui [speaker002:] c'est ça et madame [PII] j'ai pas son numéro direct [speaker001:] madame [PII] [speaker002:] oui [speaker001:] six cent quarante neuf à la fin [speaker002:] c'est six cent quarante n euh combien [speaker001:] euh six cent quarante neuf [speaker002:] 26 49 c'est [speaker001:] en tout ah bien oui mais nous on fait 26 9 [speaker002:] ça d'accord oui [speaker001:] oui oui oui je sais vous bon je fais les mêmes euh au départ ouais 0 2 97 [speaker002:] bon ok c'est elle qui est responsable de la première année euh AES [speaker001:] oui mais je peux vous passer le secrétariat autrement mais je crois qu'elle est en ligne la personne mais autrement oui il y a [PII] [PII] [PII] [pi] [speaker002:] bon mais je vais non écoutez je vais l'appeler lui directement c'est quand même plus courtois [speaker001:] d'accord [speaker002:] je vais l'appeler directement [speaker001:] au revoir [speaker002:] merci madame au revoir
[speaker001:] UBS Bonjour [speaker002:] bonjour madame excusez-moi de vous déranger j'ai appelé tout à l'heure pour savoir si on pouvait [pf] venir récupérer les diplômes de licence [speaker001:] oui alors attendez je vais vous [speaker002:] et [speaker001:] passer la personne [speaker002:] ouais [LAUGHTER]
[speaker001:] UBS bonjour [speaker002:] oui bonjour ce serait pour savoir comment obtenir euh un dossier de candidature pour le DESS euh droit des affaires droit des PME [speaker001:] euh oui je vais vous passer le secrétariat [speaker002:] d'accord merci [speaker001:] [pi] [PII] oui [speaker003:] allo oui [speaker001:] un dossier euh DESS droit des PME [speaker003:] d'accord
[speaker001:] UBS bonjour [speaker002:] euh oui bonjour j'aurais souhaité avoir le secrétariat de du DU euh carrière juridique s'il vous plait [speaker001:] oui c'est vous êtes déjà en DU ou c'est pour avoir des renseignements [speaker002:] non c'est parce que nous avons transmis un dossier d'inscription une demande de dérogation pour rentrer en deuxième année [speaker001:] oui [speaker002:] et je voulais savoir ben d'une part s'il était bien parvenu et [speaker001:] d'accord [speaker002:] puis euh quand est-ce qu'on aurait la réponse et comment se passent euh les inscriptions euh enfin le paiement [speaker001:] après d'accord [speaker002:] des inscriptions voilà oui [speaker001:] inscription administrative oui [speaker002:] oui [speaker001:] euh c'est pour vous madame [speaker002:] c'est pour ma fille [speaker001:] vous me donnez son nom s'il vous plaît [speaker002:] [PII] [PII] [speaker001:] NOM [speaker002:] voilà oui oui [speaker001:] [PII] [PII] donc euh dossier de dérogation pour entrer en deuxième année de DU [speaker002:] oui [speaker001:] je vais vous passer ma collègue hein [speaker002:] merci [speaker003:] oui [speaker001:] alors madame je suppose [PII] appelle pour sa fille [PII] [PII] qui aurait envoyé un dossier de dérogation pour entrer en deuxième année de DU [pf] elle voulait savoir euh si tu avais bien reçu le dossier ce qu'il en était quand est-ce qu'elle aurait les réponses [speaker003:] d'accord je te remercie ouais
[speaker001:] UBS bonjour [speaker002:] oui bonjour madame excusez moi de vous déranger j'aurais voulu un renseignement [speaker001:] oui [speaker002:] s'il vous plait [pf] j'ai ma fille qui s'est inscrite chez vous euh par internet [speaker001:] hm hm [speaker002:] et elle n'a pas eu confirmation [speaker001:] alors euh donc elle a formulé trois voeux au départ sur internet [speaker002:] ouais oui je pense oui [speaker001:] oui et avant le six juin elle a dû valider un des trois voeux [speaker002:] non justement elle a pas pu le faire [speaker001:] elle n'a pas pu le faire bon alors elle souhaite s'inscrire chez nous madame [speaker002:] oui [speaker001:] en quoi [speaker002:] [pf] euh licence un AES [speaker001:] d'accord euh je vais vous passer la euh je vais vous mettre en relation avec la secrétaire de scolarité [speaker002:] d'accord ben je vous remercie beaucoup madame [speaker001:] euh madame le le poste du secrétariat d de scolarité ne répond pas je vais vérifier ses horaires de travail hein [speaker002:] d'accord
[speaker001:] UBS bonjour [speaker002:] oui bonjour excusez moi de vous déranger est ce que c'est possible d'avoir [PII] [PII] s'il vous plaît [speaker001:] [PII] [PII] elle travaille où c'est [speaker002:] ah ben écoutez j'ai j'ai euh je sais pas j'ai simplement le numéro de téléphone euh sur lequel je vous ai appelé [speaker001:] hum [speaker002:] euh c'est marqué euh boulot donc je suppose que je pensais que c'était son bureau [speaker001:] vous pouvez me dire le bureau ou alors euh la pièce [speaker002:] non je euh je suis désolée j'ai simplement le 0 2 97 0 1 27 25 [speaker001:] 0 2 97 0 1 [speaker002:] 27 25 [speaker001:] là je vais chercher je sais qu'il y est pas [speaker002:] merci
[speaker001:] UBS bonjour [speaker002:] oui bonjour madame euh j'ai inscrit par euh par euh comment ça s'appelle euh [pf] ah zut [speaker001:] internet [speaker002:] int bravo oui parce que actuellement j'ai des problèmes d'internet j'arrive pas à retrouver le nom hein [speaker001:] oui [speaker002:] on est en train de nous installer l'ADSL donc je suis coupée du monde pour l'instant [pf] alors euh j'ai j'avais mis comme deuxième souhait de notre fils euh votre euh le DEUG d'économie et gestion [speaker001:] oui [speaker002:] [pf] et ah je sais p ah non non c'est administration économie et sociale voilà c'est ça économique et sociale euh je me je sais pas si d'ailleurs je me suis pas trompée entre les deux [pf] et je voulais savoir que ce qu'il fallait faire maintenant est-ce que je peux qu'est ce qu'il faut faire [speaker001:] oui alors je vais vous passer une personne qui se trouve [pf] alors attendez elle est absentée ici mais je vais vous la passer ailleurs parce qu'elle est partie à la repro donc elle s'occupe de ça conservez hein [speaker002:] c'est gentil merci madame [speaker001:] alors il ne répond pas pour le moment [speaker002:] d'accord [speaker001:] donc rappelez dix min [pi] rap [speaker002:] au même numéro [speaker001:] euh oui rappelez ici autrement je vais vous donner celui qui est à la repro mais il va pas rester tout le temps à la repro c'est une collègue qui est absente donc il la remplace pour euh faire des papiers euh des dossiers que les profs ont besoin [pf] donc mais il va pas être là tout le temps donc rappelez ici à l'accueil [speaker002:] d'accord je rappelle à l'accueil ok merci [speaker001:] oui [speaker002:] à tout à l'heure [speaker001:] au revoir [speaker002:] au revoir